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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1987-01-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 janvier 1987

Description : 1987/01/01 (A87,N1)-1987/02/28.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5656646r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13998

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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janvier/février 1987 87e année, n° 1

GEORGES PHOLIEN

Les « Essais » et " Le Contr'un »

ROBERT GRANDEROUTE

De « L'Éducation des filles »

aux « Avis d'une mère à sa fille » :

Fénelon et Madame de Lambert

COLETTE CAZENOBE

Le libertin et la femme naturelle

JACQUES-H. PÉRIVIER

Genèse juridique du personnage criminel dans « La Comédie humaine »

PIERRE GLAUDES

Léon Bloy et la crise du symbolique (L'Argent, le Père et la Langue dans « Le Désespéré ")

BÉNÉDICTE BAUCHAU

Entre le farfelu et l'humain : les marques du sorélisme dans « Les Conquérants »

Revue publiée avec le concours du CNRS et du CNL

ARMAND COLIN


Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et du Centre National des Lettres

DIRECTION

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Adjoint à la Direction : Sylvain Menant

COMITE DE DIRECTION

MM. René Pintard, Pierre Clarac +, Pierre-Georges Castex, Claude Pichois, Mmes Madeleine Ambrière-Fargeaud, Mireille Huchon, MM. Michel Autrand, Claude Duchet,. Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, René Rancoeur, Jean Roussel, Roger Zuber.

Secrétaires de Rédaction Roland Virolle, Christiane Mervaud, Catherine Bonfils

REDACTION

Les manuscrits et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à : M. René Pomeau, 37, avenue Lulli, 92330 Sceaux. Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.

Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue d'Histoire littéraire de la France, 14, rue de l'Industrie, 75013 Paris.

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Pour tout ce qui concerne l'Administration de la Revue (abonnements, commandes de numéros ou d'années, changements d'adresse, etc.), s'adresser à ARMAND COLIN EDITEUR, 103, boulevard Saint-Michel, 75240 Paris Cedex 05 (Compte de Chèques postaux, Paris 21 335 25 E).

ABONNEMENT ANNUEL

1987 (six fascicules) : France, 240 F — Etranger, 315 F Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 80 F Les numéros spéciaux doubles et bibliographie : 145 F


REVUE

D'HISTOIRE

LITTERAIRE DE LA FRANCE

JANVIER-FEVRIER 1987 87e ANNÉE - N° 1

sommaire

ARTICLES

G. PHOLIEN : Les « Essais » et « Le Contr'un » 3

R. GRANDEROUTE : De « L'Éducation des filles » aux « Avis d'une mère

à sa fille » : Fénelon et Madame de Lambert ........ 15

C. CAZENOBE : Le libertin et la femme naturelle 31

J.-H. PÉRIVIER : Genèse juridique du personnage criminel dans

« La Comédie humaine » 46

P. GLAUDES : Léon Bloy et la crise du symbolique (L'Argent, le

Père et la Langue dans «Le Désespéré ») 68

B. BAUCHAU : Entre le farfelu et l'humain : les marques du sorélisme

sorélisme « Les Conquérants » 83

NOTES ET DOCUMENTS

M. SIMONIN : Ronsard à Bar-le-Duc : notes sur le texte primitif et

la représentation des « Mascarades » 99

G. MENANT-ARTIOAS : L'Affaire Voltaire-Jore : quelques éléments nouveaux 109

R. OUELLET : Lahontan : les dernières années de sa vie ; ses

rapports avec Leibniz 121

W. FORTESCUE, : Lamartine et le comte Louis de Jacquelot du BoisF.

BoisF. rouvray. Documents inédits 132

COMPTES RENDUS

RONSARD : Amours de Marie, Sonnets pour Hélène, éd. R. AULOTTE (J. BAILBÉ), 146. - G. VERDIER : Charles Sorel (J. PRÉVOT), 148. - FR. DE MAYNARD : Les Lettres du Président Maynard (R. W. TOBIN), 148. - Z. JAGENDORF : The Happy End of Comedy. Jonson, Molière, and Shakespeare (J. DAUPHINÉ), 148. - Mme DE LAFAYETTE : « Zaïde, histoire espagnole », index et relevés statistiques par J. ANSEAUME KREITER (J. CHUPEAU), 149. - Entre Montaigne et Montesquieu. Les écrivains bordelais et la vie intellectuelle à Bordeaux au XVIIe siècle. Catalogue d'exposition, introd. J. TURBET-DELOF (R. ZUBER), 150. - H. LAGRAVE, CH. MAZOUER, M. REGALDO : La Vie théâtrale à Bordeaux des origines à nos jours, 1.1 (C. BONFILS), 150. - A. BLANC : F. C. Dancourt (1661-1725). La Comédie française à l'heure du soleil couchant (A. NIDERST), 151. - J. GEFFRIAUD ROSSO : Études sur la féminité aux XVIIe et XVIIIe siècles (M.-M. BERNARD), 153. - Studies on Voltaire and the Eighteenth Centufy, vol. 222 : Correspondance entre Prosper Marchand et le marquis d'Argens, éd. ST.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (87e Ann.) LXXXVII 1


2 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

LARKIN (H. DURANTON), 154. - FR. ROUSTANG : Le Bal masqué de Giacomo Casanova, 1725-1798 (J. RUSTIN), 154. - C. SHERMAN : Reading Voltaire's « Contes » : A Semiotics of Philosophical Narration (PH. STEWART), 156. - CL. LABROSSE : Lire au XVIIIe siècle. « La Nouvelle Héloïse » et ses lecteurs (J.-L. LECERCLE), 157. - G. POISSON : Choderlos de Laclos ou l'obstination (L. VERSINI), 158. - J. DEJEAN : Literary Fortifications. Rousseau, Laclos, Sade (PH. ROGER), 160. - CH.-J. DE LIGNE : Les Enlèvements, éd. B. GUY (J.-M. THOMASSEAU), 161. - G. SAND : Correspondance, éd. G. LUBIN, t. XIX (J. GAULMIER), 161. - E. CARAMASCHI : « Poetik und Hermeneutik ». A propos d'Apollinaire (A. FONGARO), 163. - A. C. BUCK : Jean Giraudoux and Oriental Thought. A Study of Affinities (J. BODY), 164. - R. LITTLE : Études sur Saint-John Perse (H. LEVILLAIN), 165. - J. GRACQ : La Forme d'une ville (G. CESBRON), 165. - J. ROBICHEZ : Précis de Littérature française du XXe siècle (M. AUTRAND), 167. - CL. COUROUVE : Vocabulaire de l'homosexualité masculine (M. DELON), 169.

INFORMATIONS, 171.

IN MSEMORIAM : Robert Shackleton (J. EHRARD), 172.

RÉSUMÉS, 174.

Publications de la Société d'Histoire littéraire de la fiance

BIBLIOGRAPHIE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE par René RANCOEUR

Prix en nos magasins : 1977 231 F

1974 189 F 1978 231 F

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Numéros spéciaux de la «Revue d'Histoire littéraire de te France » encore disponibles :

Voltaire, Rousseau, 1979, n° 2-3 ; Malraux, 1981, n° 2 ; Flaubert, 1981, n°4-5 ; Laclos, 1982, n° 4 ; Martin du Gard, 1982, n° 5-6 ; Julien Gracq, 1983, n° 2 ; Jean Giraudoux, 1983, n° 5-6 ; Stendhal, 1984, n° 2 ; Beaumarchais, 1984, n° 5 ; Zola, 1985, n° 3. Adresser les commandes à ARMAND COLIN ÉDITEUR, C.C.P. Paris 21 78021 © Armand Colin Editeur, Paris, 1987

Le Directeur de la publication : MAURICE MEULEAU.

Achevé d'imprimer pour ARMAND COLIN EDITEUR en mars 1987

par l'Imprimerie R. BELLANGER ET FILS à La Ferté-Bernard (Sarthe)

Dépôt légal effectué le 1er trimestre 1987 - N° Imprimeur : 1228 - N° Éditeur : 9208

Publication inscrite à la Commission paritaire sous le n° 52557


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN »1

Les Essais n'ont rien d'une oeuvre élaborée ; aucune contrainte n'entrave leur cheminement. Une fantaisie souveraine confère au style la vivacité, à la pensée sa spontanéité. La liberté d'allure, si caractéristique de la façon de Montaigne, est une promesse de sincérité, et ses contradictions sont la preuve de celle-ci. Pour son plaisir comme pour le nôtre, son intelligence se plaît à butiner au hasard des rencontres. Que de détours édifiants ou délicieux ne se fussent jamais découverts, s'il s'était obligé à couler son discours dans un moule ! C'est parce qu'il n'a jamais sacrifié au didactisme où s'engonce, par exemple, son disciple Charron, que le lecteur pénètre de plain-pied dans l'intimité de sa réflexion.

Tout accoutumé qu'est celui-ci à la manière des Essais, il ne laisse pas cependant d'être troublé par des discordances particulièrement criardes. Il a beau savoir qu'ils sont faits de « crotesques et corps monstreux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayant ordre, suite ny proposition que fortuite » (Livre I, chapitre XXVIII), il n'en reste pas moins décontenancé devant certaines apparences de désordre. C'est le cas, notamment, au chapitre célèbre De l'amitié. Souvenons-nous : au premier paragraphe, Montaigne signale qu'il va rehausser son propos en insérant 1 La Servitude volontaire d'Etienne de La Boétie ; et voilà qu'au dernier, il déclare qu'il a changé d'avis, parce que cet ouvrage a été publié « à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police », dans un esprit en totale opposition avec le caractère de son auteur, « affectionné au repos de son païs » et « ennemy des remuements et nouvelletez de son temps ».

1. Du témoignage des Essais eux-mêmes, il ressort que La Boétie avait intitulé son ouvrage La Servitude volontaire et que celui-ci fut rebaptisé Le Contr'un par d'autres. Les mots « Discours de » auraient été ajoutés par Simon Goulard, dans les Mémoires de l'Estat de France sous Charles neufiesme, pour le parer d'un certain cérémonial. (Calemard, J., « L'édition originale de « La Servitude volontaire », Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, mai 1947).

R.H.L.F., 1987, n°1, p. 3-14


4 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Deux questions se posent dès lors. Pour quelle raison Montaigne a-t-il laissé subsister les passages annonçant la publication de ce texte après qu'il eut résolu de ne pas le loger dans ce chapitre dont il devait constituer l'essentiel ? Pourquoi a-t-il renoncé à son projet ?

Le Docteur Armaingaud donne de cette inconséquence une explication trop quintessenciée pour être convaincante. Auteur « sinon unique du moins principal » de ce violent pamphlet contre Henri ni que serait La Servitude volontaire, Montaigne aurait aménagé « cette sorte de mise en scène » pour faire comprendre à ses lecteurs les plus sagaces qu'il en avait communiqué lui-même le texte aux protestants, par les soins desquels il a vu le jour. Après avoir annoncé qu'il allait le publier, il déclare qu'il n'en fera rien, pour rappeler l'attention sur ce document, qu'il ne peut reproduire, puisqu'il l'avait modifié au point qu'il était impossible d'en attribuer encore la paternité à La Boétie2..

Cette thèse a été réfutée aussitôt par Pierre Villey et Paul Bonnefon 3, et, quelques années plus tard, par Louis Delaruelle 4.

Pour ce dernier, La Servitude volontaire ne présente aucun caractère d'actualité. L. Delaruelle n'y a découvert que quatre allusions précises à l'histoire moderne ou à la réalité contemporaine : il s'agit d'une oeuvre d'inspiration livresque, dont les thèmes sont empruntés aux auteurs grecs et latins. Mais cette démonstration de Delaruelle ne prouve pas que, sous le couvert des Anciens, La Boétie ne voulait pas prononcer un réquisitoire contre les tyrans modernes. Au reste, quelles qu'aient été ses intentions, elles ne pouvaient empêcher que d'autres, après lui, n'utilisent son texte.à cette fin.

Pierre Villey voit dans cette singularité une trace de paresse, à moins qu'elle ne soit une mise en scène, « un moyen très expressif de protester contre la fausse interprétation qu'on a donnée de l'oeuvre de son ami » 5. Il me paraît difficile de trouver là une marque quelconque de protestation : le procédé serait par trop alambiqué. C'est de la façon la plus explicite, au contraire, que Montaigne met les choses au point dans l'avant-dernier paragraphe (« Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, etc.. »), où il loue le loyalisme et la sincérité d'un caractère épris de liberté, « moulé au patron d'autres

2. Dr Armaingaud, « Montaigne et La Boétie. Le véritable auteur du discours « Sur la Servitude volontaire »», Revue politique et parlementaire, mars-mai 1906, tomes 47 et 48.

3. Pierre Villey, « Le véritable auteur du « Discours de la servitude volontaire », Montaigne ou La Boétie ? » suivi d'un Post-scriptum, par Paul Bonnefon, Revue d'Histoire littéraire de la France, 1906, p. 727 à 736. Voir la réponse du Dr Armaingaud, Montaigne pamphlétaire, l'énigme du Contr'un, Paris, Hachette, 1910.

4. Louis Delaruelle, «L'inspiration antique dans le «Discours de la Servitude volontaire »», Reyue d'Histoire littéraire de la France, 1910, XVIIe année, p. 34 à 72.

5. Op. cit., p. 736.


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN » . 5

siecles que ceux-cy ». Il a estimé à juste titre qu'il ne pourrait publier La Servitude sans paraître cautionner les auteurs protestants qui l'avaient mise à contribution. Son inconséquence, si flagrante, n'est ni une mise en scène ni un signe de paresse, mais, tout simplement, l'effet d'une inadvertance.

L'explication donnée par Paul Bonnefon dans le Post-scriptum qui suit l'article de Villey n'est pas recevable non plus. Selon lui, si Montaigne n'a pas cru devoir modifier le début du chapitre De l'amitié après avoir renoncé à y inclure La Servitude, c'est parce que le mouvement du morceau lui aurait agréé, — et à bon droit, — puisque c'est un de ceux des Essais qui sont le plus admirés. Ce raisonnement montre, une fois de plus, que les travers de quelqu'un deviennent des qualités aux yeux de ses admirateurs. Le critique aurait mieux fait de se demander si ce chapitre ne devait pas son succès à de tout autres facteurs qui, précisément, ont pallié cette discordance.

En fin de compte, que penser de cette incohérence qui excita . tellement les imaginations ? En vérité, elle n'a rien d'énigmatique. Elle révèle, parmi tant d'autres témoignages, que Montaigne laissait courir sa plume au gré de sa fantaisie, comme fait celui qui, tout à sa pensée, se soucie peu de la rendre intelligible à autrui. Dans ce chapitre-ci, le discours présente des ruptures qui montrent, de toute évidence, que l'auteur ne prenait pas toujours la peine, quand il modifiait ou complétait un passage, de regarder le contexte. Ainsi, l'avant-dernier paragraphe, d'addition tardive, où il déclare qu'il n'insérera pas Le Contr'un, suit directement la phrase qui devait l'introduire : « Mais oyons un peu parler ce garson de dixhuit ans » ! Cette bévue prouve qu'il ne s'était pas relu. Ajoutons que, plusieurs années après, lorsqu'il voudra rajeunir l'auteur du Contr'un, il corrigera de sa main, sur l'exemplaire de Bordeaux, « dixhuit ans » en « sèze ans », en laissant à nouveau subsister cette distorsion, qui ne peut échapper à une lecture suivie. Comme on le voit ici, les couches d'alluvions qui forment les Essais se superposent parfois de guingois. Beaucoup plus attentif à la progression de sa pensée que soucieux de cohérence formelle, le philosophe négligeait d'opérer les raccords indispensables.

André Tournon contesterait ces « explications qui renvoient aux traits psychologiques de l'auteur — spontanéité, mobilité d'esprit ou nonchalance — [et qui] projettent les difficultés du texte sur la silhouette incertaine qui se profile derrière lui » 6.

6. André Tournon, Réflexion et composition dans les « Essais » de Montaigne, Thèse pour le Doctorat ès Lettres présentée à la Faculté des Lettres et Sciences humaines à l'Université de Paris-Sorbonne [1981], p. 2.


6 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Pour ma part, je ne vois pas se profiler derrière les Essais une silhouette incertaine de Montaigne. Bien au contraire : en maints endroits, il confesse très ouvertement sa nonchalance, son abandon au hasard, sa versatilité et son inaptitude à tout travail suivi. Le système d'explication proposé par André Tournon est certes inédit : selon lui, la disposition souvent si déroutante du texte des Essais doit s'expliquer par l'histoire de celui-ci 7. Ainsi, le critique interprète le chapitre De l'amitié en se fondant sur sa discontinuité même, sans essayer de la réduire par des « prothèses », mais en cherchant ce qui la déterminerait 8. Certes, le sens a changé entre la version projetée et celle qui fut retenue . « La structure du texte est laissée apparemment intacte, mais sa signification s'altère. Les pages liminaires n'ont plus qu'un objet virtuel ; la « relique » qu'elles présentent ne figurant pas dans le livre, le geste de commémoration reste en suspens [...]. De ce fait le discours sur l'amitié, qui aurait dû n'être qu'un commentaire de l'hommage dans lequel il prenait place, en devient la matière principale : c'est par lui et à travers lui désormais que s'exprime « cette amitié [...] si entière et si parfaite » » 9.

André Tournon analyse très exactement l'effet produit par la lecture des deux états successifs, dont le premier est révélé par la discontinuité du deuxième. Celle-ci est ainsi un indice précieux qui permet au philologue de débusquer un changement dans les intentions de l'écrivain. Mais il reste à savoir pourquoi subsistent les deux brisures si flagrantes au début et à la fin du chapitre. Ce n'était tout de même pas à l'adresse des futurs commentateurs !

Il y a cependant plus instructif que les négligences de Montaigne.

Ses tergiversations au sujet de la publication de La Servitude volontaire sont sans doute moins nombreuses qu'il n'apparaît aux critiques, abusés par des erreurs de chronologie.

La première édition des Essais date de 1580. Montaigne passe pour en avoir entrepris la rédaction en 1571, après qu'il eut quitté la vie active pour se retirer dans ses terres. A quelle époque a-t-il écrit l'avant-dernier paragraphe du chapitre De l'amitié commençant par la phrase : « Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'autres escris de leur farine, je me suis dédit de le loger icy » ? Ce ne peut être avant que parût Le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, dans lequel Nicolas Barnaud avait

7. Id., p. 4.

8. Id., p. 209.

9. Id., p. 204.


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN » 7

inséré les deux dixièmes du texte de La Servitude volontaire, c'està-dire avant mars 1574. Ce peut être aussi après la publication, en 1577, de la totalité de l'ouvrage, dans le troisième tome de l'édition originale des Mémoires de l'Estat de France sous Charles neufiesme, par Simon Goulard 10. C'est donc en 1574, au plus tôt, que Montaigne ajoute cet avant-dernier paragraphe au chapitre qu'il aurait écrit, entre 1571 et 1574, dans l'intention d'honorer son ami en publiant son oeuvre. Or, dans l'Avertissement au lecteur, placé en tête du recueil des opuscules de La Boétie qu'il apporta à Paris en 1570 et qui parut en 1571, parlant de La Servitude et des Mémoires touchant l'édit de 1562, il en juge « la façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier et pesant air d'une si malplaisante saison » 11.

Cette chronologie donne à réfléchir. Comment, en 1571,72 ou 73, Montaigne aurait-il résolu d'insérer La Servitude dans les Essais, après avoir décidé de ne pas la publier très peu de temps auparavant, pour y renoncer finalement en 1574 ou en 1577 ? Ces tergiversations sont trop peu vraisemblables pour ne pas jeter le doute sur les dates communément retenues. Il est plus plausible de prêter à l'ami de La Boétie un minimum de suite dans les idées et de penser qu'il n'a changé d'avis qu'une seule et unique fois ! D'abord résolu à insérer La Servitude, il a écrit le chapitre De l'amitié presque en entier 12 avant l' Avertissement au lecteur, donc avant 1570, et il n'y a joint les deux derniers paragraphes qu'en 1574, au plus tôt. Il y a donc lieu de croire qu'en se retirant dans sa « librairie », Montaigne y apportait déjà quelques ébauches des Essais. Serait-il téméraire d'avancer que le plaisir qu'il prenait, dès avant sa retraite, à jeter ses réflexions sur le papier entra pour une part dans sa décision d'abandonner la vie publique ?

Quel que soit l'intérêt de ces problèmes de composition, il me paraît plus essentiel de chercher la raison pour laquelle Montaigne a renoncé à publier une oeuvre dont la haute tenue morale et littéraire aurait dû, semble-t-il, honorer la mémoire d'un ami si cher. Chose étrange : alors que beaucoup d'historiens de la littérature se sont échinés à expliquer pourquoi elle fut écartée des Essais, aucun ne s'est inquiété de savoir pourquoi, en 1570 déjà, Montaigne ne l'avait pas jointe aux opuscules de La Boétie !

Les critiques ont prêté au Contr'un les objets les plus divers. Tandis que pour le Dr Armaingaud, c'est Henri III qui est visé 13,

10. Voir Calemard, Op. cit.

11. Paul Bonnefon , Montaigne et ses amis, nouvelle édition,.2 vol., Paris, s.d., t. 1, p. 137.

12. C'est-à-dire jusqu'à la phrase : « Mais oyons un peu parler ce garson de dixhuit ans ».

13. Op. cit. Selon cet auteur, Montaigne, révolté par la Saint-Barthélemy, aurait communiqué à des protestants de ses amis le texte de La Servitude volontaire transformé par lui en un pamphlet


8 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

pour Reinhold Dezeimeris, c'est Charles VI [sic]. Barrère y voit une réfutation du Prince 15 ; Pierre Villey 16, Paul Bonnefon 17 et Louis Delaruelle 18 une critique de la tyrannie sous la forme d'un exercice d'école illustré d'exemples antiques. Quoi que l'on pense de ces différentes interprétations, l'ouvrage n'en reste pas moins une dissertation, parfois déclamatoire, d'allure général, mais à laquelle, quelles qu'aient été les intentions de l'auteur, la suite des événements conféra une actualité brûlante. Pierre Villey remarque fort justement que « de ce qu'[elle] s'applique à une époque, il ne faut pas déduire que ce sont les événements de cette époque qui l'ont fait naître » 19. J'ajouterai que ce ne sont pas les intentions de l'écrivain qui donnent sa signification à une oeuvre, mais celles que le public lui attribue, à tort ou à raison.

Montaigne renonce par deux fois à publier La Servitude volontaire, mais pour des motifs différents à chaque fois.

Sans doute, en 1570, redoutait-il de desservir la mémoire de son ami. Si celui-ci avait laissé son oeuvre inédite durant tant d'années, n'est-ce pas qu'il craignait que l'opinion se méprît sur sa portée en la tenant pour un manifeste politique ? Dans une société déchirée par l'intolérance, il n'est pas possible de prôner la liberté sans se mettre à dos l'un et l'autre parti. Montaigne n'aurait donc pu joindre La Servitude aux opuscules, sans trahir la volonté de La Boétie 20. Au long des quatre ans où il fréquenta le jeune magistrat, il avait pu mesurer combien celui-ci était respectueux de la loi et soucieux de la paix publique. L'amour de la liberté n'est pas incompatible avec le loyalisme, et la fin du chapitre De l'amitié montre que Montaigne le comprenait fort bien. Mais il n'en était plus de même pour le public, après la mort de La Boétie, à la suite des événements. Ignorant tout du caractère de cet écrivain, il n'eût pas manqué d'interpréter son oeuvre à la lumière d'une actualité de plus en plus troublée, et non, comme Montaigne, en fonction de sa personnalité. L'auteur des Essais ne voulut pas endosser la responsabilité de faire

contre leurs persécuteurs. Mais, si c'est pour ne pas dévoiler cette falsification que Montaigne a renoncé à l'insérer dans les Essais, comme le prétend Armaingaud, pourquoi, dès 1570, décidait-il de ne pas la publier, alors qu'elle n'était pas remaniée ?

14. Reinhold Dezeimbris, Sur l'objectif réel du discours d'Etienne de La Boetie « De la Servitude volontaire », Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, 1907.

15. J. Barrère, Etienne de La Boétie contre Nicolas Machiavel, Bordeaux, 1908.

16. Pierre Villey, « Le véritable auteur du « Discours de la Servitude volontaire » - Montaigne ou La Boétie ? », Revue d'Histoire littéraire de la France, 1906, p. 727 à 736.

17. Op. cit.

18. Louis Delaruelle, « L'inspiration antique dans le « Discours de la Servitude volontaire », Revue d'Histoire littéraire de la France, 1910, XVIIe année, p. 34 à 72.

19. Op. cit., p. 733.

20. Au chapitre De l'amitié, il déclare que La Boétie lui légua ses papiers « la mort entre les dents » ; mais il ne fait nulle mention de recommandations que celui-ci lui aurait faites de les publier ou de ne pas les publier.


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN » 9

paraître son ami sous d'autres traits que ceux qui l'avaient conquis, notamment son amour de la paix et de la liberté. Malheureusement, quand l'ordre commence à faire défaut, ces deux aspirations ne sont plus conciliables, car la passion de la liberté appelle alors aux armes.

Le souvenir de la Saint-Barthélemy redoublait la puissance percutante de La Servitude lorsqu'elle parut, partiellement, en 1574, puis, en entier, en 1577. Aux mains des protestants, elle devint un brûlot contre le pouvoir royal, sans qu'il eût été nécessaire pour eux d'en modifier la nature profonde. Obnubilé par quelques détails qui font penser à certains personnages du temps, le Dr Armaingaud gonfle leur importance jusqu'à ne plus interpréter La Servitude qu'à travers eux. Or, contrairement à ce qu'il prétend démontrer, il ne s'agit pas d'un pamphlet contre Henri III, et La Boétie est bien l'auteur de la majeure partie de l'ouvrage, sinon de la totalité.

Il semblerait, à première vue, que l'amitié eût dû faire un devoir à Montaigne d'opposer le texte authentique à des versions plus ou moins altérées, en l'insérant dans ses Essais. Mais, telles quelles, ces pages revêtaient déjà un caractère à ce point factieux qu'il craignit, en les divulguant, de passer lui-même pour complice des fauteurs de troubles. L'auteur part, en effet, du principe que le seul fondement de la tyrannie est le consentement des peuples : il leur suffirait de le vouloir pour s'en libérer. Pour chasser le tyran, ils n'auraient pas à supporter le moindre sacrifice ; ils n'auraient qu'à lui refuser obéissance : la liberté est à portée de main. « Si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils [les tyrans] demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que, comme la racine, n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte » 21. En dessillant les yeux, Le Contr'un était bien le plus dangereux des factums. A quels élans un adolescent ne se laisse-t-il pas aller en noircissant des pages dont il sait qu'elles ne sortiront pas du cercle de ses intimes ? Mais ces jeux de l'intelligence et de la plume n'empêchent pas de devenir avec l'âge un magistrat soucieux de ses devoirs. Entre l'époque où La Boétie s'y adonnait et 1574, la sensibilité de l'opinion s'était exacerbée sous l'empire des événements. Elle dotait désormais tel propos d'une charge détonante, dérisoire vingt-cinq ans plus tôt. Même si Ton admet avec Delaruelle que « l'ouvrage comme traité de politique ne présente nulle part un caractère d'actualité » 22 quand il fut composé, ajouterai-je, il n'en allait plus de même à l'époque où Montaigne écrivait les Essais.

21. La Boétie, Discours de la Servitude volontaire, suivi du Mémoires touchant l'édit de janvier 1562 (inédit) et d'une Lettre de Monsieur le Conseiller de Montaigne, Introduction et notes de Paul Bonnefon, Collection des Chefs-d'oeuvre inconnus, Paris, 1922, p. 57.

22. Op. cit., p. 72.


10 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

A titre d'exemples, voici deux passages n'ayant qu'une portée générale quand ils furent écrits, mais auxquels les circonstances allaient donner une signification particulière. Après 1574, les lecteurs ne pouvaient pas ne pas voir une allusion à Henri III et à ses mignons dans la phrase : « Toujours il a été que cinq ou six ont eu l'oreille du tyran, et s'y sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et communs aux biens de ses pilleries » 23. Quant à la phrase : « ...vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure » 24, sa signification dut évoluer elle aussi du général au particulier. Comme, après la Saint-Barthélemy, le bruit.courait parmi les protestants que Charles IX, le futur Henri III et Henri de Navarre s'étaient livrés à de semblables débordements, il était impossible que Le Contr'un ne remît pas ces faits, vrais ou faux, en mémoire chez une partie du public et n'excitât sa haine envers l'autorité royale.

Mais, en dehors de ces endroits fort rares, que l'actualité allait charger d'une puissance émotive toute neuve, le texte de La Boétie contenait bon nombre d'idées capables d'enflammer les âmes ulcérées par les excès du pouvoir.

Non seulement Le Contr'un apprend aux lecteurs qu'ils ont en main la clef de leur indépendance 25, mais il pique aussi, leur amour-propre en montrant que cette servitude, dont ils sont les premiers responsables, les plonge dans l'abjection 26, sans même qu'ils s'en rendent compte 27. C'est donc bien un réveil que sonnent ces propos en leur faisant prendre conscience de leur état et en leur enseignant que c'est le droit à la liberté qui est naturel, non cette condition d'esclaves qu'ils acceptent parce qu'ils n'en ont jamais connu d'autre. L'auteur du Réveille-matin des Français et de leurs voisins avait compris que de telles considérations remplissaient fort bien cette fonction sans qu'il soit besoin d'y changer grand-chose, quand il les a jointes à son libelle. Comme s'il craignait que ses exhortations ne demeurassent lettre morte, La Boétie secoue les âmes assoupies en leur prouvant qu'elles sont

23. Discours de la Servitude volontaire, p. 90.

24. Idem, p. 59.

25. « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres », (p. 60).

26. « Vous semez vos fruits, afin qu'ils en fassent le dégât, etc.. », (p. 59).

27. « Je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute connaissance, et duquel, puisqu'il ne sent plus son mal, cela montre assez que sa maladie est mortelle », (p. 60).


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN » 11

dénaturées ; chez les animaux, la liberté est de règle à tel point qu'« on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort » 28. Les peuples accepteront-ils encore l'esclavage, qui les ravale audessous de la condition des bêtes, ces bêtes qui leur font la leçon ? « Les bêtes, ce maid'Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive la liberté ! » 29. L'histoire, à son tour, prouve que celle-ci est dans l'ordre des choses, car la plupart de ceux qui luttèrent pour la rendre à leur patrie furent victorieux 30. « Pourquoi échouerions-nous là où nos prédécesseurs ont vaincu ? » pensera le lecteur.

Cependant, à y regarder de près, La Servitude volontaire va plus loin qu'un appel à la révolte contre la tyrannie. De libéral qu'il était, l'auteur devient franchement libertaire quand il examine les sources de l'autorité politique. « Il y a trois sortes de tyrans, enseigne-t-il, les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par la succession de leur race » 31. Comme ce sont là les seules voies d'accès au pouvoir, le lecteur est conduit à penser que tout souverain est un tyran en puissance, d'autant plus que, — sauf une allusion indirecte de toute dernière minute 32, — sont passés sous silence les devoirs que Dieu lui dicte et dont l'objet est précisément de freiner le despotisme. On se demande où Paul Bonnefon a senti passer ce « souffle loyaliste et spontané qui mettait en belle place l'éloge du monarque parmi les récriminations contre la tyrannie, et le récit des méfaits du tyran » 33, quand on ht sous la plume de La Boétie : « Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ains étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu'ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage » 34.

Jamais le pouvoir n'est présenté sous un jour favorable, à deux exceptions près, encore que la première soit assortie d'une restriction 35, et la seconde formulée sur un ton qui passerait difficilement pour de la déférence authentique. Dans ce passage,

28. p. 62.

29. p. 63.

30. p. 76-77.

31. p. 65.

32. « ... il n'est rien de si contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie » (p.102).

33. p. 25.

34. p. 65.

35. « Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore autrefois qu'aujourd'hui, etc.. » (p. 79).


12 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

en effet, où La Boétie déclare qu'« ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu'encore qu'ils naissent rois, il semble qu'ils ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume » 36, la flagornerie atteint un degré tel qu'il y a lieu de penser que l'auteur s'exprime par antiphrase 37. Rappelons-nous que ceci fut écrit dans Tannée même où la Guyenne eut tant à souffrir des troupes royales sous le commandement féroce du connétable de Montmorency... C'est en dénonçant leurs faiblesses morales que Le Contr'un compte tirer les peuples de leur torpeur ; c'est en secouant leur amour-propre qu'il les appelle à la liberté. Mais il leur dévoile qu'en plus de leur veulerie et de leur ignorance, le tyran exploite leur crédulité pour asseoir son autorité. « C'est pitié d'ouïr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient, ayant de tout temps trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne savait 38 si mal tendre filet qu'ils n'y vinssent prendre lequel ils ont toujours trompé à si bon marché qu'ils ne l'assujettissaient jamais tant que lorsqu'ils s'en moquaient le plus » 39. Les exemples de Pyrrhus guérissant miraculeusement les maladies de la rate, et de Vespasien, qui rendait ingambes les boiteux et les aveugles clairvoyants, suggèrent forcément celui des rois de France excitant la ferveur populaire, le jour de leur sacre, en imposant les mains aux écrouelleux. Au paragraphe suivant, du reste, La Boétie ne se contente plus de sous-entendre ; il évoque ouvertement le merveilleux dont s'entoure la couronne de France : sainte ampoule, oriflamme, fleur de lis... Il est vrai que la manière dont il y fait allusion est équivoque, comme si, effrayé de son audace, il voulait en atténuer la portée. Après avoir jeté le soupçon sur ces objets en les mentionnant à la suite des instruments de la tyrannie que sont les superstitions, voilà que, par une volte-face singulière, il ne les considère plus que comme de simples accessoires poétiques à ne pas décrier sous peine de porter préjudice au renouveau des lettres. Il refuse d'« entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher si privément, pour ne tollir ce bel état, où se pourra fort escrimer notre poésie française,

36. p. 87.

37. Libre à Edmond Lablénie d'estimer que « l'auteur de La Servitude volontaire non seulement n'avait pas attaqué le pouvoir royal, mais avait clairement encore, dans le passage des rois de France, repoussé toute intention critique» («L'énigme de «La Servitude volontaire »», Revue du Seizième siècle, tome XVII, 1930, p. 226).

38. Il faut lire : « auquel ils ne savaient si mal tendre filet ».

39. p. 85.


LES « ESSAIS » ET « LE CONTR'UN » 13

maintenant non pas accoutrée, mais, comme il semble, faite tout à neuf par notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui en cela avancent bien tant notre langue, que j'ose espérer que bientôt les Grecs ni les Latins n'auront guère, pour ce regard, devant nous, sinon, possible, le droit d'aînesse» 40. Cette attitude toute de réserve, sinon critique, n'était en tout cas pas pour déplaire aux protestants, fort peu friands de merveilleux, et que réjouissait le moindre trait décoché contre la royauté.

Que ce fût en 1570, quand il préparait l'édition des opuscules de La Boétie, ou plus tard, quand il écrivait les Essais, Montaigne était trop avisé pour ne pas se rendre compte qu'il détenait une bombe, et que son repos lui commandait de l'enfouir. En publiant à son tour, après le Réveille-matin des Français et de leurs voisins et les Mémoires de l'Estat de France sous Charles neufiesme, une oeuvre dont l'inspiration et les allusions n'auraient pas manqué de prêter aux interprétations les plus tendancieuses, tout spécialement en ces temps furieux, il n'aurait pas échappé à l'accusation d'emboîter le pas aux huguenots. Nul doute qu'il ne voulût tenir la mémoire de son ami loin de tout soupçon d'hérésie, mais nul doute aussi qu'il ne cherchât à s'y soustraire lui-même.

Notre propos n'était pas de percer à jour les intentions de l'auteur de La Servitude volontaire. Il est probable que ce ne fut qu'un prétexte trouvé par un adolescent pour faire des gammes sur des lieux communs. Il y a lieu de penser, avec Montaigne, qu'« il ne fut jamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ermemy des remuements et nouvelletez de son temps » que Maître Etienne de La Boétie, conseiller au Parlement de Bordeaux. C'est vraisemblablement par loyalisme que celui-ci s'interdit de publier cette oeuvre de jeunesse. Le fait est qu'elle se présente sous une forme telle que les protestants purent s'en faire une arme offensive qu'ils affutèrent sans doute en interpolant quelques allusions à l'actualité. Faute de documents, il n'est pas possible de faire l'histoire du texte, ni de comparer le manuscrit que Montaigne tenait de son ami aux versions du Réveille-matin et des Mémoires de l'Estat de France. Henri de Mesmes et Claude Dupuy, deux proches de Montaigne, détenaient une copie du Contr'un. C'est sans doute à celle de Henri de Mesmes que Montaigne fait allusion dans les Essais : « Il (Le Contr'un) court pieça ès mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation ». Cette phrase, extraite du premier paragraphe du chapitre De l'amitié, a été écrite avant 1570, comme

40. p. 87-88.


14 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

nous l'avons avancé. La « copie de Mesmes », découverte à la Bibliothèque nationale par Payen et publiée par lui en 1863, ne présente que de très légères variantes avec le texte figurant dans les Mémoires de l'Estat de France, de 1577. Selon le DrArmaingaud 41, rien n'établit qu'elle soit antérieure à celui-ci. On lui objectera : 1) la phrase de Montaigne ci-dessus, 2) qu'il n'y a guère de raisons de recopier un texte du moment qu'il a été publié. Quoi qu'il en soit, les références à l'actualité difficilement attribuables à La Boétie sont trop rares pour modifier la signification originelle du Contr'un.

La royauté s'était déshonorée en se faisant la complice des Guise dans la Saint-Barthélemy. Elle venait de révéler qu'en perdant de vue ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à César, elle tombait dans la tyrannie la plus cruelle et la plus odieuse. Les protestants ne pouvaient dresser contre elle réquisitoire plus acéré que ces pages inédites, écrites un quart de siècle auparavant sans aucune intention polémique. Les horreurs de la guerre civile venaient de leur conférer une actualité qu'elles n'avaient jamais eue, et une portée que leur auteur n'aurait pu soupçonner. Montaigne savait bien qu'en les publiant à son tour dans les Essais, quels que fussent les commentaires dont il les eût assorties, il n'aurait pas effacé le caractère factieux que les événements leur donnaient, mais qu'il serait accusé de vouloir en prolonger les effets. En des temps où tout faux pas pouvait être mortel, il ne voulut pas courir un risque inutile, en desservant de surcroît la mémoire de son ami.

GEORGES PHOLIEN

41. Dr Armaingaud, « Montaigne et La Boétie », Revue politique et parlementaire, tome 48, note de la p. 333.


DE « L'EDUCATION DES FILLES »

AUX « AVIS D'UNE MÈRE À SA FILLE » :

FÉNELON ET MADAME DE LAMBERT

« J'ai trouvé dans Télémaque les préceptes que j'ai donnés à mon fils ; et dans l'Education des filles les conseils que j'ai donnés à la mienne », écrit, dans une de ses lettres à Fénelon, Madame de Lambert, qui ajoute : « Je n'ai de mérite que d'avoir su choisir mon maître et mes modèles » 1. Faut-il voir dans ces lignes une simple formule de politesse à l'égard du destinataire qui vient de lire — et de louer — les Avis d'une mère à son fils encore inédits 2 ou l'expression d'une sincère reconnaissance de dette de la part d'un « auteur » qui entend se poser seulement en disciple et imitateur d'un écrivain illustre ? Se plaisant à rappeler l'admiration respectueuse éprouvée par Madame de Lambert et son cercle pour l'exilé de Cambrai, sorte de protecteur lointain auquel les membres, du salon rêvent de rendre visite 3, certains ont tendu à prendre à la lettre cet aveu de filiation intellectuelle. Ainsi, O. Gréard observe : « Elle doit beaucoup à Fénelon (...) encore plus qu'elle ne le dit, même plus qu'elle ne le pense »4 et, dans ses récentes Études sur la féminité aux XVIIe et XVIIIe siècles 5, J. Geffriaud Rosso écrit : « Elle a subi fortement l'influence de Fénelon ». Sans doute convient-il sur ce point de distinguer les deux Avis. Si, comme il est très vraisemblable, les deux opuscules ont été composés au cours

1. Oeuvres de Madame la Marquise de Lambert, nouvelle édition, Paris, Veuve Ganeau, 1748, t. I, p. 287-89.

2. Cf. Lettre de Fénelon à Mr. de Sacy, 12/1/1710, Ibid. p. 283-86. Les Avis d'une mère à son fils sont publiés pour la première fois en 1726 dans la Continuation des Mémoires de Littérature, t. II, 2e Partie, p. 265-317.

3. Cf. Lettre citée note 1.

4. L'Éducation des femmes par les femmes, Paris, Hachette, 1886, p. 213.

5. Pise, Editrice Libreria Goliardica, 1984, p. 75.

R.H.L.F., 1987, n°1, p. 15-30


16

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de la décennie 16906, les Avis d'une mère à sa fille ont pu réellement s'inspirer de L'Education des filles, remise au duc de Beauvillier dès avant la fin de 1685 et parue en 1687, alors qu'une influence directe du Télémaque sur les A vis d'une mère à son fils paraît plus difficile à admettre en raison des dates de rédaction (1694-1696) et de parution (1699) du roman de Fénelon.

De fait, quand on ht les Avis d'une mère à sa fille, dont le titre, remarquons-le, n'est pas sans rappeler les Avis de Monsieur de Fénelon, Archevêque de Cambrai, à une Dame de Qualité, sur l'éducation de Mademoiselle sa fille 1, on constate qu'un certain nombre de passages dérivent — et souvent jusque dans les termes — de L'Éducation des filles. Certes, Madame de Lambert, qui cite tant d'auteurs anciens ou modernes soit nommément (Marc-Aurèle, Sénèque, Pline, Ovide..., Montaigne, Saint-Evremond...) soit par le biais d'une formule périphrastique (« Un père de l'Eglise » : Bossuet) ou élogieuse (« Un grand homme » : Malebranche) 8, n'invoque jamais Fénelon — pas plus que dans ses autres oeuvres —, même sous le couvert d'une expression détournée. Il n'en reste pas moins que les Avis contiennent maints souvenirs de L'Education des filles. Tantôt il s'agit d'un terme ou d'un groupe de termes empruntés 9, tantôt la présence de Fénelon peut s'apprécier aux dimensions d'un paragraphe, voire d'un ensemble de paragraphes. Qu'on se reporte au développement relatif à la tendance naturelle qu'ont les filles à la vanité, aux pages consacrées à l'exposé d'un programme d'instruction ou encore à l'attitude à adopter face à la domesticité, une lecture en quelque sorte juxtalinéaire s'impose. Il est généralement admis qu'en composant ses oeuvres, Madame de Lambert, qui a beaucoup lu, a profité de nombreuses réminiscences de lectures ou a puisé dans son recueil d'extraits que, selon le témoignage de Fontenelle 10, elle a tôt commencé à constituer. Avec les A vis d'une mère à sa fille, il y a plus : il semble bien qu'elle ait rédigé, L'Education des filles sous les yeux. Et, si elle n'éprouve pas le besoin de nommer Fénelon, c'est sans doute parce que l'ouvrage de celui-ci passe pour l'ouvrage de référence en la matière, connu de tous.

6. Voir notre Introduction des Oeuvres de Madame de Lambert, Classiques des Temps Modernes, Paris, Champion (à paraître). La première édition les Avis d'une mère à sa fille est de janvier 1728.

7. Ces Avis ont été composés après le traité de L'Éducation des filles.

8. Avis d'une mère à sa fille in Oeuvres de Madame la Marquise de Lambert, éd. cit., t. II, p. 157 et 150.

9. Voir, par exemple, les premières lignes des Avis (p. 97-98) : Madame de Lambert doit à Fénelon le participe « négligé », l'expression « impressions plus profondes »... (cf. De l'Education des filles in Oeuvres de Fénelon, éd. J. Le Brun, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, Ch. I, p. 91, Ch. III, p. 96...). Pour désigner les deux oeuvres de Fénelon et de Madame de Lambert, nous utiliserons les abréviations respectives : E.F. et A.M.F.

10. Mercure de France, août 1733, p. 1843-48.


FÉNELON ET MADAME DE LAMBERT 17

Est-ce à dire pour autant que les Avis d'une mère à sa fille ne sont qu'un reflet du livre fénelonien ? N'oublions pas d'abord les différences de perspective dans lesquelles s'inscrivent les deux oeuvres : Fénelon publie un essai d'ordre général11 et prend l'élève au lendemain même de sa naissance. Il s'attache à l'évocation des premières années et tend alors à parler d'« enfant », sans distinction de sexe. Madame de Lambert, elle, s'adresse, comme le souligne le titre qui n'est pas une fiction, à sa fille, Monique-Thérèse 12, et se place, non au temps de l'enfance 13, mais au moment où la jeune fille est appelée à entrer dans le monde. Ainsi les Avis constituent un ouvrage propre au sexe féminin et revêtent l'aspect spécifique d'une « école du monde ». Cependant, par delà ces différences qui obligent Madame de Lambert à un choix et parfois à une adaptation du propos fénelonien, la parenté des textes ne relève-t-elle pas plus de la lettre que de l'esprit ? Nous voudrions montrer comment, en dépit d'incontestables échos, le texte de L'Education des filles, inséré dans le mouvement des Avis, tend à prendre, à la faveur d'une série de remaniements — additions, omissions, substitutions, transpositions, rapprochements... —, une portée différente, comment Madame de Lambert parvient à proposer une autre éducation et à dessiner un autre visage de femme 14.

Il est un plan sur lequel Madame de Lambert est assurément redevable à Fénelon : celui de la méthode pédagogique. En effet, elle ne conçoit la relation maître-élève qu'à la manière de Fénelon : amitié compréhensive, d'un côté, confiance affectueuse, de l'autre. Les A vis d'une mère à sa fille se veulent, comme d'ailleurs les A vis d'une mère à son fils, moins ceux d'une mère que ceux d'une amie. En bonne disciple de Fénelon, Madame de Lambert sait que l'autorité n'est que « le tyran de l'extérieur », qu'elle « n'assujettit pas le dedans » 15, qu'il faut bien plutôt user de « persuasion » et ne recourir à l'ordre, à la menace et parfois au châtiment (car « il ne faut pas (...) toujours menacer sans châtier de peur de rendre les menaces méprisables ») 16 que quand la persuasion fait défaut.

11. La version définitive témoigne d'un élargissement par rapport à la première version (cf. E.F., éd. cit., p. 1201-1230).

12. Née en 1669, mariée en 1704 à Louis de Beaupoil Comte de Saint-Aulaire, veuve en 1709, elle a passé sa vie auprès de sa mère et est morte avant elle, le 14 juillet 1731.

13. Madame de Lambert étudie plus spécialement ce temps dans la Lettre qu'elle adresse à Mme La Supérieure de la Magdeleine de Tresnel sur l'éducation d'une jeune demoiselle (il s'agit de sa petite-fille, Thérèse Eulalie), Oeuvres de Madame La Marquise de Lambert, t.1, p. 245-256.

14. Nous n'insistons pas sur les modifications d'ordre purement stylistique suggérées par l'attachement de Madame de Lambert à une certaine préciosité (suppression d'images concrètes...).

15. A.M.F. p. 100-101. Cf. E.F., Ch. V, p. 106 :« Il faut (...) ne prétendre jamais les assujettir par une autorité sèche... ».

16. A.M.F. p. 205 et E.F., Ch. v, p. 108-109.


18 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

De même, Madame de Lambert sait qu'il ne suffit pas de prescrire une conduite, mais qu'on doit en montrer les raisons, qu'il ne suffit pas d'obliger au devoir, mais qu'on doit le faire aimer 17. C'est également en référence à Fénelon qu'elle souligne le pouvoir efficace de l'exemple et la fâcheuse dissociation de la parole et de l'action : sans l'exemple, déclare Fénelon dans ses Avis à une Dame de Qualité, « les instructions les plus solides ne font aucune impression ». « Les conseils sont sans autorité », écrit, de son côté, Madame de Lambert, « dès qu'ils ne sont pas soutenus par l'exemple » 18.

Mais cette fidélité à la méthode s'accompagne-t-elle d'une fidélité identique lorsqu'il s'agit des contenus éducatifs eux-mêmes ?

Madame de Lambert part en quelque sorte de la constatation fénelonienne du début du chapitre X : « (Les filles) naissent avec un désir violent de plaire » 19. De cette vanité féminine, Fénelon montre le jeu en fonction de deux motifs : la beauté et les ajustements. Madame de Lambert conserve le double mouvement, retranscrit en partie les phrases où Fénelon dénonce le pouvoir enchanteur et trompeur de la beauté, son caractère éphémère, mais ne retient pas la conclusion : « La beauté ne peut être que nuisible à moins qu'elle ne serve à faire marier avantageusement une fille » 20. C'est que Madame de Lambert, qui est femme et qui, nous l'avons dit, compose une « école du monde », n'ignore pas les « grands avantages » de la beauté qu'elle a auparavant rappelés à l'aide de formules de Socrate, de Platon et de Montaigne 21. Si, à ses yeux, la beauté n'est pas tout et le cède au mérite, le mérite sans la beauté risque de n'être rien. Convaincue que c'est là un élément naturellement propre à la femme et, comme tel, appelé à jouer un rôle, Madame de Lambert refuse d'enseigner le « mépris » du corps auquel invite Fénelon dans un mouvement d'opposition avec l'âme très caractéristique de l'esprit du christianisme : le corps, entrave de l'âme qui est « l'image de la beauté immortelle de Dieu » 22. Tout en ne cachant ni les dangers, ni les insuffisances ni la fragilité des charmes physiques, l'auteur des Avis ne prononce pas une condamnation rigoureuse à l'exemple de Fénelon, mais laisse entendre qu'il est possible d'en tirer un honnête parti.

17. A.M.F. p. 101 et E.F. Ch. V, p. 106.

18. A.M.F. p. 207 et Avis à une Damé de Qualité... in De l'Éducation des filles, éd. A. Cherel, Paris, Hachette, 1920, Appendice, p. 176.

19. E.F. p. 149 et A.M.F. p. 123.

20. E.F. p. 150 et A.M.F. p. 123-24.

21. A.M.F. p. 119. Cf. Essais in Oeuvres complètes, éd. A. Thibaudet et M. Rat, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, Livre II, Ch. 17, p. 622 et Livre III, Ch. 12, p. 1035.

22. E.F. Ch. VII, p. 126 et 130.


FÉNELON ET MADAME DE LAMBERT 19

Un même écart des pensées se dessine à propos des ajustements. « Les véritables grâces », observe Fénelon, « ne dépendent point . d'une parure vaine et affectée ». « D'une parure trop recherchée », corrige Madame de Lambert 23 : tandis que Fénelon censure toute parure (car une parure, pour lui, ne peut être que vaine et affectée), Madame de Lambert n'en rejette que l'excès. « Il faut mettre des bornes aux ajustements », ajoute-t-elle au texte paraphrasé de L'Éducation des filles 24. Et de passer sous silence la référence aux « règles de la modestie chrétienne » qui conduisent Fénelon à stigmatiser les « nudités de gorge » et « autres immodesties » 25. Ainsi, alors que l'auteur de L'Éducation des filles demande que soit extirpé le « désir de plaire », qui est amour, plus, idolâtrie de soi et qui s'oppose à l'amour du Créateur et à la défiance de soi

— en quoi réside la vertu — l'auteur des Avis souhaite seulement que la jeune fille surmonte l'envie excessive de plaire ou, du moins, ne la montre pas : avec de telles formules sans équivalent chez Fénelon, Madame de Lambert envient à reconnaître qu'il n'est pas

- nécessaire d'anéantir cette tendance de l'être, qu'il suffit de la dissimuler... On le voit, gardons-nous d'être dupe de l'allure approximativement similaire des paragraphes de L'Éducation des filles et des Avis : l'exigence se révèle, en fait, bien moindre ici que là. Dans la limite de l'honnêteté, le droit est reconnu à la femme de veiller à sa beauté et à sa parure. Ce qui ne veut pas dire que la science du plaire soit l'objet exclusif de l'éducation, comme elle l'est dans la pratique pédagogique de l'époque. Aux grâces et au charme tiré de ses grâces, la jeune fille doit allier un mérite plus « solide ». En revendiquant l'acquisition de ces qualités indispensables et durables, Madame de Lambert retrouve, ainsi que le suggère l'emploi même du qualificatif « solide », d'autres éléments de L'Éducation des filles.

A Fénelon, elle emprunte d'abord la définition de la curiosité — « un penchant de la nature qui va au-devant de l'instruction » 26 — ; et, comme lui, elle entend s'appuyer sur cette disposition favorable qu'il convient seulement de bien diriger.

Dans son essai, Fénelon évoque l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, de l'arithmétique..., bref de tout ce qui relève de

23. Ibid. Ch. x, p. 150 et A.M.F. p. 124.

24. Madame de Lambert suit L'Éducation des filles dans les critiqués des modes extravagantes (« La mode serait raisonnable si elle pouvait se fixer à la perfection, à la commodité et à la bonne grâce » A.M.F. p. 124 — « la perfection pour la commodité et pour la bonne grâce » E.F. p. 151), mais n'analyse pas leurs effets néfastes sur le plan des conditions sociales et n'exalte pas l'idéal de simplicité antique cher à Fénelon.

25. E.F. Ch. X, p. 152.

26. Ibid. Ch. III, p. 100 et A.M.F. p. 141. Définition qui rompt avec la conception traditionnelle d'une curiosité jugée mauvaise.


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l'instruction primaire. De ces éléments qui tiennent « la première place » 27 et que complètent quelques notions d'« économie » et de jurisprudence, Madame de Lambert évidemment ne dit mot. Mais Fénelon brosse aussi le tableau des études auxquelles peuvent s'adonner les filles « selon leur loisir et la portée de leurs esprits » 28 : c'est de ce tableau que s'inspire Madame de Lambert qui, ne posant aucune condition restrictive, tend d'emblée à élargir la perspective et à présenter l'accès à ces études comme un « devoir » — sinon un droit — : « Il est bon que les jeunes personnes s'occupent de sciences solides » 29.

Dans l'énumération des matières retenues ou exclues, Fénelon est avant tout guidé par un impératif d'ordre moral : préserver l'élève des séductions de la volupté et du danger des passions. Cet impératif, Madame de Lambert le fait sien. Si elle recommande, à la suite de Fénelon et en des termes voisins, l'étude de l'histoire ancienne, c'est parce que cette étude apparaît, conformément à l'interprétation habituelle, une occasion privilégiée d'un enseignement des vertus à travers les tableaux édifiants qu'on y rencontre 30.

De même, Madame de Lambert reprend à son compte certaines réserves de Fénelon face à des matières dont l'étude est jugée moralement dangereuse. Ainsi de l'italien, défini comme « la langue de l'amour » — formule heureuse ajoutée aux traits tirés de L'Éducation des filles 31. Ainsi également de la poésie 32 ou encore du roman : tandis que Fénelon disperse au cours de son ouvrage les allusions critiques à un genre pour lequel les filles ont une « sensibilité pernicieuse », Madame de Lambert compose tout un paragraphe dénonciateur où elle rappelle l'argumentation des détracteurs du roman et notamment le grief moral lié à la peinture de la passion, retrouvant, à l'occasion, des expressions féneloniennes : « Plus il (l'amour) est adouci, plus il est modeste et plus il est dangereux » 33. Cependant, consciente autant que

27. E.F. Ch. XII, p. 162. Fénelon établit les premiers principes suivis d'instruction.

28. Ibid.

29. A.M.F. p. 139 et 142.

30. Ibid. p. 142. Cf. E.F. Ch. XII, p. 162. Fénelon parle aussi de l'histoire de France, de celle des pays proches et des relations des pays éloignés. Madame de Lambert mentionne la seule histoire de France, mais avance, à vrai dire, un motif différent : « Il n'est pas permis d'ignorer l'histoire de son pays » : la justification semble traduire un sens assez moderne de la communauté à laquelle l'individu appartient.

31. « Jeu de mots », « imagination sans règle », A.M.F.'p. 144 - « Jeu d'esprit », « vivacité d'imagination sans règle », E.F. p. 163. Madame de Lambert omet l'espagnol que Fénelon rapproche de l'italien — signe d'une défaveur à l'égard de cette langue qui s'amorce alors et ira croissant au XVIIIe siècle.

32. Nulle allusion à l'éloquence que Fénelon ne sépare pas de la poésie.

33. A.M.F. p. 145 et E.F. p. 163.


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Fénelon de la nocivité de telles lectures, elle ne prononce pas plus que lui une interdiction absolue, car elle sait, comme lui, que « toutes défenses blessent la liberté et augmentent le désir » 34. « Je ne voudrais pas », écrit-elle à propos des romans en un mouvement habilement mesuré, « que l'on en fît un grand usage ». Et de la poésie condamnée, elle tend à excepter les « belles tragédies de Corneille », expression d'une prédilection personnelle.

Pourtant, même si est fortement marquée la volonté d'éloigner de l'élève tout ce qui est susceptible de favoriser l'éveil de la volupté et des passions, une autre idée dominante, beaucoup moins liée à Fénelon, se dégage du développement de Madame de Lambert et lui donne son sens et sa portée spécifique : former la jeune fille à un exercice libre et authentique de sa faculté de la raison.

Certes, L'Éducation des filles joue de l'opposition traditionnelle passions-raison. Mais la référence à la raison ne trouve sa véritable signification qu'avec l'addition que Madame de Lambert fait au programme fénelonien : « Je ne blâmerais pas même un peu de philosophie, surtout de la nouvelle » 35. L'énoncé peut paraître discret (tournure négative et mode du conditionnel, emploi de Tatténuatif...), il n'en a pas moins une valeur originale et décisive. D'emblée, Fénelon écarte les filles du domaine de la philosophie, car il veut leur épargner les « subtilités »36... de la scolastique. Madame de Lambert, elle, a le mérite d'envisager la philosophie cartésienne et de proposer, à l'adresse du sexe, une initiation que ne connaissent pas les jeunes garçons dans les collèges du temps 37. C'est dire que Madame de Lambert veut que se développe chez les jeunes filles une raison «majeure». Dans L'Éducation des filles™, Fénelon recommande bien d'entraîner la petite élève à « réfléchir de suite, à examiner ses pensées, à les expliquer », mais, avec les Avis, la recommandation devient fondamentale et s'insère dans son cadre philosophique propre. Fidèle à Descartes, Madame de Lambert, si elle exige une soumission totale en matière de foi, revendique partout ailleurs une activité autonome de la raison et tient à rappeler les principes de la démarche qu'a fixée le Discours de la méthode : il s'agit, dit-elle, de savoir « quelle règle il faut avoir pour déterminer notre persuasion, apprendre à séparer l'opinion de la connaissance et avoir la force de douter quand nous ne voyons rien clairement » 39.

34. A.M-F. p. 145. Cf. E.F. p. 164 (« La défense irriterait la passion... »). Il y a probablement aussi un souvenir des Essais (Livre II, Ch. 15, p. 597).

35. Ibid. p. 142.

36. E.F. Ch. I, p. 92 et Ch. VII, p. 126.

37. Témoignage de l'habituel conservatisme de l'institution enseignante... Le cartésianisme s'est d'abord répandu auprès des gens du monde.

38. Ch. IX, p. 146.

39. A.M.F. p. 147-48.


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Ce rappel, Madame de Lambert le fait à propos de l'étude des « sciences extraordinaires » (comprenons les mathématiques, la physique, l'astronomie...) qu'elle évoque par delà Fénelon : sans les exclure du domaine d'activité de la jeune fille, elle en souhaite une pratique modérée 40. D'abord parce que ces sciences sont généralement source d'« orgueil » et favorisent « le goût du bel esprit » : Madame de Lambert exprime ici la crainte — traditionnelle — de voir les études tourner en vanité, la femme tomber dans le défaut du pédantisme, et rejoint... Fénelon dont elle démarque la célèbre formule : « Les filles doivent avoir sur les sciences une pudeur presque aussi tendre que sur les vices » 41. Mais une seconde raison intervient, plus forte sans doute : le savoir a ses bornes, l'esprit a ses limites, la recherche des causes est vaine : « Notre âme a bien plus de quoi jouir qu'elle n'a de quoi connaître ». Surtout, ne voyons pas là l'indice d'un scepticisme sur les possibilités intellectuelles de la femme 42 : c'est tout être humain, indépendamment de son sexe, qui est concerné. Madame de Lambert s'appuie sur une observation de Saint-Evremond (« Nous avons plus d'intérêt à jouir du monde qu'à le connaître ») dont Fontenelle se fait l'écho dans son traité Du Bonheur : « Si vous ne voulez que jouir des choses, rien ne vous manque pour en jouir, mais tout vous manque pour les connaître » 43. Se tournant également vers Montaigne, déjà présent derrière Saint-Evremond et Fontenelle, elle paraphrase, après Pascal, le passage de l'Apologie de Raimond Sebond où l'auteur des Essais dénonce la faiblesse foncière et la tromperie réciproque des « deux principes de toutes nos connaissances, la raison et les sens » 44. Madame de Lambert se place ainsi dans la lignée des philosophes qui soulignent les limites imposées aux connaissances de l'homme. Et, si elle invite à une étude mesurée des sciences théoriques et abstraites, c'est finalement moins par crainte du « péché » d'orgueil et d'un mauvais usage du savoir acquis que sous l'effet d'une conscience lucide des bornes étroites du champ d'exploration offert à l'esprit humain. Attitude de modestie intellectuelle que renforce le recours à la prudente méthode de Descartes.

Toute réservée qu'elle puisse paraître au premier abord, la revendication d'une initiation à la philosophie « nouvelle » se révèle

40. Ibid. p. 146-47. De toute façon, mieux vaut s'y adonner sans mesure que de se livrer aux passions... '41. Cf. E.F. Ch. VII, p. 131.

42. Telle est l'interprétation de J. Geffriaud Rosso, op. cit. p. 108.

43. Saint-Evremond, Jugement sur les sciences où peut s'appliquer un honnête homme in Oeuvres en prose, éd. R. Ternois, Paris, Didier, t. II, 1965, p. 12 ; Fontenelle, Du Bonheur, Paris, Pelletan, 1926, p. 43-44. Inutile de rappeler les rapports de Fontenelle et de Madame de Lambert.

44. A.M.F. p. 148. Cf. Essais, Livre II, Ch. 12, p. 580.


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donc essentielle à la pédagogie des Avis. La femme est appelée à rompre avec les préjugés et les erreurs nés de l'enfance et de l'éducation ordinaire, à accéder à la « justesse de l'esprit », selon l'expression qu'utilise Madame de Lambert quand elle prolonge les remarques de Fénelon sur la langue de Dante ; car l'étude de l'italien lui semble être un danger non seulement pour l'âme, mais aussi pour l'esprit de l'élève. Dans L'Éducation des filles, les lectures et études « solides » sont présentées comme « le moyen » de « dégoûter » les filles « des comédies et des romans » 45 — finalité somme toute assez négative. Sans ignorer cet aspect, Madame de Lambert témoigne d'une volonté plus positive : elle vise au développement, à l'enrichissement intellectuel de la femme. Caractéristique est à cet égard l'une des justifications qu'elle donne à l'étude du latin, dès qu'une jeune fille s'y sent portée par son « inclination ». Fénelon laisse entendre. qu'il ne serait pas opposé à une telle étude, mais pour les seules jeunes filles « d'un jugement ferme et d'une conduite modeste » (si grande est sa hantise du risque de l'orgueil et de la vanité), parce que, précise-t-il, c'est « la langue de l'Eglise » et aussi parce que la littérature latine offre de parfaites beautés du discours 46. Madame de Lambert, qui reprend la justification religieuse — sans toutefois s'y attarder 47 —, substitue au motif d'ordre rhétorique, qui traduit l'admiration passionnée de Fénelon pour l'Antiquité 48, un motif plus largement culturel. Se souvenant sans doute de La Bruyère, elle écrit : «(La langue latine) vous ouvre la porte à toutes les sciences » 49. Les Avis vont donc plus loin que L'Education des filles : l'étude n'est pas seulement conçue comme une mesure préventive ou un remède contre les maux qu'engendre le goût des divertissements, elle est une nourriture propre à étendre les connaissances et à faciliter l'acquisition d'un esprit ferme et droit. Acquisition d'autant plus importante qu'elle conditionne la formation morale : la démarche d'une raison cultivée conduit à la vertu — et au bonheur.

Livre d'apprentissage du monde, les Avis accordent une place particulière aux vertus sociales. Dans l'analyse de ces qualités et de ces comportements constitutifs de l'« honnêteté », Madame de

45. E.F. Ch. XII, p. 162.

46. Ibid. p. 163.

47. A.M.F. p. 143. A la remarque : « C'est la langue de l'Eglise », Madame de Lambert n'ajoute pas la phrase qui suit dans L'Éducation des filles : « Il y a un fruit et une consolation inestimable à entendre le sens des paroles de l'office divin, où l'on assiste si souvent » (p. 163).

48. Madame de Lambert ne connaît les Anciens que par traduction.

49. Cf. La Bruyère, Les Caractères, éd. R. Garapon, Paris, Garnier, 1962, « Des jugements », p. 355, n° 19 : « Lès langues sont la clef ou l'entrée des sciences ».


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Lambert, s'éloignant de Fénelon, met à profit d'autres sources : les Essais de morale de Nicole, les Maximes de La Rochefoucauld, les Caractères de La Bruyère... 50.

Mais les Avis examinent aussi les valeurs de la morale individuelle et, par là, peuvent se rapprocher de L'Éducation des filles. C'est ainsi que Madame de Lambert suit de très près Fénelon quand elle exhorte sa fille à la vertu d'économie qui ne doit pas dégénérer en avarice 51. Elle le suit encore quand elle aborde la délicate question des plaisirs dont elle ne conteste pas plus que lui la légitimité (le temps n'est plus à une condamnation rigoureuse et générale...). Simplement, à son exemple, elle oppose plaisirs « vifs » ou « violents » et plaisirs « modérés » et exprime, à son tour, sa méfiance pour les premiers et sa préférence pour les seconds 52. Cependant elle ne peut pas ici ne pas retrouver Saint-Evremond, Fontenelle, pour qui, nous l'avons vu, l'homme a plus de quoi jouir que de quoi connaître. Et c'est sous l'influence évidente de Fontenelle qu'elle introduit dans le développement de Fénelon une idée d'« économie » qui se révèlera capitale dans le livre Du Bonheur. « Il faut », dit-elle, « ménager ses goûts » 53. A la réflexion strictement morale de L'Éducation des filles, elle ajoute une notion arithmétique : il s'agit de calculer attentivement les plaisirs de la vie, de choisir les plus simples, de les acquérir au meilleur marché et d'en tirer le plus grand profit en se soustrayant aux dangers qui peuvent y être attachés. Les Avis proposent une recherche, une évaluation et une organisation des plaisirs faites à la lumière d'une raison prudemment avertie. Si l'on remarque encore que, s'inspirant de Montaigne (et de Sénèque), Madame de Lambert conseille de « se prêter » seulement — et non de « se donner » — « aux choses qui plaisent » 54 et, à la limite, de savoir s'en passer, on voit comment le texte issu de Fénelon tend, sous l'effet de la contamination des sources, à acquérir une nouvelle portée. Madame de Lambert ne se contente pas de faire entendre la recommandation fénelonienne en faveur des plaisirs modérés. Elle suggère la manière d'en jouir de la façon la plus durable et la plus inoffensive.

Néanmoins, il faut le reconnaître, s'il est sur le plan des vertus individuelles des possibilités de rapprochement, qui d'ailleurs n'excluent pas des nuances distinctives, entre la pensée de Fénelon

50. Cf. J.-P. Zimmermann, « La morale laïque au commencement du XVIIIe siècle. Madame de Lambert » in R.H.L.F., 1917, p. 42-64 et 440-466.

51. A.M.F. p. 131-32 et E.F. Ch. XI, p. 154, 156.

52. A.M.F. p. 125-26 et E.F. Ch. V, p. 112.

53. A.M.F. p. 123. Le rapprochement avec Du Bonheur s'impose, même si le Discours de Fontenelle n'a paru qu'en 1724, étant donné les liens qui unissaient Madame de Lambert et Fontenelle.

54. Ibid. p. 159.


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et celle de Madame de Lambert, bien souvent la distance s'accuse. De cette distance, certains motifs témoignent de façon privilégiée

A sa fille pourtant promise au monde, Madame de Lambert conseille vivement de ménager des temps de solitude et de retraite où l'être se replie sur soi et se recueille en lui-même. Dans ses Avis à une Dame de Qualité 55, Fénelon invite aussi à « rentrer souvent au-dedans de soi ». Mais, selon l'Archevêque de Cambrai, c'est « pour y trouver Dieu » dont le règne est « au-dedans de nous » : « Il s'agit d'écouter Dieu dans le silence intérieur, en disant : j'écouterai ce que le Seigneur dit au-dedans de moi ». Tout autre est la fin recherchée par Madame de Lambert. L'auteur des Avis d'une mère à sa fille a beau citer Bossuet (« La réflexion est l'oeil de l'âme »), invoquer la Sagesse (« Je le mènerai dans la solitude et là je parlerai à son coeur ») 56, ce n'est pas pour trouver Dieu que l'être est engagé à s'isoler et à se mettre à part, c'est pour se retrouver, pour « être à soi » 57. La retraite permet d'accéder non à la Vérité, mais à cette vérité qui se dégage des « préjugés », des « préventions " et des « opinions » (le vocabulaire est significatif) que secoue et ébranle une raison libérée de l'emprise du monde. Loin d'être ici influencée par Fénelon, Madame de Lambert se montre proche de la pensée des philosophes stoïciens de l'Antiquité, Marc-Aurèle, Sénèque..., et évidemment aussi de Montaigne à qui elle doit la formule « être à soi » 58. Comme eux, elle souhaite que l'individu sache, à la faveur de ce mouvement intérieur, se refaire et se renouveler. Et, si elle en vient à opposer le monde séducteur et corrupteur à la retraite en soi, l'opposition dérive directement des Lettres à Lucilius 59. Ainsi, à l'écoute de la Parole de Dieu, à laquelle exhorte Fénelon, se substitue l'exercice d'une réflexion personnelle éclairée et fortifiée par la lecture des oeuvres de la littérature antique (« Cicéron, Pline et les autres ») 60 et propre à aider l'être à se reprendre et à se ressaisir.

Une même différence d'orientation peut être analysée au niveau du « modèle » sur lequel il convient de former ou réformer ses jugements et ses actions. Fénelon comme Madame de Lambert se réfèrent à la notion de modèle. Mais, aux yeux de Fénelon, il n'est qu'un modèle possible : Jésus-Christ, et la vie de la femme doit

55. Ed. cit. p. 183.

56. A.M.F. p. 157. Cf. Bossuet, Instruction sur les états d'oraison, v, 5 in Oeuvres complètes, nouvelle éd., t. V, Paris, Berche et Tralin, 1881, p. 80. Citation biblique tirée d'Osée, II16,

57. Ibid. p. 156.

58. Essais, Livre I, Ch, 39, p. 236.

59. Lettre vu 2-3. Madame de Lambert reprend cette opposition tirée de Sénèque dans sa Lettre à Madame... Oeuvres de Madame La Marquise de Lambert, éd. cit., p. 300-305.

60. Enumération faite à propos de l'étude de la morale (A.M.F. p. 142).


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être — ou s'efforcer d'être — une imitation de la vie de JésusChrist : « qu'(elle) se représente souvent ce que Jésus-Christ penserait et ce qu'il dirait » 61. Madame de Lambert, elle, qui s'appuie sur un précepte d'Epicure rapporté par Sénèque, veut un modèle choisi parmi les « grands hommes » de l'Antiquité 62. L'antithèse n'est donc plus entre le monde et Dieu — un Dieu qu'il faut imiter —, mais entre le monde et ce que l'on pourrait appeler une réserve intérieure où l'être, soutenu par les exemples des hommes illustres de l'histoire ancienne, est susceptible de trouver vigueur, paix et bonheur. Car le bonheur, ne cesse de dire Madame de Lambert, est à chercher en soi.

De L'Éducation des filles aux A vis d'une mère à sa fille, une sorte de laïcisation s'opère que souligne notamment l'influence de Sénèque et de Montaigne. Non que la religion soit totalement absente de l'oeuvre de Madame de Lambert, mais elle n'informe plus, comme dans L'Éducation des filles, la vie entière de la femme.

Il va de soi que Madame de Lambert n'a pas à reprendre le long exposé des chapitres VI-VIII de L'Éducation où Fénelon énonce les principes et propose une méthode d'instruction religieuse adaptée à l'enfant. La jeune fille que mettent en scène les Avis est censée avoir acquis cette formation de base. Cependant, dans le monde où elle entre, elle est invitée à « apporter toute (sa) religion », plus, à la nourrir dans le coeur « par les sentiments » et à la soutenir dans l'esprit «par des réflexions et des lectures convenables» 63. Formules qui frappent par leur équilibre (elles recouvrent à la fois l'aspect affectif et l'aspect rationnel de la foi) et qui semblent d'autant plus riches de portée qu'elles se situent au seuil de l'ouvrage. Mais quand, dans le cours du développement, le thème religieux réapparaît, Madame de Lambert, bien qu'elle déclare refuser le terme de « préjugé » (car la religion n'est pas du domaine de l'incertain), insiste avant tout sur le nécessaire « respect des opinions communes », sur l'indispensable observation des exercices du culte établi 64, bref ne peint qu'une attitude de conformisme à l'égard de ce qui tend finalement à n'être présenté que comme une simple assurance contre les risques des différents âges de la vie 65. Avec cette religion de bienséance d'où s'estompe la perspective du salut et qui semble se placer dans les seules limites de l'horizon terrestre, on est aux antipodes de la religion que prône L'Education

61. E.F. Ch. VIII, p. 138-39.

62. A.M.F. p. 135-36. Cf. Lettres à Lucilius XI 8 (et Essais, Livre I, Ch. 39, p. 242).

63. Ibid. p. 101-102.

64. Ibid. p. 155 et 140.

65. Ibid. p, 103. Le Traité de la vieillesse confirme cette interprétation.


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des filles, une religion vécue dans la simplicité, l'humilité et l'ardeur de la foi en Jésus-Christ. Madame de Lambert n'énumère aucune des « lectures » qu'elle juge « convenables », ne suggère aucun des moyens de vivifier les « sentiments », ne fait aucune allusion à l'« oraison » que Fénelon conseille à son élève et que fonde le besoin de la grâce. Le propos initial semble ainsi tourner court. C'est qu'ici Madame de Lambert doit moins à Fénelon qu'à Descartes. A l'exemple de celui-ci, elle reconnaît l'existence du domaine de la religion et définit l'attitude de soumission qu'il convient d'y observer. Certes, Fénelon aussi impose aux filles une soumission absolue en matière de foi : si elles doivent savoir leur religion, elles ne doivent jamais se permettre « d'en raisonner ». Tant il redoute qu'elles ne viennent à « prendre parti », c'est-à-dire, à tomber dans l'hérésie 66. Cette entière docilité, dont l'exigence chez Fénelon s'inscrit dans le contexte de la querelle des catholiques et des protestants, Madame de Lambert, de son côté, l'enjoint à sa fille, parlant plus généralement d'obéissance aux « autorités ». Mais, de l'attitude ainsi déterminée sur le plan de la religion, elle distingue avec soin l'attitude de liberté et de lucidité qui s'impose dans les autres domaines. De façon très significative, elle cite un propos de la Recherche de la vérité : « Pour être chrétien, il faut croire aveuglément, et, pour être sage, il faut voir évidemment » 67. C'est reconnaître deux démarches, deux univers distincts. C'est tendre à séparer religion et morale. Confinée dans ses strictes frontières, la religion n'est plus appelée à pénétrer tous les aspects de la vie de la femme, et la morale — quoi que prétende Madame de Lambert 68 — finit par se détacher de son fondement théologique. Dans L'Éducation des filles, la religion rayonne à travers toute la conduite de la femme. Dans les Avis, elle n'est plus au centre de la pédagogie. Réduite à une place secondaire, objet d'un hommage plutôt conventionnel, elle ne fonde plus l'idéal de perfectionnement proposé. A l'amour de Dieu et à la défiance de soi qui constituent l'essentiel de la leçon de L'Éducation des filles, s'oppose, dans les Avis, une sagesse profane faite de vérité intérieure et toute nourrie des forces de la raison et des lumières de la conscience.. Dieu n'est plus le juge des pensées et des conduites. Le pouvoir d'appréciation souverain revient à la conscience, « ce sentiment intérieur d'un honneur délicat qui vous assure que vous n'avez rien à vous reprocher » 69. Madame de Lambert semble ici se souvenir de

66. Avis à une Dame de Qualité, éd. cit., p. 179.

67. A.M.F. p. 150. Cf. Malebranche, De la recherche de la vérité, I 3 in OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1979, p. 41.

68. « Les vertus morales sont en danger sans les chrétiennes » (Avis d'une mère à son fils, Oeuvres de Madame la Marquise de Lambert, éd. cit., t. Il, p. 26).

69. Ibid. p. 87.


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Saint-Evremond qui, définissant « la volupté spirituelle du bon Epicure », parle du « sentiment délicat d'une joie pure qui vient du repos de la conscience » 70. Comme Saint-Evremond qui luimême se souvient de Montaigne 71, Madame de Lambert voit dans le « témoignage secret de la conscience » la source de la paix et du bonheur. Saint-Evremond, Montaigne, et, par-delà, Sénèque, Marc-Aurèle, Epictète ou Epicure... : un courant se dessine d'une morale qui ne doit rien à Fénelon.

On n'a pas oublié le final de L'Éducation des filles : Fénelon retranscrit le portrait de la « femme forte » des Proverbes (XXXI 10-31) où il se plaît à lire son idéal de « simplicité des moeurs », d'« économie » et de « travail ». Bien que les Avis ne s'achèvent pas sur un portrait correspondant, ils laissent deviner une image bien différente de la femme.

Si, en effet, la femme telle que la souhaite Madame de Lambert ne se départ pas de l'attitude de réserve et de modestie conforme au voeu de Fénelon, elle se révèle douée d'une force intérieure qui lui donne sa physionomie propre. Cette force, elle la doit à l'exercice de sa raison, aux ressources de son intelligence cultivée. Parce qu'elle n'est pas considérée comme frappée d'infériorité intellectuelle (les Avis, à la différence de L'Éducation des filles, ne contiennent aucune allusion à une faiblesse particulière de la femme sur ce point) 72, elle a appris à penser, et, sans tomber dans le piège du bel esprit ni de l'esprit fort, elle a suffisamment lu et étudié pour avoir affermi sa réflexion et son âme. Capable d'un jugement sain, d'une conduite réglée, elle sait éviter les périls des plaisirs et des passions. A la solidité de la raison et à la clairvoyance de son discernement, elle joint la faculté de décision et l'énergie de la volonté.

Elle reste, il est vrai, promise au destin que définit L'Éducation des filles, destin domestique, comme le veut la tradition. Bien que le ton diffère et que perce, dans les Avis, l'expression d'un regret ou même d'une certaine révolte devant le refus des « vertus d'éclat » opposé aux femmes, Madame de Lambert rappelle à sa fille, comme Fénelon à son élève, le lot d'Occupations domestiques qui l'attendent : éducation des enfants, gouvernement de la maison, direction de la domesticité 73, surveillance des dépenses... Tout en

70. Sur les plaisirs in OEuvres en prose, éd. cit., t. IV, p. 21.

71. Essais, Livre III, Ch. 2, p. 784-85.

72. « Les femmes ont d'ordinaire l'esprit encore plus faible (...) que les hommes » (E.F. Ch. I, p. 91).

73. A rapprocher A.M.F. p. 203-205 et E.F. Ch. XII, p, 159 : le fondement chrétien de l'argumentation tend, dans les A.M.F., à le céder à l'argumentation philosophique (égalité naturelle des hommes).


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n'écartant pas là femme de la science, les A vis ne proposent pas un élargissement de son rôle social, ne revendiquent pas en sa faveur l'accès à des emplois et des situations qui traditionnellement reviennent aux hommes 74.

Mais, s'ils respectent — d'un respect assurément forcé — la place assignée par l'usage à la femme, les A vis reconnaissent à celle-ci une vie intérieure authentique, lui réservent, pour reprendre l'expression imagée des Essais 75, une « arrière-boutique » où l'être, attentif à soi, réfléchit son action, maîtrise ses désirs et ses passions et juge sereinement des choses et des gens. Espace de liberté et de perfectionnement intérieur, de lucidité et de conscience, de tranquillité et de bonheur où l'on se rend compte de ce que l'on est. Il semble que la femme des Avis ait particulièrement médité la leçon morale des Essais. Invitée à tirer de son propre fonds, sans cesse enrichi et renouvelé par la lecture et la réflexion, la règle de sa conduite et le secret de sa sagesse, elle apparaît comme une disciple de Montaigne 76 plus que de Fénelon, douée d'une réelle dignité d'être 77, élevée, sur le plan intellectuel et moral du moins, à l'état d'adulte.

Par là, Madame de Lambert traduit ses préoccupations de femme sensible à la situation d'iniquité et de violence dont son sexe est victime. On est tenté, à ce propos, de souligner qu'à la définition fénelonienne de la curiosité, elle joint celle que donne Poulain de La Barre dans De l'égalité des sexes 78 : « une connaissance commencée qui vous fait aller plus loin et plus vite dans le chemin de la vérité ». Emprunt à valeur symbolique qui suggère une certaine parenté d'esprit entre l'auteur des Avis et l'ardent champion des revendications féministes. Il est, par ailleurs, significatif que, dès les premières lignes, les Avis contiennent une dénonciation de l'injustice de l'ordre établi. Le début du livre est inspiré de L'Éducation des filles. Fénelon observe que l'éducation des garçons est l'« une des principales affaires » relatives au « bien publie », que les filles sont abandonnées à la conduite de « mères ignorantes et indiscrètes »... 79. Madame de Lambert qui veut, à son tour,

74. L'absence de rôle professionnel est une raison souvent avancée pour écarter la femme de la science.

75. Livre I, Ch. 39, p. 235.

76. Sur les rapports entre Madame de Lambert et l'auteur des Essais, voir notre article « Madame de Lambert et Montaigne » in Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, n° 7-8, juillet-décembre 1981, p. 97-106:

77. Voir P. Hoffmann, « Madame de Lambert et l'exigence de dignité » in Travaux de linguistique et de littérature, t. XI, 2, 1973, p. 19-32.

78. Ed. Corpus des OEuvres de philosophie en langue française, Fayard, 1984, IIe Partie, p. 103. J.-P. Zimmermann (art. cit.) posait la question : « Madame de Lambert connaissait-elle Poulain de La Barre ? Elle ne le cite jamais ». On voit qu'elle ne l'ignorait pas...

79. E.F. Ch. I, p. 91.


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insister sur l'absence d'éducation féminine digne de ce nom par opposition aux soins donnés à l'éducation masculine, se place d'emblée dans le cadre général des rapports entre les sexes. « L'on n'a d'attention que pour les hommes », écrit-elle, et elle montre que les « femmes » sont abandonnées « à elles-mêmes », comme si elles étaient « une espèce à part ». Ce que Fénelon dit précisément de l'éducation respective des garçons et des filles, Madame de Lambert l'étend à l'ensemble des relations sociales. Dès l'ouverture de son développement, elle marque le statut privilégié de l'homme et, par contraste, l'état d'infériorité imposé à la femme, fruit d'une tradition immémoriale, L'inégalité dont souffrent les filles est envisagée aux dimensions de toute une vie, et cet aspect dénonciateur est d'autant plus sensible que Madame de Lambert n'évoque pas, comme le fait Fénelon, le destin d'éternité promis à la femme - aussi bien qu'à l'homme - par le sacrifice du Christ. Les femmes, remarque Fénelon, sont « la moitié du genre humain racheté du sang de Jésus-Christ » 80. Dans les Avis, qui retiennent uniquement la première partie de la formule (« Elles composent la moitié du monde »), il n'est question que de la terre. L'enjeu concerne le seul ici-bas : du développement permis ou non à la femme dépend « le bonheur ou le malheur des hommes ».

On mesure toute la distance qui sépare l'opuscule de Madame de Lambert de l'essai de Fénelon. Il n'y a pas heu, bien sûr, de nier un lien de filiation de celui-ci à celui-là. Mais, même si Madame de Lambert recopie, démarque ou paraphrase des passages de L'Éducation des filles, elle n'en réussit pas moins à exprimer ses convictions et ses options, à révéler sa nature de femme, son expérience et sa riche culture. Sous sa plume, L 'Éducation des filles acquiert une résonance très nettement cartésienne, laïque, voire « féministe ». Madame de Lambert utilise l'ouvrage fénélonien en lectrice assidue des écrivains de l'Antiquité païenne (ceux notamment du courant stoïcien) et des libertins et philosophes modernes. A son rang, elle illustre le processus caractéristique de la création de l'art classique : une imitation qui n'est pas un esclavage. De sorte qu'en définitive Fénelon est moins un « maître » que l'interlocuteur à qui Ton donne la réplique, L'Éducation des filles est moins un « modèle » qu'un « pré-texte » qui donne naissance à un autre texte.

ROBERT GRANDEROUTE

80. Ibid. Ch. I, p. 93.


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D'une certaine façon, chez Crébillon comme chez la plupart des auteurs « libertins » de son temps, rien de plus naturel que le libertinage, du moins si l'on entend par là la recherche du plaisir des sens, le rejet des contraintes morales, le désir d'imposer sa volonté au partenaire, le goût des aventures, l'insouciance, l'inconstance, et point de scrupules excessifs dans le commerce amoureux. Ce désordre bon enfant n'est pourtant qu'un aspect du libertinage, le plus visible aux yeux de tous, il ne s'ensuit pas qu'il soit le plus important. Crébillon et la plupart des écrivains qui se sont attachés à ce phénomène soulignent qu'il est indissolublement lié à la vie de société, au moins pour les gens de condition et ceux qui les imitent. Tantôt spectateurs, tantôt acteurs, les libertins exercent leur art dans les promenades, les réceptions, tous les lieux où se retrouve la « bonne compagnie » ; le public, rompu à toutes les subtilités du langage mondain, est d'une sensibilité exquise pour saisir l'insolence sous le compliment, la grossièreté derrière l'euphémisme, l'indiscrétion affichée dans un regard ou même un silence... Ce que l'on devrait condamner fascine et l'on s'émerveille que de jeunes et modernes iconoclastes ruinent réputations et vertus, s'acharnent, avec des mots consacrés naguère à l'honnêteté, contre les principes les mieux établis, les convenances les plus respectables. Rien de moins naturel que cette rhétorique au service de la méchanceté pure, que ce goût d'avilir et de pervertir.

Ainsi, nécessairement, par son activité même, le libertin achevé, le plus complexe, tourne le dos à la nature avec des conduites qui paraissent pourtant s'y trouver particulièrement bien adaptées. Cette contradiction inhérente à la vie qu'il s'est choisie explique, peutêtre, que cette fleur vénéneuse de la civilisation, cet homme d'autant plus corrompu qu'il est plus raffiné, aspire parfois à autre chose qu'à des intrigues qui sont toujours des jeux et des enjeux mondains, à une affaire simple où l'on ait enfin la liberté de se montrer « naturel » !

R.H.L.F., 1987, n°1, p. 31-45


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Le personnage d'Alcibiade, tel que Crébillon le fait se décrire lui-même dans les Lettres athéniennes, est un très net exemple de cette dualité. Son aventure avec Lysidice a ceci de remarquable que, pour une fois 1, elle se déroule en marge de la société, elle n'a point de cadre mondain, nul témoin, nul public. Lysidice n'est rien, ne tient à rien. Elle est aussi inconnue dans l'Athènes d'Alcibiade que si elle venait de chez les Barbares. Est-ce pour cela que les commentateurs l'ont négligée ? Jusqu'à une époque récente 2, les Lettres athéniennes n'ont pas retenu les critiques, et l'on peut sans doute concevoir que cette oeuvre touffue où le déroulement de l'intrigue importe moins que jamais à l'auteur ait été longtemps dédaignée. Au long des pages cependant, Crébillon offre au lecteur patient des analyses qui sont parmi les plus fines et les plus précieuses de celles qu'il a consacrées au libertinage. Dans une Grèce de fantaisie qu'on lui a beaucoup reprochée, qui n'est pas non plus Paris au XVIIIe siècle, dans ce lieu idéal et imaginaire, Crébillon a déployé ses talents pour l'examen minutieux des caractères avec une hardiesse et un bonheur comparables à ce qu'il a fait de meilleur dans des oeuvres mieux reconnues, au moins en ce qui regarde les femmes. Mais si Aspasie, Diotime, Némée ont déjà fait l'objet d'intéressantes études, on passe toujours très vite sur le cas de Lysidice qui, il est vrai n'apparaît qu'une fois dans l'oeuvre. Elle mérite pourtant l'attention, même si elle a ennuyé Alcibiade !

Que s'est-il donc passé ? Alcibiade, le grand Alcibiade, Alcibiade l'irrésistible a été trompé. Cette affaire intervient dans une période néfaste pour le brillant Athénien.

Les extraits de son portefeuille sont copieux : huit cent cinquante pages de lettres dont la majeure partie est consacrée à ses succès sur les femmes, ses triomphes sur ses rivaux et ses ambitieux projets pour le temps où Périclès ne sera plus le maître d'Athènes, où lui, Alcibiade, mènera enfin la politique inattendue et grandiose dont il rêve, sur laquelle il entend ne recevoir de leçons de personne. Périclès meurt, le pouvoir échappe à Alcibiade ; lorsque s'interrompt la correspondance, nul n'aperçoit, l'intéressé pas plus qu'un autre, comment il pourrait s'en emparer. Dans la dernière

1. On pourrait objecter le cas de Thémistée (Lettres athéniennes, Londres, 1772, T. VI, p. 36 à 50) belle et malheureuse jeune femme qui s'est offerte à Alcibiade et dont celui-ci n'a jamais parlé à ses amis, discrétion qui mériterait un examen, puisqu'elle est une infraction au principe libertin de la publicité des aventures. Cependant, Thémistée et lui se sont rencontrés dans le monde.

2. Pour l'étude du libertinage, les Lettres athéniennes sont largement utilisées dans les ouvrages suivants : H. G. Fünke, Crébillon fils moraliste et critique de la société, Heidelberg, 1972. H. Wagner, Crébillon fils, München, 1972. B. Fort, Le Langage de l'ambiguïté dans l'oeuvre de Crébillon fils, Paris, 1973. A. Siemek, La Recherche morale et esthétique dans le roman de Crébillon fils, Oxford, 1982.


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partie de l'oeuvre viennent s'ajouter à ce malheur plusieurs échecs dans sa carrière de libertin : il a suffi que sa chance ou son génie paraisse l'abandonner pour que sa réputation en soit imperceptiblement atteinte, sa légende ternie et qu'on lui résiste plus facilement. Ces échecs, qui s'inscrivent au coeur du libertinage qui règne à Athènes, sont connus du public, à l'inverse de ce qui se passe pour l'affaire avec Lysidice. Ainsi, mal lui en a pris de vouloir humilier une seconde fois Hégéside qu'il avait déjà abandonnée : celle-ci a feint de se prêter à son retour de tendresse pour lui jouer un tour de sa façon et elle le quitte publiquement ; le piège qu'il avait tendu s'est refermé sur lui, Hégéside le lui explique dans une lettre impitoyable 3. Elle est tout aussi cruelle, la missive où Mégiste l'informe qu'elle a fort bien démêlé ses petits calculs, qu'elle ne l'aidera pas à se venger de sa déconvenue avec Hégéside sur l'amant qui lui a été préféré, Antigêne [sic] ; il est devenu celui de Mégiste, à la vérité elle ne tient pas particulièrement à lui, mais elle ne veut être ni gênée ni utilisée ; à cela près, elle recevra Alcibiade avec d'autant plus de plaisir... qu'elle a envie de l'inscrire sur sa liste 4 ! Enfin l'échec qu'il connaît avec Némée est assurément plus grave que tout le reste. Némée, la courtisane la plus prestigieuse d'Athènes, la femme la plus fière, la plus libre, la plus intéressante de celles fort remarquables qui l'ont vraiment aimé, lui avait sacrifié un avenir grandioses ; traitée légèrement, laissée, prêtée, reprise, elle s'est enfin libérée de l'emprise d'Alcibiade dans l'éblouissement d'une passion partagée pour Thrazylle ; l'amour passera, mais non point le rejet d'Alcibiade, il est définitif.

De ces mécomptes successifs, on peut tirer des enseignements complémentaires et très divers. Le libertin affirme volontiers que ses succès sont le fruit de sa parfaite connaissance de soi et des autres, de son étude minutieuse de la femme dont il capable de saisir les mouvements les plus fins, les plus profonds, avant qu'elle les ait discernés elle-même. Intelligent, volontaire, suprêmement libre, il repousse l'idée que ses victoires doivent quelque chose au hasard, à la légèreté, à la sottise même de ceux et celles à qui il s'adresse et que, pourtant, il n'estime guère. C'est une excessive prétention, comme Hégéside et Mégiste le rappellent à Alcibiade, elles qui sont aussi rusées, dénuées de scrupules et impitoyables qu'il l'est luimême. Quant à Némée, elle lui fait sentir le prix d'un sentiment

3. Lettres athéniennes, T. VI, p. 620-626.

4. Ibid., T. VI, p. 680-685.

5. Pour Alcibiade, Némée a repoussé les offres du satrape Pharnabaze : « Reine, pour ainsi dire, d'une partie de l'Asie, adorée, respectée, tant de lui que des peuples qu'il gouverne, j'ai tout sacrifié au désir de vous plaire », Lettres athéniennes, T. VI, p. 248.

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qu'il n'a pas voulu reconnaître pour ce qu'il était, lorsqu'il a perdu tout pouvoir de la retenir ; elle lui apprend qu'aucune impression n'est ineffaçable, pas même la sienne, et cela le fait réagir à l'événement avec une humeur qui, pour cette fois, dévoile son dépit 6. Avec chacune de ces femmes, Alcibiade avait affaire à forte partie : Hégéside et Mégiste ont en commun avec lui une certaine idée de l'amour, Némée est une femme philosophe. Mais lui qui, jusqu'alors, n'avait pas connu l'échec, même avec de redoutables partenaires, comment a-t-il pu ne pas remporter un triomphe sur Lysidice, ignorante et juste sortie de l'enfance ? Seraitce que le guignon vous poursuit dès que l'on commence à perdre, parce que Ton s'affole et que l'on commet des fautes ? Cette explication simple pourrait tenter, si Alcibiade ne rendait compte lui-même de ce désastre, ce qui le distingue des autres que nous connaissons seulement par les lettres de ses partenaires. En effet, contrairement à son usage, Alcibiade ne commente pour aucun de ses amis la conduite d'Hégéside, celle de Mégiste ou de Némée. En revanche, c'est lui qui rapporte minutieusement « l'affaire Lysidice » à son émule et parfois son rival en libertinage, Axiochus. C'est donc que, d'une certaine manière, la supériorité d'Alcibiade en ce domaine n'est pas vraiment remise en cause en dépit de l'échec. Pour comprendre comment cela est possible, il faut d'abord rappeler brièvement la trame de cette intrigue.

Certes, Alcibiade évoque cette aventure parce que les circonstances l'y amènent, il ne cache pas à Axiochus qu'il aurait autrement gardé le silence « par la sorte d'humiliation qui (lui) paraissait en rejaillir sur (lui) » 7, termes hésitants qui montrent aussitôt que cette histoire est insolite, ce qui explique également l'analyse détaillée qu'en donne Alcibiade. Il est à la fois désireux d'éviter les erreurs d'interprétation de son ami et passionnément intéressé, comme tout libertin, par un aspect nouveau, au moins inattendu, des relations amoureuses où tant de choses sont monotones parce que prévisibles.

De quoi s'agit-il ? Alcibiade a chargé Sophronyme, l'« intendant de (ses) plaisirs secrets » 8, de lui découvrir une jeune personne qui

6. Alcibiade invite Némée à abandonner Thrazylle, qu'elle aime passionnément, pour un soir. Il flatte sa vanité, il spécule sur les sentiments qu'il lui a connus pour lui (T. VI, p. 643-646) ; l'habileté trop calculée de cette lettre décèle son inquiétude. Le refus de Némée (p. 646-650) décide Alcibiade à s'adresser à Thrazylle lui-même. Il lui reproche des sentiments exclusifs qu'il juge prodigieusement ridicules à l'égard d'une courtisane et il conclut cette lettre hargneuse avec beaucoup de mépris : « Alcibiade ne se pardonnerait pas de ne devoir qu'à la complaisance de Thrazylle, le bonheur de posséder Némée ; et il sait d'ailleurs, trop bien mettre aux choses le prix qu'elles ont, pour vouloir faire le supplice d'un ami, de ce qui le rendrait lui si médiocrement heureux. » Ibid., T. VI, p. 654.

7. Ibid., T. VI, p. 626.

8. Ibid., p. 627.


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soit son genre et, en sus, d'une entière simplicité et d'une parfaite innocence. Avec de l'or, on vient à bout d'entreprises plus difficiles ; Sophronyme a donc procuré à son maître Lysidice, une très jeune fille, parfaitement belle et de la beauté qui lui convient, sans connaissance du monde et sans éducation, sans expérience et sans conseil, puisque, récemment orpheline, elle a été confiée à une tante qui a conclu avec Sophronyme le marché la mettant aux mains d'Alcibiade. Ce dernier n'a plus qu'à user de celle qu'il appelle déjà sa « victime » 9. Il l'a fait venir dans une demeure discrète. Lysidice ne laisse pas d'être étonnée par l'élégance de l'appartement et celle de son hôte, toutefois celui-ci remarque aussitôt qu'elle l'est bien plus encore de se voir entourée d'esclaves et comblée de cadeaux magnifiques. Alcibiade tient des propos galants, prend des libertés sans jamais effaroucher la pudeur de la jeune fille... ni parvenir à la distraire de l'objet principal de ses préoccupations : ses toilettes, ses parures, ses bijoux. Il en fait sa maîtresse, sans que cela change de façon notable l'attitude de Lysidice.

Pour lui, il y a déjà là matière à des réflexions qu'il communique à Axiochus. Que Lysidice s'abandonne à ses caresses, sans élan mais aussi sans aucune gêne, lui semble étrange. Cela tient-il à ce qu'on lui a prêché la soumission totale à son protecteur ? qu'elle a de l'expérience en dépit de ce que l'on a affirmé à Alcibiade ? à une totale ignorance ? Alcibiade n'adopte jamais volontiers cette dernière explication, en outre elle lui paraît d'abord démentie par un comportement inattendu de Lysidice : elle veille soigneusement, quoi qu'il arrive, à ne pas découvrir sa gorge. Alcibiade en infère d'une part que cette gorge n'est pas belle et que la jeune fille, le sait, d'autre part que Lysidice n'est pas vraiment innocente. Comment accorder cela pourtant avec la surprise que lui cause la scène qui se déroule, le plaisir d'Alcibiade, etc. ? Observateur sagace et averti, il doit bien conclure qu'elle ne sait rien. N'est-il pas vraiment surprenant, dans ces conditions, que « tout cela » la laisse dans un « parfait désintéressement » 10 ? qu'elle n'ébauche ni résistance ni défense à la possession de sa personne ? qu'elle n'éprouve aucune émotion d'un si extraordinaire bouleversement ? Après l'amour, l'entretien de Lysidice reste aussi « sec » et « froid » qu'il l'était auparavant. Ce n'est donc pas d'elle que lui peuvent venir les éclaircissements, hors sur un point ; Alcibiade sait pourquoi elle cache obstinément sa gorge et seulement sa gorge : sa mère lui avait donné « Tordre exprès... de la dérober avec le plus grand soin à tous les yeux. Cette même mère s'était flattée, sans doute, que

9. Ibid., p. 628.

10. Ibid., p. 631.


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Lysidice tirerait de là conséquences pour le reste ; mais c'était ce que celle-ci n'avait pas fait » 11. Lysidice applique docilement une règle à laquelle elle ne comprend rien, puisque sa mère avait jugé sage de ne pas lui laisser apercevoir en quoi « dans une femme on fait consister la vertu » de crainte de lui donner « des idées plus faites pour la détruire que pour l'inspirer » 12. Crébillon dessine avec malice le comportement d'une « femme naturelle », d'un trait appuyé jusqu'à la caricature. Qu'un être ait échappé à toutes les influences extérieures qui rattachent les fondements de la vie morale aux relations entre les hommes et les femmes et il ne reliera aucune idée de cette nature aux actes de la vie sexuelle ; en revanche, les interdits formulés dans la petite enfance, en particulier par la mère, agissent avec une force que l'on pourrait confondre avec celle de la nature même, de l'instinct. Lorsqu'Alcibiade a fait de Lysidice sa maîtresse, elle continue à dissimuler sa gorge et son amant doit « presque user de violence » 13 pour que la jeune femme la lui abandonne ; il observe :

... tout absurde que cela doit vous paraître, il est de toute vérité que jamais je n'aurais vu rougir Lysidice, si j'eusse bien voulu ne pas exiger d'elle une si simple faveur 14.

C'est bien la seule surprise qu'elle réserve à son amant. La sécheresse de coeur et la stérilité d'esprit de cette splendide jeune femme distillent pour Alcibiade un « ennui cruel ». Comme elle a le goût du dessin, il pense sagement que tout intérêt est source d'enrichissement et il lui donne un maître, Aglaophon, dont l'esprit est aussi endormi, lourd, stupide, que les mains sont habiles et déliées. Et, par l'attraction mystérieuse des natures semblables, dit Alcibiade — il pourrait y avoir d'autres raisons — ce lourdaud réussit où avait échoué l'irrésistible Athénien. Lassé de Lysidice qu'il s'apprêtait à renvoyer, il n'en a pas moins décidé de punir le coupable et de chasser d'auprès de lui ce peintre insolent en faveur duquel lui parle Axiochus, ce qui donne heu au récit de cette curieuse aventure.

Alcibiade estime qu'il n'y a pas lieu de s'attarder davantage sur ce mince épisode de sa vie libertine. Mais c'est une coquetterie : en effet, elle est là, détaillée tout au long, cette affaire avec Lysidice et elle est fort instructive.

Si elle n'était contée, le lecteur ignorerait qu'Alcibiade use des services d'un « Intendant de (ses) plaisirs secrets ». Comment en

11. Ibid., p. 639.

12. Ibid., p. 637.

13. Ibid., p. 638.

14. Ibid., p, 638-639.


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soupçonner l'existence sans l'aveu de l'intéressé ? Sa volumineuse correspondance a, entre autres fins, celle de divulguer des aventures dont la publicité est un ingrédient indispensable à la satisfaction qu'il en retire. On pourrait le croire parfaitement heureux, lui que la nature et l'art ont pourvu d'une extraordinaire séduction dont aucun scrupule ne vient limiter les effets, lui qui, dans des liaisons successives ou parallèles, sait associer à sa beauté et à son esprit toujours inchangés, tantôt l'amour, la tendresse, les sentiments les plus vifs et les plus fins, tantôt la perversité, le vice, l'animalité même. La teneur de cette lettre amène à penser que le bonheur d'Alcibiade, comme tout bonheur, est surtout enviable vu de loin. Le contentement intime que peut éprouver un homme dans une relation amoureuse avec une femme entre seulement pour une part dans la joie d'un triomphe que ses amis sont chargés de répandre dans tout Athènes et au-delà. Cela ne saurait surprendre de la part d'un libertin qui n'est ni un vulgaire débauché ni tout simplement un sensuel. Cela n'implique pas nécessairement l'existence d'un jardin secret ; cette révélation ne peut que contribuer de façon intéressante à la connaissance du parangon des séducteurs.

De ce domaine réservé pour lui seul, Alcibiade s'explique en ces termes :

Dégouté plus que je ne pourrai vous l'exprimer, de l'apprêt dont les femmes en général, surchargent ou masquent la nature [...] j'avais chargé un certain Sophronyme [...] de me trouver une jeune personne qui réunît à tous les agréments que je désire toujours, cette sorte de simplicité que je n'avais encore rencontrée nulle part, et de qui l'âge et l'éducation pussent me garantir l'innocence 15.

Comme la plupart des libertins, il justifie ses ruses, ses mensonges, ses artifices par la nécessité où le manège des femmes le met de les employer ; pour les démasquer et les vaincre — le libertin va jusqu'à prétendre qu'il y va de la salubrité publique dans son projet ! — il'faut les combattre avec leurs armes que l'intelligence virile rend beaucoup plus redoutables et efficaces. Si tout cela est excitant pour l'esprit, indispensable à la vie mondaine, cependant cela lasse et la mécanique de la séduction aboutit à un arrangement qui n'est guère un plaisir, qui peut même faire naître le dégoût. C'est ainsi que l'homme le plus civilisé, le plus raffiné, donc le plus corrompu, aspire à « la nature », la « simplicité », « l'innocence », afin de « jouir d'un spectacle qui pût (lui) être nouveau » 16. Sophronyme avait fort bien compris que, pour cela, il ne fallait pas plus s'adresser à la mauvaise compagnie qu'à la bonne (à Athènes comme ailleurs elles se mêlent et se confondent) ni à quelque groupe que ce soit,

15. Ibid., p. 627.

16. Ibid., p. 627.


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et Lysidice est bien ce qui s'apparente le mieux à une petite sauvageonne.

S'il est possible de savoir ce qu'est l'amour, lorsqu'il n'est que lui-même, entièrement débarrassé des conventions, du rituel mondain, de tous les éléments adventices qui le recouvrent, c'est avec cette partenaire qu'Alcibiade avait chance de l'apprendre. Sans avoir à se donner beaucoup de peine, il pouvait espérer du « nouveau » : voir enfin la nature à l'oeuvre dans une conduite où elle devrait seule se manifester et où elle s'exprime si peu ! Pourtant si le comportement de Lysidice lui a paru déconcertant, il ne s'en est suivi pour Alcibiade ni un charme inconnu ni un plaisir neuf. Il n'y a trouvé qu'une sécheresse de coeur à le rendre jaloux, car la sienne est en partie le résultat de sa vigilance ; du trouble certes, mais aucune sorte d'enthousiasme. On conçoit que le langage de la nature lui ait paru misérable et plat !

Alcibiade attendait tout autre chose de cette belle proie livrée sans défense : l'amour « naturel » de Lysidice aurait dû engendrer pour elle un malheur qui se serait exprimé par des voies toutes différentes de celles adoptées par les unes et les autres, même les plus sincères, sous le regard du public. Or, rien ne s'est produit : la nature ignore la passion et les tourments qu'elle engendre, elle ne connaît que le désir dont la satisfaction n'implique ni reconnaissance ni attachement, mais l'oubli; une belle robe, un bijou procurent des plaisirs plus durables et, semble-t-il, plus profonds.

La déception d'Alcibiade est telle qu'il en vient à regretter les faux semblants « que les femmes savent si bien mettre à la place du sentiment, lorsqu'elles ne s'en trouvent pas autant qu'elles l'auraient cru et qu'il leur en faudrait » 17. En la circonstance, ce qui lui manque est cet artifice qui l'avait lassé suffisamment pour lui faire rechercher ces plaisirs naturels et simples que devait lui procurer Lysidice ! L'échec est spectaculaire et met en lumière une des contradictions du libertinage. Cependant Alcibiade ne s'est pas mis en vain à l'école des Sophistes, il affirme si souvent et avec tant de force que son système réussit parce qu'il est le seul adapté à la nature des hommes et des femmes, que les critiques littéraires, séduits à leur tour, s'attachent seulement au cas de la malheureuse Lysidice : c'est « la franchise stupide » de la jeune fille qui le dégoûte 18 ; ou encore, elle ne sait pas donner à son acte l' aura de

. Ibid., p. 640-641.

18. A. Siemek attribue la rapide lassitude d'Alcibiade à là simplicité de Lysidice : « Alcibiade fait une expérience instructive : voulant goûter d'une beauté innocente et sans fard, il entretient


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la faute, parce qu'elle ignore les conventions de la vertu et de la moralité 19. Sans doute cela est vrai et l'on peut avancer que les choses ne pouvaient guère se dérouler autrement. Qu'attendait donc Alcibiade et pourquoi attendait-il quelque chose ?

Le récit d'Alcibiade contient des éléments de réponse à ces questions. Toutefois, pour en saisir la portée, il est bon de rappeler sa démarche habituelle : il est expérimentateur 20, mais ce n'est pas pour trouver du nouveau. Au contraire, il est question de vérifier l'exactitude de ses présupposés, de ses analyses ; à chaque fois, il entend montrer que sa clairvoyance ne se trouve jamais obscurcie par les illusions que se forgent si aisément l'amour-propre et la vanité.

On peut prendre pour exemple un point particulièrement délicat, celui des sentiments. Alcibiade répète volontiers qu'être aimé ajoute aux satisfactions d'une intrigue ainsi que d'aimer soi-même. Ce qu'il éprouve a toute la fougue, toute l'ardeur de l'amour, pourtant il sait fort bien que sa nature et ses réflexions aidant, ce sentiment ne s'inscrira jamais dans le temps, ne durera pas, ne prendra rien sur sa liberté. On conçoit qu'il ait avantage à ne pas se tromper en ce qui le regarde, mais sa clairvoyance n'est pas moins grande à l'endroit de ses partenaires. Il est vrai qu'en doutant de la qualité des élans qu'il suscite, qu'en faisant, dans le désespoir amoureux, la part belle et parfois toute la part aux blessures d'amour-propre, il innocente ses infidélités et ses inconstances, plus : il les justifie entièrement ; il faut pourtant convenir qu'il se prive ainsi d'une satisfaction de vanité, celle d'avoir fait naître des passions pures et profondes. Même chez celles dont la sincérité est insoupçonnable, chez celles qui lui ont le plus sacrifié, il trouve à reprendre : Aspasie a moins cédé à son penchant qu'à « la lassitude de la constance ou de la vertu » 21 ; Diotime brisée, au désespoir, se laisse prendre par Axiochus, elle inspire alors à son infidèle amant un méprisant : « Les femmes... » 22. Alcibiade est l'homme le moins susceptible d'illusions, les prestiges de la naissance, de la fortune, de la réputation ne l'influencent pas.

une ingénue pauvre et de basse naissance ; mais la franchisé stupide et sans apprêt de Lysidice

le dégoûte bien vite : il ne sait pas se passer d'« élégance» et de « finesse »».

A. Sieniek, La Recherche morale et esthétique dans l'oeuvre de Crébillon fils, p. 156.

19. Cl. Cherpack, An Essay on Crébillon fils, 1962, 6, p. 145.

20. Aspasie, dont la pénétration est si redoutable qu'Alcibiade doit bien convenir qu'il n'a jamais pu vraiment la tromper, a défini très justement ce qui intéresse le jeune homme dans l'amour qu'on lui porte : «... je suis quelquefois tentée de croire que vous ne voulez que faire des expériences... Oui, sans doute, vous cherchez à apprendre à quel point l'âme peut influer sur le corps, le coeur sur l'esprit, jusques où peut s'étendre votre pouvoir sur tous les deux ». Lettres athéniennes, T. VI, p. 74.

21. Lettres athéniennes, T. VI, p. 213.

22. Ibid., p. 419.


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Tel est-il, du moins dans son rôle d'homme à femmes, dans sa routine de libertin qui n'est pas l'unique fin de son existence, qui est un moyen, entre autres, de fixer sur lui l'attention du public, de l'occuper de son nom, de le préparer à d'autres triomphes, à ceux qui s'attachent à la conduite des hommes. Conquérir les femmes est aussi une voie pour atteindre ces buts glorieux, Alcibiade est convaincu que c'est un cheminement utile et nécessaire : rien n'est impossible à celui qui a su venir à bout de cet ennemi insinuant et déloyal ; les autres hommes doivent sentir qu'est légitimement leur chef celui qui réussit toujours où, souvent, ils échouent piteusement.

Pour la plupart des hommes, l'occasion, le hasard provoquent des rencontres qui seront à l'origine d'affaires décisives ou sans lendemain, de tourments, de joies, de souffrances. En vrai libertin, Alcibiade a banni de sa vie le hasard : elle est ce qu'il veut et il sait exactement ce qu'elle est. Cette transparence desséchante est ce qui le fait aspirer à autre chose, ce qui l'amène à se détourner du manège trop connu des femmes d'Athènes. Il fait passer au crible de l'analyse toutes ses réactions et celles de ses partenaires ; ainsi il a presque éliminé de sa vie les risques d'échec, mais c'est en éliminant aussi l'imprévisible, l'inattendu, le mystère... En même temps, il a banni de son existence sinon l'intérêt, du moins un ingrédient indispensable pour lui donner sel et saveur : la quête de la nouveauté. A ceux qui professent les mêmes principes que lui, à ses amis, il explique avec une bienveillance condescendante qu'ils ne savent pas se garder parfaitement de toute illusion, ce qui explique qu'ils se retrouvent souvent surpris ou déçus, ou les deux ensemble. Qu'ils l'observent un peu mieux encore, lui, Alcibiade, qu'ils écoutent plus attentivement ses leçons et ils parviendront, ou peu s'en faut, à la même maîtrise de la folle du logis. Mais précisément, elle n'a jamais fini de demander son dû. Alcibiade, qui l'a exclue de son projet d'existence, l'alimente secrètement, dans l'ombre.

Certes, ce n'est pas la seule raison qui explique son recours aux services d'un « Intendant de ses plaisirs secrets ». Ses autres plaisirs sont publics, ils sont un des éléments de la vie de société à Athènes ; cette publicité fait partie des satisfactions qu'il tire de ses aventures, il l'organise avec un soin minutieux. Il a des intrigues avec des femmes du monde, avec des hétaïres, pourquoi lui faut-il encore autre chose ? Dans ces affaires agencées avec soin, dosant savamment le scandale, le prestige, les temps de repos nécessaires pour déconcerter les sots avant de les surprendre à nouveau, Alcibiade s'amuse, mais c'est à la manière dont un acteur joue quand il est en scène. Si un public comporte toujours une grande part d'ignorants, il compte aussi de redoutables connaisseurs, des


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experts devant lesquels ni sa partenaire ni lui surtout ne doivent manquer un pas de ce ballet mondain. Alcibiade qui se doit de tromper toutes les femmes, éprouve inévitablement le désir de jouer le même tour à des spectateurs indiscrets qui pensent savoir tout de lui ! En outre, le seul épisode connu de cette vie soigneusement dissimulée, la dépravation d'une jeune fille à peine sortie de l'enfance, ouvre des perspectives inquiétantes sur les plaisirs secrets de l'arbitre des élégances athéniennes. Le libertinage n'est pas la débauche, mais il entretient avec elle des rapports subtils qui nous sont ici rapidement mais nettement indiqués.

Fasciné par la prodigieuse intelligence de mauvais sujets qui s'expriment avec une parfaite élégance, le lecteur a tendance à l'oublier et d'autant plus aisément qu'un vrai libertin est un homme qui se maîtrise et que sa sensualité ne domine pas. Voilà qui paraît fort étranger à la débauche ; il n'est pourtant pas de vrai libertin qui ne la connaisse et ne la pratique. Se consacrer entièrement au libertinage suppose un pessimisme profond, un mépris de la nature humaine presque total, tant à l'endroit des femmes que des hommes. Or, c'est dans le vice qu'on prend la mesure de l'abjection d'autrui. Ce lien, Crébillon le signale sans peser, mais avec une régularité intentionnelle : les comportements de Mazulhim et de Nassès dans Le Sopha, les confidences précises de Clitandre à Cidalise dans La Nuit et le Moment sont des exemples particulièrement osés auxquels on en pourrait joindre bien d'autres. Le cas de Lysidice, traité avec détachement, objet d'une analyse intelligente et abstraite, sollicite beaucoup plus l'esprit qu'il ne fait naître l'émotion. Crébillon révèle ainsi au lecteur qu'il est capable de lire sans grand émoi le récit d'une révoltante entreprise de dépravation, celle même qui est prêtée aux démons du libertinage, à Lovelace avec Clarisse Harlowe, à Valmont avec la petite Volanges 23.

Comme à tout libertin d'intention, l'orgueil fait clamer à Alcibiade qu'il se distingue des autres hommes, qu'il a pris des distances considérables avec leurs comportements habituels : lui regarde en face ce soleil, la vérité des relations humaines. L'aventure avec Lysidice souligne pourtant une des limites de ce retournement de valeurs : les rêveries, l'attente de l'inconnu, les illusions en un mot, il n'a pu les chasser de sa vie sans qu'elles resurgissent insidieusement, car il est impossible de vivre sans elles. Seulement un libertin n'imagine pas l'amour sous les espèces de la tendresse, du don du coeur, il recherche de nouvelles manières d'enchaîner l'autre, de le faire souffrir, de se faire aimer, d'être admirable pour un public, même restreint à la partenaire du moment.

23. S. Richardson, Histoire de Clarisse Harlowe. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses.


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A l'inverse de ce qui se pratique en société, le libertin assure, lui, qu'il sait ne rien prendre au sérieux, c'est son chemin de la liberté. Ce serait vrai, s'il n'était attaché à la perfection de son libertinage. Alcibiade plus que tout autre est dans ce cas : il punit quiconque émet la moindre réserve sur son pouvoir de séduction, serait-ce son meilleur ami 24. Il faut donc que le témoin privilégié de l'intrigue, la victime, lui rende ce tribut d'hommage, s'émerveille de sa méchanceté ; l'intérêt de toute aventure tient en partie à cette reconnaissance de supériorité, il arrive qu'elle n'en ait pas d'autre.

Voilà une tâche à laquelle Lysidice était tout à fait inapte et Alcibiade, si souvent fin psychologue, aurait pu le prévoir s'il ne s'était laissé emporter par son imagination. Pour apprécier un partenaire vraiment fruste, tel qu'il manifeste à l'état presque pur la part d'animalité que comporte la nature humaine, il faut beaucoup de vice ou être curieux en philosophe. Sur le premier point, Crébillon fournit dans Le Sopha, un exemple très hardi, puisqu'il s'agit d'une femme, en racontant l'histoire de Fatmé : cette grande dame assez habile pour avoir persuadé toute la ville d'Agra de sa vertu et, fait plus remarquable encore, son mari même, a eu simultanément plusieurs amants au temps où Amanzei a cherché refuge dans son sopha. Le sentiment ne l'intéresse pas plus qu'il n'occupe le jeune bramine avec qui elle s'est arrangée ; mais ce n'est pas suffisant, elle se montre, avec le bramine, « soigneuse des dehors », elle feint la délicatesse ; cette contrainte nuit à la sorte de plaisir qu'elle recherche, elle use donc d'un jeune esclave, Dahis, avec qui les façons ne sont pas nécessaires. Chez ce dernier, la condition servile s'accompagne d'une rusticité qui, puisqu'elle n'a pas dégoûté Fatmé, a sûrement été ce qui l'a séduite. Dahis n'est même pas beau, sa figure est « plus fraîche qu'agréable », il est stupide, incapable d'articuler le plus banal compliment, il fait partie de ceux « qui sont meilleurs à occuper qu'à entendre », aussi ne lui demande-t-on pas d'éloquence : « Ce n'était pas un amant, et pour Fatmé, qui ne cherchait pas l'amusement, c'était quelque chose de plus nécessaire » 25. Fatmé est une femme hypocrite et dépravée qui s'est donné cyniquement les partenaires aptes à satisfaire une sensualité brutale et bestiale. Le dévergondage philosophique peut aussi trouver son compte à l'étude de la pure nature, de sa tranquille impudeur, telle qu'elle apparaît chez Imirce qui a connu

24. Alcibiade a enlevé Praxidice à son ami Axiochus, parce que ce dernier doutait du pouvoir de son maître en libertinage à détacher de lui sa maîtresse. Comme, après l'événement, Axiochus a beaucoup dit que la victoire d'Alcibiade devait peu à ses talents, presque tout au caractère de Praxidice, Alcibiade lui enlève Hégéside dont Axiochus, méfiant sans doute, lui avait caché la conquête. Lettres athéniennes, T. VI, p. 172-181.

25. Le Sopha, T. III, p. 42, Londres, 1772.


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l'accomplissement charnel avant le langage, donc avant toute idée morale 26. Pour Alcibiade, il lui avait fallu rêver beaucoup pour imaginer qu'il trouverait l'ombre d'une satisfaction auprès d'une enfant imbécile qu'on ne peut s'amuser ni à désespérer ni à pervertir. Lysidice, qui n'a jamais entendu parler d'amour lors de l'irruption d'Alcibiade dans sa vie, n'associe nullement des sentiments exaltés à des actions qui, par elles-mêmes, ne les comportent pas, qui n'en comportent aucun, pas plus que ne s'y rattachent spontanément honte ou conscience de péché. Faute d'une indispensable propédeutique, lectures romanesques, confidences indiscrètes, l'imagination de Lysidice ne peut s'enflammer et la passion amoureuse, que l'on dit irrésistible, n'existe pas pour elle puisqu'aucun élément de sa vie intérieure ne vient en étayer la construction. Lysidice abandonnée ou rejetée, ce sera Lysidice sans Alcibiade et point davantage : sa vanité, son amour-propre ne se sachant pas intéressés à l'affaire, ne contribueront pas à lui faire éprouver une des douleurs les plus vives que l'on puisse sentir dans l'existence, mais qui n'en est pas moins dépourvue de tout fondement dans notre être. Les idées morales n'en ayant pas davantage, jamais Lysidice ne croira céder au vertige du mal ou le vouloir fougueusement. Tout ce que peut faire son amant c'est la corrompre, sans qu'elle s'en rende vraiment compte, ce qui n'est guère divertissant.

L'histoire de Lysidice est pour Crébillon l'occasion d'une malice : à son siècle, qui s'émerveille de tous les aspects de la nature, il entend montrer qu'elle est aussi dépourvue d'éléments romanesques ou poétiques qu'une cour de ferme ou qu'un jardin potager. Les romans du temps, comme la peinture, célèbrent à l'envi la grâce inimitable de la jeune fille. Mystérieuse pour tous et pour elle-même, elle attend, dans des sentiments confus d'impatience et de crainte, sa nécessaire, son inévitable métamorphose. Or, cette grâce inimitable, ce charme poétique paraîtraient à la vérité fort insipides, si l'imagination ne fournissait, ou peu s'en faut, à tous les frais ; tel semble du moins le sentiment de Crébillon. Lysidice est particulièrement inintelligente, il est vrai ; il l'est aussi que, si l'innocence n'est pas forcément liée à la sottise, elle l'est à l'ignorance, qu'elle est donc d'autant plus grande et mieux garantie qu'on a l'esprit moins curieux. Ainsi Lysidice est une image imparfaite, un peu tirée vers la caricature sans doute, mais enfin une image de la jeune fille naturelle, de celles que Diderot dépeint

26. H. G. Dulaurens, Imirce ou la fille de la nature, Berlin, 1765.


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à Tahiti ou le baron de Lahontan chez les Algonquins. Un observateur superficiel pourrait penser que les bois de Tahiti sont le théâtre d'événements très semblables à ceux qui se déroulent au coin des cheminées de Paris. Rien de plus différent pourtant de la marche tortueuse du civilisé que la conduite ouverte et franche du Tahitien, comme l'expose avec véhémence le vieillard du Supplément au Voyage de Bougainville :

Enfonce-toi, si tu veux, dans la forêt obscure, avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand jour...

Ils mangent pour vivre et pour croître ; ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice ni honte 27.

De vice, on n'en voit pas davantage dans le comportement des Algonquins qui, sans garder la chasteté jusqu'au mariage, n'en montrent pas moins beaucoup de modération, quand tout leur est permis, puisqu'ils se contentent de « courir l'aluméte une fois toutes les semaines », estimant que l'excès dans ce commerce entraîne une dangereuse déperdition de forces. En outre, l'auteur leur reconnaît une sagesse du coeur plus remarquable encore que la continence de la chair :

Ils n'ont jamais eu cette sorte de fureur aveugle que nous appelons amour... D'où je conclus qu'ils ne sont pas tout à fait si Sauvages que nous 28.

Ainsi, il y a une liberté tahitienne, un liberté algonquine, une liberté du bon sauvage, mais point de libertinage. La tranquillité de Lysidice devant les mystères de l'amour, l'impossibilité où se trouve Alcibiade de la transformer en une amante passionnée, jalouse et, pour finir, désespérée, le dégoûte de cette possession édénique. Il n'y a rien de commun entre sa corruption aristocratique et la candeur de moeurs d'avant le péché dont la stupide Lysidice lui donne l'idée qu'on en peut prendre à l'ombre du Parthénon... ou dans un boudoir rococo.

C'est une des leçons de cette histoire que de nous montrer l'incapacité du libertin à tirer satisfaction ou enseignement de cette nature à laquelle il croit parfois aspirer. Pour que Lysidice intéressât Alcibiade en dépit de la stérilité de son esprit et de la sécheresse d'une sensibilité que l'imagination ne stimule jamais, il aurait fallu que son dessein fût de l'étudier. Certes, se livrer à l'étude, c'est ce qu'il fait avec ses maîtresses, toujours sur le qui-vive pour tromper le premier, faire assaut de ruses diaboliques avec les plus

27. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, Oeuvres complètes, Le Club français du livre, T. X, p. 208.

28. Baron de Lahontan, Dialogues curieux entre l'auteur et un sauvage de bon sens, A. Margraff, 1931, p. 116.


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dangereuses, se livrer à l'autopsie d'une passion, se donner le luxe de dévoiler ses projets dans une conversation à double sens, etc. Il scrute attentivement les femmes afin de les connaître toujours mieux, de remporter des triomphes toujours plus rapides et plus surprenants ; il est, pour lui-même, l'objet d'un examen constant, à l'intérêt inépuisable ; mettant à profit des expériences que le profane pourrait juger semblables, équivalentes, mais où sa minutie découvre cependant des éléments nouveaux, il s'émerveille de ce qu'elles lui permettent d'exploiter au mieux ses dons naturels. Il est admiré par ses victimes, ses amis, ceux-là même qu'il scandalise. En s'intéressant à Lysidice, Alcibiade n'ignorait pas qu'il ne pouvait escompter aucun bénéfice de cette affaire pour sa position mondaine, il le voulait ainsi, mais il en attendait sûrement la satisfaction de produire une impression entièrement neuve sur un coeur simple et à partir de là, peut-être, celle de dégager de cette aventure un savoir utilisable en d'autres circonstances. Pour cette fois, tous les calculs du maître ont été déjoués, car l'attention qui demande détachement et oubli de soi n'est le fait ni d'Alcibiade ni d'aucun autre libertin.

A travers cette anecdote, on voit bien que ces pourfendeurs de convenances, de conventions, de bienséances, fondent leur réputation et leur pouvoir sur ces interdits sans lesquels ils ne seraient rien : pour « une fille naturelle », un lourdaud tel Aglaophon, accordé à sa rusticité, développe une séduction beaucoup plus agissante que celle du plus prestigieux des amants d'Athènes. Après qu'Alcibiade a rapporté ce petit malheur, le sens des propos contradictoires qu'il tient sur la nature s'éclaire : tantôt il prétend amener l'amour à s'y conformer, tantôt il affirme qu'il lui tourne le dos. C'est que le libertin s'est mis dans l'incapacité de mieux faire, de ramener à l'unité sa philosophie et sa conduite. Son prestige, sa réputation équivoque et brillante tiennent à l'audace avec laquelle il fronde la morale et brave l'honnêteté en prétendant qu'il introduit plus de vérité dans le commerce amoureux des hommes et des femmes, qu'il le débarrasse de ses oripeaux de théâtre, qu'il le ramène à la nature. Mais s'il réussissait vraiment dans son entreprise, sa raison d'être disparaîtrait en même temps. Ce monde qu'il condamne doit demeurer inchangé pour que son rôle se pérennise et que puisse toujours recommencer son jeu destructeur. Dans une société dont les structures demeurent, heureusement pour le libertin, immuables, il superpose ses conventions à celles qu'il combat. La nature est un prétexte, le libertinage ne peut pas être naturel.

COLETTE CAZENOBE.


GENESE JURIDIQUE DU PERSONNAGE CRIMINEL DANS « LA COMÉDIE HUMAINE »

On sait que le monde du crime fascinait Balzac. Les criminels abondent dans ses romans. Chez un auteur aussi averti que lui du phénomène criminel et de la pensée pénaliste de son temps, un tel intérêt incite à chercher ce que la création de personnages criminels peut devoir aux développements de la science criminelle. Historiquement, en effet, La Comédie humaine se situe au confluent de trois moments importants de cette science. Elle est postérieure au grand mouvement de pensée pénale du XVIIIe siècle, qui aboutit en France aux codes de la Révolution et de l'Empire. Cette tradition dite « classique » du droit a formulé une conception essentiellement philosophique du criminel, fondée, on le verra, sur la notion d'autonomie de la volonté. La Comédie humaine est, par ailleurs, contemporaine d'un mouvement de réforme qui critiquait le caractère trop abstrait de la conception classique et se proposait de corriger le légalisme excessif qu'elle avait engendré. Ce second mouvement, appelé « néo-classique », prit son essor en plein Romantisme, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet 1. Il était donc bien connu de Balzac 2. Enfin, La Comédie humaine se fait l'écho d'une conception positiviste et déterministe qui, encore en gestation, sans doute, à l'époque où écrit Balzac, plus tard dans

1. Sur le droit classique et le droit néo-classique, voir : Marc Ancel, La Défense sociale nouvelle (Paris, Cujas, 1954) ; Julien Bonnecase, La Notion de droit en France au XIXesiècle (Paris, Boccard, 1919) ; R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français (Paris, 1898-1912) ; Charles Lucas, Du Système pénal et du système répressif en général (Paris, 1827) ; Roger Merle et André Vitu, Traité de Droit criminel, 4e éd., (Paris, Cujas, 1981) ; Tarde, La Philosophie pénale (Paris, 1895).

2. Sur Balzac et le droit, voir : Lucien Jansse, « La Conception du droit chez Stendhal et Balzac », Stendhal et Balzac, Actes du VIIe congrès international stendhalien (Paris, Librairie Nicaise, 1972), p. 91-101 ; Adrien Peytel, Balzac, juriste romantique (Paris, 1906) ; Madeleine de Saint-Germés, Balzac considéré comme un historien du droit (Besançon, Imprimerie de l'Est, 1936). Voir aussi note 6.

R.H.L.F., 1987, n°1, p. 46-67


LE PERSONNAGE CRIMINEL DANS « LA COMÉDIE HUMAINE » 47

le siècle deviendra celle de la criminologie naissante. Dans cette étude, qui se concentre presque exclusivement sur la genèse juridique du personnage criminel, le rôle des développements préscientifiques de la criminologie dans la genèse du criminel balzacien ne sera évoqué que pour faire un contrepoint, utile et peut-être nécessaire, à celui des conceptions classiques et néo-classiques du droit 3.

On fait généralement remonter le droit pénal classique à L'Esprit des lois de Montesquieu. Pourtant, l'ouvrage fondamental semble bien avoir été le traité Des Délits et des peines de l'Italien Cesare Beccaria, dont le succès fut extraordinaire dans les cercles philosophiques 4. Ce que demandait Beccaria et, avec lui, les philosophes et criminalistes animés d'un esprit de justice, ce n'était pas seulement l'allégement des peines et un traitement plus humain du condamné, c'était surtout une protection contre l'arbitraire. Dans la France de l'Ancien Régime, par exemple, les crimes étaient mal définis, les pénalités variaient avec la qualité des personnes, avec les provinces, et aussi avec les magistrats qui condamnaient parfois sans texte de loi. Cette absence de fixité, d'uniformité, de norme juridique, affectait jusqu'aux règles de l'instruction. La réforme demandée consistait donc essentiellement, en matière pénale comme en d'autres, à instaurer ce que le jurisconsulte Feuerbach, le père du philosophe, appelait « le règne du Droit ». Feuerbach voyait même dans l'instauration de ce nouveau souverain et protecteur qu'est «le Droit», la mission essentielle de l'État 5. Les révolutionnaires de 1789 et de 1793 et leurs disciples, dans leur combat contre l'arbitraire, firent du droit un véritable mythe. On crut « à l'existence d'un Droit universel et immuable, source de toutes les législations positives ; il n'est que la raison naturelle en tant qu'elle gouverne les hommes », dira l'Avant-projet de Code civil de l'An VII, à l'aube du Consulat 6. « Le. droit, a pu écrire un juriste historien, Julien Bonnecase, s'est révélé à la France de la Révolution avec toute la majesté impressionnante que revêt, malgré tout et malgré elle-même, si l'on peut dire, une Force éternelle, au champ d'action sans limites, toujours égale à elle-même» 7.

3. Les problèmes de politique criminelle qui, avec ceux de droit criminel et de criminologie, constituent la science criminelle, ne sont pas considérés dans cette étude.

4. Dei Delliti e delle pene fut traduit par Morellet et annoté par Diderot. Voltaire le commenta : voir Marcello M. Maestro, Voltaire and Beccaria as Reformers of Criminal Law (Columbia, 1942).

5. Voir Marc Ancel, op. cit., p. 95.

6. Cité par Michel Lichtlé : « Balzac à l'École de droit », L'Année balzacienne, nouvelle série, n° 3 (1983), 134. Dans cet excellent article, c'est tout le conflit des idéologies d'une époque que l'auteur fait revivre, à travers les programmes d'études, les règlements intérieurs, les nominations de professeurs, les manifestations des étudiants.

7. Julien Bonnecase, op. cit., p. 186.


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On établit d'abord ce grand principe, repris par les codes criminels de la Révolution de 1791 et de 1793 : pas de peine sans loi. Nulla poena sine lege. Il protégeait de l'arbitraire. Dans le même esprit, le législateur établit un système très précis de rétribution fondé sur le degré de gravité de l'infraction. A tel crime correspondait telle peine que le juge était tenu d'appliquer, de façon absolue dans les codes révolutionnaires, et dans d'étroites limites dans le Code pénal de 1810 promulgué par Napoléon 8. L'égalité devant la loi était assurée puisque tous les auteurs d'un délit donné se voyaient appliquer la même peine 9. Le système fut renforcé (déformé, diront plus tard ses critiques) par la tendance des juristes à voir dans les codes des textes sacro-saints dont l'esprit se confondait avec la lettre. L'interdiction napoléonienne, faite aux professeurs des écoles de droit, de professer, voire d'évoquer, le droit naturel dans leurs cours, accentua cette tendance à l'exégétisme. En matière criminelle, ce fétichisme textuel durcissait le principe de stricte égalité dans la sanction.

Ce sont les implications philosophiques de cet automatisme pénal qui nous retiendront surtout. Au moment de commettre son délit, le criminel est supposé être en pleine possession de ses facultés et de son jugement, agir volontairement, délibérément, et connaître parfaitement la nature délictuelle de son acte. Un juriste contemporain, Marc Ancel, a pu le définir ainsi : « raisonnable, maître de ses actes et toujours libre de choisir entre le bien et le mal, l'homme de Descartes» 10. Qui plus est, le cas de folie mis à part (encore un certain Dr. Heinroth prétendit-il en 1801 que « la démence était une faute de l'individu qui avait voulu quitter la route de la vertu et perdre la crainte de Dieu »11), tous les hommes sont supposés posséder au même degré cette autonomie de la volonté, chose du monde la mieux partagée. On comprend qu'un même délit leur attire la même peine. Et c'est au nom de cette belle fiction, celle de l'homo deliquens, qu'on envoya alors les hommes en prison 12.

8. Arrêt de la Cour de Cassation du 8 septembre 1809 : « Les lois doivent être appliquées dans un sens restrictif ». En matière pénale surtout.

9. Ce système eût été plus juste et eût mieux mérité le nom de rétribution si les peines n'avaient été si sévères, si disproportionnées à la faute. Sur ce point, les auteurs du Code pénal furent surtout influencés par les idées de J. Bentham. Les hommes obéissent au principe de la recherche du plaisir. Il ne faut pas les encourager à mal faire en les punissant légèrement.

10. M. Ancel, op. cit., p. 48.

11. Cité par Erico Ferri, Les Criminels dans l'art et la littérature, 2e édition (Paris, Alcan, 1902), p. VI.

12. L'homo deliquens, observe M. Ancel, « est assez semblable au fameux homo economicus des économistes ou, si l'on veut, au bonus pater familias des civilistes », op. cit., p. 94. Sur les fictions légales, voir :-A. Lawrence Pollack, More Legal Fictions (London, Stevens and Sons, 1946) ; Lon L. Fuller, Legal Fictions (Stanford University Press, 1967).


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Le droit, cependant, vit moins confortablement de fictions que la littérature. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, malgré le respect quasi mystique que l'on portait aux codes Napoléon, on s'aperçut en jurisprudence qu'ils étaient d'une application parfois difficile. Le juge pénal, en particulier, se rendait bien compte que, s'il jugeait les actes, c'était les individus qu'il envoyait en prison. Et puis, l'esprit du temps n'était plus le même qu'au siècle précédent. L'époque romantique, moins ouverte à la pure abstraction que l'époque philosophique, plus attentive aussi à ce qui nous rend unique, plus curieuse des mystères de l'âme et par suite plus pénétrée de sentiments religieux, s'orienta en droit vers une redéfinition du criminel. Son image devint plus concrète, plus complexe. Ce changement fut l'oeuvre du mouvement « néo-classique » auquel participèrent Rossi, Guizot, Jouffroy et Lucas. Ces jurisconsultes critiquèrent le légalisme outrancier d'un système qui appliquait trop mécaniquement les peines prévues. Ils demandèrent que l'on prît en considération la personne morale de l'accusé. Le libre arbitre de celui-ci est toujours reconnu, mais on ne le considère plus comme absolu. Le juge ne se contentera donc pas de catégoriser les faits pour appliquer la peine correspondant à la nature et au degré du délit. Il devra d'abord explorer le caractère de l'accusé et apprécier le degré de liberté dont il jouissait au moment de commettre son acte. Il pourra alors déterminer le degré de sa faute, c'est-à-dire sa responsabilité, et choisir, dans des limites variables déterminées par la loi, la pénalité qui s'impose. Ainsi donc, on ne dira plus comme dans le système classique pur : à tel délit s'applique telle peine, mais : tel degré de perversité mérite telle sanction. Comme l'observe Charles Lucas, en 1827 : « Le même acte peut admettre des agents de perversité très différents dans ses degrés... C'est la conséquence de cet élément variable, l'intentionalité ». Et il conclut : « La justice répressive doit partir des agents, non des actes » 13. Ce fut le modeste début du mouvement de personnalisation des peines. Un certain relativisme entre dans l'application de la loi pénale. Le souvenir de l'Ancien Régime s'éloignant, on craignait moins, sans doute, le retour de l'arbitraire.

Cette doctrine eut un certain succès auprès du législateur. Une loi de 1832, appliquant des principes posés dès 1829, ouvrit largement l' éventail des sanctions pénales que le juge pouvait choisir pour un crime donné. Elle institua aussi les fameuses « circonstances atténuantes », pratiquement inexistantes jusqu'à cette date. C'est enfin dans l'esprit du mouvement néo-classique que fut créé un fichier destiné, non à assister la police judiciaire dans son enquête,

13. Ch. Lucas, op. cit., p. 281-282 et 284.


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mais à aider le juge à déterminer le caractère moral de l'accusé. Balzac connaissait ce casier judiciaire et l'admirait : « Ce calepin, bilan des consciences, est aussi bien tenu, dit-il, que celui de la Banque de France sur les fortunes » (SMC, 726). L'image du bilan bancaire évoque ces pesées d'âmes auxquelles vont désormais se livrer, à qui mieux mieux, avocats, procureurs et juges dans l'arène du prétoire. A l'arithmétique légale du droit classique succède un savant algébrisme psychologique et moral.

Ces deux conceptions du criminel étaient naturellement bien connues de Balzac. La conception classique était enseignée à l'École de Droit où il a pu l'apprendre 14. Elle était pratiquée dans sa forme pure au commencement de la Restauration. Balzac, on le verra, la fait entrer dans ses premiers romans, quand il signait encore Horace de Saint-Aubin (Annette et le criminel). Elle pouvait difficilement demeurer en dehors de La Comédie humaine où elle inspire, par exemple, L'Auberge rouge et explique, en partie du moins, le volontarisme de Vautrin. Quant aux néo-classiques, Balzac a suivi de près leurs discussions sur la réforme du code, qu'il critique parfois sévèrement. Il craint, en particulier, que la liberté accordée aux juges et aux jurés par les lois de 1824 et de 1832 sur les circonstances atténuantes et les minima et maxima des pénalités n'encourage chez eux l'indulgence et la faiblesse, et ne transforme Paris en « une forêt vierge pour animaux féroces » (SMC, 830) 15. On peut lire la trilogie constituée par Le Père Goriot, Les Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, ces deux derniers romans surtout, comme une dramatisation romanesque des deux conceptions, classique et néo-classique, qui avaient cours de son temps 16.

14. Sur les études juridiques de Balzac, voir Elyane Bouyssou, « Balzac à la Faculté de Droit ; Thomassy et Popinot », L'Année balzacienne (1972), 363-370, et surtout l'article cité plus haut (note 6) de Michel Lichtlé. Ce critique note que Balzac était inscrit au cours de procédure civile et criminelle de Pigeau. Il fait aussi remarquer que le moment où Balzac a cessé de s'inscrire correspond à la fermeture de la Faculté à la suite des troubles causés en 1819 dans le monde étudiant par le cours de Bavoux (successeur de Pigeau) sur la mort civile des émigrés et la confiscation de leurs biens.

15. Après l'arrestation de Vautrin et de Lucien, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac, qui juge utile d'expliquer à son lecteur « la marche d'un procès selon le Code pénal de 1810 », en profite pour critiquer ainsi les nouvelles lois : « Encore un mot sur la constitution de ce monde criminel, que l'abolition de la marque, l'adoucissement des pénalités, et la stupide indulgence du jury rendent si menaçant. En effet, dans vingt ans, Paris sera cerné par une armée de quarante mille libérés ». (p. 830).

16. En dépit du rôle important joué par le droit dans La Comédie humaine (voir note 2), le nombre de métaphores de droit et de justice qui s'y rencontrent est petit, note Lucienne FrappierMazur qui en compte 27 : L'Expression métaphorique dans La Comédie humaine (Paris, Klincsieck, 1976), p. 191, note 199. « L'intérêt principal de cette catégorie est d'énoncer avec beaucoup de netteté la distinction entre loi officielle d'un côté, loi naturelle et loi sociale de l'autre », p. 191.


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Le récit de L'Auberge rouge 11 qui entre dans les Études philosophiques, illustre, tout en la critiquant, la conception classique du criminel. A" cette fin, Balzac a situé son sujet, le meurtre d'un commerçant allemand dans une auberge rhénane, au temps des guerres révolutionnaires, « vers la fin de Vendémiaire, An VII, époque républicaine qui, dans le style actuel, correspond au 22 octobre 1799 » (AR, 92). Le code de Brumaire An IV, d'un classicisme encore plus étroit que ne le sera le code de 1810, était donc encore en vigueur.

Le nom de la victime nous place d'emblée en philosophie du droit : Walhenfer, déformation probable de l'allemand wählen, choisir 18. Walhenfer est, en effet, porteur du choix moral auquel sont confrontés les deux jeunes Français, Prosper Magnan et Frédéric Taillefer, qui songent à le tuer pour le voler. Seul Taillefer ira jusqu'au bout de son intention. Magnan renoncera. Pour illustrer l'autonomie de leur volonté au moment du « passage à l'acte », Balzac écarte tout ce qui pourrait suggérer une influence, un déterminisme particulier. Il fait en sorte que les deux jeunes gens se ressemblent en tout point. Tous deux sortent de familles ayant le sens des valeurs morales et ont appris, dès leur enfance, à distinguer le bien du mal. Tous deux aussi sont médecins, « chirurgiens militaires, hommes de science et de mérite » (AR, 93), ce qui leur confère aux yeux de l'auteur la capacité d'examiner objectivement et cliniquement leurs actes : « Les plus habiles d'entre eux nous confessent l'âme en confessant le corps », dit Bianchon de ses collègues, dans L'Interdiction (I, 899). Balzac les appelle encore « philosophes », enclins, donc, et habiles à analyser leurs actes sur le plan de la réflexion morale et métaphysique. Il ne faut pas, cependant, que leur éducation et leur savoir constituent une sujétion. Balzac les envoie donc en Allemagne avec leur régiment, le milieu familial n'y sera plus déterminant. La révolution et la guerre enlèvent aussi de son prix à la vie humaine. La victime leur est d'ailleurs à peu près inconnue, c'est une rencontre de passage. Son meurtre sera un « demi-crime », comme celui du moribond de la Nouvelle Hollande, évoqué par l'abbé de Montivers dans Annette et le criminel 19, ou celui du mandarin chinois de

M. La Comédie humaine, publiée sous la direction de P.-G. Castex (Paris, Gallimard, 1976-1981), vol xi, L'Auberge rouge. Nos références à La Comédie humaine renvoient à cette édition.Nous utilisons les sigles suivants :Le Colonel Chabert, vol. III : CC ; Le Père Goriot, vol. III : PG ; Illusions perdues, vol. v : IP ; Splendeurs et misères des courtisanes, vol. VI : SMC ; L'Interdiction, vol VI : I ; Une ténébreuse affaire, vol. VIII : TB ; L'Auberge rouge, vol. XI : AR.

18. La dernière syllabe du nom Walhenfer fait naturellement songer au latin fero, je porté. En allemand, on pense aussi à Wallfahrer, le pèlerin. Quant à Taillefer, son nom suggère en français un homme au caractère dur et trempé (voir plus bas la note 26).

19. « Si par un regard tu pouvais tuer, à la Nouvelle Hollande, un homme sur le point de périr, et cela sans que la terre le sût ; et que ce demi-crime (c'est Balzac qui souligne), dis-tu dans ton


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Rastignac dans Le Père Goriot. Balzac ne veut pas non plus que ces deux amis s'influencent l'un l'autre. Aucune complicité : quand Magnan se lève pour tuer, il croit Taillefer endormi, et inversement. L'auteur écarte enfin tout ce qui pourrait les troubler dans l'action. Il ne veut pas qu'ils tuent par crainte d'être découverts, comme Tascheron dans Le Curé de village. Aussi tout le monde dort-il profondément dans l'auberge, y compris la victime, après avoir bien mangé et bien bu. Et surtout, toujours pour les besoins de la thèse, il importe que le meurtrier n'agisse qu'après mûre réflexion. Siège du libre-arbitre, la raison ne s'exerce pas dans l'agitation. Or, au moment de frapper, Magnan est soudain saisi de palpitations et croit entendre une voix et voir une lumière. Balzac envoie donc son personnage, qui songe toujours à tuer, faire une petite promenade sur les bords du Rhin. Promenade bénéfique : « La raison finit par calmer complètement sa frénésie » (AR, 103). Prosper Magnan peut alors user de cette liberté généreusement prodiguée par l'auteur qui en a aussi soigneusement programmé la mise en oeuvre. Il renonce à son crime. Pour s'éviter une redite, Balzac ne dit pas ce que pense ni ce qu'éprouve Taillefer en commettant le sien. Les deux jeunes gens sont en effet taillés sur le même patron. Expliquer le crime de Taillefer par des raisons uniques et propres à ce seul personnage serait le doter de déterminants particuliers, donc aller à l'encontre des intentions du récit. En négligeant de décrire l'assassin dans l'accomplissement de son crime, Balzac nous renvoie à un modèle abstrait d'être humain dont Taillefer, comme Magnan, serait la réplique.

Balzac aborde ensuite le problème concret de l'application en justice de cette conception métaphysique du criminel. Taillefer s'étant enfui, Magnan est accusé à tort d'avoir participé au meurtre. Comme on pouvait s'y attendre, son procès obéit aux principes généraux du droit classique (certes, il comparaît devant un tribunal militaire, mais ce fait peut affecter la forme et non le fond du procès). L'interrogation de l'accusé, rapportée brièvement par Balzac, ne porte, de façon significative, que sur les faits. Or, les faits sont accablants. Ils convainquent les juges qui appliquent automatiquement à l'acte criminel la pénalité prévue par la loi : Magnan est condamné à mort. Jamais les juges ne se sont interrogés sur le degré de responsabilité de l'assassin. Elle est supposée entière, totale, égale à son libre arbitre présumé absolu. Les juges ont sans doute fait une erreur dans l'analyse des faits, ils se sont trompés,

coeur, te fit obtenir une fortune brillante, tu serais déjà dans ton hôtel, dans ton carrosse, tu dirais : Mes chevaux, ma terre et mon crédit ! », Annette et le criminel (Paris, GF, Flammarion, 1962), p. 182.


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mais en appliquant aveuglément la sanction sans se pencher sur la personne de Magnan, ils ont jugé selon la loi. Rappelons enfin qu'ils n'étaient pas libres de choisir une moindre sentence. Le procès de Magnan évoqué par Balzac est caractéristique d'un procès en droit classique :c'est toujours le même être, le même homo delinquens que l'on a devant soi. On ne juge donc que les faits.

Balzac ne se contente pas d'exposer le système classique, il en fait aussi la critique, ce qui souligne le titre donné à cette partie du récit : « L'IDÉE ET LES FAITS » 20. C'est moins l'erreur judiciaire commise qui tourmente Balzac que la possibilité d'un acquittement. Certes, Magnan n'a pas tué et est condamné à tort, mais il est bien difficile d'excuser sa longue préméditation et les préparatifs minutieux qui l'ont accompagnée. Comme l'observe M. Bardèche, chez Magnan, « la pensée du crime a atteint un tel degré de précision, elle a été si bien au bord de l'acte même, elle a si bien fait corps avec lui, qu'on est troublé comme si elle était l'acte même » 21. « La délibération était sans doute un crime », suggère Balzac (AR, 108). Elle mérite une sanction. Aussi sent-on Balzac préoccupé dans son récit par un autre procès, pour tentative criminelle, qui aurait dû être intenté à Magnan. La tentative criminelle implique une intention suspendue (« l'idée ») et seulement un commencement d'exécution. L'acte criminel manquant, on ne peut juger que l'intention, d'ailleurs partielle. Le système classique est donc en défaut. Comment, dans la tentative, se dispenser d'entrer dans l'esprit de l'accusé ? Comment appliquer automatiquement une pénalité à un acte qui n'a pas été commis parce qu'on y a renoncé ? Aussi bien, le code de Brumaire An IV, code en tout point fidèle aux conceptions classiques, était-il muet sur la tentative. Pour mieux se faire comprendre, Balzac évoque un cas voisin de la tentative, celui du somnambulisme. Magnan, qui se souvient en avoir eu un accès à l'âge de six ans, se demande s'il n'aurait pas tué dans son sommeil (il croit Taillefer innocent, enfui par peur). La suggestion fait sourire le tribunal et aussi le lecteur. L'auteur n'y donne d'ailleurs pas de suite. Elle a pourtant sa raison d'être. Il y a, en effet, dans le somnambulisme comme dans la tentative, divorce entre l'acte et l'intention. Intention sans acte dans la tentative, acte sans intention dans le somnambulisme. On ne peut présumer une intention de tuer lorsque l'acte est commis par un somnambule 22. Le droit ne peut suivre le raisonnement de cet

20. Sur les titres donnés par Balzac aux différentes parties de son récit, voir plus bas la note 23.

21. Cité par A.-M. Meininger, op. cit., p. 86.

22. A.-M. Meininger observe également que le somnambulisme invoqué par Magnan a pour raison d'être d'introduire « une notion d'inconscience », AR, p. 1252, note 2.


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empereur romain qui fit mettre à mort son ami parce qu'il avait rêvé qu'il l'assassinait : « Tu n'y aurais pas rêvé la nuit si tu n'y avait songé pendant le jour ». Outre le somnambulisme, Balzac aurait pu également invoquer la folie, la monomanie, la contrainte, Tébriété (ils avaient bu) qui, en droit classique, présentent des difficultés similaires d'imputation. La tentative a l'avantage sur tous les cas précités de supposer l'agent entièrement conscient de ce qu'il entreprend. Surtout, elle permet d'entretenir une équivoque à la fois dans les intentions et dans les actes (intention suspendue, préparatifs interrompus), et par suite d'obliger le juge à se concentrer sur la personne même de l'accusé, à suivre dans le détail les méandres de sa volonté criminelle, surtout au moment de la suspension de l'acte qui peut avoir un caractère volontaire ou involontaire et, dans bien des cas sans doute, volontaire et involontaire. C'est ce que suppose, d'ailleurs, la loi du 22 Prairial An IV, qui vint remédier au silence du code de Brumaire An IV. Cette loi, qui aurait peutêtre permis à Magnan de sauver au moins sa tête si on lui avait fait le procès qu'il méritait, stipule que « toute tentative de crime manifestée par des actes extérieurs et suivie d'un commencement d'exécution sera punie comme le crime même, si elle n'a été suspendue que par des circonstances indépendantes de la volonté du prévenu ». Pour appliquer cette loi, il faut bien décortiquer l'intention criminelle. On ne peut se dispenser d'examiner la personne, affirmeront plus tard, et de façon générale, les jurisconsultes néo-classiques contemporains de Balzac. C'est sur ce point qu'ils mèneront leur combat contre le système classique. La critique du droit classique implique aussi une critique de la notion de justice sur laquelle ce droit est fondé. Notre sens de la justice est le plus souvent ambivalent, contradictoire. Si le système classique satisfait notre sentiment égalitaire de la justice, il choque aussi notre désir d'un justice personnalisée, dans laquelle l'individu n'est pas complètement oublié. D'où ce reproche que lui fait le romancier : « Dès qu'un homme tombe entre les mains de la Justice », observe Balzac dans Le Colonel Chabert, « il n'est plus qu'un être moral, une question de Droit ou de Fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre » (CC, 369). L'indifférence du juge classique pour la personne du criminel contribue à faire de la justice humaine une institution errante et limitée : Magnan est condamné pour un crime autre que celui qu'il a commis et Taillefer ne sera même pas poursuivi. Aussi Balzac oppose-t-il à cette justice humaine (fût-elle ou non tirée du droit naturel) une Justice transcendante capable de suppléer à ses insuffisances. Cette Justice, dont on précisera la nature ou la source plus bas, sanctionne nos intentions criminelles, juge notre conscience, notre caractère moral et,


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surtout, elle châtie les criminels impunis. « Si nous échappons à l'une, nous n'évitons jamais l'autre ! » (AR, 115). « LES DEUX JUSTICES », c'est le titre donné par Balzac à la partie de son récit qui évoque l'exécution de Magnan et décrit la punition extrajudiciaire de Taillefer (AR, 112) 23. On a vu qu'aux yeux de Balzac, la tentative de Magnan était criminelle (AR, 108). « Je ne suis pas innocent », reconnaît de son côté le jeune homme (AR, 102). L'erreur judiciaire dont il est victime n'en est donc pas une au regard de cette autre Justice qui répare à sa façon les imperfections de la justice humaine et les insuffisances ou contradictions du droit24. Taillefer, lui, sera frappé périodiquement d'atroces crises de névralgies qui lui feront mille fois souhaiter la mort. Ce sera son châtiment. Ce recours à une Justice supérieure ne signifie pas, au contraire, que Balzac renonce aux conceptions élevées que les classiques ont du droit et de la justice. Seulement, il ne voit rien d'absolu dans le système de droit et d'administration de la justice qu'ils ont créé. On verra plus loin dans quelle mesure, et avec quelles restrictions, ses critiques du système classique font de lui un adepte de la nouvelle école.

Cependant, avant de revenir aux positions néo-classiques auxquelles ces remarques nous conduisent, il importe de dégager ce que Vautrin, le plus célèbre criminel de La Comédie humaine, peut devoir aux conceptions classiques du droit. Certes, la genèse de Vautrin n'est pas uniquement juridique. Balzac emprunte à « la vie » et à la littérature autant qu'au droit. Sa personnalité singulière, son intelligence, sa présence physique, son cabotinage, ses moeurs enfin, ne permettent pas de le réduire à une pure abstraction, ce qu'étaient dans une grande mesure les deux jeunes médecins de

23. Après une introduction qui présente des convives parisiens au dessert, prêts à entendre l'histoire du crime racontée par l'un d'eux, Balzac divise son récit en deux parties (dans l'édition Furne) : « L'IDÉE ET LE FAIT » et « LES DEUX JUSTICES ». Le premier titre ne pose aucun problème et désigne, comme l'écrit A.-M. Meininger « le crime en idée » commis par Magnan et « le crime de fait » commis par Taillefer, ce que nous avons appelé tentative d'une part, acte (crime commis et crime jugé) d'autre part. Le second titre est moins clair. Selon A.-M. Meininger, il aurait pour but de « montrer les deux conséquences du crime réel : sur le criminel et sur la société ». Sur Taillefer, victime d'épouvantables maux de tête ; sur la société : « la pensée du crime détermine des réactions idiosyncrasiques » chez les convives, elle empêche même un mariage avec Victorine, la fille de Taillefer. La matérialité des effets de la pensée est, en effet, le thème général des Études philosophiques, comme le note justement A.-M. Meininger (op. cit. p.79-80). Pour nous, dans le cadre de cette étude, le second titre oppose une Justice transcendante à la justice humaine. L'exécution de Magnan relève de la justice humaine mais aussi de la Justice transcendante. La punition de Taillefer relève de cette dernière seulement. Taillefer est puni non seulement dans son corps, mais dans ses enfants : son fils est tué en duel ; sa fille, malgré ses millions, est condamnée à la solitude sentimentale (ce dernier épisode avait pour titre « LE CAS DE CONSCIENCE » dans les éditions antérieures. Balzac a supprimé ce titre. Il était inutile et surchargeait la leçon du récit).

24. C'est un tribunal militaire qui condamne Magnan. Or, aux yeux de Balzac, « la justice militaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien » (CC, 343).


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L'Auberge rouge. Pourtant, cet extraordinaire personnage, si étonnamment vivant, se comprend mieux si on le considère à la lumière de la tradition classique du droit. On verra qu'il sert à Balzac de point de comparaison entre le criminel classique et le criminel néo-classique. Ce sont les aspects juridiques de sa genèse qui expliquent aussi, croyons-nous, sa dimension mythique. De tous les criminels de La Comédie humaine, il est à cet égard le plus propre à illustrer comment l'imagination du romancier transforme les données fournies par la réalité.

Si Vautrin a des passions, il est criminel par raison. Il choisit le crime. Philosophe du crime, il fait même de la volonté, de la capacité de faire des choix, négatifs mais entièrement libres, entre le Bien et le Mal, et surtout entre le légal et l'illégal, la première qualité de l'être. « Voici le carrefour de la vie, jeune homme, choisissez », dit-il à Rastignac dans Le Père Goriot. « Je ne veux pas que ce soit la passion, le désespoir, mais la raison qui vous détermine à venir à moi » (PG, 139). De fait, ce roman est le roman du choix, comme le seront, de façons diverses et peut-être plus complexes, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Chacun de ces romans raconte l'histoire d'un jeune homme, à l'âge donc où l'on entre dans la vie, ainsi placé à la croisée des chemins 25. Vautrin, forgeur d'âmes 26 et philosophe du choix, précise et dicte les options.

Aussi Vautrin peut-il ici être ramené à l'acte criminel même qui, dans la conception classique, est la manifestation extérieure, phénoménale, de cette libre conscience. Vautrin choisit le crime, il est donc le crime, qu'il incarne comme Goriot incarne la Paternité, Birotteau le Commerce, Gobsek l'Usure. « Ces deux hommes, le CRIME et la JUSTICE se regardèrent », dit Balzac de Vautrin et du procureur-général Granville (SMC, 899). En tant que type, Vautrin incarne donc un acte, ou plutôt l'essence d'un acte, non la personne concrète du criminel, par exemple son tempérament. Il ne représente le criminel qu'à travers le caractère illicite de ses actes. Aussi est-il le type même du hors-la-loi, expression entrée dans la langue française au temps du droit classique dont elle traduit fidèlement la pensée : le criminel n'existe au regard du droit que

25. Pour Balzac, le début dans la vie est un moment particulièrement crucial. « Il y a dans le parc de Versailles un Achille entre le vice et la vertu qui me paraît un bien grand chef-d'oeuvre et j'ai toujours pensé en le voyant à ce moment critique de la vie humaine », lettre à Mme Hanska, 29 janvier 1833, cité par R. Cholet, op. cit., p. 108.

26. Pierre Citron observe que le nom de Herrera est presque celui de Ferragus (on ajoutera celui de Taillefer) : « L'un et l'autre contiennent l'idée de fer. Herrera proclame d'ailleurs sa volonté d'être, dans l'intérêt de Lucien, « comme une barre de fer ». Son nom est presque celui de forgeron en espagnol, herrero. Il forge les âmes ductiles des faibles créatures qu'il asservit », op. cit., p. 407.


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par la nature juridique de ses actes, c'est-à-dire leur infraction. Dans Les Misérables de V. Hugo, le policier Javert se fera le serviteur implacable de cette conception que, dans Quatre-vingt treize, Cimourdain mettra au service de la politique. Oubliant quelque peu son métier de créateur du personnage, Balzac lui-même, dans la Préface de Splendeurs et misères des courtisanes, rejette catégoriquement l'image romantique du criminel fortement personnalisé. « Quelques plumes animées d'une fausse philanthropie font, depuis une dizaine d'années, du forçat, un être intéressant, excusable, une victime de la société, écrit-il ; mais selon nous, ces peintures sont dangereuses et anti-politiques. Il faut présenter ces êtres-là ce qu'ils sont, des êtres mis à toujours hors-la-loi. Tel était le sens infiniment peu compris de la pièce intitulée Vautrin » (SMC, 427). Balzac a peut-être songé un instant à suivre la démarche classique et ne retenir, pour créer un personnage criminel, que son statut juridique. Son tempérament de romancier lui permettait difficilement d'être fidèle à cette Préface. Retenons-en le voeu, cependant, l'intention souscrite que, d'ailleurs, ne renierait pas Vautrin qui entend donner au crime, à ses crimes, et l'on peut dire à sa vie même, comme à celle de tous les criminels dont il est le représentant, un fondement essentiellement juridique.

Balzac ne se contente pas de faire de Vautrin le champion du libre-arbitre, l'incarnation du Crime, de l'acte criminel, et par suite du hors-la-loi. Le droit doit aussi être la raison pour laquelle il commet ses crimes. Vautrin se dresse contre le droit, cette nouvelle divinité, comme Dom Juan contre Dieu. Il porte en effet au droit, ou plutôt à l'idée de Droit, un respect sans doute paradoxal de la part d'un hors-la-loi, mais bien digne d'un homme de sa génération. Il va jusqu'à faire de l'obéissance à la loi le point de départ de toute morale : « La morale, jeune homme, commence à la loi », assuret-il à Lucien de Rubempré (IP, 699). S'il peut ainsi confondre observance légale et observance morale, c'est que, pour lui, le droit positif ne devrait être que l'expression du droit naturel. Il pourrait avec raison se dire l'élève de tous les tenants de l'école classique du XVIIIe siècle, comme il se dit celui de Jean-Jacques Rousseau. Malheureusement, le droit positif s'écarte du droit naturel. Le législateur n'est pas fidèle à sa promesse. Conçus pour combattre l'arbitraire et établir l'égalité devant la loi, les nouveaux codes ont sécrété leurs propres inégalités. Ils ont laissé passer entre leurs mailles « l'homme à gants jaunes et à paroles jaunes » du monde de l'argent, les Nucingen et consorts, auteurs de crimes « où l'on ne verse pas le sang » (PG, 145). D'où la révolte bien connue et souvent commentée de Vautrin, au fond de laquelle se devine le vieux rêve classique d'un monde souverainement soumis au règne du droit.


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Vautrin est un Feuerbach déçu.

Le personnage de Vautrin est donc une reconstruction juridique. Mais cette reconstruction, Balzac l'a animée, grandie, « conformément à la tradition romantique 27 » et à l'imitation des premières versions du personnage, Argow et Melmoth. Il y a mis le feu. C'est elle, en effet, qui a permis à Balzac d'ajouter à son personnage la dimension mythique que l'on sait : luciférien, capable de pactes infernaux, et appartenant, comme le lui dit Lucien de Rubempré avant de mourir, à la postérité d'Adam sur laquelle « le diable a continué de souffler le feu », c'est-à-dire à la descendance de Caïn (SMC, 819). Cet aspect démoniaque de Vautrin soustrairait le personnage à la genèse réaliste que l'on à décrite si Balzac partageait les idées de Kant en matière de libre arbitre. Pour Kant, il n'y a de vraie liberté que dans le choix du bien. Celui qui choisit le mal n'est pas libre. Pour Balzac, au contraire, comme le note justement Per Nykrog, « les fils lucifériens de Caïn démontrent le degré de liberté » que l'on peut avoir dans ses choix 28. Être porté au mal, s'y abandonner par faiblesse, c'est « humain ». Mais regarder le mal en face et, l'ayant bien vu et connaissant sa nature, le choisir, le faire sien, se faire lui, il y a là quelque chose de terrifiant, de satanique, qui repousse ou qui séduit 29. En faisant de Vautrin un ange de la négation, Balzac porte au niveau du mythe la liberté de celui qui se vantait dans Le Père Goriot de faire vouloir le Bon Dieu. La fiction romanesque, sans doute, s'écarte ici de la fiction légale, et l'on a raison de dire que Vautrin est trop extraordinaire pour être « vrai » : on trouverait difficilement sa réplique dans la vie quotidienne. Mais là n'est pas le sens profond du réalisme balzacien. Vautrin est ici « vrai » d'une certaine réalité philosophique et juridique, elle-même fictive sans doute, mais ayant eu cours, comme une pièce de monnaie d'autrefois. Cette fiction du droit d'où Balzac l'a tiré était en effet reçue en justice où elle servait à condamner les criminels.

A Vautrin, criminel classique, Balzac, dans Le Père Goriot, oppose d'abord Rastignac. On ne s'étendra pas sur son cas. Rastignac, en effet, côtoie le crime sans jamais le commettre. Sa responsabilité dans le meurtre du fils de Taillefer, assassiné par un complice de Vautrin, est encore plus difficile à apprécier en droit que celle de Magnan et mettrait plus d'un juge dans l'embarras. Aussi Balzac préfère-t-il renvoyer devant le tribunal de la conscience, où nous le laisserons, ce satellite des « criminels en gants jaunes ».

27. Pierre Citron, op. cit., p. 409.

28. Per Nykrog, La Pensée de Balzac (Copenhagen, Munskgaard, 1965), p. 375.

29. Les Diaboliques, c'est le titre donné par Barbey d'Aurevilly à des récits où le mal est commis résolument et en ayant la conscience tranquille : cf. « Le Bonheur dans le crime ».


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Lucien de Rubempré, le héros d'Illusions perdues et de Splendeurs et misères des courtisanes, représente mieux que lui le criminel néoclassique. Cette qualité n'apporte d'ailleurs rien de nouveau à ce que nous savons du caractère de Lucien. Elle précise simplement les intentions de Balzac en éclairant la genèse du personnage.

Balzac, dont le dessein, dans Splendeurs et misères des courtisanes, était de peindre le monde criminel, judiciaire et policier, oppose, avec Lucien et Vautrin, deux types de criminels. Contrepoint évident à Vautrin, le volontariste, Lucien, lui, ne choisit pas le crime. On ne peut dire non plus qu'il y est déterminé. Simplement, il s'y enfonce peu à peu. Sa chute est un glissement insensible que Balzac étale sur deux romans. Inutile de rappeler comment ce provincial assoiffé de plaisirs parisiens se compromet dans le journalisme, contracte des dettes, fait un faux en écriture, devient la « courtisane » 30 de son sinistre mentor avec lequel il est finalement impliqué dans une affaire de chantage et d'escroquerie qui entraîne la mort d'une jeune prostituée, sa maîtresse. Rien, donc, de luciférien chez Lucien qui n'appartient pas comme Vautrin à la descendance de Caïn sur laquelle le diable souffle encore, mais à celle d'Abel qui a mal tourné. Aussi Vautrin ne le placera-t-il jamais carrément au « carrefour de la vie », comme Rastignac. Il le recouvrira simplement de son aile d'archange du mal. « Rassurezvous, dira d'Arthez, Lucien n'ira pas jusqu'au crime (au sens d'assassinat, ici), il n'en a pas la force ; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir les dangers : ce qui semble horrible à tout le monde, même aux scélérats. Il se méprisera lui-même, il se repentira ; mais la nécessité revenant, il recommencerait ; car la volonté lui manque, il est sans force devant les amorces de la volupté » (IP, 579). D'Arthez peint ici le drame d'un être faible, incapable d'embrasser ni le bien ni le mal, allant par suite « du mal au bien, du bien au mal avec une égale facilité » (IP, 178). Au début de Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac précise pour nous ce fourvoiement progressif dans le crime. « On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer ; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme sans cesse maculée par de honteuses et cruelles tractations, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes » (SMC, 437). Psychologiquement et moralement, c'est un engourdissement progressif des facultés de l'être que décrit ici Balzac. Son interprétation des positions classiques

30. « Lucien est la prostituée de Carlos Herrera », observe P. Citron. Pour le critique, cet état éclaire le pluriel du titre : Splendeurs et misères des courtisanes. Esther est en effet la seule autre courtisane du livre.


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est quasi kantienne : un glissement prolongé sur la pente du mal finit par paralyser complètement le libre-arbitre. Criminel néoclassique, Lucien peut difficilement être réduit au modèle abstrait de l'homo deliquens. « Balzac a observé en Lucien un cas, plutôt qu'il n'a construit un type, note justement R. Cholet. On se demande comment ce caractère ambigu, instable, à certains égards si fuyant, pourrait incarner autre chose que sa propre destinée sans perdre la physionomie qui fait son prix » 31. Si Lucien peut être considéré comme le type du criminel néo-classique, c'est précisément parce que ce criminel est a-typique. Aucun autre criminel ne lui ressemble. « La nature nous a donné à chacun des tempéraments et des facultés différents », dit-il lui-même (IP, 325). Apprécier correctement sa responsabilité exigerait un juge capable de sonder son insondable caractère. Balzac fait peut-être se suicider le protégé de Vautrin parce qu'il ne pouvait trouver dans toute La Comédie humaine un magistrat capable de se livrer à cette délicate et complexe pesée d'âme qu'on attend désormais d'un juge. On songe, certes, à Popinot, le célèbre juge de L'Interdiction, mais Popinot est juge d'instruction, non d'assises.

Dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac est amené, toujours dans l'optique de l'opposition des conceptions classiques et néo-classiques, ou, si l'on préfère, de Vautrin et de Lucien, à se pencher sur le remords du criminel, et sur le rôle que ce remords peut jouer dans la conception de la peine. Il décrit ainsi l'attitude mentale que, selon le système considéré, a ou doit avoir le juge qui prononce la sentence pénale. Le problème du remords du criminel ne se pose guère au juge en droit classique. Celui-ci ne considère que l'acte, on l'a dit. Quels remords, d'ailleurs, peut-on attendre d'un être qui a embrassé le crime avec une telle détermination ? Mis en prison, il arborera, selon Balzac, « une assurance qui ressemble à la tranquilité d'une vie honnête, à la sincérité d'une conscience pure » (IP, 826). Ainsi, en prison où il est jeté, Vautrin reste calme et serein, songeant à l'évasion, inspectant les issues. Lucien, par contre, est accablé. « Il pleura pendant quatre heures », en comparant « son point de départ, plein d'innocence, et le point d'arrivée, dernier degré de la honte et de l'avilissement » (SMC, 716). Balzac étend le comportement de Vautrin et de Lucien à tous les prisonniers de la Conciergerie : « L'attitude des deux complices était caractéristique » (SMC, 699). Aux prisonniers sans vergogne qui parodient le drame de la Cour d'assises et narguent la guillotine, il oppose les prisonniers moralement torturés, comme Lucien, qui « se promènent en s'évitant, se jettent des regards singuliers, atroces,

31. IP, p. 36, Introduction de R. Cholet.


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selon leurs pensées du moment, jamais gais ni sérieux ; car ils se connaissent, ils se craignent. L'attente d'une condamnation, le remords, les anxiétés donnent au promeneur du préau l'air inquiet et hagard des fous » (SMC, 825). Pour de tels êtres, la prison est peut-être un heu favorable à l'examen de conscience. Le criminel regrettera ses erreurs. L'école néo-classique, sur ce point, reprend les conceptions des juridictions ecclésiastiques du Moyen-Age et du Droit canon (canon 2218, paragraphe 1) : le châtiment a pour finalité l'amendement du coupable. Il faut, dira le célèbre Vidocq, chercher « les moyens propres à ramener sur le bon chemin » le malheureux « qui ne possède pas le libre exercice de ses facultés » 32. Il importe surtout, ajouteront les tenants de l'École pénitentiaire, mouvement cousin de l'école néo-classique dont Vidocq partage les principes, que les conditions de la détention soient favorables à la réflexion.

Seul Argow, le héros d'Annette et le criminel, échappe à cette distinction des criminels classiques et néo-classiques. L'amour d'une femme transforme ce professionnel du crime, préfiguration de Vautrin 33, en un beau monument du repentir. Balzac, qui en 1824 signe encore Horace de Saint-Aubin, est conscient de céder à une mode romantique qui l'écarte de la tradition classique du criminel et de sa conception personnelle des commencements dans la vie. « Argow, lui reproche Vernyet, son fidèle lieutenant, une fois que ce que j'appelle un homme a mis le pied dans un chemin en commençant sa vie, il doit, quand le ciel tomberait sur sa tête, le continuer courageusement » (AC, 200), ce chemin fût-il celui du crime. Quand les compagnons d'Argow, tous criminels endurcis, songent un instant à quitter la voie du crime et à s'embarquer pour l'Amérique, ils ne s'y sentent poussés ni par l'amour ni par le remords, mais par le rêve d'une vie tranquille à l'abri des poursuites policères, comme Vautrin dans Le Père Goriot. Lorsqu'à la mort de Lucien, Vautrin lui-même, accablé, renonce au crime, aucun sentiment moral n'entre dans sa décision. Dans l'oeuvre de Balzac, Argow demeure donc une exception. En demandant que le remords de l'accusé soit pris en considération par les juges (Argow sera cependant guillotiné, selon la logique des « faits »), Balzac semble avoir pris dans ce roman de jeunesse une position qui le rapproche de l'école néo-classique. Annette et le criminel parut en 1824, cinq ans après sa sortie de l'école de droit et le guillotinement de son oncle à Albi. Les critiques faites très tôt aux principes du code,

32. Marcel Bouteron, « Un dîner avec Vidocq et Sanson », L'Année balzacienne (1972), 363-370.

33. Sur Argow, modèle de Vautrin, et sur les modèles d'Argow lui-même, voir l'introduction d'A. Lorant à Annette et le criminel, p. 23 et sv. ; sur Vautrin, celle de P. Citron à Splendeurs et misères des courtisanes, p. 407 et sv.


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les sentiments divers suscités par le drame familial, ont pu, aussi bien que la mode littéraire, déterminer chez le jeune Balzac ce désir de voir le juge prendre en considération la personne du criminel et son remords au moment de prononcer la peine.

Ces différents types de criminels exigent des juges assortis. Au criminel classique, « clair comme un fait [...], logique comme un coup de poing » (SMC, 831), — ces images ont chacune une résonance en philosophie du droit —, correspondent « les anciens magistrats [...] imbus de droit, à cheval sur la Légalité » (SMC, 557), trop bons juristes, d'ailleurs, pour faire de bons préfets de police. C'est à eux que pense Balzac au début de L'Interdiction. « Un juge, écrit-il, est une machine à considérants, une mécanique appliquant le code dans tous les cas, avec le flegme des volants d'une horloge » (I, 430-431). Au contraire, Popinot, « ce grand jurisconsulte, ce profond criminahste », qui « par la nature de son esprit et à force d'avoir frotté la lettre de la loi dans l'esprit des faits, avait reconnu le défaut des applications spontanées et violentes » du droit à des situations particulières, est le modèle idéal du juge néo-classique. « Il pénétrait les consciences [...]. Il concluait souvent contre le droit en faveur de l'Équité » (I, 433-434) 34. Le juge néo-classique, plus enclin à juger les hommes que les faits, plus libre dans l'application des peines, doit pouvoir deviner le caractère tout en demi-teintes du criminel, éclairer les moindres recoins de sa conscience morale. « Les magistrats sont comme les peintres, a pu écrire Balzac dans Splendeurs et misères des courtisanes. Ils ont besoin de la lumière égale et pure qui vient du Nord ; car les visages de leurs criminels est un tableau dont l'étude doit être constante » (SMC, 745). Lumière qui vient du Nord : Balzac songeait peut-être aux distinctions de madame de Staël entre les littératures du Nord et du Midi. Avec les écrits du Bordelais Montesquieu et de l'Italien Beccaria, avec le Code pénal du « petit caporal corse », le Midi et sa lumière tranchante et crue auraient donné le droit, le magistrat et le criminel classiques, que le droit néo-classique, avec son goût des nuances psychologiques et morales, qui sont à l'être humain ce que les tonalités sont au paysage romantique, aurait individualisés, compliqués et adoucis.

Pourtant, en même temps que,la subjectivité morale entrait au prétoire, se dessinait aussi, à l'époque où Balzac écrivait La Comédie humaine, un courant de recherches positives qui prétendait, hors de toute préoccupation juridique immédiate, étudier le phénomène juridique en soi, objectivement, pour le décrire, le comprendre et,

34. L. Jansse commente ainsi l'attitude de Popinot envers les textes : « C'est prendre le contrepied de la conception juridique alors dominante qui se limitait à l'exégèse des Codes », op. cit., p. 433.


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si possible, en formuler les lois. Ce courant, qui prit des formes différentes selon les méthodes et les sciences dont il s'inspirait, tendait à dénier entièrement au criminel le libre arbitre qu'on lui accordait en droit ou, du moins, refusait de considérer son acte sous l'angle de la métaphysique et de la morale. C'est de ce courant, renforcé par le positivisme et le scientisme, que devait naître plus tard, un quart de siècle environ après la mort de Balzac, la criminologie. Cette science, fondée par le célèbre médecin de Milan Lombroso, devait plonger dans un état de crise la tradition classique (et néo-classique) du droit pénal qui reposait toute entière sur la responsabilité du criminel 35.

On évoquera ici brièvement certains développements préscientifiques de cette science en gestation pendant (et même avant) la première partie du XIXe siècle 36. Ils ont, en effet, contribué à la genèse du personnage criminel dans La Comédie humaine, autant que les traditions classiques et néo-classiques du droit auxquelles elle s'oppose. Gall et Lavater, que Balzac cite fréquemment lorsqu'il brosse un portrait de criminel, l'un pour sa phrénologie, l'autre pour sa physiognomonie, sont considérés aujourd'hui comme les premiers précurseurs de cette science (on pourrait, en fait, remonter au Traité de physiognomonie de Della Porta, 1640). Bien avant Lombroso, les traits du visage, les formes du corps, surtout s'ils sont singuliers, anormaux, furent interprétés par Gall et Lavater, comme des signes manifestes et indélébiles d'une nature criminelle. Outre leurs traités, qui appartiennent à la préhistoire de la criminologie, Balzac a pu aussi connaître et utiliser de nombreuses études médicales parues de son vivant, particulièrement sous la Monarchie de Juillet. Citons les noms de Félix Voisin, qui, en 1837, présente un mémoire sur L'Organisation centrale défectueuse de la majeure partie des délinquants ; de Lauvergne qui, en 1841, publie son ouvrage sur Les Forçats considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel, observés au bagne de Toulon. Citons aussi les noms de médecins contemporains de Balzac ou de peu ses aînés : Pinel, Cabanis, Esquirol, Georget, qui étudient les rapports du crime et des maladies mentales. En Angleterre, Prichard, après Thomas Abercrombie, il est vrai, mais bien avant Lombroso, précise le concept de « moral insanity ». Enfin, les systématisations médico-légales étaient

35. Marc Ancel, op. cit., p. 55. Certains juristes tentèrent de sauver le droit classique sans recourir à « l'infortuné libre-arbitre » : F. Cuche, De La Possibilité pour l'École classique d'organiser la répression pénale en dehors du libre arbitre (Grenoble, 1897).

36. Sur la période préscientifique de la criminologie, c'est-à-dire la période pré-lombrosienne, voir Pierre Bouzat et Jean Pinatel, Traité de droit pénal et de criminologie, tome III, Criminologie, par Jean Pinatel, 3e édition (Paris, Dalloz, 1975), p. 262.


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courantes. Balzac lui-même fait état des rapports des médecins légistes : « L'amour physique et déréglé de ces hommes (les criminels) serait, si l'on en croit la Faculté de médecine, l'origine de-sept-dixièmes des crimes. La preuve s'en trouve toujours, frappante, palpable, à l'autopsie de l'homme exécuté » (SMC, 833-834). C'est dans ce climat d'intérêt scientifique pour la personne du criminel que fut écrite La Comédie humaine.

Quant à la nouvelle science fondée par Lombroso, il faudra attendre Zola et le roman expérimental pour la voir entrer franchement dans la littérature. La Bête humaine reprend (en les déformant, il est vrai) les thèses de Lombroso sur le criminel-né 37. Cependant, à la fin du siècle dernier, Fernand Roux, impressionné, semble-t-il, par les développements relativement récents de l'anthropologie criminelle et frappé par certains rapprochements possibles entre les criminels peints par Balzac et ceux décrits par Lombroso, a voulu faire de notre auteur une sorte de préfacier ou de devancier de cette science 38. Les signes particuliers qui révèlent la nature criminelle de certains personnages de Balzac, les anomalies et signes étranges qui particularisent les portraits de Tascheron (Le Curé de Village), de Michu (Une ténébreuse affaire), de Mirouet (Ursule Mirouet) ou des petits voyous qui peuplent Splendeurs et misères des courtisanes (croisements de dents, oreilles détachées, nez camus, faciès singuliers, convulsions épileptique chez Tascheron, infériorité morale chez Mirouet, génie virtuel, chez certains), annonceraient les stigmates observés et décrits par le célèbre médecin de Milan dans ses autopsies de criminels, ainsi que sa conception du criminel taré, dégénéré (cette dégénérescence peut cacher un être supérieur), au sentiment moral atrophié, et voué au crime en naissant. Cependant, en dépit de ce qu'en pense F. Roux, l'on dénote moins chez Balzac une prescience nette de la criminologie à venir, de type lombrosien, qu'une connaissance des recherches entreprises par les médecins de son temps, ou encore les tâtonnements plus lointains de Gall et Lavater. La Comédie humaine se situe sur un trajet, celui d'une science en gestation, et dont elle reflète seulement l'état latent. D'où le caractère à la fois vieillot et « moderne » de sa terminologie. Pour rendre compte des stigmates singuliers de Michu, Balzac invoque, dans la même phrase, « la fatalité de l'existence » et les leçons que l'on tirera un jour de la « statistique » (TA, 302-303). Explication ambivalente, pour

37. Sur le roman de Zola, voir Lombroso, « La Bête humaine et l'anthropologie criminelle », Applications de l'anthropologie criminelle (Paris, Alcan, 1892), p. 172 et sq. Pour le portrait anthropologique de Zola, voir Lombroso, L'Homme de génie (Paris, Alcan, 1889), Appendice I, consacré à « Monsieur Zola ». Sur Zola et Lombroso, voir R. Merle, « De Zola à Lombroso », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé (1964), p. 109.

38. R. Roux, op. cit., chapitre V : « Les Criminels ».


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ne pas dire ambiguë, qui reflète sans doute le moment où Balzac écrit, gros d'une science à naître — et peut-être aussi l'hésitation de l'auteur à cautionner sans réserve une conception déterministe du criminel (ou tendant à l'être), qui, sur le plan de la responsabilité pénale, peut être lourde de conséquences.

Une ambivalence comparable se retrouve sur le plan sociologique. Si Balzac, comme l'observe Louis Chevalier dans Classes laborieuses, classes dangereuses, se complaît le plus souvent à la peinture d'un monde criminel vivant à part, selon ses lois propres, comme les Dix-mille, il lui arrive de recourir aussi aux déterminismes socio-économiques (prolétarisation et paupérisation), ainsi pour expliquer l'existence de ces couches populaires vivant « aux abords immédiats du crime », évoquées au commencement de Ferragus et de La Fille aux yeux d'or 39. Cette explication du phénomène criminel, que L. Chevalier retrouve chez Mercier, Janin, Sue et Hugo, est caractéristique d'une époque qui a fourni sur la criminalité, du moins sous la Monarchie de Juillet, des statistiques précises et complètes dont l'école cartographique ou géographique de Quetelet et de Guerry constitue sans doute le meilleur exemple 40.

Les déterminismes anthropologiques et sociologiques concourent ainsi avec les conceptions philosophiques et juridiques pour donner du personnage criminel dans La Comédie humaine une image complexe, ambiguë, à la fois consistante et inconsistante. Consistante si on la regarde du point de vue du réalisme balzacien, au sens le plus profond que l'on peut donner à cette expression : la science criminelle n'est pas seulement représentée dans l'oeuvre de Balzac, elle la structure 41. Balzac fait entrer dans son oeuvre les différents modèles de criminels existant de son temps, modèles en pleine transformation, dont il fait des personnages de romans. Inconsistante, par contre, au regard de la pensée de l'auteur qui ne peut sans contradictions souscrire à chacune des positions métaphysiques, juridiques ou scientifiques que ses divers personnages criminels impliquent. Peut-on, tant sur le plan philosophique que juridique, préciser la position personnelle de Balzac ? C'est d'autant plus malaisé qu'un même personnage

39. Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, (Paris : Librairie générale, 1978), p. 133-151 et 614-646.

40. Sur l'école cartographique ou géographique, voir Chevalier, op. cit., p. 98. Sur la base de statistiques françaises portant sur la période 1826-1850, Quetelet est parvenu à formuler une loi thermique de la criminalité, sorte de théorie des climats du crime.

41. « Balzac n'est pas seulement un romancier qui a des compétences en matière de droit, écrit Michel Lichtlé, compétence de nature, par exemple, à lui permettre de traiter de façon « réaliste » tel épisode et de résoudre telle intrigue, il y a vraiment chez lui une inspiration juridique, qui fait du droit dans la fiction comme dans la vie réelle, un élément structurant de La Comédie humaine», op. cit., p. 131.

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criminel peut fort bien justifier des analyses opposées. Qui dira si les affreux maux de tête dont souffre Taillefer à la fin de L'Auberge rouge sont, comme le croit A. Béguin, le signe d'une conscience morale en proie au remords, ou au contraire, comme le suggère F. Roux, une réaction purement physiologique, analogue à celle dont sera victime Thérèse Raquin dans le roman de Zola ? Le génie créateur du romancier ne se laisse pas enfermer facilement à l'intérieur de catégories préexistantes. Aussi se gardera-t-on ici, dans ces remarques finales, de trop systématiser les positions de l'auteur. Il semble, en effet, qu'il y ait divergence entre ses positions philosophiques et ses positions juridiques, et qu'on ne puisse les accorder. Si l'on en croit Per Nykrog, spécialiste des idées de Balzac, celui-ci ne s'est jamais prononcé, dans La Comédie humaine, sur le déterminisme ou le libre-arbitre de l'homme 42. Pourtant, l'importance capitale accordée par le romancier à la nature essentiellement morale du remords, sentiment dont l'opération le fascine autant que le crime, au dire d'A. Béguin, nous incline à croire que l'être humain n'est pas, à ses yeux, entièrement déterminé 43. L'autonomie de la volonté ne saurait pour autant être absolue. Balzac, sur le pian philosophique, se méfie des fictions trop abstraites, comme celle sur laquelle se fondait le droit classique. Pour lui, note encore justement Per Nykrog, « la liberté cesse lorsqu'on l'envisage à travers la psychologie et la caractérologie lambertinienne ; elle devient fonction du degré d'énergie, de rayonnement de l'individu, de son degré de lucidité » 44. C'est ce degré qui sépare Lucien de Vautrin. Si l'on suit Per Nykrog, Balzac épouserait donc les conceptions philosophiques des néo-classiques, ses contemporains . Par contre, sur le plan du droit pur, il semble bien, en dépit des critiques qu'il leur fait dans L'Auberge rouge, que les conceptions classiques lui paraissent préférables. Tout d'abord, il ne tire aucune conclusion juridique de ses aperçus déterministes. L'exclusion de toute responsabilité morale comme fondement de la sanction pénale lui semble sans doute socialement dangereuse. Quant aux positions néo-classiques, s'il les juge fondées sur le plan philosophique, elles lui paraissent inapplicables en droit. « La Justice, fait-il dire à un juge de paix d'Une ténébreuse affaire,

42. « Nulle part, dans La Comédie humaine, il ne se livre — sauf erreur — à une discussion sur la liberté, lui qui pourtant aime tant à discourir sur les grands thèmes métaphysiques », op. cit., p. 175-176. Balzac parle assez souvent de libre arbitre dans Lé Curé de village, mais dans un sens politique et social, pour faire la critique de l'individualisme.

43. Ainsi, dans Une messe sous la Terreur, où il décrit les remords de Sanson (père). A Béguin, Balzac lu et relu, (Paris, Seuil, 1965), p. 181. Béguin cite aussi Le Curé de village (Tascheron) et Ursule Mirouet (Minoret Levrault). Curieusement, F. Roux recourt à ces deux exemples pour défendre sa thèse d'un Balzac déterministe. Les réactions de Tascheron et de Minoret-Levrault n'ont pas à ses yeux un véritable caractère moral.

44. Nykrog, op. cit., p. 175-176.


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ne pouvait deviner tous les motifs des scélérats [...]. La conscience avait des abîmes où la lumière humaine ne pénétrait que par la confession des coupables » (TA, 629). Dieu seul peut ainsi explorer le fond de nos consciences. Or, « un juge n'est pas un Dieu », notet-il dans L'Interdiction (I, 433). Popinot, sans doute, fait exception, mais la France n'a pas, à chaque génération, cent mille Popinot à sa disposition. Balzac limite donc le rôle du juge. « Son devoir, dit-il, est d'adapter les faits aux principes, de juger les espèces variées à l'infini en se servant d'une mesure déterminée ». Des espèces variées jugées selon une mesure déterminée : n'est-ce pas accepter le légalisme exégétique classique ? Balzac reprend ici, pour son utilité pratique en droit, la fiction de l'homo deliquens qu'il rejette en philosophie pure 45. On comprend, dès lors, son admiration pour le Code pénal de 1810, qu'il met bien au-dessus du Code civil (au contraire de la plupart des juristes de son temps), « cet admirable droit criminel où les peines étaient supérieurement graduées » (SMC, 702) et dont il regrette les révisions de 1824 et de 1832.

Quant à la Justice, cette autre Justice de L'Auberge rouge, à laquelle personne, pas même Taillefer, ne saurait échapper, et qui serait celle du juge néo-classique, s'il était Dieu ou Popinot, c'est Vautrin qui nous fournit les premiers éléments de sa définition et de son application : « J'ai reconnu dans le monde des choses, ditil au procureur de Granville à la fin de Splendeurs et misères des courtisanes, une force que vous nommez la Providence, que j'appelais le hasard, que mes compagnons appellent la chance. Toute mauvaise action est rattrapée par une vengeance quelconque, avec quelque rapidité qu'elle s'y dérobe... C'est l'histoire de Lucien » (SMC, 922). Cette conception de la Justice semble dépasser la justice humaine, celle de la conscience et celle de Dieu même, puiqu'elle inclut le hasard. Elle rappelle la Dikè grecque, cette force anonyme, mystérieuse, aveugle et pourtant personnelle dans sa vindicte, qui ramène implacablement dans l'univers l'ordre que les hommes y ont troublé. Une telle Justice ne saurait être qu'indifférente aux catégories criminelles, — philosophiques, morales ou scientifiques —, que, pour se juger, les hommes tour à tour établissent et abandonnent.

JACQUES-H. PÉRIVIER

45. A. Peytel, civiliste d'obédience classique, commente ainsi ce passage de L'Interdiction : « On ne saurait mieux énoncer ce principe essentiel du droit, le code est une balance qui sert à peser les actions des hommes ; elle est la même pour tous et ce serait en fausser la justesse s'il était loisible au juge de jeter dans l'un des plateaux le poids d'une sensibilité personnelle », op. cit., p. 21.


LEON BLOY ET LA CRISE DU SYMBOLIQUE (L'Argent, le Père et la Langue dans « Le Désespéré »)

La mort de Jésus sépara essentiellement l'Argent du Pauvre, le préfigurant du préfiguré, en la même façon qu'elle sépare le corps de l'âme dans les trépas ordinaires.

Le Salut par les Juifs, OEuvres de Bloy, tome IX, p. 36.

La catastrophe est si énorme que ce qui ne peut absolument pas souffrir souffre néanmoins et pleure. La Béatitude sanglote et supplie. La Toute-Puissance déclare qu'elle n'en peut plus et demande grâce... Que s'est-il donc passé, sinon que Quelqu'un est mort qui ne devait pas mourir ?

Celle qui pleure, OEuvres de Bloy, tome X, p. 189.

Publié en 1887, en pleine époque décadente, alors que Bloy traverse la période la plus noire de son existence, Le Désespéré 1 témoigne d'une perturbation générale de l'économie symbolique. En effet, dans le roman, les mécanismes qui règlent habituellement les échanges et fondent toute communication sont en situation de crise. La monnaie, dans les rapports commerciaux, le père, dans les relations intersubjectives, la langue, dans sa prétention à dire le réel, ne parviennent plus à garantir la stabilité des références sociales. Ainsi, se posent avec une acuité particulière le problème des valeurs et la question du sens : il n'y a plus de lien « naturel » entre les signes qui circulent et la réalité qui leur servait jusque là de réfèrent.

A lire l'oeuvre sous cet angle, c'est donc la raison classique qui vacille : l'illusion de la transparence cesse, les « équivalents généraux »2 ne jouent plus leur rôle régulateur et le réel résiste à

1. Toutes les références Moyennes renvoient à l'édition des OEuvres Complètes, publiée par J. Petit et J. Bollery, de 1964 à 1975, au Mercure de France. Ce premier roman de Bloy retrace les tribulations de Marchenoir, un écrivain solitaire, pauvre et désespéré, « furieusement catholique », que ses pamphlets vengeurs et son goût de l'absolu font redouter, puis haïr dans les cercles parisiens livrés à la décadence. Son amour pour Véronique, — une jeune prostituée qu'il recueille et qu'il convertit, — le conduit à la mort lorsque la jeune femme, tourmentée par cette passion dévorante, sombre dans la folie.

2. Pour la définition des équivalents généraux, voir J.-J. Goux, Économie et symbolique, Paris, Seuil, 1973, p. 56 et sq. (La monnaie et le père) et p. 128 et sq. (La parole et l'argent). La présente

R.H.L.F.,1987, n°1, p. 68-82


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tout effort de représentation. Certes, Bloy, en maintes occasions, manifeste son attachement religieux à un « étalon » qui ancre solidement toute production symbolique dans la vérité des choses. Et sa quête perpétuelle de l'absolu le pousse à faire de tout événement la marque d'une présence de l'être. Mais il est clair que Le Désespéré s'attache à cette conception avec le sentiment secret d'une faille et que, tout en cherchant sans cesse un paradis de l'échange et du sens, il dit tragiquement la dégradation de l'argent, des figures paternelles et du langage.

L'inconvertibilité de l'or

Le livre de Bloy marque donc une rupture avec la littérature réaliste. Parmi tous les indices que l'on peut relever, l'un des plus sensibles est le statut conféré à l'argent. En effet, le traitement du thème monétaire engage souvent l'économie signifiante d'une oeuvre entière. Dans Le Désespéré, il détermine non seulement une vision du monde mais encore une conception du langage.

Pour mieux comprendre la fonction déterminante de ce motif, il faut rappeler la place qu'il occupe, par exemple, chez Zola. Ses romans évoquent fréquemment des manipulations financières ou des transactions commerciales. De La Curée à L'Argent, ils s'efforcent de reproduire les mécanismes économiques de la fin du XIXe siècle, où le capitalisme triomphe. On y voit l'or circuler entre les mains des magnats de la banque et devenir un véritable objet de culte. C'est ce qui transparaît notamment dans ce portrait de Saccard au lendemain de sa ruine, mais toujours habité de la fièvre de l'or et rêvant de revanche :

Il avait goûté à tout et il ne s'était pas rassasié, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément dans les personnes et les choses. A cette heure, 0 se sentait cette misère d'être, sur le pavé, moins qu'un débutant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérir, de monter plus haut qu'il n'était jamais monté, de poser enfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l'or trônant sur des sacs pleins 3.

étude s'inspire des propositions de cet ouvrage et de leurs prolongements, notamment dans Les Monnayeurs du langage, Paris, Ed. Galilée, 1984. Dans ce dernier essai, J.-J. Goux met en relation le déclin du réalisme romanesque et pictural avec « l'effondrement des garanties et des référentiels ». Rapprochant la naissance d'un art « abstrait », la fin de la monnaie or et la rupture entre les signes et les choses, il montre qu'on assiste, à la charnière du XIXe et du XXe siècle, à une remise en cause essentielle du fondement des valeurs et du sens. Le langage, la monnaie, la paternité et toutes les valeurs qui règlent les échanges subissent une crise sans précédent. Celle-ci est l'indice du passage entre « une société fondée sur la légitimation par la représentation » et une société ou règne la non-convertibilité des signifiants livrés à une dérive indéfinie, sans qu'aucun référent ni signifié transcendant ne vienne apporter sa garantie.

3. Zola, L'Argent, in Les Rougon-Macquart, L'Intégrale, Paris, Seuil, 1969, tome VI, p. 23. Souligné par nous.


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Cette fascination de l'or, mesure universelle de la valeur, est au coeur du roman naturaliste. L'Argent tout entier conte l'histoire d'une spéculation ingénieuse qui échoue pour avoir abusé des titres en papier et avoir pris le risque de dépasser largement son encaisse. Saccard y apparaît comme un apprenti sorcier qui ne respecte pas les règles de l'échange et prend des libertés avec les lois économiques : « Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or » 4, avertit Zola dès le premier chapitre. Il s'oppose en cela au banquier Gundermann, dont la prudence et la sagesse financières sont récompensées par une fortune colossale :

Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient à cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'était un engouffrement de la richesse publique au fond de la richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann était le vrai maître, le roi toutpuissant, redouté et obéi de Paris et du monde 5.

Le conflit de ces deux géants de la finance a donc pour arbitre la toute-puissance du métal précieux : la littérature réaliste s'emploie à brosser le tableau d'une société où les rapports économiques sont régis par la monnaie or, réfèrent de tous les échanges. Zola est l'écrivain de cette époque où toute autre forme de monnaie s'évalue par rapport à cet étalon de la valeur. Dans un tel univers romanesque, l'or a donc une dimension transcendante. Il est l'archétype dont la valeur « intrinsèque » sert d'unité de mesure et de référence universelle. C'est, selon l'expression de Marx, « un or idéal qui n'existe que dans l'imagination » 6.

Chez Zola, ce pouvoir de l'or est amplifié au point de devenir un mythe. L'un des moments les plus significatifs de L'Argent est, de ce point de vue, la visite de Saccard à l'atelier de fonte de Kolb, où le spectacle du métal précieux le fait frémir d'aise « jusqu'au spasme » :

Des lingots fondus, des pavés d'or, d'un éclat vif de métal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrêtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passé par là, asurant au banquier un bénéfice de trois ou quatre cents francs à peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette différence réalisée entre deux cours, étant des plus minimes, s'appréciant par millièmes, ne peut donner un gain que sur des quantités considérables de métal fondu. De là, ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'année à l'autre, au fond de cette cave, où l'or venait en pièces monnayées, d'où il partait en lingots, pour revenir en pièces et repartir en lingots, indéfiniment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or 7.

4. Ibid.

5. Ibid., p. 60.

6. Marx, Le Capital, Livre Premier, tome I, Paris, Éditions Sociales, 1975, p. 105.

7. L'Argent, op. cit., p. 68-69.


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Zola présente donc la monnaie or comme la suprême référence et la convertibilité comme le fondement même de l'économie. A cet égard, son oeuvre reproduit les principes et les préjugés du capitalisme industriel à son apogée. Cela n'est pas sans conséquence sur son écriture romanesque. En effet, tout semble indiquer qu'il existe une corrélation socio-historique très étroite entre l'esthétique naturaliste et un système économique où l'or constitue la monnaie dominante et garantit, en tant qu'étalon, le fonctionnement des échanges. C'est le mérite de J.-J. Goux d'avoir mis en évidence cette corrélation :

Il est significatif, écrit-il, que pendant cette même période le romancier croit, lui aussi, à la convertibilité du langage en réalité référentielle. Il postule que le langage peut s'échanger contre les choses, en une équivalence pleine et entière qui constitue son pouvoir de représentation. De même que l'économiste pense que la monnaie est neutre, le romancier ne s'interroge pas sur le médium linguistique qu'il utilise, mais il le considère comme transparent, puisque le réel se donne directement à travers lui, en une opération d'équivalence (d'échange) où le mot vaut pour la chose 8.

Avec Bloy, au contraire, semble s'ouvrir la crise de ce langageor qui prétend formuler la vérité, en exprimant pleinement la vie subjective et en reflétant à la perfection le monde réel. Et c'est sa conception de l'argent qui sert, bien entendu, de révélateur. Chez l'écrivain, en effet, l'or, en tant que tel, perd sa valeur transcendante : il n'est plus l'étalon de la valeur et est dépouillé de sa fonction d'archétype. Il cesse d'être cette divinité qu'on adore, qui canalise toutes les énergies et excite tous les désirs. Certes, il continue d'exercer un attrait sans pareil sur les hommes. Mais ce n'est plus à titre de référent absolu mais d'image, de symbole. Si l'on reprenait la distinction traditionnelle entre les différentes formes de la monnaie, on pourrait dire qu'il est défait de toute valeur intrinsèque pour devenir l'équivalent d'une monnaie représentative à convertibilité assurée.

De fait, Bloy traite l'argent non pas comme une valeur en soi, suffisante par elle-même, mais comme un symbole de Dieu :

L'exégèse biblique a relevé cette particularité notable que, dans les Livres sacrés, le mot ARGENT est synonyme et figuratif de la vivante Parole de Dieu [...] Le Verbe, la Chair, l'Argent, le Pauvre... Idées analogues, mots consubstantiels qui désignent Notre Seigneur Jésus-Christ dans le langage que l'Esprit-Saint a parlé. Car sitôt qu'on touche à l'une ou l'autre de ces effrayantes Images, qui sont si nombreuses, elles accourent toutes à la fois et mugissent de tous les côtés comme des torrents qui se hâteraient en bondissant vers un gouffre unique et central 9.

Cette interprétation est une constante de l'oeuvre. Jésus, aime à rappeler l'écrivain, « est signifié symboliquement par l'argent dans

8. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 132-133.

9. Le Salut par les Juifs, OEuvres de Bloy, tome IX, p. 31-32.


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les divines Écritures » 10. L'argent a donc pour étalon le parfait amour, il est «la Face PÂLE du Christ» 11, la monnaie représentative d'une économie dont l'encaisse est la charité divine. Idéalement, il est parfaitement convertible : tous les échanges se réfèrent à cette valeur suprême ; chaque fois que quelqu'un use de son argent, il fait circuler cet amour qui marque, en chaque homme, la place de Dieu. Toute transaction commerciale est donc régie par cette loi fondamentale : elle est l'occasion d'une communion où une âme charitable partage avec son prochain le don de l'Esprit.

Pourtant, Bloy le sait bien, tout indique, à son époque, que ce système symbolique ne peut fonctionner. Certes, « l'Argent est précisément ce [...] Dieu qui veut qu'on le dévore et qui seul fait vivre » ; mais il est, en même temps, « la Manne cachée que les pauvres cherchent en vain » I 2. Il en vient donc, par une altération inimaginable, à représenter la vie des misérables « qui meurent de ne pas en avoir » 13. En effet, tout se passe comme s'il cessait d'être une monnaie représentative, garantie par l'amour de Dieu, pour devenir une monnaie conventionnelle, sans encaisse spirituelle, un simple jeton inconvertible, une parfaite idole. Les hommes se comportent à son égard comme s'il avait de la valeur en lui-même ; ils oublient le lien symbolique qui le rattache à Dieu ; ils le détournent de la signification, en faisant de lui l'instrument de l'oppression des pauvres par les riches : ceux-ci, lit-on dans Le Désespéré, « comprendront trop tard que l'argent dont ils étaient les usufruitiers pleins d'orgueil ne leur appartenait ABSOLUMENT pas » 14.

Dès lors, le roman s'éclaire d'une autre manière. Bien sûr, à l'instar des oeuvres de Zola, il semble aussi manifester le pouvoir absolu de l'or. Comme le souligne R. Barthes,

Ce sont sans cesse plaintes, invectives, démarches, échecs, courses après les quelques louis nécessaires au feu, à la nourriture, au loyer ; la misère de l'homme de lettres n'est ici nullement symbolique ; c'est une misère comptable, dont la description inlassable est bien accordée à l'un des moments les plus durs de la société bourgeoise 15.

Mais l'optique de Bloy est très différente de celle du romancier naturaliste. Sa vision met surtout l'accent sur la crise qui affecte les échanges dans le monde moderne : elle insite sur la perturbation mortelle des instances mesurantes et sur la faillite du Dieu-or.

10. Exégèse des lieux communs, ibid., tome VIII, p. 282. 11. Ibid., p. 33.

12. Ibid., p. 32.

13. Le Désespéré, ibid., tome m, p. 311.

14. Ibid., p. 312.

15. R. Barthes, Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 221.


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Le Désespéré, en effet, met en évidence les souffrances de Marchenoir, perpétuellement confronté aux mêmes ennuis pécuniaires. La récherche de secours d'argent apparaît même comme le ressort principal du récit : symboliquement, celui-ci s'ouvre et se referme sur une scène identique, qui démontre la tragique impossibilité de l'échange et remet en question la fonction symbolique de l'or. Ainsi, dans le premier chapitre, l'écrivain réclame inutilement à son ancien ami, Alexis Dulaurier, « les dix ou quinze louis strictement indispensables » 16 à l'enterrement de son père. Et, dans les dernières pages, il récidive en vain pour sauver sa maîtresse, son confrère s'excusant de n'avoir sur lui que « quelques milliers de francs [...] en billets à échéance lointaine » qui ne peuvent être monnayés sans « un onéreux escompte » 17. Dans l'un et l'autre cas, ce qui frappe, c'est la façon dont l'argent, immobile, engorgé, « se refuse à la plus élémentaire transformation : la circulation » 18.

. Or, c'est de cette circulation que dépend, pour Bloy, le devenir de l'homme. Car, rappelons-le, l'argent est semblable au sang du Christ : il s'écoule de son flanc et représente son amour. Le sacrifice de Jésus est l'archétype de tout échange et féconde la vie sociale. Il est la suprême dépense qui authentifie tout commerce, en lui servant de référent. Si la circulation de l'or se conforme à ce modèle et s'opère généreusement dans le don, elle vivifie les relations entre les hommes, assure la cohésion de leur langage et les ramène fugitivement à l'être, en dépit de la chute. Si, au contraire, elle s'effectue parcimonieusement, dans un dédain impie de son étalon céleste, si elle s'interrompt au profit de la jouissance égoïste d'un petit nombre, elle crée le vide au coeur de l'être, trouble la communication et fait peser une menace de mort sur l'humanité.

Pour illustrer cette alternative, Le Désespéré offre deux exemples contradictoires de l'utilisation moderne de l'or. Il y a d'abord cette anecdote au sujet de Properce Beauvivier 19, que le narrateur raconte pour le présenter :

Properce est dans la rue, par une nuit très froide, avec un homme qu'il appelle son ami. Une vieille grelottante est rencontrée qui murmure des supplications en tendant la main. Il s'arrête sous un bec de gaz [...], il exhibe un porte-monnaie gonflé d'or, et, sous l'oeil ébloui de la misérable, il fouille cet or, il le pétrit, le retourne, le fait tinter, fulgurer, l'allume comme un tas de braises, puis fourrant le tout-dans sa poche et haussant les épaules d'un air d'impuissance navrée : — Ma bonne, exhale-t-il, j'en suis bien fâché, mais je croyais avoir de la monnaie, et je n'en ai pas... 20.

16. Le Désespéré, p. 32. Alexis Dulaurier, pseudonyme de Paul Bourget.

11. Ibid., p. 315.

18. R. Barthes, op. cit., p. 221.

'19. Catulle Mendès.

20. Le Désespéré, p. 230.


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Pour Bloy, il ne fait aucun doute que cette histoire évoque l'enfer. L'or sert ici à attiser un désir que l'écrivain identifie à une imploration d'amour. En ne le satisfaisant pas, en se jouant de la mendiante qu'il déçoit, Beauvivier pèche contre l'Esprit et contribue à répandre le désespoir sur la terre. Telle est la racine du mal, l'atteinte impardonnable aux fondements du langage symbolique. A l'opposé, on peut citer cette autre scène où éclate le dévouement charitable de Leverdier 21, lorsqu'il décide de tout vendre, de quitter Paris et d'aller vivre en Bourgogne auprès d'une vieille tante, pour mieux subvenir aux besoins de son ami :

Leverdier calcula qu'il serait ainsi plus utile à Marchenoir et qu'il pourrait aisément lui envoyer tous les mois un secours d'argent qui l'empêcherait toujours bien de crever de faim. Lorsque ce dernier apprit l'héroïque décision de son mamelouck, elle était irrévocable. Leverdier avait tout vendu et déposait sur la table du malheureux les quelques centaines de francs qu'il avait recueillis. Il n'y eut pas d'explosion. Marchenoir baissa la tête à la vue de cet argent et deux larmes lentes, — issues du puits le plus intime de ses douleurs, — coulèrent sur ses joues blêmes et déjà creusées 22.

Ces larmes silencieuses sont le signe d'une effusion d'amour et relient un instant les deux hommes dans une communion parfaite avec le Christ, dans la plénitude de l'existence humaine et du symbole retrouvé.

Mais, dans le roman, la négation de la valeur et la subversion de l'échange sont la règle quasi unanime et ont raison de Marchenoir. Le plus souvent, l'or fait figure de signe vide, que chacun conserve pour soi, sans le faire circuler. Dégradé dans sa dimension de symbole, il ne peut se changer en amour : il s'apparente à une monnaie inconvertible, privée de référent ; il apparaît comme un faux dieu, détourné de sa fonction régulatrice et signifiante. Le sang du Christ semble couler en pure perte : finalement, c'est à une hémorragie de sens et à une crise du langage que l'homme moderne est confronté. Certes, l'économie de Bloy n'est ni « réaliste », ni « orthodoxe ». Elle dit sans cesse la nostalgie de l'écrivain pour un étalon des valeurs. Mais elle anticipe à sa manière sur les grands bouleversements culturels du XXe siècle. En faisant de l'or un signe conventionnel et inconvertible, elle préfigure la crise des équivalents généraux et révèle l'effondrement des garanties et des référentiels du monde contemporain.

La faillite des pères

On a un nouvel indice de cette crise et de cet effondrement en s'attachant aux figures paternelles dans Le Désespéré. Celles-ci, en effet, peuvent être considérées à leur tour comme des équivalents

21. Louis Montchal, le dédicataire du roman.

22. Le Désespéré, p. 305.


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généraux, car cette notion ne se limite pas seulement à l'échange des marchandises et ne concerne pas que la monnaie. Elle fonctionne aussi sur la scène générale des évaluations, des substitutions et des suppléances sociales, où s'étalonnent toutes les valeurs. Sur ce terrain, le père joue le même rôle que la monnaie : il réglemente les échanges et, singulièrement, permet à la forme-sujet, équivalent de la forme-marchandise, de se constituer. Comme le souligne J.-J. Goux :

Qu'en est-il dans le registre des comptes du rapport à l'autre (du rapport entre sujets) sinon que le PÈRE est choisi à un certain moment du développement du moi pour résoudre une situation conflictuelle ? Qu'en est-il sinon que le père devient l'image réfléchissante et unique de tous les sujets en quête de leur prix ? Qu'en est-il sinon que l'accès à leur autonomie réciproque en même temps qu'à leur statut social, entériné par Passomption de la norme, passe par cette médiation ? 23.

L'image du père fonctionne donc, dans cette économie, comme la donnée unique dont tous les « autruis » particuliers et, notamment, le moi, constituent les formes relatives.

A cet égard, on retrouve en elle les trois fonctions usuelles de l'équivalent général mises en évidence par J.-J. Goux : celles de mesure des valeurs, de moyen d'échange et de moyen de paiement ou de thésaurisation. En d'autres termes, l'institution paternelle accède à la fois à la dimension d'archétype, de jeton et de trésor. Comme trésor, elle intervient dans le registre de la réalité comme l'autorité émettrice qui frappe la monnaie : on retrouve ici la conception traditionnelle du père comme auctor et genitor, qui apporte la forme, tandis que la mère apporte la matière. Comme archétype, elle est l'étalon auquel chaque sujet se réfère comme à une valeur non plus réelle mais idéale, qui sert d'unité constante des mesures : « (la) paternité, d'abord exigée comme réelle (naturelle) est appelée ensuite comme une garantie plus haute » 24, dans le registre platonicien de l'Idée. Enfin, comme jeton, l'institution paternelle est le medium qui permet d'effectuer les échanges interpersonnels, la forme transitive faisant le lien entre les sujets : on est ici dans le registre du symbolique où se constitue toute parole, toute communication humaine.

Or, ce qui frappe dans Le Désespéré, c'est justement la façon dont les différentes instances paternelles, d'une part, se répartissent uniformément ces trois fonctions de l'équivalent général, et, d'autre part, sont présentées en situation de crise, mettant ainsi en péril l'existence même du sujet.

Effectivement, Marchenoir est d'abord confronté à sa propre tragédie familiale : son père réel, dont il devrait être l'image

23. Économie et symbolique, op. cit., p. 61.

24. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 60.


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ressemblante et l'héritier fidèle lui semble, au contraire, parfaitement illégitime. Tout se passe comme si Monsieur Marchenoir était un père faux et son fils, un bâtard. Il est significatif, à cet égard, que le personnage, s'il ne rejette pas le nom que son père lui a légué, se sente improprement affublé du prénom que celui-ci lui a choisi :

Son père l'avait affublé du nom de Caïn, à l'inexprimable effroi de sa mère qui s'était empressée de le faire baptiser sous le vocable chrétien de Marie-Joseph. La volonté maternelle ayant été, par extraordinaire, la plus forte, on l'appela donc Joseph dans son enfance et le nom maléfique, inscrit au registre de l'état-civil, ne fut exhumé que plus tard, en des heures de mécontentement solennel 25.

Du reste, la bâtardise semble inscrite dans l'assemblage hétéroclite des trois prénoms ; car, qu'y a-t-il de commun entre Caïn et MarieJoseph ? On ne peut à la fois se réclamer de Dieu et du Diable : entre deux pères, il faut choisir.

Indice plus probant encore, la lettre initiale où le héros raconte la mort de son père, qu'il présente comme son oeuvre, en s'accusant de parricide. Certes, l'effroi se lit en de nombreux passages de cette confession, mais triomphe surtout « cette hideuse certitude d'avoir eu raison de passer sur le coeur du malheureux homme » 26. Et c'est avec résignation que Marchenoir avoue : « nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père et moi. Hélas ! nous n'avions plus rien à nous dire » 21. Le père réel a donc ici échoué : alors qu'il devrait être celui qui, par la conception, apporte une forme, « comme le sceau sur la cire, comme l'effigie frappée sur la médaille ou sur la pièce de monnaie » 28, il n'est qu'un bourgeois vulgaire, qui s'oppose en tout à son fils et lui fait mettre en cause les vertus de la paternité : « combien il serait facile aux sages de ne jamais faire d'enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! » 29. Aussi est-ce au nom « d'une intransgressible loi de nature » 30 que Marchenoir renie le père que la nature lui a donné : il lui oppose une référence paternelle plus élevée, dont la frappe n'est plus conceptuelle mais marque une adhésion spirituelle supérieure. Alors, au père réel se substitue l'archétype du père, le modèle de tous les géniteurs, Dieu.

Surgissant à l'horizon de la transcendance, celui-ci, en effet, représente tout naturellement l'essence de la paternité. Jouissant du prestige du sacré, il est la référence dernière, l'ultime puissance mesurante, le fondement même des valeurs subjectives. Ce n'est

25. Le Désespéré, p. 51-52.

26. Ibid., p. 30.

27. Ibid., p. 31.

28. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 59.

29. Le Désespéré, p. 30.

30. Ibid.


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donc pas un hasard si le héros, en dépit des difficultés, conduit son existence en cherchant à imiter Jésus, ce fils fidèle par excellence : c'est parce qu'il croit à l'autorité de ce Père céleste que Marchenoir est amené à transgresser les lois de la filiation naturelle. Mais cet engagement courageux n'est guère payé en retour par la manifestation d'une présence qui réactive et sauve les valeurs paternelles : « Un fondamental retentissement fait défaut. Comme si un sens, une valeur, une intensité numineuse qui aurait dû ici se déclarer et ouvrir une dimension de transcendance (vers l'au-delà, vers le supra-sensible, vers les régions éthérées, sublimes) restaient sans effet » 31. Ainsi, à rejeter son père réel, Marchenoir, semblet-il, ne gagne rien car il est aussitôt confronté à l'absurdité apparente d'un monde où tout indique l'effondrement des valeurs sacrées. D'où le thème si constant dans Le Désespéré de l'abandon des enfants par leur père. Il apparaît, par exemple, dans cette allusion au « songe tragique » de Jean-Paul 32 où le Christ pleurant dit aux hommes :

Je vous avais promis un Père dans les deux et Je ne sais où Il est. Me souvenant de ma promesse, Je L'ai cherché deux mille ans par tous les univers, et Je ne L'ai pas trouvé et voici, maintenant, que Je suis orphelin comme vous 33.

Il surgit encore dans cet appel angoissé de Marchenoir :

Ah ! Cette parole d'honneur de Dieu, cette sacrée promesse de « ne pas nous laisser orphelins » et de revenir ; cet avènement de l'Esprit rénovateur dont nous n'avons reçu que les prémices, je l'appelle de toutes les voix violentes qui sont en moi, je le convoite avec des concupiscences de feu, j'en suis affamé, assoiffé, je ne peux plus attendre et mon coeur se brise, à la fin, quelque dur qu'on le suppose, quand l'évidence de la détresse universelle a trop éclaté, par-dessus ma propre détresse 34.

Enfin, le motif du désespoir, si lancinant dans l'oeuvre, fait entendre sans discontinuer « le Lamma sabacthani des abandonnés » 35 qui se demandent, au bord du gouffre, « si l'existence de Dieu n'est pas la parfaite blague que l'exemple (des vertus humaines) prédispose à conjecturer » 36.

La crainte d'être orphelin poursuit donc Marchenoir. Son drame, en effet, c'est de s'attacher à un signifié qui n'a pas de signifiant, de proclamer l'omniprésence d'un Père dont le silence le torture et dont il cherche en vain la trace. La dimension tragique du Désespéré est bien là : dans cette absence si « voyante » de la

31. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 63.

32. Un songe, publié par Mme de Staël dans De l'Allemagne, Deuxième Partie, Chapitre XXVIII, « Des Romans ».

33. Le Désespéré, p. 189.

34. Ibid., p. 149-150.

35. Ibid., p. 148.

36. Ibid., p. 310.


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transcendance que le discours s'efforce à tout prix d'imposer. Aussi finit par se poser la question du symbolisme, dont la fonction, qui est de donner à penser et de faire sens, a cessé d'être telle. Or, ici encore, on retrouve le thème paternel.

En effet, c'est de « l'abbé T... » 37 que Marchenoir tient son langage. Ce prêtre, qui ne peut prétendre ni à la paternité réelle, ni à la paternité transcendante, joue ici le rôle de « père spirituel ». En tant qu'homme de religion, il est d'ailleurs tout naturellement porté à servir d'intermédiaire entre Dieu et les hommes et à ranimer la Parole vivante. Il n'est donc pas étonnant de le voir transmettre au héros tout son bagage intellectuel : Marchenoir lui doit notamment ces méthodes d'interprétation sacrée, inspirées de l'exégèse biblique, dont il se veut l'héritier plein de zèle et qu'il applique dans son symbolisme universel.

Or, significativement, cette dernière figure de père a disparu quand le roman commence :

L'abbé T... était mort à la peine, peu de temps après la rencontre du Périgourdin. Écarté soigneusement de toutes les chaires où ses rares facultés de prédicateur apostolique eussent pu servir à quelque chose, navré du cloaque de bêtise où il voyait le monde catholique s'engouffrer, abattu par le chagrin au pied de l'autel, il avait à peine eu le temps d'ensemencer ce vivipare dont la monstrueuse fécondité immédiate eût peut-être suffi pour le faire expirer d'effroi » 38.

Métonymiquement, cette mort contredit la réussite apparente de cette fécondation intellectuelle. Si Marchenoir est bel et bien son héritier par l'esprit, il ne peut empêcher que le langage dont il est désormais le seul défenseur ne trahisse son impuissance. Parole sans encaisse, incapable de s'assurer une couverture transcendante, celuici se réduit à la fin à « un signifiant flottant, inconvertible, qui n'a que le statut de pure symbolicité du jeton» 39. L'écrivain ne parvient pas à éviter qu'il signifie « l'extériorité, la superficie, le non-vécu, le mensonge et la fausseté possible de ce qui circule et s'échange " 40.

Ainsi, Le Désespéré porte témoignage d'un vide de la fonction paternelle qui rejaillit sur le sujet. Dans un monde où les pères ne sont plus en état de fonder les échanges et de régler la communication, les fils confrontés aux affres de la bâtardise et du deuil ne sont pas en état de trouver leur identité. Marchenoir n'échappe pas à la règle : son histoire est celle d'une série de ruptures et de désillusions qui le conduisent à la mort, sans qu'il ait pu triompher de la crise de confiance et du déchirement intérieur où la défaillance de la paternité l'a plongé.

37. Tardif de Moidrey, mort en 1879 à la Salette.

38. Le Désespéré, p. 60-1.

39. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 69.

40. Ibid., p. 66.


LÉON BLOY ET LA CRISE DU SYMBOLIQUE 19

La banqueroute du langage

Mais, au bout du compte, ce que Le Désespéré démontre à l'évidence, c'est la banqueroute du langage. Du reste, il y a, pour Bloy, un lien étroit entre le père, l'argent et la parole. On sait, en effet, que « l'Argent considéré à (sa) manière » apparaît « comme une figure de Dieu » 41. Et le glissement de l'argent à la parole s'effectue tout aussi facilement : « Nul ne semble plus fait que moi pour trouver la Parole qui est identique à l' Argent et je passe ma vie à chercher l'un et l'autre » 42, écrit-il dans Le Mendiant ingrat. L'écrivain confirme donc, à sa façon, l'étroite homologie de la monnaie, de la langue et de la fonction paternelle, qu'il traite d'ailleurs constamment comme des équivalents généraux.

De ce point de Vue, l'intérêt du Désespéré consiste à revenir sans cesse sur l'écart qui sépare irrémédiablement les certitudes linguistiques affichées par Marchenoir et la vérité des échanges verbaux. En effet, la dimension tragique du roman repose tout entière sur cette impossibilité où se trouve le héros d'assister à « la translation des figures en réalité » 43. Et l'on peut lire le récit comme un effort inutile pour éviter cette constatation du Sang du pauvre : « La Parole de Dieu est en vain » 44. De fait, Bloy est bien forcé de le reconnaître, « rien n'a pu restituer un semblant de verdeur aux anciennes croyances » 45 : malgré son acharnement à ressusciter l'exégèse symbolique, la transcendance du Verbe semble abolie.

Ainsi, à ses yeux de prophète apocalyptique, « le vieil Occident accablé de lassitude » 46 découvre, en cette fin du XIXe siècle, un événement inouï : la Parole a cessé de garantir efficacement le sens et la valeur. Tout indique qu'il n'existe plus de signifié stable, plus d'étalon éternel. Dans l'échange linguistique, les signes se démonétisent, libérant des signifiants flottants, sans contenu prédéterminé. Les valeurs paraissent aller « à vau-l'eau », dans une dérive signifiante où « tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé » 47. Pour Bloy, c'est l'indice d'une formidable crise de confiance. Tout en dénonçant les dangers du désespoir, il est lui-même la proie de ce doute dont l'errance est la figure dans son roman 48. Il en est d'abord la victime,

41. Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, OEuvres de Bloy, tome XII, p. 44. Al. Le Mendiant ingrat, ibid., tome XI, p. 41.

43. Le Désespéré, p. 280.

44. Le Sang du pauvre, OEuvres de Bloy, tome IX, p. 98.

45. Le Désespéré, p. 179.

46. Ibid., p. 48.

47. Ibid., p. 149.

48: « Il n'avait plus la force de marcher et, d'ailleurs, il était arrivé, n'allant nulle part », Ibid., p. 158.


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malgré tous ses efforts pour résister à la révolte que suscite « cette demande sans réponse d'un Père qui règne in terra et qui délivre » 49.

Tel est aussi le sens de l'aventure de Marchenoir. L'écrivain, en effet, fort de la Révélation dont les Écritures témoignent, met toute sa foi dans le christianisme qu'il somme de tenir ses promesses. Il se sent garanti par une sorte d'assurance dont les textes sacrés constituent la police. De surcroît, il prétend disposer de la « parole d'honneur de Dieu » 50 et du message d'espérance que le Verbe divin, en personne, a incarné. Car tout ici est affaire de contrat : lorsque Marchenoir se convertit, le narrateur ne commente-t-il pas ce retour à la spiritualité chrétienne en ces termes : « le Christianisme lui donnait sa parole d'honneur de l'Éternité bienheureuse » 31 ? L'expression est significative de ce pacte sacré qui, pour Bloy, unit l'homme au Créateur et le rend exigeant : prenant Dieu au mot, il attend tout de sa Parole et, en même temps, redoute toujours, fût-ce implicitement, d'être déçu.

Or, force est bien de constater que c'est justement ce pacte que le désespoir, ce mal moderne, met sans cesse en question. Fondé sur une aperception anxieuse du dysfonctionnement des systèmes d'échanges symboliques, il jette le soupçon sur la Parole révélée. Ce n'est pas un hasard si Marchenoir confie à son confesseur :

Chaque homme est, en naissant, assorti d'un monstre. Les uns lui font la guerre et les autres lui font l'amour. Il paraît que je suis très fort, comme vous le dites, puisque j'ai été honoré de la compagnie habituelle du roi des monstres : le Désespoir 52.

Aussi, n'est-on pas surpris de lui voir avouer que « l'expérience ne (lui) a rien appris », même si la foi reste, à ses yeux, « la substance des choses à espérer » 53.

Ainsi, tout en étant continuellement à l'affût de quelque signe, — « il me faudrait un autre signe que cette perpétuelle agonie » 54, déclare-t-il à Véronique, — Marchenoir, à la fin, est contraint de déchanter : « le rassasiement qui [...] est assuré par la Parole sainte » 55 semble indéfiniment ajourné. L'espérance est en passe de faire faillite et le héros est fatigué de se payer de mots. Certes, il meurt en affirmant : « Je ne suis plus le Désespéré » 56 ; mais cette rémission vient au terme d'une longue crise de confiance où

49. Ibid., p. 58.

50. Ibid., p. 149.

51. Ibid., p. 58.

52. Ibid., p. 154.

53. Ibid., p. 221.

54. Ibid., p. 288.

55. Ibid., p. 317.

56. Ibid., p. 313.


LÉON BLOY ET LA CRISE DU SYMBOLIQUE 81

la Parole a paru ébranlée dans ses fondements. Il semble bien fini le temps où Dieu « parlait d'or ». Le Verbe, malgré l'Incarnation, apparaît comme un jeton inconvertible, une fausse-monnaie qu'aucune autorité émettrice ne garantit plus.

Avec Le Désespéré, on est donc au coeur de la foi, telle que J.-J. Goux la pose : « La question donc du fiduciaire. Fiducia : confiance » 57. L'or du symbole ne semble cautionné par aucune encaisse et il y a du danger à exiger, comme le fait Marchenoir, « que l'expression d'une réalité quelconque (soit) toujours adéquate à la vision de l'esprit » 58. En effet, la démonétisation du langage symbolique risque alors de conduire à l'inflation verbale. L'hyperbole, loin de ressaisir le sens, au-delà des apparences, peut tomber dans le piège de l'enflure et de la vacuité. Tel est le péril qui guette l'écriture de Marchenoir, elle que caractérise « ce style en débâcle et innavigable » qui a toujours « l'air de tomber d'une alpe » et qui roule « n'importe quoi dans sa fureur » 59.

On ne peut mieux dire les limites et l'ambiguïté de la démarche bloyenne, qui met douloureusement en lumière le passage d'une culture fondée sur la caution d'un référent transcendant à une culture où aucun étalon ni trésor n'apporte le gage d'une signification révélée. L'auteur du Désespéré perçoit dans ce passage une irrémédiable dégradation de l'être et une corruption scandaleuse de la valeur. A ses yeux, la crise des équivalents généraux qui affecte son temps révèle toute l'ignominie de la civilisation moderne. Celleci, en effet, a détruit la structure pyramidale héritée du monde médiéval et l'ordre symbolique qui la reliait à Dieu, pour devenir le grand marché profane des signes. La mixtion, la confusion, l'homogénéisation et l'arbitraire qui en ont résulté sont caractéristiques de la « folie » du monde bourgeois.

Toute l'entreprise littéraire de Bloy apparaît donc comme une tentative pour restituer aux choses leur valeur par un retour à la grande tradition du symbolisme chrétien. Certes, il y a, dans cette attitude, une défense contre le déferlement moderne des signes : cultivant un idéal pré-logique, l'écrivain voit dans le symbole le moyen d'unir le visible à l'invisible, le monde absurde des apparences à l'ordre souterrain de Dieu. Mais il ne tombe pas pour autant dans un discours dévot lénifiant où tout est expliqué. Le Désespéré l'atteste, loin de s'enfermer dans la circularité rassurante d'un certain allégorisme, il ne parvient qu'à tenir un discours ouvert, où l'ambivalence de tout symbole joue pleinement. Ainsi, la crise

57. Les Monnayeurs du langage, op. cit., p. 66.

58. Le Désespéré, p. 265.

59. Ibid., p. 130.


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générale des systèmes de représentation fait sentir ses effets, alors même que tout est mis en oeuvre pour la nier : l'or, le père et la langue cessent de régir et de garantir les échanges, malgré les efforts du romancier pour les sauver.

C'est pourquoi la démarche de Bloy n'aboutit jamais à la synthèse, au dépassement de la contradiction. Elle trouve, au contraire, refuge dans l'imaginaire, en renonçant à toute prétention démonstrative et en recourant à l'expression poétique. C'est ce que souligne J. Maritain dans sa présentation des meilleures pages de l'écrivain :

Dans la mesure même où le mot chez Bloy est employé avant tout à rendre sensible l'inexprimable, l'énoncé pur et simple de ce qui est devient pour lui comme une limite asymptotique : le langage alors ne s'engage pas à fond dans l'expression logique et démonstrative, il s'arrête à évoquer des analogies, à faire surgir des images et des figures qui passent devant l'esprit en surabondant de sens mais qui s'éloignent aussitôt 60.

Le symbolisme bloyen est donc inséparable du mystère, c'est-à-dire d'une présence-absence du sens, qu'aucun discours ne peut dépasser. C'est à la fois l'indice de sa fécondité et l'aveu de son impuissance à restaurer les références éternelles que la fin du XIXe siècle voit sombrer.

PIERRE GLAUDES.

60. Introduction aux Pages de Léon Bloy, Paris, Mercure de France, 1951, p. 19.


ENTRE LE FARFELU ET L'HUMAIN : LES MARQUES DU SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS »1

En janvier 1926, André Malraux revient d'Asie, dégoûté par un système colonial profondément vicié et par l'immobilisme politique qui annihile toutes possibilités de réaction. Avec Clara, il s'installe quai de Passy, publie, chez Grasset, La Tentation de l'Occident, et penserait déjà, au dire de sa femme 2, aux Conquérants. Ces années 1926-1928 accélérèrent l'évolution tant politique que littéraire du jeune écrivain. Les conséquences artistiques de l'expérience orientale de Malraux ont été étudiées 3, mais l'influence d'un homme, qui joua un rôle important dans la formation politique de l'écrivain, nous semble aujourd'hui méconnue et nous aimerions la mettre au jour dans cet article. Il s'agit du philosophe Georges Sorel, surtout connu pour ses Réflexions sur la violence parues en 1908. Trop oublié de nos jours, cet ingénieur des Ponts et Chaussées, d'origine normande (1847-1922) fut, pourtant, l'inspirateur, tant en France qu'à l'étranger, d'une doctrine nouvelle fondée sur le syndicalisme révolutionnaire 4. Les jeunes fascistes italiens, Malaparte notamment, interprétèrent les théories soréliennes et firent leur « l'esprit révolutionaire de la violence syndicale pour accomplir cette profonde transformation de l'ordre social... » 5.

1. Nous tenons à remercier le Professeur A. Vandegans qui nous a donné l'idée de cet article et n'a pas ménagé ses efforts pour nous aider.

2. Voir CI. Malraux, Voici que vient l'été, dans Le Bruit de nos pas, Paris, Grasset, IV (1973), p. 33.

3. Voir A. Vandegans, La Jeunesse littéraire d'André Malraux. Essai sur l'inspiration farfelue, Paris, Pauvert, 1964, p. 275-297 ; voir aussi W.G. Langlois, André Malraux. L'aventure indochinoise, trad. par J.-R. Major, Paris, Mercure de France, 1967, p. 239-275.

4. Voir A. Thibaudet, L'École des Cahiers, dans L'Encyclopédie française, XVII, 38, 13..

5. Malaparte, cité par P. Andreu, Notre maître M. Sorel, Paris, Grasset, 1953, p. 307.

R.H.L.F., 1987, n° 1, p. 83-98


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Et Mussolini, lui-même, de reconnaître sa dette vis-à-vis du philosophe français :

Pour moi l'essentiel était d'agir. Mais je répète que c'est à Georges Sorel que je dois le plus. C'est ce maître du syndicalisme qui, par ses rudes théories sur la tactique révolutionnaire, a contribué le plus à former la discipline, l'énergie et la puissance des cohortes fascistes 6.

Polytechnicien intelligent, G. Sorel entre comme ingénieur aux Ponts et Chaussées en 1867 et y effectue ce que l'on peut appeler une brillante carrière. Mais en 1892, il démissionne brusquement et renonce volontairement à ses droits à la retraite. Autodidacte d'une prodigieuse culture, il doit à Marx sa connaissance, toute livresque, du monde ouvrier et ses théories économiques ; lecteur de Nietzsche, il y puise son admiration pour l'héroïsme guerrier. Aucun système, cependant, ne convient pour le définir : « sa tête seule, non son coeur, écrit P. Lasserre, est révolutionnaire » 7. Il s'écarte du marxisme pour ses insuffisances morales et loue L'Action Française pour sa lutte contre le règne de la bêtise. Sa dénonciation de la bourgeoisie s'accompagne d'un respect profond pour les valeurs les plus traditionnelles de la culture dite bourgeoise, la famille, le mariage, la religion : « [...] Sorel était, comme Proudhon, passionnément attaché à la dignité du mariage et se faisait des rapports conjugaux une idée toute romaine » 8. Il refuse le divorce, condamne l'union libre, lui qui n'épousa jamais la femme avec qui il vivait. Grand admirateur de Péguy, il trouve son engagement catholique trop mitigé et trop partisan son engagement auprès de certains écrivains juifs (Benda par exemple). Antisémite, il voit dans Bergson — qu'il admire pourtant pour avoir réintroduit une dimension sacrée dans la philosophie — le chantre de la haute bourgeoisie parisienne et de la maison Rothschild ; et il n'hésite pas à publier en 1911, dans L'Indépendance, un article sur les meurtres rituels en Russie !

Politiquement aussi, Sorel fut l'homme de la contradiction : marxiste convaincu, il n'hésite pas à affirmer ses sympathies pour la droite nationaliste, L'Action française et Maurras. S'il exprime ses inquiétudes devant la montée du fascisme italien, il ne peut s'empêcher de l'admirer « comme le phénomène social le plus original de l'Italie ». En outre ses liens avec les deux grands penseurs italiens, fascisants à l'époque, B. Croce et V. Pareto, sont bien connus. La vie et l'oeuvre de l'économiste italien V. Pareto 9

6. Mussolini, cité par P. Andreu, op. cit., p. 304.

7. P. Lasserre, Georges Sorel, théoricien de l'impérialisme, Paris, L'Artisan du livre, 1928, p. 41.

8. P. Andreu, op. cit, p. 36.

9. Sur V. Pareto, voir G.-H. Bousquet, Vilfredo Pareto. Sa vie et son oeuvre, Paris, Payot, 1928.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 85

(1848-1923) ressemblent étrangement à celles de Sorel. Issu d'une vieille famille génoise, il fit ses études à l'École Polytechnique de Turin. Pendant près de vingt ans, il travailla comme ingénieur dans les chemins de fer. Retiré près de Fiesole, il est pressenti, en 1891, par Walras pour lui succéder à la chaire d'économie politique de Lausanne où il est nommé en 1893 : il a alors quarante-cinq ans et son premier ouvrage scientifique, Cours d'Économie politique, est publié de 1896 à 1897. Son analyse sociologique repose sur les mêmes bases que celle de Sorel : dégoût face à la décadence de la société bourgeoise et au régime parlementaire. Pour régner, il réclame la force et, pour réussir, un idéal élevé. G.-H. Bousquet résume en ces termes la comparaison que fait Pareto entre communisme et fascisme :

Les masses bolchevistes qui avaient occupé en Italie les usines, etc., n'avaient recherché principalement que des avantages matériels ; chez elles, peu ou point d'idéal élevé, aucune disposition à faire des sacrifices importants en vue de réaliser leur « mythe ». Ce fut, au contraire, tout l'inverse lors de la « marche sur Rome » 10.

Certes, il refuse d'aduler le régime ; « subjectivement parlant, écrit M. Volt, Pareto n'est pas l'apôtre du fascisme, mais il en a été le prophète » 11. Et Benedetto Croce, l'ami de Sorel, faisait à propos des ouvrages de ce dernier la même constatation : « les livres de Sorel ont été les bréviaires du fascisme. On aurait dû nous faire voir à l'exposition de l'an X l'exemplaire culotté qui a servi au futur dictateur » 12.

Comme à Pareto, l'histoire a réservé à Sorel une ultime contradiction. Dix ans après sa mort, raconte D. Halévy, les ambassadeurs de Rome et de Moscou à Paris proposèrent, au nom de leur gouvernement, de prendre soin de la tombe délabrée de Sorel et d'y élever un monument.

Pour tenter de comprendre cette « énigme du XXe siècle » 13 son influence occulte tant sur les grands leaders politiques du début du XXe siècle que sur les écrivains de l'équipe des Cahiers (Péguy, Halévy, les frères Tharaud) ou d'autres (Barrés, Bourget, Malraux, Drieu), nous allons tenter de cerner Toriginalité et l'audace de son ouvrage le plus célèbre : les Réflexions sur la violence. Rédigées pendant les grèves sanglantes de 1905, elles furent d'abord publiées

10. Ibid, p. 187.

11. Cité par G.-H. Bousquet, op. cit., p. 190.

12. Cité par P. Andreu, op. cit., p. 304.

13. Sur Georges Sorel, on pourra notamment consulter V. Marcu, Men and forces of our time, London, George G. Harrap, 1931 ; S. Sand, L'Illusion du politique. Georges Sorel et le débat intellectuel 1900, Paris, Editions La Découverte, 1985 ; J. Julliard - S. Sand, Georges Sorel en son temps, Paris, Le Seuil, 1985.


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sous forme d'articles dans Le Mouvement Socialiste de janvier à juin 1906 et en volume, grâce à l'aide de son ami Daniel Halévy, en 1908. Si la lecture de cet ouvrage touffu, peu et mal organisé, déconcerte, un même esprit règne d'un bout à l'autre : la rébellion face à la décadence sociale, à la disparition de toute morale et au savoir universitaire. Il dénonce l'optimisme de la philosophie des lumières, comme celui de la philosophie grecque, la foi dans le progrès indéfini de la science et dans le bonheur que celle-ci est censé apporter. Pour Sorel, le fondement de toute morale et de toute politique — car le socialisme qu'il propose vise à une reconstruction de l'Individu — se trouve dans le pessimisme, qui est le fondement indispensable à toute libération de l'individu. Il élabore, dès lors, pour donner au socialisme sa haute valeur morale, le mythe de la grève générale ; cette dernière se définit comme la manifestation de la violence prolétarienne et s'avère « le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l'humanitarisme pour retrouver leur ancienne énergie » 14 ; c'est un acte de guerre, une démonstration militaire qui ouvre les perspectives d'une catastrophe totale. Elle doit être totale ou ne pas être ; elle ne présente ni programme ni utopie et laisse présager une transformation irréversible et absolue. Sorel oppose donc la force bourgeoise qui vise à maintenir un ordre social à la violence prolétarienne qui veut détruire cet ordre. Et le philosophe révolutionnaire d'entreprendre dès lors une apologie de la violence et de sa moralité. La grève générale s'apparente aux guerres « héroïques », faites sans haine ni jalousie pour ruiner un ennemi irréconciliable. Il compare le syndicalisme révolutionnaire aux armées napoléoniennes ; et cette comparaison, chez un homme dont le dernier mot fut « Napoléon », prend la dimension d'un ultime message. Chaque révolutionnaire moderne, comme chaque soldat des guerres de la Liberté, s'inscrit dans l'Histoire, comme un personnage, un homme libre qui accumule de son plein gré des exploits héroïques. Et si le résultat final d'une telle conduite ne peut être la gloire — le révolutionnaire doit rester modeste et inconnu —, Sorel ne peut s'empêcher de tirer les conséquences de sa théorie, et de souligner l'aspect qualitatif et individualiste de la révolution qu'il propose. En un mot, la grève générale est définie comme « la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées »; et dans le héros révolutionnaire sommeille toujours un anarchiste.

La philosophie — pour ne pas dire la métaphysique — de Sorel exerça tant en France qu'en Europe une influence très équivoque.

14. G. Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Rivière, 5e édition, 1921, p. 120.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 87

Les socialistes s'en éloignent prudemment, tandis que L'Action française ne lui ménage pas ses louanges 15. L'antidémocratisme viscéral de Sorel fut récupéré par la droite nationaliste et maurrassienne et « ce furent plus spécialement de jeunes néoroyalistes qui le glorifièrent, comme si, sous le courant apparent de ses idées socialistes, ils en eussent discerné ou senti un autre qui portait de l'eau à leur moulin » 16. Si Lénine est exaspéré par l'auteur des Réflexions qu'il traite « d'esprit brouillon », il le connaît et mentionne certains de ses ouvrages. Si Sorel fut peu lu en France, même parmi les militants ouvriers, ses idées influencèrent ou rencontrèrent celles d'écrivains importants de l'époque, et, parmi eux, Bourget, Barrès, Halévy, Péguy, Drieu et Malraux.

Malraux, en effet, dut s'intéresser à cet étonnant philosophe, ce que confirme Clara dans ses mémoires :

A travers Léo (Lagrange) nous approchâmes plus sérieusement de la pensée politique européenne, de celle de Sorel, de Proudhon, de Fourier, de Guesde et de Marx dont nous savions bien peu 17.

Cette initiation au socialisme permet au jeune écrivain de structurer sa pensée politique :

Le socialisme de Léo était solidement structuré, ce que n'était ni le nôtre, ni celui de Monin [...], ni celui [.,.] de nos amis annamites. Léo avait été formé, entre autre [sic], à l'école viennoise ; il connaissait intimement Otto Bauer et sa famille, avait vécu chez le couple Lazarsfeld. Sa réflexion était à la fois celle d'un intellectuel et d'un politique. Ses goûts, souvent ceux d'un poète 18.

Au dire de P. Pia 19, Malraux ne connut pas personnellement Sorel, mais un des amis de celui-ci, l'économiste italien Vilfredo Pareto. Cependant, les affinités qui existent entre Les Conquérants, publiés en 1928, et les Réflexions nous poussent à croire qu'une influence, à la fois plus profonde et plus indirecte, s'exerça à travers plusieurs intermédiaires. Le premier : Barrès, dont Malraux fut un lecteur assidu 20 et dont la pensée présente avec celle de Sorel des analogies saisissantes. Les deux écrivains, pourtant, ne s'étaient rencontrés qu'une seule fois 21 et ne s'appréciaient guère. Barrès qualifie Sorel de « sectaire enivré de pensée » 22. Mais indépendamment de ces rapports personnels, le Barrès de la fin du XIXe siècle ressemble étrangement au philosophe révolutionnaire.

15. « Le sorélien G. Valois s'y (à L'Action française) était rallié dès 1906 pour la quitter ensuite», écrit L. Soubise, s.v. Sorel (Georges), dans Encyclopaedia Universalis, XVI (1985), p. 1189.

16. P. Lasserre, op. cit., p. 19-20.

17. Clara Malraux, op. cit., p. 31. En 1936, nous retrouvons l'avocat Léo Lagrange comme ministre socialiste des Sports et Loisirs.

18. Ibid, p. 30-31.

19. Nous devons ce renseignement à l'amabilité du professeur A. Vandegans.

20. Sur ce sujet, voir A. Vandegans, op. cit., p. 58, 66, 69, 92, 148 et 317. 22. M. Barrés, Mes Cahiers, Paris, Pion, VIII (1934), p. 31.


58 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

En 1894, dans un article de La Cocarde, Barrès se laisse tenter par une vision apocalyptique et catastrophique de l'évolution historique :

Les moindres rénovations nécessitent de terribles catastrophes [...] Nul événement historique ne se passe de brutalité [...] il semble bien que c'est un essai de grève générale qui occasionnera les premières violences significatives 23.

Dans un autre article du même périodique 24, il affirme que le peuple aspire à la perfection sociale et réclame un idéal. La définition du socialisme comporte, chez les deux écrivains, une même composante éthique : c'est une mystique pour Barrès, une métaphysique des moeurs pour Sorel. Z. Sternhell compare la conception très morale que se faisaient, de la violence, les deux penseurs : « La violence, ou le mythe de la violence, suffit à forger un prolétariat régénéré et régénérateur. En présentant au peuple le but ultime de son action, on l'amène à se conduire conformément à ce but » 25. Tous deux voient dans la révolution socialiste une transformation irréversible ; aucune prévision n'est possible quant à son avenir. Le socialisme se présente donc comme un mythe, c'està-dire une énergie qui pousse à l'action, comme le fut en son temps le mythe de la Révolution ; et ce culte de l'énergie sert de fondement au Roman de l'Énergie Nationale, même si la pensée politique de Barrès a alors beaucoup évolué.

Paul Bourget, véritable miroir des idées de l'époque, témoigne, lui aussi, de l'influence de Sorel sur une génération d'écrivains. Rédigeant, en février 1910, une préface à sa pièce La Barricade, Chronique de 1910, où il défend l'authenticité de sa description d'une grève générale, il écrit :

[...] L'énergie déployée dans l'attaque par une des deux classes antagonistes (crée) chez l'autre un réveil correspondant d'énergie. [...] C'est une observation [...] dont j'ai pu contrôler l'exactitude en lisant l'ouvrage du plus perspicace des théoriciens du syndicalisme, M. Georges Sorel : les Réflexions sur la violence. On a beaucoup cité ce livre à propos de La Barricade, et on a eu raison. Le chapitre intitulé la Décadence bourgeoise et la violence confirme de tous points non pas la thèse de ma pièce, — encore une fois, elle n'en a pas, — mais la réalité de son constat 26.

Même si l'application que Bourget prétend faire des idées de Sorel est des plus discutables 21, on sent que l'influence de ses théories fut fondamentale dans l'élaboration de la pièce. L'énergie, nous

23. M. Barrés, « Les violences nécessaires, » dans La Cocarde, 19, 23 septembre 1894, cité par Z. Sternhell, M. Barres et le nationalisme français, Bruxelles, Complexe, Coll. Historiques, 1985, p. 196.

24. M. Barrès, « Il faut un idéal, » dans La Cocarde, 13 septembre 1894. Cité par Ibid., p. 201.

25. Z. Sternhell, op. cit., p. 201.

26. P. Bourget, Préface à La Barricade, Paris, Pion, 1910.

27. La grève se termine sur un échec total des ouvriers ; les grévistes sont mis à l'index, puis sauvés in extremis de la misère par la « bonté » du patron.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 89

le voyons, est au coeur de la réflexion de Barrès, de Bourget, de Sorel et bientôt de Malraux. Un homme dut directement initier le jeune écrivain à la pensée sorélienne. Nous avons nommé l'ami et le protecteur des deux auteurs : Daniel Halévy que sa position mit à la croisée des chemins sorélien et malrucien. Lorsqu'en 1906 Sorel publie tardivement — il a presque 60 ans — ses Réflexions, Halévy, de 25 ans son cadet, avait depuis trois ans, publié son Histoire de quatre ans où Sorel voyait une fiction anticipant sa propre théorie. En 1899, Sorel et Halévy s'étaient rencontrés dans la boutique des Cahiers de la Quinzaine. Une profonde amitié unissait Sorel et Péguy : la rébellion de ces deux hommes face au savoir universitaire en faisait des complices. Tous trois, Sorel, Péguy, Halévy, admirent Proudhon et assistent aux leçons de Bergson au Collège de France. Et c'est chez Halévy que se seraient rencontrés, pour la première — et la seule — fois, Barrès et Sorel.

Sorel et Halévy partagent une même vision pessimiste du monde ; les sombres prophéties d'Halévy dans Histoire de quatre ans éclairent les conceptions « catastrophiques » du théoricien de la violence. Tout les rapproche : leur commune fascination pour la philosophie de Nietzsche — Halévy est l'auteur d'une Vie de F. Nietzsche (1909) —, leur respect (même après la rupture qui eut lieu entre Sorel et Péguy) pour Péguy, leur attaque contre la décomposition du dreyfusisme, leur admiration pour Bergson. A la mort de Sorel, dans le dénuement et la solitude, Halévy est là...

Et nous le retrouvons au côté du jeune Malraux pour le lancer. En 1927, Halévy introduit «D'une jeunesse européenne» de Malraux dans un volume collectif d'Écrits qu'il publie dans les « Cahiers verts » — collection qu'il avait créée en 1921 chez Grasset 28. Depuis 1926, Malraux fréquente le salon où Halévy accueille « chaque semaine un monde d'écrivains et d'universitaires de haut vol et de tous bords » 29. Là, l'auteur des Conquérants s'initie à la philosophie nietzschéenne et sorélienne. Son analyse des conflits sociaux chinois porte, en effet, la marque de Sorel ; dans la transition du Malraux révolté par son procès et par l'exploitation colonialiste, à l'écrivain lucide qui tente de comprendre les événements, se lit moins l'influence de son aventure indochinoise que celle, toujours croissante, d'une certaine pensée politique découverte en Europe.

Les versions successives des Conquérants révèlent une politisation du récit. De notables différences existent entre la préoriginale parue

28. A. Chamson - A. Malraux - Jean Grenier, Écrits, suivis de Trois poèmes par P.-J. Jouve, Paris, Grasset, 1927. Le texte de A. Malraux occupe les p. 133-153.

29. J. Lacouture, André Malraux. Une vie dans le siècle, Paris, Seuil, 1973, p. 128.


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dans la N.R.F. de mars à juillet 1928, l'originale parue, la même année, dans les Cahiers verts et la définitive parue dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1947, chez Grasset et Skira en 1949. Analysant ces différentes versions, Christiane Moatti conclut :

[...] Ne figure pas dans la version préoriginale [...] une méditation du héros qui contient les formules peut-être les plus belles, en tout cas les plus éclairantes du roman, sur les sentiments des masses populaires qui sous-tendent cette révolution chinoise, sur l'action et les mobiles du héros. De même les ajouts les plus importants que l'on observe entre les Cahiers verts et la version définitive appartiennent à ce type de réflexions politiques qui analysent le rôle des hommes et le sens des événements 30.

Les événements de Canton, en effet, n'importent pas en euxmêmes : Les Conquérants ne font pas la chronique d'une révolte. Malraux lui-même le souligne dans un débat organisé le 8 juin 1929 à Paris par l'Union pour la Vérité :

Je crois qu'il est impossible d'opposer aux Conquérants [...] un élément historique tel qu'il supprime la possibilité du livre, et, élément essentiel, la possibilité de la création de Garine. Car il est bien évident que là se trouve la principale objection faite jusqu'ici : Si Garine est impossible, sa valeur de création mythique s'effondre 31.

Les faits décrits dans le roman apparaissent donc comme les garants d'une authenticité historique et mythique. Ils ne sont pas, ou sont peu, autobiographiques. L'écrivain n'était pas à Canton au moment du soulèvement 32 ; il semble, certes, si l'on en croit le témoignage de Paul Morand 33, s'y être rendu « après l'achèvement des épisodes révolutionnaires qui sont rapportés dans Les Conquérants » 34, mais il ne participa pas à la révolution cantonaise. J. Lacouture parle même, à ce propos, de la « légende chinoise » d'André Malraux 35. Garine est, avant tout, un personnage fictif, un mythe qui s'inspire, notamment, des théories soréliennes.

La révolution que veut Garine trouve chez Sorel sa justification théorique. Pour ce dernier, à la suite de Marx, le déchaînement de la violence supposait une accentuation de la lutte des classes, un antagonisme fondamental entre une classe minoritaire qui possède la force et la richesse et un prolétariat pauvre. Si la vision d'une société divisée en deux par la lutte des classes est purement marxiste,

30. Christiane Moatti, « Esthétique et politique : Les Conquérants, 1928-1947, ou les aventures d'un texte », dans la Revue des lettres modernes, André Malraux, 5 (1982), p. 139-140.

31. A. Malraux, « La question des Conquérants », dans Variétés, oct. 1929, p. 431.

32. W.-G. Langlois, op. cit. p. 267.

33. P. Morand (Papiers d'identité, Paris, Grasset, 1931, p. 170), raconte qu'il débarquait à Hong Kong en août 1925 et qu'« exactement à la même date, Malraux arrivait à Canton, venant de Saigon ».

34. A. Vandegans, op. cit., p. 251.

35. J. Lacouture, op. cit., p. 113-114.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 91

l'insistance sur la nécessaire violence prolétarienne pour accentuer cette division et faire retrouver leur énergie aux parties en présence s'avère, elle, une constante de la pensée sorélienne. Voilà pourquoi l'action des Conquérants se déroule en Chine et non en Indochine qui « désespérément paralysée, aliénait même la volonté la plus forte» 36. Tous les éléments nécessaires à la révolution prolétarienne telle qu'elle est définie par Sorel sont présents dans le roman : une minorité qui possède tout (l'Angleterre), une majorité écrasée (le peuple chinois), un souffle épique qui pousse les hommes à se révolter contre cet état social. Une page capitale des Conquérants résume les motivations de Garine :

Cette ruine qu'ils voient s'appesantir sur le symbole de l'Angleterre, ils désirent tous y participer. Ils se voient vainqueurs, et vainqueurs sans avoir à supporter les images guerrières auxquelles ils répugnent parce qu'elles ne leur rappellent que des défaites. [...] C'est l'élan donné par cette lutte qui doit soutenir — et qui soutiendra — notre armée contre Tcheng-Tioung-Ming, comme c'est lui qui soutiendra l'expédition du Nord. C'est pourquoi notre victoire est nécessaire, pourquoi nous devons empêcher, par tous les moyens, cet enthousiasme populaire qui est en train de devenir une force d'épopée de retomber en poussière au nom de la justice et d'autres fariboles 37.

Nous Usons, chez Sorel, une même exaltation des grèves épiques :

Mais en entreprenant une oeuvre grave, redoutable et sublime, les socialistes s'élèvent au-dessus de notre société légère et se rendent dignes d'enseigner au monde les voies nouvelles. [...] Le syndicalisme révolutionnaire correspondrait assez bien aux armées napoléoniennes dont les soldats accomplirent tant de prouesses, tout en sachant qu'ils demeureraient pauvres. Qu'est-il demeuré de l'Empire ? Rien que l'épopée de la Grande Armée ; ce qui demeurera du mouvement socialiste actuel, ce sera l'épopée des grèves 38.

Le soldat révolutionnaire lie son sort à celui de la Révolution. Ecoutons Malraux...

Ce qu'il faut, c'est que chaque homme sente que sa vie est liée à la Révolution, qu'elle perdra sa valeur si nous sommes battus 39.

... et Sorel

Le soldat (des premières armées révolutionnaires) était convaincu que la moindre défaillance du moindre des troupiers pouvait compromettre le succès de l'ensemble et la vie de tous les camarades [...] On est, en effet, prodigieusement frappé des caractères individualistes que l'on rencontre dans ces années [...] Ces groupes (d'ouvriers passionnés pour la grève générale) se représentent, en effet, la révolution comme un immense soulèvement qu'on peut encore qualifier d'individualiste, chacun marchant avec le plus d'ardeur possible, opérant pour son propre compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d'ensemble savamment combiné 40.

36. W.G. Langlois, op. cit., p. 271.

37. A. Malraux, Les Conquérants, dans Romans, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 75-76.

38. G. Sorel, op. cit., p. 436.

39. A. Malraux, op. cit., p. 76. 40.-G. Sorel, op. cit., p. 374-375.


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Les pensées sorélienne et malrucienne sont hantées par la Révolution française. Saint-Just, Napoléon servent de modèle à Garine :

[...] « En l'occurrence, il n'y a qu'une raison qui ne soit pas une parodie ; l'emploi le plus efficace de sa force ». L'idée était alors dans l'air, et se reliait au jeu de son imagination, tout occupée de Saint-Just. [...] Et, quelques jours plus tard (il lisait alors le Mémorial). « Surtout, c'est la conquête qui maintient l'âme du chef. Napoléon, à Sainte-Hélène, va jusqu'à dire : « Tout de même, quel roman que ma vie !... » Le génie aussi pourrit... » 41.

Sorel, de son côté, utilisait la Révolution pour démontrer sa théorie :

On arrive à un résultat satisfaisant en partant des très curieuses analogies qui existent entre les qualités les plus remarquables des soldats qui firent les guerres de Liberté, celles qu'engendre la propagande faite en faveur de la grève générale et celles que l'on doit réclamer d'un travailleur libre dans une société hautement progressive. [...] Les batailles (pendant les guerres de Liberté) devenaient des accumulations d'exploits héroïques, accomplis par des individus qui puisaient dans leur enthousiasme les motifs de leur conduite [...] Car la grève générale, tout comme les guerres de la Liberté, est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées 42.

Ils ont, tous les deux, puisé dans la Révolution française la conviction que seule compte l'énergie individuelle. C'est de l'union de ces énergies que naît la révolution sociale qui, elle, provoque la réaction de la bourgeoisie :

Les événements capitaux obligent la bourgeoisie à faire corps ; et c'est précisément à cette bourgeoisie qui peut faire corps que Borodine s'attaque dans la mesure où il est un chef ; c'est à elle que Garine s'attaque pour des raisons infiniment plus complexes 43.

Sorel avait insisté sur ce fait :

Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu'il possédait autrefois. Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d'une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique 44.

Cette révolution, Garine la voit comme Sorel, absolue et imprévisible. Ecoutons d'abord le philosophe :

Il faut [...] concevoir le passage du capitalisme au socialisme comme une catastrophe dont le processus échappe à la description 45.

J'ai appelé l'attention sur ce qu'a d'effrayant la révolution conçue à la manière de Marx et des syndicalistes, et j'ai dit qu'il importe beaucoup de lui conserver son caractère

41. A. Malraux, op. cit., p. 37. C'est nous qui soulignons.

42. G. Sorel, op. cit., p. 372-376. C'est nous qui soulignons.

43. A. Malraux, « La question des Conquérants », p. 433. Cet article de Malraux nous aide souvent à lire entre les lignes du roman et à y retrouver les traces d'une influence sorélienne.

44. G. Sorel, op. cit., p. 120.

45. Ibid., p. 217.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 93

de transformation absolue et irréformable, parce qu'il contribue puissamment à donner au socialisme sa haute valeur éducative 46.

Et Garine, lui aussi, fait la Révolution pour elle-même :

Mon action me rend aboulique à l'égard de tout ce qui n'est pas elle, à commencer par ses résultats. Si je me suis lié si facilement à la Révolution, c'est que ses résultats sont lointains et toujours en changement 47.

On s'est souvent servi de cette affirmation de Garine pour dénoncer son insuffisant engagement dans le soulèvement. Mais il nous semble plutôt y voir les traces d'une influence sorélienne. Dans « la question des Conquérants», Malraux confirme notre interprétation ; il refuse, en effet, le type du révolutionnaire que propose Michelet. Le héros malrucien, comme le sorélien, n'a pas de doctrine préconçue, Malraux insiste là-dessus :

[...] pour le révolutionnaire comme pour toute vie humaine, cette idée de construction précise est ou un sophisme ou une idée inexacte, la valeur essentielle qu'il oppose à ce que j'appelais tout à l'heure les valeurs de considération [...], c'est une valeur de métamorphose. [...] Il n'y a pas à définir la Révolution, mais à la faire 48.

L'auteur des Réflexions faisait naître le révolutionnaire du pessimisme face au déterminisme social et de la volonté de se libérer :

Le pessimisme [...] est une métaphysique des moeurs bien plutôt qu'une théorie du monde ; c'est une conception d'une marche vers la délivrance étroitement liée : d'une part, à la connaissance expérimentale que nous avons acquise des obstacles qui s'opposent à la satisfaction de nos imaginations (ou, si l'on veut, liée au sentiment d'un déterminisme social), d'autre part, à la conviction profonde de notre faiblesse naturelle 49.

Malraux, dans « La question des Conquérants », décrit le processus par lequel un homme devient un révolutionnaire.

[...] pour moi, le révolutionnaire naît d'une résistance. Qu'un homme prenne conscience de certaines injustices et de certaines inégalités, qu'il prenne conscience d'une souffrance intense, cela ne suffira jamais à faire de lui un révolutionnaire. [...] Pour cela, il faudra qu 'au moment où il voudra intervenir en faveur de cette souffrance, il se heurte à une résistance 50.

Pour réagir, le révolutionnaire dispose d'une arme incomparable : la grève générale que Sorel définit en ces termes :

[...] la grève générale est bien [...] le mythe dans lequel le socialisme s'enferme tout entier, c'est-à-dire une organisation d'images capables d'évoquer instinctivement tous les sentiments qui correspondent aux diverses manifestations de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne 51.

46. Ibid., p. 238. C'est nous qui soulignons.

47. A. Malraux, Les Conquérants, p. 137.

48. A. Malraux, « La question des Conquérants », p. 436.

49. G. Sorel, op. cit., p. 17. C'est nous qui soulignons.

50. A. Malraux, « La question des Conquérants », p. 434. C'est nous qui soulignons.

51. G. Sorel, op. cit., p. 182.


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Ce mythe sorélien trouve, dans les grèves qui ponctuent le roman de Malraux, une application exemplaire. La grève générale qui paralyse Canton est bien un acte de guerre :

[...] cette grève générale qui, d'un coup, atteint le commerce entier de l'île anglaise, [...] met les passagers en face d'une guerre d'un mode tout nouveau, mais d'une guerre entreprise par la puissance anarchique de la Chine du Sud, secondée par des collaborateurs dont ils ne savent presque rien, contre le symbole même de la domination britannique en Asie, le roc militaire d'où l'empire fortifié surveille ses troupeaux : Hong Kong 52.

Garine, comme le héros sorélien, ne cesse d'exprimer son dégoût pour une société bourgeoise qui se meurt faute de valeurs à défendre et se noie dans les discours et la paperasse 53.

Outre ces mécanismes proprement révolutionnaires, Malraux dut s'intéresser à la finalité que le philosophe assigne à la violence : la reconstruction de l'Individu. Pour Sorel, le socialisme représente « le plus haut idéal moral que l'homme ait jamais conçu [...], c'est une vertu qui naît » 54. Comparant la propagande de Garine et celle de Borodine, Gérard, envoyé spécial du Kuomintang en Indochine, explique le succès de la première par cette volonté de reconstruire non un État, mais un Individu :

(Les coolies) ont jugé qu'on ne reconnaît pas les grandes forces de l'État à ce qu'elle reçoivent des coups et meurent de faim. Ils avaient trop l'habitude d'être méprisés en tant qu'ouvriers, en tant que paysans. Ils craignent de voir la Révolution finir, et de rentrer dans ce mépris dont ils espèrent se délivrer. La propagande nationaliste, celle de Garine, ne leur a rien dit de ce genre, mais elle a agi sur eux d'une façon trouble, profonde — et imprévue — avec une extraordinaire violence, en leur donnant la possibilité de croire à leur propre dignité, à leur importance si vous préférez [...] La révolution française, la révolution russe ont été fortes parce qu'elles ont donné à chacun sa terre ; cette révolution-ci est en train de donner à chacun sa vie 55.

Sorel, quant à lui, soulignait même la ressemblance « entre la religion et le socialisme révolutionnaire qui se donne pour but l'apprentissage, la préparation et même la reconstruction de l'individu en vue d'une oeuvre gigantesque » 56.

Deux personnages des Conquérants,, Hong et Tcheng-Daï témoignent de la nécessité d'unir action et dignité dans la révolution : exacerber l'une des composantes au détriment de l'autre

52. A. Malraux, Les Conquérants, p. 3-4.

53. Voir G. Sorel, op. cit., p. 354 et A. Malraux, op. cit., p. 66.

54. G. Sorel, op. cit., p. 351. L'importance accordée à l'Individu, à sa valeur morale, nous aide à comprendre la curieuse évolution de certains socialistes de l'époque qui, partis de la volonté d'affirmer les droits de la collectivité, en sont arrivés à défendre les droits de chaque individu, le culte du moi, parfois même celui du chef. Nous pensons ici notamment à Barrès, à Sorel, à Pareto...

55. A. Malraux, op. cit., p. 9-10. C'est nous qui soulignons.

56. G. Sorel, op. cit., p. 49. C'est nous qui soulignons.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 95

mène à l'échec. Ainsi Hong meurt, car agir — tuer — sans dignité condamne la révolution à tomber dans l'anarchie :

Ceux qui sont trop profondément tombés dans la misère n'en sortent jamais ; ils s'y dissolvent comme s'ils avaient la lèpre. Mais les autres sont, pour les besognes secondaires, les instruments les plus forts, sinon les plus sûrs. Du courage, aucune idée de dignité; et de la haine 57 [...].

« Les anarchistes, dans l'univers romanesque d'André Malraux, écrit A. Vandegans, ne réussissent jamais [...] Tanarchisme, dès lors qu'il repose sur l'individualisme, ne saurait atteindre son but [...] Tanarchisme est parfois respectable. Il n'est jamais sérieux» 58. De même chez Sorel, c'est une étape vers le syndicalisme qui utilise pour une collectivité cette force individualiste. « L'attentat individuel a rendu des services assez grands à la démocratie pour que celle-ci ait sacré grands hommes des gens qui au péril de leur vie ont essayé de la débarrasser de ses ennemis » 59. Dans le roman de Malraux, Hong, même condamné, conserve l'amitié et l'estime de Garine. De son côté, Tcheng-Daï, « noble figure de victime qui soigne sa biographie », entend rester juste à tout prix : « entreprendre et diriger une lutte décisive ne s'impose pas plus à lui que ne s'impose à un catholique fervent l'idée de devenir pape » 60. Il refuse l'engagement final, le choix d'un camp. Or, rappelait Sorel, « la grève apporte une clarté nouvelle, [...] la société est bien divisée en deux camps, et seulement en deux, sur un champ de bataille» 61. Et Tcheng-Daï, lui aussi, doit mourir, faute d'avoir choisi clairement et définitivement son parti. Plus encore qu'une application des théories soréliennes, Malraux nous semble avoir voulu faire une démonstration de la faiblesse et des dangers de la philosophie révolutionnaire proposée par les Réflexions. C'est qu'entre 1908 et 1928, il y a eu 1922 et la marche sur Rome de Mussolini. Or, nous le savons, Mussolini reconnaît qu'il doit à Sorel sa technique révolutionnaire. Le Duce illustre les pièges d'une philosophie du réel qui refuse d'envisager ses propres conséquences ; il est le héros sorélien par excellence, alliant la violence commune au pouvoir individuel. Et Garine qui, au-delà de l'action révolutionnaire veut, selon les mots de Nicolaïeff, « exister séparé des autres », ressemble à Mussolini :

La révolution n'est un axe qu'aussi longtemps qu'elle n'est pas faite. Sinon elle n'est pas la révolution, elle est un simple coup d'Etat, un pronunciamiento. Il y a

57. A. Malraux, op. cit., p. 138.

58. A. Vandegans, « Le farfelu fantaisiste de quelques personnages dans Les Conquérants, » dans Revue des lettres modernes. André Malraux, 6 (1985), p. 105.

59. S. Sorel, op. cit., p. 62.

60. A. Malraux, op. cit., p. 61.

61. G. Sorel, op. cit., p. 191.


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des moments où je me demande s'il ne finirait pas comme un mussoliniste... Tu connais Pareto 62 ?

Garine, comme Sorel ou Pareto, court le risque de sanctionner une politique tyrannique. Sorel, d'ailleurs, ne cachait pas son admiration pour le dictateur italien :

Mussolini n'est pas un homme moins extraordinaire que Lénine [...] Il n'est pas un socialiste à la sauce bourgeoise ; ce n'est pas lui qui ait jamais cru au socialisme parlementaire ; il a une étonnante compréhension de la masse italienne et il a inventé quelque chose qui n'est pas dans mes livres : l'union du national et du social [...]. C'est plutôt la théorie de la violence prise comme seul moyen d'imposer ses buts, qui a pu lui donner certaines idées 63.

Si le sorélisme a pu séduire Malraux par sa moralité et sa volonté d'agir, les insuffisances de cette philosophie n'en apparaissent pas moins à l'auteur des Conquérants. Etape dépassée d'une « marche vers la délivrance », elle marque, chez Malraux, un passage du dégoût à la réaction, de la révolte à la prise de conscience des moyens d'action dont dispose l'homme — du « possible humain ».

Dans le roman, Garine est condamné par Nicolaïeff à n'avoir pas d'avenir :

Tout ça ira tant qu'il sera en face d'un ennemi commun à tous, l'Angleterre. [...] Mais ensuite ? lorsqu'il s'agira d'organiser l'Etat, s'il mise sur le communisme, il sera obligé de devenir semblable à Borodine ; s'il mise sur la démocratie [...] il est fichu ; il ne voudra pas passer sa vie à faire de la politique chinoise de couloirs, et il ne peut tenter la dictature 64.

Sa politique, comme celle de Sorel, débouche sur le néant, car aucun des deux n'arrive à se débarrasser de l'individualisme qui lui colle à la peau. Ils confondent, en fait, apologie de la violence et apologie du chef. Et pourtant, l'individualisme, politiquement condamné, n'en demeure pas moins une espèce de « vertu » : dans le roman, tous les personnages principaux, qui sont des individualistes et, comme tels, condamnés, sont présentés d'une manière attachante 65. Sorel, de même, ne pouvait s'empêcher, nous l'avons constaté, de trouver certains actes anarchistes « méritoires ». Si Garine est incontestablement un héros sorélien, l'oeuvre et la carrière ultérieures de l'auteur des Conquérants gardent, elles aussi, les traces de l'influence sorélienne. Les critiques 66 qui se sont

62. A. Malraux, op. cit., p. 144.

63. G. Sorel, Lettre à Variot, 1921, cité par P. Andreu, op. cit., p. 108-109. Cette admiration était, au dire de Louis Gillet, réciproque : « Je n'ai eu qu'une seule fois l'honneur d'une conversation avec M. Mussolini, il n'a été question que de Sorel et de Péguy ». « Idéal d'aristocrates, l'héroïsme peut-il être aussi l'idéal de tout un peuple?», dans Les Nouvelles littéraires, 8 janvier 1938, p. 2.

64. A. Malraux, op. cit., p. 145.

65. A. Vandegans, « Le farfelu fantaisiste... », p. 121-122.

66. D. Wilkinson, Malraux. An Essay in Political Criticism, Cambridge, Harvard University Press, 1967, H. Hina, Nietzsche und Marx bei Malraux, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1970.


LE SORÉLISME DANS « LES CONQUÉRANTS » 97

intéressés à la pensée politique de Malraux ont, tous, souligné le rôle de la philosophie révolutionnaire de Sorel dans la formation du futur compagnon de De Gaulle. D. Wilkinson écrit à ce propos :

At the most general level there is an identity between these thoughts of Sorel's and Malraux's attitude toward political forces — a sort of philosophical opportunism. The goal is the creation of a certain state of feeling and action in men ; the method is to attach such men to a force in conflict, whose impact will make them become as they ought to be 67.

Des différences, certes, existent 68 ; la pensée de Malraux va évoluer, mais les marques du sorélisme subsistent dans l'oeuvre de Malraux, même après Les Conquérants. Un an après la publication de L'Espoir, Louis Gillet, qui a écouté G. Sorel « pérorer », le jeudi, dans la boutique des Cahiers de la Quinzaine et qu'il appelle « cet extraordinaire ingénieur de la Révolution », rappelle la dette de Malraux vis-à-vis du « père Sorel » :

Cette façon d'emprunter à la religion ses puissances les plus explosives, de traduire le marxisme en équivalents dramatiques, de créer l'événement, de remplacer l'évolution par un appel à l'énergie et à la catastrophe, c'est tout lui (Sorel) : c'est de lui, cette idée du Grand Soir, et cette vue profonde, qui consiste à transporter dans la notion de grève générale, la puissance émotive que les vieilles générations chrétiennes avaient attachées aux images de la vallée de Josaphat, et aux tableaux de l'Apocalypse et du Jugement dernier. [...] Il avait reconnu que pour ébranler les masses, il ne suffisait pas de la pesante dialectique marxiste : c'était une question de moteur, et cette force motrice, pour ce grand psychologue, était une affaire morale. [...] Ce sont bien des questions dignes d'être agitées dans ce décor de Tolède [...]. A la vérité, je me suis souvent demandé ce que l'auteur des Réflexions sur la violence penserait de ses disciples, et s'il consentirait à reconnaître ses idées, depuis qu'elles sont devenues l'ABC de la moitié de l'Europe 69.

Bel hommage rendu par l'académicien au théoricien de la violence dont la pensée a fécondé celle de Malraux ; « toute l'oeuvre de Malraux, écrit encore L. Gillet, consiste dans ce tourment : tenter une légende du prolétariat, lui créer des raisons héroïques de vivre, un système de valeurs capables de transformer et d'ennoblir l'existence » 70.

Et dans Les Noyers de l'Altenburg, en 1943, Malraux lui-même imagine que Georges Sorel a assisté aux colloques de l'Altenburg organisés par Walter Berger, le grand-oncle du narrateur :

Organisateur opiniâtre et sans doute malin, il avait réuni les fonds nécessaires pour racheter, à quelques kilomètres de Sainte-Odile, le prieuré historique de l'Altenburg. Chaque année, il y réunissait quelques-uns de ses collègues éminents, une quinzaine

67. D. Wilkinson, op. cit., p. 119.

68. Ibid.

69. L. Gillet, op. cit., p. 2.

70. Ibid., p. 1.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (87e Ann.) LXXXVII


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d'intellectuels de tous pays, et ses anciens élèves les plus doués. Des textes de Max Weber, de Stefan George, de Sorel, de Durkheim, de Freud étaient nés de ces colloques 71.

Le nom de Sorel surgit ici sous la plume de Malraux — témoignage tardif certes, mais important, de l'influence du philosophe sur l'oeuvre malrucienne.

BÉNÉDICTE BAUCHAU

71. A. Malraux, Les Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard, 1948, p. 44. C'est nous qui soulignons.


NOTES ET DOCUMENTS

RONSARD À BAR-LE-DUC :

NOTES SUR LE TEXTE PRIMITIF

ET LA REPRÉSENTATION DES « MASCARADES »

(7 mai 1564)

Nous sommes dans les commencements du voyage de Charles

IX 1: '

(...) le Lundy premier jour de May (...) le Roy alla faire son entrée à Barleduc, qui sont deux villes, une basse, et une haute, et beau Chasteau 2.

Catherine, qui visite à cette occasion sa fille Claude, est entrée par exception la première 3. Beau succès de curiosité, sinon de ferveur 4 : l'écho s'en voit dans La Bergerie de Belleau 5. L'arrêt, en cette terre étrangère, sera d'une longueur inusitée : « Le Roy séjourna audict lieu huict jours. » Il est vrai qu'au choc émotionnel

1. La cour quitte Fontainebleau le 13 mars 1564 n.s. ; le roi fait son entrée à Troyes le jeudi 23 mars ; il est à Châlons-sur-Marne le 20 avril et pénètre en Lorraine, par Sermaize-les-Bains, le 29 du même mois.

2. Abel Jouan, Recueil et discours du voyage du Roy Charles IX, Paris, Jean Bonfons, 1566, fol. 12 r° et p. 83 de l'édition annotée procurée par Victor E. Graham et W. Me Allister Johnson (Toronto-Buffalo-London, Univ. of Toronto Press, 1979) sous le titre The Royal Tour of France.

3. Pierre Champion, Catherine de Médicis présente à Charles IX son royaume (1564-1566), Paris, Grasset, 1937, p. 83. Cet ouvrage, souvent romancé, est à utiliser avec précaution mais sa chronologie des événements officiels est sûre.

4. Abbé Humbert, « Ronsard à Bar-le-Duc » dans le Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, janv.-juin 1927, n° 1-2, p. 93 et surtout du même, « La réplique des Barrisiens à Ronsard », Bulletin cité, janv.-juin 1928, n° 1-2, p. 219 et p. 228-231. A ce dernier lieu, l'abbé Humbert croit pouvoir établir un lien entre la fête officielle de mai 1564, et une farce politique, populaire et spontanée, montée l'année suivante dans la rue, après boire, par quelques modestes artisans, qui en serait la dérision. Je crois la filiation moins directe mais le cortège funèbre burlesque des Barrisiens de la « beste Jean de France » participe bien des conduites folkloriques urbaines telles que les a restituées (pour le Nord de la France) Robert Muchembled (Culture populaire et culture des élites, paris, Flammarion, 1978, p. 137-219).

5. Où un « messager, homme gentil et bien apris » vient faire aux bergères de Joinville « un long discours (...) de la venue du Roy » (édit. D. Delacourcelle, Genève, Droz, 1954, p. 109).


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provoqué d'ordinaire par la caravane 6 s'ajoute cette fois-ci la forte charge symbolique d'un baptême situé (les termes employés par Abel Jouan ne laissent aucun doute à ce propos) à la confluence des enjeux diplomatiques européens :

« Et audict lieu fut faict le Baptesme de Henry premier filz du duc de Lorraine, que le Roy tint et le Comte Mansfeld, pour et au nom du roy d'Espaigne, et la mère dudict Duc de Lorraine. Et fut ledict baptesme faict le Dimanche septiesme jour dudict mois de May, pour laquelle chose furent faictz de fort beaux combatz et tournoys, tant à cheval à fer émoulu, qu'à pied, aux bastillons et en salles, et Comédies jouées qui estoient fort triumphantes » 7.

Il ne faut pas attendre du Recueil et discours du voyage du Roy Charles IX autre chose qu'un irénisme de propagande : gouverner, c'est voyager, puis publier en fardant si nécessaire la vérité. Car, vu de près, le séjour barrisien fut traversé de plusieurs incidents, dont diverses correspondances ont conservé le souvenir. C'est dans Tune d'elles que nous avons retrouvé le texte de la mascarade de Bar-le-Duc, tel qu'un témoin direct a pu le noter, assorti de précisions touchant sa mise en scène.

De toutes les relations d'ambassadeur, celles de Perrenot de Chantonay sont depuis longtemps les plus connues. Pour la période qui va de 1560 à 1564, Secousse en a publié de larges extraits au tome II de son édition des Mémoires de Condé 8. Toutefois, à partir de février 1564, il quitte la Cour et c'est son secrétaire Antoine Sarron qui le remplace dans sa tâche d'espion. Secousse a tiré les missives de l'un comme de l'autre d'un manuscrit qui appartenait à l'abbé de Rothelin 9 alors qu'il commençait son travail, mais qui était entré dans la bibliothèque du roi avant qu'il ne l'achevât 10. Il est singulier que des hommes comme Lucien Romier ou Pierre Champion ne se soient pas avisés de le rechercher au cabinet des

6. Voir Jean Boutier, Alain Dewerpe et Daniel Nordmann, « Les voyages des rois de France », L'Histoire, h° 24 (juin 1980), p. 33-35. « Pour les contemporains, ce voyage constitue un choc si violent qu'une grande partie des Lyonnais qui assistent à l'entrée de Charles IX à Lyon en juin 1564 fondent en larmes. » (p. 35).

7. A. Jouan, op.cit., édit. Graham, p. 83. Lucien Romier (Le Royaume de Catherine de Médicis. La France à la veille des guerres de Religion, Paris, Perrin, 1925, tome 1, p. 94-97) place dans une juste perspective l'étape lorraine qui est aussi excursion hors des frontières. Le nombre de dépêches envoyées de Bar-le-Duc par les représentants de Philippe II, de Venise, du Vatican ou de Londres dit assez la vigilance inquiète des puissances à ces lieu et moment.

8. Londres, Claude du Bosc et Guillaume Darrès-Paris, Rollin et fils, 1743, 6. vol. in-4, t. 2, p. 190 (Chantonay) ; p. 190-204 (Sarron).

9. Mémoires de Condé, édit. cit., « Avertissement » en tête du tome 1, p. XII-XIV.

10. « M. l'Abbe de Rothelin (...) me permet d'avertir ceux qui voudront consulter ces MS. dans lequel (sic) il y a plusieurs Pièces dont je n'ai point fait usage, qu'il l'a donné depuis peu à la Bibliothèque du Roy.» (p. XIV)


NOTES ET DOCUMENTS 101

manuscrits de la Bibliothèque Nationale où il est aujourd'hui conservé ". De Bar-le-Duc, Sarron écrit le 10 mai à son maître :

Monsieur. Après vous avoir dict que j'ay receu voz Lettres du 24e. d'Avril, & adressé celles qui alloient au Maistre d'Hostel de la Royne de Navarre, cestes serviront pour vous advertir que enfin le Roy Très-Chrestien & la Royne sa Mere, avecq leur court (nonobstant tous les empeschemens que ceulx de chastillon & leur adhérans ont pensé mectre) 12, ont esté en ceste ville de bar, de où ilz sont [partis 13] ce Jourdhuy apres que dimenche dernier, le baptesme du petit prince de Lorrayne fut faict, auquel Monsr. le Conte de Mansfelt a assisté pour le Roy nostre maistre ; Aussi s'y est treuvé ma dame la Duchesse Douayiere avecq les deux princesses ses Filles. Il y a eu a force tournois, Joustes, dânces, bancquetz & festins, qu'ont esté fort beaux à voir ; mesmes ung Tournois à pied qui se feit de nuict en une Salle très-grande auquel, après que quelqu'un des combatans eurent combatuz, Ion feit venir les quatre Elémens fort bien faictz sur lesquelz estoient le Roy, le Duc d'Orléans & deux autres Princes & avecq eulx des petitz enffants qui chantoient les vers que voirez cy-Joinctz, ausquels vers, les quatre planettes, qu'estoient au bout de ladicte salle, Respondoient par personnes cachez derriere, les aultres vers, que verrez aussi, pendant que les dictz elémens marchoient par engins parmy ladicte Salle au-dessus de laquelle estoient des nues, & en icelles une aigle, sur laquelle s'asist ung homme représentant Jupiter, & sans que personne s'en apperceut descendit avecq les dictes Nues fort bas, & si print à chanter le Jugement que verrez avecq ceste, que fut une chose fort belle & digne de veoir ; & le Lendemain se feit le baptesme fort sollemnellement, & avecq les cérémonies que mérite la Grandeur de la Maison de Lorrayne. (...) 14.

Secousse nous avertit en note :

Les Vers faits pour cette Fête, se trouvent dans le MS. après cette Lettre : mais on n'a pas crû devoir les faire imprimer dans ce Recueil, parce qu'ils ont paru assez médiocres ; et que d'ailleurs, ils n'apprennent rien 15.

On versera cette nouvelle pièce dans le dossier déjà épais de l'incompréhension de Ronsard par le XVIIIe siècle 16. Il est par ailleurs remarquable que ni Sarron, ni Secousse ne cherchent à identifier l'auteur, ce qui fait voir une instructive indifférence. On observera aussi que l'éditeur sait bien que l'observateur impérial n'a transmis les vers que par scrupule politique, afin de donner à

ll.B.N. Manuscrits français 10193. L'indication de provenance est cependant bien portée au catalogue imprimé (Henri Omont, Catalogue des manuscrits français. Ancien supplément français, II, numéros 9561-13 090, Paris, Leroux, 1986, p. 60).

12. En vérité, et comme il ressort des lettres de Chantonay lui-même (Mémoires de Condé, édit. cit., tome II, p. 191), c'est le duc de Lorraine qui a fait savoir à la cour alors qu'elle séjournait encore à Fontainebleau qu'il ne pouvait la recevoir pendant le Carême, faute de ravitaillement.

13. Ce mot manque aussi bien au manuscrit qu'à l'imprimé. Jouan écrit par erreur (édit. cit., p. 83) que la Cour partit le mercredi 9 alors que le mercredi était le 10.

14. Manuscrit français 10 193, fol. 386 v°. Je reproduis le manuscrit : comparer ensuite avec le texte de Secousse (Mémoires de Condé, édit. cit., t. 2, p. 199).

15. Op. cit., ad loc, en note.

16. Dossier dont les éléments se voient dans V.-L. Saulnier, « La réputation de Ronsard au xviiic siècle et le rôle de Sainte-Beuve », Revue universitaire, mars-avril 1947, p. 92-7 et dans Claude Pichois, « Ronsard au XVIIIe siècle», Oeuvres et Critiques, VI, 2 (hiver 1981-1982), p. 65-68.


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juger l'évolution éventuelle des alliances à la cour, au lendemain du traité de Troyes : en définitive, c'est surtout parce qu'« ils n'apprennent rien », que Secousse les rejette. Ainsi les recevait-il, et ainsi pensait-il qu'on les avait examinés au XVIe siècle. Les précisions apportées sur une dramaturgie qui est d'abord un protocole n'ont pas d'autres fins.

C'est dans les Élégies, Mascarades, et Bergerie publiées chez Buon au début de Tété 156517 que l'on peut lire pour la première fois la mascarade de Bar-le-Duc. A peu près au même moment, sous la forme d'une longue citation comprise dans la première journée de La Bergerie de Belleau 18, elle apparaît sous une forme très proche 19. A partir de 1567, elle figure dans la section « Mascarades » des éditions collectives. Ronsard n'a que très peu retouché ce texte : trois corrections entre 1565 et l'édition posthume de 1587, pour un total de 62 décasyllabes 20. Cette discrétion fait voir à la fois le souci de conserver (d'assumer ?) et de vouer à d'autres productions ses forces de réviseur ; elle est conforme à ce qui est ailleurs l'attitude de Ronsard face à ses oeuvres de circonstances ou de précise commande.

La découverte du témoignage manuscrit de Sarron permet d'aller plus loin encore : comme on va le voir, non seulement le poète se corrige peu dès lors qu'il a publié, mais même il ne profite pas du temps où la mascarade demeure en portefeuille, après la représentation, pour la revoir. Ce qu'a entendu le secrétaire de Chantonay est à très peu près ce que la France lira un peu plus d'un an plus tard :

Les quatre elemens parlent au Roy

La Terre Je t'ay donné, Charles Roy des francois, Non pas ung fleuve une ville ou ung bois, Mais en l'ouvrant ma Richesse feconde De tous les biens que j'avois espargné Depuis mille ans t'ay accompaignie 6 Pour estre fait le plus grand Roy du monde.

17. Voir l'édition Laumonier des Oeuvres complètes, t. XIII, p. VIII-IX.

18. Édit. cit., p. 111-4. D. Delacourcelle imprime le texte de l'édition de Paris, Gilles, 1565, à peu près contemporaine donc des Elégies, Mascarades, et Bergerie que donne Buon dans le second semestre de 1565. Nous ignorons si Ronsard a goûté cette amicale mais indiscrète mise en évidence de vers qu'il ne paraît pas tenir en estime étroite, mais nous constatons que dans l'édition de 1572 (que suit plus ou moins A. Gouverneur, Paris, A. Frank, « Bibliothèque Elzévirienne», 1867, tome II, p. 150-151) Belleau a substitué à la mascarade du Vendômois (qui signe désormais un madrigal encomiastique (O. C., 1.15, p. 402)) « une petite Eclogue » de sa façon.

19. Voir infra la note 22.

20. Voir l'apparat critique de l'édition Laumonier, tome XIII, p. 222-5.


NOTES ET DOCUMENTS 103

La mer Aultant que j'ay d'escumes & de flos Lors que les vens cheminent sur mon dos Et que le ciel à Neptune fait guerre Aultant de force & d'honneur j'ay donné A ce grand Prince heureusement bien né 12 Pour estre Roy le plus grand de la terre 21.

L'air Je nourris tout toute chose j'embrasse 2Z Et ma vertu par toute chose passe Je contrains tout Je tiens tout en mes mains Et tout ainsi que de tout je suis maistre pour commander au monde J'ay faict naistre 18 ce Jeusne Roy le plus grand des humains

Le feug Ce que j'avois de cler et de gentil de prompt de vif de parfait de subtil Je l'ay donne a Charles Roy de france pour Illustrer son sceptre tout ainsi qu'on voit le ciel de mes feugs esclarcis 24 afin que seul sur tous II ayt puissance.

Le soleil 23 Ce n'est pas toy terre que 24 ce grand Roy as tant remply de puissance c'est moy de qui l'aspect aux Roys donne la vie et peult leur sceptre de gloire maintenir 25 donc si tu veux ton dire soubtenir 6 viens 26 au combat icy je te desfie

Mercure Je donne aux Roys l'advis & la prudence et le conseil qui passe la puissance

21. Un peu plus tôt, à Fontainebleau, la « seconde Sereine » adressait à Charles IX une prophétie plus précise encore :

« Ainsi (o Prince) tu croistras Sur tous les Princes de L'europe Et plus vaillant apparoistras

L'ornement Royal de la troppe. » (The Royal Tour, édit. cit., p. 150, revu sur l'original du Recueil conservé à la Méjanes d'Aix-en-Provence). Mais alors qu'il supprime cette leçon lorsqu'il met au point, pour l'envoyer à Elisabeth, le volume des Elégies, par crainte sans doute d'un incident diplomatique, il conserve le passage proche que nous lisons dans cette mascarade. Il n'y a pas d'incohérence dans cette attitude : le moment est à l'amitié avec l'Angleterre et au contraire à la fermeté (apparente) avec l'Espagne. Sur la question de la souveraineté de Bar, voir L. Romier, Royaume, I, 96.

22. Leçon identique chez Belleau contre Buon (« toutes choses »).

23. Le manuscrit ne comprend pas l'indication scénique « Les quatre Planettes respondent » (Buon). Est-ce à dire qu'il est isssu d'un programme permettant de suivre la mascarade, où n'aurait pas été écrit ce que les yeux pouvaient voir ?

24. Buon : « qui », leçon correcte.

25. Buon : « meintenir »


104 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

comme j'ay faict a Charles ce grand Roy pour gouverner la terre universelle et si la Mer veult dire que c'est elle 12 Je diz que non soubstenant que c'est moy

Saturne Je faiz longtemps les Royaulmes durer Et les grans Roys longuement prosperer quand d'ung bon oeil J'esclaire a leur naissance Comme 27 ce Roy que J'ay faict de ma main Et non pas l'air mol variable et vain 18 S'il le soubstient qu'il se mecte en deffence

Mars Je fais les Roys valeureux & guerriers Et sur leur frontz 28 Je plante les lauriers quant en naissant mes flambeauls 29 leur exclaire [sic] Car le feug est de nature Infertil 24 Et s'il le dit je soubtiens le contraire

Le jugement de Jupiter

Jupiter Appaisez vous ne jouez plus des mains vous elemens & vous quatre planettes qui sounz mon sceptre aussi humbles vous estes 4 que desoubz vous sont humbles les humains

J'ay non pas vous par mes propres desseings mis en ce Roy tant de vertuz parfaictes pour gouverner les terres que j'ay faictes 8 Car du grand dieu les oeuvres ne sont vains

Et bien qu'il soit encores jeusne d'age dez maintenant je veulx faire un partage 11 Avecq luy de ce monde divers ;

J'auray pour moy les cielz et le tonnerre Et pour sa part ce Prince aura la terre 14 ainsi tous seulz 30 aurons tout l'univers.

Si la relation de Sarron n'ajoute guère à l'histoire du texte de cette mascarade, elle précise et corrige ce que nous savions jusqu'ici

26. Buon : « Vien »

27. Buon : « Comme à »

28. Buon : « leur front »

29. Buon : « mon flambeau »

30. Buon : « nous deux ». A noter encore dans les Quatre Elemens (v.5), la leçon de Buon : « je t'ay accompaigné ».


NOTES ET DOCUMENTS 105

de sa représentation, que nous devions au seul Belleau. Voici dans quels termes La Bergerie rapporte la fête :

C'était une vieille querelle des quatre elemens contre quatre planettes 31 combattant pour la grandeur du Roy & pour maintenir sa puissance, mais en fin Jupiter descendant de son trosne assis sur son aigle gardien de sa foudre les devoit apointer, faisant le Roy seigneur de la terre universelle, se reservant le ciel 32.

Belleau, à son aise chaque fois qu'il convient de décrire une oeuvre d'art, ne laisse rien ignorer de la décoration (en tapisserie ? 33) qui figure les « elemens » :

La terre (...) est une grosse masse où coulent fleuves, fonteines, ruisseaux, s'enflent roches, montagnes calfattees de mousse, de fleurs, d'herbes, d'arbrisseaux, en quelques lieux se découvrent villes, chasteaux, au milieu préside la nature découvrant un nombre infiny de fécondes mamelles pour donner nourriture à cet elemens. La mer est une autre masse flots sur flots amassee, où se voyent baleines mouvant la queue, la bouche, & les yeux, Dauphins au dos courbé, Marsouins, & une infinité de monstres marins. Là préside Neptune tenant son trident, commandant en son gouvernement humide. L'air est une autre masse de nues repliees & entassees l'une sur l'autre, où se courbe en demi-rond ce bel arc bigarré de couleurs, qui semble faire une ceinture au ciel quand il veut pleuvoir, là preside Junon. Le feu est un autre amas de flammes ardantes où Vulcan forge au marteau les pointes entortillees & les traits acerez des foudres de Jupiter 34.

31. Motif traditionnel, que Belleau et Ronsard lorsqu'ils se donnaient une culture « pastorale » avaient pu rencontrer dans l'intermède du Pastor fido, et promis jusqu'au XVIIIe siècle à un bel avenir. Comparer les Quatre Elemens aux premiers vers de l'élégie à Dudley (voir infra l'appendice). Il est en outre à la mode de les invoquer à cet instant : la Copie des Lettres que Monseigneur le Reverendissime Cardinal de Lorraine, a envoyé à Madame de Guyse (Lyon, B. Rigaud, 1563) comprend un « Sonnet où il est monstre comme les elemens donnoient tesmoignage du deuil de M. de Guyse. » (fol. 4 v°).

32. Édit. cit., p. 110.

33. Selon Barbaro, l'ambassadeur de la Sérénissime, « la décoration du Palais faite pour sa Majesté est digne d'être remarquée, car on y voit entre autres choses quantité de tapisseries d'or et de soie achetées pour la circonstance » (B.N. Manuscrits italiens, n° 1 724, fol. 223 — cité par l'abbé Humbert, Bulletin cité, 1928, p. 222). L'abbé Humbert a toutefois le tort de songer aux tapisseries des Offices à ce propos (sur lesquelles on verra Frances Yates, The Valois Tapestries, p. 55 et les contributions de Jean Ehrmann, « Les Tapisseries des Valois du Musée des Offices à Florence » et de Pierre Francastel, « La conception du spectacle dans les Tapisseries des Valois au Musée des Offices à Florence » dans les Fêtes de la Renaissance, Paris, C.N.R.S., 1956, tome 1, p. 93-106). Voici comment H. Prunières (Le Ballet de Cour en France, Paris, 1913, p. 49-50) conçoit cette représentation : « Les récits étaient parfois d'une forme un peu plus compliquée. Dans la grande mascarade de Bar-le-Duc, en 1564, les quatre Eléments montés sur autant de chars magnifiques s'adressaient au Roi. La Terre, la Mer, l'Air, et le Feu se vantaient tour à tour d'avoir fait le plus grand roi du monde. Les quatre planètes (...) survenaient alors et revendiquaient (...) un tel honneur. ». Il est probable que la description de Belleau vise les tableaux supportés par les Eléments (voir la note suivante).

34. Dans le cas de l'un des Éléments, l'eau, il est possible grâce à la Pratica di fabricar scene e macchine ne'teatri de Sabbattini (Ravenne, 1638 et 1639 — résumé dans Jean Rousset, « L'Eau et les Tritons dans les ballets de Cour (1580-1640) » Fêtes de la Renaissance, vol. cité, p. 235-236) de comprendre à quel mouvement scénique renvoie Belleau ; le scénographe se demande en effet « comment faire que la mer tout d'un coup se soulève, s'enfle, s'agite et change de couleur » ou encore « comment faire apparaître des dauphins ou autres monstres marins qui, tout en nageant auront l'air de souffler en l'air. » Sous une forme moins dynamique et surtout moins élaborée, c'est déjà ce que Ronsard recherche à Bar-le-Duc.


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Il est précieux pour nous de disposer de ces ekphrasis qui outre leur intérêt propre font voir encore que le texte de Ronsard redonde la décoration des machines qui supportent les chanteurs. Mais la restitution orientée et intéressée 35 de Belleau ne saurait suffire : « Je vous dy grossement ce que c'est », convient-il du reste. Il y manque le mouvement des instruments et des machines qu'a observé Sarron et aussi le chant dont nous ne savons pas (bien que nous puissions le présumer) s'il a bénéficié d'un soutien instrumental 36. A Bar-le-Duc, les vers du Prince des Poètes forment l'un des rouages de la fête : nécessaire mais, on l'a vu, anonyme. Ils disent à voix assez forte la suprématie de Charles son roi. Est-ce pour prévenir les tentatives d'émancipation de Charles III de Lorraine ? De ce côté, Ronsard s'en tient quitte au moyen d'un sonnet adressé à la douairière 37. Las ! il en faudrait beaucoup plus pour apaiser Tire de Christine de Danemark. Car le bilan du passage de la Cour est nuancé. Le Cardinal de Lorraine écrit à Granvelle sa satisfaction :

Pendant que sa majesté a esté en ce lieu, il n'est possible de veoir plus de gentillesses de tournoiz, mascarades et festins, tant de bonnes chières, ne plus de démonstrations de la bonne volonté qu'on porte à ceste maison, qu'il s'y en est faict, dont nous pouvons avoir que un très-grand contentement 38.

De la douairière, soucieuse d'affirmer une nouvelle fois sa préférence pour l'Espagne, Granvelle recevra quelques jours plus tard une lettre qui annonce l'arrivée d'un messager chargé de lui « faire aucune relation » des événements et qu'en attendant il ne croie pas ceux qui se montrent satisfaits, « ne s'estant le tout si bien passé ». Pour elle, la « venue » n'a été ni « honorable ni profitable (...) Le present du roy n'a esté extimé digne de sa grandeur, ny selon l'espoir qu'on en avoit donné, dont il m'a despieu » 39.

Fin de l'étape barrisienne et départ de Ronsard. Bar-le-Duc fait ses comptes, répare la toiture de la Halle, « toute desrompue des

35. Le théâtre de Belleau est à Joinville ; ce qui se passe à l'extérieur est rapporté par un messager : c'est un théâtre dans la bergerie, fragment allogène et autonome, que l'on convoque ou rejette sans chercher à l'assimiler.

36. Voir R. Lebègue, « Les Représentations dramatiques à la Cour des Valois », Fêles de la Renaissance, vol. cit., p. 85-91. Aucune mascarade ne figure dans la Bibliographie des Poésies de Ronsard mises en musique au XVIe siècle de G. Thibault et L. Perceau (Genève, Droz, 1941). Mais il n'y est pas non plus question des Stances de juin 1564 (tome XIII, p. 226) qui sont bien dites « à chanter sur la lyre ».

37. Édit. Laumonier, tome XIII, p. 243-4.

38. Papiers d'Etat du cardinal de Granvelle, édit. Weiss, t. VII (1849), p. 619-20. Lettre du 10 mai 1564, jour du départ du roi.

39. Papiers cités, t. VII (1849), p. 637. Billet du 13 mai 1564. Christine s'efforce de persuader Philippe II que les Français veulent « prendre deux ou trois places du duché de Lorraine pour fermer le Pas de Bourgogne, couper les Pays-Bas de l'Italie et s'assurer une porte ouverte sur l'Allemagne » (L. Romier, Royaume, I, 95, d'après les dépêches de Francis de Alava du 9 mai 1564).


NOTES ET DOCUMENTS 107

gens qui auroient monté sur icelle (...) lors du baptême de Mgr de Lorraine » et nettoie les coulisses de la fête : pendant trois semaines trois hommes travaillent « à assembler et vuyder plusieurs immundices et ordures qui estoient parmi ledict chasteau » 40.

La médiocrité de la contribution 41 disait déjà l'indifférence du poète ; le peu d'intérêt pour le sort du texte la souligne 42. Sans doute aussi la fatigue consécutive à l'abondante production commandée par le Carnaval de Fontainebleau et par la célébration du traité de Troyes a-t-elle vaincu Ronsard, aux prises par ailleurs comme ses compagnons avec des conditions de voyage et de séjour difficiles 43. Le vague sentiment d'un déchirement entre ses préférences et l'emploi de publiciste royal a pu aussi le décourager : ne le surprend-on pas, au moment même où il vante la politique de paix religieuse de Catherine, en train de faire tenir à « Mgr de Bellefontaine », c'est-à-dire Jacques de Saint-Mauris, le neveu chéri du cardinal de Granvelle, un exemplaire dédicacé de La Promesse ? 44. Autre manière d'affirmer sa liberté avant de la reprendre, pour quelques mois.

MICHEL SIMONIN.

APPENDICE : La protection ronsardienne (1563-1564), essai de chronologie.

Que donne, transposé de la publication à la production, le principe cher à Laumonier de rangement chronologique des poésies de Ronsard ? Pour le second semestre de 1563 et l'année 1564, moments où les pièces datées ou datables sont nombreuses, le spectacle d'un travail acharné qui explique pour une large part le congé pris après Bar-le-Duc (mai 1564).

août 1563 Elegie a la Majesté du Roy mon maistre (XIII. p. 131-140, 204 v.) Date proposée par Laumonier, XIII. p. 132, note 1.

40. Abbé Humbert, Bulletin cité, 1928, p. 220-221, se fondant sur la série B des Archives Municipales.

41. P. Champion parle « d'une pauvre invention courtisane » (op.cit., p. 87)

42. Rappelons que ce comportement n'est pas exceptionnel chez Ronsard et qu'il ne lui est pas propre : « Il est intéressant (...) de constater que les textes des mascarades et cartels comportent dans les éditions ultérieures revues par Ronsard, un nombre infime de retouches » (F. Desonay, Ronsard poète de l'amour. Livre III, Bruxelles 1959 et 1969, p. 83). Desportes n'agit pas autrement.

43. En arrivant, deux jours avant la Cour, à Bar-le-Duc, pour préparer son entrée, Amyot rencontre de grosses difficultés dans l'application du droit d'aubaine, que les Lorrains refusent comme étranger à leur coutume : voir le premier article de l'abbé Humbert ; A. Cioranescu ne dit rien de ces incidents ni de cette sorte de tâché dans sa Vie de Jacques Amyot (Paris, Droz, 1941, p. 81).

44. B.M. de Besançon, n° 2 445 (p. 178-179 du catalogue imprimé). Dédicace autographe.


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septembre 1563 Epistre au Lecteur en tête des Trois livres du Recueil des nouvelles poésies (XII, p. 3-24). Date nécessaire.

décembre 1563 La Promesse (XIII, p. 1-14, 282 vers). Date proposée par Laumonier, XIII, p. V-VI.

janvier-février 1564 (n.s.) Pièces pour le Carnaval de Fontainebleau (XIII, p. 197-221) ; sans doute aussi responsabilité de l'organisation d'ensemble selon Jacques Madeleine (voir mon étude dans les Mélanges Saulnier), ne pas omettre la lettre de 78 alexandrins signalée par Laumonier (XIII, p. 210, note 2) mais publiée seulement au tome XVIII, p. 341-343. A quoi il convient de joindre Les Sereines (XIII, p. 231-239), ainsi que divers sonnets indissociables de ces événements (XIII, p. 240-243, p. 243-255) et qui n'ont pu être écrits, pour ceux qui ne furent pas publiés à Fontainebleau, après avril 1564.

mars-avril 1564 Bergerie dédiée à la majesté de la Royne d'Escosse (XIII, p. 75-130, 1 100 vers).

Date proposée par Laumonier (XIII, p. 75, note 1). Il est toutefois possible qu'elle ait été achevée plus tard car si, avec Laumonier, on ne croit pas qu'elle ait été représentée, les éléments contemporains des fêtes de Fontainebleau qu'elle renferme, peuvent tout aussi bien être des moyens d'évocation que des indices de datation.

avril 1564 Elegie à la majesté de la royne d'Angleterre (XIII, p. 39-62, 522 vers). Date proposée par Laumonier (XIII, p. 39, note 1). Elegie à Mylord Robert Du-Dlé conte de L'Encestre (XIII, p. 63-74). Cette élégie qui compte à peu près moitié moins de vers (258 vers) que celle à la reine, qui la précède immédiatement dans l'édition des Elégies de 1565, n'est pas datée par Laumonier. Elle présente les affinités que l'on voit avec la précédente mais surtout Ronsard commence par mettre en scène Jupiter et les éléments, comme il le fera en mai 1564 dans la mascarade de Bar-le-Duc : ce rapprochement suggère qu'il a rédigé ce pensum à peu près au même moment.

Elégie à Monsieur de Foyx (XIII, p. 150-158,174 vers). Devait être achevée au même moment que l'élégie à la reine d'Angleterre, et pour les mêmes raisons. En outre, dès octobre 1564, l'ambassadeur quitte l'Angleterre pour l'Espagne.

Au Seigneur Cecille Secrétaire de la Royne d'Angleterre (XIII, p. 159-170, 220 vers).

Expédiée au moment où partait l'élégie à Dudley et celle à la reine. Toutes les élégies « anglaises » sont liées à la célébration du traité de Troyes et voulues par Catherine de Médicis. Voir dans mon article cité des Mélanges Saulnier l'ample bibliographie de ce sujet.

mai 1564 (début) Pour les mascarades de Bar-le-Duc (XIII, p. 222-225, 62 vers). Travaillait sans doute de conserve aux Quatre Elements (XIII, p. 222-223) et à l'élégie à Dudley, c'est-à-dire vers mars-avril mais l'abondance des travaux poétiques à délivrer à Paul de Foix avant son départ a dû retarder jusqu'au dernier moment la rédaction de cette mascarade.

Soneta l'Alteze mere de Monseigneur le Duc de Lorreine (XIII, p. 243-244). Remis à l'occasion de la rencontre de Bar-le-Duc (ou envoyé un peu plus tôt).

décembre 1564 Elégie à la Magesté de la Royne ma maistresse (XIII, p. 141-149,170 vers). Date proposée par Laumonier (XIII, p. 141, note 1).

Ce n'est que plusieurs mois plus tard que Ronsard semble entreprendre de nouvelles oeuvres : en mai 1565, pour être achevées en juin, les Stances à chanter sur la lyre pour l'avant-venue de la Royne d'Espaigne (p. 226-32, 84 vers), et en juillet — sans doute


NOTES ET DOCUMENTS 109

après son retour de Bordeaux — la dédicace à Elisabeth des Elégies (XIII, p. 33-36). Il est vrai que cette période d'apparent silence a pu être mise à profit pour parfaire le volume car si nous avons pu démontrer que le poète n'avait pas jugé utile de retoucher le texte de telle mascarade, nous ne pouvons affirmer que les élégies ou La Bergerie, telles que nous les lisons dans l'édition Buon, sont identiques aux manuscrits de dédicace. Il y avait en outre, fin 1563, corrigé le Recueil des nouvelles Poésies qui revoit le jour en 1564 et, selon l'hypothèse de F. Desonay, entrepris ce qui deviendra plus tard les Sonnets et Madrigals pour Astrée.

L'AFFAIRE VOLTAIRE-JORE : QUELQUES ÉLÉMENTS NOUVEAUX

« Moi qui suis bon, mon cher ami, moi qui ne me défie point des hommes malgré la funeste expérience que j'ai faite de leur perfidie, j'écris à Jore une longue lettre bien détaillée, bien circonstanciée, bien regorgeant de vérité...» 1. C'est pour Cideville qu'en mai 1736 Voltaire qualifie ainsi la lettre qu'il a écrite de Cirey, le 25 mars 1736, à Claude-François Jore 2, l'éditeur des Lettres philosophiques 3.

On sait l'importance de cette lettre dans la vie de Voltaire. L'auteur y retrace en détail toute l'histoire de la publication du « livre en question ». Elle est à l'origine de ce que lui-même appelle « une horreur »4 et Desnoiresterres « l'affaire Jore » 5. Elle est la pièce à conviction qui suffit à Jore pour intenter un procès à son auteur et surtout pour rédiger contre lui le fameux Mémoire, « factum odieux » si injurieux que Desfontaines le publiera dans la Voltairomanie 6 et d'autres ennemis dans les Voltariana 7. C'est par cette lettre qu'arrive le scandale qui empêche Voltaire de prétendre à l'un des deux sièges alors vacants à l'Académie

1. Voltaire, Oeuvres complètes, Correspondance, éd. Théodore Besterman définitive, abrégée ci-dessous en D. Lettre à Cideville, 30 mai 1736, D 1080.

2. D. 1045.

3. Lettres philosophiques par M. de V***. Texte de base de l'édition Lanson, revue par A.M. Rousseau, S.T.F.M. 1964. Sur cette édition, voir A.M. Rousseau, L'Angleterre et Voltaire, Oxford Voltaire Foundation, 1976.

4. Lettre à Cideville, 30 mai 1736, D 1080.

5. G. Desnoiresterres, Voltaire et la société au XVIIIe siècle, Paris, Didier, 1867-1876, t. II, ch. III, Affaire Jore... Voir aussi M. Duchemin, « L'Affaire Voltaire-Jore : trois documents inédits » R.H.L.F. (oct. déc. 1901).

6. La Voltairomanie, avec... et le factum de CF. Jore, Londres, 1739 in 8°.

7. Voltariana, Paris, 1748 in 8°.


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française 8. On connaissait deux copies de cette « maudite lettre » que Voltaire et Mme du Châtelet on cherché à récupérer par tous les moyens 9. Il en existe une autre copie à la bibliothèque municipale de Vire et cette copie est encore mieux « circonstanciée » ; elle apporte d'autres détails : deux noms, deux adresses, un post-scriptum. Elle est en outre accompagnée de documents inédits 10. .

Les deux seuls manuscrits déjà connus, f. fr. 12943 et N. acq. fr. 4822 11, ont été copiés au XIXe siècle sur la première édition du Mémoire pour Claude-François Jore 12. C'est aussi cette édition que suivent Moland, Besterman et toutes les rééditions. C'est donc à cette édition de 1736 qu'il convient de comparer la copie de Vire que nous appellerons, suivant un catalogue manuscrit local, Vire C 84013. Le premier des trois folios de la copie viroise porte : « copie de la lettre de Voltaire à Jore à Cirey en Champagne ce 25 mars 1736 ». A quelques minimes variantes près, le texte de l'édition de référence se retrouve intégralement en Vire C 84014. Aucune omission, aucune fantaisie, aucune erreur ; il s'agit d'un très bon document. On peut même affirmer, par la comparaison des trois copies dont on dispose maintenant, que Vire C 840 et

8. Pierre Joseph Thoulier d'Olivet à Jean Bouhier, 3 juin 1736, D 1083.

9. D 1090, D 1094, D 1095, D 1099, D 1107, D 1108, D 1268.

10. Pour le fonds Pichon, auquel appartient cette copie et sur lequel je prépare une étude d'ensemble, voir Dix-Huitième Siècle 1983, p. 295-310, 1986, p. 297-311, et Studies on Voltaire, Oxford 1983, p. 147-151.

11. F. fr. 12 943, Collection de lettres inédites de Voltaire provenant de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg envoyées à Beuchot par M. de Gouroff. ff. 88, 89. N. acq. fr. 4 822 Notes et copies diverses relatives à la correspondance et aux oeuvres de Voltaire conservées à la Bibliothèque Impériale Publique de Saint-Pétersbourg, ff. 213, 214.

12. Mémoire pour Claude-François Jore, contre le sieur François-Marie Arouët de Voltaire. (suivi de la lettre de Voltaire à Jore, datée de Cirey, 25 mars 1736), impr. de J. Guérin, 1736. In 4°, 13 p. Une autre éd., 1736, ibid., in 8°, 36 p. Voir D. 1045, apparat critique.

13. Supplément I manuscrit au Catalogue, établi par Butet-Hamel. (V 765 (3)). C 840. « Copie de la lettre de Voltaire à..., datée de Cirey en Champagne ce 25 mars 1736, au sujet d'un livre imprimé en Angleterre, suivie d'une lettre d'envoi de cette copie, signée Duval — 8 avril 1736. Papier 7ff. Haut, om, 22 1/2, larg. om, 17. ». Le nom de Jore est en partie caché par une tache d'encre sur la copie de la lettre, ce qui explique son omission dans le titre. Rien n'indique sur la lettre d'envoi qu'elle accompagne la copie. Elle accompagnait plus vraisemblablement la lettre originale de Voltaire qui aura été copiée avant d'être rendue à son propriétaire.

14. Pour la commodité du lecteur on donnera les références dans D. 1045, identique à l'édition de 1736, à l'exception d'une phrase sautée qu'il faut rétablir, p. 402, 1.10, « Vous me jurâtes qu'il ne paraîtrait aucun exemplaire mais vous me dites que vous aviez besoin de... »

Vire C 840 D 1 045

f. l v°, 14, conseiller du Parlement p. 402, 1.3, conseiller au Parlement

f. lv°, 1.19, quinze cent (sic) francs p. 402, 1.11, 1 500 livres

f. lv°, f.2 r°, de faire ensevelir p. 402, 1.13, d'ensevelir

f. 2v°, 1.15, de sa maîtrise p. 402, 1.30, de maîtrise

f. 2v°, 1.17, tout ce détail p. 402, 1.32, ce détail

f. 3, 1.3, de cette affaire. p. 402, 1.36, de votre affaire.


NOTES ET DOCUMENTS 111

N. acq. fr. 4822 sont supérieures à f. fr. 12943 15. En revanche Vire C 840 ne comporte aucune des quatre lacunes que présente le texte connu dans le passage central :

Vous me donnâtes seulement deux exemplaires, dont l'un fut prêté à madame de... et l'autre tout décousu fut donné à F. libraire, rue... qui se chargea de le faire relier pour M... à qui il devait être confié pour quelques jours.

F. par la plus lâche des perfidies, copia le livre toute la nuit avec R. petit libraire d... et tous deux le firent imprimer secrètement... » 16.

La version de Vire C 840 donne, sans surcharge ni rature, de la même main et de la même écriture, tous les détails manquants ci-dessus :

Vous me donnâtes seulement deux exemplaires dont l'un fut prêté à Madame de Verue (sic) et l'autre tout décousu fut donné à François Josse libraire rue St-Jacques à la fleur de lys qui se chargea de le faire relier pour M. Fagon à qui il devait être confié pour quelques jours.

François Josse par la plus lâche des perfidies copia le livre toute la nuit avec René Josse petit libraire du parvis Notre-Dame son cousin et tous deux le firent imprimer secrètement... 17.

Aucun éditeur n'a jusqu'alors proposé de nom pour la dame à qui fut prêté l'un des deux exemplaires cédés par Jore. Or Vire C 840 précise qu'il s'agit de Madame de Verrue. Voici en quels termes Voltaire lui-même parle de cette dernière :

Mme la Comtesse de Verrue, mère de Mme la princesse de Carignan, dépensait 100 000 francs par an en curiosités : elle s'était formé un des beaux cabinets de l'Europe en raretés et en tableaux. Elle rassemblait chez elle une société de philosophes, auxquels elle fit des legs par son testament. Elle mourut avec la fermeté et la simplicité de la philosophie la plus intrépide 18.

Il n'est pas impossible, d'après ce portrait, que Voltaire ait accordé la primeur des Lettres Philosophiques à celle qu'il juge digne de parrainer Le Mondain dans l'édition de 1738-1739. On connaît en effet la double fiction par laquelle Voltaire choisit de cautionner la Défense du Mondain. Il écrit lui-même une lettre d'éloge de « ce petit ouvrage... excellente leçon de politique, cachée sous un

15. En trois endroits les versions de N. ac. fr. 4 822 et de f. fr. 12 943 différent et Vire C 840 est, les trois fois, semblable à N. acq. fr. 4 822, dans une leçon plus correcte. -

N. acq. fr. 4 822 et Vire C 840 f. fr. 12 943

F... copia F... copie

petit libraire d... (Vire : du) petit libraire de...

vous seriez. vous serez.

16. D. 1045, p. 402 et Vire C 840, f. 21°.

17. Confirmation inédite de ces clefs : un des huit exemplaires de l'édition in 8° que possède la Bibliothèque Nationale porte des notes manuscrites du XVIIIe siècle que ne signale pas le Catalogue. Il s'agit de Z. Bengesco 851, par ailleurs tout à fait semblable aux autres exemplaires. On lit dans la marge de droite, p. 33, exactement en face des lignes où figurent les lacunes, dans cet ordre : Verrue — François Josse — St Jacques à la de lys d'or [sic] — Fagon — René Josse du petit pont.

18. Lettre de M. de Melon, Le Mondain, note de Voltaire, 1752, éd. Moland, t. X p. 89.


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badinage agréable » 19. Il lui donne pour auteur M. de Melon, l'économiste, secrétaire de Law puis du duc d'Orléans, auteur de l' Essai politique sur le commerce20, mort en 1738. Et pour destinataire Mme de Verrue, protectrice des arts, morte en 1736. Curieusement il semble qu'il n'y ait, dans la correspondance de Voltaire, aucune allusion directe à la comtesse, de son vivant. Le philosophe estimait cependant assez le goût de la célèbre « dame de volupté » pour songer à dépenser quatre mille francs à la vente de ses biens 21. Mme de Verrue, qui fut la maîtresse de VictorAmédée II, duc de Savoie, était un esprit libre, une grande dame, un mécène éclairé. Cela suffit à rendre vraisemblable la leçon de Vire C 840. On peut suggérer un argument de plus. Lorsque Mme de Verrue meurt, le 18 novembre 1736, elle « prie M. le Garde des Sceaux à qui elle lègue un beau lustre de cristal de vouloir bien être son exécuteur testamentaire » 22. Le « beau lustre » va à Chauvelin. L'exécuteur testamentaire de Mme de Verrue en 1736 était en 1734 un adversaire déterminé des Lettres philosophiques. Voltaire le savait. Dans sa lettre à Jore, retraçant en détail l'histoire de leurs tribulations, Voltaire écrit... « j'appris qu'il se formait un parti pour me perdre, et que d'ailleurs M. le Garde des Sceaux ne voulait pas que l'ouvrage parût. Je priai alors un conseiller au parlement de Rouen de vous engager à lui remettre toute l'édition... » 23. On comprend bien sûr que Voltaire veut récupérer « toute l'édition » pour ne pas aller contre la volonté du Garde des Sceaux Chauvelin. Mais l'apparition de Mme de Verrue dans Vire C 840 jette une nouvelle lumière sur la démarche de Voltaire. Amie des Lettres et de la Philosophie, elle s'intéressera sans doute à l'ouvrage de Voltaire ; amie de Chauvelin, elle peut être un médiateur précieux. Voltaire n'épargnait pas sa peine ni celle de ses amis et relations. On connaît ses lettres au Cardinal de Fleury et à Maurepas, les démarches personnelles de la jeune duchesse de Richelieu 24, il n'est pas difficile d'imaginer que l'exemplaire prêté à Mme de Verrue était destiné à gagner sa cause auprès de «l'opiniâtre Chauvelin» 25. Vire C 840 apporte donc une première information intéressante non seulement par sa nouveauté mais par son contenu.

19. Le Mondain, éd. Moland, t. X, p. 89.

20. Que Voltaire qualifie de « libellum aureum » dans une lettre à Berger du 24 octobre 1736, D 1181.

21. Lettres à Moussinot, 18 mars, 10 et 14 avril 1737, D 1299, D 1312, D 1313.

22. Lettre de Jean Bernard Le Blanc à Jean Bouhier, 19 nov. 1736, D 1205.

23. D 1045, p. 402.

24. Voir en particulier F. Caussy, « Voltaire et l'affaire des Lettress philosophiques » in Revue politique et littéraire, juillet 1908, p. 25-28 ; 56-59. G. Lanson, « L'affaire des Lettres philosophiques, » juillet 1904, p. 367-386.

25. Lettre à d'Argental, 8 mai 1734, D 738.


NOTES ET DOCUMENTS 113

L'édition Moland juge que le second exemplaire des Lettres philosophiques « devait être confié » à d'Argental 26. La copie de Vire dit « M. Fagon ». Louis Fagon, le conseiller d'Etat, commissaire général des finances, fils du célèbre médecin de Louis XIV, est aussi inattendu ici que Mme de Verrue. Il n'apparaît pas plus qu'elle dans, la correspondance de Voltaire. Mais, « homme d'esprit et de capacité » 27, Fagon possède, comme Mme de Verrue, deux qualités essentielles pour Voltaire dans le choix de ses protecteurs. Il est ami des arts et ami du pouvoir. Le 23 octobre 1734, Mme du Châtelet écrit à Maupertuis : « Rameau m'a fait la galanterie de me faire avertir d'une répétition de Samson qui s'est faite chez M. Fagon. C'est à vous que je la dois... » 28. On n'en sait pas plus sur la rencontre du financier et de la marquise. Mais il faut observer la chronologie des événements pour laquelle la fameuse lettre à Jore est précieuse. En octobre 1734, Maupertuis est à Bâle, Mme du Châtelet vient d'arriver à Cirey que Voltaire quitte pour Bruxelles. La répétition chez M. Fagon a eu lieu après le 10 septembre 1734. C'est à la mi-mars de la même année que l'exemplaire « tout décousu » des Lettres philosophiques fut donné à relier pour être confié, si Ton en croit la copie de Vire, à M. Fagon. C'est donc la même année, à six mois d'intervalle que Fagon est mêlé à deux productions de Voltaire qui sont à l'époque les deux soucis favoris de leur auteur. Peut-on croire à une simple coïncidence ? Qui a introduit les oeuvres de Voltaire auprès de Fagon ? Maupertuis ? Rameau ? Mais d'ailleurs était-ce le poème de Voltaire ou la musique de Rameau qu'entendit Fagon ? Voltaire espérait-il que Fagon s'intéresserait aux Lettres anglaises par amour pour Samson ? Fagon, qui préside le Bureau du Commerce depuis 172629, accueillait-il au contraire l'opéra parce que son auteur était celui de la Lettre X « Sur le Commerce » ? Voilà les nouvelles questions que le manuscrit de Vire amène à poser.

Une chose est sûre. Voltaire est très soucieux du succès de Samson. En décembre 1733, il affirme à Rameau : « je n'ai travaillé au poème de Samson que pour votre réputation et pour votre avantage... », prétendant qu'il n'a pas du tout « le talent des vers lyriques », que son poème est « plutôt une faible esquisse d'une tragédie dans le goût des anciens avec des choeurs qu'un opéra avec des fêtes » 30. Mais il confie exactement dans le même temps à

26. Corresppondance, éd. Moland, lettre 584, p. 60. Le nom de d'Argental ne figurant pas sur l'édition de 1736, les autres éditeurs se contentent de le suggérer en note. D 1045, n. 9 « probably Argental ».

27. Saint-Simon, Mémoires, éd. Boislisle, t. XXIV, p. 318.

28. D 797.

29. Il y était entré en 1722.

30. D 690.


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Cideville : « j'ai fait l'opéra de Samson pour Rameau [...], j'ai l'amour-propre d'en être content » 31. Et il écrira à Thiriot en février 1746 : « plus j'y pense, plus je crois que cet opéra tel qu'il est peut fournir la musique la plus neuve et le spectacle le plus brillant » 32. Depuis décembre 1733, il ne cesse d'agir pour obtenir une représentation qui d'ailleurs n'aura jamais lieu, alors que Mme du Châtelet écrit, aussi en décembre 1733, que Samson « sera joué avant qu'il soit six mois » 33. De qui dépend principalement la représentation de Samson à l'opéra ? Car c'est à cela que prétend Voltaire. Il y reviendra sans cesse et il nous l'apprend en décembre 1733, écrivant à Rameau : « Faites représenter votre opéra dès que vous le pourrez. Obtenez la permission de M. le Prince de Carignan. Il vous la doit puisqu'il vous protège et qu'il connaît le mérite, et c'est à vous à nous donner sous ses auspices des opéras que l'Italie puisse nous envier » 34. Le Prince de Carignan, directeur de l'Opéra, est le gendre de Mme de Verrue.

Les finances, la justice et la musique voisinent très intimement. Mme de Verrue, en mourant, laisse un legs au Garde des Sceaux, Chauvelin, mais aussi à Carignan, directeur de l'Opéra, et à Melon, l'ancien secrétaire du célèbre contrôleur général, Law. Un autre financier, Fagon, qui a, lui, toujours refusé le contrôle général mais qui a soutenu Law au moment de sa chute, donne une répétition d'un opéra de Voltaire et de Rameau. L'instigateur de l'alliance entre Voltaire et Rameau est une élève de ce dernier, Mlle Deshayes, la maîtresse du financier de la Popelinière, le protecteur de l'ami Thiriot 35. Ces recoupements laissent songeur... Mais avant tout, quels que soient les intermédiaires entre Voltaire et les protecteurs qu'il choisit aux Lettres philosophiques, le choix est bon.

Louis Fagon est un personnage de tout premier plan dont l'influence est indubitable. Cette influence, il l'exerce évidemment dans le gouvernement puisque de 1714 à sa mort en 1744, il a « grande autorité dans les Finances ». Sur les sept intendants des finances nommés par Louis XIV, il est un des deux seuls à entrer « dans le nouveau conseil des Finances » de la Régence 36. Il fait partie du Bureau du Commerce fondé sous le ministre Dubois, et il en devient président sous le ministre Fleury. Mais aussi, sans doute Fagon a-t-il encore de l'influence au Parlement où il a d'abord été conseiller de 1702 à 1709, puis maître des requêtes jusqu'en 1714.

31. D 686.

32. D 1008.

33. D 689.

34. D 690.

35. D 690 commentary et D 935.

36. Saint-Simon, Mémoires, t. XXIX, p. 64.


NOTES ET DOCUMENTS 115

Or Voltaire n'ignore pas le rôle du Parlement dans l'affaire des Lettres philosophiques. Un ami, sans doute Formont 37, écrit à Cideville en octobre 1734, à propos de Voltaire éloigné de Paris, et « fâché d'en être absent », « il est vrai qu'il n'y a plus que le Parlement qui tienne pour son affaire mais c'est ce qui est le plus dangereux. J'ai vu quelqu'un qui m'a mis au fait du particulier de cette affaire qui ne peut finir qu'on ne soit sûr du Parlement d'une •manière indubitable ». Il n'est pas impossible que six mois plus tôt quand Voltaire fait relier un exemplaire des Lettres philosophiques, il songe que Fagon est une précieuse recommandation auprès d'un adversaire plus redoutable, comme le dit Lanson 38, que le Garde des Sceaux ou le Cardinal de Fleury. La qualité des informations que fournit la copie de Vire semble ici encore vérifiée.

La leçon de Vire C 840 est donc encore une fois tout à fait vraisemblable et même séduisante. Jore rapporte, dans son Mémoire contre Voltaire que « l'un des deux exemplaires remis au sieur de Voltaire... avait été vu par des personnes de la première qualité, et avait piqué leur curiosité ». A la suite de quoi « une personne dont l'honneur [lui] était trop connu pour [lui] rien laisser appréhender de sa part » vint lui réclamer cent exemplaires contre cent louis d'or qu'il eut la « constance de refuser » 39. Les appréciations du libraire sur les lecteurs furtifs des exemplaires en question peuvent s'appliquer aussi bien à Mme de Verrue, à M. Fagon ou à un de leurs proches.

En revanche Jore ne dit rien des deux libraires qui se sont associés pour copier « le livre toute la nuit » et le faire « imprimer secrètement ». L'édition de référence de la lettre de Voltaire à Jore ne donne que leurs initiales, mais tout le monde sait qu'il s'agit de François et de René Josse 40. Ce sont effectivement les noms que la copie de Vire donne en entier, avec en outre leur lien de parenté, leurs adresses et une enseigne. Il ne s'agit pas là de révélations mais de petits détails vrais dont l'absence s'explique dans un texte fait pour l'édition. Les Josse, libraires de père en fils, forment une véritable dynastie. François, ou plutôt Jean-François, fils de Louis, lui-même « troisième fils de feu Georges I» 41, est libraire rue Saint-Jacques, « à la fleur de lys d'or ». René est fils de Jacques Josse. On sait moins de choses sur lui. Mais en 1738

37. D. 796.

38. Art. cit., passim et en particulier p. 367, 368, 384-386.

39. Mémoire... pour Jore, éd. in 8°, P. 14 et p. 18.

40. L'édition Moland rétablit les noms dans le texte même de la lettre ; D 1045 les donne aux notes 8 et 10.

41. J.-R. Lottin,Catalogue chronologique des libraires et libraires imprimeurs de Paris depuis 1470 jusqu'à présent, Paris, 1789, p. 184, 197.


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c'est encore Voltaire qui donne son adresse en écrivant au Lieutenant de Police : « c'est moi-même qui ai fait découvrir, comme vous le savez, l'édition qu'un nommé René Josse, libraire sur le pont Notre-Dame, faisait des Lettres philosophiques » 42.

La copie de Vire ne permet pas seulement de rétablir des noms que supprime la version imprimée de la lettre, elle livre un postscriptum inédit et dont il n'est fait mention nulle part :

« P.S. Vous ne devez rien omettre de ma lettre et vous pouvez la faire donner à M. le G.D.S. Mais si vous voulez une voie sûre pour réussir dans l'idée de votre rétablissement priez M. de Pondevelle (sic) de vous obtenir la protection de M. de Luxembourg qui sera d'autant plus à portée de demander votre grâce qu'il est votre gouverneur » 43.

On découvre ainsi que Voltaire a jugé utile de joindre à la lettre qui lui a été « arrachée avec artifices »44 une feuille volante proposant une solution qui ne le compromettait pas. Rien d'étonnant à ce qu'il suggère l'intervention d'Antoine de Ferriol, comte de Pont-de-Veyle, son ancien condisciple, le frère aîné de d'Argental, Tami du duc de Luxembourg, gouverneur de Normandie.

Rien d'étonnant non plus à ce que Jore n'ait pas choisi cette solution. On connaît en effet les soupçons de Voltaire sur le rôle de ses ennemis dans l'affaire Jore 45. Le manuscrit de Vire nous en apprend plus par trois documents inédits qui sont cousus avec la copie de la lettre à Jore 46. Il s'agit de deux projets de supplique de Jore et d'une mystérieuse lettre où il est question de' Voltaire et de M. de Launay 47.

Les deux projets sont de la même main que la copie de la lettre de Voltaire. Ils ne portent pas de signature ni de date, ils ne nomment pas le destinataire, ils ne sont accompagnés d'aucune explication. Mais l'ordre dans lequel ils se présentent semble correspondre à la chronologie des rédactions. La seconde supplique, celle qui figure en annexe I, plus équilibrée, plus habile, marque un progrès certain sur la première. Le premier texte présente le libraire et sa famille dans une si « triste situation » qu'il « n'a recours qu'à la clémence et à la tendre compassion » du destinataire 48 et qu'il « avoue donc ingénuement qu'il lui a été

42. Léouzon Leduc, Voltaire et la police, Paris, Bray, 1867, p. 148.

43. Vire C 840, f.3 v°, avec la mention « sur un petit morceau de papier ».

44. Nouveau mémoire signifié pour le sieur de Voltaire, défendeur, contre François Jore, demandeur. Paris, imprimerie de Gissey, 1736, in 4°.

45. D 1080.

46. Vire C 840, f. 4 r° à 6 r°.

47. Ibid., f. 6 r°.

48. Ibid., f. 4 r°, V°.


NOTES ET DOCUMENTS 117

saisi quantité de livres concernant les matières du temps qui lui avaient été envoyés d'Hollande ». Puis pour preuve de sa bonne foi, à propos de l'édition des Lettres philosophiques, le suppliant « ne peut donner... des preuves plus authentiques de son innocence que le témoignage ou la déposition de l'auteur de cet ouvrage ». Enfin le libraire promet « s'il se voit rétabli dans sa maîtrise » d'être " plus circonspect et plus prudent dans sa conduite ».

Le second texte introduit beaucoup plus vite la responsabilité de Voltaire. C'est davantage une lettre d'accompagnement aux aveux de l'auteur qu'un aveu du libraire. Tous les éléments susceptibles d'attendrir et d'émouvoir un éventuel protecteur ont été gardés soigneusement pour les supplications finales. On a donc là une preuve, et même une double preuve des premières intentions de Jore. C'est bien à l'origine pour avoir un témoignage capable de le faire rétablir dans sa maîtrise qu'il a réclamé la lettre que Voltaire s'est ensuite repenti d'avoir écrite 49. On constate l'extrême différence entre les projets de défense de Vire et le long Mémoire accusateur destiné à confondre Voltaire publiquement. Par quel cheminement Jore en est-il arrivé à utiliser la lettre de Voltaire pour une véritable campagne de délation ?

Le troisième document inédit de Vire C 840 fournit quelques éléments de réponse. Il s'agit d'une curieuse lettre ou copie de lettre que l'on trouvera en annexe II. Tout dans cette lettre porte à croire que Jore en est l'auteur, bien qu'il ne l'ait pas signée, ou tout au moins pas de ce nom. On sait que la lettre du 25 mars 1736 est une réponse de Voltaire à la « lettre affectueuse » de Jore « par laquelle il [lui] mandait [...] que M. le Garde des Sceaux lui proposait de le rétablir dans sa maîtrise, à condition qu'il dît toute la vérité de l'histoire » des Lettres philosophiques 50. Celui qui écrit, le 8 avril 1736; adresse à son « cher ami » la réponse qu'il a reçue de Voltaire et qu'il le prie de ne pas égarer parce qu'elle lui « sera peut-être utile ». Il précise que dans un « mémoire » son correspondant anonyme devra « parler des livres jansénistes » qu'il ne peut « méconnaître par les factures trouvées » et qui « venaient d'Hollande ». Mais il n'en était « que le distributeur et non l'imprimeur ». Il a cependant été condamné par un « arrêt de destitution à la survivance de [son] père ».

C'est en tous points l'histoire de Claude-François Jore, telle qu'on la connaît par son propre Mémoire, par l'arrêt de destitution du Conseil d'Etat du Roi du 23 octobre 173451, par les suppliques qui portent son nom dans le manuscrit de Vire, par la correspondance

49. Voir ci-dessus, p. 1. n. 1 et D. 1108.

50. D 1080

51. Collection Anisson-Duperron, f. fr. 22 091, ff. 192-193.


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de Voltaire. On s'attend donc à sa signature et on trouve un autre nom : « Duval ». Il faut avouer que cette mention est pour l'instant tout à fait inexplicable. Jore n'est certainement pas l'innocente victime que certains biographes de Voltaire ont imaginée 52. On apprend par les Registres de la Librairie qu'à quinze ans c'est « un jeune homme fort hardi, d'un esprit très remuant, très inquiet, et fort disposé à tout entreprendre dans la seule vue de l'intérêt » 53, et que « de tous les libraires il n'y a point de famille plus suspecte et plus diffamée que celle des Jores » 54. Son propre père a été accusé de servir de prête-nom à des libraires 55. Il a lui-même vécu en Hollande sous le nom de Dahbourg en 175956 ; et en juin 1734, il recevait son courrier au nom de « M. de Fressignac chez Mlle Beccard dans la place Maubert à Paris 57. Mais enfin on n'a jusqu'ici aucune preuve qu'il se soit jamais fait appeler « Duval ». En tous cas il n'existait en 1736, dans toute la France, aucun imprimeur du nom de Duval à qui les termes de la lettre puissent correspondre5S. Si donc la quatrième pièce de la liasse manuscrite de Vire C 840 introduit un élément qu'il reste à éclaircir, elle fournit des renseignements vraiment intéressants.

Les termes de la lettre, à la fois insistants et allusifs, évoquent très nettement une machination qui se trame contre Voltaire entre trois complices : de Launay, un destinataire anonyme et l'auteur de la lettre, avec la collaboration d'un secrétaire « charitable » qu'il ne faut pas « négliger ». De Launay, nommé deux fois, semble être l'instigateur du complot. On peut déposer son courrier « chez le chancelier » 59. Fait remarquable, De Launay, obscur homme de lettres, ancien secrétaire des Commandements du Prince de Vendôme, a ses entrées à la Chancellerie. Il y connaît au moins un secrétaire. Tous ces faits confirment de la façon la plus frappante les soupçons, souvent réitérés, de Voltaire. Avant même qu'il ait pris conscience des risques qu'elle lui fait courir, sa lettre du 25 mars 1736 circule, elle inspire un mémoire qui sera déposé chez le Chancelier à l'intention de M. de Launay. L'émotion de Voltaire

52. Léouzon Leduc, op. cit. p. 103, 137. et Maynard, Voltaire sa vie et ses oeuvres, Paris, 1867, 2 vol in 8°. T.I., p. 188-210.

53. Collection Anisson-Duperron, f. fr. 22 088, f. 48, r° v°.

54. Ibid., F. 48 v°, en travers de la marge.

55. Collection Amssoh-Duperron, f. fr. 22 074, f. 100.

56. D 8 298, D 8 337.

57. Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille 12, 256, dossier 71.

58. G. Lepreux, Gallia typographica, Paris Champion 1909-1914 in 8°, 6 vol. Et en particulier t. IV, p. 451. La situation de Jean-Augustin Duval dit le Grenadier qui travaillait clandestinement pour René Josse et qui a été condamné en même temps que ce dernier et que Jore (v. n. 54) ne correspond à aucun des termes de la lettre.

59. Le Chancelier d'Aguesseau. Sur son rôle dans l'affairé des Lettres philosophiques, voir G. Lanson, art. cité p. 371.


NOTES ET DOCUMENTS 119

écrivant à Cideville, le 30 mai 1736, était déjà justifiée, par des faits qu'il ignorait, le 8 avril.

Le petit recueil manuscrit de Vire ajoute quatre pièces précieuses au dossier Voltaire-Jore. Les deux projets de défense de Jore et la lettre du 8 avril, révélant l'intention d'utiliser la réponse de Voltaire, éclairent la personnalité du libraire rouennais qui, jusqu'à la fin de sa vie, a fait alterner dans les lettres qu'il écrivait au philosophe les basses flatteries et le chantage menaçant 60.

Les précisions que donne la copie viroise de la lettre de Voltaire ne sont pas insignifiantes. Elles apportent peut-être la réponse à la question que se sont posée tous les commentateurs : comment Voltaire qui connaissait Jore, son passé et celui de sa famille, a-t-il pu mettre entre.les mains du libraire une pièce à conviction aussi compromettante 61. Les noms de Mme de Verrue et de M. Fagon suggèrent au contraire une hypothèse satisfaisante. La lettre de Voltaire est une manoeuvre habile. Jore lui écrit que le Garde des Sceaux le rétablira dans sa maîtrise à condition qu'il dise toute la vérité, mais, ajoute-t-il, « je ne dirai jamais rien [...] que ce que vous m'aurez permis de dire ». Alors Voltaire, persuadé qu'elle ira à Chauvelin, écrit une lettre qui n'a que les apparences de la naïveté mais qui est au contraire d'une adresse consommée. Qui est compromis avec Voltaire dans cette épitre ? Ni Thiriot, ni Rothelin que seules des périphrases désignent. Ni Mme de Fontaine-Martel, morte en 1733. Ni René Josse condamné en 1734. Mais une grande dame à qui Chauvelin « a toujours marqué une amitié bien tendre » 62, Mme de Verrue, et un Conseiller d'Etat, de grande renommée, M. Fagon. Voltaire a donc tout intérêt à ce que sa lettre parvienne à Chauvelin sans aucune suppression. Il se montre très insistant sur ce point : « Voilà la vérité devant Dieu et devant les hommes. Si vous en retranchiez la moindre chose vous seriez coupable d'imposture. Vous y pouvez ajouter des faits que j'ignore, mais tous ceux que je viens d'articuler sont essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de montrer ma lettre à M. le Garde des Sceaux »... 63. Les circonstances ont déjoué les plans de Voltaire. La lettre n'est pas parvenue dans son intégralité à Chauvelin, mais au public et dépouillée de ses deux plus précieux témoins.

Ainsi la copie de Vire, C 840, est la plus ancienne que l'on connaisse actuellement. Elle est la seule à ne pas avoir été copiée

60. D 1699, D 1726, D 2613, D 8298, D 8337, D 15269, D 15604.

61. Voir en particulier P.M. Conlon Voltaire's literary career, 1960, t. 14 Studies on Voltaire, Genève 1961., p. 63-64.

62. « Testament de Mme de Verrue » N. acq. fr. 4820, f. 238.

63. D 1045, p. 402, 403.


120 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sur l'édition de juin 1736. Sa qualité et les renseignements qu'elle donne, que seul Voltaire, ou à la rigueur un de ses confidents les plus proches, pouvait connaître, suggèrent qu'il n'y a pas ou qu'il y a peu d'intermédiaires entre elle et la lettre originale. Attachée avec des documents qui n'ont pas été publiés et qui n'étaient pas destinés à Voltaire, elle provient certainement de Jore. Et surtout, en restituant les détails manquants, elle élucide très certainement l'énigme que constituait l'existence même de la lettre de Voltaire à Jore du 25 mars 1736.

GENEVIÈVE MENANT-ARTIGAS.

Annexe I

(Fol 5) Le supliant64 ne prétend point aujourd'huy se justiffier sur les faits qui lui ont fait encourir l'indignation de V.G. Il se croit coupable, parce qu'on lui a saisi plusieurs livres qui concernoient les matières du tems. Mais aussy il déclare avec la même sincérité qu'il n'a jamais imprimé cette sorte de livres, et ses ennemis les plus déclarez ne sçauraient le lui prouver.

Pour ce qui regarde les Lettres Philosophiq le suppliant ne sçauroit produire les témoignages de son innocence plus autentiqque la declaration faite par l'auteur de cet ouvrage. Si V.G. daigne y jetter les yeux, le supliant ne doute point qu'elle n'aperçoive le peu de fondement des calomnies qui lui ont attribué le débit de l'Edition de ce livre. Après un tel aveu le suppliant n'a recours qu'à l'équité et à la compasion de V.G. Il se voit chargé d'une femme et de trois enfans qui ne peuvent subsister que sur les revenus de la Librairie et qui par la cessation de ce commerce seront réduits à la plus afreuse indigence. Les maux qu'il a essuyé depuis sa deposition sont pour lui (Fol. 5 v°) une Leçon suffisante pour l'avenir. Incapable de toute autre occupation, il ne sçait que devenir. Errant d'un costé et d'autre depuis le tems infortuné où il eu le malheur de contrevenir aux loix il ne peut trouver d'autre azile contre la misère que le pardon genereux qu'il attend de V.G. s'il a le bonheur de se voir retabli dans la maitrise il ne cessera de reconn.rc la faveur signalée de V.G. et de faire tous les jours les voeux les plus sinceres et les plus ardents pour sa prosperité.

Annexe II Mon cher amy 65 J'ay reçu l honneur de votre lettre 66 je vous suis obligé de vos attentions je vous adressse la réponse que j ai reçue de voltaire si vous croyez qu'elle vous soit utile p.r un memoire la verité y est toute nue ainsy si vous croyez qu elle puisse paraître telle je laisse cela a votre prudence. Il ne s'agira alors que d'y parler des livres jansénistes qui y furent trouvez et que je ne puis meconnoitre par les factures trouvées 67. C'est

64. Vire C 840 f. 5 r°, v°. Nous restituons intégralement l'orthographe, l'accentuation, la ponctuation et les abréviations du manuscrit sans tenir compte cependant des mots attachés ensemble à cause de l'irrégularité de ce procédé.

65. Vire C 840, f. 6 r°. Orthographe, ponctuation, accentuation du manuscrit respectées.

66. Comparer ce début avec celui de la lettre de Jore à Voltaire, du 6 février 1736, cité dans le Nouveau mémoire... pour Voltaire 1736, in 4° p. : « j'ai reçu l'honneur de vos lettres ; je ne puis assez vous en marquer ma reconnaissance ».

Il faut signaler d'autre part que, du point de vue de l'écriture, il y a une ressemblance très frappante, dans la lettre J très caractéristique, entre le folio 6 de Vire C 840 et la signature de Jore, (Archives de la Bastille 12, 581, f.19).

67. Collection Anïsson-Duperron, f. fr. 22 091, f. 192-193.


NOTES ET DOCUMENTS 121

qui a occasionné mon arrest de destitution a la survivance de mon pere 68 qui m'etoit accordée par arrest du conseil après l'examen requis en pareil cas ces livres venoient d'hollande et n'en etois 69 que le distributeur et non l'imprimeur. J ay reçu une lettre de M.r de Launay qui se servira de votre mémoire sans vous nommer l'ayant prevenu a ce sujet si vous ne le pouvez joindre laissez le chez le chancelier p.r lui remettre il lui sera rendu et vous je vous prie de ne pas negliger le secretaire que vous connoissez 70 si charitable car ce n'est pas celuy que M.r de Launay connoit il n'y aurait pas de mal qu'il seut son nom peut etre lui sera til connu. J'ai ecrit hier je ne pouray partir qu à la fin de la semaine parce que je fais inventaire ce qui m'occupe très fort adieu mon cher amy je compte sur vous, on ne peut empêcher ma mere de jouir mais je prefrere dependre de moy 71 je vous embrasse de tout mon coeur et suis veritablement votre serviteur et amy

ce 8e avril 1736 Duval n egarez point la lettre de voltaire elle me sera peut etre utile.

LAHONTAN : LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE ; SES RAPPORTS AVEC LEIBNIZ

On connaît mal la vie de Lahontan1, l'écrivain qui a le mieux cristallisé le mythe du primitif heureux, sans mien ni tien, sans prêtres ni lois. Aussi ai-je tenté d'en éclairer la partie la moins

68. Voir, sur ces détails de la vie de Jore, J. Quéniart, L'Imprimerie et la librairie à Rouen au XVIII' siècle, p. 212-216.

69. Pour les omissions, voir la lettre de Jore à Voltaire du 15 mai 1759, D 8298, p. 166.

70. Sur les interventions dont Jore a pu bénéficier, en particulier pour sa sortie de la Bastille, voir Archives de la Bastille, 11, 256, ff. 89-90.

71. Voir J. Quéniart, op. cit. et G. Lepreux, op. cit. A la mort de Claude Jore (1699-1736) sa maîtrise d'imprimeur devait passer à son fils ; mais Claude-François ayant été destitué de ce droit en 1734, c'est sa mère, Marie-Anne Rateau veuve Jore, qui a conservé l'imprimerie jusqu'à sa mort en 1748. La lettre est explicite : Jore peut continuer à exercer sans posséder la maîtrise, comme il le fait depuis 1725, mais il fait toutes les démarches pour rentrer dans ses droits et acquérir ainsi sa pleine indépendance.

1. Malgré son caractère moralisateur et malveillant, l'étude de Joseph-Edmond Roy, Le Baron de Lahontan (Lévis, 1903 ; réimprimée par les Éd. Elysées, Montréal, 1974), demeure indispensable : elle rassemble l'essentiel de ce que nous savions il y a quelques années sur Lahontan et relève plusieurs pistes de lecture pour établir la destinée posthume de l'oeuvre. Sur la biographie on lira encore les p. 21-61 du livre de Robert Le Blant, Histoire de la Nouvelle-France. Les Sources narratives du début du XVIIe siècle et le Recueil de Gédéon de Catalogne, Dax, Éditions de P. Pradeau, (1940), et surtout l'article précis et informé de David M. Hayne : « LOM D'ARCE DE LAHONTAN », Dictionnaire biographique du Canada, Québec, P.U.L., Toronto, University of Toronto Press, 1969, p. 458-464. Sur l'oeuvre elle-même, nous devons beaucoup aux divers travaux de Gilbert Chinard : plus particulièrement L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècles, Paris, Droz, 1934 (réimprimé par Slatkine en 1970) et Baron de Lahontan. Dialogues curieux [...]et Mémoires de l'Amérique septentrionale, Baltimore, John Hopkins Press, Paris, Margraff, 1931. On consultera aussi avec profit la longue introduction de Maurice Rcelens aux Dialogues avec un sauvage (Paris, Éditions Sociales, 1973) et son article important : « Lahontan dans l'Encyclopédie et ses suites », Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, 1972, p. 163-200. J'ai moi-même rassemblé les comptes rendus et les textes critiques publiés sur Lahontan au début du XVIIIe siècle sous le titre : Sur Lahontan : comptes rendus et critiques (1702-1711), Québec, l'Hêtrière, Paris, Jean Touzot, 1983.


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connue : de la publication de ses oeuvres, en 1702-1703, à sa mort qu'on situait jusqu'ici vers 1715. On savait, par la correspondance avec Bierling, que Leibniz l'avait rencontré en 1710-1711 à la cour de Hanovre et semblait l'estimer beaucoup. Mes recherches au Leibniz-Archiv m'ont permis de suivre Lahontan pas à pas dans les dernières années de sa vie et de découvrir que les deux hommes se côtoyèrent pendant dix ans et moururent en 1716 à sept mois d'intervalle.

Arrivé à Québec en 1683, à l'âge de dix-sept ans, Lahontan, fils de bonne famille béarnaise ruinée, parcourt la Nouvelle-France de Québec aux Grands Lacs, pousse une pointe vers la vallée du Mississipi et peut-être bien au-delà du Grand Lac Salé, prend part aux expéditions contre les Iroquois, se distingue lors de la victoire des Français à Québec et à Plaisance (Terre-Neuve) contre les Anglais, rédige un projet de défense et de développement commercial de la colonie que le gouverneur Frontenac lui demande d'aller présenter lui-même à la cour. Le 14 décembre 1693, à la suite d'une violente querelle avec le gouverneur de Plaisance, Brouillan, il s'enfuit vers le Portugal. Brouillan, connu pour sa valeur militaire, mais aussi pour son autoritarisme et sa cruauté, ne pouvait qu'être choqué par la liberté d'esprit et l'impulsivité de Lahontan. Dans ses lettres de 1693 au ministre, il accuse Lahontan de « blesser l'autorité du roi » en sapant celle du gouverneur et de négliger son devoir de « lieutement de roi ». Quand Lahontan quitte Plaisance, il écrit au gouverneur de l'île de Ré, de Belle-Isle et de La Rochelle pour faire arrêter le déserteur 2.

Risquant la Bastille s'il met les pieds en France, Lahontan débarque à Viana, au Portugal, puis passe en Hollande et séjourne à Hambourg d'où il écrit, le 19 juin 1694, une lettre dans laquelle il affirme connaître deux survivants de l'expédition malheureuse de La Salle au Mississipi, qui « disent tant de choses touchant la richesse de cette terre par la quantité de mines dor et de sablons dor qui y sont [...] que j'en ay dressé un memoire que je vous enverray au premier jour» 3. De toute évidence, Lahontan cherche à se servir de son expérience américaine pour rentrer en grâce. Sans succès apparemment, car malgré les démarches

2. Cf., là-dessus, Joseph-Edmond Roy, Le Baron de Lahontan, p. 61-70. Sur Brouillan, qui sera aussi accusé plus tard de concussion, voir l'article de René Baudry, « MOMBETON DE BROUILLAN », Dictionnaire Biographique du Canada, Québec, P.U.L., Toronto, University of Toronto Press, 1969, p. 499-503.

3. Archives des Colonies, E 249. Cette lettre a été publiée par Joseph-Edmond Roy, dans Le Baron de Lahontan, p. 71-73, et par Gustave Lanctot dans Collection Oakes, Nouveaux Documents de Lahontan sur le Canada et Terre-Neuve, Ottawa, Archives publiques du Canada, 1940, p. 62-64.


NOTES ET DOCUMENTS 123

entreprises en sa faveur par des personnsages influents 4, Pontchartrain, secrétaire d'État de la marine, reste inflexible. Condamné pendant dix ans à une vie nomade et sans ressources, il tente vainement d'exercer le « métier d'espion »5 et de vendre ses connaissances sur l'Amérique à l'Espagne 6 et à l'Angleterre 7. En octobre ou novembre 1702, sont mis en vente, en deux volumes, les Nouveaux Voyages et les Mémoires de l'Amérique septentrionale, à La Haye chez les frères l'Honoré 8. Mais

4. Dans sa brochure intitulée l'Auteur au lecteur et portant la mention « A Londres, ce 26 Novembre V. Stile », il écrit : « ... Madame la Duchesse du Lude, Monsieur le Cardinal de Bouillon, Monsieur de Bonrepaus, M. le Comte de Frontenac, M. le Comte de Guiscar, M. de Quiros, & M. le Comte d'Avaux, n'ont pû flechir les Ministres, Pere & Fils, qui protegent le Gouverneur de Plaisance ». On trouvera le texte complet de cette brochure aux p. 73-79 de l'édition des Dialogues et des Mémoires par Chinard, et aux p. 104-109 de mon livre Sur Lahontan... Dans sa préface aux Dialogues, Lahontan mentionne aussi certains de ces personnages importants.

5. Dans une lettre du 18 septembre 1698, M. de Bonrepaus, ambassadeur de France à la Haye, recommande Lahontan comme espion de la France en Espagne (Archives du Ministère des Affaires Étrangères, Hollande, 176, p. 464-465). Cette lettre a été publiée par Henri Froidevaux sous le titre : « Un document inédit sur Lahontan », Journal de la société des Américanistes de Paris, IV, 1902-1903, p. 196-203.

Le 10 octobre 1702, Jacques Bernard, rédacteur des Nouvelles de la République des Lettres, écrit de la Haye à G. Delaisement, « professeur et sous-principal du collège de Navarre à Paris » : « Le Sr. de la Hontan dont il est parlé sur la fin de mon Journal d'octobre, est à ce qu'on m'a dit un François qui estoit accusé de faire icy le mestier d'espion » ; le 9 novembre, il écrit au même correspondant : « Cet auteur croyoit faire fortune en ce pays en donnant des Memoires pour s'emparer de ce que les François possedent dans l'Amerique ; mais on l'a regardé comme un Chevalier errant, qui pourroit bien, sous ce pretexte, faire icy le mestier d'espion » (B.N., F.Fr. 19211,177r. et 178r. ; ces deux lettres sont des copies par le Père Léonard de Sainte Catherine de Sienne, carme déchaussé).

6. En septembre 1699, Lahontan envoie le Journal du frère de La Salle, Jean Cavelier, au duc de Jovenazo, en l'accompagnant d'une carte et de notes explicatives. Il prétend fournir par là des renseignements inconnus sur le Mississipi et met en garde les Espagnols contre l'« usurpation » des Français qui s'apprêteraient à s'emparer de l'embouchure du fleuve. Ces documents, transcrits par Lahontan lui-même et conservés à l'Archivo general de Indias à Séville (Indiferente general, 1530), ont été publiés (avec certaines fautes de transcription) par Jean Delanglez dans The Journal of Jean Cavelier, Chicago, The Institute of Jesuit Studies, 1938.

7. Entre 1698 et 1703, en 1702 probablement, Lahontan fait parvenir aux autorités anglaises plusieurs mémoires sur la Nouvelle-France. Sur les cinq qu'on a retrouvés jusqu'ici, deux ont été publiés par G. Lanctot : « Abrégé instructif des affaires du Canada [...] », Collection Oakes..., p. 20-36 ; « Ébauche d'un projet pour enlever Kebec et Plaisance... » Collection Oakes..., p. 38-58. Un autre a été publié par G. A. Rawlyk et E. L. Towle sous les titres suivants : « Baron de Lahontan's Memoir concerning the economic and strategic importance of Placentia, Newfoundland », The Newfoundland Quarterly, Winter 1963-1964, p. 5-10, et « A new Baron de Lahontan Memoir on New York and the Great Lakes Basin », New York History, July 1965, p. 212-229.

8. Les pages de titre portent le millésime 1703, mais les périodiques et les correspondances de l'époque amènent à conclure que ces oeuvres sortirent des presses en 1702.

Dans la livraison d'octobre 1702 des Nouvelles de la République des lettres, J. Bernard annonce la parution prochaine des Nouveaux Voyages et des Mémoires ; le 9 novembre, il écrit à G. Delaisement : « On m'a dit que son livre commence à se debiter ; mais je n'en ay encore vu que le titre »(B.N.,F. fr. 19211, f. 178r.). Le 9 décembre, G. Delaisement affirme ne pas connaître « Mr. le Baron de la Hontan » « qui nous a donné un voyage depuis peu » (B.N., F: fr. 19205, lettre au Père Léonard de Sainte Catherine de Sienne). Basnage de Beauval écrit à M. Janisson, le 30 novembre 1702 : « On commence à débiter les voyages du baron de Lahontan » (B.N., F. fr. 19206, f. 187r. ; copie par le Père Léonard de Sainte Catherine de Sienne).

Le Journal historique annonce le 2 novembre qu'« on imprime » et le 3 décembre qu'on a


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Lahontan a déjà quitté la Hollande, car, selon le témoignage de Basnage de Beauval, « on l'a obligé à sortir de ce pays. Il est à Londres bien content. Je croy que la reyne luy a fait quelque present à la recommandation de M. Stanhope » 9. En Angleterre, il surveille vraisemblablement la traduction des Nouveaux Voyages, des Mémoires et des Dialogues, qui paraissent en deux volumes en juin 1703 10. L'édition des Dialogues en français ne sortira pas avant le mois d'août, peut-être même novembre ou décembre 11. Si l'on en croit la préface des Dialogues, l'Angleterre lui apparaît alors comme la terre de liberté par excellence :

... je trouve dans mes malheurs la consolatiuon de jouir en Angleterre d'une espèce de liberté, dont on ne jouit pas ailleurs ; car on peut dire que c'est l'unique Païs de tous ceux qui sont habitez par des peubles civilisez, où cette liberté paroit plus parfaite. Je n'en excepte pas même celle du coeur, étant convaincu que les Anglois la conservent fort précieusement [...] 12.

Sans doute Lahontan trouva-t-il très tôt un accueil favorable à Londres : comment expliquer autrement que ses Voyages aient paru aussi rapidement en anglais ? Mais la brochure qu'il y publia en 1703 et qu'il date du « 26 Novembre V. Stile » ne laisse pas de doute

« imprimé » les Voyages et les Mémoires ; les Nouvelles des cours de l'Europe en annoncent aussi la parution en janvier 1703. Des comptes rendus sont publiés dès août 1702 par Basnage de Beauval dans l'Histoire des ouvrages des savons et en janvier 1703 par J. Bernard dans les Nouvelles de la République des Lettres. Le compte rendu de Bernard, est repris — dans une traduction anglaise assez libre — par The History of the Works of the Learned en janvier et février 1703. Les Jésuites donnent aussi un compte rendu polémique dans le Journal de Trévoux de juillet 1703. J'ai reproduit tous ces comptes rendus dans Sur Lahontan...

De 1703, vraisemblablement, datent les premières contrefaçons, les éditions dites « à la sphère » et « à l'ornement », lesquelles serviront de texte de base pour les éditions 1704, 1707-1708, 1709 et 1715. Les contrefaçons de 1728 et 1741 reproduiront plutôt le texte de 1705. Les contrefaçons des Dialogues n'apparaîtront qu'en 1708 et 1728.

9. B.N., F. fr. 19206, f. 186-187 : lettre du 31 août 1702. La transcription de cette lettre m'a été aimablement communiquée par Hans Bots.

Dans sa lettre du 9 novembre 1702 à G. Delaisement, Jacques Bernard confirmera le départ forcé de Lahontan : « il a eu ordre de se retirer » (B.N., F. fr. 19211, f. 178r.).

10. Dans sa chronique « Books printed this month and not abridg'd » de juin 1703 (p. 382), The History of the Works of the Learned annonce la publication de l'édition anglaise ; la London Gazette l'annoncera aussi, dans sa livraison des 16-19 août.

11. Le Journal historique des 9 et 12 juillet annonce que « les Frères l'Honoré [...] donneront dans peu le troisième volume des Voïages du Baron de la Hontan avec fig. qui contiendra plusieurs choses remarcables entre autres des Dialogues des Sauvages ». La livraison du 16 juillet reprendra sensiblement le même texte. J. Bernard en rendit compte en novembre 1703 dans ses Nouvelles... et Basnage, en janvier 1704, dans son Histoire des Ouvrages des Savons.

L'édition originale des Dialogues parut avec trois pages de titre différentes :

1 - Suplément aux Voyages du Baron de Lahontan, où l'on trouve des Dialogues curieux entre l'Auteur et un Sauvage de bon sens qui a voyagé [...]. A la Haye, chez les Frères l'Honoré, Marchands Libraires, MDCCIII ;

2 - Suite du Voyage de l'Amérique, ou Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan [...]. A Amsterdam, chez la Veuve de Boeteman, et se vend à Londres, chez David Mortier [...], MDCCIV ;

3 - Dialogues de Monsieur le Baron de Lahontan [...]. A Amsterdam, chez la Veuve de Boeteman, et se vend à Londres chez David Mortier [...], MDCCIV.

12. Cette phrase ne se trouve pas dans la préface de la traduction anglaise qui reproduit partiellement la préface des Dialogues.


NOTES ET DOCUMENTS 125

sur la précarité de sa situation. L'hostilité de Pontchartrain lui interdisant tout avenir en France, il ne saurait s'« accrocher au service de quelque Prince », car partout on se méfiera de lui : « dans un Païs Protestant, on dira qu'il n'est pas naturel de se fier à un Papiste François » ; « Chez l'Empereur », on le « croira capable de faire toute sorte de trahison pour rentrer dans la grâce de [s] on Roy » 13. La Pologne, l'Espagne et la Suède lui laissent de trop cuisants souvenirs pour qu'il songe à y passer 14. En désespoir de cause, et non sans quelque ironie amère, il conclut :

Quelle route suivray-je donc pour me tirer du Labirinthe où je me trouve ? Je n'en voy pas de plus seure, que celle de l'Amérique, où j'auray le plaisir de vivre en repos chez des Peuples moins Sauvages que nous, en ce qu'ils ne sont pas réduits à la fatable nécessité de plier le genouil devant certains demi dieux que nous adorons sous le beau nom de Ministres d'État.

Lahontan ne retournera jamais chez des sauvages d'Amérique... En septembre 1705, dans sa réponse polémique au violent compte rendu des Jésuites de Trévoux, il se plaint « d'être obligé d'errer dans les pays étrangers », « d'y vivre au hazard, en perdant son tems, ses biens, & ses amis », et affirme avoir multiplié vainement les tentatives pour se « justifier » et « retourner » en Amérique. S'il ne compte plus obtenir justice de Pontchartrain, il espère toujours que le roi se laissera fléchir et finira par lui accorder réparation ou, à tout le moins, pardon 15.

13. D'après « Madame », la princesse palatine Elisabeth-Charlotte, épouse de Monsieur, frère de Louis XIV, Lahontan ne pourra jamais rentrer en grâce : dans une lettre de Versailles datée du 19 octobre 1710 et adressée à la duchesse de Hanovre, elle écrit en effet : « ... der König kan nichts weniger Ieiden, alss wenn man seine minister attaquirt, das strasst er ebenso hart alss wenns ahn seiner eigenen person geschehen were ; drumb können Langallere undt La Hautan nicht wider zu gnaden kommen » (E. Bodemann, Aus den Briefen der Herzogin Elisabeth Charlotte von Orléans an die Kurfürstin von Hannover, Hannover, 1891, vol. 2, p. 258 ; traduction par Raymond Joly : « ... ce que le roi peut le moins souffrir, c'est qu'on attaque ses ministres. Il punit cela aussi sévèrement que s'il avait été visé lui-même. C'est pourquoi Langallerie et Lahontan ne peuvent rentrer en grâce »). Dans sa lettre du 23 avril 1707, Coch apprenait à Leibniz que Lahontan avait « imploré la protection de Mme l'électrice auprez de Madame, parce qu'on luy a fait esperer que ce Ministre seroit disposé à se laisser flechir, pourvû qu'il y ait quelque prétexte honorable pour luy (comme seroit celuy de l'intercession d'une grande Princesse) et que Mons. de la Hontan luy fasse reparation d'honneur par écrit » (Sur Lahontan..., p. 110).

Autre raison plausible de refuser à l'auteur des Nouveaux Voyages et des Dialogues son « retour en grâce » : le gouvernement français apprit-il ou soupçonna-t-il que Lahontan avait transmis des mémoires sur la Nouvelle-France à l'Espagne et à l'Angleterre ? Je ne saurais le dire.

14. « Chez les Polonois, il faut des dents d'Agathe pour macher avec ingratitude la chair d'un animal un peu trop coriace. [..] Quand un [des ministres] du Roy de Suede me retint prisonier pendant 8. ou 9. mois dans un Climat afreux, on me dit que c'étoit pour empêcher que les Moscovites ne me devorassent. [...] Quand un de ceux d'Espagne fit enlever tous mes Papiers, dont il conserva la moitié ; on pretendit que c'étoit pour prévenir l'Inquisition qui m'auroit fait griller en qualité de Juif, à l'ocasion de mon Dictionaire Sauvage, qu'elle eût pris pour le Talmud » (Sur Lahontan..., p. 106-107).

15. « Lettre du Baron de la Hontan à un de ses Amis ; laquelle servira de réponse à l'extrait des Journalistes de Trevoux », Histoire des Ouvrages des Savons, septembre 1705, p. 417-428 : reproduite dans Sur Lahontan..., p. 47-54.


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On le retrouve à Hambourg où il publie, le 30 janvier 1706, des « Observations » sur le compte rendu de l' Histoire de la Virginie publiée par J. Bernard 16. En 1707, il séjourne à la cour de Berlin, où il ne brille pas beaucoup, au dire de l'Électrice Sophie 17, puis à celle de Hanovre où « il s'y fait gouter », selon le témoignage de Coch : « Il est de 40 ans, bien fait, il a de l'esprit, la conversation enjouée avec une liberté bienseante » 18.

Désormais, et jusqu'à sa mort, Lahontan ne semble pas quitter la cour de Hanovre. Y occupe-t-il une fonction précise ? On ne saurait le dire 19. Mais les livres de la caisse d'État révèlent qu'entre 1710 et 1716 Lahontan reçut diverses allocations pour l'entretien de ses chevaux 20 et que l'Électrice Sophie lui laissa en héritage, comme à l'abbé Bucquoy, une somme de 60 thaler 21.

En juillet 1709, il termine un poème humoristique sur « les deux rois » par ce sixain : que le grand chancelier de France mette Lahontan en soufrance

je le croy bien mais qu'un Roy qui de tout dispose le sache non plus qu'autre chose je n'en croy rien. (Niedersächsisches Hauptstaatsarchiv, Hanovre, Hann. 92 III A 12, Bd. Il, f. 181). Cf. la lettre de l'Électrice Sophie à G. von Bothmer, le 5 juillet 1709, dans R. Doebner, Briefe der Königin Sophie Charlotte von Preussen..., Leipzig, Hirzel, 1905, p. 280 : « Le roi de Prusse est à présent occupé avec les deux rois. Je vous envoie ce que la Honten a fait sur le sujet. Comme nous l'avons à Herenhausen pour nous divertir par son discours, il a voulu le faire aussi par ses vers ».

Lahontan écrivit ce poème de circonstance lors du passage des rois de Pologne et du Danemark que l'Électeur de Hanovre, Georg Ludwig, futur George 1er d'Angleterre, tentait de faire entrer avec Frédéric 1er de Prusse dans une « triple alliance » contre la Suède.

16. Dans ses Nouvelles de la République des lettres (déc. 1705, p. 619-620), Bernard écrivait : « Je ne suis pas le seul qui ai soupçonné que le Baron de la Hontan voulait refuter la Religion Chrétienne, dans ce qu'il raporte de la Religion des Indiens [...] Il y a aparence que le Pére Henepin & le Baron de la Hontan se trompent également » (Sur Lahontan..., p. 55-56).

Je n'ai pas retrouvé ces « Observations » que mentionne le périodique Nova Literaria Germaniae dans sa livraison d'avril 1706 (Sur Lahontan..., p. 57).

17. « Le Baron de la Hontemps est icy, il a esté à Berlin où il me semble qu'il n'a pas brillé comme icy » (Lettre à Leibniz, 23 avril 1707 : KIopp, Die Werke von Leibnitz, Hannover, Klindworth's Verlag, t. IX, 1873, p. 279).

18. Lettre de Coch à Leibniz, 23 avril 1707 : Sur Lahontan..., p. 110.

19. Le 11 septembre 1716, Leibniz écrit à la princesse de Galles : « Le Roy a trouvé un successeur au Baron de la Hontan, mais d'une autre espèce, c'est le Comte de Brandebourg » (KIopp, Die Werke von Leibnitz, t. XI, p. 184).

20. « Cammer-Rechnung über geführte Einnahme und Aussgabe bey Churfürstl. Cammer zu Hannover », Niedersächsisches Hauptstaatsarchiv, Hann. 76cA :

— N° 235 (année 1710-1711), p. 237 : 29 thaler pour son séjour d'été à Herrenhausen ;

— N° 238 (1714-1715), p. 301 : 24 thaler 33 groschen pour l'étable de ses chevaux à Herrenhausen, du 13 octobre au 1er décembre ;

— N° 239 (1715-1716), p. 275 : 91 thaler pour l'étable, l'avoine et le fourrage de ses chevaux à Herrenhausen, du 1er juin au 30 novembre 1715.

Je dois tous ces renseignements tirés des livres de la caisse d'État à Mme Gerda Utermöhlen du Leibniz-Archiv.

21. N° 238 (1714-1715), p. 267.

On relève encore, dans le livre 240 (1716-1717), à la p. 552, qu'après la mort de Lahontan, une gratification de 200 thaler fut versée à sa soeur : « Gleich der Krieges-Cassa zur Hälffte des


NOTES ET DOCUMENTS 127

Courtisan sans fonction officielle, probablement, Lahontan divertit la cour, anime les conversations, stimule les discussions. Leibniz, alors « conseiller privé » à la cour, « l'estime » pour son « esprit », son « expérience humaine », ses « connaissances » et souhaité que sa santé, chancelante en 1710, lui permette de produire « encore beaucoup » 22. Lahontan lui emprunte des livres, lui demande des renseignements, lui rend de menus services à l'occasion 23. On connaît les lettres élogieuses que Leibnitz écrivit à Bierling en 1710-1711, et il n'y a pas à s'étonner du mode ironique sur lequel Lahontan 24 répond au grand philosophe qui, le 8 novembre 1710, s'informait auprès de Mlle von Pelnits « si M. le Baron de la Hontan avec son voyage et ses dialogues est quelque chose d'imaginaire et inventé, comme ce Sadeur qui a esté chez les Australiens » 25. Lahontan adopte le ton même de la lettre de Leibniz à Mlle von Pelnits 26. Un ton d'ironie dubitative qui s'accorde singulièrement avec les aléas de sa vie errante et les silences de sa biographie.

Une lettre à l'Électrice Sophie, du 31 janvier 1714, tendrait à faire croire que l'estime de Leibniz a beaucoup diminué avec le temps : « Je voudrais », écrit-il, « pouvoir donner » à « Son Altesse

verstorbenen Baron de la Hontans Schwester zum Gnaden Geschenck eines für alles 200 Thaler ». Cette gratification soulève plusieurs questions auxquelles je ne puis encore répondre : de quelle soeur s'agit-il ? de Marie-Françoise (née en 1669), qui épousa M. de Sallus, ou de Jeanne-Françoise dont les biographes ne parlent pas et qui serait née vraisemblabement début 1675 ? Cette soeur vivait-elle à Hanovre avec Lahontan ? Pendant son séjour à la cour de Hanovre, quels rapports Lahontan entretenait-il avec les membres vivants.de sa famille ?

22. Lettre à Bierling, 10 novembre 1710 : Sur Lahontan..., p. 99-100.

23. « Comme je ne doute pas que vous n'ayes l'histoire des ouvrages des scavants de M. de Beauval je vous prieray Monsieur de vouloir bien me permettre que j'aille ches vous pour les feuilleter un peu [...] «(billet du 3 août [1707 ?] de Lahontan à Leibniz : Sur Lahontan..., p. 112).

« Vous voules bien Monsieur que j'ayé Lhoneur de vous saluer en vous envoyant l'imprimé que je vous ay promis, et la decision de la Sorbone sur le cas de Madame Benissen » (Lahontan à Leibniz, billet inédit, non daté, Leibniz-Archiv, L. Br. 518, f. 2r.)

« Je vous souhaite le Bonjour Monsieur en vous renvoyant vos livres dont je vous suis très obligé. Or j'aurois une priere a vous faire qui consiste a vouloir bien permetre que je mettre mon petit carrosse dans votre remize [...] » (Lahontan à Leibniz, billet inédit, non daté : Leibniz-Archiv, L. Br. 735, f. 43 r.).

24. « A Monsieur de Leibnits. Sur les differentes questions qu'il a fait à Mlle Pelnits. Le B. de Lahontan repond luy meme qu'il existe selon toutes les apparences, et qu'il existera pendant que ses creanciers feront des voeux et des prieres pour qu'il ne cesse pas si tost d'exister.

En second lieu, c'est un fait certain que son Adario existoit lorsqu'il luy parloit. Mais on ne se rend point garand de la continuation de son existence, car comme il n'est rien d'existant a perpétuité dans ce monde, a la reserve de Dieu, il se peut que depuis vint ans notre Ameriquain ait cesse d'exister » (Leibniz-Archiv, L. Br. 735, f. 44 r.).

25. Lettre du 8 novembre 1710 : Sur Lahontan..., p. 113.

26. Ibid., p. 113-114. Dans une lettre du 21 novembre 1710 à Mlle von Pelnits, Leibniz s'excusera, mais sans grande conviction, de ce ton « badin » : « Je dois vous demander pardon d'une lettre un peu badine comme etoit la précédente. Il est vray cependant qu'on m'a demandé si M. le Baron de la Hontan et son Adario n'étoient pas des gens de Roman, inventés expies pour pouvoir débiter des pensees singulieres au depens d'un Huron » (Leibniz-Archiv, L. Br. 735, f. 45 r.).


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REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Electorale », de meilleures « marques de ma devotion » « que de contribuer à son divertissement de table avec Mons. l'Abbé Bouquoy et M. de la Hontan » 27. Dans la même lettre, il ajoute encore : « Je ne say pourquoy M. de la Hontan ne veut pas être mis en compagnie de M. l'Abbé Bouquoy dans ma lettre, puisqu'il est souvent dans sa compagnie à la table de Mgr. l'Electeur, et que leurs entretiens donnent de la satisfaction à un prince aussi spirituel que S.A.E. ». On croit deviner ce qui se passe ici : Leibniz, vieilli, se jugeant mésestimé, souffre de n'être, pour leurs Altesses Électorales, qu'un causeur spirituel chargé de les divertir 28. Mais faute de témoignage probant, on ne peut aventurer un jugement plus précis.

Les rapports Leibniz/Lahontan connaîtront un rebondissement curieux au printemps 1716. Au moment où l'Angleterre et la Suède affirmaient des prétentions à l'Électorat de Brunswick, parut la Lettre d'un particulier opposé au Manifeste de Sa Majesté de la Grande-Bretagne, comme Électeur de Brunswic, contre le Suede. Leibniz, sans y mettre son nom, publia une brochure de 32 pages intitulée Réponse à la Lettre d'un particulier opposée au Manifeste de Sa Majesté de la Grande-Bretagne... 29. Le 4 mai 1716, il écrit au libraire-imprimeur Forster de Leipzig :

Que dirait le baron de la Hontan [feu le baron désormais] s'il voyait son ouvrage défiguré par tant de scandaleuses fautes d'impression, qui le rendent pour une bonne part inintelligible ? Le titre même donne une date inexacte. Mais enfin, puisqu'on me demande [texte peu sûr] après sa mort de revoir l'imprimé, et que celui-ci, qu'on le veuille ou non, est déjà dans le public (alors que j'aurais temporisé, si on avait eu recours à moi), j'ai voulu [texte peu sûr] signaler les fautes, dont plusieurs, que j'ai marquées d'un N.B., sont tout à fait intolérables. Il faut absolument une nouvelle édition si l'on veut rendre cela présentable et il vaudrait mieux alors nommer M. le baron de la Hontan comme auteur dans le titre, car, maintenant qu'il est décédé, cela ne peut lui faire de tort 30.

27. KIopp, Die Werke von Leibniz, t. IX, p. 425-426.

28. Sans doute est-ce ce dont souffre aussi Lahontan, qui se voit réduit à rivaliser de jeux de mots avec le fantasque abbé Bucquoy. Les deux hommes ne s'entendaient sûrement pas, puisque Leibniz, parlant du « successeur » de Lahontan, le « comte » de Brandebourg, écrira à la princesse de Galles le 11 septembre 1716 : « comme luy et l'abbé Bucquoy ont été compagnons de bastille, j'espère qu'ils s'accorderont mieux que l'Abbé et le Baron » (KIopp, op. cit., t. XI, p. 184-185).

Jean-Albert d'Archambaud, mieux connu sous le nom d'abbé de Bucquoy, mena une vie aventureuse qui le conduisit à la Bastille en 1707, d'où il s'évada en 1709, et à la cour de Hanovre vers 1714. Il publia plusieurs ouvrages sur la morale et la politique et raconta ses aventures, en 1719, dans Événement des plus rares ou l'Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy [...]. D'après la Biographie de Michaud, il serait mort « le 14 novembre 1740, presque nonagénaire ».

29. La Landesbibliothek de Hanovre conserve le manuscrit de cette Réponse sous la cote XXXII, 193 : elle possède aussi un exemplaire de trois éditions différentes : Gdn 16007, Leibn. 20,222 et 224.

30. Traduction, par Raymond Joly, du texte allemand : « Was würde der nunmehr seelige Baron de la Hontan sagen, wenn er sehen solte, dass der Druck seiner schrifft mit soviel schändlichen fehlern angefüllet, die guhten theils den Verstand ganz verdunkeln ? So gar auf den titel ist die jahrzahl unrecht. Weil nun M[anu] sc[rip] ta von mir nach seinem tode verlanget den druck


NOTES ET DOCUMENTS 129

Une seconde édition parut, corrigée, portant le titre : Réponse du Baron de la Hontan à la Lettre... Le 2 juin, voulant consolider la supercherie, Leibniz écrira :

Voicy un ouvrage posthume du Baron de la Hontan ; il se mêloit d'écrire sur les affaires ; et un peu avant de mourir il a envoyé à Leipzig ce petit discours contre une lettre imprimée, opposée au manifeste du Roy. [...] L'auteur fait voir son zele pour la gloire du Roy. Mais il ne paroist pas qu'il soit entré fort avant dans les affaires 3I.

Juste retour des choses, la Princesse de Galles confirmera le jugement porté par Leibniz lui-même :

Le pauvre La Hontan avoit meilleur vouloir que des forces pour servir le Roy. Ce qu'il dit sur le manifeste, n'est pas très bien raisonné, et on auroit pu dire à ce pauvre homme ce que l'on dit icy à ceux qui ne parlent pas bien dans leur parti : souhaite beaucoup et n'en parle jamais 32.

Le « pauvre Lahontan » était mort 33 depuis deux semaines seulement quand Leibniz entreprit de lui attribuer sa Réponse, comme le révèle enfin le registre (Kirchenbuch) de l'église SaintClément de Hanovre, conservé aux Archives municipales :

Le 21 avril 1716 est mort le très illustre seigneur baron de Lahontemps, de nationalité française, avant d'avoir pu faire ses Pâques comme il l'avait souhaité ; l'inhumation a eu lieu le 22 du même mois, vers le soir. Qu'il repose en paix ! 34.

REAL OUELLET

nachzusehen, und solcher nunmahl in die welt (wiewohl ich angestanden haben würde, wenn man mich darumb gefraget) so habe die fehler bezeichnen wollen, deren viele, da ich ein N.B., bey gemacht, ganz unleidlich. Wenn dergleichen den leuten zu augen kommen soll, so muss es nothwendig umbegedruckt werden, und dergestalt wäre am besten, dass man des H. Baron de la Hontan, als des Autoris nahmen auff den titel sezte, denn weil er todt, kan es ihm nicht schaden » (Niedersächsische Landesbibliothek, Hanovre, Ms. XXXII 1739, f. 6 v. ; lettre transcrite par Hans Otte du Landeskirchliches Archiv à Hanovre).

31. Lettre à la princesse de Galles Caroline ; Gerhardt ; Leibniz, Die Philosophischen Schriften, Leipzig, Alfred Lorenz, t. VII, 1931, p. 380.

32. Lettre du 15/26 juin 1716 : KIopp, Die werke von Leibniz, t. II, 1884, p. 111. Kldopp transcrit : « La pauvre La Hontane », mais le manuscrit porte bien : « Le pauvre La Hontan ». Pour les notes 17 et 19, je me suis aussi servi des manuscrits pour rectifier la transcription du nom de Lahontan.

33. Aucun périodique ne semble avoir rapporté la nouvelle et je n'ai trouvé aucun renseignement sur les circonstances et les causes de sa mort.

34. Traduction, par André Daviault, du texte latin : « Anno 1726 21 aprilis obiit m. D. Baro de Lahontemps Gallus cum sacramenti paschatis voto, morte autem praeventus, sepultus 22. ejusdem mensis circa vesperum. r. in p. ».

Sans la collaboration soutenue des responsables des différents fonds d'archives de Hanovre, je n'aurais pu rédiger cet article : au premier chef, M. Albert Heinekamp, qui m'a guidé dans la forêt touffue du Leibniz-Archiv, et Mme Gerda Utermöhlen, qui m'a communiqué des renseignements que je n'aurais pas toujours su trouver moi-même. Je tiens donc à les remercier vivement, de même que toutes les personnes dont les noms apparaissent, à divers titres, dans mes notes. Je remercie aussi M. Marc Perrichet qui a lu la première version de mon article et dont les suggestions m'ont été précieuses.

REVUE D'HISTOIRE LTTTÉRAIRE DE LA FRANCE (87e Ann.) LXXXVII 5


130 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

TROIS BILLETS DE LAHONTAN A LEIBNIZ

Lahontan à Leibniz 1

vous voulez bien Monsieur que j'ayé lhoneur de vous saluer en vous envoyant l'imprimé que je vous ay promis, et la decision de Sorbone sur le cas de Madame Benissen 2. J'ay parlé à M. le Berghaupman sur le chapitre des essieus de fer. Il souhaiteroit que vous me donassies information de l'honëte homme a qui vous estes adressé et du nom de ce bon fer dont on sest servi, de sorte Monsieur que vous feries un sensible plaisir si en m'envoyant le charron qui a fait le modele des vostres vouliés en même temps me mander a qui vous avés adressé pour les avoir. Vous obligeres assurément Monsieur la personne du monde qui est le plus vost[re] tre[s] humbl[e] et obeis[sant] ser[viteur].

Lahontan à Leibniz 3

A Monsieur de Leibnits Conseiller destat de Son Alftesse] Electorale]

Je vous souhaite le Bonjour Monsieur en vous renvoyant vos livres dont je vous suis tres obligé, or j'aurois une priere a vous faire qui consiste a vouloir bien permetre que je mette mon petit carrosse dans vostre remize jusqu'au retour du goeur 4. j'espere que vous ne refuzeres pas cette grace la Monsieur a lhomme du monde qui vous est le plus tres humble et tres obeissant serviteur. Lahontan

Lahontan à Leibniz

A Monsieur de Leibnits

Sur les différentes questions qu'il a fait a Melle Pelnits

Le B. de Lahontan repond luy meme qu'il existe selon toutes les apparences,

1. Leibniz-Archiv, Hanovre, L. Br. 518, f. 2 r.

2. Je n'ai pu encore retrouver cette décision de la Sorbonne touchant Madame Bennigsen, dame de cour auprès de l'Électrice Sophie.

3. Leibniz-Archiv, L. Br. 735, f. 43 r.

4. Göhrde, pavillon de chasse dans la région de Lunebourg, à 120 km de Hanovre. La cour s'y rendait en automne.

5. Leibniz-Archiv. Hanovre L. Br. 735, f. 44 r. Dans sa lettre du 5 novembre 1710 sur les Nouveaux Voyages, les Mémoires et les Dialogues, Bierling demandait à Leibniz si Lahontan avait « imaginé, à l'instar de l'éditeur de l'Histoire des Sévarambes, de mêler à la scène un nom et des voyages pour pouvoir rester cacher plus sûrement et publier sans danger des opinions paradoxales sur les croyances sacrées ». Il n'osait pas, selon son expresssion, « douter de l'existence de notre homme », mais souhaiterait « davantage de renseignements sur lui » (Sur Lahontan..., p. 98). Leibniz lui répondit, le 10 novembre : « Le Baron de Lahontan est un homme très réel, non inventé, comme Sadeur, hôte d'Australiens inconnus ; non seulement l'homme mais aussi son voyage [...] Il est d'origine béarnaise, fidèle à la religion chrétienne romaine ; il ne manque ni d'esprit, ni d'expérience humaine, ni, ajouterai-je, de connaissances [...] Lahontan appartient à la suite de l'Électeur Sérénissime qui séjourne à Goërdam, lieu favorable à la chance sous l'autorité de Celle. Il produira encore beaucoup aux éditeurs si sa santé, qui n'est pas très bonne, le lui permet. Pour moi, je l'ai connu assez intimement et, comme il convient, je l'estime ; par son talent, il plaît à votre cour ainsi qu'aux autres » (ibid., p. 99-100). Entretemps, le 8 novembre, Leibniz écrivait à Mlle von Pelnits, qui était à Göhrde comme Lahontan : « On m'a demandé par une lettre exprès, si M. le Baron de la Hontan avec son voyage et ses dialogues est quelque


NOTES ET DOCUMENTS 131

et qu'il existera pendant que ses créanciers 6 feront des voeux et des prieres pour qu'il ne cesse pas si tost d'exister.

En second lieu c'est un fait que son Adario 7 existoit lorsqu'il lui parloit. Mais on ne se rend point garand de la continuation de son Existence, car comme il n'est rien d'existant a perpetuité dans ce monde, a la reserve de Dieu, il se peut que depuis vint ans notre Ameriquain ait cesse d'exister. En troisieme heu pour repondre au doute ou Ion est qu'il ait pu raisoner en homme desraisonable, Lahontan s'étone que des gens doués de raison puissent faire une question si peu raisonnee, car celuy qui prend lecriture sainte pour un Roman rie parle pas raisonablement. Adario soutehoit que ce grand mot de Foy 8 est une croyance aveugle pour des fables qui passent pour des verites, or en raisonant si mal on ne doit pas trouver etrange qu'on n'ait inseré dans ses dialogues que la centieme partie de ses raisonements on n'a pas voulu donner du scandale au public qui regarde la faculté ratiocinative comme un aveuglement qui conduit dans le precipice.

Lahontan

chose d'imaginaire et inventé, comme ce Sadeur qui a esté chez lès Australiens, et nous en a rapporté les coutumes et les conversations ; ou si c'est un homme véritable, qui a esté dans le pays, et qui a parlé à un veritable Sauvage du nom d'Adario. [...] Vous me dirés [...] pour quoy je ne m'adresse point à M. de la Hontan luy même [...], mais comme il a été dangereusement malade pendant cet été, il pourroit être mort (ce qu'à Dieu ne plaise) la goutte remontée le pourroit avoir tué depuis peu, ou bien il pourroit avoir été enlevé par les cornes de quelque cerf plus sauvage que les animaux sauvages qui l'ont respecté en Amerique. Ainsi m'adressant à luy j'aurois pu être attrapé et demeurant sans reponse, j'aurois confirmé les gens dans l'opinion que M. de la Hontan n'est point, ou plus tôt qu'il n'a jamais été. [...] si M. le Baron de la Hontan se porte bien, comme je n'en doute point, il ne sera point faché d'être devenu un probleme comme Homere ou plutot comme Orphée. [...] Cependant j'ay déjà pris son parti, et j'ay repondu par avance que si mes yeux et mes oreilles ne m'ont point trompé vilainement, Mons. de la Hontan est un homme existant, mais comme 4 yeux sont plus seurs que deux, votre temoignage me confirmera dans mon sentiment » (ibid, p. 113-114). Le 19 novembre, Mlle von Pelnits répondait à Leibniz : « J'ay parles à mons. de la hontan touchant se que vous souhaites scavoir de son Adario, je luy ây mesme lû c'est endroit de vostre lettre il a trouvé appropos de vous y repondre luy mesme par le petit billet si joint ainsi Monsieur que je ne toucheres point se sujet puisque m. de la hontan est en vie et en bonne santé pour s'en acquitter sans mon assistance » (ibid, p. 115). On peut donc dater ce billet du 19 novembre, ou de quelques jours plus tôt.

6. Même s'il avait un « petit carrosse » et des chevaux, Lahontan ne devait pas rouler sur l'or : il revint ruiné du Canada en 1693 et il vagabonda ensuite pendant dix ans en Europe, sans emploi. En 1702-1703, il ne dut pas vendre très cher ses manuscrits aux frères L'Honoré et aux éditeurs anglais.

7. Adario est le Huron qui fait le procès de la civilisation européenne dans les Dialogues. Lahontan se serait inspiré du personnage historique de Kondarionk, surnommé « le Rat » par les Français qui le tenaient en haute estime.

8. Dès le début, les Dialogues roulent sur la foi et la raison. A son interlocuteur qui prétendait fonder « les veritez de la Religion Chrétienne » sur les « saintes Écritures », Adario répond : « Ces saintes Écritures que tu cites à tout moment, comme les Jésuites font, demandent cette grande foy, dont ces bons Pères nous rompent les oreilles ; or cette foy ne peut être qu'une persuasion, croire c'est être persuadé, être persuadé c'est voir de ses propres yeux une chose, ou la reconnaître par des preuves claires & solides. Comment donc aurois-je cette foy puisque tu ne sçaurois ni me prouver, ni me faire voir la moindre chose de ce que tu dis ? Croi-moy, ne jette pas ton esprit dans des obscurités, cesse de soutenir les visions des Ecritures saintes, ou bien finissons nos Entretiens. (Supplément aux Voyages du Baron de Lahontan [...], La Haye, Chez les Frères L'Honoré, 1703, p. 4). En reprenant dans son billet le ton faussement naïf et offusqué de l'interlocuteur français des Dialogues, Lahontan essaie-t-il de donner le change à Leibniz ? Je ne crois pas ; il tente plutôt de conserver, face au grand philosophe, la distance ironique qui caractérise toute son oeuvre.


132 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

LAMARTINE ET LE COMTE LOUIS DE JACQUELOT DU BOISROUVRAY

Documents inédits

Le nom du comte Louis de Jacquelot du Boisrouvray n'apparaît nulle part dans les biographies générales de Lamartine parmi les très nombreux amis ou connaissances de celui-ci qui s'y trouvent cités. Il n'est pourtant pas tout à fait inconnu des spécialistes du poète, car plusieurs critiques l'ont mentionné à propos d'une des pièces des Recueillements poétiques dont il sera question plus loin 1. Mais les relations des deux hommes ne furent pas occasionnelles et l'amitié véritable qui les unit, attestée par ce qu'on peut connaître de leur correspondance 2, vaut d'être évoquée.

1. Georges Roth, Sur le « Toast aux Gallois et aux Bretons » de Lamartine (The French Quarterly Review, t. X, mars 1928, p. 28-30) et Un poème de circonstance de Lamartine : « Le Toast aux Gallois et aux Bretons » (sept.-oct. 1838) (Annales de l'Académie de Mâcon, 1936, p. 73-83). Cette seconde étude n'est que le développement de la première. L'auteur utilisait le récit d'un témoin de la naissance du poème, le comte de Caraman (Une journée chez M. de Lamartine, en 1838, Toulouse et Paris, 1842, 16 p.) ainsi que divers écrits gallois (The Glamorgan, Monmouth and Brecon Gazette and Merthyr Guardian du 6 octobre 1838 ; The literary remains of theRev. Thomas Price, London, Longman & C°, 1854-1855, t. II, p. 241-242) et français (Journal des Débats, 19 et 21 octobre 1838 ; Auxiliaire breton, 26 octobre ; Journal de Saône-et-Loire, 27 octobre). — R. Mattlé, Lamartine voyageur (Paris, De Boccard, 1936), p. 262. — H. Guillemin, Notes sur les « Recueillements » de Lamartine (Revue des Cours et Conférences, t. XLI, 1939-1940), reprises dans Précisions (N.R.F., Gallimard, 1973), p. 112-113 (résumé des articles de G. Roth). — Lamartine, Oeuvres poétiques complètes publiées par M.-F. Guyard (N.R.F., Bibliothèque de la Pléaide, 1963), p. 1908-1909.

2. Quatre lettres de Louis de Jacquelot sont conservées au château de Saint-Point et nous remercions M. le comte René de Noblet de nous avoir permis d'en prendre copie. Une dizaine de lettres de Lamartine à Jacquelot subsistent, dont l'histoire doit être brièvement contée. A la mort du comte Louis, la correspondance qu'il avait reçue du poète et le manuscrit original du Toast revinrent à son neveu le vicomte Charles (I) de Jacquelot du Boisrouvray (1845-1925) qui gardait avec un soin méticuleux les archives de sa famille : celui-ci, avec le concours d'un de ses neveux, le vicomte Noël (décédé en 1975), écrivit une monographie généalogique La Maison de Jacquelot. AnjouBretagne (1500-1950) (Paris, 1950), qui contient p. 131 un articulet sur Louis. Lorsque Charles (I) mourut, ses archives — dont les autographes de Lamartine — passèrent à son fils aîné Joseph, aujourd'hui disparu ; le fils de ce dernier, qui habite au Mans (Sarthe), ignore ce qu'ils ont pu devenir, son père les ayant, à une époque indéterminée, communiqués à une personne dont il a oublié jusqu'au nom et qui ne les a jamais restitués à leur propriétaire : on peut donc les considérer comme irrémédiablement perdus... Heureusement, le vicomte Noël, avant 1925, avait rédigé une notice, restée inédite, sur celui que les siens appelaient familièrement « le Tonton Louis », en y insérant la copie de dix lettres de Lamartine, qui sont l'occasion de notre travail. Ces copies sont-elles parfaitement conformes ? On ne saurait l'affirmer : par exemple la signature de Lamartine y est systématiquement omise ; d'autre part, G. Roth a publié en 1936 l'une d'elles présentant quelques variantes par rapport à la copie (il la tenait de « M. le vicomte Jacquelot du Boisrouvray » dont il ne donne pas le prénom : Charles (1) ou Noël, on ne saurait le dire ?). Nous exprimons notre gratitude à M. le vicomte Charles (II) de Jacquelot du Boisrouvray, de Versailles, qui nous a libéralement communiqué la notice rédigée par son oncle Noël.


NOTES ET DOCUMENTS 133

Louis-Charles-Marie de Jacquelot du Boisrouvray 3 naquit près de Londres le 10 octobre 1798. Son père, prénommé Bernardin, ancien conseiller au Parlement de Rennes, et sa mère, née de Blas, avaient émigré au moment de la Révolution ; en 1801, ils revinrent en France et s'installèrent à Quimper (Finistère). Louis fut élève de l'École Polytechnique, où il entra en 1817, puis il fit son droit à Paris. Devenu secrétaire particulier de son oncle, le comte de Lantivy, préfet de la Corse, il fut, au début de 1825, attaché à la légation de France auprès de' la cour de Toscane à Florence. Il se trouvait à Florence lorsque Lamartine y arriva le 2 octobre comme second secrétaire. Les deux jeunes diplomates restèrent ensemble jusque vers le 1er novembre 1826, quand Jacquelot quitta l'Italie. Il avait produit sur Lamartine une excellente impression et celuici, suppléant le titulaire de la légation, M. de La Maisonfort parti en congé, adressait le 2 décembre au baron de Damas, ministre des Affaires étrangères, ces lignes particulièrement flatteuses 4 :

Je dois citer aussi M. de Jacquelot, neveu de M. de Lantivy, préfet de la Corse, comme un jeune homme infiniment remarquable. Il appartient au ministère de l'Intérieur et je croirais rendre un véritable service à ce ministre en contribuant à lui faire apprécier la haute capacité et les qualités morales de ce jeune homme. Il est parti depuis un mois de Florence et ne m'a nullement prié de parler de lui. Je le fais uniquement dans l'intérêt du Roi, à qui de tels hommes doivent être aussi précieux qu'ils sont rares.

Le 14 décembre, le baron de Damas écrivait à son tour à M. de Corbière, son collègue de l'Intérieur :

M. de Lamartine cite particulièrement M. de Jacquelot comme un jeune homme aussi recommandable par la noblesse des sentiments que par les qualités de l'esprit et du caractère. Comme M. de Jacquelot appartient à votre ministère, j'ai pensé qu'il ne serait pas moins intéressant pour vous qu'honorable pour lui-même de vous faire part du témoignage que lui rend un homme qui remplit aujourd'hui des fonctions importantes et dont le talent tient déjà ce qu'il avait promis.

Grâce à ces recommandations et aussi à l'appui de l'évêque de Quimper, Louis de Jacquelot fut presque aussitôt nommé attaché au cabinet particulier du comte de Corbière, qui appartenait à une famille de l'Ille-et-Vilaine.

Lamartine, de son côté, avait quitté Florence en août 1828 et il était revenu en Bourgogne pour y régler diverses affaires familiales. La lettre qui suit né comporte pas de date, mais la comparaison qu'on peut en faire avec d'autres permet d'en situer la rédaction

3. Sur lui, outre la notice en question, cf. son dossier personnel, Archives Nationales, F I 16411.

4. Les deux citations qui suivent proviennent des Archives des Affaires étrangères, Correspondance politique : Toscane, vol. 166, pièces 77 et 81, f° 141 et 146.


134 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

à la fin de cette année 1828. Louis de Jacquelot avait exprimé son désir de recevoir un portrait du poète qui lui répondit ainsi :

Mon cher Jacquelot,

Je vous remercie bien de votre demande et je vous envoie deux portraits pour un, heureux d'être devant vos yeux comme dans votre souvenir. Pour des vers, je voudrais en faire, en publier, en faire encore 5. Je les aime plus que jamais, mais l'amitié vous abuse. On n'aime plus les miens, je le vois de partout. J'en fais donc quelquefois en silence et n'ose plus en imprimer qu'à la dernière extrémité.

Je suis à la campagne jusqu'au 1er janvier avec cent ouvriers 6, la paix, des livres, un bon feu, un temps superbe, des chevaux, des moutons et le bonheur et la santé : c'est assez. La gloire même ne me tenterait plus ; à plus forte raison le dédain du public. Taisons-nous donc ! Que ne pouvez-vous venir ici ! C'est bien mieux que Florence ! Un vieux manoir vaste et confortable, des bois, des prés, des eaux, de bons paysans qui nous ont reçus en triomphe et qui pleurent de joie en nous revoyant 7. Nos parents, nos amis aux environs. Venez donc au printemps. J'y serai dès le 1er mars. Je ne passerai que les semaines de gros hiver à Mâcon chez mon père.

Adieu ! la politique est loin de nous ; je voudrais qu'elle nous oubliât comme nous l'oublions 8, mais la barque marche, quoique le passager rêve immobile, regardant un beau ciel. Adieu encore ! je retombe dans mon péché de poésie !

A cette lettre était jointe une feuille manuscrite portant ces deux strophes :

Souvenir d'une courte relation

et d'une longue amitié. Mais pourquoi chantes-tu ? — Demande à Philomèle Pourquoi durant les nuits sa douce voix se mêle Aux doux bruits des ruisseaux sous l'ombrage roulant ? Je chantais, mes amis, comme l'homme respire, Comme le flot gémit, comme le vent soupire, Comme l'eau murmure en coulant.

Je lègue un nom de plus à ces flots sans rivage ; Au gré des vents jaloux, qu'il s'abîme ou surnage, En serai-je plus grand ? Pourquoi? Ce n'est qu'un nom. Le cygne qui s'envole aux voûtes éternelles Daigne-t-il s'informer si l'ombre de ses ailes Flotte encor sur un vil gazon ?

5. Cf. A Virieu, Saint-Point, 21 novembre 1828 : « J'ai le coeur plein de poésie, et j'en ferais si j'avais du temps sûr devant moi. Je voudrais bien quitter tout pour suivre mon génie... J'ai un remords, un vautour poétique dans le coeur... » Les propos désabusés de la lettre à Jacquelot surprennent de la part de celui qui composait alors les Harmonies poétiques et les publierait quelque vingt mois plus tard !

6. Au même, même date :« Je suis à Saint-Point à la tête de soixante ouvriers jusqu'à Noël... » et plus loin : « J'ai cent ouvriers à Montculot et soixante ici... »

7. Au même, 25 novembre : « J'ai oublié de te dire qu'en arrivant ici j'ai eu une marche triomphante de deux lieues... » (Suit une longue description de l'accueil qui lui avait été réservé le 16 novembre précédent lors de sa venue de Mâcon à Saint-Point).

8. La situation du diplomate était alors très incertaine et il éprouvait bien des difficultés du côté du ministère des Affaires étrangères.


NOTES ET DOCUMENTS 135

Si Jacquelot crut que ces vers avaient été écrits spécialement pour lui, il commit une erreur ; seul le titre était original (sans avoir un rapport réel avec la suite), mais les deux stances étaient simplement reprises — avec de menues différences — du Poète mourant, pièce des Nouvelles Méditations Poétiques (1823) 9. Lamartine avait de ces désinvoltures !

Pour en revenir à la carrière de Jacquelot, on sait que, le 30 décembre 1829, à nouveau patronné par le baron de Damas, par I'évêque de Quimper et par les députés du Finistère, il fut nommé secrétaire général de la préfecture de la Creuse. Ce qui lui valut les félicitations de Lamartine :

Janvier 1830

Mon cher Jacquelot,

Recevez mes compliments sur vos premiers, pas faits sur la route de l'ambition, et je ne doute pas qu'avec l'aide de votre mérite et de vos amis, ils ne vous conduiront avant dix ans à la Préfecture. Si je suis, d'ici-là, Ministre, cela vous arrivera avant, mais je n'en prends pas le chemin. Depuis le jour où je vous ai quitté, mon horizon s'est bien rembruni. Je vivais avec ma mère... ; la vie a perdu la moitié de son sel 10. Je m'y intéresse infiniment moins. Je vais passer avec ma femme trois mois à Paris du 1er Mars au 1er Juin. Disposez de moi et croyez à une durable et vive affection de ma part. Adieu.

La révolution de juillet 1830 ne tarda pas à briser la carrière administrative de Louis de Jacquelot, légitimiste convaincu. Remplacé à Guéret dès le 18 septembre, il rentra dans la vie privée et se retira en son hôtel de famille, à Quimper où, cédant à son goût pour les lettres et l'archéologie, il s'occupa d'érudition régionale. En réponse à une lettre où il faisait part à Lamartine des succès obtenus par les oeuvres de celui-ci dans les salons de sa petite ville, le poète lui écrivit :

Mâcon, le 28 novembre 1831

Je reçois votre charmant mot, mon cher Jacquelot, au corps de garde où je suis à côté de mon cheval prêt à marcher au secours de Lyon, où les ouvriers se sont insurgés et se sont emparés de la ville 11. Nous sommes ainsi avant-postes et, depuis quatre jours, sur pied. Tout paraît cependant, ce soir, s'arranger, et une fois les troupes arrivées, on négociera et ils rentreront dans l'ordre. Ils ont montré une modération

9. Par rapport au texte imprimé, on notera que les deux strophes sont ici inversées (v. 97-102 et 91-96). Hormis certaines différences imputables au copiste (chantes-tu au premier vers au lieu de chantais-tu, par exemple), on relèvera : Je lègue un nom au lieu de Je jette un nom ; Au gré des vents jaloux au lieu de Au gré des vents, du ciel et Daigne-t-il s'informer au lieu de Amis, s'informe-t-il.

10. La mère de Lamartine était morte tragiquement à Mâcon le 16 novembre 1829 et le poète en ressentait un immense chagrin. — Les points de suspension marquent une évidente coupure dans la copie de cette lettre.

11. Les 20-22 novembre avait commencé la première insurrection des canuts lyonnais, excédés par la misère : les insurgés furent maîtres de la ville pendant quarante-huit heures. — Lamartine était membre de la Garde nationale de Mâcon, dont il devint lieutenant-colonel le 4 mars 1832 (M. Levaillant, Lamartine. Correspondance générale, t. I, p. 252-253).


136 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

et une sagesse étonnante après la victoire, et ils font eux-mêmes la police la plus vigilante au milieu des trésors d'une ville de deux cent mille âmes. Deux maisons seulement ont été pillées, et pillées juridiquement, l'argent jeté à la rivière.

Point de couleur politique heureusement.

Vous n'êtes pas de ceux dont je redoute la correspondance. Mon coeur, au contraire, se plaignait de vous.

Pourquoi ne venez-vous pas nous voir à Saint-Point, où nous sommes heureux et paisibles jusqu'ici, où nous rentrerons, j'espère, pour l'hiver si le Ciel s'éclaircit ? Le choléra retarde notre grand voyage jusqu'au mois de juin 12. Ma politique est trop raisonnable pour avoir des lecteurs passionnés, aussi je n'en fais pas, hors la stricte convenance locale 13.

Je fais moins de vers encore, car, croyez-moi, je suis plus politique que poétique, mais on ne veut pas me croire. J'ai désiré et manqué la députation, on me l'offre aujourd'hui, et je ne la désire plus 14.

J'ai quarante ans, c'est trop tard ! Il faut mettre des pierres milliaires par le chemin de sa vie et dire : Ici commence, ici finit telle passion, telle occupation, telle faculté. Le lyrique est fini pour moi, l'épique commence.

Adieu, à revoir, la trompette me rappelle à l'uniforme patriotique. Je suis à peu près le seul des personnes de mon opinion qui se dévoue au service de ses devoirs, mais je ne veux pas que ma conscience me reproche rien des malheurs que l'on peut prévoir par cette neutralité des honnêtes gens et j'agis comme la devise du preux par le « Fais ce que dois... ». Adieu encore, écrivez-nous et surtout venez et remerciez vos belles compatriotes de leur indulgence pour mes vers.

Le grand voyage auquel il est fait allusion, c'est celui de l'Orient, contrée vers laquelle Lamartine se sentait attiré de longue date. De ce périple, où il allait chercher des inspirations religieuses, philosophiques et littéraires, il avait de toute évidence entretenu Jacquelot, comme le montre la lettre que celui-ci lui envoyait quelque six mois plus tard :

Quimper, 6 juin 1832.

Mon cher Monsieur,

Voici à peu près l'époque que vous aviez fixée pour votre grand voyage. Le faitesvous décidément ? Je viens de lire dans je ne sais quelle annonce d'un nouveau volume du Livre des Cent-Un 15 que vous deviez y insérer un Adieu à vos amis. Alors vous seriez sur le point de les quitter et c'est pour eux le moment de vous souhaiter bon voyage. J'ignore quelle partie de l'Orient vous devez visiter ; mais, si c'était comme Chateaubriand la Syrie, je vous verrais avec peine aborder une plage que les querelles

12. L'épidémie de choléra qui avait éclaté en 1817 dans le delta du Gange s'était répandue à travers l'Asie et l'est de l'Europe : elle devait atteindre Londres le 12 février 1832, Calais le 15 mars, enfin Paris le 26 ; ses ravages ne s'arrêtèrent qu'à la fin de septembre.

13. Lamartine fait ici allusion à son écrit Sur la Politique rationnelle, dont un important fragment avait été imprimé dans la Revue européenne du 15 octobre 1831, p. 125-143, et qui parut en totalité en une brochure de 132 p. chez l'éditeur Charles Gosselin le 5 novembre.

14. Candidat pour la première fois à Bergues (Nord), il avait été battu au scrutin du 6 juillet 1831 et cet échec avait été pour lui une amère déception.

15. Pour tenter d'empêcher la déconfiture de l'éditeur parisien Ladvocat, de nombreux écrivains romantiques qu'il avait obligés écrivirent à son profit un recueil collectif intitulé Livre des Cent-et-un (qui comporta une dizaine de tomes). Lamartine y fit paraître, non pas un Adieu à ses amis, mais son Ode sur les Révolutions (t. III, p. 379 et suiv.).


NOTES ET DOCUMENTS 137

du Pacha d'Egypte avec son suzerain doivent rendre inhospitalière 16. Enfin puissent le ciel et les hommes vous être propices partout où l'amour de l'art vous conduira ! Nous, restés au port, nous redirons à votre navire les vers qu'Horace adressait à celui qui portait Virgile 17.

Jacquelot poursuivait en parlant de l'épidémie de choléra en Bretagne, et en annonçant à Lamartine le mariage de leur commun ami, Louis de Carné, avec Mlle de Marhallach, fille d'un ancien député du Finistère («Mme de Carné est une jolie et aimable personne, l'une de vos plus passionnées admiratrices »). Puis il achevait sa lettre en ces termes :

J'espère que vous voudrez bien comprendre dans vos préparatifs de départ quelques mots en ma faveur. C'est pour moi une fête que d'avoir quelques mots de votre prose et, en vérité, j'ai le coeur si triste que c'est charité de me donner quelque dédommagement. C'en serait un bien grand d'obtenir de vous quelques vers que vous m'avez promis, voilà bientôt six ans à Florence. Adressez-moi donc quelque chose sur ma presque patrie l'Armorique qui est digne d'être le sujet d'une de vos belles hymnes (sic).

Adieu si vous partez ; une fois sur les lieux que vous avez besoin de connaître, avancez ce grand ouvrage dont vous m'avez dit quelques mots et que le public, qui en a aussi une vague connaissance, attend avec un vif intérêt.

Veuillez offrir mes respectueux hommages à Mme de Lamartine. Votre Julia doit être ravissante, pour peu qu'elle ait continué ce qu'elle était. Croyez bien aux sentiments connus de votre très affectionné. L de Jacquelot

Quand ces lignes arrivèrent à Mâcon, Lamartine était bien près d'en partir puisqu'il quitta cette ville le 14 juin pour aller s'embarquer à Marseille le 26. Jacquelot ignorait certainement qu'il partait aussi pour l'Orient dans la pensée que la petite Julia y recouvrerait la santé. Vain espoir, puisqu'elle mourut de consomption à Beyrouth le 7 décembre suivant. Après son retour en France, l'écrivain répondit aux condoléances que son ami lui avait adressées dès qu'il avait su la triste nouvelle :

Monceaux, par Mâcon (cachet postal : octobre 1833)

Je trouve à mon déplorable retour d'Orient le mot que vous m'y écriviez. Que les temps sont changés aujourd'hui !... Je n'ai plus que la force de vous dire que, si ce mot n'a pas été répondu, c'est qu'il n'avait pas été reçu, que dans le malheur, comme dans le bonheur, nous vous sommes également et vivement attachés et que des relations avec vous sont de la nature de celles qu'on n'interrompt jamais volontairement. J'arrive à peine ; je suis dans le contre-coup qui fait sentir plus douloureusement que le coup. J'ai l'impression du désespoir ; je languis dans un abattement physique et moral qui me rend tout impossible. Mais je veux vous dire au moins que je vous ai entendu et que je vous suis attaché. Si je peux aller à Paris, nous y verrons-nous ? Mon état me fait encore douter de cette possibilité.

16. Le conflit qui opposait le pacha d'Egypte Méhémet Ali au sultan Mahmoud était en effet à l'ordre du jour ; la Syrie étant alors zone de combats, Lamartine, une fois débarqué, sollicita un sauf-conduit du général égyptien Ibrahim Pacha.

17. Cf. Horace, Odes, 1,3.


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Malgré son désespoir, Lamartine et sa femme retournèrent bientôt dans la capitale : le poète, élu député de Bergues le 7 janvier 1833, assista pour la première fois à une séance de l'Assemblée le 23 décembre et, au même moment, s'installa 82 rue de l'Université. Mais il faut attendre plusieurs années pour avoir un témoignage concret de la suite de ses rapports avec Louis de Jacquelot. Celuici s'était acquis une bonne réputation de celtisant et reçut, en tant que membre éminent de la Société Archéologique Bretonne, une invitation à participer à la réunion annuelle tenue en 1838 par une compagnie littéraire et culturelle du Pays de Galles, l'Abergavenny Cymreigyddion Society 18. Voici la lettre qu'il adressa aussitôt à son ami Lamartine.

Monsieur,

Monsieur le comte de Lamartine à sa terre de Saint-Point par Mâcon (Saône-et-Loire).

Quimper, 18 septembre 1838.

Mon cher Monsieur,

Malgré les témoignages si marqués et si nombreux de bonté que j'ai reçus de vous depuis notre connaissance qui date de douze ans, vous savez le soin que j'ai mis à éviter d'abuser de vous et de vos moments en ma faveur. Aujourd'hui cependant, je viens m'adresser à votre bienveillance ; il est vrai qu'il ne s'agit plus seulement de moi, mais de mon amour-propre patriotique comme Breton.

J'espère que, rejetée ou accueillie, ma requête ne vous paraîtra pas trop indiscrète. Voici ce dont il s'agit.

Il y a chaque année dans le Pays de Galles, en Angleterre, une réunion et un banquet destinés à conserver le culte de la vieille nationalité ; les membres de cette réunion ont imaginé d'y convier pour 1838 des Bretons armoricains en l'honneur de l'ancienne relation des deux pays.

Vous savez que nous et les Gallois avons une origine commune ; l'histoire l'atteste et il en existe une preuve encore plus irréfragable dans l'identité des langues celtique et galloise. Or une de ces invitations au banquet vient de m'être adressée et je me décide à m'y rendre. C'est une occasion favorable dont je profite pour faire en Angleterre une excursion que je méditais depuis longtemps. Né à Londres pendant l'Emigration, j'ai toujours désiré revoir mon sol natal.

Quelque plaisir que me promette la réunion galloise, je sens que j'y paraîtrais avec une bien autre satisfaction et, j'en conviens, avec un juste orgueil si, au milieu de tous les discours et chants d'usage en pareille occasion, je pouvais annoncer que cette fraternité des deux peuples renouvelée après tant de siècles est devenue pour le premier

18. Jacquelot joignit à la lettre qui suit copie de cette invitation :

Abergavenny Cymreigyddion Society Sir Charles Morgan of Tredegar, Bar(one)t, Président of the Cymreigyddion for the year 1838, earnestly desiring, with all his countrymen, a revival of the ancient connexion between Wales and Brittany, respectfully requests the honour of your attendance at the national festival which will take place at Abergavenny in the beginning of October next. Schould you do us the honour of accepting this invitation, some gentlemen of the country will have the pleasure of personnally solliciting the favour of your company at his (sic) residence.

For the Presidence : Thomas Price, secretary The answer to be directed to the Rev. Thomas Price, Crickhowell, Breconshire.


NOTES ET DOCUMENTS 139

poète de France le sujet d'une inspiration qu'il a bien voulu me confier. Quelques stances, voici donc ce que je viens vous demander. Ce serait bien peu pour votre talent si facile et beaucoup pour moi et l'Armorique. Je vois d'ici tout l'effet produit par une semblable communication.

Malheureusement le temps presse ; vous verrez par l'invitation que je transcris à la fin de ma lettre que le banquet aura lieu dans les premiers jours d'octobre. Je m'embarquerai à Saint-Malo le 28 de septembre. Si vous consentiez donc à m'octroyer quelques vers, je ne pourrais les recevoir en France et le mieux serait, je crois, de me les envoyer sous une enveloppe à l'adresse de M. Thomas Price, secretary of Abergavenny Cymreigyddion Society, Crickhowell, Breconshire, en ajoutant quelques mots pour lui faire savoir que la lettre est destinée à M. de Jacquelot, l'un des invités armoricains se rendant à la réunion d'Abergavenny. Comme j'arriverai avant votre lettre, je le préviendrai de mon côté...

Veuillez, mon cher Monsieur, offrir mes hommages à Mme de Lamartine, me rappeler au bon souvenir de Mme de Coppens et agréer la nouvelle assurance des sentiments bien connus de votre bien dévoué et affectionné L de Jacquelot

Ce n'est pas sans quelque surprise que l'on voit le poète, à une époque où il affectait ouvertement de dédaigner le lyrisme, accepter d'emblée la " commande » d'une pièce destinée à glorifier les affinités communes des Gallois et des Bretons, deux peuples jusque là bien étrangers à celui qui avait célébré la Bourgogne, la Savoie, l'Italie et l'Orient ! On peut toutefois, en plus de l'amitié qu'il vouait à Jacquelot, avancer une triple explication à son immédiat accord : désir d'être agréable à son épouse d'origine britannique, occasion de développer le thème qu'il aimait de la fraternité des nations, retour enfin à une inspiration qu'il avait cultivée avec ferveur dans sa jeunesse, celle des bardes et du légendaire Ossian, toujours cher à son coeur 19. Ce qui est sûr, c'est que le 26 septembre les treize strophes du poème réclamé par Jacquelot étaient achevées : le manuscrit que celui-ci avait conservé était ainsi intitulé 20 :

Un Toast

des Bretons et des Gallois réunis

dans le Pays de Galles,

Commémoration de l'esprit de race

Octobre 1838 — A. M. de Jacquelot.

L'auteur en donna la primeur à des amis qui étaient venus lui rendre visite (Je comte Georges de Caraman, le vicomte de Marcellus et sa femme, Xavier de Maistre, son épouse et leurs neveu et nièce

19. Carel Lodewijk de Liefde (Le Saint-Simonisme dans la poésie française entre 1825 et 1865, Haarlem, 1927, p. 64-65) a cru voir une inspiration saint-simonienne dans l'idée de fraternité des nations que développe le Toast. Sur l'ossianisme de ce poème, cf. P. van Tieghem, Ossian en France (Paris, Rieder et Cie, 1917, 2 vol.), t. II, p. 314.

20. G. Roth (Annales de l'Académie de Mâcon) avait eu sous les yeux un autre manuscrit, au titre légèrement différent et figurant « dans l'album Alphonse Giroux qui appartient actuellement (= vers 1936) à M. le colonel Cochin » ; cet album fut vendu en 1964, selon M. Guyard (édit. citée, p. 1908).


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M. et Mme de Friesenhof) et l'expédia dès le lendemain, avec la lettre suivante 21 :

Vous m'avertissez trop tard, mon cher Jacquelot. Toutefois, j'ai tant à coeur de vous prouver mon amitié que voici cent mauvais vers composés entre hier et ce matin. Votre demande m'est arrivée le 25 et part le 27. J'adresse à Londres, puisque le terme fatal en Bretagne est le 28.

Faites traduire cela en strophes de prose bien cadencée en anglais, et lisez d'abord en original, puis en traduction, au banquet. Adieu. J'ai bien prié ma femme de les traduire elle-même, mais elle n'aurait pas le temps. La lettre part. Si elle le pouvait sur le brouillon, elle vous l'enverrait à Londres pour prouver la part qu'elle prend aux sentiments de ses compatriotes gallois.

N'imprimez pas mes vers. J'y suis condamné par contrat avec Gosselin. Deux ou trois strophes seulement au plus.

Lamartine

Saint-Point, 27 septembre 1838.

Mme de Lamartine fit effectivement cette traduction et l'envoya à Jacquelot ; mais, bien que sa lettre porte la même date que celle de son mari, elle partit sûrement par un courrier ultérieur, comme on le verra bientôt.

Saint-Point, 27 septembre 1838 Je viens de traduire trop rapidement (en deux heures) les vers dont M. de Lamartine m'a remis le brouillon. Je sens avec un vif regret combien j'en ai affaibli l'expression. Il aurait fallu bien plus de temps pour rendre passablement en prose anglaise leurs poétiques couleurs, et d'ailleurs le génie d'une langue ne se traduit jamais dans une autre. On peut imiter, mais pas traduire. En voulant être scrupuleusement exacte et fidèle, j'ai forcé la construction de la phrase et même les termes, les expressions, tellement que je doute que ce soit de l'anglais que je vous envoie.

Mais enfin avec cette traduction littérale de la pensée, vous pourrez facilement la faire remettre en phrases élégantes par des Anglais qui, sans brouillon, auraient pu se tromper quelquefois sur la valeur des expressions et sur le sens. Je vous prie de ne pas dire que c'est moi qui ai traduit ces vers, car je n'accepte ni la louange ni le blâme d'une si informe ébauche. J'ai voulu vous aider et je ne puis attendre pour faire mieux au risque d'arriver trop tard. Croyez à tous mes sentiments les plus distingués.

La manifestation organisée à Abergavenny, différée de quelques jours, eut lieu les mercredi 10 et jeudi 11 octobre 1838 sous une tente à l'Hôtel du Roi George, présidée par Sir Charles Morgan Ivor of Ivors, baronnet de Tredegar. Le récit enthousiaste qu'en a fait Louis de Jacquelot à Lamartine dans ce qu'il appelle « une immense épître » est certainement plus précis que ce que les journalistes ont pu écrire après coup ; aussi lui céderons-nous largement la parole.

21. Nous donnons ici le texte publié autrefois par G. Roth (Annales..., p. 78-79) et visiblement plus exact que celui de la copie Noël de Jacquelot (Dans celle-ci manque la proposition puisque le terme... est le 28 et le nom de Gosselin est remplacé par mon éditeur).


NOTES ET DOCUMENTS 141

L'Hanover Castle (par Abergavenny) 15 octobre 1838 22.

Cher Monsieur,

J'épuiserais le vocabulaire de toutes les langues pour arriver à vous remercier assez selon mon coeur de ce que vous venez de faire pour moi. On ne peut porter plus loin l'obligeance et la gracieuseté de l'obligeance qui en double le prix. Je suis touché audelà de ce que je peux dire de cette nouvelle preuve si complète de votre bonté. Au reste, la bonté a été pour vous une muse bien inspiratrice et une belle et bonne action a été l'occasion d'admirables vers. Vous n'avez jamais rien fait de mieux que cela. J'avais laissé ignorer à mes compatriotes compagnons de voyage mes espérances d'obtenir quelque chose de vous. Lorsque le paquet m'a été remis (il venait d'arriver presque en même temps que moi), je me suis mis à leur lire vos stances et nous avons ensemble crié d'admiration ; ils m'ont tous chargé de vous exprimer leur vive reconnaissance, car l'envoi était une bonne fortune générale et bien sentie. Deux d'entre eux, MM. de La Villemarqué et de Francheville, qui sont connus de vous, m'ont demandé de les désigner nominativement. J'ai eu quelques regrets de vous avoir tant pressé en apprenant ici que la fête était un peu retardée ; vous verrez dans les journaux des descriptions détaillées du Cymreigyddion.

Ce qui n'empêche pas Jacquelot de donner diverses précisions sur cette assemblée culturelle du Pays de Galles, où sont mêlés les gens du commun et la gentry et qui, en « une fête à la fois populaire et aristocratique », distribue des prix de poésie, d'histoire, de musique, « avec un grand accompagnement de harangues », de chants et d'accords de harpe ! Et d'en arriver au moment essentiel :

C'est de la poésie en action au plus haut degré. Le deuxième jour, plus particulièrement réservé aux Beaux-Arts, a été choisi pour la lecture de vos vers. C'est entre des mélodies vocales et instrumentales que je les ai récités. Jamais aucun de vos chants ne sera mieux encadré, je vous assure. M. Price, le secrétaire, a lu la traduction et a prononcé un discours plein d'éloquence de remerciments pour le Byron de la France ; alors a commencé un houra pour vous tel que je n'en ai jamais entendu. Imaginezvous plus de 1 200 personnes criant à qui le plus fort. J'avais avant de commencer la lecture dit quelques phrases. J'attendais sur l'estrade, vos vers à la main, que le bruit s'apaise un peu, afin de remercier, mais j'étais tellement sous l'influence de l'émotion générale que je n'ai pu articuler un mot. J'ai salué en mettant la main sur le coeur. Alors un homme du peuple, un mineur à ce qu'on m'a dit, s'est écrié : « Again houra pour Lamartine le prince des bardes français ! » et un nouvel élan d'enthousiasme a éclaté. Nous autres, invités bretons, nous avons aussi reçu du peuple gallois force témoignages de bienveillance. Une très belle coupe de la forme de celles qu'employaient les bardes gallois a été offerte à l'envoyé littéraire ; on y a versé du véritable hydromel. Vous voyez que votre inspiration était plus près de la réalité que vous ne le soupçonniez peut-être 23.

22. Lettre timbrée le 17 à Abergavenry et le 18 à Londres. Précisons que la délégation bretonne comprenait (outre Jacquelot, La Villemarqué et Jules de Francheville) MM. Jean-Félix de Marhallach et Antoine de Mauduit.

23. Allusion évidente au v. 59 du Toast :

Que l'hydromel natal écume dans nos verres ! Le récit de Jacquelot est confirmé par celui du Rev. Thomas Price (Remains..., loc. cit.) et par le numéro du 13 octobre 1838 du journal The Silurian or South Wales General Advertiser (Brecon and Merthyr Tydfil), p. 3.


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REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Après avoir vanté l'hospitalité réservée aux Bretons par l'aristocratie galloise, la cordialité de tous, le charme de la nature et des sites, Jacquelot concluait :

Adieu, encore mille fois merci. Vos vers ont été pour nous un véritable patronage qui nous a exhaussés et pour moi personnellement un bonheur. Votre bien reconnaissant et affectionné.

L. de Jacquelot du Boisrouvray.

Vous désiriez de ne faire imprimer que quelques strophes. J'en ai donné seulement quatre. C'est bien peu sur le nombre et il fallait cela pour donner quelque suite dans les idées 24.

A cette lettre, Jacquelot ajoutait à l'usage de Mme de Lamartine un appendice dont ces quelques lignes racontent ce qu'il était advenu de sa traduction du Toast :

...Oui, Madame, vous vous êtes associée aux bontés de M. de Lamartine pour moi avec un mérite d'initiative et d'obligeance que je n'oublierai jamais. Imaginez-vous que votre traduction, quoique arrivée à temps, mais bien juste à la vérité, m'est parvenue trop tard par suite de la négligence d'un domestique envoyé exprès pour me la remettre. C'est précisément peu de temps après avoir lu les stances que votre letrre était entre mes mains. Jugez de mon désespoir ; n'étant pas certain, d'après ce que me mandait M. de Lamartine, de recevoir votre travail, j'avais demandé une traduction à une jeune femme qu'on m'avait désignée comme ayant un talent littéraire distingué. C'est celle-là qui a été lue. On m'assure qu'elle était loin de valoir la vôtre. Quoi qu'il en soit de la faiblesse de l'interprète, les vers ont eu un succès qui a dépassé tout ce qu'on pouvait attendre. J'en ai été ravi ; on ne pouvait payer par trop d'applaudissements une si admirable improvisation. J'avais demandé avant de lire un hommage de reconnaissance pour le génie qui avait laissé tomber sur nous un rayon de sa gloire. Les houras de plus de 1 200 personnes ont répondu dignement. Oh ! que j'aurais voulu vous voir présente ! Le secrétaire, M. Price, a dit dans son discours que vous étiez d'origine galloise 25, ce qui a fait un merveilleux effet. Je n'ai pas laissé ignorer à vos compatriotes votre coopération à l'oeuvre de M. Lamartine...

Pendant l'été de 1840, Lamartine craignit que la politique étrangère de Thiers ne provoquât la guerre. Pour exprimer son appréhension, il écrivit quatre articles reproduits par les journaux sur La Question d'Orient, la Guerre, le Ministère 26. Après les avoir lus, Louis de Jacquelot écrivit à leur auteur pour lui exprimer sa sympathie ; par la même occasion, il lui dit son regret d'avoir constaté que, si le texte du Toast porté dans un banquet national des

24. Ces quatre strophes (les première, deuxième, huitième et neuvième du texte imprimé dans les Recueillements) parurent notamment dans le journal L'Auxilaire breton du 26 octobre (G. Roth).

25. M. Price avait forcé le sens de l'expression employée par Lamartine dans sa lettre du 27 septembre : ses compatriotes gallois. Son épouse était d'ascendance écossaise, selon Ch. Alexandre (Mme de Lamartine, Paris, Dentu, 1887, p. 18) ; mais cette affirmation est inexacte : par sa mère, elle avait des ancêtres hollandais et son père était un pur Anglais . Sur sa généalogie, cf. W. Fortescue (trad. de F. Letessier), Marianne de Lamartine, née Birch, et sa famille anglaise (Annales de l'Académie de Mâcon, 1982, p. 45-63).

26. Articles du Journal de Saône-et-Loire (22 août, 12, 19 et 30 septembre 1840), repris par La Presse (24 août, 13 et 21 septembre, 2 octobre).


NOTES ET DOCUMENTS 143

Gallois et des Bretons figurait bien dans les Recueillements Poétiques parus en mars 1839, la dédicace y manquait. Lamartine lui répondit avec quelque retard :

8 novembre 1840

Pardon, cher Monsieur, de n'avoir pas répondu plus tôt à votre aimable lettre. J'en ai été bien reconnaissant, je vous assure, et je vous remercie du fond du coeur des sentiments qu'elle exprime.

Les circonstances graves dans lesquelles nous nous sommes trouvés m'ont fait sortir, à mon regret, de mon calme habituel en politique pendant mon séjour à la campagne.

Je n'ai pu voir sans émotion l'abîme vers lequel on nous entraînait avec tant de rapidité. Je n'ai pu retenir mon cri d'alarme !

La sympathie des hommes de coeur et d'intelligence comme vous m'est d'autant plus précieuse que c'est la seule à laquelle j'aspire.

Merci donc de celle que vous m'exprimez si bien.

Vous avez mille fois raison de vous plaindre, mais ce n'est pas un tort irréparable, et dans la première édition des Recueillements qui sera réimprimée je réparerai ma faute bien involontaire, je vous le promets.

Promesse qui cependant ne fut jamais tenue ! Mais la correspondance entre les deux hommes n'en fut pas pour autant interrompue. Vers 1840, un peu plus tard sans doute, Lamartine envoyait à Jacquelot une autre lettre traitant encore de l'évolution politique, en des termes qui ne nous sont pas pleinement clairs :

Cher et excellent ami,

Venez donc à Paris, je vous en dirai long. Nous voilà dans les immenses affaires créées à la maison par les embrouilleurs de choses qui ne savent plus s'en tirer qu'en y mettant le feu.

Ils n'oseront pas le mettre, et leur lâcheté sera la plus belle de leurs vertus. Avezvous idée d'un peuple aussi subjugué par ces misérables intrigants ? Quant à moi, je rougis pour mon pays. Oh ! rassurez-vous pour moi, je ne suis pas de longtemps menacé du pouvoir avec des hommes pareils ! Ils épuiseront toutes les bêtises, tous les vices et tous les crimes, avant d'en venir aux honnêtes gens. Il faut les respecter, car c'est Dieu qui les a faits ainsi ! Alla Kerim 27 !

Carné 28 est un homme plein d'honneur, de talent et d'action ; mais il ne sait pas assez selon moi le sens souverain et divin du mot « Patience ». « Attendre », c'est agir avec le temps. Dites-le lui de ma part.

Madame de Lamartine vous dit mille choses affectueuses.

A revoir.

Le 11 septembre 1842, mourut Mlle Elisa de Jacquelot, soeur de Louis de Jacquelot. Lamartine envoya à son ami des condoléances très émues.

Monceaux. Il n'y a, mon cher Jacquelot, que la douleur qui sache comprendre la douleur. Je vous remercie d'avoir, senti dans ce moment que mon coeur était celui d'un ami pour vous et celui de vos amis où votre désespoir éveillerait le plus de compassion.

27. Dieu est tout-puissant !

28. Le Quimpérois Louis-Joseph-Marie, comte de Marcein-Carné (1804-1876), devint l'ami de Lamartine dès 1829 (cf. ses Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, Paris, Didier, 1872, p. 127-128). Député du Finistère en 1839, il appartint au « Parti social », créé par le poète.


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On ne se trompe pas sur ceux qui vous aiment dans ces moments là.

Madame de Lamartine et plusieurs personnes qui vous connaissent étaient hier chez moi quand votre lettre est arrivée. Bien des soupirs ont coulé avec les vôtres. Il y â un Ciel où tout ce qui s'anime s'attire et se survit et il n'y a pas d'autre mot à dire — il contient tout.

Vous allez vivre plus seul encore. Vous devriez venir nous revoir à Paris ou ici. Les distractions orageuses de la vie politique emportent à la surface au moins la cuisson de pareilles douleurs, mais ne guérissent rien au fond... Mais c'est quelque chose que de moins penser.

Adieu ! Parlez de mes sympathies à ce qui pleure avec vous et comptez-moi toujours au nombre de ceux qui restent et qui vous aiment sur cette terre.

Touché par ces propos, Jacquelot remercia Lamartine, l'entretint à nouveau de son deuil et reçut de lui cette autre missive :

82 rue de l'Université.

Mon cher Jacquelot,

Mon coeur partage vos douleurs et vous remercie encore de lui en donner sa part. Vous avez si bien partagé les miennes 29. Dieu seul peut nous inspirer ses consolations et il ne m'en donne point à moi-même. Je ne peux donc vous en présenter que la sympathie et l'amitié. Je suis à Paris, tentant péniblement de faire place à quelqu'idée nouvelle et droite dans la lice des Chambres, accablé d'ennuis, mais non sans courage et sans espérance. Envoyez-moi du renfort et je vous promets que dans un ou deux ans nous aurons fait prendre une position meilleure aux honnêtes gens. Ils se sont réduits à ce triste rôle d'hommes de parti ; il faut les tirer hors de là, malgré leur imbécile colère, et les refaire hommes de la nation.

Adieu, mille et mille tendres compliments. Ma femme et moi, nous vivons toujours de souffrances et de désespoir, mais Dieu le veut !

Ne viendrez-vous pas ?

Ces lignes sont les dernières qui aient été conservées de Lamartine à son correspondant breton ; mais il est impossible de croire qu'ils aient cessé de communiquer en 1842. A preuve ce que Louis de Jacquelot écrivait trois semaines après la Révolution de Février 1848 :

Quimper, 19 mars 1848.

Mon cher Monsieur,

Vous avez joué votre tête pour nous sauver de l'anarchie ; à la puissance d'un admirable dévouement, vous avez ajouté celle des plus heureuses inspirations de l'éloquence ! Grâces vous soient rendues ! Nul n'a été plus heureux que moi dans l'immense honneur que vous avez recueilli.

Quoique traité par vous en ami depuis plus de vingt ans, je vous aurais, au milieu des soins multipliés qui vous assiègent, épargné la peine de lire des félicitations d'une aussi mince importance que les miennes si je n'avais à y joindre quelques paroles sur de plus graves intérêts.

Ces paroles concernaient la première circulaire importante du ministre de l'Intérieur, Ledru-Rollin, qui avait écrit le 11 mars aux commissaires du Gouvernement dans les départements : « Vos pou29.

pou29. se souvient ici de ce que Jacquelot lui avait écrit après la mort de sa fille Julia.


NOTES ET DOCUMENTS 145

voirs sont illimités ». C'était, selon Lamartine lui-même 30 qui avait tout ignoré de ce document, « rappeler le mandat dictatorial des commissaires de la Convention » et « tout souvenir de cette nature répandait un frisson sur le pays ». Les modérés en furent en effet bouleversés et Louis de Jacquelot tout le premier s'indigna de ce « système d'intimidation électorale dans toute sa brutale iniquité » :

Nous aimerions à croire, je ne dis pas assez, à avoir la certitude que ce manifeste ne renferme pas la pensée du Gouvernement Provisoire.

Le pouvoir qui, par la promesse formelle de sonder loyalement le redoutable mystère de la souveraineté nationale, avait rallié tous les anciens partis veut-il briser lui-même le pacte qui lui avait valu une adhésion si unanime ? Alors, je ne crains pas de le proclamer, malheur à la France !

Jacquelot refusait toutefois de s'en prendre à Lamartine, en qui visiblement il gardait toute sa confiance et concluait :

Mes hommages, je vous prie, à Mme de Lamartine ; j'ai bien pensé à elle et à vous lorsque vous figuriez, comme acteur, dans des scènes semblables à celles que vous avez décrites avec une si émouvante chaleur dans vos Girondins.

Quelques mots de vous émanant de votre secrétariat particulier me feraient grand plaisir en ce moment.

Veuillez, mon cher Monsieur, croire plus que jamais au vieil attachement de votre bien affectionné.

Louis de Jacquelot.

En haut et à gauche de la lettre, une main inconnue a écrit : Vu, répondu... Après quoi c'est le silence sur cette amitié. Pourtant, selon une tradition conservée dans sa famille, le 4 mars 1869, le comte Louis de Jacquelot assista aux obsèques de Lamartine en Mâconnais. Ce fut le seul voyage à Saint-Point qu'il se permit jamais. Resté célibataire, il mourut lui-même, dans sa quatre-vingttroisième année, le 14 décembre 1881 et fut inhumé au cimetière Saint-Louis de Quimper, ville où il avait toujours résidé depuis 1830.

WILLIAM FORTESCUE et FERNAND LETESSIER.

30. Histoire de la Révolution de 1848 (Paris, Perrotin, 1849), t. II, p. 184-186, où est citée la formule de Ledru-Rollin rapportée ici. En réalité, le ministre de l'Intérieur avait écrit : « Quels sont vos pouvoirs ? — Ils sont illimités ! » (Moniteur, 15 mars 1848, p. 595).

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (87e Ann.) LXXXVII 6


COMPTES RENDUS

RONSARD, Amours de Marie, Sonnets pour Hélène. Textes présentés et commentés par ROBERT AULOTTE. Illustration de VÉRONIQUE JORDANROMAN. Collection des « Lettres françaises », Imprimerie Nationale, 1985. Un vol. in-4° rel. 16 x 22 de 367 p.

En cette année 1985 où l'on commémora le quatrième centenaire de la mort de Ronsard, la collection des « Lettres Françaises » rendit hommage au « prince des poètes » grâce à une somptueuse édition des Amours de Marie et des Sonnets pour Hélène. C'est le professeur Robert Aulotte qui a été chargé de l'édition. On ne pouvait faire un meilleur choix, et le résultat dépasse toute attente.

Auréolé d'une gloire que nul n'osait lui contester. Ronsard, imitateur d'Horace et de Pétrarque, émule de Lucrèce, n'est pas seulement le poète de l'amour et des roses. Pourtant, si la pensée scientifique des Hymnes a retenu, récemment, l'attention des critiques, la poésie amoureuse, qui s'échelonne sur près de trente années, de 1552 à 1578, se trouve au centre de la création poétique du Vendômois. Si les Amours de Cassandre sont justement célèbres, les Continuations et les Sonnets pour Hélène prolongent, en quelque sorte, cet enthousiasme initial et nous font parvenir progressivement, dans une atmosphère d'hiver et de vieillesse, au terme d'une expérience amoureuse exemplaire. Nous découvrons l'homme tel qu'il était, au milieu de ses inquiétudes et de ses confidences, et cela contribue beaucoup à la modernité de ses recueils. Car il ne s'agit plus, aujourd'hui, de s'interroger sur les étapes de la vie sentimentale de Ronsard qui garde encore des secrets, ni de se mettre en quête de documents biographiques. Ce qui compte désormais, c'est de parvenir à une nouvelle interprétation des Amours qui tire son originalité de l'examen du mouvement lyrique, des manifestations de l'imaginaire, de la singularité de l'écriture et de l'harmonie du chant.

Cette impossibilité de trouver au monde un amour durable et constant, que Ronsard a su immortaliser par la plénitude du lyrisme, Robert Aulotte la fait découvrir au lecteur dans le texte de la belle édition de 1584, la dernière publiée du vivant du poète, et dont il donne, par commodité, une transcription modernisée. Dans une riche et suggestive introduction, il indique l'évolution des recueils amoureux qui va du pétrarquisme érudit des Amours de 1552-1553 au « beau style bas » des Continuations (qui trouvent leur équilibre en deux livres dans la première édition collective de 1560), pour aboutir aux Sonnets pour Hélène, où le poète, avide d'étincelante gloire, reprend l'éternel procès de l'amour douloureux. Dans les grands thèmes de son lyrisme, Ronsard


COMPTES RENDUS

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renouvelle les motifs pétrarquistes et néo-platoniciens, mais il n'exclut pas les jeux folâtres de la sensualité, la mélancolie et l'offrande de la nature, de ces « hautes verdures » de Gâtine célébrées dans les inoubliables métamorphoses du Voyage de Tours. Robert Aulotte insiste, à bon droit, sur le pouvoir, quasi magique, du langage poétique, sur le rythme musical du vers et sur sa pureté mélodique. Les variantes des Amours ne sont pas simples corrections, elles supposent une volonté de re-création du sonnet que le poète rend capable de traduire toutes les pulsations du coeur vivant dans une forme toujours plus dense et plus harmonieuse. Ainsi le dernier état du texte de 1584 devient, selon l'excellente formule de Robert Aulotte « support pour l'oeuvre [...] indéfiniment ouverte à la lecture, à la multiplicité variée des lectures successives »■ La bibliographie est particulièrement abondante, et elle propose les plus récentes acquisitions des études ronsardiennes : les principales éditions, les ouvrages généraux, les ouvrages sur Ronsard, articles et contributions diverses facilitent la compréhension des poèmes édités dans ce volume. Pour l'établissement du texte, on respecte la ponctuation de l'époque et on garde les parenthèses qui s'adaptent aux infinies nuances du sentiment.

Pour ne pas défigurer le texte par de disgracieux appels de notes, les commentaires sont placés en fin de volume. Ils élucident les allusions mythologiques ou historiques, ils donnent des éclaircissements sur les nombreuses figures de rhétorique, sur les problèmes d'ordre philologique ou sémantique, ils indiquent une source ou une variante significative, ils proposent quelques interprétations nouvelles. Cette annotation, volontairement réduite à l'essentiel, fournit néanmoins tous les renseignements souhaitables. Les Amours de Ronsard ont fasciné les musiciens entre 1552 et 1578 ; aussi trouve-t-on, après le glossaire, une liste des adaptations musicales des Amours de Marie. L'iconographie propose une dizaine de gravures ou de peintures de l'époque ainsi que des pages de l'édition de 1584. L'ouvrage se termine par une table alphabétique des incipit.

Eh somme, c'est à une redécouverte personnelle des Amours que nous invite Robert Aulotte. One fois écartés les problèmes d'érudition, on ne retient que les formules lumineuses qui, dans l'introduction, caractérisent une attitude, un sentiment, un paysage ou l'art du poète, sous la plume d'un seiziémiste aussi bien informé et aussi sûr, dont on apprécie l'érudition discrète, les fines analyses, le charme du style. Puis on retrouve la page blanche, l'harmonie des caractères typographiques, la beauté du langage, l'enchaînement mélodique des sonnets, on écoute la voix de Ronsard. Cette collection, dirigée par P.-G. Castex, allie la science et le bon goût, elle offre un émerveillement pour l'oeil sans cesse sollicité par le rouge grenat de la reliure pleine peau et par le délicat papier d'édition de Rives. Et pour célébrer Marie et Hélène, les treize aquarelles de Madame Véronique Jordan-Roman, avec les effets de couleurs, les intensités et les effacements, les éclatements des formes, si agréablement distribuées à l'intérieur du volume, constituent un merveilleux commentaire à tel vers ou à telle strophe, unique dans sa plénitude ; elles apportent un réel enchantement entre deux exclamations lyriques. C'est ainsi que les paysages bucoliques du Vendômois, le contour idéal des fleurs et des visages, la lumière apaisante du ciel, que nous admirons dans ces aquarelles, semblent s'harmoniser avec le chant du poète célébrant sa province :

Là s'élèvent au ciel les sommets de nos bois,

Là sont mille taillis et mille belles plaines,

Là gargouillent les eaux de cent mille fontaines,

Là sont mille rochers, où Echon alentour

En résonnant mes vers ne parle que d'Amour.

JACQUES BAILBÉ.


148 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

GABRIELLE VERDIER, Charles Sorel. Boston, Twayne Publishers, 1984. Un vol. 14,3 x 22,3 de 164 p.

Dans un anglais sobre, Gabrielle Verdier consacre à Sorel un livre composé de manière classique, en 8 chapitres : Biographie, Expériences thématique et formelles, Une révolution littéraire : L'Histoire Comique de Francion, De la déconstruction de la fiction au Nouveau Roman : Le Berger Extravagant, La Maison des Jeux et Polyandre, Réforme de l'Histoire, Le projet encyclopédique, De la langue et de la littérature, (très courte) Conclusion. Le lecteur aura compris qu'il s'agit là du seul ouvrage critique entièrement consacré à la totalité de l'oeuvre de Sorel, depuis la vieille thèse d'Emile Roy. Second intérêt du livre : malgré sa brièveté, on y trouve dans chaque chapitre une analyse des textes, une présentation des principaux commentaires critiques, un point de vue personnel. Certes Gabrielle Verdier incline parfois, sous-estimant les défauts de l'écrivain, à lui tenir plus de compte de ses intentions que de ses réalisations, et l'isole trop de ses contemporains ou même de ses successeurs. Une vue plus vaste et un peu plus d'érudition n'eussent pas nui. La présentation bibliographique est maladroite, car on retrouve dans le Sommaire bibliographique final très peu des ouvrages cités dans les chapitres. Tout de même, redisons l'essentiel : le livre de Gabrielle Verdier sur Charles Sorel est une oeuvre de vulgarisation utile.

JACQUES PRÉVOT.

FRANÇOIS DE MAYNARD, Les Lettres du Président Maynard. Présentation par JEAN-PIERRE LASALLE. Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, « Idées, thèmes et formes : 1580-1660 », 1984. Deux vol. 10,5 x 14,5 de VIII + 875 p.

Il est convenable que cette réimpression des lettres de Maynard voie le jour sous les auspices de l'Université de Toulouse-Le Mirail, non seulement parce que Maynard passa sa jeunesse étudiante à Toulouse, mais aussi parce que les actes de l'excellent colloque « Maynard et son temps » furent également publiés par ces mêmes presses universitaires en 1976. Le texte des lettres que Jean-Pierre Lasalle nous offre ici est celui de l'exemplaire provenant du monastère de la Daurade.

Ces 285 lettres réparties en deux petits volumes feraient passer l'épistolier pour un esprit exclusivement traditionnel, voire conservateur si M. Lasalle ne nous rappelait pas que ces missives datent principalement des douze dernières années de la vie de Maynard. Elles ne reflètent donc pas l'époque du « premier Maynard », celle des poésies bacchiques et libertines, celle, enfin, dont toute trace épistolière est aujourd'hui perdue.

Qu'on ne s'y trompe pas : Les Lettres du Président Maynard ne sont nullement une édition critique ; elles ne constituent qu'une reproduction du volume de 1652. Si la ponctuation modernisée prête parfois à confusion, et si les premières ou les dernières lettres des lignes de certaines pages (par exemple, p. 83, 160) sont à demi-effacées, cette réimpression d'un texte devenu rare rend néanmoins grand service à tous ceux, maynardiens et autres, qui s'intéressent au climat culturel du règne de Louis XIII.

RONALD W. TOBIN.

ZVI JAGENDORF, The Happy End of Comedy. Jonson, Molière, amd Shakespeare. Newark, University of Delaware Press, 1984. Un vol. 12 x 24 de 177 p.

L'étude de Zvi Jagendorf s'ouvre par une réflexion méthodologique (ch. 1 et 2) suivie de trois illustrations : Jonson, Molière, Shakespeare. On note que le mot


COMPTES RENDUS 149

pattern, mot-clé de cette courte étude, laisse entendre que l'enquête portera sur les structures, les schèmes, les modèles et l'écriture des dénouements. Par ailleurs si trois dramaturges sont considérés, on constate que la référence de base, la norme pour l'auteur est essentiellement le théâtre shakespearien. Il s'agit là d'un parti pris qui, jusqu'à un certain point, nuit à la démonstration, parfois même l'oblitère. Dans les chapitres d'introduction, à côté d'analyses générales, se manifeste un vif intérêt pour la technique du dénouement. Le chapitre suivant met en valeur l'art du dévoilement cher à Jonson. Le chapitre consacré à Molière souligne le rôle de la découverte justifiant le happy end. Mais c'est surtout Shakespeare qui est étudié avec prédilection ; les perspectives sont intéressantes, on peut regretter qu'elles ne soient pas toujours dans l'axe du projet formulé au début de ce livre. L'absence de conclusion est surprenante et la bibliographie sélective est sommaire et discutable : elle ne mentionne pas certains travaux récents et fournit quelques références bien extérieures au sujet. Le mérite de ce livre tient à ses riches chapitres d'introduction et à celui portant sur Shakespeare qui posent et expliquent la problématique du happy end of comedy et certains de ses enjeux littéraires et dramatiques.

JAMES DAUPHINÉ.

MADAME DE LAFAYETTE, Zaïde, histoire espagnole. Index et relevés statistiques établis d'après l'édition J. ANSEAUME KREITER (Nizet, 1982) par JANINE ANSEAUME KREITER avec la collaboration de MARIE-ANNE BURMEISTER. Paris, Librairie A.-G. Nizet, 1984. Un vol. 16 X 24 de II-114 p.

Les index et les concordances sont des instruments de travail trop précieux pour que la présente publication ne soit pas accueillie avec intérêt et gratitude par tous ceux que la précision des chiffres, fût-elle austère, ne rebute pas. Apportant un complément nécessaire aux relevés déjà anciens de Jean de Bazin sur La Princesse de Clèves (1967), La Princesse de Montpensier et La Comtesse de Tende (1970), cet index du vocabulaire de Zaïde élargit le champ des recherches sur la langue et le style de Madame de Lafayette. Les vérifications ponctuelles que nous avons effectuées montrent que le travail a été conduit avec beaucoup de soin, en vue d'offrir un outil précis, sûr et d'un maniement facile 1. L'index proprement dit forme l'essentiel de l'ouvrage. Il prend appui sur l'édition de Zaïde publiée par l'auteur en 1982, dont nous avons rendu compte ici même (janv.-fév. 1985, p. 94-95). La numérotation marginale des lignes de cinq en cinq, que nous avions jugée peu esthétique, trouve ici sa justification pratique et permet de passer aisément de l'index au texte. Trois index complémentaires (index alphabétique des fréquences, index des 604 mots les plus fréquents à l'exclusion des noms propres, tableaux récapitulatifs donnant respectivement, pour chaque catégorie grammaticale, le total des mots relevés et le nombre de mots différents) apportent d'indispensables données statistiques qui sont autant de repères à partir desquels le lecteur doit pouvoir tracer ses propres pistes de recherche.

Quels que soient les mérites de cet ouvrage utile et bien fait, on rie peut toutefois s'empêcher de penser qu'il se fonde sur une technique aujourd'hui dépassée. L'auteur en a conscience qui déclare, au départ de son introduction, que cet index « a été effectué sans ordinateur ». Il suffira de renvoyer à la Concordance des Essais de Montaigne établie récemment par Roy E. Leake, David B. Leake et Alice Elder Leake 2 pour prendre la mesure des possibilités offertes par la maîtrise des outils informatiques dans un domaine où la recherche est appelée à se développer.

JACQUES CHUPEAU.

1. Une petite correction à signaler, p. 110, à propos d'occurrence.

2. Voir le compte rendu présenté par Jean Céard dans cette revue (nov.-déc. 1984, p. 949-951).


150 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Entre Montaigne et Montesquieu. Les écrivains bordelais de la vie intellectuelle à Bordeaux au XVIIe siècle. Catalogue d'exposition avec une introduction par GUY TURBET-DELOF. Bordeaux, Bibliothèque municipale, 1985. Un vol. 15,5 x 24 de 88 p.

Pour l'histoire littéraire de la France, l'auteur principal figurant dans cette exposition est Guilleragues. Guy Turbet-Delof lui consacre deux chapitres au centre de cette brochure, chapitres qui résument bien l'état de la question : certitudes sur la carrière du diplomate et du mondain, interrogations raisonnables sur l'attribution des Lettres portugaises et de l'Histoire de Tunis. Dans une note (p. 47), le savant spécialiste des rapports avec le Maghreb pousse hardiment l'hypothèse jusqu'à entrevoir un Guilleragues mort musulman (?).

Moins problématiques la plupart des autres sections. Mme Clin présente Cantenac, Ch. Mazouer le théâtre, P. Botineau les historiens et chroniqueurs, L. Desgraves la situation de l'imprimerie et l'histoire du livre. Dans deux introductions très synthétiques, P. Roudié donne un aperçu du cadre artistique de la vie bordelaise au XVIIe siècle et de l'image de la ville dans les récits des voyageurs.

La précision des notices, la pertinence et l'actualité des rubriques bibliographiques font de ce catalogue d'exposition un précieux instrument de travail. On remarque l'ampleur particulière du secteur couvert par la contribution de Jean Mesnard, « Spiritualité, théologie, philosophie, moralistes ». Une réserve de détail : la part du protestantisme, cantonné aux toutes premières années du siècle, pourrait être élargie ; traducteur de Locke et théologien latitudinaire, William Popple (on le sait par son protégé Isaac Papin) habita longtemps Bordeaux et y rédigea ses principaux ouvrages. Il était le neveu du grand poète anglais Marvell, et Moréri considère que, malgré son état de négociant, « il avoit une littérature et une capacité fort au-dessus du vulgaire ».

Mais n'imaginons pas une exposition fermée au souffle de l'extérieur. Au contraire, l'article de J. Mesnard insiste sur la fécondité des grands courants spirituels, de Charron au thomiste Gonet, en passant par le jansénisme (évêques de Bazas ; parlementaires de Bordeaux, qui firent échouer un regain d'agression contre les Provinciales) et par plusieurs formes de mystique (l'étrange Jean d'Intras, le grand J.-J. Surin, et même Labadie). C'est dire la richesse d'une évocation, à laquelle d'autres pages de G. TurbetDelof ajoutent le piment des découvertes futures (« l'anonyme du ms. 704 »...).

Remercions les organisateurs de cette manifestation de vitalité régionale, qui est de classe internationale.

ROGER ZUBER.

HENRI LAGRAVE, CHARLES MAZOUER, MARC REGALDO. La Vie théâtrale à Bordeaux des origines à nos jours. Tome I : des origines à 1799. Éditions du C.N.R.S., Paris, 1985. Un vol. 21 x 29,5 de 502 p., nombreuses illustrations.

Voici un bel ouvrage, qui fait accomplir un progrès remarquable aux recherches sur la vie théâtrale en province. Bordeaux, jusqu'ici étudiée de façon fragmentaire, offre, on le sait, autour du théâtre de Victor Louis, un des plus beaux sites urbains du XVIIIe siècle. Henri Lagrave dénonce, dans son Introduction, la fascination qu'a exercée ce chef-d'oeuvre architectural, rejetant « dans une préhistoire ténébreuse » tout ce qui a précédé son inauguration (1780) : « il était donc urgent de présenter enfin une histoire complète du théâtre à Bordeaux, remontant aussi loin que possible dans le temps pour se terminer à l'époque contemporaine ». Cette reconstitution se fonde sur une étude minutieuse et une exploration quasi exhaustive des documents d'archives, dont certains, de grand intérêt, sont présentés ici pour


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la première fois. Le présent volume couvre une très large période, où le XVIIIe siècle se taille la part royale, pour des raisons évidentes de documentation.

Du « Palais Gallien » — ruines encore imposantes de l'amphithéâtre galloromain — au Grand-Théâtre, se lit à Bordeaux la continuité des activités de spectacle. Ces monuments demeurent pour la rendre sensible ; cependant, maintes installations, plus précaires, ont disparu, qui permettaient d'offrir aux Bordelais des représentations en tous genres : tréteaux, jeux de paume, constructions légères, qui ont cédé au temps, aux déroutes financières ou aux travaux d'urbanisme. Un des attraits de cet ouvrage est de ne pas s'en tenir au théâtre de répertoire, mais de mentionner aussi de nombreuses autres formes de spectacle.

La première partie de l'étude est menée par Charles Mazouer de l'époque romaine au XVIIe siècle. On trouve trace, à Bordeaux, de grandes représentations de mystères, mais aussi de fêtes de clercs. La Renaissance est illustrée par les débuts du théâtre de collège (Buchanan, Muret). Les troupes itinérantes sont accueillies dans plusieurs salles : les Bordelais connaissent, par exemple, les personnages de la commedia dell'arte dès la seconde moitié du XVIe siècle. Plus tard, GrosGuillaume, Dufresne, et Molière font des séjours plus ou moins longs dans la cité.

Variété des spectacles, turbulence et passion du public, précarité des engagements et des conditions de vie pour les comédiens, difficultés financières toujours renouvelées, ces caractéristiques se retrouvent au XVIIIe siècle, étudié par Henri Lagrave. Les conflits entre les autorités de tutelle, la bonne ou mauvaise volonté des gens en place, l'action du duc de Richelieu, la présence relativement stable de comédiens-vedettes, la production de textes par des écrivains locaux, tout cela donne à la vie théâtrale bordelaise son originalité ; elle n'est pas simple imitation à échelle réduite de l'activité parisienne, même si la capitale, il est vrai, reste la source principale des nouveautés. Il est difficile de rendre compte ici de la richesse de cette étude, qui s'intéresse à toutes les facettes de l'histoire du théâtre, de la description des salles à celle du public, de la biographie des comédiens aux comptes rendus critiques dans une presse locale attentive. Le registre du comédien Lecouvreur permet à Henri Lagrave de mener une précieuse étude du répertoire : la comparaison avec ce que nous connaissons du répertoire parisien peut ménager quelques surprises.

Sous la période révolutionnaire, traitée par Marc Regaldo, la programmation semble fluctuer, comme on peut le penser, au gré des événements politiques. Face à quelques pièces d'actualité, et aux drames très en faveur à Bordeaux comme à Paris, les « classiques » — surtout dans le domaine de la comédie — se maintiennent solidement. La scène théâtrale est un enjeu idéologique, et pourtant les années de la Révolution ne susciteront à Bordeaux aucun talent dramatique original. Le dernier chapitre de Marc Regaldo propose un bilan des activités et des tendances, pour chaque type de spectacle, à la fin du siècle.

Les prochains volumes conduiront la recherche jusqu'à la période

contemporaine : on comprend sans peine l'intérêt d'une étude qui offre un

panorama aussi large et aussi complet de la vie théâtrale, avec toutes ses

composantes historiques, économiques, sociales et littéraires, dans une capitale

provinciale de l'importance de Bordeaux.

CATHERINE BONFILS.

ANDRÉ BLANC, F.C. Dancourt (1661-1725). La Comédie française à l'heure du soleil couchant. Tübingen, Gunter Narr Verlag, Paris, Editions Jean-Michel Place, « Études littéraires françaises, 29 », 1984. Un vol. in-8° de 408 p.

Florent Carton Dancourt est à peu près inconnu de nos jours, et ses oeuvres ne sont plus représentées. Discrédit injuste, que les critiques et les universitaires parviendront


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peut-être à effacer, puisque, depuis une cinquantaine d'années, nombre d'études sont consacrées à ce théâtre.

Le livre d'André Blanc nous retient d'abord par son élégante présentation, que rehaussent, dans les dernières pages, quelques illustrations suggestives. Dans l'introduction, l'auteur justifie son propos : il convenait, à la suite de tous les historiens du théâtre, qui se sont, en notre siècle, intéressés à Dancourt, de tenter une synthèse, qui fût en même temps une réhabilitation définitive.

La première partie est consacrée à la carrière de Dancourt. André Blanc a recours à quelques documents d'archives (qui auraient pu, nous semble-t-il, être plus nombreux), puis il nous conduit d'une pièce à l'autre en indiquant pour chacune les conditions de représentation et le succès rencontré. Il est très difficile, presque impossible, de résoudre tous les problèmes d'attribution, que posent ces oeuvres, puisque les contemporains ni la postérité ne furent pas toujours persuadés que Dancourt en était l'auteur. C'est ce qu'André Blanc rappelle dans son introduction (p. 11-12). Ne convenait-il pas, dans la mesure du possible, de revenir sur ces problèmes en retraçant la carrière de l'écrivain ? Le théâtre de Dancourt, comme celui de ses contemporains — les acteurs-auteurs de la fin du XVIIe siècle — nous paraît plutôt le fruit d'un travail collectif qu'une création originale. Dancourt travaille sur des textes qu'on lui propose, ou enrichit, selon les trouvailles de ses comédiens, sa première ébauche... La vie privée de l'écrivain a retenu l'attention d'André Blanc, et ces remarques sont fort instructives, car elles nous laissent deviner ce qu'était, au temps de Mme de Maintenon, le milieu du théâtre. Notons une belle page sur « les six tentations de Dancourt » (p. 143).

La seconde partie est consacrée à la dramaturgie de Dancourt, ou plus exactement à « Théâtre et Société ». Les formes théâtrales sont précisément définies. André Blanc passe en revue les divers types sociaux qui paraissent dans ces comédies (abbés, nobles, militaires, bourgeois, hommes de robe). On en vient enfin à un problème essentiel : quelle est la morale de Dancourt ? Le cynisme paraît régner dans ce théâtre, qui peint, avec complaisance, la chasse au plaisir, la chasse à la fortune, la chasse aux honneurs, et ne propose d'autre valeur que « la jouissance » (p. 247-258). Comment interpréter cet immoralisme ? Faut-il y retrouver la recherche d'une « morale positive » (p. 264) ? Comment concilier cet hédonisme et l'austérité de la fin du grand règne ? Doit-on penser que le théâtre, abandonné alors par la cour et donc marginalisé, a conquis ainsi une liberté, qui pouvait aller jusqu'à la provocation ? Les comédies de Dancourt et de ses contemporains, la morale ou l'absence de morale, qui s'y discernent, conviennent, en fait, aux couches sociales qui dominent au temps de la guerre de la Ligue d'Augsbourg et de la guerre de Succession d'Espagne. Paradoxe apparent : la pruderie du roi et de Mme de Maintenon n'était guère imitée, même dans leur proche entourage (le Dauphin, les Vendôme). Les longues guerres même encourageaient, au sein de la misère générale, l'euphorie et les débordements d'une caste privilégiée. Phénomène banal dans les États autoritaires et impérialistes. Qu'en pense Dancourt ? Son cynisme ne s'adoucit-il pas parfois de mélancolie et d'amertume ? Au fond de la fête permanente de ses coquettes, de ses abbés, de ses chevaliers ne discerne-t-on pas, comme dans les grandes toiles de Watteau, une part de nostalgie, un lot d'espérances déçues ? Seule, une analyse très fine de certaines scènes, de certaines tirades, de certaines inflexions, pourrait nous éclairer.

André Blanc termine par une étude du comique. Comique « réfléchi » (intrigue, situations, personnages) et comique « immédiat » (le langage, avec ses gauloiseries, son humour, son burlesque).

Dans toutes ces analyses les pièces de Dancourt sont situées sur le même plan. Aucune évolution notable n'apparaît, aucun progrès dans son art. D'autre part, pour un tel auteur, si docile aux suggestions du public, travaillant souvent avec des collaborateurs, il est peut-être discutable de proposer une monographie où les perspectives sociologiques et historiques sont si modestement évoquées. Ce n'est qu'en retraçant les formes


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imposées du théâtre de la fin du grand siècle, les usages auxquels il est astreint, le public auquel il s'adresse, qu'on pourrait peut-être déterminer (et encore, avec quelles hésitations et quelles réticences !) l'apport personnel de Dancourt. Reste que l'ouvrage d'André Blanc, fort exactement informé, d'une prudence et d'une rigueur exemplaires, rendra de grands services aux historiens du théâtre.

ALAIN NIDERST.

JEANNETTE GEFFRIAUD Rosso, Études sur la féminité aux XVIIe et XVIIIe siècles. Édition « Histoire et critique des idées » sous la direction de CORRADO Rosso. Pise, 1984. Un vol. de 237 p.

« Pour nous, le terme de Féminité est celui qui exprime le mieux la tension entre la réalité et l'idéalité, l'être et le devoir être, l'ontologie et l'axiologie, la notion de nature et celle de valeur, entre le fait et la tendance. De même, seul ce terme nous permet de saisir la part du féminin chez Montesquieu et, à un degré supérieur, chez Rousseau 1 ».

Le chapitre VIII, dans la partie consacrée au XVIIIe siècle, intitulée : « Montesquieu, Rousseau et la féminité. De la crainte à l'angélisme », nous paraît attester particulièrement le talent avec lequel Mme Geffriaud Rosso, à partir d'une suite d'études (« études » au pluriel, féminité au singulier) réussit avec bonheur à accompagner souplement, à isoler, puis à rassembler les images mythiques, les réalités historiques ponctuelles et leurs représentations littéraires. Sa méthode lui permet ainsi d'éviter les anachronismes irritants, les confusions gênantes entre les auteurs et leurs personnages de fiction, ainsi que les stéréotypes sur les pseudooppositions (amour précieux - amour galant, etc.) comme si nous étions en présence de ruptures historiques radicales, affectant le siècle, l'écriture en prose et en vers, et non du flot tantôt retenu, des temps humains.

Les chapitres II et III avaient, il est vrai, fermement indiqué les points de

divergences entre différentes thèses qui ont chacune leurs richesses. Très

habilement, ces études de la féminité réussissent à utiliser certaines contradictions,

et n'est-ce pas particulièrement heureux quand on pense comment un siècle comme

le XVIIe siècle a été caricaturé dans nos mémoires d'écoliers studieux ?

Ainsi, à partir de la Renaissance, « à travers la revalorisation de la famille [qui] va de pair avec la réhabilitation du mariage » 2, une véritable pédagogie de la femme s'applique à créer des séries de modèles (« instrumentaux » autant qu'idéologiques) dont il importe peu de savoir s'il s'agit initialement de projets déterminés ou de projections rêvées.

L'une des premières questions évoquées dans l'ouvrage de Mme Geffriaud Rosso était un écho à celle de J.-M. Pelous, « La Précieuse existe-t-elle ? » 3. Au terme de dix chapitres, la dernière en appendice se présente ainsi : « L'écriture féminine existe-t-elle ? ». L'entreprise était ambitieuse et il s'agissait bien de présenter surtout des « lignes de forces » 4.

MARIE-MARTINE BERNARD.

1. Nous signalons, avec l'ouvrage collectif (sur le xvm° siècle) américain de Samia Spencer, un intéressant numéro de la Revue du XVIIe siècle (juillet-septembre 1984) « Les Pouvoirs féminins au XVIIe siècle ».

2. J. Geffriaud Rosso, p. 9, 10. 11 « La Femme Parfaite : Mythe et illusion ».

3. J. Geffriaud Rosso évoque indirectement dans son bilan de recherche : Antoine Adam, Maurice Magendie et Jean-Marie Pelous (ouvrage le plus récent, thèse d'État soutenue en 1980 : Essai sur la représentation de l'amour dans la littérature et la société mondaines, à propos de l'amour précieux, l'amour galant).

4. J. Geffriaud Rosso, p. 212.


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Correspondance entre Prosper Marchand et le marquis d'Argents, présentée et annotée par STEVE LARKIN, Etudies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 222, The Voltaire Foundation, Oxford, 1984. Un vol. in-8° de 270 p.

On connaît assez bien le pittoresque marquis d'Argens, auteur prolifique et non sans mérite. Quant à Prosper Marchand, il a eu la chance de trouver récemment en Mme Berkvens-Stevelinck une remarquable biographe. Publier la correspondance échangée par les deux hommes entre 1735 et 1740, période où le marquis séjourne en Hollande, avait son intérêt pour la lumière qu'on en pouvait espérer sur une vie littéraire particulièrement active. L'attente n'est pas déçue. P. Marchand sert d'agent littéraire au Français émigré et d'intermédiaire auprès de Paupie, l'éditeur de la Correspondance philosophique (comprenant Lettres juiveslCabalistiques/ Chinoises) que d'Argens rédige pendant cette époque avec une déconcertante facilité. Il encourage, conseille, commente et volontiers corrige ou augmente un texte visiblement écrit au fil de la plume. Ces lettres autorisent donc un regard sur une littérature en train de se faire, ce que l'on n'a pas si fréquemment l'occasion de rencontrer au XVIIIe siècle. Dans cet échange régulier et confiant, deux personnalités bien différentes transparaissent. Le calme Marchand, très professionnel, contraste avec d'Argens, perpétuellement inquiet, souvent malade, toujours en train de déménager, sans cesse impliqué dans d'obscures intrigues. Se sentant persécuté, il développe une psychose du secret et de la méfiance qui surprend et pour finir agace visiblement son interlocuteur qui s'étonne que des ennemis imaginaires le fassent « ainsi valser comme un bidet de houssar » (lettre 32). Avec cela entassant livre sur livre comme en se jouant. La fin se laisse aisément deviner : après avoir multiplié les protestations d'amitié et de reconnaissance, d'Argens en vient à se brouiller avec ce confident pourtant fort officieux, et la correspondance s'interrompt assez brusquement.

La publication de ces 65 lettres est donc la bienvenue. Steve Larkin l'assure avec beaucoup de conscience, consacrant tout un volume à un échange épistolaire somme toute assez bref. La tâche n'était pas commode. D'Argens a une écriture difficile, une orthographe erratique et ignore absolument l'usage des majuscules et de tout signe de ponctuation. On peut s'en convaincre dans l'édition, qui reproduit pieusement ces particularités qui donnent aux lettres une apparence étrange. Il a en outre la fâcheuse manie de ne pas dater ses lettres, ce qui oblige à d'incessantes conjectures. Nous est donc offert un minutieux travail d'analyse des manuscrits, de datation et d'annotation, parfois jusqu'à l'excès, la surabondance des détails finissant par aboutir au contraire de l'effet visé. Il en va de même pour une bien longue préface, étonnamment confuse, qui ne craint pas les multiples citations des lettres mêmes qu'elle a pour fonction de présenter. Steve Larkin sait tant de choses sur son héros qu'il éprouve quelque peine à s'en détacher. Mais cela nous vaut aussi quelques appendices bien venus (notamment sur la composition de la Correspondance philosophique), qui complètent utilement le volume.

HENRI DURANTON.

FRANÇOIS ROUSTANG, Le Bal masqué de Giacomo Casanova (1725-1798). Paris, Les Éditions de Minuit (Coll. « Critique »), 1984. Un vol. 13,2 x 21,7 de 175 p.

Il semble que la vie et l'oeuvre de Casanova de Seingalt inspirent à ses admirateurs les plus talentueux des livres marqués d'une grâce particulière. C'est ainsi que François Roustang, psychanalyste évadé de Translacanie 1, nous donne à

1. Voir également aux Éditions de Minuit, Un destin si funeste (1976) et ...Elle ne le lâche plus (1980).


COMPTES RENDUS 155

son tour, avec Le Bal masqué de Casanova, un de ces ouvrages dont on aimerait simplement pouvoir dire, si les mots de la tribu n'étaient pas si piégés, qu'il faut courir l'acheter et le lire de toute urgence. Pour peu qu'on s'intéresse, au-delà même du mémorialiste, aux Lumières, à l'Italie, voire à toute littérature autobiographique et /ou erotique. Car le premier mérite de l'auteur est d'avoir su (si l'on excepte quelques pages, sans doute nécessaires, du début) renoncer à son vocabulaire de savant spécialiste mais sans rien concéder de ce qui fait la densité et la richesse de son exposé. L'humour aidant, ce livre difficile et rigoureux étonne par la clarté contrôlée de l'expression. L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.

Ce Bal masqué se recommande, à mon sens, par la perfection de son propos mais non par la pertinence de toutes les analyses (pourrait-il d'ailleurs en aller autrement ?). Je serais ainsi tenté, par exemple, de contester à la fois les données et le développement du chapitre 10 où Casanova nous apparaît soudain, arbitrairement, dès lors qu'il se croit investi d'autres pouvoirs, comme un imposteur incapable de s'intéresser aux femmes. De même, je trouve personnellement quelque peu décevant qu'au terme d'une progression rigoureuse articulée en 12 points, on en arrive finalement à ce qui peut n'apparaître que comme un cliché (12. « L'ordre social par l'inceste »). Il est trop clair ici, à mon avis, que F. Roustang fait de cette ultime explication un aboutissement (et comme un couronnement) pour des raisons étrangères à son véritable propos. Voulant provoquer et faire « hurler les gardiens du tabou » 2, il développe une thématique qui ne va pas dans le sens de l'étude textuelle menée jusque-là, systématisant plutôt une certaine idée des Lumières — « de Montesquieu à Rétif de la Bretonne » ! — qui ne s'accorde plus à la littéralité de l'Histoire de ma vie.

Mais l'ouvrage de F. Roustang n'appelle pas en fait une telle approche critique (dans l'ordre du détail évémentiel, on parlera ainsi plus justement d'éclairage que d'erreurs) puisqu'il se donne dès le départ comme une lecture totale des mémoires considérés comme « un édifice construit pour illustrer une tentative que l'on pourrait peut-être qualifier en quelques mots de subversion sans révolution » (p. 11). Autrement dit, aussi éloigné de la condescendance un peu méprisante de Robert Abirached que du mépris féroce de Fellini pour l'aventurier vénitien 3, l'auteur s'attache ici à l'écrivain, donc à une stratégie d'autant plus délectable qu'elle est libertine et menée avec un humour sur lequel on est loin de s'accorder (alors que le post-scriptum rend un juste hommage au rire de Casanova, « ce rire corrosif qui défait les adhérences », p. 173 et cf. 49,124, 149, 161).

Ce point de vue n'est certes pas absolument nouveau 4, mais la démarche est ici si lumineuse, j'oserais dire si parfaitement pédagogique, qu'elle a d'abord, indépendamment du texte étudié, une valeur démonstrative et exemplaire. Sans rien de scolaire ni de pédant puisque, tout au contraire, c'est un conte qui nous est donné à lire dans le dévoilement de Casanova metteur en scène de sa propre et retorse sexualité. « Ce jeune homme, pour faire l'amour — prévient François Roustang — a besoin d'un appareillage » (p. 19 et cf. 26). Autrement dit : « Il était une fois un jeune homme qui, pour faire l'amour »... Le lecteur me saura gré, à moi, de n'en pas dire plus.

Car curieusement, le seul reproche qu'on serait en droit d'adresser à l'auteur de ce Bal masqué, c'est de nous laisser en quelque sorte sur notre faim. On en

2. « Giacomo Casanova, psychanalyste de François Roustang », interview donnée dans Le Monde des Livres, 8 mars 1985.

3. R. Abirached, Casanova ou la dissipation, Grasset, 1961. — Pour la férocité (relative) de Fellini, v. D. Mimoso-Ruiz et J. Rustin, « Casanova-Fellini ou Le bel infidèle », in Dix-huitième siècle, n° 18, P.U.F., 1986.

4. Par ex. F. Marceau, Une insolente liberté, Paris, Gallimard, 1983.


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voudrait davantage alors qu'il est clair que l'analyste s'est borné à la lecture méthodique des 5 permiers volumes (ce qui explique sans doute la retombée déceptive sur l'ordre social par l'inceste). J'avoue très franchement que la tentative de justification significativement soulignée comme telle (« J'avais cependant besoin pour ma part de tenir ces justifications »... p. 10-11) ne me convainc pas vraiment et que je ne crois pas, littéralement, que François Roustang « ait épargné à son lecteur des analyses détaillées faites par-devers lui sur des chapitres et des volumes »... Sa réussite même et sans doute le bien-fondé de son « hypothèse pour lire le reste » auraient pu lui épargner ce clair-obscur sur une entreprise qui ne pouvait pas être celle d'un casanoviste consacrant sa vie au détail des quelque trois mille pages de l'Histoire de ma vie. Pourquoi mêler les genres ? Voilà un petit livre brillant, séduisant, excitant, convaincant, etc. Pour le reste : « viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est [arrêté] »...

J. RUSTIN.

CAROL SHERMAN, Reading Voltaire's « Contes » : A Semiotics of Philosophical Narration. Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, n° 223,1985. Un vol. 15 x 23 de 282 p.

Il est difficile de représenter à la fois la complexité et la clarté de cette étude détaillée et savante. Après une exposition lucide de son approche, l'auteur procède à une dissection extensive de quatre contes, Micromégas, Zadig, Candide, et L'Ingénu, au cours desquelles elle recourt tantôt à Propp et à Greimas, tantôt à Genette, Eco, voire à Derrida. Avec une parfaite maîtrise de ces outils, elle nous offre le S/Z des études voltairiennes, s'efforçant de nous révéler non le sens du texte (justement parce qu'il est généralement peu disputé) mais les mécanismes qui le créent.

La procédure est aussi explicite qu'exhaustive. Chaque conte est minutieusement analysé sous des rubriques toujours plus ou moins les mêmes : 1 ° compétence, générale puis spécifique (mode d'emploi intrinsèque au conte) ; 2° procédé syntagmatique, distribution du signifiant et ordre du signifié ; 3° paradigmes (oppositions, clôture) ; 4° communication modale ; 5e déconstruction. L'utilisation de ces termes est consciencieusement précisée au départ. L'auteur a tout compté, tout classé, exception faite du seul niveau lexical. Elle met de côté toutes les versions de Propp révisé, leur préférant les catégories de Propp lui-même d'abord parce qu'elles peuvent en effet rendre compte de l'action, et ensuite parce qu'elles servent à révéler à quel point le conte voltairien est effectivement calqué sur un certain modèle folklorique.

La cinquième catégorie est plus qu'une cadence décorative, car dans le conte ironique (C. Sherman utilise le moins possible le mot ironie, par défiance de sa facilité multivalente) l'effet de la signification didactique penche à la longue vers la déstabilisation cumulative du sens premier (lecture immédiate, irréfléchie). Comme elle le dit dans un passage sur Zadig, « The text frustrates instead of facilitating the search for meaning ; it is against interprétation. It is also about interpretation, and I propose to view it as an allegory of (mis)reading » (p. 127). Ainsi malgré une méthode volontiers scientifique, le reading du titre prend aussi une valeur forte qui est interprétative, intégrant tous les niveaux du sens du sens. Déchiffrement et compréhension (sense et meaning) se dédoublent, au niveau du héros comme à celui du lecteur : dans Zadig, « Life's signs fail the hero ; trying to make sense of existence, he cannot know. The literary signs fail the reader : trying to make sense of this literature, she is not allowed to guess. She is constrained to accept ignorance. Like the book of destinies, this book is not blank either ; it is simply unreadable and always already misread » (p. 135). Ce choix


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stratégique de désigner toujours le lecteur par she, innovation difficilement assimilable en français, permet comme le dit C. Sherman « une expression économique libre d'ambiguïté, tout en indiquant que le pronom au féminin convient au public le plus souvent représenté, imaginé auquel Voltaire s'adressait ».

Ces expositions lentes, fines et méthodiques relèvent aussi bien d'une connaissance approfondie de Voltaire que des théories de lecture qui sont mises à contribution. On préférera peut-être les consulter une par une : le format du livre s'y prête bien ; mais s'il est plus facile à lire par petites doses, c'est un hommage à sa grande richesse et à sa densité.

PHILIP STEWART.

CLAUDE LABROSSE, Lire au XVIIIe siècle. « La Nouvelle Héloïse » et ses lecteurs. Presses universitaires de Lyon, Éditions du C.N.R.S. Lyon 1985. Un vol. 17x25 de 280 p.

Cet ouvrage est issu d'une thèse de doctorat d'État, considérablement allégée. Peutêtre trop, car l'auteur a « fait disparaître la plus grande partie des notes et des références. Elles n'intéresseraient guère que les spécialistes » (p. 12). Mais quel public espère-t-il intéresser ? C'est un ouvrage difficile, écrit dans un style caractérisé par une extrême abondance d'images, souvent floues, et qui ne permettent pas de cerner facilement la pensée, notamment quand on s'élève à des considérations générales sur la lecture littéraire. Les dernières pages de la conclusion, par exemple, sont un véritable casse-tête.

Car l'objet du livre est double. Le titre annonce clairement que La Nouvelle Héloïse est là à titre d'exemple, choisie parce qu'elle fut un événement littéraire de première importance, et surtout en raison de l'abondance de la documentation qui entoure l'ouvrage, de ce que Claude Labrosse appelle « l'archive de lecture ». L'ambition vise plus haut : il s'agit de découvrir ce qui se passe dans l'esprit du lecteur quand il lit un texte littéraire. Voilà qui dépasse de beaucoup l'historien de la littérature, et fait appel au psychologue, à l'anthropologue. Claude Labrosse constate que tout cela a été fort peu étudié jusqu'ici. Il va même plus loin : « notre objet n'est pas déjà donné, il est à élaborer » (p. 13). Mais qu'est-ce qu'une étudedont l'objet, incertain, reste caché dans le futur ? Elle se heurte à une difficulté qui ne paraît guère soluble. On ne peut saisir le phénomène de la lecture qu'à condition qu'elle soit accompagnée d'un document écrit (mettons à part les illustrations). Claude Labrosse reconnaît lui-même qu'il est voué à « l'archive » (p. 262), c'est-à-dire à l'étude des documents qui résultent de lectures. Autrement dit il y a glissement de l'objet. Ce qu'il étudie, c'est un écho de lecture, c'est la critique littéraire à l'état naissant.

Ces réserves faites sur le caractère fluctuant de sa visée, il faut ajouter que ce livre rassemble une solide documentation avec tout le sérieux d'une bonne démarche scientifique. « L'archive » est répartie en six catégories : correspondances privées, journaux, « esprits » ou ouvrages d'extraits, textes polémiques, textes divers, estampes. Le chapitre consacré à la première (les correspondances) est de beaucoup le plus long, comme on pouvait s'y attendre. On sait l'abondance du fond conservé à Neuchatel, et que R.A. Leigh a maintenant complètement publié. Claude Labrosse a puisé largement dans ce trésor. Il procède à d'amples citations assorties de commentaires souvent riches et pénétrants. On trouvera dans ces 80 pages beaucoup de vues intéressantes sur ce qui, dans La Nouvelle Héloïse, a le plus frappé les premiers lecteurs, sur leurs jugements, sur les comportements que le roman a suscités. Mais il est dommage que Claude Labrosse nous ait livré seulement à la fin (p. 241-248) la documentation qu'il a rassemblée sur ces premiers lecteurs. Lorsqu'il cite une lettre, on aimerait, sur l'auteur, en savoir plus que son nom. Le sens d'un texte se modifie beaucoup si l'on sait déjà qu'il a été écrit par un pasteur ou par un militaire.


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Pour le reste, les chapitres les plus intéressants portent sur les périodiques, et surtout sur les estampes qui illustraient les premières éditions. Claude Labrosse montre fort bien comment les articles de journaux trahissent inévitablement le roman en mettant à plat son intrigue. Autre trahison dans les estampes, qui ne peuvent saisir dans l'instant les vibrations poétiques d'un texte où sans cesse le passé ressurgit dans le présent, qui laisse déjà entrevoir l'avenir. C'est peut-être le chapitre sur les estampes qui est le plus neuf.

Au total, Claude Labrosse a voulu « reconnaître le procès de la lecture dans les rapports entre le texte du roman et les textes ou les images qui tentent de l'accompagner » (p. 241). A-t-il rempli son objet ? Oui, si l'on s'en tient à La Nouvelle Héloïse. C'est une étude utile de réception. L'historien de la littérature y trouvera beaucoup de renseignements sur les multiples réactions du public devant ce grand événement littéraire. Claude Labrosse tente de les présenter et de les interpréter avec le maximum de rigueur, en recourant aux concepts de la linguistique, en multipliant les graphiques, qui sont souvent utiles. Quant à son ambition plus vaste de pénétrer les secrets de la lecture littéraire en général, les résultats qu'il nous propose, avec une très honnête modestie, dans les dernières pages, ne sont pas convaincants, tout noyés qu'ils sont encore dans la brume.

J.-L. LECERCLE.

GEORGES POISSON, Choderlos de Laclos ou l'obstination. Paris, Grasset, 1985. Un vol. 15 x 24 de 526 p.

M. G. Poisson fournit la nouvelle biographie de Laclos que l'on attendait pour remplacer le classique ouvrage d'Emile Dard, vieux de quatre-vingts ans dans sa première édition, de cinquante dans sa dernière. L'ouvrage se recommande par la lumière qu'il apporte sur bien des points restés jusqu'ici dans l'ombre, par la documentation nouvelle qu'il procure, par le portrait d'un Laclos « naïf et maladroit » qui a au moins le mérite de la nouveauté, par le style allègre qui caractérisait déjà Monsieur de Saint-Simon (Berger-Levrault, 1973).

Quant aux origines de la famille, on voit la piste ardennaise remplacer la piste franccomtoise ou espagnole. Ce serait le trisaïeul du romancier qui se serait installé à Paris, et c'est son père qui s'installe à Amiens en 1718 et y fait un beau mariage en 1737. Les études de l'écrivain gardent leur secret : les archives du célèbre collège des jésuites d'Amiens, consultées une fois de plus, ignorent les frères Choderlos ; M. Poisson hésite entre « une des nombreuses petites écoles religieuses de la ville » et « un précepteur » (p. 14). C'est en tout cas à Paris, où la famille se transporte en 1751, dans le Marais, qu'il faudrait chercher ensuite.

De la formation militaire à La Fère, des différentes garnisons, le livre donne une vue précise, bien orientée — l'auteur ne cherche pas à rencontrer à chaque tournant de rue un des héros des Liaisons dangereuses, tout en accordant une importance particulière aux possibles modèles grenoblois. M. Poisson révèle un bref premier passage à Grenoble en septembre 1764 (p. 40), a découvert l'acte de baptême de Soulanges, en date du 5 décembre 1787, à Versailles (p. 199), et du même coup sa date de naissance (4 décembre), confirme l'authenticité de la lettre à Necker de mai 1788, et explique les relations de Laclos avec le Genevois par son introduction dans les milieux de la banque grâce aux Le Couteulx, parents des Duperré (p. 200-201) ; il corrige très utilement, dans la même lettre, Vimeur en Vimeux (p. 202). Il établit soigneusement que Laclos, en congé régulier jusqu'en novembre 1790, n'a en fait demandé qu'alors sa retraite de l'armée (p. 206, 214, 233, 247, 274). Il apporte des précisions nouvelles sur les détentions pendant la Terreur : l'écrivain a été libéré de l'Abbaye dès le 4 avril 1793, mais réincarcéré le 6 (p. 344) ; pour le biographe, « Picpus n'était pas une véritable


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prison » (p. 362, italique dans le texte), mais une « pension bourgeoise » ou maison de santé (on en connaît aujourd'hui qui ne sont pas rassurantes pour autant). L'absence de lettres à sa femme jusqu'en avril 1794 s'expliquerait donc non par une mise au secret mais par des visites quotidiennes « ou presque » de Marie-Soulange, et le fameux billet du 19 germinal an III (8 avril 1794), accompagné d'une boucle de cheveux, serait beaucoup moins pathétique qu'on ne l'a dit (p. 368). Mais si Laclos voyait si facilement sa femme, — ce que dément la première phrase du billet : « J'envoie, ma chère amie, le commissionnaire savoir de tes nouvelles » —, pourquoi lui envoyer de ses cheveux ? La brièveté même du billet, et de la plupart des lettres de la prison, comme les interruptions de la correspondance, suggère une surveillance sévère, car Laclos, même au milieu des urgences d'une campagne, remplit toujours trois feuillets d'une écriture serrée. La détention à Picpus était peut-être plus rassurante que ne le veut une tradition que M. Poisson rejoint cependant en écrivant p. 381 « ces deux êtres qui avaient cru ne jamais se revoir » ; en tout état de cause, comment Laclos pouvait-il être sûr, avec son passé d'orléaniste et de dantoniste, de ne pas être extrait de sa « pension » pour une destination pire ? Cet homme auquel on ne peut dénier le courage s'attend visiblement à tout pendant des mois. Et il y a quelque contradiction entre cette hypothèse d'une protection occulte et le scepticisme devant la théorie de Dard qui veut que Laclos ait été épargné par Robespierre dont il aurait écrit les discours (p. 378).

En revanche, on relèvera entre autres démonstrations convaincantes l'étude des trois principaux indices qui permettent de compter Laclos parmi les brumairiens (p. 399-400) ; M. Poisson avait déjà remarqué p. 389 que la rue du Faubourg-Poissonnière est « à trois pas » de la rue Chantereine, et ajoute p. 404 que Bonaparte avait dû correspondre avec Laclos du temps où il était secrétaire de la société des Jacobins de Valence.

Les révélations les plus importantes ont trait à la fortification. M. Poisson, sans se contenter du séculaire antagonisme entre artilleurs et ingénieurs, propose d'abord une nouvelle explication de l'acharnement de Laclos contre Vauban : à Toul, à Grenoble, à Besançon, Laclos est enfermé dans les forts du maréchal, qui se ressemblent tous. L'idée... de génie de M. Poisson a été de ne pas s'en tenir aux archives de l'Artillerie ; il a ainsi déniché dans les archives du Génie deux apologies du fort de l'île d'Aix contesté par les autorités : un Mémoire sur les troupes destinées/à la défense du fort de l'île d'Aix, ni daté ni signé, mais datable de la fin de 1779, reproduit partiellement p. 105-107, où le fort est décrit, la méthode de Montalembert défendue, et lancée l'idée d'un rapprochement entre l'infanterie et l'artillerie, reprise dans une lettre également inédite de janvier 1783 : Laclos a 160 ans d'avance (p. 148-149) ; et un long Mémoire/en réponse pour la partie de l'artillerie/à celui présenté au ministre sur les travaux de l'île d'Aix/par M. de Fourcroy, inspecteur général du génie, dont Laclos reprend une à une les objections pour les pulvériser (signé, non daté, mais datable de la fin de 1779 ; reproduit partiellement p. 111-114). On ne peut citer toutes les pièces inédites que M. Poisson a trouvées dans des fonds privés : une lettre du 13 mars 1793 réclame au ministre de la Guerre Beurnonville des appointements non versés (p. 342) ; une autre à Mme Pourrat du 19 février 1796 concerne l'achat d'actions des mines d'Anzin (p. 392), etc.

Du portrait de Laclos que propose M. Poisson, on retiendra trois traits essentiels : l'obstination, qui figure à bon droit dans le sous-titre ; la maladresse et la naïveté (p. 107, 166, 252, 274, etc.), qui sont peut-être tout aussi gratuites que le sombre machiavélisme auquel la critique avait longtemps habitué : certes le « ton persifleur, pour ne pas dire outrecuidant » (p. 115) que Laclos adopte à l'égard de Fourcroy n'est conforme ni à la discipline militaire ni à la prudence ; mais c'est à ce prix que l'on fait « du bruit », comme Laclos en aurait confié l'ambition à Tilly ; la manière dont il a su, par exemple, se servir de la machine des Jacobins n'est ni maladroite ni naïve. Le troisième trait étonne encore plus : dans toutes ses garnisons, jusqu'au mariage, M. Poisson imagine Laclos comme un officier à catins (p. 44, 90, 258, etc.) : sans


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en faire un petit saint, on peut tout de même lui prêter des liaisons plus relevées ; le seul texte à l'appui de cette affirmation est l'Épître à Margot, provocation littéraire plus que confidence. Les dédicataires des Pièces fugitives sont certainement des dames ou des demoiselles de la bonne société. Les tours « on imagine », « gageons que », trop fréquents (p. 183, 254, 395, 418...), font encore plus verser la biographie du côté du roman, comme lorsque l'auteur se demande si Laclos est passé sous telle fenêtre ou devant telle porte (p. 127, etc.), ou « pourquoi il n'aurait pas été sensible au sourire des Rochelaises » en 1762 (p. 30). Sensible, Laclos l'était en tout cas vraisemblablement plus aux appas féminins qu'à la « révélation de l'océan » (p. 30) ou à la « découverte de la montagne » (p. 52): le caractère abstrait, non visuel de l'oeuvre entière et notamment de la correspondance autorise mieux M. R. Pomeau à trouver Laclos un peu « myope », ou, comme l'écrit M. Poisson lui-même sans souci de la contradiction, « indifférent au décor » (p. 79).

Les jugements les moins sûrs sont les jugements proprement littéraires. Prudent en ce qui concerne Les Liaisons dangereuses, dont son propos n'est pas d'avancer une nième interprétation, M. Poisson l'est moins en définissant Clarisse Harlowe comme « un océan de fadeur, un tissu, imprégné d'eau de guimauve, d'événements insipides racontés avec pédanterie, un chef-d'oeuvre de sensibilité niaise » (p. 32) : ces Infortunes de la vertu avant la lettre sont tout de même l'un des romans européens les plus importants. Du côté de Rousseau, M. Poisson est beaucoup mieux inspiré, en prenant pour guide M. R. Pomeau, de voir après lui (« Le mariage de Laclos », R.H.L.F., janv.-mars 1964, p. 60-72) dans l'union avec Marie-Soulange non une séduction à la Valmont, mais le mariage de Saint-Preux et de Julie (p. 155). On aimerait en revanche plus de précisions sur une pièce de Marivaux intitulée Cécilia (note 335).

Mais ces imprudences 1 auxquelles expose la fougue sont peu de chose à côté du bilan impressionnant de recherches patientes ; M. Poisson est un inventeur-né de documents : il nous restitue deux des tout premiers essais de Laclos. Ses compétences d'historien aussi à l'aise dans la fin tourmentée du XVIIIe siècle que dans celle du grand siècle, et d'historien de Paris, donnent à l'arrière-plan de cette biographie une solidité et une vérité remarquables. On ne pourra plus s'intéresser à Laclos sans commencer par sa lecture. Cet ouvrage qui a mérité le prix Goncourt de la biographie est appelé à une carrière aussi longue au moins que celui de Dard.

LAURENT VERSINI.

JOAN DEJEAN, Literary Fortifications, Rousseau, Laclos, Sade. Princeton University Press, 1984. Un vol. 15 x 21 de 336 p.

La rencontre de ces trois noms au chef d'un essai critique n'est plus pour surprendre, et l'originalité de ce livre est ailleurs : dans la démarche elle-même, qui conjoint une perspective générale et un point de vue singulier, en replaçant des oeuvres très diverses dans l'alignement du Classicisme français, mais aussi en y privilégiant « la voix de la répression », aux dépens du « discours de libération ». Leurs « fortifications littéraires » sont donc observées selon une double focale : la ligne visuelle de l'observatrice qui considère cette seconde moitié du XVIIIe siècle depuis les années 1770-1780 ; et la ligne de mire qui vise en eux la machinerie défensive. Car par une hypothèse fondatrice, le Classicisme français est ici assimilé à la doctrine de Vauban, art des sièges et rêve du « pré carré » : « classicisme et stratégies militaires défensives sont des systèmes analogues ».

1. On y ajoutera d'assez nombreuses coquilles et quelques bévues. Il faut lire par exemple « Mme de L.T.D.P.M. » et non « D.L.T.D.P. » p. 75, « romanesque » et non « romantique » p. 432 2e citation, censor et non causa p. 457 2e citation ; Mme de Gurson devient la contemporaine de Laclos (p. 393) et Bestermann (sic) l'éditeur de la correspondance de Rousseau (note 460 p. 483).


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Cadre conceptuel ou métaphore dynamique? Le statut de l'analogie reste équivoque. Mais, relus sous cet angle, des textes connus reçoivent un éclairage neuf, souvent paradoxal. Le renfermement de Clarens peut être rapproché des manipulations pédagogiques de l'Emile, et même de la célèbre explication de texte sur Le Corbeau et le Renard, dont la moralité serait qu'une « violence différée et défensive est la pierre angulaire de l'interprétation littéraire ». L'insertion de Laclos dans une « tradition » est connue par les travaux de L. Versini ; son mentor Montalembert était l'apôtre anti-vaubanesque de la « fortification perpendiculaire » ; à la résultante de ces forces : un « rapport décalé à l'autorité » dont témoignerait l'écriture oblique du romancier. Quant à Sade, il aurait lui aussi payé le tribut classique aux rêves de clôture et de « structure parfaite », et son « idéologie narrative dominante » serait aux antipodes du « modernisme ». Alliant à une sûre connaissance des oeuvres et de leurs commentaires classiques, une égale aisance dans le maniement de ce qu'on appelle aux Etats-Unis la « théorie critique française», l'auteur propose un parcours stimulant, au tracé ingénieux, qui mériterait pour exergue ce proverbe qu'elle cite : « Mieux vaut engin que force ».

PHILIPPE ROGER.

CHARLES-JOSEPH.DE LIGNE, Les Enlèvements, édition critique, par BASIL GUY, University of Exeter, 1984. Un vol. 14,5 x 21 de XVIII-72 p.

Dans une collection où ont paru Coelina, ou l'Enfant du mystère de DucrayDuminil et Pinto de Lemercier, l'Université d'Exeter publie Les Enlèvements du Prince C.-J. de Ligne. Ce texte était difficile d'accès ; on ne pouvait le consulter qu'au tome XXIX des Mélanges militaires, littéraires et sentimeritaires (1795-1811) ou dans les OEuvres du Prince de Ligne en 4 volumes publiées par Albert Lacroix en 1860. Le manuscrit ayant disparu, Basil Guy a établi son texte en s'appuyant sur Ces deux éditions antérieures qui n'offrent entre elles que fort peu de différences.

Soldat, diplomate, coqueluche de toutes les cours d'Europe, le prince de Ligne, polygraphe prolixe, avait aussi, comme ses contemporains, la tête enfiévrée par le théâtre ; il jouait (d'une façon exécrable), théorisait (Lettres à Eugénie, 1774) et composait des pièces. Les Enlèvements est une comédie en un sens exemplaire ; elle dorme une idée très juste des pièces que l'on jouait sur les théâtres de société. Le premier acte, en particulier, pourrait servir de document à l'étude sociologique de La Vie de château en 1785 (c'est le sous-titre de l'oeuvre). La suite de l'intrigue met en jeu tous les stéréotypes de ce genre théâtral ; C.-J. de Ligne sans les renouveler leur donne une autre tonalité en mêlant subtilement dans le cours de l'intrigue le cynique détachement de l'homme de cour au moralisme de l'homme de coeur.

L'introduction et les notes de Basil Guy, sans pédanterie ni lourdeur, servent et éclairent avec pertinence ce texte et cet auteur qui mériteraient d'être redécouverts. En effet, il nous manque encore une étude de fond sérieuse sur tout ou partie de l'oeuvre du prince de Ligne.

JEAN-MARIE THOMASSEAU.

GEORGE SAND, Correspondance, édition GEORGES LUBIN, Tome XIX. Paris, Garnier. Un vol. in-18 de XXI-1004 p. et 16 pl. h.t.

« Dans cet océan de paperasses que j'ai triées [...] tu retrouveras un jour bien des choses intéressantes et curieuses en fait de lettres [...] Ça aura de la valeur un jour », écrit George Sand à Maurice le 27 mai 1866. Une fois de plus, Georges Lubin confirme cette intuition de la romancière, à laquelle il a voué son existence, par l'admirable tome XIX de son entreprise gigantesque : voici 1 333 lettres de Sand, dont 85 % sont


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inédites, qui couvrent une période assez courte de dix-sept mois (1er janvier 1865 - 31 mai 1866) et nous apportent en fait la plus complète biographie de George Sand, étonnante de richesse et d'une précision sans faille.

Ces dix-sept mois justifient sa confidence à Barbès du 15 janvier : « Croyez bien que je pourrais dire avec vous : Ma vie a été triste ! Elle a été, elle sera toujours pleine d'atroces déchirements [...] mais il faut toujours se relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son coeur accrochés à toutes les ronces du chemin » (p. 36-37). En effet, elle a eu mainte occasion de témoigner alors de sa sensibilité toujours en éveil et de son énergie indomptable : pendant des semaines d'angoisse, elle a vu son ami Manceau agoniser malgré ses soins attentifs (p. 186, 292) et mourir enfin le 21 août 1865, la jetant dans un désespoir profond (il faut lire la note de M. Lubin p. 363 qui fait définitivement justice des légendes ignobles qui ont couru à ce propos sur son comportement). Puis, après la mort de Manceau, les difficultés juridiques où elle est contrainte de se débattre pour régler une succession embrouillée (p. 384, 432, 435, 439). Ensuite, elle doit prendre en main le procès que Maurice et Solange ont intenté au lamentable Casimir Dudevant dont l'inconduite risque de les priver de leurs droits — procès qui grâce à ses interventions actives (p. 797), malgré l'insouciance de Maurice et la légèreté de Solange (p. 114, 458, 849), aboutit enfin à une heureuse transaction (p. 829). A tous ces tracas s'ajoute une brouille avec Buloz : elle juge avec une juste sévérité la Revue des Deux Mondes qui s'enfonce dans la fadeur et le conformisme niais à cause de la timidité croissante de son directeur (voir les pages 480, 482, 485, 488-489, 714, 727). Au milieu de ses peines, elle continue inlassablement à travailler, à produire des romans (Monsieur Silvestre), à s'occuper de théâtre, à s'intéresser aux jeunes auteurs : voir p. 191 sa lettre à Cherbuliez sur l'esthétique romanesque, p. 309 son admiration pour Erckmann-Chatrian et p. 322, pour Jules Verne. Elle « travaille aussitôt qu'elle a un instant » et se compare à « un vieux buis tout couvert de noeuds, de cicatrices, et qui repousse toujours » (p. 665).

C'est pourquoi elle voudrait entraîner l'indolent Maurice à l'imiter : comme il est venu à bout d'un roman historique, Raoul de La Chastre, elle lui prodigue les conseils de stratégie littéraire ( p. 153, 174), écrit elle-même à tous les critiques en vue pour obtenir des articles favorables : à Pontmartin (p. 60), à Paul de Saint-Victor (p. 61), à Caro (p. 64), à Claretie (p. 69), à Schérer (p. 111), à Sainte-Beuve (p. 67). Véritable campagne, qu'elle reprend pour le second roman de son fils, Le Coq aux cheveux d'or, qu'elle finira par caser chez Lacroix après un refus de Buloz (p. 420, 473, 476).

L'amour maternel n'est pas seul à émouvoir les élans de sa bonté : elle est toujours prête à intervenir en faveur de qui la sollicite, le docteur Darchy qui cherche un poste, l'obscur écrivain Cristal qui crie misère, son ancien domestique Robot qu'elle voudrait placer comme garde-chasse et qui provoque une douzaine de lettres à lui seul, le pharmacien Arrault qui prétend avoir eu avant le Suisse Dunant l'idée humanitaire de la Croix Rouge (voir sur celui-ci les pages 343, 404, 411). La politique même n'est pas absente de ses préoccupations : elle approuve avec chaleur le discours libéral de Jérôme Bonaparte du 15 août 1865 (p. 217) et ne cache pas ses réticences à propos de l'Histoire de César de Napoléon III (p. 117, 121, 143).

Mais pour nous qui, comme Georges Lubin, avons eu l'honneur de rencontrer souvent et d'apprécier l'accueil toujours généreux d'Aurore Lauth-Sand, nous avouerons que les pages les plus touchantes de ce tome XIX sont celles qui concernent sa naissance le 10 janvier 1866 : il faut mesurer l'enthousiasme avec lequel la grand-mère, si éprouvée par la mort récente de son premier petit-fils, voit naître l'enfant « brune, frisée, cambrée, criant haut et regardant en face d'un air étonné » (à Fromentin, 12 janvier 1866), et aussi les angoisses qu'elle exprime au moindre incident de santé de la petite : il y a là un élément essentiel de la personnalité de George Sand et qui lui inspire des accents d'une inoubliable sincérité.

Il faut dire enfin qu'outre l'intérêt que ces lettres présentent pour une juste


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connaissance de la biographie et du tempérament de George Sand, elles révèlent aussi l'artiste spontanée, habile à saisir des scènes amusantes (voir par ex. p. 684 le rapide croquis d'Alexandre Dumas père occupé à cuisiner un repas original), naturellement émue devant la nature, qu'il s'agisse de son petit jardin de Palaiseau ou de la chère campagne de Nohant : qu'on lise pour s'en convaincre l'évocation d'une belle matinée de février où elle voit le soleil se lever sur la route de La Châtre à Châteauroux (p. 679). Grâces soient donc rendues à Georges Lubin qui révèle ces précieux documents avec la conscience et la minutie sans égales, dont il nous a donné tant de preuves et qui atteignent ici une rare perfection 1 !

JEAN GAULMIER.

ENZO CARAMASCHI, « Poetik und Henneneutik » (A propos d'Apollinaire). Adriatica Editrice Sal., Lecce, s.d. Un vol. 17 x 24 de 92 p.

Dans un exposé synthétique et précis, Enzo Caramaschi présente la théorie de l'Hermeneutik, qui refuse de privilégier l'auteur par rapport au lecteur, quand il s'agit de définir la ou plutôt les significations de l'oeuvre, niant ainsi l'existence d'un sens objectif et élevant « l'historicité du comprendre au rang de principe herméneutique » (p. 39).

La première partie (p. 7 à 41) montre comment cette théorie, qui était en germe dans la pensée philosophique (Dilthey, Ortega y Gasset, Heidegger, Husserl, Sartre) et, d'une façon beaucoup plus lointaine, chez certains critiques français de la fin du xix= siècle (Lemaître, France, Gourmont), s'est développée en Allemagne à partir de 1963, donnant naissance à un groupe « Poetik und Hermeneutik », puis, à la fin des années 60, à l'École de Constance. Ses tenants ne sont pas des historiens de la littérature ni des critiques au sens traditionnel, mais plutôt des philosophes, nourris d'esthétique et de sociologie, presque tous Allemands ou « proches à quelques égards de là culture allemande » (p. 40).

La deuxième partie (p. 41 à 60) passe en revue les communications du « Colloque sur la lyrique moderne », qui s'est tenu près de Cologne en septembre 1964. Le texte choisi comme « Probe auf das Exempel » était le poème Arbre (dans Calligrammes).

La troisième partie (p. 60 à 92) s'attache à définir les diverses tendances qui, après Ce colloque historique, se sont manifestées à l'intérieur du mouvement, avec Friedrich, Krakauer, Iser et surtout Jauss (dont Caramaschi fait un grand éloge, p. 82 à 85).

La lecture terminée, on éprouve, me semble-t-il, une certaine perplexité devant le décalage existant entre la théorie de l'Hermeneutik et la pratique des participants au colloque de Cologne. En théorie l'Hermeneutik n'est pas, d'abord, l'histoire littéraire ; encore que, à diverses reprises, Caramaschi assure que l'Hermeneutik peut contribuer à « la défense et réforme de l'histoire littéraire » (p. 82) et apparaître chez Jauss, par exemple, comme un effort pour « récupérer l'histoire littéraire » (p. 86), après l'avoir « déclassée » sous sa forme traditionnelle. Surtout, l'Hermeneutik ne devrait àvoir rien à faire avec la critique traditionnelle. A propos des exégèses d'Arbre, Caramaschi écrit : « L'interprète qui, en France ou en Italie, aurait reçu une formation traditionnelle se trouverait dépaysé par cette interprétation qui passe par le texte en visant ailleurs. Face aux difficultés que lui oppose un poème de ce genre, il s'efforcerait spontanément, lui, d'en réduire l'ambiguïté [...] » grâce à la philologie, à l'histoire littéraire, au

1. De cette admirable minutie, on trouve entre autres deux exemples remarquables, n. 1, p. 28 et n. 1, p. 491. Devant la qualité de ce travail — mais seulement pour prouver à l'auteur qu'on l'a lu avec une attention passionnée ! — on ose à peine signaler quelques vétilles : p. 153, n. 1, lire 11 536 ; p. 178, l'appel de la n. 1 a été omis ; p. 580, lire Lebarbier ; p. 684, n. 2, il ne s'agit pas du Lion amoureux qui n'est pas d'Emile Augier, mais de Ponsard ; p. 725, 1. 3, lire qui.


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contexte, etc, ; tandis que « Herméneutique littéraire et philosophique, psychologie et sociologie de la perception artistique [...] consultent ici pour décider ce qu'on peut faire de ce texte et ce qu'on doit en faire, et pour préciser de quelle manière il témoigne de cette évolution générale qui a modifié en quelques décennies le statut de la communication dans une partie de la production esthétique occidentale » (p. 44-45). Dès lors, on ne sait plus que penser quand on lit les résumés (forcément succincts) des commentaires du poème Arbre proposés au colloque de Cologne : les observations et les suggestions qu'ils apportent (très intéressantes à leur date de 1964) semblent relever tout à fait des méthodes traditionnelles, puisqu'ils cherchent, fondamentalement, à cerner et à préciser le sens du texte, par le rappel de circonstances de la vie d'Apollinaire au moment de son écriture, par le repérage de la citation tirée de Cendrars, par des rapprochements avec d'autres textes du poète, par la délimitation des fragments antérieurs incorporés et la recherche de la portée de cette marqueterie, etc.

Soulever ce problème n'affecte évidemment en rien la valeur des pages, bourrées de documents et suggestives, d'Enzo Caramaschi. Son travail sera très utile pour ceux qui, soit qu'ils ignorent la langue allemande, soit qu'ils n'aient pas le temps de suivre le pullulement inhumain de la production critique, ne sont pas au courant de ce qui se fait outre-Rhin. Sans compter que, grâce à une rare érudition, M. Caramaschi multiplie les rapprochements avec des auteurs familiers au lecteur français (Souriau, Ricoeur, Sartre, Barthes, Rousset, Starobinski), ce qui facilite la compréhension de l'exposé.

ANTOINE FONGARO.

ARTHUR C. BUCK, Jean Giraudoux and Oriental Thought. A Study of Affinities. Peter Lang. New York. Berne. Francfort sur le Main, 1984, (American University Studies, Series III Comparative Literature, vol. 6). Un vol. 15 x 22 de 165 p.

L'auteur se targue d'être le premier à envisager semblable « affinité ». En effet : mis à part un paragraphe d'E. Jaloux sur Giraudoux poète japonais... Étude de mythologie comparée à la façon de Propp ou de Dumézil ? Ou bien comparaison sans raison comme celle qu'envisageait Etiemble, en dehors de tout rapport de contiguïté et d'influence ? Non point. La thèse se fonde sur l'histoire littéraire (internationale) : Giraudoux a subi, peut-être à son issu, l'influence de l'Orient par le canal de la philosophie grecque et du romantisme allemand (chapitre I). Bel exercice de méthodologie ! Soit la fameuse Sakuntalà comparée avec Ondine au chapitre II bien que les seuls rapprochements de texte un peu troublants concernent Intermezzo : « Je me sens vraiment la soeur (des arbres) » et « Oh, fille, ce manguier essaie de me dire quelque chose avec ses branches » face aux répliques de Gilberte : « L'arbre est le frère non mobile des hommes » et « Par ses branches les saisons nous font des signes toujours exacts »). Par l'examen minutieux de la traduction anglaise (1789) puis allemande (1791), et la comparaison avec Paracelse ou autres sources connues de l'Undine (1811) de La Motte-Fouqué, la filiation de la pièce de Kalidasa à celle de Giraudoux pourra être établie. Mais Arthur C. Buck ne s'encombre pas de ces détails. Lisant tous ces textes — y compris certaines pièces de Giraudoux — dans des traductions américaines du milieu de notre siècle, il se contente de ces influences virtuelles et monte en épingle des ressemblances (« similarities ») qui ne sont ni indifférentes ni probantes, en tête desquelles « le mélange de naturalisme et de supernaturalisme » (sans que ces termes soient définis), « l'amour et le mariage d'une sorte de nymphe avec un guerrier » (sans chercher d'autres exemples de pareilles unions). La contre-épreuve eût été bienvenue : considérer tout ce que Giraudoux aurait dédaigné dans son « modèle » oriental. Un exemple : le dénouement de Sakuntalà tourne autour d'un anneau retrouvé dans le


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ventre d'un poisson, légende citée à deux reprises dans le théâtre de Giraudoux (Bibliothèque de la Pléiade p. 745 et 1012), mais qu'il a d'abord connu comme la légende de l'anneau de Polycrate, racontée par Hérodote dix siècles avant Kalidasa...

Les chapitres suivants traiteraient plus précisément (?) de la pensée orientale, textes chinois, hindous et même japonais mêlés. D'une dizaine de grands classiques du taoïsme, sont extraits quelques lieux communs — communs à Giraudoux et à d'autres ! — tels que la correction de la langue, l'équilibre et l'harmonie, la négation sans fin, la loi de reversion. (Ne parlons pas du chapitre sur la spontanéité, qui était sans doute déjà écrit quand l'auteur a commencé d'entendre dire que l'écriture de Giraudoux n'était peut-être pas aussi spontanée qu'on l'avait cru).

ROGER LITTLE, Études sur Saint-John Perse, Klincksieck, 1984. Un vol. in-8° de 224 p.

Vingt années de recherche sur un auteur n'aboutissent pas nécessairement à un pavé indigeste. La critique anglaise qui n'a jamais eu le culte de la thèse de mille pages sait être attrayante et savante, pertinente sans être docte. Elle préfère l'attitude pragmatique du « guide de lecture » à la spéculation théorique sur le texte. Un nouvel exemple en a été donné récemment par un recueil d'Etudes sur Saint-John Perse écrites au fil des années par un universitaire anglais, Roger Little, qui occupe actuellement la chaire de Français à Trinity College (Dublin) et dont la réflexion critique sur le texte poétique a été menée parallèlement à une activité de traduction de l'oeuvre intégrale.

Parce qu'il a préféré à l'esprit de système la voie souple et non moins instructive de la pratique du texte, parce qu'il s'est longtemps promené entre le poème lui-même, sa préhistoire — telle qu'elle apparaît dans les états manuscrits réunis à la Fondation Saint-John Perse d'Aix-en-Provence — ou son contexte — tel qu'il ressort des correspondances et témoignages insérés dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade — le critique a fait de chacune de ses rencontres personnelles le point de départ d'un article neuf et original. Tantôt l'étude est ponctuelle, mais on sait qu'en poésie aucun détail n'est insignifiant : c'est ainsi qu'un fait de langage comme le trait d'union peut renvoyer à une quête métaphysique de la totalité. Ou bien qu'une disposition d'un texte sur la page, comme celui de Récitation à l'Eloge d'une Reine, manifeste la recherche élaborée d'un rythme. Tantôt l'étude aborde un champ thématique plus global : ainsi celle qui trouve l'expression symbolique de la dialectique mouvement-stasis dans les images opposées de l'arbre et de la graine ; ou encore l'étude intitulée « Pour une lecture de Saint-John Perse » située en ouverture du volume, conseillée à tout lecteur éclairé non encore initié aux secrets de la poétique persienne.

En outre, on se plaira à découvrir certaines perspectives originales sur l'anglophilie réelle ou rêvée d'Alexis Leger — Saint-John Perse, poète anglais, p. 136-143 — et rêver à notre tour que l'Angleterre se trouvait au coeur du pseudonyme parce qu'elle avait primitivement pris place au coeur du poète.

HENRIETTE LEVILLAIN.

JULIEN GRACQ, La Forme d'une ville. Paris, J. Corti, 1985. Un vol. 11,5 x 18,5 de 213 p.

« Ce qui vous a hanté d'abord à la façon d'une princesse lointaine s'accommode mal par la suite du déguisement de la cohabitation. Une ville qui vous reste ainsi à demi interdite finit par symboliser l'espace même de la liberté » (p. 5).


166 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Telle est la rêverie de la ville — Nantes — dont J. Gracq redit l'ancrage aux profondeurs de son imaginaire adolescent, tôt alerté, comme on le voit déjà dans La Presqu'île ou dans Liberté Grande, par de vagues rumeurs lointaines et certaines lueurs des feuilles sous la pluie diluée de soleil, à l'âge où la moindre songerie se colore des tons du désir : « Ce n'était pas le souffle de la mer qui dilatait les rues : c'était seulement cet allègement mental qui s'empare de nous à tous les carrefours où, pour notre imagination, l'imprévisible s'embusque » (p. 6).

La Ville, que ne banalisent point les itinéraires du Guide Bleu (p. 107) l'a formé et il a formé sa ville. Deux regards se marient, dans ce livre des promenades nantaises, comme souvent chez Julien Gracq (Lettrines, Les Eaux Étroites) celui qui scrute l'homme en son milieu — le géographe, et celui, plus intime, qui nourrit les choses d'un suplément d'être, corrigeant, selon les jours, la vision médiocre de la seule réalité. J. Gracq redispose donc la ville selon des parcours inouïs et charmants auxquels nous incite, sans effort, un style exquis de saveur et de suggestion. Il retrouve, ou invente, pour sa ville des architectures choisies : « je l'ai remodelée selon le contour de mes rêveries intimes, je lui ai prêté chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l'objectivité (...) L'ancienne ville — l'ancienne vie — et la nouvelle se superposent dans mon esprit plutôt qu'elles ne se succèdent dans le temps » (p. 8-9).

Le temps ! Le temps de la ville est un peu comme une séparation radicale entre le sacré et le profance (tempus/templum), même si J. Gracq se méfie de déplorer l'autrefois par principe et ressassement mélancolique (ibid). Nantes remet J. Gracq sur le chemin de I'« avant que » et du « lorsque », ses rues lui font entrevoir un surprenant plaisir de qualité. Car, s'il n'est pas l'écrivain de « la complaisance aux souvenirs » (ibid), il n'est pas davantage celui qui se sauve à bon prix par l'illusion du présent, surtout quand celui-ci est fait, par le recours à la technique, de rivières devenues artificiellement souterraines, comme des égoûts, ou de cette « trop large percée centrale qui a remplacé les bras comblés du fleuve » (p. 113-114). Tentation écologique de Julien Gracq ?

J. Gracq aime plutôt dans sa ville — dans toute ville — ses semences de silence et cette « autonomie tranchante », un « air de hardiesse et d'indépendance mal définissable, mais perceptible, qui souffle dans les rues » (p. 193) de Nantes, et qu'il n'a pas respiré chez ses voisines : Rennes, Angers, La Rochelle : « Il est singulier que, passant du lycée Clemenceau au lycée Henri IV, puis à l'École Normale, j'aie retrouvé autour du Panthéon, presque trait pour trait, le silence à demi clérical, les allées et venues parcimonieuses respirant l'horaire, le rituel, la règle, la manière discrète de se mouvoir à toute heure... » (p. 29). Il cède encore à ce « tropisme des lisières » (p.114) où s'éprouve une autre connexion avec l'être,une autre façon — et rêveuse — de vivre ensemble le corps et l'espace, cette union inénarrable du topos et du logos qui, certes, est le fruit d'une expérience singulière du temps de la ville, et de son site, bien distincte de celle des « maisons du faubourg, souvent décrépites, médiocrement habituelles » (p. 50) — maisons sans racines ni songes, traductions d'une aliénation essentielle —, mais dont, également, on ne peut nier l'épaisseur ontologique et qui fait de tout être un être-là, lieu d'une valorisation où s'accomplit la vocation de l'homme à habiter sa ville et à lui prêter sa voix. La ville est nouveauté de langage, et, par là, elle est tout ce qu'elle peut être. Nous sommes ici tout près de Baudelaire et du Confïteor de l'artiste, tout près de l'expérience créatrice de tant de pèlerins d'art — Stendhal ou Balzac pour Nantes (p. 83) : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience ».

Nantes arpentée, Nantes explorée, Nantes comprise autant qu'aimée, la vraie ville ou, comme dit le poète, « la fourmillante cité pleine de rêves » (p. 17), Nantes un peu folle de la liberté des années vingt (p. 13) qui séduit Gracq — autant qu'Angers le rebute (p. n et sq.) — jusque dans l'expansion chuchotante de sa campagne suburbaine :

« La maison des champs, la modeste folie universitaire qui hébergeait nos dimanches d'été a fleuri, à son tour, cernée par l'urbanisation, en lycée de plein exercice ».


COMPTES RENDUS 167

« Je ne pourrais retrouver mon chemin dans ces campagnes tout

imprégnées autrefois de l'acre et entêtante sueur végétale de juin, et

maintenant bétonnées. Les images surannées que j'en garde restent dédiées

secrètement en moi au dieu Pan, et à une certaine qualité d'ivresse où la

fermentation propre à la puberté se mêle en aveugle à celle de la Terre »

(p. 82).

Nantes, unique parmi d'autres villes — Rouen, Bordeaux (p. 118) —, où s'entassent

mille sens retenus, Nantes qui réveille les souvenirs anciens ou relance la rêverie, Nantes

continue d'inviter Gracq à des transmutations passionnantes et nous vaut aujourd'hui,

quatre ans après En lisant en écrivant, ce bonheur d'expression qu'est La Forme d'une

ville :

«... toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens goethéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer » (p. 211).

GEORGES CESBRON.

JACQUES ROBICHEZ, Précis de Littérature française du XXe siècle. Paris, Presses universitaires de France, 1985. Un vol. 18 x 25 de 467 p.

« L'indépendance des opinions est une des choses que les Français entendent le mieux ; les royalistes au pouvoir vous bâillonnent, les libéraux suppriment vos ouvrages, les jacobins votre tête, le tout pour la plus grande liberté de parler et d'écrire ». Cette phrase de Chateaubriand, citée dans l'avant-propos de la troisième partie du présent ouvrage, en indique l'esprit. Il s'agit d'y faire triompher une liberté chez nous très vantée et très peu respectée.

Maître d'oeuvre, Jacques Robichez a pris en charge l'entre-deux-guerres, Jacques Vier la période antérieure et Henri Bouillier les années 1940-1975. Trois autres collaborateurs, Bernard Lalande, Guillaume Robichez et Maurice Vézat, interviennent de façon plus ponctuelle. Selon l'auteur, des différences apparaissent dans le style, quelquefois même dans l'opinion. Sans doute le parti-pris de liberté a-t-il interdit de les gommer. Elles deviennent un des charmes de ce livre d'humeur mais on comprendra que pour le présent compte rendu il n'en soit pas tenu compte. Loin de tout didactisme, le ton général au demeurant est celui, allègre, d'un journalisme de la plus haute qualité. On chercherait en vain au fil des pages des considérations techniques de narratologie ou de dramaturgie. La seule recherche dans ce domaine est en un sens résolument négative : « En général quand nous disons discours, cela veut dire discours, quand nous disons écriture, cela veut dire écriture. Et nous n'utilisons pas le calembour. » (P- 14).

Tel quel, ce Précis 1 vient à son heure. La clarification des situations politiques nationale et internationale a conduit à prendre un autre regard sur le passé de notre siècle qui s'est progressivement vidé de sa fièvre partisane à sens unique. Le moment était donc bien choisi pour proposer un panorama moins partial et plus complet. Ce n'est pourtant pas exactement ce qu'ont fait les auteurs de ce livre. Dans leur légitime souci de « rectifier les injustices /.../ sans adopter d'autre critère que le critère esthétique » (p. 294), ils se sont à leur tour par moments laissé emporter 2 par leur passion de justiciers (comme le reconnaît Jacques Robichez : « Nous nous sommes permis quelques transgressions » p. 14). Il leur arrive ainsi d'exagérer dans un sens

1. La présentation matérielle est très bonne, l'absence de toute illustration est reposante et l'on appréciera les très commodes éléments bibliographiques de la fin. Une typographie défaillante défigure cependant la page 72.

2. Ainsi dans leurs ironies répétées contre le journal Le Monde, contre l'orientation des media et contre les « convulsionnaires de 68 » (cf. notamment p. 294, 326, 351, 390)


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ce qui l'avait été jusque là dans l'autre. Leur en faire grief n'aurait guère de sens, et cela pour trois raisons : d'abord on a tant exalté les valeurs de rupture qu'il faut tout de même savoir les admettre quand on les rencontre, ensuite la richesse et la verve du volume rendront de toute manière des services à de nombreux lecteurs, enfin il ne faut pas minimiser le remarquable effort d'objectivité que font à plusieurs reprises les auteurs de ce Précis devant de grands textes pourtant très éloignés de leur sensibilité 3. Si l'approche reste inhabituelle, l'éloge, lui, est sans réserves.

Que le xx- siècle commence en 1885 peut s'admettre, surtout à l'intérieur d'une collection. Quelques justifications initiales cependant n'auraient pas été superflues 4, d'autant que les cent cinquante premières pages sur la littérature fin et début de siècle sont trop foisonnantes de faits, d'images et surtout d'allusions, pour offrir d'ellesmêmes une réponse à notre attente. Bien des auteurs de cette époque du coup refont surface. On est heureux entre autres de saluer enfin dans ce type d'ouvrage un auteur comme Georges Darien 5, mais pourquoi présenter si caricaturalement Poil de carotte (p. 44) ou la réception contemporaine du Grand Meaulnes (p. 66) ? On regrette en général une tendance trop marquée à ne s'intéresser qu'au contenu, social au sens large du terme, des oeuvres considérées. C'est ainsi que le romantisme des passions justifie par exemple tel développement sur Edouard Rod (p. 62), qui laisse rêveur : le critère esthétique existe-t-il encore pour le critique ? Mais surtout il est des endroits où son humeur se permet de telles fantaisies qu'il n'est pas sûr que, même bienveillant, le lecteur accepte au passage sans broncher pareille phrase sur Péguy : « Sa prose, perpétuellement enceinte de poésie, moutonne et s'empêtre dans un frottis de mots qui ne se désenlacent qu'à regret, comme de perpétuels accompagnements à la gare, car son souffle est devenu celui d'une compatissante locomotive qui laisserait chambarder son horaire afin de permettre aux embrassades de ne plus finir »6 (p. 101).

Vétilles malgré tout qu'éclipse vite la parfaite netteté de nombreuses pages aussi denses que celles consacrées à Apollinaire et à Proust. Contre toute prévision, le surréalisme est envisagé avec une relative faveur 7. Breton, et même Aragon, dans leurs plus grands textes, y font figure de maîtres et sont beaucoup mieux traités que le malheureux Cocteau. Huit pages dévolues à la poésie de Maurras ne suffiront peutêtre pas à convaincre de son excellence. Mais il était bon d'en parler — comme de Léon Daudet, de Drieu, de Brasillach qu'il faudra bien désormais perdre l'habitude d'oublier. Nous ne sommes pas d'un pays où l'on bâtit l'histoire à coup . d'occultation 8. Et nous lisons avec intérêt un long développement concernant Céline sous la rubrique : « Nouveauté absolue ».

3. Il n'est que de le comparer à celui des auteurs d'un récent et important panorama de la littérature du XXe siècle, d'orientation idéologique opposée, qui n'a pas hésité, lui, à passer entièrement sous silence une oeuvre comme Le Soulier de satin !

4. Les Origines de la France contemporaine nous font même pour leur début remonter jusqu'en 1875.

5. Il est mentionné souvent (p. 18, 19, 26, 31, 33, 34, 36, 58) mais de façon chaque fois très rapide.

6. Voici encore deux exemples de drôleries qui laissent sans voix : « Si lui, Verlaine a fait des vers de quatorze pieds, ce n'est pas pour engendrer des mille-pattes, car il a toujours respecté le rythme et la rime. Zola est un boeuf, lui-même fait écoles d'oiseaux, qui ne sont pas forcément des serins, mais en excluant les paons, c'est-à-dire Moréas, le patron de l'école romane qu'il exécute en s'en déclarant comiquement jaloux. » (p. 127) et « La comtesse de Noailles mettait, sans doute, infiniment plus de variété dans ses promenades que la duègne de Musset qui se contente de batifoler dans la luzerne. Mais ses mille chemins entre-croisés conduisent tout de même à des clôtures de vergers interdits au profane, où, décidément païenne, elle inversait le symbole du Mercredi des Cendres. » (p. 146)

7. Même réconfortante loyauté par exemple pour un Louis Guilloux (p. 365)

8. Si l'on est heureux de rencontrer Edmond Jabès (p. 346) ou Jacques Perret (p. 351), on s'interroge en revanche sur la présence d'un quasi inconnu comme René Béhaine (p. 248), dont les titres d'oeuvres ne sont pas même donnés dans les Eléments bibliographiques.


COMPTES RENDUS 169

La place en revanche paraît trop mesurée à des auteurs comme Damnai, Audiberti, Anouilh ou Boris Vian 9 qui étaient en droit d'espérer mieux d'un critique pour une fois aussi libre. C'est que la disproportion en volume entre les poètes contemporains et les poètes antérieurs accentue le déséquilibre sensible de l'ouvrage au détriment de l'époque actuelle. On ne s'étonnera plus dès lors de voir Marguerite Duras expédiée en quinze pauvres lignes dont la boutade finale : « Le style de Mme Duras s ' améliore : ses phrases, qui comportent de moins en moins de mots, contiennent de moins en moins de fautes de français. » (p. 364) Le sourire ne se compromet-il pas ici, bien dangereusement, avec la facilité ?

Jacques Robichez évoque en terminant le refus opposé « aux livres qui ne sont pas nés du plaisir d'écrire ». De ce point de vue, son Précis n'a rien à craindre. Il ne connaît ni l'ennui ni l'esprit de sérieux et, jusque dans l'excès, ses provocations respirent une certaine santé.

MICHEL AUTRAND.

CLAUDE COUROUVE : Vocabulaire de l'homosexualité masculine. Paris, Payot, coll. « Langages et sociétés », 1985. Un vol. 14 x 22,5 de 251 p.

« Quel que soit le jugement que vous portiez de mes idées, j'espère de mon côté que vous n'en conclurez rien contre l'honnêteté de mes moeurs ». Le temps n'est plus où l'on devait, comme le docteur Bordeu mis en scène par Diderot dans Le Rêve de d'Alembert, s'entourer de précautions oratoires avant de parler d'homosexualité. La sérieuse collection « Langages et sociétés » a eu raison d'accueillir ce vocabulaire rassemblé par Claude Courouve et la non moins sérieuse Revue d'Histoire littéraire de la France d'en accueillir un compte rendu. La question homosexuelle se présente en grande partie dans notre civilisation comme une problématique de la parole. Comment évoquer ce qui ne pouvait se dire sans ambages puisque la nomination avait en elle-même quelque chose de contagieux ? La réponse se trouvait dans la prolifération de termes et d'expressions, collectionnés par C. Courouve, entre la Renaissance et aujourd'hui.

Son introduction (p. 11-32) évoque les fluctuations du statut tant juridique que social de l'homosexualité masculine et repère, sans prétention linguistique, quelques-uns des fonctionnements du discours sur le sujet. L'altérité sexuelle est fréquemment assimilée à la différence historique (emprunts à l'Antiquité gréco-latine), à la différence nationale (le vice allemand, italien, ou la transformation de bulgare en bougre) à la différence religieuse (hérétique, non-conformiste, ou le jeu métaphorique sur le juif et l'homosexuel chez Proust 1). A côté de ces détours, le vocabulaire dominant procède par anathème (abominable, contre-nature, honteux, infâme...) ou, au contraire, par euphémisme (amateur, amitié particulière, mignon...). Le refus de penser l'homosexualité comme une réalité générale conduit à utiliser comme termes génériques des noms propres, des noms souvent rendus célèbres par un fait divers ou un scandale : les contemporains de la Révolution parlent d'un Villette, Stendhal d'un évêque de Clogher, les Concourt d'un Germiny, Proust de salaisme (du nom d'Antoine Sala). Autant d'anecdotes que nous rappelle C. Courouve. La langue courante a accueilli également des termes d'argot, en particulier de l'argot des prisons : lope, pédale, tante, tapette. On pourrait ajouter en verlan : race d'ep (selon l'orthographe de Guy Hocquenhem) ou DP. Certains termes donnent lieu à une étonnante dérivation : on tire de Corydon, lancé par Gide,

9. Parfois c'est un aspect seulement d'un auteur qui est incompréhensiblement estompé : ainsi le théâtre pour Genet ou le roman pour Giraudoux.

1. Voir Jeanne Bem, « Le Juif et l'homosexuel dans A la recherche du temps perdu », Littérature, 37, février 1980.


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corydonnesque, corydonien, corydonnerie, s'encory donner ! Pour échapper au jugement de valeur préalable, certains spécialistes créent homosexualité, hérérosexualité, bisexualité. Enfin l'amour qui n'osait pas dire son nom, selon la formule de l'ami d'Oscar Wilde, lord Alfred Douglas, revendique le droit de parler librement et tout d'abord de choisir son nom. Gide réclame des distinctions entre inversion, homosexualité et pédérastie, rapportée à son étymologie. A la libération des années 1970 correspondent la diffusion de l'adjectif venu d'Outre-Atlantique gai et le néologisme arbitrairement créé par Renaud Camus achrien.

Claude Courouve n'entreprend pas de construire une théorie", il enregistre des occurrences, note des déplacements lexicaux, avance des hypothèses, dans la riche documentation constituée par les soixante-dix articles et quelques qui vont d'abominable /abomination à Uranisme / Uraniste. On pourrait toujours ajouter de nouvelles fiches. Nerciat aurait pu être plus systématiquement utilisé : au néologisme andrin, noté ici, se seraient ajoutés androphile, florentiner (le vice italien), loyoliser (on parle aussi à l'époque du péché des Jésuites), postdamique contamination de postérieur et de Postdam, résidence de Frédéric II dont les goûts étaient de notoriété publique). Lé nom d'un de ses personnages, l'abbé Boujaron, évoque l'italien bugiaroni, francisé par Tallemant des Réaux en bugiarron. La rubrique devant / derrière s'enrichit avec Nerciat des termes imagés fente / écusson, boutonnière /oeillet... 2 Sans doute auraient pu également être mis à profit des travaux qui apportent des documents et qu'on s'étonne de ne pas voir citer 3. Du moins le lecteur trouve-t-il en appendice du livre de C. Courouve cinq textes peu connus qui, de La Mothe Le Vayer au Dictionnaire des sciences médicales de 1819, traitent de l'homosexualité, et un index des termes utilisés par Proust dans La Recherche (p. 238-240). C'est donc pour finir à la littérature que renvoie justement cette étude. La floraison lexicale s'accompagne d'une extraordinaire invention littéraire comme si la fiction et le travail formel avaient été longtemps la meilleure réponse à l'interdit verbal.

MICHEL DELON.

2. Voir le glossaire de Nerciat établi par Apollinaire pour son édition dans la Bibliothèque des curieux.

3. Qu'il s'agisse des articles de Pierre Nouveau, « Le péché philosophique ou l'homosexualité au XVIIIe siècle » Arcadie, 254, fév. 1975 et nos suivants ou de Pierre Peyronnet, « Le péché philosophique », Aimer en France 1760-1860, Clermont-Ferrand, 1980 ; des essais de Pierre Hahn, Nos ancêtres les pervers. La Vie des homosexuels sous le second empire, Olivier Orban, 1979 ou de J.-P. Aron et R. Kempf, Le Pénis et la démoralisation de l'Occident, Grasset, 1978 (réédité sous le titre La Bourgeoisie, le sexe et l'honneur).


INFORMATIONS

- La Société des Amis de Montaigne organise, les 15 et 16 janvier 1988, à Paris, un colloque sur lé thème : « Montaigne et l'accomplissement des Essais ». Pour tous renseignements, s'adresser à : Claude Blum, 31, rue Galliéni, 78150 Triel-surSeine, ou Frank Lestringant, 7, rue Cavallotti, 75018 Paris.

- Dans le cadre de ses études sur les manuscrits, le département de Littérature française de l'Université de Paris-VIII prévoit des journées d'études sur les Manuscrits de l'époque révolutionnaire. Première série, de l'Ancien Régime à la Révolution : manuscrits de Sade (3 décembre 1988), de Laclos (4 décembre 1988), de Beaumarchais (5 décembre 1988). Viendront ensuite: une série sur les manuscrits des orateurs, journalistes, musiciens, dramaturges, architectes utopistes (décembre 1989) ; et une autre série, « Les écritures du moi » : autobiographies de la période révolutionnaire, Chénier, Chateaubriand (décembre 1990). Pour tous renseignements, s'adresser à B. Didier, 113, avenue Mozart, 75016 Paris, pu à J. Neefs, 3, rue de Turenne, 75004 Paris.

- Une journée d'études sur « Pierre Benoit et les mondes étrangers » sera organisée le samedi 23 mai 1987 à la Faculté des Lettres et Civilisations de l'Université de Lyon III. Pour tous renseignements et propositions de communication, s'adresser, à Claude Foucart, Faculté des Lettres et Civilisations de l'Université Jean-Moulin, 74, rue Pasteur, 69239 Lyon Cedex 2.

- Le Centre de Recherches en Littérature et Linguistique de l'Anjou et des Bocages de l'Ouest organisera les 27 et 28 mai 1988 son dixième colloque, sur le sujet : « Loire/Littérature » (relations de voyages, souvenirs, chansons et proverbes, littérature régionaliste, etc. Thèmes privilégiés : la Loire et ses poètes, le fleuve symbolique, l'histoire littéraire de la Loire, les livres de la Loire et leurs illustrations). Pour toutes précisions et propositions de communication, s'adresser à Georges Cesbron, Centre de Recherches en Littérature et Linguistique de l'Anjou et des Bocages de l'Ouest, 2, rue Lakanal, 49045 Angers Cedex.

- L'Université de la Réunion, Faculté des Lettres et Sciences humaines, organise du 17 au 23 décembre 1987 un colloque international sur : « L'Exotisme (Histoire, Philosophie, Littérature) ». Le sujet est centré essentiellement sur les XIXe et XXe siècles, mais sans limitation d'ordre géographique, et des incursions vers le XVIIIe siècle, voire les périodes antérieures, permettront d'en mieux cerner les origines. : Pour tous renseignements et propositions de communication, s'adresser à Colloque Exotisme, Université de la Réunion, 24, avenue de la Victoire, 97489 Saint-Denis Cedex.

- On nous communique que le Professeur Isamu Takata, de l'université de Tokyo, auteur d'une importante traduction de Ronsard en japonais, vient d'obtenir pour ce travail le prix annuel de la traduction littéraire au Japon, décerné par la Société japonaise des traducteurs.


IN MEMORIAM ROBERT SHACKLETON

Robert Shackleton est mort le 9 septembre 1986 à Ravello, dans cette Italie qu'il connaissait et aimait de la façon la plus intime. J'entends encore sa voix, fatiguée mais ferme, me dire à peine deux semaines plus tôt sa joie de ce « grand tour » d'été sur le continent où il souhaitait revoir, des deux côtés des Alpes, les lieux qui lui étaient chers. Malade depuis plusieurs années, physiquement très affaibli, il conservait toute son énergie intellectuelle : lors de cette même conversation téléphonique, qui aura été la dernière, nous avions évoqué un grand projet dont il acceptait de conduire la réalisation, celui d'une nouvelle édition des OEuvres complètes de Montesquieu.

A ce dernier il avait consacré depuis près de quarante ans, chacun le sait, la part majeure de ses activités de recherche : sa première étude, qui fit date - « Montesquieu, Bolingbroke, and the separation of powers » - est de 1949. Admis à travailler au saint des saints - la bibliothèque de La Brède -, appliquant toute sa passion de bibliophile à collectionner, parmi bien d'autres livres rares, les éditions anciennes de L'Esprit des Lois, expert à déchiffrer les manuscrits, également attentif aux aspects sociaux ou mondains de la vie intellectuelle française du XVIIIe siècle et à ses dimensions européennes, il pratiquait avec autant de bonheur l'érudition précise et la synthèse élégante. Ses nombreux articles sont de ceux qui disent beaucoup en peu de pages. Son analyse des écritures des dix-neuf secrétaires successifs de Montesquieu (OEuvres complètes de Montesquieu, publiées sous la direction d'André Masson, P. Nagel, 1953, t. II, p. XXXV-XLIII) a renouvelé en profondeur l'approche historique de l'oeuvre : elle est désormais la base de toute étude génétique sérieuse aussi bien des Cahiers que des grands textes ; dès 1955 Sa fécondité se manifestait du reste à propos du manuscrit de L'Esprit des Lois conservé à la Bibliothèque Nationale (ibid., t. III, p. 567-577). Sans ce travail aussi neuf que minutieux, R. Shackleton n'aurait jamais écrit son chef-d'oeuvre, un volume d'épaisseur moyenne - 400 pages - qui est aussitôt devenu et restera longtemps l'ouvrage-clé des études sur le Président. Publié en anglais en 1961 (Montesquieu. A critical biography, Oxford University Press), le livre a été heureusement traduit en français par Jean Loiseau en 1977 (Presses Universitaires de Grenoble). Ces dernières années, malgré de graves troubles de santé et les multiples tâches qu'il assumait, R. Shackleton restait fidèle à un engagement intellectuel qui avait fait de lui en peu d'années le maître incontesté des travaux sur Montesquieu. Le caractère inventif de son érudition s'était encore manifesté à l'automne 1984 lors du colloque organisé à Naples par A. Postigliola pour le deux cent cinquantième anniversaire des Romains. Je ne pense pas qu'aucun des participants à ce colloque ait oublié le brio de ce qui fut sans doute l'une de ses dernières interventions savantes en public, présentation particulièrement vivante et


IN MEMORIAM 173

suggestive d'un sujet d'apparence austère, « La diffusion bibliographique des Considérations ».

Cependant Montesquieu ne l'avait jamais retenu de façon exclusive. Homme d'un auteur, R. Shackleton avait au XVIIIe siècle d'autres amitiés : pour Fontenelle qui bénéficia en 1955 d'une excellente édition des Entretiens sur la pluralité des mondes, pour Bayle. Tout naturellement ses responsabilités professionnelles et son amour des livres l'avaient porté à s'intéresser aussi au fonctionnement de la « librairie » du XVIIIe siècle français, à la censure, à la police. Et de même que Montesquieu l'avait spontanément conduit vers l'Encyclopédie, la querelle de L'Esprit des Lois a certainement contribué à tel article de 1967 sur le jansénisme. En dépit des hasards de la recherche la démarche d'un esprit original a toujours sa logique. Celle des travaux de R. Shackleton relevait de la plus familière connaissance du siècle des Lumières. Ajoutée aux dons d'administrateur dont il avait fait preuve tout au long de sa carrière - du club libéral de l'Université d'Oxford de sa jeunesse à son cher collège de Brasenose et à la Bibliothèque Bodléienne (1966-1974) - l'autorité intellectuelle qu'il avait acquise lui valut de hautes distinctions dans l'ordre de l'Empire Britannique et celui de la Légion d'honneur, ainsi que le doctorat honoris causa des Universités de Bordeaux, Dublin, Leeds, Manchester et - tout récemment - celui de Paris-Sorbonne qui devait lui être décerné à l'automne 1986. Membre d'honneur de notre Société d'Histoire littéraire de la France, membre de l'Académie Britannique, titulaire jusqu'à sa retraite de la prestigieuse chaire Maréchal Foch de l'Université d'Oxford, il assura successivement la présidence de l'Association Internationale de Littérature Comparée, de la Société Internationale d'Etude du XVIIIe siècle, puis de la Fondation Voltaire. Aussi courtoisement efficace dans les grandes rencontres internationales qu'il était ouvert au dialogue familier, il excellait dans ses tâches et ses responsabilités par une habile diplomatie que servait sa culture cosmopolite, par une sorte de simplicité aristocratique, et aussi par une humanité et un humour qui alliaient de la façon la plus agréable, dans un style de vie et une manière d'être très oxoniens, amour des vins vieux et passion des livres anciens. Aucun de ses nombreux amis français n'oubliera l'inimitable intonation qui était sienne, dans une langue qu'il maniait à la perfection, pour dire de qui lui inspirait quelque légère réticence « Ah ! je l'aime beaucoup... ».

Aujourd'hui sa voix érudite et amicale s'est tue. Disparu à soixante-sept ans dans une région dont la beauté n'avait pas laissé Montesquieu insensible - si le voyageur en avait médiocrement apprécié la capitale - il repose au cimetière protestant de Naples, dans la ville de Vico, Giannone et Filangieri, chez lui.

JEAN EHRARD.


RESUMES Les « Essais » et « Le Contr'un »

Dès les premières lignes du chapitre « De l'Amitié », Montaigne annonce son intention d'y insérer La Servitude volontaire, de son ami La Boétie. Pourquoi n'exécuta-t-il pas son projet ? Pourquoi, en dépit de cette volte-face, ce préliminaire subsiste-t-il ? Entre le moment où germe l'idée d'inclure La Servitude dans les Essais et celui où il l'abandonna, les protestants s'étaient appropriés ce texte à des fins de polémique. Redoutant de passer pour partager leurs vues, Montaigne renonça à publier ces pages, devenues un brûlot contre la volonté même de leur auteur. Quant à l'incohérence dans la composition du chapitre, elle est, plus vraisemblablement, le fait d'inadvertances que d'intentions absconses.

GEORGES PHOLIEN. (Montaigne, La Boétie, tyrannie, servitude).

De « L'Éducation des filles » aux « Avis d'une mère à sa fillle » : Fénelon et Madame de Lambert

Madame de Lambert est traditionnellement présentée (et s'est d'ailleurs ellemême présentée) comme disciple de Fénelon dont L'Éducation des filles aurait servi de « modèle » aux Avis d'une mère à sa fille. En fait, la lecture juxtalinéaire des deux oeuvres montre une parenté plus apparente que réelle. Même si Madame de Lambert reprend - parfois textuellement - des passages de L'Éducation des filles, elle n'en réussit pas moins à exprimer ses options propres - qu'il s'agisse de programme d'instruction, de morale individuelle ou d'idéal féminin -, revoyant l'essai de Fénelon à la lumière de ses autres lectures (philosophes stoïciens de l'Antiquité païenne et libertins modernes) et de son expérience personnelle, et lui donnant ainsi un accent nettement cartésien et laïque, voire « féministe ».

ROBERT GRANDEROUTE. (Fénelon, Madame de Lambert, éducation, féminisme).

Le libertin et la femme naturelle

La critique accueillit très froidement, en 1771, les Lettres athéniennes extraites du portefeuille d'Alcibiade : obscénités choquantes chez un auteur vieillissant, intrigue mal agencée, tortillage... tout fut dit, ce fut une exécution. La postérité n'a pas encore rendu justice à cette oeuvre de Crébillon dont les analyses sont les plus riches, les plus variées, les plus fines du temps sur le thème du libertinage d'intention. Elles sont indispensables à l'étude de ce phénomène. Dans une de ses lettres, Alcibiade aborde une question rarement traitée : qu'arrive-t-il à un séducteur irrésistible, lorsqu'il s'affronte à une jeune personne qui ignore tout de lui, du jeu mondain, de l'amour même ? L'homme le plus expérimenté face à une « femme naturelle », presque à l'état de pure nature, n'est-il pas amené à jeter sur lui-même un autre regard ?

COLETTE CAZENOBE. (Crébillon, libertinage).


RÉSUMÉS 175

Genèse juridique du personnage criminel dans « La Comédie humaine »

L'évolution de l'image du criminel en droit pénal et en philosophie du droit explique en partie la diversité des criminels de Balzac. Le créateur de Vautrin et de Lucien s'inspire tantôt des conceptions « classiques » propres aux criminalistes « philosophes » et aux Codes (le criminel est un homo detinques dont le librearbitre et la responsabilité sont présumés entiers) ; tantôt du modèle « néoclassique » des criminalistes de la Restauration et de la Monarchie de Juillet (le libre-arbitre a ses degrés, il faut donc examiner la personne morale du criminel qui n'est pas une fiction légale. Un troisième type, d'inspiration déterministe, emprunte par contre aux enquêtes médicales et pré-criminologistes du temps. Ces différentes conceptions rendent compte des contradictions du romancier en matière de

Jugement. JACQUES-H. PÉRIVIER.

(Balzac, criminel, genèse).

Léon Bloy et la crise du symbolique

OEuvre de crise, Le Désespéré de L. Bloy dénote un dérèglement général de l'économie symbolique. Rompant avec la tradition réaliste, le récit met d'abord en évidence que, dans un monde où il n'y plus l'amour divin pour référent, l'argent cesse d'être la mesure universelle de la valeur et devient un signe vide que chacun garde et adore pour soi.

Parallèlement, la faillite de la fonction paternelle affecte le sujet : l'infortune de Marchenoir tient pour beaucoup à cet affaiblissement multiforme de la loi du père qui ne garantit plus l'ordre symbolique et ôte au héros le bénéfice de repères stables dans sa quête d'identité.

Enfin la banqueroute du langage met en péril les échanges verbaux. Tandis que triomphe une société où la Parole révélée a perdu son prestige, les signes se démonétisent, laissant ouverte la question du sens et suscitant une crise de confiance dont le désespoir est l'indice le plus clair.

Reprenant les thèses de J.-J. Goux, cet article appréhende l'écriture romanesque de Bloy comme une rhétorique ouverte qui dit la crise des systèmes de représentation et tente vainement, par le recours au symbolisme, de rétablir la Présence. pIERRE GLAUDES

(Bloy, argent, père, langage).

Les marques du sorélisme dans « Les Conquérants »

Pour comprendre l'influence absconse du philosophe Georges Sorel, fondateur du syndicalisme révolutionnaire, tant sur les grands leaders politiques du XXe siècle (Mussolini, Lénine) que sur de nombreux écrivains (Barrés, Bourget, Halévy, Péguy, Drieu, Malraux), il nous faut relire les Réflexions sur la violence parues en 1906. Le philosophe y prône la moralité de la violence et appelle à la grève générale destinée à rendre à l'humanité son ancienne énergie.

Le Garine des Conquérants, hanté par la Révolution française et réclamant la grève générale comme seul moyen d'action, se révèle, à l'analyse, un héros très sorélien, même si Malraux, dans le même temps, souligne le risque majeur d'une telle philosophie : sanctionner une politique tyrannique.

(Georges Sorel, Malraux, syndicalisme). BÉNÉDICTE BAUCHAU.



Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique 14, Rue de l'Industrie, 75013 Paris

Président d'honneur Pierre Clarac f, de l'Académie des Sciences morales et politiques

Membres d'honneur

Mmes L. L. Albina, B. Jasinski, Th. Marix-Spire, A. Rouart-Valéry, MM. J. Auba, L. J. Austin, W. H. Barber, Y. Belaval, J. Chouillet, L. G. Crocker, H. Dieckmarm f, N. Dontchev, B. Gagnebin, Y. Kobayashi, J.-L. Lecercle, R. Leigh, G. Lubin, J. Mistler, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, R. Nildaus, M. Paquot, A. Perrod, R. Pintard, L. S. Senghor, J. Vier, Ch. Wirz.

Bureau

Président : René POMEAU, professeur émérite à la Sorbonne.

Vice-Présidents : Pierre-Georges CASTEX, de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur émérite à la Sorbonne ; Claude PICHOIS, professeur à la Sorbonne et à l'Université Vanderbilt.

Secrétaires généraux : Madeleine AMBRIERE-FARGEAUD, professeur à la Sorbonne ; Sylvain MENANT, professeur à l'Université de Paris-X.

Secrétaires : Claude DUCHET, professeur à l'Université de Paris-VIII ; Robert JOUANNY, professeur à l'Université de Paris - Val-de-Marne.

Secrétaire adjoint : Michel AUTRAND, professeur à l'Université de Paris-X.

Trésorier : Jean ROUSSEL, professeur à l'Université d'Angers.

Trésorier adjoint : Mireille HUCHON, professeur à la Sorbonne.

Conseil d'administration

MM. J. Bailbé, P. Bénichou, G. Blin, P. Citron, H. Coulet, F. Letessier, J. Lethève, Mme A.-M. Meininger, MM. M. Milner, R. Pierrot, R. Rancoeur, P. Vernière, R. Virolle, R. Zuber.

Correspondants à l'étranger

Autriche : M. S. Himmelsbach. Belgique : MM. R. Pouilliart, A. Vandegans, J. Vercruysse. Brésil : Mme C. Berrettini. Bulgarie : Mme L. Stefanova. Canada : MM. B. Beugnot, D. A. Griffiths, J. S. Wood. Chine (République populaire de) : MM. Cheng Kelou, Gao Qiang, Mme Wang Tailai, M. Zenghou Cheng. Corée du Sud : Mme Young Hai Park.. Danemark : M. H. P. Lund. Egypte : Mme A. L. Enan. Espagne : M. J. Del Prado. Etats-Unis : MM. D. Alden, L. Fr. Hoffmann, E. Morot-Sir, J. Patty, Mme R. York. Grande-Bretagne : MM. G. Chesters, D. A. Watts. Hongrie : M. T. Gorilovics, Mlle Nemeth. Ile Maurice : M. J. G. Prosper. Iran : Mme Chaybany. Irlande : Mlle K. O'Flaherty. Israël : M. M. Bilen. Italie : MM. E. Balmas, L. Sozzi. Japon : MM. Y. Fukui, H. Nakagawa, MIIe E. Nakamura, M. T. Tobari. Liban : M. R. Tahhan. Norvège : Mme K. Gundersen. Pays-Bas : M. K. Varga. Pologne : Mlle Kasprzyk. Portugal : Mlle M.-A. Seixo. République démocratique allemande : MM. W. Bahner, U. Ricken, Mme R. Schober. République fédérale allemande : MM. B. Bray, H. Hofer, W. Leiner, J. von Stackelberg. Roumanie : Mme Mureçanu Ionescu. Sénégal : M. Mohamadou Kane. Suède : M. G. von Proschwitz. Suisse : MM. M. Eigeldinger, R. Francillon, Y. Giraud, P.O. Walzer. Tchécoslovaquie : MM. V. Brett, A. Zatloukal. Tunisie : M. A. Karoui. Union soviétique : M. P. Zaborov. Yougoslavie : Mme G. Vidan. Zaïre : M. R. Baudry.