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Notice complète:

Titre : L'Ermite de Vallombreuse, suivi de Madeleine, par Mlle Florence Strub

Auteur : Strub, Florence. Auteur du texte

Éditeur : E. Dentu (Paris)

Date d'édition : 1859

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb314149794

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : In-18, 250 p.

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Format : application/epub+zip

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5620715v

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-70092

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 05/10/2009

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MADELEINE

Melle FLORENCE STRUR

: PARIS

E. DENTU , LlBRAIRE . EDITEUR

PALAIS - ROYAL , 13, GALERIE D'ORLEANS

185 9



L'ERMITE

SUIVI DE


PARIS — IMPRIMERIE J. CLAYE

RUE S AINT-BBNOIT, 7


MLLE FLORENCE STRUB

PARIS

E. DENTU, LIBRAIRE-EDITEUR

PALAIS - ROYAL , 13, GALERIE D'ORLÉANS

1859 TOUS droits réservés.

1858



L'ERMITE

DE VALLOMBREUSE

L'ERMITE

Entre Arezzo et Florence, s'élève la célèbre abbaye de Vallombreuse ; elle est entourée de collines et de montagnes boisées de sapins ; les neiges qui s'accumulent de bonne heure dans les gorges resserrées des Apennins rendent, pendant six mois de l'année, presque tous les chemins de l'abbaye impra1

impra1


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ticables. Un silence de mort règne dans tout l'établissement; la cloche, qui tinte pour avertir les cénobites de l'heure du travail ou de la prière, fait seule entendre des sons plaintifs qui retentissent d'un bout à l'autre de la vallée et vont s'éteindre dans quelque antre profond et retiré.

On était au mois de décembre de l'année 1800 , la prière du soir venait de s'achever en commun et chaque religieux regagnait, sans mot dire, sa cellule. On n'entendait à l'intérieur que le bruit cadencé de leurs pas sur les dalles froides et humides et le froissement de leurs grosses robes de bure. De petites lampes, placées de distance en distance, éclairaient les voûtes sombres des corridors; la faible clarté qui en jaillissait projetait sur le mur poudreux et lézardé les têtes nues des moines qui passaient deux à deux, puis disparaissaient derrière les portes qui se refermaient lourdement sur eux.

Dans le parloir, deux frères lais étaient assis près d'un feu à moitié éteint, s'entre-


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tenant ensemble des troubles et des guerres qui ravageaient alors le nord de l'Italie , et regrettant la tranquillité d'autrefois qui leur permettait de prendre du repos.

Une pluie de neige et de grêle fouettait les carreaux de la salle, le vent hurlait et s'engouffrait dans les angles du monastère , ébranlant les portes mal jointes et disloquant les volets.

— Quel temps affreux ! dit le plus grand des deux, en ouvrant une fenêtre donnant sur une longue avenue plantée d'arbres : quelle nuit sombre !... on ne mettrait pas un chien dehors... je ne connais que nos brigands des Abruzzes pour oser s'aventurer dans nos chemins par un pareil temps !

— Je crois que nous pouvons nous retirer, dit l'autre, il ne viendra plus personne ce soir.

Neuf heures finissaient de sonner à l'horloge de la tour, quand plusieurs coups frappés à la porte extérieure firent tressaillir les deux frères lais qui, tout en maugréant, se


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disposèrent à aller voir quel était le visiteur qui se présentait à une heure si avancée. Ce ne pouvait être qu'un voyageur surpris par la nuit, qui venait demander l'hospitalité au monastère.

L'un des deux frères lais prit une lanterne et. ouvrant un petit guichet, demanda ce que l'on voulait.

— Ne craignez rien, répondit une voix du dehors, laissez-moi entrer, puis vous saurez ce qui m'amène si tard près de vous.

Le jeune frère, après s'être assuré de la vérité, posa sa lanterne à terre, donna deux tours de clef dans la serrure et la porte s'ouvrit en grinçant sur ses gonds, laissant passer l'étranger.

Celui-ci, en entrant, déposa sa valise et son manteau ; puis il prit un escabeau, s'assit près du feu et changea de vêtement ; enfin, après s'être restauré, il demanda à parler au prieur.

• On s'empressa d'aller avertir le prieur de l'arrivée d'un étranger qui désirait s'entre-


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tenir avec lui. Le bon père quitta aussitôt sa pieuse méditation, rabattit son capuchon sur sa tête, et se rendit au parloir.

En entrant il jeta un regard inquisiteur sur l'inconnu qui le soutint sans sourciller ; alors il put remarquer sur sa physionomie un calme froid, une volonté énergique. Sa taillé était au-dessus de la moyenne et son port était noble. De ses yeux partaient des éclairs ; il avait le front haut, le nez arqué et la bouche petite ; il portait une longue barbe noire qui descendait jusque sur sa poitrine. — Il paraissait avoir quarante ans; rien en lui ne décelait les passions fougueuses, et cependant, sur ce front qui semblait si calme, les malheurs, si ce n'est les passions, avaient creusé des rides profondes ! — Ses habits étaient ceux d'un homme appartenant à un rang élevé de la société.

Après un entretien d'environ une demiheure, l'étranger se retira pour passer la nuit dans une chambre qu'on lui désigna.

Le lendemain il prit l'habit de moine ! —


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mais, pour lui, les pénitences n'étaient jamais assez fortes ni les règles assez sévères. Quand vint le printemps, le moine inconnu demanda la permission de sortir du monastère et d'habiter un plateau situé au-dessus de l'abbaye ; une grotte qui s'y était formée par les éboulements et la fonte des neiges lui tint lieu de cellule ; un peu de fougère séchée lui servit de lit, et il cultiva de ses mains tin petit jardin dans lequel il planta des légumes et des fleurs, qu'il arrosait avec l'eau d'une source qui sortait claire et limpide du haut du rocher.


ll

Un soir d'été, il était assis sur un banc de pierre dans son jardin, contemplant le ciel gros de nuages ; l'air était lourd, tout faisait pressentir un orage ; le tonnerre grondait dans le lointain se rapprochant insensiblement. La nature entière frémissait à l'approche de ce phénomène qui bouleverse tout


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sur son passage ; les arbres étaient effroyablement, agités par les rafales d'un vent furieux ; le rocher sur lequel il était tremblait presque sur sa base, menaçant de s'écrouler; la pluie commença à tomber par grosses gouttes, puis par torrents; les arbres se tordirent en luttant contre le vent qui les étendit sur le sol, où ils achevèrent leur agonie en gémissant !

Pour la première fois depuis quatre ans que l'ermite habitait cette solitude, ses pensées s'étaient reportées ailleurs ; elles avaient franchi le seuil de sa cellule. Songeait-il à ses parents, à ses amis? ou bien était-ce le souvenir du monde , les plaisirs, la joie, l'amour qui le rappelaient? Avait-il laissé dans ce monde, qu'il ne devait plus revoir, une famille qui peut-être le croyant mort pleurait son souvenir? ou l'ambition endormie se réveillait-elle soudain? Regrettait-il le mouvement volontaire qui avait dirigé ses pas vers la Providence ! vers Dieu, enfin !

Quel crime a donc commis cet homme qui


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se macère par la pénitence la plus rigoureuse à la force de l'âge et au moment où les passions humaines se font le plus sentir? Il fut grand, sans doute, puisque ni la vie austère, ni les privations, ni la prière dans lesquelles il s'abîmait ne purent faire taire le remords qui, comme un fantôme, marchait toujours à ses côtés le tourmentant jusque dans son sommeil ! Toujours est-il que sa préoccupation était telle, que l'orage était déjà loin quand il s'en aperçut.

Un calme effrayant avait succédé à tout ce fracas ; et il vit autour de lui, gisants, des pans de rochers détachés de la montagne, roulant dans les sentiers, puis entraînés par de gros ruisseaux qui se précipitaient en mugissant dans la vallée. Les oiseaux jetaient des cris plaintifs en cherchant leurs nids et leurs petits qu'ils retrouvaient jonchant la terre ! il se sentit ému à la vue de cette nature si abîmée !

Il rentra dans sa cellule pour sécher ses vêtements mouillés par la pluie ; puis, après

i.


10 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

avoir approché du feu un pot de terre dans lequel il faisait cuire ses grossiers aliments, il s'agenouilla sur un prie-Dieu en pierre placé devant un crucifix, prit son chapelet dans ses mains et pria.


III

TÉRÉSA

Un bruit léger au dehors de sa grotte lui fit tourner la tête, et un instant après il vit entrer, à la lueur des flammes qui pétillaient dans l'âtre , une petite fille, qui grelottait de froid. En arrivant près du moine, dont le grand capuchon tombait presque sur le nez ne laissant voir de sa figure qu'une longue barbe noire, elle recula de quelques pas et jeta un cri. Le solitaire s'empressa de la


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rassurer ; mais aux gestes qu'elle fit, il vit qu'elle ne comprenait pas la langue qu'il lui parlait. Cependant elle continua à le regarder avec de grands yeux étonnés ; puis, peu à peu se rassurant, elle s'approcha du feu et chauffa ses petites mains rougies par le froid.

De misérables haillons la couvraient à peine; ses pieds nus sortaient de ses souliers troués ; de longues boucles d'ébène encadraient son joli minois dans lequel, brillaient les plus beaux yeux noirs ; un petit nez pointu, des joues qui auraient fait honte à la plus belle rose, et des petites perles de nacre dans une bouche mignonne. A son cou était suspendu, après une légère chaîne en or, un médaillon représentant la Vierge portant l'enfant Jésus dans ses bras.

Lorsqu'elle se fut bien chauffée, elle alla se blottir dans un coin, tira de sa poche un morceau de pain noir, puis , après l'avoir mangé, elle s'endormit profondément. L'ermite la prit alors dans ses bras et la coucha


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sur un lit d'herbe sèche où elle reposa jusqu'au matin sans remuer : quant à l'ermite, il passa une partie de la nuit en dévotions et l'autre à se demander à qui pouvait appartenir cette enfant.

Dès que le jour parut, il sortit de sa grotte, ayant coutume de saluer par sa présence les premiers rayons du soleil qui donnaient en plein sur son jardin. Après avoir fait sa prière du matin il rentra pour s'assurer du sommeil de l'enfant; puis, prenant le chemin qui conduit à la vallée, il y descendit; s'informa près de chaque passant s'il ne connaissait personne ayant perdu un enfant ! mais ce fut en vain : tout ce qu'il apprit fut qu'une troupe de Bohémiens , après avoir passé plusieurs jours dans les environs, venait de quitter le pays.

Il était plus que probable que la pauvre petite fille en faisait partie, et qu'au moment du départ, ne la voyant pas parmi eux, les Bohémiens l'avaient crue tombée dans quelque précipice.



IV

A une demi-lieue du monastère, sur le versant d'une colline et au milieu de noirs sapins, se trouvait une chaumière entourée d'un verger dans lequel deux chèvres broutaient paisiblement l'herbe fraîche et verte ; une vache beuglait dans une petite écurie qui, avec une autre pièce, faisait l'ensemble


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de la chaumière : une cloison de terre glaise les séparait. Une seule fenêtre éclairait l'intérieur de la chambre dans laquelle on voyait un lit bien maigre, une table carrée entourée d'un banc de bois et d'une chaise également en bois. Dans la cheminée, une grosse marmite de fer suspendue à une crémaillère ; le long du mur, quelques ustensiles de cuisine cassés ou ébréchés ; un fagot de bois sec était éparpillé sur le plancher. Une vigne mal soignée, grimpant jusque sur le toit de chaume, entourait le mur extérieur; derrière l'écurie, s'élevait un hangar pour contenir la paille et le fourrage de la vache ; une fourche à manche cassé et une petite échelle, qui n'avait plus que trois échelons, étaient appuyées contre le mur.

Une vieille femme, assise en été près de la porte et en hiver près de l'âtre , était la seule habitante de cette demeure rustique.

Ce fut là que l'ermite conduisit la petite fille : la matrone fit bien quelques difficultés, mais enfin, cédant aux instances du bon père,


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elle lui promit de s'en charger. Dès qu'il fut parti, la petite se mit à courir et à sauter autour de la maison ; le soir, la vieille lui donna une jatte de lait et un morceau de pain qu'elle alla manger, en s' asseyant sur le seuil de la porte, et lorsque la nuit fut venue, elle se coucha sur un lit improvisé dans un coin de la chambre.

Le lendemain matin, elle suivit sa mère adoptive qui allait toutes les semaines porter ses provisions à San-Giovanni-in-Val-d'Arno, petit bourg distant de deux lieues de chez elle, pour les y vendre. L'enfant s'amusa tout le long de la route à ramasser des pierres dans sa poche et à cueillir des fleurs !

Le soir, elle aida à traire la vache et les chèvres; leur donna du fourrage, et, le jour suivant, les mena paître. Elle s'habitua bientôt à cette vie !

Tous les dimanches, elle allait entendre la messe à l'église du village qui se trouvait dans la vallée : après l'office, sa mère adoptive la laissait jouer à la porte de l'église


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avec les petites filles de son âge ; puis, quand le soir arrivait, elle s'acheminait tranquillement vers sa chaumière.

L'été et l'automne passèrent sans aucun changement ; l'hiver arriva à grands pas et avec lui les neiges et le mauvais temps. L'ermite ne put alors aussi souvent venir voir sa petite protégée, qu'il nomma Térésa ; aussitôt qu'elle l'apercevait elle courait au-devant de lui, l'embrassait, ne voulait plus le quitter et enfin se mettait à pleurer lorsqu'il partait. — Il lui apprit à lire dans un abécédaire qu'il s'était procuré au monastère ; et elle récompensa par son attention toutes les peines que le bon religieux se donnait.

A sept ans elle lisait et écrivait déjà trèscouramment. Lorsqu'elle fut un peu plus âgée, il lui en apprit davantage ; elle se rendit aussi très-utile à sa vieille mère adoptive, en lavant et raccommodant le linge , en nettoyant les ustensiles de ménage et jusqu'à Fétable, où elle mettait de la litière fraîche à la vache. Lorsque le temps était


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trop mauvais, c'était elle qui faisait les commissions.

Les années se succédèrent ainsi sans accidents nouveaux ; quand l'époque de sa première communion arriva , elle la fit avec toute la piété d'une enfant élevée par une mère chrétienne. L'ermite diminua de jour en jour ses visites : ce fut elle qui , à son tour, allait passer quelques heures à l'ermitage ; continuant néanmoins d'étudier comme par le passé. Douée d'une grande intelligence, d'une volonté forte, elle n'avait aucune peine à saisir les choses les plus difficiles.

A quatorze ans, Térésa n'était plus ce qu'on appelle une enfant : la nature lui avait prodigué ses dons ; elle était grande et bien faite, et, lorsqu'elle avait ses habits de fête et dansait en s'accompagnant avec ses castagnettes, on se battait pour arriver au premier rang afin de mieux la voir. Lorsqu'elle était pressée par sa vieille mère de choisir un mari parmi les jeunes gens du village,


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qui tous voulaient l'épouser, elle lui répondait :

— J'ai encore le temps !.. D'ailleurs, je les trouve tous laids !.. Quand j'aurai vu Rome et Florence, nous verrons; mais pas avant.

Térésa ignorait qu'elle était belle , elle ne s'était jamais vue dans une glace, n'en possédant pas. L'eau claire du ruisseau était le seul miroir qui lui eût montré ses traits !

Depuis quelque temps ses grands yeux noirs étaient plus tristes, on ne l'entendait plus chanter ses gaies chansonnettes; trèssouvent la nuit la surprenait appuyée contre un arbre, les yeux immobiles, ou bien au bord d'un ruisseau, écoutant en silence son doux murmure , et une larme fugitive venait humecter sa paupière. — Jusqu'alors tout lui avait suffi : les danses du village , l'oiseau dans le buisson et le flot dans le ravin ; mais en grandissant, sa pensée avait été plus loin : elle avait bien une mère, mais ce n'était pas celle qui lui avait donné le jour et l'avait nourrie de son lait; sa véritable mère pieu-


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rait peut-être en la .cherchant ! alors elle fondait en larmes en disant :

— Malheureuse Térésa ! où est la mère qui me mit au monde ? Ai-je eu un père qui me sourit en mon berceau et que ma naissance combla de joie ? mes parents formèrent peut-être des projets pour mon avenir et je suis loin d'eux ! Je ne me rappelle plus même les caresses de ma famille; je m'éveille, et personne à mon réveil ne s'intéresse à moi ; je pleure, et personne ne me demande la cause de mes larmes ; il n'y a que le bon ermite et ma mère adoptive qui me témoignent un peu d'affection ici-bas, et tous deux sont déjà âgés ! Qui sait si bientôt je ne serai pas tout à fait orpheline et abandonnée !

Elle allait alors s'agenouiller devant la madone en plâtre qui était placée dans une niche au creux du rocher, elle égrenait dans ses petites mains effilées son long rosaire que mouillaient ses larmes; elle adressait une fervente prière à la Vierge et se relevait un peu consolée.



V

Après un rigoureux hiver, la vieille mère tomba malade et mourut. — Térésa versa d'abondantes larmes sur sa tombe : un des êtres qu'elle chérissait le plus au monde venait de lui être enlevé ! il ne lui restait plus que l'ermite, sur lequel elle reporta toute son


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affection.. — Tous les soirs elle allait faire une prière sur la tombe de celle qui lui avait servi de mère pendant tant d'années , la priant de veiller du haut du ciel sur l'enfant deux fois orpheline.

Sa petite chambre avait toujours été triste, mais elle l'était bien plus encore depuis qu'elle était seule. Le solitaire désirait ardemment la voir dans une position heureuse, afin de pouvoir la quitter à son tour quand son heure arriverait ; mais Térésa ne voulait entendre parler de rien : son seul bonheur était de pouvoir grimper sur les rochers ou d'errer dans les lieux les plus âpres et les plus, sauvages; d'assister au lever du soleil, de passer la journée dans quelque antre sombre ou de se coucher par terre en un fourré très-épais dans lequel ne pénètre jamais la clarté du jour ; puis , le soir, de suivre les derniers rayons de l'astre couchant, dorant les cimes des hauts sapins; d'écouter enfin le bruit de la nuit, le mouvement des feuilles, le chant perlé du rossignol, et de humer la brise em-


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baumée du soir qui passait, en les secouant, dans ses longs cheveux noirs tombant en nattes sur ses blanches épaules !

Tout lui paraissait nouveau dans la nature : les environs, qu'elle connaissait depuis son enfance, depuis quelque temps lui semblaient être plus beaux ; les arbres étaient plus verts et plus grands ; les sources sortaient avec plus d'abondance du creux des rochers; les cascades faisaient plus de bruit; les oiseaux étaient plus nombreux et chantaient mieux qu'autrefois ; elle se plaisait à suivre les sentiers en cueillant des fleurs dont elle formait une couronne qu'elle plaçait sur sa tête ! — Lorsque quelques airs tyroliens, apportés par le vent, venaient frapper son oreille, elle restait immobile à les écouter; puis, quand tout était fini, elle s'essayait à les chanter. Sa voix était si douce , ses sons si tristes, qu'ils portaient sans le vouloir à la mélancolie. Le voyageur-attardé s'asseyait au bord du chemin et écoutait en silence ces douces mélodies que la douleur dictait; puis, tout

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26 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

redevenait tranquille : il reprenait alors son chemin , faisant une courte prière pour celle dont la vie n'était que souffrance sur cette terre !


VI

Térésa avait bien souvent entendu parler des grandes villes, des plaisirs et des joies que l'on y goûtait; son esprit la transportait là en rêve, elle se voyait dans un superbe palais où ses moindres désirs étaient satisfaits; elle rêvait enfin le bonheur là où


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il n'était pas , croyant le trouver au milieu du luxe et des richesses ! Elle se rappelait encore que, tout enfant, elle avait vu de ces grands palais où brillent l'or et l'argent; elle en avait vu sortir de grandes dames couvertes de belles étoffes , traînées dans de jolies voitures attelées de plusieurs chevaux ! Quelquefois aussi, l'image de celle qui pouvait être sa mère se présentait à elle en dormant et l'appelait par son nom : c'était aussi une grande dame, vêtue de noir, belle comme la madone qui était sur l'autel de l'église, et qui pleurait en lui tendant les bras; elle se soulevait alors pour courir vers elle, mais soudain, se réveillant, la douce vision disparaissait! Alors c'étaient de longues et cruelles insomnies ; puis elle se levait et sortait tout effarée , et courant par les bois elle fournissait une longue course ; puis enfin toute haletante, elle s'asseyait sur un tronc d'arbre, le front brûlant, les lèvres contractées ! — L'air tiède de la nuit dissipait bientôt la fièvre qui la dévorait et calmait son


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imagination trop ardente. Le chant de la cigale dans l'herbe, que la rosée de la nuit mouillait de ses gouttes transparentes , réveillait ses sens engourdis ; son coeur battait à se rompre, elle jetait au ciel des regards suppliants , lui demandant quand cesseraient tous ces maux qui, sans la tuer, la faisaient tant souffrir !

Le matin la trouvait plus calme et plus résignée, mais elle ne regagnait plus comme autrefois sa chaumière en courant. La solitude commençait à lui peser. Elle demandait s'il valait la peine de vivre, puisqu'elle ne devait jamais connaître le monde que son imagination avait créé si merveilleux. Elle le voyait de loin, comme le naufragé voit le port, sans pouvoir l'atteindre : c'était en lui qu'elle mettait toutes ses espérances, lui seul devait lui rendre et payer au centuple les années écoulées dans la tristesse, au milieu de ces montagnes , dans cette affreuse solitude !

La nature avait usé ses émotions, il lui

2.


30 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

allait aller plus loin en chercher de plus fortes et de plus frappantes. Elle les trouvera, mais, hélas! s'en lassera peut-être aussi.


VII

Sur cette entrefaite, l'ermite tomba malade et fut transféré au monastère.

Combien les jours paraissaient longs à Térésa , maintenant qu'elle ne voyait plus la seule personne qui s'intéressait encore à elle ! comme le fardeau que l'on appelle la vie lui paraissait pesant depuis qu'elle le portait


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seule! Autrefois, lorsqu'elle avait quelque chagrin , le bon ermite cherchait à la consoler ; mais , maintenant, elle se trouvait complètement isolée ! et pourtant son imagination ardente créait tout un monde qui remuait et agissait autour d'elle ! ■ Le jour, elle venait se coucher clans les herbes le long du mur de la chapelle de l'abbaye, écoutant les moines chanter matines ; dès que la cloche sonnait, elle fermait ses oreilles avec ses mains, de peur d'entendre le glas funèbre ; elle allait aussi au cimetière du couvent compter toutes les tombes ; puis, n'en voyant pas de nouvellement comblées, elle le quittait moins inquiète et montait à l'ermitage, se retournant à chaque pas pour regarder ces murs froids et lugubres dont le seul aspect lui glaçait le sang dans les veines!

La cellule était tout à fait abandonnée depuis le départ du solitaire, les chauves-souris y avaient déjà fait leurs nids, les hiboux et autres oiseaux de nuit voltigeaient dans l'in-


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térieur se croyant les seuls maîtres de la grotte. Cet aspect navrait le coeur de la jeune fille ! Le crucifix de bois, grossièrement travaillé, le banc de pierre taillé dans le roc, le pot de terre, le lit de feuilles, tout était à la même place, comme au jour de son arrivée, moins le moine et le feu dans l' âtre ; elle croyait encore le voir agenouillé à la même place, le dos un peu courbé et ses mains jointes ; depuis elle avait grandi ; bien des années s'étaient écoulées et étaient, comme toute chose en ce monde, tombées dans le grand sac du temps ; il ne lui en restait plus que le souvenir.

Dans le jardin rien non plus n'était changé : la bêche était appuyée contre le rocher extérieur, le bruit de la cascade se faisait toujours entendre, mais les fleurs et les légumes dépérissaient. La main qui les arrosait et les soignait n'était plus là! Elle s'asseyait alors sur la pelouse qui s'étendait devant la grotte, et laissait errer ses regards aux alentours.

On jouit sur ce plateau d'une vue jm-


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mense : d'un côté elle s'étend jusqu'à la Méditerranée ; de l'autre, jusqu'au golfe de Venise : les villes et le paysage se déroulent au loin sous le regard et se replongent dans les grandes profondeurs de l'horizon; des précipices qui donnent le vertige s'ouvrent béants de tous côtés.

Le soir, Térésa redescendait, à pas lents et en rêvant, le sentier tortueux bordé de haies, la plupart plantées par les mains de l'ermite. L'un de ces soirs, s'en retournant triste et pensive, elle rencontra sur la route une chaise de poste qui venait de verser : une dame et un jeune homme lui donnant le bras en sortirent ; la dame, la voyant arriver, lui demanda à combien de distance elle trouverait un gite pour y passer la nuit. Mais Térésa ne l'entendit pas : elle ne pouvait cesser d'admirer sa jolie toilette et sa belle voiture; elle enviait le bonheur de cette dame qui devait être riche et par conséquent trèsheureuse! Les voyageurs furent forcés de réitérer leur demande : à la fin la jeune fille


DE VALLOMBREUSE. 35

leur répondit. Mais comme il n'y avait ni hôtel, ni auberge dans les environs, ils furent forcés d'accepter l'hospitalité qu'elle leur offrit dans sa chaumière.

Le lendemain, la voiture étant réparée, ils repartirent. Avant d'y monter la dame mit une pièce d'argent dans la main de Térésa, mais celle-ci la refusa. Le jeune homme qui tenait un livre clans sa main, voyant que Térésa le dévorait des yeux depuis quelque temps, crut lui faire plaisir en le lui offrant et elle l'accepta avec joie. En le prenant, ils se regardèrent mutuellement, le jeune homme balbutia quelques mots, puis alla rejoindre sa mère qui l'attendait pressée de partir.

— Ne la trouvez-vous pas bien jolie, ma mère? dit-il.

— Mon Dieu, comme toutes les Italiennes ; elles ont de grands yeux et des cheveux noirs, le teint basané et avec cela on les trouve belles. Quant à moi, je préfère nos beautés du Nord : les Italiennes ont le regard si


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hardi ! tandis que nos blondes sont timides, chastes et réservées ; elles ressemblent plus aux fées et aux nymphes de notre brumeuse Angleterre. — Mais pourquoi me fais-tu cette question? cette petite t'aurait-elle déjà tourné la tête? Souviens-toi, mon fils, que nous sommes en Italie pour ma santé et non pour admirer et discuter sur toutes les beautés que nous trouverons sur notre route.

— Vous auriez tort, ma mère, de croire que cette enfant, si douce et si simple, aurait éveillé en moi d'autres sentiments que celui d'une profonde pitié.

— Il ne faut pas non plus être trop prodigue de sensibilité ; d'ailleurs, elle n'est pas la seule qui se trouve dans une semblable position. Quant à moi, je ne lui en donne que tout juste ce que je crois qu'elle mérite; ses yeux langoureux et ses airs mélancoliques ne me vont nullement.

— Vous oubliez qu'elle n'a pas comme moi une mère qui la chérit ; ses parents sont morts, elle est orpheline et seule au milieu


DE VALLOMBREUSE. 37

d'une profonde solitude, dévorant ses chagrins et ses souffrances!

— Quels chagrins veux-tu qu'elle ait? n'est-elle pas née dans une position obscure? Elle n'est jamais-sortie de ses montagnes, elle a de quoi vivre tranquillement, moi je ne la vois pas si à plaindre.

— Sur ce beau front, ma mère, il y a bien de l'inquiétude ; je l'ai observée hier soir et toute la matinée, et je crois qu'elle n'est pas heureuse du tout ; elle a une maladie qui la mine, la dévore et peut-être la tuera : cette maladie se nomme l'ennui ; vous devez en savoir quelque chose, ma mère, vous qui en avez été affligée pendant si longtemps !

— En vérité, mon fils, tu me fais de la peine ; voilà que tu t'intéresses outre mesure à une étrangère que tu trouves sur ton chemin, et ta mère est là, souffrante à tes côtés, et tu ne lui demandes même pas comment elle se porte! Je regrette cette rencontre, je crains même que la pitié que tu éprouves pour cette petite ne se change en un autre

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38 L'ERMITE

sentiment qui me ferait déplorer ce voyage et causerait le malheur de ma vie.

— Rassurez-vous, ma mère, cette beauté presque sauvage n'a fait d'autre impression sur moi que celle que peut produire la vue de quelque belle statue de Vénus ; sa position seule m'a ému : mais du moment que cette conversation peut vous déplaire, je me tais.

Sa mère ne lui répondit plus, se jeta dans le fond de la calèche et s'endormit ; mais lui n'en fit pas autant : l'image de Térésa si belle et si innocente flottait devant ses yeux et remplissait son imagination ; il croyait encore entendre le timbre argentin de sa douce voix, il croyait voir le regard profond et voilé de ses beaux yeux noirs, sa taille svelte et gracieuse, sa démarche presque noble et sa sauvage fierté. C'était bien là la Vierge sortie du pinceau de Raphaël. Il l'aimait sans s'en rendre compte, elle avait remué en lui des souvenirs et des passions sinon éteintes, du moins endormies. Mais les


DE VALLOMBREUSE. 39

chevaux l'entraînaient rapidement loin d'elle, bientôt il l'oubliera comme tant d'autres qui passèrent à ses côtés et sur lesquelles il avait aussi jeté un regard, puis qu'il avait oubliées ! Comme si tout dans la vie était fait pour l'oubli, comme le vent qui soulève et rejette la poussière s'en va plus loin en soulever d'autre !



VIII

La chaise de poste roulait emportée dans un tourbillon de poussière : Térésa, toujours immobile, la regardait s'éloigner. C'est que la voiture ou plutôt les voyageurs qu'elle entraînait venaient, sans s'en clouter, de lui révéler toute une autre existence que la sienne : le voile épais qui jusqu'alors avait couvert


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sa vie venait de se déchirer. — Elle la voyait maintenant, cette vie, claire comme un beau jour, mais au bout il y avait un brouillard au-dessous duquel était un précipice où allaient tomber ceux qui ne regardaient pas à leurs pieds, ceux qui, marchant en aveugles, ne se donnaient pas la peine de tâtonner.— Irait-elle s'y jeter ? —Aurait-elle la force de s'arrêter sur ses bords ? — Le tourbillon qui entraîne la masse l'emporterait-il ou la laisserait-il sur le chemin , obscure et ignorée ? — Non, elle marchera d'un pas ferme; si elle tombe, elle ne sera pas la première ni la seule.

Dès lors, le ciel lui parut moins beau et sa chaumière encore plus triste ; elle se ressouvint du livre que le jeune homme lui avait donné et qu'elle tenait toujours à la main ; elle l'ouvrit : il contenait les gravures et les descriptions des principales villes de l'Italie; elle en tourna les pages avec une fiévreuse impatience, les dévorant du regard. Elle parcourut ainsi, sans se déranger, les rues de


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Nice et toutes ses places, admirant ses collines avec ses maisons sculptées et ses madones aux coins des rues ; en tournant la feuille, Gênes-la-Superbe, couchée au fond de son golfe, comme une reine endormie ; le palais Doria pour roi, et, pour sujets, ses riches villas éparpillées par toute la campagne. A Livourne , elle s'arrêta devant la statue de Ferdinand Ier et la madone de Montonero ; puis Florence, ce berceau des Médicis , qui, en été, a l'air de n'aspirer qu'au sommeil de la Belle-au-Bois-dormant ; elle se promena dans le palais Pitti et dans la cathédrale appelée par les Florentins Duomo ; clans les belles allées des Cachinès, bois de Boulogne de Florence; ensuite ce fut Rome, si connue du monde entier ; elle visita toutes ses églises, parcourut les sombres portiques du Colisée, franchit le seuil du Vatican, gravit le mont Capitolin et erra dans le Forum ou Campo-Vaccino ; et enfin Naples, de laquelle les étrangers disent : « Voir Naples et mourir ! » — Cette reine de la


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mer est donc bien belle, puisque après l'avoir vue le souvenir emporte assez de choses pour ne plus rien désirer !

Le désir de voir cette ville lui passa par la tête : pendant plusieurs jours, elle ne songea qu'à mettre son projet à exécution. L'ermite fut oublié; on ne la vit plus rôder autour du monastère, ni parcourir le cimetière avec des yeux inquiets ; elle rassembla ses hardes , en fit un paquet , conduisit la vache et les chèvres à une pauvre femme qui demeurait non loin de là; elle ferma la porte de la chaumière, lui disant un dernier adieu, et en jeta la clef au loin ; elle alla encore une fois prier sur la tombe de sa mère adoptive . Elle aurait bien aimé voir une dernière fois le bon ermite, mais les règles du couvent défendaient de laisser entrer les femmes : enfin, son sac sur le clos, un bâton à la main, elle s'éloigna en pleurant des lieux qui l'avaient vue grandir.

Avant de sortir de la vallée, elle gravit un coteau, pour de là jeter un dernier regard à


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sa chaumière et à l'ermitage. Le coeur bien gros, elle continua sa route, ne s'arrêtant que pour demander le chemin de Naples. Bien souvent le voyageur se retournait pour regarder cette enfant si jeune et si belle, et lorsqu'il l'interrogeait sur le lieu vers lequel se dirigeaient ses pas :

— Naples ! répondait-elle, avec un sourire rempli d'espoir.

Mais bientôt le pain qu'elle avait emporté vint à lui manquer, ses poches vinrent à se vider du peu de menue monnaie qu'elles contenaient, ses chaussures et ses vêtements s'usèrent, et Térésa était encore loin de Naples ! Mourante de faim et de fatigue, elle se décida à tendre la main ! Alors elle regretta sa chaumière, son pain noir et son lait pur que chaque jour elle trouvait à la même place : l'envie de s'en retourner la prenait bien par moments, mais elle était déjà trop loin ! Elle passait les nuits dans quelque grange, se couchant sur une botte de paille qu'elle étendait par terre; puis, le matin,

3.


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elle repartait de bonne heure, afin de pouvoir arriver sans retard au bourg voisin et y demander la charité aux passants !

Pauvre Térésa ! comme il lui en coûtait ! comme son orgueil souffrait ! mais ces deux mots : « Voir Naples ! » étaient le talisman ou plutôt le remède qui guérissait tous ses maux. Le soir elle lavait ses pieds ensanglantés dans quelque ruisseau limpide ; puis, s'asseyant près d'une source, elle mangeait, en l'arrosant de ses larmes, le pain de la charité. Lorsqu'elle ne trouvait pas de gîte pour passer la nuit, elle se couchait dans l'herbe au pied d'un arbre; le chant des grillons et le murmure du vent dans les feuilles berçaient son sommeil. Que lui importait à elle, l'enfant des bois, de passer la nuit sous un ciel pur parsemé d'étoiles ; de recevoir sur le visage les pâles reflets de la blanche lune! son imagination poétique aimait à s'abreuver des belles nuits du Midi qui n'existent que là où croissent l'oranger et le grenadier. Elle allait en moisson glaner des


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souvenirs ; elle qui, sans le savoir, avait déjà ses greniers pleins d'épis ! La nature ne lui avait-elle pas révélé tous ses mystères? elle l'avait vue aride, sauvage, fertile et riche; que pourrait-elle comparer à ses hautes montagnes couvertes de neiges éternelles et qui ont à leur pied un printemps toujours nouveau? En hiver, elle avait vu tomber la neige, rouler les avalanches ; et en été , verdir l'herbe, croître les sapins, couler les sources, tomber les cascades du haut des rochers ; elle avait entendu gronder le tonnerre et senti trembler la montagne ; ses yeux avaient, durant ses longues nuits d'insomnie, suivi les astres dans leur cours; le soleil ne s'était jamais levé ni couché, depuis qu'elle habitait la chaumière, sans qu'elle le saluât par sa présence; la lune n'avait paru ni disparu, sans qu'elle levât vers elle ses beaux yeux clairs et limpides , lui demandant qui l'avait créée si belle et qui la faisait paraître et disparaître avec tant de régularité. Elle aimait la lune plus que le soleil : sans doute parce que la


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lune est la fée bienfaisante , la vierge poétique, la reine et la protectrice de toutes les âmes qui vivent par la poésie ! Le jour elle se cache , la nuit elle luit, régnant sur tout ce monde de penseurs dont l'imagination est la force mobile. — Térésa aimait encore la lune parce qu'elle lui tenait lieu de glace en dessinant ses formes aériennes. Elle ne se sentait plus seule : une compagne de son âge, de sa taille, belle et ravissante comme elle, 'accompagnait sans cesse, ne la quittant jamais; elle s'arrêtait parfois pour la regarder, lui parlait même, mais n'en recevait aucune réponse. C'était l'image de son corps, mais sans vie et par conséquent sans âme et sans volonté !


IX

RINALDINI

Térésa était arrivée sans accidents sur le territoire du royaume de Naples.

Après avoir marché tout un jour dans un pays montagneux et boisé , la nuit vint la surprendre au milieu d'une sombre forêt : épuisée par la fatigue et la faim, elle s'assit à .terre et finit par s'endormir ; mais soudain


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elle est réveillée par la pression d'une main rude s' appuyant sur son bras : elle ouvrit les yeux, et à la faible clarté des étoiles elle vit trois hommes à figures sinistres la contemplant avec curiosité. Elle poussa un cri d'effroi. Les trois bandits étaient armés chacun d'un fusil à double coup ; une espèce de sac ou gibecière était suspendue à leur côté; leurs têtes étaient couvertes d'un grand chapeau à larges bords ; une veste avec de gros boutons, une culotte allant jusqu'aux genoux, des guêtres par-dessus leur chaussure, complétaient leur accoutrement. Ils lui demandèrent d'où elle venait et où elle allait ; mais elle ne put leur répondre, la frayeur lui avait paralysé la langue.

N'en pouvant rien tirer, les bandits s'entretinrent quelques minutes ensemble , puis lui firent un geste qui lui ordonnait de les suivre. — Térésa était plus morte que vive, ses jambes la soutenaient à peine. Après une marche d'un quart d'heure au travers des fourrés les plus épais, ils entrèrent, par une


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fente pratiquée dans le rocher, dans un immense souterrain qu'éclairait une lampe accrochée à la voûte. Une fumée de tabac entourait comme d'un voile épais six ou sept brigands assis autour d'une table sur laquelle il y avait des pots et des verres remplis de boisson, puis quelques jeux de cartes dégoûtants de saleté.

A la vue de leurs camarades, ils se levèrent et demandèrent quelles nouvelles ils apportaient ; mais leurs yeux se fixèrent sur la jeune fille qui, toute tremblante, s'était appuyée contre le mur ; ils s'approchèrent d'elle pour mieux la voir, et, la trouvant si belle, ils se mirent à rire de joie et à battre des mains, en criant : Bravo ! et, offrant leurs verres aux nouveaux arrivés, ils burent à leur santé.

L'un d'eux, plus hardi que les autres, portait déjà la main sur Térésa, lorsque l'un des trois bandits qui l'avaient amenée, saisissant son fusil, se plaça devant elle et lui dit :

— C'est Coeur-de-Loup , Tête-Rousse et


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moi qui l'avons prise ; c'est donc à nous qu'elle appartient. Le premier qui s'approchera d'elle, je l'assomme avec la crosse de mon fusil ! à nous trois, dit-il à ceux qu'il venait de nommer ; tirons-la au sort !

Térésa n'en entendit pas davantage, le brouillard qui était devant ses yeux devint plus épais, la tête lui tourna et elle tomba à la renverse. Ils s'empressèrent de la relever, le sang coulait à flots d'une blessure qu'elle s'était faite à la tête ; ils la placèrent sur un matelas, étanchèrent le sang, et lui firent prendre de l'eau mêlée d' eau-de-vie : mais elle ne reprit pas aussitôt connaissance : ils la laissèrent donc reposer et retournèrent s'asseoir à la table, où ils continuèrent à jouer et à boire.

Tête-Rousse, à qui Térésa était tombée en partage, se prit de querelle avec l'un de ses camarades.

— Je te dis, hurlait-il, en jetant les cartes loin de lui, que tu triches ; je ne joue plus avec toi !


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— C'est parce que j'ai gagné, répondit l'autre ; cela n'empêche pas qu'elle est à moi.

— Qu'est-ce qui est à toi ? Je te dis que ce n'est pas vrai ! tu es un trompeur ; nous verrons si elle est à toi ! — et il lui montra le poing.

— N'est-ce pas moi qui viens d'amener le roi de trèfle sur la table? et comme tu n'avais pas d'atout tu as jeté tes cartes. N'est-ce pas vrai? regarde...— et il lui montrait le roi de trèfle qu'il tenait à la main.

Tête-Rousse échauffé par la boisson, prit un pot de bière et le lui jeta- par la tête ; l'autre en fit autant. Ils se mirent à jurer et à hurler, se prirent par le corps et luttèrent ensemble, bousculant la table, les chaises et les pots ; tout roula par terre. Les autres bandits essayèrent de les séparer, mais il leur fut impossible, car ces deux furieux donnaient des coups de couteau !

Tout à coup le bruit cessa, les couteaux rentrèrent dans les poches, et chacun se tint


54 L'ERMITE

debout immobile et muet. On eût dit la baguette d'un magicien s' étendant sur cette masse ignoble. — C'était plus !

Un homme de haute stature, vêtu comme le reste des brigands, plus un turban écarlate en guise de ceinture, où pendaient deux pistolets enrichis de pierreries et un poignard finement sculpté ; au petit doigt de la main gauche étincelait une bague surmontée d'un gros diamant. Ses traits, quoique farouches , étaient beaux ; une barbe et une moustache noires les rehaussaient encore ; ses mains étaient plus blanches que ne le sont ordinairement celles des gens de sa profession.

— Qu'est-ce? dit-il en entrant; c'est ainsi que les choses se passent en mon absence ! Je veux savoir la cause de la querelle dont je viens d'être témoin.

Tous les yeux étaient baissés; ces hommes, si animés quelques instants auparavant et se déchirant comme des loups, étaient maintenant doux comme des agneaux. —


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Aucun ne répondit aux questions du chef.

— Parlez, dit-il, ou je vous écraserai tous comme des chiens que vous êtes ! Puis, s' adressant au plus jeune nommé Piecld' Ours : — Réponds-moi, ou je te tue comme une mouche, — et, tirant son pistolet, il le braqua sur lui.

Les menaces du chef n'avaient pu délier les langues, mais le canon de son pistolet et sa main sur la détente y parvinrent enfin : Pied-d'Ours raconta en peu de mots tout ce qui s'était passé et montra la jeune fille étendue sans mouvement, presque sans vie, sur le grabat. — Le chef s'approcha d'elle, la lampe en main.

Une pâleur mate était répandue sur tous ses traits; ses longs cheveux noirs étaient épars autour d'elle ; ses yeux à demi fermés avaient presque autant d'éclat qu'ouverts ; les longs cils noirs de ses paupières faisaient paraître sa peau plus blanche, et dans sa bouche entr'ouverte on découvrait deux rangées de petites dents aussi blanches et aussi


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brillantes que l'émail. — Il la regarda longtemps ; puis, étendant la main sur elle et se retournant vers les brigands en leur jetant un regard de lynx, il leur dit :

— Qu' aucun de vous ne touche à cette femme, elle est à moi !

Tous demeurèrent dans le silence, pas un n'osa élever la voix ; pas même Tête-Rousse ! — Le chef avait parlé. — Ses moindres signes étaient des ordres; il leur avait plus d'une fois prouvé qu'il ne menaçait pas en vain. — Après.qu'il les eut appelés tous par leurs noms, il leur commanda de prendre leurs fusils qui étaient accrochés au mur et de sortir de la caverne ; puis il leur enjoignit de ne rentrer que le matin, ajoutant qu'il ferait sa ronde et verrait ainsi si chacun était à son poste.


X

Lorsque le dernier eut disparu, il s'approcha doucement du lit où reposait Térésa ; il s'assit et prit dans ses mains la blanche main de la jeune fille, puis il la porta à ses lèvres brûlantes et y déposa un tendre baiser. — Cette douce étreinte la réveilla : ses yeux s'ouvrirent et rencontrèrent ceux de Rinaldini.

Le regard du jeune chef était si doux et


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si rempli d'amour ! mais l'aspect de la caverne, le souvenir de ces figures hideuses qu'elle venait d'y voir, les lui tirent fermer. Une larme roula le long de ses joues pâlies ; Rinaldini l'essuya avec un fin mouchoir de batiste qu'il tira de sa poche.

— Enfant, lui dit-il en se penchant sur elle si près que leurs souffles se confondirent , — dors-tu? — Reveille-toi ! — Par Dieu et la madone ! il ne te sera rien fait ; ouvre encore une fois tes beaux yeux , laisse-moi revoir ton doux regard de tout à l'heure ; mon âme était plus calme lorsque tu me regardais, j'ai cru voir la madone qui me souriait!

Térésa rouvrit les yeux, et Rinaldini se mit à genoux devant elle ; puis il reprit :

— Oh ! merci, mon ange, car tu es belle comme doivent l'être les anges du ciel ! ne crains rien des hommes affreux que tu as vus ici ; ils ne sont plus là, tu ne les reverras plus, tu ne respireras plus le même air qu'eux. Viens, je te porterai dans un palais resplendissant d'or et de pierreries, tu seras ma


DE VALLOMBREUSE. 59

reine , je serai ton esclave ! reviens à la vie ; ne meurs pas, car je te suivrais dans la tombe !

La jeune fille écoutait en silence les paroles de cet homme. C'était la première fois qu'elle entendait quelqu'un lui parler ainsi. — Elle se dressa sur son lit en continuant à le regarder. — Il l'étreignit alors avec force, puis la couvrit d'un grand manteau, et, la prenant dans ses bras, il sortit avec son doux fardeau. Elle ne dit rien, elle n'avait plus peur, le regard de cet homme l'avait fascinée ! — Il la tenait fortement appuyée contre son coeur qui battait à se rompre ; au lieu de s'éloigner, elle se rapprochait encore de lui ! — Lorsqu'ils furent en plein air, tous deux respirèrent plus librement. — Rinaldini marchait si vite, que Térésa voyait disparaître les étoiles sans avoir le temps de les contempler. — Il gravit les montagnes avec la légèreté du chamois, sautant comme lui sur la pointe des roches sans crainte de tomber dans les précipices !


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Après une longue course, il arriva dans une gorge resserrée formée par des rochers ; dans l'un d'eux se trouvait une cavité profonde où se cachait une porte qu'il ouvrit, et il entra dans une chambre meublée avec élégance. — Elle était tendue de damas jaune couleur d'or; tout autour il y avait de magnifiques divans, et les murs étaient couverts des plus belles glaces de Venise. — Mais Térésa ne voyait rien, ou plutôt ne voyait que lui ! — Il la déposa sur un lit garni de satin.

Lorsqu'elle fut un peu remise, elle jeta autour d'elle des regards étonnés ; c'était bien là ce qu'elle avait rêvé tout enfant : ces riches tentures, ces meubles, ces lustres brillants, elle les connaissait déjà; il y avait longtemps qu'elle les avait vus, tous ces objets n'étaient plus nouveaux pour elle. — Cependant elle croyait être sous l'empire d'un rêve, et, secouant sa jolie tête, elle se demanda si elle dormait. — La voix de Rinaldini lui prouva le contraire.


DE VALLOMBREUSE. 61

— Térésa, lui disait-il, je t'aime, aimemoi aussi, rends-moi le plus heureux des mortels; moi, je t'aimerai comme j'aime la madone, car tu lui ressembles : tu es peutêtre sa soeur qu'elle a envoyée ici pour charmer et embellir ma vie ! — Oh ! parle ; j'aime tant à entendre le son de ta voix... Mon âme boit à longs traits toutes les paroles qui sortent de ta bouche ; nos âmes sont soeurs, elles se sont déjà rencontrées dans le monde peuplé par les sylphes !... Ne crains donc pas de la laisser errer avec la mienne ; elles prendront ensemble leur essor et s'envoleront vers des sphères inconnues aux simples mortels! Là, nous serons heureux comme le sont les anges, notre bonheur ne sera troublé par rien d'éphémère, les jours et les nuits seront sans fin. — Dis-moi que tu m'aimes et que tu n'appartiens pas à la terre, toi dont la beauté a quelque chose de céleste qui refond et remue mon âme ! Je crois voir en toi une de nos blanches madones recouverte d'habits grossiers !... Oh ! je t'en prie,

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ma Térésa que j'adore, dis-moi ce mot que je mendie depuis une heure !

La jeune fille passa ses jolis bras autour du cou de Rinaldini, l'embrassa, et, penchant sa tête sur son épaule, lui dit tout bas à l'oreille : — Je t'aime !

— Oui, je t'aime depuis longtemps, reprit-elle, car je t'aimais déjà tout enfant. Lorsque je courais seule dans nos grandes bruyères, un ange venait avec moi et s'asSeyait à mes côtés aux bords des ruisseaux ; j'entendais le vent murmurer clans ses blanches ailes, il avait ta figure, il parlait comme toi. — Oh ! je m'en souviens maintenant ; c'est que tu étais plus jeune, car tu n'avais pas cette longue barbe pareille à celle de l'ermite qui habite nos montagnes et qui m'apprit à lire ; mais je t'aime mieux comme cela: en te voyant je penserai à lui et à toi! à lui, qui prie pour nous afin que la Vierge nous protège !

Et tous deux s'embrassèrent avec amour.

— Pourquoi, toi qui es si beau, étais-tu


DE VALLOMBREUSE. 63

avec ces hommes si laids et si méchants? Je ne l'ai pas rêvé, c'est bien là-bas dans cette chambre noire que je t'ai revu. — N'y retourne plus, ils te tueraient, ces hommes, comme ils ont voulu me tuer !

— Chasse loin de toi , mon ange , tous ces souvenirs qui viendraient troubler ton sommeil par des rêves affreux; ne pense et ne vois que moi; prie la madone, prie-la surtout pour moi, toi qui es aussi pure qu'elle et à qui elle ne doit rien refuser.

— Mais je n'en vois pas ici, pour que je puisse me jeter à ses pieds et l'invoquer?

— Lève-toi, enfant, et viens ; je vais t'en montrer une qui lui ressemble.

Et il la conduisit devant une glace.

— Vois ! continua-t-il , c'est comme cela qu'elle est, toute vêtue de blanc; elle a tes traits et doit avoir ta voix ! C'est pourquoi je t'aime, mon ange aux jolis yeux noirs. — Et il les embrassa tout en passant ses mains dans ses longs cheveux.

— Pourquoi, lui dit-elle, as-tu un grand


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couteau et deux pistolets garnis de belles pierres à ta ceinture? les hommes de ton pays en ont-ils tous comme cela?

Rinaldini ne s'attendait pas à cette question ; son visage se décomposa, il ne sut que répondre.

— C'est pour chasser les chamois, dit-il enfin ; les pistolets servent à les tuer et le poignard à les dépecer,

— Comme il est beau ton poignard ! je voudrais bien en avoir un pareil.

— Tiens, je te le donne, ma Térésa; seulement prends garde, la lame en est si fine et si tranchante qu'elle couperait tes jolis doigts; ne le sors jamais du fourreau.

Elle le prit avec une joie d'enfant, le tourna et le retourna dans ses mains, puis tout à coup le lui représenta :

■— Je te le rends, dit-elle ; à quoi me servirait-il puisque je ne puis le sortir de son élui ? et puis je t'en priverais ; non, je n'en veux pas ! il y a peut-être encore du sang après ! —Lorsque je te voyais autrefois avec


DE VALLOMBREUSE. 65

tes blanches ailes, tu n'en avais pas ; tu ne chassais pas le chamois. — Pourquoi poursuis-tu et détruis-tu ces pauvres bêtes qui aiment la vie autant que nous ?—Ne les chasse plus; je crois que si je t'en voyais tuer une, je ne t'aimerais plus comme je t'aime !

— Sois tranquille, mon ange, je te promets de n'en plus chasser.

Le jour les surprit s' entretenant encore ensemble. Rinaldini se ressouvint de la promesse qu'il avait faite à ses bandits ; aussi après avoir montré à Térésa deux autres pièces, dont l'une était un cabinet de toilette et l'autre une bibliothèque, il l'engagea à se coucher. — Lorsqu'elle fut endormie, il déposa un tendre baiser sur son front, enviant ce doux et paisible sommeil de l'enfance; puis il prit ses pistolets et son yatagan et sortit en emportant la clef.

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XI

Térésa dormait encore lorsque Rinaldini revint. Il se plaça à côté du lit en attendant son réveil, n'osant interrompre ce bienfaisant repos. Elle était si belle et si séduisante, endormie !... Ses formes étaient si pures et si légères qu'on l'aurait volontiers prise pour


68 L'ERMITE

une sylphide ! — Il ouvrit une lucarne élevée pour donner de l'air à la chambre et pour rafraîchir le front de la jolie dormeuse, qui était brûlant et sur lequel il posa légèrement la main. Elle se réveilla à ce doux contact, et leurs sourires comme leurs baisers se confondirent.

— Comme je t'aime! lui disait-elle, tu es beau ! ton regard est doux !... Puis le serrant plus fortement : — M'aimes-tu comme je t'aime ?

— Qui te dit, enfant, que je ne t'aime pas comme tu m'aimes? ton âme qui sait tout n' a-t-elle pas deviné la mienne? Maintenant encore elles sont ensemble confiantes l'une envers l'autre. Pourquoi ne le seraient-elles pas ? — Dieu ne les a-t-il pas créées l'une pour l'autre?... Mais tu parais inquiète; qu'as-tu, mon ange?

— J'ai fait un si vilain rêve qu'il me fait encore peur.

— N'est-ce pas de moi, de celui qui t'aime, que tu as rêvé ?


DE VALLOMBREUSE. 69

— Je n'ose pas te le dire ; d'ailleurs, ce n'est pas vrai... je ne puis le croire!

— Oh ! parle, ma Térésa ! celui qui t'adore ne se lassera pas de t'entendre, il est toujours avide de tes paroles ; vois, je suis à tes pieds t'écoutant.

— Oh ! non , ce n'était pas toi comme tu es là, devant moi ; c'était un autre homme qui te ressemble : il a une barbe, il est grand et il parle comme toi ! mais toi, tu es bon et lui a l'air méchant! mais si méchant que j'en ai eu peur!... — Il était avec ces hommes affreux, attaquant les voyageurs sur la route , leur prenant tout ce qu'ils avaient sur eux et les tuant lorsqu'ils résistaient ! — N'est-ce pas que ce n'est pas toi? dis-moi que tu ne m'as pas quittée ! tu me ferais peur sans cela! — Mais pourquoi donc es-tu si pâle? pourquoi tes yeux sont-ils si brillants?... Oh ! ne me regarde pas comme tu le fais, tu ressembles trop à l'autre !... Oh ! tu me fais peur, ne me regarde pas ainsi !

— Térésa, mon ange, le rêve de cette nuit


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te poursuit encore, tu crois voir en moi cette figure sinistre que ton imagination ardente a vue en dormant et qu'elle se retrace en ce moment : ôte tes jolies mains de ta figure et regarde-moi bien : tu verras que tu te trompes.

— Oh ! non, je ne puis m' abuser de la sorte, c'est bien là le son de sa voix lorsqu'il parlait à ses hommes, leur commandant de voler et de commettre des crimes! Je me rappelle encore qu'ils se battaient entre eux et que lorsqu'il entra, il leur jeta un regard pareil à celui que je t'ai vu tout à l'heure ! Ne fais plus d'aussi méchants yeux, car tu me ferais mourir !

— Est-ce bien ma Térésa qui parle de mourir lorsque je suis à ses pieds et que je les embrasse? Je t'en prie, cher ange, ne fais plus de semblable rêve ; vis et sois heureuse pour moi qui t'adore.

— Me promets- tu de ne plus me quitter , de toujours rester près de moi? car je crains à chaque instant de les voir entrer ; et si tu


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n'étais pas là pour les regarder comme tu l'as fait hier soir, ils me tueraient.

—Rassure-toi, Térésa, ce lieu n'est connu que de moi seul ; il y a loin d'ici à la caverne où tu les a vus.

— Où suis-je donc ici? Tout cela est bien beau, mais j'aime encore mieux courir dans les bois et grimper sur les rochers pour voir le ciel azuré et respirer l'air pur et frais ! Faudra-t-il donc que je reste toujours dans cette chambre?

Elle se mit à en faire le tour et elle trouva sur une chaise de beaux habits que Rinaldini lui dit être là pour elle ; elle les souleva et les admira l'un après l'autre, prit le plus beau et s'en revêtit ; elle roula ses longues nattes autour de sa tête en les faisant tenir avec deux grosses épingles garnies de diamants ; elle mit ensuite un collier, des bracelets et des boucles d'oreilles semblables. Lorsqu'elle fut habillée et qu'elle se fut bien mirée dans les glaces de sa chambre à coucher, elle alla rejoindre Rinaldini qui l'attendait dans la


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bibliothèque. Il crut, quand elle entra, voir paraître la lune escortée des étoiles ! Elle était éblouissante de beauté ; son allure était si fière que son port ressemblait à celui d'une reine ; la pose nonchalante qu'elle prenait par moments avait quelque chose d'adorable. Elle s'approcha doucement de lui, mit son bras de marbre sur son épaule et appuya sa tête contre la sienne.

— Rinaldini , lui dit-elle, tu m'as donné de beaux habits , de riches parures, tout ce qui m'entoure est superbe ; mais il me manque quelque chose.

— Je ne suis donc pas tout pour toi, Térésa ? quelle est cette chose qui te manque ? Si je puis te la donner tu l'auras ; tu l'aurais déjà, si j'avais pu la deviner! Est-ce l'air qu'il te faut? viens, je te conduirai dans un magnifique jardin où tu verras le ciel qu'il te faut pour vivre; où tu entendras chanter les oiseaux ; où il y a de beaux arbres et de beaux fruits , des parterres et des corbeilles garnis de fleurs de toutes les couleurs, des cascades


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et des ruisseaux au bord desquels tu pourras t'asseoir et rêver! Viens, mon ange, viens voir ce que je te réservais encore.

Il ouvrit une petite porte, puis il lui fit monter quelques marches, et tous deux se trouvèrent sur un perron, dominant le jardin qui était entouré de rochers. Térésa descendit avec une joie d'enfant les deux marches qui le composaient; elle respira de toutes ses forces l'air embaumé par les fleurs, parcourut avec Rinaldini les allées semées d'un sable si fin que leurs pas n'y laissaient aucune empreinte. Une cavité formant une grotte se trouvait dans l'un des coins du jardin : dans l'intérieur de cette grotte on voyait un banc de marbre blanc et une table pareille; le mur était tapissé de clématites, de lierre et de chèvrefeuille; une source tombant en cascade s'entretenait sans cesse avec l'écho, hôte de cet antre ! — Ils s'assirent tous deux au bord du ruisseau.

— Térésa, dit Rinaldini, tu as promis de m'aimer, tu m'aimeras et tu me rendras le


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plus heureux des hommes ! Mais , dis-moi, n'avais-tu jamais éprouvé le besoin d'aimer quand seule tu te couchais sur la fougère, regardant tes soeurs qui planent là-haut comme des vierges pudiques qui se cachent derrière le voile bleu de la nuit? N'as-tu jamais senti ton coeur battre lorsque minuit sonnait ? à cette heure où tous les êtres qui n'appartiennent plus à la terre y reviennent courant avec leurs longs suaires, dansant en rond dans les cimetières, leurs demeures, et qui, lorsque l'horloge sonne un seul coup, disparaissent laissant les êtres et les choses étonnés du spectacle infernal dont ils sont chaque nuit témoins? N'as-tu pas tremblé quand dans le murmure du vent une forme vaporeuse passait à tes côtés en poussant une plainte?... Pour moi, Térésa, depuis longtemps j'avais senti mon coeur battre plus violemment, car je t'avais remarquée là-haut au milieu de tes soeurs ; tu étais la plus belle de toutes ! Lorsque les pénombres enveloppaient les êtres et les objets, je te regardais, je ne


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vivais plus, je ne respirais plus ; c'était toi qui, en me versant un peu d' éther dans l'âme, me faisais exister ! A ces heures délicieuses Dieu me possédait ! Je sentais qu'il avait mis en moi un souffle de plus que lorsque le soleil m'éclairait ! Je n'étais plus le même homme ! —Bien souvent j'ai cherché l'amour dans l'aspiration des sens et je ne l'y ai jamais trouvé. J'ai voulu comme tant d'autres satisfaire les insatiables désirs qui me consumaient : mais maintenant, les émotions des sens ne me suffisent plus pour apaiser la soif qui me dévore; il me fallait le ciel, et le ciel c'est toi!...' Pardonne, ô Térésa, à ces vifs élans d'amour que tu m'inspires ; c'est, que je t'aime, vois-tu, avec passion, avec délire; je puis bien te le dire sans t' offenser, car je suis sûr que le ciel m'approuve ! Laisse-moi donc savourer à longs traits la coupe de bonheur que tu m'as remplie; n'interromps pas ce moment de joie céleste que je goûte en respirant l'air qui fait vivre ton âme ! La mienne est si heureuse de pouvoir plonger


75 L'ERMITE

dans les douces vapeurs qui s'exhalent de ton être, l'odeur d'ambroisie que tu répands autour de toi, embaume et pénètre à travers mon corps ! -— Sais-tu que je suis jaloux de l'air que tu respires? de la solitude qui te possède? de la lune et des étoiles qui attirent tes regards? du bruit de la nuit et du tremblement des feuilles qui frappent tes oreilles? — Sache donc que dans le délire de mes nuits je t'appelais à grands cris ; mais les échos seuls , habitants des lieux sauvages , me répondaient . — Lorsque quelque oiseau tapi sur une branche étendait ses ailes, prêt à s'envoler, je croyais te voir t'envolant vers des régions si élevées que mon âme ne pourrait t'y suivre ; et lorsque assis sur un rocher couvert de mousse et de joubarbe, ayant à mes pieds un ravin profond dans lequel roulait un torrent dont les eaux étaient bleues comme le ciel qui s'y reflétait, je croyais voir un cygne se plonger dans l'onde; et ce cygne c'était toi! Puis enfin, lorsque je passais près d'une Madone enveloppée de son long voile,


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je n'osais regarder cette Vierge si pâle et si belle; je fuyais son regard, qui cependant est bien doux! Il est comme le tien, Térésa!



XII

Les premières étoiles sortaient de leur lit de gaze, Térésa et Rinaldini étaient toujours assis au bord de l'eau, à l'abri des sapins qui mêlaient leur âpre senteur à la brise du soir qui , comme une rosée bienfaisante, rafraîchissait leurs fronts brûlants ; leurs mains étaient enlacées et leurs regards se confondaient dans une douce extase !


80 L'ERMITE

— Oui , je t'aime, Rinaldini ! disait Térésa; mais comme aiment les anges ! Je t'aime, non pour ta figure, mais pour ton âme que j'ai vue errer dans les bois sombres cherchant la mienne qui la fuyait ne la connaissant pas ; mais maintenant que toutes deux se sont comprises, la mienne ne fuit plus, elle reste avec la tienne et lui révèle les indéfinissables mystères qui lui étaient inconnus ! — Te rappelles-tu, lorsque j'étais couchée dans un antre noir et profond, que tu venais troubler mon sommeil? Courroucée, je te demandais qui tu étais et d'où tu venais. Tu disparaissais alors, effrayé par le son de ma voix qui tremblait de colère à la vue d'un être me poursuivant jusque dans le sein de la terre ! Puis, lorsque tu étais parti , je riais de ma fureur; mais je sortais si pâle de ma caverne, que la biche , en passant près de moi, bondissait et fuyait effarée par les bois déserts. L'oiseau cessait son chant et s'envolait sur la montagne. — Lorsque je m'arrêtais au bord de quelque torrent et me


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penchais vers lui pour me mirer dans ses eaux , effrayé il se précipait plus vite dans son noir abîme, gouffre sans fond, entraînant avec lui des pans de rochers , de l'herbe et des fleurs ! — Je n'étais pourtant pas hideuse à voir, mais j'étais blême comme le sont les vierges de marbre. Mon coeur était froid et mon front brûlant; dans ma tête s'entretenait un brasier ardent qui dévorait ma cervelle : je me roulais dans les longues herbes où le vent venait folâtrer, au pied d'un saule dont les branches tombant jusqu'à terre venaient en se jouant fouetter mon visage humide tout couvert de rosée. — Le sol tremblait sous moi voulant m'engloutir ; je riais , mais d'un rire si sauvage , d'un rire si retentissant qu'il réveillait dans la vallée les échos endormis ! Lorsque minuit sonnait , j'entendais la cloche du monastère de Vallombreuse s'agiter fortement : c'était l'heure où les moines priaient pour les morts ! Au lieu de m' agenouiller et de faire comme eux je restais nonchalamment couchée sur le

5.


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côté , écoutant en silence tous les bruits qui se faisaient au-dessous de moi : c'étaient les morts qui sortaient de leurs tombeaux et qui dansaient autour de moi, me faisant signe , avec leurs mains décharnées , de prendre place parmi eux; mais je me gardais bien d'y aller, ils auraient voulu m'emmener dans leur sombre royaume ! Non pas que j'eusse peur, mais leurs froids ossements et leurs blancs linceuls me glaçaient d'horreur ! Mais mon bon ange accourut près de moi ; il étendit sur moi ses ailes protectrices , et dès lors il ne me quitta plus : je le revis toujours sur la montagne ou dans la vallée, dans les antres des rochers ou au chevet de mon lit de mousse! Mon bon ange, c'était toi car je t' ai reconnu : seulement je l'ai trouvé vieilli, et puis tu n'es plus aussi blanc, une vapeur noire t'environne : éloigne-la, afin que je te voie mieux.

Le jeune chef savourait une à une les paroles qui sortaient de la bouche de Térésa. Rentrons, mon ange, dit-il; l'heure du som-


DE VALLOMBREUSE. 83

meil est arrivée ; — il l'arrêta sur le seuil de la porte, et lui prenant la main il reprit : — Térésa , jure-moi ici, devant le Dieu que tu adores et la Vierge qui t'entend, que tu seras ma femme, que tu n'aimeras jamais que moi !

Térésa leva les yeux au ciel et étendit la main : — il lui passa alors un anneau au doigt, comme gage de son serment. — Dès que Térésa fut endormie, il la quitta comme la nuit précédente.



XIII

Le jour avait paru depuis longtemps, et Rinaldini n'était pas encore de retour.

Térésa en se réveillant se trouva seule; elle le chercha de tous côtés, puis l'appela; mais aucune voix ne répondit à la sienne. Les oiseaux seuls gazouillaient dans les arbres du


86 L'ERMITE

jardin; elle alla s'asseoir à la même place que la veille, et là elle rêva en l'attendant.

Seule avec Dieu au sein de la solitude, elle se ressouvint de ses projets , de son vif désir de voir Naples. Ce qu'elle avait sous les yeux était beau, sans doute , mais n'était plus nouveau pour elle, tandis qu'à Naples elle verrait tant de choses qu'elle n'avait jamais vues ! Elle y verrait cette seconde immensité qui ne tonne pas , mais qui rugit et qui est pis dans sa colère que tous les vents en fureur! Elle aimait Rinaldini, mais le désir de contempler le Vésuve l'emportait sur son amour; elle voulait bien être sa femme, mais à une condition et cette condition elle la lui ferait connaître.

Ce rêve venait à peine de s'évanouir lorsqu'elle le vit paraître devant elle, le sourire sur les lèvres; quand il lui eut donné quelques explications sur son absence prolongée, ils firent la paix et ils s'embrassèrent comme des êtres heureux !


DE VALLOMBREUSE. 87

Après quelques moments de doux recueillement, Térésa rompit le silence :

— Rinaldini , dit-elle, tu me demandais hier d'où je venais et où j'allais ? — Je t'ai répondu : je viens de la montagne ; — mais où je vais, je ne te l'ai pas encore dit. — Je t'ai aussi parlé de l'ermite que j'aime et que je vénère, comme je vénérerais mon père si je le connaissais. — J'ai remarqué que lorsque je t'en parlais ton front se rembrunissait. Pourquoi, ami?

— Cet homme mérite sans doute ton affection, mais tu as plus que de l'affection pour lui ; tu as presque de l'amour ! Térésa, mon ange , ne me parle plus de lui, je serais capable de haïr cet homme qui se place entre moi et mon idole.

— Si tu le connaissais comme moi , tu ne pourrais t' empêcher de l'aimer : sur son front on voit des rides profondes; les chagrins, les souffrances et les privations se joignant à la vie austère qu'il mène, ont courbé ce front altier; son corps est déjà voûté, et


88 L' ERMITE

pourtant ce n'est pas le poids des années qui le fait ainsi s'incliner vers la tombe ! Je ressens pour lui une sainte affection que je lui conserverai toujours. Ne m'en veux pas, ami; n'as-tu pas mon coeur, que je t'ai donné sans retour? Lui n'a fait que s'y blottir dans un coin, mais n'en a rien pris; tandis que toi, méchant, tu l'as pris tout entier et je te l'abandonne sans regret.

— Tune comprends pas, Térésa, ce que c'est que la jalousie ! C'est un ver qui vous ronge,- qui vous dévore, et il faut aimer comme je t'aime pour être jaloux d'un homme qui t'a presque élevée, et qui a montré pour toi l'affection d'un père. Qu'il est heureux de n'aimer que Dieu!.. Sa pensée voltige sans cesse au-dessus de lui; son cerveau est comme un foyer d' éther qui en s' évaporant monte à travers les rayons de lumière , et va planer dans les sphères inconnues !

— Je ne t'en parlerai plus, puisque cela te fait tant souffrir; seulement en priant, je prononcerai son nom si bas, si bas, que la


DE VALLOMBREUSE. 89

Madone et les anges eux-mêmes auront de la peine à l'entendre. — Mais pourquoi voisje à chaque instant tes sourcils se contracter? serais-tu souffrant ? que t' ai-je fait ?

— Je souffre parce que tu n'es plus comme hier ; tu t'ennuies, Térésa. Que faut-il que je fasse pour te divertir? parle... je suis ton esclave, prêt à exécuter tes moindres ordres ; mais ne me demande pas l'impossible !

— Peux-tu croire que je m'ennuie près de toi ! Les heures s'écoulent si rapidement dans ces beaux lieux, et je suis si heureuse de te regarder et d'entendre ta voix ! Seulement ce que je n'ai pu te cacher, c'est le désir que je vais te faire connaître : j'avais rêvé tout enfant que je me trouvais dans un beau palais! — ce rêve s'est déjà presque réalisé. Plus tard, j'en ai fait un autre : celui de voir Naples !

— Pourquoi veux-tu me quitter, ma Térésa ?.. n'es-tu pas heureuse ici? — que te manque-t-il ? — Veux-tu la liberté ? veuxtu courir dans les bois avoisinants? Mais je


90 L'ERMITE

t'en supplie, ne va pas à Naples !.. Les hommes qui te font si peur t'y retrouveraient, et alors je ne serais plus là pour t'arracher de leurs mains ! ils te tueraient !

— Mais pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi? toi m'accompagnant, ils n'oseraient rien me faire ! — Qui te retient ici ? Là-bas il y a de si belles choses à voir, et, je le sens, je ne serai satisfaite que lorsque j'aurai vu l'écume blanche que la mer jette sur le rivage, ses vagues folâtres jouant et se débattant entre elles; je veux respirer sa brise salée et regarder voguer les barques ! Rinaldini , laisse-moi voir Naples et son golfe, et je serai tout à fait heureuse là auprès de toi !

— Je ne me trompais pas! Tu ne m'aimes pas, Térésa! tu me préfères tout! Ah! que t' ai-je donc fait pour si peu m'aimer , pour ne pouvoir me sacrifier une fantaisie? Je suis donc bien repoussant? Quel crime ai-je commis, si ce n'est celui de t' aimer plus que ma vie? Si tu la veux, je te la donnerai?...

— Rinaldini , je t'aime, quoique tu en


DE VALLOMBREUSE. 91

doutes , mais mon désir est presque aussi fort que mon amour pour toi, et je sens que si tu ne consens pas à le satisfaire, j'en mourrai de chagrin !

— Térésa , dit-il en lui prenant la main et la pressant sur son coeur , je ne veux pas que tu meures! Vois si je t'aime, puisque, au péril de ma propre vie, je consens à t'y conduire. Ne m'en demande pas davantage.

— Quel est donc le mystère qui entoure ton existence? Cette nuit tu m'as quittée, je le sais. Rinaldini , en vain tu me le caches, je l'ai deviné : écoute-moi, je te réitère ici mon serment que, quoi qu'il arrive et qui que tu sois, je serai ta femme ! — As-tu des chagrins? dis-les moi, je les partagerai; trop heureuse si, en les partageant je puis alléger ton fardeau.

— Enfant ! tu ne sais pas ce que tu demandes ; si tu le savais , tu ne m'aimerais plus. Qui sait même si tu ne me mépriserais pas !

— Je te jure que n'importe ce que tu


92 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

pourras me révéler, rien ne m'empêchera de t'aimer! Qui sait si je ne t'en aimerai pas davantage en te sachant malheureux !

— Térésa, tu es un ange de bonté et je t'avais bien devinée ; mais ne me demande plus mon secret, je ne pourrais pas te le dire, cela te ferait trop de peine. Un jour viendra où tu sauras tout !... pour le moment, n'en parlons plus.


XIV

— Te voilà donc à Naples , ma Térésa ! es-tu heureuse? es-tu contente? dis-le moi , mon ange ! Le bruit du port et le chant du lazzarone viennent seuls te trouver dans ta villa; viens t' asseoir sur la grève qui borde ton jardin, et de là tu pourras voir l'immensité! Tout est calme et silencieux;


94 L'ERMITE

une légère brise ride à peine la surface de ce lac d'argent ! aucun bruit dans les airs, un calme presque effrayant règne sur les eaux qui reposent sans mouvement! Ne sens-tu pas, Térésa, que ce spectacle porte à la mélancolie? Mais, enfant des airs, tu t'es déjà envolée vers ta céleste demeure ! reviens sur la terre. Vois ces blanches voiles flottant comme des cygnes qui plongent dans l'onde! N'entends-tu pas le bruit que font leurs ailes en fendant l'eau endormie, qui réveillée retombe en gouttes dans les sillons qu'elles ont creusés? Regarde aussi parmi ces brillantes étoiles : Vénus là-bas, qui marche vers nous pour nous annoncer l'arrivée de sa reine qui va sortir de l'onde le front ceint d'un diadème brillant ! Le flot qui semble l'apporter rentre dans ses profondeurs, ébloui par l'éclat de sa beauté ! Tu es belle comme elle, ô ma Térésa ; n' êtes-vous pas soeurs? Vois-la s'avancer majestueuse et triomphante, nous montrant ses légions étincelantes de pierreries qui, nuit et jour,


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environnent son trône ! Sa marche est fière , elle ne détourne jamais la tête; un nombre infini de milice disciplinée suit son char radieux ! Elle vole vers son céleste amant, qui la fuit craignant de l'embraser! — Elle l'appelle, mais en vain! insensible, il court, s'élance et disparaît bientôt. — Les astres étonnés la suivent en silence ; elle devient triste par moment, et voulant dérober les larmes qui coulent de ses beaux yeux elle se voile d'une gaze épaisse !

— Je la vois, Rinaldini , elle m'a même fait un signe de sa blanche main, m'appelant près d'elle et me montrant ma place vide à ses côtés; mais mes yeux suivaient cette barque que j'aperçois à l'horizon ; làbas la mer paraît plus agitée, les vagues sont plus fortes, elles rugissent en se cabrant autour de ce fragile esquif; quoique faible, il arrête ses coursiers fougueux 1 ! Vois comme ils bondissent! mais leur serrant le mors, il

1. Ses voiles.


96 L'ERMITE

les retient par le frein et dociles ils lui obéissent! La brise devient plus forte, les vagues arrivent jusqu'à nous; elles parlent au rocher avec mystère. Qu'ont-elles à lui dire? écoutons : je les entends murmurer, mais leurs murmures ressemblent à une plainte. Elles se fâchent et battent ce noir géant ; mais lui rit de leur courroux, leur écume devient blanche de rage, elles la lui jettent à la face et essayent de l'engloutir ; mais le monstre compte autant d'années qu'elles, il les a trop souvent vues en fureur pour s'en épouvanter. Elles se précipitent alors sur ses enfants habillés de varechs, et les coiffent d'une dentelle humide, les enlacent et les pressent dans leurs bras gluants : mais aussi forts que leur père, comme lui ils se moquent de leurs étreintes! — Ami, ne t'aperçois-tu pas que l'air devient plus frais et que le flot qui vient baigner nos pieds est plus glacé? Viens, rentrons, Rinaldini , j'ai froid!

Après l'avoir couverte d'un long châle, il l'entraîna sous une charmille entourée de jas-


DE VALLOMBREUSE. 97

mins et de seringas embaumant l'air de leurs parfums enivrants.

— Je te quitte, mon ange, mais je ne tarderai pas à rentrer. Savoure à ton aise ces belles nuits de Naples! Sous son beau ciel et près de la Méditerranée., elles ont plus de mystères et font rêver le poëte ! Pense à moi, Térésa , crois-moi sans cesse auprès de toi!

— Pourquoi t'en vas-tu toujours à l'heure où tout est silencieux, où tout dort d'un sommeil profond?

— Parce que c'est l'heure où sans crainte d'être dérangé par les vivants on converse avec les morts !

— Qu'as-tu à leur demander à ces ombres qui depuis longtemps ont passé? pourquoi évoquer leur souvenir? laisse-les dormir en paix; ils ne t'appellent pas, eux !

— Ils me révèlent des choses qu'eux seuls peuvent me dire ; ayant vécu sur cette terre des vivants et étant depuis des années dans le royaume des ombres, ils en savent presque autant que Dieu!

6


98 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

— Ne te glacent-ils donc pas d'horreur et d'effroi? n'exhalent-ils pas une odeur fétide qui corrompt l'air qui les entoure? on étouffe là où ils sont; n'y va pas , Rinaldini , reste près de moi !

— Laisse-moi partir, Térésa, ne me retiens pas, tu aurais peut-être lieu de t'en repentir !


XV

Le lendemain, Térésa sortit de bonne heure, recouverte d'un ample manteau et d'un voile épais : elle parcourut toutes les rues de Naples, vit une église ouverte, y entra et s'agenouilla devant l'autel de la Vierge. Après avoir fait sa prière, elle en fit le tour et sortit. Elle se promena à Villaréal et diri-


100 L'ERMITE

gea ses pas du côté de Portici . Sous les portiques du palais, elle rencontra une jeune fille qui chantait en s' accompagnant d'une guitare, ce qui était un peu mieux que demander l'aumône, mais revenait au même. Térésa se ressouvint combien il lui en avait coûté lorsqu'elle avait été forcée d'en faire autant. Alors, s' approchant de la mendiante, elle lui mit une pièce d'or dans la main, et la jeune fille, émerveillée de cette libéralité, la remercia avec effusion.

En s'en retournant, le soleil, qui comme une lave brûle les blancs pavés de Naples , l'obligea de précipiter sa marche. A ce moment, tout le monde rentrait, quelques voitures élégantes passèrent à côté d'elle, soulevant des flots de poussière qui rendaient la respiration presque impossible ! — En arrivant à la villa, elle trouva Rinaldini inquiet, l' attendant dans une pièce remplie de fleurs qui étaient continuellement arrosées par des jets d'eau entretenant une fraîcheur permanente. Tout était hermétiquement fermé au


DE VALLOMBREUSE. 101

dehors, et à l'intérieur on avait ménagé des courants afin que l'air circulât. — Elle se précipita toute haletante sur un verre d'eau qui se trouvait sur un plateau, l'avala d'un seul trait et tomba sans connaissance sur les dalles de la salle.

Rinaldini courut à elle, la souleva dans ses bras : son coeur ne battait plus, son front était froid, un souffle presque imperceptible sortait de sa bouche, une pâleur de mort était répandue sur tous ses traits, ses mains étaient livides !

Il la pressa avec violence contre son coeur, et fou de désespoir il appela les domestiques à son secours.

— Mon Dieu ! disait-il, toi que je n'implore jamais, aujourd'hui je me jette à tes pieds le front dans la poussière, je me compare au ver rampant !... Est-ce assez pour fléchir ta colère? Tue-moi seul, mais ne la tue pas. elle qui ne t'a rien fait !... Ne me ravis pas celle que j'aime plus que toute chose au monde !.,. Est-ce parce qu'elle sera


102 L'ERMITE

la compagne de ma misérable existence que tu veux me la prendre? Serais-tu jaloux de mon bonheur? Toi que l'on appelle grand !... Ne fais pas que je te maudisse ; fais-la vivre, et je serai encore capable de t' aimer et de bénir ton nom !

Les larmes coulaient brûlantes de ses yeux rougis. Il pleurait , l'homme superbe, le chef farouche dont un seul geste foudroyait les tigres et les loups ! Il criait comme un enfant ! — Les valets effarés couraient de tous côtés ; on mouilla le front et les tempes de la jeune fille, on lui trempa les mains dans l'eau glacée; mais les baisers de Rinaldini seuls la firent revenir.

— Rinaldini, lui dit-elle, — mais d'une voix si faible qu'il l'entendit à peine,— pourquoi m'as-tu rappelée à la vie? j'étais si heureuse !... Tout ce que j'ai vu ici-bas n'est rien en comparaison de la splendeur qui existe là-haut !

—- Es-tu donc si malheureuse, Térésa, que tu veuilles déjà me quitter? Ah ! je t'en con-


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jure, vis pour moi, vis pour le plus malheureux des hommes !

— Tu m'as dit que je serais ta femme, qu'un prêtre bénirait notre union. Où est-il ce prêtre? qu'il vienne, je l'attends aujourd'hui, ce soir même ! Peut-être alors reviendrais-je à la vie.

Son front devint brûlant, sa respiration haletante, ses lèvres contractées; son pouls était horriblement agité. Elle avait la fièvre, ses dents claquaient, ses membres frissonnaient, elle délira ! Rinaldini la crut folle et voulut se briser la tête à la corniche de son lit !

Un homme de l'art parut : il prit dans ses mains le bras de Térésa et il interrogea l'artère.

— La fièvre, dit-il ; une fièvre maligne qui mine et qui parfois tue !

Rinaldini le dévorait du regard, sa vie était suspendue aux lèvres du docteur.

— Homme savant, me réponds-tu de la vie de cet enfant? Parle, j'aime autant con-


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naître ma condamnation à l'heure même que de l'attendre avec des angoisses mortelles, ce serait deux fois l'agonie ; il en est assez d'une ! Oui, regarde-la bien; pour juger, il faut examiner; surtout ne porte pas de jugement téméraire; je ferais plus que de te maudire.

Le médecin haussa les épaules en signe de pitié.

— La diète et le repos : surtout point d'agitation, puis, nous verrons!

— Est-ce là tout ce que tu peux me dire? Est-ce là toute ta science? le premier venu m'en aurait dit autant. — Tu peux retourner d'où tu viens, car tu ne sers qu'à rendre mon désespoir plus poignant! Du reste cela vaut mieux, tu me la tuerais peut-être avec ta science! Et ce n'est plus à Dieu que j'en voudrais, ce serait à toi !

Lui aussi avait la fièvre, lui aussi délirait.

Au lieu de s'en aller, le docteur s'assit près du lit de la malade, observant les progrès de la fièvre. La journée se passa ainsi


DE VALLOMBREUSE. 105

qu'une partie de la nuit sans qu'on s'aperçût de la moindre amélioration.

Rinaldini non plus ne quitta pas le chevet de Térésa.

Lorsque le jour parut, il les trouva tous deux dans une terrible inquiétude, se regardant mutuellement sans oser s'adresser une parole. La journée n'amena encore aucun changement, mais vers le soir les pulsations diminuèrent et le docteur conçut un peu d'espoir ! Quant à Rinaldini , il n'entendait et ne voyait plus ce qui se passait autour de lui ; ses yeux étaient hagards, puis il faisait des bonds de tigre, voulant se jeter sur le lit en disant qu'il l' arracherait seul à la mort puisque personne ne venait à son aide.

Il passa la seconde nuit dans des souffrances atroces, menaçant sans cesse de se tuer. Enfin le troisième jour elle alla mieux, et lui respira et commença à revivre. Le quatrième au matin elle lui parla sans délire, l'embrassa et lui sourit. Dès ce moment elle alla mieux et bientôt la fièvre disparut com-


106 L'ERMITE

plétement . Il en devint fou, mais fou de joie et de bonheur. — Elle se levait maintenant, marchait et se promenait dans le jardin. — Il la suivait pas à pas, par crainte d'une nouvelle imprudence.

Un soir qu'ils étaient assis l'un à côté de l'autre, sous une tonnelle, les sons d'une mandoline parvinrent à leurs oreilles.

—- Comme la musique est belle ! ne trouves-tu pas, Térésa? surtout lorsque, comme maintenant, elle est mêlée aux accents plaintifs des vents et des flots. La brise nous l'apporte à travers l'espace, et les fleurs paraissent l'aspirer en passant.

— Comme cette voix est douce et mélodieuse ! C'est assurément celle d'une jeune fille. Fais-la entrer, Rinaldini ; je voudrais la voir. Je ne sais pourquoi , cette voix m'a émue...

C'était la jeune fille qu'elle avait rencontrée un matin sous les portiques du palais Portici .

— J'aime , sans savoir pourquoi, cette


DE VALLOMBREUSE. 107

pauvre enfant. Elle a l'air si malheureux et paraît si résignée... elle est comme j'étais avant de t'avoir vu !... Ne pourrait-elle pas rester auprès de moi? Je l'aimerais comme ma soeur. Veux-tu que je le lui demande? Elle y consentirait peut-être, et je ne serais plus seule lorsque tu me quitteras le soir.

Depuis que Térésa avait été malade, il avait oublié sa caverne et ses brigands ; il s'était uniquement occupé d'elle et n'avait plus songé à ses propres affaires. Il consentit donc volontiers à garder la jeune fille inconnue, puis, lorsqu'il la vit causer avec Térésa, il s' esquiva sans rien dire.



XVI

HÉLÈNE

— Vous voulez savoir l'histoire de ma vie, Madame, je vais vous la dire : ce sont des souvenirs qui dorment bien légèrement,, et il me suffit de soulever la toile qui recouvre les plaies saignantes de mon coeur pour me rappeler tous les maux que j'ai endurés :

7


110 L'ERMITE

Je suis née aux environs de Palerme ; mon père était Allemand et ma mère Italienne. Elle était fille d'un banquier dont mon père était le caissier. — Il n'avait pas de fortune, mais en revanche une figure charmante et des manières distinguées : son zèle , son exactitude et surtout sa grande bonté le firent chérir de tous ses inférieurs. Son patron l'aimait comme un fils, et le jour des réunions de famille il était admis à sa table ; puis après le dîner on le priait de se mettre au piano, et comme il exécutait très-bien il était applaudi avec enthousiasme après chaque morceau.

Le banquier avait une fille de dix-huit ans qui aimait beaucoup la musique : elle pria mon père de bien vouloir la guider dans l'exécution et le choix de ses morceaux. Us se virent alors bien souvent : tantôt c'était une répétition , tantôt une musique très-difficile à déchiffrer!... Leurs entrevues devinrent de jour en jour plus fréquentes. — Hélène, c'est le nom de ma mère, était gaie,


DE VALLOMBREUSE. 111

vive et un peu enfant gâtée; elle avait un frère plus jeune qu'elle de plusieurs années et une soeur déjà mariée. Quant à la mère d'Hélène , c'était une femme fière et altière, professant un grand mépris pour ceux qu'elle appelait des commerçants enrichis. Elle n'avait jamais pu pardonner à son mari, homme doué d'un coeur excellent, doux et affable envers ses subalternes , d'être né dans une position inférieure à la sienne. Elle descendait, par sa mère, d'une des premières familles du pays ; mais, sans fortune, elle s'était vue forcée d'épouser mon grand-père malgré elle : aussi, avait-elle pour principe de ne jamais faire faire à ses enfants de mariage disproportionné, ni de les y contraindre. Elle n'avait jamais approuvé l'admission de mon père à sa table, et faisait continuellement des scènes à Hélène sur ses fréquents rapports avec un jeune homme qu'elle nommait un plébéien ! Mais ma mère n'en tenait aucun compte et continuait à se faire donner des leçons par lui.


112 L'ERMITE

Un matin que son père était entré clans sa chambre, il la prit sur ses genoux, puis après l'avoir embrassée il lui dit :

— Hélène, te voilà grande, raisonnable et en âge de te marier : ta mère et moi y pensions depuis longtemps, mais en ce moment se présente pour notre chère enfant un parti acceptable sous tous les rapports. — Tu entreras dans une très-grande famille, tu auras un mari jeune et beau, portant un nom comme ta mère les aime et possédant de belles propriétés! je n'aurais jamais pu trouver mieux!... Tu te feras belle pour ce soir, mon Hélène , car il viendra dîner ici et passer la soirée. Sois charmante comme tu l'as toujours été !... Ne t'attriste pas, mon enfant; est-ce l'idée de nous quitter qui te chagrine? Pourquoi pleures-tu? c'est de l'enfantillage!... Si ta mère te voyait pleurer comme tu le fais, elle se moquerait de toi !... Voyons, pour te distraire, appelle ta femme de chambre et occupe-toi avec elle de la toilette que tu mettras ce soir. — Et il sortit


DE VALLOMBREUSE. 113

laissant ma mère plongée dans les larmes.

Mon père vint à l'heure habituelle, ne sa chant rien de ce qui s'était passé.

J'oubliais de vous dire que depuis long temps ils s'aimaient et qu'ils s'étaient promu de n'être jamais que l'un à l'autre.

En voyant Hélène avec des yeux gonflés, il lui en demanda la cause.

— On veut me marier, dit-elle; c'est ce soir que doit avoir lieu la présentation.

Mon père changea de couleur, et de rouge devint blanc.

— Hélène, lui dit-il , je suis pauvre, je n'ai que mon talent d'artiste ; parler de notre amour à tes parents serait de la folie ! ton père n'y consentirait jamais; quant à ta mère, ce serait encore bien pis !... fuyons ensemble ; un prêtre nous unira, je travaillerai pour te faire vivre; le veux-tu ?

Ma mère ne s'attendait pas à cette proposition et ne voulut pas y consentir.

Le soir, elle vit le jeune homme qu'on lui destinait : elle lui parla et il lui parut imbu


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d'idées mesquines. Il était beau, c'est vrai, mais à côté de mon père il n'était plus rien. Le jour de la signature du contrat fut fixé, et tout le monde se retira satisfait !

Hélène embrassa ses parents en leur disant bonsoir et rentra dans sa chambre d'où elle éloigna sa femme de service, puis elle mit un manteau sur ses épaules, traversa les couloirs et monta dans la chambre de mon père qui, ne l'attendant pas, était assis sur une chaise le coude appuyé sur une table et la tête dans l'une de ses mains qui froissait ses cheveux !

En la voyant entrer il crut à un malheur.

— Il n'est rien arrivé d'extraordinaire, dit-elle, c'est beaucoup sans doute d'être venue dans ta chambre, mais c'est le premier pas. —Je consens à fuir ! — Dans une heure je serai prête : tiens-toi à la porte du jardin avec une voiture, voilà la clef!

Mon père fut atterré, il lui avait fait cette proposition sans y avoir même réfléchi et sans se douter qu'elle accepterait.


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Ma mère retourna dans sa chambre, rassembla ses bijoux, prit quelques robes et en fit un léger paquet ; puis, lorsque tout le monde fut endormi, elle descendit dans le jardin et trouva mon père à la porte qui l'attendait plus pâle et plus tremblant qu'elle.

Le matin ils s'arrêtèrent dans un village assez éloigné de Palerme pour ne pas craindre les poursuites. L'émotion avait brisé ma mère, elle tomba malade : le peu d'argent qu'ils avaient emporté fut bientôt dépensé. — Mon père fut forcé de vendre quelques bijoux, qu'il porta chez un joaillier :

— Hélène , lui disait - il le coeur navré , retourne près de tes parents, ils te pardonneront : oublie-moi, je n'aurai jamais la force de te voir malheureuse et surtout par ma faute !

Mais elle lui fermait la bouche en lui répondant :

— J'ai quitté la maison paternelle, je n'y rentrerai plus ! Vends tout ce que j'ai, ne


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crains pas de me faire de la peine. Quand je serai mieux nous travaillerons ensemble et nous serons heureux et tranquilles; mais ne me parle plus de mes parents !

Lorsque ma mère put sortir, ils allèrent tous deux trouver un prêtre qui bénit leur union. Ce qui les rendit plus calmes. — Ils s'établirent à Cephala, petite ville sur le bord de la Méditerranée ; ce fut là que je vins au monde. —Mon père donnait des leçons de musique et ma mère brodait. Moi, je grandissais sur leurs genoux.

J'avais six ans lorsque que mon père mourut du choléra. Ma mère fut malade de chagrin, et durant sa maladie nos faibles ressources disparurent. Nous fûmes forcées de vendre notre mobilier pour payer le loyer et pour vivre. Lorsque ma mère se releva nous n'avions plus rien! Nous quittâmes notre appartement et nous louâmes une petite chambre qui ne coûtait pas cher.—Ma mère passait ses nuits à travailler ; j'étais bien jeune encore, mais je me rappelle que lorsque


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je la priais de venir se coucher elle me répondait :

—Nous n'avons pas de pain pour demain ; il faut que je termine cet ouvrage, pour avoir quelque argent.

Je pleurais en silence en voyant ses beaux yeux s'enfoncer dans sa tête et ses joues maigrir ! Elle se privait de tout pour me donner des choses meilleures! Elle m'apprit à lire et à écrire ; et s'apercevant que j'avais une très-belle voix, elle la cultiva et me fit jouer du piano. Un jour, rentrant de faire une commission , je la trouvai couchée tout habillée sur un misérable lit qui, avec une table et deux chaises, était tout notre ménage.

— Hélène, me dit-elle, je crois que je vais aller rejoindre ton père!... tu seras tout à fait orpheline!... C'est la seule pensée qui rende mes derniers moments plus pénibles!... Sois toujours pieuse, ma fille; prie Dieu et la Madone, pense souvent à ta mère et de là-haut je veillerai sur toi.

7.


118 L'ERMITE

Elle me raconta ce que je viens de vous dire, et ajouta : — Va trouver mes parents qui sont à Palerme, dis-leur qui tu es, disleur aussi qu'à mes derniers moments je les priais de me pardonner, et que je suis morte en prononçant leur nom !

J'étais si jeune que je comprenais à peine ce que c'était que mourir. Je croyais que je verrais toujours ma mère. — Elle mourut peu après et on l'enterra près de mon père !

L'homme chez lequel nous logions parla de me conduire aux Enfants-Trouvés ; je crus que c'était une prison et j'eus peur. — Ma mère m'avait laissé une boîte dans laquelle elle avait conservé une bague que lui avait donnée mon père et quelques papiers. — Je la pris et me sauvai !..

Sur la route je me ressouvins des dernières paroles de ma mère ; je demandai le chemin de Palerme. — Arrivée là, je me fis conduire chez ses parents , mais le concierge ne voulut pas me laisser passer.

Un homme , déjà âgé, nous entendant


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parler dans le vestibule ouvrit une porte et demanda ce que c'était : — Monsieur, répondit le serviteur en s'inclinant , c'est une enfant qui voudrait vous parler; mais comme elle a l'air d'une mendiante, je n'ai pas cru devoir la faire monter près de vous, madame m'ayant défendu de laisser entrer de pareils gens !

— Donnez-lui quelque chose, répondit cet homme !

Ah ! me dis-je en moi-même, on me prend pour une mendiante!.. Je repoussai dédaigneusement la main qui m'offrait une légère pièce de monnaie.

— Ce n'est pas l'aumône que je veux, lui dis-je , mais parler au maître de cette maison.

— Il est devant vous , me répondit-il ; que voulez-vous, mon enfant ?

Je lui racontai en peu de mots la mort de ma mère et ses recommandations ! — Il fondit en larmes en m'écoutant et me dit de le suivre. Nous montâmes un large escalier; là un valet nous ouvrit la porte et nous en-


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trames clans un grand salon assez richement meublé. — Une dame était assise dans un fauteuil autour duquel jouaient de jolis enfants qui l'appelaient grand' mère. — Un beau jeune homme était debout près de la fenêtre frappant avec ses doigts sur la vitre.

— Qui nous amenez-vous donc là mon père, dit-il, une mendiante? Mon Dieu comme elle ressemble à ma soeur Hélène !

— Que dis-tu là? reprit aussitôt la vieille dame en levant les yeux de dessus sa tapisserie ; tu sais bien que ce nom-là est depuis longtemps banni de la famille, je ne veux plus l'entendre !

Puis elle jeta les yeux sur son mari , et enfin m'aperçut.

— Qu'est-ce encore? c'est un peu fort! m' amener des gens déguenillés dans mon salon!... est-ce donc un hospice ici? que veut cette mendiante ?

— Je ne suis pas une mendiante , Madame, lui dis-je , exaspérée d'avoir été appelée trois fois par ce nom. — Je ne viens


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pas vous demander la charité, je viens parce que ma mère m'a dit de venir !

— Qui est ta mère? et pourquoi t' a-t-elle envoyée , si ce n'est pour mendier ?

— Ma mère était votre fille et, à son lit de mort, elle m'a recommandé de venir vous répéter ses dernières paroles!...

Et le souvenir de ma mère me fit pleurer.

— Sortez ! me dit ma grand' mère ! sortez de chez moi ! je ne vous connais pas... allez trouver votre père !... Si vous êtes vraiment la fille de la malheureuse Hélène , n'espérez rien de moi ni de ma famille; d'ailleurs je ne vous crois pas! c'est une imposture !

Elle sonna et un laquais parut.

— Mettez cette mendiante à la porte, lui dit-elle, et dites au concierge de ne plus me laisser monter de pareilles créatures !

La colère avait séché mes larmes.

— Je ne vous demande rien , il est donc inutile de me faire jeter à la porte de chez vous!... Je ne refuse pas d'en sortir, et vous


122 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

m' offririez d'y rester que je ne le voudrais pas !

Je descendis par où j'étais montée, puis à la porte je m'arrêtai pour regarder cette maison afin de bien la reconnaître.

Le même jour je quittai Palerme une mandoline à la main, allant de ville en ville, de porte en porte , en chantant les airs que ma mère m'avait appris. — Depuis j'ai bien souvent souffert de la fatigue , de la faim et de la chaleur; mais le souvenir de ma mère mourante ranimait mon courage abattu !

— Pauvre enfant, lui dit Térésa , c'est peut-être elle qui vous a envoyée près de moi pour faire cesser toutes vos souffrances! — Voulez-vous rester auprès de moi ? vous serez ma soeur; je vous aimerai , Hélène , je vous tiendrai lieu de mère ! Ne pleurez donc plus, enfant, vous serez heureuse maintenant, car vous ne mendierez plus !


XVII

Le lendemain Rinaldini lui dit : L'autre jour, ma Térésa, tu as manifesté le désir de voir notre union bénie par un prêtre; heureux de te satisfaire, j'ai fait tout préparer pour ce soir à minuit et je te conduirai à l'autel.

Lorsque l'heure fut arrivée, ils montèrent


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tous deux dans un élégant coupé qui les conduisit à la porte de l'église, où le prêtre les attendait debout devant l'autel. C'était un grand et beau prêtre au visage sévère, au maintien rigide et au regard perçant.

Térésa appuyée sur le bras de Rinaldini se soutenait à peine.

La nef était faiblement éclairée par les cierges de l'autel, le reste de la chapelle était plongé dans les ténèbres : le silence presque lugubre qui y régnait à cette heure ne fut troublé que par le bruit de leurs pas sur les dalles de pierre; il interrompit seul le sommeil profond des statues de saints sur leurs piédestaux, lesquels rangés le long des murs grisâtres devaient être les seuls témoins de la bénédiction qu'un prêtre allait donner à un chef de brigands !

Deux enfants de choeur, vêtus de rouge, servaient la messe que les deux époux entendirent agenouillés sur des prie-Dieu au milieu du choeur. — L'écho caché dans le fond de l'église répétait toutes les paroles que


DE VALLOMBREUSE. 125

l'officiant prononçait d'une voix forte et vibrante. — Alors Térésa détournait la tête et devenait tremblante d'émotion et de peur.

— Ce silence religieux a rendu la cérémonie qui vient de s'accomplir plus solennelle! dit Rinaldini en s' adressant à Térésa. Ne trouves-tu pas que la nuit a quelque chose de plus grandiose et de plus mystérieux que le jour ?

— J'ai peur! répondit-elle, pourquoi astu choisi la nuit pour me conduire ici? Vois ces figures de Vierges qui me regardent tout étonnées : l'écho leur répétait les paroles qui ne pouvaient parvenir jusqu'à elles!.. Maintenant elles me suivent encore du regard , que veulent-elles ?

— Elles envient ton bonheur , Térésa ! N'es-tu pas plus heureuse qu'elles ?

— Hélas, oui ! — Mais ne peux-tu pas me dire le secret de ta vie , maintenant que je suis ta femme?

— Non , je ne puis te le dire; le jour où tu sauras tout n'est pas encore arrivé ! —


126 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

Écoute , ma Térésa adorée, et ne t' alarme pas : je te quitte ce soir pour quelque temps, ne sois pas inquiète ; des affaires graves sont seules capables de m' éloigner de toi en ce moment. Crois-moi, mon ange, il m'en coûte de te laisser ainsi ; mais tu n'es plus toute seule : tu as une amie, une soeur près de toi. Sortez ensemble, allez dans le monde et cela te distraira!.. Reçois même, si tu le veux, notre brillante fortune te le permet. En te faisant passer pour veuve, tu seras admise partout! —N'oublie pas surtout la recommandation que je t'ai faite de ne jamais prononcer mon nom dans le monde ! — Je reviendrai bientôt, et alors nous ne nous quitterons plus.


XVIII

PIETRO

— Mon Dieu ! quelle jolie créature! quels beaux cheveux noirs ! — disait la marquise de Monte-Valdo au jeune comte Pietro des Uberti , son neveu, qui était venu lui faire une visite dans sa loge durant l'entr'acte . — Vous qui connaissez toutes les beautés de


128 L'ERMITE

Naples , vous devez savoir qui est celle-là ? — C'est à coup sûr la plus jolie femme que j'aie jamais vue; et ta mère était cependant bien belle!.. Elle n'est pas seule; je crois apercevoir dans le fond de la loge une ravissante tête de jeune fille... N'est-elle pas blonde?., mais près de ce soleil elle paraît une étoile sans éclat !

— Oui , elle est bien belle ! mais ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble beaucoup à ma mère? — Il n'y a pas longtemps qu'elle habite Naples , car ce n'est que depuis peu que je la rencontre tous les jours à la promenade. — Elle a de magnifiques chevaux et une très-belle voiture ! — On la dit veuve et fort riche. — Elle est jolie à faire mourir toutes les femmes de rage! —Veuve, et pardessus le marché, riche comme un nabab!

— Aurait-elle aussi de l'esprit?

— Je crois avoir entendu dire que oui : c'est du moins l'opinion de Salvaclori .

— Comment le comte de Salvadori le sait-il?


DE VALLOMBREUSE. l29

— Il se promenait un jour sur la route de Pompeïa lorsqu'il vit arriver une calèche attelée d'un couple d'alezans d'un grand prix. Deux dames occupaient l'intérieur de cette calèche, mais au moment où la voiture passa près de lui, son cheval eut peur, fit un bond, et en sautant donna un coup de pied à l'un des deux chevaux, qui, effrayé à son tour, fit un écart, poussa son camarade et alla tomber avec lui, entraînant la voiture dans l'un des fossés de la route. — Les dames jetèrent de grands cris. Salvadori descendit de cheval et vola à leur secours. — Heureusement il ne leur était rien arrivé : elles en furent quittes pour la peur ! — Il s' enquit de leur adresse, et le jour suivant, il alla leur faire accepter ses excuses.

— Et il revint sans doute enchanté de l'accident qui lui avait procuré le moyen de parler à une jolie femme?

— Tout ce que je sais, c'est que pendant plus de huit jours il ne fit qu'en rêver ! — Il retourna bien souvent depuis à Pom-


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peïa , mais il n'eut plus la même chance!

— Ne vont-elles pas dans le monde?

— Je ne les y ai jamais rencontrées ! Mais à tout il y a un commencement, et si vous les invitiez à votre prochain bal , comme étrangères, peut-être y viendraientelles?

— Il faudrait avant tout que quelqu'un me les présentât... Ne connaissent - elles personne de notre société qui voulût s'en charger ?

— Je crois avoir entendu dire à Salvadori qu'elles étaient seules ici sans aucune personne de connaissance.

— C'est dommage ; comment faire? — Je grille d'envie de les avoir à mon bal ! avisons... — Mais, que leur arrive-t-il ? Voyez donc , on dirait qu'elles se disposent à sortir?

— Je crois que l'une des deux se trouve mal... c'est la blonde; car la jolie veuve a l'air de beaucoup s'inquiéter à son sujet!... elles sortent... mais elles ne trouveront au-


DE VALLOMBREUSE. 131

cune voiture en ce moment, et je leur ai vu renvoyer la leur !

— Comme j'avais l'intention de quitter le spectacle avant la fin de la pièce, j'ai fait attendre la mienne : si je la leur offrais?

— Elles n'accepteront peut-être pas!

— Quitte à essuyer un refus, j'en serai pour mes frais d'avances. — Ce sera un bon moyen de faire connaissance et de savoir qui elles sont !

La marquise jeta son cachemire sur ses épaules, prit son éventail et ses gants :

— A ce soir, beau neveu ! lui dit-elle en lui donnant la main ; et elle sortit.

En arrivant sous le péristyle du théâtre, elle trouva Térésa et Hélène fort embarrassées. Elle s'approcha d'elles avec grâce et leur offrit de les conduire.

Térésa hésita un instant, mais le mal d'Hélène augmentant, elle fut forcée d'accepter.

— C'est à la villa Valéria qu'il faudra vous descendre? lui dit la marquise.


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Térésa s'inclina sans répondre.

— Je suis véritablement trop heureuse d'avoir pu vous rendre ce léger service!... Mais qu'a donc cette enfant? — Mon Dieu! comme elle est pâle ! elle se trouve mal , peut-être voulez-vous que je fasse arrêter la voiture pour lui faire donner quelque chose.

— Vous êtes bien bonne, Madame, et je crains même déjà d'avoir trop abusé de votre complaisance !... ce ne sera rien... ce n'est, je le crois, qu'une indisposition passagère... et puis d'ailleurs nous sommes si près de chez nous qu'il ne vaut pas la peine d'arrêter ici !

La voiture s'arrêta bientôt à la porte de la villa. Térésa descendit en soutenant Hélène, puis balbutia quelques mots de remercîments à la marquise qui les quitta satisfaite d'avoir fait connaissance avec une aussi charmante personne.

Le lendemain elle envoya savoir des nouvelles d'Hélène , qui était beaucoup mieux, la


DE VALLOMBREUSE. 133

chaleur de la salle ayant été la seule cause de son indisposition. — Les jours suivants elles se rencontrèrent à la promenade, puis se firent des visites, et enfin se lièrent intimement.

Le comte Pietro des Uberti se trouvait presque toujours chez sa tante aux heures où Térésa et Hélène y venaient. Il eut même plusieurs fois l'occasion d'adresser la parole à Térésa qui répondit avec simplicité à toutes les questions qu'on lui faisait. Elle eut bientôt acquis la connaissance des coutumes et des manières du monde. — Rien en elle ne laissait entrevoir la naïve et candide jeune fille élevée au milieu des bois.

La marquise de Monte-Val do et le comte Pietro des Uberti lui firent voir tous les environs de Naples . Ils visitèrent d'abord les ruines de Pompeïa , les plus antiques de l'Italie; ils parcoururent ses rues dévorées par la lave. Les peintures, les bronzes et les statues étaient çà et là épars sur le sol , admirablement conservés. Sur les murs se

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lisaient encore les vieilles inscriptions que le sable brûlant avait respectées ! Les maisons qui subsistaient étaient bâties avec de la lave et attendaient clans le silence que d'autre lave vînt les engloutir ! — Ruine sur ruine, comme onde sur onde en une mer sans fond ! triste image de la vie humaine : un tombeau sur un autre ! — L'air qu'on y respire a conservé une odeur de brûlé, comme souvenir des malheureuses victimes que le Vésuve a faites quand ses eaux de feu sortirent en fureur du sein de la terre !

Ils allèrent ensuite voir la Montagne, comme l'appellent les Napolitains. — Chemin faisant Pietro donna le bras à Térésa, et ils s'entretinrent ensemble tout le long de la route. — Ils s'arrêtèrent à San-Salvador , ermitage qui se trouve à moitié de la Montagne. Là ils furent forcés de laisser la marquise de Monte-Valdo qui ne put continuer de les suivre.

A mesure qu'ils approchèrent du cratère, ils virent un nuage de fumée et de la lave


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rouge qui, vue de loin, ressemblait à des charbons ardents. — Au pied de la Montagne, la végétation est la plus belle de toute l'Italie ; à mesure que l'on monte ce n'est plus que de la cendre durcie, des minéraux calcinés et à moitié consumés. Nul insecte ne rampe et ne vit sur cette terre brûlée.

Cette étonnante merveille, la solitude profonde et ce calme de mort firent une grande impression sur eux ; ce spectacle n'était pourtant pas nouveau pour Pietro, né à Naples ; il avait vu dès le berceau ce noir géant qui, de concert avec la terre, lui aide à jeter ses foudres ! — Tout ce que ressentait Térésa, il le ressentait aussi ; était-elle triste , il avait aussitôt envie de pleurer ! Lorsqu'il la regardait, elle détournait la tête ou bien la levait avec fierté lui jetant un regard froid qui voulait dire : — Éloignetoi ! — Lorsque son bras pressait le sien un peu plus fort qu'il n'aurait dû le faire, elle le quittait brusquement et restait immobile à contempler un point de vue ou à regarder


130 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

la mer qui reposait à leurs pieds comme une fée endormie ; elle s'asseyait par terre le front appuyé sur sa main, et lui se tenait à distance, la dévorant des yeux ! — Tout à coup elle se relevait et reprenait son bras, puis ils continuaient leur route en faisant des remarques et des observations presque banales.

Lorsqu'ils eurent bien admiré ce phénomène vivant, ils redescendirent rejoindre la marquise qui les attendait pour retourner à Naples.


XIX

Le comte Pietro des Uberti était un grand jeune homme beau et bien fait, enfant gâté par une mère qui, jeune encore, avait perdu son mari et une petite fille. Elle avait alors concentré sur son fils toute son affection ! — Il avait fait les campagnes d' Iéna et de Wagram et suivi Murat en Russie ; mais fatigué

8.


138 L' ERMITE

de la vie des camps et surtout cédant aux instances de sa mère, il avait quitté le service et était venu se retirer près d'elle dans une charmante habitation à une demi-lieue de Naples. — Il passait la moitié de son temps chez sa mère et l'autre moitié chez sa tante, qui habitait la ville et qui l'affectionnait tendrement, n'ayant jamais eu d'enfant. — Pourquoi ai-je vu cette femme? dit-il en rentrant dans sa chambre. — Depuis que je la connais, ma vie n'est plus qu'un véritable enfer!... mes nuits se passent, la tête appuyée sur le bord de mon lit; ou bien, si la fièvre qui me dévore est trop ardente, sur le balcon de ma fenêtre, regardant la campagne dont la vue me calme parfois un peu. — L'air de la nuit ne me paraît plus frais maintenant ; je ne respire qu'une lave embrasée qui brûle mes poumons ! Quand donc cessera cette douleur mortelle qui me tue sans me tuer?... Tous mes amis s'aperçoivent de l'altération de mes traits, et si je leur en avouais la cause, comme ils se moqueraient


DE VALLOMBREUSE. 139

de moi! Oh! cette femme si altière , qui me repousse d'un geste, qui cherche à m'accabler de sa fierté, qui veut m' écraser par son dédain comme on écrase un ver ! oh ! elle me paiera cher les moments d'angoisse qu'elle m'a fait passer!... —Mais quel droit ai-je de lui en vouloir? elle est la cause involontaire des maux que j'endure loin d'elle !... Cependant, absente, je la maudis, et lorsqu'elle est devant moi, je l'adore ! je voudrais pouvoir me jeter à ses pieds et le lui dire!... — Un mystère impénétrable l'environne... Qui est-elle, et d'où vient-elle?.. — Je veux le savoir. —Je remuerai plutôt le ciel et la terre pour mieux la connaître!... J'irai chez elle: je lui dirai, je l'avertirai de se tenir sur ses gardes; qu'un homme, qu'elle a rendu fou de désespoir à force de le repousser par son infernal stoïcisme, est acharné après elle ! — Oui, j'irai me dénoncer moi-même! il faudra bien qu'elle m'écoute... elle me fera chasser par ses laquais, mais que m'importe! — Elle sera ma femme ou je me tuerai !... Elle ou


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rien!... Pourquoi est-elle venue se jeter au travers de ma route pour me rendre la vie insupportable? — Je ne l'ai pas cherchée... elle est venue sans que je l'appelasse... — Et si je lui disais que je l'aime? — Si j'allais lui mettre ma vie à ses pieds?... elle me traiterait de fou et d' écervelé ! — Oh! cette femme!... au front rêveur et mélancolique ; elle est agitée par les passions les plus fortes et les plus tumultueuses ; mais elle les refoule au fond d'elle-même et paraît dans le monde avec un visage qu'elle s'est composé !... Mais moi, je lèverai ce masque d'hypocrisie avec lequel elle se couvre !... je le lui arracherai à la face de la foule aveugle, afin qu'elle la connaisse !... — Insensé... fou que je suis!... à quoi me servira de la mettre plus bas que le vil insecte qui rampe? m'en aimera-t-elle davantage? — Elle me déteste maintenant, alors elle me méprisera !... Eh bien , oui, j'aime mieux son mépris et sa haine que son indifférence et sa froideur ! — Je deviendrai peut-être plus calme en la voyant


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me haïr? Jusqu'à présent j'ai été près d'elle comme le chien près de son maître ; m'at-elle seulement remercié d'un regard bienveillant?... Je voudrais pouvoir l'exécrer et je l'adore ! n' arriverai-je donc pas à la haïr de même? — Pourquoi ne découvrirais -je pas un défaut, même un crime dans sa vie, qui me la fasse détester? Non ! le ciel sera encore contre moi !... je ne trouverai pas une tache, pas la plus petite faute à lui reprocher ! — A-t-elle donc seule le droit de me tuer? Oh ! j'en mourrai ! mais avant de mourir il faudra au moins qu'elle sache combien je l'aimais ! Qui sait si quand je ne serai plus elle ne m'aimera pas, si elle ne me donnera pas au moins un souvenir ! — Dois-je y compter? oh! non, pas même cela! — et c'est pourtant bien peu de chose... elle en rira... je ne suis probablement pas le premier homme qui aura été se heurter et se briser la tête contre cette colonne de marbre; n'importe! elle en comptera un de plus!... Je veux la voir... et avant de tout quitter, avant d'en


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finir avec la vie, lui dire ma façon de penser!... Mais là encore je serai battu... là encore je subirai ses réponses rigoureuses et hautaines!... Mais si j'allais me tromper... si, au lieu de cela, elle me donnait de la pitié ! Je n'en veux pas de sa pitié ! qu'elle se garde bien de m'en témoigner... j'en mourrais de rage!... de la pitié... à moi! mais je serais dans le cas de me tuer !

Le soir même il la vit, comme de coutume, chez sa tante. Il lui parla et elle lui répondit avec des paroles de glace, le fixant avec son regard dédaigneux. — Avant de se retirer, il lui demanda la permission de visiter sa villa qui, par sa position au bord de la mer, était une des plus belles de Naples. Elle y consentit et lui dit tout haut l'heure à laquelle il la trouverait.

Au moment où il croyait pouvoir là compromettre, elle se relevait plus fi ère et plus irascible que jamais !


XX

Il passa la nuit au bord de la mer, réfléchissant à ce qu'il lui dirait : mais le jour vint et il n'avait encore pu trouver un seul mot, ni commencer une seule phrase !

Il rentra chez lui et fit sa toilette. — En descendant dans la rue, il regarda à sa montre ; il avait encore toute une heure d'at-


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tente qu'il dépensa en arpentant à grands pas le quai Chiaja , les mains sur le dos et la tête baissée. — A deux heures précises, il se trouva à la porte de la villa Valéria.

Cet homme si déterminé la veille était maintenant aussi timide qu'une jeune fille !

Il trouva Térésa nonchalamment couchée sur un divan. Elle lui poussa un fauteuil visà-vis ses pieds.

— Encore! se dit-il. Quand cessera-t-elle donc de m' accabler par son dédain?

Près d'elle il se sentait plus calme , le torrent intérieur bouillonnait moins fort, elle arrêtait de son superbe regard ses passions prêtes à déborder. — Il savait qu'elle lui était supérieure, il était presque sûr de la pureté de ses sentiments, si jamais elle en avait eu, car par moments il en doutait. — Il lui laissait entrevoir le feu secret qui le dévorait, ou bien il agissait avec une imperturbable froideur. C'étaient deux pierres électriques se choquant, et de ce choc partait un éclair !


DE VALLOMBREUSE. 145

Térésa éloignait d'elle sans le savoir et machinalement tous les regards indiscrets qui plongeaient dans sa vie, ou qui essayaient à descendre dans son coeur qui était un abîme dont elle seule connaissait le fond !

La marquise de Monte-Valdo lui avait bien des fois fait entendre, à paroles couvertes, qu'elle devrait se remarier et avait même jeté son neveu en avant; mais Térésa avait fait comprendre qu'elle en était à mille lieues, qu'elle n'y avait non-seulement jamais pensé, mais qu'elle n'y songerait jamais! — On se perdait en conjectures, on cherchait à savoir quelle était cette femme que personne ne connaissait, qui était étrangère, quoique pourtant elle parût être Italienne : son pur accent et son caractère le dénotaient assez. — Mais elle s'était retranchée en une forteresse flanquée de bastions et entourée d'un triple rempart, ne laissant pénétrer que ceux qu'elle voulait bien recevoir! — Elle était maintenant dans ce monde qu'elle avait tant désiré connaître, mais au lieu d'en jouir,

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146 L'ERMITE

il lui fallait s'armer de cette volonté ferme et énergique qui lui servait à lutter et à toujours se tenir en garde contre lui ! — Elle avait un secret à cacher, et le monde le flairait ; un jour ou l'autre il le découvrirait, mais pour le moment il fallait ruser!... Que lui importait à elle qu'il le sût lorsqu'elle serait retournée dans ses montagnes où elle irait finir ses jours!... Dans les bras de Rinaldini , elle l'aurait bien vite oublié, ce monde dont le contact la faisait frissonner! Aussi commença-t-elle bientôt à le détester et à l'abhorrer!

Depuis quelque temps, elle allait passer tous les soirs une heure ou deux chez la marquise, bonne femme au fond, mais trèscurieuse. — Térésa ne lui laissait entrevoir que tout juste ce qu'elle voulait que l'on sût. — Elle s'était bien aperçue aussi des assiduités du comte des Uberti, mais ne s'en était nullement inquiétée, se sentant assez forte de son amour pour Rinaldini ; elle se contentait de l'accabler de sa froideur. Mais l'effet


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qu'elle s'attendait à produire sur ce caractère de fer fut tout contraire, et lorsqu'elle s'en aperçut, il était déjà trop tard. L'entrevue qu'il cherchait depuis longtemps, elle l'avait désirée tout autant que lui ; elle voulait, sans que le monde s'en mêlât, le dissuader de son fol amour ; mais lorsqu'il entra chez elle, il la trouva tout aussi embarrassée que luimême, seulement plus ferme et plus résolue.

Ils parlèrent d'abord des choses les plus insignifiantes, ensuite Térésa se leva et lui fit voir son jardin dans lequel les statues, les peintures et les riches sculptures étaient disséminées de tous côtés. Il s'arrêtèrent devant un groupe de belles statues de nymphes placé sur le bord d'une fontaine, puis dans des bosquets presque impénétrables, pour contempler une Vénus ou une Minerve ! Elle lui fit admirer sur les murs des grottes des fresques qui avaient coûté des prix fous et qui représentaient le repas des dieux ! Puis, dans une flaque d'eau une infinité de naïades fo-


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lâtrant dans l'onde qui les couvrait à peine de ses molécules verdâtres .

Lorsqu'ils eurent tout vu, ils rentrèrent dans la salle qu'ils avaient quittée et où les attendaient des rafraîchissements. Ils se troublaient et se regardaient mutuellement, sentant bien que leurs idées et leurs intentions étaient les mêmes, mais ni l'un ni l'autre n'osait aborder la question, et cependant le moment approchait.

Comme ils passaient dans le vestibule, le comte des Uberti lui dit, en admirant l'intérieur qui était non moins beau que l'extérieur :

— Comme vous êtes heureuse, Madame, de posséder une aussi charmante habitation ! — du moins je connais bien des personnes qui à votre place le seraient.

— J'en conviens. Mais pourquoi tant me la vanter, puisque je dois bientôt la quitter.

— Vous partez, Madame, dit Pietro en faisant un soubresaut. — C'est un départ


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fortuit, car je ne vous en avais pas encore entendu parler?

— C'est possible ! je devrais même être loin d'ici, et si j'ai retardé mon départ c'est que j'ai promis à madame votre tante d'assister à son bal qui, je crois, aura lieu après demain ?

— Mais vous reviendrez? votre absence ne sera pas longue ?

— Non, je ne crois plus revoir Naples. Ce bal sera ma dernière soirée dans le monde !

— Allez-vous donc vous ensevelir dans un cloître ?

— Le lieu où je finirai mes jours n'est pas un couvent, mais au contraire un lieu de délices! Il est plus solitaire que le cloître, mais pas si froid !

— Mais qui vous force d'y aller? Est-ce déjà de là que vous veniez, femme mystérieuse ?

— Oui, comte, c'est de là que je viens et c'est là que je dois retourner ! Quant au


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mystère qui m'entoure, si mystère il y a, ne cherchez pas à le pénétrer, vous n'y arriveriez pas ; ce serait du temps perdu, je vous en avertis.

—- Vous n'ignorez pas, Madame, que vous avez fait naître en moi des sentiments qui, j'en conviens, ne devraient pas exister ! Mais est-ce ma faute à moi ?

— C'est peut-être la mienne, n'est-ce pas? Vous ai-je jamais encouragé à quoi que ce fût? Ne vous ai-je pas toujours accablé de ma froideur?

— Trop, peut-être! Vous avez voulu briser cette affection que vous aviez devinée et vous n'avez fait que l'aiguiser.

— J'ai cru bien faire, mais maintenant vous ne pouvez plus rien espérer ! Entre vous et moi il y a un abîme que vous ne devez jamais franchir !

— Si j'essayais cependant ?

— Vous vous casseriez le cou au premier pas.

— Dites-moi au moins qui vous êtes et


DE VALLOMBREUSE. 151

d'où vous venez ? Si vous êtes une femme ■ comme une autre, un ange ou un démon ?

— Qui je suis, vous le savez. D'où je viens, il vous importe peu de le savoir. Je ne suis ni ange ni démon, comte, mais une créature qui, comme vous, vit et souffre !

— Pourquoi alors Dieu a-t-il mis une barrière entre vous et le reste des hommes ?

— Un être l'a franchie, cette barrière, et après l'avoir franchie l'a refermée. Comprenez-vous maintenant?

— Où est-il cet être ou plutôt cet homme ? Est-il vivant ou mort? Qu'espérez-vous de lui?

— Ce que j'espère de lui? mais un soutien, un appui ! — Pourquoi vous abuser plus longtemps ! puisque nous en sommes arrivés là, allons jusqu'au bout. —Vous saurez qu'avant de vous connaître, j'avais déjà donné mes sentiments et mon amour à un homme, et que cet homme les conservera jusqu'à ma mort ! — Je ne suis plus libre !

— Pardonnez-moi, Madame , de vous


152 L'ERMITE

avoir forcée de me faire cet aveu. Cette révélation aurait dû me tuer, elle m'a au contraire relevé et vous a fait paraître plus grande à mes yeux !

— Comte ! depuis longtemps j'avais pitié de vous ! Depuis longtemps je m'étais aperçue de votre passion... J'ai voulu l' anéantir mais je n'ai pas réussi... ne m'en voulez , donc pas ; soyons amis, c'est tout ce que je puis faire pour vous !

— Vous voulez que nous soyons amis, Madame; je suis tenté de croire que vous raillez!... Vous ne savez donc pas, femme cruelle, que lorsque vous ne serez plus là je me tuerai!... J'aurais peut-être pu refouler mon amour, et avec le temps le changer en amitié : mais ne vous voyant plus je n'en aurai jamais la force, car je n'aurai plus la consolation de vous entrevoir de loin et de respirer le même air que vous !

— Est-ce là, comte, ce que vous répondez à une femme qui souffre autant que vous de la plaie involontaire qu'elle vous a faite ?


DE VALLOMBREUSE. 151

Je vous offre mon amitié et vous la refusez?

—Je n'en veux pas de votre amitié!., c'était votre amour que j'espérais ! mais puisque je ne puis l'avoir j'aime mieux rien!... Vous saurez qu'il y a un homme sur terre que vous avez rendu aussi malheureux qu'il soit possible de l'être ! —Je quitte ma famille et je vais aller m'ensevelir dans quelque monastère où peut-être la vie austère que j'y mènerai me fera vous oublier! Au revoir, Madame, c'est après-demain que nous nous dirons adieu pour toujours !

— Oui, pour toujours! dit-elle, vous qui refusez mon amitié !



XXI

On entendit un faible cri derrière l'une des portes du salon et un corps tomba lourdement.

Térésa ne fit qu'un bond, ouvrit la porte, et trouva Hélène étendue sur le parquet et sans connaissance. Pietro l'aida à la relever, et tous deux se regardèrent sans se parler.


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Ils avaient compris la cause de cet évanouissement.

Hélène en revenant à elle prononça un nom qui les fit tressaillir !

C'était la première fois que le comte des Uberti faisait attention à cette enfant; il l'avait vue avec Térésa , mais c'était elle seule qui absorbait son attention ! — Tout ce qui s'agitait autour n'était rien pour lui! — Il contempla Hélène assise et la tête renversée sur le dossier de sa chaise!... Jamais elle ne lui avait paru si belle : ses cheveux blonds bouclés tombaient en grappes sur ses joues qui étaient roses et fraîches; son teint était éblouissant , ses grands yeux bleus étaient limpides et clairs. — Elle le regarda avec tant d'expression qu'il en fut ému ! — Cette enfant ressentait pour lui ce que lui ressentait pour Térésa ! — Mais elle, elle avait suivi en silence et sans plainte les progrès de son amour pour une autre ! Quelles souffrances elle avait endurées! — Il n'eut pas le courage de s'éloigner sans lui adresser quelques


DE VALLOMBREUSE. 157

paroles de consolation. —Térésa l'en remercia au fond du coeur, souffrant horriblement de voir sa chère Hélène , qu'elle aimait comme une mère aime son enfant , dans un pareil état. Elle aurait voulu, fût-ce aux dépens de sa propre vie, pouvoir lui donner un peu d'espoir! mais ce n'était pas à elle, c'était à Pietro aie lui donner.—Elle lui jeta un regard suppliant qu'il comprit. — Alors s'approchant d' Hélène, il lui prit la main et la lui pressa doucement.

Elle les remercia tous deux et se mit à pleurer. — Térésa la prit dans ses bras, cherchant à la consoler, et Pietro resta debout et inquiet.

Il assistait en témoin muet à une scène à laquelle il avait été loin de s'attendre !



XXII

La foule se pressait dans les salons brillamment éclairés de la marquise de MonteValdo ; l'orchestre faisait retentir l'air de ses sons vifs et bruyants invitant à la danse.

Le comte Pietro des Uberti était appuyé sur le dossier du fauteuil de sa mère, toute vêtue de noir. C'était une femme jeune en-


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core et fort belle. — Elle lui demandait la cause de son agitation, mais il la quitta brusquement sans lui répondre en voyant entrer deux femmes habillées l'une comme l'autre.

Elles portaient chacune une robe de gaze blanche à plusieurs volants. Térésa avait une rose aussi blanche que la neige, dans ses beaux cheveux d'ébène , et Hélène des fleurs bleues comme l'azur du ciel.

On se demandait laquelle était la plus belle : ou de la brune au front sévère, au regard de feu, qui faisait baisser toutes les têtes sur son passage, ou de la blonde au doux regard, au front serein, à la taille mince et légère comme un sylphe porté par un nuage ! —Térésa était bien l'Italienne pur sang, la femme aux passions ardentes, et Hélène, quoique née aussi sous le ciel brûlant de l'Italie, était la fleur timide qui croît ordinairement dans les froides contrées du nord , craignant la brise chaude du midi qui fane sa tendre fraîcheur ! — En les voyant si jeunes et si belles, la foule avide se pressa


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autour d'elles les dévorant de sa chaude haleine. C'était à qui toucherait le bord des vêtements de ces deux femmes, toutes deux belles mais d'une beauté si différente !

La danse recommença : Hélène fut emportée par Pietro dans le flot des danseurs, où ils disparurent se tenant entrelacés : ils apparaissaient par moment comme deux étoiles qu'un nuage voile de temps en temps.

Térésa , après les avoir suivis du regard, s'éloigna en soupirant. — Elle erra par toutes les salles, traversa les groupes échevelés des joueurs, sortit par une porte et parcourut les jardins. —Elle s'assit sur un banc qu'elle trouva dans un coin : de là elle pouvait apercevoir à travers les carreaux toute cette foule nageant dans la joie tandis qu'elle était plongée dans la plus affreuse tristesse. Quelques larmes, que la brise sécha, coulèrent sur ses joues diaprées. Elle regarda le ciel, les étoiles y brillaient ; mais elle ne voyait pas la lune qui était cachée par un nuage épais : elle ne vit pas non plus son étoile


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favorite , celle qu'elle avait choisie entre toutes pour être la compagne de ses promenades nocturnes! Elle s'enivra des bouffées de parfums que lui envoyaient les fleurs ! Un magnolia agitait à ses côtés ses branches touffues et lui caressait la figure avec ses feuilles et ses fleurs. — Le vent soufflait doucement et courbait l'herbe fine et humide qui s'étendait comme un épais tapis sous ses pieds délicats. Le marbre sur lequel elle s'était assise était glacé, et un frisson lui passa par tout le corps. — Elle souffrait d'être ainsi seule au milieu d'une foule brillante et animée !... Serrant alors plus fortement son manteau autour de sa taille, elle se mit à parcourir à grands pas les allées droites ombragées par d'énormes rhododendrons, des orangers et des lauriers-roses. — Dans un lieu isolé elle vit une statue en marbre sur un mausolée entouré de cyprès et de sycomores : elle eut l'idée de se coucher au pied de ces arbres qui portent la mort clans leurs veines. Elle respirait déjà leur haleine


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empoisonnée, lorsque tout à coup elle se releva en disant : — Et Rinaldini , que deviendrait-il ? — Un sourire effleura ses lèvres pâles, et elle regagna d'un pas chancelant le perron de la villa!

En traversant un salon elle jeta un regard de dédain sur un groupe de joueurs établis autour d'un guéridon recouvert d'un grand tapis. Le nom de Rinaldini vint frapper son oreille, elle s'arrêta tremblante et devint immobile comme une statue.

L'un des joueurs continua :

— Quand donc verrons-nous trancher la tête de ce fameux chef de brigands?

Térésa s'approcha de lui comme mue par un ressort et mit sa main d'albâtre sur son épaule.

— Que venez-vous de dire ? lui dit-elle.

Il se retourna.

— Je disais , Madame , que je serais bien aise de voir rouler sur le billot la tête de Rinaldini , le fameux chef des brigands des Abruzzes!


164 L'ERMITE DE VALL OMBREUSE.

Un cri rauque sortit de la poitrine de Térésa et elle tomba comme foudroyée sur les dalles de marbre noir.


XXIII

Lorsqu'elle revint à elle , elle se vit couchée sur un lit de damas bleu; les rideaux et les portières étaient semblables. Autour d'elle se trouvaient plusieurs personnes. Hélène lui mouillait continuellement les tempes avec un linge humide imbibé de vinaigre. Une dame vêtue de noir lui faisait respirer des


166 L'ERMITE

sels; Pietro était debout à son chevet, attendant avec anxiété un signe qui lui prouvât qu'elle vivait encore! — Elle promena ses yeux sur tout ce monde qui la rappelait à la vie, elle qui n'y tenait plus ! puis faisant un effort pour se soulever sur le coude, elle prit un verre d'eau des main» d'Hélène et l'avala tout entier; enfin elle se leva et fit deux ou trois fois le tour de la chambre.

Un petit médaillon suspendu à une chaîne d'or roula sur le tapis; la comtesse des Uberti le releva, le tourna une ou deux fois dans sa main, jeta un cri et se laissa tomber sur un fauteuil.

— Qu'avez-vous, ma mère ? dit Pietro. Que vous arrive-t-il ?

Elle fut quelques instants sans pouvoir lui répondre.

— Ma fille! dit-elle , mon enfant! c'est bien elle !

— Qui ! ma mère ? Pietro crut qu'elle délirait.

— Cette femme est ta soeur !


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Et la comtesse lui montra Térésa, qui vint se jeter dans les bras de sa mère.

— Ma mère ! c'est bien vous qui m'apparaissiez en songe ! je vous avais vue belle comme vous l'êtes !

Et ce furent de longs embrassements, des pleurs de joie! Pietro était anéanti, il se croyait sous le poids d'un rêve ! Térésa qu'il avait aimée d'une folle passion était sa soeur ! Il frissonnait des pieds à la tête !

La marquise de Monte-Valdo vint aussi embrasser sa nièce.

— Je sentais bien, disait-elle, que cette chère enfant me touchait de près ; j'avais trop d'affection pour elle, et puis je lui trouvais une si grande ressemblance avec ma soeur !... mais jamais l'idée ne m'était venue qu'elle pouvait être sa fille !

— Mon Dieu ! dit la comtesse des Uberti, vous m'avez rendu ma fille, rendez-moi aussi mon mari , ou faites-moi savoir où il est et s'il vit encore !

On pria Térésa de raconter sa vie : elle


168 L'ERMITE

leur dit tout ce qu'elle savait depuis son arrivée chez l'ermite jusqu'à son voyage à Naples . — Lorsqu'elle eut fini sa mère lui dit :

— Tu n'iras plus rejoindre cet homme que tu ne connais pas; tu. ne me quitteras plus maintenant, n'est-ce pas, mon enfant?

— Vous vous trompez, cet homme je le connais ! et aujourd'hui même je vais aller le trouver !... Je serai toujours votre fille, ma mère, mais je suis aussi Térésa, la femme de Rinaldini le chef de brigands ! Un prêtre a béni notre union, auriez-vous le courage de nous séparer? Je lui ai voué ma vie, mon existence entière ; je pars car il m'attend dans les montagnes ! Adieu, ma mère ! adieu , mon frère ! Je vous laisse une autre enfant à ma place : Pietro épousera Hélène, car tous deux s'aiment !

Elle les embrassa tous , leur dit un dernier adieu, et, malgré les pleurs de sa mère, de son frère et d'Hélène, elle ne consentit pas à rester.


DE VALLOMBREUSE. 169

— Mon devoir m'appelle ! il m'attend ! Il n'a pas demandé qui j'étais lui, lorsque pauvre et déguenillée il me trouva sur la route ! Je ne dois donc pas hésiter à le rejoindre et à le suivre maintenant que je sais qui il est ! — Sa vie est en danger ; c'est à moi de l'en avertir, et de partager tout ce qui lui arrivera au péril de ma propre vie ! — Encore une fois, adieu, soyez heureux ! Pensez parfois à Térésa, la femme du brigand, et lorsque la nuit sera bien noire et que la pluie tombera, dites un Ave pour elle !

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XXIV

— Ne me hais-tu pas, Térésa, maintenant que tu connais le secret de ma vie?... mais pas encore jusqu'au bout. — Un homme, dont le nom fut grand dans le monde, assassina mon père ; j'étais bien jeune encore lorsque je le trouvai baigné dans son sang ! — Il avait déjà cessé de vivre, mais par sa


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plaie entr'ouverte je crus entendre ces mots : « Venge-moi !» — Je poursuivis son meurtrier, qui disparut sans que jamais j'aie pu retrouver sa trace. — Furieux de ne pouvoir laver le sang avec le sang, je me rejetai sur la société ! Elle me punit de mon audace en me méprisant et me roulant dans la fange ! enfin elle me chassa de son sein. — Je me retirai dans les Abruzzes pour y cacher ma honte et mon désespoir. — En me foulant sous ses pieds elle crut m' avoir écrasé ; mais dans le silence et seul avec moi-même, je me relevai avec la ferme résolution de l'en faire repentir. — J'aurais pu lui être utile, je préférai lui être nuisible ! — Elle fut fort étonnée le jour où je lui jetai mon défi. — Elle me demanda qui j'étais et d'où je venais ; elle avait oublié l'enfant ! — Plus tard elle s'est ressouvenue de lui ! — Je m'associai à des misérables qui, comme moi, avaient été repoussés par la masse humaine! — Je fus leur chef, disant avec Milton : « J'aime mieux être maître dans l'enfer que


DE VALLOMBREUSE. 173

sujet dans les cieux ! » — Us obéirent à ma voix et à tous mes commandements ; je leur dis :

— Volez et pillez , mais ne tuez point ! Mais un jour le sang de mon père cria

plus fort que par le passé , et je leur dis :

— Faites l'un et l'autre !

C'est que ce jour-là j'avais soif, et que pour me désaltérer il me fallait du sang ! — Je vidai à différentes reprises la coupe que l'occasion me présentait; mais je fus bientôt dégoûté de ce nectar. — Le monde me reconnut, il sut alors qui j'étais et il envoya contre moi sa force armée ! Mais là encore je me moquai de lui ; je passai et repassai dans ses filets tendus sans jamais y rester, et il ne put dire :

— Nous l'avons enfin cet homme dont le nom seul fait trembler !

Je le narguai ce monde superbe et fier à la fois ! — J'étais aussi et même plus fort que lui ! — Les bois épais et les montagnes escarpées furent mes remparts, et les antres,

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mes citadelles. De là je donnais mes ordres en défiant et menaçant en même temps ces masses , avec une poignée d'hommes ! — Jusqu'aujourd'hui je fus toujours victorieux, mais maintenant , je sens que ma puissance est tombée ! — Mais l'éléphant ne tombe que par la ruse et la trahison ! — Quelques-uns de mes bandits tombèrent entre leurs mains et crurent qu'ils seraient délivrés s'ils indiquaient les lieux où d'ordinaire je me tiens !

— Peut-être qu'en ce moment nous sommes environnés d'embûches!... Fuis, Térésa, abandonne-moi ! laisse-moi mourir seul !...

— C'est dans une caverne , loin des regards de tous , que meurent le lion et le tigre ! — Ne te fais-je donc pas horreur, que tu t'approches encore de moi , enfant ? — que tu prends mes mains ? elles sont aussi pures qu'aux jours de mon enfance, mais ma bouche a été coupable pour elles en prononçant l'arrêt de mort des victimes que faisaient les tigres qui m'obéissaient ! — Les hommes veulent ma tête, ils l'auront , mais quand tu


DE VALLOMBREUSE. 175

ne seras plus là !.. — Pars Térésa, tu as peut-être encore le temps de fuir ; une famille t'appelle, vole vers elle et sois heureuse ! que mon souvenir ne trouble en rien ton bonheur !

— Non, Rinaldini, je ne te quitterai pas, ma vie dépend de la tienne ! Si tu meurs, je mourrai avec toi !... mais jure-moi que tu renonceras à cette vie et je continuerai à t'aimer comme par le passé. Ce n'est pas au moment où ta vie est en péril que je dois te quitter ! mon devoir me dit de rester près de toi, de t' aider à te sauver s'il y a encore quelques chances de salut!

— Ton devoir ! dis-tu , Térésa! ah ! c'est par devoir que tu restes près de moi?... Mais c'est encore trop, c'est plus que je n'avais osé espérer !.. je savais que tu me mépriserais, mais je croyais aussi que tu me fuirais ! — Merci, ma Térésa , tu es un ange ! tu es plus , tu es une femme sublime !

— Donne-moi ton poignard, ce poignard qu'un jour déjà je te demandai et que je te


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rendis immédiatement ; donne-le-moi , il ne me fait plus horreur maintenant. Il me servira à me défendre en te défendant. Ne suisje pas ta femme? et la femme du brigand est aussi à craindre que son mari : si lui est un lion , elle est une lionne !

Tous deux sortirent de la grotte et traversèrent le plus épais du fourré , mais arrivés à la lisière du bois , une voix demanda : — Qui va là ! — Les environs étaient cernés. Rinaldini , sans hésiter une minute, prit Térésa dans ses bras, passa à travers une haie de soldats en courant de toute la vitesse de ses jambes. Plusieurs balles perdues sifflèrent à ses oreilles, mais le ciel semblait protéger leur fuite.— La nuit était sombre et on perdit bientôt leurs traces.

Lorsqu'il se crut en sûreté, il s'arrêta tout haletant, puis, déposant son doux fardeau, il mit sa main à son épaule et dit :

— Térésa, je suis blessé ! le sang que je viens de perdre a affaibli mes forces; laissemoi mourir ici !


DE VALLOMBREUSE. 177

Et il s'évanouit ! — Térésa le releva dans ses bras , appuya sa tête sur un rocher, lit glorieux d'un brigand, lava sa plaie avec de l'eau fraîche qu'elle trouva tout près de là , et la lui banda.

Lorsque le jour parut, il put encore marcher, mais la fièvre le dévorait.

— Térésa, lui dit-il, ne peux-tu me conduire dans la chaumière où tu fus élevée? c'est là que je voudrais rendre mon dernier soupir !



XXV

— Tu ne mourras pas Rinaldini ; tu vivras encore de longues années pour me rendre heureuse !

— Pourquoi vouloir m' abuser, Térésa ? là, sur ce lit où tu as si souvent reposé ta tête, je fermerais les yeux ; je le sens, ma dernière heure est arrivée, ma blessure est mortelle !


180 L'ERMITE

— Va me chercher un prêtre ; je veux me réconcilier avec Dieu, qui m'a abandonné parce que je l'avais oublié !

— Me voici, mon fils, dit une voix à la porte de la chaumière qui s'ouvrit et livra passage à un homme revêtu d'une longue robe de bure ; Dieu ne vous a pas abandonné puisqu' en ce moment il m'envoie vers vous !

Rinaldini se retourna pour voir la figure du moine.

— Est-ce un rêve, dit-il, ou suis- je déjà dans le royaume des morts pour voir et entendre l'assassin de mon père!... je ne me trompe pas, c'est bien lui !... malgré les années écoulées je l'ai reconnu ! — Que vienstu faire ici, toi qui es la cause du malheur de ma vie? Est-ce pour insulter à ma faiblesse que tu viens assister à mon agonie? — Retire-toi, afin que je ne te maudisse pas une fois de plus ! — Est-ce toi dont les mains sont tachées de sang qui me rétireras du gouffre où tu m'as précipité?

— Vois ces cheveux blancs, ces yeux en-


DE VALLOMBREUSE. 181

foncés, ce dos voûté et ce front jadis si altier et si fier courbé maintenant ; reste-t-il quelque chose de l'homme que tu as connu autrefois? — La justice humaine m'a épargné, mais je n'en ai pas moins eu horreur de mon crime ! — Le remords allait me jeter dans le désespoir lorsque la religion m'a ouvert ses bras. — J'ai quitté mes parents, mon épouse encore jeune et deux enfants, tous les êtres que je chérissais; et je suis venu m' ensevelir tout vivant dans cette solitude profonde. —Le crime que j'ai commis a été involontaire : ton père et moi étions intimement liés et membres d'une société à laquelle tous deux nous avions juré fidélité ! mais ton père, jeune homme, la trahit ! Le sort me désigna pour punir son parjure. Je ne voulus pas frapper, mais au-dessus de ma tête un glaive était suspendu prêt à me rappeler mon serment de fidélité. — Ma main trembla, le poignard m'échappa et roula sur le plancher ton père le releva et me le tendit

en disant : — Frappe, voilà mon sein! —

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182 L'ERMITE

Épargne-moi le reste ! Dieu et ton père m'ont pardonné, mon fils, seras-tu plus impitoyable qu'eux ?

— Il faut donc que je te pardonne aussi, comte des Uberti ?

— Ciel ! que dites-vous là, exclama Térésa , qui depuis quelque temps était restée immobile et comme atterrée par la révélation de l'ermite ! Vous êtes le comte Pietro des Uberti, mon père? car je suis Térésa des Uberti, l'enfant que l'orage amena près de vous et qu'ensuite vous élevâtes.

Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Rinaldini se souleva sur son séant, prit

leurs mains dans les siennes et dit au moine :

— Vous qui êtes devenu mon second père après m'avoir ravi le premier, je vous pardonne tout ce que j'ai souffert, car vous avez enduré des douleurs encore plus atroces que les miennes ! Je vous pardonne pour cet ange qui est votre fille, qui est devenue ma compagne et qui m'a rendu la vie plus supportable depuis que je l'ai connue ! Retournez


DE VALLOMBREUSE. 183

dans le monde, comte, emmenez Térésa avec vous et cherchez à lui faire oublier Rinaldini , le chef des brigands ! ■— Je serai encore heureux là-haut près de mon père en la sachant récompensée !

Térésa se jeta sur sa main presque glacée et l'arrosa de ses larmes.

— Non, Rinaldini, lui dit-elle, le monde ne me reverra plus ! — Je vais finir mes jours dans un couvent et prier pour toi, pour le repos de ton âme !

— Il la serra encore une fois dans ses bras défaillants, la pressa sur son coeur en murmurant un dernier adieu ; puis les forces lui manquèrent et il retomba pâle et inanimé sur sa couche.

Il avait cessé de vivre !



XXVI

Térésa fit transporter le corps de Rinaldini à l'ermitage, où il fut enterré. On y déposa aussi celui de son père qui ne tarda pas à le rejoindre.

On montre encore aujourd'hui le lieu où ils reposent : le voyageur, en passant à Vallombreuse, gravit la montagne pour saluer


186 L'ERMITE DE VALLOMBREUSE.

les restes du brigand des Abruzzes et de l'homme qui, après avoir commis un meurtre involontaire, sut se le faire pardonner !

Après avoir assisté aux derniers moments de son père, Térésa se retira au couvent des Camaldules, où elle mourut plusieurs années après ayant le titre d'abbesse.

Pietro des Uberti épousa Hélène, et ils vécurent heureux l'un près de l'autre. Leur bonheur n'était troublé que par le souvenir de .leur père et de leur soeur, pour lesquels la vie avait été si amère !




MADELEINE

En parcourant les dunes désertes qui se trouvent entre Lorient et Vannes, on aperçoit de loin une petite maison recouverte de tuiles, avec une seule fenêtre ayant vue sur la grève qui, comme une glace polie, est couchée à ses pieds. Un petit sentier, large de deux pieds, qui conduit dans la vallée,


190 MADELEINE.

aboutit à une porte vermoulue; deux grosses pierres superposées aident à en franchir le seuil qui consiste en une pièce de bois à moitié usée. La maison est entourée d'un petit jardin dont l'enclos est formé de rochers difformes que la nature, on dirait, a placés là exprès. Çà et là, quelques arbres, sous lesquels les habitants de cette demeure viennent en été chercher l'ombre et la fraîcheur, s'élèvent un peu au-dessus du toit moussu et s'inclinent du côté opposé à la mer.

La végétation est nulle sur ces côtes ; les vents acres qui soufflent de l'Océan se jettent avec fureur sur les arbres et les plantes, et ne pouvant les déraciner , les empêchent de croître et resserrent leurs faibles rejetons qui, au lieu de pousser avec vigueur, se concentrent et se replient sur eux-mêmes en durcissant.

La falaise sur laquelle cette maison est bâtie est aussi entourée de rochers battus sans cesse par les vagues de l'immense


MADELEINE. 191

Océan ; elle est seule et isolée comme l'aire de l'aigle sur ce plateau nu et stérile, et semble défier les vagues et les flots qui lui apportent continuellement leur tribut d'hommages en venant se briser à ses pieds.

Dans l'intérieur et près de l'âtre, une vieille femme était assise sur un fauteuil que le temps avait marqué de son sceau, et une béquille était étendue par terre à ses côtés. Ses tempes étaient entièrement cachées par des touffes de cheveux gris qui sortaient d'un épais bonnet de coton (coiffure des femmes de pêcheurs de la côte) . Une jupe de laine grise et un corsage pareil couvraient son corps frileux et tremblant; un fichu en cotonnade de plusieurs couleurs était croisé sur sa poitrine, et à son cou brillait une grosse croix en argent attachée à un cordon noir qui avait pour le moins cinq ou six noeuds. Son dos se courbait sous le poids de ses soixante-quinze ans révolus. Sous son bras gauche et dans la ceinture de son tablier, une quenouille garnie de beau chanvre s'a-


192 MADELEINE.

gitait sous la pression de ses mains sèches et osseuses, qui la dégarnissaient en enlevant un à un ces cheveux si fins qui étaient son seul ornement. Son fuseau tournait avec autant d'agilité qu'aux jours de ses quinze ans ; elle regardait de temps en temps le feu qui brûlait faiblement dans la cheminée et qui réchauffait ses pieds glacés par le froid et l'âge, ou bien sa petite-fille qui était assise près de la fenêtre , raccommodant des filets pour la pêche.

— Pourquoi soupires-tu comme cela, Madeleine? lui dit-elle ; tu as l'air bien inquiète ce soir, qu'as-tu? allume la lampe, car je crois que le jour baisse.

—Oui, le jour baisse, et la nuit approche à grands pas, ma mère. Entendez-vous le vent siffler autour de la maison? Les vagues se soulèvent et retombent avec fracas, comme un ouragan en fureur, et mon père et mon frère ne sont pas encore de retour !

— Je ne les attends plus ce soir ; la mer est trop mauvaise dans cette anse et près de


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ces côtes pour pouvoir aborder. Ils seront forcés de tenir le large jusqu'au jour ou jusqu'à la fin de la tempête !

— Hélas! ma mère, quelle nuit d'épouvante nous allons encore passer!

— Voilà bien des années, ma fille, qui se sont écoulées pour moi à attendre ; d'abord mon père, puis mon mari, et ensuite mes enfants. Les transes et les angoisses me sont familières, j'y suis habituée depuis longtemps. Voilà pourquoi je ne suis pas agitée ce soir, pas plus que si la mer était calme et unie comme un beau lac. Nous autres, femmes et filles de pêcheurs, nous devons à chaque instant nous attendre à voir nos maris étendus sans vie sur la grève humide , car la mer rend ce qu'elle prend ! J'ai trouvé ainsi trois de mes fils le lendemain d'une semblable nuit !

— Si mon père et mon frère n'allaient plus revenir, que deviendrions-nous, mon Dieu ! Il n'y a qu'eux pour nous faire vivre ! Mais la barque qu'ils montent est vouée à la


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Vierge et à sainte Anne d'Auray, notre patronne à tous, qui ne laisseront certainement pas périr le soutien de la veuve et de l'orphelin !

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues fraîches et diaphanes de la jeune fille.

— Ne pleure donc pas, mon enfant, ils rentreront comme toujours. Ton père,et ton frère sont deux loups de mer; elle les mit presque au monde et les a vus grandir en les nourrissant comme une mère fait à son fils ; et une mère prend-elle à son enfant la vie qu'elle lui a donnée? Si Georges, ton fiancé, te voyait avec des yeux gonflés, que dirait-il? A coup sûr, il te prendrait pour une petite fillette !... Mets le couvert et soigne le souper, cela te distraira un peu.


II

Un coup légèrement frappé à la porte interrompit leur conversation; le chien qui était couché derrière la vieille femme jappa, mais en remuant la queue, reconnaissant dans les pas du visiteur l'approche d'un ami.

Madeleine courut ouvrir : c'était Georges,


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son fiancé, le fils du patron de la barque que montaient son père et son frère.

Georges était un grand jeune homme au front haut et rêveur, au teint mat et pâle exprimant la fatigue ; ses grands yeux bleus, fendus en amande, arrêtaient sur les objets et les choses un regard doux et limpide ; ses traits avaient la pureté du style grec, mais non sa froideur ; la cambrure étroite et noire de ses sourcils n'avait certainement jamais fléchi sous le poids d'un remords; une moustache naissante et des favoris ornaient le bas de sa figure.

Dans ses vêtements, il y avait beaucoup plus de recherche que dans ceux des simples pêcheurs.

En ce moment, son doux visage était triste, mais on sentait que cette tristesse serait promptement effacée par un jour de pure allégresse et de joie sans trouble qui ramènerait en même temps la fraîcheur de la santé. On devinait, au galbe bien arrêté de ces lignes régulières, l'expression d'une âme


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rêveuse et mobile qui, pour le moment, était fortement agitée.

Il arrêta son regard transparent et clair sur la jeune fille, qui se tenait immobile et muette, mais qui, sortant de cet état de torpeur, lui dit :

— Quelles nouvelles nous apportes-tu , Georges? elles ne doivent pas être bonnes! Serait-il arrivé quelque malheur, pour que tu viennes par un temps pareil? Parle sans crainte ; ma mère et moi nous sommes résignées d'avance à tout ce que la Providence nous enverra !

— La mer est bien mauvaise, j'en conviens, mais la Virginie est jeune, agile et a plus d'une fois bravé les flots et les tempêtes; elle sautille comme une jeune fille de ton âge, Madeleine ; les hommes qui la conduisent, et au nombre desquels est ton père, sont de vieux marins; ils arriveront avec elle sains et saufs au porto Moi aussi, je me suis trouvé dehors dans de semblables nuits suides barques moins bien équipées que la Vir-


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ginie , et vous le voyez, je suis encore làCependant la tourmente était bien forte , peut-être même plus forte que ce soir !

- Est-ce pour nous préparer au malheur qui nous a frappées, Georges, que tu cherches à ranimer notre courage expirant? Pourquoi ne pas nous dire tout de suite ce qui en est?

— Je te répète encore une fois, Madeleine, qu'aucun malheur, du moins jusqu'à présent, ne vous menace; il ne s'agit que de moi.

— De toi, mon fils, que t'arrive-t-il donc?

— Hélas ! ma mère, car vous m'avez permis de vous appeler par ce nom, ne m'avezvous pas élevé et aimé à l'égal de votre, petite-fille? N' avez-vous pas remplacé sur la terre celle que le ciel m'enleva?

— Bientôt je serai tout à fait ta mère, quand tu auras épousé Madeleine , que tu rendras aussi heureuse que moi-même je l'ai été avec mon vieux Jacques ! Tout enfants, vous vous aimiez comme un frère et une soeur; mais maintenant que vous êtes grands


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tous deux, vous vous aimez d'une autre manière, n'est-ce pas, Madeleine?

La jeune fille baissa les yeux, toute confuse de l'interpellation que venait de lui faire sa vieille mère.

— Oui, mère, dit-elle enfin, et ses joues devinrent pourpres.

— Je le sais bien, Madeleine, que tu m'aimes, et toi, tu n'ignores pas que tu es payée de retour ! N'es-tu pas la plus jolie fille des environs? Quand je l'entends dire par les autres jeunes gens de mon âge, je suis si aise de joie et de bonheur d'être le seul qui puisse dire : C'est moi qu'elle aime! c'est moi qu'elle a choisi pour la conduire à l'autel et pour être le soutien et le père de ses enfants !

— Et ce jour n'est plus loin! n'est-ce pas, Georges? Que n'est-il déjà là! Hâtez-vous, si vous voulez que vos enfants sautent sur les genoux de leur aïeule! Le temps, las de m' attendre, pourrait bien un jour ou l'autre m'abattre de sa faux destructive! Mon dos


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est voûté, et ma tête trop inclinée vers la tombe pour que cette dernière ne réclame pas sous peu la proie qu'elle attend depuis des années!

— Pourquoi parler de mourir, mère, lorsque Dieu vous réserve encore de longs jours qui s'écouleront près de nous ! N'est-ce pas, Georges, que nous l'aimerons et la soignerons bien? Mais pourquoi es-tu si triste et si absorbé?

— Parce que je dois vous quitter demain, au point du jour.

— Tu t'es très-souvent absenté, mon fils, et même pour plusieurs semaines ; mais tu ne m'avais jamais paru si triste lorsque tu venais, comme ce soir, embrasser Madeleine et lui dire de prier pour son fiancé?

— C'est que cette fois, ma mère, je ne reviendrai pas de sitôt. Mon père, qui n'ignorait pas mon amour pour votre petite-fille, ne chercha pas non plus à m'en dissuader, et un jour enfin que je lui manifestais le désir que nous avions tous deux de nous marier,


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il ne me répondit rien et sortit de la chambre le front soucieux. Hier, il vint me trouver sur le port où je présidais au déchargement d'une de nos barques qui venait de rentrer dans la rade :— Georges , me dit-il, tu me parlais un jour d'épouser Madeleine, la fille de Jacques, l'un de mes plus zélés contremaîtres ; je ne m'y oppose pas, mais je ne puis te cacher que mes affaires vont très-mal en ce moment. Vous êtes jeunes tous deux; attendez encore une année ou deux ; durant cet espace, je reprendrai le dessus et je serai à même de te mettre à la tête d'un petit commerce qui te rapportera assez pour faire vivre toi, ta femme et tes enfants, si vous en avez ! Il y a en ce moment un navire de 200 tonneaux qui est au mouillage dans notre port, le capitaine qui le commande est un de mes anciens amis; nous nous entretînmes ce matin longuement ensemble, nous parlâmes aussi de toi et il me proposa de te déterminer à t'embarquer et à le suivre en qualité de second sur son bâtiment :


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— S'il est intelligent, me dit-il, il parviendra facilement à un grade plus élevé, surtout en servant sous moi et en m' ayant pour protecteur! Je n'ai pas d'enfants et je suis vieux ; s'il le veut, je l'adopterai pour mon fils , mais avant tout il faut qu'il m'obéisse !

Mon père se tut, attendant ma réponse.

Songeant alors à l'aveu qu'il venait de me faire sur sa position présente, je consentis immédiatement à toutes ses propositions, mais à la condition que dans deux ans, je reviendrais épouser Madeleine, qui jusque-là m'attendrait! C'est demain matin que le Corsaire-Rouge (c'est le nom du-bâtiment) mettra à la voile et cinglera vers les IndesOrientales !

Quelques larmes amères coulèrent le long des joues creuses de la vieille femme.

— Va, mon fils, lui dit-elle, pars pour ces régions qui te sont encore inconnues et que tu désires voir si ardemment ! Mais reviensnous le même, c'est-à-dire bon comme tu


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l'as toujours été, et je serai encore heureuse de pouvoir te presser dans mes bras amaigris !

Madeleine aussi fondit en larmes ; Georges essaya de la consoler et lui promit de souvent lui écrire :

— Ne m'oublie pas lui dit-il en l'embrassant et en lui disant un dernier adieu ; moi je ne t'oublierai jamais, et dans deux ans, je reviendrai près de ma Madelinette adorée, et riches alors, nous filerons des jours d'or !

Puis ils se quittèrent le coeur bien gros !



III

Le lendemain se leva brumeux comme un jour du mois de novembre; le soleil était voilé par un épais brouillard qui cachait profondément tous les objets d' alentour. Madeleine était assise sur un rocher noir et

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éraillé dont la pointe s'avançait dans la mer qui mugissait sous lui ; les vagues folâtraient et bondissaient autour, l'enlaçant de guirlandes humides qui retombaient en grosses perles dans le bassin qui les avait lancées. Le goéland sortait de son nid de pierre pour chercher sa pitance journalière, la mouette poussait des cris rauques en battant l'air de ses ailes.

Madeleine, triste et pensive, promenait ses yeux, encore rouges des larmes de la veille, sur la mer qui était plus calme que la nuit précédente ; le temps aussi s'éclaircissait, quand tout à coup un trois-mâts pavoisé sortit du port et gagna le large à pleines voiles ; un mouchoir blanc flottait sur le pont en signe d'adieu. C'était sans doute celui de Georges qu'elle ne devait peut-être plus revoir ! Elle répondit par le même signal, mais le Corsaire-Rouge avait le vent dans ses voiles et il disparut bientôt; on ne voyait plus à l'horizon lointain qu'un point noir presque imperceptible qui s'effaça


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sous les regards dévorants de la jeune fille. Chaque barque de pêcheur rentrant de la pêche fut plus d'une fois prise par elle pour le beau trois-mâts qui voguait et traversait l'onde amère avec autant d'agilité que l'oiseau qui vole dans l'air! Il emportait toute sa joie, tout son bonheur ! Jusque-là Georges, sa chaumière et sa montagne avaient été tout pour elle; mais il lui fallait ces trois choses réunies, et maintenant il lui en manquait une. — Elle pleurait et exhalait des soupirs que le vent recueillait. Ses longs cheveux blonds s'échappaient en boucles onduleuses de dessous son bonnet de. fine batiste, ses grands yeux étaient aussi profonds que le ciel azuré, mais son front pur et blanc, autrefois toujours rayonnant de bonheur, était maintenant sombre et réfléchi. Son cou avait la blancheur du cygne sans en avoir la roideur ; sa taille légère et souple avait quelque chose de la gazelle courant sur les sables brûlants! — Tout enfant, elle avait joué avec Georges, qu'elle aimait alors


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comme son frère; mais en grandissant, les deux enfants éprouvèrent l'un pour l'autre un sentiment plus vif que celui qu'ils avaient éprouvé dans leur enfance ! Ils ne se virent plus aussi souvent : Madeleine fut forcée de cesser ses jeux pour aider sa vieille mère qui, seule, s'occupait des soins du ménage; pour Georges, il fut embarqué comme mousse sur les barques appartenant à son père ; mais toutes les fois qu'il descendait à terre, il cherchait, au milieu des femmes de pêcheurs, une petite fille blonde, aux joues vermeilles, et s'il ne la trouvait pas là, il gravissait en courant la falaise et arrivait tout haletant à la porte de la chaumière, où il voyait Madeleine qui l'attendait, car elle l'avait vu rentrer dans le port. Ces jours-là, ses occupations ne lui permettaient pas de voler au-devant de lui. — Puis Georges devint un des hommes de l'équipage, puis contre-maître, et un beau jour, son père lui dit :

— Tu es grand maintenant, tu as déjà


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assez d'expérience malgré ta jeunesse ; commande à ma place.

Georges ne s'en trouva pas plus fier ; il continua néanmoins à aimer et à toujours venir voir, comme par le passé , sa petite Madelinette . Mais ses visites diminuèrent de jour en jour, ses occupations étaient devenues plus graves.

Madeleine se mit à pleurer encore plus fort que la veille, en quittant la place d'où elle l'avait vu disparaître.

— Il ne m'aime pas, disait-elle; comment aurait-il pu me quitter, s'il avait ressenti pour moi ce que moi je ressens pour lui? Non, je ne puis le croire; toutes les promesses et tous les serments qu'il m'a faits, bientôt il les oubliera ! Oh ! oui, bientôt il oubliera Madeleine, la -fille de Jacques, le pêcheur de la côte. Il verra, là où il va, quelques grandes dames qui lui feront trouver bien simple et bien naïve la pauvre fille qu'il a aimée dans cette chaumière— Mais c'est de l'ambition! dit-elle tout à coup, j'i12.

j'i12.


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gnorais que Georges fût ambitieux!... Couché sur le pont ou sous les haubans, il rêve peut-être!... mais à quoi rêve-t-il?... qu'il sera capitaine de ce beau navire !... Hélas! moi, la pauvre fille, je serais la femme d'un capitaine!.., c'est trop pour moi, je n'en espère pas tant, Non, Georges parvenu à ce grade oubliera Madeleine, sa fiancée!... Que deviendrai-je alors, moi, lorsque je verrai une autre femme à la place que j'aurais dû occuper et qui m'était destinée?... Mais le ciel n'aura pas la cruauté de me le laisser voir! Oh! j'en mourrais, car je ne pourrais survivre à ce jour, puisqu'à cette seule ppnsée mon .coeur se déchire ! — Si je suis forcée de vivre, et si le ciel inexorable à mes prières ne me prend pas, je me retirerai dans quelque antre, au fond d'un rocher situé dans un lieu sauvage, près d'une plage aride baignée par les flots, et là, je vivrai comme les bêtes fauves ; j'irai chercher là la place qu'une autre m'aura ravie!

Elle reprit triste et pensive le chemin de


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sa chaumière où son père et son frère ne tardèrent pas à rentrer; ils cherchèrent tous à la consoler, mais Madeleine fut inconsolable.



IV

Le Corsaire-Rouge, dans ses fréquents voyages aux côtes de Coromandel, avait l'habitude de jeter l'ancre dans le port de Pondichéry, où il s'arrêtait plus ou moins longtemps; cette fois il fit comme toujours.

En entrant dans la rade, le capitaine dit à


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Georges qui avait servi comme second pendant la traversée :

— Des affaires d'intérêts assez graves me forcent à séjourner ici plus longtemps que je ne l'aurais voulu; tu pourras donc visiter, sans te gêner, la ville et ses environs, et, si chaque soir tu ne veux pas retourner à bord, je te donnerai un logement dans une maison de campagne m' appartenant. Fais comme tu voudras, je te laisse maître du choix. J'ai été on ne peut plus content de toi pendant toute la traversée; tu as exécuté avec zèle et promptitude tous mes commandements, et tu n'as pas peu contribué au sauvetage et à la conservation du navire qui, après avoir parcouru toutes les mers durant de longues années, a failli échouer sur ces côtes ! — En mon absence tu seras le maître sur mon bâtiment, et les hommes qui le montent seront forcés d'obéir à tes moindres ordres. Tu as déjà su te faire respecter et craindre par tout l'équipage, tu n'auras donc pas de peine à te faire obéir. Dispose aussi de ma maison comme tu


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l'entendras et comme si elle t'appartenait; dès aujourd'hui mes domestiques sont les tiens * Mais rappelle-toi toujours, Georges, ce que je vais te dire : Ne te laisse pas éblouir par les richesses, et ne t'étends pas nonchalamment sur un tas de métal; travaille à en acquérir davantage. Le travail est une occupation qui aide à passer le temps; il distrait et dissipe les ennuis de cette vie; sois utile à tes semblables : lorsque tu verras ton prochain dans la gêne, partage avec lui ce qui sera dans ta poche -, et tu feras un heureux , au moins pour le moment. — Sois donc laborieux et surtout reste toujours honnête homme, et comme moi tu seras partout bien accueilli ; ton nom sera béni par tes inférieurs et honoré de tes supérieurs; sur toutes les plages où te jettera le vent, tu trouveras des amis ! Je ne sais si je me suis trompé, mais je crois t'avoir bien jugé : va et tâche que je ne me repente pas de ce que j'ai fait aujourd'hui ! Après cette exhortation, il le quitta le laissant seul maître sur le pont. Au moment de


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descendre dans la chaloupe, il prit la main de Georges dans la sienne et la pressa affectueusement; celui-ci répondit à cette tendre étreinte par deux grosses larmes qui coulèrent brûlantes sur ses joues.

Après le départ du capitaine, il donna tous les ordres nécessaires pour le débarquement des marchandises et veilla lui-même à ce qu'ils fussent bien exécutés. Le soir, et après avoir assigné à chacun son poste et donné de nouveaux ordres au contre-maître, il descendit à terre et alla rejoindre le capitaine qui l'attendait chez lui, où ils passèrent gaiement la soirée ensemble.

Le lendemain, Georges retourna à bord et y passa la journée; les jours suivants il les employa à parcourir la ville. Mais ces occupations monotones l'ennuyèrent bientôt... Craignant qu'il ne se liât avec les jeunes officiers de marine, qui pour le moment se trouvaient dans le port, le capitaine lui fit faire un voyage à Cal cuti a; pendant ce temps il pourrait terminer ses affaires et, au retour


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de Georges, se rembarquer et faire voile vers la France.

Ce voyage fut très-heureux, tout s'était passé à bord du Corsaire-Rouge comme si le capitaine l'avait seul monté.

Charmé de la conduite et du zèle de son jeune lieutenant, il lui proposa de faire tout seul un voyage en France. Georges accepta cette proposition avec joie, mais lorsque son patron lui dit de débarquer à La Rochelle et d'attendre là, de nouveaux ordres, son front si clair un instant auparavant se rembrunit. Il fit faire à la hâte tous les préparatifs nécessaires, et quelques jours après le CorsaireRouge voguait de nouveau vers la France. Dans le trajet, il recueillit plusieurs marins et une famille de passagers qui avaient échappé au naufrage de leur bâtiment.

43



V

Deux années s'étaient écoulées depuis le départ de Georges de la maison paternelle : pendant longtemps il écrivit tous les mois, mais bientôt trois et même quatre mois s'écoulèrent sans que l'on eût de ses nouvelles, et enfin il n'écrivit plus du tout. Madeleine avait attendu avec calme et résignation jusqu'à


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l'époque fixée par lui-même où il devait revenir l'épouser ; mais ce jour se passa et bien d'autres après lui, et Georges ne revint pas.

— Il m'a oubliée, disait Madeleine, lorsque quelqu'un lui parlait de lui.

Ses parents essayèrent de lui donner un peu d'espoir en lui répétant sans cesse que Georges avait toujours été un jeune homme loyal et bon, qu'il était impossible qu'il eût oublié ses serments, qu'il était probablement malade ou retenu par des affaires importantes, mais qu'un jour ou l'autre il viendrait les surprendre; mais elle ne se laissait pas si facilement persuader.

— Non, disait-elle, en répondant à toutes ces objections, mes pressentiments ne m'ont pas trompée, mon souvenir s'est envolé de sa mémoire; qui sait s'il n'est pas déjà marié! Oh ! si j'en étais sûre, j'en mourrais de chagrin !

Sur cette entrefaite, le père de Georges mourut emporté par une maladie violente; on crut que par cette catastrophe on saurait de


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ses nouvelles, mais on attendit en vain. On supposa alors qu'il avait péri dans un naufrage ou d'une maladie pestilentielle commune en Orient.

Madeleine devint de jour en jour plus pâle, les roses de ses joues disparurent, ses grands yeux bleus s'enfoncèrent dans sa tête et sur son beau front la mort imprimait déjà son sceau. Elle passait des journées entières assise sur la falaise ou bien sur le sable blanc des dunes; la marée vint plus d'une fois baigner ses pieds et l'avertir de fuir la grève que les flots envahissaient ; elle se demandait parfois si elle devait se retirer ou attendre la mort qui était si près d'elle ; mais un faible espoir brillait encore, et elle résolut de vivre tant qu'elle pourrait l'entretenir. Elle l'appelait à grands cris, mais le bruit des vagues et du vent lui répondait seul. Elle interrogeait aussi tous les navires venant des Indes, mais personne ne put lui rien apprendre. Le désespoir s'empara d'elle, Madeleine enfin perdit la tête et devint folle de douleur. Ses parents


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en conçurent un violent chagrin, les médecins furent appelés, mais tous les remèdes furent mutiles.

Dans les nuits de tempête on voyait souvent errer sur la cime des rochers une forme blanchâtre qui, comme une sibylle, semblait conjurer l'ouragan; c'était Madeleine qui, s' échappant de la chaumière et toute vêtue de blanc, se promenait comme un fantôme. On la rencontrait dans les lieux les plus âpres et les plus isolés; elle parlait aux pierres qui, sourdes à sa voix, ne lui répondaient jamais. Lorsqu'un oiseau venait à passer, elle lui demandait s'il n'avait pas, dans les contrées d'où il venait, vu son fiancé. L'oiseau parfois lui répondait par un cri d'effroi. — Sa folie était douce mais sauvage ; elle fuyait tous les êtres vivants, même ses parents, et lorsque par hasard on venait la surprendre en se plaçant fortuitement devant elle, sa frayeur devenait si grande, que plus d'une heure après on la trouvait encore étendue à la même place et sans connaissance.


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Un jour, en errant sur le port, elle entendit prononcer le nom de Georges par un marin; cet incident augmenta sa folie, elle courut aussitôt au bout de l' estacade et se précipita dans la mer. On parvint à la sauver, elle respirait et donnait encore quelques signes de vie. Lorsqu'on l'apporta dans cet état à sa vieille mère, celle-ci en fut si frappée qu'elle tomba morte sur le plancher.



VI

Dans une chambre richement meublée, Georges était depuis quatre mois étendu sur un lit de douleur et suspendu entre la vie et la mort. Une jeune fille de dix-huit ans était assise à son chevet, lui présentant, à de courts intervalles, une potion qu'elle préparait ellemême. Lorsque la tête du malade glissait de

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dessus son oreiller, elle la remettait à la même place avec tant d'adresse et si doucement qu'il s'en apercevait à peine; lorsqu'il avait ou trop chaud ou trop froid, elle baissait le store de la fenêtre ou bien agitait un immense éventail placé au-dessus du lit du malade qui, à chacune de ses attentions, la remerciait par un doux sourire. Lorsqu'il dormait, elle éloignait autant que possible tous les bruits qui auraient pu interrompre son sommeil.

— Héloïse, lui dit-il un jour, vous allez vous rendre malade; depuis bientôt cinq mois que me voilà sur ce lit, vous ne m'avez pas quitté un seul instant; votre oncle mourrait de chagrin s'il vous arrivait quelque chose ; laissez quelque autre personne me soigner et prenez un peu de repos, je vous en supplie.

— Non, Georges, tant que vous ne serez pas mieux je ne vous quitterai pas, vous savez combien je vous aime! Aussi lorsque l'on aime bien, rien ne coûte ni ne fatigue, surtout lorsqu'il s'agit du bien-être et presque de la vie de l'objet chéri,


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— Qui vous soignerait, Héloïse, si vous tombiez malade? ce ne serait pas moi, puisque moi-même j'ai besoin de quelqu'un pour me soigner. Ce ne serait pas non plus votre oncle, car le pauvre homme serait plus souffrant que nous deux. L'amour qu'il a pour vous approche presque de l'idolâtrie,, car au moment du naufrage du Corsaire-Rouge son seul désir, disait-il, avant de mourir, serait de vous voir et de vous embrasser une dernière fois, et lorsque je me sauvai avec lui à la nage, je ne l entendis prononcer que votre nom.

— Oh ! combien je vous sais gré d'avoir sauvé cette vie qui m'est si chère, car ayant perdu bien jeune encore mon père et ma mère, il était le seul parent qui me restât. Il m'a élevée, il m'a prodigué tous les soins d'un père et d'une mère réunis. A votre première arrivée, il me dit un jour : — Héloïse, je t'amène un mari qui, je crois, te conviendra ; mais tu ne le.verras et tu ne lui parleras que dans deux ans. Je veux pendant ce


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temps l'éprouver et savoir s'il est digne de ma confiance, et s'il pourra faire le bonheur de ma chère enfant. — Je vous vis sans que vous puissiez soupçonner la présence d'une femme... et faut-il tout vous dire, Georges?

— Oh ! parlez, mon amie, ne serons-nous pas bientôt unis ! Dès que je pourrai me promener dans ma chambre, je prierai votre oncle de me laisser vous conduire à l'autel...

— Mais pour que ce jour tant désiré arrive plus tôt, il faut me laisser là, près de votre lit. Personne autre que moi ne vous prodiguera des soins plus tendres et plus désintéressés.

— Je n'en doute pas, ma tendre amie, lui dit-il en l'attirant doucement vers lui et en l'embrassant avec amour.

— Voyez-vous que vous m'aimez, méchant! dit la jeune fille en faisant une petite moue; dans votre délire, vous disiez que vous ne m'aimeriez jamais , que vous en aimiez une autre ; vous avez même prononcé son nom que depuis j'ai oublié....


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— Écoutez, Héloïse, et ne m'en voulez pas. Oui, j'aimais une jeune fille avec laquelle je fus élevé ; elle était aussi douce et aussi naïve que vous, et quoique jolie, vous l'êtes encore plus qu'elle. Depuis que je vous ai vue, ce n'est plus elle que j'aime, c'est vous ! D'ailleurs, elle n'aurait jamais été ma femme du vivant de mon père, qui m'a fait partir avec votre oncle afin que je puisse l'oublier.

— Et que fait-elle maintenant? Y a-t-il longtemps que vous avez reçu de ses nouvelles?

— Je présume que, ne me voyant pas revenir, elle aura épousé un pêcheur, car, dans sa famille, ils le sont de père en fils.

— Quand nous serons mariés, je prierai mon oncle de vouloir bien nous laisser faire un voyage en France ; nous visiterons ensemble les lieux qui vous ont vu naître et grandir; peut-être rencontrerons-nous cette Madeleine que vous avez aimée! Que dirat-elle lorsqu'elle me verra près de vous?


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— Elle pensera que vous êtes ma compagne.

— Ne craignez-vous pas qu'elle n'en soit jalouse; et pour peu qu'elle ait un peu d'ambition, ne sera-t-elle pas furieuse de ne pas être la femme d'un capitaine plutôt que celle d'un pauvre pêcheur?

— Madeleine n'a jamais témoigné la moindre jalousie lorsque je parlais aux jeunes filles de son âge, et quant à l'ambition, cette maladie lui est complètement inconnue.

— Ne l' aimez-vous pas encore un peu? lui dit-elle.

— Je crois vous avoir déjà dit que depuis que je vous avais vue, je n'aimais qu vous.

— Mais si tout à coup vous la revoyiez quelle impression vous causerait-elle?

— Celle que peut produire la vue d'une soeur qu'on n'a pas vue depuis longtemps.

— Alors, vous l'aimez comme une soeur?

— Puisque je lui ai retiré mon amour, il


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est plus que juste que je lui laisse mon amitié. Serait-ce trop?

— Ne me parlez plus de cette femme, car je crois que, sans la connaître, j'en deviendrais jalouse !

— N'en parlons plus alors, et comme moi vous oublierez.



VII

— Quelques jours après, tout était en l'air dans la maison : les domestiques couraient affairés de tous côtés, le capitaine montait, descendait, allait dans la cuisine, dans les salons en donnant des ordres, bousculant et renversant tout sur son passage : c'est que le contrat de mariage de sa nièce


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devait être signé le lendemain, et à cet effet il donnait un grand bal.

Georges et Héloïse étaient tous deux assis sous un bambou dont les larges feuilles les garantissaient des ardents rayons du soleil ; ils riaient de l'agitation et de la préoccupation de leur oncle dont la voix dominait tous les bruits.

— Oh ! si vous saviez combien je suis heureuse ! disait Héloïse ; je ne puis attendre la journée de demain ; je verrai et j'embrasserai toutes mes compagnes de pension, que j'ai fait inviter ; je vous les présenterai toutes, vous verrez comme elles sont gentilles !

— N'est-ce que cela qui fait votre bonheur, Héloïse ? N'est-ce donc pas parce que nous serons unis?

— Pourquoi me faites-vous cette question? Vous n'ignorez cependant pas que depuis longtemps je vous aime à en devenir presque folle, et que ce jour, je l'avais désiré tout autant que vous !

— Non, Héloïse, je n'ai jamais douté un


MADELEINE. 235

seul instant de votre amour. En aurais-je le droit? N'est-ce pas grâce à vos soins que je renais à la vie et que je recouvre la santé? Combien de nuits sans sommeil vous avez passées à mon chevet, attentive comme une mère et inquiète comme elle lorsque j'étais un peu plus agité? Ne fût-ce que pour .cela, je devrais vous adorer !

Les broussailles et les branches des arbres qui se trouvaient derrière eux remuèrent doucement , mais ils n'y prirent pas garde ; ils étaient si heureux tous deux !

Georges cependant tourna la tête.

— Vous ne vous embarquerez plus maintenant, lui dit-elle, malgré la maladie qu'a mon oncle de vouloir parcourir les mers ; vous vous joindrez à moi pour lui faire oublier sa manie. La fortune que mes parents m'ont laissée nous suffira bien à tous trois.

— Je ferai tout ce qui pourra vous plaire, Héloïse, je vous aime trop pour vous refuser quelque chose.

Un soupir étouffé partit du buisson ; mais


236 MADELEINE.

cette fois encore, ils n'entendirent rien, ils s'embrassaient tous deux, tandis qu'une âme derrière eux souffrait comme un damné!

On vint les avertir que le dîner était servi et que le capitaine les attendait avec impatience. Georges fut forcé de s'appuyer sur le bras d'Héloïse ; il était encore trop souffrant pour pouvoir marcher seul.

— Qu' avez-vous donc à être si pâle, mon ami?

— Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien. N' avez-vous pas, comme moi, entendu sortir une plainte de ces broussailles?

— Quand je suis près de vous, Georges, je n'entends et ne vois plus ce qui se passe autour de moi. C'est peut-être le vent qui aura murmuré dans les feuilles !

— Oh! non, ce n'était pas le vent, c'était bien un soupir sorti d'une bouche humaine.

— Qui donc viendrait dans ce jardin entouré de murs? Ce n'est aucun des gens de la maison, ils sont tous trop occupés pour venir nous épier. Vous avez rêvé, lui dit-elle


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en l'embrassant . Au surplus, si vous le voulez, je vais faire fouiller tout le jardin, et nous saurons à quoi nous en tenir.

— Non, c'est inutile, je puis facilement m'être trompé.

La voix du capitaine se fit entendre : il leur criait du perron de se hâter. Ils se mirent donc à marcher un peu plus vite, et la vision du jardin fut pour un instant oubliée.

Mais dès que Georges fut rentré dans sa chambre, il s'en ressouvint :

— Ce soupir, dit-il, n'a pu être exprimé par un être indifférent; il faut que cette personne soit bien malheureuse pour que la vue de notre bonheur ait rendu ses souffrances si poignantes! Mais qui cela peut-il être? Moi, je ne connais personne ici, et je suis à plus de six mille lieues de la France; ce ne pouvait clone pas être pour moi que l'on soupirait? Peut-être était-ce un homme qui aimait Héloïse en secret, qui avait conçu l'espoir de l'épouser, et qui, en me voyant


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près d'elle, aura vu s'écrouler tout son échafaudage de bonheur.

Tout en réfléchissant, il s'approcha de la fenêtre et s'appuya sur ses bords : tout était calme au dehors; les arbres seuls étaient agités par le souffle d'un vent frais qui passait dans leurs feuilles en les rafraîchissant et en secouant la poussière du jour. Les orangers et les citronniers lui envoyaient dans des bouffées de vent leur odeur enivrante; quelques oiseaux à plumage doré gazouillaient dans les branches des arbres ; le colibri, ce bel oiseau des chaudes contrées, jeta un cri mélancolique en passant devant lui, et si près, qu'il l'effleura de ses ailes. Au bas de la terrasse qui entourait la maison s'étendait un lac bordé de cèdres et de bambous ; leurs rameaux gigantesques se miraient dans l'eau pâle au milieu des sombres reflets de la nuit ; des vapeurs blanches et légères sortaient de son sein humide et se mêlaient à la brise en servant de vêtement au dieu antique qui chaque soir rentre dans


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les flots et se baigne dans ses molécules transparentes. Georges contemplait et écoutait en silence tous les bruits de la nature; mais bientôt son âme franchit les espaces et s'arrêta dans ce coin de la Bretagne où une jeune fille l'attendait peut-être. A ce souvenir, une larme furtive coula le long de sa joue ; il se rappela les joies et les plaisirs de son enfance, ses courses sur la grève avec Madeleine que tout le monde trouvait si jolie, il se prit à pleurer et cacha son visage entre ses deux mains.

Lorsqu'il releva la tête, il vit une forme vaporeuse glisser devant lui; avec l'agilité du daim, elle disparut dans les allées sombres plantées de mélèzes ; il la suivit du regard et il osa même appeler cet être fantastique qui venait de passer devant lui comme voulant se mirer dans ses yeux.

— Tout est mystère, dit-il, tout est incompréhensible ici !

Il prit sa pipe, se mit à fumer, et pour se


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distraire, il envoya vers la voûte éthérée les spirales d'une fumée odorante.

Héloïse non plus ne dormait pas ; comme lui, elle était appuyée sur le bord de la fenêtre de sa chambre, qui était située au-dessus de celle de Georges; comme lui,.elle avait vu passer cette forme, mais elle ne l'avait pas vue vaporeuse : c'était bien une forme humaine. Elle eut peur, et fermant aussitôt sa fenêtre, elle se jeta tout éplorée sur son lit de jeune fille, qu'une nuit plus tard elle n'appellerait plus de ce nom. A elle aussi, tout parut mystère ; elle se ressouvint de la plainte que Georges croyait avoir entendue, et puis, au milieu de la nuit, de cet être enveloppé dans un grand manteau et passant sous les fenêtres de son fiancé. — Elle attendit le jour avec anxiété, en comptant toutes les heures qui sonnaient à sa pendule. Lorsque le matin arriva, elle descendit dans la chambre de Georges et lui raconta sa vision de la nuit..


VIII

Le bain que Madeleine avait pris contribua beaucoup à la rétablir; elle devint de jour en jour plus calme, et enfin la raison lui revint complètement. Elle se remit aux soins du ménage, et son père et son frère ne s'aperçurent presque pas de la disparition de la vieille mère ; mais Madeleine n'avait pas

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oublié son fiancé, et on ne prononçait plus son nom devant elle, de crainte de la voir retomber dans sa noire maladie.

Un jour, ils apprirent que le frère de son père, qui tout enfant avait disparu de la maison paternelle sans qu'on sût jamais ce qu'il était devenu, venait de mourir aux Indes-Orientales en leur laissant une fortune brillante. Hélas ! Madeleine seule était appelée à en jouir, car un matin l'on trouva son père et son frère tous deux étendus sans vie sur la grève.

Dès lors, la jeune fille se trouva seule, isolée sur la terre; elle continua néanmoins d'habiter sa chaumière. De là, elle pouvait voir entrer tous les bâtiments dans le port. Elle sut enfin, par un marin qui était parvenu à se sauver à la nage lorsque le Corsaire-Rouge avait fait naufrage sur les côtes de Madagascar, que le capitaine et Georges vivaient encore et qu'ils étaient retournés tous deux à Pondichéry.

Madeleine fit aussitôt ses préparatifs de


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voyage et s'embarqua pour l'Hindoustan, où elle arriva sans accident.

C'était elle qui, cachée dans le buisson, avait exprimé la plainte que Georges avait entendue. C'était encore elle qui, la veille de son mariage, avait passé sous sa fenêtre; elle s'était promenée toute la nuit au bord du lac, les yeux tournés vers cette maison qu'habitait l'homme qu'elle avait tant aimé. Il ne la savait certes pas si près de lui, et, même en la voyant, il ne l'aurait plus reconnue : ses traits, sa taille et jusqu'à sa voix n'étaient plus les mêmes. Quiconque rencontrait cette femme grande, pâle, aux regards ternes, à la démarche légère et à la taille élancée, ne pouvait s'empêcher de s'arrêter pour admirer la sublime douleur répandue sur toute sa personne. Ses yeux et ses oreilles avaient vu et entendu, et elle ne pouvait encore croire que Georges eût trahi ses serments.

— Je resterai jusqu'à la fin, disait-elle, et quand le prêtre les aura unis, alors je


244 MADELEINE.

n'aurai plus rien à faire ici-bas que de prier pour son bonheur !... Cette femme qu'il aime tant et qui l'a fait m' oublier le rendra-t-elle heureux? Faites que cela soit, mon Dieu! et je mourrai calme et résignée, je prendrai pour modèle le Christ expirant sur la croix ; comme lui, je rendrai le dernier soupir sans proférer une plainte !

Le même jour, durant la messe à laquelle assistaient les deux époux, une femme soigneusement voilée était debout derrière une colonne, le front appuyé sur la pierre froide, les mains pendantes et le regard élevé vers les ci eux. Personne ne la remarqua. Georges fut le seul qui, plusieurs fois, détourna la tête et essaya de percer à travers le voile de cette femme mystérieuse, mais il ne la reconnut pas.

Lorsque la cérémonie fut achevée, et que tous les assistants furent sortis de l'église, Madeleine s'avança tremblante dans la nef, monta les degrés qui la séparaient du choeur, et fut s'agenouiller sur le prie-Dieu d'Hé-


MADELEINE. 213

loïse , encore chaud par la pression de ses genoux, et d'une voix triste mais vibrante, elle prononça ces mots :

— Elle est sa femme devant les hommes, et moi je la suis devant Dieu ! L'écho dans le fond de l'église répondit : Amen /les cierges s'éteignirent un à un, le jour même pâlit; la lampe seule brûlant nuit et jour devant le sanctuaire vacillait dans l'ombre. Alors elle se releva froide et droite comme un roseau, et sortit de ces lieux où veille sans cesse un Dieu mort pour nous. — Arrivée sous le portail de l'église, elle se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard à l'endroit où elle les avait vus prier tous deux.

Le soir, elle passa sous les fenêtres étincelantes de lumière , et vit à travers les carreaux les groupes des danseurs. Héloïse était radieuse de joie et de bonheur !... Madeleine s'arrêta un instant à contempler cette femme si belle et si gaie, tandis qu'elle était pâle et triste comme une morte. Georges lui souriait avec tant d'amour !

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246 MADELEINE.

—Il est heureux, murmura-t-elle, puisset-il toujours l'être!

Au moment de s'éloigner, elle le vit s'approcher de la fenêtre et dire :

— Encore cette femme ! je la verrai donc partout!...

Mais elle avait déjà fui, et lorsqu'il s'éloigna, elle se rapprocha de nouveau, et elle vit alors Héloïse donnant le bras à Georges, sortir du salon et se diriger vers l'appartement qui les attendait. Elle s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber, puis de là, elle plongea à travers les vitres et les rideaux de la chambre nuptiale, et lorsque la lumière disparut, elle murmura :

— Maintenant, tout est consommé! Puis, serrant plus fortement son manteau autour d'elle, elle s'éloigna à pas lents, et quand elle fut loin, quand elle n'entendit plus la musique, une sueur froide mouilla son front de marbre, un frisson de mort la saisit; ses forces étaient à bout.

Elle tomba sans connaissance sur la poussière blanche de la route.


IX

Des bruits coururent pendant longtemps à Lorient et aux environs que Madeleine, morte aux Indes, apparaissait pâle, maigre et grande comme le sont les fantômes, et comme eux recouverte de blancs vêtements. Les bonnes femmes, en passant sur les dunes et. en traversant la grève, se signaient dévo-


248 MADELEINE.

tement, et les petits enfants jouant sur la falaise priaient la sainte Vierge afin qu'elle les protégeât contre la dame blanche, c'est ainsi qu'on l'appelait, qui, toutes les nuits, se promenait sur les rochers. Mais un jour, on trouva la chaumière, qui avait été fermée pendant des années, toute grande ouverte. En entrant, on vit Madeleine étendue sur un matelas, froide et sans vie. Elle venait d'expirer ! Un crucifix était dans l'une de ses mains , et de l'autre elle montrait la mer. Elle avait tenu sa promesse; comme le Dieu crucifié, elle était morte sans se plaindre! On trouva sur une table son testament qui était ainsi conçu :

« Je veux être enterrée sur le point le plus « élevé de la falaise, le visage tourné vers « la mer. J'attendrai morte celui qui devait « revenir m'épouser et qui ne vint jamais ! « Une simple croix de bois, sans nom et « sans inscription, indiquera seule le lieu de « ma sépulture. Je donne toute ma fortune « aux pauvres, et je leur recommande de


MADELEINE. 219

« prier pour le repos de mon âme qui, je « l'espère, ira tout droit dans le séjour que » Dieu réserve à ceux dont la vie n'est que « souffrance sur cette terre ! Je l'espère « d'autant plus qu'elle a toujours été pure « comme celle des anges! »

Bien des années après, un homme venait tous les jours s'agenouiller et pleurer sur ce tertre funèbre.

— Me voici, Madeleine, disait-il, je suis revenu comme je te l'avais promis; mais, hélas ! trop tard. — Dieu m'a puni de mon parjure en m' accablant de tous les malheurs ! Oh! reviens, Madeleine, ton fiancé est là, sur ta tombe ; il est pâle comme ton linceul ! Pourquoi ne le serait-il pas? N'est-il pas le fiancé de la mort? — Du haut de ton séjour, ange qui m'as pardonné sur la terre et qui prias pour mon bonheur, viens m' enlever avec toi dans les sphères célestes ; mon âme loin de toi languit ici-bas, elle aspire après le bonheur que tu goûtes là-haut !

Une voix sortant de terre lui répondit :


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— « Autant d'années durant lesquelles « elle souffrit ici, errante sur ces rochers, « autant vous souffrirez aussi ! Et près d'elle « vous trouverez alors votre place, qu'elle « vous réserve! »

Lorsque le nombre d'années voulues fut écoulé, l'âme de Georges alla rejoindre celle de Madeleine, et son corps, enveloppe grossière, fut enterré et reposa près d'elle.

Enfin, ils étaient unis, sinon vivants, du moins morts!

FIN.

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