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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1978-09-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 septembre 1978

Description : 1978/09/01 (A78,N5)-1978/10/31.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56526134

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13998

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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septembre/octobre 1978

78e année, n° 5

ALAIN NIDERST

Jean Henault (suite)

JACQUELINE HELLEGOUARC'H

Mélinade ou la Duchesse du Maine

Deux contes de jeunesse de Voltaire : « Le Crocheteur borgne » et « Cosi-Sancta »

PHILIPPE BERTHIER

L'inquisiteur et la dépravatrice : Barbey d'Aurevilly et George Sand (I: 1833-1850)

DANIEL MOUTOTE

L'égotisme de Valéry

Revue publiée avec le concours du CNRS et du CNL

ARMAND COLIN


Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et du Centre National des Lettres

DIRECTION René Pomeau.

COMITE DE DIRECTION

MM. Raymond Lebègue, René Pintard, Pierre Clarac, Pierre-Georges Castex, Claude Pichois, Mlle Madeleine Fargeaud, MM. Claude Duchet, Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, René Rancoeur, Roger Zuber.

Secrétaires de Rédaction MM. Roland Virolle, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud.

REDACTION

Les manuscrits et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :

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ABONNEMENT ANNUEL

1978 (six fascicules) : France, 100 F — Étranger, 125 F S—> 1979 (six fascicules) : France, 110 F — Étranger, 140 F

Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 28 F

Les numéros spéciaux : 55 F


SEPTEMBRE-OCTOBRE 1978

REVUE 78e ANNEE - N° 5

LITTERAIRE DE LA FRANCE

sommaire

ARTICLES

A. NIDERST : Jean Henault (suite) ...... 707

J. HELLEGOUARC'H : Mélinade ou la Duchesse du Maine. Deux contes de jeunesse de Voltaire : " Le Crocheteur borgne " et « Cosi-Sancta » ..........722

PH. BERTHIER : L'inquisiteur et la dépravatrice : Barbey d'Aurevilly

et George Sand (I : 1833-1850) ........ 736

D. MOUTOTE : L'égotisme de Valéry . ........ 759

NOTES ET DOCUMENTS

J. D. BIABD : Une source du « Grand Cyrus » : Salluste et la

prise de Sardis ........ . 781

K. LANDOLT GEE : « Le Canapé » : une erreur bibliographique rectifiée 790 T. LOGE : Chateaubriand et Ducis ...... 793

A. STRUGNELL : Contribution à l'étude du républicanisme de VictorHugo

VictorHugo lettres inédites et oubliées à Jean-Claude M Colfavru et autres .. 796

A. ANGLES : Jean Paulhan aperçu à travers ses lettres à Étiemble 809

COMPTES RENDUS

Le Lais Villon et les Poèmes variés, éd. J. RYCHNER et A. HENRY (PH. MENARD), 813. — J. JEHASSE : La Renaissance de la critique. L'essor de l'humanisme érudit de 1500 à 1614 (D. MÉNAGER), 814. — J. DU BELLAY : Die römischen Sonette, éd. E. DEGER (Y. GIRAUD), 816. - J. DE LA TAILLE : Alexandre, éd. C. N. SMIH (D. MÉNAGER), 816, — N. HORRY : Rabelais ressuscité, éd. N. GOODLEY (J. CEART), 817. — A. DE VERMEIL : Poésies, éd. H. LAFAY (E. BALMAS), 817. — La Basse-Normandie et ses poètes à l'époque classique. Actes du Colloque de Caen, 1975 (J. PINEAUX), 819. — G. DOTOLI : Matière et Dramaturgie dans le Théâtre de Jean Mairet (R. GUICHEMERRE), 820. — M. R. MARGITIC : Essai sur la mythologie du « Cid » (A. NEDERST), 821. - U. KRAMER : Originalitat und Wirkung der Komödien Paul Scarrons (FR. NIES), 822. — GUILLERAGUES : Correspondance, éd. FR. DELOFERE et J. ROUGEOT (J.-M. PELOUS), 823. — D. KUIZENGA : Narrative Strategies in « La Princesse de Clèves » (V. MYLNE), 826. — J. W. PIERRE : La Persuasion de la Charité. Thèmes, formes et structures dans les Journaux et OEuvres diverses de Marivaux (C. BONFILS), 827. — R. BAADER : Wider den Zufall der Geburt. Marivaux's grosse Romane und ihre zeitgenössische Wirkung (J. VON STACKELBERG), 828. — D. BRAHIMI : Voyageurs français du XVIIIe siècle en Barbarie (R. MERCIER), 829.— J. DÖRFLINGER : Die Geographie in der « Encyclopédie " (J. PROUST), 831. — J. H. STEWART : The Novels of Mme Riccoboni (R. NIKLAUS), 832. —— Les Jésuites. Numéro spécial de DixREVUE

DixREVUE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (78e Ann.). LXXVIII 45


706 BEVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

huitième Siècle (J. ORCIBAL), 835. — B. MUNTEANO : Solitude et Contradictions de Jean-Jacques Rousseau (P. BURGELIN), 836. — P. BARBÉRIS : A la recherche d'une écriture. Chateaubriand (D. RINCÉ), 837. — G. JACQUES : Paysages et Structures dans « La Comédie humaine » (N. MOZET), 841. — A. MICHEL : Le mariage et l'amour dans l'oeuvre romanesque d'Honoré de Balzac (J. GUICHARDET), 842. — J. L. TRITTER : Le langage philosophique dans les OEuvres de Balzac (J. GDICHABDET), 846. — I. TIEDER : Michelet et Luther, histoire d'une rencontre (J. GAULMTER), 848. — Langages de Flaubert. Actes du Colloque de London (Canada), 1973 (J. BEM), 849. — BARBEY D'AUREVILLY : Amaïdée, éd. J. GREENE, A. HIRSCHI, J. PETIT (PH. BERTHTER), 851 — KL. DIRSCHERL : Zur Typologie der poetischen Spreehweisen bei Baudelaire (H. STENZEL), 852. — A. PIZZORUSSO : Sedici Commenti a Baudelaire (A. KIES), 855. — VERLAINE : Romances sans Paroles, éd. D. HILLERY (J.-H. BORNECQUE), 856. — VERLAINE : Lettres médites à divers correspondants, éd. G. ZAYED (J.-H. BORNECQUE), 857. — R. LITTLE : Guillaume Apollinaire (CL. ABASTADO), 859. — Le Siècle éclaté, 1. Le Manifeste et le caché. Langages surréalistes et autres ; textes réunis par M. A. CAWS (M. BONNET), 859. — C.D.E. TOLTON : André Gide and the Art of Autobiography. A study of « Si le grain ne meurt » (D. MOUTOTE), 860. — Cinquantenaire de la mort de Jacques Rivière, 1925-1975. Numéro spécial du Bulletin des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier (J. KOHN-ÉTTEMBLE), 861. — Samuel Beckett. The Art of Rhetoric. Actes du Colloque de Chapel Hill, 1974 (B. ROJTMAN), 863. — G. GENETTE : Mimologiques. Voyage en Cratylie (FR. RIGOLOT), 864.

INFORMATIONS, 867.

BIBLIOGRAPHIE, par RENÉ RANCOEUR, 869.

RÉSUMÉS, 879.

Publications de la Société d'Histoire littéraire de la France

BIBLIOGRAPHIE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE par René RANCOEUR

1966 34,40 F 1971 59,40 F

1967 35,60 F 1972 67,70 F

1968 39,20 F 1973 81,80 F

1969 43,90 F 1974 90,00 F

1970 59,40 F 1975 93,20 F

1976 120 F

LES ÉCRIVAINS FRANÇAIS

DEVANT LA GUERRE DE 1870 ET LA COMMUNE Actes du colloque tenu le 7 novembre 1970. 200 pages 32,00 F

ROMAN ET SOCIÉTÉ Actes du colloque tenu le 6 novembre 1971. 134 pages 31,60 F

PROBLÈMES ET MÉTHODES DE L'HISTOIRE LITTÉRAIRE

Actes dû colloque tenu le 18 novembre 1972. 228 pages 34,90 F

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(c) Librairie Armand Colin, Paris, 1978


JEAN HENAULT 1 (Suite)

C'est à travers les erreurs et les hypothèses qu'une sorte de vérité peut s'atteindre. Frédéric Lachèvre, l'éditeur de « Jean Dehenault » s'était parfois trompé 2. Nous avons naguère rectifié certaines de ses assertions 3. M. R. Pintard est ensuite venu apporter de nouveaux documents et corriger ou nuancer plusieurs de nos dires 4. Il restait encore à découvrir et nous avons voulu poursuivre cette entreprise. Aidé par des étudiants et des érudits 5, nous sommes aujourd'hui en mesure d'apporter quelques certitudes et quelques conjectures nouvelles.

Le père du poète s'appelait Thierry Henault. Il était boulanger rue Saint-Honoré, « au Coing de la rue des bons enfants» 6. Il avait épousé, nous ignorons à quelle date, Marie Boîtel, la soeur, semble-t-il, d'un marbrier de la même rue 7. Non loin de là naquit Molière, le fils du tapissier du roi; ce quartier, en effet, contenait maintes boutiques et échoppes; les propriétaires en étaient souvent aisés, et c'est parmi eux que Thierry Henault et sa femme trouvaient la plupart de leurs amis — ainsi le sellier Pierre de la Planche 8 et l'apothicaire Jean Tiffonier, qu'ils choisirent comme parrain de leur fils 9.

1. Il nous semble plus convenable de lui laisser ce nom, puisqu'une fois anobli, il signa tantôt « d'Henault », tantôt " de Henault ».

2. Les OEuvres de Jean Dehénault, parisien, Paris, Champion, 1922.

3. " Jean d'Henault et Charles de Henaut », R.H.L.F., janvier-février 1972.

4. " Un ami mal connu de Molière : Jean de Henault », R.H.L.F., novembre-décembre 1972.

5. Nous avons naguère animé un séminaire sur les oeuvres de Jean Henault, dont nous envisagions alors de donner une édition critique. M. Richard, enseignant d'histoire à l'Université de Rouen, nous a considérablement aidé par sa connaissance de la vie des officiers de finances au XVIIe siècle.

6. Min. Cent. Et. CIX, 1. 179, 29 mai 1645 ; Et. II, 1. 177, 24 juillet 1645 ; Thierry Henault, ainsi que beaucoup d'autres marchands de la rue Saint-Honoré, était le fournisseur de Léonor d'Etampes-Valençay, l'archevêque de Reims, qui négligeait de payer ses dettes.

7. B.N. ms. fds fr. N. Acq. 12052, fl. 5981 : baptême, en 1611, de Marie Boîtel, fille d'Antoine Boîtel, marbrier, et de Guillemette Tourtehan, sa femme, demeurant rue SaintHonoré. Ce ne peut être l'épouse de Thierry Henault, plutôt sa nièce.

8. Ibid., loc. cit. Perrine de la Planche, fille de Pierre, est marraine de Marie Boîtel. 9. Et. LXXXIII, I. 65, 12 octobre 1649.


708 BEVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIBE DE LA FRANCE

A quelle date Jean est-il né ? Rien ne permet de le dire 10. Les lettres de provision de 1632 ne nous apprennent pas son âge. En principe, il fallait avoir vingt-cinq ans pour tenir « le moindre office », mais « la dispense de l'âge est facilement donnée » 11 ; même des mineurs pouvaient — c'était « chose toute notoire » — « retenir la propriété » de recettes dont ils laissaient l'exercice « à un fermier ou Commis general » 12. Saint-Marc, seul, vient nous éclairer un peu en affirmant que le poète mourut en 1682, âgé de soixante-dix ans 13, mais cette indication demeure évidemment approximative, et même discutable 14.

On peut penser, comme le suggère M. Pintard, que Thierry Henault était « cossu », car il dut aider son fils à acquérir, en 1631, les coûteux offices de Saint-Érienne ; en 1649, il lui avancera des sommes importantes, et il est alors propriétaire de deux maisons, sises l'une rue Saint-Honoré, l'autre rue de la Ville-l'Évêque 15.

Le 1er juin 1631, Jean Henault achète les charges de receveur ancien des aides et tailles et de receveur triennal du taillon en la nouvelle élection de Saint-Etienne. Il ne vint résider en cette ville et y exercer ses charges que vingt ans plus tard, mais ce n'est sûrement pas par négligence, ni mauvaise volonté. On ne saurait le comparer à La Bruyère, qui ne fit qu'une fois le voyage de Caen pour prêter serment. Ainsi que Loyson l'explique longuement, il ne suffit pas de payer pour être titulaire d'un office. Ce n'est là que la « provision ». Vient ensuite la « réception » 16, « qui est encore plus necessaire... parce qu'on peut bien estre Officier sans provision, mais non sans reception ». Celle-ci exige « l'inquisition de la capacité du pourveu de l'Office » et « la prestation du serment». C'est ainsi seulement qu'est transférée au « pourveu... la puissance publique, & l'Ordre & le caractère d'Officier» 17. Or, Jean Henault obtint bien ses lettres de provision le 2 janvier 1632, et il était alors ordonné que l'on procédât à « l'inquisition » et que l'on vérifiât ses « bonnes vie, moeurs, conversation et religion catholique... » 18 pour qu'il pût être reçu. Mais la réception n'eut lieu que le 20 décembre 1651, après que le roi l'eut autorisée, le 25 novembre, en dépit de « la surennation de l'office » 19.

10. Nous avons vainement cherché l'acte de mariage de ses parents, mais il ne reste de l'étude LXXXIII, à laquelle Thierry et sa femme semblent attachés, aucun acte antérieur à 1622.

11. C. Loyson, OEuvres, Paris, Vve Aubouyn, 1666, in-fol, p. 34.

12. Ibid., p. 207.

13. Eloge de Mme Deshoulières dans OEuvres de Mme et Mlle Deshoulières, Paris, Prault, 1747, 2 vol. in-12°, t. I, p. XI, note.

14. On a, en effet, relevé plusieurs erreurs dans la biographie de la poétesse ; voir Galesloot, Mme Deshoulières emprisonnée au château de Vilvorde, Bruxelles, Arnold, 1866, in-12°.

15. Et. LXXXIII, 1. 65, 12 octobre 1649.

16. Loyson, op. cit., p. 17.

17. Ibid., p. 32, 17, 19.

18. Arc. du Rhône, C. 461, 15 V.

19. Ibid., C. 461, 15 v° — 16 r°.


JEAN HENAULT(SUITE) 709

Pourquoi s'écoula-t-il vingt ans entre la provision et la réception ? Nous ne saurions le dire exactement, mais Michel Gorron, receveur alternatif des tailles à Saint-Étienne, acquit lui aussi son office en 1631 pour ne l'exercer qu'en 1652 20. Ce n'est sûrement pas là une coïncidence fortuite. Il convient plutôt de songer à la mauvaise volonté des autres officiers et surtout des Cours souveraines, qui refusaient souvent « la reception des nouveaux pourvus » 21. Ou bien Jean Henault était-il mineur au moment où son père lui acheta ces offices, et donc dans l'impossibilité de les exercer ? En tout cas, l'élection de Saint-Étienrie fut donnée à des traitants, Charles et Michel Baudran 22; les recettes furent assurées par des commis, et, à plusieurs reprises, on songea à les vendre, comme si elles n'avaient pas déjà été achetées 23.

Comment Henault occupa-t-il sa jeunesse ? Que fit-il entre 1631 et 1641 ? Nous sommes: réduit aux conjectures. Mais le jeune homme fit son droit et fut reçu « advocat au Parlement » 24 ; et, un jour, il se trouva à Montreuil-sur-mer, avec Marie Dantan, la fille d'un épicier de la rue Saint-Honoré, et les deux jeunes gens se marièrent clandestinement 25. Puis les parents autorisèrent cette union : le 12 octobre 1649, le contrat fut signé, et, le 19, la bénédiction nuptiale fut donnée à Saint-Eustache pour « rehabiliter » le mariage de Montreuil 26.

Pierre Dantan est apothicaire du prince de Condé. Il a perdu sa femme, Madeleine Mousigot, et il a deux filles, Marie et Elisabeth, et un garçon, Simon. Lors de la signature du contrat, Marie est accompagnée de son frère, de son grand-père paternel Jean « maistre fourbisseur », de son oncle paternel, Lambert, également fourbisseur, et de ses oncles et cousin maternels, Jean Henry, brodeur, Jacques et Nicolas Balet, marchands bouchers à Paris. Les autres témoins de la jeune fille sont Jean-Baptiste Bontemps « premier valet de chambre et chirurgien ordinaire du Roy » et Antoine Brulon « appoticaire distillateur ordinaire de sa majesté » 27.

20. Ibid., C. 461, 15 v°, sq.

21. R. Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, P.U.F., 1971, ln-8°, p. 213 et 196.

22. Arc. du Rhône, C. 565, 196 r° — 197 r° ; C. 567, 88 v° — 90 v° ; C. 569, 41 v° — 42 v°. 23. Ibid:, passim ; C. 567, 88 v° : Michel Baudran remarque " qu'il n'a peu vendre aucun

de ces offices a cause des grandes taxes qui y sont esté faictes ».

24. Et. LXXXIII, contrat de mariage de Jean Henault du 12 octobre 1649.

25. Ms. fds fr. 32567, fl. 269 (Extraits faits par Guillot et autres généalogistes des registres de baptême, mariages et enterrements des diverses paroisses de Paris). A propos de la cérémonie de Saint-Eustache, est mentionné, sans aucune autre précision, « le mariage clandestin » de Montreuil. Nous avons vainement cherché dans les Archives Municipales de cette ville et dans les Archives. Départementales du Pas-de-Calais; il ne reste aucune trace de cette union, mais l'on n'en saurait rien conclure; pour toutes les paroisses de Montreuil, les archives de cette période sont très incomplètes.

26. De cette union devait naître une fille qui se retira dans une maison religieuse, ms. fds fr. 25669, p. 112-113 (Mathieu Marais à Bayle).

27. Et. LXXXIII, loc. cit.


710 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIEE DE LA FRANCE

Jean Henault était peut-être un enfant unique. Il ne semble pas, en 1649, avoir d'autre famille que ses père et mère. Mais il a fait venir bien des témoins. Ce sont, la plupart, des voisins : son parrain, Jean Tiffonier, accompagné de son fils Charles, docteur en médecine ; Pierre de la Planche « Mareschal des Logis de la petite Escurie du Roy » 28 ; Michel Capet, chef d'échançonnerie de la maison du roi ; Michel Lasseré « dit la Plante » 29, « porte chaize et garçon ordinaire de la chambre de la reine » ; Charles Garnier barbier et chirurgien ; Denis Legrand, « bourgeois de Paris » ; Augier « secrétaire du Roy »; et M. le Feron, chanoine de Saint-Honoré. Avec eux viennent des robins, que Henault a pu connaître au Palais, Louis de Barry, « commissaire examinateur au Chastelet », Jean de Niellée « Procureur au Chastelet », et surtout l'ilustre JeanHonoré Barentin, conseiller au Parlement, accompagné de son parent et procureur ordinaire, Pierre de Bellineau, « sieur de la foullaye, sieur du Boulay, conseiller du roy et receveur des Espices des Justices à Tours » 30.

On croirait que la famille du jeune homme s'est mise en frais et a voulu donner à cette union la plus brillante escorte. D'ailleurs, le contrat est bien favorable à Marie Dantan. De l'héritage de sa mère estimé à douze mille livres, un tiers seulement entrera dans la communauté, et « le surplus demeurera propre à la future espouze & aux siens ». En revanche, Thierry Henault et sa femme garantissent à leur bru, au cas où elle serait veuve, ainsi qu'à ses enfants à naître, trois cents livres de rente de douaire. En outre, en hypothéquant leurs deux propriétés, ils avancent au jeune ménage douze mille livres sur leur succession à payer sous la forme d'une rente annuelle de six cents livres. S'ajoutent à cela quelques clauses sur les dettes qui auraient pu, ou qui pourraient, être contractées par Jean Henault. Enfin, son père s'engage à loger les jeunes époux pendant quatre ans, et s'ils ne sont pas satisfaits de « la dicte nourriture & logement », il leur promet « de leur baillier la somme de mil livres par an » 31. Les allusions aux dettes du jeune homme ne sont pas de vaines formules imposées par l'usage : Jean Henault doit alors sept cents livres, qui sont remboursées par son père 32.

Thierry et sa femme ne semblent guère ménager leur affection à leur fils, et celui-ci a derrière lui une jeunesse passablement agitée — des dettes, un mariage clandestin... Va-t-il désormais se ranger? Les deux couples vivent quelque temps ensemble dans la maison

28. Sans doute le fils du Pierre de la Planche, que nous avons déjà rencontré.

29. Ce surnom est attesté dans les listes des domestiques de la maison de la reine.

30. Pièces originales, 195 ; Pièces originales, 281. Pierre du Bellineau avait épousé Anne Barentin, une cousine de Charles-Honoré.

31. Et. LXXXIII, 1. 65, loc. cit.

32. Et. LXXXIII, 1. 71, 21 juillet 1651, partage entre M. Boîtel et son fils.


JEAN HENAULT (SUITE) 711

de la rue Saint-Honoré 33. Le 11 juin 1651, Jean, sa femme et sa mère sont témoins au mariage d'Elisabeth Dantan, la soeur de Marie, qui épouse François de Besson, capitaine des Cent-Suisses « demeurant rue des Petits-champs» 34. Mais, à cette date, Thierry est mort, et sa veuve et son fils se partagent à l'amiable les meubles, tandis que les deux maisons reviennent à Jean, qui décharge, en échange, sa mère des obligations contractées en 164935.

Peut-être Jean a-t-il eu l'occasion de connaître alors sa voisine, Antoinette de la Garde, qui se fiance, en juillet 1651, avec Guillaume Deshoulières, mais rien ne prouve qu'elle soit « la jeune Sapho » à qui il écrivit une si galante épître 36. D'ailleurs, il va bientôt quitter Paris pour Saint-Etienne, où « il fera mal ses affaires » 37.

Le 20 décembre 1651, il prête serment devant la Chambre des Comptes, puis il se fait recevoir au Bureau de Lyon en l'office de receveur ancien des aides et tailles 38. Pour l'office de receveur triennal du taillon, il n'est pas question, semble-t-il, de serment, ni de réception différés, et pourtant les lettres de provision et les quittances datées de 1631-1632 ne sont enregistrées qu'en 1652, avec celles qui concernent la recette des tailles...

Jean Henault fait la recette du taillon en 1652 et en 1653. Quant à la recette des tailles, qui occupe trois officiers (l'ancien, l'alternatif et le triennal) et plusieurs commis, elle est assurée, chaque année, par une seule personne. C'est, en 1652, Cidavant, un commis, et, en 1653, Jean Picques, le receveur triennal 39.

L'édit de mars 1654 supprime tous ces offices, qu'un seul doit remplacer. Jean Henault verse, en effet, le 3 juillet 1654, onze mille livres « pour faire seul et pour chacun an la fonction & exercice du dit office » 40. Le 27 juillet 1655, Pierre Gruyn, le receveur général de Lyon, pensant que « Jean Henault pourrait negliger de faire toutes les diligences necessaires pour le recouvrement des dits deniers », demande que Léonard Basset lui soit adjoint « pour tenir le contrôle de toutes les sommes qu'il recevra »41. Mais ce n'est peut-être pas là l'indice d'une méfiance particulière ; la malhonnêteté de tous les officiers de finances était une évidence admise 42 ;

33. Ibid., loc. cit.

34. Ibid., 1. 71, 11 juin 1651. De hauts personnages paraissent à la signature de ce contrat, comme témoins du promis : Henry-Robert de la Marck, duc de Bouillon, capitaine des cent suisses, sa femme Françoise d'Harcourt, Lefèvre de Caumartin " ambassadeur aux ligues suisses », Madeleine Lefèvre de Caumartin et son époux, Joas de Gigny.

35. Et. LXXXIII, 1. 71, 21 juillet 1651.

36. Nous maintenons les objections que nous avons formulées dans notre article, R.H.L.F., janvier-février 1972.

37. Du Bos, dans Dictionnaire de Bayle, art. Hesnault.

38. Arc. du Rhône, C. 461, 15 v°, sq.

39. Ibid., C. 574, 207 r° — v° ; C. 573, 223 r° — v°.

40. C 575, 115 v°.

41. C 575, 125 v°.

42. R. Mousnier, op. cit., p. 438.


712 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Gruyn ne met pas en cause la personne de Henault ; il s'inquiète seulement, parce que celui-ci a été admis à la recette « sans donner caution », et la nomination de Basset n'apparaît que comme l'application d'une mesure générale, « des arrests de Nosseigneurs du Conseil donnés pour l'etablissement des controleurs aux recettes particulières des tailles et taillon des elections de cette généralité » 43.

Henault verse encore cinq mille livres, le 13 septembre 1656, pour le rétablissement de « l'office de receveur des tailles » 44, mais on discerne mal s'il s'agit d'un poste unique, ou seulement de l'office « ancien ». En effet, l'office alternatif a été rétabli en décembre 1654 ; il a été racheté alors par Michel Gorron, qui en était titulaire avant sa suppression, et qui le revend, le 31 juillet 1655, à Jean Lhuillier 45. Celui-ci se fait recevoir à Paris, le 20 janvier 1657, et à Lyon, le 28 janvier 165846. Pourtant, il aurait cédé cet office, le 25 juin 1657, à Jean Henault 47. C'est du moins ce que prétend Charles Bellet, le commis, qui, pour cette année 1657, ne paye aucun gage à Lhuillier 48. Il s'ensuit un procès à la Cour des Aides, et, le 23 mars 1658, une transaction, qui remet Lhuillier en possession de sa charge 49. L'attitude de Henault, dans cette « ténébreuse affaire », n'est pas absolument nette : il a tenté, semble-t-il, de toucher les gages sans avoir obtenu les lettres de provision indispensables, et la facilité même avec laquelle il accepte de renoncer à ses droits est assez suspecte.

D'autre part, l'office triennal a été rétabli en février 1656, et partagé, en avril, entre Henault et Lhuillier. Mais Jean Picques, qui le détenait avant 1654, réclame encore ses gages pour 165850, et cependant ce même Picques l'aurait racheté, le 27 octobre 1660, à Henault, qui le lui aurait vendu intégralement sans tenir compte du partage fait quatre ans plus tôt avec Lhuillier51... Alors que Lhuillier prétend, au contraire, que cette charge lui appartient tout entière, y compris la part réservée d'abord à Henault, car celui-ci est son créancier 52.

A ces inextricables complications s'ajoute, semble-t-il, la filouterie de René Simonnot, le commis qui a fait la recette en 1658 ; il a négligé de payer les gages des officiers 53.

43. C. 575, 126 v°.

44. C 464, 87 v°.

45. C 576, 73 r° ; C. 578, 22 v°.

46. C. 578, 21 v°.

47. C. 576, 70 v°.

48. C. 576, 72 v°.

49. C. 578, 21-22.

50. C. 576, 99 v°.

51. C. 578, 21 v°, sq.

52. Ibid., loc. cit.

53. C. 576, 99 v°, sq.


JEAN HENAULT (SUITE) 713

Il est presque impossible de bien comprendre ces situations et d'apprécier les torts des uns et des autres. Ce n'était d'ailleurs pas la un fait exceptionnel. « Il n'était pas rare que le trésorier des parties casuelles fît vendre deux fois le même office par négligence [...] Bien des offices étaient vendus deux fois [...] Chaque fois, un procès naissait » 54.

Malgré tout, plusieurs évidences s'imposent : Jean Henault semble d'abord résolu à prendre une part importante dans les recettes de son élection, et il ne manqué pas de moyens pour y parvenir; aidé sans doute par l'héritage de son père 55, il verse onze mille livres en 1654, cinq mille livres en 1656. Tout s'obscurcit ensuite : ce sont des actes de vente contestés ou annulés, des dettes qui s'éternisent, des gages encaissés de façon illicite... Henault et Bellet sont-ils des « complices », comme l'affirme Lhuillier 56 ? Le poète, en tout cas, ne paraît guère en mesure de répliquer à son adversaire, qui l'emporte aisément. Jean Henault semble appauvri, réduit à la gêne, à de boiteuses transactions ou à de douteux expédients. On peut supposer, avec M. Pintard, que la suppression, en 1661, du bureau de Saint-Étienne eut « au moins pour lui l'avantage de masquer sa déconfiture personnelle sous une mesure d'ordre général... » 57.

Tels sont les faits certains que nous pouvons verser au dossier. Mais reconstituer l'ensemble de la biographie du poète est une tâche plus ardue, et qui soulève d'épineux problèmes.

En 1693, furent publiées dans le Furetiriana deux longues pièces attribuées à Henault, et l'une d'elles, l'églogue Amarante se présente comme une autobiographie où les événements réels sont travestis dans le langage codé de l'idylle. Il semble tentant de s'aider de ce poème, comme l'a fait F. Lachèvre, pour reconstituer la vie de Henault.

Encore faudrait-il être sûr qu'il en ait été l'auteur. Nous ne sommes pas obligés de faire aveuglément confiance à Louis Marais, le père du Furetiriana; il semble quelque peu dépourvu de scrupules, et nous avons ; relevé plusieurs supercheries et plusieurs erreurs dans son recueil 58. Certes, le Recueil Tralage attribue également Amarante à « M. Henault » 59, mais est-ce le même poète?

54. R. Mousnier, op. cit., p. 167.

55. Puisqu'on ne fit pas d'inventaire à la mort de Thierry Henault, nous pouvons seulement supposer les sommes d'argent qu'il a laissées à son fils, et celui-ci doit toucher les loyers des deux maisons qu'il possède à Paris.

56. C. 576, 72 v°.

57. R.H.L.F., novembre-décembre 1972, p. 959.

58. Voir notre article, R.H.L.F., janvier-février 1972, p. 12.

59. Ms. Ars. 6541, fl. 4. A noter d'ailleurs que dans ce recueil, Amarante et la traduction de Lucrèce sont attribuées à " M. Henaut » et le sonnet l'Avorton à « Jean d'Hesnault ». Ce n'est peut-être là qu'une inadvertance, mais elle est un peu troublante, et elle nous avait naguère incité à songer à deux poètes différents.


714 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ce nom est tellement fréquent au XVIIe siècle, qu'il est permis d'hésiter.

C'est que le contenu même de cette autobiographie ne s'accorde pas toujours bien avec ce que nous savons de la vie de Henault. Daphnis, le héros d'Amarante, a « cherché la Sicile », et il semble bien que ce soit au moment de l'expédition de Vivonne. D'ailleurs, dans l'entourage de sa maîtresse figure un Damon,

« Qui connoit tous les morts des vieux tems et du sien » 60

et ressemble étrangement au jeune Fontenelle, l'auteur des Dialogues des Morts. Si nous acceptons ces « applications », le poème n'a pu être écrit avant 1683. Or, Daphnis a « cinquante ans » 61, et SaintMarc affirme, nous le savons, que Henault était né vers 1610. En ce cas, il ne peut être l'auteur d'Amarante. Ajoutons d'ailleurs que le style fluide et fleuri de cette pastorale est fort éloigné de la forme rude, voire un peu austère, qu'il affectionne d'ordinaire. Toutes ces considérations nous avaient naguère incité à lui refuser la paternité de cette oeuvre, et à songer à un autre poète, Charles de Henaut, ce conseiller au Grand Conseil qui composa des vers au temps de Louis XIV 62.

Ou bien Saint-Marc s'est trompé. Jean Henault était encore un enfant en 1631, et c'est pourquoi il n'a pas rejoint Saint-Etienne, où ses charges l'appelaient. Né vers 1620 ou 1625, il a écrit Amarante vers 1680-1685, et il s'y est un peu rajeuni, ce qui est assez conforme à la coutume des auteurs du XVIIe siècle 63. Son mariage, en 1649, n'a, en ce cas, rien de surprenant, ni le fait qu'il ait attendu 1658 pour publier son premier poème. D'ailleurs, en 1670, il présente ses OEuvres Diverses comme « le fruit de [...] [ses] premieres études » 64, ce qui est tout de même un peu curieux de la part d'un sexagénaire. Les voyages de Daphnis peuvent être les siens. Il est allé en Hollande, en 1670, avec Johan Ortt, et il semble être passé en Angleterre en 1674 65. Rien n'empêche qu'il ait ensuite gagné la Sicile, puis soit revenu en France, où l'attendait sa bergère. Celle-ci est certainement, comme la tradition l'affirme 66, Mme Deshoulières, elle a sa pauvreté, sa noblesse, sa culture ; comme la poétesse, elle s'est mariée avec un Lycas plus âgé qu'elle,

60. Ed. Lachèvre, p. 79.

61. Ibid., p. 72 et p. 82.

62. Voir notre article, loc. cit.

63. C'est ainsi que procède communément Madeleine de Scudéry, qu'il s'agisse d'elle-même, sous le masque de Sapho, ou de l'un de ses proches dont elle retrace, avec quelques enjolivures, la biographie.

64. Dédicace à M. Doort, éd. Lachèvre, p. XXX.

65. Voir R. Pintard, op. cit.

66. L'abbé Goujet, F. Lachèvre, etc.


JEAN HENAULT (SUITE) 715

infidèle et dépensier 67. Daphnis, ainsi que « Menasque, Lycidas et Palemon » 68, l'a choisie comme guide en l'art des vers et n'écrit que pour lui plaire. Ainsi Brienne disait de la poétesse : « Ce que je sçay de pöesie, c'est d'elle que je l'ai appris : Elle estoit ma Maîtresse & mon maître à la fois, ma Bergere & mon Apollon. Jamais personne n'a esté et n'ira si loing qu'elle dans le païs des Muses » 69. Certes, Mme Deshoulières avait environ quarante-cinq ans en 168070, et on nous dit que « le printemps [d'Amarante] dure encore » 71, mais le poète peut bien avoir rajeuni sa maîtresse.

Troisième hypothèse, qui rejoint, en partie, celle de F. Lachèvre. Le poème est bien de Henault; Henault est bien né vers 1610 ou 1615, et c'est vers 1660 ou 1665 qu'il écrit cette oeuvre. Il faut donc que Damon ne soit pas Fontenelle, et c'est un peu embarrassant 72. Il faut aussi que Henault soit allé en Sicile au temps de Louis XIII, ou de Mazarin, dans des circonstances qui ressemblent à celles de 1675. Peut-être en 1647,. au moment de l'expédition à Naples du duc de Guise. « Toutes les villes de Sicile, et particulièrement Messine et Palerme, m'envoyèrent assurer, écrit le prince, qu'elles étoient résolues de suivre l'exemple et la fortune du royaume de Naples » 73. L'opinion publique n'était pas insensible à ces événements. Desmarets composait une prosopopée de « la Sybille Cumée A Monseigneur la Cardinal Mazarin », et Chapelain assurait les nymphes de Sicile qu'allait bientôt venir

... l'Heure

Où ce Vengeur si souhaité Vous doit en pompe & majesté Restablir dans votre demeure 74.

Du reste, Henault ne nous dit pas qu'il ait séjourné en Sicile; il affirme seulement qu'il a « cherché » cette contrée à travers mille périls, et qu'il espérait y trouver « la tranquillité » 75. Il peut avoir traversé la mer, avec la flotte française qui vint, en décembre

67. Dossiers bleus, 273 : elle ne fut " pas heureuse avec luy ». Cauvigny, dans le Parnasse des Dames, Ruault, 1773, t. V, p. 90, évoque " la beauté peu commune » de la poétesse, sa " taille [...] grande », ses « manières nobles & aimables », sa « mélancolie douce », dont « elle savoit sortir quelquefois par un enjouement plein de vivacité ». Amarante est « serieuse », mais « tête à tête elle a de l'enjouement », Lachèvre, p. 80. Les objections que nous avions, dans notre article de 1972, opposées à cette identification, peuvent être écartées, puisqu'elles partaient toutes de l'hypothèse que l'églogue était postérieure à 1684. 68. Ed. Lachèvre, p. 80.

69. Ms. Ars. 5171, p. 213.

70. On ignore sa date exacte de naissance - peut-être 1634 ou 1637.

71. Ed. Lachèvre, p. 74.

72. Il est difficile de proposer un autre nom, qui soit aussi bien adapté au portrait de Damon — Bensserade, Quinault, Fléchier?

73. Mémoires, éd. Michaud et Poujoulat, 1839, p. 185.

74. Le poème de Desmarets et celui de Chapelain se retrouvent dans Elogia Julii Mazarini Cardinalis... Paris, 1666, in-fol, p. 37 et 29.

75. Ed. Lachèvre, p. 73.


716 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

1647, rejoindre à Naples le duc de Guise 76. Le scepticisme, ou la nonchalance, de Mazarin fut l'une des causes de l'échec de cette entreprise. Or, le poète évoque une ancienne cité où il eût connu le bonheur,

Si de son protecteur l'austere politique

Ne l'eût fait retomber sous un joug tirannique 77.

Ces vers peuvent aussi bien viser Mazarin, en 1647, que Louis XlV, en 1678. D'ailleurs, après ce voyage, nous dit Daphnis.;

Reduit à retourner dans mon sejeur natal,

J'y trouvai l'air pour moi toujours aussi fatal,

Je portai mes ennuis de Province en Province,

J'eus le soin de garder quelques troupeaux de Prince,

Mais un traître Pasteur animé contre moi,

Jettoit un sort sur eux, et j'etois sans emploi... 78

N'est-ce pas la vie de Henault, qui, en 1649, se marie à Paris, puis gagne Saint-Étienne pour y exercer ses offices, et s'y voit ruiné après de longs démêlés avec Picques et surtout Lhuillier?

Dans cette hypothèse, Amarante peut toujours figurer Mme Deshoulières, séparée de son mari en 1658 79, réduite à la misère et capable de consoler son ami.

Comment choisir entre ces trois hypothèses ? Il nous semble que la première est la plus douteuse, et qu'il convient de revenir à la tradition. Le poème est certainement de Jean Henault. Le portrait de Daphnis s'accorde assez bien avec la physionomie du poète ; il a sa misère ; il est comme lui, juriste : il connaît « à fond la science des moeurs » 80 ; il « n'a rien ménagé » dans sa jeunesse 81, et nous avons vu les dettes que Henault avait contractées avant son mariage. D'ailleurs, bien des concordances se discernent entre ce poème, l'élégie la Raison qui lui est également attribuée dans le Furetiriana et certaines pièces des OEuvres Diverses. La Raison est dédiée à Olympe, comme deux des OEuvres Diverses : un sonnet 82 et la longue Consolation sur la mort d'Alcimedon. Or, il semble bien que ce soit, dans ces trois morceaux, la même Olympe.

76. Henault évoque les « écueils », les «naufrages», qu'il a risqués; la flotte française est arrivée à Naples « après une traversée des plus pénibles accomplie par un mauvais temps presque continuel », L'expédition du duc de Guise à Naples par Loiseleur et Baguenault de Puchesse, Paris, Didier, 1875, in-8°, p. XLVII.

77. Ed. Lachèvre, loc. cit.

78. Ibid., loc. cit.

79. Cette « séparation de biens » n'empêchait pas les deux époux de se revoir, mais elle résidait à Paris avec ses enfants, alors qu'il était ordinairement en province.

80. Ed. Lachèvre, p. 79.

81. Ibid., p. 73.

82. Ibid., p. 89.


JEAN HENAULT (SUITE) 717

C'est « une fille savante» 83; elle est « toute intelligence » 84 ; son « amour auroit pû choisir des demy-Dieux pour ses objets » 85 ;

" Les plus grands de nos Dieux pour elle ont soupiré » 86.

Avouons d'ailleurs que cette Olympe ressemble fort à l'Amarante de l'églogue, qui est la savante égérie de maints poètes, et qui

«... Charma les Dieux sans en être charmée » 87.

Quand Olympe est apparue dans la vie de Henault, la fortune s'acharnait contre lui; elle le faisait « gémir sous [...] [son] inique loy » 88. Daphnis avoue dans Amarante qu'il

« cede [...] aux coups d'un sort trop rigoureux ». 89.

Au moment où Henault s'éprenait d'Olympe, « l'indigne Celimène» le trahissait 90. La Climène évoquée dans Amarante n'est également qu'une «ingrate», qu'une « infidelle » 91. L'Iris des lettres galantes était aussi une « ingrate »; son « infidélité est un crime qui ne [lui] laissera jamais de repos [...] [elle a] enchery sur toutes les infidelles [...] [elle a] confondu en une seule infidélité la bassesse, l'ingratitude et la trahison » 92. Elle lui a d'ailleurs coûté son « repos » sa « fortune » 93; elle a eu part dans ses « disgraces » et sa « chutte » 94, de même que Célimène l'a abandonné « au fort des malheurs » dont la Fortune vint l'accabler 95.

Deux visages féminins semblent donc se découvrir dans les OEuvres Diverses et les poèmes du Furetiriana, et c'est évidemment une raison supplémentaire de ne plus douter qu'ils soient du même auteur. Nous y rencontrons, d'une part, l'infidèle Iris, ou Climène, ou Gélimène qui a délaissé le poète dans ses pires épreuves, d'autre part la savante et généreuse Olympe, où Amarante, qui l'a consolé et fut sa « maîtresse en poésie». Celle-ci est certainement, nous l'avons vu, Mme Deshoulières.

Quant aux différences stylistiques qui nous étaient apparues entre ces deux groupes de poèmes, elles ne doivent pas trop nous impressionner. Dans les OEuvres Diverses se rencontrent quelques

83. Ibid., p. 24 (Consolation).

84. Ibid., p. 43 (Elégie).

85. Ibid., p. 20 (Consolation).

86. Ibid., p. 41 (Elégie).

87. Ibid., p. 79-80. Mme Deshoulières avait été courtisée par le prince de Condé.

88. Ibid., p. 89 (Sonnet).

89. Ibid., p. 71.

90. Ibid., p. 89.

91. Ibid., p. 75.

92. Ibid., p. 55-57.

93. Ibid., p. 55.

94. Ibid., p. 56.

95. Ibid., p. 89.


718 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

poulets qui témoignent d'une veine galante bien comparable à celle d'Amarante ou de la Raison. D'ailleurs, les poètes du XVIIe siècle, excepté peut-être les plus grands, se laissent trop facilement modeler par le genre qu'ils adoptent, pour qu'on puisse â coup sûr discerner leur accent personnel.

Mais, si Daphnis est bien Jean Henault, si Amarante est bien Mme Deshoulières, la biographie du poète n'en est pas pour autant éclaircie. Car nous pouvons toujours hésiter : est-il né vers 1610 ou vers 1625 ? Est-il allé en Sicile avec Vivonne ? A-t-il connu Fontenelle? Il est presque impossible de trancher. Des difficultés presques égales s'élèvent contre les deux conjectures que nous avons formulées. Henault a bien été en Hollande en 1670, et probablement en Angleterre en 1674 ; il a pu gagner la Sicile au moment de l'expédition de Vivonne ; il a pu connaître Fontenelle — mais l'abbé Du Bos affirme qu'il mourut en 168297, et les Dialogues des Morts ne parurent que l'année suivante ; il semble, dans Amarante, faire allusion à ses déboires à Saint-Étienne, et les situer après ses voyages. Rien n'empêche non plus qu'il soit allé en Hollande et en Angleterre dans sa jeunesse, et nous avons vu son mariage secret à Montreuil-sur-mer, qui conviendrait assez bien à cette hypothèse, mais Vivonne et Fontenelle, si clairement reconnaissables, semble-t-il, dans Amarante, nous intimident et nous n'osons conclure98... Plutôt que d'échafauder d'ingénieux raisonnements, que la réalité pourrait aisément démentir, il est préférable d'attendre que la patience d'un chercheur ou quelque heureux hasard nous livrent de nouveaux documents, et le mieux serait évidemment d'avoir en mains l'acte de baptême et le testament du poète...

Nous ne saurions dire non plus quand Jean Henault commença d'écrire. Comment comprendre exactement l'expression dont il désigne ses OEuvres Diverses, « le fruit de mes premieres études » ? La Consolation à Olympe devrait, si les rapprochements que nous avons proposés s'avèrent exacts, avoir été adressée à Mme Deshoulières. Elle n'a donc pu être écrite avant 1650 ou 1655. Certes, comme l'a noté M. Pintard, le style en est bien pédant et surtout bien archaïque, plus proche de Du Vair que de La Fontaine, mais, encore une fois, mesurons le poids du genre choisi, qui impose la composition, et même le rythme des phrases. Dans les pièces écrites,

96. Par exemple, ibid., p. 90, Amarante qui ne peut avoir de fleurs envoye cette Historiette a Diane...

97. Dictionnaire de Bayle, art. Hesnault.

98. Il serait utile également d'identifier à coup sûr Arcas, le puissant protecteur de Daphnis. Nous avions naguère songé à Camille de Neufville, l'archevêque de Lyon, et cette application nous semble encore maintenant fort vraisemblable, mais enfin elle n'est pas absolument certaine. Henault peut avoir, à un moment ou à l'autre de sa vie, été au service de ce prélat ; il aurait alors espéré obtenir un bénéfice.


JEAN HENAULT (SOTTE) 719

en 1649, pour consoler Mme de Châtillon de la mort de son mari, se retrouvent les mêmes tournures, voire les mêmes mots, que dans la Consolation à Olympe 99. Il conviendrait d'identifier Alcimedon, ce soldat-philosophe, qui a rendu de grands services à Olympe, et a été disgracié par « un des plus puissans hommes de l'Europe» 100, et a subi sa disgrâce avec stoïcisme. Nous n'avons aucun nom à proposer, mais rien n'empêché évidemment que Mme Deshoulières et son mari n'aient bénéficié de quelque protection, en particulier en 1657, lorsqu'ils revinrent en France et que Le Tellier les présenta à la cour.

Le sonnet l'Avorton fut la première et la plus illustre publication de Henault. Inspiré peut-être par une mésaventure de Mlle de Guerchy, ce madrigal parut en 1658 dans le Nouveau Cabinet des Muses. Il fut traduit en latin 101, il suscita une réponse 102 et maintes imitations 103. Il fut réimprimé en 1664 dans les Delices de la Poesie Galante, en 1665 dans la Suite du Nouveau Recueil de plusieurs et diverses Poesies Galantes de ce temps, et, en 1670, dans le Recueil de poesies [...] édité par La Fontaine.

Peut-être, comme l'ont voulu les historiens, Henault avait-il appris à Mme Deshoulières les secrets de son art, mais il avoue lui-même dans Amarante, qu'il s'est fait son écolier, et, si les grandes pièces du Furetiriana semblent si différentes de ses traductions de Sénèque et de la plupart de ses vers, c'est sans doute qu'elles étaient dédiées à Mme Deshoulières et que, pour plaire à sa maîtresse, il s'efforça d'attraper le style moelleux et fleuri qu'elle aimait. C'est ainsi qu'à son contact il aurait renouvelé son art, et, dans cette hypothèse, rien n'interdit de lui attribuer, selon les plus anciennes traditions, la traduction du premier livre de Lucrèce, qui fut publiée en 16941 104

99, Par exemple, Lettre de Consolation envoyée à Madame de Chastillon, Paris, J. Brunet, 1649 : " Quoy que les loix des Romains ordonassent aux dames un deuil de dix mois pour la mort de leurs marys, il ne faut pas s'imaginer qu'elles leur comandassent de les pleurer si longtemps, ce n'estoit que pour les empescher de les pleurer davantage [...] Vous avez perdu au milieu de votre jeunesse un homme qui estait à peine venu au bout de la sienne ». D'ailleurs, les lecteurs du XVIIe siècle n'ont pas jugé la Consolation tellement archaïque; Cotolendi croit y reconnaître « le stile ordinaire» de Saint-Evremond, Paris, Le Clerc et Girin, 1698, in-12°, p. 140.

100. Éd. Lachèvre, p. 22. Cet homme dont Henault souligne « le mauvais usage de son autorité et le mauvais employ de ses richesses ; l'égarement de sa conduite, et l'indignité de sa personne » (loc. cit.) ressemble à Mazarin tel que ses ennemis l'ont représenté.

101. Sans doute par Henault lui-même, éd. Lachèvre, p, 97.

102. Delices de la Poesie Galante, t. II, p. 106, « A la Mere, Madrigal ». 103. Ibid., t. I, p. 121, 122, 139 ; t. II, p. 107, 120. La plupart de ces pièces font allusion à l'avortement qui coûta la vie, en juin 1660, à Mlle, de Guerchy ; le sonnet de Henault, publié deux ans plus tôt, ne se rapporte évidemment pas à cet événement, mais peut-être, comme l'a supposé Bayle, à un autre avortement de l'illustre demoiselle d'Anne d'Autriche.

104. En revanche, il nous paraît impossible de suivre F. Lachèvre, quand il attribue à Henault le Sonnet... Sur les Douceurs de la vie privée, le Discours à l'abbé de la Chambre, la Lettre à Mr..., et peut-être faudrait-il rendre ces pièces à Charles de Henaut, ce « poète inconnu», dont nous avons signalé l'existence.


720 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Depuis son malheureux séjour à Saint-Étienne, il était pauvre, et ce n'est pas l'un des thèmes les moins émouvants de la Raison ou d'Amarante, que cette misère qui lui semble l'effet de la haine du ciel :

... voi la pauvreté terrible comme elle est. 105 L'honnête pauvreté ne me fait point honte [...] J'ai beau trouver partout la Fortune cruelle, C'est toujours en riant que je lutte contre elle 106

Mais, quoi qu'il en dise, il ne garda pas toujours cette résignation philosophique, et l'amertume lui inspira son sonnet contre Colbert, et peut-être même cet autre sonnet, encore plus terrible, ou le roi lui-même est attaqué107... Il prêta sa plume au comte de Gadagne, disgracié après l'expédition de Gigery, et quelques circonstances particulières peuvent l'expliquer : Gadagne, par sa mère, était apparenté aux grandes familles du Lyonnais; son oncle, Guillaume, avait été grand sénéchal de Lyon ; sa cousine, Gabrielle, avait épousé Jacques Mitte de Saint-Chamond ; il n'est donc pas impossible que Henault l'ait connu lors de son séjour à SaintÉtienne — et surtout, dans l'expédition de Gigery, figurait Guillaume Deshoulières, le mari d'Amarante, et les deux époux n'étaient pas absolument brouillés 108 ; « l'ingrat Lycas » a donc pu servir d'intermédiaire entre Henault et Gadagne. Le poète se fit encore le défenseur de Clodoré, le gouverneur de la Martinique destitué en 1668 109.

Le sonnet qu'il dédia, en 1667, au prince de Condé, ne parait pas lui avoir apporté beaucoup de gloire, ni de profit. On le retrouve en 1669 dans la galerie des beaux-esprits que présente l'auteur de l'Amour échapé; l'influence de Mme Deshoulières l'a sans doute emporté sur l'amertume et la révolte. C'est alors qu'il parcourt, avec Johan Ortt, l'Allemagne du Nord et la Hollande 110, où il rencontre Spinoza. Jusqu'à son repentir final, que l'abbé Du Bos nous a conté 111, il demeure, semble-t-il, fidèle à ses habitudes de libertinage et de débauche.

Bien des ombres subsistent encore dans cette biographie. Mais enfin, la longue vie de Henault, ses voyages, les vicissitudes qu'il

105. Ed. Lachèvre, p. 72 (Amarante).

106. Ibid., p. 44 (Elégie).

107. Voir R. Pintard, op. cit. . Brienne, dans ses Mémoires, éd. Bonnefon, t. III, p. 130, dit simplement que ce sonnet lui a été remis par Boileau et qu'on l'attribue « au sieur d'Hesnault ».

108. Deshoulières revenait de temps en temps à Paris, où ses affaires l'appelaient ; il voyait alors sa femme, et il lui remit plusieurs procurations pour ses affaires.

109. Voir Du Tertre, Histoire Generale des Antisles, Paris, T. Jolly, 1671, t. III et t. IV. Il est troublant d'y rencontrer, t. IV, p. 191, un certain « Henaut », qui est compromis dans une sédition contre le gouverneur et « fouetté & banni à perpétuité », mais ce n'est sans doute qu'un homonyme — un de plus — de notre poète.

110. Voir l'article de R. Pintard, op. cit.

111. Dictionnaire de Bayle, art. Hesnault.


MELINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 725

Le conte donne très peu de précisions descriptives, et très banales : du palais on sait seulement qu'il est «superbe» avec un «vestibule de marbre de Paros », du festin qu'il est « délicieux », du crocheteur qu'il a « des crins noirs, hérissés, crépus » et un turban : comme le Mesrour des Mille et Une Nuits tout simplement.

En revanche, la coiffure de Mélinade est décrite avec une précision remarquable. Et les détails donnés, inutiles pour l'action, sont visiblement destinés à faire reconnaître quelqu'un : «(il avait vu) les beaux cheveux blonds de Mélinade..., relevés les uns en tresses et les autres en boucles ». Or la Duchesse avait les cheveux non seulement «blonds» comme l'atteste entre autres «la Palatine » 5, mais coiffés exactement de cette façon. On le voit, en particulier, sur le portrait peint par de Troy et, mieux encore, sur un autre objet conservé au Musée du Château de Sceaux : précisément la médaille de l'Ordre de la Mouche à Miel, auquel fait déjà allusion le mot de Mélinade. La convergence frappe d'autant plus que la description de la coiffure suit de très près dans le récit la découverte du nom suggestif.

Les autres détails, sans être aussi frappants, confirment tous néanmoins cette identification.

Avant de faire cette trouvaille qu'est le nom de Mélinade, Voltaire avait désigné l'héroïne par son titre : « une grande princesse ». Si, dans un conte, il est banal de parler de princesse ou de belle princesse, « grande princesse » est plus rare. Or cette insistance sur le rang convient parfaitement à la Duchesse du Maine. Elle était très fière d'être une Condé ; et pour conserver à son mari; fils bâtard de Louis XTV, le titre et les prérogatives de prince du sang, elle s'est lancée dans une conspiration qui l'a menée à l'exil. L'expression contient certainement une allusion flatteuse sensible a l'hôtesse.

Les quelques précisions données sur le physique du personnage conviennent aussi à la Duchesse. Un de ses traits particuliers était sa très petite taille : elle était « grande comme un enfant de dix ans», écrit la Palatine 6; or, Voltaire insiste sur les « fort petits pieds» et les « petites mains» de son personnage. Elle pouvait aussi, comme Mélinade, « laisser briller la beauté de sa taille » : même la sévère Palatine la dit « pas mal faite».

La « robe d'une légère étoffe d'argent semée de guirlandes de fleurs » est sans doute aussi un signe de reconnaissance. Ce détail est donné en même temps que celui de la coiffure, presque aussitôt après la découverte du nom symbolique de Mélinade : dans l'évocation rétrospective et révélatrice que Voltaire prête habilement au crocheteur pour confirmer l'identification de l'héroïne.

5. Lettre du 11 octobre 1718.

6. Lettre du 11 octobre 1718.


726 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Fait-il allusion au costume d'un rôle que la Duchesse est fière d'avoir joué ? ou à la toilette qu'elle porte le soir du récit ? Sur le portrait par Gobert conservé au musée du Château de Sceaux, sa jupe est faite aussi de « légère étoffe » blanche et brillante, et ornée de guirlandes de fleurs. On aperçoit également le bout d'une chaussure dorée portant des dessins en relief, assez semblable aux « souliers brodés en paillettes » de Mélinade ; de même sur le portrait par de Troy : ce n'est certes pas original, mais c'est une ressemblance de plus.

Sur le caractère de son héroïne, Voltaire donne peu de détails ; il ne lui décerne aucun éloge en tout cas. Elle semble fière de son rang de « grande princesse » et hautaine : malgré les embûches du chemin, le crocheteur « eut beau offrir son bras, la dame ne voulut jamais l'accepter, sous prétexte qu'il était trop sale » ; même quand elle est tombée, il « balançait à [...] lui offrir [ses secours], car il savait bien qu'il n'était pas propre, la dame le lui avait assez clairement fait entendre». La Duchesse, elle aussi, était hautaine et ne ménageait pas ses familiers, « ses bêtes » comme elle les appelait : « on ne saurait être plus injuste, plus avantageuse, ni plus tyrannique », écrit d'elle le Président Hénault dans ses Mémoires 7.

Elle « aimait » toutefois « qu'on la plaisantât », ajoute-t-il quelques pages plus loin 8. On peut donc s'expliquer que Voltaire ait osé plaisanter — avec les ménagements voulus — sur le plaisir dissimulé mais non moins réel que prend Mélinade en compagnie du crocheteur.

Il n'est pas jusqu'aux attributs de l'héroïne qui ne correspondent à des caractéristiques de Madame du Maine.

Quand Mélinade descend de son char, « son petit chien descendit aussi et marchait à pied à côté d'elle, aboyant... ». Certes au XVIIIe siècle il est de bon ton d'avoir des chiens. Toutefois, la Duchesse — fille d'un Prince qui se prenait, paraît-il, pour un chien — semble avoir particulièrement aimé ces animaux et s'être plu à se voir représentée en compagnie du favori du moment : sur le portrait peint par de Troy, un « petit chien » jaune « marche » et « aboie » visiblement à côté d'elle comme celui de Mélinade. Peut-être était-ce alors Jonquille en l'honneur de qui on lit une chanson de Malezieu et une épitaphe dans les Divertissements de Sceaux 9. Jonquille est morte en 1704, mais l'affection de la Duchesse pour les chiens ne s'est pas éteinte avec elle 10, et

7. Président Hénault, Mémoires, Paris, E. Dentu, 1855, p. 115.

8. Ibid., p. 132.

9. Respectivement p. 361 et p. 277.

10. Voltaire lui-même en témoigne : cherchant à la convaincre de soutenir de sa présence son Oreste, il lui demande de ne pas rester chez elle « à jouer au cavagnole et à caresser son chien » (lettre datée du 21 janvier 1750 environ).


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 727

Voltaire a dû se croire obligé, comme les autres hôtes de Sceaux, de rendre hornmmage, en passant, à l'animal familier.

Certains détails du récit; comme la comparaison du crocheteur avec le Soleil, du couple avec l'Aurore et Tithon, comme l'apparition et l'éclairage du palais enchanté au lever du jour, pourraient avoir été inspirés au conteur par la peinture de la coupole du Pavillon de l'Aurore et par l'orientation géographique du Pavillon lui-même, où se déroulaient certaines fêtes.

Il serait possible aussi de multiplier les rapprochements avec les Divertissements des Grandes Nuits de Sceaux et les cérémonies d'intronisation dans l'Ordre de la Mouche à Miel.

Tous ces faits convergent et corroborent la conclusion tirée de l'étude du nom et de la coiffure de l'héroïne : le conte, jusque dans sa « morale », est un hommage à Madame du Maine « dictatrice perpétuelle de l'Ordre de la Mouche à Miel» représentée sous les traits de Mélinade.

Ils nous aident aussi à déterminer l'époque à laquelle fut composé le récit.

II

Datation

Le Journal des Dames indique, on l'a vu, que Le Crocheteur « fut fait dans la société d'une princesse qui réunissait chez elle les talents qu'elle protégeait ». Beuchot en déduit : « C'est donc à l'époque de la retraite de Voltaire chez la Duchesse du Maine [1746 pour lui] qu'appartient Le Crocheteur borgne». De la note des éditeurs de Kehl qui indiquent plus explicitement que CosiSancta a été composée chez la Duchesse, il tire la même conclusion, en tempérant toutefois son affirmation : « Ce peu de mots [...] est ma seule autorité pour placer ce roman à l'année 1746 » 11. Les autres éditeurs adoptèrent à sa suite la date de 1746-1747.

Effectivement, Voltaire a séjourné chez la Duchesse en 1746 et 1747; c'est un fait incontestable. D'autre part, tous ses biographes et ceux de Madame du Maine sont d'accord pour dire que le conteur n'est pas allé chez la Princesse entre janvier 1720 — date à laquelle elle revient de résidence surveillée — et 1746. D'ailleurs, le Président Hénault, qui a passé vingt ans à la « seconde cour de Sceaux » et qui parle de lui dans d'autres passages de ses Mémoires, ne le cite pas parmi les auteurs de cette cour 12.

11. Préface de l'édition Beuchot p. III et IV.

12. Mémoires, p. 132.


728 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Mais Voltaire avait fréquenté assidûment la cour de Sceaux auparavant.

Selon Duvernet13, on lui aurait attribué les Philippiques de Lagrange-Chancel, — imprimées en 1719, mais qui circulaient depuis longtemps — à cause de « son assiduité dans la maison du duc du Maine ». La biographie de Duvernet est, il est vrai, sujette à caution. ,

Plus dignes de foi sont les témoignages de l'intéressé. Non seulement, dans l'épître dédicatoire d'Oreste à la Duchesse, il rappelle — ce qu'on sait par ailleurs — qu'il « eut l'honneur de lire OEdipe devant elle» : or la pièce fut représentée en novembre 1718 après d'assez longues mésaventures ; mais, au cours de l'été 1716, il écrit de Sully à la Marquise de Mimeure « nous avons des nuits blanches comme à Sceaux » ; il a donc dû assister aux Grandes Nuits qui se seraient échelonnées de juillet 1714 à mai 1715.

L'Épître dédicatoire d'Oreste déjà mentionnée permet de remonter plus avant encore dans le temps. Après avoir rappelé qu'il a assisté à une représentation d'Iphigénie en Tauride où la Duchesse jouait le rôle d'Iphigénie, Voltaire ajoute : «Ce fut là ce qui me donna la première idée de faire la tragédie d'OEdipe sans même avoir lu celle de Corneille ». Or, d'après l'Avertissement de 1738, « l'auteur composa cette pièce à 19 ans », donc en 1713 ; selon Longchemp et Wagnière 14, il l'aurait même « commencé(e) dès l'âge de 18 ans » ; ce que confirme une lettre de Dacier qui réclame l'introduction de choeurs en 1712. La « première idée » de la tragédie et par suite les visites à Sceaux pourraient donc remonter au moins à 1712.

En résumé, si l'on exclut l'époque 1720-1746 et les périodes d'exil ou d'emprisonnement : de Voltaire : 5 mai-octobre 1716 ; carême 1717 ; 17 mai 1717 -10 avril 1718 ; et de la Duchesse : fin décembre 1718 - début janvier 1720, on peut situer les visites à Madame du Maine et par suite la composition du Crocheteur borgne et de Cosi-Sancta dont on associe le sort à celui du Crocheteur : ou bien entre 1712 et fin décembre 1718 ; et plus précisément entre

octobre 1712 - mai 1716

début du carême de 1717

fin du carême de 1717 - 17 mai 1717

10 avril 1718 - fin décembre 1718 ou bien, suivant la tradition, en 1746-1747.

En faveur de cette seconde hypothèse, on peut dire que Voltaire a écrit, si l'on en croit Longchamp 15 entre autres, des contes et

13. Abbé Théophile Duvernet, Vie de Voltaire, Genève, 1786, p. 35.

14. Additions au Commentaire historique sur les oeuvres de l'auteur de la Henriade, in : Mémoires sur Voltaire, Paris, Aimé André, 1826, t. I, p. 21.

15. Mémoires sur Voltaire, op. cit., t. II, p. 140.


JEAN HENAULT (SUITE) 721

a traversées, la hardiesse souvent provocante de ses écrits, la diversité de ses écrits, font de lui l'une des plus impressionnantes figures du libertinage du XVIIe siècle. Ami de Molière et de Chapelle — et peut-être y a-t-il une once de vérité dans la vieille légende qui les montre, tous trois, vers 1641, dans l'entourage de Gassendi ? — maître, disciple et amant de Mme Deshoulières, visiteur de Spinoza, il mérita l'intérêt que Bayle lui a porté. Il est, à lui seul, comme une synthèse de tout le libertinage du XVIIe siècle. Sachant parler plusieurs langages — la rhétorique scolaire de la Consolation, la sévère nudité des traductions de Sénèque, la mollesse des églogues — il nous montre de façon saisissante comment l'impiété, la révolte sociale et politique et la sensualité ont pu s'unir et se fondre en une seule oeuvre obstinée et même intransigeante dans son apparente variété. C'est cette intransigeance qui fait la grandeur de Jean Henault, et aussi la misère et la solitude qui semblent avoir été son lot ordinaire.

ALAIN NIDERST.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (78e Ann.). LXXVIII 46


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE

Deux contes de jeunesse de Voltaire : « Le Crocheteur borgne » et « Cosi-Sancta »

Mélinade est, on le sait, l'héroïne du Crocheteur borgne. Ce petit conte a toujours posé des problèmes aux éditeurs. Non seulement il n'a pas été imprimé par Voltaire, mais on ne trouve aucune trace dans ses papiers ; aucune allusion dans sa correspondance. On ne sait donc ni quand il a été composé, ni quel sens l'auteur voulait lui donner.

La question s'est encore compliquée quand on a découvert une édition du conte antérieure à celle de Kehl qu'on croyait la première : il avait paru dès mars 1774 dans le Journal des Dames sous une forme assez différente ; on se demande dès lors si les deux textes sont de Voltaire ; sinon, lequel est authentique.

Cet article ne prétend pas résoudre toutes les difficultés. Nous allons essayer d'éclairer certains aspects du récit en identifiant l'héroïne et en suggérant des rapprochements explicatifs. Les conclusions ainsi obtenues et quelques renseignements qu'on a par ailleurs permettront ensuite de déterminer la période à laquelle il a été composé et peut-être d'expliquer pourquoi il en est parvenu deux copies divergentes, mais aucune version imprimée par l'auteur.

I

Interprétation

Ce que tout le monde reconnaît, c'est que lé récit a été composé, ou plutôt improvisé, à la cour de Sceaux. Madame de Princen le suggérait à mots couverts en insérant le texte dans son Journal des Dames : « Il fut fait dans la société d'une Princesse qui réunissait chez elle les talents qu'elle protégeait. Toute faute dans cette société devait être réparée par un Conte fait sur le champ :


J MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 723

c'était une espèce de Pensum ». Les éditeurs de Kehl sont explicites à propos de Cosi-Sancta qu'ils associent au Crocheteur : " Madame la Duchesse du Maine avait imaginé une loterie de titres de différents genres d'ouvrages [...]. Madame de Montauban ayant tiré pour son lot Une Nouvelle, elle pria M. de Voltaire d'en faire une pour elle; et il lui donna le conte suivant ». Une note de Decroix précise par ailleurs que la copie du Crocheteur fut remise à Panckoucke par un héritier de la Duchesse.

Si l'on en croit la Préface des Divertissements de Sceaux, les ouvrages improvisés à cette Cour, et rassemblés sous ce titre par l'Abbé Genest en 1712 et 17251, sont des pièces de circonstance « propres seulement pour les occasions qui les ont fait naître » et comportent des clés : « ceux qui ne connaissent ni Sceaux, ni les personnes qui l'habitent d'ordinaire [...] pourraient y trouver beaucoup d'endroits qui leur sembleraient peu intelligibles » ; et, comme il est naturel surtout pour qui connaît le caractère de l'hôtesse, « la Princesse » « s'y trouve [très] souvent chantée ».

Il nous semble que cette triple caractérisation convient au Crocheteur : qu'il est une pièce de circonstance, à la louange de la Duchesse et pleine d'allusions, sensiblement contemporaine de ces « divertissements ».

L'héroïne paraît identifiable. Mélinade, c'est, selon toute vraisemblance, Madame du Maine.

Deux faits pertinents et convergents jusque dans leur détail invitent à le croire : le nom même du personnage et sa coiffure.

Voltaire n'a pas trouvé ce nom d'entrée de jeu : « Mélinade (c'est le nom de la dame, que j'ai eu mes raisons pour ne pas dire jusqu'ici, parce qu'il n'était pas encore fait) », dit-il au tiers du conte. Mais avec quel soin est-il alors composé pour convenir parfaitement et pour plaire doublement, triplement même, à l'hôtesse !

Celle-ci aimait les surnoms : chacun avait le sien à sa Cour et ses familiers lui donnaient à elle-même tous ceux que les circonstances leur inspiraient 2, à condition bien entendu qu'ils fussent flatteurs.

Or Mélinade est formé sur le radical mel = le miel. Pour quiconque vivait à Sceaux, c'était une allusion transparente à l'Ordre de la Mouche à Miel dont elle était « dictatrice 3 perpétuelle », qu'elle était fière d'avoir fondé en juin 1703 et auquel le snobisme et le désir de flatter l'hôtesse assurèrent une vogue durable : une

1. Divertissements de Sceaux..., Trévoux, 1712 ; Suite des Divertissements de Sceaux..., ibid., 1725.

2. Ms. Bibliothèque Municipale de Rouen. Coll. Leber, n° 5818, f°s 63-64.

3. " dictatrice » et non " directrice » comme on trouve souvent. Le titre de " dictatrice » est attesté notamment dans un écrit autographe signé Le Curé, c'est-à-dire Malézieu, du 2 Mai 1705, adressé à Madame de Chambonas (Ms. Bibliot. Rouen, f° 209) et dans le serment prêté par les nouveaux chevaliers (Divertissements de Sceaux, p. 191).


724

REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

vacance suscitait encore intrigues et complots en 1712 ; à la suite de la conjuration de Cellamare, on voulut même lui découvrir une origine politique.

L'adjectif dérivé mélin (employé aussi comme nom propre) signifie en ancien français jaunâtre : comme le miel ; et le jaune — la couleur du miel — est la couleur de la Duchesse ; la médaille que les chevaliers de l'Ordre devaient porter constamment était suspendue par un ruban jaune 4.

Le suffixe -ade lui-même n'est pas un effet du hasard. Il apparente la Princesse non seulement aux belles Sheherazade et Dinarzade des Mille et Une Nuits, mais surtout aux naïades, dryades et autres divinités. Il flatte en même temps chez elle un goût linguistique : elle aimait les mots en ade à résonance mythologique : allumer des lampions autour des bassins par exemple, c'était dans son langage « marier Vulcain et ses Cyclades avec les naïades et les hamadryades ».

Le nom de Mélinade sonne donc agréablement à son oreille et symbolise parfaitement le rôle qu'elle veut jouer à Sceaux : il la désigne comme la divinité qui préside aux destinées de l'Ordre de la Mouche à Miel.

Autre signe de reconnaissance : la coiffure de l'héroïne.

1. L. BAR. D. SC. D. P. D. L. O. D. L. M. A. M.

= Louise Baronne de Sceaux, Directrice Perpétuelle de l'Ordre de la Mouche à Miel.

2. PICCOLA SI MA FA PUR GRAVI LE FERITE Devise de la Duchesse tirée de l'Aminte du Tasse, II, 1.

4. Divertissements de Sceaux, p. 172.

Médaille de l'Ordre de la Mouche à Miel


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 733

Sceaux, ni les personnes qui l'habitent d'ordinaire [...]. Ils pourraient y trouver beaucoup d'endroits qui leur sembleraient peu intelligibles. »

Les raisons invoquées et pour ne pas imprimer ces textes et pour les conserver cependant en en faisant des copies sont entièrement valables pour Le Crocheteur. Il est, lui aussi, une pièce de circonstance qui garde quelques traces d'improvisation : on a noté le retard à nommer Mélinade « parce que [le nom] n'était pas encore fait », et la structure du récit manque un peu de rigueur logique — ce qui l'entoure d'ailleurs d'un flou onirique très poétique — : quand le conteur commence son histoire « [Mesrour] vit par hasard passer [...] une grande princesse », il ne semble pas savoir encore que le crocheteur rêve; l'anneau apparaît aussi très brusquement et très tard, dans une sorte de rêve au second degré. Rempli d'allusions à la Duchesse et à la vie de Sceaux, le conte est difficile à déchiffrer pour les étrangers, donc sans grand intérêt pour le public. D'autre part, comme il constitue un hommage à l'hôtesse si elle en est l'héroïne, il est normal que des copies en aient été conservées, en particulier par la Duchesse et ses héritiers, comme l'indique la note de Decroix. Quant à Madame de Princen, elle doit tenir la sienne d'un autre habitué de Sceaux, d'un Chevalier de l'Ordre sans doute 32.

Que les deux versions soient différentes ne surprend pas. Il ne semble même pas indispensable de supposer que Madame de Princen a expurgé le texte, supprimant l'épisode licencieux, l'allusion anti-religieuse de la fin et quelques hardiesses d'expression; si l'on en croit le préambule du n° 1 de son Journal des Dames, elle ne semble pas vouloir user de tels procédés, elle se contente de choisir des textes décents. Pourquoi ne pas croire qu'elle a reçu le conte tel qu'elle le publie? La Duchesse étant l'héroïne, le ou la copiste, qui faisait partie de sa cour, a pu expurger pour le conserver le récit qu'il ou elle avait entendu. En 1747, les conditions étaient tout autres.

D'autre part, le sujet même du récit tel que nous l'avons interprété semble interdire de le placer en 1747. La Duchesse avait alors 71 ans ! Comment imaginer que Voltaire, ait eu le mauvais goût de lui prêter l'aventure de Mélinade à un âge aussi avancé ?

Aurait-il osé aussi, en 1747, représenter son héroïne entourée de personnages aussi décriés que le sont alors les « petits-maîtres » ? Le sens premier de l'expression est oublié depuis longtemps, et le dictionnaire de Trévoux montre bien qu'après avoir simplement désigné de jeunes seigneurs de la Cour, le terme s'est de plus en plus chargé de mépris. Voltaire lui-même, dans un passage du

32. On a vu plus haut que ce conte en prose n'avait pas sa place dans les recueils de l'Abbé Genest.


734 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Siècle de Louis XIV, écrit au plus tard en 1751, précise qu'on applique aujourd'hui [ce nom] « à la jeunesse avantageuse et mal élevée ». D'ailleurs à cette époque, la Duchesse n'est plus entourée de « petits-maîtres », quelque valeur qu'on donne au mot.

On a vu, dans la première partie de cet article, comme le climat du conte ressemble à celui de la « première Cour » de Sceaux, celle qui précède l'exil de 1718. L'atmosphère de la scène du palais enchanté rappelle celle des Grandes Nuits et des cérémonies d'intronisation dans l'Ordre de la Mouche à Miel.

La philosophie de la vie du crocheteur qui cherche dans l'ivresse l'oubli et le rêve est aussi celle de cette société.

La « seconde Cour » était bien différente, comme l'écrit le Président Hénault dans ses Mémoires 33. Et c'est bien naturel : non seulement Madame du Maine a vieilli, mais elle a vu ses espoirs politiques déçus.

Voltaire aussi a changé en 1747. Son ton est devenu amer et tranchant. On a noté la transformation du thème du borgne. Le crocheteur, lui, a la philosophie souriante du jeune Voltaire qui, au grand désespoir de son père, « regardait » également « tous ses jours comme autant de vies séparées », refusant de se faire une situation, fréquentait la société du Temple et pensait que, même si une personne chère mourait, il fallait chercher l'oubli dans la volupté 34.

Les éditeurs de Kehl trouvaient une telle différence de manière entre Le Crocheteur et les autres contes qu'ils hésitaient à l'attribuer « à l'auteur [de Candide et] de Zadig ». Un écart de trente ans semble une explication suffisante. Le Crocheteur et CosiSancta seraient contemporains non de Zadig ou Memnon, mais du « Cocuage » et du « Cadenas », petits contes en vers avec lesquels ils présentent quelque ressemblance de thème : à l'époque, Voltaire se considérait avant tout comme un poète ; quand il prenait l'initiative d'écrire un conte, il l'écrivait en vers. Si Le Crocheteur et Cosi-Sancta sont en prose, c'est qu'il n'a pas eu le choix : il exécutait une commande.

Il n'en est que plus intéressant de constater que — quoi qu'en disent les éditeurs de Kehl — ces courtes et rapides compositions de la prime jeunesse, isolées dans une oeuvre alors toute poétique, contiennent en germe bien des éléments des romans en prose soigneusement élaborés de la maturité ou de la vieillesse. On trouve déjà dans Le Crocheteur des allusions précises à la société du XVIIIe siècle dans un contexte de merveilleux oriental, une histoire qui illustre une idée philosophique, incarnée par un personnage simple,

33. Op. cit., p. 128. " On a entendu parler des Grandes Nuits... ».

34. « Zpître à l'Abbé de *** ». 1715. Éd. Beuchot, t. XIII, p. 17-18.


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 735

« candide » ; et, dans la meilleure partie du récit, la manière typiquement voltairienne : délicatement ironique, insinuante, subtilement spirituelle comme celle des grands contes.

JACQUELINE HELLEGOUARC'H.


L'INQUISITEUR ET LA DÉPRAVATRICE : BARBEY D'AUREVILLY ET GEORGE SAND I (1833-1850)

A la mémoire de Léon Cellier

« — Que fait-elle donc d'extraordinaire, Mlle des Touches ? demanda le baron.

— Elle fume, dit Mlle de PenHoël. »

Balzac, Béatrix 1.

A peine a-t-il, le 22 juillet 1833, soutenu à la Faculté de Caen sa thèse de droit — sur les causes qui suspendent le cours de la prescription (!) — que le jeune Jules Barbey se précipite à Paris comme un poulain échappé. Il n'y est alors bruit que de Lélia. Soigneusement lancé, le roman, publié le 31 juillet, est dès le 10 août l'objet d'un second tirage. Événement bien « parisien », pimenté par le scandale du duel entre Gustave Planche et Capo de Feuillide. Barbey, avide de paraître « dans le vent » intellectuel de la capitale, ne perd pas un instant pour plonger dans l'ouvrage qui agite les milieux littéraires. Le 23 août, il envoie ses impressions à l'ami demeuré provincial :

J'ai lu Lélia. C'est mauvais de tout point quant à l'idée, de forme, c'est moins mal. Il y a entr'autres deux pages charmantes à la fin du premier volume : quand Pulchérie commence à sentir l'éveil de ses sens en regardant dormir sa soeur à la beauté mâle de jouvenceau. Mais un détail ne sauve pas un livre. Sténio est un imbécile, Magnus un fou sans grandeur, Pulchérie une putain sans verve et Lélia une impossibilité à la façon de Ralph, et Trenmor, moralisé par les galères, regrette le temps qu'il y vivait comme si la route de Toulon était interceptée. Ah ! les yeux de Mme du Devant n'ont pas menti s'ils promettent plus de sentiment que d'imagination. C'est une femme comme toutes les

1. La Comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1976, p. 674-675.


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 729

chapitres de contes quand il était réfugié à Sceaux, à cette époque, et que certains de ces récits présentent des ressemblances évidentes avec Le Crocheteur borgne et Cosi-Sancta. On retrouve par exemple la couleur orientale et le thème du borgne dans Zadig 16. Zadig encore et Cosi-Sancta présentent la même réflexion relativement originale sur les dangers de l'amour non satisfait qui se trahit plus facilement que l'amour satisfait 17. On peut aussi à la rigueur retrouver le thème du « petit mal pour un grand bien » dans le chapitre de « L'Ermite » du même Zadig.

Ces arguments ne sont pas convaincants. La couleur orientale est courante et banale depuis la traduction des Mille et Une Nuits par Galland.

Le thème du borgne, s'il se rencontre dans Le Crocheteur comme dans Memnon et Zadig, est traité d'une tout autre façon. Dans ces deux oeuvres, on devient borgne, et c'est un malheur ou une punition comme dans « L'Histoire des Trois Calenders » des Mille et une Nuits ou dans l'opinion commune. Le crocheteur, lui, est borgne de naissance, et, si cette anomalie ne l'embellit pas, elle est finalement un bonheur pour lui puisqu'ainsi il n'a « point l'oeil qui voit le mauvais côté des choses ». Le ton des récits est par suite très différent. De toute façon, Voltaire se montre préoccupé par le problème de la vue dans bien d'autres textes.

A la remarque sur la réflexion commune à Cosi-Sancta et au chapitre de «La Jalousie» dans Zadig, on peut répondre aussi qu'il a l'habitude de reprendre les idées d'une lettre à l'autre, d'une oeuvre à l'autre.

Quant au thème, libertin dans Cosi-Sancta, du « petit mal pour un grand bien », il prend dans Zadig une dimension philosophique : celle du problème du mal dans le monde.

Bien qu'on ne puisse se fier aux dires de Longchamp et qu'il ait pu oublier ces oeuvres très courtes, on peut ajouter qu'il n'a pas cité Le Crocheteur et Cosi-Sancta parmi celles qui auraient été composées à Sceaux en 1747.

On comprend l'absence de conviction de Beuchot quand il propose cette date.

En revanche, nombreux sont les arguments externes et internes en faveur de la période 1712-1718.

Ce sont d'abord les notes des éditeurs de Kehl : « Ces deux petits romans sont de la jeunesse de M. de Voltaire, et fort antérieurs à ce qu'il a fait depuis dans ce genre », écrivent-ils à la fin du Crocheteur 15 et, à propos de « toutes les grossièretés [...] dont on embarrasse [...] la pudeur» de Cosi-Sancta comme des autres

16. Zadig, ch. « Le Borgne ».

17. Ibid., ch. " La Jalousie ».

18. Édition de Kehl, t. XLV, p. 424.


730 REVUE D'HTSTOTRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

jeunes mariées : « C'était encore l'usage dans la jeunesse de M. de Voltaire... » 19. Or, en 1746, Voltaire a 52 ans : on peut difficilement parler de jeunesse. De plus, si on datait les deux récits de 1746 ou 1747, on ne pourrait les dire « fort antérieurs à ce qu'il a fait depuis dans ce genre», la première version de Zadig sous le titre Memnon datant de 1747 et les publications de contes se succédant jusqu'en 1775.

Selon Madame de Princen d'autre part, comme on l'a vu, Le Crocheteur serait l'exécution d'un gage : « Toute faute, dans cette société, devait être réparée par un conte fait sur le champ, c'était une espèce de Pensum ». Cosi-Sancta, selon les éditeurs de Kehl, aurait été composée au cours d'une des loteries littéraires de la Duchesse : « Madame la duchesse du Maine avait imaginé une loterie de titres de différents genres d'ouvrages en vers et en prose ; chacune des personnes qui tiraient ces billets était obligée de faire l'ouvrage qui s'y trouvait porté. Madame de Montauban ayant tiré pour son lot Une Nouvelle, elle pria M. de Voltaire d'en faire une pour elle ; et il lui donna le conte suivant ».

Or les allusions aux gages et à la loterie que nous avons pu trouver sont antérieures à 1725, et même vraisemblablement à 1718. C'est à la « première Cour » de Sceaux que ces jeux de société semblent avoir été en honneur. Les Divertissements de Sceaux fournissent un exemple de gage donné en 1699-1700 20. Quant à la loterie littéraire, elle est décrite dans la Suite des Divertissements publiée en 172521 : « Madame la Duchesse du Maine avait imaginé de faire une loterie de titres de toutes sortes d'ouvrages d'esprit, en vers et en prose, distribués au sort, à un nombre de personnes choisies ; ces mêmes personnes étaient obligées de produire d'elles-mêmes, ou par le secours d'autrui, les pièces dont le nom se trouvait dans le billet qui leur était échu ». Il n'y a pas lieu de s'étonner que le conte de Voltaire ne figure pas parmi les pièces citées : l'abbé Genest publie presque exclusivement les vers.

La phrase au passé simple qui introduit le rondeau de la Comtesse de Chambonas pourrait faire penser qu'il n'y eut qu'une loterie. Toutefois d'autres allusions lient ce jeu aux « Nuits blanches » que mentionnait Voltaire dans une lettre de 1716 déjà citée 22. SaintSimon reproche à la Duchesse ses « nuits blanches en loterie » 23.

L'auteur des notes des Souvenirs de Madame de Caylus — certainement Voltaire lui-même — écrit : « Ces nuits blanches étaient des fêtes que lui donnaient tous ceux qui avaient l'honneur de

19. Ibid., p. 428.

20. P. 59.

21. P. 90.

22. Voir plus haut, p. 728, les Grandes Nuits se seraient échelonnées de juillet 1714 à mai 1715.

23. Saint-Simon, Mémoires, Hachette, 1913, t. XXV, p. 189.


MÉLINADE OU LA DUCHESSE DU MAINE 731

vivre avec elle. On faisait une loterie de 24 lettres de l'alphabet; celui qui tirait le C donnait une Comédie, l'O exigeait un petit opéra, le B un ballet. Ce n'est pas aussi ridicule que le prétend Madame de Caylus... » 24. La loterie littéraire à laquelle on doit Cosi-Sancta aurait donc été un divertissement habituel de la « première cour de Sceaux », au moins en 1714-1715.

On remarque aussi que la phrase de l'édition de Kehl est presque semblable terme pour terme à celle de la Suite des Divertissements. Ne serait-elle pas quasiment empruntée à cet ouvrage ? Et ne pourrait-on voir là un signe de plus que les éditeurs de Kehl pensaient, ou même savaient, que Cosi-Sancta était contemporaine de ces divertissements, qu'on donnait effectivement « pendant la jeunesse de M. de Voltaire »?

D'autre part, le récit a été composé à la place et au nom de Madame de Montauban. Il s'agit certainement de la femme du « lieutenant-colonel du régiment du Maine », mère de Julie-Véronique de Montauban, « fille d'honneur de Madame la duchesse du Maine » 25. Or, le 18 juin 1750, le Mercure signale la mort de Julie-Véronique 26, à l'âge « d'environ 60 ans ». En 1746, elle a donc environ 56 ans et sa mère 75,... si elle vit encore. Sur ce point, il est impossible d'avoir une certitude, puisque nous n'avons trouvé trace de la mort de Madame de Montauban, ni au Minutier Central, ni aux Archives de la Ville de Paris. De toute façon, elle semble alors trop âgée pour participer à de tels jeux, ou du moins pour qu'un auteur ose composer un tel conte en son nom. On serait presque obligé de supposer que les éditeurs de Kehl — qui semblent pourtant avoir des renseignements précis sur les circonstances de la naissance de l'oeuvre — se trompent sur la personne de la destinataire; ou donnent à la fille le titre de Madame, ce que ne font pas les mémoires du temps. Si, au contraire, on date le récit de 1715 environ, il n'est pas nécessaire de recourir à de telles hypothèses : on sait que Madame de Montauban vit encore, puisque le 27 octobre 1718, après la mort de son mari, elle partage avec ses deux filles sa pension de 1 000 écus 27 ; elle ne doit avoir qu'une quarantaine d'années, quelques années de plus que la duchesse.

24. Voltaire, OEuvres..., éditées par Beuchot, Paris, Lefèvre, 1829-34 ; Mélanges, t. XLVI, p. 375.

25. Cf. Mémoires du Duc de Luynes sur la Cour de Louis XIV, Paris, Firmin Didot, 1862, t. X, p. 246 : " Mlle de Montauban, fille d'un lieutenant-colonel du régiment du Maine et fille d'honneur de Mme la duchesse du Maine... », et le Mercure, 18 juin 1750 : " JulieVéronique de Montauban, demoiselle de compagnie de S.A.S. Mme la Duchesse du Maine... ». Sur la protection accordée par le duc et la duchesse à cette famille, cf. le Journal du Marquis de Dangeau (Paris, Firmin Didot, 1860, t. XIII, p. 234) : " Le roi a donné le régiment de cavalerie qu'avait le marquis de Bellefonds à M. de Montauban, homme de condition et de beaucoup de réputation sur le courage. Il était dans les carabiniers ; c'est M. du Maine qui a demandé ce régiment pour lui ».

26. Survenue le 23 avril selon les Mémoires du duc de Luynes, t. X, p. 246.

27. Journal du Marquis de Dangeau, op. cit., t. XVII, p. 410.


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Il paraît en outre tout naturel qu'elle participe alors à un jeu associé aux réjouissances des Nuits dont sa fille est une des Reines 28. On sait aussi qu'elle a perdu en novembre 1716 son fils unique, « un fort joli garçon et que M. le duc de Chartres aimait chèrement et qu'il a fort pleuré » 29. Il est très peu probable qu'on ait eu ensuite le mauvais goût de plaisanter en son nom sur la maladie d'un fils, et par conséquent que Cosi-Sancta soit postérieure à novembre 1716.

En datant les deux contes de cette époque, on s'explique peutêtre aussi certains faits inexplicables dans l'autre hypothèse. Si on les croit composés en 1746-47, on ne comprend pas en effet pourquoi ils n'ont pas été publiés en même temps que leurs contemporains Memnon, Babouc peut-être et autres « opuscules de société » auxquels, selon Longchamp 30 et les éditeurs de Kehl, Voltaire n'attachait pas grande importance, mais qu'il a cependant fait imprimer, sur les instances pressantes des hôtes de Sceaux 31. Leur brièveté ne constitue pas une explication ; Memnon et, plus tard, Les Deux Consolés ont bien été imprimés, dans des recueils certes, mais du vivant de l'auteur. En revanche, si on croit Le Crocheteur et Cosi-Sancta antérieurs à 1718, on comprend que, trente ans après, personne ne se soit plus souvenu de leur existence : ni l'auditoire — qui d'ailleurs s'était largement renouvelé entre temps — quand il presse l'auteur de publier ses contes ; ni l'auteur lui-même quand il prépare ses recueils.

Qu'ils n'aient pas été imprimés au moment de leur composition et que le texte ait été transmis par des copies, rien de plus naturel également s'ils sont antérieurs à 1718. C'était le sort qui attendait les pièces improvisées à la « première Cour » de Sceaux, selon l'éditeur des Divertissements : « La plupart des ouvrages que l'on trouve rassemblés ici ne devaient pas vraisemblablement sortir du petit cercle où ils ont été renfermés d'abord [...]. Jusqu'aux divertissements qui paraissent le mieux suivis, ce ne sont à vrai dire que des espèces d'impromptu, propres seulement pour les occasions qui les ont fait naître». Toutefois, après en avoir « fait à diverses fois des lectures [...] on a dit qu'il fallait du moins que toutes les personnes qui y étaient nommées, ou intéressées, en eussent chacune une copie, surtout celles qui composent cette cour choisie que Madame la Duchesse du Maine s'est attachée sous le nom de l'Ordre de la Mouche à Miel». Même après s'être décidé à les imprimer pour les « distribuer plus commodément », l'abbé Genest en déconseille la lecture « à ceux qui ne connaissent ni

28. Selon la Suite des Divertissements de Sceaux, elle fut reine de la Troisième Nuit, associée au Président de Mesmes.

29. Journal du Marquis de Dangeau, t. XVI, p. 483 ; à la date du 3 novembre 1716.

30. Mémoires de S. G. Longchamp ; in Mémoires sur Voltaire, op. cit., t. II, p. 152.

31. Ibid., p. 153. Selon d'autres, il s'agirait des hôtes de Lunéville, peu importe ici.


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femmes qui ne nous intéressera qu'en nous racontant son histoire, mais généraliser c'est impossible à des êtres si sensibles et si personnels ! 2

Réaction étonnante à plus d'un égard. On voit, déjà fixée chez ce jeune homme qui a pu se croire révolté et se pique alors d'idées audacieuses, la misogynie intellectuelle qui, toute sa vie, lui fera opiniâtrement nier que les femmes, en art, puissent prétendre à autre chose qu'à des confessions plus ou moins lyriques, à des effusions d'âme heureuse ou blessée. Mais ce qui frappe, c'est la violence de ce rejet qu'on dirait instinctif; refus d'autant plus paradoxal que c'est à l'ombre de cette même Lélia fortement condamnée que, les années suivantes, Barbey va penser et écrire. Tout se passe donc comme si, d'emblée, avait été reconnue une incompatibilité fondamentale ; mais s'imposait, en dépit de tout, une fascination. Ce roman, à l'en croire, manqué occupe son horizon à un point tel que les deux oeuvres achevées par Barbey en 1835, Germaine et Amdidée — deux titres-prénoms, comme Lélia — ne peuvent vraiment se comprendre que dans leur relation à l'ouvrage de Sand, rejeté par le débutant, lu néanmoins, et de près, et repris comme un modèle à quoi s'affronter, entendu comme une voix à laquelle faire écho 3.

La Préface, écrite a posteriori pour Germaine et datée du 2 février 1835, répond à Sand sans la nommer. D'après Barbey, celle-ci n'aurait pu se hausser à la généralité 4. C'est ce qu'intrépidement lui-même se propose :

Que si au contraire [l'art] se saisit de la sensibilité dans ce qu'elle a de plus radical et de plus universel, s'il met la nature humaine contre la nature

2. Lettres à Trebutien (LT), Bernouard, 1927 (t. I, p. 21). L'allusion à Ralph montre que Barbey avait déjà lu Indiana (1832).

3. Il faudrait, bien entendu, tenir compte aussi de la lecture d'Obermann, entreprise par Barbey deux mois à peine après celle de Lélia (LT, t. I, p. 24). Mais Obermann est un relais de plus vers Sand, fortement influencée par l'ouvrage de Sénancour.

4. Grief immuable, repris quarante ans plus tard : ... " ayant voulu montrer des abstractions et des types revêtus d'une humanité agrandie, (elle) a glissé bien vite, de cette hauteur de conception et de résolution, dans cette fatalité des portraits, imposés, de par la nature, à la femme, laquelle ne pense guère que quand elle se souvient. Pour elle, quelque chose, c'est toujours quelqu'un. Est-ce que Lélia, aux yeux qui savaient voir, n'était pas Mme Sand ellemême, outrecuidamment idéalisée dans le bien comme dans le mal ? Est-ce que le poète Sténio n'était pas Alfred de Musset peint avec une cruauté passionnée ? Est-ce que le prêtre Magnus n'était pas l'abbé de Lamennais, encore dans la tunique de Nessus de sa robe de prêtre? Lamennais, dans lequel l'imagination de la femme qui le peignait allumait, sur les débris de croyances qui l'avaient fait si grand, la passion impie, qui arrache les âmes à leur Dieu ! Et Trenmor, malgré les galères dont il était revenu, et où celui qui posa pour Trenmor n'était jamais allé, est-ce qu'aussi, lui! on ne le nommait pas? Et même est-ce qu'on ne nommait pas plus bas encore la courtisane Pulchérie?... » (Les Bas-Bleus, Palmé, 1878, p. 194; Constitutionnel, 23 mars 1874). En ce qui concerne Sténio, Barbey comme beaucoup de ses contemporains, se trompe : George Sand n'a rencontré Musset que. lorsqu'elle corrigeait les épreuves de son roman ; de même, l'équation entre Magnus et Lamennais est pure extrapolation. Trenmor est, en partie, François Rollinat ; Pulchérie doit sûrement une part de sa trouble séduction à Marie Dorval. Mais aucun des personnages de Lélia ne s'ouvre avec une seule clef.

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humaine, le moi contre le non-moi, ne sera-ce pas un spectacle vieux comme le monde et éternel comme lui, éclosant tout à coup des obscurités des choses, du chaos de l'accident, du contingent de l'éphémère, réduit à la nudité d'un homo, l'humanité avec sa passion primordiale, irréductible... 5

Lélia, on l'a vu, lui avait paru « une impossibilité » ; un type plus philosophique que véritablement humain ; il a donc à coeur d'affirmer la vraisemblance de Germaine, son exemplarité psychologique :

[... elle] n'est pas seulement un être de pure fantaisie et que l'imagination seule accepte comme possible. Si supérieure qu'elle paraisse au premier abord, ce n'est pourtant qu'une femme douée de facultés vives et non communes, qui a eu sa large part des joies, des douleurs et des souillures de la vie, qui a été passionnée de bonne foi avec tous les torts vis-à-vis d'elle-même que la passion peut donner, et qui, à bout de sensibilité, épuisée dans toutes ses affections, excepté la pitié, seul sentiment que la souffrance n'a fait que redoubler dans son coeur, achève négligemment de vivre, sans intérêt d'aucune sorte que celui de sa pitié pour les autres...

[..] Niera-t-on qu'il y ait des femmes qui ressemblent à celle-là ? Au reste les femmes (si ce livre trouve des lectrices), jugeront mieux que personne à quel point Germaine est réelle 6.

La volonté de se démarquer est d'autant plus nette que Germaine se range délibérément — et la Préface a parfois des accents de manifeste — sous la bannière d'une conception analytique du roman, tournée vers l'étude d'une complexité purement intérieure, dont Lélia, elle-même oeuvre « métaphysique », avait précisément voulu inaugurer le genre. Si Barbey déclare s'attacher à la « face obscure » de la vie, en laissant de côté les « études de moeurs sociales », modernes ou historiques 7, la Revue des Deux Mondes, par la plume autorisée de Gustave Planche, avait déjà annoncé que, dans Lélia, la vie extérieure tenait peu de place, que les événements y étaient uniquement ceux de la conscience, et qu'ainsi commençait « une révolution éclatante dans la littérature contemporaine », qui allait donner le coup de grâce « à la poésie purement visible » 8. L'ambition existentielle est donc bien identique. Mais elle est d'autant plus sensible que l'ouvrage aurevillien orchestre le même thème que celui de Sand : le scepticisme du coeur, l'impuissance à aimer et, plus radicalement, à être, la frigidité ontologique. Yseult et Germaine sont toutes deux des « athées de l'amour » condamnées à désespérer Allan et Sténio parce qu'en

5. OEuvres romanesques complètes, éd. J. Petit, Bibliothèque de la Pléiade (OC), t. II, 1966, p. 1370.

6. Ibid., p. 1370-1371.

7. Ibid., p. 1368.

8. Lélia, éd. P. Reboul, Garnier, 1966, p. XXXVII. Article du 15 mai 1833, en présentation d'un fragment de Lélia donné en bonnes feuilles. Cf. ce qu'écrivait dans La France littéraire Alfred Désessarts : " Après la littérature d'agrément, objective et réelle, vient cette littérature mystique, toute de sensation. Ce for intérieur veut être peint aujourd'hui. [...] Voilà le genre animique " (ibid., p. 588).


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elles la source même du sentiment a été tarie par l'expérience du néant. Il faudrait comparer longuement les textes pour montrer avec quelle étroitesse Germaine s'entrelace à Lélia. Nous ne pouvons ici que souligner les principaux contacts, dont la plupart ont déjà été indiqués par J. Petit :

— la découverte du désir dans l'amitié amoureuse qui, au couvent, unit Germaine à Margarita, répond à la fin de la n° Partie de Lélia, ces « deux pages charmantes » que, devant Trebutien, Barbey avait trouvées seules à sauver ; pages audacieuses plutôt, qui ont certainement joué un rôle dans la cristallisation de l'obsession incestueuse chez Barbey, ainsi que dans le vertige qui ne le quitta jamais devant la tentation androgyne 9.

— la longue confession d'Yseult à Allan répond au récit de Lélia à Pulchérie 10 : par quelles inévitables étapes l'une et l'autre sont parvenues au désert de l'amour au sein même de la passion la plus folle. Mêmes illusoires enthousiasmes, même conclusion désespérée :

Un jour je me sentis si lasse d'aimer que je cessai tout à coup. Il n'y eut pas d'autre drame dans ma passion. Quand je vis avec quelle facilité se rompait ce lien funeste, je m'étonnai d'avoir cru si longtemps à son éternelle durée 11.

Je ne le tuai pas [cet amour], il mourut sans que je fisse un effort pour le tuer... Mon coeur était dévoré quand il mourut; mais qu'il mit de temps à mourir ! Je vous fais grâce de ces détails. Ils sont inutiles. Seulement, trouvezvous bien étrange que je ne croie plus à la durée des passions ?... 12.

— Allan torturé par et pour une femme qui ne peut s'attendrir, et passant de prostrations extatiques à des accès délirants, est le frère en tourment de Sténio. La description de leurs impatiences et de leur impossible soif est comparable point par point.

— la manière dont Yseult répond à la violence du sentiment d'Allan mime exactement celle dont Lélia essaie d'accueillir l'amour de Sténio : soit en le dépassionnant, en le transformant en affection filiale (là encore se profile le spectre de l'inceste) 13 ; soit en feignant de le partager : Yseult joue une comédie vite éventée par Allan qui lui crache à la figure, tandis que Lélia, avec l'aide de Pulchérie, trompe Sténio qui la maudit 14.

9. OC, t. II, p. 428-429 ; Lélia, p. 156-158. Dans Histoire de ma vie, George Sand se défendit d'avoir ici fait oeuvre perverse : " On alla jusqu'à interpréter dans un sens vicieux et obscène des passages écrits avec la plus grande candeur, et je me souviens que, pour comprendre ce que l'on m'accusait d'avoir voulu dire, je fus forcée de me faire expliquer des choses que je ne savais pas » (OEuvres autobiographiques, éd. G. Lubin, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1971, p. 197). Admettons... Mais Barbey n'a jamais été aussi « innocent ».

10. OC, t. II, p. 426-439 ; Lélia, p. 163-176.

11. Lélia, p. 175-176.

12. OC, t. II, p. 439.

13. OC, t. II, p. 401 ; Lélia, p. 233.

14. OC, t. II, p. 516-517 ; Lélia, ch. III et suivants de la IVe partie.


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Mais c'est la texture intime des deux ouvrages qui est parente : qu'il s'agisse d'un réseau thématique envahissant, comme celui, en continuelle expansion, des images de froideur marmoréenne, des procédés de composition comme l'échange de lettres, ou des procédés de style tels que l'application systématique du vocabulaire religieux à la passion, ainsi qu'une prolixité souvent expressionniste très caractéristique, on est frappé de la ressemblace du ton. Parfois, le lecteur non prévenu serait fort embarrassé de rendre à chaque auteur son dû. Ainsi, pour prendre un exemple presque au hasard, cette confidence :

Femme, je n'avais qu'une destinée noble sur la terre, c'était d'aimer. J'aimai vaillamment ; je subis tous les maux de la passion aveugle et robuste aux prises avec la vie sociale et l'égoïsme réel du coeur humain ; je résistai durant de longues années à tout ce qui devait l'éteindre ou la refroidir. A présent, je supporte sans amertume les reproches des hommes et j'écoute en souriant l'accusation d'insensibilité dont ils chargent ma tête. Je sais, et Dieu le sait bien aussi, que j'ai accompli ma tâche, que j'ai fourni ma part de fatigues et d'angoisses au grand abîme de colère où tombent sans cesse les larmes des hommes sans pouvoir le combler. Je sais que j'ai fait l'emploi de ma force par le dévouement, que j'ai abjuré ma fierté, effacé mon existence derrière une autre existence. Oui, mon Dieu, vous le savez, vous m'avez brisée sous votre sceptre et je suis tombée dans la poussière. J'ai dépouillé cet orgueil jadis si altier, aujourd'hui si amer ; je l'ai dépouillé longtemps devant l'être que vous avez offert à mon culte fatal. J'ai bien travaillé, ô mon Dieu, j'ai bien dévoré mon mal dans le silence. Quand donc me ferez-vous entrer dans le repos ? 15

et celle-ci :

O Allan ! il est des mystères dans lesquels la pensée de l'homme jette sa sonde, mais, femme, je n'ai rien sondé, rien découvert ni rien appris. J'ai passé sur cet Océan de la vie dont j'ai bu l'écume et le sel, et je né n'ai pas jeté une seule fois mes filets démaillés au fond de ses gouffres car je savais qu'ils ne me rapporteraient ni une joie, ni une espérance. J'ignore ce qu'il y a de l'autre côté de la tombe, mais je ne m'en épouvante pas. [...] Ah ! j'ai l'âme encore assez ferme pour ne pas rejeter l'insulte que le monde répond aux intentions pures. Qu'ils m'appellent, s'ils veulent, une prostituée ! ils n'ont pas vu l'amour, ils n'ont pas vu la pitié qui m'emportaient, errante, aux bras d'hommes lâches et inexorables ! J'accepterai sans effort le mot sanglant qui résume ma vie. Pourquoi donc maintenant ma pitié, que je frappe et que j'apostasie ? Ah ! si, au lieu de mourir comme je meurs, il fallait recommencer de vivre, que me resterait-il sans ma pitié ? L'amère chose que cette ignorance ! Ne plus croire en ce qui dirigeait la vie, chercher en vain un autre motif dans les ténèbres de la conscience muette, et se punir par le remords et le froid mépris de ne l'avoir pas su trouver ! 161

Même si la philosophie de Lélia et celle de Germaine n'empruntent pas les mêmes chemins (et l'ambition philosophique de

15. Lélia, p. 170-171.

16. OC, t. II, p. 652-653.


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Sand est beaucoup plus vaste et complexe que l'analyse, finalement modeste et concentrée, de Barbey), elles aboutissent à un constat identique : Lélia montre que, plaisir et renoncement étant également vains, seule la mort apporte une solution; Germaine s'achève sur le vide. Barbey, durement secoué par une crise sentimentale qui lui avait manifesté l'impossibilité du bonheur, et détaché des croyances religieuses de sa prime jeunesse, a trouvé dans Lélia une anti-profession de foi qui répondait directement à son pessimisme lyrique 17. Germaine ne se propose pas, bien entendu, de refaire Lélia, mais s'écrit et s'inscrit de manière directe sur cet horizon sandien : ni plagiat ni même imitation délibérée peut-être, mais inévitable confrontation dans la mesure où, vers les années 1833-1835, un débutant désireux d'exprimer dans son premier grand livre sa conception désabusée de la vie devait fatalement rencontrer sur sa route l'ombre énorme de Lélia; cette référence étant pour l'inconnu une manière de se situer en pleine actualité, au coeur même d'une problématiquqe (et d'un art) résolument modernes. On comprend peut-être mieux alors les raisons profondes du rejet premier par Barbey de Lélia : il n'a trouvé l'ouvrage si mauvais que parce que c'était exactement, sous la plume d'autrui, celui qu'il se sentait capable de faire (ou appelé à faire). Dans la vie de Barbey, Lélia est apparue à point, sans nul doute, comme l'exemple même de la littérature telle qu'un jeune homme ambitieux pouvait la concevoir. Bien d'étonnant à ce qu'elle ait tyrannisé son imagination des années durant.

Amaïdée, achevée vers septembre 1835, quelques mois après Germaine, confirme l'imprégnation sandienne de la pensée et de l'art aurevilliens. La fonction archétypique de chaque personnage (Altaï le Philosophe, Somegod le Poète, Amaïdée la Courtisane) rappelle évidemment Lélia, où s'observe une semblable répartition symbolique. Des rapprochements plus précis sont encore probants : les paysages bucoliques, de couleur et de composition poussiniennes 18, la promenade nocturne sur les eaux, en trio 19, l'image finale (Altaï et Trenmor partant seuls, avec leur bâton de voyageur, sur la route) ; et, d'une manière générale, le ton lyrico17.

lyrico17. 1859, à propos d'Elle et Lui, Barbey se sentira obligé de condamner chez Sand ce qui constitue la donnée même de Germaine ; il parle de Thérèse d'une manière qui s'applique absolument à Yseult : " C'est toujours, enfin, cet amour maternel — sans sacrement, bien entendu ! — qui ressemble monstrueusement à l'inceste, puisque celle qui l'éprouve ne l'éprouve que pour devenir la maîtresse de celui qu'elle ose appeler son enfant ! [...] C'est un esprit faux et un coeur débile, toujours prêt à faire, sans aucun enthousiasme, l'exercice de la compassion en douze temps !

On comprend qu'il n'y a pas d'analyse à faire de cet exercice, horriblement monotone et prolongé dans ce livre. Thérèse est également infatigable dans ses dégoûts et dans sa pitié » (Romanciers d'hier et d'avant-hier, Lemerre, 1904, p. 70, 72 ; Pays, 15 juin 1859).

18. OC, t. II, p. 1138-1139 ; Lélia, p. 302

19. OC, t. II, p. 1146-1153 ; Lélia, 1re partie, ch. XII.


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moral — où l'on discerne aussi quelque chose de l'influence de Volupté, publié en 1834 (mais évoquer Sainte-Beuve est encore une manière, oblique, de renvoyer à George Sand). Une vingtaine d'années plus tard, Barbey devait juger lucidement cet « amphigouri » et n'y voir qu'un « beau bloc de marbre de Pathos » 20. Plus radicalement, il devait répudier la donnée même de l'ouvrage — un philosophe essaie en vain de convertir une prostituée — et ce, significativement, à propos d'Elle et Lui :

L'américain Palmer rappelle beaucoup le Ralph d'Indiana. C'est un de ces grands coeurs philosophiques et chimériques qui ramassent par les chemins du désordre les femmes tombées, mais qui voudraient bien les garder pour eux. Pour notre part, nous ne connaissons que les prêtres catholiques qui puissent ramasser, avec leurs saintes mains désintéressées, les femmes qui tombent ; mais des philosophes ne le peuvent pas 21.

L'ambiguïté des relations entre Barbey et Sand ne se dissipe pas après 1835 ; on constate toujours ce même mélange de condamnation intellectuelle et de fascination persistante pour Lélia. Le 21 novembre 1836, il note dans son Memorandum :

Lu hier la Revue des Deux Mondes. Il y avait une lettre de Mme G. Sand. — Pleine de verve de style à certains endroits, mais d'un républicanisme de mauvaise tête, à la Rousseau, et d'expressions analogues, ce que j'ai en détestation et en dégoût 22.

Le 16 juin 1838, grave reproche :

Lu les journaux et la Revue des Deux Mondes. Mme Sand ne se contente pas de piller Byron, elle le gâte. — De plus, son histoire (L'Uscoque) est semée d'inconséquences et d'ignorances sur les caractères, modifiés par les moeurs de l'Orient 23.

Si ce récit charma... Dostoïevsky, il avait tout pour hérisser Barbey comme une pâle contrefaçon de son idole, une intolérable et misérable usurpation. Le 10 janvier 1839, chez Guérin et avec lui :

20. LT, t. III, p. 150 (5 décembre 1854).

21. Romanciers d'hier..., loc. cit., p. 72-73. Cf. LT, t. III, p. 150 : ... " comme si l'on convertissait autrement qu'avec deux pauvres morceaux de bois mis en croix et le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ! ».

22. OC, t. II, p. 778. Il s'agit de la x° Lettre d'un Voyageur, à Herbert, publiée le 15 novembre.

23. Ibid., p. 905 (Deuxième Memorandum). Dans L'Uscoque, le Turc Asseim-Zuzuf raconte une histoire, prétendue réelle, ayant servi de thème à Byron pour écrire Lara et Le Corsaire. On y rencontre le type préféré de Byron — et aimé de Barbey pour son ambiguïté sexuelle — en la personne de la Turque Naam, déguisée en page, qui ne quitte jamais son diabolique seigneur. Lélia déjà ne manquait pas d'allusions byronniennes, ne serait-ce que dans le mystérieux personnage de Trenmor (ce joueur passionné ne ferait-il d'ailleurs pas songer, et jusque dans son nom, à Marmor ?). La Revue de Paris du 15 août 1833 avait vu dans Lélia une " oeuvre toute byronienne », et, le lendemain, Chateaubriand n'avait pas craint d'écrire à Sand : " Vous vivrez, madame, et vous serez le Lord Byron de la France ».


BARBEY D'AUREVTLLY ET GEORGE SAND (1833-1850) 743

— Regardé la collection des femmes de Shakespeare. [...] Lu deux notices : l'une de Nisard, incomplète, l'autre de Mme Sand, détestable et déclamatoire. — Le règne de cette femme est fini 24.

Verdict sans appel, et pourtant c'est au cours de ces mêmes années, où Barbey se fait si sévère, que mûrit L'Amour impossible, où plus que jamais, et presque dès le titre, on retrouve l'opiniâtre présence de Lélia.

Très directement hé à la genèse de L'Amour impossible apparaît le curieux fragment de Memorandum publié par J. Petit 25, tellement sandien... qu'on l'attribuait à Sand elle-même, en y voyant à tort un brouillon de la seconde édition de Lélia. Ce texte est précieux parce qu'il montre à quelle profondeur d'existence réelle et de vécu — ici, dans les relations ambiguës nouées avec Mme du Vallon — peut s'incarner la citation littéraire : Lélia n'est pas seulement un personnage romanesque, c'est un critère auquel on recourt pour comprendre, juger et agir dans l'épaisseur même du quotidien. On s'y réfère comme à une figure emblématique par rapport à laquelle la personne véritable prend sens, et se définit :

Je sais, Armance, que vous êtes une créature imparfaite : votre mot sur Lélia jette bien du jour sur vous. Ce n'est pas le livre qui a dit votre secret, c'est vous. Vous êtes Lélia, parce que vous êtes de marbre jusqu'à la ceinture, magnifique bloc qui reste inerte et glacé comme une ironie effroyable de la beauté tombée dans la femme, vous êtes Lélia parce que la passion habite votre tête, mais n'en veut pas descendre, parce que l'imagination toujours trahie par les organes impuissants s'exalte, s'irrite, s'envenime dans des désirs insensés, change pour savoir, se dégoûte parce qu'elle sait, mais parce qu'elle n'a rien appris. Voilà pourquoi vous êtes Lélia peut-être. Mais l'êtes-vous par le génie et par l'amour ? Avez-vous vécu, aimé, souffert comme elle ? Où est votre ascétisme à vous? Vous Lélia... mais ouvrons le livre ensemble, car vous en avez oublié quelque chose. Vous avez oublié celui... à qui vous avez eu la triste vanité de dire que vous étiez Lélia ! 2e

Lélia éclaire les chemins du coeur, elle est tout entière passée dans l'expérience individuelle de Barbey qui se cherche et s'oriente les yeux fixés sur elle. La transposition romanesque de l'épisode biographique garde sa marque littéraire originelle. La marquise de Gesvres joue à la Lélia 27 ; toute la fin du roman pose l'authenticité absolue de Lélia, et même prétend aller plus loin encore, jusqu'à un point radical, indépassable, de désespérance, de non-vouloir, de non-pouvoir et finalement de non-être.

Mais Lélia ! mais eux, ces artistes, ces grandes imaginations, ces hautes pensées, — continua-t-elle en jetant le livre qui l'avait émue et qu'elle n'aimait que comme un fragment de miroir, — ils ont beau souffrir, sont-ils

24. OC, t. II, p. 1016-1017 (Deuxième Mem.).

25. OC, t. I, p. 1247-1251.

26. Ibid., p. 1247-1248.

27. Ibid., p. 70.


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donc si à plaindre ? Si l'amour leur manque, comme à nous, n'ont-ils pas tout le reste ? S'ennuient-ils comme nous ? N'ont-ils pas des facultés supérieures qui leur créent des intérêts très vifs, et les défendent de l'ennui et de la fatigue d'exister ? Quand ils n'auraient que la faculté de parler magnifiquement ce qu'ils souffrent, cela ne les soulagerait-ils pas un peu ? La femme qui a fait Lélia, fût-elle Lélia elle-même, n'a-t-elle pas eu un dédommagement en se racontant avec une telle éloquence ? N'y a-t-il pas aussi dans son livre des pages qui attestent qu'elle sent profondément les beautés de la nature ? N'estce pas quelque chose, cela ? n'est-ce pas de l'amour après tout ? Et qu'importe ce qu'on aime, si on aime ? O mon Dieu 1 mon Dieu ! toute la question c'est d'aimer ! Ne disait-on pas dernièrement que cette femme qui a fait ce livre avait le projet d'entrer dans un cloître ? Il y a donc en elle ou des idées qui l'exaltent encore, ou des lassitudes qui entrevoient la possibilité d'un repos ! Mais moi, mais nous, mon ami, qu'avons-nous ? Qu'est-ce que nous console ? Qui occupe notre vie ? Qu'aimons-nous ? 28

Non seulement l'ouvrage de Sand est pris au sérieux, mais il joue donc bien un rôle essentiel dans la genèse et l'expression de ce thème aurevillien si crucial : l'impossibilité de l'amour. C'est le ton qui n'y est plus du tout : Barbey, avec L'Amour impossible, s'éloigne définitivement du style soutenu, abondant et lyrique de Lélia, dont Germaine et Amaïdée restaient très proches, et s'applique, comme il le dit à Trebutien, à la légèreté cruelle, en réaction contre « les airs encravattés et graves » du pédantisme moderne 29. Dandysme oblige. La volonté de réussir une « cristallisation étincelante, coupante et taillée à facettes » 30 le conduit aux antipodes du nombre oratoire et de la diffusion sandiennes. Reste ce phénomène bizarre qu'on ne saurait assez souligner : entre 1833 et 1840, Barbey, idéologiquement et esthétiquement, ne cesse de s'écarter de George Sand, et Lélia ne cesse pourtant de le hanter. Parce qu'en profondeur, croyons-nous, l'ouvrage confirme un pessimisme — voire un nihilisme — auquel ses expériences (déceptions affectives et difficultés à percer), et aussi une certaine pose aristocratique, l'avaient alors mené. La lecture du Deuxième Mémorandum, même la part faite à la délectation « fatale », ne laisse aucune incertitude sur la réalité de la solitude et du doute aurevilliens au cours de ces années, derrière la façade des relations journalistiques, mondaines ou crues telles. Dans Lélia, non sans force pathétique, Barbey voyait incarné un débat qui était essentiellement sien, dans l'intimité de ses ambitions déçues, de ses échecs, de ses inquiétudes sur ses capacités d'action, de son sentiment d'être arrivé trop tard, de « chercher son cadre », de ses amertumes devant la fragilité ou l'impraticabilité des grandes passions. A un certain moment de sa carrière et de sa pensée, Lélia a été une oeuvre-clef qui l'a aidé à devenir lui-même dans la mesure où, en lui bouchant

28. Ibid., p. 134.

29. LT, t. I, p. 55 (14 mai 1841).

30. OC, t. II, p. 940 (Deuxième Mem. ; 29 juillet 1838).


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l'horizon, elle l'a encouragé à prendre littérairement, et même spirituellement, une autre voie que celle qu'elle bloquait avec tant d'autorité. Justement parce qu'il y reconnaissait trop de lui-même, Barbey s'est bientôt défini contre le roman de G. Sand : après la « conversion », cela va sans dire ; stylistiquement, une fois tribut payé avec Germaine et Amaïdée, il s'oriente dans une tout autre direction ; mais, même avec la foi, le vieux fond de négation ne changera jamais : personne ne peut rien pour personne, il n'y a d'issue que dans la mort, et en ce sens on peut dire paradoxalement que Barbey restera toujours fidèle à Lélia, en un temps où George Sand avait surmonté ses tourments et versé dans l'optimisme humanitaire.

Lorsqu'en 1859 L'Amour impossible sera republié, Barbey aura soin de marquer ses distances. Affirmant dans la Préface qu'il ne donne plus désormais à son livre qu'une « valeur archéologique » et qu'il en « fait bon marché » au moment même où il le réimprime, il le jette aux oubliettes en même temps que celui de George Sand :

A cette époque; si on se le rappelle, les femmes les plus jeunes, les plus belles, et, j'oserais ajouter, physiologiquement les plus parfaites, se vantaient de leur froideur, comme de vieux fats se vantent d'être blasés, même avant d'être vieux. Singulières hypocrites, elles jouaient, les unes à l'ange, lès autres au démon, mais toutes, anges ou démons, prétendaient avoir horreur de l'émotion, cette chose vulgaire, et apportaient intrépidement, pour preuve de leur distinction personnelle et sociale, d'être inaptes à l'amour et au bonheur qu'il donne... C'était inepte qu'il fallait dire, car de telles affectations sont de l'ineptie. Mais que voulez-vous ? On lisait Lélia, — ce roman qui s'en ira, s'il n'est déjà parti, où s'en sont allés l'Astrée et la Clélie, et où s'en iront tous les livres faux, conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie, — fortes seulement en affectations 31.

Plus tard, Barbey aura des mots fort durs pour Lélia : ... « attitudes emphatiques... bombast... amphigouri de poésie fausse et de solennité», « triple galimatias » 32. Pourtant, la condamnation est toujours modulée. Détestable absolument, Sand a fait preuve dans Lélia de qualités relatives : elle a mêlé un jour « l'éclat des fautes à l'éclat du talent» ; par rapport au prêtre tel qu'il apparaît dans Mademoiselle La Quintinie, le pinceau « qui fit passer devant nos yeux, dans Lélia, le prêtre Magnus et le cardinal Annibal » semble rétrospectivement inspiré ; même « volontaire et laborieuse », la « splendeur » de, quelques pages de Lélia reste indéniable cinquante ans après 33. On sent que Barbey n'a jamais pu se détacher complè31.

complè31. t. I, p. 1254-1255.

32. Les Bas-bleus, p. 195 (Constitutionnel, 23 mars 1874) ; Articles inédits, Les Belles Lettres. 1972, p. 290 (Constitutionnel, 4 septembre 1882).

33. Romanciers d'hier..., p. 66 (Le Pays, 15 juin 1859); Le Roman contemporain, Lemerre, 1902, p. 3 (Le Pays, 10 janvier 1864) ; Littérature épistolaire, Lemerre, 1892, p. 367 (Constitutionnel, 8 mai 1882).


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tement de ce que ce roman a représenté pour lui ; d'une certaine manière, il le sauve de l'autodafé auquel il vouerait allègrement tout le reste de l'oeuvre. Au moment où Germaine, reprise après si longtemps, devient Ce qui ne meurt pas, on constate que, malgré l'énorme contentieux accumulé depuis 1833 entre Barbey et Sand, l'intérêt pour Lélia n'est pas parvenu lui non plus à mourir.

Alors qu'il vient de terminer L'Amour impossible, Barbey a l'occasion — à saisir, et flatteuse, si l'on songe à la position, ou plutôt à l'absence de position qui est encore la sienne, à trentedeux ans, dans le monde littéraire — d'entrer en relations personnelle avec George Sand. Elle est illustre, il n'est à peu près rien. Les critiques violentes qu'il avait pu formuler contre elle dans l'intimité du Memorandum ne l'empêchent pas, visiblement, d'essayer de mettre à profit la situation. C'est par l'intermédiaire de CharlesAuguste Chopin (1811-1844) qu'il a été amené à connaître Sand. Ce Chopin avait fervemment recopié des fragments de Guérin, qu'il faisait circuler autour de lui. Il incita George Sand à présenter le poète, mort le 19 juillet de l'année précédente, aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes. C'est donc à Barbey, son meilleur ami, et destinataire de lettres que l'on voulait citer, qu'il fallait tout naturellement s'adresser. Chopin servit de truchement, comme Barbey le raconta plus tard à Trebutien :

Ce Chopin n'était rien au sublime Rêveur polonais du même nom, le Guérin du Piano, selon moi. Ce Chopin qu'il faudrait plutôt appeler Chopinette, connaissait aussi George Sand, mais moins intimement que son homonyme, et c'est par lui que, de mon côté, j'ai connu LA célèbre auteur. Il fut le pont qui nous conduisit l'une vers l'autre, car c'est Mme Sand qui fit les avances 34.

L'article qui accompagne la publication du Centaure paraît le 15 mai 1840 ; dès le lendemain, « au matin », sans perdre un instant, dirait-on, Barbey remercie George Sand de son patronage par cette lettre inédite (qui, ainsi que la suivante, sera publiée dans l'édition de la Correspondance générale de Barbey, bientôt procurée par une équipe d'aurevilhens sous la direction de J. Petit) :

Madame,

Je viens de lire votre article sur M. de Guérin. Je vous avais déjà rendu grâces de l'intention si noblement exprimée par vous de donner à ce talent ignoré une hospitalité généreuse à l'abri de votre suffrage et de votre nom. A présent, j'ai à vous remercier de la manière dont cette hospitalité a été exercée et du ton que vous avez mis à faire les honneurs de chez vous à mon pauvre ami Votre article est tout ce que j'attendais du sentiment de l'artiste et du tact de la femme. Vous avez parfaitement compris les répugnances que je vous avais montrées, de voir toucher à des points d'intimité, indiqués douloureusement, quoiqu'en passant, dans ces lettres. Aussi votre notice,

34. LT, t. II, p. 392 (10 octobre 1853).


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Madame, tout ensemble belle et bonne oeuvre, ne fera-t-elle que du bien à tous ceux qui ont connu M. de Guérin et qui l'ont aimé.

Au milieu de la joie que me cause à moi, son meilleur ami, une telle mention venant de vous, permettez-moi pourtant, Madame, de vous parler une langue plus triste que celle de la reconnaissance, permettez-moi de risquer un mot de regret.

Voilà ma mission près de vous finie. Quand je vous aurai vue encore une fois et que vous m'aurez rendu les lettres de Georges 35, il n'y aura plus de motifs, du moins extérieurs, pour aller vous présenter, de temps à autre, mon hommage. Ceux qu'il y aurait, tiennent trop à des observations et des sympathies inexprimables aux convenances du monde pour que j'osasse les invoquer et les faire valoir. Et cependant, croyez-le, Madame, l'expression de ces sympathies et de ces observations serait tout ce qu'il y a de plus digne de vous être offert, et la plus exigeante fierté ne saurait désirer davantage.

Mon Dieu, je vous dis cela tout en tremblant, Madame, car votre éclatante position, votre talent et vos succès sont de nature à vous faire prendre en défiance les choses les plus vraies et les plus pensées. J'ai besoin de me référer à la supériorité de votre regard pour croire que vous démêlerez ce qu'il y a de désintéressé et de sincère dans le désir qu'on a fatalement de vous connaître davantage quand on vous a connue un peu.

Mais quoi qu'il en puisse être, Madame, je garderai précisément le souvenir d'une femme que je crois aussi naturelle et aussi bonne que son nom est grand.

Toujours donc, de loin comme de près, à vos pieds. *

Lettre étonnante, qui passe peu à peu du ton pénétré du remerciement pieux à celui, audacieusement timide, de la déclaration à mots couverts. Non sans une certaine dose de naïve fatuité, on sent bien que Barbey espère ne pas en rester là avec un auteur aussi célèbre — en qui il feint de ne vouloir considérer qu'une femme aimable, digne d'être courtisée par un homme tel que lui. Tentatives mondaines et espérances professionnelles ne pourraient évidemment que se trouver renforcées de manière inespérée par l'ouverture du salon de la rue Pigalle ou même — qui sait ? — une invitation à Nohant. Hélas ! Il ne semble pas que George Sand ait répondu comme Barbey l'eût souhaité au diplomatique poulet. Certes, Barbey la voit encore. A Scudo, il écrit le 10 juin qu'il est toujours « fort bien » avec la citatrice du Centaure. Et le 20 juin, il envoie à Sand cette autre lettre inédite :

Madame,

Je reçois à l'instant une lettre de Mlle de Guérin, et n'était l'heure avancée, j'oserais moi-même vous la porter. Cette lettre m'affermit dans l'idée que les petits commérages dont on vous a régalé avec tant de bienveillance les oreilles ne sont que propos d'Arsinoé et rien de plus.

Les Guérin sont dominés par des idées religieuses qui ne sont pas les vôtres, Madame, et qui comme toutes les convictions très arrêtées nuisent à

35. C'était, en effet, le premier prénom de Guérin.

Nous reproduisons ce texte inédit, ainsi que le suivant, avec l'autorisation de M. Jacques Petit, que nous remercions d'avoir bien voulu nous les communiquer.


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l'étendue du coup d'oeil ; mais ce sont des esprits trop au fait des nobles procédés et des meilleurs sentiments pour payer par des clabauderies ridicules le soin que vous avez pris de la mémoire d'un homme de leur nom. Si la Quotidienne a réclamé, si la Gazette (de France) vous menace, les Guérin (je ne parle pas de la jeune femme de Georges que malheureusement je ne puis plus voir, mais que j'ai connue aimable enfant, ayant le bonheur et la grâce de tout ignorer), les Guérin ne sont pour rien dans tout cela. Je m'en doutais bien quand j'eus l'honneur de vous voir la dernière fois, Madame ; mais à présent j'en suis sûr.

Ainsi, Madame, prenez le remerciement de Mlle de Guérin et de toute sa famille, comme il vous vient, comme il vous viendra mieux que par moi d'ici quelques jours, c'est-à-dire bien vif, bien ému, bien senti. Laissez dire des gens à qui d'ailleurs nous répondrons, s'il le faut, et croyez à une reconnaissance dont je devance aujourd'hui l'expression. Il n'était pas dans la nature des choses que la famille de Guérin acceptât entièrement les points de vue de votre article sur celui que nous regrettons. Mais il est dans la nature des âmes bien faites d'être touchées, comme les Guérin le sont, du langage que vous avez parlé, à propos d'un des leurs, quand même ce langage ne serait pas celui que l'on croirait à tort ou à raison, le plus près de la vérité !

Je suis heureux de vous dire ces choses. Je suis heureux de vous dire quoi que ce soit. J'aurai l'honneur d'aller bientôt chez vous, non pour mes lettres mais pour vous-même, non pour les ravoir, mais pour vous revoir.

Mille respects et à vos pieds.

Après des apaisements au sujet des protestations qu'avait suscitées la manière dont Sand avait insisté sur le paganisme de Guérin 36, la missive s'achève en madrigal : Barbey fait le bel esprit et veut plaire. Malheureusement pour lui, « l'affaire Guérin » n'eut pas les suites qu'il en escomptait ; George Sand ne l'admit nullement parmi ses intimes, ni même chez ses familiers. On n'a d'elle ni mot rapporté, ni lettre au sujet de Barbey, dont elle ne parla, semblet-il, pas une seule fois. Déception, rancune ? Après coup, Barbey en rabattit beaucoup des remerciements empressés autant qu'émus dont il avait salué le zèle de Sand à illustrer la mémoire de Guérin. Cet article de la Revue des Deux Mondes, « belle et bonne oeuvre », il le trouve, treize ans plus tard, « bâclé » 37. Dans les lettres « magnifiques » qu'il lui avait communiquées, Sand a été, selon lui, incapable de choisir, pour le citer, ce qu'il y avait de plus beau 38. D'ailleurs, il la soupçonne de n'avoir aucun goût personnel :

C'est elle encore qui disait du Centaure de Maurice de Guérin : " Planche

36. Eugénie écrivait dans son Journal, le 9 juin, après avoir lu l'article de Sand : " Mais cette voix se trompe en un point, elle se trompe quand elle dit que la foi manquait à cette âme. Non, la foi ne lui manquait pas. [...] Oh ! Mme Sand, rétractez de telles erreurs. Vos déplorables idées ne conviennent pas à mon frère, ce jeune homme si différent de votre philosophie. Je l'ai entendu m'en parler avec un sourire de mépris, et certes il ne s'attendait pas d'être loué par vous ». Un peu plus loin, elle proteste contre " ce faux jour irréligieux et païen » qui " défigure " son frère, et en appelle à Barbey pour dire vraiment " ce qu'il fut " (Journal, éd. Barthès, Gabalda, 1934, p. 290).

37. LT, t. II, p. 392 (10 octobre 1853).

38. LT, t. III, p. 21 (14 février 1854).


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et Sainte-Beuve m'ont dit que c'était beau ". Brebis du Berry, toujours, qui allait comme les moutons vont, sur la foi d'autrui ! 39

Il faut se rappeler ici dans quelles conditions Trebutien, après sa brouille avec Barbey, avait publié en 1861 les Reliquiae de Guérin, sous les auspices de Sainte-Beuve. Ce projet, dont Barbey avait si souvent parlé, et qui lui tenait tant à coeur, parce qu'il estimait, non à tort, être le seul à avoir connu d'assez près Guérin pour pouvoir en parler pertinemment et comme de l'intérieur même, avait donc fini par être réalisé par d'autres — par un ancien ami aidé d'un quasi-ennemi (ami de Sand)... Toujours est-il que, dès la publication des Reliquiae d'Eugénie, Barbey avait tiré la leçon, pour la soeur, de l'attitude de Sand envers le frère. En lui offrant le volume, il écrit à Saint-Victor :

Dites-nous ce que vous en pensez, — mais dans une lettre et non dans votre journal. Trebutien, qui est l'éditeur, au même titre que moi, dès Reliquiae de Mlle Eugénie, ne veut point que les hermines de ce blason traînent dans le journal de la bâtardise, du socialisme et de l'impiété, où Mme Sand est vantée comme un grand génie. Il n'y a rien de commun entre notre SainteFée et Mme Sand 40.

Ainsi, le soin de la mémoire de Maurice, qui avait pu sembler un moment rapprocher Barbey de Sand et même lui ouvrir de précieuses perspectives, n'a eu à terme pour résultat que de couper entre eux les ponts davantage.

Mais nous avons anticipé. Pour lâches et superficielles qu'elles soient, les relations nouées à l'occasion de la publication du Centaure semblent avoir assez duré pour qu'en 1843, au moment où Trebutien édite (à 150 exemplaires) La Bague d'Annibal, Barbey songe à mobiliser Sand et ses amis en sa faveur.

Le 16 août, il écrit à son ami caennais ;

Est-ce trop, mon ami, que de vous demander un exemplaire de marque pour George Sand, malgré le coup de patte qu'elle reçoit sur sa charmante main dans le courant de la Bague? Je l'aime encore plus pour sa beauté (un poco di cortigiana) que pour son talent et parce que, quand je lui parle, elle ne me regarde jamais. Ma Sérénissime fatuité se rappelle à propos de cela un mot de La Bruyère qu'il me serait doux de croire vrai 41.

39. Les Vieilles Actrices. Le Musée des Antiques, Chacornac, 1889, p. 189 (Veilleuse, 29 juillet 1868). Même chose déjà dans Les Bas-bleus (p. 45, 1862).

40. Lettres intimes, Edouard-Joseph, 1921, p, 28 (Caen, 15 avril 1856). Le journal en question est la Presse.

41. LT, t. I, p. 89. Le « coup de patte » est lancé dans la strophe CXIII de La Bague : « Quand, au lieu de vivre modestes, pures, retirées, rougissantes, dans le saint abri du gynécée, elles se mêlent aux hommes, comme des femelles à la croupe frissonnante et aux naseaux fumants des appels d'une volupté grossière ! quand, ingrates envers Dieu qui les fît si belles, et s'aveuglant sur leur puissance, elles préfèrent la vanité d'écrire au substantiel bien d'être aimées, et souillent d'encre des mains divines pour prouver à leurs contemporains la légitimité de l'adultère! »... (OC, t. I, p. 186). Quant au mot de La Bruyère, Barbey le cite dans sa lettre à Trebutien du 12 septembre (LT, t. I, p. 93) .....« ne regarder un homme, jamais signifie la même chose que de le regarder toujours ».


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Le 28 octobre, projet d'action directe :

Je verrat Mme Sand et Sainte-Beuve ces jours-ci, demain peut-être ; et j'espère bien que nous aurons des articles un peu partout 42.

Il s'agit, jusque dans les moindres détails, d'éviter tout impair :

Je n'ai pas vu non plus G. Sand qui me fera, j'espère, qualche cosa dans sa Revue Indépendante. J'ai trouvé l'exemplaire bleu trop foncé pour elle et je ne le lui ai pas offert 43.

Le Grand papier sera pour George Sand. Je suis allé chez elle, mais elle n'était pas revenue de la campagne et je n'ai pu la voir encore. Cependant, ils m'ont dit à la Revue Indépendante qu'elle était de retour depuis plusieurs jours 44.

En tout cas, la manoeuvre échoua complètement ; il n'y eut pas d'article sur La Bague dans la Revue Indépendante, ni de Sand, ni de Sainte-Beuve, ni de personne. Cet épisode sonna le glas définitif de la stratégie aurevillienne avec George Sand. Il comprit qu'il n'en avait décidément rien à attendre. Leurs relations prirent fin avant d'avoir jamais véritablement commencé.

Elles se poursuivirent néanmoins, à sens unique et de manière détournée, avec Une vieille maîtresse. Au moment où Barbey commence ce roman, son ambition est nette : il s'agit — rien de moins — de « faire sauter, dès le début, la réputation de George Sand » 45. Or le thème de l'ouvrage — Barbey s'en est à peine caché — reprend, pour l'inverser, celui de Leone Leoni, roman sandien paru en 1834, qui avait passé pour « la profession de foi des romantiques » 46, et sûrement produit sur Barbey une forte impression, puisque c'est, après Lélia, l'oeuvre de Sand qu'il cite le plus souvent. Leone Leoni met en scène une pure jeune femme, Juliette, qui, entraînée par un amour injustifiable et plus fort qu'elle, ne peut s'empêcher de suivre et d'adorer un escroc, monstre d'imposture qui la bafoue : illustration de la toute-puissance despotique, irrationnelle et « immorale » de la passion, de la fatalité d'un sentiment maudit qui renaît toujours de ses cendres. Alors qu'un homme honorable est près d'elle, pour l'aimer et la protéger, Juliette est forcée, par quelque chose qui échappe à sa volonté, de retourner à l'humiliation qu'elle préfère à tout :

... tu sais que je ne m'appartiens pas, qu'une main invisible dispose de moi et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. [...] Il y a eu comme

42. LT, t. I, p. 101.

43. Ibid., p. 106 (novembre 1843). La Revue Indépendante avait été fondée en 1841 par Pierre Leroux et Louis Viardot, avec l'aide de Sand.

44. Ibid., p. 111 (10 décembre). George Sand, rentrée en effet de Nohant le 30 novembre, avait bien d'autres soucis que l'opuscule de Barbey : Chopin était malade.

45. Ibid., p. 221 (22 février 1845).

46. W. Karénine, George Sand, Sa vie et ses oeuvres, Ollendorff, 1899, t. II (p. 213).


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une force magnétique, comme un aimant qui m'a soulevée et qui m'a jetée sur son coeur; et pourtant j'étais près de toi, j'avais ma main dans la tienne. Pourquoi ne m'as-tu pas retenue ? tu n'en as pas eu la force ; ta main s'est ouverte, ta bouche n'a même pas pu me rappeler ; tu vois que cela ne dépend pas de nous. Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et Leoni; c'est le boulet qui accouple les galériens... 47

Barbey a fait plusieurs fois allusion à ce roman. A propos des Victimes d'amour, d'H. Malot, il écrit :

N'avons-nous pas vu déjà, — et faut-il donc dire où?... — ces combats d'âme faible et violente entre deux amours, revenant du second au premier, hélas ! de manière à faire croire qu'il n'y a peut-être qu'un amour dans la vie, et que l'être tombé dans ce feu ne se cicatrise jamais et garde des blessures inextinguibles ! Depuis Oswald, qui, dans Mme de Staël, ne sait plus celle qu'il aime, de Corinne ou de Lucile, jusqu'à la femme de Leone Leoni, qui retombe toujours à son vil coquin d'amant... 48

Et plus tard, sur M. de Saint-Bertrand d'E. Feydeau :

Ce sujet, c'est celui de Leone Leoni. Cest l'amour mystérieux, incorrigible, inexplicable aux moralistes qui ne croient pas au péché originel et à la fange dont est faite nôtre âme, d'un être pur pour un être immonde. Cest l'amour idolâtre, mêlé de haine et de mépris, et s'enflammant davantage de ce mépris et de cette haine. C'est, enfin, la lâcheté, sublime ou abjecte, d'une passion qui ressemble à une maladie dont les rechutes seraient éternelles !

Madame Sand, qui faisait un livre, a traité ce sujet en se plaçant en plein centre d'âmes et de drame tête à tête, et, quoique sa main de femme ait un peu tremblé sur le scalpel et ne l'ait pas enfoncé aussi avant qu'il le fallait, elle en a mis la pointe à la place juste... 49

L'hommage est d'autant plus remarquable qu'à cette époque, Barbey a déjà publiquement «démoli» Sand, et même à plusieurs reprises. Or Une vieille maîtresse propose, à l'envers, le schéma de Leone Leoni : ce n'est plus une femme revenant, en dépit de tout et surtout d'elle-même, à un homme indigne d'elle — Un vieil amant, en quelque sorte —, c'est un homme qui, partagé entre un mariage céleste et une dégradante liaison, ne peut choisir la pureté et n'en finit pas, comme le chien de la Bible, de retourner à son vomissement. On sait que le personnage de l'infernale maîtresse, Vellini, a été inspiré à Barbey par une femme réelle avec laquelle il aurait connu une intimité des plus orageuses. L'épisode reste d'ailleurs obscur 50. Ce qui est certain, en revanche, c'est que Vellini, telle qu'elle apparaît dans le roman, est extrêmement typée et

47. Leone Leoni, Michel Lévy, 1862, p. 330.

48. Les Romanciers, Amyot, 1865, p. 256 (Le Pays, 22 juin 1859). Cf. aussi, au même moment, Romanciers d'hier..., p. 68-69 (Le Pays, 15 juin 1859 ; à propos d'Elle et Lui).

49. Voyageurs et Romanciers, Lemerre, 1908, p. 160-161 (Le Pays, 20 décembre 1863).

50. On en trouvera la meilleure discussion dans J. Petit, Barbey d'Aurevilly critique, Les Belles Lettres, 1963, p. 77.


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s'impose fortement au désir aurevillien, par des traits qui, sans le justifier ni même l'expliquer, déterminent l'irrésistible ascendant qu'elle exerce sur Marigny et, visiblement, sur Barbey lui-même : yeux noirs engourdis, brusquement réveillés, alternance d'assoupissements stupides et de brûlantes vivacités, petite taille, maigreur, peau brune, androgynat, cigare... Or ce portrait si caractéristique nous en évoque invinciblement un autre : celui que Charpentier fit de George Sand en 1838 51, en robe de soie noire, mantille noire, touffe de fleurs rouges derrière l'oreille, bref, terriblement malagaise. Sand disait d'elle-même qu'elle était maigre comme un fétu et noire comme une taupe. L'année du portrait, Balzac passe quelques jours à Nohant, et rapporte à Mme Hanska : « ... son teint bistré n'a pas varié [...] elle a l'air tout aussi bête quand elle pense, car, comme je lui ai dit après l'avoir étudiée, toute sa physionomie est dans l'oeil » 52. Et il suffit de relire la description de Félicité des Touches, alias Camille Maupin, alias George Sand, dans Béatrix (publié en 1839), pour retrouver les éléments dont sera dotée Vellini : chevelure brune et abondante, teint bruni, olivâtre ; taille petite, ramassée; impassibilité de sauvage; Isis, sphinx, statue de Memphis ; yeux bruns, cils noirs, paupières brunes, regard intermittent surtout :

... cette âme qui se concentre et se retire avec autant de rapidité qu'elle jaillit de ces yeux veloutés. Dans un moment de passion, l'oeil de Camille Maupin est sublime : l'or de son regard allume le blanc jaune, et tout flambe ; mais au repos, il est terne, la torpeur de la méditation lui prête souvent l'apparence de la niaiserie... 53

S'y ajoutent un tempérament sanguin, bilieux, et une vague similitude avec l'homme. Inutile de rappeler à quel point Barbey était nourri de Balzac; constatons plutôt que ses impressions personnelles devant le physique de Sand correspondent à la fois aux traits donnés par Balzac et à ceux qu'on retrouve chez Vellini :

C'est une pagode chinoise ou japonaise, aux gros yeux hébétés d'une rêverie sans bout, aux grosses lèvres de négresse jaunies par le cigare, ne disant mot, n'écoutant pas, fumant toujours, comme un vapeur à l'ancre, et perdue dans un engourdissement profond comme le vide. Ce n'est pas la Torpille de Balzac, non ! mais c'est la Torpeur. Quand j'allais chez elle autrefois, elle me la coulait dans les veines... [...] ... elle était, dans son salon, quand un homme d'esprit y parlait, comme une vache au bout d'un pré, regardant par la brèche d'une haie une locomotive qui passe. [...]

Madame George Sand, aux yeux de boeuf comme la Junon d'Homère, a passé pour belle, et les hommes sont si badauds que c'est absolument comme si elle l'eût été... Elle ne l'était pas cependant, mais pour les sensuels, elle était impressive. C'était une courte-heuse, comme on disait de Robert de

51. Reproduit par exemple dans Karénine, op. cit. t. II, p. 224.

52. Lettres à Mme Hanska, éd. du Delta, t. I, 1967 (p. 585 ; 2 mars 1838).

53. Béatrix, éd. cit., p. 694.


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Normandie : petite, grasse, ramassée et brune, avec des cheveux noirs luisants comme si elle les avait trempés dans de l'huile, de beaux bras, bistrés de bile à la saignée, et des mains d'une petitesse extrême, — des mains — gloriflonsles ! — anti-républicaines. Tout cela faisait un ensemble à la fois Bohémien et Juif; car sa tête busquée de brebis du Berry touche au profil du bouc de Judée. Jamais on n'eut moins la figure de son genre de talent que Madame Sand. On cherchait, quand elle était jeune, la figure de Lélia, la grande tournure de Lélia, la pâleur de Lélia, et on était bien trompé. On ne trouvait que l'épaisseur tassée, voluptueuse et estompée de Pulchérie 54.

Pulchérie, toujours aussi présente à la tentation érotique de Barbey, trente-cinq ans après, comme au premier jour... Cette page permet, croyons-nous, de mesurer à quelle profondeur et dans quelle direction purent s'égarer les rêves aurevilliens autour de George Sand. Elle permet surtout de ne guère ajouter foi au dépit qui, ailleurs, lui fait affirmer que Sand n'a plus, ou même n'eut jamais, pour lui le moindre charme 55. Si l'on réfléchit, en outre, que la liaison de Barbey avec «Vellini» se place vraisemblablement aux alentours dès années 1843-1844 — c'est-à-dire au moment même où il voit Sand pour la dernière fois à l'occasion du lancement raté de La Bague d'Annibal — on ne peut s'empêcher de songer qu'à celui de la partenaire réelle se soit superposé, quand s'écrit Une vieille maîtresse, un autre visage, troublant et inabordable, celui-là même de la romancière auprès de laquelle Barbey avait, littérairement et mondainement, si complètement échoué. Après tout, projeter sur la diabolique magicienne un peu de cette femme célèbre, scandaleuse et pour lui dédaigneuse, c'était peut-être une manière de se venger, de la désigner comme le mal — un mal auquel il est pourtant difficile, voire impossible, de s'arracher. Ainsi peut-on voir dans Une vieille maîtresse l'adieu ambigu de Barbey à George Sand : au moment où il découvre définitivement sa voie et sa voix, il s'éloigne, pour n'y plus revenir, de tout ce que Sand représente idéologiquement et esthétiquement; mais il le fait dans une oeuvre qui lui doit sa donnée initiale, et dont la sulfureuse héroïne, condamnée et pourtant désirable, lui ressemble comme une soeur. Mais tandis que Marigny n'échappe pas à la fascination mauvaise de Vellini, Barbey, avec Vellini, tourne décidément le dos à Sand et ne la regardera plus.

Ils auraient pu, pourtant, se rencontrer sur un terrain — un terroir — commun ; l'attachement passionné à un pays, la volonté

54. Les Vieilles actrices..., p. 185 à 187 (Veilleuse, 29 juillet 1868). Cf. LT, t. I, p. 217 (16 janvier 1845) et LT, t. II, p. 173 (18 septembre 1851). Ce texte note bien le double thème, tabagique et bovin, qui sera inusablement orchestré par la critique anti-sandienne. A rapprocher du Journal des Goncourt : « sa belle et charmante tête dans laquelle s'accuse de jour en jour un peu plus le type de la mûlatresse... » (éd. R. Ricatte, Fasquelle-Fiammarion, t. II, 1956, p. 245; 12 février 1866).

55. LT, t. II, p. 173 (18 septembre 1851); Articles inédits, p. 286 (Triboulet, 27 décembre 1880).

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d'y enraciner une oeuvre romanesque fortement locale. Cotentin ou Vallée noire, l'un et l'autre décident de puiser dans les paysages, les coutumes, la personnalité de leur lieu profond de quoi nourrir une parole authentique. Dans les noms de personnes et les toponymes, chez tous deux on retrouve des repères rien moins qu'imaginaires, qui, à chaque instant, surgissent d'une province sue par coeur. L'un déclare vouloir tout fonder sur la Normandie 56 et se propose un vaste cycle romanesque intitulé Ouest; l'autre songe à une grande série berrichonne réunie sous le titre des Veillées du chanvreur. Dans les deux cas, il n'est que de délivrer la source de l'enfance. Aurore Dupin se souvient des longues soirées d'automne où elle écoutait les récits du vieil Etienne Depardieu — celui-là même qui tendra le dé du discours dans Les Maîtres Sonneurs —, de même que Barbey avait gardé en mémoire toutes les histoires de sa vieille bonne Jeanne Roussel. Dès 1842, au comte Jaubert qui lui avait envoyé son Vocabulaire du Berry par un amateur de vieux langage, Sand répond : « Il y avait bien longtemps que je projetais une grammaire, une syntaxe et un dictionnaire de notre idiome, que je me pique de connaître à fond » 57. Elle-même compose un glossaire de mots paysans qu'elle a personnellement recueillis ; elle se passionne pour les airs et chansons rustiques (qu'elle essaie de noter, avec Chopin et Pauline Viardot), les croyances, les légendes, les superstitions du cru. Barbey, lui, prétendait posséder comme personne le patois normand, et accueillit fort mal les corrections que... Baudelaire crut devoir lui proposer pour L'Ensorcelée 53. Il sait tous les visages du merveilleux cotentinais, réunit des documents, met à contribution l'érudition régionaliste de Trebutien, se compose un recueil d'expressions normandes et caresse le projet d'écrire une histoire de la chanson 59. Dans l'appendice quasi ethnographique de La Mare au Diable (1846), Les Noces de campagne, Sand explique pourquoi elle veut sauver un trésor menacé d'engloutissement :

Ces gens-là parlent trop français pour nous, et, depuis Rabelais et Montaigne, les progrès de la langue nous ont fait perdre bien des vieilles richesses. Il en est ainsi de tous les progrès, il faut en prendre son parti. Mais c'est encore un plaisir d'entendre ces idiotismes pittoresques régner sur le vieux terroir du centre de la France ; d'autant plus que c'est la véritable expression du caractère moqueusement tranquille et plaisamment disert des gens qui s'en servent. [...]

Car, hélas ! tout s'en va. Depuis seulement que j'existe il s'est fait plus de mouvement dans les idées et dans les coutumes de mon village, qu'il ne

56. LT, t. H, p. 233 ; OC, t. II, p. 1047 (Troisième Mem.).

57. Correspondance, éd. Lubin, Garnier, t. V, 1969, p. 678-679 (mai 1842).

58. Sur ce curieux épisode, voir OC, t. I, p. 1345.

59. Disjecta Membra, La Connaissance, 1925, t. I, p. 207-213 ; Littérature étrangère, Lemerre. 1890, p. 197.


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s'en était vu durant des siècles avant la Révolution. Déjà la moitié des cérémonies celtiques, païennes ou moyen âge, que j'ai vues encore en pleine vigueur dans mon enfance, se sont effacées. Encore un où deux ans peut-être, et les chemins de fer passeront leur niveau sur nos vallées profondes, emportant avec la rapidité de la foudre, nos antiques traditions et nos merveilleuses légendes 60.

Paradoxe apparent : la progressiste se hâte de préserver les débris d'un passé démantelé et nivelé par la modernité... ni plus ni moins qu'un réactionnaire à la Barbey, dont les lamentations n'ont jamais gémi autre chose 61. C'est sans doute là que, si inconciliables qu'ils soient, George Sand et Barbey se réconcilient fortement : dans la conviction que l'héritage en péril est une valeur, poétique pour Sand (qui ne regrette pas l'ordre ancien) — et c'est pour cela que, dans A la recherche du temps perdu, la grand-mère du narrateur lui achètera, de préférence à d'autres, ses romans « comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu'une de ces vieilles choses qui exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d'impossibles voyages dans le temps » 62 —, absolue et en soi pour Barbey, aux yeux de qui présent et avenir ne sont que dégradation, adultération et destruction d'un univers à la fois stable, beau et vrai, pleinement satisfaisant pour toutes les exigences de l'être. Et c'est dans le patois que se manifeste peut-être le mieux la force de la permanence. Barbey n'aurait pu que souscrire à ce qu'écrivait George Sand à Mazzini le 28 juillet 1847 :

A Paris.[...] le peuple parle la plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c'est une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides créations successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage et créent peu de mots nouveaux. J'ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l'estime plus correct 63.

A qui veut faire passer dans une oeuvre littéraire destinée à un large public les saveurs originales d'une province particulière, se pose donc inévitablement le problème de la langue à parler. Problème que Sand a posé clairement dans l'Avant-propos de François le Champi :

... la forme me manque, et le sentiment que j'ai de la simplicité rustique ne trouve pas de langage pour s'exprimer. Si je fais parler l'homme des champs comme il parle, il faut une traduction en regard pour le lecteur civilisé, et si je le fais parler comme nous parlons, j'en fais un être impossible, auquel il faut supposer un ordre d'idées qu'il n'a pas.

60. La Mare au Diable, éd. Salomon-Mallion, Garnier, 1960, p. 131-132.

61. Par exemple OC, t. II, p. 1080 (Quatrième Mem., 16 septembre 1858).

62. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 41.

63. Correspondance, éd. cit., t. VIII, 1971, p. 58.


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et qu'elle avoue n'avoir pas su résoudre d'une manière qui la satisfasse pleinement ; elle confesse ne pas voir encore « le moyen de relever l'idéal champêtre sans le farder ou le noircir » 64. Elle y revient trois ans plus tard dans la Préface des Maîtres Sonneurs :

C'est pourquoi je le ferai parler [le chanvreur] lui-même, en imitant sa manière autant qu'il me sera possible. Tu ne me reprocheras pas d'y mettre de l'obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d'un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s'y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d'affectation choquante 65.

En ce qui concerne l'introduction du patois, Barbey a exprimé à maintes reprises sa position 66. Dans son oeuvre, il n'a pas hésité à employer souvent le patois, avec notes en bas de page pour expliquer le sens des mots quand il le fallait. On aurait pu croire qu'il serait sensible à la tentative sandienne. En fait, il l'a considérée comme un échec et vigoureusement condamnée. Pour lui, la langue « rustique » de Sand n'est qu'un compromis bâtard, un mensonge, un artifice ; elle ne sonne pas juste un instant :

Lorsque les Champis triomphent sur toute la ligne, lorsque des paysans et des ouvriers de fantaisie, aussi faux que ceux de Watteau et moins jolis, ont, grâce à une plume qui n'est pas pourtant une baguette de fée, le privilège de tourner la tête à l'Opinion superstitieuse, le moment n'est pas mal choisi, ce nous semble, pour nous rappeler à la réalité de cette nature populaire qu'il n'est pas besoin de flatter pour qu'elle intéresse, et pour nous la montrer éloquemment et simplement, dans tous les plis de sa forte étoffe, ample et sincère, — parlant français et non faux patois ! 67

Tout en reconnaissant à son entreprise le mérite de l'antériorité, il souligne qu'elle a complètement manqué son but :

... Madame George Sand avait eu l'idée de cette littérature de terroir, mais elle ne pouvait y entrer que comme un bas-bleu qu'elle était, un bas-bleu armé de toutes pièces prises à l'arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps, et gâtant tout de son bas-bleuisme et de ses préfaces explicatives. George Sand, cette vieille rouée littéraire, qui a roué son époque, et qui se disait avec affectation une campagnarde, était au fond trop homme de : lettres, de la trop bourgeoise Revue des Deux Mondes pour aborder franchement et sans lourdeur cette littérature de terroir fortement aromatisée de toutes les senteurs naïves et parfumées d'un pays. Dans un de ses livres les plus vantés par les esprits faux qui ont fait sa gloire, La Mare au Diable, elle n'a même eu ni le courage ni la poésie du patois ! 68

Le grief fondamental reste celui d'avoir trahi la vérité paysanne par un idéalisme prédicant, totalement plaqué. Dans le premier

64. François le Champi, éd. Salomon-Mallion, Garnier, 1960, p. 215.

65. Les Maîtres sonneurs, éd. Salomon-Mallion, Garnier, 1958, p. 4.

66. Par exemple LT, t. II, p. 229-230 (18 janvier 1852) : " La poésie pour moi n'existe qu'au fin fond de la réalité et la réalité parle patois ».

67. Les Romanciers, p. 28 (Le Pays, 7 octobre 1853) ; à propos du Maçon de R. Brucker.

68. Romanciers d'hier..., p. 345 (Constitutionnel, 24 juillet 1882).


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chapitre de La Mare au Diable, George Sand repousse la littérature violente, l'illustration de la misère et du crime (allusion aux horreurs urbaines de Féval et de Sue), et prêche pour une littérature « de sentiment et d'amour », fût-ce en embellissant. Et la seconde Préface de La Petite Fadette (1851) annonce clairement l'intention morale :

Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde 69.

Le tableau de la vie campagnarde était donc subordonné à une volonté explicite d'édification ornementale; et c'est bien par là que la série champêtre de George Sand constitue l'une des formes de son action humanitaire et socialiste. C'est par là aussi qu'elle devait le plus souverainement déplaire à Barbey, qui a beau jeu d'en dénoncer la rhétorique factice, la verbosité pseuido-intellectuelle; ainsi dans la bouche du patience de Mauprat :

... ce vieux drôle philosophique, insupportable et pédant, que Mme Sand, dans ses Mauprat, avec l'esprit qu'on lui connaît, a nommé Patience, pour nous prévenir qu'il en a. Cest nous plutôt qui sommes obligés d'en avoir !... Le Patience de Mme Sand est, comme elle, un bâtard de Rousseau, faux comme ses père et mère, ennuyeux et rogue, et prêchailleur comme toute cette école d'ampoulés à qui, pour les punir, a été refusé le don divin de bonhomie 70.

La bonhomie de Scott, de Burns surtout, c'est ce que pour son compte Barbey avait opiniâtrement recherché en essayant de rendre choses et gens de son pays 71.

George Sand a donc trahi, en substituant l'idylle raisonneuse à la peinture sensible et forte d'un terroir et de son esprit. Reste quelque chose que, jusque dans sa sévérité la plus extrême, Barbey né lui a jamais enlevé : son talent de paysagiste. « ... Elle n'est qu'une paysagiste» ..., affirme-t-il dès le 10 octobre 1853 à Trebutien 72. Et plus tard : c'est « la seule qualité qui n'ait pas. bougé dans des oeuvres déjà passées... » 73. Dans ses paysages, elle rappelle Jean-Jacques, « dans le flot duquel elle noie la couleur plus vive de Bernardin » 74 ; et elle emprunte même à la palette de

69. La petite Fadette, Garnier, 1958, p. 16.

70. Le Théâtre contemporain, t. II, Stock, 1908, p. 254-255 (Nain Jaune, 14 mars 1869).

71. " Mon idéal, à moi, c'est la bonhomie de W. Scott », disait-il à Bloy (Cahiers Léon Bloy, juillet-août 1927, p. 169) ; et à Trebutien : « Être réel et avoir de la bonhomie sont les deux chimères que je poursuis » (LT, t. III, p. 124 ; 2 novembre 1854). Voir aussi Romanciers d'hier..., p. 38-40 (Le Pays, 15 février 1856) : « Naïveté ! Bonhomie ! la Critique n'a jamais

— il me semble assez insisté sur ces qualités et sur leur importance. [...] Ni dans les arts,

ni dans les lettres, pas de mérite suprême sans la naïveté et sans une bonhomie profonde ! ».

72. LT, t. II, p. 394.

73. Poésie et poètes, Lemerre, 1906, p. 165 (Le Pays, 1er février 1861).

74. Les Bas-bleus, p. 57 (allusion à Indiana ?). Même appréciation chez Chateaubriand (Mémoires d'Outre-Tombe, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 892).


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Chateaubriand 75. Barbey n'a jamais renié son admiration pour cet aspect du talent de Sand. Il a, semble-t-il, durablement gardé le souvenir des paysages de Lélia. Au demeurant, la nature berrichonne et de décor cotentinais sont trop différents pour que la description de l'une ait pu influencer l'autre (l'inverse est aussi vrai : ce n'est sûrement pas chez Barbey que Sand — qui avait spécialement voyagé sur les lieux pour s'en imprégner — a pu trouver l'inspiration de Mademoiselle Merquem (1867) dont l'action, bien pâlement, se passe dans la Manche). On signalera néanmoins la curieuse parenté entre la lande de Lessay, au début de L'Ensorcelée, que Barbey décrit sans l'avoir jamais vue (en 1850), et la Brande où s'égare, au coeur d'une nuit pleine de brouillard, le cheval de Germain et Marie dans La Mare au Diable (1846) : épisode inspiré à George Sand par une mésaventure réelle, survenue en 1811, et qu'elle a admirablement racontée dans Histoire de ma vie 16. Quoique chez Sand la lande ne joue nullement un rôle symbolique aussi vaste et essentiel que chez Barbey — lieu de l'excès, de l'égarement et de la vérité — le rapprochement est assez frappant pour laisser croire que peut-être, dans le travail de l'imagination aurevillienne, un souvenir littéraire s'est ajouté aux renseignements fournis par Trebutien, et au rêve.

L'essentiel reste que ces écrivains qui ne se sont jamais compris auraient pu se rencontrer, malgré eux et malgré tout, dans le goût de la nature et du terroir où ils se reconnaissaient vraiment. George Sand, à peine débarquée à Nohant, enfilant la biaude paysanne, est bien proche de Barbey drapé dans sa limousine de berger comme dans une profession de foi. Et lorqu'elle confie :

Je ne cesse pas d'avoir le coeur enflé d'un gros soupir, quand je pense aux terres labourées, aux noyers autour des guérets, aux boeufs bridés par la voix des laboureurs... Quand on est né campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes 77

on croit entendre Barbey, enchaîné à Paris, et piaffant de l'impatience de partir aspirer sa Normandie « comme un étalon sa femelle»... 78. La source commune où ils auraient pu boire ensemble est là, tout au fond. Mais ce fraternel dialogue est rendu impossible, d'un côté par l'indifférence, de l'autre par les invectives du grand Imprécateur 79.

PHILIPPE BERTHIER.

75. Les Bas-bleus, p. 9 (Constitutionnel, 21 février 1870).

76. III, 3.

77. Correspondance, t. V, p. 723 (12 novembre 1842).

78. Lettres intimes, p. 116 (8 juillet 1872).

79. La seconde partie de cette étude, portant sur les années 1850-1889, paraîtra dans l'un de nos prochains fascicules (N.D.L.R.).


L'ÉGOTISME DE VALÉRY

On peut tenter l'approche du Moi dans le hors-texte et dans les oeuvres publiées par Valéry. C'est, au point de vue d'autrui, le découvrir en sa genèse et son application littéraire. On peut aussi le suivre en son intimité, grâce aux Cahiers, que Valéry a tenus, comme il le dit, pour lui-même :

J'essaye, et j'ai essayé, — pour mon usage particulier et sans la moindre intention de diffusion — (au contraire 1) de voir ce que je vois — et de me réduire à ce que je puis (XVIII, 149) 1.

C'est une recherche fondamentale, qui a été pour Valéry celle de ses puissances, à la manière de ces « têtes les plus fortes », dont le modèle est pour lui M. Teste 2 ou Faust, « connaissance pleine et pure» 3. Son importance paraît dans l'engagement en elle de son auteur :

Ego / Je m'avise que je n'écris jamais dans ces cahiers ce qui est mon plaisir, et peu ce qui est ma peine; ni ce qui est purement momentané en général. Descriptions. Mais ce qui me semble de nature à accroître mon pouvoir de transformation — à modifier par combinaison — mon implexe (XVII, 687).

Pas de problématique plus simple en apparence que celle de l'égotisme. Le Moi n'est-il pas le refuge immédiat? Celui de là génération qui eut vingt ans en 1890, après les excès de l'intimisme romantique et après la ruine des idéologies traditionnelles et du scientisme à la fin du XIXe siècle; celui de Valéry, dès 1892, lors de la fameuse Nuit de Gênes. Mais pas de problématique plus complexe que celle qu'instaure la retorse question du Moi. Valéry ne s'en dégagera plus, pris par elle dans son être, comme un mystique. Elle sera l'âme des Cahiers de 1894 à 1945. Elle captive

1. Les notes ainsi présentées dans le cours du texte renvoient aux Cahiers, éditions du C.N.R.S., tome et page.

2. Paul Valéry, OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 16.

3. Ibid., p. 322.


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à neuf le lecteur de ces modernes Essais en 26 600 pages comme la prométhéenne question de la modernité : elle l'implique en soi dès qu'il comprend l'enjeu. Le Moi est en effet ce qui questionne et ce qui est en question, la question sur / de la question, la question récurrente par excellence 4. Valéry a pleinement conscience de cette implication. « J'ai compris une chose quand il me semble que j'aurais pu l'inventer. Et je la sais toute quand je finis par croire que c'est moi qui l'ai trouvée » (I, 53). Il la nomme dans cette mise au point sur la compréhension :

L'esprit ou la connaissance ne sont compréhensibles qu'en tant que réitération. Ils ne sont renouvelés que partiellement et seraient hors de prise s'ils étaient nouveaux continuellement. La liaison est répétition — soit d'éléments, soit de situations relatives. La loi continue est d'exprimer toujours le dernier terme en fonction des précédents. Cest une récurrence (n, 104).

Il la redira en 1925 dans la Préface pour la soirée avec Monsieur Teste : «Pourquoi M. Teste est-il impossible? — C'est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste. Car il n'est point autre que le démon même de la possibilité. »

On ne saurait certes, dans le cadre d'un bref article, décrire exhaustivement une recherche que les 261 cahiers n'ont pu épuiser et qui est en soi inépuisable. On ne peut guère que renvoyer à l'édition fac-similé du C.N.R.S., ou à l'édition thématique choisie qu'a procurée Judith Robinson 5. Rien ne vaut en effet le contact de cette écriture prestigieuse, si visiblement animée et comme vibrante d'harmoniques infinis, pour pénétrer dans cet univers de fonctions en quoi consiste dans son ensemble le Moi valéryen. On se contentera d'en esquisser la description comme champ, sens et portée d'une recherche égotiste dans les Cahiers.

Peu d'oeuvres donnent autant que celle de Valéry l'impression de surgir d'un arrière-monde. Plus riche de ce qu'elle cache que de ce qu'elle expose, elle est essentielle réserve. Telle Hélène la reine triste, elle semble toujours remonter des enfers. Ainsi Monsieur Teste, qui a tué la marionnette, vendu ses livres, brûlé ses papiers et passe, devant le narrateur de la Soirée, si visiblement absent de l'existence. Ainsi Agathe, la sainte du sommeil. Ainsi La Jeune Parque, suggestion poétique d'une nuit fondatrice qui s'achève au lever du jour. Ainsi Le Cimetière marin, où l'être s'égare dans sa « forme pensive ». Ainsi les Dialogues, qui sont dialogues des morts, ou Mon Faust, dialogue à l'intérieur du Moi. Comme les surréalistes, mais avec vingt ans d'avance, Valéry trouve « exact de considérer

4. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. P.U.F., 1962 : Récurrence, sens B et C

5. Paul Valéry, Cahiers. Édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes, 1973 et 1974.


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comme un faux logique et psychologique l'oeuvre d'art » 6. Il aura la coquetterie de tenir La Jeune Parque pour un « exercice », ses chefs-d'oeuvre pour des oeuvres arrachées par l'éditeur, sa vie de relation pour un surcroît de sa vie. L'important, il le situe dans cet arrière-plan secret où s'élabore sa valeur : le Moi, matériellement figuré par les Cahiers, d'où émergeront tardivement de rares extraits : Tel Quel (1941, 1943), réunissant des recueils parus de 1924, comme Cahier B 1910, à 1930, Mauvaises Pensées et autres (1941), Propos me concernant (1944)..

Ces Cahiers ne sont pas un journal, en ce sens qu'ils ne fixent pas les anecdotes ou les particularités de la vie personnelle de Valéry :

Je n'écris pas " mon journal " - Il m'ennuierait trop d'écrire CE que je vis d'oublier; Ce qui ne coûte rien que la peine immmense d'écrire ce qui ne coûté rien; Ce qui n'est ni laid ni beau, ni vrai ni faux, (s'il est complet) — ni même Moi ni autre — et qui est, pour autrui, aussi arbitraire qu'il le veut [...]. J'ai noté seulement des « idées » — ou plutôt — (en général) des moments particulièrement simples ou particulièrement neufs ou particulièrement féconds — en apparence, qui se produisaient « en moi » (XXIII, 8).

Les dates journalières n'y sont pas notées, ou exceptionnellement, par exemple à partir de 1920 parfois, quand la sensibilité en éveil ramène le Moi à son histoire et que se fixent des dates privilégiées concernant K ou Néère. Ils ne figent pas le présent ou le passé du Moi dans sa réalité, mais visent le champ du possible. A la réserve, semble-t-il, des notes prises à partir de 1928, dans la perspective de Propos me concernant (1944), mais sous un titré qui se cherche : Mémoires de Moi (XV, 133), Mémoires d'un esprit (XV, 749), Mémoires (XVIII, 218), Mes Souvenirs ? (XXII, 780), Les récits de ma tête (XXIV, 770), Mémoires du Mois (XXV, 453), Egotisme (XXVI, 339), Notes sur moi-même (XXVII, 33), Ego/Mémoires de moi (XXVII, 447). Ces notes se groupent évidemment sous la rubrique ancienne Ego, comme les traits de la figure intellectuelle de Valéry, mais sinon dans une visée critique, du moins comme une « table des réflexes » utiles de sa sensibilité intellectuelle, analogue à celle dont il regrettait l'absence en physiologie ( XXVII, 36). Elles ordonnent cette histoire à l'époque inaugurale de sa valeur, 1892 et la Nuit de Gênes, par de très nombreuses allusions, surtout à partir de 1920. Également à cette époque de la journée qui est l'heure de l'éveil de l'esprit. On se souvient de l'Avant-propos d'Analecta :

A peine je sors de mon lit, avant le jour, au petit jour, entre la lampe et le soleil, heure pure et profonde, j'ai coutume d'écrire ce qui s'invente de soimême... 7 .

6. André Gide et Paul Valéry, Correspondance, 1890-1942. Préface et notes par Robert Mallet, Gallimard, 1955, p. 395 (L. du 3 décembre 1902).

7. OEuvres, t. II, p. 700. De même p. 1526, dans Propos me concernant.


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L'ensemble de ces notes constitue le trésor secret de cette figure idéale de l'égotisme valéryen qu'est M. Teste : « En somme, si l'on voulait bien ne retenir de mes journées que ces quelques heures initiales que j'ai dites, et annuler ou négliger le reste de mon temps, on obtiendrait une manière de Monsieur TESTE» 8. Ce recueil des résultats de la recherche égotiste de Valéry est le Moi Valéryen en sa forme statique : la trace matérielle dans l'écriture, par laquelle on reprend contact avec lui. Il doit son unité au Moi créateur, son centre et son origine :

Ego / Je ne fais pas de " Système » — Mon système — c'est moi. (XXVI, 438).

En quoi consiste-t-il ? Valéry a présenté bien des fois sa découverte de 1892. On se souvient de Propos me concernant : « A l'âge de vingt ans, je fus contraint d'entreprendre une action très sérieuse contre les « Idoles » en général [...]. Tout ceci me conduisit à décréter toutes les Idoles hors la loi. Je les immolai toutes à celle qu'il fallait bien créer pour lui soumettre les autres, l'Idole de l'Intellect ; de laquelle mon Monsieur Teste fut le grand-prêtre » 9. Réaction contre l'envahissement du dehors par une réduction de l'amour à une image mentale, selon la méthode inventée par l'enfant de considérer toute attaque extérieure comme une association d'idées. Mais aussi effort pour se forger un instrument de pensée qui ne trahisse point son objet, et qui conduira à remplacer le langage approximatif et vague de la littérature par un langage-self, ou langage du Moi, et par des définitions. Surtout peut-être tentative de ramener toutes choses aux explications d'une méthode pratique et personnelle :

Méthode. / Le dessein me vint de né plus apprécier les oeuvres humaines et presque les autres choses que selon des procédés que j'y pouvais remarquer. Cest-à-dire que, d'abord ingénument et puis, de toutes mes forces, je supposais chaque fois que je dusse exécuter la construction de la chose donnée; — et je tâchais à la réduire à des actions successives dont le caractère principal était que je savais ou ne savais pas les produire [...]. De la sorte, chaque chose proposée devenait une série de problèmes [...]. / Pour moi, lorsque j'étais arrêté, je regardais comme un nouveau problème le fait de ne pas pouvoir résoudre le primitif. (II, 2-3).

Recherches pour soi, mais dont Valéry découvrit assez vite l'importance et le bien-fondé. Dès 1897, tant il le juge irréfutable, il a presque « l'envie de finir par écrire et publier carrément Le Système » 10. C'était envisager un essai philosophique. Il ne publiera en

8. Lettre-Préface, en tête de : Introduction à la pensée de Paul Valéry, par E. Rideau, Desclée De Brouwer, 1944, p. 5. Reprise dans : Paul Valéry, OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 1504.

9. OEuvres, t. II, p. 1511.

10. Lettre à Gide, Correspondance, p. 286.


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fait que de rares extraits de ces notes, mais il en nourrira de l'intérieur tous ses écrits, dont l'obscurité apparente n'est que la marque d'une excessive richesse secrète. Surtout il éprouvera très vite le besoin de les classer, sans doute autant pour soi que pour autrui. Comme nous l'apprend Judith Robinson 11, il tenta deux classements : le 1er mai 1908 concernant l'analyse de l'esprit « d'un point de vue mathématique et formel » ; le second à partir de 1921, beaucoup plus complet dans le sens de la sensibilité et de la physiologie. On connaît les rubriques de ce classement, qui indiquent les réflexions de Valéry, authentifiées ainsi par leur auteur. Ces titres sont au nombre de 31. On a pu en dresser la liste 12, sans que l'ordre soit de Valéry lui-même, ordre essentiellement variable dans toutes les esquisses qui en figurent dans les Cahiers.

L'ensemble de ces thèmes permet de composer la présentation, relativement suivie, d'un jaillissement créateur qui est par nature Mélange : du Moi aux oeuvres et à la manifestation dans l'existence; en passant par l'analyse de l'esprit, de la sensibihté, de la personnalité, de la vie et de la création poétique. Il en dissimule l'origine à la fois dérisoire et admirable, qui paraît bien dans cette indication de méthode : « Se servir agilement, sciemment, et méthodiquement de son Moi comme origine de coordonnées universelles — tel est l'ars magna. " (II, 141). Il en brise l'unité de jaillissement intérieur, qui en réalité met chaque problème en relation avec tous les autres dans l'unité du Moi, et qui est mise en rapport autant que distinction dans une «synthèse» initiale de fait. Ainsi l'amour, la mort, l'existence, le système, tout se colore d'une angoisse fondamentale au pathétique tome VII, 1918-1921, et conduit à l'humour noir d'un projet de conte cruel :

Le notaire de Spi-Même.

Cest la comédie d'un homme qui " s'exécute » soi-même. Il distribue ses biens [...]. Il essaie de tout finir à la lettre — et en somme de faire le mort sentimentalement, socialement; juger sub specie absentiae : liquider ses pensées [...] constater le décès de sa personnalité. Le Moi pur, correct et de noir vêtu, ouvre tous les tiroirs les plus secrets [...] évalue les choses de prix [...]. Les phrases familières... L'art personnel! (VII, 854).

Il en méconnaît la donnée immédiate : la relation, qui pose ses problèmes à l'esprit. Ainsi de ces affirmations, qui ne sont guère que des constatations en rapport avec l'ensemble du Cahier consacré au « corps » (VII, 667) : « Le style, c'est le corps [...] Le style est acte [...] » (VII, 681). « La seule chose réelle en littérature est la forme. » (VII, 755) « Tout système philosophique où le Corps de

11. P. Valéry, Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. XIV.

12. Ibid., t. I, p. 1417-1425 : Liste des rubriques et sous-rubriques qui figurent dans le deuxième classement des Cahiers.


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l'homme ne joue pas un rôle fondamental, est inepte, inapte. / La connaissance a le corps de l'homme pour limite» (VII, 769). « Un système nerveux élémentaire est un «univers» au sens d'Einstein. C'est une dimension espace-temps. » (VII, 832).

Naturellement le Moi changeant formule la théorie de ces expériences :

La " conscience » est ce au regard de quoi, quoi que ce soit peut être substitué par autre chose, (VII, 771).

Sans doute ce n'est pas là le Moi valéryen. Tout au plus les problèmes et les essais de l'esprit. Il faut qu'intervienne la reprise, la lecture, le classement. L'égotiste le dit bien :

Ma méthode, c'est moi.

Mais moi récapitulé, reconnu, (XV, 164).

C'est ce que nous présente, dans les choix de Valéry, l'édition thématique des Cahiers, dont la table des matières reprend les 31 rubriques retenues, à l'exception de la première, Les Cahiers, tirée d'Ego comme une préface à l'ensemble. Elle est même complétée par deux index, l'un des noms propres et titres d'ouvrages, l'autre analytique, permettant d'aborder cette pensée par des thèmes qui sont les nôtres, et qui font découvrir sa richesse et son actualité.

Ainsi le Moi valéryen est d'abord en ce sens un savoir. Il présente une synthèse ordonnée au point de vue égotiste de la pensée moderne. C'est une recherche réflexive écrite sur les problèmes de la vie intellectuelle et physiologique, largement ouverte sur les questions de notre temps. On ne peut en France la comparer qu'à la réflexion de Montaigne, dont les Essais condensent la pensée humaniste héritée des cultures grecque et latine et fondée sur l'examen de soi. A la différence de Montaigne, Valéry ne s'appuie pas sur le livre, mais sur la pure application de l'esprit à lui-même et aux problèmes qui se proposent. Sa réflexion est une ultime tentative de la pensée occidentale pour se penser, sous une forme synthétique, en sa totalité.

Cette réflexion ordonnée au point de vue central du Moi s'est très vite thématisée en des recherches sur la recherche, regroupées dans le classement sous la rubrique Le Moi et la personnalité et marquées dans les Cahiers du sigle Moi en ses divers avatars : moi, MOI, Moi 1, Moi 2, Moi Pur. Tout en refusant les rêveries vagues de la métaphysique, Valéry ne cesse en effet de s'interroger sur la possibilité, les conditions d'être de la pensée, et de s'en rendre compte en un langage qui vise la précision. Cette pathétique exigence explique, mieux encore que l'éternel retour de l'aube ou l'invitation de la page blanche, la quotidienne reprise des mêmes interrogations, la rature qu'aujourd'hui inflige à hier sur le brouillon de la pensée. Mais, par un drame qui ne s'est révélé qu'à l'usage,


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l'interrogation du Moi sur lui-même ne peut, tel le Phénix, que renaître de ses cendres, s'il est vrai, comme le découvre Valéry, que toute formule du Moi, engendrant l'espace intime, fait reculer le Moi toujours plus loin, comme la nécessaire référence et le nécessaire pouvoir de synthèse qui le situe et le pose. Selon l'image connue, il en est de l'égotiste comme du nageur dont le geste repousserait la bouée qu'il tente de saisir. Une sorte d'insatisfaction ou d'incapacité fondamentale porte ainsi à raffiner sur une définition toujours inadéquate, engendrant une poursuite infinie et finalement vaine, mais qui développe latéralement le sens enregistré dans le savoir que nous avons vu. C'est une conquête ou composition d'objectivité qui, pour chaque problème, conduit du fait à la loi, de l'histoire à l'esprit, et introduit dans un univers de fonctions.

L'interrogation fondamentale porte sur le moi et sur sa spécieuse évidence :

Qu'est-ce qui est moi ?

Pas mes idées. — pas mes sentiments que je méprise [...]. Mes idées, je les discute pied à pied [...]. C'est cette discussion. C'est ne pouvoir imaginer un autre moi. (I, 290).

Se résoudre à n'être — que Soi. Mais Soi n'est rien — c'est malléable. Alors ? (I, 307).

Nous ne connaissons de nous-mêmes que des fragments interrompus et infiniment altérés. (I, 388).

Le Je ou moi est relatif — et instantané. C'est telle portion de l'ensemble donné. Rien dans la pensée n'a le caractère personnel. Le moi est plus affirme par la sensation — par la souffrance que par la pensée.

Le moi est un choix, une discrimination. C'est la faculté de situer les choses dans la connaissance. Cet office est indépendant des choses discriminées - et il doit l'être. (I, 310).

Le moi a beau être une notion d'époque, mise depuis longtemps à la mode par les Romantiques, reprise naguère par Barrès et Gide, la réflexion de Valéry est originale, sans nulle référence à des auteurs contemporains. Elle part de l'expérience immédiate. Elle est critique, et surtout par rapport à elle-même : le moi est distinct des idées et des sentiments ; il paraît d'abord être une sorte de résidu, peu consistant, mal connu, relatif, instantané, mais déjà principe et faculté de choix et de classement dans la connaissance. L'expérience valéryenne est des plus concrètes, mais l'application de la pensée en elle sépare le donné sensible de l'acte de l'esprit et provoque le dégagement de ses lois. Une éthique intellectualiste se manifeste : elle prévaudra tout au long des Cahiers, à travers les expériences sensibles les plus bouleversantes.

Le moi paraît très tôt lié au langage : « Le moi est ce qui entend et comprend la parole intérieure, le seul spectateur des visions [...] » (II, 645). Le langage est l'instrnment indispensable de


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la volonté et de la vie intérieure. « Sans lui, cette volonté [...] se confondrait avec l'exécution même. » (II, 815). Il est celui de la manifestation vivante particulière de l'homme : « Le « je » est à chaque instant la modification du personnage en tant qu'il peut parler et en parler. / Le moi est donc relatif au langage, — singularité d'un phénomène qui s'exprime lui-même — union de la faculté invariable de parler et du contenu invariable de la parole. / Toute énonciation peut être précédée de ces mots : Je dis que... » (III, 214). L'exercice même de la recherche, sa pratique dans l'écriture, dégage le moi et contribue à son objectivation comme un acte fondateur. Mais le moi n'est pas un jaillissement intérieur :

On n'est responsable que de la valeur que l'on donne à sa pensée et non de cette pensée. Ma parole intérieure peut me surprendre et je ne puis la prévoir. Quand elle parle, j'appelle moi non ce qui parle, le tiers inconnu, mais l'auditeur. Le Moi est le premier auditeur de la parole intérieure — non celui qui répond — mais celui qui va répondre. Dès qu'il répond il cesse d'être Moi. (III, 832).

Cette objectivation du moi conduit à la distinction en lui du fait et de sa loi d'être. Le rêve en procure la première expérience :

Vu en rêve un visage que je croyais le mien [...]. Puis, mi éveillé — Je m'étonne de m'attribuer une figure qui n'est pas la mienne [....]. Ainsi, par rapport à quelque moi mon visage véritable est aussi étranger, arbitraire que tout visage quelconque. Visage et moi sont deux notions dont la relation est empirique — car ces deux choses ne s'accompagnent pas nécessairement. Mon visage n'est pas de moi. (IV, 115).

C'est l'expérience de Narcisse, dont Valéry reprendra bien des fois le thème pour distinguer le Moi de ce qu'il nommera, de façon amusante, « un monsieur » :

Narcisse — La confrontation du Moi et de la Personnalité. Le conflit du souvenir, du nom, des habitudes, des penchants, de la forme mirée, de l'être arrêté, fixé, inscrit — de l'histoire, du particulier avec — le centre universel, la capacité de changement, la jeunesse éternelle de l'oubli, le Protée, l'être qui ne peut être enchaîné, le mouvement tournant, la fonction renaissante, le moi qui peut être entièrement nouveau et même multiple — à plusieurs existences — à plusieurs dimensions — à plusieurs histoires — (cf. pathologie). Je puis apprendre de nouveaux gestes. Le loup-garou. L'ange et la bête, etc. (IV, 181).

Certes l'élaboration intellectuelle dans les premiers Cahiers est une des origines de cette distinction. Mais il en est une d'ordre moral :

Même dans une sorte de morale, le moi s'oppose — doit s'opposer à la personnalité. Il y a deux égoïsmes — [...] L'égoïsme bas et imitateur — [...] Tandis que le grand égoïsme considère les autres comme devant être englobés, compris en lui — moins étendus — prévus et contenus en lui jusqu'à ce qu'il soit le seul Moi, le Moi par excellence, le lumineux — celui qui n'est pas représentable par un homme, par un nom, par une histoire —, tandis que tous les autres le seraient ; et seraient comme finis dans son infini. (IV, 149).


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Dès 1906 est ainsi conceptualisée la notion d'un Moi opposé à là particularité de fait de la personnalité et mis en rapport avec l'activité souveraine de l'esprit. Le rejet de la personnalité particulière est ce qui distinguera le mieux l'égotisme valéryen de l'égotisme gidien. Valéry ordonnera désormais toute sa recherche par rapport au Moi de l'esprit, ne revenant qu'exceptionnellement, après la guerre, au moi personnel hé à une expérience de la sensibilité auprès de K.

C'est l'esprit qui est désormais lui-même. Là recherche en est renouvelée. « C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi. » (v, 23). Le moi est ainsi essentielle recherche. Il se particularise comme signe dans une équation de l'existence : « Ce moi est une vue irrationnelle que je dénomme pour compléter, combler une lacune dans le système, pouvoir raisonner d'ensemble [...] » (IV, 876). C'est un point auquel je reviens, un principe de classement, un point de vue, « quelque chose identique en apparence » (v, 496) à quoi rapporter toutes les variations de l'expérience, une sorte de réflexe du cerveau : [...] contraint d'inventer aussi un objet singulier, unique, qui compense cette diversité et la referme toujours, — il s'invente ; il pose un Moi » (v, 522). Il se définit par sa fonction, qui est la condition et comme la résultante d'une pensée cohérente de l'existence : « Ce Moi est aussi inexistant, aussi nécessaire que l'est, par exemple, ... le centre de gravité d'une bague. » (v, 770) Il est la référence nécessaire à l'existence : « Le moi est l'invariant ou plutôt l'opération du groupe le plus étendu qui soit. [...] Quoi qu'il arrivé, quelles choses qui se présentent, il faut bien et qu'elles puissent être et qu'elle puissent passer, redevenir. » (VI, 649) « Le Moi comme je le définis est ce qui se déduit d'une invariance par rapport à la variété des expériences possibles. Il est le système des conditions les plus générales d'existence. C'est une forme analytique. » (VII, 148) Il paraît dans l'exercice de la pensée : « Le Moi joue le rôle d'un zéro, dans récriture complète de quoi que ce soit » (VII, 838) Complète, c'est-à-dire impliquant la pensée, à la fois présente et absente : « — Le Moi doit jouer le rôle du zéro, dans une écriture du Tout — Le non-moi = 1 / Ce sont des symboles essentiels qui permettent d'écrire. Ce zéro est sous-entendu dans toute relation. / Le moi réduit à son être le plus général, est indiscernable et unique, n'est plus que ce qui s'oppose à Tout, — ce dont Tout a besoin pour être pensé ou écrit. En dehors du tout, il y a nécessairement ce qui constate, nomme, ce tout. Ce Moi est la déficience du tout — / Or le contraire de tout c'est Rien. Il faut donc que ce Rien soit en quelque manière. On ne peut pas le penser, mais on peut l'écrire. » (VII, 843) A l'inverse de Pascal, Valéry nomme l'essentielle déficience de Tout, qui a besoin de ce Rien qu'est le Moi pour être quelque chose. C'est retrouver la métaphysique de Schopenhauer dans les formules de


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la pensée. N'est-ce pas aussi réduire le Moi à une abstraction, l'écarter trop de l'expérience vécue dans les Cahiers, et même de l'existence réelle ?

C'est à celle-ci, comme à une épreuve de vérité, que renvoie le tome VII des Cahiers sous le thème de Vénus et Adonis, après une date de septembre 1920 qui marque la naissance de l'amour pour K. (VII, 632) Auparavant, on notait de faciles désaveux : « Qui déchiffrera l'énigme de cette folie ? » (VII, 36) « L'amour est un succédané d'une connaissance qu'on ne peut pas atteindre et remplace une possession par un spasme. Mais cet éclair n'illumine rien. » (VII, 527) Après, le ton change. Il y a ceux « qui ont connu de tels instants [...] leur système a été polarisé si profondément [...] qu'ils ont subi une modification essentielle. [...] Et puis, les autres — qui ne comprennent pas. — C'est que leur organisme n'est pas assez résonateur [...].» (VII, 636-637) L'auteur introduit à nouveau, dans le système égotiste, le corps :

Memoria. Voici qu'un corps, et les formes secrètes d'un corps et les images d'un corps plus précises, plus puissantes que toutes les réalités prennent dans un esprit la place des pensées. / — En général nous percevons très peu notre corps — nous percevons les objets et non l'oeil. Nous le percevons le plus dans la douleur et dans l'amour; et dans ce cas, par le moyen d'un autre corps qui confère au nôtre la faculté de s'aimer, (VII, 652).

Sans doute l'esprit reviendra-t-il très vite à lui-même : « Pardonne-moi, ma Vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. » (VII, 665) Et toute la vie antérieure est-elle appelée à la rescousse : « Vous me dites que ce sera mon dernier amour — Je l'espère bien. Mais — Tout ce que j'ai fait de progrès le fut sans lui ou plutôt contre lui — Je l'ai maudit en 92. » (VII, 666). On peut se demander cependant si 1920 ne marque pas une ère nouvelle de l'égotisme valéryen. A telle enseigne que Valéry s'interrogera jusqu'à la fin de ses jours, à travers d'autres expériences, lui l'homme de l'esprit, sur le pouvoir du coeur : « Je connais my hearth, aussi. Il triomplie. Plus fort que tout, que l'esprit, que l'organisme. — Voilà le fait... Le plus obscur des faits [...] / Je voudrais au moins trouver le vrai nom de ce terrible résonateur. Il y a quelque chose en l'être qui est créateur dé valeurs, et cela est tout puissant — irrationnel — inexplicable, ne s'expliquant pas. / Source d'énergie séparée mais qui peut se décharger aussi bien pour que contre la vie de l'individu. / Le coeur consiste à dépendre ! / En somme je me sens dans un au-delà. " Rien ne m'est plus " » (XXIX, 908-909). C'est assez reconnaître que le coeur persiste, sur les ruines du moi, aux ultimes moments de l'existence.

L'expérience du moi en est ranimée et enrichie. Le moi n'est plus considéré seulement comme un symbole dans l'écriture d'un sys-


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terne. Le corps en lui joue son rôle, « (car un corps qui se parle, forme un Je) (relation du Même au même) » (VIII, 414). Il est mis en relation avec sa situation dans l'existence totale :

Je, relatif. / [...] Moi est une hypostase, personnification, d'un certain rôle joué par le Reste en opposition avec le Tout (instantané) apparent — c'est ce rôle qui est le Même. / Il y a toujours quelque chose en dehors de Tout et qui fait Tout. / A chaque instant Ce qui — n'est pas EST, sous le nom de MOI. Le Moi, effet identique des sensations et perceptions diverses quelles Qu'elles soient.

Il le compare à la reine du jeu des échecs. « Le Moi est une pièce double. A la fois dans le jeu et hors du jeu, c'est-à-dire Moi — et puis cj>. K. E. » (VIII, 531) Il répond à « la nécessité où nous sommes de rapporter finalement à un unique objet toujours le même toutes choses. » Cet objet change nécessairement, et s'en apercevoir serait détruire je moi. « Mais tout se passe comme s'il était immuable. Il suffit pour ceci que les changements de la chose perçue et ceux du percevant soient égaux et correspondants. / Donc on peut dire que le moi est l'équation de ces changements. On voit que la chose capitale est cette dualité, / Mais l'équation subit des fluctuations. Le moi n'est constant qu'en moyenne —, n'est moi qu'en moyenne. » (IX, 65) Quand Valéry conclut, en 1924, que « l'être profond serait un Protée » (IX, 833), il fait songer à la conception relativiste d'une Gide qui rencontre à la même date le même mythe pour qualifier le moi poétique « en abyme " dans le roman 13. Mais face à ce moi mimétique, le moi valéryen est d'opposition : « je suis une protestation vivante contre ce que l'on pense de moi, — contre tout ce que l'on en peut penser, et moi-même ! » (X, 11) Opposition à chaque objet qui ramène à l'acte inépuisable « par lequel l'homme de l'esprit doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d'être quoi que ce soit » 14. C'est sur ses refus qu'est fondé ce fondamental « invariant du groupe des transformations » à chacune de ses manifestations : « Le Moi, au sens le plus abstrait, l'invariant absolu de la conscience j'ai envie de l'appeler le « Ni » car il se réduit à cet acte identique qui interrompt nécessairement et indéfiniment la chute dans Tobjet — comme un échappement d'horloge, — et qui nous retient à chaque coup d'être ce que nous ressentons. Je ne suis ni A — ni B... ni C... etc.» (XII, 329) Ses propriétés sont virtuelles et se manifestent comme réflexes de la conscience dans l'acte de connaissance. Valéry, peut-être pour clore une expérience toujours latente dans cette seconde partie de sa vie, introduit une, distinction dans l'écriture entre Moi et moi :

13. Les Faux-Monnayeurs, Romans..., Bibliothèque de la Pléiade, p. 1094 : " On croit le saisir... C'est Protée. Il prend la forme de ce qu'il aime. "

14. Note et digression, 1919. P. Valéry, OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1225.

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On pourrait écrire moi pour désigner sa personne

et Moi pour désigner l'origine en général et le champ non

moins général.

Rien de plus IMPERSONNEL que ce MOI [...].

Le M est invariable, origine, lieu ou champ, c'est une propriété fonctionnelle de la conscience. [...]. Pas de conscience sans M. [...]. (xv, 170).

C'est une attitude critique devant l'herméneutique de l'esprit dans les Cahiers qui ramène inlassablement Valéry à ses recherches sur le Moi pur, qui sont recherches sur la recherche. On sait que le Moi pur a été nommé dès 1919 dans Notes et digression 15. Il reparaît dans les Cahiers en 1933, désignant une notion analogue à la conscience non réflexive, ou à l'être dans sa grande généralité :

Le MOI — que j'appelle le Moi pur (le centre de l'anneau) ne peut qu'être ou ne pas être — Il ne subit aucun changement. Démence, âge, rien ne l'altère — En revanche, il ne peut rien — ne sait rien. / Il est identité pure — Pas de qualités, pas d'attributs. (XVI, 680).

Mais à la différence de ce qu'on a pu dire sur la conscience, lé MOI est fondamentalement actif, peut-être à la manière d'une machine, — Valéry admet à son propos « un implexe combinatoire » — mais capable de réaction : « Ainsi l'équivalence, équidistance, équi-puissance, équi-plurie, équi-durée seraient caractéristiques d'une sensibilité supérieure et en contraste avec la dissymétrie qui (est) à la base du changement. » (XVII, 185) Il est fonction du même dans l'expérience intime : « Que trouve-t-on en soi ? / Le fait, d'abord, qu'on appelle Être le Même, formule simple, que je crois pure manifestation de la fonction Moi. / Le Moi serait (le Moi pur) un idempotent comme le 1 de la numérotation. Ce Moi ou Même n'a aucune propriété autre que de se former comme réponse des réponses. » (xx, 295). Ce que recherche Valéry, ce sont les conditions d'une pensée : il les trouve dans la possibilité de réponse d'un système, par une spéculation sur ce qu'implique l'acte de pensée : « Car avant de faire A = B ou même A = A, doit avoir lieu une sorte d'événement tel que A, B et = soient identiquement distincts de ce qui les distingue les uns des autres. » (Ibid). On voit ainsi l'activité intellectuelle engendrer l'espace de sa manifestation. Valéry en donne la formule imaginaire :

MOI. / Je représente volontiers le Moi pur (ou absolu ou n° 1) par l'écriture 0 (zéro) en vertu de l'analogie formelle avec l'écriture algébrique, qui peut mettre toute relation sous la forme A = 0. Or cet acte d'évacuation du second membre est la plus nette image de l'acte même qui définit le MOI. — Le réflexe central qui repousse quoi que ce soit, (XXII, 881).

15. OEuvres, t. I, p. 1228.


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Il montre comment le Moi se situe et s'engendre dans la connaissance : « MOI et CEM / Comme on a fini par distinguer plusieurs «masses» ainsi le faut-il faire entre les MOI. Il y en a autant que d'oppositions ou de NON-MOI'S.

Or j'en distingue au moins 3. Je me distingue (à tel moment d'une certaine évolution fonctionnelle) — de MON CORPS, de MON

ESPRIT, de MON MONDE.

Et ce qui se distingue des 3 est le MOI-PUR, l'équidistant et l'équidifférent par excellence — qu'il faut bien désigner par un mot — Mais qui précède tous les mots. » (XXIII, 424). Réussira-t-il à en épuiser le sens ? Il en eut le projet, comme on peut le voir en 1941 :

Le Moi / Le Moi est peut-être le noyau de l'atome Homme. Ou le centre des formes répulsives. — C'est une idée qui peut servir.

En tout cas, je pense à assembler tous les caractères que j'ai observés du Moi et à les grouper et ordonner si possible.

Son équinégation essentielle, sa nature de réaction universelle, RÉPONSE A TOUT — mais réponse première et dernière — ce qui fait un cycle. (XXIV, 523).

Ce projet ne devait jamais être réalisé, sans doute parce que le Moi ne relève pas de la logique, ni des idées claires, mais n'existe que comme acte et méthode, en sa portée, dans les Cahiers.

Valéry s'est toujours défendu d'avoir une «philosophie» et d'édifier une « théorie » du Moi. Ce dernier n'a pour lui qu'une existence poétique : il ne s'agit pas de savoir ce qu'il est, mais de pouvoir cultiver sa valeur. Quels que soient le nombre et l'importance des résultats consignés dans les Cahiers et dont les trop longues citations précédentes ne donnent qu'une faible idée, l'ensemble constitue ce qu'on pourrait intituler sans doute une méthodologie de la créativité appliquée au Moi. — Les éléments en sont ce que Valéry nomme d'une part « poïetique » et qui concerne les conditions de l'acte créateur, d'autre part « exercice », et qui vise à cultiver les puissances du Moi. C'est par eux que l'expérience est transmissible.

Il est banal de remarquer que la recherche des Cahiers est infinie : non seulement interrompue par la mort, sans plus de conclusion que l'oeuvre poétique, dont Valéry nous dit qu'elle est toujours arrachée par l'éditeur, mais encore repoussée toujours plus loin par son acte même. Cet échec structural du chercheur dans sa propre recherche n'est pas sans analogie avec celui de l'écrivain-poète dans la construction « en abyme » qui, des romans de Gide au « Nouveau Roman », impose sa structure aux récits de notre temps. Des Cahiers d'André Walter aux Faux-Monnayeurs et jusqu'à Degrés de Michel Butor en particulier, le roman moderne complet raconte l'échec de sa réalisation directe, et l'oeuvre littéraire consiste en cette description. C'est non seulement tenir compte de l'essentielle fragilité de


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l'acte créateur, et faire prévaloir l'artiste sur le poète, mais c'est adopter le point de vue extérieur du lecteur sur la création, et assurer d'emblée sa transmission. Sans doute les Cahiers de Valéry sont-ils tout le contraire d'une oeuvre littéraire, puisqu'ils n'étaient pas en principe destinés à la publication. Mais il reste qu'en eux quelqu'un tente inlassablement et vainement de définir le sujet de sa recherche, qui toujours recule devant son approche. Les Cahiers sont bien la description toujours reprise de cet effort. En ce sens ils ne valent pas, si ce n'est à titre d'exemple, par la vérité qu'ils disent — et quelle que soit l'importance des résultats obtenus par ailleurs sur la psychologie, la poétique, le système de la pensée et du corps, la réflexion sur l'éros, la vie, le langage, l'imaginaire, etc. — mais bien plutôt par les actes qui en instaurent la recherche, et qui, décrits de l'extérieur, ont une objectivité en quelque sorte scientifique autorisant leur transmission à un lecteur.

Valéry donne à cette activité le nom de Poïétique 16 et lui consacre une rubrique dans le classement de ses Cahiers 17. Il proclame, en cette pratique, la supériorité de ce qu'on fait sur ce qu'on dit. A ce titre il cite l'expérience du premier qui, traçant un cercle et le divisant par son rayon, a découvert l'hexagone. « L'esprit a de ces surprises. Le résultat passe son attente. » (XXIII, 562). De même dans la note Poïein-Peintre, de 1937 : « Un poète est tout à coup, arrêté, médusé par un mot... cette seule hypnotisation est d'un poète — ce mot prend d'étranges puissances dans cet instant singulier. Il est origine multiple de chemins, de découvertes, de voies — » (XX, 689) L'oeuvre d'art tente de récupérer artificiellement tout ce que l'expression laisse tomber : « Art — L'opération de l'artiste consiste à tenter d'enfermer un infini. Un infini potentiel dans un fini actuel. » (XVIII, 44) Les notes des Cahiers la préparent, à l'aube de l'activité, quand l'artiste, ou l'ouvrier, de cette recherche assiste à cette « production d'idées », en favorise « l'écoulement [...] nécessaire », et quand, dit-il, je décide de « me laisser faire par ma tête » 18. Alors c'est la recherche même qui est l'oeuvre, et que le Moi créateur tente d'analyser avant d'en assumer les résultats.

Sous la rubrique Poïétique, l'auteur précise sa méthode dans les Cahiers. Il marque l'ouverture de la démarche, l'importance du hasard, de l'accident : « Profiter de l'accident heureux... » (B. 1910 ; (rv, 399), texte publié en fac-similé dès 192419, mais dont le thème est repris bien des fois dans les Cahiers. A ce titre, Valéry note que « Le désordre de l'esprit est créateur [...] » (VII, 543), que l'acte

16. Première leçon du cours de Poétique (10 décembre 1937). OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 1342.

17. Voir Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 987-1056.

18. OEuvres, t. II, p. 1526.

19. Ibid., p. 577.


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de génie consiste à faire prévaloir ce que la production incessante de l'esprit égalise (XIX, 689), que le spontané n'est pas naturel, mais accidentel (XV, 906). Il dit « la joie de trouver en soi-même — des choses inattendues, imprévisibles — et précieuses — desquelles il semble que nous soyons composés, pénétrés, capables — et inconscients [...] (XVII, 262). Sous le titre « Hasard ou génie », repris du Sylphe, cette définition : « Le génie, hasard très favorable attaché à une personne. » (XXIII, 389). Et sous le sigle GL désignant Gladiator, ce principe du dressage intellectuel : « Savoir penser; c'est savoir tirer du hasard les ressources qu'il implique en nous. » (XI, 549).

L'essentiel est donc dans l'exécution. Toute oeuvre implique sacrifice, mais je ne saurais me réduire à ce que je sais exprimer. Au contraire : « Je ne veux pas écrire ce qui ne m'étonne pas » (IV, 452). Ou ce principe hyperbbhque : « Le but de l'oeuvre est d'étonner l'ouvrier... » (IV, 826). Ainsi, par une action récurrente, l'auteur « se sent devenir le fils de son oeuvré » : « Créateur créé » (VI, 466). Ce n'est pas elle qui dans l'activité littéraire compte : « le travail est l'essentiel ; le résultat, secondaire; l'oeuvre, un sousproduit. » (v, 692) Mais ce travail doit être préparé : « La préparation d'une oeuvre consiste à se donner laborieusement la liberté de l'exécuter légèrement. » (x, 282) Tel est le rôle de l'entraînement, sur lequel nous aurons à revenir. Une sorte de « Néophilosophie » se dégage, substituant l'activité à la connaissance : « Il faut introduire la notion d'activité ou agissement ou production — et l'égaliser à l'ancienne connaissance — laquelle se trouve dépréciée [...] Tout subordonné au faire. » (XIII, 783) Cette méthode de création artistique laisse paraître la pratique de Valéry dans les Cahiers, non pas appliquée à l'oeuvre d'art, mais au Moi créateur qui en est la condition.

Elle conduit à l'invention, qui dans les Cahiers est culture de capacités. Songeant peut-être à Léonard de Vinci qui renvoyait ses élèves aux taches sur les vieux murs, Valéry voit l'invention comme une reconnaissance.

Inventer, doit ressembler beaucoup à reconnaître un air dans la chute monotone de gouttes d'eau [...]. Il faut, je crois, un objet ou noyau ou matière — vague et une disposition [...]. La marche générale des inventions appartient à ce type général : une suite de déformations successives, presque continues de la matière donnée et un seuil — une perception brusque de l'avenir de l'un des états. / Avenir — c'est-à-dire valeur utilisable, valeur significative, singularité. (IV, 422).

Ainsi opère sur toutes sortes de sujets, à l'intérieur du Moi valéryen, la recherche des Cahiers. C'est une récupération. Il s'agit « de rendre gain, ce qui naïvement serait une perte. » (IV, 437) L'inventeur est « Celui qui utilise le plus — Utilise l'ennui, la


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douleur, l'infériorité, le contre-temps, l'homonymie, l'assonance. » (rv, 456) Non pas un homme, « mais quel système, ni homme ni nom, par quelles modifications de lui-même, au milieu de quel milieu s'est séparé de ce qu'il a été pour un temps ? » (v, 88) L'invention dépend de, la vitesse, « Celui qui trouve, passe. C'est comme fuir devant le vent. / Aller plus vite que... le non créé — que le retour. Et on suit des chemins que jamais la lenteur ne peut parcourir en premier. » (v, 94) Egalement de la mobilité d'un esprit « ni continuellement dans la vague intuition et le sentiment confus de relations ; ni continuellement dans la netteté » (v, 713). Non de son originalité, mais de sa capacité à se nourrir des autres : « Le lion est fait de mouton assimilé. » (VI, 137) Un de ses caractères souvent repris est de « conduire où l'on ne veut pas aller » (VI, 150). C'est, chez certains esprits, la capacité « d'utiliser toute chose, tout incident et de l'assimiler en quelque sorte, de les tourner à leur objet, si éloignés, si indifférents qu'ils paraissent. » (VI, 197) ; chez le poète, celle de « tourner à bien les difficultés de son art » quittant le principal pour l'accessoire (IV, 498), dans une oeuvre poursuivie « malgré soi, et contre soi » (VI, 505). Mallarmé parlait de l'attrait de la page blanche. Valéry multiplie l'application de cette remarque : « Il y a un certain vide qui demande, — appelle — [...] ce peut être un certain rythme, — une figure-contour, [...] une page blanche, une surface murale, un terrain ou emplacement, » (XI, 74) Peut-être l'invention se rapporte-t-elle, comme dans l'ornement, « à une sorte de création « spontanée », locale des organes des sens [...] La rétine libre — l'oreille désoccupée, — produisent ce qu'ils aiment de consommer et en quelque sorte arrivent à une activité propre de se contempler [...] » (XI, 256) Mais Valéry n'est pas seulement le contemplateur de l'activité pure de son Moi. L'invention est appel à la totalité des éléments du système et remise en cause vivante de l'acquis.

Cette invention part de la forme. Valéry le dit à propos de la Poésie, mais la remarque vaut aussi pour les notes des Cahiers. Loin de se suivre en un développement logique et systématique, elles procèdent d'une sorte de jeu combinatoire dans le langage :

Par le mélange de mots très ordinaires, l'écrivain sait accroître le monde exprimé. / Il n'ajoute ni un mot ni un objet, mais transforme un sentiment vague que j'ai [...] en un dessin, en un fait articulé. / Il fait ce que je fais en ce moment même. / En lui, les mots sont plus libres que dans les autres. Leur renflement plus grand. Le même mot entre par lui dans dix combinaisons tandis qu'il n'en fait qu'une, au moyen de vous. (IV, 635).

Ce qui est en jeu ce peut être « quelque consonance ou allitération » (IV, 642). Sans doute les Cahiers se distinguent-ils de la création poétique, à propos de laquelle Valéry note la formule célèbre : « Les belles oeuvres sont filles de leur forme — qui


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naît avant elles. » (XI, 898). Ces notes formulent bien une idée esthétique conçue pour expliquer la composition poétique, mais le jeu formel n'est pas exclu de leur expression et de leur reprise, ni surtout, comme dans le cas présent, le goût des formules lapidaires et des paradoxes. La maîtrise se marque par la volonté, le parti pris, la netteté des formules. La forme engendre un sens chez le lecteur.

On ne comprend ce qu'est la forme en matière d'art que lorsqu'on a compris qu'elle donne (ou doit donner) autant de pensées que le fond ; que sa considération est aussi féconde en idées que celle de l'idée mère — qu'elle peut être ellemême... idée mère, et que le problème inverse du problème naïf (" exprimer sa pensée ») existe et vaut. (XVII, 611).

Aussi doit-elle prévaloir pour l'écrivain et le poète : « Oriente toujours ton ouvrage en travail vers ce qui se dessine le mieux à l'exécution, et abandonne l'idée sans hésiter pour suivre ce qui naît avec sa forme pleine. » (XXIII, 632) Cette primauté de la forme est affirmée jusqu'au dernier tome des Cahiers : « La Philosophie est une affaire de forme. Le « fond » est une mauvaise forme (impure forme). » (XXIX, 181).

Dans ces conditions, comment le sens paraît-il, en particulier celui de la présente recherche? Certes les discours ont traditionnellement un sens, mais ce dernier n'est qu'un moyen. « Ce que je semble vouloir dire ne me sert qu'à dire. » (IV, 805) Le sens se cherche ailleurs, hors du sens apparent. Avec prudence certes : « Croire que le latéral, le confus, etc., est plus important que le net est aussi niais que le rejeter. Croire que ce qui est moins connu est plus important que ce qui est plus connu est absurde. » (IV, 827) Mais enfin nous l'avons vu : le but de l'oeuvre est d'étonner l'ouvrier et de conduire où l'on ne veut pas aller. « L'importance d'une oeuvre pour son auteur est en raison de l'imprévu qu'elle lui apporte, de lui à lui, pendant la fabrication. » (VI, 485) Sans doute le sens est-il le produit qui se conserve, « mais les actes dont il procède, en tant qu'ils réagissent sur leur auteur — forment en lui un autre produit qui est un homme plus habile et plus possesseur de son domaine-mémoire», capable d'effacer son oeuvre et de la refaire (VIII, 773). Le sens s'obtient par condensation du sens total. « Quand j'écris sur ces cahiers, je m'écris. / Mais je ne m'écris pas tout... » (XXVIII, 236). Dans l'Avis au lecteur, en tête de Propos me concernant, Valéry rappelle que dans ses Cahiers « il est question de bien d'autres choses que de l'Auteur en personne. Peut-être est-ce dans ce reste que son moi le plus nettement se dessine ? » 20 Le sens se forme latéralement au Moi. Les notes des Cahiers,

20. Ibid., p. 1506.


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nous est-il expliqué, n'ont souvent qu'une valeur de recherche, que la suite de la réflexion situera dans l'ensemble, ou négligera. L'effet des oeuvres de grande dimension produit des « phénomènes psychiques latéraux » (VI 124) Dans l'expérience de l'amour, l'esprit ne disparaît pas, bien que dépouillé de sa maîtrise : « La torsion d'un noeud de chairs, des serpents, le feu qui se tord, l'esprit — et le tout dans un seul moment latéral qui est esprit. » (x, 437) Le sens se forme dans une hésitation de la recherche. C'est ce que Valéry proclame contre un certain « esprit à la moderne » issu de Platon et du christianisme, qui croit à l'univocité de la relation entre « esprit et corps, fond et forme, sens et symbole » : « Or ceci ne fut pas toujours vrai et ne l'est pas dans l'état de génération. Ainsi le travail mental non automatique est hésitation dans la pluralité des significations ou des signes, des formes possibles, etc. » (XV, 799-800) Cette formation du sens est conditionnée par la rupture de la recherche, due au changement des jours, à la brièveté de la réflexion sur le thème, à sa variété, à son caractère poétique, à son éclat que marquent nombre de formules lapidaires, à la vivacité de l'esprit chez Valéry, qui profite des hasards, comble les vides du propos, rebondit sur un mot, ironise, remet en cause ses résultats, sans jamais « se croire », se figer sur soi. Dans ces notes des Cahiers l'esprit ne part jamais que de soi — rares sont les références à autrui, à Gide par exemple, et c'est toujours pour les renouveler par la critique. D'ailleurs le moi en use de même à l'égard du moi de la veille. Il procède à partir d'une intuition actuelle, dans la contestation des idées reçues et leur raffinement systématique.

Cette formule est un geste linguistique d'approche. Une note de 1912 sui la grande marée à Granville esquisse la méthode à propos de la description d'une tempête : non pas « les notes et métaphores probables déchaînées » dans « une défilade de phrases » à la manière d'un Hugo, mais « — mes chères équations et relations possibles (invoquées), — écrire analytiquement ceci — non impressions et rhétorique combinées — mais (par exemple) juxtaposer à de vraies impressions (— suppression de la pensée, sa substitution par le mouvement marin étourdissant [...] — Et les hypothèses : être jeté là-dedans — y périr) / y juxtaposer une vraie construction — j'entends précisément par là le contraire d'une suite plane — mais : suite apparente et réellement identité. [...] » (IV, 820) Les formules sont des hypothèses sur la réalité spirituelle à saisir, mais bien plus fines que celles qui conviennent à la réalité matérielle : « Les analogies et les métaphores doivent être considérées les produits réguliers, les actes d'un certain état déterminé, dans lequel tout ce qui paraît ne paraît que dans une sorte de résonance de similitudes. [...] A ce point de perception — il semble même que chaque objet réellement donné soit fragment d'un indivisible psy-


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chique. — non moins réel, sinon plus. [...] La difficulté des métaphores vient souvent d'une timidité - ou de la particularité trop grande. » (v, 26) Dès l'après-guerre, la métaphore est dépréciée, sans doute devant la montée du Surréalisme : « Les métaphores causent une joie d'enfant... [...] Mais plus précieuses sont les analogies, — les comparaisons fondées sur la structure, qui permettent une sorte de raisonnement, et une variation correspondante de leurs termes. Analogies fonctionnelles. — / [...] Le groupe général de ces transformations est la « système nerveux » (VIII, 567) Ces gestes d'approche métonymique, toujours repris, font songer au travail poétique, aux corrections portées sur ce brouillon toujours inachevé qu'est le poème pour Valéry : « Je conçois, quant à moi, que le même sujet et presque les mêmes mots pourraient être repris indéfiniment et occuper toute une vie : : " Perfection ". / C'est travail. » (VIII, 657) On peut deviner là une esquisse métaphorique de l'écriture des Cahiers.

Quel que soit le résultat de ce travail combiné consacré aux oeuvres de poésie ou de prose et à la réflexion, Valéry place le travail plus haut que ses résultats. « Plus me chaut le faire que son objet. [...] On arrive enfin à placer l'acte de l'ouvrier comme son objet plus important que l'ouvrage. Et paradoxe, je dis : Rien de plus stérile que de produire. L'arbre ne grandit pas pendant qu'il pousse des fruits; » (XII, 657). Le paradoxe d'un esprit assez maître de soi pour remettre en jeu ses découvertes n'est qu'apparent. Comme le rêvait M. Teste, l'important est de s'adjoindre ses gains et plus que l'acte vaut la capacité.

S'il est vrai que le Moi s'atteint dans son acte et par son acte, il ne vaut que par ses capacités. C'est à leur acquisition que s'attache finalement legotisme de Valéry. Cette « morale » du Moi créateur s'élabore dans les Cahiers sous le titre de « Gladiator ». Elle concerne le lecteur, y compris le lecteur de soi-même, qui pratique ces écrits pour en retirer un pouvoir. Cette existence potentielle et créativité maîtrisée est désignée par l'Implexe, « l'ensemble de tout ce que quelque circonstance que ce soit peut tirer de nous » (XXIV, 478).

Valéry définit cette culture de soi propre de l'écrivain comme « l'état dans lequel il puisse se laisser aller, le jour de céder à son coeur ». Cette méthode n'est pas sans rappeler « la sincérité renversée (de l'artiste) » que Gide définissait dès 1892 : « Il doit, non pas raconter sa vie telle qu'il l'a vécue, mais la vivre telle qu'il la rencontrera » 21. Dans les deux cas, il s'agit de se préparer à l'oeuvre : chez Gide, par une expérience de la sensibilité dans l'existence; chez Valéry, par une culture du Moi : « On ne peut

21. André Gide, Journal 1889-1939, Bibliothèque de la Pléiade, p. 29.


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se donner carrière qu'après un fameux dressage, et atteindre la joie de fonctionner et de dépenser enfin son énergie utilement que lorsque la machine est construite. Machine — c'est-à-dire gênes, liaisons, empêchements aux pertes, aux vibrations parasites, aux « libertés inutiles. » (VI, 628). Cette capacité peut être étendue à un art de vivre et à d'autres que l'artiste : « Monde des enchantements et des étonnements. / Bien des choses nous étonnent, sont merveilleuses et si nous le voulons, tout le fait, toutes le sont. / Il suffit pour l'obtenir de se placer ou d'être placé dans un certain état. » (XI 300) Valéry sait d'ailleurs réserver en lui la part de la chance ou de la grâce.

Il s'agit d'obtenir la maîtrise de soi : « Le César de soi-même », proclamée en quatre langues (I, 274) ; un dépassement de soi : « The Way to Uebermensch » (I, 802) ; du moins un effort jusqu'à la limite de soi, « à l'extrême nord humain » (I, 809) ; une éducation de sa pensée (II, 263) ; « se rendre compte de ce qui est réellement possible dans et par l'esprit [...] » (III, 109). Contre l'irrégularité de la pensée, il faut se faire un modèle. Non pas humain : ni à la manière de Gide (XVI, 680), ni à celle de Barrès (XVI, 688), ni même à celle de Mallarmé (XVI, 698). Peut être comme Léonard, parce qu'il « a traité en ingénieur les vivants et les arts » (XVIII, 208). Plutôt « La Machine à CRÉER. » (XII, 741) Et par cela s'en remettre à toute une « morale » : « Gladiator — comprend : — Traité de la pureté — De la dignité des actes de mathématiques » — Le « Être prêt» [...]— de subtilitate [...]— De l'artifice fait homme.» (XII, 56) Et s'obtenir enfin, par élimination des « choses mêlées », en passant « — de l'impur dans le pur — c'est-à-dire de l'hétérogène dans l'homogène », parfaitement dressé et entraîné à l'obstacle : « Moi qui chevauche Moi pour sauter de Moi en Moi — Gladiator Hop ! » (XXVII, 882).

La méthode consiste à reconnaître dans les oeuvres les procédés efficaces pour que je puisse, dit Valéry « exécuter moi-même la construction de chaque chose donnée » (I, 763), et à découvrir les capacités qu'on possède : « l'homme a besoin d'apprendre tout ce qu'il est fait pour faire » (II, 796). Il faut s'établir dans ses pouvoirs : « Ne cherche pas la « vérité » — Mais cherché à développer ces forces qui font et défont les vérités. / Cherche à penser à plus de choses simultanément, à penser plus longtemps, plus rigoureusement à la même [...] Essaie tes idées en tant que fonctions et que moyens. » (IV, 783). « Principe du Protée », il faut « se posséder » (IV, 797). N'est-ce pas pratiquer, comme Valéry, l'ascèse des notes journalières ? « Celui qui ne se donne pas la discipline tous les matins ne vaut pas cher. Qu'il est bon de se cravacher furieusement les idées [...] et de se réveiller à coups de pied au derrière, de ses gloires, de ses espoirs, de ses regrets, de ses craintes et de ses talents [...] » (V, 628) Par « gymnastique », « training », « dres-


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sage », « exercice », « sport », j'obtiens une parfaite disposition de moi-même : « Moi est un instrument. Je joue sur moi des airs très variés. Tout ce que je puis — tout ce que je fus : ceci forme un instrument. » (VIII, 605) Il faut redouter le pharisaïsme intellectualiste : « La recherche de la perfection est une forme du suicide. Sacrifice d'une partie du possible. Et la vie n'est que la conservation du possible » (XXIII, 272); — l'automatisme, qui limite, surtout que « le tâtonnement s'oriente vers l'exact — vers l'acte net et certain — [...] d'où virtuosité [...] d'où accroissement des possibilités, des créations.» (XXV, 509) La rigueur ne vient qu'au terme d'une élaboration qui, partie du vague, tienne compte de tout et devienne aisance. Ce qui est visé, c'est le pouvoir, par la manoeuvre de l'esprit qu'enseignent les mathématiques : « Or je crois, depuis deux fois 25 ans, que c'est là un des deux grands moyens de l'intellect, — l'autre étant la faculté d'être « instruit par l'expérience » unie à celle de voir ce qui est. / Avoir le sens et le goût de cette manoeuvre remplace pour moi toute philosophie — très avantageusement. » (XXVII, 233) Cette « idée de manoeuvre spirituelle » qui permet de rêver sur les possibles de l'esprit et de les cultiver en soi-même résume assez bien peut-être la méthode d'entraînement que Valéry invente dans les Cahiers.

Cette méthode devait être exposée dans Gladiator : « un livre sans modèle — contenant quelques contes, divers petits traités et des aphorismes ; avec plusieurs essais, des procédés et autres choses utiles à qui pourra s'en servir » (XVIII, 511), ou, avec moins d'humour, mais plus de profondeur : « Gladiator serait en somme le Code — le livre sacré de l'action pure — du pouvoir dans le possible — remettant (grâce au Système) la pensée, le psychisme à son rang. » (XVIII, 801) Il semble que ce livre non écrit ait laissé un modèle capable en tout cas d'en rappeler les idées et d'en cultiver les méthodes : ce sont les Cahiers, dont la lecture reste sans doute comme le plus fécond exercice d'égotisme.

Bilan d'un savoir en expansion, fonction systématique récurrente, culture d'une pratique écrite, le Moi Valéryen reste un modèle de l'esprit, tant par sa particularité qui le rapporte à l'une des pensées les plus agiles de notre temps que par sa généralité qui l'affronte à la synthèse vivante de la pensée totale. Cette miniaturisation des puissances d'un homme en rend possible la compréhension et la transmission. En théorie l'entreprise de Valéry paraît être une phénoménologie de l'esprit, par laquelle ce dernier se saisit lui-même dans son acte. C'est une des approches concrètes les plus exhaustives qui aient jamais été tentées en ce sens. En pratique c'est le plus fécond entraînement qui soit offert à l'esprit pour exercer ses pouvoirs, non pas en vue d'une action effective, que les perspectives actuelles dans un monde fini rendent de moins en moins probable, mais pour cette mystique de lucidité et de posses-


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sion de soi en quoi consiste peut-être l'ambition fondamentale de l'humanité. Les Cahiers de Valéry, qui en restituent l'expérience, prennent place dans la perspective des Essais de Montaigne. Ces derniers, à la fin de la Renaissance, ont permis à l'esprit de se découvrir dans la culture gréco-latine, et de préparer l'élaboration de ses pouvoirs qu'en France devait réaliser Descartes, et bien d'autres en Europe, sous la forme d'une méthode pour bien conduire sa pensée. Les Cahiers proposent un état présent de cette conquête humaine, infiniment prometteuse, mais infiniment fragile, et qui dépend entièrement de l'attention que nous lui prêterons.

DANIEL MOUTOTE.


NOTES ET DOCUMENTS

UNE SOURCE DU « GRAND CYRUS » : SALLUSTE ET LA PRISE DE SARDIS

Il faut bien admettre qu'Artamène ou le Grand Cyrus, ce romanfleuve dont les dix parties, de deux ou trois livres chacune, parurent de 1649 à 1653, et qui firent les délices d'une génération avide de romanesque, est de nos jours assez oublié. Et pourtant, C. Aragonnès a pu écrire : « L'espèce d'épopée mondaine qu'est Le Grand Cyrus pourrait s'appeler Du Côté de Rambouillet. La est là source principale de l'oeuvre » 1. Les lecteurs contemporains y goûtaient la transposition, dans le cadré d'une antiquité de convention, des événements, des intrigues, des personnalités, des aventurés sentimentales de l'élite sociale et intellectuelle à laquelle l'oeuvre était destinée. De nombreuses clés 2, souvent perdues depuis, circulaient à l'usage de ceux et de celles qui voulaient s'assurer avoir identifié correctement Pellisson sous le masque d'Acante, Conrart sous celui de Théodamas, ou Condé à Rocroy en la personne de Cyrus vainqueur des Massagètes. Le prestige de leur nouvelle identité dut faire oublier à certains la perspicacité parfois impitoyable du portrait.

Victor Cousin 3 a fort bien vu l'effet que l'amplitude du recul historique produit sur le lecteur : l'histoire ancienne des princes et héros du Proche et du Moyen-Orient, puisée principalement à des sources grecques ou parfois bibliques, avait encore pour l'honnête homme un prestige légendaire ; mais la multiplicité des nations, la complexité des alliances et des conflits, la nature peu familière de la géographie, jusqu'à l'étrangeté de l'onomastique l'encourageaient à se contenter de notions historiques relativement vagues

1. C. Aragonnès, Madeleine de Scudéry, reine du Tendre, Paris, 1934, p. 29.

2. Voir, par exemple, Tallemant des Réaux, Historiettes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1960, t. II, p. 689.

3. V. Cousin, " De l'importance historique du Grand Cyrus », Revue des Deux Mondes, XIII, 1858, p. 920-937.


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ou de quelques anecdotes précises ne concernant que des personnages de tout premier plan. L'auteur avait ainsi une assez grande liberté de mouvement, d'invention, d'interprétation et de transposition. C'est en cela, selon Victor Cousin, que les aventures orientales de Cyrus sont plus acceptables que les fantaisies romaines de la Clélie.

Alors que la Bible, Hérodote et Xénophon sont les sources majeures de l'intrigue centrale et des personnages principaux du Grand Cyrus, il existe vraisemblablement un très grand nombre d'autres sources souvent encore inconnues d'où proviennent de multiples épisodes, digressions, etc. qui forment l'ensemble de l'oeuvre.

C'est Francis Barton 4 qui a montré le premier que certains épisodes ont leur source probable dans des textes parfois inattendus : il a montré comment Los Prados de Leon (1621), comédie de Lope de Vega, elle-même adaptée de la Bérénice de Du Ryer, a été développée par Mademoiselle de Scudéry, dans un cadre fourni par Hérodote, pour devenir l'Histoire de Sésostris et de Timarète. C. Aragonnès a également attiré l'attention des lecteurs de son bel ouvrage sur Mademoiselle de Scudéry sur certaines similitudes existant entre la relation de la victoire de Cyrus sur les Massagètes et tels passages de l'oraison funèbre de Condé par Bossuet évoquant la bataille de Rocroy 5. C. Aragonnès explique ces rencontres par les emprunts faits indépendamment par Mademoiselle de Scudéry et par Bossuet aux documents manuscrits fournis par les officiers de la maison de Condé pour la Relation des campagnes de Rocroy et de Fribourg composée par La Moussaye, premier aidede-camp de Condé. Imprimé seulement en 1673, ce texte sera, en 1693, inséré dans les Mémoires pour servir à l'histoire de M. le Prince. Il ne s'agit là que de cas isolés de recherches sur les éléments constituant, d'une part, cette oeuvre si vaste qu'elle semble défier toute tentative d'analyse systématique et, d'autre part, le bagage intellectuel d'une femme célèbre pour sa culture, au milieu même du XVIIe siècle.

Parmi les épisodes les plus notoires de Interminable poursuite engagée par Cyrus pour libérer Mandane captive du roi du Pont, se place celui du siège et de la prise de Sardis (VIe Partie, Livre 3). L'événement n'est certes pas de l'invention de Mademoiselle de Scudéry et le récit se trouve déjà chez Xénophon (Cyropédie, VII, II, 2-3) et chez Hérodote (Histoires, Clio, I, 84). La Cyropédie ne nous donne des faits qu'une relation empreinte d'une certaine sécheresse :

Au lever du jour, Cyrus marcha contre Sardis. Dès qu'il atteignit les murs de la ville, il mit en batterie ses machines de guerre comme s'il avait l'intention de la prendre d'assaut et fit préparer les échelles. Mais, bien qu'il eût fait cela, au milieu de la nuit qui suivit, il envoya des Chaldéens et des Perses faire l'ascension de ce qui était considéré comme la face la plus abrupte

4. F. B. Barton, " The Source of the Story of Sésostris et Timarète in Le Grand Cyrus ". Modern Philology, XLIX, 1921-1922, p. 257-268.

5. C. Aragonnès, op. cit., p. 129.


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de la citadelle de Sardis. Un Perse qui avait été l'esclave d'un des gardes de l'acropole et qui avait découvert une piste pour descendre vers la rivière et en remonter leur avait indiqué le chemin 6.

Hérodote, lui, précise qu'un Marde de l'armée de Cyrus, nommé Hyroiadès vit un ennemi, un Lydien

descendre de ce côté (inexpugnable) de l'acropole pour venir chercher son casque qui avait roulé de haut en bas et remonter avec. Il [Hyroiadès] avait observé la chose et l'avait retenue dans son esprit. Lui-même était alors monté ; d'autres parmi les Perses montèrent sur ses traces ; une foule fit l'escalade ; ainsi Sardis se trouva prise 7.

L'auteur du Grand Cyrus a retenu cet épisode 8 dans ce qu'il a d'épique et de pittoresque : la position escarpée de l'acropole, la diversion stratégique, l'incident fortuit de la chute du casque et ses conséquences. Mais Mademoiselle de Scudéry a su donner à l'anecdote l'ampleur et la dignité nécessaires à tout récit faisant partie d'une vaste oeuvre romanesque : c'est en compagnie du roi d'Assyrie et d'une suite nombreuse que Cyrus contemple l'acropole de Sardis et voit l'ennemi maladroit « fâché de perdre son casque, principalement parce que ses compagnons se moquaient de lui» descendre dans le ravin. En fait, non seulement Cyrus observe la remontée du soldat, plus facile « parce que la vue du précipice ne l'effrayait plus », mais il recueille encore les détails, les points de repère, les changement de direction observés par chaque témoin ; puis, en bon chef de troupe, il fait un « topo » sur ses tablettes, un croquis du terrain, une carte de la piste à suivre. L'auteur a donc su étoffer et développer l'anecdote pour en faire le récit de toute une aventure dont les détails ne doivent plus rien aux sources grecques. Cyrus a pris et garde le premier rôle; quelques remarques psychologiques donnent aux comparses des réactions et des motivations très humaines.

Nous sommes là, croyons-nous, en présence d'un cas d'analogie, d'emprunts, d'imitation créatrice assez semblable à ceux qu'a analysés F. Barton. Les détails de la prise de Sardis telle que la narre Mademoiselle de Scudéry, viennent non pas des relations qu'ont données les historiens de cette bataille mais de celle de la prise, par Marius, d'un fortin numide escarpé sur la Muluccha (l'oued Moulouia) à la frontière des territoires respectifs de Bocchus et de Jugurtha, telle que l'a narrée Salluste dans son Bellum Jugurthinum (XCII-XCIII).

L'on ne peut relever entre le texte de Salluste et celui de Mademoiselle de Scudéry de similitudes exactes de vocabulaire et d'expression, pas plus d'ailleurs que nous n'en avons pu trouver entre le texte de la romancière et celui des traductions françaises de Salluste antérieures à 16509. Mais il s'agit tout de même, entre

6. Xénophon, Cyropaedia, Loeb series, Londres, 1943, t. I, p. 230-231; notre traduction française est d'après celle de W. Miller.

7. Hérodote, Histoires, Belles-Lettres, Paris, 1932, t, I, p. 85-86 ; traduction Ph. E. Legrand.

8. Le Grand Cyrus, éd. 1651, VI iii, p. 723-735.

9. Traduction de Loys Meigret, 1547; de Victor de La Roche, 1577; de Jean Baudoin, 1616 : de Philippe Odet des Mares, 1644, etc.


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les deux textes, de recoupements assez frappants par leur nombre, par l'ordre dans lequel ils se présentent et plus encore par le fait même qu'il est bien impossible d'observer aucun recoupement de ce genre entre ces pages du roman et les récits dus à Hérodote et à Xénophon qui, eux, traitent pourtant explicitement du siège de Sardis.

Tandis que les auteurs grecs n'accordent que quelques lignes ou un paragraphe au plus à l'assaut de la place forte asiatique, Salluste consacre deux courts chapitres à la prise du fortin africain 10. Le terrain, les positions défensives, les problèmes d'approche présentent dans Le Grand Cyrus et chez Salluste maintes ressemblances dont la plus frappante est le fait qu'à Sardis comme sur la Muluccha, « le hasard sert l'assaillant plus que le calcul » 11. C'est grâce à une circonstance fortuite que Marius, comme Cyrus, bénéficie d'indications fournies par un soldat imprudent. Chez Hérodote, Hyroiadès remarque un ennemi à la recherche de son casque; chez Salluste, un auxiliaire ligure, chargé d'une corvée d'eau, s'attarde à ramasser des escargots et, de roc en roc, atteint sans y penser le sommet de la face réputée inexpugnable du piton rocheux pour revenir à la réalité au pied du mur du fortin. C'est alors que l'instinct et la discipline militaires reprennent leurs droits et que le distrait rachète son escapade et la transforme en une reconnaissance systématique des défenses ennemies et en observation minutieuse de cet itinéraire d'accès découvert par inadvertance. C'est lui qui, plus tard, servira de guide au groupe d'assaut qui s'empare du fort.

Si Madeleine de Scudéry n'a pas voulu, pas osé peut-être, substituer l'incident des escargots à celui du casque, c'est que les sources grecques, sans toutefois concorder sur tous les points, donnent une version plausible de l'événement alors que l'emprunt du détail le plus pittoresque du récit latin, probablement déjà bien connu des lecteurs cultivés, créerait sans nécessité une coïncidence suspecte. Ce qu'a fait l'auteur du Grand Cyrus, c'est de suivre l'ordre chronologique des phases de l'aventure chez l'historien latin, reprenant les détails marquants qui ont retenu l'attention de celuici pour les développer d'une manière plus prolixe. Le rapprochement des textes, et plus encore l'ordre dans lequel ils se présentent, met en relief des parallélismes significatifs.

C'est tout d'abord le décor de l'action :

C'était un grand rocher escarpé, dont la pente était si droite qu'elle faisait frayeur à regarder sans qu'on pût imaginer que des chèvres seulement pussent s'y faire un chemin [...]. Ce grand rocher était si affreux que le Mont Tmolus, qui lui était opposé n'avait pas d'endroit qui parût si inaccessible 12.

Erat inter ceteram planitiem mons saxeus, mediocri castello satis patens, in inmensum editus, uno perangusto aditu relicto ; nam omnis natura uelut opere atque consulta praeceps [...].

Aggeribus turribusque et aliis machinationibus locus inportunus ; iter castel10.

castel10. Catilina, Jugurtha, Belles-Lettres, Paris, 1962, p. 238-243 ; traduction A. Ernout.

11. Sed ea res forte quam consilio melius gesta. Salluste, op. cit., p. 239.

12. Le Grand Cyrus, éd. 1651, VI ii, p. 724. Pour les renvois ultérieurs à ce volume, nous nous servons de l'abréviation GC, suivie du numéro de la page.


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lanorum angustum admodum, utrimque praecisum. Ea uineae cum ingenti periculo frustra agebantur 13.

Puis viennent quelques remarqués concernant l'état d'esprit du commandement :

Cependant comme Cyrus savait que la prudence veut qu'on fasse plutôt cent choses inutiles que de manquer à en faire une nécessaire, il regardait plus soigneusement que les autres ce grand rocher escarpé [...] 14.

At Marius, multis diebus et Iaboribus consumptis, anxius trahere cum animo omitteretne inceptum, quoniam frustra erat, an fortunam opperiretur, qua saepe prospere usus fuerat. Quae cum multos dies noctisque aestuans agitaret, forte quidam Ligus, [...] castris aquatum egressus [...] 15.

On remarquera que, dans les deux cas, c'est là que se place le moment choisi par le narrateur pour ramener l'événement fortuit qui va modifier la situation. Bien que la nature de l'incident soit différente chez les deux auteurs, la forme même de la narration présente des similitudes : le Lydien voit son casque s'arrêter « pourtant à la fin entre des cailloux » 16 et le Ligure « animum advortit inter saxa cocleas » 17; l'auteur français, tout comme l'historien latin, indique, de façon très concise mais habile, la motivation du personnage :

Cette vue fit que ce soldat qui était fâché de perdre son casque, principalement parce que ses compagnons se moquaient de lui, entreprit de tâcher de descendre pour l'aller quérir 18.

Quarum cum unam atque alteram [cocleam], dein plures peteret, studio legundi paulatim prope ad summum montis egressus est. Ubi postquam solitudinem intellexit, more ingeni humani, cupido difficilia faciundi animum alio uortit 19.

La végétation joue un rôle important dans la descente du Lydien et dans l'ascension du Ligure, les techniques employées sont les mêmes :

Cyrus prit garde que ce grand rocher étant tout semé de grosses touffes d'une espèce de genet sauvage, il [le soldat] s'en servait à s'empêcher de

13. Il y avait, tranchant sur le reste de la plaine, une montagne rocheuse d'une hauteur immense, assez étendue pour porter un fortin, auquel on n'accédait que par un sentier très étroit ; tout le reste était taillé à pic par la nature, comme si la volonté de l'homme y avait travaillé. [...] Le terrain ne se prêtait pas aux retranchements, tours, et autres engins de guerre ; le chemin qui menait au château était fort étroit et bordé de précipices. Salluste, op. cit., p. 239. Pour les renvois ultérieurs à cette édition du Bellum Jugurthinum, nous nous servons de l'abréviation BJ, suivie du numéro de la page. 14. GC, 724.

15. Après avoir perdu bien des jours et des peines, Marius en était a se demander, non sans angoisse, s'il abandonnerait l'entreprise, dont il voyait l'insuccès ou s'il attendrait la chance, qui l'avait si souvent servi. Il se posait depuis longtemps jour et nuit la question, sans parvenir à la résoudre, quand par hasard, un Ligure [...] étant sorti du camp pour la corvée d'eau [...]. BJ, 240.

16. GC. 724.

17. [...] aperçut des escargots qui rampaient entre les pierres. BJ, 240.

18. GC, 725.

19. Il en cherche un ou deux, puis plusieurs, et insensiblement, dans son ardeur à les ramasser, il arriva presque jusqu'au sommet de la montagne. Là, voyant que tout était désert, le désir, bien naturel à l'homme, de faire une prouesse difficile, lui inspira un autre projet. BJ, 240.

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glisser. Si bien que, marchant [...] en biaisant et allant de genet en genet, il arriva enfin au lieu où était son casque [...] 20.

Et forte in eo loco grandis ilex coaluerat inter saxa, paulum modo prona, deinde inflexa atque aucta in altitudinem, quo cuncta gignentium natura fert. Cuius ramis modo, modo eminentibus saxis nisus Ligus, in castelli planitiem peruenit [...] 21.

Cyrus, qui a observé la récupération du casque, tout comme le soldat de Salluste, est prompt à tirer la leçon de la situation :

Cyrus, admirant alors cette merveilleuse rencontre, dit au Roi d'Assyrie que puisqu'un soldat pouvait monter ce rocher, cent mille pourraient faire la même chose 22.

Itaque Marium propere adit, acta edocet, hortatur ab ea parte, qua ipse ascenderat, castellum temptet, pollicetur sese itineris periculique ducem 23.

La réaction de Cyrus, sursaut d'espoir, consultation avec alliés et subalternes aux opinions contradictoires, est proche de celle de Marius :

Il marqua précisément le nouveau sentier que ce soldat s'était fait, ne doutant point du tout que ce merveilleux cas fortuit ne fût arrivé pour lui enseigner que c'était par là que les dieux voulaient qu'il prît Sardis et qu'il délivrât Mandane. Le Roi d'Assyrie et Mazare n'en doutèrent pas plus que lui ; Sésostris espéra aussi retrouver sa chère Timarète par cette voie et Andramite plus que les autres fut persuadé que, puisqu'on pouvait monter par cet endroit, la prédiction des Telmissiens se trouverait vraie. Pour Anaxaris, il ne s'opposait pas au dessein de Cyrus, mais il le trouvait si difficile qu'il n'en espérait pas un si heureux succès qu'ils l'attendaient. Après avoir donc bien raisonné entre eux sur cette entreprise, ils s'en retournèrent pour achever de la résoudre avec les autres princes qui étaient dans l'armée de Cyrus 24.

Marium cum Ligure promissa eius cognitum ex praesentibus misit ; quorum, uti cuiusque ingenium erat, ita rem difficilem aut facilem nuntiauere. Consulis animus tamen paulum adrectus 25.

Les préparatifs de l'expédition présentent également plus d'un point commun :

Il choisit lui-même les soldats qui le devaient suivre et leur ordonna de porter tous un javelot à la main pour s'en servir à s'appuyer en montant le rocher et à combattre quand ils seraient montés, n'ayant point d'autres armes pour cette expédition, qu'un petit bouclier assez léger, une épée et ce javelot qui leur devait servir à plus d'un usage 26.

20. GC, 725.

21. Il se trouvait là un grand chêne vert, poussé entré les rochers, dont le tronc d'abord un peu incliné vers le bas, se redressait ensuite et s'élevait en hauteur, comme il est naturel à tous les végétaux. Le Ligure, s'aidant tantôt de ses branches, tantôt des saillies du rocher, parvient sans encombre jusque sur la plate-forme de la citadelle. BJ, 240-241.

22. GC, 725-726.

23. Il va aussitôt trouver Marius, lui raconte tout au long son aventure, l'engage à faire une tentative du côté où lui-même avait grimpé, s'offre à servir de guide et à s'exposer le premier. BJ, 241.

24. GC, 726.

25. Marius envoya avec le Ligure, pour vérifier ses dires, quelques-uns de ceux qui étaient là ; ceux-ci, suivant leur caractère, représentèrent la chose comme aisée ou difficile ; le consul pourtant en reprit un peu courage. BJ, 241.

26. GC, 728-729.


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Itaque ex copia tubicinum et cornicinum numero quinque quam uelocissumos delegit, et cum eis praesidio qui forent quattuor centuriones [...]. Ceterum illi qui escensuri erant, praedocti ab duce, arma ornatumque mutauerant ; capite atque pedibus midis, uti prospectus nisusque per saxa facilius foret, super terga gladii et scuta, uerum ea Numidica ex coriis, ponderis gratia simul et offensa quo leuius streperent 27.

L'opération montée par Cyrus diffère de celle de Marius par la nette supériorité numérique des effectifs engagés mais toutes les deux suivent le même plan d'ensemble : des opérations de diversion assurent le succès de l'escalade :

En effet la Fortune favorisant son dessein, il [Cyrus] monta si heureusement qu'il arriva enfin au haut du rocher... Joint que pour faciliter son dessein, suivant l'ordre qu'il avait donné, dès qu'il avait eu commencé de monter le rocher, le Roi de Phrygie et celui d'Hircanie, secondés de Gobrias et de Gadate, avaient fait faire de fausses attaques à l'autre côté de la ville de sorte que tous les Lydiens allant de ce côté-là, Cyrus eut autant de loisir qu'il lui en fallait pour faire passer ses gens sans être aperçus 28.

Igitur diu multumque fatigati, tandem in castellum perueniunt desertum ab ea parte, quod omnes sicut aliis diebus aduorsum hostes aderant 29.

Enfin la panique causée chez l'ennemi par la surprise de l'attaque par escalade menée concurremment avec un assaut de front assure une victoire totale aux assaillants qui restent maîtres de la place :

Comme Cyrus fut maître de la porte, l'épouvante fut dans toute la ville et les troupes qui étaient commandées pour entrer par cette porte, ayant vu le signal qu'on leur devait faire, avancèrent diligemment et entrèrent en effet dans Sardis... 30

Repente a tergo signa canere ; ac primo taulieres et pueri, qui uisum processerant, fugere ; deinde, uti quisque muro proxumus erat, postremo cuncti armati inermesque 31.

Il s'agit, on le voit, d'une somme impressionnante de recoupements situés dans l'ordre même où chaque élément vient tout naturellement sous la plume des deux écrivains narrant deux anecdotes distinctes mais proches par leur substance. Bien sûr, la romancière a étoffé le récit de l'historien pour le hausser au niveau quasi épique de ses travaux : Marius n'est certes pas Cyrus ! Le général romain doit se fier au rapport qui lui est fait de la reconnaissance du Ligure; Cyrus, le premier, envisage les possibilités de l'escalade.

27. Il choisit entre les trompettes et les cors de l'année cinq des plus agiles, désigne quatre centurions pour les soutenir [...]. Ceux qui devaient faire l'ascension, sur les instructions de leur guide, avaient changé d'armes et de tenue : ils avaient la tête et les pieds nus, afin de mieux voir et de grimper plus aisément parmi les rochers ; sur le dos, leurs épées et leurs boucliers, ceux-ci de cuir à la façon des Numides, à la fois pour alléger leur charge, et pour qu'ils fissent moins de bruit en se heurtant. BJ, 241-242.

28. GC, 733.

29. Enfin, après de longues et pénibles fatigues, ils atteignent le fortin, désert de ce côté, parce que tout le monde, ce jour-là comme les autres, faisait front aux assaillants. BJ, 242.

30. GC, 734.

31. Tout à coup les trompettes sonnent par derrière. Aussitôt, les femmes et les enfants, que la curiosité avait attirés, prennent la fuite ; puis, ceux qui étaient les plus proches du rempart, enfin tout le monde, armé ou sans armes. BJ, 243.


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Marius croit en sa chance; Cyrus est un sage qui sait «que dans toutes les grandes entreprises de la guerre il fallait donner quelque chose au hasard » 32. Marius ne prend pas part à l'expédition, se réservant de mener les attaques de diversion et l'assaut final ; Cyrus, au contraire, « ne pouvant pas souffrir qu'un soldat eût fait pour retrouver son casque ce qu'il ne ferait pas pour délivrer Mandane » 83, prend la tête du groupe d'assaut persuadé que ses soldats monteraient bien plus vite s'ils le suivaient que s'il les suivait 34. Ainsi, dans le roman, l'épisode devient, comme il se doit, un témoignage éclatant de valeur et d'amour destiné à augmenter le prestige du héros. C'est également en fonction des exigences du pittoresque romanesque qu'il faut considérer le développement donné par Mademoiselle de Scudéry aux diverses phases de la narration. La différence entre son récit et celui de Salluste réside dans le point de vue et dans l'écriture, non pas dans la matière ni dans le plan ; la romancière n'ajoute rien ou fort peu de chose aux circonstances données par l'historien, tout au plus les développe-t-elle.

Que ce récit militaire ait été rédigé à partir de Salluste par Madeleine de Scudéry ou, comme le croient certains critiques 35, par son frère Georges, n'est pas pour nous étonner : le Bellum Jugurthinum était lu et connu dès le XIIe siècle et, au XVIIe siècle, était devenu matière pédagogique 36. Il existait également tout un choix de traductions françaises, sans parler de celle que Tallemant des Réaux aurait faite dans sa jeunesse et qui n'a pas été retrouvée 37. Georges de Scudéry lui-même avait, dès 1641, montré un intérêt pour l'histoire africaine dans sa tragi-comédie d'Andromire dont l'action se situe à l'époque de la seconde guerre punique, soit un siècle environ avant la guerre de Jugurtha. Certains de ses personnages — Siphax, Massinisse, Jugurthe — sont des Numides, les ancêtres de ceux de Salluste. Est-il déraisonnable de penser que la lecture de ce dernier fut la suite logique de celle de Tite-Live?

Au XVIIe siècle, tout gentilhomme qui se piquait de compétence militaire et plus d'un auteur, lisaient les Stratagèmes de Frontin et les Ruses de guerre de Polyen, compilations, rédigées sous le règne des Antonins, d'exemples illustres puisés chez les historiens de l'Antiquité. Alors que les deux auteurs mentionnent chacun le siège de Sardis 38, les ruses attribuées à Cyrus, et qui contribuent

32. GC, 727.

33. GC, 728.

34. GC, 729.

35. Voir, par exemple, les opinions contradictoires de A. Adam, Histoire de la Littérature française au dix-septième siècle, Paris, 1962, t. II, p. 133 et de C. Aragonnès, op. cit., p. 54.

36. R. R. Bolgar, The Classical Heritage and ils Beneficiaries, Cambridge, 1954, p. 193, 197, 340, 357 et 423.

37. Les OEuvres de Salluste de nouveau traduites en Français par J.B. (Jean Baudouin), Paris, 1616 ; L'Histoire de Salluste de la conjuration de Catilina et de la guerre de Jugurtha, Paris, 1644 (traduction par Philippe Odet des Mares) ; Tallemant des Réaux, op. cit., t. II, p. 505 et 1327, n. 4.

38. Polyen, Les Ruses de guerre, Liv. VII, vi, exempla 3 et 10, Cyrus. Frontin, Les Stratagèmes, Liv. III, viii, exemplum 3, Cyrus ; et III, ix, exemplum 3, Marius.


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à la prise de la citadelle (emploi d'épouvantails, prise d'otages), n'ont aucun rapport avec l'incident du casque qui n'est même pas mentionné. Cependant, chez Frontin, l'on trouve le récit de la prise du fortin de la Muluccha à une page de distance seulement des anecdotes concernant la prise dé Sardis; il est plus que probable qu'un lecteur même pressé, consultant l'article « Cyrus » (VIII, 3), soit amené à prendre connaissance de l'article « Marius » (IX, 3) qui le suit de si près et qui n'est qu'un abrégé des données de Salluste. Il serait invraisemblable que le Gouverneur de NotreDame de la Garde, si fier de son titre militaire, n'eût pas eu dans sa bibliothèque un exemplaire des Stratagèmes si souvent publiés depuis le XVe siècle 39. Qu'il nous suffise de voir là l'origine probable d'un rapprochement tout naturel dans l'esprit d'un auteur dont le propos n'est point tant l'exactitude historique que le pittoresque de l'aventure.

Que l'épisode de la prise de Sardis ait été écrit par Georges ou par Madeleine, ou par le frère et la soeur en collaboration, il est évident qu'il joue un rôle important dans le roman. Il termine un siège ardu dont le récit, digressions comprises, s'étend du volume VI 2 au volume VII. Sardis constituait un obstacle majeur et notre épisode relate la petite cause fortuite dont l'effet est incommensufable, un lieu commun s'il en fût des humanités classiques 40: un casqué tombe, Sardis est prise; d'ennemi vaincu, Crésus devient l'allié de Cyrus mais, hélas, le Roi du Pont réussit à s'enfuir en emmenant Mandane qui ne sera libérée — temporairement - qu'à la suite d'un autre épisode, le siège de Cumes. Les pages que nous avons étudiées ici ont donc le mérite d'amener la solution d'un problème majeur dans la longue alternance d'espoirs et de contre-temps qui forme la trame du roman. Les influences d'oeuvres antérieures sont nombreuses mais diffuses, habilement camouflées, intégrées aux descriptions, aux récits, aux portraits, aux réflexions morales sous forme de sédimentation culturelle plutôt que de transpositions substantielles. Le nombre, le groupement et l'ordre des recoupements entre le texte de Madmoiselle de Scudéry et celui de Salluste en sont d'autant plus surprenants. Ils constituent néanmoins un exemple typique de cette imitation créatrice qui fut l'une des techniques les plus efficaces des écrivains du XVIIe siècle.

J. D. BIARD.

39. Une nouvelle traduction, Les Stratagèmes de Frontin, de la traduction de N [icolas], P [errot], Sieur d'A [blancourt], avec un petit Traité de la bataille des Romains allait encore voir le jour en 1664.

40. Cf. La Fontaine, Fables, II, 9, Le Lion et le Moucheron :

Il rugit, on se cache, on tremble à l'environ : Et cette alarme universelle Est l'ouvrage d'un Moucheron. Il existé même tout un recueil de chries sur ce thème, intitulé : Essai sur les grands événements par les petites causes, tiré de l'histoire, Amsterdam, 1760.


« LE CANAPE » : UNE ERREUR BIBLIOGRAPHIQUE RECTIFIÉE

Le Canapé [couleur de feu], conte de fée licencieux du XVIIIe siècle, publié sous le pseudonyme M.D., est connu de peu de critiques. Ceux qui en parlent le font presque toujours au sujet du Sopha de Crébillon fils. Cependant, ces rares critiques qui cherchent à établir les liens de parenté entre Le Canapé et Le Sopha se heurtent à un problème bibliographique — les renseignements sur les premières éditions du Canapé sont non seulement épars mais contradictoires.

On trouve peu de mention du Canapé avant le XIXe siècle, et toujours sans indication de la date de publication. Au XIXe siècle, le problème devient encore plus épineux ; les bibliographies les plus consultées de ce siècle (celles de Quérard de 1869-1870, de Barbier de 1872-1879, et de Gay de 1894-1900) attribuent Le Canapé à Fougeret de Monbron, en donnant 1714 pour date de la première édition. Erreur évidente. Fougeret de Monbron est né entre 1698 1 et 17062. Comment aurait-il pu écrire un tel ouvrage à l'âge de huit ou même de seize ans ? De plus, Quérard et Gay citent d'autres éditions après celle de 1714, mais avant la première édition du Sopha 3 : 1717, 1733 et 1734 (insérées, suppose-t-on, dans deux éditions d'un autre ouvrage, Les Dons des enfants de Latone), 1737, 1741. En outre, Quérard et Gay ajoutent qu'une édition du Canapé, publiée par Cubières Palmezeaux, a été attribuée à Gresset. Au commencement du XXe siècle, Apollinaire a consacré l'erreur en répétant ces renseignements dans l'introduction de son édition du Canapé 4.

Depuis, les critiques et les bibliographes ont essayé de résoudre ce problème bibliographique de façons différentes. Certains refusent l'ouvrage à Fougeret tout en en gardant la date, 17145. D'autres attribuent bien Le Canapé à Fougeret de Monbron en donnant 1741 comme date de la première édition 6. Considèrent-ils alors la date de 1714 comme une simple erreur de typographie ? Mais dans

1. Franco Venturi, Europe des lumières ; Recherches sur le dix-huitième siècle, Paris : Moüton et C°. et Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1971, p. 93. Venturi a pris cette date dans le livre d'Eustache de Sachy, Essais sur l'histoire de Peronne, Paris, A. Auby, 1866, p. 432.

2. J. H. Broome, « L'Homme au coeur velu », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, XXIII, 1963, p. 182.

3. La première édition du Sopha date de 1742, d'après Douglas A. Day, " On the dating of three novels by Crébillon fils, » Modem Language Review, 56, p. 392. Bien que d'autres critiques citent 1740 comme date de la première édition, c'est Day qui semble avoir raison.

4. Le Canapé couleur de feu, histoire galante, suivie de La Belle sans chemise ou Eve ressuscitée, Introduction par Guillaume Apollinaire, Paris, Bibliothèque des curieux, 1912.

5. Par ex., Henri Coulet, Le Roman jusqu'à la révolution, Paris, A. Colin, 1967, p. 371.

6. Venturi, op. cit., p. 101.


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ce cas, il reste encore le problème des éditions de 1717, de 1733 et 1734, et de 1737. Et d'autres encore, s'ils attribuent Le Canapé à Fougeret, ajoutent soigneusement « attribution douteuse » 7.

Le dépouillement d'innombrables catalogues de ventes et de bibliothèques privées n'a fourni aucune mention des éditions antérieures à 1741. Il semblerait bien douteux que tous les exemplaires des éditions parues avant 1741 aient été détruits sans laisser de trace. D'ailleurs, il n'y a aucune preuve qu'une édition du Canapé attribuée à Gresset ait jamais existé, et dans l'exemplaire de l'édition de 1734 des Dons des enfants de Latone qui se trouve à la Bibliothèque Nationale, Le Canapé ne figure pas. Enfin, ce qui rend encore plus fantomatique l'existence de ces éditions, le Barbier de 1806-1809 et de 1822-1827, et le Quérard de 1847-1853 donnent pour date de la première édition du Canapé, 1741. Se pourrait-il que de nouveaux éléments aient été découverts après la première édition de Quérard ?

En abordant le problème des éditions antérieures à 1741, j'ai dû évidemment examiner Les Dons des enfants de Latone de 1734. Le résultat en a été surprenant. Si on n'y voit pas de Canapé, on y trouve en revanche un autre ouvrage, intitulé La Musique, de Serré de Rieux. En consultant l'article Serré de Rieux dans le Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale, on trouve parmi les éditions de La Musique, les suivantes :

La Musique, poème divisé en quatre chants, par Monsieur DXXXX. — Lyon, impr. de A. Laurens, 1714. In-4°, 32 p.

La Musique, poème divisé en IV chants [par J. de Serré]. La Haye, A. Henry, 1737. In-8°, 36 p.

L'édition de 1869-1870 de la bibliographie de Quérard comporte la notice suivante sur Le Canapé :

[M] + D [Fougeret de Monbron].

Le Canapé couleur de feu, par M. Amsterdam 1741, in-12°. Amsterdam. Est. Royer, 1714, in-12° ; Lyon, André Laurens, 1717, in-4° ; La Haye, Abr. Henri, 1737, in-12°.

Il a reparu aussi en 1733 et en 1734 dans les deux éditions du vol. in-8° intitulé Les Dons des Enfants de Latone ; Voy. ce titre aux « anonymes ». De nos jours Cubières Palmezeaux l'a réimprimé comme étant de Gresset. Voy. ce nom aux Supercheries 8.

Consultant donc l'article Gresset (Jean-Baptiste-L.) dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale, on trouve la notice suivante :

— Epître à Gresset.. suivie de deux ouvrages de ce poète célèbre, qui ne sont dans aucune édition de ses oeuvres... par l'ex R. P. Ignace de Castelvadra,... Paris, Moronval, 1812, In-8°, 93 p.

(Les deux poèmes attribués à Gresset sont apocryphes.)

7. Grente et A. Pauphilet, Dictionnaire des lettres françaises du dix-huitième siècle, Paris, A. Fayard, 1951.

8. J.-M. Quérard, Les Supercheries littéraires dévoilées, Paris : P. Daffis, 1869-70.


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Feuilletant effectivement cette Épître à Gresset, j'ai remarqué qu'un des deux poèmes « apocryphes » est La Musique. Or, Cubières Palmezeaux et Ignace de Castelvadra ne sont qu'une seule et même personne, selon le Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier qui suit l'édition de 1869-1870 de Quérard.

Les ressemblances entre les éditions dites du Canapé et les éditions documentées de La Musique sont donc remarquables, malgré le manque d'exactitude. Restent à expliquer la date de l'édition d'André Laurens et l'inexistence de tout exemplaire de l'édition d'Est. Royer. Ici, le Quérard de 1869-1870 nous rend service. Dans la notice sur La Musique dans Les Supercheries littéraires dévoilées, on trouve ceci :

[M] + D... [De Serré].

La musique, poème en quatre chants, par M. — Lyon, André Laurent, 1717, in-4°.

La première édition est d'Amsterdam, 1714, in-12°, chez Etienne Roger ; réimprimé à La Haye, 1737, Abraham Henri, in-12°... q.

Comment une telle confusion entre ces deux ouvrages put-elle entrer dans l'édition de 1869-1870 de Quérard ? Il s'agirait d'une simple erreur commise entre la date du décès de Quérard et celle de la publication posthume en 1869, de son ouvrage. Les renseignements sur Le Canapé suivent dans le Quérard de 1869-1870 ceux sur La Musique, puisque tous deux figurent sous le pseudonyme M.D. D'après la préface de cette édition des Supercheries littéraires dévoilées, les éditeurs avaient acquis les papiers de Quérard afin d'achever l'ouvrage 10. Il est bien probable que ces éditeurs de Quérard, ayant mal placé une fiche, ont simplement réimprimé ce qui s'applique à La Musique sous le nom du Canapé 11. Et l'erreur bibliographique qui en résulta est allée son train pendant un siècle.

Le Canapé date donc de 1741, Fougeret de Monbron peut bien en être l'auteur, et le problème des liens de parenté entre Le Sopha et Le Canapé en devient plus intéressant même s'il n'est pas encore résolu 12. Et la critique ne sera plus obligée de fermer l'oeil sur l'existence, dans un roman paru censément en 1714, d'un chapitre sur les convulsionnaires de Saint-Médard...

KATHERINE LANDOLT GEE.

9. Ibid.

10. Ibid., préface de G. Brunet, p. VI.

11. Ce qui indique bien qu'une fiche mal placée à été à l'origine de la confusion, c'est que les renseignements sur Le Canapé commençaient par " Amsterdam, 1741, in-12°, " avant de répéter ce qu'on venait de dire à propos de La Musique.

12. Je vais traiter de cette question dans une édition critique du Canapé, en préparation.


CHATEAUBRIAND ET DUCIS

Dans le chapitre des Mémoires d'Outre-Tombe consacré à la mort de Charles X, Chateaubriand cite ce vers : « Soixante ans de malheurs ont paré la victime !» De qui est-il ? Les deux éditions critiques de Maurice Levaillant sont muettes à ce sujet 1. Il s'agit en fait d'un alexandrin de Ducis, figurant dans deux de ses tragédies : OEdipe chez Admète et OEdipe à Colone2. Évoquant les vicissitudes de l'existence du dernier roi de France — « trente années d'exil; la mort à soixante dix-neuf ans en terre étrangère» —, Chateaubriand a aussitôt songé à OEdipe qui représente pour lui le « parfait modèle des calamités royales ». Cette dernière expression provient du Voyage au Mont-Blanc qui date de 18063. Or, dans cette oeuvre, Chateaubriand s'était déjà plu à citer Ducis. En effet, ne partageant pas le goût de Rousseau pour les montagnes et voulant prouver que celles-ci, dans l'antiquité, étaient considérées comme « le séjour de la désolation et de la douleur», il invoque OEdipe à l'appui de sa thèse :

Il va,

... du Cythéron remontant vers les cieux, Sur le malheur de l'homme interroger les dieux 4.

Les deux citations, à plus de trente ans de distance, révèlent l'estime durable de Chateaubriand pour cette tragédie. Il faut y joindre une mention flatteuse dans le Discours de réception à l'Académie : « j'aperçois le vénérable auteur d'OEdipe retiré dans la solitude, et Sophocle oubliant à Colone la gloire qui le rappelle dans Athènés » 5. C'est sans doute dès sa jeunesse, pendant ses séjours à Paris, à la fin de l'Ancien Régime, que Chateaubriand, alors très friand de spectacles, a pu applaudir la pièce de Ducis, fréquemment remise à l'affiche 6. Certaines tirades d'une sensibilité rêveuse et mélancolique ont peut-être trouvé en lui un écho. L'amertume d'OEdipe n'est pas éloignée de celle qui anime plusieurs passages des Mémoires d'Outre-Tombe :

1. Que ce soit celle du Centenaire (Paris, Flammarion, t. IV, 1948, p. 569) ou celle de la Bibliothèque de la Pléiade (Paris, Gallimard, t. II, 1951, p. 907).

2. OEuvres, Paris, Neuveu, 1819-26, t. I, p. 264 et t. II, p. 461. En 1778, Ducis avait combiné, dans une tragédie en cinq actes, l'histoire d'OEdipe avec celle d'Alceste et Admète. En 1797, il ne retint que celle d'OEdipe dans une nouvelle version en trois actes.

3. Dans le Mercure de France, 1er février 1806, p. 208 et dans O.C., Paris, Ladvocat, 1826, t. VII, p. 316.

4. Chateaubriand, voir note 3. Ducis, OEuvres, éd. cit., t. I, p. 259 et t. II, p. 457. La citation exacte est : " J'irai, du Cythéron...".

5. Repris dans MOT, éd. de la Pléiade, t. I, p. 654.

6. Il a aussi entendu l'opéra de Sacchini, OEdipe à Colone, créé avec le plus vif succès le 1er février 1787. Le Iiyret de Guillard suit de près l'oeuvre de Ducis.


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D'être heureux, en naissant, l'homme apporte l'envie ; Mais il n'est point, crois-moi, de bonheur dans la vie. Il lui faut, d'âge en âge, en changeant de malheur, Payer le long tribut qu'il doit à la douleur 7.

Chateaubriand s'est-il intéressé aux autres pièces de Ducis ? Émigré en Angleterre, il a pu lire dans le Paris de Peltier, le 11 juillet 1795, un compte rendu de la création d'Abufar 3. Deux éléments de cette oeuvre ont retenu son attention. Le sujet d'abord : se croyant frère et soeur, Pharan et Paléma combattent leur amour. Au moment d'en faire le sujet de René, Chateaubriand ne pouvait ignorer que l'inceste était un thème courant, presque un heu commun, dans la production romanesque du XVIIIe siècle. Mais quand il s'adresse à son lecteur, en 1803, dans la Défense du Génie du Christianisme, il préfère se référer à la tragédie. Ce genre « noble » sera une meilleure caution. C'est alors qu'ils se souvient de Ducis :

L'auteur eût choisi le sujet de Phèdre s'il n'eût été traité par Racine : il ne restait que celui d'Erope et de Thyeste chez les Grecs, ou d'Amnon et de Thamar chez les Hébreux ; et bien que ce sujet ait été aussi transporté sur notre scène, il est toutefois moins connu que le premier 9.

En note, Chateaubriand précise qu'il fait allusion à Abufar 10. Mais l'intrigue n'est sans doute pas le seul trait qui l'ait frappé. Quand il se met à écrire son Moïse, il adopte en effet à l'égard de la tragédie classique une attitude analogue à celle de Ducis. Tous deux d'ailleurs avaient été précédés dans la même voie par Voltaire : il s'agit de redonner vie à un genre usé en recourant à des sujets exotiques, à « la pompe du spectacle », à la vérité de la décoration. Ducis avait voulu peindre « l'Arabe du désert », Chateaubriand met en scène les Hébreux dans le Sinaï. C'est de part et d'autre la même recherche de couleur locale, les deux auteurs insistant dans leurs préfaces et leurs indications scéniques sur un décor où sont prodigués palmiers, aloès, chameaux et onagres.

Qu'en est-il enfin des pièces où Ducis adapte Shakespeare11 ? Chateaubriand n'en parle guère. Peut-être ses contacts avec la littérature anglaise pendant l'émigration lui ont-ils permis de déceler assez rapidement les faiblesses de Ducis. Se serait-il souvenu du monologue d'Hamlet — « La mort... c'est le sommeil... c'est un réveil peut-être » 12 — quand, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, à propos de Shakespeare, se plaçant au point de vue de l'athée, il parle de « ce sommeil sans souffle et sans réveil, qu'on appelle la

7. OEuvres, t. I, p. 207.

8. Vol. I, n° 6, p. 363-365.

9. Génie, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, t. II, p. 270. Le texte est repris dans la préface à l'édition de 1805 d'Atala et de René.

10. Notons que chez Ducis, plus timide, la tragédie s'achève par un mariage. Le père de Pharan révèle en effet que Paléma est seulement sa fille adoptive.

11. Hamlet, Roméo et Juliette, Le Roi Lear, Macbeth, Jean sans terre, Othello.

12. Ducis, OEuvres, t. I, p. 53. L'adaptation d'Hamlet est de 1769.

13. Éd. cit., t. I, p. 409. Mais Voltaire déjà, traduisant le monologue d'Hamlet dans la dix-huitième Lettre philosophique, faisait rimer " réveil » et " sommeil ».


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mort » 13 ? C'est le seul rapprochement que l'on puisse suggérer 14. Il existe toutefois une mention explicite. Les Mémoires rapportent en effet un événement qui se situe au moment du passage de Chateaubriand aux Affaires étrangères en 1823 :

Vers cette époque Talma demanda à madame Récamie à me rencontrer chez elle pour s'entendre avec moi sur quelques vers de l'Othello de Ducis, qu'on ne lui permettait pas de dire tels qu'ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au rendez-vous ; je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencontreux : il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions à l'envi ; nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d'accord pour le sens ou pour l'harmonie 15.

Le Mercure du dix-neuvième siècle nous apprend en effet qu'Othello fut joué en 1823 et que la censure exigea la suppression des vers où le courage du More, « seul et sans aïeux », est opposé à

Tous ces nobles sans gloire et connus par leurs vices,

Qui n'ont rien recueilli, nés de pères fameux,

Que l'opprobre éclatant d'être descendus d'eux 16.

Le texte des Mémoires témoigne donc des rigueurs de la censure théâtrale sous la Restauration. Mais il nous renseigne aussi sur Chateaubriand lui-même : l'auteur malheureux de Moïse se dépeint avec complaisance retravaillant les vers d'un confrère en compagnie du plus grand acteur tragique de l'époque.

Chateaubriand appréciait l'indépendance d'esprit de Ducis : les Mémoires placent celui-ci parmi les courageux adversaires du despotisme de Napoléon 17. Ducis, de son côté, admire Chateaubriand. Dans une lettre à un ami, le 4 avril 1809, il fait l'éloge des Martyrs 18. Une autre lettre, le 20 juillet 1814, reconnaît à Chateaubriand « le secret des mots puissants » 19. Les deux écrivains ont en commun la fierté, le sens de la grandeur (contrairement à certains tragiques d'une fade élégance pseudo-racinienne, Ducis aime les génies abrupts comme Corneille). Tous deux sont imprégnés de Rousseau : ils ont le goût de la retraite, la nostalgie des moeurs patriarcales. En 1812, dans une épître où il remercie Mlle de La Tour du Pin de lui avoir offert Les Martyrs, Ducis relève cette similitude :

L'auteur chérit sa Bible et les déserts ; voilà Mon port, mon charme aussi 20.

Le 20 mars 1814 il écrivait : « je viens de me soulager, en paraphrasant, dans une espèce d'ode morale et religieuse, ces paroles de

14. Rappelons aussi que Roméo et Juliette, opéra de Steibelt créé en 1793, était apprécié par Chateaubriand et Mme Récamier. Le livret de Ségur s'inspire de Ducis.

15. Ed. cit., t. II, p. 220-221.

16. Mercure, 8 nov. 1823, t. III, p. 235.

17. Ed. cit., t. I, p. 870 et 875.

18. OEuvres, t. IV, p. 381.

19. Ibid., p. 410.

20. Ibid., p. 192.


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saint Bernard : O beata solitudo ! ô sola beatitudo » 21. Il eût été heureux de savoir que Chateaubriand devait remarquer cette ode et l'insérer dans la Vie de Rancé. Tous deux s'accordent pleinement pour célébrer la solitude. Plus d'une fois, les Mémoires d'Outre-Tombe montrent l'écrivain retiré dans son ermitage, LaVallée-aux-Loups par exemple, et considérant avec détachement les remous de la vie publique. Telle est aussi l'attitude de Ducis. Ainsi cette ultime citation résume-t-elle avec bonheur les affinités des deux hommes :

Sur une inscription de saint Bernard, placée dans les cloîtres de la Trappe, Ducis composa ces beaux vers :

Heureuse solitude, Seule béatitude, Que votre charme est doux! De tous les biens du monde, Dans ma grotte profonde, Je ne veux plus que vous. Qu'un vaste empire tombe, Qu'est-ce au loin pour ma tombe, Qu'un vain bruit qui se perd ? Et les rois qui s'assemblent, Et leurs sceptres qui tremblent, Que les joncs du désert 22 ?

TANGUY LOGÉ.

CONTRIBUTION A L'ETUDE DU REPUBLICANISME DE VICTOR HUGO : LETTRES INÉDITES ET OUBLIÉES A JEAN-CLAUDE COLFAVRU ET AUTRES

Malgré les importantes études qui ont été faites sur la pensée et les activités politiques de Victor Hugo 1, nos connaissances sur son républicanisme, surtout en ce qui concerne ses rapports avec le républicanisme de gauche, sont loin d'être complètes. Nous savons

21. Ibid., p. 407.

22. Vie de Rancé, éd. Letessier, Paris, Didier, 1955, t. I, p. 136. Chateaubriand a lu ces vers dans l'Histoire civile, religieuse et littéraire de l'abbaye de la Trappe de Louis Du Bois, publiée en 1824.

1. Parmi les plus récentes les excellentes présentations de Pierre Halbwachs des Actes et Paroles dans l'édition Massin des OEuvres complètes, Paris, Le club français du livre, 1967-70 ; P. Moreau, « La pensée politique de Victor Hugo ", Revue des travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1965, sem. 2, p. 1-10 ; H. Guillemin, « Le politique » dans Victor Hugo, Paris, Hachette, coll. " Génies et Réalités ", 1967, p. 185-211. En dehors de l'ouvrage d'André Maurois, Olympio ou la vie de Victor Hugo, Paris, Hachette, 1954, il faut remonter jusqu'à 1928 pour une biographie politique, Pierre de Lacretelle, Vie politique de Victor Hugo, Paris, Hachette. Cette étude, fort utile, fut précédée en 1904 par celle de Jules Garsou, L'évolution démocratique de Victor Hugo, 1848-1851, Paris, Librairie Emile-Paul, ouvrage aujourd'hui complètement ignoré, semblerait-il.


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que son mouvement vers la gauche fut amorcé pendant les années critiques entre la Révolution dé 1848 et le coup d'état du 2 décembre 1851. Il prit son essor pendant son long exil et atteignit son apogée avec son élection comme sénateur eh 1876, Mais si Guillemin a dit de Hugo qu'« il faudrait un livre entier pour le suivre, pas à pas, dans ses comportements politiques entre 1848 et 1851 » 2, cette observation pourrait s'étendre à la période de son exil, quoique son républicanisme soit indubitable à partir du coup d'état dé Bonaparte. Car, bien que son hostilité envers le monarchisme dictatorial soit totale, à l'intérieur du groupe d'exilés avec ses factions et ses cabales, la position de Hugo, et donc de son républicanisme, est moins clairement définie. En présentant une série de lettres médites et oubliées, écrites par Hugo entre 1848 et 1860, et qui se rapportent essentiellement à des questions et des personnalités politiques, j'espère apporter une modeste contribution à l'étude, qui est toujours à faire, sur l'évolution de Hugo avant sa réapparition sur la scène politique comme un des chefs de filé de la gauche pendant les premières années de la IIIe République.

Sur huit lettres retrouvées, quatre sont adressées à Jean-Claude Colfavru, homme de gauche, avocat, journaliste, député et co-exilé de Hugo, et qui est le sujet principal d'une cinquième lettre 3. Trois autres 4, bien qu'elles ne forment pas un groupe homogène, font une addition utile à ce que nous savons sur la vie politique du poète entre 1848 et 1851, période pour laquelle, malgré les efforts louables dé ses éditeurs, nous sommes encore mal servis en ce qui concerne la correspondance. Toutes les lettres sont présentées suivant l'ordre chronologique.

Jean-Claude Colfavru sortit d'un humble milieu lyonnais 5. Fils de cordonnier, il fit ses études de droit à Grenoble, et, reçu licencié en droit en 1845, il gagna Paris la même année, où il s'établit comme avocat. Deux années plus tard il plaida sa première affaire politique en défendant un socialiste accusé de terrorisme. En 1848 il accueillit la Révolution avec enthousiasme; et avec l'intention,

2. Op. cit., p. 200.

3. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à Madame Albert Clée, petité-fille de Jean-Claude Colfavru, qui m'a permis de prendre copie des lettres originales, ainsi qu'à ma belle-mère, Madame Louise Roy, qui m'a appris leur existence. Je suis également redevable à la regrettée Madame Frances Vernor Guille de m'avoir fourni les manuscrits des deux derniers volumes de son édition du Journal d'Adèle Hugo, qui seront publiés prochainement. Les renseignements fournis par cette correspondance seraient restés fort incomplets sans le concours précieux du Journal, tenu pendant les premières : années d'exil à Jersey par la fille cadette de Hugo. C'est grâce à la fidèle transcription faite par Adèle des visites rendues à son père par les proscrits, de leurs entretiens et des principaux événements dans leur milieu entre 1852 et 1855, que j'ai pu compléter mes connaissances sur les rapports qu'entretint Hugo avec Colfavru.

4. Retrouvées dans l'ouvrage de Garsou, mais oubliées depuis.

5. Il existe deux notices biographiques sur Colfavru : dans le Dictionnaire universel des contemporains, éd. G. Vapereau, 6e édition, Paris, Hachette, 1893, et dans le Dictionnaire de biographie française, Paris, 1961, t. IX. La notice la plus complète, une petite brochure de 16 p., publiée en 1891 par Etienne Charavay, célèbre amateur d'autographes et ami intime de Colfavru, est maintenant introuvable, l'exemplaire de la Bibliothèque Nationale n'étant plus à sa place. Grâce à Madame Clée, j'ai pu avoir accès à un exemplaire.


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comme il le dit lui-même, de « démasquer et de renverser tous les usurpateurs de la souveraineté populaire » 6, ainsi que de prêcher la religion politique nouvelle du socialisme, il devint rédacteur du Père Duchêne 7. Il y mena campagne contre tous les opposants de la cause populaire, tout en conseillant aux ouvriers et aux prolétaires de conserver calme et patience. Essayant d'éviter la tragédie qu'il ne prévoyait que trop clairement, il écrivit le 16 juin 1848, « Nous sommes arrivés à ce point qu'un coup de fusil tiré dans la rue maintenant nous ferait perdre tous les fruits de notre dernière victoire. Ne jouons pas la République à pile ou à face ; pas de précipitation ; du calme, de l'ordre, de l'énergie passive » 8. Ces sages conseils, où s'allient déjà un grand courage et une maturité politique, ne furent pas écoutés. Les sanglantes journées de juin eurent comme résultat direct pour Colfavru la suspension de son journal du 22 juin au 13 août, suivie par son arrestation le 21 juillet et son emprisonnement sur un ponton en rade de Brest le 1er septembre.

C'est entre le 21 juillet et le 1er septembre, période pendant laquelle Colfavru était gardé à vue à la Conciergerie, que le premier contact eut lieu entre Victor Hugo et le jeune avocat-journaliste. Contact d'ailleurs purement formel, sous la forme d'une courte lettre 9 envoyée par Hugo au rédacteur du Père Duchêne :

Monsieur le rédacteur

Permettez-moi d'annoncer par la voie de votre journal que je suis absolument étranger au journal L'Événement. Je n'y prends aucune part directe ni indirecte.

Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

Victor Hugo 7 août 1848

Hugo avait fait les mêmes dénégations la veille dans une lettre adressée à L'Événement et publiée le 8 août 10. La lettre que nous publions faisait partie d'une campagne de Hugo, qui né convainquit personne, d'ailleurs, pour se dissocier aux yeux du public du journal qu'il avait fondé au mois de juillet pour influencer l'opinion publique. Quand il réapparut avec le numéro du 13 au 15 août, Le Père Duchêne ne publia pas la lettre de Hugo, sans doute parce qu'elle n'était plus d'actualité.

Rien n'indique pourquoi Hugo choisit Le Père Duchêne parmi le foisonnement de petits journaux révolutionnaires auxquels il aurait pu s'adresser. Et sans doute envoya-t-il, sans arriver à la faire publier, la même lettre à d'autres journaux, qui, comme Le Père Duchêne et L'Événement, étaient hostiles au gouvernement. Si

6. Cité par Charavay, op. cit., p. 2.

7. Le Père Duchêne. Gazette de la Révolution. An premier de la nouvelle République, fondé par le citoyen Thullier, fut publié du 10 avril au 22-24 août 1848.

8. Cité par Charavay, op. cit., p. 2.

9. Un feuillet plié.

10. Voir Victor Hugo, OEuvres complètes, éd. J. Massin, t. VII, p. 1226. Voir également Actes et Paroles, OEuvres complètes, t. VII, p. 178


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sa trace n'a pas été retrouvée, il n'en faut pas chercher loin la raison : la quasi-totalité de ces journaux fut frappée djnterdiction en même temps que Le Père Duchêne, et se serait trouvée dans la même impossibilité de publier la lettre de Hugo. La chose importante à retenir de ce billet, c'est qu'il représente, avec le discours fait devant l'Assemblée Constituante le 20 juin en faveur du maintien et de l'amélioration des Ateliers Nationaux 11, la première ouverture vers la gauche, hésitante et encore mal définie, de ce conservateur na'rf, mais toujours violemment hostile à toute manifestation, réelle ou imaginée, de mihtantisme radical.

C'est cette même franche naïveté, aidée sans doute par une sympathie grandissante, en tant qu'associé clandestin de L'Événement, pour les journaux interdits le 25 juin 12, qui a incité Victor Hugo à prononcer le 1er août devant l'Assemblée un discours pour la liberté de la presse et contre l'arrestation des écrivains 13. Bien qu'il se dît hostile à la plupart de ces journaux 14, cela n'empêcha pas Colfavrû et J.-E. Bérard, rédacteur du Napoléon, également enfermé à la Conciergerie, de lui envoyer leurs remerciements pour avoir défendu la cause d'une presse libre et, en particulier, les droits des journalistes. Dans sa réponse, envoyée dans la seule lettre à Calfavru connue jusqu'ici, Hugo leur écrit : « Je ne sais même plus si vous m'avez jamais attaqué. Vous souffrez, cela me suffît. Hier je vous combattais, aujourd'hui je vous défends. Dans le malheur et sous les verrous je ne me connais plus d'ennemis, je ne me connais même plus d'adversaires, j'ouvre les bras et je tends la main» 15. C'est cette sentimentalité moralisatrice, si évidente ici, qui dirigera son mouvement vers la gauche, et qui expliquera par la suite ses attitudes fluctuantes et équivoques envers Colfavru, socialiste radical et irréductible de toujours.

La période entre cette brève rencontre épistolaire et le 2 décembre 1851, jour où, tous deux opposants du coup d'état, ils allaient partager le même sort, fut assez mouvementée pour les deux hommes. Hugo, depuis le discours sur les Ateliers Nationaux, se trouve de plus en plus en porte-à-faux avec la droite dont la mesquinerie révolte son libéralisme généreux, qui cherche à s'exprimer à travers Un idéalisme grandiose et se veut au-dessus du conflit des partis. Sa participation à des oeuvres philanthropiques 16, qui réunissent des hommes de toutes les opinions politiques, et surtout, après bien des hésitations, son soutien à la candidature de Louis-Napoléon à

11. Ibid., p. 143-148.

12. Ibid., p. 152-154.

13. Ibid., p. 153.

14. L'Evénement allait également encourir l'hostilité du pouvoir en 1851, quand ses quatre rédacteurs, Charles et François-Victor Hugo, Paul Meurice et Auguste Vacquerie, furent successivement condamnés à des peines de prison. Avec le coup d'état du 2 décembre le journal, qui avait réapparu sous le titre de L'Avènement du Peuple, fut définitivement supprimé.

15. OEuvres complètes, t. VII, p. 751.

16. Il fut président de la " Société de Petit-Bourg " et vice-président d'un bureau pour venir en aide aux déportés de 1848.


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la présidence, en font preuve. Mais ce qui révèle plus clairement sa véritable tendance pendant cette période, c'est son action à l'Assemblée devant une majorité dont les tendances réactionnaires se concrétisent dans un programme de législation de plus en plus répressive, Ses discours provoquent la désapprobation de la droite et l'enthousiasme quasi-unanime des représentants de la gauche, et lors du vote Hugo se range le plus souvent à gauche.

Au mois de janvier 1850 Hugo prononça devant l'Assemblée son grand discours 17 sur le projet de loi sur l'enseignement du ministre de l'Instruction publique, Falloux. Cette intervention est généralement considérée comme le point décisif où Hugo coupa tous les ponts qui le reliaient encore à la droite. Mais dans ce plaidoyer pour le progrès de l'esprit humain, il refuse toujours de descendre dans l'arène politique pour affronter ses véritables ennemis. Quand il fait dans son discours une distinction entre un « quelconque parti clérical » et les députés de la droite, de n'est pas seulement une ruse subtile, une simple précaution oratoire ; il croit à moitié à cette fiction. La lutte se poursuit toujours pour cet olympien entre les forces de la lumière et celles de l'obscurité loin au-dessus de l'arène sordide, où se débattent les représentants de la politique conventionnelle. Objectivement Victor Hugo est en passe de devenir un homme de gauche, mais il ne l'est pas encore idéologiquement, témoin deux lettres 18 adressées à des rédacteurs de journaux qui avaient reproduit le texte dé son discours, lettres dans lesquelles les sentiments sont aussi imposants que vagues. La première est adressée à Frédéric Thomas 19, rédacteur en chef de L'Électeur du Tarn 20, journal républicain démocrate. Thomas avait préfacé le discours de Hugo, publié dans le numéro du 27 janvier 1850, par les paroles suivantes :

Le discours de Victor Hugo contre le projet de loi organique de l'enseignement a fait une sensation générale et profonde. Notre dernier numéro en contenait des fragmens, mais cela n'a pas suffi à l'avidité et à l'admiration du public. Aujourd'hui nous sommes heureux de laisser couler à pleins bords cette majestueuse éloquence, en lui faisant un lit digne d'elle dans un supplément spécial. Jamais peut-être le grand poëte n'avait mis au service d'une plus vaste cause cette forme éblouissante qu'il a créée, cet art magique dont il a gardé pour lui le secret et l'invention. Nos lecteurs seront tous subjugués, terrassés, par les cataractes de cette grandiose éloquence ; et nous, qui avons eu l'honneur de siéger longtemps à côté de l'illustre orateur dans le comité des gens de lettres ; nous, qui, par conséquent, pouvons restituer par la pensée cette voix mordante, cet accent martelé, ce geste magistral dont l'incomparable écrivain a accompagné son discours, et qui ont été comme la mise en scène de cette éloquence sculptée, nous n'avons pas de peine à comprendre l'immense effet produit par cet événement de tribune.

Voici la réponse de Hugo, datée de Paris, le 5 février 1850 :

17. OEuvres complètes, t. VII, p. 254-267.

18. Publiées pour la première fois dans J. Garsou, op. cit., p. 108-110.

19. Avocat, écrivain et homme politique, né à Castres, 1814, mort à Paris, 1884, Thomas fut longtemps membre et rapporteur du comité de la Société des Gens de Lettres, avant d'être son président de 1868 à 1870.

20. Ce journal, publié à Castres, n'a vécu que trois ans, de 1849 à 1851.


NOTES ET DOCUMENTS 801

A M. Frédéric Thomas, rédacteur en chef de L'Électeur du Tarn.

Je ne saurais vous dire combien j'ai été touché des nobles et sympathiques lignes que vous avez bien voulu écrire à mon sujet dans L'Électeur du Tarn.

Le souvenir que Vous évoquez de nos anciennes et fraternelles relations m'est précieux et cher comme à vous. Nous sommes depuis longtemps, et je suis heureux que vous vous en souveniez, apôtres de la même idée et soldats du même drapeau. Le but que Vous poursuivez de tout votre coeur, est aussi mon but. Je veux, comme vous le savez, le peuple libre, là France grande, le genre humain meilleur.

Je veux le plein épanouissement des grandes destinées promises à notre siècle et à notre pays. Je me sens fier de m'appuyer sur les hommes tels que vous. Ayons foi et courage. Nous livrons une de ces batailles qui sont les combats des hommes et les victoires de Dieu. Le dénoûment n'est pas douteux, nous marchons dans le sens de l'avenir.

Croyez, etc.

VICTOR HUGO.

Trois jours plus tard Hugo envoie ses remerciements à la rédaction d'un journal de Turin 21 :

Messieurs,

Je vous remercie de la reproduction de mon discours. Je vous en remercie non pour moi, mais pour la grande cause que nous défendons en commun. Vous avez voulu que ce que j'avais dit pour la France fût dit aussi pour l'Italie. Rien ne pouvait me toucher plus vivement. Je confonds la France et l'Italie dans le même amour filial. Je dis plus, Messieurs, dans cette vieille Europe, que le souffle d'en haut renouvelle à cette heure, tous les hommes qui veulent, le progrès de l'intelligence ont la même patrie, et tous ceux qui veulent la liberté ont la même âme.

Permettez-moi de vous écrire comme à des compatriotes, comme à dés frères, et de vous envoyer à travers nos luttes un cordial serrement de main.

VICTOR HUGO. Paris, 8 février 1850.

Ici nous voyons déjà se dessiner l'idéal répubhcain et internationaliste qui sera au coeur du grand discours sur la révision de la constitution du 17 juillet 185122. C'est dans ce discours que Hugo se proclamera républicain à part entière, et se verra désigné comme ennemi principal, non seulement de la majorité monarchiste, ce qu'il était depuis dix-huit mois déjà, mais des bonapartistes, qui préparaient le coup d'état qui allait transformer la France en dictature.

Le 10 août, Hugo parachève dans un geste public sa transformation politique. En acceptant de signer le manifeste rédigé par les députés de la Montagne, il admet l'impossibilité de rester au-dessus des divisions traditionnelles et s'allie formellement avec le républicanisme de gauche. Voici le texte de sa lettre d'adhésion :

21. Selon Garsou, op. cit., p. 108, ce serait le Nazionale de Turin. Je n'ai pu trouver aucune trace d'un journal de ce nom. Il s'agit sans doute d'un périodique de langue française s'intitulant Le National de Turin. Journal politique des États Sardes, publié de 1849 à 1850, et introuvable maintenant.

22. OEuvres complètes, t. VII, p. 327-355. Cf. « Le peuple français a taillé dans un granit indestructible et posé au milieu même du vieux continent monarchique la première assise de cet immense édifice de l'avenir, qui s'appellera un jour les États-Unis d'Europe », p. 331.

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Mes chers et honorables collègues de la réunion de la Montagne,

Vous voulez bien me communiquer votre Manifeste 23.

Ce compte-rendu [sic] de vos pensées et de vos actes est inspiré d'un bout à l'autre par le plus pur et le plus généreux patriotisme et je suis prêt à le signer sans réserve et sans restriction.

C'est avec empressement que je vous envoie mon adhésion.

VICTOR HUGO.

En s'identifiant de la sorte avec les ennemis implacables de l'ambitieux Louis-Napoléon, le poète se condamne d'avance à l'exil, . sort de tous ceux qui s'opposeront au coup d'état du 2 décembre.

Parmi les organisateurs de cette opposition se trouvera Colfavru, qui après maintes péripéties s'était fait élire le 28 avril 1850 à l'Assemblée comme représentant de Saône-et-Loire. Condamné en 1848, il était resté emprisonné à Belle-Isle jusqu'à sa libération, avec sept cents co-détenus, à la suite d'un décret gouvernemental en novembre 1849. Mais sa remise en liberté avait été de courte durée : cette haine farouche et inexorable de l'injustice et de l'oppression qui plus tard lui vaudra des ennemis, semblerait-il, jusque dans les rangs des proscrits à Jersey, l'avait amené à protester dans La Réforme contre l'épithète de repris de justice que le gouvernement avait jeté à la face de ses victimes. Le 21 décembre Colfavru fut arrêté et incarcéré à Sainte-Pélagie, pour être relâché six semaines plus tard à la suite d'une ordonnance de non-lieu. Bientôt après avoir été nommé à la rédaction du journal de Proudhon, La Voix du Peuple, il avait commencé sa carrière politique.

Le jour du coup d'état, pendant que Hugo participe à plusieurs réunions à travers Paris, Colfavru est un des 220 députés qui se réunissent en séance extraordinaire à la mairie du Xe arrondissement 24. Tous deux réunis dans leur hostilité envers Louis-Napoléon, ils essayent, chacun à sa façon, d'organiser la résistance contre l'usurpation de la souveraineté populaire. Les tentatives ayant échoué, Colfavru est enfermé à Mazas pendant que Hugo mène une vie traquée avant de passer clandestinement en Belgique. Grâce à ses contacts et à son argent, Hugo put quitter la France avant d'être frappé par le décret de bannissement du 9 janvier 1852, qui proscrivit soixante-cinq autres députés, y compris Colfavru. En revanche, ce dernier, n'ayant pas les moyens de son illustre coproscrit, dut attendre le 21 janvier pour être conduit à la frontière belge. Un autre événement qui souligne encore mieux l'important écart social et politique qui subsistait entre Hugo, homme de

23. Le Manifeste attaquait violemment le Président, déclarant notamment que si le peuple avait pu s'abuser en 1848, et prendre le nom de Bonaparte comme une protestation, il était à présent détrompé : " Le peuple a vu qu'entre un prince et la République il y a un abîme. Comme nous, il dit à Louis-Napoléon Bonaparte : Président de la République, qu'avez-vous fait de la République ? Écrivain socialiste, que sont devenues vos doctrines ? Auteur du Manifeste, où sont vos promesses ? » Cité par J. Garsou, op. cit., p. 170, qui le premier publia le texte de la lettre de Hugo, p. 169-170.

24. Voir Histoire d'un crime, OEuvres complètes, t. VII, Première journée XII, XIV, XVIII, XIX.


NOTES ET DOCUMENTS 803

lettres célèbre, ancien pair de France, ex-conservateur gagné à lacause, républicaine, et Colfavru, jeune militant socialiste obscur, c'est que ce dernier se vit tout dé suite menacé d'internement par le gouvernement belge et dut se réfugier à Londres, où il apprit le métier de relieur pour gagner sa vie. Par contre, Hugo, profitant d'une pins grande tolérance de la part des autorités, ne fut obligé de quitter le pays que début août, après avoir, menacé de publier Napoléon-le-Petit à Bruxelles.

Les deux hommes arrivèrent à Jersey en août, Hugo au début du mois, Colfavru à la fin. Le nom du jeune proscrit paraît pour la première fois dans lé journal d'Adèle le 31 août ; de toute évidence la pauvre fille le trouva séduisant : « Colfavru est arrivé également dans l'île, et est venu nous voir aujourd'hui. C'est un homme fort jeune, beau, et très intelligent » 25. Mais, malgré une première réaction favorable de la part d'Adèle et du cercle de Hugo, Colfavru allait susciter autant d'hostilité que d'admiration parmi les autres proscrits. Depuis son arrivée à Jersey jusqu'en avril 1855 il sera l'objet d'une campagne de dénigrement, qui aura comme but de le faire condamner comme espion napoléonien 26. Au début Hugo prend sa défense. Adèle écrit le 2 octobre : « Mon père va défendre Colfavru dans la réunion des proscrits. Colfavru est accusé injustement de connivences avec la police. Rien de plus absurde que ces soupçons. Mon père les détruira et fera admettre ce pauvre innocent de Colfavru dans la Réunion des Proscrits » 27. Il est clair que les rapports entre Hugo et Colfavru ont évolué depuis la correspondance de 1848, sans doute à la suite de l'entrée de Colfavru à l'Assemblée. Très vite il est devenu un des visiteurs favorisés à Marine-Terrace. Entre le 31 août 1852 et le 1er août 1853 il est invité chez Hugo au moins huit fois 28. Mais l'amitié du grand homme et son intervention en faveur du jeune avocat devant la réunion des proscrits n'a pas éliminé les soupçons qui s'étaient accumulés sur Colfavru. Vers la fin de cette période Hugo se trouve obligé d'écrire à un inconnu qui a sollicité son opinion sur Calfavru :

29 Jersey 18 7e 1853 je m'empresse de vous répondre, mon honorable et cher concitoyen, et je le ferai en peu de mois. Mon co-proscrit Colfavru vit ici notoirement de son travail, il donne ses leçons 30, et gagne, m'à-t-on dit, quelque chose comme 150 ou 200 francs par mois, qui lui suffisent. Les insinuations dont il est l'objet ont été examinées avec une attention sévère par la réunion générale

25. Le Journal d'Adèle Hugo, éd. Frances Vernor Guille, Paris, Minard, 1968- , t. I, p. 278. La notice de Charavay donne le mois de septembre comme date d'arrivée. Il semble plus raisonnable de se fier à l'indication d'Adèle.

26. Il est possible que la campagne ait continué au-delà de cette date, la dernière où Adèle en parle dans son journal.

27. Op. cit., t. I, p. 307-308. Les sigles indiquant les cryptographies et les mots rayés sur le manuscrit ont été supprimés.

28. Voir op. cit., t. I, p. 278, 290 ; t. II, p. 111-118, 135-136, 165-166, 180.

29. Feuillet monté sur carton. L'adresse écrite au verso et visible à travers le papier est malheureusement illisible.

30. Colfavru vécut d'abord à Jersey en donnant des leçons de droit, puis il prit la direction d'une exploitation agricole.


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des républicains proscrits 31, à son arrivée à Jersey, et je dois à la vérité de déclarer que rien, absolument rien, n'a pas [sic] été, je ne dirai pas prouvé, mais articulé avec une apparence de réalité contre le représentant proscrit Colfavru. Après discussion approfondie la réunion l'a admis, et il faut pour être admis une majorité d'au moins les trois quarts. Quant à moi, après examen, je n'ai pas hésité et je n'hésite pas à serrer la main de mon compagnon d'exil. En pareil cas, ce serait encore un plus grand malheur de se défier d'un innocent que de se confier à un coupable. Ceci est ma pensée en général sur tous les cas de ce genre. Quant à ce qui concerne particulièrement mon collègue Colfavru proscrit comme moi, ma conviction profonde est que ces insinuations (absolument sans fondement, et trop aisément propagées par la légereté de ceux qui parlent) ont pour point de départ des calomnies bonapartistes. J'ajoute que Baudin mort le 3 décembre en défendant la république et les lois, a été l'objet de la même calomnie. Le 2 décembre au soir, on est venu me prévenir [dans] 32 la réunion des représentants républicains que je présidais, que j'étais trahi par Baudin, qu'il livrerait mon asile à la police et que j'eusse à m'en défier 33, Je me suis confié à Baudin et le lendemain matin Baudin est mort. Que mes amis prennent bien garde de se laisser entraîner. Qu'ils attendent les événements avant de juger les hommes, et surtout de les condamner. Le crime régnant a tué les représentants sur les barricades ; il les calomnie dans l'exil.

Je vous serre la main, citoyen, et je serre la main à tous mes amis qui sont mes frères.

VICTOR HUGO.

Je vous envoie ci-incluses des paroles prononcées ici par moi au nom de la proscription 34,

Rien ne nous permet de déterminer avec précision l'origine et la raison de cette campagne de dénigrement montée contre Colfavru. La conviction de Hugo qu'elle partait de sources bonapartistes est renforcée par l'existence attestée d'agents provocateurs parmi les proscrits français 35. Mais ceci n'explique pas suffisamment le fait que Colfavru, seul, semblerait-il, parmi les proscrits, fut constamment soupçonné pendant au moins deux ans et demi, sans que ses accusateurs soient capables de fournir des preuves contre lui. La cause profonde résiderait plutôt dans le socialisme à outrance de Colfavru, et son hostilité à peine déguisée pour les proscrits aisés, dont la rhétorique révolutionnaire était en contraste flagrant avec leurs richesses. Au banquet des proscrits polonais en novembre 1853, on le trouve faisant un discours qui a pour thème le droit du peuple sur la prospérité matérielle des riches 36. Un an plus tard, lorsque la question de la rentrée en France divise les proscrits, Colfavru, qui y est favorable, déclare avec une acerbité caractéris31.

caractéris31. réunion dont il est question dans le journal d'Adèle, le 2 octobre 1853.

32. Illisible.

33. Cette réunion est décrite par Hugo dans Histoire d'un crime, p. 97-102, mais il n'y fait pas mention de cet incident.

34. Probablement le discours de Hugo sur la tombe du citoyen Jean Bousquet, proscrit à Jersey, prononcé le 20 avril 1853, au cimetière Saint-Jean (S.l.n.d.), in-4°, 1 p. Voir également OEuvres complètes, t. VIII, p. 865-868.

35. L'un d'eus, Hubert, fut démasqué en octobre 1853. Hugo dut intervenir pour sauver sa vie, quand la majorité des proscrits voulait l'exécuter sur-le-champ. Hubert fut ensuite emprisonné pour dettes par les autorités jersiaises. Voir Carnets, Albums, Journaux, octobre 1853, OEuvres complètes, t. IX, p. 1123-1139.

36. Journal, t. II, p. 388.


NOTES ET DOCUMENTS 805

tique : « Il y a un parti qui s'élève et qui s'élèvera contre la rentrée. Ce parti, c'est celui des riches et des bourgeois. Celui-ci a de quoi vivre et il lui est facile de rester loin de France. Puis il y a un autre parti, celui des pauvres, des malheureux; ceux-là "sont-pour la rentrée en France parce qu'ils n'ont pas de pain. Eh bien, pour tout concilier, que les bourgeois entretiennent les pauvres » 37. Une telle agressivité, qui refusait d'escamoter les différences pécuniaires existant entre les proscrits, aurait facilement provoqué l'hostilité de ceux qui étaient visés, hostilité qui, à son tour, aurait nourri les calomnies répandues sur Colfavru.

Quoi qu'il en soit, l'attitude idéologique révélée ici contribua à un net refroidissement dans les rapports cordiaux qui avaient existé jusque-là entre Hugo et Colfavru. Déjà en décembre 1853, Hugo sensible à l'animosité qu'avait provoqué le succès des Châtiments parmi une partie de la proscription — " Elle craint que je ne dévore la Révolution future » —, était prêt à croire les on-dit, selon lesquels Colfavru se serait porté contre lui, et d'ajouter : " Du reste, c'est là un ami dangereux dont on ne doit pas être fâché d'être éloigné » 38; le contre-pied même de la position qu'il avait maintenue dans la lettre du 18 septembre. L'année suivante, bien que toujours prêt à défendre Colfavru contre les accusations portées sur lui 39, Hugo se cantonne dans son aversion de l'extrémisme du jeune proscrit, cette fois-ci manifesté dans un article prônant l'athéisme dans le numéro 6 du journal L'Homme 40.

Tout en paraissant être du même bord, les deux hommes sont séparés par un abîme. Colfavru professe un socialisme militant qui repose carrément sur l'athéisme. Pour lui, l'avancement de la démocratie dépend, selon son article dans L'Homme, de ce que l'État, la vie sociale, et la conscience humaine soient affranchis « de l' autorité-principe qui s'appelle Dieu ». En revanche, pour Hugo, dont l'idéalisme grandiose, teinté de sentimentalisme, s'exprime à travers de grands actes symboliques et avec une grandiloquence intarissable, Dieu et liberté sont indissociables. Face à ceux des proscrits qui sont incroyants dans les rangs desquels on citerait, avec le fougueux Colfavru, Ribeyrolles, Déjacque et Leroux, Hugo prône une démocratie qui serait l'expression terrestre des aspirations universelles et infinies de l'âme humaine 41. Ce qui oppose donc ce jeune avocat, issu du prolétariat, et l'ancien pair de France, ce n'est pas seulement l'intensité relative de leur radicalisme poli37.

poli37. du Journal à la Pierpont Morgan Library, New York, t, I, p. 361-363.

38. Journal, t. II, p. 450.

39. Les traductions en anglais (PV II, 8a, 9a), qui traitent de l'accusation de Colfavru et de sa défense par Hugo ont été retrouvées par Madame Guille à la Maison Victor Hugo. Elle les situe autour de juin 1854. Voir aussi H. Guillemin, « Le Journal d'Adèle Hugo " dans Le Journal de Genève du 9-10 décembre 1950.

40. Ms. de la Pierpont Morgan Library, t. I, p. 635-636.

41. Pierre Albouy, dans son article « La " Préface Philosophique " des Misérables » dans Hommage à Victor Hugo, Centenaire des Misérables, Centre de Philologie et de Littérature romanes de l'Université de Strasbourg, Strasbourg, . 1961, analyse cette opposition sous tous ses aspects.


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tique, mais une différence profonde dans la métaphysique qui la sous-tend.

Le souhait, exprimé par Hugo, d'être éloigné de l'ami dangereux qu'était Colfavru, fut ironiquement réalisé par l'exil forcé du poète à Guernesey. La distance semble avoir rétabli la cordialité entre les deux hommes. Car dans le numéro du 11 septembre 1858 de La Ligue 42, journal fondé la même année par Colfavru et un avocat jersiais, George Vickery 43, nous trouvons l'article suivant 44 rédigé par Colfavru :

Nous avons eu le privilège d'avoir eu pour témoin de l'inauguration du fil électrique qui nous réunit à Guernesey, le génie même du grand poète Victor Hugo, car la première parole qui aura sacré pour ainsi dire, le câble de Guernesey à Jersey, aura été celle de l'homme illustre qui attend chez nos voisins dans la dignité et la grandeur de caractère, les jours de justice et de réparation que réserve l'implacable avenir.

Ce sera certainement une date pour Jersey et pour Guernesey que ce jour du 8 septembre 1858, et cette date, elle est désormais écrite en caractères ineffaçables dans cette simple et poétique pensée, remise par Victor Hugo au messager sous-marin, pour la transmettre à ses amis à Jersey.

Voici ce que M. Ph. Asplet et autres amis du poète avaient eu l'heureuse idée d'adresser par le Télégraphe à Victor Hugo ; c'était une inspiration, une vue grande et généreuse d'un autre génie de la France, quelques vers de Béranger qu'on eût dit faits pour célébrer, Mardi dernier avec nous, la fête nationale et universelle qui a sa meilleure place dans nos souvenirs : voici le message de Jersey :

Les Amis à Victor Hugo, Guernesey. " Unis par la Science

Anglais, Français, Belge, Russe ou Germain, Peuples, formez une sainte alliance Et donnez-vous la main. »

Ce message partait d'ici à 7 heures 9 minutes Mercredi soir, 8 septembre et en moins d'une heure arrivait à M. Asplet la réponse qui suit :

Victor Hugo à ses Amis de Jersey.

Guernesey sept 8 1858

L'Hymne [sic] des nations s'accomplit : passions, Intérêts, moeurs, et lois, les Révolutions, Par qui le coeur humain germe et change de forme, Paris, Londres, New-York, les Continents énormes, Ont pour lien un fil qui tremble au fond des mers ; Une force inconnue, empruntée aux éclairs,

42. La Ligue, organe de l'opinion publique et des réformes à Jersey, 13 février 185825 août 1860, imprimée par Thomas Thorne pour les propriétaires à son imprimerie générale à 2 Charles Street, St.-Hélier.

43. Son collaborateur principal à La Ligue, Vickery avait été l'élève de Colfavru, qui l'avait fait nommer député aux Etats de Jersey. Inspiré par son maître, Vickery consacra sa carrière politique à la poursuite de changements radicaux dans la vie de l'île. Il fut parmi le petit nombre de Jersiais, commerçants et industriels de St.-Hélier, qui eurent le courage de s'opposer au mouvement d'opinion suivant la fameuse lettre ouverte de Félix Pyat à la reine Victoria, publiée dans L'Homme. (Voir Charles Hugo, Les hommes de l'exil, p. 213).

44. Aimablement communiqué par Madame Barbara de Veulle, bibliothécaire honoraire de la Société Jersiaise.


NOTES ET DOCUMENTS 807

Bravant recueil, le vent, les vagues débordées, Mêle au courant des flots, le courant des idées » 45.

Ces vers qui n'ont pas été jetés et scellés dans un rocher, pour tromper la postérité, comme les deux noms cachés dans la pierre à Cherbourg 46 : ces vers resteront attachés à notre fil électrique, vivant avec lui, le suivant, comme l'acte de naissance de l'enfant, son titre, son passeport, sa personnalité dans le monde.

Dans une lettre, publiée par Charavay dans sa Notice 47, mais oubliée depuis, et dont l'original manque, Hugo répond :

Hauteville house, 13 septembre (1858)

Merci mon cher collègue, de ces quelques lignes si cordiales que je lis aujourd'hui dans La Ligue. J'en suis vivement touché. C'est comme un souvenir de ces bonnes matinées équestres de la grève d'Azette 48. Pendant que d'autres s'efforcent on ne sait dans quel misérable intérêt, à semer la haine et la division dans les rangs de la démocratie proscrite, c'est à rallier et à encourager que vous consacrez votre talent d'écrivain et votre énergie d'exilé. Je vous félicite et je vous remercie.

Recevez mon cordial serrement de main.

VICTOR HUGO

Rappelez-moi à l'affectueux souvenir de Mr. Vickery et de nos amis de La Ligue.

Décidément, il y a eu un renversement dans l'attitude de Hugo, qui, cinq ans auparavant voyait en Colfavru un homme, dangereux dé qui il valait mieux garder ses distances. L'unité des proscrits, qui a toujours été fragile, s'effrite petit à petit devant la solidité de plus en plus inébranlable du régime bonapartiste. Les Français en exil se divisent en deux camps : la majorité qui veut à tout prix rentier et qui va profiter de l'amnistie de 1859 pour le faire, et les irréductibles, dont Hugo.

Colfavru ne semble pas avoir été pressé de rentrer de France, car il attendit une année entière avant de fermer boutique à La Ligue et prendre le chemin du retour. Pendant ce temps il reçut, à notre connaissance, deux autres lettres de Hugo, toutes les deux suscitées par des articles publiés dans son journal. La première répond à un article du 12 décembre 1858 dans lequel Colfavru prend position avec Hugo contre la condamnation à mort aux États-Unis de l'antiesclavagiste, John Brown 49 :

45. Ces vers, absents de l'édition Massin des OEuvres complètes, paraissent dans le recueil des vers attribués à Victor Hugo, sous le titre A Béranger pour inaugurer le télégraphe installé à Guernesey, dans les OEuvres poétiques complètes, éd. Francis Bouvet, Paris, Pauvert, 1961, p. 1654. Les circonstances de leur composition ont été décrites dans la Notice de Charavay, qui donne d'ailleurs, au premier vers : " L'Hymen des nations s'accomplit », version plus probable que celle publiée par La Ligue et suivie par Bouvet.

46. Ceux de Napoléon III et de la reine Victoria, qui ont ensemble inauguré la digue de Cherbourg en août 1858.

47. P. 6.

48. Plage sur la côte sud de St.-Hélier.

49. John Brown fut condamné pour avoir mené un commando anti-esclavagiste qui prit l'arsenal de Harper's Ferry en Virginie, acte qui polarisa l'opinion entre le Nord et le Sud des États-Unis, et ainsi préluda à la guerre de Sécession. Hugo se fit son défenseur dans une harangue Aux Etats-Unis d'Amérique, datée du 2 décembre 1859 (voir OEuvres complètes, t. X, p. 725-726), jour où, à l'insu de Hugo qui croyait à un sursis, Brown fut exécuté.


808 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

50 Hauteville House 13 Xe 1859 Mon vaillant et cher compagnon d'épreuve.

Je vous remercie avec effusion de votre adhésion généreuse exprimée en termes si éloquents, et je vous envoie mon plus cordial serrement de main.

VICTOR HUGO

Rappelez-moi au bon souvenir de votre excellent ami et co-opérateur M. Vickery.

(Adresse, au verso) Jersey

Monsieur Colfavru rédacteur de La Ligue au bureau de La Ligue 2 et 3, Charles Street St.-Helier

La deuxième lettre de Hugo traite de l'expédition des « Mille » que Garibaldi mena en Sicile :

51 Hauteville House personnelle

4 juin (1860) Mon cher ancien collègue,

Vous comprendrez avec votre supériorité d'âme et d'intelligence quelle faute ferait le parti républicain s'il se taisait devant le grand effort de Garibaldi, et je lis avec un vif plaisir vos éloquents articles 52, J'irai un de ces jours à Jersey, et j'y prendrai la parole 53 pour aider du peu que je puis. au triomphe de la révolution en Italie et partout. Je serai heureux d'avoir cette occasion de vous serrer la main.

VICTOR HUGO

Mes compliments très affectueux et mes félicitations à M. Vickery.

(Adresse au verso) Jersey

Monsieur Colfavru au bureau de La Ligue 2 et 3, Charles Street, St.-Helier.

Le ton chaleureux et sincère de ces trois derniers billets semblerait indiquer que le temps ainsi que la distance avaient beaucoup fait pour combler le fossé creusé entre les deux hommes. Ce rapprochement est-il dû à une convergence sur le plan idéologique ? Il n'est pas possible de répondre à cette question, faute de données. Toujours est-il qu'après leurs retours respectifs en France Hugo et Colfavru maintinrent des positions politiques semblables jusqu'à la fin de leur vie. Tous deux refusèrent de soutenir la Commune, mais, après sa défaite, usèrent de leur prestige et de leur influence pour adoucir les rigueurs de la répression qui suivit. Tous deux, appelés à la législature, Hugo, comme sénateur de la gauche répu50.

répu50. plié en forme de lettre et envoyé par la poste.

51. Feuillet plié en forme de lettre et envoyé par la poste.

52. Le dernier article en date, publié dans le numéro du 26 mai de La Ligue, était une lettre de Garibaldi, adressée au roi Victor Emmanuel, reprise du Daily News.

53. En effet, Hugo invité par le Comité Garibaldi de Jersey, prit la parole à une réunion de soutien à Garibaldi le 14 juin. (Voir OEuvres complètes, t. XII, p. 840-844).


NOTES ET DOCUMENTS 809

blicaine, Colfavru, comme député et président du groupe de la gauche radicale, se mirent au service des opprimés dans leur lutte contre le gouvernement des « satisfaits ».

Convergeant dans leur vieillesse vers un radicalisme tempéré de sagesse, Colfavru et Hugo nous offrent néanmoins, pendant le temps de leur exil, un contraste frappant. D'un côté, le militant de gauche classique, issu des masses opprimées, ayant l'expérience d'une misère vécue, pour lui toujours menaçante ; athée pour qui religion égale résignation. De l'autre, le fils d'une famille aisée, séparé de sa classe par son militantisme, sans renoncer au confort de celle-ci ; déiste convaincu, qui trouvait les sources profondes de sa foi politique dans l'au-delà. N'est-ce pas ici, dans les conditions fort différentes des deux hommes, ainsi que dans les choix métaphysiques qui animent leurs idéologies, que nous pourrons mesurer la grandeur et les limites du radicalisme hugolien ?

ANTHONY STRUGNELL.

JEAN PAULHAN APERÇU A TRAVERS SES LETTRES A ÉTIEMBLE

Qu'il y ait une énigme Paulhan, c'est un fait d'observation banale. Que les publications de ses écrits ou d'études sur lui, qui depuis sa mort n'ont pas manqué, nous en aient livré les clefs, c'est douteux. Qu'elles nous aident à la circonscrire serait déjà un résultat.

Devant l'édition méticuleuse des lettrés que de novembre 1933 à novembre 1967 il adressa à Étiemble 1 la première réaction est dé se demander : en valaient-elles la peine? Tant d'entre elles ne sont point lettres véritables, mais billets, semblables à ceux que des milliers d'entre nous ont reçus de lui et dont beaucoup traitent de broutilles ! Le regard s'amuse pourtant à cette graphie, d'une application d'épistolier du dimanche, mais non sans irrégularités, ni fantaisies. La curiosité est intriguée par des chiquenaudes câlines ou taquinés, par les pirouettes d'un esprit en perpétuelle humeur du matin, — et d'autant plus lorsqu'elle apprend que cette spontanéité n'était pas toujours dé premier mouvement et que plusieurs de ces « Ah ! » primesautiers furent ajoutés après réflexion. Quelqu'un jette à nos yeux qui le guettent une poudre qui nous déconcerte et nous provoque à la fois : entreverrions-nous les signes elliptiques d'on ne sait quel message?

1. Jeannine Kohn-Etiemble, 226 Lettres inédites de Jean Paulhan. Paris, Klincksieck (Bibliothèque du XXe siècle), 1975. Un vol. de 472 p.


810 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Il est dommage que le partenaire de ce qui fut dialogue ait renoncé à donner la réplique et se soit laissé confiner dans lés notes, où ne figurent que des extraits de ses propres lettres. Malgré ce handicap, sa personnahté garde assez de relief pour que l'on s'attache aux rapports de ces deux êtres, que rien ne prédisposait à s'entendre. Etiemble garda longtemps une confiance aveugle en les arrêts du juge qu'il avait élu et qui se révéla d'une intraitable élasticité. Paulhan de son côté éprouva plus que de la sympathie pour son cadet, mais il ne dissimula pas son allergie à un style de pensée et d'écriture qui l'agaçait. Tantôt il flatte de la main l'encolure du Huron encyclopédiste, tantôt il lui plante dans le cuir de cruelles banderilles; l'autre exhale sa grogne et sa rogne, mais il s'incline, jusqu'au jour où il regimbera et où il assumera sa nature.

L'éditrice a reconstitué l'accompagnement et les bruits de fond de ce duo. On ironisera sur la disproportion entre la masse du commentaire et ces pincées de billets, dont quelques-uns n'excèdent guère les dimensions de leurs timbres-poste ; mais loin de les submerger, ce luxe d'informations leur sert de révélateur, — et comment procéder autrement pour une période où vie intellectuelle et vie pubhque ont été imbriquées ? Mme Jeannine KohnÉtiemble pousse l'exactitude jusqu'à la minutie, mais pour nous faciliter l'illusion de lire les originaux ; et la démangeaison ne nous prend de lui chercher des chicanes que sur de menus détails 2. Des signes prémonitoires de notre guerre de religions aux déchirements de l'après-libération nous nous trouvons grâce à elle, — alors que pour beaucoup le nom de Paulhan n'annonçait que déta2.

déta2. 25, note 2, p. 81. Jacques Rivière avait été secrétaire, — et non " secrétaire-général »,

— de la NRF, non pas depuis la fondation de celle-ci en 1909, mais à partir de la fin de décembre 1911. — N° 42, note 3, p. 106. Qualifier Jaurès et Guesde, sans intention péjorative, de « politiciens », c'est parler « franglais ». En français on dit plutôt : « hommes politiques ».

— N° 66, note 2, p. 148. Etiemble dirigea-t-il une " quinzaine » à Pontigny, où la " décade » était de règle ? — N° 71, note 1, p. 156. Dans l'hebdomadaire Je suis partout, la rubrique Vieilles Maisons, Vieux Papiers avait été empruntée par Brasillach au titre de la série d'enquêtes historiques publiées par l'académicien G. Lenotre. — N° 73, note 1, p. 161. Le mystérieux « M. Champ. » ne serait-il pas le libraire-éditeur et historien Champion ? — N° 82, note 6, p. 192. Prétendre que le fameux article de Sartre sur François Mauriac romancier (1939) « mettait en cause toute la conception du romanesque qui avait été celle, jusque-là, de la NRF », c'est faire bon marché de l'étude de Jacques Rivière sur Le Roman d'aventure. (1913). — N° 85, note 7, p. 198. La première édition du Crève-coeur d'Aragon n'est-elle pas antérieure à 1946 ?. — N° 88, note 12, p. 213. Est-ce chez Gallimard qu'ont paru en 1943 Les Noyers de l'Altenburg ? N'est-il pas rapide de dire que Malraux s'est consacré ensuite « à l'histoire de l'art et à la propagande du RPF »? Il n'aurait en tout cas pas admis d'être qualifié d'historien de l'art. — N° 96, note 9, p. 229. " Maurras exécrait Nietzsche », — affirme Etiemble : dès le temps du Chemin de Paradis 1 — N° 116, p. 261. Claudel, né en 1868, n'avait pas 90 ans en 1948. — N° 125, note 3, p. 277. Albert Sarraut ne fut pas " président de l'Union Française », — fonction réservée d'office au président de la République, — mais de l'assemblée de cette éphémère Union. — N° 128, note 4, p. 283. On ne peut dire que Charles-Louis Philippe " proposa » sa collaboration aux fondateurs de la NRF, qui l'avaient sollicitée. En 1911, il n'était pas question des éditions Gallimard, mais des éditions de la NRF. — N° 144, note 2, p. 310. Stanislas Fumet n'était pas " en sympathie avec le personnalisme d'Emmanuel Mounier et de la revue Esprit » : sa pensée était, et elle est restée, très différente de celle de ce groupe. — Quel tic lancinant que de remplacer tous les pronoms relatifs, masculins ou féminins, singuliers ou pluriels, par l'unique formé « quoi » !


NOTES ET DOCUMENTS 811

chement, — immergés dans le bain brûlant et boueux de l'histoire.

Ces instantanés d'un joueur en action font valoir sa mobilité, la prestesse de ses initiatives, son ubiquité. On attraperait le torticolis à suivre les balles imprévisibles de cet émule du Basque bondissant. Il se multiplie par la vitesse et c'est une douzaine de champions qu'il nous faudrait dénombrer en un seul : le directeur de la NRF ; l'expert qui se fie, comme son cher Félix Fénéon, à son coup d'oeil; l'essayiste et le narrateur; le manipulateur de langues et de langages ; le féru de peinture et le lanceur de peintres (de musique en revanche il est peu question) ; l'ami ; le citoyen ; le prospecteur d'un je ne sais quoi de primordial et d'indicible.

Chacun de ces protagonistes d'un jeu aux règles arbitraires, aux mises dérisoires où fabuleuses, réclamerait plus que ces observations décousues. Du directeur de la NRF nous ne retiendrons que ses rapports avec autrui, qui tiennent des ébats du chat avec la souris et de la maïeutique. Il s'en voudrait, — jure-t-il, — de décourager les talents qui se cherchent et les oeuvres en cours d'élaboration ; aussi trouve-t-il tout « épatant ». Mais il ne transige pas sur le point, sinon de perfection, au moins d'accomplissement, qu'il attend de l'apprenti ; il ajourne donc acceptation, puis publication, sous tant de prétextes et à tant de reprises qu'il franchit les limites de la désinvolture et frise celles de la mauvaise foi : ce fut le motif de sa brouille, provisoire et unique, avec Etiemble. Lorsque l'on songe au nombre d'écrivains auxquels il a inflige cette pédagogie de la carotte et du bâton, on se demande s'il éprouva jamais les atteintes de Cette « anorexie » dont Gide, en ses vieux jours, découvrit en même temps le nom et l'existence. A l'extrême fin, oui; mais s'il fit mine auparavant, — la NRF interdite de piste, — de pousser le « Ouf ! » de l'écolier studieux quand s'ouvrent des vacances propices aux vagabondages de l'esprit, il n'eut rien de plus pressé que de s'atteler à la confection d'une autre revue!

L'émergence de son civisme surprit. Un souci d'amélioration sociale et de justice, qui l'inclina en faveur du Front populaire de 1936, faisait bon ménage avec son faible pour les penseurs traditionalistes. Il était surtout, avec la discrétion des vrais amoureux, patriote comme on ne l'est plus à mesure que disparaissent les générations de 1914-1918. Ainsi s'explique, autant que par sa vigilance à protéger l'autonomie du domaine littéraire, sa dissidence lors du passage de la résistance à l'épuration intellectuelle : cette forme séculière de la « terreur dans les Lettres » contredisait l'idée qu'il s'était faite de la France et qui excluait la composante jacobine.

Plus nous progressons dans sa familiarité, moins nous nous fions aux rôles qu'on lui attribuait et qu'il jouait sans déplaisir, avec lesquels il s'identifiait même partiellement. Un « Chinois » aux veux de Mauriac, qui doutait que l'on pût lier amitié avec un tel mandarin. Un esthète décadent, un coupeur de cheveux en quatre, au mieux un farfelu et au pis un démoraliseur, pour ceux qui le conspuèrent aux obsèques de Weygand. Une girouette, voire un renégat, selon les Saint-Just du Comité National des Écrivains. Et voici que se dévoile ce que l'on appellerait, s'il s'agissait d'un autre, un


812 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

homme à convictions, — emploi qu'il aurait décliné d'un sourire de sceptique...

De plus, un homme simple. Avec quelle prédilection il se réfère aux us et coutumes du « premier venu », au souhait qu'il lui prête d'être gouverné par un prince qui serait lui aussi « le premier venu », de génie si possible, comme de Gaulle ! Mme Etiemble fait état de la durable influence qu'exerça sur lui G.K. Chesterton, que la NRF avait contribué à introduire en France peu avant 1914 et qui avait tenté d'insuffler à la sagesse des nations le sens de l'imprévu et du paradoxe, de lui restituer le sel qu'elle avait perdu sous la pluie des siècles. Le moindre des propos de Paulhan, souvent irritants, jamais insipides, excite l'appétit par le goût de ce sel, — attique dans le seul équivalent que la littérature contemporaine nous ait offert de Lysias : La Paille et le grain.

Mais s'il fut le contraire d'un écrivain obscur et l'un des derniers représentants du style français de la limpidité, il laisse l'impression, moins de la clarté que de l'allusion à la clarté. Sa lumière est ondoiement, alors que celle d'Étiemble, selon lui, aplatirait les objets qu'elle prétend éclairer. Sa démarche se complaît à tant de zigzags que son itinéraire en paraît brisé ; mais si c'était de notre part illusion d'optique et de la sienne feinte initiatique ? Nous devinons un être mû par quelques inspirations secrètes et qui ne tarirent pas d'un bout à l'autre de sa vie. Son allure fugace, qui passait pour dilettantisme de funambule, son horreur des platitudes, taxée de préciosité, l'aidaient à sauvegarder l'ingénuité d'un élan, — mais d'où venu et l'enlevant vers quoi ? Vérité, absolu, Dieu... : on hésite devant des mots qu'il évitait, comme s'ils offusquaient les réalités qu'ils sont supposés désigner. Lui appliquer, comme le fait sans sourciller Mme Etiemble, le fameux « mystique à l'état sauvage » lancé par Claudel pour prendre à son filet Rimbaud, c'est abuser d'un terme auquel les mystiques authentiques ont conféré un sens quasi technique. Mais il faut admettre qu'à travers des intermédiaires hétéroclites il remontait vers les sources d'expériences auxquelles on ne peut refuser quelque analogie avec dés « états » ou des « illuminations ». Un mot démodé, et rare sous sa plume, permettrait peut-être une meilleure approximation : celui d'enthousiasme. Ne tendait-il pas vers quelque figure du divin, plus pressentie que perçue, et qu'il se gardait de nommer de peur de la détruire ?

AUGUSTE ANGLES.


COMPTES RENDUS

Le Lais Villon et; les Poèmes variés, édités par JEAN RYCHNER et ALBERT HENRY. Genève, Droz, « Textes littéraires français », 239-240, 1977. Deux vol. 11,5 x 18. T. I, Textes, 79. p. T. II, Commentaire, 153 p.

Après nous avoir donné en 1974 une belle édition commentée du Testament de Villon, Jean Rychner et Albert Henry nous offrent aujourd'hui dans le même esprit une nouvelle édition du Lais et des poésies diverses. Un minutieux examen de la tradition textuelle (dont nous avons l'essentiel aux pages 3-10) a convaincu les deux éditeurs que le meilleur témoin était le manuscrit C (B.N. fr. 20041), malgré les deux lacunes qui le déparent. Pour le Lais comme pour le Testament ils ont donc choisi le manuscrit C. Comment ne pas se réjouir de pouvoir lire enfin le texte de Villon dans la version la plus authentique?

Pour rétablissement et là compréhension du texte cette édition représente un progrès considérable. D'une part, les éditeurs nous donnent la version la moins déformée et la moins modernisée. D'autre part, ils ne suivent jamais aveuglément la leçon du manuscrit retenu. Pour identifier les véritables fautes communes, pour dépister les erreurs et les innovations isolées, leur acribie fait merveille. On leur sait gré d'avoir corrigé avec prudence et sagacité les leçons fautives de C. A plusieurs reprises, en outre, ils rendent compte de manière très fine de la dispersion des variantes : ainsi au v. 252. Sur certains passages très difficiles, où le sens est gravement altéré dans tous les manuscrits, ils réussissent à améliorer le texte de manière vraiment admirable : telle est la conjecture sucré, figuier du v. 155.

Le commentaire philologique s'appuie sur de vastes lectures à travers la littérature du XVe siècle, comme en témoigne l'imposante bibliographie citée dans le Commentaire du Testament (p. 3-10). Il éclaire continûment un texte dense et difficile. Il suffit de se référer aux éditions antérieures où à l'utile Lexique de la langue de Villon d'André Burger pour apprécier l'extrême intérêt des notes de Jean Rychner et Albert Henry, qui ne laissent rien dans l'ombre et rectifient à maintes reprises des interprétations erronées. Par exemple, sainctement (Louange à Marie d'Orléans, v. 15) est à entendre au sens de « raisonnablement », parcïal (Ballade des contradictions, v. 33) au sens de « particulier », vision (Ballade des menus propos, v. 21) avec la valeur de « action de voir », tragedye (Ballade des contre-vérités, v. 27) dans l'acception de « récit fictif ». Sur les points les plus délicats les éditeurs font référence à d'autres textes et nous apportent des informations nouvelles sur la lexicologie du moyen français.

Quelques passages appelleraient peut-être de minces rectifications ou de menus compléments. Ainsi dans le Lais, v. 11, à propos du vers Que les loups se vivent du vent, on peut se demander si Villon ne fait pas allusion


814 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

à une croyance répandue dans le folklore, selon laquelle il y a des moments de l'année où le loup ne vit que de vent et laisse les moutons tranquilles : cf. P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, Paris, 1882, t. I, p. 108. — V. 151, je préférerais traduire voire, mes par " oui, mais » : cf. ma Syntaxe, 2e éd., 1973, § 108. — V. 191, une petite note sur le goût des gens du Moyen Age pour les pois au lard aurait été la bienvenue. — V. 238, à propos du mot velus, il aurait fallu signaler qu'on croyait au Moyen Age que la faim faisait croître les poils. Dans l'iconographie médiévale les prisonniers faméliques sont toujours représentés avec une barbe et des cheveux prodigieusement longs. — V. 243, si Villon lègue à son barbier les rongneures de ses cheveux plainement et sans destourbier, c'est sans doute parce qu'il n'a cure des croyances magiques relatives au cheveux : cf. à ce sujet Anne-Marie Tupet, La magie dans la poésie latine, 1976, p, 49 et 112. — V. 276, quand Villon parle de la cloche de Serbonne, / Qui tous jours a neuf heures sonne, il fait allusion à l'heure du couvre-feu. Le Du Cange, s.v. ignitegium nous apprend précisément que depuis le Pape Jean XXII on récitait trois fois l'Ave Maria au moment où les cloches sonnaient le couvre-feu. — Ballade des contradictions, v. 1, le sens est bien « Je meurs de soif auprès de la source d'eau vive ». Il est bien évident aussi que Villon s'est inspiré des ballades du début du XVe siècle où figure ce vers. Mais je persiste à croire que ces textes remontent en dernière analyse au mythe de Tantale, dont l'histoire littéraire des XXIIe et XIIIe siècles a perpétué le souvenir, comme j'ai tenté de le montrer dans mon article de 1966. Villon n'ignorait point l'aventure de Tantale, puisque Tantalus apparaît dans la Ballade contre les ennemis de la France, v. 7. — « Ballade des menus propos », v. 14 (Je congnois fols nourris de cresmes), sur l'association du fromage et de la folie voir mon article Les fous dans la société médiévale, à paraître dans la Romania de 1978, note 20. — « Ballade des pendus », v. 21, il me paraît curieux d'aller chercher la leçon esbuez dans une anthologie tardive du XVIe siècle, alors que l'on a debuez dans le manuscrit C, qui est parfaitement admissible.

Pour lire Villon, on ne pourra plus se passer désormais de l'édition et du commentaire de Jean Rychner et d'Albert Henry. Le travail exemplaire de ces deux grands savants dissipe au passage bien des hypothèses hasardeuses. On appréciera leur ironie discrète à l'égard des amateurs d'interprétations faisandées et de lectures plurielles. Mais à travers le brouillard des idées confuses la vérité finit toujours par percer. Pour les esprits libres l'ouvrage de Jean Rychner et d'Albert Henry est une échappée de lumière.

PHILIPPE MÉNARD.

JEAN JEHASSE, La Benaissance de la critique. L'essor de l'humanisme érudit de 1500 à 1614. Publications de l'Université de SaintEtienne, 1976. Un vol. 16 x 24 de 712 p.

A tort ou à raison, les époques « charnières » paraissent souvent plus riches que d'autres. Il en va ainsi de celle qui s'étend du règne de Charles IX à la fin de celui d'Henri IV. R. Bady avait déjà consacré une belle étude à la pensée des contemporains de Montaigne et de d'Aubigné 1, Mais il s'était intéressé surtout aux moralistes et aux philosophes. Jean Jehasse porte son regard sur ceux qu'il appelle les « humanistes érudits, ces « écrivains et penseurs qui, le plus souvent en latin, s'efforcent de retrouver et d'étudier dans sa totalité le legs antique des « humaniores litterae » et de la Tradition

1. L'Homme et son Institution de Montaigne à Bérulle, Paris, Les Belles Lettres, 1964.


COMPTES RENDUS 815

Primitive ». (p. 41). Le projet? Retrouver leur « vision du monde» et en dégager « les traits spécifiques. » (p. 8).

Figures connues et moins connues : parmi les premières H. II Estienne et le grand triumvirat que composent J. Scaliger, I. Casaubon et Juste Lipse. L'ouvrage leur a fait la part belle, surtout au dernier d'entre eux, en raison de leur influence. Mais on rencontre aussi les seconds rôles, tout aussi nécessaires à la connaissance d'un climat intellectuel et culturel.

Le grand mérite de Jean Jehasse est en effet de nous faire pénétrer dans un monde difficile d'accès — disons-le : parfois rébarbatif —, celui de ces humanistes qui ont parfois voulu apprendre à la postérité, comme l'écrit Montaigne (I, 39), « la mesure des vers de Plaute, et vraye orthographe d'un mot latin », mais qui n'ont jamais limité là leur ambition. Il s'agissait d'abord pour eux de retrouver, enfouie dans les textes, cette tradition primitive qu'avaient déjà cherchée les premiers humanistes de la Renaissance. En fait, peu à peu, ils renoncent à l'ambition d'un Savoir Total, acceptant une connaissance morcelée de l'univers et fondant ainsi toute une série de sciences nouvelles. Car leur curiosité d'esprit est proprement stupéfiante et leur critique est au moins autant historique et scientifique (surtout avec Scaliger) que proprement littéraire. A leur manière, encore incertaine, ils circonscrivent un domaine qui est celui des sciences humaines.

Leur ambition est à la mesure des incertitudes du temps : à une époque où Dieu semble s'absenter du monde, où, par ailleurs, les lettres font le triste constat de leur impuissance, ils ne renoncent pas pourtant à aménager, par leurs écrits, cette vie « intra-mondaine », qui est proprement leur « gibier », comme dirait Montaigne. Ils partagent avec les baroques (lumineux rapprochement de Jean Jehasse) le mépris et l'amour du monde, et proposent en fin de compte une « philosophie de la vie au monde » (p. 258), qui explique, notamment, l'importance de leurs préoccupations politiques, morales et esthétiques.

Paradoxe, nous dit Jean Jehasse, car ils sont très marqués par la pensée de saint Augustin, pénétrés du discours sur la vanité du monde et de l'homme. Mais c'est l'augustinisme lui-même, qui est paradoxal; il oriente toute la pensée de l'homme vers la transcendance, tout en l'invitant à rechercher dans ce monde les traces d'un ordre naturel et rationnel. Les humanistes érudits, quant à eux, priveraient peu à peu l'augustinisme de sa postulation théologique pour ne garder qu'une philosophie à tendance anthropocentrique. Jean Jehasse revient très souvent sur ce « complexe augustmien », un peu trop peut-être. Oh aurait parfois souhaité des preuves plus nettes de l'influence de l'auteur des Confessions. En sens inverse, était-il nécessaire de tracer le parcours de tant d'influences philosophiques, là où la recherche s'intéressait à une vision du monde ? On est un peu surpris de ne pas trouver référence, fût-ce pour la critiquer, à la méthode de L. Goldmann, alors même que ce livre est, à sa manière, celui du Dieu caché.

La Renaissance de la Critique est une mine; elle intéressera aussi bien l'historien de la philosophie que celui de l'esthétique ou des idées politiques. L'auteur a su entrer en sympathie avec des hommes que leur érudition impressionnante éloignait un peu du commun des lecteurs. On doit à cette faculté de sympathie intellectuelle des portraits remarquables (ceux de Scaliger et Casaubon, notamment), et la richesse des perspectives qui nous mènent à tous les carrefours importants du XVIIe siècle : le baroque, Pascal, Descartes et le mécanisme. Autant dire que sa lecture est indispensable,

DANIEL MÉNAGER.


816 REVUE D'HTSTOERE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

JOACHIM DU BELLAY, Die römischen Sonette, herausgegeben, übersetzt und eingeleitet von ERNST DEGER. Munich, W. Fink, (« Humanistische Bibliothek, II, 23 »), 1976. Un vol. 13,5 x 21 de 168 p., ill.

Destiné à familiariser les lecteurs de langue allemande avec l'oeuvre de Du Bellay, ce petit volume agréablement présenté contient un choix de trente sonnets des Antiquitez et de trente-sept autres des Regrets, accompagné d'une traduction en pentamètres iambiques qui, pour autant que je puisse en juger, est à la fois adroite et élégante. L'introduction rappelle à grands traits la vie du poète et situe l'oeuvre, sans chercher à apporter du nouveau. Les sonnets sont disposés selon un ordre propre à l'éditeur et pourvus d'une annotation réduite à l'explication de quelques mots, avec une brève caractérisation de chacun d'eux. L'ensemble constitue un texte d'étude qui rendra sans doute service dans les pays germaniques.

YVES GIRAUD.

JACQUES DE LA TAILLE, Alexandre, édition critique par C.N. SMITH. Unversity of Exeter, « Textes Littéraires », collection dirigée par K. Cameron, 1975. Un vol. 21 x 15 de XXI-58 p.

L'édition critique de Ch. N. Smith est précieuse à plus d'un titre. On ne lisait plus guère la tragédie d'Alexandre de Jacques de la Taille. On le fera plus souvent grâce à ce volume où le texte, soigneusement établi et suffisamment annoté, se trouve précédé d'une substantielle introduction. L'éditeur évite de réhabiliter à tout prix un auteur que l'histoire littéraire avait presque oublié — alors qu'elle fait une place plus qu'honorable à l'aîné de la famille, Jean. Mais en étudiant les sources de cette tragédie, l'interprétation du personnage d'Alexandre et les idées littéraires du jeune poète tragique, il enrichit notre connaissance du théâtre de la Renaissance. Jacques de la Taille n'aurait pas été un poète humaniste s'il n'avait été fasciné comme tant de ses contemporains (songeons à Montaigne) par le personnage d'Alexandre. Il choisit de raconter la mort du héros, sujet tragique par excellence, car il lui permet d'illustrer le thème des caprices de la Fortune. Mais l'auteur, bien que protestant, ne découvre pas dans l'histoire les desseins insondables de Dieu, et si le héros finit par accepter sa mort, il semble que ce soit pour deux raisons, aussi « païennes » l'une que l'autre : d'abord parce qu'il aspire au repos et que le monde ne lui offre plus de terre à conquérir; sa « terra incognita », ce sera la mort :

Rien que la mort me plaist. (vers 1090)

Il l'accepte aussi parce qu'il craint plus que tout le naufrage de la vieillesse :

Fy, fy de ce vieil age

Qui nous dénue tous de force et de courage.

O Dieux ne permettez qu'une mort languissante

Me face aller chenu jusques à Rhadamante. (vers 445-448)

L'ultime chant du choeur confirme, dans des vers qui rappellent certaines odes de Ronsard, que la pensée de la gloire constitue bien le refuge spirituel du héros — et de l'auteur peut-être avec lui.

Il faut remercier Ch. N. Smith de nous avoir redonné ce texte, parfois très beau, où se lisent les aspirations et les contradictions d'un jeune poète tenté par les plus importants mouvements d'idées de son temps.

DANIEL MÉNAGER.


COMPTES RENDUS 817

NICOLAS HORRY, Rabelais ressuscité. Texte présenté et annoté par NEIL GOODLEY. University of Exeter, « Exeter Textes Littéraires ", n° XX, 1976. Un vol. 15,2 x 20,9 de XLIX-49 p.

Dans la collection, déjà riche, que dirige Keith Cameron, Neil Goodley publie le Rabelais ressuscité de N. Horry, dont un exemplaire inconnu des bibliographes (Paris, A. du Breuil, 1611) a été retrouvé par ses soins dans la bibliothèque de la Cathédrale d'Exeter.

L'introduction retrace l'influence de l'oeuvre de Rabelais, de sa parution à l'année 1611, et analyse l'opuscule de N. Horry, où elle invite à voir, non seulement un rejeton de la littérature rabelaisienne, mais l'oeuvre d'un ancien ligueur et un pamphlet politique. Même si l'éditeur n'apporte pas de renseignements nouveaux sur l'auteur et ne procure pas une véritable édition critique du Rabelais ressuscité (le texte semble parfois douteux), les rabelaisants et les historiens accueilleront avec satisfaction la publication de ce texte rare, qui ne fut réédité qu'une seule fois, en 1867, et à cent exemplaires seulement.

JEAN CÉARD.

A. DE VERMEIL, Poésies. Édition critique avec une introduction et des notes par HENRI LAFAY. Paris-Genève, Droz, « Textes littéraires français 229 ». 1976. Un vol; in-8° de XXIV + 187 p.

A plus de soixante-dix ans de leur publication, on n'a pas terminé d'exploiter les richesses que renferment les travaux de cet érudit extraordinaire que fut F. Lachèvre : voici en effet la première édition de l'oeuvre d'un poète, Abraham de Vermeil, qu'il a été le premier à nous faire connaître, du moins en ce qui concerne les dimensions exactes de sa production. Il s'agit d'une centaine de pièces de différente longueur (de l'épigramme au « muzain » de neuf vers, aux grandes odes de plusieurs centaines de vers) qui furent publiées dans les recueils collectifs du début du XVIIe siècle (entre 1600, La Seconde Partie des Muses Françoises et 1622, La Quintessence Satyrique, en passant par les Satyres bastardes de 1615). L'homme est peu connu : l'hypothèse fantaisiste de Paul Olivier qui, dans son célèbre recueil de Cent Poètes mineurs du XVIIe siècle 1 proposait de l'identifier avec un Antoine de Vermeil, languedocien, qui serait devenu généralissime de l'armée de l'empereur d'Abyssinie, n'à été ni retenue ni confirmée par la suite, et les quelques renseignements que nous possédons à son sujet nous viennent d'une seule source imprimée à peu près contemporaine (s'il est vrai qu'il est mort vers 1620), L'Histoire de Bresse et de Bugey de S. Guichenon (Lyon, 1650). D'autres renseignements pourraient être tirés des allusions contenues dans ses pièces : les destinataires nous font connaître ses relations (plusieurs personnages de la cour d'Henri IV, le roi lui-même, mais aussi Philippe Du Plessis Mornay, le célèbre réformateur), les réminiscences ou les citations jettent quelques lumières sur sa formation (Pindare et Homère, Virgile parmi les latins et surtout les italiens, Pétrarque, Arioste, le Tasse). L'origine savoyarde (il était né vers 1550 dans le Bugey, à une époque où cette région n'avait pas encore été annexée à la France, sans doute connaissait-il bien l'italien) suffit-elle à expliquer le fait que les réminiscences du Tasse, par exemple 2, sont plus nombreuses, dans son oeuvre, que celles de Ronsard? Il y aurait sans doute bien des découvertes à faire en creusant dans cette direction.

1. Cent Poètes lyriques, précieux ou burlesques du XVIIe siècle (Paris, Havard, 1898), p. 35.

2. Une courte pièce en l'honneur du Tasse (" Grand Tasse, l'honneur de l'Italie », p. 90), ainsi que maintes autres allusions, semblent avouer une dette spéciale à l'égard de l'auteur de la Jérusalem délivrée.

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Il faut tenir compte aussi que ce qui a été imprimé dans les recueils et sauvé de l'oubli ne représente assurément qu'une partie de sa production (Guichenon nous parle même d'un grand poème en 24 chants, inédit à la mort de l'auteur et vraisemblablement perdu), ce qui suggère une certaine prudence en vue d'un discours d'ensemble sur sa personnalité. On voudrait par exemple savoir quelles furent à Paris, où il a, semble-t-il, séjourné pendant la plus grande partie de sa vie, ses fréquentations littéraires (le seigneur des Allymes — qui était savoyard —, André Mage de Fiefmelin — qui n'habitait pas Paris — voire Nicolas Richelet — le grand-père de l'auteur du Dictionnaire — ne représentent qu'une assez maigre moisson) ; on relève avec curiosité, parmi ses poèmes, une longue pièce (220 vers) au titre significatif de Méditation, ainsi qu'un Tombeau à M. d'Incarville (60 vers), beaux morceaux d'inspiration religieuse d'où l'on pourrait tirer, en plus d'indications concernant son attitude confessionnelle (et l'on pense aussitôt à son amitié avec le huguenot Mage de Fiefmelin), même les éléments d'une poétique.

L'entreprise de Henri Lafay, de mettre enfin à la disposition d'un large public ces poésies d'Abraham de Vermeil, nous paraît donc méritoire à tous points de vue. Si son introduction n'épuise pas le sujet (pour des raisons évidentes, car elle n'occupe qu'une quinzaine de pages et aborde à peu près tous les aspects, problème biographique et historique, questions techniques d'établissement du texte, versification, etc.), elle se signale par son caractère à la fois sobre et sûr. Une érudition solide et encore une fois discrète transparaît dans les notes et dans l'ensemble de l'appareil critique.

La poésie de Vermeil se rattache sans doute à une esthétique que, il y a quelques années, on aurait défini a baroque », et qu'il serait plus convenable d'appeler de nos jours " maniériste » 3. M. Lafay n'emploie pas cette catégorie, et aurait plutôt tendance à ramener une production de ce genre entre les coordonnées idéales de la mentalité et de la sensibilité d'une " Spät-Renaissance », pour employer le mot allemand. On peut se ranger à une pareille position, car l'héritage de la Pléiade paraît dominant dans l'inspiration d'Abraham de Vermeil. La limpidité de cet héritage est toutefois comme ternie par un élément nouveau, qui est à imputer, selon M. Lafay, à l'expérience tragique des déchirements intérieurs de la France (" une terrible désillusion », liée à l'expérience du a temps où il a vécu et créé », p. XV) et que, pour notre part, nous ramènerions de préférence à la réalité brûlante d'une expérience religieuse intérieure, dont les vicissitudes restent à explorer. Des vers comme ceux que l'on lit dans la Méditation citée tout à l'heure :

Si cherche-je de te comprendre Moi rien du rien, Toi tout du tout ; Si le rien ne se peut entendre, Moy misérable puis-je apprendre L'Eternité qui est sans bout ? (p. 161)

ne s'expliquent pas sur la base d'une expérience existentielle. Le problème critique qui se pose vraiment, alors, est celui d'expliquer, sur une base purement littéraire, la transformation du langage poétique, cet abandon de la clarté et de la douceur au profit d'effets « de surprise de l'intellect et de choc de la sensibilité » dont parle M. Lafay.

3. Ce poète peu connu, en effet, qui avait échappé à Gide (Anthologie de la poésie française, 1952) et à A. M. Schmidt (Poètes du XVIe siècle, 1953), a droit à une place (4 poèmes) comparable à celle de Chassignet (5 poèmes) dans l'admirable anthologie de M. Raymond, La poésie française et le maniérisme. 1546-1610 (?) (Genève, Droz, 1971).


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Sur un plan général, on ne peut en tous cas que souscrire au jugement de M. Lafay qui considère « la qualité d'écriture et d'inspiration de ces textes... exceptionnelle », et salue l'oeuvre de Vermeil dans son ensemble " comme un nouvel et appréciable enrichissement du trésor de la poésie française » (p. IX).

ENEA BALMAS.

La Basse-Normandie et ses poètes à l'époque classique. Actes du Colloque organisé par le Groupe de recherches sur la littérature française des XVIe et XVIIe siècles, tenu à l'Université de Caen en Octobre 1975. Caen, « Cahier des Annales de Normandie », 1977. Un vol. 15,5 x 24 de 239 p.

L'excellente revue des Annales de Normandie vient de publier dans son neuvième cahier les Actes du colloque tenu à Caen, sous la présidence de Raymond Lebègue, sur les écrivains de Basse-Normandie à l'époque classique.

Il n'est pas aisé de rendre compte de ces travaux dont la richesse et la diversité reflètent la prodigieuse floraison de talents dans cette province, produits du siècle plus que d'une région, même si la vie intellectuelle de Caen favorisa leur essor.

Malherbe d'abord. Ce colloque ne pouvait l'ignorer, Ce qu'il doit à Ronsard, comment, par rapport à son devancier, sa pratique de l'antithèse témoigne d'un goût nouveau, nul mieux que R. Lebègue et R. Fromilhague, ses savants éditeurs, n'était qualifié pour cette double mise au point. Mais il reste toujours à chercher : J. Mesnard attire l'attention sur un disciple de Malherbe trop négligé jusqu'ici, Colomby, et qui apparaît comme un bon témoin de son temps, tandis que R. Lepelley, après enquête sur place, examine la pratique des rimes -an/-en chez Malherbe.

Malherbe sans doute ; mais l'intérêt de ces Actes est dans la découverte ou la redécouverte de quasi-inconnus : Jean le Houx (présenté par V. L. Saulnier), Angot de l'Éperonnière (par H. Lafay), Garaby de la Luzerne (par J. Bailbé) ; mieux connus Vauquelin de la Fresnaye (par G. Mongredien), Sonnet de Courval (par J. Marmier) : tous poètes de moeurs, n'ayant pas sans doute le génie d'un Mathurin Régnier, mais point méprisables, surtout le premier nommé et qui revit, bon pantagruéliste, sous la plume savoureuse de V. L. Saulnier.

Poète de moeurs encore, et qui éclate sous la défroque de Mère Sotte, Pierre Gringore. Ce fut aussi, et les citations d'A. Lebois sont probantes, un poète de cour, un poète religieux et un bon dramaturge; mais on eût aimé autre chose qu'une critique sans nuances de Charles Oulmont pour rendre à Gringore la paternité des 350 rondeaux.

A l'aube du classicisme, il y eut, de la poésie lyrique et dramatique, deux représentants illustres originaires de Normandie : Montchrestien, que F. Charpentier veut dégager de la tragédie renaissante, entendant déjà chez lui le pas et le souffle de Corneille (pourquoi refuser cependant à Robert Garnier une intention d'édification ?), et Du Perron que M. Simon, après avoir fixé des repères dans sa poésie, montre à la fois proche des poètes renaissants par son goût de l'ornementation, et en même temps, par son souci de la perfection formelle, par son respect de l'ordre, tendant vers une poésie oratoire nettement caractérisée.

A travers ces communications se dégage ainsi l'intérêt que la critique porte aujourd'hui à la rhétorique pour entrer dans cette poésie. Il est difficile d'accorder autrement la double démarche de Brébeuf, traducteur de Lucain


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renchérissant dans l'horrible sur les hyperboles du poète latin (D. P. Cogny), puis parodiant le même texte (F. Bar), ou de juger ses variations sur le thème de la femme fardée (Y. Giraud).

La Basse-Normandie ne fut pas seulement riche de ses écrivains qui lui restèrent toute leur vie attachés, mais de ceux aussi qui, après y avoir passé leur jeunesse, accomplirent ailleurs leur existence. Ainsi Jean-François Sarasin, né à Caen dont il fréquenta l'université, devint vite parisien jusqu'au bout des ongles. Ce poète mondain se souvient aussi de Malherbe et ne cessa de pratiquer Virgile : Sarasin, dit J. P. Chauveau, ce fut un peu le Chénier du xvrr 3 siècle. Autre cas, celui de Jean de Brébeuf, l'oncle de l'imitateur de la Pharsale : ordonné prêtre après avoir enseigné au collège de Rouen, il part comme missionnaire pour le Canada où il finira martyrisé. Chez cet écrivain improvisé, qui laissa deux Relations de ce qui s'est passé au pays des Hurons (1635 et 1636), on rencontre Montaigne et saint François de Sales ; on trouve aussi une curiosité « baroque » et les accents d'un lyrisme chrétien. Les textes choisis par R. Garapon éclairent d'une manière émouvante les divers aspects de cette personnalité d'exception.

Partie chronologiquement de Pierre Gringore, cette revue se termine à l'orée du XVIIIe siècle avec Daniel Huet dont R. Duchêne sonde la correspondance. Les relations et inter-relations qui se tissent entre Huet et ses correspondants éclairent la vie intellectuelle à Caen que l'on découvre encore chez Moisant de Brieux, fondateur de l'académie de Caen, « charmant représentant d'une bourgeoisie de province... toute ouverte à la vie de l'esprit » (N. Hepp), Moisant dont l'admiration pour les anciens n'empêche pas l'esprit critique et l'esprit de jeu.

Ainsi s'affirme l'incroyable foisonnement intellectuel de cette province. Evoquant par dizaines les personnages de cette société, P. Gouhier pourrait reprendre avec R. Lebègue (qui présente le Cahier) cette formule de l'Angevin La Pinelière : « maintenant pour se faire croire excellent poète, il faut être né dans la Normandie ».

J. PLNEAUX.

GIOVANNI DOTOLI, Matière et Dramaturgie dans le Théâtre de Jean Mairet. Paris, Nizet, 1976. Un vol. 15,5 x 21 de 68 p.

Cette courte étude débute par un exposé de méthode. Pour Giovanni Dotoli, l'enquête sur les sources n'est féconde que si, grâce à la connaissance de l'époque et du milieu de l'écrivain, on peut déterminer pourquoi il s'est inspiré de telle ou telle oeuvre, et comment il l'a transformée dans sa propre création, problème essentiel à l'époque classique où l'imitation n'est plus un esclavage et où un écrivain comme Mairet, conscient de sa liberté, n'admet qu'une contrainte : le goût du public.

Giovanni Dotoli examine ensuite avec beaucoup de précision les sources de chacune des oeuvres dramatiques de Mairet — sources littéraires françaises et italiennes, surtout —, en dégageant l'originalité du dramaturge et les raisons — littéraires, idéologiques, sociales — qui l'ont amené à modifier ses modèles. L'examen des sources historiques est l'occasion pour l'auteur de montrer comment Mairet fait parfois bon marché de la vérité historique au nom du vraisemblable et de l'intérêt dramatique (en particulier pour la Sophonisbe) ; comment aussi ce dramaturge expérimentateur oriente la tragédie française, créant la tragédie à sujet romain ou, sous l'influence des Jésuites, abordant avec Athénaïs un sujet religieux.


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Giovanni Dotoli conclut en insistant justement sur le « pragmatisme expérimental " de Mairet, qui, pour plaire à des publics divers, tente une conciliation originale entre la régularité et les effets spectaculaires, et, ce qui nous parait moins convaincant, sur le caractère foncièrement baroque d'un théâtre qui exprimerait, par ses contradictions mêmes, la « dualité immanente à l'homme » et la « dichotomie entre l'individu et la société ». Il y a là une dimension métaphysique qui ne nous semble pas évidente dans l'oeuvre de Mairet, une notion bien large, aussi, qui, à la limite, pourrait s'appliquer à toute oeuvre dramatique. Mais cette réserve n'enlève rien à l'intérêt; de cette étude précise et utile des sources et de l'originalité du théâtre d'un des grands dramaturges du xyrr 2 siècle.

ROGER GuiCHEMERRE.

MILORAD R. MARGITIC, Essai sur la mythologie du « Cid ». University of Mississippi, Romance Monographs, Inc. (number 22). Un vol. in-8° de 255 p.

Dans son introduction, Milorad R. Margitié reprend toutes les analyses les plus connues qui furent données de l'oeuvre de Corneille. Deux traditions lui semblent s'opposer : la lecture naïve, qui ne veut voir que l'optimisme et la valeur morale de ce théâtre — ainsi La Bruyère et Voltaire ; la lecture sceptique, qui est sensible, au contraire, aux traits humains et sous-humains des héros et qui souligne donc la facticité des apparences. En fait, comme J. Rousset, J, Starobinski, S. Doubrovsky et S. Abraham l'ont montré, le héros cornélien est double; il est fait d'un Paraître et d'un Être (p. 19); il convient donc d'intégrer les deux lectures dans une approche synthétique qui seule permet de e reconstituer le héros cornélien dans sa totalité » (p. 20).

L'auteur. relève dans le Cid onze mythes : le conflit de Don Gormas et de Don Dègue nous montre le Héros contre l'Ancien Héros ; le rôle du Comte signifie la Déification et la Mort du Héros ; Don Diègue méditant son humiliation et chargeant Rodrigue de le venger représente le passage de l'Ancien Héros au Père Noble ; Rodrigue, à travers les deux premiers actes, progresse Du Chevalier au Généreux et Du Généreux au Héros ; sa victoire sur les Maures et les charges que lui donne le roi incarnent la Déification et l'Aliénation du Héros ; Chimène agit comme la Généreuse contre le Héros ; l'ascension de Rodrigue ne va pas sans douleur : c'est la Déification et le Déchirement du Héros ; Don Sanche se veut l'Autre Généreux, comme l'Infante se veut la Princesse Martyre, et Don Fernand, le Monarque Absolu.

Les personnages " agissent comme... »; ils " se veulent ». Cest ce qui fonde les mythes. Mythe au sens de R. Barthes : parole, " système tri-dimensionnel, fait d'un signifiant et d'un signifié dont l'union constitue le troisième terme, le signe » (p. 143-144), mais système particulier, car " il s'édifie à partir d'une chaîne sémiologique qui existe ayant lui : c'est un système sémiologique second » (p. 144, citation de Mythologies de R. Barthes, Paris, Éd. du Seuil 1957, p. 221), et la langue est une de ses matières préférées.

Appliquant ces conceptions à l'oeuvre de Corneille, Milorad R. Margitic définit Je Personnage comme le signe d'un système où la Représentation est le signifiant et le Caractère le signifié. Mais la Représentation est elle-même le rapport d'une Forme et d'un Sens, comme le Caractère est le rapport d'un Paraître et d'un Être. Cest ainsi que Chimène infléchissant et déformant le Sens de son évanouissement en fait une Représentation, comme Rodrigue interprétant de façon différente devant sa fiancée ou son père son duel avec Don Gormas. Rapport, nous l'avons dit, du Caractère et de la Représentation, le Personnage


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est plus exactement " l'effort de faire passer une sublimation au moyen d'une déformation » (p. 154).

L'étude méthodique de la langue, le relevé des principales figures de rhétorique, complètent cette analyse. L'essentiel demeure la confrontation de " cette dialectique du dépassement caractérisant le Paraître » (p. 235) et de l'Être, qui n'est que conflits et frustrations. L'itinéraire du Personnage est donc double : le " divin Personnage de Rodrigue est sapé en même temps que créé... Au dénouement, au moment où il se proclame hautement et à jamais Dieu, il se trouve aussi être le plus humain des hommes » (p. 243).

Cette étude impressionnante par la rigueur de sa démarche n'est peut-être pas aussi originale qu'il semblerait. Cest plutôt la réécriture dans un langage moderne, d'ailleurs clair et cohérent, d'une analyse assez traditionnelle, celle qui fait du héros cornélien (au moins à l'époque du Cid) un sur-moi crispé et frustré. D'autre part, cette conception est peut-être trop rigide. Elle tend à identifier tous les personnages et à les enfermer dans le carcan d'un système un peu trop uniforme pour les exigences du théâtre. Rodrigue, Chimène, Don Fernand, Don Sanche, ne sont plus que les figures d'un même effort ; la pièce ne présente plus la confrontation de personnalités différentes, mais la répétition à divers paliers, dans diverses situations, d'un même langage et d'un même comportement. Elle devient un jeu monotone de reflets et d'échos ; et, quand même cette interprétation serait admise, d'autres questions se poseraient : cette forme est-elle particulière à Corneille, ou à la tragédie de son temps, ou ne serait-ce pas, à la limite, une nécessité de tout théâtre, contraint à la fois de cristalliser des émotions, des projets, des valeurs, et de suggérer un arrière-fond complexe qui les trouble et les conteste ?

ALAIN NIDERST.

URSEL KRÄMER, Originalität und Wirkung der Komödien Paul Scarrons. Genève, Droz, « Kölner romanistische Arbeiten Neue Folge Heft 48 ", 1976. Un vol. 16 x 24 de XV-249 p.

Un titre « dans le vent » et bien prometteur, mais l'ouvrage lui-même ne tient guère ces belles promesses. Après un aperçu sur " la comédie française pendant la première moitié du XVIIe siècle » (chap. 2) Mme Krämer paraphrase sur 160 pages, dans l'ordre chronologique de leur première représentation, l'intrigue des pièces connues de Scarron (chap. 3). Dans l'espoir d'en déduire des " normes d'évaluation » elle compare ces pièces, dans la mesure du possible, à leurs modèles espagnols (en se référant, le plus souvent, à l'histoire littéraire quelque peu vieillotte de Schaeffer). Cependant ces commentaires confirment une fois de plus la fameuse boutade d'Etiemble que " comparaison n'est pas raison». Car dans la plupart des cas l'auteur se contente de déclarer que Scarron aurait supprimé ou ajouté tel ou tel passage ou, tout au plus, qu'il en aurait « renforcé le comique ». On veut bien qu'a en réalité » beaucoup de comédies de l'époque soient des tragicomédies, mais nulle part l'auteur n'arrive à nous définir, de manière intelligible, ces concepts cruciaux de comédie, tragicomédie (ou farce, burlesque, grotesque). Bien que l'exposé soit garni de citations abondantes 1 de Scarron et d'une cinquantaine de critiques littéraires (avant tout de R. Garapon, de H. C. Lancaster et de P. Morillot) et comporte aussi ce que l'auteur présente, souvent sans en donner les motifs, comme son " opinion personnelle », Mme Krâmer ne parvient pas à

1. Voir par exemple p. 38, 80, etc.


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donner une perspective à son exposé qui reste une macédoine de faits pour la plupart connus, pris dans des sources non moins connues. Au chap. 4 l'auteur s'empare à tort (et sans connaître MM. Jauss et Iser, les leaders de l'école de Constance) du terme en vogue de « réception littéraire ». Ce qu'elle y dit de l'accueil des comédies de Scarron par le public s'arrête, somme toute, au simple constat des phénomènes sans en expliquer le pourquoi, si ce n'est par le renvoi un peu maigre à une tendance " classiciste » ou « anticlassiciste » de certains critiques (p. 214). Même dans les rares cas où Mme Krämer se hasarde à soutenir quelque chose de nouveau, son courage ne lui porte pas bonheur : la consultation d'un dictionnaire historique l'aurait informée que des locutions comme mignon de couchette ou parler chrétien, qu'elle croit forgées par Scarron, sont attestées depuis le XVIe siècle 2. Bref, une thèse qu'on peut ne pas lire.

FRITZ NIES.

GUILLERAGUES Correspondance. Édition, Introduction et Notes par FRÉDÉRIC DELOFERE et JACQUES ROUGEOT. Paris-Genève, Librairie Droz, coll. « Textes littéraires français », 1976. Deux vol. 11,5 x 18 de x1123 p.

Gabriel Joseph de Lavergne, seigneur de Guilleragues, malgré une brillante carrière qui éleva ce robin spirituel et lettré à la dignité d'ambassadeur de France, serait aujourd'hui bien oublié s'il n'avait eu le rare bonheur de rencontrer, en la personne de MM. Deloffre et Rougeot, deux admirateurs passionnés et attentifs qui, en lui restituant la paternité des Lettres portugaises dont une légende tenace l'avait longuement frustré, ont plus fait pour sa gloire posthume que les succès diplomatiques qu'il a pu mettre à son actif. A peu près inconnu il y a une quinzaine d'années, Guilleragues peut maintenant prétendre à une place honorable dans le panthéon, pourtant fort encombré, des grands écrivains classiques ; aux titres encore un peu minces qu'il pouvait déjà faire valoir, les Lettres portugaises et les Valentins, recueil de pièces galantes et légères, viennent s'ajouter les deux forts volumes de sa Correspondance, rassemblée et éditée avec infiniment de soin et d'érudition. Ainsi s'achève une entreprise de réhabilitation à peu près unique en son genre.

Cette nouvelle publication, qui fait suite à l'édition définitive des Portugaises donnée en 1972 dans la même collection, comporte, outre un appareil critique très complet précisant l'origine exacte de chaque texte, tous les éclaircissements qui permettront au lecteur de suivre les multiples activités d'un ambassadeur consciencieux. Car Guilleragues, démentant la réputation de légèreté qui s'attache à son personnage, prend ses fonctions au sérieux et met en pratique le grand principe d'une philosophie mondaine de l'existence qui veut qu'il y ait un temps pour les affaires et un temps pour l'esprit et le badinage. Le plaisir de découvrir Guilleragues dans un rôle nouveau vaut bien que l'on s'attarde à parcourir les dépêches respectueuses qu'il adresse au Roi, dont il a reçu l'ordre de n'omettre aucun détail, ou les comptes rendus plus libres qu'il fait à Seignelay. Sans doute conserve-t-il assez le sens de l'humour et de la mystification pour plaisanter lorsque le Grand Vizir menace de le jeter en prison ou même pour rédiger une lettre supposée du Roi au grand Seigneur où il pastiche les salamalecs de la diplomatie orientale. Mais il

2. P. 208; W. v. Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, t. VI, 2 p. 141 a et t. II, p. 654 b.


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sait aussi accomplir, avec la gravité requise, tous les devoirs de sa charge, recueillant des informations sur les intrigues balkaniques, entretenant des espions et régentant fermement un petit monde de marchands indisciplinés et de religieux plus occupés d'intrigues que de piété. Fort attentif à exiger des Turcs ou des autres ambassadeurs les marques de distinction et les préséances qui lui reviennent en tant que représentant de l'« Empereur des Français », il n'oublie pas cependant que sa principale mission est de protéger le commerce : " la gloire du Roi et l'utilité du commerce », selon sa propre formule (1, 131). Il s'y emploie, sans répugner à descendre jusqu'au détail, et suggère même de profiter de l'ouverture du Canal des Deux Mers pour créer un trafic de fourrures entre le Canada et la Turquie (1, 361).

Guilleragues a sans doute rêvé de devenir un grand ambassadeur. L'idée maîtresse de son séjour à Constantinople est de réussir là où son prédécesseur Nointel avait échoué et d'obtenir du Grand Vizir l'audience sur le sofa, obscur point d'étiquette dont dépend l'honneur du Roi. Pour parvenir à ses fins, Guilleragues monte, avec la complicité de Duquesne et de ses vaisseaux, une opération qui mêle adroitement la persuasion et l'intimidation. Ce risque calculé manque d'envoyer l'ambassadeur en prison, ce qui l'autorise à de belles protestations de constance, mais au dernier moment, plutôt que de se transformer en martyr de la grandeur royale, il préfère céder et faire au Grand Vizir un cadeau personnel que les bourgeois de Marseille seront ensuite priés de financer. Après maintes péripéties, l'affaire s'achève sur un compromis honorable et byzantin, le Vizir recevant Guilleragues non au bas du sofa, ni sur le sofa, mais sans sofa du tout. Plus conventionnels sont les jugements portés sur la civilisation ottomane : les Turcs sont instables, fatalistes et ne respectent que la force (1, 497, 509, 594 et passim). Chez eux règnent la corruption et le désordre ; leur flotte et leur année sont indignes de leur passé. En cette fin du XVIIe siècle, s'affirme à l'égard du monde musulman un sentiment de supériorité morale et technique, tout à fait à l'image de cette diplomatie des canonnières que Guilleragues pratique déjà. Peut-être y a-t-il là, sur l'évolution de la mentalité européenne, un témoignage curieux.

Fort justement, un traitement particulier a été réservé à deux lettres qui n'ont rien de commun avec les précédentes, celles que Guilleragues adresse à Mme de La Sablière et à Racine ; une notice et des notes abondantes mettent en évidence la valeur exceptionnelle de ces deux textes. Guilleragues y pratique avec bonheur cette sociabilité enjouée et spirituelle qui reste l'aspect le plus séduisant de la civilisation mondaine de son temps. A Mme de La Sablière, il fait un compte rendu plaisant de ses tribulations de parisien exilé à Constantinople et de mondain promu à l'éminente dignité d'ambassadeur, sans oublier quelques galanteries un peu lestes à l'adresse d'une grand-mère restée très séduisante. Le contraste entre les mesquines réalités orientales et les splendeurs imaginaires de la tragédie vaut à Racine le plus beau compliment que puisse recevoir un poète, l'assurance qu'il possède le pouvoir de métamorphoser les êtres et les choses. On se prend alors à rêver de ce qu'aurait pu être cette correspondance complète, si les caprices de la conservation des textes ne l'avaient mutilée ; à deux exceptions près, toutes les lettres mondaines et familières ont disparu. Guilleragues avait pourtant des relations épistolaires avec de nombreux amis ou protecteurs parisiens qu'il énumère à Mme de La Sablière en une litanie complaisante (1, 215-217) ; mais, alors que les archives diplomatiques ont conservé les moindre écrits de l'ambassadeur, ses correspondants ont négligé les lettres qu'ils recevaient. Ce n'est sans doute pas un pur effet du hasard : le statut littéraire de la correspondance personnelle est, à cette époque, si incertain qu'une telle négligence ne peut passer pour scandaleuse. On ne se faisait pas alors de la littérature la même idée qu'aujourd'hui et l'on n'avait pas encore assez le sens de la


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valeur intrinsèque du bien dire pour que des lettres de cet ordre soient : jugées dignes de survivre aux circonstances qui les avaient suscitées.

Avec la publication de sa Correspondance, et sauf découverte improbable, s'achève pour Guilleragues, écrivain longtemps dépossédé, la reconquête matérielle d'une oeuvre. Mais cette restitution ne suffit pas à faire de lui un écrivain comme les autres. On trouve même, dans la lettre à Mme de La Sablière, la ponfirmation explicite du peu d'attachement que Guilleragues a toujours montré pour les " ouvrages de l'esprit " qu'il rédigeait; apprenant la publicité donnée à certaines de ses lettres, il déclare avec humour : « me voilà devenu auteur contre mon intention » (1, 196). Comme en témoignait déjà l'abandon qu'il avait fait à Barbin des Lettres portugaises, Guilleragues, écrivain par accident et auteur malgré lui, fait bon marché du lien qui unit l'individu à ce qu'il écrit ; ce fut, selon l'heureuse formule de MM. Deloffre et Rougeot, un " amateur génial » (11, 984), peu conscient ou peu soucieux de son géras, mais amateur jusqu'à l'obstination et, pourrait-on penser, singulièrement ingrat envers la littérature à qui il doit pourtant d'être passé à la postérité.

Mais il y a quelque anachronisme à appliquer tel quel à Guilleragues, qui prend un malin plaisir à l'infirmer, le classique schéma beuvien qui postule, entre l'homme et l'oeuvre, une harmonie consubstantielle et comme préétablie et dont la logique a trop exclusivement orienté les recherches. En dehors de la certitude objective qui oblige à attribuer au même écrivain les Lettres portugaises et les Valentins, les lettres à Mme de La Sablière et à Racine et les dépêches diplomatiques envoyées de Constantinople, aucune cohérence interne ne vient ordonner cette collection hétérogène. Il semble en effet très exagéré d'affirmer, comme le font MM. Deloffre et Rougeot (Avantpropos, VII), que cette correspondance « correspond bien à ce que l'on peut attendre de l'auteur des Lettres portugaises »; hormis quelques cadences, peut-être caractéristiques de sa manière d'écrire, et un certain désenchantement bien naturel chez cet exilé volontaire, il n'est à peu près rien, dans ces lettres qui évoque la sensibilité frémissante des Portugaises ou simplement ; l'enjouement des Valentins. Sans doute MM. Deloffre et Rougeot ont-ils tort de poser a priori une unité de l'oeuvre et de la fonder sur l'unité de la personne. Guilleragues est aussi divers que son oeuvre et il n'y a même pas correspondance exacte entre ces deux diversités. De ses écrits, on peut, en une assez grossière approximation, faire trois parts : la prose utilitaire des dépêches diplomatiques et des relations de la Gazette, le style enjoué des Valentins. et des lettres mondaines, la fiction sérieuse et éloquente des Portugaises, Curieusement cette répartition correspond aux trois styles définis par la rhétorique traditionnelle, le genre simple pour instruire, Je genre tempéré pour plaire, le genre sublime pour émouvoir, comme si Guilleragues s'était essayé à tout, mais sans jamais persévérer. Quant à sa personnalité, on en devine au moins deux aspects distincts et complémentaires : l'homme du monde spirituel et plaisant, fournisseur patenté de bons mots et de badinages élégants, le domestique des Grands qui doit à l'efficacité de sa plume une bonne part de sa carrière. Il resterait à comprendre pourquoi et comment Guilleragues écrivit les Lettres portugaises ; ce fut l'origine de cette redécouverte et paradoxalement le point qui reste, de loin, le plus obscur.

JEAN-MICHEL PELOUS.


826 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

DONNA KTJTZENGA, Narrative Stratégies in « La Princesse de Clèves ». Lexington, Kentucky, French Forum, coll. « French Forum Monographs » 2, 1976. Un vol. 15 x 22,5 de 160 p.

Dans la première partie de cette étude, Donna Kuizenga consacre un chapitre à chacune des quatre parties de La Princesse de Clèves. Sous la rubrique générale de la " perspective », elle discute tour à tour le point de vue extérieur, l'intériorité, la question du discours direct, et la mise au point (focus). La deuxième partie traite des problèmes lexicaux, et consiste en une analyse de l'emploi de certains mots : vérité, certitude, presque, peu, chose, etc.

Ce que Donna Kuizenga cherche à démontrer, c'est que les stratégies narratives du roman créent pour le lecteur une perspective qui combine l'ironie et la complicité. L'ironie, par le moyen de la distanciation, offre cette liberté de contemplation qui est nécessaire pour qu'on ressente le plaisir esthétique. La complicité, rapport entre le lecteur et un ou plusieurs personnages, met en pratique le sens attribué par Racine au verbe toucher. La Princesse de Clèves réussit donc à atteindre l'idéal classique : plaire et toucher.

Les mérites de cette étude se manifestent surtout dans la discussion approfondie de tel paragraphe du roman ou des emplois variés d'un seul mot. Malheureusement il est impossible de citer, dans un compte rendu, ces longs morceaux d'explication et d'analyse. Donna Kuizenga dissèque son texte d'une touche sûre et subtile, et en expose les articulations. Elle fait ressortir de multiples rapports entre les éléments qui nous permettent de mieux comprendre l'héroïne, tout en indiquant les endroits où la narration est susceptible d'une interprétation ironique.

Quant aux faiblesses de l'étude, elles semblent provenir, pour la plupart, de la manière de présenter l'argument général. On aura peut-être déjà remarqué, d'après le résumé du livre donné plus haut, que l'auteur tend à balancer entre le sens métaphorique d'un terme et une signification quasi littérale. Par exemple, elle explique ainsi la o perspective » : « Point of view deals with angle of vision and, joined with distance, forms perspective » (p. 12). Pourtant la " distance » entre le lecteur et le texte n'est après tout qu'une façon de parler. Cette manière de traiter les concepts n'est guère satisfaisante. Deuxième aspect discutable : c'est en décrivant les réactions d'un lecteur putatif que Donna Kuizenga explique les effets produits par le texte. Mais au lieu de suggérer ce que le lecteur peut remarquer ou sentir, elle affirme presque toujours que tel rapport produit un certain effet sur le lecteur, que telle phrase éveille en lui un sentiment spécifique. Par conséquent, ce « lecteur », doué de toutes les qualités d'un critique idéal, devient lui-même une sorte de personnage fictif — et peu vraisemblable.

Il y a, inévitablement, d'autres points qui prêtent à la discussion ; par exemple, les observations sur le dialogue ne me semblent pas toujours convaincantes. En général, cependant, on doit admirer la justesse des analyses. La nature de la discussion, qui repose souvent sur une accumulation de petits faits, rend la lecture de cette étude peu facile, mais le lecteur assidu pourra en tirer du profit.

VrVIENNE MYLNE.


COMPTES RENDUS 827

JACOEBÉE W. PIERRE, La Persuasion de la Charité, Thèmes, formes et structurés dans les Journaux et OEuvres diverses de Marivaux. Avant-propos de MICHEL GILOT. Éditions Rodopi, Amsterdam, 1976. Un vol. 15 x 22, de 182 p.

Venant après la thèse de Michel Gilot, qui a mis en lumière l'importance véritable des Journaux, cet ouvrage offre un point de vue nouveau et doit susciter de nombreuses questions. M. Jacoebée cherche à montrer, à partir de l'ensemble des textes publiés sous le titre Journaux et OEuvres diverses, d'une part que « le point de départ nécessaire, inévitable, en même temps que l'aboutissement de toute étude sur Marivaux » est la religion chrétienne; d'autre part comment et pourquoi ce christianisme ne peut s'exprimer autrement que par le « marivaudage » — à condition que l'on veuille bien oublier enfin la nuance péjorative de ce terme. L'ouvrage est divisé en trois parties : l'étude de l'éthique (chapitrer) et celle de l'esthétique (chapitres II et III) se trouvent séparées pour la clarté de l'exposé, mais l'auteur insiste sur leur unité et les rapports de nécessité qui les gouvernent.

M. Gilot l'a souligné dans sa thèse, et le rappelle ici en avant-propos : si les Journaux ont pour leur lecteur un tel « rayonnement », c'est que leur thème unique est l'Homme, et l'unique souci de Marivaux, de transcrire l'expérience immédiate d'un être vivant qui, le plus souvent, parle à la première personne et s'incarne dans une multitude de personnages dont les principaux restent le Spectateur, l'Indigent et le Philosophe. Pour M. Jacoebée, cet humanisme a des racines chrétiennes, ce regard bienveillant, et même tendre, posé sur autrui s'appelle Charité. L'éthique de Marivaux est fondée sur « l'antithèse inhérente à la doctrine chrétienne selon laquelle le péché d'orgueil peut être racheté par l'humilité de l'amour ». Ainsi à la vanité s'oppose la simplicité, à l'ignorance et à l'indifférence du mondain, la connaissance de Dieu et d'autrui, au mensonge la vérité de l'Amour ; le coeur, enfin, l'emporte sur l'esprit. Les couples antagonistes sont nombreux et tous les personnages, toutes les « anecdotes » des Journaux trouvent leur explication dans cette " antithèse fondamentale ».

Une éthique fondée sur la Charité détermine un certain type d'écriture : ce sont d'abord les « formes intimes » qui viennent naturellement à l'homme qui se met à l'écoute du discours intérieur. L'homme, et non « l'auteur » : la nuance a son prix. La voix singulière de l'être qui est capable d'aimer devient celle de l'humanité entière, tant il est vrai que « chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition » : c'est pourquoi journaux intimes, lettres, pensées, mémoires sont analysés en détail dans le second chapitre de cet ouvrage. Surtout, le discours qui dit « je » est «insinuant» et " persuasif » : la connaissance d'autrui peut être transmise, l'amour de l'humanité doit être enseigné, non par les sermons ampoulés des prédicateurs à la mode parfois critiqués dans les Journaux, mais par la prose douce et chatoyante, dans le style, " ondoyant et divers» dirait Montaigne, qu'on a qualifié ironiquement de « métaphysique ». Séduit par le langage, le lecteur est invité à partager le plaisir, et même " les voluptés » de la conscience satisfaite.

Les " formes de la fiction» constituent un second type de structure propre à la « persuasion de la Charité », celles en particulier qui évoquent un retrait hors du monde, « lieu de l'orgueil ». Ce retrait est inspiré non par le mépris mais par le refus des vanités de toutes sortes qui sont autant d'écrans entré l'observateur et la pureté des êtres. Ne voyons plus en Marivaux un peintre aimable des futilités de salon. Le « naturel » qu'il aime chez ses personnages, il l'a voulu également dans le style : la création a des principes moraux, et cette morale est chrétienne. Pour M. Jacoebée, Marivaux est un de nos plus grands essayistes. Les termes d'« ordre » et de « coeur » ren-


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voient à Pascal et autorisent de nombreux rapprochements avec les Pensées Mais l'humanisme et l'esthétique des Journaux sont plus proches encore de Montaigne, dont nous savons que Marivaux était un lecteur attentif.

CATHERINE BONFILS.

RENATE BAADER, Wider den Zufall der Geburt. Marivaux's grosse Romane und ihre zeitgenössische Wirkung. München, Wilhelm Fink Verlag, coll. « Münchener Romanistisclie Arbeiten ", XLIV, 1976. Un vol. 16 x 24, de 125 p.

Décidément, Marivaux est à la mode, en Allemagne comme en France. Pourtant, la publication du livre dont il s'agit ici de faire la recension est justifiée aussi bien du point de vue méthodologique que grâce aux résultats des recherches faites par l'auteur, " Contre le hasard de la naissance " — ce titre indique l'orientation sociologique, ou socio-psychologique du travail présenté par Mme Baader dans une forme aussi lisible que condensée. Elle constate, au début, comme d'autres l'on fait avant elle, que Marivaux se sert, dans La Vie de Marianne d'une formule bien ancienne, bien enracinée dans la tradition romanesque, celle de l'enfant trouvé. Mais au lieu de supposer, comme cela a été fait si souvent, que Marivaux aurait éclarci le mystère de la naissance de Marianne, s'il avait terminé son roman, le caractère fragmentaire de ce roman se trouve pris au sérieux. Dans le débat dont il s'agit, à savoir si la « noblesse du coeur » peut prévaloir sur la noblesse de la naissance, le dernier mot se trouve ainsi dit par le Ministre (qui porte les traits du Cardinal Fleury) : " La noblesse de vos parents est incertaine, mais celle de votre coeur est incontestable, et je la préférerais, s'il fallait opter » (Classiques Garnier, éd. Delofrre, p. 337). Le « hasard de la naissance », c'est-à-dire l'injustice sociale d'un régime qui réserve aux nobles tous les privilèges se trouve ainsi contesté, et la « vertu » de la jeune fille de naissance obscure non seulement lui donne droit à une position sociale élevée, mais force, par contre-coup, les privilégiés eux-mêmes à légitimer la leur par une attitude également " vertueuse ». La provocation de Marivaux est double : elle s'adresse aussi bien aux non-privilégiés en bas de l'échelle qu'aux membres de la classe dominante. Ceci, que je rapporte très en gros, pour dire que Mme Baader ne se réfère à la tradition littéraire avant Marivaux que pour démontrer que seule une analyse sociologique peut faire estimer à sa juste valeur les innovations de cet auteur.

Le premier chapitre du livre est ainsi intitulé : « Pour une sociologie du mariage sous l'Ancien Régime ». Cest une femme qui a écrit ce livre, et c'est le sort de la femme qui y est en cause. S'appuyant sur la thèse de M. Fauchery, qui a été récemment l'objet d'une recension dans cette Revue, mais se référant aussi à des travaux antérieurs, tels que celui de Georges May (chapitre VIII de son Dilemme du roman au XVIIIe siècle), Mme Baader présente ici une contribution importante à l'histoire littéraire et sociale de la femme au XVIII siècle. Marianne l'intéresse tout d'abord, et La Vie de Marianne comme preuve de la critique sociale d'un Marivaux bien plus radical qu'on ne l'avait vu jusqu'ici...

Le deuxième chapitre concerne Le Paysan parvenu. Il tourne autour de la thèse que, par la séduction de femmes plus âgées que lui, Jacob se sert d'une " brèche dans le système » pour parvenir. L'amoralisme de Jacob (sinon son immoralisme) se justifie comme moyen de parvenir, la lucidité de l'analyse tant de la tactique arriviste du personnage principal que de la situation sociale en général, donnent à ce roman une importance non moins grande comme


COMPTES RENDUS 829

document de critique sociale qu'à La Vie de Marianne. Quelques pages très denses sont dédiées au mimétisme linguistique de Jacob, cet élément de jonction entre le marivaudage et la critique sociale de Marivaux. Par sa fierté paysanne, Jacob donne d'ailleurs une leçon à tous ceux qui veulent, comme lui, parvenir, mais qui, à peine arrivés, refoulent leur passé. Il n'éprouve aucune honte, ce « Paysan parvenu », c'est ce qui le rend dangereux pour le système rigide de la hiérarchie sociale. Vient ensuite un troisième chapitre où se trouvent dégagés les traits que La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu ont en commun. La partie la plus originale du présent livre est cependant la dernière. Mme Baader y analyse, comme preuves à l'appui de sa thèse, les suppléments qui ont été publiés à l'époque, tant pour La Vie de Marianne que pour Le Paysan parvenu. Avec la seule exception — géniale — de la Suite de Marianne de Mme Riccoboni, ces suppléments trahissent, en s'adaptant au goût du lecteur moyen, les intentions de Marivaux, et font ainsi ressortir son originalité. Les suppléments de romans, dont la littérature ancienne fourmille, ont une signification non négligeable pour le sociologue de la littérature. Ils attestent non seulement les grands succès, mais ils nous permettent, en outre, de mesurer exactement les distancés qui existent entre les oeuvres novatrices et l'attente moyenne du public, à laquelle s'adaptent généralement les fabricants de suppléments. Mme Baader suit ici des impulsions données, il y a cinq ans, par l'auteur du présent compte rendu (il serait vain de le nier). Sans vouloir dire que tout, dans ce livre Contre le hasard de la naissance corresponde aux idées exprimées par le recenseur dans ses propres publications, loin de là, il n'est pas sans intérêt de constater que la voie méthodologique ouverte par celui-ci s'est avérée profitable et utile pour le progrès de notre connaissance du xvrrr 5 siècle français.

JÜRGEN VON STACKELBERG.

DENISE BRAHIMI; Voyageurs français du XVIIIe siècle en Barbarie.

Université de Lille III, Atelier de reproduction des thèses, Diffusion Librairie Honoré Champion, Paris, 1976. Un vol. 15,5 x 23,5 de 755 p.

Guy Turbet-Delof a dressé un tableau magistral de L'Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVIe et XVIIe siècles (Genève, Droz, 1973). Denise Brahimi prend le relais de cette étude en analysant les descriptions de trois voyageurs du XVIIIe siècle dans les régences de Tunis et d'Alger : Jean-André Peyssonnel (1694-1759), qui y accomplit une mission d'études en 1724-1725 avant de s'installer comme médecin à la (Guadeloupe, René-Louiche Desfontaines (1750-1833), professeur de botanique au Jardin du Roi, JeanLouis Poiret (1757-1834), futur collaborateur de Lamarck, dont les voyages eurent lieu entre 1783 et 1786. Les textes de Peyssonnel et de Desfontaines n'ont été publiés qu'en 1838 par Dureau de la Malle, dans les deux volumes des Voyages dans les Régences de Tunis et d'Alger, le second d'après des manuscrits qui n'avaient pas reçu de leur auteur une mise en oeuvre définitive. Seul Poiret a publié lui-même, dès 1788, son Voyage en Barbarie.

Les dimensions restreintes de ce corpus révèlent que le dessein de Denise Brahimi était différent de celui de Guy Turbet-Delof. Elle ne s'est nullement proposé de présenter le bilan dès connaissances que les Européens possédaient et des jugements qu'ils portaient sur l'Afrique du nord au début et à la fin du XVIIIe siècle, ni de faire l'état d'une évolution éventuelle dans la pensée des Lumières. L'expérience personnelle qui l'avait attirée vers l'objet de son étude, la passion qui l'avait animée à son approfondissement, déjà sensibles dans les épigraphes empruntées à Kateb Yacine, à Jean Amrouche, à Mostafa Lacheraf, paraissaient dans l'introduction, où elle se défendait contre l'érudition gratuite,


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où elle déclarait qu' " on peut souhaiter connaître un pays dans un autre but que pour la possession de cette connaissance comme résultat », qu'on peut désirer " se voir vivre, sentir et penser, au cours de cette entreprise ». Une conclusion plus explicite encore, où le sentiment de la tâche accomplie, et bien accomplie, donne au ton une assurance nouvelle, revient et sur le dessein et sur le choix de la méthode : « Ni les voyageurs ni les Régences turques n'étaient notre véritable objet, mais uniquement les représentations que les premiers avaient pu se faire des secondes, et que leurs textes nous livraient. Ce n'était pas le système politique des Régences que nous nous proposions d'étudier, ni les divisions et les moeurs de leurs habitants, mais les représentations que trois naturalistes du XVIIIe siècle [...] avaient pu en donner et s'en faire » (p. 708). Denise Brahimi rend là hommage aux deux maîtres qu'elle a suivis, le Foucault des Mots et les choses et de L'Archéologie du savoir, le Bachelard de La Formation de l'esprit scientifique. A l'occasion d'un objet à l'égard duquel elle partage l'intérêt de ses trois auteurs, elle a voulu avant tout s'appliquer à démêler le passage d'un savoir préliminaire au voyage, à la science qui est le produit de celui-ci, avec les difficultés nées de l'a idéologie » de laquelle les voyageurs étaient tributaires, et les " obstacles épistémologiques » suscités par le fonctionnement même de la pensée des Lumières. D'où le plan qu'elle a adopté, et qui résolument fait abstraction des classifications de l'époque pour épouser les catégories du XXe siècle, dans une double progression qui va des observations les plus scientifiques aux remarques et aux jugements les plus contingents, de l'objectivité la plus stricte aux impressions les plus étroitement liées aux caractères individuels. Tel est le sens des titres donnés aux parties successives : « Regards », sur les objets relevant des sciences de la nature ; « Opinions », pour tout ce qui concerne ce que nous appelons les sciences humaines ; " Jugements », où se font jour les préoccupations éthiques et les goûts personnels. Cette charpente logique donne à l'édifice de solides assises scientifiques et une clarté de discours où les qualités de rigueur de l'analyste suppléent quelquefois aux hésitations ou aux déficiences des auteurs. Le seul point sur lequel on aurait pu souhaiter une réflexion un peu plus poussée est, dans une ligne pourtant très " foucaldienne », le retentissement du genre littéraire sur le contenu des oeuvres. Si le titre donné par Dureau de la Malle aux textes de Desfontaines, Fragments d'un voyage..., en révèle l'absence de préméditation et le caractère disparate, Peyssonnel et Poiret ont adopté dans leur récit la forme de lettres, pour le premier à l'abbé Bignon, membre de l'Académie des sciences, intendant de la Bibliothèque du Roi, directeur du Journal des savants, pour le second à M. Forestier, médecin à Saint-Quentin, ville dont Poiret était originaire. La lettre était un genre qui avait ses règles, parmi lesquelles le souci de plaire au destinataire, et les quelques remarques de Denise Brahimi sur la forme épistolaire et l'adaptation de celle-ci à la personnalité des correspondants ne nous éclairent pas pleinement.

Malgré l'intervalle de soixante années entre le voyage de Peyssonnel et les deux autres, la permanence de l'objet décrit, les régences turques d'Afrique du nord, dont le régime politique et social est stabilisé au XVIIIe siècle, fait que les trois descriptions se correspondent dans les grandes lignes. Mais une évolution se fait jour dans les jugements portés sur ce régime. Peyssonnel, membre d'une famille de médecins provençaux suspects de jansénisme et victimes de tracasseries de la part des jésuites, est un opposant politique et religieux qui admire l'ordre et l'efficacité du régime turc, et fait de sa description un moyen de la réflexion politique, au désavantage de la politique dynastique et absolutiste pratiquée en France. Desfontaines et Poiret reflètent la condamnation portée par Montesquieu contre le « despotisme oriental », mais avec des nuances dues à leur caractère. Desfontaines, soucieux de prospérité économique, condamne la violence pour ses conséquences désastreuses et vante la


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réussite de tel chef local éclairé, comme le bey de Mascara. Poiret, hanté par un rêve rousseauiste de bonté naturelle, se place au contraire sur le plan moral, et est persuadé que la qualité de la politique se reconnaît au bonheur des hommes, et est par conséquent justiciable d'une intuition venue du coeur. Ses lettres attestent en outre le conflit intellectuel dans lequel il est engagé : parti avec la conviction de la bonté de la nature et confronté à la férocité des moeurs, au règne du brigandage à tous les échelons de la société, devant l'alternative soit de refuser aux Barbaresques la qualité d'hommes de la nature, soit de renoncer à croire la nature bonne, il se tire d'affaire en alléguant la dégénérescence par laquelle les nations perdent insensiblement les vertus de leurs ancêtres pour n'en perpétuer que les vices (p. 693).

L'un des problèmes essentiels soulevés par ces descriptions ethnographiques avant la lettre est celui de la relation avec l'autre. Denise Brahimi y faisait allusion dans son introduction, manifestement écrite dans un premier stade de sa recherche, disant que ses voyageurs ne sont pas des doctrinaires, qu'a ils se cherchent en même temps qu'ils cherchent la Barbarie », que « leur démarche est hésitante, faite de reprises et d'essais » (p. 7). Poussée jusqu'au bout, la lecture montre que ces affirmations ne sont totalement vraies que de Peyssonnel, curieux sans préjugés ni sectarisme, exempt de tout européocentrisme (p. 670). Un durcissement se produit ensuite dans tous les domaines : spécialisation plus nette, par séparation entre les données scientifiques et l'élément narratif proprement littéraire (p. 667), développement de l'européocentrisme, qui se traduit par le fait que le voyageur perçoit vraiment l'étranger comme autre et refuse de voir en lui un semblable de l'observation duquel il pourrait tirer un profit intellectuel pour lui-même (p. 670-671). Cet européocentrisme va jusqu'à susciter des attitudes précolonialistes : Desfontaines conseille l'emploi de la manière forte à Alger pour y imposer le commerce des Européens (p. 451), et le tableau que fait Poiret de la monstrueuse perversion de la nature humaine, à la fois cause et conséquence du despotisme, inspirera à l'abbé Raynal, avec qui il était en relations, le projet d'une intervention européenne pour ruiner la suprématie des Turcs (p. 477-478). Il n'est pas jusqu'à la conception de la vertu qui ne se transforme : à l'exaltation de l'héroïsme patriotique par Peyssonnel succède une vertu bourgeoise, faite de confort, de bienveillance réciproque et d'harmonie sociale (p. 685).

On n'en finirait pas de recenser les mérites de l'étude de Denise Brahimi, par exemple, dans l'analyse littéraire, la caractérisation de chaque voyageur par la prédominance d'un certain univers imaginaire, minéral chez Peyssonnel, végétal chez Desfpntaînes, animal chez Poiret. Elle a sa place parmi les meilleurs travaux sur l'anthropologie du XVIIIe siècle, par la vigueur de la réflexion méthodologique et par l'illustration, sur un champ bien délimité et bien exploré, des ambiguïtés de la pensée des Lumières, qui ne peut faire durablement fond sur le dogme de la bonté de la nature, et dont la politique pratique se refuse très généralement à intégrer le concept de liberté qui a été partout ailleurs son principal ressort.

ROGER MERCIER.

JOHANNES DÖRFLINGER, Die Géographie in der « Encyclopédie ». Eine wissenschaftsgeschichtliche Studie. Wien, Verlag der osterreichischen Akademie der Wissenschaften, 1976. Un vol. 15,1 x 27,7 de 116 p.

Notre connaissance positive de l' Encyclopédie s'enrichit de jour en jour. L'inventaire de Richard N. Schwab et Walter E. Rex publié en 1971-1972 a ouvert la voie à une infinité d'enquêtes parcellaires qui permettront de compléter, voire de corriger des bilans faits en d'autres temps sur des bases


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moins sûres 1. Ainsi le travail de Johannes Dörflinger ne fait pas double emploi avec celui de Numa Broc, terminé trop tôt pour bénéficier des apports de l'inventaire 2.

La mise au point de M. Dörflinger est — dans ses limites — aussi exacte et complète qu'on pouvait le souhaiter, qu'il s'agisse de situer les auteurs qui ont fourni des articles géographiques au dictionnaire (Diderot, d'Alembert, Jaucourt, d'Holbach, Desmarets, Robert de Vaugondy, La Condamine, Le Romain, Elie Bertrand), ou de parcourir avec eux les grandes divisions de la discipline considérée (Géographie mathématique, cartographie, géographie physique, géographie humaine). Les sources auxquelles les encyclopédistes ont puisé sont énumérées (La Martinière, Vosgien surtout) ; nous voyons aussi dans quel esprit chacun a travaillé, et de quelle manière. On ne sera pas étonné d'apprendre (p. 13) qu'ici comme en d'autres domaines les encyclopédistes sont séparés par plus d'une divergence. On aimerait voir développer cette indication. On aimerait aussi que M. Dörflinger sorte plus souvent de l'Encyclopédie pour la situer mieux qu'il ne fait, par rapport aux connaissances géographiques du temps, en France et surtout hors de France. Par exemple l'avertissement du tome III de l'Encyclopédie fait grand cas de la Géographie universelle de Hiibner, publiée en français à Bâle en 1746 3. Mais il ne semble pas que les encyclopédistes aient utilisé couramment cet ouvrage 4. Est-ce une lacune grave ? M. Dörflinger devrait nous le dire.

Bien que la mode soit au « quantitatif », je ne crois pas qu'il était indispensable de consacrer un chapitre à une étude statistique sur la part de la géographie dans l'Encyclopédie (p. 15-20.) Les tableaux produits p. 19 et 20 sont certainement exacts, mais que prouvent-ils au juste? Rien.

On regrettera enfin que quelques études dont l'auteur aurait pu tirer profit ne soient pas arrivées jusqu'à Vienne. S'il avait eu entre les mains la plaquette de John Lough intitulée The Contributors to the Encyclopédie (Londres, 1972), il aurait vu par exemple que l'identité du Robert de Vaugondy qui avait collaboré à l'Encyclopédie était déjà établie (o.c, p. 9, 20, 36, 98) et qu'Élie Bertrand était bien dans la liste des auteurs connus (o.c, p. 21, 35, 48, 73). Il y aurait eu aussi intérêt à fonder l'étude attendue des rapports entre Jaucourt et Thomson sur la très riche information rassemblée par Alan Freer dans Ricerche su l'Encyclopédie (Pise, 1972), plutôt que sur la seule dissertation de Sigrid Rapp (Dos Werk des Enzyklopädisten Louis de Jaucourt, Tübingen, 1965).

JACQUES PROUST.

JOAN HINDE STEWART, The novels of Mme Riccoboni. Chapel Hill, University of North Carolina Press, « North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, Essays no. 8 », 1976. Un vol. 23 x 15 de 156 p.

Le seul ouvrage consacré à Madame Riccoboni était celui d'Emily Crosby intitulé Une Romancière oubliée (1924), biographie Utile qu'il convenait de mettre au point. Pour sa thèse Mme J.H. Stewart a pu consulter des lettres

1. Je pense en particulier aux études publiées dans diverses revues savantes en 1951, pour le bicentenaire.

2. La Géographie des philosophes, géographes et voyageurs français au XVIIIe siècle (Montpellier, 1972). Un chapitre de cette thèse est intitulé " La géographie dans l'Encyclopédie ».

3. Passage cité par M. Dörflinger, p. 100, n. 3.

4. D'Holbach avait dans sa bibliothèque le " Dictionnaire géographique et des Sciences, par Jean Hubner ", et il lui arrive de le citer (voir J. Lough, Essays on the Encyclopédie, Oxford, 1968, p. 130).


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adressées à David Hume, à David Garrick et à Sir Robert Liston qui sont restées inédites mais dont la publication a été annoncée par James C. Nicholls dont la thèse (Wisconsin, 1962) portant sur le même sujet n'a pas été publiée. En plus de précisions nouvelles sur la vie de la romancière, Mme Stewart nous apporte une étude sérieuse de ses oeuvres, comblant ainsi une lacune importante. Dans un premier aperçu rapide elle nous rappelle que Mme Riccoboni a exercé pendant 27 années et jusqu'en 1761 la profession d'actrice, sans jamais montrer aucun véritable talent, mais sans songer à quitter les planches avant le succès de ses premiers romans. C'est sans doute sa longue expérience du théâtre qui lui a donné le sens dramatique que l'on retrouve dans ses meilleures pages. Mme Stewart signale brièvement son mariage avec le médiocre Antoine François Riccoboni, fils du célèbre Luigi, dit Lelio, et ne s'attarde guère sur son amour pour Sir Robert Liston qui avait près de trente ans de moins qu'elle, ni sur ses relations avec sa collaboratrice Mlle Biancolelli avec laquelle elle partage les dernières années de sa Vie. Voisine de Goldoni en 1762, elle fit sur lui une très vive impression ; aussi traduisit-il ses oeuvres en italien. Elle resta en rapports épistolaires avec David Garrick qu'elle avait rencontré à Paris et dont elle admirait le talent, et encore avec Voisenon et avec Diderot qui à parlé d'elle dans son Paradoxe sur le comédien et ailleurs. Nous souhaiterions une information plus étoffée sur ses relations et sur le monde qu'elle fréquenta.

Ses oeuvres complètes tiennent en neuf volumes dans l'édition Humblot (Paris, 1781), et comprennent au moins trois romans qui connurent un gros succès de librairie : les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd (1757), l'Histoire du Marquis de Cressy (1758), et les Lettres de Mylady Juliette Gatesby (1759) qui eurent au moins vingt éditions avant 1800 et qui furent traduites en anglais, en italien, en danois, en suédois et en russe, voire même, au tournant du siècle, une édition américaine publiée à New Bern, North Carolina.

C'est la Suite de La Vie de Marianne qui fit connaître Mme Riccoboni en tant qu'auteur et détermina son talent d'écrivain. Les contemporains, et Marivaux lui-même, goûtèrent cette suite que nous tenons aujourd'hui pour un assez médiocre pastiche servant surtout à mettre en lumière l'originalité propre de Marivaux. Elle a, cependant, contribué à former le style de la: romancière, style personnel, non dépourvu de grâce et de finesse et qui n'est certes pas à dédaigner, Mme Riccoboni sait narrer avec concision et rapidité, elle accumule des détails concrets que Marivaux négligerait, mais comme Marivaux elle a su rendre « le langage du coeur d'une manière naturelle », pour emprunter les mots de l'abbé de Laporte. Elle a de plus un sens dramatique qui a été très apprécié. Avec Mme de Graffigny elle est sans conteste la plus en vue des romancières du siècle. D'aucuns ont pensé l'opposer à l'abbé Prévost lui-même.

Après Vivienne Mylne et Henri Coulet, Mme Stewart examine les avantages et les inconvénients du genre épistolaire dont Mme Riccoboni ne s'est jamais départi. Dans sa pensée le roman par lettres est essentiellement un journal intime qui permet l'analyse du coeur humain. Elle s'en tient effectivement à un seul correspondant et se refuse à l'exercice infiniment plus complexe d'un -Choderlos de Laclos qui multiplie les correspondants dont il date les lettres. A coup sûr le meilleur roman de Mme Riccoboni est les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd, données comme traduites de l'anglais. Il consiste en 116 lettres de l'héroïne à son amant écrites au cours de 33 semaines et l'air de sincérité qui s'en dégage a laissé soupçonner dès le XVIIIe siècle qu'il s'agissait de lettres réelles adressées par l'auteur au Comte de Maillebois dont elle s'était enamourée. Cest peut-être la vérité de son récit qui lui a permis de résoudre les problèmes de narration posés par les données fort simples et les nécessités , du genre adopté. Mme Stewart fait une analyse détaillée de ce roman, quitte à passer plus vite sur les autres qui ne sont guère à ses yeux que des variations sur

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un même thème et une même formule littéraire. Pourtant, par la suite, Mme Riccoboni a su compliquer la trame de son récit, tout en conservant dans trois au moins de ses romans — l'Histoire de Miss Jenny, les Lettres de Juliette Catesby et les Lettres d'Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, — la situation type, dite de Riccoboni, celle de jeunes gens qui s'aiment, mais ne peuvent se rejoindre par suite du mariage d'un des amants. Comme l'a dit tout carrément James Foster dans History of the pre-Romantic Novel in England (New York, MLA, 1949, p. 147), s there is nothing to do but wait for the undertaker ». Il y aurait eu intérêt à souligner une parenté évidente avec Marivaux auquel on reprochait de se répéter dans ses pièces alors que les critiques plus avisés ont pu apprécier de menues différences et d'importantes nuances qui échappaient à la majorité des contemporains. Les chapitres sur le mâle égocentrique et sur la condition de la femme et sa sensibilité, malgré leurs titres assez voyants, sont sensés et nous révèlent une Mme Riccoboni féministe modérée, cherchant à nous faire sentir l'injustice de l'homme à l'égard de la femme, son manque d'humanité, son ultime incompréhension, plutôt qu'à faire valoir on ne sait quelle égalité factice fondée sur une identité morale et sociale totale. Mais dans l'histoire de l'émancipation de la femme, le rôle de Mme Riccoboni, à première vue assez mince, est plus considérable qu'on n'a jugé, précisément parce qu'elle invite le lecteur à se rendre à l'évidence sans lui infliger ses propres conclusions. Mme de Staël en particulier a rendu justice à Mme Riccoboni pour avoir si bien dégagé les principes délicats de la conduite des femmes.

Pour Mme Riccoboni l'amour est la seule grande aventure. Le malentendu qui est à sa source entraîne des calamités de toute espèce, ce qui aurait dû la rendre pessimiste. Pourtant, à en croire Mme Stewart, elle est restée optimiste. Le mot nous semble trop fort, mais elle a su conserver sa verve et éviter toute amertume et tout cynisme. En dernière analyse sa morale rejoint celle de la Princesse de Clèves qui, récusant l'amour-passion, trouve enfin le repos, mais non pas la félicité. Elle rejoint celle de Duclos dans les Confessions du comte de ***, à partir de prémisses différentes.

Mme Stewart a dit l'essentiel sur l'oeuvre de Mme Riccoboni. Resterait, croyons-nous, à préciser les éléments autobiographiques dans ses romans pour mieux comprendre la genèse de ses oeuvres, les obscurités ou contradictions apparentes qu'on y relève, sa pénétration psychologique indubitable et les écarts dans le ton adopté. Resterait encore à étudier de très près le style de l'écrivain qui est à la source de son succès. Son portrait de la femme sensible avec ses joies et ses déceptions, ses aspirations et ses déboires, sans être très original, était fait pour intéresser les lecteurs de son temps, mais la portée de son oeuvre réside dans sa force de persuasion qui provient de son style. Si elle a atteint un public étranger, c'est plus par ses éditions françaises que par ses romans en traduction. L'insuccès des traductions, relevé par Mme Stewart, témoigne, toute réflexion faite, du mérite littéraire intrinsèque d'une romancière trop longtemps oubliée qui conserve une certaine fraîcheur et qui semble retrouver quelques lecteurs. Il conviendrait non seulement de publier sa correspondance mais de rééditer ses principaux romans.

ROBERT NIKLAUS.


COMPTES RENDUS 835

Les Jésuites. Numéro spécial de Dix-huitième Siècle, Paris, Gamier, 1976,. n° 8. Un vol. in-8° de 544 p.

Il est évident que ce n'était pas en 302 pages qu'on pouvait aborder sous tous ses aspects l'histoire des Jésuites au XVIIIe siècle. Aussi le présent volume se limite-t-il à la France et à la Russie et ne prétend nullement être complet. On y trouve d'abord des communications variées sur des points précis : " Oratoriens et jésuites dans le diocèse d'Arras. Une arme de combat : les petites écoles » (J. Fouilleron), « Un guide jésuite de savoir-vivre » (Louis Trenard), « Le Théâtre d'éducation des Jésuites » (Pierre Peyronnat), « La Logique du paradoxe du P. Claude Buffier » (L. Marcil-Lacoste), « Le Clavecin oculaire du P. Castel » (A.M. Chouillet-Roche). En revanche, Jacques Le Brun s'est appliqué à donner une vue d'ensemble sur la spiritualité jésuite : « Entre la mystique et la morale ». Malgré les coupures pratiquées à l'impression, son article conserve un intérêt exceptionnel. Au quiétisme caricaturé, les Mémoires de Trévoux opposèrent dès 1701 une sympathie discrète pour Fénelon, soulignée par des insinuations ironiques sur ses adversaires, I. Le Masson, A. Massoulié, voire Bossuet. Mais la revue entendait se limiter aux «extraits de science» et ne fait que peu de place aux rééditions d'ouvrages du XVIIe siècle. Les mêmes tendances apparaissent dans l'historiographie : le P. d'Avrigny représente Fénelon comme « la victime et le martyr du pur amour » et, si le P. Colonia essaie de ramener le quiétisme au jansénisme, il se montre, surtout à partir de 1744, indulgent pour Fénelon et même pour Mme Guyon. Or, dès leur fondation, les Nouvelles ecclésiastiques ne cessaient de dénoncer le quiétisme des Pères, tant à cause de leur doctrine de l'amour de Dieu que des pratiques qu'elles leur attribuaient : « Molina - Molinos » ! L'enseignement de certains jésuites de Rodez, les « dévotes » de certains autres (en particulier du P. Girard) et surtout L'Esprit de Jésus-Christ et de l'Église sur la fréquente communion du P. Pichon ranimaient de vieilles querelles. Aussi les spirituels du XVIIe siècle alors réédités sont-ils surtout les « ascétiscistes », Nouet, Nepveu, Bourdaloue, Crasset. Si Vincent Huby et Surin le sont aussi, c'est au prix de remaniements qui les défigurent : il en va de même de la traduction française de Pinamonti par le P. de Courbeville (1718). Bien plus, le P. Jean Croiset réduit la spiritualité à la morale et, en essayant de concilier les mystiques et Bossuet, le P. Jean Rallu multiplie ambiguïtés et contradictions. Hors de France, la spiritualité devenait affaire de spécialistes et un La Reguera, un Scaramelli ou un Pergmayr tendent à «refouler la mystique dans l'extraordinaire». Sans doute la pensée d'un P. Lallemant ou d'un Surin survivait-elle chez les PP. Judde, Milley et surtout de Caussade, mais les éditions de leurs oeuvres étant très infidèles, leurs pensées ne pouvaient agir que par des copies manuscrites : elles n'en influencèrent pas moins à la fin du siècle les PP. Grou et de Clorivière, et c'est, selon J. Le Brun, la suppression de la Compagnie qui a empêché ses spirituels de se dégager du moralisme affectif dominant pour retrouver une « tradition mystique qui remontait à saint Ignace ». On cherchera aussi p. 301 sq. une excellente bibliographie de l'histoire de la Compagnie, due également à J. Le Brun.

Mais c'est aux Mémoires de Trévoux qu'est consacré plus du tiers du volume. Pierre Rétat en étudie la naissance (1701), J. Sgard et F. Weil publient de curieuses anecdotes du P. Castel, Jean Garagnon analyse avec précision la tactique adoptée par les journalistes jésuites dans les vingt articles qu'ils consacrèrent aux oeuvres de J.-J. Rousseau. Enfin sous le titre « Bilan et perspectives de recherche », R. Favre, C. Labrosse et P. Rétat exposent les résultats déjà obtenus par leur groupe de Lyon II, Saint-Étienne et Chambéry, ainsi que leurs projets tendant à « définir l'idéologie des jésuites à travers les Mémoires de Trévoux ». Des idées incontestablement nouvelles (par exemple en économie politique) y restent dans le cadre de valeurs traditionnelles (antiquité, religion et monarchie), ce qui entraîne curieusement la condamnation du roman, réincarnation moderne


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de Satan. Les auteurs terminent par des considérations générales sur l'étude des périodiques des points de vue du quantifiable, de la typologie et de la morphologie.

Le problème des archives fait l'objet de deux articles trop brefs, l'un de J.-R. Armogathe sur les archives romaines de la Compagnie (à signaler l'absence des registres des lettres envoyées en France par les généraux à partir de 1696), l'autre du P. Dehergne, conservateur des archives de la province de Paris à Chantilly. Sinisant réputé et auxiliaire généreux de diverses publications de correspondances (nous pouvons l'attester), le Père possède l'inventaire dressé après 1763 par le président Rolland d'Erceville. C'est une preuve nouvelle que ce dernier n'avait pas exécuté l'ordre de verser au greffe civil du Parlement toutes les pièces saisies au collège de Clermont (cf. Marcel Thomas dans Rev. Hist. Egl. France, 1953, p. 67). Il y en a d'autres, en particulier le fait que la célèbre Histoire de l'abbé Blache a passé en vente avec diverses autres pièces de même origine le 3 juin 1833 (B.N., A. 10143). Le recours à Fr. Clément, à L. Delisle, à G. Dupont-Ferrier et surtout une recherche méthodique feraient sans doute découvrir d'autres épaves, mais l'incendie du greffe sous la Révolution interdit les trop grands espoirs.

Le n° 8 de Dix-huitième Siècle contient en outre deux cents pages traitant d'autres sujets. Celui de John Woodbridge, Censure royale et censure épiscopale : le conflit de 1702, explique comment, en dépit de la victoire apparente de Bossuet sur R. Simon, la censure fut au XVIIIe siècle le monopole des autorités civiles. Cest donc avec celles-ci que les Philosophes eurent surtout à compter. A signaler aussi un article essentiel de Corrado Rosso : Montesquieu présent : Études et travaux depuis 1960.

J. ORCIBAL.

B. MUNTEANO, Solitude et Contradictions de J.-Jacques Rousseau. Paris, Nizet, 1975. Un vol. in-8° de 224 p.

Ce recueil reprend d'abord une étude publiée sous ce titre au tome XXI des Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau. Mais M. Munteano avait repris et enrichi ces thèmes sous le titre : Les Contradictions de Jean-Jacques Rousseau. Leur action expérimentale. Leur portée connaissante. Étude beaucoup plus importante et qui nous conduit au seuil de ce qu'on pourrait appeler la métaphysique de Rousseau. Malheureusement, M. Munteano nous a quittés ce texte à peine achevé et n'en aura pas vu la diffusion. Ce n'étaient à ses yeux que des « essais », souvent écrits d'ailleurs au conditionnel et indiquant des champs de recherche. A ses yeux, Rousseau restait encore mystérieux.

Ce mystère est d'abord celui de ses contradictions, si apparentes que l'on a souvent parlé de folie. C'est un aspect qui appelait en effet une mise en ordre. Pour commencer par le plus simple, on s'exprime avec les mots de tout le monde, chargés d'histoire. Et nul n'a mis plus de subtilité dans ce domaine. Que recèlent au juste le sentiment, la raison, le bon sens, la société, la bonté, l'amour ? Vers quoi sont-ils infléchis ? A quels contre sens ne prêtent-ils pas ? Pour lui-même, pour les hommes, il cherche le bonheur. Les vérités qu'il cherche sont infiniment complexes. Il se connaît lui-même changeant, fugitif, partagé, multiple. Il est corps et âme, social et sauvage. Il est homme comme nous tous et unique. Dans l'instant, il se sent la proie d'un temps qui l'emporte et le change. Il se sent la proie des milieux où il vit : pour s'y adapter, il faut se montrer comme tenant d'un rôle, bref paraître ce qu'on n'est pas. La solitude nous devient nécessaire pour tenter de découvrir la vérité de notre être. Tout cela, qui le situe dans la ligne de Montaigne et de Pascal, il l'éprouve


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mieux que quiconque. Il recherche une unité qui le fuit et qui, sans doute, serait le bonheur.

Son oeuvre aussi est singulièrement diverse. Ce sont des tentatives de tous ordres qui tournent autour du thème qu'il faut pouvoir adhérer à sa propre existence, sans regrets, sans remords.

On peut présenter l'entreprise dans sa véracité vécue, tant en se confessant qu'en se faisant accompagner dans ses rêveries solitaires, montrer l'unité de sa propre multiplicité. On peut se dédoubler et offrir Jean-Jacques au jugement de Rousseau. On peut s'installer dans quelque héros • imaginaire ; la technique romanesque permet cet écart et donne ainsi le pouvoir de s'incarner en quelque aspect de soi. On sera Saint-Preux, Julie, Wolmar, éducateur d'Emile, Vicaire savoyard, voire sauvage de quelque Polynésie. On ne fait point un système : on propose au lecteur un échantillon de situations qui suscitent notre réflexion.

Munteano analyse tous ces thèmes à partir d'innombrables références avec la plus grande perspicacité. Il use librement de. l'immense littérature sur Rousseau. Mais il a pensé qu'on devait aller plus loin. Parce que Rousseau est parfaitement conscient des oscillations de sa conscience et de ses divisions et s'oppose ainsi à lui-même, ne pourrait-on voir dans ces tentatives l'ébauche d'une méthode que l'on pourrait presque qualifier de scientifique. La doctrine expérimentale de Claude Bernard servirait alors de référence. Le savant rassemble des faits et conçoit une hypothèse qui en permet l'interprétation. Sans une telle concentration, comment ne pas se perdre dans l'extraordinaire complexité des faits ? Rousseau ne s'est pas satisfait de la multiplicité et de la discontinuité qu'il vivait, il a voulu la comprendre et la mise en scène de ses héros est comme une tentative de vérification de sa pensée. Mais le coeur humain est plus compliqué que des états physiques.

Enfin, comment le mot contradiction nappelle-t-il pas, en notre siècle, le mot dialectique? Entre le corps et l'âme, le sentiment et la raison, l'être et le paraître, comment ne pas concevoir une sorte d'action réciproque ? Ce ne sont pas des domaines juxtaposés, mais des fonctions qui s'exercent pour tenter de constituer un ordre, La dialectique n'est-elle pas d'abord un dialogue ?

Sur cette lancée, il est permis d'exprimer un regret. Dans l'essai de M. Munteano, le thème de l'éducation tient fort peu de place, et l'oeuvre politique est totalement absente. C'est dans ces deux domaines que la difficulté de la doctrine se montre le mieux au grand jour. Ni l'éducation, ni la vie sociale ne peuvent se satisfaire des diversités de la conscience. Elles appellent la continuité et l'unité. L'état conjugal comme l'état politique supposent un vouloir qui organise dans le temps. Le contrat est .un serment, celui de continuer malgré les changements. Comment est-ce possible ? Rousseau a médité sur ces thèmes et ils tiennent une part importante de son oeuvre, elles en sont l'aspect le plus systématique. L'homme est invité à se surmonter. Il n'est pas douteux que si Munteano avait pu disposer d'une plus longue durée, il aurait encore enrichi sa réflexion.

PIERRE BURGELM.

PIERRE BARBÉRIS, A la recherche d'une écriture. Chateaubriand.

Paris, Marne, 1976. Un vol. in-8° de 742 p.

Après Balzac et Stendhal, c'est à Chateaubriand que Pierre Barbéris a consacré ses derniers travaux, personnellement ou en collaboration avec les participants de son séminaire de l'E.N.S. de Saint-Cloud. Deux petits livres parus.chez Larousse (René, un nouveau roman et Chateaubriand, une réaction au monde


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moderne) avaient donné des aperçus de ce travail ; mais de manière plus ponctuelle que globale. Il y restait des obscurités ou des lacunes. Réparation est maintenant faite avec la publication fin 1976 chez Marne d'un énorme ouvrage (plus de 700 pages) intitulé A la recherche d'une écriture. Chateaubriand, et consacré à l'exploration systématique et chronologique de tous les textes de l'auteur de René. Travail gigantesque, ouvrage déconcertant par sa masse ; mais peut-être n'y avait-il effectivement que cette voie de la générosité et de l'exhaustivité pour venir à bout de l'immense somme chateaubrianesque et du volumineux « discours d'escorte » qu'elle a suscité depuis deux siècles.

Avec Pierre Barbéris, marxiste convaincu et communiste militant, les sentiers de la critique sont clairs. Il n'a d'ailleurs jamais caché les présupposés idéologiques de son travail de chercheur. C'est même très solennellement qu'il les rappelle au terme de son ouvrage : « Je suis parti, bien entendu, comme le disait Marx, de " prémices dogmatiques ", mais qui n'étaient pas pour autant des "prémices arbitraires ". Je suis parti d'une situation concrète : comment est lu et donné à lire le texte d'un grand écrivain solennellement intégré à une culture ? Quels sont les présupposés de cette culture ? (...) A partir de là j'ai interrogé les textes, je les ai démontés quand c'était possible... ». Certains récuseront de prime abord ce « démontage » marxiste d'un texte littéraire pré-marxiste. Encore faudrait-il se demander pourquoi en l'occurrence ce démontage — exhaustif et impitoyable comme toute lecture idéologique sérieuse — est la première démarche à donner de l'oeuvre de Chateaubriand une vision d'ensemble si cohérente, à en dégager un « sens » si convaincant. Car à n'en pas douter le livre de Pierre Barbéris fera date comme le Montaigne de Friedrich ou le Flaubert de Sartre. On peut le contester, non le refuser. On doit le lire en tout cas... et d'un bout à l'autre puisque son mérite premier est d'être le parcours d'une oeuvre sans autres hésitations que celles — ô combien signifiantes — de l'oeuvre elle-même.

Des textes de l'adolescent au Rancé du vieillard c'est à l'analyse d'une double genèse existentielle et littéraire que nous convie le critique. Nous en donnons ici les principaux jalons et repères.

1 — Du Voyage en Amérique aux Natchez et à L'Essai.

Après avoir évoqué les poèmes de jeunesse de Chateaubriand, « textes morts » où les mots « fonctionnent » sans signifier, et les ébauches puis la réalisation du Voyage en Amérique où, par delà les faiblesses d'une analyse encore intellectualiste et d'une écriture encore non problématique, se découvrent les premiers indices des contradictions de la « société civile », Pierre Barbéris nous introduit à la lecture des Natchez, « texte sauvage » mais « sorte de roman ». Une relecture était nécessaire de ce « magma » touffu, souvent informe, où s'enracinent pourtant toute la thématique et toute la mythologie des oeuvres futures, à commencer par l'énigmatique figure, de René. Les Natchez, texte-origine de toutes les failles, de toutes les impasses et de tous les interdits, que l'écriture de l'auteur des Mémoires cherchera plus tard à combler ou à transgresser, mettent en évidence surtout deux choses qui éclairent tout le système historico-idéologique de Chateaubriand :

— la grande coupure historique 1715-1725 qui fonde et explique la coupure dramatiquement vécue de 1792-1793 ;

— la prise de conscience, devant le spectacle d'une Amérique « dénaturée » et déjà exposée à tous les risques de la société civile, que toute civilisation moderne signifie condamnation, que le « salut », s'il est possible, est à chercher « ailleurs ».

Analyse confirmée par l'expérience douloureuse de L'Essai sur les révolutions, autre grand texte de l'exil géographique et historique, pourtant si peu lu.


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La séduisante Angleterre de Voltaire est devenue elle aussi société civile. Et puis en France la révolution s'est accomplie, nécessaire et logique, mais comme toutes les autres au prix d'insupportables gaspillages et mutilations pas seulement racontés mais encore éprouvés par le JE-narrateur. En ce sens l'Essai est le premier grand texte historique où l'histoire n'est plus écrite par un narrateur protégé par quelque distance essentialiste, mais bien vécue par lui comme blessure et mutilation existentielle. Désormais l'écriture de Chateaubriand hésitera, au fil de l'histoire, entre les compromissions d'une écriture rassurante — mais vaine — ou les audaces troublantes d'une écriture authentiquement déchirée — mais ne menant peut-être nulle part.

2 — Atala, René et Le Génie.

L'écriture policée et ornementale de l' Atala de 1801, cette sorte de « Princesse de Clèves indienne » selon l'expression de Pierre Barbéris, prenait déjà ses distances vis-à-vis de l'écriture violente de Londres. Mais le jeu est plus déroutant encore entre la grande entreprise de ralliement du Génie et ce petit roman de René qui la mine de l'intérieur.

Vaste entreprise apologétique, vaste restauration d'un ordre compromis, le Génie, par son idéologie malthusienne et sa théologie rassurante, fait contrasté avec les Natchez ou l'Essai. Mais ce « texte de police » demeure un texte d'inquiétude. Tout n'y est pas certitude et rectitude. A l'angoisse pascalienne de l'homme perdu entre deux infinis physiques Chateaubriand n'a pas substitué la sérénité mais plutôt une autre angoisse, celle d'un homme incapable de se situer entre deux dimensions impossibles de l'univers politique et de l'Histoire. Et puis surtout il y a René, ce court récit qui pour Pierre Barbéris est plus qu'une faille, qui est un « trou » dans l'édifice péniblement reconstruit de l'ordre. Récit d'un MOI impossible à intégrer malgré toutes les compromissions, récit d'une originalité et d'une authenticité « irréductibles » qui ruine la facticité de tous les ralliements... Ayant déjà consacré une longue étude à ce texte-clé, Pierre Barbéris nous y renvoie (voir René, un nouveau roman), mais complète ici son analyse par une pertinente réflexion sur l'impossible nature autobiographique de René. Texte du non-progrès, texte résolument « autoréférentiel », René ne pouvait pas être un roman autobiographique. Contestataire de l'apologie, René l'est aussi de l'autobiographie, car il ne peut produire et ne produit aucune solution. Il est le texte du manque et du vide. Solution (?) et plénitude (?) rie pourront une fois encore venir que d'ailleurs. Les Martyrs, immense mais fragile utopie du triomphalisme chrétien en donneront la preuve.

3 — Les Martyrs et L'Itinéraire.

Pierre Barbéris situe l'écriture des Martyrs dans la perspective de l'épisode journalistique du Mercure, nouveau moment d'écriture policée (« un stupéfiant recul théorique », écrit-il) d'un Chateaubriand « bonaldisant » dont l'inspiration et l'idéologie « aseptisantes » irriguent ce nouveau moment.

Contre le vide angoissant de René voici en effet la plénitude d'une écriture sûre et sans problèmes; contre l'inachèvement de René voici une perspective téléologique rassurante de l'Histoire : l'ordre socialisé du christianisme signifiant une certaine fin de l'Histoire ; contre René paria, malade et « criminel », voici Eudore, anti-René ou René guéri et convenable, intégré à une famille, à un ordre politique et à une histoire dont le sens est lisible.

Mais une fois encore la duplicité de l'écriture est de misé chez Chateaubriand, plus signifiante que jamais. Contemporain ou presque des Martyrs, l'Itinéraire tient en effet un discours inverse de celui du roman, l'annule ou tout au moins le rend suspect. Dans l'Itinéraire plus de Grèce promise au chris-


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tianisme salvateur, mais une Grèce défigurée par l'occupation turque. Plus de plénitude mais un désert. Plus d'histoire à sens unique mais un sens de l'Histoire où tout se révèle à nouveau fragments et cassures. En révélant l'utopie des Martyrs (« il n'y a eu de véritable avenir que dans le passé ! ») l'Itinéraire annonce ainsi tout le thématisme central des Mémoires.

4 — Les écrits politiques.

Mais avant d'en venir à eux, Pierre Barbéris a le mérite d'explorer ces textes de Chateaubriand toujours tenus à l'écart, ses écrits journalistiques et politiques. L'hésitation y est pourtant la même que dans les travaux romanesques, historique ou autobiographiques. Ici ces textes « lisses », non problématiques, comme ceux de 1814 (De Buonaparte et des Bourbons, Réflexions politiques) où se lit, un instant, la certitude de pouvoir refaire ou de pouvoir enfin faire l'histoire ; là ces textes du Conservateur et du Journal des Débats où les grandes dénonciations (contre les ministères fantoches, contre la « morale des intérêts »...) témoignent encore de ce qui n'a pas eu heu, de ce qui a été manqué, la vraie « restauration ». Comme sera manquée d'ailleurs la dernière chance, celle de Juillet 1830, autorisant ou invitant Chateaubriand à publier en 1831 (1831, année de la victoire définitive de la Résistance sur le Mouvement !) les Études Historiques où les attaques contre la nouvelle féodalité de l'argent sont clairement soulignées par Pierre Barbéris.

5 - Des Mémoires à la clôture définitive de Rancé.

La grande Préface des OEuvres Complètes de 1826 intégrait déjà pleinement l'existentiel au politique. Dans son étude, assez brève, des Mémoires, Pierre Barbéris montre bien comment ils seront écrits dans cette perspective qui dépasse radicalement le conflit d'époque entre histoire explicative et histoire narrative. S'il y a en eux mise à distance évidente de René-texte et de René-personnage, il y a essentiellement récit de l'Histoire à travers l'histoire d'un MOI, car, écrit Pierre Barbéris, « historien de son moi, Chateaubriand est nécessairement historien d'une société morte ».

A dire vrai, plus qu'une lecture des Mémoires c'est un projet de lecture critique de l'oeuvre que Pierre Barbéris propose. Refusant les perspectives dune histoire littéraire qui lit le Chateaubriand des Mémoires comme un Rousseau-plus ou un Proust-moins, l'auteur propose un travail d'exploration du grand texte qui serait « à lire selon un réseau et une architecture mythiques, mythologiques, selon un système récurrent et progressif d'images », ordonnant de manière signifiante les grandes oscillations historiques de l'âme et du monde.

S'il ne fait qu'esquisser ce travail, Pierre Barbéris prend le temps néanmoins de démontrer l'apport original des Mémoires qui est celui d'une découverte — après 1830 — d'un déchirement historique essentiel qui ne se situerait plus entre présent et passé mais bien plus dramatiquement entre aujourd'hui et aujourd'hui.

Déchirement constitutif d'une modernité sans issue ? Telle semble bien être la réponse du dernier livre de l'enchanteur déçu, La Vie de Rancé, publié en. 1844. Texte d'aboutissement mais non de solution ; texte différent des autres mais non pas texte dépassant les autres. Pierre Barbéris y voit en fait le livre liquidateur, par sa remise en cause radicale de toutes les valeurs, des dernières utopies ou espérances qui avaient pu s'épancher du Génie ou des Martyrs dans les dernières pages des Mémoires. Dans ce livre qui « liquide » les splendeurs du Grand Siècle et refuse catégoriquement tout le thématisme sapiential (Chactas, le Père Souel, le Père Aubry...), le critiqué met en évidence la « béance » angoissante que l'écriture se contente de montrer sans même chercher à la combler. Dans ce " livre où tout est ruines », écrit-il,


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« il n'y a plus ni utopie, ni projet politique, ni projet poétique, ni contrearchitecture. Seulement le vide d'une écriture».

A la recherche d'une écriture, Chateaubriand en est venu au constat d'une écriture qui n'affirme en définitive que sa seule (et ambiguë) nécessité.

Ajoutons que cet ouvrage de P. Barbéris est abondamment documenté (nombreuses citations, textes « à méditer » en encarts) et qu'il comporte en outre d'intéressantes pages sur les lectures diverses dont l'auteur de René fut l'objet. Ces pages où Pierre Barbéris règle un peu durement de vieux comptes avec Guiuemin, Barthes et quelques autres permettent en tout cas de mieux saisir le sens et l'originalité de sa propre démarche critique.

DOMINIQUE RINCÉ.

GEORGES JACQUES, Paysages et Structures dans « La Comédie

humaine ». Université de Louvain, Recueil de travaux d'histoire et de philologie, 6e série, fascicule 5, Louvain, 1976. Un vol. 16,5 x 25 de XXX-486 p.

Le travail de M. Georges Jacques se présente en trois parties, la première — « Géographie balzacienne et soumission au réel » — concernant essentiellement la documentation, tandis que les deux autres partent d'analyses textuelles. Cette dichotomie n'est pas sans faire difficulté, parce qu'elle correspond à une conception du réalisme comme « copie du réel » qui est implicitement refusée par l'auteur, mais sans véritable discussion. Nous comprenons bien qu'un chercheur ne saurait se limiter à une simple table de concordance entre des passages descriptifs et leurs référents 1. En revanche, il serait sans doute essentiel de se demander pourquoi un romancier comme Balzac, vers 1830, s'est donné la peine de copier (ou de faire croire qu'il copie) la réalité géographique. Ce n'était pas là le propos de M. Jacques.

Celui-ci apparaît beaucoup plus à l'aise dès qu'il aborde les problèmes techniques de la description des paysages, qui constituent la deuxième partie de l'ouvrage (« Une architecture aérée »). Loin de vouloir assigner à ces descriptions un statut unique, M. Jacques distingue soigneusement ce qu'il appelle « la fonction topographique » (Fougères dans Les Chouans), « la fonction introductive » (Guérande dans Béatrix, et plus généralement les villes des Scènes de la vie de province), « la fonction romantique », « qui établit un lien entre le regard posé sur les choses et l'état d'âme en résultant » (p. 188), comme la description des Touches dans Béatrix, et enfin « la fonction hédoniste », qui est sûrement la plus originale et la plus intéressante. Néanmoins, il semble que l'auteur ait été un peu victime de l'ampleur de son sujet. Car tous les lieux extérieurs, qu'ils soient naturels ou urbains, se trouvent englobés sous le terme « paysage », y compris les jardins et les maisons. Dans ces conditions, il est normal que certaines analyses soient un peu écourtées (cf. p. 203). En revanche, on est en droit de s'étonner que le corpus des textes soit limité à La Comédie humaine, si l'on songe que les oeuvres de jeunesse, et bien plus encore les Contes drolatiques, fournissent sur la géographie balzacienne des éclairages irremplaçables : la Touraine du Lys dans la vallée ou de L'Illustre

1. Les études de cartes et de plans, ainsi que les enquêtes sur le terrain, sont pourtant plus délicates qu'il ne semble à première vue. Le cas de Limoges, dans Le Curé de village, est particulièrement significatif à cet égard. Le croquis que propose M. Jacques à la page 73 correspond bien aux données — d'ailleurs fort ambiguës et même contradictoires — que fournît le texte balzacien. Mais le Cluseau, ainsi que les deux faubourgs, se trouvent en réalité sur la rive droite de la Vienne. Qu'il soit volontaire ou non, ce déplacement est à interpréter.


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Gaudissart se comprend mieux, pensons-nous, d'être confrontée à celle des Contes, bien plus franchement mythique et même fantasmatique. Et Sténie ? On regrette un peu que ce texte fondamental — on y trouve la première et la seule description globale de la ville de Tours —, ne fasse l'objet que d'une seule mention très brève, à la page 50. Ces quelques réserves n'empêchent pourtant pas que nous soyons pleinement d'accord avec M. Jacques quand il dit que Balzac bâtit sur le même modèle tous ses paysages, tourangeaux ou non (p. 302), dans l'excellent chapitre qu'il consacre aux « Constantes spatiales ». La troisième partie — « Le Paysage d'un homme de 1830 » — est nettement plus courte que les deux précédentes. Le premier chapitre est consacré au « sentiment de la nature », le second s'intitule « Paysage et Métaphores », et le troisième « Une structuration romantique ». Ce dernier contient une analyse sur « Balzac et les structures musicales » (p. 415-432), qui privilégie résolument une interprétation ésotérique de La Comédie humaine. Encore faudrait-il se demander quelle est la fonction historique et idéologique de cet ésotérisme et de son utilisation littéraire. Quant aux « structures », nous osons à peine dire, s'agissant d'une des notions les plus controversées de la critique littéraire, que nous aurions aimé trouver quelques éléments de définition, qui nous auraient permis de concevoir plus clairement en quoi le paysage est plus structuré, ou structurant, que n'importe quel élément romanesque.

NICOLE MOZET.

ARLETTE MICHEL, Le mariage et l'amour dans l'oeuvre romanesque d'Honoré de Balzac. Paris, Librairie Honoré Champion, 1976. Trois vol. 23 x 15,5 de 1832 p., plus un vol. de notes et index.

Cette substantielle thèse est le fruit d'un travail exemplaire de quinze années. Exemplaire par l'ampleur d'une documentation que la très riche bibliographie révèle, par la rigueur et la pertinence des analyses qui se succèdent au fil de ces dix-huit cents pages ; la fresque s'étend des romans de jeunesse de celui qui, déjà, est Balzac sans le savoir jusqu'aux splendeurs et misères de l'amour tragique et du mariage dérisoire des dernières grandes oeuvres.

De prime abord, l'ordre chronologique adopté par l'auteur (il l'entraîne à quelques redites) risque de décourager le lecteur maintenant habitué à plus de « modernité » en matière de critique littéraire. Il faut passer outre, car on s'aperçoit, chemin faisant, que les redites sont plutôt des échos. L'itinéraire auquel nous sommes conviés est celui d'une véritable « étude philosophique », d'une quête inlassablement poursuivie par Balzac à travers toute sa vie, ses lectures et son oeuvre. Les unes nourrissant l'autre d'observations de plus en plus désabusées sur cette Société de la Restauration, puis de la Monarchie de Juillet, préfiguration tragi-comique de la nôtre. Au coeur du labyrinthe avec lui descendus, c'est en fin de compte à une interrogation d'ordre spirituel que nous serons confrontés.

Avant la Physiologie du Mariage, les romans de jeunesse, déjà, constituent une sorte de dossier sur le mariage où s'exprime la cohérence de la problématique balzacienne. Les complications romanesques sont ici au service de préoccupations philosophiques : rapport du mariage avec la nature, les lois, la religion.

A partir de la Physiologie et des Codes, sous l'influence des Saint-Simoniens, le mariage, fait social, devient objet de description et de démystification. La jeune sociologie se désintéresse de l'exceptionnel et tourne ses regards vers l'humanité moyenne et ses comportements. L'Histoire, renouvelée par les travaux d'A. Thierry, de Guizot, Thiers, Michelet, et Quinet, sollicitera bientôt impérieusement l'auteur du Dernier Chouan.


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Histoire narrative et signifiante : il s'agit désormais de passer des phénomènes décrits aux lois qui les organisent. Walter Scott, tant admiré de Balzac, avait naguère prouvé que le meilleur historien peut, parfois, être un romancier. Comme lui, son disciple va tenter de mettre dans son livre «l'esprit d'une époque». Or, l'amour et le mariage sont parmi les signes les plus signifiants d'une époque, d'où le beau roman d'amour de Marie de Verneuil, héroïne byronienne et « première de ces femmes modernes, victimes des moeurs révolutionnaires » ; née pour être une grande dame, Marie ne le sera jamais parce que l'Histoire en a décidé ainsi.

Désormais, c'est dans un contexte historique précis que la problématique balzacienne du mariage s'inscrit, celui d'une société si avide d'or et de puissance sociale qu'elle étouffera les exigences les plus hautes de la nature : le goût du bonheur et de l'amour. Le tragique du féminisme balzacien apparaît : comment concilier cette société avec les supériorités réelles de la femme ; ferveur dans le sentiment, soif de perfection, besoin d'innocence ; ce sont là valeurs de haute gratuité, qui n'ont plus cours. Le féminisme, pour Balzac, est conquête de la liberté intérieure et non conquête d'une liberté sociale. En ceci, il est à l'opposé du courant féministe de son temps, des Saint-Simoniens à l'amie Sand. Les Scènes de la vie privée de 1830 en témoignent. La loi civile ne résoud rien, seule la loi naturelle compte. Ginevra, enjeu de La Vendetta en est un tragique exemple. Elle suscite de façon évidente la sympathie et la compassion de son créateur et pourtant elle ne lui paraît pas totalement innocente car, majeurs dans l'Etat, les enfants sont toujours mineurs au regard paternel. Victime et pourtant coupable : la douloureuse contradiction ne serait-elle résolue que dans un « au-delà » ? Faut-il passer par la résignation, « vertu sublime » pour accéder à ces hautes régions mystiques où tout prend un sens nouveau ? Arlette Michel fait presque de la question un postulat. Est-il possible que Balzac, romancier de la femme, en donne une vision si pessimiste, parfois si révoltante ? Pourquoi plaider en faveur de l'exhérédation des filles, des femmes humiliées dans le mariage, compatir à leurs « souffrances inconnues » si c'est pour les mieux enfermer dans un cercle fatal et leur faire découvrir et proclamer qu'il n'y a d'autre issue que « le chemin du ciel » ? Les exemples analysés sont, hélas ! convaincants : grande dame ou bourgeoise, la femme de trente ans (généralement mariée à un homme médiocre) qui, cédant à l'espoir du bonheur, pèche par pensée ou par action, ne trouvera la libération véritable que dans un amour absolu « qui dépasse les mouvements hasardeux de la révolte », dans un total oubli de soi. Amour angélique comme celui du « lys », H. de Mortsauf. Mais ces paroles de femmes (elles sont nombreuses à s'exprimer directement dans La Comédie humaine) tombent, ne l'oublions pas, d'une plume d'homme ! L'on aurait aimé qu'Arlette Michel le mette en évidence par une analyse non plus des comportements, mais de l'écriture balzacienne elle-même, heu d'une ambiguïté fondamentale. Nous prenons l'entière responsabilité de notre déception devant ce « féminisme »-là qui nous paraît si réducteur, si mutilant à bien des égards. Arlette Michel ne le partage pas : elle dit bien haut que résignation n'est pas synonyme de passivité, qu'elle est « non pas abandon mais action », non pas désespoir mais espérance. Nous ne sommes pas toujours convaincus. Sa voix ne couvre pas les clameurs accusatrices de certaines héroïnes révoltées comme la marquise de Saint-Lange des Souffrances inconnues, comme Madame de Mortsauf elle-même durant sa révélatrice agonie : son discours n'est pas, nous semble-t-il, celui du repentir mais du regret des choses de la terre, de l'inaccompli. Les interprétations ici, peuvent hautement diverger.

Que reste-t-il donc du grand dialogue qui s'engage avec George Sand aux temps forts du mouvement féministe, entre 1830 et 1840? Juste de quoi conforter Balzac dans sa grande idée d'émancipation spirituelle. Lelia remet radicalement en question les valeurs sociales qui sacrifient la femme à la société,


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mais ne finit-elle pas par sombrer dans le nihilisme pour avoir méconnu la vraie liberté, celle du sacrifice ? Seules les plus grandes héroïnes balzaciennes atteindront les sommets de cette liberté-là, laissant aux féministes impénitentes les combats illusoires à ras de terre. Sommets dont Séraphita montre le chemin. Mais c'est Le Lys dors la Vallée « ce roman de la vie conjugale » par excellence qui retient le plus longuement l'attention d'Ariette Michel : toutes les composantes de la méditation balzacienne sur le mariage sont ici rassemblées, l'analyse sociologique et juridique de la vie conjugale est largement dépassée. Droits et devoirs prennent un sens nouveau. Madame de Mortsauf, épouse et mère, sacrifie sa vie à sa famille. Elle espère, au début, que l'amour de Félix l'aidera à porter sa croix mais le ciel et la terre sont incompatibles et c'est seulement au terme d'un douloureux cycle d'épreuves initiatiques qu'elle atteindra la résignation parfaite.

L'héroïne du Lys est toutefois une aristocratique âme d'exception bientôt détrônée par les bourgeoises qui envahissent La Comédie humaine en même temps que la société de la Manorchie de Juillet. Rose Cormon, Constance Birotteau, Célestine Rabourdin, Véronique Graslin, Modeste Mignon viennent relayer Diane de Maufrigneuse, Béatrix de Rochefide et toutes les « survivantes d'un monde qui se défait». Qu'en adviendra-t-il? Le mariage devient un fait politique et il est bien dommage qu'Ariette Michel refuse d'entrer plus avant dans l'examen des idées politiques que Balzac développe alors sur le rôle de la Bourgeoisie. Les réussites conjugales (car il y en a !) qui allient amour et sens des réalités, comme celles d'Eve et David Séchard, de Constance et César Birotteau, c'est loin des sphères de l'or et du pouvoir qu'il faut les chercher, dans l'accomplissement d'une tâche commune où le travail et les responsabilités de l'homme et de la femme sont indissociables. Couples exemplaires d'un genre tout nouveau, qui veulent travailler et souffrir ensemble. Peut-être méritaientils qu'on s'y attarde davantage.

Mais voici que dans cette société en pleine mutation, une nouvelle espèce sociale apparaît : la « femme supérieure ». Elle s'incarne assez bien en Célestine Rabourdin (née Leprince !), l'héroïne des Employés ; douée d'une ambition toute virile, faite pour l'action et les responsabilités, elle regrette souvent d'être femme, péché des péchés aux yeux de son créateur ! la vraie supériorité d'une épouse consiste à s'oublier elle-même, en « s'humiliant toujours devant un maître » ! Ariette Michel a bien raison de parler de la « répulsion admiratîve » de Balzac pour ce type féminin représenté par les Staël et les Sand et toutes « les femmes-auteurs » en général. Peut-être les connaît-il trop pour n'en avoir pas peur ! La grande figure de Camille Maupin, garçonne solitaire, androgyne fascinante, échappera-t-elle au sort commun ? Elle ne s'est mise en oppositio ni avec les lois sociales, ni avec les moeurs. Oui, mais refusant mariage et maternité, toutes « affections obligées », elle se voit réduite « à la misère d'une indépendance qui s'est faite solitude ». Femme réduite et être inutile, elle serait vouée à la stérilité si elle ne consentait au sacrifice par amour. Dépassant sa supériorité de type social, c'est au couvent qu'elle trouvera enfin l'épanouissement véritable qui « est comme pour toute femme », souligne encore Arlette Michel, d'ordre spirituel.

Le bilan est lourd ! Même la femme supérieure est victime d'une société qui n'admet pas les supériorités sociales de la femme. Société malade, société désacralisée où le mariage ne peut plus être que parodie du mariage. Déjà les « noces drôlatiques » de Rose Cormon, la « vieille fille » en témoignent tragiquement. Tout accès est fermé à la vie idéale et l'Ennui, énorme, préflaubertien, s'abat sur les vies désormais consacrées au Positif. La perspective historique dans laquelle se situent les dernières grandes oeuvres du romancier témoigne de son pessimisme croissant, de ses espoirs déçus. L'École des femmes est celle du désenchantement.


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Le bonheur est bien rare dans La Comédie humaine et toujours il s'chète par la souffrance, comme celui d'Ursule Mirouet dans le meilleur des cas. Reste peut-être à se réfugier dans la littérature comme Modeste Mignon, à en faire une espèce de religion, « un choix spirituel ». En intellectuelle bourgeoise, Modeste saura concilier en elle le rêve avec le positif. Fait exceptionnel. Là médiocrité devient la chose du monde la mieux partagée et « Les petites misères de la vie conjugale » sont l'égal apanage des hommes et des femmes épris de confort matériel, du besoin de paraître dans cette société de consommation préfiguratrice de la nôtre. Comme on s'ennuie l'un avec l'autre et au milieu des autres ! Toutes les femmes jadis et naguère encore « personnalisées », deviennent des « figures de keepsake », produits de la Mode et de l'Industrie ! Véronique Graslin, pourtant, saura édifier une société nouvelle pour expiation de son adultère ; tout n'est peut-être pas perdu puisque le mal lui-même peut devenir positif, créateur ? C'est qu'elle a rencontré et accepté le Christ, seul sauveur possible! Il est absent, par contre, de la vie de Louise de Chaulieu et de Renée de l'Estorade, héroïnes antithétiques des Mémoires de deux jeunes mariées. Le roman s'inscrit dans une littérature bourgeoise du mariage, de l'éducation, de la famille, qui prend une grande extension sous la Monarchie de Juillet, témoin cet ouvrage de Th. de Ferrière, Les Romans et le Mariage, paru en 1837 et sur lequel Ariette Michel insiste à juste titre, car, de toute évidence, l'auteur se nourrit de Balzac. Renée de L'Estorade ne commencera à vivre vraiment qu'en devenant mère et son entreprise bonaldienne réussira alors pleinement sur le plan conjugal et familial. Louise, elle, mourra de son individualisme impénitent, de ses folles illusions. Les chances réelles du mariage se trouvent sans doute hors de l'amour, dans une union raisonnable fondée sur une mutuelle estime, espèce d'association qui aide à « porter la vie ensemble » mais aussi à nourrir et réaliser des ambitions pour les enfants : leur nombre, limité par choix à deux ou trois, permettra de leur donner « un bel avenir " !

L'enthousiasme pour le mariage venant couronner un amour sublime, c'est désormais chez... les prostituées qu'il faut le chercher! Esther est peut-être « la dernière femme de La Comédie humaine pour qui le mariage ait du prix ». Inoubliable Madeleine aux pieds non plus de Jésus, mais du diable travesti en prêtre ; Carlos Herrera. Cette belle courtisane repentie est aux antipodes de l'ignoble Marneffe, la courtisane mariée protégée par Bette. Nous franchissons ici le dernier cercle du pessimisme balzacien et de la pathologie sociale : c'est la perversion radicale du mariage, identifié à la prostitution ! L'argent triomphe. Le sens de l'absolu ne survit que pour le « martyre » : Adeline Hulot y rejoint Esther Gobseck.

Il ne reste plus que la ténacité d'une espérance, « l'attente d'un pardon » conclut Arlette Michel : « La Comédie humaine aboutit à une interrogation spirituelle. L'amour y est partout en cause et avec lui sa signification spirituelle et religieuse. C'est pour cela qu'il s'agit toujours de mariage — noces mystiques ou union sociale ». L'« Étude philosophique» entreprise s'arrête ici, vient mourir au bord de cette Éternité entrevue par Balzac tout au long de ce que nous sommes tentés d'appeler sa « Passion », tant la souffrance va s'approfondissant au fil de l'oeuvre qui, progressivement, s'assombrit.

Ce Balzac-là est bien éloigné, on le voit, du bourgeois romancier de la Bourgeoisie auquel on l'a parfois réduit. Cest un prophète qui, dès l'avènement de la société de consommation, dénonce ses méfaits et ses dangers, nous met en garde. Malheur à qui veut tenter ingénument de concilier l'Idéal avec le Positif, malheur aux femmes qui méconnaissent leur vraie grandeur faite de renoncement, de dévouement à la famille et à la maternité. Tout le reste est illusoire. Seule n'est pas vaine « la recherche de l'espérance religieuse dans le désespoir humain ». Cohérence d'une pensée perceptible dès- les oeuvres de jeunesse et que la vie met à l'épreuve. Balzac a toujours cru au sacrement


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du pardon. L'angoisse ne va pas sans espoir. Au réalisme terrestre répond celui de la grâce. A de Marsay, Madame de Mortsauf.

Tel est le Balzac d'Ariette Michel. Au terme d'une quête aussi fervente qu'érudite, il devrait s'imposer à nous comme une évidence. Et pourtant, nous sommes pris d'une espèce de doute : Balzac à ce point ancêtre de Bernanos, est-ce possible ? On a donné tant de relief, ces dernières années, au visage marxiste du romancier qu'on avait un peu oublié la dimension chrétienne, ici privilégiée. Ce Balzac entre la Pesanteur et la Grâce irritera certains lecteurs qui n'y reconnaîtront pas « leur » Balzac. Peut-être chacun de nous a-t-il celui qu'il mérite, qu'il découvre en alliant honnêteté intellectuelle et convictions profondes P

Toute grande oeuvre littéraire supporte des lectures successives, divergentes, qui jamais n'en épuisent le sens. La critique littéraire a heureusement acquis le droit à la « lecture plurielle » des textes. Celle qui nous est ici proposée ne restitue pas, certes, le « Balzac total » dont l'auteur a peut-être rêvé, mais il révèle des sources, ouvre des perspectives, pose des questions essentielles à toute recherche de bonne foi dans le domaine intellectuel et spirituel : la thèse d'Ariette Michel mérite que le cercle de ses lecteurs s'étende au-delà des « spécialistes » de Balzac.

JEANNINE GUICHARDET.

J. L. TRITTER, Le langage philosophique dans les OEuvres de Balzac. Nizet, 1976. Un vol. 22,5 x 14 de 510 p.

Cette thèse, relativement brève, ne répond pas aux promesses de son titre ambitieux, mais le pouvait-elle ? Lucidement M. Tritter lui-même souligne les difficultés de ce type de recherche. Tenter, par exemple, de déceler comme il le fait dans le premier chapitre les sources du vocabulaire philosophique de Balzac à travers ses lectures, les conseils de sa famille, de ses correspondants privilégiés, voire de ses maîtresses et amies est « travail complexe, délicat, plein d'incertitudes, d'à-peu-près, de suppositions hasardeuses » 1 : on ne saurait mieux dire. S'agit-il de dater des mots : « ce serait présomption » que de vouloir le faire. Et pourtant à une époque où la lexicologie remet en question les concepts fondamentaux du langage, ne fallait-il pas se pencher sur le cas Balzac, « un de ceux qui ont le plus contribué à l'enrichissement de la langue française » ?

Certes, il le fallait, mais en équipe. M. Tritter en est conscient : « le travail individuel ne suffit pas » 2. Des dépouillements mécanographiques qui tendent à l'exhaustivité sont bien en cours dans deux laboratoires français, à Nancy et à Saint-Cloud 3, mais quand seront-ils publiés ? En attendant, M. Tritter a constitué un fichier personnel que nous trouvons dans la seconde partie de son ouvrage (p. 231 à 476) « lexique reposant sur l'option ». Nous n'avons pas affaire ici à des relevés complets mais, à travers le choix opéré, à une lecture « personnelle » de La Comédie humaine. Lecture hautement revendiquée par l'auteur et reposant sur une conception de la critique littéraire quelque peu surprenante. Pourquoi déplorer les limites du travail individuel si c'est pour affirmer : « En réalité nous estimons qu'il est plus que jamais nécessaire que le travail de critique — même dans le cadre d'un lexique — reste individuel et

1. Introduction, p. 12.

2. Introduction, p. 9.

3. Il s'agit du Trésor de la langue française à Nancy et du Centre de lexicologie politique, rattaché à l'Ecole normale de Saint-Cloud.


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reflète la conscience d'un lecteur qui n'est ni le lecteur moyen ni la machine électronique mais un regard précis et éclairé » 4 ? Que signifie, par ailleurs, travailler sur des « principes éternels », saisir « le romantisme dans sa totalité » ? M. Tritter a tort de vouloir justifier sa méthode par des formules à la fois vagues et emphatiques, de condamner naïvement ce qu'il comprend mal : «Qu'on n'exige pas de nous des équations du cinquième degré. Le monde linguistique n'en est que trop envahi — et inutilement la plupart du temps. Trop nombreux, aujourd'hui, sont les « littéraires » qui veulent se mettre au pas des « scientifiques » [...] l'équation la plus tarabiscotée (ne peut) rendre compte 1 de la création littéraire. Comment Balzac a organisé son oeuvre, pourquoi il a choisi tel ou tel mot de préférence à tel autre, c'est, à nos yeux, le véritable devoir du chercheur moderne » 5. Ce genre de profession de foi entachée d'agressivité risque de décourager le lecteur. Or, les résultats qui nous sont proposés, si partiels qu'ils soient, sont intéressants et peuvent aider d'autres chercheurs à aller au-delà.

L'étude de la fréquence et de la répartition du vocabulaire philosophique selon les oeuvres apporte de précieux renseignements et réserve des surprises : Séraphita par exemple inclut moins de mots philosophiques (143) que Melmotîi Réconcilié (250) ou qu'Eugénie Grandet (234), et Illusions Perdues arrivent en tête (823) sensiblement avant La Recherche de l'Absolu (664). Il semble que « la période philosophique » par excellence soit celle des années 1830-1835 et qu'il n'existe pas « une marge de séparation importante entre les oeuvres dites " philosophiques " et les autres». On constate que plus les oeuvres de Balzac touchent aux périodes récentes (en gros la Monarchie de Juillet) moins les fréquences d'emploi du vocabulaire philosophique semblent se développer.

Qu'en est-il des influences qui ont pu marquer Balzac ? Celle de Racine semble évidente sur l'auteur jeune et explique peut-être son goût, en matière critique, pour un système lexical fermé à la manière des classiques, système dont les possibilités de renouvellement résident essentiellement dans « un éventail sémantique accru pour chaque mot». Pourtant, bien des néolôgismes de types divers (syntaxiques, sémantiques surtout) viendront ponctuer La Comédie humaine, témoignant du goût de l'écrivain pour toute nouveauté (notamment d'ordre scientifique et médical) et des contradictions qui existent entre théorie et réalité d'une oeuvre.

M. Tritter nous présente par ailleurs 6 un Balzac véritable « dictionnaire en action», peut-être, dit-il, « le plus original et le plus vaste qu'on puisse trouver au xrxe siècle ». Tous les types de définitions y figurent : définitions par apposition, par développement antérieur ou ultérieur, par interrogation. Nous renvoyons le lecteur à la liste d'exemples convaincants proposés par l'auteur. Le chapitre consacré aux « procédés de qualification » 7 étudie l'emploi des adjectifs qualificatifs (dont certains de haute fréquence : beau, grand, haut, idéal, moral, pur. supérieur) et les constructions avec compléments du type : « choses de ce monde » « être de raison » dont la liste est assez réduite dans l'oeuvre de Balzac. Le dernier chapitre concerne le rôle du mot dans le discours et confirme ce que nous pressentions après les études consacrées naguère par Pierre Barbéris aux romans de jeunesse. Bien des procédés courants dans La Comédie humaine ont leurs racines dans la production des années 1822-1825 : associations de mots quasi automatiques renforcées par l'usage de l'italique (air inspiré, âme divine, vie sainte) métaphores privilégiées comme celle du champ (vaste champ d'un sentiment, champ de l'idéal, etc..) développements de

4. Introduction, p. 10.

5. Chapitre II, p. 66.

6. Voir chapitre IV et lexique.

7. Chapitre V.


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caractère raisonné (la doctrine du Docteur Trousse sur « la pensée. qui détériore », dès Clotilde de Lusignan, préfigure celle qui sera illustrée dans La Peau de Chagrin).

La Comédie humaine, elle, présente, surtout dans les Études Philosophiques, des discours plus fermement conduits et plus profonds que ceux des oeuvres de jeunesse. M. Tritter les réduit à trois types généraux : le discours démonstratif (avec une variante : le jeu sur les mots), le discours accompagné de métaphores, le discours-révélation (où la logique démonstrative joue un faible rôle : il relate essentiellement les aventures spirituelles d'une philosophie révérée par l'auteur sans remise en question, par exemple celle de Swedenborg). Chacun de ces discours ne peut être traité que brièvement dans le cadre d'une étude aussi ambitieuse, et c'est regrettable. Les quelques pages hâtives consa^ crées au discours métaphorique par exemple, révèlent d'autant mieux leurs limites que la belle thèse de Lucienne Frapier-Mazur, L'Expression métaphorique dans La Comédie humaine, parue en 1976, est strictement contemporaine de celle de M. Tritter. La vue cavalière qu'il nous offre ici ne nous satisfait guère.

Reste le lexique, composé de mots soigneusement choisis en fonction de leurs emplois significatifs ou nouveaux, et situés dans un contexte assez vaste pour mettre en évidence « la diffraction sémantique des paragraphes et des chapitres » qui, dit l'auteur, « plus que n'importe quelle appartenance à tel ou tel lexique crée le mot ». L'ordre adopté dans les listes de relevés est l'ordre d'ap^ parition ou de disparition des mots au cours de la rédaction de l'oeuvre. D'abîme en absolu, de belle âme en amitié sainte, de causes génératrices en correspondances, de dogme en doute, d'esprit en essence, de faculté en fatalité, de fixité en fluide, d'harmonie en hasard, d'homme en idée (l'un des mots-clefs), d'illusion en image, d'instinct en intelligence, d'intérêt en intuition, de liberté en logique, de loi en lucidité, de magie en magnétisme, de malheur en matérialisme, de méditation en métaphysique, de modernité (le mot apparaît pour la première fois dans La Dernière Fée) en mondes (divers), de morale en « mots à la mode », de mouvement en mystère, de natures (multiformes) en névrose, d'observation en opinion, de passions (très nombreuses) en pensées, de philosophies en «petites choses», de seconde vue en sentiment (mot très fréquent, chatoyant diversement selon le contexte), dé spécialité en sphère, de systèmes (variés) en théories, d'unité en vérité, de vie en volonté, de « hautes vues » en zigzag, nous suivons sans jamais nous lasser les cheminements d'une pensée au service d'une philosophie et d'une philosophie subordonnée à la création littéraire.

Aboutissons-nous comme M. Tritter pense l'avoir fait à « une découverte des architectures secrètes du langage balzacien » ? Nous laissons le soin de la réponse aux futurs lecteurs de l'ouvrage : « Lire, c'est créer peut-être à deux », disait déjà Balzac 8.

JEANNTNE GUICHARDET.

IRÈNE TIEDER, Michelet et Luther, histoire d'une rencontre, Paris, Didier, 1976. Un vol. 16 x 23 de 208 p.

Ce petit ouvrage, élégant, clair, bien informé, peut-être trop rapide, s'inscrit dans le renouveau des recherches sur Michelet qu'on doit à l'activité si efficace de Paul Viallaneix : il s'attache aux Mémoires de Luther, l'un des textes les plus curieux et les moins connus de Michelet que P. Viallaneix vient précisé8.

précisé8. La Physiologie du mariage.


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ment de rééditer de façon exemplaire (O.C. de Michelet, t. III, Flammarion, 1973) et développe le parallèle esquissé jadis par Monod (La vie et la pensée de Jules Michelet,. 1923) entre les deux portraits de Luther peints par Michelet en 1835, puis en 1855. La première partie étudie « les voies dé Michelet vers Luther» (p. 6-54) ; la seconde (p. 55-146) est consacrée aux Mémoires due Luther de 1835, et conclut justement que dans ce livre, le réformateur n'est « ni édulcoré ni trahi»; la troisième (p. 147-190) révolution de Michelet à l'égard de Luther, évolution qui se traduit par un approfondissement de la pensée de l'historien plutôt que par une opposition entre son livre de 1835 et le portrait de Luther que donne son Histoire du XVIe siècle de 1855.

Les analyses d'Irène Tieder sont correctes. Peut-être pourrait-on juger qu'elle n'a pas suffisamment montré, dans les quatre pages d'une trop brève conclusion, les réactions complexes de Michelet devant le personnage de Luther qui exerce sur lui une sorte de fascination, mais dont l'apologie de la Grâce révolte son inébranlable foi en l'efficacité du libre vouloir humain. On lui reprochera aussi, outre des négligences de style (p. 7, 16 " interlocuteur valable " !, p. 38, 27 « ô combien ! »), des confrontations oiseuses entre Michelet et les spécialistes de Luther qui, de nos jours, ont bénéficié d'une documentation dont Michelet ne pouvait disposer (par ex. p. 73), ainsi que des citations d'ouvrages sans valeur scientifique, comme celui de Louis Reynaud (p. 6) ou inutiles à son propos (Malraux p. 102, Sartre p. 91). On regrettera enfin des références par trop incomplètes : que tirer d'indications telles que p. 101, n. 1 ou p. 106, n. 17?

JEAN GAULMIER.

Langages de Flaubert. Actes du Colloque de London (Canada), 1973. Paris, Minard, coll. « Situation », 1976. Un vol. 13,5 x 19 de 236 p.

Flaubert s'est montré récemment grand producteur de colloques. Celui de London, dernier en date à être publié, se situe chronologiquement entre le colloque de Rouen (1969) et le colloque de Cerisy (1974). De Rouen on a pu dire qu'on y avait assisté à un déplacement du discours critiqué sur Flaubert. Cinq ans plus tard, Cerisy s'est engagé résolument dans la modernité. Entre les deux, qu'apporte London aux études flaubertiennes, et à la littérature en général ?

Je ne dirai pas qu'il a été le lieu de quelque événement spectaculaire. Je dirai plutôt que l'Université de Western Ontario a su offrir, dans la lignée de la bonne tradition anglo-saxonne, un terrain neutre où des approches critiques étonnamment variées ont pu coexister. (En ce sens, les actes du colloque ont une valeur didactique. C'est, sous forme simple et succincte, accessible aux étudiants en quête d'initiation, un éventail des méthodologies actuelles.) C'est ainsi que la méthode lexieologique sur ordinateur (J. R. Dugan : « L'ennui dans L'Éducation sentimentale ») voisine avec des approchés plus interprétatives, telles que la sociocritique (« Les italiques de Madame Bovary " lus par Claude Duchet comme affleurement d'un « discours social ») ou la lecture bachelardienne (Michael Issacharoff : « Les symboles dans les Trois contes »). Et l'exploration de ces voies nouvelles n'exclut pas l'attention portée à un type de travail plus traditionnel, tel que l'étude des sources (B. F. Bart : les filtres par lesquels Flaubert a connu la légende de saint Julien) ou l'étude de genèse (Raymonde Debray-Genette : Un Coeur simple). Une place est faite aussi à des lectures plus subjectives, qu'il s'agisse d'écouter dans le roman la voix de Flaubert moraliste (Jean Bruneau : L'Éducation sentimentale), de faire découREVUE

découREVUE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (78e Ann.). LXXVIII 54


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vrir un Flaubert amateur d'Histoire (Jean-Pierre Duquette) ou auteur comique (Murray Sachs : Madame Bovary), ou encore de faire partager une fascination certaine pour un personnage, Charles, que son mariage avec Emma prive de toute vie intérieure (Graham Falconer). On voit enfin les flaubertiens reconnaître l'importance de L'Idiot de la famille (Michel Rybalka), apport sartrien capital, qu'il est possible de contester, mais non pas de contourner.

Le colloque de London vaut d'abord par cette qualité d'accueil. Mieux qu'une simple coexistence, c'est une confrontation méthodologique que nous trouvons dans les discussions qui suivent les exposés. Et si les participants ne sont pas dépourvus de passion (voir la discussion serrée entre Jean Bruneau et Raymonde Debray-Genette sur la distinction entre auteur, narrateur et personnage, p. 48-49 ; ou la vive attaque lancée contre Sartre par Jean Bruneau et Benjamin Bart, p. 230-231), on sent chez eux un constant désir de communication. Donc, il est vrai que ces « langages de Flaubert » sont aussi des langages, différents langages « sur » Flaubert. Il n'empêche que, d'un participant à l'autre, souvent des affinités apparaissent, un « langage commun » se formule.

Il en va ainsi pour l'étude à partir des brouillons et des scénarios. Raymonde Debray-Genette, qui y consacre son exposé, l'oriente dans deux directions : à la réduction finale, « évidement du sens, travail de l'implicite, synthèse et raccourci » (p. 95), s'opposent les développements libres des manuscrits. « Les brouillons sont plus explicites que le texte final » (p. 100). A suivre la démarche réductrice de Flaubert, on le voit effacer tout l'explicite pour en arriver « à ces grands blancs, ces grands trous » caractéristiques de son « écriture-philosophie » (p. 101). Mais c'est dans les surplus des brouillons qu'on distingue le schéma de base d'Un Coeur simple et le « système sériel » dont il relève (p. 99-100). D'où je conclus ceci : l'étude de genèse, en faisant rentrer dans l'oeuvre tout le retranché qui la hante, n'est-elle pas une déstructuration autant qu'une structuration ? ne désigne-t-elle pas le texte flaubertien comme, essentiellement, un texte en travail ? Mais alors, plusieurs autres participants au colloque ont mis la main à cette déstructuration, et en particulier Graham Falconer qui, en se penchant sur les manuscrits de Madame Bovary, a découvert un « Charles original » (p. 128) — un autre Charles, en somme, que celui que nous connaissons — et, par la même occasion, « un autre type de roman, brodé sur un canevas plus large » (p. 127) : une autre Madame Bovary.

Une question a été plusieurs fois abordée, elle restera encore longtemps ouverte — c'est le rapport de Flaubert à l'Histoire. L'exposé de Jean-Pierre Duquette la traite par le biais d'une étude sur le jeune Flaubert, adolescent gagné par la mode du Moyen Age, lecteur de Froissart, Commynes et Brantôme, imitateur de Hugo et de Dumas (p. 192) : un Flaubert tourné vers le passé. Mais Claude Duchet, dans une intervention (p. 210), nous invite à faire de Salammbô « une lecture de l'Histoire au présent », c'est-à-dire une lecture Second Empire. Au cours d'une autre discussion (p. 111-113), les dates inscrites dans Un Coeur simple permettent de rappeler que le roman flaubertien, tout en excluant la Grande Histoire, est parcouru par plusieurs séries temporelles, la série de l'histoire des personnages recoupant la série de la socialité. De toute façon, « l'Histoire refoulée fait toujours retour » (p. 112). Il est donné à Michel Rybalka de terminer le colloque sur l'idée-clef de Sartre dans le troisième volume de L'Idiot de la famille, à savoir que l'entreprise même de déshistorisation que Flaubert opère à partir de Madame Bovary est en correspondance avec l'Histoire.

Un discours collectif, quoique conflictuel, me semble s'élaborer. Un autre exemple en serait l'écho rencontré par l'exposé très stimulant de Michael Issacharoff (auquel je reprocherais seulement de ne pas se situer nettement par rapport à la théorie psychanalytique) : sous son effet, ne voyons-nous pas par la suite plusieurs intervenants amorcer de nouvelles lectures symboliques (p. 93, p. 110) ? Et il est significatif que fréquemment un consensus se dégage, sinon


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sur des conclusions, du moins sur l'existence des problèmes. Peut-on appliquer à Flaubert la méthode Iexicologique quantitative, quand le mot chez lui n'a pas de sens stable et peut signifier métaphoriquement tout le contraire de ce qu'il dit (p. 30) ? Quel est le statut de la biographie en littérature ? Certains la rejettent (Graham Falconer, p. 138), d'autres la réhabilitent (Victor Brombert, selon Michel Rybalka, p. 226), et Sartre fait de celle de Flaubert ce « roman vrai » (p. 219) qui suscite tant de réserves chez les flaubertiens érudits.

Je terminerai en m'interrogeant sur le titre que le colloque s'est choisi. Flaubert nous parle-t-il plusieurs « langages » ? Oui, si l'on admet que non seulement les mots sont un langage, mais que le système des stéréotypes sociaux, le système des symboles en est un aussi... Ce pluriel ne se justifie, on le voit, qu'au prix d'un certain flou terminologique — et encore ne couvre-t-il pas l'ensemble des exposés. C'est dans un renversement de la formule que je verrais plutôt la vérité du colloque de London : non pas les langages de Flaubert, mais Flaubert et le langage. D'entrée de jeu, avec l'exposé Iexicologique, le colloque se place sous le signe du mot, et il y revient toujours : mots à double fond; mots censurés; mots attendus au contraire, points de suspension du premier brouillon que le texte final comblera; mots prophétiques qui programment l'action ; noms de personnages, repris de livre en livre, par où le texte flaubertien se construit dans l'espace de l'auto-citation ; mots du perroquet, message enregistré ; mots soulignés — les italiques —, parole-écriture, voix de l'autre. C'est pour avoir posé comme essentiel et insoluble à la fois son rapport au langage que Flaubert demeure, cent ans après sa mort ou presque, un écrivain d'aujourd'hui. Le colloque de London est une étape dans l'élucidation de ce rapport. Félicité, dit un manuscrit que cite Raymonde DebrayGenette (p. 104), ressentait « un respect mystique de l'écriture, comme s'il y avait eu une âme dans les caractères, quelque chose de divin et d'inaccessible ». Il n'est pas indifférent que Flaubert ait écrit ce fragment — et qu'il l'ait retranché.

JEANNE BEM.

BARBEY D'AUREVILLY, Amaïdée, édition critique établie par JOHN GREENE, ANDRÉ HIRSCHI, JACQUES PETIT. Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1976. Un vol. 24 x 15,5 de 161 p.

On connaît l'histoire d'Amaïdée, cet étrange poème en prose écrit par Barbey en 1834 et resté inédit plus d'un demi-siècle, finalement publié en 1889, l'année même de la mort de Barbey. En toute lucidité, il n'y voyait plus rétrospectivement qu'« un beau bloc de marbre de Pathos ». Et certes, littérairement, nous ne pouvons guère nous y intéresser aujourd'hui qu'au deuxième degré. Mais Amaïdée reste un document précieux, et même essentiel, pour quiconque veut étudier la nature exacte des liens intellectuels qui unissaient si étroitement Barbey et Maurice de Guérin. Cette nouvelle édition reprend et sur certains points complète les analyses déjà proposées par Jacques Petit dans son appareil critique de la Pléiade. (On peut d'ailleurs se demander s'il y avait nécessité véritable et urgence à nous redonner si tôt un texte mineur déjà parfaitement édité). Sur tel ou tel point, l'apport est plus précis, par exemple sur les rapports d'Amaïdée avec Le Centaure, avec Lélia, ou même tout à fait neuf, comme le rapprochement convaincant indiqué ici avec le Julien et Madallo de Shelley. Sur la page de droite, on a reproduit, magnifiquement agrandi, le texte de l'édition Lemerre ; sur celle de gauche, les éclaircissements et commentaires, ainsi que des variantes relevées sur une copie due à Trebutien et


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jusqu'alors inconnue. On souhaite que la Correspondance de Barbey, si dispersée et éditée de manière si fautive, trouve un jour une attention et des soins aussi exemplaires que ceux dont on a entouré les charmes obsolètes de cette Amaïdée.

PHILIPPE BERTHTER.

KLAUS DIRSCHERL, Zur Typologie der poetisehen Spreehweisen bei Baudelaire. Formen des Besprechens und Beschreibens in den « Fleurs du Mal ». Munich, Fink (Romanica Monacensia, Bd. 9), 1975. Un vol. broché de 211 p.

Faire le compte rendu d'une thèse allemande est toujours une tâche quelque peu délicate, surtout si, comme c'est le cas ici, une terminologie assez spécifique renforce encore les difficultés linguistiques qui peuvent se présenter pour le lecteur français désireux de s'intéresser en détail à certains thèmes ou commentaires. Nous avons donc pris le parti d'exposer les intentions et les analyses de la thèse de M. Dirscherl d'une façon assez détaillée avant de passer à quelques réflexions critiques.

Le livre de M. Dirscherl comprend trois parties :

— La première partie (p. 11-42) développe une théorie de l'analyse d'oeuvres poétiques selon la linguistique pragmatique.

— Les deux parties suivantes analysent deux « manières de parler » (Spreehweisen) ! que l'auteur croit importantes dans Les Fleurs du Mal : le « compte rendu » (Besprechen) 2 et la « description » (Bescbreiben) selon les critères qui résultent de la première partie (p. 43-116 et 117-164).

M. Dirscherl accepte en principe l'approche théorique d'une analyse linguistique de textes poétiques (p. 18), mais il y voit plusieurs défauts dans l'état actuel des recherches. En ce qui concerne les analyses stylistiques de la poésie de Baudelaire (ainsi, Cassagne, Ratermanis, mais aussi Jakobson, Lévi-Strauss et autres), M. Dirscherl constate surtout l'absence d'une analyse fonctionnelle et classificatrice (p. 13-17), tandis que les analyses théoriques auxquelles il se réfère négligeraient trop le caractère « intentionnel » des textes, la situation de communication qu'ils veulent créer (p. 19 sq.).

L'auteur développe ensuite en détail son approche théorique. Là notion « manière de parler » doit surtout rendre compte de l'intention des textes poétiques qui, différents en cela de la langue de tous les jours, créent même des « manières de parler "-modèles (Modellsprechweisen, p. 22 sq.). Celles-ci peuvent être étudiées par l'analyse pragmatique des textes qui rendrait compte de la situation qui est créée par chaque énoncé et le détermine en même temps (p. 24 sq.). Dans ce contexte, une « manière de parler » est constituée par certains gestes pragmatiques et propositionnels qui constituent la situation de l'énoncé et l'adaptent à l'intention de celui qui parle par des éléments syntaxiques et sémantiques (p. 26 sq., 31). Pour des textes poétiques, la précision

1. Nous donnons parfois les termes allemands entre parenthèses après la traduction française qui est entre guillemets.

2. La traduction du terme « Besprechen » pose des problèmes. Littéralement, ce serait « le fait, l'action de rendre compte ». M. Pichois m'a fait remarquer que dans la traduction française du livre de H. Weinrich, Le Temps, le verbe « besprechen « a été traduit par « commenter » par la traductrice Michèle Lacoste qui reconnaît que ce n'est qu'un équivalent approximatif du terme allemand. Nous avons choisi la traduction « compte rendu », terme également assez faible, parce que M. Dirscherl prend nettement ses distances, distances envers H. Weinrich auquel il reproche une terminologie imprécise (43). Nous prions le lecteur de se reporter aux précisions données ci-dessous.


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suivante est importante : « La " manière de parler "-modèle constitue l'essai d'élargir la réalité en projetant une nouvelle réalité du langage dans une situation qui n'existe que dans le modèle » (p. 35).

Il s'agit maintenant d'établir une typologie de ces situations qui, elles-mêmes conventionnalisées, sont constituées par les gestes propositionnels et pragmatiques (p. 37-39).

M. Dirscherl considère Les Fleurs du Mal comme un « champ expérimental des différents rôles que la langue poétique rend possibles » (p. 41). Il se reporte par exemple à la note que Baudelaire avait jointe au Reniement de saint Pierre dans l'édition de 1857 3, note qui montrerait que Baudelaire utilise sciemment des « manières de parler » différentes.

C'est dans le cadre de ces réflexions que M. Dirscherl veut analyser deux des « manières de parler » qu'il trouve dans Les Fleurs du Mal. Il désigne par « Compte rendu » une « manière de parler » qui mélange faits et commentaires afin de persuader le lecteur de l'opinion de celui qui parle dans le poème et constitue ainsi une situation de communication qui comprend le lecteur (p. 43 sq.). Les gestes propositionnels qui constituent le « compte rendu » sont surtout l'argumentation et le commentaire. Ces gestes ont la fonction de persuader celui auquel le propos s'adresse (« der Angesprochene » — terme ambivalent qui désigne aussi bien lé lecteur qu'une personne fictive dans le poème). En analysant dès exemples tirés des Fleurs du Mal, nos 31, 89, 106 pour l'argumentation, et 6, 106, 122 pour le commentaire 4, M. Dirscherl déduit comme structure des gestes propositionnels du « compte rendu » le principe que « le " compte rendu " utilise surtout des énoncés progressifs, et cela veut dire qu'il les ordonne toujours dans une séquence, que chaque pas dans le texte qui mène vers la fin de l'énoncé a une relation distincte avec les autres et n'a de sens qu'à la place choisie » (p. 54).

C'est surtout cette structuration qui distingue le « compte rendu » de la « description », le « compte rendu » ayant le caractère spécifique qu'il s'adresse explicitement à quelqu'un : a En premier heu, le " compte rendu" ne veut pas signifier quelque chose, mais transmettre une signification » (p. 60). La structure du langage utilisé à cette fin est si fortement articulée et si progressive que la syntaxe dissimule la structure traditionnelle du vers 6,

Pour l'analyse de la situation dans les poèmes qui sont marqués par le « compte rendu », M. Dirscherl fait une distinction entre les poèmes écrits avant et après 1855 parce qu'ils présenteraient des aspects assez différents (p. 65-66) 6. Pour la situation des poèmes qui font partie du « premier " compte rendu " » (frühes Besprechen) 7, l'analyse pragmatique aboutit à cette constata3.

constata3. plus que douteuse à notre avis ! M. Dirscherl aurait du tenir compte des circonstances qui donnèrent naissance à cette note (cf. Jean Pommier, Autour de l'édition originale des Fleurs du Mal, Genève, Slatkine 1968, p. 118 sq.) avant de lui donner cette importance.

4. M. Dirscherl suit là numérotation de l'édition de 1861 d'après l'édition Crépet/BIin/Pichois. Pour les poèmes non contenus dans l'édition de 1861, le numéro est celui de la page de cette édition (note 51, p. 171).

5. Par exemple dans Fleurs du Mal, 89 et 91, p. 61-63.

6. Cette distinction semble assez artificielle. Elle établit une séparation qui contredit les résultats de bon nombre de recherches (ainsi les travaux de Cl. Pichois et F. W. Leakey) sans donner des raisons. Surtout, elle semble conçue pour s'adapter aux besoins de l'analysé. Roland Barthes, le seul point d'appui que M. Dirscherl prend ici, établit une " rupture de l'écriture bourgeoise » autour de 1850 (cf. note 67, p. 184 et note 124, p. 188). 1855 semble nécessaire par certains principes de structure que M. Dirscherl veut faire sortir des différences du « premier " compte rendu " » et du « " compte rendu " tardif ». Et encore! un même poème, Le Masque, est analysé dans le cadre du « premier " compte rendu " » d'abord, dans celui du « " compte rendu " tardif » ensuite (cf. 73 et 96).

7. Surtout Fleurs du Mal 2, 5, 6, 9-11, 18, 30, 67, 74, 83, 85, 105, 106, 118, 121.


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tion : « Les gestes précis lient les significations du texte entièrement au but de l'énoncé qui est de persuader le lecteur. Ils n'ont pas de fonction supplémentaire. Le texte exige de celui auquel il est adressé une reproduction de la pensée qui est présentée et ne laisse pas d'autre choix » (p. 89). Cela implique une grande assurance dans le texte, attitude qui serait une déterminante historique de la première phase de cette « manière de parler ». Par contre, le « "compte rendu " tardif » (spätes Besprechen) « constitue l'essai de dominer une réalité qui est devenue problématique pour celui qui parle » (p. 94). L'assurance disparaît, les objets décrits restent plus ou moins incompris. Le lecteur ne doit plus reproduire simplement la pensée de l'auteur, il doit lui-même comprendre ce qui se passe (p. 98, 101 sq., etc.)8. Le « " compte rendu " tardif » constitue ainsi « la réaction de celui qui parle en face d'une situation réelle qui l'opprime incessamment, l'essai immédiat de comprendre cette situation et les objets qu'elle lui octroie » (p. 115). Par conséquent, ce n'est donc plus le poète qui choisit librement les objets dont il veut rendre compte ; c'est plutôt la réalité qui les lui impose.

En ce qui concerne la description, l'analyse de M. Dirscherl est à peu près semblable, mais ne fait pas de distinction entre deux phases différentes. La chaîne parlée est beaucoup moins structurée par les gestes propositionnels, elle n'a presque pas de progression (cela va jusqu'à l'inversion de différents vers dans Les Fleurs du Mal, 124 9). Selon M. Dirscherl, il s'agit ici de la « création artistique » de l'objet décrit, création qui devient le but de la « description » (p. 129). L'analyse avance toute une série de constatations syntaxiques, métriques, etc., telles la disparition du verbe conjugué (analyse du « Rêve parisien », p. 130 sq.), l'importance des compléments circonstanciels qui effacent la phrase principale (dans « Une charogne », p. 133 sq.). En conclusion, on peut dire que la description d'un objet devient plus important que l'objet lui-même (p. 145) : « La " description " poétique surpasse de loin la simple représentation de la réalité. Ses gestes propositionnels renforcent de beaucoup la fonction normale de la langue qui est de représenter quelque chose [...] pour dominer finalement cette fonction initiale » (p. 148).

Les gestes pragmatiques sont assez réduits dans la description. Il ne s'agit pas de créer une situation : il s'agit plutôt d'un essai des possibilités du langage poétique qui ne reste pas lié à une situation déterminée. C'est en cela justement que résiderait le caractère de modèle que possède la « manière de parler » (p. 160, 163 sq.).

M. Dirscherl croit avoir montré que l'évolution de la « manière de parler » poétique montre la disparition d'une attitude didactique, attitude encore caractéristique des romantiques. A son avis, cette constatation pourrait servir de point de départ à une analyse historique du langage poétique au XIXe siècle (p. 166 sq.). Or, c'est surtout cette importance générale qu'il réclame pour son analyse que nous sommes amené à mettre en doute. Même si on laisse de côté les problèmes pour ainsi dire internes que soulève une telle méthode (nous en avons signalé quelques-uns dans les notes), il reste à savoir ce qu'elle peut démontrer par un procédé qui néglige systématiquement le contenu des poèmes. Dans ses réflexions générales, M. Dirscherl parle d'une « stratégie de mise en texte » (Vertextungsstrategie, p. 31) qui dépendrait d'une situation de communication déterminée par des facteurs historiques et dont son analyse devrait rendre compte. Or, comment disserter sur tout cela sans tenir compte des intentions de l'auteur, non pas des intentions linguistiques, mais de la conscience

8. M. Dirscherl se réfère ici surtout aux « Sept Vieillards » et « A une Passante ».

9. Encore un exemple assez douteux ! Comment prétendre que ce fut Baudelaire lui-même qui a interverti ces vers vers la fin de 1866, alors qu'il était paralysé depuis dix mois (cf. OEuvres complètes, éd. par Cl. Pichois, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 1093) ?


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de l'auteur, de ses réflexions, des facteurs historiques et sociaux qui les déterminent et qui sont à la base de toute « intention » linguistique ? A notre avis, le défaut principal de tout ce livre relevé d'un quiproquo systématique par le fait qu'il traite de structures linguistiques d'abord et tire des conséquences historiques ensuite. Forcément, ces conséquences sont d'un caractère plus que superficiel (voir note 6), voire banal. Qu'est-ce que tous les résumés de M. Dirscherl peuvent nous apprendre ? Que Baudelaire parle « en face d'une situation réelle qui l'opprime incessamment», nous le voulons bien, mais qu'est-ce que cela montre si l'on ne décrit pas cette situation, ses effets sur Baudelaire pour en déduire ensuite des structures et des contenus poétiques ? Ces citations pourraient être continuées 10 ; bornons-nous ici à la constatation que M. Dirscherl n'a que faire d'une grande partie de la recherche baudelairienne qui va dans la direction ci-dessus évoquée, ainsi que des travaux de MM. Pommier, Pichois, Austin, Leakey, etc., travaux qu'il cite dans sa bibliographie sans jamais les utiliser. Malgré quelques détails intéressants, le travail de M. Dirscherl relève d'une orientation qui à notre avis ne contribue nullement au progrès ni de la critique littéraire ni des recherches baudelairiennes.

HARTMUT STENZEL.

ARNALDO PIZZORUSSO, Sedici Commenti a Baudelaire. Nuovedizioni Enrico Vallecchi, [s.d.] — Saggi di cultura contemporanea a cura di GIORGIO LUTI. Facoltà di lettere — Università di Firenze. 11. Un vol. 18,5 x 12,5 de 166 p.

Arnaldo Pizzorusso a commenté seize poèmes extraits de Spleen et Idéal : « La Vie antérieure », « Parfum exotique », « Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne», « Sed non satiata », « Remords posthume », « Le Possédé », « Le Flacon », « Le Poison », « Ciel brouillé », « Causerie », « Tristesses de la lune », « La Musique », Spleen » (LXXVI), « Spleen » (LXXVIII), « Alchimie de la douleur », et « L'Irrémédiable ». Ces commentaires, rédigés de 1971 à 1972, ont été publiés dans divers recueils ou revues.

La méthode de M. Pizzorusso s'impose par l'examen pénétrant du texte. Pour lui, comme pour M. Gérard Genette qu'il cite en tête de sùn introduction, il, n'y a critique que du sens. Il fera peu de cas de l'élément biographique, du « cycle » ou du « livre » correspondant aux poèmes inspirés par Jeanne Duval, Mme Sabatier ou Marie Daubrun. A la suite de Northop Frye, il se gardera de réduire le texte à son sens littéral et à la paraphrase en prose. L'essence du poème n'est pas de signifier, mais d'être. Cet « être » n'échappe pas à la description. Derrière la façade des Fleurs du Mal, la dimension poétique doit émerger d'un réseau plus complexe et plus obscur de rapports intimes et de reprises thématiques qui déterminent la configuration du texte et son effet sur le lecteur.

On retiendra par exemple l'interprétation du trop célèbre vers 8 du « Possédé ». M. Pizzorusso s'y inspire d'une application que M. Jean Pellegrin fait de la formule de M. Roland Barthes : « ce ne sont pas les sexes qui font le conflit, c'est le conflit qui définit les sexes ». Tout en s'orientant dans ce

10. Exemple : dans le « " compte rendu " tardif », Baudelaire se sent menacé par les objets qu'il décrit (109, etc.). Qu'est-ce que cela peut signifier ? Est-ce que son cygne lui saute au cou ? C'est là une constatation qui n'a de sens que dans une analyse historique. Ou encore : l'attitude de Baudelaire change radicalement entre les deux formes du « compte rendu ». Mais que s'est-il passé en 1855 ? Baudelaire a-t-il eu une révélation ?


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sens, le commentateur n'en admet pas moins qu'aux situations et aux connexions se superposent des anomalies, des déviations, des tensions qui ne rentrent pas dans le schéma, mais qui appartiennent cependant au noyau du texte (nucleo interno del testo) et qui contribuent de ce fait à son rayonnement. Toutes ces études sont également remarquables et l'exégèse baudelairienne se devra d'en tenir compte.

ALBERT KTF.S.

PAUL VERLAINE, Romanees sans Paroles. Edited by D. HILLERY. University of London, The Atblone Press, 1976. Un vol. in-12° de 106 p.

L'édition des Romances sans Paroles que vient de procurer M. Hillery, enseignant à l'Université de Durham, est, dans l'esprit même de la collection dont elle fait partie, destinée aux étudiants. Par l'approche et l'étendue de son enquête, elle dépasse cependant les objectifs d'une édition purement scolaire.

Une minutieuse Introduction nous entretient successivement des événements biographiques, puis de l'atmosphère et des influences littéraires possibles, dont elle rappelle les éléments déjà connus, avant de traiter, en conclusion, de la technique, des paysages, et de l'expression du sensible, sur l'impressionnisme de laquelle -— si on ne le considère pas en quelque sorte comme fatal, car né du subconscient, servi par la technique, et parfois surréaliste, — il semble difficile de s'accorder, étant donné que cet « impressionnisme » est fort inégalement réparti dans le recueil, et qu'au reste Verlaine lui-même écrivait qu'il mettait Monticelli « à mille piques au-dessus de Turner » : ce Turner qui fut pourtant l'intercesseur par excellence entre Claude Lorrain et les impressionnistes, Claude Monet au premier chef...

L'édition de D. Hillery se clôt par une Bibliographie succincte. L'on y peut regretter, puisque l'auteur, à juste titre, y fait figurer des « classiques » verlainiens tels que les ouvrages de Lepelletier et de Charles Morice, l'absence d'autres oeuvres également représentatives, telles que le Verlaine de Delahaye, le livre pénétrant de M. Coulon : Au coeur de Verlaine et de Rimbaud, et, plus proche de nous, l'excellent ouvrage de Cl. Cuénot, Le style de Paul Verlaine (1963).

Quant aux notes, elles sont en général suggestives et à jour, bien que d'une inspiration et d'une information inégales. C'est ainsi qu'évoquant le deuxième des Paysages belges, « Charleroi », l'auteur ne se soucie pas d'indiquer — ce qui est à mon sens fort important et nouveau — qu'il s'agit, par contraste avec un mouvement lent dans un étrange espace légendaire, de sensations de vitesse, immédiates et simultanées, éprouvées à travers la vitre d'un wagon, — d'où la manière de peindre, mallarméennement, non pas la chose, mais l'effet qu'elle produit :

Un buisson gifle Des gares tonnent...

L'oeil au passant... Les yeux s'étonnent

Où Charleroi?...

Avant Verhaeren, bien avant Valery Larbaud et Paul Morand, c'est, sinon le premier texte (Th. Gautier et van Hasselt avaient célébré l'enchantement du train, si Vigny le méconnaît), du moins l'un des premiers textes sur la magie du chemin de fer. La même interprétation éclairerait d'ailleurs le thème central du poème suivant, qui ne perd cependant pas de sa magie à émerger de son clair-obscur ensanglanté par l'automne, dans le « demi-jour de lampes » du compartiment...


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De même, il est un peu sommaire d'écrire que le langage d'« Il pleure dans mon coeur» est par lui-même prosaïque. Non ! Il le paraît d'abord, et c'est voulu. Puisque l'auteur de cette édition a l'amabilité de me citer dans sa Bibliographie, il se souviendra que (reprenant les conclusions d'une étude parue en 1956 dans la revue; Dialogues, à Istanbul), j'ai insisté dans ce livre sur les jeux de timbres différés, les échos intérieurs, les assonances dissimulées qui font partie de la nouvelle technique de Verlaine.

En revanche, on lira des notations très fines sur les Aquarelles, et l'on saura gré à l'auteur d'avoir eu le mérite de s'atteler à une nouvelle synthèse.

JACQUES-HENRY BORNECQUE.

PAUL VERLAINE, Lettres inédites à divers correspondants, publiées et annotées par GEORGES ZAXED. Genève, Librairie Droz, 1976. Un vol. in-12° de 312 p.

M. Georges Zayed, à qui nous devons une riche et dense étude sur La formation littéraire de Paul Verlaine, et qui a déjà publié successivement les lettres inédites de Verlaine à son grand ami Cazals, puis celles à son grand admirateur Charles Morice, propose aujourd'hui à notre curiosité sympathique un ensemble de lettres en très grande partie inédites (158 sur 167), qu'il a méritoirement et patiemment glanées.

L'on pressentira aussitôt l'intérêt de ces lettres (et aussi le charme d'esprit ou d'émotion qu'elles dégagent soudain) en apprenant qu'elles s'échelonnent de 1867 aux derniers jours du poète, et qu'elles furent adressées à 45 correspondants, hommes et femmes, célébrités littéraires, camarades de lettres et de lit, qui vont de Hugo, Banville et Mallarmé à Zola, Huysmans et Paul Fort; de Robert de Montesquiou et Rachilde à des personnalités beaucoup plus humbles, telles que les deux « travailleuses » qui se partagèrent dans les dernières années de Verlaine ses jours, ses nuits, ses tendresses alternant avec de savoureuses invectives ; ses interventions implorantes auprès de son éditeur Vanier ; son porte-monnaie enfin, et surtout...

Une question se posait inéluctablement à l'éditeur des lettres, au moment de devoir classer cette correspondance multiforme, et parfois tumultueuse. Quel ordre adopter? Chronologique ou alphabétique? M. Zayed, après avoir hésité, s'est rallié au second de ces partis. Qu'il me permette de lui dire avec un amical intérêt qu'à mon sens il n'a pas adopté la meilleure solution, et que les avantages de l'ordre chronologique, à bien des points de vue, l'eussent emporté sur l'inconvénient qu'il peut présenter. Que nous dit en effet le présentateur pour expliquer son choix ? Qu'« il ne s'agit pas ici d'une correspondance complète où l'ordre chronologique eût été de rigueur, ni d'un ensemble de lettres ayant un seul destinataire, mais de lettres dépareillées, adressées à un grand nombre de correspondants...», et que, d'autre part, « l'ordre chronologique — le plus rationnel sans doute — aurait laissé paraître d'inexplicables lacunes ».

Des lacunes, soit ; et dans quelle correspondance n'en voit-on point béer soudain, même dans celles d'épistoliers assidus comme Flaubert ou George Sand? Elles tiennent aux hasards inobjectifs, aux convenances de famille, aux taciturnes périodes d'amours, quand ce n'est pas à la vie même, avec ses lassitudes ou ses maladies. Au reste, puisque M. Zayed, à juste titre, reconnaît que la solution à laquelle il s'est rangé suppose, elle aussi, que les nouvelles lettres publiées « doivent être complétées en permanence par des renvois aux lettres connues et par des références au reste de la correspondance », et qu'ainsi, de toute façon ces écueils possibles devaient être


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signalés et balisés, l'on ne trouve plus guère de valeur normative à un ordre alphabétique, qui aboutit de plus, précisément par la malice de l'alphabet, à d'étranges voisinages, tel celui du Président de la Chambre des Notaires et de Rachilde !...

En revanche, surtout après la « résurrection » littéraire de Verlaine à partir de Sagesse (1880), et son audience grandissante auprès de la jeune génération de poètes à compter de l'« Art poétique » (1882), l'ordre chronologique aurait eu le mérite singulier de nous montrer sur le vif la diversité d'un Verlaine au cours d'un même mois, d'une même semaine (sinon, parfois, d'une même journée : je n'ai pu vérifier). Avec une sympathie doublée d'un sensible intérêt psychologique, on le surprendrait passant du grave au tendre, des nostalgies rêveuses aux plus roides angoisses du lendemain, gouaillant et dogmatisant tour à tour, et parfois simultanément...

L'on m'objectera peut-être que cette réserve critique est vaine, puisque l'édition a le mérite d'exister, et qu'elle ne peut être refaite autrement. — Voire ! Depuis la triplé publication de M. Georges Zayed, et grâce à elle, il semble que l'on puisse entrevoir l'orée d'une Correspondance générale fort enrichissante, fondée tant sur les trois volumes de l'ancienne édition Messein que sur les lettres réunies par M. Zayed, et sur d'autres publications fragmentaires. A ce moment-là, il faudra bien adopter l'ordre chronologique.

Ce regret, qui est aussi bien un voeu, ne doit pas faire oublier les très grands mérites de cette édition, apparition saisissante de lettres jusqu'alors confidentielles ou enfouies, révélations sur les multiples facettes de Verlaine, homo non seulement « duplex », mais «triplex» ou « quadruplex ». Qu'on lise à ce propos les lettres intimement confiantes à Robert de Montesquiou, dont M. Zayed a eu la bonne idée de nous donner en même temps les réponses qu'il a pu découvrir, et, à bon escient, les poèmes du grand seigneur raffiné quand ils ont rapport à la correspondance ou à l'essence même de Verlaine. Rien, en revanche, de nouveau à Moréas, intermittente bête noire de Verlaine comme René Ghil ; mais une nouvelle série de lettres à Delahaye, nourrie d'allusions à Rimbaud (et de reproductions de dessins de Verlaine) ; mais — pour ne prendre que deux exemples — telle lettre de 1869 à Coppée qui éclaire plus précisément l'optique et les amitiés de Verlaine jeune ; tel billet savoureux de 1894 à Zola où Verlaine, à la lecture d'une déclaration assurant le grand naturaliste que Lourdes l'« intéresse au suprême degré, à titre de catholique et de votre admirateur », nous divertit rêveusement par ce compliment équivoque dont M. Zayed a raison de peser la sincérité.

Ce m'est l'occasion de vanter la conscience, la pertinence, la richesse des notes du présentateur, qui éclairent avec science, tact et goût les allusions aux personnes, aux lieux et aux événements. Je signalerai seulement à M. Zayed, pour une nouvelle édition, deux ou trois menues erreurs. Page 51 (note 3), il faut évidemment lire 14 janvier 1869 quant à la première représentation du Passant de Coppée. P. 32, le jugement cruel d'Anatole France sur l'envoi poétique de Verlaine au 3e Parnasse contemporain doit se lire ainsi : « Non ! l'auteur est indigne, et les vers sont des plus mauvais qu'on ait vus » (et non pas : les plus mauvais...). L'injustice demeure, mais nuancée ; et A. France s'y entendait... Dans l'Index des noms, c'est Léon Daudet qui doit figurer avec référence à la p. 233 (et non son Père Alphonse). Enfin, pourquoi M. Zayed, qui cite Henri Chollin (ou Cholin) dans sa note 2 de la page 201 ne le mentionne-t-il pas dans son Index, et surtout ne donne-t-il au lecteur aucune indication sur cet énigmatique personnage dont telle lettre de Philomène Boudin, à l'extrême de la vie de Verlaine, nous suggère qu'il fut peut-être la dernière passionnette homosexuelle de Verlaine, lequel, malgré ses protestations ou ses illusions, demeura toujours plus ou moins « bimétalliste » en matière sexuelle, pour me ressouvenir d'une expression charmante de Paul Morand ? Il y a là une piste...


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N'est-ce pas, en somme, le meilleur hommage possible à l'édition de M. Zayed que d'y voir ou d'y surprendre tant de pistes qui se recoupent, tant de renseignements vivants sans être oiseux, un relief si équilibré à travers le fourmillement des indications et des réflexions ?

JACQUES-HENRY BORNECQUE.

ROGER LITTLE, Guillaume Apollinaire. University of London, The Athlone presse, 1976. Un vol. 13 x 20 de x-145 p.

C'est un ouvrage d'initiation pour lés étudiants et le grand public, une monographie bien documentée, équilibrée et claire. L'auteur est au fait des travaux critiques les plus récents et il s'en sert. Après un survol biographique, il étudie les principaux recueils poétiques : Alcools, Calligrammes, Le Bestiaire, etc. ; il fait une placé à part au théâtre, aux récits, aux essais critiques. L'ouvrage couvre l'ensemble de la production d'Apollinaire. Toutefois, dans le détail des chapitres, le commentaire s'attache aux quelques « grands textes » dont on fait les anthologies et il a toutes les qualités et les lacunes d'une critique d'humeur. On aimerait trouver des analyses plus rigoureuses sur la structure des recueils, sur des parcours thématiques possibles, sur des relations intertextuelles. L'ouvrage comporte des jugements critiques, une sélection bibliographique, un index des noms et des textes cités qui en font un instrument de travail utile et pratique.

CLAUDE ABASTADO.

Le Siècle éclaté, 1. Le Manifeste et le caché. Langages surréalistes et autres, textes réunis par MARY ANN CAWS. Paris, Revue des Lettres Modernes, l'Icosathèque (20 th.), Minard, 1974. Un vol. 13,5 x 19 de 216 p.

Ce premier numéro du Siècle éclaté propose un ensemble d'analyses organisé autour du double pôle du manifeste et du caché, qui recouvre en la débordant la distinction freudienne entre contenu manifeste et contenu latent, non sans que vienne interférer dans le projet l'autre acception du terme « Manifeste » — n'oublions pas qu'il s'agit de dada et du surréalisme — comme expression et affirmation discursives.

L'organisation du volume procède d'une volonté de rigueur et d'ouverture que souligne l'avant-propos de Mary Ann Caws. Mais les articulations retenues n'évitent pas toujours l'équivoque sur les notions ordonnatrices : Daniel Bougnoux déploie une extrême ingéniosité pour nous donner à « lire » comme des Arts Poétiques deux petits dessins quasiment automatiques d'Aragon ; mais a-t-on vraiment le droit de les appeler des Manifestes alors que, ayant besoin pour sa démonstration d'une figure de la mort, M. Bougnoux doit aller la chercher dans une équivalence entre une inscription du dessin « J'en sors » et J[ames] Ensor, le peintre, surgie de sa seule subjectivité — pourquoi, aussi bien, ne pas faire entrer ici le hasard objectif avec un gens/sort, non moins arbitraire ? Ne sommes-nous pas là plutôt dans le domaine du caché, qui permet à l'exégèse une indéfinie latitude ? De même, sur un autre plan, on s'étonne de voir l'article de Jacques Garelli sur Éluard, Un Langage noué, illustrer le jeu du cache, comme le font les précédentes études de Michel Pierssens et de Jeanine Parisier Plottel consacrées à Brisset et Roussel, qui s'attachent à saisir l'ordre inconscient du texte. Ce que tend à élucider J. Garelli, c'est, contre


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les réductions réalistes et formalistes du langage poétique, la démarche même de l'expérience créatrice, dans une « problématique de la visée intentionnelle, du préréfléchi et de la temporalité », le préréfléchi n'étant pas l'inconscient, mais le lieu de l'appel premier entre l'homme et le monde. Enfin le dernier regroupement, Langages, qui comprend des études de Micheline Tison-Braun, Thomas J. Hines, James Lawler, sur des textes de Tzara, August Stramm, René Char, ainsi que des réflexions de Marc Bensimon sur l'ironie critique de Duchamp dans Le Grand Verre, malgré tout son intérêt, ne se rattache que de manière très lâche au projet général.

Parmi les plus suggestives des treize études ici rassemblées, relevons l'essai d'analyse institutionnelle que mène René Lourau sur le Manifeste dada du 22 mars 1918, parce qu'il aboutit à poser une question essentielle : la valeur critique véritable de dada. Étudiant l'effet d'automatisme à travers deux textes de Poisson Soluble, Michael Riffaterre le situe dans les incompatibilités sémantiques entre les structures narratives du récit mythique et le discours, en indiquant au passage plusieurs dérivations intertextuelles qui vont des Soeurs Vatard aux Misérables. Marie-Claire Dumas démonte avec pertinence « le jeu du manifeste et du caché », par l'analyse serrée du poème de Desnos, Infinitif, poème-tombeau où viennent secrètement s'inscrire les noms de la destinataire et du poète. Sydney Lévy et Mary Ann Caws mènent sur d'autres poèmes de Desnos des analyses fouillées, d'une subtilité parfois quelque peu spécieuse, pour aboutir à des conclusions parallèles : explosion du sujet, absence de l'Autre et négation du discours lui-même.

Une abondante chronologie des expositions concernant dada et le surréalisme (plus de cinquante entre 1969 et 1973 à travers le monde), établie par Erdmute Wenzel White, ferme cet ensemble critique. Cest dire tout son intérêt, jusque dans ses incertitudes.

MARGUERITE BONNET.

C.D.E. TOLTON, André Gide and the Art of Autobiography. A study of « Si le grain ne meurt ». Toronto, Macmillan of Canada, 1975. Un vol. relié 13,5 x 21,5 de 122 p.

Comme son titre l'indique, cette étude entend renouveler les recherches sur Si le grain ne meurt en examinant l'oeuvre au point de vue de son art particulier, celui de l'autobiographie. Elle voudrait montrer que « l'autobiographie est bien un art, un genre littéraire particulier avec sa propre histoire, ses problèmes et ses critères de succès » (p. 1).

Elle réalise ce projet en cinq chapitres : 1. « Le genre de l'autobiographie » ; 2. « La genèse d'une autobiographie » ; 3. « La structure d'une autobiographie » ; 4. « La vérité d'une autobiographie » ; 5. « Le roman dans une autobiographie ». L'ensemble est suivi de deux tableaux généalogiques des membres de la famille paternelle, puis maternelle, de Gide mentionnés dans Si le grain ne meurt (p. 88-95), d'une rapide présentation des passages du manuscrit omis dans les dernières éditions (p. 96-112) et d'une bibliographie critique du sujet (p. 113-122).

L'auteur part de la définition, désormais classique, de l'autobiographie donnée par Philippe Lejeune, et il J'applique avec justesse à caractériser le genre de Si le grain ne meurt. On s'étonne un peu de voir la genèse débuter en 1916, alors que les premières lignes écrites par Gide pour sa future autobiographie dès 1910 (Journal, p. 305) sont renvoyées en note (p. 27). De même peut-on, sans simplifier la démarche de l'esprit créateur, considérer qu'« Exception faite des chapitres IX et X, Gide paraît avoir écrit l'ouvrage


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dans l'ordre successif des chapitres publiés » (p. 26), alors que la note en question montre assez que le projet s'est développé à partir de sa fin, aux deux sens du terme, dans un sursaut d'authenticité de l'auteur contre les imputations de moralisme dont il a été victime après La Porte étroite. Est-ce seulement de l'habileté professionnelle qui conduit Gide à ménager l'intérêt de son livre. par des confidences sexuelles dès les premières pages (p. 40) ? L'intérêt est autrement profond qui pousse ce puritain à défendre l'intégrité humaine en risquant son propre exemple dans l'aventure. Quant à la vérité, faut-il dire par exemple que Gide est injuste envers Hérédia (p. 65)? A Lanson la vérité des littératures, mais à Gide celle de l'autobiographie. Le chapitre sur le roman dans l'autobiographie de Gide propose d'intéressantes réminiscences littéraires : Flaubert, Alain-Fournier, Stendhal, Proust, Edmund Gosse... Il faudrait y ajouter sans doute Autobiography of Mark Rutherford, que Gide déclare avoir lu avec grand intérêt en 1915. Et quand Gide veut raconter ce qu'il nomme « l'histoire de ma position, si j'ose dire » (p. 81), ne renvoie-t-il pas secrètement à cette théorie du roman moderne qu'il élaborait avec Valéry à l'époque de Paludés (Correspondance Gide-Valéry, p. 204 et p. 213) ? L'autobiographie est véritablement fondamentale dans l'art de Gide. C'est un peu l'étude que le titre laissait, et laisse encore, espérer.

DANIEL MOUTOTE.

ASSOCIATION DES AMIS DE JACQUES RIVIÈRE ET ALAIN-FOURNIER, Cinquantenaire de la mort de Jacques Rivière, 1925-1975. Bulletin des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, première année : numéro spécial, décembre 1975. Viroflay, A.J.R.A.F. Un vol. 15 x 21 de 142 p. [couverture illustrée d'un projet de médaille à l'effigie de Jacques Rivière par Baumel, pour l'Hôtel de la Monnaie].

On peut tout craindre et beaucoup attendre des sociétés de lecteurs ou d'amis des écrivains disparus. Elles prolifèrent. Utiles au lecteur tout autant qu'au chercheur quand elles offrent, comme celle-ci, des bulletins plus riches de documentation que d'hagiographie. Trop souvent, le respect, la déférence, ou tout simplement les qualités humaines du défunt l'emportent sur l'intérêt scientifique. C'est ce qu'on aurait pu redouter du Bulletin des amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier célébrant le cinquantenaire de la mort dé Jacques Rivière. Après lecture, on est aux trois-quarts rassuré.

Certes, il s'agit bien d'une association dévouée à la mémoire d'AlainFournier et de Jacques Rivière, mais nous sommes quelque peu saturés d'un rapprochement qui, s'il fut certain sur le plan familial et amical, n'est pas aussi justifié sur le plan littéraire ou idéologique. Les amateurs, les lecteurs ou les chercheurs qui s'intéressent à Alain-Fournier trouveront ici des portraits réciproques de l'homme ou de l'oeuvre, dont le principal intérêt nous semble résider dans la garantie d'honnêteté intellectuelle qu'offre Rivière : retirant de la N.R.F. son article sur Le Grand Meaulnes pour ne point trahir l'esprit d'une revue qui s'interdisait alors toute recension qu'on pouvait soupçonner de complaisance.

Au moment où ladite revue change pour la septième fois de peau, et où Georges Lambrichs reprend à son compte le mot de Jacques Rivière en 1919 : « Nous ne sommes pas des gens d'action » 1, on peut se féliciter justement de pouvoir tempérer cette affirmation, et d'en comprendre les nuances, dans

1. Voir N.R.F., n° 296, 1er septembre 1977, p. 1.


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un article récemment publié ici-même 2, grâce à la documentation procurée au chercheur par l'A.J.R.A.F., et qui montre bien que les fluctuations idéologiques et politiques de Rivière, telles qu'elles se manifestent dans la revue, ont un rapport étroit avec les intérêts du Capital, représenté par la sidérurgie luxembourgeoise, et dont Mme Mayrisch, amie et correspondante de Rivière, fut l'intercesseur.

A cet égard encore, il faut donc louer une probité et une ouverture d'esprit dont peu d'associations de ce genre peuvent se vanter, l'essentiel étant pour le « bureau » qu'

En ce qui concerne [...] l'interprétation des oeuvres et le jugement porté sur elles, [ce soit] à chacun de prendre ses responsabilités devant lui-même et devant la postérité. Cela ne [le] concerne plus et personne n'a jamais prétendu interdire une certaine façon de comprendre et surtout de sentir une oeuvre, pourvu que cette façon fût sérieuse et documentée 3.

Cette documentation, l'A.J.R.A.F. l'ouvre largement aux chercheurs et on doit l'en remercier. C'est d'ailleurs la même ouverture d'esprit et le souci de compléter ce qui avait été abusivement tronqué qui a permis une réédition du Rimbaud de Jacques Rivière 4, publiée depuis la sortie de ce Bulletin, avec un dossier qui fait judicieux état de la lettre adressée par Rivière à Ernst-Robert Curtius le 10 décembre 1923.

A l'avenir, néanmoins, il faudrait que les si utiles tableaux (des grandes correspondances ou des correspondants, par exemple) soient soumis à un plus grand souci de rigueur. Outre quelques coquilles (Valerye-Larbaud), outre le parti pris de transformer la « khâgne » — orthographe peut-être voyante, mais classique — en une « cagne » aux connotations moins studieuses, outre des hésitations relatives à certain Frateili, ailleurs écrit Frateilli, et dont on peut se demander s'il ne s'agit pas tout simplement et plus italiennement de Frateili, mais il faudrait voir les archives, outre que psychiatre s'écrit, comme on sait, sans circonflexe péjoratif, le tableau chronologique classant les correspondants de Jacques Rivière propose involontairement le matériau d'une petite étude sociologique du rédacteur (sinon de l'A.J.R.A.F.) et de son « lecteur idéal » 5. Le principe paraît être celui-ci : lorsqu'il s'agit d'un personnage supposé connu de tous, aucune parenthèse n'apporte de précision. Le principe est acceptable. Mais que penser du lecteur auquel il faut préciser que Jacques Chardonne est un écrivain, ainsi que Marc Chadourne ou René Boilesve (pour Boylesve), ou Fernand Fleuret à qui l'on accorde ce « titre » dont le rédacteur suggère qu'il ne s'agit pas de le confondre avec celui d'homme de lettres ? « Homme de lettres italien » Giuseppe Ungaretti, comme un certain Raoul Grosjean « homme de lettres » français. Est-ce pour sa gloire, ou sa honte ? Au chapitre de cette distinction métaphysique, s'inscrit le difficile problème de la « condition féminine ». Les dames ne sont jamais des écrivains ; tout

2. Daniel Durosay, « La Direction politique de Jacques Rivière à la " Nouvelle Revue française » (1919-1925) », R.H.L.F., mars-avril 1977, p. 227-245.

3. Bulletin..., p. 8.

4. Jacques Rivière, Rimbaud, Dossier 1905-1925, présenté, établi et annoté par Roger Lefèvre. Paris, Gallimard, 1977. La lettre où Rivière avouait (« entre nous ») qu'il doutait de son interprétation des Illuminations, et que leur « caractère mystique » a cessé de le frapper ne fut publiée qu'en novembre 1931, dans La Nouvelle Revue française, p. 831-832, afin de mettre un terme à la véhémente polémique alors émue en France au sujet du catholicisme ou non, du mysticisme ou non, des Illuminations. Rolland de Renéville avait en effet déploré dans cette revue, en juillet 1931, qu'Isabelle Rivière ait donné au livre de Rivière une " conclusion catholique » ; or Jacques Rivière disait expressément à Curtius que, s'il a laissé son " article inachevé ». c'était parce qu'il ne croyait plus à son Rimbaud « mystique ».

5. Op. cit., p. 118-125.


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au plus des « femmes de lettres» (ainsi Judith Gautier ou Nicole Stiebel) lorsqu'on veut bien les qualifier dans cet ordre de valeurs ; d'autre part, elles sont Madame Untel, ou un prénom. Pourquoi Madame Mayrisch, mais Yvonne Gallimard, Madame Maurice Rivière (belle-mère), mais Gabrielle Gras, Berthe Lemarié, Anne Desjardins (à ce propos : tout le monde ne sait pas que celle-ci devint Anne Heurgon-Desjardins, animatrice de Cérisy-la-Salle). Quelques ignorances devraient être corrigées : au lieu de Johannes Tielrooy (Hollande), on attendrait : universitaire hollandais; quant à Robert de Saint-Jean, ce n'est pas seulement un « ami de Proust » ; et pour classer Ortega y Gasset, « essayiste » apparemment convient un peu mieux que « poète espagnol ». Restons-en là.

Tel qu'il se présente, ce Bulletin reste prometteur à divers titres. Au moment où la N.R.F. amorce un nouveau virage, qui se veut dans la ligne de Rivière et de Jean Paulhan, on accueille avec gratitude tout ce qui permettra de comprendre ce que fut, littérairement et idéologiquement, l'importance, le poids de ce Jacques Rivière dont la mort ouvrit à Paulhan les portes d'une revue où le premier avait introduit, notamment, la psychanalyse que Paulhan négligea, en cela peu perspicace. Paulhan : un successeur encombrant de stature, de « carrure » (comme le sont certains mythes) mais qui ne devrait pas masquer la fragile épaisseur, le doute fertile qui sont les qualités de son prédécesseur. Pour parfaire la connaissance de ce que fut réellement la N.R.F., esthétiquement et idéologiquement, on attend beaucoup de l'A.J.R.A.F.

JEANNINE KOHN-ÉTIEMBLE.

Samuel Beckett. The Art of Rhetoric. Textes réunis et présentés par E. MOROT-SIR, H. HARPER, D. MCMILLAN III. Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, Symposia, n° 5, 1976. Un vol. 15 x 23 de 289 p.

Sous ce titre sont réunis une quinzaine d'articles publiés à l'occasion d'un colloque sur Samuel Beckett qui s'est tenu à l'Université de North Carolina, Chapel Hill, en avril 1974.

A travers le regroupement en sections — philosophie, rhétorique, poésie (qui enfin trouve ici sa vraie place), roman —, et malgré des traitements très divers — qui vont de l'article érudit à l'étude thématique —, des préoccupations voisines se font jour dans ce panorama de la critique beckettienne, et recomposent en partie le visage actuel de l'école anglo-saxonne.

Une lecture fondamentale se dessine, couronnée par l'étude extrêmement riche et pénétrante d'Edouard Morot-Sir sur les « emblèmes cartésiens » (« Samuel Beckett and Cartesian Emblems »). Celle-ci met en évidence, comme fondement théorique et structure ultime de l'oeuvre, un irréductible dualisme, qui portera finalement à apprécier le rôle déterminant de la rhétorique, comprise comme une interrogation sur le langage.

Au coeur de la problématique beckettienne, tant les analyses poétiques (« From Poetics to Anti-poetics », de Stephani Pofahl Smith) que romanesques (« Samuel Beckett : The Liar's Paradox », de Raymond Federman) et philosophiques découvrent une même dichotomie redistribuée à tous les niveaux de la thématique et de l'écriture : Edouard Morot-Sir en suit le développement, depuis sa racine cartésienne (corps/esprit, microcosme/macrocosme) jusqu'à sa radicalisation manichéenne et son prolongement esthétique et cosmique (abstraction/ illustration, lumière/obscurité).

Cette contradiction trouve sa manifestation la plus aiguë dans l'être même du langage, conjonction entre le moi et le monde, choc du réel et de l'imagi-


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naire. A ce niveau, elle est aussi l'occasion des études les plus suggestives. Ainsi, pour Raymond Federman, les modalités du procès narratif récoupentelles une dialectique de la représentation et de l'invention, articulée sur la logique du vrai et du faux.

Cette division qui sert de toile de fond à l'histoire de la conscience occidentale peut-elle être transcendée par l'art? Après Proust et Joyce, Samuel Beckett reprend la question. Il rejette le subterfuge d'une synthèse illusoire au niveau rhétorique. Stephani Pofahl Smith fait ressortir le contraste entre une symbiose poétique des contraires — de la matière et de l'esprit — due aux artifices de la métaphore, et l'emploi systématique de l'humour, procédé disjonctif d'écriture propre à la technique beckettienne. A son tour Edouard Morot-Sir analyse de façon remarquable ce déplacement, d'une question éthique et métaphysique, à une réponse esthétique et rhétorique. A la transparence de la « figure » qui fait apparaître le monde physique comme l'image du monde spirituel, Beckett oppose un langage sans compromis, dégagé à la fois de la vérité et de la réalité, et n'ayant d'autre référence que lui-même.

Dans cette optique, plusieurs articles (dont « A Mythic Reading of Molloy », par Angela B. Moorjani et « The Couple in Comment c'est » par Hannah Case Copeland) proposent comme seul contenu de fiction possible l'expérience du langage elle-même ; ils entrevoient la thématique comme une sorte de dramatisation métaphorique de l'acte d'écrire, qui reste le fait existentiel par excellence. Les couples qui parcourent l'oeuvre ne sont que la « mise en abyme » de l'aventure créatrice, dans sa double valence, perceptive et expressive.

Signalons enfin, comme complément à cette recherche théorique, le témoignage sobre et vibrant d'Alan Schneider (« Working with Beckett ») qui, depuis vingt ans, règle ses ambitions de metteur en scène sur le respect scrupuleux de l'oeuvre et de l'auteur.

Sans préjuger du mérite inégal des diverses études, — dont certaines tombent parfois dans l'inventaire, le lieu commun, et la confusion —, il faut reconnaître à l'ensemble du recueil une richesse de documentation, une profondeur de perspective encore amplifiée par les échos multiples qui le traversent Regrettons seulement que la rhétorique paraisse dans cet ouvrage plus un art de penser qu'un art d'écrire, que le travail du texte y éclaire plutôt qu'il n'y fonde des considérations trop théoriques pour être toujours novatrices.

BETTY ROJTMAN.

GÉRARD GENETTE, Mimologiques, Voyage en Cratylie. Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1976. Un vol. 14 x 20,5 de 430 p.

Dans son célèbre ouvrage, Les Idées et les lettres, Etienne Gilson déplorait l'absence d'une histoire de la doctrine contenue dans le Cratyle de Platon et de sa transmission en Occident. Le propos de Gérard Genette n'est pas de combler cette lacune, ce dont il laisse le soin aux historiciens, mais plus modestement de convier le lecteur à un « voyage » à travers un certain nombre de textes peu connus, tous inspirés par cette « heureuse croyance » au cratylisme ou au mimologisme (les deux mots sont interchangeables) c'est-à-dire à l'existence d'une relation d'analogie entre les mots et les choses. Le livre ne vise pas à l'exhaustivité, ni même à un recensement des principaux textes qui s'inscrivent dans le sillage du fameux dialogue platonicien. Ce qui intéresse l'auteur c'est plus la typologie que l'histoire, plus les variantes de l'espèce que le processus de transformation ou les modalités de sa transmission. La perspective est donc plutôt « structuraliste » (si ce mot a encore un sens) malgré la disposition des chapitres selon un ordre en apparence chronologique.


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Le livre commence par une analyse scrupuleuse et nouvelle de la position de Socrate dans le texte fondateur. Répondant à la fois à Cratyle, défenseur de la thèse naturaliste du langage, et à Hermogène, partisan de l'usage et de la convention, Socrate affiche une attitude que Gérard Genette propose d'appeler « cratylisme secondaire» et qui consiste à soutenir que les éléments du langage possèdent une capacité mimétique certaine tout en concédant, avec nostalgie, qu'en réalité les noms ne sont pas appropriés aux choses, que la langue (le grec) obéit aux principes grossiers de l'usage et de la convention. « L'anticratylisme de Socrate n'est pas un hermogénisme » (p. 36). Cette interprétation se distingue de la plupart des exégèses modernes qui concluent le plus souvent au reniement final de la thèse mimétique par Socrate et nous restitue un sage antique à fond cratylien, en un sens plus proche de nous puisqu'il partage les préoccupations de nos linguistiques les plus orthodoxes et leur «mimologie restreinte ".

A partir de cette lecture du texte fondateur (qui n'est d'ailleurs que la matrice préférentielle d'une tradition avec la part de parodie qu'elle comporte nécessairement), le Voyage en Cratylie s'effectue en empruntant trois itinéraires principaux. Le premier itinéraire prend la voie de la mimophonie et considère les lettres en tant que sons. Dans le De Dialectica qu'on lui attribue, Saint Augustin tente de rétablir la chaîne descendante des dérivations en effaçant la coupure entre les motivations mimétiques et étymologiques. À la conclusion négative de Socrate se substitue une conclusion « plutôt positive » qui informera les lectures médiévales du dialogue tenu désormais pour un texte résolument mimologiste. Dans l'Angleterre du XVIIe siècle un grammairien comme John Wallis tente de valoriser la spécificité des sonorités anglosaxonnes pour prouver la supériorité linguistique pré-normande. Pour Leibniz qui répond à Locke au sujet de la conventionalité du langage, si les langues « naturelles » sont au moins partiellement mimétiques dans leur origine et leur principe (elles ne procèdent pas d'une institution arbitraire), ce mimétisme est un défaut et la langue philosophique sera celle qui lui substituera artificiellement un conventionalisme scientifique. On en arrive à la position inverse de celle de Socrate : au cratylisme secondaire a fait place un conventionalisme secondaire.

Le second itinéraire est celui de la mimographie et considère les lettres en tant qu'écriture. Mimésis de la parole, l'écriture peut être une phonomimographie, les lettres étant alors liées aux sons par un rapport mimétique. Tels sont les systèmes alphabétiques de J. C. Wachter (1752) et du président de Brosses (1765) où chaque lettre dépeint lé mouvement d'organe qu'elle désigne. Peinture des choses, l'écriture peut encore être une idéomimographie, les lettres étant interprétées comme des idéogrammes mimétiques. Telle est la construction « réaliste » de Rowland Jones (1764) ; tels seront les hiéroglyphes de Claudel. Le XVIIIe siècle sera donc allé plus loin que Socrate dans la voie du cratylisme secondaire en ajoutant au mimologisme de la parole un mimologisme de l'écriture qu'il faut bien sûr juger plus sur ses intentions que sur ses résultats. Antoine Court de Gébelin (Monde primitif, 1775) pousse l'utopie cratylienne à son extrême en imaginant un système circulaire d'équivalence entre son, sens et forme des lettres : c'est l'hiéroglyphe généralisé avec sa part de délire herméneutique. Quant à Charles Nodier, il introduit dans le débat la notion très « romantique » de l'individualité des langues et rompt avec la thèse traditionnelle de l'origine commune : chaque peuple a une langue à soi. Au cratylisme de la langue universelle fait place un mimologisme des idiomes particuliers.

Le troisième et dernier itinéraire suit l'ordre des mots de la phrase et porte le cratylisme à un niveau supérieur d'intégration. A l'horizon de la Querelle des Anciens et des Modernes se profile un autre débat, celui des mérites respectifs du français et du latin. Si le français, langue analogue, suit

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l'ordre des idées, le latin suit l'ordre des sentiments et des sensations : il serait donc plus mimétique que le français. Le vieux débat sur la raison et le sentiment prend donc une forme linguistique et, tout en opposant les partisans de la normalité à ceux de la pseudo-prirnitivité, finit par les réunir dans une même interprétation mimologique de l'ordre des mots. Cratyle est sorti de son isolement hellénique pour se faire comparatiste et élargir le débat sur les « noms » pour y inclure les structures grammaticales.

Au terme de ces trois itinéraires, le voyageur en Cratylie fait étape. En l'occurrence, le Lion d'Or des Mimologiques s'appelle Friedrich Schlegel, maison fondée en 1808. Les idées de la grammaire comparée vont en effet contribuer à modifier profondément l'imaginaire cratylien. La découverte de l'unité des langues indo-européennes retire au cratylisme la théorie de la concordance des langues en ramenant le problème à une simple filiation historique. L'intérêt se déplace du lexique vers la grammaire et, dans le lexique, du nom au verbe et à ses satellites. Reprenant la théorie de Michel Foucault, Gérard Genette insiste sur ce que cette mutation signifie du point de vue du sujet agissant. Dans la grammaire l'accent se déplace de la syntaxe vers la morphologie («flexion interne »). Il devient impossible de spéculer sur le sémantème pur puisque le lexème est lui-même composé d'éléments grammaticaux. Enfin on découvre que le sanscrit, considéré comme langue primitive probable, n'est ni onomatopéique ni métaphorique mais grammatical ; et ceci ruine pour toujours la théorie cratylique du mimologisme primitif. Gérard Genette compare avec raison cette découverte au renversement qu'a opéré de nos jours un Lévi-Strauss au sujet de la « pensée sauvage ».

La thèse mimologique ne s'avoue pas pour autant vaincue, effectuant un recul stratégique sur trois positions de repli. On assiste d'abord à un renversement subjectiviste de la motivation cratylique avec les théories sur le Volksgeist romantique : chaque langue reflète l'esprit du peuple qui la parle (Renan projette par exemple sur les langues sémitiques l'idée qu'il se fait des sémites). Le cratylisme se convertit ensuite en une théorie du langage poétique : le défaut des langues doit être compensé par une activité spécifique du « poète » sur le langage. A la lecture de textes de Mallarmé, de Valéry, de Sartre et même de Jakobson, Gérard Genette nous fait comprendre que ce que nous recevons comme une évidence (la spécificité du langage poétique) est en fait historiquement daté ; et c'est sans doute l'une des conclusions les plus troublantes de ce savant ouvrage.

Il semble en revanche difficile d'admettre que le transfert de la spéculation cratylienne sur le terrain du jeu poétique soit une conséquence plus ou moins directe de la naissance de la linguistique historique. Les rêveries du héros proustien sur les « noms de pays », les jeux idéogrammatiques de Claudel ou les tours de force graphiques de Leiris s'inscrivent dans une tradition plus que millénaire qui semble s'être développée indépendamment des découvertes philosophico-linguistiques. Sans doute y a-t-il des époques où ces procédures ludiques sont davantage développées et mieux reçues par le public cultivé. Il faudrait alors relier cet intérêt pour le narcissisme linguistique à tout un ensemble de facteurs psycho-sociologiques qui dépassent le seul progrès des sciences du langage.

Ceci dit, le livre de Gérard Genette retrace brillamment, et avec une clarté et une modestie si rares aujourd'hui qu'il faut l'en féliciter, l'itinéraire (ou plutôt les itinéraires) des mimologiques depuis Platon : avec cette restriction progressive de leur champ et leur repli final (mais non fini) sur le poétique, notion historiquement datée mais qui alimente encore, à défaut sans doute d'autres champs d'investissement pour raffectivité, l'imaginaire cratylien de notre modernité.

FRANÇOIS RIGOLOT.


INFORMATIONS

— La Bibliothèque de l'Université de Toronto organise les 3 et 4 novembre 1978 un Colloque sur « L'Edition des Correspondances », portant notamment sur les correspondances de Rousseau et de Zola. Pour toute information s'adresser au Professor Desmond Neill, bibliothécaire, Massey College, University of Toronto, Toronto M5S 1A5, Canada.

— Les premiers numéros d'une revue annuelle sur Victor Hugo

sont en préparation. Prière de soumettre projets d'articles ou offres de collaboration (particulièrement bibliographique) à Michel Grimaud, Department of French, Wellesley Collège, Wellesley, MA 02181 (U.S.A.).

— L'Institut d'Histoire et de Civilisation française de l'Université de Haïfa a organisé du 22 au 25 mai dernier, un Colloque sur « Modernité et non-conformisme en France à travers les âges ».

Deux séances ont été consacrées à «Modernité et tradition au XXe siècle » : 1°) dans le roman : Proust et Nathalie Sarraute ; 2°) Dans la poésie du début du siècle.



BIBLIOGRAPHIE

Dans ce numéro, sauf indication contraire, tous les ouvrages et articles cités ont été publiés en 1977.

Les livres sont distingués des articles par un astérisque. Les numéros spéciaux comportants plus de six articles ne seront dépouillés que dans le volume annuel.

DIVERS

— * Furet (François), Ozouf (Jacques). — Lire et écrire. L'alphabétisation des Français de Calvin à J. Ferry (« Le Sens commun »). — Éditions de Minuit, 2 vol.

— Richter (Noé). — Histoire de la lecture publique en France. — Bulletin des bibliothèques de France, janvier.

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Dictionnaires. — Haussmann (Franz Josef). — Splendeurs et misères du Trésor de la langue française [C. R. des t. II à IV]. — ZFSL, H. 3.

Francophonie. — * Guide culturel. Civilisations et littératures d'expression française, sous la directioh de André Reboullet et Michel Tétu. Ouvrage publié sous le patronage de l'AUPELF [Introduction par Eugène Ionesco. Avant-propos par Jean-Marc Léger]. — Hachette.

Mélanges. — * Histoire et littérature. Les écrivains et la politique. Préface de M. René Pomeau. [Avant-propos : Françoise Joukovsky, Alain Niderst] (Publications de l'Université de Rouen. 42. Centre d'étude et de recherche d'histoire des idées et de la sensibilité). — Presses Universitaires.

Nécrologies. — François (Michel). — In memoriam. Eugénie Droz. 1893-1976. — BHR, fasc. 3.


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Thèmes littéraires. — Antoine (Gérald). — L'argent dans la littérature française. — La Nef, cahier n° 65, juillet-septembre.

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876 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

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RESUMES

Jean Henault (Suite)

La biographie encore obscure, la personnalité encore incertaine, de Jean Henault avaient inspiré deux études, qui parurent dans la R.H.L.F. de 1972 : «Jean d'Henault et Charles de Henaut », par Alain Niderst s(janvier-février); « Un ami mal connu de Molière : Jean de Henault », par René Pintard (novembre-décembre). Le présent article contient quelques documents nouveaux, qui permettent de reconstituer en partie la jeunesse du poète. Tout en faisant la part de ce qui demeure mystérieux, de ce qui autorise, dans l'état actuel des connaissances, plusieurs hypothèses contradictoires, l'auteur a tenté d'envisager toute la biographie et toute l'oeuvre de Jean Henault, et, sur plusieurs points, il a été amené à abandonner des conjectures qu'il avait naguère formulées.

ALAIN NIDERST.

Mélinade ou la Duchesse du Maine

Deux contes de jeunesse de Voltaire :

« Le Crocheteur borgne » et « Cosi-Sancta »

La tradition veut que Voltaire n'ait pas écrit de contés en prose avant 1746. En réalité, Le Crocheteur borgne et Cosi-Sancta ont été composés avant 1718. L'étude interne montre que la « grande Princesse » du Crocheteur n'est autre que la Duchesse du Maine : en 1746, elle était beaucoup trop âgée pour qu'on lui prêtât semblable aventure. Il semble difficile également que Cosi-Sancta ait pu être composé à cette date pour Madame de Montauban. Tombola littéraire et gages à l'occasion desquels les deux oeuvres furent créées faisaient partie des jeux en honneur à la première Cour de Sceaux. L'atmosphère et la philosophie du Crocheteur font penser à celles des Divertissements de Sceaux publiés en 1712 et 1725. Une convergence de faits conduit à croire qu'il s'agit de deux oeuvres de jeunesse, comme le disaient les éditeurs de Kehl.

On s'explique dès lors que l'auteur n'ait pas songé à faire imprimer ces très anciens « amusements de société » avec ses autres contes en prose.

JACQUELINE HELLEGOUARC'H.


880 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

L'inquisiteur et la dépravatrice :

Barbey d'Aurevilly et George Sand

(I : 1833-1850)

Les relations de Barbey d'Aurevilly avec George Sand commencent sous le signe du paradoxe : violent rejet de Lélia, mais évidente fascination, puisque ce roman hante Germaine, Amaïdée, L'Amour impossible, et que si Barbey cherche sa voie, visiblement, contre lui, il y reconnaît aussi, d'emblée et définitivement, un pessimisme qui restera le sien. Dans sa rencontre directe avec Sand, il échoue totalement, et Une vieille Maîtresse résonne comme un adieu ambigu : Barbey prend à Sand une donnée romanesque qu'il inverse, et crée une héroïne lui ressemblant comme une soeur, condamnée, certes, mais désirable. C'est dans l'attachement au sol provincial que Barbey et Sand auraient pu trouver un authentique terroir commun, mais il ne lui pardonnera jamais d'avoir trahi la vérité paysanne par un idéalisme prédicant.

PPHILIPPE BÉRTHIER.

L'égotisme de Valéry

Les Cahiers permettent une approche plus précise de la méthode de pensée de Paul Valéry. Celle-ci est d'abord une sorte de synthèse dé la pensée moderne ordonnée au point de vue égotiste, et telle que devait la restituer le classement des Cahiers. C'est ensuite une recherche critique sur le sens de la recherche, thématisée sous la rubrique du Moi, à travers le langage, le rêve, la vie affective, l'activité de l'esprit. Le Moi pur, comme le zéro de l'écriture algébrique, est la condition dernière de toute pensée réflexive. Valéry ne pouvait guère réaliser son projet d'assembler et ordonner si possible tous les caractères du Moi observés par lui, autrement que par les Cahiers, qui proposent une méthodologie " poétique » du Moi. L'échec structural du chercheur dans sa propre recherche est compensé par la description de cet échec : il conduit à la " Poïétique » de Valéry, à une méthode d'invention qui est culture de capacités et procède d'un jeu combinatoire dans le langage, à l'élaboration d'innombrables concepts méthodologiques, qui font des Cahiers la mine d'idées la plus riche du XXe siècle, enfin au projet de Gladiator, " le Code — le livre sacré de l'action pure — » : une Poétique, en somme, mais incitatrice plus encore que descriptive, ce que sont bien les Cahiers.

DANIEL MOUTOTE.

Le Directeur de la publication : GUY DESGRANGES.

Achevé d'imprimer pour la Librairie ARMAND COLIN en septembre 1978

par l'Imprimerie R. BÉLLANGER ET FILS à La Ferté-Bernard (Sarthe)

Dépôt légal effectué le 3e trimestre 1978 — N° Imprimeur : 1019 — N° Éditeur : 7465

Publication inscrite à la Commission paritaire sous le nc 52557


Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique 14, Rue de l'Industrie, 75013 Paris

Membres d'honneur

Mmes Th. Marix-Spire, M. Romain-Rolland, A. Rouart-Valéry, C. Siohan-Psichari, MM. A. Adam, Y. Belaval, L. G. Crooker, H. Dieckmann, B. Gagnebin, J. Hytier, P. Jourda, G. Lubin, R. Minder, J. Mistler, R. Mortier, R. Niklaus, M. Paquot, C. Pellegrini, A. Perrod, R. Pintard, R. Shackleton, I. Siciliano.

Bureau

Président : Raymond LEBEGUE, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

Vice-Présidents : Pierre CLARAC, de l'Académie des Sciences morales et politiques ; Pierre-Georges CASTEX, de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur à la Sorbonne.

Secrétaire général : René POMEAU, professeur à la Sorbonne.

Secrétaires : Claude PICHOIS, professeur aux Facultés Universitaires de Namur et à l'Université Vanderbilt ; Madeleine FARGEAUD, professeur à la Sorbonne.

Secrétaires adjoints : Claude DUCHET, chargé d'enseignement à l'Université de ParisVincennes ; Robert JOUANNY, professeur à l'Université de Paris-Val-de-Marne.

Trésorier : Jean-Louis LECERCLE, professeur à l'Université de Paris-Nanterre.

Trésorier adjoint : Roger ZUBER, professeur à l'Université de Paris-Nanterre.

Conseil d'administration

MM. J. Auba, J. Bailbé, P. Bénichou, G. Blin, J. Chouillet, P. Citron, H. Coulet, Mme M.-J. Durry, MM. J. Ehrard, R. Jasinski, F. Letessier, J. Lethève, Mme A.-M. Meininger, MM. M. Milner, G. Mongrédien, M. Nadeau, R. Pierrot, R. Rancoeur, V. L. Saulnier, P. Vernière, J. Vier, R. Virolle.

Correspondants à l'étranger

Belgique : MM. R. Pouilliart, A. Vandegans. Brésil : M. G. Raeders. Bulgarie : M. N. Dontchev. Canada : MM. D.A. Griffiths, S. Losique, J.-M. Paquette, J. S. Wood. Danemark : M. P. Nykrog. Egypte : Mme A. L. Enan. Espagne : M. de Riquer. États-Unis : MM. Fr. P. Bowman, Mme G. Delattre, MM. L. Fr. Hoffmann, E. Morot-Sir, I. Silver, E. D. Sullivan. Grande-Bretagne : MM. S. S. B. Taylor, D.A. Watts. Hongrie : Mlle Nemeth. Ile Maurice : M. J. G. Prosper. Iran : Mme Chaybany. Irlande : M. E. J. Arnould. Israël : M. M. Bilen. Italie : MM. E. Balmas, L. De Nardis, A. Pizzorusso. Japon : MM. Y. Fukui, H. Nakagawa, E. Nakamura. Liban : M. R. Tahhan. Pays-Bas : M. J. A. G. Tans. Pologne : Mlle Kasprzyk. Portugal : M. J. do Prado Coelho. République démocratique allemande : MM. W. Bahner, U. Ricken, Mme R. Schober. République fédérale allemande : MM. B. Bray, W. Leiner, J. von Stackelberg, K. Wais. Sénégal : M. Mohamadou Kane. Suède : M. G. von Proschwitz. Suisse : MM. M. Eigeldinger, Y. Giraud, G. Guisan, P.-O. Walzer. Tchécoslovaquie : MM. V. Brett, A. Zatloukal. Union soviétique : MM. Reizov, G. Vipper. Zaïre : M. R. Baudry.