Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 404 sur 404

Nombre de pages: 404

Notice complète:

Titre : Le Manoir et le monastère, histoire franc-comtoise du quatorzième siècle, par M. Marcel Tissot

Auteur : Tissot, Marcel. Auteur du texte

Éditeur : C. Blériot (Paris)

Date d'édition : 1865

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31474141g

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-18, 384 p.

Format : Nombre total de vues : 404

Format : application/epub+zip

Description : Collection numérique : Fonds régional : Franche-Comté

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56229385

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-71505

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 21/10/2009

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.









LE MANOIR

ET LE

Histoire franc-comtoise du quatorzième siècle

PAR

M. MARCEL TISSOT

PARIS

CH. BLÉRIOT; EDITEUR

QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55 1865



LE

MANOIR ET LE MONASTÈRE



LE MANOIR

ET LE

franc-comtoise du quatorzième siècle

PAR

M. MARCEL TISSOT

PARIS

CH. BLÉRIOT, ÉDITEUR

QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 55 1865


SAINT-CLOUD.— IMPRIMERIE DE M e Ve BEI IN.


LE

MANOIR ET LE MONASTÈRE

CHAPITRE PREMIER

OU L'ON DONNE LA DESCRIPTION DE ROCHERS, MONTS ET VALLÉES VIEUX COMME LE MONDE, BEAUX COMME LE CIEL, ET CEPENDANT IGNORÉS ET INCONNUS.

0 qui nous redira les antiques histoires

Des vieux châteaux détruits, ies hauts faits et les gloires

Des héroïques temps où dominait la foi,

Où le Christ souverain était l'unique loi?...

Les pierres du foyer que recouvre la mousse

Ont defié le temps qui sur elles s'émousse,

Et sous leur cendre encor, ainsi qu'au premier jour,

Ou pourrait retrouver les récits d'alentour.

H n'y a de romanesque dans le récit de cette histoire très-véritable que la forme sous laquelle les événements sont présentés ; mais, cette forme ellemême, ce style, ce langage, ce dialogue, ces descriptions n'ont rien qui répugne à la vraisemblance ou

4


2 LE MANOIR

choque la vérité. Ouvrez en effet telle chronique qu'il vous plaira du Moyen Age, vous y trouverez tous ces éléments réunis qui impriment tant de charmes à ces vieux récits et nous transportent à l'époque même qui en fut le théâtre animé et pittoresque.

L'histoire (comme l'a fort bien dit un ancien) plaît de quelque manière qu'elle soit écrite ou présentée.

Or, celle-ci, avec toute l'apparence d'un roman, ne renferme pourtant pas un seul fait qui ne soit exactement vrai, non-seulement par les souvenirs et les traditions populaires de ce beau pays de la FrancheComté où elle a vécu sa vie, il y a plus de cinq siècles tout à l'heure; mais encore la preuve de chaque particularité (si petite qu'elle soit et de si peu d'importance qu'elle paraisse) se trouve consignée dans une quantité de vieux manuscrits du temps et dans les livres écrits depuis lors sous l'influence des souvenirs locaux.

A Buillon même, près du théâtre des principaux faits de celle histoire, nous avons recueilli et nous conservons une quantité de notes que nous prenions à mesure que nous consultions divers vieux livres; nous possédons une volumineuse liasse d'antiques


ET LE MONASTÈRE. 3

parchemins dans lesquels nous avons retrouvé les traces de cette chronique du quatorzième siècle. Nous ne parlons pas d'un grand nombre d'autres documents dont le détail nous entraînerait trop loin.

Dans toutes ces sources, on retrouve presque toujours la forme que nous avons adoptée aujourd'hui et que nous qualifions de romanesque, quoique à vrai dire ce soit celle même de l'histoire comme on la comprenait et comme on l'écrivait non-seulement au Moyen Age, mais encore dans les temps les plus beaux de l'antiquité ; tant il est vrai que nous n'inventons rien et que tout ce que nous pouvons faire de mieux aujourd'hui, c'est de ressusciter et de mettre en lumière celte forme si vive, si brillante du récit historique, dont le plus sublime modèle est dans le livre inspiré de Dieu même,— la Bible !... l'histoire et le livre par excellence !...

Mais, avant de mettre en scène les personnages d'un récit, avant de leur restituer leur costume,' leurs habitudes, leur langage, leurs passions, leur vie même, il est nécessaire d'exposer clairement et en aussi peu de mots que possible, le tableau des lieux où ils ont agi, la description des ruines qui attestent encore, — après tant de siècles écoulés, — leur passage et en


LE MANOIR

gardent la trace ; il faut, après les pierres, étudier l'esprit ou plutôt expliquer les unes par l'autre; car, rien en ce monde ne se produit sans sujet, tout y a sa raison d'êlre qui rentre dans les grandes et insondables lois de l'économie de la providence divine sans laquelle rien ne se peut comprendre aux révolutions du Moyen Age, — cette époque qui ne fut si féconde que parce qu'elle fut remuée en tous sens....

C'est dans le château de Buillon, non loin des ruines de l'antique et célèbre abbaye qui joue un si grand rôle dans le récit qu'on va lire, que nous avons retrouvé les éléments de cette histoire, et nous les avons fait revivre sous une forme consacrée par l'époque même dont nous voulions présenter les traits aux yeux de nos contemporains...

Le château de Buillon est une construction appartenant à trois époques bien distinctes, et qui, cependant, ne manque pas d'harmonie; la partie centrale, à gauche du perron, date de la fin du XVIe siècle ; l'autre partie centrale, à droite, y compris l'aile sud, date de la moitié du XVIIIe siècle, et l'aile gauche a été achevée en '1829.

L'aspect général de ces diverses constructions est


ET LE MONASTERE.

à la fois sévère, simple, et, pourrait-on ajouter, recueilli comme l'antique monastère du même nom, que l'on a conservé avec un soin pieux et, pour ainsi dire, filial, au milieu du parc dont il est la religieuse beauté et le plus bel ornement.

La position du château de Buillon, ses alentours, la rivière de la Loue, la vallée agreste, — tout, en ces lieux, inspire le calme le plus grand, la mélancolie la plus irrésistible et la plus douce.

Cette résidence est comme ensevelie dans les profondeurs d'un désert, où une ceinture d'immenses rochers à pic lui forment une barrière contre les orages du temps, le regard des hommes et presque contre leurs passions...

Il serait difficile aujourd'hui, pour ne pas dire impossible, d'écrire dans tous ses détails l'histoire religieuse de l'antique abbaye de Buillon qui a appartenu aux Cisterciens depuis 1128 jusqu'à la Révolution de 1789. Les archives dispersées à cette dernière époque de confusion et de violence, quand l'instinct destructif des novateurs les poussait à l'anéantissement d'un passé glorieux, qui fut notre origine et le berceau de nos grandeurs; les lacérations qui ont dénaturé les titres que l'on retrouve encore aujourd'hui épars dans


LE MAN0IR

quelques archives de commune, — lacérations ayant pour but d'anéantir les droits seigneuriaux que les habitants des campagnes craignaient de voir renaître au commencement du gouvernement de la Restauration, et enfin la faux du temps qui a fait disparaître les générations dépositaires des anciennes traditions; toutes ces causes rendraient ce travail historique extrêmement laborieux, sinon impossible, comme nous l'avons déjà dit.

Buillon a conservé quelques restes, témoins de son ancienneté. La magnifique église aux trois nefs, à voûtes élevées, n'existe plus; les décombres en sont •accumulés sur ses antiques fondements, et forment aujourd'hui un monticule couronné par des arbres gigantesques; mais, un grand nombre de chapiteaux du XIIe ou XIIIe siècle en ont été retirés parfaitement intacts et précieusement conservés.

Une belle tour de la fin du XIVe siècle, à pans coupés, avec ses barbacanes, trois étages de fenêtres à meneaux et supportant une tourelle extérieure dans sa partie la plus élevée, demeure fièrement debout pour attester l'importance de l'ancienne résidence abbatiale. Cette tour, d'une grande élévation, reliée à la façade méridionale de ce bâtiment, renferme un


ET LE MONASTERE.

magnifique escalier en pierre finement taillée, et remplissant tout l'intérieur de ses épaisses murailles.

Le temps a respecté ce témoin séculaire de l'antique abbaye, et grâce à la vénération du propriétaire actuel de ce domaine pour les souvenirs du Moyen Age et aux travaux de consolidation qu'il a fait exécuter par un habile architecte, ce monument semble vouloir perpétuer jusqu'aux dernières époques du monde les saintes annales de ces lieux vénérés.

H y a peu d'années encore qu'une petite chapelle existait près du château; mais, cet édifice sans caractère architectural, bâti en 1679 par François Marlet de Montfaucon, abbé commendataire, pour servir de salle capitulaire, menaçait de tomber en ruines; on l'a démoli et remplacé, en 1848, par une grande chapelle de style ogival, avec porche, tribune et campanille surmontant le pignon de la façade. Un beau groupe représentant la sainte Vierge et l'enfant Jésus, dû au ciseau de Jean Debay, est placé sous la voûte ogivale, derrière le choeur.

Enfin, au temps où nous donnons la description de ces vestiges, l'aspect sauvage de la vallée a peut-être été un peu changé dans ce qu'il offrait de sévère au XIIe siècle.


8 LE MANOIR

On vient de créer un parc de deux kilomètres de long, limité dans toute son étendue, d'un côté par la charmante rivière de la Loue, de l'autre par une muraille. Des allées nombreuses, des plantations et des massifs, changent sans doute l'aspect de quelques sites ; mais, la source jaillissante aux eaux limpides, formant des bassins et de gracieuses cascades, est telle aujourd'hui qu'au temps où saint Bernard s'y désaltérait en 1135, lorsqu'à son retour de Rome, il vint à Buillon, pour y consacrer l'église du monastère.

Saint Bernard fit plusieurs fois le voyage d'Italie, et soit en allant, soit en revenant, il s'arrêtait à Besançon, et de là il visitait les monastères de son ordre qu'il avait fondés. Dans sa visite à Buillon en 1132, il parcourut le domaine, accepta la charte des donations faites par les seigneurs de Chenecey, de' Chatillon et de Scey, traça l'emplacement que devait occuper le monastère et l'église; puis, ayant assisté au Concile de Pise, il revint à Besançon en 1135, et c'est en cette année que la belle église de Buillon fut consacrée par Humbert, archevêque de Besançon, en présence de saint Bernard et de son disciple chéri, le bienheureux Burchard, abbé de Bellevaux, et aussi du bienheureux Lambert, abbé de Clairefontaine. A cette


ET LE MONASTÈRE. - 9

époque les seigneurs donateurs relevaient de Renaud, comte de Bourgogne...

Les immenses rochers élevés à pic en face du château moderne; les montagnes couvertes de forêts qui ceignent la vallée comme d'un cercle infranchissable, ont la même forme imposante, le même caractère d'une indéfinissable solitude. La rivière, large de soixante mètres par endroit, et de cent mètres vers l'extrémité du parc, suit les mêmes lignes sinueuses et pleines de charme. Elle forme les mêmes cascades bruyantes, ses eaux limpides et azurées reflètent comme autrefois la silhouette des roches et des montagnes environnantes.

Au milieu du parc, dans la partie la plus boisée, on rencontre une ligne d'immenses rochers, présentant en quelques endroits l'image du chaos. Il y a des parties tellement désertes et abruptes, qu'il serait presque impossible d'y pénétrer. On vient d'y découvrir plusieurs grottes naturelles dont l'une surtout s'étend profondément sous les rochers.

Le propriétaire du domaine a reconnu par des vestiges qu'une muraille fermait jadis l'entrée de cette vaste grotte. Il ne faut pas oublier qu'aux XIIe et XIIIe siècles, les campagnes retirées et particulièrement

1.


10 LE MANOIR

les monastères les plus isolés étaient souvent en butte à la rapacité de certaines bandes de mécréants et de voleurs; les habitants étaient alors obligés de se créer des lieux de refuge, en cas d'invasion et d'attaque soudaines.

Les monastères, les hameaux et les villages éloignés des forces protectrices des châteaux féodaux étaient ordinairement pourvus de retraites secrètes, soit au milieu des forêts, soit dans des cavernes profondes disputées aux bêtes fauves. Heureuses les populations qui pouvaient se grouper et construire leurs demeures à proximité des forteresses seigneuriales, où elles étaient toujours assurées de trouver abri et protection contre les gens de guerre avides de meurtre et de pillage.

On a beaucoup écrit dans ces derniers temps contre la tyrannie et la férocité des seigneurs féodaux du Moyen Age, que l'on a representés aux populations des campagnes comme les plus cruels ennemis de l'humanité. Cependant, bien qu'il n'entre pas dans notre pensée de vouloir discuter sur ce point, il est avéré et hors de doute que ces anciens maîtres étaient tout à la fois la seule défense, la seule sauvegarde du faible et de l'opprimé.


ET LE MONASTÈRE. 11

Ce n'était pas le château fortifié qui recherchait le voisinage de la chaumière, mais c'était celle-ci qui allait toujours s'abriter sous les murailles protectrices du donjon. Il y a eu sans doute des abus, des actes isolés de tyrannie au milieu de la multitude des passions et des rivalités. Hélas ! quand l'homme tient en main la puissance et la force, il n'est que trop porté à en abuser, surtout lorsque la convoitise, ajoutée aux illusions des utopies et aux passions qui naissent de l'abandon des saintes lois du christianisme, viennent bouleverser les antiques croyances. La fin du dernier siècle en a donné le triste et sanglant exemple.

Il fallait au Moyen Age une force dirigeante qui fût placée à la tête d'une civilisation naissante ; cette force rude et austère dans son enfance devait nécessairement tendre à se modifier avec le temps. D'ailleurs,le christianisme assurait le perfectionnement graduel des idées et des moeurs. Aussi vers les derniers temps de notre vieille et glorieuse monarchie, à cette époque où une aveugle et fausse philosophie s'était emparée du courant de toutes les idées et soulevait les passions pour anéantir l'ordre social et religieux, qu'était la féodalité? Rien. Son gouvernement avait


12' LE MANOIR

déjà disparu depuis longtemps ; il n'en restait absolument qu'une hiérarchie sociale qui constituait la gloire historique du pays et de la famille. Mais, comme il fallait un levier pour soulever les passions, une torche incendiaire pour allumer les fureurs haineuses, des crimes et des catastrophes pour aveugler l'entendement humain, afin de mieux étouffer la religion du divin Christ ; les révolutionnaires, habiles auxiliaires de l'esprit prévaricateur, surent bien inventer des prétextes, dénaturer la vérité, calomnier les choses les plus saintes, afin de faire prévaloir dans les masses ces épouvantables axiomes : que la propriété c'est le vol, Dieu c'est le mal, que la matière est la seule créatrice des mondes I...

Qu'on veuille bien nous pardonner celte courte digression, improvisée à l'occasion de souvenirs toujours vivants parmi les habitants paisibles de nos campagnes franc-comtoises. Ils n'ont pas perdu la mémoire des gloires et des bienfaits des temps passés. Les ruines des anciens châteaux, les débris des saints monastères n'apparaissent à leurs yeux, çà et là, que comme des témoignages d'une époque de protection seigneuriale et de foi religieuse.

Tel est ce coin de terre si peu connu et pourtant le


ET LE MONASTÈRE. 13

plus poétique, non-seulement par ses sites enchanteurs, par l'image saisissante de ses montagnes déchirées et sillonnées de gorges profondes,, mais aussi par les souvenirs historiques les plus mémorables, les plus grandioses qu'aucun autre pays dans le monde ait jamais inscrits dans ses annales.

En effet, c'est au milieu de ces vallées mélancoliques, sur ces plateaux retranchés et fortifiés par la main de Dieu ; c'est à la vue des masses calcaires si majestueuses du mont Poupet et du mont Mahoux,— deux géants placés en sentinelles sur la chaîne du Jura; c'est enfin à trois lieues à peine de Buillon, que la plus terrible des catastrophes frappa un noble peuple, et qu'elle consomma la ruine et l'esclavage de la grande nation qui fut notre mère.

Quand on foule cette terre des héros de Vercingétorix, où trois cent mille guerriers gaulois, nos aïeux, reçurent la mort sous les murs d'Alesia ; quand du regard on parcourt tristement ces ruines ensanglantées, cette multitude innombrable de tumuli où tant de héros sommeillent depuis vingt siècles, et où le silence de la mort règne toujours, le coeur palpite d'émotion, une larme s'échappe des yeux !...

On le voit, ces lieux sont pleins de souvenirs his-


14 LE MANOIR ET LE MONASTÈRE.

toriques. Avec quelle douceur on savoure la solitude et la tristesse ou plutôt la mélancolie de ce pittoresque désert! La mélancolie, sentiment profond et indéfinissable du coeur, a des charmes indicibles que notre époque, amie du mouvement des affaires et du brait des plaisirs, ne sait plus goûter, et qu'elle abandonne dédaigneusement à l'artiste, au poële, au rêveur...

L'art, la poésie, la rêverie ne suffisent pas cependant pour se plaire longtemps en face de cette nature et de ces ruines, si imposantes qu'elles soient; un sentiment plus puissant doit dominer l'âme de celui qui les contemple, non pas en vulgaire archéologue, c'est-à-dire en curieux et stérile chercheur, chez qui la science a desséché le coeur et annihilé l'esprit; mais, qui voit mieux et plus que des pierres dans une ruine, — qui aime à y retrouver un passé qui eut sa grandeur, et dont l'étude vaut pour l'âme toutes les philosophies du monde.

A l'aspect de ces ruines de vieux châteaux et d'antiques monastères, le Moyen Age nous apparaît, —ce nous semble, —comme une ombre immense et majestueuse planant sur son gigantesque tombeau.


CHAPITRE II

DE CE QUI SE PASSAIT UN SOIR D'HIVER DANS DNE DES SALLES BASSES DU MANOIR DE CHENECEY.

C'est une grande salle à voûte surbaissée... Les soirs d'hiver, ou voit près de la cheminée Où flambe eu pétillant un énorme bûcher, Servantes et varlels s'asseoir et deviser. Pour charmer 'es ennuis d'une longue veillée, Chacun dit son récit, et mainte quenouillée S'achève en écoutant ces naïfs souvenirs Qu'interrompent parfois les regrets, les soupirs.

Parmi lesnombreux manoirs féodaux dont les restes, plus ou moins épargnés par la main du temps, ou les ruines pittoresques couvrent le sol antique de la Franche-Comté, il faut tout d'abord citer le château de Chenecey, où se sont déroulées les principales scènes de cette histoire du XIVe siècle.

Cette demeure seigneuriale occupait alors une position vraiment formidable : ses hautes murailles


16 LE MANOIR

garnies de créneaux se dressaient sur la cime d'un immense rocher taillé à pic par la nature, de forme triangulaire, et dont trois faces étaient en-, cadrées par la rivière de la Loue. Le seul côté abordable, dominé au loin par une haute montagne, en était séparé par de larges fossés creusés dans le roc même, avec bastions reliés par des courtines et un double rempart,—ce qui en rendait l'abord impossible quand les ponts étaient levés.

Après avoir franchi la première enceinte, on se trouvait en face du deuxième pont-levis, flanqué, d'un côté, par une tour ronde et massive percée de barbacanes, et de l'autre par une tour carrée dominant la première et s'y reliant par une galerie casematée. Les deux tours, avec les murailles qui les unissaient, étaient couronnées par des machicoulis en surplomb (1).

On ne pouvait arriver dans la première place d'armes qu'en s'engageant sous un long passage voûté dont

(1) Ces anciennes constructions existent encore aujourd'hui et peuvent donner une idée du système défensif de celte forteresse.

Le château de Chenecey, quoique n'offrant presque partout que vestiges et décombres, est cependant une des plus magnifiques et des plus intéressantes ruines des anciens châteaux féodaux.


ET LE MONASTÈRE. 17

les parois étaient percées de meurtrières, et où l'on voyait suspendue, vers l'extrémité opposée,une lourde et infranchissable herse de fer. Cette première place d'armes servait aux archers et gens soudoyés pour la défense du château ; mais, un troisième rempart séparait la partie renfermant les appartements, le donjon, la chapelle, les citernes, et enfin la grande place ou cour d'honneur.

La salle de justice et les prisons se trouvaient audessous du rez-de-chaussée, composé lui-même de grandes salles servant de cuisines, d'offices, de lavanderies, de celliers, et destinés à bien d'autres usages domestiques encore.

C'est dans une de ces salles du rez-de-chaussée du vieux château de Chenecey que nous allons introduire d'abord notre lecteur.

Dans une assez vaste pièce voûtée en ogive et dont les petites fenêtres garnies de vitraux enchâssés dans un treillis de plomb donnaient sur la campagne, quelques serviteurs et servantes devisaient autour d'une ■ immense cheminée où brûlait, avec un pétillement joyeux, un vieux tronc d'arbre.


18 LE MANOIR

Quoique l'hiver touchât à sa fin et qu'on fût déjà aux premiers jours d'avril, les soirées étaient encore fraîches dans les montagnes, et le voisinage de la rivière et des vastes forêts aux alentours produisait un brouillard humide et pénétrant qu'un bon feu pouvait seul faire oublier.

Il était à peu près sept heures du soir.

A la droite du foyer hospitalier, une femme d'environ quarante ans filait sa quenouille; près d'elle, une jeune fille, sa nièce, s'occupait à un ouvrage de coulure, tandis qu'un varlet assis à gauche, près d'une table, aidait un des écuyers du château à fourbir quelques pièces d'une antique armure. Enfin un vieux jardinier, serpette en main, façonnait des tuteurs en fredonnant à demi-voix un refrain dont son enfance avait été bercée, et que la Franche-Comté répète encore dans ses veillées villageoises.

Ce fut le varlet qui reprit l'entretien, un moment interrompu par les allées et venues occasionnées par le service de chacun des habitants de la salle basse; il achevait avec l'écuyer de polir une cuirasse :

— Il faut être un homme solide et bien taillé pour supporter le poids de telles armures, dit-il en soule-


ET LE MONASTÈRE. 19

vant des deux mains la pièce d'acier où la flamme se reflétait comme en un miroir.

— Oui, certes, Jean, reprit l'écuyer; mais, c'est de bonne heure que nos nobles seigneurs s'exercent à porter de telles armures.

— Ce n'est rien en comparaison de celles dont se couvraient les chevaliers dans ma jeunesse, dit Hubert, le vieux jardinier; vous ne pouvez pas vous rappeler ce temps-là, mes amis.

— Non,n'est-ce pas,Jean?—Et l'écuyer s'adressait au varlet qui ne l'écoutait pas, absorbé qu'il était par une pensée intime.

Personne ne sembla s'étonner d'abord du silence de Jean, d'ordinaire assez loquace ; on savait qu'il était sujet à ces sortes de distractions.

— Ah ! dit Yvonne (la nièce de la femme de quarante ans, que nous appellerons Marthe), ah ! voici ma lâche qui s'avance; mademoiselle Agarithe sera contente de moi, je l'espère.

— Voyons cela, interrompit Marthe; mais, ce n'est point mal du tout; allons, allons, on fera quelque chose de vous, ma nièce, et vous deviendrez une habile ouvrière. Mais (et elle s'adressait à Guillaume


20 LE MANOIR

l'écuyer), sire écuyer, vous qui allez et venez tout le jour en ce manoir, ne pourriez-vous pas nous dire ce que signifie ce qui s'y passe depuis quelque temps?

— Oui, dit Yvonne avec une curiosité naïve, qu'y a-t-il donc ?

— Ma nièce, vous ne devez pas tant vous inquiéter de ce qui ne vous regarde pas. Les jeunes filles n'ont rien de mieux à faire en ces circonstances-là que de se taire...

— Et d'écouter, murmura l'enfant avec une petite moue. Et elle approcha son escabelle, prêtant une oreille attentive à la conversation qu'elle supposait devoir être très-intéressante.

— Eh bien, sire Guillaume?... insista Marthe.

— Je n'en sais pas plus que vous, dame Marthe, et je me demande ce qu'il faut penser du mouvement extraordinaire qui règne au château depuis ces jours derniers.

— Cependant, vous devez voir quelque chose, deviner. ..

— Oui, on devine... interrompit Yvonne.

— Ma nièce !... (un regard sévère réprima aussitôt l'élan de la jeune fille, qui se remit à son ouvrage).

— Comment, vous Guillaume, le fidèle écuyer,


ET LE MONASTÈRE. ' 21

presque l'ami de messire Arthur, notre jeune maître, vous ne sauriez rien... c'est impossible! dit le vieux jardinier.

— C'est pourtant ainsi, père Hubert. Vous ne vous imaginez pas à quel point messire Arthur est discret et réservé. Quant à monseigneur Hugues de Chenecey et à madame Ermelinde, leurs caractères n'ont guère changé !

— Oui, dit Marthe; monseigneur est bon, mais brusque, et madame Ermelinde est toujours un ange de douceur!...

— Ce qui me peine, reprit Guillaume, c'est la tristesse de nos seigneurs ; il y a quelque chose qui les préoccupe, voyez-vous, et je voudrais être plus vieux de quelques jours pour savoir à quoi m'en tenir...

En ce moment, Jean sembla sortir de son silence ; il paraissait revenir d'une espèce de rêverie : s'était-il endormi? on l'ignore, mais il se frotta les yeux, étendit les bras, et ses premières paroles furent pour demander l'heure qu'il était.

— Enfin! le-voilà qui s'éveille, le paresseux! dit en riant dame Marthe.


LE MANOIR

— Paresseux! murmura Jean; oui, je voudrais vous voir de retour de la course que je viens de faire...

— En rêve!... reprirent les deux femmes, l'écuyer et le vieux jardinier.

— Oui, en rêve... Eh bien, après? Il y a des songes qui vous fatiguent plus qu'on ne croit.

— Laissez là vos rêves, monsieur le songeur, dit Marthe, et répondez un peu, si cela vous est possible, aux questions que l'on veut bien vous adresser.

— De quoi s'agit-il à cette heure ?

— Voilà... Nous étions à nous demander d'où vient tout le mouvement qui règne depuis quelques jours en ce manoir d'ordinaire si calme et si tranquille !

— Et, acheva Guillaume, nous ne pouvions nous expliquer la cause du trouble, oui, du trouble qui s'y fait sentir, puisqu'il faut parler franchement entre nous.

— Oh ! ce n'est pas curiosité de notre part, Dieu nous en est témoin, mais intérêt pour nos bons maîtres, dit le vieux jardinier.

— En effet, reprit Jean, c'est étrange ce qui se passe ici depuis quelque temps... J'ai fait à ce sujet


ET LE MONASTÈRE. 23

un rêve que j'ai peine à m'expliquer, mais qui, cependant, doit avoir du rapport à tout cela.

- Ilva nous raconter son rêve... dit Marthe avec un sourire d'incrédulité.

A ce mot, Yvonne se rapprocha de nouveau. A l'âge où elle était, le récit d'un rêve a tant d'attraits !

— Voilà, continua Jean, sans paraître s'apercevoir de la réflexion de Marthe, voilà mon idée...

— Voyons...,dirent les auditeurs du varlet.

— Vous vous en souvenez tous. Il y a huit jours, un chevalier errant et inconnu s'est présenté sous les murs du château, demandant l'hospitalité qu'on s'est empressé de lui accorder...

— Oui, eh bien?...

— Eh bien, remarquez-le, cela m'a frappé, c'est depuis ce moment-là que nos maîtres ont perdu leur calme ordinaire.

— C'est pourtant vrai...

— Et vous en concluez?... interrompit Marthe.

— J'en conclus que ce chevalier ne me dit rien de bon, non pas que je soupçonne sa prud'homie, loin de là ! mais, il a des airs mystérieux et sombres qui me font peur à moi.


24 LE MANOIR

— Vous'êtes si poltron !... interrompit Marthe.

— La nuit, je ne dis pas non, c'est plus fort que moi... Mais, le jour, je serais capable de tout entreprendre; qu'une occasion se présente, et on me verra à l'oeuvre...

— Allons, allons, calmez-vous...

Jean s'était levé pour faire un geste plein d'énergie; il se rassit et continua en ces termes :

— Depuis huit jours donc, ce chevalier inconnu, et qui n'a dit son nom à personne, s'est attaché au fils aîné de monseigneur Hugues, et il ne le quitte pas plus que son ombre.

— C'est un fait, observa le vieux jardinier, je les vois se promener ensemble ; et quand notre jeune maître, messire Artant, passe auprès de moi, lui qui m'adressait toujours une bonne parole, il ne me dit rien, il ne semble même pas me voir...

— C'est une remarque que j'ai été aussi à même de faire, reprit l'écuyer Guillaume.

— Cela n'annonce rien de bon, soupira dame Marthe. Mais, quel peut être ce chevalier inconnu?

— Oui, qui est-ce? interrompit encore Yvonne. Mais, sa tante était trop préoccupée pour remarquer


ET LE MONASTÈRE. 25

ce qui venait de se passer, aussi ne songea-t-elle pas à réprimander la curieuse jeune fille.

Celle-ci profita de ce moment pour demander à Jean le récit du rêve.qu'il avait fait au sujet des maîtres du château.

La requête d'Yvonne était sympathique à Guillaume et au père Hubert, ainsi qu'à Marthe. Jean se recueillit un peu, et comme s'il eût été sous l'empire d'une vision, il allait commencer son récit, lorsqu'on entendit frapper trois coups d'une certaine manière à une petite porte donnant sur les fossés du château.

Guillaume et le jardinier s'étaient levés aussitôt.

— Qui cela peut-il être? demanda, non sans quelque crainte, Yvonne.

— Ce ne peut être que le père Jérôme, le vieux mendiant de la contrée.

— Oui, c'est sa manière de frapper, observa Jean, il arrive bien.

Guillaume était allé ouvrir ; on vit, en effet, entrer le personnage annoncé.

C'était un homme de moyenne taille, d'un âge déjà assez avancé, comme le témoignaient sa cheve2

cheve2


26 LE MANOIR

lure et sa barbe blanches ; quoique couvert de pauvres habits, presque en haillons, le mendiant conservait sous cet humble accoutrement un air de distinction, et en même temps de bonhomie qui lui gagnait tout d'abord la confiance et l'estime.

Il salua amicalement les hôtes de la salle basse qui l'accueillirent avec une franche cordialité, et quand on lui eut fait place au coin du feu :

— Vous avez été longtemps absent, père Jérôme, lui dit Jean.

— Eh ! c'est toi, mon fils... En effet, mais je n'ai pas oublié un seul instant les bonnes âmes du château de Chenecey. Que la paix soit sur les seigneurs et sur leurs vassaux !

— Que Dieu entende votre souhait ! soupira Marthe.

— Mais, quelle mine vous avez tous, sur mon âme, et que se passe-t-il donc ici, mes bonnes gens?

— Nous serions tentés de vous le demander à vousmême, père Jérôme ; car, en vérité, c'est à n'y rien comprendre depuis huit jours surtout, dit Guillaume.

— Depuis huit jours?...

— Oui, reprit Jean ; un chevalier errant, un inconnu dont l'arrivée en ce manoir y a apporté le trouble et


ET LE MONASTÈRE. 27

la tristesse... Voyez-vous, la présence de cet homme ici m'est d'un mauvais augure.

— Il n'arrive que ce qui doit arriver et que ce que Dieu permet... Mais, est-ce de cela seulement que l'on parlait quand je suis arrivé?

— A peu près, et puis aussi d'un rêve que Jean voulait nous conter, dit le jardinier.

— Les rêves nous éclairent parfois sur l'avenir ; on peut même en tirer de l'instruction. Voyons, mon fils (et le mendiant regardait Jean), voyons, fais-nous ton récit.

— Quand je dis un rêve, c'est peut-être bien plutôt une vision. Vous allez en juger... La nuit dernière, je ne pus parvenir à fermer l'oeil qu'assez tardivement, et encore mon sommeil fut-il lourd et pesant ; je me sentais tourmenté par des pressentiments pleins de tristesse. Il me sembla alors que je me levais, et que, descendant l'escalier de la tourelle où est mon gîte, j'entendais des pas d'homme. Je me blottis alors dans un renfoncement du mm-, et je vis ou je crus voir passer devant moi un chevalier bardé de fer; je ne pus distinguer son visage, car sa visière était entièrement abattue. Malgré ma crainte, car je suis trèspeureux la nuit...


28 LE MANOIR

— On le sait; continuez, interrompit Marthe en souriant.

— Je me hasardai cependant à suivre, à pas de loup, l'homme de fer, et je le vis se promener sur le bord du fossé; tenez, de ce côté...

(Et Jean montrait par la petite fenêtre, à la clarté de la lune dans son plein, le fossé du château). Ah ! mon Dieu !... dit-il en se reculant aussitôt.

— Encore ses peurs qui le reprennent! reprit Marthe.

— Parlez bas, et... venez voir...

On se pressa près de la fenêtre; on vit alors une forme humaine passer sous le rempart.

— C'est étrange ! murmurèrent les assistants. Et Jean se signa.

— C'est l'homme que j'ai vu, la nuit dernière, dit-il.

— C'est le chevalier inconnu... reprit Guillaume.

— Je m'en doutais... Et Jean semblait se parler à. lui-même.

— C'est tout ce que tu as vu ? lui demanda le vieux mendiant d'un ton grave qui impressionna ses auditeurs.

— Tout! mais, je crains quelque malheur...


ET LE MONASTÈRE. 29

— En effet, la conduite de cet inconnu est extraordinaire.

— Et vous, père Jérôme, quelles nouvelles nous apportez-vous de vos courses lointaines ?

— J'ai, ces jours derniers, visité le château de Châtillon, et je suis revenu ici, en parcourant les campagnes voisines. Rien de nouveau : au manoir comme au village, le calme le plus complet semblait régner.

En ce moment, la grosse cloche du donjon de Chenecey commença à sonner le couvre-feu ; chacun se leva : Guillaume pour aller rejoindre le sire Arthur, et le jardinier pour voir si le jardin était bien clos.

— Pour moi, dit le père Jérôme, je vais prendre mon gîte ici cette nuit, dans la chambre voisine.

— Vous accepterez auparavant quelque nourriture, reprit Marthe, qui sortit d'un buffet divers aliments qu'elle servit sur une table rustique.

— Ce n'est pas de refus, car j'ai fait une longue course aujourd'hui.

En parlant ainsi, le mendiant s'était débarrassé de son bissac, et déposait son bâton de voyage derrière la porte.

2.


30 LE MANOIR

Jean allait sortir, après avoir souhaité une bonne nuit au père Jérôme et à Marthe, quand celle-ci l'arrêta par le bras :

— Puisque, lui dit-elle, vous dormez si mal la nuit, et que vous êtes sujet à faire de mauvais rêves, je viens de vous trouver une occupation qui vous distraira, en vous tenant éveillé...

— Ce n'est pas de refus. De quoi s'agit-il?

— Dans deux heures vous descendrez ici, et vous m'aiderez à enfourner le pain que je vais pétrir.

— Comment! dit Jean presque tremblant, vous voulez, vous désirez qu'à onze heures de la nuit, je traverse la terrasse, au risque d'y rencontrer...

— Le chevalier inconnu?... Eh ! il ne s'occupe pas de vous, lui, et puis je veux vous guérir de votre peur.

— Ce serait un vrai service à lui rendre, observa le mendiant.

— Soit; mais, dit Jean, je crains bien de mourir incui able.

— Il ne faut jurer de rien, mon fils ; ce sont les occasions qui font voir ce qu'est l'homme, comme dit un bon vieux livre que l'abbé lisait un jour à ses moines... Bonsoir, dame Marthe et vous Yvonne; viens, Jean, je vais t'accompagner jusqu'à la tourelle.


t ET LE MONASTÈRE. 31

Restée seule, Marthe ouvrit la huche et se mit au travail; mais, elle paraissait préoccupée, et elle était toute à ses réflexions, lorsque Guillaume rentra dans la cuisine, où il venait chercher un gantelet qu'il avait oublié sur le bord de la table. Au bruit de ses pas, Marthe se retourna comme en sursaut :

— Vous m'avez presque fait peur, lui dit-elle en essayant de sourire.

— Peur!... ce sont les rêves de ce poltron de Jean qui vous trottent par la tête à cette heure...

— Non, mais certaines choses à quoi je pensais en moi-même, au sujet de notre vieil ami à tous...

— Le père Jérôme !... Eh bien, moi aussi, je suis comme vous sur ce point-là.

— N'avez-vous pas remarqué alors quel grand air il a par moments sous ses haillons qu'il ne veut pas quitter et qu'il porte si bien?

— Le fait est qu'il inspire un respect, une vénération générale... J'ai vu messire de Chenecey lui-même, si brusque avec tous, quoique le meilleur des maîtres au fond, entourer Jérôme de toutes sortes d'égards et de soins, lorsqu'il le faisait mander dans son cabinet.

— Et, reprit Marthe, ce mendiant, des aumônes qu'on lui fait avec empressement, ne cesse d'assister


32 LE MANOIR

les pauvres du pays dont il est, en quelque sorte, la providence.

— C'est si vrai que, dernièrement encore, je l'ai surpris (car il se cache tant qu'il peut), portant des secours à ce vieillard qui habile non loin d'ici dans une pauvre chaumière. Ce n'est pas un homme ordinaire, allez, dame Marthe...

— N'était la discrétion dont je me pique, je donnerais bien quelque chose pour connaître l'histoire de Jérôme; j'ai essayé quelques questions, mais chaque fois il a semblé devenir triste et a gardé le silence... Que Dieu le console, s'il a souffert et s'il souffre encore!... .

— Silence!... Le voici qui revient... Pas un mot devant lui!

En ce moment, Jérôme rentrait; il annonça l'intention de se rendre le lendemain de bonne heure au monastère de Buillon, où il avait trop longtemps, disaitil, négligé de faire à l'abbé sa visite accoutumée ; puis, ayant cordialement serré la main de Guillaume, et souhaité une bonne nuit à dame Marthe, il alla prendre du repos dans son asile ordinaire.

Le reste de la nuit se passa tranquillement au châ-


ET LE MONASTÈRE. 33

teau, du moins en apparence, et, fidèle à sa promesse,, à onze heures, Jean se rendit au fournil, non sans avoir quelque peur tout le long de la route, si courte cependant.

Ce fut, comme il le disait plus tard, son premier essai de courage : un avenir prochain lui réservait l'occasion d'en donner de plus grandes preuves.



CHAPITRE III

OU L'ON APPREND CE QUE C'ÉTAIT QUE JÉRÔME LE MENDIANT.

11 avait bien souffert ce vieillard vénérable Que tout le monde aimait ; car, à tous charitable Il savait compatir, gardant seul en son coeur Le secret d'un passé plein d'immense douleur. Mais, un jour comme au port allant au monastère, 11 retrouva la paix, alors qu'un second père Eut reçu ses aveux, eut essuyé ses pleurs Et de l'espoir diviu fait briller les splendeurs.

Le lendemain matin, Jérôme s'acheminait vers le monastère de Buillon. Il y avait dans toute la personne du vieillard, d'ordinaire si alerte, quelque chose de pénible et même de brisé : une grande souffrance morale semblait peser lourdement sur le front du mendiant.

Il allait lentement, pensif et parfois sombre ; parfois aussi il s'arrêtait tout à coup, frappait de son


36 LE MANOIR

bâton la terre, puis bientôt, relevant.ses regards vers le ciel, il paraissait y puiser une force nouvelle et reprenait sa roule vers l'asile sacré dont il aimait le calme, — lui qui avait tant besoin d'être rasséréné !

Cependant, comme pour faire contraste avec sa situation d'esprit, tout autour de lui, dans une riante matinée et le plus pittoresque des sites, semblait renaître, avec les premiers feux du jour, à l'espérance, à la vie et au plaisir.

C'est un beau spectacle que celui de la nature au printemps, le matin surtout, quand la brume légère qui enveloppe comme d'un nuage de gaze transparente tous les objets, se dissipe peu à peu et dévoile les merveilles de la création : alors apparaissent les cimes dorées des montagnes, l'eau prend des reflets de nacre, et à chaque pointe d'herbe se suspendent, comme autant de perles brillantes, les gouttes de rosée.

Mais si enivrant que soit ce tableau, il ne saurait frapper les yeux de l'homme qui souffre ; insensible au printemps et à ses charmes, parce qu'il sent dans son coeur les frimas glacés de l'hiver, de l'âge et des douloureux souvenirs.


ET LE MONASTÈRE. 37

Enfin, après une marche plusieurs fois interrompue, Jérôme arriva devant la porte du monastère, où il s'arrêta un moment comme pour se recueillir ; puis il se laissa tomber plutôt qu'il ne s'assit sur le banc de pierre hospitalier, et la tête penchée sur sa poitrine, il exhala un profond soupir suivi bientôt d'une larme qui, de ses yeux, roula sur sa longue barbe blanche.

Que se passait-il alors dans l'âme de ce vénérable vieillard? — Dieu seul le sait!

Ce fut l'affaire d'un instant ; le courage revint au mendiant; il se leva, essuya ses yeux, et sonna lentement la clochette, au tintement de laquelle parut bientôt le frère portier.

— Eh quoi! c'est vous? dit le frère, en saluant respectueusement Jérôme. Comme il y a longtemps que vous n'êtes venu au monastère ! Nous craignions vraiment que vous ne fussiez empêché par la maladie. Soyez, aujourd'hui comme toujours, le bienvenu à Notre-Dame de Buillon !

Et le bon moine introduisit Jérôme dans le parloir, en lui disant :

Reposez-vous un peu; je vais avertir le révérend père abbé Comme il sera heureux de vous

voir !

3


38 LE MANOIN

Le frère sortit plein de joie et en toute hâte, laissant Jérôme seul, livré à ses réflexions ; elles semblaient un peu moins pénibles, et l'on eût dit que l'atmosphère de calme qui régnait autour de lui s'emparait insensiblement de tout son être et le transformait.

L'oeil de Jérôme s'était doucement fixé sur une image du Christ souffrant ; il semblait interroger ce modèle suprême de la résignation, lorsque la porte du parloir s'ouvrit.

L'abbé, un vieillard doublement sacré par l'âge et la sainteté, tendit à Jérôme ses deux mains, sur lesquelles celui-ci s'inclina respectueusement.

— Voilà bien longtemps, mon frère, dit l'abbé au mendiant, en l'enveloppaut d'un long regard de bienveillance et d'affection; oui, voilà bien longtemps que je ne vous ai vu, et j'étais inquiet, je vous l'avoue, je craignais que quelque chose de fâcheux ne vous fût

arrivé dans vos courses Mais, enfin vous voici,

soyez donc le bienvenu, car vous savez que, pour ma part, je vous ai voué une paternelle affection dès le premier jour que je vous ai connu.

— Et je vous en suis reconnaissant au delà de toute


ET LE MONASTÈRE. 39

expression, répondit Jérôme d'une voix tremblante d'émotion, malgré l'assurance qu'il s'efforçait de lui donner.

L'abbé avait compris qu'une grande douleur se concentrait au fond de cette âme. Entraînant Jérôme vers un banc et le faisant asseoir auprès de lui :

— Vous avez besoin d'être consolé, mon frère, vous qui consolez tant de misères du corps et de l'âme.

Jérôme, la tête inclinée, se taisait; mais, il était sous l'empire d'une indicible émotion. L'abbé insista:

— Je pense que vous avez choisi un confident, un ami, un confesseur; car, malgré la vive et irrésistible sympathie que j'ai toujours ressentie pour vous, et que vous me rendez, je le sais, j'ai dû penser qu'il fallait que vous eussiez un ami plus ancien que moi, et auquel vous aviez confié vos peines ; car, il est impossible qu'un coeur comme le vôtre puisse vivre sans s'épancher

Jérôme semblait avoir pris une grande résolution : il releva la tête, et regardant avec une ineffable confiance le saint abbé :


40 LE MANOIR

— Non, mon père, non, personne jusqu'à ce jour, n'a connu le secret de ma vie et la lamentable histoire de mes malheurs ; à vous seul j'ai dit mes épreuves, mais non toutes cependant... Aujourd'hui que je sens l'âge s'avancer à grands pas, et que la vieillesse me courbe chaque jour davantage sur mon bâton de pèlerin et d'exilé, je sens que je ne puis plus longtemps porter seul le poids de mes infortunes, et je viens cette fois avec la ferme résolution de vous confier toutes mes peines, pour que vous m'aidiez à les supporter.

Le noble visage de l'abbé s'était illuminé d'une sainte joie à mesure que Jérôme parlait ; quand il eut fini, le moine, le serrant dans ses bras, lui dit :

— Ah! mon ami, mon frère, que je vous sais gré de la confiance que vous voulez bien avoir en moi !... Je suis tout prêt à entendre et à recevoir vos confidences; je les garderai dans mon coeur comme dans un sanctuaire impénétrable.

Le regard des deux vieillards se porta en même temps sur l'image du Christ ; le mendiant semblait y puiser le courage, l'abbé une sympathie de plus en


ET LE MONASTÈRE. 41

plus vive ; Jérôme, après un instant de recueillement, commença en ces termes le récit qu'il avait promis au vénérable religieux :

— Jérôme n'est pas mon nom : je suis le chevalier Robert de Châteauneuf. Il y a trente ans, jeune, riche, considéré, époux d'une noble et sainte femme, j'étais l'heureux père de deux fils, espoir de mon nom, lorsque l'ordre de notre sire le roi m'appela à commander un corps d'armée qui allait en Terresainte combattre les infidèles oppresseurs de nos frères.

Je dus partir, laissant ma femme et mes enfants, alors encore dans un âge bien tendre, et je confiai leur tutelle à leur mère : elle ne pouvait être en meilleures mains, et cependant

Jérôme s'interrompit en cet endroit, sous le poids d'une grande douleur; l'abbé lui serra la main avec affection comme pour lui donner du courage.

— Je ne vous dirai pas nos vicissitudes sur la terre lointaine où nous appelait la plus sainte des causes ; ce que j'ai souffert alors, je l'ai souffert avec bien d'autres, et d'ailleurs le but de la sainte entreprise


42 LE MANOIR

faisait disparaître tout motif de plainte dans nos coeurs chrétiens.

Je reviens à ma famille : ce que j'ai su et ce que je vais vous dire, je ne l'appris qu'à mon retour de la Palestine et de la bouche de témoins dont, malheureusement, je ne pouvais suspecter la sincérité

Ah! pourquoi ne suis-je pas mort alors!

Mon épouse était une noble femme, mais dans son coeur de mère le plus j eune de nos deux fils était l'objet presque exclusif de ses prédilections, tandis que l'aîné n'y trouvait que froideur et même indifférence. Je n'accuse pas cette pauvre mère ; elle a assez souffert, et Dieu, sans doute, lui aura pardonné sa faiblesse, dont les suites furent bien terribles.

J'étais absent; je fus longtemps loin de ma famille, — plus de dix ans!... Quel exil !...

Les deux frères, d'un caractère très-différent, étaient en rivalité. Le plus jeune, abusant de la tendresse de sa mère, saisissait toutes les occasions d'aigrir son aîné, qui, peiné de la froideur qu'on lui témoignait, devenait de jour en jour plus sombre.

Chaque jour naissaient des disputes entre mes deux fils, et souvent pour les motifs les plus légers, les plus futiles. Leur mère ne voyait rien ou ne vou-


ET LE MONASTÈRE. 43

lait rien voir, et son enfant de prédilection avait toujours raison à ses yeux. Personne n'osait représenter à mon épouse le tort qu'elle se faisait en agissant avec une telle partialité ; il fallait que la plus cruelle des leçons fût infligée à la faiblesse de cette femme aveuglée par une affection exagérée et sans limites. La Providence est grande, ses décrets sont insondables, inclinons-nous et souffrons sans murmure...

Un jour que nos deux malheureux fils étaient à la chasse, plaisir auquel ils se livraient avec l'ardeur et la fougue de leur âge, ils prétendirent tous les deux avoir tué une pièce de gibier ; la dispute s'échauffa, des mots blessants furent échangés, et avant que nos gens eussent pu songer à se jeter entre eux, le plus jeune de ces enfants, à bout de raisons, osa frapper son frère qui, à son tour, emporté par la colère et ne ■ sachant plus se posséder, tira son épée...

Le fer se croise ; un duel à mort est engagé. Vainement on cherche à les séparer; après quelques instants d'une lutte impie, le plus jeune succombe et perd la vie

Jérôme s'était interrompu ; il sanglotait à ce sou-


44 LE MANOIR

venir affreux, tandis que l'abbé pleurait en silence sur cet infortuné père.

Ce fut l'abbé qui, après un long silence pendant le- f quel la douleur de Jérôme avait eu un libre cours, re- s prit le premier la parole pour l'encourager à poursuivre et achever son lamentable récit.

— C'est aggraver votre douleur que de ne pas l'épancher tout entière dans le sein d'un ami; et vous savez si je suis le vôtre, messire...

— Pas ce nom, mon père, il doit rester inconnu à tous. Pour vous-même, je ne veux être que Jérôme le mendiant... Mais, comment vous achever le récit de cette épouvantable catastrophe? Frappé d'une indicible stupeur à la vue du crime involontaire qu'il venait de commettre sur la personne de son j eune frère, mon fils aîné ne voulait pas survivre à son malheur, et il allait trancher le cours de sa propre existence, lorsqu'un religieux de saint Bernard, qui traversait la forêt, témoin de son désespoir, courut à lui, et arrêta son bras prêt à frapper. L'éloquence persuasive du moine désarma le malheureux, et l'arracha à la pensée du suicide.

Mais, le jeune homme ne pouvait plus se résoudre à revoir sa mère, à reparaître devant elle; il pensait


ET LE MONASTÈRE. 45

au désespoir de son père, lorsque, de retour au manoir, il apprendrait ce qui s'était passé en son absence.

Il s'éloigna, suivi d'un fidèle écuyer qui voulut s'attacher à ses pas, et après avoir vécu quelques jours dans une retraite ignorée, dans la prière et le jeûne, il prit la résolution de consacrer désormais son épée et son courage à la défense des faibles et des opprimés ; il devint chevalier errant. Accompagné de son écuyer, il quitta d'abord la France, passa en Palestine, et depuis on n'a plus appris de ses nouvelles ; les dernières qu'on en a eues ont été apportées en ces pays par un pèlerin qui avait recueilli le dernier soupir de l'écuyer de mon fils.

— Et, dit l'abbé, ce serviteur n'a rien révélé sur le •sort de votre fils?

— Rien, mon père ; il avait juré à son maître de garder le silence le plus absolu, sur ce qui le concernait, et il n'a que trop bien tenu sa parole pour mon malheur.

— Et sa mère?...

— Mon fils avait chargé le religieux auquel il devait la vie de consoler la pauvre femme ; vous comprenez quelle fut sa douleur : elle perdait en un seul jour ses

3.


LE MANOIR

deux enfants, et se voyait désormais vouée à l'isolement le plus complet, à l'abandon le plus absolu. C'est alors qu'elle se reprochait, mais trop tard, sa coupable faiblesse pour l'un de ses fils et ses rigueurs pour l'autre.

— Pauvre mère!...

— Oui, et bien à plaindre, je vous assure. Ce fut ainsi qu'elle vécut ou plutôt qu'elle souffrit, pendant encore deux ans. Dieu me laissa cependant le triste bonheur de la revoir, de pleurer avec elle, de la consoler et de recevoir, hélas! son dernier soupir... »

Ici Jérôme fut obligé d'interrompre son récit; sa tête appuyée dans ses mains, il sanglotait au souvenir de ce double malheur, et longtemps il resta en proie à la douleur poignante qui le torturait si cruellement. Quand il revint à lui, ce fut comme s'il sortait d'un rêve pénible ; ses regards errants se fixèrent enfin sur ' l'abbé qui le contemplait dans un sentiment de muette compassion. Les grandes douleurs n'aiment pas le bruit, le saint religieuxle savait; car, il avait trop souffert lui-même, pour ne pas comprendre et respecter le malheur sans espoir dont Jérôme sentait ses épaules écrasées.


ET LE MONASTÈRE. 47

Ce fut l'abbé qui rompit enfin le silence.

— Et vous, mon fils, que fîtes-vous alors, en présence de tant de malheurs qui venaient fondre si brusquement sur vous?

— Pendant plus de six mois, je ne voulus voir personne : un morne désespoir s'était emparé de moi; je ne savais plus ce qui pouvait encore me rattacher à la vie, elle m'était désormais devenue odieuse. Cependant, je dois le dire, et en remercier mille fois Dieu, la pensée de me détruire ne germa jamais un seul instant dans mon esprit, si désespéré que je fusse.

La Providence vint à mon secours, et, un jour, sans autre conseil que celui que je pris de moi-même, je résolus d'abandonner mon château, mon nom, mes titres, et de me dévouer à mon prochain, en mendiant mon pain de chaque jour. Car, avec le secours de la prière, je compris que si le ciel m'avait envoyé de telles tribulations, c'était pour qu'elles tournassent au profit de mon salut.

J'avais d'abord pensé à entrer dans un cloître, mais ce n'était pas la vie qu'il me fallait : cette paix, ce calme ne sont faits que pour des âmes d'élite et des coeurs innocents. Mon fils était errant, je voulus l'être aussi; il vouait son existence à ses frères, et


LE MANOIR

leur prêtait la force de son bras ; pour moi, trop faible pour tenir une épée, je chargeai mes épaules de la besace du mendiant, et je tendis la main pour moi et pour mes frères les pauvres.

Dieu, j'aime à le croire, m'appelait sans doute à. ce genre de pénitence; car, depuis dix ans tout à l'heure que j'y consacre mes jours, peu à peu mes chagrins se sont adoucis. J'ai toujours eu devant les yeux le spectacle de la mort de ma sainte femme, victime pure et expiatrice de tant de malheurs, et la pensée qu'elle a obtenu miséricorde du souverain juge n'a pas été une de mes moindres consolations. Je m'entretiens souvent avec cette nob'e victime, cette martyre, dans mes prières ; je suis persuadé, et tout me dit que mon fils a tenu son serment, et qu'en se dévouant à son prochain, il pourra être pardonné de Dieu et expier le meurtre de son frère.

Quant à moi, ma pénitence pourra, je l'espère, sauver l'âme de ce fils mort sans avoir reçu les secours de la religion, et au milieu d'un transport de colère auquel s'est peut-être mêlé, à son dernier soupir, une pensée de repentir.

— Espérons-le, mon frère; nous pouvons, nous devons tout attendre du ciel. Merci, de votre confiance,


ET LE MONASTÈRE. 49

de l'aveu que vous venez de me faire, et qui, je le comprends, devait bien vous coûter ; car, il renouvelait vos douleurs, comme au premier instant où le ciel vous les envoya.

— Vous voyez, mon père, l'état de mon âme. Combien je suis soulagé maintenant de vous avoir fait connaître toutes mes peines !

— Quel courage vous avez eu, mon frère, et combien de grâces ne devez-vous pas rendre au ciel qui vous a soutenu dans une lutte si longue et si cruelle.

— Longue, peut-être; mais cruelle... oh ! non, mon père...

' — Cependant, que de fois n'avez-vous pas été en proie à la rigueur des saisons, aux rebuts, aux insultes peut-être d'hommes qui n'ont de chrétiens que le nom!...

— Si le calice était souvent amer, je pensais à Dieu, en le portant à mes lèvres ; je songeais à ma femme, à mes fils, à moi-même, et je remerciais Dieu de m'avoir laissé vivre jusqu'à un âge aussi avancé.

L'abbé admirait en silence tant de résignation et de grandeur d'âme; il avait devant lui un des plus grands héros que la religion pût compter parmi ses enfants, à cette époque de foi et de dévouement.


50 LE MANOIR

—Mais, se disait-il en lui-même, le monde passe à côté de ce vieillard sans soupçonner ses douleurs, et sans apprécier une charité qui seule égale celle de l'Apôtre. ;

Et il se sentait grandir en admirant ce noble caractère.

Le reste de la matinée fut consacré par l'abbé à consoler Jérôme, à l'entourer de ces attentions délicates dont il possédait si bien le secret, lui dont le passé avait eu aussi ses épreuves cruelles. Il n'y a que ceux qui ont souffert beaucoup eux-mêmes qui sachent bien consoler...

L'abbé aurait voulu retenir plus longtemps Jérôme auprès de lui ; mais, fidèle à son genre de vie, le mendiant ne put s'y résoudre et annonça l'intention de repartir après le repas de midi.

— Ce qui me soutient, disait-il au vénérable abbé, c'est la pensée qu'un jour je pourrai revoir mon fils ; Dieu fera ce miracle pour moi, je ne cesse d'y songer, et ce jour-là il me semble que je serai pardonné... Alors , mon père, je viendrai frapper à cette porte hospitalière, et vous demander la place du dernier de vos religieux. Mais, jusque-là, je reprends ma course, je suis au service de tous ceux qui souffrent, et qui


ET LE MONASTÈRE. 51

sait? le ciel me permcttra-t-il, à moi, faible et chétif, de rendre encore quelques services à mes frères, et aux nobles familles qui m'accueillent avec tant de bonté.

Le mendiant s'agenouilla alors devant l'abbé, et

implora sa bénédiction; le saint religieux, ému au

delà de toute expression, posa ses mains vénérables

sur les cheveux blancs de Jérôme; puis, le relevant,

il le tint longtemps serré sur son coeur...

La cloche sonnait l' Angelus, les deux amis le récitèrent ensemble comme un adieu, et ils se séparèrent avec la mutuelle promesse de bientôt se revoir.

Quand Jérôme reprit son chemin, il semblait transfiguré ; sa démarche était alerte,sa taille se redressait, de son bâton il frappait joyeusement le sol ; la nature ne le trouvait plus sourd à ses harmonies, ses merveilles apparaissaient à ses yeux jusque-là fermés pour elles...

Que s'était-il donc passé? — Jérôme venait de déposer dans le sein d'un ami le lourd fardeau de ses peines et de ses épreuves.



CHAPITRE IV

COMMENT LE CHEVALIER INCONNU EMMENA ARTANT DE CHENECEY EN TERRE SAINTE.

Quel est cet inconnu ? 0 la sombre figure

Qui, par un jour d'hiver, sous une noire armure,

Est entrée au manoir pour y porter le deuil! Depuis que de ces lieux il a franchi le seuil, La joie a disparu, faisant place aux alarmes. Adieu les songes d'or, voici venir les larmes ! La vie a des secrets que nul me peut savoir ; Mais, le Seigneur est grand, et c'est là notre espoir.

Tout reposait encore dans le manoir de Chenecey ; cependant le jour avait déjà paru, la matinée était belle, un soleil radieux pénétrait, par les hautes fenêtres à verrières peintes, dans la grande galerie des portraits, et la lumière, dans ses jeux capricieux, prêtait aux figures des anciens preux des reflets changeants et variés qui, par moments, semblaient y faire renaître la vie et animer ces froides et immobiles. images des temps héroïques.


54 LE MANOIR

Tout reposait cependant, ou semblait reposer, dans ces murs antiques ; mais, la nuit avait été longue et agitée pour les habitants du château et pour leur hôte, le chevalier inconnu : c'était lui, cet étranger sombre et mystérieux, qui semblait avoir apporté le trouble dans cette demeure naguère encore si paisible.

Huit heures sonnaient au beffroi du donjon quand la porte de la galerie des ancêtres s'ouvrit et donna 1 passage au chevalier inconnu et à Artant, l'aîné des deux fils de Hugues de Chenecey.

Les traits du chevalier inconnu étaient empreints d'un calme plein de fierté ; on voyait cependant qu'il avait encore passé cette nuit, comme les autres, dans une veille prolongée au delà des limites ordinaires. Le sommeil semblait fuir ses paupières, et il y avait de longues années qu'il en était ainsi pour lui.

Artant, lui, paraissait sous le poids d'une profonde réflexion. Il alla s'accouder silencieusement sur l'appui d'une fenêtre d'où ses regards errants se portèrent bientôt, comme instinctivement et par un irrésistible attrait, vers les vieilles tours d'un castel voisin, — celui de Châtillon.


ET LE MONASTÈRE. 55

Quelles pensées pouvaient alors germer dans le coeur du jeune homme? Dieu seul le sait, mais cette contemplation chassa peu à peu l'expression de tristesse répandue sur son noble visage, et il semblait avoir oublié la terre, le château paternel et la présence du chevalier qui, à quelques pas de lui, se laissait aller à son tour au charme de souvenirs d'un autre ordre, dont les portraits de la galerie des ancêtres ravivaient en lui la flamme comme en un foyer mal éteint où, sous la cendre en apparence endormie, couve une étincelle que le moindre souffle peut ranimer.

Il contemplait ces portraits, ces figures héroïques dont la première le ramenait, par sa date, au VIIIe siècle : c'était un guerrier à barbe blanche, auprès duquel (particularité assez remarquable) était suspendue une longue épée à deux mains que peu d'hommes, à notre époque, auraient été assez vigoureux pour soulever seulement, et qui s'était cependant abattue comme l'éclair sur les Maures, commandés par Abdérame dans les plaines de Tours, alors que Charles Martel et ses vaillants compagnons sauvèrent, en une journée à jamais fameuse, notre foi et


56 LE MANOIR

notre patrie du cimeterre des farouches sectateurs du Coran.

— Oui, dit le chevalier se parlant à lui-même, oui, je ne saurais hésiter davantage aujourd'hui, mon parti est pris, Artant se déclarera, et la cause du Christ comptera un champion de plus.

Et allant à la fenêtre, sur l'appui de laquelle le

jeune homme restait plongé dans une longue rêverie,

il le toucha doucement à l'épaule. Artant tressaillit,

et se tournant vers le chevalier, non sans un certain

trouble et comme s'il eût éprouvé un sentiment

d'involontaire confusion :

— Pardon, notre hôte, lui dit-il, d'avoir pu oublier • votre présence en ces lieux, mais je me suis, malgré moi, laissé aller au charme de celle belle matinée de printemps. Il est si doux de se sentir vivre!...

Un soupir étouffé fut la seule réponse du chevalier à cette expansion d'une âme jeune, et qui, en entrant dans la vie, n'en connaissait encore que les douceurs et les enivrements. !

L'inconnu le regardait comme s'il eût cherché à retrouver sur les traits du jeune homme, ainsi qu'en


ET LE MONASTÈRE. 57

un miroir fidèle, le souvenir déjà lointain de ce qu'il avait été lui-même à cet âge, avant qu'une incurable douleur eût frappé son âme et desséché ses espérances.

— Oui, dit-il en contemplant le paysage qui se déroulait à ses yeux, splendide et pittoresque, oui, je les connais, ces lieux, et j'en ai savouré mille fois le charme quand j'avais votre jeunesse.

— Ce n'est donc pas la première fois que vos courses vous amènent dans nos montagnes?

Le chevalier était retombé dans un silence qu'il ne voulait plus rompre sur de tels souvenirs ; il semblait qu'il craignît d'y loucher davantage. Il essaya de détourner l'entretien et de le porter vers un objet où il voulait ramener l'attention et les sympathies du jeune homme.

— La belle matinée !... Il y a dix ans qu'à pareil our l'armée chrétienne abordait en Palestine pour enter un nouvel effort en faveur de nos frères opprimés par les infidèles.

Artant, au nom de la terre trois fois sainte, avait élevé la tête, et son regard s'animait d'une flamme généreuse.


58 LE MANOIR

Le chevalier tressaillit de joie et continua de se livrer à ses souvenirs.

— Le temps de saint Louis n'était plus; mais, si affaiblie que fût la foi, elle n'était pas morte cependant dans tous les coeurs la vue de cette terre bénie la réveilla, ardente et sublime. De nouveaux exploits signalèrent le nom français sur ces plages lointaines,' où l'appel de nos frères va me ramener bientôt.

— Je vous suivrai, dit avec élan le jeune homme, mais je ne puis partir sans avoir reçu les adieux de ma famille ; et comment la préparer à cette nouvelle inattendue? Comment braver les larmes de la plus aimante et de la plus aimée des mères ?

Le chevalier leva en silence la main au ciel. Artant comprit le sens de ce geste et s'inclina comme sous l'oeil de Dieu.

— Oui, reprit le chevalier, Dieu le veut ! que ce cri de nos valeureux ancêtres devienne votre devise à vous. Et d'ailleurs noblesse et souvenir obligent, Voyez-vous celte héroïque figure d'un des compagnons de Charles-Martel? C'est ce chevalier dont votre; vénérable père nous parlait encore hier avec tant de chaleur et d'éloquence ; il ouvre la longue suite de vos


ET LE MONASTÈRE. 59

aïeux avec cette vaillante épée qui fit mordre la poussière à tant d'infidèles, les ennemis du Sauveur.

Et saisissant l'antique épée, le chevalier la tira du fourreau et la brandit avec enthousiasme en répétant le cri héroïque de Pierre l'Ermite : Dieu le veut! Dieu le veut !

Sous l'impression de cette scène émouvante, Artant avait tout oublié pour un moment, et le château de Châtillon, et même le souvenir de sa noble et tendre mère. Il s'agenouilla, et, après une courte et fervente prière, se relevant avec résolution, il offrit aux regards du chevalier un visage sur lequel rayonnait l'espérance qui fait les héros et les martyrs.

— Ah ! s'écria le chevalier en le contemplant avec un noble orgueil, mon jeune ami, vous venez de me rendre mes vingt ans ; comme vous, à cet âge, je quittais alors une mère, un père

Et il ne put achever; mais, il se détourna pour cacher une larme furtive qu'Artant ne vit pas. Et s'arrachant aussitôt à un souvenir douloureux :

— Allons au-devant de vos nobles parents, et ne laissons pas refroidir celle généreuse résolution.


60 LE MANOIR

. Il était temps, car le chevalier avait assez l'expérience des choses de la vie pour comprendre qu'un sentiment profond qu'Artant n'osait avouer à personne, surtout à lui-même, balançait dans son coeur, avec le souvenir de sa mère, la résolution qu'il venait enfiû de prendre.

Comme ils allaient tous deux sortir de la galerie pour se rendre chez le châtelain du manoir, en passant devant la fenêtre qui était restée ouverte, Artant ne put s'empêcher d'y plonger un long regard.

— Dieu le veut !... murmura t-il.

— Oui, Dieu le veut, et quand il parle, toute autre voix doit faire silence en notre âme.

Le jeune homme éprouva un trouble inconnu jusqu'alors. Est-ce que son hôte avait surpris un sentiment qu'il cherchait à se cacher à lui-même, mais qui vena.it enfin de se trahir?...

Dans la même matinée et presque à la même heure, le châtelain et la châtelaine de Chenecey, assis en face l'un de l'autre dans une chambre dont la vue s'éten - dait sur une riante campagne, devisaient ensemble


ET LE MONASTÈRE. 61

de ce qu'ils avaient ici-bas de plus cher au monde, — leurs deux fils.

Mais, il semblait qu'à travers cet échange de paroles et de pensées, il y eût comme un voile jeté sur une question qui leur tenait également au coeur, quoiqu'ils l'envisageassent à des points de vue différents, — l'avenir même de l'aîné de leurs fils que nous avons laissé en compagnie du chevalier inconnu.

— Eh quoi ! disait Hugues de Chenecey, notre hôte n'a pas encore paru ce matin?

— Il est peut-être, répondit la noble dame, en promenade avec notre fils Artant.

—Et Artant ne saurait avoir un meilleur ami, après son père : le chevalier est un grand coeur et une vaillante épée. Vrai Dieu ! lorsque hier soir encore, il nous racontait les guerres d'outre-mer, il me communiquait un sentiment tout nouveau de vigueur qui me reportait à ma jeunesse et à mes vieux faits d'armes sous le défunt roi, notre sire.

— Mais, hasarda Ermelinde, quel peut être ce chevalier que nous avons reçu sous notre toit, sans lui demander son nom?

— Le heaume qui se dresse sur une des tourelles

4


62 LE MANOIR

du donjon de mes pères est un appel aux chevaliers errants, et l'honneur me défend d'interroger notre hôte sur un secret qu'il a sans doute pour garder des

raisons que je ne dois pas chercher à connaître

Mais, madame, vous semblez douter de la loyauté de cet étranger qui n'en est plus un pour moi, et que je serais heureux de voir prolonger son séjour sous mon toit.

Ermelinde soupira pour toute réponse, et son noble époux.ne crut pas devoir insister, car il croyait comprendre le sens des craintes exprimées par sa compagne, et que sa rude nature, à lui, était loin de partager.

— Je souhaiterais à notre fils aîné, reprit-il comme en se parlant à lui-même, une telle bravoure et de semblables aventures.

— Ne peut-il donc pas trouver à signaler son courage au service de notre sire le roi contre ses ennemis? répondit timidement Ermelinde, sous l'empire d'un triste pressentiment.

— La paix règne partout; ce n'est que sur des bords lointains, en Palestine, qu'un chevalier peut aujour-


ET LE MONASTÈRE. 63

d'hui trouver encore et longtemps des ennemis à sa taille et à la hauteur de sa bravoure.

Un silence assez long suivit ces paroles, et tandis que le vieil Hugues rêvait la gloire en Terre sainte, pour son fils aîné, l'espoir de sa noble maison, la douce Ermelinde, le regard fixé sur un manoir voisin dont on apercevait les tours crénelées, se livrait à d'autres songes que la présence du chevalier inconnu menaçait d'interrompre; si même elle ne les dissipait pour toujours.

Mais son espoir était en Dieu, et bientôt, elle reprit assez d'empire sur elle-même pour répondre, le sourire aux lèvres, au salut du chevalier qui venait d'entrer avec son fils aîné, et au-devant duquel Hugues était allé avec un empressement cordial et plein de franchise.

On avait échangé quelques paroles amies, lorsque Artant, courbant un genou devant son père et sa mère, leur dit d'un lon assuré :

— Mes chers parents, j'implore à cette heure votre bénédiction

Hugues tressaillit, mais d'un noble orgueil, et il


LE MANOIR

regarda le chevalier dont le visage rayonnait d'une fierté guerrière ; quant à Ermelinde, elle avait.deviné, elle aussi, avec cet instinct maternel qui ne trompe jamais, que ses espérances venaient de s'évanouir; elle dut puiser dans la religion le courage dont elle avait tant besoin en un pareil moment, et sa main s'étendit vers le front de son fils, tandis que Hugues prononçait, d'une voix qu'il cherchait àrendre ferme, ces paroles généreuses :

— Je n'attendais pas moins de vous, mon fils, et je bénis Dieu d'avoir choisi parmi mes enfants un vaillant défenseur de sa sainte cause.

— Ainsi, mon père, vous approuvez ma résolution et mon départ pour la Terre sainte, en proie aux ennemis de notre Dieu... Et vous, ma bonne et tendre mère?...

Ermelinde fit un sublime effort, et elle bénit son "enfant.

— Allez, lui dit-elle, allez, mon fils, où le ciel vous appelle, et que la volonté d'en haut soit faite et non la mienne.

Et elle jeta au chevalier un long regard plein d'éloquence ; ce regard semblait lui dire :


ET LE MONASTÈRE. 65

— Veillez sur lui, puisque vous me l'enlevez.

Artant s'était relevé, et des bras de sa mère vola dans ceux de son père :

— Mon fils, mon digne fils ! répétait le vieux gentilhomme avec tendresse et orgueil, vous allez défendre la plus grande des causes ; que votre devise soit toujours celle d'un vrai chrétien : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! » Mais, vous ne partirez pas sans recevoir de votre père un souvenir dont nos ancêtres n'ont jamais jusqu'ici voulu dépouiller le trésor de leurs souvenirs..

— L'épée de ce Chenecey qui frappa si vaillamment les infidèles.aux champs de la Touraine, il y a bien des siècles... J'y avais songé, dit le chevalier.

— Avec elle, s'écria Artant, je serai vainqueur, et je vous la rapporterai un jour teinte du sang des plus cruels ennemis de mon Dieu.

Le chevalier avait couru à la galerie des portraits, il rentra tenant en ses mains la noble relique, et la remit au vieillard.

— C'est à genoux que je veux recevoir ce présent ! Et Artant s'agenouilla. Ermelinde l'imita, tandis que

4.


66 LE MANOIR

le chevalier inconnu, les bras croisés sur sa poitrine et la tête inclinée, contemplait cette scène de famille, où la bravoure du vieillard et du jeune homme luttaient ensemble contre la douleur de la mère.

Quel souvenir traversa alors la pensée de l'inconnu? — Mais, une larme glissa sur sa joue.

Au moment où Artant et sa mère s'agenouillaient, la porte de la chambre s'entr'ouvrit, et une figure de jeune homme, calme et belle, apparut dans le cadre; sans être vu, Arthur, le frère même d'Artant, assistait à celte scène si émouvante.

Quand Ermelinde se releva, Arthur frappa ses regards : un rayon subit d'espérance fit place aux larmes qu'elle n'avait pu retenir, et se jetant au cou du jeune homme :

— Lui, s'écria-t-elle, lui du moins me restera !

Arthur parut troublé à cette parole; mais, se remettant bientôt, il embrassa sa mère et murmura en luimême :

— Mon Dieu, veillez sur nous, et protégez-moi !


ET LE MONASTÈRE. 67

Puis il tendit la main à son frère, et la lui serra avec force.

Le chevalier regardait cette scène de famille avec un intérêt marqué et profond ; il se reportait bien loin en arrière, à une époque où, comme en ce jour, il avait un père dont son départ avait sans doute attristé la vieillesse.

Mais bientôt, craignant de voir s'amollir son courage et les valeureuses dispositions de son jeune ami, il sembla faire un effort sur lui-même, et s'adressant à Artant :

— Allons, jeune homme, il faut faire nos préparatifs de départ..'.

— Déjà? dit Arthur.

— Une lettre que j'ai reçue ce matin, au lever de l'aurore, m'annonce que, dans quelques jours, une flotte fera voile vers la Palestine, et en calculant le temps qui nous reste, nous n'arriverons qu'au moment de l'embarquement.

— Mais, du moins, nous resterez-vous encore demain, hasarda Ermelinde; que nous puissions faire, avec Artant, nos adieux à nos voisins de Châtillon.

— C'est vrai, dit Hugues, et je me reprocherais d'avoir oublié ce devoir sacré d'une vieille amitié.


68 LE MANOIR

Artant avait tressailli au nom de Châtillon ; le chevalier surprit ce dernier combat qui se livrait dans le coeur du jeune homme, mais cependant il n'osa pas insister sur un départ trop précipité.

— Dieu le veut! murmura-t-il à voix basse à l'oreille d'Artant.

— Comptez sur moi, je n'oublierai jamais la résolution que je viens de prendre en cet instant solennel.

— Bien ! dit à voix basse le chevalier, bien !

— Demain, au lever de l'aurore, nous irons faire nos adieux à la noble famille de Châtillon, reprit Hugues.

— Et à midi, nous nous mettrons en chemin pour Marseille, acheva le chevalier.

Le reste du jour se passa, entre le chevalier et Artant, en préparatifs de voyage ; Hugues, qui semblait revenir aux vaillantes années de sa jeunesse, voulut choisir et essayer lui-même à son fils une forte armure, tandis qu'Ermelinde s'occupait de ces mille détails qui peuvent sembler futiles aux hommes, mais qui ont une importance extrême pour les lointains voyages, tel que celui qu'allaient entreprendre son hôte et son fils.


ET LE MONASTÈRE. 69

Pour Arthur, retiré dans la chapelle du château, il passa de longues heures en prières, et la nuit le retrouva encore agenouillé devant l'autel solitaire.

Ce départ amenait dans sa vie et dans son avenir un changement qu'il était loin de prévoir, et dans son trouble il venait demander au ciel le remède dont son âme avait besoin pour les épreuves d'une vie toute nouvelle.



CHAPITRE V

COMMENT JÉRÔME LE MENDIANT ANNONÇA AUX CHEVALIERS ET A NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON CE QUI LEUR DEVAIT ADVENIR.

Enfant de la doutent" et fait pour la souffrance, L'homme las du présent vers l'avenir s'élance, Il voudrait en souder le mystère caché ; Mais il ne saura rien, car Dieu s'est réservé De tenir en ses mains les fils des destinées. Mesurant à chacun le nombre des années Et versant, gouile à goulte, à l'homme impatient Les rêves enchanteurs d'un avenir riant.

Le lendemain, dès l'aube, il régnait déjà un grand mouvement au château de Chenecey, où tout s'apprêtait pour le départ de la noble famille qui, on se le

rappelle, devait aller faire ses adieux aux habitants du manoir de Châtillon.

Par une belle matinée du mois d'avril, alors que l'hiver s'achève et que le printemps se prépare à chasser devant lui le sombre cortége des frimas qui ont attristé si longtemps la terre, les hôtes de Châtillon,


72 LE MANOIR

sous l'empire d'heureux sentiments, avaient voulu saluer ce réveil de la nature, et, de la terrasse du donjon, d'où la vue planait au loin sur la campagne la plus pittoresque du monde, Humbert le châtelain, Eugelberte, sa compagne, et Agarithe, leur jeune et charmante fille, contemplaient le riant spectacle qui s'offrait à leurs yeux, comme pour la première fois. . C'est qu'il y a dans les premiers instants du printemps un je ne sais quoi d'enivrant sous l'empire duquel s'inclinent tous les coeurs et surtout la jeunesse; quoiqu'il soit peut-être plus vrai de dire qu'alors le coeur ainsi que la nature rajeunit, ne fût-ce que pour une heure, un instant fugitif comme la pensée.

Humbert et sa noble épouse étaient sous le charme silencieux de cette belle matinée, aurore d'un beau jour, lorsque Agarithe attira l'attention de ses parents sur un cortége peu nombreux, il est vrai, mais remarquable, que l'on apercevait à une certaine distance dans la plaine, sur le chemin de Châtillon, sans pouvoir cependant distinguer encore les figures des personnages de cette cavalcade.

L'acier et les lances brillaient aux premiers feux du soleil levant, et révélaient la présence de guerriers,


ET LE MONASTÈRE. 73

tandis qu'un long voile blanc, flottant au souffle de la brise, indiquait qu'une noble dame faisait partie de ce cortége.

C'était la famille du châtelain de Chenecey qui s'acheminait ainsi vers le manoir de Châtillon, où Artant allait faire ses adieux aux vieux amis de son père.

Guillaume, l'écuyer d'Arthur, ouvrait la marche, portant la bannière des Chenecey, qu'il ne devait déployer qu'en arrivant sous les murs de Châtillon.

Puis venait le vieil Hugues, chevauchant entre Artant et le chevalier inconnu, et parlant de guerre et de lointains combats, tandis que Ermelinde et Arthur fermaient la marche en silence, livrés à une méditation profonde qui les laissait insensibles aux douceurs de cette belle matinée, où l'on se sentait vivre cependant avec tant de bonheur.

Ah ! c'est que la tristesse avait envahi leurs âmes, si résignées qu'elles pussent être ; la nature n'abdique jamais entièrement ses droits, même sur les plus grands coeurs. Et d'ailleurs, n'est-ce pas la difficulté des obstacles qui donne à l'âme et aux victoires qu'elle sait enfin remporter sur elle-même, "un prix magnifique et inestimable?

5


74 LE MANOIR

Cependant, du haut de la terrasse du donjon on commençait à mieux distinguer les personnages de la cavalcade; Agarithe, avec ses yeux de seize ans, fut la première à reconnaître des figures amies et bien-aimées. D'ailleurs, Guillaume venait de déployer l'étendard des Chenecey, et presque aussitôt le sire de Châtillon fit hisser celui de son manoir, comme un salut de bienvenue à ses hôtes inattendus.

Le cor de Guillaume fit entendre ses sons aigus, répétés par l'écho des montagnes ; à cet appel, le lourd pont-levis s'abattit lentement, et, quelques instants après ,1a cavalcade disparaissait sous le sombre portail et était reçue dans la grande cour d'honneur par les écuyers du sire de Châtillon. Lui-même accourut, devançant sa femme et sa fille, et serra dans ses bras Hugues, son vieil ami.

Ce fut d'abord un chaos de questions qui n'attendaient pas les réponses, comme il arrive toujours dans les premiers épanchements de l'amitié.

Après cette explosion, pour ainsi dire, de sentiments dont la vivacité indiquait la profonde sincérité et l'intime cordialité, les hôtes de Chenecey furent invités à participer à un modeste repas improvisé à la hâte,


ET LE MONASTÈRE. 75

car on savait déjà que, dans quelques heures, Artant allait partir avec le chevalier inconnu, auquel l'accueil le plus courtois fut fait par le châtelain et la noble dame.

Pendant ces apprêts terminés à la hâte, Agarithe et les deux fils de Hugues de Chenecey, tout au plaisir de se revoir (c'étaient des amis d'enfance), se livraient à mille causeries où, malgré la franchise des interlocuteurs, on sentait percer cependant un certain vague et une sorte de malaise inexprimable et plutôt pressenti que défini.

Pour ces jeunes esprits, l'avenir allait changer ; le départ d'un ami d'enfance, à l'âge de ces jeunes gens, n'était pas empreint d'une tristesse comparable à celle qui préside aux adieux d'un âge plus mûr; cependant, elle a aussi sa mélancolie.

Mille causes d'ailleurs auraient pu expliquer ce sentiment de préoccupation entre ces jeunes coeurs; mais, pourquoi chercher à soulever le voile qu'eux-mêmes n'avaient jamais songé à soupçonner sur leur existence ?

Cet embarras semblait s'accroître à mesure que s'approchait l'heure du départ et de la séparation. Artant et son jeune frère furent donc, en quelque


76 LE MANOIR

sorte, soulagés d'un grand poids lorsque le sire de Châtillon, s'adressant à l'aîné des deux frères, le félicita chaleureusement de sa résolution et lui souhaita de se distinguer par sa vaillance dans les combats contre les ennemis du Seigneur.

—Ah ! disait le châtelain, sire Hugues, que n'avonsnous vingt ans de moins ! nous aurions accompagné ce jeune homme et nous lui aurions montré à frapper ces ennemis acharnés des Chrétiens.

— Je regrette comme vous, mon féal, de n'avoir plus la vigueur de mon printemps ; mais, ce qui me console, c'est que notre ami, le chevalier, guidera les pas de mon fils,et en fera, je n'en doute pas, un digne émule de sa valeur et de sa bravoure.

Le chevalier s'inclina modestement et dit à Hugues :

— Les souvenirs de vos aïeux, noble sire, suffisent pour inspirer à mon jeune ami les sentiments qui doivent animer un chevalier et un chrétien. L'épée que vous lui avez remise hier est bien éloquente et ne demande qu'à recommencer les antiques exploits de son vaillant maître.

— Par saint Hugues, répondit le sire de Chenecey,


ET LE MONASTÈRE. 77

vous avez raison, chevalier, et vos paroles sont celles d'un preux.

Tandis que le sire de Châtillon contemplait l'épée du premier des Chenecey, les deux nobles dames devisaient ensemble de la Terre sainte et des glorieux dangers qui y attendaient les chevaliers, et Agarithe, regardant sans y penser les fils d'Ermelinde, songeait en son esprit à ce que l'avenir réservait au plus jeune qui, lui-même, semblait par la pensée bien loin de cette réunion amie.

Quand le sire de Châtillon eut admiré à loisir la vieille relique guerrière, une pensée lui surgit à l'esprit, et se levant, il porta la santé des chevaliers, puis se penchant à l'oreille d'Agarithe, placée à sa droite, il lui dit quelques mots qui amenèrent une rougeur fugitive sur le front de la jeune fille.

Elle disparut un moment et revint bientôt après, portant en ses mains un objet dont la forme semblait celle d'un antique reliquaire. Agarithe était encore sous l'empire d'une certaine émotion dont elle cherchait à maîtriser la grandeur, mais dont personne, excepté peut-être Artant, ne s'aperçut, tant chacun des divers personnages de cette scène de famille était préoccupé de ses propres pensées.


78 LE MANOIR

Seul, le chevalier inconnu avait tout vu, et peutêtre deviné quelque mystère; mais, il ne fit rien paraître, et regardant Artant qui ne le voyait pas, il eut un sourire de profonde satisfaction et murmura en son coeur :

— Allons, j'avais bien deviné, mais il ne sait rien; Dieu lui épargne cette épreuve, Dieu est bon et miséricordieux.

Le sire de Châtillon alla au-devant d'Agarithe, et l'amenant en présence de son vieil ami :

— Permettez, lui dit-il, au plus fidèle de vos compagnons d'armes, d'offrir à notre jeune chevalier un gage d'affection et un pieux souvenir.

Tous les témoins de cette scène s'étaient levés et attendaient ce qui allait se passer.

— Sire de Châtillon, mon féal et bien-aimé, répondit le vieil Hugues avec une chaleureuse émotion, tout ce qui nous vient de vous ne peut que nous être infiniment précieux et honorable.

Artant s'était avancé vers Agarithe.

— C'est un genou en terre, reprit le sire de Châtillon, que doit être reçue cette relique, celle même que


ET LE MONASTÈRE. 79

portait suspendue à son cou un de mes ancêtres, qui combattit vaillamment à la Massoure et fut fait prisonnier avec saint Louis, notre grand roi, le chevalier chrétien par excellence.

Et il souleva respectueusement son chaperon ; tout le monde s'était incliné à ce nom révéré et glorieux.

Artant s'agenouilla et Agarithe lui passa au cou le récieux reliquaire.

— Mon jeune ami, dit Humbert à Artant, gardez ien cette relique.

— On ne me l'arrachera qu'avec la vie !

— Dieu veillera sur vous, et un jour, qui n'est pas in peut-être, vous la rapporterez aux mains qui vous ont remise à cette heure solennelle.

Et la joie rayonnait sur les traits du sire de Châllon en prononçant celte prophétie heureuse, et qui pondait à un de ses voeux les plus chers.

Le moment définitif des adieux était cependant aré ; on avait encore mille choses à se dire, et pour

olonger le plaisir de se trouver ensemble, le sire de àtillon proposa de conduire jusqu'à moitié chemin deux chevaliers auxquels la famille de Chenecey


80 LE MANOIR

avait résolu de faire escorte le plus longtemps possible.

Les préparatifs furent bientôt terminés; Humbert, sa femme et sa fille montèrent sur leurs palefrois, et la petite caravane, augmentée de ces trois personnes, se mit en marche.

Lorsque les voyageurs traversèrent la cour d'honneur, les écuyers et les serviteurs du château leur présentèrent leurs voeux et leurs hommages ; puis, le pont-levis se baissa, et l'on sortit du château hospitalier qui ne devait plus peut-être revoir de sitôt un hôte aimé.

Ces pensées étaient celles que chacun agitait en son esprit, et malgré les efforts des deux châtelains pour donner une tournure plus libre et plus franche à l'entretien, il y avait comme un nuage qui planait sur les coeurs et y versait des pressentiments d'une vague et involontaire inquiétude.

On avait ainsi cheminé en silence pendant quelques instants, lorsque, au détour de la route, on fit une rencontre assez imprévue, celle du vieux mendiant Jérôme, dont nous avons déjà aperçu la noble figure dans les premiers chapitres de cette histoire.

Jérôme était bien connu dans la contrée; on l'ai-


ET LE MONASTÈRE. 81

mait, on le vénérait à cause de son caractère et de ses qualités; d'ailleurs, il était le courrier des châteaux, allant de l'un à l'autre échanger les messages et les lettres, et colportant les rares nouvelles d'un bout du pays à l'autre.

Jérôme revenait en ce moment du monastère de Buillon où, comme nous l'avons vu, il avait eu, dès le matin, un long et important entretien avec le vénérable abbé.

A l'aspect du cortége il salua, et s'apprêtait à continuer son chemin, lorsque le sire de Châtillon l'interpellant avec un accent plein de cordialité :

— Eh quoi! déjà si pressé; à cette heure, d'où venez-vous ainsi, Jérôme?

— J'étais chargé d'un message pour monseigneur l'abbé de Buillon ; je viens de m'acquitter de ma commission, et je quitte à l'instant même le monastère.

Et il regardait Arthur qui, au nom de Buillon, avait paru sortir du calme où il était resté plongé jusque-là.

— Et, comme je le vois, reprit le mendiant, voilà mes nobles seigneurs et ces dames en promenade dès le matin?

— Ce n'est pas une promenade, mais un voyage,

Jérôme... répondit le sire de Chenecey.

5.


82 LE MANOIR

— Alors, que Dieu vous conduise et vous garde de tout malencontre...

Une idée traversa comme l'éclair l'esprit du sire de Châtillon : il essaya d'abord de la chasser, mais elle revint plus pressante encore :

— Jérôme, on vous dit quelque peu devin et versé en l'art des présages.

— Messire, on me fait plus savant que je ne suis...

— Cependant il paraît que vous avez maintes fois eu raison dans vos prédictions...

— C'est l'effet d'une vieille expérience plutôt que d'une science quelconque, dit Jérôme, essayant de décliner l'honneur qu'on lui faisait.

Les témoins de cette scène écoutaient avec attention l'entretien qui venait de s'engager entre le noble sire et le vieux mendiant.

— Eh bien, Jérôme! il faut que vous nous tiriez l'horoscope de ce jeune chevalier, reprit Humbert, en désignant Artant.

— C'est donc chose de grande importance. Et ce voyage doit-il durer longtemps? observa le mendiant.

Artant s'avança près d'une large pierre, au bord du


ET LE MONASTÈRE. 83

chemin, sur laquelle Jérôme était monté, et livra sa main au mendiant (1).

— Allons, puisque vous le voulez, dit Jérôme, c'est pour vous obéir.

Et il commença à examiner d'un air de profonde méditation la main que lui tendait le jeune homme. Un silence religieux régnait parmi les témoins de cette scène étrange; les femmes surtout, toujours plus impressionnables que les hommes, étaient suspendues pour ainsi dire aux lèvres du vieillard.

L'examen fut assez long : la figure mobile de Jérôme exprimait tour à tour la surprise, l'inquiétude et la douleur. Parmi tous ces regards fixés sur lui, nuls n'étaient plus attentifs que ceux du chevalier inconnu.

— Eh bien! dit le sire de Châtillon, quand il vit Jérôme abandonner la main d'Artant, qu'avez-vous lu dans la destinée de ce jeune chevalier?

— Bien des épreuves, des fatigues et des dangers sur un lointain rivage. Mais, quelle plus belle cause

(1) C'est ce qu'on appelle la Chiromancie, qui consiste a prédire la destinée d'une personne par l'inspection des signes de sa main. On trouve cet usage mentionné à des époques reculées. — L'Histoire de du Guesclin par Ménard rapporte qu'une soeur converse, qui soignait les malades dans la maison du jenne du Guesclin, ayant examiné les traits de sa main et les signes de son visage, lui prédit le grand rôle qu'il devait jouer.


LE MANOIR

pour un chrétien et un guerrier, que celle que messire Artant va défendre... Il n'est pas-seul; le chevalier qui l'accompagne saura veiller sur lui; mais... (Ici Jérôme s'arrêta.) Il ne faut pas tenter Dieu, dit-il.

Ces derniers mots, à cause même de leur sens vague, impressionnèrent fortement tous les esprits. Pour dissiper ces sombres nuages, Jérôme s'adressa alors à Arthur : .

— Et vous, messire, ne voulez-vous donc pas un peu connaître l'avenir? A votre âge, c'est un désir si naturel;car, demain semble un rêve, et ce rêve est riant.

— A quoi bon ! objecta Arthur; et pourtant il Livra aussi sa main, tant l'attrait de la curiosité est grand pour la jeunesse.

Le visage de Jérôme refléta aussitôt une expression de calme et de sérénité sans égale; il semblait que le vieillard n'appartînt plus à cette terre et que l'extase divine l'eût emporté au ciel.

Ermelinde suivait avec joie cette métamorphose, et elle se plut à y voir le plus heureux augure pour la destinée du seul fils qui lui restât désormais au monde.


ET LE MONASTÈRE. 85

Jérôme avait vu cette espérance ; il craignit de la briser en sa fleur, mais il murmura tout bas :

— Pauvre mère!... heureux fils! Vous aussi, dit-il à Arthur, vous serez un vaillant soldat de Dieu, mais sans quitter notre patrie (et il ajouta bien bas à l'oreille d'Arthur), sous la robe des fils de saint Bernard.

Arthur tressaillit, mais ce n'était pas de crainte, c'était d'un saint espoir, et il donna une pièce de monnaie au mendiant, qui lui baisa la main avec respect. Puis il alla [rejoindre sa mère, heureuse de le savoir désormais auprès d'elle.

Jérôme allait reprendre son chemin, après avoir salué la noble compagnie, lorsque le sire de Châtillon l'arrêtant :

— Ne croyez pas encore en être quitte, prophète de malheur, lui dit-il en riant.

— Est-ce que messire voudrait connaître l'avenir à son tour?

— A mon âge l'avenir n'est pas bien curieux à savoir. Non, ce n'est pas pour moi, c'est pour ma fille que je réclame l'oracle de votre science.

Eugelberte, la mère d'Agarithe, voulut s'opposer à cette fantaisie, mais elle dut céder aux désirs de son


86 LE MANOIR

époux, et ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'elle vit sa fille abandonner joyeusement sa main au mendiant.

L'examen fut assez long. Tour à tour les traits de Jérôme exprimèrent l'étonnement et la compassion ; enfin ce fut la joie la plus pure qui se montra sur son front rasséréné.

On attendait avec une sorte d'impatience fébrile la réponse de Jérôme :

— Vous voulez, noble damoiselle, dit-il à Agarithe, que je ne vous cache en rien la vérité, n'est-ce pas?

— Certes, oui, répondit avec une résolution assez mal assurée la jeune fille; cependant, si ce devait être trop terrible...

— Rassurez-vous.

— Alors, parlez, je vous écoute.

L'attention des auditeurs de cet entretien était vivement excitée. Jérôme, debout sur la pierre du chemin, semblait un prophète des anciens jours; sa chevelure et sa barbe blanches lui prêtaient un aspect vénérable et plein de majesté, celle même de l'âge et du malheur.

Il regarda tour à tour Arthur et Agarithe :

— Je vois deux coeurs qui saignent, mais aussi qui


ET LE MONASTÈRE. 87

se résignent et que le ciel récompense d'un bonheur sans nuage, comme celui même que goûtent les élus de Dieu.

Ces paroles portèrent dans l'âme de la mère d'Arthur et dans celle du père d'Agarithe un baume consolateur.

Chacun se sentait heureux de cette prédiction, dont nul, excepté Jérôme et peut-être Arthur, ne pouvait saisir le sens véritable ; ce fut avec un empressement très-grand que les nobles seigneurs et dames firent leur aumône au mendiant, qui la reçut avec reconnaissance, en pensant aux malheureux qu'elle l'aiderait à soulager.

Puis il salua, et, reprenant sa route, il disparut bientôt dans un chemin creux qui conduisait à une humble chaumière.

Après le départ de Jérôme, à la croix du prochain carrefour, les deux familles se séparèrent après avoir échangé de longs adieux, et, tandis que le chevalier et Artant s'éloignaient au galop de leurs destriers, leurs hôtes et leurs amis revenaient en silence à leurs manoirs.

Les paroles de Jérôme s'étaient gravées dans l'esprit de tous, chacun les méditait selon ses craintes et ses


88 LE MANOIR ET LE MONASTÈRE.

espérances ; quoique à vrai dire l'espérance fût au fond des coeurs, un sentiment d'indéfinissable mélancolie planait cependant sur les voyageurs.


CHAPITRE VI

DE LA DÉSOLATION DE LA TERRE SA1NTE AU TEMPS OU SE PASSE CETTE HISTOIRE.

Jérusalem la sainte a crié vers la France, Invoquant à genoux son autique vaillance. Hélas le temps n'est plus où sur ces bords sacrés, On voyait accourir ses soldats empressés. Seuls, quelques nobles reux aux fidèles épées Répondent à l'appel des plages désolées. Où le plus saint des rois, le plus grand des guerriersPar deux fois affronta des hasards meurtriers.

Au commencement du XIVe siècle, l'ardeur guerrière et religieuse qui avait poussé l'Europe tout entière sur les plages de la Palestine, sembla se ralentir un moment. Seule, la France sut porter liante et fière la

bannière du Christ, et ce fut surtout la chevalerie qui continua, dans ces guerres lointaines et périlleuses, les exemples et les traditions de saint Louis, —vaillante comme ce grand roi, et souvent martyre comme lui. Dans l'abandon général où étaient à peu près tom-


90 LE MANOIR

bées les croisades, il ne faut donc pas s'étonner de voir encore et toujours l'esprit des Français dirigé vers la délivrance des saints lieux. Cet enthousiasme sacré que conservaient nos aïeux au milieu de l'indifférence universelle, ne tenait point d'ailleurs seulement aux sentiments religieux, mais encore au sentiment de la patrie et do la gloire nationale.

C'était la France qui avait donné la première impulsion aux guerres saintes. Le nom de la Palestine, le nom de Saint-Jean-d'Acre ou de Ptolémaïs, celui de Jérusalem ne parlaient pas moins au patriotisme qu'à la piété.

Quoique les deux expéditions de saint Louis eussent été malheureuses, l'exemple de ce grand roi était une autorité pour les princes de sa famille, et reportait souvent leurs pensées vers les rivages où il avait trouvé deux fois la gloire du martyre. Le souvenir de ses exploits et même de ses malheurs, le souvenir de tant de héros morts sur les Lords du Nil et du Jourdain, intéressait toutes les familles de France, et la ville où reposaient les restes de Baudoin et de Godefroy de Bouillon, ces régions lointaines où s'étaient livrés tant de combats glorieux, ne pouvaient être oubliées des guerriers français.


ET LE MONASTÈRE. 91

Mais, que d'obstacles ou de retards rencontraient les pieux désirs de nos rois, de nos chevaliers, de nos aïeux!...

Après la mort de Philippe le Long (1322), il arriva en Europe des ambassadeurs du roi d'Arménie. Ce prince, abandonné par les Tartares et menacé par les Mameluks d'Égypte, demandait des secours à l'Occident. Le pape écrivit à Charles le Bel, successeur de Philippe, et le conj ura de prendre les armes contre les infidèles. Charles reçut avec soumission les conseils et les exhortations du souverain pontife. Il s'occupait des préparatifs d'une croisade, lorsque la succession du comté de Flandres fit éclater une guerre dans les Pays-Bas. Dès-lors, la France ne fut plus attentive qu'aux événements qu'elle avait sous les yeux et qui la menaçaient si sérieusement.

A l'approche de sa mort, et dans un temps où le royaume commençait à n'avoir plus rien à craindre, Charles le Bel se ressouvint de son serment, et ses dernières pensées se portèrent vers la délivrance de Jérusalem.

«Je lègue, dit-il dans son testament, à la Terre sainte, cinquante mille livres à payer et délivrer, quand le passage général se fera, et est en mon entente,


92 LE MANOIR

si le passage se faisait de mon vivant, d'y aller en ma personne. »

C'est ainsi que se montrait encore à cette époque l'esprit des croisades ; la plupart des testaments que faisaient alors les princes et les riches hommes (ces mots désignaient la noblesse) renfermaient quelques dispositions au profit de la Terre sainte.

Tandis qu'on prodiguait encore des trésors pour cette guerre sacrée, personne ne prenait les armes. Cependant il restait quelques hommes doués d'une âme ardente pour qui rien ne semblait impossible, et qui, dans une génération indifférente, croyaient trouver encore les sentiments héroïques d'un autre siècle.

Pétrarque,qui se trouvait alors à la cour d'Avignon, déplorait dans ses vers la servitude de la ville sainte, et ses accents poétiques exhortèrent souvent les guerriers chrétiens à s'armer pour l'héritage de JésusChrist. Dans des stances pleines d'harmonie, adressées à l'évêque de Lombez, qui appartenait à l'une des plus illustres familles de Rome, il exprime les espérances que lui donnaient les promesses du pape et les serments de plusieurs monarques de la chrétienté.

« Le Fils de Dieu, disait-il, venait de tourner ses


ET LE MONASTÈRE. 93

regards vers le lieu où il fut étendu sur la croix...

» Ceux qui habitent les contrées situées entre le Rhône, le Rhin et la mer, ceux que brûlent les ardeurs du Midi, comme ceux qui vivent dans des régions éloignées du chemin que parcourt le soleil, vont suivre l'étendard de la croisade. La ville des fils de Mars, la ville des saints pontifes restera-t-elle étrangère à la glorieuse entreprise qui se prépare? »

Tels étaient les sentiments exprimés par Pétrarque. Ce poëte était regardé alors comme le digne interprète de la sagesse des anciens, et ses paroles étaient d'un grand poids parmi les hommes éclairés. Tous ceux qui cultivaient les lettres ou qui étudiaient l'histoire, devaient être plus frappés que les autres de la gloire des siècles précédents : plusieurs consacraient leurs veilles à faire renaître un enthousiasme dont ils admiraient les prodiges.

Parmi les derniers apôtres des croisades, on ne peut oublier le fameux Raymond Lulle, l'une des lumières de l'Ecole dans le moyen âge.

Lulle n'eut toute sa vie qu'une pensée, celle de combattre et de convertir les infidèles. C'est sur la proposition de ce zélé missionnaire que le concile de Vienne décida qu'il serait établi dans les universités


LE MANOIR

de Rome, de Bologne, de Paris et de Salamanque des chaires pour l'enseignement des langues d'Orient.

Lulle, toujours rempli de son projet, fit un pèlerinage en Palestine, parcourut la Syrie, l'Arménie et l'Égypte, et revint en Europe raconter les malheurs et la captivité des chrétiens d'outre-mer. A son retour, il visita toutes les cours de l'Occident, cherchant à communiquer aux souverains les sentiments dont il était animé. Après de vains efforts, son zèle l'entraîna sur les côtes d'Afrique, où il s'efforça de convertir, par son éloquence, ces mêmes Sarrasins contre lesquels il avait invoqué les armes des guerriers chrétiens.

Il repassa en Europe, parcourut l'Italie, la France et l'Espagne, prêchant partout la nécessité d'une croisade.

Tandis que Lulle cherchait à ramener les pensées des fidèles vers la délivrance des saints lieux, un noble vénitien, Sanuti, consacrait aussi sa vie et ses talents à ranimer l'esprit des croisades.

Le pape donna de grands éloges à Sanuti, et le recommanda à plusieurs souverains de l'Europe ; les princes chrétiens, et surtout le roi de France, l'accueillirent avec bonté et louèrent sa piété et son génie.

On ne peut comparer le zèle des deux hommes dont


ET LE MONASTÈRE. 95

nous venons de parler qu'à celui de Pierre l'Ermite ; mais, ils ne purent se faire écouter, et l'impuissance de leurs efforts nous montre assez combien les temps étaient changés, Pierre prêchait dans les villes et sur les places publiques; et la multitude, enflammée par ses discours, entraînait les grands. Au temps de Lulle et de Sanuti, on ne pouvait plus s'adresser efficacement qu'aux souverains, et les souverains, occupés de leurs propres intérêts, montraient peu d'enthousiasme pour des projets qui regardaient la chrétienté en général.

Toutefois les prédications en faveur des saints lieux ne manquaient point aux fidèles. Les papes ne se lassaient point d'exhorter les peuples à prendre les armes et de proclamer les indulgences que l'Église accordait aux croisés.

Les rois et les princes, sans être touchés comme auparavant des malheurs de la Terre sainte, n'hésitaient point à se revêtir du signe des pèlerins, et le serment de la croisade, répété comme une formule consacrée par le temps, ne coûtait rien à leur piété ni à leur bravoure.

Sous le pontificat de Jean XXII, des envoyés du roi de Chypre et du roi d'Arménie vinrent annoncer à la


9G LE MANOIR

cour d'Avignon que les États chrétiens, qui restaient en Asie, allaient périr de fond en comble, s'ils n'étaient promptement secourus ; le pape fit, selon l'usage, retentir leurs gémissements et leurs plaintes dans toute la chrétienté.

Le roi de France, Philippe de Valois, convoqua à Paris, dans la Sainte-Chapelle, une assemblée à laquelle assistèrent Jean, roi de Bohême, le roi de Navarre, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, de Lorraine, de Brabant, de Bourbon, la plupart des prélats et des barons du. royaume (1330). Pierre de la Palue, nommé patriarche de Jérusalem, et qui venait de parcourir l'Egypte et la Palestine, harangua l'auditoire sur la nécessité d'attaquer les infidèles et d'arrêter les progrès de leur domination en Orient.

Philippe, qui s'était déjà croisé, renouvela le serment qu'il avait fait, et comme il se disposait à quitter son royaume, les barons prêtèrent serment d'obéissance à son fils, le prince Jean, en élevant leurs mains vers la couronne d'épines de Jésus-Christ.

Jean de Bohême, le roi de Navarre, un grand nombre de princes et de seigneurs de la cour, reçurent la croix des mains de l'archevêque de Rouen. La croisade fut prêchée dans tout le royaume; « et venait à tous sei-


ET LE MONASTÈRE. 97

» gneurs, dit Froissard, moult grande plaisance, et » spécialement à ceux qui voulaient le temps dispenser » en armes, et qui adonc ne le savaient mie bien rai» sonnablement employer ailleurs. »

Le roi de France envoya au pape l'archevêque de Rouen, qui monta dans la suite sur la chaire de saint Pierre, sous le nom de Clément IV. L'archevêque prononça en plein consistoire un discours sur la croisade, et déclara, en présence de la majesté divine, au SaintPère, à l'Église de Rome, à toute la chrétienté que Philippe de Valois partirait pour l'Orient, au mois d'août de l'année 1334. Le pape félicita le monarque français de sa résolution.

Ces circonstances sont rapportées par Jean Villani, qui se trouvait alors à Avignon, et qui, après avoir parlé dans son histoire de la promesse faite au nom du roi de France, s'écrie : Et moi, historien, j'entendis le serment que je viens de rapporter.

ilippe donna des ordres pour qu' une flotte, réunie

dans le p t de Marseille, fût prête à recevoir quarante mille cr Edouard, roi d'Angleterre, promettait accomp er le roi de France avec une armée dans le pèlerina e d'outre-mer. La plupart des républiques d'Itali es rois d'Aragon, de Majorque, de Hongrie,

6


98 LE MANOIR

s'engageaient à fournir pour l'expédition de l'argent, des troupes et des vaisseaux.

Au milieu de ces préparatifs, les croisés perdirent celui qui les dirigeait et qui était l'âme de l'entreprise.

Tout fut interrompu par la mort du pape Jean XXII (1334).

Cependant la nouvelle d'une croisade s'était répandue en Orient ; les chrétiens qui habitaient l'Égypte et la Syrie,les pèlerins et les marchands venus d'Europe furent en butte à toutes sortes de persécutions. Le sultan du Caire et plusieurs princes musulmans rassemblèrent des armées, soit pour résister aux croisés, soit pour venir attaquer les chrétiens jusque dans l'Occident.

Le but de cette espèce de croisade musulmane, prêchée au nom de Mahomet, était de pénétrer en Europe par la pointe de Gibraltar; les guerriers de l'Islam juraient d'anéantir le christianisme, et de changer en étables tous les temples des chrétiens.

A mesure que les Sarrasins s'enflammaient ainsi pour une expédition qu'ils appelaient aussi une guerre sainte, l'Europe voyait s'affaiblir et s'éteindre le zèle des princes et des guerriers qui avaient juré de combattre les ennemis de Jésus-Christ.

Quand Benoît XII succéda à Jean XXII (1334), il


ET LE MONASTÈRE. 99

trouva toutes les dispositions changées; les haines, les défiances, les jalousies avaient pris la* place d'un enthousiasme passager; c'est en vain que les chrétiens, arrivés d'Orient, racontaient les persécutions qu'ils avaient souffertes et les préparatifs des infidèles contre les nations de l'Occident ; c'est en vain que le pape continuait ses exhortations et ses prières.

Ce fut alors que le frère André d'Antioche vint à Avignon avec le dessein d'implorer le pape et les princes de la chrétienté. Philippe de Valois s'était rendu à la cour du souverain pontife pour annoncer qu'il différait son voyage en Orient ; ce prince montait à cheval pour revenir à Paris, lorsque le frère André se présenta devant lui, et lui dit :

— Etes-vous Philippe, roi de France, qui avez promis à Dieu et à son Église de délivrer la Terre sainte ?

Le roi répondit :

— Oui.

Alors le religieux reprit :

— Si votre intention est de faire ce que vous avez résolu, j e prie Jésus-Christ de diriger vos pas et de vous donner la victoire; mais, si l'entreprise que vous avez commencée ne doit tourner qu'à la honte et au malheur des chrétiens, si vous n'êtes pas décidé à l'achever


100 LE MANOIR

avec le secours de Dieu, si vous avez trompé la sainte Église catholique, la justice divine s'appesantira sur votre famille, sur votre royaume, et le sang que la nouvelle de votre expédition a fait répandre s'élèvera contre vous.

Le roi surpris de ce discours répondit :

— Frère André, venez avec nous.

Et le frère André répliqua sans s'émouvoir et d'un ton inspiré :

—Si vous alliez en Orient, j'irais devant vous; mais, comme vous allez à l'Occident, je vous laisse aller. Je retournerai faire pénitence de mes péchés dans la terre que vous abandonnez aux Sarrasins.

Telle était encore l'autorité des orateurs qui parlaient au nom de Jérusalem, que les dernières paroles du frère André jetèrent le trouble et l'incertitude dans l'esprit d'un puissant monarque; mais, de nouveaux orages politiques venaient d'éclater ; la rivalité ambitieuse d'Édouard III donna le signal d'une guerre qui devait durer plus d'un siècle, et répandre les plus grandes calamités sur la France. Philippe, attaqué par un ennemi formidable, fut obligé de renoncer à son expédition d'outre-mer, et d'employer, pour défendre son propre royaume, les troupes et les flottes


ET LE MONASTÈRE. 101

qu'il avait rassemblées pour délivrer l'héritage de Jésus-Christ.

Le pape néanmoins n'abandonna point le projet de la guerre sainte. Quelques États d'Italie réunirent leurs forces pour faire, une expédition en Orient. Ce fut alors que le dauphin du Viennois, Humbert II, résolut de prendre la croix, et vint à la cour d'Avignon supplier le pape de lui octroyer d'être capitaine du saint voyage contre les Turcs et contre les non-féaux de tÉglise de Rome.

Humbert obtint facilement ce qu'il demandait, et retourna dans ses États pour faire les préparatifs de son expédition. Il aliéna ses domaines ; il vendit des priviléges à la noblesse, des immunités aux villes, et s'étant embarqué avec cent hommes d'armes, il alla chercher en Asie la gloire des martyrs.

Quelques chevaliers français s'étaient joints à cette vaillante poignée d'hommes : Artant et son compagnon se firent bientôt remarquer par leur bravoure au milieu de ces héros chrétiens : en eux la FrancheComté put s'enorgueillir d'avoir trouvé deux illustres représentants de son antique foi, de sa vieille loyauté et de son inébranlable dévouement à la sainte cause de

Jésus-Christ

6,



CHAPITRE VII

COMMENT NOBLE JEUNE HOMME ARTHUR DE CHENECET SE RÉSOLUT D'ENTRER EN RELIGION AU MONASTÈRE DE NOTREDAME DE BUILLON.

Le cloître est plein d'attraits pour les âmes aimantes Qui sous ses longs arceaux, colombes défaillantes, Viennent chercher un port à l'abri des autans. Le cloître est un asile à tous les coeurs souffrants. Milice du Seigneur, ses combats et ses Teilles D'héroïsme inconuu produisent des merveilles. Pour ces doux chevaliers dont l'armure est la croix Chaque jour est fécond en luttes, en exploits.

Six mois se sont écoulés depuis le départ d'Artant et du chevalier inconnu, et aucune nouvelle des deux guerriers de la cause sainte n'est encore parvenue à Chenecey.

Le vieil Hugues s'assombrit chaque jour; à l'espérance a succédé dans son coeur une inquiétude, vague d'abord, puis de plus en plus grande : c'est en vain qu'il s'efforce de cacher son trouble et ses préoccupations ; sa noble compagne, Ermelinde, a tout compris


104 LE MANOIR

dès la première heure, et elle se résigne à prier pour son époux et son fils, laissant à Dieu le soin de l'avenir.

Dévoués à leurs maîtres, les serviteurs de Chenecey s'inquiètent de leurs chagrins, qu'ils partagent et qu'ils voudraient alléger ; chaque fois que Jérôme vient au château, où ses visites n'ont cessé d'être fréquentes, on l'interroge, on lui demande des nouvelles, mais renfermé dans un cercle assez restreint, il ne peut satisfaire la légitime curiosité de ses hôtes et la sienne même.

De vagues rumeurs sont parvenues une seule fois jusqu'en ce pays, mais elles étaient tellement contradictoires qu'il n'y avait pas à s'y fier : on disait, d'une part, que l'armée chrétienne avait essuyé de grandes et irréparables pertes, et d'autre part, au contraire, que les infidèles avaient été défaits dans une bataille sanglante près de Nicopolis.

Que penser de ces deux versions ? A laquelle se fier? Laquelle devait-on adopter ?

Dans le doute, on ne pouvait choisir, et comme l'esprit humain se complaît, mystère étrange ! aux tortures qu'il s'inflige à lui-même, de noirs pressentiments pesèrent dès lors sur les habitants de Chene-


ET LE MONASTÈRE. 105

cey. En vain Jérôme essayait-il de relever la force et l'espoir dans les coeurs, on ne pouvait vaincre une insurmontable tristesse, surtout lorsqu'on y voyait en proie le sire même de Chenecey et sa noble compagne.

Les serviteurs dévoués auraient donné leur sang pour chasser ces sombres nuages; Guillaume surtout, l'écuyer d'Arthur, s'indignait tout bas de l'inaction où le laissait languir son jeune maître, qui, depuis le départ d'Artant, avait de plus en plus négligé ses exercices journaliers de courses et de joutes guerrières.

— Ah ! disait souvent Guillaume à dame Marthe et à Jean, s'il m'avait été permis de suivre messire Artant, je ne serais pas inquiet en ce moment comme nous le sommes tous ici au château, maîtres et serviteurs J'aurais eu nia part des dangers des chevaliers, et avec eux je me serais signalé dans ces pays lointains et infidèles.

— Mais, votre titre d'écuyer vous attachait à la personne de sire Arthur, notre jeune maître, observa Marthe, et vous avez fait votre devoir en restant auprès de lui.

— C'est vrai, et je m'en veux parfois de murmurer


106 LE MANOIR

de mon sort, qui n'est que trop doux avec un maître tel que ce jeune chevalier.

— Eh bien ! reprit Jean, qui jusque-là avait écouté en silence l'écuyer, vous me croirez si vous voulez, mais l'arrivée du chevalier inconnu dans ce manoir m'a toujours semblé de mauvais augure pour nos maîtres, et j'ai bien peur de ne m'être pas trompé.

— Allons, allons, dit Marthe, voilà vos soupçons qui vous reprennent.

— Ils ne m'ontjamais quitté, et même la nuit dernière.... (ici Jean se leva, alla s'assurer que la porte était bien fermée en dedans, et revint s'asseoir), cette nuit, j'ai revu le chevalier inconnu...

— Vous l'avez vu, s'écrièrent à la fois Marthe et Guillaume.

— Comme je vous vois à cette heure... Était-ce un rêve ou une vision réelle? je l'ignore... Mais, je l'ai vu, et il me semble qu'il est encore là devant mes yeux

Marthe et l'écuyer écoutaient Jean avec la plus vive attention.

—Le chevalier est entré au château ; j'entendais dans le silence de la nuit ses grands éperons de fer sonner sur les degrés de l'escalier du donjon; pour la pre-


ET LE MONASTÈRE. 107

mière fois, je n'ai pas eu peur de lui et je me suis attaché à ses pas... Il s'est dirigé rapidement vers la galerie des ancêtres, et s'avançant jusqu'au fond, il s'est arrêté devant le portrait du chef de la famille de Chenecey. Là, il s'est agenouillé : il semblait pleurer, j'entendais ses sanglots ; on aurait cru qu'il demandait pardon au vieux guerrier.

— Et puis? demandèrent avidement Marthe et l'écuyer.

— En ce moment, le coq a chanté, et je me suis éveillé, délivré d'un grand poids, je vous assure.

— C'est étrange ! murmura Guillaume.

— Après tout, ce n'est qu'un rêve, observa Marthe.

— Oui, c'est bien ce que je me répète à moi-même; cependant vous devez vous rappeler ce que nous disait ici même, la veille du départ de messire Artant, le vieux père Jérôme : les rêves sont parfois un avertissement du ciel.

—Et vous concluez de celui que vous venez de nous raconter?...

— Qu'il faut s'attendre, hélas! à quelque triste nouvelle, soupira Jean.

Ce récit avait laissé un nuage dans l'esprit des trois


108 LE MANOIR

interlocuteurs, et l'impression en fut assez longue pour qu'Arthur s'en aperçût lorsque Guillaume vint le trouver quelques heures après ; il lui en demanda la cause.

Guillaume n'osa la lui confier, et trouva une excuse quelconque qui fut loin de satisfaire son jeune maître; mais, ce dernier n'insista pas, et ce ne fut que lorsque le fidèle écuyer l'eut quitté qu'il poussa un profond soupir, écho des tristes pensées auxquelles son âme était elle-même en proie.

Depuis le départ d'Artant, la famille de Chenecey avait été en quelque sorte livrée à elle-même, et avait dû renfermer en son sein des chagrins que la voix d'un ami eût été seule puissante, sinon à conjurer, du moins à adoucir.

Le sire de Châtillon était cependant venu, dans les premiers mois, visiter la famille de Chenecey, mais l'absence presque constante d'Arthur, lors de chacune de ses excursions au manoir ami, avait d'abord affligé, puis choqué le gentilhomme comme une preuve de manque d'égards ou de sympathie, qu'il ne pouvait s'expliquer de la part d'un jeune homme tel qu'Arthur, qu'il s'était habitué, depuis son enfance, à regarder comme son propre fils.

Vingt fois il avait été sur le point de demander à


ET LE MONASTÈRE. 109

son vieil ami Hugues la raison de la persistance d'Arthur à éviter sa rencontre, et pourquoi on ne le voyait plus venir à Châtillon, et vingt fois la sombre préoccupation qu'il apercevait sur le front du sire de Chenecey l'avait empêché de parler.

Ermelinde semblait se renfermer dans un silence systématique à l'égard d'Arthur, et le sire de Châtillon finit par se persuader (à sa place qui ne l'eût cru?) que sa présence pesait à ses anciens amis, et comme Hugues et Ermelinde semblaient avoir désappris le chemin de Châtillon, peu à peu le maître de ce manoir ami cessa ses visites, et il y avait déjà plus de deux mois qu'on ne l'avait vu à Chenecey, lorsque nous reprenons ce récit.

Rien n'aigrit certains caractères comme l'isolement. Hugues de Chenecey ne comprit pas d'abord pourquoi le sire de Châtillon le délaissait, ou plutôt il ne s'aperçut pas d'abord de la rareté de ses visites, et quand il chercha enfin à s'en expliquer la cause, il ne trouva dans son coeur allier qu'un manque d'égards qui le froissa, et bientôt l'irrita au dernier point.

Ermelinde, qui voyait tout, ne pouvait songer à

calmer cet esprit inquiet; elle connaissait la violence

du caractère de son époux, elle savait trop combien il

7


Ï10 LE MANOIR

était difficile (pour ne pas dire impossible) d'apaiser Gette fi ère nature, une fois que le ressentiment la dominait tout entière.

Une seule voix eût pu opérer cet heureux retour à des sentiments de pardon et de paix, — la voix d'Arthur ; mais, de ce côté encore, que d'obstacles insurmontables dans le caractère même du jeune homme.

Rien chez Arthur n'était sympathique à son père : il n'avait ni cette ardeur guerrière, ni cette vivacité d'allure, ni cet enthousiasme chaleureux, le partage de son frère aîné. Non, les méditations profondes, de longues heures passées dans l'oratoire du château, de fréquentes visites à l'abbaye voisine, parfois la contemplation des merveilles de la nature: ainsi se résumait la vie d'Arthur; ses désirs, ses rêves ne dépassaient pas cet horizon calme et pur.

Lorsqu'au départ d'Artant, Ermelinde avait vu près d'elle la douce figure d'Arthur, elle avait remercié et béni Dieu qui lui laissait un consolateur et un appui; mais bientôt, trop tôt, hélas ! pour son coeur de mère, elle comprit qu'une affection, plus grande que celle de la famille, remplissait le coeur du jeune homme et pouvait seule parvenir à le combler.

Si pieuse que fût la noble dame, elle ne put s'em-


ET LE MONASTÈRE. 111

pêcher de s'alarmer des tendances de son fils ; elle ne doutait plus qu'il aspirât au cloître et à la milice du ciel. Ainsi donc, sa suprême espérance allait être brisée ; peut-être parviendrait-elle à se résigner, mais le père, le guerrier, le gentilhomme, comment accueillerait-il cette détermination du seul fils qui fût resté auprès de lui et dans lequel il avait désormais placé toutes ses espérances ?

Telles étaient les préoccupations d'Ermelinde, qui ne savait comment les écarter de son esprit et redoutait, tout en la désirant, une explication à cet égard avec son fils.

Un jour cependant, Ermelinde voulut essayer une suprême tentative sur l'âme du jeune homme, non que son dessein fût de le détourner du service des autels si une vocation irrésistible l'y poussait, mais afin d'éprouver cette vocation même et de préparer par degrés son époux à une nouvelle dont la trop brusque annonce pourrait soulever un orage dans cette âme altière et déjà froissée par l'abandon d'un vieil ami, presque un frère.

Elle comprenait ou plutôt elle pressentait quel motif avait eu l'absence d'Arthur, lors des visites du sire de Châtillon, pourquoi il n'était jamais retourné


112 LE MANOIR

au manoir voisin, pourquoi même il évitait de prononcer le nom de sa jeune amie d'enfance.

Ermelinde avait fait un rêve de bonheur dans l'avenir ; elle unissait depuis longtemps dans son esprit le jeune homme et la noble damoiselle, et voilà que tout son échafaudage si doucement imaginé allait peutêtre crouler sans retour.

L'heure était enfin venue d'une explication solennelle, et dès ce jour même, elle songea à en faire naître l'occasion; le soir était arrivé, et Hugues s'était, après le souper, retiré dans sa chambre, où il s'enfermait pour se livrer tout entier à ses tristes méditations. Arthur s'apprêtait à prendre congé de sa mère, lorsqu'elle le retint doucement par la main et lui dit avec un accent d'irrésistible douceur :

— Restez, mon fils ; je désire... j'ai besoin de vous parler.

Le jeune homme comprit que l'instant du combat approchait; il ne pouvait plus éviter cette explication dont il redoutait les premiers moments ; il s'inclina et répondit :

— Me voici tout à vos ordres, ma noble et bonne mère.

Ermelinde le regarda avec des yeux pleins de solli-


ET LE MONASTÈRE. 113

citude et d'éloquence ; elle semblait implorer un aveu dontelle aurait voulu cependant retarder encore le moment; enfin, elle prit la parole en ces termes pleins d'une douce tristesse :

— Mon fils, vous avez un secret pour moi, pour votre mère; c'est mal...

— Ma mère!...

— Ne cherchez pas à me cacher la vérité Vous

savez que j'avais espéré que vous resteriez près de moi, près de nous, comme la consolation de nos derniers jours, et voilà que vous songez à nous abandonner.

Arthur gardait le silence, sa mère continua :

— Ces visites fréquentes à l'abbaye de Buillon, ces absences chaque fois que le sire de Châtillon est venu ici, votre persistance à éviter toute allusion au nom d'une personne qui vous fut chère pourtant....

— Elle n'a cessé d'avoir mon affection, interrompit Arthur.

— Ah ! reprit Ermelinde avec une lueur fugitive d'espoir, ainsi, votre coeur...

— J'aime toujours s Agarithe comme une soeur et en Dieu notre père commun ; cet amour-là, pour être pur et désintéressé, n'en est que plus grand. Mais, depuis


114 LE MANOIR

longtemps (pourquoi ne pas tout vous dire?), j'entends une voix intérieure qui m'appelle, et, dans mes rêves, c'est toujours l'abbaye de Buillon qu'une main bénie me montre comme le sanctuaire où doit s'écouler ma vie.

— Et, reprit Ermelinde après un moment de silence, pendant lequel elle chercha à rassembler tout son courage, et le vénérable abbé a-t-il reçu vos confidences?

— Oui, j'ai osé les lui faire; je puis l'avouer sans hésiter, et j'attendais que le temps eût sanctionné mes désirs...

— Et maintenant? interrogea Ermelinde.

— L'heure du sacrifice est venue ; heure décisive et douloureuse dans ma vie, croyez-le bien, ma mère... Eh quoi ! vous pleurez ?... Ne m'avez-vous pas dit, dès ma plus tendre enfance, qu'un vrai chrétien devait être prêt à faire à Dieu tous les sacrifices, quand la voix du ciel avait parlé ?

— Je pleure, mais ce n'est pas tant sur moi que sur votre père.

— Mon père? dit Arthur avec trouble. Ah ! voilà ce que je craignais...

— Et vous n'avez pas hésité à lui briser peut-être


ET LE MONASTÈRE. 115

le coeur, à abréger les derniers jours qui lui restent à vivre sur cette terre, abandonné de tout ce qu'il aime?

— Ma mère, ne cherchez pas à ébranler mon courage! priez plutôt pour moi et avec moi, afin que Dieu envoie à mon noble et vénéré père la paix et lecalme dont son âme si cruellement éprouvée a tant besoin,

— Mon fils, mon cher fils ! le ciel m'est témoin de la douleur que j'éprouve en ce moment; mais, si j'espère avoir assez de force pour n'y pas succomber, je n'ose penser que votre père y pourra résister... Vous savez combien le départ d'Artant, votre frère aîné, lui a été sensible ; puis est venu l'abandon du sire de Châtillon, et, aujourd'hui, c'est vous qui achèveriez de lui percer le coeur en abandonnant ce manoir qui vous vit naître?...

Les larmes d'une mère ont une irrésistible puissance sur le coeur d'un fils pieux; Arthur les sentit tomber, ces pleurs, goutte à goutte et brûlants, sur ses mains, qu'Ermelinde avait saisies et qu'elle étreignait avec l'énergie d'une tendresse suppliante. Mais, cependant, tout en compatissant aux angoisses de la noble


116 LE MANOIR

femme, son coeur fut assez ferme pour ne pas mollir, et, pressant sa mère dans ses bras :

— Ma mère, du courage et de l'espoir... Dieu n'abandonne jamais les siens; il m'appelle; mais, en m'éloignant de vous, de mon père, il fera entrer dans ce château la paix elle bonheur, tout me le dit : séparés ici-bas pour quelques jours, l'éternité nous réunira à jamais.

Pendant ces dernières paroles, qui ne la laissaient plus douter de la vocation d'Arthur, la sainte châtelaine avait ressenti au dedans d'elle-même l'effet de la prédiction de son fils, et, quand elle releva la tête, ses larmes n'avaient plus d'amertume.

Mais, comment préparer Hugues, le vieux seigneur, à cette nouvelle? La lui donner tout aussitôt, c'était le frapper comme d'un coup de foudre.

— Mon fils, dit-elle à Arthur, qui attendait en silence la réponse de sa mère ; mon fils, ce n'est pas moi qui essayerai de vous détourner d'un chemin où l'éducation religieuse que vous avez reçue dès vos jeunes ans devait vous appeler et où elle vous a fait entrer... Mais, il faut ménager votre père,le préparer peu à peu à cette nouvelle; comment? je n'en sais rien encore; mais Dieu, que nous allons invoquer ensemble, nous


ET LE MONASTÈRE. 117

inspirera. Et, tenez, j'y songe ; quand viendra la fête de votre père, la Saint-Hugues, ce jour peut-être sera le signal d'un rapprochement entre notre famille et celle des Châtillon....

Arthur ne put s'empêcher d'éprouver un certain trouble à Ge nom. Si fugitif qu'eût été ce mouvement, Ermelinde, dans sa sollicitude, l'avait saisi, et elle s'empressa d'ajouter :

— Ne craignez rien; je ne trahirai pas votre secret, et le lendemain de cette réunion, quand tous les coeurs seront revenus à des sentiments de conciliation et de concorde, alors nous essayerons... nous tenterons auprès de votre père une ouverture sur votre vocation... Ah ! il n'y a que Dieu qui puisse nous inspirer dans une circonstance aussi délicate et aussi difficile. "

Cet entretien s'était prolongé jusqu'à une heure assez avancée de la nuit ; il fallut enfin se séparer. Ermelinde alla chercher quelque repos au pied de son crucifix, car le sommeil avait fui ses paupières, et Arthur s'achemina vers la chapelle pour y passer en prière le reste de la nuit.

Ces deux âmes étaient dignes l'une de l'autre, et

mûres toutes deux pour le sacrifice.

Comme le jeune homme traversait une galerie qui

7.


118 LE MANOIR

conduisait à la chapelle, il ne put s'empêcher de contempler à un balcon le spectacle d'une belle nuit sans nuage. Le ciel était splendidement parsemé d'étoiles, le silence régnait au loin dans la campagne, le calme était partout, excepté dans cette antique demeure; car, en portant ses yeux autour de lui, Arthur aperçut une lampe allumée derrière les vitraux de la chambre de son père. Le vieillard, en proie à ses douloureux souvenirs, veillait, lui aussi.

Arthur sentit des larmes lui monter aux yeux; il regarda le ciel, s'inclina et murmura une fervente prière pour son père et pour sa mère, puis il reprit son chemin et arriva bientôt à la chapelle, où brillait la faible et vacillante lueur de la petite lampe du sanctuaire.

Agenouillé devant l'autel solitaire, le jeune homme pria longtemps et avec ferveur, et il s'absorba dans une si profonde méditation que les premiers rayons du jour l'y retrouvèrent encore.


CHAPITRE VIII

COMMENT LE SIRE DE CHENECEY S'IRRITA DE L AFFRONT QU IL CROYAIT LUI AVOIR ÉTÉ FAIT PAU HUMBERT DE CHATILLON, ET DU DÉFI QU'IL LUI ENVOYA.

L'honneur est un tyrau, sous son joug redoutable Il se plaît à courber même un front vénérable ; Jeune et vieux, humble et grand sont soumis à sa loi, Et son sceptre d'airain pèse eu sa main de roi. L'injure veut du sang! » Voilà le cri de l'homme. Qui ne sait se venger n'est pas un gentilhomme!... Et cependant le Christ, maître des souverains, Subit sans murmurer les plus sanglants dédains.

Il était d'usage entre les châtelains de Chenecey, de Châtillon et de Montrond, au jour de la fête patronale de chacun d'eux, de dresser l'oriflamme de famille au sommet du donjon. Les étendards particuliers des deux autres manoirs devaient apparaître aussitôt, dès le point du jour, pour témoigner la même joie et pour faire honneur au saint patron.

L'hiver s'était écoulé calme et triste, et une nouvelle année commençait. Au mois de mai, le jour de


120 ■ LE MANOIR

Saint-Hugues, dès que les premiers rayons du soleil vinrent éclairer le sommet des hautes montagnes environnantes, on vit, comme d'habitude chaque année à pareille époque, se déployer au sommet du donjon de Chenecey, le vaste étendard armorié de cette antique seigneurie.

Hugues et son fils Arthur, après avoir salué le glorieux oriflamme de leurs pères, portèrent aussitôt leurs regards vers le château de Montrond, dont on distinguait à l'est la masse imposante, et ils constatèrent avec une légitime satisfaction que le noble seigneur n'avait point oublié les devoirs de bon voisinage.

Tournant ensuite ses yeux sur Châtillon, où aucun étendard n'apparaissait, le vieil Hugues dit à son fils avec un accent de fierté blessée :

—Le seigneur Humbert n'est pas très-empressé, ce me semble, aujourd'hui, à moins qu'il ne soit pas encore jour au manoir, ou que lui et ses gens soient en . voyage.

— Mon père, se hâta de répondre Arthur, il y a tant de causes dans la vie qui viennent apporter des obstacles à la meilleure volonté, qu'il serait prudent d'attendre que la chose s'eclaircit.

— Mon fils, vous êtes toujours porté à l'indulgence


ET LE MONASTÈRE. 121

lorsqu'il s'agit des Châtillon, et votre charité excessive siérait mieux aux moines de Buillon, dont le seul devoir est d'être humbles .Vive Dieu! votre frère aîné, le fier Artant, saurait soutenir sa dignité d'une autre façon.

— Oui, mon vénéré père, Artant a plus de qualités que moi, et sa valeur est au-dessus de la mienne.

— Oui, certes, reprit Hugues en s'animant, et depuis longtemps déjà, il y a fort à réfléchir sur ta façon d'agir.

— Mon père !...

— D'abord tu excuses trop les Châtillon, et en général tous mes rivaux. J'ajouterais même, si je ne craignais de m'avilir en l'abaissant, que tu pousses la faiblesse jusqu'à défendre et choyer le plus petit vassal. Je suis juste à l'égard de tous ceux qui m'appartiennent, mais lorsque la punition est méritée, je suis d'avis qu'il faut frapper. Ensuite, au lieu de passer ton temps à guerroyer noblement et comme il sied à un gentilhomme, lu l'emploies le plus souvent à prier comme un moine.

« Tiens, en ce moment, je te vois rougir et baisser les yeux comme une femmelette. » Puis, s'animant de plus en plus et dominé par une


122 LE MANOIR

violente colère, le vieil Hugues s'écria d'une voix tonnante :

— Arthur, jette plutôt un regard fier et menaçant sur le manoir des Châtillon qui nous insuite aujourd'hui. Ah ! sire Humbert, vous méconnaissez la dignité et la sainteté de mon très-honorable patron, le grand et noble saint Hugues ! Prétendez-vous, par hasard, qu'il ne vaille pas saint Humbert? Par ma hache d'armes, nous allons vous apprendre le contraire.

Après cette sortie, où l'emportement croissait à chaque parole, Hugues descendit rapidement l'escalier du donjon, et alla s'enfermer le reste du jour au fond de l'antique salle des armures.

Ermelinde avait appris de la bouche même de son fils le courroux de sire Hugues ; elle en fut alarmée et ne put le cacher à Arthur.

Assis, au déclin de ce jour, sur un large banc en pierre sculptée de la terrasse du château, d'où la vue dominait au loin la campagne, la noble châtelaine et son fils s'entretenaient seuls avec une pensée de profonde mélancolie.

— Arthur, dit Ermelinde, cette irritation de ton père est loin d'être calmée. Châtillon est inexplicable;


ET LE MONASTÈRE. 123

ce silence m'afflige. Aucun mouvement, rien au dehors qui indique la vie sur cette tour où, par un beau soleil couchant, nous remarquions jadis, chaque jour, certains signaux qui réjouissaient alors ton coeur et le mien.

«Et puis, comment le sire de Châtillon a-t-il pu oublier la Saint-Hugues? Vois l'étendard de Montrond qui s'agite joyeusement en signe de fête ! Cher enfant, ton calme devrait me rassurer en ce moment, et pourtant la tristesse a pénétré mon coeur. J'éprouve je ne sais quelle indicible émotion, c'est comme une crainte vague qui me fait redouter un malheur. Et moi, qui avais espéré que ce jour, que j'appelais de tous mes voeux, verrait un rapprochement entre deux familles jadis si bien unies !...

— Rassurez-vous, bien chère mère; plaçons en Dieu notre confiance, et acceptons d'avance tout ce qui pourra nous arriver. D'ailleurs les événements de ce monde ne sont plus assez puissants pour me dominer. D'autres intérêts plus sérieux, plus conformes à mes pensées occupent mon âme....

— Ainsi ta résolution est bien arrêtée, même en présence des difficultés qui viennent de surgir ?

— Oui, ma mère, et rien ne pourrait m'ébranler


124 LE MANOIR

désormais; car Dieu m'a parlé, j'écoule sa voix et j'attends avec confiance.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu'on entendit résonner sur les dalles les pas pesants de messire Hugues. Ce noble chevalier était d'une stature imposante, sa force herculéenne donnait à son maintien l'apparence de la dureté et du commandement.

Cependant le caractère de Hugues était, au fond, droit et porté à la justice. Son emportement naturel, la violence et l'àpreté dans ses habitudes, même les plus familières, cédaient toujours devant l'équité, le malheur ou la faiblesse. Il fallait seulement laisser passer le premier mouvement ; mais, à la tempête succédait bientôt le calme, et alors les bons sentiments reprenaient le dessus et remportaient la victoire.

La seule chose qui rendait Hugues intraitable et menaçant, c'est lorsqu'il s'agissait, soit d'une atteinte, même la plus légère, portée à ses droits ou à l'honneur de sa maison, soit un tort commis envers un de ses vassaux ou une injure faite, au plus petit de ses serviteurs.

Il aimait avec vénération sa femme, digne et noble créature, douce de ces belles qualités qui font de l'épouse et de la mère un ange sur la terre. La charité


ET LE MONASTÈRE. 125

d'Ermelinde, jointe à une piété tendre, allait au-devant de tous les besoins et de toutes les misères.

Avant de ratifier un arrêt prononcé par sa petite cour de justice, Hugues consultait secrètement sa femme, et quelquefois en présence d'Arthur, dont il respectaitle jugement droit et éclairé ; et même, dans certaines appréciations délicates, se défiant de la violence de son caractère, il n'aurait pas voulu prendre un parti sans l'intervention de cette sorte de conseil privé.

En abordant la noble Ermelinde et son fils, Hugues se trouvait précisément dans l'embarras, l'inquiétude et le besoin d'être éclairé avant de prendre un parti extrême.

— Madame, et vous mon fils, je suis satisfait de vous rencontrer ici. J'ai besoin de vous communiquer la décision qu'il m'a semblé juste de prendre dès demain, à l'occasion de l'étrange conduite du sire de Châtillon. Vous comprenez que l'insulte est grave, non-seulement pour l'honneur de ma maison, mais encore davantage pour celui de mon patron, le grand saint Hugues. Cette double injure exige une éclatante réparation.

Puis, se tournant vers Arthur :


126 LE MANOIR

— L'aîné de ma noble race, ton frère Artant, ne sera de retour qu'après l'extermination des ennemis de Dieu, et qui sait quand cette guerre sera finie ! C'est donc toi, mon fils, que je charge d'aller, dès demain au point du jour, porter mes griefs et remettre au besoin mon cartel à Humbert de Châtillon. Tu te feras accompagner du gonfalonnier et de quatre hommes d'armes, et lorsque tu seras arrivé à la limite de mes terres, tu y planteras le gonfalon, puis après tu te rendras au château avec ton écuyer.

— Mon père, répondit Arthur, j'obéirai ponctuellement à tous vos ordres et instructions. Me serait-il néanmoins permis de vous soumettre une seule réflexion, non pas que je veuille suspendre une décision arrêtée dans votre sagesse, mais afin de n'avoir rien à déplorer si (comme je l'espère encore) il n'y a qu'un malentendu regrettable. La précipitation serait ici trèsfâcheuse, d'autant plus que les Châtillon ont donné dernièrement d'excellentes preuves de bon accord, de bon voisinage, en vous proposant, les premiers, un traité d'alliance offensive et défensive contre les Ecorcheurs, si jamais ceux-ci envahissaient le pays.

— A cet égard, mon fils, votre appréciation n'est pas bonne. Oui, Châtillon est venu me demander l'ap-


ET LE MONASTÈRE. 127

pui de mon épée, le secours de ma force, mais pourquoi? Parce que trop faible pour se défendre seul, il a jugé nécessaire de s'allier aux Scey, aux Montrond et à moi. C'est de la politique, mon fils, de l'habileté, pour ne pas dire un autre mot mal sonnant.

— Mon père, je voulais seulement vous demander une grâce, c'était de m'accorder la permission d'aller seul d'abord, en passant chez le révérend abbé de Buillon. Là, j'obtiendrai peut-être des renseignements, quelques explications. Si mon attente est déçue, j'irai rejoindre nos hommes d'armes au rendezvous que vous avez indiqué, je planterai le gonfalon, puis j'agirai selon votre commandement pour le reste.

— Ma dame, dit Hugues à sa noble épouse, vous avez entendu? Donnez-moi vos réflexions sensées sur ce très-grave sujet; mais auparavant, pesez bien s'il n'y aurait rien d'insolite de mêler à notre démarche les moines de Buillon.

— Mon noble seigneur, je comprends la susceptibilité qui vous fait redouter toute influence étrangère dans une affaire si délicate, et ce n'est ni moi ni Arthur qui voudrions laisser porter atteinte à votre honneur. Mais ici, dans la proposition de notre cherche-


128 LE MANOIR

valier, il n'y a rien qui puisse le faire supposer ; car ce n'est point un conseil qu'on demandera au révérend abbé, c'est un renseignement utile que l'on tâchera d'obtenir. La prudence non-seulement ne le défend pas, mais elle semble même conseiller ce parti comme le plus sage.

Hugues, ayant consenti, ordonna que toutes choses fussent préparées pour le départ, dès le lendemain au lever du soleil. Il formula sur-le-champ, par la plume de son maître écrivain, les termes du cartel adressé au sire de Châtillon, qu'il signa et scella ensuite de ses armes.

Immédiatement après les ordres donnés, on entendit le son argentin de la cloche de la chapelle, qui appelait à la prière du soir maîtres et serviteurs.

Quand le calme d'une belle nuit de printemps eut apaisé en apparence l'agitation des hôtes du manoir, seul, Arthur réfléchissait amèrement sur la mission délicate que les circonstances venaient de lui imposer. Il ne songeait point à désobéir à son père; l'idée de ne pas accomplir les ordres qu'il en avait reçus ne pouvait lui venir un moment à la pensée; mais, il sentait qu'une grave complication allait surgir dans les


ET LE MONASTÈRE. 129

rapports de sa famille avec celles de ses deux voisins ; car, se disait-il, Châtillon n'a pas agi seul ; une influence étrangère se révèle visiblement, et cette influence vient de Montrond.

En effet, et Arthur le savait à n'en pas douter par Guillaume, son écuyer; le jeune Médéric, fils du seigneur de Montrond, actif et violent, avait été reçu fréquemment à Châtillon peu de temps avant la SaintHugues. Cette nouvelle, répandue fortuitement parles fauconniers et gens de service qui communiquaient avec leurs camarades de même état, attachés aux châteaux voisins, était arrivée jusqu'aux oreilles d'Arthur.

Quels pouvaient être les desseins de Médéric? lui qui n'avait point les sympathies des hôtes de Châtillon? lui, autrefois si indifférent à Agarithe? Assurément, les choses de ce monde ne sont pas toujours d'une grande stabilité; mais, cependant, se disait judicieusement Arthur, l'intérêt ou de grandes convenances peuvent obtenir des résultats imprévus et faire changer en bons rapports les mauvais procédés antérieurs que l'on a soin de mettre alors sur le compte des malentendus.


130 LE MANOIR

Quoi qu'il en fût, le lendemain, un peu avant le lever du soleil, Arthur descendait lentement, à cheval, accompagné de son jeune écuyer, la pente peu rapide qui conduisait au bac de Chenecey. Le son du cor avait déjà prévenu le passeur lorsqu'ils arrivèrent au bord de la rivière , et aussitôt ils traversèrent la Loue; puis, laissant le village à gauche, les deux cavaliers suivirent, en remontant la vallée, un sentier tracé dans la prairie, parallèlement à la rivière et se dirigeant sur Buillon.

Arthur, grave et silencieux, précédait de quelques pas son compagnon; le sentier était d'ailleurs trop étroit pour contenir deux chevaux de front. Le jeune chevalier n'avait pas encore adressé la parole à Guillaume', son écuyer, lorsque celui-ci se permit une humble remarque :

— Seigneur chevalier, dit-il, je vois, par la direction que nous suivons, que nous arriverons infailliblement au monastère, si nous continuons à tenir le même chemin. Et comme d'ailleurs il n'y en a pas deux dans cet étroit vallon, il est aisé de prévoir que le but sera bientôt atteint. Cela est si vrai, que d'ici nous apercevons le charme cornier de saint Bernard, qui désigne la limite des terres de Buillon, et en face


ET LE MONASTÈRE. 131

lequel se trouve plantée une large borne aux armes de l'abbaye (1).

«Dans peu d'instants, si le vent est bon, nous entendrons sonner les premières messes ; et quand nous aurons dépassé cette grande touffe de saules, il pourrait advenir que nos yeux aperçussent les robes blanches de quelques bons moines.

— Eh bien ! interrompit Arthur avec un sourire, où veux-tu en venir?

— Ma foi, seigneur maître, j'en suis enchanté, surtout si vous me permettez d'aller faire une petite pause au confessionnal; car, en vérité, mon âme éprouve un trouble inouï, ou plutôt un ensorcellement certain depuis les derniers et foudroyants regards de demoiselle Jeanne.

— Calme-toi., mon cher Guillaume, repartit le chevalier; abandonne tes idées peu charitables et ne crois point à la sorcellerie. Comment peux-tu supposer que mademoiselle de Châtillon donne sa protection affectueuse à une jeune fille qui serait en commerce avec Satan? Accuse plutôt ton coeur qui est moins dur que ta cotte de mailles. Au surplus, ton projet d'aller ou(1)

ou(1) même borne et le charme existent encore aujourd'hui.


132 LE MANOIR

vrir ton âme aux pieds d'un bon père est fort juste : tu ne peux qu'y gagner en repos et en résignation.

— Oui, messire, et en courage aussi; car,je l'avoue en rougissant, j'ai tremblé comme un pigeon qui voit planer un faucon sur le colombier... et cela devant une demoiselle ! Il est vrai que ses yeux noirs dardaient des flammes, et ressemblaient aux prunelles de feu d'un tiercelet, quand il est en butte à la cruauté du chasseur... Il me semblait voir ses gentilles petites mains changées en serres d'épervier.

— Mais, mon cher Guillaume, de quel crime t'es-tu donc rendu coupable envers elle ?

—D'aucun,seigneur chevalier, ni crime ni offense; ma conscience est tranquille à ce sujet. Si la chose en valait la peine, je serais tout disposé à en faire pénitence et amende honorable sur-le-champ. Au surplus, si vous avez la bonté de vouloir bien m'écouter, je vais vous dire tout ce que j'en sais.

— J'écoute ; parle à ton aise.

Après une pause, Guillaume reprit d'une voix un peu émue :

— Il y a quinze jours, je portais à messire Humbert la notification concernant certaines limites de vos


ET LE MONASTÈRE. 133

fiefs respectifs. Mon message accompli, j'avais repris le chemin de la plaine en descendant le sentier escarpé du château. Naturellement, pour descendre cette échelle rocailleuse, j'avais mis pied à terre, conduisant ma monture par la bride, quand tout à coup je me trouve en face de noble damoiselle de Châtillon, de sire Médéric et de plusieurs personnes qui me sont inconnues, et qui semblaient revenir de la promenade. Demoiselle Jeanne, comme tout ce beau monde, était à cheval près de sa noble maîtresse.

» Je me rangeai pour laisser passer cette brillante cavalcade, et bien entendu par respect pour les dames. Cette démarche révérencieuse aurait dû m'attirer, selon moi, l'approbation des chevaliers et notamment de sire Médéric, et un sourire gracieux de demoiselle Jeanne; mais, c'est tout le contraire qui eut lieu. Celte cruelle me lança un coup d'oeil foudroyant, et je crus distinguer en même temps un geste de mépris.

» Ce n'est pas tout:— Holà! galant écuyer, s'écria le jeune seigneur de Montrond, il paraît que votre monture n'a pas la force de vous porter, et si c'est là le meilleur cheval de votre maître, il n'y a pas de quoi en tirer honneur. — J'allais répondre fièrement en

votre nom, sire chevalier, quand tout à coup le beau

a


134 LE MANOIR

cheval noir de la noble châtelaine se cabre, recule, avance et fait des bonds qui auraient dû mille fois la désarçonner, si elle ne possédait pas les vrais principes de la science équestre.

» Il me sembla môme que la direction des ruades se portait autant du côté de sire Médéric qu'ailleurs, si bien que celui-ci eut toutes les peines du monde à s'en préserver; mais, il ne put, pour son malheur, empêcher que son cheval, perdant l'équilibre sur cette pente roide, n'allât rouler avec son cavalier jusqu'au fond du ravin.

« Jugez de mon étonnement, j'allais m'élancer pour porter secours à l'infortuné sire Médéric, quand demoiselle Jeanne, profitant de l'attention et de l'effroi des témoins de cette scène, s'approcha de moi rapidement et me dit tout bas : —Si vous eussiez été à cheval comme tout écuyer qui représente noblement son maître, cet accident n'aurait pas eu lieu. Eloignez-vous sur-le-champ, je le veux.

» Et ses yeux brillaient comme des éclairs, sa petite main agitait bruyamment une houssine, dont il était prudent de se tenir à distance respectueuse. C'est ce que je fis sans oser répondre une seule parole, tout troublé et fort mécontent de moi. Quelle triste aven-


ET LE MONASTÈRE. 135

ture, seigneur chevalier ! J'en suis navré à tel point que je crois bien être un peu ensorcelé.

— Pauvre Guillaume, tu ne méritais pourtant pas le courroux de demoiselle Jeanne ; je ne vois rien qui soit blâmable dans ta conduite.

— En effet, plus j'y réfléchis et moins je pénètre la cause d'une telle vivacité. Mais, ce qui achève de trouMer ma pauvre cervelle, c'est, j'oubliais de vous le dire, qu'au même instant de la malencontreuse chute de sire Médéric, je vis demoiselle Jeanne porter à la bouche son mouchoir pour étouffer un éclat de rire dont elle ne fut pas maîtresse.

» Enfin, n'ayant plus tout mon sang-froid, il ne m'est resté que juste assez de jugement pour obéir ; je me suis élancé sur mon cheval, m'éloignant ensuite à petit pas pour ne point laisser supposer que j'avais peur ou que je m'enfuyais, mais sans retourner la tête du côté de cette scène diabolique. »

Le brave écuyer avait achevé le récit de sa fâcheuse aventure, lorsque les deux cavaliers arrivèrent à la limite du domaine de l'abbaye.



CHAPITRE IX

COMME QUOI LE CALME EST TOUJOURS SUIVI DE LA TEMPÊTE.

Le calme le plus grand, précurseur de l'orage, S'est troublé tout a coup; dans un sombre nuage L'éclair a lui soudain et la foudre a grondé. Beau pays et doux ciel, que les temps ont changé ! A l'horizon lointain, voyez-vous la tempête Grandir à chaque instant. Quel sinistre s'apprête ? Soldats, sur les remparts I accourez aux créneaux, Voici venir déjà le plus grand des fléaux.

Nous avons rappelé, dans le précédent chapitre, la désagréable aventure de sire Médéric, arrivée sur la pente rapide qui conduit au château de Châtillon. Plusieurs personnes en avaient été les témoins, et malheureusement pour Médéric la fille d'Humbert était de ce nombre. Cette circonstance froissait extrêmement l'amour-propre du jeune chevalier, de telle sorte que, après son retour au château, sa mauvaise humeur, excitée encore par les chuchottements qu'il

.8-


i38 LE MANOIR

crut remarquer dans la société, avait fini par prendre une tournure désagréable à tout le monde.

Dans les réunions un peu grandes, il se rencontre toujours des gens assez dépourvus de charité, qui profilent de la disposition où peuvent être les esprits pour augmenter encoreles peines cuisantes du patient. C'est ce qui arriva tout justement dans la circonstance présente.

Une dame vint, le sourire sur les lèvres, complimenter le seigneur Médéric sur le bonheur qu'il avait eu de n'être pas écrasé dans sa chute, lui donnant en même temps l'assurance qu'il avait montré une adresse infinie pour résister, autant qu'il était possible dans un chemin étroit, aux soubresauts du cheval d'Agarithe.

— Mais, chère amie, ajouta-t-elle en s'adressant à celle-ci, dans quel désert de l'Arabie a-t-on été chercher un tel cheval, et comment osez-vous monter une si terrible bête ?

— Madame, répondit en souriant Agarithe, permettez-moi de vous dire que mon palefroi vaut, à lui seul, un royaume par ses inestimables qualités, et qu'il


ET LE MONASTÈRE. 139

provient tout simplement des écuries du sire de Chenecey.

— Vraiment!... Mais, il y a donc une fatalité attachée aux gens de messire Hugues, car j'ai entendu dire à mes côtés, au moment de l'accident, que l'épouvante avait été produite par le panache trop flamboyant du cheval ou de l'écuyer de sire Arthur.

— C'est sans doute une erreur, madame, répliqua Agarithe, car les écuyers de la maison de Chenecey sont accoutrés, eux et leurs chevaux, avec une simplicité fort rigide.

— Ah! pour ceci, mademoiselle, s'écria Médéric, permettez-moi d'ajouter qu'il n'y a pas d'exagération, car je dis et je soutiens que l'élégance en est tellement bannie, que les écuyers de cette maison n'ont pas meilleure mine que les palefreniers de mon père.

— Ceci ne me regarde pas, dit froidement Agarithe (sans que personne s'aperçût de la légère nuance incarnat qui venait de colorer ses joues), je ne me suis jamais abaissée à faire de semblables remarques. Au surplus, je permets à ma mie, ma protégée, de répondre sur ce sujet en toute liberté au chevalier Médéric.

— Pour obéir à vos ordres, noble maîtresse, dit


140 LE MANOIR

Jeanne modestement et en baissant les yeux, quoique je me trouve bien embarrassée pour juger ce point de comparaison, je puis cependant affirmer n'avoir jamais ouï dire qu'un écuyer ou même un palefrenier de Chenecey eût manqué, de tenue ou de convenance envers les dames, ni que nul d'entre eux eût été désarçonné ou se fût laissé choir au fond d'un ravin.

Cette remarque, prononcée du ton de la plus parfaite ingénuité, fit sourire toutes les personnes qui l'entendirent, excepté Médéric, devenu de plus en plus mécontent.Le malheureux allait sans doute s'enferrer par une riposte précipitée, lorsque le comte Otton de Scey, qui le comprit, s'écria aussitôt :

— Ah! mesdames, on parle ici d'accidents et de chutes ? Voulez-vous savoir une aventure bien autrement critique qui m'est arrivée à moi-même, il y a quelque trente ans? Daignez me permettre, gracieuses dames, de vous narrer celte histoire :

« Certain jour, je poursuivais un sanglier blessé; j'avais franchi la limite de mes terres, envahi celles de notre ami de Montrond, traversé ses vastes domaines, et enfin, toujours poursuivant avec ardeur la bête sauvage, j'étais arrivé dans la forêt des Glands, apparie-


ET LE MONASTÈRE. 141

nant à l'abbaye de Buillon. J'aurais dû respecter ces possessions sacrées du saint monastère; mais, l'ardeur bouillante d'un jeune chasseur n'entend rien, ne comprend rien quand il poursuit un gros gibier. Aucun obstacle ne pouvait m'arrêter.Mon pauvre cheval refuse de courir plus longtemps; ses flancs déchirés, sa robe ensanglantée, rien cependant ne peut ralentir mon ardeur. Aveuglé moi-même par les broussailles, je ne vois presque plus devant moi; lorsque, arrivé sur le rocher de Notre-Dame, qui domine la grotte d'Abailard, j'eus encore un reste de vue pour entrevoir l'énorme masse noire du sanglier qui s'élançait et disparaissait comme par enchantement.

» Je crus que la bêle était aux abois et faisait un dernier effort en se dérobant : j'excite de la main et de l'éperon ma pauvre monture, et la pousse en avant. Mais, je n'avais point aperçu le précipice horrible qui descend presque à pic jusque dans la Loue, et où venait justement de s'élancer le sanglier. De telle sorte que cheval, chasseur et sanglier suivirent le même ■chemin, et que nous roulâmes l'un sur l'autre, pêlemêle, jusqu'au fond de la rivière, très-profonde en cet •endroit. » Étourdi par cette terrible chute, froissé, brisé,


142 LE MANOIR

c'est à peine si j'eus la force de faire un signe de croix et d'implorer le secours de Notre-Dame... J'allais disparaître pour l'éternité... mes paupières appesanties s'étaient fermées...

» Ce n'est qu'assez longtemps après que je me sentis renaître à la vie. J'ouvre péniblement les yeux, et je me vois dans les bras d'un bon religieux, la tête appuyée doucement sur sa poitrine... Je vois aussi à mes côtés deux autres moines agenouillés, priant à haute voix.

» Que vous dirai-je?Les soins charitables des bons religieux firent beaucoup sans doute pour me conserver la vie; mais, j'ajouterai que tous les gens du monastère, le révérend père abbé particulièrement, crurent fermement à une protection directe de NoireDame-de-Buillon; quant à moi, je n'ai jamais hésitéà le croire de toute mon âme. Aussi, pour en marquer ma vive reconnaissance, je fis non-seulement quelques dons à sa belle église, mais encore je n'oubliai pas de faire placer, sur le lieu même de l'événement, dans le rocher au pied duquel j'avais été déposé au sortir de l'eau, un ex voto(l) pour en rappeler le souvenir et perpétuer ainsi ma reconnaissance.

(1) Cet ex voto existe encore aujourd'hui au même lieu, et tel qu'il


ET LE MONASTÈRE. 143

» Ce n'est pas tout : j'ai aussi promis à Notre-Dame d'aller en pèlerinage, deux fois chaque année, au monastère, où jefais mes dévotions, etau pied du rocher, où je récite dévotement avec mon chapelain, les litanies de la sainte Vierge. »

Le récit du comte Otton avait laissé au j eune Médéric le temps de se rendre maître des impressions importunes qui le dominaient peu d'instants auparavant. Voulant en effacer jusqu'aux moindres traces, il sut habilement amener la conversation sur un sujet qui, d'ailleurs, préoccupait fortement les gens de guerre, depuis qu'on venait d'apprendre avec quelque certitude l'invasion des Écorcheurs dans la vallée de la Saône. S'adressant au comte de Scey :

— Le ciel n'a pas permis, noble comte, qu'en ces temps difficiles, vous ne fussiez pas au milieu de nous pour aider la chevalerie, dont vous êtes le modèle, à châtier ces bandes ennemies,si elles osent s'aventurer jusqu'en vue de nos manoirs. Car, s'il faut en croire les derniers rapports venus de Besançon, plusieurs

fut érigé en 1332. Il consiste en une niche taillée dans le roc, fermée par une porte de fer en claire-voie scellée dans la pierre. Une petite statuette s'y trouve renfermée.


144 LE MANOIR

bandes de Routiers auraient passé la Saône en se dirigeant sur Dôle.

— Oui, mon jeune ami, la nouvelle est certaine, répliqua le comte ; on prétend même que ces maudits, aussi cruels que rapaces, ont saccagé les châteaux de quelques seigneurs qui avaient retiré dans leurs murs les populations de leurs villages. On est allé jusqu'à dire qu'un seigneur et sa noble châtelaine auraient été pendus aux mâchicoulis de leur donjon. Jugez ce qu'il faut attendre de ces indignes mécréants, assez cruels et assez mal appris pour en agir de la sorte envers de nobles dames.

Humbert, véritablement affecté par le récit ducomte, jeta un regard plein d'alarme sur sa fille et sur Eugelberte, sa noble compagne.

—Hélas ! s'écria-t-il, c'est aujourd'hui que je déplore mon double malheur, d'être affaibli par les années et de voir la noble race des Châtillon sans défenseur de son propre sang. Agarilhe,ma douce enfant, pourquoi Dieu, en créant sur la terre un ange tel que toi, n'a-t-il pas voulu te donner un frère ? Je sais que le courage ne te manque pas, non plus qu'à ta sainte mère et à moi-même, mais le courage seul ne peut rien contre' les armes et la violence.


ET LE MONASTÈRE. 145

— Sire de Châlillon, dit avec vivacité Médéric, n'est-ce pas une injure pour vos amis que d'entendre de votre bouche une plainte qui leur semble un reproche, sinon un manque de confiance en eux ? Hé ! depuis quand les Scey et les Montrond ne seraient-ils plus vos amis ? Seigneur chevalier, si vous n'avez pas un fils de votre race, vous trouverez un étranger prêt à verser son sang pour défendre votre caslel et pour mériter un regard bienveillant de votre noble fille. Je n'imiterai pas ceux qui, à l'approche du danger, songent à se faire moines, pour mieux se cacher dans les murs d'un cloître... Non! par ma hache d'armes, j'aime mieux défendre à outrance ma famille et mes amis.

Médéric devait s'attendre , et s'attendait même, après ces paroles prononcées avec véhémence, à de vives félicitations de la part de ceux qui venaient de l'entendre. Il y eut néanmoins un moment de silence qui eût suffi à l'observateur pour renrrquer sur le gracieux visage d'Agarithe une légère pâleur, accompagnée d'un peu de trouble dans son maintien. Jeanne, de son côté, était difficilement maîtresse de ses mouvements, et ses joues s'étaient fortement colorées.

9


146 LE MANOIR

Cependant, après ce court silence, Humbert remercia avec une effusion polie, quoique mélangée de tristesse, le jeune chevalier, en l'assurant qu'il n'avait jamais douté de l'amitié de sa famille ainsi que de celle de ses autres amis.

Le comte de Scey, ému de ce qu'il venait d'entendre, se dirigea lentement vers son vieil ami, lui prit la main, qu'il pressa avec force, et se tournant du côté d'Eugelberte, dont les yeux étaient remplis de larmes :

— Lorsque Dieu, lui dit-il, protége son serviteur, c'est souvent par des moyens qui nous sont inconnus et en dehors de nos prévisions. Il saura bien préserver ceux qui implorent son appui et soutenir leur courage dans les moments difficiles; cependant servonsnous de tous les avantages et des forces qu'il nous a donnés ; que nos rudes épées restent constamment hors du fourreau.

» Comptez sans doute sur vos amis, mais employons ce que la prudence peut nous suggérer dans les moyens d'une défense honorable; armons nos vassaux, faisons entrer dans nos manoirs les provisions des campagnes, avec les femmes, les enfants, les vieil-


ET LE MONASTÈRE. 147

lards et tout ce qui peut porter une arme. Puis, en attendant, fermes et résolus, laissons à Dieu le soin de faire le reste. Notre-Dame de Buillon n'abandonnera point ceux qui ont confiance en elle, ceux qui ont juré de défendre le monastère que saint Bernard a fondé sous ses auspices.

Se tournant ensuite vers Médéric, le comte lui dit avec gravité :

— Jeune homme, permettez au vieil ami de votre noble père de ne point vous approuver dans l'allusion que vous avez faite et que nous avons comprise. Vous vous interposez mal à propos entre un devoir de conscience, une vocation d'où résulte le salut de l'âme, et Dieu qui tient les coeurs dans sa main et dirige les pieuses pensées. D'ailleurs, si certaine conduite semble à vos yeux entachée de faiblesse, n'ajoutons pas à l'amertume de nos amis par des suppositions désobligeantes envers un absent.

La leçon fut parfaitement comprise par Médéric et par les Châtillon, mais les autres personnes semblèrent n'avoir rien entendu, et bientôt la conversation s'étendit sur des objets ordinairement insignifiants, tels


148 LE MANOIR

que les nouvelles du voisinage, les faits de chasse et quelques observations sur le grand art de la fauconnerie.

Eugelberte, profitant de la tournure que venait de prendre l'entretien général, demanda aux personnes les plus rapprochées d'elle la permission d'aller avec sa fille donner quelques ordres ; puis, étant sorties aussitôt toutes deux, elles se dirigèrent en silence vers la chambre d'Agarithe, où elles s'enfermèrent.

Eugelberte, n'ayant plus à comprimer ses émotions et sa douleur, se jeta dans les bras de sa fille, et longtemps on n'entendit que des sanglots confondus et des soupirs étouffés, expressions éloquentes de ces deux coeurs navrés.

Ce fut Agarithe qui, la première, avec une voix pleine de larmes, dit à sa mère :

— Calmez, ô ma mère! cette peine que je partage, mais que j'aurai le courage de surmonter. Je pourrais moins supporter mon malheur, si je voyais que vous continuiez à souffrir.


ET LE MONASTÈRE. 149

Et par un sentiment délicat, voulant distraire l'esprit d'Eugelberte si douloureusement affecté, cette douce enfant parla de son père et fit ressortir la dignité de son silence vis-à-vis de Médéric. Puis, rappelant les paroles du comte de Scey :

— Voyez, ma tendre mère, avec quelle noblesse il a défendu Arthur absent!... Mais, après tout, que savons-nous de précis? Connaissons-nous la cause secrète qui le fait agir, lui ou sa famille?

— Hélas ! chère enfant, je l'ignore comme toi ; mais, ces sortes de réticences, cet embarras qui indique une rupture, enfin l'abandon d'Arthur depuis quelque temps m'annoncent un malheur. El ton père, alarmé et justement froissé, ne se contentera pas de dévorer en silence une injure faite à sa maison.

— Rassurez-vous, ma mère chérie, je saurai adoucir l'amertume de ses pensées... je dirai à mon père que le mal n'est pas sans remède, ou bien que mon coeur est encore libre... Que sais-je? Je trouverai dans ma tendresse pour vous et pour lui le moyen de vous tranquilliser, sinon de vous consoler tous les deux. Et puis, quand je pense aux Chenecey, à leur conduite envers les Châtillon, supposerait-on que mon coeur y restât insensible? Est-ce vous qui avez provoqué,


150 LE MANOIR

par une démarche compromettante, des avances qu'eux seuls avaient faites?... Non, ma mère, aucun tort ne peut en rien altérer notre dignité. S'ils n'ont pas respecté l'honneur des Châtillon, eux seuls se sont compromis ; quant à nous, la félonie ne pourra nous être reprochée. Que les Chenecey achèvent une rupture, Agarithe n'en restera pas moins votre fille, prête à tout sacrifier pour voire repos.

— Oh ! chère enfant, je lis trop bien dans ton coeur pour n'y pas voir aussi la douleur du sacrifice.

C'est ainsi que, pour se consoler mutuellement, ces deux nobles femmes employaient les seuls efforts que la tendresse dicte aux coeurs bien nés. Agarithe refoulait au fond de son âme les plus cruelles angoisses ; mais, sa résolution de vouloir souffrir seule n'échappait point à sa mère, et les pressentiments d'une mère ne la trompent jamais.

Il se passa encore quelques jours jusqu'à la SaintHugues, au milieu des nombreuses occupations que la •crainte des événements futurs faisait activer de plus en plus. Des convois de blé et d'orge, amenés au pied de la colline parles vassaux de Châtillon, étaient en-


ET LE MONASTÈRE. 151

suite portés par des bêles de somme jusqu'au manoir. Ici, les écrivains du tabellion inscrivaient, soigneusement les noms et les livraisons, afin que chacun pût reconnaître son contingent ; là, on bissait des pierres d'une forme arrondie, que l'on plaçait sur les remparts ou à proximité, pour servir de projectiles en cas d'une attaque de l'ennemi.

Les femmes apportaient des objets de lingerie, leurs meubles les plus précieux, quoique bien rustiques. Tout prenait place régulièrement dans les étages souterrains de la forteresse. Les moins valides, parmi ces bons campagnards, réparaient de leur mieux les brèches que le temps avait faites à quelques murs de soutènement des fossés, afin de rendre plus difficile l'approche des remparts.

Chacun comprenait le danger; personne n'ignorait que, pour le conj urer, il fallait rendre formidable le château protecteur du maître, devenu l'asile commun de celte nombreuse population qui, en quelque sorte, semblait n'être que la famille du seigneur.

Il n'y avait pas un homme qui ne sût aussi que le


152 LE MANOIR

danger menaçait plus encore le chef que le serviteur, et que si, après le désastre d'une défaite, le vaincu tombait aux mains du vainqueur, celui-ci ne faisait ordinairement éclater sa vengeance que sur le maître du château, et ne se souciail dans le pillage que des richesses et des objets de valeur que le donjon renfermait .

Toules les recommandations étaient faites, les instructions données à chacun. Les jeunes filles et les femmes, en prévision de l'affreux malheur d'un assaut, et pour se soustraire aux derniers outrages, avaient reçu l'ordre de se réfugier dans le donjon, suprême asile que l'on défendait alors en désespérés.

Presque toujours un passage souterrain communiquait avec la campagne el ménageait aux assiégés une ressource dont profitaient rarement les maîtres el leurs serviteurs, préférant mourir les armes à la main.

Châtillon n'avait ni l'étendue ni la force des formidables châteaux de Chenecey et de Scey. Ses remparts n'étaient point, comme ces derniers, assis sur des rochers à pic ; sa meilleure condition de résistance était dans ses épaisses murailles fort élevées, el aussi dans


ET LE MONASTÈRE. 153

la situation de la pente extrêmement roide sur laquelle reposait le manoir. Il eût été difficile d'établir des machines pour saper les remparts, et d'ailleurs les bandes pillardes que l'on redoutait ne procédaient point par les moyens réguliers : leurs courses vagabondes et furieuses ressemblaient davantage au torrent dévastateur grossi par les orages.

Au jour de la Saint-Hugues, patron du sire de Chenecey, tous les travaux se trouvaient à peu près achevés au château de Châtillon; les objets divers appartenant aux vassaux, ainsi que les provisions de toutes sortes étaient en sûreté sous la garde des hommes d'armes de Humbert.

Au bruit du tumulte avait succédé le calme habituel; un profond silence régnait jusque dans les villages voisins, où les habitants avaient des espèces de vedettes chargées d'observer les environs. Des amas de fagots étaient préparés çà et là sur les points culminants, afin d'être allumés au premier avertissement de l'invasion si redoutée.

Mais, quittons pour un moment celte demeure où

9.


154 DE MANOIR a

régnaient l'inquiétude, et peut-être plus encore, la douleur et les regrets, et revenons auprès d'Arthur, que nous avons laissé avec son fidèle écuyer; en vue du monastère de Buillon.

Ils étaient arrivés à la limite de ce saint domaine. C'est là que fut placée, en présence de saint Bernard, — fondateur de l'abbaye, — des sires de Chenecey, de Châtillon et de Scey,la borne en pierre portant un écusson que l'on voit encore aujourd'hui, et que fut dressé l'acte de cession, en présence de ces illustres personnages. A côté, le pied cornier ,fut planté comme témoin et gardien : c'était un jeune charme de quelques années, arraché dans la forêt voisine. Il fut béni par le grand saint, et désigné dans l'acte primitif sous le nom de charme de Notre-Dame de Buillon (1).

Nos deux voyageurs continuèrent leur marche en silence; l'un, préoccupé du sujet qui l'amenait au monastère, et l'autre repassant dans son esprit les phases

(1) Les siècles nombreux qui ont passé sur la tète de cet arbre antique n'ont altéré en rien sa robuste santé. Aujourd'hui ses rameaux puissants couvrent une grande surface; son énorme tronc, nerveux cl sain, conserve une vigueur admirable qui fait présumer qu'il verra en core s'agiter, à l'ombre de son épais feuillage, bien des générations d'hommes.


ET LE MONASTÈRE. 155

de l'aventure qu'il venait de raconter et qui le contristait réellement.

Tous deux ils oubliaient les beautés sauvages de ces sites indescriptibles, où la Loue semble se perdre dans les innombrables méandres de cette vallée solitaire, où. il n'y a d'autre mouvement que celui des eaux transparentes qui coulent avec rapidité, et d'autre brait que la voix mélancolique des cascades.

La vue des immenses rochers à fie qui bordent les deux rives de la Loue n'attirait point l'altention du chevalier; mais, lorsqu'il arriva en face de la grotte d'Abailard, une pensée douloureuse le fit s'arrêter învolontairement.

— C'est ici, se disait-il, que ce célèbredisputeur, cet orgueilleux dialecticien est venu audacieusement soutenir son fameux Système de l'existence métaphysique universelle, avec son Traité de la Trinité, et cela en face du grand saint Bernard (1). Enflé par la vanité et

(1) Cette discussion est rapportée dans un ouvrage ancien tort rare, dont une édition se trente à la Bibliothèque Mazarine à Paris, et qui atteste qu'Abaitard vient à Builloo, ferait saint Bernard, quelques années après te Concile de Sens, ai» de soutenir son Traité de la Trinité, condamné en 1122 au Concile de Soissons, et aussi pour discuter


156 LE MANOIR

la présomption, ébloui par ses succès acquis facilement au milieu des trois mille élèves de ses écoles de Melun et de Saint-Denys, Abailard ne comprit point alors la grandeur d'âme, la science et la sainteté de l'immortel abbé de Clairvaux, et ne voulut pas encore se rendre à l'évidence.

Hélas! continuait le chevalier,il fallut que les leçons de la plus cruelle des infortunes vinssent lui faire comprendre le néant de sa vaine gloire !

Arthur faisait bien d'autres réflexions encore, car il restait les bras croisés sur sa poitrine, immobile sur son destrier, et comme plongé dans la contemplation.

Cependant Guillaume ne comprenant rien à l'altitude de son maître, s'imagina que c'était uniquement sa propre aventure qui le préoccupait.

— Ah ! mon cher maître, dit-il avec la plus grande

sur des matières importantes. Cette solitude était bien propre à ramener un peu de calme dans l'esprit agité du rhéteur subtil. La sainteté et la profonde sagesse de saint Bernard sortirent momentanément victorieuses : sur toutes les questions, la vérité triompha. Mais, l'orgueil, l'ambition et la fausse science reprirent !eur empire sur Abaitard, et ce n'est qu'un peu plus tard que la grâce opéra sa conversion.


ET LE MONASTÈRE. 157

naïveté, que votre bon coeur ne s'afflige pas trop sur mes tribulations : j'ai ouï dire, par l'aumônier du château, « qu'autant d'existences d'homme qu'un chapelet contient de grains ne suffiraient pas pour connaître seulement la centième partie des caprices que renferme une tête de jeune fille. » Demoiselle Jeanne peut bien ressembler à ce portrait, puisqu'elle est de son sexe. Mais, toutefois, le mal n'est peut-être pas sans remède; et, quand elle sera mariée, elle aura sans doute perdu le pouvoir d'ensorceler la créature humaine.

Malgré ses préoccupations, le bon chevalier ne put s'empêcher Se sourire. Il continua son chemin vers le monastère, dont on apercevait déjà la belle église et le clocher, les bâtiments du cloître et la tour élevée de l'abbatiale. Le son d'une petite cloche, interrompu et repris plusieurs fois, donnait la fréquente annonce des offices nombreux célébrés à cette heure matinale par les religieux.

Lorsque les deux cavaliers furent arrivés près des bâtiments de service, ils laissèrent leurs chevaux à deux novices ayant la surveillance des écuries et des bestiaux.



CHAPITRE X

COMMENT NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON ACCEPTA LE DÉFI ADRESSÉ A SON PÈRE PAU LE CHEVALIER ARTHUR.

Si jeune, elle est déjà rudement éprouvée, La noble et pure entant. En son âme navrée La pitié, le courroux se livrent un combat Qu'elle veut empêcher, dont le fatal éclat Brisera son bonheur ; mais, sa douleur profonde Ne peut plus réprimer la tempête qui gronde ; Le sort en est jete, le duel engagé Par la n.ont ou l'oubli doit être terminé.

Arthur descendit de cheval ainsi que son écuyer, et s'étant adressé au frère hôtelier, il demanda à être introduit chez le révérend père abbé. Ayant appris qu'il était en ce moment à l'église, il s'y rendit lui-même pour adresser à Dieu une fervente prière.

Traversant l'un des cloîtres voûtés qui bordaient une grande cour carrée, Arthur pénétra dans le saint lieu parle porche latéral, dont les chanfreins et les


160 LE MANOIR

voussoirs ornés de belles peintures accusaient encore le style roman, quoique mêlé à des parties ogivales plus récentes. Au-dessus, le tympan abritait un groupe de sculpture représentant la consécration de l'église par saint Bernard, et l'oblation faite par Wiricus, le premier abbé de Buillon (1).

A peine un quart d'heure-s'était-il écoulé, qu'on vint prier le chevalier de se rendre à l'abbatiale. Il se dirigea immédiatement vers ce bâtiment, et monta les degrés d'un bel escalier de pierre finement taillé en forme de colimaçon, surmonté d'une voûte à fortes nervures, enserrant au milieu un écusson en pierre sculptée (2).

Arthur fut laissé seul dans une salle de moyenne grandeur, boisée en chêne ciré, sans couleur factice

(1) Nous ne ferons pas la description de ce remarquable monument aujourd'hui détruit, mais par les vestiges, les sculptures, les briques délicatement imprimées et vernissées, ainsi que le reste des chanfreins peints de couleurs éclatantes qui ont été retirés du milieu des décombres, il y a peu d'années, et enfin par les dimensions de l'édifice que l'on a mesurées sur les anciens fondements, on peut juger ce que devait être alors cette magnifique église de Notre-Dame de Buillon.

(2) Cet escalier, avec la tour qui le renferme, existe encore intact de nos jours,à part quelques dégradations et usures aux marches; inévitable effet des siècles écoulés.


ET LE MONASTÈRE. 161

et ornée de rares et massives sculptures formant plusieurs panneaux étroits. Le plafond, également en chêne, était traversé par de nombreuses solives trèssaillantes, et terminées à leur extrémité, du côté du mur, par des abouts vigoureusement accusés, figurant, les uns, des animaux bizarres, les autres, des fruits ou diverses plantes.

Une vaste cheminée tenait à peu près tout un côté de celte salle et présentait au-dessus de son manteau et jusqu'aux poutres du plafond une scène de l'Ancien Testament. Les groupes naïvement sculptés sur chêne,, enchevêtrés les uns dans les autres, auraient embarrassé plus d'un érudit, si l'artiste n'avait heureusement traduit ses pensées au moyen de légendes gravées, expliquant chaque scène , en style d'une ingénuité charmante.

Un beau Christ avec calvaire formait le centre du panneau, en face de la cheminée. Il reposait sur un énorme tronc de noyer, taillé en forme de rocher et comme incrusté dans les larges planches du parquet.

L'ameublement était des plus simples : des siéges de bois à dossiers et quelques escabeaux, deux larges fauteuils, dont un en cuir, 1 autre en bois; et une


162 LE MANOIR

lourde table sur laquelle figurait un sablier de verre pour marquer les heures : tels étaient les objets meublant la salle.

Arthur, absorbé dans une profonde réflexion, ne prêtait aucune attention aux objets qui l'entouraient, comme s'il eût été clans son propre appartement. Après avoir pris un siége, il vint ensuite consulter l'heure au sablier. En ce moment, une porte s'ouvrit et aussitôt apparut un vieillard vêtu comme les religieux du monastère, sans autre distinction qu'une espèce de camnil d'étoffe pareille à la bure de sa robe, et une petite croix d'ébène suspendue sur sa poitrine par un ruban de Lune noire.

C'était le père abbé. Sa douce figure révélait ordinairement cette bonté que reflète toujours une conscience pure ; mais, à la vue d'Arthur, elle acquit, par une agréable expression de joie, un caractère aussi attrayant que sympathique. Son salut fut simple et cordial; c'est dans ses bras qu'il reçut le chevalier, et après l'avoir longtemps pressé sur son coeur, il lui dit :

— Vous est-il survenu, cher enfant, des nouvelles


ET LE MONASTÈRE. 163

de votre frère ? Vous paraissez soucieux, qu'avezvous ?

— Mon révérend père, c'est une affaire assez sérieuse, en effet, qui m'a fait quitter de si bonne heure le château. Mon père n'est pas satisfait de messire de Châtillon. Hier, jour de la fête de notre patron le grand saint Hugues, les convenances d'usage ont été négligées par notre voisin. Partageant le juste mécontentement de mon père,je dois aller en son nom m'informer à Châtillon même du sujet qui occasionne nos griefs.

— Un ambassadeur tel que vous ne peut manquer de réussir.

— Mais je dois ajouter, mon révérend père, que je suis accompagné du gonfalon...

— Comment, y pensez-vous ? C'est donc alors une sommation ! Ah ! mon Dieu !

— Le sire de Chenecey veut avoir raison de l'insulte faite à son saint patron. Au surplus, il ne provoque pas; sa sagesse et sa justice sont trop bien connues de tous les seigneurs voisins pour qu'aucun doute puisse s'élever jamais sur le but de sa démarche. S'il y a malentendu, oubli, cas d'empêchement forcé, que messire de Châtillon en fasse l'aveu, la main droite


164 LE MANOIR

levée, en face du gonfalon ou sur le saint Évangile : la vérité est trop noble, pour qu'il en coûte à un chevalier de la proclamer.

— Assurément, mon fils , je ne comprends rien à ceci. Je sais seulement qu'il y a eu, ces jours passés, un grand mouvement d'hommes à Châtillon, mais je ne me rends compte ni du motif, ni des projets qui en sont la cause. Si je pouvais soupçonner la raison un peu sérieuse qui a pu porter le seigneur Humbert à vous mécontenter, ne douiez pas de l'empressement que j'aurais à vous épargner une démarche qui peut devenir fatale aux uns et aux autres. Et ce serait vous, cher enfant, qui iriez porter la désolation au sein d'une famille qui avait tant d'espérances sur vous?.. Mais, c'est impossible ! N'êles-vous pas avant tout le fils de Jésus-Christ ? Les ressentiments d'un orgueil mal entendu doivent-ils étouffer dans notre coeur la charité du divin Maître? Que signifie celte prétendue insulte faite à saint Hugues? Celui-ci est-il plus grand que le Maître ? Vaut-il mieux pour plaire au serviteur se révolter contre les volontés du souverain Seigneur? Mon fils, la colère et l'orgueil ont toujours été les ennemis de la justice, de la charité et de Dieu luimême.


ET LE MONASTÈRE. 165

— Cependant, révérend abbé, ne faut-il pas que j'obéisse à mon père?

— Certainement, puisqu'il croit son honneur engagé et que c'est sans doute en vue seulement de demander à messire Humbert l'explication d'un malentendu. Mais, mon fils, laissez-moi déplorer les idées déraisonnables que l'on a sur ce faux point d'honneur toujours mis en avant et toujours préféré à la douce charité que Dieu nous a enseignée.

— Mon vénérable père, il est temps aussi de vous faire savoir, aujourd'hui même, ma résolution longtemps mûrie, irrévocable, et que celle dernière circonstance a décidée, sans que nulle considération humaine y puisse rien changer. Quand j'aurai accompli la mission dont mon noble père m'a chargé, et dont je vais bientôt m'acquitter, j'abandonnerai le château de mes aïeux ; demain j'aurai fui les obstacles, brisé les liens d'un monde que mon âme et ma conscience m'ordonnent de quitter. La voix de Dieu m'appelle ailleurs , je ne puis lui résister plus longtemps.

— Mais, mon fils, votre sainte mère connaît-elle celte résolution ? Votre père l'approuve-t-il enfin?

— Ma mère sait tout ; elle se charge de prévenir mon père après mon départ.


166 LE MANOIR

L'abbé resta un instant pensif. Un léger nuage de tristesse se répandit sur sa douce figure , comme si cette confidence, au lieu d'apporter la joie dans son coeur, y eût plutôt réveillé un souvenir douloureux. H reprit bientôt l'entretien par ces paroles prononcées lentement et à demi-voix :

— N'avez-vous pas songé, cher enfant, à ce que votre départ apportera de trouble et de douleur à Châtillon ? Votre coeur lui-même ne ressentira-t-il pas quelques regrets ?...

— Mon père, les regrets sont des sacrifices , je les ai offerts à Dieu, et en même temps je me suis donné tout à lui. Il ne repoussera pas mon offrande, puisqu'elle est l'oeuvre de sa grâce, et il soutiendra son serviteur en lui donnant la force proportionnée aux combats de la vie.

— Puis-je savoir le lieu où vous avez résolu de vous retirer ?

— Je l'ignore moi-même; j'irai de monastère en monastère jusqu'à celui qui aura la charité de m'accueillir. Vous m'avez toujours repoussé de votre asile, ne faut-il pas que je cherche ailleurs ?

— Mon fils, s'écria l'abbé visiblement ému, j'ai fait ce que la prudence et mon devoir m'ont conseillé ;


ET LE MONASTÈRE. 167

mais, aujourd'hui je n'irai pas plus loin, je ne résisterai jamais à la volonté de Dieu. L'épreuve n'est pas un éternel refus. Puisse le Seigneur vous bénir, vous et moi! Venez accroître le nombre de mes fils, entrez dans ce troupeau qui m'est confié; nous partagerons ensemble les grâces et-les combats, les fruits de bénédiction et les épines du renoncement.

» Que Notre-Dame de Buillon vous donne la meilleure place dans son coeur ! Elle vous protégera, je l'assure. Que le grand saint Bernard, notre puissant fondateur, béni de Dieu, daigne aussi prier sans cesse pour son nouveau fils en Jésus-Christ !

» Allez, mon enfant, accomplissez les derniers devoirs que le monde vous a confiés aujourd'hui, remplissez en chrétien votre mission délicate, et demain vous commencerez ici votre noviciat. »

Le jeune homme s'agenouilla aux pieds del'abbé, et, d'une voix calme, il lui demanda sa bénédiction et recommanda à ses prières la démarche qu'il allait entreprendre à Châtillon. Ensuite, comme s'il eût eu hâte d'en finir avec les redoutables épreuves qui pouvaient se produire dans le cours de cette journée, il


168 LE MANOIR

quitta l'abbé et fit prévenir son écuyer pour partir surle-champ.

Peu d'instants après, Arthur et Guillaume traversaient la Loue au bac de Courcelles, et ils gravissaient la montée abrupte qui conduit à ce village situé sur le plateau au pied du prieuré de Mont.

Arrivé à Courcelles, le fils de Hugues rencontra le gonfalonier et ses hommes d'armes qui apparaissaient presque en même temps. Ils atteignirent tous ensemble, à une faible distance de là, les premières limites des domaines du sire de Châtillon ; Arthur ordonna que le gonfalon fût déployé et que les hommes restassent à cheval jusqu'à son retour, rangés et la face tournée vers le château, les dagues hors du fourreau et les visières baissées. Pour lui, accompagné de son fidèle Guillaume, il s'achemina silencieusement vers l'antique demeure de messire Humbert.

Tout à coup le brave écuyer poussa une légère exclamation à laquelle son jeune maître, il est vrai, ne prêta qu'une faible attention.

— Je suis heureux, seigneur chevalier, d'avoir si bien commencé le voyage, et maintenant que ma


ET LE MONASTÈRE. 169

conscience est dégagée d'un grand embarras, je n'éprouverais pas la moindre crainte pour monter à l'assaut de ces remparts menaçants que bientôt nous allons découvrir. Dussé-je rencontrer certains yeux en courroux , à l'endroit même où sire Médéric fut désarçonné, que mon courage saurait tout braver.

— Tu es redevenu raisonnable, cher Guillaume; tu l'étais moins, au début de cette journée. Mais, n'épuise pas ton courage en bravades.

— Ah! mon Dieu ! que vois-je? C'est bien là le père de demoiselle Jeanne, le bon Lambert; oui, je distingue à travers la haie son large chapeau. Si mon maître voulait bien me permettre d'aller vers ce brave homme, afin d'apprendre quelques nouvelles de... du... pays ?

— Je prie messire l'écuyer du chevalier Arthur de ne pas oublier que nous sommes en mission so'ennelle, et qu'à deux pas de nous flotte le gonfalon de la maison de Chenecey.

Ces quelques mots suffirent pour couper court à la demande intempestive de Guillaume ; ses jambes se roidirent sur les étriers, sa poitrine prit un plus rigoureux aplomb sous sa jacque de mailles, et sa tête

10


170 LE MANOIR

fièrement rejetée en arrière accusa la résolution et une mâle énergie.

Nos deux cavaliers étaient arrivés au milieu d'un bois épais, à peu de distance de la hauteur que couronnait le vieux château de sire Humbert. Des chemins nombreux sillonnant en tous sens, comme des allées, les masses sombres de cette forêt séculaire, semblaient avoir été ménagés pour servir de promenade à la famille seigneuriale. On ne voyait aucune ornière, aucune trace de pas d'homme, mais les empreintes du pied des chevaux étaient nombreuses.

Le chevalier, sans doute préoccupé par le sujet de sa mission, s'arrêta, pensif, ému, les yeux fixés sur l'une de ces empreintes. Absorbé un instant dans ses réflexions, il avait abandonné les rênes, et les bras croisés sur la poitrine, il observait son fidèle destrier flairant çà et là quelques-unes de ces traces les plus fraîches, et laissant entendre un léger hennissement, comme si son instinct lui eût fait reconnaître le passage d'un compagnon d'armes....

Un peu plus loin, le chevalier s'arrêta encore au pied d'un hêtre centenaire, dont l'écorce lisse avait


ET LE MONASTÈRE. 171

conservé la marque visible de deux lettres gothiques gravées depuis quelques années. Son émotion sembla augmenter à la vue des rameaux inférieurs tombant assez bas, presque tous brisés aux extrémités et ne tenani plus que par quelques fibres de l'écorce, ce qui pouvait faire supposer qu'une main peu exercée ou délicate n'avait pu les en détacher entièrement. Cette mutilation paraissait récente, puisque le feuillage de ces branches tombées à terre, était encore aussi frais que celui qui garnissait l'arbre lui-même. Instinctivement, les yeux d'Arthur se portèrent devant lui, cherchant à pénétrer aux alentours pour y découvrir l'auteur de cette mutilation mystérieuse, mais il n'aperçut rien et il n'entendit que le chant plaintif du ramier...

Tout était souvenir pour Arthur, chaque objet réveillait en lui les temps de bonheur de son enfance. Il n'avait pas revu ces lieux depuis le printemps précédent, et il lui semblait que plusieurs années le séparaient de cette époque. Ce n'est pas qu'il eût perdu la mémoire du plus petit détail, de la moindre des circonstances qui avaient laissé dans son esprit et dans son coeur quelques douces impressions, mais les années du jeune âge semblent être des siècles.


172 LE MANOIR

Absorbé dans ses souvenirs, Arthur effeuilla longtemps et en silence les fleurs sans épines qu'une jeunesse innocente avait laissées au fond de son âme. Il rêvait d'une image aussi pure que le lis, toujours présente à son esprit, et régnant dans son coeur, quoiqu'il s'efforçât d'en éloigner le souvenir. Le calme profond de la forêt laissait entendre le murmure des feuilles doucement caressées par la brise. Combien l'harmonie des bois ajoute de charme à la contemplation et au recueillement de l'âme !...

Cependant le chevalier comprit qu'en se laissant aller aux souvenirs du passé, son coeur éprouvait un combat qui pouvait le jeter dans le trouble ou l'affaiblir inutilement. Il reprit donc résolûment sa marche, et bientôt après, quand il eut franchi la lisière du bois, la masse imposante du château apparut distinctement devant lui. Ce ne fut pas sans un trouble profond qu'il jeta les yeux sur ces remparts noircis par le temps, et sur ces créneaux menaçants, qui semblaient comme les dents meurtrières d'un monstre gigantesque prêt à dévorer l'audacieux qui oserait en approcher.

L'étendard de Châtillon se dressait sur le point culminant du donjon, mais immobile et retombant autour


ET LE MONASTÈRE. 173

de sa hampe comme un crêpe funèbre. L'air était calme, le ciel assombri par d'épais nuages; tout semblait-conjuré pour donner à celte demeure un aspect de tristesse ou de désolation.

Plus Arthur approchait, plus ses yeux restaient fixés sur la terrasse du rempart qui dominait la principale porte. Autrefois, ce lieu était toujours animé à son approche; on y voyait la silhouette gracieuse d'une jeune enfant agitant son mouchoir et faisant plusieurs signaux toujours compris. Dans les derniers temps, où les visites du chevalier arrivaient encore fréquemment, ces signaux familiers et enfantins n'avaient plus lieu; mais, la même personne, accompagnée d'une dame et souvent d'un vieillard, témoignait par une attention soutenue qu'on ne fuyait pas pour se soustraire à la visite du voyageur.

Hélas ! les temps étaient bien changés ! Arthur ne vit sur cette terrasse pleine de souvenirs, qu'une bande de corneilles tournoyant cà et là de leur vol rapide et poussant à la fois un croassement de funeste présage.

Quand les dent cavaliers furent arrivés à quelques

10.


174- LE MANOIR

centaines de pas du premier ponl-levis, Arthur ordonna à son écuyer de sonner trois sons de trompe. Une sentinelle parut et répondit aussitôt. Guillaume eut ordre de se présenter seul et d'annoncer l'arrivée d'un message de messire Hugues, seigneur de Chenecey, de Charney, de Courcelles, de Palenline, de Cessey et autres lieux, représenté par son fils, le noble chevalier Arthur.

Après celle formalité accomplie, Guillaume revint annoncer à son maître que le seigneur Humberl acceptait sur-le-champ l'entrevue demandée. Aussitôt l'écuyer se plaça à la gauche du chevalier, et tous deux ils arrivèrent au ponl-levis qui s'abaissa lentement en laissant entendre le gémissement des poulies et le son sinistre de ses lourdes chaînes.

Un écuyer se présenta dans la seconde cour, et, après un salut courtois, il introduisit Arthur seul dans une vaste salle du rez-de-chaussée. Un instant après, le même écuyer vint prier le chevalier de le suivre dans la salle des armures où le seigneur Humberl l'attendait.

Ce noble vieillard était seul, assis dans un large fauteuil de chêne sculpté, surmonté.d'un baldaquin


ET LE MONASTÈRE. 175

de cuir découpé et en relief, ayant auprès de lui deux siéges vides qui annonçaient par un certain manque de symétrie qu'ils avaient dû être occupés peu d'instants auparavant. Il se leva à l'approche du visiteur, rendit le salut avec dignité et indiqua de la main un siége placé en face du sien.

Arthur comprimait avec peine les battements de son coeur; il sentait tout ce qu'il y avait de cruel dans sa démarche et d'embarrassant dans sa mission critique. Cependant il prononça ces premières paroles :

— Pardonnez-moi, noble seigneur, si, avant de vous faire part du message dont messire de Chenecey m'a chargé, je demande la permission de m'informer de votre santé et de celle de votre famille.

— Le chef de la famille de Châtillon vous remercie, messire chevalier, pour lui et pour elle.

— Ce devoir de bienséance accompli, il m'en reste un autre, sacré pour moi puisqu'il émane de la volonté de mon père, mais douloureux en même temps parce qu'il peut altérer les rapports de bon voisinage.

— Parlez, messire chevalier, je répondrai avec la loyauté qui a toujours été la règle de ma conduite, sans crainte comme sans témérité, amicalement, ou


176 LE MANOIR

bien avec le cimier en tête et la hache d'armes à la main. Parlez !

Arthur s'était levé , triste mais non abattu. Il ôta lentement le gantelet de sa main droite, et s'étant reculé de quelques pas, il replaça le heaume sur sa tète et dit :

— « Seigneur de Châtillon, le noble messire Hugues de Chenecey a remarqué hier, jour de la fète de son très-saint patron, avec surprise et grand mécontentement que votre castel n'avait point arboré,comme de coutume en pareil cas, l'étendard de votre maison. Il veut connaître la cause de ce manquement aux règles et coutumes prescrites, il veut qu'on lui fasse savoir par la gorge ou par écrit s'il y a eu intention malveillante ou oubli, et dans ce dernier cas, il veut n'accepter l'excuse que si elle est sincèrement formulée, avec la main droite sur le saint Évangile; et enfin si satisfaction honorable ne lui est pas faite, ce gantelet sera jeté devant la personne de Humbert de Châtillon. » (1).

Ces derniers mots ne furent pas prononcés avec le

(1) Nous avons dû traduire les anciens termes; car, peu de lecteurs auraient pu les comprendre. Le sens de la formule est exact.


ET LE MONASTÈRE. 177

même calme ni la fermeté que promettait le début Le courage indomptable du j eune chevalier semblait subir une profonde altération. Le visage pâle, les yeux humides, le malheureux jeune homme attendit la réponse.

Le noble vieillard attacha sur Arthur un long regard de douleur, mais dégagé de toute trace de colère ou de trouble. Il s'exprima lentement et dit :

— L'honneur m'est trop cher pour que j'évite une explication loyale ; mais, il me fait une loi aussi de garder au fond de mon âme des motifs que moi seul je suis capable de juger. Qu'il suffise à messire de Chenecey de savoir que je n'ai pas eu l'intention de porter atteinte à sa considération et au respect dû à son saint patron. Si cette protestation ne suffit pas, j'ajoute que, n'ayant rien à me reprocher j'accepterai le défi et je saurai défendre par l'épée l'honneur de ma maison.

— Seigneur de Châtillon, cette protestation ne suffira pas ! Au nom du Ciel, accordez une juste satisfaction à mon père. Je suis ici son mandataire et, sans trahir la vérité, je ne puis dire que vous avez protesté sur le saint Évangile. Faites-le, noble Seigneur !


178 LE MANOIR

Épargnez-vous de terribles angoisses, et à moi la plus grande des infortunes.

— Arthur de Chenecey, répondit le vieillard, écoutez-moi. Lorsque, dans votre enfance et naguère encore, vous veniez si souvent partager l'existence intime d'une famille paisible et unie, avez-vous surpris, en quelque occasion que ce fût, que j'eusse jamais manqué aux lois de l'honneur et de l'hospitalité? Avez-vous découvert dans le coeur de mon enfant ou dans celui de sa mère, une tache déshonorante, ou au fond de mon âme une seule pensée que l'on pût répudier?

» Quel droit votre père pourrait-il s'arroger à l'égard d'une abstention quelconque de l'un de ses voisins? Laquelle de nos deux familles a rompu les relations amicales et de bon voisinage, et cela d'une façon la plus discourtoise? Répondez , fils d'Hugues, à ces questions que j'ai le droit de vous faire.

— Seigneur de Châtillon, repartit. Arthur, je répondrai au nom de mon père, et ensuite aux allusions qui, sans doute, me concernent seul, car j'ai compris. Je le ferai, dans l'un et l'autre cas, parce que je vénère votre personne, et parce que je voudrais, au prix de


ET LE MONASTÈRE. 179

mon sang, épargner à votre noble famille la plus légère inquiétude.

» Mon père est blessé pour lui-même, et plus encore pour l'honneur de son patron de l'abstention que vous reconnaissez. Il faut donc arrêter les termes de la réparation qui est due; après cela je jure devant vous, sans hésiter, que vous aurez l'explication de ma conduite personnelle.

— Messire chevalier, je n'ajouterai aucun terme à mes premières paroles ; je refuse toute autre réparation parce que je n'en dois aucune ; et si le seigneur Hugues de Chenecey veut une satisfaction, je suis prêt à la lui donner les armes à la main, à la tête de mes vassaux. N'étant pas le provocateur,je n'irai pas commettre des agressions sur ses terres ; mais, il peut, quand il le voudra, commencer les hostilités. »

Le gantelet était tombé aux pieds du vieillard. Avant qu'il se fût levé, une jeune fille s'élança d'une chambre voisine, et saisissant le gantelet avec rapidité, elle revint à pas lents se poser en face du chevalier qui, surpris et comme fasciné , se couvrait d'une main le visage.


480 LE MANOIR

— Fils de Hugues, osez regarder la fille de celui que vous outragez. Allez dire au seigneur de Chenecey que mon noble père et moi, nous acceptons le défi ■sanglant. Et vous ! lâche et félon, qui n'avez pas craint de vous faire le champion de la violence contre un vieillard, sachez que, dans les Châtillon, l'honneur est de tous les sexes. Vous me trouverez à la tête de nos soldats, partout où il y aura un coup d'épée à donner ou à recevoir. Soyez sans merci pour moi, n'épargnez pas les coups, car les miens ne vous ménageront point. Et si je succombe en défendant l'honneur de mon père, ce sera sans regret, puisque mon coeur aura cessé de souffrir.

L'attitude du chevalier était d'un aspect navrant. Calme cependant et digne à la fois, on voyait, dans la pâleur de ses traits , les ravages de la douleur qui torturait son âme. Il rompit enfin le silence qui avait succédé aux paroles d'Agarithe et dit:

— Seigneur de Châtillon, je viens d'accomplir les ordres de mon père. Ce sera le dernier sacrifice que les lassions humaines auront à m'imposer. J'espère que Dieu me tiendra miséricordieusement compte de mon obéissance filiale. Adieu !


ET LE MONASTÈRE. 181

» Et vous, noble damoiselle, je vous supplie respeclueusemant de ne conserver ni ressentiment, ni colère contre la famille de Chenecey. Comme dernière grâce, je sollicite pour mai votre pitié ! »

Il s'inclina ensuite profondément et partit.

Humbert avait attiré à lui sa fille qu'il serrait contre sa poitrine ; sa tendresse s'augmentait encore en ce moment de ce qu'il ressentait par l'agitation de cette douce victims, car il comptait les violents battements de son coeur déchiré. Le vieillard laissa tomber quelques larmes sur ce front virginal. On entendait dans la chambre voisine, dont la porte restait ouverte et d'où Agarithe s'était élancée, les sanglots étouffés d'une mère au désespoir. C'est que tous, instinctivement mesuraient en ce moment solennel l'étendue de leurs peines, et jugeaient que le bonheur du loyer était à jamais perdu.

Agarithe se dégagea doucement des bras de son père et lui dit : — Venez consoler ma mère. »

II



CHAPITRE XI

COMME QUOI LE CHEVALIER ARTHUR QUITTA LA BURE DU CLOÎTRE POUR REPRENDRE I.'ARMURE DES COMBATS.

Allez, mon fils, allez, revêtez votre armure ;

Un moine est un soldat et non pas un parjure.

Hors du fourreau le glaive et vengez bien l'honneur

De notre beau pays; devenez la terreur

De ces bandits armés qui rêvent le pillage,

La dévastation, le crime, le carnage.

Quand vous aurez frappe nos cruels oppresseurs.

Revenez en ces lieux oublier tant d'horreurs.

Arthur arriva sous les murs du château de Chenecey au coucher du soleil. Ermelinde avait compris le malheur de son fils, avant son retour; car inquiète, les yeux tournés vers Châtillon, elle avait vu Arthur précédé du gonfalon déployé. Hugues, plus pensif qu'à l'ordinaire, montra une certaine hésitation que l'on pouvait prendre aussi pour un mécompte.

On voit certains hommes, doués du caractère le plus énergique, n'envisager la gravité d'une détermi-


184 LE MANOIR

nation prise trop à la hâte que lorsque les résultats apparaissent inévitables ; un retour subit se produit dans leur esprit et ils regrettent intérieurement leur funeste précipitation. Un coeur droit et généreux voudrait réparer la faute; malheureusement le dépit s'ajoute au vieil amour-propre, et si l'intérêt personnel ne se fait pas le conseiller actif dans les débats entre l'esprit et le coeur, il est bien rare que la saine raison sorte victorieuse de ce combat des passions et du jugement.

Arthur rendit un compte exact de ses démarches, en passant rapidement sur sa visite au père abbé,ne signalant cette visite que pour faire connaître qu'il n'avait recueilli aucun renseignement utile. Arrivant à l'explication qui avait eu lieu entre Humbert et lui, le jeune chevalier crut devoir employer toute la prudence possible dans ses paroles, pour affirmer que la satisfaction demandée avait été accordée avec la plus grande courtoisie, mais sous la réserve que le seigneur de Châtillon garderait dans le secret de son coeur le motif qui l'avait fait agir; que, dans celte circonstance, il n'avait eu aucune intention de porter atteinte à la considération du seigneur de Chenecey, ni au respect dû à son saint Patron...


. ET LE MONASTÈRE. 185

— Arrêtez, mon fils, interrompit le vieil Hugues, cela ne suffit point. Le grand saint Hugues exige que l'amende honorable se formule, la main droite levée sur les saints Évangiles. Il n'y a qu'un mécréant qui puisse se soustraire à cette condition essentielle !

— Cette condition n'a malheureusement pas été remplie, et j'ai dû, pour vous obéir, jeter le gant... Et c'est la noble fille de Humbert qui, au nom de son père, a accepté le défi... C'est contre elle et un vieillard qu'une lutte sanglante et homicide devra marquer dans les annales de notre maison. O mon père ! n'oublions pas cependant que le Seigneur Jésus est mort sur la croix en pardonnant, même à ses injustes bourreaux !...

— Par saint Hugues ! un tel affront ne restera pas

— De grâce, et en présence de ma sainte mère qui vous écoute, n'achevez pas. Dites plutôt, ô mon père : Par Jésus-Christ, je pardonne! Et l'honneur de saint Hugues n'y perdra rien.

Le fougueux seigneur de Chenecey, un moment dominé par la colère, les poings fermés et marchant à grands pas entre les trophées d'armes isolés çà et là


186 LE MANOIR

dans l'immense salle, semblait difficilement se contenir. En s'arrêtant plusieurs fois brusquement, il frappait de son large pied le plancher de chêne, heureusement assez solide pour résister à ces chocs qui eussent effondré à chaque coup les minces parquets de nos constructions modernes.

Enfin le calme étant revenu graduellement, il ôta son chaperon en faisant sur son front et sur ses lèvres le signe de la croix ; puis il reprit la parole après un long silence :

— Messire chevalier, vous avez dignement rempli la mission que je vous avais confiée; mais, vous êtes, en ce moment, si troublé, si changé, ainsi que madame votre mère... Allez prendre un repos dont vous avez besoin, et nous verrons ensuite ce que notre sagesse nous conseillera.

Pour vous prouver ma satisfaction de votre conduite, je proteste qu'avec plaisir je vous accorderai tout ce qu'il vous plaira de me demander, dans la mesure de mon pouvoir, hors cependant ce qui pourrait toucher à la circonstance actuelle. Et je m'engage en outre à délibérer avec vous avant de monter mon destrier de combat. »

Arthur se retira dans sa chambre. Son âme rassé-


ET LE MONASTÈRE. 187

renée par une courte et fervente prière, communiquait à son esprit les pensées les plus rassurantes et à son coeur une confiance sans bornes. Il abandonnait à Dieu le soin et la direction des événements. Son père lui avait tacitement, par la promesse qu'il venait de lui faire, accordé ce qui était tout son espoir : la liberté d'accomplir ses projets, de fuir le monde pour se donner à Dieu. Arthur le voulait d'une volonté irrésistible...

Le jeûne chevalier allait se rendre auprès de sa mère, quand il la vit entrer seule.

Ermelinde n'eut pas besoin de considérer longtemps son fils : le coeur d'une mère ne peut se tromper. Un seul regard lui en apprit assez. Elle comprit que le sacrifice des affections de la terre venait d'être consommé et qu'une suprême résolution devait en consacrer le résultat.

— Ma douce mère, dit Arthur à la sainte femme, j'ai exécuté les ordres de. mon père, maintenant il ne me reste plus qu'à accomplir la volonté de Dieu.Vous 1 avez entendue cette sainte volonté se manifester par la bouche même de mon père, dans la promesse qu'il m'a faite de souscrire à l'une de mes demandes.

« Ma mère bien-aimée, vous êtes préparée depuis


188 LE MANOIR

longtemps, comme le dépositaire de mes plus secrètes pensées, à me voir entrer dans la milice du Seigneur, Avant que je quitte ce château, accordez-moi deux grâces : la première c'est de prévenir mon père aussitôt après mon départ, en le suppliant de ne point résister à la volonté de Dieu et de ire rappeler la promesse qu'il m'a faite solennellement. La seconde grâce, c'est de tenir caché le lieu de ma retraite que vous seule connaîtrez. Il ne faudrait pas qu'on pût troubler mon noviciat, ou qu'on pût inquiéter le monastère à cause de moi. Ma cellule m'attend à NotreDame de Buillon !

— Mon cher fils, je suis résignée. Mes doux rêves d'un autre établissement pour vous, et que mon coeur maternel caressait, sont désormais anéantis sans retour, comme une illusion fugitive. Que Dieu soit loué et son saint nom béni !

— 0 ma mère ! dit Arthur en s'agenouillanl ; laissez descendre sur moi votre bénédiction.

Puis se relevant :

— Adieu sur la terre; mais, au revoir au Ciel!... »

Quand Ermelinde fut sortie en silence, le jeune homme, resté seul, s'occupa de tout préparer pour son


ET LE MONASTERE. 18'J

départ. 11 ouvrit un large bahut, devant lequel il s'assit, le front appuyé dans ses mains, et il resta ainsi longtemps plongé dans une profonde méditation. Enfin, il fit jouer un ressort secret, qui permit à l'un des tiroirs mystérieux de glisser facilement.

Arthur en sortit plusieurs objets en apparence de peu de valeur.

C'était d'abord un baudrier semé de fleurs en relief entremêlées de deux lettres initiales, la première de son nom, la deuxième d'un autre nom, commençant également par la même lettre ; ensuite quelques feuilles de vélin détachées, toutes bordées de gracieuses enluminures, et renfermant une prière, une sentence ou une pensée naïve.

C'élait, dans un petit coffret, un rameau d'églantier enroulé, dont une épine encore rougie témoignait sans doute qu'elle avait cruellement déchiré une main inexpérimentée.

C'était une marguerite des champs, dont la couronne effeuillée avait peut-être provoqué quelque confidence secrète ou une intime consultation.

C'était enfin une violette fanée, au pétiole de laquelle tenait délicatement attaché un seul cheveu

blond, long et soyeux.

II.


190 LE MANOIR

Chacun de ces objets,doux souvenirs,était d'abord considéré attentivement, puis ensuite replacé d'une main tremblante dans une petite boîte, portant cette inscription : A ma mère, Ermelinde.

Quand le coffret fut fermé, Arthur coula aux interstices du couvercle deux plaques de cire sur lesquelles il mit l'empreinte d'une petite croix qu'il portait toujours sur sa poitrine. Le petit meuble fut laissé sur la tablette du bahut ouvert. Nul autre objet dont la chambre du jeune homme était ornée n'attira son attention, et il resta ensuite absorbé dans les intimes pensées de son âme.

Vers le milieu de la nuit, quand un profond silence lui fit juger que tous les habitants du château étaient plongés dans le sommeil, il sortit silencieux, ouvrit une petite porte basse fermée à secret et pénétra dans un étroit souterrain qu'il suivit pendant longtemps.

Ce ne fut qu'après une longue marche dans les ténèbres les plus épaisses, qu'il atteignit l'autre extrémité fermée par une lourde et massive porte de chêne bardée de fer, n'ayant que la moitié de la hauteur d'un homme. Après l'avoir ouverte et être sorti, il la retira violemment sur lui , de sorte qu'il n'était plus possible de l'ouvrir que par l'intérieur.


ET LE MONASTÈRE. 191

Cet obscur et long souterrain aboutissait, à quelques centaines de pas du château, au milieu de broussailles et de rochers brisés, où aucun être humain ne pénétrait jamais de son propre gré. D'ailleurs, ce lieu sinistre n'offrait aucun attrait pour personne ; on y voyait les redoutables fourches patibulaires, et bien des gens prétendaient qu'à certaines époques de l'année, pendant les plus sombres nuits, une infinité de feux follets tourbillonnaient aux alentours.

Arthur se dirigea du côté de Charnay, qu'il laissa sur sa droite ; puis, il descendit le chemin qui aboutit en face du monastère. Là se trouvait une barque cachée par ses soins dans une touffe de saules , depuis que ses promenades se dirigeaient plus souvent de ce côté. Il eut bientôt traversé la rivière, et comme s'il eût voulu ne laisser aucune trace de sa fuite ou le moindre soupçon sur le lieu de sa retraite, il abandonna son batelet au courant de la Loue.

En approchant du monastère, il entendit distinctement la voix des religieux qui chantaient, dans l'église, les premières hymnes. Le jour était encore loin de paraître, il pouvait donc pénétrer, sans être aperçu, jusqu'à la cellule du père hôtelier, le seul de tous les religieux dont il était connu. Il ne le trouva point,


192 LE MANOIR

mais néanmoins il entra et attendit. Peu d'instants après,le moine parut, témoignant d'un véritable embarras à la vue du chevalier.

— Ne craignez rien, mon père, dit tranquillement Arthur, et accordez-moi une grâce... Procurez-moi promptementle plus pauvre elle plus délaissé de tous vos vêtements que je vais sur-le-champ revêtir, en abandonnant pour jamais, je l'espère, ceux que je porte. Après cela, ayez aussi la bonté de me conduire aux pieds de notre révérend père. C'est assez vous dire que j'ai quitté le monde et que mon désir-est de vivre et de mourir ici.

— « Deo gratias !... » fut la réponse du bon religieux.

Quelques instants après, le révérend abbé de NotreDame de Buillon recevait le chevalier. Il y eut alors entre le vénérable vieillard et le noble jeune homme un long entretien ; c'étaient deux âmes expansives qui s'unissaient dans un même but, dans la même pensée : vivre pour Dieu en travaillant pour les pauvres et en priant pour les pécheurs.

Après quelques explications sommaires et des conseils indispensables donnés à Arthur, l'abbé fit venir


ET LE MONASTÈRE. 193

le père hôtelier auquel il désigna celle des cellules qui devait être ouverte au jeune novice; il lui donna ensuite le commandement exprès de garder le plus grand secret sur le nom et l'entrée du nouveauvenu.

Dans le milieu de la matinée, à la fin d'une instruction qui fut prononcée à l'église devant toute la communauté, le révérend abbé annonça, comme c'était d'ailleurs l'usage, l'entrée au monastère d'un enfant du siècle, qui demandait à vivre en frère soumis, dans la pauvreté, la prière et les mortifications du corps et de l'esprit, enfin dans la pénitence pour obtenir du Seigneur le pardon de ses péchés et une part de sa gloire dans le séjour des saints.

Immédiatement après , un cantique de joie fut chanté en action de grâces par tous les religieux, puis ensuite, le monastère redevint silencieux comme si aucun événement ne fût arrivé.

Le père abbé avait entendu plusieurs fois, dans la chapelle du château de Chenecey , l'orgue antique touché par Arthur avec un admirable talent. En effet, toute la poésie harmonieuse de l'instrument sacré ne pouvait être mieux exprimée que sous les doigts de la pureté et de la candeur. C'était le


194 LE MANOIR

langage de l'âme en prière, de la foi dans sa naïveté, et de l'amour purement céleste. Le concert était pour Dieu et non pour les hommes seulement.

Le père abbé n'hésita point à confier au jeune novice l'emploi d'organiste, d'autant plus que depuis longtemps l'instrument sacré était un peu négligé, en raison de la pénurie d'artistes qui se faisait sentir en ce moment dans le monastère.

Il ne faut pas croire cependant que cette charge dût dispenser Arthur de toute autre occupation. Elle ne dérangea en rien le cours des travaux ordinaires, des exercices et des prières de jour et de nuit auxquels le noble jeune homme, ainsi que tous indistinctement, devait vaquer sans interruption.

Les premiers jours de l'entrée d'Arthur au monastère s'écoulaient dans la paix de l'âme et la joie delà prière. Les conseils d'un saint directeur, comme la main d'un habile médecin, guérissaient les plaies de son coeur, en lai donnant la force d'éloigner de ses pensées tous les souvenirs d'un monde qui ne devait plus être le but de sa vie.

Après les prières de la nuit, et la première réfection du matin, les religieux se rendaient, les uns aux labours des champs, les autres aux travaux du jardi-


ET LE MONASTÈRE. 193

nage. Plusieurs allaient chaque jour, dans un petit bâtiment appelé le martinet, espèce d'atelier où l'on forgeait les ustensiles en fer. Cette petite usine était située en face des moulins de Courcelles appartenant aussi au monastère. On envoyait les bestiaux paître dans les parcours situés sur les hauteurs qui couronnent Buillon. De là, on distinguait très-bien les murailles et le castel de Châlillon dont, à vol d'oiseau, on n'était éloigné que d'une lieue à peine. Mais, le père abbé ne permit jamais au jeune novice d'aller en cet endroit, sans doute parce qu'il jugea qu'Arthur manquait d'expérience pour garder les troupeaux.

Les premiers jours se passèrent dans ce calme si doux qu'il suffirait déjà pour contenter l'homme raisonnable. Mais, hélas ! celte terre a été condamnée à la douleur, et jamais un seul de ses champs ne sera soustrait, d'un pôle à l'autre, aux influences des passions et des crimes qui en agitent la surface.

Un matin, avant le lever du soleil, le père hôtelier vint prévenir Arthur que l'abbé désirait le voir. S'étant rendu avec empressement dans la chambre de son supérieur, il le Iroura agenouillé aux pieds d'une


196 LE MANOIR

croix et fondant en larmes. A l'approche du novice, l'abbé se leva et lui dit :

— Cher enfant, j'ai besoin de vous dire mes angoisses. Cette nuit même, on est venu du dehors m'avertir que le monastère était menacé d'un immense danger. Des bandes de soldats ou plutôt de brigands, après avoir saccagé Arbois et Poligny, se dirigent vers notre couvent; on les a vus sur le mont de Cessey, et puis on croit que ces pillards s'approchent du château de messire Hugues.

» Cependant les habitants de Chenecey et des environs ont eu le temps de mettre à l'abri dans la forteresse tout ce qu'ils ont pu emporter de leurs biens el d'y faire entrer les femmes,les vieillards et les enfants. Les hommes valides, bien armés par leur seigneur, votre père, sont en observation sous la conduite de votre ancien écuyer, et ils se tiennent cachés dans les bois de Charnay non loin du château, tout prêls à tomber sur les ennemis quand ils jugeront le moment favorable. On a vu aussi des feux allumés sur toutes les hauteurs aux environs de C.hâtillon.

Voilà, mon fils, le triste état des choses ; notre pauvre monastère est grandement menacé. Plaise à Dieu qu'il_ reste caché aux regards de ces mécréants ! Nous


ET LE MONASTÈRE. 197

n'avons que la Loue qui nous en sépare, les rochers qui nous servent de remparts et la profondeur de la vallée où nous sommes ensevelis comme dans un désert; mais, tout cela ne peut servira nous sauver, si le Seigneur notre Dieu ne nous couvre de sa protection.

«Avant d'aller prévenir tous nos frères, afin d'invoquer le secours de Notre-Dame, j'ai dû vous faire connaître notre triste position.

— Mon père, répondit Arthur avec calme, je persiste plus que jamais à suivre la sainte vocation qui me vient de la grâce du Seigneur, et j'espère bien mourir ici, dans ces murs bénis. J'ai fait avec joie le sacrifice du monde, résolu à ne plus vivre que pour Dieu et pour sauver mon âme.

» Cependant, au milieu du grand péril qui menace tant d'existences, les auteurs de mes jours peut-être, mais plus certainement notre saint monastère, livré sans défense à la dent de ces loups ravisseurs, m'est-il permis de vous demander humblement si mon expérience des armes, la vigueur de mon bras, ne pourraient pas être utilement employées?

» Je saurai bien retrouver mon brave écuyer ; lui seul connaîtra mes desseins, personne n'en saura


198 LE MANOIR

rien, ni ici, ni dans ma famille. Je revêtirai une armure inconnue... Je défendrai la justice!... Mon père, laissez-moi partir... Le sang de mes ancêtres crie à mon coeur qu'il y a une noble cause à défendre et des ennemis de Dieu à châtier ! 0 mon père ! laissezmoi partir; et je reviendrai après l'extermination de ces bandits...

— Oui, mon fils, je le veux aussi, parce que vous êtes libre encore. Vous êtes au temps des épreuves, et l'engagement solennel n'est point prononcé. Je vais envoyer quelqu'un qui saura prudemment se glisser jusqu'à l'endroit où se trouve votre écuyer, en sorte qu'avant ce soir vous verrez votre brave Guillaume sur le rocher Belière (1) qui couronne la hauteur vis-à-vis.

» Pour moi, je vais rassembler tous les religieux; c'est dans ce moment que vous sortirez avec le père .hôtelier, et quand il vous aura conduit de l'autre côté de la Loue, vous quitterez votre robe pour revêtir les habits du siècle que l'on vous a conservés.

» Allez, mon fils, sous la protection de.Notre-Dame, redevenez pour un moment le noble chevalier Arthur,

(1) Ainsi appelé dans la charte de donation d'Artant, et confirmée par Hugues et Etienne, seigneurs de Chenecey.


ET LE MONASTÈRE. 199

et montrez à ces mécréants que le coeur d'un moine n'est point insensible à la sainte cause de la justice ; et puis, quand il s'agit de défendre le faible et l'innocent contre l'agression des barbares et la. violence des impies, son âme n'a point abjuré le courage et l'amour de son pays.

» Je vous laisse, cher fils, avec toutes les bénédictions de mon coeur. »

L'abbé se rendit ensuite immédiatement dans la grande salle capitulaire. Après avoir donné quelques instructions au père hôtelier, il ordonna de faire venir aussitôt tous les frères et les novices. Us arrivèrent sans retard, s'attendant sans doute à une communication importante ; car, une réunion générale dans la salle du chapitre annonçait toujours un événement d'une haute gravité.

L'abbé cependant n'avait ni crosse, ni mitre. Son maintien calme et ses traits où perçait le trouble de l'âme, offraient aux regards surpris des religieux un douloureux spectacle. Ils considéraient avec anxiété leur père vénérable et bien-aimé, tous partageaient déjà par sympathie des peines dont l'objet leur était pourtant encore inconnu.


200 LE MANOIR

— Mes enfants, dit l'abbé (après s'être assis sur un trône en bois de chêne, surmonté d'un baldaquin), mes enfants, Dieu a permis que nous fussions exposés, nos personnes et notre cher monastère, à de grands et imminents dangers. Des hommes méchants et pervers, qui courent par bandes, comme des troupeaux de loups affamés, venant on ne sait de quel pays, ravagent les campagnes, pillent et saccagent les monastères et attaquent les châteaux.

» Nous, faibles serviteurs de Dieu, nous n'avons ni remparts pour nous défendre, ni aucun lieu de retraite où nous réfugier. Notre seule ressource est dans la prière, notre unique motif de confiance est dans la protection du Seigneur. Implorons sa miséricorde, demandons à notre chère Dame de Buillon son appui très-puissant, supplions notre fondateur saint Bernard de nous venir en aide, et puis soumettons-nous à la volonté de Dieu. »

Enfin l'abbé donna à tous ses moines des instructions précises; aux uns,"il commanda d'aller en observation sur divers points culminants; aux autres, de conduire les troupeaux dans les endroits les plus écartés de la forêt. Ceux qui n'avaient pas de mission


ET LE MONASTÈRE. 201

particulière resteraient à l'église pour y chanter sans interruption des hymnes au Seigneur, et si les Écorcheurs faisaient irruption dans la sainte vallée, tous les religieux devaient immédiatement revenir prendre leurs places accoutumées à l'église, pour y réciter en commun les prières des agonisants.

Après que ces dispositions furent arrêtées , chacun se mit à l'oeuvre. L'abbé retint auprès de lui deux anciens religieux, vénérables prêtres, et il leur dit :

— Venez avec moi, mes frères; allons mettre en sûreté ce qu'il y a de plus sacré. Évitons des malheurs irréparables : les profanations et le sacrilège !

Ils sortirent du tabernacle les vases sacrés et les portèrent avec respect à l'abbatiale ; puis ils ouvrirent le souterrain qui conduisait à la crypte, située sous le choeur de l'église.

On ne se servait plus guère de cette crypte qu'à certaines fêtes solennelles de l'année ou aux funérailles des abbés. L'escalier conduisant sous le choeur était scellé par de larges dalles, de telle sorte qu'on ne pouvait pas en soupçonner l'ouverture (1).

(I) Ce souterrain existait encore en 1825. Il fut alors comblé dans toute son étendue. La crypte avec les caveaux qui contenaient la se-


202 LE MANOIR ET LE MONASTÈRE.

D'autres dispositions furent prises pour soustraire les archives. On cacha les vieux manuscrits, les parchemins vénérables et tous les titres qui pouvaient avoir quelque importance.

La journée se passa au milieu des préparatifs divers et sous la pénible impression des alarmes et des angoisses. A l'entrée de la nuit, quand les religieux furent rentrés au monastère, tous se rendirent à l'église pour y passer la nuit en une psalmodie grave et solennelle. Le calme profond qui succédait à chaque psaume, la pâle lueur de deux cierges éclairant à peine une partie de l'édifice sacré; ces voix, troublant seules le silence des ombres, tout concourait à produire un effet lugubre, tel que celui d'une cérémonie funèbre.

pulture des abbés, existent dans les décombres amoncelés du choeur de l'église. En 1846, nous prenions divers renseignements auprès d'un vieillard qui se rappelait parfaitement avoir vu les lieux. C'était le fils du jardinier de madame de Mesmay, née de Clermont-SaintJean, propriétaire, en 1803, du château de Buillon et qui y habitait encore. — Il fallait que ce souterrain fût bien vaste, puisqu'il servait, au dire du vieillard, de jaidin d'hiver où l'on plaçait les collections d'orangers, d'arbustes, etc. Nous ne nous expliquons pas cette grande étendue d'une galerie qui semblait originairement devoir n'être qu'un conduit de l'abbatiale à la crypte, à moins qu'elle eût été destinée à servir en même temps de refuge aux religieux en cas d'invasion et d'attaque par surprise et où l'on pouvait se retirer aussi bien de l'abbatiale que de l'église.


CHAPITRE XII

COMMENT LES ÉCORCHEURS ENVAHIRENT ET DÉVASTÈRENT I.E BEAU PAYS DE FRANCE.

Le ciel, pour nous puuir, dechaina sur nos plages Ces enfants de l'enfer, ces féroces sauvages; Moins hommes que démons, ils n'avaient qu'un désir, S'enivrer d'or, de sang, et leur cruel plaisir Etait de voir au loin s'étendre l'incendie, Comme un flambeau sinislre éclairant leur orgie. Attila revivait et les Huns, ses soldats, Semblaient renouveler leurs horribles ébats.

On vit paraître en France, à une distance d'environ un siècle et demi, deux grands fléaux qui se ressemblent par beaucoup de points : les Routiers et les Grandes Compagnies. Toutefois on peut établir entre eux une distinction caractéristique.

Au douzième siècle, ce sont des serfs qui se révoltent contre leurs seigneurs absents. Leur force n'est que la confiance du nombre : dès que ce nombre de-


204 LE MANOIR

vient impuissant, ils succombent et leurs déroules sont de véritables boucheries.

Dans les Compagnies du quatorzième siècle au contraire chaque individu a une énergie qui lui est propre. Formée d'éléments guerriers,la Compagnie, bien que traînant à sa suite un pêle-mêle d'hommes et de femmes trois ou quatre fois plus nombreux qu'elle, entretenait parmi ses membres un principe de hiérarchie, indispensable à toute association de quelque durée. Celte milice indépendante des lois, tendit même avec excès, si l'on peut ainsi parler, ce ressort hiérarchique, afin d'en opposer la seule force à tous les principes d'ordre social qu'elle attaquait.

La base de ces associations est partout la même et partout les rend très-redoulables et très-dangereuses...

Pendant le treizième siècle, on était parvenu à faire respecter assez bien les sages ordonnances de saint Louis contre les guerres privées. Le règne des législes, sous Philippe-le-Bel, maintenait dans les provinces un gouvernement sévère. La féodalité s'abaissait peu à peu devant le pouvoir royal. Mais, une grande faute fut commise, l'établissement des Compagnies soldées qu'on licenciait après la guerre prépara


ET LE MONASTÈRE. 205

les Grandes Compagnies du quatorzième siècle. Car, l'homme de guerre qui n'avait que son épée pour gagne-pain, se trouvant dénué de ressources pendant la paix, se fit brigand pour vivre.

A l'avènement d'une dynastie nouvelle, la funeste rivalité de la maison d'Angleterre avec les Valois trouva donc, pour fomenter partout des désordres, une multitude de gens sans aveu, prêts à suivre aveuglément les chefs qui assuraient à leur avidité, à leur audace et à leur misère, des occasions de pillage et de hauts faits.

("est après la bataille de Poitiers qu'on voit les Grandes Compagnies se répandre partout en France : leur mépris du danger n'avait point de bornes.

La licence, la dévastation et les cruautés de ces bandes tiennent une large place dans l'histoire. Le chef suprême de la chrétienté se fait ici l'organe de toutes les victimes de l'oppression. Rien de tristement solennel comme le début des grandes bulles que donne Urbain V contre les Compagnies, le 5 des ides de Juin, à Avignon, dans la troisième année de son pontificat :

12


206 LE MANOIR

« Le sang innocent des fidèles, ce sang répandu à flots crie vers nous de la terre ; les clameurs de la multitude infortunée des orphelins et des veuves, des exilés et des spoliés montent vers nous. Ce ne sont qu'églises profanées et incendiées, que monastères abandonnés. Nobles et plébéiens, riches et pauvres sont dans une commune désolation. »

Le Pape se plaint ensuite amèrement de ce que les auteurs de si grands maux sont plus cruels que des païens.

« H est notoire pour presque tout le peuple chrétien que ces fils de malédiction, armés et organisés sous le nom de Compagnies, se conduisent comme des païens. Ramas de diverses nations, ils travaillent à dissoudre la société humaine ; ils brûlent les moissons et les maisons, arrachent les vignes et les arbres, et emmènent les animaux dont ils peuvent s'emparer. »

Les détails par lesquels le souverain pontife justifie l'anathème sont vraiment exécrables :

« Enivrés d'une fureur téméraire et sourds à toute


ET LE MONASTÈRE. 207

pitié, ils ne font grâce ni à la condition, ni à l'âge, ni au sexe. Non-seulement ils massacrent les hommes armés pour la juste défense de leur famille et de leur patrie, mais encore ils égorgent les femmes et les enfants au berceau... »

La plume tombe des mains et se refuse à énumérer les horribles choses qui suivent

De cruelles famines étaient la triste et inévitable conséquence de cette ruine des campagnes.

Et ce fléau dura longtemps en France ; tous les efforts réunis ne purent le conjurer qu'après bien des ruines et des désastres. Qu'y avait-il donc de si fort dans ces Compagnies ? Quel principe et quel esprit y entretinrent tant de vigueur et d'unité, malgré les vices dont chacun de leurs membres était abondamment pourvu?—La fougue d'unehumeur aventureuse, héritage des conquérants barbares,fut, avec la soif du gain, le ressort-principal de ces bandes. Quant au lien, c'était le dévouement aux volontés du chef, dont la trace pourrait être suivie depuis les temps barbares jusqu'alors ; c'était l'obéissance passive et aveugle aux ordres d'un seul homme.

Sans nous attarder plus longtemps à montrer l'or-


208 LE MANOIR

ganisation intérieure des Compagnies et à fixer le caractère des hardies expéditions de ces bandes qui parcoururent l'Europe, il faut dire quelle part d'action leur revient dans les événements et sur les moeurs. La France est le théâtre que nous avons préféré pour cette exposition, car c'est là que les luttes et les transformations d'où allait sortir l'Europe moderne, se sont produites avec le plus de variété et d'énergie.

Au quatorzième siècle, la France était déjà le plus beau royaume de la chrétienté, et celui où le souvenir des troubles civils se perdait le plus facilement dans le bien-être, si passager qu'il fût. La France excitait l'admiration de ses voisins et l'envie des Anglais. La comparaison « de leur repaire maritime de ce coin de terre à l'extrémité du monde, » avec cette heureuse et douce contrée, allumait, malgré eux, leurs désirs jaloux. Les prétentions d'Edouard III à la couronne de France devinrent donc du goût de ses sujets, sitôt que nos riches provinces leur parurent en bon point pour une récolle magnifique.

Lorsque Edouard, guidé par le ressentiment de Godefi oi de Harcourt, débarqua en Basse-Normandie,


ET LE MONASTÈRE. 209

en 1346, il trouva un pays « gras et plantureux de toutes choses ; » il y eut tant à prendre, que les moindres valets d'armée ne faisaient nul compte du gros butin, mais seulement de la vaisselle d'argent, des bons florins, des reliquaires et des calices.

La prospérité et l'aisance régnaient aussi dans le Languedoc et le Poitou, que le prince de Galles chevauchait, en 1355. D'ailleurs on se livrait presque sans danger au plaisir de cet immense gaspillage; car, les paysans «qui ne savaient que c'était de guerre ni de bataille, fuyaient devant les Anglais de si loin qu'ils en oyaient parler. » Les bourgeois ne songèrent pas davantage à la résistance. Presque toutes les villes étaient sans remparts , ou avaient franchi leurs murailles pour s'étendre dans des faubourgs populeux.

En Languedoc, les cités n'avaient jamais été fortifiées ou se trouvaient démantelées conformément aux capitulations faites avec Jean de Montfort, pendant la guerre des Albigeois. La proie était donc attrayante et facile; mais, elle allait subir rapidement une transformation complète.

12.


210 LE MANOIR

L'agriculture et le commerce arrêtèrent tout à coup leur développement, et chacun pourvut à sa sûreté. Les villes réclamèrent des fortifications,afin d'éviter, sinon un siège, du moins les surprises. « Elles firent très-bien en cela, dit un capitaine du temps, autrement elles eussent été perdues et courues par trop de fois. »

En effet,les armées anglaises, et spécialement les Compagnies, ne pouvant traîner des machines de guerre dans leurs courses en pays ennemi, s'arrêtaient peu devant les places qu'il eût fallu assiéger régulièrement. On jugera, du reste, des précautions minutieuses qui furent prises dans les bonnes villes, par ce qui se passait à Paris. Le dauphin en ordonna la clôture immédiatement après la bataille de Poitiers; et on abattit sur le chemin, soit en dedans, soit en dehors de la ville, toutes les maisons qui eussent été adhérentes aux murs, de vastes couvents et de superbes hôtels qui occupaient le terrain où l'on devait creuser les fossés.

La défiance et les inquiétudes croissaient avec la peur, on défendit de sonner les cloches depuis vêpres jusqu'au lendemain au grand jour. On craignait qu'à


ET LE MONASTÈRE. 211

la faveur du bruit, les ennemis n'approchassent des portes, et ne surprissent les gardiens. On continua cependant de sonner le couvre-feu à Notre-Dame, et alors les chanoines récitaient à la hâte, après compiles, l'office des matines, qu'ils chantaient ordinairement au milieu de la nuit.

Les grandes et les petites villes s'étant mises à l'abri, vint le tour des abbayes, des prieurés et des moindres manoirs. Mais, on ne put tout conserver; il fallut même s'imposer d'immenses sacrifices. C'est à ces temps malheureux que se rapporte la destruction de quantité de monastères qui, n'étant pas nécessaires à la défense, ne pouvaient que lui nuire en donnant retraite aux Anglais. D'autre part, les villageois étaient en fuite ou barricadés dans leurs églises. Ils les entouraient de fossés, les remplissaient, de pierres, consolidaient les clochers avec des poutres et des planches et y plaçaient des balistes.

Dans les campagnes dévastées, l'oeil ne s'arrêtait plus que sur une forteresse. On plaçait des enfants dans les échauguettes (1) et. ils surveillaient les

(1) Espèces de guérites construites au haut des tours et des clochers.


212 LE MANOIR

champs. Au seul soupçon de l'ennemi, un coup de cloche ou de cornet rappelait à l'instant tout le monde.

Les pauvres paysans des bords de la Loire passaient les nuits avec leurs bestiaux dans les îles ou dans des bateaux qu'ils arrêtaient au milieu du fleuve. En Picardie, ils creusaient des souterrains, et ils vivaient misérablement au fond de ces obscures et humides cachettes.

Tel est l'aspect que prend la France à l'arrivée des troupes dont les débris vont former la base des Compagnies.

Le traité de Bretigny, dont les conditions étaient bien dures pour nous, divisa du moins nos ennemis. Charles-le-Mauvais se prétendit sacrifié aux intérêts de l'Angleterre ; les Compagnies se plaignirent de la cessation des hostilités. On leur avait promis la guerre, elles la voulaient absolument. Quand Edouard leur fit signifier l'ordre de rendre à la France les forteresses qu'elles tenaient, beaucoup renièrent la cause anglaise pour se dispenser d'obéir. Les unes revinrent


ET LE MONASTÈRE. 213

au roi de Navarre, d'autres osèrent se dire indépendantes.

C'en était fait peut-être des Compagnies qui avaient embrassé ce dernier et dangereux parti, si la fortune eût favorisé Jacques de Bourbon à la bataille de Briguais. Mais, la victoire de ces guerriers sans nom (1), en les élevant presque au rang d'une puissance, compliqua de nouveau les affaires.

A mesure que le sage roi Charles V ressaisit l'autorité dans les villes et rattache dans les provinces le réseau du pouvoir royal, il donne au bon ordre des assurances certaines en traitant avec les chefs des Compagnies. Toutefois, c'était bien à contre-coeur que ces chufs se soumettaient; pour les déterminer, il ne fallait rien moins que l'appareil, alors formidable des forces françaises; car, ces hommes regrettaient les profits du pillage et de la vie de bandit qu'ils menaient au service de l'Angleterre.

Cependant les Anglais, aigris par la perle de leurs

(1) Filii Belial et viri iniqui,.. guerra'ores de variis natiombus, non halentes tilulum, dit le continuateur de la Chronique de Guillaume de Nangis.


214 LE MANOIR

possessions, et désespérant de la conquête, aspiraient au démembrement du royaume. Us accueillent tous les aventuriers et les envoient en France, après leur avoir fait jurer trois choses : « que à créature du monde, fors entre eux, ils ne révéleraient leurs secrets ni là où ils tendraient à aller ; que ils accompliraient leur voyage à leur pouvoir ; que ils ne peuvent faire aucuns traités à leurs ennemis, sans le sçu et la volonté du roi et de son conseil. » (1).

Ceux qui désiraient les armes, qui voulaient de la gloire cL surtout de l'argent, s'accommodèrent fort bien de pareilles conditions. L'appel à l'invasion courut sur les ailes du vent, et tous les printemps des bandes nouvelles furetaient la France avec une surprenante hâte. Chacun arrivait par son chemin (2) ; tellement que l'écume ou la sève trop abondante des populations débordant de toutes parts, la mêlée des hommes et des vices fut bientôt complète : Anglais , Gascons, Navarrais, Aragonais, Catalans, Bretons, Italiens, Flamands et Brabançons.

(1) Froissart.

(2) Ainsi les Allemands passaient périodiquement sur une chaussée près Boncourt, en Picardie.


ET LE MONASTÈRE. 215

Si l'animosité de l'Angleterre appela beaucoup de compagnons, la beauté du pays , « de ce beau pays, » devait les retenir. U faut entendre les regrets des hommes d'armes du duc de Lancastre,pendant que le soleil de la Castille décimait l'armée : « Ce royaume d'Espagne n'est pas douce terre, ni amiable à chevaucher ni à travailler si comme est le royaume de France, lequel est rempli de gros villages, de beaux pays, de douces rivières, de bons étangs, de belles prairies, de courtois vins et substancieux, pour gens d'armes nourrir et rafraîchir et de soleil et d'air à point attrempé (1). »

Le grand mal était donc qu'à peine hors de France, les Compagnies ne songeaient qu'aux moyens d'y rentrer...

Les Compagnies procèdent des événements, et sont mêlées à tout, mais dans une seule vue, l'argent. Elles avaient compris que l'argent était alors la pierre angulaire, et la possession de ce métal qui lavait de toute souillure, devint leur unique souci. Les Compagnies, peu en peine d'une réputation déjà trèsCi)

trèsCi)


216 LE MANOIR

risquée, diront la vérité haut et clair, et elles l'inscriront sur leur drapeau. On y lit : Société de l'Acquisition. Point d'alchimistes qui réussissent mieux qu'elles au grand oeuvre. Le sol qu'elles quittent est riflé de si près (comme dit Froissarl) que la misère, la famine et la contagion y prennent aussitôt pied.

Quant aux Compagnies, rien qui ne leur vienne à propos et à souhait. Les riches leur donnent pour rançon de l'argent, des chevaux, des draps d'or et de soie ; les pauvres les payent avec des fers à cheval et des clous à ferrer.

Tous les historiens s'étendent sur le luxe effréné des gens de guerre ; mais, toutes les déclamations ne valent pas le fait suivant : dans une enquête au sujet dû pillage de la Champagne, un témoin déclare qu'il a vu sur la table où Jean de Marleston, capitaine anglais, soupait avec ses camarades, plus de cent calices qui leur servaient de verres.

A la vue de tant d'excès et de sacrilèges, les honnêtes gens étaient tombés dans un profond découragement. Il semble qu'on revienne à grands pas aux ca-


ET LE MONASTÈRE. 217

amités effroyables du dixième siècle. Les famines et les pestes, l'émigration de populations entières, deviennent presque annuelles. Les pèlerinages qui attiraient de grandes foules sont détruits, et les reliques cachées ou transportées hors de l'atteinte des nouveaux barbares. On cite des "villes dont il ne reste que les parois et les massis; d'autres disparurent entièrement. Enfin, dernier trait de ressemblance avec les invasions des Normands, on fit des prières publiques pour la destruction des Compagnies...

Tels étaient les cruels oppresseurs qui venaient fondre sur la Franche-Comté, et que les populations désignaient sous les dénominations caractéristiques de Routiers et d'Écorcheurs.

-13



CHAPITRE XIII

RÊVES DE JEUNES FILLES.

Comme on voit quelquefois, aux derniers jours d'automne,

En un ciel calme et pur dont le regard s'étonne,

Un soleil de printemps resplendir radieux ;

Ainsi dans les dangers dont s'alarment nos yeux,

L'espoir qui nous sourit dissipe les nuages

D'un ouragan prochain trop assurés présages,

Et le coeur abusé pense que les autans

Tout à coup ont fait place au gracieux printemps.

Peu de temps après ces événements qui allaient semer le trouble et l'épouvante dans la Franche-Comté et dans la contrée même où s'élevaient les châteaux de Chenecey et de Châtillon, on voyait dans les belles journées d'automne, une gracieuse damoiselle descendre dans la plaine, montée sur une vigoureuse haquenée noire, et suivie de ses fauconniers et gens de service. Le plaisir de la chasse semblait être son exercice favori ; tantôt avec tout l'attirail d'une grande


220 LE MANOIR

meute, que le seigneur son père lui avait abandonnée depuis que son âge et les infirmités ne lui permettaient plus guère de goûter ces nobles plaisirs, et tantôt avec sa fauconnerie qui était montée selon les règles et la science que cet art exigeait alors.

Quand on voyait de loin la noble châtelaine descendre dans la plaine, il y avait toujours grande joie parmi les bons paysans , heureux de faire la rencontre de leur jeune maîtresse que tous chérissaient. Aussi s'empressaient-ils, à son approche, de lui témoigner leurs sentiments de respectueuse affection. Les plus hardis s'aventuraient jusqu'à indiquer au premier varlet les endroits où des nuées de perdrix et de coqs de bruyère avaient été vus, et ils s'offraient de bon coeur à battre les buissons et les genêts.

Les femmes paraissaient si heureuses qu'on les voyait quitter leurs travaux et faire, à la hâte , des bouquets de fleurs des champs qu'elles venaient offrir avec empressement à Agarithe de Châlillon, car la jeune châtelaine tant aimée, c'était elle !...

Par une belle matinée des premiers jours de sep-


ET LE MONASTÈRE. 221

tembre, la charmante jeune fille traversait la plaine située au pied du manoir de son père ; elle portait sur son gantelet un hardi faucon ayant la tête couverte d'un petit capuchon de soie; sa belle jument, légèrement caparaçonnée, caracolait comme pour témoigner de son désir d'aller à la poursuite d'un gibier.

En passant près de quelques paysannes, une d'entre elles, belle et naïve jeune fille, vint avec grâce lui présenter un magnifique bouquet de fleurs des champs.

— Approche , lui dit affectueusement Agarithe r viens à moi, ma mie, donne-moi ces jolies fleurs... à moins que tu ne les destines à ta bonne mère ou à Notre-Dame de Buillon.

A ces paroles de la noble fille du seigneur de Châtillon, Jeanne s'avança sans hésiter, fit sa plus gracieuse révérence, présenta les fleurs, et saisissant ra-. pidement la petite main de l'amazone, elle la porta à ses lèvres.

Agarithe se dirigeant ensuite du côté d'un paysan occupé non loin du groupe à tourner et à retourner son chapeau entre ses doigts pour se donner une contenance :

— Père Lambert, lui dit-elle, pouvez-vous me


222 LE MANOIR

donner votre fille, ma bonne petite Jeanne; je voudrais faire avec elle une promenade, car je ne me sens pas de goût aujourd'hui pour la chasse.

— Bon Jésus! si j'y consens !... Oui, noble damoiselle, et si vous me voulez aussi, disposez de moi, de ma tête, de mes bras, de mes jambes, de...

— Merci, bon Lambert, votre fille me suffit.

Et Agarithe ordonna à sa suite de retourner au château, sauf le fauconnier et un page qui durent attendre au pied de la colline le retour de leur maîtresse. Ensuite, faisant monter Jeanne-en croupe, elle dirigea son cheval vers l'ermitage de Mont, situé à ■une petite distance.

Un soleil radieux et doux des premiers jours de septembre dorait les plateaux qui couronnent la vallée de la Loue. On voyait dans le mélange des arbres les plus exposés au midi, ces diverses teintes que les chaleurs d'un été brûlant jettent çà et là pour animer l'inimitable tableau de la nature. On respirait cet air tranquille et pur qui verse une douce mélancolie dans l'âme. Les feuilles mortes commençaient à couvrir le sentier tracé dans la forêt dont quelques arbres plus précoces s'étaient déjà dépouillés en partie.


ET LE MONASTÈRE. 223

Le pas du cheval ne résonnait pas au loin; on eût dit, en voyant ce tableau muet, qu'une silhouette mobile glissait à travers les arbres et le feuillage.

Jeanne tenait d'une main son rosaire, et les lèvres de la pieuse jeune fille témoignaient de la ferveur de sa prière.

Les deux gracieuses amazonesreslaientsilencieuses, l'une par respect et priant, l'autre plongée dans une profonde méditation.

Arrivées au milieu du bois, après un quart d'heure de silence, presque un siècle pour des jeunes filles ! la noble châtelaine dit sans se retourner et négligemment :

— Ma chère petite soeur Jeanne, es-tu muette ? n'as-tu rien à m'apprendre? As-tu donc déjà oublié nos conventions et les promesses que tu m'as faites? Voyons si tu as bonne mémoire ; laisse là ton rosaire pour le moment et parle avec la gravité du tabellion de mon père.

— Comment pourrais-je oublier la loi que vous m'avez imposée, Agarithe, ma bien-aimée soeur, puisque vous avez exigé qu'entre nous et dans l'intimité, je n'emploie que ce mot si doux à mon coeur. Moi, la


224 LE MANOIR

pauvre fille de Lambert, votre soeur de lait, mais votre humble vassale, oser vous appeler ma soeur!... Et pourtant, malgré ce bonheur, je suis bien à plaindre, parce que vous êtes cruelle pour moi.

— Ah! dis-moi pourquoi bien vite; je n'ai rien deviné de tes chagrins. Pauvre soeur, tu serais donc malheureuse, toi aussi ?... Mais, parle donc !

— Votre noble et sainte mère me fait donner une éducation au-dessus de ma condition, je passe les belles années de ma vie avec vous; vous savez que je vous aime plus qu'une soeur, qu'un seul jour d'absence m'est bien long, et pourtant aujourd'hui que je suis vieille, bien vieille, vous me chassez, vous me renvoyez dans ma bonne famille, sous je ne sais quel prétexte que ma santé exige la vie des champs, la nourriture plus rustique du village !

Et puis, vous me chargez mystérieusement de vous rapporter en secret tous les événements qui peuvent faire jaser les commères du pays. Avec cela, au château comme ailleurs, vous êtes toujours pour moi un ange de bonté ; mais, je vois avec peine que vous me cachez quelque affaire qui vous préoccupe.

— Dans tes doux reproches, chère Jeanne, au milieu des vives paroles qui témoignent cependant d'une


ET LE MONASTÈRE. 225

légère amertume, ce qui me frappe davantage, c'est qu'en effet, tu as vieilli... nous sommes vieilles toutes les deux. Cruel aveu que tu oses faire ! Mais, méchante , conviens que tu es la plus vieille de nous deux.

— Oui, c'est vrai ; cependant, il y a si peu, si peu... car...

— Comment, Jeanne , qu'oses-tu dire? Serais-tu coquette? Et pourtant il faut bien compter pour

quelque chose la différence énorme qui existe

entre nos âges. N'es-tu pas enfin mon aînée? Après tout, je comprends, ma mie, le dépit que tu éprouves, puisque je le ressens moi-même un peu.

— Me permettez-vous, chère soeur, d'achever mon rosaire, je n'ai plus à dire qu'une dizaine.

— Oui, ma bonne Jeanne; mais, il faut auparavant que tu fasses un acte d'humilité et de résignation par le sincère aveu de cette différence d'âge que tu semblés vouloir dissimuler.

— Hé ! mon Dieu, ma noble soeur, puisque vous y tenez tant, je vais le dire; mais, prenez garde, vous ne gagnerez rien à savoir que je suis vieille fille, que j'ai dix-neuf ans, que nous sommes soeurs de lait...

— Au fait, tu as raison; parle discrètement, d'au13,

d'au13,


226 LE MANOIR

tant plus que nous arrivons à l'ermitage ; des oreilles mal intentionnées pourraient nous entendre. »

Cette conversation animée fut donc interrompue entre les deux jeunes filles au moment où elles franchissaient la montée courte et roide, au sommet de laquelle était alors une petite église; elles y entrèrent bientôt, après avoir laissé la haquenée aux soins d'un vieux jardinier.

L'ermitage de Mont dépendait, comme annexe, de l'abbaye principale de Buillon et formait un modeste prieuré, avec deux ou trois religieux destinés à la conduite spirituelle des populations d'alentour.

C'est à l'église, au pied d'un autel dédié à saint Joseph, que nos deux amazones trouvèrent le Prieur agenouillé dans l'attitude de la prière la plus fervente. Le bruit de la porte, les pas des jeunes filles n'apportèrent aucun trouble dans sa méditation.

Il paraissait être âgé d'environ cinquante ans. Sa physionomie douce et tranquille reflétait les austérités d'une vie de travail et de privations.

Jeanne tenait à la main son chapelet dont elle faisait glisser les grains un à un au bout de ses doigts, jetant de temps à autre un regard furtif sur sa jeune


ET LE MONASTÈRE. 227

maîtresse qui restait absorbée dans la prière du coeur.

Après que le Prieur se fut retiré par une porte au fond, près de l'autel principal, sans avoir jeté un seul regard du côté des étrangères, celles-ci sortirent, à leur tour, et se dirigèrent vers le parloir.

Le père supérieur ayant été prié de vouloir bien y passer, ne se fit pas longtemps attendre. En abordant les deux jeunes filles, il s'inclina profondément devant l'une d'elles et dit :

— Que le Seigneur de paix vous octroie sa bénédiction et ses grâces selon sa volonté.

— Amen, » fut toute la réponse de la fille de Humbert de Châtillon.

Après une pause de quelques secondes, le père Prieur, qui restait debout, les yeux baissés, attendant que sa noble visiteuse lui fît part de l'objet pour lequel elle l'avait fait mander, approcha deux tabourets de bois, les offrit, et prit place lui-même sur un banc en face.

L'observateur clairvoyant aurait remarqué une certaine gêne dans le maintien d'Agarithe ; mais, ce petit embarras fut de courte durée, car aussitôt s'adressant au Prieur :

— Mon père, lui dit-elle, je n'ai pas voulu passer


228 LE MANOIR

si près de votre chapelle sans y entrer pour prier. Il me sera très-agréable de reporter dans ma famille quelques bonnes nouvelles de votre santé, comme aussi de pouvoir dire, en votre nom, que vous n'avez que des sujets de satisfaction au milieu des campagnes que vous instruisez.

— Je suis bien reconnaissant de votre délicate attention, répondit le Prieur, et également heureux de pouvoir rendre grâces à Dieu pour toutes les faveurs dont il nous comble parles soins elles bienfaits de notre sainte protectrice, votre noble mère.

— Ma famille sait et voit, tous les jours, que ses faibles dons, en passant par vos mains, se multiplient et se sanctifient dans le sein des pauvres. Au surplus, les fondations de l'abbaye, quant aux biens de la terre accordés par mes ancêtres, méritent moins de reconnaissance que les libéralités des seigneurs de Cheneccy, qui ont fait bien davantage.

— 0 digne damoiselle! que j'aime à entendre de telles paroles, à voir une charité si pure exprimée par un si jeune coeur! C'est une douce consolation et une compensation aux amertumes dont les crimes du siècle nous affligent.

— Mon père, en me retirant, j'aimerais pouvoir


ET LE MONASTÈRE. 229

entendre de votre bouche quelques récits édifiants, je voudrais savoir si, pour la gloire du Seigneur, la grande abbaye n'a pas, dans ces derniers temps, obtenu quelques victoires en recueillant dans ses murs bénis de nouveaux serviteurs de Dieu. »

Cette question faite avec simplicité et une apparence d'ingénuité produisit un singulier effet sur le Prieur, sa physionomie toujours grave et placide prit, en ce moment, une légère expression d'embarras qui fut, il est vrai, aussitôt refoulée.

— Noble damoiselle, répondit-il, notre révérend abbé doit avoir seul la connaissance de l'entrée des novices quand la miséricorde de Dieu touche le coeur des enfants du siècle.

— Ainsi, mon vénérable père , insista doucement Agarithe, je n'aurai donc pas la joie d'annoncer à ma mère une seule entrée dans la communauté, pas même celle d'un pauvre pâtre?

— Dieu a ses secrets qu'il est bon de toujours adorer.

— Mon père, ce n'est point pour satisfaire une vaine curiosité ; mais, ma mère et moi nous eussions été heureuses d'apprendre une nouvelle victoire »


230 LE MANOIR

Agarithe s'était levée, le Prieur l'imita, et pendant qu'il faisait un profond salut, elle lui dit avec une certaine émotion :

— Adieu, mon père; priez pour les Châtillon, et tout spécialement pour moi. »

Les deux amies ne reprirent pas le même chemin qui les avait conduites au prieuré. Elles descendirent vers la plaine, et en quelques instants elles arrivèrent sur la pente d'où l'on domine la vallée de Buillon. Du point où elles se trouvaient en ce moment, cette oasis sainte et tranquille, semblant sommeiller au milieu des ombrages, leur apparaissait dans tous ses moindres détails.

C'était comme un gracieux tableau, ayant pour cadre cette imposante ligne de rochers taillés à pic et tellement continue, qu'on n'apercevait ni entrée pour y pénétrer, ni issue pour en sortir.

La jolie rivière de la Loue, se jouant dans la vallée sous l'ombrage épais de ses saules, semblait former des contours gracieux, comme pour témoigner de son regret de quitter cet asile du calme et de la prière.

Les deux soeurs s'arrêtèrent au bord du précipice, et Agarithe s'écria :


ET LE MONASTÈRE. 231

— Vois-tu, Jeanne, les bons religieux maniant la houe, semant déjà le froment ; les uns fort occupés à ces travaux pénibles et quelques autres priant à l'écart? Je ne vois ni maîtres ni esclaves parmi eux, ils sont tous frères. La seule charité chrétienne dirige leurs bras, soulage le poids de leur labeur et leur fait regarder le ciel avec sérénité.

Jeanne exprima la même admiration pour le tableau enchanteur qui se déroulait sous ses yeux; mais, sans l'accuser de légèreté, elle paraissait moins sensible aux réflexions sérieuses de sa compagne. Fixant ses regards sur un seul point qu'elle désigna de la main :

— Voyez-vous, ma noble soeur, ce religieux de haute taiEe qui se tient à l'écart, immobile, son capuchon abaissé, les mains appuyées sur sa houe; il prie sans doute, son coeur n'est plus ici-bas. Je suis sûre que si nous étions moins éloignées, nous entendrions ses soupirs,ses aspirations, ouïes gémissements de son âme, ou la prière qu'il, adresse à Notre-Dame de Buillon...

Jeanne allait continuer, quand elle remarqua un changement soudain sur les traits délicats de sa jeune maîtresse ; ses beaux yeux d'un azur foncé se rem-


232 LE MANOIR

plissaient de larmes ; ses lèvres fines ordinairement si roses, étaient de la même nuance que le lis de son teint; ses narines délicates se dilataient et paraissaient agitées d'un mouvement fébrile; enfin toute sa ravissante personne semblait extérieurement plongée dans la plus complète immobilité, tandis qu'intérieurement elle était palpitante sous l'étreinte d'une cruelle impression.

— 0 ma chère soeur, s'écria Jeanne alarmée, qu'avez-vous, mon Dieu? Une subite indisposition!.., Faut-il appeler du secours ?

Mais la noble fille de Châtillon se dominant avec énergie, répondit lentement :

— Non, ma mie, c'est une légère émotion , sans doute un effet de la fatigue. Placée au sommet de ce rocher, la vue de ces précipices... une sorte de vertige que sais-je?.... Jeanne, retournons au château.

A ces dernières paroles, elle s'élança sur sa haquenée, et Jeanne, non moins prompte, reprit sa place en croupe.

Toutes deux cheminèrent d'abord silencieuses , à travers les bois et les genêts.


ET LE MONASTÈRE. 233

Après une assez longue pause, Agarithe dit en souriant :

— Mais tu vois bien quêtes inquiétudes sont inutiles ; sois plus raisonnable une autre fois.

Et sa taille souple comme la fleur des champs se pencha gracieusement en arrière pour recevoir un baiser de Jeanne, qui lui dit alors tout bas à l'oreille :

— Je crois que la vue de ces bons religieux est trop sérieuse pour nous. Avez-vous remarqué ce pauvre moine priant et méditant à l'écart, sur le bord de la Loue, à l'ombre d'un saule ?

La petite espiègle ajouta :

— C'est sans doute un novice ?

— Chère Jeanne, je ne puis satisfaire ta curiosité. J'ignore si ce religieux est un novice ou l'un des pères... D'ailleurs, tu devrais le savoir; ne t'ai-je pas positivement chargée de prendre des informations concernant l'abbaye ? Non assurément pour satisfaire une curiosité vulgaire, mais pour fournir à mes nobles parents les occasions de continuer leurs largesses et de soulager des infortunes.

» Depuis que tu es à même d'entendre ce qui se dit au village, tu n'as rien appris ; à tel point que j'ignore


234 LE MANOIR

si le nombre des religieux s'est augmenté, si des voeux ont été formés... Car, enfin, juge combien il est important pour les intérêts de l'Église que nos saints monastères ne deviennent pas déserts...

— En effet, ma soeur, j'oubliais de vous apprendre qu'il m'avait été dit... que l'on répétait au village... que les gens de Chenecey croyaient... que l'un des fils de messire Hugues était parti pour une croisade ; d'autres disent pour visiter la cour de Bourgogne. J'ai entendu ma tante, qui est aveugle et sourde, affirmer qu'Arthur s'était retiré du monde, à l'insu de son père, mais avec le consentement de sa mère.

» Ce n'est pas tout : les jeunes filles soutiennent qu'il a très-joliment épousé une princesse bourguignonne... quelle horreur !... afin d'arracher de son âme une forte passion. Je ne finirais pas, chère soeur, si je vous rapportais tout ce que l'on dit. Moi, je soutiens que ces commérages n'ont pas de raison, et d'ailleurs qu'ils sont sans intérêt, surtout pour vous, car je m'aperçois, bonne sainte Vierge! que vous redevenez pâle comme tout à l'heure... Est-ce l'effet de mon ennuyeux bavardage? Pardonnez-moi, chère soeur, je serai plus réservée.


ET LE MONASTÈRE. 235

— Achève, bonne Jeanne; loin de m'ennuyer, tes historiettes m'amusent, elles me délassent.

— Vraiment!... Alors, voici une autre nouvelle : on dit que le comte Otton de Scey, avec son vieil ami Hugues de Chenecey, ont eu ensemble de grandes conférences au château de Monlrond , chez le savant seigneur Philibert. On prétend aussi que le vénérable abbé a reçu souvent leurs visites à Buillon.

» Les mauvaises langues disent même que la respectable châtelaine de Chenecey a été vue à l'abbaye, quelquefois seule, d'autres fois avec Arthur. Mais je n'en crois rien par une bonne raison, car lorsque vous m'avez envoyée porter une corbeille de vos plus belles pêches au père abbé, le frère portier ne m'a pas permis de pénétrer dans le couvent, m'assurant que les femmes n'entraient pas, si bien que vos beaux fruits ont été peut-être mangés par les domestiques.

— En effet, mon enfant, je n'avais pas réfléchi que les femmes ne peuvent point entrer au monastère, mais seulement dans une des petites nefs de l'église, où sont les confessionnaux.

— Permettez, ma soeur, vous m'avez appelée mon enfant, mais vous oubliez que j'ai l'honneur d'être votre aînée. Je croyais qu'à mon âge, vous ne pou-


236 LE MANOIR

viez guère me donner un tel nom sans me manquer de respect. Je tiens à conserver la gravité de mon état avec les privilèges de mon droit d'aînesse.

— C'est vrai, Jeanne, ma respectable soeur, et j'oubliais aussi que j'ai eu la cruauté de te faire avouer ton âge. Je m'en repens, oublie mon crime. Me le pardonneras-tu ?

Jeanne, se penchant à l'oreille de sa soeur de lait, lui dit bien bas :

— Oui, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C'est que vous me permettrez de retourner encore à l'abbaye, en me fournissant un prétexte.

— Mais, chère Jeanne, je ne suis pas assez habile pour inventer...

— Le prétexte ?... Il est tout prêt, donnez-moi seulement votre permission.

— Bonne petite soeur, je crains que tu n'essuies quelques mortifications,et puis...

— Ma noble soeur, n'oubliez pas que je suis votre aînée, et que c'est la condition de mon pardon pour votre crime de l'avoir oublié.

— Ne te fâche pas , chère petite soeur, je t'accorde tout. Mais, sois extrêmement sage et prudente !


ET LE MONASTÈRE. 237

Jeanne, hochant sa charmante petite tête, répondit gravement :

— Une vieille fille de mon âge ne manque ni de sagesse, ni de prudence.

Les deux jeunes filles étaient arrivées à peu près au même point d'où elles venaient de partir il y avait à peine quelques heures. Agarithe déposa Jeanne à l'entrée du village, et reprit sa course jusqu'au pied de la colline où devaient se trouver le fauconnier et le page. A la vue de leur noble maîtresse, les deux serviteurs s'inclinèrent ; puis ils se mirent à gravir le chemin si difficile qui conduisait au château. Le page sonna trois fois de sa petite trompe ; il y fut répondu par un instrument bien autrement formidable, car les échos des montagnes en furent longtemps émus.

A leur arrivée devant la porte principale du côté nord de la forteresse, le pont-levis s'abaissa, présentant une espèce de chaussée en forts madriers de chêne. Agarithe pénétra au milieu d'un souterrain pris dans l'immense épaisseur de la muraille, et parvenue dans la seconde cour qui servait d'entrée aux appartements, elle s'élança sur les dalles avec la légèreté d'une gazelle...


238 LE MANOIR

Humbert de Châtillon et sa femme Eugelberte passaient ordinairement une partie de la journée dans un endroit très-restreint, abrité par les murs de la chapelle, et formant une petite plate-forme d'où la vue s'étendait au loin, du côté du Mont-Mahoux.

Au pied du pic fort élevé sur lequel les fondations du manoir féodal reposaient, la rivière du Lizon apparaissait comme un filet d'azur. Au delà, les collines, les montagnes et les rochers superposés allaient comme se heurter contre le mont Mahoux et les cimes du colossal mont Poupet. Les traces de l'ancienne voie romaine, dans la direction d'Alesia à Besançon, se distinguaient facilement encore en plusieurs endroits (1).

A l'opposé de ce magnifique panorama, la vue ne le cédait point en grandiose et surtout en étendue. C'était particulièrement à ce côté que la fille de Humbert accordait plus facilement son admiration.

Était-ce l'image riante de la Loue qui la charmait plus que le Lizon ou l'ermitage de Mont, ou peut-être aussi les rochers et les bois qui couronnaient l'abbaye de Buillon, car ces saints lieux lui rappelaient sans

(1) Les vestiges de cette voie, ainsi que les assises d'un pont romain, existent encore aujourd'hui à deux kilomètres de Buillon.


ET LE MONASTÈRE. 239

doute des souvenirs d'une tendre piété, ou bien encore la vue du formidable château de Chenecey, dont on apercevait à l'horizon le donj on et les innombrables créneaux.

Quoi qu'il en soit, il est certain que les yeux d'Agarithe étaient bien souvent fixés dans cette direction , et qu'on les surprenait quelquefois mouillés de larmes. Alors, aux tendres questions d'Eugelberte, sa fille répondait qu'elle ne pouvait guère fixer des objets éloignés sans se sentir les yeux humides.



CHAPITRE XIV

COMMENT LES ÉCORCHEL'RS ENTREPRIRENT LE SIÈGE DU MANOIR DE CHENECEY.

L'ennemi, le voilà ! dans la nuit, le silence, Vers l'antique manoir à pas sourds il s'avauce ; Le péril vous menace, hôtes de ce séjour, Et peut-être demain, dès le réveil du jour, Verrez-vous ces bandits menacer vos murailles Et répandre autour d'eux les sombres funérailles. Alerte, les soldats ! faites preuve de coeur, Que le bon droit enfin demeure le vainqueur.

La nuit vient vite en automne et avec la nuit les veillées commencent à reprendre leur cours , aux champs surtout, dans les.hameaux, dans les vieux manoirs.

C'est encore dans la salle basse du château de Chenecey que nous allons ramener le lecteur, qui y trouvera réunis les divers personnages avec lesquels il a déjà été à même de faire connaissance au début de

celte histoire du temps passé.

14


242 LE MANOIR

Une certaine inquiétude vague, mal définie, mais bien réelle cependant, pèse sur tous les fronts : des maîtres, elle est descendue jusqu'aux vassaux. Ce n'est plus cette joyeuse animation, ces propos qu'un rien suffisait à égayer ; non, à peine si, de distance en distance, la bonne Marthe songe à réprimander sa nièce qui est devenue pensive et semble interroger, mais des yeux seulement, tout ce qui l'environne.

Jean est de plus en plus absorbé dans un silence méditatif, Guillaume l'écuyer paraît rarement au milieu de ses amis, et il y a déjà quelque temps que l'on n'a vu le mendiant ; le vieux jardinier lui-même, si jovial d'ordinaire, ne chante plus guère.

Cependant la soirée s'avance ; la nuit se fait épaisse et noire ; Marthe se lève en soupirant, allume une lampe et en se rasseyant jette un regard sur Jean qui semble en proie à un rêve effrayant ; il s'agite ainsi qu'un homme qui se débat contre une vision funèbre, puis il se lève, et l'on dirait qu'il veut frapper un ennemi, mais ses efforts paraissent l'avoir épuisé, il retombe sur son siège et murmure comme une prière.


ET LE MONASTÈRE. 243

Yvonne et le"vieux Hubert contemplaient en silence ce spectacle étrange :

— H faut.l'éveiller, dit le jardinier, peut-être est-il malade.

Et il secoua Jean...

— Eh bien !... est-il revenu comme je vous le disais naguère !... quelle vaillance !... quels exploits !... L'ennemi a mordu la poussière, mais hélas !... notre pauvre messire Artant, je ne vous ai pas vu.

Telles sont les paroles sans suite que murmure Jean d'une voix émue...

Cependant, il s'éveille enfin et promène d'abord autour de lui des regards étonnés, presque effarés :

— Où suis-je?... Ah! dit-il en reconnaissant la salle basse et ses hôtes ordinaires, ce n'était donc encore qu'un rêve que j'avais fait.

— Eh ! certainement, reprend Marthe, mais il fallait qu'il fût bien terrible, car jamais nous ne vous avons vu si agité.

— Qu'avez-vous donc vu, Jean? demanda le vieux jardinier.

— Ce que j'ai vu ?... C'est bien triste et surtout bien terrible, allez...


LE MANOIR

Yvonne s'est rapprochée ; Marthe et Hubert prêtent une oreille attentive à Jean qui cherche à rappeler ses souvenirs et s'exprime à peu près en ces termes :

— Il me semblait que j'étais tout à l'heure sur la terrasse' du donjon, au soleil levant, par une belle matinée d'automne ; je regardais au loin dans la campagne, lorsque j'aperçus à une grande distance un homme monté à cheval; il était seul, et quoique je reconnusse bientôt que c'était un noble gentilhomme armé de toutes pièces, aucun écuyer ne lui faisait escorte... Plus il approchait du château, plus je fixais ses traits que jusqu'alors sa visière baissée m'avait empêché de voir; mais, il venait de la lever et je reconnus... le chevalier avec lequel, un jour de funeste présage, était parti le fils aîné de messire de Chenecey.

— Le chevalier inconnu !... s'écrièrent les auditeurs de ce rêve.

— Plus bas!... dit Jean, en mettant un doigt sur sa bouche ; plus bas !... on pourrait nous entendre.

— Voilà que vous commencez à m'effrayer. Et Marthe se signa, tandis qu'Yvonne se rapprochait et se serrait contre elle. Mais, la curiosité eut bien vite repris le dessus,et Marthe dit à Jean :


ET LE MONASTÈRE. . 245

— Et puis qu'arriva-t-il ensuite ?

— Oui, qu'arriva-t-il ? dit à son tour la jeune filleque sa tante ne songea pas à réprimander de ce mouvement , tant elle était elle-même tout entière à ses impressions.

Jean reprit son récit ; il semblait qu'il eût encore, à cette heure, sous les yeux les personnages et les scènes qu'il décrivait avec une si grande lucidité.

— Ce qu'il y a d'étrange, c'est-que, contre l'usage ordinaire, aucun signal ne se fit entendre, et cependant lepont-levis s'abaissa lentement, comme de luimême, donna passage au chevalier, puis se releva derrière le voyageur.

— Voilà un rêve étrange ! murmurèrent Marthe et Hubert.

— Et surtout bien effrayant, dit Yvonne. Oh ! moi, j'en serais morte de peur...

— Eh bien! reprit Jean, je n'eus pas peur ; seulement je restai plongé dans une surprise profonde. Je ne sais combien cela dura, quand tout à coup je vis, sortant comme de la terre, des milliers de soldats courir sus au château de Chenecey, et au milieu des cris et d'une grêle de pierres et de balles de plomb, j'aperçus

11.


246 LE MANOIR

à ma droite le chevalier inconnu, à ma gauche un guerrier dont il me fut impossible de reconnaître les traits, car il ne leva pas un instant la visière de son casque, et ce qui m'étonne à présent, c'est qu'alors je me sentis animé d'un courage qui me fit braver tous les périls et frapper à coups redoublés sur les ennemis que nous étions en train de pourchasser bien loin, lorsque je me suis éveillé tout à l'heure...

— C'est dommage ! dit Marthe, en essayant de sourire.

— Mais, reprit le vieux jardinier, Jean, que concluez-vous de votre rêve ou de votre récit, car on ne sait vraiment qu'en penser, tant cela ressemble à une histoire écrite ?

— Voyez-vous, mes amis (et Jean s'exprimait avec un accent de conviction profonde), tout cela ne présage rien de bon. Vous vous rappelez peut-être ce que je vous ai dit un soir,—ici-même, à la veillée,—que ce chevalier inconnu avait fait entrer avec lui le malheur dans ce château, le jour où on lui avait donné l'hospitalité; eh bien je crois que j'ai eu raison, car dans mon rêve je l'ai vu revenir seul.

— Oui? dit Yvonne.

— Qu'est devenu messire Artant?... Est-il mort,


ET LE MONASTÈRE. 247

prisonnier, vivant?... Je ne sais rien à cet égard.Mais, l'avenir est bien sombre... —L'avenir est à Dieu, dit Marthe.

— Dieu vous entende et protège messire Artant, répondit Hubert en se signant.

— Mais ces guerriers dont vous nous racontiez tout à l'heure la défaite?... Quels sont-ils?... demanda Marthe.

—On ne les a pas encore vus en ce pays; ce sont, je crois, des païens, car ils blasphémaient Dieu, la Vierge et les saints et semblaient plutôt des démons que des hommes... Je plains les châteaux et surtout le monastère, s'ils tournent contre lui leurs attaques.

— Notre-Dame de Buillon protégera ses fils, dit Marthe ; mais, croyez-vous donc qu'ils viennent jusqu'en ces quartiers?

— C'est à craindre ; mais, Dieu aidant, les vassaux de Chenecey et Jean lui-même, oui moi qui vous parle, je sens que nous frapperons avec courage ces féroces soldats de l'enfer...

— Ah ! si Jérôme avait au moins la bonne pensée de venir ce soir, il nous donnerait son avis sur le rêve de Jean, dit le père Hubert.


LE MANOIR

— Le fait est qu'il y a bien longtemps qu'on ne l'a vu et je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque malheur dans ses courses lointaines ; cependant, si cela était, il me semble que j'aurais eu un pressentiment.

Et Jean se leva, et se promenant lentement, il s'arrêtait de temps en temps devant la fenêtre, essayant de percer du regard la sombre nuit que n'illuminait aucune étoile, et dont la tristesse semblait un crêpe funèbre jeté sur tous les coeurs et sur tous les esprits.

Le silence le plus profond régnait dans la salle basse ; il n'était interrompu que par la marche de Jean et le ronflement monotone du rouet de dame Marthe.

Quelques instants se passèrent ainsi dans une sorte d'anxiété et je ne sais quelle attente pire que les malheurs même dont elle semblait comme le triste présage.

Tout à coup on entendit frapper du dehors à une petite porte...

— C'est lui, ce doit être lui ! s'écrièrent en sursaut les hôtes de la salle basse, et Jean courut ouvrir.


ET LE MONASTÈRE. 249

Jérôme et l'écuyer d'Arthur entrèrent en même temps tous les deux.

On voyait que le mendiant venait de faire une longue course à travers des chemins peu praticables, car il paraissait exténué de fatigue et ses habits étaient souillés de boue.

Un cri de joie accueillit le bon vieillard; à la tristesse sombre succéda une lueur d'espérance ; il semblait qu'un ange consolateur eût paru au seuil même de cette demeure où un instant auparavant régnait le silence morne du découragement.

On s'empressa autour de Jérôme que l'on fit d'abord asseoir, et ce fut à qui le débarrasserait de son manteau, de son chapeau, de son bâton de voyage, lui offrirait quelques rafraîchissements et surtout l'accablerait de questions.

Guillaume contemplait le vieillard avec une vénération attendrie, et ses regards se rencontrèrent plus d'une fois avec ceux de dame Marthe dans le commun sentiment d'une même pensée.

— Qu'il y a donc longtemps que l'on ne vous a vu au manoir de Chenecey ! disait Yvonne à Jérôme.

— Vous devenez bien rare, en effet, ajouta Hubert.


230 LE MANOIR

Et Jean s'approchant de l'oreille du mendiant, lui demanda presque à voix basse :

— Quelles nouvelles nous rapportez-vous de vos courses ?

Jérôme, frappé du ton de la voix de Jean, le regard i et le fixant :

— Aurais-tu donc encore quelque pressentiment ?...

Jean tressaillit et, sur l'invitation pressante de Jérôme et de l'écuyer, recommença le récit de son rêve dont tous les auditeurs, surtout les deux nouveaux venus, suivirent avec un intérêt croissant les détails si précis.

Lorsque Jean eut achevé de parler, on attendit ce qu'allait dire le mendiant ; mais, il se taisait et semblait réfléchir. Enfin il releva sa tête qu'il tenait penchée dans ses mains, et avec un accent qui frappa tout le monde :

— N'en doutez pas, mes amis, dil-il d'une voixlente et solennelle, ce rêve est un avertissement du ciel ; oui, de grands malheurs nous menacent, ils sont prêts à fondre sur notre tête; des ennemis terribles et impitoyables sont en chemin, et j'accourais pour prévenir


ET LE MONASTÈRE. 251

de leur approche le sire de Chenecey et ses vassaux.

— Déjà,reprit Guillaume, notre seigneur et maître a préparé tout ce qu'il faut pour la défense, en cas d'une attaque imprévue.

— C'est bien, dit Jérôme, mais l'heure est venue, le temps presse ; hier, au point du jour, je suis allé au monastère de Buillon et j'ai demandé à être introduit sur-le-champ auprès du révérend abbé qui s'est empressé de me recevoir. Je lui ai raconté tout ce que je savais et tout ce que je redoutais pour le pays, et particulièrement pour le monastère sans défense.

— C'est vrai ! interrompit dame Marthe.

— Le révérend abbé a levé les yeux au ciel et m'a dit avec calme : « C'est là-haut qu'est notre secours à tous ; dites à messire Hugues et à ses vassaux qu'ils me trouveront, au premier signal, au milieu d'eux pour consoler les blessés et assister les mourants.

» J'ai continué mes courses aux alentours, répandant partout la nouvelle de l'approche des bandits païens que Dieu déchaîne contre nous en punition de nos péchés ; et enfin j'arrive et je désire parler à mes-


,252 LE MANOIR

sire Hugues avant demain, pour le prévenir, afin qu'il prépare tout pour la défense.

Guillaume qui avait gardé jusqu'alors le silence dit à Jérôme :

Reposez-vous un peu, tandis que je vais prévenir de votre désir messire Hugues ; je reviendrai tout à l'heure vous prendre pour vous introduire dans le retrait de notre seigneur et maître.

Lorsque l'écuyer fut sorti, on se rapprocha du mendiant, et Jean lui adressant la parole d'une voix ferme :

— Jérôme,lui dit-il, nous attendons de votre vieille amitié que vous allez nous dire toute la vérité sur les projets des païens. Pour mon compte, je me sens prêt, grâce à Dieu et à mon saint patron, à tout apprendre et, au besoin, à lutter vaillamment et corps à corps avec ces maudits.

Et l'oeil de Jean étincelait, sa taille se redressait ; il semblait un homme nouveau ; tous le regardaient avec une inexprimable surprise.

— Le livre du révérend abbé avait raison ; ce sont les occasions qui font voir ce que sont les hommes, disait Jérôme comme se parlant à lui-même, et contemplant avec bonheur le nouveau champion que la


ET LE MONASTÈRE. 253

Providence venait de faire surgir à l'heure du danger. Et il reprit à voix haute :

— Vous voulez tout savoir, n'est-ce pas ? comme de braves et vaillants coeurs que vous êtes.

— Oui, oui, parlez.

— Eh bien ! ces païens dont je vous annonce l'approche, ce sont les Écorcheurs ou Routiers, comme on les appelle dans les pays où ils ont déjà passé. Le premier de ces noms suffit à vous apprendre qu'ils ne font ni grâce, ni merci, et le second qu'ils n'ont d'autre souci que de battre les chemins et de rançonner le voyageur et le pauvre peuple.

» Mais pour arriver plus sûrement à leurs fins, ils attaquent les châteaux, sachant bien que s'ils peuvent tuer les seigneurs et les hommes d'armes, le pay sera bientôt livré sans défense à leur fureur et leurs rapines sanguinaires.

» Après le dernier traité, signé à Bretigny, en mil trois cent soixante, les troupes de soudards ont été licenciées ; alors elles se sont dispersées par toute la France , et depuis n'ont cessé d'y commettre d'effroyables ravages. La seule barrière capable d'arrêter

cet affreux débordement de pillards a"més est dans

45


254 LE MANOIR

l'accord et la confiance qui existent dans notre pays entre les seigneurs et leurs vassaux ; rangeons-nous donc tous dans ces forteresses, autour des châtelains, et vendons chèrement notre vie à ces païens cruels.

— C'est bien parlé, dit Jean, et nous les attendons de pied ferme.

— Que Notre-Dame de Buillon nous -soit en aide ! murmura dévotement dame Marthe.

— Pour moi, reprit Jérôme, vous pouvez compter que je vous suis tout dévoué; mon bras a encore quelque force; que l'on me donne une arme et le courage me rendra toute la vigueur de mes jeunes années! »

C'était un beau et touchant spectacle que celui qu'offrait en ce moment la salle basse où le vieux mendiant animait ainsi le courage de chacun.

— Demain peut-être, après demain au plus tard, — Dieu seul sait le jour et l'heure, — les Ecorcheurs seront ici. Jusque-là veillons et prions

— Amen, dit Yvonne.

— Je les ai vus non loin de Besançon, où une sanglante défaite, sous les murs du château de Dôle, a réduit de moitié leur nombre, sans rien leur ôter


ET LE MONASTÈRE. 255

cependant de leur audace Quel carnage! que de

ruines, de pillages et de misères ils sèment sur leur route!.... Je les ai suivis à la trace du sang de leurs victimes et des cendres que laissait derrière eux l'incendie des villes et des villages. »

En ce moment Guillaume revint dans la salle basse et dit à Jérôme :

— Messire Hugues vous fait mander auprès de lui, il a grande hâte de vous entendre. Venez...

— Au revoir, mes amis, à demain. Jusque-là, courage, tout me dit que c'est au pied des remparts de Chenecey que ces bandits trouveront le châtiment de leur férocité. »

Et Jérôme sortit avec l'écuyer, en toute hâte. Dame Marthe s'adressant alors à Jean :

— Vous n'avez été, lui dit-elle, que trop bon prophète ; mais, je me réjouis en pensant que le château vient de gagner en vous un défenseur intrépide, et j'en bénis Dieu.

— Merci, dame Marthe, de vos bonnes paroles ; elles ne seront pas perdues pour moi. Oui, vous avez raison, je ne sais ce qui se passe en moi, mais je me sens un homme tout nouveau, et avec l'aide du Ciel,


256 LE MANOIR

j'espère ne pas être trop au-dessous de votre confiance.

— Savez-vous, reprit Marthe, que c'est horrible le péril qui nous menace, et qu'il y aurait de quoi perdre courage, si l'on n'avait pas une espérance bien ferme en Dieu. Mais, la présence de Jérôme me rassure; quand il est entré, je me suis sentie, pour ma part, toute consolée et presque heureuse au milieu des craintes que doit nous faire concevoir l'approche des païens.

— C'est un homme bien extraordinaire, dit Hubert; il m'inspire une confiance que je ne me sentais pas avant son arrivée; je ne crains pas de l'avouer maintenant.

— Je ne doute pas, fit observer Yvonne, qu'il ne donne de bons conseils à messire Hugues, qui paraît d'ailleurs avoir pour lui tant de respect.

— Oui, vous avez raison, demoiselle Yvonne, dit Jean. Jérôme est un saint vieillard, et c'est Dieu qui nous l'envoie comme une protection dans les dangers qui nous menacent. »

En cet instant, la cloche sonna le couvre-feu; la nuit semblait dissiper ses ombres opaques, la lune se montra bientôt et sortit des nuages; à sa douce


ET LE MONASTÈRE. 257

clarté, on pouvait voir à quelque distance se mouvoir des formes humaines au bas du rocher sur lequel se dressait le château de Chenecey.

— Regardez, dit Jean, en entraînant Marthe vers la fenêtre, regardez ; voilà du renfort.

— Dieu est grand, répondit Marthe, en levant les yeux au ciel. »

Cependant, dans le silence de la nuit, les pas des hommes d'armes se faisaient entendre sur les degrés taillés dans le roc qui conduisaient à la poterne de la forteresse.

Jérôme rentra; il rayonnait de joie :

— Messire Hugues avait tout prévu, dit-il, voici du secours qui nous arrive. »

Et comme il reprenait son chapeau et son bâton, Jean et Marthe l'arrêtant par la main :

— Eh quoi! vous partez déjà? lui dirent-ils ensemble ; vous nous abandonnez à l'heure du danger ?

— Rassurez - vous ; je vais porter un message de messire Hugues au saint abbé de Buillon, et demain, avant l'aurore, je serai de retour au milieu de

vous pour ne plus vous quitter Dieu veille sur

nous, sur moi, et qu'ai-je à craindre avec mes haillons !... Donc, au revoir, et à bientôt, mes amis! »


258 LE MANOIR ET LE MONASTÈRE.

Et Jérôme sortit précipitamment.

Hubert et Jean passèrent la nuit à f urbir de vieilles et solides armures, en compagnie de l'écuyer, tandis que dans le silence, Marthe et Yvonne prolongeaient une fervente prière.


CHAPITRE XV

OU L'ON VOIT REPARAITRE LE CHEVALIER Dieu ne laissa jamais privé de l'espérance

Le coeur qui se repose en sa sainte defense. déjà voici venir deux vaillants chevaliers que le ciel inspirait et dont les Hennissent fierement à l'aspect des batailles

Le ciel en soit loué! Que le Dieu des ombres Defenseurs de la foi, vienne en aide à vos bras

Le lendemain, dès le point du jour, un grand mouvement régnait sur les remparts du château de Chenecey ; tout se préparait en rue de repousser une attaque dont l'imminence m'était que trop vraisemblable.

Sur la terrasse de la grande tour cannée, au-dessus in pont-levis, et dominant de leurs regards toute la campagne au loin devant eux, deux hommes s'entretenaient avec animation : c'étaient Jean et l'écuyer Guillaume, désormais devenus inséparables.


260 LE MANOIR

Il y avait déjà quelque temps que leurs yeux interrogeaient avec une singulière persistance l'horizon, pour signaler l'approche de l'ennemi, lorsqu'un même objet, lointain encore, captiva toute leur attention. C'était un cavalier qui venait lentement dans la direction du château ; à mesure qu'il approchait, on distinguait la couleur de ses armes et de sa monture : l'homme et le cheval étaient tous deux noirs; le chevalier, c'en était un, avait la visière baissée pour dérober les traits de son visage aux curieux.

Mais il ne pouvait rester inconnu malgré le désir qu'il semblait en avoir, et Jean fut le premier à le signaler à Guillaume qui avait déjà un funeste pressentiment à l'égard du mystérieux personnage.

— C'est lui ! dit ou plutôt murmura Jean à l'oreille de Guillaume, comme s'il eût craint d'être entendu.

— Seul ! il revient seul ! répondit l'écuyer d'une voix pleine de tristesse.

— Mon rêve ne m'avait pas trompé; mais tout n'est peut-être pas encore perdu... Il faut savoir... »

En cet endroit du monologue de Jean, le chevalier . se trouvait à peu de distance du pont-levis du château ; il leva les yeux vers le donjon et sans doute la vue des deux hommes l'encouragea à avancer, car il


ET LE MONASTÈRE. 261

fit un signe de son épée dans leur direction, et Guillaume y répondit en donnant trois sons de trompe.

Le pont-levis s'abaissa lentement, et le chevalier inconnu disparut sous la voûte sombre de l'épaisse .porte.

Guillaume avait serré la main de Jean et, du geste lui recommandant le silence, était descendu en toute hâte auprès de messire Hugues pour le prévenir de l'arrivée d'un hôte mystérieux, et surtout pour préparer madame Ermelinde à ce retour dans des circonstances de si triste augure.

Jean, resté seul sur la terrasse, s'était accoudé sur la balustrade et semblait réfléchir tristement à ce qui se préparait ; cependant il se leva bientôt, et se promenant avec une agitation fébrile sur les dalles de pierre que faisait résonner sa chaussure de fer :

— Ah ! si mon devoir ne me clouait pas ici,

comme je serais désireux de savoir quelles nouvelles

rapporte le chevalier inconnu des lointains pays où

l'a suivi messire Artant!.... Et Jérôme qui n'a pas

encore reparu ! Il avait cependant bien promis d'être

de retour au manoir dès l'aurore, et voici déjà le jour

et la neuvième heure !... »

15.


262 LE MANOIR

Son regard plongeait dans la vaste campagne, mais rien n'y surgissait :

— Allons, ce n'était qu'une fausse alerte; mais, demain l'ennemi peut paraître, il nous trouvera prêts, avec l'aide de Dieu, à le recevoir vaillamment. »

Et Jean continua à se promener sur la terrasse, sans perdre de vue l'horizon, prêt à signaler la moindre apparence de danger pour le château; la responsabilité que lui imposait son emploi de veilleur, il la comprenait bien et s'y dévouait avec un sentiment de patience et d'énergie que rien ne pouvait ébranler.

Cependant Guillaume s'était empressé de se rendre dans la chambre où, dès le malin, messire Hugues se tenait et donnait ses ordres pour les divers services du château ; la mission dont l'écuyer s'était chargé était difficile à remplir. Comment, en effet, annoncer à ce père accablé sous le poids des ans et de la douleur que lui avait causée la disparition du plus jeune de ses fils, le retour de celui qui avait entraîné dans une lointaine expédition l'aîné et revenait... seul. Mais, Guillaume mettant sa confiance en Dieu s'arma de résolution et entra chez son seigneur avec assez d'assurance pour lui déguiser ses tristes pressentiments.


ET LE MONASTÈRE. 263

Hugues, au bruit des pas de Guillaume, releva la tête, et fixant son regard sur le fidèle écuyer :

— Qu'y a-t-il de nouveau ?... A-t-on signalé l'approche des ennemis?

— Jean n'a encore rien vu; mais, il vient d'arriver au manoir un chevalier... inconnu, qui demande à vous être présenté.

— C'est un secours que le ciel nous envoie ; va, amène-le-moi, et qu'il soit le bienvenu en ces jours de danger au milieu de nous ! »

L'écuyer sortit et revint aussitôt suivi du chevalier qu'il avait rencontré au bas des degrés de la tourelle. C'était bien le chevalier inconnu; mais, dans quel état!...

Guillaume s'empressa de l'introduire auprès de messire Hugues ; malgré toute sa résolution, il ne put s'empêcher de céder à une violente émotion lorsque le chevalier s'avança lentement et la tête baissée vers Hugues.

Celui-ci, qui cherchait à reconnaître ce visage si défiguré par les fatigues elles blessures, regardait en ce moment son fidèle serviteur ; il fut frappé de son émotion et remarqua avec stupeur son tressaillement, mais redevenu bientôt maître de lui-même, il fit signe


264 LE MANOIR

de la main à Guillaume de sortir et de le laisser seul avec le chevalier.

Quelle fut sa surprise lorsque celui-ci, s'inclinant devant lui, s'agenouilla humblement et en silence.

— Relevez-vous, sire chevalier! dit vivement le châtelain, ce n'est l'attitude d'un gentilhomme que devant Dieu.

— Aussi est-ce devant Dieu, qui voit le fond de mon coeur, que je proteste de ma loyauté et de ma fidélité à votre service.

L'étonnement de Hugues allait croissant.

— Mais, qui donc êtes-vous?

— Qui je suis? Quelques années m'ont donc bien changé pour que vous ne me reconnaissiez pas ?

Le regard du châtelain interrogeait avidement ses souvenirs ; un éclair traversa son esprit : ce coup fut si terrible que le vieillard n'osa ouvrir les yeux, mais la secousse avait été rude et il semblait épuisé par la lutte violente qui se livrait en lui entre une espérance et une déception suprême.

— Ne me maudissez pas, noble seigneur !... Et le chevalier restait agenouillé.

Hugues le releva, le regarda face à face, et la mémoire lui revint alors tout entière :


ET LE MONASTÈRE. 265

— Mon fils! mon fils!... sire chevalier, qu'avezvousfait de mon fils?...

Un silence succéda à cette tonnante apostrophe, silence pendant lequel on eût entendu le battement de ces deux coeurs d'homme dans leur poitrine. L'attitude du chevalier était navrante; celle de Hugues inspirait l'effroi, tant la douleur qui se peignait sur les traits de ce père infortuné était immense...

Mais,le chrétien repritenfin le dessus sur l'homme, et le châtelain, ayant murmuré une prière fervente et s'étant signé, invitale chevalier à s'asseoir en face de lui et à parler.

Le chevalier obéit :

— Je ne puis encore répondre à votre demande, messire ; car, j'ignore si votre fils, mon fidèle compagnon d'armes, existe ou s'il n'est plus de ce monde.

Une lueur fugitive d'espérance traversa l'esprij. de Hugues.

— A notre arrivée en Palestine, continua le chevalier, les avantages que les chrétiens venaient de remporter sur les infidèles en diverses rencontres, semblaient nous promettre quelque trêve ; mais, ces succès n'avaient servi qu'à plonger dans une sécurité


266 LE MANOIR

trompeuse nos malheureux frères, et ce fut bientôt la cause de leur perte.

» Pendant ces quelques jours de repos, nous visitâmes, mon jeune compagnon et moi, les lieux à jamais illustrés par les souvenirs de notre sainte religion, nous préparant ainsi par de pieuses pratiques à une guerre et à des combats dont, à toute heure, le cours pouvait reprendre.

)> C'est ce qui ne tarda pas bientôt à arriver. Vous dire quelle bravoure fut celle de votre noble fils dans ces nombreuses rencontres est inutile ; il se montra digne de vous et des plus vaillants guerriers de l'armée française. Je ne pouvais réprimer sa bouillante valeur qui l'entraînait trop souvent hors des bornes de la prudence et lui faisait risquer sa vie avec une témérité qui m'effrayait.

» J'étais cependant toujours à ses côtés ; car, en dépi,t de mes remontrances amies, je me sentais entraîné par cet élan chevaleresque qui est le caractère même des Français.

— Je reconnais bien là mon noble fils, dit Hugues ; achevez, messire, achevez votre récit.

— Un jour, hélas! dans une mêlée furieuse et sanglante, sire Arlant et moi, malgré nos efforts déses-


ET LE MONASTÈRE. 267

pérés, nous fûmes séparés l'un de l'autre; fait prisonnier, j'ai langui plusieurs mois au fond d'un sombre cachot, et lorsque, par un miracle du ciel, j'ai pu enfin réussir à recouvrer la liberté, toutes mes recherches pour connaître quel avait été le sort de mon jeune compagnon d'armes ont été inutiles et sans succès.

— Ainsi, vous n'avez purien savoir

— Rien absolument. Peu de temps après, l'armée chrétienne repassait en France ; à peine avions-nous touché le sol de la patrie que le bruit de vos dangers est venu jusqu'à mes oreilles ; je n'ai pas hésité un moment, et j'accours vous offrir mon bras et mon épée... Ah ! si messire Artant était avec nous !...

— Sire chevalier, dit Hugues avec héroïsme, vous devez comprendre si la pensée de la mort de mon fils est cruelle pour mon coeur depère; mais, je suis chrétien avant tout, et la cause pour laquelle il a succombé est trop sainte pour que je songe à murmurer.

Et il serra en silence les mains du chevalier avec une force qui démentait le sentiment de calme absolu auquel sa rude nature cherchait vainement à se plier.

En ce moment, un homme d'armes parut au seuil


268 LE MANOIR

de la porte ; une grande animation se peignait sur ses traits.

— Messire, dit-il à Hugues, voilà l'ennemi; il approche, il s'avance.

— L'ennemi! s'écrialechâtelain en tirant sa grande épée, enfin!... Qui m'aime me suive!... Venez, sire chevalier!..

Et les trois hommes s'élancèrent dans la direction des remparts, où déjà régnait une grande activité et où tout respirait la noble ardeur des combats...

La bande qui venait s'abattre sur le château de Chenecey était principalement composée d'Anglais et de Normands; elle était commandée par deux chefs implacables, hommes déchus et dégradés, pillant et tuant sans merci ni grâce tout ce qui tombait sous leurs mains impies et sacrilèges.

Les Écorcheurs, car c'étaient eux, ces terribles bandits ! avaient fait une reconnaissance sur diverses parties des remparts paraissant attaquables, et par une manoeuvre que Hugues ne pouvait s'expliquer, la troupe ennemie, après s'être repliée vers la rivière, du côté du levant, avait établi son camp sur une petite hauteur entre la Loue et le rocher que couronnait le donjon. On essaya de leur lancer des pierres au


ET LE MONASTÈRE. 269

moyen de frondes, et des traits par les plus habiles archers; mais, les projectiles dirigés diagonalement ne purent atteindre les soldats étrangers qui n'en travaillèrent pas moins à se fortifier dans leur position.

Du haut des murailles, il était facile d'évaluer le nombre des ennemis, que l'on distinguait un à un dans la petite plaine.

H y avait à peu près cent cinquante hommes à cheval bien montés et environ trois cent cinquante fantassins, tous revêtus de cuirasses et armés de longues pertuisanes, de haches, de toutes sortes d'engins meurtriers.

Pareil nombre s'était dirigé la veille sur Châtillon, soit pour faire une reconnaissance, soit pour assurer une entière liberté d'action dans l'attaque projetée contre le château de Hugues.

Les forces des assiégés à l'intérieur ne montaient qu'à environ cent hommes, nombre bien suffisant pour défendre cette position inexpugnable. Deux cents paysans armés se tenaient à proximité, cachés dans les bois et prêts à fondre au besoin sur les ennemis au moment où ceux-ci s'engageraient dans l'attaque du pont-levis, seul côté abordable.

Ce dernier petit corps était commandé par l'ancien


270 LE MANOIR

écuyer d'Arthur, le brave Guillaume, devenule maître es armes du château depuis le départ du chevalier.

Vers le milieu du jour, un paysan de Charnay, envoyé par le père hôtelier, vint trouver le commandant Guillaume et lui dit à voix basse quelques paroles mystérieuses.

— C'est bien, mon brave, j'irai; mais, retournez à votre cachette, tenez vos oreilles ouvertes, vos jambes en état, et au premier signal convenu, venez à moi directement.

Quand Guillaume eut donné à sa petite troupe de nouvelles recommandations, spécialement l'ordre de maintenir le silence le plus complet, il annonça qu'il cédait pour une heure le commandement au vieux fauconnier, son lieutenant, parce qu'il allait en reconnaissance, comme un général qui veut tout voir par ses yeux.

Il s'éloigna donc seul, se dirigea du côté du monastère, et après vingt minutes de marche, il arriva au rendez-vous. Quelle ne fut pas sa surprise quand il vit venir à lui Arthur, son ancien maître, dont il déplorait l'absence et qu'il croyait ne plus revoir, le bruit ayant couru au château que le chevalier était allé en Terre Sainte.


ET LE MONASTÈRE. 271

— Par saint Hugues ! est-ce bien vous, cher maître ! mes yeux abusés par une magie diabolique ne verraient-ils pas une ombre à votre ressemblance ?

— Rassure-toi, brave Guillaume, c'est bien moi,le chevalier Arthur, qui viens le demander des nouvelles du château. Explique-moi tout,brièvement, en soldat qui connaît son noble métier. D'abord parle-moi de messire mon père et de ma douce mère.

— Las ! cher maître, depuis votre départ la douleur a rendu le château bien triste et bien sombre. J'ai vu de mes yeux le seigneur Hugues faire cent fois le tour du parterre, la tête baissée, marchant rapidement, puis, s'arrêtant tout à coup, frapper la dalle avec tant de violence que le talon faisait voler en pièces son éperon de fer et que les remparts semblaient en être ébranlés. Après cela, il restait immobile, ôtait sa toque et se signait dévotement.

» Voyez-vous, seigneur chevalier, je ne doute pas qu'en ce moment les mauvais esprits ne cherchent à ensorceler votre noble père, et que pour les chasser comme des importuns, il emploie les armes de la prière.

» Pour ce qui concerne notre sainte châtelaine, hélas ! nous ne la voyons qu'aux prières du matin et du


272 LE MANOIR

soir ; elle ne quitte plus la chapelle, et quand nous considérons son doux et beau visage chargé de douleur et baigné de larmes, il n'est point possible d'y résister; vieux et jeunes, nous ne pouvons plus retenir nos sanglots, de sorte que chacun se sauve comme il peut pour dissimuler au loin une faiblesse qui, après tout, n'est propre qu'aux femmes...

» Mais, tenez, voilà que cela me reprend, dit le bon Guillaume en essuyant de grosses larmes.

» Parlons plutôt de l'importante affaire qui tient la forteresse en émoi.

— Oui, mon cher Guillaume, dit le chevalier, pâle d'émotion, j'ai besoin de savoir quels ennemis nous avons sur les bras et quelles sont les dispositions prises pour les repousser. »

Le brave écuyer rendit exactement compte des moyens de défense, du nombre d'hommes en dedans et au dehors du château, des provisions de bouche et de guerre, et des dispositions militaires arrêtées par Hugues.

Arthur saisit rapidement l'ensemble de la situation et il ne put se dissimuler que la séparation des ennemi» en deux camps, dont l'un semblait s'être porté du côté de Châtillon, ne renfermât un stratagème. Il de-


ET LE MONASTÈRE. 273

manda si l'on avait fait suivre le corps qui s'était dirigé sur Châtillon.

— Oui, messire chevalier, et les méchants païens ne peuvent s'en être doutés, car nos hommes les guettaient comme des chats, rampant dans les buis et toujours à une dislance qui leur permettait de voir l'ennemi sans que celui-ci pût s'en apercevoir.

— Et où sont-ils maintenant ?

— Ils étaient, il y a deux heures, campés près du hameau non loin de Châtillon. D'ailleurs, ils ne peuvent faire un mouvement sans que mes hommes ne viennent au plus vite m'en donner avis.

— Est-tu sûr de tes vedettes?

— Oui, messire, et de leur vigilance. »

Arthur s'était recueilli un instant. Reprenant ensuite la parole :

— Écoute, mon brave et fidèle Guillaume, écoutemoi attentivement, et avant d'agir, jure sur ton épée que tu exécuteras tout ce que je vais te commander, jure de garder le plus profond secret sur notre entrevue ici, sur ma présence dans ce pays. C'est un mystère pour toi, n'importe! Sache qu'une indiscrétion me nuirait et troublerait grandement mon repos.


274 LE MANOIR

— Cela suffit, cher maître; je jure que je serai muet comme la prison souterraine du donjon.

— J'ai la plus entière confiance en toi. Maintenant, il faut que tu pénètres par une des portes secrètes jusqu'à la salle des armures. Tu y choisiras dans le vieux bahut aux têtes de griffon une armure noire complète avec le heaume à cimier noir, la longue dague dont la poignée est une croix. Il me faut aussi un cheval. Ah ! que n'ai-je mon destrier?

— Seigneur chevalier, je pénètre au château quand je le veux, et cela doit être ainsi, puisque je fais en personne mes rapports à messire Hugues. Vous aurez vos armes bientôt ; et pour le beau et fidèle destrier noir, devrais-je lui faire enjamber les remparts, vous l'aurez aussi; mais, la difficulté n'ira pas jusque-là. J'entrerai à pied et je reviendrai à cheval par le pontlevis : personne ne se doutera de l'aventure.

— Ecoute encore ceci, cher Guillaume, el tâche d'en comprendre l'importance, afin que tu puisses en donner l'explication à mon père, comme une idée qui t'appartient. Dis-lui que tu as la conviction que l'ennemi attaquera tout à coup le pont-levis et les deux tours qui l'abritent. Que l'on se tienne en garde de ce côté, dès le commencement de la nuit. Si la défense


ET LE MONASTÈRE. 275

est énergique, ce dont il ne iaut pas douter, 1 ennemi se retirera par le chemin tournant au pied du château, vers le nord, pour regagner son camp.

C'est alors que du haut des remparts on fera pleuvoir une grêle de pierres sur ce- chemin aussi loin qu'on le pourra : un grand désordre s'ensuivra. Puis annonce que tu seras avec tes hommes (ne parle pas de moi, bien entendu) à proximité du camp, sur lequel vous tomberez à l'improviste.

— Je comprends parfaitement, messire chevalier; oui, nous allons jouir d'une fête qui marquera dans vos glorieuses annales. Ah ! si je pouvais dire à nos gens qu'ils sont conduits par leur cher chevalier!... Mais rassurez-vous, je dirai seulement, quand vous paraîtrez, que vous êtes un noble chevalier errant qui vaut à lui seul une armée.

— Va, brave commandant, ne perds pas un instart, je t'attendrai là dans ce massif d'arbres.

Guillaume s'éloigna aussitôt et disparut dans les épais fourrés qui boisent tout le plateau jusqu'au pied de la forteresse. Il revit en passant ses petits postes écartés, s'assura qu'aucun mouvement de l'ennemi n'avait eu lieu, et enfin ordonna au fauconnier d'en-»


276 LE MANOIR

voyer quelques hommes échelonnés sur les sentiers conduisant à Châtillon.

Dès son entrée au château, Guillaume alla d'abord faire son rapport au seigneur Hugues. Jl lui dit que tout allait bien de son côté, que jusqu'à présent le corps ennemi qui s'était dirigé sur Châtillon restait réellement campé au pied de ce manoir et s'y fortifiait ; que cependant, si ce mouvement n'était qu'une ruse pour mieux tromper la sécurité des assiégés de Chenecey, afin d'arriver à l'improviste pour tenter un assaut général, on en serait prévenu au moins deux heures à l'avance.

— Mais, ajouta Guillaume, m'est avis qu'il y aura cette nuit une rude affaire ici ; que monseigneur me permette de dire mon opinion : c'est que la nuit ne se passera pas sans que les maudits Écorcheurs ne viennent se ruer comme des chevaux sauvages contre le grand pont-levis.

— Dans ce cas, répondit Hugues, tenez-vous prêts, toi et tous tes hommes ; laisse bien engager l'attaque, puis quand tu verras une torche allumée sur la tour ronde, précipitez-vous tous sur ces mécréants et que pas un n'échappe !

— Oui, monseigneur; et tenez pour certain,que


ET LE MONASTÈRE. 277

nous ne les épargnerons pas. Mais, quand vous les verrez déguerpir par la grande avenue du nord, accompagnez-les tout du long par une grêle de pierres. N'ayez point peur de nous atteindre, parce que nous leur laisserons croire que nous sommes à leurs trousses, tandis que nous irons tout droit, parle plus court sentier, les attendre dans leur camp, où nous leur souhaiterons la bienvenue à coups de haGhe.

— Rien dit, Guillaume; voilà une idée dont je ne te croyais pas capable et qui prouve que tu es né pour le noble métier des armes. Retourne à ton poste ; je vais de ce pas faire tout préparer pour bien- recevoir ces damnés païens.

46



CHAPITRE XVI

DU TERRIBLE COMBAT QUI FUT LIVRÉ SOUS LES MURS DU MANOIR DE CHENECEY, ET COMMENT LE CHEVALIER INCONNU RETROUVA SON PÈRE.

Horrible est la mêlée, immense est le carnage Qui signala ce jour. Prodiges de courage, Deux héros inconnus ont fait fuir l'ennemi, De leurs coups redoublés la campagne a frémi. Le pays est sauvé de ces bordes barbares, Et les échos joyeux répètent les fanfares Qui célèbrent au loin ce triomphe éclatant Dont la gloire revient au Seigneur tout-puissant.

Guillaume fit ce que lui avait ordonné Arthur. Il prit l'armure complète avec les armes, les enveloppa dans des étoffes, mit le tout sur le destrier de son ancien maître et sortit par la grande poterne. Ce bon et fidèle serviteur n'avait pas même oublié quelques tranches de venaison, non plus qu'une pinte du vieux crû de Chenecey, présumant que son maître pourrait y faire bon accueil.

Quand il eut rejoint Arthur, Guillaume demanda


280 LE MANOIR

les instructions précises qu'il aurait à exécuter en attendant qu'un mouvement de l'ennemi se produisît, soit du côté du manoir, soit du côté de Châtillon.

Le chevalier lui dit :

— Tu peux rejoindre tes hommes; conserve ta position, reste silencieux, veille particulièrement du côté de Châtillon, et quand tu verras disparaître les derniers rayons du soleil, tu entendras les pas de mon cheval, tu arriveras en reconnaissance et tu recevras un chevalier errant qui vient offrir ses services aux habitants du château. Tu m'annonceras de la sorte à tes gens et tu me prieras de prendre un commandement dans ton armée.

« Voilà qui est entendu ; maintenant, pars, et attends ma prochaine apparition. »

Arthur n'éprouva aucun déplaisir à considérer ses armes les unes après les autres. Il examina surtout soigneusement cette lourde épée qui sans doute avait dû faire mordre la poussière à plus d'un Sarrazin, lors de la première croisade de saint Louis, car c'était la même épée que l'un de ses ancêtres avait maniée en Palestine. Le heaume témoignait autant du courage de celui qui l'avait porté, par les marques et les


ET LE MONASTÈRE. 281

.entailles visibles sur la surface, que de la force du Sarrazin frappant sans merci à grands coups de cimeterre...

Le soleil ne dorait plus que la cime du mont de Cessey lorsque Arthur pénétra dans le bois où il savait devoir rencontrer Guillaume et sa petite armée. Il suivait un sentier à l'usage des bûcherons, au milieu des broussailles épaisses, la visière de son heaume baissée, lorsqu'il se vit entouré d'une douzaine de piques disposées à l'empêcher de faire un pas de plus en avant ou en arrière. Mais, une voix bien connue lui cria aussitôt :

— Seigneur chevalier, que cherchez-vous, à qui en voulez-vous ?

— A vous qui êtes le chef de ces soldats, répondit Arthur; approchez sans crainte.

Le commandant ordonna à ses hommes de se retirer à distance, et quand il eut été obéi, il s'approcha du chevalier :

— Rien commencé, seigneur chevalier errant;

maintenant j e puis vous assurer que vous resterez

complètement inconnu pour tous mes gens. Si vous

le voulez, je pourrai vous présenter à notre troupe. »

Arthur y consentit, en recommandant de nouveau

46.


282 LE MANOIR

qu'on prît certaines précautions pour qu'il restât inconnu. Guillaume se livra avec intelligence à ce soin; il expliqua au fauconnier et à ses compagnons la bonne fortune qui leur arrivait dans le secours d'un brave chevalier errant et ordonna qu'on eût pour sa personne la plus grande déférence et beaucoup de discrétion.

Un silence profond régnait partout : au château, dans le bois où campait la brave armée commandée par Guillaume, ainsi que dans le camp même des Ecorcheurs. Ceux-ci étaient surveillés d'assez près par de vieux et intelligents laboureurs de Chenecey, qui connaissaient parfaitement les sentiers les plus impraticables. Aucun mouvement ne pouvait avoir lieu sans qu'ils en fussent aussitôt avertis. Jusqu'à minuit le même calme se continua; mais, ensuite les vedettes les plus rapprochées virent l'es sentinelles ennemies se replier sur le camp retranché, et il leur sembla qu'un certain bruit, quoique sourd et mesuré^ annonçait un mouvement, sinon une expédition. A une heure du matin, il n'y eut plus de doute ; les vedettes aperçurent une masse noire se glissant en silence, et remontant vers l'ouest pour 'gagner la seule avenue conduisant au château»


ET LE MONASTÈRE. 283

Aussitôt deux ou trois paysans gravirent le sentier opposé faisant face au village et arrivèrent au gîte où ils savaient que Guillaume attendait. L'alarme fut donnée à voix basse. Chacun comprit que le'moment solennel était venu, et pas un seul de ces braves gens n'éprouva cette faiblesse que le danger communique souvent aux plus courageux.

Guillaume avait répété bien des fois ses instructions, il les renouvela encore et disposa sa troupe aussi bien qu'un vieux général eût pu le faire.

On était dans cette attente fiévreuse qui obsède toujours l'homme en un moment suprême. Personne ne comprenait rien au retard des Ecorcheurs. Déjà Guillaume se disposait à détacher deux ou trois hommes pour les envoyer en reconnaissance, lorsque tout à coup il aperçut une avant-garde de quinze à vingt hommes s'avançant comme des ombres jusqu'au pont-levis. Là ils s'arrêtèrent, et pour mieux dissimuler leur présence, ils s'effacèrent derrière un mur. Rientôt après, le gros de la bande apparut, par groupe de vingt à trente, portant d'énormes pièces de bois, destinées sans doute à servir de béliers. D'autres étaient chargés d'une sorte de trépied ou chevalet, et plusieurs avaient de longues échelles,


284 LE MANOIR

des perches armées de crocs à deux ou trois courbes, et enfin de longues cordes à noeuds, au bout desquelles se trouvaient fixés des hérissons de fer.

Tout cet attirail fut déposé avec ordre et en silence au bord du fossé, en avant de la première porte. Bientôt après, les routiers placèrent les chevalets de façon à recevoir les béliers, et enfin plusieurs descendirent dans le fossé, au moyen des échelles, pour ensuite les appliquer contre le rempart, afin de l'escalader.

Le moment devenait critique ; aucun signe de vie, ni mouvement, ni bruit, rien ne faisait soupçonner qu'il y eût une garnison au château, ou bien on aurait dit que ses habitants étaient plongés dans une profonde léthargie.

Guillaume et Arthur échangeaient à voix basse leurs observations anxieuses; ils ne comprenaient rien au silence des gens du seigneur Hugues.

— Mais, disait Guillaume, ils se laisseront prendre comme le merle endormi, la tête sous l'aile... Que faire, seigneur chevalier ?

— Silence ! H me semble qu'une étincelle vient de briller sur la tour ronde. »

Deux cents routiers environ montaient les degrés de


ET LE MONASTÈRE. 285

leurs échelles, silencieux comme des voleurs prudents, tenant d'une main la hache et la dague entre les dents ; déjà ils avaient franchi la moitié de la hauteur du rempart, lorsque tout à coup une avalanche de pierres vint fondre sur eux. En même temps un feu de sarments pétilla au sommet de la tour.

Il y eut, au premier moment, une certaine confusion parmi les assiégeants, au milieu de laquelle on entendait les vociférations des blessés et la voix impérieuse des chefs qui ordonnaient une attaque générale. Les béliers en même temps heurtaient avec fracas le pont-levis, les crocs fixés au bout des longues perches et les hérissons à des cordes, dirigés sur le sommet du rempart pour saisir leur proie, faisaient entendre en mordant sur la pierre un grincement sinistre. Rien n'était épargné dans les moyens de destruction et de mort. Si l'attaque était furieuse, la défense prouvait une résolution énergique.

Cependant la violence des coups de béliers ne se ralentissart pas contre le pont-levis. L'impulsion cadencée que trente hommes vigoureux donnaient à ces immenses pièces de bois dont l'extrémité, garnie d'une épaisse plaque de fer qui heurtait la porte sans interruption, devait finir par vaincre la plus forte


286 LE MANOIR

résistance. De temps en temps, il est vrai, les projectiles lancés du haut des murailles et des deux tours venaient troubler l'opération; il y avait souvent une interruption lorsque deux ou trois hommes tués ou blessés tombaient sous les pieds de ceux qui manoeuvraient; mais ces forcenés n'en continuaient pas moins leur oeuvre de destruction.

C'est dans un moment où, avec un redoublement de rage, les Écorcheurs faisaient mouvoir leurs machines infernales qu'Arthur, Guillaume et les braves campagnards tombèrent comme la foudre au milieu des assiégeants, en poussant des cris formidables. Il y eut un instant de confusion et de grande détresse parmi ces derniers, qui ne s'attendaient point à une attaque si précipitée et si furieuse. Le désordre inévitable acheva la déroute, et quand les clairons firent entendre leur son strident, chacun des bandits encore valides s'empressa de reprendre en fuyant l'avenue qui conduisait au camp. Mais, en longeant les remparts sur une assez grande étendue, les ftiyards ne purent éviter cette grêle de rochers et de projectiles que Hugues leur ménageait, et qu'il fit encore tomber sur leurs épaules aussi loin qu'il put.

Pendant que ce mouvement de retraite s'opérait,


ET LE MONASTÈRE. 287

Guillaume, avec tous ses hommes, descendait précipitamment un sentier roide et fort pénible, tracé sur le flanc de la montagne, du côté du sud et aboutissant au camp des Routiers. Cet espace fut franchi en quelques minutes, de telle sorte qu'en arrivant au camp, les gens de Guillaume y rencontrèrent les premiers fuyards des Écorcheurs. Guillaume ne perdit pas un instant : entouré seulement d'une vingtaine des plus braves de sa phalange héroïque, il s'élança dans le fossé, brisa les fascines et pénétra bientôt dans l'enceinte du camp. La trouée une fois faite, tous ces braves paysans, vraiment admirables de courage et de résolution, suivirent les pas de leur chef et commencèrent, les uns à mettre le feu aux huttes du camp, les autres à frapper à grands coups de pieux sur l'ennemi.

Mais bientôt celui-ci se recruta de toute la bande ; car, le chef avait bien compris que son camp était attaqué et il se hâtait d'arriver. Naturellement il dut concentrer tous ses efforts pour reprendre sa position fortifiée, aussi la mêlée devint-elle affreuse. On combattit corps à corps , sans merci et au milieu d'un bruit effroyable.

Tout à coup, l'on vit Arthur arriver dans le camp,


288 . LE MANOHl

par où les Écorcheurs venaient de rentrer et frappant les plus terribles coups à droite et à gauche, poussant son cheval au fort de la mêlée, immolant tous ceux qui se trouvaient à sa portée.

Le chef des ennemis, furieux, plein de rage, se précipita droit au-devant d'Arthur en vociférant les plus grandes menaces. Le terrain très-circonserit ne permettait pas de nombreuses évolutions ; aussi fallait-il que l'un ou l'autre fût écrasé sur la place même. Longtemps le colosse barbare fil tournoyer sur la tête d'Arthur sa lourde massue de fer hérissée de pointes triangulaires...

C'en était fait du jeune héros ; déjà un gros d'Écorcheurs se précipitaient sur lui, et l'entouraient de toutes parts, lorsque tout à coup on entendit retentir le galop d'un cheval lancé à fond de train, et, plus prompt que l'éclair, un guerrier, visière baissée et brandissant une lourde épée, fondit sur les ennemis qui ne s'attendaient pas à une attaque si brusque ; ce nouveau renfort que le ciel envoyait à Arthur, c'était le chevalier inconnu.

Impatient de l'inaction où l'avait laissé la retraite des Écorcheurs, il voulut, malgré les représentations de messire Hugues, tenter un hardi coup de main.


ET és. MONASTÈRE. 289

■ Dans la trouée qu'il venait de faire au milieu des ennemis, deux hommes se précipitèrent à sa suite : Jérôme le mendiant et Jean le varlet, accomplissant des prodiges de courage, et ne quittant pas un seul instant le chevalier inconnu qu'ils semblaient s'être donné la mission de suivre partout. D s lors la mêlée devint plus horrible que jamais, le chef des bandits s'attaqua à son nouvel adversaire ; la lutte fut longue mais décisive.

Le chef barbare avait jeté sa masse de fer et s'était armé d'une large épée à deux mains qu'il brandissait au-dessus de sa tête pour en pourfendre son ennemi ; celle position fut fatale au colosse, car le chevalier en profita pour lui plonger sa dague dans l'aisselle. Un cri rauque suivi du bruit lugubre d'un corps lourd tombant sur la terre, annonça la chute de ce géant du Nord.

A cette vue, le reste de la bande sauvage s'ébràrila comme un seul homme et courut sus au chevalier qui venait de frapper à mort son redoutable chef; le chevalier, Arthur, Jérôme et Jean firent des prodiges de valeur ; mais, que pouvaient quatre hommes, si braves qu'ils fussent, contre plus de cent soldats furieux !...

47


290 LE MANOIR

Un coup de poignard porté au défaut de la cuirasse, atteignit le chevalier inconnu, qui tomba decheval et ne dut son salut qu'au dévouement de ses compagnons et à l'arrivée d'une troupe de paysans qui fondirent sur les Écorcheurs et les forcèrent à se replier en désordre dans la direction de Châtillon (1).

Les premiers rayons du jour, qui étaient venus éclairer la fin du combat, avaient permis aux habitants du château de Chenecey de suivre avec anxiété, du haut des remparts, les diverses phases de la bataille. Hugues et sa noble compagne avaient parfaitement observé les prouesses d'Arthur, mais sans qu'il leur fût possible de le reconnaître.

— Oui, répétait souvent Hugues à chaque coup d'épée d'Arthur; voici un noble de bonne race, coeur ferme, bras de fer !... Quel sang-froid! Ce héros ne peut être qu'un Franc de la Comté.

Puis ses yeux avaient.suivi avidement le chevalier inconnu s'élançant au secours du jeune homme, et

(1) La plaine et le petit mamelon où eut lieu ce beau fait d'armes, reeurent le nom de Champ du combat, qu'ils ont conservé jusqu'à présent. Encore aujourd'hui, cet endroit est appelé la Ferme dit combat. Espérons que cette gloire acquise aux braves habitants de Chenecey et de Charnay sera perpétuée encore bien longtemps dans le souvenir des générations futures.


ET LE MONASTÈRE. 291

quand il vit tomber sous ses coups le colossal ennemi :

— Par saint Hugues ! voilà aussi une vaillante et rude épée !

Jean s'était admirablement conduit ; quoique blessé assez grièvement à un bras, il aida quelques paysans à faire une.civière de branchages pour y déposer le chevalier que sa blessure avait mis en danger delà vie. Puis on s'achemina vers le château, Jérôme suivait le brancard et paraissait en proie à une grande tristesse. Après eux, venaient Guillaume et ses hommes, dont le nombre,hélas ! était bien réduit; beaucoup avaient succombé dans cette lutte terrible, mais non sans coucher auparavant plus d'un ennemi dans la poussière.

Au bout de quelques instants, Guillaume fut obligé de suspendre sa marche ; un coup de pique qu'il avait reçu à la cuisse et qui le faisait boiter l'obligea à s'arrêter et à résigner son commandement. Il fallut le placer aussi sur un brancard pour le porter au château; s'adressant alors à ses compagnons de gloire, il leur dit :

— Quand vous aurez pris quelque repos, vous vous mettrez à la recherche des Écorcheurs qui marchent


292 LE MANOIR

lentement sur Châtillon. Là vous retrouverez le jeune chevalier errant qui a fait de si grands exploits sous vos yeux; ne l'abandonnez pas, et si son courage indomptable le mettait en danger, courez à sa rescousse. Je cède le commandement à mon vieil ami le fauconnier.

Personne ne répondit que par un léger mouvement de tête affirmatif. La conscience du devoir, la bravoure innée dans chacun d'eux leur faisait comprendre sans effort la nécessité d'achever cette tâche honorable qui était le salut du seigneur Hugues et par conséquent le leur propre.

Le fauconnier n'eut point à faire de discours,ni aucune démonstration pour obtenir l'assentiment unanime; il commanda simplement la marche, et sur-lechamp sa petite armée se dirigea vers le château. Hugues et Ermelinde, accompagnés de l'abbé de Buillon, vinrent au-devant jusqu'au pontrlevis; la garnison était rangée sous les armes et formait une double haie en avant du premier fossé.

Quand la tête du convoi, composée des blessés, se présenta, Hugues se découvrit, tira son épée, se mit à la tête de la colonne et s'avança silencieusement jusque dans la cour du donj on.


ET LE MONASTÈRE. 293

— Honneur à votre courage! mes enfants, s'écriat-il lorsque l'on fut arrivé ; honneur aux braves de la vieille race séquanaise ! Vos glorieux ancêtres qui furent les alliés et les amis des Romains, mais jamais leurs vaincus ni leurs esclaves, vous ont légué leur courage et leurs vertus. Ce vieux castel, déjà témoin de maints combats et d'autant de victoires que vous avez gagnées, restera toujours inexpugnable, tant qu'il sera défendu par votre héroïsme.

» Mais, ajouta Hugues avec émotion, il est parmi vous des blessés ; c'est ma noble épouse qui veut veiller aux soins qu'ils réclament, et voici notre vénérable père, l'abbé de Buillon, qui accourt la seconder de tout son pouvoir. »

Déjà tout était préparé par les soins attentifs de la prévoyanteErmelinde.dontrattentionmaternelle allait au-devant des moindres besoins ; elle voulut poser elle-même les appareils, sous la direction du chirurgien, et porter aux lèvres altérées des blessés le breuvage rafraîchissant. Les rudes soldats connaissaient bien le coeur de la sainte femme, de leur châtelaine vénérée ; aussi chacun d'eux acceptait simplement les soins qui leur étaient donnés, comme un enfant malade les reçoit de sa mère...


294 LE MANOIR

Cependant,le chevalier inconnu avait été transporté dans une salle du château et déposé sur un lit qu'entouraient Hugues, l'abbé de Buillon, Jérôme, Jean, et dame Marthe et Yvonne accourues auprès du blessé pour lui prodiguer leurs soins intelligents.

Un même sentiment d'inquiétude douloureuse pesait sur tous les coeurs ; on ne savait ce qu'il fallait craindre ou espérer, car le blessé n'avait encore donné aucun signe de vie.

Jérôme, qui avait semblé jusqu'alors plongé dans un affaissement que pouvait expliquer la fatigue du combat, s'occupait d'enlever pièce à pièce l'armure du chevalier inconnu, et il venait de découvrir la poitrine sur laquelle une large blessure apparaissait, lorsque sa main rencontra un objet de métal qu'une petite chaîne d'acier soutenait. C'était un reliquaire, Un invincible sentiment de curiosité lui ayant fait examiner avec quelque attention cet objet, on le vit tout à coup pâlir, murmurer quelques mots inintelligibles et s'affaisser sur lui-môme, comme un homme qui perd ses forces et tombe en défaillance.

Jean le reçut dans ses bras, tandis que l'abbé s'empressait à lui porter du secours et que dame Marthe et Yvonne examinaient la blessure du chevalier


ET LE MONASTÈRE. 293

sur laquelle elles posèrent bientôt un premier appareil.

Un soupir faible sortit de la poitrine du blessé, et peu à peu ses yeux se rouvrirent à- la lumière ; Marthe et Yvonne suivaient ses mouvements avec anxiété :

— Il est sauvé , dit Marthe à voix basse à sa nièce.

— Et Jérôme ? demanda Yvonne.

Le mendiant revenu à lui cherchait du regard le lit où reposait le blessé ; il voulut essayer d'y porter ses pas, mais sa faiblesse l'en empêcha, et il retomba épuisé sur le fauteuil antique où l'avaient déposé Hugues et l'abbé de Buillon.

Les regards de Jérôme ne quittaient le reliquaire que pour se porter vers la couche où gisait le chevalier.

Les spectateurs de cette scène mystérieuse gardaient le plus profond silence, ils respectaient une douleur dont ils ne pouvaient comprendre toute l'étendue.

Seul, l'abbé avait lu sur les traits altérés du mendiant la lutte profonde qui l'agitait; il dit quelques


296 LE MANOIR ET LE MONASTÈRE.

mots à voix basse à messire Hugues qui tressaillit et fixa d'un oeil attendri le vieillard en haillons.

— Venez, Jérôme, dit l'abbé au -mendiant, prenez ' mon bras ; ici on ne respire pas assez ; passons dans la salle voisine.

Jérôme se laissa conduire comme un homme qui n'a plus conscience de lui-même; mais, quand il fut sur le seuil de la porte, il étendit ses bras vers la couche du blessé, et donna enfin un libre cours à ses larmes.

Au milieu de ses sanglots, Jérôme répétait sans cesse un nom bien cher, — celui d'un fils que le ciel venait de lui rendre par un miracle.

Dame Marthe vint bientôt annoncer que les jours du blessé étaient hors de danger et qu'il reposait paisiblement.

Le mendiant tomba à genoux et pria avec toute la ferveur d'une suprême reconnaissance ; Hugues s'était découvert et ne cachait pas un attendrissement sincère, tandis que l'abbé, regardant ces deux pères, demandait tout bas à Dieu la résignation pour l'un et le courage pour l'autre.


CHAPITRE XVII

DERXIER3 COMBATS DE DEUX (XEUHS,

l.e calme est rétabli, dans une paix profonde il semble que le ciel remette enfin le monde. Mais, après les combats, un triste souvenir Rappellera longtemps ceux que l'on vit périr. D'autres maux bien plus grands sont ceux qui dans une âme Comme un feu mal éteint couvent leur sombre flamme, Le temps seul peut calmer les orages du coeur... Dieu de tous les chagrins est le consolateur.

Arthur avait disparu sans que personne eût remarqué la direction qu'il avait prise. Profitant du premier mouvement de confusion inévitable après un rude combat, où les uns soignent leurs propres plaies, où les autres relèvent les blessés étendus çà et là, Arthur remontait la Loue au pied du château et gagnait le chemin, en face de Chenecey, qui aboutit à Charnay. Arrivé en ce village, il entra dans une maison où il

47.


298 LE MANOIR

avait aperçu un vieillard auquel il demanda l'hospitalité.pour quelques instants.

— Entrez, messire chevalier, prenez possession de ma pauvre demeure, et laissez-moi conduire votre beau destrier sur la litière fraîche et devant le râtelier garni dont il paraît avoir grand besoin.

Le chevalier laissa faire son hôte, et après s'être assis sur un escabeau, il attendit le retour du vieux campagnard. Celui-ci ne tarda pas à reparaître ; il déposa sur la table rustique un pain et une cruche de vin, puis s'adressant à Arthur:

— Je voudrais, noble seigneur, pouvoir vous offrir quelque chose de plus digne de vous, mais les temps de détresse où nous vivons ne me le permettent pas.

Arthur accepta en remerciant cordialement l'homme simple et hospitalier, et tout en faisant honneur à ce frugal repas, il demanda au vieillard s'il connaissait l'événement de la nuit.

— Si je n'ai pas tout vu, noble chevalier, j'ai pu entendre les rudes coups de pieux que nos gens assenaient sur les cuirasses des ennemis. En les comptant et en jugeant sur la façon dont ils étaient appliqués et que les échos répétaient jusqu'ici, je sais à quoi m'en tenir sur le résultat. Sans doute que votre épée en sait


ET LE MONASTÈRE. 299

aussi quelque chose, car elle a dû s'exercer vaillamment contre les dagues de ces païens.

— Connaissez-vous, dit Arthur, la direction que les routiers ont prise après leur défaite ? . -

— Je crois à coup sûr, seigneur chevalier, qu'ils se rapprochent de Châtillon pour rejoindre l'autre, bande et attaquer tous ensemble le manoir de messire Humbert. Il y aura là encore une chaude affaire et peutêtre un lamentable événement; car, si les gens de Scey et de Montrond ne donnent pas à la rescousse, le château pourrait bien être enlevé au premier assaut, sans autre combat. Et si les hommes de notre seigneur Hugues ne s'en mêlent pas, la chose ne sera guère difficile, car le vieux sire de Châtillon doit trouver lourde une épée pour ses mains affaiblies par l'âge.

--Mais il compte sans doute sur des alliés... les Scey, les Montrond..?

— Ah! seigneur chevalier, êtes-vous tellement étranger au pays pour confondre ainsi l'acier avec le mauvais fer? L'une de ces deux familles est, en effet, du bon acier, bien trempé, et que les taches de rouille n'altèrent point, malgré sa haute antiquité. Quant à l'autre!... ce n'est pas avec les livres du seigneur Philibert, sa plume et son encrier que les Écorcheurs


300 LE MANOIR

seront taillés en pièces. Son fils, Médéric, a, lui aussi, bien autre chose en tête que de défendre l'honneur des dames et de protéger les familles. C'est une triste chose, seigneur chevalier, que de voir l'enfant trahir la foi de ses aïeux.

— Ne soyez pas sévère au point de devenir injuste, bon vieillard, et ne jugez pas trop rigoureusement un jeune seigneur qui est dans l'âge des passions ardentes et des plus grandes séductions. Ceux qui ont eu le malheur de s'écarter un moment du droit chemin qui conduit au port, peuvent y être ramenés par le souffle delà grâce divine...

Le vieillard comprit qu'il était allé trop loin. Il se tut sur un sujet qui semblait ne pas plaire au chevalier et voulut réparer son imprudence ; il pensa que le meilleur moyen d'y parvenir était de rester muet. De son côté, Arthur fut longtemps comme absorbé dans ses réflexions.

L'immobilité et un long silence firent reprendre à la nature ses droits sur ses membres fatigués, et bientôt notre héros demeura plongé dans un profond sommeil.

Après un repos si nécessaire, quand le soleil marquait une heure déjà avancée de la matinée, Arthur


ET LE MONASTÈRE. 301

ouvrit les yeux et se disposa immédiatement au départ.

— Ah! seigneur chevalier, s'écria le vieillard, vous n'aurez pas de peine à rejoindre l'arrière-garde de nos gens. Je les ai vu se glisser par les lisières du grand bois, et en passant près d'ici, lorsqu'ils ont su que vous y reposiez, ils m'ont chargé de vous dire, avec tout le respect qui vous est dû, qu'avant la nuit ils seraient au milieu de la forêt, entre le prieuré et la crête rocheuse de la Loue.

Le chevalier partit aussitôt. Comme il connaissait jusqu'au moindre sentier, il lui fut facile de se diriger inaperçu vers le but qu'il se proposait ; mais, il n'était pas encore arrivé au lieu du rendez-vous désigné, qu'un bruit lointain et confus parvint jusqu'àlui. Il prêta l'oreille attentivement et fut bientôt certain qu'un combat était engagé tout proche du bois qui servait de promenade ordinaire aux habitants du château de Châtillon. Etait-ce l'assaut de la forteresse ou bien une bataille au pied des remparts?

Quoi qu'il en soit, l'action ne pouvait être engagée qu'entre les Écorcheurs et les assiégés, ou l'armée de messire Hugues. Agissant dans cette conviction, Arthur se dirigea vers le côté d'où partait le bruit, en tournant la forêt, puis il arriva bientôt en vue des en-


302 LE MANOIR

nemis qui attaquaient avec acharnement une troupe assez nombreuse acculée au pied des remparts.

Cette troupe était composée d'environ quatre cents paysans de la seigneurie et d'une cinquantaine d'hommes d'armes envoyés par le comte de Scey au secours de Humbert.

La position de cette petite armée était avantageuse, en ce sens que ses derrières se trouvaient parfaitement assurés ; et de plus, les frondes des assiégés pouvaient, en dépassant le corps de secours, lancer du haut des remparts des pierres et des balles de plomb jusqu'au milieu des Routiers.

Ceux-ci, au nombre d'environ huit à neuf cents, divisés par pelotons, attaquaient successivement dans le plus grand ordre, laissant une forte réserve en arrière pour les appuyer au besoin et aussi pour les garantir de toute surprise. Cette réserve s'était formée des débris de la bande écrasée la nuit dernière sous les remparts de Chenecey. Elle pouvait représenter trois cents hommes, mais tous harassés et peu propres pour tenter des efforts énergiques.

Le chevalier, incertain sur ce qu'il devait faire, eut un instant la pensée de fondre sur les assiégeants ;


ET LE MONASTÈRE. 303

mais, le courage poussé a 1 excès eût été en cette circonstance une pure témérité.

Il se dirigea donc sur le bois dans l'intention de se joindre aux gens du fauconnier, qui ne pouvaient être loin, et de les ramener pour attaquer résolument les Écorcheurs. Comme il rebroussait chemin, il aperçut un homme armé d'un pieu qui venait à lui, et quand celui-ci fut à proximité pour se faire entendre :

— Seigneur chevalier, dit-il, nous sommes là dans le bois, cachés comme des taupes. Je suis envoyé pour vous dire que le moment n'est pas encore venu d'attaquer. Du renfort nous arrive ; en attendant, les gens de Scey tiendront ferme.

— Fort bien, mon ami ; allez dire à votre chef qu'il peut compter sur moi.

Arthur descendit-de cheval, puis se mettant à couvert derrière un épais buisson, abrité sous un vieux chêne, il put observer de loin tous les mouvements de l'ennemi.

Cependant les habitants voisins de la seigneurie de Châtillon s'étaient émus. Rassemblés dans la nuit précédente, ils avaient envoyé des rôdeurs au milieu des bois de Courcelles, présumant qu'ils devaient y rencontrer des auxiliaires. Une fois qu'ils furent cer-


304 LE MANOIR

tains de l'arrivée des gens de Chenecey , ils ne balancèrent pas à se mettre en mouvement et ils vinrent, par un long circuit, à proximité de leurs compagnons d'armes.

Ils arrivèrent sans être aperçus, au nombre de quelques centaines, de sorte que la petite armée pouvait s'élever à près de mille campagnards et une centaine d'hommes d'armes. Certes, pour lutter contre les soudards du Nord, farouches, cruels, bien aguerris, la tâche était aussi rude que difficile.

Pendant que les chefs concertaient leur plan d'attaque ils dépêchèrent à Arthur un jeune paysan pour l'instruire de leurs projets. Le chevalier approuva l'ensemble des dispositions , conseillant cependant quelques légers changements , et insistant surtout pour que l'on attaquât par le côté inclinant sur la Loue, afin de rendre impossible toute évolution de la cavalerie ennemie. Il demanda aussi que l'on dirigeât cent hommes du côté du hameau, au pied des remparts, comme réserve et pour parer aux événements.

Toutes ces dispositions étant prises, la petite armée s'aperçut que les Écorcheurs s'étaient tous réunis pour écraser par un vigoureux et dernier effort la troupe de paysans acculés au pied des remparts. Il y


ET LE MONASTÈRE. 305

eut néanmoins un instant de confusion , et c'est ce moment-là que les braves campagnards choisirent pour s'élancer sur l'ennemi.

Armé de son long pieu ferré, le corps penché en avant, la tête baissée, chaque homme heurta un Routier, chaque pieu frappa un coup terrible. En un instant la mêlée devint générale. D'un côté, c'étaient des vociférations et des hurlements sauvages ; de l'autre, régnaient le calme du courage et ce sang-froid muet qui est l'annonce de la force.

Mais les Routiers avaient une certaine instruction stratégique qui leur donnait un grand avantage; ils surent en profiter en exécutant une habile manoeuvre qui força le fauconnier de s'approcher du centre du plateau ; et c'est alors que la cavalerie ennemie put se développer. Le moment était critique ; Arthur comprit le danger. S'adressant aux hommes de la réserve, et tenant d'une main sa large épée :

— Allons, mes braves, voici l'heure de vaincre pour sauver vos mères, vos femmes et vos enfants , ou de mourir sur le champ de bataille. Que chacun se signe et remette son âme à Dieu. Vous ne me verrez sortir de ce champ que mort ou vainqueur. En avant !


306 LE MANOIR

Et ils s'élancèrent tous au milieu du carnage.

On voyait sur les remparts deux silhouettes de femme, tantôt à genoux, tantôt immobiles et appuyées contre les créneaux. Une autre figure aérienne allait et venait avec beaucoup de vivacité, c'était une ombre délicate, laissant échapper de temps en temps l'éclat étincelant que reflétait l'acier de son casque et le poli de ses armes.

Tout à coup elle disparut, mais pour se montrer bientôt après sous la forme d'un jeune et brillant chevalier, monté sur une belle jument noire, descendant l'avenue rapide du château en compagnie d'un vieillard couvert de son armure et à cheval, suivis tous deux d'une cinquantaine d'hommes d'armes.

Hélas ! le vieillard pouvait à peine suivre les pas de son jeune compagnon. C'était entre les deux le contraste saisissant d'un pâle soleil d'hiver qui disparaît à l'horizon du soir avec un soleil radieux qui illumine une belle matinée de printemps. Et cependant, malgré l'évidence du contraste, il n'en est pas moins certain que les deux guerriers, jeune et vieux, avaient l'un et l'autre la même faiblesse. Tous deux ils s'élançaient avec la même vaillance au milieu de cette scène de carnage où la mort, frappant impitoya-


ET LE MONASTÈRE. 307

Mement et sans distinction, semblait les attendre avec impatience...

Il ne restait plus sur les remparts déserts du vieux château que deux femmes, dont la plus âgée semblait livrée au désespoir, et se tordait de douleur entre les bras d'une jeune fille.

Les Goups terribles que se portaient les combattants, la mêlée de plus en plus épouvantable ne pouvaient prolonger longtemps cet affreux massacre.

Arthur était partout, semant l'effroi et la mort autour de lui, tombant comme la foudre au milieu d'une bande lorsqu'elle se croyait victorieuse, pour ensuite y jeter l'épouvante et le trépas. Mais, il devait être le point de mire des chefs Routiers ; plusieurs d'entre eux s'étaient acharnés sur lui, cherchant à l'accabler sous leurs coups et par leur nombre.

C'est dans une de ces attaques qu'il reçut un choc terrible qui fit voler en éclats son haubert, laissant paraître sa poitrine sans défense et exposée aux glaives des ennemis. Cet accident redoubla l'ardeur de ceux-ci, et ils se ruèrent de nouveau sur Arthur. Accablé par le nombre, ses coups n'en devenaient que plus fatals aux assaillants ; mais enfin, entouré de toutes parts, il reçut en pleine poitrine une profonde


308 LE MANOIR

blessure qui l'étendit par terre, inanimé et sanglant.

C'est à ce moment même que les cinquante hommes d'armes de Humbert s'élancèrent sur le groupe des Routiers vainqueurs, qui se croyaient maîtres du champ de bataille. Ce nouveau renfort, cette attaque imprévue et furieuse ; la vue du jeune et brillant chevalier conduisant des hommes bien armés, frais et vigoureux, qui leur fit croire que c'était l'avant-garde d'un nombreux contingent, tout enfin jeta le découragement et la panique au milieu des Routiers. Es se défendirent mollement encore quelques instants, en cherchant à se replier vers un petit coteau ; mais, soi une nouvelle attaque énergiquement poussée à la fois par tous les paysans et les hommes d'armes, la déroute devint complète, et chacun des Routiers encore vivants prit la fuite en toute hâte.

Les débris de cette bande rapace s'enfuirent sur M route de Mion, laissant le terrain jonché de leurs morts et de leurs blessés. Ils furent poursuivis jusqu'au village de Cussey, et c'est grâce aux injonctions du fauconnier, commandant au nom de messire Hugues, que ces bandits durent de n'être pas poursuivis plus loin.


ET LE MONASTÈRE. 309

— Arrêtez, noble damciselle,s'écria-t-il en s'adressant au jeune compagnon de sire Humbert, ne vous exposez pas davantage et empêchez le seigneur de Châtillon, votre père, de courir au danger que son âge et ses forces ne peuvent plus braver.

» Tout est fini pour l'heure ; à coup sûr les Sarrasins en ont assez, et nous ne les verrons pas venir chercher leurs morts. »

Ils retournèrent donc ensemble sur le champ de ba taille où les femmes du château étaient déjà descendues pour donner des secours aux mutilés et panser les blessés.

En passant près du hameau, Agarithe vit plusieurs hommes qui portaient sur une civière improvisée le malheureux Arthur étendu sans mouvement. Il paraissait inanimé, les soldats ne doutaient pas qu'il eût cessé de vivre ; mais, pour prouver leur reconnaissance et leur admiration, ils voulurent déposer dans une cabane le corps du jeune héros, en attendant qu'ils pussent le conduire avec tous les honneurs militaires pour l'inhumer dans l'église du prieuré de Mont.

Agarithe s'approcha du convoi lugubre et demanda si des secours pouvaient être encore utiles.

— Hélas ! non, gente damoiselle, lui répondit-on; ce


310 LE MANOIR

noble chevalier errant a payé de sa vie le triomphe qu'il nous a acquis. Ce héros inconnu a fait, lui seul, aux deux combats de Chenecey et de Châtillon de telles prouesses que certainement c'est bien à lui que ces châteaux doivent leur salut, et que nous lui sommes redevables d'être débarrassés des mécréants.

On déposa le corps sur un lit; mais, Agarithe voulut s'assurer de l'état de la blessure. En ce moment, Jeanne vint rejoindre sa maîtresse, puis étant restées seules, elles cherchèrent à reconnaître si tout secours humain était devenu inutile. Le casque resté solidement attaché sur la tête du guerrier avait la grille encore baissée, le gorgerin était intact, mais les lambeaux du haubert ne tenaient plus qu'à un ou deux liens de buffle. Les deux femmes virent enfin l'affreuse blessure qui saignait encore ; aussitôt l'une d'elles y appliqua son mouchoir en forme de compresse, l'autre délia le gorgerin et parvint après beaucoup d'efforts à détacher le casque.

Le visage pâle du chevalier resta inconnu à Jeanne, mais Agarithe ne put retenir le cri de douleur qui lui échappa ; à cet aspect inattendu, ses yeux s'obscurcirent et la pâleur de son visage égala celle du jeune guerrier.


ET LE MONASTÈRE. 311

Cependant elle eut encore la force d'appliquer sa main délicate sur le coeur d'Arthur pour y chercher un signe de vie. Elle fut longtemps immobile, les yeux fixés sur les paupières fermées de son ami d'enfance. Hélas ! ses inquiétudes trahissaient son courage, en même temps qu'elle perdait tout espoir. La cruelle certitude d'un malheur irréparable commençait à produire en elle ce mouvement fébrile qui annonce le vertige et l'excès d'une grande douleur. Ses forces l'abandonnèrent, elle fléchit sur ses genoux et laissa tomber sa tête sur le bras inanimé qu'elle pressait sur son coeur.

Jeanne moins agitée tenait l'autre bras à la naissance du poignet, pour y découvrir une pulsation ; mais, auparavant elle avait eu la présence d'esprit d'arrêter totalement l'éruption du sang. Elle tira d'un sachet qu'elle portait au cou une petite fiole remplie d'un élixir très-célèbre composé par les religieux de Buillon. Elle en versa quelques gouttes sur une petite éponge qu'elle exprima ensuite dans la bouche du chevalier, puis elle en frotta aussi la poitrine du côté du coeur et enfin sur les tempes.

Un faible soupir, semblable à celui que le mourant laisse échapper au moment où l'âme abandonne sa


312 LE MANOIR

prison terrestre, ne fut entendu que de Jeanne seule. Comprenant aussitôt combien les plus grands ménagements étaient nécessaires, autant pour sa maîtresse dont la douleur muette était déchirante à voir, que pour le blessé si la vie n'était pas éteinte en lui, elle dégagea doucement la main du chevalier qu'Agarithe pressait convulsivement dans la sienne, puis relevant sa maîtresse :

— Allez, ma soeur, allez au château; vous ne pouvez plus rester ici. Rejoignez votre mère que nous avons laissée en proie aux plus mortelles inquiétudes, et votre noble père sans doute très-alarmé de votre absence.

» Pour moi je n'irai au château qu'après m'être assurée que ces restes si chers auront été reconduits avec honneur au lieu de repos de leurs ancêtres. Ordonnez seulement que trois de vos fidèles serviteurs se tiennent à ma disposition dans la chaumière voisine. »

L'infortunée fille de Humbert se laissa entraîner machinalement dehors. Elle avait jeté un long et douloureux regard sur ces traits dont son coeur devait, jusqu'au dernier battement, conserver l'image. Ses adieux muets s'exprimèrent enfin par d'abondantes


ET LE MONASTÈRE. 313

larmes qui inondèrent son beau visage. Enfin elle remonta sur son destrier et reprit le chemin de Châtillon.

Tout était rentré dans le silence autour du hameau. Les blessés avaient été portés au château et les morts conduits au cimetière du prieuré. Quant aux Écorcheurs, ils furent enfouis dans de grands fossés creusés sur place.

Jeanne redoublait de soins délicats auprès du chevalier, conservant ce vague espoir auquel l'esprit se rattache même dans les circonstances les plus désespérées.

Peu de moments après le départ d'Agarithe, elle remarqua un léger mouvement des paupières, et bientôt elle vit Arthur ouvrir les yeux; ils fixèrent un instant la jeune fille, puis se refermèrent aussitôt. L'avait-il reconnue, ou bien le sentiment de son existence était-il éteint?

Jeanne évita toute question, elle sortit sans bruit, et envoya un soldat au château y chercher les objets dont elle prévoyait avoir besoin. Ensuite elle continua auprès du blessé les soins délicats que seule une femme sait si bien comprendre et donner. Elle

passa toute la nuit au chevet du malade, s'assurant à

18


314 LE MANOIR

chaque moment d'un heureux retour à la vie. Un sommeil bienfaisant avait remplacé cette longue léthargie, image de la mort.

Enfin le chevalier ouvrit de nouveau les yeux, et fixant Jeanne qui se penchait vers lui, comme pour, saisir une parole, il lui dit d'une voix si faible qu'elle se fit à peine entendre :

— Le château est-il sauvé ?

— Oui, grâce à vous, seigneur chevalier, et les ennemis sont dispersés.

— Ma famille ou d'autres personnes, saventelles que je suis ici?

— Votre famille l'ignore. Une seule personne de Châtillon et moi, nous vous avons reconnu. Mais, ne parlez plus et fiez-vous à mes soins.

— Je désire voir le père Prieur.

— Lui et ses religieux ont été obligés de quitter le prieuré. Quand ils seront de retour, YOUS serez obéi... Prenez ce breuvage qu'une main amie vous a préparé... »

Le chevalier, après avoir obéi, joignit ses mains, et resta dans un silence complet; mais, on voyait, au mouvement de ses lèvres, qu'il priait avec ferveur.

Un soldat fut expédié une seconde fois au château,


ET LE MONASTÈRE. 315

avec ordre de demander à la fille du seigneur quelques objets de tapisserie pour servir de passe-temps à la garde-malade, qui faisait dire aussi qu'elle était fort contente de son emploi.

Plusieurs jours se passèrent dans les alternatives de l'inquiétude et souvent dans une grande sécurité à l'égard du rétablissement du chevalier. Un état tranquille avait succédé à de violents accès de fièvre, et il n'y eut plus de doute que le blessé ne fût entré enfin dans la période de convalescence.

Chaque jour, il demandait à Jeanne si les religieux du prieuré étaient rentrés. Quand il fut certain de leur retour, il pria la jeune fille d'envoyer une personne sûre prévenir le Prieur qu'un étranger blessé demandait instamment à lui confier une affaire importante.

Jeanne promit, mais bientôt après elle se rendit au château.



CHAPITRE XVIII

RÉSIGNATION ET SACRIFICE.

0 tais-toi, pauvre coeur ! ou plutôt, non, va, pleure ; Pleure sur le néant de ce rêve d'une heure Qui tel qu'un doux soleil à tes yeux de vingt ans, Semblait devoir briller ainsi qu'un long printemps. Mais, le bonheur n'est pas sur cette triste terre Où nous gémissons tous sous la cruelle serre Du vautour ennemi que l'on nomme douleur Et qui sans cesse étreint et déchire le coeur.

Ce ne fut qu'au milieu de la nuit que Jeanne revint, mais elle était accompagnée d'une femme complètement voilée. Après s'être excusée sur sa longue absence , elle sortit sous le prétexte de préparer des boissons rafraîchissantes pour le malade.

Agarithe alors ôta son voile et s'approcha d'Arthur. Son maintien en ce moment délicat révélait la timidité de la jeune fille modeste et pure, mais il y avait

aussi ce mélange de dignité et de force, qui est l'apa13.

l'apa13.


318 LE MANOIR

nage d'une nature énergique et d'une grande âme. Elle s'assit près du lit du blessé et prononça lentement, en baissant les yeux, ces premières paroles :

— Seigneur chevalier, vous me pardonnerez la démarche que j'ose entreprendre. Je sais, sans en comprendre la raison, que vous avez voulu rester inconnu sur les terres de mon père ; mais, après que vous nous avez sauvés du désastre qui nous menaçait, comment pourrais-je taire le sentiment de reconnaissance que nous vous devons et m'affranchir de l'obligation de venir moi-même vous le témoigner? »

Arthur répondit d'une voix émue :

— Noble damoiselle, je n'ai accompli que le devoir d'un chevalier, et je n'ai pas fait plus que tous les braves vassaux qui ont combattu à mes côtés. Si j'ai contribué au salut du château de messire votre père, le succès de l'entreprise est suffisant pour satisfaire aux exigences du noble métier des armes.

— Je n'ai jamais douté, seigneur chevalier, de votre courage; mais, la fille deHumbert de Châtillon n en conservera pas moins une profonde reconnaissance tant qu'elle vivra. Mon père, lui aussi, serait heureux de vous adresser le même langage ; me per-


ET LE MONASTÈRE. 319

mettez-vous au moins de lui dire à qui il doit d'avoir été préservé, lui et sa famille, d'une catastrophe si terrible ?

— Vous pourrez, noble damoiselle, lui dire que la victoire est due au courage des braves vassaux de messire Hugues aidés de vos gens et de ceux du sire de Scey.

— Arthur! s'écria Agarithe, pourquoi cette réserve personnelle? »

Et ne pouvant plus retenir ses sanglots, la malheureuse enfant lui dit :

— Mais, ô mon Dieu! que vous ont fait les Châtillon pour jeter ainsi la désolation dans le coeur de leur fille infortunée? Arthur! qu'avez-vous à me reprocher? Dieu m'est témoin que je n'ai jamais voulu vous offenser. Ne voyez-vous pas mes souffrances et quels tourments vous semblez vous plaire à répandre sur celle qui fut votre amie d'enfance?

Le chevalier parut un instant irrésolu, comme un homme embarrassé dans une difficulté inattendue; son silence cependant n'était pas le prélude de la feinte ou d'une recherche pénible de quelque stratagème ; c'était plutôt un effet de la réflexion jointe à la can-


320 LE MANOIR

deur. On voyait aussi qu'il hésitait dans le choix des expressions qui devaient expliquer sa pensée.

Agarithe devinait toute l'importance qui allait résulter de cette explication qu'elle attendait avec anxiété; voulant abréger ce moment solennel et peut-être aussi difficile que pénible pour tous deux, elle ajouta :

— Quand, au milieu des affections de notre enfance, ma vivacité vous occasionnait quelques légères peines, vous ne tardiez point à me le dire, et moi j'étais toujours heureuse d'en obtenir promptement le pardon.

» Lorsque également, et sans le vouloir, vous jetiez le moindre trouble dans mes joies innocentes, vous

n'attendiez pas un instant pour me le faire oublier

Et depuis longtemps que vous voyez mon âme souffrir toutes les tortures, vous m'abandonnez !....

— Ma demoiselle, répondit Arthur, je n'ai point cessé, Dieu m'en est témoin, de conserver au fond de mon coeur tous les souvenirs du passé et toute l'affection que je vous ai vouée comme à une soeur bienaimée. Mais, les sentiments naturels ne doivent-ils pas quelquefois être sacrifiés devant cet appel de l'âme à la vie surnaturelle qui nous porte plus directement vers Dieu?.... Quand l'honneur du monde com-


ET LE MONASTÈRE. 321

mande l'obéissance à ses lois, l'homme n'a point d'hésitation ; et quand pour obtenir un bien mille fois préférable, le coeur et l'esprit sont éclairés des divines lumières, pourrait-il hésiter au combat?.... Reculer devant le sacrifice, ne serait-ce pas de la félonie ou plutôt de l'apostasie? Le service de Dieu seraitil moindre que les obligations du monde?...

— Oh ! Arthur ! s'écria Agarithe, est-ce que Dieu condamnerait des sentiments qui sont nés sous l'oeil de nos mères? Serait-ce donc un crime ou une faiblesse coupable délaisser battre son coeur?

— Ce n'est point là ma pensée, dit le chevalie;" loin d'y voir un mal, je crois que c'est le plus souvent l'oeuvre de Dieu, et un grand bien dans la société humaine. Cependant ce bien n'est pas absolu, et comme il a son origine dans notre coeur, il n'est point la perfection.

» Quand Dieu découvre à nos yeux un sentier qui doit nous conduire sûrement à lui; quand il nous trace un genre de vie en rapport à ce but, toutes les

considérations terrestres doivent céder Agarithe,

m'avez-vous compris?

— Hélas! répondit la pauvre enfant, je comprends mes faiblesses et ma misère, je ne sais que mon malheur et ne sens que mes souffrances ! »


"322 LE MANOIR

Mais, cette lutte de deux âmes aimantes avait été au-dessus des forces du chevalier encore mal affermies. Le pauvre novice du monastère de Buillon, en employant toute l'énergie de son courage et de sa foi, avait épuisé ses forces renaissantes. Son noble visage un instant coloré par l'effet d'une vive animation, se voila tout à coup sous une grande pâleur. Ses yeux s'obscurcirent, et sa voix éteinte fit à peine entendre ces mots :

— Oh ! mon Dieu !

D'une main glacée, il avait saisi celle d'Agarithe qu'il pressa sur son coeur, puis il retomba inanimé.

Agarithe éperdue, muette de douleur, contemplait silencieusement Arthur. Elle n'avait plus que ce sentiment vague qui est l'incertitude et l'effroi. C'est dans ce triste moment que Jeanne entra, et qu'elle vit sa maîtresse et Arthur anéantis tous deux. Elle crut sans doute que le chevalier venait de s'évanouir une seconde fois.

— Ne vous inquiétez pas trop, ma soeur, dit-elle, celte blessure à peine cicatrisée, la grande faiblesse du cher malade, voilà qui nous indique toutes les précautions qu'il ne faut point négliger. Mais, fiez-vous à moi Retournez au château. Allez, ma soeur; au


ET LE MONASTÈRE. 323

nom du ciel, laissez-moi seule ici ! Demain, j'irai vous rassurer.

En présence de Jeanne, la fille de Humbert avait repris ses sens. Elle céda à la prière de son amie, en obtenant toutefois qu'elle ne s'éloignerait qu'après être certaine qu'Arthur serait dans un état plus rassurant. Elle se retira donc dans la première chambre d'entrée, où elle resta jusqu'au retour de Jeanne, qui vint en effet lui donner l'assurance qu'elle désirait. Ensuite Agarithe remonta au château en s'abandonnant aux réflexions les plus douloureuses....

Jeanne redevenue garde-malade s'approcha du chevalier et elle lui dit avec une petite moue charmante :

— Avouez, messire chevalier errant, qu'il ne faudrait pas qu'une garde douée de mon expérience quittât son malade une seule minute. Vous avez parlé

combats et batailles, et vous avez oublié votre blessure.

— Suis-je seul en ce moment? dit le chevalier.

— Mais, messire, oui, si vous me prenez pour un fantôme.

— Pardonnez-moi, je croyais encore rêver Ma

demoiselle de Châtillon a-t-elle quitté cette chaumière?


324 LE MANOIR

— Oui, messire, elle est retournée au château, après m'avoir chargée de mille recommandations sur les soins à vous donner.... Vous trouvez-vous mieux?

— Oui, s'il plaît à Dieu, je serai en état de marcher demain.

— Au surplus, messire chevalier, mon bras est à votre service. Comme garde-malade, j'entends être l'appui, le guide, et comme chirurgien, le directeur et un peu le maître aussi. Je vous donnerai des conseils. Voulez-vous queje commence?.... Ah! vous fermez les yeux, c'est sans doute pour m'écouler mieux.

» Mon premier avis, qui est le plus grave, c'est qu'il ne faut point vous fatiguer l'esprit et encore

moins le coeur, ne pas vous faire de la peine

ni en faire à personne.

» Ensuite il serait bon que vous vous laissiez tout doucement transporter au château; ce sera facile. Vous recevrez là de meilleurs soins, et vous y trouverez des distractions aimables qui hâteront votre guérison.... Voulez-vous me permettre d'aller en conférer avec noble dame Eugelberte?

— Ne hâtez rien, répondit Arthur, j'agirai demain si mes forces le permettent.... Dites-moi, mademoi-


ET LE MONASTÈRE. 323

selle, que sont devenus les méchants aventuriers du Nord?

— Ah! seigneur chevalier, je m'aperçois que vous ne faites pas grand cas de mes conseils, puisque vous venez à un autre sujet. C'est dommage pourtant, et j'ajouterai qu'il est triste de voir un malade ne point suivre les ordonnances d'un chirurgien qui avait si bien commencé votre guérison.

— Je vous suis très-reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour moi; un jour viendra où peutêtre il me sera permis de vous prouver ma gratitude.

— Il vaudrait mieux, messire, que ce fût tout de suite, en vous soumettant aux sages prescriptions que je proposais. D'ailleurs, comme chirurgien, je juge que cette cabane où nous sommes convient moins que le château. L'air n'y est pas aussi pur ; les appareils me manquent ici ; il vous faut des distractions que cette solitude n'a .point ; un meilleur lit plutôt que ce grabat, et enfin mille soins que l'on s'empressera de vous prodiguer dans un appartement convenable.

— Mademoiselle, permettez-moi d'attendre à demain pour répondre à cette proposition. Ayez la


326 LE MANOIR

bonté de me dire ce que l'on sait sur la fuite des Routiers.

— Hé bien, seigneur, puisqu'il ne faut pas contrarier un malade, je vais vous le dire.... D'abord le petit nombre que votre bras a épargné est bien loin d'ici. Le comte de Scey assure qu'ils se sauvent du côté de leur vilain pays.

— Ont-ils fait de grands ravages parmi nos braves gens?

— Hélas ! plusieurs de vos vassaux ont été les victimes de ces mécréants. Mais, le seigneur Hugues, votre illustre père, répare autant qu'il le peut les désastres. Le tabellion a déjà proclamé une charte où les donations de champs, les remises de droits, avec de grosses gratifications, sont accordées aux familles qui ont souffert. Et votre sainte mère ! voilà longtemps qu'elle n'est plus au château; ses jours et ses nuits se passent au milieu des familles décimées par la guerre ; elle répand partout ses bienfaits.

» Et puis les moines de Buillon font merveille avec leur onguent célèbre, à tel point que le pauvre Guillaume, je veux dire votre brave écuyer, conservera sa jambe et en sera quitte, dit-on, pour être boiteux. C'est toutefois désagréable.


ET LE MONASTÈRE. 327

» Ah! j'oubliais votre beau destrier; n'en ayez nul souci, seigneur chevalier. Croiriez-vous qu'après la bataille, lorsqu'il fut violemment séparé de son noble maître, il reconnut la belle haquenée, sa soeur, et la suivit à la poursuite des ennemis jusqu'à Cussey, donnant des ruades à chaque routier qu'il rencontrait. Un de ces méchants païens voulut s'en emparer pour fuir plus rapidement, mais il reçut, en punition de sa hardiesse, en pleine poitrine, une ruade qui l'étendit raide mort sur la poussière. »

Le jour allait bientôt commencer. Après une longue pause, la jeune fille se retira ravie de voir le chevalier endormi. H ne se passa rien d'extraordinaire jusqu'au coucher du soleil, où Jeanne demanda la permission d'aller au château y chercher, dit-elle, des secours précieux. Elle ajouta que son retour aurait lieu au commencement delà soirée.

Arthur étant resté seul essaya ses forces en marchant dans sa chambre d'abord à petits pas. Peu à peu il sentit ses jambes reprendre sans effort leur service ; un repos prolongé les avait presque autant affaiblies que sa blessure même et la perte de son sang.

Déjà le crépuscule avait fait place à cette lueur


328 LE MANOIR

incertaine d'une belle soirée de printemps. Un calme délicieux régnait dans les prairies qui avoisinaient la cabane, et le rossignol en profitait pour mieux faire entendre son chant mélodieux en parfaite harmonie avec le léger bruissement du feuillage et les échos environnants.

Le chevalier sortit, puis se dirigea lentement, sans suivre aucun sentier, vers le prieuré de Mont, qui n'était éloigné que de trois quarts de lieue à peine. Il mit néanmoins près de deux heures à faire ce court trajet, et arriva exténué de fatigue à la porte du parloir où il demanda le prieur. Celui-ci ne se fit point attendre, et après un entretien de quelques minutes, le chevalier fut introduit dans une chambre réservée...

Quelques mois s'étaient écoulés depuis la disparilion d'Arthur sans que personne dans le pays sût positivement ce qu'il était devenu. Les familles seigneuriales s'occupaient plus particulièrement de cet événement.

Les hommes exaltaient la bravoure et les exploits du chevalier errant , dont le nom n'était plus un mystère, puisque plusieurs des braves paysans, ses compagnons d'armes et de gloire, l'avaient parfai-


ET LE MONASTÈRE. 329

tement reconnu et qu'ils ne pouvaient taire leur admiration.

D'un autre côté, les dames montraient un enthousiasme qui tenait de l'exaltation, au récit d'un courage si noble et si malheureux. Et comme ce n'était pas encore assez pour ces natures toujours impressionnables, surtout chez les jeunes demoiselles, elles avaient enfin obtenu, à force d'investigation, la connaissance des sentiments qui avaient existé entre Agarithe et le chevalier, — ce qui ne faisait qu'augmenter encore leur sympathie et leur admiration et ajouter au vif intérêt qu'elles portaient au fils de messire Hugues.

Les relations entre les familles de Chenecey et de Châtillon avaient cessé d'être menaçantes ; les deux seigneurs ne semblaient plus songer au grave sujet de mécontentement que la fête de saint Hugues, comme un brandon de discorde, avait jeté au milieu d'eux si malheureusement quatre mois auparavant.

D'ailleurs, les graves préoccupations, les efforts et les dangers survenus à l'occasion de l'invasion des Écorcheurs avaient dû donner une autre direction à l'humeur guerroyante de Hugues, sans pour cela effacer complètement de son esprit le souvenir du


330 LE MANOIR

prétendu affront fait à son patron par messire Humberl. Enfin la disparition d'Arthur dont il connaissait maintenant et les motifs et les circonstances lui faisait comprendre la nécessité de ne pas pousser plus loin les effets de son ressentiment.

Châtillon avait repris un peu de calme, mais en apparence seulement.

Là où le malheur règne, où la souffrance a fait irruption dans les coeurs, où les jours de l'avenir n'apparaissent plus que chargés de sombres nuages, où enfin le bonheur du foyer domestique est anéanti, la désolation doit régner en maîtresse quoique combattue avec force par les douces consolations de la foi

Cependant, Jeanne n'avait pas perdu tout espoir; très-préoccupée de la promesse qu'elle avait faite à Agarithe de trouver un prétexte pour pénétrer dans l'intérieur redoutable du monastère de Buillon, elle mettait en pratique les ressources de son esprit; son impatience croissait en raison des difficultés qu'elle rencontrait dans l'accomplissement d'une démarche hérissée d'obstacles.

Les belles pêches qu'elle avait offertes, en vraie fille d'Eve et comme un esprit tentateur, lui rappe-


ET LE MONASTÈRE. 331

laient sa mésaventure lorsqu'elle s'était présentée au monastère. Aussi c'était par d'autres moyens qu'elle comptait faire le siège de cette place inabordable. Elle aurait dû sans doute respecter ce saint asile de la prière et du silence, mais dans l'ordre de ses idées, elle pouvait aussi croire le but qu'elle poursuivait parfaitement juste et sans inconvénient. Quoi qu'il en soit, elle partit un jour, montée sur sa haquenée, accompagnée d'un valet portant en croupe de son cheval un énorme paquet enveloppé avec soin.

En arrivant au monastère, elle demanda, sans aucune hésitation, d'être présentée au révérend père abbé, pour lui offrir de la part de mesdames de Châtillon des étoffes et des guipures destinées aux autels de l'église de Notre-Dame de Buillon.

Le frère portier ouvrit de grands yeux à la vue d'un paquet de si belle apparence ; une douce joie le fit sourire agréablement :

— Ah ! dit-il, voilà un gentil don qui vient bien à propos, car notre pauvre église manque de beaucoup de choses... Je vais quérir le père hôtelier.

—Permettez, mon frère ; veuillez dire au bon père hôtelier que je suis chargée de présenter moi-même


332 LE MANOIR

au révérend abbé l'offrande de mesdames de Châtillon, en même temps que leurs compliments.

— Oh ! soyez certaine que je rapporterai exactement vos paroles. »

Là-dessus le frère pénétra dans l'intérieur d'une cour et disparut.

La commission avait été si bien faite, que le frère portier, au lieu de revenir avec le père hôtelier, revint seul prier demoiselle Jeanne de le suivre au parloir particulier. Elle se laissa conduire, sans dire une parole, et bientôt elle se trouva en face du révérend abbé. Les yeux baissés, elle s'inclina' respectueusement et s'exprima ainsi :

— Très-révérend père, je viens de la part de ma noble maîtresse, damoiselle de Châtillon, vous offrir un don pour les autels de votre église. Ce sont des objets la plupart travaillés par ses mains.

— Nous acceptons avec reconnaissance cette preuve de générosité et de piété. En vous chargeant de reporter nos remercîments à vos nobles maîtresses, veuillez leur dire que les premières messes où l'emploi sera fait de ces objets seront dites aux intentions de la famille de Châtillon et particulièrement pour attirer sur elle les grâces du Seigneur.


ET LE MONASTÈRE. 333

. Le moment était devenu critique, car déjà le père abbé se levait de son siège en prononçant ces dernières paroles.

Toute autre que Jeanne se fût trouvée embarrassée et peut-être à bout dô ressources; mais, la jeune, 'fille conserva sa présence d'esprit. Elle comprenait instinctivement qu'il n'y avait pas un moment à perdre, et qu'il fallait profiter d'une occasion qui ne se représenterait peut-être jamais.

— Très-révérend père, dit-elle, je suis aussi chargée d'une autre mission, dont le but peut avoir quelque importance pour une famille qui vous est chère. Votre Révérence n'a pas oublié l'époque lamentable où une grande bataille s'est livrée sous les murs de Châtillon. Un noble chevalier errant a failli périr en combattant pour la cause de messire Humbert; terrassé par les ennemis, il fut laissé expirant dans une cabane. Cependant Dieu lui a conservé la vie, sans doute pour le récompenser de sa générosité. Mais, ce chevalier a tout à coup disparu, abandonnant dans la cabane où il a reçu des soins empressés ses armes et ses vêtements

guerriers. On les a fait transporter au château pour

19.


334 LE MANOIR

les placer comme un trophée et un souvenir glorieux dans la salle des armures.

Un jour que ma maîtresse considérait ces témoins •de la valeur, elle crut reconnaître sur le baudrier un chiffre qu'elle-même y avait brodé, il y a longtemps. Ce baudrier a appartenu au chevalier Arthur de Chenecey et a été porté par lui; mais, comme les relations entre les deux familles ne sont plus ce qu'elles étaient autrefois, je suis chargée de prier Votre Révérence de vouloir bien recevoir ces dépouilles illustres pour les remettre au noble fils de Hugues, à moins qu'elle ne juge convenable, dans la conjoncture où cette affaire lui répugnerait, de faire connaître le lieu de résidence du chevalier, afin que monseigneur de Châtillon lui adresse un messager porteur de ces armes. »

Jeanne s'arrêta ici sans oser lever les yeux sur le père abbé. Celui-ci répondit gravement :

— Nous pouvons volontiers recueillir ces dépouilles du chevalier, et nous donnons l'assurance qu'elles seront remises au château de Chenecey. »

Ces paroles laconiques ne pouvant satisfaire Jeanne, elle reprit :

— Cependant si ce que l'on dit est vrai, que le che-


ET LE MONASTÈRE. 335

valier a quitté le château, cette démarche ne devra-telle pas alarmer sa famille ?

— Nous saurons prendre quelques précautions de prudence.

— Mais, très-révérend père...

— Jeune fille, cessez toutes questions inutiles, elles pourraient dégénérer en hardiesse coupable. C'est par égard pour votre noble maîtresse que je vous donne ce conseil : écoutez-le. Ne poursuivez pas davantage un projet qui pourrait combattre la volonté de Dieu. Oui, je lis au fond de votre âme que vous êtes venue ici dans un but que vous n'osez avouer. Prenez garde ! si vous réussissiez à tromper un vieillard, vous ne tromperez pas Dieu qui connaît vos pensées les plus secrètes, avant même que votre bouche ne les ait exprimées.

— 0 mon père! pardonnez-moi si j'ai pu vous offenser. ..

— Je ne suis point offensé, mais c'est contre Dieu que vous péchez si vous cherchez à me tromper. Croyez-moi, dites la vérité, elle vous servira plus que le mensonge. »

Jeanne, interdite, eut d'abord à peine le courage de lever les yeux sur le saint vieillard. Mais lors-


336 LE MANOIR

qu'elle contempla celte douce figure où la charité du prêtre reflétait la bonté angélique qui touche les coeurs les plus endurcis, la pauvre fille se laissa tomber aux pieds du vénérable religieux, et avec une voix pleine de larmes elle s'écria :

— Hélas! mon père, c'est que je souffre plus que ma maîtresse du cruel abandon qui cause son désespoir. Oh! venez consoler une famille qui mettait son espoir dans le bonheur de son enfant... On dit que vous avez une grande puissance sur les esprits et sur les coeurs, employez-la pour nous sauver du désespoir.

— Au nom de qui parlez-vous?

— Mon père, c'est moi qui ai tout fait, tout conçu dans ce projet qui tourne à ma confusion. Ah ! s vous saviez quel attachement plein d'amour j'ai au coeur pour ma chère maîtresse!... Je voudrais la consoler au prix de ma vie.

» Ce qui augmente encore mes peines, c'est de savoir que la fière Agarithe renferme au fond de son coeur un sentiment qu'elle ne peut vaincre et qui la fera mourir. El puis, le noble seigneur, son père, est expirant. C'est une de ces âmes qui se brisent dans le silence de la douleur. Il devine les angoisses mor-


ET LE MONASTÈRE. 337

telles qui sont le partage de sa digne épouse et de sa fille... MonJ)ieu, déversez sur moi toutes ces grandes souffrances, et sauvez mes maîtres!»

Le saint abbé laissait couler ses larmes sur cette aimable jeune fille,—larmes de la charité la plus pure. Il comprenait mieux que personne, au fond de son coeur de religieux, toutes les misères, tous les chagrins qui affligeaient une famille si cruellement éprouvée. Relevant avec douceur la jeune fille :

— Vous avez dit que messire Humbert est mourant? Allez et faites-lui annoncer ma visite. Je vais partir sur-le-champ.

Il quitta aussitôt Jeanne qui, de son côté, reprit le chemin de Châtillon, précédant le saint abbé de quelques moments à peine.



CHAPITRE XIX

COMME QUOI NOBLE DAMOISELLE AGARITHE DE CHATILLON SE RÉSOLUT DE PRENDRE LE VOILE DES VJERGES DD SEIGXEDR.

C'en est fait, les liens qui rattachaient au monde Sont rompus à jamais, dans une paix profonde Du cloître l'a reçue et voici que l'espoir Vient éclairer son coeur, tel qu'on voit un beau soir Succéder tout à coup même au jour le plus sombre. Pour une âme blessée, ah ! que bien douce est l'ombre Qui tombe lentement des voûtes du saint lieu Et sur l'aile d'amour nous élève vers Dieu !

L'abbé arriva au château, monté sur une mule et accompagné d'un religieux. Il fut reçu par Eugelberte et sa fille dans une salle où régnait ce silence morne qui est souvent l'annonce d'un malheur. La femme de Humbert pouvait à peine se soutenir, son doux visage baigné de larmes, l'attitude d'Agarithe laissant apercevoir la souffrance et l'inquiétude firent comprendre aussitôt à l'abbé ce que cette demeure renfermait d'angoisses et de douleurs.


340 LE MANOIR

— Je viens (dit-il) partager vos peines et boire avec vous le calice amer des tribulations. Oh ! ne vous abandonnez point au découragement. Les malheurs et les déceptions de ce monde sont toujours les voies saintes par lesquelles Dieu nous conduit aux joies célestes.

Et s'adressant à Eugelberte :

— Puis-je voir votre noble époux?

L'abbé fut conduit silencieusement dans la chambre de Humbert de Châtillon. Il s'entretint avec le malade très-affaibli par une fièvre lente. Après une séance assez longue, dont une partie se passa sans témoin, l'abbé vint retrouver la châtelaine et sa fille et leur dit :

— Lorsque le chrétien est accablé sous le poids du malheur et des souffrances, après avoir pratiqué en sa vie des bonnes oeuvres et donné l'exemple des vertus, il peut avoir confiance en la miséricorde du Seigneur et lui remettre avec joie son âme sanctifiée par la pénitence. Vous avez un édifiant modèle dans votre époux, dans votre père ; efforcez-vous d'imiter sa résignation et la douce patience qu'il montre au milieu des épreuves de la maladie.

» Ne résistez point aux avertissements du ciel ; ac-


ET LE MONASTÈRE. 341

ceptez les misères de la vie ; sacrifiez les espérances que donne le siècle avec toutes ses déceptions et ses illusions. » .

L'abbé allait s'éloigner, lorsqu'un page vint annoncer que le sire Hugues, seigneur de Chenecey, était à cheval dans la cour, attendant l'honneur d'être reçu immédiatement. Les trois personnages se consultant des yeux semblaient ne pas bien comprendre l'opportunité de cette visite ; ils paraissaient même remplis d'étonnement.

Eugelberte s'étant levée, dit avec dignité :

— La femme de Humbert de Châtillon est prête à recevoir la visite de messire Hugues de Chenecey.

Ce jour même, dès .le lever du soleil, Pécuyer de Humbert s'était rendu au château de Chenecey, porteur de la lettre suivante qu'il avait remise à Hugues :

« Messire de Chenecey,

» Je sens la vie m'échapper avec le sincère déplaisir de ne pouvoir, avant de trépasser, vider notre différend, soit en champ clos, soit face à face, en compagnie de nos gens respectifs. Mais, c'est la volonté de notre doux Jésus-Christ de me priver de cette agréable occasion de faire prouesse. Que son saint nom


342 LE MANOIR

soit béni ! Et avant de passer de cette vie à trépas, je me dis aujourd'hui comme autrefois, » Votre vieil et loyal ami,

» Humbert de Châtillon (1). »

Hugues, après cette lecture, resta un instant pensif. Il considérait ce parchemin, qui lui semblait comme une sorte de testament de celui qui fut autrefois son ami, et qu'une circonstance futile avait changé en rival. Son front se rida profondément, et selon son habitude, il frappa du pied le sol. Mais, après qu'il eut marché un moment à grands pas, ses yeux laissèrent échapper une larme, il fit tourner deux ou trois fois son chaperon sur sa tête, ce qui était le signe d'une forte préoccupation, et 'enfin donna l'ordre de lui amener immédiatement son destrier. Ce coeur loyal n'hésitait plus, il venait de prendre la résolution héroïque d'aller porter lui-même sa réponse à Humbert.

Quand le seigneur de Chenecey fut en présence

(1) Il faut avouer que les cinq siècles qui nous séparent aujourd'hui de cette époque, ont singulièrement modifié nos moeurs et nos usages. Mais, sous quelque rapport que l'on envisage ce procédé un peu farouche de messire Humbert, on ne peut néanmoins s'empêcher de reconnaître qu'au milieu de ce mélange de bonhomie et de rudesse, il y avait aussi un sentiment chevaleresque et la plus profonde loyauté.


ET LE MONASTÈRE. 343

d'Eugelberte, d'Agarithe et de l'abbé de Buillon, il dit :

—J'accours,madame, parce que j'apprends vos douleurs ; je viens parce que je veux serrer la main d'un vieil ami. Je pense que vous ne repousserez pas mes sympathies et que votre noble époux ne refusera pas les marques, bien que tardives, d'une ancienne affection.

— Soyez toujours le bien venu, messire (répondit Eugelberte), la famille des Châtillon, éprouvée cruellement à cette heure, n'a jamais douté des nobles sentiments du seigneur de Chenecey. . Eugelberte, après ces paroles, se rendit seule auprès du malade pour le prévenir de la visite de son vieil ami. Puis, elle revint après un instant prier Hugues de vouloir bien l'accompagner....

Messire de Chenecey considéra un moment Humbert à demi couché dans un large fauteuil; il se tenait debout en face du malade, sa main gauche serrait avec force la poignée de sa longue épée, et sa droite, toute ouverte, tendue en avant, semblait attendre un signe pour aller chercher celle de son vieil ami.

Un serrement de coeur lui ôtait la faculté de pro-


344 LE MANOIR

noncer une parole. Humbert fixait Hugues, en hochant la tête, comme pour lui dire :

— Vous le voyez, ma lettre vous a dit la triste vérité.

Enfin Hugues lui prit les deux mains qu'il étreignit avec force ; puis, il s'écria :

— Par saint Hugues et saint Humbert!... je suis très-marri de vous voir en ce dolent état. Je viens, en personne, vous le dire.

— Ah! messire, je vous crois; je ne ferai pas, comme vous avez fait malgracieusement à mon égard, vous avez refusé d'ajouter foi aux paroles que j'ai affirmées à votre fils. Vous m'avez offensé, et j'attends d'être guéri pour vous faire rentrer dans la gorge ce vilain déni.

— Très-volontiers, messire, je serais heureux de vous voir en bon et bel état pour que vous puissiez recevoir de ma main un coup de taille de ma loyale épée Mais, mon vieil ami, en attendant occuponsnous du présent ; laissons le passé qui a fait son temps, tout en troublant le repos de nos deux familles. Vous n'êtes point satisfait, ni moi non plus.

— Les Châtillon n'ont rien à se reprocher vis-àvis des Chenecey, et ils n'ont jamais renié des enga-


ET LE MONASTÈRE. 345

gements ni rompu traîtreusement aucun projet d'alliance.

— Messire Humbert, vous n'êtes pas plus irrité que moi à l'occasion de nos illusions détruites... J'avais deux fils, ignorez-vous qu'il ne m'en reste plus un seul?

— Las! je ne savais pas que votre aîné, Artant,eût été occis.

— Ce n'est pas de mon noble Artant qu'il s'agit, mais de son frère Arthur qui a tout abandonné : sa famille, le monde et sa fiancée. Sa mère, ma douce Ermelinde, m'a fait savoir que son fils avait sacrifié nos espérances pour se faire moine. J'en ai pris mon parti, que pouvais-je faire? Fallait-il me révolter contre Dieu?

— Non! (s'écria vivement Humbert), laissons s'accomplir toutes les volontés du Seigneur. Nous ne sommes pas des mécréants pour aimer la révolte ; nous sommes des chrétiens qui ne rougirons jamais de porter la bannière de la croix et de nous soumettre à notre mère, la sainte Église.

« Hugues, puisqu'il en est ainsi, soumettons-nous, et disons ensemble :, Amen. » Le sire de Chenecey répondit simplement :


346 LE MANOIR

— Amen.

Pendant cet entretien, Eugelberte, qui était restée en apparence assez tranquille, ne put retenir ses larmes quand elle eut acquis la certitude de l'événement qui n'avait été jusqu'à ce jour pour elle et sa fille qu'un vague mystère.

Les deux châtelains se communiquaient, dans le silence du regard, leur mutuel déplaisir, ainsi qu'une certaine inquiétude chagrine que la douleur d'Eugelberte produisait en eux. Ils ne trouvaient point d'expressions capables d'adoucir cette amertume profonde et cruelle.

Enfin Humbert dit d'une voix tremblante d'émotion :

— Il n'est pas bon, madame, de laisser aller son coeur à des impressions de regrets immodérés. Acceptons sans murmure, madame, toutes les mortifications et les chagrins qu'il plaît au Seigneur de nous envoyer pour le bien de nos âmes. Je n'ai plus que peu d'instants à passer sur cette terre de misères, plût à Dieu que je les achève sans découragement et avec la confiance du chrétien résigné...

» Allez, madame, allez retrouver votre fille, et montrez-lui que vous êtes sans faiblesse.»


ET LE MONASTÈRE. 347

Hugues, malgré sa rude nature, parut fort troublé en quittant celui qui fut jadis son compagnon d'armes , puis son rival et presque son ennemi. Il étreignit les mains de Humbert, sans prononcer une parole, et sortit avec Eugelberte..,

En revoyant sa fille qui était restée avec le saint abbé de Buillon, elle jeta un coup d'oeil sur le visage attristé de son enfant et vit sur ses paupières encore humides de pleurs qu'un entretien douloureux venait d'avoir lieu.

— Espérons encore (lui dit-elle en la baisant au front), votre père nous sera peut-être conservé;

supplions notre vénérable abbé de nous aider de ses prières.

— Oui, madame, je vais assembler tous les religieux, mes frères, pour adresser à Dieu notre demande en commun. »

Hugues quitta Châtillon en même temps que l'abbé. L'un suivit les plateaux élevés jusqu'à sa forteresse, et l'autre descendit dans la vallée profonde et tranquille où reposaient déjà les humbles dépouilles de tant de disciples de saint Bernard.

A son arrivée au monastère, le vénérable abbé fit venir Arthur dans son appartement et lui apprit son


348 LE MANOIR

voyage à Châtillon. A la nouvelle de l'état désespéré de messire Humbert et de sa fin prochaine, le pauvre novice pâlit et baissa les yeux.

— Mon fils (lui dit l'abbé), pourquoi vous troublezvous? Vivez-vous encore de la vie du monde? »

Et baissant la voix :

— Le passé a-t-il laissé des regrets dans votre âme? Parlez sans crainte, mon fils, et n'oubliez pas que vous avez encore toute la liberté dont jouissait autrefois le chevalier Arthur.

— Oui, très-aimé père, je le sais, je suis libre et j'ose vous demander la permission d'exercer sans contrainte cette indépendance que le noviciat nous accorde jusqu'au grand jour où l'âme, le corps et la volonté sont engagés par des voeux solennels et irrévocables.

» Oui, je suis libre encore, libre de quitter cette maison. Mais, suis-je libre de trahir Dieu, en repoussant la grâce qu'il m'a accordée? Cette vocation, cette voix intérieure qui me crie de quitter le monde pour entrer au service de Dieu par le sacrifice, suis-je libre d'y renoncer ? Mais, ce serait apostasier ma foi et perdre mon âme!... »


ET LE MONASTÈRE. 349

En achevant ces mots, Arthur s'agenouilla devant l'abbé et lui dit :

— Mon père, je demande à servir Dieu dans votre sainte maison, comme le dernier et le plus petit de vos religieux. »

L'abbé releva le jeune novice, et le pressant sur son coeur :

— Oui, mon fils (lui dit-il), accomplissons la volonté de Dieu. »

Deux jours après, l'abbé partit de grand matin pour

Châtillon et revint assez tard dans la soirée. Cette

absence de toute une journée, contrairement à ses

habitudes, annonçait qu'une circonstance importante

devait être le motif de cette longue visite.

Le lendemain toutes les messes furent célébrées en ornements noirs, puis l'abbé recommanda aux prières de tous les religieux l'âme de défunt messire Humbert de Châtillon, bienfaiteur du monastère.

Arthur pria avec une grande ferveur dans sa place

ordinaire, mêlé à ses nombreux confrères, et personne

ne s'occupa de lui. Mais, le père abbé seul vit la dalle

qui marquait la place du novice, mouillée de ses

larmes...

Les semaines et les mois s'écoulèrent à l'abbaye,

20


3S0 LE MANOIR

sans qu'aucun événement important vînt troubler le calme profond et les paisibles travaux de la communauté. Arthur accomplissait son noviciat depuis un an, et le jour où il devait prononcer ses voeux approchait. Plusieurs fois, Ermelinde, sa sainte mère, était venue le voir. Ses entretiens avec son fils n'avaient plus, comme jadis, ce caractère de tendre reproche qu'une mère fait à son fils quand il ne remplit pas le but de ses projets sur un établissement longtemps projeté.

Hugues lui-même n'envisageait plus avec irritation l'idée de voir Arthur, son fils bien-aimé, devenir moine.

Un jour, étant dans l'appartement de la noble châ-. telaine et paraissant fort préoccupé d'une pensée qu'il semblait mûrir depuis longtemps;

—Madame, lui dit-il, j'ai réfléchi fort sérieusement à un projet convenable, très-sage selon moi et que vous accueillerez sans doute avec joie et bonheur.

Vous savez que nos vues d'autrefois concernant notre Arthur ont échoué sans retour ; mais, béni soit Dieu ! nous n'avons pas seulement un fils ; car, j'espère toujours, oui, j'espère que l'aîné de ma noble maison reviendra! Eh bien! que pensez-vous de notre fier


ET LE MONASTÈRE. 351

Artant ? Ne serait-il pas opportun de songer à son établissement? Or, pour ne rien changer à nos projets d'alliance avec les Châtillon, pourquoi l'aîné de nos enfants ne remplacerait-il pas Arthur? »

Et comme Ermelinde allait répondre :

— Permettez encore, madame, que j'achève ceci : Je dois vous déclarer que j'ai longtemps mûri ce sage projet, très-raisonnable à mon point de vue, d'autant plus que cette union apportera dans la famille des Chenecey, une importante seigneurie qui rendra notre maison puissante et égale à celle des Scey-en-Varrais. Ce n'est pas que les Chenecey le cèdent aux Scey, quoique ceux-ci aient l'audacieuse prétention d'être possesseurs de fiefs cent quatre-vingt-six ans avant nous. Pour peu que messire Otton veuille encore insister à cet égard, nous pourrions bien essayer laquelle de nos épées est la plus ancienne et la mieux trempée. Car enfin, certaines exigences, quand elles sont extrêmes et téméraires, peuvent finir par atteindre le point d'honneur. Mais, madame, veuillez me pardonner de vous avoir interrompue : j'attends que vous m'exprimiez votre pensée.

— Mon noble seigneur, vous êtes plus instruit que


352 LE MANOIR

moi, et vous êtes meilleur juge dans la science héraldique....

— Eh ! madame, il ne s'agit point de blasons à cette heure. En effet, je connais la généalogie de mes voisins, l'origine des uns, les prétentions des autres et l'infériorité de tous à la noble et illustre maison des Chenecey. Messire Otton résiste à cette dernière évidence, ce qui est une discourtoisie fort grave, méritant tôt ou tard une notification selon les règles héraldiques, à moins qu'il ne préfère (et c'est ma manière de voir sainement en cette occasion), approfondir l'explication en champ clos, face à face, la dague au poing. Au surplus, je compte lui faire prochainement cette juste proposition; mais, j'attends, madame, que vous me fassiez connaître votre sentiment sur ce que je viens de vous annoncer.

— Noble messire, je dirai humblement que la meilleure des causes appuyée sur la violence, même par combat singulier, ne prouve pas toujours la justice...

— En vérité, madame, ce n'est pas répondre sensément. Qui est-ce qui vous parle de violence et de combats dans le projet d'unir Arlant à Agarithe?

— Je comprends maintenant, et il me sera facile de vous satisfaire, répondit Ermelinde; car, j'oserai


ET LE MONASTÈRE. 353

réclamer pour nous, mon bien-aimé châtelain , sinon autant de réflexion sage et sérieuse que nos seigneurs et maîtres, du moins une certaine connaissance dans les affaires du coeur.

Non, messire, ce projet n'est pas réalisable, parce qu'il y a des obstacles insurmontables. N'oubliez pas que mademoiselle Agarithe est une femme et qu'elle a donné son coeur une fois. Tant qu'elle vivra, aucun homme sur la terre ne peut plus y prétendre. Un tel coeur retourne à Dieu seul. Le roi de France fût-il doué de toutes les qualités les plus merveilleuses, n'obtiendrait jamais rien sur le coeur de cette noble enfant. Seigneur, votre sage projet, mûri dans les réflexions, n'est qu'un doux rêve et une grande déception.

— En vérité, madame, vous êtes peu raisonnable, et j'ajoute que les femmes deviennent de plus en plus difficiles à connaître. Et il arrivera, pour peu que le mal empire, un temps où les hommes auront fort à faire pour gouverner leur famille.

— Messire, il serait à souhaiter qu'on laissât un

peu plus d'autorité aux femmes ; la société n'aurait

point à regretter de voir leur influence donner une

impulsion dans l'éducation religieuse et maternelle.

20.


354 LE MANOIR

— Madame!...

— Si j'ai parlé ainsi, je bénis le ciel de m'avoir donné un maître également sage, judicieux et bon chrétien.

Il était temps qu'Ermelinde ajoutât ces dernières paroles, car Hugues commençait à laisser percer un certain courroux. Mais, il ne dit plus rien et se contenta en apparence de paraître, sinon mortifié, du moins indifférent sur le projet qu'il avait émis.

Peu de temps après la mort de Humbert, Ermelinde, accompagnée de Hugues, était allée à Châtillon faire sa visite de condoléance. Elle continua encore plusieurs fois cet acte de bon voisinage, autant pour consoler ses malheureuses amies que pour adoucir l'amertume qu'elle ressentait elle-même chaque fois qu'elle se rappelait les illusions qui faisaient jadis son bonheur de mère. Elle mêlait ses larmes à celles d'Eugelberte, et il arrivait souvent que les efforts d'Agarithe pour diminuer cette affliction tournaient aussi en pleurs dont son âme débordait.

Hélas ! ces trois femmes aimantes, unies pendant longtemps dans les mêmes vues, par les mêmes pensées, voyaient maintenant ce que sont les illusions de la vie....


ET LE MONASTÈRE. 355

Le tombeau de messire Humbert, comme ceux de tous ses ancêtres, avait été érigé dans l'église du prieuré de Mont. C'était pour Eugelberte et sa fille un but de pèlerinage fréquent. Agarithe voulant procurer à sa mère une haquenée commode et sûre pour faire ces excursions, lui avait cédé la sienne, et ellemême s'était arrangée du beau destrier du chevalier errant, qu'elle gouvernait avec facilité et une grande adresse.

La fidèle Jeanne ne quittait plus sa noble soeur de lait et faisait toujours partie de tous ces petits voyages. D'enjouée et vive qu'elle était naguère, son caractère avait pris une teinte de mélancolie qui prouvait combien elle ressentait vivement les malheurs dont ses maîtresses étaient affligées.

Souvent il arrivait que mesdames de Châtillon faisaient une chevauchée avec Ermelinde en la reconduisant jusqu'au delà de Cour celles. La caravane s'arrêtait toujours à l'église du prieuré de Mont, où l'on priait sur la tombe de messire Humbert, puis, on descendait ensuite dans la plaine de Courcelles, où ordinairement avaient lieu les adieux.

Un jour, s'étant avancées plus loin, du côté de Charnay, il leur fallut passer sur le plateau étroit où


356 LE MANOIR

le chemin bordait, pour ainsi dire, la crête des rochers de Buillon. A la vue du monastère, les amazones, sans se consulter, s'arrêtèrent subitement. Leurs yeux fixaient le même point, ou erraient sur les mêmes sites qui laissaient apercevoir de petits groupes de religieux occupés aux travaux de la culture. Les deux mères échangèrent entre elles un regard voilé par les larmes, et leurs coeurs éprouvèrent sans doute le même sentiment.

Les yeux perçants de Jeanne, après avoir fixé un point, s'attachèrent sur sa maîtresse, comme pour lui dire :

— Suivez mon regard.

En effet, Agarithe s'assura de l'objet dont se préoccupait sa soeur, mais sans que cette vue produisît sur elle l'apparence d'une grande émotion. Elle resta calme ; on aurait plutôt remarqué que l'ineffable douceur de ses yeux augmentait, en même temps qu'ils exprimaient la satisfaction.

La physionomie de Jeanne s'animait en considérant sa maîtresse ; il y avait en elle comme un enthousiasme ou au moins un vif contentement; elle s'approcha d'Agarithe et lui dit à voix basse :


ET LE MONASTÈRE. 357

— Bien, ma soeur! Courage ! Dieu vous récompensera.

Après un long silence, qui n'était point l'absence de la réflexion et de la pensée, mais plutôt l'expressif et muet langage de l'âme, Ermelinde dit à son amie :

— Viendrez-vous après demain au monastère?

— Oui, madame, et ma fille me supplie de lui permettre de m'accompagner. C'est d'ailleurs le désir du révérend abbé. Mais, j'hésite; que dois-je faire?

— Vous rendre au voeu du saint abbé. Il connaît nos chers enfants ; nous ne devons pas montrer moins de confiance, vous dans Agarithe et moi dans Arthur. Et puis, Notre-Dame de Buillon nous protégera tous. Ainsi, au monastère dans deux jours!... Adieu!

Les deux châtelaines se séparèrent pour se rendre chacune dans son manoir. Eugelberte resta longtemps silencieuse ; Agarithe répondait aux paroles que lui adressait souvent Jeanne. C'était celle-ci qui donnait pour ainsi dire la direction des sentiers aux trois haquenées. Les dames arrivèrent dans la forêt sillonnée d'allées qu'Arthur avait parcourues lorsqu'il vint la dernière fois à Châtillon, accompagné de Guillaume.

En passant au pied d'un hêtre qui fut l'heureux témoin des joies innocentes d'Agarithe et d'Arthur


358 LE MANOIR

encore enfants, et qui portait toujours sur son écorce les traces de ce bonheur perdu, Eugelberte ne put retenir ses sanglots.

— Voyez, ma fille ; cet arbre a conservé fidèlement ces empreintes que vous avez eu le malheur d'y tracer avec celui qui, disait-il, les avait gravées dans son coeur!

— Ma mère, si cette union n'existe plus pour ce monde, elle n'en sera que plus solide pour le Ciel. Consolez-vous, ma tendre mère, un doux espoir remplit mon coeur et me rend plus heureuse qu'autrefois.

— Plût à Dieu! chère enfant, que vous ne me parliez point ainsi pour adoucir mes peines.

— J'ose vous l'affirmer, ma mère ; Arthur ne m'a point trahie, mais il a préféré se donner tout entier au Seigneur ! Ah ! un tel courage était digne de sa grande âme, tant de vertus devaient avoir de l'écho dans mon coeur. Je ne suis qu'une femme, et pourtant la foi me donne des forces pour comprendre les grandes résolutions. »

Deux jours après, toute -la communauté des religieux de Buillon était réunie dans le sanctuaire de sa vaste église. On voyait dans une partie du choeur, sur


ET LE MONASTÈRE. 339

des fauteuils rangés vis-à-vis du trône de l'abbé, les nobles seigneurs de Chenecey, de Scey, de Montrond et de Montferrand. Dans une tribune fermée par un grillage, on ne distinguait que quelques ombres qui prouvaient qu'elle était habitée. C'était la comtesse de Scey, la châtelaine, veuve de Châtillon,sa fille, et enfin la femme de messire Hugues de Chenecey. Jeanne avait obtenu la permission d'accompagner sa maîtresse. Le peuple des villages voisins remplissait la grande nef et les bas-côtés ; on remarquait au transept, sur des sièges à part, les principaux officiers et serviteurs des nobles châtelains placés dans le choeur, et parmi les écuyers c'était le valeureux Guillaume qui avait la première place

Arthur prononça ses voeux sans trouble et avec la plus grande sérénité; il répondit simplement aux questions posées par le père abbé, qui avait devant ses yeux le formulaire en usage, que tenait ouvert un des religieux.

Quand la cérémonie fut terminée, il y avait au monastère de Notre-Dame de Buillon, un religieux déplus, appelé frère Calixte, ainsi nommé en mémoire du saint pape dont la fête se célébrait en ce jour de consécration,

Hugues était resté calme, en apparence, durant


360 LE MANOIR

toute la cérémonie. Il refoulait avec énergie cette faiblesse si naturelle au père qui voit son fils se séparer de lui pour jamais. De temps en temps ses yeux se portaient vers la grille de la tribune où il savait que les dames se trouvaient, et comme il sentait peutêtre en ce moment son courage faiblir, on le voyait faire de fréquents signes de croix, puis essuyer une larme qui obscurcissait sa vue.

Le pauvre Guillaume, pâle et agité, pleurait comme un enfant, avec cette différence que sa douleur était muette.

Enfin, quand les seigneurs et toute l'assistance sortirent de l'église, il ne restait déjà plus personne dans la tribune cloîtrée.

Le monastère, reprit aussitôt son calme habituel, comme si rien d'extraordinaire ne fût arrivé. Les prières, les chants à l'église et les travaux dans la prairie se continuèrent avec la même régularité qu'auparavant. L'hiver succéda à l'automne, puis ensuite le printemps avec son doux soleil, ses fleurs qui parfument le vallon et les oiseaux qui réjouissent la nature de leurs chants harmonieux. , Au commencement d'une suave matinée de mai, lorsqu'après l'office, la plupart des moines se


ET LE MONASTÈRE. 361

trouvaient déjà au milieu des champs, un paysan s'approcha des religieux, le chapeau à la main, et les regarda attentivement l'un après l'autre. Evidemment son intention était de s'adresser à l'un d'eux, et c'est ce qu'il fit quand il se trouva en face de frère Calixte. Ayant salué, il dit :

— Mon frère, j'ai à vous remettre une missive.

— Suivez-moi (fut la réponse du moine).

Ils allèrent ensuite à l'abbatiale où, ayant rencontré le père hôtelier, celui-ci fut prié de demander au révérend abbé de vouloir bien les recevoir. Quelques minutes après, le bon Lambert, père de Jeanne, et le frère Calixte étaient en présence du supérieur.

— Voici (dit le moine) un homme qui m'annonce une missive.

Puis, se tournant vers le messager :

— Remettez au révérend abbé la lettre qui m'est destinée.

— Ah! mais, excusez-moi; je suis chargé de ne remettre la lettre qu'en votre main, à votre personne.

— Donnez-moi donc cela (reprit frère Calixte, et aussitôt il remit à l'abbé ce qu'il avait reçu).

21


362 LE MANOIR

— A présent votre commission étant faite, vous pouvez vous retirer.

Le père Lambert s'inclina vingt fois, en reculant toujours, et finit par s'éloigner.

— Que signifie cette lettre (dit l'abbé au frère Calixte)?

— Je l'ignore, très-révérend père.

— En ce cas, il est peut-être utile d'en prendre connaissance.

En effet, il lut le contenu, réfléchit un instant; puis, sans dire un mot, il présenta au jeune moine le parchemin ouvert, l'invitant par un signe à en faire la lecture. Le frère Calixte lut ce qui suit :

« Quand vous recevrez cette lettre, mon frère, le » château de Châtillon sera abandonné et désert. Je » quitte cette demeure avec ma mère et Jeanne, pour » n'y plus jamais revenir. Dans quelques jours, nous » aurons toutes trois dit adieu au monde pour entrer » dans un cloître et nous y consacrer au service du )> Seigneur.

» Continuez, mon frère en Jésus-Christ, à être sou-


ET LE MONASTÈRE. 363

» mis à Dieu et demandez-lui pour nous la grâce » d'être toujours fidèles à ses saints commandements. » Priez, mon frère, pour

» Agarithe. »

Deo gratias! dit le père abbé, après avoir entendu cette lecture, et le moine répondit : Amen.



CHAPITRE XX ET DERNIER

COMMENT FINIT CETTE HISTOIRE; OU L'ON VOIT REVENIR UN

CHEVALIER QUE L'ON AVAIT CRU TRÉPASSÉ, ET DE CE QUI S'ENSUIVIT.

L'absence a tout changé. L'écho seul est fidèle, Il répond à ma voix alors que je l'appelle. Mai?, le manoir désert, helasl a vu mourir Mon père vénéré qui u'a pu me bénir. Seul ! je suis seul ; mais, non, car un ami me reste; Un ami, n'est-ce pas un présent tout céleste Et celui qui m'apprit comme ou est valeureux, Saura m'apprendre encor à faire des heureux.

Trois ans se sont écoulés depuis ces derniers événements, trois ans pendant lesquels tout a subi dans la destinée des personnages de cette histoire de nombreuses vicissitudes...

Après l'entrée définitive d'Arthur dans le cloître, Hugues, son père, s'est confiné dans son manoir d'où il ne sort plus ; ses derniers jours se consument dans la tristesse de l'abandon et dans l'attente fiévreuse d'un fils à la mort duquel il ne peut croire, car tout


366 LE MANOIR

lui dit qu'il reviendra ; mais, lui sera-t-il donné de le revoir, de l'embrasser, de goûter cette joie suprême avant de descendre au tombeau vers lequel la vieillesse, la douleur et les infirmités l'entraînent à grands pas ?..

C'est l'espérance qui soutient l'homme ; elle guide la marche appesantie de Hugues. Chaque jour, le matin au lever de l'aurore, et le soir à l'heure où le soleil va disparaître à l'horizon, il gravit les marches qui mènent à la terrasse du donjon, et du sommet de ce point culminant interroge d'un regard perçant tous les replis de la plaine et les cimes des montagnes. Puis, chaque fois il redescend triste et morne; car, il n'a rien aperçu, rien appris !..

Cependant, il n'est pas seul; près de lui, sa sainte femme et le chevalier inconnu, devenu son meilleur ami, lui prodiguent ces soins et ces attentions délicates qui sont d'ordinaire si doux aux vieillards.

Depuis l'heure providentielle où Jérôme a retrouvé son fils, un cloître, — celui même de Notre-Dame de Buillon, — a reçu ce père fidèle à sa promesse et qui maintenant remercie Dieu d'avoir revu l'un de ses fils et demande au ciel le salut de son autre enfant mort dans de si tristes circonstances...


ET LE MONASTÈRE. 367

Le chevalier s'achemine souvent vers le monastère et chaque fois il puise dans la vue et les entretiens paternels un nouveau courage pour supporter le poids de l'existence et le souvenir de l'horrible malheur de son frère, dont il ne cesse de s'accuser.

La tristesse plane sur le château de Chenecey, elle envahit tous ses habitants, — maîtres et serviteurs.

Dans cette salle basse, où plus d'une fois nous avons introduit le lecteur, on voit toujours se réunir le soir,— surtout en hiver,—les mêmes personnages; mais, leurs entretiens ont perdu pour longtemps, pour toujours peut-être, cette animation joyeuse des années déjà lointaines où tous les coeurs s'ouvraient à l'espérance sous le regard et la douce inspiration des rêves d'avenir et que faisaient naître chez tous, jeunes et vieux, les fils de Hugues le seigneur, dans la fleur de leur âge.

Ah ! la jeunesse est comme un rayon de soleil ; elle illumine des teintes les plus riantes tout ce qui l'entoure et l'aime.

Guillaume l'écuyer est en proie à une double tristesse... Il a perdu son maître, le chevalier Arthur, et un cloître infranchissable lui dérobe pour jamais ici-


368 LE MANOIR

bas la vue de celle qui était l'objet de ses pensées et de ses doux rêves d'avenir. .

Le vieil Huberta dû renoncer à son jardin ; les infirmités le forcent à un repos dont il s'indigne, tant était grande son activité.

Dame Marthe est toujours pensive et soupire souvent en regardant Yvonne, qui, malgré sa jeunesse, au milieu de la tristesse générale, se sent le coeur serré et pleure parfois en secret.

Jean,lui seul, est resté calme; sa bravoure a rejailli sur son caractère, c'est lui maintenant qui réconforte et console tout le monde au château : il n'a jamais perdu l'espérance, et s'entretient dans ses bons sentiments par les visites aussi fréquentes que possible qu'il fait au monastère de Buillon.

Chaque fois qu'il vient d'avoir un entretien avec Jérôme, il en.sort comme transfiguré et plein d'un saint et noble enthousiasme qu'il voudrait communiquer et qu'il essaye de faire partager à tous ceux qui l'entourent au château.

Cependant,- il n'est pas sans inquiétude ; les visions et les pressentiments qui l'obsédaient naguère et qui semblaient lui avoir accordé quelque trêve, reviennent de nouveau l'assaillir ; en vain il cherche à les


ET LE MONASTÈRE. :369

repousser, ils se dressent devant lui plus nombreux et plus funèbres que jamais. Il lutte d'abord, puis enfin ses forces s'épuisent, il succombe, et malgré ses efforts sur lui-même, on lit sur ses traits fatigués par l'insomnie la révélation d'un grand combat intérieur.

Un soir de la fin de l'automne, les hôtes de la salle basse, — à l'exception de Guillaume, — étaient tous réunis près du foyer hospitalier ; le plus profond silence régnait parmi ces coeurs qu'un même sentiment unissait, l'affection et le dévouement à leurs nobles maîtres.

Parfois, on essuyait une larme, on étouffait un soupir, puis le regard se portait du côté de la place jadis occupée par Jérôme le mendiant, dont l'absence ne s'était jamais si cruellement fait sentir qu'à celte heure suprême.

— Ah ! (murmura Marthe) si Jérôme était là... » Car, elle n'avait jamais pu appeler d'un autre nom

leur vieil ami, quoiqu'elle sût, — comme tous, — l'illustre origine de sa naissance et de sa famille.

— Jérôme ne nous abandonne pas; il prie pour nous, il est avec nous de coeur et d'esprit (répondit Jean).

21.


370 LE MANOIR

— Vous l'avez vu ces jours derniers? (demanda Yvonne).

— Pas plus tard qu'hier, et si vous saviez quelles ionnes paroles il m'a dites et combien il aime à se rappeler ses amis, ainsi qu'il nous appelle tous!..

— Un coeur d'or! (et le vieux jardinier essuya une larme).

— Mais (reprit Jean) on n'a pas vu Guillaume de toute la journée; sait-on quelque nouvelle de notre noble seigneur, messire Hugues?

— Il est bien mal, et madame Ermelinde ne le quitte pas d'un instant; Marthe, m'a-t-elle dit, faites prévenir de ma part le saint abbé de Buillon de vouloir bien se rendre auprès de mon époux qui réclame ses soins spirituels.

— Plus d'espérance alors de conserver les jours de notre bon maître (dit Yvonne).

— Aucune, à moins que Dieu ne fasse un miracle en sa faveur. Dans son délire, le malade appelle son fils, le sire Arlant; il semble, par moments, qu'il le voit près de lui, et alors il lui parle avec un accent si doux, si paternel, que les larmes vous en viennent aux yeux. Que Dieu lui fasse la grâce de pouvoir l'embrasser une dernière fois avant de mourir. »


ET LE MONASTÈRE. 371

Jean avait écouté dame Marthe avec un recueillement qui tenait de l'extase, il semblait retombé dans une de ces visions qui le détachaient de tous les objets d'alentour et le transportaient dans un autre monde. Revenant enfin comme d'un long voyage :

— Je l'ai vu (murmura-t-il), il est vivant... un miracle du ciel l'a sauvé,., il se hâte de revenir,., quelque chose lui crie : « Il est temps encore !.. » «Non, trop tard!..»

Marthe, Yvonne et Hubert écoutaient Jean avec une terreur croissante.

— Mais, c'est un mauvais rêve qu'il fait là ! (s'écria Marthe) ; il faut l'éveiller. »

Comme elle se levait, Guillaume parut à la porte où il s'arrêta dans l'attitude d'une morne tristesse ; on s'était dirigé vers lui comme d'un élan unanime, une question,— la même,—se pressait sur les lèvres, mais personne n'osait la formuler, tant on redoutait une réponse fatale; les yeux interrogeaient la physionomie de l'écuyer. Il ôta son chaperon et dit d'une voix grave :

— Prions pour le repos de l'âme de notre noble

maître. » Et tous s'agenouillèrent...


372 LE MANOIR

Après les premiers moments donnés à une juste douleur, on se rapprocha de Jean qui, resté étranger à cette scène navrante, semblait en proie à ses visions accoutumées ; il en secoua enfin le poids, — ce fut pour interroger Guillaume :

— N'est-ce pas qu'il a bien vieilli ?

— Que dit-il? (demandaGuillaume à Marthe).

— Ha (répondit-elle à voix basse) revu le chevalier, messire Artant; ses pressentiments ne le trompent jamais. »

Le lendemain, le corps de messire Hugues fut exposé sur un lit de parade, et les vassaux du noble seigneur vinrent, toute la journée, jeter l'eau bénite sur le corps et contempler une dernière fois les traits vénérés de leur maître.

Les obsèques se firent avec simplicité, selon le désir exprimé par le défunt à ses derniers moments ; de nombreuses aumônes furent distribuées aux pauvres accourus de toutes parts à l'enterrement du sire de Chenecey.

Encore une tombe qui se dressait dans l'église du monastère de Buillon, non loin de celle de Humbert de Châtillon.

La mort de son époux, l'absence d'un de ses fils.


ET LE MONASTÈRE. 373

la perte de l'autre, tout semblait dicter désormais à la pieuse Ermelinde la même règle de vie qu'avaient embrassée Eugelberte et Agarithe. Le cloître rapprochait plus que jamais ces âmes aimantes ; Arthur en avait montré le chemin à sa mère.

Quelques jours après la mort de son noble mari, Ermelinde fit part au chevalier inconnu de sa résolution d'aller finir ses jours au cloître de Baume-lesDames, en même temps qu'elle lui laissait la garde du château, devenu désormais le sien, à moins qu'Artant ne revînt ; mais, il n'y avait guère lieu de l'espérer. D'ailleurs, sa mère allait prier pour lui et le salut de son âme; séparés ici-bas, les chrétiens se revoient au ciel dans le sein du Père commun.

Le chevalier ne chercha pas à détourner Ermelinde de son dessein; s'il eût été libre, il eût, lui aussi, demandé au cloître la paix et l'oubli; mais, il devait obéir à la voix de son père et à la prière d'une mère qui tous deux lui faisaient un devoir de rester au milieu d'un monde dont il n'était que trop désabusé depuis longtemps...

Resté seul en ce vaste manoir, et quoique entouré du respect et de l'affection des serviteurs et des vassaux, le chevalier tournait souvent ses regards attris-


374 LE MANOIR

tés vers le monastère de Buillon dont il aimait la paix et où souvent il allait chercher près de son père les saintes consolations et les puissants encouragements de la religion...

L'hiver sévissait âpre et inclément, les chemins à peu près inabordables confinaient le chevalier dans le manoir et le livraient de plus en plus à ses tristes pensées. Ah ! l'isolement est un lourd fardeau pour les épaules de celui qui a beaucoup souffert et qui aurait tant besoin d'un coeur ami pour y verser le sien, d'une main généreuse pour presser la sienne !..

Pour secouer de tristes souvenirs, le chevalier errait dans le château ; mais, partout où il portait ses pas l'écho seul lui répondait et lui rappelait un épisode de la lamentable histoire de cette famille au sort de laquelle la Providence l'avait lié d'une manière si funeste et si douloureuse.

Lorsqu'il entrait dans la galerie des armures et des portraits, il revoyait l'image du premier des Chene«ey, dont l'austère figure semblait lui redemander le dernier espoir de sa longue race, et sa vaillante épée.

Dans cette chambre où Artant s'était agenouillé devant son père en lui demandant sa bénédiction, le coeur du chevalier se serrait d'épouvante; il fuyait!


ET LE MONASTÈRE. 375

Mais, lorsque du fauteuil antique où il s'était laissé tomber, il promenait ses regards autour de lui, il reconnaissait la chambre où Hugues avait rendu le dernier soupir, et il lui semblait que ce père infortuné lui redemandait son fils...

Personne au château n'osait consoler le chevalier ; bien qu'il fût devenu sympathique aux serviteurs, il y avait cependant encore, entre eux et lui, comme une barrière insurmontable; ces coeurs dévoués ne pouvaient oublier que la présence de celui qui était aujourd'hui leur maître avait apporté le trouble et la tristesse au manoir de Chenecey, et c'était sous l'impression que leur avait laissée cet événement si triste qu'ils envisageaient le chevalier inconnu, — comme ils l'appelaient toujours, bien qu'ils n'ignorassent pas qu'il était le fils de ce Jérôme, leur meilleur ami...

Un jour, la neige avait cessé de tomber, mais, dès le matin, un vent violent s'était levé et ses brusques raffales faisaient tourbillonner en blancs nuages les flocons de l'immense suaire jeté par l'hiver sur la plaine et les montagnes, lorsque seul, isolé comme un point dans l'espace, un homme à cheval apparut dans la vaste étendue. C'était un noble guerrier,


376 LE MANOIR

voyageur harassé, à l'armure en débris ; le destrier pouvait à peine se mouvoir, déjà il était tombé deux fois lorsque son cavalier eut pitié de lui, et malgré son extrême fatigue à lui-même, mit pied à terre et prenant la bride sous son bras chemina lentement, les yeux fixés, autant que le lui permettait la tempête, vers le château de Chenecey.

Plus il approchait de l'antique demeure et plus le visage du voyageur reflétait des impressions diverses ; c'était une alternative d'espérance et de douleur qui se partageait son âme : aucun signe de vie n'apparaissait autour du manoir, sauf la fumée de quelques foyers.

Arrivé devant le pont-levis, le voyageur s'arrêta, tira de son cor deux ou trois sons et attendit...

Le chevalier avait entendu ces sons, il tressaillit, se leva en sursaut et courut à la terrasse du donjon ; il aperçut alors le voyageur qui, la tête baissée, attendait que l'on répondît à son signal.

Le pont-levis s'abaissa lentement, et ce fut avec un soupir profond que le voyageur s'avança sous la voûte de la porte, remorquant après lui son fidèle compagnon de route qui ne pouvait plus se soutenir.

Guillaume vint recevoir le voyageur; celui-ci


ET LE MONASTÈRE. 377

sans prononcer une parole, lui remit la bride de son destrier et s'avança lentement vers le perron avec l'assurance d'un homme qui connaissait le château, et rentrait chez lui après une longue absence.

Guillaume regardait l'étranger avec étonnement ; il crut cependant devoir lui demander ce qu'il voulait, et alors d'une voix-brisée par la fatigue, le voyageur lui dit :

— Veuillez me conduire auprès du sire de Chenecey. »

Guillaume ne répondit pas et baissa la tête...

Le voyageur crut qu'il ne l'avait pas entendu et réitéra la même demande; même silence delà part de l'écuyer. Alors, l'étranger regarda avec étonnement son guide, il vit une larme dans ses yeux ; tout lui fut révélé, il s'appuya au mur pour ne pas tomber. Guillaume le reçut dans ses bras... Ce ne fut que l'affaire d'un moment, l'étranger se redressa et voulut poursuivre sa marche.

En ce moment, le chevalier inconnu parut au seuil du perron et se découvrit devant son hôte ; il interrogeait ses traits, mais aucun souvenir ne lui venait à l'esprit. Le voyageur l'avait reconnu, lui, il le


378 LE MANOIR

saisit d'une main et l'entraînant dans la galerie des portraits :

— Venez ! (lui dit-il), venez ! »

Quand l'étranger aperçut celte longue suite de figures des temps anciens, son regard étincela d'un noble orgueil, il marcha droit au premier des portraits, et montrant d'une main le guerrier compagnon de Charles Martel et de l'autre la vieille et forte épée qu'il rapportait.

— Me reconnaissez-vous maintenant? (dit-il au chevalier.) »

Celui-ci le regarda longtemps, puis son visage s'illumina d'une vive clarté elles deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

— Vous!... c'est vous!... (répétait avec joie le chevalier.)

— Moi-même, Artant, votre compagnon d'armes ! » En un moment la nouvelle courut tout le château,

les serviteurs s'empressèrent de venir saluer le fils de Hugues qui les reçut avec attendrissement; la consolation du ciel était entrée au manoir avec le noble guerrier de la Terre sainte.

Après les premiers moments donnés au plaisir de se revoir à la suite d'une si longue absence, Artant


ET LE MONASTÈRE. 379

voulut savoir tout ce qui était arrivé au château et aux environs pendant les années d'épreuves et de combats qu'il avait passées si loin de son doux et beau pays de Franche-Comté.

Après l'annonce de la mort de son père, que pouvait-il encore apprendre qui pût émouvoir son coeur; cependant, le chevalier le vit pâlir lorsqu'il lui dit l'entrée dans le cloître de mademoiselle de Châtillon ; mais, ce ne fut que l'affaire d'un instant. Artant leva les yeux au ciel, soupira, et après un court silence pria son hôte de continuer ses récits.

Le lendemain, Artant voulut, — accompagné du chevalier, — visiter les lieux qui lui rappelaient tant de souvenirs d'une époque de bonheur et d'espérance. En cheminant doucement au bras de son ami, il lui racontait ses combats en Palestine, ses souffrances, sa captivité, et comment un miracle du ciel l'avait tiré des mains des infidèles.

C'était l'histoire de bien des chevaliers ; heureux ceux qui, — comme Artanl, — pouvaient revoir le tombeau de leur père et vieillir dans le château qui les avait vus naître...

Ce fut avec une joie pleine de larmes. qu'Artant serra dans ses bras son frère Arthur, et le bon abbé


380 LE MANOIR

de Buillon, et le père du chevalier, notre vieil ami Jérôme...

Il avait tout d'abord revu sa mère et reçu sa bénédiction. Ainsi se passèrent les premiers temps de son retour sous le toit paternel. Désormais inséparables, Artant et le chevalier ne se quittèrent plus ; animés d'une même pensée de charité, ils employaient leurs journées à des oeuvres pieuses, à venir en aide au malheur sous toutes les formes qu'il revêt ici-bas. Ainsi s'écoulait leur vie; en fut-il jamais une mieux employée que celle-là !...

Avec ces deux nobles coeurs le 'pays fut bientôt transformé, les désastres causés par les écorcheurs furent promptement réparés, ils devinrent, — ces deux hommes qui avaient tant souffert, — la Providence visible de Dieu en ce pays désormais béni du ciel.

Ainsi les épreuves de la vie, saintement acceptées, sont comme ces nuées fécondes qui donnent aux champs la fertilité, l'abondance et la joie.

Après mille revers, après de nombreux chagrins et


ET LE MONASTERE.

381

d'amères déceptions, les deux amis éprouvèrent de plus en plus la vérité de cette parole que le saint abbé de Buillon aimait à leur répéter avec un doux accent de conviction : « Plus on fait d'heureux et plus on

l'est soi-même. »

FIN.



TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE Ier — Où l'on donne la description de rochers, monts et vallées vieux comme le monde, beaux comme ciel, et cependant ignorés et inconnus 1

CHAP. II. — De ce qui se passait un soir d'hiver dans une

des salles basses du manoir de Chenecey. 1S

CHAP. III. — Où l'on apprend ce que c'était que Jérôme

le mendiant 35

CHAP. IV. — Comment le chevalier inconnu emmena Artant de Chenecey en terre sainte. ... 53

CHAP. V. — Comment Jérôme le mendiant annonça aux chevaliers et à noble damoiselle Agarithe de Châtillonce qui leur devait advenir. . 71

CHAP. VI. — De la désolation de la terre sainte au temps

où se passe cette histoire 89

CHAP. VII. — Comment noble jeune homme Arthur de Chenecey se résolut d'entrer en religion au monastère de Notre-Dame de Buillon. . 103

CHAP. VIII. — Comment le sire de Chenecey s'irrita de l'affront qu'il croyait lui avoir été tait par Humbert de Chàtillon, et du déti qu'il lui envoya 119

CHAP. IX. — Comme quoi le calme est toujours suivi de

la tempête 137

CHAP. X. — Comment noble damoiselle Agarithe de Châ-


384 TABLE DES MATIÈRES.

tillon accepta le défi adressé à son père

par le chevalier Arthur 159

CHAP. XI. — Comme quoi le chevalier Arthur quitta la bure du cloître pour reprendre l'armure des

combats 183

CHAP. XlI. — Comment les Écorcheurs envahirent et dévastèrent le beau pays de France. . . 203

CHAP. XI.I. — Rêves de jeunes filles 219

CHAP. XIV. — Comment les Écorcheurs entreprirent le siège

du manoir de Chenecey 241

CHAP. XV. — Où l'on voit reparaître le chevalier inconnu. 259 CMAP. XVI. — Du terrible combat qui fut livré sous les murs du manoir de Chenecey, et comment le chevalier inconnu retrouva son père. . 279 CHAP. XVII. — Derniers combats de deux coeurs. ... 297

CHAP. XVIII — Résignation et sacrifice 317

CHAP. XIX. — Comme quoi noble damoiselle Agarithe de Chàtillon se résolut de prendre le voile

des vierges du Seigneur 339

CHA. XX.— Comment finit cette histoire; où l'on voit revenir un chevalier que l'on avait cru trépassé, et de ce qui s'ensuivit. ... 365

FIN DE LA TABLE.