revue de géographie
et de géopolitique
n° 68
OLP -5-7-930Ô7479
janvier-mars 1993
SOMMAIRE
3. La question allemande, Yves Lacoste.
18. A propos de l'extrême droite en Allemagne \r de la conception ethnique de la nation allemande, Etienne Sur.
41. La longue marche des organisations de réfugiés allemands de 1945, Michel Korinman.
67. Y a-t-il un nationalisme allemand ?, Anne-Marie Le Gloannec.
74. Extrême droite, nationalisme et problèmes d'iden-" tité dans l'ex-RDA, Jean-François Tournadre.
83. LAllemagne réunifiée dans l'économie de l'Europe centrale: une hégémonie renouvelée, Laurent Carroué.
112. L'unification allemande et la classe politique française, Thierry Garcin.
125. Maastricht, la France et l'Allemagne, Etienne Sur.
138. Bonn-Berlin: une capitale pour quelle nation?, Christophe Strassel.
150. Quelques propos allemands sur l'Allemagne, suscités par Béatrice Giblin.
165. L'Autriche et l'Allemagne, Michel Cullin.
170. Lettre de Zurich, Aldo Battaglia.
177. Le nouveau problème des Sudètes vu de Prague, Gilles Mastalski.
7.185. A propos de « La question serbe », Kosta Christitch.
l89 Hérodote a lu.
Revue publiée avec le concours du Centre national des lettres
Hérodote
DIRECTEUR : YVES LACOSTE.
COMITÉ DE RÉDACTION : Béatrice Giblin, Michel Korinman, Barbara Loyer, Jean Racine Etienne Sur, Charles Urjewicz, Stéphane Yerasimos.
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Formation doctorale géopolitique
(Université Paris-VIII)
Dirigée par Yves Lacoste, l'originalité de cette formation doctorale — la seule en France à s'intituler géopolitique — est de combiner géopolitique externe et géopolitique interne.
Par géopolitique externe, nous entendons notamment les problèmes de frontières terrestres ou maritimes et les litiges frontaliers ; les différents types de conflits et divers aspects des relations internationales ; le problème des « droits historiques » plus ou moins antagonistes sur de mêmes territoires ; les mouvements d'indépendance ; la formation des diverses représentations géopolitiques telles que la nation, l'Europe, etc.
Par géopolitique interne, nous entendons notamment, au sein de tel ou tel État, les revendications et les autonomies régionales ; les opérations de découpage de divers types de circonscriptions territoriales (région, département, circonscriptions électorales) ; les permanences et les changements de la géographie électorale ; l'aire d'influence de tel ou tel homme politique ; la géographie des appareils de parti ; les problèmes d'aménagement du territoire envisagés en fonction des stratégies et des enjeux politiques.
Pour tous renseignements et rendez-vous, s'adressez à :
Formation doctorale géopolitique
Université de Paris-VIII, annexe Basilique
Secrétariat Sonia Jedidi - Tél. 42.43.80.70
6, rue Edouard-Vaillant, 93200 Saint-Denis
La question allemande
Yves Lacoste
Ce que l'on peut appeler la question allemande, les incertitudes quant au devenir de l'Allemagne suscitent des inquiétudes dans la plupart des pays européens. Ces inquiétudes se manifesteraient sans doute davantage si, dans le même temps, les médias n'étaient pas préoccupés des risques de développement de la tragédie yougoslave, et de l'extension de ses contrecoups au-delà des Balkans et notamment parmi les minorités hongroises de Slovaquie et de Roumanie. Mais, en vérité, la question allemande risque d'être fort dangereuse pour l'avenir, non seulement en raison de la puissance économique de l'Allemagne, mais aussi de sa position au centre de la partie la plus peuplée du continent européen et au contact des ex-États communistes.
En 1990, la « question allemande » semblait pourtant réglée, du moins en termes de droit international, puisque l'Allemagne était réunifiée dans le cadre de frontières reconnues par un solennel traité signé par la République fédérale d'Allemagne avec les représentants des États-Unis, de l'Union soviétique,, du Royaume-Uni et de la France. Cet accord fut complété par un traité entre la RFA et la Pologne directement concernée par la garantie de sa frontière occidentale sur la ligne dite Oder-Neisse.
Pourtant, dès l'ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et les prémices de sa réunification, l'Allemagne était déjà redevenue pour ses voisins un sujet de préoccupations, et d'abord en raison de son prochain surcroît de puissance : puisque, en dépit du désastre de sa défaite en 1945, la seule « Allemagne de l'Ouest », avec soixante millions d'habitants, était déjà redevenue la troisième puissance économique mondiale, quelle suprématie n'allait pas avoir l'Allemagne tout entière, avec quatre-vingts millions de citoyens, une fois surmontés les ajustements économiques de la réunification ? Du fait de l'effondrement des régimes communistes, elle allait sans aucun doute retrouver ses anciens champs d'expansion dans la Mitteleuropa, et les étendre encore vers l'est de l'Europe.
Aussi, dans la plupart des pays d'Europe occidentale, pensait-on, dès novembre 1989, que cette superpuissance économique allemande allait, à plus ou moins brève échéance, déséquilibrer la Communauté européenne. Et on le pense d'autant plus aujourd'hui qu'a disparu la menace qu'avait constitué l'Union soviétique, celle-ci ayant été, depuis 1947, un puissant
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facteur d'entente entre des États européens qui venaient pourtant de s'affronter terriblement durant la Seconde Guerre mondiale.
Mais maintenant, et pour le moment, l'Allemagne inquiète moins par sa possible hégémonie future que par les conséquences politiques de ses actuelles difficultés économiques et sociales : en effet, l'unification des deux parties de l'Allemagne se révèle beaucoup plus difficile qu'on l'escomptait. Le potentiel économique de l'ex-RDA, bien qu'il ait été longtemps considéré comme le plus performant du bloc socialiste, se révèle assez médiocre, surtout en regard de celui de la RFA. La productivité des gens de l'ex-RDA, les Ossis, apparaît très inférieure à celle des Wessis, les gens de l'Ouest, ou à celle des Turcs immigrés en RFA, et même à celle des Polonais ou des Tchèques qui, de surcroît, dans leur pays sont beaucoup moins payés. Aussi nombre d'entreprises ouest-allemandes qui, dès 1991, avaient pris le contrôle d'entreprises est-allemandes, dans le cadre des procédures de privatisation, « délocalisent » aujourd'hui leurs activités vers l'Europe de l'Est où la main-d'oeuvre revient beaucoup moins cher. S'ajoutent à cela des raisons juridiques : le fait que, dans l'ex-RDA, les représentants des anciens propriétaires qui avaient été expropriés par le pouvoir communiste puissent aujourd'hui faire éventuellement valoir leurs' droits n'incite guère les entreprises à investir sur des bases aussi précaires. Tout cela a entraîné l'apparition puis l'augmentation massive du chômage qui n'existait quasi pas en régime communiste.
De surcroît, la disparition du rideau de fer, qui a rendu possible la réunification de l'Allemagne, a aussi permis l'afflux des demandeurs d'asile: 500 000 personnes en 1992 (soit le double de 1991) : il ne s'agit plus d'un petit nombre de proscrits politiques que l'on accueille chaleureusement pour montrer les vertus de la démocratie, mais d'une masse de gens plus ou moins demandeurs d'emploi qui bénéficient de la législation très libérale destinée à l'accueil du petit nombre de ceux qui avaient pu fuir les régimes communistes. Affluent aussi, en raison de la disparition des dictatures et de l'ouverture des frontières, les Aussiedler, les personnes nées à l'étranger (ou plus précisément en Europe de l'Est) qui peuvent faire la preuve d'une origine allemande, même lointaine, ce qui leur donne le droit d'être accueillis en Allemagne et reconnus comme citoyens allemands (397 000 en 1990, 230 000 en 1992).
La montée des mouvements ultra-nationalistes
Ces immigrations massives, combinées avec la soudaine gravité du chômage notamment dans l'ex-RDA provoquent, comme en France, un grand malaise et en Allemagne un fort mécontentement, ce qui se traduit notamment par la montée de mouvements extrémistes de droite et la multiplication des agissements xénophobes, sinon même racistes : plus de 2 000 attentats en 1992, dont le quart dans le seul Land de Rhénanie-Westphalie, dont la situation économique n'est pourtant pas mauvaise, le tiers du total des attentats recensés ayant été commis dans les Lànder de l'ex-RDA, le record, eu égard aux effectifs de population,
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LA QUESTION ALLEMANDE
se trouvant dans le Mecklembourg et en Brandebourg avec une proportion neuf fois plus forte qu'en Bavière (voir cartes, p. 19-20, dans l'article d'Etienne Sur).
Certes, des manifestations spectaculaires ont traduit l'opposition à de tels agissements d'une notable partie de l'opinion allemande, mais certains observateurs se demandent si ces grands défilés ne renforcent pas aussi les sentiments xénophobes tacites d'une grande partie de la population. Tout cela n'est pas sans inquiéter, et d'abord bon nombre d'Allemands, car le modèle démocratique que veut être la RFA n'a pas encore fait oublier la dérive qui a conduit à la folie du racisme hitlérien.
Les problèmes d'immigration, surtout s'ils se combinent à la montée du chômage, sont déjà en eux-mêmes, et dans tous les pays, fondamentalement géopolitiques, puisqu'il est question de territoires et de frontières, de nationaux et d'étrangers, et des droits des uns et des autres. Mais dans le cas particulier de l'Allemagne, cette question de l'immigration s'articule en fait sur un autre grand problème géopolitique, celui des territoires auxquels cette nation a dû renoncer du fait de sa défaite de 1945. Certes, les frontières qui en sont la conséquence ont été solennellement reconnues par les traités de 1990, mais il n'en reste pas moins que la plupart des immigrés (polonais, tchèques, hongrois, etc.) qui maintenant arrivent en Allemagne, où sévit le chômage, viennent de pays d'Europe orientale d'où, en 1945, quelque douze millions d'Allemands ont été chassés, alors que leurs familles y vivaient parfois depuis des siècles.
C'est notamment le cas de la Pologne qui, repoussée vers l'ouest par l'expansion de l'Union soviétique en 1945, a annexé une partie des territoires de l'Allemagne d'avant-guerre et notamment la Prusse orientale que les Allemands considèrent à tort ou à raison comme le berceau même de l'État allemand. Certes les Polonais disent qu'ils ont récupéré des territoires qui étaient ceux de la Pologne au XVIIIe siècle, avant qu'elle soit partagée entre la Prusse, l'Autriche et la Russie, et ils disent aussi que la Pologne a terriblement souffert de 1939 à 1945 de la domination nazie qui l'a soumise à des exterminations massives. Mais aujourd'hui, pour nombre d'Allemands, le souvenir de cette responsabilité historique est très atténué, surtout pour ceux de l'ex-RDA où, durant quarante ans, on n'en a pas parlé.
La frontière entre l'Allemagne et la Tchécoslovaquie est celle de 1918, mais les Allemands des Sudètes qui se trouvaient en deçà ont été expulsés en 1945. Enfin, sur les douze millions de réfugiés allemands de 1945, beaucoup ont été chassés de pays qui n'ont pas de frontières communes avec l'Allemagne et qui en sont parfois fort éloignés, la Roumanie, la Serbie, l'Ukraine, etc. (voir cartes, p. 43-44) où de nombreux Allemands étaient implantés depuis des générations sous la forme de colonies de peuplement plus ou moins dispersées.
Aujourd'hui, dans la partie occidentale de l'Allemagne, les organisations qui regroupent encore une plus ou moins grande partie de ces millions de réfugiés et de leurs descendants ont une considérable influence politique (voir l'article de Michel Korinman) et, sur le plan géopolitique, celle-ci est peut-être plus grande maintenant qu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et durant les années où toute perspective paraissait à tout jamais bloquée. Ces organisations de réfugiés étendent aujourd'hui leur influence dans l'ex-RDA, maintenant qu'elles n'y sont plus interdites. Aujourd'hui, l'effondrement des régimes communistes et les
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possibles redécoupages de frontières (à l'instar de ce qui se produit en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie et peut-être ailleurs) font rêver certains, d'autant plus que dans toute l'Europe de l'Est on sollicite l'aide financière de l'Allemagne.
En 1990, pour pouvoir signer le traité reconnaissant la frontière avec la Pologne, le chancelier Kohl a dû longuement négocier avec les dirigeants de ces organisations de réfugiés, en augmentant considérablement les subventions qui leur sont versées par le budget fédéral et en arguant que les problèmes de frontière allaient s'atténuer du fait de la future extension vers l'est d'une confédération européenne. Cette perspective ne paraît plus de mise aujourd'hui, et de surcroît, en Pologne, dont le gouvernement sollicite plus encore l'aide financière de l'Allemagne, se développent les revendications d'un nombre de plus en plus grand de personnes (près d'un million ?) qui, aujourd'hui, se déclarent d'origine allemande, ne seraitce que pour bénéficier du soutien de la RFA.
L'émotion provoquée dans toute l'Europe par la tragédie yougoslave, et notamment par les abominables méthodes de « purification ethnique » qui y sont pratiquées, relance en Allemagne les souvenirs des familles des réfugiés allemands de 1945. Un grand nombre d'entre elles peuvent rappeler qu'elles furent alors victimes de sévices du même ordre, et là aussi de la part de Slaves. Certes, pour le moment, la plupart des organisations de réfugiés n'ont pas encore partie liée avec les mouvements d'extrême droite, mais cela n'est pas impossible compte tenu de la montée de la xénophobie, sous l'effet de l'augmentation du nombre des chômeurs et de celui des immigrés, mais aussi des perspectives géopolitiques qui semblent s'ouvrir en Europe orientale, du fait de l'effondrement de la puissance russe.
Tout cela risque, à plus ou moins long terme, d'amener une large partie de l'opinion allemande à pousser le gouvernement de la RFA à remettre plus ou moins en cause les frontières qui ont été imposées à l'Allemagne par les vainqueurs de 1945 et à proclamer ses droits sur « ses territoires historiques », au détriment des États qui les ont annexés. S'agit-il des territoires, la Silésie, la Prusse qui faisaient partie du Reich en 1937, c'est-à-dire avant l'Anschluss qui marqua triomphalement l'union avec l'Autriche et enfin la formation de la Grande Allemagne? Ou ne s'agirait-il pas aussi, comme l'envisageaient autrefois les mouvements pangermanistes qui réapparaissent aujourd'hui sous des formes encore très minoritaires, des territoires où étaient implantées jusqu'en 1945 de nombreuses « colonies » allemandes? Bien que relevant de divers États, celles-ci ne proclamaient-elles pas leurs liens culturels avec l'Allemagne ?
Certes, à la différence de l'époque où le pangermanisme battait son plein, il n'y a pratiquement plus d'Allemands (encore que cela soit aujourd'hui contesté) sur ces territoires puisqu'ils en ont été chassés en 1945, mais subsistent, surtout dans les villes, les signes de leur rôle historique, qu'il s'agisse des églises et autres monuments ou des cimetières. C'est à Kônigsberg (que les Soviétiques, en 1945, ont dénommé Kaliningrad), que se trouve toujours en ruine le palais où fut, pour la première fois, couronné un roi de Prusse, et c'est aussi la ville d'Emmanuel Kant ! Une nation ne peut faire abstraction de la nostalgie de ses territoires historiques.
LA QUESTION ALLEMANDE
Mais, dans le même temps, nombre d'Allemands en viennent à se demander plus ou moins confusément ce qu'est vraiment la nation allemande. Or, pendant près de quarante ans, la nation a été, en Allemagne, à l'Est comme à l'Ouest, une question passée sous silence, parce qu'elle évoquait le nazisme, et parce qu'en RDA elle était de surcroît jugée contraire à « l'internationalisme prolétarien ». Maintenant que la réunification et l'imminence du départ des troupes étrangères d'occupation semblent clore cette période catastrophique qu'a été tout à la fois le nazisme, les ravages de la Seconde Guerre mondiale et les énormes conséquences de la défaite, l'Allemagne, enfin devenue la superpuissance économique qu'elle se préparait à être dès le début du XXe siècle, peut reprendre ce que certains appellent le cours de son histoire.
Il est logique qu'après ce grand événement qu'est la réunification de leur pays, les Allemands,' à l'instar d'autres peuples, soient fiers du génie propre de leur nation. Cependant, une fois passée la joie des retrouvailles, les Allemands de l'Ouest découvrent avec quelque désappointement que ceux de l'Est sont « différents » de ce que l'on pouvait croire, et ces derniers, surtout ceux qui ont perdu leur emploi, ne trouvent pas à l'Ouest les valeurs morales et l'aide matérielle qu'ils avaient escomptées. Par ailleurs, les uns et les autres ne retrouvent guère ce qu'ils croient être les caractéristiques des véritables Allemands dans la plupart des Aussiedlers, ces immigrés de lointaine souche allemande qui, pour certains, ne parlent que fort mal la langue de Goethe. Tout cela contribue à un certain malaise, mais cela favorise à l'inverse les slogans et les surenchères nationalistes.
La question de la nation, les diverses façons de la définir selon les pays, les principes selon lesquels on admet ou on refuse ceux ou celles qui demandent à en faire partie, tout cela relève fondamentalement de la géopolitique, car il s'agit en vérité de pouvoirs et de territoire.
Deux représentations différentes de la nation
Dans le cas de la nation française, la référence au territoire est explicite puisque peuvent être français, selon le « droit du sol » (jus soli), tous ceux qui sont nés sur le territoire français. Ce n'est pas le cas pour l'Allemagne où, selon une loi du Reich de 1913, l'on se réfère à ce que l'on appelle le « droit du sang » (jus sanguinis) : peuvent devenir Allemands non pas tous ceux qui sont nés sur le territoire allemand, mais ceux qui peuvent faire la preuve qu'ils descendent d'Allemands, même s'ils sont nés dans des pays étrangers (ou du moins, comme le souligne fort pertinemment Etienne Sur p. 27, dans certains pays étrangers, en fait ceux d'Europe de l'Est).
11 faut s'interroger plus qu'on ne le fait habituellement sur les raisons de cette différence de principes juridiques, et ne pas se borner à la constater, comme s'il s'agissait de tempéraments philosophiques fondamentalement opposés. A mon sens, il s'agit bien davantage de l'héritage de situations géopolitiques qui furent très différentes. Pour tenter d'y voir plus clair
HERODOTE
dans les. problèmes actuels, il importe de faire un détour par les temps longs et la géopolitique historique.
Dans le cas de la France, cette idée force que, plus tard, on appellera la nation 1 commence à apparaître précocement, au Moyen Age, non dans la population tout entière, mais parmi ceux qui constituent les divers « encadrements » du royaume, et cette représentation géopolitique, se superposant à la diversité des fiefs, se réfère dès l'abord à un certain territoire politique qui est plus ou moins celui du royaume avec ses marches frontières. Or, dans le cadre des limites de ce royaume dont la formation et la centralisation sont précoces, les populations resteront en revanche longtemps très diverses culturellement jusqu'au XIXe siècle (divers patois de langue d'oil, de langue d'oc, de langue bretonne, etc.). En effet, la langue française parlée communément en Ile-de-France et dans le Val de Loire, et qui est devenue celle du pouvoir royal et de ses agents, ne s'est que lentement propagée, sauf dans les classes dirigeantes. De cette situation géopolitique procède une conception surtout politique et territoriale de la nation française, et cette idée force est d'autant plus proclamée que la diversité culturelle des populations resta longtemps particulièrement grande. La référence territoriale sera encore renforcée au XIXe siècle, en raison d'une caractéristique culturelle alors très exceptionnelle de la France, le très précoce ralentissement de sa croissance démographique. Aussi les classes dirigeantes et les « encadrements » politiques sont-ils très favorables à l'immigration des étrangers, à la condition qu'ils s'assimilent rapidement : d'où la francisation (naturalisation) automatique de leurs enfants nés sur le territoire français, ce qui permet à l'état-major de pouvoir compter sur davantage de conscrits.
Au contraire, on sait que ce que l'on appelle l'unité allemande, du moins celle du Reich allemand, s'est réalisée tardivement (1871) sous la direction de la Prusse, après diverses tentatives qui avaient cherché aussi à rassembler la plus grande partie des populations de langue allemande, et notamment celle d'Autriche. Malgré l'existence du Saint Empire romain germanique, l'Allemagne fut, durant des siècles, non pas un ensemble politique, mais un espace culturel, celui où l'on parle allemand, et sans parler des multiples principautés elle resta longtemps divisée en plusieurs États, aucun d'eux ne parvenant à l'emporter sur ses rivaux: on a longtemps dit les Allemagnes.
La poussée vers l'est et la dissémination de nombreuses colonies de peuplement
A la différence du français dont la diffusion au sein du royaume fut particulièrement lente, celle des divers parlers de langue allemande fut-, dès le Moyen Age, particulièrement grande. Cette extension de la langue allemande qu'unifiera le réforme luthérienne ne s'est pas faite vers l'ouest de l'Allemagne (la limite avec le français est assez stable depuis le Moyen Age), mais vers l'est. Il ne s'agit pas seulement d'un phénomène d'extension linguistique, mais sur1.
sur1. BEAUNE, Naissance de la nation France, Gallimard, 1985.
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tout de migrations de populations, ce qui inspirera plus tard le fameux slogan du Drand nach Osten, la poussée vers l'est. On connaît surtout la conquête de la Prusse par les Chevaliers teutoniques aux XIIIe-XIVe siècles. Ces moines guerriers, cet ordre religieux allemand fondé par des bourgeois de Lûbeck et de Brème, avaient été appelés par le duc polonais de Mazovie pour convertir (sinon pour exterminer) de force les populations prussiennes qui étaient restées païennes, autre forme de croisade qu'ils avaient commencée en Palestine. Auparavant, ils avaient été appelés par le roi de Hongrie et ils avaient fondé en Transylvanie la ville de Kronstadt (Brasov) qui est restée jusqu'à aujourd'hui un noyau de peuplement allemand en territoire roumain. Après avoir conquis la plus grande partie des pays baltes où ils implantèrent de nombreuses colonies allemandes et fondèrent, dit-on, 93 villes, ils repassèrent sous suzeraineté polonaise après leur défaite de Tannenberg (1410) qui réduisit leur expansion, sans pour autant faire disparaître leurs implantations territoriales, ni l'ordre lui-même en tant que puissance politique. Il se maintint jusqu'à sa sécularisation en 1525 après la conversion de la plupart de ses membres au protestantisme, son Grand Maître devenant alors duc de Prusse. Toute cette histoire que l'on a cherché à faire oublier après 1945, après avoir rayé la Prusse de la carte, réapparaît aujourd'hui plus ou moins explicitement dans les représentations géopolitiques.
Mais la poussée allemande vers l'est avait commencé deux siècles avant les conquêtes des Chevaliers teutoniques et elle a continué beaucoup plus tard vers le sud-est jusqu'au XIXe siècle, avec la reconquête sur les Ottomans des plaines danubiennes et d'une partie des Balkans par les troupes de l'empereur d'Autriche : certes elles comptent des Hongrois, mais aussi et surtout des Autrichiens, des Souabes, des Bavarois, des Saxons, etc., bref des Allemands, du fait de la langue qu'ils parlent. Cette communauté linguistique qui intègre même des groupes d'origine flamande et hollandaise, caractérise tout autant un processus très ancien de colonisation civile organisée par des ordres religieux ou par des ligues urbaines qui, sous des formes plus pacifiques ou plus insidieuses, implantent bien au-delà des conquêtes ou reconquêtes militaires de multiples petites colonies allemandes. Depuis le Xe siècle et jusqu'au XIXe siècle et avec des périodes de flux et de reflux, celles-ci se sont progressivement implantées en Europe de l'Est, d'abord dans des régions dépeuplées par des invasions ou par la peste, puis à l'appel des princes slaves ou hongrois et notamment de l'impératrice Catherine II (elle-même d'origine allemande) qui appréciaient les compétences techniques des Allemands, notamment dans l'exploitation minière et la construction des villes en pierre 2. Ainsi les Allemands de la Volga étaient plus de 600 000 en 1914.
Tout ceci implique aussi un grand dynamisme démographique et n'a guère d'équivalent du côté français, même avant que la natalité s'y réduise très précocement. On sait que le processus de reconquête de l'Espagne sur les musulmans a entraîné l'afflux de nombreux « Français » ou du moins de populations qui se trouvaient au nord des Pyrénées et qui pour la plupart parlaient occitan, mais ils se sont rapidement fondus dans la population espagnole.
2. Charles HIGOUNET, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, Aubier, 1989.
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Les colonies françaises de peuplement se situèrent au-delà des mers et dans le cas de la plus ancienne, du XVIIe le Québec, les liens furent rompus un siècle plus tard avec la France ; autre « colonisation de peuplement » (pour une part seulement) et beaucoup plus tardive, celle de l'Algérie a concerné autant des Français que des Espagnols et des Italiens. Au total, des effectifs sans commune mesure avec ceux des colonies de peuplement allemand qui se sont progressivement étendues, en continuité géographique, vers l'Europe orientale et danubienne. La conception essentiellement territoriale de la nation française, dans son « pré carré », explique, pour une grande part, l'indifférence condescendante dont font montre aujourd'hui les Français à l'égard de la Wallonie, la Belgique francophone qui de l'autre côté d'une frontière établie sous Louis XIV, n'a été rattachée à la France que de 1795 à 1814.
Le projet d'unité allemande a-t-il d'abord été exprimé dans l'aire de la diaspora germanique?
Cette diaspora allemande, comme certains ont pu la dénommer, qui se disperse sur des étendues considérables puisqu'elle atteint la vallée de la Volga et celle du Danube, s'est implantée dans les pays dont la majorité de la population est slave et qui relèvent de divers Etats. Aussi, au-delà des terres conquises par la Prusse ou par l'Autriche, et dans ce dernier cas il y a la concurrence des Hongrois, il n'est pas question alors pour ces colonies allemandes dispersées en terre slave de se définir en fonction d'un « droit du sol » (à la française). Pour exprimer leurs relations, leur unité et leurs liens avec la masse des populations qui à l'ouest parlent allemand, les multiples éléments de cette diaspora allemande, faute de pouvoir se référer à un ensemble territorial, se sont référés à un ensemble culturel et à des réseaux de relations familiales, comme c'est le cas de la plupart des diasporas.
Ne peut-on penser que l'actuelle conception de la nation allemande, Deutsche Volk, dans la mesure où elle est fondée sur l'appartenance ethnique et le jus sanguinis (aujourd'hui on n'ose plus dire ouvertement le « droit du sang »), c'est-à-dire sur des relations historiques de parenté, est pour une grande part l'héritage des préoccupations de cette diaspora allemande autrefois dispersée en Europe de l'Est ? Certes ces Allemands d'Europe de l'Est ou des Balkans ne formaient pas la grande masse des populations de langue allemande, mais du fait même qu'ils étaient dispersés en petites colonies, dans un monde slave pour l'essentiel, l'idée de leur appartenance à un ensemble allemand, au peuple allemand, leur importait beaucoup plus qu'à ceux des régions de peuplement allemand très majoritaire. De surcroît, au-delà des territoires conquis par la Prusse ou par l'Autriche, ces Allemands de la diaspora dont les familles étaient originaires des diverses principautés qui divisaient le Saint Empire, se définissaient non en fonction de telle ou telle d'entre elles, mais par le fait qu'ils étaient tous des Allemands et que c'est ainsi qu'ils .se différenciaient des Slaves ou des Hongrois.
Ainsi pourrait-on dire que dans l'aire de la diaspora allemande, dans les régions d'Europe orientale où les Allemands étaient et se savaient plus ou moins minoritaires, l'idée de l'unité allemande a eu, dans cette vaste périphérie, une signification plus forte, une utilité plus
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concrète que dans les régions centrales de l'Allemagne, et pas seulement pour les intellectuels et les politiques, mais pour toutes sortes de catégories sociales. Les penseurs de ce que l'on pourrait appeler les marches de l'Est où il y avait des universités fort actives ont joué un grand rôle dans le développement de l'idée d'unité allemande et ce bien avant qu'elle soit une réplique à la domination napoléonienne. C'est, exemple fameux, le cas de Herder, né en Prusse orientale, élève de Kant à Königsberg, et qui fut professeur à Riga (en Livonie annexée par les Russes), dont les écrits à partir de 1770 contribuent largement à lancer le grand mouvement romantique dénommé Sturm und Drang (tempête et assaut) qui appelle à l'unité politique des Allemands et à celle du Saint Empire, en raison de leur culture commune. Après l'invasion napoléonienne, c'est à Königsberg, qui n'est pas occupée par les Français, que Fichte (autre disciple de Kant et qui fut comme lui admirateur de la Révolution française) commence à rédiger, en 1807-1808, ses Discours à la nation allemande. Par la suite, et surtout à partir de la fin du XIXe siècle, les intellectuels de ces villes germaniques dispersées en Europe de l'Est et du Sud-Est, joueront un rôle important, notamment par leurs journaux, dans la diffusion des idées pangermanistes.
Les diasporas et les représentations fondées sur le « droit du sang »
Cependant, autant on peut comprendre que la conception allemande de la nation, produite pour une grande part dans cette situation géopolitique de la diaspora, donne une telle importance à l'idée d'une communauté culturelle et notamment linguistique (et fort peu à l'idée d'un territoire commun, du moins jusqu'à la fin du XIXe siècle), autant on peut s'étonner que cette conception allemande de la nation fasse encore autant référence « au sang », ou disons, pour éviter une expression choquante aujourd'hui, à des rapports généalogiques exclusifs des autres groupes culturels.
Or il faut rappeler que cette diaspora allemande a été plus ou moins parallèle dans le temps et dans l'espace à celle des juifs ashkénazes, c'est-à-dire « qui viennent d'Allemagne » et qui parlaient le yiddish, très proche du vieil allemand. Ces deux diasporas dont les poids démographiques étaient d'ailleurs plus ou moins comparables concernent à peu près les mêmes territoires. Or, à partir du XVIIIe siècle, sous l'influence notamment de la Haskala (ce mouvement philosophique des Lumières dans le monde juif), un certain nombre de juifs se dégagent du contrôle de leurs rabbins qui les confinaient dans les ghettos et les shtetels, ces petites villes juives d'Europe de l'Est et de la plaine hongroise. Passant facilement du yiddish à l'usage de l'allemand, ils cherchent à s'occidentaliser et, en raison de leur réussite intellectuelle ou commerçante, à être admis dans la société évoluée, c'est-à-dire celle des Allemands. A la fin du XIXe siècle, nombre de ces juifs allemands seront très favorables au mouvement pangermaniste.
Faut-il faire l'hypothèse que l'importance que l'on accorde aujourd'hui encore en Allemagne au jus sanguinis pour définir la nation ne procède pas seulement de l'antisémitisme
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particulièrement vif des idées luthériennes, mais aussi, pour une grand part, du souci que les Allemands de la diaspora ont eu de se démarquer des ashkénazes, tout particulièrement dans ces régions de l'Est où l'idée de l'unité du peuple allemand était particulièrement forte, mais où aussi coexistaient ces deux diasporas, assez proches par la langue, mais très différentes par la religion et le style de vie ?
Toujours est-il qu'il semble assez éclairant d'expliquer le contraste des principes juridiques sur lesquels se fondent les conceptions française et allemande de la nationalité, par le contraste qui a existé entre deux situations géopolitiques à l'époque où s'est produit une étape importante dans la diffusion et le développement de l'idée nationale. Cependant si le principe du jus soli traduit des caractéristiques géopolitiques anciennes et peut-être encore actuelles de la France, celui du jus sanguinis est à envisager comme l'héritage d'une situation géopolitique qui, dans les faits, sinon dans les mémoires, est aujourd'hui révolue.
En effet, dans cette Europe médiane qui s'étend de la Baltique aux Balkans, les deux diasporas qui avaient coexisté depuis des siècles ont toutes deux disparu entre 1942 et 1945 : celle des juifs a été exterminée, et celle des populations de langue allemande a été presque complètement expulsée. Il ne faut certes pas confondre le génocide de six millions de juifs et l'expulsion de douze millions d'Allemands, ce que l'on appellerait aujourd'hui « purification ethnique », mais dans une grande mesure, l'un et l'autre sont la conséquence d'une stratégie territoriale qui, après des étapes qui avaient leur logique, a été poussée à des aberrations monstrueuses : le pangermanisme.
Pangermanisme ou mouvement pour l'unité territoriale de la nation ?
En effet la conception allemande de la nation, tout en accordant une importance considérable au jus sanguinis, est devenue territoriale comme le sont toutes les idées nationales. Ce qu'en France, au début du XXe siècle, on a appelé le pangermanisme est, en vérité, un ensemble de projets géopolitiques qui a connu plusieurs étapes très différentes. Il faut aussi s'entendre sur ce que l'on appelle ainsi et ne pas confondre, comme c'est souvent le cas, le pangermanisme avec les politiques impérialistes, notamment dans le domaine colonial, en Afrique et dans le Pacifique, qui ont été assez comparables à celles que menaient la France ou la Grande-Bretagne. Le pangermanisme qui a été assorti de connotations fort négatives qui se sont finalement avérées justifiées puisqu'il est devenu dans sa phase ultime un impérialisme particulièrement monstrueux, est généralement dissocié du mouvement pour l'unité allemande qui est un cas d'application du droit légitime des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais l'une et l'autre de ces entreprises géopolitiques ont, dans leur phase initiale, des rapports très étroits et si elles se sont rapidement succédé c'est que l'unité allemande, du moins celle de l'Empire allemand, Deutsche Reich, qui s'est réalisée sous l'égide de la Prusse, a été fort tardive. Mais l'idée de réaliser l'unité politique de l'ensemble culturel plus vaste encore, celui des populations de langue allemande — ensemble que l'on appelé germanique pour le
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différencier du précédent — n'est pas nécessairement postérieure, même si elle n'a pas encore été menée à bien (la réalisation de l'Anschluss en 1937 ayant été une des étapes qui devaient conduire à la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale).
Comme tous les peuples, la plupart des populations de langue allemande, ou du moins certains intellectuels et politiques, ont voulu à partir d'une certaine époque se regrouper dans le cadre d'un même État. Ce qui est étonnant c'est que ce projet géopolitique se soit manifesté si tardivement, au XIXe siècle, alors qu'en France il a commencé à être mis en oeuvre six siècles auparavant. Ce retard est encore plus étonnant, si l'on tient compte de l'existence du Saint Empire romain germanique, de l'avance culturelle des populations germaniques depuis le Moyen Age, de leur dynamisme démographique et de leur unité linguistique depuis le XVIe siècle. Il s'agit bien là, quant au fond, de la grande « question allemande » et de celle du pangermanisme : pourquoi l'unité des Allemagnes a-t-elle été si tardive ? Parce que l'Autriche, qui est alors le principal État de langue allemande et qui, à partir du XVe siècle, se trouve à la tête du Saint Empire, a eu ensuite beaucoup d'intérêts hors d'Allemagne, en Flandres, en Italie, en Hongrie ? Et surtout, parce qu'après le lancement de la Réforme par Luther, l'Allemagne a été le principal terrain d'affrontement entre protestants et catholiques, surtout pendant la guerre de Trente Ans, durant laquelle le roi de France et celui de Suède font alliance avec les princes protestants, et notamment avec la Prusse, pour s'opposer aux catholiques et à l'empereur d'Autriche, afin d'empêcher l'unité des Allemagnes, dans le cadre du Saint Empire. Le fait que cette guerre s'achève en une sorte de désastreux match nul et sur le principe cujus regio, cujus religio, selon lequel les sujets doivent avoir la religion de leur prince, établit pour deux siècles la division de l'Allemagne en États soit catholiques soit protestants et qui ne sont pour la plupart que des principautés. Dans les Allemagnes, cette division politique et religieuse ne commencera à être mise en cause qu'à la fin du XVIIIe siècle, puis surtout sous les coups des diktats napoléoniens.
C'est alors en effet que le philosophe Fichte reprenant des idées de Goethe et de Herder, lance ces « discours à la nation allemande », en 1807-1808, et l'appelle à l'unité et à dépasser les rivalités entre toutes ces principautés et ces États où l'on parle l'allemand. Il s'agit alors de l'Allemagne toute entière, de tous ceux qui parlent allemand, des Prussiens aussi bien que des Autrichiens. Mais après la défaite de Napoléon, les monarques et les princes, soucieux de leurs privilèges, juguleront ce mouvement qui resurgira en 1848 et lorsque les patriotes allemands, qu'ils soient prussiens ou autrichiens, entonnent cet hymne nouveau Deutschland über ailes (l'Allemagne au-dessus de tout), il s'agit de tous ceux qui parlent allemand, de la Grande Allemagne. Mais ce mouvement encore une fois échouera, car le roi de Prusse le juge trop libéral et parce qu'il veut que l'unité allemande se fasse sous la direction de la Prusse et qu'il lui faut d'abord écarter l'Autriche, l'autre grand État de langue allemande.
Aussi cette unité allemande que la Prusse a, dit-on, réalisée en 1871, par la création du IIe Reich (le premier ayant été le Saint Empire), n'est en vérité que l'unité de ce que l'on appelait alors la « petite Allemagne » — Kleine Deutschland —, et non pas celle de la Grande
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Allemagne — Gro Deutschland —, celle de la totalité des populations parlant l'allemand. En effet, la Prusse, faute de pouvoir alors dominer l'autre grand État de langue allemande qu'était l'Autriche, est parvenue à l'exclure du processus d'unification des Allemands, par diverses manoeuvres qui sont allées jusqu'à la guerre (Sadowa, 1866), puis en lui apportant un soutien — d'abord comme en contre-partie — dans l'expansion vers les Balkans de l'Empire austro-hongrois qui s'opposera désormais au projet serbe.
Les premières étapes du pangermanisme : d'abord les ligues, puis l'Anschluss
C'est à partir de 1890, après le départ de Bismarck, et avec la montée en puissance du Reich, qu'apparaît le mouvement que l'on appela pangermaniste : il ne s'agit plus seulement des relations du Reich et de l'Autriche, mais aussi et surtout d'une entreprise géopolitique qui concerne spécifiquement la diaspora des populations qui parlent allemand en Europe de l'Est et dans les Balkans. Cette entreprise sera dénommée pangermaniste parce qu'elle concerne non seulement l'Allemagne, le Reich, mais aussi et surtout l'Empire austro-hongrois: si les Prussiens se soucient de la diaspora allemande qui se trouve dans l'empire russe, pour les Autrichiens, il s'agit d'abord du destin, à l'intérieur de l'empire, des multiples petites colonies de langue allemande, qui se trouvent dispersées au milieu des populations slaves ou hongroises. Depuis le « compromis » de 1867, qui leur accorde beaucoup plus qu'une autonomie, les Hongrois apparaissent de plus en plus rivaux des populations de langue allemande et ils mènent une active politique de magyarisation, en y acceptant de nombreux juifs ashkénazes. Aussi les principaux théoriciens et animateurs du mouvement pangermaniste seront des Autrichiens, Karl Lueger et Georg von Schônerer et leur antisémitisme est renforcé par le passage de nombreux ashkénazes dans le camp hongrois.
Avant la Première Guerre mondiale, le mouvement pangermaniste consiste essentiellement dans la formation de ligues destinées à relier les unes aux autres les multiples colonies de la diaspora et à leur accorder le soutien financier et culturel du Reich ou de l'Autriche : c'est en 1891 que se crée à Berlin l'Allgemeiner Deutscher Verband (la Ligue générale allemande), qui fut réorganisée en 1894 en une Alldeutscher Verband (Ligue de tous les Allemands). Cellesci sont en contact avec des associations pour le développement de la flotte ou de l'empire colonial, mais la préoccupation principale reste le soutien aux multiples colonies de la diaspora germanique en Europe orientale et dans les Balkans.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les pangermanistes, à cause de la défaite, vont en revenir au projet d'union de 1848, lé fait que l'Autriche soit devenue exclusivement allemande après l'effondrement de l'Empire austro-hongrois, rend encore plus logique sa réunion, VAnschluss, avec l'Allemagne qui a perdu de nombreux territoires. Mais les puissances victorieuses, par les traités de Versailles et de Saint-Germain, l'avaient interdit. Aussi cet Anschluss, qui avait d'abord été réclamé par les socialistes autrichiens et par le mouvement géopolitique apparu avec Haushofer en 1918, dans le contexte démocratique de la Répu14
Répu14
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blique de Weimar, devint-il le cheval de bataille des partis de droite, puis celui du parti national-socialiste. Et c'est Adolf Hitler, après son entrée triomphale à Vienne en 1937, qui intègre l'Autriche au IIIe Reich, dont elle devint une province, l'Ostmark. En 1938, Hitler, en obtenant à Munich l'annexion du territoire des Sudètes, déclare se porter au secours des Allemands qui faisaient partie de l'Autrichie-Hongrie avant 1918 et qui se plaignent d'être opprimés par les Tchèques. En 1939, sous prétexte de récupérer Danzig, devenue « ville libre » en 1918, il s'agit en fait pour Hitler de reprendre les territoires allemands attribués à la Pologne par le traité de Versailles, ce qui fut fait peu après et bien au-delà, puisqu'en octobre 1939 la Wehrmacht occupe en accord avec l'Union soviétique des territoires polonais qui relevaient de l'Empire russe avant 1914.
Alors que le pangermanisme dans la période 1890-1914 n'avait été que l'organisation de ligues établissant des liens entre des éléments de la diaspora germanique dispersés en Europe orientale et danubienne, il devint à partir de 1935-1936 une stratégie d'annexions territoriales, d'abord de territoires peuplés d'Allemands, puis à partir de 1939 de territoires où les Allemands étaient très minoritaires et où les villes allemandes étaient séparées les unes des autres par de vastes étendues essentiellement peuplées de non-Allemands.
La frénésie pangermaniste et le génocide
Hitler aurait pu entreprendre de germaniser ces populations slaves, en leur imposant la langue et les lois du vainqueur comme la Prusse l'avait fait autrefois dans les parties de la Pologne qu'elle avait annexées en 1795, tout comme le tsar s'était efforcé de russifier les populations non russes de son empire, notamment les Baltes. Mais Hitler va transformer le pangermanisme en une stratégie monstrueuse lorsqu'il va combiner l'expansion territoriale du Reich avec l'idée de la nation allemande fondée sur le droit du sang, idée qui exclut que l'on puisse, de gré ou de force, devenir allemand. Puisque selon cette représentation, il n'est soi-disant pas possible de germaniser des populations slaves, il faut donc les expulser pour avoir de véritables terres allemandes qui devront être repeuplées avec des Allemands. Après le pacte germano-soviétique de 1939, les Allemands des régions occidentales de l'Union soviétique ou des régions occupées par l'Armée rouge furent transférés sur les terres d'où les Polonais avaient été expulsés.
On peut se demander si cette politique d'expulsion des populations non allemandes et de leur concentration en des lieux de plus en plus surpeuplés où la mortalité était déjà considérable faute de nourriture, n'a pas conduit les dirigeants fanatiques du régime nazi à la décision d'exterminer certaines d'entre elles, jugées les moins assimilables et les plus « impures ». Ce fut, semble-t-il, une des « raisons techniques » pour lesquelles les participants de la réunion de Wannsee (près de Berlin) en janvier 1942 décidèrent les méthodes du génocide, « la solution finale » de la question juive. Cependant, ce ne furent pas seulement les juifs entassés dans les ghettos de Pologne qui furent exterminés, mais aussi ceux qui se trouvaient dis15
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perses d'ans toute l'Europe occupée par la Wehrmacht. Aussi peut-on penser, comme Arno Mayer 3, que la « solution finale » décidée par Hitler après l'échec de l'offensive qui aurait dû, selon lui, provoquer l'effondrement rapide et total de l'Union soviétique, s'explique par le fait que les nazis ont imputé aux communistes juifs un rôle décisif dans la résistance acharnée du peuple russe à l'invasion hitlérienne. Puisqu'il était ainsi avéré que les juifs, qu'ils soient capitalistes ou communistes, étaient, où qu'ils soient, les adversaires les plus efficaces du projet hitlérien du Grand Reich, il fallait les faire disparaître de toute l'Europe.
Tout ceci devait conduire à la catastrophe que l'on sait. Elle n'était sans doute pas inéluctable et l'on peut penser que dans le contexte des années trente (les conséquences du traité de Versailles, la crise économique mondiale, la politique stalinienne, etc.), elle résulte des dérives successives de l'idée force qu'est la nation. Dans le cas de l'Allemagne, cas très particulier en raison de sa puissance économique, de l'unification très tardive des populations de langue allemande et de leur diaspora en Europe de l'Est, le projet d'abord très légitime d'un État-nation s'est enflé en une entreprise d'expansion démesurée et monstrueuse : ses promoteurs nazis ont en effet voulu appliquer à des territoires où les Allemands étaient minoritaires et dispersés une logique d'unification territoriale et une conception raciale de la nation allemande, ce qui impliquait l'expulsion ou l'élimination de tous ceux qui ne pouvaient pas être ou devenir allemands.
Du danger de laisser aux extrémistes cette idée force qu'est la nation
La dislocation du bloc communiste, avec la fin de la guerre froide et l'affaissement de l'Union soviétique, a rendu possible la réunification des « deux Allemagnes » en 1990. Celle-ci a été célébrée par tous les Allemands avec la joie qu'il se devait. Depuis cet événement historique, mais aussi depuis les désillusions que beaucoup connaissent, il est somme toute normal que certains invoquent le peuple allemand et le destin de l'Allemagne. Ce qui l'est moins, c'est que ces discours émanent surtout de groupes extrémistes qui mobilisent des jeunes gens sans grande culture politique et historique et qui utilisent le thème de la nation pour tenter de relancer une idéologie qui a conduit à la catastrophe. Car la « question allemande » en tant que représentation géopolitique de la nation n'est pas éclaircie pour autant et elle reste dans sa dangereuse ambiguïté territoriale et, disons, généalogique, car le maniement par certains de cette idée force peut conduire à de graves tensions : alors que l'Allemagne est devenue aujourd'hui un pays où séjournent de façon stable sinon définitive plusieurs millions d'immigrés et enfants d'immigrés, c'est encore sur le jus sanguinis que se fonde l'octroi de la nationalité allemande, ce qui rend quasi impossible leur assimilation. Ils ne peuvent donc que rester des « étrangers » même s'ils sont nés en Allemagne. -
Par ailleurs, en dépit des traités de 1990, les organisations de réfugiés allemands posent
3. Arno MAYER, La « solution finale » dans l'histoire, La Découverte, 1990. 16
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de nouveau le problème des territoires historiques de l'Allemagne, ceux dont ils ont été chassés en 1945 et en premier lieu ces « terres allemandes » qui ont été annexées par l'URSS et la Pologne. Certes ces organisations de réfugiés, qui reprennent de l'importance, ne sont pas toutes liées aux organisations extrémistes mais celles-ci peuvent dénoncer la « purification ethnique » dont ont été victimes des millions d'Allemands qui ont été chassés en 1945 des villes où ils vivaient depuis plusieurs générations.
Enfin se repose de nouveau la question des rapports nationaux entre l'Allemagne et l'Autriche: une partie de plus en plus importante de l'opinion autrichienne, poussée par le parti nationaliste d'extrême droite qu'est le Parti libéral en vient à reposer la question de l'Anschluss. La réunion de ces deux États n'a en soi rien de scandaleux, tout dépend de l'utilisation géopolitique que l'on fait de ce projet et des caractéristiques politiques du mouvement qui en fait son cheval de bataille. UAnschluss demandé en 1918 par la gauche autrichienne fut en 1937 pour le parti national-socialiste une victoire qui lui permit ensuite d'en remporter d'autres.
En vérité, en tant que représentation et projet géopolitique, la « question allemande » n'est pas encore réglée et certains commencent à redouter, mais d'autres à espérer, la formation de ce qui pourrait être une sorte de « IVe Reich ». L'évolution géopolitique de l'Allemagne, ses problèmes internes comme ses rapports avec les États voisins, à l'Est comme à l'Ouest,. seront différents selon que le régime démocratique de la RFA se maintiendra ou que des forces politiques xénophobes parviendront à influencer une large partie de l'opinion, par l'usage qu'elles font de la question nationale.
Or, pour le moment, ce sont surtout ces mouvements xénophobes qui, à leur façon, parlent de la nation allemande, car cette idée depuis 1945 fait l'objet d'un véritable tabou, explicable par l'utilisation désastreuse qui en avait été faite. Mais il y a des façons tout à fait différentes de poser les problèmes de la nation. Il devient de plus en plus nécessaire aujourd'hui que le plus grand nombre d'Allemands et surtout les démocrates osent enfin aborder sérieusement et de façon critique cette question géopolitique capitale, et qu'ils débattent honnêtement de la nation allemande, de ses spécificités, de son évolution historique et de son avenir.
Etienne Sur*
A la fin de ses Mémoires, Willy Brandt rappelle le discours qu'il avait tenu le 10 novembre 1989, au lendemain de la chute du mur de Berlin, devant la mairie de la ville, et qui se terminait par « rien ne sera plus jamais comme avant 1 » : avec la parole, les Allemands de l'Est retrouvaient alors la liberté, les deux Allemagnes se rapprochaient et aidaient ainsi à surmonter la division de l'Europe. On se réjouissait dans l'enthousiasme qu'avec les retrouvailles allemandes l'autoritarisme politique soit banni.
Aujourd'hui, la voix de celui qui avait incarné si fortement « l'autre Allemagne » — celle des exilés, des opposants au nazisme, des démocrates — s'est tue, et les slogans des manifestants contre l'extrême droite semblent former un écho, tragiquement inversé, aux propos de l'ancien chancelier. « Jamais plus », scandent aussi des centaines de milliers d'Allemands. Le temps, cependant, n'est plus à l'enthousiasme, mais à l'inquiétude profonde.
En 1992, en effet, les violences d'extrême droite ont coûté la vie à 17 personnes, et plus de 2 276 attentats ont été officiellement dénombrés. Avec cette vague xénophobe, c'est un des tabous principaux de la société ouest-allemande qui a été brisé. En République fédérale, à l'étranger, grandissent donc bien des craintes quant à une évolution incertaine de la nouvelle Allemagne, tant il est clair que l'image de retenue politique, de consensus social, longtemps prêtée à nos voisins, a vécu.
Bien sûr, aux deux milliers d'attentats commis, il faut comparer les centaines de milliers de citoyens qui sont descendus dans la rue pour crier leur révolte et témoigner leur solidarité avec les étrangers. Bien sûr aussi, il est évident que chaque nation a ses propres démons, la France peut-être plus que les autres d'ailleurs, si l'on en juge par les 14 % de voix obtenues aux dernières élections présidentielles par Jean-Marie Le Pen, score rarement égalé dans des consultations nationales en Europe de l'Ouest, et confirmé par les 12,5 % des élections législatives de mars 1993.
Il n'en reste pas moins que des comportements sont bel et bien apparus dans l'Allemagne réunifiée, qui auraient été impensables il y a quelques années encore, et que ces comporte*
comporte* de géopolitique, université Paris-VIII.
1. Willy BRANDT, Mémoires, Albin Michel, Paris, 1989, p. 409.
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CARTE A
CARTE B
Nombre d'attentats
Länder d'extrême droite
perpétrés en 1992 pour 100 000 habitants
Rhénanie-Westphalie 513 2,95
Bade-Wurtemberg 256 2,61
Brandebourg 229 8,83 MecklembourgPoméranie
MecklembourgPoméranie 184 9,52
Basse-Saxe 177 2,40
Saxe 151 3,35
Hesse 133 2,31
Bavière 110 0,98
Schleswig-Holstein 110 4,19
Saxe-Anhalt 104 3,59
Berlin 92 2,68
Thuringe 80 3,04
Rhénanie-Palatinat 54 1,43
Sarre 45 4,19
Hambourg 36 2,18
Brême 2 0,28
Total 2 276
Source: Office fédéral de protection de la Constitution.
Commentaire des cartes A et B
La lecture de la carte A montre clairement que les violences d'extrême droite ne sont pas seulement localisées dans l'ex-RDA. Les attentats ont été les plus nombreux, en 1992, dans deux Lànder occidentaux (513 en RhénanieWestphalie, 256 en Bade-Wurtemberg). On en dénombre au total, pour l'année entière, 840 dans les Länder de l'exRDA (y compris Berlin) — soit 36,9 % —, contre 1 436 en Allemagne occidentale, soit 63,1 %.
Cependant, on voit avec la carte B que, proportionnellement au nombre d'habitants, la violence a été pratiquement deux fois plus grande à l'Est qu'à l'Ouest : en moyenne 4,52 attentats pour 100 000 habitants dans l'ex-RDA (y compris Berlin), contre 2,37 à l'Ouest. Les Lànder les plus touchés sont le Mecklembourg-Poméranie antérieure et le Brandebourg. La vague de violence y a culminé à l'automne 1992, spécialement à Rostock, Wismar et Cottbus, ayant de s'étendre ; en trois mois, de septembre à novembre, 1 152 attentats ont été commis sur l'ensemble du territoire fédéral, soit 50,6 % des attentats de l'ensemble de l'année. La carte B nuance aussi la représentation selon laquelle le phénomène serait, proportionnellement à la population, strictement localisé à l'Est. Avec chacun 4,19 attentats pour 100 000 habitants, le Schleswig-Holstein et la Sarre se partagent la troisième place du classement des Länder les plus violents, proportionnellement à la population. Les attentats perpétrés en Sarre montrent bien qu'on ne peut véritablement retenir l'explication d'une contagion frontalière, dont le Schleswig-Holstein serait la malheureuse victime. La Basse-Saxe d'ailleurs, frontalière également du Mecklembourg-Poméranie antérieure, n'est pas aussi atteinte que le Schleswig-Holstein ; et la Bavière, frontalière de la Thuringe et de la Saxe, est un des deux Lànder les moins violents, avec Brème. Même si les attentats xénophobes sont proportionnellement nettement plus nombreux à l'Est, leur présence à l'Ouest, qui peut être forte localement, illustre bien le fait qu'on ne peut ramener cette . vague de violences d'extrême droite à des causes qui seraient uniquement et spécifiquement est-allemandes.
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HERODOTE
ments se sont révélés meurtriers. Le développement des mouvements d'extrême droite et les thèmes que celle-ci propage sont la marque flagrante des gigantesques bouleversements récents, dans la manière dont on se représente, outre-Rhin, l'idée de nation. Même si ces mouvements sont loin d'être majoritaires, la violence avec laquelle ils s'expriment met très concrètement à l'ordre du jour politique, qu'on le veuille ou non, la question de l'unité de la nation et de sa cohésion. A moins de vouloir laisser sur ce sujet le terrain libre à ceux qui prônent un discours racial et raciste, une réflexion sur l'actualité du fondement de la nation allemande — la conception ethnique — apparaît donc tout à fait nécessaire.
Aux sources de la xénophobie : qui est étranger à la nation allemande ?
La présence de l'extrême droite sur la scène politique de la RFA n'est pas en elle-même un fait véritablement nouveau. Déjà, quelques succès relatifs obtenus par le parti néo-nazi NPD dans des élections régionales avaient entraîné, en 1966 et 1967, une vive émotion et de nombreuses manifestations. Le parti ouest-allemand d'extrême droite les « Républicains », a par ailleurs fait, à la fin des années quatre-vingt, de notables percées électorales, avec notamment 7,1 % des voix aux élections européennes de 1989, et 7,5 % à l'élection du Sénat berlinois la même année. Leur meilleur succès, les Républicains l'ont obtenu au cours d'élections régionales, en avril 1992, dans les Länder de Schleswig-Holstein et de Bade-Wurtemberg, où leur parti a atteint le score de 10,9 %. Ces succès récents attestent une implantation électorale incontestable, mais doivent cependant être nuancés par les très faibles résultats des Républicains lors des élections législatives : le 2 décembre 1990, ils obtiennent 2,1 % aux premières élections dans l'Allemagne réunifiée. Les consultations dans les nouveaux Lànder (élections régionales du 14 octobre 1990) présentent de même des résultats allant de 0,6 % (Saxe-Anhalt) à 1,2 % (Brandebourg).
Les récentes élections municipales du 7 mars 1993 dans le Land de Hesse pourraient cependant amorcer une tendance inquiétante. Avec 8,3 % des suffrages, les Républicains ont gagné 7,6 points depuis les dernières élections municipales de 1989 où ils n'avaient obtenu que 0,7 % des voix. Cette progression se fait essentiellement aux dépens des sociaux-démocrates (SPD), qui sur le plan fédéral ont beaucoup de difficultés à définir une ligne de conduite politique efficace, pour préparer une alternance éventuelle avec les chrétiens-démocrates du chancelier Kohi. Le fait marquant de ces élections est aussi les scores infimes obtenus par les partis se réclamant ouvertement de l'idéologie néo-nazie, comme la NPD ou la DVU. La vague de xénophobie ne leur a ainsi valu aucun gain électoral et les Républicains les ont privés d'une possible percée. Il se pourrait donc que le climat actuel favorise électoralement non les groupuscules extrémistes, mais le parti des Républicains lui-même, qui profite de l'occasion pour prétendre à une certaine respectabilité, que n'ont ni la NPD ni la DVU. Si cette stratégie de la respectabilité politique, par laquelle les Républicains se présentent comme un parti « de droite » et non « d'extrême droite » — tout en développant exactement les mêmes thèmes
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A PROPOS DE L'EXTREME DROITE EN ALLEMAGNE
xénophobes —, continuait à avoir tant de succès, il est probable que les Républicains pourraient alors dépasser la barre des 5 % aux élections législatives de 1994, et donc entrer au Parlement fédéral.
La fin des tabous
Les phénomènes actuels présentent pourtant une grande nouveauté, en raison de deux facteurs. Tout d'abord, c'est la première fois que la RFA doit faire face à une vague de violence de cette ampleur, venant de la droite. Selon l'Office fédéral de protection de la Constitution, 1 900 attentats étaient, en 1986, imputables à l'extrême gauche (et spécialement à la Fraction armée rouge ou à sa mouvance), contre 189 à l'extrême droite. La tentative de déstabilisation a donc changé de camp, puisque à côté des 2 000 attentats de l'extrême droite, 700 attentats provenant des milieux d'extrême gauche ont été recensés en 1992. En second lieu, et c'est l'évolution la plus inquiétante, les valeurs défendues par l'extrême droite ne sont plus, à l'heure actuelle, le tabou qu'elles ont longtemps été. Se réclamer ouvertement de l'idéologie nazie, faire le salut hitlérien, crier Sieg Heil, est devenu possible dans la société allemande de 1993.
Et surtout, jamais depuis 1945, le discours raciste, celui selon lequel la pureté du sang allemand doit être conservée, n'avait été si ouvertement tenu. Les feuilles que les cercles d'extrême droite publient (Skinhead-Zeitung, White Power, Les Nouvelles des rasés) regorgent de ces notions pendant longtemps proscrites telles que « la race », « la pureté du sang ». L'hebdomadaire Der Spiegel, dans plusieurs numéros spéciaux qu'il a consacrés à cette question, donne de larges extraits de cette presse néo-nazie semi-clandestine. On y exhorte les jeunes skinheads à se comporter comme « des bêtes de sang allemand », et, notamment, en croisant un Turc, à « lui donner dix-sept coups de couteau ». Dans L'Appel au combat national-socialiste, une des feuilles néo-nazies les plus prisées, on peut lire aussi que les attaques contre les foyers de demandeurs d'asile ressemblent à « l'éveil d'un peuple ». Tout cela donne à la notion de Volksverbundenheit (solidarité du peuple), première revendication de l'extrême droite, un sens bien précis, déjà connu, et il ne semble pas nécessaire de multiplier les citations de cette prose.
On a voulu croire pendant longtemps que l'extrême droite allemande était organisée autour d'anciens nazis nostalgiques, se vantant après coup d'avoir participé à la grande aventure, comme le leader républicain Franz Schônhuber. La vague de violence xénophobe qui ravage l'Allemagne est au contraire le fait d'une population extrêmement jeune. Environ 70 % des auteurs d'attentats ont entre 16 et 21 ans. Lars Christiansen et Michaël Peters, les auteurs de l'incendie criminel dans lequel une mère turque et deux fillettes ont péri, à Môlln, sont âgés respectivement de 19 et 25 ans : « Xénophobie, antisémitisme, foi en l'autorité, les jeunes de droite hurlent partout ce que de nombreux hommes politiques, parents ou enseignants, regrettaient d'avoir seulement chuchoté 2. » Ces jeunes qui brisent les tabous, commettent des
2. Der Spiegel, 7 décembre -1992.
HERODOTE
attentats, n'appartiennent, selon une statistique du ministère de l'Intérieur de la Hesse, que. pour 10 % à des groupes organisés. L'impact et la multiplication de ces groupes, entretenant entre eux des liaisons complexes et ramifiées, sont cependant un fait marquant depuis la fin des années quatre-vingt. Autour des deux formations principales que sont le Front nouveau (fondé par Michaël Kùhnen, décédé en 1991) et la NSDAP-AO (« Organisation de l'étranger », dont le responsable, Gottfried Kûssel, est actuellement en prison à Vienne), gravitenl en effet de nombreuses autres organisations ayant en commun leur structure paramilitaire: la Liste nationale (NL, de Christian Woch), le Parti libéral des travailleurs allemands (FAP, de Friedhelm Busse), l'Alternative allemande (DA, de Franck Hübner), et de nombreux autresgroupes pour adolescents, calqués sur les Jeunesses hitlériennes. En 1991, environ 40 000 Allemands étaient membres de partis ou d'organisations d'extrême droite.
FIGURE 1. — Évolution du nombre des membres de partis
et organisations d'extrême droite (1974-1991)
(depuis 1990, nouveaux Länder inclus)
Source: Office fédéral de protection de la Constitution/Der Spiegel.
Les thèses de l'extrême droite n'étant plus taboues, ces organisations prenant une importance notable, la violence étant instaurée dans la rue, l'Allemagne doit donc faire face a» regain d'une idéologie par rapport à laquelle elle s'est toujours définie négativement : l'idéo- 1 logie de la race, l'idéologie de la pureté et de la supériorité du sang allemand. C'est précisément dans la rupture avec cette idéologie, que la RFA avec ses institutions démocratiques, a trouvé sa légitimité. Mais, envisagé de l'extérieur, il reste que la nation allemande a bien, dans ses conceptions actuelles, pour critère d'appartenance « le sang ». Selon la terminologie de Renan, elle forme un « ethnos » — un groupe fondé sur des critères d'appartenance innés —, et non un « démos » — un groupe bâti sur des valeurs communes, et acquises. Le Spiegel s'inquiétait du parallèle établi parfois à l'étranger entre le nouveau discours raciste en Allemagne, et la politique de purification ethnique menée par les Serbes 3. Mais pour les
3. Der Spiegel, 7 décembre 1992.
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A PROPOS DE L'EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE
nation qui s'envisagent différemment, n'est-il pas normal de penser que c'est la conception ethnique de la nation elle-même qui favorise largement les déviations et les excès racistes ?
Les victimes premières et classiques de la xénophobie
Dans une première approche de cette question, tentons d'examiner quelles sont les différentes victimes de cette tragique vague de xénophobie, fondée sur la réactivation du discours de la race et du sang. Les Allemands, pour parler de la xénophobie (la peur de l'étranger), emploient le mot Fremdenhass, signifiant littéralement « la haine de l'étranger ». Qui sont donc les victimes de cette haine viscérale et violente ? Qui est, dans cette conception xénophobe de la nation, considéré comme étranger ?
Premières victimes de la xénophobie, les immigrés. Il s'agit essentiellement des 1,8 million de Turcs établis dans l'ouest de l'Allemagne et qui forment, à Berlin, avec 140 000 membres, la plus grande communauté turque de l'étranger. Leur présence s'explique par l'appel massif que leur avait adressé, dans les années soixante, une industrie ouest-allemande ayant impérativement besoin de main-d'oeuvre. Fin 1991 vivaient seulement en Allemagne orientale 120 000 travailleurs immigrés, représentant moins de 1 % de la population totale, contre 7,5 % à l'ouest. Venus en Allemagne de l'Est au titre de la coopération avec les pays frères, les Vietnamiens (surnommés « Fidschis » par les xénophobes), et les Mozambicains, premières victimes du chômage, ont entamé un vaste mouvement de retour vers leur pays d'origine. Ces retours qui commencent, de manière marginale, à se produire aussi parmi la communauté turque, sont provoqués par le climat xénophobe, mais aussi par le découragement devant l'énorme difficulté à acquérir la nationalité allemande.
Pour une personne étrangère mariée à un ou une Allemande, la naturalisation peut avoir lieu après deux ans de mariage et cinq ans de séjour. L'administration fédérale vérifie cependant de plus en plus que ces mariages ne soient pas « blancs ». L'acquisition de la citoyenneté allemande pour les autres étrangers résulte quant à elle d'un immense parcours du combattant : dix ans de séjour en Allemagne, la croyance en l'ordre démocratique et libéral, être honorablement connu, sont les conditions nécessaires de cette démarche. La nationalité n'est en outre accordée que si l'on juge que la candidature présente un intérêt pour la RFA. Avant la réunification, un millier de Turcs avaient réussi à surmonter ces épreuves ; il y en a un peu plus,maintenant. Mais ces chiffres minuscules ne permettent pas de fournir une solution aux problèmes des enfants de la seconde génération, scolarisés en RFA, qui ne connaissent rien d'autre qu'elle, mais qui sont pourtant interdits de nationalité allemande. L'extrême violence à leur égard ne fait que développer l'amertume et le sentiment d'exclusion des communautés étrangères en Allemagne. Outre les appels à la haine dans les chansons d'extrême droite et les agressions quotidiennes, chaque communauté compte maintenant ses victimes : en 1991, l'Angolais Antonio Amadeu a été assassiné; ont suivi, l'année dernière, parmi d'autres, le Vietnamien Nguyen Van Tu, le Polonais Ireneusz Szyderski, et la famille turque Arslan.
Secondes victimes des-violences racistes, les demandeurs d'asile. La quotidienneté de la
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HÉRODOTE
xénophobie s'est en effet exprimée par les attaques répétées des foyers de demandeurs d'asile, à Hoyerswerda, puis Rostock et Cottbus. Le jeune Roumain de 18 ans Dragomir Christinel y a laissé la vie en mars 1992. La législation sur le droit d'asile, en Allemagne, était depuis 1949 la plus libérale d'Europe. L'article 16 § 2 de la Loi fondamentale reconnaît en effet que « les persécutés politiques jouissent du droit d'asile ». Ces dispositions institutionnelles sont largement dues au fait qu'à l'époque de Hitler, l'accueil réservé aux exilés allemands par des pays étrangers a souvent permis de leur sauver la vie.
Cette ouverture de l'Allemagne aux demandeurs d'asile s'est traduite, ces dernières années, par un afflux massif en provenance de certains pays de l'Est : 110 943 victimes de la guerre en Yougoslavie ont été notamment accueillies en RFA de janvier à novembre 1992, soit environ quatre fois plus qu'en France. A elle seule, la RFA a reçu en 1992 à peu près 450 000 demandeurs d'asile, soit autant que l'ensemble des pays d'Europe réunis. Force est de reconnaître que, dans ce domaine, la solidarité européenne joue fort peu, et que le gouvernement allemand se retrouve bien seul.
Faut-il pour autant considérer que c'est en limitant la présence des demandeurs d'asile sur le territoire fédéral qu'on limitera la xénophobie? Cette forme spéciale de raisonnement consiste, comme l'écrit Daniel Vernet, à « prendre l'effet pour la cause et le symptôme pour la maladie 4 ». Après de longs mois de débat, le SPD (Parti social-démocrate) a finalement accepté, en novembre 1992, de donner son accord au projet de modification de la Loi fondamentale, prôné par le chancelier Kohl et la CDU, en vue de restreindre le droit d'asile. N'y aura-t-il plus de xénophobie en Allemagne, quand il n'y aura plus d'étrangers ?
L'attitude de l'extrême droite vis-à-vis de la communauté juive de RFA est assez éclairante sur cette question. Outre le fait qu'elle est allemande (à l'exception de quelques Juifs émigrés, ces dernières années, de l'ex-URSS), cette communauté si vivement attaquée par l'extrême droite, qui profane ses cimetières et les monuments à la mémoire du génocide, est de taille très réduite, d'environ 30 000 membres (soit 0,04 % de la population allemande). Si l'antisémitisme peut se développer si fortement dans un État où il n'y a pratiquement plus de Juifs, ne peut-on alors penser qu'avec ou sans les demandeurs d'asile la xénophobie de l'extrême droite restera la même ?
TABLEAU I. — LES DEMANDEURS D'ASILE EN RFA (1985-1992)
1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992
73 832 99 650 57 379 103 076 121318 193 063 256 112 438 191
Source: Office fédéral des statistiques, Wiesbaden.
4. Le Monde, 16 octobre 1991.
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A PROPOS DE L'EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE
a remise en question de la conception ethnique de la nation
La dimension véritablement raciale de ces violences est tragiquement limpide dans l'attiude des extrémistes vis-à-vis de ces Allemands en un autre temps dénommés « asociaux », maintenant accusés de nuire à la pureté du sang, par une existence jugée perverse ou sans valeur. Les troisièmes victimes de l'extrême droite sont les handicapés, physiques ou mentaux, comme Bruno Kappi, assassiné en janvier 1993 ; les sans-abris, comme Ingo Finnern, Emil Wendland, ou Klaus Dieter Klein ; les homosexuels, comme ce jeune juriste de 26 ans, poignardé de sept coups de couteau à Heidelberg pour avoir un peu trop affiché son homosexualité. Cette violence n'est pas seulement le fait de quelques marginaux. Elle est rendue possible par l'établissement d'un climat général auquel beaucoup participent, comme le député chrétien-social (CSU) de Bavière, Gerhard Scheu, qui proposait récemment que le droit d'asile soit systématiquement refusé aux homosexuels. Ces victimes sont bien allemandes, comme sont allemands aussi Gustav Schneeclaus ou Silvio Meier, morts pour avoir pris à partie des skinheads en traitant Hitler de criminel. Que la moitié des victimes des violences de l'extrême droite soit des Allemands n'enlève rien — est-il même besoin de l'écrire ? — à l'horreur des agressions perpétrées contre les étrangers. Cette réalité montre seulement que, dans les visions de l'extrême droite, le principe de la sacro-sainte communauté du sang comporte quelques exceptions.
Bien que n'ayant pas à déplorer pour l'instant de victimes parmi eux, les Aussiedler, ces « Allemands » de souche nés à l'étranger et arrivés en RFA, ont aussi à faire face à une hostilité quotidienne, à une xénophobie qui n'est pas que latente. Ils sont en effet fréquemment considérés comme des étrangers, parlant mal l'allemand ou avec un fort accent, habillés différemment et assez pauvrement. Selon l'expression que l'on retrouve souvent dans leur discours, les Aussiedler se sentent parfois « étrangers dans leur propre pays ». Pourtant, c'est le code de la nationalité qui répond de manière officielle à la question « qui est allemand ? », et donc « qui est étranger? ». La situation est tout à fait claire sur ce plan. L'article 116 de la Loi fondamentale stipule qu'est allemand « quiconque possède la nationalité allemande ou a été admis sur le territoire du Reich allemand tel qu'il existait au 31 décembre 1937, en qualité de réfugié ou d'expulsé d'appartenance ethnique allemande, ou de conjoint ou descendant de ces derniers ». Une loi datant du 3 septembre 1971 précise de plus la provenance géographique donnant droit au statut d'Aussiedler, et donc à la nationalité allemande. Ce statut concerne les Allemands ayant quitté « les territoires allemands de l'Est actuellement sous administration étrangère, Danzig, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l'Union soviétique, la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, l'Albanie et la Chine » (§ 1-3).
Que les Aussiedler — par définition — soient des Allemands, semble cependant tout à fait inconnu à Pforzheim, dans le Bade-Wurtemberg, où sont établis, dans le quartier de Haidach, environ dix mille de ces Allemands « de souche », en provenance principalement, dans ce cas précis, du Kazakhstan et de Russie. Des affrontements opposent régulièrement bandes
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HERODOTE
de jeunes' « Russes » — comme on les appelle là-bas, puisqu'ils parlent effectivement cette langue entre eux — et bandes de jeunes d'extrême droite. Les Républicains ont vu leurs scores électoraux augmenter de manière très importante depuis l'implantation des Aussiedler, le parti de Franz Schônhuber obtenant autour de Haidach, en 1990, 11,2 % des voix. C'est bien d'un phénomène de rejet anti-étranger, anti-immigré qu'il s'agit. Celui-ci n'est pas nouveau. Dès 1988, en effet, on pouvait lire dans la presse allemande que « nos compatriotes des Carpates ou du Kazakhstan ont à faire face à la défiance, aux contrariétés, et au manque de compréhension 5 ». Déjà, à cette date, de nombreux problèmes matériels semblaient se poser : « Les capacités d'accueil dans les villes et les communes sont complètement saturées 6. » Or, depuis 1988, c'est plus d'un million d'Allemands de souche qui ont choisi de venir en RFA, dans un pays qu'ils ne connaissent que par ouï-dire, qu'ils idéalisent, et où ils espèrent une vie meilleure.
TABLEAU II. — LE RETOUR DES MINORITÉS ALLEMANDES (Nombre et provenance des Aussiedler, 1986-1992)
Lieux 1Ç86 ]987 1Ç88 J989 199Q iggi 1992 de provenance
Pologne 27 188 48 419 140 226 250 340 133 872 40 129 17 742,
URSS 753 14 488 47 572 98 134 147 950 147 320 195 576
Bulgarie 5 12 9 46
Yougoslavie 182 156 223 1 469 961 400
Roumanie 13 130 13 990 12 902 23 387 111150 32 178 16 146
Tchécoslovaquie 882 835 949 2 027 1 708 1 300
Hongrie 584 579 763 1 618 1 336 700
Autres États 64 44 29 34 98
j Total 42 788 78 523 202 673 377 055 397 075 221 995 230 565
Source: Office fédéral des statistiques, Wiesbaden.
5. Der Spiegel, 22 août 1988.
6. Der Spiegel, 13 juin 1988.
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A PROPOS DE L'EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE
Il ne faut pourtant pas s'imaginer qu'il soit simple d'obtenir le statut d'Aussiedler. La procédure est, au contraire, longue et complexe. Dans un formulaire de 54 pages (un peu simplifié depuis 1992), il faut, entre autres, que le candidat précise l'adresse de ses parents et grands-parents depuis 1930, qu'il détaille de quelle manière il a « cultivé son appartenance allemande », et qu'il fasse la preuve que celle-ci a été l'origine pour lui de discriminations particulières. Pas de statut d'Aussiedler pour un Allemand de souche ayant fait une belle carrière dans l'administration soviétique ou polonaise. Cet afflux massif a poussé Horst Waffenschmidt, délégué du gouvernement fédéral pour la question des Aussiedler, à considérer que la capacité maximale d'accueil annuel de la RFA est d'environ 200 000 Allemands de souche. Le SPD a même comme projet d'établir officiellement des quotas annuels d'accueil, et certains Lànder gouvernés par les sociaux-démocrates proposent de limiter le statut seulement à la génération qui a connu des discriminations pendant la Seconde Guerre mondiale, et à ses enfants.
Face à cette évolution, et en raison de l'ostracisme dont ils sont souvent victimes, les responsables des associations d' Aussiedler ont tendance à se replier sur un discours qui n'hésite pas à faire appel au concept de « germanité » (Deutschtum). Ainsi, par exemple, Alois Reiss, le président de l'Association des Allemands de Russie : « La porte doit rester ouverte. La germanité et le port d'un nom allemand doivent suffire comme justification 7. » De même, quand un journaliste fait remarquer à Heinrich Groth, le leader de la minorité allemande de Russie, qu'« en Allemagne, les Aussiedler sont souvent considérés comme des étrangers », celui-ci répond-il : « Le gouvernement fédéral est responsable de ces difficultés. Bonn n'a jamais expliqué que nous ne sommes ni des demandeurs d'asile, ni des réfugiés économiques. » Et quand on lui demande sur quels soutiens il compte en Allemagne : « Je parle aussi des Républicains. Nous avons pris des contacts avec eux. Le gouvernement devra s'aviser de nous, si des centaines de milliers d'Aussiedler appellent à voter pour les Républicains 8. »
Consensus social ou consensus national
Singulier paradoxe que la situation actuelle : des Allemands de souche prônent le discours de la germanité, d'une certaine transcendance de l'appartenance au peuple allemand, discours au nom duquel nombre d'entre eux subissent quotidiennement des agressions. Le leader des Allemands de Russie menace quant à lui de fournir des bataillons aux Républicains, alors qu'à Pforzheim on vote Républicain en réaction aux Aussiedler que l'on considère comme Russes.
Il semble ainsi véritablement essentiel de noter que le climat de xénophobie ne s'exerce pas uniquement aux dépens des étrangers — qui en restent les principales victimes —, mais bien aux dépens de ceux que l'on se représente être des étrangers. Et le code allemand de la nationalité, qui dit en droit ceux qui sont allemands, est tout à fait inapte à dire, à l'heure actuelle,
7. Süddeutsche Zeitung, 22 juin 1992.
8. Der Spiegel, 12 octobre 1992.-
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HERODOTE
ceux qui le sont en fonction de certaines représentations. La xénophobie, la peur ou la haine de l'étranger qui se développe en Allemagne, pourrait bien signifier aussi qu'il est difficile de dire exactement, aujourd'hui, qui est étranger à la nation allemande, ou qui ne l'est pas.
Ce que les violences d'extrême droite montrent tragiquement, et comme par l'absurde, c'est l'impasse dans laquelle se trouve la nation allemande, dans la mesure où elle continue à se définir sur des critères ethniques. En effet, le discours du sang tend à se retourner aussi contre ceux qui partagent ce même sang. Même chez la petite minorité d'extrémistes qui propagent actuellement le discours de la race, il est clair que cette dernière ne suffit plus pour fonder une appartenance commune. L'hostilité envers les Aussiedler illustre le fait qu'il ne suffit plus d'être de sang allemand pour trouver sa place dans la société allemande. Et de ce point de vue, il serait inexact de dire que c'est la conception ethnique de la nation qui, en elle-même, pousse vers des déviations racistes. Au contraire, elle favorise en Allemagne un afflux de gens qui, en premier lieu, ne sont pas nécessairement xénophobes, mais qui deviennent souvent des victimes de la xénophobie. Elle ne fournit pas au racisme que des défenseurs, elle lui fournit aussi des victimes qui sont allemandes, et pas seulement étrangères.
Au-delà des contradictions et des incohérences qui émergent de la comparaison entre discours et comportement des milieux d'extrême droite, cette vague de violences tragiques, mais provenant de milieux extrêmement minoritaires, est la marque, le symbole, de mutations profondes concernant en vérité l'ensemble des Allemands. En effet, si une notable partie de la population continue à manifester contre la xénophobie, il semble que l'État allemand ait plus de difficulté à adopter une ligne de conduite précise. L'interdiction de certains groupuscules d'extrême droite, le débat sur la privation des droits civiques pour les extrémistes forment des mesures utiles, mais d'ordre ponctuel. Klaus Kinkel, ministre des Affaires étrangères de la RFA, écrit que les jeunes extrémistes s'attaquent « au consensus éthique fondamental sur lequel repose notre société 9 ». Or, est-ce vraiment le consensus social qui est remis en question, ou, quasi explicitement, le consensus de la nation ?
Selon un sondage publié par le Spiegel 10, 64 % des Allemands de l'Ouest et 74 % des Allemands de l'Est approuvent la phrase « le mur est abattu, mais le mur dans les têtes grandit ». Il ne suffit pas d'être de sang allemand pour s'intégrer dans la société ouest-allemande, cette réalité n'est donc pas seulement le fruit de l'expérience quotidienne des Aussiedler, mais aussi de celle des Allemands de l'Ouest et de l'Est, qui paraissent bien peu certains de leur appartenance commune. Alors que l'on prétend souvent que la réunification a réglé définitivement la question allemande, les critères d'appartenance à la communauté, à la nation allemande, sont profondément remis en question, et le seul critère ethnique paraît bien insuffisant pour dessiner les contours de la nation allemande d'aujourd'hui.
9. Le Monde, 27 novembre 1992. 10. Der Spiegel, 18 janvier 1993.
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A PROPOS DE L'EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE
La réunification : des stratégies déclarées et des débats esquivés
Que la réalité allemande contemporaine soit caractérisée par des faits ou des discours impensables il y a quelques années seulement, ne peut manquer d'évoquer immédiatement un événement lui-même difficilement imaginable il n'y a pas si longtemps : la réunification. A la question allemande qui était celle de l'unité des Allemands, et de leur puissance, le processus de réunification a donc apporté une réponse, sur le plan interne et externe. Cette question allemande semblerait ainsi maintenant réglée.
Doit-on pour autant penser, comme souvent en France, que la réunification allemande a formé une sorte de retour à la normale, inscrit dans l'histoire, et obéissant à de prétendues règles géopolitiques, qui voudraient que ce qui a été séparé se réunisse toujours ? Au moins, sur le plan territorial, il est clair que l'Allemagne réunifiée n'est pas revenue à une quelconque norme, puisque c'est la première fois dans l'histoire qu'un seul État allemand exerce son autorité sur le territoire délimité par les frontières actuelles. De même, face à la question de l'unité de la nation allemande, des formes qu'elle doit prendre, des positions bien précises, tout à fait conscientes et calculées, ont été prises.
Si la conception ethnique de la nation semble poser actuellement, outre-Rhin, beaucoup de questions, quelles ont été les réponses que les dirigeants allemands leur ont apportées, en dessinant les traits de l'Allemagne réunifiée ? Les décisions stratégiques représentent toujours un choix parmi d'autres solutions possibles. Mais il est particulièrement frappant de constater que, dans les choix stratégiques opérés, de nombreuses réalités n'ont pas été prises en compte, de nombreux débats ont été esquivés. Les fondements sur lesquels l'Allemagne réunifiée a été construite procèdent de conceptions juridiques et stratégiques basées autant sur ce qui a été dit que sur du non-dit. Que doit-on entendre par là ?
Les conceptions stratégiques
On peut en distinguer deux principales :
Sur le plan territorial, des frontières externes, la RFA a développé tout d'abord une stratégie du juridisme. La réunification, qui résulte principalement de la dislocation de l'Union soviétique, a été proclamée par les dirigeants ouest-allemands en fonction de la conception fortement exprimée durant quatre décennies, selon laquelle la division territoriale de l'Allemagne était un phénomène provisoire. Cette conception juridique se fonde sur la lettre des accords qui ont mis fin à la Seconde Guerre mondiale. Les accords de Potsdam, d'août 1945, avaient en effet prévu que la moitié nord de la Prusse-Orientale pourrait faire partie intégrante du territoire de l'URSS (partie 5). Mais selon ces accords, la Silésie, la Poméranie, et la Prusse-Orientale dans sa partie sud n'ont été placées que « sous administration polonaise » (partie 8), en attendant le tracé frontalier définitif, qui devait être établi au moment du traité de paix. Mais celui-ci n'a jamais été signé. Certes, la RDA a reconnu la frontière « Oder-Neisse » avec la Pologne, par le traité de Görlitz de 1950. Mais le traité de Varsovie
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HÉRODOTE
de 1970, signé entre la RFA et la Pologne, s'il contient l'acceptation de cette frontière, soumet cependant sa reconnaissance officielle à une décision que seule l'Allemagne réunifiée pouvait prendre. L'enseignement reçu par les écoliers et étudiants ouest-allemands s'est fait l'écho de cette conception du provisoire de la frontière orientale, conception découlant directement de la lettre des accords de Potsdam. Le processus de réunification ne s'est donc pas greffé sur une situation considérée comme définitive, mais en fonction d'une conception stratégique privilégiant strictement les aspects juridiques de la question territoriale, considérée comme ouverte et provisoire.
Concernant la RDA, et en étroite relation avec ce premier point, la RFA a développé la conception stratégique de « l'État entier » (Gesamtstaat). Le thème de l'unité de la nation allemande était en effet devenu — ironie de l'histoire — le principal terrain d'affrontement entre la RDA et la RFA, dont les dirigeants n'ont cessé de se référer à des positions contradictoires, chacune très construite et élaborée. La RFA, tout d'abord, a toujours revendiqué la continuité de l'État entier, étant donné que le Reich, contrairement à la Prusse, n'avait pas été dissous par les Alliés. La RFA, en raison de sa légitimité démocratique, s'est assimilée juridiquement à cet « État entier ». Le préambule de sa Loi fondamentale de 1949 rappelle l'exigence d'une réunification, dont les articles 23 et 146 fixent le cadre. Le traité signé en 1972 par les deux États allemands a pu sembler amender profondément cette position, puisque chaque État reconnaissait la souveraineté de l'autre. En fait, ce traité ne consacrait pas leur reconnaissance réciproque en tant qu'États étrangers l'un à l'autre, mais au contraire les liens particuliers unissant la RFA et la RDA : elles n'échangeaient pas des ambassadeurs, mais des représentants permanents. Cette stratégie de l'« État entier » est le mieux exprimée par l'arrêt prononcé le 31 juillet 1973 par le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe. Celui-ci dispose que « la RFA limite, en droit de l'État, sa souveraineté au domaine d'application de la Loi fondamentale, mais se sent responsable pour l'ensemble de l'Allemagne ».
On peut tirer deux conséquences géopolitiques essentielles de cette stratégie de l'« État entier ». D'une part, la RFA « se sent responsable » pour un territoire beaucoup plus large que le sien, et dont elle ne définit pas les frontières. D'autre part, la RFA proclame fortement l'unité de l'Allemagne et l'unité de la nation allemande, destinée à être réunifiée dans un État allemand entier, auquel cette même RFA s'assimile déjà juridiquement. Celle-ci se réfère pour cela aux accords de Paris du 23 octobre 1954, dans lesquels les Alliés occidentaux s'engageaient à coopérer pour la création d'une Allemagne réunifiée, fédérale, et intégrée dans la Communauté européenne. Cette revendication de l'« État entier » n'est ainsi que la traduction juridique de la revendication de la nation entière, de son unité, telle qu'elle découle du code de la nationalité de la RFA. La conception ethnique de la nation, loin d'être remise en question par la RFA, formait ainsi, en fin de compte, la base de son attitude, de sa stratégie pour surmonter la division allemande.
Face à cette stratégie potentiellement conquérante de la RFA, la RDA, jusqu'au début des années soixante-dix, a elle aussi développé une autre stratégie tout aussi conquérante, selon laquelle la réunification devait avoir lieu sur la base du socialisme. La Constitution de la RDA
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A PROPOS DE L'EXTREME DROITE EN ALLEMAGNE
de 1949 se réfère à l'unité de l'Allemagne : « L'Allemagne est une République démocratique indivisible. » La référence à l'Allemagne apparaît à nouveau dans la Constitution de 1968, stipulant que la RDA est « un État socialiste de nation allemande ». Mais les années soixantedix marquent un net durcissement de la doctrine est-allemande, puisque toute référence à la nation allemande disparaît dans la Constitution de 1974. La RDA devient alors « un État socialiste de travailleurs et de paysans ». A Willy Brandt proposant de discuter le rapprochement interallemand sur la base de « deux États, une nation », les dirigeants de la RDA ont finalement répondu qu'il existait deux États et deux nations différents. Intégrer la dimension socialiste dans le concept de nation, tenter de consolider le résultat obtenu, telle fut la stratégie de la RDA, fortement défensive. Stratégie périlleuse aussi, exercice de haut vol, tenté jusqu'au bout. Au moment où, en 1986, il était clair qu'avec le développement des mouvements pacifistes en RFA et en RDA, une communauté allemande d'intérêts — premier pas vers une communauté tout court — était en train de se développer, on pouvait encore lire, dans le très officiel Petit Dictionnaire politique 11, fruit de la réflexion de dizaines d'universitaires est-allemands : « Pour les temps futurs, quand la classe ouvrière de la RFA aura obtenu, en alliance avec tous les travailleurs, la réorganisation socialiste de la société et de la nation capitaliste, la question de savoir si on pourra établir une nation allemande, socialiste et unitaire, doit à l'heure actuelle rester ouverte. » Les dirigeants de la RDA ont eu, malgré cela, bien du mal à se défendre contre la stratégie RFA de l'« État entier », qui a présidé à la réunification, et qui détermine maintenant l'Allemagne que nous avons sous nos yeux. Ces conceptions officielles de la RFA, qui se sont avérées efficaces sur le plan stratégique, sont cependant fondées sur une impasse dans de nombreux débats. Ces stratégies laissent de côté un vaste non-dit.
Les débats esquivés
Sur le plan territorial, ont été en effet laissées de côté de fortes représentations, qui sont absentes de la conception de P« État entier ». Tout d'abord, que la frontière allemande a été perçue durant des décennies comme un véritable front. C'est en effet sur le territoire allemand que la guerre froide s'est le plus concrétisée en Europe : d'abord, par le rideau de fer, puis par le mur de Berlin, puis par la crise des euromissiles. La frontière interallemande n'a pas été ressentie comme un « front froid », un front de guerre froide, mais presque comme un front chaud, puisque 300 personnes y ont été tuées. Ces représentations ne marquent pas seulement les années soixante. La dernière victime du mur de Berlin a été un jeune Allemand de l'Est de 20 ans, Chris Geoffroy, abattu en février 1989, neuf mois avant l'ouverture du mur. C'est le sentiment d'Heinrich Bôll : « Il y aune frontière entre les deux États allemands, qui est très peu pacifique. Bien qu'il ne règne pas la guerre, elle ressemble à un front. »i 2
H. Kleines Politisches Wörterbuch, 6e édition, Dietz Verlag, Berlin-Est, 1986, p. 637. 12. F. OUVE, H. BÔLL, K. STAEK, Zuviel Pazifismus?, Rororo Aktuell, Hambourg, 1981.
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HÉRODOTE
Cette représentation très douloureuse a entraîné l'idée que la RDA était le pays au-delà du front, drüben, de l'autre côté, et un pays tout à fait inconnu pour les jeunes Allemands de l'Ouest. Ils n'y vont pas alors que leur rapport à l'espace est au contraire marqué par le concept de Weltläufigkeit, cette sorte de capacité à courir le monde. Les Allemands de l'Ouest se déplacent en effet énormément, mais à l'ouest de Pex-ligne de front, dans un espace défini largement par des critères socio-culturels. Ils se sentent chez eux à Ibiza, Saint-Tropez ou au Cap d'Agde, mais la Thuringe ou le Mecklembourg, qui faisaient partie de la RDA, leur sont encore terra incognito. Cette vision du front a déterminé la représentation du territoire fédéral comme largement clos, ouvert sur la France ou l'Autriche, mais absolument imperméable vers la RDA. Les représentations cartographiques de Berlin, que l'on trouve dans les atlas français par exemple, illustrent bien cette difficulté occidentale à saisir la différence entre clôture et division. Ce qui, dans ces atlas, est généralement désigné comme « mur de Berlin », est seulement la frontière nord-sud entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Cette représentation renvoie à la division de la ville, sa référence est en fin de compte une unité divisée, mais une unité quand même. Dans les atlas allemands, ce qui est désigné comme mur de Berlin, ce n'est pas la partie nord-sud du mur qui symbolise la division de la ville entre l'Est et l'Ouest, mais la totalité du mur, les 106 kilomètres de béton entourant, enfermant hermétiquement tout BerlinOuest. Pour les jeunes Berlinois de l'Ouest en effet, qui n'ont pas vécu les dramatiques événements de 1961, lors de la construction du mur, il n'y a aucune différence entre le mur séparant Berlin-Ouest de Berlin-Est et le mur séparant Berlin-Ouest du reste de la RDA. Ce qui comptait finalement était l'enfermement, la clôture, plus que la division.
Second débat tout à fait esquivé par les stratégies de réunification, les rapports très différents au thème national, développés nettement parmi les Allemands de l'Ouest et de l'Est, au moins jusqu'au début des années quatre-vingt. La RFA est le seul État qui a accepté l'héritage des crimes nazis et en a assumé la responsabilité, morale, et financière, vis-à-vis d'Israël. Parce qu'il a été associé à la barbarie hitlérienne, le thème national est devenu rapidement tabou à l'Ouest. Un conflit de générations terrible oppose ainsi en RFA ceux qui sont nés après la guerre à leurs aînés, qui ont vécu la période hitlérienne. Le thème national est donc refoulé, et les jeunes Allemands du début des années quatre-vingt ne sont pas fiers d'entendre leur hymne national. La RFA est bien « une patrie difficile 13 ». En RDA, au contraire, ont été immédiatement évacués ces aspects douloureux du thème national. L'entrée dans le camp socialiste a signifié pour les communistes l'assimilation au camp des vainqueurs. Il n'a pas été question pour les autorités est-allemandes de prendre part à une indemnisation financière des survivants des camps de concentration : la RDA n'entretenait pas de relations diplomatiques avec l'État d'Israël, et soutenait au contraire les Palestiniens. En RFA et en RDA, les rapports au thème national ont donc été contradictoires et les conséquences en sont très durables.
13. Cf. Martin et Sylvia GREIFFENHAGEN, Ein Schwieriges Vaterland, Zur politischer Kultur Deutschlands, Francfort, 1979. Cf. aussi Gerhard KIERSCH, Les héritiers de Goethe et d'Auschwitz, Flammarion, Paris, 1986.
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A PROPOS DE L'EXTREME DROITE EN ALLEMAGNE
Troisième silence, à propos du grand débat en RFA sur la construction d'une identité ouestallemande, qui fut particulièrement vif dans les années quatre-vingt. En RFA, on a en effet compensé le vide laissé par le refoulement du thème national, en construisant une appartenance spécifiquement ouest-allemande, bâtie autour de valeurs et de réalités propres à ce pays. Des essais sociologiques ont tenté de caractériser et de normer cette identité 14. Ses éléments principaux sont l'attachement au « patriotisme de la Constitution » (Verfassungspatriotismus), la fierté devant les performances économiques du pays, la tabouisation de l'histoire allemande entre 1871 et 1945, l'attention à l'écologie. En RFA, on a progressivement et de plus en plus fortement pris conscience de son identité propre, mais ce n'était pas véritablement un nationalisme, car le thème de la germanité a été refoulé, dans un patriotisme de substitution, visible par exemple à travers les mouvements pacifistes : une génération affirme pacifiquement son existence, mais pour elle l'identité de la seule RFA reste une question plus forte que l'interrogation sur la nation allemande, thème qui a été bien peu abordé.
On voit que ces débats, totalement esquivés par les conceptions stratégiques d'unification, nuancent, ou contredisent cette vision officielle de l'« État entier ». Le débat essentiel sur l'unité de la nation ayant été exclu par les stratégies réunificationnistes, il s'est développé de manière parallèle, presque marginale, chez les intellectuels et spécialement les historiens. La querelle des historiens de 1987 est, sur le plan des idées, la première amorce directe de la réunification, car s'y affrontent des représentations et des arguments justifiant, d'un côté, la stratégie de P« État entier », tout en insistant, d'un autre côté, sur l'impossibilité de garder non-dites certaines autres représentations.
Trois historiens, Ernst Nollte, Andréas Hillgruber et Michaël Sturmer sont convaincus que, dans un monde sécularisé, les historiens sont les artisans de la consolidation de l'identité substantielle d'une nation. Pour eux, il faut écarter le sentiment de culpabilité qui sépare l'Allemagne actuelle de son passé historique. Pour y parvenir, il est nécessaire de briser la notion de « singularité » de la nation allemande, et de rétablir une continuité historique sans rupture. La division de l'Allemagne, conséquence du nazisme et de sa défaite, ne devient qu'un chapitre de plus dans l'histoire de la grande nation allemande. Sur le plan géopolitique, cette conception substantialiste de la nation étaye l'idée de l'« État entier ».
Face à ces historiens, Jùrgen Habermas dit que l'identité allemande ne peut se fonder sur une adhésion viscérale et automatique. Pour lui, 1945 forme une cassure brutale et irréparable. La nation allemande ne peut donc plus être une nation au premier degré, naturelle et spontanée. Après cette cassure, l'identité nationale ne peut se construire que par un processus de réflexion, c'est-à-dire sur des valeurs universalisables. C'est privilégier la construction de l'identité ouest-allemande, c'est-à-dire le non-dit des stratégies réunificationnistes.
14. Cf. Harro HONOLKA, Schwarzrotgriin, Beck'sche Reihe, Munich, 1987 ; cf. Wolfgang MOMMSEN, Nation und Geschichte, Piper, Munich, 1990. -
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HÉRODOTE
Les solutions adoptées
Parmi tous ces éléments, dits ou non-dits, ceux qui ont conduit le processus de réunification, tel qu'il s'est concrètement opéré, ont fait des choix, et ont tranché. Deux réponses principales ont été apportées. Sur le plan interne, le processus institutionnel s'est déroulé selon l'article 23 de la Loi fondamentale, et non selon l'article 146. Ce dernier prévoyait l'adoption d'une autre Constitution par « le peuple allemand libre de ses décisions ». La solution de l'article 23 au contraire, celle qui a été choisie aussi pour sa rapidité, signifiait l'extension pure et simple du territoire de la RFA à « d'autres parties de l'Allemagne ». La RFA s'est étendue, le 3 octobre 1990, à cinq nouveaux Länder, et à Berlin.
On voit que la réunification selon la procédure de l'article 23 s'est clairement intégrée dans la stratégie de l'« État entier », puisqu'elle a évité le débat sur l'unité nationale, et sur l'appartenance commune, long débat qui aurait été forcément entraîné par l'application de l'article 146.
Sur le plan externe, après de longs atermoiements, le chancelier Helmut Kohi a accepté les conditions du traité « Deux plus quatre », obligeant l'Allemagne, pour se réunifier, à signer un traité frontalier avec la Pologne, ce qui fut fait en novembre 1990. Les choix opérés se caractérisent donc par la fidélité aux conceptions stratégiques de la RFA, et par la non-prise en compte des autres représentations. A aucun moment il n'a été réellement question de remettre en cause, ou seulement de débattre, ce thème de l'évidence de l'appartenance commune à la nation allemande, qui trouve son application la plus profonde dans la conception ethnique de cette nation. La rapidité extrême du processus de réunification peut donner l'impression que des réponses ont été apportées à des questions posées de manière très partielle, et qu'une nouvelle fois, peut-être, selon l'expression de Fernand L'Huillier, « la question allemande disparaît, mais sans avoir été résolue 15 ».
La nation allemande, des représentations géopolitiques
On a cependant très vite déchanté quant à cette unité supérieure de la nation. Envisagée dans sa seule dimension ethnique, cette unité transcendante des Allemands s'accommode mal, en effet, des réalités actuelles. Le mur de Berlin, maintenant écroulé, continue cependant d'exister fortement sur le plan métaphorique : « mur de l'argent », « mur des richesses », « mur psychologique », autant d'expressions quotidiennement employées. Dans le Landde Rhénanie-Palatinat, 14 % des lycéens se sont même prononcés en faveur de la reconstruction pure et simple de ce mur. Le débat sur les raisons de l'appartenance commune ayant
15. Fernand L'HUILLIER, L'Allemagne de 1830 à nos jours: Une problématique de l'unité, Peter Lang, Berne, 1985, p. 178.
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A PROPOS DE L'EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE
été esquivé, comme sur le cadre qui permettait de définir de manière satisfaisante ce qu'est la nation allemande, on assiste aujourd'hui à un éclatement de ce concept.
La nation allemande, un concept plus éclaté que jamais,
Dans la plupart des pays, l'idée de l'unité nationale correspond à des représentations géopolitiques plus ou moins différentes, selon les milieux culturels et les tendances politiques. En Allemagne, la nation fait aujourd'hui l'objet de discours extrêmement différents. Essayons d'en distinguer les principaux.
A l'Ouest, le discours de l'identité ouest-allemande. On peut se demander si la confrontation des appartenances entre l'Ouest et l'Est a véritablement eu lieu, tant ce discours paraît dominant. Dans celui-ci, en fin de compte, l'appartenance au modèle socio-culturel de la RFA s'avère plus fort que l'appartenance commune allemande. Cette conception peut revêtir deux formes politiques différentes. Tout d'abord, la fidélité aux anciennes traditions de la RFA (qui se traduit actuellement par la crainte d'intervenir à l'étranger, le pacifisme, la démocratie de base et l'engagement des citoyens). Mais elle peut aussi prendre la forme d'un discours très marqué de « Realpolitik nationale », dans lequel tout ce qui a été depuis 1945, la « voie particulière » de l'Allemagne (Sonderweg), compte tenu de la défaite et de la division du pays, est maintenant écarté. Les tenants de ce discours défendent les intérêts de la nation allemande en laissant de côté tout complexe : ils avouent parfois une certaine francophobie, mais leur culture politique reste pétrie par les traditions de la RFA, et marquée par une allergie épidermique à tout ce qui rappelle Pavant-1945. C'est le cas, par exemple, d'une bonne partie de la presse hambourgeoise : celle-ci fustige l'attitude de la France quand elle continue à se comporter comme la « grande nation », et quand les intérêts de Berlin divergent de ceux de Paris, mais cette presse attaque encore plus durement, et sans faiblir, le gouvernement allemand quand il fait difficilement face à la montée de l'extrême droite.
A l'Ouest, il y a aussi un discours national beaucoup plus marqué, qui est le fait de certains intellectuels, et qui rappelle une certaine rhétorique wilhelmienne d'avant la Première Guerre mondiale, celle qui proclamait que l'Allemagne devait tenir « sa place au soleil ». Aujourd'hui, les ambitions nationales peuvent être réalisées, car la nation allemande a définitivement refermé les parenthèses du nazisme et de la division. Celles-ci ne forment plus, avec l'évolution de l'ancienne République fédérale, que deux chapitres parmi d'autres de l'histoire de la nation allemande.
A l'Est, il y a le discours de la « révolution de rattrapage », selon l'expression de Jûrgen Habermas. Les Allemands de l'Est doivent rattraper l'Allemagne de l'Ouest, qui est pour eux un modèle sur lequel ils ont pris bien du retard, spécialement dans les domaines de l'apprentissage de la démocratie, des performances économiques, mais aussi de la consommation.
A l'Est, le discours de P« identité est-allemande », qui a été absolument marginalisé pendant le processus de réunification, tend à réapparaître à l'heure actuelle. Il est tenu par les laissés-pour-compte de l'unification, ceux qui considèrent qu'ils ont été trompés. Ce discours
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HÉRODOTE
se concentre volontiers sur la préservation des acquis sociaux de la RDA, comme le droit à l'avortement, le congé parental, le droit au travail, etc.
Enfin il y a, à l'Est comme à l'Ouest, le discours ultra-national, ouvertement raciste. Il est tenu à l'Est par une extrême droite qui, en fait, était déjà bien implantée dans la RDA socialiste, même si on refusait de le reconnaître. Mais aujourd'hui il est aussi tenu à l'Ouest, notamment par tous ceux qui se sentent « les déclassés » de la réunification, ceux pour qui ! elle s'est traduite en premier lieu par la hausse des impôts, le chômage, l'explosion du prix des loyers. Ainsi, le modèle ouest-allemand est remis en cause, de l'intérieur, sur le territoire d'origine de la RFA.
Des critères géopolitiques territoriaux
L'impression qui peut caractériser l'Allemagne actuelle est celle d'un État ayant tout fait pour donner de lui, à l'extérieur, une image stable et démocratique, alors que celle-ci aujourd'hui semble largement minée de l'intérieur. Dès lors, ce contraste entre l'interne et l'externe nourrit fortement les craintes des pays voisins. Il favorise la représentation de l'Allemagne comme celle d'un État au devenir incertain. D'où proviennent, en fin de compte, ce malaise interne et ces difficultés à forger et à assumer l'unité nationale ?
Ce n'est pas seulement la conséquence de la réunification, qui n'a qu'un peu plus de trois ans. Ce malaise et ces difficultés trouvent en grande partie leur origine dans le décalage entre, le discours officiel produit sur la nation, et l'expérience effective que les Allemands en ont, Le principe même sur lequel la réunification a été opérée — la non-remise en cause de la conception ethnique de la nation —, est depuis longtemps vacillant, et ne semble plus correspondre à grand-chose aujourd'hui. Il est bien là, le contenu essentiel du débat esquivé par la réunification : les Allemands considèrent-ils encore que leur nation se fonde sur des critères ethniques, traditionnels, sur « le sang », ou bien qu'elle s'établit en fait sur d'autres critères ? La conception de l'« État entier », de l'unité supérieure de la nation, celle qui a présidé à la réunification, n'est-elle pas un choix qui a laissé de côté d'autres conceptions, celles-ci se révélant en fin de compte plus importantes ?
Si la question nationale se trouve dans cet embarras, c'est aussi parce qu'on a refusé de prendre en compte la dimension géopolitique, territoriale, du concept de nation allemande. L'évolution allemande se caractérise, en effet, par une territorialisation de plus en plus grande de la nation. Les critères traditionnels qui ont fondé, au XIXe siècle, l'appartenance à la nation allemande (la langue, le « sang », l'expérience historique commune), se révèlent aujourd'hui largement secondaires, par rapport au critère fondé sur la délimitation d'un territoire. Ce processus de substitution d'un critère à un autre ne date pas de la réunification, et on peut en citer quelques étapes.
La question de l'Autriche tout d'abord. L'Autriche a formé, au XIXe siècle, le noeud du débat concernant l'unité allemande. Le parlement de Francfort, en 1848 (la Paulskirche), s'est longuement interrogé sur les contours qu'il fallait donner à l'Allemagne unifiée. Fallait-il faire
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A PROPOS DE L'EXTREME DROITE EN ALLEMAGNE
la « petite Allemagne » (sans l'Autriche) ou la « grande Allemagne » (avec l'Autriche) ? Cette question formait un problème insoluble, car, dans le premier cas, on trahissait le principe ethnique en rejetant les Allemands d'Autriche, et dans le second, on faisait entrer avec eux des minorités non allemandes qui faisaient partie de l'empire autrichien. Une des premières actions de Hitler a été de réaliser l'Anschluss, en 1938, le rattachement de l'Autriche, et l'unification de ce qui, pour lui, était clairement un territoire allemand. La question autrichienne est donc, dès l'origine, inhérente à la question allemande.
Or, aujourd'hui, les Autrichiens sont tout à fait exclus des dispositions conférant la nationalité fédérale aux Allemands de souche en provenance d'États étrangers. L'État autrichien, d'autre part, s'est depuis 1945 largement démarqué de son destin commun avec l'Allemagne : son régime d'occupation a été différent et beaucoup plus bref, il se montre extrêmement attentif à son statut de neutralité, etc. Que la frontière germano-autrichienne sépare maintenant, clairement, des groupes de langue allemande qui ont pendant longtemps revendiqué une appartenance nationale commune, voilà une donnée absolument incompatible avec la conception ethnique de la nation allemande. Ce qui fait la différence entre Allemands et Autrichiens, c'est une frontière, délimitant deux territoires.
Seconde contradiction interne, non moins profonde, du principe ethnique : la question de la provenance des Aussiedler. On a vu que le paragraphe 1-3 de la loi du 3 septembre 1971 définit les territoires dont les minorités allemandes peuvent prétendre obtenir la nationalité fédérale. Cette définition est, bien sûr, très vaste, elle n'en reste pas moins géographiquement limitée. En effet, les Allemands d'Amérique du Nord (États-Unis), d'Amérique du Sud (Argentine, Brésil), les quelques Allemands d'Afrique ou du Moyen-Orient, sont absolument exclus de ces dispositions. A leur égard non plus, il n'y a pas d'unité supérieure de la nation. Bien que les Allemands des États-Unis n'aient généralement quitté l'Allemagne qu'à la fin du XIXe siècle (soit deux siècles après le départ de nombreux Allemands pour la Russie), ils ne sont pas concernés par cette législation. Ils sont « de sang » allemand, mais ils n'appartiennent pas à la nation allemande. Par ailleurs, les phénomènes de rejet qui se manifestent aujourd'hui à l'encontre des Aussiedler montre bien l'importance de cette référence à un certain territoire. Bien qu'ils soient « de sang » allemand, on les considère dans les faits comme Russes, Polonais, ou Roumains.
Le principe ethnique se trouve donc en fait contredit depuis 1945 et plus encore aujourd'hui. Le seul fait qu'il comporte des exceptions si importantes pourrait en lui-même suffire à remettre en cause son caractère opératoire dans la définition actuelle de la nation allemande. Mais surtout, l'Aussiedler, l'Allemand « de souche », pour s'intégrer au modèle de la RFA, doit maintenant partager un certain nombre de valeurs qui se sont affirmées avec le temps. A la faveur de la division de l'Allemagne, cette identité socio-culturelle s'est assimilée, limitée, à un territoire, celui où s'est formée la RFA. La conception ethnique de la nation a donc subi une lente désagrégation puisqu'elle a accumulé exceptions et contradictions, et ce phénomène a ete soudainement aggravé à partir de 1990 par la réunification, qui a progressivement mis
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HERODOTE
en évidence que les Allemands de l'Ouest et ceux de l'Est se référaient à des valeurs socioculturelles très différentes.
Si le territoire prend en fait de plus en plus d'importance dans la conception allemande de la nation, peut-on alors dire qu'avec la réunification les Allemands ont stabilisé leur rapport à l'espace, et établi une configuration territoriale solide et rassurante pour leurs voisins? La territorialisation de la nation allemande forme en effet une rupture avec les conceptions nationales issues du XIXe siècle, et qui ont été perverties et poussées à l'extrême par les nazis. Dans ce sens, la réunification représente bien une fin.
Mais il est impératif de remarquer que, sur le plan officiel, institutionnel, ce débat n'a pas encore eu réellement lieu, et que les conceptions qui ont présidé à la réunification sont autres, On assiste, à l'heure actuelle, au contraire, à un décalage — quasi schizophrénique — entre le discours de l'unité transcendante des Allemands, et la réalité d'une nation divisée. Il est urgent que ce débat puisse véritablement se développer car tant qu'il n'aura pas lieu, ce décalage pourra être à l'origine de bien des excès, et bien des drames. L'enjeu est aujourd'hui d'adapter l'ordre officiel et juridique — c'est-à-dire, en premier lieu, le code de la nationalité — à la réalité des représentations de la nation. Évoquant les violences perpétrées par l'extrême droite, et la fin des tabous, Maren Sell écrivait récemment en Allemagne, « des verrous ont sauté 16 ». Les verrous ont sauté, pour le moment, de manière négative, la vague de xénophobie le montre clairement. Pourquoi ne pourrait-on pas maintenant, en remettant en cause le principe de l'unité ethnique, les faire sauter dans un sens positif?
4 février 1991
16. Le Monde, 23 décembre 1992. 40
Michel Korinman
Durant le processus de réunification allemande, les commentateurs, en particulier français, qui s'étaient attendus à une reconnaissance facile, évidente, rapide de la ligne Oder-Neisse comme frontière orientale de la future Allemagne en furent pour leurs frais. C'est qu'ils négligeaient la puissance persistante du lobby des réfugiés de l'après-guerre ; ils ont ignoré le caractère dramatique du débat que dut mener avec eux le chancelier ; ils ne purent mesurer à quel point la partie, pour Kohl, allait être rude.
En effet, le chancelier évita soigneusement fin 1989, par exemple lors de sa visite en Pologne du 9 au 14 novembre, de se prononcer sur la ligne Oder-Neisse. Son plan en 10 points du 28, le même mois, faisait silence à cet égard. Et Kohl lia même assez hypocritement la question, en février-mars 1990, à celle d'éventuelles demandes de réparations de guerre par Varsovie alors que la Pologne y avait complètement renoncé dès le 23 août 1953 dans une déclaration à la RDA qui mentionnait globalement l'Allemagne.
Selon le gouvernement de Bonn qui s'appuyait sur la déclaration alliée du 5 juin 1945, sur le protocole de Potsdam du 2 août et le traité d'Allemagne du 23 octobre 1954, le Reich allemand dans ses frontières de 1937 n'avait, juridiquement, jamais cessé d'exister ; les dirigeants ouest-allemands considéraient toujours que la question des frontières était renvoyée à un traité de paix global entre, d'une part, les Allemands et, d'autre part, les États qui sont leurs partenaires à l'Est. Mieux : le préambule de la Loi fondamentale ouest-allemande (Grundgesetz) conviait le peuple allemand à parachever l'unité et la liberté de l'Allemagne alors qu'aux termes de l'article 23 l'application de cette même loi, d'abord dans les Lànder de RFA, pouvait s'étendre à d'« autres parties de l'Allemagne », après leur adhésion à la RFA, ce qui n' excluait nullement le territoire placé en 1945 sous administration polonaise. Bonn s'abrita aisément derrière les traités internationaux pour suspendre toute décision à ce sujet.
Cette attitude, largement interprétée en Francexomme un « dérapage », s'expliquait dans le contexte où agissait le chancelier. Pour les organisations de réfugiés, une réunification qui se limitait, comme ce sera le cas le 3 octobre 1990, aux seules ex-RFA et RDA, à l'exclusion,
* En fonction de l'abondance des notes, celles-ci sont placées exceptionnellement à la fin de l'article.
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donc, des territoires situés à l'est de la ligne Oder-Neisse et de la région de Stettin à l'ouest de l'Oder n'en était pas une. Mieux : si les réfugiés ont finalement, avec beaucoup de réticences, admis la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse, comme les y exhortait le chancelier Kohl, c'est qu'ils espérèrent retrouver désormais autrement, par le biais européen, leur rôle — dominant — sur ces territoires.
Un lobby encore puissant
Comme le calculait le ministère aux Réfugiés de RFA en 1952, la seule République fédérale d'alors a accueilli après guerre 9,6 millions de personnes déplacées d'Est en Ouest (soit presque l'équivalent de la population totale de la Belgique). Si l'on additionne les réfugiés en RFA, ceux qui sont restés dans l'ex-RDA et à Berlin, réfugiés qui sont issus des territoires situés en Pologne à l'est de la ligne Oder-Neisse; de Tchécoslovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie, leur effectif se montait précisément à 12 150 000 en 19521. En 1953, ils constituaient près de 20 % de la population de la RFA 2. Dès 1946, le CDU (chrétiens-démocrates) demanda aux autorités d'occupation de leur accorder le droit de s'organiser alors que le SPD (sociaux-démocrates) voyait plutôt dans l'expulsion un problème d'ordre économique et non politique 3.
D'abord soutenus par les Églises, puis par les administrations locales et régionales, les réfugiés fondèrent, en avril 1949, le Zentralverband vertriebener Deutscher (ZvD), une première organisation qui portait par la suite au plan régional (1951) puis national (1954) le nom de Bund vertriebener Deutscher (ZvD-BvD), et qui avait pour fonction première l'intégration de ses membres en Allemagne fédérale 4. Elle comptait 1 753 687 membres en 1952, 1 700 000 en 1956 (malgré le départ de centaines de milliers d'adhérents justement intégrés, en particulier des fonctionnaires), 421 sections régionales et 13 839 cercles locaux en 19555. Comme elle faisait en quelque sorte partie de l'administration fédérale, cette première organisation perdit en importance au fur et à mesure que l'État résolvait les problèmes concrets des réfugiés, par exemple avec la loi de compensation du 16 mai 1952 qui les indemnisait à hauteur de 126 milliards de marks jusqu'en 1983. Parallèlement se mirent en place des Landsmannschaften, soit des unions fondées en fonction de la région d'où avaient été chassés les réfugiés : Silésiens, Sudètes, etc. Beaucoup plus politiques, elles maintenaient l'objectif du retour au pays d'origine et la volonté de révision des nouvelles frontières 6. Vingt Landsmannschaften se regroupèrent dès 1952 dans un Verband (VdL) qui fusionna en 1958 avec le ZvD-BvD en la célèbre Fédération des réfugiés, Bund der Vertriebenen-Vereinigte Landsmannschaften und Landesverbände qui, avec 2,2 millions de membres en 1963, est l'une des plus grandes organisations d'Allemagne fédérale 7.
Les réfugiés sont devenus très vite un facteur de la vie politique en RFA. En décembre 1957, une commission (Gesamtdeutscher Ausschuss) où participaient des réfugiés cooptés, des fonctionnaires du ministère des Relations extérieures, du ministère aux Réfugiés, de celui des
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D'après Werner HIGELMANN, Atlas zur Deutschen Zeitgeschite, Munich, 1986.
LA LONGUE MARCHE DES ORGANISATIONS DE RÉFUGIÉS ALLEMANDS DE 1945
Affaires panallemandes permit à la Fédération de peser sur les décisions gouvernementales 8. Les réfugiés envoyaient, depuis 1953, des observateurs à toutes les conférences internationales. A partir de 1957, la commission aux Relations extérieures du Bundestag créa, sur les instances des réfugiés, une sous-commission aux rapports avec l'Est dont étaient membres le président, un vice-président et un membre du directoire de la Fédération ainsi qu'une personnalité du Conseil sudète 9. Au Parlement, Linus Kather, président de l'ancien ZdV, membre du comité directeur du CDU, dirigea un groupe de travail du parti sur le problème des réfugiés jusqu'en 195410.
Néanmoins, les soixante députés qui étaient réfugiés du premier Parlement en 1949, élus comme membres de partis politiques, suivaient en règle générale ces partis en cas de litige entre partis et organisations de réfugiés. Le Conseil des parlementaires (Parlamentarischer Beirat), formé au printemps 1954 pour élaborer une position commune des réfugiés en matière de politique extérieure, rencontra l'hostilité des directions de groupe au Bundestag 11. Et si la création, dès 1949, d'un ministère aux Réfugiés, dont le premier titulaire est Hans Lukaschek (ancien président de Haute-Silésie allemande de 1929 à 1933), avait satisfait à l'origine les organisations, heureuses de voir entrer l'un d'entre eux au cabinet d'Adenauer, sa faible marge de manoeuvre et la discipline gouvernementale devaient décevoir gravement 12. Le ministère aux Affaires panallemandes de Jakob Kaiser (jusqu'en 1953), considéré par les réfugiés comme leur véritable ministère, ne remplaçait pas pour autant le secrétariat aux Territoires à l'est de POder-Neisse qu'ils avaient préconisé, sans compter que ses prérogatives restaient peu claires 13. Il ne convient donc pas de surestimer l'influence directe des réfugiés sur les gouvernements successifs de la RFA depuis 194914.
Mais les organisations de réfugiés étaient puissamment subventionnées par l'État fédéral : 350 000 marks en 1959. En 1965, le ministère aux Réfugiés leur donna 1 740 000 marks auxquels il faut ajouter 5 550 000 marks du ministère de l'Intérieur et de celui aux Affaires panallemandes ainsi que les 7 millions de marks versés par les Lânder (ces chiffres comprenaient un soutien global aux institutions également religieuses, culturelles, universitaires et de jeunesse) 15.
Les réfugiés disposaient donc d'une logistique formidable, ils faisaient entendre leur voix et, de fait, les gouvernements comme les partis ne pouvaient ignorer leur poids.
Les dirigeants de la Fédération savaient bien pourtant que son potentiel électoral allait décroître au fil des années, en particulier après la ratification des traités de l'Ostpolitik avec l'URSS et la Pologne en 197216. Il n'est que de consulter le tirage des périodiques édités par les diverses organisations de réfugiés. Das Ostpreussenblatt, celui des Prussiens-Orientaux, fondé en 1950, tire à 128 000 exemplaires en 1959, à 87 000 en 1970 ; Die Pommersche Zeitung, l'organe des Poméraniens (jusqu'en 1954, Das Pommernblatf), à 70 400 en 1960, à 53 800 en 1968, à 47 700 en 1970; la Sudetendeuische Zeitung, des Sudètes, à 25 000 en 1970; Unser Oberschlesien, le journal des Hauts-Silésiens, à 22 900 en 1962 et 17 100 en 1968. Mais la Sudetendeutsche Zeitung tire encore à 10 000 en 1991, et l'association des Sudètes compte à cette date 50 000 adhérents. Et il n'en reste pas moins que l'influence de la Fédération
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demeure considérable : 55 députés en 196917. 70 % dès-électeurs se prononcent contre la reconnaissance de l'Oder-Neisse en octobre 1967, 80 % en 196818. Même un sondage effectué par le SPD en 1970 sur 10 000 Ouest-Allemands démontre que 45 % y sont hostiles 19. Les deux tiers des citoyens de RFA refusent les accords avec la Pologne du 9 octobre 197520. Les grands congrès annuels des organisations de réfugiés sont suivis, en 1977, par 100 000 à 300 000 personnes 21. Et ils affirment, en 1989, que 50 % des Allemands de l'Ouest sont d'autant plus sensibles à la question des frontières que l'Est se disloque 22. Ils préviennent désormais vigoureusement la classe politique : les générations futures poseront des questions qui ne pourront rester sans réponse 23.
C'est que la mémoire des territoires perdus se transmet de génération en génération. Des hommes plus jeunes tel Hartmut Koschyk, secrétaire de la Fédération des réfugiés depuis l'automne 1987, ou bien Ottfried Hennig, à la fois secrétaire d'État au ministère des Relations extérieures et porte-parole des Prussiens-Orientaux à partir du 17 novembre 1979, prennent le relais.
Et surtout, les hommes politiques de l'ex-RFA ne sous-estiment certes pas le poids de la Fédération. Bien sûr, le SPD a, selon les réfugiés, rompu avec POstpolitik le consensus de l'après-guerre sur la non-reconnaissance de la ligne Oder-Neisse. La résolution socialedémocrate au congrès de mars 1968 à Nuremberg, qui invitait à respecter et à reconnaître l'Oder-Neisse jusqu'à la signature d'un éventuel traité, a provoqué, le 10 mai 1969, le départ de Reinhold Rehs, porte-parole des Prussiens-Orientaux et président de la Fédération des réfugiés à partir du 12 mars 1967, du SPD dont il était membre depuis vingt ans et député à partir de 1953, pour le CDU 24. Herbert Hupka, président fédéral des Silésiens depuis septembre 1968, membre de la commission aux Relations extérieures du SPD depuis l'automne 1969, écarté de la direction du groupe parlementaire, est parti de façon fracassante le 29 février 1972 au moment de la ratification des traités avec l'Est 25.
Au contraire, CDU et CSU (bavarois) n'ont cessé, jusqu'en 1989, d'insister sur le caractère indéfectible de leur position. Ces deux partis ont voulu créer une commission sur le traité entre Moscou et Bonn de 1970 au Bundestag avec les réfugiés Herbert Czaja, président de la Fédération depuis le 14 mars 1970, et Olaf von Wrangel 26. Un congrès des réfugiés CSU s'est tenu à Ingolstadt en présence du secrétaire général Max Streibl 27. Le CDU-CSU a placé les réfugiés en position d'éligibilité 28. Karl Carstens, ancien secrétaire d'État aux Relations extérieures, futur président de la RFA de 1979 à 1984, notait dans Der Westpreusse, l'organe des Prussiens occidentaux, que les traités avec l'Est signifiaient un renoncement 29. Le ministreprésident de Bavière Alfons Goppel réconfortait 200 000 Sudètes à Nuremberg, au printemps 1975, comme l'année suivante son collègue Hans Filbinger du Bade-Wurtemberg et le maire de Stuttgart Manfred Rommel. En 1976, la presse des réfugiés publiait l'affiche électorale du CDU — « Votez chrétien-démocrate, le SPD est trop conciliant [sur la ligne OderNeisse] » 30. Le 6 novembre 1976, Fritz Wittmann, député CSU, président de la Fédération des réfugiés en Bavière, exigeait une clarification par le gouvernement 31. Le 5 juillet 1976 et début 1977, Helmut Kohl, président du CDU depuis 1973, rencontrait les dirigeants de la
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Fédération des réfugiés 32. Et il assista à la commémoration des vingt ans de l'organisation à la Paulskirche de Francfort-sur-le-Main en octobre 197733. A la Pentecôte 1980, Lothar Spaeth, ministre-président du Bade-Wurtemberg, assurait 100 000 Sudètes à Stuttgart que les traités étaient une honte pour l'Allemagne 34. Helmut Kohi en saluera 190 000 à Francfortsur-le-Main en juin 198135. Franz-Josef Strauss, très présent à toutes leurs réunions, présidait le conseil de la Fondation sudète la même année et posa la première pierre de leur maison en 198236. A la mi-novembre 1982, Alfred Dregger, président du groupe CDU-CSU au Bundestag, fit des déclarations musclées au Munchner Merkur 31. Le 29 janvier 1983, Friedrich Zimmermann, ministre de l'Intérieur, s'en tenait publiquement aux frontières de 193738.- Le 27 mai 1984, Heinrich Windelen, ministre aux Relations interallemandes, expliqua à Munster, devant des milliers de Prussiens occidentaux, que Danzig et Thorn (Torun) faisaient partie de l'Europe 39. Il maintint, l'année suivante, que la question sudète restait à l'ordre du jour 40. Surtout, le chancelier Helmut Kohi assista, le 16 juin 1985 au grand congrès des Silésiens à Hanovre en compagnie d'Ernst Albrecht, ministre-président de Basse-Saxe 41. En octobre 1986, à Mayence, le congrès du CDU rappelait que la question allemande devait être négociée avec la Pologne 42. 1987 : Franz Heubl, président de la diète bavaroise, s'indigna devant l'assemblée sudète qu'on puisse taxer les réfugiés de « revanchistes » 43. Le 29 avril 1987, Dorothée Wilms, nouveau ministre aux Relations interallemandes, informait les dirigeants de la Fédération qu'elle était favorable à une image « globale » de l'Allemagne 44. Le 27 mai 1988, Helmut Kohi reçut le présidium de l'organisation sudète 45. 100 000 Sudètes écoutaient Lothar Spaeth au mois de mai 198946. Le 29 juin, Wolfgang Schàuble, ministre de l'Intérieur, accueillait les dirigeants de la Fédération des réfugiés, et Théo Waigel, son collègue des Finances, chef du CSU bavarois, maintenait, le 2 juillet à Hanovre, devant 10 000 Silésiens, que l'OderNeisse faisait partie de la question allemande 47. Le 21 octobre 1989, le chancelier parlait à la journée des réfugiés et martelait encore à cette date qu'il ne s'agissait pas d'arguties juridiques 48.
Pareil défilé des personnages les plus importants du CDU-CSU, du chancelier aux députés et dirigeants régionaux devant les réfugiés n'a rien de gratuit. L'appareil politique de l'ex-RFA n'ignorait ni leur poids ni la couche encore notable de la population qu'ils représentaient. La discussion qui sera menée avec eux pendant le processus de réunification n'en sera que plus historique.
Oder-Neisse : le front du refus
Le chancelier Kohl dut convaincre les réfugiés, radicalement hostiles à tout changement d'orientation dans la politique de l'ex-RFA vis-à-vis de la Pologne, qu'il était absolument nécessaire de reconnaître l'Oder-Neisse comme frontière germano-polonaise. Il y parvint.
Pour mesurer le caractère spectaculaire de ce « coup », il faut se rappeler la ténacité avec laquelle les organisations de réfugiés condamnèrent depuis l'immédiat après-guerre toute
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concession en cette matière et les pressions très considérables auxquelles ils soumirent gouvernements et partis de la RFA, de façon que la ligne ouest-allemande sur les frontières fût préservée. Le 13 juin 1950, l'ensemble des partis du Bundestag (à l'exception des communistes)' condamnait et estimait « nuls et non avenus » les accords entre la RDA et la Pologne reconnaissant l'Oder-Neisse comme frontière 49. Lorsque, en 1953, l'idée de placer les territoires à l'est de l'Oder-Neisse sous condominium fut prêtée au chancelier Adenauer, il lui fallut immédiatement démentir (au mois d'octobre) devant le Bundestag 50. En 1955, quand le gouvernement de Bonn établit des relations diplomatiques avec Moscou, il dut souligner que cela n'impliquait en aucune manière une reconnaissance de la frontière orientale de la RDA. Il lui fallut, sous la pression des réfugiés, rompre en 1957 les relations que la RFA entretenait avec la Yougoslavie depuis 1951 parce que Belgrade avait reconnu la RDA et la ligne Oder-Neisse. Les éloquentes protestations des réfugiés jouèrent un rôle considérable dans l'attitude de Bonn vis-à-vis de la Pologne entre 1956 et 1958, en particulier lors des élections de 1957, elles devaient même anéantir toute velléité ouest-allemande d'établir des relations diplomatiques avec Varsovie 51. Les partis du Bundestag, qui avaient condamné, le 14 juillet 1950, l'accord RDA-Tchécoslovaquie du 23 juin à Prague déclarant « juste » l'expulsion des Sudètes et revendiqué un droit de protection (Obhut) sur ces populations, allaient s'en tenir à cette version avant et pendant la conférence des ministres des Affaires étrangères à Genève en 1959: la RFA prenait acte que les accords de Munich des 29-30 septembre 1938 étaient contestés internationalement, renonçait à toute exigence territoriale face à Prague, mais posait que tout cela ne préjugeait en rien des suites à donner au problème des réfugiés. Et au moment où, en 1963, Ludwig Erhard, successeur d'Adenauer, et son ministre des Affaires étrangères, Gerhard Schröder, voulurent assouplir la doctrine Hallstein de 1955 — rupture des relations diplomatiques avec les pays qui reconnaissaient la RDA — en déclarant que celle-ci s'appliquait seulement aux États entretenant déjà des relations avec Bonn, il leur fallut réitérer le refus intransigeant de la RFA de reconnaître la ligne Oder-Neisse 52.
Mieux: les réfugiés allemands en RFA ont développé une passion de la carte qui frise l'obsession. Pour eux, la représentation cartographique de l'espace allemand illustre les droits de l'État fédéral. Toucher à la carte d'Allemagne, ce serait abandonner déjà symboliquement une partie du territoire national. Et ils s'inquiétaient en 1970 d'une éventuelle réduction cartographique de l'Allemagne à la RFA et à la RDA 53. Ils attaquèrent, en 1973, les chaînes de télévision parce que la Silésie ne figurait pas sur la carte météorologique 54. Ils refusèrent que la présidente du Bundestag bannît hors de cette institution la carte de l'Allemagne dans ses frontières de 193755. Ils s'en prirent au ministère des Transports qui voulait substituer dans les trains des cartes modernisées, « plus conformes aux réalités » (RFA et RDA) 56. Ils menaient des discussions fort peu amènes avec ceux qui voulaient les empêcher de produire des atlas de « toute » l'Allemagne 57. Ils se félicitèrent de ce que la Bavière fît loi, en 1980, de tracer les frontières de 1937 sur tous les manuels scolaires 58. Ils applaudirent le ministère aux Relations interallemandes, qui avait publié en 1984 une carte reproduisant les « bonnes frontières », ce qui avait suscité l'ire du Kremlin 59. D'ailleurs, pour Herbert Hupka, numéro
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deux de la Fédération à partir du 14 mars 1970, c'est par fâcheux glissement sémantique que l'on désigne l'ancienne zone d'occupation soviétique, la RDA, comme Allemagne de l'Est alors qu'elle se situe en Allemagne centrale, Mitteldeutschland. Pour lui, le terme d'Allemagne orientale, Ostdeutschland, renvoie très précisément aux territoires situés à l'est de l'OderNeisse 60. Et dans les représentations qu'ont les réfugiés cette véritable Allemagne de l'Est demeure allemande en dépit de son annexion par la Pologne.
Enfin, les réfugiés examinent avec le plus grand soin les déclarations officielles portant sur l'Oder-Neisse et récusent hautement le moindre écart par rapport aux positions traditionnelles de la RFA. L'Ostpolitik de la fin des années soixante ne les a en aucune manière fait mollir. Ils se battent encore vingt ans après sur la même thèse. Par exemple, lors de la discussion houleuse qui oppose Hans-Dietrich Genscher, ministre des Relations extérieures FDP (libéral) du gouvernement Kohl, au Conseil permanent des organisations de réfugiés, le 15 février 1983, à laquelle assiste d'ailleurs Ottfried Hennig 61. Le ministre n'était-il pas allé jusqu'à déclarer au Bundestag, le 7 juin 1984, que les territoires situés à l'est de l'Oder-Neisse n'étaient plus allemands que par leur histoire 62 ? Pour les Silésiens, les libéraux ont, dès 1984, renoncé à l'Allemagne 63. Fin 1985, les réfugiés constatent que nombre de petites phrases ambiguës sont émises par des personnalités CDU. Les chrétiens-démocrates de Rhénanie ne veulent plus présenter Herbert Hupka à la députation 64. Le chancelier Kohl lui-même n'a-t-il pas qualifié les territoires de l'Est de pays « étrangers » 65 ? Début 1988, certains milieux du CDU, en particulier le secrétaire général Heiner Geissler, se rapprochent, en la matière, selon les réfugiés, du SPD 66. Insensiblement, le CDU opterait pour le « séparatisme, c'est-à-dire l'abandon 67 ». D'ailleurs, les thèses du CDU-CSU manquent de « substance » et négligent l'engagement de la RFA à se mobiliser pour toute l'Allemagne 68.
Le coup de Kohi
C'est dans cette situation extrêmement délicate qu'intervient le chancelier Kohi. Il va, tout au long du processus de réunification, renouant avec les timides avancées de son prédécesseur Kiesinger (1966-1969), présenter aux réfugiés les territoires situés à l'est de l'Oder-Neisse comme le prix à payer, internationalement, pour la réunification. Si le gouvernement allemand ne reconnaît pas, explique le chancelier, l'Oder-Neisse comme frontière germanopolonaise, les quatre grands s'opposeront à toute avancée sur le dossier allemand. D'ailleurs, ajoute-t-il le 21 octobre 1989, même s'il maintient encore à ce moment la position « juridique » sur les frontières de 1937, l'Europe de demain ignorera les frontières, les États-nations s'y estomperont 69. Le 5 août 1990, Kohi fait oeuvre de pédagogue à Bad Cannstatt, lors de la quarantième commémoration de la Charte des réfugiés. Le traité qui va être signé avec la Pologne (le 14 novembre) sera un modèle de coopération européenne, en particulier quant aux droits de la minorité allemande. Et il va au bout de sa pensée : si la Pologne s'associe à la CEE élargie, la frontière Oder-Neisse n'aura plus de sens que très relatif, le retour « pacifique » des Allemands deviendra possible 70.
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Ce discours constant porta très vite ses fruits. Le 8 novembre 1989, le Bundestag avait fait un geste en direction de Varsovie avec une déclaration évidemment encore vague sur le droit des Polonais à vivre dans des frontières sûres (la phrase avait été introduite par le biais d'une motion du SPD qui reprenait elle-même les affirmations du ministre Genscher à l'ONU, le 27 septembre) : les 33 députés hostiles s'abstinrent seulement — 4 voix contre — (ils furent 26 à rendre cette position de refus publique sous forme de texte écrit) 71. Mais ils ne furent plus que quinze, parmi lesquels Herbert Czaja (CDU), Heinrich Windelen (CDU) et Fritz Wittmann (CSU) — trois abstentions dont deux Verts (six votes contre à la Volkskammer de l'Est — dix-huit abstentions) à refuser d'entériner avec Kohl, le 21 juin 1990, la reconnaissance de l'Oder-Neisse au Bundestag 72. Et treize à ne pas ratifier, le 17 octobre 1991, le traité germano-polonais sur la frontière du 14 novembre 1990, alors que dix d'entre eux s'abstenaient ; en tout vingt-trois députés donc qui tenaient, avec à leur tête Hartmut Koschyk, à expliquer leur attitude dans une déclaration : ils ne pouvaient, au nom de l'histoire, souscrire au traité qui sanctionnait définitivement la perte des territoires situés à l'est de l'OderNeisse, mais plaçaient tout leur espoir dans le traité de bon voisinage et de coopération amicale entre l'Allemagne et la Pologne signé le 17 juin 1991 ; quatre seulement récusèrent les deux traités : Sauer (CDU), Böhm (CDU), Jagoda (CDU) et Lowack (ex-CSU) 73. Cette diminution du nombre des partisans du refus l'indique: nul doute, le chancelier Kohl l'avait emporté.
A la Fédération des réfugiés, la discussion fut certes violente. Très vite, des Silésiens mirent le chancelier Kohl en cause. N'àvouait-il pas, dans sa déclaration gouvernementale du 13 octobre 1982, que l'État-nation n'avait selon lui plus guère de sens en Europe ? Ils se souvenaient que Helmut Kohl n'avait assisté à leur grande réunion de 1985 qu'à condition de supprimer le slogan Schlesien bleibt unser (« La Silésie reste nôtre »). Ils l'accusèrent d'avoir pris le train de la réunification en marche 74. Désormais, les membres du CDU-CSU les plus proches de la Fédération se voyaient reprocher leur « reniement », tel Alfred Dregger, bien gêné 75. Der Schlesier, l'organe de l'association silésienne jusqu'en 1988, titra, après le traité germanopolonais du 14 novembre 1990, sur la trahison du gouvernement de Bonn 76.
Le virage d'une partie des réfugiés à l'extrême droite s'amorçait. Rien qui surprenne historiquement dans cette réorientation. Certaines organisations de réfugiés entretenaient depuis l'après-guerre des relations étroites avec les groupes les plus radicaux. Par exemple, les Sudètes qui étaient en effet liés au Witiko-Bund extrémiste (créé l'année 1947 surtout en Bavière et au sud-ouest) où l'on retrouvait nombre d'ex-fonctionnaires national-socialistes du Reichsgau Sudetenland et de Slovaquie, tel Franz Karmasin, ancien dirigeant du parti des Allemands des Karpates, qui travailla à la Sudetendeutsche Zeitung, l'organe de presse sudète, après la guerre et devint membre du Conseil sudète. Les membres de ce groupe réussirent à infiltrer, dans les années soixante-dix, l'organisation des Sudètes : 39 membres de l'Assemblée fédérale sudète en faisaient partie sur 72 en 1972 et 9 des 14 membres du directoire de l'organisation en 1977; Egon Schwarz, président de l'Assemblée sudète en 1967, était issu du Witiko-Bund 77. En 1982, Franz Schônhuber, ancien Waffen-SS, futur dirigeant du parti répu50
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blicain (fondé le 27 novembre 1983) était interviewé par la Sudetendeutsche Zeitung 18. Le journal lui ouvrit d'ailleurs largement ses colonnes avec un billet intitulé Von hüben und drüben (« Du dedans et du dehors ») 79. Et dès 1987, Der Schlesier salua l'engagement des Républicains pour la cause silésienne et fêta leur « succès » en Bavière : 3 % 80. Le programme du nouveau parti les séduisait : Lebensraum pour l'Allemagne et les Allemands, Reich dans ses frontières d'avant-guerre, alignement sur l'OTAN si les intérêts de l'Allemagne sont pris en compte 81. Ils devaient se réjouir des 7,5 % obtenus par les Républicains aux élections berlinoises du 29 janvier 1989 (11 députés) 82. Voilà un fait politique que nul ne pouvait plus, désormais, ignorer 83. Dès le 29 avril 1988, des Silésiens lancent une association pour la promotion de l'unité de toute l'Allemagne 84. En 1990, un bien intéressant débat oppose Karlheinz Bruns, de Der Schlesier, et Johanna Grund, député européen, membre du parti républicain qui en profite pour rectifier certains malentendus entre réfugiés et Républicains : le programme du parti, dont elle a été corédactrice à Rosenheim (congrès du 14 janvier 1990) inclut bien, contrairement à certaines allégations, les Sudètes et le territoire de Memel 85.
Après mars 1990, ces Silésiens constatent que même le CSU bavarois n'empêche plus les Républicains d'entrer dans les conseils municipaux et communaux de Bavière aux élections du 18 (30 % à Munich, soit —12 % ; —10 % à Hof ; —11 % à Bayreuth, —12 % à Kempte ; —18 % à Wûrzburg pour les chrétiens-sociaux) 86. Aucun doute, une bonne partie de l'organisation silésienne et des 140 000 Silésiens réunis à Nuremberg en juillet 1991 se sont radicalisés.
Plus grave, la fronde s'exprime au sein de la Fédération des réfugiés tout entière. Ottfried Hennig subit de très violentes attaques et démissionne à l'automne 1990 de ses fonctions de porte-parole des Prussiens-Orientaux 87. Der Schlesier lance également une campagne virulente contre Herbert Hupka qu'ils accusent de minimiser la question allemande 88. Ils publient avec une satisfaction non dissimulée les réserves de Klas Lackschewitz, prédécesseur de Koschyk au poste de secrétaire général de la Fédération 89. Plus clairement : la Fédération veutelle se sacrifier sur l'autel du CDU 90?
Pourtant, cette position extrême reste minoritaire chez les réfugiés. Certes, Das Ostpreussenblatt, le journal des Prussiens-Orientaux, note en 1989 que la droite conservatrice devrait retrouver ses origines idéologiques si elle ne veut pas céder 10 % de son électorat à l'extrême droite. Et les Prussiens occidentaux relèvent sans commentaire qu'aux élections du 5 avril 1992 au Bade-Wurtemberg le CDU perd sa majorité absolue et concède 15 députés aux Républicains extrémistes, cependant que le DVU (Deutsche Volksunion, avec divers sigles depuis 1971) obtient 6 sièges au Schleswig-Holstein 91. Mais les chefs réfugiés ont réfléchi. Même si le président Czaja déclare le 5 août 1990 qu'il s'en tient à la position juridique traditionnelle de la RFA et relève que les Polonais font l'éloge de Kohl. Même si, dès le mois d'octobre, le présidium publie un texte assez net : la Fédération réclame l'unité de toute l'Allemagne, s'élève contre un traité qui l'ampute de régions historiquement allemandes — l'article 23 de la Loi fondamentale abrogé par le traité d'unification entre les deux Allemagnes du 31 août 1990, l'Allemagne réunifiée renonce à toute extension territoriale dans ses frontières de 1937.
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Même si les dirigeants envisagent tout type d'action juridique et appellent les députés liés à l'organisation au refus de ratification parlementaire. C'est que la Fédération, par saut qualitatif considérable, a fait un bilan. Comme l'indique désormais Hugo Rasmus, porte-parole suppléant des Prussiens occidentaux depuis 1977, les conditions intérieures et extérieures n'étaient pas réunies pour que le chancelier obtienne plus. Les réfugiés, loin de sombrer dans le radicalisme d'extrême droite doivent, selon lui, imaginer un militantisme de nature différente 92.
Et, scandale, le secrétaire général Koschyk déclare publiquement, le 4 juin 1991, que le projet de traité de bon voisinage et de coopération amicale avec la Pologne est un bon compromis et s'oppose à ce qu'il soit « torpillé » par certains réfugiés 93. Koschyk partira le 5 juillet 1991. Les Silésiens les plus radicaux avaient exigé, hurlant à la trahison, sa démission 94. Mais on note que le président Czaja restait désireux d'engager avec lui un débat 95. Et qu'il ne lui a pas demandé expressément de se démettre de ses fonctions 96. Au fond, la différence entre Koschyk et le président Czaja, c'est que le premier avoué tout haut ce à quoi le second s'est résigné tout bas.
Non que les chefs réfugiés aient renoncé aux territoires restés à l'est de l'Oder-Neisse, mais ils ont retenu l'argument le plus efficace de la démonstration martelée par Helmut Kohi ; ce qu'ils n'ont pas pu obtenir juridiquement parce que la conjoncture ne s'y prêtait pas, ils l'obtiendront géopolitiquement en jouant l'Europe. Le coup de Kohl avait été décisif.
Un pangermanisme pacifique
Si la majorité des réfugiés a fini par s'incliner, non sans grincements de dents, devant les réalités en acceptant tacitement que la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse est devenue un fait, cela ne signifie pas qu'elle ait pour autant sacrifié les territoires ex-allemands en Pologne. Bien au contraire, la Fédération des réfugiés et ses leaders vont maintenant s'employer à y reconsolider la présence allemande — dans le cadre européen.
En effet, les réfugiés n'ont cessé depuis l'après-guerre de penser l'Europe. La thèse « européenne », l'idée d'une Europe nouvelle, autrement structurée, où tous les problèmes anciens trouveraient solution, s'imposa très vite dans leur programme. Par exemple, dans leur charte du 5 août 1950 où figurait expressément la volonté de contribuer à l'édification d'une Europe des peuples. Comme les Sudètes : les statuts de leur organisation réclamaient à la fois une justice européenne pour les peuples et le droit de « récupérer » leur patrie 97. Le 8 juin 1957, les quelque cent députés d'origine sudète (Bundestag et parlements régionaux) émirent une résolution qui, tout en laissant ouverte la question de la frontière tchéco-allemande, soulignait que, dans l'Europe à venir, l'approche frontalière n'était plus nécessairement bonne et donnait à entendre qu'une réelle autonomie à l'intérieur d'une Tchécoslovaquie nouvelle pourrait les satisfaire 98. De même, l'Assemblée fédérale des réfugiés sudète approuva, le 7 mai 1961, une décision du Conseil sudète du 15 janvier, aux termes de laquelle ils exprimaient
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solennellement leur volonté (article 16) d'être associés à toute discussion, un jour, sur les territoires litigieux tout en admettant que les accords de Munich de 1938, controversés, ne constituaient plus, au sein du Mitteleuropa à construire, une base impérative de discussion. C'est 1 tout le sens de la déclaration conjointe de Rudolf Lodgman von Auen (1877-1962) — au Parlement autrichien depuis 1911, membre de la Constituante autrichienne fin 1918, militant actif pour l'autodétermination des Sudètes après la guerre, qui se retire de la politique tchécoslovaque en 1925 par opposition à l'intransigeance de Prague (expulsé en Bavière l'année 1947, il pourra faire valoir son hostilité au national-socialisme) —, porte-parole des Sudètes jusqu'aux journées de l'organisation à la Pentecôte 1959 (Vienne, 400 000 personnes en présence du chancelier autrichien Raab), et du général Lev Prchala (président du Comité national tchèque en exil à Londres) à Wiesbaden, le 4 août 1950". La prise de position du CDU (16 novembre 1964) en faveur du droit à leur patrie perdue et à l'autodétermination des Sudètes dans le cadre d'une Europe réorganisée des peuples, excluant toute revendication territoriale au-delà des frontières de 1937 qui aurait porté en particulier sur la Tchécoslovaquie, n'avait néanmoins sans doute pas dissipé les malentendus possibles puisque Hans-Christoph Seebohm (Deutsche Partei, conservatrice), ministre des Transports du gouvernement Erhard et successeur de Lodgman dans l'organisation dès septembre 1959, put tenir un discours passablement révisionniste aux journées sudètes de la Pentecôte 1964, ce qui allait déclencher un débat houleux au Bundestag les 15-16 octobre 100. Mais, globalement, et malgré ces ambiguïtés, la position officielle resta celle de Wenzel Jacksch (1896-1966), de Bohême, militant social-démocrate, ancien journaliste dans les années vingt, député à Prague en 1929, président du parti social-démocrate allemand en mars 1938, très favorable à la collaboration germano-tchèque, il émigra à Londres en 1939 ; député SPD depuis 1953, il était rapporteur au Bundestag de la commission chargée de la politique avec les pays de l'Est et plaida, comme dans son fameux rapport du 14 juin 1961, pour l'instauration de relations avec ces pays à condition qu'ils respectent leurs minorités nationales ; Jacksch présida la Fédération des réfugiés à partir du 1er mars 1964101.
Les Sudètes avaient également des rapports étroits avec la très sociale-démocrate SeligerGemeinde (« communauté Seliger »), du nom de Josef Seliger, fondateur de la socialdémocratie allemande en Tchécoslovaquie en 1918 et dont les adhérents restèrent liés à l'aile droite du SPD après guerre 102.
Pour Wenzel Jaksch, Sudètes et Tchèques devaient travailler ensemble à la résolution dans le cadre centre-européen de leur double problème : la libération de la Tchécoslovaquie du joug communiste et le retour des réfugiés à leurs régions d'origine 103.
L'argument « européiste » demeura une constante du discours des réfugiés. D'abord, quant à l'extension même de l'Europe unifiée à venir. L'Allemagne, partagée entre les camps de l'Ouest et de l'Est, devait s'opposer à toute vision réductrice d'un Klein-Europa, tel celui du traité de Rome 104. Une vision par trop « occidentale » de l'Europe aurait sanctionné définitivement l'amputation des territoiresde l'Est, rejetés à l'extérieur. C'est la signification de l'intervention de Walter Rinke, porte-parole des Silésiens du 20 janvier 1950 aux 19-20 juin
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1952, lors de la troisième rencontre de l'organisation à Cologne (400 000 personnes, message chaleureux d'Adenauer) en 1953105. Les Allemands, ni gaullistes ni atlantistes, allaient choisir le projet européen qui correspondait le mieux à leurs intérêts et juger en fonction du rythme lent ou rapide de l'intégration de tous les territoires allemands à l'Europe. La discussion avec le général de Gaulle se durcit naturellement, d'autant que le général invitait la RFA, le 25 mars 1959, à reconnaître l'Oder-Neisse tout en appuyant son désir de réunification : il n'avait pas, répliquèrent les réfugiés, les moyens de sa politique, les Allemands n'allaient plus financer une politique qui négligeait leurs exigences nationales et plaçait la résolution du problème allemand sous la responsabilité de voisins qui s'en désintéressaient 106.
Non que les réfugiés voulussent en rester là. Erich Janke souhaita en 1966, dans Der Schlesier, une relance de l'idée européenne et de la collaboration avec Paris 107. Les Silésiens, dès lors que la France ne faisait plus de l'Oder-Neisse un préalable, acceptèrent de surmonter les dissensions entre Français et Allemands de l'Ouest 108. Et l'organisation silésienne devait, en 1970, préconiser d'« européiser » l'Ostpolitik avec Paris, contrairement au gouvernement de la RFA, critiqué par elle parce qu'il ne consultait Paris qu'après avoir agi 109. Plus précisément, déclaraient les réfugiés, pourquoi reconnaître de nouvelles limites en Europe, comme l'Oder-Neisse, alors qu'on affirmait sur une même lancée souhaiter des États-Unis européens et l'effacement progressif des frontières sur le continent 110.
Au contraire, il convenait, selon eux, en 1972, de repenser le continent en régions habitées par les peuples, comme évidemment celles où vivent les Allemands. Ainsi, la fédération ethnique de Rudolf Lodgman, grand Mitteleuropa où le concept d'État-nation serait dépassé 111. Walter Bêcher, élu porte-parole des Sudètes les 27-28 janvier 1968 à Munich, ne se prononçait évidemment toujours pas sur la forme géopolitique précise de ce Mitteleuropa dans l'espace Bohême-Moravie-Silésie 112. Mais les Sudètes poseront, jusque dans les années quatre-vingt, que cette carte centre-européenne du Mitteleuropa régionalisée soit jouée d'abord, comme y insiste Franz Heubl, président de la Diète bavaroise 113. Le député CSU Wittmann revient sur ce principe régional en mars 1987114. Le ministre Friedrich Zimmermann en affirme la validité en mai 1988 devant 120 000 personnes aux journées sudètes de Munich 115. Plus généralement, l'Europe des régions donnera aux minorités le cadre géopolitique dans lequel elles pourront s'autogérer 116.
Les multiples interventions d'Otto de Habsbourg dans les journaux sudètes — il invite les dirigeants de l'organisation au Parlement de Strasbourg où il siège comme député — vont dans ce sens 117. Il est d'ailleurs, comme avec Franz-Josef Strauss en 1984, l'un des principaux acteurs des journées et du mouvement paneuropéens 118. Souci permanent de son argumentation : l'Europe n'est pas seulement un marché, elle doit se faire projet — régionaliste — et renouer de la sorte avec son long passé 119. Il faut opter pour l'utopie contre la résignation 120. De la sorte, les Allemands pourront « réparer » l'histoire. Voilà pourquoi Hartmut Koschyk appelle les réfugiés à voter aux élections européennes de 1989 pour faire avancer leur dossier 121.
Le pivot de cette nouvelle géopolitique européenne des réfugiés, ce seront les groupes mino54
mino54
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itaires d'Allemands à l'Est. Depuis les années cinquante, les organisations de réfugiés expliquent que, contrairement aux allégations de Varsovie ou de Prague, il y a toujours des Allemands sur ces territoires et les réfugiés en publient régulièrement les statistiques. Il y en aurait. encore 550 000 à l'est de l'Oder-Neisse rien que pour les personnes dont les coordonnées ont pu être identifiées en 1976122. Der Schlesier parle de 1 100 000 en 1985123. Rien d'étonnant à ce que Herbert Hupka soit indigné des déclarations du cardinal polonais, Mgr Glemp, qui niait l'existence de cette minorité, la tournait en dérision et lui refusait une liturgie en allemand 124. De même la Sudetendeutsche Zeitung produisit des tableaux statistiques pour la Tchécoslovaquie et se référait, en 1968, aux 130 000 recensés officiellement à Prague, augmentés de 20 000 à 30 000 personnes qui avaient renoncé à leur identité allemande par souci professionnel 125. D'autant que le député tchécoslovaque Walter Piverka montrait en 1969 que l'administration tchèque avait recouru à des artifices pour diminuer ces chiffres 126. Alfred Bohmann n'en comptait toutefois plus que 66 777 en 1971127.
Les réfugiés montrent que, pour attester la polonité des territoires situés à l'est de l'OderNeisse, le gouvernement de Varsovie, dès 1945, utilisa une méthode habile qui consistait à « vérifier » l'identité polonaise de populations dites « autochtones » — il s'agissait essentiellement de Slaves — de façon à établir, comme le voulaient les nationalistes polonais, depuis 1918, qu'il s'agissait de territoires slaves qui avaient été germanisés. Varsovie aurait triomphé si ces autochtones avaient accepté de se déclarer polonais, alors qu'ils étaient dans le passé partisans de l'Allemagne. Mais ce fut un échec. Par exemple, en Basse-Silésie, si l'on met à part quelque 500 familles communistes. Alors que 64 000 personnes pouvaient faire l'objet de cette procédure au 15 septembre 1946, l'atlas des territoires « recouvrés » publié par les autorités n'en dénombrait que 30 000 au 31 juillet 1947 pour la voïvodie de Wroclaw (Breslau) 128. Les autorités polonaises ne poursuivirent pas l'opération.
En Prusse-Orientale, les Mazures, Slaves protestants, largement pro-allemands, furent en un premier temps soumis à une politique de répression jusqu'en 1947 (à l'égal des Allemands), puis, surtout après la chute de Gomulka, ministre aux Territoires recouvrés, rendu responsable de cette politique, ils firent l'objet d'une stratégie de séduction accompagnée de mesures de repolonisation linguistique, mais y restèrent très hostiles malgré une action importante de l'Église protestante, liée au gouvernement, dans leur direction 129. D'où la géostratégie polonaise qui allait, dès 1945, dans le sens d'un découpage de la Mazurie (avoué par les géographes polonais), le décret du 7 juillet incorporant les districts de Lyck, Treuburg et Goldap à la voïvodie de Bialystok. D'ailleurs, beaucoup de familles allemandes avaient également choisi la demande de repolonisation facile à opérer (simple déclaration de loyauté à l'État, confirmation par la municipalité, aux termes de la loi du 28 avril 1946), par crainte de l'expulsion; ce qui valait particulièrement à Stettin avec 15 479 « vérifiables » au 14 février 1946130.
De même à Danzig, où le recensement du 3 décembre 1950 dénombrait 500 600 personnes dont 53,8 % habitaient la région en août 1939. Si l'on soustrait les Cachoubes (Slaves) du Nord-Ouest (Pomérellie) et les Polonais stricto sensu, restaient quelque 100 000 individus parmi lesquels des milliers d'Allemands s'étaient nécessairement fait enregistrer puisque des
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« cours de repolonisation » furent organisés à leur intention 131. La presse allemande comptait au moins 40 000 Allemands d'avant guerre à Danzig-ville 132.
En Prusse-Orientale, le recensement effectué au 14 février 1946 dans la voïvodie d'Allenstein (Olsztyn) constatait la présence de 98 466 Allemands pour 252 228 Polonais 133. Comme l'expulsion des Allemands fut par la suite ralentie pour des raisons économiques, les statistiques en faisaient encore apparaître 32 000 au 1er juin 1947. Ils disparurent ensuite, purement et simplement des chiffres officiels alors que 35 000 d'entre eux posaient leur candidature au départ en 1950-1951 (opération « Link » : 2 000 personnes autorisées à émigrer). Après l'échec du décret de repolonisation du 28 avril 1946 et les infructueuses tentatives d'imposer la vérification sur bases discutables (noms à consonance polonaise, connaissance de la langue), une mesure du 8 juin 1951 concéda la citoyenneté à tous les Allemands qui le souhaitaient et en dehors de toute considération linguistique. On ne peut certifier le nombre de ceux qui l'ont acceptée, mais l'historien Rudolf Neumann cite de nombreux cas de refus de 1949 à 1952134.
Le cas de la Haute-Silésie est encore plus saisissant. A Oppeln (Opole), la population avait retrouvé, au 31 décembre 1956, 83 % du chiffre de 1939, mais les anciens habitants, Allemands et Slaves non polonais, voire indistincts, étaient toujours présents dans une proportion de 54,1 % en 1950 et 49,6 % en 1960, soit, rien que dans les sept districts où ils avaient largement la majorité avant guerre, à l'est, 364 500 en 1950 et 396 200 en 1957. Cette population s'était non seulement préservée, mais encore enrichie d'apports externes (marge orientale de la voïvodie) 135.
Dans les régions où elle vivait en peuplement compact, l'émigration s'est peu développée. D'ailleurs, argumentent les réfugiés, il y aurait eu un bon test quant à l'importance des minorités allemandes en Europe de l'Est et du Centre. Il suffisait de respecter leurs droits. Par exemple, en Silésie, où la polonisation s'exerçait dans la violence. Pourquoi Varsovie a-t-elle prohibé le journal de langue allemande, Arbeiterstimme, en 1958136? Pourquoi l'organisation allemande, le Verband der Deutschen, était-elle encore interdite en 1985137? La Pologne craignait-elle une quelconque menace ?
De même en Tchécoslovaquie où la loi du 24 avril 1953 imposa la citoyenneté tchécoslovaque à tous les Allemands demeurés dans le pays, même s'ils ne l'avaient pas sollicitée 138. D'ailleurs, les quelque 250 000 à 300 000 Allemands de Tchécoslovaquie n'avaient, à cette date, d'autre choix que le départ ou l'assimilation. Certes, le besoin économique de les intégrer entraîna, dès 1948, un ralentissement puis l'arrêt, en août 1951, de leur expulsion, mais on ne leur accorda pas pour autant le droit à s'organiser sur les plans culturel et linguistique 139. Il fallut attendre le 14 juin 1969 pour qu'une première organisation, dont les bases avaient été jetées pendant le « printemps de Prague », le Kulturverband tschechoslowakischer Bùrger deutscher Nationalitàt, fût autorisée par le ministre de l'Intérieur Jan Pelnâf 140. Et les 400 000 Sudètes réunis à Nuremberg en présence du ministre-président de Bavière, Alfons Goppel, en 1969, savaient que la tâche de reconstruction serait dure 141. Franz Neubauer, porte-parole des Sudètes depuis la Pentecôte 1982, ne réclame-t-il pas encore, en 1989, des droits pour ces Allemands, similaires à ceux beaucoup plus larges dont jouissent leurs « compatriotes » en Hongrie 142?
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Pour les réfugiés, et même si leurs calculs sont contestables, les territoires ex-allemands restent, au moins en partie, allemands et c'est sur cette population allemande jusque-là étouffée par les gouvernements successifs à Varsovie et à Prague qu'ils vont s'appuyer dans leur reconquête pacifique de leurs régions d'origine.
La Fédération insiste, dès fin 1990, sur les droits des minorités allemandes en Europe centrale et orientale ; elle veut désormais militer en faveur d'une autonomie des Allemands, particulièrement en Pologne 143. Odo Ratza, porte-parole des Prussiens occidentaux depuis juin 1978, énumère droits et libertés de ses compatriotes à l'est de l'Oder-Neisse 144. Surtout, si Varsovie veut intégrer l'Europe, le prix à payer sera de traduire en actes concrets les réflexions du chancelier Kohl et du Premier ministre Mazowiecki, lors de leur rencontre en novembre 1989 (document du 14 novembre), en ce qui concerne les droits de la minorité allemande, plus précisément quant au retour des réfugiés et à la nationalité des Allemands de Pologne 145.
Ce dernier point intéresse singulièrement les réfugiés qui se battent contre toute suppression de l'article 116 de la Loi fondamentale de la RFA (demandée par le SPD et les Verts) stipulant la nationalité allemande des Allemands qui résidaient dans les frontières du Reich de 1937 et de ceux qui, d'appartenance ethnique allemande, y avaient trouvé refuge, ainsi qu'à leurs conjoints et descendants. Herbert Czaja l'affirme d'ailleurs : le chancelier lui a promis que l'article ne serait pas abrogé 146. Wolfgang Bôtsch (CSU) est très clair: il faut que les Allemands de Pologne qui le souhaitent puissent jouir de la double nationalité et que ceux des réfugiés le désirant obtiennent celle de Pologne 147.
Ce qui explique les réserves des réfugiés le 16 juin 1991, à la-veille de la signature du traité de bon voisinage et de coopération amicale entre Allemagne et Pologne, qui reste muet sur la question de la nationalité et place les Polonais étrangers en Allemagne sur le même plan que les Allemands chez eux en Pologne, sans compter les problèmes d'ordre économique (compensation des biens), linguistique (l'allemand langue administrative) et juridique (arbitrage en cas de litige) en suspens 148. Les chefs des principales organisations de réfugiés, Philipp von Bismarck (président d'honneur des Poméraniens depuis le 7 juillet 1990), Harry Poley (Prussiens-Orientaux), Odo Ratza (Prussiens occidentaux) et Herbert Hupka (Silésiens) écrivent en ce sens aux députés du Bundestag le 5 septembre 1991 pour exiger une déclaration corollaire sur les minorités aux traités avec la Pologne 149. Au fond, dans l'esprit dets réfugiés, l'Europe permet d'agir efficacement, de donner un contenu à des accords qui ne doivent pas. rester formels. C'est la raison pour laquelle la Fédération attaque avec virulence Rita Sùssmuth, présidente du Bundestag, qui a minimisé, lors d'un voyage début 1991 à Varsovie, l'action « culturelle » des Allemands de Pologne 150.
Au contraire, les dirigeants réfugiés veulent construire en territoire polonais l'appareil de la minorité allemande qui a constitué, fin 1990, un Zentralrat der Deutschen Gesellschaften in der Republik Polen (Conseil central des sociétés allemandes en république de Pologne) et formulé une charte en 16 points : droits de former un parti allemand, de conserver la nationalité allemande selon l'article 116, de continuer à jouir de la protection de la RFA; il est également demandé, dans ce catalogue, que les réfugiés puissent revenir (art. 13) et l'autorisation de travailler en permanence avec la Fédération (art. 14) 151.
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Les réfugiés vont donc aider la minorité dans le domaine éducatif en envoyant des formateurs allemands et sur le plan médiatique — ils contribuent largement à la mise en place du journal silésien Schlesische Nachrichten Zeitung fur Schlesier. Ils saluent en 1991 la naissance d'organisations allemandes nouvelles comme le Bund der Bevôlkerung deutscher Abstammung en Prusse occidentale 152. Et ils ne dissimulent pas leur joie lorsque les Deutsche Freundschaftskreise (cercles d'amitié allemands) obtiennent sept députés au Sejm (parlement) polonais et un sénateur aux élections législatives du 27 octobre 1991, ce qui démontre par ailleurs l'existence de 800 000 Allemands rien que pour la Haute-Silésie 153.
Les Sudètes n'agissent pas autrement. Le président des Sudètes en Bavière, Rudolf Urbanek, a beau déclarer qu'une restitution de leurs biens n'a de sens que si les réfugiés peuvent revenir au pays ; le député autrichien conservateur (OVP) Gaigg clamer que les Sudètes veulent des réparations pour 1918 et 1945 puisqu'ils furent, après la Première Guerre mondiale, intégrés contre leur gré à la Tchécoslovaquie qui les chassa après la Seconde ; et le porte-parole Franz Neubauer critiquer violemment le traité germano-tchèque du 27 février 1992, car le gouvernement de Prague, dans son rapport de motivation au Parlement le 26 mars, s'est refusé à confirmer la réalité de l'« expulsion » en parlant de « transfert » 154. D'autant que les Tchèques n'ont toujours pas signé le protocole additionnel à la convention européenne des droits de l'homme sur la protection de la propriété et continuent de liquider, par la privatisation, les biens des Sudètes 155. Comme le fait remarquer le CSU bavarois, contraint de ménager les quelque 2,5 millions d'électeurs liés aux Sudètes, Bonn s'est, comme en 1973, refusée à accepter la formulation de nullité ex tune (dès le début) des accords de Munich en 1938, ce qui eût frappé d'illégalité tous les actes judiciaires du 20 novembre 1938 (traité germanotchécoslovaque sur le transfert de nationalité des Sudètes) à 1945, dans la région à l'époque rattachée au Reich 156.
Pourtant, Franz Neubauer rencontre Marian Calfa, le Premier ministre tchécoslovaque, le 29 novembre 1990157. D'emblée, le dirigeant sudète joue la carte européenne. Si Prague veut l'appui économique de la RFA et son soutien quant à une entrée éventuelle au Parlement européen, elle doit, avec Bonn, travailler à la mise en place en Mitteleuropa d'un modèle nouveau où les Allemands, réfugiés et minorité actuelle de Tchécoslovaquie, joueront leur rôle. Les Sudètes doivent pouvoir retourner au pays et se voir restituer les biens dont ils ont été spoliés puisque, en Europe, demain, chacun déterminera librement son domicile et le lieu de son emploi. Certes, Neubauer se défend d'inviter, dans le cas contraire, à un blocage des investissements allemands en Tchécoslovaquie. Il n'en reste pas moins que Vaclav Havel, tout en refusant de satisfaire ces revendications, avait bel et bien proposé, le 8 mai 1991, la double nationalité et le rachat de leurs biens à travers la privatisation à ceux des Sudètes qui voudraient s'implanter en Tchécoslovaquie, en échange d'un crédit de 2 milliards de marks et d'un renoncement allemand à la dette tchécoslovaque vis-à-vis de l'ex-RDA 158. Sans réponse de Bonn, d'ailleurs, et pour retirer évidemment cette proposition par la suite 159.
Les réfugiés enregistrent cette hésitation, et réclament un droit d'établissement pour les Allemands dans ce pays bientôt européen 160. Mieux : la minorité allemande y jouit désormais de
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aranties juridiques précises, Neubauer — toujours au nom de l'Europe nouvelle — demande
ue la loi tchèque stipule expressément le droit de la minorité allemande à être représentée
n tant que telle au Parlement 161.
Enfin, Koschyk qui préside depuis janvier 1991 le groupe de travail CDU-CSU du Bundestag sur les réfugiés va se faire le champion devant 140 000 Silésiens à Nuremberg, d'une
urégion silésienne, multiculturelle, où réfugiés et minorité allemande collaboreraient avec les Polonais 162. Comme la région Neisse initiée par des Sudètes, des Tchèques et des Polonais que l'Allemand Bernd Posselt veut inscrire dans une Paneurope des régions 163.
On voit que les réfugiés ne sont nullement disposés à oublier les territoires allemands perdus après 1945 : ils ont évolué et veulent les récupérer par d'autres moyens. Les faits semblent leur donner raison. D'abord, le gouvernement de RFA a quintuplé le financement de la Fédération depuis 1983 à la hauteur de 20,4 millions de marks 164. La minorité allemande de Pologne se renforce puisque, dès 1991, 100 000 Silésiens, et bientôt 500 000 selon Der Spiegel, disposent d'un passeport allemand, pour qui la frontière reste purement provisoire 165. Les réfugiés constatent que les investissements allemands en Pologne sont considérables : sur 2 800 autorisations à investir de l'étranger établies par Varsovie, 1 990 ont été attribuées à des industriels de RFA pour un capital vingt-cinq fois plus élevé que celui de son premier concurrent. Et c'est là où se trouve la minorité allemande (surtout en Silésie) que ces fonds sont investis 166. Les réfugiés regrettent simplement que les Allemands ne puissent racheter leurs entreprises d'autrefois ou fonder des firmes sans participation polonaise 167. De même en Tchécoslovaquie où les Sudètes peuvent créer des entreprises, cette fois indépendamment de toute coopération tchèque, et ont la possibilité, certes limitée, d'acheter des biens dans le cadre de la privatisation 168. La « transformation des mentalités » prendra évidemment du temps, pensent Koschyk et ses amis. 64 % des Polonais ont encore peur des Allemands contre 17 % en octobre 1990169. Mais 64 % également se seraient prononcés lors d'un sondage en Silésie (1 000 personnes) en faveur d'un retour des territoires à l'Allemagne à condition que leurs droits de minorités soient respectés 17°. De même en Tchécoslovaquie où 42 % (Bohême), 38 % (Moravie) et 48 % (Slovaquie) craignent pour leurs biens. Ils sont respectivement 58 %, 49 % et 20 % à légitimer l'expulsion d'après guerre, mais 48 %, 52 % et 36 % attendent beaucoup de l'Allemagne 171. Manifestement, les réfugiés ont des chances de réussir leur tournant géopolitique.
Notes
1. Cf. Tatsachen zum Vertriebenenproblem, Bonn, Bundesministerium fur Vertriebene, 1952 ; Hans Lukaschek, le ministre, montre, lors d'une conférence du 13 février 1950 à Genève (Nouvelles équipes internationales ; Die Deutschen Heimatvertriebenen in der Bundesrepublik und ihre Bedeutungfiir Europa, Bundesministerium fur Vertriebene, Bonn, 1950, p. 4), que 2 millions ont pu « disparaître » pendant l'expulsion.
2. Vertriebene, Fliichtlinge, Kriegsgefangene, Heimatlose, Auslânder, 1949-1952, ministère aux Réfugiés, Bonn, 1953, p. 4.
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3. Cf. Manfred Max WAMBACH, Verbandestaat und Parteienoligopol, Ferdinand Enke, Stuttgart, 1971, p. 33 sq.
4. Cf. Hermann WEISS, « Die Organisationen der Vertriebenen und ihre Presse », in Wolfgang BENZ (éd.), Die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten, Fischer, Francfort-sur-le-Main, 1985, p. 196.
5. Cf. Manfred Max WAMBACH, op. cit., p. 43.
6. Ibid., p. 47-48, avec les chiffres pour 1955 : 130 000 Prussiens-Orientaux, 85 000 Poméraniens, 318 000 Silésiens; 100 000 Hauts-Silésiens (distincts), 340 000 Sudètes, 58 000 Dantzigeois, en tout 1 299 314 membres en 1958.
7. Ibid., p. 51. Son histoire mouvementée depuis 1956 débouche sur des statuts, le 27 octobre 1957, et une constitution à Berlin, le 14 décembre 1958. Chiffre communiqué par l'organisation.
8. Ibid., p. 87 sq. Il y eut cependant, parmi les réfugiés, certaines réserves quant à une limitation du fait de ces liens de leur autonomie politique et de leur marge de manoeuvre.
9. Ibid., p. 105-106.
10. Ibid., p. 94. Le SPD, beaucoup moins « opérationnel » sur ce plan, ne dispose que d'un cercle assez peu organisé.
11. Ibid., p. 111 sq.
12. Ibid., p. 126 sq.
13. Ibid., p. 136.
14. WAMBACH, op. cit., p. 137, note que la coopération entre les organisations de réfugiés et les offices de propagande gouvernementale restait succincte.
15. Cf. Hans W. SCHOENBERG, Germons from the East, Martinus Nijhoff, La Haye, 1970, p. 261 sq.
16. Cf. Hermann WEISS, op. cit., p. 205, et Die Diskussion über die Vertreibung der Deutschen in der CSFR, Wissenschaftlicher Dienst fur Ostmitteleuropa (éd.), Dokumentation Ostmitteleuropa 17 (41), Marburg an der Lahn, Johann-Gottfried-Herder-Institut, décembre 1991, p. 54.
17. Cf. Der Westpreusse, 18 octobre 1969, p. 1.
18. Cf. « 70 v.H. lehnen Oder-Neisse-Linie ab », Der Westpreusse, 20 janvier 1968, p. 1.
19. Cf. « 45 % gegen Oder-Neissè-Anerkennung », Der Westpreusse, 5 septembre 1970, p. 10.
20. Cf. « Zwei Drittel sind gegen Polen-Abkommen », Der Westpreusse, 6 décembre 1975, p. 15.
21. Cf. Herbert HUPKA, « Sind Landsmannschaften noch zeitgemâss? », Der Westpreusse, 5 mars 1977, p. 1-2.
22. Cf. « Die Vertriebenen — ein politischer Faktor », Der Westpreusse, 20 mai 1989, p. 1.
23. Cf. « Alliierter als? », Der Westpreusse, 3 février 1990, p. 2.
24. Cf. Herbert HUPKA, Schiesisches Credo, Langen-Mùller, Munich/Vienne, 1986, p. 60 sq. Les réfugiés étaient d'ailleurs exaspérés par les tergiversations du parti, au Schleswig-Holstein, à nommer Rehs candidat ; cf. Das Ostpreussenblatt, 17 mai 1969, p. 2.
25. Ibid., p. 319 sq., et Der Schlesier, 9 mars 1972, p. 1. Les réfugiés notent également que Helmut Bàrwald, membre du comité directeur du SPD et spécialiste des questions interâllemandes, se démet de ses fonctions, comme Heinz-Rudolf Fritsche (Silésien du Bade-Wurtemberg) ou Wegener (président des Mecklembergeois en RFA).
26. Cf. Der Westpreusse, 19 septembre 1970, p. 24.
27. Cf. Der Westpreusse, ibid., p. 4. Le même Max Streibl y revient pour les quarante ans de l'Organisation des Prussiens-Orientaux; cf. Der Westpreusse, 5 novembre 1988, p. 1-2.
28. Cf. Der Westpreusse, 21 octobre 1972, p. 2.
29. Cf. Der Westpreusse, 7 avril 1973, p. 1.
30. Cf. Der Westpreusse, 18 septembre 1976, p. 9.
31. Cf. Fritz WITTMANN, « Bundesregierung muss neue Positionen beziehen », Der Westpreusse, 6 novembre 1976, p. 1.
32. Cf. Der Westpreusse, 5 mars 1977, p. 2. Il les recevra de nouveau à lachancellerie le 11 janvier 1983 et se voit attribuer, le 26 octobre 1984, la plus haute distinction des réfugiés.
33. Cf. Der Westpreusse, 15 octobre 1977, p. 1, avec le ministre Werner Maihofer.
34. Cf. Der Westpreusse, 21 juin 1980, p.l.
35. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 12 juin 1981, p. 1.
36. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 24 juillet 1981, p. 1, et du 22 octobre 1982, p. 1.
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37. Cf. Der Westpreusse, A décembre 1982, p. 1.
38.Cf. « Endlich eine klare Aussage zur deutschen Frage », Der Westpreusse, 19 février 1983, p. 1. Il recevra le prix, Karlpreis, des Sudètes en mai 1988 (200 000 personnes présentes).
39. Cf. « Danzig und Thorn gehören auch zu Europa », Der Westpreusse, 16 juin 1984, p. 1.
40. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 6 décembre 1985, p. 1.
41. Cf. Der Schlesier, 28 juin 1985, p. 1.
42. Cf. Der Westpreusse, 1er novembre 1986, p. 2.
43. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 27 février 1987, p. 1. De même le ministre Hans Klein devant 120 000 d'entre eux en juin; cf. Sudetendeutsche Zeitung, 12 juin 1987, p. 1.
44. Cf. Der Westpreusse, 16 mai 1987, p. 2
45. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 27 mai 1988, p. 1.
46. Il rencontre même les « Moraves du Sud » à Geislingen, cf. Sudetendeutsche Zeitung, 17 juillet 1987, p. 1.
47. Cf. Der Westpreusse, 15 juillet 1989, p. 2, alors qu'Egon Bahr — qui expliquait le contraire aux Prussiens occidentaux le 2 juin 1970 — déclare maintenant que le traité avec la Pologne du 7 décembre 1970 sanctionnait la frontière.
48. Cf. Der Westpreusse, 21 octobre 1989, p. 1, et Der Westpreusse, 4 novembre 1989, p. 2.
49. Il s'agissait de celui de Görlitz du 6 juillet 1950 où la RDA acceptait la ligne Oder-Neisse comme « frontière de paix et d'amitié ».
50. Cf. Hans W. SCHOENBERG, op. cit., p. 273.
51. Ibid., p. 280 sq.
52. Ibid., p. 282 sq.
53. Cf. Der Schlesier, 3 décembre 1970, p. 1.
54. Cf. Der Westpreusse, 20 octobre 1973, p. 2.
55. Cf. ibid., 5 janvier 1974, p. 2.
56. Cf. ibid., 20 avril 1974, p. 2.
57. Cf. ibid., 1er novembre 1974 (en Basse-Saxe).
58. Cf. ibid., 5 avril 1980, p. 2.
59. Cf. ibid., 18 février 1984, p. 1.
60. Cf. Herbert HUPKA, Schlesisches Credo, op. cit., p. 161. Cela même si les Allemands de l'Ouest ne sont que 12 % à partager son opinion en 1982 (de son propre aveu).
61. « Harte Diskussion mit dem Bundesaussenminister », Der Westpreusse, 5 mars 1983, p. 24. La résolution du 17 mai 1972, émise par tous les partis, qui faisait l'objet du débat, avait été adoptée, lors de la ratification des traités avec l'Est, en pure perte, de façon que CDU et CSU puissent les ratifier. Selon les réfugiés, elle servit plus tard de « béquille électorale » au SPD. Cf. OSTROG, « Fur die SPD nur eine Krûcke », Der Schlesier, 1er juillet 1977, p. 1. La Fédération rappelle facilement au ministre qu'Erich Mende, président du FDP, son parti, de 1957 à 1963, déclarait, en mai 1964, à 100 000 Poméraniens, défendre le « droit naturel » des Allemands en matière d'Oder-Neisse ; cf. Der Westpreusse, 15 mai 1964, p. 1. De même à Göttingen les 14-15 novembre 1964. Mende devait, par exemple, assister à la commémoration du plébiscite de Haute-Silésie, le 19 mars 1966 ; cf. Der Schlesier du 31, p. 1. D'ailleurs, le FDP connaîtra comme le SPD une vague de départs pendant l'année 1970; par exemple, le député von Kiihlmann-Stumm, président suppléant du groupe parlementaire, met son parti en garde dès le printemps; cf. Der Westpreusse, 6 juin 1970, p. 11. Walter Scheel, de 1969 à 1974 ministre des Affaires étrangères libéral, convaincra difficilement les réfugiés du bien-fondé de I'Ostpolitik lors d'un entretien le 21 octobre 1970; cf. Der Westpreusse, 7 novembre 1970, p. 2. Le journal s'interroge, le 4 mai 1974, p. 1, sur le départ silencieux de Scheel, interprété par les réfugiés comme la preuve de son dilettantisme.
62. Cf. Herbert HUPKA, « Ostdeutschland bleibt Ostdeutschland », Der Westpreusse, 7 août 1984, p. 1-2.
63. Cf. Herbert HUPKA, « Die Angst vor der Veränderung », Der Schlesier, 18 mai 1984, p. 1 ; et quant au flou dont s'entoure le ministre, Herbert Czaja, « Verwirrende Aussagen Genschers », Der Schlesier, 29 juin 1984, p. 1. C'est que le « flexible » Genscher communique dès à présent par signaux avec les Polonais ; Der Schlesier, 7 décembre 1984, p. 1.
61
HÉRODOTE
64. Cf. Der Schlesier, 4 juillet 1986, p. 1.
65. Cf. Karlheinz BRUNS, « Wie halten es die Bonner Parteien mit Gesamtdeutschland », Der Schlesier, 16 janvier 1987, p. 1-2.
66. Cf. « Neue CDU-Ziele », Der Westpreusse, 5 mars 1988, p. 2. Le même Geissler parlera ironiquement — indignation chez les réfugiés — des frontières de 19etc. ; cf. Der Schlesier, 18 novembre 1988, p. 1.
67. Cf. Martin JENKE, « CDU immer SPD-ähnlicher », Der Schlesier, 14 août 1987, p. 1-3. Le journal rapporte avec émotion les harangues contraires du député CSU Freiherr von und zu Guttenberg dans le passé (4 septembre 1987, p. 1).
68. Cf. Karlheinz BRUNS, « CDU-Deutschlandpapier ohne Substanz », Der Schlesier, 4 mars 1988, p. 1-2.
69. Cf. Horst Egon REHNERT, « Kohl hielt an Rechtspositionen fest », Der Westpreusse, 4 novembre 1989, p. 1-2. Le chancelier s'appuyait sur les conceptions de son conseiller, l'historien Michael Stürmer, qui considérait, au moins à usage externe, les États-nations comme dépassés ; cf. Herbert HUPKA, « Wider die Konservierung des Status quo », Der Westpreusse, 16 mai 1987, p. 1.
70. Cf. Horst Egon REHNERT, « Die Vertriebenen-Botschafter der Aussôhnung? », Der Westpreusse, 18 août 1990, p. 1-2.
71. Cf. Martin JENKE, « Will sich der BdV unbedingt fur die CDU opfern », Die Schlesier, 5 février 1990, p. 1 ; et Erich KUNZE, « Der dunkelste Tag seit 1945 in der deutschen Geschichte », Der Schlesier, 23 juillet 1990, p. 1-2. D'ailleurs, la version de Kohi (contrainte internationale) ne correspond pas à celle de Genscher (libre choix en faveur des Polonais); cf. « Vertràge und Geschichte », Der Westpreusse, 21 septembre 1991, p. 2.
72. Cf. Der Westpreusse, 7 juillet 1990, p. 5.
73. Cf. Der Schlesier, 31 octobre 1991, p. 1 sq. « Deux abstentions sur le deuxième traité ».
74. Cf. « Kohl sprang auf den fahrenden Zug », Der Schlesier, 15 janvier 1990, p. 1-2.
75. Cette critique se portera en particulier sur les personnages de Waigel, Zimmermann, etc., qui avaient, dans le passé, manifesté un soutien sans faille à la cause des réfugiés.
76. Cf. Siegfried KOTTWITZ, « Verrat und Trauer Selbstbestimmung und Hoffnung », Der Schlesier, 19 novembre 1990, p. 1.
77. Cf. Hermann WEISS, op. cit., p. 201 sq. et l'étude informée, mais peu objective, de Kurt SCHNÔRING, « Die NS-Mentalität der Vertriebenenpresse », Deutsch-Polnische Hefte, novembre et décembre 1960, février 1961. On notera cependant que le millionnaire munichois d'extrême droite Gerhard Frey avait acquis un autre périodique sudète, Der Sudetendeutsche, à la fin des années soixante-dix.
78. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 17 décembre 1982, p. 3.
79. Par exemple, le 1er avril 1984, p. 1.
80. Cf. Karlheinz BRUNS, « Wie halten es die Bonner Parteien mit Gesamtdeutschland », Der Schlesier, 16 janvier 1987, p. 1 sq.
81. Cf. « Republikaner in Totalvision: Bonn mit neuem Programm », Der Schlesier, 15 mai 1987, p. 3.
82. Cf. « Sensation CDU und FDP verlieren ihre Mehrheit Aus fur FDP 7,5 % fur Republikaner », Der Schlesier, 3 février 1989, p. 1.
83. Cf. Karlheinz BRUNS, « Nach der Wahl in Berlin Denkansâtze und Irritationen », Der Schlesier, 24 février 1989, p. 1.
84. Cf. « Aufruf des Forderkreises Deutsche Einheit », Der Schlesier, 20 mai 1988, p. 1 ; et Der Schlesier, 28 août 1989, p. 1, avec carte suggestive. Une réunion de l'association aura lieu les ler-2 juillet 1989 à Hanovre en présence de Théo Waigel qui y fait des déclarations tranchantes sur l'Oder-Neisse ; cf. Karlheinz BRUNS, « Gewaltverzicht bedeutet nicht Rechtverzicht », Der Schlesier, 10 juillet 1989, p. 1 sq.
85. Cf. Karlheinz BRUNS, « Bonner Politiker in der Verantwortung fur Gesamtdeutschland Defizite im Parteiprogramm der Republikaner », Der Schlesier, 5 février 1990, p. 2, et Johanna GRUND, « Die Stunde der Wahrheit kommt bald », Der Schlesier, 5 mars 1990, p. 2.
86. Cf. Martin JENKE, « Die Deutschen wachen endlich auf », Der Schlesier, 26 mars 1990, p. 1.
87. Cf. Der Westpreusse, 4 août 1990, p. 2, et « Treten Sie zurück, Herr Dr. Hennig ! », Der Schlesier, 16 juillet 1990, p. 1. Le même Hennig s'était paradoxalement fait tancer par Hans-Dietrich Genscher en 1983 pour ses
62
LA LONGUE MARCHE DES ORGANISATIONS DE RÉFUGIÉS ALLEMANDS DE 1945
déclarations sur l'Allemagne, cf. Harry POLEY, « Das Rad der Geschichte rollt », Der Westpreusse, 7 mai 1983, p. 1-2.
88. Karlheinz BRUNS, « "Konturloses Wunschdenken" bestimmt die deutschlandpolitische Szene », Der Schlesier, 2 septembre 1988, p. 1-2, et « Wiedervereinigung und Europa », Der Schlesier, 29 mai 1989, p. 1-2.
89. Cf. Förderkreis Deutsche Einheit, Joachim GOHLKE, « Der Kampf um Ostdeutschland », Der Schlesier, 28 août 1989, p. 1-2.
90. Cf. Martin JENKE, « Will sich der BdV unbedingt fur die CDU opfern », Der Schlesier, 5 février 1990, p. 1.
91. Cf. Das Ostpreussenblatt, 1er juillet 1989, p. 1, et Der Westpreusse, 30 avril 1992, p. 4.
92. Hugo RASMUS, « Unverzagt zu neuen Ufern », Der Westpreusse, 1er décembre 1990, p. 1-2.
93. Cf. JUSTUS, « Vertrag mit Polen ist ein guter Kompromiss », Der Schlesier, 17 juin 1991, p. 1. Il se répète par la suite sur les ondes polonaises.
94. Cf. « Wann wird Herr Koschyk endlich aus seinem Amt abberufen », lettre de lecteur, Der Schlesier, 6 mai 1991, p. 3.
95. Cf. « Ehrenhafte Diskussion », Der Westpreusse, 6 juillet 1991, p. 2.
96. Alors que l'assemblée régionale de la-Fédération Nord-Rhénanie-Westphalie réclamait sa tête le 9 mars 1991. Koschyk est si parfaitement convaincu de ses thèses qu'il n'hésite pas à proclamer, dans Zycie Warszawy, ne s'être jamais considéré comme réfugié, ce qui lui vaudra, alors, évidemment une lettre indignée de Herbert Czaja ; cf. Der Schlesier, 13 décembre 1991, p. 1.
97. Cf. Sudetendeutsche Landsmannschaft, Satzung, s.d.
98. Cf. Fritz Peter HABEL, Dokumentensammlung zur Sudetenfrage, 3e éd., Robert Lerche, Munich, 1962, p. 134, qui se réfère à celle du Conseil sudète du 17 avril 1957.
99. Ibid., p. 144, et Hommage Rudolf Lodgman von Auen, Albert Karl SIMON (éd.), Munich, Sudetendeutsche Landsmannschaft, 1953, p. 13.
100. Cf. Die Sudetenfrage in der Deutschen Politik, Wolf und Sohn, Munich, 1965, p. 71.
101. Cf. Deutscher Europàer Patriot Gedenkblatt fur Wenzel Jaksch, Fédération des réfugiés (2e éd.), Bonn, doc. n° 24, 25 novembre 1976, p. 3 sq.
102. Cf. Hermann WEISS, ibid., p. 202.
103. Cf. Wenzel JAKSCH, « Die Sudetenfrage im Mitteleuropàischen Kräftespiel », in Genossenschaft gleichberechtigter Völker, Wolf und Sohn, Munich, 1956, p. 30.
104. Cf. Silesius ALTER, « "Klein-Europa" und die Gefahren », Der Schlesier, 10 août 1960, p. 1-2.
105. Cf. Walter RINKE, « Europa und der deutsche Osten », Der Schlesier, juillet 1953 (3), p. 1. L'auteur préside depuis 1949 aux destinées des Silésiens. Il est porte-parole de l'organisation silésienne depuis le 20 janvier 1950 (donc avant sa constitution le 28 mars) et le restera jusqu'au 19-20 juin 1952 (président d'honneur en octobre). Et RINKE, « Eine Fahrt ins Rote? », Der Schlesier, 19 mars 1970, p. 1, pour qui l'intérêt du camp soviétique est précisément de bloquer l'élargissement de la CEE à l'Est.
106. Cf. Der Schlesier, 20 mai 1965, p. 1, qui recommande de mobiliser la puissance économique nouvelle de la RFA, en regard des craquements à l'Est (discorde URSS-Chine), à cet effet. L'Europe du général de Gaulle, c'est le continent sous hégémonie française sans les territoires de l'Oder-Neisse ; cf. Silesius ALTER, « Den Zipfel seines Mantels erfassen », Der Schlesier, 10 décembre 1964, p. 1. Europe des patries ou fédération européenne, elle brise l'Allemagne; cf. W. RUMBAUR, «Europa — aber wie?», Der Schlesier, 23 juillet 1964, p. 2. Le journal — cf. OSTROG, « Charles de Gaulle weiss ailes besser », Der Schlesier, 3 août 1967, p. 1 — propose une intéressante analogie entre le Québec et les territoires de l'Oder-Neisse: le général aurait la mémoire nationale sélective; il relève les félicitations polonaises à de Gaulle. Le 12 octobre 1967, ce sera l'indignation à propos du voyage en Pologne et des déclarations en Haute-Silésie.
107. Cf. Erich JANKE, « Um eine neue Aussenpolitik », Der Schlesier, 24 novembre 1966, p. 1. 108: Cf. Herbert HUPKA, « Der Klima-Tief ist überwunden », Der Schlesier, 19 janvier 1967, p. 1.
109. Cf. « Ostpolitik europàisieren », Der Schlesier, 19 février 1970, p. 2. Pour les remarques parfois peu amènes sur les Alliés qui ont voulu, en 1945, la situation actuelle et les superpuissances qui s'en arrangent fort bien alors que l'URSS se présente en particulier comme pôle européen, cf. Silesius ALTER, « Was auf uns Deutsche zukommt », Der Schlesier, 23 septembre 1965, p. 1.
63
HÉRODOTE
110. Cf. Gerhard SCHULZ-WITTHUHN, Der Schlesier, 13 janvier 1972, p. 1. L'auteur est député SPD et victime du national-socialisme.
111. Cf. Rudolf LODGMAN VON AUEN, Ein deutsches und europäisches Ostprogramm, Aussenpolitik, Stuttgart, 1953, p. 770 sq.
112. Cf..Sudetendeutsche Zeitung, 2 février 1968, p. 1.
113. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 27 février 1987, p. 1.
114. Cf. Fritz WITTMANN, « Freizûgigkeit zur Verwirklichung des Heimatrechtes », Sudetendeutsche Zeitung, 13 mars 1987, p. 1. L'auteur est en même temps président suppléant de l'organisation sudète.
115. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 27 mai 1988, p. 1 sq.
116. Cf. Bernd POSSELT, « Europa der Volksgruppen », Sudetendeutsche Zeitung, 11 décembre 1981, p. 1.
117. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 23 octobre 1983, p. 1.
118. Cf. Sudetendeutsche Zeitung, 11 mai 1984, p. 1.
119. Cf. Otto VON HABSBURG, « Weichenstellung fur kommende Generationen », Sudetendeutsche Zeitung, 16 juin 1989, p. 1.
120. Cf. « Europa zwischen Utopie und Résignation », Sudetendeutsche Zeitung, 4 août 1978, p. 1, selon Josef Stingl, président de la très influente Ackermann-Gemeinde catholique des Sudètes.
121. Cf. « Europawahl im Jahre 1989 », Der Westpreusse, 5 novembre 1988, p. 2.
122. Cf. « Noch 550 000 Deutsche jenseits von Oder und Neisse », Der Schlesier, 8 octobre 1976, p. 1.
123. Cf. Karlheinz BRUNS, « Deutsche Minderheit im polnischen Machtbereich rechtlos », Der Schlesier, 10 mai 1985, p. 2. C'était déjà le chiffre communiqué par Alois Mertes, secrétaire d'État à l'Auswârtiges Amt en 1983; cf. Herbert HUPKA, « Schweigen über die Deutschen jenseits von Oder und Neisse », Der Westpreusse, 21 janvier 1989, p. 2. .
124. Cf. Herbert HUPKA, « Es gibt die Deutschen Wider Kardinal Glemps falsches Zeugnis », Der Schlesier, 7 septembre 1984, p. 1.
125. Cf. « Neue Rechte fur Deutsche », Sudetendeutsche Zeitung, 16 février 1968, p. 3.
126. Cf. « Mehr Deutsche in der CSSR als amtlich angegeben », Sudetendeutsche Zeitung, 24 avril 1969, p. 1.
127. Cf. Alfred BOHMANN, « Die Nationalitàtenentwicklung in der Tschechoslowakei », Sudetendeutsche Zeitung, 9 juillet 1971, p. 11, avec donc un recul de 54,1 % par rapport à 1950. Ils passent à 85 000 chez Rudolf WENZEL, « Volkszâhlung enthûllte die Tragôdie der deutschen Minderheit in der CSSR », Sudetendeutsche Zeitung, 8 juin 1973, p. 12, qui tient compte de la langue d'usage indiquée et note que cette population vieillit.
128. Cf. Ërnst BAHR et Kurt KONIG, Niederschlesien unter polnischer Verwaltung, Alfred Metzner, Francfortsur-le-Main/Berlin, 1967, p. 39-40. 7 000 « vérifiés » au 1er janvier 1947 pour toute la Basse-Silésie sur les 3 millions d'habitants d'autrefois et 17 000 au 1er juin.
129. Cf. Rudolf NEUMANN, Ostpreussen unter polnischer und sowjetischer Verwaltung, Alfred Metzner, Francfort-sur-le-Main/Berlin, 1955, p. 40 sq. La partie de la Prusse-Orientale administrée par Varsovie en 1945 était avant la guerre protestante à 73,4 % (12 % après 1945 à cause du transfert de population). Cette confession reste majoritaire parmi les « autochtones ». L'auteur montre que le gros travail des ethnologues pour intégrer les Mazures n'a pas abouti.
130. Cf. Ernst BAHR, Ostpommern unter polnischer Verwaltung, Alfred Metzner, Francfort-sur-le-Main/Berlin, 1959, p. 9.
131. Cf. Ernst BAHR, Das nördliche Westpreussen und Danzig nach 1945, Alfred Metzner, Francfort-sur-leMain/Berlin, 1960, p. 17 sq., qui relève le peu de fiabilité des statistiques polonaises. Les autorités en déclaraient 33 000 dont 18 000 au 1er juin 1947.
132. Cf. Der europàische Osten, 3 (1967), n° 7, p. 432.
133. Cf. Rudolf NEUMANN, op. cit., p. 28 sq.
134. Ibid., p. 29. Varsovie les fait maintenant apparaître à l'article populations « indigènes » avec les Mazures non vérifiés, soit 120 000 personnes. Gotthold RHODE, Zeitschrift fur Ostkunde, 2 (1953), p. 371-388, compte 50 000 Allemands et 80 000 Mazures (dont il soustrait ceux qui étaient pro-polonais en 1939), soit 20 % à 50 % à Allenstein, Sensburg, Ortelsburg et Johannisburg. Neumann les chiffre à 140 000-150 000 en fonction de la presse catholique polonaise; ibid., p. 30.
64
LA LONGUE MARCHE DES ORGANISATIONS DE REFUGIES ALLEMANDS DE 1945
135. Cf. Ekkehard BUCHHOFER, Die Bevölkerungsentwicklung in den polnisch verwalteten deutschen Ostgebielen von 1956-1965, Institut de géographie, Kiel, p. 155 sq.
136. Cf. Peter RUTKOWSKI, « Nur Polen erkennt Deutsche nicht an? », Der Westpreusse, 21 décembre 1968, p. 10. Il paraissait à Wroclaw, avec supplément poméranien (Köslin).
137. Cf. « Warschau gegen Brücken der Verständigung », Der Westpreusse, 20 avril 1985. Il faut croire, ironise le journal des Prussiens occidentaux, que la minorité allemande s'est désagrégée d'elle-même ; Der Westpreusse, 5 mars 1988, p. 1-2.
138. Aux termes de la loi allemande (RFA) du 22 février 1955 (art. 1 a), ils sont donc des binationaux quand ils n'ont pas demandé à devenir tchécoslovaques (art. 2).
139. Cf. Zur gegenwärtigen Lage der Deutschen in der Tschechoslowakei, Wolf und Sohn, Munich, 1957; Heinrich KUHN, Die Kulturelle Situation der Deutschen in der Tschechoslowakei, p. 26 sq.
140. Cf. Das Sudetenland 25 Jahre nach der Vertreibung, Mitteleuropaische Quellen und Dokumente, Conseil sudète (éd.), Munich, 1970, p. 51 sq. 62 groupes locaux et 7 000 membres au 27 juin 1970. Le PC tchèque avait décidé en 1956 de résoudre la question « démocratiquement », mais s'en désintéressa très vite.
141. Cf. « 400 000 Landsleute in Nûrnberg », Sudetendeutsche Zeitung, 30 mai 1969, p. 1 ; et « Die Lage der Deutschen in der Tschechoslowakei », ibid., 16 mai 1969, p. 3. Les enseignants d'allemand ne sont pas qualifiés, la scolarité toujours en tchèque, le journal Prager Volkszeitung exclu de la maison d'édition des syndicats, fortement censuré. Toni HERGET, « Das Restdeutschtum in der Tschechoslowakei », Sudetendeutsche Zeitung, 6 juin 1980, p. 3, montre que les 10 000 adhérents de l'organisation (70 groupes) travaillent dans des conditions très difficiles.
142. Cf. Studetendeutsche Zeitung, 5 mai 1989, p. 1.
143. « Unser "Nein" zur totalen Preisgabe zum gerechten Ausgleich sagen wir "ja" », Der Westpreusse, 6 octobre 1990, p. 1-2.
144. Cf. « Fur eine bessere Zukunft », Der Westpreusse, 20 octobre 1990, p. 1.
145. Cf. Herbert HUPKA, « Polen will nach Europa », Der Westpreusse, 4 mai 1991, p. 1 sq., et « Noch ein weiter Weg Polen und die europäische Gemeinschaft », Der Westpreusse, 7 décembre 1991, p. 1.
146. Cf. Der Westpreusse, 3 novembre 1990, p. 2.
147. Cf. Der Westpreusse, 16 mars 1991, p. 3. La position du président des délégués silésiens Ortwin Lowack (ex-CSU), « Zum deutsch-polnischen Nachbarschaftsvertrag », Der Schlesier, 15 avril 1991, p. 1, n'est pas très différente.
148. Cf. Odo RATZA, « Westpreussen ist zum Auland geworden », Der Westpreusse, 6 juillet 1991 (à Hambourg), et Hugo RASMUS, « Es geht um die Méthode », Der Westpreusse, 20 juillet 1991, p. 1-2. Également Odo RATZA, « Sich gegenseitig achten und zusammenarbeiten », Der Westpreusse, 7 septembre 1991, p. 1-2.
149. Cf. « Ja zu gutnachbarlichen Beziehungen », Der Westpreusse, 21 septembre 1991, p. 1.
150. Cf. « Nur schlecht beraten? », Der Westpreusse, 16 mars 1991, p. 2.
151. Cf. « Nicht in Ordnung! », Der Westpreusse, 17 novembre 1990, p. 2.
152. Cf. « Verweigerter Minderheitenschutz ist Unrecht », Der Westpreusse, 20 avril 1991, p. 1.
153. Cf. Herbert HUPKA, « Deutsche in Polens Sejm und Sénat », Der Westpreusse, 16 novembre 1991, p. 1. Ces sept députés refuseront de ratifier le traité du 14 novembre 1990 ; celui du 17 juin 1991 le sera contre 26 voix et 60 abstentions. Il eût d'ailleurs convenu, notent habilement les Silésiens, de conclure le traité après les élections législatives en Pologne, d'autant que la République n'avait pu, faute de scrutin démocratique, être associée au Parlement européen. Cf. Ortwin LOWACK, Zum deutsch-polnischen Nachbarschaftsvertrag, op. cit., p. 1.
154. Cf. « Prag im Widerspruch zur Bundesregierung », Sudetendeutsche Zeitung, 3 avril 1992, p. 1, qui se fonde sur Rude Pravo du 26 mars. Le traité avait été paraphé le 7 octobre 1991 par les ministres des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher et Juri Dienstbier ; il devait être signé par les deux chefs d'État et ratifié par les deux parlements.
155. Ibid. Ce que dénonce Wolfgang Schäuble, président du groupe parlementaire CDU-CSU, lors des cinquante ans de la section Bade-Wurtemberg de la Fédération, le 28 mars.
156. Cf. « Fur einen Rechtsstaat skandalôse Auffassungen », Sudetendeutsche Zeitung, 24 avril 1992, p. 1, et Hermann RASCHHOFER et Otto KIMMINICH, Die Sudetenfrage, Olzog, Munich, 2e éd. 1988, p. 303 sq. : aux termes
65
HERODOTE
du décret tchécoslovaque du 2 août 1945, qui retirait la nationalité tchécoslovaque aux Sudètes ayant acquis celle du Reich le 20 novembre 1938 tout en se fondant sur la nullité ex tune (d'emblée) des accords de Munich, les Sudètes étaient juridiquement, à cette date, apatrides.
157. Le périodique Respekt, n° 5, 28 janvier 1991, en rend compte et interviewe le chef sudète, ce qui démontre par ailleurs, contrairement à ce que pense Jan KREN, Die Diskussion, op. cit., p. 54, que l'influence de l'organisation reste grande, elle dépasse les 50 000 adhérents et le tirage à 10 000 exemplaires de la Sudetendeutsche Zeitung.
158. Cf. RudePravo, n° 215, 14 septembre 1991.
159. Cf. Die Diskussion, op. cit., p. 164 sq.
160. Cf. Fritz WITTMANN, « Trotz Dissenses weiter nach Lösungen suchen », Sudetendeutsche Zeitung, 24 avril 1992, p. 1.
161. Cf. Fur einen Rechtsstaat, op. cit., p. 1.
162. Cf. Karlheinz BRUNS, « Schlesien bleibt unser Auftrag », Der Schlesier, 29 juillet 1991, p. 1 sq.
163. Cf. Bernd POSSELT, « Wer entdeckt Europa? », Sudetendeutsche Zeitung, 10 avril 1992, p. 1.
164. Cf. Der Spiegel, n° 46, 12 novembre 1990.
165. Cf. « Wir wollen Anschluss », Der Spiegel, n° 24, 1991.
166. Cf. « Deutsche Investoren in Polen », Der Westpreusse, 16 novembre 1991, p. 2.
167. Tout en notant que nombre de Polonais acceptent de figurer comme hommes de paille. Sans compter les émigrants allemands des années soixante-dix qui sont restés citoyens polonais sur le papier qu'ils l'aient voulu ou non parce qu'ils refusaient de payer les frais de dénationalisation. Dans ce cas-là, c'est la commune qui décide de leur restituer ou non leurs biens.
168. Cf. « Wirtschaftsreform/Privatisierung in der Tschechoslowakei — Erwerb von Eigentum (Liegenschaften) durch Anslander », Sudetendeutsche Zeitung, 3 avril 1992, p. 3, qui donne tous les détails.
169. Cf. « Nicht in Ordnung », Der Westpreusse, 17 novembre 1990, p. 2.
170. Cf. « 64 % Prozent der Polen votiert fur Schlesien », Der Schlesier, 17 septembre 1990, p. 1 ; Deutsche Zeitung, juillet 1990.
171. Cf. Manfred RIEDL, « Der Umdenkungsprozess wird Zeit brauchen », Sudetendeutsche Zeitung, 10 avril 1992, p. 1.
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Rédacteur en chef: Frédéric Brun
Secrétaire de rédaction : Nathalie Inchauspé
N°l, Hiver 92 (épuisé)
Ecologie : les nouvelles exigences théoriques
N° 2, Printemps 92 (70 F)
Spécial Rio / France : le printemps des écologistes
Science coloniale et écologie.
N° 3/4, Automne 92 (110 F)
L'écologie entre le mythe et la connai sance
L'Europe et l'environnement.
N° 5, Hiver 93 (85 F)
Faut-il avoir peur de Luc Ferry ?
Euro-Disneyland / Le rêve du génome humain
Y a-t-il un nationalisme allemand ?
Anne-Marie Gloannec*
Si, dans toute l'Europe, les vieux démons se réveillent — antisémitisme, manifestations, attentats ou meurtres racistes —, l'Allemagne n'en est pas moins exceptionnelle. La violence xénophobe s'est considérablement amplifiée au cours des dernières années jusqu'à ce triple meurtre de Môlln qui suscita un remarquable sursaut démocratique. S'il y a coïncidence entre regain de violence xénophobe et unité allemande, on peut se demander toutefois s'il y a pour autant corrélation. L'unification a-t-elle en fait eu pour conséquence d'attiser nationalisme et xénophobie et, si c'est le cas, était-ce inévitable, contenu en germe dans l'unité nationale 1 ?
Révolution est-allemande et unité allemande : démocratie ou nation ?
Depuis l'ouverture des frontières est-allemandes et les clameurs qui se firent très rapidement entendre en faveur de l'unité, les intellectuels allemands n'ont cessé de s'interroger sur les ressorts mêmes de cette révolution et sur la nature de ce qu'elle engendra, l'Allemagne unie. Celle-ci concrétisait-elle une volonté nationale ou était-elle le fruit de ce que Jürgen Habermas appela « la révolution-rattrapage », d'une volonté de rattraper le bien-être économique et politique occidental 2 ? Pour la plupart des hommes politiques et intellectuels de droite mais aussi pour quelques sociaux-démocrates, comme Walter Momper, maire de Berlin, ou Manfred Stolpe, ministre-président de Berlin-Brandebourg, ou encore pour l'écrivain Martin Walser, la révolution fut une geste nationale qui célébra les retrouvailles de deux moitiés de peuple. Pour les intellectuels de gauche plus que de droite, à l'Ouest comme à l'Est, la révolution est-allemande semblait se faire au nom du deutsche Mark et des bananes, symbo*
symbo* d'études et de recherches internationales, CERI, Paris.
1. Cet article repose sur « Les fortunes d'un modèle », in Anne-Marie LE GLOANNEC (éd.), L'Allemagne après la guerre froide : le vainqueur entravé. Complexe, Bruxelles, 1993 ; et « Les individus et l'unification nationale. De la disparition de la RDA à la construction d'un État national allemand », in Michel GIRARD (éd.), Les Individus dans la politique internationale, Économica, Paris, -1993.
2. Cf. Jürgen HABERMAS, Die nachholende Révolution, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1990, 223 p.
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les d'une consommations qu'ils réprouvaient. Au ravissement de certains, emportés par la nation retrouvée, s'opposait le mépris des intellectuels des deux Allemagnes. Ce faisant, les uns et les autres commettaient une erreur d'analyse.
En effet, choix national et choix libéral se complétaient plutôt que de s'opposer 3. En réclamant collectivement l'unité dès l'ouverture du Mur, les Allemands de l'Est voulurent se raccrocher à l'Occident — comme ils avaient voulu, dès l'été 1989, rejoindre l'Ouest en décidant individuellement d'émigrer. Dans l'un et l'autre cas, il s'agissait de gagner la République fédérale, soit en ralliant son territoire, soit en obtenant que celui-ci s'étende à l'Allemagne orientale. Dans cette perspective, l'unité paraissait, d'une part, préférable à toute stratégie dont l'objectif aurait été de conserver la RDA tout en transformant le régime : alors que les premiers révolutionnaires, dissidents ou communistes réformateurs, ne surent proposer de vision ou de programme clairs, elle semblait moins coûteuse qu'un aggiornamento.
Elle était, d'autre part, la somme de stratégies individuelles plus qu'un acte collectif, autrement dit national : aux immigrants qui, à partir de l'été 1989, gagnèrent l'Ouest, à ceux qui, dès l'automne, réclamèrent l'unité, la République fédérale offrait ou paraissait offrir des services que la RDA n'avait jamais su fournir, l'intégration par exemple. En accordant la nationalité ouest-allemande aux Allemands de l'Est, immigrants ou citoyens d'une Allemagne réunifiée, la République fédérale semblait tout aussi bien promettre l'intégration économique et sociale.
Par là même, celle-ci semblait -cependant passer par la constitution d'un ensemble national et par l'octroi d'une sorte de préférence nationale: selon le mot de Lothar de Maizière, premier et dernier chef de gouvernement élu de l'ancienne RDA, « l'unité, c'est le partage » (Einheit durch Teilen). Les objectifs personnels l'emportaient certainement sur toute conscience nationale, mais c'était l'unification nationale qui permettait l'extension d'un système, libéral et démocratique, autrement dit l'obtention individuelle d'un confort matériel et immatériel. Ainsi la nation fut-elle instrumentalisée, outil de l'intégration des Allemands de l'Est au système ouest-allemand, promesse d'un avenir meilleur, symbole de biens désirables.
La nation, toutefois, n'était pas seulement un outil. Durant les quarante années de régime communiste, le rêve national tint lieu de vision politique, individuelle et collective. Sur le plan individuel, l'éventualité, fût-elle ténue, d'une réunification — qu'il se fût agi d'une réunification « personnelle », par l'immigration, ou d'un bouleversement géopolitique — réprimait toute dissension, toute volonté de transformer le régime d'un État peut-être condamné. Aussi bien la toute-présence de la République fédérale en RDA atomisait la société est-allemande, Produisant images, valeurs et normes, envahissant l'espace est-allemand, elle nourrissait certes
3. A ce propos, on se référera à l'excellent texte de Albert O. HIRSCHMAN, « Exit, Voice, and the Fate of thel German Democratie Republic. An Essay in Conceptual History », World Politics, à paraître. Cet essai est publié j en français sous le titre « Défection, prise de parole et le destin de la RDA : essai d'histoire conceptuelle », Aile- \ magne d'aujourd'hui, n° 121, juillet-septembre 1992. Une version abrégée est parue en allemand : « Wir weinen ihneiT keine Trâne nach. Das Zusammenspiel von Abwanderung und Widerspruch beim Untergang der DDR », Frank-] furter Allgemeine Zeitung, 22 août 1992. !
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culture et contre-culture, mais elle les étouffait aussi, rendant difficile la production de valeurs propres ; autre possible sur le sol allemand, autre espace où le gouvernement est-allemand bannissait les indésirables, elle sapait les fondements de toute opposition au régime 4.
En l'absence de toute opposition organisée, de toute structure sociale autonome, les Allemands de l'Est ne purent que vouloir s'approprier les seules structures qu'ils croyaient connaître, celles de la République fédérale. Lorsque s'ouvrirent les frontières et que le rêve parut réalité tangible dans les magasins des villes occidentales, lorsque les seules structures est-allemandes, structures étatiques autoritaires, se décomposèrent, retentit le slogan de l'unité. « Société sans sujets », ou encore communauté plus que société, l'ensemble est-allemand voulut se fondre dans l'Ouest allemand 5. Autrement dit, l'unité allemande fut en quelque sorte une unité par défaut, unité faute de structures et d'organisation propres de la société estallemande. Il est d'ailleurs révélateur que les seules élites est-allemandes tant soit peu autonomes aient refusé l'unité. Porteuses d'une identité est-allemande, voire d'une vision confuse, elles ne surent rallier la population, en l'absence de véritable programme politique. Le désir de préserver une communauté est-allemande leur en tint lieu : aux désirs individuels, elles opposèrent un rêve communautaire, à l'utopie du confort matériel celle du dénuement, à l'unification des aspirations individuelles, une communauté différente.
En somme, la révolution est-ellemande se fit à la fois au nom du deutsche Mark et en celui de la nation parce que l'un et l'autre étaient liés. Le régime est-allemand avait voulu créer un État nouveau, un homme nouveau et il voulut, pour cela, rompre les liens entre les deux Allemagnes, liens politiques et liens nationaux. Il enferma ses sujets par un mur. Ce faisant, il les priva de libertés et de bien-être économiques et politiques, mais paradoxalement aussi il priva l'État et la société de toute autonomie dans la mesure où la République fédérale constitua, pour les Allemands de l'Est, la seule ouverture sur le monde à laquelle ils eussent accès. Ainsi le Mur, à l'abri duquel aurait dû se constituer une nation socialiste, eut pour conséquence d'entretenir la question nationale. Le régime la maintint vivante dans les consciences est-allemandes alors même qu'il prétendait l'en extirper.
En République fédérale, au contraire, les citoyens construisirent leur conscience politique en s'ouvrant à l'Occident, en optant pour la démocratie, pour le libéralisme économique et politique, pour la mobilité sociale, voire pour un certain cosmopolitisme. Le dos au Mur, le regard tourné vers l'ouest, vers l'Europe et les États-Unis, ils en oublièrent, pour la plupart, la question nationale et, pour certains, voulurent croire haut et fort au dépassement de l'ère nationale et à l'avènement d'un post-nationalisme. Aux yeux de l'opinion publique, de
4. Cf. Anne-Marie LE GLOANNEC, La Nation orpheline. Les Allemagnes en Europe, Calmann-Lévy et Hachette, « Pluriel », Paris, 1989 et 1990, chapitre 2.
5. Pour reprendre la formule de H. HÂUSSERMANN, « Régional Perspectives of East Germany after the Unification of the two Germanies », Paper presented at the Conférence on a New Urban Hierarchy, University of Californie, Los Angeles, avril 1992, cité par Gernot GRABHER, « Le capitalisme sans capitalistes ? Démantèlement des combinats, investissements occidentaux et créations d'entreprises en Allemagne de l'Est », Allemagne d'aujourd'hui, n° 121, juillet-septembre 1992, p. 66.
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ceux notamment qui naquirent dans cette seconde République, ou des intellectuels qui finirent par se rallier à cet État allemand après l'avoir dénoncé vingt ou trente ans durant, l'Allemagne occidentale s'était en quelque sorte distancée du passé, elle s'était rachetée par une nouvelle raison d'être.
Pour l'opinion publique, cela revenait tout simplement à expulser, à expurger le passé tout en le confrontant, la nouvelle République offrait une garantie de démocratie, garantie contre le passé, rupture d'avec un monde dépassé, sinon oublié. Pour des intellectuels comme Gunter Grass ou Jûrgen Habermas, l'ouverture à l'Occident se fondait sur l'exceptionnalité du génocide ; Auschwitz ordonnait un nouveau départ, une nouvelle démarche, une nouvelle République. Pour les uns et les autres, il y avait discontinuité historique, celle du rejet et de l'extériorisation du passé en ce qui concernait l'opinion publique et, dans le cas des intellectuels, celle de l'exceptionnalité d'Auschwitz. En somme, bien qu'elle se voulût continuation du Reich, la République fédérale se construisit en rupture avec le passé.
Dans l'un et l'autre cas, la réunification remet en question, d'une certaine façon, cette discontinuité historique. Même si, d'une part, la République fédérale avait dès 1949 postulé son identité au Reich, même si, d'autre part, la réunification n'abolit pas la République fédérale, mais se construit bien plutôt sur ses fondations, l'Allemagne réunifiée est, à la différence de l'ancienne République, un État national. Ainsi se reconstitue une certaine continuité historique qui pose une question essentielle : celle portant sur la nature de la filiation entre passé et présent, entre l'Empire et Weimar, d'un côté, et, de l'autre, la République fédérale. Ainsi également s'atténue le caractère exceptionnel de cette construction que fut la République fédérale de 1949 à 1989.
Malgré l'extraordinaire continuité, institutionnelle et juridique, politique et sociale, qui présida à la réunification, il n'en demeure pas moins que la reconstitution de la nation allemande remet aussi bien en question les fondements idéologiques au nom desquels la République fédérale établit sa légitimité. Certes, ces fondements furent doubles : en 1949, on l'a dit, celle-ci s'était constituée en continuité avec le Reich aussi bien qu'en rupture avec le passé nazi. L'absence d'unité, quarante ans durant, avait néanmoins fait d'elle un système, une démocratie occidentale, contrairement au système est-allemand, et non une nation 6. Celle-ci était, entre parenthèses, possibilité lointaine pour les avocats d'une réunification, impossibilité théorique pour ses détracteurs, partisans d'un dépassement de l'État-nation.
Il n'y a là certes rien d'extraordinaire, si l'on songe que d'autres États ne sont pas nécessairement des nations ou que l'Allemagne elle-même fut pendant longtemps une nation aux multiples États. A l'aune du passé récent, de Bismarck à Hitler, la constitution d'un État, avant tout système et non nation, n'en était pas moins révolutionnaire. C'est sur cet acte révolutionnaire que ne veulent pas revenir ceux qui, en République fédérale, refusèrent l'unité. Leurs motifs sont politiques plus qu'économiques. Certes, ils purent craindre que les coûts
6. C'est l'argument mis en avant par Dan DÎNER, Der Krieg der Erlnnerungen un die Ordnung der Welt Rotbuch Verlag, Berlin, 1991, 131 p.
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de la réunification n'entament leur niveau de vie, mais, plus encore, ils craignirent — et craignent encore — une altération de la République fédérale, une transformation tant de son identité historique que de sa nature politique.
Nation par défaut ou nation inéluctable ?
Avec l'effondrement de l'État, l'identité est-allemande s'effaça au profit d'une identité allemande. Alors qu'en novembre 1989 76 % des Allemands de l'Est se sentaient encore « Rdéens », si l'on peut dire, 73 % se dirent allemands quelques mois plus tard, en avril 19907. L'unification juridique et politique produit cependant des conséquences inverses. Alors qu'au printemps 1990 une majorité d'Allemands de l'Est se voulait allemande, ils n'étaient plus que 40 % un an plus tard, en juin 1991, tandis que 51 % affichaient une identité estallemande 8. A mesure que s'évanouissaient les espérances d'un bien-être immédiat, les Allemands de l'Est renièrent l'identité nationale qui en était le symbole — plus qu'ils mirent en doute l'unité qui en était le vecteur.
L'identité est-allemande apparut comme un refuge, non qu'on aspirât à la reconstitution d'un État est-allemand, mais plutôt parce que l'identité est-allemande paraissait offrir une illusoire compensation, nostalgie apolitique. En somme, l'identité est-allemande était — et est encore — une identité par défaut ou par défi, une Trotzidentität, pour reprendre le mot de Jens Reich, l'un des pères de la révolution 9. L'identité était — est — donc fonction des attentes. Les Allemands de l'Est avaient voulu revendiquer une identité allemande, une identité commune à tous les Allemands, pour faire partie de l'Ouest et de ses richesses, matérielles et immatérielles. Dès lors que leur accès en était différé, ils revendiquaient leur différence. Identité par défi ou par défaut, parce qu'on ne fait pas — pas encore — partie des nantis, l'identité est-allemande est une nostalgie, une impression plus souvent qu'une expression ou une structuration politiques.
Pour certains, néanmoins, le défi devient haine. A l'Ouest comme à l'Est, les exclus de l'unification invoquent une sorte de préférence nationale, pour réclamer violemment ce qu'ils croient leur être dû. Ils se retournent ainsi contre les Turcs et les Tziganes pour ne pas être eux-mêmes les Turcs et les Tziganes des Allemands de l'Ouest. Les liens du sang leur semblent prioritaires sur ceux, économiques, sociologiques et politiques, tissés entre la Républi7.
Républi7. du Zentralinstitut fur Jugendforschung, publié par la Herbert-Quandt-Stiftung, Quo vadis Deutschland, Berlin, mai 1990, cité par Werner WEIDENFELD et .Karl-Rudolf KORTE, Die Deutschen. Profil einer Nation, KlettCotta, Stuttgart, p. 188.
8. Elisabeth NOELLE-NEUMANN, « Aufarbeitung der Vergangenheit im Schatten der Stasi. Selbstgespräch und WirGefûhl in den neuen Bundeslândern », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 août 1992.
9. Cité dans l'article « Distanz, Enttâuschung, Hass », Der Spiegel, n° 34, 17 août 1992. Cette identité par défaut ou par défi fait penser à l'identité à retardement dont parle Norbert ELIAS dans La Société des individus, Fayard, Paris, 1987, p. 274.
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que fédérale et ses immigrés. Aux valeurs démocratiques de l'intégration de facto, ils veulent opposer une conception völkisch de la nation, pour obtenir de force cette solidarité qui semble faire défaut.
Face au déferlement de violence qui balaie l'Allemagne, les hommes politiques et les intellectuels n'ont pas su réagir assez tôt. Il leur fallut notamment le regard de l'étranger pour condamner ceux-ci. On ne saurait certes se gausser des vigoureuses condamnations prononcées par les milieux d'affaires à rencontre des violences xénophobes : les entreprises sont peutêtre le tissu même de cette société civile libérale qui manifeste son profond attachement à la démocratie dans les rues de la République fédérale. Les centaines de milliers de manifestants qui descendirent dans les rues en dehors de tout encadrement politique (seule la première des manifestations, celle de Berlin, le 9 novembre 1992, se fit à l'appel de partis et de personnalités politiques) témoignent à eux seuls de la vivacité de la démocratie allemande. Il n'en demeure pas moins que les hommes politiques réagirent aux critiques de l'étranger plus qu'à l'horreur des attaques ou à la mise en question du monopole étatique de la violence, un peu comme si les victimes n'étaient bien que des étrangers, étrangers à l'ordre public, étrangers à la démocratie allemande.
A cela deux raisons, peut-être. D'une part, on l'a dit, la République fédérale se construisit à la fois en continuité avec le Reich et en rupture avec le passé. Du fait de ce double héritage, l'ambiguïté prévalut, ainsi dans le traitement que la République réserva à ses étrangers. Par réaction contre le passé nazi, la Loi fondamentale fit obligation aux gouvernants d'accueillir les demandeurs d'asile politique. C'est ainsi qu'en 1992 la République fédérale ouvrit ses portes à près d'un demi-million de demandeurs, dont un fort contingent de réfugiés, revendiquant ou non l'asile politique, venus de l'ex-Yougoslavie, auxquels d'autres pays, comme la France ou la Grande-Bretagne, interdisaient l'entrée sur leur territoire. L'accès à la société allemande n'en est pas moins restreint, voire fermé : malgré l'intégration de facto d'une bonne partie de la population étrangère en Allemagne, intégration économique, voire sociale, il ne lui est guère possible d'acquérir la nationalité allemande alors que les populations d'ascendance allemande parfois extrêmement lointaine y ont plus facilement accès.
Cette politique a une double racine historique, l'une ancienne, qui fit du sang le lien de reconnaissance d'un peuple aux frontières et aux institutions mouvantes ; l'autre récente, qui laissait la porte ouverte à ces Allemands de l'autre Europe et de l'autre Allemagne occupées par des régimes totalitaires. Dans Paprès-1989, cette politique a néanmoins perdu toute justification, d'une part, parce que l'Europe s'est libérée et que les frontières se sont ouvertes et, d'autre part, parce qu'en Allemagne même une bonne partie de la population privilégie les liens démocratiques qui unissent la République et ses étrangers par rapport aux liens du sang. La coalition gouvernementale a préféré toutefois concentrer son attention sur la modification du droit d'asile sans concevoir une véritable politique d'immigration ou refondre le code de la nationalité, comme le SPD le réclame avec de plus en plus d'insistance 10.
10. Au nombre de ceux qui réclament une révision libérale de la Loi fondamentale, Dieter OBERNDORFER, Die Offene Republik. Zur Zukunft Deutschlands und Europas, Herder Verlag, Fribourg, 1991, 126 p.
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Y A-T-IL UN NATIONALISME ALLEMAND ?
Si les hommes politiques ont tout d'abord fait preuve d'une singulière passivité à l'égard des violentes manifestations xénophobes, c'est que, par ailleurs, de concert avec les intellectuels, ils se révèlent incapables de penser l'État-nation. Pour avoir refusé l'unité, ceux de gauche l'ignorent la plupart du temps et pour avoir craint que les Allemands ne dévoient une démocratie mal comprise, ils regardent avec gêne ces violences xénophobes qu'ils crurent avoir annoncées. Pour s'être épuisés à forger l'unité juridico-politique et pour devoir maintenant se consacrer à sa dimension économique et sociale, les conservateurs n'ont pas su penser la nation ni condamner assez vite ces exclus de l'unité qui recourent,à l'extrémisme. La nation leur est simplement venue comme formule de rhétorique, destinée à produire ce bien commun que l'acte d'unification ne sut pas produire et que le gouvernement ne sut pas susciter. Elle peut leur paraître encore l'inéluctable achèvement de la République naguère divisée, qui leur permet de réécrire l'histoire : pour avoir en effet oublié d'oeuvrer en faveur de l'unité avant 1989, les conservateurs veulent aujourd'hui volontiers croire à une sorte de déterminisme historique, en somme à l'inévitabilité de la réunification et de l'autodétermination.
Pour les Allemands de l'Ouest, qui, bien souvent, oublièrent la nation, soit que les gouvernements au pouvoir privilégiassent l'ancrage en Occident, soit que l'opinion publique s'ouvrît à la démocratie et au monde, penser l'État-nation peut sembler une gageure. Pour les uns, à gauche, le défi est mal venu, voire indécent tandis que les conservateurs veulent parfois trop rapidement suivre la voie de la facilité, celle d'une rhétorique nationale destinée à masquer la profonde déchirure interallemande. En osant à peine penser la nation, les uns et les autres semblent donner raison à Jùrgen Habermas qui, dès 1990, déplorait le profond divorce entre question nationale et valeurs républicaines 11.
11. Cf. Jürgen HABERMAS, Die nachholende Revolution, op. cit., notamment l'article intitulé : « Nochmals : Zur Identitât der Deutschen. Ein einig Volk von aufgebrachten Wirtschaftsbûrgern ? »,_ p. 205-224.
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Jean-François Tournadre*
La montée de la violence xénophobe
Trois ans après l'ouverture du mur de Berlin faisant suite à un vaste mouvement populaire en RDA, qui mettait en avant l'exigence de la démocratie, l'actualité politique dans l'est de la nouvelle Allemagne est marquée notamment par les exactions d'une extrême droite souvent ouvertement néo-fasciste. Ces violences, retransmises par l'ensemble des médias européens, se traduisent par l'attaque de foyers de demandeurs d'asile. Contrairement à ce qui ressort fréquemment des informations et des reportages, il ne s'agit pas d'un phénomène propre à l'ex-RDA, mais il est vrai que les agressions sont plus nombreuses et plus lourdes de conséquences à l'Est. En 1990, 270 « actes de violence » avaient été officiellement recensés. En 1991, le bilan s'élevait à 1 483 (3 000 selon des sources non officielles). Entre janvier et septembre 1992, 970 attaques ont déjà eu lieu, qui ont fait 700 blessés et 10 morts sur l'ensemble du territoire allemand.
Cette accélération est en partie révélatrice de la poussée des mouvements d'extrême droite dans la population. Selon une enquête de 1991 de l'Office de protection de la constitution, ces mouvements regroupaient environ 40 000 membres. Aujourd'hui, selon ce même organisme, leur nombre s'élèverait à 60 0001. Encore faut-il observer que ce chiffrage ne tient pas compte des adhérents des Républicains, dont le parti, en pleine progression dans les dernières élections régionales, n'a pas été déclaré ennemi de la Constitution, et dont le leader, Franz Schönhuber, tout en condamnant du bout des lèvres les violences, estime qu'il faut faire preuve de compréhension à l'égard des jeunes coupables d'agressions contre les foyers de demandeurs d'asile. Parmi les militants néo-nazis déclarés, qui seraient au nombre de 4 400, figurent 97 % d'hommes et 70 % de moins de vingt ans 2. La répartition semble être du même ordre dans l'ensemble des mouvements d'extrême droite xénophobes.
* Germaniste, université Paris-III.
1. Cf. interview de Ernst Uhrlau, responsable de l'Office de protection de la constitution de Hambourg, dans Der Spiegel, n° 38, 14 septembre 1992.
2. Cf. Le Monde, 29 août 1992.
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EXTRÊME DROITE, NATIONALISME ET PROBLÈMES D'IDENTITÉ DANS L'EX-RDA
Diverses explications tendant généralement à minimiser la gravité nouvelle du phénomène, en particulier à l'Est, ont été avancées ici ou là. Ainsi, Michael Jänicke, politologue à l'Université libre de Berlin, fait valoir que les skinheads existaient déjà en RDA avant l'effondrement de son système, et cite à l'appui de cette affirmation l'attaque, qui avait eu lieu en 1987, d'une église de Berlin-Est où se déroulait un concert punk 3. Il ne paraît guère possible de partager cette analyse, qui reviendrait à conforter l'idée d'une simple poussée conjoncturelle d'un courant antérieurement existant, mais plus limité dans son expression publique. Sans doute, le système de la RDA n'a pas empêché que subsistent des idéologies d'extrême droite, souvent couplées à des revendications territoriales, mais il serait sans doute erroné de sousestimer ce qu'il y a de qualitativement et quantitativement nouveau dans le phénomène actuel, et il est légitime de se montrer méfiant à l'égard d'analyses qui se réfèrent en général à un nombre très limité d'exemples, dont par ailleurs les caractéristiques sont fort différentes des actes de violence qui se sont développés depuis la fin 1990.
Il faut sans doute prêter plus attention à certaines analyses à la fois techniques et sociopsychologiques avancées pour expliquer la gravité des actes de violence dans l'ex-RDA. Dans l'interview au Spiegel précédemment citée, Ernst Uhrlau fait valoir qu'à l'Ouest les mouvements d'extrême droite étant plus anciennement structurés qu'à l'Est, il est moins difficile pour les forces de police de les infiltrer et de les contrôler. A l'Est, en revanche, les agressions étant souvent le fait à l'origine de commandos volants et ayant un caractère plus « spontané », l'intervention des forces de l'ordre serait à la fois plus compliquée et plus tardive. A cela s'ajoutent en tout cas certaines particularités à l'Est. En effet, une partie importante des forces de police de l'ex-RDA a été licenciée pour collaboration avec la Stasi et n'a pas été remplacée dans les mêmes proportions. Ainsi, à Rostock, où se sont déroulés à plusieurs reprises des événements graves et où l'inertie apparente de la police a été particulièrement mise en évidence, la moitié des effectifs des forces de l'ordre avait été rayée des cadres. Ceux qui restent, souvent mal équipés et mal informés, et soucieux de se démarquer de l'image qu'ils ont héritée de l'ancien régime, hésitent à intervenir, surtout lorsque les exactions des commandos d'extrême droite semblent recueillir l'approbation au moins tacite d'une partie de la population locale.
Ce dernier genre d'analyse présente l'intérêt de donner à penser que, si le terreau idéologique de l'extrême droite n'est pas plus important à l'Est qu'à l'Ouest — nous reviendrons plus loin sur cet aspect des choses —, les conditions pour que les agressions dégénèrent sont probablement plus développées dans l'ex-RDA. Mais il reste que ces explications sont loin de suffire à rendre compte de l'ampleur du phénomène et surtout de sa courbe de progression. En outre, il n'est pas évident que le même type de symptômes à l'Ouest et à l'Est ait dans les deux cas le même contenu ou révèle les mêmes problèmes. Il paraît donc nécessaire de chercher plus avant ce qui, dans la situation récente de l'ex-RDA, peut témoigner d'une relative spécificité du phénomène.
3. Le Point, 5 septembre 1992.
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HÉRODOTE
Des explications socio-économiques
L'explication la plus immédiatement perceptible est d'ordre socio-économique. L'importance du chômage et de la désindustrialisation, la perte des sécurités sociales antérieures, les obstacles au redémarrage économique sont autant de facteurs qui alimentent le mécontentement et la tentation de faire porter la responsabilité aux immigrés. La carte des agressions contre les foyers de demandeurs d'asile se recouvre très largement avec la carte des principaux endroits touchés par les difficultés économiques. Ainsi, à Rostock, les chantiers navals, qui occupaient, en 1989, 8 500 salariés, n'en comptent plus que 3 000, et le taux de chômage atteint 17 % de la population active selon les statistiques officielles. La confrontation entre demandeurs d'asile et familles touchées par le chômage est d'autant plus porteuse de risques d'explosion que, dans de nombreux cas, comme à Lichtenhagen ou à Eisenhüttenstadt, les foyers d'accueil ont été implantés en plein coeur de cités ouvrières. A défaut d'expliquer les agressions, cette situation favorise la montée de la xénophobie passive dans une frange de la population, même lorsque le lien n'est pas fait avec les idéologies d'extrême droite dont se réclament les agresseurs eux-mêmes, et cela d'autant plus que la comparaison entre les 600 marks mensuels que reçoit tout demandeur d'asile pendant tout le temps (souvent fort long) où il attend une réponse et le montant des allocations-chômage touchées par beaucoup suffit souvent à désigner les immigrés, comme boucs émissaires de la crise socio-économique.
Sur l'état actuel de l'économie est-allemande et sur ses chances de redémarrage, les analyses divergent et les statistiques ne concordent pas entièrement. Mais même si l'on accepte de laisser provisoirement de côté la controverse sur l'état réel de l'économie de la RDA au moment de l'unification et sur la compétitivité de ses structures industrielles, les bilans les plus récents suffisent à nourrir les inquiétudes au moins à court terme. La progression du PNB dans les nouveaux Länderçai rapport à 1991 est estimée aujourd'hui, pour 1992, entre 3 % et 5 %, c'est-à-dire largement en dessous des 8 % à 9 % initialement escomptés. Le chômage s'est stabilisé au dernier trimestre à son plus haut niveau. Mais le plus grave pour les perspectives de développement de l'ex-RDA est sans doute que les coûts unitaires de production 4 y sont passés, du début 1990 au début 1992, de 118 % à 216 % du niveau ouestallemand, selon l'institut patronal IW de Cologne. La raison en serait que, contrairement aux espoirs placés dans la modernisation de l'appareil productif, la productivité n'a pas progressé : alors qu'elle se situait en 1990 à 37 % du niveau de l'Allemagne de l'Ouest, elle était à 35 % au début de la présente année.
Les sources de tension naissent ainsi des contradictions entre la masse des capitaux injectés par l'Ouest et leur très faible rentabilité productive, entre les espoirs placés dans l'unification et le marasme économique actuel, entre les promesses faites par le chancelier Kohi et le coût réel de l'unification, pour lequel on n'ose plus guère avancer de chiffres. Ces tensions
4. Résultante des coûts salariaux et de la productivité. 76
EXTRÊME DROITE, NATIONALISME ET PROBLÈMES D'IDENTITÉ DANS L'EX-RDA
sont elles-mêmes à l'origine de clivages grandissants, mais qui s'expriment de manière plus ou moins ouverte. Parmi eux figure en particulier l'animosité, perceptible jusque dans les rangs des syndicats, entre Allemands de l'Ouest de moins en moins disposés à consentir des sacrifices fiscaux pour financer un redémarrage problématique des nouveaux Länder 5 et Allemands de l'Est irrités à la fois par les difficultés qu'ils connaissent et par la situation d'assistés où les place leur prise en charge politique, administrative, financière et économique par l'Ouest. De là peut découler non pas seulement la spectaculaire baisse de popularité du chancelier Kohl dans l'ex-RDA, mais aussi une méfiance à l'égard de l'ensemble des partis parlementaires occidentaux institués. De la désillusion au dégoût de la politique et du dégoût de la politique à l'antiparlementarisme se crée un espace où les mécontentements cherchent un exutoire. En l'absence de luttes sociales d'envergure dans les nouveaux Lànder, et en raison de la difficulté à formuler collectivement les rancoeurs à l'égard d'une Allemagne de l'Ouest naguère considérée comme une valeur-refuge par la majorité de la population de l'ex-RDA, la xénophobie « spontanée » affaiblit les résistances aux activistes d'extrême droite. C'est ainsi que Gunter Grass a pu déclarer récemment : « L'Allemagne a remplacé le mur par un abîme social 6. »
Une xénophobie moins idéologique à l'Est
Dans cette situation, les sondages récents font apparaître, dans l'ensemble de l'Allemagne, une montée de la désillusion à l'égard de l'unification et une progression de la sensibilité aux thèses de l'extrême droite. A la fin du mois de juin, 37 % des Allemands interrogés se déclaraient satisfaits de l'unification et 46 % se disaient plutôt inquiets. Plus révélateur encore : 8 % seulement pensaient que leur situation personnelle en avait été améliorée, tandis que 26 % estimaient qu'elle s'était détériorée 7. Au début du mois de septembre, moins de 35 % étaient prêts à apporter leurs voix au SPD et à la CDU en cas d'élections législatives, 27 % continuaient à soutenir l'action du chancelier Kohl et 20 % envisageaient de voter pour les partis situés « à droite de la CDU 8 ». Dans l'ex-RDA, selon l'institut de sondage INFAS, en juillet 1992, en cas d'élections, trois gouvernements sur les cinq des nouveaux Länder auraient été battus 9.
Mais s'il est vrai que la progression de l'extrême droite se vérifie sur l'ensemble de l'Allemagne, il existe un paradoxe qui mérite que l'on s'y attarde. En effet, alors même que les violences racistes recensées sont plus nombreuses à l'Est, la sensibilité aux thèmes idéologi5.
idéologi5. 1990 et 1992, le déficit budgétaire de l'Allemagne est passé de 150 à 610 milliards de francs.
6. Cité par le journal espagnol El Pais, 21 mars 1992.
7. Cité par L'Humanité, 15 juillet 1992.
8. Cité par Libération, 8 septembre 1992.
9. Cité par Die Welt, 31 juillet 1992.
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HERODOTE
ques dont se réclament leurs auteurs y est très sensiblement inférieure à ce qu'elle est à l'Ouest.] Le même sondage INFAS précédemment cité montre que dans les nouveaux Lànder, le clas-i sèment des préoccupations fait apparaître en tête le chômage (pour 74 % des personnes inter-j rogées), alors que les « étrangers » viennent seulement en huitième position, après lai criminalité, l'environnement, la drogue, les prix, les conséquences de l'unification et le manque de logements. Un autre sondage publié en janvier 1992 par le Spiegel révélait que 66 % de la population allemande estimaient que les étrangers abusent du système social existant, mais que, si 24 % avouaient éprouver de la compréhension pour l'extrême droite, ils étaient moins | nombreux à l'Est qu'à l'Ouest à partager cette opinion. Plus récemment enfin, un nouveau; sondage INFAS confirmait que 19 % à l'Ouest se disaient prêts à voter pour des « groupes' d'extrême droite », alors qu'ils étaient 12 % à l'Est 10. De ces indications convergentes on] serait tenté de conclure que l'extrême droite à l'Ouest, disposant de structures plus organisées et s'appuyant sur un arsenal idéologique plus cohérent, recueille l'assentiment politique; d'une partie de la population, alors qu'à l'Est les violences racistes s'accompagnent d'une xénophobie plus spontanée et plus « protestataire », mais qui ne se combine pas nécessairement avec une approbation de l'ensemble des thèmes développés par l'extrême droite.
La situation paradoxale en apparence, qui fait que l'idéologie de l'extrême droite semble moins répandue dans les nouveaux Länder, où pourtant les agressions sont plus nombreu- ( ses, désigne le noeud de contradictions où se débat la société éclatée de l'est de l'Allemagne.! A la fois habitants de l'ex-RDA et citoyens de la nouvelle RFA, certains de ses membres se; sentent écartelés entre des formes d'identité résiduelle ravivées par leurs incertitudes et leur mécontentement, et la tentation du nationalisme allemand.
Une identité résiduelle protestataire
C'est au début de novembre 1989 que sont apparues, dans les manifestations en RDA, les premières banderoles se réclamant de l'unité nationale allemande, alors que précédemment les slogans exprimaient exclusivement des revendications concernant le régime existant. A partir de ce moment, le thème unitaire s'est développé rapidement, au rythme de la succession, des gouvernements postérieurs à l'éviction de Honecker et de l'enlisement des débats internes sur le profil des réformes à entreprendre. L'unification semble aussi être devenue une sorte ; de valeur-refuge, confortée par les promesses de prospérité faites par Helmut Kohl, et per- ! mettant de faire l'économie de l'élaboration, par les Allemands de l'Est eux-mêmes, des voies de la transition vers un système radicalement différent.
Les désillusions actuelles, nées à la fois des difficultés matérielles inattendues et du choc de deux types de mentalités, contribuent à nourrir un ressentiment qui se traduit non par un rejet global a posteriori du processus, encore moins par une nostalgie du système antérieur,
10. Cité par Le Monde, 3 septembre 1992. 78
EXTRÊME DROITE, NATIONALISME ET PROBLÈMES D'IDENTITÉ DANS L'EX-RDA
mais par l'affirmation renouvelée d'une identité incomprise par les dirigeants de l'Ouest. A la fin de 1989 et en 1990 encore, des voix se faisaient entendre en Allemagne de l'Est pour refuser l'absorption par la RFA et pour affirmer la spécificité de l'« identité RDA ». Mais c'était pour l'essentiel le fait des premiers acteurs du renversement du système, et bien souvent des intellectuels. Compte tenu de la rapidité avec laquelle l'intégration de l'ex-RDA dans la RFA s'est produite et du discrédit dont ont été frappés, à tort ou à raison, notamment à partir de l'ouverture des archives de la Stasi, un grand nombre de leaders d'opinion estallemands, ces manifestations de résistance identitaire se sont ensuite trouvées considérablement affaiblies. Aujourd'hui, il semble que l'on assiste à une résurgence du fait identitaire, mais sous des aspects sensiblement différents.
La première différence tient à la généralisation politique du concept : s'y retrouvent à la fois ceux qui, dans les premiers temps de la révolte anti-Honecker, espéraient une rénovation du socialisme (et dont beaucoup ont rejoint le PDS) et ceux qui voient déçus les espoirs qu'ils avaient placés dans un alignement rapide sur la prospérité de la RFA (et dont beaucoup ont voté pour les partis de la coalition gouvernementale à l'Ouest), c'est-à-dire à la fois ceux qui refusaient naguère l'unification au nom de l'identité et la masse de ceux qui choisissaient la voie nationale au détriment de l'identité.
Une deuxième différence tient au caractère plus « populaire » de cette résurgence, exprimée dorénavant notamment par des catégories sociales — notamment les ouvriers — qui n'avaient pas toujours été, en 1989-1990, au premier rang des manifestations, mais qui sont aujourd'hui touchées par les difficultés socio-économiques que connaît l'est de l'Allemagne. Enfin, et peut-être surtout, le sursaut identitaire peut constituer le réceptacle commun de tous les mécontentements, un peu comme, à l'inverse, le mot d'ordre de l'unification a pu antérieurement fédérer l'essentiel des espoirs. Ces mécontentements, au demeurant, ne sont pas réductibles à leur aspect socio-économique : ils s'accompagnent d'une protestation contre la prise en charge globale de l'Est par l'Ouest, dont témoigne le néologisme Besserwessis 11 couramment utilisé dans les nouveaux Lànder pour désigner les Allemands de l'Ouest. La dimension psychosociale de cette réaction contre l'humiliation largement ressentie à l'Est est un élément important d'une protestation qui se manifeste plus en termes de dignité offensée que par les voies coutumières au système libéral de l'opposition politique ou sociale. Il y a là encore une source paradoxale de contradictions : le sentiment d'humiliation semble plus partagé aujourd'hui par ceux-là mêmes qui avaient en quelque sorte plébiscité par leurs votes la dépossession de la RDA (d'où la chute de popularité de Helmut Kohl, plus spectaculaire à l'Est qu'à l'Ouest au regard des dernières consultations électorales), et la protestation grandit à l'Est alors même que progresse à l'Ouest le mécontentement contre le coût financier et social des investissements consentis par le gouvernement au titre de l'unification (d'où le reproche d'ingratitude du côté occidental, qui se retourne également contre Kohl, accusé d'avoir trompé les uns et les autres).
II. Jeu de mots intraduisible en français, construit à partir de Wessis, terme désignant les habitants de l'Ouest, «t de Besserwisser (ceux qui savent tout mieux que les autres, les donneurs de leçons).
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HÉRODOTE
A ceux qui pourraient s'étonner que quarante ans d'existence de la RDA en tant qu'État aient pu suffire à créer les assises d'un sentiment identitaire, il convient de rappeler que l'Ailemagne n'avait existé auparavant en tant que nation inscrite dans les frontières d'un État (nous choisissons cette formule de préférence à celle d'État-nation, qui nous paraît inadaptée dans ce cas) que pendant trois quarts de siècle, et que la version national-socialiste du thème national avait, de gré ou de force, discrédité au moins une part de cette histoire antérieure. A cela L s'ajoutent les efforts au moins idéologiques des gouvernements de la RDA pour construire par étapes, même si la succession de ces étapes n'avait pas été définie a priori, le concept de « nation RDA ». La première Constitution de la RDA, en 1949, reconnaissait l'existence d'une nation allemande tout en créant un État dénommé RDA se réclamant de la démocratie et de l'antifascisme. La deuxième Constitution, en 1968, affirmait l'existence d'un État socialiste de la nation allemande, et prétendait sceller ainsi une division fondée sur des choix politiques, économiques et sociaux opposés tout en préservant l'idée d'une appartenance, à vrai dire non définie, à une même communauté. La rupture décisive, pour ce qui nous intéresse ici, devait être accomplie par la modification constitutionnelle de 1974 — faisant suite à la reconnaissance réciproque en 1972 de la RFA et de la RDA en tant qu'États souverains par le biais du Traité fondamental — qui introduisait le concept de « nation socialiste », expression radicalement nouvelle puisqu'elle ne faisait reposer la définition de la nation ni sur le « droit du sang » ni sur une conception de la citoyenneté géographique, mais sur l'adhésion supposée consensuelle à un système politique global. Sans doute serait-il erroné de surestimer l'influence de ces évolutions voulues par les politiciens et les idéologues du SED dans la population de la RDA, mais il serait également hâtif de considérer qu'elles ont été entiè- - rement balayées par le vent de l'unification. La chaîne complexe qui unit réhabilitation en I= RDA de l'image de la Prusse, insertion dans le système bipolaire hérité de la guerre froide et valorisation même arbitraire du « socialisme réel » a probablement laissé des traces, y compris chez ceux qui étaient, plus ou moins ouvertement, opposés au régime de la RDA, dans l'ensemble de la population de l'est de l'Allemagne. Le processus d'unification et l'ouverture des archives de la Stasi a empêché que ces formes d'identité résiduelle se manifestent sous la forme d'une remise en cause d'une unité aujourd'hui réalisée, mais elles concourent peutêtre à rassembler les protestations d'un bord à l'autre de l'échiquier politique de l'est de l'Allemagne.
Quoi qu'il en soit, la référence à une identité est-allemande, par-delà son indétermination politique et la variété des déclinaisons qu'elle autorise en conséquence, constitue actuellement non seulement un phénomène important, mais aussi un enjeu pour l'avenir immédiat. En r changeant de citoyenneté, les habitants de l'est de l'Allemagne n'ont pas forcément procédé au « lavage d'identité » que le processus de l'unification semblait vouloir organiser en termes d'assimilation nationale. Certains dirigeants à l'Est en ont conscience. Ainsi, Marianne ! Birthler, ministre de l'Éducation, de la Jeunesse et des Sports du Land de Brandebourg — le seul des nouveaux Lànder qui ait encore à la tête de son gouvernement un Allemand de l'Est —, explique que, pour lutter contre la tentation de l'extrême droite dans la jeunesse,
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EXTRÊME DROITE, NATIONALISME ET PROBLÈMES D'IDENTITÉ DANS L'EX-RDA
« il faut donner aux adolescents des possibilités d'identification pour rétablir l'équilibre ». En charge du contrôle de la rédaction de nouveaux manuels scolaires spécifiques pour l'Est, elle précise : « Les quarante ans de l'histoire de la RDA ne doivent pas disparaître de la mémoire collective, car on ne peut développer sa propre identité qu'en assumant véritablement son passé 12. »,C'est aussi sans doute de cette manière que l'on peut interpréter la création récente, en juillet 1992, des « comités pour la justice », qui se fixent pour objectif de défendre les intérêts des Allemands de l'Est. Cette association politique, dont il est encore trop tôt pour dire quelle en est l'audience dans la population, a été fondée conjointement par Gregor Gysi (PDS) et Peter-Michael Diestel (CDU et dernier ministre de l'Intérieur de la RDA). Dénoncée souvent comme une alliance contre nature au regard du système parlementaire de la RFA, et porteuse à coup sûr d'ambiguïtés quant au contenu de ses revendications, cette initiative témoigne d'abord d'une vigueur protestataire du sentiment identitaire et de la volonté d'inscrire dans le cadre du pluralisme démocratique une rébellion qui menacerait de le remettre en cause.
Il reste que, s'il est facile de déceler dans la société est-allemande les éléments d'un sursaut identitaire, il est plus malaisé de comprendre comment il peut, dans ses manifestations d'extrême droite, se superposer à un nationalisme allemand, voire se combiner avec lui.
Processus d'unification et nationalisme d'extrême droite dans l'ex-RDA
Afin de cerner de plus près ce problème, il est utile de revenir une fois encore sur le processus d'unification. Lorsque le thème unitaire prend le pas, dans la RDA finissante, sur les revendications de réformes internes, plusieurs voies s'offrent à sa réalisation. On a sans doute trop souvent circonscrit la présentation de cette question à un débat de droit constitutionnel portant sur le choix entre tel et tel article de la Loi fondamentale, alors qu'il s'agissait aussi et peut-être d'abord de savoir quelle conception de la nation prévaudrait dans les modalités retenues : soit la nation citoyenne, qui fait dépendre celle-ci de la participation active de ses membres, et qui aboutit, dans la tradition française, au concept d'État-nation, soit la nation fondée sur le droit du sang dont l'histoire allemande a fourni divers exemples. Dans le premier cas, l'unification aurait pu se dérouler non pas en application des dispositions particulières de la Loi fondamentale, mais en procédant à des élections sur l'ensemble du territoire conjoint de la RFA et de la RDA pour former une assemblée constituante chargée d'élaborer une nouvelle constitution. Ce n'est pas la solution qui a été adoptée par le chancelier Kohi. En choisissant de s'en tenir au texte même de la Loi fondamentale, conformément à la doctrine de son propre parti, la CDU, il s'est inscrit dans la tradition du droit du sang, comme l'illustrent par ailleurs ses réticences à reconnaître définitivement la frontière Oder-Neisse ou l'absurdité de la situation qui fait que la Loi fondamentale vaut aujourd'hui pour l'ensem12.
l'ensem12. interview à La Croix, 8 septembre 1992.
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HERODOTE
ble de l'Allemagne alors qu'elle conserve dans sa rédaction son caractère provisoire et que son préambule donne mission au peuple allemand de réaliser une unité aujourci'hui effective dès l'instant où l'on renonce à toute revendication territoriale vis-à-vis des États de l'Est voisins.
Il ne s'agit évidemment pas de contester la légitimité démocratique du processus, puisqu'il a été entériné par les élections dans les nouveaux Lànder et au Bundestag, même si le thème central de ces consultations a été l'unification elle-même plus que son mode de réalisation. Mais en choisissant d'illustrer une conception de la nation de tradition allemande, Helmut Kohi n'a que provisoirement introduit un coin entre les manifestations citoyennes se réclamant de l'« identité RDA » de la fin de l'été et du début de l'automne 1989, et le courant national unitaire qui lès a ensuite submergées. Seule la réalisation rapide des promesses de prospérité faites par le chancelier aurait pu permettre la poursuite de ce dernier courant avec le même contenu. Mais l'accumulation des déceptions et des ressentiments concourt sans doute aujourd'hui, soit à raviver, sous des formes nouvelles, le thème identitaire, soit, à exacerber le simple nationalisme allemand xénophobe, soit à favoriser une conjonction des deux, pardelà leur apparente opposition de contenu. C'est ce dernier aspect qui fait l'originalité d'une composante importante des manifestations d'extrême droite dans l'est de l'Allemagne.
S'il est vrai que le sursaut identitaire dans les nouveaux Lànder peut servir à la fois de réceptacle et d'exutoire aux rancoeurs sociales, économiques et psychologiques, le nationalisme agressif peut sembler remplir une fonction similaire aux yeux d'une partie de la population renonçant à l'essentiel de la manifestation citoyenne démocratique de son mécontentement. Dès lors, il ne s'agit plus seulement de s'interroger sur les paradoxes de cette combinaison dans une partie de l'extrême droite est-allemande, mais d'analyser l'ampleur des déséquilibres, qui, dans une conscience brouillée de la réunification, permettent ces superpositions. La question est de savoir jusqu'à quand la persistance des difficultés de toutes sortes que connaissent les habitants de l'ex-RDA marquera une.frange de leur sentiment identitaire et offrira l'exutoire de la tentation nationaliste raciste à une partie d'entre eux.
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Laurent Carroué*
L'est de l'Europe 1 connaît de grandes mutations historiques. La volonté de rupture économique, politique et sociale d'avec un modèle largement imposé par l'URSS en 1945 et le souhait d'intégrer l'économie de marché à marche forcée se traduit par une brutale réorientation vers l'ouest. La grande confédération qu'était l'URSS ou celles qui étaient nées du traité de Versailles pour contrer l'Allemagne (Tchécoslovaquie, Yougoslavie) s'effondrent alors que, partout, les questions nationales s'exacerbent violemment. Ainsi rarement — depuis la création des empires coloniaux du XIXe siècle ou les rééquilibrages géopolitiques issus des deux grandes guerres mondiales du XXe siècle — des conditions aussi propices à la pénétration de puissances politiques et économiques voisines, ou plus lointaines, n'ont été réunies à une échelle territoriale aussi vaste.
L'un des traits majeurs de cette recomposition — en dépit des difficultés méthodologiques pour saisir des mutations extrêmement rapides et complexes — réside dans le rôle et la place centrale joués par l'Allemagne, qui est elle-même directement confrontée aux mutations de cet espace à travers la difficile digestion de l'ex-RDA. Malgré les difficultés socio-économiques et budgétaires résultant du processus d'unification, sa puissance économique, financière et industrielle est telle qu'elle débouche sur une question géopolitique fondamentale : l'Allemagne va-t-elle remplacer. l'URSS comme puissance dominante dans cette partie du monde alors que son poids dans la CEE n'a jamais été aussi central ?
En effet, au-delà des liens historiques traditionnels, « Mitteleuropa » et ancienne zone d'influence [Korinman, 1990, et Hérodote, 1990] 2, l'influence allemande actuelle repose sur des différences radicales de nature et de "contexte par rapport aux décennies précédentes du fait de deux échecs fondamentaux: échec du nazisme en 1945, échec du « socialisme étatiGéographe,
étatiGéographe, Paris-VIII, centre de recherche Industrie-Aménagement, université Paris-I.
1. Par convention, on dira que l'est de l'Europe intègre : Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Bulgarie, Roumanie et les États européens issus de la décomposition de l'ex-URSS. On y ajoute la Yougoslavie et l'Albanie quand les données le permettent.
2. Voir bibliographie en fin d'article.
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HERODOTE
que ou réel » aujourd'hui qui débouche sur une triple disparition : de la RDA comme État « socialiste », du « rideau de fer » de la guerre froide, et de l'URSS comme puissance dominante. Un mode de domination brutal, parfois sanglant et s'appuyant en priorité sur la force militaire, est en échec. Il nous semble utile d'avancer quelques hypothèses pour analyser le processus de ruptufe/filiation de la présence allemande actuelle en Europe de l'Est. Premièrement, l'effondrement du « socialisme réel » à l'Est et l'existence de modèles structurels divergents et concurrents entre grands États capitalistes à l'Ouest témoignent du rôle nouveau de la puissance et de l'efficacité économique dans la confrontation entre systèmes, pays et grandes zones géographiques au détriment du facteur purement militaire [Carroué, 1993]. Deuxièmement, alors qu'on assiste à là mondialisation des productions, des échanges et des marchés, les firmes multinationales s'affirment comme les acteurs incontournables des nouveaux équilibres. Dans ces nouvelles logiques, l'Allemagne est en avance sur ses partenaires/concurrents occidentaux, et tout particulièrement européens, comme le montre l'étude de sa pénétration en Europe de l'Est.
LES CAUSES DE LA NOUVELLE PÉNÉTRATION ALLEMANDE
Les raisons de la pénétration économique de l'Allemagne en Europe de l'Est sont multiples. Au-delà des simples causalités de proximité si souvent avancées, on assiste à la rencontre d'une puissance économique hors du commun, dont il faut analyser les racines, et d'un vaste espace déstructuré politiquement, économiquement et socialement.
Les racines d'une puissance économique mondiale
L'Allemagne est une des trois premières puissances économiques et industrielles mondiales. Avant la réunification, elle est le premier exportateur (14 % en 1989, 320 milliards de dollars), devant le Japon (13 % et 266 milliards de dollars) et les États-Unis (10 % et 245 milliards de dollars). Ses exportations, en doublant entre 1980 et 1989, lui permettent de dégager de fantastiques excédents: entre 1981 et 1990, la balance courante affiche un excédent cumulé de 280 milliards de dollars, le PIB des Pays-Bas. A cette puissance commerciale répond une puissance financière gigantesque : 23 % des réserves de change des pays industrialisés sont en DM (contre seulement 11 % en 1980) alors que la CEE et l'Europe de l'Est sont transformées en zone mark au détriment du dollar, du franc et de la livre sterling.
Cette puissance repose sur un système industriel qui occupe une place centrale dans l'économie et la société en mobilisant 41 % des actifs (Italie et Pays-Bas : 33 % ; Royaume-Uni
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L'ALLEMAGNE RÉUNIFIÉE DANS L'ÉCONOMIE DE L'EUROPE CENTRALE
et France : 32 % ; Belgique : 23 %). Avec 21 % de la population de la CEE (78 millions) avant la réunification, la RFA réalisait déjà 28 % de la production industrielle, 33 % des exportations et 27 % des importations et possédait 23 % des réserves monétaires.
De ce système spécifique, on peut dégager quelques lignes forces : formation et qualification initiale et continue des salariés, place essentielle de la recherche-développement et de l'innovation, forte intégration dans des stratégies industrielles des Konzern qui gèrent à long terme les actifs, puissance des PME de 100 à 5 000 salariés qui réalisent 45 % du PIB et 80 % des créations d'emplois entre 1970-1987 et solidarités étroites des groupes financiers et industriels. Enfin, on doit relever l'organisation-décentralisée d'un territoire constitué de cellules spécialisées complémentaires et autonomes. Les processus de taylorisation et les stratégies d'évitements et de ségrégations fonctionnelles et socio-techniques, qui sont si puissants en France ou au Royaume-Uni, sont ici marginaux.
Trois pistes d'analyse nous semblent fructueuses pour expliquer cette structure dans la longue durée : le poids et la nature de la contrainte géopolitique dus en particulier à l'échec historique du développement colonial, la question démographique avec une main-d'oeuvre rare et chère après 1945 qui pousse à la qualité, et, enfin, le maintien d'un modèle économique industriel pendant les trente glorieuses [Albert, 1992]. Le tout fait de la RFA un pays riche et attractif avec un PIB par habitant et par an de 23 650 dollars avant réunification juste derrière le Japon (23 799 dollars), mais largement devant les États-Unis (21 445 dollars), la France (20 970 dollars) et le Royaume-Uni (16 900 dollars).
Il nous semble nécessaire de souligner que l'hégémonie allemande ne s'explique pas seulement par une puissance intrinsèque de l'Allemagne, mais tout autant par les graves faiblesses structurelles économiques et industrielles de ses partenaires/concurrents, États-Unis ou CEE, en particulier autour d'une question centrale : la militarisation de leurs économies et de leurs industries.
Unification allemande et crise socio-économique et politique
L'unification est un choc sans précédent historique dont le coût financier et social exorbitant est fondamentalement dû aux choix politiques et économiques mis en oeuvre par le chancelier Kohi à partir de 1989. En effet, toute la logique politique et économique qui guide l'unification, devenue très rapidement réunification, repose sur un socle « revanchard » modelé par des décennies de guerre froide. L'existence de l'ex-RDA devient une simple parenthèse de l'histoire à effacer au plus vite en niant toutes les spécificités d'une société et d'un territoire qui s'est pourtant développé de manière autonome dans le cadre d'une logique - d'insertion régionale (CAEM) totalement différente de celle de l'Ouest durant des décennies.
Par sa violence, cette stratégie hypothèque l'émergence d'une identité nationale nouvelle déjà historiquement si difficile à assumer.
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HÉRODOTE
L'apparition d'un nouveau « Mur »
On assiste à une véritable braderie des biens économiques et industriels puisque les recettes
recettes de la vente de plus de 50 % des actifs de l'ex-RDA représentent moins de 20 milliards de DM. Le choc social est énorme : près de la moitié des 9,9 millions d'actifs de
l'ex-RDA se retrouve sans emploi. Cette crise est telle que la natalité s'effondre de 40 % entre
1990 et 1991. Les mouvements migratoires continuent de dévitaliser l'Est (250 000 en 1991,
150 000 prévus en 1992) au profit de l'Ouest alors que le travail « frontalier » augmente considérablement
considérablement passe de 450 000 à la mi-1991 à 600 000 salariés au printemps 1992.
On assiste en fait à un transfert considérable de dynamique au profit des régions déjà les mieux dotées de l'ouest de l'Allemagne. Dynamique démographique avec un gain de 3,3 millions
millions entre 1987 et 1991 et de 2,2 millions d'actifs. Dynamique économique avec
un PNB qui y augmente respectivement de 4,5 % en 1990, de 3,1 % en 1991 et de 2,5 à 3 %
au premier trimestre 1992.
En 1991, l'économie ouest-allemande a créé près de 800 000 emplois nouveaux et perdu
200 000 chômeurs malgré les flux de main-d'oeuvre. Au premier semestre 1992, on y assiste
encore à la création de 440 000 emplois nouveaux. Les firmes allemandes préfèrent augmenter
augmenter capacités de production à l'Ouest pour satisfaire la demande de l'Est plutôt que d'y investir. En définitive, l'unification se traduit par le renforcement d'une fracture douloureuse
entre deux sociétés et deux espaces, qui exigera des années pour se résorber.
La crise des finances publiques liée à l'unification
La crise des finances publiques liée à l'unification est en effet au coeur du débat politique et social [Carroué, mars 1992]. En 1991, le total des transferts de fonds vers l'Est se montent à 140 milliards de DM et à 180 en 1992. Selon l'institut de recherches économiques IFO, la dette publique totale allemande (fonds de l'unité allemande, gouvernement fédéral, Länder, communes) doit passer de 929 milliards de DM en 1989 à 2 000 milliards en 1995 pour atteindre 2 500 milliards en 2000 avec le service de la dette. Les finances publiques accusent un déficit de 110 milliards de DM en 1991 et de 130 milliards de DM en 1992, soit 4,2 % du PNB, alors qu'elles étaient encore excédentaires en 1989.
Enfin, cette déstructuration s'accompagne d'un gâchis d'argent public phénoménal puisque l'endettement de la seule Treuhandanstalt atteindra la somme de 200 à 250 milliards de DM fin 1994, soit le PIB du Danemark en 1990. La Treuhand devient ainsi le premier emprunteur non gouvernemental de capitaux du monde. L'énormité de ces besoins financiers déclenche d'ailleurs une véritable guerre financière, à travers les hausses des taux d'intérêt, durant l'été 1992, entre l'Allemagne et ses principaux partenaires/concurrents (États-Unis, RoyaumeUni et France).
De ces choix naît une contrainte extrêmement forte : le coût de l'unification est si exorbitant que l'Allemagne est confrontée à une grave crise des finances publiques et une question
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L'ALLEMAGNE RÉUNIFIÉE DANS L'ÉCONOMIE DE L'EUROPE CENTRALE
centrale — qui doit payer ? — qui débouche elle-même, par les solutions adoptées par le gouvernement de Bonn, sur une grave crise politique dont l'augmentation considérable des attentats d'extrême droite contre les foyers d'immigrés n'est qu'une composante.
Maastricht et l'intégration : la progression de l'euroscepticisme
Dans ce contexte, le non danois au traité de Maastricht et la faiblesse du oui irlandais, vainqueur « alimentaire » avec l'abstention de la moitié du corps électoral, relance l'euroscepticisme en Allemagne dont témoignent tous les sondages. Différentes inquiétudes apparaissent que l'on peut classer en trois grandes catégories.
Premièrement, la crise des finances publiques, l'enflure de la dette et l'effort demandé au pays pour l'unification sont tels que le coût de Maastricht apparaît, au-delà des questions directement politiques, financièrement insupportable. Le Paquet Delors 2 prévoit de faire passer d'ici 1997 le budget de la Communauté de 66,5 milliards d'écus à 87,5 milliards d'écus (un écu = 6,90 francs). Cette hausse de +30 % est jugée par Bonn comme irréaliste. Alors que la cotisation des États membres doit passer de 1,2 % à 1,37 % du PNB, une simple hausse de 0,1 point représente pour l'Allemagne une surcharge de 4 milliards de DM. L'acceptation des critères économiques et financiers extrêmement stricts définis à Maastricht dépend de la capacité ou non des salariés allemands à supporter pendant dix ans une rigueur exceptionnelle. Vu l'état des finances publiques, unification allemande et construction européenne version Maastricht sont pour l'instant largement incompatibles. La CEE voit son premier bailleur de fonds — 28,5 % des financements communautaires, contre 19,1 % à la France et 12,6 % au Royaume-Uni — refuser de payer.
Deuxièmement, le déficit démocratique d'une construction européenne menée à marche forcée sans information et sans débat clair sur le coût, les objectifs et les enjeux de Maastricht rappelle aux Allemands la démarche adoptée par le gouvernement Kohi lors de l'unification. L'expérience de fuite en avant qu'ils viennent de vivre à l'échelle nationale ne les incite pas à une confiance aveugle envers un aréopage bureaucratique supranational non élu et éloigné.
Toute une partie du débat sur la dévolution des prérogatives et pouvoirs dont disposent, dans cet État fédéral, les Lànder à la Commission de Bruxelles souligne avec force la question, particulièrement sensible dans un État fédéral, de la proximité et du contrôle par les citoyens des instances de décision et des décisions elles-mêmes. On doit relever à ce propos que la voie parlementaire choisie pour la ratification du traité risque de creuser un peu plus le fossé existant entre la population et la classe politique et les institutions. L'économie de l'information et de débat réalisée aujourd'hui peut se révéler très périlleuse pour la démocratie dans les années qui viennent.
Enfin, troisièmement, la question essentielle qui se pose est bien de savoir si le concept même et la réalité de l'État-nation sont aujourd'hui dépassés en Europe. Il est bien clair que ls exigences socio-économiques et financières du traité de Maastricht sont telles qu'elles conduisent à un avivement sans précédent des lignes de fracture dans les constructions natio87
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nales les plus fragiles de la CEE, comme en témoignent l'Italie [Gallo, 1992], l'Espagne, la Belgique ou même le Royaume-Uni avec l'Ecosse. Comment ne pas souligner un paradoxe majeur pour l'Allemagne : la nature même d'une construction supranationale affirmant avec volontarisme vouloir dépasser les réalités nationales heurte de plein fouet l'expérience d'un peuple qui vient tout juste de réaliser une unité refusée par la géopolitique pendant quatre décennies.
L'attachement au DM, symbole de la renaissance et de la réussite économique du pays après la Seconde Guerre mondiale, témoigne de ce besoin identitaire profond à l'heure de la réunification et des bouleversements en Europe centrale et dans les Balkans. La douloureuse et difficile réappropriation d'une identité nationale renouvelée et d'un nouveau territoire élargi va-t-elle être entravée par le processus ouvert à Maastricht ?
Un formidable transfert de richesses au profit des firmes allemandes
Paradoxalement, loin d'être un nouveau tonneau des Danaïdes, la crise des finances publiques ne doit pas cacher un autre aspect essentiel, souvent passé sous silence, de la réalité [Carroué, octobre 1992].
A un premier échelon, cette ponction financière énorme fonctionne au profit du système financier allemand et international qui voit dans l'État allemand un placement bien plus rémunérateur — voir les taux d'intérêts proposés — et bien moins risqué que dans certains pays du Sud ou de l'Est. Par exemple, ils sont les premiers bénéficiaires de l'alourdissement considérable du service de la dette publique (capital et intérêts) qui passe de 45,8 milliards de DM en 1992 à 65 milliards en 1996, soit 14,2 % du budget total de l'État en 1994.
A un deuxième échelon, les Konzern sont les principaux bénéficiaires des milliards de DM empruntés par l'État : leur activité présente globalement une santé florissante grâce à deux facteurs internes fondamentaux alors que les exportations, qui s'essoufflaient, semblent elles aussi repartir. Premièrement, on assiste à une certaine relance de la consommation intérieure: à l'Ouest, paradoxalement, grâce à la résistance des salariés face aux mesures d'austérité gouvernementales ; à l'Est, grâee aux transferts publics massifs qui maintiennent un certain pouvoir d'achat alors que l'épargne nationale atteint pour la seule année 1991, 267 milliards de DM. Deuxièmement, les Konzern récupèrent l'essentiel des milliards de DM publics investis dans les infrastructures des Lànder orientaux (485 milliards de DM d'ici l'an 2000 dans le BTP, les transports, les télécommunications) ou dans l'aide accordée à l'Europe de l'Est par l'Allemagne. Par exemple, pour l'exercice 1991-1992, le chiffre d'affaires de Siemens augmente de 9,5 % et ses commandes de 5 % grâce en particulier à 14 milliards de DM de CAF et 21 milliards de DM de commandes dans les Lànder orientaux. BMW augmente de 15 % son CAF en 1991...
En définitive, pour les grandes firmes allemandes, l'unification fonctionne comme un transfert direct d'une masse énorme d'argent public à leur profit quasi exclusif sans aucune réelle contrepartie (investissement sur place, création d'emplois...). Cette manne inespérée va à terme
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renforcer durablement leur puissance économique, commerciale, industrielle et technologique et leur permettre de disposer d'une force de frappe encore plus puissante pour s'attaquer aux marchés d'Europe de l'Est.
L'Europe de l'Est : un espace profondément fragilisé
Trois chocs économiques majeurs déstructurent les anciennes bases de cette vaste zone : la généralisation des politiques d'« ajustement structurel » prônées par le FMI et la Banque mondiale déjà si douloureusement appliquées à l'Afrique et à l'Amérique latine, le démantèlement du CAEM avec, pour corollaire, un effondrement des échanges internes et, enfin, la mise en place d'une « économie de marché ».
Un espace économique en pleine dépression
Tout comme en Europe occidentale, l'influence de l'Allemagne s'explique à la fois par son propre dynamisme et par la profonde inégalité des rapports de forces économiques au sein de cette zone : l'économie allemande est 2,6 fois plus puissante que l'ensemble des pays de l'Est (-URSS) avant l'entrée en crise en 1988. Elle trouve donc face à elle un espace moyennement ou faiblement développé comme en témoigne le PIB réalisé par chaque pays (tableau I) et le niveau de vie (PIB/habitant).
TABLEAU I. — DES RAPPORTS DE FORCES SOCIO-ÉCONOMIQUES INÉGAUX (OCDE)
Pavs PNB/dollars/1989 Population PNB/hab. 1989**
y (milliards de dollars) (millions) (dollars)
Allemagne 1 600* 78,5 20 750
URSS 1 858 289 6 500
Pologne 173 38,4 4 565
Tchécoslovaquie 124 15,7 7 878
Roumanie 79 23,3 3 445
Hongrie 65 10,6 6 108
Bulgarie 51 9 5 710
* 1991 car Allemagne réunifiée. ** Avant grande dépression.
Au sein de l'Est déjà morcelé en sept pays, l'implosion de la CEI, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie débouche sur la création de « pays confettis » (pays baltes, Slovénie,
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Croatie, Serbie, Républiques tchèque et slovaque...) dont on peut douter à moyen terme, et au-delà du règlement des crises actuelles, de leurs capacités à promouvoir ou maintenir une politique d'indépendance économique, monétaire et industrielle. Par exemple, la Slovénie a 1,9 million d'habitants et l'Estonie, 1,5 million. Se dirige-t-on vers la transformation progressive de l'Europe de l'Est en un vaste espace de « principautés intégrées » ?
Entre 1990 et 1992, la zone plonge dans une véritable dépression à travers un effondrement de 20 % à 40 % de l'activité économique. En 1990-1991, le PIB chute de 13 <% en Hongrie, de 18 % en Tchécoslovaquie, de 20 % en Pologne, de 25 % en Roumanie, de 31 % en Yougoslavie et enfin de 34 % en Bulgarie. L'hyperinflation exerce parfois de tels ravages que le salaire mensuel moyen polonais est de 2,95 millions de zlotys (1 100 francs français). L'effondrement de la production industrielle est au coeur de la tourmente. Il atteint globalement, selon l'ONU/CEE, -25 % entre 1988 et 1991 alors que l'investissement industriel chute de 30 %. Loin de se ralentir, la crise s'aiguise en 1992: par exemple, la hausse de 1 % de la production industrielle prévue par l'ONU pour la Hongrie fait place, au premier semestre 1992, à... une chute de 20 %.
Ces moyennes cachent de grandes disparités (tableau II) dans le temps et dans l'espace: plus on va vers l'est, plus le choc est profond et déstabilisateur. L'Albanie, jusqu'ici figée, bascule brutalement dans la crise politique et économique : 50 % de la population active au chômage, baisse de 50 % de la production industrielle en 1991 et la moitié des terres agricoles non ensemencée alors que 60 % de la population vivent dans les campagnes. Dans les États de la CEI la production décline de 30 % entre 1990 et l'été 1992, avec pour la seule année 1992 -25 % en Russie, -30 % en Lettonie, -48 % en Lituanie et -50 % en Arménie.
TABLEAU IL — L'INÉGALE BAISSE DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE PAR PAYS
(CEE ONU/%/1992 ET 1993 EN PRÉVISION)
1989 1990 1991 1992 1993
Bulgarie -0,4 -13,6 -29 -6 -2
Tchécoslovaquie +1 -1,1 -20 -5 +1
Hongrie -0,2 - 5 -15 +1 +2
Pologne +0,5 -12 -12 -1 0
Roumanie -8 -10,5 -20 -4 -1
Yougoslavie +0,6 -8,5-15 ? ?
On assiste à la dislocation du système régional intégré du CAEM sous domination soviétique. Les spécialisations sectorielles mises en oeuvre pendant quarante - quarante-cinq ans, à travers une intégration technique et sociale poussée mais inefficace, éclatent à travers une très forte contraction des échanges régionaux qui reculent de 50 % en 1991. La réduction de 50 % des importations de la CEI explique à elle seule la moitié de la dépression bulgare, les deux
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tiers du recul des PIB de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Hongrie et la perte de plus d'un million et demi d'emplois (700 000 en Pologne, 500 000 en Hongrie, 400 000 en Tchécoslovaquie [M. Lavigne, octobre 1991]). La dislocation des entités tchécoslovaque et yougoslave se traduit par des crises encore plus graves : la part de la fédération dans les échanges Slovènes passent de plus de 40 ù à moins de 20 % entre 1989 et l'été 1992.
En conséquence, on assiste, à partir de 1991, à un basculement du centre de gravité des échanges de l'Est européen vers l'Ouest et la CEE : en Hongrie et en Pologne, la place du CAEM tombe à 20 % des échanges et en Tchécoslovaquie à 30 % alors que les marchés nationaux régressent fortement, comme en témoigne la baisse de 20 % des immatriculations de voitures neuves entre 1990-1991 dans toute la zone et le recul des ventes de poids lourds (-52 %). Sur certains secteurs (acier, viande bovine), la guerre commerciale fait rage, poussant la CEE à des mesures de protection.
La violence des choix ultra-libéraux
Au-delà de l'ajustement structurel, le passage à l'économie de marché entraîne un extraordinaire phénomène de dérégulations et de déréglementations des appareils économiques, industriels et financiers : démantèlement des entreprises d'État, disparition des monopoles d'État sur le commerce extérieur, dénationalisation du crédit et des systèmes bancaires, instauration de marchés boursiers, convertibilité des monnaies, mutations du marché du travail... Toutes ces mesures sont autant de jalons permettant aux États et aux firmes les plus puissants de recomposer ces espaces au mieux de leurs intérêts.
Les pouvoirs politiques ballottés par des contraintes diversifiées et des illusions sur les vertus du libéralisme s'en remettent directement-aux modèles et aux conseils les plus libéraux venant d'Occident. Les gouvernements multiplient les offres alléchantes : la Pologne supprime tout impôt sur les bénéfices pendant trois à six ans et permet le rapatriement'de 85 % des bénéfices réalisés en devises. En juin 1991, la Tchécoslovaquie décide de privatiser cinquante firmes vendues en totalité aux investisseurs étrangers dans la chimie, le textile ou la construction en proposant le rapatriement intégral des bénéfices et des avantages fiscaux considérables : franchise sur deux ans ou impôts sur les bénéfices ramenés de 55 % à 40 %. Ces mesures assurent une rentabilité maximale aux capitaux investis au détriment des finances publiques.
Des conséquences humaines dramatiques
Le chômage passe de 3,5 millions de chômeurs, en Europe centrale (sans la Yougoslavie) en 1990, à 4,5 millions en janvier 1991 et à 6 millions en décembre 1991 (non compris CEI et ex-RDA). Il atteint 8 % de la population active en Tchécoslovaquie et en Hongrie, 12 % en Pologne et en Slovénie et 20 % en Bulgarie et en Roumanie. Sa croissance est générale
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et rapide : en Pologne, il passe de 6 % en décembre 1990 à 10,5 % en septembre 1991 et à 12 % en début 1992. Les prévisions pour la fin 1992 sont extrêmement préoccupantes.
Selon le BIT, on devrait compter 22 millions de chômeurs d'ici fin 1992 (15 millions dans la CEI et 7 millions en Europe de l'Est) : Pologne, plus de 2 millions ; Roumanie, 1,5 million ; Tchécoslovaquie, 0,7 million ; Hongrie et Bulgarie, 0,5 million. On relève enfin un sureffectif de l'ordre de 20 % à 30 % actuellement dans les entreprises. La politique de réduction drastique des déficits publics menace les protections sociales : l'allocation chômage, déjà fortement dégressive, est réduite à un an en Pologne.
Le développement du chômage, la chute brutale des pouvoirs d'achat (30 % à 40 % en trois ans) et l'inflation, qui lamine le traditionnel bas de laine, débouchent sur une paupérisation massive des populations en dehors de quelques cercles étroits sachant tirer profit des recompositions actuelles par des interventions souvent douteuses comme en témoigne la multiplication des scandales. La paupérisation est parfois si brutale que, par exemple, les achats alimentaires hongrois baissent de 40 % et l'ensemble du commerce de détail de 12 % entre 1991 et 1992. En Tchécoslovaquie, 30 % de la population disposent, en 1992, de moins de 500 francs par mois pour vivre alors que le salaire moyen est de 900 francs.
Selon la Banque mondiale, on assiste à un effondrement catastrophique du revenu par habitant, qui chute de 8,3 % en 1990 et de 14,5 % en 1991 alors que l'année 1992 est celle de tous les dangers. Cette zone est transformée en un vaste espace de bas salaires (750 francs/mois en Tchécoslovaquie) : à qualification égale le salaire hongrois est inférieur de dix fois à ceux de l'ex-RDA eux-mêmes inférieurs de 40 % à ceux de l'ex-RFA.
D'une part, à l'échelle de l'Europe, ces mutations posent en termes renouvelés et exacerbés la question des processus migratoires en plein boom ou du développement du travail frontalier comme soupape de sécurité aux nouveaux déséquilibres territoriaux qui s'affirment. En effet, face à ce choc profond, une partie de la population tombe dans la marginalité et l'exclusion, s'évanouit dans le secteur informel et tous ses trafics ou décide d'émigrer vers l'ouest. Ainsi, la Bulgarie perd 11 000 chercheurs et diplômés scientifiques en 1990-1991 (Le Monde, 21 octobre 1992).
D'autre part, les pays du Sud qui s'étaient spécialisés sur une valorisation de leurs gisements de main-d'oeuvre à bas coûts salariaux (textile au Maroc et en Tunisie...) à partir des délocalisations de firmes multinationales de la CEE se trouvent confrontés à l'apparition de concurrences nouvelles redoutables. Par exemple, la firme textile française Albert transfère, en novembre 1992, 100 000 heures de travail du Maroc à Moscou et Belgorod afin de réaliser un gain de 6 millions de francs avec les différences salariales : coût horaire moyen de 76 francs au Maroc contre 38 francs en CEI. Dumping social et tiers-mondisation sont en marche.
Enfin, si les régimes politiques ont changé, toute une partie des sphères économiques et politiques des anciens régimes a su négocier le virage du libéralisme. L'ancien secrétaire d'État hongrois au Travail dans les deux derniers gouvernements dirigés par le PSOH devient le directeur de Manpower à Budapest, alors que l'ancien ministre tchèque du Commerce extérieur
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défend les intérêts de General Motors à Prague. On assiste à l'apparition d'une nouvelle bourgeoisie prédatrice.
La brutalité du choc est telle que l'on voit apparaître une contestation d'inspiration keynésienne insistant sur la relance des investissements publics, malgré les déficits et l'endettement, et la nécessaire protection des industries en voie de reconversion alors que l'intervention de la BRED (Banque pour la reconstruction et le développement) européenne, qui insiste sur une phase d'adaptation des firmes avant leur privatisation, voit ses interventions brutalement critiquées par le gouvernement des États-Unis, qui souhaite garder l'initiative régionale grâce au FMI et à la Banque mondiale, en avril 1992. La concurrence politique est rude.
Un espace en voie d'aliénation ?
En effet, un des facteurs les plus considérables des mutations actuelles en Europe centrale réside dans la privatisation du potentiel étatique qui peut contrôler, selon les pays, de 70 % à 100 % des activités. Dans ce processus, le démantèlement des gigantesques combinats constituant l'ossature du système productif occupe une place essentielle.
L'investissement étant de trois origines, étatique, privée nationale et étrangère, la dépendance par rapport aux capitaux occidentaux est extrême. En effet, les recettes financières et monétaristes du FMI et de la Banque mondiale interdisent aux États déjà fortement endettés des interventions plus actives alors que les capitaux locaux privés mobilisables sont faibles et éparpillés tant l'initiative privée locale est immature : en Tchécoslovaquie, le potentiel privatisable est évalué à 120 milliards de francs alors que l'épargne nationale totale atteint 55 milliards ; le « taux de couverture » n'est donc que de 46 % seulement.
Dans ce contexte, les choix de privatisation débouchent sur la cession massive des meilleurs actifs aux firmes occidentales. Les multinationales, souhaitant se tailler des fiefs pour atteindre une situation de monopole afin de valoriser au maximum le, capital investi, multiplient les pressions sur les gouvernements.
Mercedes Benz obtient ainsi du gouvernement tchèque la protection du marché automobile national contre la concurrence en échange d'un investissement d'1,2 milliard de francs dans Avia/Liaz.
La firme américaine General Electric, qui a repris Tungsram (85 °7o de la production exportée), licencie la moitié des effectifs et gèle la moitié de son programme initial d'investissements devant le refus du gouvernement hongrois de dévaluer fortement le florint à sa demande Min de l'aider à pénétrer les marchés de la CEE.
On voit ainsi se constituer un vaste espace est-européen en train d'aliéner son indépendance industrielle, technologique et financière auprès d'acteurs transnationaux de plus en plus puissants, déjà dominants à l'Ouest et au Sud. La brutalité de certaines interventions occidentales est telle qu'on assiste à l'émergence progressive de réactions sinon de rejet, du moins de défiance, qui restent cependant encore bien faibles' face aux enjeux.
Les Hongrois refusent la prétention du groupe allemand Springer de s'emparer de la
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majeure partie de leur presse nationale. L'américain General Motors voit lui échapper le tchèque Baz (équipement automobile), au profit de l'allemand Volkswagen, lors des négociations finales, pour avoir demandé des facilités fiscales exorbitantes pour plusieurs années en définitive rejetées aussi bien par le gouvernement slovaque que par le gouvernement fédéral.
Si Fiat réussit à reprendre FSO, le gouvernement polonais se refuse à accéder à une demande essentielle: lui assurer le-monopole exclusif de la production d'automobiles dans le pays. Enfin, l'allemand Volkswagen se voit préféré à Renault pour la reprise du tchèque Skoda à cause d'un projet industriel plus favorable aux intérêts tchèques.
C'est pourquoi la situation, en 1992, reste floue et pleine d'incertitudes. Les difficultés croissantes des pouvoirs politiques face aux crises sociales et à la multiplication des conflits, les obstacles juridiques (protection des investissements étrangers...) et la résistance au bradage de chaque industrie nationale (multiplications des grèves...) expliquent les retards pris parle processus de privatisation par rapport aux rythmes initialement prévus. Si le gouvernement hongrois maintient son objectif de faire passer le poids des investissements étrangers dans son économie de 3,5 % à 25 % d'ici 1994, il assure vouloir garder la maîtrise de certains secteurs clés comme l'énergie, la pharmacie et place une barre maximale de 51 % du capital pour d'autres activités comme l'aluminium. Cependant, la loi de privatisation adoptée au printemps 1992 prévoit la mise en faillite de 40 % à 50 % du potentiel industriel étatique d'ici décembre 1992.
Dans ce cadre, l'Allemagne est cependant largement en avance sur ses concurrents occidentaux. Ce résultat s'explique par la convergence de plusieurs facteurs. Les Konzern abordent ces marchés d'une manière en générale plus nuancée, ils adoptent une démarche industrielle et technologique alors que les capitaux français, par exemple, jouent des rapports de forces politiques. Enfin, beaucoup de firmes américaines ou européennes passent par leurs filiales implantées dans l'ex-RFA pour aborder les marchés d'Europe centrale : Pernod Ricard s'implante en Tchécoslovaquie en 1991 grâce à sa filiale allemande Igm Koblenz, ou l'américain General Motors utilise sa puissante filiale Opel.
LA PÉNÉTRATION ÉCONOMIQUE DE L'ALLEMAGNE EN EUROPE DE L'EST
Face à cet effondrement économique dramatique, une question simple mais essentielle se pose : l'Allemagne va-t-elle se substituer à l'URSS en Europe centrale ? La réponse à cette question doit cependant être intégrée dans une démarche beaucoup plus globale qui s'articule selon deux axes.
Premièrement, la constitution d'une vaste zone de libre-échange au nord et au sud de l'Allemagne et le renforcement de l'intégration communautaire avec le traité de Maastricht complètent les mutations de l'Est. Les enjeux géostratégiques considérables de l'ouverture vers
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l'Est sont à réintégrer dans une stratégie globale d'échelle réellement continentale. Le tout débouche sur la constitution d'un espace de libre-échange lui permettant de déployer sans frein sa puissance économique, industrielle et financière.
Deuxièmement, l'Allemagne travaille régulièrement et systématiquement à l'accélération de l'intégration de l'est de l'Europe aux institutions politiques, économiques et de sécurité de l'Occident (Conseil de l'Europe, CSCE, CEE, OTAN, Cocona, OCDE, FMI, GATT...). Cette stratégie a un objectif central : assurer la stabilité politique de cette zone par un ancrage politique et stratégique définitif.
EEE, AELE, et Conseil baltique : l'intégration de l'Europe alpine, rhénane et Scandinave
à la sphère d'influence allemande
L'influence ou la domination économique allemande est géographiquement sélective dans l'ouest de l'Europe. Trois types de pays apparaissent (tableau III). Les « pays satellites » de l'Europe alpine et rhénane [Hérodote, 1988] sont les plus proches et les plus intégrés à partir d'articulations économiques et territoriales denses (débouché rhénan et ensemble alpin). Les « pays ancrés » de taille moyenne s'organisent autour d'un continuum soit nordique, soit méditerranéen/balkanique. Enfin, les « pays associés » regroupent les périphéries les plus lointaines et les partenaires/concurrents les plus puissants (France et Royaume-Uni).
TABLEAU III. — PLACE DE L'ALLEMAGNE DANS LES IMPORTATIONS
DES PAYS EUROPÉENS OCCIDENTAUX (%/OCDE/1991)
« Pays satellites » « Pays ancrés » « Pays associés »
Autriche: 43 % Danemark: 22% France: 18%
Suisse : 32,5 % Italie : 21 % Finlande : 17 %
Belgique: 31,5% Suède: 19% Espagne: 16%
Pays-Bas: 26 % Grèce: 19% Royaume-Uni: 15%
Norvège et Portugal : 14 %
La constitution de l'EEE (Espace économique européen), la plus vaste zone mondiale de libre-échange (19 pays et 380 millions d'habitants), est réalisée par l'accord d'avril 1992 entre la CEE et l'AELE. Mais les réticences face à un avenir incertain et à une influence allemande exorbitante se manifestent à la fois dans les résultats négatifs du référendum danois sur le traité de Maastricht et dans le non des Suisses, en particulier alémaniques, au référendum de décembre 1992 sur l'intégration du pays à cette nouvelle construction.
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• Autriche: banlieue assimilée. — Ce pays est économiquement et stratégiquement un des mieux intégrés à la sphère d'influence allemande : appartenance à la zone mark ; Allemagne, premier fournisseur et client ; enfin, forte intégration industrielle avec la présence de 1 400 filiales allemandes qui représentent 40 % des investissements étrangers dans l'industrie.
La valorisation des liens historiques datant de l'Empire austro-hongrois et la politique de neutralité et de détente développée par l'Autriche sont des atouts irremplaçables pour accéder à l'Est. Il faut donc relever que, statistiquement, la pénétration allemande est parfois sousestimée dans certains pays comme la Hongrie dans la mesure où les prises de contrôle par les Konzern passent souvent par les filiales autrichiennes.
• La création d'un Conseil de la Baltique (mars 1992). — A l'initiative du Danemark et de l'Allemagne (rencontre de Rostock du 22 octobre 1991) se constitue un Conseil de la Baltique qui regroupe la Norvège, la Suède, la Finlande, le Danemark, l'Allemagne, les Pays baltes, la Pologne et la Russie. Cette structure souple, à cheval entre la CEE, le Conseil nordique et certains pays de l'ex-Comecon, se fixe pour objectif un renforcement de la coopération politique, économique et technique entre pays et l'aide à apporter pour le passage à l'économie de marché des anciens pays de l'Est qui y adhèrent.
L'Allemagne voit ainsi se créer une nouvelle structure dans laquelle sa puissance peut se développer sans rivale autour d'une Mare nostrum nordique. Rappelons, pour mémoire, que la RFA est le premier partenaire économique de la CEE pour la Suède et la Finlande. La situation dramatique de la Finlande face à l'effondrement de l'URSS pousse à son adhésion à la CEE et à un rapprochement avec l'Allemagne dans le cadre de la recherche de nouveaux partenaires puisque les exportations vers la CEI reculent de 70 % en 1991 et que les échanges extérieurs avec l'ex-URSS retombent à leur niveau de 1939 (4 %).
• La création du CCEC en Europe centrale. — En avril 1992, la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie créent une zone de libre-échange entre elles, dans le cadre du Comité de coopération de l'Europe centrale (CCEC) avec l'abolition des barrières douanières dans les prochaines années afin de préparer leur intégration dans la CEE et de résoudre certains problèmes économiques issus de la dislocation du CAEM. Le 22 novembre 1991, ces trois mêmes pays avaient déjà signé un « super-accord d'association » avec la CEE pour aboutir, dans les dix ans, à une zone de libre-échange des produits industriels en complément des programmes PHARE lancés dès 1988-1989 par la CEE.
Ce processus d'intégration subrégionale qui concerne les pays de l'Est économiquement les plus développés et les plus avancés dans les réformes économiques et politiques est particulièrement intéressant pour les firmes occidentales, et donc allemandes, qui trouvent là des opportunités nouvelles de localisations.
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En Europe de l'Est, les canaux nombreux et multiformes de la pénétration allemande
La pénétration actuelle de l'Allemagne en Europe de l'Est utilise des canaux si nombreux et multiformes que nous ne mettrons ici en valeur que quelques exemples significatifs.
On assiste, au plan diplomatique, au développement d'une offensive considérable qui se traduit par la multiplication des accords d'État à État (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie...) qui normalisent enfin des relations conflictuelles gelées par la guerre froide (reconnaissance des frontières, indemnisation définitive des victimes de la Seconde Guerre mondiale, statut des minorités nationales...). Pour la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie, l'Allemagne s'y engage à soutenir activement, dans les années qui viennent, leur intégration à la CEE à condition que les réformes économiques soient suffisamment avancées.
Un effort considérable de diffusion de l'allemand, qui représente en Europe l'espace linguistique le plus compact et le plus large — russe mis à part — est engagé afin d'en faire la langue la plus pratiquée dans tous les pays d'Europe centrale. L'Allemagne réunifiée capitalise les efforts conséquents déployés pendant des décennies par la RDA en élevant encore les moyens mis à disposition : les crédits alloués par le gouvernement et le Bundestag passent de 8 à 40 millions de marks entre 1989 et 1990 et représentent plus de 450 enseignants envoyés en Europe de l'Est en 1992. Huit Goethe Institut sont créés alors que le Service d'échanges universitaires (DAAD) fait passer ses postes de 46 à 92 et que le Centre d'enseignement scolaire à l'étranger envoie 123 professeurs dont 70 en Hongrie.
L'arraisonnement d'un cargo allemand, le Godewing, transportant des armes tchèques à destination de la Syrie par la Kriegsmarine au large de la Sicile sur ordre de la Chancellerie, le 29 janvier 1992, a peu retenu l'attention. Ramené en Allemagne, le parquet de Kiel ouvre une instruction pour contravention sur la législation des exportations d'armes. Ces seize chars T72 correspondent pourtant à un contrat officiel portant sur 250 pièces signé en janvier 1991 entre les deux pays. Les armes, fabriquées par ZTS Martin, sont embarquées à Szczecin et font escale à Hambourg. L'argument juridique de Bonn est que la cargaison arraisonnée est transportée par un navire battant pavillon allemand et qu'elle est donc soumise à la législation allemande.
Cette action est symbolique du nouveau rôle diplomatique et militaire international que tente de s'attribuer l'Allemagne en Europe, et tout particulièrement à l'Est. Cette argumentation signifie que l'Allemagne se réserve le droit de contrôler toutes les exportations, en particulier originaires d'Europe de l'Est, transitant par ses ports, ses lignes maritimes ou ses flottes. L'enjeu pour l'indépendance des États et des firmes est considérable. Cette intervention militaire se traduit aussi par la prise en charge de la formation de l'armée de la Lituanie par la Bundeswehr.
Enfin l'Allemagne, par son niveau de vie, son dynamisme et sa situation, est en première ligne face aux flux migratoires potentiels venant de l'Est. Son économie bénéficie déjà. de la fuite des cerveaux (la moitié des 45 000 chercheurs de l'ex-RDA passent à l'ouest de 1988 à juillet 1991) et de la main-d'oeuvre la plus jeune et la plus qualifiée de l'ex-RDA 5 % de la population entre 1989 et 1991).
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HERODOTE
Mais comme en témoignent les élections du Bade Wurtemberg, qui accueille plus de 500 000 personnes entre 1988 et 1991 pour une population de 10 millions d'habitants, ces flux massifs peuvent à terme déstabiliser le pays alors que les violences racistes attisées par les groupuscules d'extrême droite se multiplient dans l'ex-RFA comme dans l'ex-RDA. La réponse adoptée est triple. Premièrement, on se dirige vers des accords officiels avec les pays frontaliers comme en témoignent ceux signés avec la Tchécoslovaquie [Carroué, 1992] ou avec la Pologne, qui autorisent plus de 100 000 personnes à travailler en 1992 en Allemagne. Deuxièmement, le gouvernement allemand est un des plus intéressés par la stabilisation socioéconomique à l'Est. Troisièmement, le gouvernement s'engage dans une refonte complète et très restrictive du droit d'asile.
Le rôle de l'ex-RDA : un atout qui disparaît provisoirement
La valorisation des liens tissés par l'ex-RDA avec ses partenaires obligés du CAEM représente un point d'appui incontestable : en 1989, la RDA réalisait 69 % de ses échanges totaux avec les ex-pays socialistes, dont 66 % avec le CAEM et 37,5 % avec la seule URSS. Ces commandes occupaient 1,5 million d'emplois sur une population totale de 9 millions de salariés. En 1990, 55,9 % de ses exportations et 56 % de ses importations étaient réalisées avec l'URSS et respectivement 14,5 % et 12,4 % avec la Tchécoslovaquie. La part de l'Allemagne réunifiée dans les importations se monte à 53 % en Pologne et en URSS, à 45 % en Tchécoslovaquie, et à 41 % en Hongrie.
La proximité et l'accessibilité à ces marchés venaient en second dans les motivations énoncées par les Konzern pour justifier leur implantation dans l'ex-RDA dont les salariés, par leur connaissance du russe et de l'allemand, peuvent à terme être d'excellents démarcheurs.
Mais l'assimilation de la RDA se traduit par un fantastique processus de destruction/recomposition à l'occasion des privatisations dont 95 % tombent dans l'escarcelle de firmes de la RFA. Sur environ 4,5 millions d'emplois industriels en 1989, seul un million est actuellement sauvegardé alors que la moitié de la population active est au chômage ou sous-employée. L'effondrement du CAEM, l'obligation de régler les échanges en DM et la suppression de plus de la moitié du potentiel économique est-allemand né permettent plus dans l'immédiat aux Konzern d'utiliser cet espace comme tremplin vers l'Est.
L'Allemagne : une influence économique et industrielle grandissante
L'élargissement considérable de la zone mark
Déjà monnaie de référence obligée dans la CEE et dans l'Europe alpine, le mark élargie rapidement sa sphère d'influence [Balzer, 1990]. Entre 1983 et 1988, le poids du mark dans l'endettement des pays de l'Est auprès des grandes banques occidentales grimpe de 19 % à
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L'ALLEMAGNE REUNIFIEE DANS L'ECONOMIE DE L'EUROPE CENTRALE
27 % au détriment du dollar dont l'influence s'érode de 49 % à 38 % Par exemple, en 1990, le mark occupe une place centrale (41 %) dans la dette extérieure tchèque, loin devant toutes les autres monnaies occidentales (dollar américain: 31 % ; schilling autrichien: 8 % ; franc suisse: 7 % ; yen: 5 %). Depuis 1991, le mark tend à détrôner les autres monnaies comme instrument de paiement en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Pologne en liaison avec l'accélération des échanges de marchandises, d'hommes, de capitaux et d'investissements industriels. L'Allemagne conseille d'ailleurs la Hongrie ou l'ex-Yougoslavie pour l'ouverture de Bourses, alors que la réforme des Bourses allemandes de janvier 1992 a pour objectif, à moyen terme, de mettre fin à la suprématie londonienne en transformant l'Allemagne en plaque tournante des flux financiers occidentaux vers l'Est.
La floraison de monnaies nouvelles, qui symbolise l'accession des différents États à une indépendance politique, se traduit par le basculement rapide d'une partie considérable de l'est de l'Europe de la zone rouble à la zone mark : le tolar slovène (octobre 1991) ou la couronne estonienne (20 juin 1992) sont directement rattachés au mark alors que la Lettonie, la Lituanie et la Croatie prennent le même chemin.
Ce rôle financier se retrouve dans la place de l'Allemagne dans l'aide publique à l'Europe de l'Est. Elle devient le premier créancier occidental (300 milliards de francs entre 1989 et décembre 1991), acquérant ainsi un poids politique incontournable. L'ex-URSS en capte les deux tiers (tableau IV), suivie par la Pologne et la Hongrie. Si la relative santé de l'économie tchèque explique la faiblesse de l'intervention, le reste de la zone n'est pas prioritaire.
TABLEAU IV. — GÉOGRAPHIE DE L'AIDE FINANCIÈRE PUBLIQUE ALLEMANDE À L'EUROPE DE L'EST [1989-DÉCEMBRE 1991]
Ex-URSS/CEI: 61,8% Tchécoslovaquie: 3,4% Ex-Yougoslavie : 1,8% Pologne: 11,7% Roumanie: 2,4%
Hongrie: 5,8% Bulgarie: 1,8%
Source: Les Échos, décembre 1991.
Une extraordinaire conquête des marchés
A l'élargissement de la zone mark répond une extraordinaire conquête des marchés d'Europe de l'Est par les marchandises allemandes depuis 1990. L'Allemagne est le premier bénéficiaire de l'effondrement du CAEM et de la réorientation géographique des échanges de l'Europe de l'Est vers l'OCDE qui représentent, en 1991, plus de 60 % de ceux-ci. ) Entre 1985 et 1988, la part de l'Allemagne passe de 17 % à 21 % des exportations de l'OCDE vers l'Est pour atteindre 40 % en 1991, suivie par l'Italie (10 %), les États-Unis (7 %), et la France (7 %). En 1991, la valeur dès exportations allemandes vers l'Europe de l'Est est équivalente à celles réunies de la France, dé l'Italie, du Royaume-Uni, des Pays-Bas et de la Belgique/Luxembourg.
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HÉRODOTE
TABLEAU V. — PARTS DE MARCHÉ DES PAYS OCCIDENTAUX EN EUROPE DE L'EST :
LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE L'ALLEMAGNE (%)
Allemagne: 39 % France: 6,8 % Italie : 10,2 % Autriche : 6 %
États-Unis : 7,3 % Autres : 30,7 %
Source: CFCE, juillet 1991.
Entre 1990 et 1991, les exportations allemandes augmentent de 58 % contre une moyenne OCDE de seulement 15 %. Ce mouvement général est géographiquement sélectif: 112 en Pologne (1990, base 100), en Tchécoslovaquie (72), en URSS-(53), en Hongrie (31) et en Roumanie (31) alors qu'il régresse seulement en Bulgarie (-13,5). Cette dynamique permet à l'Allemagne de dégager une balance positive de 1 147 millions de dollars et d'occuper (tableau VI) entre la moitié (Tchécoslovaquie) et un tiers (Bulgarie, Roumanie) des marchés face à ses concurrents occidentaux.
TABLEAU VI. — PART DE L'ALLEMAGNE DANS LES DIFFÉRENTS MARCHÉS D'EUROPE DE L'EST
(% IMPORTATIONS ORIGINAIRES DE L'OCDE)
Tchécoslovaquie: 47 % Ex-URSS/CEI: 38,6% Bulgarie: 30% Pologne: 40 % Hongrie: 38 %
Ex-Yougoslavie : 39,5 % Roumanie: 32 %
Source: OCDE, 1991.
La géographie commerciale de l'Allemagne peut être mise en valeur à travers le poids des différents pays dans ses exportations et ses importations. L'ex-URSS est de loin le premier marché avec 40 % (tableau VII) des exportations et apparaît comme un axe de croissance considérable puisque la place de l'Allemagne dans les exportations occidentales vers l'ex-URSS passe de 18,7 % en 1988 à 25 % en 1991. On trouve ensuite tout naturellement les pays frontaliers (Pologne et Tchécoslovaquie, 30 %), puis les pays du Sud d'influence traditionnelle (Hongrie et Yougoslavie, 25 %) alors que les marges sont délaissées.
TABLEAU VIL — GÉOGRAPHIE DES EXPORTATIONS ALLEMANDES VERS L'EST DE L'EUROPE EN 1991 (TOTAL : 100 %/OCDE)
Ex-URSS: 41 % Tchécoslovaquie: 11,5% Bulgarie: 1% Pologne: 19 % Hongrie: 9 %
Yougoslavie: 15,5 % Roumanie: 3 %
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Mais si l'Allemagne exporte de plus en plus, elle est aussi la première bénéficiaire du basculement des exportations des pays de l'Est vers l'Ouest, qui augmentent rapidement ( + 48 % en 1991 en Tchécoslovaquie, +24 % en Bulgarie, +20 % en Hongrie...). Au premier semestre 1992, elle capte plus de 50 % des exportations tchèques (63 %), polonaises et hongroises vers la CEE contre 45 % en Roumanie et 35 % en Bulgarie. L'Italie vient en deuxième position. En conclusion, l'Allemagne devient le principal pivot du commerce CEE/Europe centrale en polarisant une forte partie des échanges.
La prépondérance de l'Allemagne dans les investissements
Globalement, loin d'être une ruée généralisée vers l'Est, l'intervention occidentale, et tout particulièrement allemande, reste faible face aux besoins et géographiquement et économiquement sélective. On assiste cependant à une progression constante (tableau VIII) : entre septembre 1991 et septembre 1992, les investissements étrangers dans les pays de l'Est sont multipliés par trois et atteignent les 154 milliards de francs dont 72 % sont concentrés dans seulement cinq pays (CEI, Hongrie, Pologne, ex-RDA et Républiques tchèque et slovaque). La Hongrie capte à elle seule la moitié des investissements en 1991 (1,4 milliard de dollars) ; viennent ensuite la Tchécoslovaquie (850 millions de dollars) et la Pologne (700 millions de dollars).
TABLEAU VIII. — NOMBRE DE SOCIÉTÉS MIXTES OU DE PRISES DE CONTRÔLE
EN EUROPE DE L'EST
Janvier Janvier Juillet
1991 1992 1992
Hongrie 5 693 11 000 13 000
Roumanie ? 8 022 13 432
Pologne 2 799 5 100 7 648
Féd. tchécosl. 1 600 4 000 4 800
Bulgarie 140 900 1 100
Ex-URSS 2 905 5 400 7 200
Source: Commission économique, ONU, pour l'Europe.
Ce processus participe à un fantastique écrémage des tissus économiques, industriels et des populations, permettant de s'emparer des composantes les meilleures. L'impact territorial de cette stratégie ultra-sélective est direct : la priorité est donnée aux pays ou aux espaces les plus développés disposant d'un potentiel de haut niveau technologique et de traditions industrielles. Au sein de ces pays, les espaces les plus développés sont, eux aussi, prioritaires comme en
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témoignent les oppositions entre les parties tchèque et slovaque, entre la Slovénie/Croatie et le reste de ce qui fut la Fédération yougoslave avant la guerre civile.
Dans tous les pays d'Europe de l'Est, la localisation des capitaux étrangers renforce les déséquilibres territoriaux au profit des principales agglomérations en tête de la hiérarchie urbaine au détriment du reste de chaque territoire national. En Hongrie, la ville de Budapest capte 57 % des capitaux investis et seulement quatre régions, dont deux attenantes à la capitale, 75 %. En Slovaquie, Bratislava est en position de quasi-monopole avec 88 % des investissements. En Roumanie, l'agglomération de Bucarest en polarise 61 % et seulement 8 régions, 84 %. Cette stratégie menace de désertification des ensembles régionaux complets 3 condamnés par la nouvelle division internationale du travail en train de se mettre en place sous nos yeux alors que les États sont en incapacité financière de rééquilibrer ces tendances lourdes.
Dans ce contexte, les Konzern développent une stratégie d'implantations locales qui fait d'eux les premiers investisseurs occidentaux en Europe de l'Est dans l'industrie et les services. Dès octobre 1987, la RFA venait au premier rang en réalisant 16 % du total des joint ventures avec cependant de fortes inégalités nationales (11 % en URSS, 19 % en Pologne, 23 % en Hongrie et 28 % en Bulgarie) [Carroué, août 1990].
Ils ne cessent depuis de creuser la différence avec leurs concurrents puisque fin 1991, sur un total de 7 milliards de marks d'investissements occidentaux, les Allemands en réalisaient 28,5 % (tableau IX). Si on y ajoute les projets signés jusqu'en mars 1992, la place de l'Allemagne monte à 53 %. Partout, ce pays réalise entre 25 % et 40 % des investissements occidentaux.
TABLEAU IX. — GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEMENTS ALLEMANDS EN EUROPE DE L'EST EN 1989-1991 (MILLIONS DE FRANCS)
1989 1990 1991 Total %
Tchécoslovaquie 3 7 2 500 2 510 56 %
Hongrie 233 506 478 1 217 27,5 %
Ex-URSS 98 81 377 556 12,5 %
Bulgarie 14 17 54 85 2 %
Pologne 7 24 40 71 1,5 %
Roumanie 0 7 7 14 0,5 %
Total 349 642 3 456 4 447 100 %
Source: DREE, mars 1992.
3. Par exemple, Jozsef PAPP et Jozsef TOTH, « Industrial Crisis Zones in Hungary », Eastern European Economies, été 1991, Arizona State University.
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Cette influence considérable s'explique par plusieurs raisons :
— géographiquement, après un gros effort sur la Tchécoslovaquie en 1991, les investissements allemands privilégient, en 1992, la Hongrie (250 millions de marks), l'ex-URSS (180 millions de marks) et la Pologne (150 millions de marks) et commencent à intervenir en Bulgarie (11), en Roumanie (15) et en Albanie (15) ;
— sectoriellement, les firmes allemandes mettent l'accent sur les industries fortement capitalistiques à haut niveau technologique comme la mécanique, les industries électriques, la chimie ou l'automobile ;
— contrairement aux autres pays occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni, PaysBas...), à côté des Konzern, les PME allemandes sont particulièrement actives;
— enfin, avec l'exacerbation de la crise en Allemagne et la volonté des salariés d'y maintenir leur pouvoir d'achat et leurs acquis sociaux, on assiste, au second semestre 1992, à une accélération des désinvestissements en Allemagne même, et surtout dans l'ex-RDA, au profit de l'Europe de l'Est : Mercedes Benz annule un investissement d'un milliard de marks au sud de Berlin en novembre 1992, alors que Volkswagen-Audi abandonne la Saxe (un milliard de marks) au profit de Gyor en Hongrie pour sa future usine de moteurs... Face à un tel mouvement, une question fondamentale se pose : la ruée vers l'Est va-t-elle déboucher sur l'apparition de nouvelles logiques économiques et territoriales d'internationalisation des Konzern remettant en cause le « modèle allemand » prévalant depuis 1945?
Les autres puissances se moulent face à la géographie des investissements allemands
En dehors de la volonté de chaque gouvernement d'Europe de l'Est de diversifier les intervenants afin de ne pas dépendre totalement des Konzern, il apparaît clairement que les interventions des autres firmes occidentales se moulent en négatif par rapport aux pôles de domination allemands en émergence en Europe centrale (tableau X), comme l'illustre le cas de l'automobile [Carroué, janvier 1992] ou la situation française.
TABLEAU X. — PLACE DE L'ALLEMAGNE DANS LES INVESTISSEMENTS
INDUSTRIELS OCCIDENTAUX À L'EST EN DÉCEMBRE 1991-JANVIER 1992
Pays capitaux Rang des autres pays
l Allemagne allemands
Tchécoslovaquie lre +50 % Autriche, France.
Ex-URSS 1re 13,5 % Finlande, États-Unis (12 %), Italie (6,5%),
Autriche. Pologne 1re 33% France (14 %), États-Unis (11,5 %), Suède
(10 %). Hongrie 2e ? États-Unis, Autriche, France.
Roumanie 2e 30 % France (35 %), États-Unis (24 %), Italie
(20 %).
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HÉRODOTE
Comme le diagnostiquent Les Échos (mai 1992) : « La France se situe très loin derrière l'Allemagne [...]. Les meilleurs résultats sont obtenus sur des marchés étroits comme la Bulgarie ou la Roumanie ainsi que sur ceux qui connaissent un environnement difficile (Yougoslavie). A contrario, la France est relativement peu présente dans les pays du nord de la zone — Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie —, ceux-là mêmes qui paraissent les plus porteurs et les plus aptes à rejoindre un jour la CEE. [...] »
Corollaire à la prédominance des industriels d'outre-Rhin : les secteurs dans lesquels les firmes tricolores investissent sont ceux où les entreprises allemandes sont les moins présentes. Alors que les firmes d'outre-Rhin misent sur l'industrie lourde et l'automobile, les Français se tournent davantage vers les biens intermédiaires (ciments, transformation des métaux, chimie), l'agro-alimentaire, le bâtiment, les services (banques, assurances) ainsi que le tourisme (gestion hôtelière).
En conclusion, la géographie de la pression économique — financière, industrielle et commerciale — allemande sur les pays d'Europe de l'Est est actuellement le facteur déterminant de l'organisation territoriale et sectorielle des autres puissances occidentales dans ce vaste espace.
L'INTERVENTION ALLEMANDE: UNE STRATÉGIE TERRITORIALE ULTRA-SÉLECTIVE
La Tchécoslovaquie : une banlieue intégrée
La Tchécoslovaquie est le pays de l'Est où le basculement du centre de gravité économique et politique vers l'Ouest se traduit par l'émergence d'un véritable processus d'intégration à l'espace économique allemand. Cela débouche sur un débat politique fondamental: comme le pense Vaclav Klaus, aujourd'hui Premier ministre tchèque, les capitaux allemands sont-ils le levier de la « modernisation » du pays ou sont-ils une menace pour l'indépendance du pays? 4
L'Allemagne devient, en 1991, le premier partenaire économique avec 25 % des échanges totaux, et 45 % des parts de marché occidentales, très loin devant l'Italie (4,1 %), les PaysBas (3 %) ou la France (2,4 %). L'Allemagne réalise à elle seule 61,3 % des importations tchèques originaires de la CEE et capte 61,52 % des exportations vers cette zone contre respectivement 52 % et 45 % en 1989. La signature, en janvier 1992, d'un accord sur la construction d'un oléoduc relié à Ingolstadt en Bavière, en complément du pipe « Druzba » passant par la Slovaquie, traduit la recherche de nouvelles logiques d'ancrages vers le nord et l'ouest au détriment des flux traditionnels. De même, l'abandon des normes de télévision
4. Par exemple, Courrier des pays de l'Est, n° 370, juin 1992. 104
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Secam, d'origine française et imposées à l'Europe de l'Est par l'URSS, au profit du standard allemand Pal, manifeste l'émergence d'un nouvel espace culturel s'appuyant sur les systèmes d'information allemand et autrichien.
Enfin, la Tchécoslovaquie, en captant 56 % des investissements allemands en Europe de l'Est, tend à devenir un espace industriel s'intégrant, tout comme l'Autriche, à la dynamique des Konzern. En effet, sur 3 000 joint ventures en février 1992, les Allemands en réalisent plus du tiers et surtout représentent plus de 50 % des capitaux occidentaux investis. Si l'on prend en compte les investissements programmés pour 1992-1993, l'influence allemande monte à 80 %. Actuellement, les principaux groupes industriels privatisés appartiennent à des Konzern (Siemens avec Skoda et CKD, Volkswagen avec Baz, Mercedes avec Avia et Liaz...). Siemens, par exemple, dirige la remise à niveau de l'ensemble du parc énergétique conventionnel et nucléaire du pays. Cette logique ne devrait pas être remise en cause par la « privatisation par coupon », sorte d'actionnariat populaire, puisque lui sont réservées les entreprises incapables d'intéresser les capitaux occidentaux.
Le « divorce à l'amiable » négocié en 1992 entre la République tchèque et la République slovaque, aboutissant, au 1er janvier 1993, à la dislocation aux portes de l'Allemagne d'un État né de la Première Guerre mondiale, ne peut que renforcer la polarisation de cet espace vers l'Allemagne. La partition du pays radicalise en effet les différences de développement entre les deux parties. Alors que la Slovaquie (5 millions d'habitants), qui connaît déjà un fort taux de chômage (12 %), est confrontée au délicat devenir de son puissant complexe militaro-industriel (80 000 salariés) qui représente la colonne vertébrale de son industrie, la République tchèque (10 millions d'habitants) est moins touchée par la crise (3 % de chômeurs), économiquement plus puissante (74 % du PNB en 1991, 70 % de la production industrielle), et sectoriellement plus diversifiée. En captant 87 % des 680 millions de dollars d'investissements étrangers réalisés en 1991, elle devient un bastion des Konzern.
La Hongrie : un pays privilégié
L'intervention économique allemande plonge ses racines dans le long terme en profitant largement de la politique d'ouverture du gouvernement Kadar. Elle permet aux firmes hongroises d'utiliser massivement les technologies ouest-allemandes (accords Molitor/Bosch, Cehel/Bosch en 1976, Hungarocamion/M. Benz en 1985...) dans le cadre de VOstpolitik.
En 1991, l'Allemagne devient le premier partenaire commercial de la Hongrie en contrôlant 21 % des importations hongroises devant l'ex-URSS (14,5 %) et l'Autriche (13 %) et en captant 26,5 % des exportations hongroises. L'Allemagne y écrase tous ces partenaires/concurrents de la CEE avec 52 % des exportaions vers la Hongrie et en captant 59 °7o des exportations 5. Cette pénétration se construit sur un étroit rapprochement politique et
5. Voir en particulier « Hungary : the EDI Environment », in East-West Joint-Ventures and Investment News, n 11, mars 1992, Commission économique ONU pour l'Europe, Genève.
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diplomatique entre les deux pays symbolisé par le traité de coopération du 6 février 1992, qui contient d'importantes clauses de partenariat industriel, culturel et scientifique, la protection contractuelle des 220 000 Hongrois de souche allemande et l'engagement de l'Allemagne à soutenir l'adhésion à la CEE.
La Hongrie est le premier pays d'accueil pour les investissements étrangers (44 % des flux entre 1987 et 1991) grâce à sa relative stabilité politique, son niveau de développement, son système financier dynamique et sa politique avancée de privatisation. La nouvelle loi sur les faillites adoptée en avril 1992 devrait se traduire par la mise en faillite, d'ici fin 1992, de la moitié des 800 firmes sous tutelle du ministère de l'Industrie et par la perte de la moitié des 1,5 million d'emplois industriels du pays. L'intervention du capital étranger devrait s'en trouver massivement renforcée.
La Hongrie, avec 27,5 % des investissements allemands (2 000 joint ventures sur 11 000 —18 % en février 1992) en Europe de l'Est, est le second pays d'accueil et l'un des pays les mieux intégrés au nouveau système germanique en émergence. La rénovation du système de télécommunications, financé largement par la BRED (630 millions de francs), est d'ailleurs arrachée par Siemens au détriment du français Alcatel. Si les États-Unis sont au premier rang, ils le doivent à la fois à la reprise de Tungsram par General Electric, mais surtout aux investissements, d'ailleurs libellés en marks, du groupe automobile General Motors qui représentent à eux seuls la moitié des capitaux investis dans ce pays pour 1991. Il est nécessaire de relever que, pour cette opération, General Motors passe par sa filiale allemande Opel, sans doute autant allemande qu'américaine, et que cette nouvelle usine est techniquement intégrée au potentiel de l'ex-RFA.
La Pologne : une marche de l'Est en voie d'intégration
Frappée de plein fouet par la « thérapie de choc », aujourd'hui partiellement remise en cause, la Pologne intéresse tardivement les firmes allemandes qui commencent seulement à s'y implanter. Ce retard ne doit cependant pas masquer le fait que l'Allemagne est le premier créancier du pays, son plus important fournisseur dans l'aide occidentale, et son premier partenaire commercial avec 52 % des échanges réalisés avec la CEE. Le pays capte ainsi 20 % des exportations allemandes à destination de l'Europe de l'Est, qui doublent en Pologne entre 1990 et 1991.
Comblant rapidement leur retard, les Allemands y représentent 40 % des joint ventures et 33 % du capital investi largement devant la France (14 °Io, grâce à Thomson Polkolor dans les TV), les États-Unis (11,5 %), ou la Suède (10 %). D'autre part, les Allemands deviennent en 1992 les premiers acquéreurs (27 %) de biens fonciers vendus aux étrangers devant l'ex-URSS (16 %), la Suède (14 %), l'Autriche (9 %) et les États-Unis (6 %). Enfin, les autorités allemandes augmentent de 23 % entre 1991 et 1992 les quotas d'ouvriers polonais autorisés à travailler chez elles pour atteindre les 120 000 personnes. Ainsi, jusqu'ici laissée à l'écart
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au profit de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, la Pologne est en voie d'intégration rapide alors que l'émergence de la métropole berlinoise comme capitale de l'Allemagne réunifiée à 80 kilomètres de la frontière Oder-Neisse devrait accroître d'avantage encore le pouvoir d'attraction du grand voisin occidental.
L'Allemagne : une bouée de sauvetage pour l'ex-URSS/CEI ?
Historiquement, la situation géopolitique de l'est de l'Europe est étroitement dépendante des rapports de forces noués entre la Russie/URSS et l'Allemagne, qui y constituèrent des sphères d'influence plus ou moins larges autour d'intérêts convergents ou conflictuels [H. Stark, 1991]. Comme en témoigne le traité de coopération germano-soviétique d'octobre 1990 et le rôle de l'URSS dans l'unification allemande en 1991, les rapports germanoallemands furent toujours la charnière de YOstpolitik. L'implosion de l'URSS, la création d'un large glacis d'États secondaires (pays baltes, Bélarus) entre l'Allemagne et la Russie et la situation économique et politique chaotique de cet espace permettent à l'Allemagne d'y étendre largement son influence.
Actuellement, trois faits majeurs sont économiquement et politiquement fondamentaux pour comprendre les mutations actuelles.
• Premièrement, l'Allemagne est le premier partenaire commercial mondial de l'ex-URSS (13 % des exportations totales et 17,5 % des importations totales en 1991) et, bien entendu, le premier occidental (37 % des parts de marchés) devant l'Italie et la Finlande. Les exportations allemandes vers l'ex-URSS sont égales en valeur au total cumulé de la France, du Royaume-Uni et de la Belgique et représentent 41 % du total des exportations allemandes vers l'Europe de l'Est. Cet enjeu commercial est souligné à la fois par le traité d'unification qui garantit à l'URSS la centaine d'accords industriels et commerciaux signés avec l'ex-RDA et par les volumes financiers garantis par le gouvernement allemand aux exportations vers la CEI: 100 milliards de francs en 1991.
• Deuxièmement, l'Allemagne est le premier créancier et bailleur de fonds mondial à l'exURSS/CEI. Ainsi, Berlin détient 48,5 % (12,5 milliards de dollars) des dettes de l'ex-URSS auprès du G7 (les sept premières puissances économiques occidentales) et prend en charge 60 % de l'aide occidentale, et 75 % de celle de la CEE, versée entre 1990 et janvier 1992. L'intervention allemande est destinée à l'aide alimentaire (2 %), à l'aide à la balance des paiements (9 %), au financement du départ des troupes soviétiques de l'ex-RDA (30 %), aux postes divers (aide technique, reconversion, formation et recherche... 30 %), et enfin aux crédits garantis à l'exportation (30 %) qui permettent aux marchandises allemandes de pénétrer plus largement les nouveaux marchés. Enfin, au printemps 1992, la Bundesbank est (14 %) le second cotisant occidental au fonds de stabilisation du rouble derrière les États-Unis (25 %) et devant le Japon (12,5 %), la France (10 %), le Royaume-Uni (10 %), la Suisse (6 %) et la Suède (2,5 %).
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HERODOTE
• Enfin, troisièmement, l'Allemagne est en volume le premier investisseur occidental dans l'ex-URSS/CEI avec 13,5 % du total en décembre 1991, devant les États-Unis (12 %), la Finlande, l'Italie (6,3 %) et l'Autriche. A elle seule, l'Allemagne représente 40 % des investissements originaires de la CEE. En février 1992, elle contrôle 10 % des joint-ventures du Bélarus 6 derrière la Pologne (40 %) et à égalité avec les États-Unis et 12 % du capital étranger investi au Kazakhstan 7 derrière les États-Unis (14 %), devant la Turquie (10,5 %), la Corée du Sud (6,7 %) et la Chine (6,1 %). La Treuhand, holding public intervenant dans l'ex-RDA, devient le conseiller de Moscou et de Tallinn pour sa politique de privatisation. Siemens obtient l'installation du réseau de transmissions numériques (33 millions de marks) qui doit relier, entre 1992 et 1996, toutes les grandes villes de la Russie.
Cette omniprésence économique, commerciale et financière de l'Allemagne lui permet de développer une stratégie autonome face aux prétentions américaines et à la CEE et d'être souvent à la source des propositions politiques et diplomatiques les plus importantes. En janvier 1992, le chancelier Kohl pèse de tout son poids pour lier l'aide à la CEI au contrôle des armements nucléaires, stratégiques et tactiques, et chimiques, et au maintien du programme de désarmement stratégique et conventionnel engagé avant l'implosion de l'URSS. C'est ainsi, par exemple, que l'Allemagne est aussi à l'initiative de la création d'un centre d'étude à Moscou, qu'elle finance en partie, pour retenir les cerveaux nucléaires militaires en CEI afin de lutter contre la dissémination dans le tiers monde des technologies sensibles. De même, elle promet son aide financière, technologique et matérielle à la dénucléarisation du pays. Enfin, l'Allemagne est, semble-t-il, le premier pays de la CEE à bénéficier de la « fuite des cerveaux » qui balaye le potentiel scientifique en accueillant plus de 4 000 chercheurs, contre 30 000 aux États-Unis, 4 000 en Israël et 600 en France. Une filiale de Daimler Benz obtient en juillet 1992 la destruction et le recyclage des millions de tonnes de munitions en surplus dans l'ex-URSS.
Un dernier élément doit retenir l'attention : la capacité de l'Allemagne à jouer sur la dislocation de l'ex-URSS pour s'implanter, au-delà de la seule Russie, dans les États et les économies en formation. C'est ainsi que les Konzern interviennent massivement dans les pays baltes, en Ukraine ou en Asie centrale : par exemple, en avril 1992, Berlin accorde à Kiev un crédit de 35 millions de marks pour acheter des équipements médicaux au groupe Bayer.
La Yougoslavie : la fracture de la guerre civile
La Yougoslavie est un des pays où la ligne de partage entre les influences des différentes puissances de la CEE est la plus ancienne, la plus marquée et la plus conflictuelle, comme
6. East-West Joint-Ventures and Investment News, n° 11, mars 1992, Commission économique ONU pour l'Europe, Genève. !
7. Alain GIROUX, « Kazakhstan : potentiel et modèle économique du géant asiatique de la CEI », Courrier des pays de l'Est, n° 372, septembre 1992.
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L'ALLEMAGNE RÉUNIFIÉE DANS L'ÉCONOMIE DE L'EUROPE CENTRALE
en témoignent la question de la reconnaissance unilatérale de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne, qui l'imposa à l'ensemble de la CEE en 1991, ou les livraisons plus ou moins clandestines des surplus d'armements de l'ex-RDA par l'Allemagne réunifiée à ces deux nouveaux pays. En juillet 1992, sur les 432 000 réfugiés trouvant refuge en Europe du fait de la terrible guerre qui ravage le pays, l'Allemagne en accueille 46 %, largement devant l'Autriche (11,5 %), la Hongrie (11,5 %), la Suède (10,5 %) ou la Suisse (4 %).
La Fédération yougoslave était un pays économiquement peu développé et profondément déséquilibré au profit du Nord-Ouest (Serbie: 35 % de la production industrielle en 1991, Croatie: 25 %, Slovénie: 25 %, Bosnie: 12 %, Macédoine: 5,5 %) [Jestin-Fleury, 1992], aux marchés cloisonnés dans le cadre d'un développement autarcique puisqu'en 1987 76 % de la production serbe étaient consommés dans cette république, contre 70 % en Croatie et 63 % en Slovénie. Ces lignes de fracture se retrouvent dans l'appel différencié pour la modernisation du réseau des télécommunications en 1985-1987 : le français Alcatel remporte le réseau serbe, et l'allemand Siemens, les réseaux Slovène et croate.
Les liens avec l'Allemagne y sont particulièrement forts : 37 % des importations originaires de l'OCDE en proviennent, plus de la moitié des biens d'équipement de l'industrie yougoslave sont fournis par la RFA qui fonctionne, vis-à-vis des Balkans (Yougoslavie, Turquie et Grèce), comme une vaste pompe aspirante pour 2,6 millions de travailleurs immigrés à l'instar de la France pour la péninsule ibérique et le Maghreb.
La désastreuse guerre civile, en débouchant sur la constitution de micro-États économiquement et socialement ravagés et peu viables, fragilise considérablement cet espace (Serbie : 9,8 millions d'habitants en 1991, Croatie: 4,7; Slovénie: 1,9; Macédoine: 2; BosnieHerzégovine : 4,4) dans lequel l'influence allemande va pouvoir s'étendre davantage. Ainsi, en 1989, l'Allemagne est le premier fournisseur de la Serbie (18 %) devant l'Italie (12,5 %) et l'ex-URSS (12 %) et y représente 44 % des importations originaires de la CEE.
Du fait de la crise actuelle, seule la Slovénie peut être étudiée. Les'enseignements n'en sont pas moins tout à fait intéressants. Elle capte entre 1989 et 1991, 25 % des capitaux investis (9 % pop.) dans la Fédération 8, dont 93 % sont originaires d'Europe occidentale et 64 % de la CEE. Le poids des intervenants est très déséquilibré au profit de trois acteurs qui réalisent 83 % des firmes et 85 % du capital : l'Allemagne arrive très largement en tête (39 % du total) devant l'Autriche (27 %) et l'Italie (17 %). Cette intervention massive des grands voisins dans un si petit État et la structure autogestionnaire si spécifique à la Yougoslavie en viennent à provoquer de fortes réticences qui expliquent en partie le gel actuel des grands programmes de privatisation 9.
8. Source: East-West Investment and Joint-Ventures News, n° 12, mars 1992, Commission économique ONU pour l'Europe, Genève.
9. Voir, par exemple, East-West Investments and Joint-Ventures News, n° 13, septembre 1992, Commission éco'nomique ONU pour l'Europe, Genève.
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HÉRODOTE
Roumanie et Bulgarie : une périphérie lointaine
Ces deux pays périphériques, aux marchés étroits, peu développés, en crise économique extrêmement grave, très largement en retard dans leurs mues politiques et économiques et aux climats politiques jusqu'ici très instables, ne constituent pas une priorité pour l'Allemagne.
Cependant, on assiste à un réveil récent symbolisé par la signature du traité germanoroumain d'avril 1992. Si ces pays ne représentent que 4 % des exportations allemandes vers la zone, l'Allemagne y occupe plus de 30 % des parts de marché occidentales. Elle est ainsi le premier fournisseur occidental et le deuxième client de la Roumanie derrière l'Italie. S'ils ne captent que 2,5 % des investissements industriels allemands, ceux-ci y quadruplent entre 1989 et 1991. C'est ainsi que l'Allemagne occupe en Roumanie, en 1991, la première place pour le nombre de joint ventures signés (15 %) devant l'Italie (10,5 %), la Turquie (9,5 %), les États-Unis (5,7 %) et la France (4,5 %), et la deuxième place par le capital investi (30 %) derrière la France (35 %), devant le Royaume-Uni (24 %), l'Italie (20 %) et la Turquie (10,5 %).
En conclusion, l'Allemagne, déjà dominante économiquement et financièrement dans la CEE, voit s'ouvrir devant elle un espace fragilisé sur lequel elle semble pouvoir étendre son influence sans rencontrer pour l'instant de fortes résistances. Jouant de ses liens historiques renouvelés, elle peut à terme remplacer l'URSS comme pays dominant dans cette zone en disposant d'un spectre très large d'outils d'intervention (diplomatique, financier, culturel, scientifique, industriel...) comme seules en disposent les grandes puissances. Face à cette dynamique, le débat qui agite la France sur une possible menace de basculement de l'Allemagne vers l'Est en cas d'échec de la construction européenne — le fameux « ancrage démocratique » qui doit corseter la « puissance allemande » — nous semble complètement désuet, car typiquement franco-français, et largement dépassé par les mutations actuelles : intégration européenne accentuée, unification allemande et intervention à l'Est sont en effet les trois composantes complémentaires d'une même et seule démarche.
La stratégie allemande en Europe centrale et orientale est cependant géographiquement sélective et s'appuie prioritairement sur les pays voisins qui sont économiquement les plus développés. La Tchécoslovaquie et la Pologne sont menacés de satellisation, alors que la Hongrie est en position intermédiaire et que les marges de l'Est commencent à éveiller l'attention.
Dans la refonte des équilibres actuels, éclatement et recherche de nouvelles cohérences vont de pair. La dislocation des fédérations yougoslave et soviétique débouchant sur la création d'une multitude d'États peu viables économiquement et industriellement semble pouvoir aider à l'affirmation de l'Allemagne comme seule grande puissance dans la zone alors que la Russie, en plein marasme, est elle-même menacée dans son intégrité par les revendications d'autonomie ou d'indépendance. A cet égard, la politique allemande d'éclatement de la Yougoslavie est le symbole de cette nouvelle stratégie de parcellisation et de division au profit des forces
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les plus puissantes. En parallèle, l'achèvement, en août 1992 du canal Main-Danube (677 kilomètres — liaison mer du Nord/mer Noire) témoigne de la mise en place de nouvelles articulations régionales à travers l'ouverture d'une voie fluviale centre-européenne de 3 500 kilomètres traversant l'Allemagne, l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Bulgarie. Enfin, face à la transformation du continent européen en vaste zone de libre-échange à l'Est comme à l'Ouest et à la dynamique d'adhésion à la CEE qui se déploie au Nord (Suède, Finlande), au Centre (Suisse et Autriche) et à l'Est (Hongrie, Pologne et Tchécoslovaquie), une question centrale se pose : le devenir des États-nations face à des agents économiques et financiers de plus en plus puissants, les transnationales. A l'aliénation soviétique va-t-il succéder une autre aliénation, non plus militaro-pohtique, mais économique et financière au profit d'un petit groupe d'acteurs privés ?
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Thierry Garcin
De 1989 à 1991, la France a subi trois crises internationales majeures, au point que l'ensemble de sa diplomatie en a été bousculé : le démembrement de l'Union soviétique, avec les conséquences sur les rapports Est-Ouest où elle se voulait singulière ; l'unification de l'Allemagne, avec les répercussions sur la construction communautaire dont elle se voulait pilote ; le conflit du Golfe, avec les rudes implications sur sa politique arabe qui, avec sa politique africaine, constituait un de ses principaux leviers hors d'Europe. Plus tard, la mauvaise réaction au « putsch » de Moscou et le revirement sur la question des frontières dans la guerre yougoslave ont montré à l'envi la nécessité de redéfinir les principes, les objectifs et les moyens de notre politique étrangère.
Souvent taxée d'obsession franco-française par nos voisins allemands, l'unification de la RFA et de la RDA — soudaine et rapide — a sans conteste perturbé le personnel politique français, tous partis confondus. Une étude exhaustive des déclarations des principaux dirigeants, mise en regard avec la chronologie de ces onze mois (9 novembre 1989-3 octobre 1990), ne laisse de surprendre. Une tentative sommaire de « périodisation » révèle le trouble des responsables, qui ont eu tendance à passer de l'inhibition initiale à l'hébétude, et de l'agacement au dépit assumé. Riche d'enseignements, cette lecture rétrospective des événements devrait nous inciter à réviser sans état d'âme les menaces qui pèsent désormais sur notre « rang » international.
De 1987 au 9 novembre 1989 : de la tranquillité à la stupeur
Dès 1987, François Mitterrand avait précisé que la construction européenne devait précéder tout processus d'unification. Deux ans avant, on venait de poser la première pierre du marché unique prévu pour 1993. D'ailleurs, les esprits étaient agités par les débats sur la sécurité européenne. Succédant paradoxalement à la bataille gagnée des euromissiles (1979-1983), le traité de Washington n'allait-il pas envoyer à la casse toute une génération d'armes atomi112
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ques à vocation européenne? Dans cette optique, sans être « un problème majeur pour nous Français », l'unification, « ce n'est pas pour demain », on la renvoyait même « à l'orée du XXIe siècle ».
Pourtant, des signaux avaient été lancés, et perçus. Dans la foulée des exaltations conjointes de Luther, de Frédéric II et de Bismarck, on célébra le 750e anniversaire de Berlin, le président Reagan mit au défi les Soviétiques d'abattre le Mur, un document commun sur la défense fut publié par le SPD et le SED, Erich Honecker se rendit en RFA. A Paris, on vivait encore sur les acquis bilatéraux de 1983 : appui du président français dans la bataille des euromissiles (dont on vantera à contrecoeur la prochaine disparition), création d'une Force d'action rapide, réactivation du traité franco-allemand de 19631. Trois verrous bloquaient de toute façon l'unification : les déséquilibres militaires Est-Ouest et le refus occidental d'une Allemagne unie neutralisée, le veto de la RDA (les deux Allemagnes ne pouvant pas plus s'allier que la glace et le feu, selon E. Honecker), pays avec lequel on se reconnaissait des « valeurs communes 2 », le niet soviétique. Cela n'empêchait pas de déplorer la coupure de l'Europe en deux, dépendant de deux empires et de deux blocs curieusement mis sur le même plan, fracture qui ne saurait être réduite que d'une façon « pacifique et démocratique » : se profilait déjà l'argumentation de 1989-1990.
Parallèlement, le couple franco-allemand était magnifié. La France et la RFA étaient-elles « fiancées? Non, mariées bel et bien depuis trois décennies » (1988), même si « l'amitié est venue cimenter ce qui, au début, était commandé par la nécessité ». En RFA, le président français aura même la malignité de raconter: « Je me souviens, alors que je venais d'être arrêté après une évasion manquée, j'étais entouré de quelques soldats qui m'amenaient en prison à nouveau. Une vieille dame allemande a écarté les soldats, m'a donné du pain et une saucisse. C'était au mois d'avril 1941, elle m'a dit : "Monsieur, j'espère que cela vous fera aimer l'Allemagne." » (Octobre 1987.) Incompréhension assumée et surmontée, donc, à condition de ne pas bousculer l'édifice issu de Yalta et de ne pas faire passer l'Allemagne avant l'Europe communautaire. « L'Europe est le continent de sa géographie. Je ne l'oublie jamais. Mais chaque chose en son temps », dira-t-il vingt-deux mois avant l'ouverture du Mur, que rien ne laissait prévoir sauf... les nombreuses questions des journalistes ouest-allemands. Et, en juillet 1989, deux mois et demi après la destruction des barbelés entre l'Autriche et la Hongrie, à l'heure des vagues massives de réfugiés est-allemands en Occident, le président français avertira : l'unification « n'entrera pas dans les faits au forceps ». Dès lors, l'URSS devient un partenaire diplomatique de choix, même et surtout si Mikhaïl Gorbatchev abandonne la
1. La promesse française de consulter la RFA si possible, en cas de menace d'utilisation de l'arme nucléaire préstratégique française, date de 1986. La décision de créer une brigade franco-allemande, de 1987. La mise en place d'un Conseil de défense, de 1988.
2. « Certes, votre pays est un peu plus éloigné de nous, pour beaucoup de raisons historiques, que ne l'est, par exemple, la République fédérale d'Allemagne, mais tout cela sur une très modeste échelle géographique » (janvier 1988, interview de François Mitterrand à la télévision de RDA). « J'ai rencontré en M. Honecker un homme de valeur (sic) et d'autorité » (janvier 1988, interview à Die Welt).
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doctrine de la souveraineté limitée. Confiance dans la stabilité de la division allemande grâce aux quatre vainqueurs du IIIe Reich et aux deux gouvernements allemands.
Cependant, le 3 septembre 1989, le nouvel ambassadeur américain à Bonn déclare sans ambages que l'unification est proche. De fait, le 10, le rideau de fer est levé entre la Hongrie et l'Autriche, la Tchécoslovaquie allait devenir perméable, et le 7 octobre Budapest renonce officiellement au marxisme. Les portes s'ouvraient et même si en France on n'imaginait pas que les cloisons voleraient en éclats, les responsables sentaient le vent s'engouffrer. Le 2 novembre, à Bonn, François Mitterrand parut ressentir, tout en le refusant, l'emballement des faits : « Plus les événements en Europe de l'Est vont vite, plus nous devons accélérer et renforcer la communauté européenne [...]. Je n'ai pas peur de la réunification. Je ne me pose pas ce genre de questions à mesure que l'histoire avance. L'histoire est là. Je la prends comme elle est. Je pense que le souci de réunification est légitime pour les Allemands. S'ils le veulent et s'ils le peuvent. » Impression d'une imminence (« les dix années qui viennent » verront une autre Europe), expression d'un fatalisme tempéré par la garantie des accords internationaux (essentiel par la suite, apparaît le thème de l'intangibilité des frontières), rappel de la priorité de l'Europe des Douze (renforcée par la présidence française de la Communauté durant le second semestre 1989). Bref, si les allumettes craquaient, le feu n'avait pas encore pris, d'autant plus que Moscou et Berlin-Est étaient supposées avoir mouillé le grattoir.
D'ailleurs, comment imaginer que l'URSS lâcherait la RDA et que des élections libres auraient lieu à l'Est ? « Je ne pense pas que la réunification, entendue comme une fusion, soit possible », affirma Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, en novembre 1988. Et qui ne l'eût dit alors? Mais à l'automne 1989, qui donc aurait assuré comme lui que les réfugiés représentaient surtout des mouvements de jeunes, que la réconciliation « sera le grand phénomène du début du siècle prochain » (l'unification, « ce n'est pas tout de même demain la veille » — quantité de journalistes français disant et écrivant le contraire, preuves à l'appui), qu'il y faut « un certain nombre de conditions qui m'évitent aujourd'hui de me livrer devant vous à de la politique-fiction » (8 octobre, au lendemain du coup de pied de l'âne de Mikhaïl Gorbatchev à Erich Honecker, à Berlin-Est même). Le 7 novembre, deux jours avant l'ouverture du Mur, on ne parlait que d'un « éventuel rapprochement » des deux Allemagnes d'ici « cette fin de siècle ». Apothéose, le 9: « Notre génération pourra voir un jour la démolition du mur de Berlin », prophétie fâcheuse. Et une semaine après l'ouverture du Mur : « Nous savons aujourd'hui que la réunification ne peut pas être un problème d'actualité. »
La trop grande insistance mise sur les questions de défense, une certaine rhétorique incan tatoire et velléitaire du « couple » franco-allemand, une croyance en la solidité des verrous étrangers (Berlin-Est, Moscou, les traités issus de la Seconde Guerre mondiale, les accords d'Helsinki), l'instrumentalisation de la construction communautaire ont ainsi joué comme autant de freins dans les analyses officielles, toute unification devant être voulue et gérée par le quatre grands et Bruxelles, via la RFA. La suite a montré que même les Américains ont
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assez rapidement poussé à la roue, alors que les Français et surtout les Britanniques se faisaient non seulement tirer par la manche, mais ébouriffer par le vent de l'histoire. Car l'unification allemande fut d'abord et in fine un processus ouest-allemand. Les partis politiques français mirent du temps à accepter cette détestable évidence.
Si le Parti socialiste suivit au plus près les thèses gouvernementales, il s'interrogeait depuis longtemps sur la fiabilité allemande: en 1987, Charles Hernu avait comparé le nationalneutralisme au national-socialisme. La veille de l'ouverture du Mur, son secrétaire général craignit ouvertement que la RFA n'en vînt à privilégier la RDA par rapport aux Douze. Quant au Parti communiste, qui vantait l'économie est-allemande et collait aux thèses soviétiques sur le désarmement, il faisait remarquer que la création de la RDA avait suivi celle de la RFA, que le Mur (régulièrement franchi dans les deux sens, « et le plus légalement du monde », 1988) consacrait la frontière est-allemande en la rendant « étanche »..., pour ainsi dire d'autant plus étanche qu'elle était poreuse. Les jeunes contestaient-ils en 1989? C'est qu'ils désiraient des réformes et souhaitaient voyager (thème repris le lendemain même de l'ouverture du Mur). Au centre, l'ancien président Giscard d'Estaing ne croit pas à l'unification (septembre 1989) et pense que les citoyens est-allemands aspirent à un changement plus socio-économique que politique. Plus judicieux, il affirme le 25 octobre : « Le fameux rideau de fer va s'effondrer sous la rouille », Jean-François Poncet affirmant que la CEE ne sera pas déséquilibrée par une Allemagne unie.
A droite, on célèbre les mérites d'une unification (air connu), on critique le silence officiel tout en reprenant les grands arguments gouvernementaux de caractère international, Jacques Chirac proposant le 8 novembre d'encadrer le mouvement pour ne pas avoir à le suivre ou à le subir. Si l'unification n'est pas forcément étatique, la France se doit de défendre « ses propres intérêts nationaux ». Quant au Front national, qui se dit héritier de la culture européenne dans toute sa diversité et « même dans ses antagonismes », dont la patrie idéale est une « Europe impériale », qui félicite Mikhaïl Gorbatchev et le sacre précisément « nouvel empereur », il souligne que l'axe eurasiatique s'impose : Paris-Berlin-Moscou-Pékin, ce qui ne tombe pas sous le sens. Certes 3, on reconnaît dans une large fresque paneuropéenne que les visées russes sur l'Occident sont inscrites dans l'histoire et dans la géographie (la steppe est impénétrable — ombre de Napoléon), mais en attendant une entente Europe-Russie, la sagesse est de créer une armée « tricéphale », le Royaume-Uni et la France exerçant une dissuasion nucléaire élargie (à la giscardienne, somme toute), la RFA et la France mettant en commun leurs forces classiques, un tel dispositif permettant de sortir de l'état de vassaux des Etats-Unis. Évidemment, l'unification est « au coeur de la politique européenne », l'URSS étant amenée à vendre la RDA contre des avantages militaires et financiers. Seule, une Europe forte (thème mitterrandien) pourra se permettre l'unification, afin d'éviter que l'Allemagne ne dérive vers Moscou via Rapallo. Un « pacte de sang » France-RFA liera donc les deux peuples : « Jamais l'Allemagne ne sera détruite », ce qui sent sa revanche quarante-cinq ans
3. L'Europe face à Gorbatchev, de Jean-Marc BRISSAUD, GDE, avril 1989.
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après. Là encore, la réflexion est largement dépendante des débats stratégiques sur la défense en Europe (au passage, curieusement, Jean-Marc Brissaud comprend Helmut Schmidt qui préférait la capitulation de la RFA à l'anéantissement atomique). Une protection nucléaire de la RFA évitera les tendances centreuropéennes ou orientales, « l'Allemagne [devant] accepter la protection nucléaire française »..., que Bonn ne lui a jamais demandée et que Paris ne peut pas lui promettre.
9 novembre 1989-18 mars 1990 : du blocage à la résignation
Ces prémices sont d'autant plus intéressantes à observer que l'ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1990, surprend la classe politique française et que, jusqu'au résultat des élections est-allemandes du 18 mars 1990, le processus de l'unification reste indécis et son rythme inconnu. Néanmoins, à connaître le fin mot de l'histoire, les événements s'éclairent; le moins qu'on puisse dire est que les responsables politiques français ont vécu cette période dans une certaine opacité, à mesure que le spectre de la « grande Allemagne » apparaissait.
Dès le 10 novembre, le président français donne l'impression que l'unification est inéluctable, mais qu'elle sera complexe, lente et largement internationalisée (elle fut simple, expéditive et surtout germano-allemande). La vitalité industrielle de la RDA est rappelée, et François Mitterrand souhaite s'y rendre rapidement, avant le chancelier Kohl... qui le prendra de vitesse. De fait, dix jours après le sommet de la Communauté sur l'Allemagne à Paris, quatre jours avant le sommet Bush-Gorbatchev au large de Malte, le chancelier lance avec aplomb son plan en dix points, qui laisse pantois plus d'un diplomate européen et sidère les Français 4.
Dès lors, le gouvernement français n'aura de cesse de préciser les conditions de cette unification autant redoutée qu'annoncée : le processus doit être démocratique (élections libres), pacifique (non remise en cause des frontières) et respectueux des accords internationaux 5. Et l'unification doit dépendre de l'intégration européenne. Pour plus de sûreté, le chef de l'État se rend à Kiev le 5 décembre — on avait alors parlé d'alliance à revers —, et il lui arrive même d'évoquer la « Russie », accent gaullien. « M. Gorbatchev [...] se souvient que la Russie et la France ont à travers les siècles servi de point d'équilibre dans de graves moments de l'histoire » (10 décembre), ce qui a dû aller droit au coeur du chancelier Kohl, qui n'avait sans doute pas la même définition de l'équilibre et de la gravité 6. François Mitterrand regrette
4. Le 3 novembre, M. Genscher expliquera que ces dix points étaient un catalogue de vieilles choses qui ne pouvaient surprendre Paris en aucune façon. Périmé, ce plan doit être néanmoins relu dans une perspective à long terme.
5. Les élections auront lieu en RDA le 18 mars 1990, dans toute l'Allemagne, le 2 décembre. La RFA ne reconnaîtra la frontière avec la Pologne que le 8 mars, sans vouloir se référer explicitement à la ligne Oder-Neisse — ce dont s'était justement plaint le président français.
6. En mars 1990, le Premier ministre polonais Mazowiecki renverra la balle : dans les moments difficiles avec l'Allemagne, France et Pologne avaient toujours été à côté l'une de l'autre — ce qui est plus qu'une contre-vérité.
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ouvertement la disparition de l'Empire austro-hongrois et ne croit toujours pas à une unification prochaine, tout en précisant une « règle fondamentale » : « L'Allemagne ne peut pas détenir l'arme nucléaire », ce qui apparemment va mieux en le disant 7. Malchance : le secrétaire d'État américain lance alors, seul, le projet agaçant d'une réforme de l'Alliance atlantique qui semble avaliser par avance l'unification. Le président français, lors de son voyage en RDA où il finit par rencontrer le successeur du successeur d'Erich Honecker fin décembre 8, après avoir gracieusement rappelé que la France a elle aussi été divisée en deux par la force, redit une énième fois le danger de toucher aux frontières, même si la frontière interallemande est d'une nature différente.
En fait, ce n'est qu'à la mi-février 1990 que l'Elysée paraît modifier son analyse et accepte l'unification comme un fait partiellement accompli, que l'on conjugue enfin au futur. Il est vrai que le 30 janvier et le 10 février, Mikhaïl Gorbatchev avait dit oui à l'unification, et que le 13 février la Conférence 4+2 (qui deviendra vite une Conférence 1 + 4...) avait débuté. Dès ce moment, les questions de sécurité reprennent le pas. La coexistence de l'OTAN et du pacte de Varsovie dans un pays unifié « serait étrange et peu durable » (14 février) 9. Le ministre français des Affaires étrangères manifeste sa crainte d'une neutralisation et sa foi en la victoire prochaine des sociaux-démocrates en RDA, tout en annonçant que Berlin deviendrait probablement capitale (1er mars). Des précautions oratoires trahissent la résignation et le dépit : la RDA est dite « assez maître de son destin », « dans une certaine mesure » (12 mars).
Mais c'est au sein du Parti socialiste que les réactions furent les plus révélatrices, le houleux congrès de Rennes coïncidant avec les élections est-allemandes. Si Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense, feignait de faire contre mauvaise fortune bon coeur (il évoquera Rapallo dès le résultat des élections), si le député Dominique Strauss-Kahn plaidait pour un contrepoids en Europe du Sud, si Claude Cheysson comparait le sommet américanosoviétique de Malte à celui de Yalta, le ministre des Affaires européennes Edith Cresson rappelait les ambiguïtés ouest-allemandes et relevait que « la mémoire historique nous amène à une certaine circonspection » (qu'en termes galants...), et Didier Motchane remarquait que les nations (à commencer par l'allemande) se portaient infiniment mieux qu'on ne le disait. Mais la plus lucide et la plus courageuse analyse est due au député Michel Vauzelle 10 : les Allemands tiendront un autre discours bientôt, notamment sur l'OTAN et le pacte de Varsovie; les frontières germaniques ont toujours été culturelles et linguistiques, de la Baltique à l'Adriatique ; ils sont notre partenaire obligé, et nous ne serons pas de taille ; les contre7.
contre7. à Europe 1 et Antenne 2, 10 décembre 1989.
8. Contexte : élections libres prévues en mai 1990, réouverture de la porte de Brandebourg (où le président français refuse de se rendre), débuts des troubles en Roumanie, lancement imminent de l'idée d'une grande confédération paneuropéenne (dans la foulée d'un projet initialement conçu par Raymond Barre).
_ 9. Or, cette étrangeté durera jusqu'en 1994, 370 000 Soviétiques restant dans l'ex-RDA. La France s'est opposée à ce que l'OTAN y campe après l'unification. Le ministre allemand des Affaires étrangères avait proposé, lui, qu'une Allemagne unie n'accueille aucune force de l'OTAN — on en reparlera certainement un jour. 10. « Paris, Berlin » (sans trait d'union...), Le Monde, 7 mars 1990.
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poids à l'Est et au Sud peuvent être dangereux ; le projet de la fédération ou de la confédération est insuffisant ; la confiance franco-allemande doit être centrale.
Ce sombre horizon, le PC le décrit aussi, mais pour d'autres raisons, et son évolution mérite d'être étudiée : plus paradoxale, elle est aussi plus précoce dans ses conclusions. Dès l'ouverture du Mur, les responsabilités de la RDA sont placées sur le plan économique, car la crise du socialisme est celle du développement (donc conjoncturelle), la crise du capitalisme est celle du système (donc structurelle). Jusqu'à la mi-janvier 1990, la tactique balance entre le coup de pied de l'âne (haro sur le vieux Honecker, qui n'a pas compris les jeunes, ces adolescents qui ne sont pas anticommunistes et aiment tellement voyager à l'étranger) et le meurtre du père (nous avions assez prévenu, et même Gorbatchev nous avouait qu'il aurait dû nous écouter). Si l'ouverture du mur est presque le plus beau jour de la vie de Roland Leroy, directeur de L'Humanité (11 novembre 1989), ce qui prouve que l'homme a su avec une infinie pudeur cacher ses sentiments durant des décennies, l'unification n'est « pas d'actualité » (elle le serait donc un jour?) (13 novembre). Au moins, le mot fatal est-il prononcé, et souvent. Mais dès que l'autorisation est donnée aux partis politiques est-allemands d'être financés par leurs « homologues » de la RFA, le masque tombe. La constitution d'un « grand Reich » est en vue: l'unification ne serait pas démocratique, et l'on note qu'« à certains égards »il y a plus de liberté en RDA qu'en RFA. Les mots se bousculent : porte ouverte à la vassalisation, l'unification serait dangereuse pour la « souveraineté » française (un grand débat est réclamé) ; les termes d' annexion et d'hégémonie sont lâchés. La mission des quatre vainqueurs de 1945 est « éternelle tant qu'il y aura danger » (curieuse conception de l'éternité, ou du danger). Une Allemagne unie (on s'y résout) ne peut être que neutre, sauf à devenir guer- j rière (les « Chevaliers teutoniques » réapparaissent). Si « l'Anschluss de la RDA » se pré- j pare (ce qui impliquerait que la RDA est aussi consentante que l'avait été l'Autriche), les ! comparaisons avec la période hitlérienne se multiplient. Goethe est réquisitionné. Le voca- j bulaire laisse entendre que c'est le retour de la barbarie et peut-être de « la bête immonde 11 ». Viol d'un État souverain, abandon de souveraineté de la France dans une CEE politique, ! future domination allemande sur l'Europe constituent les trois registres principaux, qui trou-1 veront en toute logique des résonances à droite.
Le Front national, s'il avait réclamé l'unification dès 1984, s'inquiète aussi des répercus-i sions sur la puissance économique française, rompt des lances contre la technocratie bruxelloise, « non élue » (quelle administration l'est?), place sur le même plan le peuple allemand,! l'ukrainien, le balte, etc., et célèbre l'identité européenne salvatrice, multiple — et jamais défi- 1 nie. Les royalistes, eux, voient dans l'unification le « principal péril pour la France », tout en se félicitant du « retour des nations » (25 novembre). Le RPR dénonce la « léthargie » de l'exécutif et insiste sur le rôle des organisations internationales, seules capables d'encadrer l'Allemagne unie (Edouard Balladur, 15 novembre 1989 : « Si un jour l'Allemagne devait |
11. Sur cette période clé, on se reportera entre autres à L'Humanité (11 et 13 novembre 1989, 17 janvier, 2 février, 5 et 15 mars 1990) et à Révolution (10 et 17 novembre 1989, 16 mars 1990).
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s'éloigner de l'Alliance atlantique... »; Michel Debré, 14 novembre: « Souvenons-nous de Rapallo... »). Question implicite : comment éviter la dénucléarisation de l'Allemagne tout en justifiant notre armement préstratégique, dont personne n'ose dire clairement qu'il représente une police d'assurances. Le RPR André Giraud suggère d'accorder un droit de veto à Berlin sur des armes atomiques « de portée suffisante » (?) appartenant à une puissance européenne (février 1990). Dès le 17 novembre 1989, Jacques Chirac avait réclamé une conférence de style 4+2 avant de prôner (22 janvier 1990) une cellule de crise franco-allemande, une politique commune européenne et un renforcement des liens avec... l'Italie. Tout au long, le RPR insistera sur le rôle nucléaire de la France dans la nouvelle Europe, au contraire de l'extrême droite qui souhaite pour l'Allemagne « tous les attributs de la puissance » — jusqu'au nucléaire (10 février 1990)? Auquel cas, cette proposition de nationalistes n'est pas d'un intérêt national qui crève les yeux.
Au centre, Valéry Giscard d'Estaing fustige, dès le 13 novembre 1989, ceux qui pensent que l'ouverture du Mur signifie unification, et penche pour une confédération allemande, la RDA entrant dans la fédération communautaire après dissolution des « alliances » militaires. Avec Helmut Schmidt, il préconisera un contrepoids en Europe du Sud (thème récurrent aussi chez les socialistes). A Dresde, avant les élections, il avertit : « Vous serez 50 % Allemands et 50 % Européens », les urnes n'ayant pas exactement respecté cette proportion soulageante. Moins rassuré, Raymond Barre se fait plus volontariste : « Vous vous réunifiez, à vous de le faire ; vous ne voulez pas rester dans la Communauté, vous voulez nous quitter, eh bien ! nous n'allons pas en mourir ; nous allons nous y adapter. » (13 mars.) En un mot : nous devons faire contrepoids à la nouvelle force allemande, faute de quoi il ne faudra s'en prendre qu'à soi-même. Et surtout, plus grave : nous n'avons aucun « discours » sur l'Allemagne.
Quant aux Verts, ils réclament, dans des textes indigents, une grande Europe des peuples pour juguler le nationalisme et le capitalisme immoraux ; d'ailleurs, l'unification n'est pas souhaitable et, même si la « révolution » a été non violente en RDA, les modèles Kohi et Krenz sont rejetés d'un même revers de main. Alors que l'Europe se recompose, leurs préoccupations resteront fondamentalement « environnementalistes ».
Bref, dans cette période de confusion due à la précipitation quasi chimique des événements, peu de principes sont définis (si ce n'est ceux de l'enjeu communautaire, de la démocratie et du respect des frontières), et les contradictions passent encore une fois au sein des partis politiques. L'unification est intolérable (communistes), indésirable (écologistes), acceptée (droite, centre et gauche), célébrée (extrême droite), mais toujours crainte (surtout pour la puissance française, à droite et au PC), les sujets de défense prévalant dès que la pilule est avalée : peur de l'axe germano-soviétique, débat sur la neutralisation et sur l'Alliance atlantique, refus d'une arme nucléaire allemande. La question germanique paraît donc de retour pour quelques décennies. Un diplomate, qui ne croit pas à la renaissance des vieux démons, évoque le « magma germain » d'autrefois, habitué à dévaster l'Europe.
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HÉRODOTE
18 mars-3 octobre 1990 : du demi-deuil au veuvage
En fait, les élections allemandes du 18 mars sonnent le glas. La victoire massive de la droite déjoue les pronostics français, y compris ceux des experts. La RDA vient de voter pour une unification rapide et politique 12. Dès le résultat connu, François Mitterrand relance l'idée de confédération européenne, surtout à l'égard de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie, en limitant sa portée et sans trop y croire. Prenant du champ (25 mars), il s'adosse même à l'histoire des conflits entre la France et l'Allemagne (« c'est un problème qui nous est imposé ») et ajoute : « Si l'on veut dominer le problème allemand, il faut désormais dépasser le problème du couple franco-allemand, en veillant à ce qu'il soit solide, pour aborder le problème de l'Europe tout entière. » (Que de problèmes pour nous !) Le tout est de croire en la France, le ton officiel devenant alors volontariste (« On va gagner », affirmation qui ne mange pas de pain). Et dès avril, même si la France va annoncer le retrait total à terme des forces françaises en Allemagne (juillet), le virage se fait plus atlantiste, afin de mieux ancrer l'Allemagne unie dans l'OTAN 13. Ce qui n'empêche pas de faire le gros dos : « Il ne s'agit pas [d'encadrer l'Allemagne], comme si on voulait passer des fils de couturière autour de Gulliver », affirme Roland Dumas (25 juillet).
Pourtant, le chancelier Kohl donne curieusement dix ans à la France et à l'Allemagne unie pour s'atteler à une tâche qui rendrait caduques « beaucoup de choses qui traditionnellement relèvent du mode de pensée du XIXe siècle (frontières et, implicitement, alliances militaires) (26 avril) 14. Dix ans, et après?... Le président français se gardera bien de répondre à une question de journaliste sur l'Allemagne au Conseil de sécurité de l'ONU, ce que le chancelier Kohl n'exclut pas. L'Allemagne unie aura-t-elle un jour une politique plus germanique qu'européenne? Cette interrogation de bon sens n'est jamais formulée, mais se lit constamment en filigrane 15. Au lendemain de l'unification officielle, François Mitterrand ironisera même sur la faculté allemande de contourner les textes constitutionnels pour elle-même (unification), de les respecter avec un rare scrupule pour les autres (construction communautaire, intervention dans la guerre du Koweït). Un aveu est même soigneusement lâché : « Nos intérêts sont très différents souvent, nous n'occupons pas la même place dans la géographie et je suis de ceux qui pensent que la géographie commande l'histoire. » (6 octobre.) Autant dire que le couple franco-allemand gagnerait à ne pas être aussi accolé.
Une Europe pro-américaine ou supranationale, dirigée par une Allemagne unie « au pas
12. Le 5 mai, Roland Dumas ne prévoit pourtant pas l'unification avant 1992 ou 1993.
13. Un sommet de l'OTAN aura lieu en juillet à Londres, qui concède aux Douze une « identité européenne» en matière de sécurité. Et, en octobre 1991, autre virage français à 90e, la France et l'Allemagne prévoiront un corps d'armée franco-allemand.
14. Étonnantes déclarations sur l'Allemagne et sur l'Europe dans la conférence de presse conjointe à l'Elysée, 55e consultation franco-allemande.
15. Le socialiste Max Gallo annonce pourtant que la fédération communautaire sera allemande, la CEE devant s'intégrer un jour à la grande Allemagne (août 1990).
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cadencé » — alors qu'elle se doit à la neutralité (à la suisse, à la suédoise... !), comme l'indiquent dans les deux Allemagnes les sondages d'opinion —, tels sont les chevaux de bataille du PC. Mais les communistes ne s'y trompent pas, le coup de grâce est donné par l'Union économique et monétaire, décrétée le 1er juillet. Là, est la vraie annexion, avant que l'Europe ne soit peut-être absorbée de la même manière. De leur côté, les Verts, s'ils collent souvent à l'argumentation communiste sur le désarmement, ne sont plus hostiles à l'unification, mais souhaitent une Allemagne neutre « dans l'attente » de la dissolution du pacte de Varsovie et de l'Alliance atlantique (et après ?) et dans l'espoir d'une confédération (Antoine Waechter, 18-19 mars).
Au centre, comme au Parti communiste dans le domaine économique, comme au Parti socialiste dans le domaine militaire, on élève des remparts. D'une part, les atouts de la France existent (situation géographique, démographie, défense, relations avec le Sud) ; d'autre part, on plaide pour un nouveau pacte euro-atlantique, avec même des commandements stratégiques confiés aux Français et des « relations particulières en matière de sécurité » entre France et Allemagne (Valéry Giscard d'Estaing, avril). D'ailleurs, « l'intimité franco-allemande n'est plus au centre du processus d'union de l'Europe » (juillet), l'Allemagne privilégiant les ÉtatsUnis et l'URSS. Le couperet tombera en septembre, avec le traité germano-soviétique. Le parallèle avec Rapallo est récusé, mais les liens historiques Moscou-Berlin sont décrits avec amertume 16. Le Parti républicain n'avait-il pas dit au lendemain des élections allemandes: l'unification « se fera au mieux sans nous, au pire contre nous » ? L'heure est donc au redressement français. Les phrases rendent également un son aigrelet au RPR, même si on accuse le gouvernement : « Force est bien de rappeler que nous avons successivement indiqué que la réunification de l'Allemagne ne nous faisait pas peur, puis qu'elle n'était pas d'actualité, puis que l'Union soviétique se chargerait bien de l'empêcher, avant de nous y rallier avec ce qui a paru à tous de la résignation. » (Jacques Chirac, avril.) Seul Edouard Balladur se distingue par son irritation (« Il faut demander aux Allemands si oui ou non ils veulent l'Europe », septembre), tandis que Michel Jobert — ni à droite ni à gauche, mais seul à le dire — montre que l'Allemagne n'a plus besoin de « protecteurs » ni de « caniches », après s'être unie par le Deutschmark, s'être passée de la CEE, s'être acoquinée avec les Soviétiques : « Elle peut désormais être un État mondial », le maintien dans l'OTAN n'étant qu'une « apparence » (juillet).
L'unification allemande aura donc profondément perturbé la classe politique française, et plus que de raison. Qu'on en juge : mise à l'écart du couple franco-allemand ; inefficacité du rapprochement franco-russe ; absence d'une diplomatie communautaire (éclatante dans la crise concomitante du Golfe) ; difficulté du dialogue franco-américain à propos de l'Alliance atlan16.
atlan16. d'hommes politiques ont commenté ce traité. L'un des articles revient à un pacte de non-agression déguisé : « Si l'une des deux parties faisait l'objet d'une agression, l'autre ne fournirait aucune aide militaire ni aucune autre contribution à l'agresseur et prendrait toutes les mesures pour que le conflit soit réglé dans le cadre des Nations unies et d'autres structures de sécurité collective. » On ne pouvait être plus prévenant à l'égard de Moscou.
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tique ; projet d'une confédération souvent assimilée à la vieille pratique des coalitions ; autonomie de Bonn dans les négociations internationales. Et, surtout, quatre secousses auront été particulièrement mal subies, qui révélaient à l'envi que l'Allemagne en prenait à son aise: le plan en dix points du chancelier Kohi (novembre 1989), l'annonce des élections conjointes anticipées (mai 1990), la précipitation de l'Union économique et monétaire (juillet), le bouclage du traité germano-soviétique (septembre). L'Allemagne fixait elle-même les conditions de son nouveau destin, en entrant de plain-pied sur la scène internationale. Jusque-là, la France y avait tenu un second rôle remarqué. Mais presque personne n'osait dire aux Français que, si la distribution ne changeait pas, l'argument de la pièce était entièrement remanié — et que nous ne savions pas notre texte. Et encore, les dislocations de l'URSS et de la Yougoslavie n'avaient-elles pas bousculé tout le scénario. Pour la France, la question allemande allait désormais se superposer à la question européenne.
La ratification des accords de Maastricht
La récente bataille référendaire sur le traité de Maastricht (20 septembre 1992) a malheureusement renforcé ces conclusions. Sans tenter une chronologie de la place de l'Allemagne dans le débat — il est trop tôt pour être exhaustif, les ouvrages sont abondants et les divergences ont traversé la plupart des courants de pensée —, une étude des déclarations de la classe politique du 1er août 1992 au 7 septembre (ouverture de la campagne officielle) laisse apparaître une évidence : l'Allemagne n'a été prise en compte qu'à la fin du mois d'août, donnant lieu à une flambée verbale, coup de chaleur explicable par la révélation de sondages favorables au non. Dès lors, les slogans passionnels furent lancés, l'Allemagne étant « diabolisée » et par les partisans et par les adversaires de l'Union politique communautaire. Les Allemands étaient doublement dangereux : ou à l'extérieur de l'Europe confédérale ou à l'intérieur. On se souviendra qu'aucune controverse n'avait surgi à l'époque de l'accord sur Maastricht (décembre 1991) ou de sa signature (février 1992).
En premier lieu, le contexte international de l'été doit être rappelé : référendum négatif au Danemark (2 juin), positif en Irlande (19 juin) ; guerre en Bosnie-Herzégovine avec participation de l'Allemagne à l'embargo naval ; discussion dans la presse allemande sur la présence de la Bundeswehr hors zone OTAN (un corps d'armée franco-allemand avait été décidé en mai, pour mise en place en 1995); déclarations officieuses de Bonn favorables à l'attribution d'un siège permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU ; violences contre des émigrés à Rostock (ex-RDA) ; surveillance aérienne du Sud-Est irakien par les Américains, Britanniques et Français. Et sur le plan interne, discussion sur l'opportunité de sanctionner le pouvoir socialiste par un vote sur Maastricht, à quelques mois des législatives.
En première approche, force est de constater que le débat politicien se traduit d'abord par des joutes intestines, l'Allemagne semblant à l'autre bout du monde. Les groupuscules d'extrême gauche se cantonnent dans les airs connus, l'un d'eux prônant même l'abstention.
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Les communistes insistent sur les dangers économiques et sociaux, fustigent « cette Europe supranationale dominée par l'Allemagne », mais les quatre thèmes de campagne sont contestés de l'intérieur et, peu convaincant, le parti paraît (volontairement ?) en retrait de l'événement. Prônant également le non, le Front national balance entre les exhortations confuses ou floues (la France a toujours été hostile à l'empire européen, les identités provinciales sont célébrées, nous assistons à la fin d'une civilisation) et les accusations motivées et précises. Le nouveau jacobinisme bruxellois sera intolérant (citations à l'appui), il y aura « face à face entre le parti de l'étranger et le parti de la France », et même « il ne fait aucun doute que la volonté de François Mitterrand est une mutation vers une entité supranationale qui passe par l'éclatement de la nation ». De fait, le président de la République reconnaîtra in fine, le 3 septembre, que le traité est bel et bien confédéral. Bref, Jean-Marie Le Pen insiste beaucoup plus sur la mainmise de l'oligarchie cosmopolite et mondialiste que sur la renaissance allemande. En tout cas, il est pour ainsi dire le seul à dénoncer avec force le caractère essentiellement utopique (« la cité d'Utopie ») du projet européen.
Si les écologistes sont divisés entre eux (Génération Écologie et Verts) et en eux-mêmes (Verts), ils se passionnent plus pour le tracé de l'autoroute A16 ou là persperctive de sièges de députés, de strapontins ou de maroquins que pour le sort du vieux continent. Une polémique sur les déchets franco-allemands déversés en France, opération bien venue de politique intérieure, ne va pas jusqu'à déclencher l'étincelle géopolitique. Cet encéphalogramme plat sur le plan international laisse entendre que les écologistes sont nos futurs radicaux.
Les centristes, justement, abordent au moins la question allemande, mais pour mieux l'évacuer avec des intonations péremptoires inhabituelles. Partisan du oui, l'un des ténors affirme que « l'union monétaire va sceller la réconciliation franco-allemande (cette réconciliation se ferait donc attendre...). Quand on voit que l'Allemagne est appelée à renoncer à une destinée germanique pour une destinée européenne, comment faire une campagne a minima ? Maastricht, c'est beaucoup plus que Maastricht ».
L'idée de ligoter l'Allemagne commence donc à être articulée. Si les sept raisons de Philippe de Villiers pour voter non ne font aucune allusion au poids à venir de Berlin dans une Europe confédérale, la participation du chancelier Kohl à l'émission télévisée du 3 septembre avec le président Mitterrand est choquante en son principe (« une bonne chose » pour 55 % des Français) et en son contenu : « Un Allemand [...], quand il nous dit à nous Français : "Faites ça, c'est bon pour vous les Français", moi je le soupçonne de penser que c'est surtout bon pour lui. » Mais ce sont surtout Valéry Giscard d'Estaing, Raymond Barre et Jean François-Poncet qui brandissent, dès fin août, le spectre de la puissance allemande ou germanique : l'Allemagne a fait le plus grand des sacrifices en donnant son mark à la CEE, sans Maastricht « pour le monde, l'Europe, ce serait alors l'Allemagne », l'Union politique « répond » à l'unification, faute de quoi le nationalisme renaîtra outre-Rhin. On ne saurait être plus clair dans la représentation des fragilités allemandes. A grands fracas, de sujet tabou, la question allemande devient tentative d'exorcisme.
En mode mineur, la droite conservatrice utilise le même jeu d'orgue. Début août, un
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membre du RPR dénonce l'absence de débat sur l'Allemagne et sur la dimension régionale de la nouvelle Europe (en revanche, les nouveaux pouvoirs des Länder sont discutés dans la presse allemande). Edouard Balladur souligne que l'Union économique et monétaire (UEM) limitera l'autonomie allemande, faute de quoi Bonn agirait « à sa guise » dans une zone de libre-échange vulnérable. Surtout, il est apparemment le seul à montrer que des rapports privilégiés américano-allemands constitueraient un axe profondément contraire aux intérêts français. Philippe Séguin pianote très peu sur le clavier allemand (allusion à la responsabilité de Bonn dans la guerre yougoslave, beaucoup plus fermement démontrée par Jean-Pierre Chevènement) et, lors du débat télévisé avec le chef de l'État, centre ses critiques sur l'UEM, la technocratie et la mise à l'écart de l'Europe centrale. Au contraire, Marie-France Garaud ne cesse d'affirmer que le chef de l'État est mû par la peur de l'Allemagne et, avec beaucoup de justesse, que les jeunes — la « génération MacDo » — sont dépourvus de mémoire collective et de références historiques minimales.
Enfin, chez les socialistes, on se raccroche avec brutalité à la menace allemande dès l'arrivée des mauvais sondages. Ne pas libérer « les tensions allemandes » et ne pas briser « l'attelage franco-allemand » (est-il si fragile ?) constituent des formulations polies. Car la peur fera bientôt dire de vilaines choses. L'Europe du non est celle « des nationalismes et de la haine », elle prépare « un nouveau Munich » (qui serait Hitler, qui les Sudètes ?), ajoute Michel Rocard, elle cultive les « ferments antidémocratiques » dans une Allemagne redevenue « grande puissance [...] redoutable (à l'Est) » (Raymond Barre évoque aussi le risque d'une « Europe germanique »), et la balkanisation de l'Ouest en découlerait. Un ministre parle des « démons » allemands retrouvés : « Si [tous ses démons] ne sont pas canalisés, encadrés par, la volonté d'être plus forts à l'intérieur de l'Europe, alors les Allemands choisiront d'être plus ! forts tout seuls. » D'ailleurs, profère Bernard Kouchner en Allemagne même, « la dernière génération en faveur de l'Europe, c'est celle du chancelier Kohl [...]. Après, c'est plutôt Rostock. Les skinheads de Rostock votent non », ce qui n'est pas donner cher des Allemands et en dit long sur la capacité géopolitique de l'orateur. Apogée de cette période d'exaspération : avant de le regretter, Jacques Delors va jusqu'à vouloir faire taire les opposants : « Ou ! vous changez de discours, ou vous abandonnez la politique ! Il n'y a pas place pour un tel ! comportement dans une démocratie évoluée », ce qui traduit une originale conception de l'évolution et, accessoirement, de la démocratie.
En manière de conclusion, on se limitera à remarquer que les grands thèmes liés à l'Ailemagne n'ont été nullement traités, sans parler de la finalité propre de l'Union politique, Encore une fois, au lieu de mettre à plat les dossiers en les dédramatisant, la plupart des hommes politiques se sont cachés derrière les invectives franco-françaises, passant du mutisme à l'anathème. Apparemment, le meilleur moyen d'esquiver la réalité, c'est encore de la nier,
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Etienne Sur*
Dans le débat géopolitique français à propos de la ratification du traité de Maastricht, l'Allemagne a été fort présente. Afin de montrer la nécessité ou, au contraire, les dangers de cette union politique, on a agité bien haut et bien fort la figure de l'État voisin, quitte à le transformer en « épouvantail 1 ». Plusieurs voix se sont élevées en France pour dénoncer un « antigermanisme à demi inconscient 2 », ou « une germanophobie symétrique à celle du nationalisme rance et cocardier 3 ». Le président de la République, lui-même, a jugé utile de fustiger cette argumentation dans trois quotidiens européens : « C'est laisser croire qu'il existe des démons — le mot a été employé — propres à l'Allemagne, alors que tout peuple doit veiller à contenir les siens. Comprendre l'Allemagne et les Allemands exige plus de respect à leur égard 4. »
Quelles que soient les convictions de chacun, que l'on souscrive à cette thématique ou qu'on la rejette, ces discours sur l'Allemagne s'avèrent très riches sur le plan géopolitique. Même s'ils sont produits dans un but très précis, il n'empêche qu'ils sont révélateurs d'une certaine vision française de l'Allemagne, et qu'ils produisent des effets sur l'opinion. Il ne s'agit donc ici ni d'applaudir aveuglément à la peur de l'Allemagne, ni de lui opposer a priori une fin de non-recevoir, sous le prétexte que cette idée serait inamicale, honteuse ou immorale. Il s'agit au contraire de tenter de mettre en lumière les représentations véhiculées dans ces discours, d'étudier en quoi elles peuvent trouver une origine géopolitique, et quel impact elles peuvent avoir sur ce plan. Commençons donc méthodologiquement par évacuer tout scrupule provenant d'une germanophilie ou d'une germanophobie particulière, et examinons la lettre des discours produits. Les documents de cette sorte d'explication de texte géopolitique abondent, et il est indispensable d'en citer quelques-uns précisément, en mettant en italiques les mots qui nous paraissent particulièrement significatifs.
* Centre de géopolitique, université Paris-VIII.
1. Selon l'expression de la Sùddeutsche Zeitung, 26-27 septembre 1992.
2. Le Monde, éditorial de première page, 16 septembre 1992.
3. D. BENSAÏD, A. DUGRAND, G. PERRAULT, Le Monde, 17 septembre 1992.
4. Libération, 14 septembre 1992.
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Pour Michel Rocard, en cas d'arrêt de la construction européenne, « l'Allemagne retrouverait ses penchants historiques et géographiques. Appuyée sur un mark triomphant, elle se tournerait de nouveau vers l'Est, se désintéresserait de l'avenir du continent, sauf pour lui imposer sa volonté économique, celle qui répondrait à ses seuls intérêts. [...] C'en serait fait, très vite aussi, de l'amitié scellée par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle. Je n'envisage même pas la suite 5 ». Le candidat « naturel » du parti socialiste semble faire écho à Lionel Stoléru : « Si les Français votaient contre Maastricht, l'Allemagne, libérée du couple francoallemand qui pilote l'Europe depuis quarante ans, reprendrait son rôle naturel et historique de chef de la Mitteleuropa, de cette "moyenne Europe" qui remonte à l'Empire austrohongrois, où les Allemands n'ont qu'un geste à faire pour jouer aujourd'hui un rôle dominant. [...] Forte de sa puissance monétaire à l'Ouest, de son rayonnement politique à l'Est, l'Allemagne verrait s'ouvrir devant elle la voie royale de l'hégémonie européenne 6. » Pierre Bérégovoy craint quant à lui le « divorce franco-allemand » : « C'est la France qui a voulu le couple franco-allemand et un divorce serait redoutable. S'il y a divorce, cela veut dire que l'Allemagne regardera plus à l'est qu'à l'ouest. C'est une grande puissance, un grand peuple. Elle sera redoutable sur ce plan-là. Des ferments antidémocratiques existent en Allemagne, comme en France 7. » Les ténors du RPR suivent le même raisonnement : « Le oui est nécessaire pour maintenir les Allemands dans la Communauté » (Jacques Chirac) 8 ; « la victoire du non libérerait en Allemagne des forces politiques qui ne demandent qu'à prendre leur autonomie » (Alain Juppé) 9; « ceux qui craignent tant l'Allemagne devraient comprendre que son intégration à la construction européenne est la meilleure garantie contre l'esprit de domination 10 » (Patrick Devedjian).
Les écologistes ne sont pas absents du débat : « Un non français serait le signal d'un redéploiement allemand sur la Mitteleuropa, déjà largement amorcé dans les faits » (Antoine Waechter) 11. Ni les communistes : « Kohl a dit lui-même à propos du traité qu'il est porteur de toutes les exigences allemandes. On ne modère jamais les appétits de quelqu'un en s'y soumettant » (Pierre Zarka) 12. Edouard Balladur évoque aussi « le rôle de puissance militaire, économique, financière et monétaire dominante, au centre du continent. [...] Le rejet du traité [...] permettra simplement à l'Allemagne d'agir à sa guisen ». Parmi les nombreuses personnalités à avoir pris parti, Alain Mine n'est pas en reste : « Quel avenir restera-t-il aux Belges, aux Luxembourgeois, qui jouent de l'influence française pour limiter la toute-puissance
5. Le Monde, 1er septembre 1992.
6. Ibid., 28 août 1992.
7. Ibid., 1er septembre 1992.
8. Libération, 3 septembre 1992.
9. Le Monde, 28 août 1992.
10. Ibid., 22 avril 1992.
11. Ibid., 19 septembre 1992.
12. Libération, 14 septembre 1992.
13. Le Monde, 21 août 1992.
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allemande? Livrés à eux-mêmes, ils pourront, au mieux, capituler avec élégance et devenir des duchés d'un nouveau Saint Empire romain germanique 14. » Et Maurice Duverger : « Nul ne peut prévoir ce que l'Allemagne pourrait devenir aux mains de générations qui n'ont aucun souvenir du Fùhrer et de son armée. [...] Aux alentours de l'an 2000, le mark aurait alors réussi ce que la Wehrmacht n'a pas pu faire : une Europe pangermanique dominée par une Bundesbank dont on a vu la soumission aux autorités de Bonn lors de l'échange de monnaie de la RDA 15. »
Cette énumération, qui n'a bien sûr aucune prétention d'exhaustivité, montre d'abord des arguments multiformes, correspondant aux multiples facettes des relations franco-allemandes. L'économique, le financier, le juridique y côtoient le politique. Mais il est frappant, à la lecture de ces textes, de constater une cohérence thématique profonde, les mêmes mots revenant chez les uns ou les autres, malgré les différences politiques.
Puissance et menace
Le thème le plus présent dans ces discours est celui de la puissance allemande. On craint la « puissance militaire, économique », la « grande puissance » ou la « toute-puissance » des Allemands. Le vocabulaire employé est d'ailleurs souvent celui de la guerre. On parle de « capituler », de « soumission », on évoque une Allemagne « redoutable » dont il faut craindre F« hégémonie ». Il n'est pas bien difficile de voir, à travers l'allusion à la « capitulation » des Belges, le souvenir de la défaite française de 1940 qu'on n'ose pas évoquer. L'occupation par l'armée allemande de 1940 à 1944 est ainsi, comme la France de Vichy, présente mais non dite. Si la puissance militaire est crainte, la puissance économique l'est aussi, à travers les nombreuses références aux capacités monétaires de l'Allemagne, à ce que Jûrgen Habermas a nommé le « nationalisme du DM 16 ». Ces positions renvoient à nombre d'idées plus ou moins latentes, à propos de l'Allemagne, qui sont réapparues depuis la réunification. Jamais depuis les événements de 1989-1990, ces peurs n'avaient été aussi nettement formulées que dans ce débat autour du traité de Maastricht.
Qu'est-ce qui a donc radicalement changé, et qui pourrait expliquer ces craintes françaises face à la puissance allemande ? Quel est le nouveau cadre dans lequel celle-ci semble se développer ? On peut établir sur ce point une comparaison entre le contexte géopolitique ayant permis la réconciliation franco-allemande, et la situation actuelle. La question de la Sarre est à ce sujet riche d'enseignements. Dans les années cinquante, la Sarre reste la dernière grosse pomme de discorde entre la France et la RFA. Le territoire sarrois est lié étroitement à la France par une union économique et douanière, comme de 1919 à 1935, c'est donc Paris qui
14. Le Monde, 1er septembre 1992.'
15. Ibid, 3 septembre 1992.
16. Die Zeit, 30 mars 1990.
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tire profit de ses richesses minières et industrielles. Un statut européen est prévu pour la Sarre, mais sa population le rejette par référendum en 1955. Après cette consultation, rien n'obligeait juridiquement la France à laisser le territoire à la RFA ; le statu quo aurait pu continuer. Pourtant, début 1957, la Sarre devient un Land de la République fédérale. La raison profonde pour laquelle la France accepte de renoncer à des droits sur la Sarre est un retournement dans la perception de la menace. Il est clair pour le gouvernement français, en 1955, que, désormais, le véritable danger ne vient plus tant de l'Allemagne, mais de l'URSS. Face à la menace soviétique, la solidarité européenne, débutée en 1951 avec la CECA, semble nécessaire et inévitable. Le traité franco-allemand de l'Elysée, datant de 1963, est évidemment lié à ce changement des données géostratégiques : la réconciliation franco-allemande est la conséquence d'une menace supérieure, même si, bien sûr, elle ne peut se résumer à elle.
Si la menace à l'est a eu tant d'effets géopolitiques sur les relations franco-allemandes, ne peut-on alors penser que la fin de cette menace aura des conséquences au moins aussi importantes ? L'URSS n'existant plus, l'image-ennemie (Feindbild) commune à la France et à l'Allemagne a disparu. Les liens établis et les efforts accomplis depuis 1963 sont-ils dès lors sapés à la base? La fin de la menace à l'est a trois effets précis :
— en enlevant un ennemi commun, elle amoindrit une solidarité franco-allemande établie de fait (malgré les divergences stratégiques ou tactiques), sur une solidarité de défense;
— elle rend moins important, dans les relations bilatérales, l'argument de la puissance militaire. Il existe en effet un discours français, selon lequel la France n'a pas, bien sûr, la puissance du mark, mais elle a au moins celle de la « force de frappe ». Or, l'arme nucléaire est aujourd'hui beaucoup moins perçue comme un facteur de puissance effective, car les probabilités de devoir l'employer n'ont jamais été aussi minces, certains les jugeant même quasi inexistantes. Un des piliers de la puissance française, face à l'Allemagne, est ainsi, de facto, affaibli ;
— la crainte de la puissance soviétique ayant disparu, celle de la puissance allemande réapparaît : des représentations négatives, tues pendant longtemps au nom de la solidarité occidentale, peuvent à nouveau s'exprimer.
Il ne s'agit pas, encore une fois, de réduire tous les aspects de la réconciliation francoallemande à ces données géopolitiques et géostratégiques. Mais il est clair que la menace à l'est a privé le couple franco-allemand de toute nécessité engendrée par des facteurs externes. Dans les relations bilatérales comme dans la construction européenne, les intérêts particuliers des États comptent plus que jamais, car leur politique extérieure et de défense doit beaucoup moins se définir, de manière négative, par réaction à un danger établi.
La réunification a par ailleurs entraîné un second changement majeur, concernant la puissance allemande. Il s'agit de la disparition du lien direct entre puissance française et contrôle de la puissance allemande. Avec son siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU et ses armes nucléaires, les droits particuliers de la France outre-Rhin constituaient, jusqu'en 1990, un des trois grands piliers de la puissance française. Les accords de Paris de 1954 avaient conféré en effet à la France comme aux trois autres « grands » (États-Unis, Union soviéti128
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que, Royaume-Uni) des responsabilités particulières en Allemagne, notamment à Berlin, et sur les questions concernant la réunification. Ces droits ont disparu avec les accords « 2+4 » de septembre 1990 (RFA, RDA, États-Unis, Union soviétique, Royaume-Uni, France). La crainte française de la puissance allemande diffère donc totalement des peurs émises en Pologne ou en Tchécoslovaquie. Vue de Paris, la puissance allemande est crainte pour elle-même, parce qu'elle est beaucoup plus grande que celle des autres États voisins, mais aussi parce qu'elle correspond, en même temps, à une diminution de la puissance française.
Dans les discours mentionnés ci-dessus, ces craintes sont cependant tout à fait précisées, et quelques idées sont omniprésentes. Cette convergence thématique concerne en premier lieu l'utilisation permanente des données spatiales : I'« Est » est systématiquement cité, à travers un cortège d'appellations, « Mitteleuropa, moyenne Europe, centre du continent, centre de l'Europe ». Deuxième point commun, des références historiques à forte connotation : « Saint Empire romain germanique, Europe pangermanique, Wehrmacht ». Troisième ensemble, la crainte de « l'autonomie », de la « liberté » allemande, d'une Allemagne « déliée » ou « libérée » de l'Europe.
Quelques idées forces semblent ainsi s'imposer dans cette vision de l'Allemagne. Le contraste entre la diversité des personnalités politiques et la convergence de leurs discours montre bien qu'au-delà de la pluralité des opinions, il existe, au sujet de notre voisin, de larges espaces communs, de vastes fondations sur lesquels les discours se construisent et prennent forme. Ce sont des représentations géopolitiques profondes.
Déterminisme ou stratégie
La première représentation réside dans l'idée permanente que l'Allemagne ne pourrait s'empêcher de regarder vers l'est, vers la « Mitteleuropa ». On se représente cette orientation vers l'est comme l'effet d'une sorte de loi spatiale : les termes « rôle naturel », et « penchant géographique » dans les textes cités ci-dessus sont tout à fait révélateurs de cette conception. L'idée fondamentale est ainsi que l'Allemagne serait soumise à un véritable déterminisme politique de l'espace, une force supérieure la poussant à l'expansionnisme, spécialement vers l'est.
Quelle est l'origine de cette représentation ? Très probablement dans l'idée française du « déterminisme géopolitique », évoquée par Fernand Braudel dans L'Identité de la France. Il est dû à la vision de l'hexagone français comme une forme « naturelle » et jugée géométriquement parfaite. Les frontières politiques correspondant à peu près, en France, avec une forme naturelle, il découle de cette coïncidence l'idée que l'espace produit, en lui-même, des déterminations politiques et frontalières évidentes. « L'Hexagone est partout — sauf dans le Nord-Est — comme s'il avait été créé par Dieu spécialement pour les Français », écrit l'historien allemand Michaël Stûrmer 17. L'extrapolation à l'Allemagne de ce déterminisme
17. Le Monde, 17 mars 1992.
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géométrique a deux conséquences. D'une part, comme les régions à l'est de la ligne Oder/Neisse ont longtemps fait partie du territoire allemand, on est enclin à les inclure dans ce qu'on suppose être « la vraie Allemagne ». D'autre part, comme l'Allemagne n'a pas eu la chance d'avoir une forme géométrique simple, les frontières imaginaires qu'on lui attribue sont floues. Les « penchants géographiques » de l'Allemagne la portent dès lors, de manière très vague, vers la « Mitteleuropa », l'« Europe moyenne », ou le « centre de l'Europe », autant de notions ayant en fait des connotations extrêmement différentes. On se garde d'ailleurs d'évoquer les nombreuses colonies allemandes dispersées avant 1945 dans toute la Mitteleuropa et qui étaient le fondement géographique du pangermanisme.
« L'Allemagne n'a pas été déterminée par Dieu et des millénaires d'histoire, mais elle doit toujours se définir elle-même », continue Michaël Stûrmer. La formation territoriale de l'Allemagne ne résulte donc pas d'un choix divin, c'est-à-dire d'un déterminisme de géo-histoire fondé sur sa position centrale et le nombre de ses frontières. Elle est la conséquence de véritables stratégies politiques et territoriales, n'ayant rien de surnaturel, mais étant au contraire conscientes, calculées, pensées. Et l'histoire contemporaine de l'Allemagne abonde en choix stratégiques, plus ou moins difficiles, opérés entre plusieurs projets territoriaux possibles. Rappelons brièvement les grandes charnières stratégiques de cette formation territoriale.
Pour accomplir l'unité allemande à la fin du XIXe siècle, Bismarck a eu le choix entre deux possibilités-: la « grande Allemagne », avec l'Autriche et son empire, ou la « petite Allemagne », sans les Autrichiens. Après la guerre austro-prussienne (Sadowa, 1868), il tranche en faveur de la seconde solution, essentiellement parce qu'il ne souhaite pas de contrepoids au pouvoir prussien. Dans l'Allemagne du traité de Versailles, coupée en deux parties par le corridor polonais, c'est l'apparition du discours géopolitique. Un vrai débat s'instaure, et il y a confrontation de projets, de stratégies différentes concernant les nouvelles frontières. Les nazis confisquent par la suite ce débat, mais imposent eux aussi une stratégie territoriale précise, réunir la nation dans le « Reich grand-allemand ». Après la défaite de 1945, la création de la RFA, en 1949, forme une solution douloureuse retenue parmi d'autres : la liberté pour les Allemands de l'Ouest au prix de la division de la nation. Stratégie territoriale enfin, lors de la réunification, puisque celle-ci peut s'opérer selon l'article 23 ou l'article 146 de la Loi fondamentale ouest-allemande. Selon le premier, la RDA adhère seulement aux institutions de la RFA, tandis que dans le second, « le peuple allemand en pleine liberté de décision » se dote d'une Constitution nouvelle remplaçant les deux institutions précédentes. C'est la procédure de l'article 23 qui est choisie, parce qu'elle présente l'avantage de la rapidité, et surtout car c'est le modèle ouest-allemand qui sort vainqueur de la guerre froide : la RDA disparaît en intégrant le territoire de la République fédérale sous forme de plusieurs Lander, il n'y a aucune refonte territoriale globale, le système-fédéral et les frontières des Lander occidentaux sont maintenus.
En somme, les représentations françaises semblent trouver leur origine dans l'extrapolation de la notion de « déterminisme géographique ». Or, les « vérités simples » de la géographie, selon l'expression de Michaël Stûrmer (il est naturellement plus facile, par exemple,
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à l'Angleterre qu'à l'Autriche d'être une grande puissance maritime), s'accommodent mal de la complexité des débats de la géopolitique, de la pluralité des stratégies territoriales en question, et des rapports de puissance qui président à leur choix.
Quels sont les effets géopolitiques de cette représentation ? Ils sont très réels. Elle désavoue tout d'abord les forces politiques qui, en Allemagne, insistent sur l'ancrage à l'Ouest de la République fédérale, et sur la poursuite de l'intégration européenne. Elle déstabilise ceux qui privilégient cette tradition politique de la RFA, au détriment d'un discours résolument national, selon lequel la réunification a rendu possible de renouer avec de-vieilles idées oubliées (en particulier celle du « pont » entre l'Est et l'Ouest, de ce centre autour duquel le SaintEmpire tenta de construire l'équilibre européen). C'est notamment le cas du chancelier Kohi, qui a joué sa carrière politique sur la nécessité de l'intégration européenne, idée qu'il a de plus en plus de mal à faire admettre à son propre parti.
A l'inverse, cette représentation française renforce outre-Rhin ceux qui embrassent un discours « substantialiste » de l'identité allemande, que l'on pourrait normer : la réunification permettrait à l'Allemagne de reprendre le rôle historique qui est supposé correspondre au contenu profond — définissable — de son identité. Et l'une des conséquences spontanées de cette vision substantialiste est une représentation finaliste de l'histoire de la formation territoriale allemande: son but serait d'établir les frontières correspondant à ce que l'on considère être cette « substance territoriale ». En d'autres termes, penser ou laisser penser que l'espace produit des déterminations politiques, qu'il existe un nixus sociabilis, un lien mystique et supérieur entre une nation et son territoire, n'est pas neutre. Car rien ne garantit dans ce discours que les frontières de 1990 correspondent à cette prétendue « substance territoriale » allemande. C'est toute la question des territoires situés à l'est de la ligne Oder/Neisse.
On voit bien que les représentations géopolitiques ne sont pas purement spéculatives, mais qu'elles ont des impacts fort importants. En somme, si les liens entre l'Allemagne et l'Est sont du domaine du « naturel », de la « promulgation divine », selon la belle expression de Saint-John Perse, comment en vouloir aux associations de réfugiés réclamant à cor et à cri le retour de la Silésie, entre autres, à l'Allemagne ? Qui peut s'opposer à la volonté de Dieu ? Rien ne produit donc plus d'effets géopolitiques que les représentations niant les stratégies politiques dont le territoire est l'enjeu.
Territoire et souveraineté
Seconde idée force dans les textes cités ci-dessus, la crainte de P« autonomie » d'une Allemagne « libérée », qui pourrait « agir à sa guise ». Cette crainte est celle de la souveraineté allemande, censée être le premier pas vers son hégémonie. Il est possible que la reconquête par l'Allemagne de sa complète souveraineté ne plaise guère à certains milieux français, en raison de la perte des droits particuliers que la France avait outre-Rhin. Mais ces appréhensions devant la souveraineté de notre puissant voisin trouvent aussi des racines plus pro131
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fondes. Remarquons tout d'abord que cette discussion sur la souveraineté est au centre du débat autour des accords de Maastricht, notamment avec le principe de subsidiarité, qui fait distinguer entre les attributions laissées aux États et celles de la Communauté européenne. Ce n'est donc pas uniquement la souveraineté allemande qui est préoccupante, mais le devenir de celle de la France. Le Front national a d'ailleurs profité de ce thème pour dénoncer le « mondialisme » du traité, visant à établir « la destruction des nations, le mixage des races, la suppression des frontières, et le mélange des cultures 18 ». Seconde remarque, les arguments développés dans les positions évoquées ci-dessus concernent spécialement, une nouvelle fois, l'espace. Si la souveraineté allemande fait peur, c'est moins parce que des néo-nazis attaquent des foyers de demandeurs d'asile, que parce que la liberté allemande risque de se traduire par une « hégémonie européenne ».
La question sous-jacente semble donc être celle des liens complexes entre territoire et souveraineté, appréhendés en France et en Allemagne par des représentations fort différentes. Précisons tout d'abord qu'il est évident, sur le plan juridique, que la question de la souveraineté allemande est parfaitement claire depuis la réunification : les Alliés n'ont plus de droits particuliers sur l'Allemagne, et vers l'est, sa souveraineté territoriale s'arrête à l'Oder/Neisse. Ce qui fait problème est un autre sens, plus complexe, du mot. En effet, celui-ci signifie aussi « autorité suprême 19 ». La question est donc de savoir dans quelle mesure ce qu'un groupe considère comme étant le champ d'application de son autorité, est un champ de nature territoriale, c'est-à-dire se limitant à un territoire, à des frontières. Or, si la France a depuis longtemps territorialisé sa souveraineté, il n'en est pas de même pour l'Allemagne, du fait de son unification très tardive. Et Louis Dumont voit même dans ce fait qu'il considère comme anthropologique, mais qui paraît plus logiquement historique, une explication du pangermanisme, qui trouve son origine dans la « souveraineté universelle », dont le Saint Empire romain germanique est investi dans la chrétienté médiévale. « Quand l'Allemagne fut de nouveau unie sous l'autorité de la Prusse [...], le nouvel État allemand, appelé à son tour un "Empire", hérita simplement de la vocation à la souveraineté universelle qui était celle de son lointain prédécesseur. »
De nombreux événements ont, bien sûr, bouleversé l'Allemagne depuis 1871, et l'État réunifié qu'est aujourd'hui la RFA n'est qu'un descendant très éloigné de l'Empire de Guillaume Ier. Mais les représentations françaises actuelles s'expliquent largement par ces liens différents, hérités du passé, entre territoire et souveraineté. En France, cette dernière, autrefois incarnée de manière mystique par le corps du roi, s'est progressivement transformée, et est maintenant incarnée par l'intégrité du territoire de l'État. Dans la République « une et indivisible », l'idée de souveraineté territoriale signifie que le territoire est synecdoque de la souveraineté : « L'existence ou l'idée de l'un se trouvent comprises dans l'existence ou dans l'idée de l'autre 20. » Cette relation particulière à la souveraineté, d'ailleurs, donne bien la
18. Bruno MEGRET, Le Monde, 17 septembre 1992.
19. Petit Robert, 1989.
20. FONTANIER, Les Figures du discours, Flammarion, Paris, 1977.
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MAASTRICHT, LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE
mesure du débat entre fédération et confédération européenne, les implications territoriales étant fort différentes.
Les représentations allemandes sont radicalement autres, et peuvent paraître bien déconcertantes, vues de l'hexagone. En effet, si, comme le pense Louis Dumont, l'Allemagne d'hier se caractérise par une non-territorialisation de la souveraineté, il n'est pas certain que l'époque contemporaine, marquée par de nombreux changements frontaliers, ait apporté quelque stabilisation dans ce domaine. Ainsi n'est-elle pas investie parfaitement dans les limites d'un territoire déterminé. Il faut encore souligner un non-dit qui explique, dans une certaine mesure, tout cela : à savoir l'ancienne présence de nombreuses implantations allemandes dans l'ensemble de l'Europe centrale et orientale. Pour un certain nombre d'Allemands, il s'agit toujours de « terres allemandes », de territoires de la nation allemande, bien que ne relevant plus aujourd'hui de la souveraineté de la RFA. Cette conception du territoire de la nation allemande engendre une peur chez les Français : celle de débordements éventuels, d'une expansion territoriale.
Deux facteurs notables ont particulièrement nourri ces craintes. Premièrement, les positions juridiques de la RFA quant à la question territoriale, avant le règlement de cette dernière lors de la réunification. Le fameux arrêt rendu le 31 juillet 1973 par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, après le traité fondamental entre la RFA et la RDA, est clair sur ce point : « La République fédérale d'Allemagne ne comprend pas, en ce qui concerne son peuple et son territoire d'État, toute l'Allemagne [...], nonobstant le fait qu'elle reconnaît un peuple d'État unitaire relevant du sujet de droit international "Allemagne" [...], et un territoire d'État unitaire, dont fait également partie son propre territoire comme partie indissociable.. » Sont ainsi séparés par la RFA le domaine d'application de sa souveraineté, et les territoires dont elle se sent « responsable », comme le dit aussi l'arrêt. La République fédérale exprime donc nettement l'idée que les représentations de la souveraineté qui sont les siennes ne correspondent pas exactement à la définition juridique de celle-ci : la « responsabilité allemande » (l'autorité allemande ?) ne saurait se limiter au territoire de la RFA. Même si la réunification semble avoir mis fin à cette situation, celle-ci aura contribué à la formation d'une représentation craintive de la souveraineté allemande, dont les effets sont particulièrement visibles aujourd'hui.
Surtout, la conception allemande de la nation, ethnique, peut paraître dissocier territoire et souveraineté. Dans le droit du sang en effet, la nation ne s'arrête pas aux frontières, elle n'est pas limitée à un territoire. La loi du 3 septembre 1971, réglant le statut des réfugiés, prévoit ainsi l'octroi de la nationalité fédérale aux Allemands de souche provenant de l'ensemble des pays de l'Est, et même de la Chine (Aussiedler). Bien que cette disposition ne soit pas universelle, puisqu'elle exclut notamment les minorités allemandes d'Amérique, et les populations d'origine autrichienne, elle conforte l'idée d'une cohésion supérieure de la nation, ne pouvant se circonscrire dans un cadre territorial précis.
Cette conception de la nation est-elle incompatible avec une territorialisation de la souveraineté? Si tel est le cas, la stabilisation territoriale entraînée par la réunification n'aura pas
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pour effet de dissiper ces craintes françaises, car elle ne modifiera pas les représentations géopolitiques qui les engendrent largement.
Allemagne et démocratie
Une troisième idée force, enfin, s'impose dans les discours cités ci-dessus : pour garantir la démocratie allemande, il faut que la France — et l'Europe — encadre, en quelque sorte, la République fédérale, où la démocratie serait menacée de l'intérieur. Cette troisième crainte est partagée également par les partisans du « oui » ou du « non », la différence ne portant que sur les remèdes prescrits. Dans un cas, il faut peu ou prou contrôler l'Allemagne ; dans l'autre, ne pas la laisser entrer dans la bergerie. Les anthropologues pourraient probablement remarquer qu'un tel discours forme un ethnocentrisme similaire, dans sa nature, à celui qu'il entend dénoncer chez autrui. Si l'on considère que le propre des Allemands est de vouloir gouverner autrui, celui des Français est de se transformer en « instituteurs du genre humain 21 ».
Mais nul ne niera que les « forces de dislocation », de conflit, mènent actuellement en Allemagne un rude combat aux « forces d'association », selon le vocabulaire d'Edgard Morin 22, L'extrême droite néo-nazie se manifeste quasi quotidiennement par des violences xénophobes. A cette tentative de dislocation de la démocratie, correspond la large dislocation de certains discours européens, atlantistes, qui ont été tenus en RFA pendant près de quarante ans. Il y a aujourd'hui l'émergence très nette d'un discours national ou nationaliste. Outre les « Républicains », d'extrême droite, la CSU (chrétiens-sociaux bavarois), et une frange importante de la CDU sont les principaux tenants de celui-ci. De vastes bouleversements atteignent aussi les sociaux-démocrates, « qui pensent plutôt en termes de renforcement de l'ONU et d'expression d'une politique mondialiste pour compléter la politique allemande vers l'Europe centrale, qu'en termes de structures européennes 23 ». Les changements majeurs qu'a connus l'Allemagne depuis 1989 ont favorisé en France l'idée, somme toute fort commune, selon laquelle l'accélération de l'histoire aurait provoqué une table rase internationale : rien de ce qui était vrai auparavant ne le serait plus maintenant. C'est faire bien peu de cas des « temps longs » évoqués par Fernand Braudel, ou des « forces profondes », sur lesquelles Pierre Renouvin insistait tant.
Y a-t-il donc, concernant la démocratie allemande, des données qui auraient résisté à cette théorie de l'écoulement, ou de l'écroulement? On sous-estime tout d'abord beaucoup le fait que, par l'intermédiaire du fédéralisme, la démocratie est devenue outre-Rhin une réalité géopolitique fortement enracinée. L'organisation territoriale en Lander forme, en elle-même, un
21. Louis DUMONT, op. cit., Homo Aequilis II. L'Idéologie allemande, Gallimard, Paris, 1991.
22. « Association ou barbarie », Le Monde, 10 septembre 1992.
23. Rudolf VON THADDEN, Libération, 19-20 septembre 1992.
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rempart contre d'éventuels excès d'un centre. En plus de la séparation institutionnelle des pouvoirs — horizontale —, existe donc une séparation territoriale des pouvoirs — verticale —, entre la Fédération et les Lander. Ces derniers sont dotés d'attributions bien précises. Dans l'optique allemande, la carte des Lander est celle d'une territorialisation de la démocratie. Une des principales difficultés du chancelier Kohi a été de parvenir à un accord avec les Lander, qui voyaient dans le traité de Maastricht une restriction possible de leurs pouvoirs.
Par ailleurs, la République fédérale a tiré depuis longtemps un bilan lucide et pondéré de sa démocratie : « Le poids des traditions politiques négatives n'est plus à ce point fort qu'il puisse entraîner la conscience politique des Allemands à l'opposé des principes de l'ordre démocratique. Mais cependant la conscience politique en République fédérale ne peut pas encore garantir l'ordre constitutionnel démocratique, en temps de crise 24. » Cette conception sereine, mais très attentive, de la démocratie semble être une donnée forte de la culture politique d'une large partie des Allemands, bien que cette question soit difficilement mesurable. Une chose est sûre. En 1966, au moment où le parti néo-nazi NPD avait remporté quelques succès électoraux, de vastes manifestations avaient été déclenchées en Allemagne, avec comme slogan « qui se tait aujourd'hui sera coupable demain ». Il est frappant de voir qu'au lendemain des premières attaques, l'an dernier, contre des foyers de demandeurs d'asile, c'est tout aussi spontanément que des citoyens allemands ont organisé des gardes nocturnes pour protéger cette population.
Ce qui change est donc moins la conception, le statut de la démocratie en Allemagne, que la violence des oppositions politiques. Le jeu politique est probablement moins bouleversé que radicalisé. La cause en est bien sûr la crise économique et sociale majeure et imprévue entraînée dans l'ex-RDA par la réunification, traduite par l'affrontement de cultures politiques différentes à l'Est et à l'Ouest, de valeurs opposées, d'identités divergentes. La question de fond reste celle de la cohésion de la nation, face aux frontières culturelles, économiques, sociales, toujours présentes depuis la chute du mur de Berlin. Mais la France du Front national, des banlieues chaudes, du oui et du non, est-elle, sur ce plan, si éloignée de son voisin allemand ?
Le véritable fait nouveau réside bien dans ce parallélisme formé aujourd'hui par les chemins français et allemands. Rarement la cohésion nationale n'a semblé remise en cause de manière si simultanée, des deux côtés du Rhin. La fin de l'« exception française » et celle de la « voie particulière » allemande appellent en commun des mutations politiques et psychologiques.
La plus grande de ces mutations franco-allemandes est probablement celle qu'évoque Karsten Voigt, le porte-parole du SPD pour la politique étrangère. « La France, et c'était une bonne chose, a toujours tenté de lier l'Allemagne par le biais d'accords bilatéraux. Aujourd'hui, elle ne peut avoir recours à ce procédé que si elle accepte de se lier ellemême 5. » Se lier à l'Allemagne plutôt que de vouloir la lier, serait une révolution dans la
24. Kurt SONTHEIMER, Deutschlands politische Kultur, Piper, Munich, 1990.
25. Libération, 16 septembre 1992.
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culture politique française, puisque cette idée impliquerait que, dans certains domaines, on privilégie la solidarité politique européenne, au détriment de la solidarité de la nation. Il est difficile, en effet, de s'inquiéter du devenir démocratique de l'Allemagne, tout en considérant par exemple que l'extrême droite française est moins dangereuse, car bien de chez nous. Cette hiérarchisation des solidarités pourrait ainsi former un remède à la schizophrénie latente du couple franco-allemand, déchiré entre le discours de la nécessaire coopération, et les négatives représentations réciproques.
Les réactions allemandes
Comment les Allemands ont-ils réagi aux représentations de l'Allemagne qui sont apparues dans le débat français ? La plupart des hommes politiques se sont montrés très discrets, probablement pour ne pas envenimer les choses. La ratification du traité de Maastricht est en effet, pour la majorité de la classe politique allemande, un objectif essentiel. Le chancelier Kohl joue sa carrière personnelle sur la réussite de l'intégration européenne, pour laquelle il s'est énormément engagé. Quant à Björn Engholm, le président du parti social-démocrate, les violentes manifestations xénophobes en Allemagne orientale le portent à voir dans le traité de Maastricht un « bacille contre le nationalisme ». Seul l'ancien ministre des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, ayant quitté le gouvernement, a pris des positions plus tranchées : « Il y a des voix en France qui ne veulent pas que l'Allemagne soit pro-européenne. C'est quelque chose que je ne comprends pas. J'ai pourtant l'impression que la France a fait de très bonnes expériences avec une Allemagne pro-européenne, et de très mauvaises avec une Allemagne anti-européenne 26. »
Plus généralement, on note un certain parallélisme dans l'évolution des opinions publiques française et allemande, qui simultanément se sont crispées une nouvelle fois. Le débat français a en effet donné lieu à l'exposé de craintes déjà formulées lors du processus de réunification. De même, outre-Rhin, l'hostilité envers la France, engendrée par l'attitude hésitante du gouvernement français durant l'hiver 1989-1990, devant les perspectives de réunification, a été réactivée par l'utilisation de l'« épouvantail » allemand dans le débat franco-français sur le traité de Maastricht. La presse allemande a déploré l'attitude des Français, parlant de l'Europe depuis longtemps, mais devenant frileux quand il faut s'engager réellement. Le politologue Klaus Leggewie s'est déclaré « agacé par cette France arrogante, donneuse de leçons 27 ». L'écrivain Manfred Flugge a été quant à lui « profondément déçu par la France. Elle n'est pas solidaire 28 ». En somme, le débat français a amené les partisans allemands d'une Union politique européenne aussi rapide que possible au constat suivant : « L'idée de nation
26. Libération, 10 septembre 1992.
27. Ibid., 16 septembre 1992.
28. Ibid.
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MAASTRICHT, LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE
et les différences nationales s'avèrent plus vivantes que jamais, y compris en Europe, après la fin d'une confrontation de quarante ans entre l'Est et l'Ouest 29. »
En Allemagne, les plus patients, ceux qui se sont sentis le moins irrités par la campagne référendaire française, insistent sur le fait que, malgré les discours germanophobes, la France a plus que jamais besoin de l'Allemagne. La France peut bien de temps en temps crier au loup, face à la puissance allemande, elle appelle tout aussi régulièrement l'Allemagne à l'aide, quand il s'agit de défendre le franc : « La coopération avec Bonn est devenue une des rares constantes de la politique française. Que la droite ou la gauche gouverne, que les relations soient bonnes ou mauvaises, qu'il s'appelle Schmidt ou Kohl, c'est toujours Helmut qui vient en visite 30. »
L'utilisation des images négatives de l'Allemagne dans le débat français a été fortement dénoncée, et tout d'abord par le président de la République française. Des partisans du « oui » et des champions du « non » ont mêlé en ce sens leur voix à celle de François Mitterrand. Cette confrontation de représentations antagonistes est la marque d'un débat géopolitique démocratique.
Mais si, dans cette vision assez ironique, l'Allemagne est indispensable à-la France, la réciproque est-elle vraie? On retrouve ici l'effet catastrophique engendré en Allemagne par ce décalage entre les discours et les actes, décalage interprété comme une permanence de la politique allemande de la France, depuis la réunification. Rudolf von Thadden formule ainsi le sentiment qu'il estime le plus généralement répandu outre-Rhin : « Il faut préférer les Anglais qui, au moins, nous disent ce qu'ils pensent et ne jouent pas avec nous 31. »
29. Frankfurter Rundschau, 21 septembre 1992.
30. Suddeutsche Zeitung, 26-27 septembre 1992.
31. Libération, 19-20 septembre 1992.
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Christophe Strassel*
« Avec le recul, ce n'est pas le succès de Berlin rétablie dans son statut de capitale pleine et entière qui étonnera, mais l'étroitesse de la marge qui a permis la victoire de ses partisans lors du scrutin historique 20 juin 1991 au Budestag. » Extraite de l'éditorial du Monde daté du 22 juin 1991, cette phrase illustre bien l'étonnenïent ressenti par la plupart des Français devant l'existence et même l'âpreté du duel Bonn-Berlin. Nombreux sont, en effet, les hommes politiques et les intellectuels français pour lesquels la décision en faveur de Berlin va de soi. « Le choix n'est pas entre Bonn et Berlin, écrit André Glucksman. Depuis le 10 novembre 1989, la seule alternative, c'est Berlin ou Berlin 1. » De même, selon Jean François-Poncet, « ce qui est surprenant, ce n'est pas le choix de Berlin. C'est le fait que la majorité ait été si mince 2 ».
Si la plupart des commentateurs qui s'expriment alors affectent de ne pas se montrer surpris par le choix de Berlin, les réactions face à cette décision ne sont pas unanimes et certaines ne sont pas sans inquiétudes. L'historien Michel Winock résume bien cette ambiguïté lorsqu'il écrit : « C'est voté : Berlin redeviendra la capitale de l'Allemagne. Logique, mais on ne peut réprimer un léger frisson 3. »
Si le choix de Berlin, vu de France, paraissait résulter d'une nécessité historique, la situation, en Allemagne, a longtemps été indécise. A aucun moment, le débat autour de la « question de la capitale » (Haupstadtfrage) n'a semblé artificiel ou déséquilibré. Certes, les partisans de Berlin étaient vraisemblablement majoritaires dans la population 4. Mais les parlementaires qui, seuls, étaient saisis de la question, semblaient plutôt favorables à Bonn. Plusieurs
* Centre de géopolitique, université de Paris-VIII.
1. André GLUCKSMAN, « Lettre de Paris », dans Le Belvédère, juin-juillet 1991.
2. Jean FRANÇOIS-PONCET, « La fidélité et l'avenir », Le Quotidien de Paris, 22-23, juin 1991.
3. Michel WINOCK, Les Frontières vives, Le Seuil, Paris, 1992, p. 231.
4. Sur treize sondages effectués d'octobre 1990 à juin 1991, seuls deux accordent une légère majorité à Bonn. Encore est-il nécessaire de préciser que l'un de ces deux sondages avait été commandité par le quotidien General Anzeige' de Bonn.
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pointages officieux effectués auprès des députés du Bundestag entre le mois de décembre 1990 et le mois de juin 1991 accordent à Bonn une légère avance.
Ce décalage entre une opinion allemande divisée sur la question de la capitale et une opinion française persuadée de la nécessité du choix de Berlin mérite d'être analysé.
En effet, une capitale tient une place exceptionnelle non seulement dans l'organisation administrative d'un État, mais aussi et surtout dans la représentation collective qu'une nation se fait d'elle-même. Avant d'être le siège des institutions, elle est d'abord le lieu où la nation se met en scène. C'est pourquoi un changement de capitale est toujours un moment dramatique où la nation ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les principes qui la fondent.
Bien que cette mise en scène corresponde d'abord à des nécessités internes 5, ses effets internationaux sont incontestables. Les manifestations qui ont entouré le bicentenaire de la Révolution française le montrent : en médiatisant la représentation qu'elle se fait d'elle-même, une nation offre aussi une certaine image au reste du monde, image dont la capitale est le point saillant.
Dans cette perspective, les diverses réactions qu'a suscitées la question de la capitale montrent que des représentations antagonistes de la nation allemande coexistent aujourd'hui tant en Allemagne qu'à l'étranger et, particulièrement, en France. Tout l'enjeu des relations francoallemandes à venir est évidemment de savoir quelles sont, parmi ces représentations, celles qui vont l'emporter.
Paris-Bonn-Berlin
Dans le discours français autour de la querelle des capitales en Allemagne règne une certaine confusion. Le 23 juin 1991, on peut lire dans Le Figaro : « Berlin redevenue capitale, l'Allemagne a achevé son unité 6. » Or, Berlin est la capitale officielle de l'AlIemagne depuis l'entrée en vigueur, le 3 octobre 1990, du traité d'unification signé le 31 août de la même année. Aussi, le vote du Parlement allemand, les 20 et 21 juin 1991, n'avait-il pour objet que de fixer le siège du gouvernement et des assemblées.
Cette assimilation immédiate entre capitale et lieu de pouvoir permet de mettre en évidence une représentation particulière à la France. On ne saurait imaginer, dans notre pays, que les instances détentrices du pouvoir politique résident ailleurs qu'à Paris, où elles acquièrent symboliquement leur sens. Sens et puissance ne peuvent pas être disjoints sans que la légitimité du pouvoir en soit profondément affectée. Les précédents historiques de Versailles en 1871 et de Vichy, de 1940 à 1945, également fâcheux bien que pour des raisons différentes, ne font que renforcer cette relation. Celle-ci est tellement forte qu'elle en est presque deve5.
deve5. sur ce point, l'introduction du livre de Pascal ORY, Une nation pour mémoire, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1992.
6. Charles LAMBROSCHINI, « Le poids de l'histoire », Le Figaro, 22 juin 1991 (éditorial).
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HÉRODOTE
nue une donnée objective. De fait, Le Petit Larousse donne comme définition d'une capitale : « Ville où siège le gouvernement d'un État. »
En Allemagne, ce type de représentation n'existe que sous une forme atténuée. Plusieurs dictionnaires définissent la capitale de la même façon que le Larousse. Mais l'assimilation entre capitale et siège des institutions, si elle apparaît comme justifiée, ne va pas de soi. Elle est discutée et argumentée 7, La capitale, dans les représentations françaises, est une ville marquée par l'exercice du pouvoir. Elle est donc avant tout un lieu de mémoire, fortement marqué par l'histoire, le souvenir des victoires et des défaites militaires, celui des soulèvements populaires et des révolutions. Les monuments de Berlin, qui célèbrent les victoires de la Prusse, les murs dont chaque pierre témoigne d'une histoire dramatique font de cette ville la capitale « logique» de l'Allemagne selon les représentations françaises. Bonn n'est ni sanctuaire de la nation allemande, ni dépositaire d'une quelconque tradition historique ou culturelle, et Bonn ne peut être, dans cette perspective, qu'un « ersatz » de capitale, celle d'un État abaissé dans les faits et dans les têtes.
L'Allemagne, qui prétend « renouer avec son passé 8 », ne pouvait en bonne logique s'en contenter durablement. Lorsque Willy Brandt décrit, le 20 juin 1991, en séance au Bundestag, Bonn comme un avatar allemand de Vichy, il utilise une représentation typiquement française 9. C'est pourquoi ce parallèle historique, unanimement condamné en Allemagne, est l'objet d'une certaine indulgence, et même parfois d'une franche approbation dans les journaux français. On lit ainsi dans Le Figaro du 22 juin 1991 : « Pour effacer une parenthèse de quarante-cinq ans en Allemagne, il fallait redémarrer du point zéro. Willy Brandt n'a pas eu tort lorsqu'il a expliqué que l'hésitation entre Bonn et Berlin lui paraissait aussi incompréhensible que si, après la guerre, les Français avaient hésité entre Vichy et Paris 10. »
De toute évidence, « la grande nation 11 » ne peut se concevoir et imaginer ses « grands voisins » qu'avec une « grande capitale »... Ces observations constituent le premier niveau des réactions françaises face au choix de Berlin. Un choix que, peu ou prou, tous ont trouvé logique parce qu'il est conforme à l'idée qu'on se fait en France d'une capitale et d'une
7. Sur les différentes objections soulevées par une éventuelle dichotomie entre capitale et siège des institutions, voir l'article paru le 29 avril 1991 dans la Süddeutsche Zeitung sous le titre : « La distinction entre capitale et siège du gouvernement n'est pas justifiée. » Après avoir exposé les arguments développés par les deux camps antagonistes sur cette question, l'auteur tranche en faveur de Berlin. En effet, même si les éléments en faveur de Bonn ne sont pas négligeables, le choix de Berlin s'impose comme étant le choix de la fidélité aux habitants des nouveaux Lander.
8. Charles LAMBROSCHINI, op. cit.
9. Lors de son plaidoyer en faveur de Berlin prononcé le 20 juin au Bundestag, Willy Brandt déclare notamment: « En France, il ne serait venu à l'idée de personne de rester dans cette ville de Vichy, relativement idyllique, à partir du moment où la force étrangère n'empêchait plus le retour sur les bords de la Seine. » De larges extraits du débat parlementaire sont traduits dans un numéro spécial de la revue Documents, paru en 1991.
10. Charles LAMBROSCHINI, op. cit.
11. « La grande nation » est l'expression narquoise utilisée par Rudolf Augstein, rédacteur en chef du Spiegel et accessoirement légèrement francophobe, pour désigner la France.
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nation : c'est donc ici d'un mécanisme de projection qu'il s'est agi. Pour autant, la décision en faveur de Berlin n'a pas été systématiquement accueillie avec enthousiasme. Un second mécanisme joue aussi, qui met en scène la perception qu'ont les uns et les autres de l'existence d'un danger allemand.
Ainsi, Charles Lambroschini écrit-il dans Le Figaro : « Bien sûr, le vote du Bundestag va rappeler de mauvais souvenirs aux voisins de l'Allemagne. Notamment à la France, trop consciente des monuments de Berlin qui célèbrent des victoires sur les armées de Napoléon Ier et Napoléon III, trop consciente des ruines cachées sous le gazon.du bunker d'Adolf Hitler 12. » De même, pour Christine Papon (député RPR), « Berlin est agressif, plein de souvenirs détestables et capitale d'une Allemagne qui était notre ennemie 13 ».
Dans l'organe de presse royaliste Aspects de la France, le discours sur une menace allemande se fait encore plus explicite. Le journal titre en effet, dans son édition du 24 juin 1991 : « Berlin, capitale de l'Allemagne : danger ! » Et l'éditorialiste de pourfendre Alfred Grosser, « grand admirateur de l'Allemagne », qui a l'audace et l'aveuglement de demander aux Français d'exprimer leur « confiance dans le partenaire, les soucis et les craintes non pas face à lui mais avec lui ». « Comme si, en manifestant notre confiance aux Allemands, poursuit l'éditorialiste, nous pouvions les détourner de leurs démons ! Aristide Briand nous a déjà chanté cette chanson. Il nous a ainsi conduits à la guerre et au désastre 14. » C'est donc un mécanisme de rejet qui prévaut. Un rejet qui est fondé sur la menace que constituerait la renaissance d'un nationalisme allemand agressif pour le nationalisme français.
Ce sentiment d'hostilité n'est pas partagé par tous les représentants du nationalisme français. En témoigne la réaction d'adhésion enthousiaste que provoque chez Yann Piat, député ex-Front national, le choix de Berlin, « phare européen », « repère historique et géographique 15 ». La réaction d'admiration et d'identification semble ici primer sur la perception d'un danger allemand.
Dans la gauche modérée, les opinions sont nettement favorables à Berlin, même si ce n'est pas sans une certaine inquiétude. Selon Michel Vauzelle, « on ne peut aller à rencontre d'une grande tradition historique et culturelle ». Jean Laurain, député de la Moselle, et, en raison de son parcours personnel, fortement sensibilisé aux problèmes franco-allemands, déclare qu'« il n'y a pas d'inconvénient à ce que Berlin soit capitale dans la mesure où l'Allemagne est profondément ancrée dans une Europe qui s'unit, ce qui n'est pas encore évident 16 ».
Les organes de presse qui relaient ces opinions s'efforcent de garder une certaine impartialité. Mais, quelques journalistes, comme Daniel Vernet, au Monde, s'engagent à titre personnel. Il publie, en effet, le 3 mai 1991, une lettre dans Die Zeit où il s'exprime en faveur de Berlin.
12. Charles LAMBROSCHINI, op. cit.
13. Le Monde, « Les députés français choisissent Berlin », 20 juin 1991.
14. Aspects de la France, 24 juin 1991.
15. Le Monde, op. cit. ; voir note 12.
16. Le Monde ; voir note 12.
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HERODOTE
La réaction de confiance qui domine dans la classe politique française est donc apparemment une réaction un peu contrainte qui témoigne de la complexité des représentations de la nation allemande en France. S'imbriquent en effet deux niveaux de représentations. Le premier, dominé par une idée universelle de la nation sur le modèle français, plaide en faveur de Berlin. Le second est marqué par la peur de l'Allemagne qu'entretient la France depuis 1871. Cette seconde représentation serait favorable à Bonn, comme à tout ce qui peut contribuer à réduire la puissance de l'Allemagne.
Bonn-Berlin : les identités de l'Allemagne
Après novembre 1989, le problème du rôle de Berlin apparaît rapidement en Allemagne, La position de « poste avancé de l'Occident » tenue par la ville tout au long de la guerre froide et la chute du Mur en ont fait un symbole de la liberté. Aussi est-il proposé un moment de faire de Berlin le siège de la CSCE 17. Cette proposition constitue la partie la moins radicale d'un discours selon lequel la capitale d'avant 1945 ne pourra pas longtemps se contenter d'un rôle secondaire dans une Allemagne unifiée.
Le chancelier Kohi a pour conduite constante, tout au long de ce débat, d'apaiser les tensions. Ses paroles, même lorsqu'il prend parti, le 24 avril 1991, en faveur de Berlin, restent extrêmement mesurées. Le 28 juin 1990, il affirme que la question d'un transfert des institutions ne sera pas à l'ordre du jour tant que les troupes soviétiques entoureront la ville. Fidèle à ce qu'il considère comme un devoir d'impartialité, il assure néanmoins Berlin de sa « sympathie 18 ». Il faut toute l'autorité morale du président de la RFA, Richard von Weizsäcker, pour continuer à soutenir l'idée d'un transfert rapide des institutions à Berlin 19. Il n'est pas inutile, pour expliquer les positions respectives de Helmut Kohl et de Richard von Weizsäcker, de rappeler quelques éléments biographiques les concernant. Le chancelier est un Rhénan, dont la première visite à Berlin date de 1947, alors qu'il avait dix-sept ans. Le président, au contraire, bien que né en 1913 à Stuttgart (Bade-Wurtemberg), a passé son enfance à Berlin. En juillet 1989, alors qu'il reçoit le titre de citoyen d'honneur de la ville de Bonn, il ne peut s'empêcher de rappeler devant une assemblée un peu embarrassée qu'« ayant grandi à Berlin, la ville [l'] a marqué de son empreinte ». « Je ne peux pas cacher l'existence des liens qui me rattachent à Berlin, poursuit-il, car j'y ai passé mon enfance. » Son intervention dans le débat va être marquée dès le début par un lourd contenu émotionnel, auquel ces éléments biographiques ne sont pas étrangers. Elle vise, alors que s'engagent
17. Margarita MATHIOPOULOS, « Plaidoyer fur eine KSZE-Hauptstadt Berlin », Berliner Morgenpost, 18 février 1990, cité par C. BUFFET, dans « Bonn ou Berlin : querelle d'Allemands ou question capitale? », Relations internationales, été 1992. Ce texte est l'étude la plus fine parue en français à ce jour.
18. Le Monde, 29 juin 1990.
19. Lors d'un discours prononcé à la fin du mois de juin 1990, le président fait un vibrant plaidoyer en faveur de Berlin.
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BONN-BERLIN : UNE CAPITALE POUR QUELLE NATION ?
les négociations sur le traité d'unification, à y faire entrer le statut de Berlin. De fait, ce traité, signé le 31 août 1990 prévoit bien que « Berlin sera la capitale de l'Allemagne ». Mais le lobby de Bonn, très actif depuis les discours du président Weizsäcker, obtient qu'il soit précisé que « la question du siège du gouvernement et du Parlement sera résolue après l'établissement de l'unité allemande 20 ».
C'est à partir du 3 octobre 1990, lorsque le traité entre en vigueur, que le dilemme BonnBerlin prend la forme d'un débat d'ampleur nationale. C'est un débat dangereux car il met en conflit des formes différentes de représentations de la nation allemande. Or, de 1945 à 1990, la nation est totalement absente, refoulée au sens psychanalytique du terme, du débat politique. Sa résurgence est donc potentiellement porteuse de dérapages dont l'interprétation à l'étranger serait extrêmement négative. En outre, il apparaît dès le début que le choix en faveur d'un statu quo bonnois serait ressenti comme une trahison dans les cinq nouveaux Lànder, où une écrasante majorité est favorable à Berlin. La prudence de Helmut Kohl peut donc être entendue comme une tentative pour ménager à la fois les susceptibilités étrangères et la cohésion d'un pays où, en dépit de la rapidité de l'unification, le sentiment d'une identité commune est encore faible 21.
Le problème de la capitale est pourtant ancien. Dès 1949, lorsque Bonn avait été préférée à Francfort comme capitale « provisoire » de l'Allemagne, la plupart des arguments invoqués en 1991 contre la cité rhénane qu'est Bonn — provincialisme, symbolique inexistante... — sont déjà utilisés 22. L'intérêt intrinsèque du débat est donc quasi nul. Mais sa portée a changé. Les Allemands s'en rendent bien compte comme en témoigne le taux particulièrement faible de personnes sans opinion parmi les sondés 23. Dans ce contexte, les arguments valent moins pour eux-mêmes que pour leur caractère de vecteurs des représentations.
Les principaux propagateurs de ces représentations sont les lobbies qui se mettent en place dès l'été 1990. Ces lobbies sont constitués de façon informelle par des organes de presse prenant parti pour l'une ou l'autre ville, et de manière plus officielle sous forme d'associations où domine ce qu'on appellerait, en France, la « société civile » : fonctionnaires, professions libérales, artisans... Ainsi, l'association « Ja zu Bonn » est-elle pilotée par un truculent conces20.
conces20. BUFFET, op. cit. Selon cet auteur, c'est Wolfgang Clément, ministre à la Chancellerie de RhénanieWestphalie, qui obtint, à la dernière minute, l'ajout de cette précision qui constitue une victoire tactique pour le camp de Bonn qui pense ainsi reporter sine die la décision en faveur de Berlin.
21. Témoignent de la fragilité de cette identité commune les nombreuses blagues qui circulent dans les cinq nouveaux Lander à propos des Wessis (Allemands de l'Ouest) et qui sont souvent révélatrices d'un certain malaise. Le néologisme Besserwessis, allusion à Besserwisser (qui signifie : celui qui sait tout mieux que les autres), fait référence aux Allemands de l'Ouest, dont I'« arrogance » et la « mentalité d'occupants » est régulièrement dénoncée par la population est-allemande. Sur ce sujet, voir Martin GERNER, « Berlin au printemps 1991 : un laboratoire à la recherche d'une normalité », dans Documents, mars 1991, p. 58.
22. Frédéric HARTWEG, « Berlin-Bonn : une querelle d'Allemands ou un choix pour l'Europe ? », dans Documents, mars 1991, détaille l'histoire du débat Berlin-Bonn dont on s'aperçoit que les arguments sont tous très vite exposés.
23. C. BUFFET, op. cit., p. 195.
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HERODOTE
sionnaire de la firme BMW, Rolf Meaubert. Dans le camp bonnois, la mobilisation est forte et rapide et le financement, essentiellement constitué de dons privés, est solide : 200 000 DM et 40 000 adhérents de janvier à juin 1991 pour la seule association « Ja zu Bonn ». Les associations qui prennent la défense de la ville d'Adenauer 24 bénéficient du soutien logistique de la municipalité qui fait distribuer tracts et autocollants.
Du côté de Berlin, les associations (« Initiative pour Berlin capitale », « Initiative pour le siège du gouvernement à Berlin »...) sont moins fortes et la mobilisation est plus diffuse 25. Berlin bénéficie surtout du soutien des journaux populaires — Stem, Bild —, du très sérieux quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung et de revues comme Merkur, lecture obligée des universitaires. Dans les médias, la position de Bonn est un peu moins bonne, puisque, en dehors du General Anzeiger, quotidien bonnois, aucun journal ne lui est systématiquement favorable. Mais, à l'occasion, des articles favorables à la cité rhénane sont publiés dans Die Zeit ou dans le Sùddeutsche Zeitung, qui font preuve d'un certain pluralisme sur cette question. A travers ces lobbies, les Allemands qui avaient rayé le mot « nation » de leur vocabulaire vont être contraints à « penser l'Allemagne »...
Du côté des partisans de Berlin, le discours sur la-capitale s'accompagne clairement d'un discours sur l'Allemagne et sa place en Europe. Le mémorandum remis par le président Weizsäcker le 11 mars 1991 constitue une illustration typique de ce discours. Sur les sept articles qui le composent, trois n'évoquent pas directement la capitale, mais la Communauté européenne (deux), l'URSS (trois) et le fédéralisme allemand (six). Le choix en faveur de Berlin y est justifié par l'ouverture présentée comme inéluctable de la CEE aux pays de l'Est. « La Communauté, qui s'élargit vers le milieu du continent, ne pourra pas se permettre de négliger Berlin si elle considère la fusion à long terme de ses divers éléments avec ses nouvelles lignes directrices et ses nouveaux domaines centraux. » Plus loin, Richard von Weizsäcker ajoute : « L'histoire nous a donné une leçon, et quelle leçon !, en nous faisant connaître les erreurs de l'État centralisé unitaire. Mais elle nous propose également une autre leçon : les conséquences fatales de la parcellisation en maints petits États égoïstes 26. » Cet enthousiasme en direction des pays de l'Est est une spécificité allemande que ne partage aucun autre membre de la Communauté actuellement. De plus, il tranche vivement avec la modération dont l'Allemagne fait preuve au même moment vis-à-vis de l'Irak. Si l'Allemagne se représente un destin international, elle le pense indubitablement à l'Est 27.
Autre idée forte défendue par les partisans de Berlin : celle selon laquelle l'Allemagne doit
24. Les plus importantes sont, outre « Ja zu Bonn » : I'« Association de la jeunesse pour Bonn », le « Forum pour Bonn » et la pittoresque « Initiative pour la dignité humaine et contre le déplacement forcé et le gâchis financier ».
25. Martin GERNER, op. cit., p. 60. « L'observateur cherchera en vain à Berlin des traces de campagnes médiatiques pareilles à celles que l'on voit à Bonn [...]. Les Berlinois trouvent actuellement plus important de s'occuper de leur passé. »
26. R. VON WEIZSÂCKER, op. cit.
27. La reconnaissance unilatérale de la Slovénie et de la Croatie s'inscrit parfaitement dans cette logique.
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jouer un rôle culturel à la mesure de sa puissance économique, que seule une grande capitale peut lui permettre. La référence la plus souvent citée est celle de Paris, dont le dynamisme en matière d'édition ou de production cinématographique semble fasciner bon nombre d'Allemands. Cette fascination est mêlée d'une certaine amertume qui va puiser ses origines dans le mythe d'un « âge d'or » où Berlin dominait la vie culturelle européenne. Le Berlin de Frédéric II, puis celui des années vingt, de Marlene Dietrich, de Bertold Brecht et du Bauhaus sont présents à tous les esprits. Selon Wolf-Jobst Siedler, éditeur berlinois, « Berlin agissait comme un aimant sur les gens de lettres. Ceux qui n'étaient pas déjà à Berlin y venaient. Voltaire chez Frédéric II. Hegel vient de Tùbingen, Marx du pays souabe... ». Mais Berlin est devenue aujourd'hui une « ville de province 28 ».
Derrière ce rejet du « provincialisme », dont Bonn constitue la quintessence, se dissimule un goût plus ou moins affirmé pour le centralisme : l'exemple de Paris, si souvent cité n'est pas innocent. Lors d'un essai paru dans l'hebdomadaire Die Zeit, Peter Glotz, l'un des idéologues du SPD dénonce « l'émergence d'une droite smart, nationale et cultivée qui rêve d'un Paris ou d'un Londres allemand 29 ». Pourtant, cette critique du provincialisme est reprise, plus radicale encore par Klaus Hartung, éditorialiste au quotidien de la gauche alternative Die Tageszeitung, qui s'est fait le porte-parole de ceux qui « aiment les métropoles et tiennent le fédéralisme pour provincial ». Pour lui, l'« émancipation des peuples de la Slovénie jusqu'à la Baltique passe par la redécouverte de la nation 30 ».
L'argumentation des partisans de Berlin possède donc deux niveaux : d'une part, l'Allemagne aurait une vocation à jouer un rôle dans ce que Richard von Weizsâcker appelle les « domaines centraux », expression un peu gênée pour ne pas employer « Mitteleuropa » dont les résonances sont fâcheuses. D'autre part, elle ne peut jouer ce rôle que si Berlin, redevenue capitale, en jouant un rôle culturel important, fournit à l'Allemagne une capacité de rayonnement non seulement économique, mais aussi culturel vis-à-vis de ces pays. La représentation qui sous-tend cette argumentation est celle d'une nation allemande autonome et dont la capacité à maîtriser son destin n'est plus obérée par le poids du passé.
Pour Peter Glotz, « l'offensive des normalisateurs n'est qu'une variante du combat engagé au milieu des années quatre-vingt par des historiens réactionnaires qui voulaient à tout prix faire "passer le passé" en relativisant l'épisode national-socialiste 31 ». Sans aller aussi loin dans l'interprétation, on peut néanmoins penser que, pour les partisans de Berlin, l'unification traduit une continuité de l'histoire allemande. Le président Weizsâcker traduit bien cette idée lorsqu'il écrit dans son mémorandum : « Ce n'est pas l'Allemagne qui s'orientalise par l'unification ; l'Allemagne était auparavant le même pays que maintenant, elle était seulement divisée 32. »
28. Libération, août 1991, « Berlin cherche son âme dans les vestiges du passé ».
29. Alain AUFFRAY, « L'identité nationale dans la balance », Libération, 20 juin 1991.
30. Ibid.
31. Ibid.
32. R. VON WEIZSÄCKER, in Documents, op. cit.
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HÉRODOTE
Du côté de Bonn, l'argumentation est nettement plus abstraite et introvertie. Alors que les partisans de Berlin parlent surtout en termes d'influence — qu'elle soit culturelle ou politique —, ceux de Bonn sont centrés sur l'organisation interne du pays. L'idée défendue est que la RFA possède un bilan largement positif et qu'elle le doit aux vertus du fédéralisme, de la stabilité politique et au respect des grands équilibres économiques. Les partisans de Bonn vont s'ingénier à démontrer que le choix de Berlin menace ces trois piliers du « bien-être » allemand.
Il ne faudrait pas déduire du caractère très concret de ces arguments qu'ils ne rentrent en rien dans une représentation de la nation. Au contraire, ils semblent être au coeur de la symbolique de la société ouest-allemande aujourd'hui 33. Le débat Bonn-Berlin a souvent été réduit à un affrontement entre la « raison » et le « sentiment ». C'est ignorer que le raisonnable peut être, lui aussi, une passion lorsqu'il est valorisé par des représentations collectives.
Aussi faut-il reconsidérer la portée de l'argument économique qui a constitué l'arme la plus efficace du parti bonnois. Face aux prévisions des partisans de Berlin qui estiment à 10 milliards de DM le coût du transfert des institutions, la municipalité de Bonn avance que le coût sera de 50 milliards de DM. (Ce qui, selon l'association « Ja zu Bonn », représente un surcroît d'impôts de l'ordre de 3 000 DM par foyer fiscal sur un an.) Ce chiffre semble d'autant plus solide qu'il est confirmé par un cabinet d'expertise suisse réputé pour son indépendance 34 dans un rapport publié le 18 février 199135.
L'argument financier semble porter puisque, dès le mois de mars, Bonn distance sa rivale dans la plupart des sondages, obligeant Richard von Weizsâcker à intervenir en faveur de Berlin pour le mémorandum du 11 mars et Helmut Kohi par une déclaration du 23 avril 36. Le caractère énorme de la dépense (qui représente un sixième du budget de la France) est de nature à provoquer une dégradation des finances publiques allemandes à un moment où cellesci ne remplissent plus les conditions édictées par le traité de Maastricht. En outre, à la même époque, l'Allemagne voit son commerce extérieur devenir légèrement déficitaire tandis que son inflation, tout en restant modérée, devient plus forte que celle de la France. C'est donc la prospérité allemande dans ses aspects les plus symboliques qui est menacée, le coût du déménagement cristallisant ces craintes plus ou moins diffuses. Pour une société qui avait, depuis l'après-guerre, fondé son identité sur son succès économique et le « bien-être » (Gemütlichkeit) qui en découle, le choc est rude.
Le caractère dispendieux du transfert à Berlin n'est pas le seul argument des partisans de Bonn. Eux aussi ont « une certaine idée dé l'Europe », mais elle diffère fortement de celle proposée par Richard von Weizsâcker. « On va au théâtre à Dûsseldorf, au musée à Cologne, faire ses courses à Paris et dîner à Strasbourg. [...] Dans vingt ou trente ans, l'Europe
33. C. BUFFET, op. cit. L'auteur cite un sondage publié le 4 janvier par la Sùddeutsche Zeitung selon lequel « 67 % des Allemands rêvent à l'horizon du siècle des modèles suisse ou suédois ».
34. Il s'agit du cabinet Prognos, basé à Berne.
35. Le Monde, 21 février 1991.
36. Le Monde, 24 avril 1991.
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BONN-BERLIN : UNE CAPITALE POUR QUELLE NATION ?
sera unie et tout cela n'aura plus guère d'importance. Ma capitale à moi, ce sera Paris », déclare un notable de la scène culturelle bonnoise 37. Cette vision de l'Europe est nettement plus « occidentale » que celle qui propose une extension vers les « domaines centraux ». A l'inconnu et à l'aventure, les partisans de Bonn préfèrent la sécurité. Berlin, dans les discours, apparaît toujours comme une ville sulfureuse — celle que décrit Visconti dans Les Damnés — et comme une ville dangereuse. De même, Berlin, la ville ouvrière, « Berlin la rouge » est toujours bien vivante dans les imaginations. « Les Bonnois redoutent les manifestations, la faune de Kreuzberg, la confrontation avec toute cette diaspora venue de l'Est qui déferle depuis 198938 ». Enfin, Berlin est aussi la « citadelle du centralisme prussien », la ville protestante d'où Bismarck lance en 1873 le Kulturkampf et dans laquelle la plupart des catholiques, à l'ouest de l'Allemagne, voient une menace pour la diversité religieuse et culturelle du pays.
L'ensemble de l'argumentation est résumé par Rolf Meaubert, fondateur de l'association « Ja zu Bonn » : « Notre République, dit-il, a fait ses preuves depuis quarante ans. Je ne vois pas pourquoi nous renoncerions à un modèle qui nous a si bien réussi. » Si on trouve, du côté de Berlin, des partisans d'un nationalisme classique « à la française », c'est une identité différente que les partisans de Bonn défendent, une sorte de « patriotisme local » qui a trouvé son expression la plus aboutie en RFA depuis les années cinquante.
La répartition delà population entre ces deux camps est particulièrement intéressante. D'une part, les classifications politiques habituelles sont complètement brouillées. Lors d'un congrès organisé à Brème à la fin du mois de mai 1991, le SPD fait montre de ses divisions : 203 voix s'expriment en faveur de Bonn tandis que 202 voix se portent sur Berlin... Parmi leurs grands leaders, les sociaux-démocrates comptent autant de partisans de la première que de la seconde. Si Willy Brandt, Egon Bahr et Hans-Jochen Vogel se prononcent en faveur de Berlin, Oskar Lafontaine, Björn Engelholm ou Johannes Rau soutiennent Bonn. La situation n'est pas beaucoup plus claire dans la coalition gouvernementale, même si les divergences ne sont pas aussi publiquement affichées. La CSU de la Bavière catholique est, par attachement à ses particularismes, opposée à Berlin et son choix est respecté par la plupart des grands leaders du CDU. Les petits partis (FDP, PDS, Alliance 90-Grünen) sont plutôt pro-Berlin, comme le montre l'analyse du vote . Les clivages politiques semblent donc totalement inopérants pour expli37.
expli37. HUGHES, « Bonn: l'atout d'une petite ville en Allemagne », Libération, 20 juin 1991.
38. Ibid.
39.
Bonn Berlin
CDU 124 146
CSU 40 8
SPD 126 110
FDP 26 53
PDS 1 15
Alliance 90-Grùnen 2 6
Non-inscrit A 0
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HERODOTE
quer les résultats du vote. La répartition par origine géographique des députés semble plus pertinente. En effet, ceux de l'Allemagne du Sud-Ouest ont voté massivement en faveur de Bonn tandis que ceux du Nord-Est ont voté en faveur de Berlin. La situation géographique des deux villes n'y est sans doute pas étrangère en raison notamment de l'avantage économique que constitue le voisinage d'une capitale. Mais il ne constitue pas une explication suffisante. En effet, les députés de la Hesse, toute proche de Bonn, ont voté à plus de 65 % pour Berlin 40. De même, sur les 10 députés que compte la Sarre, 4 ont voté contre Bonn.
Le critère religieux semble plus pertinent. En effet, 67 % des députés catholiques ont voté pour Bonn tandis que 64 % des députés protestants ont choisi Berlin, les députés sans religion s'étant exprimés à 56 % en faveur de cette dernière 41. Le clivage religieux est largement dû, pour ce qui est des catholiques, aux souvenirs du Kulturkampf mené par Bismarck et plus encore, peut-être, à un attachement à l'« ancrage à l'Ouest » exprimé par l'Allemagne d'Adenauer. Mais deux éléments viennent en limiter l'intérêt. D'une part, le clivage religieux ne fonctionne pas totalement : chez les protestants comme chez les catholiques, il y a environ un tiers de « fuites ». D'autre part, c'est un clivage qui n'intervient que de manière très épisodique dans la vie politique allemande : il ne constitue pas une base acceptable pour l'analyse d'un comportement de vote en dehors de cas ponctuels comme celui de Berlin.
La différenciation la plus intéressante semble être celle de l'âge. Même si les chiffres dont on dispose à ce sujet sont rares, il est probable qu'une majorité des Allemands n'ayant pas connu la période d'avant-guerre sont plutôt favorables à Bonn. Friedbert Pflùger (trente-six ans, député CDU de Basse-Saxe, ancien collaborateur de Richard von Weizsâcker et de Helmut Kohl) déclare lors du débat parlementaire du 20 juin 1991 : « Ma patrie politique, c'est la démocratie de Bonn 42. » Ce faisant, il corrobore les thèmes de l'historien Rudolf von Thadden qui analysait en 1987 les rapports entre Berlin et les Allemands de l'Ouest en termes de générations 43. Il distingue trois catégories: « La génération des grands-pères, pour qui Berlin est naturellement la capitale de l'Allemagne et Bonn un ersatz pauvre et passager. » Selon Rudolf von Thadden, « 80 % de cette vieille génération pensent de cette manière ». La seconde catégorie est « celle des fils, formée dans les années d'après-guerre », et pour laquelle Berlin est un symbole ambivalent : celui d'« une ville où les forces démocratiques furent paralysées et où la volonté de solidarité nationale fut mise à l'épreuve ». Cette génération ne parle pas « d'unité nationale, mais de solidarité nationale ». Enfin, il y a la « génération d'aujourd'hui, qui a appris à vivre avec le Mur » et qui l'accepte généralement.
Cette classification n'est pas sans appeler quelques restrictions. Celles-ci tiennent d'abord à l'existence d'un certain nombre de contre-exemples qui viennent en amoindrir la portée, Wolfgang Schàuble, par exemple, qu'obtient pour avoir prononcé le meilleur plaidoyer en
40. Henri MENUDIER, « Bonn-Berlin: le débat sur la capitale », Documents, n° spécial, 1991, p. 19.
41. Ibid., p. 20.
42. Ibid.
43. Rudolf VON THADDEN, « Les Allemands d'aujourd'hui et Berlin », Défense nationale, novembre 1987.
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BONN-BERLIN : UNE CAPITALE POUR QUELLE NATION ?
faveur de Berlin lors du débat parlementaire, est un Badois né en 1942, appartenant donc à la « génération des fils ». Seconde restriction, la relation entre l'âge et l'attachement à Bonn ne vaut que dans les anciens Länder. Pourtant, cette stratification par générations est importante parce qu'elle semble amenée à connaître des développements au-delà du débat BonnBerlin.
En effet, les marches antiracistes qui ont lieu depuis quelques mois en Allemagne rassemblent des personnes dont l'action se déroule en marge des partis politiques, appartenant à toutes les catégories sociales et toutes les classes d'âge 44, même si les plus jeunes y sont largement majoritaires. On peut y voir la manifestation de la maturité de cette « génération d'aujourd'hui » qui arrivera d'ici une dizaine d'années aux commandes de l'État et qui imprimera peut-être à la politique allemande une autre direction.
Conclusion
Dans un article paru en décembre 199245, l'historien Ernst Nolte examine la persistance en Allemagne de deux identités concurrentes. Pour lui, « des identités différentes doivent coexister dans une société moderne », même si certaines peuvent devenir plus fortes que d'autres. L'attachement des plus jeunes des Allemands à Bonn peut faire penser que l'identité « occidentale » de l'Allemagne devrait triompher à terme sur son identité « orientale ». Or, au même moment, ce sont les plus jeunes des Français qui craignent le plus l'Allemagne 46. Ces évolutions antagonistes laissent à penser que la très institutionnelle « amitié francoallemande », dont on a fêté récemment les trente ans, n'a pas été totalement efficace, notamment parce qu'elle a longtemps préféré la médecine du docteur Coué à l'observation objective des divergences existant entre les deux partenaires.
44. Emmanuel TERRAY, « Des violences racistes aux chaînes de lumière », Libération, 2 février 1993.
45. Ernst NOLTE, « Identität und Wiedervereinigung », dans Diepolitische Meinung, décembre 1992. Il semble utile de préciser que l'auteur, professeur émérite d'histoire européenne contemporaine à l'Université libre de Berlin, a été l'un des principaux acteurs de la « querelle des historiens ». Sa thèse, qui a souvent été interprétée comme une banalisation du nazisme, part du principe que le IIIe Reich s'est construit par réaction au communisme.
46. Bernard POULET, «Nous sommes — presque — prêts à mourir pour Berlin », L'Événement du jeudi, 28 janvier au 3 février 1993. Dans un sondage effectué du 10 au 12 décembre 1992 par l'institut CSA, 41 % des jeunes de 18 à 24 ans déclarent « avoir peur de l'Allemagne », alors que 70 % des plus de 65 ans ont une « bonne opinion » de ce pays.
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suscités par Béatrice Giblin
Martin Schàfer, Martin Keitel et Christian Doepgen sont trois jeunes Allemands francophiles. Après leurs études de droit, ils sont venus suivre les cours de troisième année à l'Institut d'études politiques de Paris avec une bourse du gouvernement allemand, afin de bien connaître le système politique français. Ils sont, pour cela aussi, en stage à l'Assemblée nationale en tant qu'assistants parlementaires.
En France depuis octobre 1992, intéressés par le politique, sans doute futurs responsables dans l'Allemagne des prochaines années, nous leur avons demandé de nous parler de l'Allemagne réunifiée.
B.G.
Entretien avec Martin Schâfer
— Que pensez-vous de l'Allemagne après la réunification ?
— La chute du Mur fut un miracle inattendu, tous les Allemands furent très heureux, ce fut l'euphorie générale, car la situation en Allemagne de l'Est était tellement détériorée. Puis rapidement, on s'est rendu compte qu'il y aurait des problèmes majeurs auxquels personne, au moment de la chute du Mur, n'a pensé. Très vite, des centaines de milliers d'Allemands de l'Est sont venus s'installer à l'Ouest, ce qui a alors entraîné quelques difficultés avec les Allemands de l'Ouest.
Pendant la campagne électorale, avant la réunification juridique du 3 octobre 1990, le chancelier Kohl affirmait que le financement de la réunification serait facile et que personne n'aurait à en supporter le coût financier. Inversement, Oskar Lafontaine, responsable du SPD, affirmait que, bien que la réunification soit quelque chose de formidable, ce serait beaucoup plus onéreux qu'on le disait et qu'il fallait même fermer de nouveau la frontière car ce n'était pas sain, pour l'intégralité de l'Allemagne, d'accueillir tous les Allemands de l'Est. Les deux points de vue étaient en fait inacceptables.
150
QUELQUES PROPOS ALLEMANDS SUR L'ALLEMAGNE
Si le chancelier Kohl avait dit à ce moment là : « Il faut être solidaires de nos compatriotes », les Allemands de l'Ouest, dans leur très grande majorité, auraient été prêts à payer. Le niveau de vie était tellement élevé que devoir donner quelques centaines de marks par an n'aurait pas posé de problème. Pour avoir travaillé dans un institut de formation dans le nord du Mecklembourg, à la frontière germano-polonaise, j'ai pu mesurer non seulement combien les niveaux de vie étaient différents, mais aussi les niveaux culturels et les comportements. Il faudra pas mal de temps pour que l'ensemble des Allemands aient des chances égales. On constate, chez les Allemands de l'Ouest, un certain mépris pour les Allemands de l'Est, et certains pensent même qu'il est injuste de payer pour eux, qu'il n'y a pas à partager les fruits des années de travail avec eux. Quant aux Allemands de l'Est, certains ressentent un complexe d'infériorité, d'autres rejettent le système capitaliste et les pratiques des Allemands de l'Ouest, même s'ils ne regrettent pas le système communiste.
— On constate depuis quelque temps une montée des mouvements de l'extrême droite. Quelles en sont, à votre avis, les raisons profondes ?
— Les Allemands de l'Ouest disent que la montée de l'extrême droite est liée aux problèmes que pose l'Allemagne de l'Est, et que cette violence n'existe que chez les Allemands de l'Est. C'est une façon très, trop simple de poser le problème, et surtout on excuse ainsi leur violence, qui serait due aux mauvaises conditions de vie, à la montée du chômage, à l'ignorance des règles de la démocratie. Je crois que les raisons en sont plus profondes même si le désespoir économique y est pour quelque chose. Car on ne peut expliquer que, pour des raisons économiques, on ait pu tuer des Juifs, d'autres Allemands ou des étrangers. Il faut des raisons très profondes.
On peut dire que 2 %, 5 % peut-être 10 % des Allemands ont peut-être encore la même haine vis-à-vis des étrangers que celle qui existait il y a cinquante ou soixante ans. On trouve ce sentiment dans les couches les plus pauvres de la population qui ont, c'est classique, besoin de trouver des individus encore plus misérables qu'eux, un peu comme en France avec le Front national. Mais on trouve aussi ce rejet des étrangers dans des couches plus aisées de la société, et dans ce cas ce n'est plus le besoin de trouver inférieur à soi.
Il y a cette peur confuse de perdre son identité, sa culture nationale, ce qui est irrationnel, car la plupart des Allemands n'ont pas de contact avec les étrangers. Mais dans le quartier de Kreuzberg, à Berlin, il est vrai que les Turcs sont majoritaires et qu'ils ont marqué l'identité culturelle de ce quartier. De même à Rostock, où les attaques des foyers d'immigrés furent très violentes, il y a de nombreux étrangers, Vietnamiens surtout.
Ces mouvements d'extrême droite sont très violents, plus violents qu'en France. Je n'ose parler à ce sujet de spécificité allemande, mais je suppose, et je ne sais pas pourquoi, qu'on retrouve peut-être la vieille histoire du besoin de l'harmonie des Allemands, ce vieil idéalisme de l'harmonie, ils ont peur que l'étranger rompe cette harmonie. Mais, une fois encore, ça ne peut suffire à expliquer pourquoi des Allemands se mettent à tuer des étrangers. Vraiment, je ne sais pas.
151
HÉRODOTE
Mais, par exemple, la situation des « étrangers allemands », c'est-à-dire les Allemands qui arrivent des pays de l'Est, Roumains, Polonais, Russes, est différente. Tous ceux qui bénéficient du fameux article 116 inscrit dans la Constitution à la fin de la guerre pour permettre l'accueil des réfugiés — et qui n'a, à mon avis, plus de raison d'être aujourd'hui — ne sont pas traités par l'opinion publique comme de véritables étrangers, c'est-à-dire ceux qui demandent le droit d'asile. Il semble qu'il y ait un consensus politique sur cet article 116. Il peut y avoir des préjugés, des inquiétudes à l'égard de ces « Allemands étrangers », mais la violence qui peut peut-être s'exercer à leur encontre n'a pas la même vigueur que celle exercée contre les étrangers.
D'autant plus que les demandeurs du droit d'asile n'ont pas le droit de travailler, ils touchent donc quelques centaines de marks sans travailler, ils n'ont donc rien à faire, ils sont visibles au centre-ville et provoquent le rejet d'une partie de la population.
Mais la question du droit d'asile n'est pas encore limitée, ce n'est pas encore une loi, et on ne peut accepter la proposition qui a été faite. La Cour constitutionnelle de Karslruhe risque de ne pas l'accepter sous cette forme, car, de fait, après l'application de cette loi, le droit d'asile n'existerait plus. Les journaux n'en parlent pas encore, mais quand se posera le problème, il faudra bien en rediscuter avec l'opinion publique et cela ne sera pas simple. Mais l'Allemagne au centre de l'Europe ne peut se fermer totalement au droit d'asile.
— Quelle est actuellement l'attitude des' Allemands vis-à-vis de l'Europe ?
— Je crois que, parmi les journalistes, la grande majorité d'entre eux sont encore favorables à l'Europe, à « Maastricht », plus ou moins évidemment. Pour l'opinion publique, c'est différent, les Allemands de l'Ouest sont encore majoritairement pro-européens, plus peutêtre qu'en France mais pour les Allemands de l'Est, c'est plus difficile à juger, d'autant plus que je suis en France depuis quelques mois.
Selon moi, la majorité des Allemands acceptent difficilement l'abandon du mark, bien qu'ils sachent que c'était le prix à payer dans la négociation avec la France. Mais l'abandon du mark est particulièrement douloureux car ils ont trouvé dans la force du mark une grande partie de leur confiance par rapport aux autres nations, car c'est toujours difficile pour les Allemands de se pencher sur leur propre histoire nationale, il y a quelques taches sombres, alors on se penche sur le mark qui représente une partie de la valeur des Allemands, de la confiance qu'ils ont en eux.
— La réunification permet-elle de lever l'interdit sur cette partie de l'histoire ?
— Auschwitz, le génocide des Juifs, des Tziganes, le comportement désastreux des Allemands dans les territoires occupés en Pologne, en France, en Bohême font qu'encore aujourd'hui il existe une réticence des Allemands à parler des crimes qui ont été commis. C'est pourquoi la plupart des Allemands n'osent parler du nouveau rôle de l'Allemagne dans le monde. Il y a bien une fraction de l'opinion publique de droite et quelques hommes poli152
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QUELQUES PROPOS ALLEMANDS SUR L'ALLEMAGNE
tiques, qui disent que la situation a changé, qu'il faut rompre avec l'histoire, recommencer, que nous sommes quelque chose de nouveau.
Mais la plupart des hommes politiques, même si leurs discours deviennent un peu plus audacieux, se rendent compte que la situation de la nation, allemande, comme celle de l'État allemand est encore différente de celle des autres nations, des autres États. En tant qu'Allemand, quand je suis à l'étranger, je ne parle pas de la France, mais des États-Unis ou de l'Angleterre; très vite, c'est l'histoire allemande qui revient, on m'en parle tout de suite, même dans une relation personnelle. L'actuelle montée de la violence est aussitôt mise en parallèle avec l'histoire allemande, mais pas seulement nazie, l'histoire de la Prusse, l'État militariste qui a fait peur aux Européens.
Les Allemands parlent entre eux du nazisme et, pour les gens les plus simples, ils rappellent que Hitler a fait reculer le chômage, qu'il y a eu des aspects positifs, on dit aussi que Hitler était un vrai leader par rapport aux élus de la République de Weimar qui n'ont rien su faire pour redresser la situation, mais à cause du génocide on n'ose aller plus loin, on a encore vraiment honte de tout cela.
— La nation, en France, tient une grande place dans les discours. Quelle place tient la nation dans les discours en Allemagne ?
— Dans le préambule de la Constitution allemande, il y avait toujours l'obligation pour les Allemands de l'Ouest de penser à la réunification, car l'Allemagne de l'Ouest n'était qu'une partie de l'Allemagne. Mais on s'était de plus en plus habitué à cette situation, surtout à ma génération. On savait bien que les Allemands de l'Est faisaient partie de la nation allemande, mais qu'ils étaient dans un système politique différent, que les gens devaient être différents de nous malgré une langue commune, une culture commune, ils devaient bien lire les mêmes grands auteurs, mais ils étaient différents. On ne disait pas la nation allemande n'existe plus, mais c'était un sujet que l'on n'abordait plus, car la réunification semblait si improbable.
De nouveau, on parle de la nation allemande, qui regroupe les Allemands sur un territoire qui se limite à l'est à la frontière Oder-Neisse depuis que le gouvernement l'a officiellement reconnue. Mais cela n'empêche pas des révisionnistes, c'est-à-dire des partisans des réfugiés des territoires abandonnés en 1945, de contester cette reconnaissance officielle de la frontière. Ils sont regroupés en associations qui comptent plusieurs millions d'adhérents. Dans ces associations, on retrouve sans doute de jeunes Allemands dont les parents sont nés en haute-Silésie, en Poméranie ou à Kônigsberg. Pour eux et leurs parents, ces territoires font encore partie de leur patrie, c'est compréhensible.
Mais ce n'est peut-être pas à la notion de nation qu'ils se réfèrent, mais à celle de Volk, le peuple, mais le mot Volk a un sens plus profond encore, c'est l'appartenance au même « sang » et au même peuple. Pour moi, c'est simple de dire qu'il faut accepter une fois pour toutes que la frontière-allemande se trouve sur la ligne Oder-Neisse puisque je n'ai pas de liens avec les territoires qui se trouvent à l'est. Et il faut bien admettre une fois pour toutes Que l'on a perdu la guerre et que des territoires qui ont été allemands ne le sont plus ni juri153
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HERODOTE
diquement ni démographiquement. C'est la même chose avec l'Alsace-Lorraine, où il y avait une majorité française, et inversement avec la Sarre, où il y avait une majorité allemande. On peut donner des subventions pour des activités culturelles, mais on ne peut pas faire plus. Mais il est vrai que l'État essaie d'exercer son influence politique sur ces territoires, voire des pressions politiques, et c'est aussi le pouvoir de l'argent, c'est la possibilité de l'Allemagne d'acheter des entreprises et de fournir des emplois en Pologne, en Bohême, dans toute l'Europe de l'Est, en Russie. Les représentants des réfugiés exercent une réelle influence sur le gouvernement, car ils font partie de la majorité, plusieurs responsables de ces associations de réfugiés sont députés, membres de la CDU et de la CSU. Ils sont particulièrement bien représentés en Bavière et jouent un rôle important, moins dans l'Allemagne du Nord d'où je viens, qui est plus progressiste et où le poids de ces associations est plus faible.
Le poids politique de ces associations bloque aussi toute évolution sur l'acquisition de la nationalité allemande. Dans un pays comme l'Allemagne, où les immigrés sont installés depuis longtemps, dont les enfants sont nés en Allemagne, cette loi sur la nationalité allemande est dépassée. Cela n'a aucun sens qu'il y ait des Turcs qui ont toute leur vie vécu en Allemagne qui ne puissent acquérir la nationalité allemande, et, inversement, des gens qui n'ont jamais mis les pieds en Allemagne, qui ne parlent même pas la langue soient allemands. Mais il sera très difficile de changer cela à cause du fameux article 116. Mais cet article a été créé pour répondre à la situation des réfugiés de l'époque : tous ceux qui sont nés dans les limites territoriales de l'Allemagne de 1937 sont allemands. Au bout d'une quinzaine d'années, il aurait fallu abandonner cet article. Mais il paraît difficile désormais de voir les choses avancer. Il faudrait envisager une toute nouvelle Constitution à la suite de la réunification, mais on n'en prend pas le chemin; il y aura quelques modifications, mais je crains que l'article 116 reste intact.
— Les Républicains représentent quelle mouvance de l'extrême droite ?
— Dans leurs discours officiels, ils évitent de parler des immigrés, car ils s'efforcent de se distinguer des skinheads. Dans les discours officiels, ils parlent de l'Allemagne, de la nation, de la langue, ils attaquent l'Europe, ils parlent de la patrie, mais ils n'attaquent pas sur les immigrés, ce qui ne signifie pas que, dans des réunions moins publiques, ils ne tiennent pas des discours xénophobes. Certains leaders de la CSU ont tenté de se réorienter vers l'extrême droite pour rallier les électeurs attirés par les Républicains, comme le secrétaire général du parti, Stoiber. Mais la CDU est beaucoup moins prête à se réorienter dans ce sens. On retrouve la même géographie électorale pour les Républicains que pour le mouvement d'extrême droite, le NPD, dans les années soixante. Les gens qui votent Républicains ont un vote protestataire. C'est le rejet de la classe politique et de la politique en général qui leur donne l'impression de mépriser le peuple. Mais je crois qu'au moment où on s'aperçoit que ce mouvement devient fort, on ne souhaite pas que les Républicains prennent le pouvoir. Je les trouve idiots et surtout avec un passé redoutable.
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QUELQUES PROPOS ALLEMANDS SUR L'ALLEMAGNE
— Quelles sont en Allemagne les représentations de la France ?
— Parlons d'abord des hommes politiques. François Mitterrand a une réputation bien meilleure en Allemagne qu'en France ; c'est l'homme politique qui a relancé l'Europe, qui a consolidé l'amitié franco-allemande. Je crois que l'image de la France est de nouveau bonne, même si, après la réunification, l'attitude de la France, qui est apparue comme peu enthousiaste, a été très critiquée dans la presse, mais je crois que les Allemands ont oublié. Mais je parle de mon point de vue et je pense qu'il faut être francophone pour être francophile ! On sait bien en Allemagne que les Français ont peur de l'accroissement du pouvoir des Allemands, j'ai passé un an à Montpellier et j'ai ressenti souvent certaines réticences à mon égard parce que je suis allemand. En revanche, c'est différent à Sciences Po où c'est même un petit peu chic de parler allemand.
— Quelles ont été les raisons de la reconnaissance précoce de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne ?
— Au moment de cette reconnaissance, j'ai pensé que c'était pour des raisons humanitaires, pour éviter la guerre. Toute la presse allemande, y compris conservatrice, affirmait que la seule possibilité d'arrêter la guerre, c'était de reconnaître la Croatie. Or, les médias montraient des images terribles ; aussi l'opinion publique était-elle favorable à la reconnaissance des frontières pensant ainsi éviter la guerre. Je crois qu'il y avait des intentions positives, mais peut-être derrière il y avait la vieille amitié Allemagne/Croatie. Genscher était alors ministre des Affaires étrangères ; en tout cas la droite allemande entretient de vieilles relations avec la Croatie. Cependant, les Allemands se réfugient aussi derrière l'article 24 de la Constitution qui interdit aux troupes allemandes d'intervenir hors de la République fédérale. Pour certains, c'est l'occasion d'accélérer le processus de changement de la Constitution, mais la très grande majorité de la population est hostile à l'envoi de troupes allemandes. D'ailleurs, si les Allemands envoyaient des troupes à l'extérieur, sous l'égide de l'ONU, dans les Balkans ou en Somalie, je pense que certaines images reviendraient dans les mémoires, l'armée allemande auprès des Croates pendant la Seconde Guerre mondiale, ou encore Rommel en Afrique. Je pense qu'envoyer des troupes françaises ou allemandes se battre contre les Serbes n'est pas très sage, les Allemands ont été alliés des Croates, c'est dans toutes les mémoires et on penserait forcément qu'on assiste à une sorte de recommencement de l'histoire.
Pour le devenir de l'Allemagne, on peut penser à deux scénarios, l'un optimiste l'autre pessimiste. Compte tenu de la gravité des problèmes internes, l'Allemagne sera forcée de se concentrer sur eux, afin de réaliser la réunification politique, culturelle, économique et sociale. On peut penser que les Allemands seront capables de les maîtriser. Je pense que la RFA est désormais un solide État démocratique, et qu'une très forte majorité tient à la démocratie.
Mais dans un scénario pessimiste, les problèmes internes ne sont pas résolus rapidement, le mur dans les têtes subsiste, les Allemands de l'Ouest méprisent ceux de l'Est, et ceux-ci ressentent un complexe d'infériorité et une certaine rancune. Pour l'entente nationale, c'est dangereux, car cela peut conduire à des ruptures graves et favoriser la montée de l'extrémisme.
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HERODOTE
Est-ce que tous les hommes politiques l'ont compris ? Ils semblent commencer à le comprendre, même si l'erreur politique majeure de Kohl a été de sous-estimer les difficultés économiques et sociales que pose la réunification, alors qu'au moment de la chute du Mur l'opinion publique, comme je l'ai dit, aurait très bien admis les efforts à faire.
29 janvier 1993.
Entretien avec Martin Keitel
— Quel est, selon vous, le bilan de la réunification ?
— Sur le plan humain, on peut dire, en généralisant, qu'il y a pour l'instant deux peuples allemands, ou plutôt deux types d'Allemands, ceux de l'Est et ceux de l'Ouest. Les premiers ont une méconnaissance des problèmes qui se posent dans une économie de marché ; quant aux seconds, ils connaissent très mal les Allemands de l'Est et, dans leur majorité, s'y intéressent peu au point de n'y être souvent pas encore allés. Pour le moment, on peut parler d'incompréhension mutuelle.
Sur le plan géopolitique, la frontière germano-polonaise est fixée une fois pour toutes et c'est une très bonne chose. D'ailleurs, je n'ai pas aimé la façon dont le gouvernement allemand a traîné pour la reconnaissance officielle de cette frontière à cause de l'opposition manifestée par les réfugiés prussiens, silésiens...
Berlin est de nouveau capitale. Pour moi, qui suis né en 1967, ce n'était pas un impératif, mais je comprends que, pour des raisons symboliques, Berlin ait été choisie. Ce choix a suscité quelque débat, pour certains il signifiait que les Allemands s'inscrivaient de nouveau dans la tradition de la grande Allemagne, voire de l'Allemagne militariste. C'est faux. Berlin est désormais la plus grande ville allemande, plus démilitarisée que ne l'était Berlin-Est, et je ne pense pas qu'elle dominera toute l'Allemagne, qu'elle connaîtra la même centralisation que Paris.
Mais la réunification a engendré de nouvelles représentations de l'Allemagne qui ne sont pas encore digérées par tous. Pour certains, le rôle de l'Allemagne peut être différent depuis la réunification, mais on ne voit pas encore clairement les marques de ce nouveau rôle, surtout en politique étrangère. Je pense que l'Allemagne doit assumer pleinement son nouveau rôle et qu'elle ne devrait pas avoir honte de faire de la politique étrangère. Mais elle n'est pas un géant politique, même si c'est le plus grand État d'Europe, le plus peuplé, ça ne suffit pas à la transformer en grande puissance. Tout cela mériterait d'être discuté dans un débat national. Pour le moment, on se cache derrière la Constitution pour ne pas intervenir à l'extérieur. On oscille entre l'affirmation et le démenti du souhait d'un siège permanent au Conseil de Sécurité, on prend des initiatives, puis on n'ose pas, etc. Le rôle n'est pas clairement
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défini. Les Allemands ont pris l'habitude de ne pas agir, et Kohl recherche un consensus politique pour prendre une décision, car il ne peut prendre le risque politique d'envoyer des soldats allemands à l'extérieur. De toute façon, l'armée n'est pas organisée pour cela, il n'y a pas de troupes d'intervention rapide et, en Allemagne, pour éviter tout risque de coup d'État militaire, il n'y a pas d'état-major proprement dit, mais seulement un inspecteur général des armées. Pour certains, l'Allemagne exerce un rôle politique en matière de politique étrangère, surtout à l'Est, par le biais de l'économie et, selon eux, cela peut avoir des conséquences désagréables, on assisterait à une sorte d'impérialisme économique allemand.
— On constate, depuis quelque temps, une montée de l'extrême droite, quelles en sont à votre avis les raisons profondes ?
— L'extrême droite était en Allemagne un sujet tabou et on comprend pourquoi. Or, elle existe en Allemagne comme dans le reste de l'Europe. Mais les gens n'osent pas dire qu'ils partagent les idées de l'extrême droite et parfois ils n'osent même pas voter pour les partis d'extrême droite. Mais quand les tabous sont levés, les réactions sont violentes, la situation économique en Allemagne de l'Est explique certaines d'entre elles, et les incidents sont beaucoup plus nombreux à l'Est qu'à l'Ouest. Et s'ils sont moins nombreux en ce moment qu'en 1991-1992, il n'y a en fait pas de véritable changement, ni d'amélioration.
Profitant de la désorientation de certains jeunes, des mouvements néo-nazis les manipulent. Si les acteurs sont peu nombreux, le groupe des sympathisants passifs qui acclamaient ces faits de violence n'est pas si restreint. Ils pensent, en les voyant agir : « Ils osent faire ce dont je rêve », et certains passent même à l'acte. Cela est dû au très grand nombre de demandeurs d'asile dans une situation économique, psychologique et politique mauvaise. Il y a un très fort rejet des étrangers. Mais, dans le même temps, on assiste à d'énormes manifestations de citoyens pour dénoncer cette violence, des citoyens qui n'avaient jamais manifesté auparavant. Les gens se sentent concernés, c'est aussi une façon de se manifester en tant qu'Allemands, ils veulent se montrer solidaires avec les étrangers. Les bougies sont d'ailleurs une tradition des Länder de l'Est. Lors des grandes manifestations contre le régime en 1988-1989, les gens défilaient silencieusement une bougie à la main.
La violence ne s'explique pas seulement par des raisons économiques, il y a aussi un fort sentiment nationaliste. Les mouvements nationalistes sont toujours xénophobes, mais il existe des sentiments xénophobes sans nationalisme. Dans ces mouvements d'extrême droite, il y a exaltation du nationalisme, de la patrie. Or, jusqu'à maintenant, le concept de nation en Allemagne n'avait guère d'importance, le sentiment national n'était pas aussi présent qu'en France où je me suis rendu compte que l'idée de nation était très importante. Par exemple, lors de mes études secondaires, on n'a pas traité la RDA, ce que je considère comme assez exceptionnel. J'ai découvert la RDA avec ma famille en 1981 et j'ai eu vraiment l'impression d'être dans un pays étranger, même si on y parlait aussi l'allemand. Dans une situation similaire, par exemple, en France, je pense qu'on aurait certainement étudié l'autre État à fond. Mais en Allemagne, la nation n'est pas encore une référence courante. Quant aux termes
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de peuple et de patrie, c'est encore différent. Le terme de peuple, Volk, lui, a une connotation très négative, c'est employé à l'extrême droite, et Reich par l'extrême extrême droite; patrie, Vaterland, est un terme utilisé par les vieux. En fait, on dit « l'Allemagne » maintenant car il n'y a plus d'autre Allemagne ; auparavant, on disait la Bundes-Republik, la République fédérale.
— Que pensez-vous du problème de la nationalité ?
Pendant longtemps, je n'ai pas conçu l'Allemagne comme un pays d'immigration. Quand quelqu'un n'est visiblement pas allemand ou n'est pas né en Allemagne, j'ai d'abord le sentiment que c'est un étranger et je suis surpris s'il parle très bien l'allemand. Alors qu'en Amérique quelqu'un peut être de nationalité américaine même s'il ne parle pas bien l'américain, Il y a quelque chose en moi qui m'empêche de considérer comme allemand ce qui n'est pas culturellement allemand, et je crois que la majorité des Allemands pense ainsi. Pourtant, il y a tellement d'enfants de travailleurs turcs nés en Allemagne qui ont besoin d'être intégrés juridiquement que je pense qu'il faut changer la loi concernant l'obtention de la nationalité, et je crois que les hommes politiques devraient le faire pour le bien du pays, et pour changer la mentalité des gens. La discussion a timidement commencé, mais ça viendra.
Juridiquement, la situation est absurde et perverse, que des gens nés en Allemagne, et qui ne connaissent que très mal le pays d'origine de leurs parents, et parfois même pas du tout, ne puissent devenir allemands est une aberration. Ils représentent 5 % de la population, c'està-dire 4 millions sur 80 millions. Je pense que si on proposait aux travailleurs étrangers installés en Allemagne depuis plusieurs années d'acquérir la nationalité allemande, leur intégration en serait facilitée. Quant aux Allemands des pays de l'Est dont la famille a parfois quitté l'Allemagne il y a trois siècles, c'est assez ridicule de leur accorder d'office la nationalité allemande. Mais il serait très désagréable à tous ces gens-là de leur supprimer la possibilité de devenir allemands.
Pourtant, la loi sur la nationalité allemande dans l'article 116 est dépassée, supprimer l'article 116 serait une bonne chose. Mais les associations de réfugiés venus de Silésie, de Poméranie orientale font un boucan énorme quand il s'agit de reconnaître la frontière germano-polonaise ou de discuter le bien-fondé de l'article 116. Les réfugiés font pression sur le gouvernement car ils représentent une partie de son électorat. Un gouvernement de l'actuelle opposition aurait les mains beaucoup plus libres pour faire avancer cette question. Mais il faut rappeler que 200 000 émigrants de nationalité allemande sont arrivés en Allemagne en 1992, car ils peuvent beaucoup plus facilement quitter les pays de l'Est où ils étaient installés. Il y a donc une renaissance de ces associations de réfugiés à l'heure actuelle.
Quand l'article 116 a été rédigé, on pensait aux Allemands de Pologne et de Tchécoslovaquie, on ne pensait pas à la population de langue allemande de Roumanie, qui, de toute façon, ne pouvait pas émigrer. Mais s'ils ont l'intention de venir massivement en Allemagne, il faut fermer la porte, pour raison d'État. Car leur arrivée massive, c'est-à-dire 1,5 million ou 2 millions, poserait de graves problèmes internes et il serait impossible de laisser faire. Cepen158
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dant, il semble que les Aussiedler sont acceptés beaucoup plus facilement que les demandeurs d'asile, mais je doute que la solidarité soit beaucoup plus grande envers eux qu'envers les demandeurs d'asile.
Par ailleurs, je ne pense pas que l'Europe aura une quelconque influence sur une évolution des conditions d'obtention de la nationalité allemande. On sera citoyen européen, mais l'acquisition de la nationalité restera dans le « sanctuaire » national, où les directives de Bruxelles ne peuvent pas faire grand-chose.
— Les Républicains représentent quelle mouvance de l'extrême droite ?
— Il ne faut pas les confondre avec les réfugiés. Ceux-ci gardent un attachement pour les territoires perdus et sont donc plutôt proches de la droite nationaliste, mais ils ne partagent pas forcément les idées de l'extrême droite. Si les partisans de l'extrême droite ont choisi l'étiquette Die Republikaner, c'est pour donner bonne impression. La droite, en Allemagne, croit devoir compter avec ces mouvements d'extrême droite pour ne pas se faire dépasser justement sur sa droite. La CSU bavaroise prend parfois des positions assez radicales pour ne pas laisser le champ libre à l'extrême droite.
Le parti des Républicains est le plus présentable, le plus « modéré » car il y en a d'autres plus agressifs (DVU, NPD), liés à des maisons d'éditions qui vendent des revues à la gloire de la Wehrmacht, des disques, des chants nazis et tout cela dans les kiosques, et on laisse faire au nom de la libre expression de la pensée, mais il faut rappeler que toute l'extrême droite n'a pas obtenu un score supérieur à la barrière des 5 % sur le plan national.
— Quelles sont les représentations actuelles de la France en Allemagne ?
— Il y a, bien sûr, les stéréotypes : la France, c'est un pays mal organisé mais sympathique, où il fait bon vivre. Mais, au-delà de cela, la France, c'est la « grande nation », il y a une perception forte du nationalisme français. C'est pourtant un peu flou; c'est à la fois Napoléon, de Gaulle et le comportement français vis-à-vis de l'OTAN. On s'en moque un peu, mais il y a aussi une part d'admiration. On se dit que la France a une incontestable habileté pour se maintenir sur la scène internationale, car c'est un pays qui a collaboré avec Hitler et qui a réussi à être du côté des vainqueurs, c'est assez remarquable. On sait aussi que les Français ont peur de la puissance de l'Allemagne, surtout depuis la réunification, et les incidents violents qui ont lieu en Allemagne sont pris par certains comme les signes d'un renouveau de l'hitlérisme. De nombreux Allemands sont conscients de cela et c'est une de leurs préoccupations.
— Quels sont les points de vue des Allemands à l'égard de l'Europe ?
— Il n'y a pas eu, en Allemagne, un débat sur l'Europe aussi intensif que celui sur « Maastricht » en France. La génération de mes parents est très attachée à l'Europe. D'une façon générale, les Allemands profitent massivement de tout ce que l'Europe peut apporter, tout en critiquant la bureaucratie bruxelloise. Mais il n'y a plus ce rêve d'une fédération ou d'une
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véritable union politique, les Allemands n'y croient plus. Moi, je le regrette et d'autres aussi, mais je ne suis pas sûr que nous représentions la majorité. Une majorité d'Allemands est d'ailleurs opposée à la disparition du mark au profit de l'écu (ils redoutent qu'il n'offre pas la même stabilité) car le mark est un symbole, il renvoie aux Allemands une image positive d'euxmêmes, ils sont fiers d'avoir une économie forte et une monnaie forte qui a résisté à tout. Le mark a, en quelque sorte, servi d'identité aux Allemands. Il y a presque une certaine phobie d'une autre monnaie, qui serait moins stable et qui fragiliserait l'économie allemande, ce que, pour ma part, je ne crois pas.
— Quelles sont, à votre avis, les raisons de la reconnaissance précoce par l'Allemagne de la Croatie et de la Slovénie ?
— On a dit en France qu'elle était précoce et que c'était à cause des anciennes relations entre l'Allemagne et ces deux républiques, comme on le dit pour expliquer la position de la France vis-à-vis de la Serbie. Je ne le pense pas: Face à la guerre civile, Genscher a pensé que la reconnaissance des frontières était le meilleur moyen d'y mettre fin. Que la reconnaissance internationale procurerait une sorte de protection juridique. Et si on avait dit qu'il fallait d'abord revoir les frontières, on aurait fait le jeu des Serbes ; c'est un peu comme l'article 116: ont la nationalité serbe tous ceux qui sont sur des territoires qui ont été serbes.
Je ne pense pas qu'il faille envisager une intervention militaire pour des raisons stratégiques et militaires. C'est regrettable, très triste, mais c'est de la Realpolitik. Peut-être que si c'était moins dangereux, ou si j'étais moins timide, je penserais différemment, mais je n'en suis pas sûr. D'une façon plus large, je ne pense pas que les pays occidentaux puissent intervenir partout. Mais l'Allemagne ne devrait pas s'exclure et se cacher derrière sa Constitution, car elle n'empêche nullement les interventions extérieures.
5 février 1993.
Entretien avec Christian Doepgen
— L'Allemagne après la réunification
— La réunification est le sujet le plus important actuellement pour les Allemands, mais heureusement il ne l'emporte pas sur l'idée européenne, les deux vont ensemble. C'était l'une des conditions les plus importantes pour nos voisins que la réunification se fasse dans le cadre de l'unification européenne. Messieurs Mitterrand et Kohl ont bien travaillé ensemble sur ce sujet. Actuellement on se fait une idée plutôt négative de la réunification, mais c'est une fausse perspective qui s'explique par le fait que peu de gens connaissent le terrain, peu d'Allemands vont voir ce qui se passe à l'Est. Cependant il est vrai qu'il existe quelques sérieux problèmes : le chômage très élevé du fait de l'effondrement de l'économie de l'ex-Allemagne de l'Est, la montée du néo-nazisme, qui est d'ailleurs un phénomène qui ne concerne pas que l'Est car
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il est répandu dans toute l'Allemagne ; enfin les Allemands de l'Est doivent s'adapter aux conditions de vie de l'Ouest, c'est-à-dire s'assumer, assumer sa famille beaucoup plus qu'ils n'étaient habitués à le faire, mais ceci est une question de temps. Quand on va à l'Est on constate que les choses bougent, les infrastructures s'améliorent rapidement sur les côtes, dans les grandes villes, je crois que ça marche mieux qu'on ne le pense. Il y a sans doute moins de différence entre Cologne et Dresde qu'entre Londres et Manchester.
Mais cette perception négative de la réunification est due à la forte déception après l'enthousiasme, il y eut beaucoup de patriotisme saisonnier, et des erreurs de la part du gouvernement. Sur le plan politique, Kohi a eu raison de presser l'unification, il fallait agir ainsi, mais il est vrai que sur le plan économique on a été surpris par l'écroulement des Länder de l'Est. Toutefois malgré les difficultés je n'ai trouvé personne à l'Est pour vouloir retrouver le système antérieur.
— On constate depuis quelque temps, une montée des mouvements de l'extrême droite, quelles en sont, à votre avis, les raisons profondes ?
— Le néo-nazisme, il vaudrait d'ailleurs mieux parler d'extrémisme de droite, a toujours été présent à l'Ouest, mais il n'avait aucune chance de percer électoralement, car c'était un tabou très puissant. A l'Est c'était aussi un sujet tabou d'autant plus que les Allemands de l'Est se disaient antifascistes, cette société communiste était très hypocrite. Le phénomène néo-nazi a été étouffé, mais il regagne de l'influence. Une des raisons tient à l'arrivée de très nombreux étrangers, venus des pays de l'Est, Russes, Polonais, Roumains, Tsiganes, cette arrivée massive a contribué à réveiller un sentiment nationaliste. La récente croissance électorale du parti des Républicains — équivalent du Front national — prouve qu'une partie de la droite bourgeoise se sent désormais attirée par les thèses de ce parti qui, au début, n'intéressaient que les extrémistes. Mais les discours de ce parti se distinguent nettement de ceux des deux grands partis SPD et CDU qui ont des positions communes sur un grand nombre de questions. Il fait nettement entendre sa différence. Par ailleurs les solutions apportées à certains problèmes par les grands partis ne correspondent pas toujours aux attentes de la population. Alors quelles sont les racines de la droite radicale allemande ? La politique sociale y joue un rôle prédominant car les demandeurs d'asile sont obligatoirement logés et on leur verse de l'argent sans qu'ils travaillent, il faut ajouter les énormes dépenses qu'impose l'Est et on comprend que le mécontentement s'accroisse, qu'il y ait un véritable malaise. Or comme les solutions ne sont pas apportées rapidement, le malaise grandit et pas seulement dans les villes mais aussi dans les campagnes. Ces conditions sont très favorables au développement de l'extrême droite.
Or il faut rappeler que le racisme est un sujet tabou en Allemagne. L'opinion a été façonnée avec le souvenir de cette expérience infernale, le racisme à l'égard des Juifs, ne plus jamais connaître ça. On comprend que ça tienne une place particulière en Allemagne. Or voilà qu'on constate qu'il y a des gens en marge, qui ne respectent pas le sentiment de l'ensemble de l'opinion publique vis-à-vis du racisme, nous sommes choqués que cela soit encore possible, car
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toute notre formation a été dirigée contre le racisme. C'est pourquoi je suis très content que ces grandes manifestations contre la violence et le racisme aient eu lieu. Pourtant quelques hommes politiques étrangers, qui ne nous aiment guère, en ont profité pour discréditer l'Allemagne et au plan politique ces actes sont une catrastrophe pour l'Allemagne. Pourtant l'Allemagne démocratique existe et certains responsables politiques étrangers l'ont bien compris. Ce référendum avec les pieds a montré que l'écrasante majorité des Allemands s'exprimait contre cette violence raciste. Mais il est vrai que le mouvement néo-nazi qui s'apparente plutôt à du vandalisme ou du hooliganisme, gagne en influence. Il y a aussi une part de provocation dans le fait de lever la main comme les nazis, de porter des croix gammées. Ces violences et ces actes prouvent une profonde bêtise politique. Ces actes de violence ont toujours commencé dans des quartiers où les conditions de vie étaient particulièrement difficiles. Mais commencent aussi à jouer des valeurs considérées comme perdues, comme l'unité nationale.
— La Nation, en France, tient une grande place dans les discours, quelle place tient-elle dans les discours en Allemagne ?
— En Allemagne sur le plan psychologique les choses ont beaucoup changé. Et parmi les intellectuels, les gens de gauche, on regrette le temps de la RFA, car on y vivait bien, on découvre qu'il y avait un certain ordre. Et voilà qu'il faut s'adapter brutalement à de nouvelles conditions, par exemple il faut assumer les casques bleus, la frontière avec la Pologne. Nous sommes devenus une grande puissance mais contre notre volonté, la population n'est pas prête à assumer ces nouvelles responsabilités car on lui avait fait obligation de se retirer des grands problèmes du monde. Il faut comprendre qu'avec l'éducation que nous avons reçue nous ne pouvons même pas dire en Allemagne que nous sommes une grande puissance, c'est impossible. En France, on peut parler de la Nation, de sa puissance, on est fier de sa grande Nation. En Allemagne on a peur de la puissance et on a oublié le sentiment politique, en Allemagne je ne dirais jamais « nous sommes une grande puissance ».
— La réunification permet-elle de lever l'interdit sur cette partie de l'histoire ?
— La Nation, est, actuellement, un sujet d'une extrême importance car c'est devenu en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale un sujet tabou et les conséquences politiques de ce silence peuvent être graves. Toutes les valeurs d'avant-guerre, y compris les plus positives, sont perdues. Par exemple je me souviens qu'au lycée en 1986, après un séjour de six mois aux États-Unis, je défendais l'idée de l'unité de l'Allemagne, de la réunification, je fus considéré comme un proto-fasciste et exilé du groupe de mes amis. On ne pouvait pas en parler, tous les jeunes avaient intégré la division, c'est pourquoi l'enthousiasme au moment de la chute du mur fut pour beaucoup un patriotisme saisonnier ; la grande majorité des Allemands ne souhaitait plus la réunification, perçue comme une idée folle de vieillards. Je considère que le patriotisme est une valeur positive. Enfin depuis la réunification on ose parler de l'Allemagne, de la Nation, l'Allemagne est de nouveau une réalité politique. A l'extrême droite si on trouve beaucoup de policiers, de soldats, c'est parce qu'on ne répond pas aux
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besoins-psychologiques d'un honneur national, d'une fierté nationale. Il y a encore une polémique entre les partisans d'une société cosmopolite, surtout les intellectuels et ceux qui pensent que la fierté patriotique est nécessaire, ce qui n'exclut pas d'être favorable à l'Europe. Or la carte de l'extrême droite c'est celle-là, jouer sur la fibre nationaliste et patriotique, je pense qu'il est dangereux de leur laisser le champ libre. Il faut aborder le problème d'un siège au Conseil de sécurité de l'ONU, la question des casques bleus, le redressement du pouvoir militaire allemand dans une force européenne, ce sont des grands problèmes et je doute parfois que les grands partis répondent à cette attente. En France on peut dire vive la Nation, vive la République, en Allemagne on ne peut pas, or il faut s'accoutumer à dire Nation, c'est notre problème principal, il faut réfléchir à notre conception de la Nation, il faut en venir à une définition raisonnable, qu'on puisse parler de la Nation sans malaise, sans lui associer une image péjorative. Il faut réfléchir sur nos définitions de peuple, de pays, autrement nous nous séparons des autres. Il est important que, sereinement et raisonnablement, les Allemands soient fiers de leur Nation, en bon citoyen sans oublier leur histoire.
— Les Républicains représentent quelle mouvance de l'extrême droite ?
— Les Républicains ont deux grands thèmes: le rejet des étrangers et l'opposition à l'Europe. Mais comme il s'agit de sujets tabous en Allemagne, ils gardent une certaine prudence dans leurs discours publics. On constate qu'ils progressent parmi la population, car ils canalisent le flot des mécontents. Leur leader n'a pourtant pas un grand charisme, mais c'est un bon organisateur, et fort habile malheureusement. Un de ses seconds est un jeune avocat de 37 ans fort brillant, convaincant et qui, quand il débat avec des gens de droite de la CDU, insiste toujours sur le peu de différence entre les idées politiques de ces partis.
Ce qui est préoccupant c'est que la majorité des intellectuels et de la classe politique ne veut pas voir ce qui se passe en ce moment, c'est-à-dire la montée de la peur, irrationnelle, vis-à-vis de la présence étrangère qui pousse certains Allemands vers le nationalisme. Pour ma part je crois qu'il vaudrait mieux s'y intéresser, comprendre ces mouvements pour répondre et agir.
Prenons par exemple la question de l'acquisition de la nationalité. Les idées des Allemands sur la nationalité sont dépassées aujourd'hui. En Allemagne, la nationalité repose sur le droit du sang. Les Aussiedler ont donc la nationalité allemande (on dit même souvent que nombreux sont les Polonais qui ont eu pour ancêtre un chien berger allemand ! Façon de sousentendre qu'ils ne sont guère allemands). En revanche les Russes qui ont émigré sont de souche allemande car les autorités russes ne facilitent pas l'émigration. Quoi qu'il en soit, les Aussiedler ne posent pas les mêmes problèmes que les demandeurs d'asile. Si la Constitution était aussi favorable aux demandeurs d'asile c'était pour accueillir ceux qui demandaient l'asile politique et ils étaient peu nombreux. Or les demandeurs d'asile, très nombreux aujourd'hui, ne viennent pas pour des raisons politiques mais pour des raisons économiques et on n'est absolument pas prêt à leur accorder la nationalité allemande. Il faut diminuer rapidement le nombre des demandeurs d'asile, mais en revanche il faut offrir la possibilité d'acquérir la
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nationalité allemande aux étrangers nés en Allemagne. D'ailleurs certains étrangers sont plus patriotes que les Allemands eux-mêmes, c'est aussi ce qui arrive en France, on rencontre des jeunes nés de parents étrangers qui partagent les valeurs républicaines. Il faut absolument travailler dans ce sens. Mais il faut aussi ajouter que l'Allemagne est un pays très peuplé par rapport à la France, et que les Allemands ne perçoivent donc pas les étrangers comme un moyen de renforcer le poids démographique de leur pays. En vérité le débat sur la nation est un débat difficile dans le contexte actuel. Il aurait fallu mettre un coup d'arrêt à l'arrivée massive des demandeurs d'asile, mais le SPD a freiné la prise de décision. Certains de ses leaders ont tenu des discours sur les bienfaits d'une société multiculturelle, c'est une attitude politique dangereuse et même idiote, il faut tenir compte des réalités. L'intégration des travailleurs turcs qui assument des travaux que les Allemands ne veulent d'ailleurs plus faire est nécessaire, mais il ne s'agit pas de société multiculturelle. Prenons l'exemple des Tsiganes, ils sont nombreux à Bonn. Entre leur mode de vie et le nôtre il y a un siècle de distance. Les enfants, les femmes, les vieillards sont généralement analphabètes, ils ne parlent pas un mot d'allemand et ne veulent pas l'apprendre. Le taux de délinquance parmi eux est fort, ils pratiquent souvent la mendicité. Le gouvernement a cessé de leur donner de l'argent et leur donne de la nourriture. Bref, beaucoup d'Allemands n'apprécient guère leur présence. La façon dont le gouvernement local a traité les Tsiganes a été très critiquée. Gunther Grass par exemple a dit que « la Nation d'Auschwitz ne pouvait repousser les Tsiganes à cause de la mort de six millions de Juifs, que c'est notre poids historique », c'est une attitude politique que je juge idiote et qu'on retrouve souvent au SPD, c'est un discours émotionnel et non politique. Pendant longtemps la classe politique allemande n'a pas eu à affronter ce type de problème. Et alors qu'il aurait fallu réagir vite tout a été freiné par une bureaucratie lourde et par le fait que les hommes politiques craignent d'être très vite accusés par les médias de racisme. Il ne faut pas oublier que les journalistes restent très vigilants sur le passé des hommes politiques, dès qu'il y a le moindre doute sur quelqu'un il faut le chasser. Les Allemands sont tellement sensibilisés sur cette question qu'ils n'arrivent pas à avoir une discussion non passionnée. De plus les grands partis sont en crise, la déception envers la classe politique est forte, ce sont des conditions qui peuvent favoriser l'extrême droite lors des prochaines élections, qui a des chances d'être au Bundestag.
Quant à l'Europe on retrouve chez les Républicains les préjugés anti-européens, le monstre bureaucratique, la complexité des législations mais aussi la peur de perdre son identité culturelle, que certains vivent comme une menace. En fait ils parlent d'identité culturelle car ils n'osent pas encore parler d'identité nationale. Par exemple ils dénoncent à cause des règles et contraintes européennes la perte de la pureté de la bière, or chacun sait que la bière est un point sensible des Allemands. Ils jouent aussi bien sûr sur le fait que les Allemands paient beaucoup pour l'Europe, sans jamais rappeler ce qu'elle leur apporte. Ils dénoncent l'impuissance politique de l'Europe dans les relations internationales.
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Micheh Cullin*
Les Autrichiens céderont-ils à l'inclination somme toute naturelle d'aller former avec les autres Allemands un bloc de bientôt 90 millions d'habitants au centre de l'Europe, ce qui, de surcroît, entraînerait dans son sillage des pans de l'édifice yougoslave (Slovénie) ? Certes, la question est compliquée. L'identité de l'Autriche, fondée géopolitiquement sur un rôle spécifique, celui de la neutralité active entre l'Est et l'Ouest depuis 1955 (traité d'État) n'a plus de raison d'être puisque le camp soviétique s'est effondré. Le poids de l'économie allemande en Autriche est formidable : 44,5 % des importations et 35 % des exportations avec la RFA en 1988. Et, surtout, la droite nationaliste, extrémiste, du parti FPÔ, mené depuis 1986 par le bouillant Jôrg Haider, qui avait pris le pouvoir en Carinthie en 1983, qualifie la nation autrichienne de « monstre idéologique » et son programme affiche un pangermanisme non déguisé. Le FPÔ a récemment opéré une véritable percée en obtenant, par exemple, aux élections municipales à Vienne, en novembre 1991, près de 23 % des voix; il devient ainsi le deuxième parti de la capitale « rouge ». Cette radicalisation en témoigne : il y a bel et bien un problème allemand en Autriche.
Les forces politiques autrichiennes sont restées relativement neutres et calmes au lendemain de l'unification. Hormis le maire socialiste de Vienne, Helmut Zilk, toujours à l'affût de coups médiatiques, qui fit pavoiser son hôtel de ville aux couleurs allemandes le 3 octobre 1990, en précisant toutefois qu'il s'agissait moins d'une célébration de l'unité allemande que d'un hommage rendu aux « combattants de la liberté », les réactions favorables à l'unification et les prises de position pro-allemandes n'ont guère dominé. Particulièrement dans les rangs des socialistes et des conservateurs populistes, ÔVP et SPÔ, les deux grands partis de la coalition gouvernementale, on est resté — pour les populistes jusqu'à la crise yougoslave — extrêmement prudent, essentiellement pour deux raisons.
1) L'entourage du chancelier socialiste Franz Vranitzky et la direction du SPÔ ne voulaient pas compromettre l'entrée de l'Autriche dans le Marché commun. Les milieux socialistes estiment que l'adhésion de l'Autriche à la CEE constitue la meilleure garantie contre les
* Germaniste, spécialiste de l'Autriche.
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« pièges de la germanité ». Dans cette optique, renforcer l'Europe du Sud, en s'agrégeant à un pôle méditerranéen, Italie, Grèce et Espagne, est un moyen de rompre avec toute velléité de constitution d'un axe germano-autrichien. La conclusion définitive, dans l'été 1992, du contentieux austro-italien dans le Haut-Adige à propos de la minorité germanophone du Tyrol du Sud ne peut que rendre plus crédible l'amarrage de l'Autriche à ce pôle méditerranéen, en gommant toute prétention à une identité germanique dans les Dolomites.
2) Pour le ministre des Affaires étrangères populiste, Alois Mock et le vice-chancelier Erhard Busek, leader de l'ÖVP, l'Autriche doit tout à la fois poursuivre et accélérer sa marche vers l'Europe communautaire, sans renoncer à son enracinement danubien ; c'est à ce prix qu'elle peut éviter l'axe germano-autrichien. La « Mitteleuropa », vue d'Autriche, c'est une façon de s'opposer à l'Allemagne et d'empêcher la pénétration de l'influence allemande en Europe centrale et orientale. D'où l'idée avancée par Erhard Busek d'une « confédération danubienne » autour du fameux « triangle magique » Vienne-Prague-Budapest. Les efforts redoublés de la diplomatie autrichienne pour relancer la « pentagonale » et l'« hexagonale » vont dans le même sens.
D'autres milieux politiques autrichiens ultra-conservateurs voient dans la renaissance de la Mitteleuropa une occasion de développer la nostalgie de la vieille Autriche impériale, si possible sous l'égide de la famille des Habsbourg et du chef de cette famille, le député allemand chrétien-social au Parlement européen, Otto de Habsbourg. Ces nostalgiques sont, il est vrai, plus nombreux en Hongrie, en Slovénie ou en Croatie qu'en Autriche même. Mais précisément la « germanité » d'Otto de Habsbourg, qui refuse le concept de « nation autrichienne », révèle toute l'ambiguïté de cette démarche. On peut se demander à quel titre aujourd'hui Otto de Habsbourg se fait fêter à Budapest voire à Lubjana. Le fait-il en tant que député allemand au Parlement européen, soucieux des intérêts de l'Allemagne dans cette partie de l'Europe par nostalgie ou de l'Empire austro-hongrois ? La stratégie des socialistes pour éviter le grand bloc allemand, le Deutscher Block, qui est aussi celle de certains populistes ainsi que de quelques esprits indépendants, comme l'ancien ministre des Affaires étrangères de Bruno Kreisky, Erich Bielka, ou l'actuel directeur de l'Académie diplomatique de Vienne, Alfred Missong, est de maintenir clairement la neutralité autrichienne qui fonde l'identité géopolitique du pays depuis 1955. Pour Heinz Fischer, le président socialiste du Parlement autrichien, la neutralité autrichienne peut être « reformulée » et « redéfinie » au regard des changements fondamentaux intervenus entre l'Est et l'Ouest depuis 1989, mais elle doit être maintenue comme principe directeur d'une politique étrangère de bon voisinage, telle que l'avait conçue Bruno Kreisky dans les années soixante. Une polémique récente, lancée par le leader de la droite nationale et libérale, FPÔ, Jôrg Haider, sur la nécessité de l'entrée de l'Autriche dans l'OTAN, a provoqué de vives réactions dans les rangs socialistes et populistes. Dans le parti conservateur populiste, ÔVP, on est largement favorable à un abandon de la neutralité, qui n'est plus considérée comme une « vache sacrée ». Les propos des milieux patronaux (Wirtschaftsblock) ou de la Chambre fédérale pour l'artisanat et le commerce (Bundeskammerfur die gewerbliche Wirtschaft) sont extrêmement clairs : si la neutralité doit être
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un obstacle pour rentrer dans le Marché commun, il convient de l'abandonner purement et simplement. Herbert Krecji, l'ancien « patron des patrons », ex-chef de leur confédération (Industriellenvereigung), a rappelé récemment que la neutralité avait été finalement imposée à l'Autriche en 1955 lors des négociations sur le Traité d'État et qu'elle correspondait à une situation géopolitique aujourd'hui dépassée. Il ne convient donc nullement d'en faire l'un des aspects de l'identité autrichienne. En revanche, la thèse de l'adhésion à l'OTAN reste, pour de nombreux conservateurs populistes ou personnalités proches de ce parti, une provocation de l'extrême droite, motivée par la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Pour que des avions de l'OTAN puissent se poser sur des aéroports autrichiens ou franchissent l'espace aérien de ce pays, il n'est nullement nécessaire, selon le ministre des Affaires étrangères, Alois Mock, d'entrer dans l'OTAN. Il rappelle qu'au moment de la guerre du Golfe, des avions américains avaient été autorisés à survoler l'Autriche et que, par ailleurs, sans déroger à la neutralité du pays, des échanges et des contacts ont été établis avec l'Union de l'Europe occidentale dans la perspective d'une participation éventuelle de l'Autriche à des efforts de défense commune. Ironie de l'histoire, c'est l'ex-secrétaire d'État aux Affaires européennes, le socialiste Peter Jankowitsch, étroit collaborateur de Bruno Kreisky, qui, à titre d'observateur, représente l'Autriche aux réunions de l'UEO.
« Pour éviter d'être happés dans un bloc allemand, encore faudrait-il disposer d'une puissance économique suffisamment considérable pour résister à la pénétration économique allemande en Europe centrale », estime Freda Meisner-Blau, la leader historique des Verts autrichiens, qui sont résolument opposés aux discours pangermanistes ou pro-allemands de la droite nationale du EPÔ. Il est vrai que la présence économique allemande en Autriche même, dans des secteurs comme l'électronique, les machines-outils et de plus en plus dans le secteur tertiaire, rend difficile une véritable indépendance de l'Autriche. Certains observateurs, comme l'ancien ministre socialiste des Affaires étrangères, le banquier Erwin Lanc, parlent d'« Anschluss partiel plus ou moins discret, qui ne peut que renforcer à l'étranger la peur d'un bloc allemand ». Or, la division de la Tchécoslovaquie semble tempérer quelque peu l'image d'un bloc homogène aux intérêts convergents. Vaclav Havel a eu effectivement le souci de favoriser les intérêts autrichiens dans son pays (la nomination d'un conseiller spécial à ses côtés, le prince Schwarzenberg, grande figure des salons viennois, traduisait notamment cette volonté). Mais les milieux d'affaires allemands ont favorisé, quant à eux, une autre stratégie, celle d'entreprises communes germano-autrichiennes. Dans cette optique, la partition du pays pourrait impliquer un partage des tâches : à l'Allemagne, la Bohême et la Moravie ; à l'Autriche, la Slovaquie. Et Vienne ne resterait pas insensible à cette orientation, comme en témoignent déjà de nombreuses initiatives viennoises à Bratislava ainsi qu'un renforcement des liens entre les deux pays. D'autant que cette orientation slovaque pourrait, aux yeux de certains économistes autrichiens comme L. Bauer, renforcer l'axe austro-hongrois, qui résisterait ainsi mieux à la pénétration allemande, en raison d'une solide politique de coopération économique, développée depuis de longues années entre Vienne et Budapest.
La crise yougoslave est et reste un révélateur intéressant de l'attitude de la droite modérée
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HÉRODOTE
(ÖVP) et de la droite nationale (FPÖ) vis-à-vis des Balkans. C'est le ministre des Affaires étrangères conservateur populiste, Alois Mock, ainsi que le vice-chancelier Erhard Busek, qui, dès le printemps et l'été 1991, ont poussé à la reconnaissance rapide voire immédiate des sécessions Slovène et croate. Des affinités politiques (nouvelles majorités démocrates-chrétiennes) ont constitué un facteur déterminant dans l'« encouragement aux nouvelles démocraties ». Très tôt, la diplomatie autrichienne se voulut résolument active dans la CSCE notamment, entraînant petit à petit la diplomatie allemande dans son activisme. On se fit fort à Vienne d'exploiter ce rôle d'avant-garde de la restructuration de l'espace yougoslave. Le chancelier socialiste Franz Vranitzky sut toutefois garder raison et refusa de suivre la « frénésie procroate » de son ministre. Mais, dans ce nouveau contexte, le triangle magique, ce n'était plus Prague-Vienne-Budapest mais Budapest-Vienne-Zagreb. Quant à la Slovénie, elle fut l'objet d'une déclaration d'amour tout à fait inattendue de la part des responsables de la droite nationale (FPÖ) avec, à leur tête, Félix Ermacora, éminent professeur de droit international (membre, toutefois, de l'ÖVP), selon qui la Slovénie devait devenir le dixième Land autrichien. Cela alors que le Land de Carinthie avait été, en 1970, le théâtre d'une dure mobilisation du FPÔ contre sa minorité Slovène, au nom du pangermanisme. Ce Land, qui vécut et vit encore de façon latente la peur des Slovènes, répond à la présence de la minorité slave par une affirmation de sa germanité (Deutschtum).
Les rappels constants à l'histoire du XXe siècle où la Carinthie sut se protéger contre les ambitions territoriales de ses voisins du Sud,, sont bien l'expression d'une obsession de la perte de germanité. Rien d'étonnant à ce que la Carinthie ait constitué, tout au long du XXe siècle, un refuge mais aussi un repaire des idées grand-allemandes (grossdeutsch) et nationalallemandes (deutschnational), où puisèrent à satiété les nazis et, après 1945, les néo-nazis. Si l'élection de Jörg Haider comme chef de l'exécutif régional de ce Land, en 1988, fut considérée, sur le plan national et international, comme un événement inquiétant, traduisant une poussée d'extrême droite dans un pays encore tout imprégné de passé nazi suite à l'affaire Waldheim, le succès du chef du FPÖ, Jörg Haider, et de son parti en Carinthie s'y explique facilement par le climat xénophobe et nationaliste, entretenu depuis toujours dans cette région. Tous les partis politiques, à l'exception des communistes et de certains socialistes de gauche, y contribuèrent pendant des décennies à une atmosphère d'exaltation germanique, souvent en opposition virulente à Vienne. Bruno Kreisky dut, dans les années soixante-dix, affronter la colère de ses propres camarades socialistes, lorsqu'il décida d'appliquer l'un des engagements du traité d'État qui consistait à installer des panneaux indicateurs bilingues (en Slovène et en allemand) dans cette province. Il se heurta au refus de très larges couches de la population, confortées dans leur défense de la germanité par tous les milieux extrémistes grand-allemands et néo-nazis.
Cette volonté de ne jamais accepter une identité autrichienne, ouverte, tolérante et, dans cette région, essentiellement biculturelle, fut habilement exploitée par le FPÖ. Jörg Haider est un pur produit de cette province et son parti tira longtemps sa force et sa substance de ce terreau carinthien. Non que les résurgences de l'idéologie pangermaniste et néo-nazie se
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soient exclusivement manifestées en Carinthie, mais nombre de ses leaders « historiques » comme Otto Scrinzi et Kriemhild Trattnig (aujourd'hui exclue par Haider pour extrémisme) sont issus de cette région. L'un des collaborateurs de Jôrg Haider, non désavoué par son patron, ne revendiquait-il pas récemment — dans la pure tradition des Murer (criminel de guerre, tristement célèbre par son action à Wilna pendant la Seconde Guerre mondiale, « le boucher de Wilna ») — « la nécessité de lutter contre la perte d'identité germanique », qui menacerait les Autrichiens avec les arrivées massives de réfugiés ou de transfuges d'Europe centrale ou balkanique? Le programme du FPÖ souligne toujours « l'appartenance à la communauté de peuple et de culture allemande », au Deutschtum, et réaffirme le souci de « maintenir et de développer la langue allemande ».
Les récents succès de Haider aux élections régionales de Haute-Autriche, Styrie et Vienne ainsi que le score remarqué de sa candidate Heide Schmidt aux dernières élections présidentielles (plus de 10 %) montrent par ailleurs que de larges secteurs de l'opinion autrichienne sont réceptifs à cette orientation. Mieux : Jörg Haider est aujourd'hui hostile à Maastricht, inscrivant parfaitement sa ligne politique nouvelle « anti-CEE » dans la démarche globale de l'extrême droite européenne, même s'il déclare souvent n'avoir aucun lien privilégié ni même aucun contact avec l'extrême droite allemande. C'est qu'il ne peut, dans une Autriche tout de même inquiétée, au lendemain de la réunification allemande, par un éventuel hégémonisme de Bonn, un jour de Berlin, tenir un discours ouvertement proallemand. Mais si Jörg Haider se décidait à retrouver sa Carinthie natale, comme on lui en prête l'intention à l'occasion des prochaines élections régionales, nul doute que la germanité carinthienne reprendrait le dessus sur une rhétorique anti-européiste de l'Autriche aux Autrichiens toute circonstancielle. Affaire à suivre.
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Aldo Battaglia
La Suisse allemande, ou alémanique, où vivent 65 % de la population de la Confédération helvétique, appartient presque exclusivement au bassin du Rhin. Comme son nom l'indique, on y parle l'allemand ou plutôt le Schwytzerdutch, un dialecte alémanique passablement abscons pour les non-initiés. Cette précision est loin d'être anodine en ce qui concerne les rapports des populations autochtones avec l'Allemagne 1.
Existe-t-il une culture suisse alémanique, voire une culture suisse ? La réponse est peut-être négative, mais il existe en revanche ce que l'on pourrait appeler des spécificités suisses à l'intérieur des aires culturelles germanique, française ou italienne et ces spécificités sont plus ou moins affirmées à l'intérieur des diverses communautés suisses. Or, les Suisses alémaniques perçoivent d'une façon plus aiguë que leurs compatriotes francophones ou italophones ce qui les différencie des Allemands. On assiste actuellement 2 à une baisse de l'intérêt envers la culture allemande, qui se manifeste d'une façon préoccupante et spectaculaire par un recul net de la pratique de l'allemand au profit du dialecte suisse allemand.
Existe-t-il un ensemble politique suisse alémanique homogène ? Rien n'est moins sûr. Certes; les alémaniques représentent plus des deux tiers de la population, mais cette « majorité » est elle-même traversée par de multiples clivages : religieux (catholiques/protestants), politiques (démocrates, libéraux, conservateurs), géographiques, sociaux (cantons urbains, cantons ruraux, cantons de montagne, grands cantons et petits cantons). Le Valais (bilingue), Uri
1. Max FRISCH, dans son ouvrage autobiographique, Dienstbüchlein, où il tient la chronique de ses années de mobilisation pendant la Seconde Guerre mondiale, explique que les paysans avaient pris l'habitude de ne répondre aux questions des « étrangers » que lorsque ceux-ci s'adressaient à eux en dialecte. Cette anecdote est corroborée par le cahier consacré aux Suisses allemands de la très pangermaniste collection « Taschenbuch des Grenz- und Auslanddeutschtums.-Heft 12 », DieDeutschschweizer, Flensburg, Schröder, 1928, p. 15, où on peut lire: « Du point de vue national, le Suisse allemand ne se sent que suisse, jamais allemand. Il n'y a aucun sentiment national allemand, mais il y a un sentiment national suisse. L'Allemagne est pour lui un État étranger parmi d'autres. Dans sa vie quotidienne, le Suisse a attribué une place à son dialecte comme il n'en existe nulle part ailleurs dans l'aire linguistique allemande. »
2. Cf. l'article de Jost AUFDER MAUR, « Europas Trottel, die niemand mehr verstehi », Weltwoche, 2 avril 1992, p. 1-2.
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LETTRE DE ZURICH
(allemand) et le Haut-Tessin (italien) ont plus de points communs que Zurich (alémanique, urbain et protestant) et Argovie (alémanique, rural et catholique). Ce qui vaut pour la Suisse dans son ensemble vaut aussi pour la Suisse alémanique : chaque citoyen suisse est membre d'une minorité 3. Ce qui peut contribuer à atténuer les conflits ethniques et à faciliter la mise en place de majorités d'idées. Dans ces conditions, il est parfois difficile d'identifier clairement une « opinion publique » en fonction de l'appartenance à une communauté linguistique: dans le cas de la réception en Suisse alémanique de la question de l'unité allemande, il faudra garder à l'esprit que ce qui était dit à Zurich pouvait tout aussi bien être dit à Lausanne ou à Lugano.
Avant de vous narrer le résultat de mon excursion en Suisse alémanique, il faut que je vous avoue, lecteur, que je me suis posé maintes questions.
D'abord, je n'y ai pas trouvé ce que je pensais y trouver, fort d'un certain nombre de certitudes d'historien et d'immigré suisse-italien. 11 manquait ce qui faisait à mes yeux la spécificité de la Suisse : la certitude de représenter un cas à part dans le concert des nations, détenant la clé de la démocratie véritable, d'où une complaisance, parfois exaspérante, de prendre les évolutions à rebrousse-poil ou à contre-courant.
Ensuite, les analyses de la Neue Zürcher Zeitung ou de la Weltwoche ne me semblaient pas se départir de façon nette de celles du Monde, du Nouvel Observateur, de la Repubblica, ou du Frankfurter Allgemeine. Là aussi, ça a été une surprise.
En revanche, j'ai été moins surpris de la discrétion, de la retenue et du retard (peut-être du flottement) dans les déclarations officielles, car le Conseil fédéral aime bien prendre son temps avant de réagir (c'est comme ça).
Mais voici ce qui est, à mon sens, l'enseignement le plus surprenant : si, en France ou en Grande-Bretagne, on commençait à s'apercevoir, en ce qui concerne l'Allemagne, que la puissance économique allait de pair avec la puissance politique, en Suisse, où cette dimension était bien connue et intégrée, on s'aperçut du rôle stabilisateur que pouvait jouer la Communauté européenne : une des raisons pour lesquelles les Suisses pouvaient demeurer confiants vis-àvis de l'Allemagne (réunifiée ou séparée) était bel et bien l'ancrage de celle-ci à l'Europe.
Lorsque l'on parle de l'Allemagne vue de Suisse, peut-être faudrait-il introduire une distinction entre Allemagne économique, Allemagne politique et Allemagne culturelle, ces trois Allemagnes font partie de l'univers suisse alémanique depuis des siècles : en 1989, la première était une réalité de poids, la deuxième réveillait des fantasmes, tandis que la troisième n'était déjà plus qu'un lointain souvenir.
Malgré une certaine indifférence des alémaniques envers les cousins allemands, il demeure que les soubresauts de la politique allemande ont souvent provoqué des vagues outre-Sarine 4. Ce fut le cas au moins en deux occasions, et non des moindres : en 1871 et en novembre 1918.
3. Coexistence in Some PluralEuropean Societies. Minority Rights Group, Londres, novembre 1986, p. 13, contribution sur la Suisse par Jonathan STEINBERG.
4. C'est ainsi que les Suisses romands appellent la Suisse alémanique.
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HERODOTE
Lors de la proclamation, en 1871 à Versailles du « grand Reich allemand », l'enthousiasme des résidents allemands en Suisse provoqua de graves troubles de l'ordre public à Zurich. Pris d'un sentiment compréhensible de triomphe, les Allemands résidant à Zurich voulurent exprimer publiquement leur enthousiasme. Pour cela, ils organisèrent à la Tonhalle un banquet allemand. La population zurichoise était d'humeur plutôt morose. On ressentait instinctivement le danger qui pouvait menacer la Suisse confrontée à une Allemagne trop puissante. Pour cette raison, de nombreux Suisses ressentaient les festivités allemandes comme inopportunes. Certes, dans les couches dites élevées il y avait aussi des sympathies pour les Allemands, mais le commun prit généralement parti pour les Français. L'on parla ouvertement à Zurich de désordres organisés. Par conséquent, le gouvernement cantonal, qui justement avait été élu par les voix du commun, manifesta peu d'entrain à défendre les festivités allemandes contre les attaques du peuple zurichois. Les festivités furent donc copieusement perturbées et la pression monta au point que le gouvernement zurichois dut faire appel à Berne qui envoya l'armée pour calmer les esprits 5.
En novembre 1918, la Suisse, loin de goûter à la liesse généralisée, se trouva plongée dans une situation de grève insurrectionnelle. Les développements politiques en Allemagne ont sans doute contribué d'une façon ou d'une autre au durcissement de la grève générale, suivie essentiellement dans les villes ouvrières de la Suisse alémanique.
Eu égard à ces exemples passés, le processus de réunification de l'Allemagne a eu des répercussions bien moins spectaculaires. La presse a suivi les événements d'un oeil attentif, les responsables politiques et l'opinion publique sont demeurés dans une distraite expectative.
Et pourtant on avait commencé, en Suisse allemande, à se poser des questions sur une éventuelle réunification peu après le début de la vague de départs de citoyens d'Allemagne de l'Est, au cours de l'été 1989. Certains avaient déjà entrevu, en août 1989, qu'à une phase de démocratisation encore hypothétique aurait pu suivre une éventuelle unification 6, fruit des libertés démocratiques fraîchement conquises. On eût cependant préféré que la RDA s'acheminât vers la démocratie plutôt que vers la réunification 7. Freiheit vor Einheit: la liberté avant l'unité.
La doctrine de la communauté internationale à propos de la question allemande, avant les manifestations de masse et la chute du mur de Berlin, était bien claire : on voulait deux Allemagnes avec deux gouvernements mis en place démocratiquement. Plus que la réunification des Allemands, la liberté politique en RDA pouvait prétendre trouver des appuis dans le domaine international. Là aussi, l'opinion suisse allemande était tout à fait en phase avec l'opinion internationale.
Cependant, le scénario d'une réunification devenant de plus en plus plausible, nombre de
5. Sigmund WIDMER, Zurich, eine Kulturgeschichte, Bd. 9, Zurich, 1982, p. 113-114.
6. Christian KIND, dans un éditorial de la Neue Zurcher Zeitung du 21 août 1989, consacré à la politique étrangère.
7. NZZ, 24-25 août 1989, éditorial de Christian KIND.
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chancelleries se résolurent à le tenir pour inéluctable. La question allemande devenait dès lors une question de calendrier.
Ainsi, Helmuth Schmidt 8 remarquait, face à l'inquiétude de maints voisins de l'Allemagne, que pour la plupart des habitants de la RDA l'espoir d'une réunification était encore très lointain et qu'ils avaient des préoccupations plus urgentes. Quant aux Allemands de l'Ouest, ils demeuraient prêts, selon l'ex-chancelier, « à la réunification dans la prochaine décennie ou dans les suivantes ». Le Suisse romand René Felber, chef du département fédéral des Affaires étrangères 9, allait dans le même sens lorsqu'il déclarait, quatre jours plus tard, que la réunification interallemande n'était pas à l'ordre du jour, et qu'elle ne pouvait avoir lieu qu'après un processus plus ou moins long. De toute façon, ajoutait-il, cette unification n'était pas souhaitée du côté est-allemand 10.
Certes, on saluait la mesure et la sobriété 11 affichées par Bonn dans cette affaire, mais, souligne la Neue Zurcher Zeitung, cette prudence était jugée insuffisante en France et en Italie. La classe politique française était inquiète du rythme que le gouvernement ouest-allemand, clairement identifié comme étant le maître du jeu, allait imprimer au processus de réunification. On eût préféré, à Paris comme à Rome (et, assurément à Berne et Zurich), que la réunification allemande se fasse après le renforcement de l'Union européenne.
Tous les regards et toutes les interrogations se tournaient, en ce mois de novembre, vers Bonn, et plus précisément vers le « maître du temps » : Helmut Kohl. C'est en effet lui qui, sachant profiter des voix qui se levaient en RDA pour demander la réunification, proposa un plan prévoyant la transformation progressive d'une confédération avec un gouvernement de RDA librement élu en une fédération allemande 12. Ce plan en dix points du chancelier, destiné à canaliser dans des délais qualifiés de raisonnables les volontés de réunification trop hâtive, avait reçu une approbation presque unanime 13 en Allemagne fédérale.
La suite est bien connue...
Dans une interview 14, le secrétaire d'État Klaus Jacobi, le numéro deux de la diplomatie suisse derrière René Felber, affirme que la Suisse, neutre, n'avait pas intérêt de voir s'accomplir l'unification de l'Allemagne et en appelait au respect des obligations du droit international, en l'espèce envers les termes de l'accord quadripartite, auquel il revenait de trancher dans tout règlement de la question allemande, sans préjudice, toutefois, des volontés d'autodétermination des peuples. La Suisse ne souhaitait pas voir compromettre l'équilibre en Europe par une rupture soudaine de l'alliance à l'Est, occasionnée par le départ de la RDA du pacte de Varsovie.
8. Dans un commentaire publié le 10 novembre 1989 dans Die Zeit et repris dans Libération du 13 novembre 1989.
9. C'est-à-dire le ministre des Affaires étrangères.
10. NZZ, 16 novembre 1989. Conférence de presse du 14 novembre.
11. NZZ, 12-13 novembre 1989.
12. NZZ, 30 novembre 1989.
13. A l'exception notable des Verts, qui continuaient à prôner l'existence de deux États séparés.
14. Weltwoche, 16 novembre 1989.
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HÉRODOTE
Wir sind das Volk : la peur du nationalisme allemand
Les pancartes brandies par les manifestants de Leipzig, durant l'été 1989, portaient ce slogan qui pouvait se prêter à plusieurs sortes de lecture : « Nous sommes le peuple. » C'était d'abord (et certainement) un cri de révolte contre le SED (parti communiste) qui, quarante ans durant, avait confisqué et monopolisé cette notion de « peuple », l'expression de la volonté de démocratisation de la RDA. Mais cette formule pouvait donner lieu à une interprétation plus équivoque, porteuse de réminiscences national-patriotiques, évoquant d'obscures menaces datant d'avant 1945. La droite nationaliste et l'extrême droite allemande n'ont pas dû hésiter longtemps avant de choisir l'interprétation qu'il fallait donner au mot « peuple » 15.
Ce sont sans doute des raisons de cet ordre qui ont inspiré, en Suisse allemande, comme ailleurs, les craintes d'une Allemagne réunifiée pouvant devenir trop puissante.
Ces craintes s'exprimèrent ouvertement d'abord en France et en Angleterre, cela dès le mois d'octobre.
Selon Rudolf Bâchtold, rédacteur en chef de la Weltwoche, c'est la notion de Mitteleuropa qui effraye les chroniqueurs français 16. Le déplacement du centre de gravité de l'Allemagne vers l'est, le Drang nach Osten, à la conquête de nouveaux marchés taillés sur mesure pour l'Allemagne, ne serait pas seulement un glissement économique, mais aussi un glissement du centre d'intérêt politique. Selon le commentateur suisse, un tel scénario-catastrophe n'est pas à écarter totalement 17.
En définitive, en cette fin d'année 1989, l'éventualité d'une réunification ne semblait pas effrayer outre mesure les Suisses alémaniques, bien qu'ils eussent préféré la voir se réaliser à très long terme. Il faut dire que les réactions ne furent pas spécialement nombreuses. L'Allemagne n'était plus vue comme une entité politique hostile ou menaçante : nous étions loin de 1939. Mais l'éventualité d'un processus de réunification sous le signe du nationalisme assorti d'exigences territoriales (les frontières de 1937), tout en restant marginale ne manquait pas de soulever des inquiétudes, même en Suisse alémanique. La discussion y fut moins vive qu'en Grande-Bretagne où elle fut lancée par le scénario-catastrophe annoncé par le politi15.
politi15. à cet égard que la vox populi exprime des craintes inspirées par l'histoire récente du continent européen. Ainsi, les attaques, en été 1992, contre des centres d'hébergement de travailleurs étrangers en Allemagne orientale provoquent une certaine inquiétude parmi la population suisse: il n'en allait pas de même en été 1989, lorsque des skinheads suisses membres de la Patriotische Front de Marcel Strebel ont attaqué un foyer de demandeurs d'asile à Coire dans les Grisons. Cette fois, il semblerait bien que l'exemple soit venu de Suisse: les événements de Rostock ne seraient qu'un remake.
16. WW, 16 novembre 1989.
17. La Mitteleuropa représente, selon Bâchtold, un bloc continental ayant pour centre l'Allemagne et englobant les pays de l'ex-monarchie austro-hongroise, la Suisse alémanique, le Benelux moins la Wallonie, et éventuellement les pays Scandinaves. La Grande-Bretagne se tournerait davantage vers l'Atlantique, en direction des États-Unis, tandis que l'Europe du Sud se cristalliserait dans une Union latine sous l'égide italo-espagnole. Un tel développement laisserait la France « entre plusieurs chaises », livrée à la Mitteleuropa.
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LETTRE DE ZURICH
cien, diplomate et journaliste irlandais Conor Cruise O'Brien, dans un article mettant en garde contre la naissance d'un « quatrième Reich », nationaliste, revanchard, allant jusqu'à réhabiliter Hitler et l'Holocauste. Cela eut l'avantage de susciter un riche débat où la grande majorité des intervenants affirmait les mérites et la foi démocratique d'une Allemagne désormais ancrée à l'Europe et à l'Occident 18. C'est à peu près aussi ce qui ressort des lettres de lecteurs aux journaux suisses allemands : l'opinion publique, du moins la partie s'exprimant par cette voie, avait une confiance raisonnable (mais, il est vrai, pas illimitée) dans la démocratie allemande intégrée à l'Europe et moins portée que jadis sur les aventures nationalistes. Bien qu'un doute demeure à rencontre de cette Allemagne « ayant mis l'Europe à feu et à sang par deux fois en ce siècle 19 ».
Hors de l'Europe, point de salut
La donnée nouvelle que la question de la réunification de l'Allemagne a introduit dans le débat politique suisse alémanique (et suisse tout court) est bel et bien la prise de conscience de l'importance politique de la Communauté européenne.
Vue de Suisse, la RFA était désormais profondément liée à l'alliance occidentale et à la Communauté européenne et, dès qu'elle demeurait dans ce cadre, sa politique envers la RDA restait irréprochable 20.
Même ceux qui, en Suisse allemande, se sont exprimés avec le plus de réserve à rencontre d'une grande Allemagne n'ont pu éviter de prendre en compte la réalité nouvelle de l'Europe politique, c'est le cas de Markus Kutter 21 qui livre peut-être le plus fidèlement le sentiment de ceux qui, en Suisse alémanique, s'opposent à la réunification de l'Allemagne. Le titre même de l'article ne laisse pas de place au doute : « La peur de l'Europe face à l'arrogance et à la prétention 22 ». Il est intéressant de remarquer qu'il est question dans le titre d'Europe et non pas de Suisse. Que craignent-ils ces « Européens-Suisses » ? Ni le retour d'Auschwitz, ni les Schônhuber, ni un coup de poker de la Wehrmacht, ni le Drang nach Osten. Ils craignent des choses plus terre-à-terre, un style allemand rayonnant de prétention et de condescendance, tels que les incarne déjà le chancelier. Ils craignent une attitude qui se laisse résumer dans
18. Cf. NZZ, 18 novembre 1989.
19. WW, 14 et 21 décembre 1989. Christian KIND, du service de politique étrangère de la NZZ ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que l'on ne peut pas reprocher à l'Allemagne la volonté réunificatrice, du moment où le processus s'opère sans violence et par la décision démocratique, même si, en privé, on peut avoir des craintes pour le risque de dérapages nationalistes (NZZ, 17-18 décembre 1989).
20. NZZ, 3-4 décembre 1989, éditorial de Hugo BUTLER ; voir aussi WW, 16 novembre 1989. Toutes les craintes de tentations hégémoniques étaient cependant loin d'être apaisées ; ainsi la Weltwoche signale, le 8 mars 1990, que l'on craignait, en Tchécoslovaquie et en Autriche, une Allemagne dominant l'Europe orientale.
21. WW, 22 février 1990.
22. Europas Angst vor Pràpotenz und Importanz.
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la phrase tout à fait allemande Mann, lass mich mal ran 23. Ils craignent l'arrogance, d'autant plus qu'elle s'est révélée performante du point de vue économique. Ils craignent que l'ex-bloc soviétique ne devienne une zone mark élargie où celui qui paye aura le droit de commander,
La portion de l'opinion suisse allemande qui s'exprime en ces termes semble adhérer à la crainte française d'une Mitteleuropa sous domination (économique et politique) allemande, dont la Suisse ferait partie, cela malgré les assurances données par René Felber, qui déclarait en octobre 1990 qu'il n'y avait plus de raison de craindre l'Allemagne depuis que le gouvernement fédéral avait clairement fait entendre qu'il allait y avoir « une Allemagne européenne et non pas une Europe allemande 24 ».
Cette nouvelle confiance envers l'Europe finira par s'affirmer. La Suisse, fondée autour du réflexe défensif face au danger exercé par les puissances extérieures sur les libertés intérieures, voit pour la première fois se constituer autour d'elle une formation européenne qui ne menace nullement son existence et dont la tradition et la pensée ne diffèrent que dans des points de détail.
Même du point de vue strictement matériel, combien pouvait valoir sa neutralité, en participation démocratique et en autonomie fédéraliste face à l'accumulation des handicaps économiques qu'entraînerait un refus du processus d'intégration 25 ?
C'est dans ce contexte de « mariage de raison » que s'est déroulé le référendum du 6 décembre 1992, où les citoyens suisses ont voté pour ou contre l'approbation du traité instaurant l'Espace économique européen. Ils l'ont refusé et la surprise a été que les non l'ont largement emporté dans les cantons de la Suisse alémanique alors que les oui étaient majoritaires dans ceux de la Suisse romande !
Septembre 1992
23. « Ote-toi de là, mon gars, que je m'y mette. »
24. WW, 4 octobre 1990.
25. NZZ, 3-4 décembre 1989. Kurt Mûller, dans un article de politique intérieure.
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Gilles Mastalski*
Parler de nouveau problème des Sudètes aujourd'hui peut au premier abord paraître surprenant. En effet, depuis les deux derniers convois d'Allemands de Tchécoslovaquie vers les zones d'occupation américaine et soviétique (27 et 29 octobre 1946) qui mettaient fin à l'expulsion d'environ 2,5 millions de personnes, il était admis, tant du côté tchèque que du côté allié, que le « problème des Sudètes » avait trouvé sa solution définitive. Les territoires constituant la Tchécoslovaquie, où avaient cohabité pendant des siècles Allemands, Tchèques et Slovaques, devenaient un « État national slave ». Quant aux quelque 300 000 Allemands restés sur place à des titres divers (mariages mixtes, qualifications professionnelles indispensables à la construction du nouvel État...), on considérait qu'avec le temps ils s'étaient assimilés à la population tchèque. Du reste, dispersés dans tout le pays, ils n'occupaient plus leurs « districts historiques »...
Cette expulsion, considérée en outre, aussi bien par les Tchèques que par les puissances victorieuses, comme légitime, et même nécessaire pour la sécurité nationale et européenne après les exactions du IIIe Reich perpétrées avec l'appui de nombreux Allemands des Sudètes, était donc censée avoir mis un point final à cette question. Dès avant le coup de Prague (février 1948), on prit l'habitude de l'évoquer comme appartenant au passé.
Cependant, depuis les bouleversements que connaît l'Europe centrale et orientale à partir de la fin des années quatre-vingt, beaucoup de problèmes anciens refont surface. Ainsi, l'unification allemande, d'une part, et la disparition du régime communiste en Tchécoslovaquie, d'autre part, impliquent une redéfinition des rapports entre les deux pays dans le cadre des relations internationales de l'« après-guerre froide ».
Or, l'existence, quasi négligée hors d'Allemagne 1 pendant quarante-cinq ans, d'un lobby des réfugiés sudètes — en fait surtout localisé en Bavière —, capable d'exercer des pressions,
* DEA, Études germaniques, université de Paris-X.
1. C'est, bien entendu, loin d'être le cas en Allemagne où un ouvrage faisant le point sur cette question a été publié récemment : RASCHHOFER Hermann, et KIMMINICH Otto, Die Sudetenfrage Ihre völkerrechtliche Entwicklung vom Ersten Weltkrieg bis zur Gegenwart, Olzog Verlag, Munich, 1988.
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HÉRODOTE
en raison de son poids électoral, sur le gouvernement fédéral (le CSU est en effet membre de la coalition au pouvoir), a fait que le problème des Sudètes se pose à nouveau dans les relations germano-tchèques. Concrètement, les réfugiés allemands et leurs descendants encore actifs réclament qu'aucun accord n'ait lieu tant que le règlement de la question des expropriations n'y est pas inclus, un peu sur le modèle de ce qui s'est passé dans l'ex-RDA. Avec cependant une différence de taille : la Tchécoslovaquie est un État souverain. Cependant, la marge de discussion des Tchèques paraît aujourd'hui bien réduite : la puissance de l'économie allemande d'une part et le besoin d'investissements étrangers en Tchécoslovaquie d'autre part sont tel, que Prague a conscience de devoir prendre au sérieux les prétentions allemandes « sudètes » sur certaines parties de son territoire.
C'est ainsi que, depuis environ deux ans, des articles de plus en plus nombreux paraissent dans la presse tchèque sur le thème des Allemands des Sudètes. A ces articles s'ajoutent, de plus en plus souvent, des ouvrages de fond : la publication des réflexions de Karel Kaplan 2 et de l'étude de Tomâs Stanëk 3, notamment, en témoigne. Comment cette « question sudète » s'est-elle donc exprimée dans l'histoire et comment se pose-t-elle à nouveau, du point de vue des Tchèques ?
Il n'est pas inutile, dans un premier temps, d'évoquer l'ancien « problème des Sudètes »: quel espace occupaient-ils et quel fut leur destin historique ? Ensuite, pourquoi et comment ont-ils été expulsés majoritairement de Tchécoslovaquie après la Seconde Guerre mondiale? Enfin, en quels termes se pose le nouveau problème des Sudètes selon les Tchèques ?
II y avait, selon le recensement de 1921, 3 123 624 Allemands en Tchécoslovaquie (23 % de la population totale). Ils occupaient le pourtour de la Bohême et de la Moravie-Silésie, ainsi que des îlots linguistiques à l'intérieur du pays. Les districts allemands étaient donc situés surtout à la périphérie de l'ensemble Bohême-Moravie, en contact direct avec l'Allemagne ou l'Autriche. Administrativement, ces territoires allemands ont toujours fait partie de la Bohême et ont partagé son histoire. Après la Première Guerre mondiale, lors de la création de la Ire République tchécoslovaque, les Allemands étaient majoritaires dans huit « districts » où ils représentaient plus de 70 % de la population. Tout d'abord, au nord-ouest, à la frontière bavaroise, autour de Cheb (Eger) et de Karlovy Vary (Karlsbad), on dénombrait 841 000 Allemands (90 % de la population).
Au nord, entre la vallée de l'Elbe et Frydlant, autour de Libérée et Jablonec (Reichenberg et Gablonz), 808 000 Allemands composaient 80 % de la population.
A la frontière silésienne, ils étaient 129 000. Au nord de la Moravie, 326 000 Allemands, soit 90 % de la population, habitaient la région des Sudètes au sens géographique. Dans la région de Znojmo, on recensait 101 000 personnes.
Dans les régions de Nova Bistryce, îlot linguistique à la limite de la Moravie et de la Bohême
2. KAPLAN Karel, Pravda o Ceskoslovensku, 1945-1948, Mladâ Fronta, Prague, 1990.
3. STANËK Tomâs, Odsun Nemcu z Ceskoslovenska 1945-1947, Academia-Nase Vojsko, Prague, 1991.
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du Sud, de Cesky Krumlov et de Zeleznâ Ruda, en Bohême du Sud, les Allemands étaient majoritaires sans atteindre, toutefois, 90 000 individus.
Il convient enfin de noter qu'environ 600 000 Allemands vivaient dans des « îlots linguistiques » de moindre importance ou bien en milieu tchèque où ils se trouvaient en minorité. Dans les grands centres urbains, en particulier, leur présence était très forte : Prague, Plzeri (Pilsen) ou Brno (Brunn) étaient bilingues.
L'installation massive des Allemands en Bohême-Moravie était ancienne : elle remonte aux XIIe-XIIIe siècles 4, lorsque les princes tchèques Premyslides firent appel à eux pour mettre en valeur, en tant que colons, les régions frontalières. Ils développèrent alors les activités minières et les exploitations forestières. Bien qu'ayant été autorisés à conserver le droit allemand, ils demeuraient vassaux des seigneurs tchèques. Au XVe siècle, cependant, l'échec du mouvement hussite, qui fut assez spécifiquement tchèque, favorisa la germanisation de la Bohême, de sorte que les Allemands qui y étaient installés devinrent beaucoup plus indépendants de la noblesse tchèque. C'est ainsi que, jusqu'à la guerre de Trente Ans, de nombreux immigrants allemands s'installèrent. Aux XVIIIe-XIXe siècles, le développement économique des pays tchèques attira à nouveau des immigrants venant principalement des pays allemands. Ayant acquis au fil du temps une position privilégiée en Bohême-Moravie — dominant la vie économique, ils furent en outre favorisés par l'administration impériale autrichienne —, les Allemands de Bohême tentèrent souvent de s'opposer à la montée du nationalisme tchèque. Ils étaient conscients que l'émergence d'une élite tchèque était de nature à leur faire perdre leur position au sein du royaume de Bohême.
Mais en 1918, à la suite de la défaite des empires centraux, un État nouveau voit le jour en Europe centrale: la Tchécoslovaquie. Lorsque est proclamée la Ire République en 1919, les Allemands des Sudètes se retrouvent malgré eux sous la domination politique des Tchèques et des Slovaques. Dès lors, les ligues pangermanistes se renforcent et se développent afin de s'y opposer, malgré les garanties données aux minorités ainsi qu'une représentation au sein du Parlement. Ce mouvement culmine après 1933, avec la création du parti dirigé par Konrad Henlein, le Sudetendeutsche Partei. L'agitation qu'il organise à partir de 1935, avec l'aide matérielle du régime nazi, aboutit aux accords de Munich en 1938 et à l'instauration du protectorat de Bohême-Moravie.
A la libération, en 1945, les Tchèques et les Slovaques prennent la décision d'expulser les Allemands des Sudètes restés en Tchécoslovaquie.
Il restait alors environ 2,7 millions d'Allemands en Tchécoslovaquie. Leur transfert vers les zones d'occupation soviétique et américaine en Allemagne est cependant décidé dès la conférence de Potsdam, le 2 août 1945. Les derniers convois ont lieu les 27-29 octobre 1946. Seuls quelque 300 000 Allemands des Sudètes restent sur place. L'idée qui avait prévalu était
4. Un livre fait le point, en français, sur l'origine de la présence allemande en Europe centrale et orientale : HIGOUNET Charles, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, Aubier, Collection historique, Paris, 1989.
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qu'une Tchécoslovaquie « débarrassée » des Allemands était la garantie de la sécurité en Europe. Le président Benes 5 pouvait déclarer: « On peut rayer notre territoire de la carte des perturbations. » La responsabilité collective du peuple allemand était invoquée et, pour les Tchèques, la cohabitation était devenue impossible. Cette expulsion mettait fin à des siècles d'histoire commune, et on pensait que la page était définitivement tournée.
Or, depuis 1989-1990, la question des Sudètes semble à nouveau se poser en Tchécoslovaquie. La chute du communisme dans ce pays et l'unification allemande ont profondément modifié les rapports de force politiques et économiques qui prévalaient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L'Allemagne est redevenue, en un laps de temps relativement court, le premier partenaire économique des Tchèques et des Slovaques tandis que l'Union soviétique disparaissait. C'est ainsi que la question allemande, passée au second plan depuis des décennies, et en tout cas absente d'un débat public où dominait le discours officiel du parti communiste, se pose à nouveau : on s'est d'abord interrogé, comme en France et dans d'autres pays du vieux continent, sur les conséquences de l'unification en ce qui concerne les rapports de force politiques et économiques dans le contexte de l'après-guerre froide. Des auteurs comme Robejsek 6 ou Urban 7, par exemple, s'inquiètent sur la possible constitution d'une superpuissance, les petites nations centre-européennes ayant alors toutes les chances d'en être les pays satellites.
Différents auteurs ont ensuite publié des articles ou des études spécialisées sur ce qui est désormais considéré comme une zone d'ombre de l'histoire contemporaine de la Tchécoslovaquie: l'expulsion des Allemands en 1945-1946. Pour l'historien Tomâs Stanëk 8, qui a publié en 1991 un épais volume sur le sujet, évoquer la question aujourd'hui reste délicat: elle comporte, dit-il, « encore des réminiscences » et est « fortement chargée émotionnellement ». Il s'agit pour lui, cependant, de contribuer à une « vision plus complexe » (de ces événements) tout en mettant en relation cette question avec le développement de la société tchécoslovaque entre 1945 et 1948. D'une manière générale, cette période est analysée comme ayant préparé le terrain à la prise du pouvoir par le parti communiste tchécoslovaque. La barbarie des méthodes utilisées par les Tchèques y est dénoncée. Les pratiques antidémocratiques ou contraires aux droits de l'homme — allant quasi jusqu'au pogrom — sont évoquées en détail. L'idée maîtresse étant que le climat de terreur, soigneusement entretenu par les communistes à cette époque, a favorisé l'émergence d'un pouvoir de type totalitaire. L'auteur remarque que la position officielle à l'égard des populations allemandes changea après 1948, et, surtout, lors de la création de la RDA. Il s'agissait alors de les intégrer à la construction
5. BENES Edvard, Message adressé à l'Assemblée nationale de la République tchécoslovaque le 28 octobre 1945, Orbis, Prague, 1946 [en français].
6. ROBEJSEK Petr, « A znovu nëmeckâ otâzka », Pritomnost, 3, 1991.
7. URBAN Otto,« Historicko-politické ûvahy o Nëmecku », Pritomnost, 3, 1991.
8. Tomâs STANËK, op. cit.
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du socialisme tandis que le nouvel État né de la zone d'occupation soviétique devenait un « pays frère ». Enfin, Tomâs Stanëk rappelle que les Allemands qui étaient restés en Tchécoslovaquie obtinrent collectivement la nationalité de ce pays en 1953.
La publication d'un tel ouvrage est un fait important : il existe un libre débat sur des faits qui avaient été, en leur temps, légitimés, puis, peu ou prou, oubliés — refoulés selon l'historien et psychiatre Prihoda 9 — pendant toute la période communiste (1948-1989). La responsabilité d'atrocités commises par les Tchèques y est reconnue et la manipulation du parti communiste y est dénoncée.
Stanëk n'est pas le seul à penser que cette phase, considérée comme obscure, de l'histoire tchèque revêt un intérêt particulier pour comprendre l'avènement puis la nature du pouvoir communiste : c'est aussi le cas de Prihoda, qui n'hésite pas à parler de « complexe » à propos de cet événement.
La perspective de ces réflexions, qui passe par l'analyse des pratiques antidémocratiques censées avoir favorisé le développement d'un État totalitaire après 1948, est indéniablement la réécriture de l'histoire nationale récente dans une optique « démocrate », c'est-à-dire enfin libre de ne pas utiliser la grille d'interprétation marxiste-léniniste. Une telle démarche s'inscrit aussi, nécessairement, dans le contexte d'une normalisation des rapports entre Tchèques et Allemands : malgré le nazisme, ce qui s'est passé en 1945-1946 ne doit plus être légitimé. C'est cette position qui, actuellement, semble constituer le point de vue de l' intelligentsia démocrate.
La nécessité, également, de repenser les rapports germano-tchèques après plusieurs décennies de quasi-interruption, avec l'Ouest, et de liens officiels, avec l'Est, conduit à la publication de témoignages sur ce qu'ils étaient avant la tragédie nazie. C'est le spécialiste américain Smelser qui est alors mis à contribution. Les spécialistes du domaine allemand, comme l'historien Kren 10, reconnaissent volontiers qu'il existe un déficit d'informations et de connaissances, en Tchécoslovaquie, en ce qui concerne l'histoire de l'Allemagne.
Cette situation est ressentie comme de plus en plus gênante à mesure que l'histoire s'accélère et que l'Allemagne renforce sa présence économique... Après plus de quarante ans de régime communiste orienté vers l'ex-Union soviétique, tout se passe comme si les Tchèques se trouvaient aujourd'hui pris au dépourvu. Ce sentiment se trouve renforcé par le fait que la période post-communiste est marquée, comme dans les autres ex-républiques populaires, par une crise économique et sociale qui plonge la population dans l'incertitude quant à l'avenir. Les anciens repères idéologiques ayant sombré, la recherche de nouvelles solutions passe par le modèle capitaliste occidental, et donc, concrètement, pour les Tchèques, par le modèle allemand.
9. PRIHODA Petr, « Nasi Nëmci (o jejich vyhnáni a zrodu totalitnî moci v Cechâch) », Ph'tomnost, 4, 1990. Ce même auteur s'est interrogé récemment sur le nombre d'Allemands qui périrent à l'époque de leur expulsion : « Kolik zahynulo sudetskych Nëmcù », Ph'tomnost, 12, 1991.
10. KREN Jan, « Smlouva, Nëmci a my », Ph'tomnost, 12, 1991.
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En même temps qu'ils redécouvrent, sous un autre jour, leurs relations avec les Allemands, les Tchèques voient avec stupeur, et non sans quelques craintes, réapparaître la question sudète. Pavel Uttitz 11, par exemple, montre le rôle des organisations de réfugiés et de la CSU, qui fait pression sur le chancelier Helmut Kohl pour que celui-ci impose à la Tchécoslovaquie la reconnaissance des droits des Sudètes expropriés après la Seconde Guerre mondiale. En filigrane, en s'interrogeant au sujet des prétentions sudètes sur leurs anciens districts et de la complaisance des autorités allemandes à leur égard, on laisse entendre qu'elles s'inscrivent dans le contexte de la renaissance d'une Allemagne qui prendrait un tour de plus en plus hégémonique depuis l'unification, et dont les Tchèques, déjà affaiblis, pourraient faire les frais.
Les relations germano-tchèques s'enveniment, malgré les excuses présentées par le président Havel en janvier 1990. Mais on voit se développer une nouvelle argumentation: pour Kuras 12, de même que les Anglais sont restés sept siècles en Irlande et sont partis en 1922, de même que les Espagnols ont chassé les Arabes d'Espagne après sept siècles également et les Juifs après douze siècles sans qu'il soit question de leur restituer quoi que ce soit, de même l'État tchécoslovaque n'a pas à redonner aux Allemands des Sudètes leurs anciennes propriétés. L'idée d'un éventuel retour de ces derniers en tant que groupe est considérée comme absurde. Les Allemands doivent pouvoir rester des voisins à qui on peut se fier et demeurer des partenaires crédibles. On insiste sur-la notion de « partenaires », tant il est vrai que la Tchécoslovaquie ne peut plus se passer de l'Allemagne économiquement. On met néanmoins en lumière le fait que, en tant qu'individu, tout Allemand — comme, du reste, « tout Italien, Danois ou Grec » (sic) — peut s'établir en Tchécoslovaquie.
Ainsi se trouve reposée la question sudète en des termes voisins de ceux de l'après-guerre: à l'époque, c'est l'expulsion qui devait être garante de la paix et de la sécurité dans cette région du monde ; aujourd'hui, leur éventuel retour peut, selon les Tchèques, engendrer des tensions d'autant plus absurdes que la participation à la construction d'une Europe démocratique offre des perspectives d'avenir aux peuples tchèque et slovaque aujourd'hui en proie aux difficultés de Paprès-communisme.
La nouvelle question sudète se trouve ainsi à nouveau au centre des relations entre Tchèques et Allemands. Elle les oblige à se replonger dans leur histoire et à trouver un terrain d'entente, faute de quoi une nouvelle crise pourrait éclater au coeur de l'Europe.
Vue du côté tchèque, l'Allemagne est un partenaire économique nécessaire. Toutefois, même si l'attrait de son modèle socio-économique est grand, on se méfie d'un pays trop puissant auquel il est difficile de refuser quoi que ce soit. Si on convient volontiers qu'il est nécessaire de récrire de manière plus « objective » l'histoire récente, notamment la période de 1945
11. UTTITZ Pavel, « Usmifeni se zatim nekoná — C.S.U. ma vyhrady k cs. - nëmecké smlouvë », Respekt, 20-26 janvier 1992.
12. KURAS Benjamin, « Kdo ma na co právo - Stëhovaní narodù a sudetstî Nëmci », ibid.
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à 1948, on est inquiet au sujet des prétentions des réfugiés sudètes sur les biens qu'ils possédaient en Tchécoslovaquie jusqu'en 1945.
Beaucoup de Tchèques n'ont pas oublié l'époque du nazisme, que le régime communiste, il est vrai, exhibait comme repoussoir pour affirmer et entretenir sa légitimité.
Si l'immense majorité semble opposée à l'idée d'un retour des Allemands des Sudètes en tant que groupe, le Conseil national de la République tchèque a voté pourtant, en avril 1992, par 104 voix contre 25 (communistes et apparentés ainsi que le Parti morave) la restitution à leurs anciens propriétaires sudètes des biens confisqués après 1945. Cette mesure, qui semble donner raison aux réfugiés allemands des Sudètes, ne les concerne cependant pas. En effet, elle ne s'applique qu'aux Allemands — ainsi d'ailleurs qu'aux Hongrois — qui étaient restés en Tchécoslovaquie après 1945, ou encore ceux qui sont revenus et qui possèdent, ou ont réintégré la nationalité tchécoslovaque. Tandis qu'une bonne partie de l'opinion s'interroge sur les conséquences possibles d'un tel vote, les réfugiés sudètes en Allemagne trouvent cette mesure insuffisante et dénoncent au passage la mise aux enchères d'anciennes possessions allemandes. Il est encore trop tôt pour dire s'il faut voir dans la décision des parlementaires tchèques l'ultime concession aux revendications sudètes dans le but de normaliser les relations germano-tchèques ou le début d'une future restitution globale des ex-possessions allemandes.
On se pose aussi des questions au sujet de projets de nature théoriquement purement économique, comme celui, transfrontalier, baptisé « Euroregio Egrensis », entre la Tchécoslovaquie et l'Allemagne 13. L'essentiel des investissements étant allemand, d'aucuns craignent que ces zones de développement ne soient plus contrôlées de facto, par l'État tchécoslovaque. Il en ressort que les Tchèques, aujourd'hui, sont tiraillés entre la nécessité d'un développement économique passant par la coopération avec l'Allemagne et la crainte d'un nouveau Drang nach Osten larvé, c'est-à-dire du retour d'une histoire qui a souvent tourné à leur désavantage.
Dans ce contexte, la nouvelle question sudète constitue un abcès de fixation dans les relations germano-tchèques.
BIBLIOGRAPHIE COMMENTÉE
La présente étude constitue une réflexion personnelle élaborée à partir de conversations avec des Tchèques appartenant à différents milieux sociaux et de la lecture de la presse depuis la « Révolution de velours ». On s'est par ailleurs intéressé aux ouvrages récents en rapport avec la question parus en Tchécoslovaquie. Naturellement, ce travail ne prétend pas être exhaus13.
exhaus13. HILF Rudolf, « Na vyhybce », Ph'tomnost, 12, 1991 ; natif d'As, village situé dans la région de Cheb (Eger), Hilf travaille activement au rapprochement germano-tchèque. Les fonctions qu'il occupa en Bavière, conseiller auprès de la Présidence du conseil (1973-1988), font de lui un-interlocuteur important. Il défend naturellement ce projet.
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tif : il ne cherche qu'à déterminer les grandes tendances de l'opinion tchèque confrontée à la « nouvelle question sudète » dans le cadre des relations internationales de l'après-guerre froide. Nous avons sciemment négligé le point de vue communiste, dont la position n'a pas varié depuis qu'il n'est plus au pouvoir. Toutefois, le lecteur pourra utilement se reporter à la recension de l'ensemble des publications tchèques concernant l'expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie faite par le Johann-Gottfried-Herder-Institut : BEUSHAUSEN Reiner (bearbeitet VON), Die Diskussion über die Vertreibung der Deutschen in der C.F.S.R., Dokumentation Ostmitteleuropa, Johann-Gottfried-Herder-Institut, Marburg an der Lahn, 5v-6, 1991. Par ailleurs, la bibliographie de l'étude de STANÉK Tomâs, Odsun Nèmcu z Ceskoslovenska 1945-1947, Academia-Nase Vojsko, Prague, 1991, est très complète. Elle indique, du reste, que certains universitaires tchèques s'étaient intéressés à cette question sans avoir toujours pu publier dans leur pays sous le régime communiste.
Enfin, voici la liste des articles dont les auteurs sont cités dans le présent texte : KREN Jan, « Smlouva, Nëmci a my » Pritomnost, 12, 1991. KREN Jan, « De Munich à Prague », in Michel KORIMAN (sous la dir. de), L'Allemagne
vue d'ailleurs, Balland, Paris, 1992. KURAS Benjamin, « Kdo ma na co prâvo-Stëhovani narodû a sudetsti Nëmci », Respekt,
20-26 janvier 1992. PRÎHODA Petr, « Nasi Nëmci (o jejich vyhnâni a zrodu totalitni moci v Cechâch) », Ph'¬ tomnost, 4, 1990. PRÎHODA Petr, « Kolik zahynulo sudetskych Nëmcù », Ph'tomnost, 12, 1991. ROBEJSEK Petr, « A znovu nëmeckâ otâzka », Ph'tomnost, 3, 1991. SMELSER Ronald M., « Dva hrady (vztah Cechù a Nëmcù v retrospekvë) », Ph'tomnost, 8,
9, 1991. URBAN Otto, « Historicko-politické ûvahy o Némécku », Ph'tomnost, 4, 1990. UTTITZ Pavel, « Usmffeni se zatim nekonâ-CSU ma vyhrady k cs.-nemecké smlouvë », Respekt, 20-26 janvier 1992.
Il convient de mentionner, également, que la revue Ph'tomnost a publié des articles de Rudolf HILF, Allemand des Sudètes qui plaide pour le rapprochement germano-tchèque: « Sudetonëmeckâ otâzka dnes » Ph'tomnost, 6, 1990 et « Na vyhybce », Ph'tomnost, 12, 1991. Ce dernier article comporte en conclusion une série de propositions sur lesquelles Allemands et Tchèques devraient être, selon lui, amenés à s'entendre.
En dernier lieu, notons que, depuis le 1er janvier 1993, l'État tchèque et l'État slovaque succèdent à la Tchécoslovaquie.
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S'il ne fait guère l'objet de comptes rendus dans la presse écrite, le numéro 67 d'Hérodote sur « la question serbe » suscite un grand intérêt, comme le prouve l'exceptionnel volume des ventes. Nous n'avons reçu que ces deux lettres. Y.L.
Kosta Christitch*
Réponse à Michel Roux
L'article de M. Michel Roux illustre les excès auxquels conduit la serbophobie actuellement à l'honneur en Occident. Dans cet article, on ne trouve en effet pas le moindre argument favorable aux Serbes. Et lorsque les thèses de ces derniers sont évoquées, c'est pour mieux les combattre, les disqualifier ou les minimiser. Parlant du « nettoyage ethnique » en Bosnie-Herzégovine, M. Roux est contraint d'admettre que les Croates et les Musulmans y ont, eux aussi, recours. Comment le nier puisque les observateurs internationaux le constatent sur le terrain et en font état dans leurs rapports ? Mais, aussitôt, l'universitaire déclare péremptoire : « Il n'est pas possible de les [Croates et Musulmans] renvoyer dos à dos avec les Serbes ? » Pourquoi ? « Car ce serait oublier qui est l'agresseur », assène M. Roux.
L'auteur ne reprend pas le raisonnement, discutable au demeurant, selon lequel les Serbes sont les plus coupables parce que, étant les plus nombreux, ils pratiquent davantage que les autres les « nettoyage ethnique ». Non, ils sont coupables parce qu'ils sont les agresseurs. Et, pour l'auteur, cette proposition est tellement évidente qu'elle n'exige ni explication ni preuve. [...] On commence par une affirmation accusatrice : « l'agresseur est serbe », qui peut encore être contestée ; puis, en supprimant le verbe, on arrive à la formule « l'agresseur serbe », qui ne prête plus cette fois à discussion. C'est très exactement ainsi que procède la propagande antiserbe, qu'elle soit croate ou musulmane, afin d'appeler l'Occident à intervenir militairement. Et c'est cette propagande-là qu'adopte M. Roux dans ce texte. Peu lui importe que, sur l'origine de la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine (donc sur l'agres*
l'agres* Le Point, Paris.
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seur premier), lord Carrington, l'ancien président de la conférence sur la Yougoslavie, et Cyrus Vance, son successeur, aient une appréciation autrement plus nuancée. [...]
Ainsi, très docte, sur le chapitre du « nettoyage ethnique » qui est son propos, M. Roux soutient que « la nation et l'État serbes ont leur propre tradition en matière de théorie et de pratique ». L'accusation fait frémir, car cela revient à dire que le « nettoyage ethnique » (ou, mieux encore, « la purification ethnique », comme aime à l'écrire la presse occidentale pour donner une plus forte, et donc plus condamnable, connotation raciste) constitue une spécificité serbe qui remonte loin dans le passé.
A l'appui de « la théorie », M. Roux s'attarde longuement sur le texte de Vasa Cubrilovic préconisant la manière forte pour refouler les Albanais de la région de Kosovo-Metohija. Or, ce texte se retourne contre les intentions de l'auteur. En effet, il apparaît, d'abord, qu'il n'est nullement ancien puisqu'il date de 1937, soit quatre ans à peine avant que la Yougoslavie ne soit foudroyée par les forces nazies et dépecée par ses différents occupants ; quatre ans donc avant que les Albanais du Kosovo et de Metohija, dans le cadre de la Grande Albanie constituée par l'Italie fasciste, ne pratiquent le « nettoyage ethnique » sur la population serbe, dont Michel Roux ne parle pas, tant il est occupé par le texte « théorique de Cubrilovic ». Ensuite, pour le malheur de M. Roux, cette étude s'inscrit totalement contre la politique menée jusque-là par les dirigeants serbes à l'égard des Albanais. Cubrilovic écrit en effet: « L'erreur fondamentale de nos responsables fut d'oublier où ils se trouvaient, dans les Balkans agités et ensanglantés, et de chercher à résoudre les grands problèmes ethniques au moyen des méthodes occidentales. » Le texte de Cubrilovic n'est donc pas un « aveu » de la politique condamnable des Serbes, mais, tout au contraire, le rejet d'une politique jugée trop modérée sur laquelle le même Cubrilovic n'a (et n'aura) pas de prise. M. Roux l'admet d'ailleurs puisqu'il note : « Les recommandations de Cubrilovic n'ont pas vraiment été suivies d'effet. » On appréciera, en passant, la délicatesse de l'adverbe « vraiment » dans ce contexte et, surtout, quand on sait ce qui allait survenir quatre ans après l'écrit de Cubrilovic. En vérité, il n'y a jamais eu chez les Serbes de « théorie » du « nettoyage ethnique ». [...]
Pour illustrer la « pratique » du « nettoyage ethnique » chez les Serbes, M. Roux cite un seul exemple : une lettre du consul de Grande-Bretagne 1, en date du 26 septembre 1878, dans laquelle le diplomate fait état d'exactions commises par les Serbes contre les Albanais dans les territoires qu'ils ont soustraits à l'occupant ottoman grâce au congrès de Berlin. En revanche, l'auteur passe entièrement sous silence les innombrables témoignages portant sur la terreur systématique à laquelle fut soumise la population serbe par les Albanais, au service des Turcs, au Kosovo et en Macédoine, notamment durant la période qui va du congrès de Berlin aux guerres balkaniques. S'il n'y avait qu'un exemple historique à donner sur « le nettoyage ethnique » dans les Balkans, ce serait peut-être bien celui-ci qu'il faudrait choisir. Mais il est vrai que la nationalité des persécutés et des persécuteurs ne correspond pas aux exigences du réquisitoire de M. Roux. D'ailleurs, il est un peu indécent de parler de « nettoyage
1. En revanche, on lira ci-dessous une lettre du consul de France à Skopljé, qui date de 1912. 186
A PROPOS DE « LA QUESTION SERBE »
ethnique » au Kosovo lorsqu'on sait que les nationalistes albanais ont été les premiers, dans la Yougoslavie socialiste, à vouloir rendre « ethniquement pure » (c'était leur propre expression) la région qu'ils habitent et les premiers aussi à obtenir des résultats concrets dans cette pratique comme en témoigne le chiffre (100 000) de l'exode forcé des Serbes de la région du Kosovo Metohija entre 1961 et 1980.
En conclusion, la « pratique » du « nettoyage ethnique » n'est pas une spécificité de l'action des Serbes, comme veut le faire croire M. Roux. Ils ont subi cette pratique dans le passé et la subissent aujourd'hui encore en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, comme le subissent, du fait des Serbes, les Croates et les Musulmans dans ces régions. En vérité, le phénomène désigné sous les expressions de « transfert de population », « d'exode forcé » ou de « nettoyage ethnique » est inhérent à la nature même de certaines guerres (comme celles qui sévissent aujourd'hui au Caucase, notamment entre Azéris et Arméniens) et inséparable aussi de toute guerre civile. Et dans cette atroce réalité, il n'y a pas d'innocents. M. Roux devrait le savoir et sans doute le sait-il. Mais l'équité servirait mieux la cause qu'il veut défendre.
CONSULA T DE FRANCE
A USKUB
(TURQUIE D'EUROPE)
Sous-Direction
du Levant
N° 66
Communiqué
à l'Ambassade
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE USKUB, le 18 juin 1912
Le Consul de France à Uskubl
à Son Excellence Monsieur Poincaré, Président du Conseil,
Ministre des Affaires étangères
J'ai l'honneur de faire parvenir ci-joint à Votre Excellence copie d'une liste de vexations dont sont victimes les Serbes des cazas 2 de Koumanovo de la part des autorités : cette liste m'a été fournie par le Consulat général de Serbie à Uskub, mais je puis assurer à Votre Excellence qu'elle ne renferme aucune exagération.
J'ai pu me rendre compte moi-même en interrogeant des prêtres et des paysans, de la situation intolérable qui est faite aux malheureux Serbes dans la caza de Koumanovo, en Vieille Serbie, en Haute Albanie et dans les cazas de Kalkandelen et de Gostivar. Les Albanais font subir aux Serbes les pires souffrances en leur enlevant leur bétail et en s'emparant de leurs terrains. Autrefois, la montagne était le domaine de l'Albanais, mais maintenant qu'il descend dans les plaines il y trouve une vie plus douce et s'y installe aux dépens.des Serbes qui sont complètement refoulés: il ne reste à ces derniers, auxquels les autorités donnent toujours tort et qu'elles ne protègent jamais contre les Albanais qui jouissent d'une complète impunité, qu'à devenir les serfs des Albanais, à émigrer en Amérique ou à passer sur territoire Serbe. J'ai donc tenu à signaler à Votre Excellence que sous le régime jeune turc soi-disant constitutionnel et libéral, il n'y a, comme sous l'ancien régime, aucune liberté ni aucune justice pour les chrétiens et que les autorités continuent à favoriser en toute circonstance l'élément musulman. Pierre-Léon CARLIER*
1. Aujourd'hui Skopljé.
2. Mot turc désignant une unité administrative ; district.
* In Michel PAVLOVIC, Témoignages français sur les Serbes et la Serbie 1912-1918, Belgrade, 1988.
187
HÉRODOTE
Monsieur le Directeur,
J'ai beaucoup apprécié votre étude sur la question serbe. Sur un point, pourtant, je voudrais compléter votre information. Il s'agit de la question cruciale des frontières que vous cernez parfaitement bien et auquel vous donnez sa juste mesure. Vous vous étonnez (p. 38) que la partie serbe ne l'ait pas posée clairement et publiquement et n'ait pas demandé « la tenue d'une conférence internationale sur ce problème pour essayer de lui trouver des solutions ». En réalité, ce chapitre a été constamment présent dans les débats entre les présidents des six républiques au cours des mois qui ont précédé la dislocation de la Yougoslavie provoquée par la sécession de la Slovénie et de la Croatie. Il a été également au centre de la conférence de La Haye que présidait lord Carrington. Et c'est en s'y référant précisément que la Serbie, en octobre 1991, refusa le document proposé par le président parce qu'il supprimait l'existence de la Yougoslavie et ne reconnaissait dans l'espace de l'ancienne fédération que six républiques pleinement souveraines et circonscrites dans leurs frontières administratives.
La conférence — et, derrière elle, la Communauté européenne — voulait par ce document faire entériner par les intéressés et, par là, légaliser la disparition de la Yougoslavie, l'entière indépendance des six républiques et l'immuabilité des frontières intérieures de l'ancienne Yougoslavie, devenues, du coup, frontières internationales. En cherchant à imposer cette solution, les Européens reconnaissaient le droit à l'autodétermination des républiques et les nations qui voulaient quitter la Yougoslavie, mais refusaient le même droit à ceux — républiques et nations — qui désiraient y demeurer ; et cela précisément parce que l'application de ce dernier droit posait inéluctablement la question des frontières que ces mêmes Européens souhaitaient éviter à tout prix (pour des raisons diverses qu'il serait trop long d'évoquer ici). Dans toutes les instances internationales, la partie serbe a toujours plaidé pour le respect de ce double droit (le droit de sortir et le droit de rester) conformément à tous les préceptes du droit international, du bon sens et de l'équité. Mais elle n'a pas été entendue parce que, dès le départ, les Européens avaient rejeté cette conception. D'où l'impression — partagée pai vous — que cette question avait été négligée par Belgrade. En réalité, elle avait été volontairement escamotée par la Communauté européenne qui en avait fait un sujet tabou. Il aura fallu finalement l'introduction du plan Vance afin d'arrêter la guerre en Croatie et la création de zones protégées par l'ONU pour que la réalité sur laquelle les Occidentaux entendaient fermer les yeux devienne une donnée de base du règlement à venir d'une partie au moins de la question yougoslave.
Cordialement. Kosta CHRISTITCH, 1er mars 1993.
188
Hérodote a lu
Michel Roux, Les Albanais en Yougoslavie. Minorité nationale, territoire et développement, Pa Éditions de la maison des sciences de l'homme, 1992, 546 pages.
Un livre scientifique sur le Kossovo, au moment où l'explosion de cette province est attendue d'un j à l'autre, n'est pas le fruit d'un heureux hasard, mias le couronnement de plus d'une décennie de trava d'un chercheur, qui voit s'amonceler sur son terrain les inégalités, les déséquilibres, les contradictions le transforment en laboratoire de la crise yougoslave. Ainsi, au moment où le dénouement approche et q secoués par les images d'atrocités qui déferlent sur nos écrans, nous cherchons à distinguer les bons méchants, Michel Roux, non seulement évite le piège de prendre parti pour l'objet de ses recherches, m aussi celui de la facilité, qui consiste à renvoyer tout le monde dos à dos. Il se contente seulement de n expliquer, patiemment, minutieusement, comment on est arrivé là.
Les données abondantes de l'ouvrage confirment jusqu'à la caricature les écarts de toute sorte entre l'a de peuplement albanais de l'ex-Yougoslavie, qui déborde le Kossovo, notamment vers le sud en Macédoi et le reste de la fédération. Qu'il s'agisse de paramètres économiques comme le revenu national ou le ta d'emploi, démographiques : taux de natalité, de fécondité et d'accroissement, socioéconomiques : taux d'ur nisation, le territoire albanais ressort immanquablement comme une tache trop claire ou trop foncée sur carte. Ce sont les Albanais qui ont le plus fort taux de natalité, mais aussi le plus fort taux de mortalité inf tile, ce qui n'empêche pas la population de l'aire de peuplement albanais, en grande partie rurale, de croî plus vite que celle de l'agglomération de Belgrade. Ce sont les Albanais qui ont le plus faible taux d'activ et le plus faible taux d'activité féminine parmi les groupes ethniques composant la Yougoslavie, eux qui pi tiquent moins les mariages mixtes et qui émigrent moins dans les autres régions. Ce sont eux qui dispos du plus faible revenu, mais aussi du plus faible produit social par habitant. Donc un territoire typiquem sous-développé, dans un pays qui l'est aussi par rapport à l'Europe.
Mais la problématique du développement, à travers ses tableaux et ses graphiques, restent manifestem insuffisante pour saisir le problème dans son ensemble. L'auteur réussit pourtant, grâce à sa parfaite co naissance du terrain et de son histoire, à transgresser la vision économiste du développement qui était ce des années soixante-dix et quatre-vingt, pour intégrer le grand étonnement des années quatre-vingt-dix, le monde occidental, s'attendant à la course vers l'économie du marché des sociétés ex-communistes, se trou face à la résurrection des questions nationales. Et c'est en cela que le Kossovo constitue aujourd'hui le lab ratoire d'un conflit ethnique où les paramètres économiques se présentent plus comme les résultats d'un ref d'intégration et de coopération réciproques que comme les causes d'un décalage, tout en contribuant pui samment à alimenter celui-ci. D'ailleurs dans les accusations réciproques, qui vont jusqu'au délire, les chi fres reçoivent une interprétation ethnique. Pour les Serbes le comportement démographique albanais est ui opération visant à les noyer sous la masse albanaise et pour les Albanais l'exploitation économique serb maintenant le sous-développement du Kossovo, n'est qu'une des formes de la purification ethnique.
L'ouvrage s'attaque donc également à la mise à plat de l'histoire, telle qu'elle est racontée des deux côt avec pour seul objectif l'exclusion de l'autre, et ne se prive pas de décocher quelques flèches aux partis pi occidentaux qui maintiennent envers et contre tout une hiérarchie d'appréciations des peuples de la régio datant des stéréotypes du XIXe siècle et renforcés par les intérêts des différentes puissances dans la région lo des guerres balkaniques et mondiales. Bref, il s'agit d'une patiente remise en cause d'idées reçues qui ne ce seront pas d'être bousculées dans les années à venir non seulement dans les Balkans, mais dans toute l'Euro centrale et orientale.
Stéphane Yerasimos
L'Allemagne réunifiée suscite en Europe un certain nombre d'inquiétudes. Il s'agit moins, pour le moment, de sa possible hégémonie future, que des conséquences politiques de ses actuelles difficultés : la plus grande est l'apparition massive du chômage dans l'ex-RDA, alors qu'à l'ouest vivent depuis des années plusieurs millions de travailleurs immigrés (surtout des Turcs) et que l'ouverture des frontières permet un grand afflux des demandeurs d'asile. Les attentats perpétrés par des groupes xénophobes se multiplient et, en dépit des manifestations antiracistes, l'audience des mouvements ultra-nationalistes s'accroît.
L'immigration, surtout en période de chômage, est un grave problème géopolitique. En Allemagne, s'y ajoute celui que posent, avec une nouvelle ardeur, les puissantes organisations de réfugiés : en 1945, 12 millions d'Allemands furent chassés des nombreuses villes d'Europe de l'Est où leurs ancêtres s'étaient établis il y a des siècles. Ces organisations qu'animent les enfants de ces réfugiés, revendiquent les droits historiques de l'Allemagne sur ces territoires de L'Est.
Mais la question allemande, c'est aussi un autre grand problème géopolitique, celui de la nation, c'est-à-dire la façon dont en Allemagne est défini ce qu'est être Allemand. Alors qu'en France peuvent être Français ceux qui sont nés sur le territoire français, les Allemands ne peuvent être que descendants d'Allemands. En fonction de ce principe, dont il importe de chercher les origines géopolitiques, il est très difficile de devenir Allemand. Ceci peut avoir de graves conséquences pour un pays désormais d'immigration, comme ses voisins d'Europe de l'Ouest.
La question allemande, Yves Lacoste.
A propos de l'extrême droite en Allemagne: de la conception ethnique de la
nation aUemande, Etienne Sur.
La longue marche des organisations de réfugiés, Michel Korinman.
Y a-t-il un nationalisme allemand ? Anne-Marie Le Gloannec.
Extrême droite, nationalisme et problème d'identité dans l'ex-RDA,
Jean-François Tournadre.
L'Allemagne dans l'économie de l'Europe centrale : une hégémonie renouvelée,
Laurent Carroué.
L'unification allemande et la classe politique française, Thierry Garcia.
Maastricht, la France et l'Allemagne, Etienne Sur.
Bonn-Berlin : une capitale pour quelle nation ? Christophe Strassel.
Quelques propos allemands sur l'Allemagne, suscités par Béatrice Giblin.
L'Autriche et l'Allemagne, Michel Cullin.
Lettre de Zurich, Aldo Battaglia.
Le nouveau problème des Sudètes vu de Prague, Gilles Mastalski.
Réponse à Michel Roux, Kosta Christitch.
ÉDITIONS,LA DÉCOUVERTE, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 PARIS
ISSN 0038-487