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Titre : Vie de Molière, donnée au public par Mr. de Voltaire

Éditeur : F. Grasset (Lausanne)

Date d'édition : 1772

Contributeur : Voltaire (1694-1778). Fonction indéterminée

Sujet : Molière

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb364232299

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-8 °, 65 p.

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5625137x

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-14358 (B)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/05/2010

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DE MOLIÈRE.



DONNÉE AU PUBLIC

PAR

A LAUSANNE, CHEZ FRANÇOIS GRASSET & COMP.

M. D. C CL XX II.



( I )

VIE DE MOLIÈRE,

Avec de petits sommaires de ses pièces.

Et ouvrage était destiné à être imprimé à la tête

du M o LIÉ R E in- 4°. édition de Paris . On pria Un homme très connu de faire cette vie & ces courtes analyses s destinées à être placées au devant de chaque piéce Monsieur Rouillé j chargé alors du département de la librairie, donna la préférence à Un nommé la Serre. C'est de quoi on a plus d'un exemple. L'ouvrage de F infortuné rival de la Serre fut imprimé très mal à propos, puisqu'il ne convenait qu'à l'édition du Molière. On nous a dit que quelques curieux défraient une nouvelle édition de cette bagatelle. Nous la donnons malgré la repugnance de l'auteur écrasé par la Serre.

A



( 3 )

LE goût de bien des lecteurs pour les choses frivoles, & l'envie de faire un volume de ce qui ne devrait remplir que peu de pages, font cause que Phistoire des hommes célèbres est presque toujours gâtée par des détails inutiles, & des contes populaires auffi faux qu'insipides. On y ajoute souvent des critiques injustes de leurs ouvrages. C'est ce qui est arivé dans l'édition de Racine faite à Paris en 1728. On tâchera d'éviter cet écueil dans cetté courte histoire de la vie de Molière; on ne dira de fa propre personne, que ce qu'on a crû vrai & digne d'être raporté ; & on ne hazardera sur ses ouvrages rien qui soit contraire aux sentimens du public éclairé. Jean-Baptiste Poquelin naquit à.Paris en 1620 dans une maison qui subsiste encor sous les piliers des halles. Son père Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre tapissier chez le roi, marchand fripier, & Anne Boutet fa mère , lui donnèrent une éducation trop conforme à leur état, auquel ils le destinaient : il resta jusqu'à quatorze ans dans leur boutique, n'ayant rien apris outre son métier, qu'un peu à lire & à écrire. Ses parens obtinrent pour lui la survivance de leur charge chez le roi ; mais son génie l'apellait ailleurs. On a remarqué que presque tous ceux qui se sont sait un nom dans les beaux arts, les ont

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4 VIE DE MOLIÈRE.

cultivés malgré leurs parens, & que la nature a toujours été en eux plus forte que Féducation.

Poquelin avait tin grand-père qui aimait la co,- médie, & qui le menait, quelquefois à l'hôtel de Bourgogne. Le jeune homme sentit bientôt une aversion invincible pour sa profession. Son goût pour l'étude se dévelopa ; il pressa son grandepère d'obtenir qu'on le mît au collège, & il ara,- cha enfin le consentement de son père, qui le mit dans une.pension, & l'envoya externe aux jésuites , avec la répugnance d'un bourgeois , qui. croyait la fortune de son fils perdue, s'il étudiait.

Le jeune Pequelin fit au collège les progrès qu'on devait atendre de son empressement à y entrer, II y étudia cinq années; il y suivit le cours des classes d'Armand de Bourbon premier prince de Conti, qui depuis fut le protecteur , des lettres & de Molière.

Il y avait -alors dans ce collège deux enfans, qui eurent depuis beaucoup de réputation dans le monde,. C'était Chapelle & Bernier: celui-ci, connu par. ses voyages aux Indes ; & l'autre, célèbre par quelques vers naturels & aisés , qui lui ont fait d'autant plus de réputation, qu'il ne rechercha pas celle d'auteur.

L'Huillier, homme de fortune, prenait un foin singulier de í'éducation du jeune Chapelle son fils naturel; & pour lui donner de l'émulation, il faisait étudier avec lui le jeune Bernier, dont les parens étaient mal à leur aise. Au lieu même de donner à son fils naturel un précepteur ordinaire & pris au hazard, comme tant de pères


VIE DE MOLIÈRE. 5

en usent avec un fils légitime qui doit porter leur nom , il engagea le célèbre Gassendi à se charger de Pinstruire.

Gassendi, ayant démêlé de bonne heure le génie de Poquelin, l'associa aux études de Chapelle & de Bernier. Jamais plus illustre maître n'eut de plus dignes disciples. II leur enseigna sa philosophie d'Epicure , qui, quoiqu' auffi fausse que les autres, avait au moins plus de méthode & plus de vraisemblance que celle de l'école, & n'en avait pas la barbarie.

Poquelin continua de s'inftruire fous Gassendi, Au sortir du collège, il recut de ce philosophe les principes d'une morale plus utile que fa physique, & il s'écarta rarement de ces principes dans le cours de fa vie.

Son père étant devenu infirme & incapable de servir, il fut obligé d'exercer les fonctions de son emploi auprès du roi. II suivit Louis XIII dans Paris. Sa passion pour la comédie, qui Pavait déterminé à faire ses études, se réveilla avec force.

Le théâtre commençait à fleurir alors: cette partie des belles - lettres, si méprisée quand elle est médiocre, contribue à la gloire d'un état, quand elle est perfectionnée.

Avant Pannée 1625 , il n'y avait point de comédiens fixes à Paris. Quelques farceurs al-, laient, comme en Italie, de ville en ville. Ils jouaient les pièces de.Hardy, de Moncrétien , ou de Baltazar Baro. Ces auteurs leur vendaient leurs ouvrages dix écus piéce.

Pierre Corneille tira le théâtre de la barbarie


6 VIE DE MOLIÈRE.

& de l'aviliffement, vers l'année 1630. Ses premières comédies , qui étaient aussi bonnes pour son siécle qu'elles font mauvaises pour le nôtre , furent cause qu'une troupe de comédiens s'établit à Paris. Bientôt après, la passion du cardinal de Richelieu pour les spectacles mit le goût de la comédie à la mode; & il y avait plus de sociétés particulières qui représentaient alors , que nous n'en voyons aujourd'hui.

Poquelin s'affocia avec quelques jeunes gens qui avaient du talent pour la déclamation ; ils jouaient au faux-bourg St. Germain & au quartier St. Paul. Cette société éclipsa bientôt toutes les autres; on Papella l' illuftre théâtre. On voit par une tragédie de ce tems-là, intitulée Artaxerce, d'un nommé Magnon, & imprimée en 1645 , qu'elle fut représentée fur l'illustre théâtre.

Ce fut alors que Poquelin, sentant son génie , se résolut de s'y livrer tout entier , d'être à la fois comédien & auteur, & de tirer de ses talens de Putilité & de la gloire.

On fait que, chez les Athéniens , les auteurs jouaient souvent dans leurs pièces, & qu'ils n'étaient point deshonorés pour parler avec grâce en public devant leurs concitoyens. II fut plus encouragé par cette idée, que retenu par les préjugés de son siécle. II prit le nom de Molière , & il ne fit en changeant de nom que suivre Pexemple des comédiens d'Italie , & de ceux de l'hòtel de Bourgogne. L'un, dont le nom de famille était le Grand , s'apellait Belleville dans la tragédie , & Turluphi dans la farce; d'où


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vient le mot de turlupinage. Hugues Gueret étáit connu dans les pièces sérieuses fous le nom de Elèchelles, dans la farce il jouait toujours un certain rôle qu'on apellait Gautier - Garguille. De même , Arlequin & Scaràra-ouche n'étaient connus que fous ce nom de théâtre. II y avait déja eu un comédien apellé Molière, auteur de la tragédie de Polixène.

Le nouveau Molière fut ignoré pendant tout le tems que durèrent les guerres civiles en France : il employa ces années à cultiver son talent, & à préparer quelques pièces. II avait fait un recueil de scènes italiennes , dont il faisait de petites comédies pour les provinces. Ces premiers essais très informes tenaient plus du mauvais théâtre italien où il les avait pris, que de son génie, qui n'avait pas eu encor l'occasion de se developer tout entier. Le génie s'étend & se resserre par tout ce qui nous environne. II fit donc pour la province le Docteur amoureux , les trois DoSeurs rivaux, le Maître d'Ecole: ouvrages dont il ne reste que le titre. Quelques curieux ont conservé deux pièces de Molière dans ce genre ; l'une est le Médecin volant, & l'autre , la Jalouse de Barbouille. Elles font en prose & écrites en entier. II y a quelques phrases & quelques incidens de la première, qui nous font conservés daus le Médecin malgré lui ; & ou trouve dans la Jalouse de Barbouille un canevas, quoiqu'informe , du troisième acte de George Dandin.

La première pièce régulière en cinq actes qu'il composa, sut l'Etourdi. Il représenta cette co-


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médie à Lyon en 1653. II y avait dans cette ville une troupe de comédiens de campagne , qui fut abandonnée dès que celle de Molière parut.

Quelques acteurs de cette ancienne troupe se' joignirent à Molière, & il partit de Lyon pour les états de Languedoc, âvéc une troupe assez complette, composée principalement de deux frères nommés Gros-René, de Duparc, d'un pâtissier de la rue St. Honoré, de la Duparc - de lai Béjart & de la De Brie.

Le prince de Conti, qui' tenait Les états de Languedoc à Béziers, se souvint de Molière qu'il avait vu au collège ; il lui donna une protection distinguée. II joua devant lui ïL'Etourdi, le Dépit amoureux, & les Précieuses ridicules.

Cette petite pièce des précieuses, faite en province , prouve assez que son auteur n'avait eu en vue que les ridicules des provinciales. Mais il se trouva depuis, que Pouvrage pouvait coriger & la cour & la ville.

Molière avait alors trente - quatre ans ; c'est Page où Corneille fit le Cid. II est bien dificile de réussir avant cfet âge dans le genre dramatique, qui exige la connaissance du monde & du coeur humain.

On prétend que le prince de Conti voulut alors faire Molière son secrétaire , & qu'heureusement pour la gloire du théâtre français, Molière eut le courage de préférer son talent à un poste honorable. Si ce fait est vrai, il fait également honneur au prince & au comédien.

Après avoir couru quelque tems toutes les provinces ,


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vinces , & avoir joué à Grenoble, à Lyon, à Rouen, il vint enfin à Paris en 1658. Le prince de Conti lui donna accès auprès de monsieur, frère unique du roi Louis XIV i monsieur.le présenta au roi & à la reine-mère. Sa troupe & lui repréfentèrent lâ mème année devant leurs majestés la tragédie de Nicomède , fur un théâtre élevé par ordre du rdi dans là salle des gardes du Vieux Louvre.

II y avait depuis quelque testis des comédiens établis à Phôtel de Bourgogne. Ces comédiens assistèrent au début de la nouvelle troupe. Molière , après la représentation de Nicomède, s'avança fur le bord du théâtre , & prit la liberté de faire au roi uri discours ; par lequel il remerciait fa majesté de son indulgence , & louait adroitement les comédiens de Phôtel de Bourgogne, dont il devait craindre la jalousie: il finit en demandant la permission de donner une piéce d'un acte, qu'il avait joué en province.

La mode de représenter ces petites farces après de grandes pièces était perdue à l'hôtel de Bourgogne. Le roi agréa l'ofre de Molière ; & Poil joua dans l'instant le docteur amoureux. Depuis ce tems Pusage a toujours continué de donner de ces pièces d'un acte, ou de trois, après les pièces de cinq.

Ori permit à là troupe de Molière de s'établir à Paris ; ils s'y fixèrent, & partagèrent le théâtre du petit Bourbon avec les comédiens italiens , qui en étaient en possession depuis quelques années.

La troupe de Molière jouait fur le- théâtre les

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10 VIE DE MOLIÈRE^

mardis, les jeudis & les samedis, & les Italiens les autres jours.

La troupe de Phôtel de Bourgogne ne jouait aussi que trois fois la semaine, excepté lorsqu'il y avait des pièces nouvelles.

Dès-lors la troupe de Molière prit le titre de la troupe de monsieur, qui était son protecteur. Deux ans après , en 1660 , il'leur acorda la salle du palais-royal. Le cardinal de Richelieu Pavait fait bâtir pour la représentation de Mirante tragédie , dans laquelle ce ministre avait composé plus de cinq cents vers. Cette salle est aussi mal construite que la piéce pour laquelle elle sut bâtie; & je suis obligé de remarquer à cette ocasion, que nous n'ayons aujourd'hui aucun théâtre fuportable ; c'est une barbarie gothique, que les Italiens nous reprochent avec raison. Les bonnes pièces font en France, & les belles salles en Italie.

La troupe de Molière eut la jouissance de cette salle jusqu'à la mort de son chef. Elle fut alors acordée à ceux qui eurent le privilège de Popéra, quoique ce vaisseau soit moins propre encor pour le chant, que pour la déclamation.

Depuis Pan 1658 jusqu'à 1673, c'est-à-dire en quinze années de tems, il donna toutes ses pièces, qui font au nombre de trente. II voulut jouer dans le tragique , mais il n'y réussit pas ; il avait une volubilité dans la voix, & une espèce, de hoquet, qui ne pouvait convenir au genre férieux, mais qui rendait son jeu comique plus plaisant. La femme d'un des meilleurs


VIE DE MOLIÈRE. II.

comédiens, que nous ayons eu a donné ce portrait-ci de Molière.

„ II h'était ni trop gras, ni trop maigre ; il „ avait la taille plus grande que petite, le port „ noble, la jambe belle ; il marchait gravement» „ avait Pair très sérieux, le nez gros, la bou„ che grande, les lèvres épaisses , le teint brun, " les sourcils noirs & forts, & les divers mou" vemens qu'il leur donnait lui rendaient la phy" fionomie extrêmement comique. A l'égard de " son caractère , il était doux , complaisant ,-

„ généreux ; il aimait fort à haranguer ; & quand " il lisait ses pièces aux comédiens , il voulait " qu'ils y amenassent leurs enfans, pour tirer „ des conjectures de leur mouvement naturel. Molière se fit dans Paris un très grand nombre de partisans , & presque autant d'ennemis. II acoutuma le public , en lui faisant connaître^

. la bonne comédie , à le juger lui-même très sévèrement. Les mêmes spectateurs, qui aplaudifsalent aux pièces médiocres des autres auteurs, relevaient les moindres défauts de Molière avec aigreur. Les hommes jugent de nous par Patente qu'ils en ont conçue ; & le moindre défaut d'un auteur célèbre, joint avec les malignités du public, sufit pour faire tomber un bon ouvrage. Voila pourquoi Britannicus & les plaideurs de monsieur Racine furent fi mal reçus j voila pourquoi l'avare , le mifantrope, les femmes favantes , l'école des femmes n'eurent d'abord.. aucun succès.

Louis XIV, qui avait un goût naturel & l'efprit très juste, fans l'avoir cultivé, ramena foui

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vent par son aprobationla cour & la ville aux pièces de Molière. II eût été plus honorable pour la nation , de n'avoir pas besoin des décisions de son maître pour bien juger. Molière eut des ennemis cruels, surtout les mauvais auteurs du tems , leurs protecteurs , & leurs cabales : ils suscitèrent contre lui les dévots ; on lui imputa des livres scandaleux ; on Pacusa d'avoir joué des hommes puissans, tandis qu'il n'avait joué que les vices en général; & il eût sucombé sous ces acufations , .si ce même roi, qui encouragea & qui soutint Racine & Defpréaux, n'eût pas auffi protégé Molière.

II n'eut à la vérité qu'une pension de mille livres, & fa troupe n'en eut qu'une de sept. La fortune, qu'il fit par le succès de ses ouvrages, le mit en état de n'avoir rien de plus à souhaiter : ce qu'il retirait du théâtre, avec ce qu'il avait placé, allaita trente mille livres de rente; somme qui, en ce tems-là , faisait presque le double de la valeur réelle de pareille somme d'aujourd'hui.

Le crédit , qu'il avait auprès du roi, paraît assez par le canonicat qu'il obtint pour le fils de son médecin. Ce médecin s'apellait Maxivilain. Tout le monde fait qu'étant un jour au dîné du roi : Vous avez un médecin , dit le roi à Molière, que vous fait-il ? Sire , répondit Molière, vous caufons ensemble, il m'ordonne des remèdes, je ne les fais point, & je guéris.

Il faisait de son bien un usage noble & sage: il recevait chez lui des hommes de la meilleure compagnie, les Chapelles, les Jonfacs, les Des-


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Barreaux &c. , qui joignaient la volupté & la philosophie. II avait une maison de campagne à Auteuil, où il se délassait souvent avec eux des fatigues de fa profession , qui font bien plus grandes qu'on ne pense. Le maréchal de Vivonne, connu par son esprit , & par. son amitié pour Despréaux , allait souvent chez Molière-, & vivait avec lui comme Lelius avec Térence. Le grand Coudé exigeait de lui qu'il le vînt voie souvent, & disait qu'il trouvait toujours à aprendre dans fa conversation.

Molière employait une partie, de son revenu en libéralités, qui allaient beaucoup plus loin que ce qu'on apelle dans d'autres hommes, des charités. Il encourageait souvent par des pressens considérables de jeunes auteurs qui marquaient du talent : c'est peut-être à Molière que la France doit Racine. II .engagea le jeune Racine, qui sortait du Port-royal, à travailler poulie théâtre dès Page de dix-neuf ans. II lui fit compofer la tragédie de Théagène & Cariclée ; & quoique cette piéce fût trop faible pou r être jouée ,. il fit présent au jeune auteur de cent louis, & lui donna le plan des frères ennemis. II n'est peut-être pas inutile de dire , qu'environ dans le même tems , c'est-à-dire en 1661, Racine ayant fait une ode fur le mariage de Louis XIV, monsieur Colbert lui envoya cent louis au nom du roi.

II est très trifte pour 1'honneuîr des lettres, que Molière & Racine ayent été brouillés depuis.; desi: grands génies, dont l'un avait été. le bienfaiteur de l'autre, devaient être toujours amis.

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J4 VIE DE MOLI ÈRE:

II éleva & il forma un autre homme, qui par la supériorité de ses talens , & par les dons singuliers qu'il avait reçus de la nature , mérite d'être connu de la postérité. C'était le comédien Baron , qui a été unique dans la tragédie & dans la comédie. Molière eh prit foin comme de son propre fils.

Un jour Baron vint lui annoncer qu'un comédien de campagne , que la pauvreté empêchait de se présenter , lui demandait quelque léger secours pour aller joindre fa troupe. Molière ayant su que c'était un nommé Mondorge, qui avait été son camarade , demanda k Baron combien il croyait qu'il salait lui donner ? Celuici répondit au hazard : Quatre pistoles. Donnezlui quatre pistoles pour moi, lui dit Molière , envoi la vingt qu'il f aut que vous lui donniez pour vous ; & il joignit à ce présent celui d'un habit magnifique, Ce sont de petits faits , mais ils peignent le caractère.

Un autre trait mérite plus d'être raporté, II venait de donner l'aumône à un pauvre. Un instant après , le pauvre court après lui, & lui dit : Monsieur , vous n'aviez peut-être pas dessein de me donner un louis d'or , je viens vous le tendre. Tien, -mon ami , dit Molière , en voila un autre; & il s'écria ; Ou la vertu va-t-elle fe nicher ! Exclamation-qui peut faire voir qu'il réfléchissait fur tout ce qui se présentait à lui, & qu'il étudiait par tout la nature en homme"qui la voulait peindre.

Molière, heureux par ses succès & par fes protecteurs;, pat ses amis & par fa foi tune r ne le


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fut pas dans fa maison. II avait épousé en ï66l une jeune fille, née de la Béjard & d'un gentilhomme nommé Modène. On disait que Molière én était le père : le soin, avec lequel on avait répandu cette calomnie, fit que plusieurs personnes prirent celui de la réfuter. On prouva que Molière n'avait connu la mère qu'après la naissance de cette fille. La disproportion d'âge , & les dangers auxquels une comédienne jeune & belle est exposée, rendirent ce mariage malheureux ; & Molière, tout philosophe qu'il était d'ailleurs 5 essuya dans son domestique les dégoûts, les amertumes , & quelquefois les ridicules, qu'il avait si souvent joués fur le théâtre. Tant il est: vrai que les hommes, qui font au-dessus des autres par les talens , s'en raprochent presque toujours par les faiblesses. Car pourquoi les talens nous mettraient-ils au-dessus de Phumanité ?

La dernière piéce qu'il composa fut le malade imaginaire. II y avait quelque tems que fa poitrine était ataquée, & qu'il crachait quelquefois du sang. Le jour de la troisième représentation , il se sentit- plus incommodé qu'auparavant : on lui conseilla de ne point jouer ; mais il voulut faire un éfort fur lui-même, & cet éfort lui eoûta la vie.

II lui prit une convulsion en prononçant juro, dans le divertissement de la réception du malade imaginaire. On le raporta mourant chez lui, rue de Richelieu. II fut assisté quelques momens par deux de ces soeurs religieuses qui viennent quêter à Paris pendant le carême , & qu'il logeait chez lui. II mourut entre leurs bras,

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16 V I E D E M O L I É R E.

étoufé par le sang qui lui sortait par la bouche , le 17 Février I673, âgé de cinquante-trois ans. Il ne laissa qu'une fille , qui avait beaucoup d'esprit. Sa veuve épousa un comédien nommé Guérin.

Le malheur qu'il avait eu de ne pouvoir mourir avec les secours de la religion , & la prévention contre la comédie, déterminèrent Harlay de Chanvalon archevêque de Paris , si connu par ses intrigues galantes, à réfuser la sépulture à Molière. Le roi le regrettait ; & ce monarque, dont il avait été le domestique & le pensionnaire, eut la bonté de prier Parchevëque de Paris de le faire inhumer dans une église. Le curé de St. Eustache , sa paroisse , ne voulut pas s'en charger. La populace qui ne connaiA fait dans Molière que le comédien, & qui ignorait qu'il avait été un excellent auteur, un philosophe , un grand homme en son genre, s'atroupa en foule à la porte de fa maison le jour du convoi: fa veuve fut obligée dejetter de Pargent par les fenêtres; & ces miférables qui auraient , fans savoir pourquoi, troublé l' enterrement , acompagnèrent le corps avec respect.

La dificulté qu'on fit de lui donner la fépulture, & les injustices qu'il avait essuyées pendant fa vie , engagèrent le fameux père Bouhours à composer cette espèce d'épitaphe, qui de toutes celles qu'on fit pour Molière, est la feule qui mérite d'être raportée , & la feule qui ne soit pas dans cette fausse & mauvaise histoire qu'on a mise jusqu'ici au - devant de ses ouvrages.


V I E D E M 0 L I É R E. 17

Tu réformas & la ville & la cour ;

Mais quelle en fut la récompense ?

Les Français, rougiront un jour

De leur peu de reconnaissance.

II leur salut un comédien Qui mit à les polir fa gloire & son étude; Mais, Molière , à ta gloire il ne manquerait rien, Si , parmi les défauts que tu peignis si bien, Tu les avais repris de leur ingratitude.

Non - feulement j'ai omis dans cette vie de Molière les contes populaires touchant Chapelle & ses amis ; mais je fuis obligé de dire, que ces contes adoptés par Grimarefl font très faux. Le feu duc de Sulli, le dernier prince de Vendôme , l'abbé de Chaulieu., qui avaient beaucoup vécu avec Chapelle , m'ont assuré que toutes ces historiettes ne méritaient aucune créance.

L'ÉTOURDI OU LES CONTRE-TEMS,

Comédie en vers en cinq actes, jouée d'abord à Lyon en 1653, & à Paris au mois de Décembre l658, fur le théâtre du petit Bourbon.

Ette piéce est la première comédie que Molière ait donnée à Paris: elle est composée de plusieurs petites intrigues assez indépendantes les unes des autres; c'était le goût du théâtre itaefpagnol, qui s'était introduit à Paris,


18 CRITIQUE DES PIÈCES

Les comédies n'étaient alors que des tissus d'avantures singulières, où l'on n'avait guères songé à peindre les moeurs. Le théâtre n'était point, comme il le doit être, la représentation de la vie humaine. La coutume humiliante pour Phumanité, que les hommes puissans avaient pour lors, de tenir des fous auprès d'eux, avait infecté le théâtre ; on n'y voyait que de vils boufons, qui étaient les modèles de nos Jodelets; & on ne représentait que le ridicule de ces misérables, au lieu de jouer celui de leurs maîtres. La bonne comédie ne pouvait être connue en France, puisque la société & la galanterie, seules sources du bon comique, ne faisaient que d'y naître. Ce loisir, dans lequel les hommes rendus à eux-mêmes se livrent à leur caractère & à leur ridicule, est le seul tems propre pour la comédie; car c'est le seul où ceux qui ont le talent de peindre les hommes ayent l'ocafion de les bien voir, & le seul pendant lequel les spectacles puissent être fréquentés affiduement. Auffi ce ne fut qu'après avoir bien vu la cour & Paris, & bien connu les hommes, que Molière les représenta avec des couleurs si vrayes & si durables. Les connaisseurs ont dit, que l' étourdi devrait seulement être intitulé les contre-tems. Lélie , én rendant une bourse qu'il a trouvée , en secourant un homme qu'on ataque, fait des actions de générosité, plutôt que d'étourderie. Son valet paraît plus étourdi que lui, puisqu'il n'a presque jamais Patention de l'avertir de ce qu'il veut faire. Le dénouement, qui a trop souvent été Péçueil de Molière, n'efi, pas meilleur ici que dans- ses


DE MOLIÈRE. 19

autres pièces : cette faute est plus inexcusable dans une piéce d'intrigue, que dans une comédie de caractère.

On est obligé de dire ( & c'est principalement aux étrangers qu'on le dit) que le ftile de cette piéce est faible & négligé, & que surtout il y a beaucoup de fautes contre la langue. Nonfeulement il se trouve dans les ouvrages de cet admirable auteur, des vices de construction, mais aussi plusieurs mots impropres & surannés. Trois des plus grands auteurs du siécle de Louis XIV, Molière, la Fontaine, & Corneille, ne doivent être lus qu'avec précaution par raport au langage. II faut que ceux qui aprennent notre langue dans les écrits des auteurs célèbres, y discernent ces petites fautes, & qu'ils ne les prennent pas pour des autorités.

Au reste, l'étourdi eut plus de succès que le mifantrope , l'avare & les femmes savantes n'en eurent depuis. C'est qu'avant l' étourdi on ne connaissait pas mieux , & que la réputation de Molière ne faisait pas encor d'ombrage. II n'y avait alors de bonne comédie au théâtre français que le menteur.


20 CRITIQUE DES PIÈCES

LE DÉPIT AMOUREUX,

Coins die en vers en- cinq actes , représentée au théâtre du petit Bourbon en 1658.

LE dépit amoureux fut joué à Paris, immédiatement après l'étourdi. C'est encor une piéce d'intrigue , mais d'un autre genre que la précédente. II n'y a qu'un seul noeud dans le dépit amoureux. II est vrai qu'on a trouvé le déguisement d'une fille en garçon peu vraisemblable. Cette intrigue a le défaut d'un roman, fans en avoir l'intérèt ; & le cinquième acte, employé à débrouiller ce roman , n'a paru ni vif, ni comique. On a admiré dans le dépit amoureux la scène de la brouillerie & du racommodement d'Erafte & de Lucile. Le succès est toujours, assuré, soit en tragique, soit en comique, à ces sortes de scènes qui représentent la passion la plus chère aux hommes dans la circonstance la plus vive. La petite ode d'Horace, Donec gratus eram tibi, a été regardée comme le modèle de ces scènes, qui font enfin devenues des lieuxcommuns.


DE MOL I E R E. 21

LES PRÉCIEUSES RIDICULES,

Comédie en un acte & en prose, jouée d'abord en province, & représentée pour la première fois à Paris fur le théâtre du petit Bourbon, au mois de Novembre l659.

LOrfque Molière donna cette comédie, la fureur du bel-esprit était plus que jamais à la mode. Voiture avait été le premier en France qui avait écrit avec cette galanterie ingénieuse, dans laquelle il est si dificile d'éviter la fadeur & l'afectation. Ses ouvrages, où il se trouve quelques vrayes beautés avec trop de faux-brillans, étaient les seuls modètes; & presque tous ceux qui se piquaient d'eiprit n'imitaient que ses défauts. Les romans de mademoiselle Scudéri avaient achevé de gâter le goût: il régnait dans la plûpart des conversations un mélange de galanterie guindée, de sentimens romanefques & d'expreffions bizarres , qui composaient un jargon nouveau , inintelligible & admiré. Les provinces, qui outrent toutes les modes, avaient èncor renchéri fur ce ridicule: les femmes qui se piquaient de cette espèce de bel-esprit, s'apellaient précieufes ce nom, si décrié depuis par la piéce de Molière, était alors honorable; & Molière méme dit dans fa préface, qu'il a beaucoup de respect pour les véritables précieuses, & qu'il n'a voulu jouer que les fauffes.


22 C R I T I Q U E DE S PIECES

Cette petite piéce, faite d'abord pour la pro-, vince, fut aplaudie à Paris , & jouée quatre mois de fuite. La troupe de Molière fit doubler pour la première fois le prix ordinaire, qui n'était. alors que dix fols au parterre.

Dès la première représentation, Ménage, homme célèbre dans ce tems-là, dit au fameux Chapelain: nous adorions vous & moi toutes les sotìses qui viennent d'être fi bien critiquées ; croyezmoi, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré. Du moins c'est ce que l'on trouve dans le Mènagiana; & il est assez vraisemblable que Chapelain, homme alors très estimé, & cependant le plus mauvais poète qui ait jamais été , parlait lui-même le jargon des précieuses ridicules chez madame- de Longueville , qui présidait, à ce que dit le cardinal de Retz, à ces combats spirituels dans lesquels on était parvenu à ne se point entendre.

La piéce est sans intrigue & toute de caractère. II y a très peu de défauts contre la langue,, parce que lorsqu'on écrit en prose, on est bien plus maître de son stile; & parce que Molière, ayant à critiquer le langage des beaux-efprits du tems, châtia le sien davantage. Le grand succès de ce petit ouvrage lui atira des critiques, que l'étourdi & le dépit amoureux n'avaient pas essuyées. Un certain Antoine Bodeau fit les véritables précieuses ; on parodia la piéce de Molière: mais toutes ces critiques & ces parodies font tombées dans l'oubli qu'elles méritaient.

On fait qu'à une représentation des précieuses ridicules, un vieillard s'écria du milieu du


DE MOLIÉRE. 23

parterre : courage, Molière , voila la bonne comédie. On eut honte de ce stile afecté, contre lequel Molière & Despréaux se sont toujours élevés. On commença à ne plus estimer que le naturel; & c'est peut-être l'époque du bon goût en France.

L'envie de se distinguer a ramené depuis le stile des précieuses ; on le retrouve encor dans plusieurs livres modernes. L'un (a), en traitant sérieusement de nos loix, apelle un exploit, un compliment timbré. L'autre (b), écrivant à une maîtresse en l'air, lui dit: votre nom est écrit en grosses lettres fur mon coeur. .. Je veux vous faire peindre en Iroquoìse , mangeant une demi-douzaine de coeurs par amusement. Un troisième (c) apelle un cadran au soleil, un grefier solaire; une grosse rave, un phénomène potager. Ce stile a reparu sur le théâtre même, où Molière l'avait si bien tourné en ridicule. Mais la nation entière a marqué son bon goût, en méprisant cette afectation dans des auteurs qua d'ailleurs elle estimait.

(a) Tonreii. (c) Fontenelle. ( b ) La Motte.


24 CRITIQUE DES PIÈCES

LE COCU IMAGINAIRE,

Comédie en un acte en vers, représentée à Paris le 28 May 1660.

E cocu imaginaire fut joué quarante fois de

fuite, quoique dans l'éte ,. & pendant que le mariage du roi retenait toute la cour hors de Paris. C'est une piéce en un acte, où il entre un peu de caractère, & dont Fintrigue est comique par elle-même. On voit que Molière perfectionna fa manière d'écrire, par son séjour à Paris. Le stile du cocu imaginaire l'emporte beau* coup fur celui de ses premières pieces en vers} on y trouve bien moins de fautes de langage. II est vrai qu'il y a quelques grossièretés :

La bière est un séjour par trop mélancolique i

Et trop mal-sain pour ceux qui craignent la colique;

Il y a des expressions qui ont vieilli. II y a aussi des termes que la politesse a bannis aujourd'hui du théâtre, comme, carogne, cocu, &c.

Le dénouement, que fait Villebrequin, est un des moins bien ménagés & des moins heureux de Molière. Cette piéce eut le fort des bons ouvrages, qui ont & de mauvais censeurs & de mauvais copistes. Un nommé Donneau fit jouer à Fhôtcl'de Bourgogne la cocue imaginaire, à la fin de 1661.

Doisr


DE M O LIÉ RE. 25

DON GARCÌE DE NAVARRE OU LE PRINCE JALOUX,

Comédie héroïque en vers en cinq actes, repris sentée pour la première fois le 4 Février 166 I

Óli'ère joua le róle de Don Garcie , & ce

fut par cette piéce qu'il aprit qu'il n'avait point de talent pour le sérieux, comme acteur. La piéce & le jeu de Molière furent très mal reçus,, Cette piéce, imitée de ('espagnol,, n'a jamais été rejouée depuis fa chute. La réputation naissante de Molière foufrit beaucoup de cette disgrace & ses ennemis triomphèrent que!que tems. Don Garcie ne fut imprimé qu'après la mort de Fauteur.

L'ÉCOLE DES MARIS,

Comédie envers & en trois acìes, représentée a Paris le 24 Juin 1661.

IL. y à grande àparëncë que Molière avait au 1 inoins les canevas de ces premières piéces déjà préparés, puisqu'elles se succédèrent en si pet» de tems.

C


26 CRITIQUE DES PIÈCES

L'école des maris afermit pour jamais la reputation de Molière. C'est une piéce de caractère& d'intrigue. Quand il n'aurait fait que ce seul ouvrage, il eût pu passer, pour un excellent auteur comique.

On. a dit que l'école des maris était une copie des Adelphes de Térence : si cela était , Molière eût plus mérité Félôge d'avoir fait passer en France le bon goût de l'ancienne Rome, que le reproche d'avoir dérobé fa piéce. Mais les Adelphes ont fourni tout au plus Fidée de l'école des maris^ II y a dans les Adelphes deux vieillards de diférente humeur, qui donnent chacun une éducation diférente aux enfans qu'ils élèvent ; il y a de mème dans l'école des maris deux tuteurs, dont l'un est févère, & l'autre indulgent : voila toute la ressemblance. II n'y a presque point d'intrigue dans les Adelphes ; celle de l'école des maris est fine, intéressante & comique. Une des femmes de la piéce de Térence, qui devrait faire le perfonage le plus intéressant, ne paraît fur le. théâtre que pour acoucher. l'Ifabelle de Molière ocupe presque toujours la scène avec esprit & avec grâce, & mêle quelquefois de la bienséance, Blême dans, les tours qu'elle joue à son tuteur; Le dénouement des. Adelphes, n'a nulle vraisemblance; il n'est point dans la nature, qu'un vieillard qui a été soixante ans chagrin, sévère & avare, devienne tout-à-coup gai, complaisant & libéral. Le dénouement de l'école des maris est; le meilleur de toutes les pièces de Molière. II est vraisemblable, naturel, tiré du fond de. l'intrigue; & ce qui vaut bien autant, il est extrê-


D E M O L I E R E. 27

mement comique. Leftile de Térence eft pur , fentencieux , mais un peu froid; comme Céfar , qui excellait en tout, le lui a reproché. Celuí de Molière dans cette piéce est plus châtié que dans les autres. L'auteur français égale prefque lá pureté dé la dtctiprí dé Térence , & le paffe de bien loin dans l'intrigue, dans le caractère, dans le dénouement, dans la plaisanterie.

L E S FACH EUX,

Comédie en vers & èn trois àctes , représentée à Vaux devant le roi, au mois d'Août, à Paris fur le, théâtre du palais-royal; le 4 Novembre de la même année 1661.

Icolas Fouquet , dernier furíntendant des fi

nances, engagea Molière à composer cette comédie pour la fameufe fête qu'il donna au roi & à la reine-mère, dans fa maison deVaux, aujourd'hui apellée Villars. Molière n'ent que quinze jours pour fe préparer: II avait déja quelques scènes détachées toutes prêtes; íl y en ajouta de nouvelles, & en composa cette comédie, qui fût, commeil ledit dans la préface faite, aprife & représentée en moins de quinze jours. Il n'eft pas vrai, comme lé prétend Grimareft, auteur d'une vie de Molière, que le roi lui eût alors fourni lui-même le caractère du chasseur. Molière n'avait point encore auprès du roi un accès assez libre: de plus, ce n'était pas ce prince qui don.

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28 CRITIQUE DES PIÈCES

nait la fête, c'était Fouquet; & il salait mé nager au roi le plaisir de la surprise.

Cette piéce fit au roi un plaisir, extrême, quoique les balets des intermèdes fuffent mal inventés & mal exécutés. Paul Péliffon , homme célèbre dans les lettres, compofa le prologue en vers à la louange du roi. Ce prologue fut très aplaudi de toute la cour, & plut beaucoup à Louis XIV. Mais celui qui donna la fête , & l'auteur du prologue, furent tous deux mis en prison peu de tems après. On les voulait même arèter au milieu de la fêté. Triste exemple de l'inftabilité des fortunes de cour.

Lés fâcheux né font pas le premier ouvrage' en scènes absolument détachées , qu'on ait vu fur notre théâtre. Lés vifionnaires de Defmarets étaient dans ce goût, & avaient eu ml fuccès si prodigieux, que tous les beaux-efprits du tems de Defmarets l'apellaient l'inimitable comédie Le goût du public s'eft tellement perfectionné depuis, que cette comédie ne paraît aujourd'hui inimitable que par son extrême impertinence. Sa vieille réputation fit que les. comédiens osèrent la jouer en 1719, mais ils- ne purent jamais l'achever. II ne faut pas-craindre que les fâcheux tombent dans le même décri. On ignorait le théâtre du tems de Defmarets. Les auteurs étaient outrés en tout, parce qu'ils ne connaissaient point la nature. Ils peignaient au hazard des caractères- chimériques. Le faux, le bas, le gigantesque, dominaient partout. Molière fut le premier qui fit sentir le vrai, & par conséquent le beau. Cette, piéce le fit connaître


D E M O L I E R E 29

plus particulièrement de la cour & du maître} & lorsque, quelque tems après, Molière donna cette piéce à St. Germain , le roi lui "ordonna d'y ajouter Ja scène du chasseur. On prétend que ce chasseur était le comte de Soyecourt. Molière., qui n'entendait rien au jargon de la chasse, 'pria lé comte de Soyecourt lui-même, de lui indiquer les termes dont il devait se servir.

L'ÉCOLE DES FEMMES,

Comédie en vers & en cinq actes, repréfentée à -Paris fur le théâtre du palais-royal, le 26 Décembre 1662.

E théâtre de Molière, qui avait donné naissance

naissance la bonne comédie, fut abandonné la moitié de l'année 1661, & toute Fannée i662, pour certaines farces moitié italiennes, moitié françaises, qui furent alors acréditées par le retour d'un fameux pantomime italien, connu fous le nom de Scaramouche. Les mêmes spectateurs , qui aplaudiffaient fans réserve à ces farces monstrueuses , se rendirent dificiles pour l'école des femmes, piéce d'un genre tout nouveau , laquelle, quoique toute en récits, est ménagée avec tant d'art, que tout paraît être en action.

Elle fut très suivie & très critiquée, comme le dit la gazette de Loret:

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30 CRITIQUE DES PIE CES

Piéce qu'en plusieurs lieux on fronde, Mais pù pourtant va tant de mondés Que jamais sujet important Pour le voir n'en atira tant.

Elle passe pour être inférieure en tout à l'école des maris , & surtout dans le dénouement, qui eft aussi postiche dans l'école des femmes, qu'il est bien arriéré dans l'école des maris. On se révolta généralement contre quelques expressions qui paraissent indignes de Molière; on défaprouva \e corbillon , la tarte à la crème, les enfans faits par l'oreille. Mais aussi les connaisseurs admirèrent avec quelle adresse Molière avait fu ata cher & plaire pendant cinq actes, par la feule confidence d'Horace au vieillard, 8c par defimpies récits. II semblait qu'un sujet ainsi traité ne dût fournir qu'un acte. Mais c'eft le caractère du vrai génie, de répandre fa fécondité fur un sujet stérile , & de varier ce qui semble uniforme. On peut dire en passant, que c'est là le grand art des tragédies 4e l'admirable Racine,


D E M O L I E R E. 31

LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES,

Petite piéce en un acte en prose, repréfentée à Paris fur le théâtre du palais-royal, le premier Juin 1663.

'Eft le premier ouvrage de ce genre qu'on

connaisse au théâtre. C'est proprement un dia* logue, & non une comédie. Molière y fait plus la fatyre de ses censeurs, qu'il ne défend les endroits faibles de l'école des femmes. On convient qu'il avait tort de vouloir justifier la tarte à la crème, & quelques autres bassesses de stile qui lui étaient échapées; mais ses ennemis avaient plus grand tort de saisir ces petits défauts pour condamner un bon ouvrage.

Bourfault crut se reconnaître dans lê portrait de Lifidas. Pour s'en venger, il fit jouer à l'hôtel de Bourgogne une petite piéce dans le goût de la critique de l'école des femmes , intitulée; le portrait du peintre, ou la contre-critique.

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32 CRITIQUE DES PIECES

L'IMPROMPTU DE VERSAILLES,

Petite piéce en un acte & en prose, représentée à Versailles le 14 Octobre 1663, à Paris le 4 Novembre dé la même annèe.

Molière fit ce petit ouvrage en partie pour fe justifier devant le roi de plusieurs calomnies, & en partie pour répondre à la piéce de Bourfault. C'eft une satyre cruelle & outrée. Bóurfault y est nommé par fon nom. La licence de l'ancienne comédie grecque n'allait pas plus loin. II eût été de la bienséance & de l'honnèteté publique , de fûprimer la fatyre de Bourfault & celle de Molière. II eft honteux que les hommes de génie & de talent s'expofent par cette petite guerre à être larifée des sots. II n'eft permis de s'adresser aux perfonnes que quand ce font des hommes publiquement déshonorés , commme Rolet & Wafp. Molière sentit d'ailleurs la faiblesse de cette petite comédie , & ne la' fit point imprimer.


D E , M O, L I E R -E. 33

LA PRINCESSE D'ÉLIDE. ou

LES PLAISIRS DE L'ISLE ENCHANTÉE,

Représentée le 7 May 1664, 4 Versailles, à la grande fête que le roi donna aux reines.

Es fêtes, que Louis XIV donna dans fa jeunene y méritent d'entrer dans l'histoire de ce monarque, non-feulement par les magnificences fingulières , mais encor par le bonheur qu'il eut d'avoir des hommes célèbres en tous. genres , qui contribuaient en même tems à fes, plaifirs, à la politesse , & à la gloire de la nation. Ce fut à cette fête, connue fous le nom de l'ifle enchantée, que Molière fit jouer la princesse d'Elide, comédie-ballet en cinq actes. íl n'y a que le premier acte & la première scène du second, qui soient en vers; Molière, pressé parle tenis, écrivit le reste en prose. Cette piéce réussit beaucoup dans, une cour qui ne respirait que la joye , & qui au milieu de tant de plaisirs ne pouvait critiquer avec sévérité un ouvrage fait à la- hate pour embellir la fête.

On a depuis représenté la princesse d'Elide à Paris ; mais elle ne put avoir le même fuccès , dépouillée de tous ses ornemens & des circonstances heureuses qui l'avaient soutenue. On joua la C 5


84 C R I T I Q U E D E S P I E C E S

même année la comédie de la mère coquette du célèbre Quinault,) c'était presque la seule bonne comédie qu'on eut vue en France, hors les- pièces de Molière, & elle dut lui donner de l'émulation. Rarement les ouvrages faits pour des fêtes réussissent-ils au théâtre de Paris. Ceux à qui la fête lest donnée font toujours indulgens : mais le public libre est toujours sévère. Le genre sérieux & galant n'éfait pas le génie de. Molière} & cette espèce de poème n'ayant ni le plaisant de la comédie , ni les grandes passions de la tragédie-, tombe presque toujours dans l'infipidité.

LE MARIAGE FORCÉ,

Petite piéce en prose & en un acte, repréfentée an Louvre le 24 Janvier 1664, au théâtre du palais-royal le 15 Décembre de la même année.

Eft une de ces petites farces de Molière, qu'il prit l'habitude de faire jouer après les pièces en cinq actes. II y a dans celle-ci quelques scènes tirées du théâtre italien. On y remarque plus de boufonnerie que d'art & d'agrément. Elle fut acompagnée au Louvre d'un petit ballet, où Louis XIV danfa.


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L' A M O U R MÉDECIN,

Petite comédie en un a&e & en prose, représentée à Versailles le 15 Septembre l665 fur le théâtre du palais-royal le 22 du même mois.

L'Amour médecin est un impromptu , sait pour le roi en cinq jours de tems : cependant cette petite piéce est d'un meilleur comique que le mariage forcé. Elle fut acompagnée d'un prologue en musique, qui est Fune des premières compositions de Lulli.

C'est le premier ouvrage dans lequel Molière ait joué les médecins. Ils étaient fort diférens de ceux d'aujourd'hui; ils allaient presque, toujours en robe & en rabat , & confultaient en latin.

Si les médecins de notre tems ne connaissent pas-mieux la nature, ils connaissent mieux le monde, & savent que le grand art d'un médecin est Fart de plaire. Molière peut avoir contribué à leur ôter leur pédanterie ; maïs les moeurs du fiécle, qui ont changé en tout , y ont contribué davantage. L'esprit de raison s'eft introduit dan? toutes les sciences, &, la politesse dans toutes les eonditions.


36 G R I T I Q U E DES PIECES

D O N J U A N

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LE FESTIN DE PIERRE,

Comédie en profe & en cinq actes, représentée fur le théâtre du palais - royal le 15 Février 1665.

L'Original de la comédie bizarre du festin de Pierre, eft de Trifo de Molina, auteur espagnol. II est intitulé : el combidado de Piedra, le convié de Pierre. II fut joui ensuite en Italie, sous le titre de convitato di Pietra. La troupe des comédiens italiens le joua à Paris, & on l'apella le festin de Pierre. II. eut un grand succès fur ce théâtre irrégulier ; on ne se révolta point contre le monstrueux-assemblage de boufonnerie & de religion, de plaisanterie & d'horreur, ni contre les prodiges extravagans qui font le sujet de cette piéce: une statue qui marche & qui parle , & les flammes de l'enfer qui engloutissent un débauché fur le théâtre d'Arlequin, ne soulevèrent point les esprits : soit qu'en éfet il y ait dans cette piéce quelque intérêt , soit que le jeu des comédiens l'embellît, soit plutôt que le peuple , à qui le festin de Pierre plait beaucoup plus qu'aux honnêtes gens , aime cette espèce de merveilleux.

Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne , mit le festin de Pierre en vers, & il eut quelque


DE M O L I E R E. 37

fuccès, à ce théâtre. Molière, voulut auffi traiter ce bizarre sujet. L'empreffement d'enlever des spectateurs à l'hôtel de Bourgogne fit qu'il fe contenta de donner en prose sa comédie : c'était une nouveauté inoûie alors , qu'une piéce de cinq actes ; en, prose. On voit par la combien Thabítudé a de puissance fur les hommes , & comme elle forme les diférens goûts dés nations. Il y á des pays où l'on n'a pas l'idéé qu'une comédie puisse réussir en vers; les Français au contraire ne croyaient pas qu'on pût fuporter une longue comédie qui rie fût pas rimée. Ce préjugé fit donner la préférence à la piéce de Villiers fur celle de Molière; & ce préjugé a dure fi longtems , que Thomas Corneille en 1673 immédiatement après la mort de Molière, mit son festin de Pierre en vers : il eut alors un grand succès fur le théâtre de la rue Guénegaud , & c'est de cette feulé manière qu'on le représente aujourd'hui

A la première représentation du fefiiji. di Pierre de Molière, il y avait .une fceneentïé,Don,Juasi & un pauvre. Don Juan demandait a .ce. .pauvre.;, à quoi il passait sa vie dans la forets? A prier. DIEU répondait le pauvre, pour les honnêtes gens qui me donnent l'aumoné.... Tu paffes ta vie a prier DIEU. disait Don Juan: cela eff, tu dois donc être fort à ton aife.. Hélas! monfieur, je n'ai pas souvent de quoi, manger., Cela ne se peut pas répliquait Don Juan : DIEU ne faurait laiffer mourir, de saint' ceux qui le prient du soir ,au matin. Tien, voila tin louis d'or ; mais je te le 'donne pour l'amour de l'humanité.

Cette, sfène, convenable au caractère impie de


38 CRITIQUES DES PIECES

Don Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire Un mauvais Usage , fut fupriméè à là second de représentation ; & ce retranchement fut peutêtfé eaùse du peu de fuccès de la pièce.

Celui qui écrit ceci a vu la scène écrite de la main de Molière, entre les mains du fils Pierre Marcajsiís , ami de Fauteur.

Cette scène à été imprimée depuis.

L E M I S A N T R O P Ei

Comédie en vers en cinq actes, repréfeútée-sur le théâtre du palais royal le 4 Juin 1666

L'Europe regarde cet ouvrage còmníe le chefd'oetìvre du haut Comique. Le sujét du misant trope á réussi chez toutes les nations lorigtèms avant Molière, & après lui. En éfét, il y a peu de chofes plus atachantes qu'un homme qui hait le genr humain dont il a éprouvé les noirceurs & qui est entouré deflateurs dont la complaifnce fervile fait un contrasté avec son inflexibilités Cette facon de traiter le mifantrope est fa plus cbmníurie , la plus naturelle & là plus fufceptible du genre comique. Cëlle dorit Molière l'a traité eft bien plus délicate , & fournissant biéli-moins, exigeait beaucoup d'art. II s'est fait à lui-même im sujet stériles, privé d'action, dériué d'intérêt. Son mifantrope hait les hommes, encor plus par humeur que par raison. II n'y a d'intrigue dans


D E MOLIERE 39

là piéce , que ce qu'il én faut pour faire fortir lès caractères, mais peut-être pas assez pour atacher; en récompense, tous ces caractères ont une force, une vérité & une finesse , que jamais; auteur comique n'a connues comme lui.

Molière eft le premier qui ait su tourfiér ért scènes ces conversations du monde, & y rneiér/ dés portraits. Le mifantrope en est plein ; c'est une peinture continuelle, mais une peinture de ces ridicules que les yeux vulgaires n'aperçoivent pas. Il est inutile d'exàminer ici en détaif: fes! beautés de ce chef-d'oeuvre de l'esprit; & de montrer avec quel art Molière a peint un homme, qui pousse la vertu jusqu'auredicule, rempli de faiblesses pour uríé còquétfë, de remarquer la torrVetíàtion & lé contrasté charmant d'une prude avec cëtté coquette outrée. CQuiconque lit doit sentir ces beautés, lesquelles même, toutes grandes qu'elles font, ne feraient rien fans le ftile. La piéce est d'un bout à l'autre a peu près dans le ftile des fatyres de Defpréaux, & c'est de toutes les piéces de Molière la plus fortement écrite. Elle eut à la première représentation les aplaudiffemens qu'elle méritait. Mais c'était un ouvragege plus fait pour les gens d'esprit que pour la multitude, & plus propre encor à être lu qu'a être joue. Le théâtre fût défert dès le troisième jour. Depuis, lorsque le fameux acteur. Baron étant remonté sur le théâtre, après trente ans d'absence, joua le misantrope, la pièce n'atira pas un grand concours; ce qui confirma l'opinion où l'on était, que cette pièce ferait plus admirée que suivie. Ce peu d'empressement qu'on a d'un


40 C R I T I Q U E D E S P I E C E S

côté pour le misantrope , & de l'autre la juste admiration qu'on a pour lui, prouvé peut-être plus qu'on ne pense que le public n'est point injuste. II court en foule à des comédies gaies; & amusantes, mais qu'il n'estime guères; & ce qu'il admire n'est pas toujours; réjouissant. Il en est des comédies comme des jeux: il y en a que tout le monde joue; il y en a qui ne font faits que pour les esprits plus fins & plus apliqués. Si on ofait encor chercher dans le coeur humain la raison de cette tiédeur du public aux représentations du misântrope, peut-être les trouverait-on dans l'intrigue de la piéce, dont les beautés ingénieufes & fines ne font pas également vives & intéreffantes; dans ces converfations même, qui font des morceau inimitables, mais

qui n'étant pas toujours nécessaires à la piéce peut-être refroidiffent un peu l'action., pendant qu'elles font admirer l'auteur; enfin dans le dénouement qui, tout bien amené & tout sage qu'il est, femble être atendu du public fans inquiétude, & qui venant après une intrigue peu atachante ne peut avoir rien de piquant. En éfet, le fpectateur ne souhaite point que le misantrope epoufe la coquette Célimène, & ne s'inquiète pas beaucoup s'il fe détachera d'elle. Enfin on prendrait la liberté de dire, que te mifantrope est une fatyre plus sage & plus fine que celle d'Horace & de Boileau, & pour le moins auffi bien écrite: mais qu'il, y a des comédies plus intéressantes ; & que le Tartuffe, par exemple, réunit les beautes d'u stile du mifântrope , avec un intérêt plus marqué.


DE M O L I E R E. 41

On sait que les ennemis de Molière voulurent persuader au duc de Montaufier, fameux par sa vertu sauvage, que c'était lui que Molière jouait dans le misântrope. Le duc de Montaufier alla voir la piéce, & dit en sortants qu'il aurait bien Voulu ressembler au mifantrope de Molière.

LE MÉDECIN MALGRÉ LUI,

Comédie en trois actes & en profe, représentée sur le théâtre du palais-royal, le 9 Août 1666.

Olière, ayant suspendu son chef-d'oeuvre du

mifantrope, le rendit quelque tems après au public, acompagné du médecin malgré lui , farce très-gaie & très-boufonne, & dont le peuple grofsier avait besoin ; à peu près comme à l'opéra après une musiqué noble & savante , on entend avec plaisir ces petits airs qui ont par eux-mêmes peu de mérite, mais que tout le monde retient aisément. Ces gentillesses frivoles servent à faire goûter les beautés sérieuses.

Le médecin malgré lui foutint le mifantrope : c'est peut-être à la honte de la nature humaine, mais c'est ainsi qu'elle est faite; on va plus à la comédie pour rire que pour être instruit. Le mifantrope était l'ouvrage d'un fage qui écrivait pour les hommes éclairés; & il falut que le sage se déguisât en farceur pour plaire à la multitude.

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42 CRITIQUE DES PIECES

LE SICILIEN OU L'AMOUR PEINTRE,

Comédie en prose & en un acte, représentée à saint Germain en Laye en 1667, sur le théâtre du palais-royal le 10 Juin de la même année.

Est la seule petite piéce en un acte, où il y ait de la grâce & de la galanterie. Les autres petites pièces, que Molière ne donnait que comme des farces, ont d'ordinaire un fonds plus boufon & moins agréable.

MÉLICERTE, PASTORALE HÉROIQUE,

Représentée à saint Germain en Laye pour le roi au ballet des muses, en Décembre 1666.

M Olière n'a jamais fait que deux actes de cette comédie; le roi se contenta de ces deux actes dans la fête du ballet des muses. Le public n'a point regretté que l'auteur ait négligé de finir cet ouvrage : il est dans un genre qui n'était point celui de Molière, Quelque peine qu'il y eut prise, les plus grands éforts d'un homme d'esprit ne remplacent jamais le.génie.


DE M O L I E R E. 43

A M P H I T R I O N,

Comédie en vers en trois actes , représentée sur le théâtre du palais-royal le 13 Janvier 1668.

EUripide & Archippus avaient traité ce sujet de tragi-comédie chez les Grecs; c'est une des pièces de Plaute qui a eu le plus de succès ; on la jouait encor à Rome cinq cents ans après lui; & ce qui peut paraître singulier, c'est qu'on la jouait toujours dans des fêtes consacrées à Jupiter-. II n'y a que ceux qui ne savent point combien les hommes agissent peu conséquemment, qui puissent être surpris qu'on se moquât publiquement au théâtre des mèmes dieux qu'on adorait dans les temples.

Molière a tout pris de Plante, hors les scènes de Sofie & de Cléantis. Ceux qui ont dit qu'il a imité son prologue de Lucien ne savent pas la diférence qui est entre une imitation, & la ressemblance très-éloignée de l'excellent dialogue de la nuit& de Mercure dans Molière , avec le petit dialogue de Mercure & d'Apollon dans Lucien : il n'y a pas une plaisanterie, pas un seul mot, que. Molière doive à cet auteur grec.

Tous les lecteurs exemts de préjugés savent combien l'Amphitrion francais est au-dessus de l'Amphitrion latin. On ne peut pas dire des plai santeries de Molière, ce qu' Horace dit de celles, de Plante :

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44 CRITIQUE DES P I E C E S

Nostri proavi Plautinos & numéros Laudavere sales, nimium patienter utrumque.

Dans Plante , Mercure dit à Sosie : tu viens avec des fourberies cousues. Sosie répond: je viens avec des habits coufus. Tu as menti, réplique le dieu, tu viens avec tes pieds, & non avec tes habits. Ce n'est pas là le comique de notre théâtre. Autant Molière parait surpasser Plaute dans cette espèce de plaisanterie que les Romains nommaient urbanité , autant parait-il aussi l'emporter daris lé'conomie de fa piéce. Quand il salait chez les anciens aprendre au spectateur quelque événement , un acteur venait sans façon le conter dans un monologue ; ainsi Amphitrion & Mercure viennent seuls fur la scène dire tout ce qu'ils ont fait pendant les entr'actes. II n'y avait pas plus' d'art dans les tragédies. Cela seul fait peut-être voir que le théâtre des anciens, X d'ailleurs à jamais respectable,) est par raport au nôtre ce que Fenfance est à l'âge mûr.

Madame Daciej- qui a fait honneur à son sexe par son érudition, & qui lui en eût fait davantage , si avec la science des commentateurs elle n'en eût pas eu l'esprit , fit une dissertation pour prouver que l'Amphitrion de Plante était fort audeffus du moderne; mais ayant ouï dire que Molière voulait .foire une comédie des femmes savantes , elle suprima sa dissertation.

L' Amphitrion de Molière réussit pleinement & sans contradiction; auffi est-ce une piéce pour plaire aux plus simples & aux plus grossiers,


DE MOLIÈRE. 45.

comme aux plus délicats. C'est la première comédie que Molière ait écrite en vers libres. On prétendit alors que ce genre de versification était plus propre à la comédie que les rimes plates , en ce qu'il y a. plus de liberté & plus de variété. Cependant les rimes plates en vers alexandrins ont. prévalu. Les vers libres font d'autant plus mal-aisés à faire qu'ils semblent plus faciles. II y a un rithme très-peu connu qu'il y faut observer , sans quoi cette poéfie rebute. Corneille ne connut pas ce rithme dans son Agéfilas.

L' A V A R E,

Comédie en prose, & en cinq actes, représentée à Paris fur le théâtre du palais-royal, le 9 Septembre 1668.

Ette excellente comédie avait été donnée au public en 1667 : niais le même préjugé qui fit tomber le festin de Pierre , parce qu'il.était en prose, avait faittomber-,l'avare. Molière pour rie point heurter de front le sentiment des critiques, & sachant qu'il faut ménager les hommes quand ils ont tort, donna au public le tems de revenir, & ne rejoua l'avare qu'un an après : le public, qui à la longue fe rend toujours au bon, donna à cet ouvrage les aplaudissemens qu'il mérite. On comprit alors qu'il peut y avoir de fort bonnes comédies en profe, & qu'il y a peutD

peutD


46 CRITIQUE DES PIÈCES

être plus, de dificulté à réussir dans ce stile ordinaire où l'esprit seul soutient l'auteur , que dans la versification qui par la rime, la cadence & la mesure, prête des ornemens à des idées simples, que la prose n'embellirait pas.

II y a dans l'avare quelques idées prises de Plante , & embellies par Molière. Fiante avait imaginé le premier de faire en même tems voler la cassette de l'avare & séduire sa fille; c'est de lui qu'est toute l'invention de la scène du jeune homme qui vient avouer le rapt, & que l'avare prend pour le voleur. Mais on ose dire que Plante n'a point assez profité de cette situation, il ne l'a inventée que pour la manquer; que l'on en juge par ce trait seul: l'amant de la fille ne parait que dans cette scène, il vient sans être annoncé ni préparé , & la fille elle-même n'y parait point du tout.

Tout le reste de la piéce est de Molière, caractères , intrigues, plaisanteries ; il n'a imité que quelques lignes , comme cet endroit où l'avare parlant (peut-être mal à propos) aux spectateurs, dit: mon voleur n'est-il point parmi vous? Ils me regardent tous., & semettent à rire. (Quid est quod ridetis ? Novi omnes fcio fures hic effe complures.) Et cet autre endroit encor où, ayant examiné- les mains du valet qu'il soupçonne, il demande à voir la troisième, ostende tertiam.

Mais si l'on veut connaître la diférence du stile de Plante & du stile de Molière, qu'on voye les portraits que chacun fait dans son avare. Plante dit:


DE MOLIÈRE. 47

Clamat suam rem periiffe, seque,

De fuo tigillo fumus si qua exit foras.

Quin, cum it dormitum, follem obstritigit ob gulam

Ne quid anima forte amittat dormiens ;

Etiamne obturat inferiorem gutturem?

Il crie qu'il est perdu, qu'il est abîmé, fi la fumée de fon feu va hors de fa maison. Il fe met une vessie à la bouche. pendant la nuit, de peur de perdre son souste. Se bouche-t-il aussi la bouche d'en-bas ?

Cependant ces comparaisons de Plante avec Molière, toutes à Pavantage du dernier, n'empêchent pas qu'on ne doive estimer ce comique latin, qui n'ayant pas la pureté de Térence, avait d'ailleurs tant d'autres talens, & qui, quoiqu'inférieur à ]\íolière, a été pour la variété de ses caractères & de ses intrigues, ce que Rome a eu de meilleur. On trouve auffi à la vérité dans l'avare de Molière quelques expressions grossières, comme, je fais l'art de, traire les hommes; & quelques mauvaises plaisanteries , comme, je marierais , fi je l'avais entrepris , le grand Turc & fa république de Venise.

. Cette comédie a été traduite en plusieurs langues, & jouée fur plus d'un théâtre d'Italie & d'Angleterre, de même que les autres pièces de Molière ; mais les pièces traduites ne peuvent réussir que par l'habileté du traducteur. Un poëte anglais nommé Shadwell, aussi vain, que mauvais poëte , la donna en anglais du vivant de Molière. Cet homme dit dans fa préface : je crois pouvoir dire fans vanité, que Molière n'a rien perdu entre

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48 CRITIQUE DES PIECES

mes mains Jamais piéce française n'a été maniée par un de nos poètes, quelque méchant qu'il fut, qu'elle n'ait été rendue meilleure. Ce n'est ni faute d'invention , ni faute d'esprit, que nous empruntons des Français ; mais c'est par paresse : c'est aussi par paresse que je me suis fervi de l'avare Je Molière. On peut juger qu'un homme, qui n'a pas assez d'esprit pour mieux cacher sa vanité , n'en a pas assez pour faire mieux que Molière. La piéce de Shadwell est généralement méprisée. Monsieur Fielding, meilleur poëte & plus modeste, a traduit l'avare , & l'a fait jouer à Londres en 1733. Il y a ajoute réellement quelques beautés de dialogue particulières à fa nation , & fa piéce a eu près' de trente représentations; succès très-rare a Londres, où les pièces qui ont le plus de cours ne font jouées tout au plus que quinze fois.

GEORGE DANDIN O U L E M A R I CON F O N D U,

Comédie en prose & en trois actes, représentée à Versailles le 15 de juillet 1668, & à Paris le 9 de Novembre 1668.

N ne donnait, & on ne joue cette piéce que

fous, le nom de George- Daudin; & au contraire le cou imaginaire, qu'on avait intitulé & afiché Sganarelle, n'est connu que fous le nom du cocu


DE M O L I E R E. 49

imaginaire, peut-être parce que ce dernier titre est plus plaisant que celui du mari confondu. George Dandin réussit pleinement. Mais fi on ne reprocha rien à la conduite & au stile , on se souleva un peu contre le sujet même de la piéce; quelques personnes se révoltèrent contre une comédie, dans laquelle une femme mariée donne rendez-vous à son amant. Elles pouvaient considérer que la coquetterie de cette femme n'est que la punition de la fotife que fait George Dandin d'épouser la fille d'un gentilhomme ridicule.

L'IMPOSTEUR OU LE TARTUFFE,

Joué sans interruption en public le 5 Février1669.

N fait toutes les traverses que cet admirable

ouvrage effuya. On en voit le détail dans la préface de l'auteur au devant du Tartuffe.

Les trois premiers actes avaient été représentés à Versailles devant le roi le 12 Mai 1664. Ce n'était pas la première fois que Louis XIV, qui sentait le prix des ouvrages de Molière, avait voulu les voir avant qu'ils fussent achevés: il fut fort content de ce commencement, & par conséquent la cour le fut aussi.

II fut joué le 29 Novembre de la même année à Rainfy, devant le grand Condé. Dès-lors les rivaux se réveillèrent; les dévots comnien-


50 CRITIQUE DES PIÈCES

cèrent à faire du bruit; les faux zélés, (l'efpèce. d'homme la.plus dangereuse) crièrent contre Molière, & séduisirent même quelques gens de bien. Molière, voyant tant d'ennemis qui allaient ataquer fa personne encor plus que fa piéce , voulut laisser ces premières fureurs se. calmer : il sut un an sans donner le Tartuffe; i\ le lisait seulement dans quelques maisons choisies , où la superstition ne dominait pas.

Molière, ayant oposé la protection & le zèle de ses amis aux, cabales naissantes de ses ennemis , obtint du roi une permission verbale de jouer le Tartuffe. La première représentation en fut donc faite à Paris le 5 Août 1667. Le lendemain on allait la rejouer; l'assemblée était la plus nombreuse qu'on eût jamais vue ; il y avait des dames de la première distinction aux troifièmes loges ; les acteurs allaient commencer, lorsqu'il ariva un ordre du premier président du parlement portant défense de jouer, la piéce. C'eft à cette occasion , qu'on prétend que Molière dit à l'assemblée: messieurs, nous allions vous donner le Tartuffe, mais monsieur le premier président ne veut pas qu'on le joue.

Pendant qu'on suprimait cet ouvrage, qui était Péloge de la vertu & la satyre de la seule hypocrisie, on permit qu'on jouât sur le théâtre italien Scaramouche hermite, piéce très froides elle n'eût été licentieufe, dans laquelle un. hermite vêtu en moine monte la nuit par une échelle à la fenêtre d'une femme mariée, & y reparaît de tems en tems, en disant, Questo è per mortificar la carne. On sait sur cela le mot du grand


DE MOLIÈRE. 51

Condé : les comédiens italiens n'ont osensé que DIEU, mais les Français ont osensé les dévots. Au bout de quelque tems, Molière fut délivré de la persécution ; il obtint ún ordre du roi par écrit, de représenter le Tartuffe. Les comédiens, ses camarades, voulurent 'que Molière eût toute fa vie deux parts dans le gain de la troupe, toutes les fois qu'on jouerait cette piéce; elle fut représentée trois mois de fuite, & durera autant qu'il y aura en France du goût & des hypocrites.

Aujourd'hui bien des gens regardent comme une leçon de morale cette même piéce, qu'on trouvait autrefois si scandaleuse. On peut hardiment avancer, que les discours de Cléante, dans lesquels la vertu vraie & éclairée est oposée à la dévotion imbécille d'Orgon , sont, à quelques expressions près, le plus fort & le plus élégant sermon que nous ayons en notre langue ; & c'est peut-être ce qui révolta davantage ceux qui parlaient moins bien dans la chaire» que Molière au théâtre.

Voyez surtout cet endroit :

Allez, tous vos discours ne me font point de peur ; Je fais comme je parle , & le ciel voit mon coeur : Il est de faux dévots, ainsi que. de faux braves, &c.

Presque tous les caractères de cette piéce font originaux: il n'y en a aucun qui ne soit bon, & celui du Tartuffe est parfait. On admire la conduite de la piéce jusqu'au dénouement ; on, sent combien il est forcé, & combien les louan-


52 C R I T I Q U E DESPIECES

ges du roi, quoique mal amenées, étaient nécessaires pour soutenir Molière contre ses ennemis.

Dans les premières représentations, Pimposteur se nommait Panulphe, & ce n'était qu'à la dernière scène qu'on aprenait son véritable nom de Tartuffe, fous lequel ses impostures étaient suposées être connues du roi. A cela près , la piéce était comme elle est aujourd'hui. Le changement le plus marqué qu'on y ait fait est à ce vers :

O ciel, pardonne-moi la douleur qu'il me donne.

II y avait :

O ciel, pardonne-moi comme je lui pardonne.

Qui croirait que le succès de cette admirable piéce eût été balancé par celui d'une comédie qu'on apelle la femme juge & partie, qui fut jouée à l'hôtel de Bourgogne aussi longtems que le Tartuffe au palais - royal ? Montfleuri, comédien de l'hôtel de Bourgogne , auteur de la femme juge & partie, se croyait égal à Molière ; & la préface qu'on a mise au devant du recueil de ce Montfleuri, avertit que monsieur de Montfieuri était un grand-homme. Le succès de la femme juge & partie, & de tant d'autres pièces médiocres, dépend uniquement d'une situation que le jeu d'un acteur fait valoir. On fait qu'au théâtre il faut peu de chose pour faire réussir ce qu'on méprise à la lecture. On représenta sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, à la suite de


D E M O L I E R E. 53

la femme juge & partie , la critique du Tartuffe. Voici ce qu'on trouve dans le prologue de cette critique :

Molière plait assez, c'est un boufon plaisant,

Qui divertit le monde en le contrefaisant ;

Ses grimaces souvent causent quelques surprises ;

Toutes ses pièces font d'agréables sotises :

II est mauvais poëte, & bon comédien;

II fait rire, & de vrai, c'est tout ce qu'il fait bien.

On imprima contre lui vingt libelles ; un curé de Paris s'avilit jusqu'à composer une de ces brochures, dans laquelle il débutait par dire qu'il salait brûler Molière. Voila comme ce grandhomme fut traité de son vivant ; l'aprobation du public éclairé lui donnait une gloire qui le vengeait assez : mais qu'il est humiliant pour une nation, & triste pour les hommes de génie , que le petit nombre leur rende justice, tandis que le grand nombre les néglige ou les persécute !


f4 CRITIQUE DES. PIÈCES

MONSIEUR DE POURCEAUGNAC,

Comédie - ballet en prose & en trois a&es, faite & jouée à Chambord pour le roi au mois de Septembre 1669 , & repréfentée sur le théâtre du palais - royal le 15 Novembre de la même année.

E fut à la représentation de cette comédie,

que la troupe de Molière prit pour la première f ois le titre de la troupe du roi. Pourceaugnac, est une farce ; mais il y a dans toutes les farces de Molière des scènes dignes de-la haute comédie. Un homme supérieur , quand il badine, ne peut s'empêcher de badiner avec esprit. Lulli, qui n'avait point encor le privilège de Popéra, fit la musique du ballet de Pourceaugnac j il y dansa , il y chanta , il y joua du violon. Tous les grands talens étaient employés au divertissement du roi, & tout ce qui avait raport aux beaux-arts était honorable.

On n'écrivit point contre Pourceaugnac : on ne cherche à rabaisser les grands-hommes, que quand ils veulent s'élever. Loin d'examiner sévèrement cette farce, les gens dé bon goût reprochèrent à l'auteur d'avilir trop souvent son génie à des ouvrages frivoles qui ne méritaient pas d'examen ; mais Molière leur répondait , qu'il était comédien aussi bien qu'auteur, qu'il


DE MOLIÈRE. 55

salait réjouir la cour & atirer le peuple, & qu'il

était réduit à consulter Pintérêt de ses acteurs aussi-bien que fa propre gloire.

LEBOURGEOIS GENTILHOMME,

Comédie-ballet en prose & en cinq actes, faite & jouée à Chambord au mois d'Octobre 1670, & représentée à Paris le 23 Novembre de la même année.

E bourgeois gentilhomme est un des plus heureux

heureux de comédie, que le ridicule des hommes ait jamais pu fournir. La vanité, atribut de Pespèce humaine , fait que des princes prennent le titre de rois, que les grands seigneurs veulent être princes; &, comme dit la Fontaine:

Tout prince a des ambassadeurs, Tout marquis veut avoir des pages.

Cette faiblesse est précisément la même que celle d'un bourgeois qui veut être homme de qualité. Mais la folie du bourgeois est la feule qui soit comique, & qui puisse faire rire au théâtre : ce sont les extrêmes disproportions des ma-. nières & du langage d'un homme, avec les airs & les discours qu'il veut afecter, qui font un ridicule plaisant; cette espèce de ridicule ne se trouve point dans des princes ou dans des hom-


56 CRITIQUE DES PIECES

mes élevés à la cour, qui couvrent toutes leurs fotifes du même air & du même langage ; mais ce ridicule se montre tout entier dans un bourgeois élevé grossièrement, & dont le naturel fait à tout moment un contraste avec Part dont il veut se parer. C'est ce naturel grossier qui fait le plaisant de la comédie; & voila pourquoi ce n'est jamais que dans la vie commune qu'on prend les personnages comiques. Le misantrope est admirable, le bourgeois gentilhomme eft plaisant.

Les quatre premiers actes de cette piéce peuvent passer pour une comédie ; le cinquième est une farce qui est réjouiffante, mais trop peu vraisemblable. Molière aurait pu donner moins de prise à la critique, en suposant quelque autre homme que le fils du grand-Turc. Mais il cherchait par ce divertissement plutôt à réjouir qu'à faire un ouvrage régulier.

Lulli fit aussi la musique du ballet, & il y joua comme dans Pourceaugnac.

LES FOURBERIES DE SCAPIN,

Comédie en profe & en, trois ables, représentée fur le théâtre du palais-royal le 24 May 1671.

Es fourberies de Scapin font une de ces farces

farces Molière. avait préparées en province. II n'avait pas fait scrupule d'y insérer deux scènes

entières


DE M O L I É R É. 57

entières du pédant joué, mauvaise piéce de Cyrano de Bergerac. On prétend que quand on lui reprochait ce plagiarisme , il répondait: ces deux scènes font assez bonnes; cela m'apartenait de droit : il est permis de reprendre son bien partout ou on le trouve.

Si Molière avait donné la farce des fourberies de Scapin pour une vraie comédie, Defpréaux aurait eu raison de dire dans son art poétique :

C'est par-là que Molière, illustrant ses écrits , Peut-être de son art eût remporté le prix , Si moins ami du peuple en ses doctes peintures, II n'eût point fait souvent grimacer ses figures, Quité pour le boufon l'agréable & le fin , Et fans honte à Térence allié Tabarin, Dans ce sac ridicule où Scapin s'envelope-j Je ne reconnais plus fauteur du misantrope.

On pourait répondre à ce grand critique , que Molière n'a point allié Térence avec Tabarin dans fes vraies comédies, où il surpasse Térence : que s'il a déféré au goût du peuple, c'est dans ses farces dont le seul titre annonce du bas comique; & que ce bas comique était nécessaire pour foutenir fa troupe.

Molière ne pensait pas que les fourberies de Scapin & le mariage forcé valussent Yavare, le tartuffe , le misantrope , les femmes savantes , ou sussent même du même genre. De plus, comment Defpréaux peut-il dire, que Molière peutêtre de son art eut emporté le prix ? Qui aura donc ce prix, si Molière ne l'a pas ?

E


58 CRITIQUES DES PIECES

P SIC H É,

Tragédie ballet en vers libres & en cinq actes , représentée devant le roi , dans la salle des machines du palais des Tuileries , en Janvier & durant le carnaval de l' année 1670, & donnée au public fur le théâtre du palais royal en1671.

LE spectacle de l'opéra , connu en France sous le ministère du cardinal Mazarin, était tombé par fa mort. Il commençait à se relever. Perrin introducteur des ambassadeurs chez monr sieur frère de Louis XIV, Cambert intendant de la musique de la reine-mère , & le marquis àe Sourdine homme de goût, qui avait du génie pour les machines, avaient -obtenu en 1669 le privilège de l'opéra ; mais ils ne donnèrent rien au public qu'en 1671. On ne croyait pas alors que les Français pussent jamais soutenir trois heures de musique , & qu'une tragédie, toute chantée pût réussir. On pensait que le comble de la perfection est une tragédie déclamée , avec des chants & des danses dans les intermèdes. On ne songeait pas que si une tragédie est belle & intéressante, les entr'actes de : musique doivent en devenir froids ; & que si , les intermèdes font brillans , Poreille a peine à revenir tout d'un coup du charme de la musique à la simple déclamation. Un ballet peut délasser


DE MOLIÈRE. 59

dans les entr'actes d'une piéce ennuyeuse ; mais une bonne piéce n'en a pas besoin, & l'on joue Athalie sans les choeurs & fans la musique. Ce ne fut que quelques années après , que Lulli & Quinault nous aprirent qu'on pouvait chanter toute une tragédie , comme on faisait en Italie , & qu'on la pouvait même rendre intéressantes perfection que l'Italie ne connaissait pas.

Depuis la mort du cardinal Mazarìn , on n'avait donc donné que des pièces à machines avec des divertiffemens en musique , telles qu'Andromède & la toison d'or. On voulut donner au roi & à la cour pour Phyver de 1670 un divertissement dans ce goût , & y ajouter des danses. Molière fut chargé du sujet de la fable le plus ingénieux & Je plus galant, &qui était alors en vogue par le roman beaucoup trop allongé, que la Fontaine venait de donner en 1669.

II ne put faire que le premier acte, la première scène du second, & la première du troisième ; le tems pressait : Pierre Corneille se chargea du reste de la piéce ; il voulut bien s'assujettir au plan d'un autre; & ce génie maie , que Page rendait-sec & sévère, s'amollit pour plaire à Louis XIV. L'auteur de Cinna fit à Page de 67 ans cette déclaration de ■ Pjtché à l'Amour qui passe encor pour Un des morceaux les plus tendres & les plus naturels qui soient au théâtre.

Toutes les paroles qui se chantent sont de Quinault; Lulli composa les airs. Il ne manquait à cette société de grands-hommes que le feul Racine, afin que tout ce qu'il y eut jamais de plus excellent au théâtre se fût réuni pour servir un

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60 CRITIQUE DES PIECES

roi, qui méritait d'être servi par de tels homme. psiché n'est pas une excellente piéce, & les derniers actes en font très languissans ; mnis fa beauté du sujet, les ornemens dont elle fut embellie , & la dépense royale qu'on fit pour ce.spectacle, firent pardonner ses défauts.

- LES FEMMES SAVANTES,

Comédie en vers & en cinq actes, représentée sur le théâtre du palais royal le 11 Mars 1672.

Ette comédie, qui est mise par les connaisseurs

connaisseurs le rang du tartuffe & du misantrope, ataquait un ridicule qui ne semblait propre à réjouir ni le peuple, ni la cour, à qui ce ridicule paraissait être également étranger. Elle fut reçue d'abord assez froidement ; mais les connaisseurs rendirent bientôt à Molière les sufrages de la ville ; & un mot du roi lui donna ceux de la cour. L'intrigue, qui en éfet a quelque chose de plus plaisant que celle du misantrope, soutint la piéce longtems.

Plus on la vit, & plus on admira comment Molière avait pu jetter tant de comique fur un sujet qui paraissait fournir plus de pédanterie que d'agrément. Tous ceux qui font au fait de l'histoire litéraire de ce tems - là savent que Ménage y est joué fous le nom de Vadius , & que Trisfotin est le fameux abbé Cottin , si connu par les


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satyres de Defpréaux. Ces deux hommes étaient pour leur malheur ennemis de Molière ; ils avaient voulu persuader au duc de Montausier, que le misantrope était fait contre lui ; quelque tems après ils avaient eu chez mademoiselle , fille de Gaston de France, la scène que Molière a si bien rendue dans les femmes savantes. Le malheureux Cottin écrivait également contre Ménage, contre Molière & contre Defpréaux ; les satyres de Defpréaux Pavaient déja couvert de honte, mais Molière l'accabla. Triffotin était apellé aux premières représentations Tricottin. L'acteur qui le représentait avait afecté, autant qu'il avait pu , de ressembler à Poriginal par la voix & par le geste. Enfin pour comble de ridicule , les vers de Triffotin , sacrifiés fur le théâtre à la risée publique, étaient de l'abbé Cottin même. S'ils avaient été bons, & si leur auteur avait valu quelque chose , la critique sanglante de Molière & celle de Defpréaux ne lui eussent pas ôté . fa réputation. Molière lui-même avait été joué auffi cruellement fur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, & n'en fut pas moins estimé : le vrai mérite résiste à la satyre. Mais Cottin était bien loin de pouvoir se soutenir contre de telles ataques : on dit qu'il fut si acablé de ce dernier coup , qu'il tomba dans une mélancolie qui le conduisit au tombeau. Les satyres de Defpréaux coûtèrent aussi la vie à l'abbé Caffaigne : triste efet d'une liberté plus dangereuse qu'utile , & qui flatte plus la malignité humaine qu'elle n'inspire le bon goût. La meilleure satyre qu'on puisse faire des mauE

mauE


62 CRITIQUE DES P I E C E S

vais poètes, c'est de donner d'excellens ouvrages Molière & Defpréaux n'avaient pas besoin d'y ajouter des injures.

LES AMANS MAGNIFIQUES,

Comédie ballet en profe & en cinq actes, représentée devant le roi à St. Germain , au mois de Février 1670.

Louis XIV lui-même donna le sujet de cette piéce à Molière. Il voulut qu'on représentât deux princes qui se disputeraient une maîtresse , en lui donnant des fêtes magnifiques & galantes. Molière servit le roi avec précipitation. Il mit dans cet ouvrage deux personnages qu'il n'avait point encor fait paraître fur son théâtre, un astrologue , & un fou de cour. Le monde n'était point alors désabusé de Pastrologie judiciaire ; on y croyait d'autant plus , qu'on connaissait moins la véritable astronomie. Il est raporté dans Vittorio Siri, qu'on n'avait pas manqué à la naissance de Louis XIV, de faire tenir un astrologue dans un cabinet voisin de celui où la reine acouchait. C'est dans les cours que cette superstition règne davantage , parce que c'est là qu'on a plus d'inquiétude fur l'avenir.

Les fous y étaient auffi à la mode ; chaque prince & chaque grand seigneur même avait son fou ; & les hommes n'ont quité ce reste de barbarie,


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qu'à mesure qu'ils ont plus connu les plaisirs de la société & ceux que donnent les beauxarts. Le fou, qui est représenté dans Molière, n'est point un fou ridicule, tel que le Moron de la princeffe d'Elide, mais un homme adroit, & qui ayant la liberté de tout dire s'en sert avec habileté & avec finesse. La musique est de Lulli. Cette piéce ne fut jouée qu'à la cour, & ne pouvait guères réussir que par le mérite du divertissement & par celui de l'à-propos.

On ne doit pas omettre, que dans les divertiffemens des amans magnifiques il se trouve une traduction de l'ode d'Horace :

Douec eratus eram tibi.

LA COMTESSE D'ESCARBAGNAS,

Petite comédie en un acte , & en prose, représentée devant le roi à St. Germain, en Février 1672 , & à Paris fur le théâtre du palais royal le 8 Juillet de la même année.

C Est une farce , mais toute de caractères , qui est une peinture naïve , peut-être en quelques endroits trop simple , des ridicules de la province ; ridicules dont on s'eft beaucoup congé à mesure que le goût de la société , & la politesse aisée qui règne en France , se sont répandus de, proche en proche.


64 CRITIQUE DES PIÈCES

LE MALADE IMAGINAIRE,

En trois actes avec des intermèdes , fut repréfente fur le théâtre du palais royal le 10 Février 1673.

C'Est une de ces farces de Molière dans laquelle on trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. La naïveté, peut-être poufsée trop loin, en fait le principal caractère. Ses farces ont le défaut d'être quelquefois un peu trop basses, & ses comédies de n'être pas toujours assez intéressantes. Mais avec tous ces défauts-là, il fera toujours le premier de tous les poètes comiques. Depuis lui , le théâtre français s'est soutenu, & même a été asservi à des Joix de décence plus rigoureuses que du tems de Molière. On n'oserait aujourd'hui hazarder la scène où le tartuffe presse la femme de son hôte ; on n'oserait se servir des termes de fils de putain, de carogne, & même de cocu ; la plus exacte bienséance règne dans les pièces modernes. II est étrange que tant de régularité n'ait pu lever encor cette tache , qu'un préjugé très injuste atache à la profession de : comédien. Ils étaient honorés dans Athènes , ou ils représentaient de moins bons ouvrages. Il y a de la cruauté à vouloir avilir des hommes nécessaires à un état bien policé, qui exercent, fous les

yeux


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yeux des magistrats, un talent très dificile & très estimable. Mais c'est le fort de tous ceux qui n'ont que leur talent pour apui, de travailler pour un public ingrat.

On demande pourquoi Molière ayant autant de réputation que Racine, le spectacle cependant est défert quand on joue ses comédies , & qu'il ne va presque plus personne à ce même tartuffe qui atirait autrefois tout Paris, tandis qu'on court encor avec empressement aux tragédies de Racine lorsqu'elles font bien représentées ? C'est que la peinture de nos passions :nous touche encor davantage que le portrait de nos ridicules, c'est que Pefprit se lasse des plaisanteries, & que le coeur est inépuisable. L'oreille est aussi plus flatée de Plïarmonie des beaux vers tragiques , & de la magie étonnante du stile de Racine , qu'elle ne peut Pètre du langage propre à la comédie; ce langage peut plaire , mais il ne peut jamais émouvoir, & l'on ne vient au spectacle que pour être ému.

- II faut encor convenir que Molière, tout admirable qu'il est dans son genre , n'a ni des intrigues assez atachantes , ni des dénouemens afsez heureux, tant l'art dramatique est dificile.