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Titre : De quelques points des sciences dans l'antiquité : physique, métrique, musique / par B. Jullien,...
Auteur : Jullien, Bernard (1798-1881). Auteur du texte
Éditeur : L. Hachette (Paris)
Date d'édition : 1854
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30667702z
Type : monographie imprimée
Langue : français
Format : 1 vol. (VIII-512 p.) ; in-8
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Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5622425t
Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-70849
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 10/10/2009
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Paris. — T Typographe bie PANCHOUCRE , rue des Pontevins, , 8 et 14,
1854
. A MA MERE
JEANNE-ÉLISABETH-JUSTINE JACQUEMART Veuve JULLIEN
Née à Mézières le 4 décembre 1769
décédée à Paris, le 7 octobre i 853 , pendant l'impression
de cet ouvrage
ET
A MON FRÈRE
MARC-JULES-JOSEPH JULLIEN
Né à Paris le 1er novembre 1800
mort presque subitement, le 11 janvier 18ô'3, à Vervins
où il était receveur principal des contributions
indirectes
Témoignage de nies regrets
et d'une douleur que le temps pourra bien affaiblir
mais non pas éteindre
ERRATA.
Page 31 , ligne 6 : qui, lisez quod.
Page 92, ligne 3 : formes, lisez forces.
Page 113, ligne 10 : n'apercevait, lisez apercevait.
Page 217 , ligne 6 : ce principe , lisez le principe.
Page 223, ligne 8 : sopliique, lisez saphique.
Page 264, ligne dernière : retranchez ici.
Page 382, note 3 : , lisez rénj.
Page 392, ligne 16 : 1,25 , lisez 1,125.
Page 394, à la fin de la première ligne de musique : mi, Usez sol.
Page 398, lignes de musique : diésez tous les fa.
Page 417, ligne 1, au commencement : mettez IV.
Page 429, ligne dernière : monocorde; lisez monocorde,
PRÉFACE.
Les pièces réunies dans ce volume, quoique diverses, ont une certaine unité. D'abord elles se rapportent toutes à l'antiquité plus ou moins directement ; ensuite elles ont pour objet des questions de doctrine, c'est-à-dire des notions abstraites, où l'exacte détermination de l'idée examinée est souvent ce qu'il y a de plus difficile ; enfin, et c'est là pour moi le principal mérite du livre, la méthode y est partout la même.
Au point de vue de l'érudition pure, en effet, on pourrait affirmer que je ne cite rien, que je n'ai rien lu d'absolument nouveau ou que d'autres n'eussent pu lire et citer comme moi : je le reconnais et le proclame. Mais les textes ont été entendus de manières très-diverses ; au jugement de plusieurs, ils n'ont pas été compris du tout, ou l'ont été en contre-sens.
J'ai désiré, quant à moi, ne rien dire qui ne fût parfaitement clair, qui ne présentât surtout une idée si nette qu'on pût immédiatement en reproduire l'objet avec une rigoureuse exactitude.
Il fallait pour cela, loin de rien prêter aux Grecs ou aux Romains, me mettre à leur place, me pénétrer de leur esprit, lire leurs livres avec leurs idées, non avec les miennes, descendre par conséquent de l'état élevé ou avancé des modernes à la position relativement arriérée ou inférieure des anciens, afin d'être frappé comme eux des mêmes choses, et de les apprécier à leur manière.
C'est là ce que je me suis proposé, et c'est ce que je nomme la méthode suivie dans ce livre. Je suis loin de la croire nouvelle en France, quoiqu'elle le soit peut-être pour les sujets dont je m'occupe. Elle a fait la gloire de notre Académie des inscriptions et belles-lettres et de notre pays à une époque où l'amour de l'antiquité, aussi éclairé que sincère, ne cherchait pas chez elle autre chose que ce qu'il y avait réellement.
Aujourd'hui cette marche prudente et sage est un peu passée démode. On aime à systématiser ses idées ; on lit les auteurs moins pour les connaître, eux et leurs temps, que pour appuyer les théories qu'on leur prête, ou plutôt qu'on leur impose avec une passion plus que paternelle.
En cela consiste cette autre méthode que l'illustre et regrettable Letronne appelait fantastique, qu'il disait « caractérisée par le dédain des faits et le penchant aux hypothèses vagues et gratuites, merveilleuse pour embrouiller tous les sujets qu'elle touche, incapable d'en éclaircir ou d'en expliquer au-
VllI PRÉFACE.
cun. » Il y opposait la méthode critique, qui, « dirigée par le sentiment et le besoin de la vérité, part de la connaissance des faits, enseigne à les étudier avec soin, puis à en tirer des déductions fondées sur le sens commun, qui peut seule, enfin, enrichir la science de résultats positifs et certains, et ramener la lumière sur les sujets que la première méthode a le plus obscurcis. »
Ces excellentes paroles m'ont paru "devoir être placées audevant de mon livre. Je n'en connais pas qui marquent mieux, ni plus énergiquement, la différence des esprits légers et des esprits solides parmi ceux qui s'occupent des belles-lettres, ni qui fassent mieux voir quelle route doivent suivre dans le vaste champ des recherches historiques les hommes vraiment judicieux; je n'en connais pas surtout qui répondent mieux à ce sentiment vif et instinctif qui, dès mon enfance, me poussant vers la vérité, m'engageait à me bien comprendre moi-même, à ne jamais employer, mais à rejeter avec dégoût les phrases ambitieuses et les théories abstruses dont l'obscurité ou l'emphase faisaient tout le mérite.
Je dois à cette conformité de goûts entre M. Letronne et moi la bienveillance qu'il me témoigna dès notre premier entretien, et qu'il m'a continuée jusqu'à sa mort.
J'aurais été heureux de lui offrir ce volume dont il n'avait vu que les deux premiers et le dernier morceaux, comme l'ouvrage d'un homme qui s'étudiait à suivre de loin ses traces.
On sait avec quel succès il appliquait aux recherches les plus profondes dans les régions les plus inabordables de l'antiquité la sagacité merveilleuse d'un esprit orné de tant de connaissances, et les ressources d'une mémoire si richement meublée. J'ai tâché, selon mes moyens, et dans la sphère du peu que je sais, d'appliquer une méthode semblable à l'analyse des idées qui entrent dans quelques sciences et à la détermination de ce que les anciens en savaient. Quelque peu élevé que soit ce travail, j'aime à croire que M. Letronne eût applaudi à mes efforts, comme il avait approuvé ma thèse sur la Physique d'Aristote et la pièce qui la suit et la complète.
Je me félicite, dans tous les cas, d'avoir pu, à l'occasion de la méthode que j'ai tâché de suivre, m'appuyer de son autorité, et payer en même temps mon tribut d'admiration à la mémoire d'un savant dont la perte, toujours vivement sentie, ne sera peut-être pas réparée de longtemps.
Paris, 20 décembre I853.
Quum plurima sint argumenta quae speciatim ad literarum Facultatem pertineant, mirabuntur fortassc me hanc tractandam elegisse materiam, quse potius ad scientiarum Facultatem spectare videtur.
Sed si hoc physicoe nomen quomodo illud intelligebat Aristoteles, et nos intelligere volumus, jam non scientiam proprie dictam aut qualem oetatis nostroe docti definiunt, in qusestione versari videbimus -, sed tantummodo hodie proponi veteres humani ingenii labores, quos nec ad physicos, nec ad mathematicos, sed ad homines eruditae antiquitatis studiosos, pertinere omnes facile concèdent.
1 Cette thèse a été soutenue, le samedi 31 juillet 1836, devant la Faculté des lettres de Paris. Les juges étaient MM. Le Clerc, doyen, Laromiguière, Villemain, Cousin, Guigniaut, Patin et Saint-Marc-Girardin. En voici la dédicace : Illustrissimis utriusque Facultatis [scientiarum et literarum) in academia parisiensi professoribus, quorum ut auditor essem amplissimo Dei optimi maximi beneflcio mihi contigit, gratissimi animi pignus. J'ai conservé le texte tel qu'il était, sauf une petite addition que j'indiquerai en son lieu. Quant aux notes, qui avaient été rejetées à la fin du volume, je les ai mises, avec les renvois, au bas des pages. J'en ai ajouté, développé ou supprimé quelques-unes. Comme elles ont presque toutes pour objet d'expliquer la science antique par comparaison avec la science moderne, on ne s'étonnera pas qu'elles aient été rédigées d'abord et maintenues en français, quoique se rapportant à un texte latin.
1
2 I.A PHYSIQUE I) ARISTOTE.
Ea enim est illarum qua; vulgo dicuntur exactoe scientiarum nécessitas, ut quum physici recentioris opinio in veterum explicationis vicem se subdiderit, hoec statim ab omnibus contempta rejiciatur, et vix in historicis libris locum inveniat ubi se posterorum memoriae commendare possit.
Sic quum Aristoteles summus et unicus omnium scientiarum magister et doctor tôt secula dietus esset; quum in scholis pantocrator, si hoc verbo uti possum, et exclusis omnibus aliis regnavisset, nec solum politica studia aut moralia, verum etiam physicos labores solus direxisset ; postquam docti quidam aut expérimenta agentes, aut cxperimentis solum physicam scientiam progressuram esse professi, Kepler in Germania, in Italia celeber ille Galilseus, Baconus in Anglia, et noster praesertim Cartesius, vetcrem illius famam et potentiam aperto marte aggressi, hanc scholarum arcem et propugnaculum labefactare coeperunt-, magnus ille vir ab omnibus antea sui studiosis sensim et pedetentim derelictus, destitutus omni ope, nudus mansit et vulneribus patens-, mox ludibrio et despectui cuiquam fuit-, et quem olim instar dei aut plus quam hominem venerabantur, nunc oblivione sepultum nemo, proh pudor! nisi ut absurditatis et ineptiarum reum nominavit '.
Cujus tantoe ruinas causas si quis hodie perpendere volet, comperiet facile errorcs longo aevo consecratos, tandem experimentorum et recentium scientiarum luce dissipâtos evanuisse, nec ullam ex tot libris et operibus extractam esse phoenomeni explanationem, qua? nuper inventis non funditus evertatur.
Quid ergo, dicet aliquis, nunc de opinionibus disseris quae
1 Voy. Molière, passim; Boileau, dans l'Arrêt burlesque contre la raison, et presque tous les philosophes du xvIIIe siècle. Bacon lui-même, dans son Temporis partus masculus, et son Redargutio philosophiarum, juge Aristote avec une rigueur inexplicable dans un homme qui n'avait pas besoin, pour s'élever lui-même, de rabaisser ses devanciers.
L.A PHYSIQUE D ARISTOTE. ô
jam dudum contemptae, nullam afferre possunt doctis seu physicae studiosis utilitatem? Quid tempus consumis in perIegendis operibus, unde quidquid erues, hoc antcquam teneas, falsum esse noris 1?
Nihil, fateor, scientiae proprie dicta? prodesse possunt hodie Aristotelis opéra : loto coelo, tota via aberral qui fulmina, aut grando, aut ros quomodo fiant a Stagirita quaerit: nectamen hune philosophum propterea negligendum dicere velim. Non satis est enim artes istas coli quae ad opulentiam, et si creditur, non dicam Epicuro, sed Epicuri de grege porcis, ad vitam beatam plurimum conférant-, non satis est opibus affluere, aut divitias sibi comparare illa praesertim ratione quam nunc industriam nuncupant, et quae ex physica chymiaque maxime pendet.
Sed altéra est humani ingenii faciès, et animi nostri pars divinior. Opulentis enim domibus, viridibus hortis, splendidis vestibus, lauta denique vitae supellectile delectati, diligimus etiam homines et amamus : et illos grato animo prosequimur, qui ut hominum sortem legibus, aut scientiis, aut institutis quibuslibet meliorem efficerent, toto animo , totis viribus in hoc unum incubuerunt.
Qui quidem utrum erraverint neene, post longum tempus, parvi refert : quales autem viri et quanti fuerint, hoc nostra plurimum interest. « In re enim, ait M. Tullius * optimum
1 Cette objection s'applique, non-seulement à la physique, mais à tontes les sciences. Comme les faits passés n'ont jamais pour nous la même gravité que les faits présents, il s'est trouvé des gens qui ont révoqué en doute l'utilité de toute histoire, et, à plus forte raison, de l'histoire des sciences : à ceux-ci, M. Cousin a répondu par ces belles et éloquentes paroles : « Celui qui néglige l'histoire d'une science se prive de l'expérience des siècles, se place dans la position du premier inventeur, et met gratuitement contre soi les mêmes chances d'erreur, avec cette différence que les premières erreurs ayant été nécessaires, ont été utiles et, par conséquent, plus qu'excusables, tandis que la répétition des mêmes erreurs, n'ayant pas été nécessaire, est inutile et stérile pour les autres, et honteuse pour soi-même.» {Cours d'histoire de la philosophie, onzième leçon.)
* Cicéron, De officiis, I, 44.
4 L.A PHYSIQUE D'ARISTOTE.
quaeritur; in hominc quod est dicitur. » Nec tune illud primum dijudicandum est, utrum veritatem absolutam in mundum attulerint : at illa omnibus aliis prior est qusestio et prae oaeteris tractanda : Quis fuerit ante illos scientiae status? An illis ducentibus, et usquequo progressa fuerit?
Nametsi veritatis unius inventio meritam laudem et omnis aevi bcnevolentiam inventori praestarc débet, gloria sine dubio major illi reservatur qui totam scientiam ex inferiori loco, ut ita dicam, in superiorem proferens, illam ad supremum veritatis fastigium, quantum in se est evehit.
Sic quum Cartesius mirabilc istud turbinum systema invenit', etsifalsum omnino erat, de scientia tamen et veritalc optimemeritus est, quando quidem omnia coeli phaenomena, sponte sua ante se produeta, astraque sine ulla lege generali in peculiaribus sphaeris volventia se, ex una mechanica conditione penderc pronuntiavit: ita ut posteri omnes Cartesianae methodo necessario cedentes, dum Cartesii opinionibus infensissime adversantur, illius tamen discipuli sint qui neminis in hoc auditor esse potuerat.
Non secus de Aristotcle : nemini dubium esse potest quin absolutc erraverit : quin discipulo cuilibet e nostris collegiis egresso, facillimum sit innumeros illius coarguere errores -,
' M. Guillon, dans son Histoire de la philosophie ancienne et moderne, t. 1 , p. 257, rapportant, d'après Diogène Laërce, l'opinion de Leucippe sur la formation du monde par les atomes qui s'accrochaient dans le vide, croit y voir le germe de ces fameux tourbillons dont on a fait, dit-il, honneur au génie de Descartes. 11 faut se tenir en garde contre ce désir de retrouver chez les anciens ce que les modernes ont découvert ; c'est ainsi qu'on a voulu voir l'Amérique dans un passage du limée et du Critias de Platon, et l'attraction newtonienne dans quelques vers obscurs d'Empédocle sur l'amour des éléments. Tout ce qu'on peut conclure de ces ressemblances , c'est que les idées extrêmement abstraites et générales, comme celles d'amour et de haine, d'attraction et de répulsion, de mouvement et de repos, étant en très-petit nombre, les auteurs qui les ont employées ont dû nécessairement s'y rencontrer. Mais ensuite chacun y a joint les idées accessoires données, ou par l'état de la science à l'époqnc où il a vécu, ou par son propre génie : c'est là ce qui constitue véritablement l'invention dans les sciences naturelles.
LA PHYSIQUE D RRISTOTE. S
imo, si hodie Aristoteles ex aeterno sepulchri somno suscitatus, ad superiores oras rediret, et opéra relegens, opiniones suas tôt et tantis experimentis infirmâtes, aut plane destructas videret, ipse fateretur falsam ex omni parte doctrinam libris suis contineri, nec se duce quemquam nisi stultum et ' insanum physicas operam esse daturum.
Sed quum primum prodierunt in lucem Aristotelis libn, ipsius de physicis phaenomenis sententiam exponentes, num putatis de nova doctrina istam fuisse Atheniensium existimationem? Longe alia profecto fuit-, et quos hodie libros verae scientiae inutiles judicamus, ne dubitetis quin tune maximum et perfectissimum opus habiti sint.
Multi enim a Thalete sapientiae studiosi fuerant-, et cum philosophia ethicam et physicam simul complecteretur, uniuscujusque philosophi scientia, si auctorum testimoniis fides adhibenda est, e sparsis moralibus praeceptis tune constitisse videtur, et opinionibus maie junctis de phaenomenis quibusdam, aut de universi principio, quodalter ignem, alter aquam, hicaerem, ille quatuor elementaesse contendebat.
Quum Socrates duas philosophiae partes separavit, hinc aspectabilis naturae et corporis, illinc animae humanae studium ponens, hanc divisionem Aristoteles secutus, in utroque génère disjectas veterum opiniones colligens, alias cum aliis comparans, rejectis illis has admittens, suas proecipue adjungens observationes et explicationes, omnia tandem a physicis nota in unum scientiae corpus redigere conatus est; et quum in tôt diversas aut contrarias sententias dividerentur scholae philosophorum, in hujus dissidii locum, unum systema belle coagmentatum substituere tentavit, et sic magnum opus edidit in lucem, quod totius mundi tune cogniti explanationem amplectebatur '.
1 C'est là, si je ne me trompe, le mérite particulier et l'éternelle gloire d'Aristote , le grand classificateur et le grand analyste.
6 LA PHYSIQUE D ARISTOTE.
Putavi aliquid operae futurum esse pretium, si toi post secula oslendere possem quodnam fuerit hoc systema ; si dicerem quid de mundi fabricain universum senserit Aristoteles ; si demum brève ex physicis illius operibus compendium expedirem, quam apertissime philosophi doctrinam exhibiturum.
Quamobrem, non semel desideratis tractatibus qui jam non sunt, superstites libros attente legi, saepe longiores, difficiles semper, disputationibusque aut plane inutilibus, aut certe abstrusioribus, aut a re alicnissimis redundantcs-, e quibus quam plurima haurire proecepta, quam paucissimas eruere paginas mihi in animo erat.
Illa sunt quae saepe versavi opéra 1: l° Mechanicoe quoestiones; 2° Naturalis auscultalionis seu de principiis physicis libri octo; 3° De coelo libri quatuor; 4° De generatione et corruplione libriduo; 5° Meleorologicorum libri quatuor; 6° Problematum sectiones octo et triginta; 7° Appendix de nominibus ventorum; 8° Liber de mundo, quem ab Aristotele exaratum ncmo sane credat, sed a quodam e suis discipulis compositum et magistri fere referentem ideas omnes facile concèdent*.
Omitto hic libros De sensu et sensili, De somnio et vigilia, Deanimalium molione, respiratione, incessu, De historia, parlibus aut generatione animalium ; librum De mirabilibus aus'
aus' l'édition de Duval, en deux volumes in-folio, Paris, 1620. C'est à cette édition que se rapportent tous les renvois.
* On trouvera dans la Bibliothèque grecque de Fabricius (édition de Harlès) une longue dissertation sur le véritable auteur du De mundo. Les uns, comme Stobée, Démétrius, Apulée, Justin le martyr, Philoponus, les anciens manuscrits grecs, etc., l'attribuent à Aristote; quelques-uns paraissent douter, ou ne se prononcent pas : tels sont Cicéron, Origène, Théodorct, Thémistius, Proclus, etc.; d'autres nient absolument qu'il soit d'Aristote : Muret, les deux Scaliger, Casaubpn, Saumaise, Heinsius, Ménage, Vossius, Huct, Vives , Naudet, etc., qui l'attribuent à Théophraste, à Anaximène de Lampsaqiie, à Posidonius ou à d'autres; enfin Heumann eroit que le De mundo original est celui d'Apulée , et que le grec n'en est que la traduction.
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 7
cultationibus, de audibilibus el de coloribus, qui etsi ad physicam generalem pertinent, propius ad medicinam, aut, ut aiunt hodie, ad physiologiam et historiam naturalem accedunt.
Sed antequam restituendo Aristotelicac scientiae aedificio vacem cujus in supra dictis operibus sparsa saepius jacent fragmenta, non inutile prorsus videbitur horum librorum brevem cognitionem dare, et veteris philosophiae studiosos paucis verbis admoncre quid de istis generatim judicandum sit, facta praesertim comparatione cum hodiernae physicae partibus quibus magis congruere videntur.
I". Mechanicoe quoestiones. Brève opus, sex et triginta quaestiones complectens, hoc uno pretiosum quod nobis indicat quae fuerint machinae simplices tune usitatae : vectis ad quein alias omnes machinas referre tentât-, libra, cuneus\ securis*, gubernàculum *, scytaloe', trochlew, et rechami'', ergatoe % caprebli seu grues 1, quibus in re oedificatoria Grae'
Grae' quoestiones, 18, p. H92, B. — Aristote attribue la force du coin pour fendre le bois, à ce que c'est un double levier : il se trompe, c'est un plan incliné.
2 Ibid., 20, p. 1192, E; et H93 , A. — Aristote dit avec raison que la hache est un coin.
5 Ibid., 6, p. 1188, B. — Aristote croit que l'effort de la mer sur le gouvernail peut être assimilé à l'action d'un poids sur un levier : c'est une erreur, la mer agit sur le gouvernail comme sur un plan incliné; mais, à part cette faute, l'auteur reconnaît avec beaucoup de sagacité l'action de l'homme qui tient la barre, le mouvement de l'eau qui frappe obliquement le gouvernail, et la puissance de celui-ci pour faire tourner le vaisseau autour de son centre de gravité.
4 Ibid., 12, p. 1190, D, E. — Les scytales dont parle Aristote sont des rouleaux comme ceux qu'on met sous les pierres, pour les faire avancer, plutôt que des chariots à petites roues comme ceux dont se servent souvent les rouliers.
s Ibid., 19, p. H92, C, D. —Trochleoe, ce sont des poulies dont on attribue l'invention à Archytas deTarente. Aristote parle là d'une poulie mobile, et la rapporte avec raison au levier. Rechami, ce sont les moufles , ou poulies combinées, qu'il indique sans les nommer.
6 Ibid., 14, p. 1191, B. — Ergatoe, ce sont les cabestans, ou treuils, que les Grecs nommaient oveç.
1 Ibid., 19, p. 1192, D, E. — Ce sont les chèvres et les grues.
8 LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
cos uti dicit, celonia', sive tollenones quibus hodie etiam utuntur olitores ad hauriendam e puteis aquam.
In his omnibus notatae fuerunt egregie uniuscujusque instrumenti natura et proprietas; sed istam partem quam theoriam dicimus, saepissime falsam invenies, et ridicula plane tibi videbitur proprietatum vectis explicatio, quas e circuli natura pendere crédit, quia circulus mira est linea quae radio semper progredicnte descripta, hue tandem redit unde profecta est'.
2°. Naturalis awscultationis , seu de principiis physicis libri octo. Longum opus et ingratum, et difficile, et unde, quamvis titulus physicae convenire videatur, unam vix aut alteram notionem 3, extrahere poterisad phvsicamverc pertinentem. Constat enim illud opus c disputationibus, objectionibus, responsis , redargutionibus de sensu verborum, de motu generalim sumpto et quiète, de movenle et moto, de inani, de loco, de tempore, de infinito, de nécessitait, casu, forluna, etc., quae omnia indubitanter seientian hujus partes sunt quam melaphysicam vocamus l.
Aristote les désigne, non par leur nom. mais par leur composition : ce sont, dit-il, des machines composées de poulies, de moufles, de cabestans et de leviers ; il parle aussi, dans son premier chapitre , d'une machine composée de plusieurs leviers ou de cercles (c'est-à-dire, sans doute, de roues dentées) contigus les uns aux autres, et disposés sous une enveloppe qui les dissimule, de manière à produire un effet d'autant plus merveilleux qu'on en ignore la cause (ch. 1, à la fin). Je crois qu'il est ici question du cric.
1 Ibid-, 29, p. 1198, D. —'Celonia, ce sont des cigognes, ou grandes bascules pour élever l'eau des puits.
4 Ibid., l,p. 1183, C, D; et H84, A, B, C.
"' On trouve, par exemple, une expérience intéressante destinée à prouver que le vide existe (IV, 2, p. 3S9, B); cette expérience est indiquée avec plus de détails dans les problèmes (XXV, 8). Voyez aussi II, 6. p. 406, une suite de propositions d'où l'on peut conclure assez facilement ce grand principe de mécanique, que la force est égale au poids multiplié par la vitesse.
* La Physique d'Aristote est'très-réellement un ouvrage de métaphysique. Bayle, qui n'était ni physicien ni mathématicien , en a tiré de nom-
LA PHYSIQUE 1)'ARISTOTE 9
3°. De coelo libri quatuor.
4°. De generatione et corruptione libri duo.
5". Meteorologicorum libri quatuor. Longa quidem magnique momenti et ponderis opéra haec totam fere Aristotelis doctrinam de naturalibus phaenomenis continent. Displicet autem quod philosophus cogitationes suas in ordinem scientiae edocendae minime aptum redegerit : sparsae hic, illic jacent, et undique colligendae sunt illius opiniones. Non enim hoc primum sibi proposuisse videtur ut legentes docerct, sed ut aliorum philosophorum placita redargueret; et sic opus suum longis et supervacaneis ratiocinationibus impedivit, nedum illud clara distributione simplicibusque argumentis illustraret.
Si tamen hoc vitium praetermittere velis, quod opus alkid alius partes et quasi jura interdum sibi arrogat ', tria haec opéra summatim définies, dicens primum de coelestibus phaenomenis et sphaera terrestri, scilicet de quatuor inferiobreux
inferiobreux de discussion, que l'on peut revoir dans les notes de son Dictionnaire, surtout à l'article Zenon.
I Ce défaut est évident dans quelques endroits, mais surtout pour le quatrième livre des Météorologiques, qu'Ammonius, dont les ouvrages sont perdus, et Alexandre d'Aphrodisie voulaient retrancher de cet ouvrage, pour en faire le troisième livre du De generatione (Voy. la Bibliothèque grecque de Fabricius, art. Aristote; voyez surtout dans l'édition d'Ideler, t. 11. p. 347 à 389, une longue dissertation sur ce point). La transposition que voulaient ces deux auteurs est très-bien fondée : non-seulement le quatrième livre des Météorologiques n'est pas en rapport avec ce qui le précède, mais il contient des idées qui sont la suite nécessaire du De generatione, et qui, d'ailleurs, doivent être connues avant qu'on n'étudie les météores.
II y aurait encore une autre transposition à faire, mais qui serait moins grave. Le premier chapitre du livre 111 devrait être le dernier du livre 11; car non-seulement il traite de sujets analogues, mais encore il résume à la fin tout ce qui a été traité dans les chapitres précédents, a Nous avons parlé, dit-il, des foudres, tonnerres, éclairs, trombes, etc. ; » et tout cela est dans le livre précédent, qui se termine presque par les mêmes mots. Qui croira qu'un esprit méthodique ait fait cette division extraordinaire? Aussi, M. Ideler dit-il qu'il n'aurait pas hésité à changer cet ordre, s'il n'eût été retenu par le respect pour l'antiquité et la crainte de la confusion (t. 11, p. 239 de sou édition).
10 LA PHYSIQUE l) ARISTOTE.
ribus démentis generatim tractare; secundum de elementorum intcr se mutationibus-, tertium autem de actione sphaerarum et elementorum in producendis phaenomenis quae meteora dicimus '.
6°. Problemalum liber. Octo et tnginta sectiones seu quaestionum fasciculos continens, e quibus tamen, vix octo ad physicam spectant. In his autem paucae quaestiones vere utiles existimandae sunt : et liber totus, nisi fallor, videri potest silva quaedam rerum et sententiarum, unde quae hue olim contulerat, occasione data depromebat auctor, prout componendis operibus utilia videbantur '.
1 Ces sujets se trouvent surtout bien résumés et bien indiqués dans le premier chapitre des Météorologiques, p. 328 , A.
* Le recueil des problèmes d'Aristote ne doit être consulté qu'avec précaution. Je dis qu'on peut le regarder comme une sorte de magasin ou de répertoire où l'auteur mettait, pour s'en servir au besoin, tout ce qu'il recueillait de côté ou d'autre. On conçoit qu'à une époque où les livres étaient rares, les auteurs habitués à s'appuyer sur les faits, conservassent ainsi ce qu'ils entendaient dire ou ce qu'ils lisaient d'intéressant. Telle est peut-être l'origine de ces recueils qu'on trouve dans Plutarque, dans quelques-uns desquels se sont même glissées des opinions contraires aux siennes. Ces ouvrages ne doivent donc obtenir la confiance du lecteur que lorsqu'ils sont en tout point conformes à la doctrine ou au style de l'auteur. Or, telle n'est pas la qualité du Livre des problèmes. Pour ne parler ici que des sept ou huit sections relatives à la physique, on y remarque : 1° l'absence complète d'ordre et de plan, ce qui ne doit pas étonner, du reste, dans un livre du genre de celui-ci ; 2° des répétitions fréquentes et si grossières que, si elles ne sont pas dues à la négligence des copistes, elles ne peuvent venir que d'une rédaction très-précipitée ; 3° des questions d'une fausseté palpable. Exemples : Pourquoi l'eau, qui devient quelquefois plus chaude que la flamme, ne peut-elle pas brûler le bois, lorsque la flamme le brûle (XXIV, 3)? Pourquoi les choses chaudes se refroidissent-elles plus vite au soleil qu'à l'ombre (ibid., 13)? 4° d'autres qui sont d'une puérilité inexcusable. Exemples : Pourquoi l'eau chaude fait-elle rider la peau, tandis que le feu ne la ride pas (XXIV, 7)?Pourquoi l'eau bouillante ne peut-elle pas liquéfier, tandis que le ventre liquéfie (ibid-, i) ? 5° d'autres, enfin, qui contredisent ce qu'Aristote a dit ailleurs. Exemple : 11 suppose (XI, 33) que l'air est plus plein pendant le jour que pendant la nuit, à cause de la lumière qui s'y trouve, et il a dit (De anima, II, 7) que la lumière n'est pas un corps, que ce n'est qu'un mouvement du transparent.
Malgré ces défauts, le Livre des problèmes n'est pas à dédaigner, et j'y renvoie en plusieurs endroits de mes notes.
LA PHYSIQUE D ARISTOTE. I 1
7°. Liber de mundo. Brevissimum et eximium opus ornata oratione scriptum, sub septem capitibus complectens omnem, qualis eratapud Graccos, scientiam naturalem '.
8°. Liber de nominibus ventorum. Liber unius paginée, quem credas e sexto capitulo libri secundi Meteorologicorum cxtractum.
Ex his operibus constat Aristotelem de universo et de natura sensisse quae sequuntur.
I. De mundo. — Mundus est compages e coelo terraquc constituta et omnibus naturis quae inter ea continentur *.
Mundus globosus est seu sphaeroides*.
Fieri non potest ut quod globosum et rotundum est, idem sit infinitum 4. Ergo nec mundum infinitum esse rationi consentaneum est 5.
Mundus ex duabus partibus sive naturis constat, quarum prior oether* a Graecis nominata, divina est, in aeternum immutabilis, nec ullo modo ortui aut corruptioni aut
1 Cette science, chez les Grecs, était regardée comme divine ; l'auteur du De mundo, dans son premier chapitre, emploie l'expression &scfaisons divinement connaître les diverses parties de l'univers, p. 601,C.
2 De mundo, 2.
r' Ibid., p. 601, E; De coelo, II, 4, p. 45.
4 De coelo, II, 4. — La majeure de ce syllogisme est parfaitement juste ; car nommer une forme, et en particulier la forme sphérique, c'est supposer les limites qui la constituent. La fameuse pensée de Pascal que le monde est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part (Voy. ses Pensées, Connaissance générale de l'homme), n'est donc belle que parce que cette contradiction évidente entre l'idée de sphère et les deux idées suivantes, jette l'esprit dans le vague et l'obscurité où le
Slace toujours l'infini. Mais Aristote dit au contraire, et avec beaucoup e raison, que l'infini n'a pas de milieu: [De coelo, I, 7, p. 441, D.)
"De mundo, 2, p. 602, D; De coelo, I, 3, p. 434. — Le monde était un corps pour Aristote, et même le premier corps. Or un corps étant ce qui est terminé par des surfaces, l'idée de corps est contradictoire avec celle d'infini.
8 Du grec (semper currere) dit Aristote, et non pas de (inflammari) De mundo. 2, p. 602, A, B; De coelo, 1, 3, p. 435, A; hiettor., I, 3, p. 530, A.
12 LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
morti subjecta' ; in hac astra volvuntur 2. Posterior autem patibilis plane et nuitabilis materia, miscerique ac turbari nata 3; infcriores mundi scdestenet, sive, ut aiunt, mundum inferiorem efficit 1.
Duoe ista; partes et corpora omnia motu proprio et vi ipsis insita agitantur 5.
Duo sunt motus simpliccs, quandoquidem corpora in orbem seu recta linea moveri possunt 6.
Motus in orbem altero prior est-, quod circulus e planis praestantissima figura est 7, et perfcctum imperfecto natura semper anteit8.
1 De mundo. 2; De coelo, 1,3. — Cette idée de l'éternité et de l'incorruptibilité des astres aujourd'hui peu probable, était alors bien plus raisonnable que celle des philosophes qui croyaient que le soleil, ayant besoin de nourriture, avalait les vapeurs qu'il tirait de la terre, et que c'était pour cela qu'il se roulait tout autour de notre globe , abandonnant un lieu aussitôt qu'il l'avait épuisé. Aristote qui rapporte cette opinion (Meteor., 1, 2, p. 551, E). la traite avec raison de ridicule.
J De mundo, ; De coelo , 1, 3.
3 De mundo, 2.
4Ibid.
5 De coelo, 1, 2, p. 432, C.
6 De coelo, I, 2, p. 432. — Aristote fait dépendre ici les mouvements des lignes que décrivent les corps. Il suppose que les lignes droite et circulaire sont plus simples que les autres. Qu'entend-il donc par lignes simples? Ce sont celles qui peuvent, dans toute leur étendue, se superposer exactement (Voy. plus loin le Curé de Varengeville).
' Comment le cercle est-il plus parfait que la ligne droite ou que toute autre courbe bien faite (Voy. le Curé de Varengeville)?
8 De coelo, 1,2, p. 433, A; II. 4, p. 456, D. — Aristote donne ici le mouvement circulaire comme le premier mouvement naturel. Descartes, au contraire, et tous ceux qui sont venus après lui, ont proclamé que le seul mouvement simple était le mouvement eu ligne droite, puisque c'est celui d'un corps qui obéit à une force unique. On voit dans ce raisonnement d'Aristote un exemple frappant des erreurs où l'entraîne toujours cette habitude de déduire les lois de la nature d'idées qu'il s'est faites à priori, ou de relations purement métaphysiques. Du reste le mathématicien Xénarque faisait à cette assertion l'objection suivante -. « Le mouvement en cercle ne peut être un mouvement naturel; car les points inégalement éloignés de Taxe se mouvant inégalement vite, le mouvement naturel serait infiniment varié et différent de lui-même, ce qui est absurde. » On peut voir dans Sim-
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 13
Eorum quae recte movenlur corporum motus bipartito dividitur, ideo quod dupliciter, sursum scilicet et deorsum ferri nata sunt 1.
Omnis alius motus utroque motu simplici, orbiculato nempe et recto mixtus est".
II. De firmamento. — Coelum seu sphaera coelestis quum primum corpus 3 et primum mobile sit 4, incredibili celeritate circa nos intra viginti et quatuor horas 5 in orbem agitur, suapte natura et propria vi sese movens ", nec quidquam habet levitatis aut gravitatis 7.
Errant igitur et insaniunt qui putant coelum aut quictis aut somni, ut propiora terrae corpora, aut Atlantis cujusdam, qui se sustineat, indigere-, quum vim a>ternam sortitum, sine Iabore, sine lassitudine, in omne acvum, instar Ixionis alterna rapti rota 8, eademquc semper celeritate versalur '.
Mundus quum instar globi in torno circumacti rotetur circa lineam quam vocant axern 10, necesse est hujus axis extrema puncta fixa starc et immota; haec mundi polos nominamus.
plicius l'objection, et la réponse qu'il y fait, qui consiste particulièrement en ceci, que Xénarque est un corbeau qui insulte l'aigle de Jupiter, et qui vient faire ses ordures sur les beaux ouvrages des grands hommes.
' De coelo, I, 2, p. 432, C; Meteor., 1, 2, p. 529. A.
'De coelo, I, 2, p. 432, C.
3 De coelo , 1, 2, p. 433 , B ; IV, 1, p. 483 , D. — Tous les philosophes ne croyaient pas que le ciel fût le premier corps et la cause de tout mouvement: quelques-uns pensaient que la terre, humide à l'origine, avait, par la chaleur du soleil, produit beaucoup de vapeur, et, par suite, de l'air; et que c'était celui-ci qui, en soufflant, occasionnait le mouvement du monde (Meteor., II, 2, p. 352, B).
1 De coelo, 1, 2, p. 433, B; IV, 1, p. 485, D.
5 Je détermine ici, selon nos idées, la longueur du jour sidéral que les anciens ont quelquefois nommé Nycthémère.
« De coelo, I, 2, p. 433, C; II, 1, p. 453, B.
7 De coelo, I, 3 , p. 434, A. — Ovide, qui suit régulièrement la Physique d'Aristote, dit aussi : et sine pondère coeli (Metam., I, 26).
B Cette comparaison est d'Aristote.
9 De coelo, II, 6, p. 459, E.
10 De mundo, 2, p. 602, A.
14 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
Quorum aller sublimis scniper apparel, et arclicus ab ursa (licitur; alter autem nobis nunquam videndus, sub terra semper latet et dicitur anlarcticus 1.
Unus est mundus, nec aller csse potest2.
Nihil est extra coelum 3, aut mente concipi potest, nec corpus, nec locus, nec tempus aut vacuum 4.
Coeli et mundi totius partes ut in homine distinguuntur quippe dicimus et ante et pone, et ad laevam et ad dextram et sursum et deorsum fieri phaenomena : erraverunt autem Pylhagorei qui primum hisce vocabulis usi, nescicrunt australcm polum capitis, borealem vero pedum vicem gerere, et sic orientem dextram, occidentemque laevam esse mundi 5.
Coelum ipsumquod extremum atque ultimum mundi est 5,
1 De mundo, 2, p. 602, A.
2 De coelo, 1, 8 et 9, p. 442 à 446.
3 Ibid., et IV, I, p. 485, E.
4 La démonstration qu'il n'y a pas de vide au delà du ciel, quoiqu'on même temps il n'y ait rien, est assez curieuse; c'est, du reste, une pure question de mots. Cléomèdc, astronome recommandable, l'a réduite à sa juste valeur, et s'est prononcé comme la logique l'exigeait, pour le vide infini au delà du monde (Voy. son Inspection circulaire des météores, 1, 1).
5 De coelo, 11, 2, p. 453 et 454.— Les Pythagoriciens mettaient le pôle boréal en haut, et le pôle austral en bas. On voit qu'un homme qui se placerait dans cette position , et qui regarderait son méridien céleste, aurait en effet l'orient à gauche et l'occident à droite. Au reste, Empédocle avait dit tout ce qu'on pouvait dire de vraisemblable dans cette hypothèse d'un devant et d'un derrière, d'une droite et d'une gauche du monde. Il supposait les pieds sur la terre et la face toujours tournée dans le sens du mouvement du monde, c'est-à-dire vers le couchant ; de cette manière la droite était pour lui le tropique du Cancer, et la gauche celui du Capricorne (Plutarque, De placitis philosophorum, 11, 10). Cléomède avait adopté cette idée.
6 Ces expressions sont de Cicéron. Aristote n'admettait rien au delà du ciel des fixes, que la substance divine, éternelle, immense , impassible (De coelo, 1, 9, p. 446, B), incorporelle et mouvant tout le monde (ibid., 11, 6, p. 459, A). On fut, plus tard, obligé de reculer le premier mobile au delà du ciel des fixes, lorsque Hipparque. ayant reconnu que les étoiles avaient un mouvement très-lent d'occident en orient (la précession des équinoxes), Ptolémée appela firmament le ciel des fixes, et premier mobile la sphère qu'il supposait lui communiquer son mouvement. Il fallut encore, quelque temps après, intercaler des cristallins entre le pre-
LA PHYSIQUE D ARISTOTE. 15
in se continet immutabilibus spatiis affixas, clavoruni instar, stellas quas dicimus inerrantes ' ; et infra se orbes quosdam qui idem habentes ccntrum ', sesc alii alios involvunt -, omnes tamen coelo involvuntur 3.
Quorum unusquisque unicum habet sibique inhacrens sidus * a quo nomen accipit.
III. De planelis et zodiaco.— Haec sunt progredientium a stelligero coelo sphaerarum et siderum nomina : Phoenon sive Satumus; Phaëthon seu Jupiter; Pyroïs, quem vocant alii Martem, alii Herculem; Slilbo quem Mercurium plerique, quidam vero Apollinem dicunt-, Lucifer seu Venus, aut aliquando Juno ; Sol et Luna \
Astra in sphaeris suis locum non mutant 6 ; sed globosa et
mier mobile et le firmament, pour expliquer d'autres mouvements que le temps et la patience avaient fait reconnaître ; et cela dura jusqu'à ce que Copernic, reprenant et fécondant les anciennes idées de l'école italique, vint briser tous ces cieux de cristal, dissiper toutes ces sphères, et nous montrer un monde à la fois plus simple, plus beau et bien autrement étendu que celui des anciens.
1 De coelo, II, 6, p. 459, B; 8, p. 463, B; De mundo, 2, p. 602, B.
2 Il fallut renoncer aussi à la concentricité des sphèrs, lorsque l'on reconnut que les mois d'été étaient .sensiblement plus longs que les mois d'hiver. Les anciens ont donné de ce phénomène une explication très-ingénieuse.
* De coelo, II, 4, p. 456, E.
4 De coelo. H, 8, p. 460, E; 12, p. 464, C. — Aristote cherche dans ce chapitre pourquoi il y a beaucoup d'astres dans le premier mobile, tandis qu'il n'y en a qu'un dans chacune des sphères inférieures. 11 croit en trouver la raison dans ce que la première est unique, tandis que les autres sont plusieurs : celles-ci n'ont donc chacune qu'une étoile, tandis que la première en a plusieurs, ce qui établit une sorte de compensation.
» De mundo, 2, p. 602, C, D.
6 De coelo, 11, 8, p. 460 , E. — Voilà l'un des points sur lesquels Aristote est le plus éloigné des idées modernes. Laissons les raisonnements métaphysiques sur lesquels il s'appuie pour prouver que les astres ne tournent pas sur eux-mêmes ni dans leurs spnères. Voici ses conclusions : 1° les astres ne paraissent pas se mouvoir sur eux-mêmes ; le soleil semble tourner à son lever et à son coucher (p. 463, C), mais c'est une illusion d'optique, un effet de la faiblesse de notre vue; 2° les étoiles fixes paraissent scintiller, tandis que les planètes ont une lumière tranquille ; et cela vient de leur grande distance, parce que notre vue est trop faible pour
16 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
rotunda, et splnerae sua' adhaerentia cum ipsa et per ipsam versantur 1.
Sphaerae autem a primo coelo sivo primo mobili moventur, quod quidem motioncm ex alia in aliam transfundit, ea tamen lege utquo sibi propior est sphsera, eo majorem, et quo remotior, eo minorcm accipiat motum\
Inde definiuntur varii planetarum anni; Lima quidem mensc uno suum peragit orbem; Sol, Lucifer et Mercurius, anno uno-, Pyroïsduobusannis-, Pliaëthon duodecim. Phrcnon autem triginta annis '.
Omnes haï stelloe quum lentius orbe stellifero provehanlur', videntur luetari mundo 5 in adversum niti et variis
aller jusqu'à elles, et le tremblement qui s'y «père nous fait croire que c'est l'astre qui tremble en réalité (De coelo, 11, 8, p. 403, D) ; 3° il est visilile que les étoiles ne se roulent pas dans leurs sphères, d'abord parce qu'elles ne paraissent pas le faire, ensuite parce que la lune présente assurément toujours la même face (ibid.) ; 4° enfin, la nature n'a donné aux planètes aucun organe pour se mouvoir, et, comme elle ne fait rien au hasard, qu'au contraire elle fait tout pour un but déterminé, il est absurde de supposer un mouvement propre aux planètes (Ibid , E) ; o» la conclusion générale est que la rondeur du ciel est parfaitement adaptée à son mouvement éternel, parce qu'il doit tourner dans le même lieu, tandis que la rondeur des planètes est ce qu'il y a de mieux pour qu'elles ne tournent pas dans les sphères qui les emportent (Ibid., à la fin du chap.). Tous ces raisonnements nous semblent bien singuliers. ' De coelo, 11, 8, p. 400, C; p. 401, 13.
2 De coelo, 11, 10, p. 403, B, C. — On voit par là comment les anriens avaient conclu, avec assez de justesse, les distances relatives des planètes. Cependant Vénus et Mercure , qui semblaient osciller autour du soleil, paraissant tantôt à l'orient, tantôt à l'occident de cet astre, ont dû leur laisser moins de certitude; aussi trouve-t-on que quelques-uns changeaient leur ordre, ou plaçaient le soleil au-dessus d'elles (Voy. Plutarque, De placitis philosophorum, 11, la). Manilius, Aslronomica, 1, 803 :
Stint alia adverso luctantia sidera mundo ,
Quae coelum terramque inter volitantia pendent;
Saturai, Jovis et Marlis Solisque ; sub illis
Mercurius Venerem inter agit Lumunque locatus.
3 De mundo, G, p. 012, C.
4 De coeto.H, 10, p. 403, C.
8 ' De là cette belle expression : luctantia sidera mundo, employée par Manilius (ci-dessus, et 1 , 259) pour désigner les planètes.
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 17
coeli locis in dies adharere; unde planetarum, quasi vagorum aut errantium siderum nomen illis impositum est 1.
Qui quidem planetae binis viribus obedientes* (universa enim naturas mundique conversione rapti, peculiari sphaerae suae motioni nihilominus cedunt), ad dextram aut ad sinistram plus minusve déclinant 3.
Has omnes declinationes amplectilur zona quaîdam ' in obliquum secta, quam zodiacum vocant seu signiferum, propterea quod stellata animalia seu signa continet; quibus varia anni tempora notari possunt \
IV. De molu solis ac lunoe. — Sol per médium zodiacum magna celcritate latus solstitiali orbe itemque brumali non longius progreditur ; quos ut attigit circulos fit hinc solstitium, illine bruma : scilicet hic incipit aestas, illie hiems ".
6 De coelo, II, 8, p. 401; De mundo, 2, p. 602.
4 De coelo, II, 12, p. 463 , 463. — Aristote expose ici avec une grande clarté, sous le titre AAporia, et en s'appuyant sur des observations trèsexactes, l'une des grandes difficultés de l'astronomie ancienne, l'irrégularité du mouvement des planètes. Malheureusement, il veut l'expliquer, et ne le peut qu'en supposant les planètes animées, ainsi que leurs sphères.
3 De coelo, II, 10, p. 463, B, C; 12, p. 464.
4 De mundo, 2, p. 602, B. — Je fais du zodiaque une bande, quoique le De mundo n'y voie qu'une ligne qui touche les deux tropiques : c'est qu'alors cet ouvrage parle de Yécliptique; c'est la ligne tracée au milieu du zodiaque, et la route annuelle du soleil autour de laquelle oscillent les planètes : c'est donc la partie pour le tout.
8 De mundo, 2, p. 602. ■— Les anciens nous ont laissé beaucoup de descriptions du zodiaque ; l'une des plus belles est celle que Manilius a placée dans son poëme sur l'astronomie (I, v. 255).
s J'ajoute ici quelques notions que je ne trouve pas exposées systématiquement dans Aristote , mais qui, faisant partie du système astronomique dû à la simple observation des phénomènes, étaient connues longtemps avant lui, et ne pouvaient lui avoir échappé. Ces idées sont, d'ailleurs, nécessaires pour entendre la suite de son système. Elles ont pu, d'un autre côté, être exposées dans le livre sur l'astronomie que Diogène attribue à notre auteur, et que nous avons perdu; ou plutôt, si l'on ne risquait pas tant de s'égarer dans le champ des conjectures, on pourrait supposer que, donnant ses explications dans ses leçons orales, ou acromatiques, le philosophe n'avait pas voulu reporter dans des livres où il prétendait fonder ou confirmer des doctrines nouvelles, les opinions communes qu'il ne combattait pas ; il fallait, toutefois, avoir ces connaissances pour comprendre
18 LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
Quum vcro e brumali ad solslitialem circulum aut ex hoc ad istum progreditur, aîquatorcm (Graecis isemerinon) bis secat, hic vernum, illic autumnale definiens sequinoctium.
Luna, octo et viginti prope diebus totius zodiaci ambitum conficicns, per triginta dies ad solem a quo erat profecta remeat '.
Quum autem luce propria carcat, lumen a sole mutuatur, et hujus astri radiis accensa clarescit.
Inde fit ut diversis locis, varia nobis appareat; lias speeies aut permutationes, post Graecos, phases hodierni vocant astrologi.
Istae species in dies mutantur crescentc luna aut senesccnte ; septem vero permutationibus luna toto mense distinguitur, quum nascitur, quum fit dichotomos, et amphicyrtos, quum plena, et rursus amphicyrtos, ac denuo dichotomos, et quum ad nos luminis universitate privatur 1.
Luna globosa est quod perspicere licet ex ipsius incremento aut deminutione ; et quia in eclipsibus, sol ex ea parte qua déficit menoides, id est concavus, semper videtur 3.
Solis enim fit eclipsis seu, latina lingua, defectus, si luna ei succedens objectu suo ab humano aspectu lumen ejus repellit 4.
Luna autem laborat, quum ipsi contra solem positae, sub
ses livres, et c'est peut-être à cela que fait allusion la fameuse lettre à Alexandre, rapportée par Aulu-Gelle (Noctes atticcs, XX, 5), où il dit que ses livres ne sont intelligibles que pour ceux qui l'ont entendu luimême : car un professeur, auteur en même temps d'un ouvrage non élémentaire , donne toujours dans ses leçons des détails qu'il dédaigne dans ses livres.
' Cet alinéa et les sept suivants n'étaient pas dans la première édition.
» De coelo, 11, H, p. 463, D, E.
5 Analytica posteriora, 1, 13, nos 4 et 5, p. 135, C; De coelo, lieu cité.
4 De coelo, II, 11, p. 403, D, E.
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 19
eadem stantis linea, terrai umbra obsistit, ne solitum lumen accipiat '.
Ideo ncc sol unquam déficit nisi quum luna nova est, ncc luna, nisi quum estsoli adversa, id est, in plenilunio.
V. De mundo inferiori. — Infra istam quam divinam et immutabilem diximus mundi partem2, mundus inferior situs est, qui patibilis et mutabilis, ut antea dictum, e quatuor eorporibus 3 in tôt orbes distributis constat.
Quum coelum in orbem actum omnino sit levitatis et gravitatis expers, in mundo inferiori solum levitatem aut gravitatem reperies *.
Grave et leve 5 quum in se quasi incitamenta mo1
mo1 posteriora, I, 31, n°s 4 et 5, p. 159, C; II, 2, n°s 3 et 4, p. 163 ; 8, n°s à 11, p. 169.
2 De là vient cette expression si connue, le monde sublunaire, pour indiquer la terre, son atmosphère, et ce qu'on supposait l'entourer jusqu'à la lune.
3 Voici ces quatre éléments d'Aristote si célèbres dans les écoles, et que l'on rappelle quelquefois dans les cours de chimie, pour montrer combien les idées diffèrent aujourd'hui de ce qu'elles furent autrefois. Cette conclusion est très-vraie : mais on la déduit de prémisses qui ne le sont pas, en supposant qu'Aristote entendait par éléments, ou corps simples, ce qu'entend la chimie moderne; loin de là, il repousse tout à fait, comme nous le verrons, la définition que l'on donne aujourd'hui, et prononce que les éléments se changent les uns en les autres. M. Biot, en faisant observer, dans une note de la Physique mécanique de Fischer, qu'il se trouve un rapport fautif, mais assez marqué, entre les quatre éléments d'Aristote et les quatre états de corps que nous concevons aujourd'hui, savoir : les solides, les liquides, les gaz, les fluides incoercibles, nous montre exactement ce qu'Aristote entendait. Ses quatre éléments n'étaient pour lui que des modes de la substance, des abstractions de son esprit, et non des substances diverses.
4 De coelo, III, 2,]). 476,C;3.
a Aristote remarque que les mots lourd et léger s'emploient presque toujours par comparaison : ainsi on dit que le bois est plus léger que l'airain ; mais y a-t-il un lourd absolu? un léger absolu? Oui, répond-il, et il a bien soin d'ajouter qu'il est le premier qui les ait ainsi considérés (De coelo, III, 1, p. 485, C; Cf. IV, 4, p. 490, C). C'est, en effet, l'un des points fondamentaux de sa doctrine, mais aussi l'une de ses plus graves erreurs, puisqu'il va bâtir tout un système sur ces abstractions, comme si elles avaient une action, et par conséquent une existence hors de son esprit.
20 LA PHYSIQUE D'ARISTOTE.
lus 1, habeant, grave est quod ad centrum aut deorsum, leve autem quod a medio sive sursum fertur \
Corpora simplicia, elementa quoque dicta 3, ca sunt quoe simplici motu feruntur ad médium aut a medio : mixta autem seu composita quorum mixtus est motus '.
VI. De elementis. — Quatuor crgo sunt elementas : ignis qui semper est levis sursumque tendit"; aer gravior igné, levior aqua-, aqua gravior aère, terra levior-, terra tandem caeteris gravior, quae semper tendit ad médium 7.
Mixtorum levitatem aut gravitatem ex elementorum levitate vel gravitate pendere manifestum est 8, ita ut quo plus minusvc cujusvis elementi continebit, eo levius aut gravius sit, si levé est elementum; si contra grave, eo gravius aut levius 8.
1 Aristote emploie le mot énergique et pittoresque des causes actives de mouvement (De coelo, IV, 1, p. 48S, C). » De coelo, III, 2, p. 476, C; IV, 1, p. 486 , D, E.
5 De coe(o,lll, 3, p. 477.
4 De coelo, III, 3, p. 478, A.
« De coelo, IV, 5, p. 491, C; De générât., II, 3, p. 516, B, C; Meleor., 1, 2, p. 529, A. —Aristote distingue, et il faut distinguer avec lui, les éléments, ou corps simples, des principes ou causes , Ceux-ci sont au nombre de trois, savoir la matière, la forme et la privation , sur lesquelles voyez le Curé de Varengeville. Les éléments sont : le feu, l'air, l'eau et la terre ; c'est là le sens le plus général de ce mot. Toutefois, ce sens est quelquefois détourné, soit par la nécessité du discours , soit par une épithète. Ainsi le (Meteor., 1,1, p. 528, B) désigne la matière, et le (ibid., 2, p. S29, A) signifie les qualités primordiales auxquelles Aristote attribuait la détermination des éléments, comme on le verra tout à l'heure.
6 11 faut bien remarquer, et j'aurai l'occasion de revenir là-dessus, qu'Aristote entend ici par feu une matière qui, sans être essentiellement chaude et brûlante, l'est en puissance, c'est-à-dire peut le devenir à tout instant.
7 De coelo, IV, 2, p. 486, B; IV, 4, p. 489, E. — Ovide (Metam., I, v. 25) expose en beaux vers toute cette théorie Voy. aussi Manilius, lAstron., 1, v. 149).
8 De coelo, IV, 4, p. 490, B, C.
9 Aristote reproche aux physiciens qui l'ont précédé de n'avoir jamais expliqué pourquoi les corps tombent ou s'élèvent; il l'explique, comme on
LA PHYS1QUE D' ARISTOTE. 21
Fiunt elementa et pereunt 1 ; nec tamen in nihilum aut aliud corpus dissolvuntur, nec formantur e nihilo aut ex alio corpore simplici 2, quandoquidem nullum existit corpus simplex praeter quatuor elementa : sed ex sese mutuo generantur et in sese dissolvuntur
Ignis, aer, aqua, terra nec ex eisdem similibusque partibus constant, quoe plures in his, pauciores in illis, elementa graviora reddant aut leviora, ut aiunt qui unam dari in rerum natura materiam contendunt 1 ; nec raritate aut densile
densile par la supposition d'une force propre aux éléments ; et encore cette force est-elle double, puisqu'il y a des corps légers et d'autres graves. Newton, en combinant les propriétés des fluides avec une seule force occulte, qu'il a nommée l'attraction, a réduit à celte seule force l'explication de la chute des corps, et l'élévation des fluides légers. Avant lui, Descartes avait donné de ces phénomènes une explication ingénieuse et indépendante de toute cause occulte, mais que les progrès des sciences physiques ont renversée de fond en comble (Voy. le Cours de physique de Rohaut, 11, 28, édit. de 1671). En 1720, l'académie de Bordeaux ayant donné pour sujet de prix à chercher la cause de la pesanteur, plusieurs mémoires lurent envoyés à ce sujet. On peut voir dans Montesquieu (GEuv. posth., 11, p. 28, édit. stéréot.) l'analyse des uns et des autres. L'un de ces mémoires donnait pour cause de la pesanteur celle que M. Azaïs a depuis développée dans son Explication universelle, la transpiration stellaire et la pression de la matière éthérée.
1 De coelo, III, 6, p. 481 , C.
2 C'est là que l'on trouve exprimée d'une manière tout à fait affirmative cette pensée que Lucrèce a placée dans le premier chant de son poëme (v. 200 et 249):
Nil igitur fieri de nilo posse fatendum est, llaud igitur redit ad nilum res ulla....
Notre auteur dit : Oure irâvruv tari coeto.IH, 2, p. 477, B.)
3 De coelo, III, 6, p. 481, E; De generat., II, 4; Meteor., 1, 3, p. 529, D.
1 Aristote discute ici en détail les opinions des physiciens qui l'ont précédé (De coelo, IV, 2, p. 486, C). 11 condamne toutes leurs opinions , et en particulier celle-ci que le poids plus ou moins grand des corps sous le même volume venait de la quantité de vide qui se trouvait entre les parlies. Cette doctrine, aujourd'hui admise partout, aurait pu le conduire à l'explication de difficultés insolubles dans sa théorie. Je dois, à ce sujet, relever une erreur que j'ai trouvée dans plusieurs ouvrages de physique. On croit communément qu'Aristote avait déterminé d'une manière fautive, ou au moins supposé le rapport de la pesanteur de l'air à celle de l'eau.
2-2 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
tate inter se difl'erunt; nec majus aut minus vacuum levitatis aut gravitatis ' causa est, ut veteres quidam autumant philosophi.
Differunt igitur elementa qualitatibus contrariis 8 quarum hae sunt aclivae, illae autem passives.
VII. De qualitatibus sive causis elemenlorum. — Prima;
11 n'en est rien : il établit, au contraire (De coelo, IV, 2, p. 486, D, et 488, B), que tant d'air qu'on voudra s'élèvera toujours de l'eau, et par conséquent, selon sa théorie, pèsera toujours moins qu'elle. 11 est bien vrai qu'il dit (ibid., p. 490, C) que l'air pèse; qu'une outre pleine d'air (sans doute comprimé) pèse plus qu'une outre vide ; dans ses Problèmes (XXV, 13) et dans le De coelo, il remarque que les outres vides , quoique plus légères que les outres enflées, vont cependant au fond de l'eau, tandis que celles-ci surnagent ; et cette contradiction pour lui s'explique, parce que ce qui a plus d'air que de terre ou d'eau est nécessairement plus léger que l'eau (De coelo, ibid.). Mais dans tout cela il n'est question que du poids absolu de l'air. On trouve encore (De coelo, IV, 6, p. 492, 493) une difficulté du même genre. Pourquoi, dit Aristote, le fer et le plomb, étendus (et probablement creux), vont-ils sur l'eau? Pourquoi les mêmes substances disposées en boule ou en broche vont-elles au fond? Pourquoi aussi les paillettes de métal, ou la poussière, bien qu'elles soient de nature terreuse, sont-elles emportées dans l'air? 11 est clair que celui qui écrit cela n'a aucune idée de ce que nous nommerions la densité de ses quatre éléments. Dans le De génératione (11, 6, p. 520, B), il suppose que l'eau pèse dix fois autant que l'air : mais c'est une supposition qu'il prête à ses adversaires pour les combattre. C'est réellement à Galilée qu'appartient le premier essai raisonnable pour déterminer la pesanteur spécifique de l'air.
1 De coelo, IV, 2, p. 486 et 487, A. — Voyez, lieu cité, le raisonnement curieux sur lequel s'appuie l'auteur. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'y a pas un écolier qui n'en comprît aujourd'hui la fausseté ; mais il devait paraître très-solide aune époque où l'on n'avait, pour ainsi dire, aucune notion d'hydrostatique, puisque c'est Archimède qui, venu près d'un siècle et demi après Aristote, créa cette science par la belle découverte à laquelle donna lieu la couronne d'or du roi Hiéron, savoir, « qu'un corps plongé dans un liquide y perd une partie de son poids égale au poids du volume de liquide qu'il déplace. » (Vitruve, De architect., IX, 3; Cf. Priscien, De ponderibus et mensuris, v. 92 et suiv.). Sénèque (Quoest. nat., 111, 25) a profité de cette découverte pour expliquer comment des briques peuvent ne pas enfoncer dans l'eau.
2 De gênerai.. II, 2, p. 5l5, B. — Voilà , comme je l'ai dit, le point capital de la doctrine d'Aristote et la source de presque toutes ses erreurs ; Il s'est imaginé que des qualités qui ne sont que l'expression de la manière dont nous sommes affectés, pouvaient par elles-mêmes modifier les corps auxquels elles appartiennent. « Grande découverte, s'écrie à ce sujet Montesquieu (aeuer. poslh., II. p. 126), qu'il n'y avait pas de qualités positives ! »
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 25
corporum qualitates istoe sunt : grave et leve, quoe quia nec activa, nec passiva sunt e causarum numéro rejicere, et effectibus annumerare debemus ' -, calidum et frigidum qua? activa, humidum et siccum qua? passiva esse nemo inficiabitur \
Calidum id est quod naturas diversas separans, easdem congregat 3; frigidum autem quod omnia cujuscumque generis sint, in unum cogit 4.
Humidum id est quod, quum vasis cujuslibet parietibus se facillime accommodet, nullam sibi propriam affectât figuram-, siccum, e contrario, quod, quum proprio termino belle definiatur, alieno definiri vix potest \
Facillime nunc proprietatibus suis notantur elementa: ignis enim calidus est et siccus; aer calidus et humidus; aqua autem humida et frigida-, terra demum frigida et sicca 6.
Item alia ex aliis elementa fiunt aut in alia convertuntur unius aut duarum qualitatum mutatione ' : sic quum ignis
1 De generat., II, 2, p. 515, B.
2 Ibid., C.
3 On a remarqué depuis longtemps (Voy. Rohaut, Physique, I, 23), que cette définition de la chaleur n'est pas exacte; une grande chaleur sépare toujours les molécules, puisqu'elle liquéfie les solides et gazéifie les liquides. Mais Aristote, frappé sans doute de quelque propriété particulière du feu, en avait fait sa propriété essentielle; ainsi, faites chauffer de l'eau salée, l'eau s'évapore ou se distille, et le sel reste ; les parties dissemblables sont donc séparées, parce que, dit Aristote, les semblables sont unis : car séparer, c'est réunir les semblables (De generat., 11, 2, p. 515, C).
4 De generat., II, 2, p. 515, D.
s Ibid. — On voit ici, pour le sec et l'humide, deux définitions qui ne peuvent convenir qu'au solide et au liquide : ainsi la première convient au mercure, aux métaux fondus, à quelques produits chimiques qui ne contiennent pas un atome d'eau; et la seconde s'applique parfaitement aux substances solides où la présence de l'eau est dissimulée : nouvelle preuve que, sous le nom des quatre éléments, Aristote n'entendait pas du tout quatre substances analogues aux éléments de nos chimistes, mais bien quatre formes ou manières d'être.
6 De générât., II, 3, p. 516, C.
7 La doctrine de la permutation des éléments était reçue avant Aris-
24 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
calidus sit et siccus, aer vero calidus et humidus ; si vincetur ab humiditate siccitas, ex igné fiet aer; aqua rursus ex aère, si calori deficienti frigus successerit; terra tandem ex aqua, si, manente frigore, siccum in humidi locum se submiserit '.
Inde colligi potest elementa materiam non esse ; sed praeter ea esse quamdam materiam communem 2, cujus protote
protote on la trouve dans le limée de Platon , et en termes si précis, qu'il sera utile de les rapporter ici : . (Timée, p. 1059, C, édit. in-folio de Francfort, 1602.) « Ainsi cet élément que nous avons appelé l'eau , quand il se resserre et se contracte, nous le vovons devenir pierre et terre ; au contraire, s'il se fond et se dissout, il se change en souffle et en air; et l'air, brûlé à son tour, devient feu. » Platon continue : « Il représente le changement successif du feu en air, en eau et en terre. » De là, même, il tire cette conséquence, qu'il n'y a ni terre, ni eau, ni air, ni feu à proprement parler, mais seulement du terrestre, de l'aqueux, de l'aérien, de l'igné, c'est-à-dire quelque chose qui peut être et devenir accidentellement chacun de ces éléments (ibid., D, E). La seule différence entre Platon et son disciple, c'est donc que celui-ci croit expliquer le changement dont il s'agit par le jeu de ces abstractions, le chaud et le froid , le sec et l'humide. Au reste, ce qui peut et parait avoir donné lieu à cette erreur, c'est le passage d'une même substance, de l'eau par exemple, à l'état solide ou à l'état gazeux : mais change-t-elle par là de nature ou de forme seulement? Les cartésiens ont répondu à cette question par l'expérience (Rohaut. Physique, 1, 21), et surtout par leur théorie, qui supposait trois corps simples, ou matières primitives essentiellement différentes. Tout le monde admet aujourd'hui l'opinion de Leucippe, Démocrite, Epicure, Lucrèce, Gassendi, et des atomistes sur la permanence des molécules élémentaires. Toutefois , cette opinion paraîtra moins contradictoire à celle d'Aristote, si l'on conçoit bien que ce dernier parlait de l'état des corps plutôt que leur substance.
' Cette mauvaise physique et, ce qui est pire, cette mauvaise philosophie ont dominé dans les écoles et dans le monde jusqu'à la fin du xvn' siècle. Descartes et ses disciples contribuèrent puissamment à chasser de l'enseignement cet inintelligible fatras de qualités abstraites agissant sur les corps, et se succédant sans qu'aucune substance connue ou supposée vînt causer ces différences. On a peine à concevoir maintenant l'engouement dont les savants se prirent tout à coup pour les tourbillons, la matière subtile et les deux éléments plus grossiers qu'avait imaginés notre Dcscartes : c'est qu'on ne sait pas assez à quelle doctrine succédait la sienne, et de quelles clartés il éclairait tout à coup l'obscur dédale des abstractions aristotéliques.
2 De generat., Il. 5. p. 518, E, — Voilà enfin la déclaration formelle
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 25
prium est moveri et pati, dum alterius est polcnltiae movere et agerc 1.
VIII. De terra. — Terra quam incolimus loeata in média mundi sede immobilis manet2, nec in axe suo volvitur, dies noctcsque per vices referens, ncc versatur circa solem quem Pythagorei in medio mundo constituunt 3.
Non altéra est terra isti quam incolimus opposita, quam antichthona vocemus, quae circa solem ut nostra terra versctur, nec a nobis unquam videatur 4.
Quum in corporibus duplex tantummodo concipi possit motus, motus scilicet naturalis aut secundum naturam, et motus violentus seu contra naturams, inde colligi potest
que les éléments ne sont pas matière, qu'ils ne sont que des modes d'une substance commune différente d'eux-mêmes : nerat., Il, 5, p. 518, E). Quelle est donc cete matière commune, qui, comme il est dit dans les Météorologiques (I, 3, p. 531, B), est en puissance, c'est-à-dire virtuellement chaude, froide, sèche et humide? TAïf TIQ
N'est-ce pas, autant qu'on en peut juger à travers l'obscurité du langage et la distance des siècles, le unum ens de Parménide et de Mélissus? N'est-ce pas le principe de Thaïes? ou celui d'Anaximandre? ou celui d'Anaximène? ou celui de Leucippe? ou la substance unique de Spinosa?
1 De générât., H, 9, p. 524, A.
2 De coelo, \\, 14, p. 470, C.
3 Ibid. — Selon Plutarque (De placitis philosoph., III, 11), c'est le pythagoricien Philolaùs qui plaçait le soleil au centre de l'univers : autour de lui circulait l'antichthone, et autour de celle-ci notre terre, de telle sorte que les deux terres ne pouvaient jamais se voir. Cette idée bizarre doit déjà nous prémunir contre l'admiration qu'on accorde trop facilement à l'école de Pythagore, quand on lui attribue la découverte du vrai système du monde. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il ne lui appartient pas du tout, et que ceux qui lui en font honneur sont dupes de mots mal entendus. La découverte de Copernic, en effet, n'a pas consisté à dire vaguement que les planètes tournaient autour du soleil, mais à montrer par des raisons certaines que c'était la seule hypothèse admissible. Rien de semblable chez les pythagoriciens : ils ont imaginé que le milieu était la place la plus honorable; et d'un autre côté, que le feu est le plus noble des éléments ; qu'ainsi, le soleil étant de feu, devait être au centre du monde. Aristote, qui expose ces raisons, les juge très-sainement quand il les traite de pures fantaisies, et déclare qu'elles ne peuvent entraîner l'assentiment des philosophes (De coelo, II, 13, p. 465, E; 466, A, B,D).
4 De coelo, II, 13, p. 465, E; 466.
" De coelo, II, 13, p. 168, A, B.—Cette idée d'un mouvement propre
20 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
ulrum terra movcatur necne : nihil enim contra naturam oetcrnum esse potest; et quod oeternum esse videmus ut admirabileni hune mundi ordinem, naturale esse necessario asscrimus '.
Omnes autem terra; partes deorsum ferri aut ad centrum nemo non fatebitur : hic est ergo omnium terra; partium, et postea totius terra; motus naturalis '.
Si terra nu ne naturaliter volvcretur, duos haberet motus, altcrum conversionis, alterum lapsionis, quod plane non convenit corpori simplici, quum simplex sit simplicis motus 3.
Item si terra moveretur et versaretur circa solem, stellarum species et distantiae hoc motu mutarentur * -, scilicet
à chaque élément, qu'Aristote regardait comme essentiellement vraie, est diamétralement opposée à celle qui est reçue aujourd'hui par tous les physiciens, savoir, que les corps sont indifférents au repos et au mouvement. Au reste, le raisonnement d'Aristote suppose bien connu le sens du mot nature; et, comme l'a très-justement remarqué Condorcet dans son Eloge de Tronchin (t. 11, p. 410, de l'édit. in-12, 1799), ce mot est un de ceux dont on se sert d'autant plus souvent que ceux qui les entendent, ou qui les prononcent, y attachent plus rarement une idée précise. Condorcet, appliquant cette observation à ceux qui parlent de médecine, ajoute qu'ils l'ont souvent de la nature une espèce d être moral qui a des volontés, qui supporte impatiemment la contradiction, qui a quelquefois assez de sagacité pour sauver le malade, mais qui, malgré les bonnes intentions qu'on lui suppose, est sujette à se tromper presque aussi souvent que les médecins. Sans doute Aristote ne se faisait pas des idées aussi ridicules, mais son argumentation ne vaut pas mieux. Qu'est-ce, en effet, pour lui, que la nature? C'est ce qui se fait ordinairement, et presque sans exception; et ce qui est contre nature, c'est ce qui n'arrive qu'accidentellement et d'une façon passagère. De sorte que son raisonnement se réduit à ces propositions identiques : rien de ce qui n'a lieu que par exception n'est constant ni éternel , et tout ce qui est éternel et régulier, comme l'ordre de ce monde, est éternel et régulier.
' De coelo, II, 4, p. 470, A.
2 De coelo, II, 13, p. 468, C, D; 470, B, D.
1 De coelo, II, 13, p. 468, A et D.
4 De coelo, II, 14, p. 470, A. — La raison que donne ici Aristote de l'immobilité delà terre est parfaitement juste, dans l'opinion reçue de son temps, que les étoiles, bien que très-éloignées de nous, n'étaient cependant pas à une distance immense. S'il avait su ce que l'on sait aujourd'hui, que, vu de l'étoile de Sirius, le système solaire tout entier, avec un rayon
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 27
eas eo minores et pallidiores videremus, quo magis terra ab illis distaret; et quum conversionem perfieicns, eo unde profecta est rediret, Stella; quoque primo stare, deindc retroferri viderentur, quod nunquam apparet.
Terra ergo immobilis manet, et mediam occupat mundi sedem, ita ut, quum corpora ad mediam terram ferri videmus, reipsa ad médium mundum deferantur, quandoquidem ea est gravium corporum propria latio 1 -, terraquc ipsa dum hue pondère suo trahitur, generali legi cedit et mole sua stat 2.
Terram vero globosam esse et rotundam multa probant : tendunt enim ad centrum omnes materiae partes, quae nisi in globum dispositae essent, dum altior magis premerct congeries, minor sane cederet, donec ad sequilibritatem reductae essent-, et sic sensim fieret oequor 3.
de 800 millions de lieues, serait caché par l'épaisseur d'une soie, il aurait compris que le mouvement de la terre ne pouvait produire sur les fixes aucun effet sensible, quoique cet effet soit mathématiquement vrai.
1 De coelo, H, 14, p. 471, A.
2 Voilà donc une démonstration à priori que la terre est suspendue dans l'univers par son propre poids :
Circumfuso pendet in aère tellus Ponderibus hbrata suis.
(OVIDIUS, Metam., I, 12.)
C'est sans doute une erreur ; mais combien il y a loin de cette erreur aux hypothèses ridicules, on peut le dire, des prédécesseurs d'Aristote! Xénophane faisait de la terre une montagne infinie dans sa base, tant il ignorait sur quoi la faire porter (Plutarch., De placitis philosoph., 111, 11). Démocrate, Anaximène, Anaxagore croyaient la terre soutenue par l'air qui est au-dessous d'elle, et qui ne pouvait s'échapper à cause de sa grande largeur (De coelo, II, 13, p. 467, D). Au milieu de ces explications bizarres , il faut cependant distinguer celle que donnait Empédocle : selon lui, la terre était maintenue au centre du monde contre sa nature par la révolution du ciel, comme la poussière et les corps plus lourds que l'air sont généralement maintenus au centre d'un tourbillon de vent.
5 De coeio, II, 14, p. 470, E et 471. — On remarquera la singulière analogie de ce raisonnement avec celui de Newton et des mathématiciens pour prouver la rondeur de la terre. Au reste, il n'y avait pas moins de divergence , entre les philosophes, sur la figure de la terre que sur la manière dont elle se soutient. Anaximène la comparait à une table, Leucippe à un
28 LA PHYSIQUE D' ARISTOI'E.
Secundo luec opinio maxime cum phamomcnis congruil : nam quum semper in lunae defectilius umbra terne projicialur in hune planetam, linea orbiculata semper terminatur '.
Pneterea quum c scptentrionc ad meridicm progrederis, nova continuo ad Àustrum tibi surgunt sidera qua; nondum videras : qusedam autem Boream versus occidunt, qua3 se libi antea semper in conspectu dabant : quod quidem nullo modo ficri potest nisi rotunda sit terra 2.
Ergo ubicumque terrarum steterit spectator, duae sunt polorum tenus creli partes, quarum altera semper, altera nunquam, ab illo cernitur 3; hi sunt circuli quos polis proximos, aut arcticum et anlarclicum nominant '.
IX. De lerroe divisione.— Terra, instar coeli, in quinque partes seu zonas dividitur 5 : média inter tropicos locata
tambour, Démocritc à un disque creux dans le milieu, Heraclite à une nacelle.
' De coelo, II, 14, p. 470, E.
2 De coelo, 11, 14, p. 471, A.
5 De coelo, II, 14, p. 471, E; 472, A; De mundo, 2, p. 602, A.
4 Nous les nommons cercles polaires; mais les Grecs les nommaient le cercle arctique et le cercle antarctique. Au reste, il faut bien remarquer que nos cercles polaires ne sont pas ceux des Grecs. Les nôtres sont fixes et invariables, parce qu'ils sont déterminés par les horizons des hommes placés sur les tropiques; mais ceux des Grecs, étant déterminés par des horizons particuliers aux points de chaque parallèle, variaient avec la position de l'observateur sur le méridien. Voy. la Sphère de Proclus, ch. 2, et l'Inspection circulaire des météores de Cléomède, ch. 2.
B Méteor., II, 5, p. 562. — C'est à Thaïes et à Pythagore qu'est dû, au rapport de Plutarque (De placitis philosoph., Il, 12, et III, 14), la division ciel et de la terre en cinq zones. Aristote n'en parle pas d'une manière bien précise ; c'est dans ses Météorologiques (II, 5, p. 562, A, B, C) qu'il entre dans les plus grands détails à ce sujet. 11 appelle les zones segments de sphère, terre habitable, if n'occupe que deux de ces segments. L'espace entre les tropiques (la zone torride) est inhabitable (ibid. B, D), et, d'un autre côté, le froid ne permet pas de vivre dans les zones glaciales. La terre habitable a donc, de chaque côté du plan de l'équateur, la forme d'un tambour (ibid. B, E), bien loin d'être sphérique ou circulaire comme le prétendent quelques auteurs (ibid. C). II fait sans doute allusion à ceux qui, suivant la géographie homérique, faisaient de la terre habitable un disque entouré par le fleuve Océan, et dont la Grèce occupait le centre. Le raisonnement et l'expérience prouvent
L.A PHYSIQUE D' ARISTOTE. 29
torrida voeatur propter nimium solis aestuni; extremae duaae arctico et antarctico circulo definitae glaciales nominantur-, zonae temperatoe torridam inter et glaciales zonas utrinque extenduntur, et omnem hanc terrse partem comprehendunt quam habitabilem ' dicere consuevimus.
Terra tota parva est, nec soli aut stellis pro magnitudine asquari potest 2; hujus axis centum viginti et septem millia stadiorum vix habet longitudinis 3.
que sa largeur est très-limitée (ibid. C). Elle est à peine les 3/5 de sa longueur. Il n'y a pas de communication possible entre les deux zones tempérées, puisqu'elles sont séparées par l'inhabitable torride ; mais les phénomènes dus à l'action du soleil se reproduisent dans ces deux zones en ordre inverse (ibid. p. 562, E, et 563, A). On sait que toutes ces idées ont été adoptées depuis par les poètes. Voy. Virgile, Géorg., I, v. 231, et Ovide, Métam., 1, 45.
1 En grec : les anciens croyaient que les hommes ne pouvaient vivre ni dans la zone torride, à cause de la grande chaleur, ni dans les zones glaciales, à cause du froid. Posidonius, qui vivait dans le siècle qui précéda l'ère chrétienne, démontra le premier, par de bonnes et solides raisons que Cléomède nous a conservées, que la zone torride était habitable. Mais cette opinion ne réussit pas et ne put s'établir : aussi voyonsnous que l'on a gardé l'expression de terre habitable, et les poètes ont continué de dire avec Ovide (Metam., 1, 45) :
Quarum quoe média est, non est habitabilis oestu : Nix tegit alta duas, totidem inter utramque locavit, Temperiemque (ledit ipixta cum frigore ilamma.
2 De coelo, II, 14, p. 471, E ; 472, A ; Meteor., I, 3, p. 529, D. — Aristote remarque, avec beaucoup de justesse, que la succession rapide des astres les uns aux autres, lorsqu'on marche du nord au midi, prouve que la terre a une grande courbure, et par conséquent une petite circonférence. Il revient sur ce pointa la fin du chapitre, et dit (p. 472) que la terre parait n'être pas grande, relativement aux autres astres. 11 s'exprime plus nettement encore dans ses Météorologiques, et déclare qu'on démontre, en astronomie, qu'elle est plus petite que certains astres (Meteor., I, 3, p. 529, D, E). Le soleil était sans doute un de ces astres plus grands que la terre. Ainsi, quoique la preuve directe n'en soit pas donnée, cette connaissance importante existait chez les Grecs dès le temps d'Aristote : c'est un point qu'il est bon de ne pas perdre de vue.
5 De coelo, II, 14, p. 472. — Ce passage est obscur; Aristote dit (De coelo, 11, 14, p. 472, B) que les mathématiciens estimentà quarante myriades de stades (400000) la circonférence de la terre. Le De mundo (ch. 2, p. 604, C et D) dit que les géographes portent à 70000 stades ia plus grande longueur de la terre. Au premier coup d'oeil, il semble qu'il n'y ait pas contradiction, parce qu'Aristote parle de la terre entière
50 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
Terra habitabilis c pluribus continentibus sive magnis insulis constat, invio et innavigabili Oceano separatis, et sub utraque temperatazona locatis '.
Contincns nostra quam solam nobis viderc a Diis conccssum est septuaginta stadiorum millia in longiludinem ])atct, sive ab oriente in oceasum-, quadraginta autem in latitudinem, seu a meridie in septentrionems.
Terra habitabilis très habet partes : Europam, Asiam et Libyam. Qui sint partis uniuscujusque fines inter geograjihos parum constat 3. Europa tamen videtur cippis Herculis, Ponto etllyrcano mari cireumscribi; Asia autem ab Europa; finibus ad Arabicum isthmum patet, et Africa seu Libya ab hoc isthmo ad fretumet columnas Herculis *.
X. De meteoris. — Omnia qua; circa terram et infra lunae circulum eveniunt, haoc quia supra nos plerumque videntur, meteora nominareconsuevimus'1-, quorum ut natura facile inlelligatur cognoscanturque causas, hoecpraîcipuc notanda sunt.
elle De mundo de la terre habitable. Mais le même, quelques lignes auparavant (p. 472, A), dit qu'il n'est pas invraisemblable que les colonnes d'Hercule soient voisines de l'Inde, que plusieurs choses le prouvent, et en particulier les éléphants , qui se trouvent dans l'un et l'autre pays. Ainsi, d'après lui, la distance du détroit de Gadès, à l'extrémité de l'Inde, c'està-dire la longueur de la terre habitable, c'est-à-dire, enfin, les 70 000 stades du De mundo, fait à peu près le tour de la terre. Or, 400000 stades, pour un grand cercle, donnent pour la latilude du détroit de Gadès une circonférence de 324 000 stades , c'est-à-dire quatre fois et demie la longueur indiquée dans le De mundo : nouvelle preuve que ce dernier ouvrage n'est pas d'Aristote. Il est de quelque philosophe de son époque qui aura pris le nom du maître pour assurer le succès de son livre, et d'un temps où l'on avait déjà adopté l'idée de plusieurs continents sous notre zone tempérée.
1 De mundo, 3, p. 603, B. — Cette idée, présentée légèrement dans le De mundo, est exposée avec détails par Cléomède.
2 De mundo, 3, p. 604, C. D. — On voit ici d'où viennent les mots de longitude et de latitude employés en géographie.
3 De mundo, 3, p. 604, D, E; Meteor., II, 5, p. 502, C, D. — Quelques auteurs terminaient l'Europe au Tanaïs; d'autres regardaient comme faisant partie de l'Asie toute l'Egypte, jusqu'au Nil.
4 De mundo, lieu cité. s Meteor., I, I.
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 31
Ignem vocavinms corpus illud quod siccum cl calidum et ca'tcris levius sursuin semper fertur : hic tamen animadvertcndum est corpus illud ignem non esse proprie dietum, siquidem ignis caloris exsuperantia est ac veluti fervor '; sed quia tenuissimae sunt et mobilissimse corporis hujus partes, qui facillime etmotu vel minimo ignescit et inflammatur, illud, alio déficiente vocabulo, non actu, sed potentia igncm nominavimus \
Motus ergo caloris causa est, et quo velocior, aut quo propior est motus, eo major calor evadit 3.
Inde sequitur solem maximum calorem necessario nobis aflerre, quum solus motu satis rapido fcratur, nec nimium a nobis distet : Stella; enim, siderum velocissima, rcmotiores sunt quam ut calor ad nos perveniat 4, et luna, terra? proxima, tardior est quam ut calorem excitet 5.
Quum vero terra sole incalescit, ex ipsa se tollit in aerem duplex halitus : alter scilicet siccus, et aerise naturoe quo*
quo* 1, 3, p. 534, C
2 Meteor., 1, 3, p. 534, A, B, D. —Cette observation d'Aristote est extrêmement précieuse ; elle fait remonter à plus de deux mille ans l'hypothèse admise aujourd'hui par presque tous les physiciens sur la substance éthérée. Newton avait attribué les phénomènes de lumière et de chaleur à l'émission d'un ou de deux fluides particuliers, absolument chauds ou lumineux : l'absence de ce fluide produisait le froid ou les ténèbres. Or, selon Descartes, suivi aujourd'hui en cela par tous les physiciens, ce fluide existe toujours et partout ; mais sa présence ne suffit pas pour produire la lumière et la chaleur. 11 n'est chaud et lumineux qu'en puissance ; pour qu'il le devienne en acte, il faut qu'un certain mouvement lui soit donné , et se communique à la ronde par des ondulations extrêmement rapides. Cette théorie n'a-t-elle pas avec celle d'Aristote une parfaite analogie ?
3 Meteor., 1, 3, p. 531, B; 532, A, B.
4 Meteor., 1, 3, p. 532, A.
* Meteor., lieu cité. —Cette explication de la plus grande chaleur du soleil, par son mouvement et sa distance, est sans doute ingénieuse; mais elle ne soutient pas l'examen. 11 n'y avait entre sa vitesse angulaire et celle de la lune, la seule dont les yeux pussent juger, qu'une différence de 1/30; entre celle du soleil et celle des fixes, la différence n'était que de 1/365. Est-ce là ce qui pouvait expliquer une si grande différence entre les chaleurs produites?
32 LA PHYSIQUE DARISTOTE.
dammodo parliceps, qucm fumidum dicas; aller autem humidus et aquosus quem vaporem nommant'.
Motus in orbem primi corporis2, et duplex hic halitus satis sunt ut omnia meteora explicemus 3, qua; quidem tune tripartito dividere solemus, prout ex igne, aut ex acre, aut ex aqua illa magis pendere putamus\
XI. De meteoris igneis. — Meteora ad ignem referenda sunt flammoe, stelloe volatiles, faces, caproe, cometoe, orbis lacleus \
Flammoe ardentes, et discurrenles slelloe, et faces, et qua; vocant clypeos, dolia, capras, ardores, etc., unius et ejusdem gencris sunt"; specie solum inter se différant; sed una et eadem omnium causa est, si qucm siccum diximus et fumidum, halitus se ex humo sustulerit in istam ignita? sphaera; regionem qua; coelo in orbem acto proxima est-, quum illum per noctem inflammaverit rapidus coeli motus, varia; fient istae visiones, quibus varia nomina Graci dederunt '.
Stella; volantes aliquando in obliquum ferri aut in terram delabi magna celcritate videntur : motus iste violentus est, non naturalis, quum ignis natura sursum feratur 8.
1 Meteor., I, 4, p. 532, D; II, 4, p. 558, D.
2 Par primum corpus ou primum mobile, Aristote entend spécialement le ciel des fixes, et par extension, comme ici, le ciel tout entier.
3 C'est là l'objet de la météorologie.
4 Cette division n'est pas absolument énoncée dans Aristote; il s'y conforme cependant en général, et le De mundo plus exactement encore. De plus, dans les résumés qu'il donne à la fin des chapitres 8 du livre IV (p. 510, A), 3 du livre 11 (p. 558, C), et 1 du livre 111 (p. 574, D), il déclare expressément avoir parlé de tous les météores qui tiennent à l'inflammation de l'exhalaison sèche, puis des eaux, puis desmétéores qui consistent dans le mouvement de l'air. Je n'ai donc fait que suivre sa pensée.
" Meteor., 1, -i à 9.
« Meteor., 1, 4, p. 532, D; 5, p. 534, A. 7 Meteor., 1, 4, p. 532, C, D.
° Meteor., 1, 4, p. 533. — Aristote l'ait remarquer (p. 533, C) que les flammes se dardent quelquefois comme des noyaux que l'on presse entre
LA PHYSIQUE D 'ARISTOTE. 55
Hiatus, foveoe, sanguinei colores et quotquot ejus modi sunt phamomena, ad eamdem causam referenda sunt 1.
Cometoe quoquc, qualescunque antiqui de istis opiniones emiserint 2,. ab halitu sicco et fumido originem ducunt 3 ; très tantummodo prascribuntur conditiones, ut comètes ex halitu fiât : 1° ea esse débet inflammatio quge non subito extingui possit-, 2° ne tamen adeo vasta sit, ut omnia incendio consumât ; 3° tandem indesinenter sibi succédant exhalationes, et igni semel accenso materiem novam assidue proebeant *.
Nec secus Se lacteo orbe judieandum est ; etsi veteres philosophi multa de hoc circulo varie opinati sunt 5, maniles
maniles et quelquefois aussi comme la flamme qui se précipite d'une lampe allumée sur une mèche qui fume encore. 1 Meteor., I, 5, p. 534, A, B.
2 Meteor., 1,6; Plutarch., De placitis philosoph., 111, 2. —Aristote consacre ce chapitre à discuter les opinions des anciens philosophes sur la nature des comètes. Selon Anaxarque et Démocrite, les comètes prove-. naient du choc ou du concours des planètes (Meteor., I, 6, p. 534, D). Pythagore et l'école italique y voyaient une planète se mouvant très-près du soleil, et disparaissant, comme Mercure, dans les rayons de cet astre (ibid.). Hippocrate et Eschyle, son disciple, sont d'avis que ce sont des planètes qui prennent leur chevelure dans la réfraction causée par l'humidité qu'elle entraîne vers le soleil (ibid., E). On peut trouver quelques autres opinions dans le De placitis philosophorum (III, 2). Sénèque, plus tard (Quoest. nat., VII, 11, 22, 23) adopta, contre l'avis des Romains, qui partageaient en général l'opinion d'Aristote, l'ancienne opinion des Chaldéens, que les comètes étaient des planètes d'un ordre particulier. Descartes crut à son tour les expliquer en disant que les étoiles fixes qui versaient toujours leur matière subtile sans en recevoir d'autre, finissaient par s'épuiser ; qu'alors elles pouvaient être rejetées de leur tourbillon et devenir errantes de système en système.
3 JMeieor., 1,7.
4 Meteor., 1, 7, p. 536, D.
8 Meteor., I, 8, p. 538, A, B, C. Plutarch., De placitis philosoph., III, 1. — Pythagore et les Italiques pensent que c'est le passage de quelque astre déchu; peut-être une trace de l'embrasement du monde du' temps de Phaéthon ; d'autres croient que c'est l'ancienne route du soleil ; Anaxagore et Démocrite opinent que la voie lactée n'est que la lumière de quelques astres qui sont en vue du soleil lorsqu'il passe sous la terre ; d'autres, enfin, supposent qu'elle n'est, comme les comètes, qu'une réfleçtion de la lumière du soleil. Aristote oppose à cette opinion un raison3
raison3
34 LA PHYSIOUE D'ATUSTOTE.
festum est orbem lacteum ejusdem genefis esse ac cometas : quemadmodum enim fit comètes quum exhalatio sicca motu sideris unius inflammatur, ita nascitur orbis lacteus ex sempiterno sphoerae igneae ccalique affrictu '.
XII. De meteoris aeriis. — Meteora quse ab aère praesertimorta credere debemus, venti sunt omnis generis, typhones seu vortices, turbines accensi, fulmina, tonitrua, terroe motus '.
Ventus nihil aliud est quam motus aer 3.
Quum terra, tum suo, tum superno calore exsiccatur, siccum halitum effundit-, haec est materia venti4-, ventus ergo spirat, quum fit ejusmodi secretio \
Hinc causam cognoscere possumus cur solito, ventis cessantibus, effundaturimber; item, cur plerique venti abaquilone aut austro spirent '.
Ut fluvii, quum e fonte scaturiunt, minimi sunt; sic venti, ubi nascuntur, imbecilli ; exhalationem autem sicca undique conveniente, ihcrebrescunt et bacchantur \
Sol igitur excitât et comprimit flatus 8.
nement qui n'a de valeur que dans les idées qu'il se faisait, avec tous les anciens, du phénomène de la vision. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
» Meteor., 1, 8, p. 539, E ; 540, A.
2 Meteor., Il, 4 à 9; III, i.
s De «rondo, 4, p. 605, E.
* Meteor., Il, 4, p. 560, A.
« Ibid.
« Meteor., ïl, 4, p. 560, A, B, C.
7 Meteor., II, 4, p. 560, D, E. — Cette analogie des vents avec les fleuves qui sont faibles à leur origine n'est pas aussi claire qu'on le désirerait. Aristote dit positivement le contraire dans un chapitre suivant (II, 6, p. 565 , A). Tel est l'inconvénient des similitudes et des principes métaphysiques ou à priori ; ils se prêtent à tout, et prouvent le faux aussi facilement que le vrai.
" Meteor., II, 4, p. 561, A; Problem., XXVI, 35. — Aristote a fort bien rencontré en attribuant au soleil l'origine des vents; ce qu'il y a même de bizarre, c'est que cette explication tirée de son exhalaison chaude et sèche pourrait, jusqu'à un certain point, se prêter à la véritable théorie de ce météore.
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 35
Distinguuntur venti situ et qualitatibus '.
Pro ratione situs, si temet habueris centrum versus quod fiant venti, si postea horizontem circulum in duodecim partes sequales diviseris 2, ab ortu aequinoctiali per septentrionem iter faciens ; haec ventis duodecim sic definitis nomina tribuere debebis .- 1° Apeliotes,- 2° Coecias ; 3° Boreas, Meses, Caunias; 4° Aparctias aut Boreas; 5° Thrascias seu Coecias ; 6° Argestes, Olympias, Scyron aut Iapix; 7° Zephyrus; 8° Libs; 9° Libonolus seu Libophoenix; 10° Notus; H° Euronotus; 12° Eurus \
Inter ventes, contrarii sunt qui in hoc circulo maxime distant, aut qui ex diametro sunt oppositi 4.
Venti contrarii contrariis temporibus maxime spirant 5.
Impossibile est ventes contrarios simul flare : majore enim minor compescitur 6.
Quum e variis locis spirant venti, Aparctias, Thrascias et Argestes maxime in eseteros incidunt eosque compescunt 7.
1 Meteor., II, 6, p. 563.
2 jVeieor., Il, 6, p. 563; De mundo, 4, p. 606; De situ ventorum, p. 1251. — Je suppose ici le cercle divisé en douze parties égales, et c'est en effet de cette manière qu'on trace le plus souvent les roses des vents des Grecs (Voy. la Géographie de Malte-Brun, Carte du monde connu des anciens). Mais Aristote n'indique pas précisément cette division; selon lui, Caecias et Argestes sont au levant et au couchant d'été ; Eurus et Libs au levant et au couchant d'hiver, c'est-à-dire que chacun d'eux s'éloigne de l'équateur de 23 degrés et demi au lieu de 30 ; ensuite Mêsès et Thrascias sont à égale distance, le premier de Caecias et du pôle nord, le second du pôle nord et d'Argestes ; ils sont donc à 57 degrés de l'équateur au lieu de 60.
3 Le Libonotus et YEuronotus sont ajoutés par le De mundo. Cet ouvrage distingue les vents en quatre classes : les Eurus, ou vents d'orient; les Zéphyrs, ou vents d'occident; les Borées, ou vents du nord; les Notus, ou vents du midi. II divise ensuite chaque classe en trois vents, comme ci-dessus.
4 Meteora .,II ,6 ,p. 563, C,D. B Afefeor.,11,6, p. 564, D.
8 Ibid.
7 Meteor., 11, 0 , p. 564, E.
3.
30 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
Tum procelloe maxime fiunt, quas Graci vocanl ecnephias, significantcs ventes qui ruptis nubibus sarviunt '.
Ventorum alii frigidi sunt aut sicci, alii autem humidi aut calidi ; alii coelum serenum efficiunt, alii pluvias aut nivem important. Meses fulgura praesertim invehit '.
Venti etesioe seu anniversarii sunt qui certis et definitis anni momentis, eodem modo et ab eodem loco spirare incipiunt 3.
Spiritus autem in terra; sinu inclusus, causa est cur terra quatiatur'; scilicet terra quum multam intus habeat aut cinittat exhalationem tum suo, tum solis calore; haec, si ignis admixtus est, celeriter fcrtur 5, et quum omnium corporum maxime facultatem habeat movendi, terram movet et quatit 8.
Fit inundatio simul cum terra; motu, quum flantibus ex adverso ventis, alter terram quatit nec tamen adeo valons est ut repellere possit mare ab altero pulsum '.
1 Meteor., Il, 6, p. 505, C.
2 Meteor., II, 6, p. 565, AàD. s Meteor., Il, 6, p. 565, D.
4 Meteor., 11, 8 , p. 506, D, E ; 567, A.
* Meteor., Il, 8, p. 567, A. — Aristote ajoute, dans ce chapitre trèslong , beaucoup de développements ; il cite plusieurs faits qu'il croit venir à l'appui de sa théorie.
8 Notre auteur a, dans le chapitre précédent, examiné les opinions des philosophes sur les tremblements de terre : Anaximène pensait que la terre humide se fendait ou se desséchait, et que ces fragments énormes retombant sur elle la faisaient trembler; Anaxagore croyait que la terre, étant d'une nature spongieuse (p. 566, A), se remplissait d'air, et que celui-ci tendant toujours à s'élever, brisait la terre et occasionnait ses tremblements (p. 565, E ; Plutarch., De placitis philosoph., lll, 15). Démocrite disait que l'eau, entrant dans les cavernes ou les gouffres de la terre, finissait par briser son enveloppe (Meteor., H, 9, p. 566, lieu cité).
' Meteor., Il, 8, p. 570, A. — Aristote rattache aux tremblements de terre plusieurs phénomènes qui paraissent en effet avoir beaucoup d'analogie avec eux, comme les bruits que l'on entend quelquefois retentir dans le sein de la terre, les flammes qui s'élèvent subitement à sa surface. Voy. d'ailleurs, pour les noms que les Grecs avaient donnés aux divers tremblements de terre, le De mundo, ch. 4. à la fin.
LA PHYSIQUE D ARISTOTE. 37
Tonitru, fulgur, turbinem', turbinem accensum quem Groeci prestera vocant!, et fulmina eisdem de causis pendere manifestum est 3.
Sic spiritus secretio quse in ipsis nubibus fit, quum nubium densitati ingruit, tonitru excitât * : spiritus autem violente hoc affrictu saepissime conflagrat et sic nascitur flamma quam fulgetrum 5 dicunt ; quae quidem, etsi post tonitru orta est, lucet antequam sonus ad aures perveniat, quoniam aspectus auditum semper antecedit ".
Fulmen est, si ad terram usque aer illisus sit'; prester
1 Turbo, une trombe d'air. Sénèque : « Aer saepius in se volutatur, siniilemque illis quas diximus converti aquis facit vorticem; hic ventus circumactus, et eumdem ambiens locum, ac se ipsa vertigine concitans, turbo est. » (Quoest. nat., V, 13.)
2 Turbo accensus, une trombe de feu. Sénèque: «Qui pugnacior si est et diutius volutatus, inflammatur et efficit quem prestera Graeci vocant, hic est igneus turbo. » (Quoest. nat., V, 13.)
5 Meteor., II, 9, p. 571, A; III, 1, p. 574, A.
4 Meteor., 11, 9, p. 571, C. — Le tonnerre était proprement pour les Grecs, comme il est pour nous, le bruit produit par la foudre ; seulement , comme ils croyaient que le tonnerre n'était qu'un air violemment agité, le bruit était pour eux le phénomène principal, tandis qu'il n'est pour nous que l'accessoire, la matière qui forme la foudre étant véritablement le point le plus important. Voy. sur les explications que les anciens donnaient du tonnerre , Plutarque, De placitis philosoph., III, 3.
* Meteor., II, 9, p. 571, D. —Aristote rapporte à ce sujet l'explication donnée de l'éclair par Anaxagore et Empédocle. Celui-ci disait que les rayons du soleil, enveloppant le tonnerre, produisaient la clarté qui l'accompagne. Anaxagore soutenait qu'une portion de la sphère du feu se détachait et tombait à travers la sphère de l'air ; que l'éclair et le tonnerre n'étaient que la lumière et le bruit qu'elle produit en tombant. Cette explication est assurément celle qui a le plus d'analogie avec la théorie aujourd'hui reçue par les physiciens (Meteor., H, 9 , p. 571, E). Enfin, Clidémus croyait que l'éclair n'était qu'une apparence, et n'avait aucune réalité (p. 572, B).
6 Meteor., H, 9, p. 571, D; De mundo, 4, p. 606, D.
7 Meteor., III, 1, 574, A; De mundo, 4, p. 606, E. — Voyez aux chapitres cités la distinction des foudres selon leurs apparences. Au reste, on comprend qu'il est impossible de trouver chez les anciens, qui n'avaient pas la moindre idée de l'électricité, aucune explication, même indirecte , d'un météore entièrement électrique. Ce n'est que d'hier que l'on connaît la foudre ; non que les systèmes aient jamais manqué, mais pouvait-on soupçonner à priori les propriétés étonnantes du fluide électrique?
58 LA PHYSIQUE D ARISTOTE.
seu turbo accensus, si semiustum, scilicet cum vente mixtum fulmen ceciderit 1; vortex tandem seu turbo, seu typhon 2, si nihil ignis eonceperit 3.
XIII. De meteoris aquosis. — Veniamus tandem ad meteora quae ab aqua potissimum originem ducunt, nebulam seu caliginem, nubes, rorem, imbrem sive pluviam, pruinam, nivem, grandinem, fontes, amnes et mare.
Quum, déficiente càlore, aer in aquam convertitur, fit vapor; qui si sursum tollitur, nubes, si autem inferne et prope terram manet, nebula dicitur \
Jusqu'à Nollet, ce météore fut un mystère impénétrable ; ce fut lui qui, en 1745, annonça le premier que le tonnerre s'expliquerait très-facilement et très-exactement en le supposant formé par l'électricité (Voy. ses Leçons de physique, IV, p. 314); et Franklin prouva la vérité de cette opinion, en 1752, par la belle expérience du cerf-volant électrique. Ainsi se dissipa la théorie ancienne, qui attribuait à la vapeur ou à l'air une puissance si singulière, et la théorie plus moderne, que la foudre exerçait ses ravages à l'aide d'une substance solide, mais invisible et introuvable, qu'on appelait carreau. Cette dernière opinion avait cours du temps de Louis XIV; La Fontaine l'a consignée dans une de ses fables (Jupiter et les Tonnerres), et Rohaut la combat de toutes ses forces dans son Traité de physique.
1 De mundo, 4, p. 606, E. — La trombe de feu, encore peu connue de nos jours, n'était regardée par les anciens que comme un foudre plus faible (Plutarch., De placitis philosoph., III, 3).
2 Typhon est le nom grec des trombes.
5 Afefeor., III, 1, p. 573 et 574; De mundo, 4, p. 606, E. — Au nombre des météores électriques que les anciens ne paraissent pas avoir distingués des autres météores ignés, se trouvent les aurores boréales. Aristote les décrit assez bien (Meteor., 1, 4, p. 533, A), mais il les met au nombre des flammes, des étoiles filantes, etc., etc. Sénèque en dit à peu près la même chose ; on sait aujourd'hui que ces phénomènes confondus par les anciens sont matériellement très-différents, et n'ont souvent aucune analogie les uns avec les autres, Les étoiles filantes et les aérolithes sont peut-être des corps cosmiques qui, après avoir circulé pendant longtemps autour de la terre , entrent dans son atmosphère et s y enflamment par la rapidité de leur mouvement. Toutefois, les recherches de MM. Coulvier-Gravier et Saigey ne semblent pas confirmer cette opinion. Les aurores boréales sont probablement des jets de fluide électrique bien au delà de notre atmosphère, et par conséquent dans le vide des régions célestes. La foudre est une décharge électrique à peu de distance de la terre ; les feux follets et d'autres météores du même genre sont sans doute dus à l'inflammation de quelque gaz formé par la décomposition de substances végétales ou animales, et assez analogue à l'exhalaison sèche d'Aristote. * Meteor.,], 9, p. 540, C.
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 39
Si frigus augescit, jam densantur vapores, fit ros aut pluvia; pluvia autem postquam genita est, statim in humum defer tur '.
Magni tandem et densissimi imbres quum assidue per multum tempus effunduntur in terram, cataclysmi seu diluvii nomen obtinent'; hujus generis fuit quod dicimus Deucalionis diluvium.
Ros autem fit quum frigus per noctem ingravescens vaporem e terra diurno calore sursum latum, rursus in aquae guttulas convertit 3.
Pruina est quum tantum est frigus et sic repentinum ut conglacietur vapor, priusquam in aquam conversus fuerit*.
Quemadmodum nebula in rorem aut in pruinam convertitur, sic nubes in pluviam aut majon frigore in nivem concrescere solet 5.
1 Meteor.,], 9, p. 540, C.
2 Meteor., 1,14, p. 548, B.
5 Meteor., 1, 10, p. 540, E ; 541, A. —11 ne faut pas demander à Aristote une explication bien complète de la rosée ; la théorie de ce météore dépend entièrement de celle du calorique rayonnant, que les anciens ne connaissaient pas. La rosée n'a été complètement expliquée que dans ces derniers temps, par M. Wells ; mais les observations d'Aristote, sur la manière dont elle se forme, sur les circonstances atmosphériques qui l'accompagnent, ne sont pas moins pleines de finesse et de sagacité ; ce philosophe avait reconnu la principale circonstance du phénomène, savoir que les nuits sont plus froides par un temps serein que par un ciel couvert ; il avait trouvé la véritable cause de cette différence, je veux dire la dissipation de la chaleur quand le ciel est pur, et sa conservation quand il y a des nuages; de plus, il avait appliqué cette observation à l'explication de la rosée, et enfin il avait remarqué que le calme de l'air était encore une condition nécessaire (Problem., XXV, 18 et 21). Cette exactitude d'Aristote dans l'examen des phénomènes n'a pas été assez remarquée par Libes, dans l'Histoire de la physique.
4 Meteor., I, 10, p. 540, E; 541, A.
" Meteor., 1, 11, p. 541, E. — La formation de la pluie et de la neige n'est pas trop mal indiquée par Aristote. Le De mundo ajoute pour la formation de la neige une circonstance absolument fausse : comme la neige est blanche, ce livre suppose que c'est une mousse ou une écume, et que, par conséquent, elle a été longtemps ballottée et battue dans le sein du nuage (4, p. 605, D). Nous savons qu'au contraire, et le capitaine Scoresby en a donné des preuves multipliées, la neige est une véritable cris-
40 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
Grando tandem fit quum multus vapor in altum magno calore solis lalus, tandem in frigidiorem acris partem pervenit, et prius in aqua; guttas conversa, postea congelatur '.
Aqua; ut supra terram, sic et sub terra formantur aère in humorem converso 2 : non solum cnim sunt, ut quidam autumant philosophi, sub terrcno cortice lacus et stagna immensa, quibus sicut naturalibus receptaculis congregentur aquas pluviales, inde quum emicabunt, fontes postea formaturoe 3; verum etiam montes existent, qui quum spongiosoo
tallisation, dont la blancheur n'a rien de commun avec celle de l'eau battue et réduite en mousse.
1 Meteor., I, 12, p. 542, 543. —La grêle est un météore dans la formation duquel l'électricité paraît jouer un rôle important, et que les anciens ne pouvaient par conséquent pas connaître ; mais les observations d'Aristote sont encore très-exactes. Il montre d'abord tout ce qu'il y a d'extraordinaire à ce que la grêle se forme en été plutôt qu'en hiver ; à ce qu'elle reste surtout suspendue dans l'air, au moins le temps de s'y congeler; il remarque à ce propos : 1° que les hautes régions de l'air doivent être froides ; 2° que la formation de la neige et de la grêle dans ces régions le prouve ; 3° qu'une des causes de ce froid, c'est l'absence des rayons réfléchis par la surface de la terre ; 4° que dans l'été les nuages doivent s'élever plus haut que dans l'hiver.
2 Meteor.,], 13, p. 544, D.
3 Meteor., ibid. — Aristote oppose à cette opinion un raisonnement singulier. « 11 est absurde, dit-il, de vouloir faire contenir dans des cavernes des fleuves dont chacun roule annuellement une quantité d'eau qui, si on la recueillait exactement, formerait un volume au moins égal à celui de la terre. » (Ibid., et p. 546, A.) Aristote ne dit pas en termes précis qu'il ne s'agit ici que d un fleuve, mais il le fait bien entendre, car d ajoute après le raisonnement précédent : « 11 est clair que la même chose arrive en beaucoup de lieux de la terre. »
Quoi qu'il en soit, si ce conséquent, comme disent les logiciens, est absurde, la conséquence est juste, car le contenu doit être plus petit que le contenant. Mais comment concevoir qu'Aristote ait pu émettre comme prémisse une telle opinion sur la quantité d'eau versée par un fleuve ? Remarquons d'abord que ce n'est pas, comme on pourrait le penser, sur la grandeur absolue de la terre que le philosophe est en erreur. Il en évalue lui-même, d'après le témoignage des géomètres de son temps, la circonférence à 400000 stades (ci-dessus, p. 29). Il est vrai qu'il reste quelque doute sur la valeur du stade, que l'on compte ordinairement pour 600 pieds grecs, ou 185 mètres. Mais en l'abaissant jusqu'à 100 mètres, les 400000 stades feraient 40 millions de mètres, juste la grandeur que nous reconnaissons à la terre.
Comme il n'y avait pas alors plus qu'aujourd'hui de doute sur la valeur
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 41
naturae sint, aquas omnes, cum quse decidunt a coelo, tum quse fmnt in sinu terras hauriunt, posteaque emittunt '.
Et quum multorum rivorum aquse in unum alveum coactoe fluunt, fiunt amnes seu fluvii, quorum alii sunt prennes, alii vero, lorrentes vulgo dicti, cito inarescunt 2.
d'une sphère dont on connaissait un grand cercle, Aristote faisait certainement la terre égale aux 111/21 du cube de son diamètre, c'est-à-dire, en employant nos mesures, à un peu plus d'un billion de myriamètres cubes. L'erreur porte donc tout entière sur l'idée que le philosophe se faisait de la masse d'eau d'un fleuve ; et cette erreur est si prodigieuse, qu'elle serait en effet fort étonnante, si nous ne savions que , dans l'ignorance absolue où étaient les anciens des moyens à employer pour mesurer l'eau des fleuves, rien ne doit nous surprendre de leur part. Car où il n'y a aucune mesure possible, notre imagination se perd dans des exagérations sans bornes. Aristote aurait tout aussi bien pu supposer un volume d'eau dix fois , cent fois égal à celui de la terre ; au point où il était, il n'y avait pas de raison pour s'arrêter. Nous pouvons aujourd'hui mesurer son erreur : les fleuves d'Europe portent seulement aux mers environnantes H17 billions de mètres cubes d'eau par année; l'Europe ayant plus de 2000 billions de mètres carrés de surface, on voit que si toutes les eaux que roulent annuellement ses fleuves s'y amoncelaient sans s'évaporer, do manière à conserver partout une hauteur égale au-dessus du sol, on ne trouverait guère qu'un demi-mètre pour l'épaisseur moyenne de cette couche d'eau ; ainsi, en supposant les continents et les îles arrosés proportionnellement comme l'Europe, et remarquant, d'ailleurs, que les terres forment à peine le tiers de la surface du globe, tous les fleuves du monde ensemble ne donneraient pas la huit-millionième partie de l'eau qu'Aristote supposait fournie par un seul.
1 La formation des fleuves a pendant longtemps embarrassé les physyciens, autant ceux qui suivaient la doctrine d'Aristote que ceux qui la combattaient. Il n'y a, en effet, que les théories toutes modernes de la chaleur, de l'évaporation et de la condensation de l'eau, et surtout l'étude constante des terrains, qui aient pu jeter quelque jour sur ce grand et beau phénomène.
2 Meteor., I, 13, p. 544, E; 54b, A. — La dernière partie de ce chapitre est un morceau très-intéressant de géographie ancienne ; on y trouve quelques erreurs de fait que ne doit pas négliger l'histoire de la science. Le Tanaïs y est donné comme une branche de l'Araxe. Malte-Brun conjecture avec vraisemblance que l'Araxe était pour Aristote, non le torrent de ce nom, mais uu composé imaginaire de plusieurs grands fleuves septentrionaux , tels que le Volga , le Tanaïs , l'Oural, peut-être même l'ancien Jaxarte (Géogr., 1.1, liv. IV). Les Alpes apparaissent dans ce chapitre sous le nom de Pyrènes. Deux fleuves y ont leur source, savoir, le Danube, qui traverse toute l'Europe et se jette dans la mer iNoire ; et le Tartessus, qui se jette hors des colonnes d'Hercule. Qu'est-ce donc que ce Tartessus. dans l'opinion d'Aristote? Presque tous les géographes y voient un fleuve
4-2 LA PHYSIQUE 0 AltlSTuTK.
Plcriquc iluvii ex boreali parte defluentes probant editiora terroe loea ad septcntrioncm sila esse '.
Omncs fluvii et quidquid gignitur aquae in mare inlluunt '.
Non sunt igitur maris fontes 3, ut antiqui philosophi opid'Espagne,
opid'Espagne, le Guadalquivir; mais si c'est là le Tartessus d'Hérodote, ce ne peut être celui d'Aiistote; la définition qu'il en donne ne parait pouvoir convenir qu'au Rhin, qui se jette en effet hors des colonnes d'Hercule, et, comme le Danube, prend sa source dans des montagnes , qui, se rattachant à la grande chaîne des Alpes , paraissaient aux Grecs de cette époque faire partie de leurs Pyrènes.
' Meteor., II, 1, p. 550, E; 551, A; Probl., XXVI, 16. — C'était une ancienne opinion, que la partie boréale de la terre était plus élevée que les autres. Ce ne fut que plus tard qu'on reconnut et qu'on démontra que les plus hautes montagnes sont moins sensibles, relativement à la masse du globe, que les grains de poussière qui peuvent s'attacher sur une balle , ou que les inégalités de la peau d'une orange. Voy. le chapitre Sur la grandeur de la terre, dans le livre de Cléomède.
s Meteor., H, I, p. 550, E; 551, A.
s Meteor., 11, 1, p. 550, A, B.— L'opinion que la mer avait des sources, répandue, comme le dit Aristote (Meteor., 11, I, p. 549, D, E), et adoptée par les anciens, et ceux qui faisaient de la philosophie théologique était celle d'Homère , d'Hésiode et de leurs contemporains, qui se représentaient l'Océan comme un grand fleuve coulant autour du rond de la terre (Homère, Iliade, VI, 606; XX, 7; XXI, 195; Odyss., XI, 157; XU, i. Hésiode, Scutum fferc, 314; Theog., 242, 695). Cette opinion était suivie par les poètes épiques ou tragiques, parce qu'elle flattait plus leur imagination, ou, comme le dit notre philosophe (lieu cité), parce qu'elle leur paraissait plus convenable à la vénération et à la sainteté. Le commentaire d'Olympiodore et celui de M. ldeler (1, p. 274 et 396), nous apprennent que c'est surtout Hésiode et Euripide qu'il avait en vue en cet endroit. Il revient, d'ailleurs , sur ce sujet dans sa Métaphysique (11, 4) ; il y nomme précisément Hésiode , et emploie pour désigner ceux qui suivent son autorité ou ses explications l'épithète remarquable de DioXôyot.
Aristote oppose à ces hommes d'imagination, à ces inspirés, ceux qui, étudiant la nature selon l'expérience et la raison, étaient savants d'une science humaine : oi (piav (Meteor., II, I); il les appelle rspl (pùaeui; (ldeler, 1, p. 660), et rapporte leurs opinions. Les uns disaient que la sphère d'eau qui primitivement enveloppait la terre avait été évaporée en grande partie par le soleil, que la mer était tout ce qui en restait, et qu'un jour elle serait à sec. Les autres soutenaient que la terre, échauffée par le soleil, avait sué, et que la mer était cette sueur; que c'était même pour cela qu'elle était salée. Quelques-uns croyaient que la salure venait de la dissolution de la terre, comme quand
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 45
natierant; sed fluvii omnes suppeditant aquas e quibus mare constat, et sie mare aquas finis est, non principium '.
Nec difficile est intelligere cur, quum tôt et tantas mare recipiat aquas, nihil tamen accrescat, quum immensam in latitudinem extensum, immensam assidue perdit aquse quantitatem in vaporem conversas\
Moveri autem mare videtur non modo ventis qui fluctus eoncitant, verum etiam motu proprio : scilicet qua? maria in superioribuslocis sita sunt, ininferiora, fluminum more, influunt, et hic motus proesertim in fretis et in bosporis dcprehendi potest. Sic Moeotis in Euxinum, Euxinus in ./Egasum, jEgseum in Internum, Internum tandem mare in Oceanum defluit 3.
Praeterea mare totum a loco in locum progredi aut reeedere elapsis certis temporum spatiis videtur * -, et sic antiquas operit regiones, aut novas informat, seu quia littoribus deccssit, seu quod limum deposuit 5 post multos annos siccandum °.
on coule de l'eau sur des cendres. Les idées d'Aristote sont fausses sans doute, mais elles sont bien plus que toutes celles-ci dans le chemin de la vérité.
1 Meteor., Il, 2, p. 553, E ; 3, p. 555, A.
1 JI/eieor.,lI,2,p. 552, E; 553, A.
3 Meteor., II, 1, p. 550, D, E. — Toute la fin de ce chapitre est une page très-intéressante de la géographie physique de ce temps.
* Meteor., Il, l, p. 550, 551. — Cette observation des mouvements de la mer, qui paraît s'avancer sur certaines côtes en même temps qu'elle en abandonne d'autres, a fourni à Voltaire le premier chapitre de son introduction à YEssai sur les moeurs et l'esprit des nations. S'il avait lu ce chapitre d'Aristote, il y aurait trouvé des citations qui n'eussent pas déparé son livre.
8 Meteor., 1, 14, p. 548, A, E; 549, A, B. — Toute l'Egypte, dit Aristote, est l'ouvrage de son fleuve; il fait pourtant entendre que la mer Rouge a, du côté de l'Arabie, contribué à former le terrain qui la sépare du Nil.
G Je ne parle pas des marées, il n'en est pas question dans les Météores ; je suis même porté à croire qu'Aristote ne les connaissait pas ; elles sont pourtant indiquées dans le De mundo. Mais ce dernier ouvrage est évidemment postérieur à Aristote; et malgré cela, l'auteur n'en parle que
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Marc denique cur salsum sit et amaruin ' reddi ratio potcst, si consideraris omne quod minime concoctum est ", id salsum et amartim esse 3 : atqui quum sicca exhalatio humidas permixla in nubcm et aquam cogitur, necessario pars non parva intercipitur, et dcorsum fertur cum pluvia 4 ; haee est marinas amaritudinis et salsiludinis causa \
comme d'une chose qu'il a apprise pur oui dire (4, p. 608, B et C). Il y ajoute cette circonstance , que les marées semblables concourent toujours avec les mêmes phases de la lune. 11 n'y a plus rien là d'étonnant pour nous ; mais alors ce devait paraître une grande merveille. On sait que Descartes expliquait les marées par la pression du soleil et de la lune sur la matière éthérée, puis sur l'air, puis sur la terre; mais cette opinion est depuis longtemps abandonnée.
1 Nous venons de voir que les philosophes différaient d'opinion sur l'origine de la mer ; ils ne différaient pas moins sur les causes de sa salure. Les uns voulaient que la sphère de l'eau ayant été réduite en vapeurs par le soleil, la terre eût salé tout ce qui en était resté (11, 3, p. 554, E); les autres disaient que les fleuves, charriant leurs eaux à travers les terres, s'y imprégnaient de sels, comme les eaux qui passent clans les cendres , et les portaient à la mer (p. 555, A) ; ceux-ci croyaient que la mer s'était formée, parce que la terre avait été brûlée (p. 550, B) ; ceux-là soutenaient que la mer est la sueur de la terre, et que c'est pour cela qu'elle est salée (ibid., p. 555, A). Empédocle était de ces derniers.
2 La cuisson dont Aristote parle aux chap. 2 et 3 du liv. IV des Météores , ne peut, dans l'état actuel des sciences, nous présenter aucune idée raisonnable. Ce mot, comme ceux de digestion, de maturité et d'autres qu'il transporte des substances auxquels l'usage commun les applique, à d'autres qui ne peuvent les recevoir que dans un sens figuré, signifiait pour lui certaines qualités absolues, ayant le pouvoir de se faire accompagner partout et toujours de leurs circonstances les plus ordinaires. Ainsi, parce que la cuisson et la maturité détruisent dans certains fruits l'aigreur ou l'amertume, Aristote conclut qu'elle en ferait autant sur l'eau amère; attendu que c'est là l'essence de la cuisson, que, par conséquent, elle manque à l'eau qui reste amère, ou enfin que cette eau n'est pas parfaitement cuite. Il est d'autant plus singulier de voir un esprit de cette trempe recourir au style figuré pour ses explications, que lui-même, au même endroit, reprend très-vivement Empédocle de ce défaut : « Il s'exprime ainsi par métaphore, dit-il ; la métaphore convient en effet à la poésie, mais elle ne suffit pas pour qui veut connaître la nature : xpàc, ro (Meteor., II, 3, p. 555, A, B.)
3 Meteor., IV, 3, p. 586, A. — 11 cite pour exemples les cendres et l'urine.
4 Aristote ajoute que c'est pour cela que les pluies qui viennent du sud et celles qui tombent au commencement de l'automne sont ordinairement salées (Meteor., 11, 3, p. 556, C). L'exemple est aussi pitoyable que les causes qu'il assigne à ce phénomène imaginaire.
° Meteor., H , 3, p. 556, C.
LA PHYSIQUE D ARISTOTE. 45
XIV. De meteoris visibilibus.— Prceterista quas hucusque examinavimus meteora, alia sunt tria vel quatuor, areoe, scilicet, irides, virgoe, parhelia ', quas reipsa non existant, sed visus nostri tantummodo sunt affectus seu phantasia \
Area fulgor est, totius circuli plerumque formam implens, et circa solem lunamque et splendidiores stellas factus 3.
Efficitur area quum visus refrangitur acre qui in vaporem aut nubem tenuissimam convertitur circa solem *.
Area naturaliter orbiculata est \
Nubecula qua refrangitur visus ad solem pro innumeris speculis haberi débet adeo parvis ut colorcm tantum non formam objccti référant 8.
Fit area circa lunam et circa stellas '; sed raro circa so•
so• I, 2 et 3.
2 Cette distinction, qu'Aristote n'a indiquée que par la place qu'il donne aux quatre météores ci-dessus, est positivement exprimée dans le De mundo (4, p. 607, A). « Des météores qui brillent dans l'atmosphère, dit cet ouvrage, les uns n'existent qu'en apparence, les autres existent en substance, » Plutarque (De placitis philosopha III, 5.) répète la même chose d'une manière plus affirmative encore. Nous ne concevons pas aujourd'hui qu'un météore n'existe pas en substance : car, ne fùt-il qu'un jeu de lumière, au moins cette lumière existe, et c'est elle qui, mue d'une certaine manière, vient, comme substance, modifier notre oeil et nous apporter une sensalion. Mais, d'après l'idée que les anciens et Aristote se faisaient de la vision, celle-ci était une puissance qui sortait do l'oeil et allait toucher son objet. 11 suffisait donc que cette puissance fût elle-même ou insuffisante, ou affaiblie, pour que la sensation fût perçue sans aucune cause externe. C'était alors, dans toute la rigueur du terme, une simple apparence.
5 Meteor.. 111, 2, p. 574, E. — Les anciens étaient tout à fait hors d'état d'expliquer ce météore. Voy., au reste, Plutarque, De placitis philosopha III, 5.)
4 Meteor., III, 3, p. 576, A, C.
8 Meteor., 111, 3, p. 576. — 11 y a ici un raisonnement géométrique pour prouver la rondeur du halo. C'est un théorème analogue à celui par lequel on démontre que les obliques égales partant d'un même point et s'arrètant sur un même plan , y déterminent un cercle.
c Meteor., 111, 3, p. 576, C, E.
7 Meteor.,\\\, 3, p. 570, E; 577. A.
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lem quum ad coeli fasligium pervenil; niinius enim ealorvaporem dissipât statim 1.
Arcus coeleslis sive tris refractio est visus nostri versus solem 2; nam aspectus ab omnibus lcvibus rcfrangi videtur"; quando igitur pluere cosperit et nubium aer in guttulas concreverit 4, si sol fuerit oppositus, tum fict coloris apparentia, non astri; quia unumquodque spéculum minimum est et indivisibile \
Arcus solaris dimidiato circulo nunquam major est 6.
Arcus coelestis duplex est, sciliect c duobus arcubus constat idem centrum habentibus, quorum aller inferior, aller vero superior est 7.
Iris tricolor est, punicca, viridis et violacea , et bi colores in duobus arcubus inversos sese exhibent 8.
1 Meteor., III, 3, p. 577, A; 6, p. 582, E.
2 Meteor., III, 3, p. 577, E. 3 Meteor., 111, 3, p. 577, A. 4 Meteor., 111,3, p. 577, C. 5, Meteor., III, 2, p. 575, D.
6 Meteor., III, 2, p. 575, A. — Cette proposition d'Aristotc est tout à fait fausse. Il suffit de considérer l'arc-cn-ciel d'un lieu très-élevé pour voir qu'il dépasse le demi-cercle.
7 Meteor., III, 2, p. 575, A, B ; 3, p. 579, A, B, D.
* Meteor., 111, 2, p. 575, B. — Aristote emploie ici les trois mots (poile ponceau, le vert et le pourpre. Or, il y a cet inconvénient, que les dictionnaires traduisent également par pourpre les mots et Ici, heureusement, il ne peut y avoir de doute : est évidemment le violet, car Aristote applique l'épithète quand il y a deux arcs-en-ciel, à la plus grande circonférence de l'arc intérieur, et à la plus petite de l'arc extérieur (ibid.); et il ajoute que la partie entre le vert et le ponceau paraît souvent jaune : tarque (De placitis philosoph., III. 5) rapporte l'opinion d'Aristotc, et donne aux couleurs des noms un peu différents et un autre ordre. Quant aux explications ajoutées, elles sont telles qu'on devait les attendre d'un homme qui n'avait aucune idée de la décomposition de la lumière, et qui ne voyait dans la réflexion et la réfraction qu'une seule et même chose. Il était réservé à Descarl.es de donner la première explication de l'arc-en-eiel (Libes, Histoire de la physique. 11, I), et à Newton de la compléter par <a théorie des couleurs (ibid., III, 1).
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A superiori iride refractio imbecillior exultât, quia fit in loco remotiorc '.
Très aut plures arcus nunquam hucusque simul in ccelo visi sunt, quia, quum secundus sit adeo imbecillis, infirmior csset tertius quam ut refractio visus ad solem pervenire posset 2.
Fit aliquando iris ex opposito sole, quum aqua in minutissimas particulas fracta, undique, roris instar, projicitur; quum rémiges, exempli gratia, aquam remo verberant, aut quum fiunt ex aqua cadente aspergines 3.
Arcus coelestis etiam a luna oritur : sed adeo rarus evenit, ut quinquaginta annis ante Aristotelem, bis tantum notatus fuerit*, et ea sane causa est cur vcleres illum nunquam existere opinati sint \
Arcus lunaris albus videtur quia in nube alra et noctu lucetc.
» Meteor., ll\, 2, p. 575, A, B; 4, p. 579, D, E. 2 Meteor., 111,4, p. 580, A.
5 Meteor., 111, 4, p. 578, C.
4 Meteor., III, 2, p. 575, C. — L'auteur détermine avec beaucoup de justesse les causes qui rendent l'arc-en-ciel lunaire beaucoup plus rare que l'arc-en-ciel solaire ; c'est d'abord que les couleurs échappent plus facilement pendant la nuit (il veut dire, sans doute, que l'arc-en-ciel est plus faible), et qu'ensuite, ne pouvant guère devenir apparent qu'à la pleine lune, il faut, pour qu'il se forme, un concours fort rare de circonstances favorables.
B Meteor., 111,2, p. 575, C.
6 Meteor., 111, 4, p. 579, C. — La dernière raison donnée par Aristote est tout à fait incompréhensible pour nous ; elle tient à la fausse idée qu'il se faisait des couleurs ; il croyait que les couleurs n'avaient point une nature propre; qu'on no les jugeait que par comparaison, de telle sorte que le rouge, au lieu d'être essentiellement rouge, comme nous le pensons aujourd'hui, était blanc, par exemple, relativement au noir. Alors on'conçoit que, selon sa théorie, l'arc-en-ciel lunaire devait être blanc par comparaison avec les ténèbres de la nuit. Mais ceux qui ont vu et attentivement examiné l'arc-en-ciel lunaire savent qu'il n'est pas blanc, et que si sa teinte blafarde présente en gros l'apparence du blanc, on y distingue avec un peu d'attention les couleurs du spectre solaire , mais à un degré de pâleur et de faiblesse que ne peuvent saisir les vues peu aiguës.
48 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
Fit aliquando iris circa lucernas accensas quum per hiemcn flatventus humidus 1.
Arcus et area sunt crgo refractioncs, prior ex opposito sole, posterior circa solem accidcns-, differunt autem varietate colorum, et quia altcr ab aqua fit, et ab atro et e longinquo; alter ab acre, et a candido, quum aer aqua candidior sit, et continus, quum sit ad solem propior '.
Virga tandem et parhelium ex obliquo fiunt, circa solem ascendcntem vel dcscendentem ; raro quum in médium eoelum pervenit 3.
Virga est quum, consistentibus prope solem nubibus, aspectus ab aliquo humido rcfractus scse ad nubem applicat *.
Virgas ctiam propter spcculi inasquabilitatem solis colorcm non formam rcferunt-, sed si aer maxime axpuabilis est et ex iequo densus, tum solis imago geminatur et parhelium habcmus \
Nunc igilur, Judices, Aristotelis de rerum natura sententias tenetis, ex ipsius operibus, quantum potui, depromptas : quas dum colligebam, ut justum de auctore judicium ferrem, omnium ex industria oblitus quas ab eruditissimis professoribus cdoctus cram, attente consideravi quidnam de cisdem phasnomenis fuissem ipse sensurus, si viginti ante secula natus, cum Aristotelis, tum casterorum illius astatis philosophorum auditor esse potuissem. Plane et aperte profiteor, nisi me meus fallat animus, me tune Aristotelis partes
' Meteor., 111, 4, p. 578, B. — Sénèque observe (Quoest. nat., 1) qu'il se forme de pareils halos dans les salles de bains.
2 Meteor., 111, 4, p. 577, E.
r' Meteor.. III, 2, p. 575, B, C ; Problem.. XV, 11.
4 Meteor., III, 6, p. 582, B.
* Ibid. — Toutes ces explications sont également fausses; plusieurs de ces phénomènes, au reste, et les parhélies en particulier, sont jusqu'à ce jour fort peu connus ; à plus forte raison devaient-ils échapper aux explications , sinon aux hvpnlhèses des anciens.
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amplexurum fuisse. Nonne satis hoc erat ul, etsi seculo nostro damnatur, eum absolverem?
Nolite tamen putare me casco in Aristotelem amore captum, ad ejus errores plerorumque interpretum instar, ultro caligare : adeo non me fugiunt illius vitia, ut ista libenter hic recensere paratus sim, duobus modo his exceptis , quas quia semper et ubique dominante, unaquaque fere pagina carpere facile est, falsas dico explicationes et singularem istam solique geometrias accommodatam elocutionis formam, quas specie tantummodo clarior, reipsa obscurat et intellectu difficiliorareddit auctoris cogitata.
His omissis, non désuni alia quas philosopho nostro vitio vertere possimus.
1°. Difficultatis aut, ut loquitur, aporioe nexus in verbo quum si tus est, etsi facillimum erat una definitione data, omnes cxtemplo convenirc, Aristoteles longius dissent ac si de re agerètur ' et in memoriam nobis revocat prasclarum istud Molerii drama, quo Aristotelicus doctor, nescio quis, contenait petasi figurant, non formam dicendam esse *.
2°. Saspe inscienter aut cogitato, a vocabulo ad rem coneludens, seu ex altero in alterum sensum transiens 3 in istud sophismatis genus incurrit quod olim scholas fallaciam
1 C'est ainsi qu'il veut (Meteor., I, 3, p. 530, A) que le mot oether vienne de et non de ; qu'il soutient (De coelo, IV, 1, p. 485, E) qu'il n'y a hors du monde ni plein ni vide ; et encore (De coelo , 11, 2 , à la fin), que les Pythagoriciens se sont trompés en mettant le haut du inonde au pôle arctique, parce que cela ferait regarder la gauche comme l'origine du mouvement, ce qui ne doit pas être. p. 455, A.)
2 Le docteur Pancrace, dans le Mariage forcé, se. 6.
3 Quand il parle de l'action du chaud ou du froid , du sec ou de Vhumide (De générât., H, 2), des qualités actives et des qualités passives (ibid.), ce sont des mots représentant ses propres perceptions qu'il transforme en êtres, ou substances capables d'agir sur les corps extérieurs.
4
50 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
grammalicam nuncupaverant' et quod ipse in Logica sedulo vitandum esse dicit 2.
3°. Omnium fere argumentorum fundamentum et originem ponit principia quasdam speculativa 3, seu ideas générales et maie definitas; quas ipse ratione quadam sibi propria circumcidens, aut ad simihtudinem nescio quam fingens, in intellectu suo formavit : et ex illis ideis concludit tanquam illis esse posset extra mentem aut actus, aut potentia, aut existentia quaslibet.
4°. Imo ista, quibus nititur, opiniosa principia, non modo inania sunt et falsa, sed etiam aliquando ridicula aut absurda ' et quas, nisi diu quassieris quid significet auctor, ab humana mente plane disjuncta credas.
5°. Quia illi fixum et statutum fuit omnium rerum causas invenire et explicare, imprudens in illud sophisma quod de falso supponente" olim vocitabant, utrobique ineidit, sive res omnino falsas imaginatus 5 ut rationem reddat cur sint
' Dumarsais, Logique, art. 15.
2 De sophist. elench., 111, 4, n°' 3, 4, 5, p. 283, 284.
3 Tels sont les raisonnements suivants : « Le cercle est la première des figures, parce qu'il est formé par une seule ligne, tandis que les polygones sont formés par plusieurs (De coelo, II, 4, p. 458, C); on doit donc attribuer Yunité au cercle et la dualité au triangle, parce que les trois angles de celui-ci valent deux droits (ibid., E); le cercle étant la première des figures, la sphère sera le premier des corps, et le ciel étant le premier corps, sera sphérique (ibid., D, E). » Voyez aussi (ch. 6, p. 459, A) un raisonnement analogue sur le mouvant et le mù.
4 En voici des exemples : « Le moindre mouvement est celui qui est le plus rapide : (De coelo, II, 4, p. 457, B). » Et ailleurs : « La forme sphérique est la moins propre au mouvement (De coelo, II, H, p. 463, D). » Ne serait-on pas porté à prendre pour principes précisément les contraires de ces deux propositions?
* Dumarsais, Logique, art. 15.
6 Pour montrer que la salure et l'amertume de l'eau ne consistent que dans son mélange avec une substance salée ou amère, Aristote dit (Meteor., Il, 3, p. 557, B, C) que si l'on plonge dans la mer une bouteille de cire hermétiquement fermée, l'eau s'y introduira par les pores de la cire, mais elle y passera douce, le sel étant trop grossier pour y pénétrer avec
LA PHYSIQUE D' ARISTOTE. 51
phasnomena; sive, quod adhuc ridiculius est, phasnomena neutiquam existentia animo effingens et explicare tentans'.
6°. Denique hoc illi prascipue crimini dandum est, quod totum dum se tradit rationibus quas logicas vocat1 obliviscitur physicam non e syllogismis, sed ex observatione et experimentis maximas recipere vires-, et sic pro veris naturas legibusAristotelicastantummodo cogitationes, nedicam phantasias, exponit, quas mox severius examinabunt et funditus evertent Gallicas seu Cartesianas philosophias studiosi \
Hase sunt Aristotelis vitia; quas, quamvis auctore Horatio, attenuare fas esset, hoc facere minime conatus sum : ait enim poeta :
At pater ut gnati, sic nos debemus, amici, Si quod sit vitium, non fastidire 4.
Ego vero omnia ingénue et aperte fassus sum -, sed injuelle.
injuelle. est fâcheux que ce moyen si simple soit une pure invention ; il eût été d'une utilité infinie dans les voyages de long cours.
1 Aristote cherche (De coelo, 11, 12, p. 463 et suiv.) pourquoi il n'y a qu'uue planète dans chacune des sphères inférieures, et pourquoi il y a tant d'étoiles dans la sphère des fixes ; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'il trouve une raison pour cette différence qui n'existe que dans son imagination; il dit aussi (Meteor., 1, 3, p. 530, C, et 531, A) pourquoi les sphères des quatre éléments, qui n'existent pas, et qui ne peuvent avoir aucune proportion d'aucune sorte, en ont cependant nécessairement une ; et encore (Meteor., 11, 3, p. 556, A), d'où vient la salure des pluies d'automne, qui ne sont pas plus salées que les autres. C'est toujours l'histoire de la dent d'or. Voyez là-dessus la Logique de Port-Iioyal.
2 Dans le De generatione (I, 2, p. 496, B), discutant contre Démocrite, il dit que ceux qui se livrent à l'étude de la nature peuvent être, convaincus par telle preuve qui sera facilement renversée par ceux qui sont habitués à la discussion. Mais il entend ici une discussion s'appuyant sur des principes métaphysiques; et, en effet, il part de là pour chercher si les corps sont composés de surfaces, ou de points, etc.
3 J'ai déjà dit que je regardais Descartes et sa philosophie comme la première origine des progrès qui ont été faits depuis ce temps dans toutes les sciences. Voilà pourquoi j'attribue spécialement à la philosophie française , ou cartésienne , le renversement de la philosophie d'Aristote , quoique de puissants efforts venus de l'étranger aient aussi puissamment concouru à l'accomplissement de cette oeuvre.
4 Horat., Safir., I, 3, v. 43.
4.
5 2 LA PHYSIQUE D' ARISTOTE.
riosus merito dicerer, nisi quemadmodum illius culpas carpere volui, sic méritas illi laudes tribucrem; hae veto magnas et multas sunt.
Jam enuntiavi quid de Aristotele sentiendum esset, prout scientiam physicus exposuerit, et in unum redegerit corpus'. Ne tamen credatis ipsius labores, si scientiam proprie dictant et veritatem absolutamconsideraveritis, omnino inutiles et infecundos fuisse. Tantum abest ut e contrario multa apud illum reperiantur singularem perspicaciam et quasi divinam inspirationem aliquando probantia.
Quas ut quanti asquum est asstimetis, fingite cogitationc physicam scientiam nullas adhuc certas exeogitasse aut ordinato disposuissc régulas. Quid ergo, quasso, de viro censetis judicandum qui omnes in unaquaque scieirtias parte graves et prascipuas quasstiones aut tractaverit, aut proposucrit, aut saltcm indicaverit? Ea autem Aristotelis virtus est, nostra as ta te non satis nota.
liane allalis exemplisctauctorisnostri propriis verbis probare longius esset ; sed nulla venia me dignum arbitrarer nisi summatim asseruissem illum aut notasse aut observasse aut quodammodo prassensisse : 1 ° in stalica motus universe sumpti legem generalem ", veram vectis rationem 3 -, 2° in dynamica variam vim lignorum magis minusve longorum 4, vim quam hodie dicimus inertioe 5; vim centrira1
centrira1 p. 5.
2 Natur. ausc, 11, 6, p. 406; Problem., XVI, 3. Voyez ci-dessus la note 3, p. 8.
3 Mechan. quoest., 4, p. H87, D.—Aristote établit (ch. 4) qu'un levier soulève un poids d'autant plus grand que la puissance y est plus éloignée du point d'appui.
4 Mechan. quoest., 17. — Il traite la question pourquoi les bois deviennent plus faibles et ploient plus facilement à mesure qu'ils deviennent plus longs. C'est une des questions de la physique usuelle.
5 Mechan. quoest., 32 et 35. — 11 cherche pourquoi ce qui est déjà en mouvement est mû plus facilement que ce qui est en repos : il cite pour exemple les chars, qui ont uue plus grande vitesse quand ils sont déjà
LA PHYSIQUE D ARISTOTE. 53
gam ', cujus apud nos régulas Gartesius suspicalus est, cui l'elicius studuit Huyghens-, delabentium lapidum celeritatem in moinenta creseentcm* ; angulorum asqualitatem quos reflexionis et incidentioe nominamus 3; 3° in hydrostatica, densitatem seu pondus istud quod vocamus specificum', liquoris nisum e profundo in sublime 5; ponderis partem perditam quum grave quoddam in aquam immergitur 6; 4° in hydrodynamica aeris aut aquas aut fluidi cujuslibet renisum'; 5° aquas et vini vapores, in liquorem iterum densatos 8 ; 6° hoc
lancés que quand ils commencent à rouler ; il demande si tout ce qui est poussé ne fait pas résistance à ce qui le pousse : c'est le principe fameux que la réaction est égale à l'action.
1 De coelo, II, 13, p. 468 , C. — Aristote dit qu'un vase plein d'eau étant tourné rapidement, ne laisse pas échapper l'eau qu'il contient, même quand sou ouverture se trouve en bas.
2 Natur. ausc, V1I1, 14, p. 427, E. — Aristote avait remarqué l'accélération des corps tombants ; il avait même cherché à l'expliquer. Selou lui, les corps qui se meuvent en ligne droite vont d'autant plus vite qu'ils approchent plus du but où ils tendent ; l'explication sans doute est fausse, mais elle est ingénieuse, et prouve l'observation du fait.
5 Problem., XVI, 4.
4 De coelo, IV, 4, p. 490, B. — Un morceau de bois de cent livres, dit-il, pèse plus dans l'air qu'un morceau de plomb d'une livre ; mais dans l'eau il pèse moins.
8 Probl., XXMl, 3.
6 De coelo, IV, 4, p. 490; Meteor., II, 5, p. 557, C,D. —Aristote remarque que l'eau salée est plus lourde que l'eau douce ; que les navires qui paraissaient sur le point de s'immerger entièrement dans les fleuves, sont au point convenable en mer; que souvent les vaisseaux auxquels on a donné une charge convenable pour les eaux des fleuves, ont été renversés ou ont péri dans la mer ; il cite à ce sujet l'eau de la mer Morte, qui est encore aujourd'hui la plus lourde des eaux naturelles (elle pèse un quart de plus que l'eau distillée), et en rapporte des merveilles.
' Mechan. quoest., 55. — D'où vient, dit-il, qu'un corps très-peu pesant ne peut être lancé très-loin? ne serait-ce pas qu'il ne peut avancer qu'autant qu'il peut vaincre l'air en profondeur? L'expression est un peu obscure, mais le sens me paraît clair : un corps ne peut avancer qu'autant que la résistance du milieu dans lequel il se meut n'a pas détruit tout son mouvement.
8 Meteor., Il, 3, p. 556, E ; 557, A. — Aristote dit que l'expérience prouve que l'eau de la mer, réduite en vapeur et condensée de nouveau, est potable, et ne retient plus d'amertume ; il ajoute que le vin et tous les sucs, quels qu'ils soient, lorsqu'on les met en vapeur, deviennent de
54 LA PHYSIQUE D ARISTOTE.
Cartesii et Frenelli placitum quo lux et calor corpora non sunt a centro in nos projecta, sed motus quidam in aère, aut aqua, aut similibus, rotundato pulsu et spississimis unduiis, iisdcmque velocissimis sensum nostrum feriens 1; tandem phasnomenon istud quod nostri miragium appellant'.
Sed alia etiam causa est cur diligamus Aristotelem, illiusque studeamus libris : solus enim ex ista astate, veterum philosophorum opiniones de rerum natura nobis servavit : vix polygraphi quidam aut grammatici, ut Plutarchus in Placitis philosophorum, Diogenes Laertius in Yilis, Joannes Stobasus, in Physicis eclogis exponunt simpliciter et nulla adjuncta explicatione quas fuerint physicorum sententias. Plato ipse quum de universo loquitur in Timoeo_, suas, aut Pythagoreorum, sub Timasi nomine metaphorice exponit ideas-, sed raro veteres examinât, aut quid senserint exacte refert. Contra, Aristotcles semper opiniones aliarum scholarum exponit, dilucide explicat, et contra eas optima fide pugnat 3; et sic,
l'eau : c'est une erreur qui prouve qu'à cette époque on ne connaissait aucunement les esprits ni les eaux-de-vie.
' Meteor., 1, 3, p. 531, C; 532, B; De anima, II, 7, p. 639, C. — Voyez les endroits cités. J'ai déjà parlé, dans les notes précédentes, de la singulière analogie qui se trouve entre le système d'Anstote et le système des ondulations aujourd'hui adopté partout.
2 Meteor., 111, 4, p. 577, B, C. ■— L'un des phénomènes que notre auteur cite ici, et qu'il attribue, comme les iris, les halos, les parhélies, à la réfraction ou à la faiblesse de la vue, est très-probableinent le mirage. «On voit très-souvent, dit-il, les promontoires être arrachés de leur place : (ibid., n° 4). — Les objets paraissent plus grands quand l'Eurus vient à souffler (ibid). » Cf. Alex. Aphr. Comment., et ldeler, 1.11, p. 127 et 288 de ses Météorologiques.
3 Voyez les notes précédentes et toutes les discussions d'Aristotc; elles sont toujours parfaitement loyales, c'est ce qui n'a pas été assez remarqué par ses critiques. Bacon (Redargut. philos., § 27) paraît vouloir lui refuser cette qualité, en désignant sous le nom de internuncios minime fidos ceux par qui nous sont parvenues les opinions des Pythagore, des Leucippe, des Démocrite, etc.; je n'ai rien vu dans Aristote qui m'ait semblé pouvoir justifier cette accusation. Au contraire, il m'a toujours paru que ce philosophe traitait avec une parfaite équité ceux qu'il combat-
LA PHYSIQUE D'ARISTOTE. 55
quum injuste illum quidam accusaverint tanquam voluisset omnium physicorum nomen et memoriam delere ', illos e contrario servavit et explicavit, qui, nisi scripsisset, omnino periissent \
Denique quam in memorandis veterum opinionibus adhibet diligentiam, eam iterum ostendit in describendis magnis naturas phasnomenis : notât sedulo omnes observationes astronomicas aut geographicas, physicas aut meteorologicas 3, ita ut ab illius libris necessario incipiendum sit, si quis historiam scientiarum naturalium aut scribere aut solummodo novisse voluerit.
Quemadmodum enim ante Herodotum nullum est Grascorum facinus quod a nemine vocetur in controversiam, aut eujus tempus certum fixumque teneatur et libris et hominum memoria, isque propterea historias pater merito nuncupatur; sic in physica, ante Aristotelem, nihil nisi sparsas et incertas phasnomcnorum descriptiones invenire est 4 ; non magis deerant Homerico orbi prodigia et fabulosas narrationes 5 quam heroes et dii poematibus.
Aristoteles a physica sicut et a casteris scientiis, imaginationem amovens, experimentaque et observationem, simulque meditationem commendans et adhibens 8, omnia
tait. Cela est si vrai, que le cardinal Bessarion, grand platonicien, dans une lettre qu'il écrivait à Apostolius, pour le blâmer de la manière dont il avait parlé d'Aristote, dit : « Lorsqu'on attaque les deux princes de la philosophie, je voudrais que cela se fît avec toute la modération qu'Aristote a gardée lorsqu'il a contredit ceux qui l'avaient précédé. » ' Bacon, lieu cité.
2 De coelo, II, 12, p. 464, B; 13, p. 466, 467; 14, p. 471, D, E; 472, A ; Meteor., 1, 6, p. 535, D, E ; 536, A ; 8, p, 537, D ; Problem., XX111, 5, 6. 11, 17; XXVI, 59.
3 Meteor.,1, 9, 10, 11, 12, et surtout 13 et 14; II, 1, 6, 8; 111, 2.
4 J'excepte naturellement les historiens, et Hérodote en particulier. * Voyez Malte-Brun (Précis de la géographie universelle, t. 1).
6 On croit communément que les expériences ont manqué à Aristote ; je crois plutôt que c'est l'art de les faire, de les discuter, de les enchaîner entre elles et d'en déduire les conséquences.
56 LA PHYSIQUE 1) ARISTOTE.
hase, quantum potuit, mendacia dissipavit, et sua vice dignus luit, qui doctrinarum omnium pater nominaretur.
Hase sunt, Judices, Aristotelis mérita; bas sunt virtutes quas a doctissimo quoque notas et asstimatas, in médium ponunt quare tamdiu absolutc et antonomasia quadam philosophus dictus fuerit, et nunc etiam illum studio nostro dignum esse déclarant.
Ego vero, dum mecum reputo virum non modo has quas dixi in physica meruisse laudes; sed quum eamdem omnibus scientiis operam dederit, illas aut créasse, aut in melius certe mutavisse; imo omnes ordinate disposuisse, ita ut unius arboris rami viderentur, et sic encyclopoedioe primum auctorem fuisse; eum tandem, pro tôt et tantis in scientias meritis, a politicis et moralibus viris, a physicis et mathematicis, a theologis et philosophis, a poetis et oratoribus pro duce et magistro, communi consensu habitum esse : nescio an nimia mca in illum admiratio, mentis quasi luminibus officiât; sed maximum qui unquam exstiterit philosophum, illum fuisse persuasum habeo-, et quasrens apud veteres epigramma quod illi, me judicc probe convenire possit, nihil reperio melius his versibus quos olim Ennius Scipioni Africano ludens adscribebat, at ego Aristotelcm multo verius decere existimo.
A sole exoriente supra Moeoti' paludes,
Nemo est qui factis me aîquiparare queat :
Si fas endo plagas coelestum scandere euiquam Mi solei coelei maxuma porta pate1'.
' La première édition de cette thèse portait les autorisations suivantes : «Vidi ac perlegi, Lutetiae Parisiorum, in Sorbona, a. d. IV kal. jun., ann. MDCCCXXXV1, Facultatis literarum in Academia Parisiensi decanus i. V. LE CLEBC. — Typis mandelur, ROUSSELLE, studiorum inspector, procurandis Academioe Parisiensis rébus proepositus. »
LE CURÉ
DE VARENGEVILLE'.
Dans l'automne de 1833, du mois d'octobre à la fin de novembre, je fus chargé, par le ministre de l'Instruction publique , d'inspecter les écoles primaires de l'arrondissement de Dieppe. Je saisis volontiers cette occasion de visiter des lieux où je n'aurais peut-être jamais mis les pieds; et je rencontrai, chemin faisant, quelques personnes dont l'accueil fut si aimable que je ne puis me rappeler sans plaisir cette
1 Cette pièce, qui a pour sujet Les principes métaphysiques de la physique d'Aristote, a été insérée, en 1840, dans le Journal de l'Institut historique. En voici l'histoire. Ma thèse sur la Physique d'Aristote ne contenait que ses principes de physique. J'avais réservé pour la discussion orale les idées philosophiques, qui font la matière spéciale de ce dialogue. Comme il arrive bien souvent dans ce monde, ce qu'on a prévu est justement ce qui n'arrive pas; la discussion tourna tout autrement que je ne l'avais cru. Un de mes amis, M. Egger, à qui j'en avais parlé, trouva l'ensemble des idées si intéressant, si neuf même, ou au moins si peu connu de nos jours, qu'il m'engagea vivement à ne pas le laisser perdre. Je cherchai alors à rendre un sujet si sévère un peu plus attrayant par le cadre où je l'enfermerais , et je me rappelai, assez heureusement pour mon objet, ma visite à Varengeville. Je dois faire ici cette déclaration, parce que presque tous ceux qui ont lu mon dialogue, frappés de la vérité de la mise en scène, m'ont demandé si c'était une réalité ou une fiction. C'est à la fois l'une et l'autre. Les détails sur le voyage, sur les lieux et les personnes , sont de la plus rigoureuse exactitude ; la conversation philosophique est seule supposée. J'ai prêté à M. Q"* une étude et une connaissance d'Aristotc qu'il n'a pas eu l'occasion de me montrer.
58 LE CURÉ HE VARENGEVILLE.
époque de ma vie. Entre toutes ces rencontres, celle du curé de Varengeville m'a surtout laissé un vif et agréable souvenir.
J'étais parti de Dieppe de très-bon matin, accompagné du professeur de mathématiques du collège, qui, n'ayant rien à faire ce jour-là (c'était un jeudi'), avait accepté une place dans mon cabriolet.
Notre tournée du jour devait embrasser les communes d'Hautot, Varengeville et Sainte-Marguerite; ainsi, après avoir suivi quelque temps la route du Havre, nous nous rejetâmes sur la droite, pour longer la falaise à l'ouest de Dieppe pendant deux lieues et demie ou trois lieues.
Notre visite à Hautot n'offrit rien de particulier, et bientôt nous arrivâmes à Varengeville, célèbre par l'ancien manoir d'Ango*, remarquable surtout par la position de son église sur le bord de la mer et sur le point le plus élevé de la falaise. Cette église domine toute la côte; quelque part qu'on soit, on l'aperçoit toujours élevant son toit aigu au-dessus de ses larges flancs, comme une pyramide qui reposerait assise sur un plateau taillé à pic.
Nos instructions nous recommandaient de prendre sur la tenue des écoles, sur la moralité et la capacité des maîtres, des renseignements auprès des maires et des curés : c'était une sorte d'introduction auprès d'eux et un moyen de faire connaissance. Mais le curé de Varengeville m'avait été dépeint comme fort exalté dans ses opinions politiques, et tellement attaché au gouvernement de Charles X, qu'il verrait toujours de mauvais oeil et recevrait fort mal un inspecteur venant au nom du roi des Français ou délégué par son ministre. Je n'avais cependant pas d'autre titre à faire valoir auprès de lui, et, bien que ce fût peut-être une mauvaise re1
re1 10 octobre 1833.
' Riche armateur dieppois du temps de François Ier.
LE CUREE DE VARENGEVILLE. 50
commandation, nous nous rendîmes au presbytère, où nous fûmes reçus par le curé lui-même.
Je lui exposai l'objet de ma visite : je lui dis que, chargé d'un travail long et difficile, je m'étais proposé pour ce jour de voir l'école de Varengeville, et que je venais d'abord auprès de lui, guidé par mes propres sentiments, non moins que par les termes de mes instructions, pour le prier de m'aider de ses conseils et de son expérience.
Les précautions oratoires que j'avais prises pour conjurer l'orage furent inutiles.
« Monsieur, me fut-il répondu d'un ton fort sec, vous pouvez assurément faire votre inspection dans les écoles ; mais j'espère bien que vous n'avez pas envie de l'étendre jusque chez moi.
— Une inspection chez vous I monsieur le curé, m'écriaije; Dieu m'en préserve! et pour qui nous prenez-vous? Nous avons pensé que, le curé étant dans sa paroisse la première autorité morale, c'était à lui que les inspecteurs devaient d'abord s'adresser : c'est là le motif de ma visite. Je viens réclamer vos bons offices, bien loin de vouloir rien faire qui vous soit désagréable.
— Ah ! messieurs, s'il en est ainsi, reprit-il, c'est bien différent; asseyez-vous, je vous prie, et causons, tant que vous voudrez, du sujet qui vous amène. »
Le ton était tout à fait changé ; M. le curé de Varengeville n'était plus le même homme. Il me donna avec beaucoup d'empressement les renseignements que je lui demandais, y ajouta des observations fort sages que plus tard je transmis fidèlement au ministre.
Quand cette partie de ma tâche fut achevée : « Monsieur le curé, lui dis-je, nous avons admiré les belles proportions de votre église et sa magnifique situation ; je ne crois pas qu'il y ait un second point en France où l'on ait ainsi en perspective une ligne non interrompue de huit ou dix lieues
60 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
de falaises. Vous voyez d'ici jusqu'à Tréport, et vous avez sous les yeux, dans cet immense bassin, une mer toujours couverte de barques et sillonnée en tous sens par les voiles noires de nos pêcheurs. C'est un admirable spectacle; mais si la piété de nos pères a toujours choisi, pour y bâtir la maison de Dieu, la position la plus avantageuse, vous êtes la preuve qu'elle n'a pas, non plus, négligé l'habitation de son pasteur. Vous avez, ce me semble, la même vue que votre église, et, je le répète, il n'est guère possible d'en trouver une plus belle.
— Vous pouvez en juger, messieurs, nous répondit-il; je vais ouvrir les fenêtres et vous montrer ma vue, mon presbytère, mon jardin, ma maison : nous visiterons ensuite l'église. Puisque vous avez été amenés chez le curé de Varengeville, ses hôtes, il l'espère, n'auront pas à se plaindre de lui. »
Il nous conduisit ensuite dans toute sa demeure, et nous fit voir la belle église de cette commune. Nous parcourions ces lieux avec un plaisir mêlé d'étonnement; à chaque instant, quelque chose de nouveau, un point de vue que nous n'avions pas remarqué, un accident de terrain ou de lumière. « C'est une belle habitation , lui dis-je, et dont l'agrément doit augmenter encore à l'époque des grands mouvements de la mer. Souvent alors, à l'intérêt que nous inspire cette intumescence inaccoutumée de l'Océan se joint l'anxiété bien plus saisissante pour l'homme en danger ; car, comme dit le poëte :
Lorsque l'on voit les flots soulevés par l'orage Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage , Le vent avec fureur dans les voiles frémit; La mer blanchit d'écume et l'air au loin gémit ; Le matelot troublé, que son art abandonne, Croit voir dans chaque flot la morl qui l'environne '.
1 Boileau, Trailé du sublime, 8.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 61
— Eh! mon Dieu, messieurs, on s'accoutume à tout. Vous trouvez la vue de la mer admirable, et je l'ai jugée ainsi d'abord; mais, à la longue, on se lasse d'un si beau spectacle, et peut-être , lorsque vous entendez de loin gronder sourdement le bruit affaibli d'une tempête, vous imaginez-vous qu'il est bien agréable de la voir ou de l'ouïr de près. Pour moi, j'en ai tant vu que je donnerais sans balancer cet immense théâtre et cet effrayant concert pour le repos dont vous jouissez malgré vous. Au reste, ajouta-t-il, vous n'avez peut-être pas l'habitude de voir la mer; alors, je ne suis pas étonné de l'effet qu'elle produit sur vous.
— Pardonnez-moi, lui dis-je, je la vois tous les jours de la jetée de Dieppe ou de celle du Pollet'; mais, élevé à peine de quelques mètres au-dessus de son niveau, je ne lui trouve pas du tout le même aspect que du haut de ce tertre. Je dirai plus, la vue que nous avons des falaises de Neuville* ou du château 3 n'est pas comparable à celle dont vous jouissez ici.
— Vous en parlez, me dit le curé, comme un habitant de Dieppe. Est-ce que par hasard vous y demeureriez?
— Depuis deux ans et demi, je ne l'ai pour ainsi dire pas quitté.
— C'est singulier, reprit-il, je connais beaucoup de monde à Dieppe; j'y vais fort souvent, et je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous y rencontrer.
— C'est que sans doute mes fonctions, qui me retiennent souvent dans l'intérieur de ma maison, ne me permettent d'en sortir qu'à l'heure où vous n'êtes plus clans notre ville : je suis le principal du collège.
1 Le Pollet, faubourg de Dieppe, en est séparé par le port et la retenue de chasse creusée en face du bâtiment du collège.
s Neuville, village à l'orient de Dieppe, sur la hauteur.
5 Le château de Dieppe, à l'extrémité occidentale de la ville et sur la
falaise.
Iî2 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
— Quoi! s'écria—t—il, vous êtes M. Jullien? J'avais entendu parler de vous bien souvent, et bien souvent aussi j'ai pensé à me mettre en route pour vous faire une visite un peu intéressée.
— Une visite à moi ! monsieur le curé ; je dois donc me féliciter doublement, d'abord de ce que mon nom est parvenu jusqu'à vous : déjà nous ne sommes plus l'un pour l'autre des inconnus. Je me rejouis surtout de ce que vous avez cru que je pourrais vous être utile. Veuillez me dire de quoi il s'agit.
— Vous faites au collège, reprit-il, un cours de physique où les expériences viennent à l'appui des raisonnements et des calculs?
— Oui, monsieur le curé; la ville de Dieppe, toujours disposée à favoriser l'instruction publique, s'est montrée assez généreuse pour que j'aie pu doter le collège d'un cabinet de physique, non pas riche, mais suffisant aux expériences que nous avons à faire.
— Et ce cours de physique, ajouta-t-il, j'ai entendu dire qu'il était public. Est-ce que je pourrais le suivre?
— Sans difficulté, monsieur le curé. Ce cours est ouvert à tout le monde ; vous pourrez y assister quand bon vous semblera : vous y serez toujours le bienvenu. »
En ce moment, je tirai ma montre, et m'apercevant qu'il était un peu tard : « Pardon, monsieur le curé, lui dis-je, si je vous quitte si brusquement ; mais nous devons aujourd'hui voir encore Sainte-Marguerite. Les jours déjà bien courts d'octobre ne nous permettent pas de nous arrêter plus longtemps; ne soyez donc pas surpris si je vous prie, sans plus de façon, de nous indiquer notre chemin.
— Je ferai mieux, messieurs, répondit-il ; vous ne quitterez pas mes domaines, car je suis à la fois curé de Varengeville cl desservant de Sainte-Marguerite. Si donc vous ne craignez pas une petite promenade à pied, j'aurai l'honneur de vous
LE CURE DE VARENGEVILLE. 65
accompagner; je vous ferai voir l'école, et l'église qui mérite aussi d'être examinée. Pendant ce temps , votre cheval se reposera et sera plus dispos pour vous reconduire à Dieppe. »
Cette aimable proposition fut reçue avec empressement, et à l'instant même nous nous mimes en route pour SainteMarguerite. La conversation que nous avions engagée le curé et moi continua; il me dit qu'il avait toujours désiré apprendre la physique; que malheureusement, lorsqu'il était au séminaire, on ne l'étudiait pas; qu'il avait été réduit, depuis ce temps, à lire quelques ouvrages qu'il ne comprenait qu'imparfaitement. « C'est sans doute, ajouta-t-il, une bien belle science; mais il faut que les phénomènes produits devant nos yeux nous donnent à la fois l'exemple et la preuve du fait ou de la loi dont on nous instruit. Je ne connais rien de plus fastidieux que d'étudier la physique dans des livres, et de croire tout sur parole, comme je l'ai fait jusqu'à présent. J'en suis, ma foi, si las, que, s'il fallait continuer ainsi, j'aimerais mieux encore relire la Physique d'Aristote ,■ au moins flatte-t-elle l'imagination, si elle ne satisfait pas l'intelligence.
— La relire ! m'écriai-je : c'est avouer que vous l'avez lue.
— D'un bout à l'autre, me répondit-il, et, si je ne m'abuse, j'ai fait quelques découvertes dans ce pays inconnu. L'expression n'est pas trop forte, ajouta-t-il en riant; car on peut dire que bien peu de personnes comprennent aujourd'hui l'auteur.
— A commencer par moi, si vous voulez bien le permettre, monsieur le curé. J'ai lu avec soin les huit livres de l'Auscultation physique, le De coelo, les Météorologiques, hDe generatione, le De mundo, et quelques autres ouvrages. J'ai partout eu trois parts à faire : l'une, que je nomme historique; c'est celle que je comprends le mieux, soit qu'Aristote nous expose, comme c'est son habitude, les opinions de ses prédé-
LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
cesseurs, soit qu'il nous rappelle, à l'occasion, les observations ou découvertes faites de son temps, la fabrication de l'acier par exemple', la puissance de la vapeur *, ou la présence d'animaux incrustés dans le succin 3. La seconde partie se compose des principes ou des raisons que je nomme physiques; celle-là, je la comprends encore, surtout quand je me reporte au temps où vivait l'auteur. Je suis môme persuadé qu'une exposition sommaire de ce qu'Aristote savait ou croyait savoir sur les phénomènes naturels serait aujourd'hui un ouvrage neuf et curieux 4. Mais quant à la dernière partie, celle qui contient les principes métaphysiques et qui malheureusement est de beaucoup la plus longue, surtout dans son Auscultation 5, où elle domine seule, j'avoue à ma honte que je n'y entends exactement rien. J'ai pris le parti de croire que les ouvrages d'Aristotc avaient, comme il le fait entendre lui-même 6, besoin d'une clef que le temps nous avait fait perdre. Cette raison n'est peut-être pas vraie, mais elle satisfait mon amour-propre , et ce n'est pas indifférent. »
M. Q*** sourit : « Vous rappelez-vous, me dcmanda-t-il, le mot de JÉSUS-CHRIST à ses disciples, après leur avoir enseigné l'Oraison dominicale?«Cherchez, leur dit-il, et vous « trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira7.» Avez-vous suivi ce conseil ? Avez-vous assez cherché? Quant à moi, je l'ai fait, et, soit bonne direction dans mon travail, soit seulement ténacité et importunité *, comme le recommande
■ Aristote , Meteor., IV, 0, p. 590, D. s Aristote, De coelo ,XS, 7, p. 482, B.
3 Aristote, Meteor., IV, 10, p. 598, A.
4 Voyez ci-dessus notre thèse sur la Physique d'Aristote.
a De naturali auscultatione, ce que nous nommons proprement la Physique d'Aristotc, et qui n'est pas de la physique. G Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 5. 7 Saint Luc, Evangile, 11, ^ 9 et 10. a Saint Luc, Eraiigite, 11,^8.
LE CURE DE VARENGEVILLE. 65
NOTRE-SEIGNEUR, sa parole s'est accomplie : la porte m'a été ouverte.
— Je vous en félicite, monsieur le curé; je n'ai pas eu le même bonheur. C'est après avoir longtemps perdu ma peine que j'ai, comme dirait madame de Sévigné', jeté ma langue aux chiens. Mais puisque vous avez bien voulu me citer le mot du Sauveur, je vous rappellerai, à mon tour, que votre citation n'est pas complète. Les deux conseils du Fils de Dieu sont accompagnés d'un troisième que je préférerais beaucoup pour mon usage ; c'est celui-ci : « Demandez, et l'on vous « donnera *. » Qu'en pensez-vous?
— Je vous entends, reprit-il ; vous voulez changer de rôle avec moi et me faire faire le professeur : ce n'est pourtant pas mon métier.
— Vous aurez votre revanche pendant toute l'année, répliquai-je ; mais ne m'enviez pas cette occasion, peut-être unique, de m'éclairer sur un point de l'histoire des sciences, aujourd'hui bien obscur.
— A Dieu ne plaise, reprit-il, que je vous refuse une demande si simple, quand vous venez de m'en accorder une à laquelle j'attachais le plus grand prix. Cependant, comme je n'ai pas l'habitude d'enseigner les sciences philosophiques, convenons que ce sera un simple entretien sur une question d'histoire, une conversation péripatéticienne, en quelque sorte. Je répondrai seulement à vos questions ; de cette manière, s'il y a quelque désordre dans mon enseignement, le reproche ne pourra m'atteindre.
— Qu'à cela ne tienne, repris-je; je suis un écouteur si patient, et un si curieux interrogateur, que je suis bien sûr, avec du temps, d'arriver à mon but. Et d'abord, ditesmoi, je vous prie, ce que signifient en physique lès trois
1 Lettre sur le mariage de Lauzun. * Saint Luc , Evangile , 11, y 9.
66 LE CURE DE VARENGEVILLE.
grands principes d'Aristote, la forme, la matière et la privation ?
— Je vous répondrai, sinon clairement, du moins brièvement: chez Aristote, la matière, la forme et la privation sont des idées abstraites, et ne sont que cela.
— Vous voulez dire que toutes nos idées générales étant nécessairement abstraites, en ce qu'elles se forment dans notre esprit par abstraction, celles dont je parle sont de ce genre. Je comprends cela parfaitement.
— Point du tout, interrompit M. Q*** ; vous croyez comprendre, et vous ne comprenez pas. Vous introduisez ici vos idées françaises, et vous vous imaginez qu'il est question d'abstractions, comme celles qui nous donnent nos termes généraux, lesquels représentent toujours à notre esprit quelque chose de réel. C'est une erreur, et, pour le dire en passant, là est précisément la difficulté de la théorie d'Aristote. Ses principes généraux sont des abstractions pures ', si bien que, quand on en veut creuser la signification, on ne trouve plus rien du tout-, ils ne représentent aucune qualité, aucun mode de la substance, non pas même l'idée essentielle par la suppression de laquelle tout s'évanouit. En un mot, la matière est pour Aristote l'absence ou la négation des qualités des corps; la forme est l'ensemble de ces qualités, et la privation leur succession.
— Je n'y entends plus rien, répliquai-je.
— Cela ne m'étonne pas, et je vois que je ferai bien de reprendre les choses d'un peu plus haut. Vous savez d'abord que la physique n'était pas limitée chez les anciens de la même manière que chez nous. Aristote consacre, par exemple , les deux derniers livres de sa Physique à des recherches sur le premier moteur2; nous rejetterions ces ques1
ques1 Metaphys., 111, t. II, p. 869, A, B. 2 Natur. ausr., Vil et VIII.
LE CURE DE VARENGEVILLE. 67
tions dans la partie de la métaphysique qui traite de Dieu. Trois ou quatre livres traitent du lieu', du temps', du mouvement 2, du vide 4, de l'infini', du hasard", de la fortune', et les considèrent, non pas relativement à leur mesure, ce qui appartiendrait en effet au physicien ou au géomètre, mais par rapport à leur nature, à leur essence, à leur quiddité, comme on disait autrefois. Or, ces questions ressortissent incontestablement à la métaphysique.
— Je pense comme vous, lui dis-je, et cette observation, que, du reste, j'avais déjà faite, me semble si claire, que je comprends à peine comment elle ne s'est pas offerte aux anciens.
— Pardonnez-moi, reprit-il, quelques-uns l'ont faite. Porphyre disait que le physicien n'avait pas à s'occuper de ces recherches 8, qu'elles appartenaient à une tout autre science, c'est-à-dire, si je l'entends bien, à la métaphysique. Mais cette distinction n'eut alors aucun succès, puisque nous voyons les commentateurs d'Aristote la repousser avec mépris, et justifier la division de leur auteur9. Quoi qu'il en soit, comme ce n'est là qu'une question de limites pour la science, il est parfaitement concevable qu'Aristote se soit trompé sur ce point, et vous ne me demandez, je suppose, aucune explication à cet égard.
— Non, assurément, répondis-je.
— Et pareillement, continua-t-il, si les anciens ne met1
met1 ausc, IV, 1 à 7. * Natur. ausc, IV, 13 à 20.
5 Natur. ausc, V et VI.
4 Natur. ausc, IV, 8 à 13. 5 Natur. ausc, III, 4 à 13.
6 Natur. ausc, II, 4, 5, 6.
7 Natur. ausc, ibid.
8 Simplicius, Comment, in Aristotelis Natur. ausc, fol. 2, verso, ligne 47, Venise, 1520.
» Ibid.
68 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
taient pas au rang des physiciens les inventeurs des machines les plus ingénieuses, ou ceux qui découvraient des lois importantes -, s'ils nommaient géomètres ou mécaniciens, artisans ou pneumatistes, Archytas qui inventait, dit-on, la poulie fixe et la vis, Héron, qui composait sa fontaine, Ctésibius, qui nous donnait les pompes, Archimède, qui fondait l'hydrostatique, et trouvait la vis sans fin et la vis hydraulique 1 ; s'ils réservaient le nom de physiciens aux faiseurs de théories générales et de brillantes hypothèses, aux descripteurs poétiques du monde, aux explicatcurs aventureux des phénomènes, il ne faut pas me demander compte d'une classification si peu sensée. C'est un fait qu'il faut accepter comme fait, et sans en chercher ici la cause ; seulement, on en peut déduire cette conséquence, que les anciens et les modernes procèdent dans leurs travaux d'une manière toute différente, et qu'il faut abandonner entièrement nos idées actuelles pour celles du pays où nous allons nous engager.
— J'y suis tout disposé, monsieur le curé, répliquai-je; personne ne fait plus facilement que moi abnégation de ses idées, personne n'accepte plus volontiers celles d'un autre, au moins pour les comprendre.
— Suivez-moi donc, reprit M. Q***, et remarquez d'abord (ce point est important) que non-seulement la physique des anciens avait une tout autre circonscription que la nôtre, mais que, même en ce que ces deux sciences ont de commun, les anciens et les modernes ne jugent ni ne procèdent de la même manière. Pour nous, la physique est, avant tout, la science des phénomènes naturels ; ces phénomènes, bien observés, sont le point de départ de toutes les explications, de toutes les lois imaginées par les physiciens ; et, s'il y en a un seul auquel une hypothèse se refuse, quelque ingénieuse
1 Libes, Histoire de la physique.
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ou brillante qu'elle soit, la science la rejette aussitôt '. Chez les Grecs, au contraire, on partait de l'hypothèse ou de l'imagination, et l'on cherchait à y faire rentrer le plus grand nombre de phénomènes. En un mot, nous allons des faits aux principes : les Grecs allaient des principes aux faits.
Il ne pouvait guère en être autrement dans un pays où les premiers physiciens furent tous poètes, où Thalès, Anaximandre, Xénophane écrivaient en vers, et s'occupaient plutôt, en chantant les merveilles de la nature, de frapper l'esprit de leurs auditeurs par la grandeur des pensées ou la mélodie des mots, que de découvrir, à force de soins et de patience, quelque propriété obscure, dédaignée par la poésie.
Tous ces philosophes posaient donc à priori et d'autorité des axiomes qu'ils ne se mettaient guère en peine de démontrer * : Thalès admettait l'eau comme principe de tout ; Anaximène l'air ; Heraclite le feu -, Archélaûs l'air, qui raréfié devient feu, et condensé forme l'eau ; Anaxagore les homéoméries ; Épicure les atomes ; Empédocle les quatre éléments. N'étaient-ce pas là de pures suppositions, de vraies pétitions de principes?
Aristote, venu après tous ces grands hommes, pouvait choisir parmi leurs hypothèses. S'il les combattit et les rejeta, ou les modifia toutes 3, la marche de son raisonnement resta néanmoins la même-, en voici la preuve :
Parménide et Mélissus n'avaient voulu reconnaître qu'un seul principe 4. Aristote repousse cette idée, non qu'il ait plus ou mieux que d'autres déterminé ce que c'est en réalité
1 L'hypothèse de Newton, sur la véritable nature de la lumière, a été rejetée dans ces derniers temps, parce qu'elle ne se prête pas à l'explication de tous les phénomènes aujourd'hui connus.
2 Plutarque, De placitis philosoph. 5 Voyez ci-dessus la thèse latine.
4 Aristote, Natur. ausc, 1, 3.
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qu'un principe naturel, mais parce que, selon sa façon de penser, les principes doivent être opposés, attendu qu'une chose ne se forme pas d'elle-même, mais de ce qui n'est pas elle 1. De l'opposition des principes, il conclut naturellement leur pluralité, et ainsi se trouve réfutée l'opinion des unitaires'.
D'un autre côté, Empédocle annonçait quatre principes dans le feu, l'air, la terre et l'eau * -, et Anaxagore, dans ses homoeoméries, en reconnaissait une infinité : Mais Aristote remarque qu'entre deux extrêmes opposés, il y a toujours un moyen terme : celui-là et les deux extrêmes font trois, ni plus ni moins. Ce sont aussi les trois causes primitives d'Aristotc : la matière, la forme et la privation, et les deux philosophes sont, à ce qu'il pense, mis hors de combat par son syllogisme.
Parle-t-il des propriétés ou qualités des êtres, il les range par couples de qualités contraires3 : ce sera le froid et le chaud, le sec et l'humide, le lourd et le léger, le poli et le raboteux. Et de ces distinctions, qui n'existent que dans son esprit, il va bientôt conclure le nombre des éléments qu'il distingue soigneusement des principes. Il y en aura quatre, attendu que les quatre qualités principales, le chaud et le froid, le sec et l'humide, ne pouvant jamais se trouver dans le même sujet avec leur contraire, ne se combinent deux à deux qu'en quatre façons ; savoir : chaud et sec, c'est le feu; chaud et humide, c'est l'air; froid et humide, c'est l'eau ; froid et sec, c'est la terre.
1 Natur. ausc, 1, 3, p. 317.
1 Natur. ausc, I, 4, n°21, p. 319, B.
s Plutarque, De placitis philosoph., 1,3; Diog. Laert, in Empédocle.
4 Aristote, Natur. ausc, I, 5; Meteor., IV, 10 et 12; Plutarque, De placitis philosoph., 1,3; Diog. Laert., in Anaxag.; Origen., Philosophumena in Anaxag.
" Voyez la thèse latine, p. 10, 20, 22, 23; et Aristote, Métaphys., IV, 2, t. H, p. 871, D.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 71
Ainsi, pour Aristote, comme pour les physiciens antérieurs, point d'autre critérium de la justesse de ses théories que la manière dont elles s'enchaînent dans son esprit. Accordez-lui son principe, tout le reste s'en déduit rigoureusement. Il tient beaucoup à cette déduction logique, il se pique de bien syllogiser ' ; ses commentateurs eux-mêmes n'ont pas d'autre moyen de vérification. Tout est dit si les prémisses et la conséquence peuvent former un syllogisme inattaquable'; mais, quant à la vérité de ces prémisses , il ne leur vient pas en tête de l'examiner.
Que le ciel, par exemple, soit un corps parfait ; que, comme tel, il soit parfait dans sa forme, et que, d'ailleurs, le cercle soit la seule ligne parfaite 3, on conclura légitimement que le ciel est rond ; mais il faudrait prouver deux choses : la perfection absolue du ciel, comme corps, et l'imperfection de toute autre figure que le cercle-, c'est ce qu'Aristote a complètement oublié.
— J'aurais pourtant, interrompis-je, bien besoin de cette démonstration; car je comprends qu'un cercle bien rond est plus parfait qu'un cercle bossue, ou qu'une droite qui va de travers. Mais si le cercle et la droite sont également bien faits, comment l'un peut-il être plus parfait que l'autre?
— Cela s'explique facilement, me répondit M. Q***, si, pour quelques instants, vous voulez bien dépouiller vos idées modernes, et vous affubler des anciennes. Le parfait, chez nous, est toujours relatif; nous entendons par ce mot ce qui est très-bien dans un certain genre, ce en quoi l'on ne peut rien blâmer dans les conditions de son existence. Ainsi, nous admettons une perfection dans tous les degrés de l'échelle des êtres, si je puis ainsi parler. Chez les anciens, le
' Natur. ausc.,1, 2, n°5, p. 316; 4, n°1, p. 317. 2 Voyez Simplicius et Alexandre d'Aphrodisie. 1 Ci-dessus, p. 12, texte et notes 6 et 8.
72 LE CURÉ DE VARENGEV1LLE.
parfait était absolu ; et de même que nous concevons entre des objets d'une nature très-différente une sorte de gradation, que nous plaçons la plante au-dessus delà pierre, l'animal au-dessus de la plante, et l'homme au-dessus de tous les animaux, quoiqu'il n'y ait aucune parité entre ces objets, de même les anciens voulaient qu'il y eût un parfait et un imparfait absolu. Ils attachaient ces dénominations à certaines qualités souvent peu déterminées pour eux-mêmes, et les appliquaient aux objets, selon qu'ils leur semblaient réunir ou exclure quelques-uns de ces modes.
Quelles étaient, par exemple, les conditions auxquelles Aristote reconnaissait la perfection du cercle et l'imperfection de la ligne droite? Il ne le dit pas; heureusement ses commentateurs nous l'apprennent. Selon Alexandre d'Aphrodisic , c'est que le cercle a un commencement, un milieu et une fin ; savoir : son centre, sa surface et sa circonférence. Simplicius, toutefois , n'est pas de cet avis; il croit que la perfection du cercle lui vient de sa circonférence, qu'Aristote n'a parlé que d'elle , et qu'elle est véritablement parfaite, parce qu'on n'y peut rien ajouter. Il consent bien à admettre la pensée d'Alexandre, que la perfection du cercle consiste en ce qu'il a un commencement, un milieu et une fin, pourvu qu'on applique cette condition, non au cercle, mais à sa circonférence, dont tous les points peuvent être, en effet, regardés indifféremment comme occupant ces trois parties de la ligne '.
— J'admire tous ces raisonnements, repris-je, et je ne m'étonne plus qu'on ait donné à plusieurs des commentateurs d'Aristotc, et en particulier à Simplicius, le nom de philosophe très-pénétrant '. Il faut avoir une vue plus perçante que celle de Lyncée pour découvrir des raisons aussi
1 Simplic, in Aristolelis de coelo libros quatuor comment., fol. 10, ligne 9, édit. de Venise, 1526.
' Simplicii, philosophi acutissimi. Comment., etc.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 7 3
subtiles. Mais revenons, je vous prie, au sujet dont je vous ai détourné. Vous me citiez quelques-uns de ces principes de physique qu'Aristote tirait de son cerveau, qu'il en faisait sortir comme Minerve de la tète de Jupiter, armés de leurs innombrables conséquences.
— C'est vrai, répondit M. Q***; je continue donc : Pourquoi n'y a-t-il que deux parties dans le monde, l'une corruptible ou sujette au changement ; l'autre incorruptible ou immuable? Parce qu'il n'y a que deux mouvements, le circulaire et le rectiligne '. Pourquoi n'y a-t-il que ces deux mouvements? Parce qu'il n'y a que deux figures simples, le cercle et la ligne droite 2. Pourquoi n'y a-t-il pas de vide dans le monde? Aristote, qui énonce ce principe 3, n'en donne pas nettement la cause ; mais on la trouve dans Platon '. C'est que le ciel, en pressant sur le monde de tous les côtés, ne laisse pas de place au vide. Les cieux sont donc solides, et pourquoi le sont-ils ? Cela tient à la sublimité de leur substance; et il faut bien d'ailleurs qu'ils le soient, pour que les fixes y restent attachés comme autant de clous dorés 5. Pourquoi la terre est-elle au centre du monde? C'est que c'est la place naturelle des corps graves '. Pourquoi la flamme s'élève-t-elle dans l'air ? C'est que le mouvement de bas en haut est le mouvement naturel du feu 7. Pourquoi quelques corps tombent-ils plus vite que d'autres? C'est qu'ils contiennent une plus grande proportion de l'élément lourd, c'est-à-dire de la terre 8. Ces preuves de ma
1 Aristote, De coelo, 1, 2, p. 432, C. * Ibid., et ci-dessus, p. 12.
5 De coelo, I, 8, 9; IV. 1, p. 485, E.
4 Tim., p. 1065, C; 1080, D, E, édit. de Francfort, in-fol., 1602. 8 Aristote, De coelo, II, 6, p. 459, B.
6 De coelo, III, 2, p. 476, C; IV, l,p. 486, D, E. 1 De coelo, IV, 2, p. 486, B; 4, p. 489, E.
' De coelo, IV, p. 489, E ; 490, B, C
74 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
proposition vous paraissent-elles suffisantes? en désirez-vous quelques-unes encore?
— C'est inutile, répondis-je en riant; je me tiens pour bien et dûment convaincu qu'Aristote plaçait toute la physique dans l'ensemble d'un certain nombre d'axiomes expliquant les phénomènes naturels, de la même manière que nous expliquons les propositions géométriques, comme s'il n'y avait jamais rien dans le théorème que ce qu'y met notre esprit, en partant de principes avoués ou de définitions convenues.
— Et notez, ajouta M. Q***, que non-seulement c'est sa manière, mais qu'il fait même un reproche aux autres de ne pas la suivre. Ainsi Démocrite avait sur la nature des éléments et des qualités des corps une opinion tout à fait conforme à celle des physiciens de nos jours, toute contraire, par conséquent, à celle d'Aristote. Celui-ci expose consciencieusement l'idée de son antagoniste ; il la trouve même préférable à celle de Platon sur le même sujet ' ; mais il observe que ceux qui se sont livrés à l'étude des choses naturelles sont plus portés à admettre des éléments corporels juxtaposables les uns aux autres, tandis que ceux qui ont l'habitude de juger par le raisonnement de la nature des êtres n'ont besoin que d'un coup d'oeil pour voir tout clairement *. C'est même là, ajoute-t-il, ce qui distingue essentiellement les conclusions logiques des considérations purement naturelles'.
— Voilà qui tranche la question. Il est précieux d'avoir le témoignage d'Aristote lui-même sur la manière dont il entendait sa science. Permettez-moi cependant de vous demander une petite explication : pourquoi n'admet-il que deux
1 De générât., 1,2, p. 496.
' Ibid., p. 496, B. — C'est le seul sens vraiment raisonnable que je puisse trouver à ce texte], d'ailleurs obscur. 1 De générât., I, 2, p. 496, B.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 75
lignes simples? Si, comme les modernes, il n'en eût admis qu'une, savoir, la ligne droite 1, je le concevrais; mais quand il en nomme deux, et parmi ces deux le cercle, je n'aperçois pas pourquoi il exclut l'ellipse, la parabole, la cycloïde et tant d'autres.
— La question, me dit M. Q***, serait en effet assez embarrassante , si nous ne savions qu'Aristote donne souvent aux mots qu'il emploie un sens fort différent de celui que nous leur attribuons. Votre objection suppose qu'Aristote entendait par lignes simples celles dont le tracé est soumis à un moindre nombre de conditions. Dans ce sens, la ligne droite seule est simple, puisqu'elle ne dépend que d'un mouvement une fois imprimé, sans aucun dérangement postérieur ; et toute ligne courbe est composée, puisque le point qui la décrit est à chaque instant dérangé de sa route par une force étrangère et nouvelle. Mais ce n'était pas là le sens que notre auteur attachait à ce nom de lignes simples ; il entendait des lignes dont les parties peuvent se superposer dans toute leur étendue, ce que nous nommerions des lignes similaires ou constantes, et qu'il eût fort bien pu appeler des lignes homoeomères.
— M. le curé ! m'écriai-je, voilà une définition bien nouvelle, mais en même temps bien inattendue, ou, pour mieux dire, bien étrange; ne soyez donc pas surpris si je vous demande comment vous avez fait pour en venir à cette conclusion. Est-ce de votre part une pure imagination? Avez-vous trouvé dans les géomètres anciens cette définition, ou y ètesvous arrivé par l'impossibilité de donner une valeur rationnelle au dilemme d'Aristote?
— Rien de tout cela; j'ai mieux fait, et plus simplement ; j'ai ouvert un commentateur grec d'Aristote, et j'y ai trouve, une objection que lui faisait le mathématicien Xénarque.
' C'est la seule ligne du premier degré.
76 LE CURÉ DE VARENGEV1LLE.
Aristote, disait-il, a tort de ne compter que deux lignes simples ; je vais lui en indiquer une troisième : c'est l'hélice formée par une ligne droite s'enroulant sur un cylindre; car elle est superposable sur elle-même dans toutes ses parties '. Et Alexandre d'Aphrodisie , qui commente Aristote et ne veut pas le laisser en défaut, admet pourtant le sens de Xénarque ; il avoue qu'en effet la ligne en question est simple à la vue , mais qu'elle est composée par sa génération , qui exige l'emploi du droit et du circulaire ; elle n'est donc pas absolument simple, mais seulement homoeomère '. Et Simplicius, qui rapporte l'objection de Xénarque et la réponse d'Alexandre, approuve beaucoup celui-ci, et ne fait pas la plus petite objection sur le sens que Xénarque a donné aux deux lignes simples de son auteur 3.
— Je n'en ferai pas non plus, et puisque les amis d'Aristote et ses ennemis sont d'accord sur la signification de ses paroles, moi, qui ne suis ni des uns ni des autres, je m'abstiendrai certainement de prendre part au débat. Continuez donc , je vous prie, et achevez de me faire connaître cette physique extraordinaire.
— Les anciens, poursuivit M. Q***, et Aristote en particulier, ne différaient pas moins de nous par le choix et la nature de leurs explications que par l'idée générale qu'ils se faisaient de la science. Nous voulons aujourd'hui qu'une théorie se prête non-seulement à tous les détails des phénomènes, mais qu'elle se plie encore à toutes les exigences du calcul. Nous ne concevrions pas qu'un professeur se con1
con1 auctissimi, Comment, in quatuor libros de coelo Aristotelis. Venise, 1526, fol. 4, ligne 13.)
2 Où (Simplicius, ibid., ligne 18.)
5 Ibid., ligne 26.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 7 7
tentât, pour nous rendre compte d'un fait naturel, de comparaisons ou de figures de rhétorique. Mais l'emploi des métaphores et des similitudes était le droit commun chez les Grecs, et beaucoup de leurs explications n'ont pas d'autre fondement qu'une analogie fortuite dans quelques circonstances, souvent même une ressemblance insignifiante dans les mots.
Je vous donnerai quelques exemples de ces vices de raisonnement qu'Aristote avait pourtant signalés et justement blâmés dans son Traité des sophismes '. Platon, voulant développer les causes de la sensation du froid, avait dit : « Les plus « grandes parties des corps humides chassant les plus petites « sans pouvoir cependant entrer dans leurs cellules, et re« poussant à la fois notre humidité , la coagulent en produite sant l'immobile par l'égalité et la compulsion de l'inégal et « de l'agité ; or, ce qui est resserré contre sa nature résiste « selon sa nature et réagit en sens contraire, et de cette « résistance et de cette réaction naissent un tremblement et « une rigidité que nous avons nommés le froid 2 » Ce qu'il y a de plus clair dans ce galimatias, c'est que Platon, frappé du fait de la roideur de nos membres et du frisson produits par la gelée, a rencontré dans un mouvement hypothétique des liquides une apparence d'analogie, et qu'il a cru que l'un expliquait l'autre.
Aristote procède exactement de même : il veut que les sources et les fleuves viennent de l'Océan par les montagnes ; il faut pour cela que celles-ci puissent pomper les eaux de la mer et s'en imbiber : que fait notre philosophe? Il suppose les montagnes spongieuses 3, et le voilà tiré d'affaire. La liquéfaction et la solidification des différentes substances par un même agent, le feu, semblent un phénomène
1 Aristote, De sophist. elenchis, 1,7.
2 Platon, Tint., p. 1068, A, B.
3 Meteor., I, 13, p. , D.
78 LE CURÉ DE VAUEXGEVILLE.
assez difficile à expliquer ; mais il n'arrête pas Aristote. Les coagulables, nous dit-il, sont de l'eau ou un mélange de terre et d'eau '. Les coagulables aqueux ne se solidifient pas par le feu, ils s'évaporent'; mais les terraqués se durcissent par le chaud et le froid, le chaud évaporant l'humide, tandis que le froid chasse le chaud et l'humide avec lui '. Et partant de là, il va bientôt nous apprendre que l'argile, le fromage, le nitre, le sel, qui se prennent en masse solide par la chaleur, sont de nature terreuse 4, et les métaux, l'or, l'argent, l'airain, l'étain, le verre, et beaucoup de pierres qu'on n'a pas encore nommées, sont, au contraire, de la nature de l'eau, puisqu'un feu suffisant les fait fondre 5. Aristote ici, comme Platon plus haut, conclut immédiatement l'identité de nature d'une conformité tout accidentelle.
Quelquefois même, ai-je dit, l'explication des anciens n'est fondée que sur une analogie de mots. Ecoutez Platon : il distingue quatre sortes de fièvres, les continues, les intermittentes quotidiennes, les tierces et les quartes ; mais il y avait aussi, selon lui, quatre éléments : quatre de part et d'autre, ne l'oubliez pas. Il y a donc entre les éléments et les fièvres une relation de cause à effet ; aussi l'auteur assure-t-il que les fièvres continues viennent de la surabondance du feu; les quotidiennes de celle de l'air, et les tierces et les quartes de celle de l'eau ou de la terre ; et il a bien soin d'ajouter que celles-ci sont les plus tenaces et les plus difficiles à guérir, parce que la terre étant l'élément le moins mobile, on a plus de peine à le déloger des corps où il est en excès '.
' Meteor., IV, 6, p. 590, A. 4 Meteor., IV, l,p. 590, A. 1 Meteor., IV, 1, p. 590, B. 4 Meteor., IV, 10, p. 597, E. » Meteor, IV. 10, p. 59S, B. 6 Tim.,]>. 1084, C,I).
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 79
Voyons maintenant Aristote. Les pythagoriciens avaient distingué dans le monde une droite et une gauche, un devant et un derrière; ils déterminaient ces diverses parties en supposant une figure humaine tournée vers le midi, et emportée par le mouvement et dans la direction de la sphère des fixes ; le nord était donc le derrière , l'orient la gauche et l'occident la droite du monde 1. Peut-être ces mots n'étaient-ils, dans l'opinion des disciples de Pythagore , qu'un moyen commode de désigner les points cardinaux. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Aristote prend l'expression au sérieux ; il remarque que, dans la langue grecque, la droite signifiait le plus souvent le point de départ * ; et, comme s'il y avait réellement dans les parties du monde une différence matérielle analogue à celle de nos deux mains, et dépendant du nom qu'on leur donnerait, il va réunir toute l'artillerie de ses arguments pour prouver que les pythagoriciens n'ont su ce qu'ils disaient ; que l'orient est véritablement la droite du monde et l'occident la gauche, et que la figure en question doit tourner le dos au midi et le nez au nord 3.
— En vérité! m' écriai-je, il faut que l'esprit philosophique ait bien change depuis le temps d'Aristote. Ce n'est pas que nos savants soient toujours beaucoup plus réservés dans leurs hypothèses : ils concluent souvent de l'inconnu au connu avec une témérité inexcusable; mais enfin , et quoiqu'ils se soient souvent perdus par des généralisations hasardées , toujours y a-t-il quelque chose d'absolument possible dans leurs suppositions, et la raison n'en est pas scandalisée comme des explications de Platon et d'Aristote.
— Ma foi ! répondit M. Q***, à quelque époque que vous preniez les hommes, il y aurait un gros livre à faire de
' De coelo, II, 2, p. 453, D, E et 454, et ci-dessus, p. 14. * De coelo, II, 2, p. 454, D, et ci-dessus, p. 49, note 1. s De coelo, H, 2, p. 455, A et B.
80 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
leurs erreurs et de leurs vanités, et l'on serait bien embarrassé d'établir exactement le compte du plus ou du moins au milieu de tant de misères.
— Vous avez peut-être raison, lui dis-je, et je ne m'amuserai pas à le contester; mais je m'aperçois que vous avez levé successivement toutes les difficultés de l'ancienne physique, excepté celle qui m'a toujours paru la plus insurmontable , et par laquelle j'avais commencé mes questions : Qu'est-ce, enfin, pour Aristote, que la matière, la forme et la privation ?
— J'y arrive , répondit M. Q*** ; et d'abord, débarrassons-nous de la privation, qui n'a aucune difficulté et n'est, à proprement parler, qu'une niaiserie philosophique 1. Aristote remarque qu'un être, avant d'avoir ses qualités actuelles, en avait d'autres qui constituaient un état privatif de l'état présent. Il a bien fallu cependant qu'il fût dans cet état privatif pour pouvoir passer à l'état autre qu'il possède maintenant; c'est ce qu'il appelle la privation *. C'est donc la différence des qualités, ou mieux encore leur succession, comme je vous le disais en commençant, qui constitue la privation d'Aristote. Par exemple, du plomb fondu se refroidit, il passe à l'état solide; mais il ne peut le faire sans perdre l'état liquide qu'il avait d'abord, c'est-à-dire que la privation de la liquidité est la condition sine qua non, ou, comme disait Aristote, le principe nécessaire de la solidité ; cela, certes, est indubitable; mais c'est grand'pitié de voir une tète de cette forcc-là s'occuper gravement de pareilles fadaises.
— J'avais à peu près cette idée de la privation d'Aristote, et je le jugeais comme vous.
— Et vous aviez raison. Toutefois, ne poussons pas trop loin le dédain de cette idée bizarre ; car, si elle est totale'
totale' da penser, part. 111, ch. 19. 1 Xalur. anse, 1, 6 Innt entier.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 8l
ment inutile pour l'étude de la science elle-même, elle ne l'est pas pour ceux qui veulent connaître Aristote. Elle leur fait voir comment ce philosophe, toujours préoccupé de ses idées faites à priori, de ces déductions purement intellectuelles qui caractérisent la logique et la géométrie , a pu et dû réduire, autant qu'il était en lui, l'étude de la nature à des termes aussi simples, et les phénomènes à de pures définitions.
— C'est d'ailleurs, interrompis-je, une idée platonicienne; on trouve dans le Phédon ' ce raisonnement que toutes les choses qui ont leur contraire ne naissent que de ce contraire; qu'une chose qui devient plus grande était nécessairement plus petite, qu'ainsi le plus fort vient du plus faible, et le plus vite du plus lent, et Socrate conclut que la mort naît de la vie, et que la vie nait de la mort, et que les âmes sont par conséquent immortelles 2. Tout ce raisonnement serait assurément très-juste, et, à mon avis, très-indifférent, si Socrate ou Platon ne donnaient à ces noms de choses contraires qu'une idée de succession, une relation d'antécédent à conséquent; mais ils y attachent un rapport de causalité, de génération, et là, ce me semble, est une erreur monstrueuse.
— Assurément, reprit M. Q***, et cette confusion de l'antécédent avec la cause joue malheureusement un grand rôle dans toute la physique ancienne ; ne nous arrêtons pas cependant à cette difficulté, et passons aux autres principes, la matière et la forme. Mais pour nous tenir en garde contre les idées du xixe siècle, examinons comment s'est formée chez nous et quelle était chez Aristote l'idée de matière.
Nous ne doutons guère que les êtres sensibles ne se présentent à tous les hommes bien organisés à peu près de la
1 Plat.,Phoedo,p. 53, E, F.
2 Voyez tout ce passage dans la traduction de M. Cousin.
82 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
même manière. Si je ne puis pas dire que la couleur bleue ou le son si bémol, ou la saveur du sel produit sur mon sensorium un effet rigoureusement identique à celui que vous en ressentez, du moins n'y a-t-il pas, en général, une trèsgrande différence, et cela suffit sans doute pour que les idées perçues par deux observateurs du même objet, au même moment et dans les mêmes circonstances, soient sensiblement les mêmes.
Lorsque de ces idées individuelles données par nos sens nous voulons passer aux idées générales, ou, ce qui est la même chose, former nos noms appellatifs, nous écartons des groupes d'idées que chaque objet nous a fournis les circonstances qui les différencient, en ne conservant que celles qui leur sont communes ; par conséquent, chaque fois qu'on généralise davantage un nom, qu'on l'étend à un plus grand nombre d'êtres, on retranche successivement un plus grand nombre des idées qu'il renfermait d'abord 1.
Une telle idée, étant formée par abstraction, s'appelle idée abstraite ou générale ; et il faut remarquer, à ce propos, que ces idées n'étant pas immédiatement données par la nature , mais élaborées dans notre entendement, dépendent pour chacun de nous de deux conditions : d'abord des idées sensibles d'où nous sommes partis, et ensuite de la manière dont notre abstraction a été dirigée , c'est-à-dire du point jusqu'où nous avons poussé la généralisation, et des idées élémentaires que nous avons retranchées pour former notre idée générale.
Eh bien, en ce qui tient à l'idée de matière* et de forme 3, Aristote, d'une part, et les modernes, de l'autre, ont-ils procédé de la même manière? se sont-ils arrêtés au même
1 Destutt de Tracy, Idéolog., ch. 6.
5
LE CURE DE VARENGEVILLE. 83
point? la matière et la forme, en un mot, sont-elles les deux mêmes choses pour le lycée et pour nous? Je réponds non, et très-assurément non; et j'ajoute que de ce point bien compris doit dépendre l'intelligence de toute la physique péripatécienne.
Remarquons d'abord ce mot forme, que nous prenons le plus souvent en français dans le sens de figure; nous disons que la forme de l'or, dans un louis, est celle d'un disque; mais, pour Aristote, la forme de ce métal comprend sa couleur, son poids, sa dureté, sa ténacité, sa ductilité, sa figure, et en général tout ce par quoi nous pouvons le connaître.
Je dis maintenant que notre matière est une forme pour Aristote, et que sa matière à lui n'est rien du tout. Suivezmoi, je vous prie, avec attention:
Quoique nous ne puissions jamais être frappés que des qualités extérieures ou des apparences des corps, nous ne doutons pas qu'il n'y ait sous ces attributs une substance, un substratum ' qui en est le lien commun et le soutien, et nous l'appelons matière, ainsi qu'Aristote; mais nous différons de lui en ce que nous ne dépouillons jamais ce substratum de sa dernière qualité, et que le philosophe grec la lui enlevait impitoyablement.
En effet, nous élaguons volontiers de l'idée de matière la figure, la couleur, la mollesse ou la dureté, le rude ou le poli, le froid ou le chaud, la pesanteur même, quoique plusieurs physiciens aient placé la notion de matérialité dans cette propriété d'être attiré vers un centre et de l'attirer à son tour.
Mais enfin, au-dessous de la pesanteur et après elle, nous reconnaissons encore à la matière une qualité sans laquelle toute idée s'évanouit : c'est celle qu'on a nommée impéné'
impéné' Catégories , 5 ; Natur. ause, 1, 8, n° 9.
6.
84 LE CURÉ DE VARENGEV1LLE.
trabilitè ou, sous d'autres noms, solidité ou résistance'. La matière est pour nous ce qui produit un effet sur nos sens, et cet effet ne peut être conçu qu'à la condition d'une certaine action exercée sur nos organes, soit que la matière nous presse ou qu'elle nous oppose seulement son inertie; dans l'un et l'autre cas, nous nommons impénétrabilité la cause de cette sensation. Ainsi, quelque abstraite que soit pour nous l'idée de matière, c'est cependant une idée positive, puisque nous y attachons inébranlablement la nécessité d'une résistance.
Mais l'abstraction d'Aristote allait plus loin que la nôtre ; non-seulement il ne comptait pas la pesanteur, ce qui est évident, puisqu'il admettait des corps légers de leur nature', et un autre corps qui n'était ni léger ni lourd 3; bien plus, il supprimait à fond la résistance qui constitue pour nous la matérialité 4, ainsi que l'étendue et la figure qui en sont à nos yeux la conséquence immédiate et nécessaire 5.
On peut s'assurer que c'est bien là la pensée d'Aristote; d'abord parce qu'il ne dit nulle part que la matière résiste ou soit impénétrable; il cite bien l'expérience de ceux qui tordaient des outres remplies d'air, et qui, ne pouvant faire disparaître entièrement ce fluide 6, en concluaient qu'il était quelque chose de réel 7. Il cite encore ceux qui croyaient
Locke, Essai sur l'entendement humain, I, 4, § 1 ; Buffon, Hist. nat., dans le Supplément, p. 9 de Y Introduction à l histoire des minéraux; Condillac, Traité des systèmes, ch. 8, § 3; Destutt de Tracy, Idéol., ch. 9.
2 De coelo, IV, 5, p. 491, C ; De generat., II, 3, p. 526, B, C ; Meteor., I, 2, p. 529, A; et ci-dessus, p. 20.
5 De coelo, III, 2, p. 476, C; et ci-dessus, p. 19.
4 Metaphys., VII, 3, t. II, p. 908, E; et en divers endroits, dans le Natur. ausc
8 De Tracy, Idéol., ch. 9.
0 Natur. ausc, IV; De inani, 8, n° 3, p. 358, C.
7 Ibid.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 85
le vide nécessaire, parce que le mouvement ne pouvait exister dans le plein 1, à moins que les corps ne se pénétrassent, et que si deux corps, c'est-à-dire deux particules matérielles se pénétraient, dix, vingt, cent, mille corps se pénétreraient de la même manière, et alors l'univers entier se réduirait à un seul point 2. Mais ce sont des objections qu'il rapporte et qu'il se propose de détruire ; et d'ailleurs, quand cette impénétrabilité, conçue comme nous l'entendons, à la manière des philosophes atomistes, entrerait dans le système général de sa physique, c'est la forme seule qui aurait cette qualité, comme elle a toutes les autres.
L'auteur s'explique clairement sur ce point dans son traité du ciel, où il sou tient que c'est une absurdité de vouloir déterminer la figure des éléments, bien entendu dans leurs particules élémentaires, et de dire avec Platon 4 et Timée de Locres 5 que l'élément du feu et composé de sphères ou de pyramides 6, ou que la terre est composée de petits cubes 7, et que les autres éléments le sont aussi de figures qui leur sont propres ; car il serait impossible alors de remplir l'univers, c'est-à-dire d'avoir un tout plein et sans vide *, puisque les surfaces ne se peuvent remplir que par trois sortes de figures régulières égales, et l'espace que par deux corps réguliers égaux, les cubes et les tétraèdres 9. D'un autre côté, si la figure '" des éléments était invariablement déterminée,
1 Natur. ausc, IV, 8, n° 4, p. 358, E. » Ibid.
3 De coelo, III, p. 483, C.
4 Tim., p. 1063, E, F; 1064, A, B.
* Timoei Locri de anima mundi, p. 1092, B, C, D, E, F.
6 Arist., De coelo , III, 8, p. 483, E ; 484, A, C.
' Ibid., p. 484, A.
8 Ibid., p. 483, C.
3 De coelo, III, 8, initio.
10
86 LE CURE DE VARENGEVILLE.
les éléments ne pourraient se changer l'un en l'autre ', ce qui est pour Aristote le grand point de la philosophie naturelle '. De plus, il déclare qu'il y a partout un sujet invisible et sans forme 3, et que lui seul peut devenir une capacité universelle .
Ainsi, bien différente de notre matière, qui consiste toujours indestructiblement dans l'impénétrabilité ou la résistance, celle d'Aristote est un pur néant lorsque la forme ne s'y joint pas.
De là vient que ses définitions sont toujours négatives, comme : ce qui n'est ni quant, ni quel, ni relatif, ni d'un temps, ni d'un lieu 5; mais devient tout cela selon l'occasion , ou tellement vagues qu'elles ne nous apprennent rien sur la nature de la chose, comme : la matière , restant toujours le sujet de toutes choses, est avec la forme la mère de tous les êtres 0, ou : c'est ce dont tout le reste se forme et en quoi tout le reste se résout 7.
D'ailleurs, Aristote déclare expressément sa pensée en plusieurs endroits. La matière lui parait différer de la privation en ce que celle-ci est toujours et par elle-même un non-être , tandis que la matière ne l'est que par accident 8;
' De coelo, III, 8, passim.
2 De coelo, III, 6, p. 481, E; De generat., II, 4; Meteor., I, 3, p. 529, D.
. Aristote, De coelo, III,8, p. 464, D.
* là Ibid. Voyez aussi le Timée de Platon, p. 1060, D, E, F.
5 Kaî Aristote, Natur. ausc, 1, 8, n° 8, p. 324, C.
B . Aristote, Natur. ausc, I, 10, n° , p. 26, ; Métahys.,VIII, 5.
7 generat., Il, 1, p. 514, E.
• Natur. ansc, I . 10, n° 4. p. 326, C.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 87
ou bien la matière est un être en puissance, et un non-être en acte 1, et c'est dans ce sens qu'on peut assurer que tout se forme du non-être 2. Nous dirions, nous, par une tournure semblable, mais dans un sens bien différent et surtout plus clair, que la matière est virtuellement un corps, quoiqu'elle n'en soit pas un actuellement.
Ces déclarations si explicites d'Aristote sont nettement confirmées par un de ses plus célèbres commentateurs. Simplicius ' examine avec soin quelle est la nature de cette matière sous-gisante aux formes. Puisque les éléments se changent les uns en les autres, selon des qualités contraires ', il faut bien qu'ils aient un substratum commun , sans qualité propre 5. Ainsi, l'idée d'impénétrabilité n'entre pas dans l'idée de matière ; car enfin ce serait une qualité, et notre substratum n'en doit point avoir.
Les substances, dit-il encore, sont des subslrata les unes pour les autres e ; or, le substratum commun de toutes les substances, celui de tout ce qui est quelque chose', c'est la matière. La matière n'est donc pas encore quelque chose, quoiqu'elle en approche plus que la privation 8, puisque celle-ci est en tout état de cause un néant absolu, tandis que la matière passe à l'être par l'adjonction d'une forme
Aristote, conclut-il, a entendu la matière d'une manière
1 De générât., I, 3, p. 498, D; Metaphys.,V\ll, 1, p. 926, E. * Ibid., et Natur. ausc, I, 9, n° 10 et suiv.
3 Simplic, In Aristot. Natur. ausc comment., I, 8, fol. 49, ligne 27, au verso.
4 Simplic, ibid., ligne 29; Aristote, De generat., II, 4.
8 -et. Simplic, ibid., ligne 33.
6 Entendez que les termes les plus généraux sont comme des substrata pour les termes particuliers.
7 , le hoc aliquid. Aristote, Categor., 5, n° 16; Simplic, lieu cité.
Simplic, ibid., ligne 43.
88 LE CURE DE VARENGEVILLE.
qui lui est propre, et qui l'écarte beaucoup de Platon et surtout des atomistes; car Platon, considérant la matière par rapport à sa permanence, lui accorde plus qu'Aristote d'être quelque chose, tandis que celui-ci regarde cette propriété comme faisant partie des formes 1.
La matérialité des modernes est donc, selon Simplicius, la première des formes 2. Mais la matière d'Aristote est encore antérieure à cette première forme 3, et alors, continue le commentateur, la connaissance que nous avons de cette matière n'est pas une connaissance proprement dite, mais plutôt une non-connaissance * ; car, en général, nous ne pouvons avoir, par compréhension affirmative ou intelligence formelle, l'idée de ce qui est au delà de la forme première, c'est-à-dire de l'impénétrabilité ; et parce que nous concevons que les premières formes ne sont pas la chose elle-même, et que celle-ci en est toujours séparée, nous ne connaissons ce qui est antérieur à la forme première que par la négation des formes 5. Cette négation ne nous entraîne cependant pas dans l'indéfini absolu, mais nous mène à la cause des formes, et à ce qui est établi au delà de leur terme 6; si bien que, par le retranchement successif de toutes les qualités, nous parvenons à l'idée de la matière, qui n'est plus qu'une simple capacité 7.
(IL lui accorde davantage le le quelque chose) Simpiic, In Aristot. Nat. ausc comment., 1, 8, fol. 49, lignes 44 et 47.
2 Simplic, ibid., ligne 52.
3 Simplic, ibid.
4 Simplic, ibid., ligne 51.
ibid., ligne 54.
6 Simplic, ibid., fol. 51, lignes 1 et 2.
Simplic, ibid.. ligne 5.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 89
Enfin, comme si toutes ces explications ne suffisaient pas, Simplicius traite directement la question : La matière est-elle corporelle, oui ou non? Plusieurs philosophes, ditil, les stoïciens et Périclès le Lydien croyaient qu'Aristote résolvait affirmativement celte question. Il cite leurs raisonnements fort au long et montre qu'ils se trompent. Aristote, ajoute-t-il, soutient que le premier substratum n'est pas un corps, quand il dit qu'il y a la matière des corps, et que la même l'est du grand et du petit 1. Il n'est donc pas possible que la matière soit corporelle 2.
Tout cela prouve surabondamment, je pense, ce que j'annonçais en commençant, que la matière, la forme et la privation d'Aristote ne sont en réalité que des abstractions, et, si je puis le dire, des catégories appliquées à la science de la nature, et que sa matière n'a rien enfin de commun avec la nôtre que le nom.
— Monsieur le curé, de grâce ! arrêtez-vous un instant, et laissez-moi respirer. Que pourrais-je entendre, étourdi comme je le suis de tant de preuves que l'on n'a pas toujours pensé de même sur la plus inattaquable, la plus simple, et, si l'on peut ainsi parler, la plus innée de nos connaissances ? Je me demande si la raison humaine a maintenant un critérium de la vérité, si le sens commun est quelque chose, si le jugement n'est pas une chimère. Quoi ! pour un philosophe du premier ordre, la matière n'a pu être qu'une idée négative ! Je savais bien que Platon, la voyant prendre successivement toutes sortes de formes, et persuadé qu'elle était essentiellement changeante, en était venu à dire
1 . Simplic, ibid., p. 50, lignes 10 et 9 en remontant.
2 Ibid., lignes 5 et i en remontant.
90 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
qu'il n'existait proprement ni feu, ni air, ni terre, ni eau, mais seulement de l'igné, de l'aérien, de l'aqueux et du terrestre', c'est-à-dire que ces formes, incessamment fluentes, modifiaient successivement un sujet toujours le même au fond. Du moins ce sujet existait-il en substance, et avaitil, à nos yeux, une réalité fondée sur la sensation, qui ne serait pas sans sa résistance*. Maintenant que vous la supprimez, que reste-t-il, je vous prie, qu'un fantôme? une lubie? un rêve? ou, comme dit un poëte, un de ces songes
Qui tiennent à la fois de l'être et du néant ;
Un souffle aérien est toute leur essence,
Et leur vie est à peine une ombre d'existence.
Aucune forme fixe, aucun contour précis
N'indiquèrent jamais ces êtres indécis :
Mais ils sont aux regards du Dieu qui les fit naître
L'image du possible et les ombres de l'être 3.
Dans cette incertitude, dans ce vague sans limite et sans terme, ma raison doute d'elle-même, et j'hésite à lui rien confier. »
M. Q se mit à rire : « Cela prouve, reprit-il, qu'il n'est pas toujours bon de se frotter à la métaphysique; on y brûle la barbe de son menton, comme le satyre qui voulut baiser le feu la première fois qu'il le vit '. Rappelez-vous
1 Platon, Tim., p. 1059, E, F; et 1060, E.
2 On ne saurait trop rappeler, pour fixer l'idée que nous avons de la matérialité, ces beaux vers de Lucrèce (De nat. rer., I, v. 436) :
Cui si tactus erit, quamvis levis exiguusque, Corporis augebit numerum, summamque scquetur : Sin intactile erit, nulla de parte quod ullani Rem prohibere queat per se transire meantein, ScUieet hocc' id erit vacuum, quod inane vocamus.
Et ceux-ci du second livre (v. 751) :
Immutabile enim quiddam superare necesse est, Ne res ad nihilum redigantur funditus omnes.
3 M. Lamartine, Nouv. Médit, poét., n° 17.
4 Plutarch., De capienda ex hostibus utilitate, t. VI, p. 332, édit. Reiske.
LE CURE DE VARENGEVILLE. 91
pourtant que nous ne discutons pas ici les opinions d'Aristote ; nous les rappelons seulement, et nous cherchons quelle a été leur effet sur la composition de ses livres. Eh bien, je crois pouvoir dire que ces principes, aujourd'hui si absurdes, si ridicules même, il faut trancher le mot, mais si respectés alors, expliquent parfaitement la marche, la forme et le ton de ses ouvrages.
Aristote cherchait avant tout un ensemble d'idées abstraites , au moyen desquelles il pût classer et se représenter les phénomènes, non quant à leur nature, mais quant aux déductions de son esprit éminemment logique. Il va tout expliquer avec la matière qui n'est rien, la forme qui est tout, et la privation, qui n'est que le passage d'une forme a l'autre. Une bûche, par exemple, s'embrase et se consume : la matière reste la même -, mais cette matière était froide, dure, solide, lourde. Elle se prive de ces formes pour devenir chaude, fragile, aériforme, légère ; à peu près comme dans ce Rabelais dont la profonde raison lui faisait tourner en ridicule toutes les inutilités de la philosophie, nous voyons les buveurs s'écrier : Sommeliers ! ô créateurs de nouvelles formes! rendez-moi de non-beuvant beuvant1. Vous voyez qu'avec la matière, la privation et la forme, on n'est jamais embarrassé ; il est bien vrai qu'on ne nous explique rien à fond, mais peu importe !
Et une fois lancé dans le domaine des abstractions, celles-ci se présentent à lui sous mille formes diverses et lui rendent raison de tout. Les qualités pures sont métamorphosées en forces réelles-, la chaleur et la froideur, l'humidité et la sécheresse, la lourdeur et la légèreté, sont pour lui l'origine de tout, c'est-à-dire les raisons primitives ou les principes de ses quatre éléments 9. Ce sont pour nous des acci1
acci1 Gargantua, I, 5.
2 De coelo, 111, 2, p. 476, C;1V, 1, p. 486, D, E; o, p. 491, C ; De generat. ,11,3, p. 516,B. C; Meteor.,1,2, p. 529, A.
92 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
dents, et ces accidents sont produits par des causes diverses ; mais, pour Aristote, ce sont les causes de tous les phénomènes, ce sont les formes primordiales de la matière.
Remarquez encore que tous ses livres sont écrits sous la forme et dans le ton de nos mémoires, c'est-à-dire qu'Aristote combat constamment ses adversaires ou ceux qui ont pensé autrement que lui ; car, dans l'impossibilité où ils sont tous de recourir à l'expérience, ils ne peuvent, les uns et les autres, qu'en appeler au jugement public. Quel est celui qui a fait la meilleure hypothèse? qui comprend le plus complètement dans sa division tous les phénomènes dont la véritable cause, la cause mathématique et expérimentale, leur échappe? Aristote croit que c'est lui, et, pour le prouver, il rapporte et combat les opinions de ses devanciers, tâchant de les prendre en défaut, non dans l'expérience, qui l'inquiète peu, mais dans les raisonnements, dans les comparaisons ou les analogies, qui sont tout pour lui. »
J'avais, pendant cette tirade, un peu dissipé le brouillard d'indécision et de doute où m'avaient plongé les abstractions négatives du philosophe grec. « Enfin donc, repris-je, et grâce à vous, monsieur le curé, je comprends ce qu'Aristote a voulu dire avec ses trois principes. La matière étant une pure abstraction, sans qualité ou plutôt sans existence réelle, ne pouvait nous devenir perceptible qu'à la condition de recevoir au moins l'apparence sous laquelle elle se présentait à nous. Aristote a exprimé cette nécessité d'une qualité en disant que la forme s'infusait dans la matière, ou que celle-ci aspirait la forme comme la femelle désire son mâle ' -, et ces mots, qui ne seraient pour nous qu'une expression rapide et figurée, lui semblaient représenter exactement la réalité des phénomènes. Ne me suis-je pas trompé? vous ai-je exactement suivi?
1 Satur. ausc, 1, 10, a" 7.
LE CurÉ DE VARENGEVILLE. 95
— Parfaitement. Les disciples d'Aristote, surtout au moyen âge, furent, du reste, obligés de se prononcer plus nettement encore que leur maître. Convaincus comme lui que la forme, bien plus importante pour nous que la matière, pouvait s'en séparer et s'y rejoindre, ils ont imaginé , à la honte de l'esprit humain 2, ces formes substantielles , substances distinctes de la matière et néanmoins matérielles, et ne subsistant qu'en dépendance de la matière; tirées de la puissance de la matière, sans y avoir existé auparavant; n'étant composées ni de matière, ni d'aucune autre chose préexistante, et, nonobstant cela , n'étant pas des êtres créés ; produisant enfin la machine des animaux et les plantes sans aucune connaissance qui les dirigeât dans leurs opérations : et comme d'ailleurs la matière ne pouvant être même conçue sans quelque forme substantielle , ils ont écrit qu'elle appétait indéterminément 3 et également toutes les formes physiques \
Mais l'appétence, dans le sens ordinaire du mot, suppose la privation de ce que l'on désire. De là l'objection bien naturelle que si la matière pouvait appéter les formes qu'elle n'avait pas, au moins n'avait-elle aucune appétence pour sa forme actuelle et présente 5. Une distinction curieuse répondait à cet argument. Il y a, disaient les aristotéliciens, deux sortes d'appétit . l'appétit de désir et l'appétit de complaisance. La matière éprouve le premier appétit pour les formes absentes, et le second pour les formes présentes : Appe,
Appe, anima, II, 1, n° 3, p. 630, A. — La matière n'est qu'une puissance (ce qui peut être , une virtualité), la forme seule est l'acte (la réalité).
2 Bayle , Dictionnaire , mot MORIN , remarque M.
5 Materia appétit omnes formas pliysicas indeterminate. P. Barbay, Comment, in Arist. phys., t. I, p. 96, édit. de 1676.
4 Materia prima appétit a;qualiter omnes formas, [bid.. p. 99.
B Voyez l'objection dans 1\ Barbay, p. 97.
91 LE CL-RÉ DE VARENGEVILLE.
lit formas absentes appetilu desiderii, proesentes vero appelitu complacentioe '.
Quoi de plus absurde, je vous prie, que toutes ces logomachies? et rien pourtant ne découlait plus nécessairement des principes d'Aristote. Aussi les scolastiques les poussèrent-ils , avec une logique désespérée , jusqu'à leurs dernières conséquences ; ils n'admirent plus aucune qualité sans sa forme substantielle. Il n'y a pas jusqu'à l'impénétrabilité , cette qualité au défaut de laquelle la matière nous échappe et s'anéantit, qui ne leur ait paru exiger cette condition, puisqu'une thèse latine, sontenue vers 1520, établit qu'il y a une forme substantielle de corporéité coéternelle à la matière, et d'où l'on tire le premier prédicament univoque à la substance *, c'est-à-dire autant qu'on peut y voir clair à travers l'obscurité de la pensée et les ténèbres du style, qu'il faut qu'une forme substantielle de corporéité soit infuse dans la matière première pour qu'on puisse obtenir celle que nous concevons aujourd'hui.
Un siècle et demi plus tard, Pierre Barbay, célèbre professeur de l'Université de Paris, et aristotélicien renforcé, examinait avec détail la même question. Il employait seulement d'autres termes, et se demandait si la matière était une simple puissance, c'est-à-dire une simple possibilité d'être, ou un acte, c'est-à-dire une réalité 3. Sa décision était que la matière ne renfermait en elle l'idée d'aucune réalité physique, car elle n'avait aucune forme substan1
substan1 Comment, in Arist. Phys., t. I, p. 97.
2 Acutissimi philosophi Nicolai Ant. Laudi Bariensis Quoestio de forma corporeitatis, etc. Voyez à la bibliothèque Mazarine, vol. 3813*. C'est un recueil de diverses pièces relatives à la scolastique. La première est une traduction latine du commentaire de Simplicius, sur le De coelo ; la dernière est celle dont je viens d'indiquer le titre. Voici le texte de la proposition : « Datur forma corporeitatis substantialis a qua sumitur primum genus prrcdicamenti subslanliae univoci, materia? primse coseterna. »
5 Vovez ci-dessus la note 1, p. 93.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 93
tielle1; mais bien une réalité métaphysique, car elle a son caractère propre qui la distingue des formes : or une différence est un acte métaphysique 2.
Cela posé, on voulait savoir s'il y avait dans la matière première une forme substantielle de corporéité, forme qu'Avicenne avait admise. Barbay la rejetait absolument du concept de cette matière, et par conséquent la corporéité était, comme toutes les autres qualités, une forme que la matière aspirait avec ardeur, et sans laquelle elle n'était qu'une capacité 3 ; et comme, après tout, il est impossible de concevoir une telle abstraction comme existante, il déclarait que la matière n'avait pas été produite, qu'elle ne pouvait pas même exister naturellement sans une forme substantielle 4, quoique l'on ne pût nier cette existence d'une matière première absolue, si Dieu voulait la faire et la maintenir dans cet état 5.
Telle était donc alors la conviction générale de la puissance des formes, que ce dogme a régi pendant longtemps, on peut dire jusqu'à Descartes, non-seulement la physique générale et systématique, mais même celle des sciences physiques, qui, reposant essentiellement sur l'expérience, semble le plus repousser cette hypothèse, je veux dire la chimie, ou, comme on la nommait alors, l'alchimie.
Laissons en effet de côté les plaisanteries faites sur cet
' Materia in se nullum includit actum physicum, id est, nullam formam substantialem, concedo. Barbay, t. I, p. 66.
4 Nullum includit actum metaphysicum, nego ; nam habet propriam differentiam sui, distinctivam a forma. Differentia autem est actus metaphysicus. Ibid.
5 Jam vero posito quod materia nullam includat formam physicam in suo conceptu, quaeritur utrum materia prima habeat formam aliquam corporeitatis, quam aa/Mârcoaiv vocant, ut admisit Avicennus.... non est admittenda. Ibid., p. 73.
* Materia non fuit producta sine forma substantiali.... non potest esse naturaliter sine forma substantiali. Ibid-, p. 101, 102. 5 Divinitus stare potest sine omni forma. Ibid,
96 LE CURÉ DE VARENGEVILLE.
art, les reproches de friponnerie adressés à ses adeptes', les contes plus ou moins gais de leurs escroqueries*, et cherchons ce qu'il y avait au fond de leur pensée. Quand ces souffleurs cherchaient le lion vert, l'aigle volante, le fou dansant, le dragon dévorant sa queue, le crapaud enflé, la tête de corbeau, le cachet d'Hermès, le lut de la sagesse, en un mot, la pierre philosophale 3, qu'ils appelaient aussi élixir universel, eau du soleil, poudre de projection, qui devait procurer à son possesseur des richesses incompréhensibles, une santé toujours florissante, et même l'immortalité*; cette chose qui n'était ni trop ignée, ni trop terrestre, ni simplement aqueuse, ni aiguë, ni obtuse, mais qui était douce au toucher, suave à l'odorat, agréable à la vue, harmonieuse à l'oreille, immense à la pensée, et mieux encore que tout cela 5 : sous tous ces noms, sous tous ces symboles, ils cherchaient ou la matière première, susceptible de prendre indifféremment toutes les formes ou l'esprit de chaque chose, c'est-à-dire ce qui, mêlé avec une matière quelconque et s'y incorporant, allait la rendre aussitôt telle ou telle °.
Eh bien ! changeons le mot esprit, et mettons à la place celui de forme, nous retombons en plein dans les idées aristotéliques. Les alchimistes cherchaient la forme de l'or, la forme de la santé , la forme de la vie, persuadés qu'une fois trouvée, la matière, indifférente à toutes les formes, mais les aspirant toutes successivement, selon Aristote, s'empa1
s'empa1 sine arte, cujus principium mentiri, médium laborare et finis mendicare. N. Lemery, Cours de chimie, prem. part., Étude de l'or.
2 Erasmi Colloquia; De alcumistica.
3 Agrippa, De vanitate scientiarum ; De alcumistica ; Collin de Plancy, Dictionn. infernal, mot ALCHIMIE.
4 Collin de Plancy, ibid.
5 Agrippa, lieu cité.
6 Voyez la Philosophie chimique de M. Dumas (in-8°, 1837) 2e leçon. Le savant professeur parait prêter un peu trop ses idées aux chimistes anciens qu'il cite.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 97
rerait de la première venue 1, et donnerait à l'instant même, ou de l'or, ou la santé, ou une longue vie.
C'est ce que veut dire Calid, qui vivait dans le xie siècle, et auquel les alchimistes donnent le titre de roi, ou Soudan d'Egypte, lorsqu'il écrit dans son livre Des trois paroles 2 : « La pierre philosophale réunit en elle toutes les couleurs ; elle est blanche, rouge, jaune, bleue, verte. De plus, elle renferme les quatre éléments, car elle est liquide, aérienne, ignée et terrestre 3. » N'est-ce pas là la matière, ou la forme d'Aristote ? la matière, si ces qualités n'y sont qu'en puissance? la forme, si elles y sont en acte? « La chaleur et la sécheresse, continue Calid, constituent les qualités cachées de cette pierre. Le froid et l'humidité en sont les propriétés manifestes*. » Eh oui, sans doute, car, selon Aristote, le chaud et le froid, le sec et l'humide sont les causes initiales du mouvement, et partant de la transmutation des éléments. Calid ne fait donc, sous ce nom nouveau de pierre philosophale, que représenter les anciennes théories péripatéticiennes avec les modifications qu'y avaient introduites le temps, et des institutions sociales ou politiques toutes différentes de celui des Grecs.
Au xne siècle, Averroès exprimait les mêmes idées d'une façon plus doctrinale, quand il disait : « La matière contient en elle toutes les formes virtuelles jusqu'à ce que la cause efficiente puisse les extraire et les actualiser. Cette grande opération explique tout le système des êtres, tous les phé1
phé1 non est nisi ignis, nec ignis nisi sulfur, nec sulfur nisi argentum vivum traductum in pretiosam illam substantiam coelestem, incorruptibilem, quam nos vocamus lapidem nostrum. Raym. Lull., in Ultimo testam., p. 9.
2 Liber trium verborum Calid régis acutissimi, etc. Voyez Y Histoire de la chimie, par M. Hoéfer, t. I, p. 331.
1 Ibid.
* Ibid.
98 LE CURÉ DE VAUENGEVILLE.
nomènes de la nature, comme le secret des ressorts par lesquels elle s'exécute, constitue toute la science 1. »
Écoutez ce que dit le révélateur du grand secret philosophique : « Rappelez-vous toujours ces trois choses: la matière composée des quatre éléments, la forme de cette composition , et la privation de cette forme, qui n'est que la résolution du composé en ses principes. C'est là le commencement de notre art. Quand vous l'aurez bien médité, vous y trouverez l'explication du sentiment d'Aristote et de ceux qui pensent comme lui. Que les alchimistes sachent bien que les métaux ne peuvent se transformer qu'après avoir été d'abord réduits en la matière première*. »
Le même revient, dans un autre endroit, sur cette opération : « Les philosophes disent qu'il faut donner une nouvelle forme aux métaux; ils n'entendent pas, toutefois, par les termes de destruction et de privation de la forme, une destruction totale de l'essence de ces métaux, parce qu'alors il s'ensuit une ruine totale de l'espèce, et que les vrais alchimistes connaissent parfaitement qu'il serait impossible, si la forme métallique était entièrement détruite, de la rappeler. Il faut donc entendre, par les termes de privation de forme, une espèce de changement, ou plutôt d'envahissement de la première figure des métaux, qui leur en fait acquérir, dans la suite, une beaucoup plus parfaite, et cette espèce de résurrection ne peut être opérée que par le moyen de la putréfaction'. »
1 Hippeau, Histoire abrégée de la philosophie, p. 288, lre édit.
* Tria apud te répète, scilicet materiam ex quatuor elementis compositam, formam hujus compositionis, et privationem hujus formée, quae est resolutio compositi ad sua principia; et hoc est artis nostrae principium, quo rite perpenso, explicationem sententiae Aristotelis inventes et multorum aliorum cum ipso dicentium. Sciant alcumisticae metalla transmutari non posse, nisi in primam materiam reducantur. Magni arcani Revelator, sive Pretiosissimi arcani arcanorum et philosophorum magisterii verissima oc purissima revelatio. P. 21.
1 Ibid., p. 30; cité dans la XXIIe Lettre cabalistique du marquis d'Argens.
LE CURÉ DE VARENGEVILLE. 99
Et ailleurs encore, expliquant les termes solve et coagula, qu'il dit être le résumé de la philosophie hermétique, il énonce expressément l'unité de matière sous la diversité des formes : « Sous les mots de résoudre et de coaguler, on comprend non-seulement l'opération de la putréfaction, mais encore la matière dont il faut se servir: c'est le feu et l'eau, c'est-à-dire le soufre et le mercure dissolvant et coagulant le fixe et le volatil, le soluble et le coagulable, l'agent et le patient 1.
Rien de plus conséquent, sans doute, et les alchimistes n'étaient pas des fous, comme on l'a trop répété ; mais des gens qui, imbus d'un faux principe, malheureusement partagé alors par tout le monde, en suivaient les déductions jusqu'à nier le témoignage de leurs sens.
Ainsi s'expliquent pour nous ces assertions si étranges, émises néanmoins par les chimistes les plus distingués de leur époque, qu'il y avait un esprit émanant des astres sous forme de lumière, se corporifiant dans l'air, y produisant ensuite presque tous les effets observés dans les minéraux, les plantes et les animaux, exerçant une véritable action sur le sang, en subtilisant, en volatilisant toutes les superfluités, affectionnant la terre et s'y corporifiant2; ou bien : que le premier principe de la chimie était l'esprit universel, qui, étant répandu partout, produit diverses choses, selon les matrices ou porcs dans lesquels il se trouve embarrassé 3.
1 Qua materia est ignis et aqua, scilicet sulfur et mercurius, fixum et volatile dissolvons et coagulans, solubile et coagulabile, agens et patiens. Ibid., p. 26.
2 Lefcbvre, chimiste français du xvn" siècle, cité par M. Dumas, dans ses Leçons de philosophie chimique, 2e leçon. Avant lui, on avait dit des choses semblables de la poudre de projection : « Nulrix ejus terra
est : vis ejus intégra est si versa fuerit in terram suaviter cum magno ingenio
ingenio a terra in eoelum, iterumque descendit in terram, et recipit vim superiorum, et inferiorum. » (Hermès, In tabul., p. 107.) Voyez la XXIIe Lettre cabalistique.
3 Lemery, Cours de chimie, 7e édit., 1690. Le consentement de la Faculté de médecine est de 1673.
100 LE CURE DE VARENGEVILLE.
N'est-ce pas encore, sous d'autres noms, la forme et la ma lière d'Aristote?
Ces idées ont donc régné universellement et sans conteste jusqu'à la fin du xvie siècle; presque tous les travaux des chimistes étaient dirigés vers celte chimère d'une substance également propre à tout devenir, et d'une forme qui pouvait la changer immédiatement. De là des pertes immenses de temps et d'argent; car, au physique comme au moral, lorsque l'homme est engagé dans une fausse voie, il court de fautes en fautes, de malheurs en malheurs, jusqu'à ce qu'il ait la force ou le talent de changer de route et de revenir sur ses pas.
Mais cela n'est pas toujours facile, et si quelques esprits positifs concluaient de la stérilité de l'alchimie qu'elle était une occupation folle et non une vraie science ' ; si Rabelais , cet homme qui cacha un sens si profond sous tant de bouffonneries, après avoir conduit Pantagruel et Panurge dans l'île de la Quinte-Essence, leur montre les adeptes s'occupant de travaux absurdes et ridicules, de laver des briques, de tondre les ânes pour en avoir de la laine, de traire des boucs, de jeter des filets en l'air pour y prendre des écrevisses, de tirer des pets d'un âne mort pour les vendre à l'aune*; toutes ces railleries si justes, quant à la triste réalité, ne pouvaient changer des convictions acquises, nourries et fortifiées pendant si longtemps. Pour faire abandonner les idées d'Aristote sur l'universalité d'une matière inerte et indifférente, et la toute-puissance des formes, pour arriver franchement aux idées actuelles, selon lesquelles la forme n'est plus que l'arrangement particulier de molécules matérielles inaltérables, et par conséquent un accident et un effet, il fallait qu'une nouvelle philosophie
' Voyez plus haut, p. 95 et 96. 1 Rabelais, Pantagruel, V, 22.
LE CURE DE VARENGEVILLE. 101
vint remplacer l'aristotélisme, et c'est là l'étemelle gloire de notre Descartes.
Il fallait encore que la pensée s'habituât à la considération des atomes, ces petits corps infrangibles, indestructibles, inaltérables, sans vide dans leur intérieur, mais se mouvant dans le vide ; tellement menus, enfin, que l'esprit seul peut les concevoir, et qu'ils ne peuvent frapper nos sens '. Et Gassendi, en reproduisant à ce sujet les idées de Démocrite, d'Épicurc et de Lucrèce, contribua beaucoup, sans doute, à ce redressement de l'esprit humain.
Il fallait enfin que les chimistes renonçassent sans retour à personnifier leurs conceptions ; qu'ils rejetassent loin d'eux l'action- des qualités abstraites2, la supposition gratuite des principes généraux 3 ; qu'ils se résolussent à ne plus reconnaître comme réel que ce qu'ils pourraient voir, toucher ou sentir ; qu'ils pesassent enfin toutes leurs subtances, et poursuivissent la matière jusque dans ses dernières combinaisons. C'est ce que fit Lavoisier; et son exemple et ses préceptes, suivis par tout le monde savant, nous ont définitivement remis dans la seule route qui ne puisse pas nous égarer, celle de l'expérience et du calcul. »
Cette conversation, qui n'avait été interrompue qu'un instant dans l'église et dans l'école de Sainte-Marguerite, nous avait ramenés jusque dans Varengeville. Nous touchions aux portes du presbytère, lorsque M. Q*¥* prononçait ces derniers mots. On nous avait, par ses ordres, préparé et amené notre voiture, et, après les compliments d'usage et de sincères remercîments de ma part, nous nous
1 Plutarque, De placitis philosoph., I, 3; in Epicuro,
8 Paracelse et ses Éléments. Voyez la Chimie de Baume ; Albert le
Grand , Sur les métaux, III.
5 Comme l'Alkaest, ou dissolvant universel ; VAcide primitif, le Sel
primitif, le Phlogistique, ou le principe de la combustion. Voyez ces mots
dans le Dictionn. de chimie de Macquer.
102 LE CURÉ DE VARENGEV1LLE.
séparâmes, en nous donnant l'assurance que nous nous verrions dorénavant plusieurs fois par semaine.
M. le curé suivit en effet, pendant toute l'année, le cours de physique avec une assiduité que ne dérangeait ni le froid, ni le chaud, ni le vent, ni la pluie. Je me plais à croire qu'il n'a pas regretté le temps qu'il avait consacré à suivre mes leçons.
De mon côté, je serais injuste à son égard si je ne disais que, lui devant déjà la connaissance de théories oubliées depuis longtemps, et des vues, à ce qu'il me sembl e, toutes nouvelles, sur l'histoire et le développement des sciences physiques, sur la marche et les progrès de l'esprit humain, j'ai retrouvé dans sa conversation le charme qui m'avait captivé dès notre première entrevue.
11 n'est pas sans intérêt d'examiner quelle idée les savants se sont faite, aux diverses époques historiques, de la grandeur du monde, ou de celle du soleil et de la terre.
Ce n'est que dans ces derniers siècles, sans doute, qu'on a pu exprimer ces grandeurs avec des nombres précis. Dans toute l'antiquité, on employait plutôt des termes métaphoriques, des images, des figures pour amplifier l'idée autant qu'on le pouvait, et la rendre palpable et frappante aux auditeurs.
Mais s'il est possible de retrouver la pensée intime du poëte ou de l'orateur sous les voiles brillants dont son expression la couvre; si nous reconnaissons clairement que, malgré le retentissement des paroles et l'exagération des mots, la conception est relativement petite; si nous démontrons que cette idée s'est réellement agrandie à mesure que la nature a été plus longtemps observée et mieux connue ; et qu'au contraire l'expression est devenue plus simple en même temps que l'intelligence embrassait un objet plus étendu et plus magnifique, n'aurons-nous pas par là découvert un coin bien curieux de l'histoire de l'esprit humain? n'auronsnous pas aussi l'espoir fondé d'arriver, en cette question, à
104 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
la clarté, ou même à l'évidence la plus complète, puisqu'ici tout se réduira en nombres, et devra, par conséquent, participer de la certitude et de l'évidence qui les accompagnent toujours?
C'est ce que la dissertation suivante va montrer, si l'on veut bien en suivre le détail avec l'attention qu'elle demande.
Je commencerai par ce qui tient à la grandeur du monde; je passerai ensuite à la grandeur des astres, c'est-à-dire à celle des plus importants pour nous, et à celle de la terre, par rapport à laquelle nous sommes bien forcés d'estimer tous les autres corps cosmiques.
Grandeur du monde. — Il faut remonter au delà même des temps historiques pour retrouver les premières idées de la grandeur du monde, ou, ce qui revient au même, de la hauteur du ciel.
Dans la terre de Sennaar, pour échapper à un nouveau déluge, les hommes entreprennent de construire une tour qui s'élève jusqu'au ciel : Faciamus nobis.... turrim cujus culmen perlingat ad coelum\
Dans la Thessalie, les géants, pour escalader le ciel, prennent un parti plus court : ils entassent l'une sur l'autre deux ou trois montagnes*, et leur but est presque atteint.
Apprécions ce que pouvait être dans la pensée de ces hommes, ou dans celle des historiens et des poètes qui racontèrent les premiers ces entreprises, la hauteur absolue du ciel. Nous trouverons à peine quelques centaines de mètres au-dessus du sol.
Ainsi, quand Darius écrivait à Alexandre qu'il craignait bien que l'orgueil de la victoire ne l'emportât hors des bornes de la modération, comme les oiseaux, que leur légèreté
1 Genèse, ch. 2, i 2 et 4.
'■ llomer., Odyss., XI, 311. Cf. Longin, Ik sublimi, 9, n° 3
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 105
naturelle pousse vers les astres 1, cette comparaison n'avait pour lui rien de forcé. Il croyait, comme les peuples d'alors , que les astres confinaient aux nuages, et que les oiseaux s'en approchaient beaucoup dans leur vol.
Les philosophes modifièrent ces idées, sans doute, mais ils les modifièrent lentement; car il ne faut pas oublier que, tout philosophe qu'on soit, les idées populaires sont notre point de départ, parce que ce sont les idées sensibles ; et nous n'arrivons à nous en faire d'autres que par une longue étude, par la comparaison constante des objets, par la répétition des recherches.
Hésiode est le premier, que je sache, qui ait déterminé par un rapport appréciable la hauteur du ciel. Homère fait bien dire à Jupiter que, si quelqu'un des dieux lui résiste, il le lancera dans le Tartare ténébreux, qui est autant audessous de la terre que le ciel est au-dessus*. Mais les deux termes de ce rapport restant indéterminés, nous ne pouvons rien conclure sur leur valeur absolue.
Hésiode dit un peu plus. Il répète le vers d'Homère', et il ajoute qu'une enclume d'airain qui tomberait du ciel, mettrait dix jours à arriver jusqu'à la terre, et dix autres jours pour atteindre le Tartare 1. Les anciens n'avaient aucune idée de l'accélération des corps tombants ; ces vers seuls en sont la preuve. Mais ils croyaient que les corps les plus gros tombaient plus vite 5. Supposons qu'ils donnassent à l'enclume d'Hésiode une vitesse constante de 15 mètres par seconde; c'est plus du triple de ce qu'elle parcourrait dans le même temps à la surface de la terre, en vertu de sa seule pesanteur. Nous arrivons pour les dix jours de chute à un
' Q. Curt., Hist. Alex., IV, 5, n° 3.
2 Homer., Iliad., VIII, 16.
5 Hesiod., Theog., 720.
* /6td., vers 722 à 72S.
8 Arist., De coelo, 11, 13, p. 467, A, C; IV, 4, p. 489, E
106 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
espace de 1296 myriamèlrcs, c'est-à-dire environ le double du rayon terrestre pour l'extrême distance où Hésiode plaçait confusément son ciel.
Il semble, d'après un passage peu précis de Plutarque, qu'Anaximandre faisait circuler le soleil sur une sphère vingt-sept fois aussi grande que le cercle ou l'orbe terrestre ' ; du moins, 27 étant le cube de 3, et les volumes des sphères croissant comme les cubes de leurs diamètres, il est vraisemblable qu'Anaximandre a voulu parler des sphères de ces deux astres, quoiqu'il ait employé, ou que, du moins, Plutarque lui ait attribué le mot de cercle : Dans cette hypothèse, le soleil était distant du centre de la terre de trois rayons terrestres ; et comme, d'ailleurs, cet astre était pour lui le plus éloigné de tous, son ciel était à peu près à la même distance que celui d'Hésiode. Quelle grandeur, maintenant, donnait-il à la terre? c'est ce qu'il est impossible de dire avec certitude, mais sans doute il la faisait fort petite.
Les Egyptiens Pétosiris et Nécepsos avaient calculé, on ne sait sur quel fondement, que chaque degré du cercle de la lune valait un peu plus de 33 stades 3, ou 6105 mètres. Le cercle entier valait donc 12000 stades environ, ou 220 myriamètres ; et le rayon de ce cercle, ou la distance de la lune à la terre, 55 myriamètres, ou 88 lieues.
Selon les mêmes, l'intervalle jusqu'à Saturne était à peu près double, c'est-à-dire de 70 myriamètres; et celui du soleil était sescuple, c'est-à-dire de 52 myriamètres et demi. La distance de la terre au ciel des fixes n'est pas indiquée précisément. Supposons-la double de celle de Saturne, le monde entier était pour nos auteurs une sphère dont le dia1
dia1 placitisphilosoph., Il, 21.
3 Plin., Natur. hist., II, 21, n° 4. Delambrc, dans son Histoire de l'asIron, anc, I, ch. 8, p. 8a, se moque beaucoup de ce Pétosiris et de ses conceptions.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 107
mètre surpassait celui de la terre de 140 myriamètres environ.
En supposant qu'ils se fissent de notre globe l'idée que nous en avons aujourd'hui, ce qui assurément est exagéré, leur inonde tout entier était une boule, comme notre terre, environnée d'une atmosphère de deux à trois cents lieues de hauteur, comme celle qu'on a reconnue à la planète de Cérès.
Pline attribue à Pythagore, c'est-à-dire vraisemblement à quelque philosophe de son école, deux calculs assez discordants de la grandeur du monde : selon le premier 1, on compte de la terre à la lune 126000 stades, ou 2331 myriamètres , environ les 3/5 de la circonférence terrestre ; de la lune au soleil, le double, ou 4662 myriamètres ; et de celuici au zodiaque, le triple, ou 6993 myriamètres : en tout 13986, ou en nombre rond 14 000 myriamètres. C'est un tiers environ de la distance qui nous sépare réellement de la lune.
Selon le second calcul*, Pythagore assimile aux intervalles d'une échelle musicale les distances de la terre aux planètes et au ciel des fixes : celle de la terre à la lune est alors un ton ; de la lune à Mercure il y a un demi-ton ; de Mercure à Vénus un autre demi-ton ; de Vénus au soleil un ton et demi; du Soleil à Mars un ton; de Mars à Jupiter, et de Jupiter à Saturne, deux demi-tons ; de Saturne, enfin, au zodiaque un ton et demi : en tout sept tons, dont le premier représente, d'après l'hypothèse précédente, 2331 myriamètres.
Platon, dans son Timée 3, donne des dimensions du monde une appréciation qui se rapporte certainement au même calcul , quoique les distances respectives des planètes, ou, ce
1 Plin., Natur. hist., 11, 19, n°« 1 et 2.
2 Plin., Natur. hist., II, 20, n 05 1 et 2. Barthélémy, dans son Voyage d'Anacharsis, ch. 31, fait exposer toute cette doctrine par Euclide.
5 P. 1050, B. Cf. Plutarch,, De crcaliom animoe. p, 1017 et suiv.
108 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
qui est la même chose, la disposition des tons et des demitons ne soient pas absolument semblables.
On reconnaît d'abord dans l'une et dans l'autre exposition combien l'assimilation des distances planétaires aux distances musicales est insensée. Les intervalles musicaux ne sont, à proprement parler, que des différences de sons perceptibles à l'oreille seulement. Aucune analogie ne peut être conçue entre ces modifications purement ouibles, et les distances tangibles d'un lieu à un autre 1.
Cependant, comme les sons sont produits par des corps sonores, et en particulier par des cordes dont les longueurs sont réciproques aux nombres de vibrations propres à chaque ton, on peut trouver dans cette circonstance un moyen de rattacher aux intervalles musicaux ceux qui séparent les planètes, et en prenant pour unité, d'un côté le ton, de l'autre 2331 myriamètres, distance supposée de la lune à la terre, on arrive à cette suite de longueurs : 2331, 1166, 1166, 3497, 2331, 1166, 1166, 5497. La somme est 16320 myriamètres, qui nous représentent l'éloignement où les pythagoriciens nous supposaient de la sphère des fixes.
Il faut cependant faire ici l'observation que tout ce calcul est entièrement faux, non-seulement quant au point de départ et à ces analogies impossibles entre des sons et des espaces, mais quant à la manière même dont on l'exécute et aux conséquences qu'on tire de l'hypothèse. En effet, si l'on assimile les distance planétaires aux longueurs des cordes qui donnent les tons de la gamme, comme ces longueurs sont d'autant plus petites que les tons sont plus élevés, il faut déjà renverser les relations, et prendre, au lieu des rapports entre les longueurs, ceux des nombres de vibrations.
Ce n'est pas tout : ces nombres eux-mêmes ne suivent pas
1 Barthélémy (ouvrage et lieu cités) a justement condamné, mais peutêtre avec une raison et dans un esprit trop modernes, cette manière de raisonner dans les sciences.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 109
du tout, comme semblent l'indiquer les mots de tons, demitons, intervalles, une progression par différence, mais bien une progression par quotient; de telle sorte qu'un ton se calcule en prenant les 9/8 du nombre précédent. Dans ce cas, la quinte est les 3/2, et l'octave le double du nombre fondamental. Les distances indiquées ci-dessus devraient donc être, de la terre à la lune, 2351 myriamètres ; de la terre à Vénus, 2622; de la terre au soleil, 3497; et de la terre au ciel des fixes, 4662, au lieu de 16520 que nous avons trouvés tout à l'heure.
Quelque marche, au reste, que l'on choisisse, le nombre où l'on arrive est toujours fort petit : et c'est ici le seul résultat qui nous importe.
Leucippe et Démocrite, les fondateurs de la théorie atomistique, et qui ont à ce titre des droits incontestables à la reconnaissance des physiciens, disaient que le monde était infini 1; mais ce n'était là qu'un mot sans valeur. Ils s'en faisaient une idée extrêmement étroite, comme on le peut voir par l'explication qu'ils donnaient des éclipses. Selon eux, ce phénomène arrive parce que la terre penche vers le midi : le soleil et la lune se trouvent alors vers le nord de la terre; or, tout ce qui est au nord est couvert de neiges, de frimas, et se congèle ; c'est ce qui arrive à ces deux astres. Toutefois, le soleil s'éclipse rarement, et les éclipses de lune sont au contraire très-fréquentes ; et cette différence vient de l'inégalité de leurs cercles*.
Il est évident que, dans la pensée de Leucippe, le soleil et la lune étaient contigus, ou même inférieurs à la région des neiges et de la grêle, puisqu'il suffisait que la terre penchât sur son axe pour que les frimas du nord vinssent glacer et éteindre souvent la lune, et quelquefois le soleil.
2 Diog. Laert., IX, 36, n°33, in Leucippo.
110 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
Je ne trouve rien dans Aristote qui indique précisément a quelle distance il plaçait le ciel; mais, dans ses Météorologiques', il attribue à la proximité du soleil la chaleur de l'été, et à son éloignement le froid de l'hiver. Or, dans l'hypothèse ancienne, que l'orbite du soleil était parfaitement circulaire, et que la terre en occupait le centre, la différence entre la plus petite et la plus grande distance du soleil ne pouvait pas même égaler la largeur de la zone torride, c'est-à-dire 47 degrés à peu près, ou les 2/5 du diamètre de la terre ; et pour qu'une si petite différence produisît un pareil effet, il fallait bien qu'elle fût une partie considérable de la distance du soleil.
D'un autre côté, Aristote soutenant que la terre est immobile au centre du monde, s'appuie sur ce que si elle se mouvait dans une orbite quelconque, les étoiles fixes auraient, comme les planètes, des stations et des rétrogradations, ce qui n'a pas lieu'. Or, ces irrégularités apparentes sont d'autant moins sensibles que le rayon de l'orbite terrestre est plus petit, et que le rayon de la sphère céleste est plus grand. On sait aujourd'hui que, vu de l'étoile de Sirius, le système solaire, bien qu'il ait 1600 millions de lieues de diamètre, serait caché tout entier par l'épaisseur d'un fil de soie 3. Mais dans les idées d'Aristote, qui voulait qu'une orbite d'un petit rayon, comme celle de la terre, rendît sensibles à la vue simple, ou au moins à des instruments très-grossiers, les stations et rétrogradations des fixes, il fallait bien que celles-ci fussent médiocrement éloignées de nous; et l'opinion d'Aristote, à cet égard, ne devait pas s'écarter beaucoup de celle que Pline attribue à Pythagore.
A mesure que la science a marché, l'idée du monde s'est
' Meteor.,Il , 4 , p. 558, D.
2 De coelo, II, 14, p. 470, A. — Cléomède, dans son Inspection circulaire des météores, liv. 1, établit les mêmes propositions. * Francoeur, Vranographic, n° 29 ; ci-dessus, p. '20, note 4.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 1 11
agrandie. Eratosthène, qui vivait sous Ptolémée Philadelphe, cent ans environ après Aristote, et deux cents ans avant Jésus-Christ, mettait, dit Plutarque', le soleil à 780 000 stades de la terre. Il ne s'agit plus que d'avoir la valeur du stade d'Ératosthène pour savoir exactement la distance que ce nombre représente. Or, ce stade, comme nous le montrerons tout à l'heure, valait pour lui 166 mètres environ. C'est donc à une distance de 15000 myriamètres , le tiers à peu .près de celle qui nous sépare réellement de la lune, qu'Ératosthène plaçait le soleil.
Archimède a fait aussi, ou plutôt a indiqué sur la grandeur du monde, ou sur la sphère qui aurait pour rayon la distance delà terreau soleil, un calcul curieux qu'il est bon de rapporter ou même d'effectuer ici, en réduisant, comme je le dirai tout à l'heure, les nombres proposés par ce géomètre, et qui n'étaient pour lui que des hypothèses fort exagérées.
C'est dans son Arénaire * ou calcul des grains de sable. Quelques mathématiciens avaient dit que ni la langue, ni le système de numération des Grecs ne suffiraient à exprimer la quantité de grains de sable contenus dans un globe de la grosseur de la terre 3. Archimède veut prouver qu'avec un système de chiffres de son invention on exprimera très-facilement le nombre de grains contenus non-seulement dans le globe terrestre, mais dans la sphère céleste elle-même. Pour le démontrer, il exagère au delà de toute vraisemblance les dimensions déterminées par les astronomes qui l'avaient précédé, et montre que son système s'applique
' De placitis philosoph., II, 3.
2 Wafifi.iTyq.
3 Delambre a donné l'analyse exacte de cet ouvrage dans son Histoire de l'astron. anc, t. 1 et II. Cf. les communications de M. Chasles à l'Académie des sciences; et dans le Journal de l'Institut historique, n 0' 168 et 169, le mémoire que j'ai eu l'honneur de lire à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, le 20 février 1846.
112 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
néanmoins dans toutes ces suppositions. Laissons de côté ces dimensions, qui ne sont pour Archimède qu'une hypothèse arithmétique, et appliquons seulement son calcul au monde tel que le montraient les plus fortes appréciations des astronomes de son temps. Nous trouverons que le rayon de cette sphère, ou la distance présumée de la terre au soleil, sera 5 millions de myriamètres, c'est-à-dire 1/5 du rayon moyen admis par les astronomes modernes.
Quant à la sphère stellaire , le calcul proposé par Archimède ne repose que sur des hypothèses sans aucun fondement ; ce n'est donc qu'un caprice de l'imagination : il n'y a pas à s'y arrêter.
Posidonius, venu après Ératosthènc et Archimède, et qui florissait 70 ans environ avant Jésus-Christ, a beaucoup enflé ses nombres, et, par hasard, ceux qu'il a donnés ont quelque rapport avec ceux de l'astronomie moderne. Il croyait que les nuages , les vents , les météores ne se formaient pas au-dessus de 40 stades ou sept kilomètres; qu'au delà était un air pur et une lumière toujours tranquille, jusqu'à la tune, à 2 millions de stades ou 57 000 myriamètres de nous : la vraie distance est environ 58 000. De la lune au soleil, il comptait 500 millions de stades 1 ou 9 250 000 myriamètres, qui, joints aux 57 000 précédemment trouvés, donnent un total de 9287000 myriamètres : la vraie distance de la terre au soleil est de 15 550 000.
Ces nombres de Posidonius sont donc remarquables par leur quasi-conformité avec ceux que nous admettons aujourd'hui. Mais il ne faut pas croire que ce philosophe se soit fait une idée juste de la grandeur du monde; c'est par hasard qu'il est tombé, si l'on peut ainsi parler, sur d'assez bons numéros : on ne sait pas du tout comment il y est parvenu. Pline, qui les rapporte, n'y a aucune confiance ; il
1 Plin., Natur. hist., 11, 21. - L'expression de Pline est ambiguë
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 115
ajoute même que rien ne les prouve ni ne les explique ; et pour lui, il en préfère d'autres.
L'idée que se faisaient les savants de la grandeur du monde n'augmenta pas beaucoup pendant le moyen âge, et tant que la physique d'Aristote et l'astronomie de Ptolémée furent en honneur. On avait beau étendre le nombre des ciels, c'est-à-dire de ces sphères creuses qui s'enveloppaient les unes les autres ; les derniers n'étant jamais que des cercles fictifs, imaginés pour rendre raison de divers mouvements astronomiques, et non parce qu'on n'apercevait rien au delà des étoiles, il n'y avait aucun motif pour les agrandir beaucoup.
Aussi, si nous consultons un des derniers qui aient écrit sur ce sujet et dans ces idées, Pierre de Saint-Joseph, auteur d'un Traité de physique imprimé en 1659, à l'époque où la philosophie de Descartes commençait à se répandre , et préparait les voies à une meilleure physique ', nous verrons que le monde n'était pas pour lui beaucoup plus grand que pour les anciens.
« La science, dit-il, ne nous apprend rien de certain sur la grandeur ou la distance des différents ciels. Je rapporterai donc, sans en affirmer aucunement l'exactitude, quelle est l'opinion générale. On compte ordinairement, du centre de la terre au cercle de la lune, 55 demi-diamètres terrestres (48 000 lieues géographiques) ; du même centre à Mercure, 64 demi-diamètres (91000 lieues); jusqu'à Vénus, 167 rayons (259000 lieues); jusqu'au soleil, jusqu'à Mars, Jupiter et Saturne, 1121, 1216, 8855 et 14578 demi-diamètres (c'est-à-dire, en lieues, 1600000, 1740000, 12600 000, et 20 millions et demi). Enfin la concavité du firmament est à 22612 demi-diamètres ou 52 millions de
' Idea philosophie» naluralis seu physica, auctore Petro a Sancto Joseph. Paris, 1659. Cf. Barbay, Comment, in Arist. Physicam, t. II, édit. de 1070, et Johnston , Thaumatographia naturalis.
114 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
lieues, et sa convexité qui, selon mon sentiment, se confond avec la concavité du ciel empyrée, à une distance double, je veux dire à 64 millions de lieues ou 45 225 rayons terrestres 1. »
Le système de Copernic, en brisant toutes ces enveloppes solides, toutes ces sphères qui tournaient les unes dans les autres , avait ouvert un champ plus libre aux mouvements des astres. Cependant les distances n'en étaient pas encore connues ; Copernic respectait d'ailleurs le ciel des fixes, et, de plus, sa doctrine ne se propageait que lentement.
La philosophie de Descartes la répandit partout. Selon cette philosophie, le monde, et même le plein , était infini : les étoiles fixes étaient les centres d'autant de tourbillons qui entraînaient autour d'elles un nombre inconnu de planètes. Cette brillante hypothèse, si vantée dans son temps, si oubliée ou si décriée aujourd'hui, ne touche pas à la question qui nous occupe en ce moment; car l'idée d'infini, étant toujours négative 2 , ne peut nous apporter aucune notion de la grandeur du monde ; et, en fait, cette grandeur n'était aucunement déterminée par Descartes ni par ses élèves, même pour les tourbillons les plus voisins du nôtre.
Mais déjà les idées qu'on peut appeler modernes se formaient sur la grandeur du système solaire : Copernic avait, d'après ses observations, calculé la distance de la terre à la lune et au soleil. Il trouvait pour la première distance 72 rayons terrestres; pour la seconde, 1179 rayons 3 : ce qui revient à 46000 et à 750000 myriamètres. La première est un peu trop forte ; la seconde est beaucoup trop faible.
Sous Louis XIV, le monde solaire n'était pas encore beaucoup plus grand pour les astronomes qu'il ne l'était pour Copernic. Rohaut croyait la lune à 60 demi-diamètres de la
1 Liv. H, ch. 2, art. 3, p. 201. Cf. Barbay, à la fin du 1er volume.
2 Locke, Essai sur l'entendement humain, II, 17, n° 13 et suiv.
3 Copernic, De revolutionibus orbium coelestium, IV, 19.
LA GRANDEUR DU MONDE. ET DES ASTRES. 115
terre ; c'est à peu près sa vraie distance. Mais le soleil était à 1500 rayons terrestres, c'est-à-dire à 904 ou 905 mille myriamètres, ce qui n'est pas la douzième partie de sa distance réelle.
Celle-ci a donc été calculée successivement, et on est arrivé, à mesure que les opérations ont été plus exactement faites, à l'énorme distance de 24000 rayons terrestres ou plus de 15 millions de myriamètres.
Ce n'est pas tout, les distances des planètes supérieures, calculées exactement pour Jupiter et Saturne, avaient quintuplé d'abord, et puis décuplé cette distance, lorsque la découverte d'Uranus, en 1781, montra que ces vers de Malfilâtre n'étaient plus vrais :
Et son père, le vieux Saturne, Roule à peine son char nocturne Sur les bords glacés de l'Éther '.
Au delà de Saturne, à une distance double du soleil, la nouvelle planète décrivait majestueusement son orbe en quatrevingt-deux ans.
Enfin, en 1846, la planète de Neptune, découverte par M. Galle sur les indications de M. Leverrier, recula encore les bornes du système planétaire de toute la distance d'Uranus à Saturne.. Le rayon de ce système est de 450 millions de myriamètres environ ; sans compter ni les planètes inconnues qui tournent peut-être au delà de Neptune, ni les comètes dont les orbites allongées dépassent tout ce que nous imaginons jusqu'ici.
Ainsi, en reprenant l'histoire des opinions que les philosophes se sont faites de la grandeur du monde, autant que les traditions ou les témoignages positifs peuvent nous les faire connaître, nous voyons cette idée s'agrandir sans cesse, à mesure que les sciences sont plus avancées. En même
* Le Sokil fixe au milieu des planètes, ode.
116 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
temps, les termes deviennent plus précis et le langage moins ambitieux, tant la simple réalité dépasse tout ce que pouvait se figurer l'imagination : c'est, à un autre point de vue, ce que nous voyons si souvent dans le monde moral, où les hommes qui parlent le plus sont souvent ceux qui font le moins de besogne.
Grandeur des astres. — L'idée que les savants de toutes les époques ont conçue de la grandeur de la terre et de celle du soleil, soit en lui-même, soit par comparaison à la terre, s'est successivement amplifiée dans les mêmes circonstances, et presque dans le même rapport que celle de l'étendue du monde.
Les poètes se figuraient cet astre comme une couronne de rayons étincelants autour de la tête d'Apollon. Ils faisaient lever et coucher ce Dieu tous les jours, et, grâce à la régularité de sa traite et de son repos, les hommes avaient régulièrement le jour et la nuit.
Après l'âge des poètes vint celui des philosophes. Le premier qui osa raisonner sur le soleil, et lui ôter son char et ses chevaux, dit sans doute que sa grandeur réelle était précisément ou à peu près sa grandeur apparente. C'était l'opinion d'Heraclite et de Leucippe 1. Et en effet, dans l'idée admise par ces philosophes, que les corps nous devenaient visibles parce qu'il se détachait de leur surface comme des membranes extrêmement fines et subtiles qui entraient dans nos yeux 2 ou venaient les frapper, il semblait naturel de regarder ces enveloppes comme égales au corps qu'elles quittaient ; et voilà pourquoi Êpicure disait que le soleil n'avait qu'un pied de diamètre 3. Mais cette doctrine, subor1
subor1 De placitis philosoph., II, 21; Diog. Lacrt., in Heracl. et Epie.
a Voyez plus loin l'idée que les Anciens se faisaient de la vision.
3 Cléomèdc, liv. 11, ch. 1, combat avec indignation cette pensée d'Épicure.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 117
donnée à une opinion métaphysique, ne doit être prise ici en aucune considération.
Anaxagore fit un pas immense : il déclara que le soleil était une masse embrasée plus grande que le Péloponnèse ' ; c'est-à-dire qu'il lui donna une surface de 2 ou 500 myriamètres carrés. Il fut, selon toute apparence, le premier qui soutint une opinion si contraire à la sensation-, car je ne saurais regarder comme authentique la doctrine attribuée à Anaximandre , né 610 ans avant notre ère, et disciple de Thaïes, que le soleil était au moins aussi grand que la terre *. Elle est si peu en rapport avec ce qui la précède et l'accompagne, qu'elle ne doit nous inspirer nulle confiance; et, d'une autre part, si cette opinion avait été réellement soutenue avec quelque succès, aurait-on , un siècle après, remarqué celle d'Anaxagore, qui rapetissait si fort la grandeur du soleil assignée par son prédécesseur?
Grandeur de la terre. — Le philosophe de Clazomène ayant ouvert la route, d'autres marchèrent sur ses traces ; on s'habitua à ne plus considérer la terre comme le premier produit du chaos, le siège immense sur quoi tout s'appuie 3. On mesura les parties connues de notre globe ; on s'assura qu'il était sphérique -, on estima même sa grandeur.
Du temps d'Aristotc, on avait déjà remarqué que la succession rapide des astres les uns aux autres, lorsque l'on marchait du sud au nord, prouve que la terre a une grande courbure, et par conséquent une petite circonférence \ On conjecturait que les Indes orientales ne devaient pas être loin des Colonnes d'Hercule 5 ; on allait jusqu'à dire que la grandeur de la terre était petite relativement à celle des
1 Diog. Laert., De vitis philosoph., II, 3, n° 8, in Anaxaij.
1 Diog. Laert., De vitis, etc., H, 1, n° 3, in Anaximand.
3 Hesiod., Theog., v. 117.
* Arist., De coeto, H, 14, p. 471, D, E ; 472, A.
s Ibid., à la fin de ce chapitre.
118 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
autres astres 1, tant les idées avaient marché par le seul fait d'une attention plus scrupuleuse donnée aux phénomènes de la nature.
Il restait à en apprécier la grandeur absolue. Les mathématiciens, dit Aristote 2, l'évaluaient à 40 myriades de stades. Ce serait juste la grandeur aujourd'hui reconnue, si le stade valait 100 mètres. Cette supposition a été faite, en effet, mais rien n'est moins probable, puisque le stade ordinaire était presque double 3 ; on faisait donc vraisemblablement le tour de la terre trop fort de 6/7 : ce qui suppose une surface trois fois et demie et un volume six fois trop considérables.
D'ailleurs, sur quoi reposait cette appréciation? n'était-ce qu'une conjecture, ou même une simple hypothèse ? nous l'ignorons.
Ëratosthène et Posidonius, qui florissaient l'un 238 ans et l'autre 80 ans avant notre ère, trouvèrent le moyen d'appliquer à la terre une mesure astronomique. Le premier, partant de ces deux hypothèses que Syène et Alexandrie, distantes l'une de l'autre de 5000 stades, étaient sur le même méridien terrestre 4, et que les rayons venus du soleil pouvaient être considérés comme parallèles \ en conclut que les ombres portées à midi par les styles verticaux faisaient avec les sommets de ces styles des angles croissants de l'équateur aux pôles, dont la différence accusait juste la différence de latitude des points d'observation.
Cette ingénieuse remarque, appliquée aux villes de Syène et d'Alexandrie, au moment du solstice d'été, quand les
De coelo, II, 14.
• De coelo, H, 14, p. 472, B.
s Le stade ordinaire valait 18b mètres.
4 Cette supposition n'est pas exacte.
4 Cette seconde supposition n'est pas non plus exactement vraie.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 119
gnomons de Syène, placée alors sous le tropique, ne donnaient aucune ombre, et que ceux d'Alexandrie faisaient avec l'ombre partant de leur sommet un angle de 7 degrés 12 minutes, montra qu'il y avait en effet 7 degrés terrestres et 2/10 entre les deux villes; et comme le cercle entier vaut 360 degrés, cette distance est donc la cinquantième partie du méridien. Or la distance absolue des villes avait été reconnue de 5 000 stades. Un grand cercle de la terre en valait donc 250000'.
Réduits en mètres, ces 250 000 stades , estimés, d'après la distance des deux villes données, distance qui est d'environ 187 lieues anciennes ou 833 kilomètres, valent, à 166 mètres l'un, 41 millions de mètres, ou donnent pour la circonférence terrestre 4100 myriamètres au lieu de 4000 seulement. C'est une erreur considérable pour nous modernes , due soit à l'inexactitude de l'observation des angles, soit à une erreur dans la distance d'Alexandrie à Syène, soit à ce que cette distance, qui est réellement oblique à l'équateur, a été considérée comme arc d'un méridien. Toujours est-il que voilà un grand cercle de la terre mesuré par un moyen géométrique, et avec une erreur qui n'excède pas 1/40 : certes, c'est là un beau résultat pour un premier essai.
Posidonius employait un moyen et se fondait sur un raisonnement plus particulier à l'astronomie. Il supposait, ce qui n'est pas tout à fait exact, que Rhodes et Alexandrie sont sur le même méridien -, il supposait aussi cette dernière ville à 5000 stades au midi de l'autre. Il remarquait, de plus, qu'à Rhodes on commençait à voir l'étoile Canopus, mais qu'elle ne s'élevait pas au-dessus de l'horizon, et disparaissait presque aussitôt qu'elle était aperçue. Au contraire, pour
1 Voyez toute cette exposition dans l'Inspection circulaire des mé~ téores de Cléomède, liv. 11, de la Grandeur de la terre.
120 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
qui l'observait à Alexandrie , à son passage au méridien, elle paraissait élevée au-dessus de l'horizon du quart d'un signe du zodiaque, c'est-à-dire de la 48e partie du cercle entier, ou de 7 degrés et demi. Les 5 000 stades de Rhodes à Alexandrie représentaient donc la 48e partie du méridien entier, et, par conséquent, ce cercle avait de tour 240000 stades, au lieu des 250000 d'Ératosthène.
Je répète que c'étaient là des mesures peu exactes; la dernière surtout, fondée sur l'observation à la simple vue, pouvait amener une erreur bien plus forte que la précédente. Les moyens indiqués n'étaient pas moins très-bons théoriquement, et il en résultait toujours que la grandeur de la terre était à peu près connue, et qu'on ne pouvait, dorénavant , que mettre plus de précision dans les valeurs. C'est un point mis hors de discussion, et dont personne, assurément, ne méconnaîtra l'importance.
Grandeur du soleil. — La grandeur de la terre une fois connue approximativement, on s'éleva graduellement, et par des considérations diverses, à celle du soleil.
Les raisonnements faits à cet égard par les anciens astronomes sont intéressants : ils avaient remarqué, à l'aide de leurs clepsydres, que le disque entier du soleil mettait à s'élever au-dessus de l'horizon la 750e partie du jour de vingt-quatre heures : soit une minute et cinquante-cinq secondes. Le diamètre du soleil valait donc lui-même la 750e partie du cercle qu'il décrit dans la sphère céleste 1, ou vingt-huit minutes quarante-huit secondes angulaires*.
Quelle grandeur absolue cela représentait-il? Il aurait fallu pour le savoir connaître la distance de l'astre au centre de la terre, et on l'ignorait. On considéra toutefois quel serait l'espace parcouru pendant le même temps par un che'
che' hisp. cire., liv. Il, de la Grandeur du soleil. '* Les observations modernes prouvent que le diamètre apparent du •oleil varie de 31 minutes et demie à 32 et demie.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 121
val au galop, par un oiseau volant, par une flèche lancée, et conservant sa vitesse initiale 1. La flèche aurait parcouru au moins 200 stades 2 et comme la rapidité du mouvement des astres était incomparablement plus grande que celle des corps terrestres, le soleil avait bien plus de 200 stades ou 9 lieues de diamètre.
Ce n'est pas tout : une flèche, conservant toujours la vitesse sus-indiquée , mettrait un jour et deux tiers à parcourir les 250000 stades du tour de la terre, tandis que le soleil le fait en un jour. Ainsi, en supposant que le cercle qu'il décrit ne fût pas plus grand qu'un grand cercle terrestre, la 750e partie de ce cercle serait non pas 9 lieues, mais 15 lieues environ.
Maintenant, puisque la circonférence des cercles augmente comme les distances au centre, si la distance du soleil au centre de la terre est de deux rayons terrestres, son diamètre sera de 30 lieues au lieu de 15; il sera de 45, de 60, de 75, etc., selon que sa distance sera de trois, de quatre, de cinq rayons terrestres. On voit tout de suite ici par quelle suite de raisonnements Anaxagore avait pu être conduit à la grandeur qu'il assignait au soleil, qui était d'environ 40 lieues de diamètre : cela répond à un cercle trois fois aussi grand que celui de la terre ; opinion qui, comme nous l'avons dit, avait été soutenue autrefois par Anaximandre.
Puis les idées s'élevant toujours, les distances des astres étant conçues comme plus grandes, on était arrivé, du temps d'Aristote, à savoir que le soleil était plus grand que la terre.
Hipparque de Nicée, qui florissait 150 ans avant notre ère, pensait même, et avait démontré, selon Cléomède 3,
1 Cléomède, Insp. cire, ibid.
* 37 000 mètres, c'est 320 mètres par seconde ; c'est fort pour une flèche.
122 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
qui malheureusement ne nous dit pas de quelle manière, que le soleil était 1050 fois aussi gros que la terre.
Enfin Posidonius ayant remarqué que la lumière de cet astre paraissait perpendiculaire à la fois sur 300 stades, en déduisit que sa distance était de dix mille rayons terrestres ; qu'ainsi le cercle qu'il décrit devait être dix mille fois aussi grand qu'un de nos grands cercles '. Il conclut qu'il avait au moins 3 millions de stades (150 000 lieues) de diamètre *, ce qui suppose un volume environ 125000 fois aussi gros que celui de notre globe.
Les premiers siècles de l'ère chrétienne et le moyen âge négligèrent beaucoup les recherches astronomiques ; mais ce mouvement d'augmentation de la distance et du volume des astres recommença en même temps que les études sérieuses reprirent. Copernic, calculant dans son Traité des révolutions des astres 3 la grandeur du soleil, conclut qu'il a un diamètre un peu plus de 5 fois égal à celui de la terre, et que son volume est 162 fois aussi grand.
Sous Louis XIV, au moins dans la première partie de son règne, on avait augmenté, mais de bien peu, le volume suppose de cet astre. Rohaut lui accordait un diamètre 7 fois et demi aussi grand que celui de la terre, ce qui ne donne qu'un volume 420 fois aussi gros '.
On ne tarda pas à s'approcher bien plus de la véritable mesure; la fondation de l'Académie des sciences, en 1666, contribua beaucoup à ce progrès. Les instruments eurent plus de précision ; les observateurs furent plus expérimentés et plus scrupuleux ; les observations mieux faites conInsp.
conInsp. ibid.
5 De revolulionibus astrorum, IV, 20. ' Physique , part. II , eh. 12.
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 123
duisirent à des résultats surprenants. On sut, dès la fin du XVIIe siècle, que le volume du soleil dépassait de beaucoup tout ce qu'on avait supposé jusque-là ; qu'il était un million de fois aussi gros que la terre.
Aujourd'hui enfin que le diamètre apparent de cet astre est à peu près connu, on sait qu'à la distance où il est de nous il représente 110 fois la longueur de celui de la terre, ce qui donne un volume de 1330 000 fois aussi fort que celui de notre planète.
Grandeur de la lune. — La connaissance du diamètre et du volume de la lune est beaucoup moins importante. Elle est remarquable toutefois en ce que ce volume, estimé par comparaison avec la terre et le soleil, a toujours été en décroissant.
En effet, le diamètre apparent de notre satellite est à peu près égal à celui du soleil. Ainsi, dans l'ignorance absolue des distances relatives de ces astres, on dut les regarder, on les regarda comme égaux.
Puis, quand se produisirent sur ce point les premières opinions philosophiques, on donna au hasard, et par conjecture, la supériorité à l'un ou à l'autre.
Plus tard, les idées se débrouillent : on a d'abord cru que la lune avait une lumière propre; on reconnaît qu'elle ne fait que renvoyer celle du soleil. Cette opinion existait dès le sixième siècle avant notre ère, puisque c'était celle du philosophe Anaximandre '.
L'autre opinion sur la petitesse relative de la lune appartient aux âges suivants. Elle est solidement établie en Grèce dès le temps d'Aristote ; c'est surtout aux raisonnements sur les éclipses qu'elle est due. Dès qu'on sait que le soleil est le foyer lumineux, et que la terre et la lune sont opaques, l'ombre doit s'étendre derrière ces deux astres comme der1
der1 Laert., De vitis, etc., II, 1, n° 1, in Anaximand.
124 LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES.
rière un écran ; et si l'un d'eux vient à passer derrière l'autre, il sera immédiatement privé de la lumière du soleil. C'est là la cause des éclipses, si singulièrement expliquée chez les anciens philosophes grecs, tantôt par des obstructions fumeuses qui couvraient le disque des astres, tantôt par le renversement de la nacelle qui portait cette lumière et qui nous montrait son côté obscur, tantôt par un désordre mal défini dans le cercle de feu qui tournait autour de la terre.
Ces imaginations ridicules avaient, dès le temps d'Aristote, fait place à des idées plus justes ; mais dès lors aussi les conséquences s'ensuivaient :la lune est quelquefois éclipsée tout entière, et jamais une éclipse'de soleil ne s'étend sur toute la terre. Notre globe est donc plus grand que celui de la lune.
Ce n'est pas tout : selon que le soleil est plus grand, aussi grand ou moins grand que la terre, la forme de l'ombre terrestre sera celle d'un cône dont la terre formera la base, ou celle d'un cylindre sans limites, ou enfin celle d'un tronc de cône immense, et en sens inverse du premier, dont la section supérieure serait à la terre, dont la base serait à l'infini.
La première hypothèse était la seule admise dès le temps d'Aristote ; cependant la hauteur du cône d'ombre, et sa largeur en ses divers points, dépend de la grandeur relative et de la distance de la terre et du soleil, qu'on ne connaissait que par hypothèse. Aussi ne voyons-nous rien de bien précis à cette époque.
Mais vers le premier siècle avant notre ère, on était arrivé à quelques résultats importants sur ces deux éléments. Aussi trouvons-nous dans Cléomède ' ce raisonnement intéressant. Le cône d'ombre jeté par la terre n'avait nulle part, si ce
' Insp. cire, H , 1,
LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES. 125
n'est à sa base, un diamètre égal à celui de notre globe ; toutefois, on avait cru remarquer par la durée même d'une éclipse totale, comparée au diamètre de la lune, que celui-ci était compris à peu près deux fois dans la largeur de l'ombre qu'il fallait traverser. On en conclut que le tour de la terre était au moins double de celui de la lune, et qu'ainsi le volume de notre globe était pour le moins octuple de celui de notre satellite. C'est peut-être là le premier exemple d'un calcul fait sur cette question.
Il est inutile de suivre ici avec détails les progrès de nos connaissances à cet égard : quand une fois on eut des instruments de précision faits avec quelque habileté, la lune, étant assez voisine de la terre, put être mesurée fort exactement-, et en effet, on sait depuis deux siècles que son volume n'est guère que la 50e partie de celui de la planète qu'elle escorte.
Telles sont donc les diverses opinions que se sont faites les siècles sur la grandeur du monde, et sur celle de la terre et des deux astres qui nous intéressent le plus. Il est certainement curieux de suivre à travers un si long temps les progrès lents, mais sûrs, delà vérité, et de reconnaître que le raisonnement fondé sur l'expérience est la seule voie qui nous conduise toujours à la connaissance exacte de ce que la nature offre à notre étude '.
1 Cette dissertation sur la Grandeur du monde et des astres n'est que le développement d'une ancienne note de ma thèse sur la physique d'Aristote. Il en est de même du morceau qui suit.
LA VISION
SELON LES ANCIENS.
Un des phénomènes qui nous frappent d'admiration au plus juste titre, c'est assurément celui de la vision.
Rien de plus simple, et par cela même de plus merveilleux, au moins aux yeux des vrais philosophes, que la manière dont il s'opère. Le fluide lumineux, d'une ténuité et d'une élasticité extrêmes, rebondit sur les divers objets. Il entre en petits faisceaux par la pupille ; ces faisceaux, reçus sur le cristallin, y sont réfractés comme sur un verre grossissant, et ils vont former derrière lui, et juste sur la rétine, l'image de l'objet qui les a envoyés.
Le Hollandais Snellius, et Descartes son contemporain, sont les principaux auteurs de cette théorie. Elle fut, d'ailleurs , démontrée avec toute la certitude possible, lorsque Rohaut, élève du dernier, imagina et exécuta dans ses leçons l'ingénieuse expérience de l'oeil artificiel; c'était une sorte de chambre obscure, sphérique comme le globe de l'oeil. Les rayons , à l'aide d'un verre convexe convenablement disposé , allaient former l'image sur un vélin transparent placé derrière lui, comme la rétine au fond de l'oeil, et offraient
LA VISION SELON LES ANCIENS. 127
ainsi aux spectateurs l'objet lui-même vu en petit et dans une situation renversée '.
Il fallait, pour arriver à comprendre un phénomène si subtil et si artistement combiné par la nature, toute la sagacité des modernes, jointe aux progrès des sciences et de la philosophie. On pense bien que les anciens se sont perdus dans des hypothèses ridicules, avant que personne fût sur la voie de la véritable explication.
La plus insensée de toutes est sûrement l'hypothèse des idoles, spectres ou simulacres que les scolastiques ont nommés plus tard, d'un nom plus ambitieux, mais non plus clair, des espèces intentionnelles.
Démocrite paraît en être l'auteur : selon lui, nous voyons, parce que les idoles, c'est-à-dire les apparences sorties des objets, entrent dans nos yeux *.
Épicure suivait la même doctrine, et les philosophes épicuriens, chez les Latins surtout, se sont exprimés à ce sujet avec plus de précision que personne. Catius 3 appelait spectres les idoles de Démocrite et d'Épicure, et Lucrèce, embellissant ces singulières idées du charme de la poésie, rattachait à la même cause les songes qui viennent quelquefois nous agiter pendant la nuit : « Il y a, disait-il 4, ce que nous appelons les simulacres 5 des choses, qui, comme des membranes enlevées de l'extrême surface des. corps, voltigent de tous côtés dans les airs, excitent notre esprit quand ils se présentent à nous dans la veille, et l'effrayent quand ils nous apportent pendant le sommeil des visions merveilleuses, ou les images de ceux qui ne sont plus. »
1 Rohaut, Physique, liv. I, ch. 28 et suiv.
* Plutarch., De placitis philosoph., IV, 13 ; Diog. Laert., De vitis, etc., IX, 7, no 44, in Democrito. ! Cic., Epist. ad famil., XV, 16. 4 De natura rerum, IV, v. 34 et sqq. a Un peu plus loin, il les nomme des effigies, des figures légères.
1528 LA VISION SELON LES ANCIENS.
Cicéron se moquait assez gaîment de cette explication 1 : « Quand bien même, disait-il, ces spectres pourraient frapper nos yeux, je ne vois pas du tout comment ils iraient jusqu'à l'âme. »
Nous ne savons pas davantage comment l'image tracée sur la rétine est transmise à l'intelligence; et c'est moins par cette difficulté philosophique que par l'impossibilité physique de l'hypothèse qu'il faut combattre cette théorie.
Dans le principe, on supposait que les spectres ou simulacres étaient de la grandeur de l'objet aperçu. C'est une des raisons pourquoi Épicure ne voulait accorder au soleil que sa grandeur apparente, un pied de diamètre environ 2. Mais cette opinion ne pouvait subsister devant l'expérience, qui nous montre les objets diminuant pour notre vue à mesure qu'ils s'éloignent. Les scolastiques dirent donc que l'objet visible produisait une image dans l'air voisin ; celle-ci une autre plus petite ; cette seconde une troisième, et ainis de suite, jusqu'à l'humeur cristalline de l'oeil, qu'ils regardaient comme le principal organe de la vision.
Les anciens ont, du reste, imaginé une autre explication aussi fausse, mais moins enfantine, et par cela même plus rccommandable que celle-ci. C'est celle qui supposait une certaine force sortant de nous par les yeux, et s'étendant jusqu'aux objets aperçus.
Le Timée expose cette doctrine dans un langage malheureusement si voilé et si métaphorique, que la pensée a de la peine à se fixer sur le véritable sens de l'auteur. « Les dieux, dit Platon, ont voulu que le feu pur et homogène à celui qui éclaire le monde, et qu'ils ont mis dans notre corps, pût s'écouler par les yeux.... Lors donc que la lumière du jour se trouve autour de l'effluve de l'oeil, ces deux corps
1 Epist. adfamil., XV, 10. * Cleom., Insp. cire, II,
LA VISION SELON LES ANCIENS. 129
se rencontrant, semblable contre semblable, un seul corps approprié se maintient dans la direction de l'oeil, où se joignent ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors. Tout devenant homoeopathique par la similitude de nature, partout où il touche ou est touché, il transmet ce mouvement à la sensation par laquelle nous disons qu'on voit; et quand la nuit vient, le feu homogène s'en allant, la sensation de la vue se trouve interceptée '. »
Aristote a donné à ces imaginations une forme plus exacte et plus convenable à la science. Selon lui, d'abord la lumière n'était ni du feu, ni un corps, ni une effluve d'aucun corps; c'était la présence du feu ou de quelque chose comme le feu dans un milieu transparent \ « Le milieu transparent, ajoute-t-il, c'est l'air, l'eau ou quelque chose de semblable, qui, agité par la couleur, vient frapper l'organe visuel et transporte la sensation à l'âme 3. » Il est remarquable que jusqu'ici cette théorie s'accorde assez bien avec celle des physiciens modernes, qui ne croient plus, avec Newton, que la lumière soit produite par une file de petits globules lancés par le foyer lumineux, et rejaillissant de l'objet aperçu jusqu'à notre oeil, mais bien par les vibrations d'un milieu très-subtil et très-élastique, dont les ondulations se communiquent jusqu'à nous.
Aristote et ses sectateurs ajoutaient à l'idée de ce milieu, et c'est là ce qui caractérise et distingue cette opinion ancienne, l'idée d'un acte ou d'une puissance de l'oeil, qui n'est nulle part aussi nettement arrêtée que dans l'opinion d'Hipparque 4, qui tient « que les rayons lancés de l'un et de l'autre de nos yeux venants à embrasser de leurs bouts, ne plus ne moins que par l'attouchement des mains, l'exté•
l'exté• p. 1056, E, F; 1037, A.
2 Arist., De anima, II, 7, p. 638, D. s Ibid.
* Plutarch., De plarilis philosoph., IV, 13.
130 LA VISION SELON LES ANCIENS.
riorité des corps objectés, en portent la compréhension à la puissance visive '. »
Cette idée se trouve à tout instant dans Aristote. C'est la vueJ qui, selon quelques philosophes , produit en se réfléchissant l'apparence des comètes 3; c'est elle qui est trop faible pour se réfléchir de l'eau sur la voie lactée, et de la voie lactée sur le soleil 4 ; c'est encore la vue qui se réfracte dans les nuages pour former les parhélies, les halos, les arcs-en-ciel 5. De plus, quand elle s'étend très-loin, elle ploie ou se replie à cause de sa faiblesse, et « c'est peut-être pour cela que les étoiles nous paraissent scintiller, tandis que la lumière des planètes est parfaitement tranquille; car les planètes sont près de nous ', en sorte que la vue a la force d'aller jusqu'à elle 7. Mais quant aux étoiles fixes, la vue est agitée à cause de la distance, et son tremblement fait que l'étoile nous paraît trembler; car, pour nous, il est indifférent (quant à la sensation) que ce soit la vue ou l'objet qui soit en mouvementB. C'est la vue enfin qui, lorsqu'elle est très-faible, est réfractée ou réfléchie (les anciens ne distinguaient pas ces deux accidents de la lumière), non-seulement par l'air épais, mais encore par l'air le plus pur; de telle sorte que l'homme qui a cette faible vue se voit constamment devant lui-même, l'air faisant sur ses yeux le même effet que les miroirs sur tout le monde 9. »
Ces dernières lignes si importantes, et qui nous font con'
con' ici la traduction d'Amyot.
2
1 Arist., Meteor., 1, 6, p. 534, E.
* Meteor., I, 8, p. 538, E.
" Meteor., III, 3, p. 576, A, C, D.
6 Eyyùç eïatv.
. 8 De coelo, 11, 8, p. 403, C, D. 1 Meteor., 111, 4, p. 577, B.
LA VISION SELON LES ANCIENS. 131
naître d'une manière si péremptoire l'opinion des anciens sur la vision, ont été presque littéralement traduites par Sénèque : Quidam hoc génère valetudinis laborant ut ipsi sibi videantur occurrere et ubique imaginem suam cernant. Quare ? quia infirma vis oculorum non potest ne proximum quidem sibi aerem perrumperre, sedresistit; itaque quod in aliis efficit densus aer, in his facit otnnis '.
Ajoutons à ces témoignages irrécusables des opinions anciennes une observation qui ne manque pas d'intérêt : c'est que, par cette théorie, beaucoup d'expressions deviennent faciles à comprendre, qui, dans les idées aujourd'hui reçues, sont tout à fait inintelligibles.
Platon dit, par exemple*, que l'huile est propre à discerner ou à faire discerner la vue. Il s'agit certainement ici de l'huile d'olive, qui n'a aucune propriété curative pour les yeux. Platon signale donc un phénomène tout à fait extérieur. Quel peut-il être? on ne saurait le dire avec certitude. Mais on conçoit que dans la doctrine d'une force sortant des yeux, la douceur, l'onctuosité de l'huile puisse paraître très-favorable-, et comme, d'ailleurs, elle rend translucides des choses très-minces, comme le papier le linge , le peut s'expliquer très-naturellement.
On voit aussi dans quel sens le vieux médecin aristotélicien de Monsieur de Pourceaugnac 3 recommande de blanchir la chambre de son malade, et s'appuie sur ce vieil axiome .- Album est disgregativum visus.... Le blanc est l'épanouitif de la vue, c'est-à-dire que le faisceau lumineux sorti de l'oeil va s'épanouir sur le blanc, comme le pinceau qu'on appuie sur le papier. Dans l'hypothèse, aujourd'hui admise, d'un
1 Sencca, Quoest. nat., I, 3. 2 Timée, p. 1064, E. 7' Acte I, se. H.
132 LA VISION SELON LES ANCIENS.
fluide qui vient du dehors et qui entre en nous, rien ne serait aussi inexplicable que cet album disgregativum, le blanc qui sépare, qui désagrège la lumière.
Quelque fausse que fût cette hypothèse, les anciens étaient parvenus à tirer des conséquences pratiques assez justes sur la grandeur réelle et la grandeur apparente des corps. En effet, considérant les rayons qui partaient du centre de l'oeil comme formant une sorte de cône, dont le sommet était à leur origine, ils reconnurent la relation qui existait entre l'éloignement d'une chose et sa grandeur apparente; en d'autres termes, ils reconnurent le décroissement de l'angle visuel à mesure que l'objet s'éloigne de l'observateur.
Quelquefois même ils ont tiré de là des explications ou des formes de démonstrations très-élégantes. C'est, par exemple, dans le livre de Cléomède ', un passage extrêmement remarquable que celui où il explique les phases de la lune. Selon lui, il faut y concevoir deux cercles : l'un qui sépare la partie éclairée par le soleil de celle qui est dans l'ombre; l'autre qui sépare l'hémisphère que nous voyons de celui que nous ne voyons pas. Celui-ci est la base du cône sorti de nos yeux, d'après la doctrine des anciens ; l'autre est la base d'un autre cône dont le sommet serait au centre du soleil, et, selon la position des deux astres relativement à nous, les deux cônes tournent, et leurs bases se coupant de telle façon que la partie de la surface lunaire, qui leur est commune, est toujours la partie visible pour nous, c'est-à-dire précisément la phase dont il s'agit.
Mais il est inutile de s'arrêter sur ce point ; notre objet était de montrer comment les anciens se sont représenté ou ont tâché de s'expliquer l'acte de la vue.
' Insp. cire, II, p. 237 de l'édit. d'Anvers, 1553.
J'ai reçu votre lettre, mon cher élève-, j'y ai lu avec intérêt les détails que vous me donnez sur votre manière de vivre et d'employer le temps à la campagne, pendant le court espace de vos vacances. Je conçois qu'après deux ans passés à l'École polytechnique, à la veille d'entrer pour un temps aussi long dans celle des ponts et chaussées, vous ayez besoin de secouer un peu la poussière des x et des y, de courir les champs, d'aspirer l'air pur des montagnes. Je comprends très-bien encore que, de retour à la maison, vous enfermant dans la bibliothèque de votre grand-oncle, qui, comme vous me le dites, ne paraît pas avoir été renouvelée depuis le commencement du siècle dernier, vous trouviez les livres de science bien arriérés. La physique y est encore toute cartésienne, m'annoncez-vous ; et vous ajoutez : c'està-dire absurde. Je ne disputerai pas sur l'épithète.
Mais vous me demandez comment cette physique a pu avoir autrefois tant de succès : vous ne pouvez, me ditesvous , concevoir l'engouement dont les savants se prirent tout à coup pour les tourbillons, la matière subtile et les deux éléments plus grossiers qu'avait imaginés Descartes '.
' J'avais, en 1836, inséré à la suite de ma thèse sur la Physique d'Aristote, et j'ai conservé dans cette édition (p. 24) une note où se trouvent les trois lignes répétées ici. Cette note, ainsi que beaucoup d'autres, pouvait, en se développant, donner naissance à des thèses nouvelles. La lettre
134 LHOTEL DE CONDË.
La question est, en effet, intéressante, et mériterait d'être examinée à fond ; et je me serais peut-être laissé aller à composer ici une longue et ennuyeuse dissertation sur ce point curieux de l'histoire des sciences : j'aurais développé et retourné en cent façons ces mots si pleins et si précis de d'Alembert sur Descartes ' : « Sa méthode seule aurait suffi pour le rendre immortel ; sa dioptrique est la plus grande et la plus belle application qu'on eût faite encore de la géométrie à la physique ; on ne pouvait alors rien imaginer de mieux que ses tourbillons, devenus aujourd'hui presque ridicules ; il fallait passer par là pour arriver au vrai système du monde ; et, tout en se trompant sur les lois du mouvement, Descartes a du moins deviné le premier qu'il devait y en avoir; » si un vieux manuscrit trouvé dans des papiers de famille, ne m'avait paru donner, et sous une forme plus attrayante, tous les détails que vous pouvez désirer.
La comparaison faite entre les points principaux de cette philosophie subtile, engageante et hardie *, qu'alors on appelait nouvelle, et les théories correspondantes de la physique scolastique, est en effet ce qu'il y a de mieux, ce me semble , pour montrer sans calcul, sans recherches profondes, indépendamment même de la vérité absolue des doctrines, en quoi l'une l'emportait sur l'autre. Or, cette comparaison a été faite chez le prince et dans l'hôtel de Condé, entre 16643 et 1672'; car le manuscrit que je vais copier ou, au
suivante, écrite en 1841, est, sous une forme plus animée, une thèse de ce genre ; elle a pour objet le passage de la physique scolastique à celle de Descartes.
1 Discours préliminaire de l'Encyclopédie. Voyez aussi Mélanges de littérature, 1.1, p. 132.
* La Fontaine , Fables, X , 1.
3 Régis, dont il est ici question, partit pour Toulouse en 1665; il alla y ouvrir des cours de physique, qui eurent le plus grand succès, et ne revint à Paris, pour y demeurer, qu'en 1680.
4 La publication de la Physique de liohaut date de 1671 ; c'est dansi'iulurvalle de ces deux dates qu'a lieu l'action rapportée ici.
LHOTEL DE CONDE. 133
moins, extraire pour vous tout à l'heure, ne donne à cet égard aucune date précise. Conservé dans ma famille par respect pour un de mes ancêtres maternels, qui était attaché à la maison de Condé, et qui paraît l'avoir écrit peu de temps après l'exposition dont je parle, ce cahier n'a malheureusement pas rencontré toujours des conservateurs bien soigneux ; les premières et les dernières pages ont disparu, et avec elles la date précise de la conférence. Quelques notes écrites au crayon, sur les marges, m'ont seules permis de rétablir à peu près exactement l'ordre et les résultats de la discussion, ainsi que l'entrée en matière. On pouvait avoir appris ces détails par tradition, ou même les avoir lus sur le manuscrit, quand il était complet, et ils ont été plus tard indiqués par ceux qui le voyaient se détruire.
Vous savez, du reste, que le grand Condé, qui fut toujours curieux d'attacher son nom au progrès des sciences et de la philosophie, aimait beaucoup à voir débattre et vider ces questions dans le magnifique hôtel qu'il possédait à l'endroit où sont aujourd'hui l'Odéon et les rues environnantes. Quel bruit n'a pas fait, dans les journaux du temps', l'expérience essayée devant lui de la baguette divinatoire, par ce rusé paysan du Dauphiné, Jacques Aymar, dont les prétendus sortilèges avaient abusé la crédulité de tant de bonnes gens, et ne purent tromper l'oeil plus exercé du prince de Condé2.
A l'époque dont je parle, il s'agissait de tout autre chose : le jeune Sylvain Régis 3, après avoir obtenu des succès brillants dans un collège de province, était venu achever ses études à Paris ; il s'était surtout attaché à Rohaut, plus âgé que lui d'une douzaine d'années 1, et qui avait embrassé
' Lettres historiques et Mercure politique du mois de mars 1693.
1 Bayle, Diclionn. hisl., mot ABABIS, remarques H et I.
3 Né à La Salvctat de Blanquefort, dans f l'Agénois, eu 1632.
* Né à Amiens, en 1620.
136 L HOTEL DE CONDE.
avec ardeur les idées de Descartes. Régis se distinguait dès cette époque par la facilité et la netteté de son élocution ; il avait quelquefois suppléé son maître dans les leçons que celui-ci donnait chez lui, et avait rempli cette placé aux applaudissements de l'auditoire.
La renommée de ce talent, jeune encore et si brillant, s'étant répandu dans la bonne compagnie, le prince de Condé eut envie de l'entendre; il l'invita donc à venir dans son hôtel faire une exposition de la physique de Descartes. Pour donner plus d'intérêt à cette séance, il pensa à y inviter un ecclésiastique, plus âgé pourtant que Régis; c'était le Père Magloire, professeur de l'Université de Paris, disciple de Pierre de Saint-Joseph et de Pierre Barbay, tout entier, par conséquent, à la physique d'Aristote, ou plutôt encore à celle de saint Thomas d'Aquin.
On avait alors la manie des conférences ; on aimait à mettre aux mains des gens qui soutenaient un parti opposé, soit dans la théologie, soit dans la philosophie ; et Condé avait d'abord voulu avoir chez lui une discussion de ce genre ; mais ayant réfléchi que les questions relatives à la physique ne peuvent pas se décider par les applaudissements de la multitude, il s'était sagement restreint à une simple exposition alternative des doctrines, sans débat sur leur valeur. Il avait seulement donné au jeune Régis rendez-vous une heure environ avant son adversaire, afin qu'il pût faire connaître les différences caractéristiques des deux philosophies, en ce qui touchait la physique générale, dont il désirait qu'on ne parlât pas dans la conférence.
Régis arriva, en effet, à l'heure dite; il fut reçu avec toutes les marques de la considération la plus bienveillante ; on fit avec lui quelques tours de jardin, les dames le pressant de questions auxquelles il répondait avec une précision parfaite et une grâce charmante. Enfin l'on s'assit sous une tonnelle, cl le prince de Condé l'ayant prié d'indiquer par
LHOTEL DE CONDE. 137
des points généraux en quoi la physique cartésienne paraissait l'emporter sur son aînée :
« Selon M. Rohaut, répondit Régis, la principale cause des erreurs des péripatéticiens, en ce qui tient à la physique, c'est l'idée fausse et incomplète qu'ils se font originairement de l'objet et du sujet de leur science; ils traitent longuement de l'existence et du nombre des principes, de leur définition, de leur contrariété ' : ils examinent si la matière a une existence propre, si elle peut exister sans aucune forme', comment la puissance se comporte relativement à la matière, si elle s'en distingue ou si elle est de son essence, ce que c'est que la forme et la privation, quelle est l'essence de la forme ou sa production, si toutes les formes substantielles se tirent de la puissance du sujet, si l'on peut trouver plusieurs formes substantielles et totales dans toute espèce de composé 3, etc., etc. Or, toutes ces questions, analogues, en vérité, à celles que Molière met dans la bouche du docteur Pancrace de son Mariage forcê\ non-seulement sont très-obscures et difficiles à comprendre, mais encore, quand on les a résolues, on ne sait pas du tout comment la matière se comporte réellement dans les actions réciproques des corps. L'expérience seule pouvant nous instruire à cet égard, des raisonnements abstraits ne la suppléeront jamais.
Il y a plus ; je crois que toutes les erreurs, toutes les faussetés, toutes les contradictions du monde peuvent être soutenues et démontrées par ces raisonnements métaphysiques 5; et que c'est bien ici qu'on peut répéter ce mot de Cicéron :
1 Arist., Nat. ausc, et Petrus a Sancto Joseph, Physica, 1, 1, p. 9 à 20. * Ibid., p. 21 à 28; P. Barbay, Comment, in Arist. Phys., 1.1, p. 73 et 102, édil. de 1676.
3 P. a S. J.,tbJd., 3, p. 39 à 53.
4 Donné eu 1664. Voyez la scène 6.
3 Voyez à ce sujet d'Alembert, Mélanges de littérature, t. V, p. 51.
138 L'UOTEL DE CONDÉ.
qu'il n'y a pas d'absurdité qui n'ait été embrassée et défendue par quelque secte de philosophes'. Pour ne pas quitter les péripatéticiens, qui nous occupent en ce moment, ne suffitil pas de rappeler ce qu'ils soutiennent dans leurs écoles : les uns qu'un corps peut n'être nulle part, les autres qu'il peut être en plusieurs lieux à la fois; et le raisonnement, ne vous y trompez pas, est complet. Les prémisses sont séduisantes, et, une fois accordées, elles entraînent forcément la conséquence. Les thomistes, par exemple, vous disent que tout sujet est naturellement antérieur à ses qualités, même prises collectivement. Or, être dans un lieu, ce qu'ils nomment Yubication modale, est assurément une qualité dont Dieu pourrait très-bien priver un corps sans lui ôter son existence matérielle et absolue, et, dans ce cas, il ne serait nulle part 2.
Voilà pour la première assertion; passons à la seconde, qu'un corps peut être en plusieurs lieux à la fois ; elle ne les embarrassera pas davantage. Ils citent d'abord le corps de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie 3, lequel est tout entier à la fois dans toutes les hosties consacrées. Cet exemple n'est pas bon, l'ordre surnaturel ne devant jamais être invoqué comme preuve des phénomènes naturels. Ils ajoutent les raisonnements que voici : 1° Une créature qui n'existe pas encore est" possible distributivement partout : elle peut donc être créée dans plusieurs lieux à la fois * ; 2° un corps existant à Paris n'est pas, relativement à Rome, dans une condition pire que s'il n'existait pas du tout : dans cette dernière
1 Cic, De divinat., II, 119.
a Thonnstae quidam latentes subjectum omne prius esse natura qualibet sua forma, etiam collective sumpta, fatentur consequenter corpus aliquod divinitus posse conservari sine qualibet ubicatione modali ; in qua hypothesi, foret nullibi. Barbay, Comment, in Arist. Phys., t. I, p. 277.
5 Barbay, t. I, p. 284.
4 Crcatura non existons possibilis est in omnibus locis disliibulive... ergo crcatura puni polest siinul in niultis locis. Ibkl., p. 285.
LHOTEL DE CONDÉ. 13»
hypothèse, il pourrait assurément être créé à Rome ; il le peut donc encore, bien qu'il soit déjà à Paris; donc, etc.'. Qu'avez-vous à dire? L'argument n'est-il pas inattaquable, et ne montre-t-il pas aux plus aveugles où l'on nous mène en physique avec des définitions abstraites?
— Vous avez bien raison, dit M. le Prince; les définitions sont bonnes pour s'entendre; elles sont surtout nécessaires au commencement de la science. Mais la physique ne peut pas se composer de définitions; elle doit consister, ce me semble, dans l'observation des phénomènes, liés entre eux, s'il est possible, par une théorie générale.
— C'est là, reprit Régis, ce qu'enseigne et recommande M. Descartes, et ce qu'exécute constamment M. Rohaut. C'est par des expériences que celui-ci nous fait connaître les qualités essentielles de la matière, l'étendue, la divisibilité, la figurabilité, l'impénétrabilité ; et ses qualités accidentelles, c'est-à-dire celles qui peuvent y être ou n'y pas être, comme la lourdeur, la saveur, l'odeur, etc. Il y a loin de ces idées si nettes et si claires aux interminables recherches sur les formes et les autres abstractions de l'ancienne physique. Si les raisonnements abstraits sont employés, ce n'est jamais que pour mettre hors de doute une vérité fondamentale et désormais irrésistible. Ainsi, de ce que l'étendue est si essentielle à la matière que celle-ci ne peut être conçue sans elle, il conclut avec raison, ce me semble, que l'étendue est l'essence de la matière, et que la matière n'est autre chose que l'étendue. « Quand on parle d'une table, dit-il, les aristotéliciens veulent que l'étendue soit un mode et que la table soit la substance ; mais il est aisé de faire voir que c'est une erreur.... Il faut remarquer que la nature de la susbtance est de pouvoir exister indépendamment de son mode, et
' Corpus existons Parisiis non est deterioris conditionis Roma: quam si nullo modo existeret ; atqui si îitillo modo existuret, posset poni Homae ; ergo et si sit Parisiis non desiiùt posso poni Roma;. Barbay, t. I, p. 285.
140 L HOTEL DE CONDÉ.
qu'au contraire la nature du mode est de ne pouvoir exister sans la substance. Or, il est certain que toute l'étendue qui est dans une table pourrait exister sans être table, et qu'au contraire il ne saurait y avoir de table sans étendue. C'est pourquoi, bien loin de dire que l'étendue est un mode dont la table est la substance, il faut dire, au contraire, que l'étendue est la substance dont l'être-table n'est que le mode, ou la façon d'être'. »
De cette définition bien comprise résultent les corollaires suivants, qui sont aussi inébranlables que le principe : 1° La matière et l'étendue étant une seule et même chose, unum quid et idem, une étendue sans matière est une contradiction ; 2° il n'y a donc pas de vide ; 5° le monde est aussi étendu que l'espace universel, il est donc infini dans tous les sens; 4° la matière des cieux et de la terre est de la même espèce, car c'est toujours de l'étendue; 5° le lieu ne diffère pas du corps qui l'occupe ; 6° deux volumes égaux contiennent la même quantité de matière*; 7°la raréfaction et la condensation sont le résultat de l'introduction ou de la sortie d'une matière subtile 3. Voilà certainement des conséquences bien importantes, et en même temps bien nécessaires, du premier principe admis par les cartésiens.
Ce qu'ils disent du mouvement n'est ni moins obligé ni moins clair. Puisqu'il n'y a pas de vide possible, le mouvement d'une molécule ne peut avoir lieu en avant qu'elle ne soit remplacée en arrière par la suivante, celle-ci par la troisième, et ainsi de suite. Il n'y a, pour concevoir ce rem1
rem1 Traité de physique, 1,7. — Rohaut se trompe évidemment ici, avec tous les cartésiens ; il est dupe des mots qu'il emploie. Mais c'est ici un simple exposé, et non une critique des opinions de Descartes.
* L'auteur dit : Deux masses égales contiennent, etc. J'ai changé ce mot, qui nous ferait entendre un faux sens. Voyez VArt de penser, lre part., ch. 9, où cette pensée est reproduite.
3 Rohaut, Phys.. 1,8.
L HOTEL DE CONDE. 141
placement successif, que deux hypothèses : l'une qui fait suivre en ligne droite toutes les molécules depuis l'infini ; celle-là est absurde, et doit être rejetée -, l'autre suppose que les parties, poussées en avant par la molécule qui se meut, se détournent un peu à droite ou à gauche, qu'elles agissent sur celles qui les avoisinent, et que celles-ci, pressées par la matière qui les enveloppe de toutes parts, vont successivement prendre la place quittée par la première molécule '. Ce mouvement en anneau, aussi certain qu'il est nécessaire, est la cause de plusieurs mouvements que l'on admire et qu'on explique par les termes mystérieux et vides de sens de sympathie et dantipathie''. Telle est l'attraction exercée par l'aimant sur le fer 3, par l'ambre, le jayet ou le verre frottés sur les corps très-légers1-, telle est encore la chute des corps à la surface de la terre, due, non pas à cette force obscure et inexplicable que quelques-uns nomment attraction, mais à l'action d'un tourbillon de matière subtile et invisible 5.
Ce que M. Rohaut dit du mouvement en lui-même, et surtout de sa quantité ou de sa mesure, n'est pas moins convainquant, ni surtout moins utile que ce que je viens de rappeler. Il avoue d'abord que l'essence même du mouvement est quelque chose d'obscur et d'impénétrable 6; mais au lieu de s'attacher, comme les péripatéticiens, à multiplier les divisions et les distinctions sur cette nature intime qui nous
i Voyez, pour l'exposition de cette théorie, Rohaut, Phys., I, 11; Y Art de penser, 3e part., ch. 19, n° 4. — 11 est pourtant visible qu'il y a là une erreur grossière, qu'il se ferait toujours un vide au détour des molécules. Gassendi a, d'ailleurs, renversé sans retour cette hypothèse dans son Syntagma Epie, doctr.
s Rohaut, Phys., I, H.
5 Rohaut, Phys., III, 8.
* Ibid.
5 Rohaut, Phys., H, 18.
6 Rohaut, Phys., 1, 10.
142 L HOTEL DE CONDK.
échappe, quoique nous fassions 1, il passe tout de suite, avec M. Descartes, à ses propriétés appréciables et à sa mesure : l°le mouvement une fois imprimé aux corps, ceux-ci persévèrent naturellement dans cet état; c'est une erreur chez Aristote de croire que tout corps en mouvement tend par lui-même au repos; il n'y arrive, en effet, que parce que des causes extérieures usent successivement et détruisent la force qui l'anime; par lui-même il est indifférent à l'un ou l'autre de ces états 8; 2° tout corps en mouvement tend à marcher en ligne droite; Aristote a eu tort de croire que le mouvement circulaire était ce qu'il appelle un mouvement naturel; tout corps mù en rond se meut ainsi par contrainte ; telle est la pierre dans la fronde : dès que l'obstacle qui la retient est supprimé, elle s'échappe par une tangente au cercle'; 3° les corps mus en rond sont donc soumis à une force qui les éloigne du centre de rotation, «t qu'on appelle force centrifuge 4; 4° cette force, surtout quand elle s'exerce dans un fluide, pousse les autres corps, et les dispose à aller vers le centre 5. C'est ce que l'on voit dans une très-belle expérience due à M. Huyghens : il a jeté dans une eau tournante de la cire d'Espagne réduite en poudre, et a vu que ces particules, emportées d'abord par le torrent de l'eau, finissaient pourtant par se réunir au centre, l'eau conservant beaucoup mieux qu'elles son mouvement de rotation", et les chassant ainsi successivement jusqu'au point où le mouvement est le plus faible; 5° la quantité de mouvement, quelque part que ce soit, s'estime par la vitesse,
' Barbay, t. I, part. 2, De molu, etc.; P. a S. J., Phys., I, 8. Voyez aussi Bayle, Dictionn. hist., surtout à l'article ZENON.
* Rohaut, Phys., I, 10.
5 Rohaut, Phys., I, 13.
' Ibid.
J Ibid.
c- Rohaut, l'hys.. 11, 28.
L HOTEL DE CONDÉ. 143
c'est-à-dire par la longueur de la ligne parcourue dans un même temps et par le poids qui se meut ' ; G° quand deux quantités de mouvement sont égales et opposées, le mouvement est détruit, il y a équilibre : cet équilibre se manifeste dans les solides, comme on le voit dans toutes les machines* et dans les liqueurs elles-mêmes, ainsi que l'ont fait voir les belles expériences de M. Pascal, achevées, dit-on, dès 1653, et qui n'ont été imprimées que depuis peu, en 1G65, un an après la mort à jamais regrettable de l'auteur 3; 7° en appliquant cela à notre tourbillon, ne concoit-on pas que, composé, comme il l'est, d'une matière fluide très-subtile, il repousse vers le centre, c'est-à-dire vers la surface de la terre, les graves qui ne sont pas soutenus, et qui ont bien moins de mouvement que lui * ? Cette action d'une force extérieure agissant par impulsion n'est-elle pas infiniment plus claire et plus intelligible que cette tendance occulte des corps vers le bas de l'univers? Comment surtout expliquer ce double appétit? Car, enfin, si les .graves tendent au centre, les corps légers, dit Aristote (et ses sectateurs pensent comme lui), tendent vers le haut ou la circonférence, propria vi, proprio motu. D'où vient cette différence ? Pourquoi tous les corps ne se comportent-ils pas de même? Il est difficile de le dire. Nous, au contraire, nous disons : Tous les corps tournants sont animés de la force centrifuge ; cette force est plus grande chez ceux qui tournent plus vite ; tout étant plein, les fluides ne peuvent s'éloigner du centre sans forcer les autres corps à les remplacer, car où se mettraient-ils? Cela étant, la légèreté n'est autre chose que la force qui tend à
' Rohaut, Phys., 1, 10. — Au lieu de poids, Rohaut dit quantité de matière, ce qui est contradictoire avec ce qu'il a dit précédemment, qu'il y avait toujours même quantité de matière sous même volume.
* Rohaut, Phys., I, 10.
3 Voyez le Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal, par Rossut.
4 Rohaut, Phys., 11,28.
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éloigner les corps de la surface de la terre; en ce sens, tous les corps sont légers, puisque tous sont animés de la force centrifuge. Mais ceux qui le sont le moins sont repoussés vers la terre ; alors ils nous paraissent lourds, et nous jugeons que la pesanteur est une force réelle, quoique au fond ce ne soit qu'une moindre légèreté'. Ainsi ils ne pèsent qu'en vertu de la différence des actions de la matière subtile pour les rapprocher, et de leur propre action pour s'éloigner du centre. De là vient l'inégalité du poids malgré l'égalité de volume ; il se passe là quelque chose d'analogue à ce que nous montre la belle expérience d'Archimède, dans laquelle un corps plongé dans un liquide ne conserve plus de son poids que ce dont il surpasse un pareil volume de liquide*. On nous a fait voir un jeune homme qui pesait dans l'air 138 livres, et qui ne pesait plus que 18 onces quand il était tout entier dans l'eau 3. C'est là-dessus, comme chacun le sait, qu'est fondée la connaissance des pesanteurs spéciales* des corps dont on fait un grand usage dans les arts. Pour revenir à la pesanteur et à la chute des graves, on voit que cette chute ne dépend pas de la nature des corps ni de leur poids, et qu'elle doit s'accélérer, comme l'a montré M. Galilée, parce qu'elle vient de l'action de la matière subtile, action qui continue, et dont les effets s'accumulent successivement 5.
— Ce qu'il y a de bien certain, observa M. Clerselier", c'est qu'au moins toute cette philosophie est parfaitement claire;
1 Rohaut, Phys., 11, 28. Voyez dans les Mélanges de littérature, I, p. 133, l'éloge que fait d'Alembert de cette manière de considérer et d'expliquer la pesanteur.
* Vitruve, De archit., IX, 3. 1 Rohaut. Phys.,\, 16. 4 Aujourd'hui spécifiques. » Rohaut, Phys., 11,28.
6 Né en 1614, mort en 1684, celui-là même qui, par amour pour les doctrines cartésiennes, maria sa fille à Rohaut.
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elle se comprend du premier coup, dans ses déductions comme dans ses idées générales-, c'est pour moi une grande présomption qu'elle est vraie.
— Il faut ajouter, continua le jeune Régis, que l'expérience vient à l'appui. J'ai cité les observations que tout le monde fait ou peut faire tous les jours; il y en a d'autres en assez grand nombre, et qui se multiplieront sans doute par la suite, qui nous permettent d'interroger la nature ellemême et de nous assurer si nos idées sont conformes à la vérité.
Déjà l'on peut observer la température et la mesurer. On a reconnu que si une bulle de verre terminée par un tuyau cylindrique très-mince contient de l'eau forte colorée en vert, comme ce liquide se dilate beaucoup par le chaud et se resserre par le froid, la colonne monte ou descend dans le tube, et indique ainsi l'augmentation ou la diminution de la chaleur '.
On obtient un instrument plus sensible encore en mettant de l'air seulement dans la bulle de verre et lui opposant une gouttelette colorée qu'il pousse *. Dans tous les cas, d'où viennent ces effets, sinon de la matière subtile qui entre dans le liquide ou en sort, et lui fait occuper plus ou moins de volume? car aussitôt l'air extérieur cède, ou sa pression fait céder le liquide.
La pression de l'air, l'introduction de la matière subtile jouent donc un grand rôle dans les phénomènes et expliquent très-naturellement ces merveilles dont nous n'apercevons pas les agents, et qui paraissaient à tout jamais impénétrables à la raison humaine.
Tel est ce fait remarquable de la raréfaction et de la condensation, qui, dans la théorie d'Aristote, suppose, sous
• Rohaut, Phys., 1, 23.
* Ibid.
10
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quelque nom qu'on cache sa pensée, une véritable transubstantiation, c'est-à-dire un changement essentiel d'une matière en une autre. Plus on réfléchit sur cette idée, plus on reconnaît que l'esprit ne peut ni la concevoir ni l'admettre : et M. Descartes a attribué, avec bien plus de raison, ce phénomène à l'introduction ou à l'expulsion d'une matière subtile '. Déjà aussi nous voyons quelques péripatéticiens admettre cette explication. L'un d'eux combat, dans un ouvrage très-savant sur la physique d'Aristote', tout ce qu'ont soutenu autrefois les philosophes de son école. Selon lui, la raréfaction ne s'opère point par des vides disséminés entre les molécules 3, ni par le gonflement des points matériels qui forment le corps 4. Il n'y a dans la condensation aucune pénétration des parties 5 ; aucune quantité ne périt ni dans l'une ni dans l'autre opération"; aucune partie de la grandeur ne reçoit d'accroissement ' ; il n'y a, non plus, ni acquisition de qualité 8 ni plus grande extension locale °. Que se passe-t-il donc? Précisément ce que nous disons, nous autres cartésiens; il entre ou il sort une matière subtile : Rarefactio fit per intromissionem corpusculorum, condensatio veto per eorum expressionem". Les vieux péripatéticiens seraient bien scandalisés d'entendre un de leurs élèves faire une telle déclaration.
La pression de l'air explique de son côté l'ascension de l'eau dans les pompes, celle de l'argent-vif dans le baro•
baro• Phys., I, 8.
1 Barbay, Comment., etc.
s Rarefactio non fit per vacua disseminata. T. I, p. 322.
4 Rarefactio non fit per inflationem punctorum. Ibid.
' In condensationc, nulla contingit penctratio. T. I, p. 323.
6 In rarefactione et condensatione nulla périt quantitas. Ibid.
7 Nulla producitur pars magnitudinis. T. I, p. 324.
* Non lit per acquisitioneni qualitatis. T. I, p. 325.
'J Non per majorem extensionem localem. T. I, p. 327. 10 Barbay, ouvr. cité, p. 328.
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mètre, la dilatation de l'air épais, quand il n'est plus pressé que par l'air subtil ; car, bien qu'on ne connaisse pas la nature particulière de ce fluide, il faut avouer qu'il y a deux espèces d'air : l'air subtil, qui est, à proprement parler, la matière du second élément; les parties en sont si ténues, qu'elles passent facilement à travers les pores du verre, et que nous ne pouvons aucunement sentir leur présence; et l'air grossier, c'est celui qui nous entoure ; c'est aussi le seul pesant, et la pesanteur lui vient de la grande quantité de particules aqueuses ou terrestres qu'il contient toujours*.
Maintenant, comme ces deux espèces d'air sont également matérielles et impénétrables, et que, d'ailleurs, l'univers est plein et sans vide, l'une d'elles ne peut être extraite d'un vase que l'autre n'y entre aussitôt : car où pourrait, je vous le demande, se placer l'air grossier extrait si un volume égal d'air subtil ne lui cédait sa place en occupant la sienne?
C'est en ce sens qu'il faut entendre l'horreur de la nature pour le vide, ou le non datur vacuum in rerum natura* des péripatéticiens ; car l'explication qu'ils en donnent me semble tout à fait inadmissible. Selon eux, hors de la sphère du monde, il existe un espace infini absolument vide, qu'ils appellent spatia imaginaria,- c'est là qu'ils placent, ou que quelques-uns placent le séjour de Dieu 3 Mais, en dedans de cette sphère, ils ne veulent aucun vide, se fondant: l°sur ce que Dieu et la nature ne font rien en vain, et que ce serait en vain qu'il y aurait quelque espace vide entre les choses 4; 2° sur ce que, s'il y avait, en effet, un vide, les influx célestes n'étant que des accidents, ne pourraient
' Rohaut, Phys., I, 12.
* Molière, le Mariage forcé, se. 6 ; P. à S. J., Phys., 1, 7, p. 103.
3 P. a S. J., Phys., ibid.
4 Frustra spatium aliquod vacuum in rébus relinquerctur. Ibid.
10.
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se transmettre à travers, ce qui causerait sans doute le plus grand dommage aux corps sublunaircs '. De là ils concluent que la nature éprouve réellement pour le vide cette répugnance qu'ils appellent horreur; et qu'ainsi le vide ne pourrait se trouver aucune part sans une sorte de renversement des lois générales du monde.
Comprise ainsi, l'absence du vide me paraît une grande futilité; car elle est plus obscure, en vérité, que ce qu'elle veut expliquer. Elle est, d'ailleurs, en complet désaccord avec les faits , puisque nous verrons qu'on peut obtenir ce vide que nient les péripatéticiens.
Au contraire, il n'y a rien de plus simple, le plein absolu une fois admis, que les conséquences tirées par M. Descartes et prouvées par l'expérience. Supposons, par exemple, une seringue ordinaire plongée dans l'eau : tirons le piston ; l'eau suit aussitôt. C'est par l'horreur du vide, disent les sectateurs d'Aristote. Non, disons-nous avec Torricelli, et surtout M. Pascal, c'est parce que l'air grossier qui pèse sur l'eau, n'éprouvantdans l'intérieur aucun contre-poids, pousse l'eau et la fait monter dans le corps de l'instrument *. Supposons, en second lieu, une seringue d'une matière absolument sans pores, et bien bouchée partout, le piston remplissant, d'ailleurs , exactement son canal cylindrique parfaitement poli : je dis qu'il sera impossible de la faire marcher. C'est l'horreur du vide, nous dit-on. Point du tout, c'est que, tout étant plein, vous ne pouvez faire un vide complet quelque part sans repousser, non pas telle ou telle quantité de matière, mais la totalité de la matière qui forme l'univers et qui presse sur ce piston ". Faisons une troisième hypo1
hypo1 damnum corporibus inferioribus inferret, si quidem coelorunt influxus, qiium sint aoridentia, per vacuum trajici non possunt. Ibid.
2 Rohaut, Phys., I, 1-'.
3 Ibid.
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thèse : supposons une seringue faite de métal, et une matière subtile capable de passer parles pores de ce métal; il arrivera alors ce que nous voyons dans certaines expériences. La matière subtile et sans poids passant par les pores, et pouvant occuper le lieu abandonné par le piston, on aura un espace privé de tout corps pesant, et par conséquent ce qu'on appelle le vide dans le langage ordinaire '. Qu'arrivera-t-il, en quatrième lieu, si, toutes choses restant ainsi, on lâche le piston? Il retombera naturellement; car, environné de toutes parts d'un air grossier et pesant, il est soumis au poids et à la pression de cet air, qui doit, par conséquent, le chasser devant lui comme il pousserait toute autre chose ' -, et avec quelle puissance, quelle énergie ce piston sera-t-il poussé? précisément avec une force égale au poids de cet air. Cette grande et importante vérité a été, dans ces derniers temps, mise hors de discussion par la belle expérience de Torricelli, et surtout par celles que M. Pascal a faites après lui.
Vous voyez tout de suite par là quelle différence il y a entre notre philosophie et celle du lycée. Pour nous, les nombres, les proportions, les harmonies, les idées, les formes élémentaires ne sont que des conceptions de notre esprit '. Nous ne leur attribuons jamais aucun de ces changements pour lesquels l'aristotélisme a toujours une forme prête, comme un Dieu dans une machine. Chez nous, la matière seule agit extérieurement sur la matière; aussi, nous nous y attachons, nous l'enfermons dans des vases transparents, et, la soustrayant à toute influence étrangère, nous examinons, nous faisons voir à ceux qui suivent notre philosophie comment elle se comporte dans ses réactions.
„ Rohaut, Phys.,\, 12.
4 Ibid.
5 Baylc, Diction»,, hisl., mot LEUCIPPE, remarque D.
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Ce n'est pas dans une conférence qu'on peut refaire toutes ces expériences-, rappelez-vous seulement celles que M. Descartes a imaginées, celles qu'il recommande de faire, celles que son élève et mon maître, M. Rohaut, fait avec tant de succès dans ses cours, soit sur le vide, quand il y fait périr quelques petits animaux, ou enfler et crever une vessie de poisson '; soit sur un appareil plus compliqué, où, par une disposition ingénieuse, le vide faisant monter le mercure dans un tube, le fait descendre dans un autre, et, si l'on rend l'air, il descend dans le premier et remonte dans le second \ Que vous dirai-je encore de ces observations au moyen desquelles il a déterminé de quelle nature sont les ondulations de l'air qui nous apportent la sensation du son '? Que vous dirai-je des expériences nouvelles par lesquelles il a confirmé la théorie cartésienne de la lumière et de la vision *? Avec quelle admiration n'a-t-on pas reçu cette heureuse combinaison de trois bulles de verre remplies d'eau, et placées de manière à faire avec l'axe de l'oeil des angles déterminés : la première nous renvoie de la lumière rouge, la seconde du jaune et la troisième du bleu ; puis, la même boule, placée aux trois positions, donne tour à tour ces trois couleurs , et M. Rohaut conclut que dans l'arc-en-ciel les rayons qui nous apportent ces couleurs font avec l'axe optique précisément les mêmes angles. Il poursuit son observation : la nature nous montre presque toujours deux arcs à la fois. M. Rohaut trouve aussi pour ses bulles de verre des places différentes-, il montre que les rayons n'entrent pas de la même manière dans les unes et dans les autres, et par là s'explique très-bien la diverse apparence de ces deux iris 5.
' Rohaut, Phys., I, 12.
* Ibid. — Cette expérience est de l'invention de Rohaut.
5 Rohaut, Phys., 1,26.
4 Rohaut, Phys., I, 27 et suiv.
5 Libcs, Histoire de la physique, II, p. 91.
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Mais c'est surtout en ce qui tient à la vision que l'oeil artificiel montré dans ses cours, a fait, l'expression n'est pas trop forte, une révolution parmi les savants.
M. Rohaut ne se contente pas d'exposer la vraie théorie de la lumière, de démontrer la marche des rayons lumineux, de la rendre sensible au moyen des miroirs de toutes sortes, des lunettes concaves, convexes ou à facettes'. Bientôt un oeil artificiel, composé par lui-même, reçut la lumière partie de l'objet visible, et en porta l'image sur une feuille de vélin placée derrière lui. Ainsi, dorénavant, ce ne sera plus le cristallin, ce sera la rétine qui recevra l'image; le cristallin n'est qu'une lunette convexe par où passe la lumière pour former l'image un peu plus loin-, et, comme l'avait prévu M. Rohaut, il faut pour qu'elle soit .nette une juste distance : trop près ou trop loin, elle est confuse, et nous ne pouvons rien distinguer *. L'expérience de tous les jours ne confirme-t-elle pas cette heureuse explication ?
En vérité, plus j'y réfléchis, et plus je crois que M. Descartes nous a mis dans la bonne voie, par son explication générale des phénomènes du monde, et en recommandant toujours les expériences ; et si plus tard on trouve dans ses idées quelques erreurs qui nous échappent aujourd'hui, luimême aura d'avance établi à quel caractère on les pourra reconnaître : savoir si elles contrarient l'expérience et l'observation. Or, ce principe une fois admis, et suivi franchement, il y a tout lieu d'espérer que la science fera dorénavant des progrès que rien ne viendra borner.
Cette explication fut reçue avec des marques non équivoques de plaisir et d'assentiment. M. le Prince témoigna à plusieurs reprises au jeune philosophe sa parfaite satisfaction; les dames vinrent aussi lui faire leurs compliments,
1 Rohaut, Phys.,\, 30 à 34.
2 Rohaut, Phys., I, 31.
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que M. Régis reçut avec beaucoup de modestie, rapportant toute cette gloire à ses maîtres, et déclarant que, pour lui, il n'avait encore rien fait, mais qu'il espérait bien plus tard ne se pas écarter de la route qui lui avait été tracée, et qu'il croyait la meilleure. »
On en était là lorsqu'on annonça à M. le Prince l'arrivée de l'ecclésiastique qu'il attendait. Le Père Magloire, professeur de philosophie dans l'Université, y enseignait avec un plein succès la physique scolastique -, il avait sous la robe une grâce infinie, et s'énonçait avec autant de facilité que d'élégance, au point de faire souvent trouver claires, surtout lorsqu'il parlait en latin, des choses qu'avec un peu de loisir et d'examen on aurait bien vu qu'on ne comprenait pas.
Après les politesses d'usage, et quand le silence fut établi, il commença ainsi :
« Je ne crois pas devoir examiner si le ciel existe -, cette question n'en est une que pour les aveugles 1. J'examine donc : 1° quelle est sa nature, s'il est de la substance de l'un des éléments, ou s'il est un mélange des quatre ; et je réponds non, d'abord d'après Aristote, qui prouve clairement qu'il faut admettre un cinquième corps, différent des quatre premiers : c'est à savoir le ciel * : en second lieu, parce que le ciel a été établi au-dessus de tous les éléments, qu'il les enveloppe, qu'il est emporté d'un mouvement circulaire, qu'il influe sur les éléments et tous les mixtes, qu'il est substantiellement inaltérable et incorruptible, qu'il contient en luimême le soleil, cet astre si éclatant : toutes ces raisons prouvent évidemment, ce me semble, que le ciel est un corps d'une plus noble nature que le monde sublunaire 3
' Idea philosophioe naturalis, seu physica, pars tertia totius philosophiae, auct. D. Petro a Sancto Joseph fuliensi, edit. secunda. Paris, 1659. — C'est cette édition que je citerai dorénavant sous le simple titre Physica.
a Arist., De coelo, 1, 2.
5 Physica, p. 187.
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Et qu'on ne dise pas qu'on trouve dans le ciel les qualités des éléments, la solidité de la terre, la continuité de l'eau, la transparence de l'air, la chaleur ou la lumière du feu, et qu'ainsi il est d'une nature élémentaire. Je réponds qu'absolument la majeure n'est pas vraie : le ciel est solide, mais il ne l'est pas comme la terre ; car il y joint la transparence que celle-ci n'a pas. Il est continu et transparent, mais il ne l'est pas à la manière de l'air ou de l'eau, puisqu'il est solide, et que l'air et l'eau sont des fluides. On conclut de même à l'égard de sa lumière, qui n'est pas formellement chaude comme celle du feu'.
Je ne puis dissimuler, au sujet de lasolidilé des cieux, admise par toute l'antiquité, que quelques philosophes modernes, même parmi les péripatéticiens, renoncent à y croire aujourd'hui : j'en vois qui pensent que le ciel où se meuvent les planètes doit être fluide, afin de leur livrer passage*; une raison semblable les fait croire à la fluidité de l'empyrée. C'est, disent-ils, la demeure des saints et des bienheureux-, or, un espace fluide est pour ces corps glorieux une habitation bien plus convenable qu'une masse solide et partout résistante 3 ; car il se prête bien mieux à tous leurs mouvements et à l'aperception des corps éloignés. Je ne nie pas la force de ces raisons ; je ne pense pas pourtant qu'elles doivent prévaloir sur la croyance unanime des philosophes anciens , sur les témoignages que nous donne l'Écriture de la solidité des cieux, ni sur les preuves que nous en donne leur incorruptibilité, dont j'ai à parler maintenant.
2°. Le ciel est incorruptible : les raisonnements d'Aris1
d'Aris1 caloris formalis expertem, qualis non est in igné. P. 188.
1 P. Barbay, Comment., etc., t. II, p. 58.
5 Empyreum est fluidum.... accommodatum est statui beatorum quorum est sedes ; corpus autem fluidum aptius est ad statum corporum gloriosorum, quum sit aptius ad motum et ad visionem corporum distantium ; ergo, etc. Barbay, ibid., p. 57.
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tote à ce sujet sont connus ' ; les observations faites depuis son temps par les astronomes, qui n'y ont observé aucune trace de corruption, fortifient toutes les conjectures*. En vain voudrait-on voir dans quelques passages des saintes Écritures 3 la preuve que les cieux sont périssables ; ces passages peuvent s'entendre de tout autre chose que du ciel, et appliqués au ciel, ils peuvent signifier autre chose que la ruine et l'anéantissement de sa substance *.
On trouve une objection plus forte dans l'observation faite de quelques étoiles qui sont nées tout à coup dans le ciel, et se sont ensuite évanouies : telle est celle qui, en 1572, fut aperçue par Tycho-Brahé dans la constellation de Cassiopée ; qui brilla, depuis le mois de novembre jusqu'au mois d'avril de l'année suivante, d'un éclat assez vif pour surpasser la clarté des fixes de première grandeur et de Jupiter même ; dont la clarté s'affaiblit ensuite, et qui disparut seize mois après sa découverte 5. J'avoue qu'il est difficile d'expliquer complètement ce phénomène ; quelques-uns ont voulu y voir une comète. Cette opinion n'est pas admissible, puisque les comètes sont au-dessous de la lune 8; d'autres croient que les étoiles marchent quelquefois dans l'épaisseur de la huitième sphère, qu'elles s'approchent ainsi de nous et deviennent visibles ; qu'ensuite elles remontent par la même voie et disparaissent à nos regards'; mais cette explication supposerait au ciel la fluidité de l'air, ce qui paraît bien difficile à croire ; et qu'ensuite les étoiles s'y meuvent de haut en bas à la façon des oiseaux , ce qui nous semblera sans doute ab'
ab' coelo, I, 3.
» Physica, p. 188.
5 Dans les psaumes, et Pétri epistol., II, c. 3, -j 10
4 Physica, p. 189.
" Ibid., Laplace, Expos, du syst. du monde, V, 6.
s Physica, p. 189.
7 Physica, p. 189 et 190.
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surde, si nous réfléchissons que leur position invariable, qui les a fait nommer fixes, prouve la solidité absolue du ciel où elles sont attachées'. J'aime donc mieux, avec beaucoup de physiciens bons catholiques, recourir au miracle, d'autant plus que nous voyons dans l'Écriture une étoile nouvelle conduire les mages à Bethléem, le soleil s'obscurcir miraculeusement à la mort du Sauveur, s'arrêter à la voix de Josué, reculer de dix degrés devant le roi Achaz ; et ces phénomènes, précisément parce qu'ils sont miraculeux, ne prouvent rien contre l'incorruptibilité du ciel '. A l'égard des comètes que l'on voit de temps en temps se produire et se détruire dans les cieux, et dont on a fait un argument contre l'incorruptibilité du ciel, au moins en quelqu'une de ses parties, pour peu qu'on les compare aux étoiles quant à leur lumière, leur quantité, leur consistance, leur mouvement, leur durée, on se convaincra qu'elles ne peuvent être d'une nature céleste, et que rien, par conséquent, n'empêche, comme je l'ai dit, qu'elles ne se forment au-dessous du ciel. Cette opinion est d'autant plus recevable que personne n'a pu, jusqu'à présent, expliquer la formation des comètes dans le ciel; ce que quelques-uns ont supposé, qu'elles se produisaient par les exhalaisons du soleil ou la transpiration du corps des planètes, est trop ridicule pour mériter une réfutation en règle 3. L'objection tirée du petit parallaxe 4 que font les comètes serait sans doute très-puissante, et prouverait leur grand éloignement de la terre, si tous les astronomes étaient d'accord sur ce point -, mais il y en a beaucoup qui assurent avoir observé le contraire s. Ainsi l'on peut très-bien n'y pas voir un argument sérieux contre l'incorruptibilité du
* Physica, p. 189 et 190.
* Physica, p. 190.
3 Physica, p. 191.
4 Parallaxe était masculin sous Louis XIV.
" Pleriquc,... se oppositum expertos esse lestantur. Physica, p. 192,
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ciel, que nous avons soutenue jusqu'ici et que nous maintenons.
3°. Je ne m'arrête pas à parler de la matière du ciel : Aristote, d'une part, de l'autre, les Pères et les théologiens, et enfin les philosophes, au moins la plus grande partie d'entre eux, tiennent que le ciel est matériel, qu'il est formé d'une matière qui lui est propre, et ne peut absolument se transformer en aucune autre. Les objections faites à cette opinion, ou celles qu'on a proposées pour la remplacer, ne méritent pas de nous occuper '.
4°. Quant à la forme du ciel (je prends ce mot dans le sens aristotélique, pour exprimer non pas seulement sa figure, mais l'ensemble de ses qualités ou sa nature réelle), la question est plus grave. On peut demander, en effet, si sa forme est l'âme, c'est-à-dire, en d'autres termes, s'il est l'âme du monde', ce qu'ont soutenu non-seulement des philosophes païens, mais même des catholiques, entre autres Origène et Auréolus. On repousse justement cette idée par les raisons suivantes : d'abord le ciel, n'étant pas un mixte, ne peut recevoir une âme ; car celle-ci ne peut habiter que dans une matière douée de diverses qualités ou dispositions. En second lieu, il n'y a, comme on le sait, que trois sortes d'âmes : la végétative, la sensitive et la rationnelle. Aucune d'elles ne peut se placer convenablement dans le ciel : la végétative, parce que le ciel ne se nourrit ni ne s'augmente, et qu'il n'a pas à engendrer un autre ciel; la sensitive, parce qu'il n'a pas d'yeux, ni d'oreilles, ni d'autres sens internes ou externes ; la rationnelle, parce que sans cela le ciel', doué d'intelligence et de volonté, serait capable de mérite et de démérite, de bonheur éternel et de châtiments. C'est ce qu'aucun catholique ne croira jamais , et ce qui montre la
1 Physica, p. 192.
* An forma coeli sit anima. Physica, p. 194.
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grossière erreur d'Origènc, d'après lequel les étoiles auraient comme nous des vices et des vertus, et le Christ serait mort pour leurs péchés comme pour les nôtres '.
Nous voyons par là qu'il est assez difficile de faire connaître exactement la forme ou la nature propre du ciel ; tout ce que nous savons est qu'il est matériel, qu'il est incorruptible , que sa matière diffère essentiellement des quatre éléments , que ceux-ci ne peuvent agir sur lui en aucune manière; mais que lui, au contraire, exerce sur eux une puissante influence 2.
5°. Le nombre et la grandeur des ciels méritent et doivent attirer notre attention : d'abord, combien y a-t-il de ciels ou de sphères? Les astronomes ne s'accordent guère dans leurs réponses : Eudoxe en comptait vingt-trois, Calippe trente, Aristote quarante-sept, Ptolémée trente et un, Royaumont trente-trois ; beaucoup de philosophes en admettent d'abord dix, et y en ajoutent un onzième : savoir le coelum coelorum ou le ciel des deux 3. Pour moi, je crois que ces ciels peuvent absolument se réduire à trois : savoir, le ciel empyrée, le ciel étoile ou des fixes, et celui des planètes. Les raisons qui m'y déterminent sont d'abord qu'avec ce nombre de ciels, on peut expliquer tous les phénomènes, et il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité ; c'est ensuite et surtout que les Pères de l'Église n'admettent ordinairement qu'un petit nombre de ciels. Quelques-uns même
1 Origenis.... qui docet stellas, esse capaces virtutis et vilii, Christumque etiam pro peccatis illarum mortuum esse. Physica, p. 195.
2 Physica, p. 194.
3 Johnston, Thaumatographia naturalis, classe I, ch. 1 , art. 2. — Les nombres cités par Rarbay, t. II, p. 60, ne sont pas les mêmes : Ptolemaeus et Aristoteles octo (coelos) admiserunt, septem planeticos et primum mobile; Clavius duodecim.... Chrysostomus, îinicum.... S. Thomas , très : empyreum , cristallinum et sidereum, quod complectitur firmamentum et totam regionem planetarum ; S. Damascenus, duos tantum : sidereum et empyreum; Tycho-Brahe, très : empyreum , fiimamcntum et planetienm.
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pensent qu'en réalité il n'y en a que trois, se fondant, avant tout, sur ce que saint Paul a été ravi jusqu'au troisième ciel, c'est-à-dire jusqu'à l'empyrée '.
Ce qui fait qu'on a tant augmenté le nombre des ciels, c'est que toutes les fois que les astronomes ont reconnu un mouvement particulier et nouveau, ils ont supposé que ce mouvement venait d'une sphère nouvelle qui enveloppait les autres et leur communiquait son mouvement ; mais, quels que soient ces mouvements, il n'est pas nécessaire, pour les expliquer, de recourir à un ciel supérieur. Ils peuvent venir directement de la cause mouvante, je veux dire de Dieu, ou des intelligences qu'il a préposées à cet effet.
6°. La grandeur ou la distance des différents ciels est une des choses que l'on voudrait le plus connaître parfaitement ; malheureusement, la science ne nous apprend jusqu'ici rien de certain à cet égard. Je rapporterai donc, mais sans en affirmer aucunement l'exactitude, quelle est l'opinion générale. On compte ordinairement, du centre de la terre au cercle de la lune, 33 demi-diamètres terrestres, ou 48 000 lieues géographiques * ; du même centre à Mercure, 64 demi-diamètres ou 91000 lieues; jusqu'à Vénus, 167 rayons ou 239000 lieues; jusqu'au soleil, jusqu'à Mars, Jupiter et Saturne, respectivement, 1121,1216,8853 et 14378 rayons, ou en lieues, 1600000, 1740000, 12600000, et 20 millions et demi ; enfin la concavité du firmament est à 22612 demi-diamètres, ou 32 millions de lieues, et sa convexité, qui, selon mon sentiment, se confond avec la concavité du ciel empyrée, a une distance double, je veux dire de 64 millions de lieues, ou 45225 demi-diamètres 3.
1 Physica, p. 196.
* Je compte le tour de la terre comme étant de 9000 lieues, et le diamètre de 2864; c'est le nombre établi depuis bien longtemps. Mais l'auteur comptait 9540 lieues de tour (Physica, p. 202). Voyez aussi Barbay, à la fin du premier volume.
3 Physica, p. 201, 202, 203. Cf, et ci-dessus, p. 113.
L HOTEL DE CONDE. 159
Les moyens pris pour calculer ces grandeurs sont assez simples ; on a mesuré sur un méridien la distance de deux points pour lesquels la hauteur du pôle diffère d'un degré : on a multiplié cette distance par 360 pour avoir le méridien tout entier.
Les éclipses de lune ont montré que cette planète est beaucoup plus petite que la terre, puisqu'elle peut être immergée tout entière dans son ombre, bien que celle-ci s'allonge dans l'espace et s'appointisse en pyramide.
La forme de l'ombre de la terre a fait juger que le soleil était beaucoup plus grand ; ensuite, en comparant les distances de cet astre et de la lune, quand ils sont le plus près et le plus loin de la terre, en considérant aussi combien de temps met la lune à sortir de l'ombre terrestre, on a pu déduire les distances des autres astres ou l'épaisseur des ciels où ils sont attachés.
7°. Des distances des astres et de ce qu'ils décrivent leur cercle autour de nous en vingt-quatre heures, on conclut immédiatement leur vitesse : le soleil parcourt 420 000 lieues en une heure, ou 7000 par minute ; il va donc 5000 fois aussi vite qu'un boulet de canon '. Une étoile placée à l'équateur traverse un espace 20 fois aussi considérable, ou de 8400000 lieues; c'est-à-dire qu'elle va aussi vite qu'un oiseau qui ferait dans le même temps 1900 fois le tour de la terre; c'est-à-dire encore qu'une flèche, animée delà même vitesse, ferait plus de 7 fois le tour de la terre avant que vous n'eussiez achevé un Ave Maria 1
8". La grandeur absolue des astres n'est pas moins curieuse que leurs distances ; je ne répète point ce que tout le monde sait de leur division en étoiles fixes et planètes.
' Physica, p. 208. — La vitesse du boulet n'avait pas encore été mesurée ; on l'estimait à 55 toises environ par seconde. On sait aujourd'hui qu'elle est à peu près quadruple.
J Physica, p. 208.
100 .^ L HOTEL DE CONDÉ.
Celles-ci sont au nombre de sept : la lune, Mercure, Vénus, le soleil, Mars, Jupiter et Saturne. Les fixes sont sans doute innombrables, puisque, selon le dire des astronomes, la voie lactée, qui ne nous apparaît que comme une bande blanchâtre, se compose d'une multitude d'étoilettes qu'on distingue à l'aide du télescope ; mais celles qu'on reconnaît à la simple vue ne sont en tout que 1022, que l'on a rangées, pour les reconnaître plus facilement, en 48 constellations. On les a aussi divisées, d'après leur éclat, en divers ordres de grandeurs; il y en a quinze primaires, c'est-à-dire de première grandeur : ce sont les plus brillantes du ciel. Chacune d'elles est 108 fois ' aussi grosse que la terre; il y en a 46 secondaires, 208 tertiaires, 474 quartaires, 217 quinaires , 49 sextaires. On y ajoute 5 nébuleuses et 9 obscures. Les étoiles de seconde, troisième, quatrième, cinquième et sixième grandeur sont respectivement 90, 72, 54, 36 et 18 fois aussi grosses que la terre*.
Comparées aussi à la terre, les planètes donnent les nombres suivants : Saturne vaut 91 fois son volume ; Jupiter, 95; Mars, 1 ; le soleil, 166; Vénus n'est que 1/37, Mercure 1/21952, la lune 1/39 3.
9°. Il reste à faire sur les corps célestes quelques questions importantes, et auxquelles on ne peut répondre absolument aujourd'hui. Quelle est la force qui meut toutes ces sphères? est-elle propre aux ciels et intérieure? Il semble plutôt qu'elle leur est extrinsèque, bien qu'Aristote ait cru que le mouvement des cieux leur était naturel, parce qu'il dure éternellement. Mais Aristote s'est trompé en cela; car après le jugement dernier, les cieux resteront certainement
' Il y a 107 dans le texte, p. 205; mais c'est sans doute une faute d'impression : les nombres donnés sont visiblement les multiples de 18. La même faute se trouve dans Barbay.
» Physica, p. 205.
3 Ibid.
L HOTEL DE CONDE. 161
en repos pendant toute l'éternité !, le repos est donc leur état naturel.
Mais alors, quelle est précisément cette cause mouvante? est-ce Dieu lui-même? est-ce un ange? Il est plus probable que c'est Dieu ; car à peine conçoit-on qu'un ange pût remuer si longtemps et si également des corps doués de dimensions et de vitesse si extraordinaires; d'un autre côté, peut-on admettre qu'un ange, un esprit bienheureux soit attaché à son ciel pendant tant de siècles, sans un seul petit moment pour descendre sur la terre, monter dans l'empyrée, ou quitter la roue qu'il est chargé de faire tourner *?
L'observation a fait reconnaître des taches sur la surface du soleil : que sont ces taches? Quelques-uns veulent que cet astre soit toujours en ébullition, et que ces taches soient des amas d'écume ou de scories ; mais il faudrait, pour recevoir cette explication, regarder le soleil comme corruptible , et portant en lui-même la cause de sa corruption 3, ce qui est contraire à tout ce que nous savons de la nature des corps célestes. D'autres pensent que ces taches ne sont pas dans le soleil, qu'elles sont dans l'air, et qu'en s'interposant elles apparaissent à l'observateur comme si elles étaient sur la surface solaire. Cette explication n'est pas admissible; car les taches n'apparaîtraient pas au même point à des observateurs différents : d'ailleurs, elles obscurciraient la lune et les autres astres, ce qui n'a jamais lieu. D'autres enfin disent que ce sont des astres errants, des planètes d'un genre particulier, peu éloignés du soleil, intermédiaires entre lui et Vénus. Cette explication, meilleure que les autres, n'est pourtant pas entièrement satisfaisante, et ce qu'il y a de plus
' Post diem judicii, coelum per totam seternitatem quiescet. Physica,-p. 209.
4 Physica, p. 209. "• Physica, p. 212.
162 LHOTEL DE CONDÉ.
assuré sur les taches du soleil, c'est que nous ne savons pas très-bien ce que c'est'.
On voudrait savoir encore si les qualités primaires ou élémentaires, le chaud, le froid, le sec et l'humide, et les secondaires, c'est-à-dire celles qui naissent immédiatement des précédentes, comme les couleurs, les saveurs, les odeurs, etc., sont en substance dans le ciel. Je réponds qu'aucune de ces qualités n'y peut être formellement constituée"; et il ne faut pas objecter que le soleil produit la chaleur, Saturne le froid, la lune l'humidité, et Mars la sécheresse. Il suffit, en effet, que ces qualités y soient contenues causativement et deloin 3; de même il importe peu que les astres soient diversement colorés. La couleur n'est pas en eux pour cela ; elle résulte de la diverse proportion de la lumière, de la transparence ou de l'opacité des astres, de la distance de notre vue \
On demande aussi si le ciel exerce une action sur notre globe, comment et quand il l'exerce; la réponse n'est pas douteuse. Assurément il agit sur nous non pas seulement par sa lumière, mais par des influences occultes. Il y agit par les astres qui l'embellissent, qui sont comme le canal indispensable de ses influences, et c'est pourquoi le firmament qui ne contient pas d'étoiles n'exerce aussi sur nous aucune action 5. On doit rapporter à des influences occultes du ciel la production de l'or, de l'argent et des autres métaux que la lumière du soleil ne peut atteindre dans les entrailles de la terre, et sur lesquels, par conséquent, l'action mystérieuse du ciel ne saurait être mise en doute \ Cette dernière asser*
asser* p. 213, 214.
2 Physica, p. 214.
3 Physica , p. 215.
4 Ibid.
B Physica, p. 210. " Ibid.
L HOTEL DE CONDE. 163
tion répond à la question que l'on pourrait faire savoir ■ 1° si les cieux produisent quelques choses substantielles et inanimées ; 2° s'ils concourent à la production des êtres vivants : très-certainement ils exercent cette double action.
D'abord, puisqu'il est évident que de la masse des cieux profluent sans cesse les qualités élémentaires qui y sont virtuellement contenues : savoir la chaleur, la froideur, l'humidité et la sécheresse, on peut certainement conclure qu'il en résulte la naissance de certaines substances, puisqu'il y a des corps auxquels ces qualités sont connaturelles'. L'expérience, d'ailleurs, le démontre; les rayons du soleil, rassemblés au foyer d'un miroir concave, n'embrasent-ils pas des étoupes, du bois, etc., et, puisque le feu est plus parfait que les autres éléments, il n'y a pas de raison pour que le ciel ne puisse pas concourir effectivement à leur formation '. Il en est de même des mixtes, et surtout de ceux pour lesquels on ne peut assigner aucune cause prochaine suffisante : tels sont les métaux, les diamants, les autres pierres précieuses; car le ciel étant, de toutes les substances inanimées, sans contredit la plus parfaite, et influant, comme il a été dit, sur ce bas monde, et par sa lumière et par ses formes occultes, il n'y a pas lieu de douter qu'il ne concoure effectivement à la production des choses inanimées 3.
En ce qui tient à la production des êtres animés, il est certain qu'il y influe beaucoup en disposant la matière à la réception de la forme*. Toutefois, cette influence n'est que
' Quum constat a coelis profiuere qualitates elementares in iis virtualiter contentas , nempe calorem, frigus , humiditatem et siccitatem , hinc satis colligitur ex iis prodire aliquarum substantiarum generationes, quum cjusmodi qualitates sint connaturales nonnullis corporibus. Physica, p. 220.
1 Ibid.
3 Ibid.
4 lllud certum videtur coelum influere ad generationem viventium.... disponendo matcriam ad reccptioncm forma?. Physica, p. 221.
11.
104 I. HOTEL DE CONDÉ.
matérielle et dispositive; car tous les êtres vivants ayant en eux une force suffisante et adéquate pour produire des formes semblables, il n'est pas nécessaire que le ciel y concoure par soi, et comme cause principale. Il suffit qu'il prédispose la matière comme je l'ai dit '.
Il y a plus de difficultés sur les animaux qui ne sont pas engendrés par leurs semblables, mais qui tirent leur origine de la matière en pourriture, comme les grenouilles, les mouches, les vers, etc.*. Quelques philosophes pensent qu'ils sont produits à la ressemblance d'autres êtres, qui leur servent de causes principales. Ainsi les vers naîtraient d'une certaine forme de ver, vague et indéterminée pour nous, quoique déterminée pour Dieu \ Cette opinion se rapproche essentiellement des idées de Platon; rien ne l'appuie, rien ne la doit faire adopter.
D'autres les supposent formés par des animaux absents; mais cette opinion est inadmissible; car si les choses inanimées peuvent être produites par une cause fort éloignée d'elles, il n'en est pas ainsi des êtres animés, eu égard à leurs producteurs semblables ; car ils ne peuvent être produits que par l'action vitale, laquelle n'a pas lieu à distance '.
Il y en a qui prétendent que le ciel peut être cause principale de la génération de ces animaux, c'est-à-dire se comporter comme un être animé, parce qu'il est tellement parfait qu'on peut le regarder comme plus noble qu'eux ; mais cette raison ne peut non plus être admise, car elle intervertirait l'ordre de perfection reconnu par tous les philoso*
philoso* p. 221.
* A simili non generantur, sed fiunt ex putri materia, ut rame, musca;, vermes, et caetera. Physica, p. 221.
3 Ut vermem a quodam verme vago nobisque indeterminato, qui tamen a Deo sit determinatus. Ibid.
4 Physica, p. 222.
L HOTEL DE CONDÉ. 165
phes, d'après lequel on place au dernier échelon les inanimés; au-dessus de ceux-ci les vivants; au-dessus des vivants les sensibles, et au-dessus des sensibles les intelligents. Le ciel, étant inanimé, ne peut donc être la cause principale de ces animaux à la fois vivants et sensibles : cela est évident; car les opérations de la vie et des sens sont bien plus nobles que les opérations mortes et insensibles. Les causes de celles-ci sont donc de beaucoup au-dessous des principes des autres '.
D'autres ont imaginé que le ciel pouvait bien produire ces animaux comme instrument de l'intelligence qui le meut, de l'ange, par exemple, qui préside à son mouvement. Cette supposition sera rejetée comme les autres. D'abord, il n'est pas sûr que les ciels soient mus par des intelligences créées ; j'ai même montré précédemment que cela ne pouvait pas être. Mais en supposant même qu'un ange fît tourner le ciel, il ne lui pourrait communiquer aucune influence sur ce bas monde, et le ciel ne pourrait agir sur nous comme l'instrument de son moteur. En effet, du consentement de tous les théologiens, les anges ne peuvent produire aucun effet naturel qu'en appliquant les agents aux patients : par exemple, le feu au bois, pour produire la combustion. Or, un ange approchant le feu d'une matière combustible n'est pas regardé comme la cause principale et par soi d'une telle combustion ; à égale raison, ne devrait-il pas être regardé comme la cause principale et par soi de la production de ces animaux imparfaits, quand bien même il mouvrait le ciel, et que la génération de ces animaux résulterait de ce mouvement '.
Que conclure de tant de suppositions exclues aussitôt qu'elles se présentent? D'abord, sans doute que la question
1 Physica, p. 222. ' Physica, p. 223.
1 66 L HOTEL DE CONDÉ.
est difficile et obscure, je l'avais dit en l'exposant-, mais aussi que de toutes les explications qu'on en peut donner, la suivante est la plus naturelle et la plus complète : La production des animaux imparfaits qui viennent de la matière putréfiée doit remonter au ciel comme cause instrumentale, et à Dieu comme cause principale et spéciale. Rien, en effet, ne s'oppose à cette double conclusion, puisqu'il est bien certain que ces animaux se produisent par l'influx du ciel-, que, d'un autre côté, bien qu'ils soient fort imparfaits, nous ne trouvons aucune cause créée capable de les produire, et qu'il faut alors de toute nécessité aller jusqu'à la cause première, et qu'enfin bien que le ciel ne puisse en être la cause principale et par soi, il peut parfaitement en être la cause instrumentale, ou au moins la cause dispositive et matérielle, comme il l'est pour les animaux supérieurs '.
Voilà, je crois, ce qu'il y a de plus important à connaître sur le ciel et les corps célestes. On peut pourtant demander encore si le ciel a quelque influence sur l'homme, sur ses actions, sur ses volontés. On répond qu'il n'exerce pas d'influence directe, et que c'est avec raison que l'Église condamne les tireurs d'horoscope qui veulent soumettre la libre volonté de l'homme à l'influence des astres *.
Mais si le ciel n'influe pas directement sur nous, il ne s'ensuit pas qu'il n'exerce indirectement aucune influence; car il influe assurément sur le corps humain. Il y produit différentes dispositions : il donne à l'un tel tempérament, à l'autre tel autre, et de là des inclinations diverses qui toutes prouvent la puissance de cet agent 3, quoique pourtant il laisse toujours à l'homme la liberté dont il a besoin pour mériter ou démériter. Mais déjà ceci tient à peine à la physique, et
■ Pliysica, p. 223, 221. 1 Physica, y. 22i. 22.ï. :' Ibid.
L HOTEL DE CONDE. 167
je puis terminer ici ce que j'avais à dire sur cette première partie de mon sujet. »
Quand le Père Magloire eut achevé son exposition, Régis prit la parole, et après avoir rendu justice à la clarté continue de l'exposition du Père, et à l'élégance soutenue de son langage : « Je tâcherai, dit-il, de répondre en peu de mots aux diverses doctrines émises tout à l'heure ; je me fonderai, pour quelques-unes, sur ces beaux principes de M. Descartes, le maître de M. Rohaut et le mien, qu'il ne faut jamais recevoir aucune chose pour vraie qu'on ne la connaisse évidemment être vraie ' ; et qu'en ce qui tient à la connaissance des choses physiques, les expériences sont d'autant plus nécessaires qu'on est plus avancé dans la sciences. Ainsi, où défaudra l'évidence et l'expérimentation, il ne restera plus qu'à invoquer la plus ou moins grande vraisemblance sur le jugement de quoi chacun est assurément fort libre, mais ne peut aussi forcer le consentement de son voisin.
Il a, par exemple, été dit tout à l'heure que les aveugles seuls pouvaient mettre en question l'existence du ciel. Entendons-nous bien : y a-t-il autour de nous l'apparence d'une sorte de sphère azurée que le vulgaire appelle le ciel? Oui, sans doute, personne ne le conteste ; seulement, ce n'est pas là ce dont nous sommes en peine. Il s'agit de savoir si cette apparence est produite par une sphère réelle, solide, tournant autour de nous. Or, c'est ce que personne n'a pu expérimenter, et ce dont nous n'avons d'autre évidence que celle qui nous vient de la vue; mais, pour ceux qui savent combien nos yeux nous trompent souvent, cette raison n'en est pas une, et, ainsi, il ne reste pour la nature des cieux que des croyances plus ou moins invétérées chez nous, dont la
1 De la méthode, part. 2, n° 7.
2 De la méthode, part. 6, n" 3.
\ 68 I. HOTEL DE CONDE.
valeur philosophique dépendra essentiellement des considérations ultérieures.
L'incorruptibilité du ciel n'est pas plus certaine que son existence-, sur quoi est-elle fondée, je vous prie? sur la convenance d'une opinion, et rien de plus : l'expérience nous manque absolument. Vous dites bien que les astronomes anciens et modernes n'y ont jamais aperçu aucun changement ; combien de changements très-considérables peuvent avoir eu lieu, qui ont échappé à nos regards, ou que nos observations n'ont pu atteindre !
Déjà, bien évidemment, plusieurs phénomènes, ceux qui ont été cités tout à l'heure des comètes et des fixes survenues et disparues à certaines époques, prouvent, au premier aspect, qu'il se forme et se détruit quelque chose dans le ciel. Ces exemples ne sont pas rares -, beaucoup de comètes ont été remarquées en différents temps par les astronomes -, et quant aux étoiles nouvelles, outre celle de 1572, n'en vit-on pas une paraître tout à coup auprès de l'Aigle, en 389, qui fut plusieurs semaines aussi brillante que Vénus ' ? N'en parut-il pas une autre en 1577, depuis novembre jusqu'à la fin du mois de janvier suivant? N'a-t-on pas vu, en 1604, une primaire briller tout à coup au pied droit d'Ophiucus, et subsister pendant un an'? La septième pléiade, vue et célébrée par les anciens, n'est-elle pas perdue pour nous, comme elle l'était dès le temps d'Auguste \ On invoque le miracle pour expliquer ces phénomènes, et je le concevrais, si la foi était le moins du monde intéressée dans la question. Or, ce n'est pas le cas ici -, la solidité, la sphéricité, la corruptibilité des cieux ne sont que des opinions philosophiques, et si l'observation montre qu'elles sont
' Francoeur, Uranographie.
* Johnston, Thaumatographia naturalis, classe I, ch. ~t.
' Ovide, Fastes, IV, 170.
L HOTEL DE CONDE. 169
incompatibles avec les phénomènes, il faut y renoncer sans regret, et ne pas appeler du premier coup Dieu à leur secours. Non est philosophi recurrere ad Deum, dit-on en commun proverbe, et on a bien raison quand il ne s'agit que des faits physiques.
Pour nous, qui suivons la doctrine de M. Descartes, rien de plus simple, de plus clair et de moins exceptionnel que ces phénomènes, crus miraculeux par nos adversaires. Le ciel, disons-nous, n'existe pas en substance; la voûte azurée que nous voyons autour de nous n'est qu'une apparence produite par la lumière de notre tourbillon ' ; l'espace universel est rempli de matière dont les parties, extrêmement petites, sont de trois ordres de grandeur 2 Nous supposons que Dieu ayant au commencement créé la matière qui remplissait l'espace, l'ayant, par conséquent, composée de particules cubiques ou pyramidales, ou de tout autre corps susceptible de boucher exactement tous les vides, a imprimé simultanément à toutes ces parties un mouvement de rotation sur elles-mêmes, de manière à briser leurs angles et leurs arêtes; de là sont nés trois éléments. Le premier, poussière subtile et anguleuse enlevée des extrémités des corps tournants, est celui dont les parties sont de beaucoup les plus petites ; c'est ce que M. Descartes appelle la matière subtile. Les molécules du deuxième élément sont moins petites; elles sont sphériques ou arrondies, et formées par les centres de rotation dont nous avons parlé. Le troisième élément se compose des molécules irrégulières qui peuvent s'être formées ou par elles-mêmes ou par leur agrégation avec d'autres. Ces trois éléments nous suffisent pour rendre compte de tous les phénomènes ; ils ne diffèrent que par la forme et les dimensions de leurs molécules, et par
' Descartes, De la méthode, part. 5, u° 2. 1 Rohaut,Phys., 1,21.
170 I. HOTEL DE CONDÉ.
les qualités qui en dépendent essentiellement. Ainsi le premier jouit d'une grande vitesse; il est animé d'un mouvement rapide, le sien propre s'augmentant toujours de celui des autres corps qu'il rencontre, et qui le heurtent et le chassent; le second, moins mobile que le premier, l'est beaucoup plus que le troisième, et déjà vous voyez que nous pourrions au lieu de premier, second et troisième élément, dire, selon l'appellation commune, feu, air et terre. Si nous ne le faisons pas, c'est de crainte d'équivoque' ; car nous voulons avant tout être bien compris. Nous tâchons de représenter ces matières telles qu'il n'y ait rien au monde de plus clair et de plus intelligible; nous écartons toutes ces formes et qualités abstraites dont on dispute dans les écoles; nous montrons quelles sont les lois de la nature, et que quand Dieu aurait créé plusieurs mondes, il n'y en aurait aucun où elles manquassent d'être observées; nous faisons voir comment la plus grande partie de la matière créée doit s'arranger en tourbillons qui la rendent semblable à nos cieux ; comment quelques-unes de ces parties devaient composer une terre, quelques-unes, des planètes et des comètes, quelques autres, un soleil et des étoiles fixes \
Maintenant, rien ne nous oblige à supposer les cieux incorruptibles ; ils admettent tous les changements que les divers mouvements peuvent produire en eux. Ces astres, qui ont brillé quelque temps et ont ensuite disparu, peuvent s'être couverts de taches ou de croûtes, si bien qu'à la longue ils n'auront plus envoyé de lumière 3. On conçoit que ceux qui nous envoient de la lumière ne le peuvent.faire que par une émission de matière subtile. Ce que l'on sait de la force centrifuge et de la rotation des astres sur eux-mêmes
1 Rohaut, physs., I, 24. '* Descartes, De la méthode. r' Roliaul, l'hys., H, 26.
LHOTEL DE CONDË. 17 1
prouve clairement que cette émission ne doit avoir lieu que par leurs équateurs ' ; c'est donc par leurs équateurs que le soleil et les étoiles lancent ces torrents de lumière qui s'étendent beaucoup au delà de notre tourbillon. Cependant cette émission de matière ne peut pas durer toujours, le réservoir s'épuiserait à la fin, si les astres, en général, n'avaient pas moyen de réparer leurs pertes. Ce moyen existe en effet : il suffit que la matière subtile échappée d'un soleil soit remplacée par celle qui lui vient des autres; cette restitution peut entretenir l'équilibre. Une seule condition est nécessaire : c'est que la matière affluente se présente aux pôles du soleil, car la force centrifuge l'empêcherait d'entrer par les régions équatoriales. Ainsi ces conditions générales , pour que les astres fournissent éternellement aux effluves lumineuses qui les font apercevoir, c'est que les pôles des uns soient tournés vers les équateurs des autres, et réciproquement.
Si ces conditions manquent d'être remplies, l'émission devient moins riche, l'astre s'obscurcit ou se couvre de taches; c'est ce que les observations ont déjà montré dans le soleil. La lumière peut s'affaiblir, et même disparaître tout à fait; c'est le cas de toutes ces étoiles qu'on a perdues de vue. Par une raison contraire, une masse longtemps éteinte ou obscurcie peut redevenir brillante, si les mouvements des astres, dans leurs tourbillons, tournent leurs écliptiques vers ses pôles; c'est là le cas de ces étoiles qu'on a vu naître tout à coup dans l'Aigle, dans Cassiopée, dans Ophiuchus. Enfin, un astre épuisé par des émissions continuelles sans réparation, peut être entraîné hors de son tourbillon, et jeté dans celui du soleil bien au delà du cercle de Saturne; il forme alors une comète dont la queue ou la chevelure, n'est due ni à une matière aérienne qui les ac1
ac1 Phys., 11, 25.
172 L HOTEL DE CONDE.
compagne, ni au clignement des yeux, comme on l'a dit quelquefois, mais à la réfraction des rayons lumineux à travers la matière subtile '. Comparez cette explication avec celle de l'ancienne physique, et dites si elle n'est pas de tout point satisfaisante.
Ajoutez que nous n'avons rien à dire de la matière particulière, ni de la nature intime du ciel, ni du nomhre, ni des dimensions des sphères. Ces ciels ne sont pour nous que des apparences ; ce qui existe vraiment ce sont les tourbillons de matière subtile, dans lesquels sont emportées les planètes autour de leur soleil. Or, ces tourbillons sont matériels, comme tous les corps que nous voyons; leur matière ne diffère de la nôtre que par la finesse de ses particules et la rapidité de leur mouvement. On désire savoir quelle est l'étendue des tourbillons et quel en est le nombre. Il est impossible aujourd'hui de répondre à cette question. Nous croyons que les étoiles fixes sont autant de soleils, et qu'autour d'elles circulent des planètes plus ou moins nombreuses ; mais il est impossible d'assigner les limites au delà desquelles il n'y a plus rien. Notre opinion est que les astres et leurs tourbillons s'étendent à l'infini, aussi loin que s'étend la puissance créatrice de Dieu; et c'est encore, si je ne m'abuse, un grand avantage sur le système d'après lequel, au delà d'une boule solide que vous appelez le firmament, il n'y a plus rien qu'un vide absolu, et par conséquent le néant, au moins quant à la matière ; car saint Thomas y place les esprits 2
Notre tourbillon ne nous est pas encore parfaitement connu; il l'est mieux, cependant, que les autres, et déjà l'on y a fait des observations bien précieuses, et qui don1
don1 Phys., H, 25,26.
* lbid. Nihil prohiberet esse extra ccelum, sicut substantif spiri— tuales. D. Thomoe Aquinalis, in Arist,, De coelo, De mundo, 1, leçon 20, note 6.
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ncnt un fort appui à la nouvelle physique. La grandeur comparative des astres et de leurs distances, si gênante dans l'hypothèse des ciels concentriques, est, au contraire, ce qui confirme le mieux les explications de Copernic et de M. Descartes. La terre, par exemple, est une boule de 9000 lieues de circuit, dont le diamètre et le demi-diamètre sont bien connus maintenant. Ce qu'on appelle le parallaxe d'une planète, c'est l'angle sous lequel l'observateur placé dans un astre voit le demi-diamètre de la terre; il est certain, par la géométrie, que, dès que ce parallaxe est connu, nous connaissons la distance de l'astre, après quoi la mesure de son diamètre apparent nous suffit pour déterminer son volume. Eh bien, l'on a pu, sur quelques-uns, faire ces observations et ces calculs ; on a reconnu que la lune est distante, de la terre de 51 à GG fois notre rayon ; que son diamètre est plus grand que le quart de celui de la terre; que son volume est environ 45 fois plus petit; que le soleil est éloigné de la terre de 1450 à 1500 rayons terrestres; qu'il a un diamètre 7 fois et demi aussi grand que celui de la terre, qu'ainsi il a un volume 434 fois aussi grand environ. Déjà il est peu vraisemblable qu'un si gros corps tourne autour d'un autre aussi petit que la terre; il est bien plus naturel que le petit tourne autour du gros.
Ce n'est pas tout : Mercure et Vénus, qui n'abandonnent jamais le soleil, qui, au lieu de tourner autour de nous, ne font qu'osciller autour de lui, sont un terrible embarras dans l'hypothèse de Ptolémée. Ils s'expliquent de la manière la plus satisfaisante dans le système de Copernic; c'est là qu'on se rend parfaitement compte de leurs phases; qu'on voit quelle partie de leur surface nous peut apparaître ; comment elles sont tantôt plus, tantôt moins brillantes; comment, enfin, elles ne sont jamais en opposition avec le soleil.
Il y a plus : M. Galilée, observant les astres avec le télescope qu'il a inventé, a non-seulement apprécié les diverses
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apparences de Mars, de Jupiter et de Saturne, mais il a reconnu les gardes de Jupiter, au nombre de quatre. N'estce pas un embarras dans votre ciel solide que ces corps nouveaux qui tournent autour de la planète? et comment celle-ci peut-elle être attachée à son ciel, d'autres astres, et par conséquent d'autres ciels, l'enveloppant déjà de toutes parts? Saturne aussi a offert diverses apparences : tantôt plus obscur, tantôt plus brillant, tout rond ou allongé, il vous force bien d'avouer que les substances dites célestes ne sont pas aussi immuables qu'on l'a cru jusqu'ici ; et une petite étoile qui tourne autour de lui dans le sens de la plus grande dimension de son ovale, semble prouver qu'il a comme nous une lune qui l'éclairé pendant ses nuits. C'est du moins ce qu'a dit M. Huyghcns, gentilhomme hollandais et habile astronome, qui a aussi annoncé que les diverses phases de Saturne lui venaient d'un grand anneau tournant autour de lui, et qui se présente à nous dans des positions différentes.
Les observations de M. Cassini sont aussi fort importantes ; il a déterminé les distances et les temps de révolutions des gardes de Jupiter. Une tache qu'il a observée sur cette planète a prouvé qu'elle tournait sur son axe; une tache semblable a montré qu'il en était de même de Mars. Par analogie, nous devons conclure la même chose des autres corps célestes. N'est-il pas bizarre que la terre seule reste immobile , lorsque son mouvement expliquerait si bien et si complètement toutes les apparences?
Cette conséquence est si pressante , si forte en même temps, qu'aucun bon esprit ne peut y refuser son assentiment ; et, pour moi, je vais vous faire une déclaration qui vous étonnera peut-être : c'est que la plus forte preuve morale en faveur du système de Copernic, c'est la création nouvelle d'un système qui le combat, celui de Tycho-Brahé. Comment cela? me demanderez-vous-, comment un svstème
L HOTEL DE CONDÉ. 175
contraire, fait par un habile astronome , et rendant compte de tous les phénomènes plus et mieux que le système de Ptoléméc, peut-il être moralement si favorable aux opinions de Copernic? C'est que le système de Tycho, à proprement parler, n'est pas et ne sera jamais sérieusement en cause : c'est un moyen de transition, ou, pour parler plus juste, ce n'est pas du tout un système, c'est une hypothèse, hypothèse faite par Copernic lui-même, pour nous conduire à l'intelligence de la véritable position des astres, et à laquelle Tycho a essayé maladroitement de se rattacher, comme si elle pouvait avoir quelque réalité dans la nature. Voici, en effet, ce que dit Copernic, après avoir exposé les idées des anciens sur l'ordre et les mouvements des astres, et fait remarquer les difficultés que présentaient, dans leur opinion, Vénus et Mercure, lesquelles ne s'écartent jamais beaucoup du soleil. Il rappelle que Martianus Capella, et d'autres savants italiens, faisaient circuler ces deux planètes, non pas autour de la terre, mais autour du soleil; et il ajoute ces paroles : « Si, de même, l'on rapporte à ce centre Mars, Jupiter et Saturne, et que, donnant à leurs orbites une grandeur suffisante pour embrasser et circuir la terre supposée même immobile, assurément on ne se trompera pas, comme le fait voir l'ordre et la règle de leurs mouvements. Il est, en effet, constant que ces astres sont plus voisins de la terre lorsqu'ils sont opposés au soleil, la terre se trouvant entre eux et cet astre ; ils sont, au contraire, le plus loin de nous, lorsqu'ils se cachent derrière le soleil. Celui-ci est alors entre eux et nous ; et il en résulte évidemment que leur centre de rotation est le soleil, pour eux comme pour Mercure et Vénus '. »
N'est-ce pas là exactement ce que Tycho-Brahé a répété plus tard; le débat est donc véritablement entre Ptoléméc et
De revolutionibus orbium coelestium, lib. 1, e. 10.
l'i 6 1. HOTEL DE CONDÉ.
Copernic : ou la terre est immobile au milieu du monde, et alors tout tourne autour d'elle-, ou c'est le soleil qui occupe le centre du système, et tout tourne autour de lui. Mais conserver la terre immobile, faire mouvoir le soleil autour d'elle, et toutes les autres planètes autour du soleil, c'est une combinaison si puérile qu'elle n'obtiendra jamais la faveur d'un esprit philosophique.
Sans entrer ici dans le détail des objections qu'on lui pourrait faire, sans examiner en quoi même les phénomènes lui sont contraires, il me suffira de citer un passage curieux d'un de ses partisans, d'ailleurs aristotélicien dévoué, et qui jouit dans l'Université de Paris d'une juste célébrité. Après avoir exposé et rejeté le système de Ptolémée, M. P. Barbay expose et compare les systèmes de Copernic et de Tycho-Brahé; il termine son parallèle par ces mots remarquables : « Enfin, les tychonieiens, comme s'ils avaient la conscience de la faiblesse de leurs raisons, recourent à quelques passages des livres sacrés, où l'on dit que la terre est immobile...; que le soleil se meut...; qu'il s'est quelquefois arrêté. Us en concluent qu'en effet la terre est en repos, et que le soleil tourne autour d'elle. Les coperniciens répondent que, dans ces passages, l'Écriture s'accommodant à la faiblesse humaine, a pris le langage qui répondait le mieux aux opinions alors reçues.... Néanmoins, comme tous les théologiens enseignent, d'après saint Augustin, que les saintes Écritures doivent être entendues dans le sens littéral , tant qu'il ne contient rien de contraire à la foi ou aux bonnes moeurs ; comme les textes cités par les partisans de Tycho contre ceux de Copernic, entendus à la lettre, ne répugnent ni à l'honnêteté des moeurs ni à la foi crhétienne ; à cause de cela, et quoique la raison naturelle ne nous le prouve en aucune manière, mais seulement par respect pour l'autorité des saintes Écritures, nous préférons au système de Copernic celui de Tycho-Brahé, réduisant ainsi en capti-
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vite notre intelligence, afin de faire honneur à Jésus-Christ, à qui nous dédions cet ouvrage '. »
Il faut distinguer dans cette déclaration deux choses : l'humilité chrétienne de l'auteur, que j'admire très-sincèrement, et le moyen qu'il prend pour la prouver, que je n'estime pas, à beaucoup près, autant. Je pourrais dire d'abord qu'au point de vue philosophique, c'est une pauvre manière d'honorer Dieu que d'adopter de gaîté de coeur des idées qu'on croit absurdes ou mal fondées. Mais en laissant même cette objection de côté, car je n'ai pas envie de taquiner qui que ce soit sur sa façon d'adorer Dieu, M. Barbay est-il bien sûr du sens qu'il donne aux paroles de l'Écriture ? Je respecte comme lui le texte sacré ; je crois comme lui, puisque la Bible le dit, que la terre est en repos, et que le soleil se meut. Mais s'ensuit-il que le soleil tourne autour de nous, et que la terre reste toujours au même point de l'espace universel? Oui, dit-il. Moi, je dis non, et je crois entendre le texte sacré mieux et d'une manière plus honorable qu'il ne le fait.
Qu'est-ce, en effet, que le mouvement? C'est un changement de place, cela est vrai; mais ce changement ne se peut estimer que relativement aux corps qui nous environnent. Si donc la terre, enveloppée de toutes parts dans son tourbillon, est emportée comme une noix dans le courant d'un fleuve, elle y est étroitement en repos, bien quelle avance autour du soleil et corresponde dans son cercle annuel aux différents points du zodiaque, comme un homme dormant sur un navire, passe successivement devant les arbres et les maisons placés sur la berge, et n'est pas moins en repos pendant ce temps-là; de même la terre, doucement soutenue dans le torrent qui l'emporte, ne s'y meut pas, bien qu'elle soit mue; elle y dort et s'y repose à sa
* Barbay, Comment, in Arist. Phys., t. 1, p. 502 et 503.
12
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place, comme dit l'Écriture : c'est sa place qui change et qui se meut seule autour du soleil '. Et maintenant que la terre est immobile, quoiqu'emportée autour du soleil; maintenant que, selon cette interprétation, le texte de l'Écriture restant intact, la raison humaine, de son côté, demeure libre de choisir, qui peut, je vous prie, arrêter le célèbre professeur que je cite, et lui faire préférer encore le système si incomplet et si bizarre de Tycho ?
Ajoutez que ce faux-fuyant ne le garantira pas. Il aura beau se sauver de l'hypothèse de Ptolémée dans celle de Tycho-Brahé, les observations l'y poursuivront ; les calculs astronomiques, plus certains que jamais, le presseront dans sa fuite et ne lui laisseront ni paix ni trêve. Ce n'est pas assez, en effet, de dire que des astres tournent les uns autour des autres; une force quelconque les maintient sans doute à une certaine distance. Et quelle est cette force, s'il vous plaît? On a pensé d'abord que les cieux étant une boule parfaite dont la terre occupait le centre, leur surface solide pouvait très-bien soutenir les étoiles, la lune et le soleil, dût-elle s'appuyer elle-même sur l'axe de la terre prolongé jusqu'à leurs pôles. C'était fort bien ; mais, un peu plus tard, on a vu que la terre n'occupait certainement pas le centre du cercle décrit par les astres ; on a alors imaginé ces excentriques si célèbres dans l'ancienne astronomie, qui représentaient, en effet, les phénomènes; seulement ils ne satisfaisaient guère la raison ; car, sur quoi s'appuyaient-ils, ces cieux solides et matériels, pour tourner ainsi autour d'un centre imaginaire ? Aujourd'hui Tycho-Brahé brise, bon gré mal gré, toutes ces sphères de cristal : celle du soleil tournant autour de nous, selon lui, est coupée par celles de Mercure et de Venus, comme celles des planètes plus éloignées de nous sont coupées par la nôtre. Quelle force, main1
main1 Phys., 11, 24 ; Descartes, les Principes de la philosophie.
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tenant, peut soutenir tout ce système? comment ces diverses parties ne tombent-elles pas les unes sur les autres ? Il n'en est pas de même, on l'avouera, dans le système des tourbillons : ils se soutiennent réciproquement-, il n'y a pas de vide dans l'univers; ils ne peuvent donc tomber, ni eu'x, ni les corps qu'ils entraînent ; chacun n'a pour s'écouler que la place laissée libre par les autres ; et ainsi se maintient l'ordre que nous admirons dans le monde.
Mais, dira-t-on, est-il possible que ces tourbillons ainsi conçus suivent une marche tellement parfaite qu'ils ne s'approchent ni ne s'éloignent jamais de leurs centres? Non, sans doute ; aussi voyons-nous, et c'est une conséquence bien naturelle, que les astres ne décrivent pas des cercles, mais des ellipses les uns autour des autres : ainsi s'expliquent ces apparences inégales du même astre ; l'inégalité de la distance en est la cause évidente.
D'autres considérations appuient encore ces conjectures, déjà si vraisemblables ; les vents qui régnent constamment entre les tropiques, et que l'on nomme alizés, prouvent assurément, comme on l'a dit depuis longtemps, la vérité du système de Copernic 1; ils prouvent mieux encore celle du système des tourbillons, qui les explique seul complètement. En effet, ces vents viennent de ce que le tourbillon de matière subtile qui emporte la terre faisant son tour d'autant plus vite que le cercle est plus petit, circule autour de l'équateur bien plus lentement qu'autour des cercles polaires, par exemple ; et la terre étant entraînée et roulée par ces divers tourbillons avec une vitesse moyenne, doit retarder sur les plus vifs et avancer sur les plus lents ; c'est ce qui arrive à l'équateur, où le vent retarde sur le mouvement de la terre, et semble aller d'orient en occident".
' Barbay, Comment. inArist. Phys., t. I, p. 502, 503. * Rohaut, Phys., ï\l, H.
la.
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Un autre phénomène plus remarquable encore, et aussi avéré aujourd'hui qu'il avait été inexplicable jusqu'à M. Descartes , confirme absolument son système : je veux parler du flux et du reflux. On sait que la mer s'élève et s'abaisse alternativement toutes les six heures, avec un retard de 50 minutes environ par jour. Ces oscillations coïncident si parfaitement avec la marche de la lune qu'on avait, depuis bien longtemps, reconnu la liaison intime des deux phénomènes 1. Mais comment les expliquer? comment, surtout, rendre compte des irrégularités qu'ils paraissent présenter? d'où vient que ces marées, si sensibles dans l'Océan, n'existent ni dans la Méditerranée, ni dans les lacs? comment sont-elles plus fortes aux syzygies qu'aux quadratures? pourquoi, toutes choses égales, diminuent-elles vers le temps des solstices et sont-elles les plus fortes possible aux équinoxes ? Voilà de belles questions, sans doute, et nombreuses ; l'ancienne physique n'y a jamais rien répondu. Un philosophe ancien se jette dans l'Euripe, de désespoir de ne le pouvoir comprendre, et l'un des plus habiles astronomes de notre siècle, M. Kepler, était réduit à regarder la terre comme un grand animal dont le flux et le reflux étaient la respiration ' Aujourd'hui, Dieu merci, ce n'est plus cela. La terre étant au centre de son tourbillon et la lune dans le sien, celui-ci ne peut passer sur l'autre sans lui faire éprouver une pression qui se communique, de couche en couche, jusqu'à la terre-, cette pression exercée sur la mer se manifeste par l'ascension de l'eau sur nos côtes; c'est un effet tout mécanique, dont vous reproduirez les principales circonstances en soufflant sur le centre d'une assiette remplie d'eau ; la pression que
1 Arist., De mundo, 4, p. 608; Plinius, Hist.nat-, II, 99; Seneca, Quoest. nat., III, 3, 6.
a Euler, Lettres à une princesse d'Allemagne.
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votre souffle exercera suffira, pour chasser le liquide et le faire monter sur les bords.
Mais, dit-on, vous n'expliquez pas l'augmentation des marées à l'époque des pleines et des nouvelles lunes. Pardon, c'est là précisément que triomphe la nouvelle doctrine : aux syzygies, le soleil et la lune sont dans le même plan que nous ; leurs centres et celui de la terre sont donc en ligne droite; alors, évidemment, leurs tourbillons sont extrêmement serrés, et la pression dont j'ai parlé s'augmentant d'autant , les marées doivent être plus fortes.
Aux syzygies équinoxiales, c'est bien mieux encore : nonseulement le soleil et la lune sont à la fois dans le même parallèle; ils sont, de plus, dans le plan de l'équateur, c'està-dire que les trois tourbillons, se mouvant dans un même plan, sont dans la situation la plus contrainte, et exercent l'un sur l'autre la pression la plus intense ; l'effet suit naturellement, la mer monte ou descend plus qu'à aucune autre époque 1.
On insiste : mais les lacs, mais la Méditerranée, d'où vient qu'ils n'ont ni flux ni reflux ? De ce qu'ils sont trop peu étendus ; la pression s'exerce alors à la fois sur toute leur surface, et aucun effet ne se produit 2.
Ainsi, vous le voyez, la lune n'exerce sur nous qu'un effet purement mécanique ; nous ne la faisons plus descendre du ciel, comme dans les enchantements de la Thessalie; nous ne lui attribuons pas d'influences occultes ; nous ne croyons pas qu'elle mange le bois ni les pierres, les vitres ni les couleurs; nous ne pensons pas que les animaux aient plus de moelle dans les os pendant le cours de la lune que pendant le décours, ni que les huîtres ou les écrevisses soient plus grasses aux syzygies qu'aux quadratures 3 ; tou1
tou1
2 Ibid.
3 Rohaut,Phys., 11,27.
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tes ces opinions, poétiques si on le veut, et propres à intéresser dans les contes faits, le soir, au coin du feu, ne doivent pas séduire le physicien, qui n'a jamais à s'occuper que des faits bien constatés et à en trouver l'explication la plus naturelle, ou qui s'accorde le mieux avec les idées formées chez nous par une longue expérience.
Par ces raisons, ne soyez pas étonnés que nous n'admettions , non plus, aucune influence céleste ; le ciel ne nous est sensible que par les astres qui s'y trouvent ; ceux-ci n'ont d'autre action sur nous que celle qu'ils exercent sur l'oeil par la très-faible lumière qu'ils nous envoient : toute autre influence est une pure hypothèse, fondée, la plupart du temps, sur une conformité de nom, ou une allusion mythologique. Parce que la planète de Jupiter est très-brillante , tandis que Saturne est fort pâle, on à imaginé que ceux qui naissaient sous l'influence de la première devaient être gais et brillants, et ceux qui naissaient sous la seconde, tristes et moroses ; on a même créé les mots jovial et saturnien pour représenter ce double état de l'âme, comme on a fait des guerriers de tous ceux qu'avait vus naître la planète de Mars, et d'heureux amants de ceux que regardait l'astre de Vénus. Que signifient, je vous le demande, tous ces rapprochements puérils ? J'aime encore mieux ceux des alchimistes qui, trouvant une espèce d'analogie entre l'éclat comparatif des astres et celui des métaux, ont nommé l'or Apollon, l'argent Diane, le cuivre Vénus, l'étain Jupiter, le vif-argent Mercure, le fer Mars, et le plomb Saturne. Mais ne rirait-on pas aujourd'hui si, de cette coïncidence des noms, on concluait une influence quelconque de la planète sur le métal homonyme ? Cela s'est dit, pourtant, cela s'est écrit, cela s'est soutenu dans les livres et dans les leçons des alchimistes; mais nous rions avec raison, dans le siècle de Louis le Grand, de ces enfantillages. Ne les imitons donc pas en imaginant je ne sais quelle action de je ne
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sais quoi sur je ne sais qui. Déjà on y a renoncé en ce qui tient aux horoscopes et aux prédictions astrologiques que l'Église a formellement et sagement condamnées ; faisons un pas encore, et nous n'admettrons-comme réel en physique et indubitable que ce que l'expérience nous aura démontré. »
Après cette première, partie de la conférence, et pour donner un peu de relâche aux auditeurs, autant que pour laisser respirer les exposants, M. le Prince avait fait préparer des rafraîchissements qui furent servis, à la clarté des flambeaux, sur la pelouse, au milieu de vases fleuris et sous de verts ombrages. Pendant une demi-heure environ, les conversations particulières s'établirent de tous côtés, à la faveur desquelles chacun put venir complimenter les deux héros de la fête, et leur inspirer, selon son sentiment, un nouveau courage pour la partie qui devait suivre.
On rentra bientôt, on reprit ses places. M. le Prince annonça que le Père Magloire allait faire connaître les opinions de son école sur le monde sublunaire; et ce Père, prenant la parole, s'exprima à peu près ainsi: « C'est une opinion bien ancienne et qui n'a pas été jusqu'ici contestée sérieusement, si ce n'est par Copernic et ceux qui l'ont suivi, et qui ont eu en cela peu de succès, que les quatre éléments, la terre, l'eau, l'air et le feu occupent, selon l'ordre de leur pesanteur, le milieu de l'univers, autour duquel ils sont distribués en sphères concentriques et contiguës. C'est aussi cette opinion que je défends et que je vais tâcher d'exposer avec toute la clarté possible.
Je remarque d'abord qu'on entend par éléments les corps simples qui entrent dans la composition des mixtes, ou dans lesquels les mixtes se résolvent ' ; dans ce sens, il est évident qu'il y a des éléments dans la nature, et l'on sait sinon avec une parfaite certitude, au moins avec une
1 Physica, p. 228 et 230.
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grande probabilité', que ces éléments, au nombre de quatre, sont ceux que j'ai nommés tout à l'heure : la terre, l'eau , l'air et le feu.
Ces éléments ont des qualités semblables et des qualités contraires : le feu est chaud et sec, l'air chaud et humide ; l'eau froide et humide, la terre froide et sèche.
Pris deux à deux et comparés relativement à ces qualités, les éléments sont symboles ou dissymboles, selon qu'ils ont ou n'ont pas de qualités communes. Ainsi le feu et l'air, qui sont chauds l'un et l'autre ; le feu et la terre, qui sont secs tous les deux, sont des éléments symboles ; tandis que le feu et l'eau sont dissymboles, puisque l'un est chaud et sec, et l'autre froid et humide".
Les éléments symboles se changent évidemment l'un en l'autre dès que la qualité particulière à l'un est vaincue par la contraire : ainsi, le feu étant chaud et sec, si le sec est remplacé par l'humide, au lieu du feu on obtient de l'air, qui est humide et chaud, comme je l'ai dit ; c'est la définition. Si c'était le chaud qui eût été chassé par le froid, on aurait eu de la terre, c'est-à-dire l'élément froid et sec. Cette théorie est ancienne et reçue partout ; cependant on ne peut se dissimuler qu'elle est sujette à de puissantes objections. Et, d'abord, je crois que la transmutation ne saurait être immédiate, quoi qu'en ait pu penser Aristote 3, au sentiment duquel je préférerai toujours la vérité ' : car, si l'air se pouvait convertir immédiatement en feu, un brasier allumé en plein air devrait brûler toujours et sans avoir besoin d'autre aliment 5 ; à plus forte raison les éléments
1 Probatur.... rationibus non evidenter concludentibus, sed valde probabilibus. Physica, p, 229.
2 Physica, p. 236. Voyez aussi Barbay.
5 Probabilius videtur ca non transmutari immédiate. (Physica, p. 268.) Cf. Arist. ci-dessus, p. 23 et 24.
4 Physica, p. 270.
5 Physica, p. 269
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dissymboles ne peuvent-ils pas se changer immédiatement l'un en l'autre. L'expérience le prouve : on n'a jamais vu qu'un vase de terre exposé à tous les courants d'air augmentât ni diminuât de poids ou de volume; et, de même, les mèches des veilleuses qui arrivent à l'eau après avoir consumé leur huile s'y éteignent aussitôt; l'eau ne se change donc pas en feu, pas plus que le feu ne se change en eau quand on éteint dans ce liquide des torches allumées ou des tisons; loin de s'augmenter, en effet, l'eau diminue plutôt dans cette opération ' ; et ainsi le changement des éléments soit symboles, soit dissymboles, ne peut être immédiat. Cette observation est importante : elle prouve qu'il y a, pour que la transmutation s'effectue, des conditions plus compliquées que ne l'avait pensé le philosophe de Stagire.
L'ordre des éléments à partir du centre est, on peut le juger à priori, celui que j'indiquais tout à l'heure; les poids respectifs des éléments montrent qu'il en doit être ainsi, et ce que nous pouvons observer de leur mouvement lorsqu'ils se séparent les uns des autres, confirme entièrement cette conjecture".
Toutefois cette vérité ne s'établit pas sans débat : on objecte que nous ne voyons pas cette sphère du feu qui doit environner celle de l'air, et qu'ainsi elle paraît bien n'exister que dans notre imagination. D'un autre côté, comment ce feu se conservera-t-il au-dessus de l'air et sans aucun aliment? On répond au premier chef que si nous ne voyons pas la sphère du feu, c'est à cause de la rarité de l'élément et de sa grande distance; et, au second, que le feu placé au-dessus de l'air et dans le lieu qui lui est naturel 3, n'a pas, comme ici-bas, besoin d'aliment, parce qu'il n'a pas,
1 Physica, p. 269. 2 Physica, p. 271. 3 Physica, p. 271 et 272.
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comme sous nos yeux, un ennemi qui l'enveloppe et le consume ' ; il doit donc rester toujours tel qu'il est, sans s'affaiblir ni s'éteindre.
Pour la sphère de l'air, personne ne conteste son existence ; je dois seulement dire qu'elle se divise en trois régions : la région infime, qui s'étend en hauteur aussi loin que peuvent porter les rayons solaires réfléchis à la surface de la terre; la seconde région, qu'on appelle aussi moyenne, comprend tout cet espace où se forment les nuages, les pluies, les neiges, la grêle et les autres météores; la région supérieure, enfin, s'étend de cette limite à la concavité de la sphère du feu'. Il convient d'ajouter que ces régions, considérées en elles-mêmes, affectent plutôt la forme ovale ou allongée que celle d'une boule exacte ; car les rayons réfléchis s'élèvent beaucoup plus haut auprès de l'équateur que sous les pôles ; par là, d'après la définition, la région infime doit y être bien plus élevée; au contraire, comme le froid est beaucoup plus intense aux pôles que dans les régions équatoriales, la moyenne région de l'air doit y avoir aussi une bien plus grande épaisseur 3.
Sur l'élément de l'eau, il se présente une difficulté : faitil avec la terre, et par sa nature, une seule sphère, ou en fait-il deux distinctes, comme on le dit le plus souvent ? Je réponds qu'il n'en fait qu'une. En effet, puisque l'eau est plus légère que la terre, si elle constituait un globe distinct, elle s'élèverait beaucoup au-dessus de nous, ce qui n'est pas. En second lieu, les voyageurs par terre ou par mer voient se lever et se coucher les mêmes astres de la même manière, dans le même ordre, et, proportion gardée, au même instant, ce qui ne serait pas si le globe aqueux
' Pabulo non indiget, quum non habeat hostem circumstantem a quo consumatur. Physica, p. 271, 272. * Physica, \\ 272. 5 Physica, p. 272 el 273.
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était plus élevé que celui de la terre, le soleil et les autres astres devant alors se lever plus tôt et se coucher plus tard pour lui que pour nous. Enfin, si la terre et l'eau ne formaient pas la même sphère, elles n'auraient pas le même centre ; mais nous voyons que l'eau et la terre, tombant du même endroit, arrivent au même lieu; elles tendent donc au même point, et, par conséquent, ont le même centre '.
Le globe terrestre veut aussi quelques explications ; d'abord son centre, comment est-il placé relativement à celui de l'univers? Cette question exige que nous distinguions trois centres : 1° le centre du monde; c'est le point mathématique d'où toutes les lignes menées à la surface de la sphère céleste sont rigoureusement égales ; 2° le centre de gravité; c'est le point milieu de la ligne qui coupe un corps en deux parties également pesantes, quelle que soit leur grandeur apparente ; 5° le centre de grandeur; c'est le point milieu de la ligne qui coupe un corps en deux parties également grandes, quel que soit le poids de chacune. Il est évident que si une sphère parfaite est partout composée de la même matière, le centre de grandeur et le centre de gravité se confondent en un seul. Il n'en est pas de même si les deux hémisphères sont de substances différentes, de bois et de plomb, par exemple '.
Cela posé, on doit admettre l'un et l'autre centre dans le globe terrestre; car, bien qu'on ne les connaisse pas, on ne doute pas que Dieu ne pût partager la terre d'abord en deux parties également pesantes, puis en deux parties de volume égal.
Il en est de même, toute proportion gardée, du globe
1 Physica, p. 273. — Ces réponses sont surtout importantes par les objections qui les appellent ; elles montrent où il avait fallu en venir pour maintenir les idées d'Aristote.
2 Physica, p. 274.
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terraqué, qui a aussi son centre de grandeur et son centre de gravité, lesquels ne coïncident pas nécessairement avec ceux du globe terrestre.
Maintenant, je dis qu'il est probable qu'à l'instant delà création le centre de gravité de la terre était juste au centre de l'univers. La raison en est que Dieu a dû créer la terre dans la situation qui lui était la plus connaturelle. Par une raison semblable, lorsque toute l'eau fut répandue sur la terre, comme elle le fut sans doute également, le centre de gravité du globe terraqué et celui de l'univers se confondirent probablement en un seul point 1.
De ce que je viens de dire il ne résulte pas que le centre de gravité de notre globe soit au centre du monde ; car, comme la terre n'est pas exactement sphérique, qu'elle contient d'ailleurs des parties inégalement pesantes, les deux centres ne sont pas au même point ; mais nous ne pouvons déterminer la distance qui les sépare.
Au reste, dans tout ce que je dis ici, je suis les seules indications de la philosophie naturelle; car, si, à l'époque de la création, Dieu a laissé dans le centre de la terre cette immense cavité que la foi catholique nous enseigne être réservée aux tourments des damnés, alors, évidemment, le centre de gravité de la terre ne pourrait plus concourir avec celui du monde *.
Dans tous les cas, et quels que soient les centres de la terre, ils sont immobiles l'un et l'autre, ainsi que le globe entier, comme je l'ai dit précédemment. Je ne reviens pas sur cette discussion , qui a trouvé sa place quand on a parlé du ciel. J'avoue, du reste que les paroles de la sainte
« Physica, p. 275.
* Physica, p. 276. — La raison donnée ici ne vaut rien du tout. Le centre de gravité d'un corps est un point imaginaire, qui peut être hors de la substance matérielle de ce corps, tel est celui d un anneau, qui se trouve au centre du cercle vide compris dans cet anneau.
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Écriture peuvent s'entendre d'une immobilité physique et sensible, comme l'ont avancé les coperniciens, comme l'a répété M. Descartes ; je crois cependant qu'il vaut mieux entendre le texte sacré dans le sens qui se présente le plus naturellement à l'esprit, celui d'une immobilité rigoureuse et absolue '.
A présent que j'ai fait connaître la place naturelle des éléments, il convient de parler de leur action réciproque. De cette action dépend la génération et la corruption des êtres. La génération, que quelques-uns définissent le passage à la nature ; d'autres, le changement de non être en être ; d'autres encore, le changement de la substance virtuelle en substance actuelle; d'autres, enfin, le changement du tout en tout sans qu'il demeure aucun sujet sensible ", est pour moi la production d'un composé substantiel dèpendamment d'un sujet, faite par un agent naturel. Je dis un composé substantiel pour distinguer la génération de toute autre action qui produirait autre chose, comme un mélange, une séparation mécanique, etc. Cette production est faite dépendamment d'un sujet, pour la distinguer de la création , où les êtres se sont faits de rien ; enfin, elle est faite par un agent naturel, et cette condition exclut les cieux, qui ont été produits de la matière, comme tout le reste ; mais ils l'ont été par Dieu et ne pouvaient l'être que par lui 3.
La corruption est la destruction du composé naturel, le même sujet demeurant toujours; je dis la destruction, pour la distinguer de la génération et de toute production ; je dis le sujet demeurant le même, pour la distinguer de l'annihila'
l'annihila' p. 276.
4 Via ad naturam ; mutatio de non ente ad ens ; mutatio a substantia in potentia ad substantiam in actu ; mutatio totius in totum, nullo subjecto sensibili rémanente. Physica, p. 283, 284.
3 Physica, p. 284.
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tion ou anéantissement dans lequel la forme ne périt pas seule, mais avec elle le sujet ou la matière 1.
Il faut remarquer en quoi consiste la différence entre la génération et la corruption ; la première est formellement considérée comme une action positive ; la seconde consiste formellement dans la négation de l'influx qui conservait la chose dans son être actuel ". Au point de vue formel, et par rapport à la même chose, la génération et la corruption sont donc les deux contraires ; mais, au point de vue causal et relativement à l'ensemble de l'univers , la génération et la corruption sont une seule et même chose : car, en même temps qu'un corps se détruit, un autre corps se forme-, la cause qui détruit le premier est la même qui forme immédiatement l'autre ; comme, quand du bois devient feu, la cause qui forme le feu détruit assurément le bois; et, partant, s'il y a corruption du bois, il y a génération du feu 3 ; et c'est ce que signifie cet adage si célèbre dans nos écoles : La corruption d'une chose est la génération d'une autre ; corruptio unius est generatio alterius.
Cette théorie, restreinte à ces termes, n'est pas trèsdifficile ; elle le devient quand on veut la creuser davantage. On y fait des objections difficiles à résoudre : par exemple, s'il se produit par la génération quelque chose qui n'était pas auparavant, il y a là un véritable enlissement, c'est-àdire un passage du néant à l'être par la corruption ; ce qui était tout à l'heure n'est plus maintenant : il s'est donc anéanti ; or, rien ne se crée et rien ne périt dans la nature ; donc, la génération et la corruption ne peuvent être admises. On répond que ce qui se fait par la génération vient du néant de soi-même, et non du néant du sujet, puisque la
1 Physica, p. 286.
* Corruptio consistit formaliter in negatione influxus quo res conservabatur in suo esse. Ibid. 5 Ibid.
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matière existe toujours-, et, pareillement, ce qui se détruit par la corruption retourne au néant de soi, non pas au néant du sujet, puisqu'une forme seulement a été détruite et a cédé la place à une autre 1.
Une objection plus forte encore est celle-ci : on ne comprend pas facilement comment se lient entre elles la corruption d'une chose et la génération d'une autre chose, car la double action se fait ou dans le même instant ou dans des instants différents. Ce n'est pas dans le même instant ; sans cela, la même matière aurait à la fois deux formes contradictoires , ce qui est impossible. Ce n'est pas, non plus, dans des instants divers-, car, comme, selon l'opinion commune, l'instant n'est qu'une limite, et qu'il y a toujours un temps entre deux instants successifs, il faudrait que la matière fût, pendant ce temps, absolument dépouillée de toute forme, ce qui est tout aussi inconcevable. Je ne vois pour moi qu'un moyen de sortir d'embarras : c'est de reconnaître que le temps est composé d'une infinité d'instants ; de cette façon, la forme du bois sera dans le sujet pour un instant donné, et la forme du feu la remplacera dans l'instant suivant '.
Il y a encore d'autres questions assez épineuses, la génération n'est-elle qu'une action ? en contient-elle plusieurs ? est-elle une véritable conversion? dans la génération et dans la corruption, la résolution va-t-elle jusqu'à la matière première? doit-on suivre sur ce point l'opinion des thomistes ou celle de la plupart des philosophes 3 ? Je laisse de côté ces difficultés qui n'intéressent que la théorie, et je passe tout de suite aux mixtes imparfaits, c'est à dire aux météores 4, et aux mixtes parfaits inanimés, c'est à dire aux pierres précieuses 5.
* Physica, p. 282. " Physica, p. 287.
3 Physica, j>. 288 à 297.
4 Physica, p. 297. 8 Physica, p. 328.
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Je ne m'arrête pas à la classification des météores, ni aux explications qui ont été données depuis longtemps -, je me borne à les énumérer. Je signalerai seulement ceux qui ont donné lieu à quelques observations ou à des théories nouvelles.
Les nuées, les pluies, les averses, sont connues ; mais il pleut quelquefois des grenouilles et autres reptiles -, ces animaux peuvent naître dans l'air et se produire par la combinaison des vapeurs et des exhalaisons, comme nous voyons que cela a souvent lieu sur terre '.
Les pluies sont aussi quelquefois blanches, quelquefois rouges ; c'est ce qu'on nomme des pluies de lait ou des pluies de sang; quelques-uns disent que cela vient de ce que le lieu d'où les vapeurs se sont élevées était blanc ou rouge-, d'autres croient qu'il en est de la pluie comme de l'urine, qui est blanche quand elle est crue, et rougeâtre quand elle est plus cuite s.
La neige, la grêle, la glace, le givre, le brouillard, la rosée, etc., sont des météores aqueux ou formés de l'élément de l'eau-, ils sont bien connus, et je ne m'y arrête pas-, je remarque seulement que la glace, qui ne diffère de la grêle que par sa forme et le mode de sa formation, n'est que de l'eau congelée par le froid, et que la chaleur liquéfie promptement. Cependant il ne faut pas entendre que le froid tout seul ait causé cette congélation-, car l'eau étant de sa nature très-froide et très-fluide, il est visible que l'augmentation de la première qualité ne peut détruire la seconde, puisque ce n'est pas sa contraire 3; l'eau con1
con1 p. 307.
s Ibid.
3 Pour cette théorie, voyez la Thèse sur la Physique d'Aristote, p. 22, 23; le Curé de Varengeville, p. 70, 78, 91 ; et ci-dessus, p. 184, la Distinction des éléments symboles et dissymboles.
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tient donc quelques exhalaisons terreuses, et c'est par là seulement que le froid peut la réduire en glace 1.
Le cristal, qui ressemble si fort à de la glace, est, en effet, selon quelques savants, une glace formée de l'eau, mais parvenue à un tel poids et une telle dureté, qu'elle ne peut se tenir sur l'eau ni se fondre à la chaleur. Toutefois, comme le cristal a des qualités fort éloignées de celles de la glace, qu'il se produit dans les souterrains et sur les rochers, il y a des auteurs qui en font une espèce à part et le regardent comme un mixte parfait 2.
Je ne ferai qu'une courte observation sur le brouillard, la rosée, le givre-, c'est que ces trois météores ne sont que des variétés du même : ils proviennent de la même cause, et ne diffèrent que par les circonstances de condensation ou de température ; la rosée s'appelle aussi le serein, parce qu'elle se forme surtout par un temps serein ; le serein est fort insalubre, parce qu'étant composé de particules très-petites, il entre dans les pores de la tête et nous cause des rhumes et des catarrhes 3.
Le miel, la manne, et, selon quelques-uns, le sucre, sont les effets et le produit de la rosée : le miel provient d'une vapeur de rosée très-fine, visqueuse, bien tempérée et trèsdouce, qui s'attache aux herbes, aux fleurs, aux feuilles des arbres ; ainsi les abeilles ne font pas le miel, elles le recueillent tout fait et l'emportent dans leurs ruches 4
La manne se forme aussi d'une vapeur de rosée mêlée aux parties les plus subtiles de l'élément terrestre -, le mélange étant d'ailleurs assez bien cuit pour être à la fois blanc et doux. Plusieurs philosophes croient que cette manne ne diffère pas substantiellement de celle que les Hébreux recueil1
recueil1 p. 314.
2 Physica, p. 31 S.
s Physica, p. 309.
4 Physica, p. 310.
13
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lirent dans le désert; que le mode de production est seul différent ; d'autres ne sont pas de cet avis ; il est difficile de décider cette question '.
Le sucre, selon quelques savants, est une rosée qui se congèle dans quelques roseaux ; on n'a plus alors qu'à l'en extraire et le cuire jusqu'à lui donner la consistance et la blancheur que nous lui voyons ; selon d'autres, ce n'est pas une rosée, c'est la moelle même de ces roseaux qu'on en tire et que l'on dessèche \
Les gouffres ou gueules, les couronnes, les verges, les parhélies, les parasélènes, les arcs-en-ciel, et d'autres météores de ce genre, qu'on appelle lumineux parce qu'ils consistent dans les apparences de la lumière, ne doivent pas nous arrêter 3.
Les météores ignés sont, outre les comètes, les torches, les poutres, les pyramides, les boucliers ardents, les dragons volants, les presters ou trombes de feu, les étoiles tombantes, les éclairs, les foudres, le tonnerre, les feux follets, les feux Saint-Elmc et Saint-Antoine '. On peut dire que tous ces météores sont produits par l'inflammation de matières bitumineuses ou sulfureuses, comme on en voit de temps en temps s'allumer dans ces montagnes qu'on appelle volcans \ Il faut ajouter que la partie la plus grossière de l'exhalaison qui forme la foudre se resserre souvent et se concrétionne en une sorte de tuile qu'on appelle carreau ou pierre de foudre; c'est là ce qui tue ceux qui sont frappés du tonnerre \
On a remarqué aussi, à propos des feux Saint-Elme, que,
' Physica, p. 310.
» Ibid.
1 Physica, p. 311 et suiv.
4 Physica, p. 319 et suiv.
" Physica, p. 324.
8 Physica, p. 322; voy. ci-dessus la note 7, p. 37.
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quand il en parait deux, c'est un heureux présage, et que c'est, au contraire, mauvais augure quand on n'en voit qu'un ; cela vient probablement de ce que, quand abondent les exhalaisons visqueuses qui les forment," la matière des vents est diminuée d'autant, et il y a moins de moyens d'exciter les tempêtes ou de soulever les vagues '.
Les météores aériens sont les vents de toute sorte , dont on attribue l'origine à l'exhalaison chaude et sèche qui, parvenue à la moyenne région de l'air, est vivement repoussée par une nuée froide, si bien que, retournant en arrière et tendant vers le haut par sa légèreté, elle se roule obliquement dans l'atmosphère \ Cette explication est celle d'Aristotc -, elle est assez difficile à comprendre , et, pour vous dire ce que j'en pense, le vent ne me semble être que de l'air en mouvement, au moins dans certaines circonstances. Que l'exhalaison chaude et sèche soit quelquefois la cause du vent, je ne le nie pas ; mais il y a sans doute autre chose, car je ne puis lui attribuer la formation des vents froids ou humides 3.
Je n'ai plus à citer, parmi les météores, que les tremblements de terre , les sources, les fleuves et les marées, qui reçoivent à peine ce nom aujourd'hui. Les tremblements de terre sont dus soit à l'effort des exhalaisons formées dans le sein de la terre , comme le voulait Aristote, soit à l'existence de feux souterrains qui s'augmentent quelquefois dans une proportion énorme 4. Pour les fleuves et les fontaines, dont l'origine est assurément fort obscure, quelques-uns croient qu'ils viennent des eaux pluviales rassemblées dans des réservoirs naturels; plusieurs soutiennent que de l'eau se forme dans le sein de la terre, parla condensation de l'air et
1 Physica, p. 323. 8 Physica, p. 324. * Physica,?. 325. 4 Physica, p. 327-
196 L'HÔTEL DE CONDÉ.
des vapeurs '. Rien ne prouve la vérité de cette dernière opinion ; la première est évidente pour les torrents et tous ces ruisseaux qui, s'étant formés aussitôt après les pluies, se dessèchent par les chaleurs. Mais l'opinion la plus commune chez les catholiques, est que les fleuves viennent de la mer, comme le dit l'Ecclésiaste ". On objecte bien 1° que l'eau de mer est salée, tandis que celle des fleuves est douce ; on conçoit que cette eau peut avoir déposé sa salure dans les terres qu'elle traverse -, 2° que les fleuves et les sources sont tous plus élevés que la mer; cela est vrai ; mais l'eau, passant par les canaux souterrains et pressée par le choc d'une mer agitée, peut fort bien être élevée au-dessus de son niveau '.
Les marées sont dues, comme l'a dit M. Régis tout à l'heure, à l'action de la lune, et j'avoue que l'explication qu'il en donne est fort satisfaisante ; mais qu'il me permette de croire, jusqu'à preuve du contraire, que les huîtres et les coquillages suivent, comme l'ont dit les anciens, les variations de cet astre; qu'ils croissent et décroissent, engraissent ou maigrissent, suivant que la lune croit elle-même ou diminue 4.
Je serai très-bref sur les mixtes parfaits, dont l'étude ne comporte guère de théories générales et exige que l'on s'occupe de chaque corps en particulier, ce qui permet à peine de les prendre pour sujet d'une exposition publique comme celle-ci.
Les mixtes parfaits sont ceux qui, ayant les qualités élémentaires tempérées entre elles d'une certaine façon, manquent pourtant de la forme substantielle des éléments, et ont une forme propre et spéciale. Ils diffèrent des mixtes
' Physica, p. 315.
» Eccles., ch. 1,5.
5 Physica, p. 314.
4 Physica, p. 317.
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imparfaits ou météores par ces derniers caractères ; les météores, en effet, représentent toujours la forme substantielle de l'élément qui les produit : la foudre est du feu, la neige est de l'eau, et ainsi de suite. Mais comment reconnaître dans l'or, dans le fer, dans le soufre, celui ou ceux des quatre éléments dont ils sont formés' ?
On divise de diverses manières les mixtes parfaits. Aristote distingue les métaux et les fossiles; d'autres reconnaissent les terres, les pierres et les métaux ; d'autres, les métaux , les pierres et les moyens minéraux -, ils entendent par ces mots divers composés, comme le sel,le nitre, l'alumine, qui se broient et se pulvérisent à la manière des pierres , et se fondent comme les métaux ; quelques-uns aiment mieux diviser les mixtes en quatre classes : les terres, les sucs concrets, les pierres et les métaux*.
La cause formelle des minéraux n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, une âme végétative qui les ferait se nourrir et croître comme les plantes ou les animaux ; c'est une augmentation tout extérieure par la juxtaposition de la matière qui leur est propre 3.
Le lieu de leur formation est surtout le sein de la terre ; mais ce n'est pas le seul, puisque nous savons très-certainement que ces mixtes se produisent aussi soit dans l'eau, soit dans l'air: la pierre de foudre, par exemple, prend naissance au-dessus de nos têtes ; et s'il est vrai, comme on l'atteste, qu'il ait quelquefois plu du fer et des pierres, on ne peut douter que ces corps ne se soient formés dans l'atmosphère, comme les animaux dont nous avons parlé précédemment. D'un autre côté, les perles se forment non-seulement dans la mer, mais dans quelques fleuves et quelques lacs ; le corail pousse comme une plante dans l'Océan; il y
1 Physica, p. 328. ' Physica, p. 329. 5 Physica, p. 330.
198 I. HOTEL UE CONDÉ.
a des eaux qui forment très-promptemcnt des pétrifications; d'autres du sein desquelles s'élève du bitume; d'autres où l'on trouve des paillettes d'or 1. Ne sont-ce pas là des preuves convaincantes que ces minéraux ne se produisent pas seulement dans le sein delà terre?
Telles sont à peu près les vérités générales et susceptibles d'être exposées ici ; quant aux recherches spéciales sur chaque corps pris en lui-même ; quant aux questions qu'on peut faire sur la matière originaire des métaux, et les trois opinions principales que l'on soutient à ce sujet; quant ù l'influence des astres sur les métaux et les pierres précieuses, je le répète, il faut eu faire une étude particulière à propos de chaque corps, et c'est une raison suffisante pour que je borne ici l'exposé que je voulais faire de nos doctrines sur les éléments et leurs composés, ce qui forme ordinairement la seconde partie d'un cours de physique. »
Le Père Magloire s'arrêta après avoir dit ces mots; M. le Prince le remercia vivement au nom de toute l'assemblée, et M. Régis, à son tour, prit la parole; il commença par louer l'exposition de son prédécesseur, surtout parce qu'il avait fort bien fait voir qu'elle devait se borner aux vérités générales , sans descendre, ce qui deviendrait infini, aux qualités particulières des corps. «C'est d'ailleurs, ajouta-t-il, la partie la moins avancée de la physique, celle pour laquelle l'avenir réserve à nos descendants le plus de progrès et de découvertes. Aussi verra-t-on entre nos doctrines et celles d'Aristote des différences moins profondes que tout à l'heure.
C'est une raison pour que je ne passe pas sous silence un des points philosophiques par où nous nous éloignons le plus de l'école de saint Thomas : c'est l'usage ou l'abus des textes sacrés. Nos adversaires les invoquent volontiers à l'ap'
l'ap' . p. 33!
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pui de leurs assertions; nous ne nous en servons pas : d'abord parce que nous ne croyons pas que le Saint-Esprit, qui a inspiré les Écritures, se soit jamais proposé d'enseigner aux hommes les sciences physiques. Il s'est donc presque toujours exprimé selon le langage et les préjugés du moment, sans quoi il n'eût pas été compris; ensuite et surtout parce que d'une même donnée théologique on tire souvent, pour la philosophie naturelle, des conséquences toutes contraires. Vous l'avez vu en ce qui tient au repos de la terre, que saint Thomas et M. Descartes entendent tout différemment; il en serait de même du gouffre que le Père Magloire se croit autorisé à placer au centre de ce globe. Cyrano de Bergerac (j'ai presque honte de citer dans une discussion sérieuse l'opinion de ce badin, mais je le fais pour montrer seulement quelles conséquences l'on peut tirer d'une donnée théologique), Cyrano de Bergerac, dis-je, admettait cette idée, que l'enfer était physiquement au centre de la terre, les damnés y étant tous réunis et en proie aux tourments éternels ; et il concluait de là, c'est ce qu'il y a de plus bizarre, le tournoiement de la terre. Comment cela? me dira-t-on. Selon lui, les damnés, pour fuir les atteintes du feu, se jetaient sur les parois de l'enceinte sphérique où ils étaient renfermés. Ils s'élevaient le plus haut possible; mais ils ne pouvaient le faire que leur poids, porté tout entier d'un côté, n'agît sur la masse de la terre, qu'elle faisait marcher à peu près comme un écureuil meut sa cage tournante '. Cette conclusion ridicule, mais que ce fou admettait de très-bonne foi, prouve chez lui, sans aucun doute, l'ignorance absolue des lois du mouvement; et je ne la rappelle pas ici comme ayant la moindre valeur, mais pour montrer seulement combien il faut hésiter à s'appuyer sur des croyances religieuses pour arriver à la connaissance des faits physiques.
1 Histoire comique des filais de la lune et du soleil.
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Par cette raison, j'éviterai de chercher si la manne que nous recueillons quelquefois aujourd'hui est de la même nature que celle que les Hébreux mangèrent dans le désert *, et je n'examinerai pas, non plus, si les plaies d'Egypte furent le résultat de quelques météores*, si les sauterelles, les vers et les grenouilles s'étaient formés dans l'air par la réunion fortuite des éléments ' ; si la mer Rouge mise à sec, le fut par une marée beaucoup plus forte que toutes les autres 4. Je laisse dans les livres sacrés les questions qui touchent à la foi : simple physicien, c'est par des considérations toutes physiques que je veux arriver à la connaissance des phénomènes naturels.
Je reviens maintenant à mon sujet, aux météores et aux êtres terrestres. Quant aux éléments, nous en admettons trois , comme vous le savez : la matière subtile ou le feu, l'air pur ou le second élément, et la matière grossière, qui forme la terre et toutes les substances solides ou liquides. Nous différons donc d'Aristote en ce que nous ne faisons pas de l'eau un élément particulier ; nous nous éloignons encore plus de son école par la manière même dont nous considérons les éléments et la matière. Pour Aristote et ses sectateurs , un corps se change en un autre par le simple transport de la forme ; le feu devient air, l'air devient eau, l'eau devient terre, et réciproquement. Nous n'admettons pas ces changements que l'expérience ne nous a jamais prouvés; loin de là, M. Rohaut a tenu, pendant bien des années, de l'eau dans une bouteille pour voir si elle se changerait soit en air, soit en terre : jamais le plus petit changement ne s'est fait apercevoir 5.
' Exode, cli. 16, i 4 et 5. 2 Exode, ch. 8 et 9. 5 Ibid.
4 Exode, ch. 14, 21 ù 25.
5 Rohaut, Phys.. 111, 3.
L HOTEL DE CONDÉ. 201
Les éléments sont donc, pour nous, fixes et immuables; les qualités des corps leur viennent de la figure et de la disposition de leurs particules -, ils sont durs et solides si ces parties sont fermement attachées les unes aux autres ; liquides, si elles sont rondes et assez lisses pour glisser les unes sur les autres, ou s'il y a entre elles assez de matière subtile pour les soulever et adoucir leurs frottements '. Les diverses figures des parties élémentaires sont encore la cause des saveurs et des odeurs : l'acide doit être produit par de petites pointes très-aiguës ; le doux, au contraire, par des pointes mousses ou arrondies *.
C'est par des raisons de même ordre que nous expliquons certaines propriétés des corps, inconcevables dans tout autre système; telle est l'élasticité : dans une lame d'acier que l'on ploie, les pores se rapetissent évidemment du côté de la concavité ; la matière subtile peut néanmoins y passer. L'effort qu'elle fait alors est la cause du ressort, c'est-àdire de la force avec laquelle la lame reprend sa forme primitive 3.
On explique de même le ressort de l'air ; on sait qu'on en a fait une application bien curieuse dans la canne à vent, cette arquebuse qu'on charge en la remplissant d'air comprimé au moyen d'une seringue ; ensuite, en ouvrant une soupape, l'air sort rapidement et pousse avec lui une balle de plomb qui peut tuer à une grande distance. M. Rohaut pense même que cette poudre blanche dont on raconte tant de merveilles, et qui lance, dit-on, une balle sans explosion, n'est autre chose que l'arquebuse à vent. Eh bien, d'où vient, je vous prie, ce ressort de l'air comprimé, sinon de la matière subtile, qui, resserrée entre ses particules, réagit
' Rohaut, Phys., 1, 22. 3 Rohaut, Phys., 1,24. 5 Rohaut, Phys., 1, 22.
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contre elles, les pousse, les chasse en avant, et leur fait entraîner dans leur petit tourbillon les corps qu'elles rencontrent ' ?
Ces principes posés, on comprend que ce n'est rien expliquer que d'attribuer la formation de tel météore à ce qu'un élément se change en un autre; il faut nous dire d'où vient cet autre; quelle est la cause mécanique qui l'amène; où il repousse le premier. C'est ce que les thomistes n'expliquent pas-, leurs transmutations d'éléments sont commodes sans doute, mais n'éclairent pas beaucoup l'esprit: voyons si je serai plus heureux.
Je remarque d'abord qu'il y a dans la terre des feux trèsconsidérables ; ce qui se voit dans les volcans et dans quelques tremblements de terre ne permet pas d'en douter. Quelle est la nature de ce feu? sans doute il est composé de particules terrestres assez massives nageant dans la matière du premier élément, et l'on conçoit qu'alors il peut agir avec assez de force sur la croûte terrestre pour la briser, et produire soit les tremblements, soit les éruptions volcaniques *.
On dispute sur l'origine des fleuves et des fontaines; la chose, en effet, n'est pas bien claire. Il paraît pourtant qu'ils viennent de la mer ; mais comment en viennent-ils ? comment montent-ils plus haut que le niveau de celle-ci ? comment surtout les eaux se dessalent-elles? Ces questions ne peuvent pas être résolues par des hypothèses : ce qu'il y a de certain, c'est que l'eau peut se glisser de la mer dans les fentes et interstices de la terre ; mais elle y reste constamment salée, et ne monte pas par elle-même où nous la voyons, au haut des montagnes ou aux sources des fleuves. Heureusement, les feux souterrains sont là ; ils mettent cette eau
' Rohaut. Phys., III, 2. 7 Rohaut, Phys., 111, 9.
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en vapeur, et ainsi s'opère dans le sein de la terre, ou plutôt dans les cavités des montagnes, une immense distillation au moyen de laquelle, comme dans toutes les opérations de ce genre, l'eau se dessale d'abord, et se porte surtout au haut du chapiteau ou des filons qui en tiennent lieu, pour s'écouler en flots purs et limpides dans ces serpentins naturels que nous nommons ruisseaux ou rivières '.
Les eaux des puits ont la même origine; les eaux minérales, les eaux pétrifiantes s'expliquent facilement ; les sources d'huiles que l'on a quelquefois observées sont aussi sans doute un résultat de l'action des feux souterrains *.
Les vents ne peuvent-ils pas être attribués à la même cause, au moins médiatement? Je ne crois pas du tout que l'exhalaison sèche dont parle Aristote soit la cause des vents ; je ne suis pas même bien convaincu que cette exhalaison sèche existe; ce qu'il y a de certain, c'est que l'instrument appelé éolipijle nous donne le moyen de produire un vent très-réel, et ce vent est produit par la vapeur de l'eau; il me paraît donc très-vraisemblable que l'eau, mise en vapeur par les feux souterrains, et s'échappant par des orifices encore inconnus, est la véritable cause des vents 3. On objecte à cela que le vent dessèche, et que des vapeurs devraient madéfier les corps ; ces deux propositions, heureusement, ne sont ni l'une ni l'autre absolument vraies. Les vapeurs madéfient sans doute ; mais, mêlées à beaucoup d'air, elles peuvent dessécher, comme cela se voit, par certains vents qui sont assurément humides, et qui pourtant sèchent le linge ; en second lieu, la dessiccation qu'on attribue au vent n'est jamais complète, comme on peut s'en convaincre en exposant au feu un linge agité pendant longtemps par le vent le plus violent et le plus sec ; on le verra tou'
tou' Phys., 111, 10.
! Ibid.
1 Rohaut. Phys.. III, I I.
204 L HOTEL DE CONDÉ.
jours fumer. Sa siccité n'est donc pas parfaite, et c'est à tort qu'on se fondrait là-dessus pour en écarter toute humidité '.
Les brouillards, les nuages, les pluies , la bruine, le serein, la rosée, sont, à ce que nous croyons, des résultats des différents vents. Il y a dans l'air des particules aqueuses et des particules glacées. Les vents, dans de certaines circonstances , peuvent accumuler les premières si bien qu'elles ne puissent plus se soutenir et tombent sous forme de brouillard, de serein, de rosée. Un vent chaud doit surtout produire cet effet, car il fond les particules glacées qui nagent dans l'air, et l'eau qui se produit, s'ajoutant aux vapeurs déjà rassemblées, augmente d'autant la quantité de pluie. La grosseur ou la finesse des gouttes paraît dépendre de ce que le vent chaud prend le nuage par-dessus ou par-dessous: par-dessous, en effet, les gouttes tombent dès qu'elles sont formées, et encore toutes petites ; mais si la fusion des particules glacées commence par en haut, les gouttelettes se grossissent dans leur chute de tout ce qu'elles ramassent de vapeurs, et ainsi nous arrivent des averses effroyables ".
Les neiges, les grêles, les frimas dépendent évidemment des particules glacées , rencontrées et amoncelées ensemble par des vents froids \ Le miellat, la manne, les pluies extraordinaires , encore peu étudiés, seront sans doute complètement expliqués plus tard 4 ; quant aux éclairs, aux foudres, au tonnerre, les plus beaux météores, assurément, que l'on puisse voir, il est incontestable qu'ils sont dus à un feu particulier. Les effets en sont bizarres ; cependant, on s'en rend facilement compte. On remarque, entre autres choses, que la foudre frappe particulièrement les corps éle1
éle1 Phys., III, 11. * Rohaut, Phys., 111, 12 et 13. 5 Rohaut, Phys., III, 14. 4 Rohaut, Phys., III, 16.
LHOTEL DE CONDE. 205
vés; cela vient de ce que se mouvant de travers, elle les ramasse dans sa course, et parce que l'air se fend naturellement sous les corps qui s'élèvent. On a reconnu que le son des cloches écartait le tonnerre; cela se comprend. Le mouvement de l'air exerce nécessairement un effet sur les corps qui sont dans son sein; il les transporte et les écarte, et peut devenir ainsi un préservatif contre les météores qui nous menacent.
Quant au carreau dont on fait l'instrument matériel à l'aide duquel la foudre opère ses actes, et tue, brise ou détruit ce qu'elle touche, comme on ne l'a jamais trouvé jusqu'ici, nous ne croyons pas à son existence. Nous pensons qu'elle n'a pas besoin, pour fracasser quelques corps, de cet amas solide qu'on imagine. Une très-grande vitesse produit une force très-suffisante dans le choc, et explique très-naturellement les effets de la foudre sans qu'on soit obligé de recourir à une supposition que rien ne confirme '.
Voilà ce que nous savons sur les météores ; je ne répète pas ce que j'ai dit précédemment de l'arc-en-ciel, ni de la belle expérience imaginée à ce sujet par M. Rohaut*, expérience qu'il faudra prendre dorénavant pour point de départ quand on voudra traiter de ce phénomène.
Je n'ajoute plus qu'un mot sur les mixtes parfaits : le sel, les huiles minérales, les métaux, les minéraux sont pour nous des composés de nos trois éléments. La manière dont les particules de ces éléments s'agrègent entre elles suffit pour donner à ces mixtes le poids, la couleur, la ductilité, la malléabilité des métaux, la dureté, l'éclat, les formes géométriques du cristal, le brillant des gemmes, l'apparence terne de quelques pierres, la friabilité et la blancheur des terres, etc. 3.
1 Rohaut, Phys., 111, 16.
" Ci-dessus, p. 150.
5 Rohaut, Phys.,\\\, 6,1.
20B LHOTEL DE CONDE.
Entre tous les minéraux, le plus remarquable est sans doute l'aimant, dont les qualités merveilleuses exigeraient un long discours. Je rappellerai ici les principales: l'aimant attire le fer, le fer attire l'aimant; librement suspendu, l'aimant se tourne vers le nord et le sud ; le fer reçoit, par communication, la même vertu; ainsi se font ces aiguilles aimantées employées dans les boussoles, et de là vient le nom de pôles donné aux deux extrémités des aiguilles et aimants naturels. Mais ce qui est remarquable, c'est que l'aiguille, frottée sur un aimant, prend le pôle opposé à celui de la pierre qu'elle a touché. Je dirai tout à l'heure à quoi est dû ce phénomène. Je remarque ici que l'on s'est imaginé à tort que l'aiguille aimantée devait ses mouvements à une influence céleste, et se dirigeait, en conséquence, vers l'étoile polaire 1. Si cela était, une aiguille suspendue sur un axe horizontal, de manière à pouvoir osciller dans un cercle vertical, devrait s'élever d'autant plus que nous approcherions du pôle ; pour la latitude de Paris, le côté nord devrait faire au-dessus de l'horizon un angle de 48 degrés environ. C'est tout le contraire qui a lieu : cette pointe s'incline au-dessous du diamètre horizontal de 70 degrés à peu près; et cette inclinaison, comme l'ont prouvé les belles expériences imaginées il y a près d'un siècle 5, diminue à mesure qu'on recule vers l'équatcur. La cause qui attire l'aimant réside donc essentiellement dans la terre; et quelles tentatives n'a-t-on pas faites pour l'expliquer? Les uns ont placé des montagnes d'aimant sous les pôles; les autres ont dit qu'il y avait dans les pierres deux points merveilleux et opposés se dirigeant proprio molu, l'un vers le nord, l'autre vers le sud ; ceux-là soutiennent que l'aimant se tourne seulement vers le midi, que le nord n'y est pour rien,
' .lohnston, Thaumat., cl. IV, c. 15; Rohaut, Phys., III, 8.
: En 1376, par Robert Norman, ingénieur mécanicien de Londres.
L'HÔTEL DE CONDÉ. 207
parce que c'est du côté du midi que vient l'influence et l'opération des planètes; ceux-là pensent qu'il y a union et connexion entre les choses célestes et celles qui sont à la surface de la terre ; et, sans se prononcer sur le mode d'action, ils reconnaissent l'influence réciproque des êtres les plus éloignés les uns des autres. Quelques-uns, imaginant un partage tout à fait symétrique de la force magnétique, croient qu'il y en a une part égale dans les quatre parties du monde; ils se fondent sans doute sur ce que la direction de l'aiguille aimantée n'est pas exactement du nord au sud, mais qu'il y a une déclinaison, tantôt plus grande, tantôt plus petite, à l'est ou à l'ouest, observée au commencement de ce siècle par un habile professeur anglais 1.
Ne nous arrêtons pas à rappeler ici toutes les hypothèses vraiment risibles imaginées à l'occasion de cette pierre; disons tout de suite que ce qu'on admire tant dans l'aimant n'est qu'un mouvement local. Les philosophes reconnaissent deux causes générales du mouvement : l'une est l'attraction, cause obscure, mystérieuse et inconcevable ; l'autre est l'impulsion, aussi claire, aussi évidente que la première est ténébreuse*, puisque, dans presque tous les cas, nous voyons distinctement l'agent et le patient, le moyen d'action et l'effet produit. De ces deux causes, on a tout naturellement choisi la plus inintelligible ; il le fallait bien, puisqu'on ne comprenait pas du tout comment le phénomène pouvait se produire. M. Descartes, le premier, a ramené son explication à celle qu'il donne du mouvement du monde. Une matière très-subtile produit, selon lui, les propriétés de l'aimant ; elle se meut du sud au nord ou du nord au sud, et forme ainsi autour de la terre un petit tourbillon capable d'entraîner les corps disposés à recevoir son action.
1 Johnston, Thaumat., cl. IV, c. 15. 1 Rohaut, Phys., III, 8.
208 L'HÔTEL DE CONDÉ.
Mais, dira-t-on, d'où vient ce tourbillon? Quelle route suit-il dans son cours? De quelle nature est son mouvement? Ces questions sont épineuses sans doute. M. Descartes y répond pourtant d'une manière satisfaisante et par des considérations fort élevées. La matière subtile lancée par les étoiles entre dans la terre par les pôles, comme je l'ai dit tout à l'heure. Obligée de passer à travers la matière du second élément, dont les molécules sont sphériques, et qui laissent, par conséquent, entre elles un espace triangulaire sphérique, la matière subtile prend la forme d'une vis à trois cannelures; elle devient alors matière cannelée'. De plus, cette matière est tordue dans un sens par l'un des pôles, et par l'autre pôle dans l'autre sens ; de telle sorte que ces deux vis étant en sens contraires, ne peuvent entrer l'une dans les passages de l'autre. Or, les pores de l'aimant sont tout préparés pour que la matière cannelée entre d'un côté et sorte de l'autre; elle doit donc attirer celui qui se présente bien dans son sens et repousser celui qui ne peut la recevoir*. La même explication nous montre pourquoi les pôles de même nom se repoussent, tandis que les pôles de nom contraire s'attirent. Supposez une matière cannelée qui, dans une suite d'aiguilles, entre par les pôles boréaux; elle sortira nécessairement par les pôles austraux. Ici, chaque pôle d'une aiguille correspond, comme cela doit être, à un pôle de nom contraire. Changez la disposition de l'une d'elles, tournez son pôle austral vers le pôle homonyme de l'aiguille qui la précède, la matière cannelée qui sort de celle-ci se présente à elle et ne peut entrer dans des pores mal disposés; elle la repousse donc jusqu'à ce que s'offre à elle le chemin convenable à sa forme 3. Etudiez successivement tous les phénomènes que
1 Rohaut, Phys., 111, 1 et 8. * Rohaut, Phys., III, 8. 3 Ibid.
LHOTEL DE CONDÉ. 209
l'aimant nous présente, tous s'expliquent aussi facilement, aussi naturellement que ceux-ci, et la communication du magnétisme, et la destruction des pôles dans le fer doux, et le redressement d'une petite aiguille sur une carte quand on promène au-dessous un fort aimant, et la disposition de la limure de fer autour des pôles d'une pierre, et l'acquisition, en apparence spontanée, des vertus magnétiques par les tiges de fer placées perpendiculairement, comme cela s'est vu dans la croix de l'église d'Aix, en Provence, rompue par une tempête; et la jolie expérience de la pirouette soutenue par un aimant, et la destruction des propriétés magnétiques par les causes qui changent la constitution des corps, comme le feu, la rouille, la pulvérisation.
Ce sont là des vérités prouvées par l'observation, et non pas des contes de vieilles, comme les prétendus obstacles mis par l'ail, l'oignon, le diamant, aux propriétés magnétiques, ni des chimères comme ces emplâtres de poudre d'aimant à l'aide desquels on espère dissiper toutes sortes de maladies. Il serait ridicule de s'occuper aujourd'hui de ces absurdités; il est, au contraire, très-philosophique d'étudier, il sera très-glorieux de trouver, et fort utile plus tard de bien connaître ces phénomènes que nous présentent avec l'aimant, l'ambre, le jayet, le soufre, le verre frottés, qui tous attirent et repoussent des corps légers, par une force analogue sans doute à celle dont j'ai tout à l'heure donné l'explication. Heureuse l'époque où tous ces phénomènes, après avoir été suffisamment étudiés et comparés, seront définitivement classés, et augmenteront peut-être la puissance de l'homme sur la nature. Nous entrons à peine dans cette immense et belle carrière; réjouissons-nous du moins d'y avoir mis les pieds sur les pas d'un de nos compatriotes, et suivons avec ardeur et persévérance la ligne qu'il nous a tracée. »
M. Régis termina par ces mots sa brillante exposition ; de vifs applaudissements, partis de tous les coins de la salle, lui
2 10 L HOTEL DE CONDÉ.
prouvèrent avec quel intérêt on l'avait suivi. Le Père Magloire applaudit lui-même-, cependant, il ne renonça pas au tour de parole que lui avait réservé le prince de Condé : « M. Régis, dit-il, lorsque le silence fut un peu rétabli, nous a exposé avec beaucoup de chaleur et de netteté les principales idées de ses maîtres ; il appuie beancoup et avec raison, je le pense, sur la nécessité des observations, sur le danger des hypothèses et des systèmes. Que nous a-t-il offert, cependant, que des systèmes et des hypothèses, bâtis quelquefois sur une simple opinion, sans qu'aucune expérience soit venue les confirmer? Il admet trois éléments : pourquoi ce nombre plutôt que tout autre ? et qui lui dit qu'ils ne se réduisent pas à deux? qu'ils ne s'étendent pas à douze? Il veut que l'eau de la mer soit distillée dans des alambics naturels que forment les montagnes, par le feu interne de la terre : qui lui dit que ce feu existe, et qu'il est placé tout juste sous la cucurbitc où l'eau de la mer va se réunir? Il retranche à la foudre son carreau, sous prétexte qu'on ne l'a jamais trouvé-, mais un feu qui frappe et tue par son choc n'est-il pas plus inconcevable encore qu'une pierre qui échappe à nos yeux? Les métaux sont pour lui des agrégations de ces trois matières ; pour nous, ce sont des combinaisons des quatre éléments. Au point de vue philosophique, ce n'est qu'un mot changé, et il n'y a pas assez de différence entre nous pour que je le chicane à ce propos.
Je connaissais déjà, j'ai écouté attentivement et je crois avoir bien compris son explication de l'aimant : j'accorde volontiers que son tourbillon autour de la pierre est une idée ingénieuse et séduisante, quoiqu'elle ne repose sur aucune observation ; mais je ne saurais lui passer sa matière cannelée. Sur quoi fonde-t-il son existence, je vous le demande, sinon sur la fantaisie de M. Descartes? Cette matière subtile se moule, à ce qu'il prétend, dans les interstices des molécules sphériques du second élément ; mais ce second élément est
L HOTEL DE CONDE. 211
donc immobile? C'est une qualité qu'on ne supposerait pas a priori dans une matière dont les atomes sont parfaitement lisses et parfaitement ronds. Ce n'est pas tout; cette matière qui s'est figée, il faut le croire, et a perdu sa fluidité première, puisqu'elle sort de ce moule sous la forme d'une vis à trois cannelures, cette matière subtile, entrée par les pôles de la terre, a été tordue par le tournoiement de notre globe. Je le veux bien ; mais notre globe, pour ceux qui le supposent mobile, ne fait qu'un tour en vingt-quatre heures. Il n'y a donc, dans tout ce temps, qu'un seul pas de vis d'achevé; c'est une pauvre vitesse pour une matière subtile dont on conte tant de merveilles. D'un autre côté, et c'est là, je le crois bien, le point le plus embarrassant pour les partisans des nouvelles doctrines, la matière subtile entre dans les régions polaires par des milliasses de pores à la fois ; or, lorsque le tournoiement du globe la convertit en vis à trois cannelures, ces vis ne peuvent être égales qu'à la condition d'entrer par des pores également distants du centre de rotation ; toutes les autres doivent être inégales. Placez maintenant un aimant, quel qu'il soit, dans le tourbillon magnétique, il devra toujours être repoussé ; car pour une vis qui pourra coïncider avec une autre, il y en aura des millions qui ne coïncideront pas avec leurs écrous, et ainsi votre explication, tout agréable qu'elle est, tombe devant l'examen.
Je pourrais critiquer ainsi plusieurs des assertions de M Régis-, je pourrais dire, en particulier, que ce passage qu'il suppose à la matière subtile, entre des sphères contiguës, est contradictoire et impossible ; il exigerait non-seulement que les sphères fussent disposées l'une devant l'autre, afin que le canal triangulaire fût à peu près droit, mais surtout qu'il n'y eût en lui ni renflements, ni hauteurs, ni cavités ; car ce seraient autant de coudes et de pattes où sa matière irait d'abord se loger, et serait invinciblement re14.
re14.
21 2 L'HÔTEL DE CONDÉ.
tenue; et comme des sphères en contact laisseront toujours entre elles des entonnoirs de ce genre, il est radicalement impossible d'y faire mouvoir une matière capable de se figer.
Bien plus, ces cavités s'opposeront invinciblement au mouvement de celte matière subtile, quand même elle conserverait sa fluidité, si M. Régis, comme il l'a fait jusqu'à présent, et comme nous le faisons nous-même , soutient le plein absolu. Il est impossible de concevoir une figure d'atomes qui se prête à quelque mouvement que ce soit, s'il n'y a pas de vide; c'est même pour cela, si je ne m'abuse, qu'Aristote a cherché et trouvé, dans la théorie des formes élémentaires qui se remplacent, un moyen d'expliquer le mouvement apparent, sans aucun mouvement local, par une transformation plus ou moins rapide des matières. Vous n'éviterez pas cette nécessité; vous arriverez peut-être un jour à dire qu'un corps paraît se mouvoir quand Dieu l'anéantit dans un lieu et le recrée dans celui qui le suit immédiatement; qu'ainsi le mouvement consiste en une suite infiniment rapide d'anéantissements et de recréations d'un corps. Vous aurez, en effet, supprimé la transsubstantiation aristotélique ; mais vous y aurez substitué le miracle perpétuel et inconcevable d'une divinité occupée sans cesse et partout à détruire et à refaire, au gré des volontés de tous les êtres, tout ce qu'elle a créé dans l'univers.
Je ne m'arrête pas plus longtemps à ces difficultés-, M. Régis a exposé ses idées avec entraînement et succès. J'ai applaudi moi-même à sa leçon ; mais je n'ai pas été convaincu. Pour le moment, je me contente de faire observer que nous partons l'un et l'autre de principes opposés; je respecte avant tout l'autorité. Je ne puis croire qu'Aristote, saint Thomas et tant de grands philosophes se soient trompés; j'accepte donc leurs sentiments et je les défends de toutes mes forces. M. Régis appelle et proclame le libre examen ; il foule aux pieds les anciennes idées : il ne reconnaît,
L'HÔTEL DE CONDÉ. 213
dit-il, que ce que l'expérience lui démontre. Sans partager ces principes, qui seraient peu compatibles avec ma profession , je reconnais pourtant que, par rapport à la science, mondaine et pratique, entendons-nous bien , la position est bonne ; mais il faut s'y tenir. Il ne faut rien supposer, rien absolument. Tout doit être rigoureusement établi et appuyé sur des faits incontestables ; sinon, le premier de vos disciples qui n'aura pas foi en vous pourra vous dire ce que je vous dis en ce moment même, et qui terminera toute cette discussion. Vous nous promettiez l'histoire de la nature; vous ne nous en faites que le roman. »
C'est ici, mon cher élève, que s'arrête notre manuscrit; il est permis de croire que ces dernières paroles produisirent quelque effet sur l'illustre compagnie qu'avait réunie le prince de Condé, et ramenèrent au défenseur d'Aristote quelquesuns des applaudissements dont on avait favorisé son rival.
Quoi qu'il en soit, vous voyez qu'alors les défauts de la philosophie cartésienne n'échappaient pas à ses ennemis; et pourtant, il me paraît que, dans son ensemble, elle introduisait assez de principes rationnels, elle mettait sur la voie de vérités nouvelles assez nombreuses; elle montrait surtout dans un avenir peu éloigné un état de science assez florissant pour avoir ému profondément les esprits et entraîné les philosophes.
Je ne veux pas dissimuler que, dès le temps de Descartes, et même avant lui, des hommes du plus grand génie, les Galilée, les Gassendi, les Bacon avaient tracé la véritable voie de la science, faisant des expériences et non des hypothèses, et que leurs découvertes ou leurs règles étant restées vraies comme elles l'étaient alors, ils ont, aux yeux des philosophes austères, une gloire plus pure, si vous voulez, moins éclatante toutefois, parce que ces vérités ne formaient pas un de ces ensembles qui peuvent séduire et remuer le monde.
214 L'HÔTEL DE CONDÉ.
Si donc, comme je le crois, l'homme en tout genre n'arrive à la vérité qu'en passant par de nombreuses erreurs et les corrigeant petit à petit; si c'est la condition de notre nature qu'il se passionne successivement pour les faussetés qui le rapprochent du but, cet engouement pour le cartésianisme qui vous étonne aujourd'hui aurait été à son heure et en son lieu le résultat et l'expression de cette loi générale, et marquerait, aujourd'hui encore, une de nos étapes les plus mémorables dans ce voyage sans fin de l'humanité vers la connaissance de ce qui est.
LA
QUANTITÉ PROSODIQUE
CHEZ LES ANCIENS'.
En quoi consistait réellement la quantité prosodique chez les anciens? ou qu'était-ce au fond que ces brèves, ces longues et ces douteuses dont leurs grammairiens nous parlent sans cesse? Il y a sur ce point deux systèmes.
Selon le premier (c'est l'opinion la plus commune, et qui est généralement enseignée dans les classes), la mesure, ou la quantité prosodique des syllabes, c'est-à-dire leur longueur ou leur brièveté, était à la fois quelque chose de réel et d'invariablement réglé. La longue valait deux brèves, ni plus ni moins -, et ce n'était pas là seulement une valeur de compte, c'était un fait de prononciation. Le temps nécessaire pour proférer une, deux, trois, quatre longues, suffisait exactement pour deux brèves, pour quatre, pour six, ou pour huit; c'était enfin sur ce rapport constant que reposaient non-seulement les règles, mais l'essence de la versification, celle même de toute harmonie. Nous verrons tout à l'heure où cette définition nous conduit.
1 Cette dissertation a été écrite en 1846.
216 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
Selon une autre opinion moins répandue, mais probablement plus vraie, les syllabes longues ou brèves avaient, comme chez nous, des valeurs très-mobiles. Le rapport de leurs durées n'était pas du tout constant. La place des mots dans les phrases, et celle des syllabes dans les mots, influaient , comme chez nous, sur la prononciation lente ou rapide des sons-, et la succession ordonnée des longues et des brèves n'étant qu'une affaire de convention, l'harmonie essentielle devait rester toujours à peu près égale dans le vers, si l'on intervertissait les pieds sans changer la place des accents.
C'est ce qu'exprimait d'une manière frappante, au rapport de Scoppa', l'abbé Caluso de Turin, qui, comme tous les musiciens, se méfiait beaucoup de l'importance qu'on donne aux quantités prosodiques. «Changez, disait-il, les mots du premier vers de l'Enéide:
Arma vu-unique tâno Tiôjsequi prîmus ab ôris,
et mettez à la place
Arma rëgemque dïco, Khodi qui ntivus al> àquis,
et l'harmonie de ce dernier vers paraîtra toujours la même que celle du vers de Virgile, bien que vous ayez changé, contrairement aux règles de la prosodie, cinq ou six brèves en longues, ou réciproquement. »
Je reviendrai tout à l'heure et j'insisterai sur cette seconde hypothèse, que je crois, pour moi, l'expression de la vérité : j'examine d'abord les conséquences de la première, qu'il importe de bien connaître, si l'on veut se faire une idée nette de la question.
Dans la supposition qu'une longue vaut exactement deux brèves, il n'y a dans un discours ni lenteur ni rapidité pos'
pos' poétiques des langues, p. 140
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 217
sibles. Tout doit être prononcé dans des temps rigoureusement appréciables et qui seront des multiples exacts de la valeur d'une brève.
Comme cette conséquence est absurde, comme nous savons que l'homme passionné parle nécessairement plus vite que l'homme tranquille, il faut renoncer à entendre ce principe dans toute sa rigueur, et dire que ce rapport de durée n'est exact qu'entre des syllabes très-voisines ; que si le parler s'anime ou se précipite, les syllabes se resserrent progressivement et deviennent plus rapides elles-mêmes, tout en conservant, au moins à peu près, à l'égard des syllabes environnantes, le rapport normal.
Déjà cette interprétation donne une furieuse entorse à la règle générale. Les syllabes, quelque éloignées qu'elles soient l'une de l'autre, ne peuvent éprouver un changement dans leur valeur absolue que si le rapport des syllabes voisines a été légèrement altéré; et, si ce rapport n'est pas luimême invariable, si une longue ne vaut pas exactement deux brèves, que devient toute la prosodie antique? que devient tout ce système dont on admire si complaisamment la belle proportion? C'est alors tout comme chez nous, où les brèves sont brèves, où les longues sont longues, sans que celles-ci soient exactement le double de celles-là.
Supposons cependant que cette altération successive de la valeur des syllabes soit compatible avec les règles données généralement. Il est sans doute très-facile de se figurer la prononciation d'un vers latin, et d'apprécier son exactitude, au moins théoriquement-, il suffit de prendre la brève pour unité de durée -, de déterminer combien il doit entrer dans le vers de ces unités, ou de ces semions ', comme disaient les anciens ; de faire d'ailleurs la somme des valeurs
1 Nam tempus est unum. Quint., Inst. orat., IX, i, n° ni -, cf. Longiu, Frag., 3, n° 7.
218 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
des syllabes, et de voir si les deux nombres se correspondent.
Mais, dans la pratique, les choses ne vont pas aussi couramment. On se demande pourquoi on n'a pas toute liberté de mettre un anapeste pour un dactyle, un procéleusmatique pour un spondée, la valeur rationnelle en étant la même'.
D'un autre côté, se figure-t-on ce que ce peut être qu'un poëme entier composé de pieds égaux, ou sensiblement égaux, uniformément divisés en deux temps, pendant chacun desquels on entend toujours et sans cesse une longue ou deux brèves? C'est juste le rhythme du tambour qui bat aux champs. Qu'on imagine l'accompagnement de cette marche monotone tandis qu'un Latin nous débiterait un livre de l'Ênéide : concevra-t-on rien de plus insupportable?
Enfin, il y a une autre difficulté, et qui tient tout entière à l'accentuation : c'est un fait d'expérience très-facile à vérifier, comme je le ferai voir plus clairement tout à l'heure, que, dans un mot de plusieurs syllabes, celle qui est accentuée est réellement la plus longue. La voix s'y arrête quelque temps, et c'est pour cela qu'un grammairien latin, définissant l'arsis, c'est-à-dire l'accentuation de la syllabe, déclare qu'elle est à la fois une augmentation du temps, du son et de la voix, tandis que la thèsis (c'est-àdire l'abaissement qui suit l'arsis) est un affaiblissement de la voix et un resserrement des syllabes \
Ainsi, dans la réalité, les seules syllabes vraiment longues sont les syllabes accentuées -, il ne peut pas y en avoir d'autres, au moins habituellement. Or, comme chez les Grecs et les Romains l'accent ne concourait pas toujours avec la longueur.prosodique, il s'ensuit qu'une multitude
1 Cf. Quint., Inst. oral., IX, 4, n°s 48, 49.
1 Item arsis est elatio temporis, soni, vocis; thesis depositio et quxdam contractin svllabnrum. Marius Victorinus, dans Putsch , p. 2482.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. Si 19
de leurs syllabes longues étaient prononcées brèves, et réciproquement'-, ce qui nous rejette bien loin de l'hypothèse ordinairement admise.
Quelques personnes disent à ce sujet qu'il ne faut pas confondre l'accent avec la quantité-, que la mesure est une chose, que le rhythme en est une autre'. C'est très-vrai quand il ne s'agit que de notre conception, puisque pour elle la mesure consiste dans une certaine égalité de temps, et le rhythme (ou l'accent qui en est la source) dans un certain renflement du son.
Mais, dans la pratique, les deux choses se confondent toujours et se réduisent à une seule 3 -, non pas qu'on ne puisse, comme en musique, faire tomber le temps fort sur une note brève et le temps faible sur des notes longues -, c'est un moyen mélodique qu'on emploie souvent et qu'on appelle syncope. Seulement ce moyen est difficile, éloigné de la nature ; et s'il peut être pratiqué par des musiciens de profession, il ne l'a jamais été certainement, il ne le sera jamais par un peuple entier parlant et faisant sa langue.
Là les pénultièmes ou antépénultièmes accentuées sont toutes longues 4; elles l'étaient chez les anciens comme chez
1 Scoppa [Beautés poét. des langues, p. 31 et suiv.) a parfaitement établi ces différences entre la longueur réelle, qu'il appelle accent grammatical, et la longueur théorique, qu'il nomme accent prosodique. Il ne lui manque que d'avoir dit que son accent prosodique n'était rien pour l'oreille. C'est toute la vérité qu'il n'a pas osé énoncer.
2 Tum arsin et accentum multum differre, etc. Duntzer, De versu saturnio, II, 2, p. 29; D'Olivet, Pros. franc., art. 6.
5 Daru, dans un rapport célèbre fait à l'Académie française, en 1810, n'a pas du tout compris cette difficulté ; il conteste à Scoppa que la syllabe accentuée devienne longue ; par exemple, dans temporibus, calàmitas, mobilitas (p. 64). Il n'y avait qu'une chose à lui répondre. C'était de prononcer ces mots avec l'accent sur les antépénultièmes, où il doit être ; et s'il n'avait pas reconnu que les syllabesprosodiquement brèves po, la, bi, étaient longues en réalité, c'est qu'il n'avait pas d'oreille.
4 Le grand principe de l'accentuation grecque, que la finale longue amenait l'accent sur la pénultième, est à lui seul une preuve que tout le système n'avait qu'une valeur de convention et ne représentait rien de
220 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
nous 1, comme elles le sont particulièrement chez les Italiens, comme elles le sont enfin chez les animaux et dans les instruments mêmes où tout est mécanique.
Car telle est la liaison naturelle entre le renflement et la longueur des sons, malgré la distinction théorique que nous en faisons, que les oiseaux qui, comme les poules, les paons, les tourterelles, font entendre un son plus prolongé que les autres, y portent toujours la force de son que nous appelons accent; et, ce qui est plus fort et plus démonstratif, les facteurs de serinettes et d'orgues de Barbarie n'emploient pas d'autre moyen pour rhythmer la musique notée sur les cylindres. Les notes qui doivent porter l'accent ou marquer la
physique. La longueur d'une syllabe, si elle influe sur l'accent, ne peut que l'amener sur elle-même ; aussi voyons-nous que c'est la règle latine -. dans les polysyllabes , dès que la pénultième est longue, elle porte l'accent ; si elle est brève, l'accent recule sur l'antépénultième. Voilà un principe aussi rationnel et aussi certain qu'il est naturel, et nous ne pouvons pas prononcer comme il faut un mot latin sans en reconnaître l'exactitude. La règle grecque, au contraire, exprime une impossibilité physique. Le mot par exemple, a l'accent sur qu'il l'ait prononcer long. Passez au génitif l'accent avance sur a. Cela veut dire, pour ceux qui ont un peu d'oreille, que y sera prononcé bref et a long. Quant à la finale rav, c'est une syllabe glissante, ou une thésis ; on la prononcera comme on voudra , et plutôt brève que longue : l'oreille n'y fera aucune attention. Il me paraît évident, quand je réfléchis à cette règle bizarre, que certaines habitudes d'écriture s'étant répandues dans la population grecque, les grammairiens firent, plus tard, pour concilier l'orthographe avec l'accentuation réelle, des règles artificielles qui pouvaient avoir leur valeur comme moyen mécanique, mais n'avaient aucune vérité philosophique ou causale. C'est ainsi qu'on a quelquefois dit chez nous qu'une consonne doublée rendait brève la voyelle qui la précède, comme dans crasse, bonne, etc. Que cette double consonne soit le signe orthographique de la brièveté, cela se conçoit ; mais qu'elle la produise, tandis qu'eu grec et en latin , dit-on, elle produisait la longueur, c'est de tout point impossible. De même chez les Grecs, ou de la dernière syllabe pouvait être le signe que l'accent passait sur la pénultième ; ils n'en étaient assurément pas la cause. C'est bien plutôt cet accent qui, en reculant vers la fin du mot, dans la prononciation, a déterminé plus tard l'emploi des lettres qui, la règle orthographique une fois posée, expliquaient son déplacement.
1 Nous avons en français des pénultièmes accentuées qui ne sont pas longues, comme dans déplace, calèche, etc.; cela tient à ce que la dernière syllabe est tout à fait muette, et qu'alors la pénultième devient réellement syllabe finale pour l'oreille.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 221
mesure sont faites aux dépens de celles qui les suivent, un peu plus longues que ne l'exige leur valeur théorique. Cela suffit, l'intensité de toutes étant d'ailleurs égale, pour que notre oreille ne s'y trompe pas et y rapporte invariablement le temps fort de la mesure'.
Ainsi, distinguer l'accent, ou Varsis, de la longueur def voyelles, dans la pratique d'une langue, c'est se laisser duper aux mots; c'est regarder comme réelle et sensible une différence qui n'existe que dans notre entendement; c'est enfin donner un corps à des chimères, et vouloir se perdre dans les contradictions.
Nous voilà donc, après un détour, revenus à cette seconde hypothèse sur laquelle j'ai dit que je m'arrêterais. Nous avons reconnu qu'il était impossible d'entendre dans le sens étroit et rigoureux le principe de la valeur proportionnelle des brèves et des longues. Nous avons vu qu'il ne suffisait pas même d'altérer ce principe en l'appliquant seulement aux syllabes voisines ; qu'enfin il était incompatible avec Yarsis, qui partout fait allonger la syllabe accentuée. Il ne nous reste donc plus qu'une seule assertion possible, savoir : que ces valeurs prosodiques étaient simplement des valeurs de compte, sans aucune influence immédiate sur la prononciation ; que dans la pratique, au moins à parler en général, les longues étaient longues quand elles portaient l'accent, et qu'alors elles l'étaient précisément au même titre et de la même manière que les brèves accentuées, celles-ci devenant longues, en effet, quoique brèves en théorie, dès qu'elles étaient la syllabe forte du mot.
On fait à cette proposition diverses objections graves en apparence : qu'il est impossible de nier la proportionnalité des
' On peut s'assurer de cette vérité en frappant périodiquement sur une table, et bien également, trois doigts de la main. Si on laisse après l'un d'eux un silence double de celui des autres, c'est à celui-là que nous rapporterons invinciblement le temps fort de la mesure, c'est-à-dire l'accent.
222 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
temps dans les syllabes sans nier en même temps et les témoignages des contemporains et la croyance des siècles suivants; que les grammairiens anciens sont unanimes à soutenir que la longue vaut toujours et exactement deux brèves ; que tout le système de versification des anciens est fondé %ur ce rapport, et que le contester équivaut à supprimer toute l'harmonie de leurs vers. Je suis, je l'avoue, peu touché de ces raisons.
Première objection. — D'abord, et en général, quand il s'agit de l'ordre naturel, quel que soit l'accord des témoins, je ne les crois pas quand ce qu'ils m'annoncent est impossible. Or, c'est bien le cas pour ce qu'on leur fait dire ici, comme je l'ai montre tout à l'heure : je pourrais donc ne pas accepter l'argument.
J'aime mieux dire que ce n'est pas assez de citer des témoignages ; il faut apprécier leur valeur. Or, pour ce qui tient aux sciences et à l'exacte analyse de nos idées ou de nos sensations, j'ai peu de confiance dans les anciens, qu'il faut toujours lire deux fois au moins, une première pour les entendre, une seconde pour s'assurer s'ils se sont entendus eux-mêmes et ont bien dit ce qu'ils voulaient dire.
Ce qu'ils rapportent des mètres et du rhythme me semble particulièrement obscur et susceptible de bien des sens. On peut voir dans Quintilien, cet écrivain si net et si précis d'ordinaire, combien il a peine à s'expliquer sur ces deux points 1. Après trois pages, il est obligé d'avouer qu'on a chicané Cicéron sur ses théories, et, pour qu'on ne le chicane pas lui-même, de se restreindre au nombre oratoire, à l'exclusion sans doute du rhythme poétique, qui pourtant doit être au fond la même chose 5.
1 Quint., Inst. orat., IX, 4, n° 57; cf. Longin . Frag., 3, n° 5.
1 Sit igitur hoc cognitum in solutis etiam verbis inesse numéros, eosdemque esse oratorios qui sint poetici. Cic, Orat., b'6, n° 189.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 225
Les grammairiens ne sont pas plus clairs. Sergius veut expliquer ce que c'est qu'un pied. Vous croyez qu'il va nous rappeler ce que nous sentons quand on le prononce? Point du tout : « Le pied, nous dit-il, a été ainsi appelé comme étant la marche du vers' ; en d'autres termes, on l'a nommé pied, parce que nous nous en servons comme d'une règle pour mesurer le vers \ C'est ainsi que nous disons que le vers hexamètre a six pieds et que le sophique en a cinq. » Oui, vraiment, il n'y a pas de doute sur le compte que l'on faisait des pieds dans le vers, ni sur la manière dont on les mesurait. La question est de savoir si ces pieds, en tant que composés de longues et de brèves, étaient perceptibles à l'oreille, ou si ce n'était qu'un moyen théorique de juger de la justesse des vers. La définition de Sergius convient beaucoup mieux, il faut l'avouer, à cette seconde interprétation.
Ce qu'il ajoute sur la composition des pieds s'entend aussi très-bien d'une appréciation métaphysique, et non d'une mesure réelle et sensible à l'oreille : « Il faut que chaque pied ait en lui, avec les temps, un certain nombre de syllabes 3. »
Térentien, qui a traité ce sujet avec plus de détails *, peut éclaircir ici la pensée de Sergius. Il fait consister le pied pris en lui-même, en une arsis et une thésis, c'est-à-dire un frappe et un levé, ou plus exactement, une élévation et un abaissement de la voix. Il nous prévient pourtant qu'il faut au moins deux syllabes brèves pour avoir un pied. Une
1 Pes dictus quod quasi metrorum gressus incedat. Sergius, in Donati edit. prit», De pedibus, dans Putsch , p. 1831.
4 Aliter dictus est pes, quod hoc quasi régula ad versum utimur mensurandum. Ibid.
5 Igitur necesse est pedem unumquemque in se habere certum cum temporibus numerum syllabarum. Ibid.
4 Dans son poème De litteris, syllabis, pedibus et metris. Voyez Putsch, p. 2383 à 2450.'
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longue, quoique équivalente à ces deux brèves, ne pourrait faire un pied, parce qu'il faut bien deux coups, et non pas seulement un temps double'. Cette restriction indique déjà que les temps dont il sera question dorénavant n'auront jamais qu'une égalité ou une proportion fictive; car, si les rapports exprimés ici étaient réels, on ferait assurément un pied avec une longue ou deux brèves indifféremment, comme une mesure à deux-quatre se remplit avec une blanche ou deux noires; et l'on marque aussi bien les deux temps sur celle-là que sur ces deux-ci.
Un passage intéressant du grammairien Servius nous édifiera mieux encore sur ce que nous devons penser de la quantité latine. Il enseigne sur un mot fort long, et par conséquent fort avantageux, sur le génitif amicissimorum*, comment on peut déterminer la quantité des syllabes. Si l'on nous demandait aujourd'hui comment les Romains faisaient pour cela, nous répondrions: Ils sentaient parfaitement les longues et les brèves, et formaient leurs pieds d'après leur sensation. Servius, Romain lui-même, et qui savait parler sa langue, ne va pas si vite. La sensation n'apparaît pas chez lui pour une seule des six syllabes du mot donné. La première est brève, dit-il; car nous lisons dans un vers précédemment connu nimium dilexit amicum : c'est parce que a termine un dactyle, et non parce qu'il se prononce de telle ou telle manière, qu'il doit être fait bref.
La seconde est longue, parce que quand nous disons amicus, la pénultième porte l'accent qu'elle n'aurait pas si elle était brève. En effet, c'est la règle dans les trisyllabes latins dont la pénultième est brève, que, l'accent recule sur l'antépénultième. On dirait donc âmicus si mi était bref; et la
' Voyez ces vers dans Putsch, p. 2412.
Una longa non valehit ederc ex sese pedem Ictibus quia fit duohus, non gemello tompore.
5 Dans Putsch, p. 1812.
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règle de Servius est bonne. Elle est surtout importante pour la théorie qui nous occupe; en effet, une pénultième accentuée est inévitablement longue à l'oreille, comme on le voit dans les mots italiens et dans les dissyllabes latins virum, cano, Trojoe, oris. Servius le sait si bien, que, malgré la longueur évidente de mi dans amicus, il n'ose pas en appeler à la sensation, parce que celle-ci serait exactement la même pour une brève accentuée de la même manière, rosa, fides, lupus'. Il a donc recours à une règle tout artificielle.
La troisième syllabe, continue-t-il, est longue par position. En effet, elle est suivie de deux ss. La quatrième est brève par une raison de même ordre, et aussi péremptoire que celle qui a déterminé la longueur de mi.- c'est que quand nous prononçons amicissimus, l'accent porte sur cis : il serait sur si, pour peu que celui-ci fût long. La cinquième mo est longue, parce que quand nous disons amicissimôrum, c'est elle qui porte l'accent, ce qu'elle ne pourrait pas faire à l'avant-dernière place si elle était brève. Enfin, la dernière est brève de sa nature, comme l'a fait voir M. Quicherat, pour toutes les finales en ms.
Il est tout à fait remarquable que dans cet examen si détaillé, la sensation des brèves ou des longues ne soit pas invoquée une seule fois, et qu'au contraire l'accent soit indiqué deux ou trois fois comme déterminant cette quantité. Cela confirme singulièrement ce que j'ai dit tout à l'heure, et me paraît emporter la conséquence qu'en effet la quantité prosodique n'était qu'une règle de compte, et non un fait de prononciation reconnaissable par lui-même à la simple audition.
Enfin, et quelque étrange que ce résultat puisse paraître, il me semble solidement établi par saint Augustin, dans son
' Scoppa, Beautés poét. des langues, p. 34.
1 Prosodie latine, p. 104, et Thésaurus poet., dans la préface. Voyes d'ailleurs Servius lui-même, dans Putsch, p. 1803 et 1800.
13
226 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
traité de la Musique. Cet auteur y discute assez longuement sur la valeur des syllabes, et partout c'est l'autorité et non la sensation qu'il met en avant, comme si celle-ci n'avait pas du tout à se prononcer là-dessus. Il va jusqu'à supposer que son disciple fait long l'a de cano, que l'on citait toujours comme un a bref, attendu que ce mot se trouve dans le premier vers de l' Enéide : « Le musicien, ajoutet-il, n'aura rien à y reprendre; mais le grammairien te fera effacer ce mot, et mettre à la place un autre qui ait sa première syllabe longue, selon l'autorité de nos ancêtres, dont il conserve les écrits '. »
Il ajoute de plus un exemple. Il change une lettre dans le vers de Virgile, en disant :
Arma virumque cano Trojse qui primis ab oris,
et demande à son disciple si l'harmonie du vers lui parait altérée : l'autre lui répond que non ; et saint Augustin lui explique d'où cela vient : c'est qu'il a prononcé primis sans allonger la syllabe mis; mais que s'il lui donne la valeur indiquée par les grammairiens (c'est-à-dire s'il soutient le son de la voyelle pendant deux temps pleins), le vers ne lui paraîtra plus avoir la cadence connue des vers hexamètres*.
Ce passage et les précédents méritent assurément toute l'attention de ceux qui veulent savoir à quoi s'en tenir sur la véritable valeur de la quantité chez les anciens.
Deuxième objection. — On parle de l'unanimité des témoignages-, mais les anciens sont-ils aussi complètement d'accord qu'on nous le dit sur ladurée réelle de leurs syllabes? Je ne parle pas, bien entendu, de la durée théorique, celle qui mesure la longueur des vers grecs ou latins : celle-là n'est
1 Grammaticus jubet emendari, et illud te verbum ponere cujus prima syllaba producenda sit, secundum majorum auctoritatem, quorum scripta custodit. De musica , II, 1, n° 1, p. 30 de l'édit. in-12 , Paris, 1836.
* De musica, II, 2, n° 2, p. bl.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 227
pas en question. Je parle de la quantité, en tant qu'elle est perçue par l'oreille, et qu'il y a entre les longues et les brèves cette proportion sous-double que reconnaissent les musiciens entre une blanche et une noire. Eh bien, je trouve partout des preuves du dissentiment des auteurs à cet égard.
Combien d'abord les anciens n'ont-ils pas de syllabes douteuses , longues ou brèves à volonté ? et à qui persuaderat-on qu'il y a dans une langue faite tant de syllabes dont la durée de prononciation puisse varier du simple au double?
Les syllabes douteuses, toutefois, ne sont pas ce qu'il y a de plus prodigieux. Ce qui confond la raison et bouleverse toutes les idées, ce sont ces longues comptées pour des brèves et ces brèves comptées pour des longues, et cela chez tous les poètes, à toutes les époques, et si fréquemment qu'on ne sait, en vérité, pour qui ont été faites des règles si souvent violées'.
Il n'est pas nécessaire de citer des exemples d'Homère : c'est l'habitude de sa versification *, et ses libertés, à cet égard, se résument dans les divers emplois du mot 'éaiç pris tantôt comme ïambe, tantôt comme une seule syllabe longue 3, tantôt comme un trochée 4, tantôt comme un spondée sous la forme 5. M. Egger, qui a réuni ces divers exemples, explique tout cela par l'ancienne orthographe, et montre qu'en effet, dans le principe, toutes les voyelles des Grecs étaient à volonté brèves ou longues, à moins qu'elles ne fussent suivies de deux consonnes dans le même mot; auquel cas elles étaient longues par position.
' Voyez dans le Traité de versification latine de M. Quicherat, le chapitre des licences.
* Voyez un article de M. Egger, dans le Journal général de l'Instruction publique, 18 novembre 1846.
1 Odyss., II, 148.
4 Ilias,XVIII,15.
" Ilias, XI, 342; Odyss., XII, 327.
13.
228 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
Ce n'était pas assez ; et avec toutes ces libertés, les Grecs rouvaient encore le moyen de faire des vers faux. Le premier vers de l'Iliade en donne la preuve, comme le remarque Eustathe dans son commentaire. On voit, en effet, dans ce vers, les syllabes de former le dactyle du cinquième pied. C'est un dactyle de quatre syllabes ; ce qui ne laisse pas d'être embarrassant dans la théorie ordinaire. Aussi Eustathe a-t-il recours aux synizèses, aux synecphonèses, aux crases, sur lesquelles il donne tous les détails désirables 1. Malgré ses efforts, il ne peut convaincre l'annotateur Salvinus, qui s'écrie douloureusement sur ces mots quam mihi persuadere possum duas brèves unam brevem efficere : videtur enim lex metrica repugnare * ! Mais Politus, dans une note qui suit la sienne, lui répond victorieusement que cela se fait par synizèse ', c'est-à-dire par contraction. Vous avouerez qu'une raison de cette force est plus que suffisante pour lever tous les scrupules.
Les Romains, qui ne s'étaient pas aperçus, jusqu'à Ennius, que leur langue eût, comme celle des Grecs, des brèves et des longues dont ils pouvaient tirer parti pour construire leurs vers, mais qui les reconnurent immédiatement , dès que le poëte de Rudium eut introduit chez eux la métrique des Grecs et le vers hexamètre, se sont bien gardés de laisser à leurs devanciers les licences dont ils faisaient un si constant usage. On voit reparaître chez eux, quoique beaucoup moins fréquentes, toutes celles d'Homère et
• P. 26, 27 et 28 de l'édition in-folio de Florence, 1730.
s Ibid., p. 28. — Salvinus est, du reste, beaucoup trop timoré. Voyez le Manuel d'Héphestion, ch. 4. La contraction de deux brèves en une seule est pour ce métricien le quatrième cas de la synecphonèse, et n'a rien de plus extraordinaire que les autres. L'exemple donné est le mot compté comme deux brèves.
'' Ibid., p. 29.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 229
de Pindare. Ce qui ne fait pas pourtant que tous les critiques les acceptent sans sourciller.
Ce qui est particulièrement curieux et intéressant, c'est de voir comment les métriciens, grammairiens ou rhéteurs expliquent soit les règles primordiales de la quantité, soit les dérogations à ces règles. Jamais ils n'en appellent à la sensation -, mais toujours au raisonnement abstrait.
Denys d'IIalicarnasse ' s'épuise en vains efforts pour montrer qu'une voyelle, suivie de deux ou trois consonnes, devient longue à cause du temps qu'exige la prononciation de ces consonnes. Quoique les anciens, en général, partageassent cette façon de voira, Denys a justement rencontré le contraire de ce qui se passe en réalité, comme je vais le dire. Quand on mesure des syllabes, la division s'en fait à l'oreille au moment où la voix sonore est entendue. Prononcez en temps égaux, et, s'il le faut, auprès d'un métronome ou d'un balancier, un mot factice comme celui-ci : abartaspra, où les voyelles sont séparées d'abord par une, puis par deux, puis par trois consonnes, vous remarquerez que les quatre syllabes sont déterminées par le son a entendu quatre fois, et au moment où il est perçu par l'oreille ; et ainsi le temps employé pour les articulations est pris non sur la voyelle qui les suit, mais sur la précédente, qu'elles raccourcissent d'autant, bien loin d'allonger la syllabe comme le croit Denys.
Les grammairiens latins ne raisonnent pas mieux, quand ils expliquent qu'une voyelle brève finale, placée devant un mot commençant par une consonne précédée d'une s, devient longue par position : par exemple, dans date tela, scandile muros ". Que telle soit la valeur prosodique de ces syllabes,
1 De compos. verborum, c. 1S. Voyez la traduction de Batteux. * Quint., Inst. orat., IX, 4, n° 86 ; Marius Victorin, dans Putsch, p. 2481 et 2482.
5 Virg.,AEneis,IX,37.
230 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
qu'on les regarde, en effet, et qu'on les compte comme longues dans les vers, c'est ce dont il ne s'agit pas ici ; mais que ces voix s'allongeassent réellement par les deux consonnes qui les suivent-, qu'en conséquence on mît plus de temps à les proférer, c'est ce que ne croira jamais un grammairien, pour peu qu'il ait attentivement examiné les faits de prononciation.
Quintilien, qui a voulu rendre compte de l'allongement des voyelles par une explication de la même nature, n'y est pas plus heureux. Il dit que, dans agreslem, gre, quoique bref, rend a long, en lui donnant un peu de son temps. Dat igitur illi aliquid ex suo tempore '. Si son explication est juste, et si les mots ont la valeur qu'on leur accorde partout, Quintilien aurait dû dire que gre donnait tout son temps -, car a bref, d'après l'opinion commune et les règles de la métrique, double sa valeur en devenant long; il gagne donc la valeur d'une brève. Gre, qui est bref aussi, se donne donc tout entier, si c'est sur lui qu'est pris l'allongement de a, et il devrait disparaître. Loin de là, il puise sur stem, qui est bref aussi de sa nature, tout ce qu'il lui faut pour devenir long-, et ainsi trois syllabes, en se donnant l'une à l'autre tout ce qu'elles possèdent, se trouvent, en définitive, avoir gagné ce qu'on leur donnait sans perdre ce qu'elles ont donné * : touchant exemple du bien que produit la concorde pour l'augmentation des capitaux !
Si Quintilien n'avait jamais rien dit de plus sensé que cette phrase, il n'aurait pas sans doute la réputation d'un rhéteur savant et habile -, on ne verrait guère en lui qu'un homme qui parle sans se comprendre. Laissons donc de côté ses soustractions impossibles, et disons simplement que si a et gre deviennent longs dans la prononciation, c'est
1 Quint., Inst. orat., IX, 4, n» 86.
1 Nunc unum tempus accommodât priori et unum accipit a sequente. Ita duae natura brèves, positione sunt temporum quatuor. Quint., ibid.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 251
qu'on les prononce plus lentement ; que s'ils sont longs dans les vers, c'est qu'on les compte pour deux temps au lieu d'un seul. C'est une affaire d'habitude ou de convention, et rien n'a moins besoin d'être expliqué. Seulement, la question que nous avons posée d'abord , si l'allongement prosodique était un allongement réel ou une simple fiction, reste tout entière , et il faut avouer que l'explication alambiquée de Quintilien se rapporte bien mieux à une pure convention qu'à une réalité.
Diomède explique la difficulté autrement. Il soutient que les longues valent deux temps et les brèves un seul. Jusqu'ici, c'est le sentiment commun; puis il ajoute qu'une consonne vaut un demi-temps, et que deux consonnes en valent un entier '. Ce compte singulier et contraire à l'expérience peut bien montrer comment une brève suivie de deux consonnes vaut une longue ; mais elle donnerait pour les syllabes où n'entre qu'une consonne les valeurs d'un temps et demi ou deux temps et demi, dont personne n'a jamais entendu parler. Et si, au lieu d'une consonne, il y en a trois, comme dans constare, contrarius; s'il y en a quatre, comme dans instruere, abslrahere, à quelle prosodie extraordinaire n'arrivera-t-on pas avec la règle de Diomède?
Cette singulière théorie, du reste, n'appartient pas à ce grammairien seul; elle est exposée par Aristide Quintilien dans son Traité de la musique, avec des détails qu'il peut être utile d'examiner, parce qu'ils nous montreront clairement comment les anciens, toujours préoccupés de rapports purement imaginaires, les transportaient de vive force partout, et construisaient sur eux des théories où nous cherchons vainement une réalité qui n'y était pas.
Aristide Quintilien commence par établir une parfaite ana1
ana1 Putsch, p. 48S.
252 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
logie entre la quantité prosodique des lettres, ou ce qu'il nomme leurs grandeurs ', et les intervalles de la voix (ton, demi-ton, et dièsis ou quart de ton) dont il a parlé plus haut * ; comme un peu plus loin, parlant du rhythme et du mètre, il fera ressortir l'égalité du nombre des semions dans l'hexamètre et des quarts de ton dans l'octave 3. Ne voit-on pas déjà ici un pur jeu d'esprit? et n'est-il pas insensé d'attacher quelque réalité à ces imaginations?
L'auteur reconnaît donc trois valeurs : la plus petite est moitié de la moyenne, et celle-ci moitié de la plus grande 4. Cette plus grande est une syllabe longue; la moyenne est la syllabe brève, et la moitié de cette syllabe brève, c'est la simple consonne 5. Ce qui le prouve, ajoute-t-il, c'est qu'une voyelle contractée avec une autre voyelle, ou suivie de deux consonnes, devient longue \ C'est bien là un raisonnement abstrait, raisonnement qui même ne peut supporter l'examen, puisque, comme nous le disions tout à l'heure, il nous mène à ces valeurs d'un temps et demi, deux temps et demi, qui n'ont jamais été admises par personne. Du moins, il prouve clairement qu'il n'y a pas là de vérité physique, mais seulement une recherche tout intellectuelle, d'où ne pouvaient dépendre ni l'harmonie du langage, ni celle des vers.
La suite, où Aristide Quintilien veut expliquer les syllabes douteuses ou communes, c'est-à-dire qui sont à volonté longues ou brèves, est plus frappante encore, d'autant plus
1 p. 45, ligne 10 et H de l'édition de Meibom.
* P. 33, ligne 13.
1 P. 50, ligne 12.
4 P. 45, ligne 14.
8 Ibid., ligne 16.
6 Ibid., à la suite.
LA QUANTITE PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 235
que les règles qu'il explique ne sont vraies qu'en grec; en latin, elles seraient absolument fausses, et ainsi son raisonnement, bien qu'il semble général, comme tout raisonnement à priori, n'a pourtant d'autre valeur que celle du fait à l'occasion duquel on l'a imaginé.
Ces syllabes douteuses, dit Aristide Quintilien ', viennent des longues de nature ou des brèves de nature, des longues par position ou des brèves par position : 1° Des longues de nature *, si une syllabe finit par une voyelle longue et que le mot suivant commence par une voyelle. Il explique alors comment, par le défaut de consonne intermédiaire, on peut passer plus rapidement sur la première voyelle , ou la prononcer exactement selon sa valeur : donc cette syllabe peut être commune. Tout cela est fantastique, et l'on sait qu'en latin la première voyelle était nécessairement élidée ; mais le raisonnement est fait, ne demandez rien de plus. 2° Des brèves de nature 3, si la syllabe brève dont il s'agit termine une partie du discours ; parce que l'intervalle qu'on met entre la fin de ce mot et le commencement du suivant augmente un peu la longueur de la syllabe. Voilà une raison très-positive, assurément; mais la conséquence immédiate est que toutes les syllabes finales peuvent être longues, puisqu'il n'y a pas de mot après lequel on ne puisse s'arrêter un peu. 3° Des longues par position 4, lorsqu'une des deux consonnes est liquide. 4° Des brèves par position 5, lorsqu'une syllabe, terminant une partie du discours, souffre une contraction de voyelles et prend une longueur plus forte que celle d'une commune ordinaire, et qu'il arrive que la lettre initiale du mot suivant est
1 Ibid., p. 45, au bas, et 46.
3 Ibid., p. 45, ligne 4, en remontant.
3 Ibid., p. 46, ligne 9.
4 Ibid., p. 46, ligne 13.
3 Ibid., p. 46, ligne 7, en remontant.
234 LA QUANTITE PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
Aristide Quintilien cite encore quelques cas ; malheureusement il ne donne jamais d'exemples, de sorte qu'il faut absolument avoir présentes à la mémoire les règles de la versification grecque pour comprendre les faits auxquels ses propositions s'appliquent.
Quant aux raisonnements, j'ai déjà dit ce qu'il en fallait penser. Ce sont des raisons spéculatives cherchées à des règles établies par la coutume, et respectables comme règles , mais dont il est absurde de vouloir rendre compte par des principes naturels.
Que dirait-on d'un prosodiste qui voudrait, chez nous, établir que la syllabe deau est longue dans rideau de lit, parce qu'il y a une consonne après elle, tandis qu'elle peut devenir brève dans rideau à franges, parce que c'est une voyelle qui la suit? Tel est pourtant le raisonnement de notre auteur.
De même il serait ridicule de dire que rideau à franges ne peut être admis dans un vers français à cause de la dureté de l'hiatus, tandis que rideau de Ut peut l'être à cause de la douceur des syllabes. Les deux expressions sont aussi douces l'une que l'autre; et ce qu'il y a de vrai, c'est que l'une est admise dans nos vers; l'autre en est rejetée par suite de la règle établie, et non par une qualité naturelle ou inhérente à ces sons.
De même, en grec et en latin, telles syllabes sont comptées pour brèves, pour longues ou pour douteuses d'après des règles, non d'après une certaine nécessité naturelle, dépendante de raisonnements, de considérations métaphysiques.
C'a été là l'erreur de tous les anciens ; ils ont raisonné sur des mots en attribuant toujours aux objets les qualités que les mots indiquaient; et les modernes qui les ont suivis dans cette voie sont tombés dans le même bourbier; tandis que, s'ils s'étaient toujours éclairés de l'analyse, s'ils avaient cher-
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 235
ché à comprendre à fond ce qui leur était rapporté, et n'avaient admis que ce que la raison leur montrait comme possible, ils se seraient préservés de ces chutes fâcheuses.
Suivons notre examen dans cet esprit de sage critique, et, pour peu que nous attachions aux brèves et aux longues anciennes l'idée de quelque chose de sensible, de distinct et surtout d'immuable, nous verrons naître à tout moment des difficultés insolubles.
Rien n'est plus curieux que la préférence donnée par quelques rhéteurs à certains pieds, ou l'exclusion dont ils frappent les autres ' -, les raisons qu'ils apportent de leurs choix*, et celles qu'y opposent les rhéteurs rivaux', jusqu'à ce qu'il en vienne un plus raisonnable qui ne comprend pas pourquoi ces exclusions, lorsqu'on peut prendre tous les pieds et les employer selon la circonstance. Miror in hac opinione doctissimos homines fuisse ut alios pedes ila eligerent, alios damnarent, quasi ullus essetquem non sit necesse in oralione deprehendi *.
Voilà Éphore qui, charmé du dactyle et du péon inventé, dit-on, par Thrasymaque, ne veut recevoir que ces pieds, parce que leurs brèves mettent beaucoup de rapidité dans le discours. Il rejette, en conséquence, le spondée, parce qu'il est trop lent, et, ce qu'il y a de bizarre, le trochée, parce qu'il est trop rapide 5 ; d'autres préfèrent l'ïambe et le recommandent sans cesse, parce qu'il se trouve naturellement dans le langage, et qu'ainsi l'oraison paraît plus naturelle 8. Pour Aristote, suivi en cela par Théodecte, Théo1
Théo1 Orat., 57, n° 191.
* Ibid. Voyez les raisons d'Ephore en faveur du péon. 3 Cic., lieu cité.
* Quint., Inst. orat., IX, 4, n" 87.
* Cic, lieu cité.
6 Arist., Poet., 4, n" 6; Cic, Orat., 57, n° 191 ; Quint., Inst., orat , IX, 4, n» 88.
236 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
phraste et Denys d'Halicarnasse ', il juge le dactyle trop héroïque, l'ïambe trop familier, le trochée trop sautillant ; il revient alors au péon, composé, on se le rappelle, d'une longue et de trois brèves, et en exalte beaucoup les avantages \
Cicéron opine à son tour : il donne tort à tout le monde, veut qu'on évite seulement les ïambes et les dactyles consécutifs, parce qu'ils nous feraient faire des vers dans de la prose, et qu'il n'y a rien de plus honteux 3 ; il explique en même temps comment Éphore, dont il a tout à l'heure vanté la science et le jugement, s'est trompé en admettant le dactyle et rejetant le spondée, qui lui est équivalent. C'est, ditil , qu'il croit qu'on doit mesurer les pieds par les syllabes et non par les temps *.
Mais, ô grand orateur! si je n'étais convaincu, par votre désaccord sur des questions si simples et si pratiques, que vos jugements ne sont que des fantaisies nées à l'occasion des noms de longues et de brèves, sur lesquels vous bâtissez à plaisir des arguments sans application, n'en aurais-je pas une preuve sans réplique dans ce que vous nous apprenez d'Éphore? Quoi! c'est un rhéteur, et un rhéteur habile (vous l'avouez vous-même) qui a pu se tromper sur le caractère physique du dactyle et du spondée, parce qu'il n'a pas pensé que leur évaluation arithmétique était équivalente! Qu'était-ce donc que cette harmonie qu'on ne sentait pas et qu'on était réduit à calculer?
Ce que c'était? Un autre auteur va nous le dire expressément et nous montrer que c'était une affaire de compte, un arrangement de rapports abstraits, et non quelque chose que l'on sentît ou que l'oreille appréciât Écoutez Aristide
1 Cic et Quint., lieux cités à la page précédente.
» Arist., Rhet,III,8,n»2.
3 Cic, Orat., 37. n» 194; Quint., Inst. orat., IX, 4, n° 72.
4 Cic, Ibid.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 237
Quintilien : il traite du rhythme et du mètre ', et remarque que plusieurs s'occupent des deux choses ensemble, tandis que d'autres les séparent*. Il vient d'exposer la première doctrine; voici la seconde. Ce passage est aussi curieux qu'important: « Ceux qui séparent ces deux parties, dit-il, font autrement 3 ; ils commencent par la mesure de deux brèves, puis composent des nombres jusqu'à la valeur des rhythmcs les plus étendus ', les figurant toujours selon les rapports indiqués plus haut, le rapport égal (de 1 à I), le double (de 2 à 1), le sescuple (de 3 à 2), et le surtiers (de 4 à 3). Pour les uns, ils débutent par la thésis ; pour les autres, par l'arsis. Ils les forment quelquefois par les longues , d'autres fois par les brèves ; ou encore ici de toutes les brèves, là d'un mélange de brèves et de longues, en complétant les longues par des brèves ; ou bien ils opposent les arsis aux thésis, tantôt par des temps égaux, tantôt par des temps inégaux, de manière pourtant à les retrouver entiers. Pour cela, ils ont recours aux limma et aux prosthèses, sous lesquels ils comprennent les temps vides. Le temps vide est un temps sans aucun son, et qui sert à compléter un rhythme. Le limma est le temps vide le plus court ; la prosthèse est un temps vide plus long, double du limma. Cela compris, voilà comment ils forment les rhythmes composés : ils posent le nombre dans son entier et le divisent en figures rhythmiques 5. Si ces divisions ont entre elles un de ces rapports que conservent les temps des rhythmes simples, ils déclarent que la figure en est satisfaisante. Si, au
1 Édition de Meibom, p. 31 à 40.
* P. 40, lignes 13 et suiv.
5 0/ ligne 14 et suiv.
4 Ceux qu'il nomme des rhythmes composés,
* fixra p. 41, ligne 5. N'oublions pas que ces figures rhythmiques sont les rapports 1 à 1, 2 à 1, 3 à 2 et 4 à 3.
238 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
contraire, leur première division ne va pas bien, ils changent la figure jusqu'à ce que la division rhythmique rencontre un des rapports donnés '. Prenons, par exemple, le nombre dix, et considérons-en les divisions quant à la génération du rhythme. Ce rhythme ne naîtra pas de la division en 2 et 8 ; car le rapport quadruple n'est pas un rapport rhythmique. Ainsi, le rhythme total 10 ne peut se diviser de cette manière. Si nous divisons la section 8 en S et 3, ce ne sera pas encore un rapport rhythmique. Mais partageons 5 en 3 et 2 ; il est visible que 3 comparé à 2 donne le rapport sescuple ; de sorte que le nombre total 10 peut se composer de rapports semblables. Supposons pareillement que nous ayons divisé ce nombre 10 en 7 et 3 ; il n'y a pas entre ces deux nombres de rapport rhythmique. Mais partageons de nouveau 7 en 3 et 4 ; nous avons ici le rapport surtiers, dont je dis que le nombre 10 est un composé. Divisons-le encore en 4 et 6 ; nous aurons immédiatement le rapport sescuple, qui est rhythmique. Divisons-le autrement, en deux rhythmes de cinq temps; s'ils sont simples l'un et l'autre, ils ont le même rapport sescuple, qui est tout à fait convenable. S'ils sont composés, j'en suivrai la division comme j'ai dit tout à l'heure, et j'arriverai enfin au rhythme de dix temps. » Tout cela, je l'avoue, est un fatras métaphysique auquel nous avons peine à concevoir qu'on se soit quelquefois laissé séduire ; mais le sens en est parfaitement clair pour qui sait se rendre compte des idées des hommes. Il est évident que les vrais éléments de l'harmonie du langage échappaient entièrement aux anciens, et que, ne pouvant s'en rendre compte, ils cherchaient dans des rapports abstraits et imaginaires la cause d'une sensation agréable qu'ils analysaient mal.
1 p. 41, ligne 10 et suiv.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 239
De là, sans aucun doute, ces contradictions que nous avons signalées plus haut, et qui viennent toutes de ce que, partantd'un principe faux, comme le rapport constant et absolu des longues aux brèves, quelques-uns voyaient bien enfin qu'il ne pouvait pas être réel dans tous les cas. Ils cherchaient des raisons plus composées, si l'on peut employer ce terme, c'està-dire où la simplicité du principe n'en montrât pas aussi évidemment la fausseté. Ainsi se sont successivement produits tous ces pieds simples ou doubles, tous ces rhythmes courts ou étendus, en si grande quantité qu'ils semblaient pouvoir toujours s'appliquer d'une manière ou d'une autre aux passages des poètes ou des orateurs que l'on voulait étudier ; mais l'expérience montrait bientôt que c'était un faux espoir, et qu'il fallait chercher dans de nouvelles imaginations l'explication que ne pouvaient donner les précédentes.
Au reste, si ces dissentiments inexplicables sur ce qu'il devait y avoir de mieux connu des anciens ont ébranlé notre foi dans les assertions de nos professeurs, quelques témoignages très-précis ne nous laisseront guère douter que ces règles entendues de la longueur réelle des prolations ne soient, en effet, de pures chimères.
J'ai rappelé l'erreur de Denys d'Halicarnasse dans son explication de la longueur des syllabes. Le fait qu'il exprime ne subsiste pas moins : c'est qu'il y a des longues plus longues et des brèves plus brèves que d'autres '. Quintilien est tout aussi formel à cet égard: il ajoute que, bien qu'on ne compte dans les vers que des syllabes qui font juste un ou deux temps, il y a autre chose dans la prononciation *. C'est exactement ce que j'ai dit
1 De compos. verborum, c. 15, p. 85 et 8* de l'édition de Reiske.
1 Quamvis neque plus duobus temporibus, neque uno minus habere
videantur lateat tamen nescio quid quod supersit aut desit. Quint., Inst.
orat., IX, 4, n°84.
210 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
Les mêmes auteurs vont plus loin. Ils affirment que la prose peut observer les temps des noms et des verbes, tandis que la poésie et la musique les changent souvent en leurs contraires'. Longin dit, de même, que le rhythme (c'est-àdire la prononciation réelle et accentuée comme elle devait l'être) emporte tous ces temps comme il lui plaît, allongeant très-souvent un temps bref ou raccourcissant un temps long*.
Il dit ailleurs, et ce passage sera d'un grand poids pour ceux qui sont habitués aux formes de langage de l'école d'Aristote, que, quand il s'agit de poésie , toutes les brèves sont égales entre elles, de même que les longues, celles-ci valant toujours deux temps, celles-là n'en valant qu'un; qu'ainsi le dactyle vaut quatre temps, et que le pyrrhique n'en vaut que deux, et qu'on ne mesure pas les temps dans leur quantité, mais dans la virtualité de cette quantité'. Peut-on exprimer plus clairement que ces syllabes n'ont pas telle valeur invariablement perçue par l'oreille, mais bien qu'on les compte pour telle quantité, en supposant qu'elles entrent dans le vers?
Par là s'expliquent ces déclarations singulières de quelques auteurs, que certaines syllabes comptées pour longues sont brèves en réalité, ou réciproquement. On trouve ainsi dans Cicéron que la première syllabe est brève dans inclytus, dans composuit, dans concrepuitA ; Aulu-Gelle', Festus", Donat, Servius' fournissent des exemples semblables. C'est cependant une règle fondamentale de la prosodie
1 Dionys. Halic, De cornpos. verborum, r. 11 , p. 64. * Longin, Frag., 3, n° 5.
° Longin, Frag., 3, n° 14. 4 Cic, Orat., 48, no 159. " Noct. attic, II, 17.
6 Mot Inlex.
7 Voyez la Méthode latine de Port-Itoyal, p. 742.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 241
latine que ces syllabes comptent pour deux temps. Comment, en fait, se réduisaient-elles à un seul? Quel chaos, quelles contradictions, si la règle prosodique devait être entendue d'un allongement réel dans la prononciation, et non d'une simple convention au moyen de laquelle on nommait et on appréciait les pieds !
Mais le témoignage de Marius Victorinus ne nous laissera heureusement aucun doute; il est assez explicite, d'une part, pour établir solidement les opinions contradictoires des anciens à cet égard ; de l'autre, pour nous en faire bien comprendre la cause, qu'on trouve tout entière, soit dans leurs définitions inexactes, soit dans leur analyse incomplète des difficultés à expliquer. « Il y a, dit notre auteur, un grand dissentiment entre les métriciens et les musiciens, relativement aux espaces de temps compris dans les syllabes ; car les musiciens disent que les longues, d'un côté, de l'autre, les brèves, ne sont pas d'une mesure égale, puisqu'une brève peut devenir plus brève qu'une autre . et une longue plus longue qu'une seconde longue. Les métriciens, au contraire, croient que les temps sont définis par la longueur ou la brièveté de chaque syllabe, et ils nient qu'on puisse trouver de brève plus brève, ni de longue plus longue que ce que la nature exige dans renonciation de chacune1.... Les musiciens, en outre, apportent des exemples de pieds de vers qui militent pour eux -, ils prouvent, par le rapprochement des sons analogues, que les moments de temps peuvent s'accroître. Ainsi, dans le mot Thersandrus, les deux
' Inter metricos et musicos propter spatia temporum quae syllabis comprehenduntur non parva dissensio est. Nam rausici non omnes inter se longas aut brèves pari mensura consistere, siquidem et brevi breviorem, et longa longiorem dicant posse syllabam fieri. Metrici autetn prout cujusque syllabae longitudo ac brevitas fuerit, ita temporum spatia definiri, neque brevi breviorcm, aut longa longiorem quam natura in syllabarum enuntiatione protulit, posse aliquam reperiri. Voyez dans Putsch, p. 2481.
242 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
premières voyelles sont longues par position , et pourtant il est manifeste que la voyelle du commencement est brève, puisque si vous l'allongez, comme font quelquefois les métriciens, au lieu de Ye vous entendez l'jj des Grecs '. »
Marius Victorinus continue l'exposé de ce dissentiment, et conclut ainsi : « Mais laissons ces recherches minutieuses aux musiciens et aux rhythmiciens-, et pour ce qui nous regarde (nous métriciens), notons que la plupart des syllabes sont égales pour le calcul, et qu'elles sont inégales par le son réel ou par l'espace*. Et comme nous disons que tous les Germains sont grands, bien qu'ils ne soient pas exactement de la même taille, nous dirons que les syllabes sont dans le genre des longues ou des brèves, et non dans leur durée 3. Ainsi donc, puisqu'un calcul de ce genre ne fait ni plus ni moins aux mètres, et que l'augmentation de durée d'un son consonnant (comme d'un e long à un e bref) ne fait pas excéder la mesure du temps qui a été défini (prosodiquement), nous disons que c'est aux musiciens plutôt qu'aux métriciens de s'occuper de cette difficulté *. »
On ne croira pas, sans doute, après une telle déclaration, qu'il soit nécessaire de chercher d'autre preuve de l'instabilité des durées dans la prononciation des syllabes chez les Grecs et les Romains
Troisième objection. — Passons donc à la dernière objec1
objec1 hujus primam positionem longam correpta e litera esse manifestum est; quam si produxeris, ut interdum eliam metrici faciunt, ut pro e graeca litera audiatur. Dans Putsch, p. 2481.
2 Seà haec scrupulositas musicis et rhythmicis relinquatur. Nam quod ad nos attinet, notemus plerasque syllabas ratione pares esse, spatio autem seu sono impares. Ibid., p. 2482.
3 Ut dicimus omnes Germanos longos esse, quamvis non sint omnes cjusdem stature, sic dicemus etiam has syllabas in génère, non in spatio, longarum seu brevium syllabarum. Ibid.
4 Igitur quum metris nihil majus minusve aiïerat huiusmodi ratio, nec praeliniti sibi temporis modum adjectio consonantis excédât, musicis potius quam metricis id auscultandum esse dicemus. Ibid.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 243
tion, à celle qu'on tire de ce que tout le système de la versification ancienne est fondé sur la différente quantité des syllabes.
Remarquons qu'il ne s'agit pas du tout ici de déterminer ce qu'était au fond l'harmonie des vers anciens ', mais seulement d'examiner le rôle qu'y jouaient les pieds en tant que mesurant la durée des syllabes * ; nous allons voir que ce rôle était fort secondaire.
Les pieds, disent les grammairiens, étaient une règle pour les vers 3 ; qui dit règle dit précepte,, ordonnance, à quoi il faut se conformer. Les pieds n'étaient pas autre chose.
On a souvent pensé que c'étaient ces pieds qui faisaient l'harmonie des vers grecs ou latins. C'est une erreur. Les pieds ne servaient qu'à les mesurer, et l'harmonie venait d'ailleurs, des césures, par exemple, ou du choix des mots placés à la fin, et surtout des places où tombait l'accent; si bien que les anciens ont été obligés de faire de ces coupes exclusivement avantageuses l'objet de règles particulières tout à fait étrangères à la quantité proprement dite.
Il en a été chez eux comme chez nous, où il ne suffit pas d'écrire douze syllabes de suite pour faire un vers alexandrin; il faut de plus que ces syllabes soient coupées d'une certaine façon par des repos qui y déterminent le rhythme connu; de même, chez les anciens, les pieds déterminaient une certaine longueur dans le vers, et cette longueur, jointe
1 Ce sera l'objet d'un autre examen.
2 Je prie le lecteur de faire une grande attention à la restriction exprimée dans ces mots, qui réduit le pied prosodique à ce qu'il est dans nos
Ïirosodies ou traités de versification latine, un assemblage de brèves et de ongues dans un certain ordre. Nous verrons dans la dissertation suivante sur Varsis et la thésis, qu'il y avait autre chose dans les pieds de vers, et qu'à cet égard ils influaient très-réellement sur l'harmonie, puisqu'ils composaient le rhythme.
3 Sergius, dans Putsch, p. 1831. Cf. le fragment de Varron sur le rhythme et le mètre, dans Putsch, p. 512.
G
244 LA QUANTITÉ rnOSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
aux autres prescriptions dont je viens de parler, contribuait à parfaire le rhythme; mais c'était le rhythme qui, chez eux comme partout, faisait la véritable harmonie du vers 1.
Je l'ai déjà donné à entendre quand j'ai rappelé le changement introduit par Ennius dans la métrique latine \ On sait qu'il fit adopter les pieds et les vers grecs à un peuple qui ne connaissait auparavant rien de semblable. A qui ferat-on croire que la langue encore grossière des Romains se soit trouvée tout à point partagée, comme celle des Grecs, en syllabes d'un ou de deux temps, tandis qu'on n'aurait plus retrouvé ce prodige ailleurs, surtout chez les nations modernes? Il est évident que si, chez les Grecs, ces valeurs eussent été réelles, on n'aurait pas pu les transporter dans une langue où elles n'étaient pas; c'est parce qu'elles étaient purement conventionnelles chez un de ces peuples qu'on a pu introduire chez l'autre des conventions pareilles, et lui créer immédiatement un système prosodique.
Ce qu'Ennius avait fait à Rome au temps des Scipions, Ovide le fit sous Tibère, sur les bords de la mer Noire. Ce poète, exilé à Tomes, vers l'embouchure du Danube, soupirant sans cesse après le beau ciel de l'Italie qu'il ne devait plus revoir, endormait ses chagrins en faisant des vers qu'il envoyait à ses amis. Ces vers étaient reçus à Rome avec un empressement et une admiration que les regrets universels augmentaient encore. Mais qu'est-ce pour un poète que la gloire absente? la gloire à quatre cents lieues? Il lui fallait des transports présents, une satisfaction qu'il pût voir, des applaudissements qu'il pût ouïr. Comment obtenir tout cela, environné qu'il était de Scythes grossiers, ignorants du grec et du latin? Il ne pouvait leur parler qu'en leur langue. C'est ce qu'il fit : c'est en langue gétique qu'il com1
com1 vérité deviendra plus claire dans l'examen spécial de cette harmonie.
* Ci-dessus, n. 22S.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 245
posa des vers. « Ne félonne pas, écrit-il à Carus, si mes chants aujourd'hui sont pleins de fautes : que peut-on attendre de mieux d'un poète presque Gète? car j'ai fait, j'ai honte de le dire, des vers en langue gétique. »
Ah! pudet, et getico scripsi serrrume libellum '.
Et dans quel système, s'il vous plaît, étaient écrits ces vers? Dans le système latin, avec ses brèves et ses longues :
Structaque sunt nostris barbara verba modis '.
Tel fut pourtant son succès, qu'à la fin de sa lecture, ses grossiers auditeurs, secouant la tête, agitant leurs carquois remplis de flèches, poussèrent pendant longtemps des cris d'approbation 3, firent des voeux pour le retour de l'exilé, et mirent malgré lui sur son front une couronne consacrée, éclatant témoignage de la faveur publique 4.
Quoi donc ! y avait-il dans cette langue, qui peut-être n'avait jamais été écrite, des syllabes en valant juste deux autres, comme on nous dit qu'il y en avait dans le grec et dans le latin? Non, sans doute : mais il y avait là, comme à Rome, des voyelles accentuées et des voyelles glissantes; des articulations simples et des articulations doubles, en un mot, des sons analogues à ceux de son pays. Ovide y ajouta cette appréciation arithmétique des valeurs prosodiques qui réglait seulement et ne constituait pas l'harmonie du langage; et ces gens, oyant pour la première fois un rhythme régulier, recevant sous des expressions figurées, des images brillantes et poétiques, furent charmés comme ils devaient l'être, sans qu'aucun d'eux songeât assurément aux règles factices de la prosodie grecque ou latine.
1 Ovid., Ex Ponto, IV, 13, v. 19.
2 Ovid., Ex Ponto, IV, 13, v. 20.
5 Ovid., Ex Ponto, IV, 13, v. 33 et suir. ' Ibid.
246 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
Il y a plus : on n'y pensait pas même à Rome lorsqu'on écoutait et qu'on jugeait les vers prononcés au théâtre ou dans les lectures publiques. J'ai rappelé le grand nombre de licences que les Romains avaient conservées. Il y en avait d'autres qui avaient passé en règles générales, et qui montrent combien ces prétendues règles étaient peu de chose pour l'harmonie sensible.
Nous admirons beaucoup la facture de l'hexamètre avec son spondée à la fin. Or, les Grecs et les Romains avaient un hexamètre particulier nommé miurus, c'est-à-dire êcourté, parce qu'au lieu du spondée on mettait un ïambe, dont la valeur prosodique est moindre d'un temps. Ces vers n'étaient pas réguliers, sans doute, mais l'harmonie sensible en était à bien peu près la même; car Terentien qui les définit, et qui en donne des exemples de lui-même ou du vieux poète Laevius ', ne remarque pas du tout qu'ils fussent moins agréables que les vers ordinaires.
Si le vers hexamètre et le pentamètre, d'ailleurs, étaient soumis à une mesure exacte, combien n'y en avait-il pas d'autres où l'on pouvait remplacer le pied qui s'y trouvait naturellement par des valeurs théoriquement fort différentes ! L'ïambique est curieux à ce point de vue ; rigoureusement, il n'aurait dû contenir que des ïambes, des trochées ou des tribraques ', c'est-à-dire que des mesures à trois temps, des pieds à trois semions, si ceux-ci avaient eu réellement une valeur sensible à l'oreille. Or, dans les vers ïambiques les moins libres, on acceptait sans façon aux pieds impairs des spondées ou des dactyles, c'est-à-dire des mesures de quatre brèves.
On alla plus loin : on oublia tout à fait les ïambes. Ennius et Attius n'y tenaient pas, même dans les pieds pairs •
1 Dans Putsch, p. 2425. Voyez M. Quicherat, Traité de versif. lai., ch. 34.
a S. August., De muska, IV, 4, n" o, p. 117.
LA QUANTITE PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 247
Hic (iambus) et in Atti Nobilibus trimetris apparet rarus et Enni ' ;
et c'est cet excès seulement qui excite les plaintes d'Horace, et lui fait dire que des vers ïambiques écrits presque tous en spondées accusent ou l'ignorance ou la paresse de l'auteur \ Mais ces vers composés ainsi en dépit des règles prosodiques , avaient-ils perdu pour cela l'harmonie qui les constituait vers, comme cela aurait été sans doute si le compte des syllabes eût eu cette valeur sensible que nous lui supposons? Mon Dieu, non; Horace nous affirme que la plupart des spectateurs ne s'apercevaient pas de cette violation de la prosodie :
Non quivis videt immodulata poemata judex 8;
et il recommande pourtant de ne pas fouler la règle entièrement aux pieds, quoiqu'on fût sûr d'être applaudi sans elle * ; exactement comme nous reprochons à un poète négligé d'assembler des rimes douteuses ou illégitimes, quoique la consonnance y puisse être parfaite.
Je sais qu'on oppose à cela les passages de Cicéron sur les applaudissements ou les huées de la multitude à Rome, passages d'autant plus connus que le sujet plaisait à cet orateur, qui y est revenu plusieurs fois. « In versu quidem, dit-il, tota Iheatra exclamant si fuit una syllaba aut brevior aut longior*. » Et là-dessus, nos érudits d'admirer, en dépit d'Horace 9 et de l'histoire, la délicatesse d'oreille de tous
' Hor., Ars. poet., v. 258. 8 Hor., Ars poet., v. 260. 5 Hor., Arspoet., v. 263.
4 Hor., Ars poet., v. 265. — Scoppa [Beautés poét. des lang., p. 143) cite avec raison ce passage important.
5 Cic.Orot., 51,n°173.
6 Hor., Ars poet., v. 247 et suiv.
248 LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS.
ces spectateurs sans éducation 1, brutaux et souvent ivres 8, qui faisaient un bruit d'enfer 3, et préféraient aux plus belles pièces des meilleurs poètes la vue de brillantes étoffes ', les pantomimes 5 et les combats de gladiateurs.
Cette perfection d'organes serait d'autant plus admirable qu'il s'agit ici des vers scéniques, où Cicéron avoue qu'on ne trouvait souvent rien qui les fît distinguer de la prose * : et c'est là dedans que la populace romaine aurait saisi et sifflé ces nuances de lenteur ou de rapidité dont les hommes les plus exercés ne s'apercevaient pas toujours, même dans la poésie héroïque, et qu'ils étaient obligés de mesurer nonseulement à l'oreille, mais par le mouvement des doigts ' !
Quand on arrive à ces conclusions, il faut s'arrêter court, et se dire que l'auteur n'a pas le sens commun, ou qu'on ne l'a pas compris.
Ici le sens de Cicéron est très-vrai et très-exact. Seulement il a employé des mots mal définis, et qui forment un faux sens chez la plupart de ses lecteurs. Ce qu'il appelle des syllabes brèves ou longues, ce sont plutôt des voix ouvertes ou fermées, comme l'a dans plat et bas; l'e dans succès et sucé*. Nous voyons, en effet, sur nos théâtres des acteurs apporter à Paris l'accent de leurs provinces, substituer un son à un autre, dire effacer pour effacer, méthode pour méthode, hûreux pour heureux, etc.; alors tout le monde se met à rire ; alors, suivant l'expression latine, tola theatra exclamant. Mais une modification dans la vitesse ou
' Cic, Orat., 51, n° 173.
* Hor., Ars poet., v. 224. 1 Hor.,Epist.,II, 1, 200.
4 Hor., Epist., 11, l,v. 205, 206.
5 Liv.,tf«s«.,VH,2. s Orat., 55,no )8i.
' Legitimum sonum digilo callemus et aurc. Hor., Ars poet., v. 272.
* Voyez notre Cours supérieur de grammaire, t. I, liv. 1, c. 3.
LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS. 249
la lenteur des syllabes s'aperçoit à peine dans un morceau de musique; on ne l'a jamais remarquée si elle n'était exagérée exprès dans une pièce déclamée : et ainsi ce que dit Cicéron , très-naturel et très-ordinaire quand il s'agit du son ou de l'accent des voyelles, qu'on appelle souvent, comme il le fait lui-même ici, leur longueur et leur brièveté, devient totalement impossible, et on pourrait dire absurde, dans le sens de longueur ou brièveté prosodique, que les traducteurs donnent, pour la plupart, au passage que j'ai cité.
Conclusion. — Telles sont les réponses aux objections que j'ai indiquées plus haut. Ces objections sont ici examinées au fond, comme toute la question des longues et des brèves ; et c'est ce qui donne quelque intérêt à mon travail ; car si j'avais voulu m'en tenir à la forme, cette discussion était superflue. J'accepte et je maintiens toutes les assertions des grammairiens anciens sur la quantité.
La seule différence entre mes adversaires et moi, c'est qu'ils prennent les mots dans le sens propre, et que je les crois figurés; qu'ils les appliquent au son produit dans la prononciation et perçu par l'oreille, tandis que je les restreins à une valeur de compte pour l'appréciation des vers ; qu'ils leur attribuent une influence directe sur l'harmonie du langage et de la poésie ancienne, tandis que je suis persuadé que cette harmonie venait du rhythme, que les pieds contribuaient seulement à la régler, à la maintenir dans des limites et des conditions reconnues favorables.
On voit comment sous les mêmes termes peuvent se dissimuler des opinions diamétralement contraires. Le devoir des philosophes est assurément de dissiper autant qu'ils le peuvent toutes ces obscurités de langage, et c'est ce que j'ai tâché de faire sur ce point capital de la prononciation, des langues anciennes.
Il y a quelque indécision sur le véritable sens de Yarsis et de la thésis chez les grammairiens anciens, et surtout chez les modernes, qui n'ont, pour décider la question, que les ouvrages anciens. Les uns voient dans Yarsis le temps fort ou la syllabe accentuée; les autres croient que c'est la thésis qui représente cette modification de la voix, et que Yarsis indique le temps faible. Qui a tort? qui a raison? ou jusqu'à quel point a-t-on raison ou tort? Il serait intéressant de le décider.
Nous pouvons être certains, d'abord , que l'erreur vient ici, comme dans toutes les questions du même genre, du sens figuré dans lequel sont pris les mots, sens qui n'a pas toujours été déterminé exactement, comme nous le verrons tout à l'heure; et de la propension que nous avons à confondre les choses avec leurs signes, ou, ce qui revient au même, à regarder comme identiques des choses dont les signes sont semblables
Les mots levé et frappé, par exemple, signifient au propre,
1 Cette dissertation a été écrite en 1851.
LARSIS ET LA THÉSIS. 251
chez nous, en termes de musique, le mouvement que fait le chef d'orchestre, ou, en général, celui qui bat une mesure à deux temps, quand il décompose cette mesure; puis, comme selon nos habitudes, le temps fort de la mesure est indiqué par le frappé, et le temps faible par le levé, on a pris quelquefois ces mots pour exprimer ce qu'ils représentent ordinairement, c'est-à-dire pour indiquer l'intensité plus ou moins grande du son, et, subséquemment, dans un mot la syllabe accentuée et celle qui ne l'est pas. Ensuite, comme il y a quelque analogie de sens entre arsis et levé, thésis et frappé, quelques-uns ont cru que l'arsis, en appliquant ce mot à la prononciation, signifiait la même chose que le levé chez nous, c'est-à-dire le temps ou la syllabe faible, et la thésis, au contraire, le frappé, c'est-à-dire le temps fort ou la syllabe accentuée.
C'est sans doute une faute inexcusable de conclure ainsi; et ceux qui voient exposée tout au long la suite des sophismes qu'on est obligé de faire pour arriver à cette conclusion ne s'imaginent pas que personne puisse se tromper si grossièrement. Malheureusement, l'esprit humain n'aperçoit pas toujours ses erreurs, et les premières suffisent pour l'entraîner infailliblement dans les autres, dans celles même qui paraissent les plus impossibles. Mais tâchons seulement de nous en préserver, sans faire ici le procès à ceux qui y tombent.
Avant d'expliquer les mots arsis et thésis, il faut indiquer avec précision le phénomène vocal à l'expression duquel ces mots ont été d'abord ou se sont plus tard appliqués.
Quand on prononce des mots comme mérité, collage, on remarque facilement qu'il y a dans chacun d'eux une syllabe plus fortement prononcée que les autres : c'est té dans mérité; c'est la dans collage. Cela est si vrai que ces mots riment avec d'autres où ces syllabes seraient maintenues, comme bonté, moulage, et ne riment pas du tout avec ceux
252 L ARSIS ET LA THESIS
où ces syllabes seraient altérées, le reste demeurant exactement le même, comme méritant, collège.
La syllabe dont il s'agit s'appelle chez nous syllabe forte ou accentuée ; les autres sont les syllabes faibles ou glissantes. Or, cette différence du son faible au son fort, soit dans les mots, soit dans les phrases, ou même dans le chant, ayant été remarquée par les Grecs dès une époque fort reculée, au plus tard dans l'école d'Aristote, ils désignèrent ces deux modifications du son, savoir : le son fort par èirtTxatç, qui veut dire surtension, renflement, et le son faible par oevsoiç, qui signifie rémission, relâchement.
Us les appelèrent aussi, par suite d'une fausse idée qu'ils se faisaient de leur nature, acuité, et gravité; puis, ayant indiqué dans l'écriture ces deux modifications par des traits de droite à gauche, ou de gauche à droite, ils appelèrent le premier accent aigu, et le second accent grave,
Je ne sache pas que les Latins aient employé habituellement ' comme termes techniques les mots tension ou rémission, qui répondent à et ni qu'ils aient pour ce sens emprunté ces deux mots grecs ; mais ils n'en ont pas eu besoin. Les mots acumen et gravitas leur ont suffi pour exprimer cette différence du son. Le premier, acumen, se trouve employé d'une manière très-nette dans un passage curieux où saint Augustin demande à son disciple si pone, impératif de ponere, et pone, adverbe, ne lui semblent pas différer par le son, bien que les lettres et la quantité en soient les mêmes : Nihil tibi videtur sonus dislare? L'élève répond que le son en est très différent; et comme on veut savoir en quoi consiste cette différence : c'est, ré1
ré1 dis habituellement, car les mots contentio et remissio se trouvent avec ce sens dans le De oratore, 1, 61 , n° 201.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 255
pond-il, en ce qu'ils ont l' acuité sur des syllabes différentes. Eo distat quod in diversis locis habent acumen '.
Le mot gravitas est moins technique, et s'employait plus rarement peut-être dans le sens de syllabe glissante ou non accentuée. Cette signification est pourtant très-certaine dans ce passage du livre de l'Ordre, où saint Augustin dit que la matière du langage n'aurait eu aucune valeur, si les sons n'y étaient réglés par la variété convenable des accents aigus et des accents graves (des syllabes accentuées et de celles qui ne le sont pas). Videbat autem hanc materiam esse vilissimam, nisi.... acuminisgravitatisque moderata varietate sonifigurarentur*. »
Ces deux mots pouvaient donc, dans une langue moins redondante que le grec, et pour des écrivains moins curieux de la multitude des paroles, suffire à exprimer cette modification de la voix par laquelle nous passons du fort au faible, ou réciproquement.
Quoi qu'il en soit, on voit que, jusqu'ici, l'arsis et la thésis ne sont pour rien du tout dans cette signification; et en effet, à l'origine, ces mots désignaient seulement deux parties distinctes dans cette portion de discours que les anciens appelaient un pied.
Qu'est-ce donc que le pied dans son essence?
Le pied est essentiellement une unité métrique appliquée soit aux vers soit au discours rhythme. Il n'est pas nécessaire de répéter ici les définitions données par les anciens, qui toutes se résolvent en celle-ci. Il suffit de remarquer que quand nous disons une unité, nous n'entendons aucunement une mesure toujours égale à elle-même, comme cela a lieu chez nous. Ce mot a toute l'élasticité, ou, si on l'aime mieux, l'indécision qu'ont en général les termes em1
em1 Augustin, De musica, I, 1 , n° 1, p. 12, édit. in-12. * De ordine, II, 14, n° 40. Grande édition in-folio.
254 L'ARSIS ET LA THÉSIS
ployés dans les beaux-arts. Il est susceptible de plus et de moins; et de fait, nous voyons que les pieds anciens nonseulement étaient fort inégaux, mais entraient dans les mêmes vers malgré cette inégalité.
A quelle époque ont été inventés les pieds grecs? ont-ils ou précédé ou suivi les vers? De ces deux questions, la seconde seule est vraiment importante pour nous, et doit, d'ailleurs, entraîner la réponse à l'autre. Il est fort évident que les vers ont précédé les pieds. Cicéron le fait entendre très-clairement'; saint Augustin l'explique avec une grande netteté dans son Traité de la musique, quand il dit que tout ce qui, ayant une terminaison marquée et s'étendant à plus d'un pied, est chanté ou prononcé de manière à flatter l'oreille par une certaine égalité, et avant toute considération de nombres, est un vers. Quum aliquid canitursive pronuntiatur quod hàbeat cerlum finem, et plus habeat quam unum pedem, et naturali motu ante consideralionem numerorum, sensum quadamoequabilitate demulceat, jam metrum est*. Quintilien, enfin, le déclare expressément : Poema nemo dubitaverit imperilo quodam inilio fusum, et aurium mensura et similiter decurrentium spatiorum observalione esse generalum; mox in eo reperlos pedes 3. Personne ne doutera que les vers se soient d'abord produits sans art, et qu'ils soient nés du seul sentiment rhythmique de nos oreilles, et de l'observation de prolations semblables : bientôt on y a déterminé des pieds.
Les pieds sont donc nécessairement postérieurs aux vers; c'est un moyen de régulariser la versification qui a été inventé entre l'époque de la composition des premiers vers, et celle des premiers traités où il en a été précisément ques1
ques1 55, n° 183.
1 De musica, III, 8, n° 19, p. 104.
J Inst. orat., IX, 4, n° 114.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 235
lion : c'est-à-dire qu'ils ont suivi le temps d'Homère ou de la guerre de Troie, et précédé le temps d'Aristote, qui parle en divers endroits de vers hexamètres ou ïambiques, et du caractère des différents pieds '.
Mais ces pieds n'étant pas exactement égaux, quel caractère commun pouvaient-ils avoir? Ce fut celui d'une division en deux parties égales ou inégales, et, dans ce dernier Cas, unies par certains rapports plus ou moins précis; et comme, dans tous les cas, l'idée de mesure s'unissait à l'idée de pied, on imagina de marquer les deux parties dont il s'agit par quelque mouvement. On appela arsis celui de la main (ou du pied) qui se levait ; on appela thésis, au contraire, le mouvement du même membre qui se posait \
Voici sur ce sujet un passage classique, et qu'on ne saurait trop méditer:
Ergo quum duas videbis esse vinctas syllabas
Effiei pedem necesse est
Bis feriri convenit
Parte nam attolit sonorem, parte reliqua deprimit. Ârsin hanc Graci vocarunt, altérant contra thesin. Una porro bis feriri quando poterit syllaba Temporum momenta sane lege certa divident, Seu duas pes quisque junget, sive plures syllabas. Aut enim quantum est in arsi tantum erit tempus thesi, Altéra aut simplo vicissim temporis duplum dabit, Sescuplo vel una vincet alterius singulum : Quidquid istis discrepabit, absonum reddet melos*.
Le sens est parfaitement clair. « Quand deux syllabes sont liées ensemble, elles forment un pied.... Il faut (pour avoir un pied) pouvoir frapper deux fois (c'est-à-dire pouvoir compter un frappé et un levé) : par l'une, on élève le son ;
' Rhét., 111, 8,n°2.
9 Est arsis sublalio pedis sine sono, thésis positio pedis cum sono. Marius Victorinus, dans Putsch., p. 2482.
* Terentian., De syllabis, etc. Dans Putsch, p. 2412.
23tf L ARSIS ET LA THÉSIS
par l'autre, on l'abaisse. Les Grecs ont nommé arsis l'une de ces deux parties; ils ont appelé l'autre thésis. Ainsi, quand deux syllabes ' pourront être frappées, l'arsis et la thésis diviseront les valeurs des temps par un rapport bien déterminé, soit qu'un pied n'ait que deux syllabes, soit qu'il en ait davantage ; car ou il y aura une valeur égale dans l'arsis et dans la thésis, ou l'une d'elles sera double de l'autre, ou enfin l'une sera sescuple de l'autre (c'est-à-dire dans le rapport de 3 à 2) : tout ce qui s'écartera de ces rapports donnera une mélodie qui n'est pas admise. »
Térentien ne fait ici que développer ce que Cicéron avait exposé en termes plus rapides *, et que Quintilien avait répété presque mot pour mot 3.
Remarquez bien qu'il n'est jusqu'ici question ni de syllabe accentuée, ni de syllabe glissante, ni de temps fort, ni de temps faible; c'est un point qu'il ne faut pas perdre de vue, et qui s'établit, d'ailleurs, solidement par les raisons que voici .
1°. Les Grecs avaient pour ces dernières distinctions les mots et et de qu'ils ne confondaient pas avec ceux et de
2°. Dans les définitions qu'ils nous donnent de l'arsis et de la thésis, la notion du temps fort ou faible n'entre pas, mais seulement celle de la division du pied *.
3°. Dans les nombreuses applications qu'ils font de la définition, ils ne parlent que de la quantité prosodique des syllabes. Le procéleusmatique simple, dit A. Quintilien, se forme
1 Le texte dit deux fois une syllabe. Bis tombe sur una, et non sur feriri; car Térentien déclare plus haut qu'il faut deux syllabes, et non pas une seule.
2 Modus aut duplex, aut sescuplex, aut par (Cic, Orat., 57, n° 193 ) ; Ita sit oequalis dactylus ; duplex iambus ; sescuplex poeon. Ibid.
s Inst. orat., IX, 4, n° 47.
4 Arist. Quint., De musica, 1, p. 34, ligne 9, édit. Meibom. Bacchius, p. 24, ligne 7.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 257
d'une thésis simple et d'une arsis simple; le double se compose de deux brèves pour la thésis et d'autant pour l'arsis', et il analyse ainsi successivement, dans le genre dactylique, l'anapeste à majore, l'anapeste à minore, le spondée simple, le spondée double, l'ionique à majore, l'ionique à minore; puis il passe au genre ïambique et aux autres genres, et fait connaître ainsi une trentaine de pieds divers dont il détermine successivement l'arsis et la thésis , toujours et uniquement par la valeur relative des syllabes \
4°. Nous trouvons dans le vieux Bacchius la preuve positive que le son fort ou faible n'entre pour rien dans la première définition de ces deux mots. Il donne, à propos des divers pieds, des exemples en grec 3, et comme, dans les mots grecs, le temps fort est toujours marqué par l'accent, il est facile de voir que ce temps entre tantôt dans l'arsis, et tantôt dans la thésis. Voici ces exemples : hégémon (ou pyrrhique uu), ùoyoç, le temps fort est à l'arsis; ïambe (y -), Qeov, le temps fort est à la thésis ; chorée (ou trochée - « ), le temps fort est, selon Bacchius, à la thésis; anapeste le temps fort est à la thésis; spondée (- -), l'accent est à l'arsis.
5°. On pourrait même déduire de ces exemples de Bacchius, et des préceptes d'Aristide Quintilien, que les différents pieds commençaient non pas arbitrairement, mais déterminément, ceux-ci par l'une, ceux-là par l'autre ; que le pyrrhyque, l'ïambe, le spondée commençaient par l'arsis ; que c'était le contraire pour le chorée, etc. *, si les défini'
défini' Quint., ibid., p. 36, ligne 13 et suiv.
* On peut voir le tableau de tous ces pieds dans les notes de Meibom sur ce passage, p. 269 et 270.
5 Pages 24 et 25.
Bacch., Introd. harm., p. 25, lignes 6 et 10.
17
258 L ARSIS ET LA THESIS
tions données par A. Quintilien n'étaient souvent contradictoires à celles de Bacchius '.
6°. Enfin un passage d'Aristide Quintilien montre qu'il n'y avait rien de bien réglé à cet égard ; car il critique certains métriciens qui, pour établir une théorie dont luimême paraît se moquer, divisaient capricieusement les vers ou les rhythmes, en établissaient à leur fantaisie les divers pieds, commençant, selon le besoin, tantôt par l'arsis, tantôt par la thésis, tantôt par les syllabes longues, tantôt par les brèves *.
Quoi que l'on pense de ces contradictions, il demeure toujours évident que l'idée de l'accent ou du temps fort n'entrait aucunement, pour les Grecs, dans le sens primitif des mots et : c'est là seulement ce que j'ai voulu faire bien comprendre jusqu'ici.
Cette idée est-elle restée la même pour les Romains? n'ont-ils pas joint à l'un de ces deux mots l'idée de l'épitasis ou accentuation forte? à l'autre celle de l'anésis ou faiblesse du son? C'est un nouvel aspect de la question précédente, et qui ne manque pas non plus d'intérêt.
Je fais remarquer d'abord que la langue n'était plus la même, que l'accentuation surtout avait changé; qu'au lieu de dépendre, comme dans le grec, de la dernière syllabe, elle se rapportait à la pénultième, et que surtout elle s'était régularisée, portant toujours sur cette pénultième, quand celle-ci était longue, et quand, au contraire, elle était brève, reculant sur l'antépénultième.
1 Aristide Quintilien dit (p. 36, ligne 13) que le procéleusmatique ( c'est l'hégémon ou le pyrrhique ) se compose d'une thésis brève et d'une arsis brève; et Bacchius dit qu'il commence par l'arsis. Il en est de même du spondée, qu'Aristide Quintilien dit se composer d'une thésis longue et d'une arsis longue, tandis que, dans l'exemple précédemment cité , Bacchius a pris pour arsis la première syllabe.
40, lignes 21 et suiv. Voyez le passage entier, ci-dessus, p. 237 et 238.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 259
De là, malgré une opinion fort répandue, mais erronée, à mon avis, une grande supériorité d'harmonie pour le latin, et, dans les divers pieds qu'on avait à considérer, une séparation beaucoup plus nette de la partie accentuée et de celle qui ne l'était pas.
De là aussi une distinction qui, pour n'avoir pas été formulée comme je vais le faire, ne me paraît pas moins trèsarrètée chez les métriciens latins : celle de l'arsis et de la thésis considérées dans les mots, et des mêmes affections considérées dans les pieds.
Les pieds, pris dans leur abstraction, ne sont autre chose qu'une réunion de brèves et de longues dans un certain ordre, et présentant les deux parties désignées par les mots orst's et thésis, élévation et position, etc. Voici, par exemple, le dactyle voici le spondée—; voici l'ïambe o-; voici le trochée- u, etc.
Si on décompose chacun de ces pieds en deux parties, sous les noms d'arsis et de thésis, on dira que l'arsis, dans le dactyle, le spondée, le trochée, est la première longue, que c'est la brève dans l'ïambe, et que la thésis comprend dans le dactyle les deux brèves, dans le spondée la dernière longue, dans le trochée la brève, dans l'ïambe la longue ; et comme ces valeurs sont prises ici d'une manière abstraite, c'est-à-dire sans se rapporter à aucune syllabe, toute idée d'accentuation en est absente-, les mots arsis et thésis se prennent dans le sens primitif que nous avons expliqué précédemment, pour un simple mouvement de décomposition.
Quand on applique, au contraire, ces pieds à des mots latins, c'est tout autre chose. Grâce à la régularité de l'accentuation dans la langue latine, toutes les fois qu'on prononce un dactyle, comme dïcërë, un spondée, comme timbras, un trochée, comme fàgûs, un ïambe, comme cânô, c'est la première syllabe ou l'arsis qui est accentuée ; le reste du mot ou la thésis ne l'est pas. On voit donc que, chez les
17.
260 L'ARSIS ET LA THÉSIS
Romains, indépendamment de toute théorie préétablie, le terme dont on s'est servi le plus souvent pour désigner la première partie des mots a emporté, au bout de peu de temps, l'idée d'accentuation ou de syllabe forte, et celui dont on s'est servi pour la dernière partie du mot a fait entendre les syllabes glissantes ou non accentuées.
Or, si chez les Grecs il y avait quelque doute sur la position relative de l'arsis et de la thésis, il n'y en avait pas chez les Romains; nous le verrons tout à l'heure sur des exemples particuliers. Citons d'abord, pour le principe général , ces mots de Diomède : « Le pied poétique est une mesure de deux syllabes ou plus ', avec une certaine observation des temps, recevant une arsis et une thésis, c'est-àdire commençant par l'élévation et finissant par la position ; Pes est poeticoe dictionis duarum ampliusve syllabarum cum certa temporum observatione modus, recipiens et Qéatv, id est, qui incipit a sublatione, finitur positione* ; » et ceux-ci de Sergius : « L'arsis est au commencement, la thésis à la fin. Arsis in prima parte, thésis in secunda ponenda est 3. »
La phrase suivante de Priscien est plus démonstrative encore : « La voix qui se forme dans les mots jusqu'à ce que l'accent (syllabe accentuée) soit achevé entre dans l'arsis, et celle qui vient après l'accent est attribuée à la thésis. Ipsa vox quoe per dictiones formatur donec accentus perficiatur, in arsim deputatur; quoe autem post accentum, in thesim '. »
Il est donc bien évident que, chez les Romains, l'ordre des deux parties du pied n'était pas arbitraire comme il l'a'
l'a' plus, ou Vamplius du latin, s'applique aux pieds de trois syllabes seulement ; les autres sont des pieds composés.
* Diomède, 111, Depedibus, dans Putsch, p. 471. 5 Sergius, dans Putsch, p. 1831.
* Priscien , De accentibus , dans Putsch , p. 1289.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 261
vait été chez les Grecs. L'arsis marchait toujours la première, et la thésis venait ensuite. On pourrait déjà conclure de cette citation que l'arsis contenait l'accent, c'est-à-dire la syllabe forte du mot; mais nous le verrons mieux sur des exemples positifs.
Priscien, avant les mots que nous venons de citer de lui, analyse ainsi le son du mot natura : « Quand je prononce natu, la voix s'élève, et l'arsis est sur tu, et quand je prononce ra, la voix s'abaisse, et c'est la thésis; et autant la voix s'élève sur tu, autant elle s'abaisse sur ra. Quando dico natu, elevatur vox et est arsis in tu ; quando vero ra, deprimitur vox, et est thésis ; et tu quantum suspenditur per arsim, tanlum deprimitur (ra) per thesim '. »
Térentien entre dans d'autres détails. Il parle de l'arsis et de la thésis, et applique ce qu'il en dit à plusieurs pieds, entre autres à l'amphibraque (u-u ). Voici ce qu'il en dit :
Quale si velis âmoënûs vel âmïcûs dicere, Arsis hinc sumat tria prima tempora Et thesei relinquat unum. Vel licet vertas rétro, Arsis uno sublevetur, déprimant thesin tria ■. .
« Si vous voulez prononcer amoenus ou amicus (prononcez à la façon des Romains, aménus, amicus), l'arsis prend les trois premiers temps (c'est-à-dire la brève et la longue, sur laquelle porte l'accent, c'est-à-dire, par conséquent, le temps fort), et elle n'en laisse qu'un à la thésis (c'est la syllabe glissante ou non accentuée de la fin du mot, c'est-àdire le temps faible). On peut aussi renverser ce rapport : l'arsis s'élèvera sur un seul temps ; il y en aura trois qui abaisseront leur thésis. »
Ces derniers mots, pour lesquels Térentien ne cite pas d'exemple particulier, peuvent s'entendre de deux manié1
manié1 accentibus, dans Putsch, p. 1289.
* Depedibus trisyllabis, dans Putsch , p. 2414.
262 L'ARSIS ET LA THÉSIS
res , soit parte qu'en effet on pourrait prendre indifféremment pour arsis ou pour thésis le commencement ou la fin des mots donnés : alors, ce serait le sens primitif; mais les mots sublevetur et déprimant paraîtraient appliqués à contresens ; soit parce que dans la langue latine la syllabe longue pénultième étant toujours accentuée, il n'était pas possible de citer un amphibraque latin où l'arsis ne comprit pas les trois premiers temps. Dans ce sens, le renversement dont il parle ne s'appliqueraitqu'au grec, où un mot, comme jçhoiat, ayant sa première syllabe accentuée, aurait un seul temps pour son arsis, et trois temps pour sa thésis.
Quelque sens que l'on adopte, on ne peut douter que Térentien ne prenne plutôt, ou par nécessité , ou par prédilection , l'arsis pour la partie du mot qui comprend le temps fort, et la thésis pour le temps faible. Ce qu'il dit un peu plus loin le fait voir aussi; il parle de l'amphimacre
Dômùlô.i si nominemus, aul âppulôs, aut Dôrïcos Sesquiplo metimur istum : quinque nam sunt tempora, Nunc duo anle, tria sequuntur; nunc tribus reddes duo, Italum si quando mutât graius accentus tonum : âppulôs nam quando dico, tum in arsei sunt duo; sôcrâtèn Crraîus loquendo reddet in thesei duo '.
« Si nous disons rômûlos, âppulôs, dôrïcôs (prononcez comme les Romains, rômulos, âppulôs, dôricos), nous mesurons ces mots par le rapport sescuple (de 3 à 2, ou de 2 à 5) ; car il y a cinq temps : deux d'abord, et trois ensuite (savoir les longues rô, dp, dô, qui sont accentuées, et sont, par conséquent, les syllabes fortes de ces mots. Les trois qui viennent après sont les terminaisons mûlôs, pûlôs, rïcôs, qui valent en effet trois brèves, et ne portent aucun accent). Au contraire, deux temps (pour la thésis) répondront à trois pour l'arsis, si l'accentuation grecque vient à changer
' De prdibus Irisiillabis , clans Putsch, p. 2411.
DANS LES LANGUES ANCIENNES. 263
le son du latin; car quand je dis âppulôs (prononcez âppulôs), il n'y a que deux temps dans l'arsis. Un Grec, en prononçant sôcrâlên (socrâlen, que les Latins prononçaient, au contraire, sôcraten), ne laissera que deux temps dans la thésis. »
On peut, à toute force, penser et soutenir après ce passage si net, si détaillé, si péremptoire, que Térentien aurait pu intervertir les deux termes dont il s'agit ; on ne peut douter qu'il n'employât plus volontiers l'arsis pour désigner la partie accentuée du mot, puisque c'est toujours le terme qu'il prend, et qu'il n'admet jamais l'autre.
Du reste, la règle ne tarda pas à devenir si générale qu'on en put faire une définition. Marius Victorinus dit positivement que l'arsis est à la fois une augmentation du temps, du son, de la voix ; que la thésis est l'abaissement, et, en quelque façon, le resserrement des syllabes. Arsis est elatio temporis, soni, vocis; thésis depositio et quoedam contraclio syllabarum '. Et après cela vient l'application de ces mots à tous les pieds de deux ou trois syllabes, où il est facile de voir que l'arsis est toujours accentuée, c'est-à-dire correspond au temps fort.
Tous les grammairiens latins que j'ai consultés m'ont paru d'accord sur le sens de ces mots; je n'ai trouvé d'indécision formelle à cet égard que chez les Grecs. Il semble donc qu'on peut et qu'on doit noter cette différence de signification chez les deux peuples. Quant à la cause de ce changement, il n'y en a pas certainement de plus naturelleni de moins contestable que les systèmes d'accentuation qui différaient dans les deux langues. C'est un point qu'on a beaucoup trop négligé, jusqu'ici, dansl'étudede l'harmonie du langage chez les anciens. Il est temps de lui rendre l'importance qu'il y a toujours eue, et dont nous trouverons encore d'autres preuves.
1 Marius Victorinus, dans Putsch, p. 2482.
DE
L'HARMONIE ESSENTIELLE
DES VERS ANCIENS'.
Je veux chercher ce que c'était que l'harmonie des vers grecs ou latins, en quoi elle consistait ; en d'autres termes, quelle sensation nous éprouverions si un Romain venait prononcer devant nous quelques vers d'Homère ou de Virgile.
Hypothèses à ce sujet. — Cettte question assez délicate a été bien obscurcie par les explications des érudits, qui ont, comme toujours, mêlé plus ou moins les idées modernes à celles de l'antiquité. Comme il y a, dans les vers anciens, des pieds composés de longues ou de brèves, ils ont tout de suite pensé à des mesures analogues à celles de notre musique, et cru rendre l'harmonie des vers latins en mettant des blanches sur les longues, des noires sur les brèves, et séparant les pieds par des barres verticales, comme on fait quand on scande un vers. On en voit un exemple ici :
Con-ti-cu - er om - nés in- ten-liqu' o - ra te - ne-bant. Mais il y a ici une difficulté : c'est que, dans notre musi1
musi1 dissertation a été écrite en 1847.
DE L HARMONIE ESSENTIELLE DES VERS ANCIENS. 265
que, la note qui suit la barre est celle qui marque le temps fort de la musique, et qui doit correspondre à la syllabe accentuée. Or, dans les mots écrits ici, les syllabes accentuées sont er', om, liq.', o et ne; et notre notation porterait l'accent sur con, nés et ten, qui ne doivent pas le recevoir : elle n'est donc pas admissible.
Térentien ayant montré ', ainsi que saint Augustin *, qu'en détachant la première et la dernière syllabe du vers hexamètre, le reste pouvait se scander en anapestes et spondées, on a saisi cette ouverture, et, en conservant les mêmes valeurs de blanches et de noires, on a avancé les barres d'une ou de deux syllabes :
Con - ti-cu-er' om-nes in-ten - tiqu'o - ra le-ne-banl.
Cette notation est encore pire que la précédente ; car parmi les syllabes accentuées sont ici ti de conlicuere, in de intenti, enfin ra et bant de ora lenebant, qui ne doivent l'être en aucune façon.
Sacchi et Scoppa, guidés par les accents prononcés à l'italienne, et sur d'autres indications malheureusement contestables, concluaient que le vers de six pieds n'existait réellement pas en latin ; que celui qu'on appelle hexamètre ou senarius n'avait que cinq pieds effectifs, et deux demi-pieds que l'on comptait bien dans son nom, mais qui ne frappaient pas l'oreille 3.
Dans ces derniers temps, M. Vincent, aujourd'hui membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, peu tou1
tou1 metris, dans Putsch, p. 2423. * De musica, V, n° 9, p. 161.
s Scoppa, Beaut. poét., etc., p. 151. — Nous verrons qu'il y a quelque vérité dans cette proposition ; mais elle est si mal exprimée, qu'on la croirait d'abord tout à fait fausse.
266 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
ché de ces raisons, pensa, au contraire, que le vers de six pieds bien prononcé en avait réellement sept, à cause de deux silences qu'on était obligé d'y introduire '. Ce système, qu'on pourrait appuyer d'un passage obscur de Quintilien", lui permet, en disposant adroitement ses silences, de faire coïncider un peu plus souvent les temps forts et les notes accentuées :
Con - ti-cu-er om-nes in - ten-liqu' o - ra te - ne-bant.
Une autre opinion plus simple que toutes celles-là, qui n'ajouterait rien à ce que les anciens nous disent, consisterait à ne pas mêler les deux éléments harmoniques que notre musique reconnaît, et que nous voulons retrouver dans la poésie ancienne, je veux dire les temps égaux et l'accentuation. Marquons celle-ci par des barres de mesures placées devant la syllabe accentuée, et conservons aux syllabes la valeur langue ou brève que la langue latine leur donnait en cette façon :
Con - li - eu - er' om-nes in-ten - tiqu' o - ra le- ne-banl.
Voilà les valeurs temporelles des syllabes et l'intensité de la voix exactement représentées, et sans aucune pétition de principe. Il est vrai que les espaces compris entre deux syllabes accentuées ne sont pas égaux ; mais où a-t-on jamais
1 Voyez h Dissertation sur le rhythme chez les anciens. —William Mitfort, dans son ouvrage intitulé An inquiry into the principles of harmony in language ; and of the mechanism of verse modem and antient, émet une idée plus originale. Selon lui, les vers hexamètres et pentamètres se prononcent toujours à trois temps (p. 246 , édit. de 1804). C'est un exemple des erreurs où l'esprit de système peut nous entraîner.
1 Inst. orat., IX, 4, u" 98. Cf. ibid.,n" 51.
DES VERS ANCIENS. 267
vu qu'ils le fussent? et cette opinion fantastique, ou qui n'a de base que dans les habitudes de notre musique, autoriset-elle à torturer les textes des anciens pour y trouver ce qu'ils n'ont jamais dit ?
Il faut avouer aussi qu'il n'y a aucune harmonie dans une prononciation pareille; il n'y en a pas non plus dans celles qui ont précédé, et cette dernière a toujours l'avantage de n'introduire aucun élément nouveau dans l'idée qu'on se fait du parler des anciens.
Vrai point de la difficulté. — Mais il y a une objection plus générale et plus sérieuse : c'est que toutes ces notations, quelles qu'elles soient, peuvent amuser un érudit qui se complaît dans un système. Passez à la pratique, c'est-àdire faites énoncer par un musicien, avec les valeurs marquées, les syllabes dont il s'agit, et vous comprendrez tout de suite l'absurdité et le ridicule de ces propositions.
Jamais la parole humaine, ni dans la prose, ni dans les vers, ne s'est scandée ainsi avec une durée simple sur les brèves et une durée double sur les longues. Tant qu'on ne fait qu'énoncer ou écrire cette proportionnalité des syllabes, on peut croire qu'elle a existé; dès qu'on l'entend, c'est à périr de dégoût et d'ennui. On sent bien qu'on ne parle pas comme cela; que jamais un peuple n'a prononcé les mots de sa langue comme un conscrit à qui l'on fait dire gauche, droite, pour lui apprendre à marcher au pas, ou un choriste inhabile réduit à compter ses silences pour arriver à la mesure avec ses concertants.
Aussi plusieurs critiques, examinant le vers hexamètre et les valeurs des syllabes, en ont jugé le mécanisme si peu praticable, qu'ils croyaient entrevoir de l'imposture dans les règles qui nous ont été prescrites sur ce sujet par les anciens '.
1 Scoppa , Beaut. poet., p. 133 ; Sacchi, § 32 , p. 121.
268 DE L'HARMONIE ESSENTIELLE
Toute la difficulté vient, nous l'avons déjà montré ', du sens qu'on attache aux mots brèves et longues. Dès que l'on sait qu'ils n'expriment que des valeurs de compte, et non pas des durées réelles, la langue latine se prononce comme toutes les langues du monde : avec une insistance plus ou moins marquée sur les syllabes accentuées, avec beaucoup de légèreté et de rapidité sur celles qui ne le sont pas ; et l'harmonie générale du langage vient, comme partout ailleurs, de l'alternative de ces sons forts ou faibles.
C'est ce qu'exprime avec beaucoup d'énergie saint Augustin, dans son traité de l'Ordre, où, parlant du langage : « Notre intelligence, dit-il, reconnut bien que cette matière n'avait aucune valeur, si les sons n'y étaient réglés par une certaine mesure de temps, et par la variété convenable des accents aigus et des accents graves (des syllabes accentuées et des syllabes glissantes) '.... Elle essaya donc de réunir et de disposer ces pieds en divers ordres, et, suivant d'abord en cela la sensation, elle y marqua des divisions convenables qu'elle appela membres et incises 3. »
Cicéron avait dit longtemps avant lui que ce n'était pas par le calcul, mais par la nature et la sensation, qu'on avait reconnu les vers ; que la raison n'avait fait autre chose que réfléchir sur ce que le sentiment avait produit ; qu'elle avait mesuré la quantité des syllabes, et que l'observation avait ainsi donné naissance à l'art. '.
Il est évident, et par ces passages et par beaucoup d'autres des grammairiens anciens, que l'harmonie du langage, et spécialement la cadence des vers, était antérieure à la
1 Voyez ci-dessus la Dissertation sur la quantité prosodique.
* Videbat autem liane materiam esse vilissimam, nisi certa dimensione temporum et acuminis gravitatisque moderata varietate soni figurarentur. De ordine, H, 14, n" 60.
5 Et in eo primo sensum ipsum secuta moderatos impressit articulos quaj et coesa et membra nominavit. Ibid.
* Orat., 55, n" 183.
DES VERS ANCIENS. 269
distinction des syllabes brèves ou longues; que ce ne sont donc pas celles-ci qui ont pu la produire, et qu'elle venait, comme chez nous, de la succession alternative des syllabes accentuées et de celles qui ne le sont pas.
Objections. — Ceux qui n'ont appris à connaître la versification latine que dans les traités de prosodie à notre usage me feront cette objection, qu'il est bien étonnant, si l'accentuation jouait un si grand rôle dans la constitution des vers anciens, que les métriciens n'en disent pas un mot. L'objection, quand même elle serait fondée, ne serait pas bien embarrassante; mais le fait est qu'elle n'est pas fondée; que pour croire qu'on peut négliger l'accent dans l'étude philosophique des vers grecs ou romains, il faut n'avoir jamais bien lu ou n'avoir pas suffisamment compris les textes originaux.
Le mot prosodie lui-même, qui, chez nous, désigne les traités élémentaires de versification grecque ou latine, que signifie-t-il d'abord en terme de grammaire? Précisément l'accent, l'accentuation. Aurait-on jamais donné ce nom à la quantité ou à l'évaluation des vers, si l'accent n'eût pas été une des conditions matérielles de ceux-ci ?
L'accent était si bien le principe de toute cadence dans le discours, que Psellus n'hésite pas à déclarer que c'est à lui qu'il faut la rapporter, que c'est de lui qu'elle dépend '.
Les vers, d'un autre côté, ne se distinguaient du rhythme, nous disent tous les grammairiens, que parce qu'ils exigeaient certains pieds et se terminaient à une limite déterminée, tandis que le rhythme n'était pas soumis à ces conditions*. Or, en quoi consistait le rhythme? Précisément,
1 — MM. Egger et Galuski s'appuient, avec raison, sur ce vers, dans la préface de leur Méthode pour étudier l'accentuation grecque, p. ix.
*
270 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
comme chez nous, dans l'alternative des syllabes accentuées et des syllabes glissantes 1; de sorte que le vers ne faisait pas autre chose qu'y joindre le nombre convenu et l'ordre des pieds. « Pour le rhythme, dit Quintilien, il est indifférent que le dactyle commence ou finisse par les brèves. Il n'en va pas ainsi dans le vers ; on ne peut pas mettre un anapeste pour un dactyle , ni même quelquefois le dactyle ou le spondée à la place l'un de l'autre". »
Ces pieds eux-mêmes que nous nous représentons, parce que nous les voyons ainsi marqués sur nos livres, comme de simples combinaisons de brèves et de longues, n'étaient-ils, en réalité, rien autre chose? Si fait vraiment ; et les grammairiens ont bien soin de nous dire que s'il n'y avait que cela pour le calcul, il y avait pour l'oreille la distinction et l'appréciation de Yarsis et de la thésis, c'est-à-dire du son fort et du son faible. « Le pied, dit Diomède, est le levé ou le frappé de deux ou plusieurs syllabes \ » — « Il faut savoir, répète Sergius, que tout pied a une arsis et une thésis, c'estitrri,
c'estitrri, Poet., 4, n° 21); Sunt et illa discrimina quod rbythmis libéra spatia, metris finita sunt (Quint., Inst. orat., IX, 4, n° 50). Cf. S. Augustin, De musica, III, 1, n» 2, p. 83; 7, n« 15, p. 100.
1 Distinctio et aîquaiium et ssepe variorum intervallorum percussio numerura conficit (Cic, De orat., III, 48, n» 186); Numerus intervallis, compositio vocibus apparet (Cic, Orat., 54, n» 181); Ordo verborum efficit numerum sine ulla aperta oratoris industria (Ibid., 65, n° 217); Etiamsi
Etiamsi utrumque pedibus numeri spatio temporum constant, metra
ctiam ordine (Quint., Inst. orat., IX, 4, n° 46). Cf. Diomède, dans Putsch, p. 469 ; Maxim. Victorin, p. 1955; Beda, p. 2380; Marius Victorinus, p. 2484. — Remarquez bien que tous ces espaces, spatia temporum, tous ces intervalles dans le langage ne peuvent devenir sensibles à l'oreille que par les syllabes accentuées succédant à des syllabes glissantes. Si tout était prononcé exactement du même ton, il n'y aurait aucun rhythme sensible : Numerus in continuatione nullus est (Cic, De orat., 111, 48, n° 186); et l'orateur romain explique sa pensée par la comparaison suivante, qui ne laissera, je crois, aucun doute sur ce qu'il veut dire : « Numerum in cadentibus guttis, quod intervallis distinguuntur, notare possumus : in amni précipitante non possumus. » Ibid.
1 Quint., Inst. orat., IX, 4, n»'48 et 49.
1 Dans Putsch, p. 471.
DES VERS ANCIENS. 271
à-dirc un levé et un frappé '. » Le pied, selon Marius Victorinus, est une mesure des syllabes, composée en élévation et position, ou en arsis et thésis *.
Personne, au reste, n'est aussi explicite, à cet égard, que Térentien : « Lors donc, dit-il, que vous trouverez deux syllabes jointes ensemble, elles formeront un pied, quand bien même elles seraient brèves toutes les deux. Une syllabe longue ne peut pas former un pied toute seule, parce qu'il faut pour cela deux mouvements, et non pas seulement une valeur de temps double. Or, on pourra marquer ces deux mouvements sur deux brèves : l'un élèvera le son, l'autre l'abaissera : »
Ergo quum duas videbis esse vinctas syllabas Effici pedem necesse est, sint brèves araboe licet. Una longa non valebit edere ex sese pedem, Ictibus quia lit duobus, non gemello tempore. Brevis utrinque sit, licebit; bis feriri convenit : Parte nam attollit sonorem, parte reliqua deprimit *.
Il est donc bien compris maintenant que les pieds, considérés comme éléments harmoniques du rhythme ou du vers, c'est-à-dire comme formés par les syllabes des mots prononcés, consistaient essentiellement en une arsis et une thésis, c'est-à-dire en une partie accentuée ou forte, et une partie faible ou glissante. En tant que composés de longues ou de brèves, comme on nous les apprend dans nos classes, ils constituaient seulement le mètre du vers, c'est-à-dire qu'ils en déterminaient la mesure, exactement comme chez nous le nombre des syllabes détermine la longueur ou la
1 Dans Putsch, p. 1831.
1 Putsch, p. 2485. Voyez ci-dessus, p. 253 et suiv.
* De pedibus, dans Putsch, p. 2412. — S. Augustin remarque aussi que toute l'harmonie des pieds leur vient de Yarsis et de la thésis : « Utrum ob aliud pes aurem mulceat, nisi quod in eo duoe illae partes, quarum una in levatione, altéra in positione est, numerosa sibi concinnitate respondent. » De musica, V, 2, n° 2, p. 154.
27 2 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
dénomination des vers ; mais leur harmonie vient évidemment des syllabes accentuées qui tombent à certaines places ou en certain nombre 1.
Définition des vers; forme versifique. — Nous verrons mieux tout à l'heure ce que valaient dans les vers anciens ces diverses parties : remarquons, pour le moment, qu'ici s'applique en toute rigueur la définition générale des vers, que ce sont simplement des membres de périodes soumis à une forme particulière, déterminée dans chaque langue \
Cette forme particulière consiste tantôt dans la mesure, tantôt dans le nombre et le partage des syllabes, tantôt dans une consonnance, tantôt dans une simple allitération ou dans la réunion de plusieurs de ces caractères. Ce sont là, pour les différents peuples, les marques extérieures plus ou moins agréables auxquelles ils reconnaissent leurs vers, et dont ils font leurs règles prosodiques ; mais la condition essentielle et primitive, c'est que ces vers apportent à notre oreille le sentiment du rhythme, sans lequel nous ne reconnaîtrions dans le discours aucune espèce de cadence, et d'un rhythme mesuré d'une certaine façon, puisque sans cela ils se confondraient avec la prose oratoire.
L'ensemble de ces qualités sensibles à l'oreille peut être désigné sous le nom un peu barbare, mais très-exact, de forme versifique, et alors la question que je posais tout à l'heure devient celle-ci : Quelle était, chez les anciens, cette forme versifique, indépendante et du sens des paroles, et de la douceur et de la dureté des syllabes, et même de la pro1
pro1 distinction explique l'opinion de Scoppa rapportée tout à l'heure (p. 265, note 3), sur le nombre réel des pieds dans l'hexamètre latin. S'agit-il des pieds calculés, il y en a six incontestablement, dont chacun vaut quatre semions. S'agit-il des pieds prononcés et perçus par l'oreille ? nous verrons tout à l'heure que, dans presque tous les hexamètres latins, il y a cinq accents, c'est-à-dire cinq arsis et autant de thésis , par conséquent, cinq pieds inégaux, dont la somme forme toujours douze longues.
2 Cours supérieur du grammaire, t. 11, liv. I, c. 4.
DES VERS ANCIENS. 275
nonciation de telle ou telle lettre, forme qui faisait qu'à la simple audition d'une phrase oa reconnaissait un vers, et qu'on ne le regardait pas comme de la prose ?
Pour faire bien comprendre ma pensée, je rappelle que souvent nous figurons nous-mêmes, presque toujours par moquerie, mais d'une manière très-reconnaissable, l'harmonie de nos alexandrins , lorsque, pour représenter le débit trop monotone d'un lecteur ou d'un acteur, nous disons :
Tatâ, tatatatâ, tatatâ, tataté.
L'oreille est ici frappée d'une certaine cadence que nous reconnaissons aussitôt pour être celle d'un de nos grands vers. Il n'y a là ni prononciation particulière des mots ou des syllabes, ni mélange des sons clairs ou obscurs, ni signification précise des paroles, mais seulement ce rhythme mesuré qui constitue le vers chez nous. C'est cette forme si nette à la fois et si sensible, que je voudrais déterminer dans la versification ancienne, et faire apprécier en soi-même, ou par comparaison avec ce que nous avons chez nous.
Il faut pour cela savoir exactement ce que c'est que le mètre, et comment il modifie le rhythme, ou quel effet il produit pour la cadence du vers.
Nature et influence du mètre. — D'abord, en quoi consiste le mètre? Le mot mètre est pris, chez les anciens, dans plusieurs sens : pour un seul pied dans les vers hexamètre et pentamètre ' ; pour deux pieds dans le vers ïambique et ses dérivés 2; pour plus d'un pied chez quelques grammairiens 3; souvent aussi pour les vers eux-mêmes*. Ce sont là des significations détournées dont nous n'avons pas à
1 M. Quicherat, Traité de versif. lai., c 27.
4 Ibid.
5 Metrum quidem esse et eo quod plus est quam pes, cerlumque fincm habet. S. August., De musica, III, 7, n" 16, p. 101.
4 Ibid., V, 1, n° 1, p. 153 ; Cf. tous ceux qui ont écrit De metris.
!S
274 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
nous occuper. Nous examinerons le mètre dans le sens général d'une mesure qui s'applique aux vers et les détermine. Eh bien, le mètre en soi n'est que le compte ou l'évaluation des syllabes; c'est une considération si étrangère à l'harmonie proprement dite, qu'on l'applique aussi bien aux vers écrits qu'aux vers prononcés, et qu'elle existerait encore pour un sourd, si ce sourd connaissait la valeur conventionnelle attribuée aux diverses syllabes.
Cette qualité, cependant, quelque métaphysique qu'elle soit, en s'appliquant au rhythme et régularisant ses dimensions , lui communique une valeur harmonique à laquelle l'oreille n'est pas indifférente. Voyons donc si nous pourrons reconnaître exactement, d'après les anciens eux-mêmes, la modification dont il s'agit.
« Il y a, dit Varron ', entre le rhythme et le mètre la même différence qu'entre la matière et la règle; » c'est-à-dire que, comme le rhythme donne au discours, et en particulier aux vers, leur harmonie, ce sans quoi ils n'existeraient pas, il en est comme la matière ; le mètre (le mot l'indique) est la mesure qu'on applique à cette matière et qui la détermine à être tel ou tel vers en particulier, mais n'en fait pas l'essence.
La définition de Marius Victorinus, moins rapide peut-être que celle de Varron, est plus nette encore : « Le rhythme, dit-il', diffère du mètre en ce que celui-ci consiste dans les mots (en tant que composés de syllabes longues ou brèves), et celui-là dans la modulation et le mouvement du corps ; » ou bien « en ce que le mètre est une certaine ordonnance de pieds, et le rhythme une succession symétrique de temps. »
1 Inter rhythmum et metrum id interest quod inter materiam et regulam. Diomède, dans Putsch, p. 512.
* Differt rbythmus a metris, quod metrum in verbis, rhythmus in mort ulationc ac motu corporis-, et quod metrum pedum sit qusedam compositio, rbythmus autem temporum inter se ordo quidam. Putsch, p. 2484.
DES VERS ANCIENS. 273
Il résulte de là que le rhythme peut exister et se trouve en effet dans tout langage, même dans celui qui n'est pas mesuré ; et c'est ce que déclarent en termes exprès Cicéron', Quintilien", et tous les grammairiens latins; tandis que le mètre n'existe que dans le langage où on l'a appliqué ; et de là ce mot si fréquent chez les anciens, et dont on a abusé en tant de façons, que tout mètre est un rhythme et que tout rhythme n'est pas un mètre 3.
Ajoutez, cependant, que tout rhythme devient mètre (plus ou moins accepté et favorisé) dès qu'un poëte détermine une certaine longueur de prolation et une certaine combinaison de brèves et de longues comme faisant pour lui un vers. C'est la définition; car, d'après Maxime Victorin*, le mètre est le calcul joint à l'harmonie du langage; le rhythme est cette harmonie sans le calcul.
C'est aussi fort exactement l'origine du mètre, puisque tous les grammairiens déclarent qu'il a été inventé pour déterminer les justes bornes où il fallait s'arrêter et revenirb ; qu'on a nommé rhythme le discours qui marchait toujours sans avoir une terminaison marquée', et mètre celui qui, au contraire, était bien déterminé '.
C'est enfin- ce que l'histoire de la poésie grecque ou latine
1 Orat., 55, n» 183.
2 Inst. orat., IX, 4, n« 114.
5 Omne metrum rhythmus, non omnis rhythmus eliam metrum est (S. August., De musica, III, 1, n» 2, p. 84). Dans la rigueur des termes, le rhythme et le mètre sont deux qualités essentiellement différentes. Mais dans la pratique, tout langage mesuré est en même temps rbythmé, quoique tout langage rhythme ne soit pas mesuré.
4 Metrum est ratio cum modulatione, rhythmus sine ratione modulatio (Putsch, p. 1955). Cf. Beda, De rhythmo, p. 2380.
5 Quint., Inst. orat., IX, 4, n°H4.
6 Quod non esset certo fine moderatum, sed tamen rationabiliter ordinatis pedibus curreret, rhythmi nomine notavit. S. August., De ordine, II, 14, n» 40; De musica, III, 1, 2, p. 83.
7 Ne longius pedum cursus provolverelur quam ejus judicium posset sustinerc, modum statuit, unde reverteretur. S. August., ibid.
18.
270 DE I. HARMONIE ESSENTIELLE
nous démontre, et ce qu'atteste saint Augustin 1, lorsque, à propos des différents vers inventés par Asclépiade, Alcée, Sapho et tant d'autres, il dit que tout le monde en peut faire autant ; que ceux-là n'ont pas plus de droit que tout autre à créer des vers, et que, comme on pourrait ainsi imaginer des combinaisons à l'infini, il n'est pas raisonnable de s'arrêter à les examiner toutes.
Ce passage important nous explique donc ce que c'est que le mètre en soi. Il ne veut pas dire que toute mesure dût plaire également, et encore moins que tout mètre fût également estimé des anciens; il établit seulement que c'était d'abord une mesure quelconque, une mesure arbitraire introduite dans le discours. C'est ce que dit d'une autre manière Quintilien', qu'il n'y a point de prose qu'on ne puisse détailler en quelques espèces de petits vers. Il en est, au reste, de même chez nous, qui pouvons toujours séparer notre prose en parties de trois , quatre, cinq, sept syllabes , etc., et dire que ce sont des vers blancs de ces diverses mesures.
La conséquence immédiate et rigoureuse de ces prémisses, c'est que le mètre proprement dit, la mesure abstraite conçue ou déterminée dans une portion de discours, ne change absolument rien à l'harmonie du langage. C'est une modification tout intellectuelle, analogue à celle que nous ferions dans une page de prose , en marquant au crayon les syllabes de 10 en 10 ou de 12 en 12; nous aurions fait le compte des syllabes; l'oreille n'en serait pas du tout affectée.
Mais si ce compte, conçu dans son abstraction, n'influe en effet aucunement sur la cadence, est-il aussi exact de dire qu'il n'exerce pas sur elle une action indirecte? Non,
1 De musica, II, 7, n° 14, p. 65. * Inst. orat., IX, 4, n" 52.
DES VERS ANCIENS. 2T7
sans doute. Il détermine, au contraire, quelques circonstances qui, toutes, influent évidemment sur l'harmonie, et dont voici les principales :
1°. Le retour d'un rhythme semblable. Tout le monde a éprouvé que l'oreille est sensible au retour régulier de la même audition. Si donc des coupes semblables, déterminées par des mètres égaux répétés immédiatement ou après un faible intervalle, frappent l'ouïe assez régulièrement pour être reconnues par elle, il en résultera cette sensation agréable que nous font éprouver les membres égaux d'une période. C'est ce qu'exprime très-bien saint Augustin quand il dit qu'indépendamment de tout calcul, le mètre réjouit notre sens par une certaine égalité '.
2". Les césures. On appelle ainsi les sections ou coupures de la prolation déterminée par le mètre entier. Le plaisir que nous font les césures est fondé sur la quasi-égalité et, en quelque façon, le contre-balancement des deux parties d'un vers. Cette propriété, observée, sans doute, dès la plus haute antiquité, n'a été nulle part exprimée aussi formellement que par saint Augustin, quand il a défini le vers « ce qui se compose de deux membres mesurés dans un certain rapport et bien liés entre eux*. » Les césures, dans leur sens étymologique, sont, en effet, les coupures ou parties du vers; mais, à considérer l'harmonie qu'elles produisent, ce sont des repos momentanés, introduits dans le vers pour en faciliter la prononciation et en augmenter l'harmonie 3 ; et, par conséquent, l'agrément sensible du vers dépendra toujours, en une notable partie, de l'exacte détermination, de la régularité des césures.
1 Metrum.... naturali motu, ante considerationem numerorum, seusum quadam oequabilitate demulcet. De musica, 111, 8, n° 19, p. 104.
! Versus qui duobus membris certa ralione dimensis copulatisque
constat. Cf. De musica, 111, 9, n° 20, p. 105 ; et 2, n° 4, p. 87.
5 Cours supérieur de grammaire, t. 11, liv. I, c. 7,
278 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
3°. Les homceoptotes ou chutes semblables. Je prends ce mot dans un sens un peu différent de celui où l'entendaient les anciens rhéteurs 1, pour désigner ces combinaisons de sons reconnaissables à l'oreille, qui reviennent sans cesse à la même place. Telle est, chez nous, la rime ; tel pourrait être un mot d'un certain nombre de syllabes accentuées d'une certaine façon, qui reviendrait assez régulièrement pour appeler l'attention et nous procurer une sensation agréable.
Il est évident que ces diverses circonstances, et plusieurs autres qu'il est inutile d'énumérer ici 1, ne sont pas la même chose que la mesure abstraite, mais l'accompagnent, ou, du moins, peuvent l'accompagner, et contribuent à constituer cette forme versifique que nous voulons déterminer ; de sorte qu'il est presque insensé de vouloir se rendre compte de l'harmonie des vers grecs ou latins, et de n'y pas faire d'abord entrer ces premiers éléments de l'harmonie de tout système de versification.
Examinons donc ce qu'ils ont été dans les vers anciens dont nous connaissons exactement le mètre par les traités de métrique qui nous sont restés , dont nous pouvons aussi reproduire le rhythme général en appliquant les règles de prononciation correctement accentuée que les grammairiens nous tracent, et nous arriverons certainement à cette connaissance claire et distincte que nous cherchons.
Je n'ai pas besoin de dire que mon projet n'est pas de m'arrèter à tous les vers que distinguaient les anciens ; je me bornerai aux principaux, savoir : l'hexamètre, le pentamètre, l'ïambique et les vers lyriques.
Vers hexamètre. Le vers hexamètre contenait de treize à dix-sept syllabes; en moyenne, quinze. Sur ces quinzesyl1
quinzesyl1 supérieur de grammaire, liv. H, cli. 7. ' Voyez les figures de mots et les figures de construction, dans te même ouvrage, liv. Il, c. 1 à 23.
DES VERS ANCIENS. 279
labes, plusieurs étaient accentuées et déterminaient le rhythme du vers.
Ce rhythme était médiocrement régulier chez les Grecs. Le nombre des accents contenus dans un seul vers varie quelquefois, mais bien rarement, de trois à six (en ne comptant, bien entendu, que les accents aigus ou circonflexes qui faisaient réellement accentuer les voyelles). En général, on compte quatre ou cinq accents. La moyenne des arsis ou temps forts, dans les vingt premiers vers de VIliade, de la Théogonie d'Hésiode, des Argonautiques d'Apollonius et des Posthomèriques de Quintus de Smyrne, paraît être de quatre et demi.
Quant aux césures, elles sont moins déterminées encore. Nous verrons, à l'occasion des vers latins, quel soin les poètes romains y ont donné, combien ils les ont rendues régulières. Chez les Grecs, elles sont souvent différentes : les vingt-cinq premiers vers d'Homère offrent dix césures penthémimères, quatorze trochaïques et une hepthémimère ; sur les vingt-cinq premiers vers d'Apollonius, il y a douze césures trochaïques et treize penthémimères.
Enfin, les fins de vers n'ont rien, non plus, de bien régulier. Sans doute, le dactyle et le spondée s'y trouvent ordinairement ; mais les accents, au lieu de tomber sur la seconde et la cinquième syllabe en remontant, comme cela doit toujours être pour accuser nettement les longues et les brèves de ces deux pieds, tombent à peu près au hasard sur deux des six dernières syllabes.
L'harmonie versifique qui résulte d'un système si lâche est, on le conçoit sans peine, assez peu marquée. Aussi les vers grecs, prononcés même avec le soin d'appuyer sur les syllabes accentuées, ne nous paraissent guère autre chose qu'une prose coupée en sections à peu près égales.
Dans le système latin, c'est tout autre chose ; les syllabes du vers peuvent varier, comme chez les Grecs, de treize à
280 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
dix-sept, et il y en a de même quinze en moyenne. Mais les accents sont, presque sans exception, au nombre de cinq marqués dans chaque vers.
Les césures sont d'une régularité remarquable ; elles tombent presque constamment, sept fois au moins pour huit, sur la première moitié du troisième pied, ou sur le cinquième demi-pied, comme disaient les grammairiens.
Pour bien comprendre l'intérêt harmonique que présente cette division , il faut se rappeler l'étude délicate et minutieuse que les Romains avaient faite des éléments de leurs vers. Ils n'ignoraient pas que l'harmonie vient surtout du contre-balancement de deux prolations égales ou presque égales. Saint Augustin, dont nous avons rappelé la définition qui l'établit, remarque à ce sujet', qu'on aurait l'égalité parfaite en divisant le vers hexamètre en deux césures de trois pieds; mais alors ces pieds n'eussent pas été liés entre eux, c'est-à-dire qu'on eût pu changer les deux césures de place, le vers subsistant toujours ' ; pour empêcher cet inconvénient, on a séparé les six pieds du vers héroïque non en deux moitiés, mais en deux parties les plus approchantes de la moitié; c'est-à-dire qu'on a mis cinq demi-pieds dans le premier membre et sept dans le second , et il est très-rare que les poètes manquent à cette règle 3.
Je n'examine pas si la théorie exposée ici par saint Augustin est inattaquable, mais le fait est hors de doute. Il avait été remarqué longtemps avant lui par Varron. « Dans nos vers, disait cet érudit, le cinquième demi-pied finit un mot, et alors cette première partie contribue aussi puissamment que les sept demi-pieds qui suivent à l'harmonie du
1 De musica , V, 3 , n" 3 , p. 155.
2 Cette raison, qui n'aurait aucune valeur chez nous, pouvait en avoir une dans une langue invcrsivc comme le latin.
* S. Augustin, ibid., p. 156.
DES VERS ANCIENS. 281
vers '. » En effet, dans un vers composé de deux parties bien arrêtées, la première représente la protase, et l'autre l'apodose, dans la petite période qui compose le vers. La seconde répond à la première, et toutes les deux sont indispensables au vers entier et l'une à l'autre. Varron put donc se vanter avec raison qu'il démontrait cette propriété par une sorte de raisonnement ou de rapport géométrique*.
Du reste, pour sentir cette division comme Varron et saint Augustin, nous n'avons qu'à accentuer les vers comme le faisaient les Latins; et, toutes les fois que la césure tombera au cinquième demi-pied, c'est-à-dire sept fois environ pour huit vers, nous reconnaîtrons la vérité du principe.
Pâstor Aristaéus—fûgiens Penéia Tempe Amîssis, ut fâma—âpibus morbôque faraéque 5.
C'est surtout dans les fins de vers que l'accentuation romaine mit une régularité de cadence dont les Grecs ne s'étaient pas doutés. En effet, les règles de cette accentuation, combinées avec celles de la prosodie qui défendent, au cinquième pied, l'emploi d'une dernière syllabe coupée du mot précédent, et qui ordonnent de finir le vers par un mot de deux ou de trois syllabes, font ouïr distinctement les dactyles et les spondées finaux. Là, dans les vers bien faits, les longues et les brèves ne sont plus seulement des valeurs de compte ; ce sont des longues ou brèves bien réelles formant une clausule 4 que l'oreille reconnaît presque aussi exactement que notre rime.
' Varro scripsit observasse sese in versu bexametro quod omni modo quintus semipes versus finiret, et quod priorcs quinque semipedes oeque magnam vini haberent in efficiendo versum atque alii posteriores septem. A. Gellius, Noct. Attic, XVIII, 15.
a Aulu-Gelle, ibid.
1 Virg., Georg., IV, v. 314.
4 Sur l'importance des cadences finales, voyez Cicéron, Orat., 59,
282 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
Duetores Dénaum—lot jam labéntitms âunis Instar môntis équum—divîna Pâlladis ârte JSdîficant '.
N'entend-on pas distinctement cette terminaison : labénlibus ànnis, Pâlladis ârte, fâma vaqâlur, etc., où la longue accentuée est toujours suivie de deux brèves sans accent, puis d'une autre longue accentuée et de la douteuse de la fin, et termine ainsi chaque vers par une cadence pareille et facilement reconnaissable ?
Ce point est si important dans la théorie qui nous occupe, que je n'hésite pas à indiquer un moyen de vérification bien remarquable, que j'ai été conduit à employer pour m'assurer moi-même que je ne me trompais pas dans la valeur que j'attribuais à l'accentuation régulière des derniers pieds du vers latin.
On sait que les enclitiques que, ve, ce, ne (interrogatif) déplacent l'accent et l'attirent sur la finale du mot auquel ils sont joints'. Cela étant, si nous considérons surtout le mot que, si souvent employé dans le dactyle qui forme le cinquième pied, nous voyons qu'il peut y entrer soit comme seconde, soit comme troisième syllabe, par exemple, dans quique paludis \ et ipsaque tellus *.
Mais, d'après ce que j'ai dit ailleurs, le dactyle ipsaque, bien que correct pour la prosodie, ne doit pas l'être pour l'oreille ; car l'accent transporté sur la brève sa doit la rendre longue à l'audition, et alors on n'a plus cette chute cadencée qui caractérisait, chez les Romains, la fin de l'hexamètre.
n» 199; Quintilien, Inst. orat., IX, 4, n°*61, 68, 96; les autres rhéteurs disent la même chose. Voyez aussi sur la terminaison monosyllabique de l'hexamètre Quint., Inst. orat., VIII, 3, n°20.
• Virg., AEn., Il, v. 12.
a M. Quicherat, Traité de versif. lat., c. 40, p. 346. 3 Virg., Georg., I, v. 113.
* Virg., Georg., \, v. 127.
DES VERS ANCIENS. 283
Si ces conjectures sont fondées, un poète harmonieux comme Virgile ne doit se permettre que rarement et, en quelque sorte, par exception, le que à la fin du cinquième pied. Au contraire, il doit le prendre toutes les fois qu'il se présente comme seconde syllabe du même pied.
Voilà assurément une règle nettement formulée. Vérifionsla. Je trouve dans les Bucoliques entières un seul exemple du dactyle que je signale ici comme anomal 1; j'en trouve dix-neuf du régulier \ Je parcours le premier livre des Gêorgiques : je trouve six exemples seulement du mauvais dactyle'; il y en a trente-quatre pour le bon*. La différence est assez frappante pour qu'il ne soit pas nécessaire de pousser l'épreuve plus loin. Le vers hexamètre est donc suffisamment connu maintenant.
Vers pentamètre. — Le vers pentamètre, chez les Grecs, se trouve, d'une part, dans les Pensées de Théognis, dans les Exhortations de Tyrtée, dans les Fragments de Callinus, de Mimnerme et de Solon, qui remontent au vie ou vne siècle avant notre ère; de l'autre, dans quelques fragments du commencement de l'ère chrétienne, et surtout dans l'Anthologie , dont presque toutes les pièces appartiennent à l'époque romaine.
Le vers pentamètre de l'époque ancienne n'est déterminé que par sa mesure prosodique. Il suffit d'ouvrir le recueil des poètes que je viens d'indiquer pour reconnaître qu'il n'y a rien autre chose. Ainsi Mimnerme écrit :
' Virg., Ed., VIII, v. 34.
» Virg.,Elc*., 11,33; 111,46; IV, 2, 15, 51; V, 28, 59, 78 ; VI, 21, 27, 32, 42, 85; VIII, 22, 27; X, 27, 35, 58, 65.
s Virg., Georg., I, v. 58, 127,173, 306, 480, 498.
* Georg.,I.v.H,16, 27,33, 52, 65,75, 76,106, 113, 118, 122,131, 165, 235, 243, 249, 253, 264, 274, 279, 300, 302, 321, 325, 362, 401, 424, 435, 444, 455, 458, 470, 478.
284 DE L'HARMONIE ESSENTIELLE
c'est-à-dire que le sens ne se termine pas avec le distique. Théognis écrit aussi :
c'est-à-dire qu'il n'y a pas de césure marquée après deux pieds et demi, comme nous le trouvons presque toujours en latin.
En descendant même jusqu'à Callimaque, qui florissait 250 ans avant notre ère , et dont nous avons des épigrammes en assez grand nombre, on voit qu'il ne s'astreignait pas aux règles sévères d'une versification plus avancée. L'épitaphc qu'il a composée à propos de Lycas de Naxos ' donne dans ses six vers l'exemple des licences ou irrégularités que nous venons de signaler.
[je distique est plus soigné chez Méléagre, qui florissait 80 ans avant notre ère, et qui, le premier, dit-on, fit, sous le nom A'Anthologie, un recueil des plus jolies pensées ou des meilleures épigrammes connues des Grecs. La préface qu'il avait faite pour son recueil, et qui a cinquante-huit vers, ne donne pas un seul exemple bien marqué de l'enjambement d'un distique sur l'autre.
C'est mieux encore si l'on passe à quelques pièces postérieures, et, par exemple, aux vers d'Andromaque le Vieux, adressés à Néron sur un remède appelé galène. Là, on trouve appliquées toutes ou presque toutes les règles de la versification latine, sur lesquelles il faut insister ici ; car les Romains ont mis dans le pentamètre , comme dans l'hexamètre, un degré de perfection et une régularité de cadence tout à fait inconnus aux Grecs.
Ils sentirent que le sens devait se terminer avec le distique; cela devint, chez eux une règle absolue; et, s'ils permirent à l'hexamètre de rejeter quelque chose sur le penta1
penta1 n-272.
DES VERS ANCIENS. 285
mètre, jamais, depuis Properce et Tibulle, le pentamètre ne rejeta rien sur l'hexamètre suivant.
Le vers fut aussi coupé par la prononciation en deux hémistiches ou parties équivalentes, et donna ainsi l'exemple d'une petite période à deux membres égaux , c'est-à-dire de la cadence la plus nette et la plus précise que comportassent les vers anciens. A peine trouve-t-on quelques exemples comme celui-ci de Tibulle 1 :
Non agnamve sinu pigeât foetumve capella; Desertum, oblita—matre, referre domum,
où la césure tombe mal à la moitié du vers.
Par cette règle, la première partie du pentamètre étant presque toujours la même que celle de l'hexamètre, la différence harmonique des deux vers se trouvait concentrée dans la seconde, et y devenait surtout sensible par la terminaison. Car ce fut aussi une règle, que le dernier mot du pentamètre n'eût que deux syllabes. L'accent tombant ainsi sur la première de ce mot et sur la dernière du précédent, forma une fin ou clausule aussi nette que celle du grand vers, et qui s'en distinguait parfaitement.
On saisira ces deux caractères, si l'on accentue selon les règles de la prononciation latine les distiques où Ovide raconte comment il s'est trouvé forcé, par l'amour lui-même, d'écrire en vers élégiaques, et non en hexamètres purs :
Arma gravi numéro-violentâque bélla parâbam Édere, matéria—conveniénte médis.
Que l'on compare pour l'harmonie ces vers à ceux-ci de Mimnerme, et l'on verra quels progrès avait faits l'art de cadencer les paroles et de les rendre harmonieuses :
1 Eleg.,l, 1, v. 31,32. 4 Amor., I, 1, v. 1 et 2.
286 DE L'HARMOMIE ESSENTIELLE
Vers ïambiques. — Des changements analogues se produisirent dans les vers ïambiques sévères. Ceux du commencement de l'Electre de Sophocle ont de trois à cinq syllabes accentuées, en moyenne quatre; il ne parait pas qu'il y ait de césure marquée ; et quant aux terminaisons, il suffit de regarder les treize premiers vers de l'OEdipe roi pour s'assurer que le poëte ne s'est astreint sur ce point à aucune règle; les derniers mots y sont d'une, deux, quatre ou cinq syllabes, et le dernier accent aigu tombe sur la dernière, la pénultième, l'antépénultième, et même la quatrième et la cinquième en remontant.
Chez les Latins c'est tout autre chose, au moins pour les vers ïambiques soignés, car je ne parle pas ici de ceux des comiques. Les accents y sont en moyenne au nombre de quatre ou cinq par vers. Les césures y sont bien marquées ; il y en a deux : l'une après trois pieds et demi; l'autre, qui est de beaucoup la plus fréquente, après deux pieds et demi '. Ces césures se retrouvent à peu près sans exception dans les vers ïambiques libres, comme ceux de Phèdre et des comiques.
M. Quicherat remarque, de plus", que les trimètres de Sénèque se terminent presque tous par un mot de deux syllabes, comme le vers pentamètre. L'accentuation de ce mot était donc semblable dans ces deux vers, c'est-à-dire que l'accent portait toujours sur la pénultième syllabe ; mais le mot précédent ne se terminant jamais par un trochée dans l'ïambique, et finissant toujours par ce pied dans l'élégia1
l'élégia1 Quicherat, Traité de versif. lat., c. 27, p. 221. 3 Ibid., p. 220.
DES VERS ANCIENS. 287
que, on voit qu'ils ne pouvaient pas se confondre. D'ailleurs, les césures n'étaient pas égales; les deux vers apportaient donc à l'oreille une harmonie essentiellement différente.
Le monologue d'Hécube, dans les Troyennes, s'il est accentué convenablement, donnera une idée de l'harmonie du vers ïambique:
Quiciimque régno fi'dit,—et mâgna pôtens Dominétur ailla—nec lèves métuit déos, etc.
Les Grecs, du reste, semblent avoir reconnu eux-mêmes plus tard la supériorité d'harmonie de l'ïambique latin ; car la cadence de ce vers n'est pas du tout la même à l'époque de Périclès et à celle de la domination romaine ou du RasEmpire. Il nous reste, en effet, de ces derniers temps des ouvrages d'une valeur inégale et souvent médiocre en vers ïambiques trimètres, où l'on est frappé, toutefois, de la différence du système de versification.
Nous avons d'abord de Lucien, qui vivait au milieu du second siècle de notre ère, une tragédie burlesque sur la goutte, où le changement, quoique réel, est peu sensible Plus tard on trouve des ouvrages, comme les vers de Philès sur les caractères des animaux, adressés à l'empereur Michel Paléologue, au xme siècle; la Galêomyomachie et l'Amitié exilée de Théodore Prodrome, qui appartient à la même époque; et là, non-seulement les césures sont celles que les Romains ont admises, mais l'accent final du vers tombe presque sans exception sur l'avant-dernière syllabe. Les scazons de Rabrius sont aussi composés suivant la règle latine, avec des césures régulières, et surtout l'accent final sur l'avant-dernière syllabe 1.
1 11 y a peut-être dans cette considération un élément nouveau et tout à fait négligé jusqu'ici, pour déterminer l'époque encore incertaine où vivait ce poète.
288 DE L'HARMONIE ESSENTIELLE
Ce dernier caractère est aussi remarquable que facile à vérifier : sur près de cent-quatre-vingts vers pris dans Eschyle, Sophocle et Euripide 1, cinquante ont l'accent sur la dernière syllabe ; seize l'ont sur l'antépénultième ; cent onze l'ont sur la pénultième, c'est-à-dire que cette dernière accentuation, quoique déjà la plus fréquente, n'entre cependant que pour trois cinquièmes dans l'ensemble des finales, tandis que plus tard elle en embrasse la totalité. Cette remarque, que je ne crois avoir vue nulle part, prouve invinciblement que l'accent entrait pour beaucoup plus qu'on ne le pense dans l'harmonie versifique. On n'en parlait pas dans les traités de métrique, mais l'oreille guidait les poètes, comme elle les a toujours guidés chez nous, et leur a fait placer convenablement l'accent de nos vers, bien que nos traités de versification n'aient jamais rien dit à cet égard'.
Vers lyriques. — Les vers lyriques sont très-nombreux chez les anciens, et il serait assurément superflu de les étudier tous. Mais, en se bornant à ceux qui ont été le plus souvent employés, on reconnaît qu'indépendamment des syllabes longues ou brèves, dont la diverse disposition faisait la différence spéciale de ces vers, il y en avait à deux, à trois et à quatre accents. Je laisse de côté, bien entendu, les exceptions qui, peu* nombreuses, n'influent pas sur le caractère général des pièces.
Les vers à deux accents, ou à deux frappés, comme nous dirions chez nous, sont, par exemple, l'adonique, dans cet exemple de Roèce :
Garidia pelle Pelle timôrem ;
' Eschyle, Prométhée, exposition, 35 vers ; Sophocle , Electre , exposition , 76 vers; Euripide, Iphigénie en Aulide, le récit d'Agamemnon, 66 vers ; total, 177 vers.
* Il faut excepter M. Quicherat, qui, dans son Traité de versification française, a, dès sa première édition, imprimée en 1838, insisté sur ce point.
DES VERS ANCIENS. 289
et Yanapestique monomètre, comme dans Ausone :
O Fiés jùvenum, Spes laéta pâlris.
Les vers à trois accents étaient : le glyconiqûe, comme dans Sénèque :
Régem non fâciunt opes ; le phérécratien, dans Martianus Capella : Témnit nôctis honôrem.
Les vers à quatre accents sont nombreux : c'est, par exemple, l'alcaïque, le saphique, l'asclépiade, comme on le voit dans la première ode d'Horace :
Mecaénas, âtavis édite régibus '.
En comparant ce vers au saphique, qui a quatre accents comme lui, qui a deux trochées à la fin au lieu de deux dactyles, on reconnaît sous le même rhythme général une différence dans la terminaison, qui suffisait à différencier les vers ; de même que l'hexamètre et le pentamètre, quoiqu'ils eussent l'un et l'autre cinq frappés, ne se confondaient pas à l'oreille.
Mais la véritable distinction des vers lyriques vient des strophes où on les fait entrer, des combinaisons qu'on en forme, des clausules qu'on y ajoute. Alors les petites différences rhythmiques que peut introduire la diverse position des mots qui forment les pieds du vers, disparaissent devant l'ensemble mélodique produit par la strophe entière.
Je prends pour premier exemple cette ode d'Horace :
Pâstor quum trâheret per fréta nâvilms Idaéis Hélenen pérfidus hôspitam, Ingréto céleres ôbruit ôtio Véntos, ut câneret fera 2.
1 llor , Carm., 1,1. 2 llor , Carm., 1,15.
19
290 DE 1. HARMONIE ESSENTIELLE
Ce sont trois aselépiades suivis d'un glyconique, c'est-à-dire trois vers à quatre accents suivis d'un vers à trois. Il résulte de là une harmonie très-sensible.
Dans la combinaison d'une autre ode du même livre 1, il y a deux aselépiades, un phéréeratien et un glyconique : ce sont deux vers à quatre accents suivis de deux vers à trois, les trois du phéréeratien se réduisant même souvent à deux.
Mais si nous voulons apprécier le progrès fait par les Romains dans ces combinaisons de vers, étudions comparativement les principales de ces strophes, l'alcaïque et la saphique surtout, et subsidiaircment les grandes strophes de Pindare ou des tragiques.
Il nous reste bien peu de chose d'Alcée ; on reconnaît cependant que, dans la strophe qui porte son nom, les deux premiers vers sont alcaïques, et ont par conséquent quatre accents. Le troisième est un ïambique dimetre catalectique, et le quatrième un dactylico-trochaïque tétramètre, lesquels ont chacun trois accents principaux. Voici un exemple de cette strophe :
Où
La strophe latine est d'un rhythme tout semblable ;
O diva grâtum - quae régis Antium Praésens vel îmo—tôlière de grâdu Mortâle corpus, vel supérbos Vértere funéribus triûmphos*.
Toutefois, si l'on considère les règles adoptées par Alcée et par Horace, on voit que celui-ci s'est montré plus sévère. La césure des deux premiers vers est penthémimère dans
1 Hor., Carm., I, 21. 1 Hor.. Carm.. I. 35.
DES VERS ANCIENS. 29 4
Ses deux langues ; mais chez le poëte latin cette coupe est constante, et la syllabe finale en est toujours longue. Le troisième vers entrelace rigoureusement les spondées et l'ïambe, lorsque les Grecs admettaient partout les ïambes concurremment avec les spondées '.
La prosodie latine est donc déjà plus exigeante, et l'harmonie de la strophe devait y gagner. Ce sera surtout évident sur la strophe saphique.
Posons d'abord une strophe de Sapho.
Voici maintenant une strophe saphique d'Horace •
Mércuri facûnde,—népos Atléntis, Qui féros cûltus—hôminum recéntum Voce formàsti—câtus, et décora More palaéstree 1.
Analysons les éléments harmoniques de ces deux quatrains. Il y a clans les saphiques latins quatre accents régulièrement-, le nombre de ces accents est un peu variable dans le grec : on en compte trois dans le premier, quatre dans le second et dans le troisième. Première différence.
J'ai marqué par des traits les césures des vers latins -, il n'y en a pas dans les vers grecs, ou du moins elles y sont si peu régulières qu'elles ne peuvent augmenter l'harmonie. La régularité des césures latines est, au contraire, manifeste. Et d'où vient-elle? M. Quicherat nous l'explique: « Horace, dit-il, en transportant la strophe saphique en latin, s'est imposé l'obligation de mettre un spondée au second pied. Il s'est prescrit une autre règle plus gênante : c'est
1 M. Quicherat, Traité de versif. lat., c. 28. « lUr.,Carm., 1, 10, v. 1.
1».
29 2 HE I. HARMONIE ESSENTIELLE
celle de donner à son vers la césure penthémimère 1. » Ces deux conditions, isolées l'une de l'autre, ne signifieraient rien du tout pour l'harmonie; mais ensemble elles déterminent cette cadence extrêmement remarquable, que la syllabe fortement accentuée dans la césure, est toujours la pénultième du mot. Seconde différence.
Le vers adonique qui termine la strophe présente de part et d'autre la clausule si remarquable et si harmonieuse du vers hexamètre, un vrai dactyle suivi d'un vrai spondée. Mais c'est par hasard qu'on a dans Sapho cette finale harmonieuse. Sur les onze strophes qui nous restent de cette poétesse, il n'y en a que quatre où les accents tombent sur la première et la quatrième syllabe du vers adonique, tandis que c'est la forme constante dans Horace -, à peine peuton saisir quatre ou cinq exceptions dans les quarante-neuf stances saphiques qui entrent dans le premier livre des Odes. Cette troisième différence n'est pas moins importante que les deux autres.
Passons aux longues strophes de Pindare et des tragiques grecs : rappelons-nous d'abord que l'oreille ne reconnaît l'harmonie versifique que par le retour bien senti de la même cadence; elle ne juge aussi de l'harmonie des strophes que si le retour d'une cadence semblable est perceptible pour elle : de sorte que la meilleure condition pour composer une strophe agréable, c'est de n'admettre qu'un petit nombre de mètres différents, et de vers dans la strophe entière.
C'est ce que sentirent très-bien les premiers lyriques grecs, Alcée et Sapho, dont les strophes n'embrassaient que trois ou quatre vers et se terminaient par un petit vers épisodique*.
1 M. Quicherat, Traité de versif. lai., cli. 30. * Denys d'IIalicarn., De compos. verbor.,c. lit.
DES VERS ANCIENS. 203
Un peu plus lard on voulut innover : Stesichore, Pindarc et les tragiques, dans les choeurs de leurs tragédies, firent des strophes beaucoup plus longues, où ils entremêlèrent des vers de toutes les formes '. Qu'arriva-t-il? C'est que l'harmonie versifique disparut absolument, comme le déclare Cicéron *, quand il dit que, dès qu'on ne chante pas les vers de ceux que les Grecs nomment poètes lyriques, l'oreille n'entend plus que de la prose.
II est inutile, après une condamnation aussi absolue, de chercher quelle pouvait être l'harmonie des strophes de Piridare et des tragiques; mais nous pouvons assurer, quelle qu'elle fût, que les poètes romains en furent aussi mécontents que Cicéron, puisqu'ils ne l'ont jamais reproduite dans leurs odes, où ils n'ont employé que les petites strophes de quatre vers au plus, et de deux ou trois mètres seulement \
Sénèque le Tragique imita seul les longues strophes de ses modèles. Mais comment les imita-t-il ? de manière à faire voir qu'il ne trouvait chez eux aucune cadence digne d'être reproduite. En effet, si Eschyle, Sophocle, Euripide, admettent des vers de toute mesure, et si vagues qu'on n'a pu jusqu'ici en déterminer exactement la nature, le tragique latin, au contraire, emploie constamment le même vers pendant un certain temps. Il termine ensuite sa tirade par un petit vers qui sert de clausule, et indique ainsi plus nettement la cadence lyrique.
On en trouve un exemple dans ce choeur qui termine le troisième acte de Médèe, et qui est tout entier écrit en vers saphiques. suivis, à la fin des périodes et à des intervalles différents, de vers adoniques 4. Il suffit de les lire en les
1 Deujs d'Halicarn., De compos.verb., c. 19.
2 Orat., 55, n» 182.
5 M. Quicherat, Traité de versif. lat , c. 39. 4 Sénèque, Medea, act. 111, v. 607.
291 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
accentuant comme les Romains pour en sentir aussitôt l'harmonie tout à fait isochrone.
M. Quicherat remarque cependan que quelquefois ces choeurs des tragédies présentent une succession irrégulière, où figurent des vers non-seulement de mesure inégale, mais encore de nature différente; où, par exemple, le système troclidique est allié au système ïambique. Tel est le choeur d'Agamemnon, qui commence par ces mots :
Argos nobilibus nôbile civibus '.
Mais, quelle que soit l'irrégularité prosodique de ce système, il suffit d'accentuer régulièrement les vers pour s'assurer que tous ils ont quatre accents ; que tous ont la césure après le second ; que les terminaisons sont aussi fort reconnaissables, puisque, à l'exception d'une seule, elles sont toutes accentuées sur la pénultième.
Cet exemple curieux me semble prouver que, chez les Latins comme chez nous, parmi les règles de la versification , il y en avait de naturelles, c'est-à-dire d'où dépendait essentiellement pour l'oreille la cadence versifique; d'autres n'étaient que conventionnelles, c'est-à-dire qu'elles n'influaient pas directement sur l'harmonie.
Que fait, par exemple, ici, le maintien du système ïambique exclusivement au trochaïque, ou de celui-ci exclusivement à celui-là? La règle est plus sévère ou plus exactement observée, et l'intelligence de celui qui compte les syllabes avec le doigt peut être plus satisfaite. L'oreille qui, comme nous l'avons dit, n'observe pas, hors de certaines places, les différences des longues et des brèves, ne s'aperçoit pas qu'elle y gagne ou y perde rien.
Chez nous aussi, nous avons des règles de ce genre. Proposez à qui vous voudrez ces deux vers :
1 Séncfjuc, Agamemn., act. IV, v. 808',
DES VERS ANCIENS. 2OS
Enfants, ces champignons que vous avez mangés , Vous n'en connaissez pas comme moi le danger;
on vous dira qu'ils ne riment pas ; et, en effet, la règle grammaticale n'admet pas cette rime, mais l'oreille s'en accommode parfaitement ; de sorte que , le plaisir de la consonnance une fois reconnu comme naturel, la règle qui exclut celle de mangés et danger est purement conventionnelle ou grammaticale.
Dans l'exemple cité de Sénèque, l'harmonie réelle déterminée par le nombre des accents, par les césures, par les fins de vers, demeurait la même, quelque système qu'il employât; mais, en mêlant les trochées aux ïambes, il semblait faire des vers moins purs, c'est-à-dire soumis à une règle moins sévère. De là, chez les critiques, moins d'estime, peut-être, pour cette composition; pour le peuple assemblé au théâtre, il y avait un plaisir égal à celui qu'aurait fait un mètre plus régulier '.
Conclusion. — Laissons cependant de côté cette question, que nous n'avons examinée que par incidence. En revenant sur ce que nous venons de dire des vers grecs et des vers latins, on voit que l'harmonie dont le langage prononcé est susceptible suit une progression dont les degrés successifs, parfaitement sensibles, sont marqués par les noms suivants:
1°. La simple parole, le langage de la conversation. Rien ne caractérise l'harmonie de ce genre de discours ; que les accents y soient placés conformément à l'usage, que les syllabes se succèdent sans répétition trop marquée des mêmes voyelles ou des mêmes consonnes, c'est tout ce qu'on peut demander. Le rhythme en est presque insensible, et l'harmonie est médiocre.
2°. La parole animée d'un orateur. Les accents sont plus fortement marqués; l'alternative des temps forts et des
1 Voyez ci-dessus les passages cités d'Horace.
296 DE L HARMONIE ESSENTIELLE
temps faibles devient plus sensible. Il y a là un véritable rhythme et une harmonie dont les discours de tous les orateurs grecs, latins ou français, donneront de nombreux exemples.
5°. Les périodes. Ce sont des portions de discours composées de parties symétriques cadencées pour le plaisir de l'oreille, et qui, prises ensemble, forment un sens complet'. Ces parties symétriques, nommées membres ou incises, ne sont pas égales. Toutefois, elles apportent à l'oreille le sentiment d'une certaine parité dans les prolations; et c'est cette parité, fort lâche encore et fort indécise, qui les distingue cependant du rhythme ordinaire et leur donne une harmonie reconnaissable.
4°. Les vers considérés en général. Il suffit que les membres des périodes, sans être tout à fait égaux, se rapprochent de cette égalité de convention que nous avons indiquée tout à l'heure, qui consiste tantôt dans le nombre absolu des syllabes , comme chez nous ; tantôt dans leur appréciation en brèves et en longues, comme chez les anciens. Dès lors, pour peu qu'ils soient admis chez un peuple , ce sont de véritables vers, et l'harmonie en est naturellement supérieure à celle des membres inégaux qui peuvent entrer dans une période. C'est à ce point que les Grecs semblent s'être arrêtés, au moins dans leur belle époque ; les perfectionnements qu'ils ont admis plus tard ne se sont guère introduits chez eux que par imitation.
5°. Les vers considérés comme soumis à des formes versiliques spéciales : c'est là particulièrement ce que nous entendons aujourd'hui par le mot vers. Nos habitudes, suite naturelle de celles des Romains, nous font chercher dans la versification autre chose qu'un compte de syllabes. Ce sont surtout des accents que nous voulons retrouver et entendre
' Cours supérieur rie grammaire , t. H, liv. I, r. 2.
DES VERS ANCIENS. 297
aux mêmes places ou à des places symétriques. Les césures régulières et les fins de vers caractérisées sont destinées à augmenter l'intensité de ces effets; et, en les constatant dans les vers latins, nous en avons exactement analysé l'harmonie; nous avons montré combien le système en était supérieur à celui des Grecs.
Ces considérations nous paraissent jeter un grand jour sur la question difficile et embrouillée, surtout aujourd'hui, de la cadence des vers anciens; et, en nous montrant comment ils doivent être réellement prononcés, elles réduisent à bien peu de chose les théories imaginaires à l'aide desquelles quelques érudits ont voulu concilier la métrique ancienne et les règles toutes modernes de notre musique.
Espérons que, ramençs à la réalité, ils ne se perdront plus dans les idées fausses, et qu'ils consentiront, en parlant comme tout le monde parle et comme parlaient les Latins, à rendre aux vers d'Horace et de Virgile l'harmonie qui les distinguait.
Les plus anciens vers italiens, ceux qui, à Rome, dans le Latium et les pays voisins, ont précédé l'introduction de la métrique grecque, étaient appelés vers saturniens par les Romains.
La raison de ce nom est sans doute que le règne de Saturne, en Italie, remontant aux âges les plus éloignés, on a voulu représenter l'antiquité de ces vers par l'épithète qu'on leur a donnée \ C'est ce que fait entendre très-clairement Ennuis, quand il reproche à Névius d'avoir écrit les guerres des Romains en anciens vers italiens, en ces vers que chantaient autrefois les faunes et les devins, lorsque personne n'avait encore gravi sur le Parnasse et ne s'était occupé de l'harmonie poétique '.
Varron dit de même que les vers saturniens étaient ceux qui se chantaient, ou plutôt que la tradition prétendait s'être chantés dans les forêts du temps de Faunus et de Fauna,
1 Celte dissertation remonte à 184.1.
2 !.. Lerscb, De saturnio versu, § 2.
3 Oie, Brutus, 18, n"7l.
LES VERS SATURNIENS. 299
dieux des Latins ', c'est-à-dire vers 1300 avant notre ère, une soixantaine d'années avant l'arrivée d'Énée en Italie.
Cette prodigieuse antiquité nous fait assez présumer quelle fut la grossièreté, la dureté, la cacophonie des vers saturniens. Ennius l'avait indiqué dans le passage cité tout à l'heure Horace est plus formel encore : selon lui', la Grèce vaincue s'empara de son barbare vainqueur ; elle importa ses arts (sa métrique) dans le sauvage Latium, et ainsi disparut cet odieux mètre saturnien :
Sic horridus ille Defluxit numerus saturnius.
Tout le monde s'accorde donc à reconnaître le caractère général des vers qui nous occupent : ils étaient grossiers, mal peignés 3, mal arrangés \ rudes et sans harmonie *.
Telles étaient leurs qualités, ou, si on l'aime mieux, leurs défauts ; mais au-dessous de ces qualités, il y avait une certaine nature en quoi ils consistaient essentiellement, qui les distinguait de la prose et les faisait reconnaître pour des vers. Quelle était cette nature intime ? à quoi ressemblait-elle dans ce que nous avons l'habitude d'entendre, si toutefois elle se rapproche de quelque chose? Les Romains , qui pendant tant de siècles avaient eu des vers saturniens, en furent-ils privés aussitôt qu'Ennius eut introduit à Rome la métrique des Grecs? Nous-mêmes avons-nous eu, sous un autre nom, quelque chose d'analogue? Ce sont là les questions que je voudrais résoudre et que je vais examiner successivement.
Avant tout, je dois dire que, sur ce point tout philoso1
philoso1 lingua lat., VII, 36; Cf. Festus, in Saturno.
2 Epist.,\l,\, v. 156.
3 Virg.,Georg.,ll, v. 386.
* Liv., Hist., IV, 20; Vil, 2. 3 lbid , VII, 2.
300 LES VERS SATURNIENS.
phique, il y a peu de ressources à tirer des grammairiens anciens ou modernes. Presque tous ont cru qu'il s'agissait seulement de déterminer le nombre et la succession des syllabes brèves ou longues qui entraient dans ce vers, soit de leur temps, soit avant eux. Térentien', Diomède', Servais 3, Plotius 1, en donnent ainsi des définitions ou semblables ou à peu près équivalentes 5, mais qui ne nous apprennent rien sur l'essence harmonique du vers saturnien, et nous le font, au contraire, concevoir comme de la même nature que tous les autres mètres admis dans la prosodie latine.
C'est qu'en effet il était devenu tel après le changement introduit par Ennius. On l'avait alors soumis à un mètre régulier, comme nous l'apprend Térentien dans un passage qu'on n'a pas assez remarqué : « L'antiquité, dit-il, a pensé que ce vers devait être nommé saturnien, comme ayant été trouvé par les Italiens. Mais il a aussi une origine grecque; car ce sont les Grecs qui en ont déterminé précisément la mesure. »
Versus Quem credidit vetustas, Tanquam Italis repertum, Saturnium vocandum. Sed est o ïgo groeca : Illique metrum istud Certo modo dederunt 6.
Or, ce n'est pas de ce vers saturnien des derniers temps, de ce vers mesuré, que je m'occupe ici; c'est de l'autre, de celui qui avait précédé Ennius, que je voudrais connaître la nature harmonique.
* De saturnio carminé, dans Putsch, p. 2439.
* De oratione , etc., III, dans Putsch, p. 512.
3 Cenlimetrum, dans Putsch, p. 1825.
4 De metris, dans Putsch, p. 2650.
11 Voyez le Traité de versification latine de M. Quicherat, qui résume Ions ces témoignages dans son chap. 27, u° 5.
6 De saturnio rarmine, dans Putsch, p. 2439.
LES VERS SATURNIENS. 301
Sur ce point, nous n'aurons guère, et on pouvait s'y attendre, que des règles négatives, c'est-à-dire une grande licence chez les poètes, et une grande irrégularité dans la forme. Térentien le dit expressément :
Nostrique mox poetae Rudem sonum secuti Ut quaeque res ferebat, Sic disparis figura Versus vagos locabant. Post rectius probatum est Ut taie colon esset Junctum tribus trochaeis '.
« Nos poètes, obéissant d'abord à un certain rhythme grossier, rudem sonum seculi, qu'ils suivaient un peu au hasard, ut quoeque res ferebat, faisaient des vers déréglés et de diverses figures, disparis figuroe versus vagos, c'està-dire des vers de longueur inégale, et où les longues n'occupaient pas de place déterminée. Plus tard, on régularisa tout cela; on admit que le vers saturnien se composerait d'un vers comme ceux qui sont ici, taie colon, suivi de trois trochées. »
La déclaration d'un autre métricien latin, Atilius Fortunatianus!, confirme le témoignage de Térentien : « Nos vieux poètes, dit-il, ont employé le vers saturnien sans observer de règles, sans même s'astreindre à conserver le même genre de vers; et outre qu'ils les faisaient extrêmement durs, ils les composaient tantôt plus longs, tantôt plus courts, si bien que c'est à peine si j'en ai pu trouver dans Névius à donner pour exemples : Nostri anliqui usi sunt eo (versu) non observata lege, nec uno génère custodito inter se versus. Sed proetcrquam quod durissimos fecerunt, etiam
' De saturnio carminé, dans Putsch, p. 2439. 1 Atilii Fortunaliani ars., dans Putsch, p. 2679.
302 LES VERS SATURNIENS.
alios breviores, alios longiores inseruerunt, ut vix invenerim apud Noevium quos pro exemplo ponerem. »
Cette dernière observation nous explique un mot curieux de Festus, qui dit ' que Névius a composé un poëme sur les guerres puniques en vers du même genre que ceux des Faunes. M. Lersch remarque à ce propos * que c'est aller bien loin. Sans contredit, si Festus a voulu dire que les vers de Névius étaient absolument les mêmes que ceux qu'on faisait mille ans avant lui; mais si ce mot signifie seulement que Névius ne suivait pas plus de règles de métrique que les anciens Faunes, cela n'est pas seulement très-probable, c'est aussi, comme nous venons de le voir, positivement affirmé par les grammairiens latins.
Ainsi, déjà, nous avons pour déterminer ce qu'a pu être la cadence des vers saturniens avant la révolution opérée par Ennius, un modèle certain; ce sont les vers saturniens qui nous restent de Névius et des temps antérieurs.
A ce propos, l'un des érudits modernes qui ont, dans ces derniers temps, examiné avec le plus de soin et de sagacité la nature de ces vers, M. Lersch, conclut que le vers saturnien, dont on s'est tant occupé, qu'on a cherché de tant de manières à remettre sur ses pieds, qui a enfin tourmenté tous les philologues, n'a jamais existé nulle part; que c'est un malentendu ou une erreur des grammairiens postérieurs qui a fait croire à cette chimère; qu'il n'y eut jamais un vers saturnien, c'est-à-dire soumis à une certaine mesure prosodique définie, mais seulement des vers saturniens 3, c'est-à-dire que l'on pouvait rattacher d'assez loin à une définition générale; comme nous dirions en français que nous avons bien des vers burlesques, mais que nous
' Au mot Saturno.
1 De saturnio versu, § 4.
3 Ibid., préface et introduction , p. I et .8
LES VERS SATURNIENS. 303
n'avons pas une certaine espèce de vers qui constitue proprement le vers burlesque.
Cette distinction de M. Lersch est ingénieuse; et il y a quelque chose de vrai dans son opinion : c'est ce que nous avons dit, d'après les anciens, que le vers dont il s'agit n'avait pas, en effet, de mesure bien déterminée. Mais, quel qu'il fût, il avait une certaine cadence, puisqu'on le reconnaissait et qu'on le distinguait de la prose. Or, en quoi consistait cette cadence? C'est la question que je me suis posée d'abord, et que la distinction de M. Lersch ne saurait écarter. J'y reviens donc, et je vais tâcher d'y répondre.
Rappelons-nous toujours ce que c'est, en général et abstraction faite de toute règle prosodique, que des vers : ce sont des membres, ou des incises de périodes, soumis à une forme particulière et constante'. Leur harmonie vient essentiellement du rhythme, c'est-à-dire du retour régulier, ou à peu près régulier, des syllabes accentuées.
Les vers saturniens avaient-ils ce caractère? Indubitablement : car, sans cela, ce n'eussent pas été des vers; on ne les aurait pas distingués de la prose.
Pouvons-nous trouver cette harmonie faible et mal déterminée dans les vers de Névius? Oui ; il suffit de les accentuer comme le voulaient les règles de la prononciation latine :
Siciliénses pacîscit ôbsides ut réddant. Sane a sûo sônitu fulgorivit Jupiter Seséque ei pen're mâvolunt ibidem Quam cum stiipro redire ad sûos populâres.
Qui ne sent ici une forme versifique suffisamment marquée , et reconnaissable à ces quatre accents principaux entendus dans chaque vers?
1 Cours supérieur de grammaire, t. II, liv. I, c. 4, et ci-dessus , p. 296, au 4°; p. 272, etc.
501 LES VERS SATURNIENS.
Les accents, si puissants pour déterminer le rhythme, tombaient-ils toujours sur les mêmes syllabes? Non, vraiment; mais cela n'est pas nécessaire pour que le rhythme soit sensible à l'oreille, comme on le voit dans ces vers de Molière :
Dès qu'ils parlent, il faut voler : Vingt ans d'assidu service N'en obtiennent rien pour nous '.
Les accents tombent ici à des places irrégulières ; il en résulte une cadence qui n'est pas elle-même parfaitement satisfaisante; et toutefois nous en sommes frappés autrement que nous ne le serions de la prose.
Les accents étant mobiles, y avait-il au moins dans ces vers quelque chose de constant, et qui les distinguât toujours? Oui; c'est là une remarque importante de M. Quicherat *, que la césure y parait constante ; et ainsi ces vers, comme tous les autres vers latins, satisfont à la condition générale, exprimée par saint Augustin, qu'ils forment une sorte de petite période, ou prolation divisée en deux parties qui se contre-balancent.
En cinquième lieu, ces vers devaient-ils être et étaientils égaux ? Non, assurément : les anciens le déclarent d'abord ; et ensuite, bien que l'oreille apprécie avec plaisir la parfaite égalité des temps et des prolations, comme dans la musique moderne et dans nos vers suivis, elle ne les exige pas, et se contente volontiers d'une égalité approchée. Ainsi, dans certains vers réguliers des Latins, comme les ïambiques, il n'y avait ni le même nombre de syllabes ni la même valeur de temps prosodiques : ce n'étaient pas moins des vers, et reconnus pour tels. Il en était de même, à plus forte raison, des vers saturniens.
1 Amphitryon , acte I, se. 1.
2 Traité de versification latine, c. 27, ii. 243,
LES VERS SATURNIENS. 505
Alors, en quoi ces vers se distinguaient-ils des vers réguliers? En ce que les syllabes n'y étaient pas estimées comme brèves ou longues; qu'ainsi la règle prosodique y manquait, et ils n'étaient déterminés à l'oreille que par le rhythme naturel, lequel, bien que sensible, était pourtant moins régulier, partant moins agréable que celui qu'on lui avait préféré. Et cela est conforme à ce que dit Quintilien ', que le poëme (les vers) n'était, dans le commencement, déterminé que par le sentiment de la mesure et par des intervalles à peu près égaux, et que c'était plus tard qu'on y avait introduit des pieds.
Si je ne me trompe, la réponse à la première question est ici complète; elle est faite sans aucune pétition de principe, puisque je ne suppose aucune qualité dans les vers que celle qui les fait vers, et qu'on trouve chez toutes les nations du monde. Elle est d'accord avec la marche naturelle de notre esprit, qui, dans les arts, nous fait trouver d'abord les conditions les plus essentielles et les plus frappantes, et introduit plus tard des règles plus sévères. Elle est, de plus, confirmée par les témoignages anciens. Elle a enfin été faite déjà par quelques critiques modernes, sinon sous une forme aussi précise, au moins en gros, comme on le voit dans la dissertation de Bouchaud sur la poésie rhythmique \
Je dois dire cependant que cette solution est contestée par M • Duntzer, qui, dans la seconde partie de la dissertation qu'il a composée avec M. Lersch 3, a prétendu que ce n'Était pas dans l'accentuation que consistait l'harmonie des vers saturniens.
1 Inst. orat., IX, 4, n° 114. — Voyez ci-dessus, p. 254.
4 Antiquités poétiques, ou dissertations sur les poètes cycliques et sur la poésie rhythmique, par Bouchaud , membre de l'Institut national. Paris, an VII, in-8°.
3 De saturnio versu, lib. H, § 1, p. 29.
20
306 LES VERS SATURNIENS.
Certes, si celte opinion, contradictoire à tout ce que nous savons sur l'harmonie du langage, était appuyée de quelque autorité imposante, il faudrait y avoir égard, malgré ce qu'elle a d'incroyable. Mais M. Duntzer ne trouve à nous donner qu'une preuve négative, savoir, qu'il n'y a chez les anciens poètes ou métriciens latins aucune trace de la puissance de l'accent'.
Nous avons déjà remarqué qu'en ce point il se trompe; que l'accent a joué, chez les poètes grecs et latins, un rôle bien plus important qu'on ne le croit communément'; mais en restreignant son assertion à ce qu'elle a d'exact, savoir, que les règles prosodiques ne déterminaient pas, en général, la place de l'accent dans les vers, que prouve-t-elle? que cette place n'était pas plus immobile qu'elle ne l'est chez nous dans nos vers octosyllabes. C'est ce que nous savons bien, et qui n'empêche pas ces vers de tirer chez nous leur harmonie des deux syllabes accentuées, souvent inégalement distantes, qu'ils contiennent.
Ajoutons que le silence des grammairiens sur certains faits d'une analyse un peu délicate, ne prouve quelquefois rien contre l'existence de ces faits. Les phénomènes les plus sensibles, lorsque nous vivons au milieu d'eux, nous échappent souvent dans leurs circonstances essentielles, lesquelles ne sont observées que très-tard, quand il se rencontre des analystes subtils et très-attentifs. Ainsi, jamais personne n'a dit, jusqu'au commencement de ce sièclea, que la bonne forme de nos vers, et même la rime, dépendissent de l'accent. C'est cependant la vérité; et quelqu'un qui aurait conclu, de ce que nos prosodistes n'en parlaient pas, que cet élément n'entrait pour rien dans nos vers, au1
au1 saturnio versu, lib. II, § 1, p. 29. » Ci-dessus, p. 243, 268, 269, 271, 281, 288. 5 Scoppa, Beautés poétiques des langues, p. 128; M. Quicherat, Traité de versification française, c. 12.
LES VERS SATURNIENS. 307
rait-il raisonné solidement ? M. Duntzer a tiré de même du silence des grammairiens une conséquence excessive et fort erronée, lorsqu'il a cru et osé dire que l'accent qu'on retrouve partout, qui fait partie essentielle de tout langage, qui est surtout le principe de tout rhythme, aurait pu être supprimé, ou, ce qui est la même chose, n'avoir aucune influence sur l'harmonie des vers.
Le reste de sa théorie est tout aussi chancelant que ce qui précède. Il suppose que les vers saturniens se scandaient, non pas par pieds mesurés, mais par syllabes prises deux à deux. Et.sur quoi se fonde-t-il pour cela? Sur ce que deux syllabes forment le rhythme le plus simple '. Voilà une belle raison. Il se demande si ces vers commençaient par le temps fort ou le temps faible, Yarsis ou la thésis; et il se décide pour l'arsis, parce que les vers saturniens étaient presque toujours trochaïques"; double contradiction avec ce qu'il a dit de l'accent qui n'influait pas sur le vers, et du vers qui n'était pas partagé en pieds. Enfin, il se demande quelle était la longueur des vers saturniens, et il pense, sans appuyer sa pensée sur rien de solide, qu'elle était entre trois et sept de ces pieds de deux syllabes. Ce sont là de vaines imaginations auxquelles il est inutile de s'arrêter.
Ce qui vaut infiniment mieux, c'est l'opinion qu'il émet que beaucoup de vers, ou carmes, rapportés par les historiens ou les grammairiens, comme appartenant à une époque très-reculée, et produits sans aucune observation des règles prosodiques , étaient véritablement des vers saturniens 3.
M. Duntzer en a recueilli un grand nombre, et des plus
1 De saturnio versu, p. 29.
* Ibid., p. 29 et 30.
5 Des recherches du même genre, que M. Duntzer paraît n'avoir pas connues, avaient été faites par Bouchaud (ci-dessus, p. 305, note 2), et avaient amené les mêmes résultats.
20.
308 LES VERS SATURNIENS.
intéressants : je lui emprunte deux exemples qui expliqueront ce que je veux dire :
Les Vestales, suivant Macrobe ', adressaient à Apollon, dieu de la médecine, une invocation en ces termes :
Apôllo médice, Apôllo Paéan.
Le même grammairien rapporte, comme se trouvant dans un recueil de chants très-anciens et antérieurs à tout ce que les Romains avaient écrit, le chant rustique que voici, d'où Virgile a tiré deux vers de ses Gèorgiques ' :
Hibérno pùlvere, vérno lûto Grândia fârra, Camille, métes 5.
N'entend-on pas ici, comme dans le vers cité auparavant , ces accents qui reviennent à des intervalles presque égaux, et en même nombre pour chaque vers? Qui pourrait méconnaître ici ce que j'ai nommé la cadence, ou le rhythme versifique? Et n'est-il pas évident qu'avant que les vers latins fussent soumis au calcul des syllabes, ces profitions égales et semblablement accentuées apportaient à des auditeurs grossiers le sentiment de ce que nous appelons des vers ?
Arrivés à ce point, nous pouvons facilement résoudre la seconde question. Avons-nous quelque chose chez nous qui ressemble aux vers saturniens des Latins? On pourrait dire, d'abord, que nous n'avons pas dû être, plus que d'autres, déshérités de cette harmonie grossière qui frappe l'oreille des peuples encore sauvages, et qu'ainsi les premiers essais de la muse française ont été nécessairement, et sauf le nom, de véritables vers saturniens.
Il vaut mieux montrer par des exemples positifs qu'il en
1 Salurnal., I, 17, t. 1, p. 202, de l'cdit. Panckoucke.
' Georg., I, v. 100.
3 Salurnal., V, 20, à la fin.
LES VERS SATURNIENS. 309
a été réellement ainsi. Si l'on a bien compris ce qui a été dit précédemment, on sait que le sentiment inné du rhythme nous fait cadencer nos prolations ou portions de phrases selon une certaine mesure, indépendamment de toute règle de grammaire ou de prosodie. C'est ce qu'exprimait très-bien Maximus Victorinus ', quand il définissait le rhythme « une modulation et un arrangement des mots examiné au jugement de l'oreille, non sur les rapports des pieds, mais sur la sanction de la cadence, comme sont, par exemple, les chants des poètes vulgaires. Verborum modulatio et compositio, non melrica ralione, sed numeri sanclione ad judicium aurium examinata, veluli sunt cantica poetarum vulgarium. »
Par ces poètes vulgaires, Victorinus entend évidemment les gens de campagne ou les chantres de carrefour, qui font des vers par le seul sentiment de l'harmonie, sans s'astreindre jamais à aucune de ces règles qui forment notre poétique, et dont ils n'ont pas même entendu parler. Or, bien évidemment, nous avons cela.
Sans en chercher des exemples contemporains, n'est-il pas évident que nos anciens proverbes populaires, indépendamment de l'importance bien ou mal fondée que l'on attribue à la pensée, et de l'agrément de la métaphore qui l'exprime, sont presque tous remarquables par leur coupe harmonique? qu'ils présentent presque tous soit un seul, soit deux vers octosyllabes, vers fautifs la plupart du temps, parce que les syllabes muettes y sont laissées de côté, que les diphthongues sont contractées, que la rime, quand il y en a, est inexacte, mais qui, enfin, conservent à l'oreille cette cadence qui pour nous constitue le vers?
En voici divers exemples :
Petite pluie abat grand vent.
1 De versu heroïco, dans Putsch , p. 1955.
310 LES VERS SATURNIENS.
Ventre affamé n'a pas d'oreilles. A chaque jour suffit sa peine. La voix du peuple est la voix d'Dieu. Les bons compt' font les bons amis. Pierr' qui roule n'amass' pas d'mousse. Il n'y a point d'ros's sans épines. Il n'y a si bon ch'val qui n'bronche. Le moin' répond comm' l'abbé chante. Qui sert tout l'mond' n'oblig' personne. A un bon joueur, la bail' lui vient.
Quelques proverbes n'ont que sept syllabes ; l'harmonie en est moins marquée, quoique la cadence en soit à peu près la même :
Chaque pays, chaque guise. Les honneurs changent les moeurs. Chat échaudé craint l'eau froide. Chien qui aboi' ne mord pas.
Souvent une consonnance a suffi pour faire adopter partout des proverbes qui n'avaient de nos vers que cette seule qualité, comme, par exemple :
Qui terre a, guerre a. Petit à petit l'oiseau fait son nid. Quand il fait beau, prends ton manteau '.
1 Les débats judiciaires nous ont donné, il y a peu de temps encore (juillet 1853), des exemples singuliers de cette disposition à chercher les consonnanccs 11 s'agissait d'un Catéchisme à l'usage des filles qui veulent se marier : on y trouvait des litanies pour les filles et pour les garçons, les unes et les autres en vers du même genre que ceux-ci, c'est-à-dire coupés en deux sections irrégulièrement consonnantes.
En voici quelques-uns :
Sainte Marie, tout le monde se marie.
Saint Nicolas, ne m'oubliez pas.
Saint Méderic, que j'aie un non mari.
Saint Jean , qu'il m'aime tendrement.
Saint Spire, qu'il aime à rire.
Saint André, qu'il soit à mon gré.
Saint Séverin, qu'il n'aime pas le vin, etc.
Les vers des garçons sont de la même facture :
Sainte Jeanne, que j'aie une bonne femme. Sainte Christine, qu'elle ne soit pas mutine.
LES VERS SATURNUNS. 511
Plusieurs proverbes, enfin, réunissent les deux qualités caractéristiques de nos vers, la mesure et la consonnance, comme :
Maison bâtie et vign' plantée Ne se vend'nt pas c'qu'ell's ont coûté. Quand il pleut à la saint Médard , Il pleut quarante jours plus tard. Belles parol's et mauvais jeu Trompent les jeunes et les vieux.
Ces divers exemples nous offrent-ils des vers ? Non, si nous considérons les règles actuelles de notre versification ; oui, si nous en faisons abstraction, c'est-à-dire si nous remontons par la pensée à l'époque où ces règles n'existaient pas. C'est précisément ce qui a eu lieu chez les Romains après le changement prosodique introduit par Ennius : ce qui, auparavant, était regardé comme vers ne le fut plus, et rentra, par conséquent, dans la prose, mais toujours dans cette prose figurée où les rhéteurs pouvaient trouver les dispositions ou arrangements particuliers qu'ils ont nommés isocolons (membres à peu près égaux, lignes de cadence semblables) ; homéoptoles (chutes semblables ou mots disposés semblablement); hornëotéleutes (désinences semblables, ou mots terminés par une espèce de consonnance).'C'est aussi ce qui reste, chez nous, à ces vers anciens que nous ne regardons plus comme des vers et qui en ont cependant gardé l'harmonie caractéristique.
Venons à notre troisième question. Les Romains qui, pendant tant de siècles, avaient eu des vers saturniens, ne les eurent-ils plus dès que la métrique grecque eut été adoptée chez eux ? Il est clair comme le jour que l'admission des rèSainte
rèSainte , qu'elle ne soit pas mondaine. Saint Grégoire, qu'elle n'ait pas de gloire. Sainte Perpétue, que je ne sois pas battu.
Vojez la Gazette des Tribunaux du 26 juillet.
312 LES VERS SATURNIENS.
gles prosodiques n'empêcha aucunement les effets naturels de ce rhythme grossier, qui avait, jusque-là, suffi pour déterminer des vers. Toute la différence fut qu'on ne les regarda plus comme des vers, attendu qu'ils n'étaient pas conformes aux préceptes des grammairiens ; mais leur ancienne cadence subsistait toujours, et ils restaient, pour les Romains illettrés, ce qu'ils avaient été jadis, comme les vers fautifs que j'ai rappelés tout à l'heure semblent irréprochables à la partie de la population française qui n'a pas l'idée de notre versification.
Tenons donc pour certain que les anciennes coupes de phrases s'étant nécessairement reproduites dans la langue latine, on eut, comme autrefois, des vers saturniens, quoiqu'on ne les désignât plus sous ce nom.
N'étaient-ce pas, par exemple, des vers de cette espèce que chantaient les soldats romains lors du triomphe de leurs généraux ? que les acclamations ou les malédictions prononcées , soit dans le sénat, soit dans le peuple, à l'avènement ou à la chute des empereurs? que les vers faits, dans le commencement du christianisme, pour être chantés par les fidèles ' ?
Casaubon fait, au sujet de ces chants sans art, de ces acclamations rhythmées, une remarque de fort bon sens: « L'usage des acclamations, dit-il, qui avait passé du théâtre dans le forum d'abord, et ensuite dans le sénat même, est connu par d'autres auteurs; mais, quant aux formules d'acclamation , nous ne les rencontrons chez aucun historien antérieur à Capitolin et aux autres écrivains de l'histoire d'Auguste. La cause en est que toutes ces acclamations ont été transcrites par ces auteurs d'après les actes publics. Au reste, tout le monde ne criait pas au hasard et sans ordre ; mais, comme dans les choeurs, il y avait un
1 Cette question , que je me contente d'indiquer, a été traitée avec tous les détails nécessaires, par Bouchaud , dans l'ouvrage déjà cité, p. 305.
LES VERS SATURNIENS. 313
chef qui guidait les autres ; c'était lui qui imaginait la formule d'acclamation, et la foule n'y répondait qu'autant qu'elle la trouvait bonne. Du reste, il y avait un certain art dans la composition de ces acclamations, que Pline le Jeune appelle des cantiques ou des chants ', et dans l'acclamation même, où on plaçait des modulations analogues à celle d'une musique très-simple : et comme nous voyons que, dans les chants rustiques, il y a souvent des refrains qui se répètent à satiété, ainsi, ceux qui répondaient aux acclamations ne le faisaient pas une fois ou deux seulement, mais cinq, dix, vingt fois. Nous voyons même que, sous Claude II, on alla jusqu'à soixante et quatre-vingts 1. »
Oui, sans doute, comme le dit Casaubon, il y avait dans ces phrases que la multitude répétait un certain art et une certaine cadence qui les rendait propres à être prononcées en mesure et avec ensemble ; et c'est pour cela qu'en fait c'étaient de véritables vers incompti, incondili ac rudes, comme les anciens saturniens ; il n'y manquait que le nom. Et par là s'explique la disparition absolue de ces anciens vers, qui, autrement, serait inexplicable,
En effet, les premiers rudiments des arts ne se perdent pas lorsque des règles plus difficiles sont imposées par les progrès de la science. Ce qui arrive alors, c'est qu'on néglige, qu'on oublie même les tentatives grossières faites par ceux qui commencent; on ne compte plus ces premières ébauches ni ce qui leur ressemble. Cela ne les empêche pas d'exister. Ce que faisaient jadis les poètes et les esprits d'élite , les ignorants et les écoliers le font aujourd'hui. Il suffit de descendre assez bas pour le retrouver.
Dans l'espèce, on peut dire à priori que les vers saturniens , dès qu'ils avaient eu cours dans les premiers temps
• Panegyr. Traj'. dict , 63, n» 2 ; et 92, n» 3. Cf. 3, n» 1 ; 71, n° 4; et 7b, n» 2.
'* Hhl. aug., cum notis lariorum, in Avidio Cassio, n° 13, note 2.
3 14 LES VERS SATURNIENS.
de la société romaine, n'avaient pas péri dans les siècles suivants; mais le nom de vers ayant été appliqué, en général , au discours mesuré, on détermina un vers saturnien qui était mesuré comme tous les autres ; alors l'ancien saturnien perdit son nom et l'on pourrait dire sa qualité de vers -, il ne lui resta que son harmonie ancienne, fondée uniquement sur le rhythme, et qui, bien qu'elle fût sensible à l'oreille comme autrefois, n'était plus rangée parmi les formes prosodiques, mais seulement parmi ces prolations cadencées qu'on nomme généralement des membres ou des incises.
Nous-mêmes, aujourd'hui que nous ne regardons plus comme des vers les phrases octosyllabes, ou , plus généralement, les prolations égales ou presque égales que j'ai rappelées plus haut, n'avons-nous rien, dans nos auteurs, qui nous représente quelquefois cette cadence versifique dont on a pu se contenter à d'autres époques? Nous avons certainement ces formes ; nous les trouvons particulièrement chez nos comiques, que l'entraînement du discours et le sentiment de la situation ont conduits, peut-être à leur insu, à les employer de la manière la plus avantageuse.
En voici des exemples :
Dans le Malade imaginaire ', les menaces du médecin Purgon au malade qui a négligé de prendre son remède, donnent un exemple d'une coupe de discours où cette cadence de phrases presque égales et semblablement construites est tout à fait frappante.
Beaumarchais, qui cherchait aussi et trouvait heureusement cette cadence de langage si puissante sur la multitude, commence et termine une tirade animée de Figaro par des sections pentasyllabes d'un effet très-piquant.
Fatigué d'écrire , 1 ennuyé de moi, | dégoûté des autres, | abimé de dettes, | et léger d'argent, | à la lin convaincu que l'utile revenu
'• Acte 111, se. ti.
LES VERS SATURNIENS. 315
du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume.... | loué par ceux-ci, | blâmé par ceux-là, | aidant au bon temps, | supportant l'mauvais, | me moquant des sots, | bravant les méchants, | riant d'ma misère, | et faisant la barbe à tout le monde, etc. 1.
Assurément, ces coupes isomètres ne se sont pas trouvées là par hasard. Le mordant qu'elles donnent au récit de Figaro n'est pas, non plus, un pur accident. Beaumarchais a mis ici ce qu'il voulait y mettre, une cadence vivement accentuée, qui fouettât, en quelque sorte, l'oreille. Mais cette cadence est précisément celle de nos vers de deux pieds et demi. Sont-ce donc des vers que Beaumarchais a jetés dans sa prose ? Non, sans doute, car nous ne regardons pas comme vers des lignes égales qui se trouvent accidentellement dans un morceau, à moins qu'elles ne forment des vers exacts de huit, dix ou douze syllabes. Mais on conçoit qu'en d'autres temps ces sections égales auraient pu être regardées comme de vrais vers. Ce sont donc, aujourd'hui, pour nous, ce que les anciens saturniens étaient pour les Romains, les restes d'un système de versification moins artificiel et moins harmonieux que le système présent.
Ce que j'ai dit des vers saturniens ne serait pas complet si je n'ajoutais quelques mots sur les fescennins * Ces vers, quant à leur forme, étaient indubitablement des saturniens. Ils en différaient par l'usage : on les employait dans le dialogue, ou plutôt dans ces disputes pour rire improvisées dans les temps de folie joyeuse. « Ils avaient, dit TiteLive 3, précédé l'époque où Tes histrions vinrent de Toscane (c'est-à-dire l'an 365 avant J.-C); ils consistaient surtout en ce qu'on se jetait alternativement des membres ou sections de phrases semblables et grossiers. »
1 Le Barbier de Séville , acte I, se. 2.
a Leur nom vient de Fescennium, ville d'Êtrurie, bâtie sur le Tibre k et fondée par les Athéniens (Pline, Hist. nat., 111, 8, n° 3; Hor. Schol.^ Epist., 11, 1, v. 145; Acron, ibid.: Servais, ad AEn., VII, v. 696).
3 Hist.,VU, 2.
316 LES VEItS SATURNIENS.
Horace consacre un passage très-élégant de la première épitre du second livre à peindre l'origine de ces vers, les abus auxquels ils donnèrent lieu : « Après que la poésie eut servi aux usages les plus relevés, les passions, la haine, le mépris s'en emparèrent -, on l'employa au blâme et à la satire -, on en fit un jeu-, on attaquait, on répondait en vers-, ces plaisanteries satiriques furent poussées si loin, que la po. lice du temps fut obligée d'intervenir et de condamner à la peine du bâton ceux qui passaient certaines limites'. »
On est frappé, en lisant ce morceau, non-seulement de l'élégance et de la vivacité de la peinture, mais encore de la fidélité avec laquelle le poëte latin a représenté ce qui se passe tous les jours dans notre pays, où de véritables vers fescennins, quoiqu'on ne leur donne pas ce nom, se produisent annuellement, sont employés d'une manière analogue, conduisent aux mêmes abus, et appellent, de la part des magistrats, une répression sinon de la même nature, au moins du même ordre. Je veux parler des engueulemenls.
Tout le monde sait qu'à l'époque du carnaval*, lorsque des voitures de masques se rencontrent, il est d'usage que, dans les deux troupes, ceux qui ont, comme on dit, la langue bien affilée, s'attaquent de paroles, se disent des injures plus ou moins grossières, compromettent quelquefois les bonnes moeurs, et ne ménagent pas même le gouvernement. Alors, la police intervient -, on arrête les tapageurs ; le bâton n'agit plus, sans doute, mais le violon n'est pas loin, et c'est là, ainsi que dans la prison où ils iront plus tard, qu'ils réfléchiront sur la nécessité de modérer les excès du
1 Epist., Il, I, v. 1 -4o. — Voyez dans les Poésies populaires latines de M. Duméril, p. 18, note 3, une remarque intéressante sur les vers fescennins; plus tard, le sens de ce mot changea; il ne désigna plus que les vers licencieux qui se chantaient aux noces.Voy. Son., Medea, V, v. 109 et I 13; Catull., in Nupt. Julioe et Manlii, v. 126.
'* Duméril, ouvr. cité, introduction, p. 1, note 3; p. 17, notes 2, i, a et 7; p. 18, notes 1, 2, 3, 4, J , 0 et 7.
LES VERS SATURNIENS. 317
langage. C'est toute l'histoire des Romains et de leurs vers fescennins.
Jusqu'ici, il n'y a qu'une similitude morale, en quelque sorte -, mais ce qui nous importe le plus en ce moment, c'est que ces engueulemenls se font toujours, pour peu que les engueuleurs sachent leur métier, en vers grossiers qui sont, pour notre versification régulière, ce que les fescennins ou les saturniens étaient pour la métrique correcte des Latins.
Vadé, qui s'est exercé dans le genre poissard, nous a laissé beaucoup de vers de cette nature, et, depuis, on a rédigé des Manuels ou Catéchismes poissards afin d'apprendre à ceux qui ont du goût pour cet amusement à trouver des injures rimées ou cadencées bien venues du public.
Ces saillies, assez plaisantes quand elles sont en action et paraissent improvisées, sont peu amusantes, et même, la plupart du temps, elles sont fort ennuyeuses à la lecture.
Mais, comme on pouvait le présumer, nos comiques se sont, à l'occasion, emparés de ce moyen et l'ont mis en oeuvre avec la supériorité qui les distingue, soit qu'ils aient fait retourner à un personnage le discours d'un autre, ou plutôt encore semé leurs disputes de ces phrases coupées, de construction et de mesure à peu près pareilles, soit enfin qu'ils en aient varié et animé la forme par l'adjonction des valets répétant la partie de leurs maîtres.
Le dialogue entre Marine et Scapin, au commencement de la Sérénade de Regnard ', offre un exemple de ces disputes plaisantes si communes sur notre théâtre. Dans le Bourgeois gentilhomme*, la scène de brouille et de raccommodement de Cléante et Lucile, de Covielle et Nicole, est presque tout entière, et quant à la cadence antiparallèle des répliques, une pièce fescennine à quatre parties. Ce
1 Scène 3.
a Acte 111, se. 10.
318 LES VERS SATURNIENS.
sont les deux hommes qui se plaignent bien haut et ne veulent entendre aucune excuse. Le jeu se continue jusqu'à ce que Lucile, fatiguée de tant d'instances inutiles, déclare qu'elle ne dira plus rien. Alors les rôles changent : ce sont les amants qui vont solliciter de leurs maîtresses les explications qu'elles offraient tout à l'heure et qu'elles refusent maintenant, souvent même en répétant les réponses qu'elles ont reçues.
Deux disputes de Beaumarchais, dans le Barbier de Séville et dans le Mariage de Figaro, nous donnent encore des exemples curieux de ces répliques similaires, dont l'harmonie frappe notre oreille comme celle de vers irréguliers entendus successivement.
Dans le Mariage, c'est la vieille Marceline et la jeune Suzanne, jalouses l'une de l'autre, parce que toutes deux prétendent épouser Figaro ; on peut se figurer comment elles s'arrangent '. Dans le Barbier, Figaro veut soutenir le mensonge de Rosine devant Bartholo, qui n'en est pas dupe ; celui-ci s'écrie alors :
Oui, sans doute, revenez sur vos pas! Vous faites là un joli métier, monsieur. — Qu'est-ce qu'il a donc, monsieur? — Et qui voas fera une jolie réputation, monsieur! — Je la soutiendrai, monsieur. — Dites que vous la supporterez, monsieur.—Comme il vous plaira, monsieur. — Vous le prenez bien haut, monsieur; sachez que quand je dispute avec un fat, je ne lui cède jamais. — FIGARO , lui tournant le dos. Nous différons en cela, monsieur : moi, je lui cède toujours*.
Par analogie, on peut conjecturer que les comiques romains n'ont pas, non plus, négligé ce moyen mécanique quand ils l'ont cru avantageux , et qu'ainsi ils relevaient un peu ce que la licence extrême des vers scéniques laissait de traînant ou de prosaïque dans leur dialogue.
Sans rien décider à ce sujet, puisque les grammairiens
1 Acte 1, se. S. - Acte III, se. !i.
LES VERS SATURNIENS. 319
latins n'en parlent pas et que nous ne connaissons pas assez la déclamation théâtrale à Rome, nous pouvons récapituler ici les vérités qui paraissent sortir avec évidence de ce qui précède.
1°. Il ne semble pas qu'il ait existé, dans les premiers temps de Rome, de vers particulier appelé vers saturnien. Ce nom ne fut sans doute donné que plus tard, lorsqu'on eut établi pour les autres vers des règles auxquelles les anciens vers italiens n'étaient pas soumis. Alors, le nom de saturnien distingua l'ancien système du nouveau.
2°. Quels que fussent ces anciens vers, ils ne consistaient certainement pas dans l'alternative ou la disposition déterminée des brèves et des longues ; ils avaient toutefois une cadence propre, et qui permettait de les distinguer de la prose ordinaire, sans quoi on ne les eût pas même remarqués.
«5°. Cette cadence venait absolument, comme toute cadence imaginable dans le langage humain, du rhythme, c'est-à-dire du retour plus ou moins régulier des syllabes accentuées. Elle se traduisait en quelqu'une de ces figures que les grammairiens ont nommées isocolons, homoeoptotes, homoeotéleutes, etc.
4°. Ces formes sont tellement simples et naturelles, qu'elles se retrouvent dans les premiers essais poétiques de presque tous les peuples, lesquels ne les regardent plus comme des vers dès qu'ils ont admis un système prosodique un peu plus avancé.
5°. Nous en avons, nous autres Français, un grand nombre d'exemples, soit dans nos très-anciennes poésies, soit dans nos vieux proverbes, soit dans les vers grossiers et sans art que font quelquefois nos artisans, nos paysans et nos soldats.
6°. De même que ces prolations cadencées ont cessé pour nous d'être des vers et se retrouvent cependant encore dans le langage non mesuré, de même, les satur-
320 LES VERS SATURNIENS.
nicns des Latins, n'étant plus du tout considérés comme vers, se retrouvaient de temps en temps dans leur prose , et, par conséquent, n'ont pas cessé d'exister, quoiqu'on ne les remarquât plus, tant qu'a duré la langue latine.
7°. Les vers fescennins, dont le nom s'appliqua, plus tard, aux chansons licencieuses des noces, étaient, quant à leur forme, des vers saturniens, qui ne différaient des autres que parce qu'on en faisait usage dans ces disputes dialoguées analogues à ce qu'on appelle aujourd'hui engueulements.
8°. Quant au vers saturnien réglé par les prosodistes, c'est un vers relativement moderne, et qui est, comme tous les autres vers latins, composé de longues et de brèves rangées dans un certain ordre-, il n'a que le nom de commun avec le vers saturnien dont nous venons de parler.
LETTRE
A M. QUICHERAT'.
Monsieur et ami, j'ai remarqué dans votre Traité de versification française, édition de 1838, cette note* que vous n'avez pas reproduite dans l'édition de 1850a : « C'est une chose curieuse que l'espèce d'universalité dont jouit ce vers (celui de dix syllabes). »
Vous ne vous expliquez pas sur la cause de cette universalité; mais dans une savante note de votre dernière édition ', vous montrez que ce vers est d'origine française en Europe -, que l'histoire nous le montre pour la première fois en Provence, dans le plus ancien monument de la poésie moderne, le Poème sur Boèce '. Vous ajoutez que les Italiens l'ont imité des Provençaux, et par conséquent nous l'ont emprunté. Vous vous arrêtez là, et ne dites pas d'où les Provençaux eux-mêmes l'ont pu prendre.
' Cette lettre a été écrite en août 1852.
» Note 21, p. 394.
5 M. Quicherat, que nous avons interrogé sur cette suppression, nous a dit l'avoir faite parce que la question s'était agrandie dans son esprit, et qu'il avait mieux aimé l'ajourner que de la traiter d'une manière insuffisante.
4 Note 27, p. 529, édit. in-8°, 1850.
* Ouvrage du x* siècle.
21
322 LETTRE A M. QUICHERAT.
Toutefois , dans un autre endroit ', parlant des vers métriques que quelques poêles ont voulu nous donner dans le xvie siècle, vous remarquez que le vers saphique n'était autre chose que notre vers de dix syllabes avec une légère altération à la césure , altération dont vous rendez d'ailleurs parfaitement compte dans votre deuxième note*.
On peut de là conjecturer, ce me semble, d'ailleurs vous me l'avez dit positivement à moi-même, quoique vous ne l'ayez pas imprimé, que, dans votre opinion, le vers saphique latin est l'origine première de notre vers de dix syllabes ', considéré soit en France, soit dans les autres parties de l'Europe latine.
Cette idée est, à mon sens, une des plus ingénieuses que vous ayez émises sur un sujet où vous en avez produit tant d'autres de ce genre. Je vous dirai tout à l'heure où et comment je me sépare de vous-, je veux, avant tout, montrer que la cadence de ce vers latin est exactement la même que celle de notre décasyllabe, et pour cela j'écris en marquant les arsis dans l'un et dans l'autre par nos accents aigus :
Pérsicos ôdi, pùer, adparâtus, Displicent néxa; pln'lyra corônoe. Je hais, enfant, le luxe de la Perse, Et de tilleul les couronnes liées.
C'est absolument le même rhythme ; c'est le même nombre de syllabes sonores. De part et d'autre, les finales sont des muettes -, les accents sont placés de même, et si l'on pouvait juger à coup sûr de l'origine par la ressemblance matérielle, je crois qu'il n'y aurait pas à hésiter; qu'au saphique latin appartiendrait l'honneur de nous avoir donné
' Note 25, p. 515 et suiv., surtout p. 524. » P. 322 et suiv.
3 Marmontel, à l'article VERS, dans l'Encyclopédie, exprime l'opinion que c'est à l'alcaïque ou au phaleuce qu'on doit le rapporter.
LETTRE A M. QUICHERAT. 323
un des vers les plus harmonieux et les plus variés qui aient jamais existé.
Des considérations d'un autre ordre m'inspirent à cet égard quelque doute : je les ai réunies ici et m'empresse de vous les soumettre.
1°. Je reconnais avec vous qu'un vers admis, de temps immémorial, dans toute l'Europe latine, doit être d'origine latine : je ne doute donc pas qu'il ne dérive d'un vers latin, soit directement, soit par l'intermédiaire du provençal; mais de quel vers? Le saphique est celui qui ressemble le plus actuellement : cela suffit-il pour conclure que le passage du primitif au dérivé n'a pas été autre que le résultat définitif? en d'autres termes, qu'il n'y a pas eu de transition? que notre vers décasyllabe s'est trouvé tout monté sur le saphique? D'un autre côté, un simple vers lyrique, confondu au milieu de tant d'autres, a-t-il pu exercer une influence si générale? Il semble que si un vers latin pouvait et devait dominer partout, et produire des dérivés, c'était l'hexamètre, qui, comme le plus noble et le plus beau de la métrique ancienne, s'appliquait à tous les genres, était employé dans tous les poëmes, et célébrait surtout ces grandes actions qui se perpétuent dans la mémoire des peuples.
2°. Il est bien vrai que la dissemblance, au premier coup d'oeil, paraît énorme entre l'hexamètre et notre décasyllabe. On ne voit rien de commun, ni le nombre des syllabes, ni la longueur des césures, ni surtout l'harmonie que nous donnons à l'un et à l'autre, nous autres Français. Mais en creusant un peu plus la question, on voit naître des analogies importantes, et disparaître ces prétendues contrariétés qui nous frappaient d'abord.
Le nombre des syllabes est beaucoup plus près de l'égalité qu'il ne paraît, si l'on considère comparativement la forme des mots latins et français. Ceux-ci se sont, en effet,
21.
324 LETTRE A M. QUICHERAT.
contractés de manière à réduire les syllabes d'un tiers. Un vers latin, d'une longueur moyenne de quinze syllabes, se réduirait donc naturellement à dix en passant du latin au français; et, en effet, c'est ce nombre que l'on trouve à peu près, si, laissant de côté la construction élégante et habituelle de la langue française, on s'amuse à traduire les mots latins par les mots français qui en ont été tirés, ou qui y correspondent exactement. Par exemple, les cinq premiers vers de l'Art poétique, d'Horace :
Humâno càpiti cervlcem pictor cqui'nam Jûngere si vélit et varias indiicere plumas, Ûndique collàtis mémbris, ut tiirpiter étrum Désinat in pi'scem millier formôsa supérne, Spectâtum admissi, rîsum teneâtis, amici?
seraient rendus très-exactement, quoique dans un français fort maussade, par ces cinq vers décasyllabes :
A l'humain chef peintre un cou de cheval, Joindre si veut, et vafre plume indufre Prenant partout membres, si que finisse En laid poisson femme belle au-dessiis, Admis à voir, ris tiendriez, amis?
C'est là, sans doute, un détestable jargon que je ne propose pas d'imiter. Il montre du moins, et c'est tout ce qu'il me faut ici, que les dix syllabes de notre vers commun, bien que numériquement inférieures aux quinze de l'hexamètre, ont toutefois une sorte d'équivaleur ou de puissance égale. Cette vérité est d'autant plus incontestable ici, que les accents tombent précisément sur les mêmes syllabes des mêmes mots dans les deux langues.
3°. L'observation des césures confirmera cette manière de voir. A prendre, en effet, la quotité des syllabes, rien de plus éloigné que les césures du latin et du français; mais n'y aurait-il pas un élément harmonique plus important ici que ce nombre absolu? Nous allons l'examiner.
LETTRE A M. QUICHERAT. 325
C'est, à mon avis, une très-belle observation de Vairon, et qui montre sa sagacité en même temps qu'elle distingue très-nettement la prosodie latine de la grecque, que, dans les hexamètres latins, la césure tombe presque toujours après la première syllabe du troisième pied ; ce qui partage le vers en deux sections : l'une de cinq et l'autre de sept demipieds'. Je laisse de côté ce qu'ajoute Varron, qui n'aurait pas d'intérêt ici. Mais ce rapport établi, en effet, dans toutes les prosodies latines, est surtout remarquable pour ceux qui savent que, chez les Romains , l'accent portait presque toujours sur la pénultième syllabe. Comme c'est la syllabe accentuée qui donne aux phrases leur physionomie et accuse leur cadence, l'oreille percevait dans ces deux césures non pas deux pieds et demi et trois pieds et demi, mais d'abord deux pieds pleins, suivis d'une muette et d'un repos, et ensuite trois pieds, avec une autre syllabe glissante, tout juste le rapport des deux parties de notre vers commun :
Apparent râri—nânles in gûrgite vâsto. Appèrent peu—nageant en gouffre vaste.
La contraction successive éprouvée par les mots latins aurait pu être rendue plus évidente en choisissant d'autres vers; elle est pourtant ici même assez manifeste pour qu'il me suffise de l'indiquer.
4°. Il y a sur les césures du vers de dix syllabes une particularité qu'il convient de ne pas omettre. Ce vers a quelquefois interverti l'ordre des deux parties, en faisant tomber la césure sur la sixième syllabe. En voici des exemples anciens :
Car il a tout détruit—son parentagea. Si ceux à qui deviez—comme vous dites *.
1 A. Gellius, Noct. attic. XV111, 15; ci-dessus, p. 282.
* Marot, l'Enfer.
3 Marot, Êpigrammes.
320 LETTRE A M. QUICHERAT.
Cu vénérable ilôt—fut averti '.
Si j'ai pu rencontrer Chemin pour y venir—que tu en uses V
D'où venait cette mesure boiteuse et désagréable conservée, jusque dans le milieu du siècle dernier, par J.-B. Rousseau et par Voltaire? Ne serait-ce pas de ce que l'hexamètre latin portait aussi, de temps en temps, une fois à peu près jHJur huit, sa césure au septième demi-pied, et, par conséquent, son accent à la fin du troisième pied?
Ce vers de Virgile répété plusieurs fois par l'auteur, et blâmé par Voltaire avec quelque raison, en donne un exemple :
Fata Lyci fortémque Gyan,—fortémque Cloânthum;
il se rend littéralement en français, et en conservant les accents sur les mêmes mots, par le décasyllabe suivant, où la césure vient, comme en latin, après le troisième pied :
Lycûs, le fort Gyâs,—le fort Cloânthe.
5°. L'enjambement, qui dépare si cruellement nos autres vers, et qui appartient, à peu près exclusivement, à notre décasyllabe, n'offre-t-il pas encore une forte présomption en faveur de l'origine que je lui assigne? Sans doute, la raison physique qui rend l'enjambement possible, et même agréable , dans les vers latins et dans notre vers commun, n'est pas la même. Elle dépend évidemment, pour les uns et pour l'autre, des conditions intimes de la prononciation des deux langues. Il n'est pas moins remarquable que ces rejets d'un vers sur le suivant, qui étaient une des conditions des hexamètres latins, et qui sont généralement exclus de notre versification , se retrouvent précisément dans notre vers commun,
' Marot, Epitre au roi.
1 Th. Sebilct, vers placé» en tùtc du \A) t poétique.
LETTRE A M. QUICHERAT. 327
et l'on peut dire d'une manière absolument identique aux rejets ordinaires des latins, tantôt parle nombre absolu des syllabes, qui était souvent de quatre, comme chez nous, tantôt par leur évaluation, puisqu'on renvoyait aussi souvent à l'autre vers la césure entière', comme nous le faisons nécessairement.
6°. C'est encore une circonstance remarquable que le vers de dix syllabes a pu, de tout temps, être employé seul. Nous trouvons, et chez les troubadours* et chez les trouvères 3, des pièces composées tout entières en vers décasyllabes, tandis que le saphique latin se joignait toujours à des vers d'autres mesures, et notamment à l'adonique, pour compléter la strophe.
7°. Une autre raison qui n'est pas, comme les précédentes, tirée de la forme matérielle du vers, mais de son caractère, c'est qu'autrefois notre vers commun était regardé sans difficulté comme vers épique. Cette opinion était-elle bien fondée, comme je le crois, ou erronée, comme on le dit communément? c'est une question qu'on peut débattre. Je constate ici un fait avoué de tout le monde: c'est en vers de dix syllabes que Hugues Salel, valet de chambre de François Ier, traduisit les onze premiers livres de l'Iliade; c'est en vers de même espèce qu'Amyot traduit presque tous les vers cités par Plutarque; c'est aussi en décasyllabes que Ronsard a écrit sa Franciade.
8°. Une considération du même genre que la précédente, et qui concourt de même à prouver que ce n'est pas du saphique que vient notre décasyllabe, c'est que ce vers est le moins lyrique de tous les nôtres. Je ne trouve ni dans Mal1
Mal1 Quicherat, Traité de versification latine, ch. 24, p. 173.
* Voyez une chanson de Pierre de Barjac, et une autre de Guillaume Faidit.
3 Voyez plusieurs pièces de Thibaut de Champagne, de Charles d'Anjou, etc.
328 LETTRE A M. QUICHERAT.
herbe, ni dans Rousseau, ni chez Lefranc de Pompignan, ni chez Lebrun, une seule strophe caractérisée où se place le vers commun, soit seul, soit périodiquement avec d'autres. On y trouve les petits vers, et même les alexandrins, tantôt mêlés, tantôt seuls : le décasyllabe est exclu rigoureusement Certes ce serait un phénomène bien extraordinaire que, né du vers latin, qu'on peut dire lyrique par excellence, il fût chez nous absolument anti-lyrique.
9°. Ne peut-on pas ajouter ici qu'on trouve dans l'origine que je lui assigne la réponse à une observation ingénieuse, ou à une question que vous vous posez sur la règle de notre césure ' ? Vous pensez que la sixième syllabe de notre vers alexandrin, ou la quatrième du décasyllabe, étant accentuée, il était superflu d'exiger, en outre, que le mot fût complet à la césure ; qu'on pouvait lui laisser une syllabe muette sans être obligé de l'élider ; qu'ainsi le vers :
Oui, je viens dans son tem—pic prier l'Éternel,
serait aussi satisfaisant pour l'oreille que le vers régulier qui commence Athalie :
Oui, je viens dans son temple—adorer l'Éternel.
Que de même, au lieu de :
Souffrez qu'une âme—et fidèle et sincère,
Voltaire aurait pu mettre, s'il n'eût consulté que l'harmonie, et non la règle de notre versification :
Souffrez qu'une a—me fidèle et sincère.
Ce n'est pas mon opinion ; je crois sentir une différence qui est toute à l'avantage de la césure régulière, et je m'explique celte différence par ce que je regarde comme le prin*
prin* de versification française, note 2, p. 322.
LETTRE A M. QUICHERAT. 329
cipe réel de l'harmonie des vers français, et que je fais connaître ailleurs'.
Mais, sans examiner aucunement ici votre opinion en ellemême et au fond, il me semble indubitable que si notre décasyllabe vient réellement du saphique latin, comme dans celui-ci on n'hésite pas à rejeter sur le second hémistiche la syllabe glissante qui vient après la syllabe forte de la césure, on devrait pouvoir faire la même chose en français. Or, le fait est contraire : les exemples très-curieux que vous citez montrent que jamais cette prolongation n'a été régulièrement admise en français. D'où cela peut-il venir?
Si mon hypothèse est vraie, la règle s'explique bien facilement ; car la césure des hexamètres latins avait toujours une syllabe muette :
Arma virdmque câno—Trôjse qui primus ab ôris.
Cette syllabe no, appartenant au mot cano, s'est naturellement contractée avec la précédente dans le passage du latin au français ; alors, elle n'a pas dû subsister ou compter pour la seconde partie du vers. Nous voyons, en effet, que les hexamètres latins bien prononcés se divisent à l'oreille en deux césures où les mots sont exactement terminés:
Nos pétrioe fines — et dûlcia lînquimus àrva, Nospâtriam fiigimus;— tu, Tîtyre, léntus in timbra, Formôsam resonâre, — dôces Amaryllida sflvas.
Il était naturel qu'en opérant la contraction que nous avons dite, on maintînt la séparation des mots avec le silence que le sens peut nécessiter, et qu'ainsi l'on n'admit pas comme comptant dans le second hémistiche la syllabe muette qui terminait un mot du premier, si cette syllabe, en se rejetant, devait empêcher cette séparation Or, c'est justement ce qui
1 Voyez la dissertation suivante.
330 LETTRE A M. QUICHERAT.
a lieu : le repos, dans ce système, n'est plus possible après la césure, et le vers lui-même n'est plus suffisamment harmonieux.
Voilà, en peu de mots, les raisons qui me font regarder le vers hexamètre latin comme l'origine première de notre décasyllabe
Quant à l'objection qu'on pourrait me faire, que la manière dont nous prononçons aujourd'hui l'hexamètre ne se rapporte pas du tout à celle dont nous prononçons notre vers commun, je l'ai mentionnée ; mais elle ne mérite pas qu'on la discute. Vous savez mieux que personne que, nous autres Français, nous accentuons le latin en dépit des règles et du bon sens. Vous avez remarqué, avec beaucoup de justesse, que cette prononciation détestable avait entraîné les poètes du xvie siècle à composer des strophes sur des mesures barbares qu'ils croyaient latines; et quand vous avez voulu montrer l'analogie physique du vers saphique avec notre décasyllabe, vous avez eu bien soin de l'accentuer comme le faisaient les Latins. J'ai dû faire et j'ai fait de même pour le vers hexamètre ; c'est, en effet, de la prononciation réelle des Romains, et non de la nôtre, qu'il faut partir pour apprécier l'harmonie primitive de ce vers, et celle à laquelle il a plus tard donné naissance, en se modifiant, à travers les siècles, dans le passage d'une langue à l'autre.
Marmontel, examinant les vers anciens, après avoir attribué leur harmonie à l'entrelacement régulier de leurs pieds, et avoir avoué pourtant que dans ce système les vers lyriques grecs ou latins, composés presque tous de mesures inégales, sont une énigme pour notre oreille, a le courage d'écrire que, « quoi qu'il en soit, au moins dans les vers réguliers comme l'hexamètre, l'égalité, la précision du nombre est encore si sensible, même pour notre oreille, que nos vers rhythmiques n'ont rien de semblable ni d'approchant". » Il entend par vers rhythmiques nos vers en général, qu'il croit probablement fondés sur le rhylhme seul, sans aucune mesure ; il les oppose aux vers métriques des anciens, c'està-dire à ceux où on ne se contentait pas de compter les syllabes ; on les estimait comme brèves ou longues, et on les admettait selon cette valeur dans chaque vers.
Ce passage est un de ceux qui montrent le mieux jusqu'où l'erreur ou le préjugé peuvent entraîner même les
1 Cette dissertation a été écrite en 1845.
2 Encyclopédie méthodique, mot VERS.
332 DES VERS LATINS
gens d'esprit, quand ils parlent de ce qu'ils ne connaissent pas parfaitement.
1°. Il est complètement faux que l'égalité des temps ou des divisions du pied dans l'hexamètre et les autres vers anciens, soit la cause de leur harmonie. Rien ne nous est plus facile que de prononcer ces vers en donnant aux syllabes leur valeur convenue. Essayez cette prononciation ridicule sur le premier vers venu de l' Enéide, vous serez surpris que Marmontel ait pu proposer ou seulement louer un système si absurde et si maussade.
2° Il est tout aussi faux que nous donnions, en général, aux syllabes grecques ou latines la valeur que les anciens leur attribuaient. Tout le monde sait, au contraire, que, par suite de notre système de prononciation qui nous fait accentuer les dernières syllabes des mots, tandis que les Romains accentuaient toujours les pénultièmes ou antépénultièmes, nous allongeons les finales et abrégeons, au contraire , les syllabes initiales ou médiales ; de sorte que, en dépit de la quantité latine, nous scandons ainsi, dans la prononciation , ce vers de Virgile :
Infandum rëgïnà jubés renocanê iolôrêm.
3°. Il est faux que nous trouvions les vers lyriques moins harmonieux que les autres ; tout ce que l'on peut dire, c'est que nous y sommes moins habitués qu'à l'hexamètre. Mais nous trouvons une harmonie très-sensible dans les strophes d'Horace, particulièrement dans l'alcaïque et la saphique, qu'il a employées le plus souvent, et auxquelles, par conséquent , nous nous sommes le plus accoutumés.
4°. Il est faux encore que l'harmonie des vers anciens vienne des pieds qui y entrent. Ces pieds règlent la mesure des vers ; ils n'en produisent pas la cadence, qui vient essentiellement du rhythme ; et ce rhythme consistant toujours dans l'alternative des sons forts et des sons faibles, ou
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 333
des syllabes accentuées et des syllabes glissantes, comme nous renversons complètement, dans notre prononciation du latin, les rapports de ces syllabes, nous donnons, en effet, aux vers de Virgile et d'Horace une harmonie contraire à celle qu'ils avaient.
5°. Mais ce qu'il y a de plus plaisant dans l'erreur de Marmontel, c'est que cette harmonie qu'il admire dans les vers latins, et dont il croit que celle des nôtres ne peut approcher, n'est pourtant, en réalité, qu'une partie, ou, pour mieux dire, une dégradation de celle de ces mêmes vers français. Nous ne faisons pas autre chose qu'y transporter autant que nous le pouvons la prononciation de nos propres mètres. En un mot, nous disons les poèmes de Virgile et d'Ovide comme nous réciterions des vers français mal mesurés ; et nous n'y mettons pas d'autre harmonie que celle que nous mettrions dans des membres de période à peu près égaux, tels que ceux, par exemple, dont Turgot a composé son poëme de Didon.
C'est là ce qu'il s'agit de montrer.
Pour cela, rappelons encore que les vers, pris en général, sont des membres ou des incises de périodes soumis à une forme particulière et constante, et que cette forme particulière est déterminée selon la nature de la langue et les dispositions ou le choix de chaque peuple '.
Quelle a été, chez les anciens, l'origine des vers? ou, si on l'aime mieux, quel a été le principe fondamental de leur harmonie? Ils nous le disent bien clairement', et il est facile de le montrer sur un exemple.
Prenons une phrase bien cadencée, telle que la suivante',
1 Ci-dessus, p. 303, et note 1.
» Arist., Poét., 4; Cic., Orat., 55, n° 183; Quint., Inst. orat., IX,4, n° 114 ; S. Aug., De ordine, II, 14, n° 40. — Voyez, au reste, le résumé que donne Batteux de toute cette théorie, dans son Traité de la construction oratoire, section H, c. 2 et suiv.
s Cic, In Verrem, De suppl., dans la péroraison.
334 DES VERS LATINS
et prononçons-la à la façon des Latins, en accentuant les syllabes marquées de l'accent aigu; nous y reconnaîtrons un rhythme parfaitement sensible :
Téque, Hercules, quem fste Agrigénti, nôcte intempésta, servôrum instrûcta et comparâta manu, convéllere ex tdis sédibus, âtque auférre conâtus est....
On remarque ici ces sons forts suivis de sons faibles : téque, Hercules, quem iste, etc. Ces ensembles de sons d'intensités différentes étaient appelés des pieds ; en effet, il n'est personne qui ne sente, à l'audition de cette phrase, qu'elle se partage pour l'oreille en un certain nombre de parties à l'aide desquelles on peut mesurer le tout. Il y a, par exemple, ici, dans la prolation totale, seize prolations partielles ou incises qu'on peut regarder comme des unités relativement à la phrase entière.
Considéré quant à l'harmonie du discours, ce tout s'appelait rhythme; on voit qu'il est indéfini, puisque l'orateur peut étendre sa période autant qu'il le voudra.
Les parties s'appelaient pieds, comme nous venons de le dire, et nous savons que les anciens avaient distingué un grand nombre de pieds. Imaginons qu'ils eussent seulement distingué ceux de deux, de trois, de quatre et de cinq syllabes , sans s'occuper de leur valeur prosodique, et supposons que la phrase précédente se fût naturellement divisée en sections de quatre pieds, comme ci-dessous :
Téque, | Hercules, | quem iste | Agrigénti, Nôcte | intempésta, | servôrum j instrûcta Et comparâta | manu, | convéllere | ex tdis Sédibus, | âtque | auférre j conâtus est....
Nous aurions alors, au lieu de prose, quatre vers évidemment , puisque ce seraient là des membres de période soumis à une forme particulière et constante. Maintenant nous savons que les Grecs ni les Romains
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 335
n'estimaient leurs pieds d'après le nombre de leurs syllabes seulement; ainsi, les petites prolations marquées ici peuvent n'être pas des pieds reconnus par eux. De plus, ils formaient leurs vers avec un certain nombre de pieds déterminés d'avance ; de sorte que les sections formées ici sont bien des vers dans le sens général du mot, mais peuvent n'être aucun des vers latins admis par les prosodistes.
Toujours est-il que le principe harmonique dans la versification ancienne, ce sont, comme l'exposent très-bien les métriciens et les rhéteurs, des sections réglées et, sinon égales, du moins à peu près équivalentes dans le rhythme total, autrement dit, des systèmes de pieds revenant ou dans le même ordre ou dans un ordre convenu et accepté.
Saint Augustin en donne quelque part cette définition : « Le mètre se forme évidemment de la juxtaposition des pieds les uns à côté des autres'. » Lui-même, dans le quatrième livre du De Musica, s'amusant à créer des vers imaginaires d'après ce système, les compose tour à tour de pyrrhiques, de trochées, d'ïambes et de spondées, en les faisant croître de six à trente-deux syllabes'; et Servius, dans son Centimetrum % dispose de la même manière les vers réels des Romains, sous les genres ïambique, trochaïque, dactylique, anapestique, choriambique, antispastique, ionique à minori ou à tnajori, et divers. Dans chaque genre, il part des mètres les plus courts, et montre comment, par l'addition successive des syllabes ou des pieds, on arrive aux vers les plus longs.
Voici ses premiers modèles dans le genre dactylique : 1° le vers adonien (dactyle et spondée) : Fundite fletus; 2° l'hirménachien (deux dactyles) : Tibia personet ; 3° l'ar1
l'ar1 manifestum est pedum collatione confici. De musica, V, 2, n°2,p. 154. * De musica, IV, 3 à 8, p. 112 à 120 5 Putsch, p. 1818 et suiv.
336 DES VERS LATINS
chiloquien (deux dactyles et une syllabe) : Garrula venit avis; 4° l'alcmanien (deux dactyles et un spondée) : Tundile pectora palmis; 5° le simonidien (trois dactyles) : Indue pallia serica, et ainsi de suite, jusqu'à l'ibycien, qui est le dix-huitième, et comprend sept dactyles et une syllabe : Versiculos tibi dactylicos cecini, pueroptime, quos facias.
Il sera bien facile d'appliquer cette définition ou ce système à tous les vers d'Horace ou de Virgile. Je ne m'y arrête pas. Je fais seulement remarquer que nous n'avons chez nous rien d'analogue à cette formation de vers par collation de pieds. Nous ne concevons pas qu'après le vers de douze syllabes on en forme un de quatorze ou de seize, pas plus qu'on ne forme l'alexandrin en ajoutant deux syllabes au vers commun, ou celui-ci en ajoutant deux syllabes au vers de huit.
Il est donc vrai que, si le système romain a passé chez plusieurs peuples de l'Europe, chez les Anglais', les Espagnols*, les Italiens 3, les Allemands, qui admettent plus ou moins des pieds et composent leurs vers d'une suite d'ïambes , de trochées, de spondées, etc. ; pour nous, notre système est tout différent : et c'est ce qui explique cette observation deMarmontel, « qu'un vers italien, un vers allemand, un vers anglais, n'a ni cadence ni mesure sensible pour une oreille française; qu'un vers français n'en a guère plus pour l'oreille de nos voisins*. » D'où cela pourrait-il venir, sinon de ce que le principe harmonique n'est pas le même chez eux et chez nous, et qu'ainsi, cherchant dans leurs mètres la qualité qui fait les nôtres et ne l'y trouvant pas, nous n'acceptons plus leurs vers que comme des membres
1 Cumberworth, Grammaire anglaise, p. 391 et suiv.
s Chalumeau de Verncuil, Grammaire de l'académie espagnole, p. 913.
5 Biagioli, Grammaire italienne, p. 395 et suiv.
4 Encyclopédie méthodique, mot VERS.
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 337
de période dont la symétrie ne nous frappe pas assez pour nous paraître poétique.
En quoi consiste donc, chez nous, l'harmonie versifique ? comment se rapproche-t-elle, comment s'éloigne-t-elle de celle des anciens ?
Elle consiste d'abord, comme toujours et essentiellement, dans une prolation rhythmée et mesurée. C'est là ce qu'elle a de commun avec les vers latins, comme avec ceux des autres peuples de l'Europe moderne. Elle en diffère par la manière dont la mesure s'y applique et par le caractère de cette mesure.
Les vers anciens se sont produits par la détermination et la juxtaposition d'un certain nombre de pieds : le vers adonique en a deux, le glyconique trois, l'ïambique dimètre quatre, et ainsi de suite jusqu'à l'ïambique tétramètre, qui en a huit '; tandis que chez nous, qui n'avons pas de pied proprement dit *, nous avons moulé nos vers non par parties successives, mais dans leur ensemble, sur nos mesures musicales à un, deux, trois ou quatre temps.
Il faut bien entendre que ces temps, quoique susceptibles d'une égalité parfaite, comme ceux de notre musique, n'ont pourtant pas besoin d'être et ne sont pas, en général, pro■
pro■ pour tous ces vers S. Augustin, De musica, IV, 3 et suiv., et M. Quicherat, Traité de versification latine.
* Le mot pied, chez nous, ne signifie que la réunion de deux syllabes ; il représente une idée analogue à celle que nous nous faisons des pieds latins , en les considérant comme des combinaisons de brèves et de longues. Mais, comme nous l'avons dit, ce n'est là qu'une règle prosodique ou de calcul. Ce qui caractérisait les pieds dans la prononciation des vers , et ce qui les rendait susceptibles de contribuer à l'harmonie poétique, c'est qu'ils avaient une arsis et une thésis, c'est-à-dire un son fort et un son faible formant une partie du rhythme ; c'est là ce que nous n'avons pas du tout ; et c'est ce qui fait que nos pieds ne sont qu'un moyen de compter les syllabes, ou de régler la longueur des vers. Notre alexandrin, par exemple, a six pieds, c'est-à-dire douze syllabes. Mais il n'a pas six arsis, il n'en a que quatre, comme nous le dirons ; et voilà pourquoi, quand nous voulons étudier l'harmonie de nos vers, nous laissons de côté ces pieds pour ne parler que des syllabes accentuées ou glissantes.
22
338 DES VERS LATINS
nonces avec cette précision scrupuleuse. La parole allonge ou abrège les temps selon le besoin, comme nous avons vu qu'elle altérait autrefois les longues et les brèves. Il nous suffit que l'oreille soit avertie, par la place des syllabes accentuées , du nombre des temps, et que le sentiment de la mesure soit ainsi maintenu.
Quelques exemples rendront sensible cette vérité.
Les vers fondés sur la mesure à un temps, c'est-à-dire qui ne se divisent pas en sections, ou dont la prolation entière vient aboutir à la rime sans temps d'arrêt à l'intérieur, sont particulièrement ceux de cinq syllabes, et à plus forte raison les vers plus petits'. Les vers suivants de Pezai en donnent la preuve :
La fleur printanière Qui naît la première Au premier beau jour, Tant qu'elle est nouvelle Voit Zéphir près d'elle Soupirer d'amour.
Il est visible que si l'on prononce chacun de ces vers d'une haleine, en accompagnant du mouvement de la main, sur une table, la syllabe finale ou la rime, comme il n'y a pas de division sensible, on n'aura, en effet, qu'un frappé, c'est-à-dire une mesure à un temps.
■ Je ne parle pas ici de ces vers au-dessous de cinq syllabes, d'abord parce qu'ils sont peu usités, et n'ont pas même de caractère poétique ; puis parce que je veux seulement donner ici une idée sommaire du principe harmonique de nos vers, et non l'étudier avec détails sur chacun d'eux. Cette remarque me permet de m'arrêter à ce qui est vrai en général , et de négliger les exceptions ; elle explique aussi la sorte de contrariété qu'on peut trouver entre M. Quicherat et moi, dans l'analyse que nous faisons de l'harmonie de nos vers. M. Quicherat appelle accents ces syllabes accentuées qui me semblent analogues aux temps de nos mesures. 11 accorde (Traité de versif. franc., p. 198) deux accents au vers de cinq syllabes, et croit que c'est le vers de quatre qui n'en a qu'un (p. 199). Cette différence dépend évidemment de la manière de prononcer plus lente ou plus rapide ; elle n'infirme pas plus le principe général que les alexandrins dans lesquels on trouvera trois ou cinq accents au lieu de quatre.
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 339
Laissons de côté le vers de six syllabes, qui ne s'emploie
presque pas seul, et passons aux vers de sept et de huit.
On y reconnaît immédiatement un levé sur une syllabe de
l'intérieur du vers et un frappé sur la rime. Je marque le
premier par un petit trait vertical après la syllabe qui le
porte.
Le dieu | dont l'aile est légère Alla voir | les noires soeurs. A Tisiphone, | et Mégère, Il préféra, i ce dit-on, L'impitoyable | Alecton '.
Les vers de huit syllabes se décomposent de même :
Chacun tourne, | en réalité, Autant qu'il peut, | ses propres songes. L'homme est de glace | aux vérités, Il est de feu | pour les mensonges ».
Le vers de neuf syllabes est peu usité. Celui de dix s'accommode particulièrement à la mesure à trois temps, le second temps tombant sur la césure, le troisième temps ou le plus faible sur une syllabe intérieure du dernier hémistiche , et le premier ou le plus fort sur la rime. Je conserve la même notation, en marquant seulement la césure par un trait horizontal, pour indiquer que cette division est plus forte que la suivante.
A Nevers donc — chez | les visitandines, Vivait naguère — un perroquet | fameux, A qui son art — et son coeur | généreux, Ses vertus même — et ses grâ- | ces badines Auraient dû faire — un sort | moins rigoureux, Si les bons coeurs — étaient | toujours heureux J.
1 La Fontaine, Fables, Vllî, 20. 1 La Fontaine, Faites, IX, 6.
* Gresset, Vert-Vert, ch. 1. — On peut aussi, au moins quelquefois, scander le vers de dix syllabes en quatre temps : Vivait | naguère — un perroquet | fameux, A qui | son art — et son coeur | généreux. Mais cette manière est si lourde, si traînante, qu'elle ne semblera sans doute pouvoir être employée que par une exception bien rare.
22
340 DES VERS LATINS
Le vers alexandrin répond évidemment à notre mesure à quatre temps. Le premier temps, ou le plus fort, est à la rime ; le troisième, ou second temps fort, est à la césure ; les second et quatrième temps, ou les plus faibles, tombent sur une des syllabes intérieures de chaque hémistiche.
Ni l'or | ni la grandeur — ne nous rcn- | dent heureux.
Ces deux | divinités—n'accor- | dent à nos voeux
Que des biens | peu certains, — des plaisirs | peu tranquilles.
Des soucis | dévorants — c'est | l'éternel asile,
Vérita- | ble vautour — que le fils | de Japet
Représente | enchaîné — sur son tris- | te sommet'.
Il doit être maintenant bien clair que, si les vers anciens se forment ou se conçoivent comme formés par l'addition successive des pieds, notre système est tout différent; que nos vers, conçus d'abord dans leur totalité, ne se divisent pas, ou se coupent en deux, trois ou quatre parties, qui ne sont pas des pieds, mais des sections analogues aux temps de nos mesures musicales.
Cette considération, aussi importante que je la crois nouvelle, nous explique immédiatement plusieurs difficultés dont on ne s'est pas toujours rendu exactement compte soit dans notre versification, soit dans celle des anciens, eu égard, du moins, à la manière dont nous prononçons leurs vers
Parlons d'abord de ce qui nous regarde :
1°. D'où vient que les vers de dix et de douze syllabes ont une césure, tandis que les autres vers n'en ont pas ? — C'est que, dans les vers à deux temps, le second temps est complètement faible relativement au premier ou au temps marqué par la rime. Il n'y a donc aucune confusion possible , et ce second temps peut alors tomber sur toutes les syllabes intérieures sans que l'harmonie soit détruite. Au con1
con1 Fontaine, Philémon et Baucis, v. 1.
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 341
traire, dans la mesure à trois et à quatre temps, l'accent qui tombe à la césure, plus faible que celui de la rime, doit être plus fort que les autres. Il a donc fallu l'arrêter en un lieu invariable et l'assujettir aux règles communes : c'est ce qu'on a fait en déterminant sa place.
2°. Suffirait-il, pour marquer cette césure, d'une syllabe accentuée ? Pourrait-on prolonger le son du mot, comme l'a pensé M. Quicherat', par une syllabe muette finale qui compterait dans l'hémistiche suivant? — Non : car l'idée de césure entraine pour nous la possibilité d'un repos trèsmarqué ; or, cela ne se peut plus si la syllabe muette ne disparaît pas tout à fait par l'élision, puisqu'elle ne pourra compter dans le second hémistiche qu'en se séparant du mot auquel elle appartient.
3°. D'où vient encore qu'on admet et même qu'on trouve agréables, dans le vers décasyllabe, les rejets ou enjambements qui sont insupportables dans l'alexandrin ? — C'est que ce rejet, qui occupe toute la première section du vers, forme à lui seul un temps complet, bien détaché, et qui ne saurait aucunement se confondre avec les deux temps qui le suivent.
Certain ivrogne, — après | maint long repas, Tomba malade; — un docteur | galénique Fut appelé. — Je trouve ici | deux cas, Fièvre aimante — et soif | plus que cynique 2.
Dans l'alexandrin, au contraire, si on rejette six syllabes pleines, l'égalité des deux hémistiches, qui ne diffèrent que par l'accent final, produit dans le vers une indécision désagréable. Si on rejette plus ou moins que les six syllabes, le repos qu'on est obligé de faire sentir pour la terminaison du sens paraît augmenter l'intensité du son, et porter sur un
1 Traité de versif. franc., note 2, p. 322. s J.-B. Rousseau, Epigrammes, III, 13.
342 DES VERS LATINS
des temps faibles l'accentuation qui ne devrait être qu'à la césure. Dans tous les cas, l'harmonie est altérée, tandis qu'elle ne l'était pas dans le vers de dix syllabes.
4°. On pourrait enfin se demander d'où vient qu'entre tous les peuples, les Français sont les seuls dont les vers soient, dans leur ensemble, fondés sur la mesure musicale? On en trouverait sans doute la cause, d'une part, dans la mobilité de nos accents, que notre prononciation supprime de tous les petits mots pour les porter sur la dernière syllabe des sections de phrase, et qui nous empêche ainsi d'avoir des pieds proprement dits, avec leur arsis et leur thésis ; de l'autre, dans les circonstances qui ont présidé à la formation de nos règles prosodiques, lorsque trouvères et troubadours allaient chanter, non pas par métaphore, mais en réalité, leurs poésies dans les châteaux, en s'accompagnant du luth, de la rote ou de la mandore, et soumettaient naturellement leurs vers aux convenances de la musique.
Quoiqu'il en soit, et c'est le point principal de cette dissertation , nous appliquons le même système à la prononciation des vers latins, par la raison bien simple que nous n'en concevons pas d'autre-, et ainsi le vers hexamètre, prononcé par un Français, représente pour nous, presque sans exception , une mesure à cinq temps, avec le second temps fort, c'est-à-dire avec la césure après lui :
Tityre j tu patulae — recubans | sub tegmine | fagi, Silvestrem | tenui — rausam | meditaris | avena.
Cette mesure à cinq temps, boiteuse et désagréable, à tel point que notre musique ne l'admet pas du tout, est pourtant ce que Marmontel, et on peut dire presque tous ceux qui ont l'ait leurs études latines, ont le coeur de préférer à l'harmonie de nos vers alexandrins, si pure, si musicale, si constamment satisfaisante pour l'oreille. C'est bien là le cas
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 343
de rappeler ces excellentes paroles de Balteux au commencement de ses Réflexions sur la langue française ' : « Avant que d'entrer dans cette matière, il est nécessaire de suspendre, pour quelques moments, les préjugés que nous avons tous en faveur des Grecs et des Romains.. . »
C'est, en effet, pour honorer l'art antique, dont ils croyaient bonnement reproduire en quelque point l'harmonie, que Marmontel ou ses imitateurs, et avant lui, Rollin et tant d'autres, ont admiré la forme matérielle des vers latins prononcés par eux-mêmes.
C'était cependant si bien un préjugé que quand Turgot, convaincu sans doute par leurs raisonnements, voulut passer à la pratique, et composa son poëme de Didon " de vers français coupés exactement comme il coupait ceux de Virgile , tout le monde trouva l'invention détestable : « Il n'y a, lui dit-on, aucune harmonie dans des lignes comme celles-ci :
Enfin | lorsque l'Aurore — a de ses feux | blanchi | l'horizon, Lorsque du jour | naissant — les clartés j ont chassé | les ombres;
rendez-nous nos vers de douze syllabes, plutôt que de gâter l'harmonie latine par une imitation maladroite. »
On pouvait avoir raison au fond, c'est-à-dire trouver qu'il n'y a là qu'une cadence extrêmement médiocre. Turgot, aussi, pouvait être fort loin de l'harmonie réelle des vers latins prononcés par les Latins, ou même par nous, suivant le système latin. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il mettait dans ses prétendus vers la même cadence qu'il faisait entendre dans les vers latins correspondants :
Postera | Phoebea — lustrabat | lampade | terras, Humentemque | Aurora — polo | dimoverat | ambras.
1 A la suite de sa traduction du Traité de l'arrangement des mots, par Denys d'Halicamasse.
2 In-i°de 108 pages, imprimé eu 1778.
344 DES VERS LATINS
C'est le même sens, c'est la même coupe, ce sont les mêmes repos et les mêmes accents. Assurément, ceux qui admirent la mélodie du texte, dans renonciation que nous en faisons, devaient approuver celle de la traduction, si le préjugé laissait jamais place à la justice. Mais continuons cet examen de notre prononciation du latin.
Le vers pentamètre et l'asclépiade sont pour nous des alexandrins plus ou moins réguliers.
Tempora | si fuerint — nubila | solus eris ',
nous représente une mesure à quatre temps, comme notre grand vers. Seulement, les hémistiches ne sont pas exactement de six syllabes.
Msecenas | atavis— édite | regibus*,
nous donne, au contraire, la coupe exacte de notre vers de six pieds, et parmi ceux qui le suivent dans la même ode, quelques-uns encore la rapportent exactement.
Le vers alcaïque, le vers saphique sont encore pour nous des vers mesurés à quatre temps, c'est-à-dire des alexandrins quelquefois avec une syllabe de moins :
Velox | amoenum — soepe | Lucretilem Mutât I Lycoeo — Faunus j et igneam 5.
Et de même :
Vidimus | flavum — Tiberim | retords Littore | Etrusco — violenter | undis *.
On comprend tout le système. Quels que soient les vers à prononcer, nous y appliquons la prononciation des nôtres,
' Ovid., Trist., I, 9, v. 6.
2 Hor., Carm., I, 1, v. 1.
5 Ibid., 17, v. 1.
* Ibid,, 2, v. 13.
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 345
c'est-à-dire que nous voyons dans le vers entier une prolation qui doit remplir une mesure à deux, trois, quatre ou cinq temps, le temps fort arrivant toujours à la dernière syllabe, les autres se répartissant sur les finales des mots assez longs pour que nous leur fassions porter l'accent.
Le nombre des temps de la mesure totale est, d'ailleurs, évidemment réglé par celui des mots ainsi accentués-, le glyconique est à trois temps :
Regem | non faciunt | opes, Non vestis | Tyrise | color ' ;
l'adonique est à deux temps :
Gaudia | pelle, Pelle | timorem, Spemque | fugato 2;
et ainsi pour tous les vers latins ou grecs.
Cette prononciation, on le pense bien, a de graves inconvénients. Non-seulement elle renverse l'accentuation et la quantité, et, par conséquent, détruit l'harmonie latine -, mais par elle nous jetons dans les vers des repos contraires au sens ou à la liaison naturelle du discours.
En effet, de cela seul que les syllabes accentuées de nos vers représentent les divisions d'une mesure musicale, il s'ensuit que ces accents ne sont pas égaux, qu'ils exigent des repos après chacun d'eux, et que la fin du vers, pour coïncider avec l'accent le plus fort, doit toujours s'arrêter à un sens nettement suspendu. Chez les anciens, rien de semblable : dans tous les pieds, l'arsis était également forte, la thésis également faible ; de sorte que ces pieds se succédaient immédiatement, les séparations ou silences n'étant jamais réglés que par le sens, et non pas du tout par la ca'
ca' Thyestes, acte II, v. 344.
i Bocth,, De consol. philosoph., liv. I, à la fin.
346 DES VERS LATINS
dcncc versifique. Appliqué aux vers latins, notre système nous entraîne donc à violer toutes les règles de la bonne prononciation, soit quant aux distances des mots entre eux, soit quant aux césures, soit quant aux fins de vers, soit quant aux formes exceptionnelles ou licences.
1°. Distances des mots. — Examinons, par exemple, ce vers connu :
In vîtium diicit culpae fiiga, si caret ârte,
que nous prononçons à la française, ainsi qu'il suit :
In vilium | ducit — culpoe fuga, | si caret | artc ';
nous rapprochons évidemment ducit de vilium, et nous l'éloignons de culpce, dont il devrait d'autant plus se rapprocher que son sujet fuga vient après lui. Nous séparons aussi caret de arle, pour faire sentir les deux pieds de la fin du vers. Chez les Latins, les cinq premiers mots étaient liés ensemble, et l'on mettait un léger repos après fuga, parce que le sens y est suspendu, comme l'indique la virgule ; rien ne séparait ensuite les mots si caret arle, la thésis de l'un conduisant immédiatement à l'arsis de l'autre.
2°. Césures. — La séparation que nous faisons des césures est souvent aussi à contre-sens.
L'Enéide commence par ces vers :
Arma virumque cano, Trojoe qui primus ab oris Italiam, falo profugus, Lavinaque petit Littora.
Selon notre prononciation , nous nous arrêtons dans le premier vers, après cano, et ce point d'arrêt y est bien placé, parce qu'il coïncide avec la virgule. Quant au second, nous le coupons ainsi :
Italiam | fato — prol'ugus ; Lavinaque | petit; ' Hor , Ats poel., v. 31.
PRONONCES A LA FRANÇAISE. 347
c'est-à-dire que, pour marquer la césure, nous séparons mal à propos fato et profugus, qui doivent marcher ensemble cemme se régissant l'un l'autre, et nous rapprochons le premier d'Italiam, le second de Lavina, auxquels ils ne se rapportent pas du tout, et dont ils sont séparés par des virgules.
3°. Fins de vers. — C'est encore pis à la fin des vers, où nous mettons des repos très-forts, d'autant plus marqués que, comme il a été dit, le vers, chez nous, est un tout complet, clos de toutes parts, et d'une harmonie si serrée qu'elle domine le discours même et en détermine d'avance les points d'arrêt. Dans le système ancien, le vers n'était pas quelque chose d'existant par soi, ou de tellement absolu dans sa composition qu'il pût rendre telle ou telle ponctuation obligatoire. C'était une division particulière dans un discours rhythmé, division qui réglait bien une fois pour toutes la nature et le nombre des pieds, mais qui n'influait pas autrement sur le langage, et se prêtait, par conséquent, comme nos membres ou incises de périodes, à tous les accidents du dialogue ou du discours'.
Les Romains prononçaient donc d'une teneur, et sans s'arrêter, deux ou plusieurs vers dont le sens n'était pas divisé. En d'autres termes, les enjambements, si communs chez eux,
' Qu'on réfléchisse a cette différence, et l'on concevra, ce qui n'a jamais été expliqué d'une manière satisfaisante, comment Virgile a pu laisser dans l'Enéide tant de commencements de vers non terminés. Sans doute le temps lui a manqué pour les compléter; et en cela il ressemble à tous les poêles qui n'ont pas pu revoir leurs ouvrages. Mais, ce qui nous semble inconcevable, c'est qu'il ait écrit et laissé publier des bouts de vers et non des vers entiers, ce qu'assurément aucun poète châtié ne se permettrait chez nous. La raison en est qu'en français, des vers qui ne sont pas complets ne sont rien du tout comme vers ; ce sont des incises qui ne se lient à rien, et qui nous frappent désagréablement par leur chute sans harmonie. Ce n'était pas la même chose en latin : ajoutés aux vers précédents, ces rejets continuaient le rhythme total, et donnaient en quelque façon des vers de sept, huit, neul pieds, au lieu de six; ils conservaient toujours à peu près l'harmonie générale, et n'avaient rien de trop disparate.
348 DES VERS LATINS
et qui nous paraissent produire des séparations moins étranges encore que barbares, n'étaient pas même sensibles pour l'auditeur. Vous le verrez, du reste, vous-même, si vous accentuez convenablement quelques vers latins qui enjambent l'un sur l'autre :
O ubi campi Spercheôsque, et virgînibus baccbâta lacaénis Taîgeta! O , qui me gélidis in vâllibus Haémi Sistat, et ingénti ramôrum protegat timbra'.
Et n'cntendez-vous pas de plus , et très-nettement, la fin des vers par cette chute cadencée : bacchâta lacaénis, vâllibus Haémi, prôlegat ûmbra? Les vers se distinguaient donc parfaitement les uns des autres, et néanmoins la prononciation se prêtait à ce qu'ils restassent liés entre eux , si les mots l'étaient par le sens.
4°. Mots coupés en deux. — Cette observation nous explique comment des mots se coupaient quelquefois en deux parties, dont l'une finissait un vers et l'autre commençait le suivant \
Si non offénderet unum - quémque poetârum lima; lâbor et môra 5.
L'oeil voit ici le mot unumquemque partagé en deux : et selon notre manière de prononcer, nous en sommes parfaitement avertis, puisque nous portons l'accent le plus fort, et un repos après lui, sur la syllabe num. Chez les Romains, cette syllabe n'était pas accentuée du tout. L'accent portait sur ém, et le mot unumquemque se prononçait là comme il se prononçait partout, de sorte que l'oreille n'en était pas choquée le moins du monde. Elle ne l'était pas davantage dans des exemples qui nous
1 Virg.,Geor0.,H, v. 486.
- M. Quicherat, Traité de rersif. lat., p. 401, note sur le vers adouique. t
1 Hnr., Arx poct., v. 200 ; Cf. v. 421 ; Sa t. II, 3, v. 117 et 170.
PRONONCÉS A LA FRANÇAISE. 349
paraissent plus monstrueux encore que celui-ci . savoir, quand un mot, non pas composé comme unumquemque, mais simple comme uxorius, ultimos, se trouve réparti sur deux vers -, par exemple, dans Sapho ' :
ou dans Horace :
Làbitur ripa, Jôve non probante, u - âmnis 2.
Prononcez ces vers avec l'accentuation marquée ici, et vous ne vous apercevrez pas du tout de ces coupures. De sorte que si l'on a fait chez les anciens une règle de terminer les mots en même temps que les vers 3, c'est moins par nécessité ou pour augmenter l'harmonie poétique, que pour en faciliter la division graphique, et par une sorte de sentiment de convenance.
Un mot curieux d'Ovide semble même indiquer que cette division était une ressource assez communément employée, quand on voulait faire entrer dans des vers un mot que sa quantité ne permettait pas d'y placer. Le poète écrit à son ami Tuticanus, dans le nom duquel il y avait une brève entre deux longues. Il s'excuse gaîment de ne lui avoir pas écrit, sur cette quantité prosodique inadmissible dans les distiques. Il cherche de quelle manière il aurait pu introduire ce nom dans un vers en allongeant ou en abrégeant une syllabe, ou en coupant le mot en deux. Il rejette, bien entendu, tous ces moyens, sans quoi
' Ode à Vénus, v. 18.
9 Carm.,1,2, v. 19; Cf. Catul., XI, 11.
ch. 6. — Cela est vrai en général, mais il y a de nombreuses exceptions : Héphestion en cite lui-même plusieurs dans la poésie élégiaque et comique.
350 DES VERS LATINS
son excuse n'aurait rien valu, et dit en particulier du dernier :
Nain pudet in geminos ita nomen findere versus, Desinat ut prior hoc, incipiatque minor '.
Le refus d'employer ce moyen en prouve l'usage-, et nous venons de voir qu'en effet il ne choquait pas l'oreille '.
5°. Elisions entre deux vers. — La même observation explique parfaitement les élisions pratiquées d'un vers sur l'autre. On s'imagine dans nos classes que l'élision faisait, comme chez nous, disparaître la voyelle élidée-, et on a de la peine à concevoir cette mutilation d'un mot articulé fortement à la fin d'un vers -, par exemple, dans Virgile :
Jamqtie, iter emensi, turres ac teela Latinorum Ardua cernebant*.
Mais les deux idées qu'on se fait ici sont également erronées. Les syllabes élidées ne comptaient pas dans le mètre; toutefois, elles se prononçaient 4; or, à la fin des vers, ces syllabes étaient toujours très-faibles, et, parce qu'il n'y avait pas alors d'intervalle entre ce mot et le suivant, elles glissaient si facilement qu'on ne s'apercevait pas du tout qu'elles fussent de trop : c'est là tout le mystère de ces élisions, d'ailleurs assez rares. Nous pouvons reproduire cet effet en accentuant les vers donnés ici et tous autres semblables à la façon des Romains. On verra que la langue subsiste dans toute sa pureté, et que si l'harmonie finale du
1 Ex Ponto, IV, 12, v. 17.
2 Marmontel (Encyclopédie méthodique, mot STROPHE) tombe à ce sujet dans les erreurs les plus singulières ; il arrive à regarder les vers anciens comme une énigme indéchiffrable dont il ne faut pas se fatiguer à chercher le mot si loin et à travers tant de nuages.
5 ASneis,V\\, v. 160.
4 Voyez Aulu-Gelle, Koct. attic, VU , 20. — Le passage prouve démonstrativenient, quoique la proposition n'y soit pas exprimée en termes formels, que le; syllabes élidées se prononçaient encore dans les vers.
PRONONCES A LA FRANÇAISE. 351
vers est un peu moins complète que dans les fins régulières, elle est encore fort satisfaisante.
6°. Vers trop longs ou trop courts. — Il y avait des vers qui, sans élision aucune, avaient quelque syllabe de plus ou de moins que leur compte juste' : on les appelait dans le premier cas hypercatalectiques, dans le second catalecliques, ou brachycalalectiques. L'accentuation n'en était pas plus altérée qu'elle ne l'est en italien, dans les vers sdruccioli, ou tronchi, par rapport aux vers piani,- et en espagnol, dans les vers agudos, ou esdrujulos, par rapport aux llanos. Cela ne ressemble pas du tout à ce que nous aurions si nous tronquions un mot final, ou si nous y ajoutions une syllabe.
7°. Changement de quantité. — Les licences les plus communes étaient celles qui consistaient à changer la quantité d'un mot. Dans ce cas, les poètes s'étaient avisés d'un expédient singulier : avaient-ils besoin d'une longue, ils doublaient la consonne après la voyelle ; leur fallait-il une brève, ils la dédoublaient. Le premier vers de Y Iliade nous donne l'exemple de ce dédoublement-, on y lit , parce que Homère a besoin que le mot commence par deux brèves-, mais au septième vers les deux lambda reparaissent dans parce que la seconde syllabe doit être longue-, au contraire, dans religio, re est naturellement bref; mais en écrivant relligio, il devient long, et le mot peut ainsi entrer dans un vers hexamètre.
Considérée ainsi, cette licence paraît avoir quelque chose d'exorbitant. Que dirait-on si, chez nous, un poëte ayant besoin d'une syllabe de plus pour faire son vers, l'ajoutait de sa grâce, et écrivait, par exemple :
L'un des suquecesseurs du grand Charelemagne, 1 Diomède, dans Putsch, p. SOI; Servius, ibid., p. 1817.
3S2 DES VERS LATINS PRONONCÉS A LA FRANÇAISE.
au lieu de successeurs et de Charlemagne? Ne rirait-on pas avec raison de celui qui se permettrait d'estropier ainsi la langue? Soyons persuadés qu'il en eût été de même chez les Romains, si ces licences avaient altéré le langage. Puisqu'ils les acceptaient, c'est que la prononciation n'en était pas sensiblement gâtée.
En effet, les syllabes les plus remarquables sont les syllabes accentuées ; nous savons qu'elles sont toujours longues par le fait, bien que brèves peut-être par leur valeur prosodique, quand elles sont pénultièmes ou antépénultièmes. Ainsi, dans religio, ou relligio, c'était réellement la syllabe li qui se prononçait longue, quoique prosodiquement brève; re, ou rel, était toujours prononcé bref, parce que c'était une syllabe glissante. Le doublement de la consonne n'était donc qu'un signe orthographique pour avertir le lecteur, et non pour lui faire prononcer un barbarisme '.
En résumé, l'harmonie des vers anciens et des nôtres, bien que dépendant en général du rhythme, diffère pourtant par l'unité ou, si on l'aime mieux, par la mesure qu'on y applique. Cette mesure une fois posée, toutes les règles générales ou particulières des deux systèmes de versification ont dû en venir, et s'y rapportent en effet. Mais ces mêmes règles, si bonnes dans chacun d'eux, deviennent inadmissibles et même absurdes, si on les transporte dans le système opposé; de sorte qu'on ne saurait, sous une telle confusion, avoir une prononciation correcte, ni même se faire une idée raisonnable de l'harmonie des vers prononcés ainsi en dépit de toutes les règles.
' Nous avons dans notre versification des règles ou licences analogues. Par elles l'orthographe seule est un peu changée ; on respecte la prononciation, comme la respectaient certainement les Romains et les Grecs.
LA VOIX
SELON LES ANCIENS'.
Il y a toujours une certaine difficulté à expliquer un texte dans lequel le sens des mots n'est pas parfaitement défini ; il y en a quelquefois plus encore à expliquer des pensées dont les mots sont parfaitement compris, lorsque ces pensées sont exprimées dans un langage figuré et qu'on ne tient pas complètement le fil des assimilations que les auteurs ont faites pour arriver à leur expression définitive.
Une phrase d'Aristoxène qui m'a longtemps embarrassé, quoique j'en comprisse tous les termes, en fournira un
exemple .
La traduction littérale, et je puis ajouter exacte, est celle-ci : « Il est donc clair qu'il faut que la voix, dans le
1 Celte dissertation, écrite en 1853, est composée à la façon de quelques chapitres de Montaigne, où l'on a dit que l'auteur s'occupait de tout, excepté du sujet indiqué par son titre. Si je n'ai pas laissé la voix entièrement de côté, on verra que ce n'est pas non plus le seul objet dont je m'occupe, ni peut-être le plus important.
* Arislox., Harmon., p. 10, lig. 11 et suiv. de l'édition de Meibom.
23
33 4 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
chanter, fasse des surtensions et des rémissions occultes, et qu'elle-même résonnant, pose des tensions évidentes. »
On avouera qu'une expression pareille n'a pour nous aucun sens, et que si elle en avait un pour les philosophes grecs qui l'employaient, c'est qu'ils se faisaient de la voix humaine une idée que nous ne nous en faisons pas aujourd'hui. Quelle était cette idée?
Rappelons d'abord celle qu'ont cherché à s'en faire les modernes, parce que leurs analogies, presque toujours plus précises que celles des anciens, nous permettront de suivre avec plus d'exactitude la pensée qu'il s'agit de comprendre à fond
Nous avons d'abord distingué le son et l'instrument : la voix n'est que le son; l'instrument, c'est le larynx. Je n'examine pas ici la question anatomique : quelques-uns ont nié avec grande vraisemblance que la larynx fût seul employé à la production de la voix. La cavité de la bouche y est sans doute pour beaucoup. Peu nous importe. Il résulte toujours que nous distinguons dans ce phénomène deux parties : le son produit et l'instrument qui le produit. Si les anciens ne faisaient pas la même distinction, ils ont pu et dû attribuer au son ce qui ne convient qu'à l'instrument-, et ainsi déjà s'expliquent, quant à la convenance, sinon quant à là signification exacte, ces expressions, tout à fait inintelligibles chez nous, de la voix, qui fait des surtensions, des rémissions et des tensions. La cause est ici prise pour l'effet; c'est un instrument tendu, plus tendu, ou moins tendu. Cette première partie de la difficulté est la moindre assurément; toutefois, il convenait de ne pas la laisser de côté.
Revenons aux opinions des modernes. Pour s'expliquer la formation de la voix, ils ont assimilé les lèvres du larynx tantôt à un instrument à vent, tantôt à un instrument à cordes, quelquefois à une espèce d'appeau. Il est très-pro-
LA VOIX SELON LES ANCIENS. 355
bable que l'appareil vocal est tout cela à la fois. Sans nous embarrasser de cette difficulté, il est visible que les anciens assimilaient la voix à un instrument à cordes, puisqu'il y est question de tension, et que les tensions proprement dites ne se trouvent que dans cette espèce d'instruments.
Mais ici se présente cette autre question : Tous les instruments à cordes sont-ils constitués d'une manière analogue? ou, s'il y en a plusieurs espèces, les anciens les connaissaient-ils? et subsidiairement, y assimilaient-ils indifféremment la voix? ou, enfin, à quel genre d'instrument la comparaient-ils?
Eh bien! je réponds que les instruments à cordes sont pour nous constitués de deux manières. Les uns, qu'on peut nommer polycordes, comme la harpe, le piano, le tympanon, ont une ou plusieurs cordes pour chaque son ; et chacune de ces cordes est amenée au ton convenable par une tension particulière exercée sur elle à l'aide d'une cheville. Les autres, comme la guitare, le violon et toute sa famille, n'ont qu'un petit nombre de cordes-, ils pourraient même, par la pensée, se réduire à une seule, tendue à très-peu de distance d'une touche solide, et sur laquelle les doigts de la main gauche, prenant toutes les positions convenables , allongent ou raccourcissent la partie vibrante, et produisent ainsi successivement les sons musicaux, sans changer sensiblement la tension.
Personne ne doute que l'idée qu'on se fera de la voix ne doive être fort différente, selon qu'on l'assimilera à l'une ou à l'autre de ces sortes d'instruments ; et déjà l'on conçoit qu'il importe beaucoup de savoir laquelle des deux les anciens prenaient pour type. Si je ne me trompe, c'est la première; et ma grande raison, c'est qu'ils ne connaissaient pas la seconde.
Il est difficile, sans doute, de donner de cette assertion négative une preuve positive et directe, mais on réunit fa23.
fa23.
356 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
filement un certain nombre de circonstances qui, prises ensemble, ne laisseront hésiter personne.
D'abord on ne trouve rien, ni dans les auteurs ni dans les monuments de sculpture ou d'architecture, qui donne la moindre idée d'un instrument à manche, comme le violon ou la guitare' ; or, cette disposition est la condition sine quâ non d'un instrument pratique où la corde serait divisée par le doigt.
En second lieu, cette forme une fois imaginée, doit mener promptement à l'invention de l'archet ou d'une roue frottante, comme dans la vielle; car les sons étant soutenus dans la voix et les instruments à vent, c'est une infériorité manifeste de n'avoir avec des cordes que des sons pinces ou frappés. Or, il est bien constant que les anciens n'avaient rien qui ressemblât à notre archet; que leur plectre n'était, ainsi que le mot l'indique, qu'une espèce de marteau dont ils frappaient les cordes de la cithare.
Ces preuves sont purement négatives; et, sans contester leur valeur, on peut en désirer d'autres qui mènent plus directement à la conclusion que nous cherchons. On ne peut guère méconnaître celle-ci dans l'énumération que font Aristoxène, Nicomaque et Ptolémée, des diverses sortes d'instruments reconnus des anciens.
Le premier distingue les tensibles, les atteignables et les insufflés; ceux-ci sont les instruments à vent. Les précédents sont ceux qu'on frappe avec une baguette, comme les carillons ou tympanons ; les tensibles sont les cithares, les lyres, les polyphthongucsî. Il n'y a pas là place pour les instruments à manche.
1 L'abbé de Cbâteauneuf, dans son Dialogue sur la musique des anciens, suppose que ces instruments se trouvent sur quelques bas-reliefs antiques; mais rien n'est moins établi.
* Aristox., Fragm., 61, t. II, p. 286 des Fraq. histor. groec, édition Didot.
LA VOIX SELON LES ANCIENS. 357
Nicomaque cnumère les espèces d'instruments connus de Pythagore, c'est-à-dire, bien entendu, de ce qu'on appelait son école. «Ce philosophe, dit-il, étendit la même expérience à tous les autres instruments', savoir : aux timbres, ou petits vases frappés avec le plectre (comme nos carillons '), aux flûtes, aux syringes (flûtes de Pan), aux triangles* et autres analogues. »
Certes, si les anciens eussent eu des instruments à corde doigtée, il serait bien étonnant que ces auteurs n'en eussent fait ici aucune mention.
Ptolémée, à son tour, examinant quels instruments peuvent être canoniques', c'est-à-dire propres à établir les nombres représentatifs des sons, nomme les lyres, les cithares , les flûtes et les syringes. Les lyres et les cithares, si les cordes sont de même qualité, de même grosseur, de même tension, conduisent, en effet, quoique d'une manière inexacte, à cette connaissance. Il en est de même de la syringe, par ses tuyaux de diverses longueurs; il en est de même pour les flûtes, par les distances où les trous sont percés de l'embouchure. Mais qui ne voit que, si les instruments à manche eussent été connus, ce seraient eux que Ptolémée eût nommés avant tous les autres?
Les descriptions qui nous sont restées du monocorde et de son emploi confirmeront tout ce que nous venons de dire.
Le monocorde est un instrument d'observation encore usité chez nous, et qui sert à faire- une expérience bien connue sur le rapport arithmétique des sons musicaux. Une
*
1 Ibid.
a Les triangles dont il s agit ici ne sont pas 1 instrument métallique et mono-tone que nous nommons ainsi, mais un triangle, ou au moins uu angle sur les côtés duquel étaient tendues des cordes de longueurs diverses. On en trouve la ligure dans plusieurs sculptures antiques.
1 qu'il oppose à
338 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
longue corde est tendue au-dessus d'une table sonore au moyen de deux chevalets de même hauteur. On en promène un troisième entre ces deux premiers, en ayant soin de l'arrêter aux points où la partie de la corde qu'il détermine donne les sons justes de la gamme : et comme les nombres des vibrations des cordes sont en rapport inverse de leurs longueurs, c'est un moyen aussi exact que facile d'avoir les nombres correspondants aux différents intervalles.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que dans les instruments à corde doigtée, les doigts font précisément l'office de ce chevalet mobile ; ils prennent la corde en dessus au lieu de la prendre en dessous, voilà toute la différence. Dans la guitare même, toutes les touches, ou petites barres saillantes qui garnissent la face supérieure du manche, sont de véritables chevalets sur lesquels les doigts ne font qu'appuyer la corde. Il y a donc une analogie manifeste entre le monocorde et les instruments à manche dont nous parlons ici.
Voici maintenant ce que rapporte A. Quintilien sur la détermination des sons : « On a, dit-il, pris deux cordes', et, commençant par les unités, on en a comparé les nombres : à l'une on a suspendu un poids simple, à l'autre un poids double'; on les a frappées toutes deux, et l'on a trouvé l'accord d'octave, qu'on a déclaré être en rapport double. De nouveau on a suspendu à une autre corde un poids triple', l'ayant frappée, on a vu qu'elle sonnait la quinte de la seconde , ou la douzième de la première. Cet accord était donc en raison triple de la première, en raison sescuple de son octave. De nouveau, ayant pris une quatrième corde, et l'ayant tendue avec quatre poids*, on a reconnu qu'elle
1 II faudrait dire parfaitement égales.
' 11 faudrait un poids quadruple. Les nombres de vibrations augmentent comme les racines carrées des poids tendants. 3 11 faudrait un poids nonuple. 1 ("est seize poidi qu'il faudrait dire
LA VOIX SELON LES ANClliNS. 559
sonnait la quarte avec la troisième, l'octave avec la seconde, la double octave avec la première. On a ainsi déterminé que la quarte est en rapport surtiers, la quinte en rapport sescuple, et l'octave en rapport double'. »
Cette expérience, quoique rapportée d'une manière fautive, est assurément très-ingénieuse, et la méthode mérite d'être remarquée, malgré son inexactitude*. Mais on avouera, d'une part, que celui qui la cite dans un ouvrage de musique ne paraît pas connaître la méthode beaucoup plus facile et plus exacte des modernes; de l'autre, qu'au lieu de nous rapprocher des instruments à corde doigtée, elle nous en éloigne, au contraire, beaucoup, et prouve que l'auteur n'avait pas même l'idée nette de la division d'une corde et des sons divers produits par cette division.
La description faite par Ptolémée, qui vivait à la fin du second siècle de notre ère, probablement à la même époque qu'Aristide Quintilien, se rapporte beaucoup mieux à ce que nous faisons nous-mêmes, et, si je ne m'abuse, prouve plus évidemment encore que les instruments à manche étaient absolument inconnus aux Grecs et aux Romains. L'auteur, en effet, expose un procédé tout à fait semblable au nôtre, et conclut que si le monocorde est un instrument excellent pour la théorie, c'est, pour le jeu ou l'exécution, le dernier et le plus faible de tous :
Que signifie cette remarque? et qui, chez nous, penserait jamais à faire une comparaison semblable? Ah! c'est que chez les anciens il y avait des musiciens qui jouaient
1 Arist. Quint., De musica, 111, p. 112, lig. 22 et suiv.
a Nicomaque, dans son Manuel d'harmonique, §6, p. 10 à 14, expose la même expérience, et lui donne pour origine le conte des Marteaux des forgerons, que rapporte aussi Boèce, De musica, 1, 10.
3 Ptolémée,Harmon., Il, 12, De incommodo monochordi canonis usu.
300 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
du monocorde. Et comment en jouaient-ils? comme nous faisons nos expériences d'acoustique, en promenant d'une main le chevalet mobile sous la corde qu'ils pinçaient de l'autre. Est-il possible de supposer qu'on eût eu recours à un moyen aussi maussade, aussi gênant et aussi pauvre, si l'on avait su, par le simple abaissement des doigts, se faire quatre chevalets au lieu d'un, en se débarrassant du morceau de bois qu'on traînait ridiculement de place en place? J'avoue que cette considération me semble sans réplique.
Je trouve un détail dans Boèce' qui ne me parait pas moins péremptoire : il s'agit des différences des sons d'après Ptolémée. Il faut savoir que les anciens s'attachaient beaucoup à la distinction de la voix procédant par intervalles rationnels, qu'ils appelaient en latin vox discreta, vox disgregata', et'la simple parole, qui procède par des intervalles tels qu'on ne peut pas distinguer, quant à l'acuité ou à la gravité, un son du suivant. Celte voix, ils l'appelaient en latin vox continua, tonus continuus\ Peut-on maintenant produire les sons aigus ou graves par cette continuité? Sans contredit. Nous le faisons à tout moment sur les instruments à archet; c'est ce qu'on appelle porter le son. Le doigt glisse sur la corde, de l'ut, par exemple, jusqu'au mi, et fait entendre dans l'intervalle une suite de sons irrationnels très-peu distants l'un de l'autre, et qui vont ainsi par degrés insensibles du premier ton au dernier. Or, ce n'est pas là du tout l'expérience que nous indique Boèce; il ne la connaissait pas. Mais, comme tous ceux qui ne sont pas musiciens, ou, si on l'aime mieux, comme les enfants qui tendent un fil d'ar1
d'ar1 musica, V, 4.
Aristox., p. 8, lig. 17; Gaudentius, Ilarmon., introd., p. 8, lig. 18. :' Boeth., De musica, V, 4. Genus divisum, selon M. Capella. * Voyez les musiciens grecs, lieux cités. 3 Boeth., De musica. V, 4. Genus continuum. M. Capella.
LA VOIX SELON LES ANCIENS. 361
chai sur une table, pour le faire résonner, il ne change le son qu'en changeant la tension, il tourne plus ou moins la cheville : Si quis percutiat nervum, eumque dum percutit torqueat, evenit ut in principio pulsus gravior sit; dum torquetur vero vox tenuetur continuique fiant gravis voces sonilus et acutoe'. Les anciens, même du temps de Boèce, c'est-à-dire au sixième siècle de notre ère, ne connaissaient donc pas les instruments à corde doigtée, puisque, pour faire ce que "nous appelons porter le son, ils ne savaient pas glisser le doigt, ou étaient obligés de tourner une cheville.
On tire la même conséquence, d'une manière plus détournée, de ce que les anciens nous disent des quarts de ton, que plusieurs rejetaient à cause de la difficulté qu'ils trouvaient à les faire*. En effet, comme l'oreille ne nous indique pas du tout cet intervalle, on ne pouvait facilement le donner ni par la voix, ni par des cordes tendues successivement, ni par des poids suspendus, selon la fausse théorie des anciens. Mais avec des instruments à corde doigtée, il n'y a rien de plus aisé : il suffit, sur le violon et sur la basse, de rapprocher les doigts à la moitié du demi-ton; sur la guitare, il suffirait de placer entre deux touches consécutives une louche intermédiaire. Ainsi, la raison donnée par Aristide Quintilien serait impossible chez des gens qui connaîtraient les instruments à corde divisée : les anciens ne les connaissaient donc pas.
On tire une dernière preuve d'une circonstance à laquelle les modernes qui ont écrit sur la musique ancienne n'ont pas donné l'attention qu'elle mérite : c'est que les anciens établissaient leur gamme de l'aigu au grave. Pour la voix, pour les instruments à vent, pour les instruments poly1
poly1 De musica, V, 4.
• Arist. Quint., De musica, 1, p. 19.
362 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
cordes, comme la harpe, le piano, cette disposition est aussi naturelle que la disposition contraire universellement adoptée chez nous. Mais celle-ci est la seule praticable quand l'usage est devenu commun des instruments à corde doigtée. Là la corde à vide est néessairement le point de départ ; les doigts, en se posant sur elle, ne peuvent que la raccourcir, et par conséquent former une gamme ascendante. Eussions-nous eu primitivement l'habitude de commencer par la gamme descendante, dès que le violon ou la guitare seraient devenus des instruments communément employés pour apprendre à chanter, on aurait changé la coutume, et commencé en montant pour redescendre ensuite.
On ne saurait trop faire attention à celte vérité que, dans les arts, il y a certaines considérations ou nécessités qui s'enchaînent entre elles de telle façon que l'une étant donnée , les autres s'ensuivent infailliblement. Dès que les anciens ont établi leur échelle en descendant de l'aigu au grave, on peut être assuré que jamais ils n'ont eu dans la pratique, au moins d'une manière un peu générale, les intruments à corde doigtée, car ceux-là commencent absolument par la note la plus grave.
Je me suis arrêté fort longtemps sur l'ignorance où étaient les Grecs et les Romains des instruments à manche, parce que ce point domine, comme on va le voir, toute la question qui nous occupe.
En effet, quand nous parlons des sons dans un instrument à cordes, comme nous n'avons pas besoin d'y considérer la tension d'une manière spéciale, attendu qu'elle ne change pas pour nous et que ce sont les doigts qui allongent ou raccourcissent le corps sonore, jamais, non plus, quand nous y avons comparé le larynx, nous n'avons fait entrer dans nos comparaisons l'idée d'une tension plus ou moins forte qu'on fût obligé d'y appliquer.
Au contraire, pour les anciens, la même corde ne pou-
LA VOIX SELON LES ANCIENS. 363
vait qu'être tendue par plus ou moins de poids, ou par des chevilles dont la torsion représentait des poids.
Pour eux, l'art de chanter juste était donc tout à fait semblable à celui d'un accordeur de piano, pinçant la corde qu'il veut mettre à son point, qui, guidé par sa résonnance, tourne la cheville dans un sens ou dans l'autre, et la fait arriver tout de suite où elle doit être.
Dans ce cas seulement, la surtension ou la rémission (l'élévation ou l'abaissement) est sensible, puisque c'est par le son entendu que l'accordeur se guide. Mais dans la voix rien de semblable : entre l'ut, le ré, le mi, etc., nous n'entendons rien du tout; le larynx, ou, comme disaient les anciens, la voix opère ainsi des épitases et des anèses occultes : duisant le son, elle établit des tensions sensibles : xx% Se
La phrase grecque est donc maintenant bien expliquée, et, à son tour, elle en explique d'autres qui seraient peut-être plus inintelligibles encore. Telle est, par exemple, celle-ci du même auteur : La voix se meut dans l'acte de faire un intervalle ; elle demeure immobile dans le son.
Selon nos idées, la voix n'existe pas du tout dans le parcours de l'intervalle ; c'est dans l'émission du son que nous dirions volontiers qu'elle se meut. Pour les anciens, la voix, c'est-à-dire le larynx, se tendait ou se détendait silencieusement pour aller d'un ton à un autre. Cette tension ou cette détension était pour eux son mouvement; arrivée là, elle produisait le son sur lequel elle demeurait : c'était là son repos ou son immobilité.
Et ainsi, dans la langue grecque et dans la langue française, les mêmes circonstances du même phénomène sont
1 Aristox., p. 12, lig. 20.
364 LA VOIX SELON LES ANCIENS.
représentées par des mots qu'on peut dire entièrement opposés ; non pas que les hommes aient eu à ce sujet des idées différentes, mais seulement parce que les objets de comparaison n'étaient pas les mêmes.
Je ne crois pas m'abuser en disant que cette différence, dans ce qui fait la matière des figures employées et le fondement de la métaphore, constitue une des plus grandes difficultés des auteurs anciens, surtout quand il s'agit de notions abstraites, pour lesquelles le mot propre manquant presque toujours, ils ont été obligés de recourir à ces termes allégoriques qui demandent presque tous une clef particulière.
La versification et la mélopée (c'est-à-dire les moyens matériels de la poésie et de la musique) ont plusieurs points communs. Peut-être même, à l'origine, ne se distinguaientelles pas l'une de l'autre-, et c'est sans doute ce que les anciens ont voulu dire quand ils ont confondu ensemble par une expression rapide, mais peu précise, ces deux beauxarts sous les noms d'Apollon, de Minerve, ou des Muses.
Depuis, la musique et la poésie ont fait de tels progrès et se sont si nettement séparées l'une de l'autre, que nous ne concevons plus qu'on ait pu les confondrez Cela vient de ce que nous n'entendons pas du tout par ces. mots ce qu'entendaient les anciens, et que les termes ayant changé de signification, nous transportons toujours plus ou,moins nos idées dans des siècles .qui n'avaient presque rien-de commun avec nous, et qui ne les auraient aucunement comprises.
Il sera bon de montrer,,par l'exemple des anciens, où peut aller l'obscurité due à cette confusion ides mots. Étu1
Étu1 étude, dont les points principaux é|àîent ^depuis bien longtemps arrêtés dans mon esprit, a été mise* en'ordre et renigée dans les années 1832 et 1853.
366 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
dions-la d'abord sur un de ceux de notre langue , el prenons pour exemple le mot chanter, qui ouvre l'Iliade, comme VEnéide cllaHenriade; celles-ci par imitation, cellelà par l'inspiration du poëte. Les érudits en ont conclu que les anciens chantaient leurs poëmes, et à l'issue de la révolution, on en était si persuadé, que les Méhul, les Lesueur ont mis en musique quelques vers d'Homère, d'Anacréon ou d'autres, pour se rapprocher, pensaient-ils, de la manière dont les Grecs les prononçaient.
Cette incroyable folie venait en partie, sans doute, de la fureur d'imiter les Grecs et les Latins qui s'était emparée de tous les esprits à la fin du siècle dernier, et nous n'avons pas à en parler ici ; mais elle venait aussi du sens que l'on donnait ou que l'on prêtait au mot chanter. Nous entrons justement dans notre sujet en nous demandant ce que c'est que chanter, ou si le mot chant a toujours présenté la même idée qu'il nous apporte aujourd'hui.
Ici, la réponse est facile : il suffit de noter, avec les signes ordinaires de l'écriture ou de la musique, les intonations d'une phrase ou de quelques vers français-, par exemple :
Belle Aréthuse, ainsi, ton onde fortunée Roule au sein furieux d'Amphilrite étonnée Un cristal toujours pur et des flots toujours clairs Que ne corrompt jamais l'amertume des mers.
Prononcez ces vers comme de la prose, sans vous arrêter aux hémistiches ni aux fins de vers, et sans faire ressortir les rimes : sera-ce un chant? Non, répondra tout le monde. Accentuez maintenant ces vers , ou déclamez-les comme quand on lit à haute voix : sera-ce un chant, alors? Nous répondrons : Non -, mais ceux qui entendront pour la première fois cette cadence agréable n'hésiteront pas à répondre: Oui. Cela est si vrai qu'on emploie souvent ces mots en mau-
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 567
vaise part, pour indiquer que les vers sont récités d'une manière trop uniforme '.
Donnez maintenant aux syllabes de ces vers une intonation musicale bien déterminée, mais sans vous astreindre à l'égalité de mesuré habituelle de nos vers, en marquant seulement par les stanguettes les voyelles fortes, vous aurez un produit tel que le suivant :
clairs Que ne corrompt ja-raais ra-mer-tu-me des mers.
Est-ce là du chant? demanderons-nous. Vous répondez : OuL Un musicien vous dit : Non; car il n'y a pas de mesure dans le morceau. Eh bien, mesurons-le : sera-ce un chant pour tout le monde? Non, vous dira le musicien; caries phrases ne sont pas carrées. Il n'y a pas de retour ni d'imitation; la pièce ne finit pas même par la tonique, comme cela devrait être.
Mais, enfin, si l'on ajoutait toutes ces qualités?Alors, in1
in1 Grecs, d'ailleurs, avaient ce sens. Aristoxène remarque (Harmon., 1, p. 18, lig. 12, édit. Meibom.) qu'on emploie ce terme pour désigner cette harmonie qui vient de la seule accentuation des mots : Aéyeà
Aéyeà fixai.
368 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
dubitablement, vous auriez ce qu'on appelle aujourd hui du chant dans le sens le plus élevé et le plus absolu du mot. Jusque-là, chant est un terme relatif qui a pour les uns un sens qu'il n'a pas pour les autres ; de sorte que quand on veut raisonner sur ce mot ou sur celui de chanter, avant de les avoir exactement définis tous les deux, il n'est possible ni de se comprendre soi-même, ni surtout de se faire entendre à ses lecteurs ou à ses auditeurs.
C'est là malheureusement la faute où sont constamment tombés les anciens quand ils ont parlé de science; c'est aussi l'écueil où sont allés donner les modernes qui ont parlé de la musique ancienne. Ne connaissant pas, ou connaissant très-médiocrement l'art dont ils traitent ', croyant que les mêmes mots représentent partout et en tout temps les mêmes choses, ils ont fait des romans incompréhensibles, et dont l'impénétrable obscurité a pu seule préserver les auteurs du ridicule qu'ils méritaient.
Nous suivrons, pour nous, une autre voie ; nous serons clair avant tout. Si nous nous trompons, tout le monde pourra le reconnaître et le démontrer. Nous aimons mieux cela que de devoir quelque réputation à l'impossibilité pour les autres de parvenir jusqu'à notre pensée.
1. Ce qu'était la musique ancienne. — Avant tout, montrons que les anciens ne s'entendent pas eux-mêmes; que les termes, chez eux, n'étant jamais définis rigoureusement, présentent tantôt un sens, tantôt un autre, et qu'il est impossible de suivre leur idée si l'on ne se prête avec eux à
' M. Lafage, si connu par sa profonde connaissance de la musique et ses travaux sur l'histoire de cet art, me disait un jour : « De tous les érudits qui ont écrit sur ce sujet, il n'y a vraiment que Burette qui ait dit des choses sensées et utiles; et par une bonne raison : c'est que lui, du moins, était musicien. On avait voulu d'abord en faire un artiste; et quand, plus tard , il se livra à l'élude de l'antiquité, au moins y apporlat-il la connaissance exacte de l'art qu'il avait étudié et pratiqué avec succès. »
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 369
ces changements de signification, c'est-à-dire si l'on ne refait leur théorie, le plus souvent en écartant les mots usités chez les modernes, lesquels ont un sens clair et précis, tout à fait incompatible avec les textes anciens.
La musique même, dont nous parlons ici, est un de ces mots à signification générale et indéterminée sur lesquels il est presque impossible de ne pas se tromper. Certes elle a signifié, à une certaine époque, un art qui avait quelque analogie avec celui que nous désignons par le même mot; mais, dans le principe, ce n'était pas une science particulière : c'était toute science et tout art, comme l'indique l'étymologie, puisque musique, en grec, est originairement un adjectif, et veut dire qui appartient aux muses, qui en dépend.
De là les significations multiples que ce mot prend suivant l'occasion. Selon Platon, chez les Egyptiens, la musique consistait dans le règlement des moeurs et l'établissement des bonnes coutumes : c'était vraiment l'oeuvre d'un Dieu; les poëm;s d'Isis étaient la plus ancienne harmonie que connût ce peuple '.
Pour Pythagore et pour Platon lui-même, les vrais principes de la musique ne sont guère que des allégories représentant plus ou moins exactement, par les distances ou les rapports des tons, les distances présumées des planètes *, et subséquemment les bonnes moeurs, dont l'harmonie était figurée par l'harmonie céleste.
On voit, d'après cela, comment la musique, ainsi que la
1 De legibus, Il, p. 790, A., édition in-folio de Francfort; 1602.
1 Voyez dans le Timée et le De republica. Vil, p. 702, F, et 703, A, l'analogie entre la musique et l'astronomie. Platon en conclut, p. 703, B, que la musique véritable , celle des sons, est aussi inutile que l'astronomie, mais qu'il faut laisser de côté le sens propre de ce mot pour en comprendre le sens anagogique, savoir, quels sont les nombres consonnnnts ou non, et ce qui les rend tels. «Voilà, ajoute-t-il, ce qui est vraiment important pour la recherche du beau et du bon :
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gymnastique, était une partie importante de l'éducation, non pas assurément par rapport aux sons qu'elle emploie , mais par rapport aux moeurs ou aux usages que l'on y rapportait fort ridiculement. Les maîtres de cithare devaient s'occuper de la prudence et de la sagesse ', parce que toute la vie de l'homme doit être bien mesurée et bien harmonisée*, et que le principal fruit de la musique est de faire entrer dans l'âme cette harmonie et ce bon rhythme 3, qui n'ont de commun que le nom avec ce que nous nommons ainsi dans la musique.
En suivant toujours la même métaphore, c'est-à-dire en attachant aux mots un sens qu'ils ne peuvent avoir, on attribuait à la musique une influence exagérée sur les moeurs et la constitution des républiques ; on recommandait aux magistrats de ne laisser introduire aucun changement dans cet art * : on allait jusqu'à écrire que la moindre innovation dans les formes de la musique équivalait au renversement de toutes les lois 5.
Il est visible que celui qui parle ainsi n'a aucune idée distincte de l'art que nous appelons la musique, et qu'il en dira les choses les plus opposées, selon le sens particulier qu'il y attachera en un moment donné.
Aristotc a aussi consacré à la musique deux chapitres importants de sa Politique'; on y reconnaît déjà un raison1
raison1 T au Platon, Protagor., p. 227, B.
2 Protagor , p. 227, C.
5 publ., III, p. 019, D.
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neur bien plus solide et plus avancé que Platon. Mais là encore les idées de l'art en lui-même et les idées de morale sont tellement mêlées, qu'il lui est impossible de rien exposer de sérieux ; il n'aboutit qu'à des distinctions très-inutiles, et conclut pourtant qu'il faut enseigner la musique aux enfants aussi bien que la gymnastique. Nous serions fort étonnés de voir mettre aujourd'hui ces deux arts sur la même ligne.
Aristoxène, élève d'Aristote, ne donne pas dans ses Harmoniques une idée beaucoup plus précise ou moins étendue de son art.
A une époque de longtemps postérieure aux philosophes que nous venons de citer, les pensées n'étaient guère plus nettes, ou, si l'art était plus avancé, les parties n'en étaient pas plus distinctes.
Plutarque, par exemple, écrit un dialogue sur la musique; et l'un des interlocuteurs, qui a, la veille, assisté à un entretien sur la grammaire, propose aux autres de converser aujourd'hui sur la musique. Pourquoi cela, je vous prie? Parce que « c'est, après la grammaire, la science la plus convenable à la voix 1. » Qui, chez nous, pourrait deviner un motif aussi insensé? En supposant que cette raison en fût une, est-ce qu'il y a la moindre analogie entre la manière dont la grammaire peut convenir à la voix et celle dont la musique s'y applique ?
Une seconde raison ajoutée par le même vaut à peu près la première : c'est que « il est très-juste et très-important que les hommes chantent des hymnes aux dieux, qui leur ont donné une voix articulée'. «Vous admirez cette liaison d'idées : « Les dieux nous ont donné la voix ; il est juste
1 Plut., De musica, p. 1131, lig. 25; t. X, p. 030, Reiske.
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24.
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d'employer la voix pour les remercier. En conséquence, parlons de la musique. » C'est un véritable coq-à-1'âne; et il faut être fou pour s'imaginer qu'on tirera quelque notion abstraite positive d'un raisonneur de cette force-là.
Lysias, qui prend la parole pour répondre à la demande d'Onésicrate, est d'abord beaucoup plus sensé. «Tu nous poses là, dit-il, une question qui a été débattue par bien des gens : par les platoniciens, les aristotéliciens, les grammairiens et les harmoniciens ; et ce qu'il y a de plus évident, c'est qu'ils ne s'accordent pas 1. » Il cite, en effet, un grand nombre de témoignages, souvent contradictoires, auxquels nous ne nous arrêtons pas. Nous remarquons seulement ici que s'il y avait tant de discordance entre les auteurs , c'est qu'assurément aucun d'eux ne savait bien exacment de quoi il parlait.
Aristide Quintilien, de qui nous avons un ouvrage important sur la musique, et que l'on suppose avoir vécu du temps de Plutarque, n'est pas plus avancé que lui. II cite et admire beaucoup un philosophe pythagoricien qui définit la musique, non pas seulement l'art d'accorder les voix, mais bien ce qui régit et coordonne tout ce que la nature enferme dans son sein*.
Lui-même, dans un passage remarquable de son second livre, revient avec détail sur la matière précise de la musique , et il la définit en ces termes : « Celui qui étudie la musique doit donc surtout s'attacher à ces quatre choses : une pensée convenable, la diction, l'harmonie et le
1 1131, lig. 45; X, p. 651, Reiske.
* Liv. 1, p. 3. — Aristide Quintilien, pour lui, la définit à la page suivante, la science du convenable dans les corps et les mouvements : Ne dirait-on pas qu'il s'agit de la danse?
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 373
rhythme '. La pensée est de beaucoup la partie la plus importante, puisque sans elle on ne sait ni ce qu'on doit chercher, ni ce qu'on doit fuir. La diction est l'expression de la pensée; elle est surtout nécessaire pour frapper l'ouïe de ceux qui sont proches et pour les persuader. Cette diction, dès qu'elle fait entendre des syllabes accentuées et d'autres qui ne le sont pas, et avec cela des intervalles, forme l'harmonie, mais confuse et mélangée; et en y ajoutant les proportions de celles qui conviennent aux consonnances, elle produit le rhythme'. »
L'auteur conclut que, puisque la musique a pour objet la cure des affections de l'âme 3, il faut d'abord chercher en quoi consistent ces affections, et d'où elles viennent, parce que si cela n'était pas bien défini, tout le reste du traité resterait obscur. Et ne croyez pas que ce soient là des mots en l'air mis exprès pour relever son art. Il va, un peu plus loin, étudier avec détail la diction, et nous faire connaître les épithètes, les métalepses, les métaphores, périphrases, allégories, etc. 4 ; puis l'effet opéré sur notre âme par les discours composés de ces parties, effet qu'il assimile à celui que la médecine obtient des divers sucs et des diverses matières 1. Cet examen fort développé 6 contient sur la nature et le caractère moral des consonnes', et un peu plus loin sur celui des voyelles 8, les puérilités et les non-sens les plus extraordinaires.
1 . Arist. Quint., p. 76, lig. 4 et suiv.
a Ibid.
3 Arist. Quint., p. 76, lig. 16.
* Arist. Quint., de la p. 80, lig. 25, à la p. 85. » Arist. Quint., p. 85, lig. 24.
6 Arist. Quint., de la p. 85 à 96.
7 Arist. Quint., p. 89.
• Arist. Quint., p. 92 à 95.
374 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
Athénée traite aussi de la musique, dans son Banquet', et les autorités sont accumulées par lui comme elles l'ont été par Plutarque, bien entendu sans qu'il ose, non plus, prendre parti en cette circonstance.
Au ive siècle de notre ère, l'ouvrage que S. Augustin a intitulé De la musique*, bien que comprenant six livres, ne traite que de métrique et de versification; enfin, au vie siècle, Boèce, pour nommer ici de tous les musicographes anciens celui qui me parait avoir le mieux et le plus complètement compris cet art, Boèce a écrit trois traités qui se suivent : l'un sur l'arithmétique', l'autre sur la musique*, le troisième sur la géométrie 5 ; et ce qu'il y a de singulier, au moins à notre jugement, c'est que la musique n'est pas plus absente du traité d'arithmétique, que l'arithmétique ne l'est, à son tour, du traité de musique. Dans le premier, il parle de l'octave, de la quarte, de la quinte', du ton et des consonnances musicales 7. Dans le second, il explique fort au long ce qui regarde les rapports, ce que l'on nomme nombres multiples, superpartiels, ou superpartients; nombres carrés, proportions, moyennes proportionnelles, etc. 8.
Il est donc évident que jamais la musique n'a été chez les anciens un art exactement circonscrit, comme chez nous; qu'au commencement il comprenait, en quelque façon , tous les arts et toutes les sciences ; que, plus tard, on restreignit cette signification illimitée, sans pourtant arriver jamais à une définition précise et réciproque. Nous verrons
1 Athénée, Deipnos., XIV, 23 à 44, p. 616 à 639.
2 De musica libri sex.
1 De arithmetica libri duo,
4 De musica libri quinque.
s De geometria libri duo.
' De arithm., H, 39.
7 De arithm., H , 44.
' De musica, 11, i h 15, et ailleurs...
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 37 5
quelle conséquence on doit tirer de là pour l'art lui-même et son état ; nous nous bornons pour le moment à constater le vague de la pensée antique 1, et à montrer par là comment nous sommes nous-mêmes si embarrassés ou si sujets à l'erreur quand nous voulons parler de la musique ancienne.
Cette indécision sur le sens du mot musique, on la retrouve sur les autres termes généraux d'harmonie, de mélodie, de rhythme, etc. On la retrouve même, comme nous le verrons, sur les mots spéciaux, chez nous, de ton, de consonnance, de mode, d'accompagnement, etc., et c'est ce qui rend tout à fait impossible l'intelligence des textes anciens sur ces questions, si l'on ne prend résolument cette autre marche que nous avons indiquée tout à l'heure, qui consiste à se rendre un compte exact des parties et de la progression de l'art, et à voir à laquelle de ces parties les termes prétendus techniques peuvent se rapporter.
Pour nous, la musique est un art ou une science essentiellement pratique. Comment un tel art se perfectionnet-il? Il part des plus petits rudiments, puis ajoute successivement diverses améliorations dont la somme le forme toujours dans son degré actuel : de sorte que si l'on avait le premier rudiment et la date précise des améliorations successives, on aurait par là, quand bien même les ouvrages auraient été perdus, l'histoire exacte des progrès de l'art ; et réciproquement, si, partant de l'état actuel, nous retran*
retran* à ce sujet même les Harmoniques de Ptolémée. Voici les titres des derniers chapitres du livre 111 : — 8. De la ressemblance du système parfait (de musique) avec le cercle du zodiaque. — 9 Comment les unissous et les consonnances se comportent comme ce qui est bien harmonisé dans le zodiaque. — 10. Que le mouvement continu dans le son doit être assimilé au mouvement des étoiles en longitude. —-11. Comment le mouvement des astres en hauteur est assimilé aux genres dans l'harmonie. — 12. Que les changements de son d'un ton à un autre sont assimilés au mouvement des astres en latitude. — 13. De l'analogie qu'il y a entre le tétracorde et l'aspect du soleil. — 16. Comment les propriétés des planètes se rapprochent de celles du son. Voyez l'édition deWallis.
37 6 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
chions successivement, et à leurs dates respectives, les améliorations que le temps et la pratique ont introduites, nous retournerions à l'état primitif, et nous ferions cette même histoire en ordre inverse.
Remarquons que, dans l'un et l'autre cas, cette histoire est indépendante des ouvrages, lesquels sont bien ou mal faits, excellents ou médiocres, selon le talent des auteurs, mais toujours, et à chaque époque, compris dans une certaine forme générale et commune, et dont les perfectionnements nous intéressent encore au plus haut degré, au défaut des oeuvres que le temps nous a ravies.
Cette distinction entre les formes générales de l'art et le talent d'invention ou d'exécution des artistes est si importante pour la question présente, que je crois devoir l'éclairer par un exemple emprunté de la sculpture.
Il est sans doute impossible de remonter à la première origine de la statuaire; mais, enfin, à une certaine époque, on a grossièrement taillé, comme nous le voyons dans quelques amulettes ou ornements des sauvages, une tête humaine, placée sur un socle allongé, où les membres n'étaient pas accusés, ou l'étaient à peine : ce sont ces simulacres qu'on a, plus tard, nommés des Termes. Partons de ce point : c'était assurément un progrès que de figurer exactement les bras collés sur le corps, ou les jambes non séparées, comme l'ont fait les Égyptiens, de qui nous avons des statues de ce genre que l'on peut voir au Musée des Antiques; imaginons que l'art, en Grèce, a été quelque temps à ce point.
Dédale est venu, qui a, dit la fable, fait marcher ses statues , c'est-à-dire qu'il a détaché les bras et les jambes et mis ses marbres dans la position d'hommes qui marchent. Voilà un second progrès très-sensible, et qui existait indubitablement, quand même les statues de Dédale seraient restées très-grossières.
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Plus tard, on a mis dans les oeuvres cette beauté de formes qui distingue la belle antiquité ; plus tard on a exprimé les passions; plus tard on ne s'est pas borné à une statue, on a composé des groupes dont tous les personnages participaient à la même action, chacun avec son caractère et son expression propre. Ce sont là autant d'échelons, ou de degrés, dont la progression est sensible, et dont les relations sont tellement nécessaires, qu'il est presque impossible de ne pas les distinguer ou de les intervertir.
Ce qui s'est fait dans la sculpture s'est fait dans tous les arts, et en particulier dans la musique; et c'est pour ne l'avoir pas suffisamment compris que des hommes, d'ailleurs fort savants, nous ont débité sur ce sujet tant de prétentieuses fariboles. Essayons de mieux comprendre ce que nous rapportent les anciens.
La première chose à mettre en évidence, c'est l'état rudimentaire de la science musicale chez les Grecs et chez les Romains, et de comparer pour cela ce qu'elle comprenait chez eux à ce qu'elle comprend chez nous.
Aujourd'hui, en fait, l'art musical embrasse, indépendamment de l'exécution, qui reste propre à l'exécutant, et par laquelle nous finirons, plusieurs parties très-distinctes, qui se sont créées et perfectionnées depuis les temps anciens jusqu'à nos jours; savoir: 1° Y intonation, résumée dans la gamme ou dans l'octave ; 2° la mesure et tout ce qui en dépend; ô° Y harmonie, ou l'art de faire marcher plusieurs parties ensemble; 4° le contre-point, ou l'art de tirer parti d'une phrase musicale par les imitations directes ou renversées , allongées ou resserrées, par les variations, les canons et les fugues; 5° la composition, ou l'art de composer des morceaux de musique de diverses formes et de divers caractères, en y employant, selon leurs diapasons et leurs timbres, les voix ou les instruments, ou enfin les uns et les autres.
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Entendons bien que je cite ces cinq éléments en tant que ce sont des parties de sciences, non en tant que ce sont de premières inspirations, ou de premières observations. Certes, du moment qu'un homme et une femme ont chanté ensemble , ils ont chanté à l'octave, et par là produit un accord. Mais celui qui verrait là dedans ce qu'on appelle aujourd'hui harmonie, prouverait seulement qu'il ne comprend pas le sens de ce mot.
De même, le premier qui a trouvé une cantilène, ou phrase chantante, a, dans la rigueur du terme, fait une composition musicale. Mais si quelqu'un croyait que c'est de cela qu'il s'agit quand nos musiciens parlent de composition, il n'y aurait rien à lui dire, sinon qu'il allât d'abord apprendre de quoi il est question.
Or, en prenant les mots dans le sens que j'ai dit, il n'y a rien, dans les auteurs anciens, qui se rapporte, de près ou de loin, à la composition, ni au contre-point, ni à l'harmonie. Il faut donc rayer toutes ces parties de leur musique.
En vain quelques érudits modernes ont-ils imaginé que les anciens avaient pu connaître notre harmonie. Il a fallu pour cela qu'ils ne sussent pas du tout ce que c'est que cette partie de la musique, et qu'ils ne comprissent pas même ce que les anciens nous disent de leurs consonnances. Ils auraient vu qu'il n'y a rien de commun que le nom entre celles-ci et les nôtres; et que raisonner sur ces noms pour en conclure la nature des choses, c'est, comme quand on argumente sur le mot musique, tomber dans ce sophisme d'ambiguïté des termes que les logiciens appellent grammatica fallacia\
Chez nous, les consonnances, ou intervalles consonnants, sont essentiellement des sons, qui, entendus ensemble, for'
for' en donue cet exemple (Logique, art. 13) : un rat ronge; ur, un rat est une syllabe; donc une syllabe ronge.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 37 9
ment un composé agréable à l'oreille. Cela est si vrai, que Catel, dans son Traité d'harmonie, ne nommant pas la quarte au nombre des intervalles consonnants, écrit en note : « La quarte, étant un renversement de la quinte, devrait être considérée comme une consonnance; mais son effet étant beaucoup moins agréable que celui de la quinte, elle est regardée comme dissonnance contre la basse, et comme consonnance entre les parties intermédiaires et supérieures '. » L'esprit philosophique moderne est tout entier dans cette phrase. Bien qu'en général le renversement d'une consonnance soit encore une consonnance, cependant, dès que la sensation ne confirme pas le principe, on borne la règle, et l'on déclare la quarte dissonnante. Mais si elle fait un mauvais effet quand elle est à la basse, elle en fait un excellent entre les parties supérieures ; alors elle est consonnante dans ce dernier cas; elle le sera même à la basse dans une circonstance particulière que l'auteur indique dans la suite de sa note, c'est-à-dire que rien ici n'est arrêté d'avance ou sur des principes abstraits ; que l'oreille est partout consultée, et qu'on arrivera ainsi certainement à un art musical vraiment digne de ce nom.
Chez les anciens c'est tout le contraire. Supposons, ce qui, en effet, ne pourrait guère être arrivé autrement, et que, d'ailleurs, ils nous disent formellement eux-mêmes',- qu'ils aient remarqué quelques intervalles agréables à l'oreille, comme l'octave, la quinte, la quarte. Ils y ont bientôt appliqué certains nombres, comme 2, 3/2, 4/3. Dès lors, négligeant tout à fait les sons, ils ont travaillé sur les chiffres qui les représentaient; ils ont vu que 2 était un multiple exact de l'unité; que les fractions 3/2, 4/3, se résolvaient en ces nombres fractionnaires 1 + 1/2, 1 + 1/3; et.
* Traité d'harmonie, article préliminaire, p. 3. 3 Boeth., De musica, V, 6.
380 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
ils ont appelé superpartiels' ces nombres composés d'une unité et une seule partie ; ils en ont soigneusement distingué ceux qui valent une unité et deux ou plusieurs de ses parties, comme , qu'ils ont nommés superpartients \
Ce sont ces considérations arithmétiques que les anciens ont ensuite appliquées à la détermination des consonnances. Celles-ci, selon les pythagoriciens, que Ptolémée loue beaucoup d'avoir trouvé un moyen rationnel de les calculer 3, devaient être exprimées ou par des multiples ou par des nombres superpartiels. Et ainsi, partant d'un son représenté par l'unité, ils assignaient comme consonnant avec lui sa quarte , sa quinte = 3/2, son octave = 2, sa douzième , ou l'octave de sa quinte = 3, et sa double octave = 4'.
Mais la quarte étant donnée absolument comme une consonnance , il nous semble bien ridicule que l'octave de cette quarte, ou la onzième, ne le soit plus. « C'est impossible, disaient les pythagoriciens; son nombre 8/3 n'est ni un multiple ni un superpartiel 5. » En effet, c'est un superpartient; 8/3 = 2 + 2/3; mais les élèves de nos cours d'harmonie seraient bien étonnés de voir fonder sur des raisons pareilles les règles qu'on leur fait apprendre.
Au reste, Ptolémée lui-même combat le raisonnement des pythagoriciens, et maintient l'octave de la quarte au nombre des consonnances; mais c'est aussi par des raisons mé1
mé1 Harmon., 1,5. — Superparticularis est numerus ad alterum comparatus, quoties habet in se totum et partem ejus aliquam. Boeth , De arithm., I, 24.
* — Superpartiens numerus ad alium comparatus habet eum totum infra se , et ejus insuper aliquas partes , vel duas, vel très , vol quatuor, vel quoi ipsa tulerit comparatio. Boeth., De arithm., I, 28.
" Harm., 1, 5.
1 Boeth., De musica, 11, 17, 18, 19.
" '■>.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 381
taphysiques, comme celles que mettaient en avant ses adversaires. Quant à la sensation, il ne l'invoque pas le moins du monde, et n'y pense même pas'.
Il est donc parfaitement évident que les anciens n'attachaient pas du tout au mot consonnance le même sens que nous, et que quand on a voulu fonder là-dessus la preuve qu'ils connaissaient l'harmonie, on a raisonné comme le maître à danser du Bourgeois gentilhomme, qui voit dans son art le meilleur guide pour la conduite de la vie, parce qu'il nous empêche de faire de mauvais pas*.
La mesure musicale même, cette partie si essentielle chez nous, les anciens ne la comprenaient pas dans leur musique, puisque aucun des auteurs qui ont traité de ce sujet n'en a parlé. Cela ne signifie pas qu'ils ne connussent ni la mesure en soi ni la musique mesurée : puisqu'ils marchaient en troupe ou dansaient au son de quelques instruments 3, il fallait bien que la musique employée alors fût, comme la nôtre, au moins quelquefois, divisée en temps égaux. Mais c'était par exception ou par occasion qu'elle avait cette qualité : la mesure n'était pas, comme chez nous, une partie essentielle et fondamentale de l'art.
Quelques admirateurs de l'antiquité se révolteront contre cette conclusion; elle n'est pas moins certaine, en dépit de toutes les hypothèses contraires. Ceux qui ont voulu, malgré le silence universel des anciens, retrouver chez eux cet élément de notre musique, n'ont pu se raccrocher qu'à leurs rhythmes, qui semblent, en effet, avoir quelque analogie avec nos mesures, et qui sont composés de temps plus ou moins rapides. Mais ici, encore, ils se sont attachés à des
1 Ptolem., Harmon., 1, 7 ; Boeth., De musica, V, 8.
1 Molière, le Bourgeois gentilhomme, acte 1, se. 2.
3 Quint., Inst. orat., I, 10, n° 14; Atlien., Deipnos., XIV, 24, p. 626, D, E.
38 2 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
mots sans s'occuper aucunement du sens que ces mots représentaient.
Le rhythme, selon les auteurs les plus distingués, était un ensemble de temps réunis selon un certain ordre ' ; chez nous, la mesure est caractérisée par le retour d'un son plus fort, après un nombre égal de temps égaux. Y a-t-il la moindre analogie entre ces deux définitions?
Ce n'est pas tout : le rhythme, pour les anciens, se divisait dans la diction par les syllabes ; dans le chant, par les rapports des arsis aux thésis, c'est-à-dire des temps forts aux temps faibles'. Qui a jamais parlé de ces rapports dans nos mesures? Celles-ci se divisent en deux, trois ou quatre parties égales. Tout est absolu; il n'y a rien de relatif.
Quels étaient ces rapports dont parlent les anciens? Il y en avait quatre 3 : le rapport égal, quand l'arsis était égale à la thésis ; le rapport double, quand l'arsis valait deux fois la thésis ou seulement sa moitié ; le rapport sescuple, quand elle valait une fois et demie la thésis ou qu'elle en valait les deux tiers ; et le rapport surtiers, quand elle en valait les quatre tiers ou les trois quarts. De ces rhythmes, les deux premiers pourraient, jusqu'à un certain point, représenter les mesures à deux et à trois temps ; mais les deux autres signifient alors les mesures à cinq et à sept temps. N'est-ce pas une belle trouvaille pour une mesure musicale? et remarquez, de surplus, qu'on rejette absolument la mesure à quatre temps, représentée par l'amphibraque, où l'arsis étant 1, la thésis serait 3 ou réciproquement ; car le rapport
1 Aris. Quint., e usica, p. 3, ig. 4.
tétras. Ibid.,?. 32, lig. 18.
s p. 34 et 35. — Nous avons déjà, à l'occasion des pieds de vers, signalé ces rapports; ri-dessus, p. 256.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 383
étant de 1 à 3, ou de 3 à 1, il n'était pas possible de l'admettre selon les règles anciennes '.
Si les rhythmes ni les temps rhythmés des anciens n'étaient une de nos mesures, pouvaient-ils être plusieurs de ces mesures? Non, pas le moins du monde. Il suffit de lire ce qu'ils disent des rhythmes incomposés, où les arsis et les thésis étaient toujours dans le même rapport, et des rhythmes composés, où, au contraire, ce rapport changeait. Les premiers pourraient s'appliquer à une pièce de musique à mesures égales ; les seconds ne peuvent convenir qu'à une pièce où la mesure changerait constamment; et l'auteur qui parle des uns et des autres n'indique aucune préférence pour le système des mesures égales \ N'est-il pas clair que c'est qu'il ne l'a jamais entendu, ni comparé à l'autre?
Enfin ce que les anciens nommaient la conduite rhythmique et les changements rhythmiques est si complet et si péremptoire, qu'il faut absolument le citer. « La conduite rhythmique, dit Aristide Quintilien, c'est la rapidité ou la lenteur des temps, comme lorsque, conservant les rapports des arsis aux thésis, nous proférons différemment les grandeurs de chaque temps 3. Le changement rhythmique est l'altération des rhythmes ou de la conduite rhythmique. Ces changements se font de quatorze manières : 1° par la conduite ; 2° par le rapport des pieds, quand nous passons d'un de ces rapports à un autre, ou d'un à plusieurs ; 3° ou d'un incomposé à un mixte ; 4° ou d'un rationnel à un irrationnel ; 5° ou d'un irrationnel à un autre irrationnel; 6° ou de ceux qui diffèrent par opposition des uns aux autres ; 7° ou d'un mixte à un mixte *. »
1 S. August., De musica, I, 9 et suiv.; H , 10, n° 18. — Térentien dit aussi (dans Putsch, p. 2414), après avoir parlé du rapport égal, du double et du sescuple : « Quicquid istis discrepabit, absonum reddet melos. »
1 Arist. Quint., p. 35 et 36.
8 Arist. Quint., p. 42, lig. 7 et suiv.
* Arist. Quint., p. 42, lig. 15 et suiv. — Après avoir annoncé qua-
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La conduite rhythmique consistait donc à changer les valeurs des temps en conservant leurs rapports, et les changements rhythmiques à changer à la fois et les rapports et les valeurs des temps. Que restait-il alors de ce qui nous semble constituer la mesure musicale?
Remarquez d'ailleurs que ces altérations ne sont pas données par Aristide Quintilien comme exceptionnelles ou peu ordinaires. Nous dirions aujourd'hui, par exemple : « Quelquefois, dans un morceau de musique, on change tout à coup de mesure, et l'on produit ainsi des effets particuliers. » Chez les anciens, ce n'est pas cela du tout. et la sont la règle générale, le fond du système ; elles se pratiquent constamment, d'un pied au suivant, de toutes les façons et sans aucun ordre préétabli; et ce que nous dit ici un musicien sur la perpétuelle mobilité des rhythmes est confirmé par ce que nous voyons chez les métriciens sur les différents pieds qu'ils admettaient dans le même vers, et par cette plainte de saint Augustin, qui, ne pouvant concilier cette diversité avec l'égalité dont il faisait, pour lui, la condition primordiale des vers , propose un moyen métaphysique d'y échapper et s'écrie : « Par là, du moins, cette égalité que nous cherchons ne tomberait pas complètement en ruine. Non omni modo illa numerorum labefaclaretur oequalitas '. »
Ces raisons, tirées de témoignages positifs , ne sont pas les seules à invoquer ici; il y en a d'autres qu'on peut nommer négatives, et qui ne sont pas moins fortes. Dans les arts, la pratique d'un certain moyen amène nécessairement la connaissance et la dénomination de tout ce qui s'y rapporte; de sorte que si plus tard les témoignages viennent à manquer,
torze manières , l'auteur n'en indique que sept. 11 est probable qu'il faut après chacune sous-entendre quelque mot, comme et réciproquement. ' De musica , V, 11, n° 24, p. 178.
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ce n'est pas seulement la chose qu'il faut ainsi supposer perdue : ce sont en même temps toutes ses circonstances, dont il faut croire que le hasard nous a privés à la fois. • Pour ce qui tient à la mesure, ce n'est pas seulement l'égalité des temps qui la caractérise chez nous ; ce sont aussi les temps forts ou faibles, et le retour périodique des uns et des autres à des intervalles égaux. Comment se fait-il que rien, dans les anciens, ne fasse la plus légère mention d'un fait si capital?
Ce n'est pas tout : dès que la mesure s'applique à la musique, quelle que soit la longueur des notes, il faut avoir des silences équivalents. Qu'on nous cite une seule phrase des anciens faisant une allusion, même éloignée, à ce moyen mélodique ' dont il nous serait absolument impossible de nous passer. Jusqu'à ce qu'on l'ait trouvée, il demeurera évident que la mesure n'était pas alors, comme chez nous, une partie essentielle et toujours présente de la science musicale.
On dira peut-être, comme on l'a soutenu quelquefois, que la tenue plus ou moins longue des notes était déterminée par la quantité prosodique des syllabes. Cette raison, d'abord, n'en serait pas une pour nous, qui avons démontré que cette longueur ou cette brièveté n'étaient pas réelles ; que ce n'était qu'une mesure de compte, et que souvent on renversait dans le chant les valeurs indiquées'. Mais, dans tous les cas, cela ne s'appliquerait qu'à la musique vocale. Il y avait
1 S. Augustin, dans son traité De la muUque, 111, 8, n° 17 et suiv., parle bien des silences, dont Quintilien avait dit un mot avant lui (Inst. orat., IX, 4, n»» 51, 98); mais ce ne sont pas des silences musicaux ayant leur valeur propre et bien déterminée : ce sont tantôt des intervalles pour respirer, tantôt ce que d'autres, en particulier Aristide Quintilien, ont nommé des temps vides, c'est-à-dire de simples supputations de ce qu'il faut ajouter pour que le temps inarque par un trochée soit égal à celui d'un spondée, etc.
" Ci-dessus, p. 215 et suiv.
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chez les Grecs de la musique instrumentale, et si vous voulez savoir ce qu'elle pouvait être, adressez-vous à Athénée. Je le cite dans un passage où il raconte ce dont il a été témoin lui-même, et non dans ce qu'il rapporte de l'ancienne musique, où il est fort sujet à caution : « Je crois ne devoir pas omettre ce qui arriva au citharède Amoebée, qui vivait de notre temps. » Puis, après avoir conté son aventure, il ajoute : « Il entra, but un coup, et nous fit tant de plaisir que nous admirions également et la rapidité du jeu de sa cithare et l'accord harmonieux de sa voix '. » Vous voyez qu'ici comme chez nous, la rapidité, la prestesse dans la succession des notes était comptée pour quelque chose; et il n'y a pas à s'y tromper, si tout cela se faisait en mesure, il fallait qu'il y eût, en même temps que des notes significatives, des silences correspondants : où les anciens en parlent-ils'? S'ils n'en parlent jamais, c'est qu'ils ne les avaient pas, et alors la mesure n'était pas une partie essentielle de leur musique. Elle n'y entrait que dans des morceaux particuliers, tels que les marches et les danses, assez fortement rhythmées pour qu'on pût toujours se retrouver, lors même que les silences n'étaient pas scrupuleusement marqués.
A ces objections si puissantes , comme aux témoignages positifs énumérés plus haut, se joint encore cette considération philosophique, d'ailleurs confirmée par la pratique, que, quelque agréable que nous paraisse l'égalité des mesures, non-seulement cette égalité n'est pas essentielle à la musique, mais que souvent même elle a été une cause d'infériorité pour le chant, où on l'appliquait à la rigueur.
Dans nos habitudes musicales, avec un contre-point aussi savamment travaillé que le nôtre, avec des parties qui se
1 Deipnos., XIV, 17, p. 623, D.
J Je répète qu'il s'agit ici des silences comme ceux de notre musique, ayant une valeur et une figure déterminées, et non pas seulement d'une absence de son.
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jouent et se développent les unes sous les autres, dans des dessins souvent très-compliqués, la mesure égale n'est pas seulement un agrément, c'est une nécessité. Mais quand une voix chante seule, ou quand plusieurs voix chantent la même chose, ne peut-on pas sans inconvénient tantôt presser, tantôt ralentir la mesure? et n'est-ce pas ce que l'on fait tous les jours chez nous?
Même avec notre système d'harmonie, quand une seule voix ou un seul instrument récite et que tous les autres l'accompagnent, celui qui fait le chant principal n'est-il pas maître absolu de son mouvement? Voyez ce qui se passe sur nos théâtres, quand un chanteur aimé du public exécute un de ces airs qu'on nomme de bravoure, c'est-à-dire qui doivent exciter les bravos par l'extrême agilité du gosier, la profusion des notes, la richesse des broderies? où est alors la mesure isochrone? Suivez le bâton du chef d'orchestre, vous verrez bien que les mouvements ne sont pas égaux, que luimême suit la voix du chanteur, et que les concertants suivent ses signes.
Écoutez encore ces hommes qui sonnent de la trompe de chasse, quand ils exécutent des fanfares : les temps de leurs mesures sont-ils égaux? Point du tout; ils allongent considérablement les finales, surtout s'ils jouent plusieurs ensemble , et ne se gênent pas non plus pour les autres notes, dont ils prolongent les accords.
Il est donc tout à fait puéril de supposer dans la musique ancienne cet isochronisme dont aucun auteur ne parle, qui est si loin d'être essentiel au chant qu'aujourd'hui même nous le supprimons souvent, soit dans la musique accompagnée, soit surtout dans la musique en solo ou en unisson.
Enfin, et c'est là la preuve pratique et expérimentale de tout ce que je viens de dire, dans le plain-chant, le seul monument de l'ancienne musique, le seul reste, probablement perfectionné, de la mélopée grecque, les mesures ne
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sont pas égales, ou même il n'y a pas de mesure. N'cst-il pas ridicule de penser que si la musique des Grecs avait eu une qualité aussi générale, le plain-chant eût pu la perdre?
En fait, on n'attribue la mesure isochrone à l'ancienne musique que parce qu'on craint, en la lui refusant, de diminuer sa valeur. C'est là une raison bien peu philosophique, ou plutôt tout à fait fausse. Le plain-chant, quoique non mesuré, n'a pas moins un grand mérite. Croyons bien que la musique grecque avait le sien, même sans cette égalité de mesure qui fait le caractère de la nôtre ; et concluons, comme nous l'avons dit, que toute la théorie musicale, chez les anciens, se rapporte à la seule partie de l'intonation et à ce qui en dépend. C'est ce que nous allons étudier dans la suite de cette dissertation.
II. Intonation. — L'intonation est proprement l'art d'entonner, c'est-à-dire de commencer et de continuer un morceau de musique ; mais on applique aussi ce nom, et c'est dans ce sens que nous le prenons, à la suite des notes considérées quant à leurs divers degrés d'élévation et aux intervalles qui les séparent.
« A l'audition d'une pièce de musique quelconque, dit M. Lafage 1, il est impossible de ne pas s'apercevoir que parmi les tons qui la constituent, il y en a de plus bas et de plus élevés. Les premiers s'appellent sons graves; les seconds , sons aigus. » Considérés par rapport à leur plus ou moins d'élévation, les sons se nomment des tons; la réunion des tons dans l'ordre de leur gravité à leur acuité forme ce qu'on appelle l'échelle musicale. Enfin, avec un peu d'attention, on reconnaît que cette échelle musicale se divise en parties tout à fait similaires, composées chacune de sept notes, qui se reproduisent successivement du grave à l'aigu ou de l'aigu au grave, et qui, prises ensemble, s'ap1
s'ap1 musicale, p. 7, n" 7.
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pellent octaves ou gammes; si bien qu'il suffit d'étudier une seule octave dans une échelle musicale aussi étendue qu'on voudra, pour connaître parfaitement l'échelle entière.
L'octave moderne, ou la gamme, se compose des sons nommés chez nous ut, ré, mi, fa, sol, la, si. Il est certain que ces sons ont été produits d'abord par des hommes bien organisés; mais, plus tard, on a voulu savoir s'il y avait une règle mathématique qui pût leur servir de modèle ou de preuve. Des expériences fort ingénieuses ont été faites à ce sujet; on a reconnu : 1° qu'une même corde tendue toujours également donne des sons d'autant plus aigus qu'elle est plus courte; 2° que le degré d'acuité du son dépend du nombre des vibrations qu'elle fait dans le même temps; 3° que ce nombre de vibrations augmente précisément dans la même proportion que la corde devient plus courte, ou, comme on dit souvent, qu'il est en raison inverse de la longueur de la corde; 4" que les tons de la gamme peuvent être exprimés rigoureusement par le nombre des vibrations qui les produisent, comparé au nombre de vibrations de la première note.
D'après ces principes, et en considérant aussi les sons qu'une corde sonore produit par sa division spontanée, qu'elle fait toujours entendre avec le son principal, et qu'on appelle ses harmoniques, on a constitué la gamme moderne d'une manière tout à fait rationnelle et parfaitement juste, en représentant par les nombres suivants les vibrations faites dans le même temps pour chacune de ces notes :
ou, si on l'aime mieux, en décimales •
Ut ré mi fa sol la si ut 1 1,125 1,25 1,333 1,5 1,666 1,873 2.
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Le second ut, qui a pour expression 2, montre qu'il suffit pour passer à l'octave suivante de doubler tous les rapports exprimés ici; et que, par conséquent, on peut ramener successivement toutes les notes calculées d'une octave aux octaves inférieures ou supérieures, en divisant ou multipliant la fraction qui les exprime par 2, 4, 8, 16, etc., selon le cas.
Les rapports que nous venons d'écrire sont invariables ; ils représentent la justesse parfaite et idéale. Mais, dans la pratique, l'oreille admet un certain écart au-dessus et audessous de ces sons types. Cela est prouvé : 1° par les instruments à tempérament, comme le piano et la guitare, où aucune note ne peut être rigoureusement juste, et pourtant notre oreille s'en accommode parfaitement; 2° par ce fait que, dans un orchestre, le chef est obligé de donner le la à tous les concertants; car s'ils se le communiquaient les uns aux autres, les petites différences d'accord pouvant s'accumuler dans le même sens, on arriverait à une discordance complète entre les instruments.
Ainsi, la suite des valeurs données ici est purement idéale : on en approche plus ou moins, sans jamais l'atteindre, à force de s'exercer; et l'oreille accepte volontiers certains écarts d'autant plus petits, cependant, qu'elle est ellemême plus fine et plus juste.
Nous disons qu'on chante ou qu'on joue faux, quand on excède dans ces écarts des tons justes, ce que supporte notre oreille ou celle du commun de nos contemporains.
Il n'est pas besoin d'ajouter que ce qui distingue la musique de la simple parole, c'est qu'elle n'admet que ces sons rationnels dont nous venons de parler, ou quelques autres dont les rapports (sauf, bien entendu, les écarts reconnus tout à l'heure) sont contenus dans la liste précédente, ou s'y rattachent. Le simple langage, au contraire, admet tous les tons, tous les intervalles, ceux, en un mot,
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qu'on appelle irrationnels, par opposition aux intervalles musicaux '.
Ces idées sont si simples, qu'il est à croire que si l'on avait toujours eu affaire à des artistes, aucune question ne se serait élevée sur ce point. Malheureusement, il y a, à côté des artistes, des raisonneurs ou des érudits, gens en général fort peu sensibles en fait d'art, mais qui remplacent le sentiment par la dissertation, et qui mesurent leur amour des arts au nombre des pages qu'ils écrivent sur leur sujet.-
Ces prétendus philosophes ont remarqué, on ne sait trop comment*, dès un temps fort reculé 3, que si un son tel que ut fait une vibration en un temps donné, la quatrième note fa, ou la quarte, comme on l'appelle, fera dans le même temps une vibration et un tiers, ou 4/3 de vibration ; et que sol, ou la quinte, fera une vibration et demie, ou 3/2 vibrations. Ils ont nommé ton la distance de la quarte à la quinte, distance qu'il faut exprimer par le rapport de l'une à l'autre, ou de 3/2 : 4/3, et qui est égal à 9/8.
Cette première, observation confirmée par les expériences modernes, est très-juste, et fait le plus grand honneur à celui à qui elle appartient, quel qu'il soit.
On ne s'en est pas tenu là; on a poussé plus loin le calcul sans s'assurer s'il représentait encore exactement les intonations -, et ici le système a entraîné la fausseté des opinions, comme nous allons le voir. Je reprends la suite des
1 Les anciens ont parfaitement déterminé cette distinction ; ils appelaient vox continua, la simple parole ; et ftaTixy, vox discreta, vox disgregata, la voix musicale ou cliantée. Cidessus, p. 360.
2 Toutes les expériences rapportées à ce sujet par les anciens sont fausses ou impossibles; on n'y peut donc donner aucune créance. Ci-dessus, p. 357, 358.
5 Aristide Quintilien [De musica, 111, p. 112) et Nicomaque (Manuale harmon., 1, 6, p. 10) rapportent avec beaucoup de détails, et d une manière très-différente, les expériences dont il s'agit, qu'ils attribuent à Pythagorc.
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notes sous les noms que nous leur donnons, qui n'étaient pas ceux des anciens; mais cela ne fait rien ici, puisqu'il ne s'agit que de leurs valeurs.
De fa à sol, il y a un ton, c'est-à-dire que le nombre de sol vaut les 9/8, ou est d'un huitième plus fort que celui de fa. Les anciens ont supposé qu'il y avait aussi un ton pareil de l'ut au ré, du ré au mi, du sol au la et du la au si; en faisant le calcul, la gamme s'est trouvée divisée en cinq tons parfaitement égaux-, et du mi au fa et du si à l'ut, en deux intervalles moindres de plus de moitié qu'on a appelés demi-tons. On en Voit ici le modèle:
1 2
ou en décimales :
Ut ié mi fa sol la si nt
1 1,25 1,267 1,533 1,5 1,6875 1,898 2
Ainsi calculée, la gamme idéale est fausse : mi doit être représenté par 5/4, ou 80/64-, et la par S/3, ou 25/15, comme nous l'avons dit, et non par les nombres 27/16, ou 81/64, qu'admettaient les anciens.
Ce qui établit la justesse des nombres modernes, c'est qu'ils ne sont pas le résultat d'un calcul hypothétique, mais celui de l'expérience. Une corde un peu longue fait entendre spontanément, outre le son principal, sa tierce et sa quinte, ou plutôt les octaves de ces notes. La corde ut, par cela seul qu'elle résonne, fait résonner en même temps le mi et le sol, représentés l'un par 5, l'autre par 3, qui, ramenés par la division dans la première octave, donnent 5/4 et 3/2. On prouve de même que le la étant la tierce du fa, représente, par rapport à ut, 5/3, ou 25/15, et non pas 27/16, comme s'il était la quinte du ré; et que le si étant
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la tierce du sol, vaut 15/8, ou 240/128, et non pas 243/128, comme s'il était la quinte du mi calculé déjà trop haut.
En d'autres termes, les anciens ont supposé que le mi surpassait le ré d'un huitième, comme le ré surpasse Yul; que le la surpassait aussi le sol d'un huitième, comme le sol surpasse le fa; l'expérience nous a montré que le mi et le la ne surpassaient les notes qui les précèdent que d'un neuvième, ce qui nous a conduits à distinguer le ton majeur représenté par 9/8, et le ton mineur, exprimé par 10/9'.
Nous disons bien, comme les anciens, que l'octave se compose de cinq tons et de deux demi-tons. Mais sur les cinq tons, il y en a trois majeurs seulement, les deux autres sont mineurs ; et ce sont nos demi-tons qui, comparés à ceux que calculaient les anciens, profitent de cette petite différence-, car ils augmentent le chiffre de la note de 1/15, au lieu de l'élever seulement de 13/243, ce qui ne ferait pas tout à fait 1/18.
La gamme idéale des anciens était donc essentiellement fausse. Les érudits qui ont remarqué cette erreur, plutôt que d'accuser les philosophes de mesures mal prises", ou de
1 Nous retrouverons plus tard la preuve qu'il n'y a dans tout ce qu'ont dit les anciens sur la valeur des notes, que des jeux de calcul. Aussi, vers le temps de Plolémée, c'est-à-dire lorsqu'on commençait à mesurer les intervalles avec plus d'exactitude, Didyme avait reconnu les deux tons, le majeur et le mineur ; « la quarte, dit Ptolémée (Harmon,, 11, 14), èv ment les rapports de ré à ut, aemib.ré,defahmi. Du reste, si l'on veut comprendre la manière de raisonner des anciens, on ne peut rien lire de mieux que la note 35 du Mémoire de l'abbé Roussier, sur la musique (p. 201 a218). Cet homme, qui n'avait aucune intelligence de l'art musical, a pris pour argent comptant tout ce que les anciens nous débitent à ce sujet. 11 s'est identifié avec leur gamme arithmétique plutôt que musicale, et l'a systématisée en la tirant tout entière de la progression triple et de la progression double ; c'est un prodige d'absurdité, qui montre d'autant mieux ce qu'était ce système musical qu'on veut quelquefois nous faire admirer.
* Voyez dans Boèce (De musica, V, 13) comment Ptolémée prouve contre Arisloxène que l'octave ne vaut pas six tons majeurs pleins. Est-il possible d'arriver à rien d'exact par un tel procédé ?
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principes trop tôt généralisés 1, ont supposé l'oreille antique autrement constituée que la nôtre-, ils ont dit qu'elle exigeait impérieusement ces nombres, et que les nôtres leur auraient paru faux. Nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser de cette assertion. Remarquons seulement qu'elle va plus loin qu'on ne pense; car, d'après elle, toute corde un peu longue aurait été fausse pour les anciens, puisqu'elle fait toujours entendre, surtout en s'éteignant, ses harmoniques, qui ne dépendent pas de l'homme, mais de la nature seule, et qui sont toujours représentés par 3 et par 5. De plus, on n'aurait pas pu jouer de la trompe, de la trompette, du clairon, puisque là c'est la colonne d'air qui, comme les cordes tendues, se divise spontanément en 2, 3, 4, 5 ou 6 parties égales, et fait entendre sur Vut égala 1, le mi égal à 5/4, ou 80/64, et non pas à 81/64.
Cette considération est d'autant plus probante, que les trompes et trompettes sont des instruments très-simples, qui remontent à une haute antiquité, et que par leur forme elles ne se prêtent à aucune modification du son. D'un autre côté, chacun sait qu'elles exigent une musique particulière, attendu qu'elles ne peuvent faire qu'un certain nombre de notes, savoir, dans leur ton propre, celles de l'accord parfait ut, mi, sol, et quelques autres. Mais les notes de l'accord parfait étant celles qui sortent le mieux, sont aussi celles qu'on doit ramener le plus souvent.
Soit donné, par exemple, cet air de trompette :
' Arisloxèue, le vrai représentant de l'école d'Aristote et de la saine
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Il n'y a pas dans celte courte phrase moins de dix mi, qui, quoi que l'on fasse, sortiront justes selon la gamme moderne; ils auraient donc tous été faux selon la gamme ancienne, et, par conséquent, aucun chant de trompette n'aurait été supportable pour l'oreille des anciens, si les considérations abstraites dont nous venons de parler avaient, dans la pratique, la valeur que quelques érudits ont voulu leur donner.
Mais disons bien vite que toute cette discussion sur le chiffre exact représentatif des tons de la gamme est extrêmement futile, à moins qu'il ne s'agisse de la science pure et non appliquée. Si les tons mi et la, représentés par 81/64 et 27/16, sont faux pour notre gamme idéale d'ut, ils sont très-certainement tolérables pour les hommes qui ne sont pas musiciens de profession. Cela est indubitable, puisque quand on fait commencer l'étude du violon ou du violoncelle, le la, dans l'un et l'autre instrument, est accordé comme quinte du ré, par conséquent trop haut pour la gamme d'ut, et cependant les commençants s'en servent pour leurs gammes à la première position. Il est vrai que plus tard on leur fait éviter les cordes à vide, comme trop sonores et peu justes ; toujours est-il que, pour la plupart des hommes, cet écart n'est pas sensible, et que, par conséquent, on ne saurait attacher aucune réalité pratique aux nombres abstraits que nous avons donnés tout à l'heure.
Ajoutons, d'ailleurs, une observation importante et qui a été faite plusieurs fois : que, quand il n'y a pas sous une musique donnée un accompagnement à sons fixes, comme ceux que nous avons dans l'Europe moderne, on ne peut compter sur aucune justesse dans le chant. Une expérience bien simple le démontre. Faites-vous donner le ton par un inphilosophie
inphilosophie rappelait toujours à la sensation (Boeth., De musica, V, 1 et 2). Les pythagoriciens n'admettaient que les nombres , ce quePtoléraée leur reprochait avec raison (Harmon., I, 2).
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strument à sons fixes, comme un piano ou un diapason, au commencement d'un air-, chantez cet air tout entier sans être accompagné, et à la fin faites frapper de nouveau le son primitif: vous ne serez plus d'accord, car il n'y a que les musiciens consommés qui puissent, comme on dit, maintenir le ton -, tous les autres montent ou baissent, ordinairement pour regagner petit à petit le médium de leur voix, quelques-uns même pour s'en écarter à ce point qu'ils ne peuvent plus chanter du tout.
Ces écarts, précisément parce qu'ils sont graduels, et procèdent par de fort petites différences, sont peu sensibles et n'empêchent pas le chant de rester, au moins dans de certaines limites, agréable à ceux qui en ont l'habitude, ou n'ont rien entendu de mieux.
Toujours est-il que ce ne sont pas ces effets qu'on peut donner comme constituant la règle, et qu'au lieu de supposer, comme on le fait quelquefois, un changement radical et inexplicable dans la constitution de notre oreille, il est évidemment préférable d'admettre, ce que nous savons d'ailleurs très-positivement, que des expériences ont été mal faites, qu'elles l'ont été sur de mauvais modèles, ou même que, n'ayant pas été faites du tout, elles ont été remplacées par des calculs purement hypothétiques
Ainsi, sans contester ici que les Grecs aient, comme tout le monde, commencé par chanter faux ; sans nier non plus ' les théories que leurs musicographes ont faites à l'occasion du ton des notes, nous pouvons dire que leur échelle musicale était composée comme notre échelle diatonique, autant que l'oreille peut y mettre d'exactitude, et qu'il est oiseux d'aller chercher dans des rapports tout à fait fantastiques et qui ne s'appliquaient pas, les causes de différences qui n'ont jamais existé dans l'art lui-même.
L'échelle ancienne étant ainsi constituée comme la nôtre, quelle était son étendue? Cette étendue était fort médiocre:
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notre musique embrasse huit octaves au moins-, celle des Grecs n'en contenait pas trois. C'est ce que déclare Aristoxène. Après avoir remarqué que l'échelle des sons est infinie pour le calcul, il ajoute que dans la pratique on ne peut atteindre la triple octave'.
Il ajoute bien qu'en prenant les sons les plus aigus de certaines flûtes, et les opposant aux tons des cordes les plus graves, ou en comparant la voix d'un enfant à celle d'un homme, on aura peut-être un intervalle plus grand que trois octaves*; mais la manière même dont il le dit prouve que cet intervalle ne lui paraissait pas régulier, ou n'était pas reconnu comme appartenant à la musique.
Grétry a donc eu bien raison de dire de la musique des Grecs, ce qui, à son point de vue d'artiste, n'était pas un éloge, qu'elle était « soumise au calcul, divisée en tétracordes, composée de peu de notes dont on ne pouvait sortir sans confondre les genres de musique convenables à certaines passions, à certaines cérémonies ', etc. »
D'un autre côté, les Grecs n'avaient pas, au moins d'une manière générale, cet isochronisme de la mesure auquel nous tenons tant. Ils n'avaient non plus, en aucune façon, le sentiment de la tonalité, et faisaient vraisemblablement, dans la musique vocale, porter les notes fortes sur les syllabes accentuées.
D'après ces données, il sera facile de figurer un chant grec tel qu'il a pu être, en mettant résolument de côté toutes les qualités supérieures reconnues par les modernes, d'après lesquelles nos plus faibles écoliers produiraient sans aucun génie des chants infiniment plus agréables. On obtiendra un résultat précisément analogue à ces morceaux de mu1
mu1 6, en remontant. * Harmon., p. 20, au bas. 3 Essais sur la musique, liv. VII, t. III, p. 414.
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sique ancienne qu'on a trouvés sur des fragments de vases antiques, et transcrits en caractères modernes 1. Voici le commencement d'une de ces pièces; c'est le début de la première Pythique de Pindare :
Grétry, qui avait vu cette transcription, la jugeait avec beaucoup de bon sens, mais comme un musicien du xviir 5 siècle, quand il disait :« Si c'est là de la mélodie, la nôtre n'est que du galimatias '. » Un philosophe, en acceptant pour juste cette condamnation, en modifierait un peu les termes et dirait: «Si c'était là de la mélodie pour les Grecs, c'est qu'ils ne connaissaient rien de mieux ; c'était le commencement de l'art, et il est absurde de supposer qu'il fût à cette époque tel que nous le voyons aujourd'hui. »
Au reste , il doit être bien entendu qu'en déterminant ici le genre, c'est-à-dire la forme générale de la musique antique, qui était évidemment celle d'un récitatif non mesuré, je ne prétends aucunement faire apprécier le mérite des morceaux que les Grecs pouvaient avoir. Ceux-ci, dans le même genre, étaient bons, médiocres ou mauvais, selon le talent des musiciens. L'exemple donné ici sera avec raison classé parmi les mauvais. Nous verrons toutefois comment il pouvait être beaucoup meilleur qu'on ne nous l'a dit. Pour le moment, voici un chant composé, dans des conditions techniques toutes semblables, sur une chanson rapportée par
1 Voyez dans les Mémoires de l'académie des inscriptions, t. V, p. 169 ot suiv., le mémoire de Burette sur la Mélopée antique, s Essais sur la musique, liv. VI, t. III, p. 19".
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Athénée, dont j'ai donné la traduction exacte en vers blancs, et un musicien habile ' a bien voulu se réduire à ce que savaient les musiciens grecs pour nous donner une idée de ce que ceux-ci pouvaient faire, et que les assistants devaient entendre avec plaisir. J'emploie les notes de notre musique, et même les marques des valeurs ; mais ces valeurs n'ont rien de bien précis, puisque nous avons vu que les anciens ne connaissaient pas notre mesure. Ce n'est donc qu'une indication des sons sur lesquels on doit s'arrêter davantage ou passer avec plus de rapidité.
Il en est de même des silences, qui indiquent des pauses indéterminées, comme il en faut faire pour respirer ou pour rendre les signes de ponctuation.
Enfin , l'accentuation dépendant de la prononciation des mots, j'ai supposé que le temps fort tombait sur la syllabe accentuée, et c'est tout ce que signifient ici les stauguettes ou barres de mesure. Il ne faut pas, en les voyant, croire à l'égalité de temps qu'elles supposent toujours chez nous.
1 M. Defrance, un des meilleurs guitaristes de notre temps, et compositeur distingué.
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Tel je me figure le type d'un des bons airs auxquels les musiciens grecs habiles avaient pu parvenir. Il est, quant à la partie technique, c'est-à-dire quant à ces dispositions générales aujourd'hui formulées en règles, fort inférieur à Malbrouck, au Roi Dagobert, à nos airs les plus simples, quoiqu'il leur soit bien supérieur pour la pensée première, pour son développement et son expression.
Toutefois, tel qu'il est, il suppose déjà dans l'art musical un ensemble de connaissances pratiques et d'observations qui pourraient facilement être contestées aux anciens, puisqu'ils n'en disent jamais un mot, si l'on ne devait admettre que ces qualités leur ont été inspirées par la nature sans le secours d'aucune théorie.
Je vais, dans l'analyse qui suit, exposer et discuter en détail ces mérites de composition : j'établis d'abord la supériorité technique de l'air Le bon roi Dagobert sur le récitatif que je viens d'écrire.
1°. Cet air est exactement mesuré; le chant Ami, bois, mange, ne l'est pas.
2°. Le roi Dagobert est composé de phrases carrées, c'est-à-dire qu'il se divise exactement en sections de quatre ou huit mesures qu'on a reconnues être seules parfaitement et toujours agréables à l'oreille. Il n'y a rien de semblable ici.
3°. Le roi Dagobert a sa tonalité exacte : s'il est dans le ton d'ut, il finit par un ut; cette qualité a été évitée ici : le morceau est en ut et finit par un sol.
4°. Le roi Dagobert est partagé eri quatre prolations, ou incises, chacune de quatre mesures : la première (mi mi, ré ré, ut ut, ré, mi fa mi ré ul ré ré) ne se terminant pas ' par la tonique, le sens en est suspendu ; on la répète donc en changeant la dernière note, pour arriver à la terminaison complète (mi mi, ré ré, ut ut, ré, mi fa mi ré ul ré ut), et l'oreille est aussi satisfaite de celte reprise du même chant
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que de la manière dont la phrase se ferme. La troisième section (ut ré mi, mi mi, fa mi ré, ré rè; ul ré mi, mi mi, fa mi ré) est une phrase nouvelle jetée après les deux premières pour varier le chant précédent et en faire désirer le retour. C'est, en effet, en répétant note pour note la se - conde incise qu'on^répond à cette phrase intercalée, et qu'on termine absolument l'air. Il n'y a, dans notre récitatif, rien d'analogue à cette symétrie de composition, symétrie aujourd'hui tellement commune, qu'on ne la remarque plus, et que nos airs populaires se partagent ainsi tout naturellement et d'eux-mêmes, en quelque sorte; cependant, cette régularité de division ne s'est pas présentée spontanément ni faite toute seule; il a fallu qu'elle fût inventée en son lieu et à son heure, comme elle l'a été, en effet, dans le long travail du moyen âge et de la renaissance. Les chants qui avaient précédé l'époque de cette invention n'avaient donc pas cet agrément que nous trouvons aujourd'hui dans nos moindres ponts-neufs, c'est-à-dire qu'à considérer la partie technique de l'art musical (la mesure, la tonalité, la division, les reprises), ils étaient, comme je l'ai dit, fort inférieurs aux moindres airs populaires de ce siècle et du précédent.
Voyons maintenant, d'un autre côté, les qualités qui, en dehors de l'agrément du chant ou de la simple expression de la pensée, distinguent notre récitatif : nous jugerons tout de suite par là du développement qu'il suppose dans la science, et s'il donne aux anciens plus qu'il n'est raisonnable de leur accorder.
Je laisse de côté le temps, probablement fort long, pendant lequel on a chanté faux. C'est par là que nous commençons tous, peuples comme individus; mais enfin quelques organisations heureuses se rencontrent, qui produisent des tons musicaux; ces tons, une fois trouvés, nous frappent par leur variété, nous charment par leur agrément. Le
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premier usage qu'on en fait, c'est de répéter à satiété une suite de deux ou trois notes, comme cela a lieu dans le chant des tout petits enfants, dans celui des pêcheurs qui amarrent leurs barques, des paysans qui conduisent leurs boeufs, des nourrices qui bercent les enfants pour les endormir. On en a un exemple dans la cantilène Do do, l'enfant do, représentée par les notes ré ul, ré ré ut ', que la berceuse répète indéfiniment.
Le son des cloches en carillon, dont voici un exemple bien connu : soi ré mi ut, se rapporte au même degré de l'art musical.
Les Grecs avaient sans doute, au temps de Platon et d'Aristote, dépassé de beaucoup cet état rudimentaire. Suivons donc avec eux les progrès naturels de la musique. Immédiatement au-dessus de ces redites perpétuelles des deux ou trois mêmes sons, il y a les suites de notes procédant par intervalles justes, et, partant, agréables à l'oreille, mais sans terminaison ni suspension qui les fasse ressembler à une phrase, à plus forte raison à un discours musical.
Tels sont les chants chinois, que les missionnaires nous ont fait connaître en assez grande quantité. Ces chants sont tous très-baroques par l'affectation singulière d'éviter presque constamment les degrés conjoints, si naturels et si doux; mais, de plus, ils n'ont, à proprement parler, ni queue ni tête, c'est-à-dire qu'ils ne commencent ni ne finissent. On peut partir du milieu de l'air ou s'y arrêter, commencer par la fin, terminer par la première note ; notre oreille, accoutumée à quelque chose de précis et de bien suivi, ne trouve pas là de phrase musicale ; elle ne reconnaît que des sons isolés, comme notre esprit ne trouverait que des mots dans la plus belle période du monde, si ces
1 Ce chant est quelquefois allongé de la phrase : l'enfant dormira tantôt, dont la notation est ré mi fa mi ré mi ut.
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mots, séparés et jetés au hasard sur une table, étaient lus dans le désordre où ils seraient tombés. Bref, on se fera une idée d'un air chinois, si l'on suppose que des boules vidées d'un sac sur un plan incliné, y roulent à droite ou à gauche, et vont se verser sur les touches d'un piano, qu'elles font parler au hasard.
C'est là pour nous un art bien peu avancé ; nous n'avons rien qui y soit analogue, nous ne pouvons même rien imaginer de semblable, si ce n'est peut-être une leçon de solfège sans mesure et sans symétrie, dont on aurait perdu le commencement ou la fin.
Quelque opinion désavantageuse qu'on se fasse, pourtant, d'une telle composition, notre chant grec sur la première pythique de Pindare n'est pas autre chose. Supprimez les paroles, et ce sera un exercice d'intonation non mesuré sur les cinq premières notes de la gamme de mi mineur.
Il n'est pas raisonnable de croire que les Grecs ou les Romains en fussent restés là. Sans s'exagérer leur connaissance de la partie technique de l'art musical, on doit supposer que les artistes qui avaient du succès phrasaient leur chant convenablement, de même qu'un homme qui a quelque talent pour la parole coupe régulièrement ses phrases, et plaît à son auditoire sans avoir étudié la rhétorique.
Cette considération me semble d'autant plus juste ici, qu'en conservant exactement les mêmes notes sur les mêmes syllabes, mais en déterminant leur valeur, non pas, comme on l'a fait, d'après la quantité prosodique que nous savons bien n'avoir jamais été qu'une règle de compte, mais d'après les accents et le sens du discours, on trouve un chant infiniment plus agréable, et surtout plus significatif que le précédent.
J'écris ici cette nouvelle édition des mêmes sons en rappelant qu'ils ne sont pas mesurés à notre manière ; que les notes et les silences, n'ayant qu'une valeur approximative,
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ne servent qu'à indiquer la division de la phrase musicale, et que les stanguettes indiquent, comme précédemment, les temps forts, ou les sons accentués, mais non des mesures égales.
Il n'y a aucune comparaison entre ce chant et celui d'où il est tiré : si le premier laissait l'oreille dans un vague absolu, et on peut dire insupportable, celui-ci, au contraire, phrase le discours; il accentue les mots, il permet de respirer, il montre même dans les trois premières phrases du commencement le rudiment de ces imitations si agréables, et en même temps si fécondes, de la composition moderne.
Il serait ridicule de prétendre que le chant de notre pythique a été tel qu'il est marqué ici; mais en comparant cette notation à la précédente, on ne doutera guère que les chants grecs n'aient été conçus dans un système analogue. On pensera que les premiers transcripteurs, en donnant aux notes des valeurs imaginaires, en ne marquant pas les silences naturels et nécessaires, en un mot, en ne phrasant pas leur chant, ont sans doute conservé les intonations, mais absolument supprimé l'expression et l'esprit de ce chant, quel qu'il fût. En un mot, on croira volontiers que la nouvelle notation se rapproche plus du chant qu'ont pu avoir les Grecs que la lourde solmisation citée tout à l'heure et établie sur la base chancelante des valeurs prosodiques.
Le récitatif Ami, bois, mange, phrasé comme il doit l'être sur des paroles françaises, ne suppose pas autre chose chez les chanteurs anciens, que cet art naturel de couper conve-
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nablement les airs, en s'arrêtant quand le sens se suspend. Je ne crois donc pas qu'on puisse, à cet égard, contester raisonnablement la possibilité d'un chant pareil chez les Grecs ou chez les Romains.
Il y a un autre point qui pourrait prêter à la controverse : cet air est fait très-régulièrement; il est constamment dans le ton à'ut, bien qu'il ne se termine pas par cette note; mais il suffirait de mettre ut à la place du sol final, pour avoir un chant parfaitement clos et terminé selon nous. Trèscertainement, les anciens n'avaient aucune idée de cette régularité dans la marche d'un air ; mais, sans qu'elle fût formulée nulle part, n'est-il pas probable que les hommes heureusement doués suivaient naturellement la règle, c'està-dire qu'ils restaient dans le même ton, puisque le passage d'un ton à un autre sans préparation nous parait toujours d'une dureté désagréable? Les Grecs n'auraient donc pas pu mettre sous ce chant la basse qui en prouve la régularité; mais je ne saurais croire qu'eux-mêmes ne suivissent, au moins pour un chant très-court, cette marche que la nature nous indique encore.
Une dernière objection, plus forte peut-être, sera faite sur l'emploi de certains intervalles. Aux mots couronne-toi de, il y a deux sauts de sixte; sur les mots comme moi, il y a un saut de septième ; de moi à fais, il y a un intervalle d'octave ; aux mots folies et reviens, il y a encore deux sauts de sixte. Les anciens pratiquaient-ils de si grands intervalles? Cela paraît d'autant plus douteux qu'on ne les trouve jamais dans le plain-chant. Mais, quelle que fût l'habitude en ce point, rien n'empêche de croire que les chanteurs habiles se permettaient des élans, ou, comme on dit, des casse-cou que le commun des chanteurs n'osait pas essayer.
Il en est de même de tous ces ornements, trilles, roulades, broderies, qui, n'entrant pas dans la phrase musicale proprement dite, peuvent y être ajoutés pour l'embellir au gré
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de l'exécutant. Il n'y en a pas dans notre récitatif : quand on en aurait marqué quelques-uns, on n'aurait pas encore dépassé le vraisemblable ; car il est naturel que ceux qui font constamment une chose cherchent à se distinguer par la manière dont ils la font, et les artistes habiles, alors comme aujourd'hui, devaient faire des difficultés où tout le monde ne pouvait pas les suivre.
Ainsi, quoique les Grecs ne possédassent pas, à beaucoup près, les connaissances théoriques d'où dépend pour nous un chant comme celui à'Ami, bois, mange, il ne semble pais qu'il y ait rien d'exagéré à croire que leurs chanteurs en pouvaient imaginer du même degré, quant à l'expression du sens des vers, quant à la coupure mélodique des phrases, quant au développement régulier de la pensée musicale, quant au maintien du ton, quant à l'intonation des intervalles, et même quant à l'addition d'ornements plus ou moins difficiles, selon le talent particulier de l'artiste.
Cette détermination du point où étaient arrivés les musiciens anciens, fondée à la fois sur l'étude philosophique des diverses parties de l'art et sur celle des textes, me parait un des résultats les plus importants de la présente dissertation, puisque quiconque ne détermine pas pour luimême sa propre pensée à cet égard, se perd nécessairement dans les ténèbres de l'indéfini, et ne peut avoir dans la tête, sur ce sujet, aucune idée raisonnable ni intelligible.
III. Examen des objections principales. — J'ai dit tout à l'heure que la musique grecque était, au fond, constituée comme la nôtre, c'est-à-dire que la suite des sons que les anciens admettaient, en général, dans un chant, étaient précisément ceux que nous y admettons aussi.
Cette assertion ne passera pas sans débat : on y opposera l'établissement des tétracordes; les rapports des sons calculés parles anciens (j'en ai parlé tout à l'heure, et je n'y reviens pas) ; l'absence de tonalité ; la manière singulière dont
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ils nommaient leurs notes; enfin leurs genres chromatiques et enharmoniques, ou les quarts de ton.
Examinons rapidement ces divers points, et d'abord comparons les tétracordes à nos octaves.
Que voulons-nous dire quand nous disons que notre musique est fondée sur l'octave? Nous entendons que toutes les notes employées dans une octave se retrouveront, dans le chant entier, exactement telles qu'elles ont été d'abord. Cela est fondé sur ce que l'octave d'un son étant donnée par un nombre de vibrations double, il y a entre les deux une analogie telle qu'ils ne paraissent en faire qu'un seul, et qu'ainsi des enfants ou des femmes, chantant avec des hommes, chantent naturellement à l'octave de ceux-ci lorsqu'ils croient chanter à l'unisson.
Ainsi, quelle que soit la série entière des notes qui peuvent entrer dans un chant, ces notes, rangées sur une échelle complète, se divisent en parties exactement similaires, qui sont précisément nos octaves, et les sons qui y entrent ont avec les mêmes sons des octaves supérieures ou inférieures une analogie telle, qu'on n'a pu les nommer autrement que les répliques des premiers, comme si c'était absolument le même qui revint.
Il y a donc dans le système des octaves deux points à remarquer : l'un naturel, c'est la ressemblance des sons et de leurs répliques, et par suite l'exacte parité des octaves ; c'est celui par lequel les anciens étaient guidés comme nous, et qui faisait que leurs chants étaient, au fond, de la même nature que les nôtres.
Le second point de vue est le point théorique ou doctrinal; nous avons remarqué cette propriété des octaves, et, en partant de là, nous avons fondé sur elle notre système de musique. Les anciens l'avaient aussi remarquée * ; toute1
toute1 llarmoii., 1, 7; Boeth., De musica, V, 8.
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fois, ils n'y avaient pas donné toute l'attention qu'elle méritait, et s'étant arrêtés à l'observation des tétracordes, ils y avaient fondé leur système : de sorte que, théoriquement, leur musique semble très-différente de la nôtre.
Mais ne nous arrêtons pas à cette première vue : nous avons dit, tout à l'heure, que les octaves étaient naturelles. Si cela est, elles devaient se retrouver d'une manière ou d'une autre dans la musique ancienne, et nous voyons qu'elles y sont en effet. Soient, par exemple, ces tétracordes, que je dispose en montant, selon notre habitude : ul ré mi fa, sol la si ut, ré mi fa sol, la si ul ré, etc. Deux de ces tétracordes forment une octave ; mais un troisième, s'il est composé comme les premiers, ne peut marcher avec eux. Le fa, dans le troisième, l'ut, dans le quatrième, deviennent dièses; il y aurait donc contradiction absolue entre ce système et celui des octaves.
Comment les anciens ont-ils obvié à cet inconvénient? D'une manière bien simple, en distinguant les tétracordes conjoints ou qui avaient une note commune, et les tétracordes disjoints ou qui n'avaient pas de note commune-, par là, ils ont reformé les octaves de cette manière : ul, ré, mi, fa, sol la si ut, ul ré mi fa, sol la si ut, etc. Les deux premiers et les deux derniers tétracordes sont ici disjoints, ce qui forme pour chaque couple l'octave entière d'ut; mais le second et le troisième sont conjoints, ce qui permet de maintenir une seconde octave d'ut, tandis que si l'on n'avait pas répété le second ul, on aurait passé à l'octave de ré.
Il devient évident par là que si les anciens n'avaient pas estimé assez haut la propriété des octaves pour en faire la base de leur système musical, la nature même du chant les avait forcés de les y introduire par leurs tétracordes alternativement disjoints et conjoints.
L'objection faite sur le ton et la tonalité se résout de même. La gamme une fois constituée par octaves, la tona-
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lité se détermine et devient un sentiment et un besoin pour tout le monde. Cette tonalité consiste surtout en ce qu'un chant, pour satisfaire complètement notre oreille, doit finir par une note, et non par une autre. Chantez, par exemple, la suite des notes ut, ré, mi, fa, sol, la, si, et vous sentirez qu'il est très-désagréable de rester sur si, que l'oreille appelle pour finale l'ut qui le suit; et que, de même, si vous descendez ut, si, la', sol, fa, mi, ré, vous ne pourrez pas non plus rester sur le ré, qu'il faudra passer à l'ut inférieur. Dans cette suite de notes, Y ut s'appelle donc la tonique, comme étant celle qui donne le ton, et c'est par elle qu'il faut finir pour que l'oreille ne désire plus rien. C'est une propriété que les anciens ne connaissaient pas, et, en effet, rien chez leurs auteurs ne s'y rapporte de près ni de loin.
A cette théorie se rattache aussi ce qu'on appelle les différents tons. Voici en quoi cela consiste : supposons un homme dont la voix est exactement d'une octave et commence par ul. S'il veut chanter l'octave entière, il ne pourra chanter que celle d'ut,- il sera alors dans le ton A'ut, commencera et finira par cette note. Supposons un autre homme qui peut aussi produire une octave, mais dont la voix ne descend pas audessous du ré; il ne pourra faire que l'octave ré, mi, fa, sol, la, si, ut, ré, et pour que les sons soient entre eux dans le même rapport que les premiers, il sera forcé de faire le fa et l'ut dièses. On dira alors qu'il chante dans le ton ou la gamme de ré, et ainsi de suite.
Les anciens connaissaient-ils les tons? Non, certainement. Mais chantaient-ils un air donné, les uns en ut, les autres en ré, en mi bémol, en fa, etc., chacun selon la portée de sa voix? Cela n'est pas douteux : ils faisaient ce que nous faisons tous sans avoir appris la musique. Vingt personnes chanteront le même air dans des diapasons différents, sans se rendre compte à elles-mêmes du ton dans lequel elles sont; mais qu'un musicien accompagne leur voix, il le leur
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dira tout de suite. La même chose avait certainement lieu chez les Grecs, comme nous le dirons en parlant de leurs modes; et là, comme tout à l'heure, la nature même les guidait à leur insu, et leur faisait suivre, sans qu'ils s'en doutassent, des règles qui n'ont été établies que plus tard.
On tire une objection nouvelle des noms de leurs notes, qui étaient d'une longueur démesurée, formaient une terminologie ridicule, et ne paraissent pas avoir pu jamais se prêter ni au solfège, ni aux explications ou aux études. Ils ne s'y prêtaient pas, en effet, parce que les Grecs, comme nous le dirons plus tard, ne connaissaient pas ces exercices. Ils apprenaient des paroles chantées, ou des airs sur la lyre, comme un ménétrier apprend à jouer un air sur le violon. Ses cordes se nomment la chanterelle, la seconde , la troisième, la quatrième; ce sont de pures dénominations dont il ne fait aucun usage pour l'exécution d'une valse ou d'une contredanse. Qu'importe alors qu'on appelle la chanterelle mi ou nété hyperboléôn, et la corde la plus grave sol ou proslambanomène ? Des noms monosyllabiques sont avantageux si on veut les solfier; s'ils ne servent qu'à nommer des cordes ou des sons, qu'importe qu'ils aient plus ou moins de syllabes?
Mais ces notes si longuement désignées, dit-on, ne représentaient pas même des sons pareils. Si la proslambanomène valait notre la dans le mode dorien, elle valait le si dans le suivant, l'ut dans le troisième, et ainsi de suite. Cela est vrai; mais c'était le résultat de l'état enfantin de l'art. Rien n'est plus difficile à fixer que les sons; c'est déjà beaucoup de les connaître par relation des uns aux autres, comme cela a lieu dans la gamme ; et les anciens n'allaient pas plus loin. Les modernes ont cherché à les fixer; les trois clefs de notre musique avaient pour objet de déterminer un Ml invariable, ainsi que ses quintes inférieure et supérieure fa et sol. Les expériences de Sauveur ont les pre-
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mières donné le moyen de déterminer les sons entendus avec une précision mathématique ; mais, dans la pratique, on n'a pas même pu arriver à cette exactitude, puisque le la de l'Opéra est aujourd'hui même d'un comma plus élevé que celui de l'Opéra-Comique ; et si nos musiciens habiles reconnaissent à la simple audition d'un son la note à laquelle il répond dans le clavier général, c'est toujours, il faut bien le remarquer, avec cette latitude dont nous parlons ici, peut-être même avec l'indécision de la moitié d'un demi-ton.
Quoi qu'il en soit, la fixation absolue du ton des notes est une invention récente ; et malgré tous ses avantages, nous sommes souvent forcés d'y renoncer : par exemple, lorsqu'on accompagne un piano trop haut ou trop bas, lorsqu'on joue sur un instrument qui n'est pas exactement diapasonné dans le ton d'ut, comme une guitare tierce, une clarinette en fa ou en si bémol, un cor, une trompette dans tous les tons autres que celui d'ut. Ce que nous faisons par exception, les anciens le faisaient habituellement ; voilà toute la différence.
Leur notation était plus défectueuse encore, puisque les figures dont ils se servaient pour désigner les cordes de même nom dans les différents modes n'étaient pas toujours les mêmes. Mais ce défaut était peu sensible pour eux, qui, comme nous le verrons, ne jouaient pas sur la musique écrite. Il en était alors de leur notation musicale comme de celle de Rousseau, admise avec plus ou moins de modifications par Galin et ses successeurs ou imitateurs, qui peut jusqu'à un certain point servir à conserver un air, mais qui ne formera jamais un système d'écriture commode pour des artistes.
Les genres chromatique et l'enharmonique des anciens, ce dernier surtout, prêtent aussi aux objections qu'on fait contre l'analogie de notre musique et de la leur. Mais cette
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difficulté, examinée de près, s'évanouit comme toutes les autres.
D'abord, dit-on, leur genre chromatique n'était pas le nôtre-, leurs demi-tons ne valaient pas nos demi-tons, et surtout ils n'étaient pas placés, comme chez nous, de manière à former une échelle entière. La première partie de l'objection a déjà été réfutée. Nous avons montré qu'il ne fallait compter pour rien ces prétendues différences de calcul, que la voix ni les instruments ne suivaient ni ne pouvaient suivre exactement. Quant à la seconde partie, l'observation est très-juste : on s'imagine souvent, parce que les anciens employaient le mot de genre chromatique que nous leur avons emprunté, qu'ils faisaient des suites de demi-tons, comme nous-mêmes, dans les gammes de ce nom. Ce n'est pas là du tout ce qui résulte de la lecture des auteurs. Chez les Grecs et les Romains. le genre chromatique consislait à déplacer une note, c'est-à-dire à la hausser ou la baisser d'un demi-ton dans chaque tétracorde. « Le genre diatonique, dit Boccc, consiste à chanter, dans chaque tétracorde, un demi-ton, un ton et un ton : Procedil vox per semitonicum, tonum ac tonum ' (par exemple, ul, si, la, sol). Le chromatique, au contraire, se chante par un demi-ton, un demi-ton, et un ton et demi : Chroma autem canlatur per semilonium, et semitonium, et tria semilonia* (c'est, par exemple, ut, si, si bémol, sol). » En répétant cette disposition dans tous les tétracordes, comme le dit Boèce \ on arrive à cette figure, qui n'est qu'une petite partie de notre échelle chromatique :
' De musica ,1,21.
* Ibid. Voyez aussi tous les musiciens grecs
r' De musica, 1, 21.
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Et si l'on veut exécuter ce passage, on comprendra parfaitement par la comparaison avec la gamme diatonique, le sens exact de ces paroles : Diatonum quidem aliquanto durius, et naturalius : chroma vero est jam quasi ab illa naturaK intentione discedens 1 et in mollius decidens'. Le genre diatonique est un tantinet 3 trop dur et trop naturel; le chromatique s'écarte, en quelque sorte, de cette tension naturelle, et se prête à quelque chose de plus mou.
Le genre enharmonique s'écartait beaucoup plus encore de notre méthode, non pas comme on se l'imagine ordinairement ; car on croit que les Grecs faisaient des gammes enharmoniques, ou par quarts de tons, comme nous faisons des gammes entières par demi-tons. Les auteurs anciens n'en disent rien du tout. Le changement enharmonique était, selon eux, circonscrit dans les mêmes limites que le changement chromatique, c'est-à-dire, qu'une ou deux notes seulement étaient altérées dans chaque tétracorde, sans que le nombre total des notes augmentât le moins du monde : Enharmonium.... est quod cantatur per diesin et diesin et ditonum. Diesis autem est semitonii dimidium'. « L'enharmonique est ce qui se chante par diésis et diésis, et doubleton ; le diésis est la moitié du demi-ton. » Nous pouvons donc, en admettant le signe X pour représenter une distance d'un quart de ton, figurer ainsi qu'il suit l'enharmonique des Grecs :
V Selon quelques manuscrits, deseendens.
» Boeth., De musica, I, 21.
s Aliquanto, de quelque peu. J'aimerais mieux aliquando, quelquefois, ce qui ferait entendre que la chromatique ne servait, chez les anciens comme chez nous, que par exception.
4 Boeth., De musica,1,21.
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Rien de plus facile à exécuter que cette série de notes sur le violon ou le violoncelle. De quelque manière qu'on la joue, le caractère nous en parait sensiblement le même que celui de l'échelle précédente-, seulement les sons en sont faux : c'est pour nous un chant chromatique joué par un commençant ou par un ménétrier barbare; car c'est un fait incontestable que nous repoussons les quarts de ton dans la musique. Notre oreille les juge comme des sons irrationnels qu'elle ne peut admettre sans répugnance. Néanmoins, l'admiration de l'antique transportant toujours les raisonneurs dénués de sensibilité, ils nous ont conseillé, comme une source de richesses nouvelles, l'emploi des quarts de ton, qu'ils ont prétendu avoir été employés couramment par les Grecs. En vain un musicien de beaucoup d'esprit, et doué, quant à son art, d'un jugement égal à son génie, Grétry, avait écrit, il y a près de soixante ans : « On dira tant qu'on voudra que les Grecs chantaient par quarts de ton -, je crois qu'ils les calculaient et ne les chantaient pas : du moins cette pratique nous est-elle impossible, à nous qui ne sommes pas Grecs. Nos chats s'en mêlent quelquefois, mais cette musique ne plaît à personne'. » Malgré cette sage ouverture, il s'est trouvé un compositeur qui a bien voulu donner une réalité à ces propositions d'érudits-, c'est M. Halévy, dans son Prométhée, exécuté au Conservatoire de musique, le 18 mars 1849. L'effet en a été décisif, et le sentiment public s'est prononcé de manière à ne laisser à personne l'envie de recommencer l'épreuve.
Mais ce qu'il y a de plus curieux ici, c'est que cet effet, si bien caractérisé par Grétry, et assimilé par le sentiment public, après audition, à un miaulement fort désagréable*, n'était pas plus estimé chez les anciens que chez nous. C'est
1 Essais sur la musique, liv. VI, 1, t. 111, p. 198. 4 Voyez les comptes rendus dans les journaux du temps, et la Revue de l'instruction publique du 15 avril 1849, p. 1480.
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un musicien ancien, c'est Aristide Quintilien qui nous le déclare expressément dans un passage important de son premier livre, passage que je ne me rappelle avoir vu cité nulle part, tant il est vrai que quand on lit un texte dans un esprit de système, on passe à côté des observations les plus capitales sans les apercevoir ou sans en comprendre la portée. Voici ce passage, qui tranche absolument la question des quarts de ton, et la résout exactement selon nos idées modernes. Aristide Quintilien vient de définir le ton, le demiton et le quart de ton, ou diésis'; et les trois genres de mélodie dont nous avons conservé à peu près les noms : le diatonique, le chromatique et l'enharmonique"; et voici la remarque qu'il ajoute : « De ces trois genres, le plus naturel est le diatonique; car tout le monde peut y chanter, même ceux qui n'ont pas appris. Le plus savant est le chromatique; car on ne peut y réussir que quand on y a été instruit. Le plus minutieux est l'enharmonique; car ce n'est que chez les musiciens consommés qu'il lui est arrivé d'être reçu. Pour la plupart, il est impossible. De là vient que quelques-uns ne veulent pas reconnaître cette mélodie par quarts de ton, soutenant, à cause de leur propre incapacité, que cet intervalle est tout à fait inchantable 3. »
1 De musica, 1, p. 14 et 15 de l'édit. de Meibom.
2 De musica, I, p. 18.
3
toxène n'est pas moins formel. Selon lui, le genre diatonique est le plus naturel, puis le genre chromatique. Le plus éloigné de la nature est l'enharmonique , qui procède par quarts de ton, et qui est tel que c'est à peine si, à force de travail, l'oreille peut s'y habituer : aura Elém. harmon., p. 19, lig. 8, en remontant.
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C'est nier la lumière du jour que de ne pas avouer, après un tel passage, qu'en dépit de toutes les théories, ou pour mieux dire, des rêveries des savants, l'intonation musicale, chez les Grecs, était au fond ce qu'elle est chez nous. Alors, comme aujourd'hui, on chantait naturellement, ou par simple imitation, les airs dont les éléments se trouvent dans l'échelle diatonique, ou dans la gamme. Alors, comme aujourd'hui, pour entonner juste deux demi-tons de suite, il fallait un certain exercice-, ceux qui s'y étaient astreints pouvaient seuls y réussir. Quant aux quarts de ton, alors, comme aujourd'hui, ce n'était pas un moyen mélodique; c'était une difficulté vaincue, difficulté si peu agréable, d'ailleurs, et si antipathique à la nature, que beaucoup la rejetaient absolument.
A présent la difficulté n'existe même plus; sur les instruments de la famille du violon, où la corde, librement tendue au-dessus d'une touche allongée, est déterminée par la pression du doigt, rien de plus facile que de reproduire des quarts, des cinquièmes, des sixièmes de tons; et c'est ce qu'on a vu au Conservatoire, où tous les concertants les ont faits du premier coup et sans les avoir longuement étudiés , comme les anciens. La difficulté une fois supprimée, il n'est plus resté que la chose, qu'on a jugée comme on devait le faire et comme nous l'avons dit.
Il est donc bien constant, maintenant, que malgré quelques différences qui tiennent à l'état peu avancé de la musique chez les anciens, et à leur inhabileté soit dans l'exécution, soit dans la manière de faire et de juger les expériences, les éléments de cet art étaient les mêmes que chez nous, et qu'il ne faut pas chercher un changement ou un renversement de nature là où il n'y a rien qui s'y rapporte. Ce point, une fois bien compris, va jeter un jour tout nouveau sur ce que nous pouvons désirer de savoir de cet art antique.
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Divisions du ton, ou dièses et bémols. — Nous touchons ici à l'un des points les plus difficiles, les plus absurdes même en apparence, et certainement les plus inutiles de la musique ancienne : c'est celui qui regarde les divisions du ton, ou mieux du diaton, comme Choron proposait de dire. Car il faut remarquer que ton signifie originairement tension; qu'en ce sens, un ut, un ré, un mi, un ut dièse, un mi bémol, etc., sont autant de tons différents. Or, quand nous parlons de la division du ton, nous n'entendons plus le son particulier de chaque note, mais l'intervalle qu'il y a de l'ut au ré, du ré au mi, ce qu'on aurait pu nommer très-naturellement un pas, ou, par un composé grec, un diaton.
L'oreille nous montre, aussi bien que le calcul, que s'il y a le plus souvent entre deux notes consécutives l'intervalle d'un ton, quelquefois, comme du mi au fa, du si à l'ut, il y a un intervalle moindre qu'on eût pu nommer un sous-pas, qu'on a appelé un demi-ton.
Est-ce bien exactement la moitié du ton? N'est-ce pas un peu plus ou un peu moins? Cette question est assez indifférente ponr nous, qui jugeons de la musique comme le faisait Aristoxène, et avec lui, sans doute, tous les musiciens grecs, d'après la sensation seulement'. Mais elle était capitale pour les philosophes anciens, qui croyaient devoir tout réduire en nombres, et ne laissaient à nos sens d'autre fonction que celle de nous fournir quelques matériaux sur lesquels la raison pût asseoir des raisonnements : Banc intentionem harmonicoe esse dicebant, ul cuncta rationi consentanea sequerenlur. Sensum enim dare quoedam quodammodo semina cognitionis; rationem vero perficere*.
' Aristoxenus rationem quidem comitem ac secundarium esse dicebat, cuncta ?ero sensus judicio terminari et ad ejus modulationem consensnmque esse tenendum. Boeth., De musica, V, 2.
* Boeth., ibid.
27
4 18 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
Nous ne serons donc pas surpris de les voir se perdre en déductions abstraites, souvent fort longues et fort indirectes , pour aboutir à des résultats évidemment faux, comme seront toujours ceux qu'on voudra poursuivre dans les arts sans s'appuyer sur la sensation et l'expérience.
Mais avant d'arriver à ce qu'ont rêvé à ce sujet les philosophes anciens, montrons par l'analyse même de ce qui a lieu chez nous, et en partant, non pas de principes préconçus et sans aucun fondement dans la réalité des choses, mais de notre gamme même, si nettement et si précisément constituée, et où les nombres s'accordent si bien avec nos sens, que nous pourrions aller dans ce genre beaucoup plus loin que les Grecs ; cela nous donnera la facilité d'apprécier à leur juste valeur, c'est-à-dire probablement de mépriser profondément leurs calculs sur ce sujet.
L'explication dont il s'agit exige avant tout cette observation générale, savoir, que dans notre manière de parler de tons, de demi-tons en plus ou en moins, il semble toujours qu'il s'agisse d'ajouter ou de soustraire une valeur, tandis que, comme quand on opère par logarithmes, l'addition ou la soustraction des tons représente en réalité une multiplication ou une division des nombres correspondants, et la multiplication ou la division de ces mêmes tons représente une formation de puissance ou une extraction de racine.
Soit donnée, par exemple, une corde sonnant ut, et qui fait 128 vibrations en une seconde; si on demande de la hausser d'un ton, le ton étant représenté par 9/8, cela ne veut pas dire qu'il faut ajouter 9/8 au nombre 128, ce qui donnerait 129 et 1/8, mais bien qu'il faut multiplier 128 par 9/8, ce qui donnera 144.
On voit immédiatement, par là, qu'il n'y a pas de demiton exact, car il faudrait entre 128 et 144, ou, ce qui revient au même, entre 1 et 9/8, insérer une moyenne proportionnelle, c'est-à-dire trouver la racine carrée à la fois
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 419
de 9 et de 8; et comme cette dernière est incommensurable, le demi-ton mathématique est lui-même une quantité irrationnelle.
Cela compris, si l'on veut se représenter la suite des gammes que l'on peut faire en prenant successivement toutes les notes pour initiales et conservant entre elles et les six notes qui les suivent les rapports exacts que nous avons établis précédemment, on verra que toutes sont successivement altérées de quantités plus ou moins fortes, et qu'on peut ainsi former une suite infinie d'échelles, qui, bien que liées entre elles par quelques notes communes, ne rentreront cependant jamais les unes dans les autres.
Je donne ici pour exemple les gammes des notes qui entrent dans l'octave naturelle, savoir, celles A'ul, ré, mi, fa, sol, la, si et ut, pris successivement pour toniques ; et, rappelant les valeurs numériques qu'elles ont dans un précédent tableau, j'inscris à côté, et en ordre, celles de leurs secondes, tierces, quartes, quintes, sixtes, septièmes et octaves, ces dernières n'étant autres que les nombres des toniques doublés ' :
Noies. Tonique. Seconde. Tierce. Quarte. Quinte. Sixte. Septième. Octave.
Ut. 1,000 1,125 1,250 1,355 1,500 1,666 1,875 2,000
Ré. 1,125 1,266 1,406 1,500 1,687 1,875 2.109 2,250
Mi. 1,250 1,406 1,562 1,666 1,875 2,083 2,544 2,500
Fa. 1,355 1,500 1,666 1,777 2,000 2,222 2,500 2,666
Sol. 1,500 1,687 1,875 2,000 2,250 2,500 2,812 5,000
La. 1,666 1,875 2,085 2,222 2,500 2,777 3.125 5,555
Si. 1,875 2,109 2,344 2,500 2,812 5,125 3,515 5,750
Ut. 2,000 2,250 2,500 2,666 5 000 3,535 3,750 4,000
On peut voir ici que le mi, qui, comme tierce de l'ut, vaut 1,250, pris comme seconde du ré, vaut 1,2G6; cela
' J'exprime ces valeurs en décimales. Les fractions à deux termes ne sont avantageuses qu'en ce qu'elles montrent clairement la simplicité des rapports ; les décimales sont plus commodes pour faire voir les différences auxquelles on arrive.
27.
420 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
est évident, puisque comme seconde note de la gamme il vaut un ton majeur de plus que le ré, tandis que comme troisième note il n'en est distant que d'un ton mineur.
Il en est de même du la, qui vaut 1,666 dans la gamme d'ut, et 1,687 dans celles de ré et de sol; du ré, qui dans celle de fa vaut 2,222, tandis que dans celle d'ut il vaudrait 2,250. Ce sont là des différences très-petites représentées par le rapport de 81 à 80, ou 1,0125, dont le logarithme est 0,05325, à peu près 1/9 de 0,51153 logarithme de 9/8, ou du ton majeur; c'est donc 1/9 de ton environ. Nous appelons quelquefois cet intervalle un comma, et nous ne le marquons pas dans la musique.
Il y a d'autres altérations plus fortes, et qu'on est obligé de nommer et d'écrire. Ainsi, le fa, qui vaut 4/3 dans la gamme d'ut, vaut 45/1 G, ou, à l'autre octave, 45/32 dans celle de sol. Or, 45/32 comparé à 4/3, donne pour quotient 135/128 : c'est une différence considérable presque égale à la moitié d'un ton. De même, l'ut, dans la gamme de ré, vaut 135/G4 au lieu de 128/G4, ou 2; et le si, au contraire, dans la gamme de fa, vaut 16/9 au lieu de 15/8 ; ce qui donne le rapport de 128/155, c'est-à-dire un demi-ton environ de moins qu'il ne valait d'abord.
Ces demi-tons en plus ou en moins des notes naturelles s'appellent des dièses et des bémols. Pour calculer une note diésée ou bémolisée, rien de plus simple : il faut multiplier le chiffre de cette note par 135/128, ou par 128/155, et non pas, comme on le dit dans les traités d'acoustique, par 25/24 ou 24/25. Ces deux derniers nombres ont été calculés d'après le rapport du mi naturel au mi bémol, pris comme tierce de l'ut dans la gamme mineure. Ce mi bémol vaut alors 6/5, et son rapport au mi naturel, représenté par 5/4, est en effet 24/25. C'est cette expression qu'on a prise, sans inconvénient sensible, pour représenter des
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 421
demi-tons moyens ; mais, comme nous Talions voir, ainsi calculé, il n'est pas le même que le mi bémol quarte du si bémol; et comme il me faut ici des nombres exacts, je prends les dièses et les bémols où ils sont, et je les calcule directement.
Ainsi, le premier bémol est le si dans la gamme de fa, où il est la quarte ; il vaut donc 4/3 du fa, qui déjà vaut 4/3 de l'ut, c'est-à-dire que ut étant représenté par 1, si bémol sera représenté par 16/9 au lieu de 15/8. Or 16/9, comparé à 15/8, vaut juste 128/135 : c'est donc par ce nombre, ou par 0,9481, qu'il faut multiplier le chiffre d'une note pour la bémoliser.
Pareillement, le premier dièse est le fa; il est alors la septième, ou la note sensible du sol : celui-ci valant 3/2, la septième vaudra les 15/8 de 3/2, ou 45/16, qui, ramenés dans l'octave inférieure, deviennent 45/32; divisons ces 45/32 de fa dièse ; par les 4/3 du fa naturel, le quotient est 135/128. Ainsi, diéser une note revient à multiplier son nombre par 135/128 ou 1,0547.
Si donc on veut établir dans la gamme la suite entière des notes naturelles, et des mêmes notes diésées ou bémolisées, on aura la série de valeurs qui suit ;
Ut ,... 1 Sol bémol 1,4222
Ut dièse 1,0547 Sol 1,5
Ré bémol 1,0666 La bémol 1,5802
Ré 1,125 Sol dièse 1,5820
Mi bémol 1,185 La 1,6666
Ré dièse 1,1865 La dièse 1,7578
Mi 1,25 Si bémol 1,7777
Fa bémol 1,2659 Si 1,875
Midièse 1,5184 Ulbémol 1,8962
Fa 1,5335 Si dièse 1,9775
Fa dièse 1,4062 Ut 2
On reconnaît à l'inspection de ce tableau : 1° que le diès«
432 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
et le bémol sont des intervalles moindres que les deux demitons de la gamme, puisque le mi dièse n'atteint pas le fa, ni le si dièse l'ut; 2° qu'ils sont plus petits que la moitié d'un ton majeur, puisque l'ut dièse, le fa dièse et le la dièse restent au-dessous du ré, du sol et du si bémols ; 3° qu'ils sont plus grands que la moitié d'un ton mineur, puisque le ré dièse est plus haut que le mi bémol, et le la bémol plus bas que le sol dièse ; 4° en calculant les bémols tels qu'ils sont dans les gammes mineures, on trouverait encore des valeurs différentes supérieures aux valeurs données ici : mi bémol = 1,200; fa de ré mineur = 1,350; la bémol = 1,600; si bémol = 1,800.
Il résulte de là que si l'on voulait constituer les gammes idéales de toutes ces notes diésées ou bémolisées, on trouverait de nouvelles séries avec des dièses ou bémols doubles, triples, quadruples, etc., qui ne retomberaient dans aucune de celles que nous avons reconnues jusqu'ici; et qu'on peut ainsi concevoir des gammes liées entre elles par des notes communes se succédant dans une suite illimitée, chacune différant d'une suite voisine par des intervalles infiniment petits. Tout le monde comprend que ce serait là, pour nous, l'indéfini absolu; l'art musical disparaîtrait donc, en quelque sorte, si cette position eût été maintenue.
Comment a-t-on pu échapper à une condition si fâcheuse? On l'a évitée de deux manières :
1°. Dans la voix et les instruments insufflés, on force ou on affaiblit le souffle, et sur les instruments à manche, comme le violon, le violoncelle, on avance ou on recule le doigt : par ces moyens, on élève ou on abaisse un peu le ton de manière à retrouver ces notes justes, même dans les tons qui nécessitent pour quelques-unes un petit écart du lieu déterminé précédemment. C'est un travail où le musicien est guidé par l'oreille ; le spectateur ne s'en aperçoit aucunement.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 4Î5
2°. Pour les instruments à tempérament, comme le piano et la guitare, on a réduit les écarts du ton juste à une moyenne qui devient imperceptible pour l'oreille, et qui permet, surtout lorsque les sons ne sont pas soutenus, de jouer dans tous les tons avec les mêmes cordes.
Rien n'est, théoriquement, plus facile que de calculer ces notes tempérées ; il suffit, puisque cinq tons et deux demitons font douze demi-tons, d'insérer entre les deux ut, représentés le premier par 1, et l'autre par 2, onze moyens proportionnels; autrement dit, de calculer la racine douzième de 2, et de prendre cette racine comme la raison d'une progression par quotient.
Ce calcul a été fait depuis longtemps ; je le reproduis ici, en plaçant d'abord les notes de la gamme idéale et les premières notes diésées ou bémolisées, pour qu'on voie quelle «st la différence des chiffres. J'ajoute cette même différence «stimée en parties de ton.
Suite des notes. Valeurs idéales. Valeurs tempérées. Différences.
Ut 1
Ut dièse 1,0547
Ré bémol 1,0666
Ré 1,125
Mi bémol 1,185
Ré dièse 1,1865
Mi d'ut mineur 1,2
Mi 1,25
Fa bémol 1,2639
Mi dièse 1,3184
Fa 1,5555
Fa de ré mineur 1,55
Fa dièse 1,4062
Sol bémol 1,4222
Sol 1,5
La bémol 1,5802
Sol dièse J.5820
La de fa mineur 1,6
La 1,6666
1
1,0595
1,1225
1,1892
1,2599
1,5348
1,4142 1,4983
1,5874
1,6818
0
-r- 1/26
— 1/17
— 1/52 + 1/32 +- 1/52
— 1/13
+ 1/14
— 1/37
+ 1/10 + 1/102
— 1/10
■+- 1/20
— 1/21
— 1/105
+ 1/26 + 1/26
— 1/15
+ 1/23
424 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
Suite des notes. Valeurs idéales. Valeurs tempérées. DifférencesLa
DifférencesLa 1,7578
Si bémol 1,7777
Si de sol mineur 1,8
Si 1,875
Ut bémol 1,8962
Si dièse 1,9775
Ut 2
1,7818
1,8877 2
4- 1/9
— 1/12
+ 1/17
— 1/26
4- 1/10. 0
Notre dernière colonne fait apprécier les écarts exigés par le tempérament. Les plus forts ne s'élèvent qu'à un treizième ou un quatozième de ton 1 : ce sont des intervalles déjà si faibles, qu'une oreille qui n'est pas exercée ne les saisit pas du tout. Il n'y a que les musiciens consommés qui les remarquent, encore sur les instruments à sons soutenus plutôt que sur les pianos, les harpes ou les guitares. Quant aux intervalles d'un cinquantième, d'un centième de ton, ils ne sauraient blesser personne. Ainsi cette gamme tempérée, si elle n'est pas parfaitement juste, est au moins assez voisine de la justesse idéale pour que personne n'y trouve à redire.
Dans la pratique, on sait comment les accordeurs de piano et de harpe s'y prennent; comment ils arrivent, par des moyens très-simples et par la finesse de l'oreille, à réaliser ces moyennes mathématiques que nous indiquons ici, et donnent des gammes tempérées irréprochables : tel est chez nous l'état des choses.
Nous dirons tout à l'heure quel il était, chez les anciens, dans la réalité. Avant tout, il faut exposer les calculs de leurs géomètres, calculs fondés, nous ne saurions trop le redire, sur le caprice de leur imagination, et par cela même
1 Voici comment on calcule ces parties de ton : soit une note juste, comme sol=: 1,500; soit la même note tempérée = 1,4983. De quantième partie de ton le sol juste surpasse-t-il le sol tempéré? Il suffit de diviser 1,5000 par 1,4983 ; on obtient un quotient q. La question devient alors celle-ci : Quantième racine q est-il de 1,125, qui indique le ton majeur? Ce que l'on peut écrire ainsi : qx = 1,125, d où l'on tire x = kg. 1,125 :log. g.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 4 25
fort peu estimables. Toutefois, comme ils nous conduisent à l'appréciation exacte de leur doctrine, et que leur méthode offre quelque intérêt, nous n'hésitons pas à en marquer les traits principaux.
Nous savons déjà que leur gamme, ou, si on l'aime mieux, leurs deux tétracordes disjoints, étaient représentés par les nombres suivants :
Ut ré mi fa sol la si ut
1 9/8 81/64 4/3 3/2 27/16 245/128 2
Quelle distance y a-t-il ici du mi au fa et du si à l'ut? Il suffit de diviser le chiffre de la note supérieure par la précédente : on trouve 256/243. Or, est-ce bien la moitié du ton 9/8? Non vraiment; car 256 ne surpasse 243 que de 13, c'est-à-dire de moins que sa dix-huitième, et plus que sa dix-neuvième partie ; et en portant ces nombres au carré, pour doubler les valeurs et celles de leurs différences, on voit que le plus fort, 65556, ne surpasse le plus faible, 59049, que de 6487; et pour former un ton entier, il faudrait qu'il le surpassât de sa huitième partie ou de 7381. Donc la distance du mi au fa ou du si à l'ut, selon les anciens, est moindre qu'un demi-ton '. On a quelquefois appelé cet intervalle un limma; mais en considérant qu'il est plus petit que le demi-ton, et que l'autre partie, nommée apotome, est plus grande, on l'a nommé semi-ton mineur*.
Le demi-ton juste lui-même existait-il? Oui, répondait Aristoxène, qui suivait toujours la sensation \ Non, répli1
répli1 De musica, II, 27 et 28. — Je suis ici, en l'abrégeant beaucoup , la méthode des anciens, qui, ne connaissant ni notre système de numération, ni nos fractions décimales, ni l'extraction des racines, avaient recours à des multiplications répétées pour n'opérer que sur des nombre» entiers.
' Boeth., De musica, II, 28 et 29.
'- Aristoxenus musicus arbitratur.... sicut semitonia dicuntur, ita esse djmidietates tonoruin. Boeth., De musica, 111, 1.
4-2 6 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
quaient les pythagoriciens, Ptolémée et Boèceavec eux: car le ton est représenté par 9/8 ou par 18/16, en multipliant haut et bas par deux. Mais entre 16/16, représentant l'unité ou la première note, et 18/16, représentant un ton en sus, il n'y a de moyenne exprimée en nombre entier que 17/16} or, on voit facilement que 17/16 ne saurait être le demi-ton exact, puisqu'il surpasse 16/16 d'une seizième partie, tandis que 18/16 ne le surpasse lui-même que d'un dix-septième. Ainsi le demi-ton est plus petit que 1/16 en sus, et plus grand que 1/17 '.
La différence entre ces valeurs conduisait à des nouveaux quotients, et devait augmenter encore la nomenclature.
Ce n'est pas tout : Philolaùs divisait le ton autrement. Au lieu de prendre simplement l'expression 9/8, il multipliait cette fraction haut et bas par trois, afin d'avoir pour numérateur 27, le cube du premier nombre impair*, ce qui était le nombre le plus honorable, selon les pythagoriciens. Statuens scilicet primordium toni ab eo numéro qui primus cubum a primo impari (quod maxime apud pythagorkos honorabile fuit) efficeret 3. Le ton étant ainsi représenté par 27/24, il le divisait en deux parties, l'une de 13, l'autre de 14 vingt-quatrièmes : la plus petite était le diésis; la plus grande était Y apotome*. La différence entre elles était un commai différent, bien entendu, de celui que nous avons déjà reconnu.
D'un autre côté, Aristoxène supposait le ton divisé en douze, ou plutôt en vingt-quatre parties égales, et il calculait ainsi très-facilement des demi-tons, des tiers de ton, des
* Boeth., De musica, 111, 1.
2 L'unité n'était pas un nombre pour les anciens. 1 Boeth., De musica, 111, 5.
* Boeth., ibid.
* Boeth., ibid.
' Boeth., De musica. Y. 15.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 427
quarts de ton, des sixièmes de ton. Archytas, aussi, divisait le ton tout autrement ', et Ptolémée, qui les critiquait l'un et l'autre', ne s'accorde pas plus avec leurs devanciers qu'avec eux '.
Nous ne poussons pas plus loin cet exposé des opinions ou des calculs des musicographes anciens. Il est mille fois évident, par ce perpétuel discord sur les premiers éléments d'un art tout pratique, que ces raisonneurs se tenaient soigneusement étrangers à l'objet réel de leurs recherches, savoir, à ce que faisaient les vrais musiciens. On ne fera croire à personne que toutes ces propositions contradictoires pussent être vraies ensemble. Il ne suffit pas de dire ici que l'oreille des anciens était constituée autrement que la nôtre : il faudrait que cette oreille ne fût pas même constituée chez eux d'une manière uniforme, puisque enfin les divisions recommandées par les uns étaient blâmées par les autres; mais ce résultat même est absurde et impossible. Nous savons très-bien qu'un artiste, quand il jouait devant une assemblée, avait, comme cela arrive chez nous, un succès général qui ne dépendait aucunement du système que chacun s'était fait de l'ordre ou des rapports des tons.
Cela bien compris, on voit que si la musique était réellement un art pour les praticiens, elle n'était, pour les philosophes qui en ont traité, qu'une collection de problèmes d'arithmétique dont chacun se posait, à priori, les conditions, problèmes aujourd'hui tellement élémentaires que personne ne voudrait s'en occuper sérieusement, mais alors assez embarrassés, soit par le mauvais système de numération, soit par l'enchevêtrement des méthodes et le peu d'avancement
1 Boeth., De musica, V, 16. * Boeth., De musica, V, 17. 5 Boeth., De musica, Y, 18,
428 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
de la science, pour que les calculateurs les plus habiles trouvassent une certaine gloire à les résoudre '.
Dès que les modernes ont mis la main aux mêmes questions avec leurs méthodes , embrassant facilement tous les cas particuliers, ils les ont réduites immédiatement à n'être plus que des enfantillages; ils les ont surtout présentées sous une forme générale que les anciens ne pouvaient connaître. C'est ce qu'a fait l'abbé Roussier lui-même dans le fatras métaphysique dont il a composé son Mémoire sur la musique des anciens '.
Voici, en effet, en la réduisant à son principe fondamental , toute sa théorie. Rappelons-nous qu'en procédant de quinte en quinte, de cette façon, ut, sol, ré, la, mi, etc., ut étant représenté par 1, sol le sera par 3/2, ré par 9/4, la par 27/16, etc., suivant la progression des puissances de la fraction 5/2; que, d'un autre côté, pour passer d'une octave à une autre, il suffit de multiplier ou de diviser par la puissance convenable de 2 les nombres donnés ici; qu'on peut ainsi ramener toutes les notes imaginables dans la même octave, et les mettre avec leurs valeurs dans l'ordre ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. Nous savons que c'est ainsi que les anciens avaient procédé et qu'ils étaient arrivés à une gamme fausse.
* Ce problème peut être exprimé ainsi : « Etant donné le chiffre d'un intervalle consonnant, le décomposer en un nombre déterminé de facteurs fractionnaires à termes entiers. » C'est ainsi que l'intervalle de quarte = 4/3, se décompose, selon Archytas, en 9/8 X 8/7 X 28/27 ; selon Eratosthène, en 9/8 X 9/8 X 256/243; selon Didyme, en 9/8 X 10/9 X 16/15. Voyez là-dessus les Harmoniques de Ptolémée, surtout dans l'édition de Wallis, qui a refait tous les calculs indiqués, les a réduits en chiffres arabes et disposés en tableau, où tout le monde, aujourd'hui, peut les voir, et surtout les comprendre (Oxford, 1682, gr. in-4°). Quoi qu'il en soit, les modernes qui ont étudié le problème, non pas en fixant eux-mêmes d'avance des conditions fantastiques, mais en faisant des expériences rigoureuses, ont trouvé que la nature l'avait posé et résolu d'une manière bien plus ingénieuse, en ajoutant cette condition, que les sept facteurs fractionnaires, produisant l'octave, devaient avoir les termes les plus petits possible, autrement dit, exprimer les rapports les plus simples.
1 In-4, Paris, 1770.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 429
Seulement, ils calculaient les notes une à une, et selon le besoin, et sans s'être aucunement appliqués à embrasser tout cela dans une théorie unique ; et le système ridicule de l'abbé Roussier consiste précisément à leur prêter cette vue générale, cette conception primitive des deux progressions par quotient .
1 : 2 : i : 8 : 16 : 32 : 64, etc. -^ 1 : 3 : 9 : 27 : 81 : 243 : 729, etc.
d'où ils auraient ensuite tiré toutes les valeurs qui peuvent entrer dans une gamme.
Les dissentiments que nous venons de rappeler prouvent bien que cette idée d'une formule générale est une rêverie moderne, mais les calculs des anciens ne les avaient pas moins conduits à reconnaître dans la spéculation un assez grand nombre d'intervalles différents, dont on ne faisait sans doute aucun usage, et dont les noms barbares recueillis ailleurs ' n'auraient pour nous aucun intérêt.
Je n'ai pas besoin de répéter que tout ce fatras ne touche pas plus à la véritable musique ancienne que les théories de nos acousticiens ne font à la nôtre; et celles-ci, du moins, sont fondées sur des expériences positives, tandis que les comptes des philosophes anciens sont de purs jeux de calcul qui ne valent pas la peine que les érudits se donnent pour les déchiffrer.
Il semble, au reste, qu'Aristide Quintilien ait eu conscience du peu que valaient toutes ces considérations dans un art pratique comme la musique, si du moins on en juge par cet aveu qu'il nous fait à la fin de son énumération des intervalles , que Pythagore mourant fit entendre à ses disciples par le conseil qu'il leur donna de toucher le monocorde ; que la perfection de la musique s'acquérait bien plu1
plu1 le Dictionnaire de musique de J.-J. Rousseau, et les notes de la traduction du Timée de Platon, par M. H. Martin.
450 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
tôt intelligiblement par les nombres que sensiblement par l'ouïe'. On dirait, en effet, à suivre tous les nombres que nous donnent les musiciens grecs, que leur musique a été particulièrement constituée à l'usage des sourds.
Je ne me serais donc pas arrêté à reproduire ces inutilités, qui malheureusement ont, en fait de musique, seules survécu au naufrage de l'antiquité, s'il ne semblait que les anciens artistes ont, soit par le nombre de leurs cordes, soit par celles qu'ils appelaient mobiles, admis une quantité de notes plus grande que celle de nos demi-tons, et donné ainsi quelque réalité aux calculs assurément très-faux des philosophes.
Je cite ici en preuve les paroles de M. Vincent, qui a, dans son Introduction au Traité d'harmonique de Georges Pachymère', résumé toutes ces assertions singulières des musicographes anciens, sans tirer pourtant de ses paroles les conséquences qu'elles ont nécessairement pour l'art dont il parle : « Quelque paradoxal que puisse être pour nous, ditil, ce principe fondamental, dans la musique grecque antique, de la mobilité de certains sons de la gamme, nous trouvons dans plusieurs auteurs, notamment dans Anstoxène, dans
Ptolémée et son école , une foule de passages dont un
seul suffirait pour lever tous les doutes à cet égard— Ces divisions sont tellement nombreuses, et comportent une telle latitude dans la décomposition de l'octave, qu'autant vaut admettre, pour la fixation de certains degrés de l'échelle, une indétermination absolue. »
Présentée de cette façon, et entendue dans le sens qu'elle paraît avoir, cette proposition est évidemment absurde. La musique, pour nous, consiste essentiellement dans l'emploi
1 sica, p. 116, lig. 7.
5 P. 6 de cette introduction in-i°.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 431
des sons rationnels. Un art qui admettrait régulièrement, en outre, les sons irrationnels, ne saurait être ce que nous appelons de la musique, de même que la langue française est celle qui n'emploie que les mots français. Un jargon qui recevrait, avec les mots français, ceux de toutes les autres langues, ne serait assurément pas la langue française à nos yeux, mais un détestable baragouin.
Il faut donc sur ce point de l'indétermination des notes, en supposant qu'on l'admette, ou déclarer qu'absolument la musique des Grecs n'était, en aucune façon, de la musique, ou trouver dans les nécessités mêmes de l'art musical, combinées avec la constitution du système ancien, l'explication de ce fait singulier.
Nous y parviendrons , je l'espère, par l'examen attentif de ce qui se passe chez nous-mêmes. Seulement, la question est si subtile, et, d'ailleurs, si incomplètement et si mal exposée chez les anciens, qu'il vaut mieux ici, laissant de côté les textes, reconstruire la théorie de toutes pièces, et voir comment elle nous mène invinciblement, les habitudes anciennes étant données, à ce résultat même qui nous paraît aujourd'hui si contraire au bon sens.
Les anciens n'avaient ni les instruments à manche, sur lesquels on peut observer le déplacement du doigt, ni le moindre soupçon de la théorie du tempérament. Leurs intruments à cordes, après avoir été très-pauvres, s'étaient, on le sait, fort enrichis; quelques-uns avaient admis autant de cordes que l'on reconnaissait de notes dans l'échelle totale : c'est-à-dire que ces instruments ressemblaient plus ou moins, non par leur forme, ni par leur ensemble, mais par leur système, à nos harpes, ou à des portions de nos harpes.
Supposons donc que le tempérament n'existe pas chez: nous, et qu'un harpiste, doué d'une oreille très-fine et trèsexercée, après avoir joué ou accompagné un air dans le ton à'ut, veuille en jouer ou en accompagner d'autres dans
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d'autres tons : que devra-t-il faire ? Il faudra d'abord qu'il hausse ou baisse d'un demi-ton, ou à peu près, toutes les notes diésées ou bémolisées ; puis qu'il monte ou descende d'un dixième, d'un douzième, d'un vingtième de ton, selon le cas, les notes qui ne sont pas accidentées, mais qui ne restent cependant pas exactement les mêmes dans toutes les gammes.
S'il veut éviter cette opération fort longue , il aura d'avance sur la harpe admis non-seulement tous les demi-tons, mais pour chacun d'eux les variations qu'il peut nécessiter : par exemple, le mi bémol, représenté par 1,1850, le ré dièse, égal à 1,1865, et le mi bémol de la gamme d'ut mineur, qui vaut 1,2000.
Enfin, quand il jouera, il prendra, selon le ton du morceau, l'une ou l'autre de ces trois valeurs, qui n'en font qu'une sur nos instruments tempérés : les anciens devaient faire naturellement la même chose.
C'est là, autant que je puis le croire, tout le mystère de ces divisions et subdivisions des tons du tétracorde, en tant qu'elles étaient pratiquées, et non pas en tant qu'elles étaient calculées. J'insiste sur cette distinction, parce que le calcul n'a pas de limites, tandis que la sensation en a, et qu'ainsi il est ridicule de vouloir appliquer à celle-ci tout ce qu'on trouve par celui-là ; ensuite, parce que les anciens eux-mêmes l'avaient faite, que les vrais musiciens, chez eux, recommandaient à leurs élèves de laisser là tout ce chaos de rapports arbitraires et de ne suivre que l'oreille et l'habitude'.
Eux-mêmes ne faisaient pas autre chose ; c'est un musicographe célèbre, c'est Ptolémée qui nous l'apprend dans ce curieux chapitre où il blâme l'emploi du monocorde comme
' Denys d'Halic, Lysias, n» 11. Cf. J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique, mots ARISTOXENIENs et PYTHAGORICIENS.
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instrument pratique. Parmi les raisons qu'il fait valoir/ se trouvent celles-ci : 1° Que les joueurs ne s'assurent pas de la parfaite égalité de la corde, non plus que de ses points extrêmes; 2° qu'ils ne conservent pas exactement les rapports donnés par le calcul, ou même qu'ils ne s'en soucient en aucune façon, portant le chevalet mobile de place en place sous la corde tendue, jusqu'à ce qu'ils entendent le son qui leur semble convenable, et marquant à ce point leur division , sans penser à la raison qui l'a fait établir ; 5° que les fabricants d'instruments à vent procèdent exactement de la même manière '. Certes, s'il y a des gens qui croient, après une déclaration si formelle, que les calculs des arithméticiens avaient une influence réelle sur la musique des Grecs, c'est qu'ils y mettront bien de la complaisance.
Pour nous, bien convaincus de la futilité de ces spéculations d'érudits , nous n'aurions eu qu'à rejeter avec mépris toutes ces billevesées prétentieuses s'il ne paraissait que les artistes avaient, par l'oreille seule, réalisé sur leurs instruments des différences que les philosophes calculaient ensuite bien ou mal 2. Cela résulte évidemment de cette distinction qu'ils faisaient des cordes stables et des cordes mobiles considérées dans leurs tétracordes respectifs '. Les
1 Ptolem., Harmon., II, 12.
2 Voyez dans Boèce (De musica, IV, 4 à 10) la description des divisions du monocorde pour tous les tétracordes des Grecs. Remarquez que cette division est faite dans le système de Pythagore, admis par l'auteur ; qu'elle serait tout autre selon Philolaùs, selon Archytas, selon Aristoxène et selon Ptolémée.
5 Boeth., De musica, IV, 12 et 13.
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premières n'avaient qu'une valeur, c'est-à-dire qu'elles restaient accordées de la même manière. Les autres, au contraire , variaient suivant les genres et suivant les systèmes ou les modes ; c'est-à-dire, en définitive, selon l'oreille du musicien.
Les cordes stables étaient précisément les cordes extrêmes de chaque tétracorde ; les cordes intermédiaires étaient les cordes mobiles ; de sorte que si nous écrivons ici ces deux tétracordes disjoints, formant ensemble une octave descendante comme celle des Grecs, la, sol, fa, mi, ré, ut, si, la, les cordes la, mi, ré, la seront immuables : les altérations ne tomberont que sur les notes intermédiaires sol, fa, ut, si. Or, il suffit de comparer ces notes au tableau que nous avons donné de la gamme tempérée, pour voir qu'en effet la tonique et l'octave ne varient aucunement; la quarte et la quinte n'éprouvent que des variations d'un centième de ton-, c'est-à-dire que ces notes peuvent être regardées chez nous comme tout à fait stables, ainsi qu'elles l'étaient chez les Grecs.
Au contraire, les notes intermédiaires s'écartent du ton juste d'un quatorzième, d'un treizième et même d'un neuvième de ton; c'est-à-dire que si un musicien jouait sur une lyre grecque, ce seraient justement ces cordes-là qu'il serait obligé de tourmenter s'il changeait de ton, et qu'il regarderait en conséquence comme mobiles, aussi bien que le faisaient les anciens.
Cette considération me semble donc expliquer très-naturellement , non pas le haussement ou l'abaissement des cordes intermédiaires selon les genres, qui n'a aucun besoin d'explication, puisqu'il s'agit de demi-tons ou de quarts de tons en plus ou en moins ; mais cette indétermination absolue de la tension de certaines cordes dont j'ai parlé, indétermination qui, prise dans son sens propre et naturel , serait de tout point inconcevable.
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La musique chez les Grecs était certainement pour le fond ce qu'elle est chez nous. Elle a fait depuis ces temps reculés des progrès immenses, comme en font tous les arts, par cela seul qu'on les pratique. Du moins l'idée essentielle et fondamentale est restée la même ; et c'est détruire ou supprimer cette idée fondamentale que d'admettre une progression tout à fait déréglée ou indéterminée de neuvièmes ou de dixièmes de tons employés à peu près au hasard ou suivant le caprice des exécutants.
L'explication proposée n'est pourtant pas absolue; elle n'a pas surtout la prétention de s'appliquer à toutes les expressions plus ou moins justes, aux assertions plus ou moins exactes des musicographes : elle veut seulement faire disparaître ce qu'il y a d'absurde dans l'idée qu'on se fait ordinairement du système musical des anciens, en montrant qu'avec les moyens pratiques dont ils disposaient, nous serions aujourd'hui amenés à des expédients semblables aux leurs, et que nos théoriciens exprimeraient d'une façon aussi obscure que ceux des Grecs, si, ne s'appuyant pas sur des expériences mieux faites, ils s'abandonnaient comme eux à la manie de faire dos systèmes ou d'appliquer des théories préconçues.
V. Des modes.— Ce que l'on appelle mode dans la musique moderne, est quelque chose de bien net. Lorsque nous chantons la suite des notes qui entrent dans la gamme, ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut, soit en montant, soit en descendant, ou un morceau de musique composé de ces notes, l'intervalle de ut à mi s'appelle une tierce ; et comme cette tierce comprend deux tons, on l'appelle tierce majeure.
On peut chanter la même gamme en baissant le mi d'un demi-ton, toutes les autres notes restant telles qu'elles étaient. Alors il n'y a plus qu'un ton et demi de l'ut au mi ; c'est encore une tierce; mais elle est mineure.
Eh bien, on est dans le mode majeur quand la première
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tierce d'une gamme est majeure ; on est dans le mode mineur, quand la première tierce est mineure.
Maintenant quand le même chant est entendu successivement dans le mode majeur et dans le mode mineur, il y a entre ces deux éditions de la même pensée musicale une différence morale très-frappante. Le chant majeur est plus doux, plus suave, plus brillant. Le chant mineur a quelque chose de plus obscur et plus plaintif.
De là évidemment un changement de caractère tout à fait sensible même pour les hommes peu exercés à la musique, et une source de variété et d'intérêt pour l'auditeur.
Or c'est justement là ce que quelques érudits ont transporté sans façon dans la musique ancienne. Comme les anciens nous disent que l'harmonie dorienne était ferme et énergique, que la lydienne était molle ou efféminée, etc., ils ont pensé que les Grecs avaient des modes dans le sens où nous prenons ce mot, ou du moins quelque chose d'approchant.
Cette opinion ne peut soutenir l'examen : car il faut pour distinguer nos deux modes, que la tonalité soit reconnue , et que la gamme soit constituée ; et ces deux connaissances manquaient aux anciens.
Mais il ne suffit pas de dire qu'une distinction que nous faisons aujourd'hui n'était pas faite autrefois. Il faut, s'il est possible, expliquer d'où vient l'erreur où l'on a pu être à cet égard ; et ce que signifiaient exactement les mots dont les anciens se sont servis, et qui ont contribué à nous décevoir.
Une cause d'erreur évidente , c'est d'abord ce nom de mode appliqué par nous d'après les Latins aux différents genres de musique des Grecs, et aux deux systèmes de notre gamme. A ce propos, il faut d'abord examiner si les anciens avaient un nom spécial pour signifier ce que nous appelons ainsi chez eux ; puis si ce nom quel qu'il fût signifiait précisément quelque chose.
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Les Grecs, d'abord, avaient-ils un nom particulier pour désigner ce genre de musique qu'ils regardaient comme appartenant aux diverses races grecques ou barbares? On le croirait à nous voir employer dans ce sens et constamment le mot mode : mode dorien, mode éolien, mode lydien, etc. ; mais c'est une habitude toute moderne. Les Grecs disaient non pas peut-être indifféremment, au moins sans que nous y apercevions de différence, musique ionienne ', harmonie ionienne ', mélodie ionienne ', nome ionien 4, ton ionien iJ trope ionien '. Tout cela signifiait ou exactement ou à trèspeu près la même chose. Bien plus, ils sous-entendaient le substantif et employaient seulement les adjectifs ou les adverbes , etc., comme pour montrer par là que c'étaient seulement des qualités qu'ils distinguaient dans la musique, et non des musiques objectivement différentes'.
On voit déjà combien leurs idées à ce sujet étaient peu précises ; et par là même les Grecs étaient portés à prendre ces mots dans un sens détourné et métaphorique, par conséquent à embrouiller encore la question, comme l'a fait Platon dans son Lâchés, quand il dit : « Ce n'est ni à l'ionienne, ni à la phrygienne, ni à la lydienne, mais bien à la dorienne, qui est la seule harmonie véritablement grecque 8 ; » et il
1 Athen., Deipnos., XIV, 25, p. 628, C.
» Arist, Polit., VIII, 5; Plut., De musica, p. 1136, lig. 25; Lucian., Harmonidès, '<.
1 Athen., Deipnos., XIV, 37, p. 635, D; Plut., De musica, p. 1136. 4 Athen., Deipnos., XIV, 27, p. 622, D; 22, p. 626, B, C.
8 Plut., De musica, p. 1133, 1134.
0 Modi quos eosdem tropos vel tonos nominant. Boeth., De musica, IV, 14. —Voyez aussi les tables d'Alypius.
7 Platon, voyez la note suivante; Arist., Polit., IV, 2; et VIII, 5; Athen., Deipnos., XIV, 20, p. 625, E.
*
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vient de déclarer qu'il ne veut pas ici parler de la musique de la lyre, ni de tous les instruments dont on s'amuse, mais seulement de la conduite de la vie ou de la morale civique ', à laquelle il applique le mot harmonie patmétaphore , recommandant ainsi d'une manière détournée la discipline de Sparte comme supérieure à toute autre.
Non-seulement les Grecs n'avaient pas de terme spécial pour ce que nous appelons mode chez eux ; mais, même en prenant dans leur langue les mots que nous supposons volontiers s'être le plus ordinairement appliqués à une certaine circonstance de l'art musical, nous voyons qu'au contraire, et par leur étymologie et dans l'usage, ils s'appliquaient aussi bien à toutes les autres.
De plus, comme si ce n'était pas assez de ces difficultés, les auteurs y ajoutent encore par leurs contradictions formelles sur le nombre des modes; si bien qu'on ne peut, si on les écoute, se faire aucune idée, même approximative, de ce dont il s'agit. C'est pour cela, sans doute, que Rousseau dit* que « les anciens, obscurs sur toutes les parties de leur musique, sont presque inintelligibles sur celle-ci. »
Combien d'abord y avait-il de modes ? Aristote dit qu'il n'y en a vraiment que deux, le dorien et le phrygien: les autres compositions sont en partie doriennes, en partie phrygiennes 3; mais d'après Plutarque il y en a trois, le dorien, le phrygien et le lydien'; si l'on en croit Athénée ou Héraclide de Pont que cite ce grammairien, il n'existe ni mode phrygien, ni mode lydien, parce qu'il n'y a proprement que trois modes chez les Grecs, comme il n'y a que
' Où Platon, Lâchés, p. 486 au bas.
2 Dictionnaire de musique, au mot MODE.
:' Polit., IV, ■>.
* De musica, p. 1133, 1131; t. X, p. 0o8, édil. llejskc.
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trois races primitives parmi eux, savoir les Doriens, les Éoliens, les Ioniens '.
Nous sommes confondus d'un raisonnement pareil, et ne concevons guère la liaison logique qu'il peut y avoir entre la nationalité des peuples et le nombre ou la nature des chants qui peuvent être agréables ; mais on trouve constamment chez les Grecs des règles d'exclusion du même genre, et qui ne sont pas mieux fondées que celle-ci.
Ces règles toutefois n'ont eu qu'un demi-succès : elles n'ont pas empêché les modes de se multiplier, et il a fallu en reconnaître au moins sept, soit qu'on les admit ou qu'oa les rejetât". Boèce les énumère très-exactement. Ce sont L4hypodorien, l'hypophrygien, l'hypolydien, le dorien, le phrygien, le lydien et le mixolydien*. Il en ajoute un huitième dans le chapitre suivant, savoir l'hypermixolydien *, D'autres auteurs sont allés jusqu'à quinze modes. Quel chaos ! et comment se retrouver au milieu d'un tel désordre ? Le seul moyen serait de déterminer exactement le sens que les Grecs attachaient à ce que nous appelons leurs modes ; ou quelles idées nous représenteraient ces mots si nous les comprenions comme les Grecs. Or, c'est ce qu'il y a de plus difficile dans la question que nous nous sommes posée.
Je remarque d'abord que, peu d'accord sur le nombre des modes, les auteurs le sont davantage sur leurs caractères, malgré quelque variation dans les termes. Pour eux, le mode dorien est ferme et énergique \ Selon Athénée ', on y remarque un sentiment sévère et violent, sans aucune va1
va1 Deipnos., XIV, 19, p. 624, C.
* Athen., Deipnos., XIV.
3 Efficit modos septem quorum nomina sunt haec : hypodorius, etc. De musica, IV, 14.
4 Septem quidem praediximus esse modos ; sed nihil videatur quod oclavus super annexus est. De musica, IV, 16,
" Arist., Polit., V11I, 5.
• Deipnos., XIV, 19, p. 6M, D.
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riété dans le chant. Aristote ajoute que le mixolydien pousse aux larmes et aux sentiments tendres'. Athénée', d'accord avec Bacchius le vieux 3, semble ne faire consister ce dernier que dans des sons plus aigus que les autres.
Le même auteur écrit qu'un mode doit faire sentir une passion ou un caractère particulier dans la manière d'être, comme faisait celui des Locricns 4 ; et il a dit auparavant que le mode ionien après avoir été absolument dur et d'une extrême sécheresse, avait complètement changé de nature ; et qu'à proprement parler il n'y a pas de mode ionien 5.
Écoutez Lucien ; il reconnaît l'inspiration presque divine du phrygien, la fureur bachique du lydien, la sainte gravité du dorien, et l'agrément de l'ionien 8.
Si l'on y fait attention, ces témoignages, et d'autres encore, sans être absolument identiques, ne sont pas contradictoires. Il semble que les Grecs éprouvaient à peu près la même impression des mêmes modes, quoiqu'ils ne pussent pas définir exactement ni le mode en lui-même ni ce qu'ils en ressentaient. Cette observation nous aidera tout à l'heure à déterminer ce que pouvaient être les modes chez les Grecs, ou ce que nous nommons ainsi chez eux, puisqu'ils n'avaient pas pour cette signification un mot exclusif.
Il semble déjà évident que les modes n'étaient pas, comme chez nous, quelque chose de simple et de susceptible d'une définition rigoureuse et réciproque. Leurs modes leur apportaient une idée complexe, c'est-à-dire dans laquelle entraient plusieurs éléments à divers degrés; de sorte que, bien qu'il y eût un sens général et compris à peu près de
1 Polit., \\\\,'o.
2 Deipnos., XIV, 20, p. 625, D.
* Bacch. sen., Introd. p. 12, edit. Meiboui. 1 Deipnos., XIV, 20, p. 625, E.
" Deipnos., XIV, 20, p. 625, B, C
* Harmonidis, 1.
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la même manière par tout le monde, cependant il n'était pas possible de dire exactement: « C'est cela, et ce n'est pas autre chose. »
Pour nous en faire ici une idée vraisemblable, demandons quelques lumières au plain-chant, qui est évidemment l'intermédiaire entre l'ancienne mélopée et notre musique -, et, puisqu'il emploie aussi le mot mode dans un sens qui n'est pas celui de la musique moderne, essayons si cette signification particulière, et parfaitement connue de nos jours, ne serait pas une transition aussi naturelle que sûre au sens que pouvaient comprendre les anciens Grecs par le mot mode, ou ses équivalents.
On distingue dans le plain-chant douze modes, marchant par paires, et dans chaque paire il y a un mode authentique et un mode plagal. Chacun de ces modes embrasse l'étendue d'une octave, les notes restant les mêmes dans tous, le si seul pouvant être altéré par un bémol.
Voici les six modes authentiques : re, mi, fa, sol, la, si, ut, ré ; mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi; fa, sol, la, si, ut, ré, mi, fa; sol, la, si, ut, ré, mi, (a, sol; la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la; ut, rè, mi, fa, sol, la, si, ut. On voit tout de suite en quoi ces modes diffèrent matériellement l'un de l'autre. C'est par le point de départ et par le point d'arrivée; c'est donc par ce que nous nommons aujourd'hui le diapason, c'est-à-dire par le degré d'élévation dans l'échelle , puisque le premier est plus grave d'un ton que le second, le second plus grave d'un demi-ton que le troisième, et ainsi de suite.
Dans l'application, c'est-à-dire dans les chants produits avec ces modes, il y a une autre différence encore : c'est que chaque chant a pour finale celle qui commence et finit le mode -, et que, de plus, il a une note qui domine presque constamment, et qui est le plus souvent la quinte.
Ainsi, dans le plain-chant, l'idée de mode n'est pas sim-
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pie; elle comprend trois conditions, qui peuvent quelquefois ne pas se trouver ensemble : le diapason, la finale et la dominante. Nous verrons qu'il y a encore autre chose.
A chacun des modes authentiques répond un mode plagal, qui garde la même finale, mais qui commence à la quarte au-dessous. Les modes plagaux sont donc : la, si, ut, ré, mi, fa, sol, la; si, ut, ré, mi, fa, sol, la, si; ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut; ré, mi, fa, sol, la, si, ut, ré; mi, fa, sol, la, si, ut, ré, mi; sol, la, si, ut, ré, mi, fa, sol.
Le mode plagal est toujours énoncé avec l'authentique correspondant, de sorte qu'on appelle premier et second modes l'authentique de ré et le plagal de la, et de même pour les autres. Les modes impairs sont donc les modes authentiques , et les modes pairs les modes plagaux.
Il est évident que les modes plagaux diffèrent entre eux, comme les authentiques, par les trois conditions de la finale, de la dominante et du diapason, et qu'un mode plagal diffère de l'authentique correspondant par le diapason et la dominante, la finale restant la même.
Rangeons maintenant ces divers modes dans l'ordre de leurs diapasons, nous aurons la liste que voici, avec l'indication , après chaque mode, de l'intervalle dont il faut monter pour atteindre le suivant : la (plagal) ; montez d'un ton, si (pi.); d'un demi-ton, ut (pi.); d'un ton, rè (pi. «t auth.); d'un ton, mi (pi. et auth.); d'un demi-ton, fa (auth.) ; d'un ton, sol (pi. et auth.); d'un ton, la (auth.); d'un ton et demi, ut (auth.).
Nous verrons tout à l'heure que ce n'est pas tout; qu'on a cru reconnaître dans ces divers modes un caractère moral différent, comme les Grecs en reconnaissaient dans les leurs. Cherchons, pour le moment, ce que les modes grecs peuvent avoir jusqu'ici de commun avec ceux du plainchant.
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Est-ce la finale, la dominante ? Non, évidemment. Les musiciens grecs ou latins n'en disent pas un mot ; et comme toutes les deux représentent des faits matériels et manifestes, il n'est pas douteux qu'on n'en eût été frappé tout de suite s'ils eussent existé. Ainsi, ces distinctions appartiennent déjà aux systèmes plus modernes.
Est-ce le ton ? Non certes, puisque le sentiment de la tonalité dépend à la fois de la constitution de la gamme, et peut-être aussi des marches harmoniques, entièrement ignorées des anciens; que, d'ailleurs, les modernes eux-mêmes n'ont guère connu la tonalité que depuis deux ou trois siècles.
Le diapason, c'est-à-dire la position relative dans l'échelle totale des sons musicaux, entrait-il dans l'idée que les anciens se faisaient des modes? Oui, incontestablement. Il suffit de considérer les tables d'Alypius ou l'introduction de Bacchius, et particulièrement Boèce', pour voir qu'en effet, si telle corde du mode dorien répondait à notre ut, la même corde, dans le mode phrygien, répondait au ré, et dans le lydien, au mi; de sorte qu'en partant des notes les plus graves de ces modes, c'est-à-dire de celles qu'on appelait proslambanomènes, on aurait la liste suivante :
Noms des modes. Noies les plus basses.
Hypodorien Sol
Hypophrygien La
Hypolydien Si
Dorien Ut
Phrygien Ré
Lydien Mi
Mixolydien Fa
Hypermixolydien Sol.
Ces notes n'ont ici qu'une valeur relative. A la distance 1 De muska, IV, 14,
4 14 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
où nous sommes des anciens, sans aucun instrument ni aucune mesure qui établisse précisément l'intonation de la proslambanomène dans un de leurs modes, nous ne pouvons qu'indiquer les rapports de ces notes; et, comme Boèce ' et les autres auteurs disent que l'hypophrygien est plus aigu d'un ton que l'hypodorien, l'hypolydîen plus aigu d'un ton que l'hypophrygien, et plus grave d'un demi-ton que le dorien, les notes sol, la, si, ut, donnant précisément ces rapports, nous avons pu les prendre pour les fondamentales de ces différents modes.
Ajoutons que, dans le plain-chant, les modes portent les noms de dorien, phrygien, lydien, myxolydien, éolien, et ionien; que les aulhenles, ou modes authentiques, prennent dans chaque couple la préposition hyper, et se distinguent ainsi des plagaux, qui prennent le préfixe hypo'; qu'ainsi le ton de rè est l'hyperdorien, et le la plagal l'hypodorien, que le mi authentique est l'hyperphrygien, et le si plagal l'hypophrygien, et ainsi de suite. Sans attacher à cette observation une importance exagérée, on reconnaîtra cependant l'analogie qui a dû exister entre des modes issus certainement les uns des autres, dont les noms, régularisés à la moderne, sont cependant restés les mêmes au fond.
Toutefois, rappelons-nous que cette assignation ne doit pas être prise ici d'une manière absolue ; car, comme les voix n'étaient pas plus égales chez les anciens que chez nous, chaque air n'aurait pu être chanté dans son mode que par ceux dont la voix embrassait toutes les notes de ce mode. Les autres auraient été obligés d'y renoncer, ou s'ils l'eussent chanté dans un autre diapason, tombant par là
' Sit hypodorius inodus ; si quis proslanibanomeoon in acutum iotendet tono.... ceterasque pbtbongorum omnes faciat acutiores, acutior totus ordo proveniat.... erit igitur tota constitutio acutior effecta liypopbrygius modus. Ibid.
* Lafage, Manuel de musique, liv. V, p. 172; et VI11, p. 184.
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même dans un autre mode, ils en auraient immédiatement changé le caractère. Il faut donc, de toute nécessité, admettre entre les différents modes anciens des transpositions comme il y en a dans ceux du plain-chant, lorsque la nature des voix l'exige.
Le caractère moral de ces modes devait pourtant rester le même, puisque les anciens ne varient pas sur ce point. Or, en quoi pouvait consister ce caractère? Remarquons d'abord que, dans le plain-chant, indépendamment du diapason qui les caractérise, on leur a donné des épithètes très-significatives. Par exemple, le mode authentique de ré a été nommé gravis; le plagal de la, tristis; le mi authentique, mysticus; le si plagal, harmonicus; le mode de fa, loetus, etc. Ainsi, on a déterminé dans les modes du plainchant certains caractères ou qualités morales à l'expression desquels ils paraissent naturellement convenir.
Nous nous rendons très-bien compte aujourd'hui des caractères attribués aux modes du plain-chant. Il suffit de considérer que les deux premiers, nommés gravis et tristis, se rapportent à notre ton de ré mineur, et que le cinquième, surnommé loetus, ou joyeux, représente notre ton de fa majeur.
La même chose ne pouvait pas avoir lieu exactement chez les anciens, puisqu'ils n'avaient, dans chaque mode, ni dominante ni finale, et qu'ainsi rien ne pouvait reproduire régulièrement nos tons ni nos modes. Mais ce qui ne se faisait pas régulièrement arrivait par occasion : celui qui chantait un air se terminant sur la seconde note de la gamme, représentait assez bien notre ton de rè mineur; celui qui se terminait sur la quarte ressemblait beaucoup à notre ton de fa majeur.
Indépendamment de ces rapports des tons, il y avait aussi ces nuances de force et de douceur que nous indiquons par les mots forte et piano; ces différences de len-
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leur ou de vitesse que nous exprimons par adagio, andante, allegro, lesquelles sont si immédiatement inspirées par la nature, si inséparables même de tout morceau de musique exécuté un peu proprement, qu'on ne saurait douter, malgré le silence des auteurs grecs ou latins, que ces éléments soient aussi entrés dans l'idée très-complexe que les anciens se faisaient de leurs modes.
Nous pourrions nous en tenir là, et insister sur ce que les contradictions et les obscurités des anciens, à ce sujet, s'expliquent ainsi très-naturellement, puisque, n'ayant pas décomposé l'idée qu'ils se faisaient des modes, ils en parlent toujours comme si cette idée était simple, et ne s'aperçoivent pas que les éléments n'étaient pas constamment en même quantité ni en même ordre.
Mais si l'on considère les noms de peuples ou de pays donnés à ces différents modes, et l'exclusion dont quelques-uns étaient frappés par les philosophes et les législateurs , ne sera-t-on pas porté à croire qu'outre ces distinctions générales et applicables à toute musique, ces mots représentaient encore, non pas des airs particuliers, mais des formes ou catégories d'airs d'une coupe ou d'un rhythme déterminé et reconnaissable? Personne ne confond, chez nous, une romance avec une chasse, un menuet avec une sauteuse; bien plus, il y a des formes d'airs tellement propres à tel ou tel peuple, qu'on leur en a donné le nom.
La sicilienne, par exemple, est un air lent et doux à six-huit, où chaque mesure se compose de deux groupes de trois notes, savoir, une croche pointée, une doublecroche et une croche simple ; et l'on peut dire qu'on retrouve dans ces airs la molle langueur du royaume de Naples; c'est ce que les Grecs n'auraient pas manqué d'appeler mode sicilien.
La tyrolienne est un chant à trois temps vifs, procédant
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souvent par degrés disjoints et admettant des coupes bizarres ou inattendues ; elle a toute la légèreté et la gaîté un peu sauvage que nous savons caractériser les habitants du Tyrol.
La polonaise est un air à trois temps plus graves, avec une syncope de la moitié du premier au second temps, et des notes très-rapides dans les derniers de chaque mesure. On y reconnaît une sorte de gravité enjouée qui distinguait les Polonais, ces français du Nord, comme on les a quelquefois nommés.
Il serait facile d'étendre aux anglaises, aux allemandes, à quelques danses d'origine française comme le menuet et la gavotte, à la sarabande, au boléro des Espagnols , la même étude que nous venons de faire sur trois catégories d'airs bien connues de tous les musiciens. Boïeldieu a fort agréablement marqué ces différents caractères dans le Calife de Bagdad, lorsque Késie chante son grand morceau :
De tous les pays, pour vous plaire, Je saurai prendre tour à tour Et les goûts et le caractère, etc.
Ainsi, en supposant qu'au lieu d'employer tout simplement l'adjectif au féminin, une sicilienne, une tyrolienne, une polonaise, une anglaise, une allemande, etc., nous eussions dit à la façon antique, mode sicilien, mode lyrolien> mode polonais, mode anglais, mode allemand, etc., nous exprimerions par là des sens analogues à ceux que voulaient rendre les Grecs, quand ils attribuaient ces modes à tel ou tel pays ; et nous nous expliquerions comment, eu égard à leur nationalité étroite et jalouse, quelques moralistes sévères pouvaient exclure, comme appartenant aux barbares, tel mode dont ils craignaient que l'agrément ne corrompît les moeurs, ne changeât les coutumes, ou peut-être ne modifiât les haines de leur pays.
4 48 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
Je ne veux pas assurer que cette conjecture soit vraie, toute vraisemblable qu'elle me paraît. Il me suffit d'avoir établi que l'idée des différents modes était chez les Grecs extrêmement complexe ; qu'elle emportait avec elle, trèscertainement, et d'après les témoignages mêmes des anciens, l'idée du diapason; nécessairement aussi, quoique les témoignages nous manquent, les nuances du forte et du piano, et les mouvements plus vifs ou plus lents; enfin, très-probablement , la forme reconnaissable par le rhythme ou par le mode d'intonation et de succession des notes, de certains airs particuliers aux divers peuples avec lesquels les Grecs étaient surtout en relation.
VI. De la notation musicale. — J'ai, plus haut, écrit un chant très-simple, et tel que tout musicien qui sait chanter ou jouer d'un instrument l'exécuterait sans peine, le mouvement et le ton une fois donnés, avec une exactitude presque mathématique. Les anciens auraient-ils pu de même, à l'inspection d'une pièce de musique, la rendre par la voix ou les instruments, c'est-à-dire la réaliser pour l'oreille? Je réponds avec assurance non : les anciens n'ont jamais su ni écrire ni lire la musique.
Nos érudits nous disent bien qu'ils avaient pour notes soit des lettres de l'alphabet, soit quelques signes particuliers, dont on peut retrouver la liste dans les tables d'Alypius, dans l'introduction de Bacchius et dans Boèce '. Mais cela même prouve qu'ils ne savaient pas écrire la musique, comme ce qu'on nous conte de leurs accompagnements montre clairement qu'ils ne savaient pas l'harmonie.
Les lettres ou les signes semblables peuvent bien indiquer à peu près le degré d'élévation des sons ; mais il y a autre chose dans un air de musique : il y a le mouvement vif ou
1 De rnusica, IV, 3 et 14. —Voyez aussi Burette, dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE 4 40
lent; il y a les notes fortes ou faibles; il y a celles qui sont tenues longtemps, et celles qui vont plus ou moins vite ; il y a enfin les forte, les piano et toutes leurs nuances.
Toutes ces parties sont si essentielles, que quand J. J. Rousseau a voulu créer un système de notation musicale analogue à celui des Grecs ', en représentant les notes de la gamme par les chiffres 1,2,3,-4,5, 6 et 7, il a été obligé d'y introduire tous les signes de la musique ordinaire ou des équivalents. Il sentait bien que l'absence forcée d'un seul de ces signes suffirait à ruiner son système, non pas seulement dans la pratique où il n'a jamais eu chance de réussir, mais même pour la théorie et la simple spéculation.
Eh bien, trouve-t-on chez lés anciens quelque chose d'analogue à tout cela ? non : on trouve même expressément la preuve du contraire. Il suffit de lire cette petite pièce que Lucien à intitulée Harmonidés, où ce musicien remercie le flûtiste Timothée de lui avoir appris son art. Il entre à ce sujet dans des détails qui nous paraissent même exagérés : « Tu m'as appris, dit-il, à bien accorder ma flûte, à souffler dans l'anche avec délicatesse et justesse, à agiter mes doigts à propos et moelleusement, par une élévation et un abaissement rapides ; à marcher en cadence, à m'accorder avec le choeur, à conservera chaque genre son caractère. » Voilà ce qu'il a appris de lui et qui composait l'art du musicien alors. Mais quant à lire la musique écrite, il n'en est pas question du tout. Les Grecs ne se doutaient pas qu'il fût possible d'écrire un chant. Aussi ni les maîtres, ni les élèves n'en parlent.
Un auteur beaucoup plus grave que Lucien, Aristote, dans le chapitre qu'il consacre à la musique en ses Politiques ',
* Voyez sa Dissertation sur la musique moderne, et dans son Dictionnaire de musique, le mot NOTES.
2 Polit., VIII, 5, à la fin. Cf. Athénée, sur les Arcadiens, Deipnos. XIV, 22, p. 626, C.
29
450 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
chapitre où il recommande de faire apprendre la musique aux jeunes gens à cause de l'influence qu'elle a sur les moeurs, entre aussi dans des détails intéressants sur les diverses parties de cet art. Il ne dit pas un mot de la musique écrite : rien chez lui ne se rapporte aucunement à cette notation, ni aux ouvrages à étudier, ni aux méthodes -, et la recommandation qu'il fait s'applique bien mieux en réalité à une étude purement mnémonique de certains airs, qu'à l'art de lire un chant écrit avec. des signes spéciaux, toujours difficiles à connaître et qui devaient exiger un très-long travail, tout à fait impossible d'ailleurs aux enfants des Grecs
Les tables qu'Alypius a composées sous le titre d'/nlroduction à la musique, bien que fort longues, ne donnent absolument que des signes d'intonation '; et ce qu'il y a de plus probant, le chapitre de Boèce consacré aux notes musicales des Grecs porte la déclaration formelle que ces notes ne pouvaient servir à écrire véritablement et à conserver un air, que quand le rhythme était donné par le vers écrit audessous. Voici le texte : « Veteres musici propter compendium scriptionis, ne intégra semper nomina necesse esset apponen, excogitqvere notulas quasdam quibus nervorum vocabula notarentur, easque per gênera modosque divisere, simul etiam hac brevitate captantes, ut si quando melos aliquod musicus voluisset adscribere super versum rhythmica melri compositione distentum, has sonorum notulas adscriberet, ità miro modo reperientes ut non tantum carminum verba quoe literis explicarentur, sed melos quoque ipsum quod his notulis signaretur in memoriam. posteritatemque durant '. » La mémoire et la postérité que Boèce promettait aux airs écrits en notes grecques leur a en fait échappé. Mais cela tient à
' Voyez la collection de Meibom où files occupent GL> pages. * Boetk., De musica, IV, 3.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 451
des causes que l'auteur ne soupçonnait pas, non plus que les musiciens dont il parle, et que nous ferons connaître tout à l'heure.
Toujours est-il que les notes en question n'avaient d'autre objet que de dispenser d'écrire ces noms d'une longueur insupportable qui désignaient les cordes de la lyre ; que c'était ainsi un simple expédient d'abréviation, et que l'on ne pouvait comprendre à peu près le chant qu'à la condition que le vers écrit au-dessous en indiquerait le rhythme. Or, tout cela est si loin de ce que comprend notre écriture musicale, que nous pouvons refuser aux anciens toute connaissance de cette écriture.
Ce qui, du reste, nous explique à fond cette incapacité des musiciens anciens, c'est l'ignorance totale où ils étaient de notre mesure. Avec leur système de notes, il nous serait impossible d'écrire complètement l'air le plus simple: /J pleut, il pleut, bergère, par exemple, ou Au clair de la lune.
Etudions, du reste, successivement les diverses parties dont se compose notre notation. Nous verrons par la comparaison avec celle des Grecs ce qui leur manquait ; et nous jugerons tout de suite de ce qu'ils pouvaient obtenir des signes souvent barbares et sans analogie que leurs musiciens avaient imaginés.
Nos mouvements, par exemple, s'indiquent exactement par les numéros des métronomes, et d'une manière approximative et suffisante par ces mots si connus, allegro, presto, andante, adagio, etc. Qu'on nous cite un seul mot grec ou latin destiné à caractériser le mouvement d'un morceau de musique.
Remarquons bien qu'ici nous ne demandons pas qu'on nous cite la mention faite d'un air vif ou lent. Tout le monde comprend et peut dire, sans savoir un mot de musique ni un pas de danse, qu'une sauteuse est vive tandis qu'un
29.
452 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
menuet est grave ; et les anciens le disaient comme nous '. Il s'agit de termes techniques applicables aux diverses pièces de musique, et qui en déterminassent la vitesse relative. Nous n'en avons jamais vu un seul et nous ne croyons pas qu'il en existe.
Les notes fortes ou faibles étaient très-certainement indiquées par les mots et plus tard, au moins chez les Romains, par arsis et thésis. Il y a bien pour nous quelque difficulté sur le véritable sens de ces derniers mots; il y en a surtout parce que l'arsis et la thésis pouvaient être considérés dans les mots isolés et dans les pieds de vers , et que souvent alors l'arsis des mots ne concourait pas avec l'arsis des différents pieds où ils entraient. Toutefois nous ne pouvons douter qu'on ne marquât au besoin les syllabes fortes par l'accent aigu, et les syllabes faibles par l'accent grave : ainsi nous considérons la notation antique comme suffisante en ce point.
Pour la lenteur ou la rapidité des sons, nous les marquons par la forme des notes : la carrée vaut deux rondes, la ronde vaut deux blanches, la blanche vaut deux noires, la noire vaut deux croches, la croche deux doubles croches, et ainsi de suite ; et il y a pour les silences correspondants des marques analogues. De plus, au lieu de cette division binaire, on peut, selon le besoin, marquer la division ternaire ; la ronde pointée vaut trois blanches , la blanche pointée vaut trois noires, la noire pointée trois croches. On reconnaît là du premier coup une notation savante et précise, et qui peut répondre à tous les besoins d'un art avancé comme le nôtre. Chez les anciens rien de semblable, si ce n'est la quantité prosodique des syllabes longues ou brèves, que nous avons déjà montré n'être rien en réalité, et représenter tout autre chose que ce que l'on croit ordinairement. Fût-elle d'ailleurs
• Voyez Aristide Quintilien, p. 97 et 98 de l'édit. de Meibom.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 4 53
ce que l'on imagine, elle ne répondrait jamais qu'aux blanches et aux noires, amènerait les mesures les plus bizarres et les plus détestables et ne s'appliquerait aucunement à la musique instrumentale. Il est donc bien clair qu'avec leurs signes, les Grecs et les Romains ne pouvaient figurer un air que si toutes les notes en étaient égales.
Quant aux signes d'expression, les forte, les piano, les crescendo, les diminuendo, les smorzando, qui chez nous contribuent si puissamment à l'effet, que nous concevons à peine un morceau où ils ne se trouvent pas, et que quand par hasard ils ne sont pas marqués dans une mauvaise édition, l'exécutant les met selon son sentiment, quel moyen les anciens avaient-ils de les marquer ?
Il ne s'agit pas ici de transporter ou de supposer chez eux nos idées ou nos connaissances actuelles : il faut citer des textes précis qui nous apprennent les signes ou les mots que les musiciens grecs employaient, et dont il serait impossible, s'ils les avaient eus, qu'Alypius et Boèce ne dissent rien, du tout.
Qui voudra réfléchir à tout cela, reconnaîtra que les anciens ne savaient pas écrire la musique ; ils n'avaient de tous les signes nécessaires pour cette notation, que ceux qui représentent l'intonation ; encore ces signes étaient-ils fort grossiers et incommodes : et la conséquence dernière de cet examen est que la notation de leurs airs répondait précisément à celle que, de nos jours, les marchands d'accordéons ou d'harmonicas donnent par-dessus le marché aux enfants qui achètent ces instruments.
Les harmonicas dont je parle se composent d'une suite de lames de verre collées sur deux fils horizontaux et donnant les sons de la gamme, lorsqu'on les frappe avec un petit tampon de liège attaché au bout d'un manche mince et élastique. Les noms des notes sont collées sur les lames correspondantes, et l'on remet aux acheteurs un papier où sont
45 4 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
marqués quelques airs connus, que l'enfant pourra, espère-rt-, on, reproduire d'après cela sur son instrument. L'air Ahl vous dirai-je, maman, par exemple, est écrit ainsi : ut ut sol sol la la sol, et l'air Triste raison est représenté par sol mi fa sol la sol fa mi ré mi ré mi fa sol, etc., et ainsi de suite.
N'est-il pas clair que pour jouer ces airs, il faut les savoir d'avance? qu'on pourrait, avec les mêmes notes se succédant dans le même ordre, représenter une multitude d'airs très-différents? qu'il suffirait pour cela de changer la durée ou les sons forts ou faibles et réciproquement ; et qu'ainsi la musique n'est pas écrite en réalité? Il en était de même ches les anciens, et précisément parce que cette connaissance leur manquait, ils ne pouvaient transmettre que par l'exemple et la pratique répétée ce qu'ils savaient eux-mêmes.
C'est à cette façon de communiquer sa propre connaissance que se rapportent ces récits mythologiques où les dieux et les demi-dieux montrent la lyre ou la flûte aux héros. Amphion se livre à la musique après avoir reçu une lyre de Mercure ', mais non pas une méthode pour l'apprendre. Orphée passait pour avoir appris le chant d'Apollon son père ou de sa mère Calliope; Linus avait enseigné la flûte à Hercule , qui même l'avait tué pour en avoir été repris trop durement ' ; Minerve avait aussi essayé de jouer de la flûte ; mais elle était si loin de l'étudier à l'aide d'un livre, qu'elle se regardait dans un ruisseau, et, se trouvant enlaidie par cet instrument, elle le jeta loin d'elle avec indignation ; Marsyas alors le ramassa, et l'apprit à son tour, sans plus de méthode que tous les autres musiciens de ce temps 3.
Il en fut de même à l'époque héroïque ou bucolique qui suit ces temps purement fabuleux. Les députés des Grecs
1 Apollod., Bibliolh., 111, 2 Apollod., Hiblioth., 11,
3 Apollod., Bililioth., 1, i, wl. - La même histoire est avec plus de, détails dans Athénée , lfripnos., XIV, 7. p. 610, E, F.
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se rendent auprès d'Achille ; ils le trouvent dans sa tente, charmant ses loisirs aux sons de la cithare ' ; le poète entre dans de grands détails sur les qualités et même sur l'origine de cette cithare : mais pas un mot de la musique qu'Achille exécutait avec elle, et qui certes n'était pas écrite. Daphnis, dans Timée, est donné comme habile à jouer de la syringe * ; c'est de Pan, sans doute, qu'il tenait cet instrument ' ; mais comment avait-il été instruit? lui-même comment avait-il transmis sa science aux bergers qui le suivirent, et qui gardèrent si soigneusement sa mémoire'? Toujours par la communication orale et la répétition des chants ; jamais il n'est dit un mot qui puisse conduire à supposer autre chose.
Rien ne change à cet égard dans les temps qu'on nomme historiques, c'est-à-dire où les personnages beaucoup mieux connus, et sûr des témoignages précis d'écrivains sérieux, ne nous offrent plus aucun événement miraculeux ou surhumain. L'enseignement de la musique y est toujours, comme par le passé, transmis personnellement du maître à l'élève ; d'Olympiodore * ou de Denys * à Epaminondas ; de Dracon d'Athènes à Platon 7; de Connus à Socrate 8, etc. C'est par le discours et par le geste que l'enseignement est donné. Nulle part il n'est fait mention d'un livre sur lequel serait réglée ou préparée la leçon ; et dans des temps même beaucoup plus récents, sous Trajan ou Domitien, Quintilien, qui parle fort longuement delà musique et de son utilité dans
1 Hom., Mas., IX, v. 187 et suiv.
J
3 Voyea Elien, Priscien, etc.
4 Theocr., Idyl., l;Virg., Ed., V, 20 et suiv.; VIII, 68 et suiv, " Aristox., Fragm., 60.
G Nepos, Epamin., 2.
' Plut., De musica, p. 1136, lig. SI ; t. X, p. 667, édit. Reiske.
* Diog. Laert., De vilis, II, 32 ; Cic, De senect., 8.
456 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
l'éducation ', ne dit pas un mot de l'écriture ou de la lecture musicale.
Dans ces conditions, les anciens étaient obligés de donner à leurs différents airs des noms particuliers, d'autant plus que beaucoup se perdaient ou se corrompaient par le laps du temps, et qu'ainsi, après un certain nombre d'années, d'olympiades ou de lustres, on ne savait plus ce qu'avait été tel ou tel air ancien.
Les auteurs grecs et latins portent à tout moment la preuve de cette ignorance. Quand ils nous parlent des musiciens des siècles passés, ils nous disent toujours en gros ce qu'on leur attribue : mais qu'était-ce précisément, qui leur était attribué ? ils ne peuvent le dire. Nous, au contraire, quand nous disons qu'on doit tel air à tel musicien des siècles passés, par exemple à Henri IV, l'air Charmante Gabrielle; à des Iveteaux, l'air Que ne suis,-je la fougère? et à Lcfèvre, maître de musique sous Louis XIH, le chant la Fille du roi est au pied de la tour, nous reproduisons ces mêmes morceaux et les faisons entendre tels qu'ils étaient. Le témoignage historique peut être trompeur; l'idée au moins est précise. Chez les anciens l'histoire pouvait être vraie; l'idée manquait absolument, dès que la tradition ne l'apportait plus ; et cette différence capitale entre eux et nous ne saurait être trop méditée, puisque seule elle nous montre le peu qu'a été la musique des Grecs, et nous explique la disparition totale de tous ces chants antiques si vantés et dont il est impossible de retrouver trace.
VIL Accompagnements. — C'est dans l'histoire de la musique un fait bien connu que Terpandre, poëte de chants citharédiques, appliqua aux vers d'Homère ainsi qu'aux siens propres une mélodie déterminée, et qu'il donna le premier des noms aux mélodies ou modes cithare-.
' Inst. oral.. I, 10,
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 457
cliques '. Eh bien ! qu'est-ce que tout cela ? quel pouvait être ce chant des vers d'Homère? quel était l'accompagnement citharédique qu'on y ajoutait?
Les bonnes gens, transportant toujours nos idées dans les siècles passés, considèrent Terpandre comme un compositeur moderne, appliquant des chants de sa façon sur les vers de quelques couplets. Ils oublient que ceux d'Homère sont des hexamètres qui se prêtent fort mal à ce qu'on appelle le chant ; qu'ils sont au nombre de plus de vingt mille, et que le plus beau chant du monde, répété ce nombre de fois, serait d'un ennui mortel ; qu'enfin, il ne semble pas qu'il s'agisse ici d'un chant imaginé par Terpandre, mais d'une règle ou d'un modèle par lui donné pour la prononciation exacte des vers d'Homère.
Or, autant le premier sens est impossible, et on pourrait dire absurde, autant au contraire le dernier est naturel et vraisemblable. En effet, nous pouvons refaire une règle générale de la même nature que celle de Terpandre, si nous disons, par exemple : « Appuyez avec soin sur les syllabes accentuées; et faites en sorte qu'à l'audition devers égaux, l'oreille sente suffisamment leur égalité. »
Je suis loin de dire que ce soit là la règle de Terpandre ; mais c'est une règle du même genre que la sienne, c'est-àdire que c'est un conseil général pour la prononciation exacte des vers d'Homère, conseil d'après lequel les deux premiers vers de l'Iliade, quel que soit le système de prononciation que l'on suit, devraient être accentués ou rhythmés ainsi qu'ils ont été marqués depuis l'invention des accents".
Voilà un premier point. Mais ce n'est pas tout. Terpandre
1 Plut., De musica, p. 1132, lig. 20; t. X, p. 652, édit. Reiske.
* L'accentuation, qui représente précisément le rhythme, ou au moins les éléments essentiels du rhythme (ci-dessus, p. 268 et suiv.), n'existait pas du temps de Terpandre ; l'invention eu est attribuée à Aristophane de liyiance, au 111e siècle avant notre ère.
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joignait certainement à sa déclamation un accompagnement citharédique. Quel pouvait être cet accompagnement? La réponse n'est difficile ou obscure que pour ceux qui se font des idées à priori : pour qui observe la nature, il n'y a rien de plus simple , et voici l'explication.
La voix, dans le discours ordinaire, ne mesure aucunement les degrés par où elle monte ou descend ; ou, pouf parler plus exactement, ces degrés sont des dixièmes ou des douzièmes de ton qu'on représente sur le violon ou le violoncelle en appuyant un peu plus le doigt d'un côté ou de l'autre, sans lui faire quitter sa place. La voix, hors le cas d'une passion violente ou d'un accident, reste donc, pendant toute la durée d'un discours ou d'une tirade, dans une intonation sensiblement la même, qui varie selon l'organe de celui qui parle, et qu'on désigne pour chacun par le mot de médium.
Or, puisque ce médium demeure et doitdemeurer lemême, quoi de plus facile que d'en accompagner les syllabes accentuées, ou les plus saillantes d'entre elles, par une note à l'unisson ou à l'octave, frappée en même temps qu'on les prononce , surtout sur un instrument à sons brefs comme la cithare ' ?
Marquons, comme on le fait en musique, par des barres de mesure placées devant elles, les syllabes fortes des deux premiers vers de l'Iliade, que nous supposerons récités par un médium dans le ton d'ut, et figurons au-dessous l'accompagnement d'une guitare, d'une harpe, d'un piano, ou
' On peut avoir, même de nos jours, l'idée de ces accompagnements. Tout dernièrement, à l'Ambigu-Comique, à la fin d'un mélodrame assez médiocre, intitulé le Ciel et l'Enfer, le chevalier Gérard et la houri qui veut le tenter se récitent mutuellement des vers d'une couleur plus ou moins orientale; et l'on a imaginé de mettre sous cette déclamation un accompagnement de harpe. L'effet en est des plus médiocres ; mais il ne parait pas que l'assistance le juge mauvais, puisqu'on le conserve après plus de cent représentations.
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d'un violoncelle pincé, sur les temps forts, à l'unisson ou à l'octave ; nous aurons cette notation :
On peut essayer cette prononciation et cet accompagnement sur un instrument ; on peut même doubler la note de l'accompagnement ou y adjoindre une des notes de l'accord à'ut : on trouvera toujours, et cela est bien évident, un ensemble harmonique, très-pauvre et très-monotone à notre avis, mais qui ne devait pas paraître tel à des gens ignorants et grossiers que cela frappait d'admiration.
Ajoutons que le résultat devait être de tenir la voix récitante dans la région la phis favorable; par là, de la faire mieux entendre, sans fatiguer le déclamant, et de faire ainsi ressortir la beauté de l'expression poétique.
Quant aux trois cordes que Terpandre avait ajoutées à la, lyre de ses devanciers, et qu'à Sparte les éphores lui firent couper 1, elles s'expliquent très-bien, par cette supposition qu'il aurait accompagné juste des voix de médiums différents ; ou que lui-même, prenant selon le cas un médium en ut, en ut dièse, en ré, etc., aurait jeté dans sa déclamation quelque variété, et obtenu en même temps quelque succès de plus que les autres.
Cette explication, eu égard surtout à l'état peu avancé de la musique d'alors, et au peu d'harmonie qu'avaient les vers grecs, est assurément aussi probable que l'idée qu'on se fait ordinairement est inadmissible. Elle est confirmée par
\ Pline, tlist. na(.,VH, 37, n" 13.
4 60 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
ce fait que plus tard, quand les Romains eurent trouvé pour leurs vers une forme plus réellement harmonieuse, ils ne songèrent pas du tout à les accompagner du son d'un instrument. A la fin de la république et sous les premiers empereurs, il y avait à Rome des séances littéraires où l'on récitait des vers ; on ne les accompagnait pas : et déjà sans doute la musique était trop avancée, et aussi l'art de la déclamation , pour qu'on fût obligé de les soutenir l'un par l'autre. C'est encore là un de ces faits historiques incontestables qui nous montrent l'erreur de ceux qui se figurent que la déclamation des vers d'Homère telle que l'exécutait Terpandre était quelque chose de bien beau. Si cela eût été, est-ce que les Romains n'auraient pas conservé cette méthode? est-ce qu'ils ne l'auraient pas appliquée à l'Enéide et aux poèmes sérieux, comme Horace n'aurait pas manqué de faire ses odes pour être chantées, s'il avait cru qu'elles y gagnassent la moindre chose ? Débarrassons-nous donc une bonne fois de nos préjugés, et examinons ce qu'on nous rapporte avant de recevoir comme indubitables les conséquences absurdes que des hommes sans critique tirent si souvent de faits mal compris.
L'accompagnement, dans le principe, n'eutsansdoute d'autre objet que d'indiquer le ton, ou de le soutenir si l'ouvrage était de longue haleine : et ainsi s'explique le flûtiste de C. Gracchus qui, selon Cicéron', modérait les éclats de la voix de l'orateur ; si toutefois cette anecdote est bien vraie : car il se trouvait aussi chez les anciens des gens qui la révoquaient en doute, surtout dans un siècle plus avancé*.
Plus tord, et quand il s'agit de chants véritables, et non pas seulement d'une déclamation soutenue de quelques notes frappées à propos , l'accompagnement servit à guider la
1 De oral., 111, 60.
1 A. Gellius, ,\oc/. allie, 1,11.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 461
Voix pour la justesse des intervalles, comme font encore aujourd'hui les commençants qui frappent des notes sur un clavier ou soufflent dans une flûte pour s'indiquer à euxmêmes les intonations dont ils ne sont pas sûrs. Cet usage, qu'on pourrait certainement affirmer à priori, est clairement indiqué par Virgile ', lorsque Ménalque, donnant sa flûte à Mopsus, lui dit : « C'est elle qui m'a appris à chanter le berger Corydon ou Féclogue cujum pecus. » Sans doute Virgile ne chantait pas ses éclogues, et l'expression est figurée par rapporta lui. Mais les mots hoec eadem docuit (la même flûte m'a appris) sont vrais indubitablement dans leur sens propre, et fondés sur un usage alors connu de tout le monde.
Quoiqu'il en soit, l'accompagnement ne resta pas où l'avait mis Terpandre. S'il cessa de se faire entendre au moins d'une manière régulière quand on récitait des vers, il demeura certainement dans les pièces de musique chantées. Quel était son objet? c'était, comme tout à l'heure, de maintenir le ton, et probablement aussi de s'entremêler à la voix, et de se faire entendre quand celle-ci se taisait.
Ce sont là deux points différents. Nous avons parlé du premier, et, bien que les anciens ne connussent pas l'harmonie , on ne peut pas contester qu'ils aient fait entendre des unissons *, puisque c'est le seul moyen que la nature nous donne d'apprendre à chanter. J'ai donc pu écrire que l'on faisait entendre, en même temps qu'une parole prononcée sur le ton ut ou sol, la même note ut ou sol, à l'unisson ou à l'octave.
Quand les accompagneurs furent devenus assez habiles pour se faire remarquer, comme le dit Athénée, par l'agi1
l'agi1 V, v. 85.
2 On peut présumer que les anciens ont, outre l'octave et l'unisson reconnu par la pratique, quelques accords, ou suite d'accords agréables, comme des suites de tierces ou de sixtes. — Voyez les dissertations de Burette déjà citées. Mais cela n'importe aucunement ici : ce n'était pas là pour eux un accompagnement habituel, ou proprement dit.
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lité de leurs doigts, certes, il eût fallu connaître l'harmonie moderne pour frapper à propos sous une note de chant toutes celles qui peuvent entrer dans l'accompagnement; et ce n'est pas là ce que l'on faisait.
Selon toute probabilité, la voix alternait avec l'instrument , à peu près de cette façon :
C'est une phrase de Mozart, dans la Flûte enchantée*; là, justement, après que le personnage a chanté les notes de la portée supérieure, la flûte répond par celles qui sont dans la seconde. Il y a dans la partition de Mozart, outre ce petit accompagnement, une harmonie beaucoup mieux nourrie, et qui soutient le chant dans toute son étendue. Mais, en laissant de côté cette harmonie savante, le chant marqué ici, avec cet accompagnement entremêlé, n'est-il pas extrêmement joli? et n'en peut-on pas imaginer une multitude, dans tous les genres d'airs ou de nomes dont nous avons parlé, qui constitueraient un art musical déjà fort agréable, quoique peu avancé ?
' J'écïis cette phrase de mémoire ; je puis donc me tromper sur les détails ; mais le fond reste, c'est-à-dire l'alternative du chant et de l'accompagnement dont je veux seulement donner un exemple.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 465
L'éloge que fait Athénée du musicien qu'il a entendu, et que nous avons cité tout à l'heure ', ne s'applique-t-il pas exactement à un système pareil, et qui pouvait offrir plus de variété à mesure que les exécutants étaient plus experts?
Cela, d'ailleurs, est si vrai, que les anciens s'accompagnaient aussi bien de la flûte que de la lyre. Horace ne dit-il nas 1 :
Quera virum aut heroa lyra vel acri Tibia sûmes celebrare, Clio ?
Célébrer quelqu'un avec la lyre ou avec la flûte, c'est chanter ses louanges en s'accompagnant de ces instruments. Mais peut-on s'accompagner de la flûte en même temps qu'on chante? Non, sans doute; et l'accompagnement était nécessairement intercalé dans le chant, et non placé en même temps que lui, comme cela a lieu chez nous.
Les phrases semblables abondent chez les anciens, et ne laissent aucun doute sur la réalité de cet accompagnement de son propre chant avec un instrument insufflé. Ouvrez les Bucoliques de Virgile, et vous trouvez que Tityre, en jouant du chalumeau, fait résonner les forêts du nom d'Amaryllis ' ; que Damète se vante d'avoir vaincu un autre berger en chantant avec la syringe, ou flûte de Pan; et Ménalque lui répond qu'il n'a jamais eu de syringe, et qu'il était obligé de souffler dans un pipeau criard*. Ailleurs, c'est Damon qui parle à sa flûte, et l'engage à commencer ou à finir les vers qu'il chante à la louange de Ménale*.
Rien n'est donc plus constant que cette manière de
1 Ci-dessus, p. 386. — Comparez, au reste, pour ces chants en réponse, divers témoignages anciens : Homère; Virg., Bucol; Athén., Deipnos., XIV, 22, p. 626, C; 24, p. > 27, F.
a Carm., 1,12, v. 1.
5 Bucol., I, v. Set 5.
4 Bucol., III, v. 21, 22, 25. — Voyez aussi Théocrile, de qui ce passage est traduit (Idyl., V, 5).
5 Bucol., VIII, v. 21 et 61.
464 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
s'accompagner soi-même. L'expression grecque chanter en s'accompagnant de la flûte, doit être prise dans son sens propre; et, comme il est impossible de chanter en même temps qu'on souffle dans un instrument, il en résulte que l'accompagnement, chez les anciens, était alternatif et non simultané. L'ignorance où ils étaient des règles de l'harmonie nous indiquait déjà cette conséquence; il n'est pas inutile d'y être arrivé aussi par une autre voie.
Il n'est pas, non plus, sans intérêt de reconnaître que ce système, bien que très-pauvre eu égard à un art musical avancé comme le nôtre, était cependant susceptible de produire une variété fort agréable et de charmer des hommes qui n'avaient rien entendu de mieux. J'ai donné tout à l'heure un air composé par un musicien habile, dans le système grec, c'est-à-dire sans supposer aucune de ces connaissances qui n'appartiennent qu'aux modernes. Voici le même chant, avec un accompagnement intercalé de lyre ou de cithare, fait par le même auteur et dans le même ordre de connaissances.
Il est possible que les citharèdes habiles fissent des accompagnements plus difficiles, plus chargés de notes, plus brillants par la rapidité ou l'étendue. Celui-ci a l'avantage de nous montrer, sans que nous attribuions aux Grecs aucune connaissance qu'ils n'eussent pas, où l'oreille et le sentiment avaient pu les conduire '.
CHANT.
LYRE |
OU |
CITHARE.
1 Ici, comme tout à l'heure, les clefs n'indiquent pas l'intonation d'une manière absolue ; les stanguettes expriment la note forte et non l'égalité de la mesure ; les silences sont ad libitum, et répondent seulement à peu près aux phrases de l'autre partie; les croches, les doubles-croches, n'ont aussi qu'une valeur approximative, et dépendent du sentiment du chanteur.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
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30
400 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
VIII. Exécution. — Bien qu'il doive assurément résulter de ce qui a été dit jusqu'ici que la musique n'était presque rien chez les anciens, comme l'opinion contraire a trop souvent été admise, et qu'elle a tout à fait offusqué jusqu'ici la vérité, seul digne objet des recherches de l'esprit humain, je vais revenir sur ce point important, et, avant de passer à l'examen de ce qu'a été l'exécution musicale chez les anciens, confirmer par quelques vues générales ce que j'ai dit jusqu'ici.
Je remafque que les arts, quels qu'ils soient, consistent avant tout dans l'exécution. Des hommes heureusement doués, et guidés par leur goût naturel ou le sentiment de ce qui est agréable, trouvent, sans qu'on sache comment, des formes dont tout le monde est frappé d'abord, et qui, prises dans leur ensemble, constituent les beaux-arts ou leurs parties.
Un art n'a pas plutôt produit ses premières oeuvres, que les raisonneurs s'en emparent. Tant qu'ils travaillent sur ce qui a été découvert par les artistes, qu'ils le classent, qu'ils l'expliquent, que même ils le régularisent, leur concours n'est pas inutile-, il aide, au contraire, à mieux voir et à mieux connaître les choses : c'est le service rendu par les bons critiques, on ne saurait le mépriser sans injustice.
Mais jamais ces dissertations n'ont ajouté un iota aux richesses de l'art, c'est-à-dire aux moyens pratiques ou aux vérités découvertes par les artistes; elles sont, au contraire, devenues des déclamations stériles, ou même n'ont plus eu du tout le sens commun, quand ces raisonneurs ont examiné avec une attention excessive ce que notre sensation n'apercevait pas, ou proposé des améliorations théoriques que les artistes dédaignaient.
Ainsi, comme les progrès et l'histoire de la peinture consistent dans les oeuvres des peintres, et non dans les livres faits à l'occasion de leurs tableaux, comme la poésie est
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 467
tout entière dans les ouvrages des poètes, et non dans ceux des grammairiens ou des critiques, la musique est dans les oeuvres des musiciens et non dans les dissertations des mathématiciens ou des philosophes.
On peut assurer d'avance que ceux-ci n'ont dit que des sottises quand ils ont voulu dépasser ce que les artistes avaient trouvé ; ils ne sont donc vraiment utiles que quand ils exposent ce qui constitue l'art pour les praticiens. Là est vraiment la partie positive de leurs relations; c'est la description exacte de ce qu'était la science à leur époque. Au delà commence le fantastique ou l'absurde, qu'il faut leur laisser, et ne pas regarder comme appartenant à l'art.
De ce point de vue, nous avons pu apprécier assez exactement la musique des Grecs et des Romains, considérée comme art pratique. Il nous a suffi de prendre dans les relations des musicographes ce qui se rapporte essentiellement à la musique exécutée, et de rejeter loin de nous les rêveries prétentieuses qu'ils y ajoutent sans cesse, et dont il ne sera pourtant pas inutile de reproduire ici un spécimen.
J'ouvre l'ouvrage de Boèce. Il examine à la fin "de son premier livre' ce que c'est que le musicien; il remarque que, dans tout art, la théorie qui se rend compte des choses est plus élevée et plus honorable que la pratique qui les exécute : Omnis ars omnisque etiam disciplina honorabiliorem naluraliter habet rationem quam artificium quod manu atque opère artificis exercetur; qu'il vaut beaucoup mieux connaître ce que font les autres que de le faire soi-même : Mullo etiam est majus scire quod quitque faciat quam ipsum illud efficerc; que c'est la raison qui doit commander, et que si la main ne se conforme pas en tout à ce que la spéculation lui ordonne, ce qu'elle fait est vain :
' De musica', I, 34.
30.
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Ratio vero quasi domina imperat et nisi manus secundum id quod ratio sancit efficiat, frustra est. Il conclut de là que la musique est bien mieux sue de celui qui se rend compte des rapports des sons que de celui qui excelle à chanter ou à jouer d'un instrument : Proeclarior est scienlia musicoe in cognitione rationis quam in opère efficiendi alque aciu. Il prononce enfin, qu'à considérer la pratique, on peut avoir des citharèdes, des flûtistes, etc., mais que le véritable musicien est celui qui, ayant bien examiné les rapports des choses, connaît la science du chant, non pas par la servitude de la pratique, mais par le commandement de la spéculation : Is vero est musicus qui, ralione perpensa, canendi scientiam non servilio operis, sed imperio speculationis assumpsil '.
Trouverait-on aujourd'hui un seul écrivain pour écrire et signer de telles énormilés? Non, sans doute; et pourquoi cela? Parce que l'art est devenu quelque chose ; que la connaissance seule des éléments qui y entrent demande un temps considérable; que le succès dans l'exécution est l'étude de toute la vie ; que la perfection même n'appartient qu'à un très-petit nombre d'hommes, et qu'on se moquerait impitoyablement de celui qui, ne sachant pas jouer du violon, prétendrait que ses remarques sur les distances respectives des doigts sont, comme art, au-dessus de la pratique des violonistes les plus célèbres.
C'est donc une preuve manifeste de la presque nullité de l'art chez les anciens, que leurs musicographes se perdent ainsi dans des considérations tout à fait étrangères et ne fassent presque pas autre chose.
Que conclure, par exemple, de ce qu'ils insistent sur les
1 De musica, I, 34. — On ne saurait trop considérer que ces idées bizarres, absurdes même, selon notre manière de juger, ne sont pas particulières à Boèce. mais sont celles de tous les anciens qui ont écrit sur la musique. Voyez en particulier les premiers chapitres de Ptolémée.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 469
rapports qu'il y a entre les cordes de la lyre et les planètes ; de ce que les uns rapportent l'hypate à Saturne, la parhypate à Jupiter, et la lichanos à Mars, tandis que d'autres, commençant à partir de la terre, renversent cet ordre, et donnent la proslambanomène à la lune, l'hypate et la parhypate à Mercure et à Vénus, la lichanos au soleil, etc.', sinon que ces gens-là ne savaient rien de positif, et que, n'ayant à établir aucune règle sérieuse sur la musique ellemême, ils se perdaient dans les nuages des allégories?
Ils disent aussi, et pour cela ils y reviennent sans cesse, que, bien que la musique dépende dans son principe du sens de l'ouïe, ce n'est pas l'oreille, c'est la raison qui doit en juger : Quibus inler se distantes consonantioe différant , id jam non auribus quarum sunt oblusa judicia, sed regulis rationique permitlunt (pythagorici) ut quasi obediens quidem famuimque sil sensus, judex vero alque imperans ratio*. Ils prononcent à priori ce qui doit faire les consonnances, quels rapports seront, indépendamment de l'expérience, agréables ou désagréables à l'oreille. Il faut absolument que les sons aient entre eux des rapports commensurables : Has consonantias necesse est inveniri quoe sibi commensuratce sint, id est, quoe notam possint communem habere mensuram 3.
Ils établissent, en conséquence, comme inattaquables, des principes dont le contraire est aujourd'hui démontré : par exemple, que les tons sont tous égaux dans une gamme; que les demi-tons, dans cette gamme, sont plus petits que la moitié d'un ton ; qu'il n'y a pas, dans une octave, la valeur de six tons; que la quarte est bien une consonnance, parce qu'étant représentée par 4/3, elle n'a au numérateur
' Boeth., De musica, 1, 27. Cf. Ptolémée, cite ci-dessus, p. 375. 5 Boeth., De musica, 1,9. 5 Boeth., De musica, 1, 29.
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qu'une unité de plus qu'au dénominateur; mais que l'octave de cette même quarte, ou la onzième, est nécessairement dissonante, parce qu'étant représentée par 8/5, elle a, non pas une seule unité, mais deux de plus que le multiple 6 de son dénominateur '.
On croit rêver quand on lit de pareilles folies; c'est pourtant là tout ce que les anciens prenaient pour la véritable science musicale : tant il est vrai que l'art existait à peine, et que la théorie de cet art ne pouvait fournir à une étude sérieuse.
En vain Aristoxène et les philosophes positifs de l'école d'Aristote disaient-ils, comme nous, que la gamme comprend cinq tons et deux demi-tons; que les demi-tons étaient pour l'oreille la moitié du ton ; que l'octave valait six tons, ou douze demi-tons. Boècc, en cela l'écho de toute l'école pythagoricienne, faisait de longs raisonnements pour prouver ce que nous savons parfaitement aujourd'hui, et ce qui est fort indifférent à l'art musical, que la fraction 9/8 n'a pas de racine carrée commensurable, et qu'elle n'est pas exactement la racine sixième de 2*.
Il est bien inutile, assurément, d'insister sur les contradictions perpétuelles de ces raisonneurs ' ; nous savons trop bien qu'il n'en pouvait être autrement dans ce gâchis d'opinions abstraites qui divisaient les sectes philosophiques.
Mais, enfin, malgré tout ce fatras métaphysique, les Grecs et les Romains avaient des musiciens exécutants, qui leur faisaient plaisir sans s'inquiéter de toutes ces théories. Qu'étaient-ils, ces musiciens? Quelle idée devons-nous nous en faire par comparaison aux nôtres? C'est là, pour les lecteurs sensés, le seul point important. Il me paraît évi1
évi1 ci-dessus, p. 379, 380.
« De musica, 11, 24 à 30; III, 1 à 8.
"> Voyez ci-dessus , p. 569, etc. ; 380, 393, 428.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 471
dent qu'ils ont toujours été fort médiocres; qu'en général l'exécution n'était pas beaucoup au-dessus de la théorie ; en d'autres termes, que les anciens n'ont jamais eu un artiste qui nous eût semblé digne de ce nom.
Laissons d'abord de côté ces fables que nous rapportent les historiens sur la puissance extraordinaire de la musique, sur ces passions excitées et calmées au gré du musicien, selon les modes qu'il emploie '; tous ces contes sont aussi vrais que la guérison de la sciatique ou de l'épilepsie que Théophraste prétendait opérer soit avec le mode phrygien", soit avec un air de flûte 3. Nous avons des récits pareils chez nos modernes. La guérison de la piqûre de la tarentule avec un air qui faisait danser le malade, suffit pour nous indiquer le cas que nous devons faire de ces billevesées antiques \
Ces contes fussent-ils d'ailleurs aussi vrais qu'ils sont absurdes, ce serait une nouvelle preuve de la faiblesse de la musique ancienne. Les beaux-arts n'exercent pas du tout sur nous cette action violente quand ils sont poussés à leur perfection. Ils nous attachent et nous absorbent dans la contemplation de leurs produits, et ne nous font pas plus courir aux armes qu'ils ne nous les arrachent des mains. Quand, par hasard, ils surexcitent une passion violente et physique, c'est que cette passion existe déjà par d'autres causes; et alors ce n'est ni la belle musique, ni la belle poésie qui produisent cet effet ; ce sont, la plupart du temps, des paroles aussi médiocres que celles de la Marseillaise ou de la Parisienne, avec un chant bon ou mauvais, mais très-court et
' Martian. Capella, De nuptiisphiblogice, 1., IX, p, 177 à 179,collect. de Meibom. Voyez aussi dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, la dissertation de Burette Sur les effets de la musique ancienne, t. V.
2 Athen., Deipnos., XIV, 18, p. 624, A, B.
5 Aristox., Fragm., 76.
1 Voyez Rousseau, Dictionnaire de musique, mot MUSIQUE.
472 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
assez fortement rhythmé pour devenir promptement populaire.
Nous avons, au reste, d'autres moyens plus certains de juger la question posée ici. Il suffit de se rendre compte de ce qu'on trouve partout où la musique est cultivée avec succès, et de voir si, et jusqu'à quel point, cela existait chez les anciens.
D'abord la vogue des chanteurs ou des instrumentistes. Dès qu'il y a dans une ville un artiste vraiment habile, un virtuose, comme on dit, dès qu'on sait qu'il doit donner un concert, les places sont immédiatement retenues, on parle partout de ce qu'on a entendu, des mérites qui distinguent l'artiste, du plaisir qu'on a éprouvé. Les anciens ont pu avoir cela, noter ces qualités : du moins ce que rapporte Athénée ' d'après Aristias, que « toutes les fois qu'Amoebée sortait pour chanter, il gagnait un talent', prouve, quoique fort exagéré sans doute, qu'en effet les anciens appréciaient les belles voix et le talent des chanteurs.
Mais notaient-ils le diapason des voix et des instruments ? C'est un fait que toutes les voix ne sont pas égales. Nonseulement la voix des deux sexes diffère d'une octave, mais dans le même sexe il y a des différences de diapason qui frappent tout le monde. Il n'y a pas un de ceux qui fréquentent le théâtre ou les concerts qui ne sache que Rubini et Duprez sont des ténors, ce qu'on nommait autrefois des tailles; que Lablachc et Levasseur sont des basses-tailles. Ces différences nous sont surtout utiles eu égard à l'harmonie ou musique à plusieurs parties ; mais pour les voix entendues seules, elles donnent aux chants des différences telles qu'il n'est pas possible que celui qui entend avec intelligence n'en soit pas frappé, et qu'on ne le dise pas. Où y a-t4l
1 Deipnos., XIV, 17, p. 623, D. 1 Plus de 6,000 fr.
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chez les anciens un seul mot induisant à penser qu'ils ont senti ces différences ? Quel est le chanteur qu'ils nomment comme ayant eu précisément une voix aiguë, par rapport à un autre dont la voix serait grave?
Le timbre des voix et leurs diverses qualités sont encore au nombre de ces différences qui ne peuvent échapper aux auditeurs quand la musique est étudiée avec quelque intelligence : celui-là excelle dans les airs guerriers, celui-ci chante avec plus de succès les prières ou les chants d'amour. Tout le monde sait en France quel est le caractère de la voix de nos chanteurs célèbres. Peut-on nous citer une ligne des historiens, des polygraphes ou des auteurs anciens qui ont écrit sur la musique qui fasse quelque allusion à ces différences ?
Ce n'est pas tout. Au point où la musique est portée chez les modernes, on ne l'apprend pas en s'amusant. Il y a nonseulement des maîtres qui vous serinent quelques airs, mais des ouvrages classiques universellement connus, d'abord pour les éléments, puis pour les parties les plus élevées de la science; des méthodes et des concertos pour les instruments ; pour la voix, des solfèges et des vocalises : et c'est sur ces ouvrages que tous les artistes sont obligés de s'exercer pendant des années entières, s'ils veulent arriver à se faire entendre. Y avait-il chez les anciens un ouvrage pratique de ce genre? En peut-on citer un seul indiqué par les auteurs de musique ? Non, sans doute ; et je dis que si les chanteurs et les instrumentistes n'avaient pas ce moyen indispensable , ils ne pouvaient pas arriver à cette habileté pratique qui distingue aujourd'hui les moindres des nôtres.
J'ai déjà indiqué ce résultat quand j'ai dit que les anciens ne savaient pas écrire la musique : il est évident que les maîtres faisaient solfier d'oreille, ou sur quelques signes écrits, mais qu'il n'y avait pas de chants à difficultés sur desquels les élèves pussent s'exercer tout seuls, s'ils ne-les
4 74 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
savaient pas par coeur. De là une infériorité manifeste, qui se traduisait ou par la pauvreté et la monotonie des chants produits, ou par des fautes d'exécution presque inconcevables chez nous, dont pourtant nous ne pouvons douter.
Ainsi Horace compare le mauvais poète au copiste qui fait sans cesse les mêmes fautes, et au citharède dont on se moque avec raison s'il se trompe toujours sur la même corde.
Et citharoedus Ridetur chorda qui semper oberrat eadem '.
Qu'est-ce à dire ? Il y avait donc, même du temps d'Auguste , des artistes exécutants qui manquaient toujours au même endroit et de la même manière? Avons-nous la moindre idée d'une chose pareille? et tirerions-nous jamais une comparaison semblable de nos violonistes, de nos flûtistes, de nos pianistes? Non, assurément : car ce dont parle Horace, et qui n'était pas rare à ce qu'il paraît, n'arrive jamais chez nous, et ne peut, à vrai dire, arriver qu'à des commençants, non à des artistes.
Quant à la faiblesse des produits de l'art, c'est-à-dire des pièces exécutées en public, écoutez ce que dit Euclide des trois genres anciens ; ce passage doit être répété ici, quoique nous en ayons déjà donné la substance ou les équivalents ailleurs '; en voici la traduction littérale : « Il y a trois genres : le diatonique, le chromatique, l'enharmonique. Le diatonique se chante vers le grave, par un ton, un ton et un demi-ton; vers l'aigu, au contraire, par un demi-ton, un ton et un ton (mi, ré, ut, si ; si, ut, ré, mi) ; le chromatique se chante vers le grave par un ton et demi, un demiton, et un demi-ton; vers l'aigu, au contraire, par un demiton, un demi-ton et un ton et demi (mi, ré bémol, ut, si;
' Ars poet., v. 355. » Ci-dessus, p. 412.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 475
si, ut, ré bémol, mi); l'enharmonique se chante vers le grave, par deux tons, un quart de ton et un quart de ton; vers l'aigu, au contraire, par un quart de ton, un quart de ton et deux tons ' (mi, ut, ut baissé d'un quart de ton, si ; si, ut moins un quart de ton, ut naturel, mi). »
Ne fallait-il pas, pour que des règles fussent données d'une manière aussi étroite, que l'exécution musicale fût encore dans l'enfance? Quels que soient les demi-tons, les quarts de tons, lestons entiers, un praticien habile doit les faire où ils sont marqués par le compositeur ; les mettre toujours à la même place et de la même manière, ce n'est pas autre chose que chanter toujours le même air. Tant il est vrai, d'une part, que le chromatique et l'enharmonique n'étaient pour les anciens que des exceptions ou des difficultés vaincues * ; de l'autre , que leurs plus habiles exécutants ne seraient à nos yeux que de faibles écoliers.
Un autre témoignage plus péremptoire encore, c'est celui qu'Athénée nous a conservé dans un passage bien curieux d'Aristoxène. Ce philosophe distingue quelque part trois sortes d'instruments : les tensibles 3, c'est-à-dire les in struments à corde tendues comme nos luths ou nos harpes ; les atteignables \ c'est-à-dire ceux où il y a un grand nom1
nom1 Introd. harm., p. 3, édit. Meibom. On voit par ce passage que les deux échelles figurées p. 412 et 413, ne sont là que pour donner une idée approximative de la mélodie que pouvaient entendre les Grecs. Les demi-tons ou les quarts de ton ont été disposés de la manière qui nous semble la plus naturelle, et qui blessera le moins nos oreilles. Pour l'idée exacte, c'est ici qu'elle se trouve.
* Ci-dessus, p. 416. 5 là
* — On explique souvent ce mot par instrument à clavier, c'est-à-dire semblable à nos clavecins, à nos pianos. Je ne crois pas que rien, chez les anciens, nous autorise à penser qu'ils aient appliqué le mécanisme compliqué d'un clavier à une musique sans parties; il s'agit ici, certainement, d'instruments de percussion où les cordes tendues étaient frappées par un ou deux plectres tonus à la main.
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bre de cordes ou de timbres qu'il faut précisément toucher avec un plectre ou un marteau, comme nos tympanons, nos harmonicas ; et les instruments insufflés ou à vent '. A ceuxci il préfère les deux autres ; et la raison de sa préférence ne se devinerait pas chez nous en dix ans : « c'est, dit-il, que les instruments à vent s'apprennent souvent tout seuls ou sans maître, comme nous le prouvent les bergers dans nos campagnes \ »
Cette observation d'Aristoxène est sans doute ingénieuse et vraie ; mais il s'ensuit pour l'homme intelligent de terribles conséquences. Les bergers dont il s'agit étaient donc des artistes pour les anciens. Les flûtistes célèbres des villes ne se distinguaient d'eux que par quelque petite supériorité dans l'exécution. C'était le même art, et le même jeu! et dans les autres genres d'instruments, ce n'était pas non plus par l'excellence ou la perfection qu'on se distinguait des flûtistes, mais seulement parce qu'on avait été obligé d'apprendre à tendre ses cordes, ou à faire tomber exactement le plectre ! Certes il est impossible à qui saisit et comprend cet ensemble de circonstances de conserver sur la musique ancienne la moindre illusion.
Il est donc parfaitement clair qu'elle était, dans toutes ses parties, un rudiment d'art plutôt qu'un art véritable. La nature seule, avec quelque pratique, dirigée sans méthode, en avait fait tous les frais. Quelques chants gracieux ou énergiques, doux ou forts, avaient été produits comme il s'en trouve encore aujourd'hui dans nos campagnes ' Ces chants se transmettaient par tradition puisqu'on ne savait pas les écrire, et les artistes les plus agréables étaient ceux
1
J en ai moi-même note plusieurs lorsque j habitais dans la Vendée ou dans le Poitou.
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 477
qui en avaient retenu un plus grand nombre ou les disaient mieux que les autres.
Tout cela nous montre une science musicale encore dans l'enfance ; et c'est à ce point, en effet, qu'elle resta toujours chez les anciens.
Par là même se comprennent et s'expliquent certains faits rapportés par les historiens et qui sans cela devraient être rejetés comme de tout point impossibles.
Tel est, en particulier, le jugement sévère des Grecs, qui, au rapport de Cicéron ', regardèrent Thémistocle comme un ignorant parce qu'il n'avait pas accepté la lyre qu'on lui présentait. Il ne s'agissait évidemment que de chanter un couplet, après s'être donné le ton, et il n'en savait pas un seul ; car s'il avait fallu savoir réellement la musique , ou s'accompagner comme on le fait aujourd'hui de la guitare, y aurait-il eu du bon sens aux Grecs de demander ce talent à leurs généraux ? et n'était-ce pas le cas d'appliquer ce que disait un joueur de lyre au roi Philippe qui voulait le reprendre : « A Dieu ne plaise, ô roi, que tu saches ces choses-là aussi bien que moi * ! »
Ainsi donc, rien, chez les anciens, ne ressemble à ce que nous avons aujourd'hui : il ne faut pas chercher parmi eux des artistes comme ceux que nous entendons tous les jours. Pour nous faire une idée exacte des leurs, il faut revenir à ce que nous trouvons soit chez les enfants, soit chez les ouvriers qui s'arrêtent auprès d'un joueur d'orgue de barbarie, afin d'apprendre l'air de la chanson qu'ils ont achetée.
On les voit suivre des lèvres sur le cahier qui contient cette chanson, et essayer même à demi-voix les intonations du chanteur des rues ; quand ils en ont suffisamment répété
1 Tuscul., I, 2. Cf. Quint., Instit. orat., I, 10, n° 10; S. Augustin, Èpit. 56.
* Plut , Apophth., mot PHILIPPE, à la fin.
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les couplets pour savoir l'air ou à peu près, ils retournent à l'atelier ou chez eux, et là ils s'amusent eux-mêmes, ils amusent leurs compagnons ou leurs enfants par ces airs nouveaux qu'ils viennent d'apprendre; ils les communiquent plus ou moins exactement à ceux qui ont de la voix, et les chants vraiment agréables ou originaux se transmettent ainsi et se répandent dans toute une population.
Les airs appris par coeur de cette façon ne sauraient jamais être fort nombreux ; aussi leur donne-t-on des noms particuliers, l'air des Fraises, des Trembleurs, des PortraiU à la mode, etc. Il en était de même chez les Grecs, comme nous l'avons vu; et, en effet, les mêmes moyens doivent partout produire des résultats analogues.
Les accompagnements poussés même à leur perfection, étaient ceux de tous les hommes qui ne savent pas l'harmonie. Ils alternaient avec le chant, ou le doublaient pour soutenir le ton, et variaient ainsi le plaisir de l'auditeur; mais pour l'usage commun, ce n'était pas même cela: c'était ce que nous montrent ces chanteurs inhabiles qui vont de ville en ville mendier avec un violon ou une guitare. Ils chantent sans s'accompagner ; mais à la fin du couplet, ou même après chaque phrase musicale, ils frappent un accord ou font entendre une petite ritournelle qui les maintient dans le ton. Tout cela ne suppose aucune étude spéciale de la musique, mais seulement cette disposition imitative que la nature a donnée à divers degrés au plus grand nombre des hommes.
Il est facile de dire maintenant quelle était chez les anciens la plus belle exécution musicale. C'était celle de nos chanteurs de village, qui ont reçu de la nature une belle voix, qui ont appris par coeur quelques airs plus ou moins développés, qui même y ajoutent selon leur goût quelques broderies ou fioritures faciles. Dans leur endroit, dans des réunions de campagne, ils font plaisir, on les admire, on donnerait volontiers un prix au plus habile d'entre eux ;
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 479
mais ils ne savent pas la musique ; ils ne connaissent même ni le timbre, ni le registre, ni la portée, ni les ressources de leurs voix. On ne pense pas à demander pour eux si ce sont des basses-tailles, des barytons ou des ténors : comme ils n'ont jamais à chanter de partie écrite, ni même à être accompagnés par un instrument exactement diapasonné, ces distinctions ne leur importent pas plus qu'elles n'importaient aux anciens. Personne aussi ne s'en occupe, comme les anciens ne s'en occupaient pas.
IX. Conclusion. — Nous voici à la fin de cette longue étude sur la musique ancienne. Les résultats en sont tout autres que ceux qu'avaient obtenus nos devanciers ; et l'on ne doit pas s'en étonner, si la méthode qui nous y a conduit est toute différente de la leur.
À entendre les érudits qui nous ont précédé dans cette carrière, il semblerait que la musique a été chez les Grecs quelque chose de mystérieux, d'incompréhensible, dont nous ne saurions aujourd'hui nous faire aucune idée raisonnable. Elle aurait atteint dès les premiers essais l'excellence et la perfection, puis aurait perdu successivement toutes ces qualités qui la distinguaient autrefois, si bien qu'aujourd'hui rien ne saurait plus nous rendre ni sa beauté, ni ses prodiges, ni ses oeuvres merveilleuses, ensevelies sans retour dans le plus profond oubli.
Nous n'avons pu voir dans toutes ces idées que ce qu'elles sont véritablement, de pauvres imaginations, créées dans le désoeuvrement du cabinet, par des esprits chimériques auxquels manquait la plupart du temps la connaissance pratique, et surtout la philosophie de l'art dont ils voulaient parler.
Ce n'est pas tout de lire et de citer des textes ; il faut les comprendre; et l'expérience prouve que les mêmes lignes interprétées par celui qui connaît et par celui qui ne connaît pas la matière, donnent des sens tout différents. Il se-
480 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
i-ait facile d'en citer bien des exemples relatifs au sujet même qui nous occupe. Passons plutôt à des considérations générales.
Les arts, nous l'avons déjà dit, ne commencent pas par la perfection , mais par leurs rudiments. Nous avons donc supposé la musique à son début ce qu'elle y a été nécessairement] la simple observation et la production de quelques sons agréables à l'oreille. C'est moins poétique sans doute, mais c'est plus vrai que d'en faire l'oeuvre d'Apollon ou la trouvaille de Mercure.
Les arts, quand ils sont pratiqués, ajoutent constamment à leurs moyens : ils ne rejettent quelque chose que quand l'usage a prouvé que cette chose n'était pas bonne. Ainsi l'art musical a toujours été en s'augmentant depuis les temps héroïques jusqu'à nous ; et l'on peut être convaincu que rien ne s'est perdu des formes générales de la musique des Grecs, que ce qui ne méritait pas d'être conservé.
Quelles sont, par comparaison, les formes générales usitées dans la nôtre? Nous les avons énumérées , et cherchant dans les auteurs anciens celles dont ils faisaient mention, nous avons immédiatement indiqué les limites où l'art était circonscrit pour eux. C'est là, j'ose le dire, la marche indiquée par l'étude de la musique comme par la raison. Hypothèses non fingo, disait l'auteur des Principes ; et ce doit être la devise de tous ceux qui veulent porter la lumière dans l'étude du passé, aussi bien que de ceux qui veulent expliquer la nature.
Nous n'avons donc fait d'hypothèses ni sur le grand développement de l'art, ni sur l'excellence des produits; nous avons, quant à celui-là, constaté d'après les textes ce qui manquait aux anciens; nous avons, quanta ceux-ci, montré qu'ils s'étaient tous perdus parce qu'on ne savait pas les représenter par des caractères suffisants; et ainsi cette perte universelle des chants grecs, inexplicable dans l'hypothèse
DE LA MUSIQUE ANCIENNE. 48I
ordinaire, est devenue la chose du monde la plus naturelle, comme ce roman merveilleux et incroyable de l'art lui-même est redevenu l'histoire toute simple de ce qui se passe journellement sous nos yeux '.
Par suite de ce parti pris d'érudits, et de cet amour insensé de l'antiquité, qui voulait retrouver dans un art à son début, ou les qualités ou les ressources que la pratique et le génie fécondé par le travail chez les hommes le plus heureusement doués ne devaient lui donner qu'en deux mille ans, on en était venu à dire que l'oreille ancienne était constituée autrement que la nôtre. Toutes ces chimères se sont évanouies devant un examen philosophique ; et il est resté clair, comme le jour, que, pour la musique comme pour tout autre art, les Grecs et les Romains jugeaient comme nous, avec les mêmes sens, et, eu égard aux modèles qu'ils avaient devant eux, avec l'esprit critique que l'étude de ces modèles avait pu leur donner.
Ainsi cette matière que le préjugé nous représentait comme extrêmement obscure, l'analyse philosophique appuyée d'ailleurs sur les textes précis et entendus dans leur véritable sens, nous la montre d'une clarté telle qu'on s'étonnera peut-être un jour d'avoir pu si longtemps n'y rien distinguer.
Est-ce à dire qu'il n'y ait plus rien de difficile dans la
1 Remarquez, de surplus, qu'en suivant cette marche, toute sévère qu'elle semble, nous arrivons pourtant à des résultats bien supérieurs à ceux que nous ont offerts des érudits sans critique. Il nous est, en fait, resté un ou deux airs écrits en notes grecques (ci-dessus, p. 398. Voyez aussi Rousseau, Dict. de musique). Qu'est-ce que cette érudition admirative en a tiré en vertu de ses formules étroites? une musique tellement maussade, qu'on a vainement cherché à expliquer comment le peuple grec avait pu la supporter. Nous, au contraire, en rejetant toutes ces hypothèses gratuites, en suivant les règles données par la nature, nous y avons lu (p. 404) un chant non pas beau, mais raisonnable, qui, tel qu'il est, ne nous déplairait pas du tout, et qui devait plaire à un peuple moins avancé que nous ne le sommes : grande leçon, qui montre que la première condition pour parler sensément des arts, c'est de les connaître et surtout de les sentir!
31
48 2 DE LA MUSIQUE ANCIENNE.
musique ancienne? Non, sans doute: dans tous les genres, il y a, outre les parties essentielles et dominantes de la matière, une multitude de petits détails qui n'ont qu'une existence éphémère et peuvent à un moment donné disparaître dans un oubli absolu.
Ces divers détails offrent à la curiosité des érudits un champ presque illimité et un sujet d'occupation sans terme. Du moins l'erreur n'y a que de médiocres inconvénients, tandis que sur les parties fondamentales des arts et des sciences, elle nous entraîne aux conséquences les plus tristes et, selon mon sentiment, les plus honteuses : à supprimer ce que l'expérience nous montre régulièrement; à créer en quelque façon une nature particulière pour chaque difficulté nouvelle; en d'autres termes, à renverser à tout propos les principes de la raison humaine.
C'est cet excès déplorable que nous avons voulu combattre en ce qui tient à la musique : si nous n'avons pas levé toutes les difficultés, nous croyons du moins nous être tenu dans la bonne voie, et nous espérons que ceux qui nous y suivront, ne diront jamais rien que la raison n'avoue, et que l'esprit ne puisse parfaitement comprendre.
LA CHANSON
CHEZ LES ANCIENS
ET CHEZ NOUS 1.
La chanson, dans sa définition la plus large, est un poëmc lyrique de petite dimension et d'un caractère léger, badin, ou peu élevé.
Il y a pourtant des pièces qui satisfont à ces conditions, auxquelles le nom de chanson ne nous semble pas s'appliquer exactement : telles sont les odes légères d'Horace et des autres poètes de l'antiquité; telles sont, en particulier, les petites pièces qui nous sont parvenues sous le nom d'Anacréon, où nous voyons des huitains, des dizains, des douzains, etc., mais qui ne nous paraissent pas plus propres à être chantées que le joli conte de l'Amour mouillé, que La Fontaine a imité de l'une d'elles.
C'est qu'en effet la chanson consiste essentiellement, pour nous, ou dans une succession de couplets, ou dans une série de vers faits sur un air connu assez long pour que la pensée de l'auteur s'y développe commodément.
1 Mémoire lu à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, le 16 juillet 1817.
484 LA CHANSON
Les Grecs et les Romains avaient certainement des chansons qui, comme les nôtres, se chantaient sur des airs connus de tout le monde. Leurs chants de métiers, leurs chants de nourrices, leurs chants d'amour, la chanson de l'hirondelle, de la corneille, et tant d'autres, ressemblaient exactement à celles que nous entendons dans les mêmes circonstances. On peut assurer, d'après ce qui nous en reste, et qui se trouve réuni dans les recueils intéressants de MM. Rester ' et DumériP, qu'elles ne valent ni plus ni moins que les nôtres.
Au-dessus de ces chansons toutes populaires et sans art, les Grecs avaient leurs scolies\ petites pièces de quatre, six, huit vers, où l'on exprimait une pensée plaisante, morale, erotique; les Romains, s'ils n'ont pas conservé le mot de scolie, ont eu la chose. Il nous reste d'eux, souvent sous le titre d'èpigrammes, un certain nombre de petits poèmes d'un caractère tout semblable, et qui ont pu, comme les scolies des Grecs, être chantés, soit dans les repas, soit dans les réunions de plaisir.
Nous avons nous-mêmes, dans nos stances détachées, des morceaux du même genre; nous les appelons des épigrammes, des madrigaux ou des pensées, selon le trait qui les termine : et c'était ce que, sous Louis XIV, et même dans le siècle dernier, on nommait encore assez souvent des chansons, mais que nous ne regardons guère, aujourd'hui , que comme des couplets isolés.
La chanson, telle que nous la concevons maintenant, est quelque chose de plus grand, de plus développé, de plus complet : une chanson bien faite est une oeuvre littéraire à
1 De cantilenis popularibus veterum Groecorum. Berlin, 183t. 9 Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle, in-8. Paris, 1843.
5 Elles ont été recueillies par David-Ilgcn, eu 1798, à léna, 1 volume in-8"
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS. 485
laquelle l'antiquité classique n'offre rien d'analogue. Ce n'est pas un genre nouveau, sans doute; c'est au moins, dans un genre .ancien, une espèce nouvelle de beaucoup supérieure à ce qu'on avait vu jusqu'alors, et tellement féconde, chez nous, qu'on trouverait facilement dans ses seuls produits une littérature tout entière, aussi riche et aussi variée qu'aucune autre.
A quoi peut tenir ce perfectionnement singulier, ce progrès extraordinaire? A bien des causes,, sans doute; et d'abord à la marche de la civilisation, au développement des arts et de l'industrie, aux mille et mille relations nouvelles créées entre les hommes par l'esprit moderne, et qui ont varié à l'infini les sujets de poèmes et les occasions de faire des vers; à la liberté individuelle; à ce sentiment d'indépendance innée chez les Français, qui a fait que de tout temps, même sous la monarchie absolue, ils ont dit en chanson ce qu'ils pensaient sur les sujets les plus périlleux.
Ces causes, et d'autres semblables, qui tiennent au caractère des peuples et aux institutions politiques ou sociales, peuvent être nommées causes morales; je n'ai pas l'intention de m'y arrêter.
Il y en a d'autres qui ne frappent pas autant les philosophes , et qu'on laisse ordinairement de côté, parce qu'elles dépendent de circonstances en apparence futiles, des habitudes de prononciation d'un peuple, de l'état de sa musique, de certaines formes particulières à sa versification. Ce sont là des causes qu'on peut appeler physiques, par opposition aux précédentes, et dont l'effet, s'il est moins brillant, ne doit pas échapper davantage à un observateur attentif; je vais les étudier brièvement.
On peut, si je ne me trompe, les réduire à quatre : l'accentuation clausive de nos vers, la parfaite terminaison des stances, la figure musicale du couplet, et les refrains.
1°. L'accentuation clausive de nos vers (je demande grâce
4 8 6 LA CHANSON
pour ce terme nouveau) consiste en ce que chaque vers doit se clore, et se clôt réellement, à sa dernière syllabe sonore. La voix doit absolument s'y arrêter ; et, comme dans le langage ordinaire nous marquons toutes les sections de nos phrases par une accentuation plus forte de la syllabe qui les termine, il faut aussi, sous peine de détruire toute harmonie prosodique, faire entendre plus fortement la dernière syllabe des vers, ou, ce qui est la même chose, l'accentuer de manière à la distinguer de toutes les précédentes. Cela ne peut avoir lieu que quand cette fin de vers est en même temps la fin de la section de la phrase; de là cette règle que Boileau, d'accord avec tous ceux qui ont l'oreille sensible, a exprimée ainsi :
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber '.
Cette règle n'existait pas du tout chez les anciens ; l'enjambement y était habituel, et ainsi leurs vers, même indépendamment delà rime, n'étaient pas clos et terminés comme les nôtres V Je n'ai pas à chercher ici quel est le système le plus harmonieux ou le plus favorable au poète. Ce dont personne ne doutera, c'est que quand une pièce doit être chantée, le système français est, non-seulement le plus avantageux; il l'est à tel point que nous concevons à peine l'emploi de l'autre, au moins avec les airs auxquels nous sommes habitués.
Ajoutons que la rime, qui dépend de l'accentuation clausive et ne peut exister sans elle, a pour effet de la renforcer encore, et par conséquent concourt à rendre nos vers plus propres au chant que ceux des anciens.
2°. Ce que je dis ici de l'arrêt à la fin des vers est vrai ; à plus forte raison, pour la clôture des stances. C'est chez
1 Art poét., 1, v. 138.
2 Voyez ci-dessus. p. 347 et suiv .
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS. 4 87
nous une règle invariable que les stances doivent former un sens complet et bien terminé : ce n'est que par exception, et parce que l'on veut prolonger l'harmonie dans toute la stance suivante, qu'on se contente quelquefois d'un sens suspendu à la fin de la première.
Chez les anciens, rien de semblable; ils avaient bien des strophes rigoureusement égales à d'autres quant au nombre des syllabes et à leur durée conventionnelle ; souvent à chaque strophe répondait une antistrophe, où les longues et les brèves étaient en pareil nombre et pareillement disposées'; et quand la strophe changeait de dimension, l'antistrophe éprouvait un changement analogue, et les deux parties du chant restaient toujours équivalentes *.
Tout cela, cependant, ne répondait à rien de ce qui nous paraît constituer des repos harmonieux à des distances égales. Les strophes enjambaient continuellement sur les strophes suivantes 3, ou sur les antistrophes; les antistrophes sur les épodes, ou complets terminatifs; et, ce qui paraît plus inconcevable encore, les épodes elles-mêmes enjambaient sur les strophes qui venaient après elles' ; et ces enjambements ne se faisaient pas seulement par des mots rejetés d'un vers sur l'autre, mais par des mots coupés en deux, dont la première partie appartenait au premier couplet, tandis que la fin commençait le couplet suivant 5.
Les Romains furent, à cet égard, plus réservés que les Grecs : la langue, comme le peuple, était plus sage, moins frivole, moins dissolue. On sentait que de pareilles licences dépassaient tout ce que la raison peut admettre ; on se les permit beaucoup moins souvent.
1 Voyez les Odes de Pindare.
2 Voyez les choeurs des tragédies grecques. 3 Hor., Carm., 1, 2, v. 36 et 48, etc.
4 Pind.,(%mp.,I, v. 32, 64, ll2, 128, 158, 175, etc.
8 Piud., Olymp., 111, v. 45.
488 LA CHANSON
Les enjambements furent aussi moins monstrueux. Nous avons vu des mots se couper en deux d'un vers à l'autre, surtout parmi les composés. Je n'en ai pas rencontré qui se partageassent ainsi d'une strophe à la suivante; et> quoiqu'il n'y eût aucune suspension de sens entre elles, et que la prononciation même n'en fût pas bouleversée', cependant les Romains paraissent avoir respecté la division d'une pièce de vers en parties égales ; ils n'ont pas fait, du moins que je sache, un pont entre deux strophes avec un mot partagé.
Ici, comme tout à l'heure, je ne cherche pas quel est le système le plus harmonieux ou le plus favorable à la poésie ; mais personne, assurément, ne niera que le nôtre, c'est-àdire celui des stances, ou couplets égaux et bien terminés, est le seul d'après lequel la chanson, telle que nous la concevons avec nos airs mesurés et nettement arrêtés, puisse se développer. Celui des Grecs et des Romains en serait la ruine infaillible.
o°. Ce que j'ai tout à l'heure appelé la figure musicale du couplet comprend plusieurs conditions : Yisochronisme des mesures, la division mélodique du chant, la tonalité et l'harmonie.
L'isochronisme de nos mesures musicales consiste en ce que, lorsqu'un chant est bien exécuté, les temps marqués par des frappés successifs déterminent des intervalles parfaitement égaux. Cette égalilé des mesures n'était peutêtre pas absolument inconnue aux anciens, puisqu'ils dansaient au son de la voix, qu'ils marchaient au son des instruments. Mais le sentiment devait en être peu développé et bien confus, puisque, d'une part, on ne la trouve pas du tout dans le plain-chant ancien; que, d'ailleurs, il n'en est aucunement question dans ce qui nous reste des musi»
musi» p. 318, 352.
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS. 489
ciens grecs ' ; qu'enfin, quand on a voulu rhythmer les rares fragments de musique grecque qu'on a rencontrés, on a été obligé de déterminer la longueur des notes par des syllabes correspondantesa, au mépris des témoignages anciens, qui nous apprennent que c'était tout le contraire qui arrivait, que le chant allongeait souvent les brèves et abrégeait les longues 3.
La division mélodique du chant est encore une invention moderne, devenue tellement nécessaire pour notre oreille, que nous sentons à peine et goûtons mal celui qui n'y est pas soumis. Elle consiste en ce que la période musicale se divise en membres, ou portions de quatre, huit, douze, seize mesures ; c'est ce qu'on appelle, en termes de musique, des phrases carrées. Tous les airs simples et populaires se divisent naturellement ainsi, ce qui rend bien plus sensibles les imitations et les retours mélodiques que l'oreille affectionne, et qu'elle est charmée de voir s'accorder avec les divisions des vers \
La tonalité, absolument inconnue aux anciens, et qui ne paraît guère s'être révélée que dans le xvie siècle, est cette faculté qu'a l'oreille, de nos jours et dans nos pays, de vouloir au commencement, et surtout à la fin des airs, une note exclusivement à toute autre. Cette note, qu'on appelle à cause de cela la tonique, est donc celle qui donne le ton au morceau ; le sentiment de la tonalité nous fait regarder comme suspendue et non terminée toute phrase musicale à la fin de laquelle on n'entend pas la tonique. De là, pour le musicien, le moyen tout naturel de construire des
1 Ci-dessus, p. 381.
a Rousseau, Dictionnaire de musique, mot VALEUR DES NOTES. — M. Vincent n'a pu faire autrement lui-même, quand, dans sa. Dissertation sur le rhythme des anciens, il a voulu noter la quantité des syllabes, dans les vers de Virgile et d'Horace.
5 Ci-dessus, p. 240.
4 Ci-dessus, p. 400.
490 LA CHANSON
périodes mélodiques qui suivent, dans leur développement, la marche de la période poétique, ou du couplet; et ainsi naît entre ces deux expressions parallèles de la pensée cette parfaite correspondance que les anciens ne pouvaient soupçonner, et sans laquelle la chanson nous semblerait insignifiante.
J'ai cité, pour mémoire seulement, l'harmonie, ou l'art de faire chanter à la fois plusieurs parties ; cet art tout moderne a pour effet, non-seulement d'embellir et de varier singulièrement la mélodie, mais surtout de renforcer et de mettre en relief les trois parties signalées précédemment, et à ce titre j'ai dû l'indiquer.
De l'isochronisme des mesures, de la division mélodique du chant, du sentiment de la tonalité et de l'accompagnement harmonique, naît un ensemble facilement reconnaissable, aussi frappant pour l'esprit qu'agréable à l'oreille, qui, se moulant exactement sur les vers, produit ce qu'on appelle le plus souvent l'air du couplet, et que pour plus de précision j'ai nommé sa figure musicale.
Les caractères en sont si distincts, qu'entre des milliers d'airs nous reconnaissons, dès les premières mesures, celui précisément qu'on nous chante; nous le suivons, ou par la pensée, ou de la voix, sans indécision , sans erreur. Si nous chantons en choeur, telle est la précision dans la mesure et dans l'intonation, que tous les mots, toutes les syllabes, quelque vite qu'on les prononce, arrivent toujours ensemble, et que la phrase musicale vient se clore en même temps que la période poétique. Par là s'explique et se comprend le goût des peuples modernes, et surtout des Français, pour la chanson; le succès tout populaire que ces petites'créations ont souvent obtenu; enfin, le grand nombre de pièces de ce genre que cette vogue a dû faire naître.
i". Ce n'est pas tout ■ les refrains ont heaucoup contribué
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ .NOUS. 4 91
à répandre et à perfectionner nos chansons; et nos refrains sont une invention moderne, au moins dans le sens où nous prenons ordinairement ce mot, pour signifier un retour régulier dans un ordre et à une place déterminés.
Les anciens ont bien eu quelque chose qui y ressemblait : on trouve dans plusieurs de leurs poésies des répétitions de mots ou de vers auxquelles rien n'empêche de donner ce nom. La première ode, ou chanson d'Ànacréon, répète trois fois sur douze vers cette pensée : que sa lyre chante les amours et ne chante pas autre chose. Il faut remarquer, cependant, que les mots n'y sont pas exactement les mêmes, ce qui déjà nous éloigne de l'idée précise que nous nous faisons du refrain.
C'est dans la poésie bucolique que les Grecs ont souvent ramené des vers exactement pareils à d'autres. Théocrite a employé cette forme dans son Thyrsis et dans sa Pharmaceutrie; Bion et Moschus l'ont imité, l'un dans son Chant funèbre d'Adonis, l'autre dans les vers qu'il a consacrés à chanter la mort de Bion, son maître et son ami.
Virgile a aussi ramené les mêmes vers dans sa huitième églogue, qu'il avait d'ailleurs imitée de Théocrite ; et le poète Galpurnius a, dans la pièce intitulée Eros, fait réciter à ses deux bergers une suite de stances de six vers, terminées toutes par le même refrain.
Ce dernier exemple est le seul où nous voyions le même vers revenir à des places déterminées précisément. Comme, d'ailleurs, le poëme où il se trouve n'a jamais été chanté, on peut dire avec assurance que ces refrains ne sont pas encore ceux de nos chansons.
Le passage antique qui satisferait le plus étroitement à l'idée que nous en avons est peut-être celui qu'on trouve clans un choeur de YAgamemnon d'Eschyle, où une strophe et une antistrophe, c'est-à-dire ce que nous appellerions deux couplets égaux, et de plus l'épode, c'esl-à-dirc un
4 9-2 LA CHANSON
couplet complémentaire, se terminent toutes les trois par le même vers1-, mais ce modèle est peut-être unique.
Il faut citer aussi deux épithalames de Catulle : le premier, sur les noces de Julia et de Manlius', est coupé en strophes de cinq petits vers, dont le dernier est de temps en temps seulement l'exclamation
Hymen ! 0 Hymenaee !
Le second est une pièce de poésie dialoguée entre les jeunes gens et les jeunes filles 3, qui récitent successivement des couplets inégaux en vers hexamètres-, et ces couplets se terminent par l'exclamation précédente redoublée, et allongée jusqu'à faire les six pieds du vers hexamètre :
Hymen! 0 hymenoee! Hymen ades! 0 Hymenoee!
On peut rappeler encore le Pervigilium Veneris, où se trouve ce vers répété à divers intervalles :
Cras arnet qui nunquam amavit ; quique amavit cras amet !
Dès les premiers temps du christianisme, les chants d'église, ramenant à la fin des psaumes la même doxologie, purent conduire aux refrains modernes, parce qu'ils faisaient sentir tout l'agrément de ce retour des mêmes sons pour clore le discours poétique.
Aussi altribue-t-on à saint Augustin un chant contre les donatistes, où tous les vers terminés par la lettre e sont de plus coupés en stances inégales couronnées par cette répétition :
Omnes qui gaudelis de pace, modo veruui judicate*
1 Agamemnon, v. 121, 139, l59.
2 Catulle, 6l. Catulle, 62.
M. Dumnéril , l'oésies populaires p I 20
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS. 493
Et M. Duméril, dans une savante note faite précisément à propos de ce vers, exprime l'opinion, très-probable à mon sens, que si l'on trouve dans l'antiquité classique quelques exemples de cette forme mélodique, c'est assurément aux habitudes de l'Église chrétienne qu'elle doit sa popularité, parce que les laïques cherchaient à s'associer au culte par des reprises et des refrains'. Il cite même des chansons curieuses où se retrouve nettement ce retour des mêmes mots à la fin de couplets égaux. L'un est un noël du xie siècle, l'autre un chant de la sainte Vierge pour endormir l'enfant Jésus.
Quelle que soit, au reste, l'origine précise du refrain, il a dû s'adapter tout naturellement aux chansons de nos troubadours-, et, en effet, on le rencontre dès la première moitié du xue siècle dans la poésie provençale \ Dès la fin du même siècle, les Provençaux avaient transporté leurs chansons et leurs formes mélodiques dans les châteaux du nord de la France, et les trouvères ne tardèrent pas à les imiter. «Car, dit M. Leroux de Lincy 3, sans prétendre, comme ont cherché à le prouver différents écrivains, que les troubadours aient été les maîtres en poésie d'une partie de l'Europe, et de la France en particulier, il est certain que leurs chansons variées et nombreuses ont servi de modèles aux trouvères. »
Depuis cette époque, on a perfectionné, peut-être même quelquefois singularisé, l'emploi des refrains dans diverses pièces soumises à des règles particulières et difficiles, comme les rondeaux simples ou redoublés, triolets, virelais et ballades.
Mais, dans la chanson, le refrain revenant sans aucune'
1 M. Duméril, ouvrage cité , p. 121, note 1.
2 Raynouard, les Poésies originales des troubadours, article de Pierre Hogiers , qui florissait avant H 50.
3 Recueil de chants historiques français, introduction, t. I, p. xiij.
194 LA CHANSON
recherche au bout de chaque couplet, a relié naturellement ensemble, et d'une manière on ne peut plus agréable, les quatre, cinq ou six stances qui composent la pièce entière. Quand il est bien amené, et c'est un talent extrêmement commun chez nos chansonniers, au moins depuis le dernier siècle, il représente l'idée dominante et pour amsi dire exclusive du poëte, idée sous laquelle il s'en conçoit d'autres qui tendent toutes à mettre la première en relief. Aussi trouverait-on chez nous des centaines de chansons où la pensée marche et se développe aussi régulièrement que dans un discours en prose.
On a même abusé du moyen lorsque l'on a fait, comme cela a lieu dans presque toutes les réunions chantantes, des couplets sur un mot donné. L'auteur produit alors une suite indéfinie de stances qui ne tiennent les unes aux autres que par le mot qui les termine, et qui s'y trouve, autant que possible, employé dans ses diverses significations.
C'est une sorte de débauche d'esprit qu'on ne doit pas plus approuver que ces anciennes rimes concatenées, imitées d'ailleurs des Grecs et des Romains 1, où le mot qui finissait un vers commençait le suivant, et dispensait ainsi le poëte de toute liaison dans les idées par un maussade redoublement du son. Du moins, l'abus prouve l'usage; et c'est parce qu'on a compris la puissance du refrain pour établir et faire bien sentir l'unité d'une pièce, qu'on l'a depuis employé pour unir et conjoindre ce qui par sa nature était disjoint et multiple.
Sous les refrains sont compris aussi les fredons, ou fions fions. On appelle ainsi les paroles insignifiantes, ou les simples sons exclamatifs, comme tra la la, biribi, landerirette, destinés à être chantés en choeur à la fin d'un couplet.
Les Grecs ont connu ce moyen. Il nous reste d'eux un
' Ausone, EdylL, n° 12, Technopégnie.
CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS. 193
fragment de couplet à Hercule, dont le dernier vers est c'est-à-dire Tra la la, beau vainqueur.
Ce n'est pas là, à beaucoup près, un perfectionnement du refrain ; c'en est plutôt une dégradation et un abus inexcusable. Et toutefois il convient d'ajouter que, par suite de cet esprit positif et ami de la clarté qui distingue si éminemment les Français, nous avons donné à ceux de ces fions fions que nous avons conservés, un sens en quelque sorte conventionnel, et toutefois variable, par lequel ils se prêtent, selon la circonstance, à toute sorte de significations.
Ce système est fort bien expliqué par M. de Béranger, dans une de ces chansons politiques et mordantes que le régime de paix et de liberté, ramené en France par les Bourbons, lui permettait d'imprimer et de faire chanter partout :
Biribi veut dire en latin
L'homme de Sainte-Hélène. Barbari c'est, j'en suis certain ,
Un peuple qu'on enchaîne. Mon ami, ce n'est pas le roi. Et Faridondaine Attaque la foi.
Ce déguisement léger, que tout le monde perce d'abord, sous lequel on reconnaît sans peine la pensée plaisante ou satirique, est devenu entre les mains de quelques poëtes un moyen de succès aussi piquant qu'agréable.
Il fallait donc compter les fions fions au moins comme une forme particulière du refrain, qui a concouru à varier nos plaisirs; et ils complètent ainsi, avec les refrains ordinaires , les airs exactement figurés et distincts, le sens terminé à la fin des couplets, et la clôture consonnante et bien
1 Voyez le Scoliaste de Pindare ; Olympique, 9, v. 6 ; et Kiister, Poésies populaires latines antérieures au douzième siècle, p. 37.
49f> LA CHANSON CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS.
accentuée de nos vers, l'état des causes physiques qui semblent avoir élevé la chanson française au-dessus de la chanson grecque ou romaine.
Quelque léger que le sujet puisse paraître, ce relevé méritait d'être fait, puisque rien de ce qui se rapporte aux progrès de l'esprit humain, en quelque genre que ce soit, ne doit sembler indifférent au philosophe ou à l'érudit.
TABLE ALPHABÉTIQUE
DES MATIÈRES CONTENUES,
BES AUTEURS ET DES OUVRAGES CITÉS DANS CE VOLUME.
Accent, allonge les syllabes, 218; — en détermine souvent la quantité, 225; — aigu on grave, 252, 253 ; — n'entrait pas primitivement dans l'idée de l'arsis, 257; —y est entré chez les Romains, 258; — a produit les membres et incises, 268 ; — et le rhytbme, 269; — puis les vers, 269, 288; — tes accents étaient égaux dans les vers anciens, ne le sont pas dans les nôtres, 345.
Accentuation très-différente en grec et en latin, 258 j — régulière en laUn, ib.; — est le premier élément de l'harmonie , 263, 306 ; — clauslve de nos sections de phrases et de nos vers, 485, 486 ; — est renforcée par la rime, ib.
Accentuées ( Syllabe» ) , seules longues, 218.
Accompagnement (en musique), 450 ; — des vers récité9, 457, 459; — rejeté à Rome, 460; — donnait ou soutenait le ton, ib. ; — dans le chant alternait avec la voix, 462; — se faisait avec la flûte par le chanteur lui-même, 463.
Acide primitif (L'), 101.
Acte opposé a puissance, 31.
Actives (Qualités), 23.
Acuité, 252.
Adonien ouadonique (Vers), 335 , 345.
Aériens (Météores), 34.
Afrique. Voyez Libye.
AGRIPPA , 96.
Aigle volante (L'), 96.
Aimant, 206; — (Préjugés sur 1'), 209.
Air, 20,21,23 ; — étail quelque chose, selon certains philosophes, 84; —
(sphère de 1", 186; — divisée en trois régions, ib. ; — subtil ou épais, 147 ; — subtil est le second élément de. Descartes, 170. ALBERT (le Grand), 101. Alcaîque (Vers), 289, 344; — (strophe', 290, 291.
ALCÉE, 290,292.
Alchimie, 95; —régie par le dogme des formes substantielles, ib. ; — tournée en ridicule, 96; — employait des noms bizarres signifiant la même chose, 96.
Alchimistes, 96; — n'étaient pas des fous, 99; — y ressemblaient par leurs travaux, 100.
Alcmanien ; Vers), 335.
ALEMEEHT (D'|, 134,137, 144.
AI.EXANDBE d'Aphrodisie, 9, 54, 71, 72 , 76.
Alizés (Vents), 179 ; — prouvent la rotation de la terre, ib.
Alkaest, 101.
Allongement prosodique distinct de l'allongement réel, 231.
ALTPIDS, 443, 450.
AMMONIUS, 9.
AMTOT, 130.
Analyse du Roi Dagoberl et d'un chant grec, 400 à 406.
Analytiea, 18, 19.
Anapestique monomètre, 289 ; — (genre), 335.
AHAXAGonn, 27,33, 36, 37, 69, 117.
ANAXABQDE , 33, 70.
ANAXIMAWDBE, 25, 69, 106, 117.
ANAXIMÈIVE,27, 36,69.
Anciens (Les) peu clairs dans les idées abstraites, 222; — ne s'accordent M 5)
498
TABLE ALPHAUETIOllt:.
pas sur la durée des syllabes, 226 ; — ont raisonné d'une manière particulière , 234 ; — trop souvent sur des métaphores, 353, 364; — se contredisent sur la musique, 372, 374 et suiv.
Anèsc, ou faiblesse du son , 252.
Ange mouvant le ciel, 161.
ANCO, 58.
Anima {De), 53 , 93 ,129.
Anneau de Saturne, 174.
Antécédent (L') diffère de la cause, 81.
Antépénultième accentuée longue, 219.
Anthologie grecque, 284.
Antichthone, 25.
Antipathie, 141.
APOLLODORE, 454.
Apollon ou Mercure, 15.
Apparents (météores), 45.
Appétence ou appétit, 93 ; — de désir, ib. ; — de complaisance, ib.
Aqueux (météores), 38.
Arc-enciel, 45, 46; — n'est jamais plus grand qu'un demi-cercle, 46: — est double, ib. ; — tricolore, ib. ; — lunaire, 47; — expliqué, 150.
ABCHÉLAUS, 69.
Archétypes (Idées) de Platon , 164.
Archiloquien (Vers), 336.
AncniMÈDE a fondé l'hydrostatique, 22, 68,144; —cité, 111.
AUCHYTAS, 68.
Ardeurs. Voyez Flammes.
ARÉNAIRE (L'), 111.
AmsTinE QUINTILIEN , 232 à 234, 237, 256 ft 258; 358, 359, 361, 372, 373, 382 , 383 , 385 , 391, 415 , 429, 430.
AHISTOTE , 1 à 50; — sa physique exposée, 1 à 48; — il a réuni la science en corps de doctrine, 5 ; — ses ouvrages de physique ,6 à 11 ; — il n'a pas connu ni soupçonné la densité de l'air, 21 ; — n'est pas le premier auteur du système de la transmutalion des éléments, 23. Note 7 ; — il maintenait pour bonnes raisons la terre au centre du monde, 23 et 24 ;
— savait que la terre est plus peUte que divers astres, 29; — a mis une grande exactitude dans l'observation et la description des météores, 39, 40 ; — s'est bien trompé sur la quantité d'eau roulée par un fleuve, 40 ;
— a bien observé l'arc-en-ciel solaire et l'arc-en-ciel lunaire, 46, 47;
— jugé, 48 à 56; — critiqué, 49 à 51; —loué, 52; — a noté dans toutes les pailles de la physique des phénomènes importants, 52, 54; — a mérilé d'êlre regardé comme le chef de tous les savants dans tous les genres, 56; — cité constamment, 1 à 102,110, 117, 118, 129,130,137,
152, 154, 180, 235, 255, 269, 270, 333, 370,437 4 440,449.
AIIISTOXÈNE, 353, 356, 360, 363, 367, 371, 391, 364, 397, 415, 455, 471, 475 , 476.
Arsis, 250 et suiv., 254; — dans les langues anciennes, 250 et suiv. ; — irrégulière en grec, 257; — régulière chez les Romains, 259; — représente toujours le temps fort, 260, 261.
Art de penser [L'), 80,141.
Arts (progrès des), 466 ; — (action des % 472 ; — ils commencent par les rudiments, 480; — ne perdent que ce qui ne mérite pas d'être conservé, ib.
Asclépiade (Vers), 289, 344 ; — (strophe commençant par 1'), 289, 290.
Asie , 30.
Astres îles) se meuvent dans l'élher, 12 ; — sont attachés à leurs sphères, 15, 16 ; — ont des années différentes, 16 ; — semblent lutter contre le monde, 16, 17; — nommés planètes, 17; — (grandeur des), 117.
Astronomiques (Lcsi. Voyez MAHILICS.
ATHEKÉE, 374, 381, 386, 437, 439, 440, 449, 454, 463, 471, 472, 475.
AT1L1US FORTUKATIANUS, 301.
Atomes ou molécules matérielles,
100, 101. Atteignables (Instruments^, 356. ATTIUS, 246.
Attraction force obscure, 143, 207. AUGUSTIN (SAINT-), 225, 226, 246,
252 à 254, 265, 270, 271 , 273, 275
à 277, 280, 304,333,335, 374,383,
384,385, 476. AULU-GELI.E, 18, 64, 240, 281, 325,
350, 460. Aurore boréale, 38. AUSONE , 289, 494. Authentique (mode), 441. AVEHROÈS, 97. AVICENNE, 95. Axe du monde, 13. AZAÏS , 21.
BACCMUS, 256, 257, 25", 440, 443.
BACON , 2, 54 , 55,
BARBÂT, 93, 94, 95, 114, 137 à 139,
142 ,146 , 153 , 158 , 160, 176, 177. Baromètre, 146,147. BARTHÉLÉMY, 107, 108. BATTEDX, 333, 343. BAUME, 101.
BATLE, 93, 135, 142, 149. BEAUMARCHAIS, 314, 315, 318. BÊHA , 270 , 275. Bémol, 420 ; — (valeur exacte du), 421
à 423 ; — des tons mineurs, 420, 422.
Voyez Dièse. BÉRANGER (M. de \ 495.
TABLE ALPHABÉTIQUE.
499
BESSAMON, 55.
BIAGIOLI, 336.
Bibliothèque grecque. Voyez FABRICIUS.
BIOT (M.), 19.
BOETHIUS ou BOÈCE, 288, 345, 359 à 361, 374, 379 , 380, 393 , 395 , 412 , 413, 417, 425 à 427, 433, 437, 439, 443 , 444, 448 , 450, 467 à 469.
BOIELDIEU, 447.
BOILEAE , 2,60, 486.
Borée, vent du nord, 35.
BOSSOT, 143.
BOUCHAUD, 305, 307,312.
Boucliers (météores). Voyez Flammes.
Brachycatalectique (Vers;, 351.
Brèves, 215 ; — réelles ou seulemeni prosodiques,218. Voyez Syllabes.
Brouillard, 38,193.
BUFFON , 84.
BURETTE , 398, 448, 471.
Cachet d'Hermès (Le), 96.
CALID, 97.
CALUSO (L'abbé), 216.
Cannelée (Matière), 208.
Canonique (Instrument), 357. Voyez Chrestique.
Cardinaux (Points), 79.
Carmes [Carmina), 307.
Carreau (de la foudre), 38, 194; — n'existe pas, 205.
CASAUBON, 312, 313.
CASSIMI, 174.
Cataclysme, 39.
CatalecUque [ Vers) ,351.
Catégories {Les) d'Aristote, 83 , 87.
CATEL, 379.
CATULLE, 316, 349, 492.
Causes du mouvement, 19 ; — des éléments, 22; — sont au nombre de quatre, deux actives et deux passives, 22; — définies et énumérées, 23; — morales et physiques delà supériorité delà chanson française, 485 et suiv.
Centre du monde, 25, 73.
Cercle (Le) plus parfait que la ligne droite, 12.
Césures, 277; —de l'hexamètre latin ressemblent à celles de notre vers commun, 325,326 ;—(règle des\ 346.
Chaleur au foyer d'un miroir, 163.
CHALUMEAU DE VERNEUIL , 336.
Changement rhythmique , 383, 384.
Chansons, 483; — (diverses espèces de), 484 ; — chez les Grecs et les Romains, ib.; —sous Louis XIV, ib.: — chez nous aujourd'hui. 485 ; — sont supérieures à celles des anciens, pourquoi, 485 et suiv.
Chant, 366 ; — résultant de la seule accentuation du discours, 367; — a plusieurs significations, ib.
Chant grec (modèle de), 398, 399, 404 -, — inférieur a nos ponts-neufs, 400 ; — supérieur aux airs chinois, 402; — devait être bien phrasé, 403, 404CHASLES
404CHASLES 111.
CHATEAUNEUF (l'abbé de), 856.
Chaud (Le), 23,70.
Chèvres (météores). Voyez Flammes.
Chimie, 95. Voyez Alchimie.
Choriambique (genre), 335.
CnonoN, 417.
Chrestique (instrument), c'est-à-dire usuel, 357.
CbromaUque (Genre) chez nous, 412;
— chez les Grecs , 411 à 413. Chute des graves, 73, 144 ; — s'accélère , ib.
CICÉRON, 3, 14,127, 128, 137, 138, 222, 235, 236, 240, 247, 248, 252, 254, 256 , 268 , 270, 275, 281, 293, 298, 333, 455, 460,476.
Ciel ou firmament, 13; — n'est ni lourd ni léger, ib. ; — (il n'y a rien au delà du), 14 ; — le ciel a, comme nous, droite et gauche, etc., ib.; — corps parfait, 71 ; — presse sur le monde, 73 ; — est d'une autre nature que les éléments. 152 ; — est solide, 153; — Incorruptible, 153; — a une matière propre et intransmutable, 156 ; — n'a pas d'âme, ib.; — influe sur les corps sublunaires, 157 ; — n'a pas formellement les qualités élémentaires , 162 ; — concourt à la production des êtres, 163, 164; — influe sur l'homme, mais indirectement, 167; — n'existe pas en substance, ib.;— n'est pas incorruptible. 168;
— n'a aucune influence, 182. Ciels (les), 113 ; — il y en a trois, l'empyrée,
l'empyrée, le planétaire, 157. Circulaire (mouvement), 12, 73. Clefs (dans la musique), 410. CLÉOMÊm?. 14,15, 28, 29, 30, 42,110,
116, 118,119, 120,121,124, 128,132. CLERSELIEB, 144. CLIDEMUS, 37. Coagulables (Les), 78. Coelo {de), G; — apprécié, 9; — cité,
11 à 22, 25 à 29, 50, 51, 53 , 55,
64,73,79, 84,85, 86,91,105,110,
130,152,154.
COLLIN DE PLANCY, 96.
Comètes, 32, 33 ; — sont au-dessous de la lune, 154; — expliquées, 171.
Comiques (Nos poêles) ont employé a propos des formes de langage analogues aux vers saturniens, 314 a 318.
Comma, 420.
Commcntarius in Aristotelis physicam. Voyez BARBAY.
Composition musicale), 377, 378.
3?.
500
TABLE ALPHABETIQUE.
CONDÊ (Le prince de), 135, 136 ,139.
Condensation, 140, 145.
CONDILLAC , 84.
CONDORCET , 26.
Conduite rhythmlque, 383, 384.
Conséquent (Le) diffère de l'effet, 81.
Consonnance chez nous, 378, 379; — chez les anciens, 379, 380.
Consonnes doubles (Les) abrègent la voyelle précédente, 229.
Continents (Les) sont séparés par l'Océan; on ne peut aller de l'un à l'autre, 30; — le notre contient trois parties, ib.
Continue (Voix), 360.
Contre-point, 377.
Cordes (Instruments à), 355 , 356 ; — sont de deux sortes, 355; — une seule connue des anciens, ib.
COPERNIC, 15, 25, 114,122.
Corps (Un) peut n'être nulle part, 138;
— ou en plusieurs lieux à la fois, ib.— est indifférent au repos ou au mouvement , 142.
Corps (les quatre),. Voyez Eléments ; — simples. Voyez Eléments ; — réguliers ou polyèdres réguliers, 85.
Corruption (opposée à génération), 189;
— d'une chose est génération d'une autre, 190; — est difficile à comprendre , 190, 191.
Cours supérieur de grammaire, 248,
272, 277, 278, 296, 303. COUSIN (M.), 1, 3, 81. Crapaud enflé (le), 96. Cristal, 193. Cristallins, 14. CTÉSIBIUS , 68. COMBEHWORTH (M), 336. Curé (Le) de Varengcville, 12, 57
à 102. CYRANO DE BERGERAC , 199.
Daclylique (Genre!, 335.
DABU,219.
De cantilenis popularibus, etc. Voyez
K.OSTF.R.
Décasyllabe (Vers), 321; — universel en Europe, ib. ; — y est d'origine provençale, ib. ; — est chez nous d'origine latine, 322 ; — vient du vers saphique ou dujphaleuce, ib. ; — ou plutôt de l'hexamètre latin, 323 à 330; — a été de tout temps employé seul, 327 ; — a été notre vers épique, ib. ; — est anlilyrique, 328.
DEFRANCE (M.), 309, 464.
Degrés dans l'art musical, 401, 402 et suiv.
DÏLAMRHE, 106, 111.
Déluge, 39.
Demi-ton, 417; — pourrait être nommé un sous-pas, ib. ; — n'est pas exactement
exactement moitié du diaton, 418, 425.
DÉMOCRITE, 24, 27, 28, 33, 36,74, 101,109,127.
DENTS D'HALICARNASSE, 229, 236, 239, 240, 292, 432.
DESCARTES, 2, 4,12 , 21, 24, 30, 33, 44, 46,101, 114 , 126, 167, 169,170, 178.
Diastématique (Voix), 360.
Diaton, mot proposé par Choron pour exprimer sans équivoque l'intervalle entre la quarte et la quinte, qu'on appelle vulgairement un ton. Voyez ce mot, 391, 417; — pourrait être appelé pris, 417 ; — déterminé très-anciennement, 391; — majeur ou mineur, 393; —(parties du) calculées , 424; — (divisions du), 426, 427; — — (division indéfinie du), 430 ; — en quel sens elle peut être réelle, 431, 432.
Dictionnaire in/ernal.VoyczCoLLiK DE PLANCY.
Bidon, poëme deTurgot, 343.
Dièse, 420; — (valeur exacte du), 421, 423. Voyez Bémol.
Diésis. Voyez Quart de ton.
Difficultés de versification expliquées: 1» chez nous, 340 à 342 ; 2° chez les anciens, 342 à 352 ; — restant dans la musique ancienne, 481.
DIOGÈNE LAERTE , 17, 54, 70,109,117, 123, 455.
DIOMÊDE, 231,260,270, 274, 300,351.
Dissentiment des auteurs anciens sur la quantité des syllabes, 229 et suiv. — sur les pieds, 235,241.
Dissyinboles XEléments), 184.
Distances du soleil et des planètes à la terre, 106; ~ assimilées aux tons de la musique, 107; — absurdité de cette assimilation, 108, 109; — des ciels et des astres, 158, 159,173.
Distance des mots dans le vers, 346.
Distillation naturelle, 203.
Division indéfinie de ton. Voyez Diaton. — mélodique du chant, 400 , 488, 489.
Dominante (dans le plaln-chant), 440.
Dorien (Mode), 438, 439, 440.
Dragon dévorant sa queue (le,, 96.
DUMARSAIS, 50, 378.
DUMAS (M.), 96, 99.
DUMÉRIL (M.), 316, 482, 492, 493.
DCNTZER (M.), 219,305, 306.
Eau, 20, 21, 23 ; — (Sphère de I') n'en fait qu'une avec la terre, 186, 187. Voyez Terraqué.
Eau du soleil, 96.
Echelle musicale, 3S8; — ancienne, constituée comme la nôtre, 396, 400 et suiv., 4'0 ; - '.Etendue de 1'', 39fi,
TABLE ALPHABETIQUE.
SOI
397; — commençait a l'aigu, 361.
Eclair, 37.
Eclipse de lune, 19, 123,124; — de soleil, 18, 109.
Ecliptique, 17.
Ecriture de la musique, 449; — comprend quelles parties, 451 et suiv. Voyez Signes ; — ne comprenait chez les anciens que les signes d'intonation, 450; — était analogue à quoi chez nous, 453.
Effigies ou idoles, 127.
EGGER (M.), 57, 227. 269.
Elasticité, 201.
Elément ( Le premier ) des corps, 20.
Eléments, 19, 20; — définis, 20; — énumérés, ib. ; — sont produits et détruits, mais non créés de rien ni anéantis, 21 ; — ne se composent pas de parties semblables, ib. ; — n'admettent pas le vide, ib. ; — diffèrent par des qualités contraires, 22 ; — se changent les uns en les autres, comment, 23, 24 ; — ne ressemblent pas aux éléments des chimistes, mais aux quatre états des corps, 19. Note 3 ; — ne sont pas matière, 24; — n'ont pas de figure particulière, 83 ;
— sans quoi ils ne pourraient se transformer, 86;—(Sphères des), 183 ;
— symboles ou dissymboles, 184 ; — difficiles à comprendre, 185 ; — pour Descartes sont au nombre de trois, 170; —premier élément ou feu, 200;
— second élément ou air, ib. ; — troisième élément ou terre, ib. ; —
^ sontintransmutables, ib.
Elision d'un vers sur l'autre, 350.
Elixir universel, 96.
Emission de la matière subtile (L'J épuise les astres, 171 ; — peut se réparer, ib.
EMPÉDOCLE, 27, 37, 44, 69, 70.
Empyrée. Voyez ciels.
Engueulements, 316, 317; — (Forme des ) analogue aux vers fescennins, 317.
Enharmonique (Genre), 4U> 413, 414. Voyez Quarts de ton.
Enjambements de l'hexamètre latin et de notre décasyllabe tout semblables, 326, 327 ; — étaient très-naturels et se sentaient à peine en latin, 347, 348.
Ennuis, 56, 244, 256, 298, 299.
Eolien (Mode), 439.
EpnORE, 235.
EricDBE, 3, 24, 69, 101, 116, 127.
Epigrammes, 482.
Epitase ou renflement du son, 252.
F.pltres de saint Pierre, 154.
Equateur, 18; — coupé par le soleil à l'époque des équinoxes, ib.
Equilibre, 143.
Equinoxes du printemps et de l'automne, 18.
ERATOSTnÈlVE, 111, 118.
Erudition (L') opposée aux sciences physiques et mathématiques, 3.
EscnYLE, 33, 288, 492.
Espaces imaginaires, 147.
Espèces intentionnelles, 127.
Esprit d'une chose (L';, 96; — est la forme d'Aristote, 96, 97. .
Ether (L'J, 11.
Etoile. Voyez Ciels.
Etoiles fixes, 15; — attachées au cie comme des clous, ib. ; — n'ont n station ni rétrogradation, 26, 27 ; — errantes ou planètes. Voyez ce mot;
— filantes, 32; — nées et disparues, 154, 168; — et expliquées, 171; — fixes autant de soleils, 172.
EUCLIDE, 475.
EULER, 180.
EURIDIPE, 42, 288.
Europe, 30.
Eurus, vent d'Orient, 35.
EusiATnE, 228.
Exécutants, 470; — (Vogue des), 472;
— (Voix des), ib. ; — (Timbre des voix des), 473; — (Etudes des), ib ;
— (Faiblesse des), 474 ; — analogues à nos chanteurs de village, 477.
Exécution musicale, 377, 466 ; — chez les anciens très-médiocre, 474 ; — ressemble à quoi chez nous, 477.
Exhalaisons (Les deux) de la terre, 31 ;
— l'une sèche et l'autre humide, 31, 32; — sont avec le mouvement du ciel la cause des météores, 32.
Exode, 200.
Expériences, 8,149 ; — recommandées par Descartes, 151, 167.
Fables sur la musique, 471.
FABBICIUS, 6, 9.
Fatras métaphysique, 238.
Fausseté des sons, 390.
Fescennins (Vers), 315; — ainsi nommés, pourquoi, ib. ; — étaient des vers saturniens, ib. ; — analogues à nos engueulements en vers, 316, 317.
FESTUS, 240, 299, 302.
Feu, 20, 21, 23 ; — défini exactemenl, 31; — (Mouvement du), 31, 73; — liquéfié et solidifié, 77 ; — n'est pas composé de sphères ou de pyramides, 85.
Feux souterrains, 202.
Fièvres, 78; — (Sortes de), ib.; — (Causes des*, ib.
Figures simples, 73; — régulières égales ou polygones réguliers, 85; — musicale du couplet, 485, 488.
Filantes (Etoiles), 32. Voyez Flammes.
50S
TABLE ALPHABETIQUE.
Finale (dans le plain-chant), 440.
Fins de vers, 278 et suiv., 347.
Firmament ou ciel, 13, 14.
Flammes,32;—expliquées engénéral.ié.
Fleuves, 38, 41 ; — viennent presque tous du Nord, 42; — se versent dans la mer, ib. ; — viennent de l'Océan, 77, 196, 202.
Flons-flons, 494; —chez les anciens, 495; — chez nous, ib.
Flux, 180. Voyez Marées.
Force centrifuge. 142; — Impulsive plus claire que l'attraction, 143 ; — mouvante du ciel, 160.
Forme, 66, 80, 81 ; — diffère de la figure, 83 ;— comprenait pour Aristote toutes les qualités des corps, ib. ; — même l'impénétrabilité, 88 ; — est aspirée par la matière, 92 ; — détermine toute substance, 95; — désignée sous plusieurs noms, 96 ; — selon les modernes, 99.
Formes substantielles, 93 et suiv. — (Le dogme des) a régi toutes les sciences pendant le moyen âge, 95, 137; — génératrices, analogues aux idées archétypes, 164.
Fosses ou gouffres, 33.
Foudre, 34, 37.
FRANCOEUR, 110, 168.
FRANKLIN, 38.
Frappé (Le) et le levé, 250, 251.
F redons. Voyez Flons-flons.
Froid (Le), 23, 70.
GALILÉE, 2, 22,144.
GALLE (M.), 115.
Gamme, 389;— (Composition delà), 389, 390; — chez les anciens, 392 ; —. cette dernière est fausse, 392, 393 ; — est condamnée par la pratique, 394 ; — diatonique calculée, 419; — chromatique calculée, 421 ; — chromatique tempérée, 423, 424.
Gardes ou satellites de Jupiter, 174.
GASSENDI, 24, 101, 141.
Générales (Idées) formées chez nous par abstraction, 82.
Génération, 189; — difficile à comprendre, 191.
Generatione {De) et corruptione, 6 ; — appréciée, 9; — cité, 20 à 25, 49, 51, 74, 84, 86, 87, 91.
Genèse (La), 104.
Genres chez les Grecs, 411; —Voyez chromatique, enharmonique, et la note, 415.
Gètes (Les) avaient-ils des longues et des brèves, 243Givre,
243Givre, 39, 193.
Globe terrestre, 187; — teriaqué, ib. ; — contient peut être la cavité de l'enfer. 188.
Glyconique (Vers), 289, 345.
Gouffres (Météores), 33.
Grammatica fallacia, 378.
Grandeur du monde, 103, 104 ; — selon les poètes, 104, 105 ; — selon les philosophes grecs, 100 à 112; — au moyen âge, 113 ; — sons Louis XIV, 114; — aujourd'hui, 115,116; — des astres, 116 ; — de la terre, 117, 173 ; — selon les philosophes grecs, 117 à
120 ; — du soleil, 120, 173 ; — estimée par les philosophes grecs, 120,
121 ; — sous Louis XIV, 122 ; — aujourd'hui, 123 ; — de la lune, 123 à 125,173 ; — des ciels selon les pérlpatéticiens, 158,160.
Grandeur des lettres, 232.
Gravité opposée à l'acuité, 252, 253.
Grêle, 38,40.
GKESSET, 339.
GHÉTRY, 397, 398, 414.
GUIGNIAUT (M), 1.
GUILLON (L'abbé), cité et critiqué, 4.
Habitable (Terre), 29; — composée de plusieurs continents, 30.
Halo, 45 ; — se forme autour du soleil, de la lune et des étoiles les plus brillantes, ib.; — est naturellement rond, ib.
Harmonie des vers anciens, 243; — vient d'où?243, 244, 264 et suiv.; ne vient pas de la quantité, 268, 332 ; mais du rbythme ou de l'accent, 269 et suiv., 295 et suiv. ; — devient plus sensible, comment? 295,296 ; — vient chez les anciens de la juxtaposition des pieds, 332 -, et chez nous, des mesures musicales, 337 et suiv.
Harmonie (linmusique), 377; — inconnue aux anciens, 378 et suiv. ; — dans nos chansons, 488, 490.
Harmoniques (Sons), 387.
HÉI'HESTION, 228, 349.
HERACLITE, 28, 69, 116.
Hercule ou Mars, 15.
HERMÈS, 99.
HÉRODOTE, 55.
HÉRON, 68.
HÉSIODE, 42, 105, 117.
Hexamètre grec, 278, 279; — latin, 280 à 283 ; — origine de notre décasyllabe, 323 et suiv. ; — prononcé par nous en cinq temps, 342.
HIPPARQBE, 14, 121,129.
HIPPEAU, (M.),98.
HlPPOCRATE, 33.
Hirménachien (Vers), 335. Historia augusta, 313. Historia naturalis. Voyez PLINE. HOEI'EH (M.), 97. Homéomères (Lignes), 75. Homéoptotes, 27», 311.
TABLE ALPHABETIQUE.
505
Homéotéleutes, 311.
HOMÊBE, 42, 104, 105, 227, 455, —
(Vers d'), 459. HORACE, 51, 247, 248, 289 à 292, 295,
299, 316,324, 344, 348, 349,463,474,
487. Horoscopes condamnés par l'Eglise,
183. Horreur du vide, 147. Humide (L'), 23, 70. HUYGHENS, 142, 174. Hypercatalectique (Vers), 351. Hyperdorien (Mode), 444. Hyperlydien (Mode), 444. Hypermixolydien (Mode), 439. Hyperphrygien(Mode), 444. Hypodorien (Mode', 439, 443. Hypolydien (Mode), 439, 443. Hypophrygien (Mode), 439, 443.
Iambiques (Vers) très-libres dans leur mesure, 246 ; — analysés quant à leur harmonie, 286 et suiv. ; — grecs, 286; — latins, 286, 287 ; — grecs de seconde formation, 287, 288; —(Genre), 335.
Ibycien (Vers), 336.
Idea philosophioe naturalis seu physica.Voyez SAINT JOSEPH (Pierrede).
IDELEB (M.), 9, 43, 54.
Idoles (pour la vision), 127.
Ignés (Météores), 32.
ILGEN , 482.
Iliade, Voyez HOMÈRE.
Impénétrabilité de la matière, 84 ; — des modernes est pour Aristote la première forme, 88.
Impulsion force évidente, 207.
In Aristotelis naturalem auscultationem commentarius. Voyez SIMPLICIBS.
Incises de périodes nées de l'accentuation, 268, 296.
Influx céleste, 147 ; — ne traverse pas le vide, ib.
Inspection circulaire des météores. Voyez CLÉOMÈDE.
Instruments de musique divisés par les anciens en trois genres, 356.
Insufflés (Instruments', 356.
Intonation musicale, 377, 388.
Ionien (Mode), 439, 440,
Iris. Voyez Arc-en-ciel.
Irrationnels (Sons), 391.
Isochronisme des mesures inconnu aux anciens, 381 et suiv.; — dans la chanson, 488.
Isocolons, 311.
JOHNSTON, 157, 168, 200.
Jovial, 182.
Junon on Vénus, 15.
Jupiter ou Phacton, 15 ; — tourne sur
lui-même, 174; — n'exerce aucune influence sur nous, 182; — a des gardes, 174. Justesse (des sons) idéale, 370; — pratique, ib., et 395; — n'offre aucune certitude sans les accompagnements à sons fixes, 396.
KEPLER, 2, 180. K.OSTER, 482, 495.
LAFAGE (M.), 368, 388, 444LA
444LA 38, 134. 339, 340.
LAMARTINE (M.), 90.
Langage figuré déplacé dans les sciences et cause de beaucoup d'erreurs, 353; — Voyez métaphores.
LAPLACE, 154.
LAROMIGUIÈRE, 1.
Latin (Le) avait-il une quantité prosodique avant Ennius, 228.
Latine (Langue) plus harmonieuse que le grec, 259.
Latitude, 30.
LAUD DE BAR ou LADDUS BARIENSIS, 94.
LAVOISIEB, 101.
LECLERC (M.), 1,56.
LEFEBVBE. 99.
Léger (Le) ou la légèreté, 19; — défini, 20 ; — cause de mouvement, ib. ; — résultat de la force centrifuge, 142.
LEMERY, 96, 99.
LEROUX DE LINCY (M.), 493.
LERSCH (M.), 298, 302, 303.
LESUEUB (le musicien), 366.
Lettres cabalistiques, 98, 99.
LEUCIPPE, 24, 27, 109, 116.
Levé (Le). Voyez Frappé.
LEVERRIER (M.), 115.
Liber trium verborum, 101.
LIBES, 39,46, 68.
Libye ou Afrique, 30.
Licences dans les vers anciens 340 à 352.
Lieu (Le) ne diffère pas du corps, 140.
Lignes simples, 12, 73, 75.
Limma, 287.
Lion vert (Le!, 96.
LOCKE, 84, 114.
Logique de Port-Royal, 51, 80. Voyez Art de penser.
LONGIN, 104, 217, 222, 240.
Longitude, 30.
Longue, 215; — réelle ou seulement prosodique, 218.
Lourd (Le) ou la lourdeur, 19; — défini, 20; — cause de mouvement, ib.
Luc (Saint), 64, 65.
LUCIEN, 440, 449.
Lucifer ou Vénus, 15.
LUCRÈCE, 21, 24, 90, 102, 127LULLE
127LULLE 97.
Lumière (Nature de la), 12».
504
TABLE ALPHABÉTIQUE.
Lune (La), 15,16,18; — emprunte sa lumière au soleil, 18 ; — change de figure, Ib. ; — est ronde, ib. ; — produit l'éclipsé de soleil, 18; — s'éclipse elle-même par l'ombre de la terre, 19; — (Distance de la), 106 à 109, 112, 173 ; — s'éclipse souvent, 109 ; — au seizième siècle, 113, 114 ;
— sous Louis XIV, 114; — (Grandeur de la), 123 à 125, 159, 173 ;
— (Eclipse de), 123,124; — n'exerce aucune Influence, excepté un effet mécanique, 181.
Lut de la sagesse (Le), 96.
Lydien (Mode), 438 à 440.
Lyriques (Vers) en général, 288; — se distinguent surtout par les strophes où ils entrent, 280; — aussi harmonieux que les hexamètres, 332.
Machines indiquées dans Aristote, 7.
MACQUER, 101.
MACROBE , 308.
Magnétique (Vertu), 208, 209.
Magni arcani revelator, 98.
MALFILATRE, 115.
MALTE-BRUN , 35, 41, 55.
MANILIUS , 16, 20.
Manne, 193.
Marées, 43, 180 ,196; — confirment le système des tourbillons, 180 ; — insensibles sur la Méditerranée et les lacs, ib.
MARMONTEL , 322, 331, 336 , 342, 350.
MAROT, 324, 325.
Mars ou Pyroïs , 15 ; — tourne sur luimême , 174.
MARTIANUS CAPELLA, 289, 471.
Matière, 24; — (qualité de la), 25, 66, 80, 81; — n'était pas pour Aristote ce qu'elle est pour nous, 82,83; — n'était rien du tout, ib. ; — ni pesante ni impénétrable, 84 ; — est un sujet sans forme, 86 ; — une capacité universelle, ib.; — est un pur néant sans la forme, ib.; — comparée à la privation, 86; — est le substratum commun, 87 ; — n'est pas corporelle, 89; — aspire la forme, 92; — du ciel diffère de la nôtre, 156; — est l'étendue, 139; — subtile, 140, 145; — se partage pour Descartes en trois éléments, 169.
MecUanicoe quoestiones, 6; — appréciées , 7, 8 , 52 , 53.
Médium (de ia voix), 458.
MÉHUL, 366.
MÉLISSUS , 25, 69.
Mélopée, 365.
Membres de périodes nés de l'accent, 268. Voyez incises ; — forment le langage rhylhmé, 269 et suiv., 296. Mer, 38, 42 ; — n'a pas de sources, 42 ;
— évapore ce qu'elle reçoit, coule de haut en bas, etpâralts'avancer sur les terres, ib. ; — forme quelquefois des pays nouveaux, ib. — est salée et amère, pourquoi, 44. Mercure ou Stilbon, 15 ; — embarrasse beaucoup dans le système de Ptolémée, 173.
Mesure de la terre, 118.
Mesure musicale, 377 ; — n'entrait pas dans la musique ancienne, 381, 386, 397; — n'est pas indispensable, 386, 387; — n'existe pas dans le plainchant, 387, 388.
Métaphores dans la physique, 77 ; — dans la musique, 353, 364 ; — causes de bien des erreurs, 370.
Métaphysique (La) quelquefois dangereuse 90.
Métaplvysique d'Aristote, 66 , 70, 84, 86, 87.
Météores, 30 ; — (cause des), 32 ; — (division des), 32 et suiv. ; —ignés, 32, 194, 204; — aériens, 34, 195, 203; — aqueux, 38, 192, 204; — apparents, 45,194; —terrestres, 195, 202.
Meteorologica, 6; — appréciés, 8; — cités, 11, 12, 13, 25, 28, 51, 53, 54,55, 64, 70, 77, 78, 84, 86, 91 110 130
Mètre (en poésie), 222, 273 ; — ne fait pas directement l'harmonie des vers, 274, 276 ; — y contribue Indirectement , 277 et suiv.
Métriques (Vers), 331 ; — en français. Voyez Turgot.
Miel, 193.
MIHNERME, 283,285, 286.
Minéraux (Croissance des), 197.
Miracle, ne doit pas être invoqué en physique, 168.
Mirage, 54.
MITFORT (William), 266.
Miurus (hexamètre), 248.
Mixolydien (Mode), 439.
Mixtes ou composés , 20 ; — sont plus légers ou plus lourds, ib. ; — définis, 185; — imparfaits. Voyez Météores; — parfaits ou pierres précieuses, minéraux, 191,196,205 ; — division de ceux-ci, 197.
Mobiles (Cordes), 433.
Modes (chez nous), majeur et mineur, 435, 436; — chez les anciens,
436 ; — indéterminés par le nom,
437 ; — et par le nombre, 438; — et parleur essence, 439; —représentaient une idée complexe, 440 ; — du plain-chant, 441 ; — ont de l'analogie avec ceux des anciens, 443; — idée générale de ceux-ci, ib.; — leur caractère national, 446 à 448.
TABLE ALPHABETIQUE.
505
Molécules matérielles. Voyez Atomes.
MOLIÈRE, 2, 49, 131, 137, 147, 304, 314, 317,381.
Monde (Le), d'après Aristote, 11,12, 13 ; — est unique, 14 ; — a des parties comme un homme, 14, 79 ; — (grandeur du), 103 à 125 ; — infini d'après Descartes, 140.
Monde inférieur ou sublunaire, 19 ; — est composé de quatre éléments, ib.; contient seul le lourd et le léger, ib.
Monocorde, 357, 358, 359.
Montagnes spongieuses, 40, 77.
MONTAIGNE, 353.
MONTESQUIEU, 21, 22.
Mots coupés en deux, 347.
Mouvement, 12; — simple, ib. ; — droit ou circulaire, 16 et 73 ; — de bas en haut et de haut en bas, 13; — composé, ib.; — cause de la chaleur, 31 ; — en anneau, 140; — persiste dans les corps, 142 ; — en ligne droite seul simple, ib.; — curviligne est contraint, ib.
Mouvements (en musique), 451; — signes des), ib.
MOZART, 462.
Mundo {De), 6; — n'est pasd'Aristote, ib.; — est d'un auteur inconnu, ib.;
— apprécié, 11 ; — cité, 11 à 17, 29, 30, 32, 34, 35,37, 38,39, 180.
Musique, 365 et suiv.; — signifiait chez les anciens heaucoup de choses différentes, 369 ; — comparée à la grammaire , 371 ; — mal circonscrite ou indéfinie chez les anciens, 369, 372, 373, 374; — définie pour nous, 375;
— s'est perfectionnée, comment, ib. et suiv.; — comprend quelles parties, 377; — se réduisait pour les anciens à l'intonation seule, 378, 381 ; — n'était pour les philosophes qu'un ensemble de problèmes d'arithmétique, 427; — ne peut admettre que des sons rationnels, 431 : — écrite. Voyez Écriture de la musique;
— ne s'apprenait chez les anciens que par imitation , 454.
Piatura rerum {De). Voyez LUCRÈCE.
Naturalis auscultationis, elc , 6; — jugé, 8; cité, 52, 53, 64, 66, 67, 69,70, 71, 80, 83,84. 85, 86, 87, 92,137.
NÉCEPSOS, 106.
Neige, 36,38,39.
NÉPOS, 455.
NÉVIUS, 298, 303.
NEWTON, 21,27,30,46.
NICOMAQUE , 356, 357, 359 . 391.
Koctes atticoe. Voyez ACLU-GELLE.
NOLLET (L'abbé), 38.
Nombre des ciels, 158.
Nominibus ventorum(Dc). 6; — apprécié , 11; — cité, 35.
Notation musicale des Grecs très-défectueuse, 411, 448; — en chiffres analogues à celle des Grecs, 449.
Notes des Grecs, 406, 410; —leurs noms ridiculement longs, ib.; — leurs figures. Voyez Notation.
Notus, vents du midi, 35.
Nuage, 38.
Nycthémère,13.
Océan, fleuve , 28.
Octaves, 388; — sont toutes semblables, 388, 389; — doublent les valeurs des notes de l'octave précédente, 390 ; — sont la base de notre musique, 407.
Odyssée. Voyez HOMÈRE.
OEil artificiel, 126, 151.
OLIVET (D';, 219.
Orages, 36.
Ordre de perfection des êtres, 164,165.
Origine de notre vers décasyllabe. Voyez la Lettre à M. Quicherat, 321.
Ouvrages d'Aristote sur la physique, 6, 63 ; — il y a trois parts à y faire, l'une historique, la seconde physique, la troisième, métaphysique, 63, 64; — s'expliquent très-bien par sa manière de juger, 91; — sont des mémoires scientifiques ou des thèses, 92.
OVIDE, 13, 20, 27, 29,168,244,245, 285, 344,349, 350.
PARACELSE, 101.
Parallaxe, 173.
Parfait (Le), 71, 72.
Parhélie, 45, 48.
PARMÉNIDE, 25,69.
Particulières (Idées) ou sensibles, 82.
Pas (en musique). Voyez Diaton.
PASCAL, 11,143, 148, 149.
Passives ■ Qualités), 23.
PATIN (M.), 1.
Pentamètre (Vers) grec, 283 , 284 ; — latin, 284, 285 ; — prononcé par nous à quatre temps, 344.
Pénultième accentuée, 219; —toujours longue, 225.
Perfection du cercle, 72.
PÉRICLÈS le Lydien, 89.
Période, 296.
Péripatéticiens (Les). Voyez Aristote pour les temps antiques ; pour le moyen âge, 146.
Pesanteur (La) n'est qu'une moindre légèreté, 143, 144.
Pesanteurs spéciales ,144.
PÉTOSIRIS, 106.
Phaéton ou Jupiter, 15.
Phases de la lune, 18.
SOG
TABLE ALPHABÉTIQUE.
Phénon ou Saturne , 15.
Phérécratien (Vers), 289.
PDILOLAUS, 25.
Fhilosopbale (Pierre), 96.
Phloglstique, loi.
Phrygien (Mode), 438, 439.
Physica seu idea philosophiai naturalis. Voyez SAINT-JOSEPH (Pierre de).
Physique (La) regardée comme science divine, 11; — ce qu'elle est pour nous , ce qu'elle était pour les Grecs, 69.
Physique d'Aristote (La) ne peut être utile à la science aujourd'hui, 3; — comparée à celle de ses devanciers est une merveille, 5; —exposée complètement, dans quels ouvrages, 6;
— résumée pour les modernes, 11 a 56 ; — son caractère général, 92 ; — a dominé dans tout le moyen âge, 93 ;
— poussée avec la plus rigoureuse logique par tous les philosophes, 93 ;— (deDescartes), 167, 201; — est systématique et hypothétique, 210.
Physique de Rohaut. Voyez ROIIAUT.
Pied (enpoésie), 223, 224, 243, 253;— inventé après les vers, 254 ; — n'est pas la cause de leur harmonie, 243, 332 ; — est composé de brèves et de longues, 259, 269, 270; — et d'arsis et de thésis, 253, 257; — dans le premier sens, règle la longueur du vers, 271 ; — dans le second, forme le rhythme et contribue à l'harmonie, ib., 272; — n'existe chez nous que dans le premier sens, 337.
Pierre philosophale, 90 , 77.
PINDARE,292, 293,487.
Placitis philosopltorum ( De: ). Voyez PLUTARQUE.
Plagal (Mode), 441.
Plain-chant (Modes du), 441.
Planétaire. Voyez Ciels.
Planètes, 15; —attachées à leurs sphères respectives, ib. ; — nommées ainsi pourquoi, 17: — obéissant à deux forces, ib.; — s'écartent plus ou moins, ib.; — sont toujours renfermées dans le zodiaque, ib.; — n'ont aucune influence, 182.
PLATON , 24, 54,73, 74,77, 78, 81, 85, 86, 90, 107, 128, 129, 131, 369, 370, 437,438.
Plectre (Le) n'était pas notre archet, 350.
Pléiades (une des) perdue dès le temps d'Ovide, 168.
Plein (Le), 85, 143 ; — incompatible avec le mouvement, ib.; — ne peut être formé que par deux sortes de corps réguliers, 83.
PLINE, 106, 107, 112, 459.
PLINE LE JEUNE , 313.
PLOTIUS, 300.
Pluie, 36, 38, 39.
PLUTARQUB, 14, 16, 25, 27, 28, 33, 36, 37, 38, 45, 46, 53, 69, 70,90, 106,107, 111,116,127,129,371, 372,437, 438, 455, 457, 476.
Poème sur Boice i 321.
Poésies populaires latines, etc. Voyez DUMÉRIL (M.).
Polaires (Cercles), 28; — des anciens
s» diffèrent des nôtres, 28.
Pôles du monde, 13 ; — arctique et antarctique, 14.
POLI TDS , 228.
Polycordes (instruments), 355 ; — seuls connus des anciens parmi les instruments à cordes, ib.
Polyphlhongue, 356.
Pompes, 146.
Populaires et sans art (chansons), 482.
POSIDONIUS , 29,112 ,118, 119,122.
Poudre blanche, 201.
Poudre de projection, 96.
Premier corps ou ciel, 13. — Premier mobile ou ciel, 13,14.
Principe harmonique des vers chez les anciens, 333 à 336; — chez nous, 338 à 840.
Principes ou causes diffèrent des éléments, 20; — (les trois), ib.; — (les quatre), ib.;—métaphysiques ont souvent égaré les anciens et les modernes, 69 et suiv.; 234, 264.371, etc.
PRISCIEN , 22, 260, 261.
Privation, 66, 80; — est une idée platonicienne , 81 ; — comparée à la matière, 86.
Problemata, 6; — appréciés, 10; — cités, 10, 34, 39, 42, 48, 53, 55.
PROCLUS , 28.
Progrès de la science comparé à la vérité absolue, 4.
Prononciation des vers latins, réelle, 277 et suiv, 334, 336 ; — mesurée ou métrique, 264 à 266, 332; — française, 332, 342 à 345.
Prosodie, ce que c'est, 269.
Prosthèse, 237.
Proverbes fiançais (Les anciens) ont souvent un rhythme analogue à celui des vers saturniens, 309 a 311.
Psaumes (Les), 154.
PSELLUS , 269.
PTOLÉMÉE, 14, 350 , 357, 359, 375, 380, 381, 393. 395, 407,428, 432,43.3, 409.
Puissance (opposée à l'acte) ,31.
Pyroïs ou Mars, 15.
PYTIIAGORE, 28, 79, 107.
Quoestioncs naluralcs. VoyezSÉNÈQUE.
Qualités contraires. Voyez Causes des éléments; —actives, passives. Voyez ces mots; — ni actives ni passives.
Voyez Lourdi:l Léger ; —pures crues
TABLE ALPHABÉTIQUE.
507
actives, 91 ; — causes des éléments , i*.,- — «t des phénomènes, 92; — rejetées par les modernes, 101, — élémentaires ne sont pas formellement dans le ciel, 162 ; — viennent de la matière et ne la constituent pas, 201.
Quantité de mouvement, 142,
Quantité prosodique. 215 ; — (opinions diverses et difficultés sur la), 215, 216; — contrarie souvent l'accent, 218 ; — était une mesure de compte, 221 et suiv. ; — dépend des règles et non delà sensation, 234; —des voyelles confondue avec leur son ouvert ou fermé, 248, 249; — changée, 240, 241, 351.
Quarts de ton ou diésls, 361 ; — sont insupportables pour nous, 414; — étaient aussi rejetés par les anciens, 415, 416.
QUICHERAT (M.), 225, 227, 246, 273, 282,286,288, 291 à 293, 300, 304, 306, 321 et suiv,; 337, 338, 348.
QUINTE-CURCE, 105.
Quinte-essence (lie de la), 100.
QUINTILIEN (Aristide). Voyez ARISTIDE QUINTILIBN.
QUINTILIEN (Fabius), 217, 218, 222, 229, 230, 235,236, 239, 254, 256, 266, 270, 275, 276,282, 305, 333, 381, 385, 456, 476.
RABELAIS, 91,100.
Rapport des arsis aux thésis, 256.
Raréfaction, 140,145.
Rationnels (Sons), 390.
RAYNODARD, 493.
Rectilignc (Mouvement), 12, 73.
Reflux. Voyez Marées.
Refrains, 485, 490; — chez les Anciens,
491 ; — chez les premiers chrétiens,
492 ; — chez les trouvères, 493 ; — chez nous aujourd'hui, 494.
Repos à la fin des stances, 486 ; — n'était pas obligé dans les strophes anciennes, 487.
RÉGIS, 134, 135 et suiv.
Règles de la versification latine, inconnues aux Gèles, 245; — inaperçues souvent des Romains, 246 ; — sont réelles ou de pure convention, 294.
REGNARD, 317.
Rémission ou affaiblissement du son. Voyez Anèse.
Renflement du son. Voyez Epitase.
Résistance de la matière, 84.
Rêveries des érudits sur l'narmoniedes vers anciens, 264 à 267 ; — doivent être rejetées .267, —(Causes des), 268; — sur la musique ancienne, 391, 395, 414.467,479 et suiv.
Revue de l'Instruction publique, 414.
Rhythme, 222, 209, 334 ; - est le principe
principe l'harmonie dans les vers, 244; —vient de l'accent, 269, 270;
— se trouve dans la prose et les vers, 275 ; — est seulement mesuré dans ceux-ci, ib. ; — nous plaît par son retour régulier, 277 ; — n'était pas du tout notre mesure musicale, 382 ;
— consistait (quant à la mesure) dans le rapport des arsis aux thésis, 382.
Rhythmique (Vers), 331 ; — (Changement), 383, 384 ; — (Conduite), ib.
ROHAUT, 21, 23, 24, 38, 114,122, 127, 134, 137, 140 à 146,148 4 151,167, K9, 170,178, 200 à 208.
Rosée, 38, 39,193.
ROUSSEAU (J. J.), 429, 432, 438, 449, 471, 481, 489.
ROUSSELLE, (MO, 56.
HOUSSIBR (L'abbé), 396, 428, 429.
Ruisseaux, 38, 41.
SACCHI, 265.
SAIGEY (M.), 38.
SAINT-MARC GIRARDIN (M.), 1.
SAINT-JOSEPH (Pierre de), 113, 137, 147, 148, 152, 154 à 166, 183 à 198.
Saisons (Les quatre) déterminées par les solstices, 17, et leséquinoxes, 18.
SALVINUS, 228.
Saphique (Vers), 28S, 322,328,344 ; — Strophe,291.
SAPHO, 291, 292, 349.
Salelliles de Jupiter, 174.
Saturne ou Phénon, 15; — a un anneau, 174; — n'a aucune influence sur nous, 182.
Saturnien, 182.
Saturniens (Vers), 298 à 320; — ainsi nommés, pourquoi î ib. ; — n'étaient pas une espèce de vers déterminée, 302; — n'étaient ni égaux, ni soumis à une mesure prosodique, 304, 305; —tiraient leur harmonie des accents, quoique ceux-ci fussent mobiles, 304 ;
— avaient une césure constante, 304 ;
— offrent ces qualités dans les exemples qui nous sont restés, 308;— ont toujours existé chez les Romains, 311, 314; —se retrouvent chez nous, 308, 309 à 311 ; — quelquefois chez nos comiques, 314, 315.
SAUVEUR, 410, 411.
Scholiaste de Pindare, 496.
Scolies, 482.
SCOPPA, 216, 219, 225, 247, 266, 272,
306. Sculpture (Progrès de la), 376, 377. SÉBILET (Th.), 325. Sec (Le), 23, 70. SÉNÈQUE, 22, 33, 37, 48, 131. SÉNÈQUE(LC tragique), 289, 293, 294,
316, 345.
508
TABLE ALPHABETIQUE.
Sensation (La) méprisée par les philosophes anciens, 417.
Sensibles (Idées), 82.
Serein, 193.
SEBGIUS, 223, 243, 260, 270.
SERVIUS, 224, 225, 300, 335, 351.
SÉVIGNÉ (Mme de), 65.
Sicilienne, 446.
Signes de la musique, 451 et suiv. ; — des mouvements, 451 ; — du temps fort ou faible, 452 ; — de la valeur des notes, ib. ; — d'expression, 453.
Silences (en musique), 385; — n'existaient pas chez les anciens, 385, 386.
Similitudes dans la physique, 77.
Simouidien (Vers), 336.
Simples (Lignes ou figures), 12, 73, 75; — ce que c'était pour Aristote, 75.
SlMPLICius, 67, 71, 72, 76, 87, 88, 89.
Simulacres ou idoles, 127.
Soleil (Le), 15; — décrit son cercle en un an, 16; — détermine les saisons, 17, 18; — est éclipsé par l'interposition de la lune, ts* ; — (distance du), 106 à 116,173 ; — s'éclipse rarement, pourquoi, 109; — (Grandeur du), 120, 121, 128, 173; - a des taches, 161.
SNELI.IUS, 126.
Solidité de la matière, 84.
Solstice, 17; — d'été, d'hiver, ib.
Sons graves, aigus, 388; —de la gamme, 388,389; —évalués, justes ou faux, 390;— rationnels, irrationnels, 390, 391 ; - difficiles â fixer, 410.
Sophisticis clencliis (De), 50, 77.
SOPHOCLE, 288.
Sources, 38 ; — leur origine, 40, 41 ; — viennent de la mer par les montagnes, 77.
Sous-pas (En musique), 417.
Spectres ou idoles, 127.
Sphère céleste ou firmament, 13.
Sphères des planètes, 16 ; — reçoivent leurs mouvements du premier mobile, ib. Voyez Ciels.
SPINOSA, 25.
Stables (Cordes), 433.
Stade d'iiratosthène, 111, 119; -- d'Aristole, 118.
STÉSICHORE, 293.
Stilbon ou Mercure, 15.
STOBÉE, 54.
Strophes lyriques, 289; — asclépiade, 289, 290 ; — alcaïque, 290 ; — saphique, 290, 291 ; — de Pindare et des tragiques grecs, 290, 292, 293; — de Sénèque, 293, 294.
Sublunaire (Le monde), 19.
Sucre, 193, 194.
Superpartiels (Nombres), 380.
Superpartients (Nombres), 380.
Syllabes longues, brèves, douteuses, ce que c'était, 215 et suiv. ; — inégalement
inégalement ou brèves, 239 ; — accentuées, 251.
Symboles (Eléments). Voyez Eléments.
Sympathie, 141.
Syringe, 357, 463.
Système de Ptolémée, 113, 157; — est fort embarrassé de Mercure et Vénus, 178; — est abandonné par les péripatéticiens eux-mêmes, 176;
— de Copernic ; et de Tycho-Brahé, 175 ; — celui-ci n'est pas sérieusement en question, ib.;— n'est qu'une hypothèse, faite et rejetée par Copernic, ib.
Taches du soleil, 161.
Tempérament, 423; — calculé, ib.; — réalisé, 424.
Temps composé d'une infinité d'instants, 191.
Temps vides, 237.
Tensibles (Instruments), ou à cordes. 356.
TÉRENTIEN, 223, 224, 246, 255, 256, 261, 262, 265, 271, 300, 301.
Terminaison des stances, 485.
TEBPANDRE, 456; — sa règle, 457; —
— sa lyre, ,459.
Terraqué (Globe), c'est la terre comprenant aussi la sphère de l'eau.
Terre (Elément), 20, 21, 23; — n'est pas composée de petits cubes, 85.
Terre (La), 25 ; — est immobile au centre du monde, ib., 73; — n'a qu'un mouvement naturel, 26 ; — est le but de tous les corps tombants, 27 ; — est ronde, 27, 28 ; — d'un petit diamètre, 29 ; — divisée en cinq zones, 28; — habitable, contenue dans les zones tempérées, 29 ; — estimée et mesurée, 118,173; —en repos quoique mue, 177 ; — n'est pas un grand animal, 180.
Terrestre (Globe). Voyez Globe.
Tête de corbeau (La), 96.
Tétracordes opposés aux octaves, 406 à 408 ; — disjoints ou conjoints, 408.
Texte de l'Ecriture sainte interprété, 177;— doit être écarté des théories physiques, 199.
TIIALÉS, 25, 28, 69.
Thaumatographia naturalis. Voyez JOIINSTON.
THÉOCRITE. 455, 463.
THÉOGNIS, 284.
Théogonie. Voyez HÉSIODE.
Théoriciens (Utilité des) dans les beauxarts, 466.
Thermomètre, 145.
Thèse de doctorat sur la physique d'Aristote, 1 à 56; — (dédicace de la*, 1 ; — (approbations de la 1, 56.
Thésis, 250 et suiv. Voyez Arsis.
TABLE ALPHABÉTIQUE.
309
THOMAS (Saint), 172.
THRASYMAQUE, 235.
TIBULLE, 285.
Timbres (Instrum. de musique ), 357.
TIMÉE DE LOCHES. Voyez PLATON .
TIMÉE (L'historien), 455.
TITE-LIVE, 299, 315.
Ton (en musique) a plusieurs sens; dans le sens d'un son déterminé, 388, 391,417 ; — dans le sens d'un système de sons séparés par de certains intervalles. Voyez Modes, tonalité ; — dans le sens de l'intervalle particulier qui sépare le fa du sol. Voyez Diaton.
Tonalité inconnue aux anciens, 406, 408, 409, 488, 489.
Tonnerre, 34, 37.
Torches. Voyez Flammes.
Torrents, 41.
TORRICELLI, 148.
Tourbillons (Les), 4; — importants en quoi, ib. ; — comparés mal à propos au système de Leucippe, ib.; — de Descartes, 169, 172 ; — sont matériels, ib. ; — et à l'infini, ib.
TRACY (DESTUTT de), 82, 84.
Traités divers d'Aristote, 6, 7.
Transmutation des éléments difficile à admettre, 184, — n'est pas immédiate, 185.
Tremblements de terre, 34 ; — causés par quoi, 36.
Triangle (Instrument de musique), 357.
Trochaïque (Genre), 335.
Trombes, 34, 37, 38.
Tropiques, 17.
TURGOT, 333.
TYCHO-BRAHÉ, 174Typhons.
174Typhons. Trombes.
Tyrolienne, 446.
Ubicatlon modale, 138.
Vanitate f de J scientiarum. Voyez AGRIPPA.
VARRON, 243, 274, 280, 281, 298, 299, 325.
Vents, 34. 203 ; — définis, ib. ; — excités et abattus par le soleil, ib ; — se distinguent par leur situation et leurs qualités, 35 ; — contraires, ne soufflent pas ensemble, ib. ; — (noms des), 35 ; — froids ou chauds, secs ou humides, ib; — étésiens, ib. ; — causent les tremblements de terre et les inondations, ib. ; — alizés, 179.
Vénus ou Lucifer, 15.
Verge, 45, 48.
Vers définis en général, 272, 290, 303,
333, etc. ; — tirent leur harmonie de l'accent ou du rhylhme, 244 ; — en diffèrent comment, 269 ; — sont antérieurs aux pieds, 254 ; — grecs et latins étudiés quant à leur harmonie réelle et sensible, 278 à 297; — particuliers ou soumis à des règles prosodiques spéciales, 2 73 et suiv. ; — remarquables par quoi? 277, 278; — hexamètres, 278 à 283, 323, 342; — pentamètres. 283 à 286, 344 ; — ïambiques, 286 à 288, 343 ; — lyriques, 288 à 295, 332; — à cinq accents, 280, 342; — à deux accents, 288, 345; — à trois accents, 288, 345 ;
— à quatre accents, 288, 314 ; — saturniens . Voyez ce mot ; — français à un temps, 338; — à deux temps, 339 ; à trois temps, ib. ; — à quatre temps, 340 ; — rhythmiques et mé • triques, 331; — de Turgot, 343.
Versification, 265 et suiv.
Tersifique (Forme), 272 ; — chez nous, 273 ; — dépend surtout de la place et du nombre des accents, ib. et suiv.
VICTORIN (MARIUS\ 218, 229, 241,242, 255, 263, 270, 271, 274.
VICTORIN (MAXIME), 270, 275, 309.
Vide (Le) n'est pas la cause d'une moindre lourdeur, 22 et 31; 73; — soutenu par quelques-uns, 85 ; —
— est Impossible, 140. VILLEMAIN(M.), 1. VINCENT (M.), 265, 430, 489. VIRGILE, 29, 229, 281, 282, 283, 299,
308,326, 347,348,350, 461. Vision (La), 126; — selon Dêmocrite
et Epicure, 127; — selon Platon,
128; — selon Arist. et Hipp., 129. Vitesse des astres tournant autour de
la terre, 159. VITBUVE, 22, 144.
Voie lactée, 32,33; —expliquée, 34. Voix (Instrument musical), 353etsuiv. ;
— assimilée à un instiument, 355;
— continue ou diastématique, 360. Volcans, 194.
VOLTAIRE, 43.
WALLIS, 428. WELLS (M.).
XÉNABQUE, 13, 75, 76. XÉNOPBANE, 27, 69.
Zéphyrs, vents d'occident, 35.
Zodiaque, 15, 17.
Zones, 28; — torride, 29; — tempérées, ib. ; — glaciales, ib. ; — cellesci seules habitables, ib.
TABLE ANALYTIQUE.
PHYSIQUE.
I. — THÉSIS DE PHYSICA ARISTOTELIS, 1 à 56.
Exorde et exposition, 1 ; — ouvrages d'Aristote relatifs à la physique, 6 ;
— sa doctrine sur le monde, 11 ; — sur le firmament, 13 ; — sur les planètes et le zodiaque, 15 ; — sur le mouvement du soleil et de la lune, 17 ; — sur le monde sublunaire, 19;—sur les éléments,20;—sur les qualités ou les causes des éléments, 22; — sur la terre, 25; — sur la division do la terre, 28; — sur les météores, 30; — météores ignés, 32; — météores aériens, 34 ; — météores aqueux, 38; — météores visibles, 45; — conclusion, 48.
II. — LE CURÉ DE VARENGEVILLE ou LES PRINCIPES MÉTAPHYSIQUES DE LA PHYSIQUE
PHYSIQUE 57 à 102. Exposition, 57; —la matière, la forme et la privation. 00 ; — la physique des anciens était toute métaphysique, 68; — Arislote a suivi la même marche, 09; — la privation ,80; — notre matière est une forme pour Aristote, 83 ; — la matière d'Aristote n'était pas impénétrable, 84 ; — idées aristotéliques au moyen âge, 93; — et chez les alchimistes, 96.
III. — LA GRANDEUR DU MONDE ET DES ASTRES , 103 à 125.
Expression hyperbolique des écrivains anciens, 103; — grandeur du monde, 104;—grandeur des astres, 116;—grandeur de la terre, 117;— grandeur du soleil, 120; — grandeur de la lune, 123.
IV. — LA VISION SELON LES ANCIENS, 126.
Théorie véritable, 126 ; — théorie des idoles, 127 ; — théorie de la force visive, 129.
V. — L'HÔTEL DE CONDÉ OU LE PASSAGE DE LA PHYSIQUE SCOLASTIQUE A CELLE
DE DESCARTES, 133 à 214.
Occasion de cette dissertation et exposition, 133;— différences générales eutre la physique cartésienne et la physique scolastique, 137; — physique céleste selon la scolastique, 152 ; — influence du ciel sur le monde inférieur, 162 ; — physique céleste suivant Descaites, 167; — les tourbillons et les trois élémeuts, 169; — système de Copernic et de TychoBrahé, 174; — le système des tourbillons conflrme le premier, 179; — le monde sublunaire d'après les scolastiques, les éléments, 183; —la génération et la corruption , 189; — les mixtes imparfaits ou météores, 192; — les mixtes parfaits, 196; — les textes sacrés invoqués à tort, 198;
— les éléments selon Descartes, 201; — les météores, 202; — les mixtes parfaits, 205; — critique de la physique cartésienne, 210;—conclusion, 213.
TABLE ANALYTIQUE. 311
MÉTRIQUE.
VI. — LA QUANTITÉ PROSODIQUE CHEZ LES ANCIENS, 215 à 249.
Deux opinions diflérentes sur ce point, 215; — difficultés contre la première, 217; —elle est inadmissible, 221; —objections contre la seconde et discussion de ces objections, 222 et suivantes;— : 1» les témoignages des anciens ont-ils été bien compris? 222; — 2° l'unanimité de ces témoignages existe-t-elle réellement? 226; — 3° cette opinion supprimet-elle toute harmonie dans les vers anciens? 243 ; — conclusion, 249.
VII. — L'ARSIS ET LA THÉSIS DANS LES LANGUES ANCIENNES , 250 à 263. Difficulté sur le vrai sens de ces mots, 250; — explication du phénomène
qu'ils ont à représenter, 251 ; — mots techniques y relatifs, 252 ; — ce qu'était le pied dans la versification ancienne, 253; — définition de l'Arsis et de la Thésis chez les Grecs, 255 ; — est-elle restée la même chez les Romains? 258; — changement progressif, 260; — définition absolue, 263.
VIII. — DE L'HARMONIE ESSENTIELLE DES VERS ANCIENS, 264 à 297. Hypothèses à ce sujet, 264; — vrai point de la difficulté, 267; — l'harmonie des vers ne vient pas des syllabes longues ou brèves, 269; — objections et réponses, ib.; — définition des vers, forme versifique, 272;
— nature et influence du mètre, 273; — vers hexamètre, 278 ; — vers pentamètre, 283; — vers ïambique, 286 ; — vers lyriques, 288 ; — conclusion , 295.
IX. — LES VERS SATURNIENS, 298 à 320.
Origine du nom et antiquité de ces vers, 298; — questions à ce sujet, 299;
— progrès du vers saturnien, 300; —son harmonie, 303; —comment il se distinguait des autres, 305; — divers exemples de vers saturniens chez nous, 309; — les vers saturniens n'ont jamais péri à Rome, 311; — nous-mêmes nous avons des choses semblables, 314 ; — vers fescennins chez les Romains et chez nous, 315 ; — conclusion, 319.
X. — LETTRE A M. QUICHERAT SUR L'ORIGINE DE NOTRE DÉCASYLLABE, 321
à 330. Occasion de cette étude, 321 ; — notre vers de dix syllabes vient de l'hexaf mètre latin, 323 ; — objections et réponses, ib. et suiv.
XI. — DES VERS LATINS PRONONCÉS A LA FRANÇAISE, 331 à 352.
Opinion de Marmontel critiquée, 331 ; — ce que c'est qu'un vers en général, 333; — le principe harmonique de la versification ancienne, 335; — n'est pas le même que le nôtre, 336; — résultats de cette différence, 340; — nous appliquons notre système à la prononciation des vers latins, 342; — fautes grossières ou faux jugements qui en résultent, 346; — résumé, 352.
MUSIQUE.
XII. — LA VOIX SELON LES ANCIENS, 353 à, 364.
Le langage figuré difficile à entendre dans les sciences, 353; — opinion des modernes sur la voix, 354;—des genres d'instruments a cordes, 355 ;
S 12 TABLE ANALYTIQUE.
Ici anciens n'avaient pas les instruments à cordes doigtées, ib. et suiv.;
— à quel instrument ils assimilaient la voix, 363; — explication de deux phrases grecques, ib.
XIII. — DE LA MUSIQUE ANCIENNE, 365 à 582. Exposition du sujet, indécision du sens des mots, source d'erreurs, 365.— I. Ce qu'était la musique ancienne, 368 ; — sens primitif, 369; — sens postérieur, 371 ; —parties de la musique chez les modernes, 377;—l'harmonie inconnue aux anciens 378 ; — leurs consonnances ne signifient pas la même chose que les nôtres, 379; — notre mesure inconnue aux anciens, 381 ; — leur rhythme, 382; — la mesure n'est pas essentielle à toute musique, 386. — II. Intonation,-388; — l'octave, 389;—l'échelle des anciens est fausse, 392; — cette fausseté est tolérable, 395 ; — leur échelle était peu étendue , 396; — chant grec figuré, 398, 399; — est inférieur à nos ponts-neufs, 400 ; — ne suppose rien que les Grecs n'aieni;. pu avoir, 402 ; — chant grec mieux figuré , 404. — III. Examen des objections principales , 406; — tétracordes comparés aux octaves, 407;
— les différents tons, 409; — les noms des notes anciennes, 410 ; — les genres chromatique et enharmonique, 412; — ils ne pratiquaient pas les quarts de ton, 415. — IV. Division du ton ou dièses et bémols, 417;
— calculs de ces intervalles, 418 ;— gamme chromatique idéale, 421 ; — la même tempérée, 423; — gamme ancienne, 425; — la musique n'était pour les philosophes qu'une collection de problèmes d'arithmétique, 427;
— système de l'abbé Roussier, 428 ; — division illimitée du ton par les calculateurs, méprisée des exécutants, 432; — en quel sens elle peut avoir été réelle , 433. — V. Des modes chez nous, 435 ; — chez les Grecs, 436;— combien y en avait-il? 438; — leurs caractères, 439; — modes du plain-chant, 441; — idées des modes anciens très-complexes, 443. — VI. De la notation musicale, 448 ;,— elle était inconnue aux anciens, 449; — éléments de notre notation, 451 ; — les anciens, n'ayant que des signes d'intonation, se transmettaient les airs de mémoire, 453. — VII. Accompagnements, 456;— Terpandre, ib.; — son accompagnement des vers d'Homère figuré , 459 ; — les anciens euxmêmes l'ont dédaigné, 460; — accompagnement dos pièces chantées, té.;,.
— alternait avec, la voix, 461; — chant du genre de celui dos Grecs, avec son accompagnement, 464. — VIII. Exécution, 466; — services rendus par les théoriciens, ib. ; — leurs erreurs, 467; — l'art marche malgré ces erreurs, 470; —fables sur la musique ancienne rejetées,471 ;
— preuve que l'exécution en était très-faible, 472; — ce qu'elle était en réalité, 478. — IX. Conclusion, 479.
XIV. — LA CHANSON CHEZ LES ANCIENS ET CHEZ NOUS, OU LES CAUSES PHYSIQUES DE LA SUPÉRIORITÉ DE LA CHANSON FRANÇAISE SUR LA CHANSON ANCIENNE, 483 à 496. Définition de la chanson, 483; — diverses sortes de chansons, 484; — causes du progrès des chansons, 485; — causes physiques : 1° accentuation clausive des vers, ib. ; — 2° repos à la fin des stances, 486; — 3° figure musicale du couplet, 488; — 4° refrains et fredons, 490.