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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1997-03-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 69781

Description : 01 mars 1997

Description : 1997/03/01 (A97,N2)-1997/04/30.

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5651967d

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-13998

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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REVUE

d'HISTOIRE

LITTÉRAIRE

de lA

FRANCE

ALAIN LEGROS Montaigne en son giron

MIREILLE BREMOND L'Adonis de La Fontaine et la tradition

BÉATRICE WAGGAMAN Imaginaire rousseauiste, utopie tahitienne et réalité révolutionnaire

BERNARD LEUILLIOT Situation de Namouna

ROBERTA DE FELICI

Le roman préhistorique de Rosny aîné : « roman scientifique »

ou genre « didactique » et de « vulgarisation » ?

CLAIRE DAUDIN Péguy et le dépassement de la littérature polémique

JOACHIM SISTIG Henri Ghéon et la musique

Notes, documents, comptes rendus

ARMAND COLIN MARS - AVRIL 1997 97e ANNÉE - N° 2

Revue publiée a

de Paris


Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du CNRS et de la Ville de Paris.

DIRECTION

Sylvain Menant.

COMITÉ DE DIRECTION

Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Marc Fumaroli, Mme Mireille Huchon, MM. Sylvain Menant, Claude Pichois.

COMITÉ DE LECTURE

MM. Robert Aulotte, Mme Marie-Claire Bancquart, MM. Pierre-Georges Castext, Jean Céard, Georges Forestier, Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, Mme ChrisTiane Mervaud, MM. René Pomeau, René Rancoeur, Jean Roussel, Roland Virolle, Roger Zuber.

COMITÉ DES RECENSIONS

Mme Madeleine Ambrière-Fargeaud, MM. Michel Autrand, Jean Céard, Claude Duchet, Georges Forestier, Sylvain Menant, Mme Christiane Mervaud, M. Claude Pichois.

Secrétaires de rédaction : Mme Catherine Bonfils, M. Dominique Quéro.

RÉDACTION

Les manuscrits (en double exemplaire et accompagnés si possible de la disqueTTe informatique correspondante) et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :

M. Sylvain Menant, R.H.L.F., 112, rue Monge, B.P. 173, 75005 Paris. Fax : 01 45 87 23 30.

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.

Les volumes envoyés pour compte rendu doivent être adressés impersonnellement à la Revue d'Histoire littéraire de la France, 112, rue Monge, B.P. 173, 75005 Paris. Fax : 01 45 87 23 30.

Diffusion en librairie :

ddif'Pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris

Tél. : 01 40 24 21 31

Prix au numéro : 125 FF (France), 156 FF (Étranger)


MARS-AVRIL 1997

97e ANNÉE - N° 2

REVUE

d'HISTOIRE

LITTÉRAIRE de la FRANCE

Sommaire

INFORMATIONS 178

ARTICLES

A. LEGROS : Montaigne en son giron 179

M. BREMOND : L'Adonis de La Fontaine et la tradition .. 200

B. WAGGAMAN : Imaginaire rousseauiste, utopie tahitienne

et réalité révolutionnaire 219

B. LEUILLIOT : Situation de Namouna 232

R. DE FELICI : Le roman préhistorique de Rosny aîné : « roman scientifique » ou genre « didactique » et de « vulgarisation »? 244

C. DAUDIN : Péguy et le dépassement de la littérature

polémique 274

J. SISTIG : Henri Ghéon et la musique 289

NOTES ET DOCUMENTS

M. BRIX : Nerval et le recueil de La Bohème galante

(1855) 312

Y. MORTELETTE : Trois sonnets inédits de José-Maria de

Heredia 317

COMPTES RENDUS

XVIe siècle (J.-F. MAILLARD) 322

XVIIe siècle (R. ZUBER, B. DONNÉ) 323

XVIIIe siècle (F. MARCHAL, L. VERSINI, J.-J. ROBRIEUX, U. Van RUNSET,

RUNSET, COOK, M.-Th. DIGUE-HAAS, J. MALLINSON) 328

XIXe siècle (P. BERTHIER, L. D'HULST, R. LLOYD, Ph. DUFOUR) 335

XXe siècle (M. AUTRAND, A. RYKNER, M. MATHIEU, R. NAVARRI,

L. PEETERS, TV. TON-THAT) 341

RÉSUMÉS 350


INFORMATIONS

L'équipe Voltaire en son temps du Centre d'étude de la langue et de la littérature françaises des XVIIe et XVIIIe siècles de l'Université Paris IV-Sorbonne et du C.N.R.S. organise une journée d'études voltairiennes le samedi 31 mai 1997 à la Sorbonne. À 10 heures, salle 326 (esc. G, 2° étage), réunion de travail sur l'état des recherches en France. À 14 h 30, Salle des Actes, séance publique sous la présidence de M. René Pomeau. Communications de Laurence Macé (E.N.S. Ulm-Pise) : « Voltaire et la censure romaine » ; Jean-Marie Roulin (Lausanne) : « L'héroïsme voltairien » ; André Magnan (Paris X) : « Les nouvelles lettres de Voltaire à la Bibliothèque Nationale ». Pour tous renseignements, s'adresser à Sylvain Menant, Université de Paris IV, 1, rue Victor-Cousin, 75005 Paris.

Le Centre de Recherches sur les Littératures modernes et contemporaines de l'Université Biaise Pascal-Clermont II se propose d'étudier, sous l'intitulé «Écrire la guerre », les problématiques d'expression et de forme qui, dans la littérature européenne depuis 1870, définissent les stratégies de genèse et de travail de l'écriture dans ce domaine crucial de la littérature moderne et contemporaine. L'aboutissement de ce travail sera un colloque international, les 12, 13 et 14 novembre 1998, qui traitera du sujet « Ecrire la guerre. Expérience et conscience : problèmes d'écriture, du témoignage vécu à la prise de conscience rétrospective ». Il est également prévu à la suite du colloque la formation d'une équipe de recherches. Pour tous renseignements, s'adresser avant le 30 septembre 1997 à Robert Pickering ou Catherine Rioux, Université Biaise Pascal-Clermont II, 29, boulevard Gergovia, 63037 Clermont-Ferrand Cedex 1. Tél. : 04 73 34 66 35 ; Fax : 04 73 34 66 22.

La ville de Quimper, ville natale de Fréron, organise, en collaboration avec l'Université de Bretagne occidentale, les 15 et 16 mai 1998, deux journées sur « Fréron polémiste et critique d'art », ainsi qu'une exposition sur ce thème. L'exposition se tiendra au Musée des Beaux-Arts de Quimper du 5 mars au 1er juin 1998 ; le colloque aura lieu au Centre littéraire de Quimper, Centre Pierre-Jakez Hélias. Entre autres manifestations, il est prévu un spectacle « Voltaire-Fréron ». Pour tous renseignements, s'adresser à Sophie Barthélémy, conservateur-adjoint du Musée des Beaux-Arts, 40, place Saint-Corentin, 29000 Quimper. Pour toute proposition de communication, s'adresser à Jean Balcou, 3, rue E.-Quinet, 29200 Brest.

Un colloque intitulé « Figures atypiques et illégitimités culturelles (17151914) » s'est tenu à l'Université de Montréal le 27 mars 1997. Pour tous renseignements, s'adresser à Jean Goulemot, Université de Tours, ou Pierre Popovic, Université de Montréal.

Le sixième colloque international de l'Association des Études francophones de l'Europe centre-orientale aura lieu du 31 mars au 4 avril 1998 à Leipzig, sur le thème « Unité et diversité des écritures francophones. Quels défis pour cette fin de siècle ? ». Adresser les demandes d'inscription et les propositions de communication (résumé d'une demi-page) jusqu'au 30 juin 1997 au Pr Dr Klaus Bochmann, Universität Leipzig, Frankreich-Zentrum, Augustusplatz 9, D-04109 Leipzig. N° de fax : 49 341 973 02 49.


MONTAIGNE EN SON GIRON

À l'origine (XIIe siècle) pièce du vêtement (pan taillé en pointe, s'évasant de chaque côté de la tunique, en forme de triangle), puis lieu du corps assigné à une position précise (entre la ceinture et les genoux d'une personne assise), poitrine féminine, sein maternel, et, par extension, milieu ou groupe protecteur (tous sens présents dans les textes du XVIe siècle), le giron est un lieu incertain, mais sûr, aux effets magiques.

Rien n'est plus physique, et pourtant le peintre ne saurait le représenter sans mettre en scène, avec toute la bienséance requise (le voile du vêtement s'impose, en conformité avec le sens originel du mot), une relation entre un désir manifesté (infantile) et une intimité offerte (maternelle). Hors de cette relation, allégorisée par les multiples tableaux de la Vierge à l'enfant du XVe et du XVIe siècles, le giron tend à n'avoir plus de réalité propre. Autrement dit, il échapperait à la représentation si peintres, sculpteurs et graveurs n'avaient appris à en suggérer sensiblement l'existence par la mise en place de personnages (l'enfant, la mère) qui rendent évidente sa présence.

D'après Henri Estienne 1, son équivalent grec kolpos était déjà susceptible d'emplois figurés chez les auteurs ecclésiastiques (« sein du père », « sein d'Abraham », « sein de la pensée »). Deux mots latins, quasi-synonymes, traduisent la notion : sinus et gremium. Le premier tend à déplacer la situation première (espace entre ceinture et genoux) vers le haut du corps. À l'article sinus, Robert Estienne rappelle la définition de Valla : « Dicitur illa pars quae est intra pectoris brachiorumque complexum » (« On appelle ainsi cette partie du corps qu'enveloppe l'étreinte de la poitrine et des bras »). Ainsi compris, le sinus est moins un lieu du corps qu'un espace ménagé

1. Henri Estienne, Thesaurus linguae graecae, Genève, 1572 ; Robert Estienne, Dictionarium sive Latinae linguae thesaurus, Paris, 1536.

RHLF, 1997, n° 2, p. 179-199.


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entre la poitrine et le cercle des bras refermés. Toujours d'après Robert Estienne, Valla donne à gremium (qu'il localise plus bas) un sens plus sexué, voire sexuel : « Est inter complexum femorum feminumve, in quo complexu mulieres concipere soient » (« À l'intérieur des cuisses de la femme, en ce lieu où elle conçoit la vie dans l'étreinte amoureuse »). Définition où le doublet allitérant femorum/feminum (« cuisses ») suggère, par rapprochement des signifiants, que le gremium appartient en droit à la femme (femina). Une rapide enquête permettrait cependant de trouver dans la littérature latine un emploi plus étendu - et moins strictement féminin - du mot (Quintilien 2, par exemple, utilise l'expression « ad gremium praeceptoris », « sous la direction du précepteur »). Quoi qu'il en soit, les deux définitions de Valla reprises par Estienne insistent sur l'importance du complexus, cet « entrelacs » par lequel se crée un espace clos, comme tressé (latin : plexus), lieu d'accueil et de rétention douce.

La recherche du giron met en oeuvre toutes les phases d'un scénario fantasmatique : fuite d'une réalité extérieure jugée hostile ou trompeuse, quête d'un asile où se retirer à l'abri, blottissement dans le creux, jouissance de la chaleur du contact corporel, certitude d'une clôture provisoire ou durable, en un lieu hors du temps où toute peur s'abolit.

Les Essais contiennent treize occurrences de ce mot 3. Quatre d'entre elles signalent une relation corporelle plus ou moins intime (entre les pucelles et leurs mères, Scribonianus et sa femme, Xénophon et son amant). Huit autres l'évoquent, par métaphore, à propos de considérations abstraites (sur la jouissance, la loi divine, la volupté épicurienne, l'ignorance, la mélancolie, la nature, le culte des Muses, la stupidité populaire). Il est notable qu'il s'agit chaque fois, dans cette deuxième liste, de vocables féminins. En outre, au moment où Montaigne écrit, la plupart des notions ainsi convoquées ont déjà trouvé, sous la main de tel ou tel peintre ou graveur expert en allégories, leur figure. Une occurrence, enfin, désigne l'intimité du locuteur lui-même : « Je me sauve [...] en mon propre giron ». Ce n'est pas la moins intéressante. Elle concentre en une expression suggestive un désir de retrait (ou retraite) dont témoignent tant de pages des Essais. Qui plus est, elle paraît relier peu ou prou ce désir à une image maternelle protectrice.

2. Quintilien, Institution oratoire, 2, 4, 15.

3. Selon la Concordance des Essais de Montaigne, préparée par Roy E. Leake, Genève, Droz, 1981. Trois occurrences figurent dans le Livre I, six dans le Livre II, quatre dans le Livre III. Sept d'entre elles se rencontrent dans l'édition de 1580, trois dans celle de 1588, trois dans les ajouts manuscrits de l'exemplaire de Bordeaux.


MONTAIGNE EN SON GIRON 181

Cette présence en creux, dans le texte montaignien, d'une possible mère suscite l'interrogation. D'autant plus que les Essais, qui accordent au père décédé la place que l'on sait, sont, à l'égard de la mère de l'auteur, fort discrets 4.

À l'âge de 38 ans, le 28 février 1571, Montaigne fait peindre sur une paroi de la pièce qui jouxte sa « librairie » une inscription latine : « Ann Chr [1571] aet. 38. pridie cal. mart. die suo natali Mich. Montanus servitii aulici et munerum publicorum iamdudum pertaesus dum se integer in doctarum virginum recessit sinus ubi quietus et omnium securus [quan]tillum id tandem superabit decursi multa iam plus parte spatii si modo fata duint exigat istas sedes et dulces latebras avitasq. libertati suae tranquillitatiq. et otio consecravit » 5.

Par ce geste, il inaugure une nouvelle étape de sa vie. Elle se déroulera désormais au château paternel, et plus particulièrement au troisième étage de la tour qu'il s'est aménagé en bibliothèque : « la figure en est ronde et n'a de plat que ce qu'il faut à ma table et à mon siège, et vient m'offrant en se courbant, d'une veuë tous mes livres, rengez à cinq degrez tout à l'environ » 6. Par deux fois,

4. Cette discrétion peut, bien entendu, être mise sur le compte de la bienséance : Antoinette de Louppes est vivante au moment de la rédaction des Essais. Elle survivra d'ailleurs à son fils. Qu'elle ait été ou non d'origine juive, ou encore gagnée, un temps, au protestantisme (deux assertions non retenues par R. Trinquet dans La Jeunesse de Montaigne, chapitre v, p. 117-159) importe peu à notre propos. Le testament qu'elle rédigera, le 19 avril 1597 (publié par P. Courteault, « La mère de Montaigne », in Mélanges Laumonier, Genève, Droz, 1935, p. 319322) témoigne peut-être d'un conflit qui l'opposa durablement à son fils aîné (voir, à cet égard, Madeleine Lazard, Michel de Montaigne, Paris, Fayard, 1992, p. 46-49).

5. D'après Jacques de Feytaud, Une visite à Montaigne, in Le Château de Montaigne, Société des Amis de Montaigne, 1971, p. 43-44. La transcription de Villey et Saulnier (p. XXXIV, op. cit. infra, note 6 contient une coquille : « in » au lieu de « id ». « L'an du Christ 1571, âgé de 38 ans, la veille des calendes de Mars, au jour anniversaire de sa naissance, Michel Montaigne, saturé depuis longtemps déjà des servitudes de la Cour et des charges publiques, s'est retiré, encore frais et dispos, au giron des doctes vierges. Là, dans le calme et à l'abri des soucis, au terme d'une course déjà bien avancée, il franchira la courte distance qui le sépare de la ligne d'arrivée [quantillum id tandem superabit decursi spatii]. Fassent les destins qu'il achève ce séjour qu'ont bâti ses aïeux, ce doux asile consacré à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir ». La métaphore de la course fait de Montaigne un champion qui, assuré de la victoire (superabit) et toujours « frais » (integer), se permet de relâcher l'effort et de faire, pour ainsi dire, « roue libre ». Pour plus d'informations sur cette inscription et sur l'ensemble des inscriptions de la « librairie », nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage, Essais sur poutres (Chicago, à paraître).

6. Essais III 3, 828 C. Pour la commodité du lecteur, nous citons le texte de l'édition de Villey et Saulnier (Quadrige/P.U.F., 1988), à laquelle envoie la Concordance de Leake (op. cit.). En dépit des critiques justifiées dont les éditions « abécédaires » font actuellement l'objet (voir, entre autres, Ph. Desan, « Brève histoire de Montaigne dans ses couches », in Montaigne


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dans cette description postérieure à 1588, il mentionne la rotondité d'un espace que l'inscription désigne clairement comme asile. Là, il échappera à la vie publique et aux charges de la magistrature. Là, il trouvera, au milieu des livres, la présence féminine des Muses. Ou, plus exactement, le giron des « doctes vierges », lieu du calme enfin trouvé (quietus), séjour durable (sedes), creux d'intimité douce où se cacher (sedes et dulces latebras), berceau familial (avitas).

La date officielle de ce changement n'est pas indifférente. « Dies natalis » (anniversaire de la naissance du scripteur) : il s'agit bien d'inaugurer une nouvelle vie. Démarche complémentaire et cohérente, l'avertissement par lequel s'ouvrira le livre « consubstantiel à son autheur » portera la date du premier jour de sa vie : « le premier de mars » 7. Montaigne y dira son désir de s'y peindre « tout nud » à la façon du sauvage 8 (ou du petit enfant ?). Se nicher « au giron des Muses » est un mouvement de retrait fécond, régression où s'effectue comme une nouvelle naissance. Incipit vita nova.

In doctarum virginum sinus : l'expression est consacrée par la tradition littéraire. Montaigne, dans un ajout marginal au chapitre De la vanité, en donne la traduction la plus autorisée : « Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science pour au giron des muses se pouvoir joyeusemant esquarter de toute autre compaignie au besoing, ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d'elle, et se passer virilement des commoditez qui luy vienent du dehors, quand le sort l'ordonne ; il fut si curieux d'apprendre encore à faire sa cuisine et son poil, ses robes, ses souliers, ses bagues, pour se fonder en soy autant qu'il pourrait et soustraire au secours estranger» 9.

+L'exemple d'Hippias vient à propos illustrer un développement sur la sufficientia, cet idéal d'autonomie morale et matérielle auquel l'auteur dit vouloir tendre : «J'essaye à n'avoir expres besoing de nul [...] Je n'ay rien que moy et si en est la possession en partie manque et empruntée. Je me cultive pour y trouver de quoy me

Studies, Vol. VII, 1-2, Oct. 1995), et en attendant une nouvelle édition du texte de 1595 (« Pléiade », en préparation, sous la direction de Michel Simonin), nous adoptons l'usage actuellement le plus répandu. Lorsque nous citons Montaigne, nous signalons par l'emploi de l'italique les expressions sur lesquelles nous voulons attirer l'attention (ou, quand le texte est en latin, donc en italique, nous usons au rebours des caractères romains dans la même intention).

7. Ibid., avertissement « Au lecteur », daté du « premier de Mars, 1580 » (édition de 1580), puis du « 12. Iuin. 1588 » (édition de 1588), et, de nouveau, du «premier de Mars mille cinq cens quattre vins » (correction manuscrite sur l'exemplaire de Bordeaux).

8. « Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud ».

9. Essais III 9, 968 C.


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satisfaire quand ailleurs tout m'abandonnerait ». Montaigne reconnaît cependant que la possession de biens hérités d'une famille (cf. « sedes avitas », dans l'inscription) rend plus aisée cette quête d'autonomie.

La triple application d'Hippias met en oeuvre trois instances : la « science », la « philosophie », la « curiosité » (entendue ici comme « soin » apporté à l'exécution de travaux manuels d'entretien de soi : « faire sa cuisine et son poil, ses robes, ses souliers, ses bagues »). La troisième emprunte à l'artisan les ressources - matérielles et morales - d'une activité corporelle. Disciplines intellectuelles, les deux premières mettent en jeu un imaginaire de la différenciation sexuelle. La « science » (comme ensemble des connaissances) est féminine. En son « giron », le docte enfant fait l'expérience d'une jouissance («joyeusement») qui le délivre du besoin de compagnie étrangère, toujours plus ou moins aléatoire, voire décevante («quand ailleurs tout m'abandonnerait»). En ce lieu de sécurité, il trouve la force de rejeter (ou « escarter ») l'appui instable qu'il avait tenté de trouver dans le commerce d'autrui. La « philosophie » est, quant à elle, masculine. École de virilité (elle apprend à « se passer virilement des commoditez qui luy vienent du dehors »), mais d'une virilité entendue comme dénégation de la jouissance, elle est complémentaire de la « science » ; elle lui sert même d'antidote.

En retour, le « giron des muses » (ou de la « science ») contrebalance ce que la « philosophie » aurait de trop âpre, voire de répressif. Si celui qui recherche la sufficientia du sage doit faire la part de la fonction corporelle et des besoins matériels, il doit aussi reconnaître son affectivité. Pour prévenir les déceptions inhérentes aux relations humaines, pour échapper à l'angoisse d'abandon, rien de tel qu'un bon giron, fût-il imaginaire !

Arria, Junia : ces deux figures de l'Antiquité que Montaigne emprunte à Pline le Jeune dans le chapitre De trois bonnes femmes 10 sont emblématiques de la distinction à poser entre bon et mauvais giron.

Arria était femme de Cecinna Paetus (qui s'était associé à la tentative - ratée - de coup d'état perpétré par Scribonianus contre l'empereur Claude). Modèle d'amour et de fidélité conjugale jusque dans la mort volontaire, elle repoussa la familiarité de Junia, veuve

10. Ibid. Il 35, 746-7 A.


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de Scribonianus, en ces termes : « Moy, dit-elle, que je parle à toy, ny que je t'escoute, toy au giron de laquelle Scribonianus fut tué ? Et tu vis encore ! »

La suite de cette anecdote exemplaire montre ce qu'est le giron d'une bonne épouse. Condamné par Claude à se donner la mort, Paetus hésite. Arria prend le poignard et, « s'estant donné un coup mortel dans l'estomach », elle le lui tend en disant : « Tien, Paetus, il ne m'a point faict mal ». Relais de la bonne mère (qui goûte d'abord la potion amère avant de l'administrer à son enfant), la bonne épouse Arria ne se contente pas de suivre son mari dans la captivité, puis dans la mort, elle l'y précède, pour l'inciter à cette action virile. Le lieu du corps qu'elle frappe alors prend, dans ce contexte, un sens symbolique, et explicite après coup le reproche fait à Junia : quand le giron de l'épouse n'a pas su être aussi protecteur que celui d'une mère, il n'a plus de raison d'être. Cependant, s'il n'a pu garder en vie celui qui comptait y trouver un refuge, il peut encore lui fournir l'issue d'une libération noblement consentie, et, pour ainsi dire, l'enfanter à la mort héroïque.

Figure sublime de la conjugalité, l'épouse Arria, au giron sûr et totalement offert, ne peut regarder qu'avec dégoût la mauvaise épouse, Junia, dont le giron s'est avéré, sinon trompeur, du moins insuffisant, insuffisamment donné.

Mais il s'agit là d'épouses. Qu'en est-il du giron des mères ? Étrangement, il n'en est fait mention qu'une seule fois dans les Essais. Le père d'Éléonore a pourtant pu examiner à loisir, et à domicile, le comportement des «pucelles au giron de leurs mères [...]»11. Remarquons qu'il s'agit alors de désigner l'intimité des mères avec leurs filles, non avec leurs garçons. Sur cette proximité des mères et des filles, Montaigne ne trouve rien à redire, semble-t-il. Il sait qu'« il ne faut pas troubler leurs reigles », car « la police feminine a un trein mysterieux, il faut le leur quitter ». Dès l'enfance, mères et gouvernantes initient les filles à l'amour, « et toute leur instruction ne regarde qu'à ce but» 12. En cette instruction, le giron maternel trouve certainement son rôle.

En revanche, il n'est pas sûr que ce soit la place d'un garçon. Élargissant l'acception du mot « giron » au couple parental et au groupe familial, peut-être au prix d'une déperdition de sens, l'auteur justifie l'avis général selon lequel il est bon qu'un garçon sorte assez tôt de ce cercle protecteur : « Aussi bien est-ce une opinion receuë d'un chacun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant

11. Ibid. II 1, 337 A.

12. Ibid. III 5, 856 B.


MONTAIGNE EN SON GIRON 185

au giron de ses parents. Cette amour naturelle les attendrist trop et relasche, voire les plus sages » 13.

L'avis se trouve dans le chapitre De l'institution des enfans, dédié à la Comtesse de Gurson à l'occasion de la naissance prochaine de son « fils ». Naturellement bon, le giron parental seraitil donc cependant néfaste à l'enfant mâle ? Telle est en tout cas la doxa de l'époque, et Montaigne renchérit sur elle : « Je voudrais qu'on commençast à le promener dès sa tendre enfance, et premièrement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne le formez de bon'heure, la langue ne se peut plier » 14. Le critère de l'apprentissage linguistique n'est pas indifférent. En apprenant très tôt une autre langue, l'enfant échappe à sa mère. Montaigne luimême parle du latin comme de sa « langue maternelle » : à l'évidence, ce n'était pas celle de sa mère. Disons plus : dans ce programme pédagogique, si l'on en croit l'auteur, la mère aurait même été obligée par le père d'apprendre des mots latins pour communiquer avec son fils 15.

Adressés à une jeune mère (ou en passe de l'être), de tels propos ont de quoi blesser. Au lieu de retenir l'enfant en son giron, qu'elle l'en écarte, ce sera pour son bien ! Et pourtant, s'agissant des nourrices, Montaigne, indigné, dit ailleurs (De l'affection des peres aux enfans) que « pour un legier profit, nous arrachons tous les jours les enfans d'entre les bras des meres » 16.

Si l'antithèse des deux épouses était nette, le propos sur le giron maternel ne laisse pas d'être ambigu. Peut-être ne serait-il pas abusif de voir dans cette ambiguïté la trace d'un conflit infantile mal résolu.

Le nouveau monde où débarquèrent les Espagnols était « encore tout nud au giron, et ne vivoit que des moyens de sa mere nourrice » : la nature 17. Derrière la métaphore se profile l'image de la bonne mère : la nourrice.

On sait que le petit Michel fut, selon un usage aristocratique qui continuera de prévaloir malgré les conseils du médecin Laurent

13. Ibid. I 26, 153 A.

14. Ibid. I 26, 153 A.

15. Ibid. I 26, 173 A. : « [...] c'estoit une reigle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloyent en ma compaignie qu'autant de mots de Latin que chacun avoit appris pour jargonner avec moy ».

16. Ibid. II 8, 99 .

7. bid. II , 908 B.


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Joubert, mis en nourrice chez une paysanne 18. Père à son tour, il agira de même à l'égard de ses enfants. Dans une apostrophe aux lecteurs (masculins !), il donne cette conduite en exemple : « Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture : laissez les former à la fortune soubs des loix populaires et naturelles » 19. Il approuve la justification qu'en donne son père : « [il] estimoit que je fusse tenu de regarder plutost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos » 20. Ainsi présentée, la décision semble relever d'un judicieux calcul moral et social. Parole du père ou parole du fils, l'expression use de l'hypotypose et fait peut-être surgir, dans un texte de 1588, l'image d'une nourrice connue plus d'une cinquantaine d'années auparavant.

Et pourtant, dans le chapitre dédié à Madame d'Estissac (De la ressemblance des enfans aux pères), l'auteur fait l'éloge de la maternité. À y regarder de près, il paraît même manifester en ces pages de l'envie à l'égard du fils de la dédicataire : « il n'est gentilhomme en France qui doive plus à sa mère qu'il faict ; et il ne peut donner à l'advenir plus certaine preuve de sa bonté et de sa vertu qu'en vous reconnoissant pour telle» 21. La suite fonde en nature cet attachement des enfants à leurs parents (et, d'après le contexte, singulièrement à leur mère) : « S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est-à-dire quelque instinct qui se voye universellement et perpétuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse), je puis dire, à mon advis, qu'après le soing que chaque animal a de sa conservation et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang » 22.

Voilà pour le postulat. Mais la « controverse » ne tarde pas. À quelques pages de distance, après avoir reconnu que la « maistrise [...] maternelle et naturelle » est due aux femmes (à l'exclusion des autres maîtrises ?) 23, Montaigne se livre à une palinodie : « Au demeurant, il est aisé à voir par expérience que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les racines bien foibles ». Suit un vrai réquisitoire contre les défauts inhérents à la

18. Voir la biographie de Madeleine Lazard, op. cit., p. 55-56.

19. Essais III 13, 1100 B.

20. Ibid. III 13, 1100 B. L'« hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux » (Dumarsais, puis Fontanier ont ainsi repris la définition donnée par Quintilien, op. cit., 9, 2, 40).

21. Ibid. II 8, 386 A.

22. Ibid. II 8, 386 A.

23. Ibid. Il 8, 399 A.


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mise en nourrice, qu'en un livre postérieur il justifiera pourtant, ainsi que nous l'avons vu : les femmes aisées confiant leurs petits aux nourrices bien portantes, celles-ci sont obligées de confier les leurs à de moins vaillantes, et même à des chèvres (deux de ses laquais ont eu des chèvres pour nourrices) ! Or non seulement la nourrice humaine, mais aussi la nourrice animale entretiennent avec leur progéniture un rapport privilégié, et même exclusif. Conclusion : « les bestes alterent et abastardissent aussi aiséement que nous l'affection naturelle » 24.

On peut avoir la nostalgie d'une nature bien faite (« et quester par tout sa piste »25), il faut prendre son parti de l' abâtardissement général qui n'exclut pas même les animaux. On peut rêver d'une vraie mère nourricière, mais il faut se résigner à en avoir eu une de substitution. Quitte à justifier ensuite un tel état de choses par toutes sortes d'excellentes raisons. Le giron, les bras, comme le sein qui a allaité, sont à jamais ceux de la nourrice, figure archétypale d'une nature généreuse, et premier maillon d'une chaîne de substituts maternels plus ou moins abstraits.

Employé comme métaphore, le mot « giron » suscite la représentation allégorique. Il tend à transformer de pures abstractions en autant de figures féminines, voire maternelles.

Ainsi en est-il de la « science » : revêtant l'apparence des Muses, elle offre son « giron » bienfaisant à Eleus Hippias, tandis que la «philosophie» l'exhorte au détachement viril 26.

Depuis Durer au moins, la « mélancolie » est, elle aussi, une femme. Montaigne, en la dotant d'un « giron », suggère que le mélancolique aime à demeurer dans cette humeur comme il se blottirait sur les genoux de sa mère. Constatation troublante : la tristesse peut être voluptueuse 27.

Or la « volupté Epicurienne » et la «jouissance » sont également pourvues d'un « giron ». L'équivalence Venus Voluptas chère à

24. Ibid II 8, 399 A.

25. Voir ibid. III 13, 1113 B : «Nature est un doux guide [...] Je queste partout sa piste: nous l'avons confondue de traces artificielles ».

26. Voir supra, p. 183.

27. Essais II 11, 424 A. Montaigne se jugeait-il mélancolique? En 1580, il le nie: «Je suis de moi-même non melancholique, mais songereux » (Essais I 20, 87 A). Toutefois, toujours en 1580, il observe chez lui une double tendance : « Ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholérique ; et de son authorité privée, à cet'heure le chagrin prédomine en moy, à cet'heure l'alegresse » (ibid. Il 12, 566 A). En 1588, il insérera une précision sur sa « complexion sanguine et chaude » (ibid. II 17, 641 A) : « complexion entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude » (ibid. Il 17, 641 B).


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Lucrèce ne préparait-elle pas cette allégorie ? Si l'expérience enfantine du bien-être au giron n'est pas étrangère à une telle métaphore, la tradition littéraire la seconde utilement 28.

Plus personnels, sans doute, sont la figure féminine de 1' « ignorance » 29 et son double amplifié, la « mienne stupidité populaire » 30. Dans cette deuxième expression, le possessif vaut signature. Point n'est besoin, ici, de passer par la médiation des arts littéraires ou graphiques. C'est auprès de sa nourrice que l'auteur a pu faire l'expérience du bon giron « populaire ». « Stupide » et « ignorante » autant qu'on voudra, la paysanne au lait « médiocrement sain et tempéré» 31 semble avoir imprimé durablement son image dans le coeur et l'esprit de Montaigne. Au point qu'il considère comme son bien, sa marque propre, un certain goût de l'ignorance, dont, face aux philosophies dogmatiques, il affirme l'éminente valeur. « Nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices » 32 : celle de Michel lui aura appris, non seulement, comme le voulait son père, que le menu peuple pouvait lui « tendre les bras » au besoin, mais aussi que l'« inscience » constituait, dans le domaine philosophique, une position de force, voluptueuse de surcroît.

La « mère nature », quant à elle, jouit d'une tradition établie depuis longtemps. Avatar plus ou moins intellectualisé de Gaïa, la Terre-mère, elle trouve en Montaigne un dévot particulièrement attentif. L'association des deux mots est assez fréquente dans les Essais 33. «Grande et puissante» autant que bonne, la «mère nature» constitue, dans l'ordre de la connaissance, une valeur à laquelle toute expérience doit se référer. Elle n'en est pas moins, comme il se doit, très physique, et Montaigne en brosse le portrait allégorique : « qui se présente, comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature en son entiere magesté ; qui lit en son visage une si generale et constante variété ; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres delicate : celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces soubs un genre, c'est le miroüer où il nous faut regarder

28. Essais II 11, 424 A ; ibid. I 2, 13 A.

29. Ibid. Il 12, 494 A.

30. Ibid. III 10, 1020 B.

31. Ibid. III 12, 1059 B : « Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien, mes deux maistresses pièces vivent de leur grâce en pais et bon accord ; mais le lait de ma nourrice a esté Dieu mercy médiocrement sain et tempéré ». Grâce à sa nourrice - et grâce à Dieu ! - Montaigne peut « suivre nature » (sa nature), selon « le souverain précepte ».

32. Ibid. I 23, 110 C.

33. Ibid. I 20, 96 A ; I 26, 157 A ; I 27, 179 A ; I 31, 206 A ; II 12, 457 A ; III 6, 908 B.


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pour nous connoistre de bon biais » 34. Au sein du macrocosme, le microcosme vient se nicher. Dans le « visage » de la mère, blotti en son giron, l'enfant prend conscience de lui-même (c'est, pour les psychanalystes, le « stade du miroir »). L'allégorie ainsi développée de la « mère nature » relie explicitement le procès philosophique de la connaissance de soi (conforme à l'injonction du « connais-toi toi-même ») à l'archéologie d'une expérience vécue dans « nostre plus tendre enfance » 35. À cet âge, tout comme le « monde nouveau », Montaigne était « encore tout nud au giron [...] de sa mère nourrice » 36. En ce lieu commença sa quête de soi.

Dernière allégorie convoquée - et non des moindres, la « loy divine » a aussi un « giron ». L'idée de « loi », en dépit du genre féminin du mot (ainsi qu'en latin, et au contraire du grec), susciterait plutôt une image paternelle (la « loi du père »). Pourtant, dans une page du chapitre Des prières, visiblement inspirée de la parabole évangélique de l'enfant prodigue (Luc, XV, 11-32), Montaigne semble insister sur le caractère féminin de cette loi, au-delà même de ce qui est requis par la cohérence grammaticale : « Il n'est rien si aisé, si doux et si favorable que la loy divine : elle nous appelle à soy, ainsi fautiers et détestables comme nous sommes : elle nous tend les bras et nous reçoit en son giron, pour vilains, ordz et bourbeux que nous soyons et que nous ayons à estre à l'advenir. Mais encore, en recompense, la faut-il regarder de bon oeuil. Encore faut-il recevoir ce pardon avec action de grâces ; et, au moins pour cet instant que nous nous adressons à elle, avoir l'ame desplaisante de ses fautes et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer » 37.

D'inspiration manifestement chrétienne (outre la parabole de l'enfant prodigue, intertexte de cette phrase, on retrouve ici l'un des thèmes majeurs de la prédication paulinienne : la Loi d'amour a remplacé la Loi ancienne), une telle conception de la « loy divine » tendrait à superposer à l'image du père heureux de retrouver son

34. Ibid. I 26, 157 A. La fin de ce passage évoque de façon troublante ce que les psychanalystes appellent, à la suite de Lacan, le « stade du miroir » (voir J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967, « Stade du miroir»)

35. Ibid. I 23, 110 C ; voir I 23, 117 C ; I 26, 149 A ; I 26, 153 A ; I 26, 174 A ; II 8, 389 B.

36. Ibid. m 6, 908 B. Voir II 12, 536 B : « Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein et nous faire voir au propre les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y préparer nos yeux ! »

37. Ibid. I 56, 325 A. L'expression ecclésiastique consacrée, « sinus Dei », est alléguée en II 12, 541 A : « la vraye raison et essentielle de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu ; c'est là son giste et sa retraite, c'est de là où elle part quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon, comme Pallas saillit de la teste de son pere pour se communiquer au monde ». En Dieu, la distinction entre père et mère paraît inopportune : Dieu serait-il père et mère ?


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fils dévoyé celle de la bonne mère. Plus exactement, l'attitude qu'il reproche ailleurs aux mères (« Communément on les void s'adonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col »38), il la loue en Dieu. Suivant une tradition qui remonte au moins à Jean l'Évangéliste, il fonde la religion sur l'« action de grâces»: l'amour du Dieu-mère est inépuisable (il pardonne même d'avance les fautes à venir), et premier. L'enfant peut avoir confiance en lui, on ne lui demande que de reconnaître et recevoir ce qui lui est donné. Le seul retour (ou « recompense ») attendu de lui, c'est son regard (le «bon oeuil »). La tradition théologique (voire spirituelle) est ici bien présente 39. Mais, comme pour les autres allégories mentionnées ci-dessus, elle paraît trouver sa tonalité affective dans l'expérience vécue, et puiser au réservoir des sentiments de la « tendre enfance ».

Mais que se passe-t-il au juste dans le « giron » ? Qu'y va-t-on chercher ? Qu'y trouve-t-on ? L'enfant y va quérir la protection contre une réalité extérieure ressentie comme incertaine, décevante, voire hostile. Et Montaigne ?

Dans l'Apologie de Raimond Sebond, un long développement est consacré à l'éloge de l'ignorance. Après avoir plaisamment relevé comment la philosophie morale elle-même use de subterfuges lors38.

lors38. II 8, 399 A ; voir I 38, 234 A : « quelque gentille flamme qui eschaufe le coeur des filles bien nées, encore les desprend on à force du col de leurs mères pour les rendre à leur espous ».

39. Le topos mystique de la « maternité de Dieu » est relativement ancien : Suso (vers 1295-1366) parle de la « déité » (mot courant chez les mystiques rhéno-flamands) comme d'une mère : « Loué soit l'épanchement intime de la déité et plus louée encore soit par moi, pauvre et indigne, la douce Mère de toute grâce pour ce don céleste » (OEuvres complètes, Paris, Seuil, 1977, p. 169). De même, à propos de la « Sagesse éternelle » : « Que de fois la tendre amie versant des larmes d'amour, ouvrant tout grands les abîmes de son coeur, l'embrassa, la serra avec ferveur sur son coeur aimant, on ne saurait le dire. Elle était avec lui tout à fait comme une mère qui tient dans ses bras un nourrisson» (ibid., p. 161). Commentant un verset du Cantique des cantiques, Thérèse d'Avila va jusqu'à parler du «divin lait» qui coule du flanc de Jésus (Pensées sur l'Amour de Dieu, in OEuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 561). En 1616, François de Sales, ce lecteur attentif de Montaigne, commentera ainsi le même verset : « Notre Seigneur montrant le très aimable sein de son divin amour à l'âme dévote, il la tire toute à soi, la ramasse, et, par manière de dire, il replie toutes les puissances d'icelle dans le giron de sa douceur plus que maternelle [...] » (Traité de l'amour de Dieu, Paris, Monastère de la Visitation, Nouvelle édition, 1976 livre vu, p. 284). L'origine de l'image est dans Isaïe (66, 12-13) «Car ainsi dit Iahvé : [...] Vous serez allaités, vous serez portés sur le flanc et vous serez choyés sur les genoux, comme un homme lorsque sa mère le réconforte » (Traduction d'Edouard Dhorme, Ancien Testament, Paris, Gallimard, Collection de la Pléiade, t. H, 1959, p. 231). Nous sommes redevable de ces rapprochements à J. Maître (L'Orpheline de la Bérésina, Thérèse de Lisieux, Paris, Cerf, 1995, p. 49-61).


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qu'elle est dans l'impasse, allant même jusqu'à proposer à ses adeptes (dont elle devrait « bander » la volonté) la « mollesse » de la fuite devant l'adversité (mémoire des jours heureux, « fantasies » de l'imagination, suicide), Montaigne cite l'apôtre Paul : « Les simples, dit S. Paul, et les ignorans s'eslevent et saisissent du ciel ; et nous, à [avec] tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux ». Il poursuit par une condamnation de la curiositas, en se référant explicitement à la tradition théologique et biblique : « Les Chrestiens ont une particulière cognoissance combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c'est la voye par laquelle il s'est précipité à la damnation éternelle» 40.

Or la formule qui introduit ce développement utilise l'image du « giron » : « C'est un très-grand avantage pour l'honneur de l'ignorance que la science mesme nous rejette entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous raidir contre la pesanteur des maux ; elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lacher le bride et donner congé de nous sauver en son giron» 41. Scène enfantine : la « science » (ou plutôt, comme il est dit ensuite, la «philosophie») y tient le rôle paternel; l'« ignorance », le rôle maternel. Il arrive que le « père » cède, laissant le giron maternel opérer, et plus efficacement que la « raison ». L'enfant ne se le fait pas dire deux fois : au lieu d'affronter la douleur, il se sauve.

Ce même verbe se trouve deux autres fois en semblable compagnie. Face aux « pipperies » et « trahisons » d'autrui, comme face à ses propres « passions », Montaigne est adepte de l'évitement : «je me sauve en mon giron » ; « Qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité Stoicque, qu'il se sauve au giron de cette mienne stupidité» 42. Le verbe latin de l'inscription du 28 février 1571, « se integer in doctarum virginum recessit sinus », n'aurait-il pas

40. Essais II 12, 498 A. La phrase citée fait clairement référence au récit de la Genèse sur le péché originel, auquel certains commentateurs affirment que Montaigne ne fait jamais allusion : l'usage de l'adjectif « originel », du substantif « ruine » et du verbe « précipiter » (qui évoquent la « chute » d'Adam), ainsi que du passé simple (« fut » : il s'agit d'un événement de l'histoire humaine) ne permettent pas d'en douter. La méfiance de l'auteur à l'égard d'un certain usage de la «raison» s'explique surtout par là. Qu'il n'y ait pas de «repentir» chez Montaigne n'implique pas qu'il n'y ait pas de référence au péché et à la Rédemption comme action de Dieu dans l'histoire humaine (voir I 23, 120B : «Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui, pour establir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique [...] »). Voir à ce sujet notre article, « Comme une autre histoire... Montaigne et Jésus-Christ », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, Genève, Droz, tome LVIII, 1996, n°3, p. 577-596.

41. Ibid. Il 12, 494 A.

42. Ibid. III 10, 1020 B.


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le même sens ? Avant de pouvoir être proposée en modèle aux « ames de la commune sorte », cette conduite de fuite a été expérimentée par l'auteur lui-même, sans doute dès la petite enfance. Il le reconnaît d'ailleurs : « Ce que ceux-là [i.e. les " Stoicques "] faisoient par vertu [fuir les passions], je me duits à le faire par complexion » 43.

Mais hormis la douillette protection recherchée, que trouve-t-on au giron ?

Parfois l'inverse de ce que l'on escomptait. Ainsi un amour excessif peut-il conduire à une impuissance sexuelle passagère : «de là s'engendre par fois la défaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extrême, au giron mesme de la joüyssance » 44. À l'inverse, les petites filles paisiblement et innocemment appuyées sur le sein maternel découvrent soudain la puissance du désir amoureux : « Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge, et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres » 45. Espace magique, le giron est aussi le lieu des contradictions : l'excessive chaleur s'y change instantanément en extrême froidure ; sous le couvert d'une paisible moiteur couvent d'irritants désirs.

Plus troublante encore est l'expérience ambiguë de la tristesse : « Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse qui nous rit et qui nous flatte au giron mesme de la melancholie. Y a-t-il pas des complexions qui en font leur aliment ? » 46. Ce qu'opère ici le giron, ce n'est pas la métamorphose soudaine des impulsions en leurs contraires, mais la fusion de deux sentiments antagonistes : la tristesse et le plaisir. Pour Montaigne comme pour ses contemporains, il s'agit là d'une « complexion », c'est-à-dire d'un dosage plus ou moins déséquilibré des « humeurs ». Mais l'image qu'il emploie montre par quelle ruse la mélancolie fascine : elle cajole l'enfant sur son sein, comme une bonne mère, tout en l'abreuvant de son lait de tristesse. Qu'il est doux de pleurer au giron maternel ! Point n'est besoin d'être médecin ou philosophe pour le savoir. Montaigne le sait d'expérience : « moy, j'imagine bien qu'il y a du dessein, du consentement et de la complaisance à se nourrir en la melancholie » 47.

43. Ibid. III 10, 1020 B.

44. Ibid. I 2, 13 A.

45. Ibid. II 1, 337 A.

46. Ibid. II 20, 674 B.

47. Ibid. II 20, 674 B.


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Si le mélancolique est par tempérament porté à l'oxymore, cette figure de style née de l'alliance étroite de termes antithétiques (l'auteur, quant à lui, s'« emporte à l'hyperbole»48), l'expérience du giron en général pourrait bien être le lieu originel de l'élaboration du paradoxe. Trouver sa propre froideur au lit de celle qu'on désirait, découvrir l'élan et le désir d'aventure dans les bras de sa mère incitent à se méfier des idées reçues.

De fait Montaigne, en deux occasions, use du mot « giron » pour rendre compte, soit d'une pensée, soit d'une conduite paradoxale. Il n'est pas indifférent que, dans les deux cas, il traite de la « volupté ». Conduite paradoxale : celle de Xénophon qui, « au giron de Clinias, escrivit contre la volupté Aristippique ». Cet ajout du chapitre De la vanité offre une image saisissante de ce que le texte de 1588 présentait comme paradoxe, voire comme duplicité : « En toutes les chambrées [!] de la philosophie ancienne cecy se trouvera, qu'un mesme ouvrier y publie des reigles de tempérance et publie ensemble des escrits d'amour et de debauche » 49. Pensée paradoxale (où le vrai visage de l'épicurisme se trouve restitué) : celle de « cette brave et généreuse volupté Épicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, luy donnant pour ses jouets la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort et les geénes » 50. Celui qui parle en faveur de la vertu vit voluptueusement ; ceux qui font profession de volupté s'adonnent à la vertu. Qu'est-ce donc que vertu ? Qu'est-ce que volupté ? Volupté logeraitelle Vertu en son sein ?

Loin d'être seulement un lieu de repli, le giron est donc un lieu de surprise, d'audace, d'interrogation, d'invention. Véritable laboratoire des attitudes et des idées futures (« nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices »), il aliène cependant l'individu au bon plaisir d'autrui. L'idéal serait de trouver en soimême son propre giron.

Qu'il soit possible de trouver en soi le giron recherché, le chapitre De l'affection des pères aux enfans invite à le penser. En marge de considérations sur les conflits qui opposent souvent les vieux gentilshommes au reste de leur famille dans la gestion du « mesnage », et sur les « pipperies » dont ils sont alors les victimes,

48. Ibid. III 11, 1028 C.

49. Ibid. III 9, 989 C, puis B.

50. Ibid. III 11, 424 A.

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Montaigne reconnaît qu'il n'est pas exempt de telles déconvenues : « Au cas que cette pipperie m'eschappe à voir, au moins ne m'eschappe-t-il pas, à voir que je suis très pippable [...] Si les autres me pippent, au moins ne me pippe je pas moy mesmes à m'estimer capable de m'en garder, ny à me ronger la cervelle à m'en rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiète et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost et resolution ». La suite dit comment il faut savoir « tourner les yeux à [soy] » et « replier aussi bien qu'estendre nostre considération » 51.

Cette adjonction manuscrite tempère quelque peu les propos désabusés du texte de 1588 sur l'incapacité des vieillards à déjouer les ruses de leur entourage (femme, fils, domestiques, avec la fréquente complicité des juges). L'auteur y louait, comme à l'accoutumée, l'« inapercevance » et l'« ignorance », mais en tant que bénéfices de la « decrepitude » 52. La note marginale rend un tout autre son. Aller en son « propre giron » n'est pas politique d'autruche. Il s'agit plutôt de considérer que ce que l'on voit chez autrui, on n'est jamais en peine de le retrouver chez soi : « Quand j'oy reciter l'estat de quelqu'un, je ne m'amuse pas à luy ; je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche, me regarde. Son accident m'advertit et m'esveille de ce costé là» 53. Loin d'être un aveuglement plus ou moins volontaire, un tel « repli » sur soi est l'occasion d'un accroissement de lucidité.

Il est toutefois remarquable que, pour exprimer cette idée, Montaigne ait retrouvé la métaphore fantasmatique de la fuite au giron, comme s'il ouvrait en lui-même, par cette formule, un espace maternel.

Cette considération n'est pas sans conséquence, si l'on s'avise que, quelques pages plus loin, le lecteur (et dès 1580) peut lire ce qui suit : « Or, à considérer cette simple occasion d'aymer nos enfans pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appelons autres nous mesmes, il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommandation : car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres ; nous sommes père et mère ensemble en cette generation ; ceux cy nous coustent bien

51. Ibid. II 8, 395 C.

52. Ibid. II 8, 395-6 B : « Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d'inapercevance et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que serait ce de nous, mesme en ce temps où les Juges qui ont à décider nos controverses, sont communement partisans de l'enfance et interessez ? »

53. Ibid. Il 8, 396 C.


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plus cher, et nous apportent plus d'honeur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans est beaucoup plus leur que nostre ; la part que nous y avons est bien legiere ; mais de ceux cy toute la beauté, toute la grâce et pris est nostre. Par ainsin, ils nous représentent plus vivement que les autres » 54.

Dans les pages qui suivent ce propos, une liste de noms empruntés à l'Antiquité (exemplaire !) permet de désigner ces «productions », auxquelles leurs auteurs s'attachent comme à leur progéniture (ou plus encore) : des fondations de cités (Lycurgue, Solon, Minos), des victoires militaires (Epaminondas, Alexandre, César), des sculptures (Phidias, le mythique Pygmalion), et surtout des livres (Labienus, Cassius Severus, Greuntius Cordus, qui aimaient mieux mourir que de survivre à la destruction de leurs écrits par le feu), nommément des livres de philosophie ou de théologie (Epicure, saint Augustin) et surtout de poésie (Lucain, Virgile ; « selon Aristote, de tous les ouvriers, le poëte est le plus amoureux de son ouvrage»55).

Concluant le long développement sur « l'affection des pères aux enfans » que Montaigne adresse à la mère de son ami, d'Estissac, dont il louait, en début de chapitre, les exceptionnelles qualités maternelles, une telle liste de pères parthénogéniteurs a quelque chose d'incongru, voire de discourtois.

D'autant plus que Montaigne entend bien s'ajouter lui-même à ce catalogue des pères sans femme. Il le déclare sans ambages : « Et je ne sçay si je n'aimerais pas mieux beaucoup en avoir produict ung [i.e. un enfant], parfaitement bien formé, de l'acointance des muses, que de l'acointance de ma femme » 56.

Dans le « giron des doctes vierges », celui qui s'est « retiré », à en croire l'inscription qu'il a fait graver, le 28 février 1571, comme pour inaugurer une vita nuova, n'a pas seulement voulu fuir le tracas de la vie publique, il a cherché une « acointance » nouvelle, d'où pourrait naître un enfant «parfait» (c'est-à-dire achevé).

Il est vrai que celui dont plusieurs enfants sont « morts en nourrice » a de quoi mettre en doute la perfection de l'enfant né de la femme. Aussi bien, même convenablement « formé » et valide, l'enfant est voué d'avance, par un processus biologique inéluctable, au déclin : « de semence humaine se fait premièrement dans le ventre de la mère un fraict sans forme, puis un enfant formé, puis, estant

54. Ibid. Il 8, 400 A. Cf. l'avertissement «Au lecteur» : « [...] que par ce moyen [i.e. le « livre »] ils [i.e. « mes parents et amis »] nourrissent plus entière et plus vifve la connoissance qu'ils ont eu de moy » (p. 3, A). Pour les exempta, voir II 8, 400-402 A, B.

55. Ibid. II 8, 402 C.

56. Ibid. II 8, 401 B.


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hors du ventre, un enfant de mammelle ; après il devient garson [!] ; puis consequemment un jouvenceau ; après un homme faict ; puis un homme d'aage ; à la fin decrepité vieillard» 57. Aucune « forme » qui ne tienne ; toutes sont vouées à la déformation.

Seul l'enfant des Muses a quelque chance d'échapper au processus biologique 58. Montaigne, à la faveur d'une métaphore traditionnelle chez les poètes, leur reconnaît le pouvoir d'être mères sans cesser d'être vierges. Elles sont comme une transposition profane de celle que l'auteur, dans un propos rapporté, désigne « de ce nom Sacrosainct de la Vierge mere de nostre Sauveur ». Bien qu'il se garde de confondre, en principe, les deux registres (le sacré, le profane), Montaigne a pu, entre celle-ci (Marie) et celles-là (les Muses) établir quelque secrète analogie, en dépit de sa volonté déclarée de ne pas confondre le « parler divin » (théologique) et le « dire humain » (« humaniste ») 59.

Au demeurant, la légende des vierges mères est assez largement répandue. Ne disait-on pas que le « divin Platon » était né de Perictione « impollue et intacte », Apollon ayant averti son époux, Ariston, de la laisser telle «jusqu'à ce qu'elle fut accouchée» de l'enfant que Neptune avait conçu en elle 60? De même, «en la religion de Mahumet, il se trouve, par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfans sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles ; et portent un nom qui le signifie en leur langue» 61.

Montaigne ne voit, dans ces « cocuages divins » que rumeurs destinées à « descrier » les maris au profit des enfants 62. Néanmoins, le mythe est suggestif, au point que celui qui avait décidé en 1571 de se retirer « au sein des doctes vierges » peut, en 1588, confier au lecteur son désir fantasmatique de « s'acointer » à elles plutôt qu'à sa femme, afin d'en obtenir « ung enfant parfaitement bien formé ».

57. Ibid. II 12, 602 A.

58. Ibid. I 46, 277 A.

59. Voir Ibid. I 56, 323 B : La « frase » (« les Dieux ») est conforme à « la mode » du « dire humain ». Les corrections demandées par les censeurs de Rome sont négligées au nom de cette pratique d'un langage « humaniste » (et « laïc », donc « non clérical » bien que tresreligieux »). Sur cette revendication d'un droit aux verba indisciplina, voir notre article, « Les ombrages de Montaigne et d'Augustin », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, Genève, Droz, tomeLV, 1993, n° 3, p. 556-559.

60. Ibid. II 12, 532 C.

61. Ibid. II 12, 532 C.

62. Ibid. II 12, 532 C : « Combien y a il, es histoires, de pareils cocuages procurez par les Dieus contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ? »


MONTAIGNE EN SON GIRON 197

Belle façon de dire, par métaphore, qu'on a découvert la possibilité d'une paternité sans médiation féminine. Dans une note retardée, l'auteur en dit sa joie à Madame d'Estissac : « A cettuycy [i.e. cet enfant, mon livre], tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement et irrévocablement, comme on donne aux enfans corporels : ce peu de bien que je luy ay faict, il n'est plus en ma disposition ; il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n'ay point retenu et qu'il faudrait que, tout ainsi qu'un estranger, j'empruntasse de luy, si besoin m'en venoit. Il est plus riche que moy, si je suis plus sage que luy » 63. Tel est le voeu de ce nouveau Pygmalion : que son livre prenne corps, s'anime, et aille son propre train.

Il n'y a de grande oeuvre que celle qui se nourrit à la fois de mythes dûment consacrés par la tradition et d'une « mythologie » personnelle édifiée pour répondre à une problématique psychique complexe.

Bien qu'on ne puisse rien en savoir de certain, la lecture des Essais suggère que la petite enfance de Montaigne ne fut pas sans blessure. Discrète, la figure de la « nourrice » est cependant prégnante dans son oeuvre. Elle y est magnifiée tandis que celle de la mère est à plusieurs reprises malmenée 64. L'inégalité de traitement entre les pages consacrées au père, Pierre Eyquem, et le silence à l'égard de la mère, Antoinette de Louppes, peut s'expliquer par un simple souci de bienséance (l'un est mort, l'autre vivante) aussi bien que par une tradition littéraire (la louange du père). Dans les interstices du discours, l'auteur laisse toutefois percevoir une certaine frustration à l'endroit de sa mère. L'éloge appuyé de Madame d'Estissac (une bonne mère) est, à cet égard, suggestif 65. En dépit des qualités qu'il reconnaît au mariage dans un long développement du chapitre Sur des vers de Virgile 66, Françoise de la Chassaigne, son épouse, a peut-être aussi déçu son attente : à une exception près, tous les enfants nés de leur union sont morts en bas âge, et

63. Ibid. Il 8, 401-402 C.

64. Par exemple, ibid. I 23, HOC: « C'est passetemps aux mères de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'esbattre à blesser un chien et un chat » (la suite invective aussi le père trop conciliant, mais le registre n'est plus celui de la cruauté envers les animaux, thème majeur de la réprobation montaignienne).

65. Ibid. II 8, 386 A.

66. Ibid. III 5, 851-3 B. Ce n'est pas le lieu ici de rechercher si le mariage de Montaigne fut heureux ou non. On peut cependant remarquer avec quel soin il distingue, dans ces pages, le lien marital et le désir sexuel.


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elle ne lui a pas donné de fils. La question qui se pose à l'auteur des Essais est bien celle de l' enfantement : comment, quand on est homme, avoir un enfant tout seul ?

La réponse implique une double démarche. D'abord retrouver, pour soi-même, les conditions d'un bon giron. Ce sera la retraite « au giron des muses », dans une tour, en une pièce où les livres, disposés de façon circulaire, évoquent sensiblement le ventre maternel. Puis, dans cet espace protecteur, trouver en soi-même son propre giron, autrement dit introjecter 61 l'image maternelle de façon à mettre au monde, seul, le fils désiré.

Une telle métamorphose n'est rendue possible que par la référence à des précédents culturels qui l'autorisent pour peu qu'on les soumette aux adaptations nécessaires. La tradition religieuse (et spécifiquement la chrétienne) fournit le modèle d'un Dieu Père et Créateur, qui tire la Création de son propre fonds. Elle donne aussi un (ou des) exemple(s) de divine parthénogenèse : une vierge est fécondée par Dieu (ou un dieu). La tradition littéraire héritée de l'Antiquité transmet l'image inverse d'une vierge fécondante (la muse, ou l'une des Muses), ainsi que la métaphore paternelle pour désigner la relation d'un auteur ou d'un artiste à son oeuvre. Cette double tradition permet de légitimer un travail de recomposition de soi par déplacement des images héritées de la doxa. Pour Montaigne, un tel travail s'effectue par et dans l'écriture: «je n'ai pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict»6S. Outre qu'elle offre toujours au lecteur savoir, sagesse ou saveur 69, si son oeuvre est encore lue aujourd'hui, c'est peut-être d'abord d'avoir été le lieu où s'élaborait (s'« essayait »), « à tastons », la résolution d'un conflit psychique personnel.

Dans la controverse de l'époque sur la durée de la gestation, Montaigne est de ceux qui croient que sa durée peut aller jusqu'à onze mois 70. Mais l'enfant ainsi « formé », quand il aurait les qua67.

qua67. J. Laplanche et J.-B. Pontalis (op. cit., « Introjection) : « Le sujet fait passer, sur un mode fantasmatique, du « dehors » au « dedans », des objets et des qualités inhérentes à ces objets. L'introjection est proche de l'incorporation qui constitue son prototype corporel, mais elle n'implique pas nécessairement une référence à la limite corporelle. Elle est dans un rapport étroit avec l'identification ».

68. Ibid. II 18, 665 C. La suite bien connue (« livre consubstantiel à son autheur») indique comment la «substance» de l'auteur se trouve engagée dans le «registre de durée» qu'il conduit. Au fur et à mesure que le livre se modifie, se modifie aussi, par rétroaction, celui qui l'écrit : il devient « père et mère ».

69. « Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible » (Roland Barthes, dernière phrase de la « Leçon inaugurale de la chaire de Sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977 », Paris, Seuil, 1978).

70. Ibid. II 12, 557 A : « Et moy je secours par l'exemple de moy-mesme, ceux d'entre eux qui maintiennent la grossesse d'onze moys ».


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lités exceptionnelles d'un Gargantua 71, est voué, comme tout autre, à la « décrépitude ». Le fantasme de l'enfantement d'un fils « parfaitement bien formé » impose une gestation plus longue, un travail de remaniement infini, autour d'un unique enfant.

Tels sont les Essais, enfant chéri plutôt que livre 72, « registre » de « fantasies informes » qui chercheraient sans fin leur « forme » 73, voué à l'inachèvement, déjouant par là-même, du moins dans son projet, toute tentative de clôture éditoriale ou interprétative, provoquant le lecteur à d'« infinis Essais» 74. Ce qui se trouve ainsi libéré, c'est moins la pensée d'un auteur qui se détacherait peu ou prou des conceptions de son temps, que la réception future de son oeuvre : « Un suffisant lecteur découvre souvant és escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceues, et y preste des sens et des visages plus riches » 75.

Le propos pourrait passer pour ironique, n'était la déclaration sans équivoque, et paternelle, de la fin du chapitre De l'affection des pères aux enfans : « il [i.e. « cet enfant-ci, mon livre »] peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus [...] Il est plus riche que moy, si je suis plus sage que luy » 76. Que vive donc ce livre un peu fou (c'est le privilège de sa jeunesse), ce « fils » appelé à dépasser son père !

Viresque acquirit eundo 77.

ALAIN LEGROS *.

71. Rabelais, Gargantua, chap. 3 : « Car autant, voire dadvantage, peuvent les femmes ventre porter, mesmement quand c'est quelque chef d'oeuvre et personnage que doibve en son temps faire grandes prouesses ». La suite ne manque pas de dire quels avantages on peut tirer d'une telle croyance...

72. Voir Essais II 37, 784 A : « Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besoigne ».

73. Ibid. I 56, 377 A : « Je propose des fantasies informes et irrésolues ». Voir ibid. Il 6, 379 C : « Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere ».

74. Ibid. I 40, 251 C.

75. Ibid. I 24, 127 A.

76. Ibid. II 8, 402 C.

77. «Plus il va, plus sa vigueur s'accroît» (litt. : «et il acquiert des forces en allant»). Cette phrase se trouve en exergue sur la page de titre de l'exemplaire de Bordeaux (donc celle de l'édition 1588, d'Abel L'Angelier). À l'évidence, Montaigne salue ainsi la future (et « sixième ») édition de son livre comme s'il se réjouissait de la croissance d'un enfant. La citation empruntée à Virgile (Enéide, 4, 175) concerne la renommée, mais elle repose ellemême sur la métaphore de la croissance de l'enfant. Il se pourrait que les grotesques qui figurent sur la page de titre de l'édition L'Angelier (en haut, deux enfants nus et vigoureux, en bas, deux paires d'enfants engagés dans la lutte), ne fussent pas étrangers au choix de la formule.

* Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, Tours.


L'ADONIS DE LA FONTAINE ET LA TRADITION

Le mythe d'Adonis est souvent évoqué dans la littérature pendant toute l'antiquité depuis Sappho jusqu'à Nonnos ; il est étroitement lié à un culte sur lequel nous possédons d'assez nombreux textes. L'histoire de l'amant d'Aphrodite a été liée notamment à la croyance en la résurrection, et a donc pris dans l'antiquité tardive une dimension mystique importante 1. En France et en Europe, le mythe a été repris, dans deux directions différentes selon les époques : le XIXe siècle y verra matière à des spéculations sur l'immortalité de l'âme, sur la résurrection, tandis que les époques précédentes se sont attardées plutôt sur l'intrigue amoureuse.

L'Adonis de La Fontaine a été écrit en 1658 et réécrit en 1669. C'est un poème de 606 vers composé de deux grandes parties assez différentes : jusqu'au vers 239, le poème est une idylle narrant les amours de Vénus et Adonis, tandis que la suite raconte dans un style épique 2 la chasse tragique au cours de laquelle Adonis a trouvé la mort. Cet épisode, qui occupe près de 300 vers (vers 240-522) et presque la moitié du poème, a suscité de nombreux commentaires. Dans l'avertissement au lecteur de la deuxième version, La Fontaine dit sa préférence pour le genre héroïque : « c'est assurément la langue des dieux ». Mais son ouvrage est court et « ne mérite que le nom d'idylle ». Or, dans cette deuxième version, l'épisode de la chasse n'a quasiment pas été retouché, tandis que les amours, eux, ont été assez profondément remaniés 3. Lorsqu'on observe les mo1.

mo1. Atallah, Adonis dans la littérature et l'art grec, Paris, Klincksieck, 1966; M. Détienne, Les Jardins d'Adonis, Paris, Gallimard, 1972; H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, Corti, 1987.

2. Voir P. Clarac, introduction aux OEuvres diverses de La Fontaine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 799.

3. G. Guisan, « L'évolution de l'art de La Fontaine d'après les variantes de l'Adonis », R.H.L.F., 42, 1935, p. 161-180 et 321-343. Voir les p. 330 et 342. P. Valéry n'aimait pas cette partie, voir « À propos d'Adonis », p. 73, dans Variété I, Paris, Gallimard, 1924. Voir aussi M. Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus : l'Adone de Marino et l'Adonis de La Fontaine », p. 16, dans Le Fablier, 5, 1992, p. 11-16.

RHLF, 1997, n° 2, p. 200-218.


L'ADONIS DE LA FONTAINE 201

difications de la première partie du poème, on ne peut penser à une négligence ou un désintérêt du poète pour cette partie : il voulait faire un poème épique, c'est donc la partie sans doute la plus travaillée dès le début 4.

Adonis a inspiré un grand nombre d'études critiques qui analysent les différentes questions soulevées par cette oeuvre. La question des sources est très souvent évoquée. La Fontaine lui-même ne se cachait pas de puiser dans un fonds ancien et s'expliquait sur ses intentions. Dans l'avertissement, il informe le lecteur que les auteurs anciens et modernes lui ont servi pour ce poème 5. Pour l' Adonis, il s'est inspiré, de toute évidence, des Métamorphoses d'Ovide (chant x) ; mais, comme le remarque P. Clarac, il « met sa coquetterie » à emprunter le moins possible à Ovide 6 peut être pas au récit relatif à Adonis, mais à celui qui relate la chasse d'Actéon, dans les Métamorphoses. Le texte de La Fontaine a également des caractères épiques, et les références à Virgile et Homère sont aisément repérables 7. Il emprunte finalement assez peu aux alexandrins, les éléments communs se trouvant aussi dans Ovide.

À propos des influences modernes, les discussions sont également nombreuses et l'unanimité ne se fait pas, en particulier en ce qui concerne l'Adone de Marino 8. Nous tenterons de voir dans l'épisode

4. H. Tuzet, Mort et résurrection..., p. 209 ; J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, Paris, P.U.F., 1970, p. 44.

5. Dans la préface des Amours de Psyché et de Cupidon, il s'explique plus longuement sur son travail de réécriture. Il termine ainsi : « pour bien faire, il faut considérer mon ouvrage sans relation à ce qu'a fait Apulée, et ce qu'a fait Apulée sans relation à mon livre » (OEuvres diverses, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, p. 124). Ce conseil pourrait aussi bien s'appliquer à la lecture de l'Adonis.

6. P. Clarac, op. cit., p. 799, note 2.

7. Voir N. Gross, « Strategy and meaning in La Fontaine's Adonis », p. 606, dans M.L.N., 84, 1969, p. 605-626 ; J.-P. Collinet, Le Monde littéraire..., p. 46, où il souligne la confluence du lyrisme et de l'épopée dans l'Adonis ; E. Bessette, « Présence de Virgile dans l'Adonis de La Fontaine », Studi francesi, 12, 2, 1968, p. 287-297 ; N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1969.

8. Pour une influence de l'oeuvre de Marino sur La Fontaine, voir W. Calin, « Militia and Amor a reading of Adonis», p. 29, dans L'Esprit Créateur, 21, 4, winter 1981, p. 28-40 ; G. Molinié, « Sur l'Adonis de La Fontaine », p. 707, dans R.H.L.F., 5, 1975, p. 707-729 ; A. Wadsworth, Young La Fontaine : a study of his artistic growth in his early poetry and first Fables, Evanston, Northwestern University Press, 1952, p. 43-44 ; M. Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus... », p. 12-16 ; M. Defrenne, « Le traitement du lieu commun chez La Fontaine », p. 271, dans Revue des Langues vivantes, 42, 1976, p. 258-277. Pour une position plus sceptique, voir H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 209-210 ; J.-P. Collinet, « La Fontaine et l'Italie », p. 119-120, dans Studi francesi, 1968, supplément au n° 35, p. 119-124 ; Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 57-59 ; « La culture italienne de La Fontaine », p. 352, dans Mélanges à la mémoire de F.Simone, vol.II, XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, Slatkine, 1981, p. 351-364 ; Z. Youssef, « Le temps des amours dans l'onde irréversible : l'Adonis de La Fontaine », p. 245, dans Studi francesi, 22, 1978, p. 241-249 ; J. Brody, « D'Ovide à La Fontaine en lisant l' Adonis », p. 32, dans Le Fablier, 1, 1989, p. 23-32.


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des amours, puis dans celui de la chasse et enfin dans les mythes annexes présents dans le poème, ce que La Fontaine doit aux différentes traditions auxquelles il a accès mais aussi son originalité et ce qu'il a apporté de nouveau à l'ancienne légende.

La Fontaine élague le plus possible le mythe des amours. Il évite le merveilleux et ce qui peut choquer le bon goût : il ne nous dit rien sur la naissance incestueuse d'Adonis, il ne fait aucune mention de l'intervention involontaire (Ovide) ou voulue du fils de Vénus pour la naissance de son amour (Ronsard, Marino), il laisse de côté la jalousie de Mars ou bien d'Artémis, cause de la mort du jeune homme. C'est par la Renommée (v. 43-50) que Vénus apprend la beauté d'Adonis et, désireuse de plaire, « elle invoque son fils, elle implore ses traits » afin de séduire le jeune homme. Ce silence présente un autre avantage : l'absence d'interférence avec d'autres personnes rend cet amour plus pur et susceptible d'être heureux puisqu'il est partagé. Le faisant naître sous d'heureux auspices, La Fontaine rend plus sensible la question qui est en fait au centre de l'Adonis : la brièveté et la fragilité du bonheur humain.

La rencontre, elle, est assez longuement décrite (v. 61-114). Ce trait se retrouve seulement chez Marino, mais chez lui tous les épisodes sont largement développés ; ce n'est donc pas forcément un signe d'influence de sa part. Pourtant, l'épisode présente de nombreux points communs entre les deux auteurs : Vénus découvre Adonis dans la forêt, au bord d'un ruisseau, rêvant chez La Fontaine, endormi chez Marino 9. Vénus se présente et se déclare, Adonis tombe immédiatement amoureux. Il y a sans doute ici un souvenir de l'Adone. Conformément à la tradition, les amours d'Adonis et de Vénus sont champêtres (seul Marino se sépare de cette tradition puisque la première rencontre amoureuse a lieu dans un palais, et que, par la suite, ils iront en forêt). Pourtant, Adonis n'est pas un berger (détail qui revient souvent dans la tradition alexandrine et que Ronsard a repris).

9. Marino, Adone, chant III, stance 76. Voir M. Defrenne, « Le traitement du lieu commun chez La Fontaine », p. 271 ; et H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 210. Dans Psyché, La Fontaine nous montre la jeune femme cherchant son mari invisible au bord de l'eau :

« Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour ;

Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure ;

Ne dormirait-il point en ce sombre séjour,

Payant un doux tribut à votre doux murmure ? »


L'ADONIS DE LA FONTAINE 203

La beauté des amants est un autre cliché auquel il est impossible d'échapper. A l'exception notable de Marino 10, qui décrit en détail le jeune homme et sa divine maîtresse, les auteurs se contentent généralement de dire qu'Adonis et Vénus sont très beaux. La Fontaine s'attarde lui aussi pendant quelques vers sur la beauté et la grâce de Vénus 11. Le trait galant qui, aux v. 81-82, compare Aminte (femme à qui est dédié le poème dans la deuxième version, après l'arrestation de Fouquet) à Vénus rappelle le compliment de Marino à l'égard de Marie de Médicis à qui l'Adone est offert (chant xi) ; il y a peut-être là une reprise possible, bien que le compliment puisse être un cliché.

Selon la tradition, Adonis est donc jeune 12 et beau 13. Non seulement il est beau, mais il est le plus beau (v. 39-42) et tous les héros célèbres pour leur beauté lui ont cédé le prix 14. L'image du prix cédé rappelle Marino qui fait participer Adonis à un concours de beauté pour obtenir la royauté sur l'île de Chypre (chant XVI). Pourtant, La Fontaine ne décrit pas précisément Adonis, mis à part deux détails : au vers 528, il parle de ses « yeux si brillants » et au vers 529, de l'éclat de sa bouche. En revanche, comme le fait remarquer avec raison H. Tuzet, La Fontaine insiste surtout, plus que les autres écrivains peut-être, sur la brièveté de la vie du jeune homme : « Adonis dont la vie eut des termes si courts » (13) ; « il n'aurait pas si tôt traversé l'onde noire » (284) ; « si vous vouliez le voir si tôt périr » (574).

Dans le mythe, il y a un lien très fort entre Adonis et la nature qui l'environne, la végétation et sa croissance même : nous connaissons l'art de La Fontaine pour évoquer la nature. Et même s'il s'agit sans doute aussi d'une convention littéraire, nous retrouvons un thème fondamental du mythe 15.

10. Voir notamment chant II, stances 112 et 113 pour Vénus et chant I, stances 41 à 45 pour Adonis.

11. V. 68-71 et 75-78. Voir Psyché, p. 184 (La Pléiade, dans OEuvres diverses) et la note 55 p. 832 : « Il est de ceci comme d'une beauté excellente, et d'une autre qui a des grâces : celleci plaît, mais l'autre ravit. » On retrouve la même idée à la page 225 ainsi que dans L'Eunuque, p. 337.

12. V. 32 ; 283 : le « jeune Adonis » ; 35 : un mol duvet commence à ombrager son menton ; 13 ; 284 ; 574. Le mol duvet et l'insistance sur la très grande jeunesse d'Adonis appartiennent à la tradition alexandrine et ce détail est repris par Ronsard et Marino.

13. V. 38 : il semble « formé pour le plaisir des yeux » ; v. 513 : il est « l'ornement des forêts » ; v. 85 : « trop aimable mortel » ; v. 145 : il a des « charmes puissants » ; v. 517 : le sanglier détruit « mille charmes » en le tuant ; v. 531 : tant d'appas meurent. Aux vers 540 et 600, il est question de sa belle âme.

14. V. 514 : il est « le plus beau des mortels », « l'amour de tous les yeux » ; v. 310 : il attire tous les regards (comme Aréthuse).

15. H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 214-215.


204 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Avant la rencontre avec Vénus (1-62), se dégage une impression de quiétude, de paix, de refuge. La nature est ici, comme dans la partie suivante, un jardin d'Éden. Les bois sont délicieux (29-31) ; la «solitude» est sans inquiétude (29-31); Adonis rêve au bord d'un ruisseau (61-62). Pourtant, cette sereine solitude annonce une solitude moins heureuse (départ de Vénus) et une autre plus définitive (mort d'Adonis).

Pendant les amours de Vénus et Adonis (62-161), les amants sont dans des « heureux séjours » (142) ; l'herbe est tendre, c'est un tapis (143 ; 159-160) ; on voit des fontaines, des ruisseaux (148151). C'est la même image qu'au début, l'amour en plus. Ils s'aiment dans des demeures sombres (136; 140; 161); dans des antres creux, complices et amis (162). Ces deux idées d'obscurité et de complicité de la nature se retrouveront dans l'épisode tragique : on peut donc y voir comme une annonce de la chasse fatale. La Fontaine utilise les allusions annonciatrices assez abondamment. Il laisse planer une inquiétude très tôt dans le poème, car il veut souligner l'impossibilité du bonheur éternel. Ronsard, lui, désirait dépeindre l'inconstance féminine : il annonçait donc brutalement la décision de Mars, la mort du jeune homme ainsi que le revirement de Vénus. Dans ses avertissements, La Fontaine prend soin de nous présenter son Adonis comme un poème d'amour, intégré dans un cycle amoureux (avec l'histoire de Psyché et Cupidon 16) ; notons toutefois que le récit des amours ne dure que 100 vers sur les 606 de notre poème et n'a qu'une place assez réduite.

Le départ de Vénus (201-237) fait tout changer : la nature toujours paisible devient cependant une solitude difficile à supporter. Les lieux sont toujours « aimables » (210) et « pleins de paix » (237), mais de nouvelles images apparaissent : c'est « l'horreur des déserts » (210), une « triste solitude » (231) ; ces lieux sont « privés de tendresse » (223). Adonis parle aux forêts, mais n'est pas entendu : (222) ; l'évocation de la nature est donc en harmonie avec l'état d'âme du héros, ou plutôt elle est ambivalente.

L'épisode de la chasse (240-513) nous présente d'abord la nature détruite et saccagée par le sanglier (240-250) ; les champs sont comparés à des cimetières (255). Le sanglier tel un tourbillon, la foudre : « brise, brûle, détruit » (397-399). L'eau dans laquelle il se

16. «Je l'avais fait marcher à la suite de Psyché, croyant qu'il était à propos de joindre aux amours du fils celles de la mère » (avertissement de 1671). Comme le remarque M. Fumaroli (« Politique et poétique de Vénus », p. 14), Les Amours de Psyché et Cupidon sont un développement du chant IV de l'Adone. En tout cas, le lien existe chez les deux auteurs et le hasard semble difficile à invoquer.


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vautre est sale, croupie (327) 17 ; les rivières sont profondes, les rocs sont affreux, les montagnes sont des barrières (346-348). La nature devient inquiétante et complice des méchants : (259-260 : bois complice du brigand/sanglier), ses ombrages ne cachent plus les amours mais un monstre ; en outre elle ne protège pas contre le sanglier : un arbre est déraciné par le monstre, Nisus est en danger (367-371) ; Crantor ne trouve pas d'asile (409). Dans tout cet épisode, au moment où nous voyons Adonis égaré par les Nymphes juste avant de s'attaquer au sanglier, nous retrouvons une nature calme et paisible loin du carnage. À un deuxième moment capital de sa vie, avant de mourir, Adonis se retrouve encore une fois au bord de l'eau auprès de laquelle il se repose comme au début (462) ; et cette eau est de cristal (468). Mais il a été égaré sur les routes obscures (464-465). On retrouve l'ombre toujours présente ; ce calme est trompeur.

Après la mort d'Adonis (532-603), deux types de lieux sont décrits, à commencer par les enfers (570-589) : Vénus se lamente et décrit le pays où Adonis est parti : il y règne une éternelle nuit (570) ; ce sont des lieux sombres (572) ; une sombre demeure (589). Elle l'appelle le « ténébreux empire » (584). Cela ressemble fort à la description du pays des morts de la mythologie grecque. Les ténèbres du paysage (sombre, ombre) annonçaient les Enfers 18, le pays des ombres (573) où Vénus ne peut aller. Cette opposition entre la mortalité d'Adonis et l'immortalité de sa divine maîtresse, rendant vain tout espoir de retrouvailles dans la mort, était déjà soulignée dans le poème de Bion, Chant funèbre en l'honneur d'Adonis, aux vers 51-53 et a été reprise par Marino. Quant à la forêt de leurs amours (592-599), elle est présentée comme au temps du bonheur, que rappelle Vénus 19. Mais maintenant, ces lieux sont vides 20. La déesse utilise les mêmes mots qu'Adonis quand elle était partie. Mais le départ du jeune homme est définitif et la similitude des expressions souligne le caractère dramatique de son départ ; car lui n'est qu'un mortel. De plus, Vénus nomme ce que La Fontaine laissait entrevoir par l'emploi de mots identiques : le monstre a été nourri dans les mêmes lieux

17. Sur le thème de l'eau dans VAdonis, voir tout l'article de Z. Youssef « Le temps des amours dans l'onde irréversible ».

18. Ronsard fait allusion à la rivalité de Vénus et de Proserpine à propos d'Adonis (voir Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 3-4). La Fontaine supprime aussi cet élément secondaire du mythe. Marino ne le reprend pas non plus, mais la fée qui retient Adonis prisonnier, Falsirena, aux chants XII et XIII, est un substitut de Proserpine.

19. Antres, grottes 592 ; 594 ; lieux amis du repos 596 ; favorables retraites 592.

20. Demeures solitaires : 596 ; déserts : 598.


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qu'Adonis (598-599) ; la nature est donc bien ambivalente. Vénus crie et pleure la mort d'Adonis et la nature se joint à son deuil : Zéphyr soupire, le jour fuit. Le poème se termine sur une nuit profonde.

L'intimité entre Adonis et la nature est très forte : elle est calme, douce et paisible en sa présence. Quand il meurt, la nature disparaît, on ne la voit plus : c'est la nuit, la MORT. La nature n'est présente que par les prodiges qui accompagnent son deuil. Ce thème se trouve déjà chez Bion, où les Nymphes et les amours pleurent la mort du jeune homme 21, où les sources et les fleuves des montagnes pleurent et où les fleurs blanches se teintent en rouge sous l'effet de la douleur. Ronsard, dans son poème Adonis, suit Bion de très près et reprend le thème du deuil de la nature et l'image des fleurs qui deviennent rouges (251-256). Il décrivait même Adonis ainsi :

Il semble un pré fleuri que le Printemps nouveau Et la douce rosée en sa verdeur nourrissent 22.

Mais Ronsard ne présente pas cette osmose magique et poétique entre la nature et la vie du héros, qui fait le charme du poème de La Fontaine 23 dont les images sont moins conventionnelles.

La nature chez La Fontaine est profondément ambiguë ; le vocabulaire utilisé crée cette impression 24. En effet, pour des situations très différentes, le poète utilise des images identiques : la solitude, sereine, complice ou horrible ; les eaux, calmes et limpides ou croupies ; l' obscurité, agréable (ombrages du début, 31) ; «épaisseur des ombrages » complice des amants (136) ; sombres demeures (140). Mais les sombres retraites (324) abritent aussi le sanglier qui vit dans l'épaisseur des forêts (259) ; il est chassé dans une ombre noire (376). Pendant la chasse, Adonis se perd sur les routes obscures (464-465). A la fin, il est question d'éternelle nuit (570), de lieux sombres (572) ; du ténébreux empire (584) et de la sombre demeure des morts (589). Le jour fuit les lieux, laissant une profonde nuit (603) 25.

21. Vers 18 à 35. De même, au vers 76, le poète dit « que toutes les fleurs aussi meurent puisqu'il est mort».

22. La Fontaine de même compare Adonis aux fleurs des prés, v. 532. Voir J. Brody, « D'Ovide à La Fontaine », p. 29.

23. Voir J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 51 et 68 ; N. Gross, « Strategy and meaning », p. 619-620; J. Van Baelen, «La chasse d'Adonis», p. 23-25, dans L'Esprit Créateur, 21, 4, winter 1981, p. 22-27.

24. Voir J. Brody, « D'Ovide à La Fontaine », p. 24.

25. V. 605-607 : « ... Le jour voila ses charmes,

D'un pas précipité sous les eaux il s'enfuit Et laissa dans ces lieux une profonde nuit ».


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On le voit, l'utilisation et la répétition des mots pour chaque moment est importante. L'ombre est déjà présente au temps du bonheur ; elle s'épaissit de plus en plus jusqu'à devenir une nuit éternelle. L'ombrage devient sombre ; l'ombre devient noire (annonce de la mort). La « sombre demeure » est le lieu d'amour du couple et le domaine des morts. Le poème s'achève sur une profonde nuit : les lieux quittés par Adonis sont délaissés par le Soleil. Adonis, « ornement et gloire des forêts » (514), serait-il le Soleil de la forêt ?

Selon la tradition aussi, dont seul Ronsard se sépare, Vénus est réellement affligée de la mort d'Adonis. Vénus a eu trois amants bien connus : un dieu, Mars, auquel La Fontaine fait allusion à deux reprises ; et deux mortels, Anchise, père d'Énée, que Ronsard mentionne 26, et Adonis. La déesse de l'amour a bien mauvaise réputation et La Fontaine la présente dans sa dédicace à Fouquet comme quelqu'un qui « n'avait pas accoutumé de jeter des larmes pour la perte de ses amants ». Adonis est privilégié par rapport à Anchise, car elle reste un long moment avec lui, tandis qu'elle ne passe qu'une nuit avec le père d'Énée. De plus, elle mène le deuil. Dans le mythe, elle établit même des fêtes en son honneur 27.

La Fontaine, pas plus que Ronsard, ne fait mention de la métamorphose végétale d'Adonis. Sans doute parce qu'il applique ici une phrase de l'Avertissement du Songe de Vaux : « il ne faut avoir recours au miracle que quand la nature est impuissante pour nous servir » 28. Pourtant, il garde l'idée mythique puisqu'il compare Adonis qui meurt aux fleurs qui fanent :

Ainsi l'honneur des prés, les fleurs, présent de Flore,

Filles du blond Soleil et des pleurs de l'Aurore,

Si la faux les atteint, perdent en un moment

De leurs vives couleurs le plus rare ornement. (532-535)

Certains auteurs pensent que la Vénus de La Fontaine est très peu divine 29. Pourtant, chez La Fontaine, comme chez Marino

Dans Psyché, La Fontaine décrit la séparation de la jeune femme et de ses parents à l'endroit horrible où elle doit être livrée au monstre avec une image similaire : (p. 141)

« Le Soleil, las de voir ce spectacle barbare,

Précipite sa course et passant sous les eaux,

Va porter la clarté chez des peuples nouveaux :

L'horreur de ces déserts s'accroît par son absence. »

26. Pour Mars, voir l'épisode célèbre de l'Odyssée, VIII, 267-366. La Fontaine a repris cette légende dans Le Songe de Vaux, IX, p. 115-118 des OEuvres diverses; pour Anchise, voir par exemple Iliade, II, 819-821 et Virgile, Enéide, I, 617-618, mais surtout Hymne homérique à Aphrodite, I.

27. Théocrite, Idylles, XV.

28. OEuvres diverses, p. 79. Marino ne semble pas suivre cette voie ; en effet, il laisse une place immense au merveilleux dans son oeuvre.

29. Voir H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 211-212 ; M.O. Sweetser, « Le mécénat de Fouquet : la période de Vaux et ses prolongements dans l'oeuvre de La Fontaine », p. 265-


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(chant XVIII), elle pleure son immortalité qui la sépare à jamais de l'homme qu'elle aime. L'épisode du dernier baiser impossible à obtenir est conforme à la tradition depuis les alexandrins 30. Il est vrai qu'elle n'est pas une divinité puissante, mais cela est conforme à l'image que nous avons d'elle chez Homère. Toute-puissante dans le domaine de l'amour elle a moins de pouvoir qu'Athéna ou les autres dieux. Cela est particulièrement clair dans l' Iliade 31. L'impuissance de Vénus, ici, est mise en évidence lors de la mort d'Adonis ; alors qu'elle demande que la mort de son amant soit simplement retardée, les puissances infernales le lui refusent : « je demande un moment et ne puis l'obtenir » (583) dit-elle dans un mouvement pathétique 32.

Son impuissance à ramener Adonis des Enfers se retrouve dans le mythe où elle ne peut récupérer Adonis enlevé par Perséphone : il faut que Zeus intervienne 33. Pourtant, Vénus n'est pas présentée comme une simple mortelle. Plusieurs détails (le culte, l'immortalité, l'impossibilité d'aller chez Hadès, les amours avec Mars, la puissance de son pouvoir séducteur 34) confirment sa divinité. Son départ rapide peut être considéré comme une trahison : la déesse de l'amour ne s'attarde pas à être fidèle. Mais Ronsard est bien plus sévère à son égard que La Fontaine :

Si tôt qu'elle le vit mort, Amour d'autre côté Lui a plus tôt que vent son regret emporté, Si qu'elle qui était naguère tant éprise D'Adonis, l'oublia pour aimer un Anchise (359-362)

Ronsard semble plutôt vouloir démontrer l'inconstance féminine :

Telles sont et seront les amitiés des femmes,

Qui au commencement sont plus chaudes que flammes ;

Ce ne sont que soupirs, mais en fin telle amour

Ressemble aux fleurs d'avril qui ne vivent qu'un jour (365-369) 35.

267, dans L'Age d'or du mécénat, 1598-1661, 1983, éditions du C.N.R.S., p. 263-272 ; M.O. Sweetser, « Adonis, poème d'amour », p. 48, dans L'Esprit Créateur, 21, 4, winter 1981, p. 41-49 ; J. Van Baelen, « La chasse d'Adonis », p. 23 et 27. En revanche, P. Valéry, pense que Vénus chante son désespoir en déesse (« À propos d'Adonis », p. 78).

30. Bion avait introduit le thème du dernier baiser impossible, car Vénus arrivait trop tard (42-49). Il a été suivi par Ronsard qui développe aussi ce motif (333-336).

31. Diomède «poursuit Cypris d'un bronze impitoyable. Il la sait déesse sans force» (V, 330-331, trad. P. Mazon, Belles Lettres). Il arrive à la blesser et tout l'épisode mérite la lecture : Vénus blessée se rend dans l'Olympe où elle se plaint (V, 337-430).

32. Voir aussi les vers 590-591.

33. Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 4.

34. « Sa beauté souveraine et les traits de son fils

Ont contraint Mars d'aimer : que peut faire Adonis ? » (105-106)

35. Ronsard rabaisse Vénus d'une autre façon : comme Ovide dans les Métamorphoses, il montre Vénus se transformant en Diane chasseresse pour suivre son amant ; mais il fait d'Adonis


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Comme l'ont remarqué plusieurs auteurs, le mythe créé par la Fontaine est celui de la brièveté, de la fuite du temps 36.

L'épisode de la chasse est emprunté à Ovide, mais au chant vin, des Métamorphoses (épisode du sanglier de Calydon) 37. Le vers 168 du poème de Ronsard l'y a peut-être incité :

Digne de Méléagre, un sanglier furieux

Enferme entre ses dents les meurtres et la foudre (168-169) 38.

Cet épisode très long, souvent critiqué car La Fontaine y semble moins à l'aise et moins léger que dans le style lyrique, n'a pas été remanié pour la deuxième version (tandis que celui des amours l'a été abondamment) ce qui laisse supposer qu'il devait satisfaire son auteur. Le style en est très différent et appartient au genre épique : les emprunts à Virgile (Enéide) sont évidents, ainsi que les souvenirs d'Homère 39.

Le courage d'Adonis, dont parle La Fontaine, est une donnée traditionnelle ; mais le poète met l'accent sur ce dernier trait qui est presque aussi important que l'amour pour Vénus (21 occurrences, contre 28 pour l'amant de Vénus). Adonis est un héros 40. En mourant, il purge l'univers du sang impur d'un monstre (519-520). Il est comparé à Apollon qui tue Python (313-314) ; et lorsqu'il s'attaque au sanglier, il est le seul à oser l'approcher, il ne le craint pas (482) ; il court au péril (484 ; 489), il regarde la gloire, et non pas le danger (475). Il est la gloire des forêts (513). Marino nous montre aussi un Adonis vaillant et courageux. M. Fumaroli

un berger et montre une image très triviale de la déesse jouant à la bergère (66-68). De même, les vers 81-82:

« Pourvu qu'elle ait toujours sa bouche sur tes lèvres,

Elle ne craint l'odeur de tes puantes chèvres » Chez lui, Vénus est une simple femme « en amour furieuse » (v. 29) et a perdu toute divinité.

36. H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 215-216 ; Z. Youssef, « Le temps des amours », p. 245 ; J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 67-68.

37. Ovide, Métamorphoses, vra, 273-427. Voir J. Brody, « D'Ovide à La Fontaine », p. 24 ; et A. Wadsworth, « Ovid and La Fontaine », in The Classical Line : Essays in honor of H. Peyre, Yale Franch Studies, 38, 1967, p. 151-155.

38. Remarquons que le sanglier de Ronsard est encore moins impressionnant que celui de La Fontaine. Il est très peu décrit (v. 182-188) et l'épisode de la chasse est bien moins important.

39. N. Gross (« Strategy and meaning », p. 606) et J.-P. Collinet (Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 46), soulignent la confluence du lyrisme et de l'épopée dans l'Adonis. Voir également E. Bessette, « Présence de Virgile dans l'Adonis de La Fontaine » ; N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1969.

40. V. 9 ; 51 ; 83 ; 146 ; 482 ; 498 ; 536.


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signale que l'épisode de la chasse est celui où La Fontaine a le plus imité Marino 41. En effet, la vue de son ami Palmyre blessé, qui pousse chez La Fontaine le jeune homme à repartir à l'assaut du sanglier, n'est pas sans rappeler Marino chez qui c'est la mort du chien Sagette qui conduit Adonis à vouloir le venger sans faire cas de sa vie 42.

H. Tuzet signale justement que La Fontaine est le seul à faire de la chasse d'Adonis une chasse victorieuse (peut-être encore un souvenir de la chasse de Calydon d'Ovide), même si elle se termine par la mort du héros 43. L'héroïsme d'Adonis, indispensable dans un poème qui est en partie épique, est souligné par deux faits : la description du sanglier d'une part, adversaire redoutable d'Adonis, et l'utilisation de comparaisons homériques.

Quelques auteurs, comparant le sanglier d'Ovide avec celui de La Fontaine, trouvent ce dernier un peu pâle et rabaissé 44. H. Tuzet pense pour sa part que ce n'est qu'au moment de sa mort que le sanglier prend un aspect infernal et qu'Adonis devient un tueur de monstre 45. Il est vrai que le sanglier de Calydon est beaucoup plus impressionnant :

Le sang et la flamme jaillissent de ses yeux, ses poils se hérissent tout raides sur son cou ; des soies aussi raides que des javelines hérissent son corps [des soies se dressent autour de lui comme une palissade, comme de longues javelines] ; tandis qu'il pousse de rauques grognements, une écume brûlante coule sur ses larges

41. M. Fumaroli, « Politique et poétique de Vénus », p. 16 ; voir aussi H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 209.

42. V. 472-475 : « Adonis en ce lieu voit apporter Palmyre ;

Ce spectacle l'émeut et redouble son ire :

À tarder plus longtemps on ne peut l'obliger ;

Il regarde la gloire et non pas le danger » On pourra comparer avec le chant XVIII, stances 89 à 92, de l'Adone : émotion du jeune homme, désir de vengeance, oubli de la prudence. Le détail de l'arbre dans lequel Nisus (v. 367-371) cherche refuge est repris à Ovide qui, au chant VIII des Métamorphoses, nous raconte que Nestor a été sauvé en grimpant dans un arbre (365-368). En revanche Marino, utilisant le même détail, l'applique pour célébrer le courage de son héros qui, face au sanglier, ne monte pas dans un arbre (chant XVIII, stance 87).

43. H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 212-213. Voir aussi N. Gross, « Strategy and meaning », p. 611 ; M.O. Sweetser, « Le mécénat de Fouquet », p. 270. La Fontaine nous montre Adonis qui marche l'air plus fort que de coutume (312) ; quand il voit Palmyre blessé, il ne veut pas tarder (472-474). Il a montré du courage très jeune : 35-36 (dès qu'un duvet se montre sur ses joues) ; 485 ; 500 (adresse jointe au courage). Il est un fier assaillant (506), plein d'ardeur (484 ; 497).

44. R. Kohn, (« Réflexions sur l'Adonis de La Fontaine », p. 89, dans Romanic Review, 47, 1956, p. 81-91) pense que le sanglier n'est pas digne d'Adonis; J. Brody («D'Ovide à La Fontaine », p. 24 et 31) est du même avis. De même, P. Valéry, qui n'aimait pas cette partie du poème, trouve que les monstres n'ont jamais fait peur à personne, celui-là pas plus que les autres (« À propos d'Adonis », p. 73-76).

45. H. Tuzet, Mort et résurrection d'Adonis, p. 213-214.


L'ADONIS DE LA FONTAINE 211

épaules ; ses dents égalent celles de l'animal indien ; la foudre sort de sa gueule ; son souffle embrase le feuillage 46.

Certes, l'animal décrit par La Fontaine n'a ni flammes ni sang dans les yeux, mais nous remarquons pour la description du sanglier le même flou que pour Adonis : La Fontaine ne s'arrête pas à une description minutieuse et nous connaissons le sanglier par les méfaits qu'il commet et par les hommes et les chiens qu'il tue. La Fontaine évoque cependant des aspects du montre ovidien aux vers 397-399 :

Tel passe un tourbillon, messager de l'orage ; Telle descend la foudre, et d'un soudain fracas Brise, brûle, détruit, met les rochers à bas.

La foudre ne sort pas de sa gueule, mais il lui est comparé, ce qui peut revenir au même. Un peu plus loin, aux vers 401-403, nous avons un peu plus de précision physique :

Elle en frémit de rage, écume et tourne tête, Et son poil hérissé semble de toutes parts Présenter au chasseur une forêt de dards.

Cette « forêt de dards » n'est pas sans évoquer les « soies aussi raides que des javelines » du sanglier de Calydon. De plus, les qualificatifs appliqués au sanglier mettent en valeur le danger qu'il représente 47. Cet aspect renforce bien entendu la valeur du héros qui se mesure à lui et qui réussit à le tuer. En utilisant sept fois le mot « courage », La Fontaine insiste sur la valeur de la bête, tout comme lorsqu'il la désigne par le terme de « monstre » (quatorze fois) 48.

La Fontaine prête des sentiments au sanglier, mais cela ne le rend pas moins redoutable. Il est fier (342) ; plein de rage (240 ; 396 ; 401 ; 495 ; 501) ; cruel (247 ; 505 ; 516 ; 520). Il est question de son courroux (482) ; de sa fureur (262 ; 425 ; 496). Il veut se venger (496 ; 501). Le sanglier est comparé d'abord à un « brigand fameux et redouté » (253-259), puis à un guerrier (417-424). Aux vers 397-399, il est également comparé à un phénomène naturel : le tourbillon avant l'orage, la foudre. Ces comparaisons font irrésistiblement penser à l'Illiade. Celle du guerrier, surtout, évoque ces

46. Ovide, Métamorphoses, VIII, 284-289, trad. G. Lafaye, Belles Lettres.

47. Il est énorme : 247 ; il a le poil hérissé et dur : 402-403 ; 414-415. Il est question de sa valeur: 332 et de son courage : 249 ; 258 ; 334 ; 342 ; 408 ; 417 ; 478-479.

48. 247 ; 260 ; 327 ; 352 ; 366 ; 387 ; 391 ; 406 ; 438 ; 441 ; 444 ; 491 ; 493 ; 599.

Ses noms : sanglier : 240 ; 370 ; 383 ; 392 ; 405 ; 431 ; 450 ; 477 ; 503 ; bête : 359 ; 400 ; animal : 342 ; 505 ; 516 ; tyran des forêts : 241.


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héros grecs entourés de toute une troupe d'ennemis et luttant désespérément en attendant du renfort. C'est l'exemple d'Ulysse, au chant xi, qui est seul parmi les Troyens et blessé. Il crie trois fois pour appeler à l'aide. La scène se déroule sur 28 vers : « tous à la fois [les Troyens] marchent sur lui [Ulysse] » (460) ; « les Troyens le suivent et l'entourent » (473-474). « Ainsi le brave et ingénieux Ulysse se voit suivi, enveloppé de Troyens nombreux et vaillants, tandis que le héros, chargeant, lance au poing, cherche à écarter le jour implacable » (482-484) et un peu avant, en parlant d'Ulysse et des Troyens, le vieil aède dit : « on dirait les chacals fauves qui, dans la montagne, entourent un cerf ramé qu'un homme a atteint d'une flèche jaillie de son arc » (474-476) 49.

Ces comparaisons « homériques » sont assez nombreuses dans le poème de La Fontaine. Nous en trouvons trois pour le seul sanglier. Mais l'héroïsme d'Adonis est aussi relevé par une comparaison grandiose : en effet, le jeune homme est comparé au dieu Apollon, vainqueur du monstrueux serpent Python :

Tel Apollon marchait quand l'énorme Python L'obligea de quitter l'ombre de l'Hélicon (313-314).

Le sanglier a toute une troupe face à lui et résiste longtemps, tue beaucoup et blesse aussi, mettant en relief le courage et la valeur héroïque de l'acte d'Adonis car ce n'est pas une proie facile. Il devient glorieux de mourir tué par lui. J.-P. Collinet remarque que dans cette chasse, ce sont surtout les animaux qui font preuve de valeur, bien plus que les hommes. En effet, le poète pourra reprocher aux compagnons d'Adonis d'avoir été « un peu trop tard vaillants » (507) et « trop lents » (509) ; mais les chiens, les chevaux, sont aussi valeureux que le sanglier qu'ils pourchassent 50.

Le catalogue des chasseurs est pris sans doute à Ovide (Chasse de Calydon, chant VIII des Métamorphoses). Mais lui-même est une reprise du premier catalogue connu : celui des bateaux grecs et de leurs chefs dans l' Iliade 51. Remarquons que le sanglier de Ronsard

49. Traduction V. Bérard, Belles Lettres. Voir aussi, parmi de nombreux exemples, Iliade, III, 23-26 (Ménélas comparé à un lion) ; m, 195-198 (Ulysse comparé à un bélier) ; v, 5-6 (Diomède comparé au soleil) ; v, 87-93 (Diomède comparé à un fleuve en crue). J.-P. Collinet, dans Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 62-71, détaille les différents procédés d'écriture qui caractérisent le style héroïque dans Adonis.

50. Voir J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 49 ; N. Gross, « Strategy and meaning », p. 618.

51. Iliade, II, 484-759 ; voir aussi : Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 20-228.


L'ADONIS DE LA FONTAINE 213

est encore moins impressionnant que celui de La Fontaine. Il est très peu décrit 52 et l'épisode de la chasse est bien moins important.

La mort d'Adonis, qui survient à la fin du poème est annoncée tout au long du texte. Les répétitions jouent ici un rôle important : le funeste moment (165) est le moment où Vénus doit partir, mais aussi la mort d'Adonis (510). Le mot fatal est employé à propos d'Adonis (fatale ardeur, 311 ; ordre fatal, 471). Le mot est repris pour le sanglier dont la mort est le « moment fatal » (261). Les nymphes ne peuvent pas s'opposer aux destins (470) ; le mot est repris pour le sanglier dont les destins hâtent la dernière heure (335). De même, Adonis est mort par le vouloir du sort (513-515 ; 197). Tous ces mots de destin et fatalité annoncent le drame 53.

La mort est également annoncée par des allusions diverses, notamment les conseils de Vénus quand elle part et qui semblent étranges : Adonis ne doit pas chasser de bêtes féroces (le sanglier est nommé, 188-198) ; il ne doit pas irriter ces monstres (terme qui sera repris souvent par la suite pour nommer le sanglier) 54. Elle dit : « ma crainte a d'assez justes causes » et laisse planer un mauvais pressentiment (195) :

Que deviendrais-je, hélas ! si le sort rigoureux Me privait pour jamais de l'objet de mes voeux ?

demande-t-elle par des paroles prophétiques, et on comprend mal pourquoi Vénus, qui semble savoir ce qui va se passer, part quand même 55. De plus, au début de l'épisode de la chasse, le poète annonce que le sanglier vendra cher sa mortelle blessure (264) mais on ne sait pas encore que c'est Adonis qui le tuera. Si Adonis avait écouté Capys, « il n'aurait pas si tôt traversé l'onde noire » :

52. V. 182-188.

53. M.O. Sweetser, « Adonis, poème d'amour », p. 46 ; Z. Youssef, « Le temps des amours », p. 248 : la mort de Palmyre annonce celle d'Adonis. J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 50 : la mort d'Adonis rappelle celle de Didon dans l'Enéide, IV, 688-705.

54. Les conseils de Vénus à Adonis se trouvent déjà chez Ovide (Métamorphoses, x, 542552), et sont repris par la plupart des auteurs :

« Chasse les daims légers, les chevreux et les chèvres,

Et les coeurs effrayés des connils et des lièvres ;

Laisse en paix les sangliers, les tigres et les ours,

Et n'assaux les lions aux toiles ni aux cours » (105-108).

Ronsard cite les mêmes espèces d'animaux que La Fontaine :

« Ne chassez pas aux ours, aux sangliers, aux lions,

Gardez-vous d'irriter tous ces monstres félons...

Les daims et les chevreuils, en fuyant devant vous,

Donneront à vos sens des plaisirs bien plus doux » (189-194).

55. On remarquera le parallèle avec Psyché. En effet, la jeune femme ne suit pas non plus les conseils de son mari qui la supplie de ne jamais tenter de le regarder (p. 158). Comme Adonis, Psyché ne suit pas les conseils de son divin mari et en souffrira.


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l'allusion ici se précise (283-284). Les Nymphes qui voient le futur et veulent retarder sa mort, l'égarent dans la forêt (464-465). Enfin, juste avant la mort, la description des compagnons d'Adonis, qui sont « un peu trop tard vaillants » (507), « trop lents » (509) et qui risquent « un éternel reproche » (508), prépare le lecteur à la fin tragique du jeune homme.

La Fontaine a donc réduit le mythe d'Adonis à son noyau central du point de vue de l'amour. Il ne s'attarde pas non plus sur d'autres mythes et il en élimine même deux entre la première et la deuxième version. Mais il y a de nombreuses références à des thèmes mythiques dans le poème, réduites le plus souvent à de simples mentions allusives.

Au tout début du poème, La Fontaine nous dit de quoi il ne nous parlera pas. Il s'excuse de son incapacité à écrire son épopée :

Je n'ai pas entrepris de chanter dans ces vers

Rome ni ses enfants vainqueurs de l'Univers

Ni les fameuses tours qu'Hector ne put défendre

Ni les combats des dieux aux rives du Scamandre (1-4).

Le poète n'imitera pas Virgile, et ne parlera pas de Rome : pourtant, lors de la chasse fatale, juste avant la rencontre décivise entre le sanglier et le héros, alors que les nymphes l'écartent de la mêlée (462-471), La Fontaine fait une allusion directe à un épisode de l' Enéide : lorsque le sort de Turnus, protégé de Junon, est fixé (il doit mourir de la main d'Énée), la déesse l'éloigné du combat pour retarder le moment de sa mort 55. Homère non plus ne pourra pas être égalé, et la guerre de Troie ne nous sera pas chantée. Mais pendant l'épisode de la chasse (partie épique du poème), il est question du cheval d'Adonis :

Le coursier d'Adonis, né sur les bords du Xanthe, Ne peut plus retenir son ardeur violente : Une jument d'Ida l'engendra d'un des Vents (343-345). D'haleine en le suivant manquent les Aquilons (350).

Comment ne pas penser aux chevaux d'Achille : « Automédon sous le joug lui amène ses chevaux rapides, Xanthe et Balios, qui volent avec les vents. La Harpye Podarge les a enfantés pour le vent Zéphyr, alors qu'elle paissait dans une prairie aux bords du fleuve

56. Virgile, Enéide, x, 633-686 (Junon écarte Tumus de la mêlée) et XII, 614-649 (Juturne, soeur de Turnus, sur les conseils de Junon, entraîne son frère loin du champ de bataille).


L'ADONIS DE LA FONTAINE 215

Océan » 57. Les chevaux, dans un cas comme dans l'autre, sont nés au bord de l'eau ; ils ont pour père un vent et sont aussi rapides que lui.

Adonis est comparé à deux dieux, d'une façon avantageuse. À Mars tout d'abord, qui a été aussi l'amant de Vénus. Ronsard et Marino en font d'ailleurs la cause indirecte de la mort du jeune homme, par dépit amoureux. Mars est cité deux fois dans notre poème (72 et 105-106). Mais cette comparaison amoureuse se double d'un parallèle héroïque. En effet, Mars, dieu de la guerre, jadis, vainquit les Titans « par son bras valeureux » (73-75). Comparer le jeune homme au dieu guerrier, vainqueur des redoutables adversaires des dieux, équivaut à le hausser à son niveau. Adonis est comparé à un autre dieu valeureux, Apollon qui vainquit le serpent Python (313-314). En outre, la chasse est l'occasion de rappeler les figures mythiques de Diane, « déesse des bois » (271), et d'Aréthuse 58.

L'amour fournit aussi quelques thèmes. Il faut tout d'abord mentionner deux suppressions entre la première et la deuxième version. À propos d'Adonis, dans la première version, La Fontaine mentionnait la légende « honteuse » de sa naissance, de façon très élégante et évasive : « et bien qu'enfant du crime, il plaît à tous les yeux » (38). Il supprime dans la version définitive, toute référence à l'amour incestueux dont il est issu 59. Il supprime également l'allusion à la légende de Philomèle et Procné de la première version 60. De plus, la déesse Aurore est mentionnée, dans son rôle traditionnel, aux vers 265-266 :

Un matin que l'Aurore au teint frais et brillant À peine avait ouvert les portes d'Orient 61.

57. Iliade, XVI, 148-151, trad. P. Mazon, Belles Lettres. Z. Youssef, «Le temps des amours », p. 247.

58. V. 300-310 et 432-461. L'Aréthuse de La Fontaine tient la place d'Atalante chez Ovide (Métamorphoses VIII). L'histoire d'Aréthuse est racontée par Ovide, Métamorphoses, v, 572641. Voir Z. Youssef, « Le temps des amours », p. 246-248 ; J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 43. Ces deux auteurs évoquent, l'un les Amazones, femmes guerrières, l'autre, la Camille de Virgile, autre femme guerrière.

59. On se reportera notamment à Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 4 ; Hygin, Fable 58 ; Ovide, Métamorphoses, x, 465-470 et 502-514. Pour une bibliographie complète, consulter l'ouvrage de W. Atallah, Adonis, dans la littérature et l'art grecs. Voir N. Gross, « Strategy and meaning », p. 622-623.

60. Première version : 120-122. Pour cette légende, voir Ovide, Métamorphoses, VI, 412674 ; A. Wadsworth, « Ovid and La Fontaine », p. 154 ; ainsi que les fables de La Fontaine, Philomèle et Procné, m, 15 et Le milan et le rossignol, IX, 18.

61. Cette image rappelle les vers célèbres d'Homère, Odyssée, IX, 152 ; IX, 170 ; Iliade, VIII, 1 ; IX, 707-708 ; XIX, 1-2.


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Elle est aussi l'amante de Céphale, et cet aspect est important chez cette déesse qui eut de nombreux amants mortels 62. En outre, aux vers 39-40, La Fontaine fait une rapide allusion à deux autres mythes d'amour, en comparant la beauté d'Adonis à celle de Paris et de Narcisse :

Qu'on ne nous vante point le ravisseur d'Hélène, Ni celui qui jadis aimait une ombre vaine.

Enfin, l'entourage de Vénus est celui que l'on rencontre normalement avec la déesse de l'amour : son fils, Amour (57 ; 105 ; 591) 63 ; et les Grâces (56) 64.

Nous sommes dans un monde pastoral, et La Fontaine le peuple des génies habituels : la présence des Nymphes va de soi 65. Chez Bion, elles portaient le deuil du jeune homme. Ici, elles tentent de retarder sa mort 66. Parmi les Nymphes, Écho est nommée deux fois (7 ; 121), ainsi que Flore (7 ; 532). La Fontaine peuple donc ses forêts de tout un peuple mythique auquel nous sommes habitués dans les idylles pastorales. Les vents enfin, et surtout Zéphyr qui est nommé plusieurs fois 67, sont personnifiés comme dans l'antiquité. Tous ces personnages se retrouvent fréquemment chez La Fontaine.

Les Muses sont mentionnées à plusieurs reprises, comme inspiratrices du poète, et nous retrouvons les invocations d'Hésiode ou d'Homère 68. Les Muses sont filles de Mémoire que le poète mentionne (377 ; 123-124). Enfin, le séjour des Muses, l'Hélicon, qui est aussi celui d'Apollon, est cité (313-314).

Par l'emploi des mots fatal, destin, sort, La Fontaine nous présente un système très fidèle aux croyances grecques : celui du destin implacable qui régit la destinée humaine 69. Ce système n'est sans

62. J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 65. Voir aussi Les Filles de Minée, de La Fontaine (Fables XII, 28) ainsi que le vers 533 de l'Adonis.

63. Dans la première version, Amour est nommé plus souvent (vers 33 ; 39 ; 68 ; 80-81).

64. Voir Odyssée, IV, 361-366 : Aphrodite, libérée par Héphaïstos, part pour Paphos où les Grâces lui donnent le bain et l'habillent. On retrouve Amour, les nymphes et les Grâces dans plusieurs oeuvres de La Fontaine. Ce cortège de la galanterie et de l'amour semble un cliché.

65. V. 43-47 ; 157 ; 186-187 ; 464-471.

66. Bion, Chant funèbre en l'honneur d'Adonis.

67. V. 7 ; 69 ; 229-230 ; 605 ; 544-545. Zéphyr ainsi que Flore reviennent souvent sous la plume de La Fontaine, notamment dans Le Songe de Vaux, Daphné, Psyché et quelques contes et fables.

68. V. 11 ; 116-125; 377-379. Voir J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, p. 46.

69. « Mais les Nymphes ont beau s'opposer aux destins,

Contre un ordre fatal, tous leurs charmes sont vains » (470-471) « Destins, si vous vouliez le voir si tôt périr » s'écrie Vénus (574). Dans la première version, Vénus s'adressait une seconde fois à eux : « Destins qui me l'ôtez, que vos lois sont barbares ! »


L'ADONIS DE LA FONTAINE 217

doute pas spécifiquement grec, mais sa coloration antique est certaine. En effet, l'image peut-être vague du destin est précisée par celle des Parques 70, ces impitoyables fileuses de nos jours auxquelles les dieux même doivent se soumettre. À la mort d'Adonis, Vénus gémit nuit et jour « sans que d'aucun remords la Parque soit atteinte » (553). Un peu plus loin, Vénus ne pouvant obtenir un moment supplémentaire pour Adonis, se plaint :

Je ne demandais pas que la Parque cruelle Prît à filer leur trame une peine éternelle... Je demande un moment et ne puis l'obtenir » (580-583).

De même, la description que la déesse fait de l'Enfer, royaume des morts, est conforme et fidèle aux représentations antiques : l'Enfer et ses divinités sont inflexibles (555-557), ils ne rendent jamais rien ni personne. Ce sont les « lieux sombres » par excellence (572 ; 584 ; 589). Elle précise même, conformément à la tradition, qu'ils sont le domaine des « ombres » (573) ; des « peuples légers » (586) 71. Dans la première version, Vénus mentionnait aussi l'Achéron. Il en reste une allusion dans la version définitive, avant la chasse, à propos des conseils qu'Adonis n'écoute pas. S'il les avait suivis, « il n'aurait pas si tôt traversé l'onde noire » (284).

L''Adonis est un poème frais et délicieux, homogène malgré les deux genres juxtaposés. Le poète évite le merveilleux, mais ne renonce pas à la mythologie ; nous sommes bien dans une ambiance pastorale mais divine aussi. Ronsard a beaucoup plus désacralisé les personnages. La Fontaine a moins suivi ses modèles à la lettre (Ovide, Bion) que Ronsard par exemple. Marino, pour avoir beaucoup innové, garde toutes les composantes du mythe. Mais ce texte si léger en apparence traite de l'instant fugitif, de la douleur de la fuite du temps et cela se remarque par l'emploi fréquent du mot « moment ». Mais dans Psyché (p. 156), le poète nous dit que c'est un bien « de ne pas atteindre à la suprême félicité car, sitôt que l'on en est là, il est forcé que l'on descende, la Fortune n'étant

70. La Parque désigne régulièrement la mort chez La Fontaine.

71. Dans le Poème du quinquina (OEuvres diverses), p. 70, les morts sont appelés les « peuples vains ».


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pas d'humeur à laisser reposer sa roue ». La précarité du bonheur humain est, bien plus que l'amour, le thème essentiel du poème et elle est traduite par l'emploi du mot «vain» 72 qui est sans doute l'un des plus employés du poème 73.

MIREILLE BREMOND *.

72. Vain: 40, 170, 204, 212, 233, 365, 471, 479, 547; vainement: 153; en vain: 179, 209, 219, 277, 285, 410, 467, 558 ; inutile : 169, 408 ; superflu : 178, 205, 542.

73. Quelques textes anciens qui racontent l'histoire d'Adonis : Apollodore, Bibliothèque, III, 14, 3-4.

Ausone, Cupido cruciatus.

Athénée, II, 69 a-d ; X, 456 ab ; XIII, 575 ab.

Bion, Épitaphe d'Adonis ; Hymnes orphiques, 56.

Lucien, Déesse syrienne, Vl-VIII ; Dialogues des dieux, XI, 1.

Ovide, Métamorphoses, X.

Pseudo-Théocrite, Sur Adonis mort.

Théocrite, Idylles, I, 107-110 ; III, 46-48 ; XV ; XX, 34-36.

Virgile, Bucoliques, X, 18. Textes modernes sur Adonis (jusqu'en 1671) :

Calderon, La purpura de la rosa, théâtre, 1659.

Donneau de Visé, Amours de Vénus et Adonis, tragédie à machine

Lope de Vega, Adonis et Vénus, théâtre, 1597-1603.

Mandeiot, Combats de l'Amour et de la chasteté.

G. Marino, Adone, roman en vers, 1623.

Milton, Paradise Lost, poésie, 1634.

Ronsard, Adonis, poésie, 1563.

Shakespeare, Vénus et Adonis, poésie, 1593.

Spenser, La Reine des fées, poésie, 1590.

Vendramin, Adonis, opéra, 1639 ; Le Songe de Poliphile, Venise, 1499. Outre les textes cités en notes, on consultera sur le sujet :

Détienne M., «Adonis », dans Dictionnaire des Mythologies, sous la direction d'Yves Bonnefoy, Flammarion, 1981.

Giraudoux J., Les Cinq Tentations de La Fontaine, Grasset, 1938.

Kibedi-Varga A., « Le poète chante le poète », Rivista di letterature moderne e comparais octobre-décembre 1987, p. 317-322.

Lapp J., « Ronsard et La Fontaine : two versions of Adonis », L'Esprit créateur, 10, 2, summer 1970, p. 125-144.

Petit L., La Fontaine et Saint-Evremond, Toulouse, Privat, 1953.

Servais-Soyez B., « Adonis », dans le Lexicon Iconographicon Mythologiae Classicae.

Turk E.B., « La Fontaine mythologue et mythologicien », dans French Literature, ed. Ph. Crant (French Literature Series III), 1976, p. 28-37.

Tuzet H., « Adonis », dans Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. Brunel, éditions du Rocher, 1988.

Zuber R., « Atticisme et classicisme dans la critique et la création littéraire en France au XVIIe siècle », Paris, C.N.R.S., 1977, p. 375-393. * Université d'Aix-Marseille III.


IMAGINAIRE ROUSSEAUISTE, UTOPIE TAHITIENNE ET RÉALITÉ RÉVOLUTIONNAIRE

À la question posée par l'Académie de Dijon - « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle » - Rousseau répondit par un long discours où il essaya de retracer toute l'histoire de l'Homme depuis ses origines. A priori, donc, on pourrait considérer le Discours sur l'origine de l'inégalité comme un texte historique obéissant à une méthode critique rigoureuse et fondé sur la réalité de faits vérifiables. Si, en surface, le Discours, publié en 1755 1, a les apparences d'une réflexion historique sur le mouvement de l'humanité jusqu'à la constitution d'une société civile, n'est-ce pas justement ce statut d'historicité qu'il faudrait remettre en question ? Car, à y regarder de plus près, cet « état de nature », de bonté naturelle de l'homme sauvage que Rousseau brandit comme pièce à conviction de l'existence d'une période historique originelle idéale - en contraste avec l'injustice de la société du XVIIIe siècle - ne relèverait-il pas plutôt du domaine de la création imaginaire utopique ? La question que nous pourrions nous poser est alors la suivante : cet imaginaire pèserait-il avec assez de force sur le voyage d'exploration de Bougainville, contemporain de Rousseau, pour influencer la perception des nouvelles sociétés sauvages découvertes à Tahiti en 1768 ? En dernière analyse, cet imaginaire serait-il doté d'une fonction stratégique visant à provoquer un regard critique en arrière, regard qui mettrait en position parallèle de comparaison les données d'un « étant » avec celles d'un « devoir d'être » situé dans le temps de

1. Voir J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Paris, Éditions Sociales, 1965), p. 30. Dans son introduction au Discours, J.-L. Lecercle explique : « Rey reçoit le manuscrit du Discours en octobre 1754 et regagne Amsterdam où il achève d'imprimer l'ouvrage en avril 1755... Dix-sept cents exemplaires arrivent vers la miaoût à Paris où le libraire Pissot les met en vente... Le Discours a été réédité par Rey en 1759 et en 1762. On en compte trois contrefaçons du vivant de l'auteur».

RHLF, 1997, n° 2, p. 219-231.


220 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

l'origine ? Dans ce sens, l'imaginaire utopique et mythique seraitil comparable à un outil permettant de juger l'histoire et d'avoir prise sur elle dans l'histoire à faire ou l'« histoire-progrès »2 ?

Tout d'abord, essayons d'analyser la méthode que Rousseau utilisa lorsqu'il présenta à ses contemporains la vie du sauvage primitif. Dans ses Confessions il conte comment fut écrit le Discours :

Pour méditer à mon aise ce grand sujet, je fis à Saint-Germain un voyage de sept ou huit jours... Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire ; je faisais main-basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défiguré, et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères 3.

Dans ce passage, Rousseau annonce donc qu'il trace « l'histoire » des hommes et qu'il lui restaure son statut de vérité en en éliminant « les petits mensonges » et en révélant la « véritable » cause des misères de l'homme. Il est cependant conscient du degré d'imaginaire et d'abstraction qui se mêle à son récit puisqu'il précise que c'est sur « l'image » qu'il se fait de ces premiers temps qu'il fonde sa méditation. La forêt de Saint-Germain apparaît ainsi comme un cadre, coupé du monde, permettant la création d'un espace de réflexion où fonctionnent les constructions pures de l'esprit. Rousseau confirme d'ailleurs le statut imaginaire de cet état naturel lorsqu'il déclare dans la préface de son Discours :

Que mes lecteurs ne s'imaginent donc pas que j'ose me flatter d'avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J'ai commencé quelques raisonnements, j'ai hasardé quelques conjectures, moins dans l'espoir de résoudre la question que dans l'intention de l'éclaircir et de la réduire à son véritable état 4.

Dès l'entrée en matière de son Discours, Rousseau résume à nouveau cette idée en expliquant qu'on ne peut envisager cet état de nature que par « des raisonnements hypothétiques et conditionnels »s à la manière des hommes de sciences qui formulent des hypothèses pour expliquer des lois physiques et n'ont recours à l'expérience que pour confirmer ces dernières. Cette démarche trouve son application dans le Discours quand Rousseau émet

2. L'expression est de Bronislaw Baczko. Il l'utilise dans le titre de son article « L'Utopie et l'idée de l'histoire-progrès », Revue des Sciences Humaines, 1974, n° 155, p. 473.

3. Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (Paris, Éditions Grosclaude, 1965, Livre VIII), p. 238.

4. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Paris, Éditions Sociales, 1965), p. 61.

5. Ibid., p. 69.


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 221

l'hypothèse selon laquelle l'homme naturel est robuste et fort. Il présuppose que dans son combat contre les bêtes sauvages il est vainqueur grâce à sa ruse et à son adresse et ce n'est qu'en dernier ressort - pour servir de support à cette vision utopique - qu'il cite les exemples ethnographiques rapportés par les explorateurs dans leurs récits de voyage. Il prend ainsi à témoin le récit de François Corréal sur les Caraïbes du Venezuela 6 pour confirmer son raisonnement qui consiste à démontrer que l'homme naturel jouit d'une supériorité physique sur les animaux. Cet espace imaginaire qui surgit de la forêt de Saint-Germain renvoie lui-même à différents attendus philosophiques que Rousseau énumère comme arrière-plan de sa réflexion. Il s'appuie en effet sur les théories développées avant lui par des penseurs tels que Hobbes, Cumberland et Pufendorf 7. L'espace de la forêt ne fait donc que susciter une stratification d'autres espaces, ceux qui constituent l'imaginaire et la mémoire culturelle de Rousseau. Cette capacité de Rousseau à mener des expériences mentales complexes lui valut le titre de « fondateur de l'anthropologie moderne » et si Lévi-Strauss se reconnaît une dette envers Rousseau c'est qu'il lui a emprunté cet aspect spéculatif de sa pensée. L'influence que Rousseau a exercée sur Lévi-Strauss a fait l'objet de plusieurs études dont la partie critique porte immanquablement sur la manière commune au philosophe et à l'anthropologue de raisonner à partir de présuppositions qui correspondent à leurs attentes plutôt qu'aux données tirées de la réalité concrète. Tel est le cas d'Edmund Leach, par exemple, qui reproche à LéviStrauss d'avoir brossé un «tableau à la Rousseau» 8 des sauvages Nambikwaras bien éloignés de la réalité dont les anthropologues font l'expérience quotidiennement. Au XXe siècle, donc, l'imaginaire utopique de l'«état de nature», le mythe du «bon sauvage» de Rousseau trouve sa réplique dans « l'Eden néolithique »9 des Nambikwaras que nous dépeint Lévi-Strauss dans ses Tristes Tropiques. Si l'influence de Rousseau sur Lévi-Strauss est un sujet d'étude déjà bien exploré, il nous reste cependant à nous poser la question suivante : cet état sauvage idéal dont Rousseau édifie le modèle imaginaire n'aurait-il pas déjà inspiré les voyageurs éclairés du XVIIIe siècle ? Il est intéressant de noter, à cet égard, que Rousseau avait exprimé le regret que les expéditions ne soient pas confiées

6. Ibid., p. 74.

7. Ibid., p. 73.

8. Voir Edmund Leach, Claude Lévi-Strauss (London, Fontana, 1970), p. 11.

9. L'expression est de David Pace, Claude Lévi-Strauss, the Bearer of Ashes (Boston, Routledge & Kegan Paul, 1983), p. 70.


222 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

aux philosophes et savants eux-mêmes, comme l'indique ce passage du Discours :

Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les Platons, les Thalès et les Pythagores, épris d'un ardent désir de savoir, entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s'instruire, et allaient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connaître les hommes par leurs conformités et par leurs différences, et acquérir ces connaissances universelles qui ne sont point celles d'un siècle ou d'un pays exclusivement, mais qui, étant de tous les temps et de tous les lieux, sont pour ainsi dire la science commune des sages 10.

Bougainville et son équipe de savants partis à la quête de la « Terra Australis » dans leur voyage autour du monde effectué de 1766 à 1769, une décennie après la publication du Discours, correspondraient-ils à cette catégorie de voyageurs éclairés répondant à l'attente de Rousseau ? Il ne fait aucun doute que « Bougainville avait lu avec une grande attention le Discours puisqu'il le cite a plusieurs reprises dans son journal » " et que ses pages sur Tahiti - dans la version du Voyage publiée en 1771 - en sont fortement imprégnées. De prime abord, Bougainville semble réfuter cependant toute dette envers Rousseau et il ne se prive pas de le préciser dès son discours préliminaire qu'il écrit en guise d'introduction au Voyage autour du monde où il déclare :

Je suis voyageur et marin, c'est-à-dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d'écrivains qui, dans l'ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde et ses habitants et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations. Procédé bien singulier, bien inconcevable de la part des gens qui, n'ayant rien observé par eux-mêmes, n'écrivent, ne dogmatisent que d'après des

10. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine..., op. cit., note j, p. 172.

11. Voir introduction d'Etienne Taillemite, Bougainville et ses compagnons autour du monde, 1766-1769 (Paris, Imprimerie Nationale, 1978), p. 7 : « N'oublions pas enfin qu'en 1754 parut le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau, que Bougainville lut avec une grande attention puisqu'il le cite à plusieurs reprises dans son journal. Or, ce discours contenait un appel aux voyageurs philosophes : « Supposons un Montesquieu, un Buffon, un Diderot, un Duclos, un d'Alembert, un Condillac ou des hommes de cette trempe voyageant pour instruire leurs compatriotes... je dis que quand de pareils observateurs affirmeront d'un tel animal que c'est un homme et d'un autre que c'est une bête, il faudra les en croire... ». Bougainville ne prit-il pas à coeur d'être ce navigateur que le philosophe appelait de ses voeux par opposition aux « voyageurs grossiers » ? Et n'est-ce pas en lisant Rousseau, considéré par M. Claude Lévi-Strauss comme le fondateur de l'ethnologie qu'il commença à s'intéresser à cette science encore dans l'enfance ? »

Plus loin, à la p. 49, Etienne Taillemite fait état de la grande culture classique et moderne que Bougainville possédait : « Il a lu tous les grands écrivains contemporains... Avant d'avoir accompli son voyage, il s'inscrivait volontiers dans la longue tradition qui, depuis Montaigne, soutient la supériorité du sauvage sur le civilisé. Puisqu'on ne peut retrouver cet état idéal dans le temps, pourquoi ne pas le chercher dans l'espace ?... Consciemment ou non, Bougainville cherche ce « bon sauvage » mythique, cette Arcadie, ce « bonheur » qui obsède tant ses contemporains ».


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 223

observations empruntées de ces mêmes voyageurs auxquels ils refusent la faculté de voir et de penser 12.

En surface, donc, Bougainville rejette brutalement toute adhésion à la vision imaginaire de son contemporain Rousseau. De même, dans son journal de voyage, Bougainville n'hésite pas, à plusieurs reprises, à régler son compte à Rousseau. Les remarques acerbes qu'il fait semblent d'ailleurs être une mesure de représailles directe contre une note du Discours de Rousseau où ce dernier attaque les marins en se demandant s'ils sont des hommes ou des bêtes et en les qualifiant de « voyageurs grossiers » 13 plus préoccupés « de pierres et de plantes » que des hommes et des moeurs. Mais malgré ces quelques attaques de Bougainville contre Rousseau, il semble qu'au milieu du voyage, devant la découverte de Tahiti, le navigateur donne libre cours à son enthousiasme et se lance lui-même à la poursuite de cet état de nature imaginaire qu'il dénigrait chez Rousseau. Comme le mentionne Louis Constant dans son introduction au Voyage :

Un bref rayon de lumière tombe sur l'utopie elle-même, le bonheur de l'état de nature, à peine entr'aperçu, mais avec assez de force pour que, sans même l'avoir souhaité, contre peut-être toutes ses convictions intimes, Bougainville ramène aux siens... de quoi croire pendant deux cents ans que le bonheur existe. Idée neuve, idée révolutionnaire...u

Voici ici posé le problème du rapport que Bougainville entretient, malgré lui, avec cette société naturelle utopique telle que Rousseau l'avait déjà envisagée dans son Discours. Plutôt qu'un texte décrivant une société « autre », le récit sur Tahiti apparaît d'abord comme un prétexte dont la fonction serait de révéler un imaginaire, celui de la mémoire personnelle de Bougainville. D'entrée de jeu, dans le texte de son journal de voyage, il confesse que « pour bien décrire ce que nous avons vu, il faudrait la plume de Fénelon, pour le peindre, le pinceau charmant de L'Albane ou de Boucher »I 5. L'espace de Tahiti ne ferait donc que renvoyer à d'autres espaces, ceux de l'univers littéraire et artistique qui peuple la mémoire de Bougainville.

'12. Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du inonde (Paris, Maspero, 1981), p. 19.

13. Voir la fin de la longue note j du Discours (op. cit., p. 174) où Rousseau écrit: «Je dis que quand de pareils observateurs affirmeront d'un tel animal que c'est un homme, et d'un autre que c'est une bête, il faudra les en croire ; mais ce serait une grande simplicité de s'en rapporter là-dessus à des voyageurs grossiers, sur lesquels on serait quelquefois tenté de faire la même question qu'ils se mêlent de résoudre sur d'autres animaux ».

14. L.A. de Bougainville, Voyage, op. cit., p. XXVIII.

15. Voir le journal de Bougainville publié intégralement dans Bougainville et ses compagnons autour du monde (Paris, Imprimerie Nationale, 1978, tome I), p. 327.


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Au fur et à mesure de la lecture du texte se dessine aussi un autre imaginaire, non plus personnel mais collectif. Celui-ci pourrait être compris comme l'envers du topos socio-politique dont Bougainville est issu. Si l'on considère la négation (u) du lieu (topos) comme la composante essentielle de l'utopie, on s'aperçoit alors que l'analyse du peuple tahitien est beaucoup plus de type utopique si l'on prend en considération le peu de temps que Bougainville a séjourné dans l'île et le peu de connaissance qu'il avait de la langue des insulaires. Ainsi les faits rapportés de la Nouvelle-Cythère ne semblent-ils sélectionnés que de manière à rendre plus évidente la toile de fond de son contraire. C'est donc sur le mode inverse de la réalité européenne qu'est perçue cette nouvelle société. De l'utopie, Tahiti présente une autre caractéristique, celle d'être isolée par rapport à un autre topos. De même que Rousseau s'isole dans la forêt de Saint-Germain pour y créer « l'homme de la nature » - envers imaginaire de « l'homme de l'homme », corrompu par la civilisation - Bougainville fait l'expérience de l'insularité comme condition de possibilité d'une création « autre », antipode spéculative de la société européenne dont il est séparé par deux océans. Cet « autre » spéculatif entretient un rapport politique de différence avec l'Europe dans la mesure où il se trouve sur l'île « un peuple nombreux connaissant assez le mien et le tien pour qu'il y ait cette distinction dans les rangs nécessaire au bon ordre, ne le connaissant pas assez pour qu'il y ait des pauvres et des fripons » 16. La tradition politique européenne d'un ordre hiérarchique pyramidal reposant sur la propriété et le schéma féodal de rapports verticaux de sujétion est remplacé, sur l'île de Cythère, par son contraire : un ordre harmonieux, horizontal et équilibré. Tahiti est aussi un envers économique où « l'homme voisin de l'état de nature travaille peu, jouit de tous les plaisirs de la société, de la danse, de la musique, de la conversation, de l'amour enfin » 17. L'ordre de la production et les normes économiques européennes se trouvent ainsi défiées, subverties par l'homme naturel et remplacées par un principe de plaisir privilégiant le ludisme et les forces de l'éros. Tout nous mène à placer cet imaginaire utopique qui émane du récit tahitien de Bougainville dans la même lignée que la construction mentale de l'« état de nature » élaborée par Rousseau dans son Discours. Dans ce dernier, la pitié, vertu essentielle et fondamentale de l'homme naturel engendre toutes les vertus sociales (générosité, clémence,

16. Ibid., p. 327.

17. Ibid., p.327.


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 225

humanité, amitié 18) - lesquelles font à nouveau surface dans la société tahitienne. De même, Rousseau explique que l'inégalité n'existe pas dans l'état de nature qui est un état sans différence et sans écarts où la domination et la servitude sont inconnues 19 - caractéristiques qui réapparaissent aussi sous la plume de Bougainville.

En poussant plus loin l'étude de la pénétration de l'imaginaire de Rousseau dans l'utopie tahitienne nous pourrions déborder le cadre du Discours et examiner quels éléments imaginaires de La Nouvelle Héloïse, par exemple, pourraient aussi avoir exercé une influence sur Bougainville 20. À cet égard, les recherches de Nicolas Wagner peuvent nous servir de base dans la mesure où il discerne dans ce roman un « état d'esprit utopique », c'est-à-dire, selon la définition de Karl Mahnheim, « en désaccord avec l'état de réalité dans lequel il se produit» 21. Il analyse plusieurs formes d'utopies qui se succèdent dans les différentes parties du roman et nomme « utopie chiliaste » celle qui présente la société idéale du HautValais dans la première partie. Il qualifie d'« utopie humanitaire libérale » les terres du duché d'York décrites dans la deuxième partie et annonçant déjà la fameuse utopie de Clarens de la quatrième partie 22. Au lieu de nous attarder sur les différentes nuances de cet imaginaire utopique - ce qui a déjà été fait en détail par Nicolas Wagner - nous porterons notre attention sur l'espace paysager qui en est une des composantes essentielles et peut être interprété comme le pendant métaphorique de ces organisations sociales « autres ». Nous essaierons d'envisager dans quelle mesure Bougainville fait écho à Rousseau lorsqu'il décrit le «jardin d'Eden » 23

18. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 97.

19. Ibid., p. 104.

20. La Nouvelle Héloïse est mise en vente à Paris en 1761, cinq ans avant le départ de l'expédition de Bougainville et il ne fait aucun doute que le navigateur avait lu ce roman qui connut un succès incomparablement plus grand que le Discours et fut vivement discuté dans le cercle des salons dont Bougainville faisait partie. À l'appui de cette affirmation nous pouvons citer Jean-Etienne Martin-Allanic qui, dans sa biographie détaillée de Bougainville, Bougainville navigateur et les découvertes de son temps, tome I (Paris, P.U.F., 1964), p. 64, écrit: «Ses nombreuses lectures, - il connaît parfaitement Montesquieu, Voltaire, Rousseau, sans oublier les anciens et particulièrement Platon -, la fréquentation personnelle des philosophes et des salons où l'on discute, l'ont mis à portée de connaître les questions de l'époque ». On trouvera un autre témoignage de la grande culture de Bougainville dans l'inventaire de sa bibliothèque établi au moment de sa mort. Le nombre des titres s'élève à plusieurs milliers, sans compter les brochures. (Bougainville et ses compagnons autour du monde, op. cit., tome I, p. 49, note 5).

21. Karl Mannheim, Idéologie et utopie (Paris, Rivière, 1956), p. 124.

22. Voir Nicolas Wagner, «L'Utopie de La Nouvelle Héloïse», essai publié dans Roman et Lumières au 18e siècle (Paris, Éditions Sociales, 1970), p. 189-270.

23. Dans son Voyage autour du monde (op. cit., p. 138) Bougainville compare le paysage de l'île au «jardin d'Eden»: «J'ai plusieurs fois été... me promener dans l'intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin d'Eden ».

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tahitien et nous nous poserons la question de savoir quelle fonction pourrait remplir cet imaginaire utopique paysager au sein de l'utopie sociologique. Si l'image du jardin de l'Elysée de Julie revalorise la « natura naturans », - cette nature où « la main du jardinier ne se montre point » 24 - elle est aussi intimement liée à l'image de la « Terra Mater » et peut être considérée comme l'expression d'un fantasme maternel où se lient les maillons d'une chaîne d'images associées : terre-eau-femme. Invariablement, ces trois éléments (terrien, aquatique et féminin) dominent la scène de l'Elysée où la figure maternelle de Julie est entourée d'une végétation abondante (roses, framboises, groseilles, lilas, noisetier, sureau, seringa, genêt, trifolium...) qu'arrosent « filets » d'eau, « grands ruisseaux », « sources » bouillonnantes, « canaux », « petit bassin » etc. Or, ne sont-ce pas ces mêmes éléments qui fournissent la matière de la description du jardin édenique tahitien tel qu'il est perçu par Bougainville : « Vénus est la déesse que l'on y sert. La douceur du climat, la beauté du paysage, la fertilité du sol partout arrosé de rivières, de cascades, la pureté de l'air... tout inspire la volupté » 25. Le fait que le lieu de référence de cet imaginaire paysager soit situé dans le temps mythique des origines - l'Elysée pour Rousseau et le paradis terrestre pour Bougainville - nous laisse tout loisir de l'interpréter comme une forme symbolique de régression foetale. Comment ne pas reconnaître dans l'« abyssus » féminisé et maternel du jardin une descente ou un retour aux sources originelles du bonheur ? La grande image maternelle ne contient-elle pas le schème de l'avalage ou du « regressus ad uterum » ? Ce stade de gestation serait alors la condition de l'avènement d'une seconde naissance, d'une nouvelle vie. Dans cette perspective, l'Elysée de Clarens et le jardin édenique de Tahiti - composantes de l'imaginaire utopique - fonctionneraient comme un dispositif qui permettrait à la société à laquelle il s'adresse d'entrevoir une possibilité de renaissance. C'est cette puissance régénératrice et créatrice de l'imaginaire que Karl Mannheim reconnaît lorsqu'il affirme : « Nous considérons comme utopiques toutes les idées qui transcendent une situation... qui ont en quelque mesure le pouvoir de transformer l'ordre historico-social existant» 26. Dans cette perspective, l'imaginaire utopique serait une sorte de « super-réalité », un principe de direction qui surplomberait et dominerait la réalité.

24. J.-J. Rousseau, La Nouvelle Héloïse (Paris, Garnier-Flammarion, 1967), p. 359.

25. Bougainville et ses compagnons autour du monde, op. cit., p. 317.

26. Karl Mannheim, Idéologie et utopie, op. cit., p. 173.


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 227

Mais ces supra-structures, ces «créations en l'air» 27 qui constituent l'imaginaire rousseauiste seraient-elles capables de sécréter leurs infrastructures « sur terre » ? Le pouvoir de l'imaginaire seraitil assez puissant pour faire passer ce qui relève de la psyché au niveau du « soma » ? Ce que Freud appelait des « créations en l'air » pourrait bien être prégnant de créativité. Si un certain topos a le pouvoir d'engendrer un u-topos, le contraire pourrait aussi se produire. L'utopie pourrait alors être comprise comme un stade transitoire, ou bien l'amorce d'une modification, d'une métamorphose. L'espace de l'imaginaire rejaillirait sur le terrain d'où il aurait émergé pour y creuser des niches, des « réserves naturelles ». Comme l'explique Freud :

La création du royaume psychique de la fantaisie trouve sa complète analogie dans l'institution des « réserves naturelles »... Dans ces réserves, tout doit pousser et s'épanouir sans contraintes... Le royaume psychique de la fantaisie constitue une réserve soustraite au principe de réalité 28.

À partir du moment où ces « réserves naturelles » qui forment le royaume de la fantaisie s'inscrivent dans la matière, on peut se demander si, malgré leur origine d'irréalité, elles ne s'introduisent pas dans la réalité en la transformant. Dans cette perspective, l'imaginaire rousseauiste ne serait pas seulement une échappatoire de rêverie mais serait doté d'un pouvoir d'« intervention polémique» ou d' « interpellation morale » 29. Avec Gilbert Durand nous pourrions alors affirmer que « l'imagination est la faculté du possible, la puissance de contingence du futur... Bien loin d'être vaine passion, elle est action euphémique et transforme le monde selon l'homme de désir» 30.

Pour vérifier si l'imaginaire rousseauiste est doté de la capacité d'avoir prise sur l'histoire il nous suffit d'examiner la période historique qui suit la publication du Voyage de Bougainville. Celleci est considérée comme le tournant le plus radical des institutions françaises et met fin à l'Ancien Régime. Peut-on établir un rapport entre les textes porteurs d'imaginaire, imprégnés d'esprit utopique et l'avènement d'une période historique révolutionnaire ? Avec Bronislaw Baczko nous pourrions répondre que « l'assimilation des idées et des images utopiques est une condition de possibilité même

27. L'expression est de Freud. Il l'utilise dans « La Création littéraire et le rêve éveillé », in Essais de psychanalyse appliquée (Paris, Gallimard, 1971), p. 75.

28. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (Paris, Payot, 1970), p. 400.

29. Ces deux expressions sont de J.-J. Wunenburger, L'Utopie ou la crise de l'imaginaire (Paris, Delarge, 1979), p. 158.

30. Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (Paris, P.U.F., 1963), p. 468.


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de l'existence de certains discours historiques » 31. Baczko parle de «rencontre entre les images d'une société autre, différente des réalités sociales, opposée à celles-ci, et l'idée de l'histoire considérée comme oeuvre purement humaine et comme l'enchaînement d'innovations qui par leurs effets cumulatifs assurent au devenir collectif une continuité et une finalité » 32. Dans ce sens, nous pouvons affirmer que 1' « état de nature » et 1' « état présent » dans le Discours de Rousseau sont plus que des hypothèses de raisonnement dans la mesure où ils ont valeur de « normes sur lesquelles la pensée doit se régler, d'instruments de mesure destinés à fixer l'accord ou à évaluer l'écart entre le réel et le possible, le fait et le droit » 33. Rousseau lui-même nous rend attentifs à cette fonction normative de l'« état de nature » puisqu'il précise que, même si cet état n'a jamais existé et n'existera jamais, « il est pourtant nécessaire d'en avoir des notions justes pour juger de notre état présent» 34. Ce statut normatif s'applique aussi bien à l'utopie tahitienne dont l'éloge manifeste une nostalgie de la part de Bougainville. L'idéal qui en émane pourrait bien prendre une valeur révolutionnaire à partir du moment où il est interprété, dans la conscience collective, comme agent dénonciateur d'une réalité existante, amenant ainsi toute une civilisation à s'interroger sur elle-même et à repenser son devenir. Cet imaginaire utopique d'une altérité sociale acquiert d'autant plus de force qu'on le trouve intégré, chez Bougainville, dans le récit de voyage réel. En effet, même si le discours de Bougainville sur la société tahitienne présente un aspect spéculatif, il offre cependant, parallèlement, le caractère de réalité tangible existant sur le sol concret de l'île de la Nouvelle-Cythère. Cette dimension anthropologique du récit de voyage fait dire à Lévi-Strauss que les Indiens du Nouveau Monde avaient déjà, à leur insu, - à travers les descriptions rapportées par les explorateurs - exercé une influence involontaire sur la philosophie morale et politique de la Renaissance, qui, elle-même, a ouvert la voie à la Révolution française 35.

La Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen synthétise tous les idéaux démocratiques sur lesquels est fondée cette Révolution 36. Or ses articles sont très proches de la vision utopique de

31. B. Baczko, art. cit., p. 491.

32. Ibid., p. 473.

33. Jean Fabre, « Réalité et utopie dans la pensée politique de Rousseau », Annales J.-J. Rousseau, 1962, tome 35, p. 194.

34. J.-J. Rousseau, Discours, op. cit., p. 61.

35. Voir Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (Paris, Pion, 1955), p. 386.

36. Voir le texte de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, reproduit par G. de Bertier dans Les Débuts de l'époque contemporaine (1789-1848) (Paris, Éditions de Gigord, 1976), p. 43. L'article I, par exemple, stipule que « les hommes naissent et demeurent


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 229

la société tahitienne, elle-même reflétant certaines caractéristiques de l'état de nature envisagé par Rousseau. Le sujet de l'influence de Rousseau sur la Déclaration de 1789 a déjà été exploré par Guy Lafrance. Il souligne qu'«il est difficile de contester l'inspiration rousseauiste de Mirabeau ainsi que son influence au " Comité des Cinq " » qui rédigea le texte... « La Déclaration de 1789 réalise le projet rousseauiste de transformer le droit naturel en droit civil, de transformer la société naturelle en société civile » 37. La seule réserve que Guy Lafrance émet est l'affirmation du droit de propriété aux articles 2 et 17 et surtout à l'article 17 qui élève la propriété au rang de « droit inviolable et sacré ». Il attribue à Sieyès cette infidélité à la pensée de Rousseau et il explique que Sieyès, dans sa participation à la rédaction de la Déclaration, avait subi l'influence de John Locke. Ce type de recherche contribue à l'idée que le rêve du « bon sauvage » popularisé par Rousseau dans son Discours s'insère dans la réalité des textes juridiques et que l'espoir des révolutionnaires était de rétablir les conditions d'une vie harmonieuse où la société pourrait rendre justice à l'idée de nature. Mais ce tableau serait incomplet si l'on oubliait d'y ajouter les informations rapportées par Bougainville sur la société idéale des Tahitiens dans son Voyage publié en 1771 - lequel eut un grand succès en librairie. Non seulement Bougainville apporte un appui au mythe du « bon sauvage » de Rousseau mais il présente aux yeux des lecteurs la preuve convaincante et irréfutable qu'il existe un modèle de société idéale proche de celui que décrit le philosophe dans la première partie de son Discours.

Pour bien comprendre l'étendue du lien qui existe entre le mythe du « bon sauvage » de Rousseau, l'utopie tahitienne de Bougainville et les textes juridiques révolutionnaires, il faut mentionner le cas de Brissot qui, en 1780 - dix ans après la parution du Voyage de Bougainville - publie ses Recherches philosophiques sur le droit de propriété et sur le vol considéré dans l'état de nature où il fait longuement référence aux moeurs tahitiennes. En 1788, il fonde la Société des Amis des Noirs qui milite en faveur de l'égalité des races, contre la traite, et adresse à l'Assemblée nationale, en 1790, un discours intitulé « Réflexions sur le Code Noir et dénonciation

libres et égaux en droits ; les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». L'article 4 précise que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ».

37. Guy Lafrance, « L'Humanisme juridique de Rousseau et l'idée des droits de l'Homme », article publié dans Jean-Jacques Rousseau et la Révolution, Actes du Colloque de Montréal publiés et présentés par Jean Roy (Ottawa, Pensée libre n°3, 1991), p. 103.


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d'un crime affreux ». Tout ce mouvement d'opinion inspiré de l'utopie tahitienne de Bougainville - et de l'imaginaire rousseauiste qu'elle sous-tend - passe donc par des degrés successifs de propositions de réforme et de plaidoyer juridique à la tribune de l'Assemblée pour finalement aboutir au décret de la Convention nationale qui abolit l'esclavage. Ce décret, publié en l'an II de la République (1793), s'énonce de la façon suivante :

La Convention nationale déclare que l'esclavage des nègres dans toutes les colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouissent de tous les droits assurés par la constitution 38.

Le rebondissement de l'imaginaire sur le factuel s'opère ainsi même au-delà des frontières géographiques de la France et affecte le statut juridique des populations jusque-là soumises à l'esclavage.

À la lumière de ces textes révolutionnaires nous pouvons conclure que l'esprit utopique révélé dans la construction mentale de « l'homme naturel » de Rousseau - elle-même trouvant son écho dans l'utopie tahitienne de Bougainville - permit la dénonciation des vices d'une société corrompue, celle de l'homme social du XVIIIe siècle. L'imaginaire utopique procède donc par comparaison d'un monde connu et criticable avec un monde inconnu et meilleur. Cette critique implicite du présent et de ses conditions sociales d'existence par rapport à un « ailleurs » (dans le temps ou dans l'espace) met en marche un processus dialectique de remise en question de ce présent, contribuant par là à un ébranlement du statu quo. Cette pensée utopique peut être comprise comme théorie anticipatrice. Selon la formule d'Ernst Bloch, l'utopie naîtrait du « principe espoir », du « rêve en avant » 39 de ceux qui aspirent à un monde meilleur et, selon Henri Desroches, « le message utopique est le message d'une réalité fictive » qui, par sa présence surplombante, a plus de force que « la réalité des réalistes ou des réalisateurs» 40. Rousseau s'est défendu d'être un utopiste 41 (et n'a d'ailleurs pas pratiqué le genre utopique tel qu'il est défini par les

38. Ce texte se trouve publié dans La Révolution française et l'abolition de l'esclavage, tome xit, table 8 (Paris, Édition d'Histoire Sociale, 1968).

39. Voir Ernst Bloch, Le Principe espérance (Paris, Gallimard, 1976).

40. Henri Desroche, « Au fil du désir : d'une sociologie de l'utopie à une sociologie de l'espérance », in L'Autre et l'ailleurs (Paris, Berger-Levrault, 1976), p. 237.

41. Voir Jean Fabre dans son article « Réalité et utopie dans la pensée politique de Rousseau » (op. cit., p. 188) où il préfère écarter les avis des experts à ce sujet et interroger Rousseau lui-même. Il cite, parmi d'autres exemples, un passage des Considérations sur le gouvernement de Pologne où Rousseau écrit : « Évitons de nous jeter dès les premiers pas dans des projets chimériques » et un passage d'une lettre où il conclut : « Votre système est très bon pour les gens de l'Utopie, il ne vaut rien pour les enfants d'Adam ».


ROUSSEAU, BOUGAINVILLE ET LA RÉVOLUTION 231

conventions littéraires strictes et limitées), et Bougainville se voulait avant tout navigateur et savant. Ils ont cependant tous deux participé à une démarche utopique dans la mesure où leur réflexion s'inscrit dans le courant des désirs de réforme qui animait les Lumières. C'est cette part de critique implicite du présent qui conduit l'imaginaire utopique rousseauiste à anticiper les principes de démocratie et à participer à la fermentation intellectuelle, politique et juridique de 1789, à l'élaboration des idéaux révolutionnaires.

BÉATRICE WAGGAMAN *.

* Villanova University.


SITUATION DE NAMOUNA

L'invisibilité de Musset, aujourd'hui, comme poète, est proportionnelle à l'attention qu'inversement l'on porte à Lorenzaccio, parfaitement méconnu du vivant de son auteur, et à la « vogue », en leur temps, de ses Poésies. Il passait pour un dieu, un « dieu poétique », dont on citait les vers « comme on citait autrefois Boileau »1. Cette vogue, elle-même, n'allait pas sans contradicteurs ni contradictions, dont témoigne le contraste entre les vingt-sept fidèles qui suivirent son convoi funèbre le 4 mai 1857 et la foule de cent mille personnes qui deux mois plus tard assistèrent aux obsèques de Béranger 2. Baudelaire, de toute façon, ne faisait pas la différence : « La France [...] n'aime que les saligauds, comme Béranger et de Musset» 3. À quoi répond, cinq ans plus tard, l'anathème de Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, dite « du voyant » : « O les Nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré. » Le moment était venu pour lui, pour ce lecteur de Rolla, pour l'auteur de Credo in unam (ou de Soleil et chair) de brûler ce que, peut-être, il avait adoré. On ne peut être qu'intimidé par de tels jugements, portés par de tels juges. Les législateurs du Parnasse y trouvèrent de quoi justifier leur refus de lire : graecum est, non legendum. Je me retrancherai, pour ma part, derrière l'autorité - elle-même si contes1.

contes1. à Eugène Rambert, 19 juillet 1863, cité par André Guyaux (Alfred de Musset, Textes de Nisard, Sainte-Beuve, Lamartine..., réunis et choisis par Loïc Chotard, André Guyaux, Pierre Jourde et Paolo Tortonese, « Mémoire de la critique », Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1995, p. 9 et n. 30 ; abrégé par la suite en «Mémoire...»). Ferdinand Brunetière avait repris le parallèle avec Boileau, fondé sur le « réalisme » de l'auteur des Satires (ibid., p. 214 et n. 6 ; p. 226 et n. 14). Musset, quant à lui, se voulait l'héritier de Mathurin Régnier, « ce flaneur qui prenait les vers à la pipée », plutôt que de Boileau, accusé de mêler « sa tisane à la glace » (Sur la paresse). « Ne voit-il pas, demande Brunetière, ce qu'il a de rapports avec lui ? » Musset ne faisait que partager le goût de l'auteur d'Albertus et des Grotesques, Théophile Gautier, pour les verdeurs de la satire classique.

2. « Mémoire... », p. 9 et n. 32.

3. A Narcisse Ancelle, 18 février 1866 (« Mémoire... », p. 10 et n. 33).

RHLF, 1997, n° 2, p. 232-243.


SITUATION DE NAMOUNA 233

tée - de Louis Aragon, pour m'excuser du choix que j'ai fait de relire Namouna, « un des plus grands poèmes, selon lui, jamais écrits ». On lui reprochera sans doute de pousser les preuves un peu plus loin qu'il n'est de droit. Elles n'en méritent pas moins d'être entendues :

C'est ici que Musset atteint cette liberté de la parole, sans laquelle il n'y a pas de poésie, c'est ici qu'il perd les traces du poétique, invente à chaque ligne son moderne [...]. C'est ici que se brise l'ironique savoir-faire, et s'ouvre ce mécompte des rêves, qui mesure, entre l'homme et sa destinée, le terrible fossé moderne, objet déchirant de la nouvelle poésie.

Ceci dans un texte qu'on peut dire de circonstance, paru dans Les Lettres françaises du 18 avril 1957, à l'occasion d'un centenaire, et pour attirer l'attention de «ceux qui passent devant ce jeune homme - c'est de Musset qu'il s'agit - avec la sécurité des choses apprises ». Il convient de faire ici la part d'une stratégie critique, d'une politique et d'une poétique du nom propre, en quoi consiste toujours, chez Aragon, la pratique de l'éloge. L'examen auquel il procède lui permet de prendre ses distances avec la théorie, selon lui mal entendue, du reflet, au nom de la façon dont il convient de savoir écouter, entre les lignes du poème, et autrement que par « transparence » du dessin avec ce que nous enseignent les manuels, « battre le coeur profond du temps ». Les attendus de ce procès en réhabilitation font également écho - en 1957 - à la formulation, par André Breton, en 1930, dans le Second manifeste, du principe de situation: «L'oeuvre, pour être viable, demande à être située par rapport à certaines autres déjà existantes, et doit ouvrir à son tour une voie ». Le poème de Musset, semble dire Aragon, est situé, en ceci qu'«il invente à chaque ligne son moderne». Ce que confirme sa « situation », pour qui sait voir « l'unité du courant poétique de Byron à Apollinaire », quelque part entre Eugène Onéguine, le « roman en vers » de Pouchkine, le « Byron russe », et Apollinaire, dont Aragon cite les premiers vers de L'Emigrant de Landor-Road (« Le chapeau à la main il entra du pied droit / Chez un tailleur très chic et fournisseur du Roi... »). Aragon se trouvait par là justifié d'avoir lui-même écrit ses « nuits », composé ses propres « oratorios nocturnes » 4, « comme papa », disait-il 5 : « Nuit de mai », « Nuit de Dunkerque », et « La Nuit en plein midi », dans Les Yeux d'Elsa.

4. La formule est de Lamartine, dans le second de ses articles du Cours familier de littérature (« XIX - Littérature légère. Alfred de Musset (suite) », juillet 1857 ; « Mémoire... », p. 123).

5. Voir à ce sujet le témoignage de Pierre Abraham (Europe, février-mars 1967, p. 150). Musset avait déjà fourni l'épigraphe du Libertinage (1924).


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Mais il faut être, comme on dit, scolaire, et situer d'abord le poème comme le veut l'explication normée. Namouna se lit aujourd'hui dans ce fatras que constitue l'édition sans cesse reproduite des Poésies complètes 6. Il convient de lui rendre sa place, en conclusion du Spectacle dans un fauteuil, de 1832, décembre 1832, pour être exact. Il s'agirait d'un poème de remplissage, destiné à compléter en hâte un recueil jugé trop mince, à ce que raconte Paul de Musset dans la biographie de son frère 7. Il faut plutôt nous résigner à ne rien connaître de la genèse du poème. Sauf à considérer le parallélisme avec la disposition des Contes d'Espagne et d'Italie, auxquels un poème de même facture - Mardoche - servait aussi de conclusion. Hassan (dans Namouna) peut passer pour le portrait retouché de Mardoche, autre «fantoche» 8. Il s'agit, dans les deux recueils, de la représentation comme en abyme de l'effigie du narrateur, tel que chaque fois en elle il se rêve. Namouna - « conte oriental » - prend donc la suite des « contes d'Espagne et d'Italie ».

C'est un conte, un « soi-disant conte », selon Pierre Larousse, un « prétexte à divagations sinueuses » : « Après vingt folles échappées, le poète arrive enfin à dire en quelques vers le sujet qu'il se proposait de traiter. » Namouna (le personnage de Namouna) n'est pas nommée avant le v. 819, dans un poème qui en compte 882. Cette façon d'« extravaguer » (« le génie extravague », dit Hugo, et « le bourgeois lui crie casse-cou ») est bien sûr affichée par Musset lui-même comme la façon qu'il a choisie, dirait Aragon, de « perdre les traces du poétique pour inventer son moderne ». Elle met en cause le partage traditionnel du texte et de son prétexte, comme du principal et de l'accessoire. Le « drame » et son « sujet » sont ainsi mis en concurrence, au profit de la digression, étrangère au drame, mais non au sujet 9. Tout fait parenthèse, à commencer, au centre

6. On ne dira jamais assez de quels dommages est responsable le principe aujourd'hui communément admis de la « dernière édition revue par l'auteur » comme seule digne de foi. La vérité est que Musset n'est toujours pas « édité ». Cela vaut aussi bien pour les poésies que pour l'oeuvre en prose, et notamment l'oeuvre critique, si peu documentée.

7. L'histoire de la vie et de l'oeuvre de Musset reste à écrire. On ne saurait prendre, comme on le fait, pour argent comptant, et quel que soit son intérêt, la « Biographie » publiée par Paul de Musset vingt ans après la mort de son frère. Elle ne pouvait être que partiale et partielle, imprécise ou inexacte.

8. Robert Mauzi, « Les fantoches d'Alfred de Musset », Revue d'Histoire littéraire de la France, avril-juin 1966, p. 257-282. Le fantoche « oppose au monde tout à fait au hasard et sans discernement un certain nombre de conduites et de formules immuables », il est « l'instigateur d'un drame dont le sens lui échappe » (p. 269). La démonstration porte sur le théâtre, dont l'inspiration est reconduite par M. Mauzi à la tradition du fantastique hoffmannesque. On prendra garde que Namouna succède, dans l'édition originale, aux « deux pièces » qui composent le Spectacle dans un fauteuil.

9. Sur les rapports du drame et du sujet, voir la note de Victor Hugo en marge du développement réservé « La mer et le vent », dans le manuscrit des Travailleurs de la mer :


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du poème, par le vaste excursus centré sur l'examen du cas « Don Juan», qui frappa tant les contemporains 10. Il faudrait l'avoir lu avant de lire le poème, puisqu'il se donne pour l'« explication » du drame dont le récit occupe (pour moitié) les parties externes. C'est ainsi à un nouveau pacte de lecture que nous sommes invités, à la limite indécise du contenant et du contenu : le drame est-il contenu dans le sujet, ou le sujet dans le drame ? L'« hiatus »11 et le « décousu » (« Tout s'en va de travers »), dont le narrateur se fait ironiquement à lui-même le reproche d'abuser, sont comme la virgule en ponctuation, signes à la fois de division et de coordinationI 2. Ce dérapage, constamment, de la chose dite - « à propos de bottes » - se retrouve dans le tremblement du dire : l'accompagnement y parle constamment d'un autre ton que la chanson, comme dans le cas de la sérénade que Don Juan déguisé chante sous un balcon 13. Tel est, selon Musset, « l'art mystérieux de charmer par la voix » (Mardoche, II). Les méandres du dire, le chant parlé, l'emportent sur l'écrit 14 : l'histoire, dit Musset, «je n'ai pas pu l'écrire, je vais la raconter, l'écrira qui voudra ». Je ne puis ici que renvoyer au capitalissime article de 1833 : « Un mot sur l'art moderne ». L'écriture relève d'un «art», qui n'est plus qu'artifice, puisque devenu marchandise, et la proie des marchands. On ne « fait » pas « de l'art », quand la poésie est morte. Cela passe de loin la question du romantisme (ou non) de Musset, de son éloignement de l'« école rimeuse » : querelle d'école, dont sont friands les auteurs de manuel et qui ne rassasie qu'eux. Romantique, Musset le reste, mais à la façon de Stendhal, de l'auteur de Racine et Shakespeare. Le choix n'est plus de Racine ou de Shakespeare : « Classiques bien rasés, romantiques barbus, Racine rencontrant Shakspeare sur ma table

« En dehors du drame, mais non du sujet » (éd. Yves Gohin, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1368), et cette remarque, dans Les Misérables : « Là où le sujet n'est pas perdu de vue, il n'y a pas de digression » (v, 1, 1).

10. Marc Eigeldinger, « Musset et le mythe de Don Juan », Revue d'Histoire littéraire de la France, mars-avril 1976, p. 219-227.

11. Le terme se retrouve dans l'éloge, par Musset, de Mathurin Régnier et de « ses hardis hiatus », inséparables de « ses robustes gros mots » (Sur la paresse). Voir ci-dessus, n. 1.

12. Évoquant les « rythmes brisés » de ses vers, Musset considère qu'ils ne sauraient nuire « dans ce qu'on peut appeler le récitatif, c'est-à-dire la transition des sentiments et des actions » (à Stephen Guyot-Desherbiers, [7 janvier 1830] ; Correspondance, éd. Marie Cordroc'h, Roger Pierrot et Loïc Chotard, t.I, Presses Universitaires de France, p. 35).

13. Il y va, dans cette chanson, comme du récitatif accompagné, « sous lequel, disait Mozart, les instruments peuvent bien travailler» (à son père, 15 novembre 1780 ; Correspondance, éd Geneviève Geffray, t. III, Flammarion, 1989, p. 144).

14. « Dans tous les cas, note Alain Vaillant, il s'agit d'une poésie phatique », qui confère une valeur esthétique à la fonction de communication du langage, à l'opposé de la démarche d'un Flaubert (« Musset écrivain versificateur », Alfred de Musset - Poésies, Actes du colloque de la Société des Études romantiques, S.E.D.E.S., 1995, p. 130).


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s'endort près de Boileau qui leur a pardonné » (Secrètes pensées de Rafael, gentilhomme français). « Racine et le divin Shakespeare » sont également associés en rivaux de Calderon et de Mérimée dans la dédicace du Spectacle dans un fauteuil.

Le drame consiste en l'histoire d'un « renégat », d'un jeune Français converti au « mahométanisme », dont nous ne connaîtrons pas le nom chrétien, et qui a pris, chez les Turcs, celui de Hassan. Hassan avait été le nom du Vieux de la Montagne, du sultan fondateur de la secte des Haschichins, mangeurs de haschisch ou assassins (on remarquera que l'opium est nommé, dès le vers 53, par l'auteur, en 1828, de L'Anglais mangeur d'opium). Ce renégat « avait dans la mer jeté comme un haillon / Son titre, sa famille et sa religion ». Ce qui s'appelle aussi jeter « son bonnet par-dessus les moulins ». C'est pourquoi il est nu, « tout nu ». Il faut ici penser aux modes dont Hassan avait choisi de se défaire (« car l'histoire de ce temps, dit Aragon, a des redingotes tombant à terre, l'habit à l'anglaise pour les messieurs et des gilets de velours »), à l'équipage de Mardoche (« habit marron, en landau de louage »), et à l'exemple de Jacques Rolla : « Seul il marchait tout nu dans cette mascarade qu'on appelle la vie ».

Cela définit un avant et un après, un ici (l'Occident des « anciens parapets ») et un ailleurs (l'Orient), et par là une structure d'exil, organisée autour d'une conversion, qui peut passer aussi pour une fuite en avant. La lecture des Mille et une Nuits, dans la traduction de Galland, avait pu en décider, selon ce que Musset en dit dans son compte rendu du Bal masqué, opéra de Scribe et Auber (et plus tard de Verdi) : « Jamais un collégien lisant les Mille et une Nuits n'a vu passer dans ses rêves du soir une fantasmagorie plus voluptueuse et plus enivrante» (1855). Musset lui-même, en mai 1832, avait rêvé la chaise de postes qui l'emporterait « au diable, à Cadix ou Constantinople » 15, loin du choléra, de la « peste » qui sévissait en ces temps qui virent naître l'histoire de Hassan et de Namouna.

C'est aussi que, comme Mardoche, « Il aimait mieux la Porte et le sultan Mahmoud / Que la chrétienne Smyrne et ce bon peuple hellène / Dont les flots ont rougi la mer hellespontienne / Et taché

15. À ***, 17 mai 1832 (A. de Musset, Correspondance, éd. cit., 1.1, p. 54).


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de leur sang tes marbres, ô Paras» 16. Sainte-Beuve l'avait déjà noté : c'était prendre « le rebours de l'opinion », et du philhellénisme consensuel 17. À ceci près qu'il ne s'agissait plus, à l'époque de Mardoche, de l'indépendance des Grecs, mais d'une nouvelle croisade - franco-russe - contre les forces de l'Islam 18. La déclamation humanitaire (et le cynisme des gouvernements) laissaient Musset de glace. On ne peut que renvoyer ici à la conclusion du poème « À la Pologne », de 1830, où sont associés les cas de la Pologne et de la Grèce, de l'insurrection polonaise et de la guerre d'indépendance grecque : « Battez-vous et mourez, car nous sommes blasés ». Le commentaire et l'illustration s'en trouvent dans le récit par Mérimée d'une virée chez Leriche, au bordel, en compagnie de Delacroix et de Musset, et du fiasco de ce dernier : « Il y avait émeute, ce jour-là, et nous avons eu toutes les peines du monde à passer au milieu des masses de garde nationale » 19. Il s'agissait de manifestations de solidarité avec les insurgés polonais. La nouvelle de la chute de Varsovie ne parviendra à Paris que le surlendemain, 16 septembre 1831. Ainsi en va-t-il du « mécompte des rêves », sur fond de fiasco sexuel et d'avortement historique. La conversion du « gentilhomme français » au « mahométanisme », à ce qu'il y a de « stupide » en lui, est celle aussi d'un « blasé » à qui tout répugne dans ce qui passe à ses yeux pour une « mascarade ».

Le sujet de Namouna concerne ce que Musset appelle le « système » ou le « catéchisme » de son héros 20 : « Il en était venu

16. Mardoche, III, 8-11. Première rédaction, biffée dans le manuscrit : « Il aimait mieux la Porte et son sultan Mahmoud / Que tout ce beau ramas de canaille chrétienne / Dont Islam a couvert la mer hellespontienne » (Graham Falconer, « La genèse de Mardoche », Revue d'Histoire littéraire de la France, janvier-mars 1965, p. 65). Cela conduit à « rejeter la notion selon laquelle cette déclaration de Mardoche (et, à peine caché derrière lui, de Musset) ne serait qu'une pose, une simple boutade », et à récuser « la théorie d'un Musset d'avant-Juillet, aux sentiments libéraux et que l'escamotage de 1830 aurait désillusionné ».

17. Dans un article sur « La Grèce en 1863, par M. Abel Grenier », cité par Maurice Allem (Les Grands Ecrivains français par Sainte-Beuve, XIXe siècle. Les Poètes. II. [...] Musset [...], p. 299, II. 128).

18. Voir à ce sujet la mise au point de Graham Falconer : « Pour apprécier ce qu'il y avait de faux et d'hypocrite dans ce tapage, il suffisait d'avoir un peu de perspicacité : Musset en avait beaucoup. Partout on saluait les armées du tsar comme les sauveurs des peuples opprimés. [...] Musset, toujours prêt à dégonfler ce qu'il appelait le " bavardage humain ", a bien dû s'en rendre compte » (art. cit., p. 66).

19. Mérimée à Stendhal, 14 septembre [1831] (Correspondance, éd. v. del Litto, Bibl. de la Pléiade, t. n, [1967], p. 880). Musset, dans cette circonstance, apparaît comme le bouffon, le « fantoche » dont s'amusent ses très respectables compagnons.

20. On se souvient de la découverte que fait le héros de la Confession d'un enfant du siècle des « romans du siècle de Louis XV », considérés par lui comme « autant de catéchismes


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jusqu'à croire à vingt ans / Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps ». Il ne s'agissait pour lui que de tuer le temps (« Je m'ennuie », disait aussi Mardoche). Ceci est d'un roué « bon enfant », dit Musset, « très bon et très enfant », et somme toute d'un « coeur tendre », également tenté par l'angélisme, et le « mahométanisme » : « C'est le point capital du mahométanisme / De mettre le bonheur dans la stupidité », celle de la « douce ivresse » qui suit l'amour, ou que connaissent « les vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte / Où s'élevait jadis la cité des Hébreux ». C'est oublier que depuis la « déclaration » du christianisme, l'âme et le corps - ces « frères ennemis » - vont par deux, « pas à pas, deux par deux », « comme s'en vont les vers classiques et les boeufs, l'un disant : « Tu fais mal ! » et l'autre : « C'est ta faute ». Comme vont aussi par deux les effigies de Manon - 1' « infâme » - et de la dévote Héloïse 21. C'est donc à tort que Hassan se croyait « le plus heureux qui fût » : « La jouissance chez lui était un paroxysme / Vraiment inconcevable, et fait pour effrayer » 22, et le sommeil, « une ivresse de l'âme et non du corps » : « On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort ». Ce retour à l'Orient, à ce que Rimbaud appelle « la sagesse bâtarde du Coran », a toutes les apparences d'une conversion à l'« impossible », d'un « rêve de paresse grossière » : « Je m'aperçois, dira Rimbaud, que mon esprit rêve » 23. Ce n'est encore qu'illusion, « déchirante infortune », à quoi correspond, chez Musset, l'idée d'un pays où l'on pourrait aller nu, « chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil », et la nostalgie de l'âge d'or, de ces temps où « le ciel sur la terre / Marchait et respirait dans un peuple de dieux » (Rolla). Idée « funeste », selon Musset lui-même (ou le

de libertinage » : « Je les dévorai avec une amertume et une tristesse sans bornes, le coeur brisé et le sourire aux lèvres » (I, 7). Brunetière, dans sa « leçon » sur Musset, ne se lasse pas non plus de « ramener le nom de Mlle de Lespinasse », dont il cite ces lignes : « Par quelle fatalité faut-il que le sentiment du plaisir le plus vif et le plus doux soit lié au malheur le plus accablant ? » (« Mémoire... », p. 219 et n. 9 ; voir p. 223 et n. 11).

21. On peut penser à Julie d'Étange ou à l'Héloïse d'Abélard : «Les grisettes (qui ne distinguent pas nettement l'ancienne de la nouvelle) vont le jour des morts porter des fleurs à leur tombeau », écrivait Paul de Saint-Victor, cité par Pierre Larousse. Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, leur avait consacré à chacune un chapitre (II, 3, 4-5). Voir ci-dessous, n. 34).

22. Ce « paroxysme » est aussi celui des héros de Sade, qu'il s'agisse de Moldane dans La Nouvelle Justine : « Des cris plus douloureux que lascifs annonçaient sa défaite » (OEuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, t. vi, p. 448), ou du duc de Blangis dans Les 120 Journées : « Des cris épouvantables, des blasphèmes s'échappaient de sa poitrine gonflée, des flammes semblaient alors sortir de ses yeux, il écumait, il hennissait» (t. XIII, p. 11). On se souvient de l'affirmation « osée » par Sainte-Beuve en 1843, « que Byron et de Sade (je demande pardon du rapprochement) ont peut-être été les deux grands inspirateurs de nos modernes » (« Vérités sur la littérature », Portraits contemporains, Calmann Lévy, 1882, t. III, p. 430).

23. Une saison en enfer, «L'impossible».


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narrateur de la Confession) : « Je sentais que si le corps était sous l'habit, le squelette était sous le corps » 24.

Le chant deuxième de Namouna est consacré à « débrouiller cette quenouille ». Il convient, dit d'abord Musset, de distinguer : il y a roué et roué. Un, chez Musset, se divise toujours en deux, comme le corps et l'âme, l'infâme Manon et la dévote Héloïse, l'homme et son double 25. Un abîme sépare le héros de Richardson, Richard Lovelace (ou le roué français, le Don Juan de Molière, comme le Desgenais de la Confession), du véritable Don Juan, « Que Mozart a rêvé, qu'Hoffmann a vu passer / Et que de notre temps Shakespeare aurait trouvé ». Celui-ci est à la recherche de l'impossible, de son impossible, en quête d'un impossible qui n'existe pas, ici et maintenant, dans cette mascarade où chacun ne fait que jouer son rôle, dans une pièce dont les circonstances et le dénouement lui échappent : structure, pourrait-on dire, de méconnaissance. C'est le mécompte des rêves. L'application se fait alors - «comme un déni, dit Aragon, au Napoléon de la Confession » - aux jeunes gens de vingt ans, l'âge de Mardoche, de Hassan, et de Musset, en 183026, pour conclure à la différence qui fait de Hassan un «original » : « Ce que Don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être / Ce que Don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas» (791-792) 27. Hassan n'était pas un quêteur d'absolu. Il n'en rencontra pas moins son impossible en la personne de Namouna.

24. La Confession d'un enfant du siècle. II, 4 : « Cette idée funeste, que la vérité c'est la nudité. »

25. C'est le temps des hommes doubles. Le rapprochement s'impose de l'épisode de La Nuit de décembre avec le Doppelgänger de Heine, mis en musique par Schubert, en rapport avec le récit en prose de la Confession (I, 9).

26. Lamartine, à propos de ce passage, évoque « ce règne terre à terre où la France de 1830, antichevaleresque et antilibérale tout à la fois, s'était fondu un trône à son image avec des rognures d'écus entassés dans ses coffres-forts [...]. Le savoir-faire dans une petite faction gouvernante et le savoir-vivre dans les fils de cette oligarchie dorée étaient les seuls mérites appréciés dans les gymnases de cette époque en possession du sceptre et du comptoir » (« Mémoire... », p. 94).

27. Voir la clausule de Portia : « Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas », et la lettre où Stendhal fait part de sa découverte de Musset : « Je vous annonce que je viens de découvrir un grand et vrai poète, ce matin, pour 6 sous, au cabinet littéraire. C'est M. de Musset, Contes d'Espagne et d'Italie. Cherchez pages 227 et 228, mais surtout Portia, pages 146 à 160... Mais il n 'y croyait pas. C'est ainsi que je corrige le dernier vers » (à Adolphe de Mareste, [février 1830], Correspondance, t. II, p. 175). Stendhal ne manqua pas d'écrire son admiration à l'auteur, qui l'en remercia le 10mars, faisant l'éloge de De l'amour, «un des livres qui m'ont donné le plus d'envie de le relire » (A. de Musset, Correspondance, t.1, p. 38). Voir aussi la lettre de Stendhal à Adolphe de Mareste, du 17 décembre 1830 : « Vous dites la littérature morte [...]. Cela ôte-t-il le talent des Clara [pseudonyme de Prosper Mérimée], des Musset ? » (Stendhal, Correspondance, t. II, p. 219).


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Passons sur l'imbroglio que constitue le « système » d'achat par Hassan des jeunes esclaves destinées à lui servir de « passe-temps » : parodie des comptabilités donjuanesques. Il se trouve que l'une d'elle - Namouna - se prend d'amour pour lui et une fois congédiée vient « reprendre - volontairement - sa chaîne aux barreaux d'une grille » 28. C'est la péripétie. Namouna, en somme, se convertit, elle aussi, au « mahométanisme », mais cette fois par amour, cet amour que Hassan entendait fuir : « Une femme, dit l'épigraphe du chant premier, est comme votre ombre : courez après elle, elle vous fuit ; fuyez-la, elle court après vous. »

Qui est Namouna ? La fille, enlevée comme en passant par un vieux pirate grec, d'un riche marchand de Cadix. Une espagnole, comme les aimait Hassan, et Don Juan de Séville. Il pourrait s'agir aussi d'un mot-valise. Noun est le nom de la femme de chambre créole et soeur de lait de Mme Delmare (elle-même d'origine espagnole : son père était Joséphin, partisan sous l'Empire du roi Joseph), dans le roman de George Sand, Indiana. Noun + Indiana = Namouna. Cela fait deux femmes en une, Héloïse et Manon.

Indiana paraît le 19 mai 1832 ; le Spectacle dans un fauteuil en décembre de la même année. On a été tenté d'attribuer à Musset un compte rendu du roman, dans Le Temps du 14 juin. Le 24 juin 1833, c'est l'envoi par Musset à George Sand du poème Après la lecture d'Indiana 29, auquel répond George Sand, le même jour: « J'avais eu parfois la fatuité de croire qu'il existait entre Hassan et Raymon [Raymon de Ramière, le « roué » du roman] une secrète et douloureuse fraternité » 30. Le rapprochement est le plus souvent récusé, parce qu'on s'est trop préoccupé d'identifier les pilotis - dans la vie de George Sand - des personnages de ses romans, et parce que ce qu'il est convenu d'appeler l'« aventure vénitienne» nous aveugle. C'est d'un dialogue littéraire qu'il s'agit, par romans et poèmes interposés. Musset ne peut pas ne pas avoir lu Indiana, quelles qu'aient pu être ses préventions contre le personnage d'une femme-auteur et George Sand empruntera à Namouna l'épigraphe de la troisième partie de Lelia 31. Il me semble qu'alors et pour

28. On songe au titre de la préface de Jean Paulhan à Histoire d'O : « Du bonheur dans l'esclavage. »

29. Le poème - Après la lecture d'Indiana - est écrit pour partie dans le mètre strophique de Namouna, comme s'il s'agissait d'une addition au poème paru en 1832.

30. George Sand, Correspondance, éd. Georges Lubin, t. II, Garnier, 1966, p. 339-340. Musset et George Sand, entre-temps, s'étaient, disons, rencontrés, en juin 1832.

31. Strophe i, 58. Stenio rêve à la lune dans le chapitre «Le Vin» de la 5epartie. Le roman, achevé en juin, parut le 31 juillet 1833.


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ainsi dire les jeux sont faits, avant que ne commence l'« aventure vénitienne ». Et que la fiction - poétique ou romanesque - pourrait bien avoir programmé la réalité de cette aventure 32.

Raymon de Ramière peut passer pour un « roué », distingué et français, dont les amours s'inscrivent sur fond de « chronique », de la chronique des dernières années de la Restauration et des débuts du règne du roi-citoyen. Il passe pour « un Lovelace ». Il n'entend que « défendre sa liberté contre les exigences d'une passion romanesque ». Devenu « amoureux » de Noun, il ne sait dire que : «Pourvu qu'elle ne m'aime pas », de la femme dont il s'avouera, après qu'elle se sera suicidée, qu'elle avait été la seule qui l'ait vraiment aimé 33. Cela au moment de rompre avec l'« autre », l'Héloïse, l'inaccessible Mme Delmare, qu'il n'aura possédée qu'en rêve. Le partage se fait entre ces « filles insensées », ces « pauvres délaissées », amoureuses de Don Juan, et « l'être impossible » auquel Don Juan s'efforce de croire. L'une ne va pas sans l'autre. C'est, dit Musset, la preuve que « ce monde est mauvais », puisque « pour y rester, il a fallu s'en faire un autre », « étrange, absurde, inhabitable », celui que s'inventent, en 1830, les jeunes gens de vingt ans. Le pire, en ce sens, est toujours sûr, et c'est bien ainsi que Musset propose de lire la « scène terrible » du roman, scène en effet capitale, où « Noun, à demi nue, / Sur le lit d'Indiana s'enivre avec Raymon », « Où l'amour cherche en vain d'une main palpitante / Le fantôme adoré de son illusion ».

Le dénouement imaginé par Musset pour son poème me paraît avoir été inspiré par cette scène 34. Le génie est ici de l'avoir reconduite au merveilleux et aux hasards du conte, du « conte oriental » : « Et si la vérité ne m'était pas sacrée, / Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna / Et cette douce nuit qu'elle avait espérée / Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna ». C'est ici la mille et unième nuit de Hassan, rattrapé comme par son ombre par la femme qu'il entendait fuir. Le « hasard » avait bien fait les

32. Indiana appartient à l'«école du désenchantement», ainsi baptisée par Balzac dans sa « Lettre de Paris » du 9 janvier 1831, à l'occasion, notamment, de la publication toute récente du Rouge et le Noir. On ne manqua pas par la suite de rapprocher Indiana du roman de Stendhal, et le personnage de Raymon de celui de Julien Sorel (Félix Pyat, L'Artiste, 27 mai 1832, cité par Georges Lubin : George Sand, Correspondance, t. Il, p. 115). Un certain compagnonnage se dessine, qui réunit Stendhal, George Sand et Musset, du point de vue de la « réception » des oeuvres. Et Musset passe aussi pour avoir rendu compte, dans Le Temps du 26 janvier 1831, du romande Stendhal (Simon Jeune, Stendhal-Club, 15 janvier 1966 ; Le Rouge et le Noir, éd. P.-G. Castex, Garnier, 1973, p. 692 et 705-707). Voir ci-dessus n. 23.

33. George Sand, Indiana, éd. P. Salomon, Garnier, 1962, respectivement p. 57, 227, 50, 184.

34. Voir aussi La Confession d'un enfant du siècle, I, 10, où est convoqué le souvenir d'« Abeilard quand il eut perdu Héloïse ».


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choses, qu'invoquait déjà l'épigraphe de Portia : « Le hasard ? C'est le marbre qui reçoit la vie du statuaire ». Hassan, en Namouna, rencontre son impossible, celui de l'autre amour, chaque nuit relancé : « Je vous dirais surtout qu'Hassan, en cette affaire / Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour, / Et que l'amour de soi ne vaut pas l'autre amour. / Mais le hasard peut tout, - et ce qu'on lui voit faire / Nous a souvent appris que le bonheur sur terre / Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour... » Musset ne nous dit rien du réveil de Hassan, ni de la fin de son rêve de « paresse grossière ». Le roman de Hassan et de Namouna est un roman inachevé 35. « Où vais-je ? Où suis-je ? » dit seulement l'épigraphe - aux accents raciniens - du troisième et dernier chant. Il nous laisse à imaginer son héros sous l'aspect désormais du « spectre énervé » de Don Juan, le vrai, croyant voir sur chacune de ses nuits se lever le soleil, « et l'attendant toujours et vieillissant ainsi ». Restent Namouna, et la « fidèle Noun » :

Noun, la fidèle Noun, par sa douleur brisée, Rejoindra sous les eaux l'ombre d'Ophelia ; Elle abandonnera celui qui la méprise ; Et le coeur orgueilleux qui ne l'a pas comprise Aimera l'autre, en vain...

Nous sommes loin, dans cette « lecture » ou relecture d'Indiana, des conclusions de ce roman - trop achevé - de la réconciliation ou de la rédemption par l'amour, et de la mise en scène du suicide manqué d'Indiana et de sir Ralph. Mais au plus près de la « vérité hideuse » d'un « monde stupide », où il ne reste à Don Juan qu'à tendre la main au convive de pierre, « Cherchant de la main gauche à soulever son verre / Abandonnant la droite à celle du Destin ». On voit comment Musset en arrive à « perdre les traces du poétique », à se déprendre de « l'ironique savoir-faire », pour « inventer à chaque ligne son moderne », mais non pas « au sens où moderne est tout ce qui s'écrit à la tonne », et qu'il serait grand temps, dit Aragon, « de retirer de la Foire aux Puces intellectuelle où l'on en fait un simple objet de style ». Il en avait lui-même proposé, en d'autres temps, la définition : « Le moderne est le point névralgique de la conscience d'une époque » 36. C'est là, ajoutait-il, qu'« il faut frapper », frapper où ça fait mal, au défaut de la conscience qu'une époque a d'elle-même, au « mécompte des rêves » dont elle est porteuse :

35. Rolla peut à la rigueur passer pour en être l'épilogue.

36. « Introduction à 1930 », La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929.


SITUATION DE NAMOUNA 243

Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;

Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, Pour savoir si son Christ est monté sur la croix 37.

Il ne s'agit, somme toute, que d'être de son temps, celui, pour Musset, des hommes doubles, et du « terrible fossé moderne », qui depuis lors reste béant, « entre l'homme et sa destinée ». Je ne sais pas si Namouna peut passer pour « un des plus grands poèmes jamais écrits ». C'est en tout cas un poème difficile. Je n'ai voulu tenter, par ces quelques remarques, que de le rendre plus visible, ou plus lisible.

BERNARD LEUILLIOT *.

37. Namouna, II, 6. * Université de Caen.


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE DE ROSNY AÎNÉ :

« ROMAN SCIENTIFIQUE »

OU GENRE « DIDACTIQUE »

ET DE « VULGARISATION » ?

Apparu dans la seconde moitié du siècle dernier, le roman préhistorique se rattache à toute une série de problématiques concernant les champs littéraire et scientifique ainsi que leur interaction 1. De fait, ce genre romanesque est impensable sans tenir compte, d'une part, de l'essor des disciplines scientifiques 2 - la paléo-anthropologie, en particulier - d'autre part, de toutes les réflexions sur le genre « roman » qui ont été entamées et développées par les littérateurs de l'époque, notamment, les réalistes et les naturalistes. Plus précisément, nous faisons allusion à la conception du roman comme un « document », comme un instrument « sérieux » de connaissance et d'interprétation du monde et de l'homme. Si le roman est une « étude », cela implique qu'il peut traiter n'importe quel sujet, autrement dit, qu'il peut élargir et étendre le champ de son contenu, épuiser n'importe quel domaine 3. La seule règle consisterait à ne

1. Voir, à ce propos, R. Fath, L'Influence de la science sur la littérature française dans la IIe moitié du XIXe siècle, Lausanne, Payot, 1901, ainsi que W. Schatzberg et al., « The Relations of literature and science. An annoted bibliography of scholarship (1880-1980) », New York, Publication of modem language association of America (P.M.L.), 1987.

2. E. Berthet, Le Monde inconnu, Paris, Dentu, 1876, p. III : « Or, le roman des âges qui ont précédé les temps historiques a été longtemps impossible. Tous les éléments manquaient à la fois (...). C'est seulement depuis quelques années que des découvertes nouvelles, incontestables, éclatantes ont dégagé cette période des nuages mystérieux qui la voilaient. Aujourd'hui la science a obtenu les résultats les plus précis, les plus certains. Elle sait que non-seulement l'homme existait des myriades d'années avant les temps historiques, mais encore elle détermine à quelle race il appartenait, dans quel milieu il vivait, et elle en déduit son caractère, ses moeurs et ses habitudes (...) et dès à présent on peut, par l'analogie, se faire une idée parfaitement exacte de " l'homme préhistorique ". » Voir aussi P. Citti, « La préhistoire gagne le champ littéraire (1890-1914)», in P. Citti et M. Detrie (éd.), Le Champ littéraire, Paris, Vrin, 1992, p. 63-74.

3. Voir la « Préface » à La Fille Elisa (1877) des frères Goncourt.

RHLF, 1997, n° 2, p. 244-273.


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 245

pas franchir le champ du réel et du vraisemblable. Le roman préhistorique se conforme, à ce qu'il nous semble, à certains préceptes (vraisemblance, objectivité, véridicité, etc.). Même si l'histoire racontée ne se passe pas à une époque très récente (Zola écrivant sous la IIIe République des romans du Second Empire), tout au contraire, à l'aube de l'humanité, elle est toutefois présentée comme une reconstitution des modes de vie de nos ancêtres. Dans ce but, l'affabulation se greffe sur des données scientifiques généralement prouvées. Le document et la documentation sont à la base de ce genre romanesque dont le savoir scientifique détermine et constitue le contenu. On pourrait, alors, le rapprocher de ce qu'on appelle le « roman scientifique », à savoir le roman de Jules Verne (qui préférait l'expression « roman de la science », dont il serait l'inventeur 4) ou bien le roman de Zola (qui, on le sait bien, définit le cycle des Rougon-Macquart comme une « Histoire naturelle et sociale »). De toute façon, dire que le roman préhistorique est un « roman scientifique » ne résout pas la question de sa définition. En effet, le « roman scientifique » n'est qu'un grand ensemble constitué par toute une série de sous-genres ou espèces génériques qui vont du roman d'aventures, pédagogique et de vulgarisation au roman de science-fiction. En ce qui concerne le « roman des âges farouches », on dira qu'il s'agit d'un genre qualifiable d'« hybride », car il se situe au carrefour de plusieurs genres : scientifique, d'aventures, épique, chevaleresque, historique, etc. Néanmoins, puisque la science y joue un rôle fondamental, nous n'hésiterons pas à le définir en tant que roman scientifique, comme un récit fictionnel créé à partir d'un savoir réélaboré sous forme de narration. La définition de « roman scientifique » attribuée au roman préhistorique amène aussi une autre question : serait-il un roman didactique à la manière des oeuvres de Verne, Macé, Berthet... ? Et s'il en est ainsi, quels rapports entretient-il avec le genre de la vulgarisation scientifique ? C'est à toutes ces questions que nous essaierons d'apporter une réponse.

Malgré sa « dissidence » 5, Rosny reste au fond un naturaliste 6, en premier lieu, parce qu'il donne beaucoup d'importance à la réalité

4. Voir A. Evans, J. Verne rediscovered. Didacticism and the scientific novel, New York, Greenwood Press, 1988.

5. Voir le «Manifeste des Cinq» (Figaro, 1887) et J. Huret, Enquête sur l'évolution littéraire (1891), Vanves, Thot, 1982, p. 214. Sur la théorie «étroite et mesquine», Rosny a écrit aussi un roman de moeurs littéraires, Le Termite (1890), où il donne le portrait d'un jeune


246 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

(source infinie de sujets à exploiter comme matériau artistique) ; en deuxième lieu, parce qu'il nourrit une véritable passion pour la science. On sait que l'époque positiviste avait développé un tel culte pour le savoir scientifique que « la littérature pure n'a pas non plus échappé à cette féconde invasion de la science » 7. De fait, les auteurs réalistes (Flaubert, Goncourt, Zola, etc.) 8 ont de plus en plus des prétentions scientifiques et ils aspirent à faire de l'écrivain un savant dont ils revendiquent la rigueur analytique et l'observation au nom de la vérité, qui est leur principal souci 9. Zola, en particulier, dont l'idéal romanesque sera alors ce qu'il appelle le « roman expérimental », à savoir un roman qui s'appuie sur les sciences, semble

écrivain naturaliste, Servaise, rongé par le termite du document, du petit fait, bas et insignifiant. Il ne se trouve à son aise que « dans le détail, dans le précis analytique (...) pas d'idylle, (...), pas de commencement ni de fin (...) un morceau de vie coupé en pleine étoffe (...) tel que c'est, tel que ça passe.» (Le Termite, Paris, Savine, 1890, p. 10-11). Voir R.-P. Colin, Zola. Renégats et alliés. La République naturaliste, Lyon, P.U.L., 1988, p. 202-203. Rosny veut « autre chose » : « L'autre chose sera une littérature plus complexe, plus haute (...). C'est une marche vers l'élargissement de l'esprit humain, par la compréhension plus analytique et plus juste de l'univers tout entier et des plus humbles individus, acquise par la science et par la philosophie des temps modernes (...). L'écrivain d'à présent doit avoir la compréhension (...) historique, industrielle, pérégrinatrice de l'époque à laquelle nous vivons » (tiré de J. Moog, « Un Disciple de M. Zola : M. J.-H. Rosny », Nouvelle Revue, t. 82, mai-juin 1893, p. 554-571). Voir Ch. Charle, La Crise littéraire à l'époque du naturalisme, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1979 ; L. Bourquelot-Kirsch, « Zola et les jeunes écrivains, présentation et publication d'une correspondance entre Zola et J.-H. Rosny aîné », Cahiers naturalistes, n°40, 1970, p. 186-192 ; A. Billy, Les Frères Goncourt. La vie littéraire à Paris pendant la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1954.

6. Voir C. P. Snow, Les Deux Cultures, Paris, Pauvert, 1986.

7. G. Renard, « La Littérature et la science », La Nouvelle Revue, t. 113, 1898, p. 41.

8. A la même époque, la poésie aussi subit l'influence de la science et de l'esprit scientifique. Il suffit de penser aux Parnassiens - dont Leconte de Lisle est le majeur représentant. Comme le savant, le poète est impassible et sa poésie est objective, impersonnelle et scientifique. À ce sujet, voir C.-A. Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Paris, Éditions Scientifiques, 1918.

9. Cité par R. Fath, L'influence de la science sur la littérature française dans la IIe moitié du XIXe siècle, op. cit., p. 30. Sur l'importance du document chez les Goncourt, Rosny écrit dans sa « Préface » à La Fille Élisa (1877) : « Pour écrire La Fille Élisa, Éd. de Goncourt s'est documenté avec un soin, une minutie extrêmes (...). Tant directement qu'indirectement, il rassemble assez de notes pour en faire plusieurs volumes. La Fille Élisa est, en quelque sorte, la quintessence de tout ce qu'il avait appris. » (Paris, Briffaut, 1929, p. I). Et dans la « Postface » à Chérie (1864) : «C'est une oeuvre essentiellement documentaire, pour parler le langage de cette époque ; la fiction n'y intervient que pour coordonner les faits ou pour leur donner plus de relief (...). Deux ordres de documents : ses notes anciennes, complétées par ses souvenirs ; une multitude de lettres de femmes et de jeunes filles, qui lui étaient parvenues après la publication de La Faustin (...). On peut être sûr que c'est un des romans les plus exacts de Goncourt. Certains détails semblent romanesques, mais la vie est terriblement fantasmagorique. (...) Chérie reflète intensément le tempérament, les goûts et les doctrines d'Éd. de Goncourt. » (Paris, s. éd., 1921, p. 269-272). » Voir aussi le Journal des Goncourt (Paris, Laffont, 1989, 3 déc. 1871, p. 476) : « La composition, la fabulation, l'écriture d'un roman, belle affaire ! Le dur, le pénible, c'est le métier d'agent de police et de mouchard qu'il faut faire, pour ramasser (...) la vérité vraie, avec laquelle se compose l'histoire contemporaine. »


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 247

aller encore plus loin lorsqu'il souhaite - sous l'exemple de l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale (1865) de Claude Bernard - faire de la littérature une science 10.

En général, le roman préhistorique de Rosny, ne se différencie pas trop, par sa facture, du roman naturaliste, sauf dans le fait de situer l'histoire à une époque non contemporaine et de créer une intrigue simple qui subit l'influence d'autres genres littéraires - peu conciliables avec l'esthétique réaliste de la banalité, du livre sur rien 11. Il y a donc des points communs - mais aussi des divergences - entre roman naturaliste et roman des temps primitifs. Que l'on pense seulement à l'intention de concevoir le roman comme « mathésis », comme « somme de savoir ». En effet, le roman préhistorique (sorte de « livre sur tout » opposé ainsi au « livre sur rien ») ne subsisterait même pas sans un savoir préalable, vaste et solide. Et il ne s'agit pas d'un savoir unique, mais d'un bagage de connaissances qui touche à plusieurs disciplines (zoologie, botanique, biologie, etc.). Les nombreuses descriptions de paysages différents (plaines, déserts, montagnes, lacs, etc.) ainsi que des us et coutumes de l'homme préhistorique attestent qu'il s'agit d'un roman scientifique, mieux d'un « documentary novel » 12, à savoir d'un roman où les données fournies sont censées exister dans une réalité extratextuelle. Donc, la méthode naturaliste du document, de la note et du détail n'abandonne jamais le romancier 13. Il est convaincu que « les grandes découvertes de notre siècle sont susceptibles au plus haut degré d'être transmuées en matériaux littéraires » 14. La tâche du romancier scientifique consiste, alors, à dégager de la science ce qu'elle a de plus poétique (« La science est chez moi une passion

10. E. Zola, Le Roman expérimental, Paris, Flammarion, 1971, p. 81 : « Puisque la médecine, qui était un art, devient une science, pourquoi la littérature elle-même ne deviendrait-elle pas une science, grâce à la méthode expérimentale ? » et p. 85 : « (...) nous sommes simplement des romanciers qui nous appuyons sur les sciences. »

11. Voir S. Thorel-Cailleteau, La Tentation du livre sur rien: naturalisme et décadence, Mont-de-Marsan, Éditions Inter-universitaires, 1994.

12. B. Foley, Telling the truth. The theory and practice of documentary fiction, Ithaca and London, Cornell University Press, 1986, p. 166.

13. J.-H. Rosny A., Torches et Lumignons, Paris, La Force Française, 1921, p. 11 : «Mes cahiers fourmillent de notes, prises partout, dans les rues, à la campagne, aux réunions publiques, aux cafés ». On retrouve le même intérêt ethnographique chez Zola. Voir, à ce propos, É. Zola, Carnets d'enquête. Une ethnographie de la France, (H. Mitterand, éd.), Paris, Pion, 1993. Dans sa « Préface » (1879) aux Frères Zemganno (1877), Éd. de Goncourt souligne l'importance de la documentation comme toute première démarche préparatoire du roman de l'école du «document humain» et dans la «Préface» à La Faustin, 1881, il écrit: «(...) immenses emmagasinements d'observations, d'innombrables notes prises à coups de lorgnon, de l'amassement d'une collection de documents humains (...) » (Éd. et J. de Goncourt, Préfaces et manifestes littéraires, (H. Juin, éd.) Genève, Slatkine Reprints, 1980, p. 53).

14. Cité par R. Doumic, Les Jeunes. Études et portraits, Paris, Perrin, 1913, p. 37-38.


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poétique» 15) pour en nourrir le roman. La science n'est pas seulement un élément d'inspiration, mais également une source de « merveilles » 16 et de « mystère » 17. « Loin de diminuer par la culture de la sensibilité, de l'imagination ou de l'intelligence, le sens de l'inconnu existant ne fait que s'accroître » 18. Rosny ne croit pas que la science soit toute-puissante, et qu'elle puisse fournir une connaissance globale de l'univers 19. Quand la science a résolu un vaste problème, nous dit l'auteur, elle en a, en réalité, posé un plus vaste : « C'est le grand jeu : " chercher pour voir plus loin, dissiper un mystère pour élargir le mystère " » 20. La science est pour lui non seulement « une collection de faits, forcément fragmentaire,

15. J.-H. Rosny A., Torches et Lumignons, op. cit., p. 11. L'idée de la science comme source de poésie est aussi partagée par C.Flammarion (1842-1825): «L'univers n'est pas seulement un mécanisme immense dont les ressorts agissent aveuglément : c'est un poème et c'est une doctrine. Ne croyons pas à l'antagonisme prétendu de la science et de la poésie. C'est la poésie qui anime la science ; celle-ci est la grande source de toute inspiration poétique. (...). C'est une profonde erreur d'imaginer que la poésie n'appartient qu'à la fable (...). » (Contemplations scientifiques, Paris, Hachette, 1870, p. x).

16. E. Renan, L'Avenir de la science, Paris, Calmann-Lévy, (II éd.) 1890, p. XX et 96: « Elle a trouvé des merveilles qui ont prodigieusement multiplié le pouvoir de l'homme. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu jusqu'ici sembler nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature (...) constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et philosophie (...). Que si la connaissance expérimentale de l'univers physique a de beaucoup dépassé les rêves que l'imagination s'était formés, n'est-il pas permis de croire que l'esprit humain (...) ne fera que briser un monde étroit et mesquin pour ouvrir un autre monde de merveilles infinies ? » Voir aussi L. Figuier, Histoire du Merveilleux dans les temps modernes, Paris, Hachette, 1860 et la « Bibliothèque des merveilles », une collection d'ouvrages traitant des connaissances scientifiques de l'époque fondée par l'écrivain et le politique Edouard Charton (1807-1890). Nous rappelons que Rosny a écrit des romans (Les Xipéhuz, 1887, La Force mystérieuse, 1914, L'Énigme de Givreuse, 1917) appartenant au genre du « Merveilleux scientifique » (« Science-fiction », aujourd'hui). Voir, à ce propos, M. Renard, « Du Roman merveilleux scientifique et de son action sur l'intelligence du progrès », Le Spectateur, oct. 1909, p. 245-260 ; « Le Merveilleux scientifique et La Force mystérieuse de J.-H. Rosny aîné», La Vie, 15 juin 1914, p. 544-548 ; H. Mathey, Essai sur le merveilleux dans la littérature française depuis 1800, Lausanne, Payot, 1915 ; J.-P. Vernier, H. G. Wells et son temps, Didier, Publication de l'Université de Rouen, 1971, p. 115 sq.

17. Contre l'idée de la science comme source de mystère et de rêves, dans sa « Lettre à la jeunesse » (Le Voltaire, mai 1879), Zola dénonce l'idéalisme d'É. Renan, à ce propos, voir Le Roman expérimental, op. cit., p. 114-115. Dans Le Docteur Pascal (1893), Zola semble revenir sur ses pas et valoriser les idées de mystère, d'inconnu. A ce propos, voir D. Baguley, Zola et les genres, Glasgow, University of Glasgow French and German Publications, 1993, p. 119.

18. J.-H. Rosny A., La Science et le pluralisme, Paris, Alcan, 1930, p. 185. Dans Les Premiers principes. L'Inconnaissable (1863), H. Spencer parle des limites de l'intelligence humaine et de la relativité de la connaissance (Paris, Alcan, 1935, p. 72 sq.).

19. J.-H. Rosny A., Pensées errantes, Paris, Figuière, 1924, p. 41 : « L'univers serait une bien pauvre chose s'il était vrai que la science humaine pût en atteindre plus qu'une fraction infinitésimale. »

20. Ibid., p. 79.


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 249

forcément minuscule (...)» 21, mais aussi, et peut-être surtout, un réservoir inépuisable d'images et de rêveries. Et parmi les disciplines scientifiques, c'est sûrement la Préhistoire qui se prête le mieux à cet échange de faits et de rêves 22 :

Source intarissable d'inspiration, réservoir d'images neuves, de sentiments profonds, tendres, grandioses, épiques et charmants, la Préhistoire peut susciter un lyrisme inconnu à nos aïeux 23.

Sans doute «l'image fantasmatique de la Préhistoire» 24 vientelle du fait qu'en traitant la question de l'antiquité du monde, de l'homme et de sa genèse, elle touche, en quelque sorte, au mythe. Encore qu'elle s'appuie sur des documents, ceux-ci sont d'une quantité plutôt limitée, surtout si on les compare à la pléthore d'événements qu'elle veut prendre en compte. Plus que les autres disciplines scientifiques, la Préhistoire semble avoir recours non seulement à l'hypothèse 25, mais aussi à l'imagination et à la fiction 26. Les temps préhistoriques ont laissé des traces certaines dans le « grand livre » qui est la terre 27. « La pierre, la corne, le squelette, la coquille, écrit Rosny, tels sont les humbles témoins. Mais soumis au contrôle expérimental, ce sont de bons témoins, honnêtes, incorruptibles » 28. En tout cas, même si les fossiles sont là, dans la terre, comme témoins irréfutables d'une époque aussi reculée, il est

21. J.-H. Rosny A., Le Pluralisme, Paris, Alcan, 1909, p. 265.

22. Cl. Cohen et J.-J. Hublin, Boucher de Perthes. Les Origines romantiques de la Préhistoire, Paris, Belm, 1989, p. 257.

23. J.-H. Rosny A., « Préface » à P. Courtois, La Journée humaine. Poèmes, Paris, Plon, 1913, p.I.

24. Ibid., p. 256.

25. Sur le principe hypothétique dans la démarche scientifique, voir P. Broca, Le Transformisme, Paris, Reinwald, 1871, p. 4-8 ; H. Poincaré, La Science et l'hypothèse, Paris, Flammarion, 1908, p. 2 ; G. de Mortillet, de sa part, affirme de ne pas vouloir « encombrer la science de données hypothétiques et erronées » (Le Préhistorique, Antiquité de l'homme, Paris, Reinwald, 1883, p. 470). Voir Rosny, (Les Conquérants du feu, Paris, Éditions des Portiques, 1929, p. 76, 138, 218, 240) : « [Famille patriarcale ou matriarcale ?] Il faut s'en tenir à des hypothèses hasardeuses ». « On croit, d'après diverses indices, (...), que ce sont des têtes coupées, ce qui restera énigmatique jusqu'à ce qu'on trouve confirmation de l'hypothèse ». « Avec plus de science, nous avons aussi plus d'inconnu. Et toutes les hypothèses diverses se heurtent ». « Depuis Darwin les transformistes ont émis un grand nombre de belles hypothèses, dont aucune n'est, en somme, satisfaisante ».

26. Sur le caractère fictif du récit des origines, voir F. Foulater, Le Roman cosmogonique, Paris, Aubier, 1988, p. 15 sq.

27. La métaphore de la terre comme livre revient souvent sous la plume des écrivains de l'époque ainsi que des savants (Cuvier, par exemple). Dans Les Origines, (Paris, Borel, 1923, p. 166-167), on lit : « La terre s'est ouverte comme un livre. Livre encore bien mal coupé, où l'on épelle, hésite, tâtonne, mais où chaque jour quelque nouveau feuillet s'est déchiré. (...). C'est en creusant le sol, comme des mineurs ou des terrassiers, qu'on fait apparaître le témoignage des temps évanouis. »

28. Ibid.


250 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

indispensable qu'ils soient d'abord reconnus comme tels, à savoir comme « objets » et comme « outils ». Ensuite, il faudra établir quelle était leur fonction et quel usage en faisait le primitif. C'est ici que l'imagination intervient et que tout un programme narratif se met en place : pour colmater la brèche existant entre l'objet et son utilisation, le préhistorien est obligé de construire une « histoire » 29. En bref, au XIXe siècle, le discours sur la Préhistoire est un discours scientifique, documenté mais aussi hypothétique. Cette marque conjecturale passe, dans le texte, par un énoncé riche en expressions indiquant la probabilité 30, le doute 31, ou la supposition 32. De tout ce qu'on vient de dire, il résulte que la démarche du préhistorien est basée sur une opération qui met en oeuvre, simultanément, non seulement les instruments traditionnels de la méthode savante tels que l'observation des faits, l'analyse rationnelle et objective, etc., mais aussi les instruments de la création littéraire tels que le rêve et l'imagination. De cette manière, réalité factuelle et réalité fictionnelle se rejoignent et caractérisent le discours littéraire ainsi que le discours scientifique. On peut noter qu'un double mouvement se réalise dans la période envisagée : d'un côté, le discours réaliste-naturaliste se veut objectif, documenté, véridique, en bref, scientifique : « Se mettre à la science, écrit Zola, entrer dans le laboratoire austère du savant, quitter les rêves si doux pour de terribles vérités » 33. D'un autre côté, le discours scientifique, du moins celui sur la Préhistoire - mais on pourrait aussi ajouter le discours médical 34 -, se prête à considérer la fiction comme

29. N. Khouri - M. Angenot, « Savoir et autorité : le discours de l'anthropologie préhistorique », Littérature, n°50, mai 1993, p. 105-106: « L'énonciation du discours préhistorique s'inscrit dans la double activité du préhistorien sous le signe de la pelle et de la plume : creuser le sol pour trouver/retrouver ces « objets » déjà là, où les probabilités stratigraphiques les ont placés « de toute éternité » ; creuser le sens pour trouver/retrouver le récit des progrès humains, c'est-à-dire la synecdoque de sa propre activité scientifique. »

30. G. de Mortillet, Le Préhistorique, op. cit., p. 147, 250 : « Suivant toutes les probabilités (...) » ; « Pas froid, il allait même probablement entièrement nu (...) » ; « Les changements [de climat] ont dû profondément modifier les moeurs et les habitudes de l'homme (...) » ; Les Conquérants du feu, op. cit., p. 9 : b) « Le grand ancêtre apparut sans doute dans les ténèbres des temps tertiaires (...) » ; E. Berthet, Paris avant l'histoire, op. cit., p. 19 : « Peut-être, lorsque leur semblable venait d'expier, des proches et des amis avaient-ils donné des signes de douleur. »

31. G. de Mortillet, Le Préhistorique, op. cit., p. 583 : «Rien n'établit que les menhirs soient des monuments essentiellement religieux » ; Les Conquérants du feu, op. cit., p. 11 : « On trouve, dans les couches tertiaires, des silex qui semblent (c'est douteux) taillés par une main maladroite ».

32. Ibid., p. 138 et 149 : « On suppose que (...) » ; « On conjecture que des migrations orientales (...) se sont produites (...) » ; « Nous imaginons que les lacustres pouvaient avoir des périodes de prospérité comportant de vives jouissances ».

33. E. Zola, Le Roman Expérimental, op. cit., p. 134.

34. Voir F. Gaillard, « Le discours médical pris au piège du récit », Études Françaises, (« Le Texte scientifique ».), n° 19, 1983, p. 81-95.


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 251

support de ses spéculations théoriques 35. En somme, le savant réhabilite l'imagination, lorsque le littérateur réaliste veut l'abolir au nom de la formule scientifique 36.

Pour Rosny, l'imagination et le rêve gardent une grande importance (« Je m'enivrais de rêves »37). Mais le rêve ne l'empêche pas de saisir la réalité, au contraire, sans sa capacité d'observation subtile et minutieuse, ses rêveries n'auraient pas de consistance : «Comme j'ai rêvé, avec quelle abondance, avec quelle diversité, sans que cela me cachât le réel ! » 38. Si, chez Rosny, les rêves se nourrissent de choses vues et entendues, la réalité est revêtue souvent d'une signification plus vaste : « Je donne à la réalité une dimension poétique, tout en continuant à la regarder comme réalité » 39. Malgré l'importance donnée à la science, le romancier n'a pas pour elle une « vénération mystique » : « Je la dépasse et la réforme, je ne me laisse influencer par aucune théorie » 40. Ainsi, la science ne se réduit guère en lois ou en formules, mais elle suggère toujours de nouvelles hypothèses et devient le principe de son lyrisme et de sa vision fantasmagorique de la réalité : « Ce sont les possibles de la science qui me saisissent et sont la pâture de mes chimères, comme les faits de l'histoire et de la vie quotidienne» 41. En tant que réaliste et rêveur, Rosny devait sans doute apprécier cette marge de liberté que la Préhistoire laissait à la conjecture et à l'imagination : elles fournissaient toute une série d'images explicatives que l'expérimentation ne pouvait donner. D'ailleurs, il était conscient non seulement du caractère conjectural de la Préhistoire (« Toutefois la Préhistoire offre d'immenses voies aux conjectures»42), mais aussi de la nécessité de la conjecture dans une discipline encore toute neuve et toujours à refaire :

Pourvu qu'on ne s'écarte pas des grandes lignes, ces conjectures ont la plus grande utilité, et, dans un sujet encore si neuf, le plus grand charme. Il importe

35. Voir B. Malcolm, Freud, Proust et Lacan. La Théorie comme fiction, Paris, Denoël, 1988, p. 23.

36. É. Zola, Le Roman expérimental, op. cit., p. 94 : « (...) le romancier expérimentateur n'est plus qu'un savant spécial qui emploie l'outil des autres savants, l'observation et l'analyse. » Ibid., p. 149 : « L'imagination, écrit Zola n'a plus d'emploi. » Voir aussi la « Préface » à Thérèse Raquin (1867).

37. Torches et lumignons, op. cit., p. 10.

38. Ibid.

39. Ibid.

40. Ibid., p. 11.

41. Ibid., p. 12.

42. Les Origines, op. cit., p. 167. Voir aussi Mme Stanislas-Meunier, Misère et grandeur de l'humanité primitive, Paris, Picard, 1889, p. IX : « (...) Ajoutons, par exagération de sincérité, que pour les points douteux, comme la domestication du renne, le climat, la religion chez l'homme des cavernes, nous avons choisi l'hypothèse qui nous plaisait le plus. »


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seulement qu'elles soient sincères, et qu'elles trouvent quelque appui dans l'expérience. Durant de longues périodes sans doute, ce roman sérieux de la Préhistoire est à refaire : ce n'est qu'à ce prix qu'on approcha de la vérité 43.

Rosny n'a été ni le seul ni le premier à deviner les ressources que les données ou les hypothèses de la science offrent à l'imagination du romancier. En effet, il ne serait pas exact de considérer ce mélange de science et de fiction « ludique » comme l'intuition d'une seule personnalité. Il est, plutôt, la conséquence d'un programme de longue haleine qui dépasse le simple champ littéraire. En effet, les positivistes n'étaient pas seulement les partisans de la science, mais aussi de l'éducation 44. D'où l'importance d'élargir la scolarisation secondaire et d'enrichir le contenu scientifique des programmes scolaires. Il ne faut pas oublier non plus la mode des conférences publiques 45 et la diffusion d'ouvrages et de revues scientifiques populaires par les vulgarisateurs. C'est dans cette atmosphère que s'inscrit l'action de l'éditeur Pierre Jules Hetzel 46 et du romancier J. Verne qui avaient en vue de colmater les lacunes de la jeunesse française par des lectures à la fois agréables et instructives (leur devise sera «plaire et instruire»47). C'est ainsi

43. Les Origines, op. cit., p. 167. E. Zola, Le Docteur Pascal, Paris, Gallimard, 1993, p. 91 : « Sans doute, l'hérédité ne le passionnait-elle ainsi que parce qu'elle restait obscure, vaste et insondable, comme toutes les sciences balbutiantes encore, où l'imagination est maîtresse. »

44. Voir A. Prost, Histoire de l'enseignement en France (1800-1967), Paris, Colin, 1968.

45. Voir R. Fox, «Conférences mondaines sous le Second Empire», Romantisme, n°65, 1989, p. 49-57. Faut-il considérer les expositions universelles comme le résultat du même programme éducatif pour les masses ? Rappelons que l'Exposition universelle de 1867 présentait tout un secteur consacré aux découvertes préhistoriques. À ce propos, M. de Mortillet, Promenades préhistoriques à l'Exposition universelle Paris, Reinwald, 1867, p. 1 : « Sous le rapport préhistorique, l'Exposition universelle de Paris est des plus intéressantes. Jamais un aussi grand nombre de documents et des documents si précieux ne se sont trouvés réunis (...) je vais faire une rapide revue de ce qui se trouve à l'Exposition. Ce sera une espèce de guide pour le visiteur, guide qui m'a été demandé par beaucoup d'abonnés des Matériaux pour l'histoire primitive de l'homme. »

46. Hetzel avait créé un magazine bimensuel, Le Magazine d'éducation et de récréation, ainsi qu'une série d'ouvrages recueillis dans la collection « La Bibliothèque d'éducation et de récréation ».

47. Voir I'« Avant-propos » (1890) par Arthur Good (Tom Tim), La Science amusante, Paris, Larousse, 1889, p. 7 : « Sous le titre La Science amusante, nous avons donné récemment dans le journal l'Illustration, la description d'une série d'expériences scientifiques faciles à exécuter à l'aide d'objets usuels (...) [Le lecteur] puisse-t-il réaliser le double but que nous nous sommes proposé : " distraire, instruire " ». Pourtant, déjà vers les années soixante, V. Meunier (1817-1903), savant et publiciste, proposait le binôme « Instruire et amuser» dans le « Prospectus » à la Presse des Enfants. Journal du Jeudi (Paris, De Soye et Boucher, 1856) : « On a fait nombre de Magasins, de Musées et autres recueils périodiques pour les enfants, on n'a pas encore fait de Journal proprement dit, c'est-à-dire de publication ayant pour but de tenir les jeunes lecteurs au courant des choses quotidiennes, de celles, bien entendu, qui sont à leur portée et peuvent devenir pour eux une source d'instruction et de plaisir. Enfant ! Nous allons bien nous amuser, car nous allons bien nous instruire ; et rien n'est plus amusant que


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que se répand le récit scientifique de vulgarisation, né de la rencontre de la science et de l'imagination, deux termes apparemment antithétiques, qui n'ont pas manqué de faire éclater des débats parmi les vulgarisateurs et, parfois, entre ces derniers et les éditeurs. A ce propos, il suffit de rappeler le débat entre Hetzel (favorable à l'idée que la science et l'imagination seraient conciliables 48) et Louis Figuier - hostile à toute forme de récit dans un texte de vulgarisation 49. En réalité, ce désir de mêler 50 le rationnel avec l'irrationnel tient surtout à la nécessité d'offrir un ensemble d'informations plus « digérables » à un public peu accoutumé au langage scientifique 51. Le vulgarisateur a recours alors au mélange de science et de fiction, mais il a tendance aussi à se justifier, afin d'éviter toute accusation d'« embellir la vérité », en d'autres termes, d'altérer la vérité. À ce propos, l'exemple de Mme Stanislas Meunier nous semble tout à fait pertinent, puisqu'elle écrit dans la « préface » de Misère et grandeur de l'homme primitif (1889) :

Ayant donné à notre travail une forme employée dans les oeuvres d'imagination, nous avons craint d'être accusé ni plus ni moins qu'un simple romancier, d'embellir la vérité ; et pour éviter le blâme ou le dédain, nous avons appuyé chacun de nos épisodes sur des assertions empruntées littéralement aux plus purs travaux scientifiques, sur des faits puisés aux sources mêmes et non dans les ouvrages de vulgarisation. De sorte que si l'on veut bien s'occuper de nous assez pour nous critiquer, les coups d'épingle tomberont seulement sur les savants de profession 52.

s'instruire ; vous verrez... ». Voir aussi D. Raichvarg - J. Jacques, Savants et ignorants, Paris, Seuil, 1991, p. 11.

48. «Avertissement de l'Éditeur», J. Macé, L'Arithmétique du grand-papa. Histoire de deux petits marchands de pommes, Paris, Hetzel, 1865, p. 2-3 : « (...) La science et l'imagination, la science et les fées ne sont pas donc incompatibles (...) Car enfin le livre que je tiens, c'est bien un conte des fées, et c'est aussi un cours d'arithmétique. C'est de la science et c'est de l'imagination ; c'est de la féerie et c'est de la réalité ; c'est de la très-bonne littérature enfin, et c'est de la méthode très exacte. Or, je ne vois pas que le secours mutuel que se prêtent ici l'esprit et la science, fasse et puisse faire aucun tort à celle-ci (...) ». Sous le pseudonyme de P.-J. Stahl, Hetzel a écrit des romans pour les enfants tel que Maroussia (1878).

49. Voir sa « Préface » à La Terre avant le déluge (Paris, Hachette, 1863, p. 1-xvi).

50. Contre Figuier, cf. aussi R. Radau, « Les Livres de science illustrée », Revue des deux mondes, 1er janv., 1867, p. 253 : « Gardons nos fées pour faire le bonheur des enfants, et réservons la science vulgarisée pour ceux qui sont d'âge à la goûter ; surtout n'ayons pas la prétention de croire que la science c'est la vérité, et la fiction le mensonge. La science marche entre l'erreur et le progrès ; les vérités morales que la poésie habille d'un voile d'or ne sont pas moins immuables que nos connaissances les plus certaines. »

51. J. Macé, L'Arithmétique du grand-papa, op. cit., p. 7 : « Tout le monde n'aime pas la science à l'état brut (...). Il serait temps que gens d'imagination et gens de science, mêlant leur richesse, vinssent à se dire ce que les plus simples comprennent : (...) ; c'est que l'esprit et la science vivront mieux ensemble (...). »

52. Mme Stanislas Meunier, Misère et grandeur de l'homme primitif, op. cit., p. IX. Stanislas Meunier (pseud. de Léonie Levallois), née à Metz en 1852, bru de V. Meunier, se fit connaître par ses ouvrages de vulgarisation scientifique pour enfants (Le Monde animal, 1880 ; Le Monde minéral, 1883) et par ses romans (L'Impossible Amitié, 1895).


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Ce problème de crédibilité, on le retrouve chez tous les auteurs de vulgarisation scientifique et il détermine aussi certains procédés d'écriture. Ainsi, Mme Stanislas-Meunier conçoit son texte en deux parties : la première partie raconte une histoire, la seconde offre des extraits tirés des oeuvres des savants 53. D'un côté, l'auteur se protège d'une possible accusation de « mystification » des données scientifiques, de l'autre côté, en ajoutant des « pièces explicatives » au récit, il ne fait que mettre à nu l'opération méthodique - consistant en un repérage des documents et en leur mise en fiction. Cette méthode caractérise tout récit scientifique, et par conséquent, elle apparente non seulement les vulgarisateurs, mais aussi les romanciers scientifiques tels que Verne 54, Zola et, aussi, Rosny aîné.

Le récit de vulgarisation de Samuel-Henri Berthoud (1804-1891), L'Homme depuis cinq mille ans (1865), ne présente ni de préface ni d'avant-propos. L'auteur nous décrit, dès le début, un personnage fictif, le docteur Evrard, un savant qui lit à un ami un « petit roman » sur les âges préhistoriques. Il justifie son récit ainsi :

Ces notions préliminaires établies, je vais, si vous le voulez bien, vous lire une sorte de petit roman où j'ai mis en action tous ces documents de manière à dépeindre les moeurs des premiers habitants de l'Europe. On pourrait appeler cette époque l'âge de la pierre grossière 55.

Mme Stanislas-Meunier essaie également de situer l'homme de la Madeleine « dans un décor dont la science nous a révélé tous les détails (...) » 56. Dans la « Préface » de l'oeuvre d'Ernest d'Hervilly (1839-1911), Aventures d'un petit garçon préhistorique en France (1887), les éditeurs affirment qu'il s'agit du récit d'une famille préhistorique dont les notions de la science 57 constituent la source d'inspiration. Ils soulignent aussi que l'auteur de l'ouvrage fait montre d'un savoir-faire littéraire et, naturellement, d'un savoir53.

savoir53. Stanislas-Meunier, Misère et grandeur de l'homme primitif, op. cit., p. IX : « La seconde partie du présent livre n'est, en effet, composée que de passages destinés à justifier la première. »

54. Voir V. Martucci, « Jules Verne et l'evoluzionismo. Analisi di un rapporto fra teoria scientifica e divulgazione », Physis, XXVI, 1984, fasc. 2, p. 189-213.

55. S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, Paris, Garnier, 1865, p. 25. (Nous soulignons). Littérateur et publiciste, S.-H. Berthoud, dit Sam, créa Le Musée des familles (1834). Il a écrit des romans (La Bague antique, 1842) ; des recueils d'articles (Fantaisies scientifiques, 1864) ; de la vulgarisation (Le Monde des insectes, 1864, etc.).

56. Mme Stanislas-Meunier, Misère et grandeur de l'homme primitif, op. cit., p. m.

57. É. d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique, op. cit., p. 12-13 : « C'est, en quelque sorte, le récit [...] de l'existence quotidienne d'une famille de sauvages Robinsons préhistoriques (...). Enfin, l'histoire d'un petit garçon préhistorique résume, en les effleurant, en les jouant, sans insister, toutes les notions nouvelles dont s'est enrichie la science moderne, depuis un demi-siècle (...) ». D'Hervilly a beaucoup produit (poésies, romans, comédies, etc.), mais il a écrit la plupart de ses livres pour la jeunesse.


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faire pédagogique 58. De plus, dans l'« Avant-propos », d'Hervilly présente le texte comme le manuscrit du narrateur - « le résumé de [ses] études » - où l'on trouve toute une série de « tableaux et de récits des vieux, vieux, vieux temps (,..)» 59. Dans Le Monde inconnu (1876), Élie Berthet (1815-1891) affirme avoir suivi « scrupuleusement et pas à pas les indications de la science » 60 - ainsi que les autres vulgarisateurs -, mais il semble offrir une réponse à la dichotomie entre le scientifique et le littéraire lorsqu'il souligne qu'un genre romanesque - le roman préhistorique - naît et dépend directement des découvertes scientifiques. De plus, l'auteur considère son ouvrage tantôt comme un roman des âges primitifs tantôt comme un texte « sérieux » de vulgarisation scientifique sur la Préhistoire 61.

En ce qui concerne le roman préhistorique en tant que « roman scientifique » 62, on se demande s'il fonctionne juste comme le « roman de la science » de J. Verne ou - selon un projet voisin de ce dernier - comme le récit scientifique de vulgarisation. Ici, le souci principal réside dans la transmission d'un message scientifique et technique. En somme, malgré les procédés littéraires, c'est la pédagogie qui caractérise le plus le genre d'ouvrages que l'on vient de mentionner. L'intention pédagogique, d'ailleurs, se manifeste dans le texte de vulgarisation d'une manière indéniable. En effet, un texte didactique véhicule un certain savoir en ayant recours à des procédés d'écriture bien précis empruntés tantôt à des traités scientifiques tantôt à des récits narratifs. Aussi Rosny a-t-il expérimenté ces deux formes génériques en écrivant sur la préhistoire non seulement des romans, mais aussi des ouvrages de vulgarisa58.

vulgarisa58. : « Nous n'avons pas à faire l'éloge du talent de l'artiste. Il est hors de pair. Et l'on sait qu'il se double encore d'un grand savoir ethnologique. »

59. Ibid., p. 27.

60. E. Berthet, Le Monde inconnu, op. cit., p. ni. Littérateur français, Berthet montra un intérêt très vif pour l'histoire naturelle. Il a écrit plus de cent romans (Le Braconnier (1846) ; La Belle Drapière (1865), etc.).

61. Ibid., p. III: « On comprend bien que ce travail, d'un genre absolument neuf, présentait des difficultés. Il nous a fallu encadrer dans une fable, que nous avons tâché de rendre intéressante, des détails nombreux dont tout l'intérêt consiste dans l'exactitude. Nous avons cherché à reconstituer, à faire revivre ce monde inconnu, et, si nous n'avions craint de fatiguer le lecteur, nous aurions pu à chaque phrase, presque à chaque ligne, citer un savant comme autorité. Mais dans une oeuvre de vulgarisation, nous avons cru devoir nous borner aux citations les plus indispensables ». Rappelons aussi les ouvrages de vulgarisation sur l'architecture qui adoptent la forme d'une fiction prétexte tels que Histoire d'une forteresse (1874) ; Histoire d'un hôtel de ville et d'une cathédrale (1878) de l'architecte E. Viollet-Le-Duc (1814-1879).

62. L'influence de la science sur la littérature, ne concerne pas seulement le roman mais aussi la poésie. À part le mouvement poétique parnassien, il faut aussi rappeler le poète Maxime Du Camp qui a voulu associer littérature et science. Voir sa « Préface » aux Chants modernes (Paris, Lévy, 1855, p. 21, 29, 39).


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tion : Les Origines (1895) et Les Conquérants du feu (1929). L'édition des Origines de 192363 présente un «Avertissement» qui commence par ces mots : « Nous avons tenté d'écrire un livre indépendant sur la Préhistoire » (p. VIII). D'après ces mots, ce qu'on peut remarquer de prime abord, c'est le besoin de l'auteur de prendre ses distances : il veut être « indépendant » 64 des institutions, mais, en même temps, il veut donner - comme tant d'autres vulgarisateurs

- droit de cité à son activité pseudo-scientifique 65. Il parle de « nos devanciers » sans préciser, cependant, à quelle catégorie il s'adresse

- savants et/ou vulgarisateurs professionnels ? Le contexte laisserait penser qu'il s'aligne à côté des premiers, à savoir des vrais savants, puisqu'il fait allusion aux « théories » (produit des savants de profession) : « Nous avons pleinement adhéré aux théories qui nous ont semblé bonnes (...) » (p. VIII). Quoi qu'il en soit, l'auteur prend position en face des trouvailles des théoriciens qu'il accepte non sans jugement et sur lesquelles il donne un avis personnel 66. Donc, Rosny aurait pris ses distances par rapport aux savants et aux vulgarisateurs pour satisfaire non seulement à une exigence de

63. La première édition date de 1895. L'édition de 1923 coïncide avec l'inauguration du musée préhistorique aux Eyzies. À ce propos voir M.-A. Leblond, « Le Maître des origines : J.-H. Rosny Aîné», Renaissance d'occident, n° 6, t. VIII, déc. 1923, p. 1496-1498. (Les pages entre parenthèses sont tirées des Origines, op. cit.).

64. A ce propos, L. Figuier écrit : « Les Académiciens représentent l'aristocratie intellectuelle, nous ne repoussons aucune aristocratie, mais nous proclamons l'avènement de l'indépendance scientifique » (Discours prononcé le 12 juillet 1858 au Cercle de la Presse Scientifique, Paris, Imprimerie de Serrière, 1858). Voir aussi C. Glaser, «L'Exemple de Victor Meunier», Romantisme, m, 1989, p. 27-36.

65. Voir D. Raichvarg - J. Jacques, Savants et Ignorants, op. cit., p. 41, ainsi que la « Préface » de l'éditeur de la collection « Bibliothèque des sciences contemporaines » à A. Lovelacque, La Linguistique, Paris, Reinwald, 1876, p. 3 : «On s'est adressé à des savants pour obtenir de chacun d'eux, dans la spécialité qui fait l'objet constant de ses études, le manuel précis, clair, accessible, de la science à laquelle il s'est voué, dans son état le plus récent et dans son ensemble le plus général. Par conséquent, pas de compilations de seconde main ». Voir aussi l'« Avant-propos » du Dr. R. Verneau à L'Enfance de l'humanité, Paris, Hachette (Bibliothèque des merveilles), 1890, p. VII-VIII : «(...) Bien d'ouvrages ont été consacrés à l'Homme préhistorique, et tous ont été accueillis avec faveur par le public. On conçoit, en effet, que le passé de notre propre espèce ne puisse nous laisser indifférents. Mais la plupart des livres publiés jusqu'à ce jour ou bien s'adressent à des lecteurs déjà préparés à ce genre d'études, ou bien ont pour résultat de vulgariser des erreurs ; lorsque leurs auteurs manquent de la compétence nécessaire. Nous avons cru qu'il y avait place pour un nouveau livre, qui ne fût ni un roman, ni un livre ne pouvant être lu que par des spécialistes. (...) Nous avons simplement cherché à metttre à la portée de tous les résultats définitivement acquis, sans chercher à dissimuler les lacunes qui existent encore dans nos connaissances et sans essayer de les combler par des hypothèses plus ou moins hasardées (...). Puissions-nous avoir réussi à faire comprendre au lecteur ce qu'étaient nos vieux ancêtres lorsqu'ils n'étaient pas encore en possession des métaux ! »

66. Les Origines, op. cit., p. VIII : « (...) mais nous avons laissé intervenir notre propre jugement partout où les conclusions de nos devanciers nous ont paru défectueuses ou incomplètes et nous avons alors des opinions personnelles ».


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cohérence et d'objectivité, avalisée par ses longues études sur la Préhistoire, mais aussi à sa conception de la préhistoire en tant que discipline toujours « à refaire » (p. 167) à cause de son statut encore imprécis et, on l'a vu, surtout conjectural (p. 167). Donc, il ne se considère pas simplement comme le transmetteur d'un savoir, mais plutôt comme l'interprète de « faits acquis » auxquels il faut, ditil, « se soumettre humblement » (p. VIII), mais non passivement 67. Dans cet avertissement, les mots « vulgariser » et ses dérivés (vulgarisation, vulgarisateur) n'apparaissent jamais. Cette attitude serait en contradiction avec celle d'autres auteurs qui mettent en relief leur activité de vulgarisation, en se donnant même des buts édifiants 68. Rosrîy maintient donc un profil de vulgarisateur assez « flou » et le seul moment où il semblerait suggérer son statut de vulgarisateur, c'est quand il écrit que « trente ans d'études nous donnent peut-être le droit de viser à l'oeuvre d'ensemble, à l'oeuvre de synthèse » (p. VIII). De fait, l'expression « oeuvre de synthèse » caractérise la vulgarisation scientifique, qui prétend offrir au lecteur un ouvrage « panoramique » sur une question donnée. Dans ce sens, les ouvrages de vulgarisation scientifique ne seraient que le produit d'un travail de compilation 69, sorte de manuel 70 qui regrouperait tout ce que l'époque connaît sur un sujet choisi. Il est évident que cette opération de synthèse implique un grand travail de repérage

67. Dans la « Conclusion » des Origines (p. 167), Rosny s'exprime ainsi : « Nous avons essayé une version - dans la mesure de nos forces - mais avec un esprit très indépendant, attentif aux découvertes, point du tout soumis à des opinions préconçues, pas plus qu'enclin à la contradiction. »

68. V. Meunier lui assigne une mission apostolique et sociale, par exemple dans La Science et les savants en 1864, Paris, Baillière, 1865, p. 7 : « Développer la théorie scientifique, étendre le cercle des applications, vulgariser les connaissances acquises : voilà qui prime tout le reste, et c'est à quoi doivent s'appliquer d'abord les vrais amis des hommes. Nous considérons donc comme remplissant une sorte de fonction apostolique les bons riches (les riches aujourd'hui sont ceux qui savent), qui, partageant leurs trésors avec les indigents, entreprennent d'initier les déshérités du savoir aux connaissances positives, et par là leur inoculent l'esprit scientifique qui fera d'eux, de ceux qui n'ont été jusqu'ici que des instruments aux mains des mineurs (...), les auxiliaires tout-puissants du progrès social. Tel est, (...), le but auquel tendent les auteurs de ces ouvrages de vulgarisation scientifique que nous voyons se multiplier avec une rapidité satisfaisante (...) » ; L. Figuier en fait hommage à Dieu ; à ce propos, voir l'« Avant-propos » à Connais-toi toi-même. Notions de physiologie à l'usage de la jeunesse et des gens du monde, Paris, Hachette, 1879 ; H. de Graffigny écrit dans l'espoir de faire partager son enthousiasme pour la science, voir ses Récits d'un aéronaute, Paris, Ch. Delagrave, 1885, p. 2.

69. Voir R. Radau, « les Livres de science illustrée », art. cit.

70. Dr. R. Verneau, Les Races humaines. Merveilles de la nature. L'homme et les animaux, Paris, Reinwald, 1890, « Préface » d'A. de Quatrefages, p. VI : « En somme, nous n'avons pas un livre que l'on puisse consulter pour se faire une idée succincte, mais exacte, de ce que sont à tous les points de vue des races humaines si diverses et si nombreuses (...). Grouper dans une sorte de manuel toutes les données principales recueillies jusqu'à ce jour sur l'espèce humaine et ses races, présenter ces notions dans l'ordre méthodique commandé par la science, pour en faire saisir l'enchaînement (...). »

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de documents, relations, mémoires, etc. (le même qu'on retrouve d'ailleurs chez les auteurs réalistes et naturalistes), éparpillés un peu partout et que le vulgarisateur s'attache à réunir, à analyser et, enfin, à classifier 71. L. Figuier, par exemple, s'attribue le mérite « d'avoir mis en ordre tous ces matériaux disparates » et de les avoir « exposé[s] avec méthode et clarté » 72. Par contre, Rosny ne s'attarde pas sur la description des phases préparatoires à la rédaction de l'ouvrage, même s'il se borne à les sous-entendre, on l'a vu, par les mots « trente ans d'études » et « oeuvre d'ensemble ». Par cette attitude « laconique », notre auteur ne fait que se distinguer des autres écrivains de vulgarisation scientifique. En effet, si l'on établit une comparaison entre l'avertissement de Rosny et les préfaces et les avant-propos de certains vulgarisateurs, on s'aperçoit facilement de l'écart qui les caractérise. Tout d'abord, les questions du destinataire et de la forme dont les vulgarisateurs semblent se soucier et qui, par contre, n'émergent pas du tout dans l'avertissement du romancier. Par son ouvrage, le vulgarisateur s'adresse généralement « à tous » 73 sans distinction d'âge, de sexe ou d'extraction sociale. Ainsi, le profil du lecteur d'ouvrages de vulgarisation scientifique, qui se dégage des avant-propos et des prospectus, serait celui d'une personne ignorante ou presque, mais très curieuse de connaître les données de la science. D'où, l'importance de traiter un sujet difficile, tel que le savoir scientifique, d'une manière exacte, claire, mais aussi agréable et « attrayante ».

Il faut constater qu'à l'intérieur du même genre, une différenciation de formes et de procédés s'impose. Si la littérature de vulgarisation scientifique envisage de véhiculer un « gai savoir » - opposé à un savoir « sérieux », celui des savants académiciens -, elle ne renonce pas à emprunter à la littérature proprement scien71.

scien71. retrouve cette tendance taxinomique aussi dans la littérature narrative, il n'est que de penser à Zola, à ses dossiers préparatoires et, en particulier, à son roman Le Docteur Pascal (1893), où les phrases « il classait », « il reclassait » reviennent sans cesse.

72. L. Figuier, L'Homme primitif, Paris, Hachette, 1870, p. rv : « [ce livre] épargnera la recherche d'innombrables documents et mémoires relatifs aux moeurs et coutumes de l'homme anté-historique, qui sont épars dans mille sources, plus ou moins accessibles (...). Ce sont tous ces documents et mémoires (...) qu'il nous a fallu réunir, classer, coordonner et analyser, pour écrire le présent ouvrage (...). »

73. « Prospectus » à La Science Universelle, Revue scientifique, industrielle, artistique et littéraire, n° 1, 27 juillet 1885, p. 2 : «La Science Universelle pourra être lu avec intérêt et profit par tous ; à l'atelier et dans la famille, sa place est dans tous les salons, dans toutes les bibliothèques ; ce sera le guide le plus sur de tous ceux qui, de près ou de loin s'occupent de sciences, d'art ou d'industrie et veulent se tenir constamment au courant et d'une façon agréable, des progrès accomplis chaque jour dans toutes les branches de l'activité humaine. Sa seule ambition est d'être quelque peu utile aux petits, aux travailleurs et aux humbles, en mettant en pratique cette belle devise : " Le progrès par la science ". »


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tifique ses schémas, ses classifications, ses langages techniques, etc. Pour le vérifier, il suffit de considérer les ouvrages de vulgarisation sur la Préhistoire (sous forme non-narrative) de deux auteurs : L. Figuier et Gabriel de Mortillet (1821-1898). Avec des buts différents et même antithétiques 74, les deux auteurs s'imposent de « traduire, pour ceux qui ne le comprennent pas immédiatement, ce qui est dit dans le langage de la science » 75. Brièvement, on dira que les deux savants organisent le matériau qu'ils veulent décrire en suivant la division en époques (Tertiaire, Quaternaire ou bien Chelléenne, Magdalénienne, etc.). Pour chaque époque (chez Mortillet, chacune correspond à une partie du livre, quatre en tout), les auteurs ont décrit la faune, la flore, l'homme ; le chapitre sur l'homme est articulé en sous-chapitres portant sur l'habitat, l'industrie, l'art, la religion. Si, d'un côté, cette distribution classificatrice des contenus est reprise d'une manière systématique, de l'autre côté, il est vrai aussi qu'elle donne à l'ouvrage de vulgarisation un aspect et un ton « sérieux » en l'apparentant davantage aux textes de théorie scientifique.

Les deux ouvrages de Rosny sur la Préhistoire sont construits selon la tradition du traité scientifique et, en cela, ils se rapprochent de la manière d'un Figuier ou d'un Mortillet. En effet, l'auteur a soin de distribuer les informations en différents chapitres, dont chacun est consacré à une époque différente, et construit de manière à aborder les questions du climat, de la flore, de la faune, de l'habitat, des activités (chasse, fabrication d'outils, etc.). Ces textes ne sont pas uniquement des manuels sur la préhistoire, mais plutôt une sorte d' « ébauche » du roman préhistorique. Non seulement parce qu'ils fonctionnent comme un « canevas » thématique que l'auteur développe dans ses fictions romanesques 76, mais aussi parce

74. Figuier, dans L'Homme primitif (1870, p. 8), veut réfuter l'idée de la descendance de l'homme du singe, tandis que Mortillet, dans Le Préhistorique. Antiquité de l'homme (1883), soutient cette thèse.

75. Les Origines, op. cit., p. 22.

76. Par exemple, dans Les Origines, (op. cit., p. 52) on lit : « On peut se figurer (...) de nombreuses alliances entre l'homme et la bête », dans La Guerre du feu, on trouve des chapitres (III-IV) qui développent le thème de l'alliance. Et encore, dans Les Origines (p. 44), la phrase : « L'ours gris (...) s'acharnait, demeurait de longues heures et quelquefois des jours », devient dans La Guerre du Feu (in Les Romans Préhistoriques, Paris, Laffont, 1985, p. 222) : « (L'ours gris) était capable d'attendre un temps indéfini » ; Les Origines (op. cit., p. 59) : « (...) il devait se cacher un peu, se faire un petit atelier secret où il vivait seul avec son oeuvre pendant des journées entières », on retrouve presque la même phrase dans Vamireh (Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 32) : « Des jours, des semaines entières, il se dérobait du milieu de ses compagnons, explorant des solitudes, travaillant en quelque lointaine retraite... ». Dorénavant, nous n'indiquerons que le titre et la page des romans préhistoriques de Rosny tirés de cette édition.


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qu'ils prennent souvent le ton de la narration. Autrement dit, l'auteur ne se limite pas à décrire d'une manière rigoureuse et objective (en ayant recours à certains procédés tels que la classification, l'exposition, la description sous forme de liste ou d'énumération, le langage spécialisé...) mais il raconte, en créant aussi des effets de suspens 77. Le ton du récit est dû à plusieurs expédients tels que l'emploi de l'imparfait 78 (temps narratif par excellence) et l'intrusion de l'auteur qui intervient non seulement pour expliquer mais aussi pour exprimer son émotion à l'égard, par exemple, du premier artiste 79. Souvent un chapitre s'achève sur une image ou un contenu qui est repris au début du chapitre suivant 80 : de cette façon, la clôture s'enchaîne à l'incipit en créant une sorte de mouvement continu. Dans le chapitre m des Origines, l'auteur introduit un épisode où le narrateur est aussi le personnage-témoin contemporain d'un clan de primitifs 81. De toute évidence, Rosny ne fait qu'ébaucher, ici, la structure du récit des mondes perdus 82, genre romanesque qui, pour la mise en scène de réalités et d'êtres primitifs, s'apparente au roman préhistorique. Dans Les Conquérants du feu - plus que dans Les Origines -, le récit l'emporte, parfois, sur la rigueur de l'exposition 83. En effet, il nous fournit des détails, exploités généralement dans la narration fictionnelle, tels que le sifflement du vent, le crépuscule du soleil, etc. Il y a plus. Il opère une sorte d'échange entre genres différents (traité scientifique et récit romanesque) lorsque, pour expliquer certains aspects de vie du primitif, l'auteur nous renvoie directement à son roman La Guerre du feu : il y présente son héros, prototype de l'ancêtre, comme un personnage « réel » et non comme un personnage de

77. Les Origines, op. cit., p. 57 : « Souvent une apparition monstrueuse coupait la chasse, écartait les chasseurs, les faisait se tapir dans la broussaille ou derrière du mamelon. Le Mastodonte existait encore, et à côté de lui, le type qui doit le supplanter dans la suite des âges farouches, l'elephas meridionalis. Ces êtres immenses, agiles alors dans une atmosphère plus profonde, descendaient en troupes vers les eaux ». Sur l'artiste primitif, voir Ph. Dagen, « Le premier artiste », R.S.H., (« Le primitif »), n° 84, 1993, p. 69-77.

78. À propos de l'emploi de l'imparfait chez Rosny, voir J. Chessex, Maupassant et les autres, Paris, Ramsay, 1981.

79. Les Origines, op. cit., p. 48-49 : « Le Magdalénien se présente donc à nous comme égal à ce que les races sauvages ont offert de plus avisé. Mais il nous émeut surtout par ses merveilleuses aptitudes artistiques ».

80. Voir la clôture du chap. II et l'incipit du chap. III, Ibidem, p. 62.

81. Voir de Rosny, La Grande Énigme, in Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 657 et sq.

82. Voir C. Doyle, The Lost World (1912) et le numéro spécial de Modernité (« Mondes perdus »), Presses de l'Université de Bordeaux, n° 3, 1991.

83. Dans Les Conquérants du feu (op. cit., p. 63-64), Rosny fait alterner des passages d'exposition et des passages tirés directement de ses romans préhistoriques, en particulier La Guerre du feu.


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fiction. Il est alors évident que tout en traitant d'une manière « sérieuse » le sujet préhistorique, Rosny ne peut pas s'empêcher de se laisser aller au rêve et à l'imagination.

Ainsi, la conception de Préhistoire comme un mélange de vérité et d'imagination affecte, par degrés différents, la production sur la Préhistoire de Rosny. On vient de voir que ses ouvrages de vulgarisation oscillent entre une intention didactique (répandre le savoir scientifique) et une tendance fictionnelle et que les oeuvres romanesques sont la réécriture, en récit fictionnel, des données scientifiques. Tout de même, dans les romans des âges primitifs, l'auteur réussit (progressivement de roman en roman) à mieux intégrer les faits scientifiques aux faits narratifs. Les romans sont, alors, expurgés de toutes ces marques didactiques que, par contre, on retrouve chez les vulgarisateurs - Rosny inclus - ainsi que chez un grand écrivain tel que J. Verne. Dans les ouvrages de ces derniers, en réalité, le discours scientifique et le discours littéraire ne se fondent pas. Une « tension » 84 découle de leur connivence qui ne se traduit pas par une véritable cohésion. Ce qui est chargé de juxtaposer les deux discours, c'est bien la pédagogie* 5. Le programme didactique passe dans le texte par une série de stratégies sur lesquelles nous aimerions nous attarder un peu. Nous allons donc analyser quelques procédés d'écriture des récits de vulgarisation sur la Préhistoire en nous limitant aux ouvrages déjà mentionnés dans les pages précédentes.

Signalons tout d'abord la référence aux sources et la citation textuelle. H. d'Hervilly, S.-H. Berthoud, E. Berthet et Mme Stanislas Meunier ont l'habitude de consacrer une partie de leurs ouvrages (préface, avant-propos, premier chapitre, conclusion) aux sources où ils ont puisé les données scientifiques et sur lesquelles ils ont «greffé la narration» 86. Samuel Berthoud souligne l'importance du document par le truchement du personnage d'un savant enfermé dans son cabinet de travail et entouré de livres, volumes et collections rares 87. L'importance attribuée à la source documentaire

84. A. Evans, J. Verne rediscovered, op. cit., p. 107.

85. Ibid.

86. R. Radeau, « Les Livres de science illustrée », art. cit., p. 243.

87. S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, op. cit., p. 3 : « Cet appartement se compose d'une série de grandes et hautes pièces, communiquant les unes aux autres par des larges portes et que tapissent de véritables murailles de livres ; je ne vois pas d'autre nom à


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est déterminée, dans le cas du vulgarisateur, par la nécessité d'étayer chaque information qu'il s'apprête à formuler. C'est une stratégie de crédibilité visant à rassurer le lecteur 88 sur le caractère sérieux de ses intentions et, en même temps, à montrer qu'il est tout à fait autorisé à parler de ce qui a été théorisé par les gens de profession. Berthoud insiste sur cette activité de repérage de documents et de témoignages anciens : il nous informe de l'intérêt de ses contemporains pour l'archéologie préhistorique et il fait aussi remarquer que « ces documents nouveaux » 89 permettront de reconstruire les moeurs des premières peuplades venues de l'Orient. Rosny signale lui aussi les sources primaires 90 dans ses ouvrages de vulgarisation, en particulier dans Les Conquérants du feu. En revanche, elles ne sont pas du tout mentionnées dans ses romans préhistoriques.

L'utilisation de la citation dans la littérature de vulgarisation répond également à une exigence de crédibilité. Ce procédé concerne d'autant plus la vulgarisation sous forme non-narrative 91 que celle sous forme de récit. La citation est surtout une opération d'intertextualité sur laquelle est basé le discours de la vulgarisation sciendonner

sciendonner la plus belle bibliothèque privée qui soit à Paris. On peut évaluer à plus de 80 000 les volumes qui la composent ; volumes de tous les formats, volumes de toutes les époques, volumes imprimés en toutes les langues. Au fond des huit salles qui renferment ces trésors bibliographiques et de riches collections d'archéologie et d'histoire naturelle se trouve un vaste cabinet de travail. »

88. P. Laszlo, La Vulgarisation scientifique, Paris, P.U.F. (« Que sais-je ? »), 1993, p. 42.

89. S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, op. cit., p. 17: «Je puis vous faire facilement une peinture qui vous intéressera, car les regards des gens du monde eux-mêmes commencent à se tourner avec curiosité vers les merveilles de l'âge de pierre en Europe. De leur côté, les archéologues, à qui l'on doit la découverte de cette mystérieuse époque de l'histoire de l'homme, exhumant et mettant en lumière chaque jour des documents nouveaux à l'aide desquels on peut aisément évoquer et même reconstituer, preuves en main, les moeurs des premières venues, par des longues étapes, de l'Orient jusqu'au confins extrêmes du Nord. »

90. Dans Les Origines, Rosny mentionne Gabriel et Adrien de Mortillet comme ses sources directes : « On a vu que nous nous rallions à l'opinion de MM. de Mortillet (...) » (op. cit., p. 167). Mme Stanislas Meunier fait, on l'a vu, une nette distinction entre « purs travaux scientifiques » et ouvrages de vulgarisation ; voir Misère et grandeur de l'homme primitif, op. cit., p. IX. Egalement, J. Verne mentionne souvent des autorités. Voir aussi, en particulier, les célèbres chapitres XXXVII-XXXVIII de Voyage au centre de la terre.

91. À ce propos, voir L. Figuier, L'Homme primitif, où la quantité de citations tirées d'autres auteurs dépasse largement le discours de l'auteur. Parmi les auteurs d'ouvrages de vulgarisation, il y en a qui refusent d'encombrer le texte par des citations ; c'est le cas du savant C. Vogt qui écrit dans la « Préface » (1865) de Leçons sur l'homme, Paris, Reinwald, 1878, p. XI : « Ce livre ne contient pas de citations, - il m'a semblé que dans un ouvrage destiné au public en général, je ne devais pas hérisser le texte de cet appareil scientifique dont certains lecteurs pourraient s'effrayer. - Si les membres de ces sociétés savantes, les auteurs de livres et de mémoires dans lesquels j'ai puisé, ne s'y trouvent parfois pas mentionnés, qu'ils ne croient pas que j'aie voulu m'approprier leur propriété scientifique ; je ne réclame, en définitive, pour moi, que la coordination des faits et des observations ainsi que des conclusions qui en résultent. »


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tifique. La « dimension dialogique » 92 du texte de vulgarisation trouve, dans la citation, sa mise en forme la plus explicite. En effet, dans tout autre texte - par exemple, le roman préhistorique -, le savoir préalable est plutôt camouflé : l'auteur le fait glisser dans le texte (notamment dans le « morceau descriptif, lieu privilégié du savoir dans le texte réaliste) sans référence directe aux sources 93. Par l'acte de citer, le vulgarisateur garantit et authentifie son propre discours. La citation, donc, fonctionne dans le sens d'un « effet de preuve », elle persuade le lecteur - mais aussi le savant, qui révèle souvent une attitude critique 94 en regard du vulgarisateur - de la véridicité de ce qu'il vient d'apprendre. Ainsi, la citation vise à créer un « effet de réel », dans ce sens que, par elle, le vulgarisateur ne fait que renforcer son discours en faisant appel directement au discours d'une autorité 95. Donc, la citation agit en tant que trait générique, à savoir en tant que marque de reconnaissance du genre de la vulgarisation. Par contre, en ce qui concerne le roman préhistorique, Rosny n'a pas recours à la citation.

Venons-en maintenant aux figures d'expressions. On considère la vulgarisation comme un acte de médiation et de communication 96 entre le monde du savant et celui d'un public « ignorant ». Donc, le vulgarisateur se charge de faire « partager le savoir » 97, dans un langage plus accessible et moins « mystérieux » 98. Autrement dit, il se charge de «traduire» ce langage difficile 99 dans un langage

92. D. Jacobi, Diffusion et vulgarisation : itinéraires du texte scientifique, Paris, Belles Lettres, 1986, p. 23.

93. Voir « Du savoir dans le texte », Revue des Sciences Humaines, n° 160, 1975, p. 489499. Sur la critique de l'ostentation du savoir dans le roman, voir F. Brunetière, « L'Érudition dans le roman», in Le Roman naturaliste, Paris, Calmann-Lévy, 1892.

94. Ph. Roqueplo, Le Partage du savoir. Science, vulgarisation, Paris, Seuil, 1974, p. 75.

95. J. Authier, «La Vulgarisation», Langue Française, n°53, 1982, p. 39. Rappelons la phrase de Berthet : « (...) citer un savant comme autorité. » (Voir notre note 61).

96. Voir D. Jacobi, Diffusion et vulgarisation, op. cit., p. 71 et J. Authier, «La Vulgarisation », art. cit., p. 39.

97. En réalité, Ph. Roqueplo a démontré que cette tentative est vouée à l'échec. La vulgarisation ne réalise pas le partage du savoir, mais elle se limite à créer un effet de vitrine (Le Partage du savoir, op. cit., p. 149).

98. Sur un langage scientifique obscur et formulaire, voir J. Prada, La Vulgarisation des sciences par l'écrit, Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1969, p. 62 ; B. Jurdant, « La Science et son mythe : la scientificité », Éducation Permanente, n° 6, 1970, p. 73 ; P. Laszlo, La Vulgarisation scientifique, op. cit., p. 38.

99. D. Jacob, Diffusion et vulgarisation, op. cit., p. 39. Sur le langage scientifique, voir W. M. Flood, An Explaining and Pronouncing Dictionnary of scientifique and technical words, London, Longmans, 1952 et The Problem of Vocabulary in the popularisation of science, London, University of Birmingham, 1957 ; Th.-H. Savory, The Language of science, London, A. Deutsch, 1967 ; J. Dubois, « Les Problèmes du vocabulaire technique », Cahiers de Lexicologie, n°9, 1966, p. 103-121 ; A.E.S.F. (Association des écrivains scientifiques de France), La Langue de la V.S., Paris, Palais de la Découverte, 1968 ; M.-F. Martureux, « Vocabulaire scientifique et circulation du savoir », Promotée, automne 1988, p. 99-105.


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« simplifié » 100 et courant 101. Il utilise, alors, certaines figures d'expression telles que la synonymie, l'analogie et la comparaison 102. Ce qui constitue, selon Jacobi, la « dimension métaphorique du discours de la vulgarisation scientifique » 103. Les substitutions synonymiques se produisent par la récurrence des signes diacritiques : « guillemets », « parenthèses », « tirets » ; ou bien par des marques métalinguistiques du genre : « c'est-à-dire », « on appelle », « dit ». Naturellement, les vulgarisateurs se servent aussi de la démarche paraphrastique par laquelle ils atteignent à la nouvelle formulation du discours-source 104. Ils exploitent la comparaison aussi pour mieux expliquer certaines coutumes des peuplades primitives 105. En d'autres termes, ils ont tendance - comme d'ailleurs les théoriciens - à comparer les âges préhistoriques avec les sauvages qui habitent encore notre planète. Par cela, ils rendent leur discours plus probant aux yeux des lecteurs qui peuvent, sans effort, se convaincre que rien de ce qu'ils viennent d'apprendre n'est inventé 106. La fonction

100. Voir la Préface des Éditeurs à l'ouvrage d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique en France, op. cit., p. 12 : « Il a essayé de faire connaître tout bonnement, (...), sans prononcer de grands noms latins ou français, sans prendre aucun ton pédagogique. »

101. Sur cette idée du vulgarisateur en tant que traducteur, entre autres, voir B. Jurdant, « La Science et son mythe : la scientificité », art. cit., p. 65-76 ; M. Du Camp, « Préface » aux Champs modernes, op. cit., p. 22-29 : « [La science] parle encore une langue étrange, barbare ; elle est hérissée de termes singuliers comme une forteresse est hérissée de canons : il faut lui enseigner notre langage sonore, imagé, facile et à la portée de tous ; il faut la désarmer et lui mettre les diaphanes vêtements de la paix. Il faut, en un mot que chacun puisse l'approcher, la toucher, la comprendre et lui donner le baiser de la communion. (...) Eh bien, donnez ce livre à un poète, à un homme familiarisé avec les ressources du langage, avec la valeur des mots, avec la science des effets, et il vous fera trois volumes plus amusants que tous les romans, plus intéressants que toutes les chroniques, plus instructifs que toutes les encyclopédies (...). »

102. J. Pradal, La Vulgarisation des sciences par l'écrit, op. cit., p. 63.

103. D. Jacobi, Diffusion et vulgarisation, op. cit., p. 18. Pour une définition de la métaphore, voir P. Fontanier (1821) Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 99.

104. E. d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique en France, op. cit., p. 247245 : « Le tumulus achevé, car c'est ainsi que, de nos jours, on désigne ces amas funéraires de terre et de gravois ». « Les cercles de pierre des vieux temps, ou cromlechs (mot qui a la même signification). »

105. Ibid., p. 110 : « (...) robes courtes, ainsi qu'on en trouve encore parfois dans certaines tourbières de la Suisse. » ; p. 145 : « (...) dans le but de découvrir, pour les manger, comme le font encore les misérables naturels de l'Australie contemporaine, les larves d'insectes cachées aux coeurs de bois pourris et les gommes cachées de l'écorce des arbres malades ». Sur l'analyse comparative en ethnologie et en anthropologie, voir B. Buchet, « Comparative (analyse) », in P. Bonté, M. Izard, (éd.), Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie, Paris, P.U.F., 1991, p. 167-169.

106. Voici encore quelques exemples : S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, op. cit., p. 21 : « Pareil coutume du tatouage se pratiquait jadis chez les Peaux-Rouges, chez les Néo-Zélandais et chez les naturels du Sénégal. » et 37 : « Voici, (...), comment, pour fabriquer leurs grattoirs, leurs couteaux et leurs pointes de lance, procédaient les sauvages anté-historiques, et comment procèdent les sauvages qui peuplent encore aujourd'hui l'Amérique, l'Océanie et l'Afrique. » ; E. d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique en France, op. cit., p. 145 : « À propos de ces deux petits bâtons de Fo-1'Étranger, dont nombre de sauvages, d'ailleurs se


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de l'analyse par comparaison consiste donc à satisfaire une exigence de vraisemblance : la comparaison crée un « effet probatoire » 107 et, par conséquent, elle serait un critère de vérité 108 tandis que la synonymie et les marques métalinguistiques garantiraient plutôt la lisibilité 109. En ce qui concerne le roman préhistorique de Rosny, on se bornera à dire que la comparaison a plutôt un effet stylistique 110.

Les expressions telles que « comme », « de l'espèce de/que », « une sorte/espèce de » - sont également répandues dans la vulgarisation préhistorique 111 ainsi que les renvois à la note en bas de la page 112. De même, dans le roman scientifique de J.Verne, les stratégies pédagogiques passent par des formules comme « en d'autres termes » et des affirmations parenthétiques 113. Le romancier recourt souvent aux références extra-textuelles telles que les notes en bas de page 114 qui servent à expliquer des termes inusuels ou bien à fournir de la documentation. Rosny, pour sa part, n'a utilisé les notes en bas de page que dans Vamireh (trois en tout), où il donne des précisions sur un contenu scientifique, et dans Eyrimah (une seule note précisant le temps du récit).

servent encore aujourd'hui pour se procurer le feu (...) ». À remarquer que le procédé d'écriture de la comparaison - que l'on pourrait appeler « culturelle » pour le fait qu'elle met en parallèle des cultures différentes - se sert des traits métalinguistiques tels que : « comme », « encore aujourd'hui », « tel que », etc.

107. Rosny utilise ce genre de comparaisons dans ses ouvrages de vulgarisation : « Notre clan préhistorique durant le tertiaire ou chelléen était d'ailleurs au-dessous du triste Australien de nos jours » ; « Durant la Madeleine on entrevoit une espèce de médecin à la manière PeauRouge, avec un ensemble de recettes plus ou moins fantastiques » ; « Presque à coup sûr aussi, un grand nombre de peuplades connurent la douceur relative de certains Océaniens, comme ceux d'O-Taïti, en contraste avec des tribus farouches comme les Maoris et les Canaques » ; « Sans prendre comme type le vieillard du groupe, dont la capacité crânienne était supérieure à celle des parisiens modernes, on se trouvait devant une moyenne extrêmement remarquable, aussi approchante que possible de la moyenne maorie » (Les Origines, op. cit., p. 17, 89, 94, 95).

108. B. Jurdant parle de critère de vérité et il l'attribue à l'utilisation des « chiffres » dans la vulgarisation, voir sa lettre à l'A.E.S.F., La Langue de la vulgarisation scientifique, op. cit., p. 61.

109. Voir P. Laszlo, La Vulgarisation scientifique, op. cit., p. 57 sq.

110. Comme dans cet exemple tiré de La Guerre du feu (Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 218) : « À peine ils sortaient de la pénombre qu'une autre clameur s'éleva, qui transperçait la première comme une hache fend la chair d'une chèvre ».

111. E. Berthet, Paris avant l'histoire, op. cit., p.4: «Les sauriens n'étaient pas de la même espèce que les crocodiles du Nil » ; p. 5 : « Un Tapir, assez différent du nôtre ». Voir aussi J. Verne : « C'est ce qu'on appelle du " suramrandur " ou bois fossile », Voyage au centre de la terre, Paris, Presses Pocket, 1991, p. 214.

112. E. Berthet, Paris avant l'histoire, op. cit., p. 5 : « Ce sont des Rhinocéros sans corne sur le nez (1) [note 1 : Acérothérium.] ; « (...) Une espèce de sanglier (2) aux membres trapus [note 2: Antrhocothérium].

113. Ibid., p. 138.

114. D. Compère, «Le bas des pages », Bulletin de la Société de J. Verne, n°68, 1983, p. 147-153.


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Il reste enfin à envisager l' intervention de l'auteur-narrateur et le personnage du « savant ». Tout lecteur sait que le narrateur n'est pas l'auteur, mais un « rôle inventé ». Sa fonction réside principalement en l'acte de narrer et puisque cet acte est le plus souvent un acte verbal, il devient aussi le « sujet de renonciation » ; en d'autres termes, c'est celui qui assume le discours de la fiction. Dans le roman préhistorique, le narrateur ne coïncide ni avec l'auteur - qui reste ainsi dans l'anonymat - ni avec un personnage de l'histoire. En bref, selon une tendance généralisée parmi les écrivains du xixe siècle, il est absent de l'histoire qu'il raconte - selon les catégories de G. Genette, il s'agirait d'un narrateur extradiégétique-hétérodiégétique. Dans la vulgarisation sous forme non narrative, la voix du narrateur est très forte et elle coïncide, presque sans possibilité d'ambiguïté, avec celle de l'auteur. Le « nous » correspondrait au «je » de l'auteur, même si, dans le cas spécifique de ce genre, l'emploi du « nous » pourrait subtilement insinuer la présence du lecteur: «nous» implique le «je» de l'auteur et le «tu» du lecteur 115. Dans les ouvrages de vulgarisation de Rosny, on assiste à une forte identification de la voix du texte avec celle de l'auteur : si dans Les Origines, l'auteur emploie seulement le pronom personnel « nous », dans les Conquérants du feu, il passe souvent du « nous » au «je ».

En ce qui concerne la littérature de vulgarisation scientifique sous forme de récit, l'écart entre la voix du narrateur et celle de l'auteur demeure plus équivoque. De fait, on trouve tout un jeu de voix : les voix de l'éditeur, de l'auteur, du narrateur et du destinataire. Ces voix se distinguent et s'enchevêtrent dans le texte, en même temps. Elles se distinguent car chacune a sa place privilégiée dans des parties spécifiques de l'ouvrage : la voix de l'éditeur dans la préface ou avant-propos et, parfois, dans le récit ; celle du narrateur dans le récit, celle du destinataire dans le récit. De toute façon, on a aussi l'impression que, dans ce choeur, la voix du vulgarisateur s'efface. Il ne serait pas arbitraire de croire qu'il y aurait, de la part de l'auteur, la volonté de se faire oublier derrière tous ces actants en transférant « les responsabilités du discours à un personnage principal qui parlera, c'est-à-dire racontera et commentera à la fois les événements» 116. Ainsi, dans Aventures d'un petit garçon préhistorique, d'Hervilly recourt à la stratégie du

115. J. Authier, « La Vulgarisation », art. cit., p. 38 : « Non moins fréquents, les « nous » qui réunissent le vulgarisateur et le lecteur, dans l'espace de l'article, face aux « ils » des savants (...). »

116. G. Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1989, p. 67.


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manuscrit. Sans indiquer son origine, dans l'« Avant-propos », il nous dit qu'il a lu ce manuscrit et qu'il a, ensuite, décidé de le faire publier 117. Par la fiction du manuscrit, l'auteur donne une apparence de véracité à son récit et, en même temps, il garde une certaine distance par rapport au contenu du récit car le vrai « responsable » du texte n'est qu'apparemment l'auteur du manuscrit. De même, la technique narrative du « rêve » sert à la fois à introduire et à justifier le récit. Élie Berthet (1815-1891), dans Paris avant l'histoire (1885), utilise ce procédé de narration : il ouvre ses trois nouvelles préhistoriques 118 par un chapitre intitulé «Le Rêve. (L'homo sylvestris) ». La voix du narrateur (le «je ») affirme avoir rêvé d'une « dame, belle et blonde ». Il s'agit d'un autre stéréotype fictionnel : le personnage allégorique, voire la « Science Humaine », qui devient le guide du rêveur dans le parcours des âges reculés. L'allégorie affirme avoir vu un « être de nature incertaine » (p. 21), un pré-adamique : l'homme tertiaire que le «je» définit comme « l'homme de théorie » (p. 21). De fait, ce chapitre, construit sur la stratégie du rêve, contient un bref résumé de l'histoire de l'homme préhistorique. Il fait aussi allusion aux travaux archéologiques ainsi qu'aux controverses entre les tenants de la Bible (sur lesquels Berthet semblerait s'aligner) et les partisans de l'homme tertiaire. Il est évident que ce chapitre a aussi une fonction propédeutique et préliminaire 119 au récit: le lecteur est informé sur toute une série de problématiques concernant le monde des savants. Parfois, la voix qui raconte 120 peut s'incarner dans un personnage fictionnel qui

117. E. d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique, op. cit., p. 28 : « Il m'a été permis de parcourir à mon tour ce manuscrit : il m'a semblé, en le terminant, que la courte série de tableaux et de récits des vieux, vieux, vieux temps, dont il se compose, pourrait peutêtre fournir, à des lecteurs de l'âge de Georginet, un passe-temps nouveau, agréable et sainement instructif à condition que ce recueil (...) fût publié avec quelques bons dessins explicatifs. »

118. Voir E. Berthet, « Préface » à Paris avant l'Histoire, Paris, Jouvet, 1885, p. XI : « Nous nous sommes efforcés de résumer dans quatre nouvelles Le Rêve, Les Parisiens à l'âge de la pierre ; La Cité lacustre ; La Fondation de Paris, les découvertes des savants de tous pays, parmi lesquels Cuvier, Boucher de Perthes, Le Hon, Lyell et G. de Mortillet sont les plus éminents ». Ce procédé du rêve est aussi exploité par J. London dans Before Adam (1906). Rappelons que Paris avant l'Histoire n'est que la version enrichie du Monde inconnu (op. cit.). Elle contient de plus Le Rêve et une « dédicace » à G. de Mortillet, (p. X : « Cher et Illustre Maître, C'est en écoutant vos leçons, c'est en étudiant ces savants ouvrages où vous résumez d'une manière si supérieure toutes les découvertes de la science préhistorique, que j'ai pu composer ce petit livre de vulgarisation. J'ose donc le placer sous votre éminent patronage, et je vous prie d'en agréer la dédicace »).

119. Berthoud, aussi, fournit au lecteur toute une série d'informations préliminaires rassemblées dans le chapitre m et qu'il reprend sous forme de récit dans le chapitre IV de l'Homme depuis cinq mille ans (op. cit.).

120. Dans Misère et grandeur de l'homme primitif de Mme Stanislas Meunier, on trouve le pronom historique « il ». Dès que l'auteur introduit le thème du voyage, la voix du narrateur devient « je », qui désigne le personnage du voyageur.


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aurait la fonction de porte-parole de l'auteur. Nous faisons allusion au protagoniste du livre de Berthoud, le docteur Evrard (le « je » du récit). Le vulgarisateur enrichit son histoire par l'introduction d'un autre personnage, ami du docteur, dont la fonction serait celle d'interlocuteur 121 et de destinataire du récit : le docteur Evrard lui lit son récit sur les temps préhistoriques. Dans l'Homme depuis cinq mille ans, la « voix du narrateur » intervient souvent dans le récit par des expressions comme « les procédés que je vous ai décrits tout à l'heure », « Je vais vous parler » 122. Il y a aussi des interventions du narrateur qui rappellent très bien l'intention didactique de l'ouvrage : « pour faire bien comprendre (...) » ; « voici, je vous le répète une seconde fois » 123.

Il importe de noter que ce genre d'intrusions reflétant une visée pédagogique ne concerne guère le roman préhistorique. Rosny ne semble pas avoir l'intention de satisfaire à une double exigence, plaire et instruire, qui caractérise, au contraire, d'autres écrivains, tels que J. Verne et, bien sûr, les autres vulgarisateurs de profession. Mais cela ne veut pas dire non plus que le romancier ne cherche pas à faire circuler du savoir dans ses romans qui sont d'ailleurs construits à partir de solides connaissances scientifiques. Celles-ci circulent dans le texte par le truchement d'un procédé qui tient compte à la fois de la transmission du savoir et de la vraisemblance de l'histoire. Dans la manière d'étaler un savoir, le roman préhistorique se relie moins au récit de vulgarisation qu'au roman réalistenaturaliste. Ce dernier, en tant que développement d'une fiche préparatoire du romancier, pose une véritable problématique de la circulation du savoir. En général, il n'est pas question dans le texte réaliste d'authentifier le discours par des procédés paratextuels - tels que la citation, la note, l'index, etc. -, mais de les intégrer (procédé caractérisant aussi le roman préhistorique) sous forme de scénarios et de personnages-types. En ce qui concerne le rôle du narrateur dans le roman préhistorique, on constate qu'il consiste

121. S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, op. cit., p. 4 : «Le docteur Evrard est depuis 40 ans mon ami, et depuis 40 ans je ne l'ai pas vu quitter un seul jour ni Paris, ni même, il faut le dire, la place Royale. »

122. Ibid., p. 24 et 31. À propos de l'intervention du narrateur dans le texte, voir aussi d'Hervilly, Aventures d'un petit garçon préhistorique, op. cit., p. 186 : « Notre France, mon ami Georginet, possède encore dans ses landes et dans ses forêts de superbes monuments mégalithiques. Nous en visiterons quelques-uns, tout comme Rug, dans nos prochaines vacances, je l'espère. »

123. S.-H. Berthoud, L'Homme depuis cinq mille ans, op. cit., p. 37. La répétition serait aussi un procédé de la vulgarisation en tant que texte didactique. Sur la redondance, voir P. Laszlo, La Vulgarisation scientifique, op. cit., p. 69-70 et B. Jurdant, « La science et son mythe : la scientificité », art. cit., p. 61.


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surtout à narrer, mais qu'il peut se charger aussi d'autres fonctions, dépendant de la « distance » qu'il y a entre lui et la narration. En effet, même si le narrateur garantit au récit une certaine objectivité, cela n'empêche qu'il puisse intervenir directement et explicitement dans l'univers fictionnel. En d'autres termes, le narrateur ne se borne pas seulement à montrer ou à narrer une histoire de manière impersonnelle et plus ou moins étendue, mais il peut aussi l'interpréter en exprimant une appréciation sur les événements. On pourra alors distinguer un commentaire explicatif 124 d'un commentaire moralisant 125. Partant, le savoir du narrateur imbibe le texte; il est partout : il suffit de décrire une action, un état d'âme, un comportement pour qu'un certain savoir soit communiqué au lecteur. En général, l'intervention du narrateur a un caractère informatif. Son omniscience peut se manifester aussi comme prédiction, voire comme anticipation sur les événements par rapport au temps de l'histoire 126. Les connaissances du narrateur peuvent donc concerner soit les événements, qui passent autant dans le texte qu'en dehors du texte, soit la pensée et les sentiments d'un personnage, qu'il rapporte ponctuellement 127. Le narrateur se fait moraliste, ou simplement témoin du présent, comme dans l'exemple suivant où la transmission d'un savoir est directement prise en charge par le narrateur et offerte au lecteur :

Quoique leur type les rapprochât de nos races inférieures, toute comparaison était illusoire. Les tribus paléolithiques vivaient dans une atmosphère profonde ; leur chair recelait une jeunesse qui ne reviendra plus, fleur d'une vie dont nous imaginons imparfaitement l'énergie et la véhémence 128.

124. La Guerre du feu, Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 217 : «Les autres, l'oreille mobile, les prunelles sautillantes, avec de continuels gestes de fuite, décelaient la loi de la vie, l'alerte infinie des faibles » ; p. 285 : « Car si les hommes, depuis des milliers de siècles, accroissaient et affinaient leur entendement par tout ce qu'avaient palpé et transformé leurs mains, les mammouths développaient, à l'aide de leur trompe ingénieuse, maintes notions qui demeuraient étrangères aux hommes » ; Le Félin géant, in Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 380 : « Car, pendant, le jour, le lion occupe son repaire. Il est pareil aux hommes : il préfère un abri fixe, qu'il retrouve en tout temps (...) ».

125. Ibid., p. 347 : « Zoûhr regardait sans rien dire. Une curiosité ardente soulevait la poitrine des compagnons, toute la passion de guerre qui veille dans les hommes » ; Helgvor du Fleuve Bleu, in Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 555 : « En toutes choses, ils [les Mammouths] se montrèrent meilleurs que les hommes : aucun n'était enclin à tuer ou à faire souffrir. »

126. Ibid., p. 461 : « Eux-mêmes cesseront de surgir sur la savane et dans la sylve : ceuxci sont parmi les derniers de la race » ; et p. 498 : « C'était déjà le temps où les hommes se plaisaient à mêler des paroles aux circonstances, et les Ougmar aimaient les discours. »

127. Ibid., p. 523 : « Helgvor connut l'orgueil d'être un guerrier redoutable mais son orgueil s'humiliait auprès d'un feu lointain, devant une forme flexible, son coeur tressaillait d'une impatience terrible et douce. »

128. La Guerre du feu, in Les Romans Préhistoriques, op. cit., p. 209.


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Ses intrusions réaffirment, d'un côté, sa distance par rapport à la narration mais, de l'autre côté, elles montrent qu'il n'est pas aussi transparent que le souhaitaient les romanciers 129. Du reste, l'intervention du narrateur ne peut pas être tout à fait neutre et objective lorsqu'il exprime des jugements ou bien qu'il suggère au lecteur ce qu'il doit, en quelque sorte, penser. Le narrateur, sorte de « pseudo-individum » 130, a pour fonction, donc, d'accréditer l'information du texte romanesque. Si le rôle d'« authentification » de l'écriture est assigné à tout narrateur, et en particulier à celui du roman réaliste, ce rôle est encore plus pertinent dans le cas du roman préhistorique, dont le « statut ne serait, presque paradoxalement, que celui d'un roman des origines sans origine» 131.

Comme on l'a déjà remarqué 132, le récit scientifique se caractérise aussi par l'analyse des personnages, « campés d'une manière simple, voire caricaturale » 133. Les personnages principaux se distinguent entre « celui-qui-sait » et « ceux-qui-ne-savent-pas », entre lesquels se situe le narrateur-auteur, le troisième homme 134, sorte de témoin neutre, dépersonnalisé, qui, on l'a vu, reste extérieur au récit, même s'il assume une fonction largement moralisatrice. C'est pour le lecteur « ignorant », destinataire de l'ouvrage, que le récit de vulgarisation scientifique se construit de la façon qu'on vient de voir. La distinction entre « savants » et « non-savants » caractérise aussi le roman scientifique de J. Verne (il suffit de penser au couple Otto Lidenbrock - professeur - et Axel - le neveu à instruire - de Voyage au centre de la terre) ainsi que le roman de C. Doyle Le Monde perdu.

Chez Rosny, le personnage savant est un cliché narratif, qu'on retrouve dans tous ses ouvrages, en particulier, dans les romans sociaux 135 et de science-fiction. Dans les romans préhistoriques, le rôle du personnage savant s'atténue, sans disparaître complètement. Et cela pour des raisons qui sont évidemment liées au genre en

129. À ce propos, Zola écrit : « Ainsi, le romancier naturaliste n'intervient jamais, pas plus que le savant », « Le Naturalisme au théâtre », in Le Roman expérimental, op. cit., p. 150-152.

130. Ch. Grivel, La Production de l'intérêt romanesque, Paris, Mouton, 1973, p. 152.

131. Voir A. Maraud, « Le Texte à l'origine de l'Histoire », Europe, n° 681-682, janv.-févr. 1986, p. 101-106.

132. D. Raichvarg - D. Legros, « Le Chêne, l'os et la goutte d'eau : aventures et mésaventures du récit scientifique », Romantisme (« La Science pour tous »), n° 65, 1989, p. 81-92.

133. Ibid., p. 84.

134. Ibid., p. 84-85.

135. Voir Le Bilatéral (Paris, Savine, 1887, p. 142-144) : « Le Bilatéral abordait la confuse genèse anthropologique, l'attrayante antienne ouvrant le psaume écrit de main d'homme aux couches quaternaires (...) convaincus seulement de la parenté singe et homme (...). Une brève histoire des âges de pierre (...). Ils s'attendrissaient sur l'immense cycle des premiers ancêtres (...) ».


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 271

question. En effet, le roman préhistorique représente une époque où le « savoir » est encore en train de se faire ; il va de soi, donc, que la figure du savant ne peut pas correspondre à celle qu'on rencontre normalement dans les romans des âges modernes. Pour une exigence de vraisemblance, Rosny évite d'incarner dans un seul personnage la fonction de détenteur du savoir. De toute façon, même dans ses romans des âges farouches, on peut discerner une esquisse du couple savant-ignorant qui semble caractériser le récit de vulgarisation scientifique. En réalité, dans le roman préhistorique, les deux rôles, savant/non-savant, passent d'un personnage à l'autre. Ainsi, le héros n'est pas « celui qui sait », mais plutôt « celui qui peut potentiellement savoir ». Il en résulte que par ce rôle de « savant potentiel », le héros du roman préhistorique devient plus crédible et vraisemblable. En outre, le protagoniste assume, selon les situations narratives, tantôt la fonction de « transmetteur », tantôt celle « d'apprenti ». Et par conséquent, les autres acteurs aussi sont censés remplir les mêmes fonctions. Ainsi, on verra le héros qui transmet un savoir à un autre personnage (Naoh apprenant à ses compagnons le secret du feu) aussi bien qu'un personnage secondaire apprenant quelque chose au protagoniste (Zouhr à Aoûn).

Si la coexistence des discours scientifique et narratif 136 caractérise, à des degrés différents, le récit de vulgarisation, le roman de Verne ainsi que celui de Rosny, il est vrai aussi que dans les récits de vulgarisation, le réfèrent scientifique de la fiction ne réalise pas un véritable camouflage. En réalité, ces textes tournent à la « leçon » et ils sont « trop pédagogique » pour acquérir le statut d'« oeuvre littéraire » 137. La « présence oxymorique » 138 du discours scientifique dans le discours littéraire est considérée comme une caractéristique fondamentale du roman scientifique de J. Verne. Par contre, l'absence de certaines marques didactiques - telles que la référence aux sources, les intrusions fortement pédagogiques du narrateur, les notes en bas de page, etc. -, nous autorise à considérer le roman préhistorique comme un « roman scientifique », mais dépourvu de toute intentionnalité pédagogique 139. On sait que tout

136. Voir D. Raichvarg - D. Legros, «Le Chêne, l'Os et la Goutte d'eau : aventures et mésaventures du récit scientifique », art. cit., p. 89-90 et A. Evans, J. Verne rediscovered, op. cit., p. 104-107.

137. Ibid., p. 89.

138. Ibid., p. 107.

139. Parfois, l'auteur n'évite pas d'adopter une attitude similaire à celle d'autres écrivains « didactiques ». Ainsi, dans l'« Avertissement » à son roman archéologique Amour étrusque (1898) - signé par le pseudonyme d'Enacryos -, Rosny s'adresse surtout au lecteur peu informé. En même temps, il fait une distinction entre « spécialistes » et « amateurs » - et l'auteur semblerait se ranger parmi ces derniers. Aussi le but instructif est-il manifestement admis :


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texte narratif sous-entend un message, voire qu'il a toujours quelque chose à dire au lecteur. Certes, la littérature, en tant que discours, est un acte de communication, mais cet acte n'est pas forcément conditionné par une intention pédagogique. Ce qui pousse l'auteur à s'occuper de la préhistoire dépasse la curiosité du savant et touche à celle du poète. En plusieurs occasions, il dit avoir « mille fois souhaité une belle vie primitive (...)» 14°. Les scènes primitives réveillent en lui « tous les rêves profonds de l'adolescence, toutes les aspirations qui s'agitaient dans [son] âme, sous les ramures [des] forêts natales, elles satisfaisaient ce besoin fervent qu'[il a] toujours eu de remonter le cours des âges, de revivre un peu de cette vie primitive dont nous gardons le souvenir passionné, au fond de notre instinct » 141. Mais c'est à la « conclusion » des Origines qu'il nous signale le véritable but de son travail :

Nous aurions voulu dégager la profonde poésie de cette longue lutte de l'homme pour atteindre l'Humanité' 42.

Une fois de plus, on pourra noter que l'auteur ne parle pas de la Préhistoire uniquement comme d'une science. Elle est, au contraire, une « grande et belle légende symbolique - et peut-être la plus belle et la plus grande de toutes » 143. C'est la poésie des âges préhistoriques qui l'émeut 144 et qu'il veut transmettre à son lecteur, plus que le savoir. L'essor des disciplines paléo-anthropologiques, d'un côté, la curiosité pour la science, de l'autre, ne suffisent pas à expliquer ce « phénomène » romanesque. En ce qui concerne le roman préhistorique - mais aussi, plus généralement, la majorité de sa production romanesque -, Rosny s'attache plutôt à un programme de « véridicité » qu'à un programme essentiellement pédagogique. En cela, il rejoint la plupart des écrivains de son époque, particulièrement les réalistes et naturalistes dont l'ac«

l'ac« C'est pourtant une population étrusque. Le lecteur qui a quelque érudition s'en apercevra bien. Mais à ce lecteur-là, il est facile de plaire. C'est l'autre que j'aimerais atteindre, celui qui sait des Étrusques ce qu'il en apprit vaguement dans l'histoire romaine. Je lui adresse ce petit avertissement, afin qu'il se défie, pour la critique, des souvenirs de lycée : il devra avoir soin de se persuader qu'il ne sait rien des Étrusques. À la vérité, nul n'en sait davantage, mais, tout de même, pour bien goûter ce récit, qu'il fasse une distinction entre sa « pure » ignorance et l'ignorance pervertie de ceux qui ont longtemps pratiqué la matière » (Enacryos, Amour étrusque, Paris, Borel, 1898, p. n).

140. Les Conquérants du feu, op. cit., p. 130.

141. Les Origines, op. cit., p. 175.

142. Ibid.

143. Ibid., p. 175-176.

144. J.-H. Rosny A., La Science et le pluralisme, op. cit., p. 157 : « Si nous ne savons rien sur les origines de la vie, nous savons quelque chose sur son ordre général de succession à travers les âges. Ce que nous savons est pour le moins fort suggestif. »


LE ROMAN PRÉHISTORIQUE 273

tivité littéraire est motivée par une exigence de compréhension du monde et de l'homme afin de les maîtriser et de les améliorer (car au fond, le but ultime, et des vulgarisateurs et des autres écrivains, est le même). En bref, par son roman des « âges farouches », Rosny a quelque chose à dire à son lecteur, mais son message assume une valeur plus « universelle » (touchant, par exemple, à la question de la morale) et moins « didactique ».

ROBERTA DE FELICI *.

* Paris III-Sorbonne Nouvelle.


PÉGUY ET LE DÉPASSEMENT DE LA LITTÉRATURE POLÉMIQUE

On rencontre chez Péguy une écriture de la conviction, de la persuasion, voire de l'agression qui apparente ses écrits à la littérature polémique. Pourtant, la dimension polémique des textes de Péguy n'est pas essentielle, mais instrumentale. L'auteur ne laisse pas son propos s'enfermer dans les formes canoniques du pamphlet ou des genres voisins. Au contraire, la visée qui demeure la sienne l'oblige à sortir des conventions de la littérature polémique pour atteindre plus sûrement le lecteur. Ses différents modes de présence dans le texte et la façon dont l'auteur, jetant progressivement bas les masques, s'expose toujours davantage, sont les principaux axes qui orientent l'écriture des oeuvres en prose de Péguy. À l'agression se substitue le dialogue, à la certitude le doute, au mépris le désir de comprendre. L'écriture ne se veut plus lettre de feu, le livre ne se voit plus comme une arme, mais le texte, toujours plus travaillé, vise à sa propre abolition. La rencontre est l'ultime but assigné à l'oeuvre, la recherche de la transparence prenant le pas sur une écriture belliqueuse qui faisait du texte un obstacle.

L'oeuvre de Charles Péguy est-elle polémique ? On ne peut certes la caractériser ainsi dans son ensemble. La visée première de l'auteur demeure philosophique. S'il se méfie d'une forme de raisonnement calquée sur les méthodes scientifiques, son but est de promouvoir un mode de pensée différent, fidèle au réel trahi par les prétentions à l'objectivité. Comme Françoise Gerbod l'a nettement souligné, la critique et le rejet des systèmes ne sont en aucun cas un refus de l'intelligence chez Péguy ; ils débouchent au contraire sur l'élaRHLF,

l'élaRHLF, n° 2, p. 274-288.


PÉGUY ET LA LITTÉRATURE POLÉMIQUE 275

boration d'une méthode plus adéquate, dite « de compétence » 1 Dans cette entreprise, Péguy accorde à la littérature et aux « moyens d'art» en général une valeur éminente. Dès ses premiers «entretiens », il a recours à un certain nombre de procédés (dialogisme, affabulation...) dont la fonction n'est point d'illustrer son propos, ni même de le rendre plus convaincant, mais d'en permettre l'émergence. Par ailleurs, le mode de pensée qu'il privilégie étant éminemment subjectif, l'auteur n'hésite pas à mettre dans l'expression de sa pensée tout son « tempérament », contrairement à la maxime qu'il édictait dans l'un des premiers textes des Cahiers 2.

Il nous paraît fondamental de distinguer la véhémence de l'écrivain et son recours aux moyens d'art, d'une écriture à proprement parler polémique. Un des préjugés modernes les plus tenaces 3 veut que le discours savant, celui qui s'oppose à l'opinion, exclue toute personnalisation et n'ait besoin que de lui-même pour être convaincant, sa marque distinctive étant précisément cette autonomie. Tout ce qui relève de la passion est enlevé au raisonnement, appartient au domaine de l'opinion et non à celui d'une pensée authentique 4. Or l'oeuvre de Péguy va précisément contre une telle partition, puisqu'elle proclame que nulle pensée ne peut naître qui ne surgisse d'une conscience individuelle nourrie par des cultures spécifiques et suscitée par l'événement.

Néanmoins, si la visée première de Péguy n'est pas polémique, la polémique n'est pas absente de son oeuvre. Il le reconnaît du reste, tout en se défendant d'avoir outrepassé les limites de la bienséance :

Car dans nos plus ardentes polémiques, dans nos invectives, dans nos pamphlets nous n'avons jamais perdu le respect du respect 5.

1. Françoise Gerbod, Écriture et histoire dans l'oeuvre de Péguy, Université de Lille III, 1981, p. 81 et suivantes.

2. À propos de la réaction violente de Liebknecht au soutien apporté par certains socialistes français au capitaine Dreyfus, Péguy fait dire au « simple citoyen » : « Je ne crois pas que l'on doive jamais apporter aucun tempérament dans l'expression de sa pensée. On doit s'efforcer de penser selon la vérité ». (L'affaire Liebknecht, OEuvres en prose complètes, tome 1, Bibl. de la Pléiade, p. 327).

3. Moderne et pourtant antique, dans la mesure où notre théorie de la connaissance s'enracine dans la philosophie d'Aristote.

4. Péguy s'est élevé contre le clivage entre raison et passion sur lequel s'est fondée la philosophie moderne. Plaçant Sophocle devant Kant sub specie pulchri, mais aussi sub specie rei ac realitatis, il écrit : « Il faut renoncer à cette idée que la passion soit trouble (ou obscure) et que la raison soit claire, que la passion soit confuse et que la raison soit distincte. Nous connaissons tous des passions qui sont claires comme des fontaines et des raisons au contraire qui courent toujours après les encombrements de leurs trains de bagages » (Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 1248).

5. Notre Jeunesse, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 537.


276 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

A partir du moment où sa pensée va à rencontre de certaines idées reçues, s'inscrit en faux contre des systèmes dominants, heurte des pouvoirs en place, la controverse est engagée. L'écriture polémique et les textes ou fragments de texte qui en relèvent accompagnent la pensée de Péguy, la promeuvent et la défendent sans s'identifier à elle. Certes ils font partie de son oeuvre, mais on doit leur restituer le statut qui est le leur au sein de cette oeuvre.

De ce point de vue, il est intéressant de constater que la veine polémique qui parcourt la production de Péguy ne trouve pas d'emblée à se déverser. Nous la voyons s'enfler dans des textes demeurés inédits, avant que l'écrivain n'ouvre les vannes une fois réunies les conditions nécessaires. Un minimum de reconnaissance est en effet nécessaire à la polémique. Tant que cette reconnaissance ne lui est pas acquise, Péguy déverse en vain des torrents d'acrimonie, dispense des trésors d'invention, dans des textes qu'il ne publie pas, comme Heureux les systématiques, Hervé traître ou Un poète l'a dit, qui met particulièrement à mal la personne de Marc Sangnier. Encore faut-il préciser le statut très particulier de la veine polémique qui court dans les pages écartées de la publication par l'écrivain.

De fait, un texte comme Heureux les systématiques 6, lu rétrospectivement, n'a rien à envier à L'Argent suite pour ce qui est de la verve satirique. Les cibles y sont clairement identifiées, Péguy s'en prenant aux socialistes et aux sociologues auxquels il reproche parallèlement leur esprit de système, puis aux kantiens, dont il dénonce la haine de la vie. Ces ennemis du réel sont mis à mal de diverses façons, Péguy faisant preuve dans ce texte d'une ingéniosité remarquable. La controverse des « ferdouséistes » et des « fermantéistes » au sujet de l'encrier en bois en fer est un modèle d'affabulation satirique, de même que la digression sur Zywaès alias Zévaès, qui permet à l'auteur de régler ses comptes avec l'ancien secrétaire de Guesde. Péguy achève sa peinture féroce des socialistes par la condamnation de leur germanophilie dénoncée à travers l'évocation d'un Paris déjà germanisé, où les camelots vendent à la criée les oeuvres de Kautski le long de la Boulevardsaintmichelstrasse. C'est également dans Heureux les systématiques que l'on trouve le portrait-charge le plus réussi, le plus férocement pathétique que Péguy ait jamais donné, celui d'Emile Durkheim en père de la sociologie, figure de l'érudit dans toute son obscurité et victime pitoyable d'un sort qui l'a doté d'une « fille disgraciée ». Le traitement que l'auteur inflige in fine aux philosophes kantiens est plus

6. Heureux les systématiques, OEuvres en prose complètes, tome 2, Bibl. de la Pléiade, p. 223-311.


PÉGUY ET LA LITTÉRATURE POLÉMIQUE 277

nuancé : admirant d'abord leur esprit de sérieux, il y décèle progressivement une haine de la vie simple qui lui inspire les jugements les plus sévères. Heureux les systématiques se présente donc comme un texte de bout en bout polémique, où la satire a la plus grande part, et comme une réussite du genre, l'invention ne faisant jamais défaut à l'auteur. Il est d'autant plus remarquable qu'un tel texte ait été jugé non-publiable par Péguy. Sans doute a-t-il estimé nulles ses chances d'atteindre Durkheim ou d'influer sur l'évolution du parti socialiste.

L'écriture polémique dans les textes posthumes peut aussi jouer le rôle d'exutoire. Dans une situation où l'écrivain, convaincu de la justesse de son propos, se sent méprisé, ignoré de ceux dont il dénonce les insuffisances, le recours à la polémique et à la satire, alors même que l'auteur sait qu'il ne les rendra pas publiques, permet à son ressentiment de s'exprimer. Les oeuvres posthumes écrites entre 1904 et 1909 présentent maint exemple de cet usage « privé » de la polémique, distinct de celui que nous venons de décrire. On ne retrouve dans Hervé traître ni l'élan ni la drôlerie d'Heureux les systématiques. La diatribe contre l'auteur de Leur Patrie sur laquelle s'ouvre le texte est pleine de fiel, et le pastiche de démonstration auquel se livre Péguy pour justifier l'association de l'adjectif traître et du nom Hervé respire la haine. D'une façon générale, l'amertume domine ce texte, alors que le précédent avait une dimension jubilatoire rarement atteinte sous la plume de Péguy.

Écriture du ressentiment, qui s'exaspère de se savoir impuissante, la veine polémique des écrits posthumes frôle la tentation de la violence verbale. L'auteur a proféré à l'encontre de certains adversaires des insultes qui n'avaient rien à envier à celles d'un Léon Daudet, pour ne citer qu'un des illustrateurs de cette rhétorique de la haine qui tint lieu de pensée à plus d'un épigone de Maurras. Dans Un poète l'a dit, Marc Sangnier et son mouvement le Sillon sont particulièrement mis à mal 7. S'emportant contre l'idée que l'Église puisse s'allier à la démocratie, Péguy s'exprime sur ce régime en des termes rares sous sa plume. Cette vieille défroque, cette vieille fripouille de dépouille 8, ce ramassis de démocratie 9, le plus nauséeux et nauséabond corps mort, la plus épouvantable charogne 10 sont des expressions qui ne dépareraient pas dans les

7. L'attaque contre « ce jeune homme assourdissant, d'autant plus insupportable qu'il est oratoire » se déploie sur deux pages dans Un poète l'a dit, OEuvres en prose complètes, tome 2, Bibl. de la Pléiade, p. 910-911.

8. Ibid., p. 911.

9. Ibid., p. 912.

10. Ibid., p. 914.


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colonnes de l'Action française. Pourtant la différence est grande entre un texte destiné à la lecture de plusieurs milliers de personnes et une page remisée dans un tiroir. Il est indispensable de la prendre en compte dans l'interprétation du recours à la violence verbale chez notre auteur.

La notoriété relative à laquelle accède Péguy avec la publication du Porche du mystère de la deuxième vertu est en revanche propice à l'éclosion d'oeuvres ouvertement polémiques. Désormais Péguy atteint ses cibles, les coups qu'il porte ne sont plus sans effet. En témoignent ces lignes de L'argent suite :

L'étonnement, dans ce petit monde, que l'on ose parler de M. Langlois, de M. Lanson, de M. Lavisse, est cocasse, mais il est sans bornes. Comment, on ose parler d'eux. Comment, on ose les traiter comme tout le monde. Ils veulent bien, eux, parler de tout le monde. Mais ils ne veulent pas qu'on parle d'eux. Babut veut bien qu'on parle de saint Martin, mais il ne veut pas que l'on parle de Babut".

En outre l'écrivain peut se prévaloir d'un public plus étendu que celui des abonnés, moins complaisant aussi. Les allusions qu'il fait à plusieurs reprises aux réactions suscitées par le mordant de sa plume témoignent à leur façon de l'écho rencontré par ses textes. Les conditions devenues favorables, Péguy n'hésite plus à laisser libre cours à sa verve. Avec Langlois tel qu 'on le parle, on retrouve l'enjouement, l'ingéniosité dans la satire d'Heureux les systématiques, sans que le talent de l'auteur, cette fois, soit dispensé en vain. Ce court texte sur lequel se termine L'Argent est un modèle de polémique. Il répond à un article de Charles-Victor Langlois, professeur en Sorbonne, représentant éminent de ce « parti intellectuel » que Péguy exècre. Cet article que l'auteur, conformément à son habitude, cite intégralement, est lui-même tout à fait injurieux à l'égard de Péguy dont il présente un recueil de morceaux choisis. Affectant l'intérêt condescendant d'un homme de bon sens à l'égard d'un énergumène, le texte de Langlois est d'une perfidie sans bornes qui vaudrait qu'on en étudie les rouages. Il y est fait allusion aux « puérilités typographiques bien connues des psychiatres » qu'affectionne le gérant des Cahiers, dont l'oeuvre est assimilée à « du bafouillage tout pur ». Des allusions malignes à la protection de Barrés, un portrait de Péguy en chef de secte complètent le tableau 12. La riposte de ce dernier n'est pas moins cruelle, mais elle dépasse de beaucoup en habileté l'attaque déguisée de Langlois, qui avait jugé bon de se dissimuler derrière le pseudonyme de Pons Daumelas.

11. L'Argent suite, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 1142.

12. Langlois tel qu'on le parle, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 1088-1090.


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Tout en cédant à la griserie de la polémique, Péguy réintroduit les enjeux du débat qui l'oppose au mandarin. Retournant contre l'adversaire ses propres armes, il réussit le tour de force d'adjoindre à son exécution une série de mises au point sur l'évolution de l'École Normale Supérieure, la méthode en histoire et son propre retour à la foi, sur lequel le texte s'ouvre et se ferme. Néanmoins, c'est par la multiplicité de ses procédés stylistiques que le passage est remarquable. Péguy a recours à tout l'arsenal de la polémique et de la satire, passant du respect feint à l'égard de son adversaire (« Que M. Langlois me permette de lui dire respectueusement...» 13) à l'apostrophe (« Ici j'ouvre une parenthèse, M. Langlois,... et je vous fais à mon tour une querelle particulière » 14), retournant l'accusation de vénalité contre un Langlois présenté comme le sbire de Lavisse et renvoyant les coups de toutes les façons possibles. Ne passons pas sous silence l'allusion perfide au mariage d'intérêt : « En outre, et M. Langlois me comprendra sans que j'insiste, (car je ne veux pas être grossier, moi) : nous demandons que les universitaires qui ont épousé dans la noblesse républicaine nous fichent au moins la paix, nous qui avons épousé comme nous avons voulu » 15. Et saluons le toupet d'une affabulation particulièrement réussie : l'auteur, en dernier ressort, fournit de la méchanceté de Langlois une explication désopilante, interprétant la date de l'article - 15 juillet 1911 - comme celle du «jour de la gueule de bois nationale » et glosant sur « l'ébriété » du style de son adversaire.

Dans la polémique il faut briller plus que convaincre, et Péguy n'a pas dédaigné de s'y employer. Langlois tel qu'on le parle est là pour le prouver : indubitablement l'auteur a pris plaisir à livrer certaines batailles. On trouve chez lui non seulement un talent de polémiste, qui maîtrise les instruments mis à sa disposition, mais encore un goût prononcé pour la satire, qui transparaît bien plus dans les textes jubilatoires que sont Heureux les systématiques et Langlois tel qu 'on le parle que dans les attaques trop citées contre Jaurès ou les complaintes sur le monde moderne. Pourtant, le recours à la polémique chez Péguy n'est jamais une fin en soi. Les textes qui en relèvent ne marquent pas une étape nouvelle dans la pensée de l'écrivain. Ils reprennent, sur un mode différent, des thèmes précédemment abordés et dont l'auteur estime qu'ils ont besoin

13. Ibid., p. 1092.

14. Ibid., p. 1093.

15. Ibid., p. 1092.


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d'être défendus. Ainsi la polémique s'inscrit-elle dans une stratégie qu'il faut distinguer de la création elle-même.

L'Argent suite est éclairant à cet égard, car il s'agit d'un écrit polémique qui se met en question. Le texte s'ouvre sur une série d'attaques frontales dont Lanson et Andler ne sortent pas indemnes. Ce déferlement de violence, néanmoins, suscite une réaction, exprimée par l'entremise d'un lecteur effarouché auquel Péguy va donner la réplique dans toute la suite du texte :

Un tout jeune professeur, à peine sorti de Normale, m'écrit sur le cas Lavisse pour me recommander la charité chrétienne et le pardon des injures. Mon jeune camarade j'ai de la charité chrétienne pour les victimes. Je n'en ai pas dans la même opération, je n'en ai pas dans le même temps et sous le même rapport pour les bourreaux.

Ce qui est intéressant dans cette intervention, c'est d'une part qu'elle fonctionne comme une mise en question du texte - et ici l'intrusion du «jeune camarade » ne doit pas trop faire illusion, car il est plus fécond de penser que Péguy lui-même, par le truchement de ce personnage, s'interroge sur une dimension problématique de son texte - et d'autre part qu'elle donne lieu à une explication (une justification ?) de l'auteur qui permet de comprendre le sens de la polémique dans son oeuvre :

Il ne s'agit point ici du pardon des injures, mon jeune camarade, parce qu'il ne s'agit point ici d'injures. Il ne s'agit pas ici de l'injure, il s'agit d'une guerre que nous soutenons. Tout cela ce sont des faits de guerre, mon jeune camarade. Purement et simplement. Ni plus ; ni moins. Vous avez certainement appris au régiment ce que c'est que la guerre et l'état de guerre ; et le fait de guerre. (...) Tout cela, mon jeune camarade, c'est la guerre et ce sont des faits de guerre. C'est même une guerre de libération. J'avoue que c'est une des guerres de la liberté 16.

Ainsi Péguy retrouve-t-il la racine étymologique du mot polémique. La situation de guerre qu'il met en avant lui permet de justifier sa propre virulence, le dédouanant peut-être d'un dernier scrupule, mais surtout invitant le lecteur à considérer cette virulence comme la nécessaire mise en situation de son propos. Dans un contexte donné, qui est celui d'un affrontement culturel déterminant, la pensée doit prendre parti et s'exprimer tout armée. La polémique en est la lance et le bouclier. Une fois cette élucidation faite, L'Argent suite ne lâche plus le motif de la guerre et se poursuit en une méditation sur l'antimilitarisme, l'oeuvre du soldat français, la menace allemande, la résistance à l'oppression.

Péguy en guerre est une figure qu'il faut donc distinguer de celle de Péguy philosophe. Quand l'un crée une oeuvre, fait naître de la

16. Op. cit., p. 1147.


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pensée, l'autre la situe dans un contexte, au coeur d'enjeux où cette oeuvre prend place. C'est ainsi qu'on peut parler de transposition polémique de la pensée de Péguy dans des textes qui ne visent qu'à la promouvoir ou à la défendre.

Que Péguy ait eu recours à l'invective et à l'éreintement, cela reste indéniable. Le Grix-Laudet, Langlois, ont fait les frais de la première, tandis que Lanson, Lavisse, Jaurès et quelques autres ont été victimes du second procédé. Cependant, on ne peut indûment focaliser l'attention sur un trait qui n'est pas propre à l'écriture de Péguy, puisqu'il ressort précisément de ces conventions que l'auteur a certes utilisées, mais dont il a perçu la portée limitée, au point de pouvoir passer pour un « homme de dialogue » 17.

De fait, son oeuvre accorde à l'adversaire un statut très différent de celui que lui reconnaissent les genres de la polémique, et cette première manifestation de l'autre sous sa plume demande à être distinguée d'un mode de présence caractérisé par la haine et le mépris. Les « personnalités » dont Péguy revendique l'usage n'ont rien de commun avec la prise à partie d'individus considérés dans leur dimension privée. À cet égard le contraste avec Bernanos est flagrant: on ne trouve jamais sous la plume de Péguy d'allusions aux particularités physiques d'une personne. À qui objecterait les lignes féroces sur le « poussah » Jaurès, on rappellerait la réaction offusquée de Péguy aux attaques dont le dirigeant socialiste fit l'objet à l'occasion de la communion de sa fille. Les débordements qu'on reproche à Péguy lui ont fait certainement plus de tort qu'à Jaurès, entraînant une lecture inadéquate et réductrice d'un écrivain qui s'efforce à une littérature de combat dépassant la polémique.

Il faut insister en revanche sur la place accordée à l'adversaire et à la contradiction dans les textes de Péguy. Cette place est considérable et témoigne d'une attitude de respect à l'opposé du dédain ou de la violence manifestés par le polémiste. Dès les commencements des Cahiers, Péguy se fait l'écho des critiques suscitées par ses prises de position en citant les lettres qui lui sont adressées, les articles qui lui sont consacrés ou dont il veut prendre le contre-pied. La Réponse brève à Jaurès a pour base un discours prononcé par le député de Carmaux, discours dont Péguy reprend

17. Nous renvoyons ici au colloque organisé par l'Amitié Charles Péguy en 1983 et à l'ouvrage qui en a été tiré : Péguy homme du dialogue, textes réunis par Françoise Gerbod, Cahiers de l'Amitié Charles Péguy, n° 28, 1986.


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de longs passages. Le texte intitulé Pour moi ne retranscrit pas moins de huit lettres de désaveu dont Pierre et Marcel Baudoin vont analyser scrupuleusement le contenu. Dans Langlois tel qu 'on le parle, l'article de Pons Daumelas est restitué intégralement, tandis qu'Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet est littéralement truffé d'extraits du compte rendu publié par la Revue universelle. En usant systématiquement de la sorte, l'écrivain confère à l'adversaire une position d'égalité dans l'affrontement. Puisque le terrain de bataille est fait d'encre et de papier, les combattants s'y retrouvent à armes égales dans la confrontation de leur prose.

En outre, Péguy se montre extrêmement réceptif aux réactions de ses lecteurs et notamment à leurs réserves sur ses emportements. On a vu de quelle manière l'intervention du «jeune professeur» dans L'Argent suite lui permettait de mettre en question la dimension polémique de son texte. Ce n'est pas la seule fois que Péguy répercute les réactions négatives suscitées par la violence de sa prose, preuve que l'effet recherché n'est pas le scandale, mais une réflexion critique vers laquelle il tâche toujours d'orienter son lecteur. Dans Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, il rapporte :

Quelques amis de province qui ne connaissent ni ce Laudet ni ce Le Grix m'écrivent : N'y a-t-il pas une grande cruauté à passer ainsi au laminoir deux malheureux que personne ne connaît18.

Péguy se justifie en arguant qu'il ne vise point la personne privée de ses adversaires mais leur dimension - et leur puissance - publiques :

C'est ma seule règle. Qu'on se rassure. M. Laudet est une des plus grosses puissances de Paris ".

Ce faisant, l'auteur signale à la fois l'attention qu'il porte aux sentiments de ses lecteurs et la nécessité de dépasser des sentiments qui obèrent le jugement. Son attitude, loin de viser au scandale, se veut pédagogique et éclairante.

Mais l'autre n'est pas nécessairement l'adversaire. Si Péguy s'efforce de traiter ce dernier avec équité, il cherche ainsi à faire entrer dans son oeuvre l'ami, et par lui, le lecteur. Le dialogue chez Péguy ne vise pas tant à la confrontation d'opinions adverses qu'à la rencontre fraternelle. Marc Angenot établit une distinction entre « forme dialoguée » et « dialogisme » : la première, désignant le recours à un dialogue formel, permettrait la confrontation véritable

18. Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 522.

19. Ibid.


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de deux pensées et servirait de support à un débat proprement philosophique. Les dialogues socratiques en seraient le modèle. Le dialogisme, en revanche, serait une dimension du texte polémique dans laquelle l'émergence de différents « entreparleurs » fonctionnerait comme un leurre, une pose de l'écriture, destinée à mettre en relief le discours de l'auteur 20. Une telle distinction ne paraît pas devoir s'appliquer au texte de Péguy, où la forme dialoguée témoigne davantage d'un dédoublement de l'auteur que de l'intrusion d'une nouvelle instance. Cette dernière en revanche est très souvent présente, sous la forme d'un interlocuteur privilégié dont l'identité varie d'un texte à l'autre, mais qui est toujours nettement caractérisé, sans pour autant donner formellement la réplique à l'auteur.

Les premiers textes que Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine ont maintes fois recours à la forme dialoguée 21 ; les évoquant ultérieurement, Péguy les désignera d'ailleurs par le terme d'« entretiens ». Mais les personnages qu'il fait alors intervenir - le « citoyen docteur révolutionnaire », Marcel et Pierre Baudoin... - assument davantage la fonction de double de l'auteur que celle de contradicteur, voire de simple interlocuteur. À ce titre, ils demandent à être étudiés non en tant que figures du dialogue, mais en rapport avec le problème de la fiction. D'autres figures font une brève apparition dans ces entretiens, comme le cousin fumiste d'Orléans dont l'arrivée est annoncée à la fin de Toujours de la grippe, ou comme « le citoyen germaniste » et le « docteur bourgeois conservateur monarchiste réactionnaire » qui donnent un bref instant la réplique au narrateur dans la dernière page de L'affaire Liebknecht. Une tendance s'amorce, qui ne sera guère développée cependant. La forme dialoguée apparaît comme un procédé de mise en scène de la pensée de l'auteur, l'autre n'y est qu'un masque, ou au contraire un révélateur, mais jamais une entité autonome.

Paradoxalement le dialogue n'induit pas la présence de l'autre, mais seulement le désir de cette présence. Dans d'autres textes, Victor-Marie, comte Hugo, la Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Péguy parvient à combler ce désir. A

20. « Dialogique, le pamphlet l'est donc à la fois dans l'ordre figurai et dans sa dynamique idéologique, quoique souvent l'autonomie accordée à la parole extérieure soit plus apparente que réelle, et que le contre-discours soit tenu en bride, éclaté, phagocyté, subverti. Le pamphlet n'est pas assimilable au dialogue philosophique où, idéalement, des paroles hétéronomes coexistent et se répondent sur un pied d'égalité ». (Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, p. 285. Voir aussi p. 65 sur la forme dialoguée).

21. L'affaire Liebknecht, La Préparation du congrès socialiste national, De la grippe. Encore de la grippe, Toujours de la grippe, Entre deux trains, Réponse brève à Jaurès, Pour moi, Casse-cou in OEuvres en prose complètes, tome 1, Bibl. de la Pléiade.


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travers des procédés inédits, il rend manifeste la présence d'autrui dans son oeuvre, l'ouvrant ainsi au lecteur. Telle paraît être la fonction assignée à ceux que nous appellerons les « interlocuteurs privilégiés », au premier rang desquels Daniel Halévy et Julien Benda. Ils ne sont point à proprement parler les destinataires des oeuvres dans lesquels ils apparaissent 22 ; ils accompagnent l'auteur, tenant dans le fil du texte et l'élaboration de la pensée le même rôle que dans la promenade. Péguy souligne la similitude, qui les met en scène sur les routes d'Île-de-France ou dans les rues de Paris. Les trois plans coïncident : celui de la promenade, celui de la pensée et celui de l'écriture. Arpentant sans but et en liberté le quartier latin, Péguy et Benda philosophant suivent la même inclination que leurs pas descendant le boulevard Saint-Germain :

Une pente fatale leur fait descendre le boulevard Saint-Germain. De quoi parleraient-ils qui fût plus pressant que le problème de l'être 23.

Mais dans La Note sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, la confrontation, si aimable et bénéfique soit-elle, est encore très marquée : « L'un est le seul adversaire de Bergson qui sache de quoi on parle. L'autre est, après Bergson, (...) le seul bergsonien qui sache aussi de quoi on parle» 24. Péguy se complaît d'ailleurs dans la joute, employant les termes de « camp », de « partisan », de «coup» et d'« escrime», tout en rappelant qu'ici il ne s'agit point de guerre mais d'un «jeu grave » dont les « partenaires » ont garde de se blesser :

Respectueux, épris de la pensée, respectueux des personnes, nos deux hommes évitent avec un soin jaloux de se blesser l'un l'autre 25.

Les promenades avec Halévy n'ont pas ce caractère. La discussion entre les deux personnages s'était engagée d'une autre façon, par oeuvres interposées, Notre Jeunesse répondant à l' Apologie pour notre passé. Victor-Marie, comte Hugo poursuit d'ailleurs le débat, puisque la première partie de ce texte, comme nous le rappelle son titre, a pour but de lever les objections qui se dressent désormais entre les deux amis. De fait, l'oeuvre peut se lire comme une

22. C'est pourtant le cas d'Halévy dans Victor-Marie, comte Hugo. Mais à partir du moment où l'oeuvre est rendue publique, elle ne peut se réduire à un règlement de compte particulier. La fonction d'Halévy dans le texte se dédouble. Il est certes celui auquel Péguy présente ses excuses, dans le cadre de la controverse privée qui les occupe, mais aussi un personnage d'une oeuvre.

23. Note conjointe sur M. Descaries et la philosophie cartésienne, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 1283.

24. Ibid.

25. Ibid., p. 1286.


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entreprise de charme, puisqu'il s'agit pour Péguy de raffermir une amitié en péril. Il s'adresse directement à Daniel Halévy, auprès duquel il tente de se justifier, refusant l'accusation d'outrage qui impliquerait selon lui une intention délibérée de nuire. S'il a offensé son ami, ce fut sans le vouloir, et il lui en demande pardon au nom de leur complicité ancienne. Tentative de séduction que cette oeuvre qui s'efforce de conjurer le spectre de la rupture. Mais on ne peut la réduire à l'objectif qu'elle se donne : le thème de l'amitié qui en détermine le contenu et l'écriture dépasse le cas particulier de la crise traversée par Péguy et son collaborateur. Dans Victor-Marie, comte Hugo, très vite le motif de l'amitié est relayé par celui du voisinage, qui instaure à la fois une familiarité nouvelle et un rapport spatial que le texte ne cessera de reprendre :

Halévy et moi, ou enfin Halévy et Péguy, nous sommes amis. C'est déjà tout. En outre nous sommes plus et moins qu'amis. S'il y a plus qu'amis. Je veux dire que nous sommes voisins ; commensaux de la même Île-de-France 26.

Les propos échangés entre les deux protagonistes, confidences et souvenirs communs, se relèvent pas de la controverse. L'autre n'est point un adversaire, il ne donne même pas la réplique ; c'est un compagnon qui chemine aux côtés de l'auteur et ce rôle d'accompagnement est précisément ce qu'il faut définir. Irréductible à la problématique traditionnelle du destinataire, il fait cheminer de front deux instances que le texte unit très étroitement. Péguy et Halévy ne sont pas seulement aux deux extrémités de la chaîne de communication, ils se rejoignent dans l'oeuvre, leurs voix s'y conjuguent comme leur pas sur la route. Tandis que l'un reconduit l'autre sur les chemins d'Île-de-France, de Saclay à Jouy et jusqu'à Lozère, dans le silence même de ceux qui savent se taire en marchant, une oeuvre se trame, un texte qui n'est pas seulement l'évocation de ces promenades, mais aussi peut-être tout le reste, ces réminiscences hugoliennes qui font la matière de Victor-Marie, comte Hugo et que Péguy, finalement, présente à son camarade Pesloùan comme « nos longues et poussées méditations communes » 27. L'auteur rompt sa solitude, et ce faisant met en question son statut de producteur unique du texte, de seul maître à bord et de grand capitaine.

Lors même que Péguy « installe » son ami Halévy dans le texte, il y fait place au lecteur qu'il convie à cheminer avec lui. Plus l'interlocuteur est déterminé, plus, de manière paradoxale mais effective, le lecteur peut s'identifier à lui, car ce personnage a pour

26. Victor-Marie, comte Hugo, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 163.

27. Ibid., p. 311.


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fonction principale de lui ménager une place de choix dans le texte. Tout est fait pourtant pour accentuer l'effet de réel : l'interlocuteur est nommé, et souvent il s'agit d'une personnalité connue. Mais c'est justement cet effet de réel qui, bannissant les fumées de la fiction, permet au lecteur de s'impliquer dans le texte. L'entretien n'est pas clos ; c'est une ouverture au contraire, une façon pour l'oeuvre de manifester sa nature d'authentique lieu de rencontre. L'hospitalité de son oeuvre lui confère la même vulnérabilité que celle de toute personne accueillante à autrui. Dans Victor-Marie, comte Hugo, Péguy se désigne comme une « maison », - « la seule maison de paysan qui vous fût ouverte comme à un frère » 28 déclaret-il à son ami. Le sens de cette métaphore n'excède-t-il pas la relation particulière qui unit les deux hommes ? On veut le croire et en faire une des clés du texte, voire d'une orientation de l'écriture péguyste dans son ensemble. Cette installation de l'autre au coeur du texte est une dimension essentielle de l'oeuvre de Péguy. VictorMarie, comte Hugo en est sans doute l'exemple le plus abouti parce que le procédé d'écriture y double les thématiques de la promenade et de l'amitié.

De la même façon que la Boutique des Cahiers se veut le lieu d'un débat, le texte de Péguy instaure une discussion. Il ne se contente pas de prendre parti contre la suppression de la liberté de parole, mais restaure cette liberté et la manifeste. Le dialogue revêt pourtant une autre dimension dans l'oeuvre de Péguy. Il n'est pas seulement débat, confrontation. Il se veut également échange, rencontre, communion et c'est en cela peut-être qu'il est le plus novateur. Le paradigme de l'amitié double celui de la discussion pour donner vie à une écriture ouverte.

Péguy ne semble pas avoir été aussi fréquemment affublé de l'étiquette de pamphlétaire ou de polémiste que Bernanos par exemple ; en tout cas, il n'en fait guère état. Lorsqu'il déclare, dans la Note conjointe : «je ne suis pas polémiste. J'ai préféré aujourd'hui suivre une pensée » 29, il met en évidence la prééminence de la démarche philosophique qui est la sienne plutôt qu'il ne se défend d'une accusation. Quand le mot pamphlétaire apparaît sous sa plume, c'est pour (dis)qualifier l'adversaire : la dernière page de Langlois tel qu'on le parle est frappante à cet égard, car on n'y

28. Ibid., p. 196.

29. Op. cit., p. 1333.


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relève pas moins de six occurences du terme, apposé à la personne de M. Langlois 30.

Car Péguy à la plume acérée rejette l'ironie : « L'ironie est tout ce qu'il y a de plus grossier, (...) elle a le grain grossier, discourtois, (...) elle est tout ce qu'il y a de plus contraire au fin génie français » 31. Dans une page remarquable, il oppose la frivolité de l'ironie à l'esprit de sérieux dans lequel communient le comique et le tragique :

On sait assez combien j'ai horreur de l'ironie, de tout ce qui cherche le ridicule, de tout ce qui flatte le goût du ridicule à trouver, à flatter et à cultiver, de tout ce qui flatte cette démagogie régnante du ridicule. On sait assez, on sait de reste combien l'ironie est contraire à mon tempérament même. Je n'ai jamais caché le goût profond que j'ai pour le comique. L'un exclut l'autre. Le comique est de la grande famille du tragique et du sérieux. Rien n'est aussi sérieux que le comique. Rien n'est aussi profondément apparenté au tragique que le comique. On pourrait presque dire que l'un est une autre face de l'autre. C'est pour cela que chez tous les peuples intelligents le comique et le tragique, la comédie et la tragédie vont ensemble, (...) obéissent exactement aux mêmes règles. (...) Le comique et le tragique, la comédie et la tragédie sont étroitement liés dans le sérieux. L'ironie au contraire est le plus bel ornement du frivole 32.

Péguy nous donne ici l'une des clés qui permettent de comprendre ses textes et d'en évaluer la teneur polémique. Avec insistance, il restitue son oeuvre dans ce qui est son vrai registre : le sérieux. Quand il en appelle à son tempérament, c'est à juste titre : « J'ai toujours tout pris au sérieux. Cela m'a mené loin » 33. Péguy, aussi railleur puisse-t-il être par moments, est l'incarnation du sérieux, sa vie et sa pensée sont à placer sous ce signe, et les photographies qui nous restent de lui en disent long à cet égard. C'est par quoi, peut-être il est le plus éloigné de ses contemporains et de ceux qui suivirent, pour lesquels l'activité de l'entendement et la pratique de la littérature tendront à devenir de plus en plus ludiques, s'exerçant dans une sorte de gratuité qui est à cent lieues de l'univers de Péguy. Mais le sérieux n'exclut pas le comique, il l'englobe au contraire. Le comique n'est pas dérision, recherche de l'effet et du ridicule, mais distance par rapport au réel qui permet d'en révéler l'essentiel. Une étude sur l'humour chez Péguy, qui s'appuierait sur les entretiens de la première série, permettrait de le vérifier. L'ironie est méchante, mais surtout elle est gratuite, frivole, et de même les genres qui lui doivent leur brio, comme la polémique et le pamphlet.

30. Op. cit., p. 1104.

31. Op. cit., p. 682.

32. Op. cit., p. 993-994.

33. L'Argent, OEuvres en prose complètes, tome 3, Bibl. de la Pléiade, p. 1066.


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Par ses écrits, Péguy cherche d'abord à atteindre le lecteur, à toucher sa conscience et son coeur, à le mettre en mouvement. Or la littérature polémique, si elle instaure un lien fort entre l'auteur et le lecteur, suppose un type de communication dont l'écrivain perçoit les limites. Dans la polémique, la relation entre « destinateur » et «destinataire» se développe sur le mode de l'agression. Le texte fonctionne comme une arme, il porte des coups. Objet contondant, le livre est réduit à sa matérialité, se fait projectile que l'on se lance d'une barricade à l'autre, brûlot qui passe de main en main. Hérissé de pointes, l'écrit polémique se dresse comme un obstacle entre le lecteur et l'auteur. Péguy est allé assez loin dans cette voie. Que celle-ci se soit révélée une impasse, cela ne fait pas de doute. À travers un travail d'écriture remarquable, il tend peu à peu à l'effacement du texte, s'efforçant de le rendre toujours plus transparent afin d'y permettre la rencontre du lecteur et de l'auteur. Le lecteur, distingué de la figure de l'adversaire, est de plus en plus intégré dans le texte, où l'auteur s'expose toujours davantage, se montre à visage découvert, ayant déposé les armes, vulnérable. C'est du travail sur ces deux instances - les pôles de la communication littéraire - qui s'effectue dans les oeuvres de Péguy que nous avons tâché de rendre compte.

CLAIRE DAUDIN *.

* Université de Paris IV.


HENRI GHÉON ET LA MUSIQUE

Les deux qualités qui, aux yeux de ses amis, ont toujours distingué Ghéon parmi ceux qui l'entouraient, c'était sa capacité extraordinaire à l'enthousiasme et à l'exubérance 1. Roger Martin Du Gard souligna en souvenir de sa physionomie notamment « les deux yeux qui flambent »2 qui contribuaient à cette expression ouverte et animée de son visage. La combinaison entre la sensibilité et le pouvoir de prêter son attention se trouvent à la base de ses écrits critiques. La qualité et la largeur de son champ d'intérêt qui se reflètent dans ses chroniques littéraires et critiques, visant tous les arts et tous les genres, font de Ghéon un critique d'art estimé et reconnu de son temps. Sa réputation marque également les revues, telles L'Ermitage, La Revue Blanche ou La Nouvelle Revue Française, dont l'aspect et le contenu sont plus ou moins fortement influencés par le travail de Ghéon.

Ghéon est doté d'une tolérance et d'une compréhension immenses pour tout ce qui est nouveau et hors du commun, qui met en doute les idées préconçues. De plus, il possède le regard - un regard, que ses contemporains troublés qualifient soit d'innocent, soit d'indiscret. Ce regard est accompagné d'une part de sa capacité d'empathie et d'autre part d'un goût infaillible. Le terme qui définit, à mon avis, le mieux cette qualité de caractère est un mot-clé issu de l'univers gidien : la disponibilité. « La musique va son chemin »3 et Ghéon dispose de la faculté extraodinaire de la suivre partout ; il va de Monteverdi en passant par Mozart à Stravinsky et ses contemporains. La collaboration avec ces compositeurs contempo1.

contempo1. sur Ghéon, les Introductions aux deux éditions de sa correspondance avec André Gide (2 volumes, Paris, Gallimard, 1976 [= Gide un]) et Jacques Rivière (Lyon, Centre d'Études Gidiennes, 1988 [= Rivière]) établies par Jean Tipy et Jean-Pierre Cap.

2. Jean Tipy, Introduction à la Correspondance Francis Jammes - Henri Ghéon, Biarritz, Infocompo, 1988 [= Jammes], p. 9.

3. Henri Ghéon, Promenades avec Mozart (1932), Paris, Desclée de Brouwer, 1957 [= PaM], P- 452.

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rains fut d'ailleurs beaucoup plus riche et heureuse que ce ne fut le cas chez Gide, qui craignit trop souvent d'être repoussé au second rang 4.

Son savoir critique ne résulta pas seulement de son érudition à travers ses lectures, mais aussi de sa propre expérience, de sa propre étude approfondie. Il est de notoriété que Ghéon écrivit des poèmes, des drames, des romans. En outre, il peignit et il exposa même ses tableaux au Salon des Indépendants 5. Enfin, Ghéon joua du piano et il étudia les partitions les plus complexes, afin de mieux juger, en les lisant avant d'entendre le morceau exécuté en concert. « Les Rysselberghe m'annoncent Orfeo de Monte verdi pour vendredi soir. Hélas ! je me contente d'en lire la partition dans mes tournées faute de temps pour me mettre au piano. C'est une admirable, étrange et douce chose » 6. Le piano servit à Ghéon de lieu de refuge pendant des périodes difficiles, par exemple lors de son émigration involontaire à Bray-sur-Seine (1901-1909) : « Je ne sais pas ce que sans elle : la musique - je serais devenu aujourd'hui. (...) Cette fois

4. La liste des oeuvres musicales, qui résultèrent d'une coopération entre Ghéon et plusieurs compositeurs est longue : Peau d'âne (1937), conte de fée lyrique de Jean Absil (1893-1974) ; Miroir de Peine (1923), chansons pour voix et piano de Willem Andriessen (1887-1964) ; Le Miroir de Jésus, mystères du Rosaire (1923 ; première en mai 1924 au Théâtre du VieuxColombier, sorti récemment sur compact disque [Accord musidisc 202332] sous la direction de Bernard Têtu) pour quatre voix, quatuor à cordes et harpe d'André Caplet (1878-1925) ; la musique de scène pour Le Jeu des Grandes Heures de Reims (1938) par Jacques Chailley (* 1910) ; des musiques de scène de José Antonio de Donostia, dit Père San Sébastian (18861956) pour orchestre et choeur : La Vie profonde de Saint François d'Assise, Le Noël de Grececio, Les Trois Miracles de Sainte Cécile, La Quête héroïque du Graal ; Le Noël sur la place (1948) et La fille du Sultan et le bon Jardinier (1957), poèmes symphoniques de Maxime Jacob (19061977) ; des musiques de scène du compositeur belge abbé Camille Jacquemin (1899-1947) pour La Rencontre de Saint Benoît et de Sainte Scholastique, Le Mystère de l'Invention de la Croix, La Mystérieuse Légende d'Ermesinde et - sans paroles — Les Petits Clercs de Santarem, en outre Jacquemin écrivit une musique sur laquelle Ghéon mit (difficilement) les paroles de son poème Chant à Notre-Dame des étudiants (1937) [voir la Correspondance Ghéon - Jacquemin, in Henri Ghéon en Belgique (Choix de textes par V. Martin-Schmets), Bruxelles, Tropismes, 1994, p. 155-161] ; la musique de scène pour Le Mystère de la Visitation (1942) et l'opéracomique Dolorès (1961, inspiré par Le Miracle de la Femme laide) d'André Jolivet (19051974) ; Die Wunder Unserer Lieben Frau (1934), légende lyrique en trois parties de Bohuslav Martinu (1890-1959) ; la musique de scène de Lucien Mawet (1875-1947) pour cordes, orgue et choeur La Vie profonde de Saint-François d'Assise ; la musique de scène de Henri StierlinVallon (1887-1952) pour choeur Violante.

5. Voir Jean-Pierre Cap dans la préface de Rivière, p. 15.

6. Lettre de Ghéon à Gide de février 1905 (Gide II, p. 582). Quelques mois auparavant: « Pour Magnard, tu sais que voici reculé également son Hymne à la justice : ne le manque pas ; je nage dans la partition à 2 mains de sa symphonie, et mon exaltation n'y fait que croître ». (Lettre de Ghéon à Gide du novembre 1904 [Ibid, p. 575]). De même pour le Carnaval de Schumann, qui sert en version orchestrée de prétexte aux danses d'Isadora Duncan, et que Ghéon étudia auparavant au piano : « Je vous assure, musiciens, qu'on fit bien d'orchestrer, de danser le Carnaval de Schumann aux spectacles russes, et que s'est ajouté à sa beauté mélancolique quelque chose que nous retrouverons quand nous le jouerons seuls au piano (...) ». (Henri Ghéon, « Le " Carnaval " de Schumann dansé », in N.R.F. (juillet 1910), p. 128).


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Franck m'en sauve : j'ai joué, deux fois les 2 cahiers complets... tu juges ! »7

Ghéon considère la musique, après une première époque plutôt romantique, comme un art essentiellement analytique, qui existe dans le temps, à la grande différence de la peinture - art synthétique soumis aux règles de l'espace. Mais la musique se voit attribuer la préférence sur les autres arts grâce à son ordre intrinsèque : « La musique, qu'on le veuille ou non, a besoin de temps pour se déployer. Réduit à son principe, il [l'air] a en tout cas l'avantage d'imposer à l'esprit une image précise de l'ordre (...) » 8. Outre la forme, Ghéon ajoute aussi l'effet spécifique produit par la musique pour souligner sa prédominance : « Tous les arts sont tributaires de la nature et de l'humanité, soit par la forme, soit par la pensée, soit même (...) par l'utilité. Tous, moins un : la musique. La musique a le privilège d'échapper au contrôle du monde extérieur ; on ne lui reprochera jamais de ne pas chanter comme les oiseaux ; elle est libre de ses moyens sans limitation aucune. Elle a droit au jeu pur et à la beauté sans support. (...) En elle, le sensible accompagne partout l'abstrait ; l'éther suffit à sa respiration spirituelle » 9.

Puisqu'elle est un art abstrait par définition, Ghéon condamne a priori tout amalgame entre la musique et les arts dit « synthétiques » : « il est très ennuyeux qu'une mélodie signifie quelque chose » 10. C'est surtout dans le drame lyrique que la « musique littéraire » court le risque de l'emporter sur « la musique tout court », les exemples d'un juste équilibre sont plutôt rares 11.

En suivant Schopenhauer dans son apologie de la musique, Ghéon trouve en elle l'accès à l'infini ou bien à l'éternel par la transcendance esthétique. En même temps, il connaît le danger qu'implique l'abus de cette force secrète et irrésistible depuis son premier enthousiasme pour l'oeuvre de Richard Wagner : « Nous avons vu que la musique avait une tendance naturelle à profiter, à abuser de la durée pour tenter de nous introduire dans un monde secret, inaccessible aux autres arts, où précisément l'infini réside » 12. Notamment après sa conversion, Ghéon met en garde tout mélomane à

7. Lettre de Ghéon à Gide du 31-01-1902 (Gide I, p. 396).

8. PaM, p. 38.

9. Ibid., p. 324-325.

10. Henri Ghéon, «Lettre d'Angèle», in L'Ermitage (1899), p. 310.

11. « La musique de M. Ravel, de si musicale essence, même quand elle tend vers le bruit, se place néanmoins à la frontière de la musique littéraire et de la musique tout court : elle se tient en équilibre comme sur le tranchant d'un sabre, mais avec quelle adresse et quelle insouciance du danger ! » (Henri Ghéon, « L'Heure Espagnole par M. Maurice Ravel », in N.R.F. [juillet 1911], p. 136).

12. PaM, p. 212.


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propos de l'attraction qui émane de la musique du maître de Bayreuth et surtout du risque qui consisterait à confondre cette transcendance d'un accès trop facile, donc trompeur, avec la transcendance née de la foi catholique : « On serait bien embarrassé de préciser la ligne de partage qui sépare, dans l'art, le sacré du profane, spécialement dans la musique qui use d'une matière sans poids, irréductible à la pensée des hommes comme à la figure des choses et que l'on peut dire aussi bien sensuelle que spirituelle car elle se tient à la crête-frontière du monde de la sensation et du paradis de l'extase et ne verse jamais dans l'un sans tirer un peu de l'autre après soi » 13.

Certes, son goût musical, change avec le temps, cependant ce n'est point sa conversion qui en est responsable, mais la rencontre avec Gide en 1897 qui marque aussi un tournant crucial dans sa conception musicale. Telle est la cause pour laquelle Ghéon commence à prendre ses distances par rapport au style déclamatoire de Wagner et à s'orienter vers des principes nettement dessinés autour du classicisme tel qu'il tient sa place bien définie dans la tradition française depuis des siècles. Nous montrerons par la suite la constance et la continuité de son classicisme jusqu'à la fin de sa vie, malgré un penchant populaire et naïf qu'on lui reproche souvent en visant notamment une partie de sa production littéraire et dramatique datant de l'époque d'après sa conversion.

Il serait difficile d'énumérer toutes les analyses et tous les commentaires critiques qu'il consacra à la musique depuis 1897. Ses critiques des représentations musicales à Paris - parues notamment dans L'Ermitage et dans La Nouvelle Revue Française - reflètent d'une part ses connaissances tant en histoire qu'en analyse musicales et d'autre part son intention de juger une oeuvre d'abord par sa forme, qui doit suivre une idée précise préexistante, puis par son originalité, prouvant par là son indépendance artistique. Ghéon se présente dans ses articles doté d'une large disponibilité face aux styles divers et aux genres multiples : s'enchaînent critiques de concerts symphoniques, de récitals d'orgue ou de piano, comptes rendus d'une biographie de musicien, essai sur les Ballets russes, analyses d'oeuvres nouvelles, jugements des dernières mises en scène à l'opéra. Miroir exact de l'animation inouïe qui règne dans la vie musicale parisienne, Ghéon suit sans hésiter les concerts d'époques différentes, d'un opéra pré-baroque de Monteverdi à une soirée avant-gardiste avec les Ballets russes accompagnée d'une

13. Id., p. 223.


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musique de Rimsky-Korsakov ou Stravinsky 14. Il n'y a pas une salle qu'il aurait omis de fréquenter lors de ses itinéraires musicaux, à commencer par l'Opéra Garnier, en passant par la Salle Favart, le Théâtre Lyrique, le Théâtre du Château d'eau, le Conservatoire dans la rue Bergère, le Cirque d'Hiver, le Théâtre du Châtelet, le Théâtre des Champs-Elysées (à partir de 1913) jusqu'à des lieux moins connus tels que la Salle des Agriculteurs de France (grande enceinte de plus de 600 places située à l'époque 8, rue d'Athènes dans le 9e arrondissement), où furent joués en 1899 les quatuors de Beethoven par le Quatuor Géloso.

Les manifestations de la musique dans son oeuvre sont très diverses - sous forme d'images, de modèles rythmiques et mélodieux et créant ainsi la langue et le style recherchés ou bien sous forme de principes architecturaux, qui déterminent la composition. Dès son premier succès littéraire - Chansons d'Aube (1897) - Ghéon se sert de la forme musicale. Au-delà du titre du recueil de vers libres, proche de l'idéal naturiste d'un Verhaeren ou d'un Maeterlinck, les quinze poèmes suivent strictement l'alternance de couplets, de longueur et de tonalité différentes, et de refrains, qui, malgré la répétition constante du titre « Chanson », sont, eux-aussi, d'un ordre naturel et changeant, épousant ainsi la forme d'un rondo. L'introduction se fait par un « Prélude » et le dernier couplet sera suivi par un « Finale », tel qu'on peut facilement le trouver dans un Rondo chez Carl-Philip-Emanuel Bach, Haydn ou Mozart. Ce contraste entre une forme musicale des plus fermes et strictes, d'une part, et un langage clair et simple, qui évite justement l'artifice, d'autre part, a contribué à l'accueil favorable par la critique. Dans une démarche synesthétique, qui parle à tous les sens, Ghéon se sert aussi d'images musicales. Dans le dernier couplet «L'Aube sur les Champs », la nature se met à chanter : « tout le bois chanteur chantera (...), tout le bois égaiera de ses cris (...) Et il ne s'est pas douté que l'aurore à l'orée surgie, allait soudaine de son chant» - cependant «l'oiseleur qui est passé n'a pas chanté... » 15.

Dans son récit autobiographique L'Homme né de la Guerre (1923), datant de l'époque de la Grande Guerre, le lecteur apprend de quelles manières la musique fut présente dans sa vie sous dif14.

dif14. l'éloge que Ghéon fit de Stravinski dans l'article « Julien devant un public averti », in N.R.F. Guillet 1913), p. 142-145.

15. Henri Ghéon, Chansons d'Aube, Paris, Mercure de France, 1897, p. 63-64. L'exemplaire du livre que j'ai pu consulter à Cérisy contenait d'ailleurs cette dédicace évocatrice : « A Monsieur Paul Desjardins - hommage puéril - Henri Ghéon - Septembre 1910 ».


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férentes formes : Ghéon se souvient d'abord de l'impression que laissèrent l'orgue et le chantre sur l'enfant lors des messes le dimanche matin 16. Puis, c'est déjà la guerre, Ghéon songe à la grand'messe de Pâques, quand « la musique a joué du Franck et, comme d'habitude, la Brabançonne »17 ; et c'est au milieu des combats, où l'on s'y attend le moins, que ses visions musicales sont les plus intenses et les plus raffinées. La bataille, c'est « comme un poème symphonique dont on ne connaît pas le sens (...) Mais dans la complexité de la symphonie, entremêlant ses grandes lignes mélodiques, les surchargeant de variations, imaginez à la basse note, répétée à chaque mesure, qui fait sentir tout le long du morceau, sa présence sourde, obstinée ; on trouve cela dans certaines pièces de Chopin » 18. Plus la guerre devient atroce, plus Ghéon se sent attiré par l'art comme un moyen de fuir cette réalité intolérable : « Je m'enivre de plus en plus de l'aventure de la guerre. Entendre à deux pas des canons la Mort d'Yseult et la Sarabande de Debussy (...). Le grand événement a rouvert la source lyrique. J'exprime tout ce que je contiens avec une sorte de rage, tout ce qui m'a tenu au coeur dans ma jeunesse qui s'en va » 19. Une dernière fois la musique paraît dans un moment crucial, juste avant sa première confession : « " Quand on a trouvé son plaisir dans une chanson, on n'éprouve pas le besoin de changer l'air". J'ignorais alors ces paroles, mais j'en touchais déjà la merveilleuse vérité. - Or, voilà que le choeur de l'église s'éclaire ; (...). Le Veni creator, puis le Tantum ergo, chantés autour de l'orgue par de jeunes voix fraîches, descendent de la tribune sur moi. Puis l' Ave Maria encore, qui n'est pas un chant, mais un cri, un cri de louange populaire : ô traditions de la paroisse, enfants de Marie, blanches processions... Je subirai donc tout ce soir ? et sans révolte ? Béni soit Dieu qui m'attira dans ce guet-apens adorable et qui m'amène à sa Mère si tendrement ! » 20. En 1922 sera publié le drame chrétien Les Trois Miracles de Sainte-Cécile, où Ghéon raconte la vie chaste et pieuse de celle qui devint beaucoup plus tard la patronne de la musique, car, selon la légende, sa voix harmonieuse convertissait toute créature. Le vers libre règne toujours, mais plus rythmé, plus cadencé, afin d'évoquer la puissance de la musique, et, à travers elle, la puissance du

16. «Je songe aux matins de dimanche. On avait mis ses habits neufs et on se rendait à l'église comme au spectacle. Ah ! l'orgue, le chantre (...) ». (L'Homme né de la guerre — Témoignage d'un converti, Paris, Bloud & Gay, 1923 [= H.T.], p. 8).

17. H.T., p. 84. La «Brabançonne», l'hymne national belge.

18. Ibid., p. 108-109.

19. Ibid., p. 131.

20. Ibid., p. 192-193.


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message spirituel de la légende. Ghéon emploie des métaphores musicales, telle la lyre de David et le concert des anges, dans le but d'illustrer l'extase de la foi, par exemple au moment où Cécile chante sa joie d'avoir persuadé son époux de la valeur du mariage blanc : « Élus, accordez vos lyres/Au ton des bontés de Dieu !/Dans votre palais de cire,/Chantez, abeilles des cieux !//(...) Faites éclater les cordes/Des instruments et des voix :/Pour tant de miséricorde/ C'est toujours trop peu de foi ! » 21. À côté de la déclamation chantée, comme Ghéon la demandait, il donne en outre des indications bien précises concernant la musique de scène. Après la louange commune de Sainte-Cécile à la fin de la première partie : « O Cécile, notre soeur,/0 musique de la terre ! » 22, il indique : « Une onde imperceptible de musique prolonge un instant le concert des mots, baisse et meurt» 23. Ce dont souffrirent le plus souvent les représentations de ses pièces fut précisément la médiocre déclamation des acteurs amateurs - « Les intonations de ces demoiselles étaient (...) d'une injustesse persistante » 24 - et les musiques de scène, pas toujours à la hauteur de la pièce, notamment celles du Père San Sébastian, alias José de Donostia : « Ces touches sensuelles des violons dans la grisaille de l'harmonium, ces sons étouffés, dont l'incertitude tonale a tant de caprice, ces choeurs qui s'enflent, et s'abaissent en modulations caressantes, tout cela déroute l'esprit, loin de l'introduire au mystère» 25.

À la fin du siècle dernier Paris se trouve sous l'emprise inévitable de l'oeuvre de Wagner, autour duquel se déploie un véritable culte, qui, au-delà de la vie musicale, touche également la production littéraire et les controverses philosophiques 26. Depuis 1885 c'est la Revue Wagnérienne, fondée par le wagnérien « enragé » Edouard Dujardin, qui se fait l'interprète de la pensée moderne et avantgardiste ; Villiers de l'Isle-Adam, Theodor de Wyzewa, JacquesEmile Blanche, Huysmans, Mallarmé, Verlaine, Odilon Redon,

21. Henri Ghéon, Les Trois Miracles de Sainte-Cécile (« 1er miracle: Les couronnes de joie »), Paris, Société littéraire de France, 1922, p. 51.

22. Ibid., p. 77.

23. Ibid., p. 78.

24. Clément Besse, « Propos d'un musicien sur la Sainte Cécile d'Henri Ghéon », in Revue des Jeunes (1921, n° 4), p. 576.

25. Ibid., p. 577.

26. Voir par exemple le catalogue de l'exposition « Wagner et la France » qui eut lieu du 26-10-1993 au 26-01-1994 à la Bibliothèque Nationale (édité par Martine Kahane et Nicole Wild [Paris, Herscher, 1993]).


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Fantin-Latour et bien d'autres y contribuent en rendant hommage à une musique qui parfois ne joue qu'un rôle secondaire, tellement est importante la seule prise de position en faveur de leur idole. Certes, l'on apprécie son leitmotiv, sa mélodie infinie, son orchestration raffinée, etc., mais c'est surtout d'une part le sujet, remplaçant l'ancienne Genèse par une nouvelle, plus adaptée au goût et au besoin modernes, et d'autre part l'effet produit par la musique, qui prend l'auditeur « aux entrailles » 27 (comme le dit André Gide). Pourtant Richard Wagner reste à l'ordre du jour jusqu'en 1914, quand Parsifal sera donné pour la première fois au Palais Garnier au moment où éclate la Grande Guerre mettant une fin naturelle à toute nostalgie germanophile.

A l'égal de la plupart des poètes, des peintres, des musiciens, bref du monde que fréquente le jeune Ghéon, celui-ci ne se soustrait point à l'influence de la wagnéromanie régnante - pas plus d'ailleurs que son futur camarade André Gide, qui, en effet, prend ses distances assez tôt et sans appel, en faisant du compositeur allemand l'icône des vertus artistiques les plus détestées à l'instar de Friedrich Nietzsche, l'auteur du redoutable Cas Wagner (1888) 28. Si Ghéon est fasciné par l'auteur des Maîtres Chanteurs, au programme du Palais Garnier en 1897, il est pourtant capable de réaliser ce qui se passe en lui et quelles sont les visées poursuivies par cette esthétique avant-gardiste. En 1899, il écrit dans L'Ermitage : « Que de mal aura fait Wagner ? On s'en rend compte en sortant de l'audition de Tristan au Cirque d'Été. Cette musique vous broie, vous halluciné, elle n'est pas humaine, elle est peut-être surhumaine. Qu'en dire de plus ! Puisons un réconfort dans les Maîtres Chanteurs qu'on ne joue plus. Là est l'avenir» 29.

S'il parvient enfin à se détacher de l'emprise wagnérienne, l'ancienne idole paraît tout de même dès la première page dans les Promenades avec Mozart, où Ghéon réutilise à peu près les mêmes mots pour souligner sa critique : « [II] demeure grand pour moi, mais un peu comme les Pyramides d'Egypte, à force d'entassement des mêmes blocs, de répétitions des mêmes effets, d'inhumanité et de gigantisme (,..)» 30. À côté de Beethoven (33 mentions), c'est principalement Wagner (25 mentions), qui sert de référence, soulignant ainsi l'importance que lui accordait jadis le jeune Ghéon.

27. Les Cahiers de la Petite Dame III (Cahiers André Gide 6), Paris, Gallimard, 1957, p. 139.

28. Joachim Sistig, André Gide - Die Rolle der Musik in Leben und Werk, Essen, Blaue Eule, 1994, p. 210-228.

29. Henri Ghéon, « Lettre d'Angèle », in L'Ermitage (1899), p. 157.

30. PaM, p. 14.


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Trente ans plus tard il n'hésite point à l'avouer, en justifiant sa place d'honneur sur les premières pages des Promenades avec Mozart, qui reste la preuve et la démonstration la plus détaillée et la plus scrupuleuse de son amour pour la musique, en opposant dorénavant Wagner à Mozart : « Si je choisis pour caution, plutôt qu'Haydn ou que Chopin, plutôt que Gounod ou que Stravinsky, le musicien-dramaturge qui se trouve aujourd'hui le plus loin de mon goût et de mon plaisir, qui m'a le plus rudement dominé, le plus tôt lassé, que j'ai admiré autant que personne, jamais aimé (...), c'est justement parce qu'il me représente l'Anti-Mozart à son maximum de puissance, de hauteur, d'indiscrétion et qu'il n'est pas suspect de partialité envers un art si étranger à sa nature (...) » 31.

Bien entendu, au moment de son euphorie pour le romantisme allemand, la musique est encore loin d'être pour lui un « art analytique ». L'effet produit par la Tétralogie, au contraire, est comparable à une ivresse, qui éclipse l'intelligence et l'autonomie de l'auditeur face à l'oeuvre musicale. L'Homme né de la guerre se souvient plus tard des émotions de sa jeunesse : « O musique, battement du plus noble des coeurs, sons imprécis qui en disent plus que les mots, danse sacrée qui délivre du poids et de l'attraction terrestre ! Quels espaces nous franchissions sur les ailes de la Beauté, dans l'extase quasi-divine de ce soulèvement qui ne vous conduit nulle part !... De quoi nous ne songions pas à nous plaindre ; l'ivresse du voyage nous faisait oublier le but » 32.

L'amitié avec Gide marque un tournant dans leurs deux biographies, lis en tirent mutuellement profit pendant une période qui s'étend sur une vingtaine d'années. La nouvelle orientation esthétique mène Ghéon à une étude approfondie des règles de la composition classique, telles qu'elles se détachent dans les oeuvres de Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Fauré, Franck, Haydn et bien sûr Mozart.

À l'occasion d'une réplique à la critique de Pierre Lalo et en faveur de Boris Godounov à la N.R.F. 33, Ghéon précise ce qu'il

31. Ibid., p. 13-14. Dans sa critique élogieuse des Promenades avec Mozart («Dans les jardins de Mozart avec Henri Ghéon », in Revue Bleue, 1934, p. 792-794), Michel Florisoone se réfère particulièrement à cette opposition de principes : « L'ouvrage de M. Ghéon aurait pu s'intituler : Mozart et l'Anti-Mozart. A chaque instant le chantre de Bayreuth s'affronte avec le poète de Salzbourg. (...) Il semble bien, d'ailleurs, qu'on ne peut aimer Mozart sans avoir profondément admiré Wagner » (p. 794).

32. H.T., p. 22. «L'Art, prenant le pas sur l'amour, ramasse le sceptre de Dieu qui est tombé en déshérence. Dans le culte de l'Art, nous pensons échapper au monde, à la fuite des jours, et surmonter un médiocre destin » (Ibid., p. 16).

33. Henri Ghéon, « À propos de Pénélope et de Boris Godounov. Réponse à Jacques Rivière et à M. Pierre Lalo », in N.R.F. (août 1913), p. 133-142.


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entend par « le classicisme et le génie français, qui nous enseignent l'ordre, la logique et la construction » 34, en dénonçant l'effet néfaste produit par l'oeuvre de Wagner 35. Mais il existe de nombreuses solutions qui se présentent aux successeurs. Au-delà de Debussy, Ghéon tient également à Pénélope de Gabriel Fauré et à Boris Godounov de Modest Moussorgsky, qui répondent - selon lui - tout à fait aux exigences classiques, car : « Il n'y a pas une seule " manière " - la bonne ; il y en a dix, vingt et cent et la loi de " composition " n'est réductible ni à aucune algèbre, ni à aucune rhétorique ; comme toutes les lois esthétiques c'est une loi de convenance ; c'est un équilibre qu'on sent, mais qu'on ne raisonne pas » 36. Ce renoncement à la raison intellectuelle en faveur du sentiment dans la composition artistique est général et caractérise aussi des domaines où d'autres aperçoivent souvent le règne d'un certain principe mathématique comme dans l'oeuvre de Bach, que Ghéon recommande d'ailleurs vivement aux jeunes compositeurs, mais « l'école moderne semble l'ignorer, elle y trouverait pourtant le meilleur des enseignements » 37. Ghéon vante « la clarté joyeuse et sereine » de Bach à l'opposé des dimensions monumentales de l'oeuvre de Wagner : « Je croyais respirer largement l'air vif de mes plaines de Brie. J'y ai recouvré l'équilibre. Voilà qui n'est pas intellectuel ! » 38.

Parmi les compositeurs contemporains, sa disponibilité naturelle le mène à admirer - bien plus fortement encore que Fauré et Moussorgsky - les oeuvres de Ravel, de Debussy, et surtout, en association avec les Ballets russes 39, Stravinsky ; d'abord parce qu'ils ouvrent des nouveaux horizons en réagissant « contre l'emploi

34. Ibid., p. 135.

35. « Je me souviens d'avoir déjà fait le procès du drame lyrique wagnérien. Comme Jacques Rivière, j'avais émis l'idée que, créé par Wagner il n'était bon que pour Wagner et que c'était folie à nos compositeurs d'en accepter si docilement la formule. Je ne me dédirai en rien. Le Pelléas de M. Debussy nous apporta un tel soulagement et Boris Godounov une preuve si puissante des possibilités nouvelles du drame chanté, que nous perdîmes bientôt de vue l'influence du Wagnérisme ; laquelle cependant, continuait. C'est un fait, le drame selon Wagner est devenu forme usuelle ; comme Chausson, comme d'Indy, M. Albéric Magnard s'y confie ; grâce à lui, M. Charpentier fait figure ; M. Dukas lui-même, avec sa parfaite maîtrise, ne se résout pas à le renier ; et je ne parle pas de tant de musiciens médiocres qui tous sont des Wagner au petit pied» (Ibid., p. 134). Concernant la musique chez Jacques Rivière, voir André Schaeffer, « Rivière et ses études sur la musique », in Bulletin des Amis de Jacques Rivière et Alain-Fournier, n°38 (1985), p. 65-92.

36. Ibid., p. 137.

37. Henri Ghéon, « Lettre d'Angèle », in L'Ermitage (1899), p. 157.

38. Ibid., p. 157-158.

39. Voir Henri Ghéon, «Propos divers sur le Ballet Russe», in N.R.F. (juillet 1910), p. 199-212.


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des masses qui depuis Wagner nous écrase » 40, mais aussi par l'empreinte du classicisme français. «Française jusqu'au jeu, au paradoxe est la musique de M. Ravel » 41, tout comme la musique de Claude Debussy, où se dessinent « la ligne et la classique proportion» 42, de sorte que Ghéon peut dès 1913 discerner une nouvelle école autour de Debussy qui remplace en France l'école de Wagner 43 et qui renoue plutôt avec l'esprit de Mozart 44. Avec son opéra Pelléas et Mélisande Debussy contribue à la « Renaissance dramatique » longtemps attendue et profondément appréciée par Ghéon, immédiatement après sa création en avril 1902, dans un article détaillé paru dans L'Ermitage 45. Debussy se distingue par rapport à Wagner grâce à une qualité, que Ghéon soulignera plus tard également chez Mozart - le jeu : « La partition de M. Debussy est toute grâce, toute courbe, et elle joue vraiment » 46.

Son admiration pour Beethoven résulte particulièrement de l'étude en compagnie de Gide des cinq derniers quatuors (op. 127 ; op. 130-132 ; op. 135) : « (...) le 13e quatuor [op. 130] nous a pris et bouleversés. Du moins moi. Vous souvenez-vous ? Nous en fredonnions souvent des airs cet été ; j'aurais voulu vous voir là [au Concert Colonne]. Le premier morceau vous eût transporté avec les descentes lentes de son adagio (...) ; cela dépasse le domaine de la musique, les instruments soupirent plus qu'ils ne chantent (...) » 47. Ghéon se rend compte des racines de la technique beethovenienne qu'il découvre dans l'oeuvre de Mozart, et de la modernité de son langage qui dépasse justement dans ces quatuors les frontières du système tonal traditionnel. L'euphorie l'emporte quand il conclut :

40. Henri Ghéon, «L'Heure Espagnole par M.Maurice Ravel», in N.R.F. (juillet 1911), p. 137.

41. Ibid., p. 136.

42. Henri Ghéon, « M. D'Indy et la musique », in N.R.F. (avril 1913), p. 683.

43. « Nos jeunes musiciens " debussysent " » (ibid., p. 682). Déjà en 1899 Ghéon reconnut en Debussy la maîtrise parfaite, mais encore trop « neuve » pour créer un courant alternatif : « Les oeuvres de Debussy (sont) trop exceptionnelles pour marquer une direction » (Henri Ghéon, « Lettre d'Angèle », p. 312).

44. En parlant de Idoménée Ghéon écrira dans sa biographie mozartienne : « En avance de plus d'un siècle sur son siècle, elle nous transporte à une époque où (...) on essaie d'obtenir par la qualité des moyens ce que la quantité est désormais impuissante à nous faire entendre ; aux oeuvres les plus dépouillées de Debussy, de Ravel et de Stravinsky, l'ordre classique en plus» (PaM, p. 163-164).

45. Henri Ghéon, « Notes sur une Renaissance dramatique : Claude Debussy », in L'Ermitage (juillet 1902), p. 1-14. Dans une lettre adressée à Ghéon, datant du 07-01-1912, Debussy se dit « sincèrement reconnaissant » et y trouve « l'opinion la mieux formulée sur Pelléas et Mélisande » (Voir Gide I, p. 416 et François Lesure, « Claude Debussy et Henri Ghéon », in Jugendstil und Musik [éd. par Willy Schuh et Jorg Stenzl], Zurich, Atlantis, 1980, p. 67-72).

46. Henri Ghéon, « Sur quelques ballets de transition », in N.R.F. (août 1913), p. 309.

47. Henri Ghéon, « Lettre d'Angèle », p. 74-75.


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« Vous savez ma ridicule admiration. Si je n'étais chrétien je dirais " Beethoven, c'est Dieu ". Il est le musicien irremplaçable ; à l'exception de Bach, tout le reste de la musique rentre en lui. Il va de Mozart à Debussy et plus loin» 48. Quelques mois plus tard c'est une suite de récitals consacrés à la totalité des quatuors de Beethoven exécutés par le fameux Quatuor Géloso qui le ravit au dernier degré : « À chacun [des quatuors] on croit avoir atteint la suprême beauté, on craint le suivant et une nouvelle joie vous fait dédaigner la première. Il en est de ces quatuors comme de vos oasis, cher ami "La suivante était toujours plus belle"» 49. À la différence de Wagner l'idée et la forme de chaque morceau sont toujours palpables : « Et dans la pire confusion, le parfait équilibre subsiste. Non ! ce n'est point de la folie, on s'y peut reposer » 50.

La biographie de Romain Rolland consacrée à Beethoven est jugée de façon très favorable. Ghéon souligne surtout l'effet propice et éloquent qu'atteint Rolland en rattachant étroitement l'oeuvre à l'aspect tragique de son existence - une idée dont Ghéon s'inspirera également au moment de la création des Promenades avec Mozart : « Qu'un homme malheureux, musicien et sourd (...), généreux à tous et souvent plus que pauvre (...), ait prodigué le meilleur de sa volonté et de son génie non seulement (...) à chanter sa douleur, mais à la transmuer en joie, ce n'est pas peut-être un exemple unique dans l'histoire des hommes et de l'art, mais c'en est le plus admirable » 51.

C'est également en compagnie de Gide que Ghéon découvre vers 1900 l'univers de Mozart, comme il le raconte dans les Promenades : « Je n'oublierai jamais le soir - il y a de cela trente ans - où André Gide se mit au piano, à mon pauvre piano du quai du Louvre qu'écrasaient les partitions entassées des neuf Symphonies de Beethoven, de la Tétralogie, de Tristan et de Parsifal. (...) Dès la première mesure tout s'éclaire (...) : l'arôme se dégage, le paradis s'ouvre, l'âme sort» 52. Par la suite, Ghéon tient son camarade au courant de ses études de l'oeuvre de Mozart 53.

Un de ses premiers articles pour la N.R.F. traite d'une oeuvre de Mozart : « À propos de la " Flûte enchantée " », en août 190954. Sa

48. Ibid.. p. 73.

49. Ibid., p. 311.

50. Ibid., p. 312.

51. Henri Ghéon, « Chroniques du mois. Les Lectures », in L'Ermitage (1903), p. 222-223.

52. PaM, p. 465-466. Voir Jean Tipy, in Gide I, p. 281 (note 3).

53. « Je déchiffre avec mon violoniste des sonates de Mozart divines, quand j'ai deux heures de soirée » (Gide ;/, p. 559).

54. Henri Ghéon, « À propos de la " Flûte enchantée ", in N.R.F. (août 1909), p. 77-78.


GHÉON ET LA MUSIQUE 301

critique est ici à peu près identique avec celle énoncée vingt ans après dans Promenades avec Mozart : « Le livret le plus imbécile du monde » 55, mais «jamais récitatif plus souple, orchestration plus pleine, harmonie plus subtile, et veine mélodique plus abondante et plus choisie, ne nous ont ravi dans Mozart » 56. Ghéon ne peut pas encore connaître les études qui révélèrent ultérieurement le sens apocryphe du nombre de lettres et de notes utilisées et de la relation étroite entre le livret et la musique, motivé par l'engagement francmaçonnique de Mozart 57, mais ce qu'il comprend tout de suite, c'est la présence des vertus classiques les plus pures : « Que de nouveauté dans cette perfection ! que de hardiesse dans cet équilibre!» 58.

Dès cette époque Ghéon s'engage dans le combat pour une réception plus large et plus fidèle à l'esprit de l'oeuvre mozartien dans les salles de concert parisiennes. En ce sens, il fait l'éloge de la Société des Concerts du Conservatoire, car « ce n'est que là qu'il est permis d'entendre du Mozart ; partout ailleurs il se dissout et s'évapore, réclamant, à son grand dommage, un renforcement de l'orchestre qu'on est bien forcé de lui accorder ; ici il chante juste et doux, ainsi qu'un pinson dans sa cage... » 59. L'image de l'oiseau employée dans cette citation se poursuit d'ailleurs jusqu'à la dernière page des Promenades avec Mozart, qui se termine sur la phrase : « Cet oiseau-chanteur, n'était-ce pas sa petite âme, tombée du ciel pour revoir " le pays " ? » 60.

La même revendication visant à l'élargissement du répertoire de l'opéra sera répétée à la tête de ses notes sur « Le Don Juan de Mozart à l'Opéra-Comique » 61 : « Nous avons besoin de Mozart » 62, donc « mieux vaut une exécution imparfaite que pas d'exécution » 63. Tout de même, il s'agit ici d'une mise en scène, qui satisfait pleinement, car elle tient compte des dimensions de l'orchestre au temps de Mozart 64. Ghéon mentionne en outre un aspect de la composition, qu'il reprend également plus tard, à savoir la justesse

55. Ibid., p. 77.

56. Ibid., p. 78.

57. Voir, sur le déchiffrement de la cryptographie mozartienne, Hans-Josef Irmen, Mozart - Mitglied geheimer Gesellschaften, Neustadt, Prisca, 1988.

58. Henri Ghéon, « À propos de la " Flûte enchantée " », p. 78.

59. Henri Ghéon, « La symphonie de M. Paul Dukas », in N.R.F. (janvier 1912), p. 115.

60. PaM, p. 473.

61. Henri Ghéon, «Le Don Juan de Mozart à l'Opéra-Comique », in N.R.F. (août 1912), p. 378-380.

62. Ibid., p. 378.

63. Ibid.

64. « Sur l'orchestre réduit, la voix règne en maîtresse » (Ibid., p. 380).


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psychologique dans le dessin des personnages à travers l'aria 65. Par contre, là où détonne son point de vue en comparaison avec celui adopté dans les Promenades, c'est, bien entendu, dans l'appréciation de la figure du libertin, qui représente « la part de l'homme qui accepte la vie et qui met la joie à la vivre » 66 et qui, en tant que tel, est un personnage de réconfort, parce que « l'homme est remis en sa vraie place, la première. Le monde ne l'écrase plus. À la fréquentation de Mozart, il semble que nous recouvrons une sorte de santé morale » 67.

Les Promenades avec Mozart sont annoncées dès 1930 dans un résumé rédigé par Ghéon lui-même pour la revue Latinité68. Ghéon explique ici son amour pour Mozart et comment est né le projet de ce livre, qui est d'abord censé réagir au peu d'intérêt que suscite à l'époque l'oeuvre de Mozart en France. Les causes de cette ignorance sont, d'après Ghéon, des préjugés selon lesquels il manque à Mozart, en comparaison avec Beethoven, la profondeur : « Ah ! cher Wolfgang Amadéo, qui manquez de sérieux et de profondeur ! » 69. Cependant, s'il mentionne dans le même article l'aspect enfantin du caractère mozartien, déployé également dans son livre, Ghéon garde le silence sur l'influence de la patrie et de la foi, dont il fait dans la biographie, toutefois, les deux piliers de son étude analytique.

Ce silence est-il motivé par un doute relatif à l'importance attribuée aux deux aspects de la patrie et de la foi ? Certes non, car c'est justement ici que sa biographie s'élève au-dessus des centaines de biographies mozartiennes qui se ressemblent très souvent comme deux gouttes d'eau. Très probablement, Ghéon ne se rend pleinement compte de l'influence de ces deux éléments sur Mozart que lors de son voyage à Salzburg et Vienne au même été 1930, juste après la parution de l'article sur Mozart dans Latinité. De Salzburg il adresse une carte postale à Gide ; dans les deux phrases, qui forment le texte, il précise le mobile esthétique de son déplacement en Autriche : « Un petit signe, du pays exquis de Mozart, où je fais

65. « Le créateur y manifeste ce détachement singulier de celui qui domine ses personnages et n'a qu'à faire un signe pour qu'ils s'expriment complètement » (Ibid., p. 379).

66. Ibid., p. 380.

67. Ibid.

68. Henri Ghéon, « Des amis de Mozart », in Latinité (juillet 1930), p. 351-355.

69. Ibid., p. 353.


GHÉON ET LA MUSIQUE 303

une cure de musique, la seule musique - et c'est toi qui jadis m'a appris à l'aimer. Je ne l'oublie pas » 70.

Le titre de sa biographie, qui en dit long, est extrêmement évocateur en ce sens. Promenades avec Mozart — L'Homme, l'OEuvre, le Pays. Les « Promenades » : d'une part il s'agit de son « voyage de découverte » des lieux géographiques où Mozart vécut, d'autre part, Ghéon évoque par là les voyages imaginaires dans l'univers de la musique, entrepris en compagnie de ses amis, auxquels est dédié en même temps le livre : Monique Briod - alias Monique Saint-Hélier -, Biaise Briod, son mari et le docteur Pichet, leur ami commun 71.

« L'Homme, l'OEuvre » : En suivant l'exemple des grandes études de Otto Jahn 72 (1856) et de Hermann Abert 73 (1919-1921) - premiers biographes mozartiens, qui correspondaient, après une époque de transfiguration romantique, à une exigence scientifique de haut niveau - Ghéon présente donc l'homme et l'oeuvre en même temps dans une démarche chronologique. Si chez Mozart l'art et la vie se trouvent, selon Ghéon, bien des fois en opposition totale - « L'être de Mozart n'est pas lui, mais ce don en lui : le " charisme " des sons» 74. - l'auteur des Promenades avec Mozart n'ose tout de même pas trancher nettement entre l'homme périssable et l'artiste génial ; pour Ghéon « les termes sont liés ; car pour créer, il a besoin de vivre, c'est-à-dire de subsister» 75. Ghéon tente de saisir la totalité du phénomène Mozart ; il s'interdit donc de suivre la méthode biographique proposée dans leur somme monumentale par Théodore de Wyzewa et Georges de Saint-Foix 76 (1912-1946), qui consiste à s'approcher de la «vérité mozartienne » exclusivement par l'oeuvre en négligeant l'homme biographique, dont la vie ne sert que de cadre aux oeuvres sublimes. Cette fameuse démarche sémiotique fondée par Wyzewa et Saint-Foix, basée sur l'étude des trois domaines de la langue, de l'écriture et du style mozartiens, avait permis, entre autres, de corriger en partie l'index des oeuvres

70. Gide il, p. 992.

71. «Il (= Mozart) devint le sujet unique de nos entretiens amicaux. Nous étions quatre autour de lui, moi, la malade [Monique Briod, alias Monique Saint-Hélier], son mari [Blaise Briod] et son médecin [Docteur Pichet], qui vivions en lui et de lui... » (PaM, p. 468).

72. Otto Jahn, W.A. Mozart, 4 vol., Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1856.

73. Hermann Abert, W.A. Mozart, 2 vol., Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1919-1921. « Il faut se reporter au grand livre d'Abert (...) récemment paru » (PaM, p. 449).

74. Ibid., p. 444.

75. Ibid., p. 318.

76. Théodore De Wyzewa et Georges de Saint-Foix, Wolfgang Amadeus Mozart, 5 vol., Paris, Desclée de Brouwer, 1912/1936/1939/1946.


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de Mozart établi par Kôchel 77 (1862). Ghéon cite souvent leurs deux premiers tomes (L'Enfant prodige, Le Jeune Maître ; 1912) accessibles au moment où il rédige, à son tour, son analyse en 1930 ; les trois dernières parties n'entrant donc pas en ligne de compte (Le Grand Voyage, L'Épanouissement, Les Dernières Années) puisqu'elles furent écrites après la mort de Wyzewa (1917) par Georges de Saint-Foix tout seul 78. C'est particulièrement ce «formidable ouvrage» 79, qu'il cite le plus souvent (12 fois), qui sert à Ghéon d'oeuvre de référence.

D'une part Ghéon vise un grand public dans le but de le gagner à sa cause en suivant celui qu'il appelle généralement « Wolfgang » comme un ami intime, dont la vie paraît comme une réalité vécue dans chaque instant 80, d'autre part il répond, lui aussi, à l'exigence scientifique : il livre des citations tirées de la vaste correspondance, il ajoute des extraits de partitions afin de mieux illustrer sa pensée ; par contre il se méfie des anecdotes rapportées, qu'il ne transmet qu'en soulignant bien leur caractère douteux 81 ; Ghéon se réfère plutôt aux travaux musicologiques accessibles en 193082.

« Le pays » : Ce troisième terme reflète l'engagement personnel de Ghéon, car outre sa vénération pour l'oeuvre artistique, trois valeurs d'ordre éthique entrent ici en jeu, qui sont, depuis sa conversion, d'une importance primordiale : la patrie, la foi et la famille.

D'abord la famille, qu'il présente au premier chapitre dans le cadre de son milieu d'origine, à savoir à Saint-Gilgen et à Salzburg. Le père joue le rôle dominant qu'on connaît, comme celui qui éveille le talent de son fils. Mais Ghéon insiste surtout sur

77. Ludwig Ritter von Köchel, Chronologisch-thematisches Verzeichnifi sàmmtlicher Tonwerke Wolfgang Amadé Mozarts, Leipzig, Breitkopf & Hârtel, 1862.

78. Concernant le changement fondamental dans l'analyse des oeuvres mozartiennes et son édition dans les trois derniers tomes, après la mort de Wyzewa, voir Alain Paris, Préface à la réédition de Wolfgang Amadeus Mozart de Wyzewa et Saint-Foix (2 vol.), Paris, Robert Laffont, 1986 (p. I-VII).

79. PaM, p. 10.

80. « Mais, silence ! j'entends des pas... Oui, le petit Wolfgang rentre derrière moi avec son père. Or, en passant devant la croix, ils se sont signés tous les deux » (Ibid., p. 25).

81. « Je m'attacherai surtout à y (= Promenades avec Mozart) parler de ce que j'ai vu de mes yeux et entendu de mes oreilles en me promenant à travers Mozart» (PaM, p. 11); « L'anecdote vaut ce qu'elle vaut, elle est exacte ou non » (Ibid., p. 27).

82. Ghéon se réfère, à côté de Wyzewa et Saint-Foix, notamment à la biographie de Camille Bellaigue, Mozart, Paris, Delagrave, 1907 ; aux nombreux articles parus dans la Revue Bleue du co-fondateur de la Société Mozart (1901), Adolphe Boschot, et surtout à ses études esthétiques, Chez les Musiciens, 3 vol., Paris, Pion, 1922-1926 ; à Emmanuel de Curzon, le traducteur d'une grande partie de la correspondance de Mozart (Paris, Plon-Nourrit, 1928) et auteur de la biographie Mozart (Paris, Alcan, 1914) ; au chercheur et spécialiste de l'histoire de la musique allemande Jacques-Gabriel Prod'homme, qui a, entre autres, traduit la biographie mozartienne de A. Schurig (Mozart, Paris, 1925) ; au fondateur en 1930 de la Société des Études Mozartiennes, Félix Raugel, qui dirigea la plupart des concerts de la Société entre 1930 et 1939.


GHÉON ET LA MUSIQUE 305

l'importance de son autorité auprès du jeune Mozart dans les domaines de la discipline et de la morale : « Tout en le stimulant, Léopold [le père de Mozart] l'éduquait, le limitait et le disciplinait » 83. C'est l'image de la famille, telle que Ghéon la comprend : le père, catholique pratiquant, qui désigne à son fils la bonne voie à poursuivre dans la vie : « Mozart père a le droit de reprocher à Mozart fils une intolérable lenteur à obéir à ses injonctions » 84. Dans le bref aperçu biographique concernant L'Enfant Mozart85, Ghéon souligne également ce rôle d'initiateur des parents 86.

Plusieurs biographes avaient tenté déjà de prouver l'effet produit par le paysage de sa patrie sur l'oeuvre de Mozart 87, malgré le grand nombre de voyages qui le tinrent éloigné pendant un tiers de sa vie d'abord de Salzburg, puis à partir de mars 1781, de sa seconde patrie, Vienne 88. Ghéon élargit la structure de ce champ de force qui agit sur le jeune Mozart notamment à Salzburg par l'omniprésence de la foi catholique dans ce pays alpestre de longue tradition catholique. C'est seulement durant l'été 1930, quand il entreprend son pèlerinage en terre mozartienne à l'occasion du Festival de Salzburg 89, que Ghéon se rend compte de cette puissance des lieux : « Mozart s'explique par Salzbourg. À vrai dire, je ne m'en doutais guère » 90. Il subit, lui-même, le choc charmant de ce genus loci, qui prend en otage le visiteur : « Je bondirai de théâtre en concert et entre temps m'abriterai dans les brasseries. J'ai supprimé le monde extérieur» 91.

83. PaM, p. 28.

84. Ibid., p. 144.

85. Henri Ghéon, L'Enfant Mozart (avec des illustrations par Antoine Bourdelle), Paris, H. Jonquières, 1943.

86. « Comme je comprends les parents : il faut le pousser, ce petit prodige, le former, le montrer » (Ibid., p. 13).

87. « Es hat nicht gefehlt an Vergleichen von Mozarts Musik mit dieser Landschaft (...). Aber man kann sich des Gedankens nicht erwehren, daB, ware Mozart in Augsburg, Mûnchen, Bozen oder Wurzburg geboren, âhnliche Beziehungen mit gleicher Leichtigkeit herzustellen wâren. (...) Fur ihn war Salzburg, seit seinem sechzehnten Jahr lediglich der Ort, in dessen erzbischoflichem Palais ein ûbelwollender Brotherr residierte und wo etwa zehntausend provinzielle, kleinstadtische Miteinwohner lebten » Alfred Einstein, Mozart — Sein Charakter - Sein Werk, Frankfurt/M., 5. Fischer, 1968, p. 24).

88. Sur les 35 ans, 10 mois et 9 jours de sa vie, Mozart fut en voyage pendant 10 ans, 2 mois et 8 jours !

89. Sur cette année 1930 la chronique du Festival de Salzburg nous apprend laconiquement : « Relative routine en 1930, avec seulement des reprises, la seule Iphigénie en Aulide de Gluck (Bruno Walter, Alfred Roller, Marie Gutheil-Schoder) constituant une nouveauté, et acclimatant à Salzburg un hôte de marque, le grand Gluck classique et tragique » (André Tubeuf, Le Festival de Salzbourg, Paris, Sand, 1989, p. 62).

90. PaM, p. 47.

91. Ibid., p. 48.


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Loin de l'image typique répandue des villages tyroliens, Ghéon découvre aux bords de la rivière Salzach une petite ville d'aspect plutôt latin, italien : « Je passe la rivière, qui me fait tout à coup l'effet d'être l'Arno, sinon le Tibre. Je plonge dans les rues qui sont des ruelles ; pleines d'une ombre méridionale, semble-t-il » 92. Outre l'effet inspirateur du soleil, redoublé en outre par la présence de l'été, Ghéon retrouve dans le style baroque et rococo, régnant à Salzburg, le modèle primitif de la composition mozartienne 93. Et si Mozart adopte au fur et à mesure les éléments artistiques les plus divers rencontrés à la cour royale à Paris et à Londres, à la cour impériale à Vienne et au Vatican à Rome, Ghéon insiste néanmoins sur la présence d'un fond préexistant, qui correspond à son enracinement originel - pour ne pas dire génétique : « Jamais pourtant il n'a renié sa race et, tout ce que le germanisme lui proposait d'assimilable, il l'a saisi (...). Mais c'est sa forêt ! c'est son ciel ! c'est sa patrie ! c'est son passé ! ce qui préexistait en lui à l'étude et à la culture, à Salzbourg ville romaine (...) » 94.

Dès les premières pages du deuxième chapitre consacré au « Visage de Salzbourg» 95, Ghéon remarque la présence massive des églises et des couvents dans la ville, qui lui font dire qu'ici « l'église est en valeur » 96. Un bref regard en arrière confirme le rôle dominant des princes-archevêques depuis la promotion de Salzburg en archevêché en 798. Ghéon souligne cette impression religieuse certaine sur le jeune Mozart à travers «une Prière» 97 au milieu de ce chapitre : « Prier pour le petit Wolfgang aussi bien qu'il pria luimême, et dans le lieu même où il pria. Car c 'est un fait. On tâchera

92. Ibid., p. 49.

93. « Même à son insu, à Rome, à Versailles, à Vienne et à Munich, d'abord dans sa ville natale, il s'accoutume à une forme de grandeur architecturale dont son oeuvre profitera » (Ibid., p. 79).

94. Ibid., p. 415. Il n'empêche que Mozart reste pourtant «l'olympien insaisissable», ne répondant jamais à une seule école nationale. S'il est compositeur autrichien ou allemand, il n'est pas moins compositeur français ou italien, comme le confirme Ghéon : « Voilà comment le néfaste baron a cultivé en lui la haine de la France que son génie naturel continue d'aimer. Paris vient de perdre - mais qui s'en doute ? - le plus grand musicien français » (Ibid., p. 140). C'est le très francophile admirateur de la culture française, Melchior Grimm, que Ghéon présente ici comme un grand ennemi de la France, mais dont le péché consiste plutôt en son caractère libertin et éclairé, qui est « tour à tour ami de Rousseau, de Diderot et de Voltaire, de toute la bande encyclopédiste qui, sous prétexte de science... - quelle science, le plus souvent ! - fait la belle besogne qu'on sait » (Ibid., p. 127).

95. Ibid., p. 47-80.

96. Ibid., p. 49. « Mais que de clochers, que de dômes par-dessus les toits à l'italienne des hautes maisons qui bordent le quai ! » (Ibid.).

97. Ibid., p. 66-68.


GHÉON ET LA MUSIQUE 307

de le sous-estimer, ce fait, de le réduire à l'importance d'une habitude machinale » 98.

Contrairement à ce que prétend Gide dans son fameux extrait de Journal, publié en août 1932 dans la N.R.F. 99, Ghéon ne tente pas « d'annexer » Mozart à la cause catholique. Certes les Promenades avec Mozart sont, comme toutes ses oeuvres depuis sa conversion, imprégnées d'une foi profonde. Mais là où Ghéon découvre la foi chez le jeune Mozart, il est tout à fait capable de le prouver à l'aide d'une dizaine de lettres qui datent des vingt-deux premières années de sa vie (1770-1778), adressées aux différents membres de sa famille. Ghéon est assez « honnête » - voilà la deuxième attaque de Gide - pour limiter ses preuves de présence de foi religieuse aux oeuvres écrites pour l'église et parmi elles, notamment, la très célèbre Messe inachevée en ut mineur (1783). Ghéon a raison d'insister auprès de Gide sur l'absence de toute commande à l'origine de cette messe, qui ne répondait, en effet, qu'au voeu adressé à sainte Marie 100 en signe de remerciement pour le mariage avec Constance, réussi malgré les nombreux obstacles. Si Ghéon plaide ici pour une oeuvre de pure foi - « N'en attendant de gloire ni de gain, il le tira de son amour, de sa foi, de son espérance » - il faut pourtant signaler la profanation de ladite Messe inachevée par Mozart lui-même en la transformant en l'oratorio Davidde pénitente, commandé et exécuté par la « Musiker-Sozietàt » à Vienne en mars 1785 avec pour seule modification le nouveau texte, en italien et assez insignifiant.

Le but du livre n'est pas de faire de Mozart un compositeur essentiellement catholique ; il s'agit tout au plus de réhabiliter les oeuvres de musique sacrée aux yeux de l'église catholique qui n'apprécia guère les messes symphoniques des maîtres viennois. La musique religieuse mozartienne souffre jusqu'à aujourd'hui de cette image d'un art trop mondain pour être célébré au sein de la messe liturgique. Le courant puriste, qui s'est formé au début du XIXe siècle dans toute l'Europe - en France à partir de Choron, de Prosper Guéranger et de la Fage autour de la communauté de Solesmes

98. Ibid., p. 67.

99. André Gide, Journal, in N.R.F. (août 1932), p. 161-172.

100. Le culte de Marie, se trouvant au centre de son ardeur catholique (« Un regard à Dieu et dix à la Vierge, - mais qui iront par elle à Lui ». [H.T., p. 249]), est un des fils conducteurs des Promenades, où les différents lieux de pèlerinage du culte de Marie et surtout de l'église de Maria-Plain sont mentionnés à plusieurs reprises, singulièrement à la fin de la biographie mozartienne, quand Ghéon décrit dans la postface («Adieu», p. 471-473) sa dernière montée à Maria-Plain.


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(1851) et plus tard la Schola Cantorum (1894) 101 -, s'est détourné des oeuvres de Haydn, Beethoven et Mozart (sans parler des compositeurs italiens) en faveur du chant grégorien et du style polyphonique à l'instar d'un Palestrina. Ghéon essaie de convaincre les puristes de la relativité de la forme tant qu'il s'agit d'un message de bonne foi : « Le grégorien a été une nouveauté, comme plus tard le palestinien, peut-être aussi choquante à l'origine » 102. Ghéon montre de façon persuasive que le goût personnel décide si une musique est capable d'accompagner la prière et il expose publiquement son goût à lui qui n'est point compatible avec celui des puristes : « La seule musique que je supporte à la messe (mais je ne dis pas à l'église) c'est le flonflon banal, l'orgue vague... et le grégorien ; ils forment au-dessus ou au-dessous de ma prière comme une basse continue qui l'accompagne et ne la gêne point ; je n'entends pas le vague et le banal ; j'entends le grégorien sans l'entendre. Tout change dès qu'un accident se produit. Et l' accident pour moi, c'est la fausse note obstinée des dames chanteuses bénévoles ; c'est le solo de violon monté en épingle, aussi bien sacré que profane, le Largo de Haendel ou la Méditation de Thaïs ; c'est le moindre Motet de Palestrina, le moindre Prélude ou la moindre Fugue de Bach... à plus forte raison la Messe en si (du même), celle en ré de Beethoven, toutes celles du divin Mozart » 103.

Si Ghéon veut entendre Mozart à l'église, ce n'est pas en « baissant » la spiritualité de la messe, mais en « rehaussant » au contraire la réputation de Mozart, en montrant la spiritualité et la perfection de son art qui tend tout entier vers le classicisme. Ghéon prouve à travers l'analyse de nombreuses oeuvres mozartiennes la présence de « l'ordre classique (...) d'une union intime entre la mobilité de la vie et la douce rigueur de l'art » 104, qui continue d'être plus que jamais son idéal esthétique. Il découvre dans Mozart justement les vertus de la litote, telle qu'il la connut depuis Gide : « avec moins de notes, Mozart en dit plus, exactement le nécessaire » 105.

Cette analyse perspicace et engagée est une des premières prises de position en faveur de la musique sacrée de Mozart en France et sert de référence aux spécialistes les plus reconnus dans le domaine, parmi lesquels figure aussi Georges de Saint-Foix, qui le cite dans

101. Voir toujours aux éditions Bloud et Gay à Paris : Vincent D'Indy, La Schola Cantorum, 1927 ; R. Agrain, La Musique religieuse, 1929 ; A. Gastoué, La Vie musicale de l'Église, 1929.

102. PaM, p. 223.

103. Ibid., p. 225.

104. Ibid., p. 418.

105. Ibid., p. 419.


GHÉON ET LA MUSIQUE 309

la troisième partie (« Le grand voyage ») de sa biographie mozartienne, où il est notamment question de la Messe inachevée 106.

Bien entendu, ce ne sont pas seulement les messes qui provoquent son admiration, mais aussi les symphonies 107, les concertos 108, les opéras 109 et, enfin, la musique de chambre 110, pour laquelle Ghéon marque une certaine prédilection : citons juste la présentation du Quintette à cordes (sol mineur; K.516) 111. Ghéon fait l'éloge de cette oeuvre grâce à ses proportions classiques qui épousent, ici, l'expression de l'art pathétique. Ces mêmes vertus sont utilisées par Ghéon dans le texte lors de la présentation (synesthétique) du Quintette ; à l'exemple d'un lent crescendo musical, Ghéon commence par une introduction de trois pages pleines de lyrisme et de pathétique : « Aucun artifice de mise en scène - le sanglot même est chant - n'interrompra le jeu merveilleux et funèbre » 112 Ensuite, à défaut de mots - allure, qui renvoie au discours des romantiques préférant la musique à la parole pour exprimer justement l'indicible - il donne quarante mesures en citation pour qui sait lire la partition. En finale, la présentation artistique est complétée par une représentation photographique de l'autel de l'église de Maria-Plain.

Là où son prosélytisme se réveille évidemment, c'est autour de l'engagement franc-maçonnique de Mozart à partir de décembre 1784. Le motif du jeu, qui est pour Ghéon un des éléments capitaux de la composition mozartienne 113 et auquel Gide se réfère dans son attaque en disant qu'en « parfait danseur à la Nietzsche (...) il a

106. « À notre connaissance, la première explication de ces pages transcendantes est due, pour la plus grande part, à un livre récent de notre compatriote, M. Henri Ghéon, qui traduit avec une sensibilité et une pénétration étrangères à tout musicologie, le véritable sens psychologique de toute la messe, et, en particulier, du Credo inachevé » (Théodore De Wyzewa et Georges de Saint-Foix, Wolfgang Amadeus Mozart [« Le grand voyage » (1936) ], Paris, Laffont [t. Il], p. 262 [voir note 78]).

107. Symphonies en ut majeur (K.338), p. 150-154 ; ré majeur (K.385 « Haffher »), p. 188191 ; ut majeur (K.551 «Jupiter»), p. 329-333.

108. Concerto pour violon la majeur (K.219), p. 101-102.

109. L'Enlèvement au Sérail, p. 184-188 ; Idoménée, p. 154-164 ; Don Juan, p. 307-315 ; Le Nozze di Figaro, p. 271-284; Cosi fan tutte, p. 356-373 ; La Flûte enchantée, p. 16, 406421, 425-428.

110. Les Quintettes en mi bémol majeur (K.614) ; p. 398-406 ; sol mineur (K.516), p. 298306 ; la majeur (K.581), p. 348-355 ; le Quatuor en ré mineur (K.421), p. 209-216. Mentionnons également ici les Six Danses Allemandes (K.600-606), p. 389-397 (« L'interprétation poétique de ce passage, mise en valeur d'une manière toute particulière, dans le livre de M. Henri Ghéon », in Théodore De Wyzewa et Georges de Saint-Foix, Wolfgang Amadeus Mozart [« Les dernières années. Cinquième partie ». (1946) ], Paris, Laffont [t. II], p. 608 [voir note 78]).

111. PaM, p. 295-305 («Le Quintette de la Mort»).

112. Ibid., p. 301.

113. « Wolfgang le sait par révélation : l'art est un jeu, l'art est un luxe, si loin qu'il plonge dans nos coeurs et dans nos destins » (Ibid., p. 29).


310 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

"joué" le sentiment religieux de ses messes» 114, Ghéon l'utilise au sens inverse. Selon lui, Mozart joue le libertin et il joue le francmaçon. À l'occasion de la création de Cosifan tutte, dont le contenu doit le révolter profondément, il précise : « Et le voici entraîné par le jeu à remuer des doutes qui le blessent et des souvenirs qui le rongent ; à offenser peut-être une femme qu'il adore : à afficher un scepticisme que sa générosité naturelle combat sans cesse dans son coeur» 115. Si les frontières entre l'Église catholique et les loges de la franc-maçonnerie s'effacent aux yeux de Mozart en 1784, et s'il est, certes, fasciné par les cérémonies sacrales et par la magie des chiffres et les signes secrets, il est pourtant impossible d'exclure la sincérité de son engagement franc-maçonnique.

Mais le vrai problème est ailleurs - dans ce chapitre Ghéon dirige son attaque non pas tant vers les amateurs de Mozart que contre ses adversaires idéologiques : pendant l'été 1929, au moment de sa prise de position engagée pour la nomination de Jacques Copeau au poste de nouvel administrateur de la Comédie Française, il écrit à son ami Francis Jammes : « [Copeau] n'a encore aucun théâtre et sa nomination au Français est des plus douteuses. Les francs-maçons s'accrochent»116. Si sa mission, en tant que poète croyant, de mettre « au jour (sa) conception de l'homme et du monde sous l'angle de la religion»117 ne l'empêche pas d'écrire une biographie vraie et saisissante de Mozart qui reflète avant tout son amour pour le compositeur, il ne veut pourtant pas admettre qu'un artiste qui assume, à ses yeux, des aspects de la divinité 118, contribue au doute et au scepticisme face à l'église catholique. Ghéon ne prétend pas détenir la seule vérité, au contraire, il s'agit d'une démarche, même très subjective, où le «je » de l'auteur, qui doute et qui cherche, croise notre regard presque sur chaque page, quand il dit par exemple : « Il fut sensible à tout, j'espère (je parle de Mozart) ; même au sombre passé de Salzbourg. Il ne s'agit pas

114. André Gide, Journal i (1889-1939), Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1951, p. 1054.

115. Ibid., p. 362.

116. Lettre de Ghéon à Jammes d'octobre 1929, Jammes, p. 140-141.

117. Lettre de Ghéon à Vielé-Griffin du 19 juin 1916, Jammes, p. 103.

118. « Et le génie, chez lui plus que chez aucun de ses pairs, fait figure de don, de grâce, de charisme : une chose " d'ailleurs ", comme l'extase ou la sainteté » (PaM, p. 444). Le rapprochement entre les destins de Jésus et de Mozart paraît sous forme de « Déclaration » en avant-propos dès la première page de sa biographie : « Le premier besoin de son coeur. Non pas d'aimer, il débordait naturellement de tendresse ; mais d'être aimé comme il le méritait, pour ce don sans prix, angélique, qu'en aucun temps aucun artiste ne reçut ni aussi précoce, ni aussi pur. À l'Amour même tout amour est dû : la plus grande tristesse du Calvaire, notre plus grave offense envers Celui qui y pâtit pour nous, n'est-ce pas notre refus d'aimer? Qu'on me pardonne le rapprochement ; sentant frémir en lui comme une parcelle rayonnante de Dieu, l'enfant prodige de Salzbourg formulait à bon droit la même exigence » (Ibid., p. 9).


GHÉON ET LA MUSIQUE 311

de l'emprisonner dans un siècle, dans une formule... » 119. Tout de même, Ghéon a sa conviction et il la défend devant le lecteur : « Un artiste sert toujours Dieu, même quand il le blasphème ou le nie, par le petit rayon qu'il capte de la beauté Divine et qu'il fait descendre sur nous. Il ne s'agit donc pas de décréter je ne sais quel art chrétien obligatoire, mais de fortifier d'une part le christianisme, d'autre part le culte du beau ; d'abord la foi, d'où l'art naîtra sans peine, puis à défaut de foi, l'art tout court, qui anticipe sur l'éternité » 120. Sous cet angle de vue, exprimé mis à part Ghéon par un grand nombre de connaisseurs en la matière 121, toute expression artistique, donc celle de Mozart également, se voit attribuer sa part de Dieu, ce que d'autres appellent peut-être la part de la transcendance.

Unanimes, les musiciens et musicologues contemporains ne tarissent pas d'éloges. Outre les deux critiques de Michel Florisoone 122 et de René Dumesnil 123, les très nombreuses réactions favorables des Igor Stravinsky, Henri de Curzon, Georges de SaintFoix, Maurice Emmanuel, Georges Duhamel, Maurice Denis, PaulAlbert Laurens, Gabriel Marcel et Paul Desjardins mettent surtout en valeur la présence équilibrée d'un contenu instructif et d'une forme poétique.

JOACHTM SISTIG *.

119. Ibid., p. 57.

120. Lettre de Ghéon à Vielé-Griffin du 19 juin 1916, Jammes, p. 103.

121. Bruno Walter parle de « Ewigkeitsnâhe » - l'aura de l'éternité -, qui émane ici particulièrement d'une audition de La Flûte enchantée (Bruno Walter, Von der Musik und vom Musizieren, Frankfurt/M., S. Fischer, 1957, p. 237). Un travail récent du célèbre théologien allemand Hans Kung répète, sans quand même la citer, la démarche de Ghéon pour arriver aux mêmes résultats, quand il parle de la confrontation avec l'étemel - « dem Unendlichen ». Le titre de son analyse déjà en dit long : Mozart - Les traces de la Transcendance. Hans Kung, Mozart - Spuren der Transzendenz, Munchen, Piper, 1991).

122. Voir la note 33.

123. «Le "Mozart" de Henri Ghéon», in Esprit Français (10-03-1933). * Duisburg (R.F.A.).


NOTES ET DOCUMENTS

NERVAL ET LE RECUEIL DE LA BOHÈME GALANTE

(1855)

On distingue, dans la documentation nervalienne, le récit de La Bohême galante, que donnent à lire les numéros de L'Artiste du 1er juillet au 15 décembre 1852, et le recueil de La Bohème galante, publié par les soins de Théophile Gautier et d'Arsène Houssaye, chez Michel Lévy, et qui paraît à la fin de l'année 1855, quelques mois après le tragique décès de l'écrivain 1. Le recueil de La Bohème galante contient le récit de 1852, ainsi que La Main enchantée, Le Monstre vert (deux textes qui appartenaient au petit volume des Contes et Facéties2), Mes prisons (article paru le 11 avril 1841 dans L'Artiste, sous le titre « Mémoires d'un Parisien. Sainte-Pélagie en 1832 »), Les Nuits d'octobre, Promenades et Souvenirs et une section intitulée Le Théâtre contemporain, dans laquelle figurent, à nouveau extraits de L'Artiste, neuf comptes rendus dramatiques et un article de critique d'art (« Exposition de l'Odéon »).

Nerval avait-il préparé, avant de mourir, le recueil de La Bohème galante ? De nombreux érudits l'ont pensé et se sont fondés sur les choix opérés dans le volume de 1855 pour constituer leurs propres éditions nervaliennes. Il est vrai qu'au cours des dernières semaines de son existence, Gérard avait envisagé la publication d'un recueil portant ce titre, et qu'il s'était même engagé dans ce sens auprès de Michel Lévy : à preuve les reçus à Lévy datés l'un du 16 novembre 1854, l'autre du 29 novembre 1854, respectivement pour une somme de trente francs « à compte sur notre volume La Bohême galante 3 » et pour vingt francs « [a]compte sur La Bohème

1. L'ouvrage est enregistré à deux reprises dans la Bibliographie de la France : les 24 novembre et 29 décembre 1855 ; il y eut sans doute deux tirages du volume à un mois d'intervalle.

2. La Reine des poissons, troisième nouvelle des Contes et Facéties, apparaît en 1855 à la fin du récit de La Bohême galante.

3. G. de Nerval, OEuvres complètes, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. III, 1993 [abr. : NPl III], p. 906.

RHLF, 1997, n° 2, p. 312-316.


NOTES ET DOCUMENTS 313

galante4»; à preuve aussi le manuscrit du [Projet d']« OEuvres complètes », sur lequel on observe la mention « La Bohême galante, Michel Lévy 5 », sous la rubrique « Ouvrages commencés ou inédits ». Resterait à savoir si le recueil paru dans les dernières semaines de 1855 respecte bien les choix de Nerval et si - question préalable - celui-ci a laissé des traces écrites où de tels choix se trouvaient exprimés.

À cette dernière interrogation, J. Richer a cru, en 1981, pouvoir apporter une réponse positive. Dans un volume d'Études et recherches sur Théophile Gautier prosateur (Paris, Nizet, 1981, p. 205-207), J. Richer a signalé la présence, au verso du reçu à Lévy du 16 novembre 1854, d'une liste manuscrite de neuf textes, dont il donnait la transcription suivante :

1. La Pandora (Amours de Vienne) - Mousquetaire

2. La Main enchantée - Contes et Facéties

3. Le Monstre vert - Contes et Facéties

4. L'Oncle fantôme - Almanach cabalistique

5. Le Mort-vivant - Presse

6. Le Citoyen marquis (mariage extravagant) - Presse, 1838

7. Le Diable rouge - Almanach

8. Mes prisons - Artiste

9. Bohème galante - Artiste

Selon J. Richer, qui reproduit le document dans les Cahiers Gérard de Nerval n° 13 (1990, p. 55), cette liste serait de la main de Nerval et mentionnerait les textes que l'auteur envisageait de regrouper dans le volume de La Bohême galante. L'examen de ladite liste conduit à formuler les observations suivantes : quatre seulement des oeuvres destinées par Nerval à son recueil collectif y auraient effectivement pris place ; le titre Mes prisons appartiendrait bien à Nerval (il figure pour la première fois dans l'imprimé de 1855) ; enfin, deux des textes mentionnés, inconnus des chercheurs («L'Oncle fantôme» et «Le Citoyen marquis»), révéleraient l'existence de lacunes dans la bibliographie nervalienne. Pareil document s'avère, évidemment, capital s'il est bien de Gérard. Resterait cependant à s'assurer de son authenticité. Or, le moins que l'on puisse écrire est que l'attribution à Nerval du verso du reçu à Lévy ne va pas de soi. Ainsi, le libraire Claude Blaizot, qui vendit le reçu en 19756, a lui-même affirmé que le texte du verso n'était pas autographe. (« En ce qui concerne le billet autographe

4. NPl III, p. 908.

5. NPl III, p. 785.

6. Catalogue Auguste Blaizot n° 343, Autographes et éditions originales [...], mai 1975, pièce 5387. Comme on le comprendra à la lecture de la lettre de Claude Blaizot, la pièce 5387 était en fait constituée par un exemplaire du recueil de La Bohème galante, dans lequel se trouvait inséré le reçu du 16 novembre 1854.


314 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

inséré dans La Bohème galante de Nerval, décrit sous le numéro 5387 de notre catalogue, je m'empresse de vous informer que la liste des neuf nouvelles n'est pas de la main de Nerval [...] ») 7. La reproduction proposée en 1990 par J. Richer confirme ce jugement : on s'explique mal, en effet, si elles viennent de la même main, que l'écriture du verso soit à ce point différente de celle du recto (lequel est reproduit dans le catalogue Blaizot de 1975). Mais, indépendamment de la question des écritures - où, en matière nervalienne au moins, a parfois régné une grande confusion -, l'attribution à Nerval des mentions figurant au verso du billet se heurte à une impossibilité logique : un reçu tel que celui du 16 novembre 1854 ne devait pas se trouver en possession du débiteur, mais bien du créancier ; et, Nerval n'ayant rien publié chez M. Lévy entre cette date et sa mort, on ne voit pas pourquoi l'éditeur aurait restitué à Gérard ledit reçu.

Aucun document ne permet donc, à l'heure actuelle, de connaître les choix de Nerval pour le recueil qu'il préparait, et la critique se trouve réduite à chercher des éléments de réponse dans le volume lui-même. Il ressort d'un tel examen que les éditeurs de 1855 ne paraissent guère s'être souciés de respecter d'éventuelles intentions formulées par le poète. La couverture et la page de titre montrent, dès l'abord, que l'accent circonflexe de « Bohême », en 1852, a été remplacé en 1855 par un accent grave, et que le titre perd ainsi sa polysémie, chère à Nerval. On observe aussi la présence de variantes qui ne semblent pas dues à l'auteur mais plutôt à ... Houssaye, l'un des deux éditeurs. Lorsqu'il avait prié Gérard, en 1852, de confier à L'Artiste ses souvenirs de jeunesse, Houssaye (directeur de la revue à l'époque) comptait bien être associé aux débuts de Nerval, asseoir son image de poète arrivé pauvre de la province et plaisant aux femmes, et surtout voir évoquer la déjà fameuse bohème du Doyenné, - laquelle aurait réuni, en 1835, Gautier, Nerval, Houssaye, Camille Rogier et plusieurs jeunes peintres dans des appartements proches de l'arc de triomphe du Carrousel. Reprenant le récit nervalien en 1855, Houssaye introduit dans les souvenirs relatifs au Doyenné deux variantes significatives : au chapitre I « Nous étions [...] souvent riches... » est remplacé par «Nous étions [...] quelquefois riches... 8» ; au chapitre IV, « [...] on nous entraîna, et nous partîmes à pied, escortés par trois gardes françaises [...] »

7. Extrait d'une lettre de Claude Blaizot à Jean Guillaume, 22 mai 1975, conservée au Centre Nerval de Namur (nous avons déjà cité cette lettre dans Nerval journaliste, 1826-1851. Problématique. Méthodes d'attribution, Namur, Presses Universitaires, 3e tirage, 1989, p. 212, « Études nervaliennes et romantiques, VIII »).

8. La Bohème galante, 1855, p. 7.


NOTES ET DOCUMENTS 315

devient « [...] on nous entraîna, et nous partîmes à pied, les uns se trompant de femmes et se trompant de chemins, - vous vous en souvenez, - les autres escortés par trois gardes françaises, [...]9». Mais là ne s'arrêtent pas les critiques que l'on peut adresser au volume de 1855 : la section Le Théâtre contemporain semble aller plus loin encore dans la falsification et propose des textes non nervaliens. Des dix chroniques réunies dans Le Théâtre contemporain, ni la date, ni la signature originale ne sont indiquées. Vérification faite, le texte «Exposition de l'Odéon» 10 reproduit un article paru le 23 novembre 1845, signé du pseudonyme « Lord Pilgrim » ; or, à en croire Maurice Tourneux, ce texte serait en réalité de Paul Mantz et se trouve versé à tort dans le volume de 1855 n. D'autre part, la huitième chronique (« Théâtre-Français » 12) s'identifie à une note anonyme parue dans la «Revue de la semaine» de L'Artiste du 31 mai 1846, - note qui se contentait de reproduire, augmenté d'un bref commentaire, un article de la Revue et Gazette des théâtres 13. Mieux, ou pis, encore : le lecteur qui croit trouver, aux pages 301-309 du Théâtre contemporain, le texte exact de « Pensées et maximes sur l'Agnès de Méranie de M. Ponsard » (article signé « G. de N. » dans L'Artiste du 27 décembre 1846) ignore que les éditeurs ont joint aux lignes de Nerval un extrait anonyme de la « Revue de la semaine » du 21 juin précédent : cet extrait, consacré à la réfutation d'une accusation de mauvais goût portée contre Th. Gautier - un des deux éditeurs, précisément... -, passe ainsi à tort, depuis 1855, pour une « pensée » de Nerval.

Un dernier élément doit être versé au dossier. À la fin de sa vie, Nerval préparait deux autres recueils collectifs de ses oeuvres : le premier était intitulé Les Nuits de Paris et le contrat en avait été signé le 16 novembre 1852 avec Victor Lecou 14; le second avait pour titre Nouvelles et Fantaisies et devait paraître aussi chez Michel Lévy 15. On doute que, Nerval vivant, Les Nuits d'octobre n'eussent point trouvé leur place dans Les Nuits de Paris plutôt que dans le

9. La Bohème galante, 1855, p. 15. Le «vous» renvoie à Houssaye, dédicataire du récit.

10. La Bohème galante, 1855, p. 310-314.

11. Voir Maurice Tourneux, Eugène Delacroix devant ses contemporains, Paris, Jules Rouam, 1886, p. 111 ; renseignement consigné par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul dans une note autographe (fonds Lovenjoul de l'Institut, G.1148, F 145).

12. La Bohème galante, 1855, p. 298-301.

13. La phrase « Nous lisons dans la Gazette des théâtres : [...] » est transformée, dans le volume de 1855, en « On nous raconte ceci : [...] ».

14. Voir NPl III, p. 794. Les Nuits de Paris figurent, comme La Bohème galante, parmi les « Ouvrages commencés ou inédits », dans le [Projet d']« OEuvres complètes » (voir NPl III, p. 785).

15. Contrat signé le 27 octobre 1854 (voir NPl III, p. 901-902).


316 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

volume de La Bohème galante ; de même, les trois récits de Contes et Facéties eussent été comme de cire dans les Nouvelles et Fantaisies.

Ignorant quels écrits Gérard voulait voir figurer dans sa Bohème galante, les éditeurs ne peuvent donc accorder un quelconque crédit aux choix de textes et aux variantes apparaissant dans le recueil Lévy. Plus d'un nervaliste a cependant considéré le volume de 1855 comme une unité voulue par l'auteur et, en perdant l'accent circonflexe, « La Bohème galante » est devenu, dans les éditions posthumes des oeuvres de Nerval, un titre collectif 16. Ainsi se trouvait embrouillée encore davantage la problématique - pourtant suffisamment difficile - de l'édition nervalienne.

MICHEL BRIX *.

16. La récente édition des OEuvres complètes, dans la Bibliothèque de la Pléiade, a réservé l'intitulé « La Bohême galante » au seul récit de 1852.

* Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur.


TROIS SONNETS INEDITS DE JOSE-MARIA DE HEREDIA

Après la mort d'Heredia, le 2 octobre 1905, des poèmes absents des Trophées et restés inédits furent publiés. Le 1er décembre de la même année, La Revue des deux mondes fit paraître neuf poèmes qu'Heredia lui avait confiés et dont il avait eu le temps de corriger les épreuves. Son gendre, Pierre Louys, envisagea, quelques années plus tard, la publication de ses oeuvres complètes. Le premier tome devait contenir Les Trophées, ainsi que des fragments de sonnets, qu'il avait transcrits dès 1891, et qu'il comptait insérer dans chaque section du recueil, fidèle à la méthode adoptée par Heredia dans son édition des Bucoliques de Chénier. Le second tome aurait été consacré aux autres poèmes ; le troisième à la prose ; le dernier à la correspondance. Malgré le soin filial qu'il apporta au classement des manuscrits laissés par Heredia, Pierre Louys ne réalisa pas son projet. En 1923, la thèse de Miodrag Ibrovac, Heredia, sa vie, son oeuvre, fit découvrir les premiers essais poétiques d'Heredia 1. Après les trois sonnets inédits publiés en 1925 dans le supplément littéraire du Figaro 2, une partie des textes recopiés par Pierre Louys furent reproduits de 1928 à 1930 dans Le Manuscrit autographe, sous le titre «Les Trophées inédits» 3. Il fallut attendre l'édition critique de Simone Delaty, publiée en 1984, pour voir rassemblés, dans un souci d'exhaustivité, d'abondants inédits d'Heredia, en particulier de nombreux fragments de sonnets 4.

Si l'édition Delaty a eu le mérite d'enrichir considérablement le corpus hérédien, elle demande pourtant à être complétée. Il reste des fragments inédits, et même des sonnets entiers, conservés à l'Arsenal, à la Bibliothèque Nationale et à l'Institut. C'est le cas d'un poème intitulé Amour immortel, composé en mars 1861, durant

1. Miodrag Ibrovac, Heredia, sa vie, son oeuvre, Paris, Les Presses françaises, 1923.

2. « Trois Sonnets inédits de José-Maria de Heredia », Le Figaro, Supplément littéraire, 31 octobre 1925.

3. Le Manuscrit autographe, septembre-octobre, novembre-décembre 1928 ; janvier-février, mai-juin, juillet-août, septembre-octobre 1929 ; janvier-février 1930.

4. OEuvres poétiques complètes de José-Maria de Heredia, t. II : Autres sonnets et poésies diverses, éd. Simone Delaty, Les Belles Lettres, coll. Les Textes français, 1984.

RHLF, 1997, n° 2, p. 317-321.


318 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

le séjour qu'Heredia fit à Cuba après ses études secondaires en France :

Amour immortel

Ne soyons pas honteux de voir nos pleurs descendre Quand de nos souvenirs nous remuons la cendre ; Laissons vers l'amitié s'élancer de nos coeurs Les joyeux chants d'amour et les cris de douleurs.

L'Amour est immortel ; - comme la salamandre Il se nourrit de feu ; - Ses sublimes ardeurs Nous paraissent mourir pour aussitôt reprendre Vigueur, comme l'acier, sous l'eau vive des pleurs.

Oh ! Laissons-nous aimer ! Laissons brûler notre âme

À l'éternel foyer de l'amour infini !

Il ne faut pas tenter de profaner sa flamme.

Ne rougissons jamais du premier nom de femme Qui nous a fait trembler, que nous avons béni ; Car il reste le Dieu, quand l'amour est fini !

Manacal, 12 mars 18615.

Un autre manuscrit, conservé à la Bibliothèque de l'Institut, donne du même poème une version assez différente, à laquelle il manque le quatrième vers 6 :

Pourquoi donc retenir tes pleurs prêts à descendre Malgré ce que le temps peut amasser de cendre Nous sentirions en nous quelque chose frémir

[ ]

On peut le comparer avec la salamandre.

Et si le sentiment en nous semble dormir

Ce n'est qu'un feu couvert qui va bientôt reprendre

Car vivant dans la flamme il n'en peut pas mourir.

Ah ! Laissons-nous aimer ! Laissons brûler notre âme

Maîtresse à ce rayon de la divine flamme

[Car notre amour] vivra <Nous nous en souviendrons> durant l'éternité.

Et bénissons le Dieu dont la tendresse est telle Qu'à l'homme périssable il fit dans sa bonté Une âme pour aimer et la fit immortelle 7 !

Cet Amour immortel offre peu d'éléments précurseurs des Trophées, hormis l'image de la salamandre, qui rappelle la passion d'Heredia pour la science héraldique. C'est surtout l'agencement de ses rimes qui est original. L'édition Delaty compte trois exemples de sonnets comportant des rimes plates dans les quatrains 8 et plusieurs y asso5.

asso5. de l'Arsenal, Fonds Heredia, ms. 13542, f°6.

6. Bibliothèque de l'Institut, Fonds Heredia et Régnier, ms. 5685, chemise 4.

7. Dans ma transcription des textes, les crochets aigus encadrent les mots ajoutés ; les crochets droits les mots biffés.

8. [Autre Médaille antiquel (éd. Delaty, t. Il, p. 26), Le Triomphe d'Iacchos (ibid., p. 63) et La Nuit triste (ibid., p. 133).


NOTES ET DOCUMENTS 319

ciant rimes embrassées et rimes croisées 9, mais Amour immortel est le seul cas présentant cette forme de dissymétrie des quatrains : rimes plates dans le premier et rimes croisées dans le second 10. Le schéma des tercets est également un cas unique dans la poésie hérédienne : cdc/cdd.

La Bibliothèque Nationale conserve un autre sonnet inédit, lié par son thème religieux à deux poèmes des Trophées : Epiphanie (1886) et, surtout, Le Huchier de Nazareth (1887). Il date peut-être comme eux des années 1880 :

Petit Évangile

Or, [Jésus] l'enfant se plaisait à voir virer la roue Qui ronflait sous l'auvent du voisin, le potier, Lequel disait : « Je crois qu'il prend goût au métier Car, toute la journée, avec la glaise il joue. »

Et le vieil artisan, d'une voix qui s'enroue, Tout en tournant un pot à tenir un septier, Sans même regarder le fils du charpentier, Criait : « Fi ! Le vilain qui fait des tas de boue ! »

Le petit modelait, rêvant à leurs chansons,

Mésanges et linots, fauvettes et pinsons,

Un monde ailé naissait sous ses doigts de l'argile.

Puis, de sa bouche ronde, il leur soufflait dessus

Et, miracle naïf qu'oublia l'Évangile,

Les oiseaux s'envolaient au ciel, louant Jésus".

Une autre version des tercets figure sur le même feuillet 12 :

Du fin bout de la queue à la pointe du bec Qu'ils étaient beaux rangés en plein soleil, au sec, Pics, piverts, loriots, chardonnerets, mésanges !

Et lorsque enflant la joue, il leur soufflait dessus, Joyeux d'unir leurs cris au choeur ailé des anges Les oiseaux s'envolaient au ciel, louant Jésus.

Le feuillet suivant reprend cette version, avec quelques variantes aux vers 12 et 1313 :

Et quand, la bouche ronde <gonflant la joue> il leur soufflait dessus, Joyeux d'unir leurs chants <cris> <voix> au choeur ailé des anges,

9. Les Bois américains (ibid., p. 5), L'Héliotrope (ibid., p. 6), etc.

10. En 1891, Valéry a envoyé à Gide un sonnet, « Sur le minuit futur », dont les quatrains offrent un schéma analogue, mais variant les rimes d'un quatrain à l'autre : aabb/cdcd (OEuvres, éd. Jean Hytier, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1.1, 1957, p. 1594-1595).

11. B.N.F., Mss., Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, P200. J'ai remédié dans l'établissement du texte à quelques lacunes de ponctuation du manuscrit : le point et les guillemets du v. 4 ; les virgules des v. 5, 6 et 7 ; les guillemets du v. 8 ; la virgule à la fin du v. 9 ; le point à la fin du v. II.

12. B.N.F., Mss., Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, f° 200.

13. B.N.F., Mss., Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, f°201, v°.


320 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Il existe enfin une ébauche de ce poème sur un autre feuillet du même fonds Heredia de la Bibliothèque Nationale 14 :

Le vieux disait : «Je crois qu'il aime le métier

Car des heures durant, avec la glaise il joue. »

De temps en temps le vieux, absorbé par la roue <faisant la moue>

Où tourne un grand cruchon, chef-d'oeuvre du métier,

<Où tourne <tout autour> un vase grand à <de taille à> tenir un setier>

Sans même regarder le fils du charpentier,

Criait : « Fi ! Le vilain qui [joue avec la] fait des tas de boue ! »

[Mais] Car l'enfant modelait, rêvant à leurs chansons,

Mésanges et linots, fauvettes et pinsons.

Un monde vivait [naissait] sous ses doigts dans l'argile.

Puis, lorsqu'il était las, il soufflait dessus

Et miracle naïf <charmant> qu'oublia l'Évangile,

Les oiseaux s'envolaient au ciel, louant Jésus.

Lorsqu'il fallait rentrer <Et quand le soir venait, vite>

Or [l'enfant] Jésus se plaisait <Tout enfant, il aimait> à voir tourner la roue

Dans la cour de leur bon voisin le potier

Par sa forme de sonnet régulier et son impersonnalité parnassienne, Petit Évangile est bien dans la manière des Trophées. Il doit son titre à la source même de son inspiration : c'est dans les Évangiles apocryphes que se trouve la légende selon laquelle Jésus ordonne aux oiseaux de s'envoler 15. Heredia s'inspire surtout de la version du Pseudo-Thomas, qui est la plus ancienne (11e siècle) et à laquelle il emprunte la chute du sonnet 16.

Un autre sonnet inédit, Le Goéland, se trouve dans une chemise de la Bibliothèque de l'Institut 17. D'après sa graphie, il est antérieur à 1873, année à partir de laquelle Heredia abandonne la plume métallique pour la plume d'oie.

Le Goéland

Ce goéland qui fend la tempête, méprise La terre, car il vit dans le souffle de l'air Et se plaît à fouetter avec sa plume grise L'écume étincelante et fraîche de la mer.

Il va libre et joyeux, et son vol que ne brisel 8 Ni les orages, ni la foudre, ni l'éclair,

14. B.N.F., Mss., Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, f° 107, v°. J'ai suppléé le point final au v. 2, les guillemets aux v. 2 et 6 et les virgules aux v. 3 et 6. À droite, en marge des v. 2 et 3, se trouve une colonne de rimes : « entier »/« métier »/« potier-setier » [ces deux mots se trouvent sur la même ligne]/« roue »/« s'enroue »/« moue »/« joue ».

15. Pseudo-Thomas, iv ; Pseudo-Matthieu, XXVII ; Évangile arabe, XXXVI ; Évangile arménien, XVIII.

16. « Et en volant ils se mirent par leurs cris à louer le Dieu tout-puissant ». PseudoThomas, iv, dans Les Enfances du Christ dans les Évangiles apocryphes, éd. Alexandre Micha, Paris, Aubier, 1993, p. 161.

17. Bibliothèque de l'Institut, Fonds Heredia et Régnier, ms. 5685, chemise 4.

18. Sic (pour l'oeil de la rime ?).


NOTES ET DOCUMENTS 321

Vers de sombres climats, ou vers un ciel plus clair Le porte éperdument sur l'aile de la brise.

Parfois devant l'azur que bat son large vol, L'âme qu'un corps chétif tient attachée au sol, S'enivrant de l'espace et du vent intrépide,

L'âme jalouse éprouve un sauvage plaisir

À concevoir le vaste et périlleux désir

De vaincre la nature en trouvant l'Atlantide.

Le symbole romantique de l'oiseau luttant contre la tempête rappelle deux vers de Mer montante (1864) 19, ainsi que La Mort de l'aigle (1864), qui partage aussi certaines rimes des quatrains avec Le Goéland. Le v. II de ce sonnet est à peu de chose près un vers à'Armor (1868) 20. Ces quelques analogies avec plusieurs sonnets des Trophées datant des années 1860, ainsi que la dissymétrie entre les deux quatrains, laissent penser qu'il s'agit d'un poème de jeunesse.

La Bibliothèque Nationale, la Bibliothèque de l'Arsenal et celle de l'Institut conservent d'autres pièces manquant à l'édition Delaty : des vers isolés, des fragments de sonnets 21, de longs poèmes aux formes métriques variées, notamment deux poèmes en terza rima portant la mention inattendue « Pour Les Trophées » 22, des variantes des Trophées, par exemple une version complète du Voeu 73. La Bibliothèque de l'Arsenal possède également des épreuves corrigées de l'édition posthume de 190724. Or, certaines de ces corrections autographes n'ont pas été intégrées dans l'édition de 1907, ni collationnées dans l'édition Delaty. Une nouvelle édition critique des OEuvres poétiques complètes devrait rassembler tous ces éléments.

YANN MORTELETTE.

19. Mer montante, v. 3-4 : « Et seuls, contre le vent qui rebrousse leur plume/À travers la tempête errent les goélands. »

20. Armor, v. 14 : « L'ivresse de l'espace et du vent intrépide ».

21. Bibliothèque de l'Arsenal, Fonds Heredia, ms. 13578, f 24. B.N.F., Mss., Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, f° 95 et f° 119.

22. Bibliothèque de l'Arsenal, Fonds Heredia, ms. 13578, f° 33, f° 63 et f° 62, v°.

23. B.N.F., Mss, Fonds Heredia, N. a. fr. 14828, P 14, v°.

24. Bibliothèque de l'Arsenal, Fonds Heredia, Réserve, ms. 4° NF 26001 Rés.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (97e Ann.) XCVII 11


COMPTES RENDUS

GUILLAUME POSTEL et JEAN BOULAESE, De Summopere (1566) et Le Miracle de Laon (1566). Édition critique, traduction et notes par Irena Backus. Études de philologie et d'histoire n° 47, Genève, Librairie Droz, 1995. Un vol. 12 x 18 de XXXVI-140p., 3 ill.

L'édition critique de textes de Postel et de son disciple hébraïsant Jean Boulaese sur le fameux miracle de Laon vient opportunément compléter et illustrer le récent ouvrage d'I. Backus (Le miracle de Laon. Le déraisonnable, le raisonnable, l'apocalyptique et le politique dans les récits du miracle de Laon (1566-1578), Paris, 1994) sur cet événement richement documenté et voué à connaître un nouvel avatar en 1578. L'intérêt du De summopere de Postel et du Miracle de Laon, brochure de propagande en cinq langues assortie d'une rare gravure découverte par Mme Backus, n'est pas seulement d'ordre historique, pour témoigner du premier sursaut catholique contre la politique royale modérée à l'égard des Réformés depuis l'édit d'Amboise. Hauts en couleur littéraire, ces textes offrent une mine d'informations à plusieurs niveaux. À notre époque où resurgissent divers phénomènes de satanisme redonnant aux pratiques exorcistes une certaine actualité, le récit que fait Postel de la possession de Nicole Obry offre le remarquable tableau clinique d'un cas de catalepsie d'origine hystérique, qu'une mise en scène des plus baroques porte comme il se doit à son paroxysme. On ne peut d'autre part que se réjouir de disposer d'un texte de Postel qui récapitule les axes principaux de sa mythologie politico-religieuse, tout en y ajoutant toujours quelque nouvelle précision. L'essentiel du message est certes fixé depuis la période vénitienne. Il s'agit de l'adapter en fonction des circonstances et de la diversité des destinataires.

L'entreprise de traduire un texte de Postel mérite toujours d'être saluée, tant la syntaxe en est sinueuse et le vocabulaire riche en doubles ententes, pour ne rien dire des allusions proprement « émithologiques » ou kabbalistiques. Autant de pièges dans lesquels il était aisé de tomber : ainsi la « natura generalis » revêt un sens plus précis que la « nature universelle » (p. 9), la « ratio » postellienne n'est aucunement « le raisonnement » (p. 23) et la « resipiscentia » (p. 23) est mieux traduite par « repentir » (p. 48) que par « pénitence » dont l'équivalent postellien serait la « conversio » ou la « teshuvah » hébraïque. Touchant les druides, on reste privé d'une traduction de l'ésotérique « Razinui » (p. 37), littéralement « découvreurs de secrets » et surtout du pseudonyme emblématique (explicité il est vrai dans l'ouvrage cité d'I. Backus) de l'illuminisme de Postel dont il signe sont traité : «Petrus Anysius Synesius » (Pierre [second] privé de raison, mais qui a retrouvé toute sa Raison). Enfin, dans l'ordre politique, V«infaustum concordatorum scelus » (p. 33) ne s'en prend pas aux « méfaits de ceux qui souhaitent la concorde à tout prix », mais au


COMPTES RENDUS 323

funeste forfait des concordats, notamment celui de 1516 qu'il ne cessa de reprocher amèrement à François Ier. La présence du texte latin en regard permet fort heureusement de rectifier quelques erreurs ou imprécisions largement compensées par l'élégante clarté de la traduction. En dépit du format du volume, quelques notes supplémentaires eussent été bienvenues, appuyées sur les travaux fondateurs de François Secret plutôt que sur l'ouvrage de Marion Kuntz.

Le beau travail d'Irena Backus ne peut que raviver l'espoir de voir se concrétiser un jour un projet d'édition systématique, certes peu compatible avec les impératifs commerciaux modernes, de l'immense production de Postel, dont les imprimés ne sont guère plus accessibles que les manuscrits.

JEAN-FRANÇOIS MAILLARD.

BERNARD BEUGNOT, Le Discours de la retraite au XVIIe siècle. Loin du monde et du bruit. Paris, P.U.F., 1996. Un vol. 15 x 21,5 de XII297 p. (bibhographie, index, 18ill.).

EMMANUEL BURY, Littérature et politesse. L'invention de l'honnête

homme (1580-1750). Paris, P.U.F., 1996. Un vol. 15 x 21,5 de 268 p. (bibliographie, index).

Il n'est pas d'usage ici de rendre compte conjointement de deux livres importants. Si la R.H.L.F. le fait aujourd'hui par exception, avec l'accord des auteurs, ce n'est pas seulement pour signaler leur complémentarité. C'est aussi pour rendre hommage à la série dont ils font partie. La collection « Perspectives littéraires », sous la direction de Michel Zink et Michel Delon, propose des ouvrages d'une taille raisonnable traitant de problèmes de fond, et réagit contre la surabondance des monographies d'auteurs, même importants. Il importait que ce programme salutaire fût recommandé à nos lecteurs.

Deux versants du long XVIIe siècle sont explorés par ces deux livres : l'homme sociable par E. Bury, l'homme solitaire par B. Beugnot. Mais ni cette sociabilité ni cet isolement n'ont la banalité du fait brut, ni celle de l'histoire immédiate. Le mérite du lettré savant consiste, d'abord, à se défier du faux réalisme, à faire parler les textes selon leur imaginaire et selon leur part de mythe, et non par les procédés d'une enquête de police. De plus, l'analyse littéraire a l'avantage de rendre leur épaisseur aux concepts et aux formes, en les envisageant sur la très longue durée, comme firent en leur temps Spitzer et Curtius. C'est plus que n'en donnait, il y a une cinquantaine d'années, l'«histoire des idées» que nous cultivions en France. Maintenant, l'histoire littéraire, par exemple grâce à ces deux livres et à cette collection, réinvestit non seulement les origines antiques et bibliques mais aussi le comparatisme, et même l'anthropologie, dans ses variables et ses constantes. Tout le monde n'aurait pas su le faire en aussi peu de pages denses : ici la gageure est tenue.

À travers ses six chapitres - tous substantiels, et suivant en gros l'ordre chronologique - Littérature et politesse montre, de Montaigne à Voltaire, l'intime combinaison du descriptif et du prescriptif, de l'exemple enjoué et de la maxime austère, dans toute « littérature », au sens que ce mot prend chez les modernes. Exercice spirituel profane, la fonction littéraire à l'âge classique, prise dans sa totalité, est l'héritière du processus de civilisation des moeurs que les Grecs appelaient « paideia ». Il y a du didactique dans cet héritage, et c'est pour se prémunir contre cette dérive que nos grands auteurs affectent tant de dédain pour les pédants, et même les professeurs. Mais les romanciers et les dramaturges, les moralistes et les poètes


324 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

galants sont fiers et conscients d'être descriptifs et imaginatifs et d'user du détail et de la fiction pour former l'homme cultivé. Et cette aventure collective les rapproche de leurs lointains modèles antiques. Ils ont, comme eux, la conviction que la parole choisie élève celui qui l'écoute. Ils retiennent d'eux qu'on ne s'appuie sur les textes écrits qu'en en faisant chaque fois des principes d'action nouvelle et d'écriture actuelle : c'est la memoria lettrée. Mais, petit à petit, à cette logique du vraisemblable naturel animant une re-création des lieux communs, se substitue une promotion du naturel singulier qui serait «saisi par l'expression» (voir l'analyse de Marivaux, p. 223). On reconnaît, à ces trois traits, ce qu'E. Bury doit à l'histoire de la rhétorique. C'est une des originalités marquantes de cet ouvrage, par rapport à celui de Magendie, qui avait traité, en 1925, une partie du même sujet.

La fécondité de l'histoire de la rhétorique ne s'apprécie pas moins dans Le Discours de la retraite. En recourant également à des gravures superbes, expliquées avec soin et fort bien reproduites, B. Beugnot organise ses arguments de manière systématique (les Lieux consacrés, de l'Arcadie aux belles demeures ; les Refus opposés au monde, à la ville, au siècle ; le Temps des solitaires, dans Votium, le repos, la connaissance de soi, la rêverie ; les Retraites spirituelles, Port-Royal et la Trappe notamment). Mais l'étude s'ouvre par des « Variations rhétoriques » autour des « enjeux esthétiques ». Ce chapitre I montre que, plutôt que sur la somme du passé oratoire, l'époque s'appuie sur des morceaux épars et sur une thématique qui passe par les florilèges en latin d'abord, puis par les poètes gnomiques, les essayistes et moralistes. Après Montaigne, avant Gomberville et Saint-Évremond, Guez de Balzac occupe une place essentielle dans cette transmission, où l'épicurisme, finalement, pèse plus que le stoïcisme. Autant que Cicéron et qu'Aristote, ce sont souvent ces bribes compilées (comme le voyaient déjà Radouant et Friedrich) qui ont assuré la culture rhétorique de l'humanisme au XVIIe siècle. L'auteur cerne au plus près les genres littéraires convenant à la « retraite » : la pastorale et le dialogue, le poème de « solitude » et les mémoires, la lettre et l'emblème, la biographie (notamment les vies comparées), la géorgique, le roman édifiant. Le paysage (locus amoenus ou locus terribilis) se tient au carrefour de toutes ces écritures possibles. Tout au long du livre, la retraite est bien traitée comme un « discours », non comme une « idée » : c'est « un foyer où se rencontrent et s'épousent des réalités qui au premier regard semblaient indépendantes, où se construit un monde qui forme diptyque avec celui de la cour et des salons » (p. 96).

Cependant, la cour et les salons ne sont pas les seules scènes de l'honnête homme, qui « n'est pas seulement le public idéal visé par cette littérature, mais en est aussi l'objet essentiel, car il est en fait sa créature» (E.B., p. 127). Sénèque, Plutarque, Castiglione et tous les théoriciens anciens et modernes de la conversation, jusqu'à Le Maître de Claville, tiennent un large compte des cours et des salons. Mais ce n'est pas au détriment de la lecture et de la formation. Toute esthétique des rapports sociaux contribue à promouvoir la politesse, et le goût du silence et de la méditation participe d'une telle esthétique. En participent aussi le goût du plaisir et le désir de plaire, et la longue époque étudiée multiplie les occasions de s'en assurer. Parallèlement au discours du bonheur dont se prévaut souvent Le Discours de la retraite, les étapes marquées, dans Littérature et politesse, par François de Sales, Méré, Malebranche (promoteur du « sentiment, outil du savoir moral », p. 216), Fénelon, Moncrif, Montesquieu, Vauvenargues et d'autres restituent à notre profit ce composé de la civilité, de la sagesse et de la sensation auquel aboutit toute culture littéraire.

Au centre de chacun des deux ouvrages, on trouve une analyse du Misanthrope, ce qui n'a rien de surprenant. Ces pages s'inspirent, en les enrichissant de leurs


COMPTES RENDUS 325

nouvelles problématiques, des études classiques de J. Morel et de J. Mesnard. « Le monde engendre et refuse le désir de solitude, alternative à laquelle Célimène qui épouse son rôle, Philinte qui le joue sans illusion, Alceste qui le récuse apportent trois réponses » (B. Beugnot, p. 141). « Dans le jeu de miroir ambigu qu'il entretient entre le monde et la scène [...], le véritable enjeu du Misanthrope est [...] l'alchimie parfaite entre le théâtre du monde - topique on ne peut plus sérieuse du discours moraliste contemporain - et sa mise en théâtre par Molière » (E. Bury, p. 124-125). Le caractère civilisateur du théâtre de Molière, qui pose toutes les questions et saisit toutes les apories de la société contemporaine, dépend entièrement de sa valeur littéraire, de son enracinement voulu (intéressant parallèle avec Térence, via Heinsius et Balzac : E. Bury, p. 113-119) dans les constantes de la critique, de la spiritualité et de la paideia.

Impossible de mentionner tous les cas d'oeuvres majeures revisitées avec bonheur par nos deux critiques. Le livre d'E. Bury s'achève par de belles pages (p. 227-236), inspirées du Discours sur les sciences et les arts de J.-J. Rousseau, sur l'opposition irréductible de l'être et du paraître, et sur l'échec de la longue tradition tendant à les concilier. De même, B. Beugnot montre que Pascal réplique aux apologistes de la vie retirée : « le monde n'est pas propre à une authentique retraite, car trop transitoire » (p. 249). Et La Princesse de Clèves peut être « une double mise en question [...] et de la galanterie mondaine destructrice [...] du bonheur individuel et de la morale de la fuite » (B. Beugnot, p. 143), et le repos de l'héroïne « la somme des refus dont elle s'entoure pour attendre la mort » (p. 192). On voit combien les deux auteurs sont sensibles non seulement aux certitudes et aux modèles avérés qu'ils ont su dégager des textes et de la tradition, mais aussi aux impasses des types existentiels et aux échecs des synthèses trop optimistes. Le lecteur de ces deux livres marquants les referme donc en étant sûr d'avoir à les rouvrir souvent, tant leur ampleur de vues et leur justesse de tour sont susceptibles de nourrir et de renourrir sa réflexion.

ROGER ZUBER.

Le Corps au XVIIe siècle. Actes du colloque de Santa Barbara (1719 mars 1994) édités par Ronald W. Tobin, Paris-Seattle-Tûbingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 » n° 89, 1994. Un volume 15 x 20,5 de 409 p.

La richesse de ces Actes (37 communications), la diversité des oeuvres et des thèmes abordés et celle des perspectives critiques décourage toute tentative de recension à la fois exhaustive et concise : on se contentera d'indiquer ici les principaux problèmes étudiés à l'occasion de cette réflexion sur « le corps au XVIIe siècle » - problèmes dont l'étendue et l'intérêt sont bien mis en lumière par les deux conférences magistrales ouvrant le colloque. B. Beugnot rappelle d'abord que le corps s'est constitué assez récemment en champ de recherche littéraire (quelques jalons essentiels : le numéro de XVIIe Siècle consacré à la rhétorique du geste et de la voix, 1981, et l'Histoire du visage de J.-J. Courtine et Cl. Haroche, 1988). Il étudie ensuite quelques problèmes fondamentaux liés à l'étude des discours du corps à l'âge classique (voix, regards, gestes, attitude, danse) : l'expression des passions et du caractère par le « corps éloquent », et la régulation de cette expression par la rhétorique, la pédagogie ou l'idéal d'urbanité ; les diverses modalités du rapport entre corps et esprit, notamment dans l'effort de maîtrise et de contenance, ainsi que dans les liens entre corps mélancolique, goût du retrait, humeur méditative et expression


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littéraire. C'est cette dernière problématique que P. Dandrey s'attache à préciser en interrogeant la représentation du corps dans l'imaginaire de la création littéraire à partir de deux grands modèles : la purgation des passions et la mélancolie créatrice. Convoquant à l'appui de son propos les figures de Don Quichotte, Hamlet... et Montaigne, il met en évidence la circulation des concepts et des modèles entre théories médicale et poétique (circulation dont il est difficile de déterminer si elle est seulement métaphorique). Si l'on ajoute à ces questions celles du corps mystique, du corps métaphorique ou allégorique et celles des figurations de la sexualité, on aura une idée de la diversité des sujets abordés dans ce volume qui, après les deux conférences inaugurales, est divisé en sept sections : « le corps dans la réflexion éthique et scientifique » (J.-J. Courtine, V. Jullien, M. Maistre Welch) ; « le corps dans la rhétorique, la théologie et la philosophie» (P. Force, V. Kapp, B.Scott); « le corps dans la littérature baroque » (Ph.-J. Salazar, C. Spencer, A. Soare, M. Debaisieux, A. Suozzo) ; « le corps dans les arts plastiques » (B. Woshinsky, D. Graham, F. Lagarde) ; « le corps dans le théâtre de Molière » (J. Emelina, R. Albanese Jr., L. Riggs) ; « le corps dans la littérature classique » (D. Kuizenga, R. Hodgson, F. Jaouën, A. Niderst, N. Boursier, J. Grimm, P. Hannon) ; « le corps et la sexualité » (D. Stanton, J.-P. Dubost, A. Albert-Galtier, K. Hoffmann) ; « le corps métaphorique » (P. Ronzeaud, Ch. Biet, W. De Vos, M. Stefanovska, A. Wygant, A. Zanger, F. Assaf).

BORIS DONNÉ.

Pour et contre le roman : anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose du XVIIe siècle. Introduction, choix des textes et notes par Gunter Berger, Paris-Seattle-Tubingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 » n°92, 1996. Un vol. 15 x 20,5 de 234 p.

En 1629, Guez de Balzac écrivait du roman : « Tout ce genre d'écrire est hors de l'étendue de notre juridiction ». D'une phrase, il rejetait hors du domaine de la réflexion critique un genre dont le principal défaut était de n'être pas assujetti à un système de normes rigoureuses ; de structure libre, le roman s'affranchissait de la vraisemblance et se complaisait dans un style stéréotypé... Mais sa vogue grandissante au fil du XVIIe siècle, l'invention de filiations anciennes et modernes (Héliodore, d'Urfé) légitimèrent peu à peu le genre, amenant les théoriciens à envisager sa poétique, son esthétique et sa portée : réflexions et polémiques se multiplièrent dans la seconde moitié du siècle. C'est à un parcours chronologique dans cette masse abondante, et d'intérêt inégal, que convie l'anthologie confectionnée par Gunter Berger. Elle donne à lire trente-six textes publiés entre 1616 et 1702 - essentiellement des préfaces-manifestes (certaines bien connues : Sorel, Francion ; Scudéry, Ibrahim ; d'Aubignac, Macarisé), quelques textes polémiques, et de rares ouvrages théoriques (Le Tombeau des romans où il est discouru, I contre les romans, II pour les romans, 1626 ; Huet, Lettre de l'origine des romans, 1670 ; Du Plaisir, Sentiments sur l'histoire, 1683). Les opuscules suscités par La Princesse de Clèves, plus facilement accessibles, ont été écartés. Les textes les plus étendus sont présentés sous forme d'extraits : c'est regrettable, notamment dans le cas de la Lettre de Huet (qui mériterait enfin une bonne édition moderne). L'orthographe originale est respectée ; l'annotation est très réduite.

L'introduction replace les textes en perspective, suggérant quelques axes d'étude. G. Berger retrace les étapes de « l'ascension irrésistible d'un genre protée », étudie


COMPTES RENDUS 327

le statut social des auteurs de romans au fil du siècle, s'essaie à cerner le profil et les attentes des lecteurs. Il pose aussi quelques questions essentielles : comment situer le roman par rapport aux fonctions sociales de la littérature au XVIIe siècle ? en quoi le jugement moral que l'on portait sur les débordements de l'imagination et des passions explique-t-il les condamnations dont le genre a fait l'objet ? quels rapports le roman entretient-il avec la vérité et l'histoire - question essentielle pour étudier la production florissante des pseudo-mémoires et autres histoires secrètes ? Peut-être aurait-on pu analyser aussi les relations complexes entre roman et poésie épique. Une bibliographie (où manquent les références de quelques ouvrages cités) et un précieux index des termes poétologiques employés dans les textes complètent ce volume dont l'ambition est d'« encourager la recherche sur un terrain où il reste encore bien des choses à défricher ».

BORIS DONNÉ.

HOMAYOUN MAZAHERI, La Satire démystificatrice de La Bruyère : essais sur Les Caractères ou Les Moeurs de ce siècle. Préface de Roland Desné, New York, Peter Lang, série « Sociocritism », vol. 8, 1995. Un vol. 15,5 x 23,5 de 131 p.

Le présent ouvrage, qui réunit dix études consacrées à La Bruyère, trouve son unité dans la perspective critique adoptée par Homayoun Mazaheri : perspective caractérisée par l'attention à la valeur idéologique du texte, et assez bien définie par le patronage de Roland Desné (qui signe la préface) ou la référence occasionnelle aux travaux de Pierre Barbéris. Cette lecture des Caractères met l'accent sur l'affranchissement de La Bruyère vis-à-vis des cadres de pensée de son temps, et sur la critique de l'ordre politique et social que recèle une oeuvre souvent présentée comme avant-courrière des Lumières. Les dix études abordent les thèmes suivants : « La question du lecteur » (à qui s'adresse La Bruyère ? aux personnes d'esprit, au peuple, à la postérité ?) ; « La référence à Théophraste » (H. Mazaheri insiste sur le caractère scientifique de l'oeuvre du naturaliste disciple d'Aristote, et en trouve l'écho chez La Bruyère dans le dessein d'une science des moeurs fondée sur l'observation et la classification) ; « L'animal » (étude fondée sur une comparaison avec La Fontaine et Montaigne) ; « Enfance et utopie » ; les « Réflexions sur Molière et le langage comique » disséminées dans Les Caractères (occasion de réfléchir sur la valeur littéraire de la satire et sur sa fonction de « thérapeutique » sociale) ; l'image des « Disproportions sociales » que livre le double portrait de Giton et Phédon ; « Le Mythe de la noblesse », à partir du portrait d'AEmile ; plus surprenant, « Le fétichisme de la marchandise » (H. Mazaheri débusque une anticipation des notions marxiennes de valeur d'usage et valeur d'échange dans « De la mode », 2, analysant la galerie de portraits d'amateurs comme « une série allégorique dépeignant la mentalité bourgeoise marchande ») ; « Le mythe royal » ; et, dans le chapitre de conclusion, « De la nostalgie à l'espoir », la vision du progrès et de l'avenir de la société.

On peut avoir le sentiment, ici et là, que l'auteur surinterprète tel passage ou surestime la part de la critique sociale au sein du projet moraliste de La Bruyère ; en dernier ressort, il appartiendra à chaque lecteur de juger d'un livre qui affirme sans détour ses options idéologiques, mais ne s'y enferme pas - ce dont témoignent les études de textes et la bibliographie, bien informées des recherches récentes sur Les Caractères.

BORIS DONNÉ.


328 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

PIERRE M. CONLON, Le Siècle des Lumières. Bibliographie chronologique. Tome XV, 1767-1769, « Histoire des idées et critique littéraire », vol. 346. Genève, Droz, 1995. Un vol. 15 x 22 de XXXI-1769 p.

Chaque apparition d'un tome nouveau de la Bibliographie chronologique des Lumières de P.M. Conlon mérite d'être saluée avec une admiration jamais lassée. Ce quinzième volume, couvrant les années 1767-1769, est d'une importance exceptionnelle dans la mesure où il reflète les virulents débats suscités par la propagation de l'incroyance, qui affectent jusqu'au discours de l'Église célébrant la mémoire de la reine Marie, morte en 1768. Les autorités civiles pourtant, dès 1767, réagissent vigoureusement pour empêcher la distribution des livres jugés dangereux, et c'est Voltaire qui en fait les frais. De son côté, l'Église poursuit ses efforts pour endiguer la diffusion des idées nouvelles ; mais la censure de Bélisaire (1767) de Marmontel par la Faculté de théologie de Paris est tournée en ridicule, et Voltaire administre à Christophe de Beaumont une humiliante leçon.

Les attitudes extrêmes s'expriment aussi autour du livre de Beccaria, le Traité des délits et des peines, publié en 1766, ainsi que de la réforme des ordres religieux, et tout particulièrement de la « destruction » des Jésuites. Ces années sont des années ardentes pour les physiocrates, animés dans leurs réflexions sur le commerce, les impôts, l'agriculture, par une grave pénurie de blé à laquelle ils essaient de trouver des remèdes, tandis que l'inoculation de la vérole continue à faire couler beaucoup d'encre. Les polémiques du temps enfin sont enrichies par les vues neuves et hardies de Naigeon et du baron d'Holbach, ainsi que par les opuscules nombreux ou les contes, toujours brillants et incisifs, qui sortent de Ferney.

Dominée par Rousseau, Diderot et Voltaire surtout, cette décennie de luttes et de combats s'achève sur une confrontation d'une rare intensité, et il faut savoir gré à P. M. Conlon de nous permettre d'en apercevoir maints détails curieux.

FRANCE MARCHAL.

Correspondance de Mme de Graffigny. T. iv, 30 nov. 1742-2 janv. 1744, lettres 491 à 635, préparé par J.A. Dainard, M.-P. Ducretet, E. Showalter, Oxford, The Voltaire Foundation, 1996. Un vol. 16 x 24 de 592 p.

La publication de cette correspondance vivante et pittoresque se poursuit 1 avec bonheur grâce à l'équipe de l'Université de Toronto. Pour une année très bavarde, tout un gros volume très différent des précédents : certes en janvier-février son « chien de coeur » ou « le noir » la persécutent toujours, elle « crève de vapeurs » et exprime un « mal-être » comparable à celui de Mme Du Deffand, attend comme Mlle de Lespinasse d'être délivrée de la vie (11 fév. 1743), mais elle prend lentement son parti de renoncer à son commerce avec Desmarest qui n'est plus qu'une « habitude » ou « une fin de passion qui dévore [s]on coeur » (24 oct.). Si elle redoute encore pour l'officier les dangers de la guerre de Succession d'Autriche, elle aperçoit enfin l'égoïsme d'un « Monsieur Je » qui vit à ses crochets tout en préparant son mariage avec une autre. Déjà « un peu gaie » le 9 juin, elle se dit « heureuse » le 10, le 15 décembre : un jeune avocat, Pierre Valleré, qu'elle surnomme Doudou, s'est installé dans l'appartement voisin en septembre, c'est le « remède » le plus sûr, il est « plus que [s]on amant ».

1. Voir R.H.L.F. 1987 n°5, p. 948-951, 1992 n°4, p. 715-716, 1994 n°5, p. 849.


COMPTES RENDUS 329

Panpan Devaux, qu'elle attend à Paris à la fin de l'année, change aussi : il a une maîtresse lorraine qui le rend « heureux » autant que peut l'être un garçon peu doué pour ces ébats. Il se brouille avec sa chère Grosse, peut-être un peu jalouse de cette Mme Lemire, et surtout du professeur Liébaut que Panpan aime trop et qui l'a insultée autrefois. Elle voussoie de nouveau son Panpichon, n'écrit plus qu'une fois par semaine au lieu de trois, du 26 juin au 8 septembre, mais se dévoue toujours pour faire représenter sa comédie des Portraits. C'est qu'elle est désormais bien introduite dans les milieux littéraires parisiens. Elle habite rue Saint-Hyacinthe et va souvent le matin en « sorcière » faire ses quatre mille pas au Luxembourg. Jeanne Quinault, connue jusque-là seulement comme actrice et surnommée « Louison » - elle est désormais « Nicole » - l'accueille dans sa Société du Bout-du-banc que Graffigny appelle « le Temple » dans son code : elle s'y « amuse à merveille », on y joue au jeu de l'oie et on offre un conte en rapport avec la case sur laquelle on est tombé (p. 139). La Lorraine adore ces dîners, non pour la chère qui, faute de ressources, ne peut être que « commune », « pied de mouton, tripes, foie de veau », mais pour les bons mots des dîneurs du jeudi, Crébillon fils surnommé « le Petit », « charmant », Moncrif surnommé bien sûr Le Chat roux, « très méchant », Caylus rebaptisé « Biaise », « méchant », Duclos appelé par antiphrase « La Douceur » ; elle attend Marivaux qui doit venir dîner le 10 janvier et n'apparaît finalement pas. Graffigny quête des bons mots auprès de ses amis lorrains pour y briller, et les amène de loin. Elle collabore au Recueil de ces Messieurs qui comprennent donc une femme, et aux Contes de fées de Caylus. Ce sont ses vrais débuts littéraires : cette femme qui parle de littérature toute la journée n'a encore fait que peiner depuis 1735 sur sa tragédie d'Heraclite conservée également à Yale. Seule la lecture assidue de Garcilaso prépare les Lettres péruviennes.

D'après elle, Crébillon fils a bien achevé Les Égarements, mais garde pour lui les trois dernières parties parce qu'elles ne sont pas « passées à la coupelle » de Duclos (6 juin 1743, p. 314). Les renseignements qu'elle continue de procurer à la société lunévilloise, en demandant le secret sur son espionnage littéraire, sont toujours bien précieux par les datations qu'ils permettent. On préférera cette fois citer l'apparition non d'un ouvrage mais du mot marivauder le 11 juin 1743 (p. 326) à propos de Crébillon fils qui imite si bien Marianne, après marivaudage apparu le 12 mai 1739 : on est loin du 26 octobre 1760 couramment donné (lettre à Sophie Volland). La Paméla de La Chaussée est attendue comme un événement, le théâtre est comble, elle tombe à la première (6 décembre). Pourtant sur la scène désormais « il faut du larmoyant ou rien » (30 avril p. 256) : elle suivra bientôt son propre conseil, quoiqu'elle n'aime pas la tragédie bourgeoise, éreintant la Silvie de Landois que Panpan défend.

Si elle rend hommage aux chefs-d'oeuvre de Voltaire, elle est toujours aigre à l'égard de ses anciens hôtes de Cirey : Atis « veut occuper le théâtre toute l'année » (p. 270), il aurait fait lui-même les parodies de ses pièces « de peur qu'on les fasse » (ibid.). Mme du Châtelet, hier « la Bégueule », est aujourd'hui « le Monstre » : elle essaie de faire exclure G. des « jeudis » par l'entremise de Mme Geoffrin, « Mon Ennemie ».

La chronique de la vie quotidienne est toujours sans façon : elle casse un pot de chambre, le dernier qui lui reste de son déménagement, fêlé et tout « ressaveté » de cire d'Espagne ; or elle boit cinq pintes de tisane par jour. Une épidémie de grippe sévit en février, elle y succombe. Elle ne nous épargne aucun symptôme de sa ménopause, assure Devaux qu'elle n'est plus « la belle Grosse », mais « ridée », « les yeux très rouges » (30 déc. 1742 : elle a quarante-sept ans). Elle va « dîner en Sorbonne » à l'occasion du centenaire de la mort de Richelieu : c'est le seul jour


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où la faculté de théologie admette les femmes (4déc. 1742). Elle souhaite la mort du chancelier Daguesseau, sinon ce sont les lettres qui meurent des effets de sa censure (20 oct. 1743). Le cardinal Fleury « ne vit plus que par le cul : on lui seringue des consommés » (23 janv. 1743). Le code entre Devaux et elle est toujours aussi pittoresque : au « Nemofeju » de Panpan répond l'anagramme « Menoufeju » de l'épistolière, qu'on laisse le sagace lecteur déchiffrer 2.

LAURENT VERSINI.

D.A. THOMAS, Music and the origins of Ianguage. Théories from the French Enlightenment. Cambridge University Press, 1995. Un vol. 16 x 23 de 195 p.

Selon l'auteur, la plupart des commentateurs contemporains qui ont dépassé les approches événementielles, voire anecdotiques, des problèmes musicaux au siècle des Lumières, ont trop souvent conclu à l'impasse des théories de l'époque sur la musique, en confondant les deux modes discursifs que sont la musique et le langage dans une même problématique. L'auteur veut au contraire montrer que « l'idée d'un " langage " musical est un élément crucial des théories néo-classiques de la représentation qu'il contribue à transformer dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ». Alors que les commentateurs ont plutôt « vu l'interdépendance de la musique et du langage comme une inféodation à une théorie obsolète de la représentation », il s'agit ici de remettre à l'honneur la place primordiale qu'occupait la musique dans les recherches sur les origines du langage. L'auteur entend limiter son corpus de textes théoriques à la France qui compte certainement les idées les plus avancées, autant sur les questions musicales (Rameau) que sur celles du langage (Maupertuis, Diderot, Rousseau, Condillac...).

Dans le premier chapitre, l'auteur s'intéresse, à travers divers textes des xvif et XVIIIe siècles, à l'hypothèse selon laquelle tout sentiment peut être mis en langage musical. Il s'appuie ensuite sur des historiens de la musique tels que Bourdelot, Bonnet et Blainville, pour montrer comment les empiristes du XVIIIe siècle prirent leur autonomie par rapport aux théoriciens de l'Antiquité en fondant leurs spéculations sur une philosophie de la sensation. Les deux chapitres suivants sont respectivement consacrés aux ouvrages de Condillac et de Rousseau, l'Essai sur l'origine des connaissances humaines et l'Essai sur l'origine des langues. Il en est fait une lecture détaillée qui fait apparaître l'acte musical comme un « signe naturel des passions » prédominant sur la langue et formant ainsi le premier système naturel de représentation. Le dernier chapitre rapproche les philosophes de médecins comme Lallemant, pour envisager la musique non plus comme un révélateur de passions, mais comme un langage capable de produire des effets sur le psychisme. L'auteur retrouve en quelque sorte les fondements de la musicothérapie et de la psycho-musicologie.

Ce livre propose, semble-t-il, moins de grandes découvertes qu'une bonne mise au point sur le sujet, nettement structurée et présentée avec clarté.

JEAN-JACQUES ROBRIEUX.

2. Quelques imperfections : p. 189 : les Mémoires de Paméla (1743) ne sont pas du tout introuvables ; p. 224 n. 12 : le château de Bizy existe toujours ; p. 303 n. 12 : Luigi Riccoboni « père de Lelio » : oui, de Lelio II, mais surtout Lelio I lui-même.


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CORRESPONDANCE PASSIVE DE FORMEY, ANTOINE-CLAUDE BRIASSON et NICOLAS-CHARLES-JOSEPH TRUBLET, Lettres adressées à Jean-HenriSamuel Formey (1739-1770). Textes édités par Martin Fontius, Rolf Geissler et Jens Hàseler ; « Correspondances littéraires, érudites, philosophiques, privées ou secrètes », VI, 1, Paris-Genève, ChampionSlatkine, 1996. Un vol. de 439 p.

Avec le libraire Briasson et l'abbé Trublet figurent deux porte-paroles éminents de la vie littéraire de Paris dans la Correspondance passive du secrétaire perpétuel de l'académie de Berlin, Samuel Formey. Dans sa totalité, cette correspondance comprend 14 000 lettres du Fond Formey (F.F.), 3 000 lettres de la Collection Varnhagen von Ense (C.V.), en grande partie conservée dans la collection des autographes de la Bibliothèque Jagiellonne à Cracovie, et quelques centaines de lettres dans la Collection Darmstâdter de la Bibliothèque nationale de Berlin.

L'intérêt des 73 lettres de Briasson (dont 58 du F.F. et 15 de la C.V.) entre 1739 et 1770 concerne principalement l'histoire de l'Encyclopédie, en particulier le projet de I'«Encyclopédie réduite» dont l'abbé Trublet se révèle dans sa correspondance avec Formey (XI, p. 163) comme le père spirituel. Plusieurs lettres de Briasson (XLVI, p. 87, XLVII, p. 89, XLVIII, p. 91, LI, p. 93) montrent pourtant que c'est surtout lui qui empêcha Formey dans la réalisation qui aurait été nuisible à la vente de l'oeuvre intégrale. On trouve plusieurs centres d'intérêt dans la correspondance de Briasson : ce sont la pratique des libraires non encore déterminée par la loi, l'utilité des académies et surtout l'importance de Formey comme journaliste. D'après Rolf Geissler cette correspondance montre surtout que, déjà à cette époque, la critique littéraire n'est pas libre de toute considération commerciale (p. 16).

Les 68 lettres de l'abbé Trublet (dont 44 de la C.V. et 20 du F.F.), écrites entre 1749 et 1765, « un anti-Grimm », (p. 121), sont présentées par Martin Fontius comme le modèle d'une correspondance littéraire privée, ce qui apparaît à travers la forme des missives. Qu'il s'agisse de la correspondance de deux défenseurs différents du christianisme, tous les deux conscients du mauvais état du camp apologétique, ou d'un échange critique d'hommes littéraires, les informations sur le monde des lettres, les philosophes, et tout particulièrement Voltaire, montrent Trublet comme bon psychologue et fin observateur (p. 125). Son influence sur Formey se révèle aussi bien dans la critique réitérée de son style que par le fait que pendant la Guerre de Sept Ans l'abbé assure la source la plus intense de communication avec Paris. La fonction de Trublet comme censeur des journaux permet un riche transfert de renseignements concernant une période essentielle des Lumières (p. 126).

Grâce à la modernisation des autographes (Renate Petermann) qui facilite considérablement la lecture des textes et le très riche appareil critique réalisé par Rolf Geissler (Briasson) et Jens Hâseler (Trublet), le foisonnement d'informations, de jugements et de critique, caractérisant Formey comme un des auteurs les mieux informés sur les Lumières françaises, offre au lecteur une source précieuse d'enseignements pour la recherche.

UTE VAN RUNSET.

Diderot Studies XXVI. Edited by Diana Guiragossian Carr. Genève, Droz, 1995. Un vol. 15 x 22 de 320 p.

Ce vingt-sixième numéro des Diderot Studies est consacré à la mémoire du fondateur et directeur de la revue depuis 1949, Otis Fellows, dont on rappellera l'attachement constant et remarquable à Diderot et aux Lumières françaises.


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F.A. Spear donne un Supplément n° 6 de sa Bibliographie de Diderot, très utile, qui recense, jusqu'à la date limite de 1993, plus de cinq cents références de livres et articles.

La moitié des contributions est consacrée à la production romanesque de Diderot. S. Werner voit dans Les Bijoux indiscrets les premières manifestations ludiques des « anti-romans » diderotiens, tandis que P. Hoffmann s'attache pour sa part au personnage de Sélim, qu'il veut prendre au sérieux, pour découvrir en lui une figure de Diderot même, un partisan de la doctrine déterministe, plus intéressant que le personnage du sultan, Mangogul, car moins dogmatique. Jacques le fataliste suscite une analyse astucieuse de B. Vouilloux qui met l'accent sur les rapports de Diderot avec Fragonard, dissimulé plus d'une fois dans le roman derrière telle description scabreuse, telle anecdote polissonne qui sont autant de références aux toiles du maître. R.C. Caldwell, revenant sur la question assez usée du dialogue dans ce roman, analyse les jeux multiples et impertinents du langage qui s'y déploie. P. Hartmann propose, dans une étude fournie, de relire Le Neveu de Rameau selon le critère du temps, ce qui lui permet de réévaluer le dialogue ainsi que la portée philosophique de l'oeuvre.

Ces approches du roman sont complétées par des articles divers. Les sources du Supplément au voyage de Bougainville offrent l'occasion à D.L. Anderson de souligner la naïveté de Diderot et de Raynal, pris au piège d'une mystification montée par leur ami Benjamin Franklin, l'auteur de l'histoire de Polly Baker, donnée pour véridique dans l'Histoire des deux Indes tout comme dans le Supplément. Une étude sensible, et originale dans sa démarche, de J. Geffriaud Rosso éclaire les maladresses et le narcissisme de Diderot témoin de la jalousie légitime de Sophie Volland. M. Cartwright s'interroge, à travers quelques articles d'anatomie et de chirurgie de l'Encyclopédie, mis en rapport avec les «planches» correspondantes, sur l'impact réel des illustrations du grand ouvrage sur un lecteur peu averti : le foisonnement des détails et des images, au demeurant sans originalité pour l'époque, n'a pas toujours favorisé l'enseignement escompté. H. Cohen éclaire l'idée paradoxale d'un « chaos déterministe », ce fameux ordre né du désordre, à l'occasion d'une enquête qui reporte plus d'une fois le lecteur à la science contemporaine, par des parallèles notamment entre Diderot et Prigogine ou Atlan. Enfin les articles de théologie fournis par l'abbé Morellet, qui prend la succession de l'abbé Mallet, retiennent K.H. Doig et D. Medlin qui font de l'auteur, tenté plus tard par les questions économiques, un partisan zélé des Lumières, au prix d'un oubli un peu trop facile de ses démêlés avec Voltaire ou Diderot.

FRANCE MARCHAL.

LIEVE SPAAS, Lettres de Catherine de Saint-Pierre à son frère

Bernardin. Préface d'Ariette Farge, Paris, Éditions de L'Harmattan, «Bibliothèque du féminisme», 1996. Un vol. 21 x 13,5 de 222p.

Parmi les manuscrits de Bernardin de Saint-Pierre à la Bibliothèque Municipale du Havre se trouve une centaine de lettres envoyées par sa soeur, Catherine. Dans ce livre Lieve Spaas nous présente cette femme à qui seule la renommée de son frère a permis de survivre. Malheureusement les lettres de Bernardin à Catherine semblent avoir disparu mais on peut, néanmoins, apprécier l'échange épistolaire à travers les seules lettres de Catherine. Elle admirait son frère et lui, dur et dominant, envoyait des conseils que, parfois, elle aurait préféré ignorer.

Catherine est restée toute sa vie en Normandie à soigner le patrimoine, vivant une vie de pauvre dans des couvents. Lieve Spaas nous donne un portrait sympathique


COMPTES RENDUS 333

de cette femme qui écrit, dit L. Spaas, pour que « le noyau familial n'éclate pas ». L. Spaas essaye de retrouver la vie que devait mener Catherine en interprétant les lettres qu'elle rédigeait pour son frère. La lecture, souvent fort difficile, exige une patience énorme. Les lettres ont souvent besoin d'explication et L. Spaas essaye de les situer dans le contexte politique, social et juridique de l'époque. L. Spaas cite les extraits des lettres en orthographe moderne et corrige silencieusement les nombreuses erreurs de Catherine. Peut-on voir, comme L. Spaas, l'histoire de Paul et Virginie à travers cette correspondance ? Peut-être, mais il faut beaucoup de bonne volonté. Ce que l'on voit très clairement, ce sont les relations entre frère et soeur et, surtout, la vie très dure d'une pauvre femme de province. On voit aussi la personnalité difficile de Bernardin et sa lutte pour devenir écrivain. Car si l'écriture n'était pas facile pour Catherine, on pourrait presque dire que c'était un trait de famille.

Lieve Spaas ne cache pas sa sympathie pour Catherine : elle représente, sans doute, des milliers de femmes de son époque qui n'avaient pas de voix. Grâce à Bernardin, à sa marne de tout garder, Catherine peut enfin se faire entendre. Tous les lecteurs ne partageront pas les interprétations de Lieve Spaas. Mais tous seront d'accord pour la remercier d'avoir préparé un livre qui décrit, en détail, ce coeur simple.

MALCOLM COOK.

LOUVET DE COUVRAY, Les Amours du Chevalier de Faublas. Éd.

présentée par M. Delon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996. Un vol. 10,8 x 17,8 de 1 173 p.

L'édition des Amours du Chevalier de Faublas dans la collection Folio est un événement littéraire qui tire définitivement Louvet de Couvray, le Dumas galant du xviif siècle, du second rayon des écrivains. Célèbre à la veille de la Révolution française, ce roman d'amour et d'aventures en trois parties, réédité depuis lors plus de quarante fois, restait encore méconnu du public contemporain, malgré sa présence dans les Romanciers du XVIIIe siècle édités par Étiemble dans la Bibliothèque de la Pléiade.

Trois années endiablées d'apprentissage et d'aventures inattendues, drôles, galantes et cocasses : telle est la vie de ce jeune aristocrate libertin. Faublas est partagé, bien malgré lui, entre une marquise vive, possessive et intrigante, une belle épouse sensible et fidèle, une amante exclusive, passionnée jusqu'au suicide. En mille pages au rythme soutenu, nous passons de l'euphorie des bals masqués aux héroïques et édifiants récits de la guerre russo-polonaise, aux deuils, à la folie et aux tourments de l'exil sur une lettre de cachet.

En fin de volume se trouve un dossier très complet de Michel Delon : chronologie de la vie de Louvet, notice sur le texte, bibliographie et précieuses notes éclairant différents aspects linguistiques, sociologiques, politiques et historiques de cette pétillante saga.

MARIE-THÉRÈSE DIGUE-HAAS.

PRINCE DE LIGNE, Amabile suivi de Portraits. Édition établie d'après les manuscrits inédits, présentée et annotée par Jeroom Vercruysse, Paris, Desjonquères, 1996. Un vol. 14 x 20,5 de 127 p.

Les écrits du prince de Ligne sont l'objet, de nos jours, d'une efficace et utile réévaluation. C'est dans ce contexte que J. Vercruysse publie, aux Éditions Desjon-


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quères qui font beaucoup pour la promotion du genre narratif au siècle des Lumières, un conte curieux, resté inédit, Amabile. C'est l'histoire, en dix chapitres, d'un frère cadet de Candide, qui quitte le château de Thunder-ten-tronckh où il s'ennuie, pour passer, par les expériences de la guerre, de la cour et de l'amour, d'un pessimisme radical - « tout va mal » - à un optimisme qu'il découvre sous trois maîtres qui se substituent au grand Pangloss : un capitaine de dragons des Dulcimans - les Français -, leur ambassadeur à la cour des Fiérotes - les Autrichiens - et le philosophe Tarivole - Voltaire -, dont il devient le secrétaire à Ferney. Récit paradoxal, à la fois hommage à Voltaire et Anti-Candide, Amabile ne saurait être confondu avec son prestigieux modèle : l'en distinguent le cadre limité des pérégrinations du héros en Europe, l'abondance des souvenirs personnels qui le nourrissent et l'humour décapant d'un observateur sans complaisance des moeurs de ses contemporains.

Ce conte est suivi d'une galerie de portraits, avec des « clefs » fournies par la fille aînée du prince, tous inédits également. Ils témoignent certes de la vitalité du genre à la fin du siècle, mais confirment surtout l'indépendance et la lucidité du regard que le prince, habile portraitiste, portait sur les Grands, les ministres et ses amis. Ce sont, somme toute, sous les grâces d'un style alerte et incisif, « les grands traits d'une anthropologie ligniste » que J. Vercruysse veut dévoiler dans ces textes qu'il a tirés, pour notre plus vif plaisir, des papiers de la famille de Ligne.

FRANCE MARCHAL.

P.F.N. FABREDEGLANTINE, Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope. Édition établie et présentée par Judith K. Proud, « Textes Littéraires », 97. University of Exeter Press, 1995. Un vol. 20,5 x 15 de XXXVII + 171 pp.

Il faut savoir gré à Judith Proud de cette édition du Philinte de Molière, texte qui fut édité à plusieurs reprises au XIXe siècle, mais dont l'édition la plus récente date de 1924. Dans une Introduction claire et substantielle, Mme Proud analyse l'importance et l'intérêt d'une pièce qui connut de vifs succès pendant la Révolution. Un abrégé de la vie brève mais mouvementée de Philippe-François-Nazaire Fabre, dit Fabre d'Églantine, évoque ses brillantes études chez les Doctrinaires, ses liaisons amoureuses, son voyage à travers l'Europe septentrionale, ses modestes débuts littéraires, sa carrière politique, sa mort sur l'échafaud aux côtés de Danton. Puis vient une analyse du texte, et de la transformation que subit la comédie de Molière : Philinte, toujours flegmatique, devient froid et égoïste, et Alceste, toujours impétueux, se révèle de surcroît chaleureux et altruiste. Ces métamorphoses rappellent et raniment la controverse qui avait opposé Rousseau à d'Alembert et Marmontel à la fin des années 1750 ; mais elles représentent en outre, pour le public de 1791, une critique des moeurs corrompues de l'Ancien Régime. Cette pièce n'est pas simplement la suite du Misanthrope, elle le réécrit et le rend actuel. Une bibliographie courte mais fort utile, les notes en bas de page qui indiquent toutes les variantes manuscrites, et des extraits de comptes rendus contemporains reproduits en appendice complètent cette édition qui enrichit l'excellente série de Textes Littéraires des Presses de l'Université d'Exeter.

JONATHAN MALLINSON.


COMPTES RENDUS 335

LUCIEN DÀLLENBACH, La Canne de Balzac. Paris, Corti, 1996. Un vol. 14 x 21 de 224 p.

Lucien Dàllenbach veut « mettre fin à l'éclipsé » dont, assure-t-il (p. 15), souffre l'oeuvre de Balzac, et apprendre au lecteur à revenir vers cet « édifice désaffecté » (p. 165). Inutile pour cela de compter sur les balzaciens qui, « imperturbables, n'en finissent pas de [...] passer à côté de La Comédie humaine comme oeuvre » (p. 20), et dont la démarche se « situe à un niveau infra-littéraire » (p. 51, n. 43). Ce n'est pas le cas de la canne de Balzac, talisman à tous usages, et dont Lucien Dàllenbach fait tous les usages possibles en effet. Il s'autorise pour cela de l'amour impénitent de Balzac pour les jeux de mots ; son essai est donc lui-même un immense jeu de mots entre canne, canal et anal (ce qui nous vaut un développement sur « Le caca balzacien», p. 129-131), sans oublier canalisation (p. 106-107), Canalis, bien sûr - et même Canal + (p. 120-122).

Suggestif, inventif, roboratif jusque dans cette jubilation contre les érudits, ce livre jouerait parfaitement son rôle de trublion s'il ne prêtait à son tour le flanc à la critique. Or les défauts y sont nombreux : erreurs sur les noms ' ou - plus inattendu - sur des aspects courants de la langue 2 et de la grammaire 3, recours à des éditions dévaluées 4 ; quant au vocabulaire « critique », qui relève d'une évidente volonté de choquer, il mêle de façon pénible la vulgarité et un snobisme peut-être humoristique. Faut-il, pour bien parler de Balzac, considérer Gaudissart comme « un as du marketing » (p. 124), ou dire que les grands hommes ont en commun « le souci de sursémantiser leur apparition [...] en exhibant chacun son truc »5 ? Sans parler des new âge, chanelling 6 (p. 122) ou de ce «roman clean» (p. 131) qui agacent à chaque instant comme des coquetteries inutiles.

Si le but de l'auteur a été d'irriter, sa réussite est complète. Mais alors il compromet ce que son essai a d'intéressant à nous offrir : une réflexion (logiquement discontinue) sur le discontinu balzacien, sur La Comédie humaine comme « ensemble bricolé et pluriel » 7, comme « mosaïque inachevée » (p. 69), comme « incessant rapiéçage » (p. 196). Nous admettons sans peine qu'il se soit « passablement amusé » (p. 168) ; mais ce grand sujet méritait mieux.

PATRICK BERTHIER.

1. Emmanuelle Béart est rebaptisée Isabelle (p. 22) ; fautes aussi sur des noms de personnages (lire « Bridau » et non « Brideau », p. 157 et p. 168 ; « Massimilla [Doni] » et non « Massimila », p. 139) ou de balzaciens (coquille sur le nom d'Isabelle Tournier, p. 20, n. 9).

2. Ainsi infra et supra sont systématiquement pris l'un pour l'autre (p. 10, n. 1 ; p. 52, n.45;p. 143, n. 115...).

3. Signalons une faute d'accord voyante contre la «règle du participe» (p. 52, 1.7), un indicatif [sic] après «vouloir que» (p. 125, 1.4). Dans de tels cas, un éditeur du renom de Corti n'aurait-il pas dû intervenir? ces négligences le desservent autant que l'auteur.

4. C'est surtout choquant pour les Lettres à l'étrangère (p. 47, n. 40), alors que s'impose l'édition Pierrot. De même le travail de René Guise a rendu caduque toute autre édition que la sienne du théâtre de Balzac ; or L. Dällenbach renvoie à Conard, p. 146, n. 120. Cette indifférence à des travaux contemporains dont, par ailleurs, il ne cesse de critiquer l'insuffisance fait douter qu'il les connaisse si bien que cela.

5. P. 23 ; le « truc » de Balzac étant, bien sûr, sa canne.

6. Ce mot dérivé de channel ne devrait-il pas, de plus, prendre deux n ?

7. P. 60 (et voir, même page, la note 52).


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Correspondance inédite d'Alphonse de Lamartine. Textes réunis, présentés et annotés par Christian Croisille. Tome 2 (février 1848-1866). Cahiers d'études sur les correspondances du XIXe siècle, n° 6. ClermontFerrand, Paris (diff. Nizet), 1996. Un vol. 16 x 24 de XIV-316p

Nous avons dit le bien qu'il faut penser de cette entreprise (voir ici même, maijuin 1996, p. 508-509). Ce deuxième volume offre d'entrée, preuve de l'attention scrupuleuse que Christian Croisille porte à son travail, une page d'errata du tome 1 : presque aucune coquille (nous avions salué la qualité de l'impression) mais des correctifs concernant, en général, l'identification de correspondants peu connus. Quant au corpus réuni, il permet de préciser encore l'image d'un Lamartine en proie à l'échec, à l'oubli, aux dettes, à la vieillesse, qu'avait déjà laissé voir la publication d'Henri Guillemin Lettres des années sombres (Fribourg, 1942). Les deux correspondants le plus présents, dans cette série de plus de trois cents lettres inédites, sont Philibert Beaune, un ami et créancier du poète, et Alfred Dumesnil, son secrétaire : par les messages que leur envoie Lamartine, nous pénétrons dans les coulisses d'une vie presque entièrement consacrée à la littérature alimentaire ; c'est aussi Lamartine, cette course tragique contre l'engloutissement, et la publication de Christian Croisille constitue un apport biographique utile, puisque ces dernières années sont les moins bien connues.

PATRICK BERTHIER.

GÉRARD DE NERVAL, Poèmes d'Outre-Rhin. Édition établie, annotée et présentée par Jean-Yves Masson. Paris, Bernard Grasset, 1996. Un vol. 12 x 19 de 340 p.

On peut se réjouir que les traductions de Gérard de Nerval, plus souvent louées en des termes ressassés que vraiment lues, bénéficient d'un regain d'intérêt. Mais il y a lieu de croire que ce regain, en partie né d'une confrontation avec des traductions modernes, s'accompagne d'un regard normatif plutôt qu'historique sur les connaissances linguistiques du traducteur. Ne risque-t-on pas d'oublier que, sous cet angle, l'époque romantique ne fut pas la nôtre, et qu'il y aurait méprise à imposer la possession des langues comme le premier critère d'analyse des traductions littéraires ? Faut-il également rappeler que seuls les chefs-d'oeuvre de Baudelaire, de Vigny, et dans une moindre mesure de Chateaubriand et de Courier, ont réussi à s'affranchir de la traditionnelle réserve où sont tenues les traductions des grands écrivains du siècle ? Il est vrai que leurs versions, à la différence de celles de Nerval, sont accessibles dans des éditions savantes ou courantes. La publication d'anthologies de qualité comme celle de Jean-Yves Masson peut donc, fût-ce avec un retard considérable, ouvrir la voie à l'étude de l'art nervalien de la traduction.

Dans une introduction fouillée, l'éditeur regrette (p. 9) que les traductions soient exclues des OEuvres complètes de Nerval : c'est une façon de plaider pour leur « nervalisation ». Mais un tel propos ne va pas sans redessiner la notion même d'auteur, que l'intertextualité, certes, avait assez fragilisée. Le sujet mérite réflexion, le débat entre traductologues étant loin d'être clos. C'est à peu de frais, en tout cas, que la traduction, parole citée s'il en est, ressortirait exclusivement à la parternité littéraire nervalienne. Au demeurant, le sous-titre de l'édition - absent de la couverture - nuance singulièrement la portée du titre: «Poésies allemandes (1840) suivies des Poésies de Henri Heine (1848) et d'autres traductions», comme s'il fallait parer au danger d'une appropriation excessive. Par ailleurs, on qualifierait


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improprement ces traductions d'oeuvres écrites en collaboration. Voire : les traductions des poésies de Heine, dues partiellement à une connivence exceptionnelle entre l'auteur et son traducteur, portent la seule signature de ce dernier.

Ces questions éditoriales ont des incidences évidentes sur le plan critique : Nerval ne transgressait la frontière délicate qui sépare ses traductions de ses propres oeuvres qu'au prix d'une pseudo-traduction telle que «Le Bonheur de la maison» (1831) faussement attribuée à Jean-Paul Richter, ou d'une insertion avouée de traductions ou d'imitations isolées au sein d'oeuvres plus vastes, telle « La Sérénade » d'Uhland intégrée à La Bohême galante (1852) puis aux Petits Châteaux de Bohême (1853). Tant le partage précis des deux catégories que leur mélange complexe nécessitent une perspective d'ensemble attentive aux réverbérations changeantes et réciproques des unes sur les autres.

Corrélativement, elle appelle, et pour commencer, une édition chronologique des divers états sous lesquels se présentent les traductions. Jean-Yves Masson la procure en quelque sorte à rebours, et seulement en partie. La charpente de son ouvrage est constituée par le « Choix de ballades et poésies » de Goethe, Schiller, Bûrger, KTopstock, Schubart, Kôrner, Uhland, Pfeffel et Richter, qui fait suite à l'édition du Faust de Goethe suivi du Second Faust de 1840. En note figurent des variantes 1 de l'édition des Poésies allemandes de 1830, qui comprenaient, dans un ordre différent, des textes des quatre premiers poètes. Une deuxième partie est consacrée aux « Poésies de Henri Heine » parues en 1848. Une dernière partie intitulée « Autres traductions » présente un éventail de versions autres que celles parues en volume en 1840, ainsi que des traductions recueillies, comme les premières, dans des revues. Dissociés des ensembles précédents, déviés de la trajectoire chronologique qui doit fournir leurs repères essentiels 2, ces textes sont d'un maniement délicat, et apparaissent même comme des membra disiecta poetae, laissant toujours espérer une édition vraiment exhaustive, où prendraient place également les différentes versions de la Première Partie et des extraits de la Deuxième Partie de Faust.

Cela étant, on signalera le soin avec lequel l'éditeur présente et annote les textes 3, la plupart d'entre eux n'ayant encore jamais fait l'objet d'un commentaire précis.

LIEVEN D'HULST.

GRAHAM ROBB, Unlocking Mallarmé. New Haven et Londres, Yale University Press, 1996. Un vol. 16 x 23,5 de 251 p.

« With thèse keys we may partially unlock the mystery », avec ces clefs nous sommes à même d'ouvrir de façon partielle le mystère, nous dit Poe dans ses Marginalia. Nombreux sont ceux qui se sont efforcés de découvrir celles qui ouvrent, et de façon totale, le mystère Mallarmé. Entre des lectures qui prennent pour clef Hegel, le Littré, l'érotisme, l'hermétisme, l'anagramme, la poésie de Banville, de Hugo, ou de Baudelaire, le lecteur hésite, oubliant momentanément que pour l'auteur d'Un coup de dés « il doit y avoir toujours énigme ». En effet, la question principale

1. Ces variantes sont données en tête de chaque note et ne concernent que les « corrections qui affectent en profondeur le sens des phrases » (p. 275).

2. On signalera que la « dernière version » (p. 257) du « Roi de Thulé » (La Bohême galante, 1852) reprend en réalité, à quelques variantes près, une deuxième leçon donnée à la fin des Poésies allemandes de 1830.

3. Les graphies d'époque des noms propres sont généralement respectées. On corrigera, p. 254, 304 et 329, « Léo Burckhart » en « Léo Burckart », et p. 284, « Kirchner » en « Kircher ».


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qui se pose au lecteur est celle de saisir la différence entre une énigme qui libère et fructifie son imagination, et une incohérence qui en fin de compte la frustre et la limite. Reste, en ce qui concerne la critique, une question secondaire, celle de savoir si les clefs offertes ajoutent ou enlèvent des cadenas.

Graham Robb, critique subtil dont les ouvrages sur Baudelaire et Balzac sont bien connus des dix-neuviémistes, tourne ici ses dons de lecteur perspicace et érudit vers la matière mallarméenne. Évitant la tentation d'ajouter un sésame ouvre-toi à tous ceux qui n'ouvrent qu'une boîte de Pandore, G. Robb se donne plutôt pour mission la mise à nu d'un principe qui permette, comme il le dit lui-même, de passer d'une section du labyrinthe à une autre sans perdre le fil ni déraciner les haies. Ce qui a permis à G. Robb de se transformer ainsi en Ariane s'avère, en premier lieu, la découverte dans le Dictionnaire des rimes françaises de Jacques Heugel d'une liste de mots français qui riment avec peu de mots ou qui n'ont pas de rimes du tout. Bien que ce dictionnaire, qui ne parut qu'en 1941, ne soit pas une source stricto sensu, cette liste éclairerait la pratique du poète en ceci qu'elle contient, selon G. Robb, bien des mots qui se trouvent fréquemment sous sa plume. C'est une découverte qui paraît paradoxale dans le cas d'un poète qui, de toute évidence, se délecte à former des rimes riches. Pourtant, comme G. Robb le prétend, malgré les travaux perspicaces de critiques tels que Albert Thibaudet, Emilie Noulet, et JeanPierre Richard, notre compréhension des techniques poétiques de l'auteur de « L'Après-midi d'un faune » reste floue, partielle, faite au petit bonheur. Or, le lecteur peut riposter ici que la technique poétique peut, elle aussi, rester pour chaque poète tout aussi floue et partielle. Pourtant, pour ceux qui veulent bien suivre la logique de G. Robb, l'idée centrale du livre ne manque pas de séduire : Mallarmé, pour qui le but primordial de la poésie serait la poésie elle-même, et qui en conséquence cacherait le noyau du poème dans des couches superposées de signification, accepterait en les exagérant les règles de la prosodie française afin, précisément, d'attirer l'attention du lecteur sur les questions philosophiques posées par la création même de la poésie.

Le plaisir ressenti par Mallarmé dans des rimes semble indéniable. Son oeil, « s'attardant parmi la parité des signes éteints » comme il le dit lui-même, nous montre le bonheur de découvrir dans un système qui d'abord paraît manquer de logique une certaine rationalité : comment expliquer autrement le fait que « tu la poses » présente une rime à la fois auditive et oculaire pour « les roses » ? De même, l'oreille découvre dans des graphies différentes des ressemblances satisfaisantes : prenons comme exemples les rimes Paphos, triomphaux, faulx, faux. Ou bien, la rime permet d'entrevoir le fait que, si le poète qui éveille l'inquiète merveille est capable de le faire, c'est parce qu'il ne cesse de veiller. Pour G. Robb, ce qui pourrait nous frapper comme un simple jeu s'avère être un pari bien plus sérieux, un drame fait de plusieurs actes et présentant de multiples dénouements. Le poète en quête d'une rime rare se transforme. De pitre il se fait l'anarchiste qui transforme les règles non pas de la poésie mais de l'existence. Espion qui cache ses messages dans des expressions qui paraissent banales - « L'arôme émané de Méry » permet par exemple au déchiffreur de voir l'ami mutuel, E. Manet, de même que «avec l'ail nous l'éloignons » laisse entendre le cri du vendeur : « Eh ! l'oignon !» - le poète se mue en professeur qui apprend à ses lecteurs leur métier en les récompensant de temps à autre avec des jeux de mots cachés et des plaisanteries dissimulées. G. Robb donne pour exemple (parmi bien d'autres) la présence du prénom «Rose» (Méry Laurent fut baptisée Marie-Rose) dans les vers


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La même rose avec son bel été qui plonge

[ROZ]

Dans d'autrefois et puis dans le futur aussi

[OR Z] [ROS]

Si ces jeux de mots semblent à G. Robb si satisfaisants, c'est qu'ils mettent en lumière les ficelles et les poulies de la poésie que Baudelaire voulait cacher aux yeux profanes du lecteur. Convaincu que chaque oeuvre d'art qui se réfère à ellemême devient plus intéressante (mais plus intéressante que quoi ?) G. Robb s'efforce de partager son plaisir en offrant des lectures d'une dizaine de poèmes, lectures inspirées en grande mesure par sa découverte de l'importance chez Mallarmé du drame de la création. Ce drame se révèle en partie par le choix des mots qui n'ont que peu de rimes, et par les techniques déployées pour parer aux problèmes qui résultent de ce choix. Ce qui soutient chaque lecture - et il s'agit, comme on pourrait s'y attendre de la part de G. Robb, de lectures sensibles et souvent ingénieuses, si elles ne sont pas absolument innovatrices - est l'image de la création poétique présentée comme la représentation allégorique et dramatique des fonctions prosodiques elles-mêmes. G. Robb avoue, de façon charmante, que la clef qu'il nous offre démontre son utilité non pas en fournissant des réponses finales mais au contraire en révélant encore plus de difficultés. Ce qu'il demande en échange de ce cadeau, c'est que nous acceptions que le vers, dans toute sa complexité mécanique, soit pour Mallarmé l'origine et la fin de la poésie. « Le principe », comme dit le maître luimême, « n'est-que le Vers ». G. Robb nous invite donc à faire notre propre lecture de Mallarmé en nous fondant sur la prosodie et la sémantique, procédé dont il affirme, mais sans preuves, qu'il a mauvaise réputation, mais qu'il révèle ici, et de façon magistrale, comme un instrument superbe d'analyse et de découverte.

Et pourtant... La question posée par Graham Robb à la fin du livre me laisse tout aussi mélancolique que rêveuse : « Se peut-il que Mallarmé n'écrivît pas en fin de compte de la poésie, mais qu'il s'entraînât à une forme artistique inconnue ou qu'il inventât une science nouvelle ? » En effet, est-ce qu'un poète séduit par la forme au point de ne prendre pour fond que la forme elle-même écrit de la poésie qui vaille ? La poésie se réduit-elle à « cette écume » qui ne désigne que les vers ? Les mots, n'ont-ils de valeur qu'en mesure de la rareté des rimes qu'ils offrent ? Si G. Robb écarte de telles protestations comme « sentimental rationalism », il semble hésiter lui-même à présenter Mallarmé comme celui qui a prédit la fin de la poésie, hésitation qui trouve un parallèle dans un livre qui contient une conclusion suivie par un épilogue : on a du mal à accepter le silence, même celui d'un Mallarmé prédisant un silence à venir. Livre riche, provocateur, intelligent, Unlocking Mallarmé aura sans doute l'avantage de lancer d'autres lectures du drame de la poésie, d'inciter d'autres à s'embarquer avec le poète et ceux de ses amis qui sont partis dans le seul souci de voyager.

ROSEMARY LLOYD.

LAURENT ADERT, Les Mots des autres. Villeneuve-d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1996. Un vol. 14 x 24 de 308 p.

Nathalie Sarraute l'a affirmé : Flaubert est le précurseur, le premier à avoir mis l'inauthentique au centre d'une oeuvre qui n'est désormais plus quête de la vérité, mais manifestation d'un mensonge généralisé. Ce soupçon sur les valeurs est d'abord soupçon sur le langage. Aussi Bakhtine constitue-t-il l'horizon théorique de l'ouvrage


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de Laurent Adert : le roman se confronte à la parole de l'autre. Mais avec Flaubert, Sarraute et Pinget, pareil dialogisme est catastrophique : il ne cristallise pas en débat qui permettrait au sujet de se situer, d'affirmer sa singularité. Il signe au contraire sa perte. Car le langage de l'autre, c'est le lieu commun. Cette parole en partage est nécessairement répétition, et vide.

Flaubert l'aura démontré inlassablement de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet, les deux romans examinés par L. Adert. Ainsi le destin pathétique d'Emma met-il tour à tour en accusation le discours libertin de Rodolphe, le discours religieux incarné en Bournisien ou celui de la science avec Homais, tous également incapables d'apporter plénitude ou réconfort. Emma, c'est la littérature, en tant qu'elle rencontre le grand silence. Madame Bovary, c'est l'adieu au romantisme (lecture pour jeune fille au couvent, dans l'antichambre du réel), qui avait encore cru pouvoir tourner ce piège des mots. Pourtant l'écriture flaubertienne ne capitule pas absolument : elle essaie de retrouver ponctuellement une part d'authentique, dans les marges de l'histoire racontée, par ces descriptions sans fonction narrative, disant simplement I'êtrelà des choses (on aura reconnu ce que Gérard Genette nommait les « silences de Flaubert »). Mais n'est-ce pas la pointe même de la désespérance, que la vérité soit dans le suspens de la signification ?

A l'autre bout de l'oeuvre flaubertienne en tout cas le procès se poursuit, plus aigu encore de se concentrer sur la science, au moment où (plus pour très longtemps) le positivisme est la philosophie triomphante. Dans Bouvard et Pécuchet, le savoir s'assimile à l'opinion, à travers ces livres à l'auteur incertain, toujours cités d'un peu loin par les deux bonshommes, et si contradictoires qu'ils font du savoir non un cumul, mais une peau de chagrin infailliblement étrécie chaque fois que la libido sciendi de Bouvard et Pécuchet soupire vers la vérité. Le scientisme culbute dans le scepticisme. Il rencontre l'inconnaissable, cette énigme des phénomènes réaffirmée dans les petites descriptions qui ponctuent le récit, en deçà ou au-delà du sens, aussi bien que dans le pêle-mêle de la copie, fouillis de mots incapable assurément d'ordonner le réel.

Le livre de Laurent Adert saute alors à Sarraute et Pinget (il serait intéressant, au nom d'une poétique historique, de s'interroger sur les maillons de la littérature de l'inauthentique, comme sur ses antécédents : où commence-t-elle vraiment d'ailleurs ? Stendhal, à coup sûr, rencontra la question, et le romantisme en son ensemble, mais peut-être Flaubert est-il effectivement le premier à n'avoir pas de réponse : avec lui la littérature elle-même, pas seulement les personnages, est prise dans la glu du langage). Chez Sarraute, le dialogue constitue la forme-sens de l'inauthentique : il alterne la conversation, assertive, grégaire, terroriste et la sous-conversation, tâtonnante, décalée, commentaire en sous-main qui dément le consensus apparent. L'écriture de la romancière est ainsi une résistance à la parole satisfaite : un style de l'approximation (par des images, des points de suspension, par l'usage même d'une narration au présent, en mouvement, récusant les temps du révolu, de la rétrospection) bat en brèche le dogmatisme, en refusant d'arrêter le sens. Sous ce jour s'éclaire toute la poétique de Sarraute, y compris bien sûr son refus d'un langage en surplomb, celui du romancier omniscient, apposant des étiquettes à ses personnages, les définissant.

Pinget poursuit une quête analogue, lui qui se désigne si joliment non comme appartenant à une « école du regard », mais à une école de l'oreille : ses romans sont tout entiers informés par un babil anonyme où disparaît la voix du narrateur. Dans le monde de Pinget, le réel n'est plus que ce qu'on en dit, la vérité s'étrangle en potin. Le récit se limite alors à juxtaposer les différentes versions d'un même


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événement, mais où est la bonne ? Y en a-t-il même une ? L'esthétique de la redite manifeste l'absence d'un langage souverain. Le creux de la parole met en crise la représentation, point d'aboutissement de cette histoire partie de Flaubert, où la littérature n'est plus animée par un fantasme cratylien. Elle entre en temps de disette, pour parler comme Balzac. Et l'écriture ironiquement, cherche alors à comprendre ce que parler veut dire, quand plus rien ne se dit.

PHILIPPE DUFOUR.

J0RN BOISEN, Un Picaro métaphysique. Romain Gary et l'art du roman. Odense University Press, Danemark, 1996. Un vol. 17,5 x 24,5 de 353 p.

Honnête et clair malgré quelques fautes matérielles dues au pays d'impression, l'ouvrage de M. Boisen, loin de toute biographie, présente et analyse l'ensemble de l'oeuvre de Gary à l'exception de Johnnie Coeur, son unique pièce de théâtre. C'est la première fois en français qu'une critique littéraire envisage la totalité de cette oeuvre dont la bibliographie ne contenait jusqu'ici que des biographies, des thèses non publiées ou des études très partielles sur l'affaire Ajar-Gary. Sur cette dernière même, eu égard peut-être au volume de son compatriote Morten Npjgaard, M. Boisen ne revient pas, ce qui est un peu dommage.

Un point cependant, mais qui occupe dans l'ouvrage un volume notable, paraît peu satisfaisant : les considérations théoriques. Si l'on admet sans trop hésiter des vocables comme « hétérocosme » (p. 59) « transmondialité » (p. 64) ou « postmodernité » (p. 333 sq.) - vocables que dissout vite l'ironie du lecteur indulgent -, il est beaucoup plus difficile d'accepter les longs et lourds développements de la même veine auxquels est consacrée toute la première partie du travail. Les théories, contemporaines uniquement, sur l'art du roman y sont passées en revue avec application. Sans aucune nécessité se succèdent tous les noms attendus. Il n'en fallait pas tant pour approcher Gary. Commenter la citation qu'il fait de Michel Raimond à la page 74 aurait pu fournir par exemple à M. Boisen un point de départ suffisant, ainsi qu'une étude plus systématique et groupée de Pour Sganarelle. Mais sa démarche se comprend : ne faut-il pas toujours prendre des assurances ?

A des degrés divers, ces pesantes remarques théoriques continuent d'embarrasser les deux parties suivantes, toujours intéressantes au demeurant et portant sur le discours romanesque, le personnage et l'espace. Tout change heureusement avec la quatrième partie qui traite de l'humanisme de Gary. L'analyse formelle abandonnée, M. Boisen congédie sans plus de façon « le structuralisme des années soixante, la sémiotique narrative et la narration synthétique » (p. 18). Le contenu de l'oeuvre occupe désormais tout le champ et la cinquième et dernière partie situe très précisément Gary dans son environnement philosophique et littéraire, montrant ses rapports avec la culture juive, la culture d'Europe centrale, la culture slave et la culture anglosaxonne. Des pages tout à fait remarquables (324 sq.) sont consacrées à la confrontation de Gary avec Malraux et Camus qui étaient en même temps que lui « presque les seuls à voir dans le stalinisme une perversion des idéaux révolutionnaires » (p. 325).

Ce plaidoyer en faveur de l'oeuvre romanesque de Gary se termine par une discussion serrée sur la place qu'elle tient dans ce que M. Boisen appelle le modernisme. On peut ne pas admettre tout à fait sa conclusion. Mais il faut reconnaître


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la valeur de ce travail qui, par sa bibliographie détaillée notamment, fournit une bonne base de départ aux futures recherches sur un auteur aussi digne d'attention que Romain Gary.

MICHEL AUTRAND.

PIERRE JOURDE et PAOLO TORTONESE, Visages du double. Un thème littéraire. Paris, Nathan Université, « Fac Littérature », 1996. Un vol. 15 x 21 cm de 251 p.

WLADIMIR TROUBETZKOY, L'Ombre et la différence. Le Double en Europe. Paris, P.U.F., collection Littératures européennes, 1996. Un vol. 15 x 21,5 cm de 247 p.

Heureuse coïncidence ou magie d'un thème qui donne corps à mainte rêverie fantastique, la parution concomitante de ces deux livres ne fait pas de l'un le double de l'autre. Loin d'être en position de rivalité suspecte, les deux ouvrages s'interrogent sur un même sujet dans deux perspectives distinctes. Le premier, qui s'adresse davantage à des étudiants ou à des non-spécialistes, fourmille d'informations et de pistes de réflexion intéressantes. Après une longue introduction défrichant le terrain et sériant les problèmes (« Le double et la conscience », « Différence et unité », « Création et dédoublement », « Reflets et Narcisses »...), les auteurs tentent, dans les deux premiers chapitres, de faire la généalogie du thème, depuis sa « préhistoire » (les sosies et les jumeaux de théâtre, de l'Antiquité aux baroques, ou encore les doubles médiévaux chez Marie de France et Jean Renaît) jusqu'à son accomplissement romantique ou fantastique au XIXe siècle. Deux chapitres sont ensuite consacrés à une présentation des théories psychiques, parapsychiques ou psychanalytiques du double, de Mesmer à Clément Rosset, quelques études plus littéraires étant également évoquées (W. Kraus, CF. Keppler, K. Miller, etc.). Les deux derniers chapitres, plus réflexifs qu'informatifs («Le double dans le récit» et «Scission et simulacre»), multiplient les problématiques, invitant le lecteur à relire aussi bien les classiques du thème que quelques oeuvres moins explorées. Le léger reproche que l'on peut faire à cette prospection est de risquer d'élargir un peu trop le domaine de la recherche aux « thèmes apparentés », sans approfondir une matière déjà suffisamment riche. Mais c'est aussi un choix pédagogique qui se justifie amplement dans cette collection. On appréciera, de ce point de vue, l'utile appendice recensant et analysant rapidement une quarantaine d'ouvrages (livres et films) se prêtant à une étude du double.

Le livre de W. Troubetzkoy, bien que plus ambitieux dans son projet, se limite quant à lui à cinq textes canoniques (d'Hoffmann, Chamisso, Dostoïevski, Maupassant et Nabokov). Après avoir proposé une synthèse importante sur le triomphe du thème dans la littérature européenne depuis la fin du XVIIIe siècle, l'étude aborde en détail chacune de ces oeuvres. L'inconvénient du livre - qui reprend la matière d'un cours professé par l'auteur à l'Université de Lille III et de trois de ses articles précédemment parus - est qu'en juxtaposant ainsi cinq monographies, il fait discrètement perdre de sa force au motif, et à l'interrogation sur la nature même du fait littéraire ou artistique à laquelle il semblait pouvoir conduire. Quelques lignes du chapitre i, en particulier sur l'essence de la mimesis, que compléteraient fort bien la conclusion de P. Jourde et P. Tortonese sur le fonctionnement du texte littéraire, donnent en effet le sentiment qu'au-delà même du « thème » à l'oeuvre dans les différents récits, la violence du double permet de penser (ou repenser) l'ensemble des processus créateurs - comme Artaud l'avait fait pour la dynamique théâtrale. Cela, certes, n'enlève rien à l'intérêt des deux livres, mais donne au contraire à leurs lecteurs le


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désir de prolonger la réflexion à laquelle ils ont donné forme, avec une complémentarité remarquable. Ajoutons, pour terminer, que le n°20 (décembre 1995) de la revue Roman 20-50 (Université de Lille III), outre une série d'études intéressantes sur Jean Genêt, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain compte rendu, propose également « Quelques réflexions sur le " double " dans La Méprise (Despair) de Vladimir Nabokov », par Alyson Waters ; l'auteur y analyse les rapports existant entre le motif du dédoublement et la « " schizophrénie " de l'écrivain bilingue exilé ». Preuve, s'il en était besoin, qu'on n'en a jamais fini avec les doubles.

ARNAUD RYKNER.

Sulla via délie indie orientali, Aspetti della francofonia nell' oceano Indiano/Sur la route des Indes Orientales, Aspects de la francophonie dans l'Océan Indien. Publ. sous la direction de Paolo Carile. Fasano di Puglia-Paris, Schena - Nizet, 1995. Un vol. de 422 p.

Cette coédition bilingue est le produit d'une heureuse collaboration entre chercheurs italiens et français. Elle est présentée par Paolo Carile et Sergio Zoppi comme le premier volet d'un triptyque visant à explorer très largement les littératures francophones de l'Océan Indien. Cet ouvrage traite, pour sa part, des textes français qui se situent en amont des littératures autochtones de la région ; il permet donc de juger la mise en place d'un discours occidental qui élabore toute une représentation fantasmatique dont les écrivains locaux eux-mêmes auront du mal à se déprendre.

La première partie montre comment ces lointaines terres insulaires, désertes au moment de leur « découverte » par les Européens, se sont prêtées, dès le XVIe siècle, à des mythologies édéniques ou à des rêveries utopiques (tels ces projets d'aménagement de sociétés protestantes, idéal contrepoint d'une société réelle oppressive). Les études de la deuxième partie se consacrent aux récits des voyageurs. Elles mettent au jour à la fois la diversité et la complexité des motivations (de la nécessité d'émerveiller au souci scientifique, voire encyclopédique) et l'identité d'un fonctionnement poétique propre à ces relations qui, du XVIIe au XVIIIe siècle en particulier, s'institutionnalisent en véritable genre littéraire. La troisième partie aborde les romanciers et poètes français des XVIIIe et XIXe siècles qui, de Bernardin de Saint-Pierre à Baudelaire (et même lorsqu'ils sont, comme Bertin ou Lacaussade, issus de l'île Bourbon) confortent une vision et un traitement essentiellement (mais non exclusivement) exotiques de ces terres indianocéaniques.

Si l'on mentionne enfin deux textes sur l'histoire intellectuelle aux XVIIIe et XIXe siècles, et sur la situation sociolinguistique de ces îles créoles, on comprend qu'on dispose là d'une excellente et érudite introduction à la vie littéraire d'une région francophone encore trop rarement « visitée ».

MARTINE MATHIEU.

JEAN-CLAUDE PINSON, Habiter en Poésie. Essai sur la poésie contemporaine. Paris, Champ Vallon, 1995. Un vol. de 280 p.

Qu'en est-il du lyrisme aujourd'hui ? La question provoque régulièrement des débats plus ou moins passionnés chez les spécialistes comme chez les poètes 1.

1. Le Sujet lyrique en question. Actes du colloque de Bordeaux, mars 1995 (P.U. Bx, coll. Modernités, juin 1996) et Figures du sujet lyrique (P.U.F., mars 1996).


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Question récurrente, en fait, surtout depuis que la crise des conceptions classiques du Sujet, du rapport des Mots et des Choses, du rôle de l'écrivain, n'a cessé de retentir sur le langage poétique, provoquant la « révolution » et les ébranlements périodiques que l'on connaît depuis le milieu du XIXe siècle.

Dans son essai, J.-C. Pinson tente à son tour d'y répondre sur le plan philosophique et littéraire en examinant les thèses en présence avec un sens de la mesure et de la nuance qui n'est pas si fréquent dans un domaine où les antagonismes de surface sont généralement davantage soulignés que les convergences profondes, où l'innovation est souvent plus valorisée que la continuité.

Mais la modération et la pertinence de ses analyses n'occultent pas des préférences et des choix qui ont le mérite de la clarté même s'ils n'entraînent pas toujours l'adhésion.

Pour lui, en effet, loin d'être « inadmissible » comme le pense Denis Roche, ou démodée comme on le prétend couramment, la poésie a toujours un rôle à jouer. Il y a place pour un lyrisme débarrassé des illusions qui l'ont si longtemps confiné dans le registre « patheux » de l'effusion sentimentale, de la célébration ou de la déploration déclamatoires. Lyrisme « dégrisé » qui ne se réclame plus des théories « théologico-poétiques » des épigones d'Heidegger mais qui refuse avec encore plus de vigueur de se laisser prendre au piège de la « modernité négative » dont les telquelliens furent naguère les chantres. Car s'il reproche aux premiers d'avoir légitimé les prétentions « utopiques » d'une poésie ontologique plus philosophique que réellement poétique, il accuse les tenants du « textualisme » ou du « Iittéralisme » d'avoir rendu impossible toute relation intersubjective, de s'être enfermé dans une « logolâtrie » sans issue à force de vouloir éliminer par la déliaison, la fragmentation de la syntaxe et du signifiant, toute présence élocutoire du sujet, toute référence à une réalité reconnaissable ou à une expérience vécue.

C'est donc contre les uns, et surtout contre les autres, que J.-C. Pinson exprime sa conviction qu'il appartient à chaque poète de prendre en compte « l'idiosyncrasie de son habitation propre » (p. 85), d'exprimer à sa manière la particularité des moments où « il nous est donné d'éprouver quelque chose comme un sentiment lyrique de l'existence » (p. 94). D'où la place qu'il accorde notamment aux textes dans lesquels Paul Ricoeur s'efforce de laïciser les conceptions d'Heidegger ou aux travaux d'Henri Meschonnic sur la notion de rythme comme trace profonde du sujet de renonciation. D'où également l'intérêt qu'il porte aux oeuvres de Ponge, de Bonnefoy, de Guillevic, de Jaccottet, de Deguy, de Réda, de Jude Stéphan, de James Sacré, pour ne citer que ses principales références et qui, par-delà tout ce qui les différencie et à des degrés divers, lui paraissent annoncer ou illustrer ses propres conceptions. OEuvres, en effet, où se manifestent à la fois le sentiment de la finitude, de la contingence, de l'opacité du monde et la volonté ou l'espoir de le rendre plus « habitable », plus humain par le truchement d'une écriture qui, aussi retenue, modeste, hésitante, délibérément maladroite, grave ou ironique qu'elle soit, ne renonce jamais à « instaurer un espace propice à une diction du sacré » (p. 124), à assumer un « certain mouvement de transcendance » sans croire à une quelconque finalité transcendante.

Cela dit, si J.-C. Pinson se défend de « prêcher une régression post-moderne », on peut quand même se demander si à vouloir défendre une voie poétique que l'on pourrait qualifier de « moyenne » dans la mesure où elle veut éviter les impasses ou les naïvetés supposées et opposées du psychologisme, du figuratif, de la métaphysique et du formalisme, il ne risque pas de privilégier une poésie finalement assez fade, sans aspérités ni démesure et où l'on chercherait en vain la « part de rébellion »


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dont parlait René Char. Révélatrice est à cet égard l'image composite du poète qui est évoquée dans les quelques vers qui servent de coda à son essai : « Petit roi lunaire », « ange vieilli » mais aussi « loup avide » qui serait « le frère des affamés, des opprimés » et enfin « vigie » cherchant des mots « pour habiter une contrée davantage dansante ». II n'est pas sûr, en effet, que ce mélange de désenchantement, d'humanitarisme et de messianisme édulcoré, aussi apparemment fait qu'il soit pour rassembler et pour séduire, aussi attachante que puisse paraître la « poéthique » dont il procède, soit à même de donner au lyrisme d'aujourd'hui le pouvoir de rendre le monde plus « habitable » que n'a pu le faire celui du poète qui se prenait pour Prométhée ou pour Orphée, pour le « Suprême Savant » ou pour le « Grand Maudit ». Reste donc, une fois de plus, à savoir si une tentative pour changer la poésie qui ne part pas d'une « critique » radicale des postulats qui fondent toute démarche qui se veut poétique, a quelque chance d'échapper au cercle magique des sophismes dans lequel tournent en rond la plupart des poètes disparus ou vivants.

ROGER NAVARRE

PAUL VALÉRY, Se faire ou se refaire. Lecture génétique d'un cahier (1943). Sous la direction de R. Pickering. C.R.L.M.C. Université BiaisePascal, Clermont-Ferrand, 1996. Un vol. 15 x 21 de 215 pages.

Comme l'indique son titre, ce volume présente les résultats, provisoires, d'une lecture génétique d'un cahier de Valéry dont l'intérêt est certain puisque sa rédaction précède de deux ans à peine la mort de son auteur qui, à l'époque, était déjà en train de se résumer. Comme l'admet le directeur de cette équipe Valéry, R. Pickering, l'entreprise n'est pas sans problèmes, car, en l'occurrence, il s'agit d'un brouillon, texte unique et sans variantes possibles, qui, pour l'ouvrir à une lecture dynamique, doit donc être confronté à d'autres textes dont il serait la préparation ou la reprise. C'est ce qu'ont fait ces chercheurs, réfléchissant sur le statut des cahiers dans l'évolution de la pensée du poète (l'écriture servant à exercer l'esprit et partant à compenser peut-être les échecs sociaux et existentiels voire sentimentaux et à créer un espace où exercer la maîtrise intellectuelle), confrontant le texte du cahier avec les cours sur la poïétique de Valéry au Collège de France, commentant les thèmes principaux abordés dans ce cahier (sensibilité, négativité dynamique, implexe). Ce volume est donc essentiellement un instrument de travail pour les valériens dont les analyses et informations peuvent utilement étayer une interprétation d'ordre plus synthétique encore à réaliser.

LEOPOLD PEETERS.

NOËL CORDONIER, VICTOR SEGALEN, L'expérience de l'oeuvre. Paris, Honoré Champion, 1966. Un vol. 16 x 24 de 259 pages.

Le titre du livre en indique la portée et le sens : comprendre le rôle que la création poétique joue dans le destin de la personne nommée Victor Segalen. Le terme « expérience » peut s'interpréter ainsi comme désignant la traversée de la mort en vue d'une survie par l'oeuvre. À partir d'une interprétation exhaustive de la nouvelle La Tête, l'auteur montre comment la tâche, assumée par l'art vers la fin du XIXe siècle, d'assurer la relève des valeurs religieuses ou du sacré amène le poète


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à développer une esthétique dialogale dont l'intention consiste à impliquer le lecteur dans le texte en lui faisant voir ce qui y est évoqué. Pour réaliser ce face à face à distance, il doit vaincre les obstacles que l'écriture oppose à une communication littéraire parfaite ; Segalen situe les mots dans le chant, le souffle et la voix, impose sa propre musique et partant son visage (d'où l'importance dans tout l'oeuvre du thème central de la tête coupée) ; le poème devient dès lors le lieu où continue à vivre son auteur, comparable en cela au tombeau où s'ensevelit l'empereur de Chine. On l'aura compris : le cadre dans lequel s'inscrit cette interprétation convaincante est celui de l'anthropologie et de l'esthétique de la réception, reprenant à son compte la notion de poïétique telle que Valéry l'a développée sans accorder pour autant à ce savoir-faire quelque autotélisme que ce soit. Convaincante, cette étude aussi est émouvante, et permet de mieux comprendre les changements profonds qu'aura subis le statut de l'oeuvre poétique au cours de notre XXe siècle, que l'oeuvre ségalien préfigure exemplairement.

LEOPOLD PEETERS.

DAVID NELTING, Alain Robbe-Grillet : « Projet pour une révolution à New York ». Untersuchungen zur intertextuellen Verknupfung von urbanem und literarischem Text. Bonn, Romanistischer Verlag, 1996. Un vol. 15 x 21 de 182 pages.

Toujours la même démarche, répétée avec un sérieux imperturbable : à partir d'une définition aussi large et abstraite que possible du texte comme tissu de signes, on n'a aucun mal à inscrire tout dans n'importe quoi, avec la caution religieusement sollicitée auprès des textualistes patentés. Ce n'est plus le postulat, logiquement intenable, que rien n'est hors du texte qui joue mais, celui, simpliste avatar de la vieille métaphore du livre du monde, que tout est texte. Qu'on fasse encore mine d'avoir à prouver une hypothèse sert sans doute à conférer à ces recherches le statut de thèse ; dans ce cas-ci, l'auteur se fait fort d'avoir prouvé que ce ne serait pas seulement le « générateur » robbe-grilletien (en l'occurrence la couleur rouge - il faut sans doute comprendre qu'il ne s'agit pas de la couleur même, mais de ces mots en tant que signes, mais alors ils ne réfèrent qu'à des banalités comme le sang et la révolution) qui produirait l'oeuvre, mais le texte urbain, comme si une ville était une énorme machine à traitement de textes dont le romancier ne serait que le commutateur. La soi-disant démonstration se base sur les textes appropriés des textualistes officiels dont une série de citations en cascade permet d'établir dans le texte de Robbe-Grillet ce que Kroker a écrit à partir de la définition du pouvoir par Foucault telle que Baudrillard l'a reformulée (pardon, réécrite). Comme on n'est jamais sorti du texte, tout va. Quelle agréable surprise de constater alors que les romans de Robbe-Grillet se laissent adéquatement interpréter à l'aide de la batterie de concepts post-structuralistes ! Que la pensée de Baudrillard, appelée à servir de caution à cette théorie du texte généralisé, exprime une inquiétude certaine à propos de ce phénomène textualiste ne semble pas perturber outre mesure notre auteur, sauf à un moment, peut-être novateur, mais reléqué en note où il exprime (pardon, scripte) l'opinion que les textes de Baudrillard, comme ceux de Diderot et de Lacan (paix aux analyses et commentaires décisifs de Roustang) pourraient se lire dans le cadre d'une tradition fréquemment humoristique de la pensée. On souhaiterait effectivement


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que les textualistes puissent un jour faire preuve d'autant de lucidité et d'humour que l'auteur du Neveu qui a montré, avec deux siècles d'avance, les contradictions internes de la modernité.

LEOPOLD PEETERS.

Europe, août-septembre 1996, n° 808-809 : Jean Genêt, sous la direction d'Albert Dichy. Un vol. 13 x 21 de 253 p. (dont 168 consacrées à Genêt).

Roman 20-50, Université de Lille III, n° 20, décembre 1995 : Jean Genêt. Notre-Dame-des-Fleurs - Pompes funèbres - Le Journal du voleur, études réunies par Marc Dambre. Un vol. 16 x 24 de 161 p. (dont 119 consacrées à Genêt).

Quatre textes de Genêt, dont trois inédits, édités par Albert Dichy, ouvrent fort à propos le numéro que la revue Europe vient de consacrer à l'écrivain, disparu il y a dix ans. Le plus intéressant de ces derniers est peut-être la « réponse à un questionnaire » de 1935, sur la place attribuée par l'auteur « aux lettres et aux arts », « dans la vie » (réponse qui, selon son présentateur, par la culture dont elle fait preuve, « fait définitivement justice de la légende selon laquelle c'est un écrivain inculte qui entreprend, en 1942, la rédaction de Notre-Dame-des-Fleurs et du Condamné à mort). Dans « Le défi d'un réfractaire », trois belles pages, datées de 1976, qui constituent le premier article sur Genêt paru en Espagne, le poète catalan Père Gimferrer analyse la façon dont Genêt intègre à sa propre dialectique le paradoxe de sa reconnaissance par une société qu'il n'a jamais cessé de rejeter. Thomas Spear puis Pierre-Marie Héron mettent alors le doigt sur les contradictions fécondes d'une oeuvre à la fois presque entièrement autobiographique et totalement autofictionnelle. Marie Redonnet tente de montrer, à travers un passage de Notre-Dame-des-Fleurs, « comment Genêt invente sa machine imaginaire ». Anne Ubersfeld interroge l'« écriture de la maîtrise » par laquelle Genêt confère à l'acte d'écrire trois vertus : « le savoir, le vouloir et l'ordre ». Patrice Bougon montre le rôle de l'ironie dans Pompes funèbres et son importance pour la réflexion politique de l'écrivain, qui n'a jamais simplement le souci « d'exhiber une position d'engagement en faveur d'un groupe social mais, bien plutôt, de dévoiler les contradictions de toute hiérarchie politique, qu'elle soit établie ou révolutionnaire ». René de Ceccaty analyse l'ambiguïté du rapport de Genêt à son écriture et à sa sexualité. Oreste F. Pucciani rend alors compte, à partir d'éléments connus mais de façon stimulante, du « dialogue infernal » entre Sartre et Genêt, qui pousse le premier à interpréter l'oeuvre du second à l'aune de sa propre philosophie (privant plus d'une fois la poétique et l'éthique de Genêt de ce qui fait leur force). Par ailleurs, deux articles d'Agnès Clerc puis Carlo Jansiti, explorent successivement les ressemblances qui lient, parfois jusqu'à la gémellité, Genêt à Proust, d'une part, à Violette Leduc, d'autre part. Michel Corvin (qui travaille actuellement à coéditer le théâtre de Genêt pour « la Pléiade », avec Albert Dichy) s'attache, y compris à travers la lecture des premiers états des textes, à mettre au jour le paradoxe par lequel ce théâtre se présente comme une expérience de l'absence et de la solitude. Jean-Yves Coquelin se concentre sur Les Nègres, dans des pages très suggestives (aux formules qui portent, comme cette définition du théâtre selon Genêt : « Le théâtre est le lieu du sacrilège. Le théâtre ne se donne qu'à ceux qui l'abjurent »). Par la démultiplication des niveaux de jeu, la pièce tend à « enivrer le public au point qu'il accepte de suivre son chemin de croix, de


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s'abandonner, de se soustraire à l'univers pour mieux le contempler». «Le livre impossible » dont parle alors Jean-Bernard Yehuda Moraly, c'est celui dont Genêt n'est pas venu à bout, autour duquel il n'a cessé de tourner et que la fin du Saint Genêt de Sartre prophétisait. Ce livre en creux, jamais advenu - ébauché dans les Fragments de 54 puis dans le cycle théâtral qui devait déboucher sur La Mort - s'offre sans doute, comme le suggère l'auteur de l'article, comme la clef de toute l'oeuvre, le négatif qui permet de la « révéler ». Le dossier se termine enfin avec l'évocation du « dernier Genêt » par Hadrien Laroche (dont un livre sur le sujet paraît cette année au Seuil), du « cinéma selon Genêt » (films, scénarios et projets) par Diane Henneton, et de la rencontre entre l'écrivain et le sculpteur Fenosa, par Bertrand Tillier. Les « repères chronologiques », fort précis, que donnent pour conclure Albert Dichy constituent un outil important, qui boucle la boucle et nous invite à faire retour sur les articles de T. Spear et P.-M. Héron... et surtout sur l'oeuvre toujours dérangeante de Genêt.

Nous avions déjà rapidement signalé la parution il y a un peu plus d'un an d'un numéro de la revue Roman 20-50 également consacré à cet auteur (comprenant neuf articles d'Alain Buisine, Frédéric Biot, Marc Dambre, Marc Hanrez, Pierre-Marie Héron, Patrice Bougon, Francis Marmande et Florence Leca). Le numéro d'Europe s'ajoute donc opportunément à ce volume également stimulant.

ARNAUD RYKNER.

MONIQUE GOSSELIN commente Enfance de Nathalie Sarraute, collection « Foliothèque », Folio, Gallimard, Paris, 1996.

Comme les autres titres de la collection dirigée par Bruno Vercier, cette étude de Monique Gosselin consacrée à Enfance de Nathalie Sarraute se divise en deux parties : un essai (les trois-quarts du volume environ) et un dossier qui outre une bibliographie très précise, offre un vaste panorama critique (réception immédiate, critique « universitaire » et surtout entretiens avec l'écrivain), avec de larges extraits, de nombreuses pistes de réflexion et des prolongements (aperçus des lectures évoquées dans Enfance, comparaisons avec d'autres écrivains, par exmple Tolstoï, Loti).

Prolongeant et complétant l'oeuvre commentée, cet ouvrage a une dimension critique et pédagogique, mais il ne s'agit pas d'un travail de vulgarisation pédagogique qui survolerait le texte en le simplifiant. Au contraire, s'adressant à un large public universitaire, cette étude explore l'oeuvre et son contexte. La présentation aérée (avec des notes qui au lieu d'être en bas de page ou à la fin du livre, sont placées dans la marge en face de la citation), les nombreux titres et sous-titres et parties contribuent à l'agrément d'une lecture savante grâce à la richesse des analyses et des informations, mais jamais lourde et fastidieuse. De plus, le lecteur peut mener des recherches ponctuelles et précises sur un thème ou sur un aspect particulier de l'oeuvre (par exemple la figure de la mère, la Russie, le poème en prose) - ce qui n'est pas le cas lorsqu'il est confronté à un essai massif et touffu - grâce à la table des matières très claire et extrêmement détaillée. Cependant, le caractère fragmenté de la présentation ne nuit pas à l'unité et à la cohérence de l'investigation. On a par exemple une deuxième grande partie intitulée « Un récit très sarrautien », une partie « Les tropismes et l'enfance » et une sous-partie intitulée « Un accord tacite ». Tous ces repères permettent au lecteur de s'orienter et de découvrir les mille et une facettes d'une oeuvre complexe et ambiguë qui joue sur une certaine tradition littéraire ainsi que sur des réflexes d'écriture et de lecture.


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Ce parcours très riche (avec des analyses d'ordres narratologique, stylistique, thématique, fantasmatique, métaphorique) commence par une réflexion sur la postion de Nathalie Sarraute par rapport à l'autobiographie « classique » avec tous les problèmes liés au genre : généralisation du titre L'Enfance (et non Mon enfance), statut du sujet qui n'est plus une petite fille particulière mais une enfant qui parle et se souvient, pacte autobiographique, paratexte, entrée dans le texte, dédoublement, voix et temporalités multiples... Puis la dimension « sarrauUenne » du texte est étudiée à travers la continuité d'une pensée et d'une écriture qui montre qu'Enfance n'est pas une oeuvre isolée par rapport aux autres « fictions » souvent évoquées. C'est ce que montrent le surgissement des tropismes, la lutte contre la tentation romanesque (le pathos, la constitution de personnages et de tableaux figés) qui succède à la tentation autobiographique. Dans la dernière partie, Enfance est analysée comme « une autobiographie critique » qui ne peut échapper aux « scènes obligées » des récits d'enfance, aux figures familiales, mais qui prend en même temps ses distances. Le récit de vocation devient alors conquête d'une identité et d'une écriture qui oscille entre structure romanesque et dimension poétique, à cause de la discontinuité, des blancs, des chapitres sans titre, des points de suspension. L'autobiographie et le roman s'effacent devant le poème en prose de l'enfance recomposée.

THANH-VÂN TON-THAT.


RÉSUMÉS Montaigne en son giron

Le 28 février 1571, Montaigne se retire in doctarum virginum sinus, « giron des Muses ». Une inscription de sa « librairie » consacre cet événement. Le « giron » - et d'abord celui de la paysanne qui fut sa nourrice - est cet espace fantasmatique où le gentilhomme entend fuir les tracas de la vie publique pour se donner à soi après s'être prêté à autrui. Mais il est aussi le lieu où il fait l'expérience du paradoxe, et le laboratoire d'une philosophie qui rêve la science, la mélancolie, la volupté, la nature, la loi divine comme autant d'hypostases de la bonne Mère. Introjectant l'image maternelle, Montaigne parvient enfin à trouver en lui-même son « propre giron », d'où naît, sans « l'accointance » d'une femme, un livre-enfant appelé à devenir « plus riche » que son « père et mère ».

ALAIN LEGROS.

L'Adonis de La Fontaine et la tradition

Dans son Adonis, La Fontaine emprunte à diverses sources antiques et modernes. Mais il utilise le mythe assez librement en lui donnant un sens nouveau : le thème fondamental par-delà l'aventure amoureuse et galante est en effet celui de la brièveté et de la fragilité du bonheur humain. Il crée une ambiance pastorale peuplée d'êtres mythiques, sans toutefois trop désacraliser l'histoire, ni trahir une certaine image de la mort et du destin qu'avaient les Anciens. Par un vocabulaire soigneusement recherché, il montre l'intimité étroite entre Adonis et la nature et l'ambivalence de cette nature ; il annonce dès le début, et au sein même du bonheur, le malheur qui va survenir ; et donne à ce poème à deux parties apparemment peu homogènes, une unité profonde.

MIREILLE BREMOND.

Imaginaire rousseauiste, utopie tahitienne et réalité révolutionnaire

Y a-t-il un rapport entre le modèle imaginaire de l'« état de nature » développé par Rousseau en 1755 dans son Discours sur l'origine de l'inégalité et la perception des nouvelles sociétés sauvages découvertes à Tahiti par Bougainville en 1768 ?


RÉSUMÉS 351

Bien que Bougainville semble réfuter toute dette envers Rousseau dans l'introduction à son Voyage autour du monde, ses pages sur Tahiti sont fortement imprégnées d'un imaginaire rousseauiste qui s'insère au sein du topos tahitien pour y former une utopie. Bougainville fait écho à certains passages de La Nouvelle Héloïse (L'Elysée de Clarens, notamment) lorsqu'il décrit le «jardin d'Eden » tahitien. Quelle fonction pourraient remplir ces «créations en l'air»? Le pouvoir de l'imaginaire serait-il assez puissant pour faire passer ce qui relève de la psyché au niveau du « soma » ? Ce que Freud nomme « réserve naturelle » de la fantaisie est doté de la capacité d'avoir prise sur l'histoire comme le montrent certains textes juridiques de la période révolutionnaire. À la lumière de la Déclaration des droits de l'Homme, de plaidoyers juridiques à la tribune de l'Assemblée et de décrets, il apparaît que tout un mouvement d'opinion inspiré de la construction mentale de l'« homme naturel » de Rousseau - elle-même trouvant son corollaire dans l'utopie tahitienne de Bougainville - contribua à l'élaboration des idéaux révolutionnaires de 1789.

BÉATRICE WAGGAMAN.

Situation de Namouna

C'est, disait Aragon, « un des plus grands poèmes jamais écrits ». Reste à en situer les enjeux. Le poème est situé en ceci qu'il « invente à chaque ligne son moderne ». La conversion au « mahométanisme » pourrait bien n'être ici qu'un « rêve de paresse grossière », sur fond de fiasco sexuel et d'avortement historique. À la hauteur, donc, de ce « mécompte des rêves », qui, dit Aragon, permet de mesurer « entre l'homme et sa destinée le terrible fossé moderne, objet déchirant de la nouvelle poésie ». L'application se fait aux jeunes gens de vingt ans, l'âge de Mardoche, de Hassan et de Musset, en 1830. «Une femme, dit l'épigraphe du chant premier, est comme votre ombre : courez après elle, elle vous fuit ; fuyez-la, elle court après vous ». L'une ne va pas sans l'autre, comme dans le cas du personnage de Namouna, qu'on suppose inventé par Musset d'après ceux d'Indiana : Noun + Indiana = Namouna. C'est d'un dialogue qu'il s'agit, entre Musset et Sand. Poétique ou romanesque, la fiction pourrait bien avoir programmé la réalité de ce qu'il est convenu d'appeler ('«aventure vénitienne», celle, somme toute, d'une illusion un moment partagée. On en revient à la définition du moderne, considéré par Aragon comme «le point névralgique de la conscience d'une époque». C'est là, ajoutait-il, qu'«il faut frapper », là où ça fait mal, au défaut de la conscience qu'une époque a d'ellemême, à ce « mécompte des rêves » dont elle est porteuse. C'est aussi par là que Musset, dans Namouna, peut passer pour avoir « inventé son moderne ».

BERNARD LEUILLIOT.

Le roman préhistorique de Rosny aîné :

« Roman scientifique » ou genre « didactique »

et de « vulgarisation » ?

On peut considérer le roman préhistorique de J.-H. Rosny aîné comme un « roman scientifique », c'est-à-dire comme un récit fictiormel créé à partir d'un savoir réélaboré sous forme de narration. À la différence du récit scientifique de vulgarisation (celui des vulgarisateurs de profession ou bien de Jules Verne), le « roman des âges farouches » ne présente pas de stratégies d'écriture (notes en bas de page, compa-


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raisons, citations textuelles, références aux sources, etc.) révélant une intentionnalité fortement didactique.

ROBERTA DE FELICI.

Péguy et le dépassement de la littérature polémique

L'oeuvre en prose de Péguy s'apparente à la littérature polémique. Cependant, loin de se complaire dans la satire ou l'invective, l'auteur en fait un usage particulier qu'il faut définir. Il a lui-même écarté de la publication une part importante de ses écrits polémiques. Dans ses grands pamphlets, l'arsenal polémique est utilisé pour promouvoir une pensée que Péguy, dans un contexte culturel qu'il qualifie de guerre, juge nécessaire de présenter « toute armée ». Homme de dialogue, il fait la part belle à l'adversaire en le citant longuement. Plus que la confrontation, il recherche la rencontre fraternelle, et bien que maître dans l'art d'utiliser les conventions de la polémique, il sait leur préférer une écriture neuve qui s'efforce de supprimer les obstacles entre l'auteur et le lecteur, en ménageant à ce dernier une place de choix au coeur du texte.

CLAIRE DAUDIN.

Henri Ghéon et la musique

Promenades avec Mozart est l'oeuvre principale d'Henri Ghéon qui a survécu jusqu'à aujourd'hui à son immense production. Il fut pendant de nombreuses années un ami intime d'André Gide. Dans Promenades avec Mozart il témoigne de l'importance de ce musicien et de la musique en général dans sa vie : c'est en devenant lui-même pianiste et en étudiant de manière approfondie les oeuvres de Bach, Mozart, Beethoven et Debussy qu'il découvrit le monde musical. Ses nombreuses critiques musicales prouvent à la fois son intimité avec la musique et sa compétence en la matière. L'importance que cet art revêt dans ses oeuvres littéraires reflète d'une part une très grande sensibilité et d'autre part une profonde compréhension de l'univers musical. Sa conception de la musique fut, à ses débuts, proche de celle de Schopenhauer, mais évolua au fur et à mesure de sa vie pour s'éloigner de celle de Wagner et se rapprocher de l'idéal classique tel qu'il le découvrit chez Mozart, Beethoven et Debussy.

JOACHIM SISTIG.

Le Directeur de la publication : CHRISTOPHE BINNENDYK

Achevé d'imprimer pour la Société d'Histoire littéraire de la France en Avril 1997

par l'Imprimerie CHIRAT, 42540 Saint-Just-la-Pendue

Dépôt légal effectué le ? trimestre 1997 - N° Imprimeur: 3411 - N° Éditeur: 6851

Publication inscrite à la Commission paritaire sous le n° 52557


Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique 112, rue Monge, B.P. 173, 75005 Paris

Président d'honneur

Pierre-Georges Caslext, de l'Académie des Sciences morales et politiques.

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Mmes B. Jasinski, A. Rouart-Valéry, MM. D. Alden, W.H. Barber, G. Blin, E. Bonnefous, T. Cave, L.G. Crocker, L. De Nardis, J. Favier, B. Gagnebin, R. Jouanny, Y. Kobayashi, J.L. Lecercle, G. Lubin, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, H. Nakagawa, R. Nicklaus, R. Pintard, A. Pizzorusso, G. von Proschwitz, L.S. Senghor, P. Vernière, Ch. Wirz.

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Président : René POMEAU, de l'Académie des Sciences morales et politiques.

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Secrétaire adjoint : Michel AUTRAND, professeur à la Sorbonne.

Trésorier : Olivier MILLET, professeur à l'Université de Paris XII.

Trésorier adjoint par intérim : Emmanuel BURY, professeur à l'Université de Versailles-Saint-Quentin.

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M. P. Bénichou, Mme F. Callu, MM. J. Céard, P. Citron, H. Coulet, M. Delon, M. Fumaroli, Mme Huchon, Mmes A.-M. Meininger, Chr. Mervaud, A. Michel, MM. M. Milner, R. Pierrot, J. Roussel, R. Zuber.

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