16 ÉCRIVAINS-ENLUMINEURS,
sèment passées, n'ayant pour horizon quotidien qu'une page de blanc parchemin à remplir; pour avenir pendant plusieurs années, qu'un in-folio à achever! Et ces moines patients dont la main éternisait les chefs-d'oeuvre, par qui tant d'admirables ouvrages ont recommencé une immortalité éteinte à jamais sans ce réveil; quel souvenir ont-ils laissé pourtant? Aucun, pas même leur nom pour la plupart. Ce nom, d'ailleurs, quand il est écrit, ne dit, ne rappelle rien. C'est la seule lettre morte du manuscrit dont il est la signature* Qui s'enquerra jamais avec intérêt, par exemple, de ces religieux modestes dont les noms se retrouvent au bas de quelques manuscrits grecs de la Bibliothèque Nationale : Helias, presbyler etmonaclms; Abraham, monachus, au dixième siècle; Arsenius, monachus, etMelhodius, prcsbyler, au douzième; Basilius, hicra-monachus, au quatorzième? La vie de ces moines était si recueillie dans celle oeuvre du copiste, si pieusement concentrée dans les soins qu'elle réclame, si modestement enchaînée à son labeur manuel, qu'il semble qu'ils oui dû vivre moins en hommes qu'en automates. Chez eux, le travail de la main luail celui de la pensée.
Par ce que nous avons dil déjà, on a pu juger de la sévère régularité du travail dans chaque scriptorium monastique; ce que nous allons ajouter, d'après un cénobite de l'abbaye de Saint-Victor à Paris, en donnera une idée plus complète encore : « Il y a dans notre monastère, écrit-il, des moines à qui l'abbé a confié le soin de transcrire des livres. Le bibliothécaire esl chargé de leur donner des ouvrages à copier et de leur fournir tout ce qui esl nécessaire. Les copistes ne peuvent rien transcrire sans son consentement.... Une salle particulière leur est destinée, afin qu'ils soient plus tranquilles el qu'ils puissent se livrer à leur travail loin du trouble el du bruit. Là, les copistes sont assis et doivent garder le plus grand silence. Il leur est défendu de quitter leur place pour se promener dans la chambre. Personne ne peut aller les visiter, excepté l'abbé, le bibliothécaire et le sous-prieur. » 11 esl vrai que dans aucune ville on ne savait mieux qu'à Taris observer et mettre à profit, pour d'admirables travaux, celle austère discipline imposée aux copistes des cloîtres. Les livres qui en sortaient faisaient Pétonnement des étrangers par l'art soigneux qui avait présidé à leur confection, par leur richesse et même par leur dimension parfois exagérée. Un voyageur anglais, qui vint à Paris alors, s'extasie des livres énormes qu'on lui fit voir, el qui, en dépit de leur taille gigantesque, n'en étaient pas moins tout entiers écrits en lettres d'or, de la première à la dernière page : Dcscriptos codiecs imporlabiles aurcis litteris. Un antre voyageur, l'illustre Richard de Bury, évêque de Durham et chancelier d'Angleterre, qui vint à Paris au quatorzième siècle, moins en ambassadeur qu'en bibliophile, éprouva, a la vue des travaux de nos copistes et des bibliothèques qu'ils avaient enrichies déjà, un élonneinenl non moins vif, mais plus intelligent : « Oh! s'écrie-t-il dans son latin scolastique qu'échauffe el relève l'enthousiasme le mieux senti, ô Dieu des dieux de Sion, quel torrent de plaisirs a réjoui notre coeur toutes les fois que nous avons visité Paris, le paradis