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Titre : Revue historique / dirigée par MM. G. Monod et G. Fagniez

Auteur : Couderc, Camille (1860-1933). Auteur du texte

Éditeur : Librairie Germer Baillière et Cie (Paris)

Éditeur : Félix AlcanFélix Alcan (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1992-01-01

Contributeur : Monod, Gabriel (1844-1912). Directeur de publication

Contributeur : Fagniez, Gustave (1842-1927). Directeur de publication

Contributeur : Bémont, Charles (1848-1939). Directeur de publication

Contributeur : Pfister, Christian (1857-1933). Directeur de publication

Contributeur : Eisenmann, Louis (1869-1937). Directeur de publication

Contributeur : Charléty, Sébastien (1867-1945). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349205q

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349205q/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 01 janvier 1992

Description : 1992/01/01 (A116,N581)-1992/03/31.

Description : Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine commune

Description : Collection numérique : La Commune de Paris

Description : Collection numérique : Nutrisco, bibliothèque numérique du Havre

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56199864

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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D L P 3 0 6 11 9 3 9 5 1 3 1 9

F O N D É E E N 1 8 7 6 PAR GABRIEL MONOD

publiée avec le concours de la 4e Section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

581

JANVIER-MARS 1992

J.VINCENT: Un artiste de cour au temps d'Alexandre le Grand . . . . . . . . . . . . . . .3

A. GRABOlS : Un mythe fondamental de l'histoire de France au Moyen Age : le

« roi David» précurseur du « roi très chrétien » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

D. VIDAL : Mystique abstraite et intrigue financière. Benoît de Canfield et la raison comptable au XVIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33

J. PLAINEMAISON : Pourquoi « Les Provinciales » ou une guerre perdue d'avance 61

B.JOLY : Boulangisme et fonction publique :le syndicat des révoqués 89

B. DUMONS, G. POLLET : « Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville

de Lyon (1870-1914) : légitimité d'un modèle administratif décentralisé .... 105

R. MOLHO : Salonique après 1912. Les propagandes étrangères et la communauté juive 127

F. KOERNER : La guerre du Rif espagnol vue par la Direction des Affaires indi - gènes française (1921-1924) 141


REVUE HISTORIQUE

DIRECTEURS: JEAN FAVIER RENÉ RÉMOND

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A L'UNIVERBITÉ PARIS-S0RBONNE A L'INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES

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Revue trimestrielle. — ABONNEMENTS ANNUELS pour l'année 1992 France : 400 F — Etranger : 520 F Compte dE chèques postaux : Paris 1302-69 C

OUVRAGÉS ANALYSÉS DANS LES COMPTES RENDUS DE LA PRÉSENTE LIVRAISON

J. T. SHOTWÉLL, L. R.LOOMIS.; The see of Peter (M. Pacaut) ...................................... 157 |

A. HARVEY. Economie expansionin the Byzantine Empire , 900-1200 (C. Morrisson)........ 158

Arnaldo da Brescia e il suo tempo (P. Racine) ................................ ........ 161 !

J. C. SCHMITT. La raison des gestes dans l'Occident médiéval (J. Berlioz) .......................... 163

M. AURELL. La: vielle et l'épie: Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle

(J. Verger) ............................................................... 164

R. SAINZ DE LA MAZA LASOLI. La orden de San Jorge de Alfama. Aproximaciôn a su historia

historia Aurell) .... .................................. 166

H.MÛLLER. Die Franzqsen, Frankreich und das Basler Konzil (1431-1449) (B.Guenée)..... 168 M. ASENJO GONZALEZ. Segovia. La ciudad y su tierra a fines del Medievo (J.Gautier

Dalché) ..................................................................... 170

Realidad y imagines del poder. Espana à fines de la Edad Media (J. Gautier Dalchê).......... 174

B.VINCENT. 1492, « l'année admirable » ( M. Mann-Lot)................................ 176 '

S. GRUSZINSKI. L'Amérique de la Conquête peinte par les Indiens du Mexique (M. MannLot)

MannLot) 178

O.ZHIRI. L'Afrique au miroir de l'Europe : fortunes de Jean Léon l'Africain à la Renais.....

Renais..... (I. Cloulas) .......................................................... 180

M P. HOLT. Society and institutions in Early Modern France (M.Venard) ................. 181

M. R.SAURIN DE LA IGLESIA. Reforma y reàcciôn en la Galicia del sigloXVIII (1764-1798)

(B. Bénnassar) ........................................................................................................ 183

R.URIARTÈ AYO. Estructua, desarrollo y crisis de la siderurgia tradicional vizcaina (17001840)

(17001840) ....................................................................... 185

La correspondance. Les Usagés de la lettre au XIXe siècle (H. J.Martin) ..................... 186

L. B. BERLANSTEIN. Big business and industrial conflict in nineteenth century France. A

social history of the Parisian Gas Company (A. Gueslin) .............................. 189

Y. CROZET, Ch. LE BAS. Les grandes puissances d'economie libérale, 1914-1918 (A. Lemônorel).................................................................

Lemônorel).................................................................


Fondée en 1876 par Gabriel MONOD

Ne quid falsi audeat, ne quid veri non audeat historia ClCÉRON, de Orat., II, 15.

116e ANNÉE — TOME CCLXXXVII/1 1992

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, ROULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS


TOUS DROITS RÉSERVÉS


Un artiste de cour au temps d'Alexandre le Grand

Lorsqu'en 336 avant Jésus-Christ disparaît Philippe II de Macédoine, plusieurs artistes grecs sont alors amenés à mettre leur talent au service de celui qui devient le nouveau maître du monde hellénique.

Hissé au niveau du mythe par « l'engouement d'une génération éblouie par tant de prodiges qu'elle ne savait plus si c'étaient les hommes qui remontaient au ciel ou les dieux qui descendaient sur terre »1, Alexandre le Grand personnifiait un type humain bien fait pour nourrir l'inspiration artistique des Hellènes et susciter les interprétations plastiques les plus variées.

Un visage fervent travaillé par la passion. Une chevelure en révolte qui allongeait le front et ondoyait comme une « crinière léonine ». Sous l'arcade sourcilière le baignant d'ombre un regard enflammé où pouvait briller une « douceur humide ». Le profil légèrement busqué. Le col infléchi dans un mouvement de côté qui soulignait la beauté passionnée de la tête. Sous celle-ci un corps agréablement proportionné unissant à la vigueur athlétique de la prime jeunesse une élégance et une prestance innées. La séduction faite roi.

Un modèle à nul autre comparable dont s'emparera le génie grec pour en tirer inlassablement le plus extraordinaire parti artistique.

Non seulement par de multiples représentations d'Alexandre. Aussi bien en ronde-bosse que sur médaille. Mais encore par son assimilation iconographique aux grands Olympiens ou héros fabuleux auxquels l'apparentait sa légende tels Zeus, Apollon, Héraclès et davantage encore Hélios.

1. Théodore Reinach, Monuments Piot, 1896, vol. III, p. 156 s. Revue historique, CCLXXXVII/1


4 Jacques Vincent

Entre tant d'artistes séduits par ce personnage d'exception se détachera un maître de premier rang choisi par Alexandre lui-même pour le portraiturer : Lysippe de Sicyone. Le sculpteur le plus fécond de son époque en même temps que le plus représentatif de la fortune du portrait dans les dernières décennies du IVe siècle.

Car Alexandre fera de lui son statuaire attitré : tandis qu'Apelle et Pyrgotèle avaient respectivement le privilège de reproduire ses traits par le pinceau et la glyptique, au seul Lysippe échoira celui de les fixer dans le bronze. Devant aucun autre sculpteur ne consentira à poser Alexandre :

« Faut-il prendre les textes au pied de la lettre ? Comment expliquer dans ce cas que des sculpteurs contemporains de Lysippe, Léocharès, Euphranor, soient connus pour avoir exécuté des portraits d'Alexandre ? On reste dans la vérité, croyons-nous, en admettant que Lysippe, Apelle et Pyrgotèle avaient seuls l'honneur et le bénéfice des commandes royales. » Qu'à « eux seuls était réservé le privilège d'exécuter d'après nature des portraits du roi ». Et qu'« il n'y avait point d'autres portraits officiels. Voilà qui caractérise bien à la fois le rôle de Lysippe et l'époque où il vit. Il réalise un type très nouveau dans l'histoire de l'art grec, celui de sculpteur de cour » 2.

D'Alexandre le Grand qu'à ce dernier titre il suivrait dans ses pérégrinations, Lysippe retracera les traits dans plusieurs statues ou compositions monumentales le figurant à différents âges et dans les poses, tenues ou circonstances les plus diverses : adolescent, adulte, en armes, appuyé sur sa lance, chevauchant, en chasseur.

Tenu par la majorité des érudits pour le mieux certifié et le plus ressemblant de tous les portraits du conquérant, un buste exhumé à Tivoli et conservé au Musée du Louvre sous le nom de son donateur, le chevalier Azara, représente-t-il, « avec un certain nombre de monnaies et la mosaïque du Combat d'Alexandre, le seul monument qui, pour des raisons extrinsèques et indépendantes des témoignages littéraires, puisse être rangé avec certitude au nombre des sources iconographiques du roi de Macédoine »3 ? Auquel cas peut-il reproduire ou rappeler le type de l'un des Alexandre signés par le Maître de Sicyone ?

Non que l'Hermès Azara concorde parfaitement avec l'image que nous nous sommes formée du sujet à travers son épopée conquérante. Mais il pourrait réaliser « le portrait le plus fidèle et le plus humain que nous possédions » de lui 4. Celui d'un Alexandre non pas dans l'éclat de sa glorieuse jeunesse, enflammé par la passion fougueuse

2. Maxime Collignon, Lysippe, Paris, 1905, p. 38 s.

3. J. J. Bernoulli, Die erhaltenen Darstellungen Alexanders des Grossen, Munich, 1905, p. 21.

4. Gustave Blum, Alexandre Hélios, in Revue archéologique, Paris, 1914, t. XXIV, p. 97 s.


Un artiste de cour au temps d'Alexandre le Grand 5

agitant son âme aventureuse et téméraire. Mais abîmé dans ses pensées, mûri par la réflexion et l'expérience de la trentaine, porté à la mélancolie, le regard pénétré de gravité, laissant entrevoir une certaine lassitude, « quand déjà toute grâce et toute jeunesse l'ont quitté, pour faire place à la terrifiante gravité du jeune vainqueur rassasié et peut-être désabusé » 5. Un Alexandre solitaire touché par l'automne, approchant du terme de sa fulgurante et brève carrière, penché peutêtre sur son passé, en proie à un certain désenchantement, déjà sceptique, et comme assombri par l'intuition de son destin : « La simplicité d'expression de la tête, son pathétique discret, la physionomie pensive et comme attristée qu'elle prête au bouillant roi de Macédoine semblent se tenir très près de la réalité. » Un portrait « fidèle, simple, un peu prosaïque même, d'un Alexandre approchant de la maturité » 5. Tel aurait été sur la fin de sa vie l'Alexandre qui posa pour Lysippe.

Encore la figure semble-t-elle un commentaire assez terne au signalement tracé du prince par les historiens anciens : tandis que les arcades sourcilières ne jettent qu'une ombre très faible, le regard « n'a rien de la douceur humide qu'on attendait », cependant que, si elle « allonge bien le front », la chevelure « n'est pas très tourmentée et évoquerait mal ainsi une crinière léonine ». Et qu'enfin « l'inflexion du cou est perceptible à peine » 7. Si bien que l'on se sent presque dépaysé devant ce portrait sans flamme à la fois si proche de l'homme tel qu'il dut être peu avant de disparaître et néanmoins si médiocrement représentatif de son mythe. A fortiori d'un mythe que, dans des créations ultérieures, la sensibilité esthétique grecque choisira de privilégier en parant rétrospectivement Alexandre des attributs du divin et en cristallisant sur son image la grandeur désenchantée du « héros fils des dieux et compagnon de nos imperfections » 8.

Tandis que le buste Azara caractérise un conquérant prématurément mûri et visité par le doute et la mélancolie, dans une tête de l'Albertine de Dresde qui semble pouvoir, quoique endommagée par un accident à la face, être rendue à l'atelier de Lysippe, Alexandre au contraire se présente dans toute la fraîcheur de sa prime jeunesse, affichant une expression d'insouciance et de quiétude mêlée d'aménité 9. Une expression que, en y ajoutant une touche de suavité et de langueur, avivent deux têtes juvéniles du Musée d'Athènes et du British

5. Maurice Barrés, Une enquête aux pays du Levant, in Revue des Deux Mondes, Paris, 1923, numéro du 15 février, p. 737.

6. G. Blum, op. cit.

7. Charles Picard, La sculpture antique, Paris, 1926, t. II, p. 173 s.

8. M. Barres, op. cit.

9. Gisela M. A. Richter, The Portraits of the Greeks, Londres, 1965, t. III, p. 255, n° 5 b, fig. 1725.


6 Jacques Vincent

Museum qui, sans acquérir une qualité documentaire comparable à celle du type Azara, a fortiori s'il s'agissait de créations rétrospectives, paraissent pouvoir être rangées, sinon dans le catalogue de Lysippe, du moins parmi les sources iconographiques les plus plausibles d'Alexandre adolescent 10.

De même pour un marbre de la Glyptothèque de Munich désigné sous le nom d'Alexandre Rondanini 11. Où resplendit la beauté d'Alexandre dans la fleur de sa jeunesse rayonnante. D'un Alexandre dont « l'attitude nous rappelle une innovation introduite par Lysippe dans la plastique » 12, bien que, du faire de ce dernier, semblent moins représentatifs le type adouci des traits et la grâce indécise dont les pare la frange opulente des cheveux massés sur le front et descendant en molles ondulations dans la nuque. Encore le profil allongé et légèrement busqué charge-t-il la tête d'un accent plus énergique et plus mâle et en corrige-t-il la douceur un peu efféminée. Si bien que, plus proche d'un Alexandre intemporel ennobli par sa légende, tel que pouvaient l'avoir entrevu Léocharès ou Euphranor, l'Alexandre Rondanini n'en suggère pas moins une certaine inclination passionnée et téméraire, s'il ne laisse rien soupçonner de l'être intime véritable.

De la manière de Lysippe pourraient procéder encore deux effigies réduites en bronze appartenant au Musée du Louvre 13 et à la Collection Nélidow 14. La première imitant vraisemblablement la statue où Lysippe avait représenté Alexandre appuyé sur sa lance tout en rappelant plus ou moins le type de l'Hermès Azara. Encore que l'« Alexandre à la lance » ait pu aussi inspirer un bronze du Musée national de Naples 15.

Enfin figuraient des portraits d'Alexandre par le maître dans des ensembles monumentaux dont le sujet était tiré de la vie du héros : un groupe en bronze de Delphes auquel avait travaillé Lysippe en collaboration avec Léocharès rappelait une dramatique chasse au fauve au cours de laquelle avait manqué de périr le prince tandis que, élevé à Dion, face à la côte thrace, un monument colossal non moins réputé représentait Alexandre et les vingt-cinq cavaliers de son escorte tombés au combat du Granique. Une évocation historique dont il ne serait pas autrement surprenant que nous gardât un souvenir partiel une statuette équestre en bronze exposée au Musée national

10. Id., op. cit., t. III, p. 255, n° 5 d et e, fig. 1727 et 1728.

11. Id., op. cit., t. III, p. 255, n° 5 f, fig. 1729.

12. M. Collignon, op. cit.

13. Franz Winter, Der Alexander mit der Lanze, in Klaus Fittschen, Griechische Poriràts, Darmstadt, 1988, p. 116, p. 64, fig. 3.

14. M. Collignon, op. cit., p. 51 s.

15. J. J. Bernoulli, op. cit., p. 141 s.


Un artiste de cour au temps d'Alexandre le Grand 7

de Naples 16. Des ouvrages qui, s'ils n'ont point passé outre à l'oubli des siècles, engagent du moins à considérer Lysippe comme le créateur du portrait équestre dans l'Antiquité.

Occuperaient encore son activité des portraits de hauts personnages de l'époque ou de l'entourage d'Alexandre. D'Hephestion, le favori du prince, dont une opinion avait autrefois placé le nom sous une tête du Musée national de Naples au type efféminé et mièvre 17. De Pythès d'Abdère, un chef d'armée mercenaire honoré de deux statues à Olympie 18.

Une activité qui ne s'arrêterait point à la mort d'Alexandre luimême. Et que sous les successeurs de ce dernier Lysippe poursuivra jusqu'à un âge fort avancé tout en conservant la faveur des commandes du pouvoir. Sur la fin de sa vie travaillant pour Seleucus 1er Nikator de Syrie avec la statue duquel se clôt sa production de cour 19. Une création hellénistique précédant sans doute de peu la disparition (entre 320 et 310 au plus tard) du maître.

Entre les devoirs de sa charge d'artiste de cour, Lysippe serait plus d'une fois appelé à satisfaire aux commandes des pouvoirs publics en statufiant diverses individualités auxquelles une coutume athénienne séculaire imposait de rendre hommage dans la pierre ou le bronze.

D'une part celles que hissaient au rang de gloires nationales leurs prouesses physiques. Parmi lesquelles, outre des athlètes nommément signalés par les textes sans pouvoir être reconnus par des souvenirs même indirects, le pugiliste Agias, identifié dans un marbre du Musée de Delphes très proche du type de l'Apoxyomène du maître 20 et le pancratiaste Philandridas, parfois recherché dans un bronze du Musée national d'Athènes sans que soutienne cette hypothèse un faire assez peu lysippique 21.

D'autre part de grandes figures du passé dont cultivait le souvenir la ferveur littéraire athénienne. La poétesse Praxilla, dont n'a plus pour nous qu'une valeur nominale une effigie exceptionnelle dans le catalogue d'un artiste qui prolongera jusqu'à l'aube des temps hellénistiques la tradition « virile » de la statuaire attique 22. Le fabuliste Esope, désigné dans un marbre de la Ville Albani parfois adjugé au maître. Un Esope pitoyable, contrefait et chétif, à l'expression souffreteuse et mélancolique, ne cadrant guère par sa crudité réaliste avec ce

16. Id., op. cit., p. 99 s.

17. L. Laurenzi, Rittrati Greci, Firenze, 1941, p. 109, n° 48, pi. XVII, fig. 48.

18. M. Collignon, op. cit., p. 91.

19. Paul Wolters, Seleukos Nikator, in Klaus Fittschen, op. cit., p. 109.

20. K. Fittschen, op. cit., p. 199. 203, 275 et 277, pi. 67, fig. 1, et pi. 68, fig. 1.

21. L. Laurenzi, op. cit., p. 101, n° 34, pi. XII.

22. M. Collignon, op. cit., p. 87 et 91.


8 Jacques Vincent

que nous pouvons savoir de la manière de Lysippe 23. A l'actif duquel sont encore inscrites les statues des Sept Sages de la Grèce. Autant de portraits qui, tout comme celui de Praxilla, ne pouvaient être que de convention. Donnant, de la figure spirituelle des sujets, une impression rétrospective sans plus. De finesse pensive et réservée dans une tête du Musée du Vatican au nom de Périandre si celle-ci dérivait d'un original sorti des mains de Lysippe 24. Ou de pessimisme dans un autre buste de la même collection au nom de Bias si devait lui être attribuée la même paternité 25. Sans oublier enfin le Socrate en bronze commandé au maître pour le Pompéïon d'Athènes. Dont une réduction en marbre pourrait, le cas échéant, être retracée dans une tête du Musée National romain. Bien que son expression assombrie, morose et funèbre puisse, sous cet éclairage crépusculaire, l'inscrire dans un héri - tage scopasique ou praxitélien plutôt que lysippique 26.

Au terme de ce recensement de sa production iconographique, l'état de notre information sur elle nous permet-il de porter un jugement critique d'ordre général sur la manière du portraitiste Lysippe ?

En quoi pouvait-elle consister au juste ? Du maître, le faire était-il si révolutionnaire qu'il allât jusqu'à séparer l'expression du vrai de celle du beau ? Encore ne faudrait-il pas exagérer le « réalisme » de Lysippe, comme y ont parfois conduit des attributions audacieuses : de ce que nous connaissons d'une oeuvre où il s'est plu à magnifier la beauté corporelle en l'enfermant dans un canon de son invention qui affinait et élançait les formes encore un peu massives où se mouvait la statuaire athlétique de ses prédécesseurs, rien n'autorise à penser que, dans le traitement des visages historiques, Lysippe eût rompu complètement avec une tradition idéalisante plus que séculaire. A fortiori dans la représentation d'un Alexandre nimbé de l'aura surnaturelle de l'invincibilité. Mais il n'est pas interdit de penser que la pratique du portrait aura dû d'habitude imposer au ciseau de Lysippe un respect plus attentif de la nature. L'incliner à appuyer davantage sur les discordances ou les brusqueries de celle-ci. Provoquer en l'artiste quelque sursaut de tempérament. Par quoi dans le portrait Lysippe aurait alors frayé les voies au réalisme hellénistique.

Statuaire des grands de son siècle, Lysippe fera école.

Outre ses rivaux Léocharès et Euphranor, graviteront autour de lui des talents de second rang occasionnellement dédiés aux maîtres de l'heure.

23. Antoine Hekler, Portraits antiques, Paris, 1913, p. 36, pl. 279.

24. Id., op. cit., p. 17, pl. 78.

25. Ernst Pfuhl, Die Anfânge der griechischen Bildniskunst, in K. Fittschen, op. cit., p. 230, 55, fig. 1 et 2.

26. K. Fittschen, op. cit., p. 275 et 353, pl. 63, fig. 1 à 3.


Un artiste de cour au temps d'Alexandre le Grand 9

Bryaxis, crédité d'une statue de Séleucus, sans que les textes jettent sur elle d'autres lueurs qu'évanescentes 27.

Chaereas de Rhodes, signalé pour avoir taillé des effigies de Philippe et d'Alexandre et jadis identifié par une opinion à un disciple indépendant de Lysippe qui travaillait au commencement du IIIe siècle avant notre ère, Charès de Lindos, connu par une statue colossale d'Hélios, le fameux Colosse de Rhodes, l'une des Sept Merveilles du Monde antique. Au bénéfice duquel sera alors revendiqué un buste d'Alexandre en Hélios du Musée Capitolin, d'une beauté romantique puissante, prenante, envoûtante, comme surhumaine. Une hypothèse qui rencontrera un écho 28.

Aristodémos enfin, un autre disciple de Lysippe, qui s'acquerra de la notoriété en s'adonnant au portrait et en partageant avec son maître l'honneur de faire la statue de Séleucus 29. Celui-ci reconnu dans une tête en bronze du Musée National de Naples réalisant un type mémorable d'homme de guerre 30. Sans qu'entraîne la certitude son attribution à Aristodémos. Sur l'entière production duquel tombera le linceul de l'oubli. Bien qu'il fût le sculpteur des philosophes, des femmes célèbres, des gloires gymniques. Bien qu'il signât une statue d'Esope. Comme resteront muets sur sa manière les écrits. Si du moins il est permis de présumer que, en pourvoyant aux commandes d'une clientèle apparemment étendue, Aristodémos aura pu, sous l'influence des souffles vigoureux emportant alors la sculpture grecque, se pencher sur le modèle vivant sans préconception, en toute sincérité. A l'heure où, dans le portrait, le génie novateur hellénistique fait prévaloir sur l'ancienne réserve l'observation directe la plus franche, la moins complaisante et, le cas échéant, la plus cruelle.

Jacques VINCENT.

27. P. Wolters, op. cit.

28. G. Blum, op. cit., p. 101.

29. P. Wolters, op. cit.

30. K. Fittschen, op. cit., p. 26, 106, 230 et 255, pl. 84, fig. 3 et 4, et pl. 85, fig. 1 et 2.



Un mythe fondamental

de l'histoire de France au Moyen Age

Le « roi David », précurseur

du « roi très chrétien »

Les mythes fondamentaux de la royauté franque et française au Moyen Age ont surgi et ont été développés comme des éléments de la prise de conscience de son identité. Le prologue de la loi salique indique à quel point cette conscience de soi-même était au coeur des Francs qui en exprimaient leurs sentiments d'être supérieurs aux Romains, « pour avoir libéré les chrétiens de la Gaule de leur oppression »'. Or, cette conscience de supériorité ne devait pas moins se manifester par l'exaltation de la dynastie régnante, en lui cherchant un lustre dans la personne de ses prédécesseurs. On a déjà assez longuement insisté sur la légende des « origines troyennes » des Mérovingiens 2, afin que l'on ne doive pas revenir ici sur ce point. Ce mythe a, par ailleurs, été manifesté à quelques reprises au Moyen Age, surtout en rapport avec les crises dynastiques des

1. Vivat qui Francus diligit, Christus eorum regnum custodiat, rectores eorundum lumen suae graciae repleat, exercitum protegat, fidem munimenta tribuat ; paces gaudia et felicitatem tempora dominicancium dominus Jésus Christus pietatem concédât. Haec est enim gens, que fortis dum esset robore valida. Romanorum iugum durissimum de suis cervicibus excusserunt pugnando, atque post agnitionem baptismi sanctorum martyrum corpora, quem Romani igné cremaverunt vel ferro truncaverunt vel bestes lacerando proiecerunt. Franci reperla super eos aurum et lapides preciosos omaverunt (Lex Salica, recensio pippina, éd. K. A. Eckhardt, Die Gesetze des Karolingerreiches, 714-911, t. I, Weimar 1953, p. 14).

2. V. G. Kurth, Histoire poétique des Mérovingiens, Bruxelles, 1893, contenant le dossier documentaire.

Revue historique, CCLXXXVII/1


12 Aryeh Graboïs

VIIe et XVe siècles 3 ; son emploi peut donc s'inscrire comme une manifestation des efforts des derniers Mérovingiens et des partisans de Charles VII d'affirmer leur légitimité.

Un autre mythe fondamental de la monarchie française, celui du « roi très chrétien », a été lui aussi étudié ; Jean du Pange en vit la manifestation constante depuis Clovis à Jeanne d'Arc 4. Il est évident que ses mythes ont été étroitement liés à la genèse et à la manifestation d'un culte, celui de la royauté sacrée, dont on connaît les expressions médiévales grâce aux travaux de Percy Ernst Schramm 5 et de Robert Folz 6. Par ce développement du culte de la monarchie, on est arrivé à la renaissance de l'idée de l'Etat, évolution soulignée par Bernard Guénée dans ses travaux, dont l'étude de « la fierté d'être Capétien au Moyen Age » 7.

En revanche, on ne dispose pas de pareils résultats en ce qui concerne la manifestation d'un autre mythe, celui du roi David et de la projection de l'idéal de la royauté biblique sur la monarchie médiévale. Ses expressions à l'époque carolingienne ont été étudiées en liaison avec la formation de l'idée de l'Empire et de sa fondation par Charlemagne 8. Et pourtant, ce mythe, dérivant de l'héritage biblique de la chrétienté médiévale, a débordé la période carolingienne ; on en trouve l'expression depuis les Mérovingiens jusqu'au XIVe siècle. Il s'agit donc d'un mythe fondamental, qui mérite une étude d'ensemble et son remplacement dans l'histoire de la royauté française et de ses symboles. A cet égard, il convient de souligner que les expressions du mythe du roi David, en tant que symbole de la royauté biblique, n'ont pas été exclusivement rattachées à la royauté française médiévale ; elles ont été manifestées aussi bien dans d'autres royaumes de l'Occident médiéval, telle l'Angleterre 9' ce qui permet évidemment de parler de stéréotypes. Cependant, à la différence de la France, ses manifestations dans les autres pays de l'Occident européen ont été

3. Cf. J. M. Wallace-Hadrill, The Long-Haired Kings, Londres, 1962, p. 78-83, et A. Bossuat, Les origines troyennes : leur rôle dans la littérature historique du XVe siècle, Annales de Normandie, 1958, p. 187-197.

4. Jean Du Pange, Le roi très chrétien, Paris, 1949. Cf. C. Beaune, Naissance de la « nation » France, Paris, 1985.

5. Parmi ses ouvrages, cf. le recueil d'articles intitulé Herrschaftszeichen und Staatssymbolik, Stuttgart, 1954.

6. R. Folz, Le couronnement impérial de Charlemagne, Paris, 1964.

7. B. Guénée, Les généalogies entre l'histoire et la politique : la fierté d'être Capétien au Moyen Age, Annales, ESC, 33, 1978, p. 450-477. Cf. aussi son Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, 1980, passim.

8. Cf. les propos de R. Folz, op. cit. (note 6), et de J. M. Wallace-Hadrill, The « Via Regia » in the Carolingian Age, dans Trends in Médiéval Political Thought, éd. B. Smalley, Oxford, 1965 (réimprimé dans le recueil d'articles de Wallace-Hadrill, Early Médiéval History, Oxford, 1975, p. 181-200.

9. Cf. A. Graboïs, L'idée de la royauté biblique dans la pensée de Thomas Becket, dans Thomas Becket et la France, éd. R. Foreville, Paris, 1975, p. 103-110.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 13

sporadiques et dans une certaine mesure dépendantes de l'emploi fait dans le royaume des Capétiens, ce qui a priori n'aboutit pas à la création de mythes fondamentaux. D'autre part, en France, son emploi a été exclusivement lié à la royauté, mise à part la notable exception concernant le secteur juif 10.

Le mythe du roi David a été évidemment conçu et développé sur les fondements de l'héritage biblique ; l'étude des Scriptures et leur propagation orale a facilité la diffusion de l'image prépondérante du roi David, aussi bien comme la préfiguration de Jésus Christ que comme figure dominante de la tradition de la royauté biblique. Or, cette tradition était étroitement liée à la manifestation des trois notions fondamentales de la pensée théologique-politique de l'Ancien Testament, à savoir « la gent élue », « la royauté sacrée » et « l'alliance perpétuelle entre Dieu et Son peuple », représenté par la dynastie des rejetons de Jessé 11. La diffusion de l'Ancien Testament dans l'Europe occidentale, facilitée par son rapprochement à la mentalité rurale des tribus germaniques, contribua à l'assimilation de ces concepts par les peuples christianisés dès le début du Moyen Age, au point qu'ils en sont devenus des éléments d'une conscience collective et de l'identité dans les royaumes « barbares » 12. Ceci, d'autant plus que les thèmes et le style de l'Ancien Testament ne correspondaient pas aux goûts de la société romaine-chrétienne dont la mentalité avait été urbaine ; à ce propos, les aveux de saint Jean Christostome 13 et de saint

10. Les manifestations du mythe davidien parmi les juifs du Moyen Age ont été à la fois nombreuses et comportant une large variété d'expressions ; pourtant, leur orientation a été différente que celle qui se dégage dans le secteur chrétien de la société. Liées aux idées eschatologiques et à la vision de la renaissance de la royauté de David comme le symbole du Salut du « peuple élu », ces expressions ont contribué à la survie de David et de son lignage dans la civilisation juive. Sur le plan de l'idéologie messianique, ce mythe a été surtout, mais non pas exclusivement, exprimé par des mystiques. Néanmoins, en raison de ces concepts eschatologiques, les prophéties concernant la restauration de la dynastie royale, ont joui d'une vaste populatité par leur inclusion dans la liturgie. Aussi bien, sur le plan de sa concrétisation, le mythe se manifestait par l'existence des familles, dont la tradition faisait descendre de David, et en premier lieu la dynastie des Exilarques de la Mésopotamie, incarnation de l'image vivante du roi d'Israël et donc symbole de la présence davidienne dans la communauté juive médiévale. Dans le royaume de France, on peut se référer à la famille des Nessiim de Narbonne, réputés descendants de David et jouissant d'un grand prestige, en raison de cette ascendance légendaire, dans l'ensemble des communautés juives du royaume. Leur légende a été diffusée aussi bien parmi la population chrétienne du Languedoc, qui les appelait « les rois juifs de Narbonne ». Cf. A. Graboïs, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans les textes hébraïques médiévaux, Moyen Age, 72, 1966, p. 5-41 ; Id., Les écoles juives de Narbonne au XIIIe siècle, Cahiers de Fanjeaux, 12, 1977, p. 141-157, et (en hébreu), Les « Nessiim » de Narbonne ; image et caractère des dirigeants juifs en France méridionale au Moyen Age, Michail, 12, 1991, p. 43-66.

11. Cf. A. R. Johnson, The Rôle of the King in Jérusalem Cultus, dans The Labyrinth, éd. S. H. Hooke, Londres, 1935, p. 73-111, où l'on trouvera les textes rélevants de l'Ancien Testament.

12. Cf. P. Labriolle, dans l'Histoire de L'Eglise, éd. A. Fliche et V. Martin, t. IV, Paris, 1948, p. 353-396.

13. Homilia in quedam loca Novi Testamenti, Migne, PG, t. 57, col. 13-27.


14 Aryeh Graboïs

Jérôme 14 expliquent clairement pourquoi les Pères de l'Eglise n'avaient pas traité de ces idées dans leurs oeuvres. Faute donc d'un précédent dans la littérature patristique, les idées de la royauté biblique n'ont pas été exprimées dans les textes occidentaux des Ve et VIe siècles ; c'est ainsi que Clovis n'a pas été surnommé David, ni comparé au roi biblique à l'occasion de son baptême, qui pourtant fut interprété comme le résultat de l'intercession divine, lui donnant un caractère d'événement légendaire 15.

Outre l'influence directe de l'étude des textes sacrés, les origines du mythe du roi David sont orientales. Sa perception dans l'Europe occidentale fut un résultat de la pénétration des influences de la chrétienté orientale, en moindre mesure lors de la « reconquête » de Justinien et surtout après l'établissement des colonies des Syri dans les cités de l'Occident aux VIe et VIIe siècles 16. Par ailleurs, certains de ces immigrants et leurs descendants ont accédé aux dignités ecclésiastiques, dont l'épiscopat, culminant par le Saint-Siège.

En effet, la tradition de la royauté davidienne avait été profondément ancrée dès le IVe siècle parmi les communautés chrétiennes du Proche Orient. C'est ainsi que les royaumes indépendants d'Arménie et de Géorgie ont assimilé les idées de la monarchie biblique et du « peuple élu » dans leurs institutions, afin d'en exprimer leur propre identité au cours des combats menés pour acquérir leur indépendance. Les rois de l'Arménie ont souvent été surnommés « David », surtout après leurs victoires contre les « nouveaux Goliaths », voire leurs ennemis Perses et Byzantins 17. Dans le petit royaume caucasien d'Ibérie, devenu la Géorgie après sa christianisation, la conscience de son identité avec le royaume biblique d'Israël avait trouvé son expression dans le développement d'une légende de la descendance de ses monarques du roi David, manifestée par ailleurs par les patronymes royaux 18. Dans

14. V. sa relation de son songe à Antioche (Ep. 22; Corpus Scriptorum Ecclesiasiicorum Latinorum, éd. J. Hilberg, Vienne, 1911, t. 54). Cf. F. Cavallera, Saint Jérôme : s'a vie et ses oeuvre, Louvain, 1922.

15. Le baptême de Clovis a été interprété plus tardivement, soit à partir du IXe siècle, comme sacre. Cependant, déjà au VIe siècle, l'événement donna lieu à une concurrence de légendes, notamment sous l'influence de la légende de la conversion de Constantin ; Grégoire de Tours en fit état (Historia Francorum, I, 30, éd. B. Krusch, MGH, Scripiores Rerum Merovingicarum, 2e éd., 1951 ; v. aussi la traduction annotée de R. Latouche, Classiques de l'histoire de France, Paris, 1963, t. I, p. 117-122). Cf. L. Levillain, La conversion et le baptême de Clovis, Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 21, 1935, p. 161-192, et G. Tessier, Le baptême de Clovis, Paris, 1964, surtout ch. VI : « Histoire de Clovis dans les imaginations des hommes », p. 127-167.

16. Cf. L. Bréhier, Les colonies des orientaux en Occident, Byzantinische Zeitschrift, 12, 1903, p. 1-55, et, dans le contexte de l'évolution de l'Occident, F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Age, rééd. avec bibliographique complémentaire par M. Rouche, Paris, 1968, p. 298-321 et 421-443 ; cf. aussi L. Musset, Les invasions : les vagues germaniques, 2e éd., Paris, 1969.

17. Cf. J. Karst, La littérature arménienne, Paris, 1937, s.v.

18. Cf. Z. Avashvili, The Cross from Overseas, Georgica, 1, 1936, p. 1-17. En ce qui concerne la survie du mythe et ses manifestations au XIIIe siècle, cf. J. Richard, L'Extrême-Orient légendaire au Moyen Age : roi David et Prêtre Jean, Annales d'Ethiopie, 2, 1957, p. 225-242.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 15

les pays d'expression araménéenne-syriaque, dénoués d'une armature politique propre, en raison de leur appartenance à l'Empire byzantin et perse, l'idéal de la « gent biblique » a été exprimé par le développement de la conscience du « peuple élu », le peuple de la Peshitta 19. Ces idées ont pénétré dans l'Empire byzantin au VIe siècle, où les influences orientales ont été adaptées par les théologiens grecs. C'est ainsi qu'y fut créé le type de novus David, en tant qu'épithète des empereurs et comme le pendant du titre novus Constantinus ; les deux surnoms ont symbolisé à la fois le caractère de l'Empire romain chrétien et les sources de l'autorité impériale, signifiant ainsi l'opposition à la théorie gélasienne. De surcroît, le surnom David a été lié au culte de l'Empereur et au rite de proskinésis, accompli, parmi d'autres dignitaires ecclésiastiques, par les patriarches de Constantinople, mais aussi par le pape Jean 1er en 525, lors de sa visite au palais de Justin Ier 20. Dans ce contexte, le surnom « David » symbolisait la majesté et l'autorité souveraine de l'empereur, en tant que « l'image de Dieu vivant » et de la « loi vivante » (nomos emsphysos) 21, ce qui représentait surtout une combinaison entre les concepts de la majesté impériale romaine et de l'image de David, l'ancêtre de Jésus Christ.

Les motifs orientaux de ce mythe ont subi un changement profond lors de leur pénétration dans la Gaule pendant la seconde moitié du VIe siècle. Pour les évêques et les moines qui, depuis le baptême de Clovis, ont oeuvré à « civiliser » cette dynastie de barbares, devenue leur propre royauté, et à lui modeler une conscience de monarchie, il était impossible d'adopter tel quel le type de monarque davidien oriental ou bien l'idée du césaro-papisme byzantin. Ni les mérovingiens, ni les autres rois germaniques de l'Occident européen ne ressemblaient à ces monarchies orientales, fondées dans les traditions locales sur l'assimilation du monarque à la divinité. Grégoire le Grand a insisté dans sa correspondance sur la différence fondamentale entre ces régimes, opérant une distinction entre l'autorité du Basileos, son souverain, et celle des rois barbares 22. En effet, la doctrine gélasienne des deux glaives imposait à l'Occident l'adoption d'un modèle, fondé sur une conception différente de royauté biblique, qui devrait éviter toute allusion à une possible autorité du « nouveau David » sur

19. On consultera toujours avec profit l'ouvrage classique d'A. Baumstark, Geschichie der syrischen Literatur, Tiibingen, 1922, p. 71 s.

20. Liber Pontificalis, éd. L. Duchesne, t. I, Paris, 1988, p. 274.

21. Cf. A. Nock, Notes on the Rulercult, Journal of Hellenic Studies, 48, 1928, p. 21-42, et, dans le contexte de l'institution impériale, H. Ahrweiler, L'idéologie politique de l'Empire byzantin, Paris, 1975.

22. Cf. les propos de R. Aigrain dans l'Histoire de l'Eglise, éd. Fliche et Martin, t. V, 1947, p. 55-57.


16 Aryeh Graboïs

l'Eglise ; en revanche, l'accent était mis sur le service dû par le monarque davidien à la Chrétienté.

La situation dans le royaume des Francs après la mort de Clovis, comportant ses partages successifs, les guerres endémiques entre les rois et leurs manières, ainsi que les comportements des reines, telle Frédégonde ou Brunehaut, a amené le clergé qui, comme Grégoire de Tours, considérait ces événements et symptômes comme la conséquence du « règne de la barbarie », à formuler des voeux d'union, voire de concorde 23. A cet égard, les textes de l'Ancien Testament apportaient de l'appui scripturaire à ces sentiments ; c'est ainsi que la genèse de l'idée de royauté biblique en Occident est liée à l'évocation de l'activité unificatrice des anciens rois d'Israël, en premier lieu le roi David. Il n'est donc pas surprenant que la réunification du royaume des Francs par Clotaire II en 613 soit devenue le symbole de la renaissance de la monarchie et que son oeuvre ait été estimée similaire à celle du roi David. Ce fut par ailleurs une bonne raison pour les évêques de le saluer au concile de Paris de 614 comme un nouveau David 24. Certes, cet idéal biblique de l'union de la « gent élue », conçue par le clergé, était diamétriquement opposé au concept patrimonial de la royauté franque, selon lequel la pratique de la division du royaume parmi les descendants de la dynastie mérovingienne, jouissant tous du droit au titre royal, était devenue une norme de gouvernement 25. Aussi bien, l'idéal de l'unité des francs, représentant le concept de l'Etat, a été élaboré par le clergé sur l'exemple de la royauté de David, le vainqueur de Goliath, qui symbolisait le paganisme, et le monarque qui avait réuni les douze tribus d'Israël et fondé la royauté sacrée.

A partir de 614 on peut suivre le processus rapide de l'implantation de ce mythe dans le royaume franc et son attachement à la dynastie régnante, dans les personnes de Clotaire II et de Dagobert Ier. C'est ainsi qu'un formulaire de la missa pro principe 26 cite les noms d'Abraham, de Moïse, de Josué et de David comme exemples de conduite choisis dans les sources bibliques, exhortant le monarque mérovingien à imiter leurs moeurs et comportement, afin-qu'il puisse

23. Grégoire de Tours, éd. Krusch, VII, ch. 8 et 35. Cf. E. Ewig, Die frankischen Teilungen und Teilreiche (511-613), Wiesbaden, 1952, et G. Tessier, op. cit. (note 15), p. 187-218.

24. Mansi, Concilia, t. X, 546 ; cf. R. Folz, op. cit. (note 6), p. 29-32.

25. Les propos de Fustel de Coulanges dans son ouvrage classique, Histoire des institutions politiques de l'ancienne France, t. III : La monarchie franque, 2e éd., Paris, 1905, restent toujours valables ; cf. aussi F. Lot, Naissance de la France, Paris, 1948, p. 94-95.

26. Texte éd. par F. J. Mone, Migne, PL, t. 138, col. 863-864 ; v. aussi MGH, Epistolae MerovingiciAevi, t. III, p. 194 et 457. Cf. Wallace-Hadrill, TheLong-Hairedkings, op. ai., note 3, p. 222-225 ; R. Barroux, Dagobert, roi des Francs, Paris, 1938, p. 211 et s. ; R. Folz, Tradition hagiographique et culte de saint Dagobert, roi des Francs, Moyen Age, 69, 1963, p. 17-35 ; F. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Merowinger Zeit, Prague, 1964, et R. Folz, Les saints rois du Moyen Age en Occident, VI'-XIII' siècles, Bruxelles, 1984.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 17

régner féliciter sur le peuple élu, à savoir les Francs, et servir la foi. Dans ce contexte, l'image de David est devenue le prototype du monarque énergique, juste et pieux. A cet égard, il est important de souligner l'importance du motif de l'union dans la manifestation de ce mythe, au point que l'on n'en trouve les traces lorsqu'il eut division des royaumes. Après la mort de Dagobert, en 639, aucun mérovingien n'a plus été surnommé David, ni comparé au roi biblique, justement parce qu'il n'y avait plus d'unité du royaume des francs et de règne effectif du monarque. Les « rois fainéants » ne répondaient pas aux conditions exigées par les élaborateurs de l'idéal, même quand il s'agissait des personnages réputés comme pieux ; la piété seule, quoique qualité digne de louanges, ne donnait pas le droit aux comparaisons avec les monarques bibliques. Cependant, les formulaires de la missa pro principe ont continué d'être copiés ; ils ont été adoptés par les moines irlandais, ce qui leur assura une large diffusion, grâce à la prolifération des fondations du monachisme irlandais sur le Continent. C'est ainsi que malgré l'absence d'une personnalité réelle qui pourrait incarner l'image d'un « nouveau David », la tradition davidienne fut perpétuée à travers le siècle de la décadence et des « rois fainéants ». L'avènement et les victoires de Charles Martel ont donné l'occasion de l'exprimer à nouveau, d'autant plus que le royaume des Francs avait été réuni sous sa domination. Le texte du missel de Bobbio a repris les exemples du formulaire de Clotaire ; le majordome a été cependant comparé à Josué, le général et le conquérant, qui avait victorieusement combattu les « païens » 27. Quant au nom du roi David, le surnom était toujours réservé au monarque couronné ; c'est ainsi que Charles Martel, le chef effectif du royaume et le vainqueur de Poitiers de 732/733 n'en a pas eu droit. D'autre part, le mérovingien couronné n'en était pas digne. Le silence à ce propos n'en est que plus éloquent.

La renaissance du mythe davidien et sa transformation fut un élément qui accompagna l'avènement des Carolingiens. Les circonstances de la révolution de 751 ont exigé le recours au modèle de la royauté biblique, cependant dans une perspective différente de celle de la première moitié du VIIe siècle, voire de l'époque de Clotaire et de Dagobert. Le changement de dynastie posait en effet le problème de la légitimité du nouveau monarque, Pépin le Bref ; fait roi avec le consentement du pape, sa légitimité a été symbolisée par le sacre. Que cette idée ait surgi chez l'archevêque Boniface ou bien à Rome, il

27. The Bobbio Missal, éd. E. A. Lowe, Londres, 1920 ; cf. l'étude du texte par A. Wilmart, dans Henry Bradshaw Society Publications, t. 61, Londres, 1923.


18 Aryeh Graboïs

est moins important dans notre contexte ; ce qui est plus révélateur, c'est que l'analogie avec la déchéance de Saùl et l'onction de David, en tant qu'action divine effectuée par l'intermédiaire de Samuel, s'imposait aux esprits 28 et fut habilement propagée. L'élément du sacre remplaça ainsi le thème de l'unification du royaume, devenu une question secondaire dans les circonstances de ce changement dynastique. Il est fort probable que l'absence d'un « Goliath » digne de ce surnom dans l'Occident de Pépin le Bref et des débuts du règne de Charlemagne eut ses répercussions sur la transformation du mythe : le monarque franc n'est plus comparé à un chef militaire, fondateur d'un royaume chrétien, mais à l'oint du Seigneur. Il est pourtant important de souligner que sans égard à ses origines, cette nouvelle image davidienne a été formalisée à Rome, jouissant ainsi de l'autorité papale ; ses éléments fondamentaux ont été réunis dans une épître de Paul Ier, rédigée entre 762 et 767. Le verset des Psaumes : « J'ai trouvé en David mon serviteur que j'ai oint de l'huile sacrée » 29, souligne à la fois le caractère sacré du Carolingien, le « nouveau David », ainsi que la nature de cette royauté, au service de Dieu, donc de la foi et de l'Eglise 30. C'était ainsi un argument en faveur de l'intervention du monarque franc en Italie, afin d'y soutenir la papauté.

Aussi bien, le mythe davidien, dans sa version pontificale, servit de fondement à l'exaltation de la royauté franque, représentée par la nouvelle dynastie. Certes, cette exaltation exigeait qu'elle accomplisse ses devoirs et, en premier lieu, la défense de la foi et de l'Eglise. La légitimation du roi et de ses descendants se manifestait par l'onction, ce qui donnait un caractère théocratique à cette nouvelle royauté. Par conséquent, sa raison d'être était conditionnée par les services qu'elle devait rendre à la foi, entendant par ce terme l'Eglise. Dans la nouvelle formulation du mythe, l'Eglise, qui se posait comme l'héritière à la fois de la prêtrise biblique et des prophètes, en devenait la pierre angulaire ; puisque David était représenté comme rex et propheta31, elle

28. La formule : Unguantur manus istae de oleo sanctificato, unde uncii jueruni reges et prophetae, sicut unxit Samuhel David in regem, ut sis benediclus et consiiiutus rex in regno isto..., qui se trouve dans le bénédictionnaire de Freising du IXe siècle (Bibl. de Munich, Cod. lat. 6430), a été attribuée par E. Eichmann (Kônigs- und Bischofsweihe, Sitzungsberichte d. Mûnchener Akademie, 1928, Abt VI) au sacre de Pépin le Bref. Cf. aussi E. Mûller, Die Anfânge der Kônigssablung im Mittelalter, Historische Jahrbuch, 58, 1938, p. 317-370 ; E. Kantorowicz, Laudes Regiae, Los Angeles, 1958, p. 54-56, et R. Folz, Le couronnement..., op. cit. (note 6), p. 96-98.

29. Ps LXXXIX, 21.

30. Seâ in omnibus iliis non ita complacuit eius divina maiestas, sicut in David rege et propheta testante eodem misericordissimo Deo nostro in id quod ait : inveni David servum meum, secundum cor meum, in oleo sancio unxi eum (MGH, Epp. t. III, n° 33, p. 540).

31. Cf. H.-X. Arquillère, L'augustinisme politique, 2' éd., Paris, 1955, p. 142-169, et P. Riche, La Bible et la vie politique dans le haut Moyen Age, dans Le Moyen Age et la Bible, éd. P. Riche et G. Lobrichon, Paris, 1984, p. 385-400, avec une bibliographie complémentaire.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 19

était au moins en partie l'héritière de son héritage, qu'elle était susceptible de conférer à la personne qu'elle estimait digne du surnom, en raison de ses services à la Chrétienté. Ces services ont été concrétisés dans les perspectives de la seconde moitié du VIIIe siècle par la direction des guerres contre les infidèles, par le secours porté à la papauté en Italie et par le support de l'activité missionnaire 32. Ce schéma fut amplifié et complété sous le long règne de Charlemagne, en liaison avec la fondation de l'Empire, considérée comme la restauration de la royauté biblique de David.

Les éléments déjà esquissés sous Pépin le Bref ont été développés pendant le règne de Charlemagne, surnommé David, surtout par Alcuin 33. La version pontificale du mythe a été exprimée par l'exaltation de l'image du monarque menant la « guerre sainte » aux quatre points cardinaux 34 et prêtant secours à la papauté par ses campagnes en Italie. Cependant, le véritable changement de caractère du mythe se situe vers 791, quand les mesures législatives prises après l'épreuve de Roncevaux 35 témoignent d'une transformation radicale du régime. La théocratie carolingienne, modelée sur l'image davidienne de la royauté biblique, imposait au monarque un devoir fondamental, qui n'a pas été formulé dans la version pontificale, à savoir la responsabilité pour le salut des âmes de ses sujets, les fidèles ; c'est ainsi que foi et fidélité ont été combinées dans les institutions d'un gouvernement, dont le chef prétendait réaliser l'Alliance perpétuelle entre Dieu et Son peuple élu, voire les francs 36. La nature du serment que tous les fidèles eurent à prêter au monarque, et dont la teneur fut répétée dans le Capitulare missorum générale de 802, afin de souligner sa validité au nomen imperatoris, faisait du roi franc le chef incontesté de la société chrétienne ; l'Eglise et particulièrement la papauté se voyaient reléguées à une position accessoire, leur rôle étant de

32. Cf. R. E. Sullivan, The Carolingian Missionary and the Pagan, Spéculum, 28, 1953, p. 705-740.

33. V. les sources et leurs interprétations dans les ouvrages de E. S. Duckett, Alcuin, Friend qf Charlemagne, New York, 1951, et L. Wallach, Alcuin and Charlemagne, Ithaca, 1959, s.v. « David ».

34. Un des phénomènes les plus intéressants qui ont accompagné l'avènement des Carolingiens fut la transformation du caractère prêté à ces guerres, devenues de « guerres saintes » et donc entreprises pour la foi catholique, ou bien afin de se défendre contre les « agresseurs parjures ». Leur impact sur les mutations structurelles de l'armée franque,fit l'objet d'une étude de F.-L. Ganshof, Charlemagne's Army, dans son Frankish Institutions under Charlemagne, Providence, 1968, p. 59-68.

35. Cf. F.-L. Ganshof, Une crise dans le règne de Charlemagne : les années 778 et 779, Mélanges Charles Gilliard, Lausanne, 1944, p. 133-145.

36. Nam legimus in regnorum libri, quomodo sanctus Iosias regnum sibi a Deo datum circumeundo, corrigendo, ammonendo ad cultum veri Dei studuit revocari (Admonitio generalis, Capitularia regum Francorum, t. I, éd. A. Boretius, Hanovre, 1883, p. 54). La référence au renouvellement de l'Alliance (Rois II, XXII, 23), exprime les tendances de la réforme du régime du royaume des Francs, modelé désormais sur la royauté biblique. Quant aux circonstances de cette transformation, cf. L. Halphen, Charlemagne et l'Empire carolingien, Paris, 1949, et Ganshof, art. cit. (note 35).


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« prier pour la victoire de nos armées » 37 et exécuter fidèlement ses préceptes dans le domaine spirituel. Le texte du capitulaire De litteris collendis est à ce propos un témoignage précieux : l'éducation, ainsi que la production des livres et en premier lieu des exemplaires des Ecritures, qui ont été l'apanage de l'Eglise depuis l'effondrement de l'Empire romain, sont devenues l'objet d'une réglementation royale, par l'autorité du novus David 38. Cette mesure n'était pas évidemment destinée à changer quoi qu'il en était dans le domaine pratique ; sauf la mention de l'autorité royale, le monopole du savoir resta le domaine de l'Eglise et surtout de ses institutions monastiques. Pourtant, les termes du capitulaire témoignent qu'une nouvelle dimension, dans le domaine spirituel, fut ajoutée aux expressions du mythe davidien vers la fin du VIIIe siècle.

Cet aspect spirituel du mythe a été fondé sur l'adaptation de l'image de David, le roi-psalmiste. Le rôle des Psaumes dans la liturgie contribua à familiariser cette image spirituelle du roi d'Israël, au point qu'il n'a pas été difficile aux prélats de la cour carolingienne et surtout à Alcuin de rapprocher les deux thèmes et de les projeter sur la personne de Charlemagne, au vif mécontentement des papes Adrien Ier et Léon III. Le motif du roi-psalmiste dans l'expression du mythe davidien faisait du monarque franc le patron des études, voire un théologien sur la foi des Libri Carolini, et lui donnait par conséquent un ascendant sur l'Eglise lequel, à différence du régime byzantin, était de nature spirituelle. Les résultats, manifestés avec éclat au concile de Frankfurt en 794 et par l'attribution à Charlemagne des Libri Carolini 39, ont été, grâce à l'oeuvre d'Alcuin, l'expression du mythe davidien, par la création de l'image du roi théologien.

Cette manifestation du mythe du roi David a été pourtant réservée au seul Charlemagne, sans doute comme l'expression d'un phénomène sut generis, dont la légende commençait à être engendrée en

37. Lettre de Charlemagne au pape Léon III de 796 (MGH, Epp., t. IV, p. 93). Quant à la nature du serment, cf. F.-L. Ganshof, Charlemagne et le serment, dans Mélanges Louis Halphen, Paris, 1950, 259-270.

38. Capitularia Regum Francorum, p. 79. Cf. L. Wallach, Charlemagne's De Litteris Collendis and Alcuin, Spéculum, 26, 1951, p. 288-305, et P. Riche, Ecoles et enseignement dans le Haut Moyen Age, Paris, p. 69-79.

39. Le concile de Frankfurt et les Libri Carolini (éd. H. Bastgen, MGH, Concilia Aevi Carolini, t. II) ont été l'objet de nombreuses études ; parmi elles, cf. L. Wallach, Diplomatie Studies in Latin and Greek Documents from the Carolingian Age, Ithaca, 1977, avec une bibliographie critique. W. Mohr, dans son Chrisdichalt-testamentarisches Gedankengut in der Entwickung des Karolingischen Kaisertums, Miscellanea Medievalia, t. IV : Judentum im Mittelater, éd. P. Wilpert, Berlin, 1966, p. 382-402, a attribué un rôle exagéré à l'influence juive sur le processus de cette transformation du mythe davidien à la cour de Charlemagne ; le développement des écoles juives transalpines a été postérieur, datant au plus tôt de la fin du IX' siècle (cf. A. Graboïs, Ecoles et structures sociales des communautés juives dans l'Occident aux IXe-XIIe siècles, dans Gli ebrei nell'alto Medioaevo, Settimane... di Spoleto, t. 26, II, Spolète, 1980, p. 937-964).


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son temps même 40. Cependant, après la mort d'Alcuin en 804 on peut remarquer déjà un certain recul dans ces aspects de l'expression ; les signes de la décomposition de l'Empire pendant les dix dernières années du règne 41 ont sans doute joué leur rôle dans le processus du IXe siècle. A cet égard, la manifestation du mythe a subi une nouvelle transformation, due à l'influence de la renaissance carolingienne et de l'application des études bibliques dans le domaine de la pensée politique 42. Pour les penseurs occidentaux du IXe siècle, il était inconcevable d'accorder une ascendance spirituelle à une personne laïque, fut-elle sacrée. Aussi bien, la solution logique a-t-elle été la division des pouvoirs, reprenant l'ancien sens des théories gélasiennes : David, roi et prophète, avait donc légué ses deux qualités aux deux pouvoirs, qui devaient rester distincts, voire à la royauté et au sacerdoce. Cette nouvelle expression du mythe a été clairement définie par Hincmar, l'archevêque de Reims, qui souligna la distinction : « David seul, préfigurant Jésus Christ, avait été roi et prophète en même temps ; après sa mort, la division entre la royauté et l'ordre spirituel, à savoir la prêtrise, avait été instituée » 43. C'est ainsi que la représentation de l'image de David, créée pour Charlemagne, ne pouvait plus être projetée sur ses descendants, d'autant plus que dans ce cas, les enseignements de la doctrine gélasienne ont été interprétés de manière similaire aussi bien à Rome que par le clergé de l'Eglise franque.

L'idéal de la royauté biblique, rétréci à l'image du monarque sacré, qui pourtant restait une figure laïque, a été exprimé au IXe siècle surtout dans la Francie occidentale, ou en abrégé la France. Les événements qui ont amené à la chute de l'Empire carolingien et au démembre40.

démembre40. d'Aquilée, Libellus Sacrosyllabus (éd. Migne, PL, t. 99, col. 166 s.) témoigne déjà vers 800 de l'existence de différents éléments de la légende, étudiée dans son ensemble par R. Folz, Le souvenir et la légende de Charlemagne dans l'Empire germanique médiéval, Paris, 1951.

41. Cf. F.-L. Ganshof, La fin du règne de Charlemagne : une décomposition, Zeitschrift fur Scfiweizerische Geschichte, 28, 1948, p. 433-452.

42. Le recul a pourtant été très lent ; dans sa lettre à Charlemagne, Cathulf exprima une fois de plus le caractère théocentrique du mythe : Charlemagne-David est le vice-régent de Dieu sur la terre (MGH, Epp., t. IV, p. 503). Ce concept se retrouve encore chez Amalar de Metz qui, vers 816, saluait Louis le Pieux par le surnom de novus David (De ecclesiasticis officiis, Migne, PL, t. 105, col. 988). Cf. à ce propos Wallace-Hadrill, Via Regia..., art. cit. (note S), et W. Ullmann, The Carolingian Renaissance et the Idea of Kingship, Londres, 1969. A cet égard, l'importance de l'étude de l'Ancien Testament au IXe siècle a été soulignée par W. Ullmann, The Bible and Principles of Government in the Middle Ages, dans La Bibbia nett'alto Medioevo, Settimane... di Spoleto, t. 10, Spolète, 1963, p. 181-227, par P. E. Schramm, Das alte unde das neue Testament in der Staatslehere und Staatssymbolik des Mittelalters, ibid., p. 229-255, et par P. Riche, art. cit. (note 31). Cf. aussi Riche, Ecoles..., op. cit. (note 38).

43. Legimus in sancta Scriptura Veteris Testamenii quia David rex simul et propheta, praefigurans dominum nostrumjesum Christum, qui solus rex simul et sacerdos fieri potuit, duos in sacerdotibus ordine, constituit (Hincmar, De ordine palalii, c. IV, éd. M. Prou, Paris, 1885, p. 10). Cf. J. Dévisse, Hincmar, archevêque de Reims, 3 vol., Genève, 1976.


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ment des royaumes, ainsi que les invasions Scandinaves et le processus de la féodalisation des structures sociales, ont eux aussi contribué aux changements dans les expressions du mythe. Déjà sous Charles le Chauve on remarque l'apparition d'une nouvelle image du roi David, dont le caractère militaire occupa une place plus réduite 44. En revanche, l'évocation du thème du roi-psalmiste a servi pour souligner la piété et l'équité du monarque, ce qui fit de ces qualités une vertu principale et le symbole de la majesté royale 45. Cette représentation, ajoutée au thème de la perpétuité du lignage de David, lignage qui depuis l'avènement royal de Pépin le Bref fut assimilé à la dynastie carolingienne, joua un rôle important dans l'histoire des derniers carolingiens, surtout afin de souligner leur légitimité et l'exclusivité de leur droit à la couronne, qui fut contestée par les Robertiens et leurs partisans ; telle a été la signification de la « restauration » de Louis d'Outremer et le fondement des prétentions de Charles de Lorraine et de son parti en 987 ; les arguments de partisans d'Hugues Capet, formulés par Adalbéron, l'archevêque de Reims, insistent sur l'indignité de ce dernier rejeton de la dynastie qui, ayant prêté l'hommage vassalique, a perdu ses droits à la couronne et au lignage sacré 46. Ceci, avec une considération de la fonction royale, qui reprend les arguments avancés en 751 en faveur de la candidature de Pépin le Bref.

L'avènement des Capétiens amena des changements structuels dans la nature de la royauté, dont l'abandon de plusieurs pratiques carolingiennes, liées à son concept 47. C'eût donc été un phénomène naturel que le mythe du roi David, qui avait été si intimement lié à la dynastie carolingienne, tombât en oubli, d'autant plus qu'il était difficile de le concilier avec les coutumes féodales de ces seigneurs sacrés d'Orléans et de Paris. Cependant, en dépit de ces raisonnements, on retrouve ses manifestations depuis le règne de Robert le Pieux. Exprimé par

44. Cf. L. Halphen, Charlemagne et l'Empire carolingien, op. cit., (note 36), 1. III, et P. Riche, Les Carolingiens, Paris, 1983.

45. Outre la fameuse « Bible de Charles le Chauve », v. sa représentation dans le fragment d'un sacramentaire du IXe siècle (BN, Ms. lat. 1141) ; cf. A. M. Friend, Two Manuscripts of the School of Saint-Denis, Spéculum, 1, 1926, p. 59-70 ; Wallace-Hadrill, art. cit. (note 8), p. 192-193, et F. Garnier, L'imagerie biblique médiévale, dans Le Moyen Age et la Bible, op. cit. (note 39), p. 401-428.

46. Voir la teneur du discours d'Adalbéron, archevêque de Reims : Sed quid dignum Karolo conferri potest, quem fides non régit, torpor enervat, postremo qui tanta capitis imminutione hebuit ut externo régi servire non korruerit et uxorem de militari ordine sibi imparem duxerit ? (Richer, Histoire de France, 1. III, c. 11, éd. R. Latouche, t. II, Paris, 1964, p. 160). Cf. F. Lot, Les derniers Carolingiens, Paris, 1891, et Etudes sur le règne de Hugues Capet et la fin du Xe siècle, Paris, 1903.

47. Cf. l'ouvrage classique de J.-F. Lemarignier, Le gouvernement royal aux premiers temps capétiens, Paris, 1964.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 23

Helgaud de Fleury dans sa biographie du roi 48, il allait de pair avec la mise en relief des vertus thaumaturgiques de la dynastie. Dans l'expression de ces deux aspects, il apparaît comme la conséquence de la continuation de la cérémonie du sacre royal. Or, depuis le IXe siècle, le sacre en France était considéré comme la continuation du rite de l'onction des rois de l'Ancien Testament ; la légende de la colombe qui avait amené à saint Rémi l'ampoule contenant de l'huile sacrée du temple de Jérusalem, afin qu'il puisse s'en servir pour le baptême de Clovis, transformé dans cette version en sacre 49, fut un élément qui contribua à évoquer aux esprits le mythe du roi David en tant que le roi sacré et le rattacher à la dynastie capétienne.

L'ouvrage panégyrique de Helgaud témoigne d'un changement dans le caractère du mythe, qui s'est produit autour de l'an Mil. De toutes ses expressions carolingiennes, seul le thème de la piété du monarque, comparée avec celle de David le psalmiste, a été retenu et continué 50. Outre cet élément de la piété, un second motif surgit à ce début du XIe siècle, tendant à devenir le thème principal de son expression, celui du comportement du monarque. L'affaire du mariage de Robert avec Berthe, la veuve d'Eudes de Blois, qui lui attira les foudres de l'Eglise, était l'occasion pour Helgaud d'évoquer le souvenir de l'union de David avec Bethsabée. Ici encore, l'analogie était parfaite ; David avait confessé son péché et s'est soumis aux remontrances du prophète Nathan, tandis que la soumission de Robert a été attribuée aux efforts déployés par l'abbé Abbori de Fleury 51. Cette comparaison souligne l'importance de la soumission du roi à l'Eglise dans le domaine de sa conduite personnelle, soumission qui a été exaltée comme l'expression de sa vertu morale ; par conséquent, sa manifes48.

manifes48. de Fleury, Vie de Robert le Pieux, éd. R.-H. Bautier et G. Labory, Paris, 1965. Déjà dans le prologue, le chroniqueur insiste sur les « vertus davidiennes » du roi : Nam hic languentes anime perspicieni quid charitatis, humilitatis et misericordie valeant opéra, sine quibus ad régna poterit pervenire celestia ; in quibus ita enituit ut post sanctissimum regem prophetamque David nullus ei equaretur, precipue in sancta humilitate que, semper Deo proxima, amatores suos corpore simul Deo conjugit et spiritu (p. 58). V. aussi ibid,, p. 60, 72, 100, 104, 138. En ce qui concerne les vertus thaumaturgiques de Robert, c'est Helgaud qui mentionne la guérison des lépreux « par sa main » (Ibid., p. 126). Cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, rééd., Paris, 1961.

49. La plus ancienne mention connue de cette légende se trouve dans la relation d'Hincmar de Reims, qui en fit recours afin d'exalter son siège (Capitularia Regum Francorum, t. II, p. 340). Ce motif légendaire a été à nouveau évoqué au XIIe siècle, lors du sacre de Louis VII, cependant dans la perspective de la propagande royale, menée afin d'exalter la dynastie capétienne. Cf. A. Graboïs, La royauté sacrée au XIIe siècle : manifestation de propagande royale, dans Idéologie et propagande en France, éd. M. Yardéni, Paris, 1988, p. 31-41.

50. Helgaud, op. cit., p. 72.

51. Uterque peccavit, quod soient reges ; sed a Deo visiîati, penituerunt, Jleverunt, ingemuerunt, quod non soient reges. Siquidem exemplo beati David, domnus iste noster Rodbertus confessus est culpam... (Helgaud, p. 92-96). A propos du ministerium régis et des vertus royales requises par les canonistes, v. Abbon de Fleury, Canones, ce. III-IV, Migne, PL, t. 139, col. 477-478.


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tation permettait de saluer dans la personne du monarque régnant l'image d'un « nouveau David ».

Un autre facteur qui a contribué à la continuité des expressions et des manifestations du mythe davidien est lié à l'étude de la Bible et à ses interprétations, telles qui ont été développées par les exégètes des écoles cathédrales et monastiques au XIe siècle 52. Dans ce contexte, la figure du roi David est devenue la source d'un exemplum, employé pour l'éducation morale des têtes couronnées. Les thèmes principaux, ceux du comportement et de la piété, qui n'ont pas été exclusivement liés aux Capétiens, ont été concrétisés dans les principes de la défense du peuple, de l'administration équitable de la justice et, enfin, de la soumission du monarque à l'Eglise ; ils sont par ailleurs devenus les éléments constitutifs du serment prêté par le roi, lors de son sacre 53. Les travaux des élèves de Fulbert de Chartres pendant la première moitié du XIe siècle ont déjà mis l'accent sur ce précédent de David, devenu modèle exemplaire de ces thèmes, qui a ainsi servi de fondement à l'expression de l'idéal du roi juste, jouissant de la grâce de Dieu 54. Le mouvement de la réforme ecclésiastique de la seconde moitié du siècle a insisté sur cette image ; cependant, Bonizon de Su tri en ajouta un thème qui fut oublié depuis le IXe siècle, celui des guerres contres les Infidèles, évoquant les combats de David contre les Philistins 55. Ces motifs sont devenus au début du XIIe siècle des stéréotypes, au point que les prélats en firent usage dans des lettres de félicitations à l'occasion de l'avènement d'un roi, même quand il ne s'agissait pas de leur propre souverain 56.

52. Cf. J. Leclercq, The Exposition and Exegesis of Scripture : from Gregory the Great to St. Bernard, dans Cambridge History of the Bible, éd. G. W. H. Lampe, t. II, Cambridge, 1969, p. 183-197, et P. Riche, Les Ecoles..., op. cit. (note 38), p. 137 s,

53. V. Gervais de Reims, La relation du sacre de Philippe I", contenant le texte du serment du roi, RHF, t. XI, p. 32-33.

54. V. par exemple les lettres de Fulbert de Chartres, adressées à Robert le Pieux (Migne, PL, t. 141, n° 30-31, col. 215-217).

55. Bonizon de Sutri, Liber adamicum, MGH, Libelli de lite, 1.1, p. 568-620 ; ces propos ont étudiés par E. Delaruelle en tant que components de l'idée de la Croisade ; cf. son Essai sur la formation de l'idée de Croisade, Bulletin de littérature ecclésiastique, 44, 1944, p. 26, et, sur un plan différent, J. Leclercq, The Bible and the Gregorian Reform, Concilium, 7, 1966, p. 34-41. A l'époque même où Bonizon formulait ses idées, on constate le recul du prestige des capétiens (cf. Guenée, art. cit., note 9, p. 453-456). C'est ainsi que Guibert de Nogent mentionne que Philippe Ier perdit le pouvoir de la guérisson des scrofuleux en raison de ses péchés : Cujus gloria miraculi cum Philippus pater ejus alacriter exerceret, nescio quibus incidantibus culpis amisit (De Pignoribus sanctorum, Migne, PL, t. 156, col. 616) ; cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, op. cit. (note 48), p. 30-31. Le rapprochement entre les vertus thaumarturgiques et le surnom David peut indiquer que l'excommunication de Philippe Ier, à la suite de son union adultère avec Bertrade de Montford, le rendit indigne, en raison de sa conduite, du surnom David.

56. Parmi la variété des textes, voir la lettre adressée par Anselme, archevêque de Canterbury, à Alexandre Ier, roi d'Ecosse, en 1107, le félicitant à l'occasion de son avènement. Le mythe davidien y est exprimé par les normes de conduite exigées du monarque : Quidam enim reges, sicut David, et sancte vixerunt et populum sibi commissum cum rigore iustitiae et pietaiis mansuetudine, secundum quod res exegit, rexerunt (Ep. 413, Sancti Anselmi opéra omnia, éd. F. S. Schmitt, t. V, Edinburgh, 1957, p. 358-359).


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 25

Néanmoins, le surnom de David a été exlusivement réservé aux rois de France, ayant ainsi devenu un mythe fondamental de la dynastie capétienne. A cet égard, il est opportun de remarquer que les rois latins de Jérusalem, qui plus que les monarques occidentaux se conformaient aux conditions exprimées par les théoréticiens et qui ont été salués comme les « successeurs de David », n'ont pas eu droit à ce surnom, malgré la tentation de développer un mythe de royauté biblique dans le royaume des croisés, considéré comme la rénovation de l'ancien royaume d'Israël. Ce mythe devrait être lié aussi bien avec la capitale du nouveau état, Jérusalem. Or, à cet égard, la Jérusalem des croisés, la Ville sainte de la Chrétienté, était symbolisée surtout par le Saint-Sépulcre, tandis que la ville du roi David, la Cariath-Sepher, ou bien la civitas litterarum 57, a été dissociée de la capitale du royaume latin. Ce surnom, évoquant la capitale du roi-psalmiste, est devenu en revanche le synonyme de la cité de Paris au XIIe siècle, en raison de la renommée de ses écoles. Cependant, Paris était la capitale du royaume des Capétiens qui, depuis la fondation de l'abbaye de Saint-Victor en 1113, ont pris ses écoles sous leur protection 58. Aussi bien, cette évocation se rattache au règne de Louis VII, le novus David par excellence de la dynastie capétienne.

En effet, l'insistance de plusieurs auteurs contemporains, français et anglo-normands, à surnommer Louis le Jeune, David 59, incite à la réflexion quant à la signification de ce surnom et de sa symbolique. Ceci, parceque l'historiographie moderne considéra Louis VII comme un monarque faible, dont les mésaventures du règne représentaient un contraste aigu avec les grands achèvements de ceux de son père,

57. Cf. ainsi, R. Konrad, Das himmlische und das irdische Jérusalem im mittelalterlichen Denken. Mystische Vorstellung und geistliche Wirkung, dans Spéculum historiale. Festschrijt Johannes Spôrl, Munich, 1965, p. 523-540, et J. Prawer, Jérusalem in the Christian and Jewish Perspectives of the Early Middle Ages, dans Gli Ebrei nell'alto Medioevo, Settimane... Spoletto, t. 26, II, Spolète, 1980, p. 739-795. Quant au choix de Paris comme la nouvelle Jérusalem, voir les propos de Philippe de Harvengt, abbé de Bonne-Espérance, au milieu du XIIe siècle : Sicut multo venisse comitatu regina legitur Sabeorum,... sic et tu amore ductus scientie Parisius advenisti, et a multis expetitam optato compendio Jérusalem invenisti. Hic enim David decachordum psalterium manu langit, hic tactu mystico psalmos pangit... Félix civitas, in qua sancti codices tanto studio revolvunlur, in qua tanta lectorum diligentia, tanta denique scientia scripturarum, ut in modum Cariath Sefer merito dici possuil, civitas litterarum (Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle et E. Châtelain, t. I, Paris, 1899, p. 50).

58. Cf. Ph. Delhaye, L'organisation scolaire au XIIe siècle, Traditio, 5, 1947, p. 211-268, et J. Châtillon, La Bible dans les écoles du XIIe siècle, dans Le Moyen Age et la Bible, op. cit. (note 31), p. 163-197, ainsi que les remarques, de portée plus générale, de J. Chydenius, Médiéval Institutions and the Old Testament, Helsinki, 1965.

59. Parmi eux Suger, Eudes de Dueil, l'annalyste de Lagny, Etienne de Tournai, Gautier Map, Serlon de Winton.


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Louis VI et de son fils, Philippe-Auguste 60. Certes, il est difficile d'y voir l'image d'un David glorieux et conquérant ; mais, d'autre part, depuis le IXe siècle le mythe davidien ne s'exprimait plus dans la perspective des manifestations militaires. Certes, sur la foi des chroniques et surtout des chansons de geste, les contemporains sont restés très sensibles aux exploits sur les champs de bataille et ont exalté les victoires et le comportement des chevaliers, d'abord comme les milites Christi et puis comme milites tout court, développant ainsi l'idéal de la chevalerie 61. Pourtant, les gens de l'Eglise, qui ont forgé et développé le mythe davidien, ont insisté sur d'autres vertus. Aussi bien, ils considéraient ce Capétien comme un monarque fort, en raison de son caractère et, de surcroît, un chevalier parfait. Sa piété, son esprit d'équité, sa tenacité à imposer l'autorité royale partout où cela était possible, sa figure de codificateur de « la paix du royaume » 62, enfin sa soumission depuis 1144 à l'Eglise, ont été considérées des expressions des vertus davidiennes.

Pour Etienne de Paris, qui raconte comment Louis VII s'associait aux chanoines chantant les hymnes dans le coeur de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, le surnom évoque à la fois David le psalmiste et le roi David, dansant à Jérusalem devant l'Arche de l'Alliance, au mépris de sa femme, Mical, fille du roi Saul 63. Suger, en décri60.

décri60. leur formulation par A. Luchaire, dans son introduction aux Etudes sur les actes de Louis VII, Paris, 1888 : il a repris ces conclusions dans ses ouvrages postérieurs et, après lui, elles ont été empruntées par deux générations d'historiens. Ces évaluations ont fait l'objet de révisions pendant les dernières décennies ; cf. M. Pacaut, Louis VII et son royaume, Paris, 1964 ; A. Graboïs, De la trêve de Dieu à la paix du roi, Mélanges René Crozet, Poitiers, 1966, t. I, p. 585-596 ; B. Guenée, art. cit. (note 6), et A. Graboïs, Louis VII, pèlerin, Revue d'Histoire de l'Eglise de France, 74, 1988, p. 5-22.

61. La représentation artistique des rois de la dynastie davidienne de l'Ancien Testament, incarnés par les monarques « fleurdelisés » de la France capétienne, souligne ce concept. Cf. A. Watson, The Early Iconography of the Tree of jesse, Londres, 1934, et J. R. Johnson, The Tree of Jesse Window of Chartres, « Laudes Regia », Spéculum, 26, 1961, p. 1-22, où le rapprochement avec la figure de Louis VII est mis en relief, Pour Saint-Denis, cf. E. Panofsky, Abbot Suger on the Abbey Church ofSt. Denis and its Treasuries, 2e éd. par G. Panofsky-Soergel, Princeton, 1979, s.v. Quant aux expressions de l'idéal chevaleresque dans ce contexte, cf. notamment G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, 1982.

62. Cf. A. Graboïs, De la trêve de Dieu..., art. cit. (note 60).

63. Fragmentum Stephani Parisiensis, RHF, t. XII, p. 89-91. Le texte a été inséré dans son commentaire sur la règle bénédictine, qui date de la fin du XIIIe siècle et qui est fondé sur des traditions connues à son époque. Il en résulta un portrait moral du roi, consacré surtout à la première partie du règne, avant la croisade. Cf. C. Bynum, Stephen of Paris and his Commentary of the Bénédictine Rule, Revue bénédictine, 81, 1971, p. 67-91. Parmi d'autres anecdotes, Etienne raconte que Louis avait l'habitude de jurer sur « les saints de Bethléem », faisant ainsi allusion au culte de saint David, qui réunissait à Bethléem les pèlerins occidentaux séjournant dans le royaume latin de Jérusalem pendant les fêtes de la Nativité ; cf. A. Graboïs, Le concept du « Contemptus mundi » dans les pratiques des pèlerins occidentaux en Terre sainte à l'époque des croisades, dans Medievalia Christiana. Hommage à Raymonde Foreville, Paris, 1990, p. 290-306. On peut s'interroger à quel point la participation de Louis VII et de son entourage aux rites de Bethléem a eu des influences sur le développement du mythe davidien en France.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 27

vant la consécration de la nouvelle abbatiale de Saint-Denis et la participation du roi à cet événement, a évoqué la consécration du Temple de Jérusalem, traçant un parallèle entre le roi David et le « nouveau David » qui, malgré son activité guerrière, eut le droit de présider la cérémonie de la consécration de ce « nouveau Temple », ce qui n'avait pas été concédé au roi d'Israël lui-même 64. Certes, il y a une allusion au conflit de Louis VII avec l'Eglise et à la scène de Vitry-la-Brûlée ; pour Suger et pour les gens de sa génération, tels Bernard de Clairvaux et Pierre le Vénérable, l'issue la plus importante de ce conflit a été la pénitence du roi et sa soumission à l'Eglise. Cette soumission lui imposait par ailleurs de la prendre sous sa protection ; or, le terme choisi par le pape Adrien IV pour définir cette protection, praesidium, qui signifiait « forteresse » ou « renforcement » 65, se rattache au mythe davidien, en évoquant les rapports de David avec Samuel, la prêtrise et les prophètes, destinés à renforcer la religion monothéiste.

Cette interprétation et insistance sur les thèmes du comportement, de la piété et, il faut l'ajouter, de la sagesse, est devenue l'expression dominante du mythe au XIIe siècle, ayant caractérisé la figure davidienne de Louis VII ; Etienne de Tournai, dans l'épitaphe du roi 66 et Serlon de Winton 67, en soulignant la portée. L'image du roi pénitent et équitable a frappé les esprits de ceux qui l'ont suivi à la croisade, dont le caractère fut de pèlerinage expiatoire 68, tandis que les revers

64. Tarn in capitula nostro quam in ecclesia divinae supplicans pietati, ut qui initium est et finis, id est Alpha et Oméga, bono initio bonumfinem, salva medio concopularet, ne virum sanguinum ab aedificio templi refutaret, qui hoc ipsum toto animo magis quam Consiantinopolitanas gazas obtinere praeoptaret (Suger, De rébus in administratione sua gestis, ch. XXV, éd. Panofsky, op. cit., note 61, p. 41). L'expression « homme sanguinaire » est une allusion aux conflits de Louis VII avec l'Eglise et avec Thibaud de Champagne (cf. Pacaut, op. cit., note 60, p. 39-40).

65. De religiosorum virorum praesidio, et veneratione sacrorum locorum non oportet longis te sermonibus admonere ;... Sane licet poteniiae tuae praesidium ad omnes ecclesias in regno tuo constitudas extendas,... (Migne, PL, t. 188, col. 1425). Dans sa correspondance avec les monarques catholiques, Adrien a employé le terme praesidium uniquement dans cette lettre adressée à Louis VII ; en revanche, il ne figure pas dans la fameuse épître à Henri II Plantagenêt, approuvant sa conquête de l'Irlande (ibid., col. 1441-1442).

66. Rex humilis, rex pacifiais, David et Salomon praetuli exemplo, seque suorum regens (Etienne de Tournai, Epitaphium Ludovici régis, RHF, t. XVI, p. 715).

67. Serlon de Winton, Poème adressé à Louis VII, éd. B. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, t. I, Paris, 1890, p. 310-311, ainsi que la nouvelle édition des poèmes de Serlon, par J. Oeberg, Stockholm, 1965.

68. La participation de Louis VII à la seconde croisade revêt un caractère particulier ; son attitude passive dans les délibérations concernant les opérations militaires et son comportement pieux en route et en Terre sainte, relaté par Eudes de Dueil, De profectione Ludovici septimi in Orientem, éd. V. G. Berry, New York, 1948, passim (cf. G. Constable, The Second Crusade as Seen by Contemporaries, Traditio, 9, 1953, p. 213-279), impliquent plutôt un pèlerinage pénitentiel. Conséquence des remords du Capétien après l'incendie meurtrier de l'église de Vitry et arrêté après sa réconciliation avec l'Eglise, ce pèlerinage a été déguisé par Bernard de Clairvaux et le pape Eugène III en croisade pour sauver le prestige du monarque. Cf. A. Graboïs, The Crusade of Louis VII, King of France : a Reconsideration, dans Crusade and Seulement ; Essays presented to R. C. Smail, Cardiff, 1985, p. 94-104, et Id., Louis VII, pèlerin, art. cit. (note 60). C'est ainsi qu'à la différence des autres chefs de la croisade la responsabilité de l'échec de celle-ci ne lui a pas été imputée ; par contre, son prestige en sortit accru, aussi bien en France que dans le royaume latin de Jérusalem.


28 Aryeh Graboïs

ont été imputés à « la perfidie » des Byzantins et à Aliénor d'Aquitaine, la « Mélusine » 69. C'est ainsi que le surnom de David reflétait le prestige accru de Louis VII, le protecteur du pape Alexandre III et de Thomas Becket. Ce prestige se manifeste par ailleurs sur le plan international, où sa position personnelle jouissait d'un poids particulier, préfigurant celle de saint Louis ; ceci sans insister encore une fois sur l'accroissement de son autorité à l'intérieur du royaume. Dans les deux domaines, le prestige était certes plus important que le pouvoir réel du Capétien 70. Cette expression du mythe davidien mettait ainsi l'accent sur le comportement du monarque ; elle se rattache au titre de « roi très chrétien », qui a été accordé à Louis VII par Alexandre III en 116371, afin de devenir l'apanage de la dynastie jusqu'à la Révolution de 1789.

Le titre de « roi très chrétien » a remplacé graduellement au XIIIe siècle le surnom de David. Par ses attributs, il a été pendant un siècle le synonyme du surnom, évoquant la royauté biblique. Finalement, les descendants de saint Louis n'ont plus eu besoin de recourir au mythe davidien ; le culte de la monarchie en France eut désormais son propre saint, le « roi très chrétien » par excellence qui, par ailleurs, avait le grand avantage d'être un membre de la dynastie régnante. Etre descendant de saint Louis assurait un prestige qui n'avait plus rien à envier à celui de la stirps Karoli, ou bien à l'image du lignage de David. Néanmoins, on trouve encore des expressions sporadiques des thèmes développés aux XIe-XIIe siècles, ce qui atteste de la pérennité du mythe davidien, quoique sa manifestation fut latente. L'importance des études bibliques dans les ordres mendiants et l'usage de cet enseignement dans la prédication a été une raison de cette prolongation de ses expressions 72.

69. Cf. E.-R. Labande, Pour une image véridique d'Aliénor d'Aquitaine, Bulletin de la Société des Antiquaires de l'Ouest, 1953, p. 175-234.

70. Cf. Pacaut, op. cit. (note 59), p. 179-202. Ce prestige a trouvé déjà dans une certaine mesure son expression depuis le XIe siècle par l'insertion du nom du roi dans les laudes épiscopales ; ces formules ont été empruntées pour servir des inscriptions sur les monnaies royales à partir du XIIe siècle ; cf. E. Kantorowicz, Laudes Regiae, op. cit. (note 28), p. 3-4 et 166-167. Quant à l'influence de la renaissance des traditions carolingiennes, cf. K. F. Werner, Die Legitimitàt der Kapetinger und die Entstehung des « Reditus regni Francorum ad stirpem Karoli », Die Welt als Geschichte, 12, 1953, p. 203-225, et Guénée, art. cit. (note 7), p. 156. s.

71. JL, n° 10826 ; RHF, t. XV, p. 794. La signification du titre rex chrislianissimus, octroyé en vertu de la conduite du monarque et son usage exclusif pour le roi de France, a été saisie par Jean de Salisbury, dans son Historia Ponlificalis, éd. M. Chibnall, Edinburgh, 1956, p. 2, 10, 52, 56, 64, 86 ; il y distingua entre les reges et le christianissimus rex, attribué au seul roi de France, en raison de ses vertus « davidiennes ». Cf. P. E. Schramm, Der Kônig von Frankreich, 2e éd., Weimar, 1960, t. I, p. 155-162 et 177 s.

72. En ce qui concerne l'image du « roi saint », cf. R. Folz, Les saints rois..., op. cit. (note 26), et A. Vauchez, « Beata stirps » : sainteté et lignage en Occident aux XIIIe et XIVe siècles, dans Famille et parenté dans l'Occident médiéval, éd. G. Duby et J. Le Goff, Rome, 1977, p. 397-407. Quant aux prédicateurs et prédications comme instrument de la perpétuation du mythe, cf. l'ouvrage, toujours


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 29

Le règne de Philippe de Bel a été caractérisé par la polémique avec la papauté de Boniface VIII, ainsi que par des activités menées afin de gagner l'opinion publique du royaume à la politique royale. La coopération entre le roi et l'église « gallicane » a été fondée, entre autres thèmes, sur l'adaptation des idées bibliques aux circonstances réelles de la France. Des termes comme le « pays saint », le « peuple élu » et la « monarchie sacrée », ont été employés afin de désigner et exalter la France, les français et la dynastie capétienne 73. Les efforts des légistes concentrés sur la définition de la souveraineté ont contribué à développer cette notion dans le contexte de la royauté biblique. Aussi bien, ils ont eu leurs répercussions sur l'expression du mythe davidien ; en 1300, le dominicain normand Guillaume de Sauqueville, prononça à la cour, devant le monarque, un sermon intitulé Hosana au fils de David. Il y reprit les thèmes déjà traditionnels pour affirmer que le roi de France mérite le surnom de « fils de David ». Cependant, aux motifs déjà connus et employés, il en ajouta deux nouveaux ; l'un, dans le domaine thaumaturgique : « parce qu'il guérit les écrouelles par sa main ; l'autre, dans les perspectives des préoccupations des légistes du roi, concernait la souveraineté. A son sens, le « nouveau David », soit Philippe le Bel, mérite ce surnom, en raison du maintien de son indépendance face à l'Empire. A ce propos, Guillaume de Sauqueville employa un jeu de mots, faisant rimer Empire avec « en pire », afin de repousser les expressions de la primauté du droit romain, dont la signification était péjorative en France, mais en non moindre mesure pour souligner l'excellence de la royauté davidienne, incarnée dans les Capétiens 74.

Le sermon de Guillaume de Sauqueville représente ainsi l'adoption du terme de la souveraineté aux concepts du mythe de David et son adaptation dans ces manifestations. A la différence des légistes, qui l'ont définie, sous l'influence du droit romain, comme l'exercice par le roi de France de l'autorité impériale, à savoir « le roi de France

indispensable, d'A. Lecoy de La Marche, La chaire française au Moyen Age, spécialement au XIIIe siècle, Paris, 1886, ainsi que J. Leclercq, Le magistère de prédicateur au XIIIe siècle, Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 15, 1946, p. 105-147 ; J. Longère, La prédication médiévale, Paris, 1983, et M. Zink, La prédication en langue romane avant 1300, Paris, 1976.

73. Cf. Schramm, op. cit. (note 71), p. 204-230, et J. R. Strayer, France, the Holy Land, the Chosen People, and the Most Christian King, dans Action and Conviction in Early Modem Europe, Princeton, 1969, réimprimé dans son recueil d'articles, Mediaeval Statecraft and the Perspectives of History, Princeton, 1971, p. 300-314. Sur la double nature de la personne royale dans la pensée médiévale, cf. E. Kantorowicz, The King's Two Bodies, Princeton, 1957, (p. 232-272 dédiées à sa manifestation chez Philippe le Bel). Enfin, la monographie de J. Favier, Philippe le Bel, Paris, 1978.

74. Le texte du sermon a été édité par H. Kâmpf, dans Pierre Dubois : Summaria Brevis, Leipzig, 1936, p. 112-114. Cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, op. cit. (note 48), p. 131-132, et Strayer, art. cit. (note 73), p. 311-314. Sur le concept de la souveraineté, cf. M. Wilks, The Problem of Sovereignty in the Late Middle Ages, Cambridge, 1963.


30 Aryeh Graboïs

est empereur dans son royaume » 75, les théologiens et les prédicateurs se sont fondés sur les pratiques de la royauté biblique et sur l'image souveraine du roi David afin d'exprimer ce terme, inconnu par le monde féodal. C'est ainsi que grâce au mythe davidien, ils ont développé la conscience d'une idée de souveraineté qui puisait dans les textes de l'Ancien Testament et s'opposait aux concepts du droit romain, qui ont prévalu dans l'Empire ; en confrontant droit romain et « droit biblique », ils n'ont pas eu des difficultés pour souligner la primauté de ce dernier, réputé comme l'émanation de la parole divine. C'est dans le sacre, qui assimilait le « roi très chrétien » au roi David, qu'ils voyaient non pas seulement l'expression de la grâce divine et la transformation d'un être humain en personne sanctifiée, mais aussi la source de la souveraineté.

Au terme de cette étude, qu'il convient de terminer avec l'extinction des Capétiens directs, il faut, en guise de conclusion, s'interroger sur les raisons de la manifestation continuelle du mythe du roi David en France pendant sept siècles. Création du clergé afin de servir le pouvoir royal, il a été manifesté surtout aux périodes des crises, quand le régime devait en recourir afin d'y trouver les sources de sa légitimité, d'abord les Carolingiens au milieu du VIIIe siècle, puis les Capétiens lors de leur avènement et ensuite en réagissant aux expression de la légende carolingienne au XIIe siècle. Loin d'être un exercice répété d'érudition exégétique, ses auteurs ont exploité la large popularité dont jouissait l'image du roi David, en raison de la propagation des Livres sacrés dans les sociétés médiévales. De surcroît, le mythe se distingue par la diversité de ses expressions, ce qui empêche d'y voir une simple manifestation de stéréotype et l'attribution d'un surnom aux rois de France, qui serait devenu banalité technique. La diversité a été liée à un processus de l'adaptation du mythe aux circonstances politiques et aux changements des mentalités au cours des siècles.

A partir du motif de l'unification du royaume des Francs, dont le besoin a été ressenti par le clergé au VIIe siècle, plus que par les Mérovingiens attachés à leurs traditions, les gens d'Eglise ont recherché dans le passé biblique des expressions propres aux sensibilités des différentes générations afin d'exalter une royauté, dont le catholicisme se prêtait bien à la sacralité acceptée du lignage de David. La spiri75.

spiri75. F. Pegues, The Lawyers of the Last Capetians, Princeton, 1962, et R. Feenstra, Jean de Blanot et la formule « Rex Francie in regno suo princeps est » dans Mélanges G. Le Bras, Paris, 1965, t. II, p. 885-895. Sur le plan des mentalités, cf. Schramm, op. cit. (note 71), p. 181-182. Quant aux perspectives plus larges de l'évolution européenne, cf. B. Guénée, L'Occident aux XIV' et XV' siècles : les Etats, 3e éd., Paris, 1987, surtout p. 133-150.


Le « roi David », précurseur du « roi très chrétien » 31

tualité médiévale a employé le mythe pour créer un exemple de comportement d'une royauté sacrée, l'opposant à ces concepts de tyrannie. Pourtant, « roi sacré » n'entendait pas « roi saint » ; comme David lui-même, il était susceptible de pêcher, devant reconnaître ses torts et faire pénitence.

C'est ainsi qu'à travers la diversité des expressions et des thèmes choisis, la manifestation continuelle du mythe contribua au développement de la religion de la monarchie, modelée sur l'image du monarque le plus saint de la Chrétienté, toujours vivant dans les esprits, grâce à la propagation de la Bible parmi l'ensemble des couches de la société. Par cela, le roi juste, accomplissant son « ministère » et soumis à l'autorité spirituelle de l'Eglise, incarnait le roi David et contribuait à la survie de l'ancêtre du Christ.

Aryeh GRABOÏS,

Université de Haïfa.



Mystique abstraite

ei intrigue financière.

Benoît de Canfield

et la raison comptable au XVIIe siècle

« Si nous posons Dieu comme quelqu'un qui bat monnaie, l'intellect, semble-t-il, sera comme un changeur. »

Nicolas de CUES.

Un récent ouvrage sur les financiers au XVIIe siècle examine, avec toute l'attention scrupuleuse qui caractérise les meilleurs historiens, l'univers où se déploie leur action politique, s'épand leur fortune séculière, s'inscrit leur vie sociale et culturelle 1. Celle-ci concerne au premier chef notre propos. Des noms viennent à foison, soustraits au silence d'une archive qui n'en laissait filtrer d'informations que celles confirmant des énoncés déjà longuement étayés : le rôle éminent que ces financiers furent conduits à jouer dans le renflouement des caisses de l'Etat, l'invention de mécanismes de gestion des finances royales et des modalités de leur équilibre. Le XVIIe siècle fut bien ce siècle des financiers décrit par J. Bouvier, et H. Germain-Martin, Daniel Dessert, Roland Mousnier, etc. 2.

A cet égard, il était légitime que place majeure fût accordée à l'aventure financière dans les circuits économiques nationaux et déjà internationaux, et leur effet sur le système politique : une intrigue se nouait entre monarchie et finance, où celle-ci tendait à occuper fonction première. L'insertion de ces réseaux de financiers dans l'espace pro1.

pro1. Bayard, Le monde des financiers au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988.

2. J. Bouvier, H. Germain-Martin, Finances et financiers de l'Ancien Régime, Paris, 1969 ; Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand siècle, Paris, 1985 ; Roland Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, PUF, 1971.

Revue historique, CCLXXXVII/1


34 Daniel Vidal

prement social et culturel demeurait cependant à déchiffrer. Ce que F. Bayard appelle « l'intégration mentale » des financiers — terme assez contestable — répond en partie à cette exigence. S'il n'est pas ici le lieu d'évoquer toutes les raisons qui n'ont pas conduit l'usage de la notion de mentalité à tenir toutes ses promesses, du moins peuton signaler celle-ci : trop de résonances psychologistes s'y entendent pour qu'on la puisse accepter telle quelle. Déjà, du reste, F. Bayard ouvre des pistes d'analyse qu'il serait utile de fréquenter plus assidûment. Mais ce que l'auteur note in fine risque de n'apparaître, au pire, que de raison anecdotique, au mieux, que comme illustration d'une stratégie de placement culturel. L'allégeance de l'univers de la finance à l'un des plus exigeants foyers de la mystique du siècle invitera à une analyse théorique plus fermement étayée.

Demeurent cependant des actes et des choix qui annoncent la naissance d'enjeux décisifs pour la compréhension de l'affiuence de ce monde de la finance en ces sphères où se dessinent les plus ferventes spiritualités. Ainsi abondent les exemples de gens rompus à l'exercice monétaire et comptable, qui n'investissent pas seulement les territoires du politique, mais aussi bien les enclaves lettrées. Macé Bertrand de La Bazinière fréquente le salon de Marion de Lorme 3. A Pierre Puget, sieur de Montauron, Corneille dédicace Cinna4. Paul Payen constitue une bibliothèque de vaste horizon, les vies des saints figurent en celle de Charles Parfait, et les oeuvres de dévotion, en grand nombre, chez François d'Aguesseau 5. Jacques Bordier, tel un lettré de haut lignage, eut ouvrages à foison, et de belle valeur : 6 381 livres ; parmi ces oeuvres, saint Jean Chrysostome. Aristote est connu de David Arnauld, les ouvrages d'optique et de physique figurent dans le fonds d'Abel Servient, et les Commentaires sur Isaïe 6. Chez Nicolas Doublet, note F. Bayard, « des éditions patrologiques, des commentaires de l'Ecriture sainte, des études et des traités de théologie morale et de casuistique » 7. Dans la bibliothèque de Nicolas Rollet, les Méditations sur l'Evangile, et des Entretiens spirituels chez Michel-Antoine Scarron. De saint François de Sales, Jacques Bordier lit l'Introduction à la vie dévote, et n'est pas insensible aux thèses de Jansenius, à l'inverse d'Abel Servient, qui lit des ouvrages hostiles à l'hétérodoxie 8. Ceci marque un engagement personnel, au-delà de toute doctrine théologique, et quel que

3. F. Bayard, op. cit., p. 423.

4. Ibid., p. 391, 423.

5. Ibid, p. 425 sq.

6. Ibid., p. 425, 426 (Jacques Bordier) ; p. 427 (D. Arnauld, A. Servient).

7. Ibid., p. 428.

8. Ibid., p. 426 sq.


Benoît de Canfield et la raison comptable au XVIIe siècle 35

soit le chemin de spiritualité : banquiers assez puissants pour prêter à l'Etat, financiers d'assez vaste emprise pour fomenter empires et puissances, ces hommes de l'argent habitent pleinement l'espace culturel qui décide d'un siècle renaissant. Les voici familiers plus encore de cet espace, en son vecteur de religion : Jacques Bordier, en ses logis, aménage chapelles et fonde messes. Nicolas Doublet fait dotation perpétuelle aux carmes déchaussés pour favoriser leurs missions d'instruction du peuple. Mieux encore : par progéniture interposée, les financiers vont au couvent : Claude Bertrand de La Bazinière à Montmartre, à Port-Royal les filles d'Antoine Arnauld ; Jean Brisacier se fait jésuite, etc. 9.

Arguments pour une historiographie du monde financier, et l'on pourrait justifier qu'en eux s'éteigne l'analyse, qui conduit d'un constat à une interprétation : les hommes de finance occupent sinon place centrale, du moins éminente, en le tissu culturel de leur société, et en l'Eglise et leur siècle. J.-P. Charmeil avait déjà relevé une omission troublante, concernant le premier acte de cette scène : d'autant plus établie la filiation des financiers et des hommes de lettres, philosophes, écrivains, poètes, d'autant plus rares les études qui eussent dû connaître de cette conduction, en proposer la raison et en dire la logique, sinon la loi 10. Quelle décisive et intime raison lie chez les Arnauld, par exemple, et les Pascal, versant financier et versant janséniste 11 ? Par quel cheminement la fonction financière d'une génération en la suivante s'épand en ferveur littéraire ? Ici en la marquise de Sévigné, là chez l'auteur du Roman comique 12. Chez Racine et La Bruyère, on le sait, point d'héritage, mais double vocation en une seule destinée : écriture et finance 13. On pourrait à loisir enrichir la chronique de ces hommes manieurs d'argent venus aux choses de l'esprit — qu'elles fussent assignées au registre de l'écriture profane, ou, d'écriture sacrée, encloses en la stricte mouvance de l'institution ecclésiale. Ou que, débordant l'une et l'autre, elles se soient instituées zones de spiritualité. De mystique.

Si la finance ici se propose et se pose en un possible croisement avec les choses de l'esprit, ce n'est pas de hasard. Siècle des financiers, le XVIIe aussi le fut de la mystique 14. Bérulle en son début, à

9. Ibid., p. 432 sq.

10. J.-P. Charmeil, Les trésoriers de France à l'époque de la Fronde, Paris, 1964.

11. Le cas des Arnauld sera examiné plus loin. Biaise Pascal était le petit-fils de Martin, trésorier des finances à Riom.

12. La marquise de Sévigné était nièce de Philippe de Coulanges, trésorier de France à Paris. Sans que cela, nous y viendrons, fût de hasard, elle était fille de Marie de Coulanges et de CelseBénigne II, fils de sainte Jeanne de Chantai, la mystique, proche disciple de Benoît de Canfield. L'aïeul de Scarron était trésorier des finances à Lyon.

13. Jean Racine, trésorier de France à Moulins ; La Bruyère, trésorier de France à Caen.

14. H. Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, 1966-1971, 12 vol.


36 Daniel Vidal

sa fin le quiétisme — et tout ce qui dans l'entre-deux se formule de vocations personnelles et d'inscription sociale d'une spiritualité de haut lignage : François de Sales et ses pénitentes, dont Jeanne de Chantai apparaît figure emblématique — elle qui inspira plus d'une page du maître, tout autant qu'elle en dut accueillir conseils et alarmes ; Vincent de Paul et les Filles de la Charité ; Dom Richard Beaucousin, le chartreux, érudit, dispensateur d'enseignements issus des réseaux de spiritualité traversant l'Europe ; Joseph Le Clerc du Tremblay, haute figure des premiers temps de la mystique, versant ensuite, — selon des voies soupçonnables, où se mêlent désir de fidélité et monnayage des exigences spirituelles — en des registres de pure polémique, en un temps où le discours d'illuminisme, entendu d'abord en Espagne, devient langue courante de plus d'une région de France. Et ces cercles de dévotion autour des Marillac, des Acarie, des Absolu, etc. où se délibèrent et définissent les grandes options mystiques qui décident de la pente du siècle. Toutes ces femmes, tous ces hommes, ici saisis en leur singularité, plus tard parfois venus à divergence, furent, à l'aube du siècle, hommes et femmes coalisés, logeant en même site de spiritualité, ou comptables d'un même héritage.

A leur principe — prémisse et code —, le « maître des maîtres », qu'ainsi nomme H. Brémond : Benoît de Canfield 15. Qui devait décider du siècle des saints. Les saints : ces gens rompus aux disciplines de l'Eglise, mais, plus encore, aux indisciplines de religion. Puisant dans le constat d'une institution assiégée par Réforme et balbutiements de gallicanisme, la raison de leur mise au net théologique — mais ne prenant parole ou plume que dans le registre de la mystique. Dont Benoît de Canfield fonda la légitimité, la nécessité, d'emblée l'exhaussant à sa formule ultime 16. Benoît : ce capucin venu de terre doublement étrangère — l'Angleterre et sa mouvance puritaine. De ce strict calvinisme, il lui sera fait reproche d'introduire les ferments au coeur même de la spiritualité contre-réformée 17. De son sol d'origine, il désapprit la langue, pas assez cependant pour que son style se défasse aussitôt des tournures natives, et qu'une langue d'adoption ne se mêlat de latinismes en abondance. Si cela fait empêchement à quelque plaisir de lecture, du moins est-on assuré, à travers l'épreuve du lire, que tout énoncé mystique ne fonctionne pas selon les canons

15. Sur Benoît de Canfield, cf. H. Brémond, op. cit., t. II et VII.

16. D. Vidal, Critique de la raison mystique - Benoît de Canfield, possession et dépossession au XVII' siècle, J. Millon, 1990.

17. Sur les polémiques qui accompagnèrent la réception et la circulation de l'oeuvre de Benoît de Canfield, cf. Optât de Veghel, Benoît de Canfield (1562-1610), sa vie, sa doctrine, son influence, Rome, 1949, et : Ubald d'Alençon, Marie Benoît de Bourg d'Ire, Nos maîtres de spiritualités : le père Benoît de Canfield, Etudes franciscaines, 1930, XLII, p. 688-707.


Benoît de Canfield et la raison comptable au XVIIe siècle 37

convenus d'élégance et de rhétorique, celle-ci fût-elle traversée de spasmes. Benoît quitta ce sol après qu'il eût abandonné cette mouvance religieuse, et se porta très vite à toutes les extrémités. En une forme d'autobiographie 18, il se dit fasciné par la somptuosité des églises du continent : ornements et images. De ces images cependant, il proposera théorie en rupture avec les clauses qui gouvernent l'iconologie de l'Eglise. Sa vie ne sera pas seulement un témoignage de souffrance extrême dans le siècle, mais extases et tentations, délires et passions feront marques au plein de la mystique, signalant dès l'abord qu'il n'est peut-être de spiritualité qui ne soit aussi énoncé d'un corps dépossédé-possédé 19. Après sa conversion, Benoît compare les ordres religieux où il peut être assuré de donner asile à sa ferveur. De telle force, celle-ci, qu'il fait choix le plus sévère du moment : au tiersordre de Saint-François, l'enclave capucine. Là, dit-on, tout novice est assuré de connaître les plus radicales épreuves d'esprit et de corps, et de traverser les inquiétudes les plus déconcertantes. Austérité, annihilation de toute passion, de celle au moins qui constitue l'individu objet du siècle et de sa peine. De tant de contraintes, Benoît usera, abusera, sans doute en triomphant, mais à coup sûr conduit aux limites de vie.

Benoît le converti mourut la même année que le roi venu de Réforme. L'année précédente avait paru un ouvrage, La Règle de Perfection20', après qu'experts en orthodoxie doctrinale, pasteurs de troupeaux en péril, théologiens acquis à toutes les prudences et à toutes les stratégies d'évitement l'eurent dissuadé d'en accepter la publication. On sait de quels arguments se nourrissaient ces craintes. Depuis plus d'une décennie copies multiples, et mutilées, du manuscrit circulaient de couvents en monastères, de France en Flandres, et d'experts en déjà disciples. En tous lieux et à tous regards, que ce soit pour en louer le dessein ou en dénoncer le scandale, ou le mésusage qui en pourrait être fait, on tint de La Règle la troisième partie pour dangereuse aux âmes

18. Jacques Brousse, La vie du Révérend P. Ange de Joyeuse, prédicateur capucin (...). Ensemble les vies des RR.PP. Benoist et P. Archange escossais, Paris, 1621. La biographie de Benoît de Canfield commence p. 427 (« La vie, conversion et conversation miraculeuse du R.P. Benoist, anglois, prédicateur capucin »). Seuls les chapitres II à XIII sont rédigés par Benoît. Ces éléments autobiographiques concernent la vie de Benoît jusqu'à sa conversion au catholicisme.

19. J'étudie le rapport entre mystique et possession dans la Critique de la raison mystique, op. cit., deuxième partie : « Le diable s'écrit à Louviers », p. 168 sq.

20. Les premiers éléments de La Règle de Perfection furent rédigés par Benoît de Canfield au cours d'un séjour d'étude en Italie, dans les années 1591-1592. L'ouvrage ne parut en une version tronquée qu en 1609 : Reigle de perfection contenant un bref et lucide abrégé de toute la vie spirituelle réduite à ce seul point de la volonté de Dieu, divisé en trois parties, Paris. Cette édition était amputée de la troisième partie. La version complète de La Règle parut en 1610. L'ouvrage fut mis à l'Index par sentence du SaintOffice datée du 26 avril 1689, au plein de la querelle quiétiste.


38 Daniel Vidal

innocentes, sinon aux plus affirmées dans la voie de la perfection. Au reste, Benoît en avait dûment averti les lecteurs : « Comme le grammairien se doit contenter de sa grammaire, laissant au Philosophe son Aristote, ainsi les âmes qui ne sont bien avancées se doivent contenter de la première et seconde partie » 21. Car la partie qui vient ensuite et couronne l'ouvrage ne saurait être offerte à tous les regards, qui pourrait entraîner des dommages en chaîne 22.

Quels risques s'attachaient donc à cette troisième partie, qui rompait brusquement avec l'impeccabilité des autres ? En la première partie, Benoît de Canfield, traitant « De la volonté extérieure de Dieu comprenant la vie active », emprunte chemin depuis longtemps reconnu, déjà cependant posant les jalons qui décident de l'ultime effusion de la créature en son dieu. Que la volonté de Dieu soit faite : cela suppose une parfaite intention de se conformer au « divin plaisir » (« Donc la volonté de Dieu extérieure est le divin plaisir connu par la loi et la raison, étant la règle de toutes nos pensées, paroles et oeuvres en la vie active », I, 5, 142) — sans que cette conformité annule aussitôt toute « rébellion » de l'âme « sensible ou sensitive » (I, 7, 162). Au contraire : plus l'oeuvre est conquise sur les empêchements des sens et les actes mondains, plus elle témoigne d'un désir occupé de Dieu. « Le moindre oeuvre extérieur avec une parfaite intention est plus que le plus grand avec une intention imparfaite » (I, 11, 200). Le moindre oeuvre : la moindre des choses, là plus ordinaire, la plus infime — la plus infâme aux yeux non avertis ? — Seule vaut ici cette intime tension qui précipite la créature en la vision propre de Dieu, quelque chemin qui y puisse conduire. Même « les choses qui sont plaisantes et sensuelles » (ibid.) n'en sauraient offusquer le dessein, Dieu aussi présent en ces choses-là, si l'on convient que « le soleil qui donne sur le fumier n'en est pas plus obscurci que quand il reluit sur la belle campagne, et prairie verdoyante » (I, 11, 202).

Aussi bien cette première expérience de Dieu — et expérience ici doit s'entendre comme prime passage hors du temps de la créature,

21. La Règle de Perfection, éd. critique de Jean Orcibal, PUF, 1982. Toutes les citations de l'ouvrage de Benoît de Canfield se référeront désormais à cette édition.

22. En 1605 parut Le Jardin des contemplatifs parsemé de fleurs de l'amour divin de Thomas Deschamps, confesseur de la duchesse de Longueville et par là introduit dans les allées du pouvoir. De nombreux passages du Jardin utilisent le même argumentaire, la même terminologie, les mêmes phrases, enfin, que ceux dont use Benoît de Canfield dans La Règle. Même si l'édition de celle-ci fut postérieure à la publication de l'ouvrage de Thomas Deschamps, il semble que les passages concernant la théorie de la « totale annihilation en la nue essence de Dieu » pourraient être de la main même de Benoît, qui aurait ainsi trouvé là l'opportunité de faire valoir ses thèses sous la garantie de la recevabilité politique de l'auteur officiel. C'est l'hypothèse que je développe dans Critique..., op. cit., p. 191 sq. Dans une récente correspondance, Jean Orcibal m'indique que de tels emprunts étaient assez fréquents à cette époque pour qu'il ne soit peut-être pas nécessaire de recourir à cette proposition de lecture.


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à raison de son intimité même, hors des repères qui scandent son histoire — déjà, donc, prémisses d'extase, lorsque le moi, venu à son altérité, tout entier sera au dehors de lui-même —, cette expérience s'ente sur le fond charnel de la créature, en même temps que sur la « souvenance » de la volonté divine (I, 10, 192). Aussitôt, cette précision : avoir mémoire de Dieu ne signifie point que l'esprit doive en être empli jusqu'à ne plus être occupé que de cela. Sans doute, ne jamais se porter à l'« extrémité d'oubliance », — mais ne point « tomber en son contraire excès de trop de souvenance, en multipliant tant d'actes, et rectifiant si souvent son intention, qu'on offense le cerveau » (I, 8, 176). Mortification, il va de soi : passage obligé de toute spiritualité, paysage accompli du corps. Mais « souffrir la chose » (I, 9, 180) à l'évidence suppose que Dieu en fasse injonction, mais qu'aussi bien la créature s'y emploie de son mouvement propre et « de plein consentement », sans « tristesse, chagrin et contradiction », mais en « repos, paix et tranquillité » (I, 10, 184-186). Point capital, par quoi la « Règle » s'insurge contre les disciplines de l'annihilation que l'on qualifia indûment de passion, dont une interprétation erronée devait pour un siècle obscurcir pur amour, quiétisme, et globale oblation, ces opérations d'énergie multipliée que l'on tint pour abandon fatal, et calme sans la volupté.

Moment logique décisif : la volonté de Dieu, en ce temps premier sur la voie de perfection, déjà se précipite en volonté de la créature. L'oeuvre est volonté de Dieu d'autant plus sûrement qu'elle est volonté de la créature. « L'âme qui veut ainsi sortir de l'oeuvre pour entrer en Dieu, n'est de vrai ni en Dieu, ni encore en son oeuvre » (I, 10, 188). D'un seul coup sont réhabilités, en ce commencement, « oeuvre corporel » — « passions et souffrance » sans doute — mais aussi bien action au plein du siècle, quand même de ce siècle on se retirerait (I, 16). Ainsi la créature peut-elle, en la plénitude de ses qualités et valeurs, entrer en son for intérieur et entreprendre de se perdre. « Ainsi l'âme se retirant du dehors des affaires extérieures, et entrant dans son cabinet intérieur, n'y voit rien : toutefois y faisant quelque demeure, elle découvre tout ce qu'il y a d'imparfait » (I, 13, 212). Dans la règle de Perfection, savoir lire d'abord l'exception d'imperfection, et la traiter. Mais cette imperfection, qu'est-elle ? Quelque manquement à la loi divine, quelque défaut de pensée ou quelque action fautive ? Bien plus : cela même qui sert de sol à ses dérives, et qui, en serait-il épuré, n'en fomenterait pas moins une insupportable objection à l'expansion infinie de Dieu. Toute tension vers Dieu, en sa netteté même, toute « pureté d'intention » se continue, dit Benoît, « par abyssale humilité, et abaissement de soi-même » (I, 14, 214), par « vraie annihilation de soi-même, provenant de la proximité de la toute-puissance et


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infinie essence de Dieu » (ibid., 216). Ce Dieu peut alors venir habiter sa créature : faut-il encore que celle-ci, une première fois défaite par l'oeuvre en elle de son dieu, d'autant plus opérante que cette oeuvre est la sienne, assumée en son entier, une deuxième fois s'abolisse.

S'ouvre dès lors l'autre étape sur le chemin de Dieu, qui constitue la deuxième partie de La Règle » : « De la volonté intérieure de Dieu contenant la vie contemplative ». De l'âme à son dieu, déjà se noue un étrange commerce, dont on saura plus tard l'issue. Demeurons en ce second temps, « quand l'âme voit et contemple en Dieu et intimement expérimente, sent, et goûte la volonté divine » (II, 1, 274). Volonté, ici, « presque toute essentielle » (ibid., 278) — qui n'émane déjà plus d'une source plénière, substantielle, présente et agissante, mais d'une origine désabritée, en voie d'abîmement et d'absence, venant à sa formule. A son abstraction : son essence. Et qui advient aussi du fond de la créature ou, plus exactement de la créature bien près de parvenir à son fond. En ces deux pôles, un « interne attouchement » (II, 2, 282), qui ne se peut que par « pure et franche élection que l'âme fait par son franc arbitre de ce vouloir et bon plaisir de Dieu » (ibid., 284). Ici donc, la créature en perte déjà de son moi — affects et qualités, valeurs et index —, et Dieu toute-grandeur encore, déjà pourtant en passe de se dérober. Benoît : « La parfaite science de ce point (notre néantise) vient par la connaissance de l'autre (l'immensité de Dieu) » (II, 3, 294). Pour qu'« en notre Horizon intérieur » (II, 2, 288) Dieu, tel un soleil, puisse briller, il faut que la créature en effet soit venue à son propre horizon, sa limite propre, en une décision d'épuration radicale. Décision : cela doit s'éprouver non comme effet de volonté personnelle, qui tendrait à dénoter en la créature une capacité à franchir une limite de conscience — mais comme ce franchissement même, sans que nécessité soit enjointe à la créature d'habiter son vouloir.

Le volo des mystiques n'est pas ici aboutissement d'une conscience parvenue à la plénitude de ses fonctions de connaissance et de choix. Au contraire, il ne se peut énoncer que comme commencement absolu d'une quête où toute créature se déleste de son moi et de ses qualifications identitaires 23. Dès cette deuxième partie, venir à son horizon, ou à sa limite intime, témoigne ainsi d'un engagement sans retour ni recours sur un itinéraire d'entière nudité. Dès lors, en cette décision de se laisser connaître de Dieu, il convient de lire la trace de feu d'une opération de retranchement absolu, qui ne laisse, à vrai dire, rien en place par quoi la créature pourrait refluer de cet horizon

23. Michel de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Gallimard, 1982 ; D. Vidal, L'exil mystique ou l'invention du social, Raisons pratiques, éd. E.H.E.S.S., 3-1992.


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désiré vers des sols de plus grande certitude et tranquillité. Prise ainsi, à rigoureusement parler, au dépourvu, et privée des repères fondamentaux qui l'autorisent à durer au siècle et au monde, la créature entre en l'économie plénière de Dieu. Ou, du moins, en sa jouissance. Après qu'ait été en elle accompli le parcours d'humiliation, (II, 4), la créature peut se livrer à toute exultation, joie et ravissement, et par degrés jusqu'à Dieu s'élever (II, 5-6). Jouissance : Benoît de Canfield ne dit pas encore, en cette phase, la créature en état de dépossession globale. Sans doute connaît-elle déjà, et depuis le début, appauvrissement progressif, raréfaction de ses valeurs et qualités, épuration de l'âme. Tant s'en faut cependant que soit accompli chemin de simplicité, de nudité, de « néantisation » ou « nihilaité ». Demeurent en effet, que l'on doit libérer en un spasme dernier sur la voie qui conduit la créature à son dieu, des frontières ultimes, nuage ou ténèbre, par quoi Dieu se dérobe encore, pour la terreur de la créature, mais aussi bien son plus aigu plaisir. Et l'on a souvent tenu la mystique pour cette quête d'accomplissement où pouvaient s'identifier des dires de joies et de grâces, l'énoncé d'un désir, et la jouissance en son terme. Ce n'était pas faire contresens. Thérèse d'Avila jouit sans doute — et en sa Transverbération le Bernin sans malice darde vers elle, béante, le principe de son plaisir. Et toute mystique dit en effet cela : que l'opération divine est ouverture de la créature, son offerte, son oblation.

Aussi bien Benoît de Canfield note-t-il cela :■ on n'en est pas encore à l'éradication complète de la créature. Mais les « conformité et conjonction » des « vouloir et contentement divin et éternel » au « vouloir et contentement humain et temporel » supposent « que toutes les forces et puissances de notre âme soient entièrement employées en Dieu et conséquemment rien en soi-même, et pour ainsi par une autre conséquence, en tant qu'ainsi transformée, elle ne sent son vouloir propre, mais seulement celui de Dieu » (II, 1, 276). Et Benoît marque bien que tout cet oeuvre de transformation est « chose si délicieuse et plaisante à l'âme » que Dieu « l'attire, illumine, dilate, étend, élève, ravit et énivre » (ibid.). Absolu de plaisir. Sans doute, à prendre l'énoncé en sa pente de plus grande quiétude. Et ce ne serait point là se fourvoyer : ce serait, s'il se peut plus grave dommage encore, mutiler le corpus mystique. Car Benoît dit bien que cet absolu du plaisir ne peut s'atteindre que comme évidement radical de la créature ; « en telle sorte, ajoute-il, qu'elle ne sent plus aucuns vouloir, affection ou inclination propre, mais totalement dépouillée d'elle-même, et de toute propre volonté, intérêt, ou commodité, est plongée en l'abîme de cette volonté, et absorbée en l'abyssale volupté d'icelle, et ainsi est faite en même esprit » (ibid.).

La Règle ainsi conjoint plaisir de créature et principe de perte.


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Vertige de jouissance, quand en effet l'onde de volupté est de telle amplitude qu'elle submerge toute résistance et fait s'effondrer les barrières intimes ? Sans doute : de cette invasion ravageante de plaisir, toute mystique témoigne. Et c'est au moment même où elle est la plus insistante que cette jouissance porte le plus radical défi à toute forme d'identité. Ce que dit en son principe la mystique abstraite, c'est que la volupté — entendue comme envahissement de la créature par « le bon plaisir de Dieu » (« cette volonté de Dieu intérieure est le bon plaisir de Dieu », II, 1, 274) — est l'une des voies les plus sévères pour passer à l'ordre des choses. Sans doute n'en est-on pas encore là, mais en la seconple séquence du scénario qui conduit à la divinité. Ici, la créature doit tout à la fois connaître plénitude de joie et vide de forme, l'une à l'autre menant. Plénitude de joie : de Dieu, l'âme ici peut « jouir de ses amoureux et attrayants regards, doux baisers, chastes embrassements » (II, 2, 284). Vide de forme : abolition de la « propre volonté », âme à ce point « privée de forces propres, que le divin plaisir y prend domaine par une totale maîtrise et sans aucune contradiction » (II, 2, 290).

Tout au long de l'argumentaire de la mystique abstraite, en cela héritier de l'ensemble des énoncés mystiques, venus ici à leur raison renouvelée, cette longue patience de la créature en attente de Dieu, et qui doit se démettre pour s'exposer à lui. Démission : Benoît dira, tout naturellement, « néantise », dans le prolongement des expériences mystiques qui annoncent « La Règle ». « Néantise, qui est une semblable grande extrémité et profond gouffre » (II, 3, 294). Grâce à quoi Dieu se voit mieux en son immensité. Si, en un ultime assaut vers elle dirigée, la créature tente de se voir ou, pour reprendre les termes de Benoît, « quand elle retourne et se regarde en faisant conférence entre elle-même et cet être, elle trouve qu'elle n'est autre chose que la même vanité, et enfin rien, laquelle vraie connaissance l'affranchit et lui donne libre accès à Dieu, pour entrer et sortir quand elle veut » (ibid.). On le voit à suffisance : si la créature est bien tension vers son néant, si elle accepte ce renoncement à sa volonté, cette annihilation, elle demeure encore ici sous la juridiction de sa valeur propre, enclose ainsi en son identité. Benoît le sait, qui, de même qu'il disait en même souffle la plénitude de la jouissance et l'évidement de la créature, dit ici la quête d'anéantissement par l'âme « à celle fin que je puisse rendre quelque partie de mes dettes à cette bonté démesurée » (II, 3, 296). Ainsi est-on assuré que si Dieu en effet ne se peut atteindre que par abdication de son moi, la créature n'en est ici qu'à l'orée de son aventure : débitrice de Dieu, et donc sans doute emplie de ce qu'en elle Dieu dispose, mais dont il conviendra à son tour de se libérer radicalement.


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De là, en cette deuxième partie, l'autre degré de la quête de la volonté intérieure de Dieu — l'humiliation. Non pas l'humilité, qui est phase ancienne et de si évidente nécessité que Benoît ne juge pas utile d'en traiter. Humiliation : cela qui absolument lave la créature « des affections fangeuses et terrestres » (II, 4, 300), de toute souillure et passion. Peut alors exulter une créature venue aux frontières de son néant. Exultation : ce qui « nous retire, ramène, et retient en notre intérieur, rend doux le renoncement de la propre volonté, chasse loin la pusillanimité, commande aux affections, domine sur les passions » (II, 5, 310). Avec toute la rigueur d'une démonstration qui entraîna les effets sociaux auxquels nous allons venir, Benoît de Canfield définit le progressif désengagement de la créature — son désinvestissement maîtrisé. Et rien ici n'est de hasard : plus est précis le but, plus heurtée peut être la voie. Ainsi de ce repli de la créature sur sa propre intériorité. Sans doute n'est-ce plus ce trop-plein de conscience qui érigeait entre elle et son dieu cette « muraille » ou ce « nuage » que Benoît n'eut de cesse qu'il ne les ruine. Mais la créature est toujours cette demeure où faire retraite pour estimer à l'aune du plaisir ressenti, la qualité des grâces divines. Passée, cependant, cette étape de « retirement », Benoît dit la créature, et le monde, élevées « comme de l'abîme de ténèbres de la nuit, jusqu'à cette si grande lumière et extrême clarté de midi » (II, 6, 316). Midi : ce mitan du jour où le temps se met en balance — cette heure partagée de la créature et de son dieu où s'accomplit toute césure.

Ainsi s'est opérée, aux abords de la Troisième partie de La Règle, une entreprise de prime déconstruction du moi, condition pour venir à Dieu. Mais, on l'a vu, si l'injonction de « nihilaité », de « mise à rien », est inscrite de part en part en l'énoncé mystique de Benoît comme obligation d'absence, tant d'obstacles, et objections, y font barrage encore. Toutes impossibilités que va lever la suite de l'ouvrage, en une brusque assomption des choses.

Voici venu le temps de « la volonté de Dieu essentielle et vie superéminente » (III, 327). Eût-elle été écrite dans le prolongement des phases précédentes, cette troisième partie eut été, comme elles, héritière d'un déjà long passé mystique. Mais sans doute Benoît savait-il assez vers quelles issues son texte nécessairement devait tendre, qu'il fit précéder d'une « Epître nécessaire au lecteur ». En cet avertissement, que nous avons déjà évoqué, Benoît précise bien que le texte qui suit est réserve de sens dont nul, de tout-venant, ne saurait user : « Je désire et avise que personne n'entreprenne cette troisième partie, que premièrement elle n'en soit estimée capable, non par son propre jugement, mais par celui de son supérieur, confesseur ou directeur » (III, 328). Ceci, encore : tenir tout empêchement — ou incompé-


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tence — comme volonté de Dieu, et s'y conformer. Car Benoît sait bien que le texte fait novation, déjà suscitant scandales en chaîne. Fragments ou résumés circulent en France et en ses marches — et les « perfectistes » commencent à faire nombre — et ombre. Aussi bien se réclamera-t-il d'une parenté éloquente, insoupçonnable, ou soupçonnée à peine : Denys l'Aréopagite, saint Augustin, Harphius, Origène, Bonaventure, Hugues de Balma, etc. «J'omets beaucoup d'autres autorités pour éviter prolixité (...) et notez que quand j'allègue Harphius, c'est toujours selon la corection faite à Rome » (III, Epître, 332).

On entre ainsi en monde d'abstraction. La volonté essentielle « est purement esprit et vie, totalement abstraite, épuisée (d'elle-même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées » (III, 1, 333). Dieu, forme vide, dénudée, dénuée. Dieu, angle mort — que l'on ne cesse de scruter parce qu'en lui rien ne se voit. « Volonté, essence et Dieu » ne sont qu'un, précise Benoît (III, 1, 337). Que la créature en cette essence vienne s'absorber, elle sera cette volonté qu'elle fera, elle sera ce rien. Elle sera ce dieu. Mais en cette première, et ultime, définition, savoir ce dieu nu et « sans aucune forme », et « toute oiseuse » l'âme qui s'y épand. On conçoit que tel déploiement de l'âme en cette absolue nudité dépasse tout « moyen » humain — nul acte, bien sûr, mais nulle « méditation, pensée, aspiration », bref « nul moyen doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté Essentielle ou Essence de Dieu » (III, 2, 339). Sans doute savait-on Dieu de telle absence quant au monde de la créature, de tel dehors et telle incommensurabilité, que l'on pressentait sans issue la quête, et infranchissables les obstacles. Dieu, au reste, est l'excellence de l'obstacle, son objection majorée. C'est là cependant, qu'il faut venir, et la troisième partie n'est que l'énoncé de cette obligation et de cette urgence.

Mais, d'emblée, la frontière et son défi, qui semblent devoir faire renoncer toute créature à sa recherche : « Car cette essence étant toute supernaturelle, ne peut être comprise (contenue) de notre sens et jugement, étant incompréhensible, n'est comprise par la raison : cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous » (III, 2, 340). Voici l'impossible figuration d'une intrigue pourtant vouée : comment atteindre Dieu, notre dehors absolu, si l'on demeure en son intérieur. On voit la césure qui disjoint radicalement cet énoncé de tout ce qui le précédait. Jusqu'ici sans doute, la créature était requise de faire en elle tout silence et toute virginité. Pauvreté principielle, annihilation de toutes qualité et valeur. Demeurait cependant, comme ultime refuge, cette intériorité vide où pouvait toujours recommencer la personne et son identité. Rien de cela désormais ne saurait résister à la


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tourmente qui se lève au coeur de l'énoncé mystique : pour venir à Dieu, dehors de soi, être de soi le dehors même.

Pour cette formidable démission, pour cette extase, cette exérèse de toute substance et relation, Benoît disait nuls tous moyens, et sans autre effet que de rendre impossible, plus encore s'il se pouvait, l'union de cette âme à ce dieu. Pas plus qu'un acte, fût-il de stricte oblation, n'autoriserait cette fusion, pas plus quelque opération de raison, ou de « discours de l'intellect ». Au contraire, précise Benoît, « il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'opération de l'intellect » (III, 2, 341). Ainsi se met en place le dispositif par quoi la créature entre en volonté de Dieu, entre en son essence, entre en Dieu. Il s'agit de la plus rigoureuse entreprise d'expulsion de la créature hors de son aire de compétence, hors de son espace identitaire, — créature évincée hors de ce qui constitue sa présence à elle-même. « Nu amour », « nue foi » (III, 3, 346). Benoît dit aussi « moyen sans moyen » (Ibid., 343) —, pour marquer cette brusque jonction entre la créature et son dieu. Immédiateté de l'échange. Ou, plus exactement, immédiateté du change : l'on est bien dans le temps de l'union transformante, quand Dieu en sa créature advient, quand la créature à son dieu se dispose. Non pas, donc, quelque effusion réciproque qui laisserait ce dieu et cette créature tels qu'en euxmêmes enfin cette réciprocité les accomplirait, mais une « inhabitation » qui les rend l'un et l'autre indiscernables.

Osons ceci : toute la mystique canfieldiennè culmine en cette si étroite assomption de la créature faite rien et de Dieu venu à son néant, que l'on est assuré, en ce spasme hors du temps, d'entrer dans l'empire du neutre. Ni l'un ni l'autre, l'un et l'autre. Ainsi de cet empire se définissent les frontières sémantiques. La créature n'est plus : d'elle ne subsiste même plus cette forme vide qui pouvait naguère faire ultime illusion identitaire : un site pourrait-il désormais s'habiter, si rien ne peut y demeurer ? Sans doute la créature est ce rien : toute mystique le dit à suffisance. Mais Benoît de Canfield ne laisse pas la question en l'état. Il en dérive la leçon ultime. Si la créature est ce rien par quoi, perdue de toute valeur, elle a chance de gagner Dieu, c'est ce gain même qui fait problème. Par lui quelque appropriation ne permettrait-elle pas au procès d'identité de reprendre ? Car il convient que la créature, en cette union transformante, ne soit plus que ce rien sans complément, ce rien de nudité. Cette chose. Ou, pour exacte fidélité au texte, il faut que la créature soit cela qui n'est plus lieu de valeur propre, afin de pouvoir s'équivaloir à Dieu. Là s'énonce, en La Règle de Perfection, l'une des conditions nécessaires pour que l'on puisse parvenir au degré le plus haut du parcours mystique. Mais il est une seconde condition, que nous n'examinerons pas ici, en signa-


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lant seulement la nécessité. Il est clair en effet, qu'en ce degré de fusion, terme inachevable de l'itinéraire de spiritualité, ce qui n'a cessé de s'évacuer quant à la créature, ses désirs, ses qualités et ses valeurs, son identité —, que cet évidement sans reste est la condition d'institution du sujet. Angèle de Foligno, l'auteur anonyme de La Perle évangélique, Nicolas de Cues, pour prendre exemples en territoires contrastés de mystique, énoncent cela même : sans doute l'issue du parcours est-elle Dieu, mais puisque Dieu ne s'atteint que si la créature vient à lui comme à sa commune nature, alors la créature et Dieu ne sont qu'un. Le sujet peut alors venir sur la ruine de l'identité ; le mystique peut enfin dire « je ».

C'est cette ruine, ici, qui nous concerne. Non seulement parce qu'elle décide de l'anonymat dans lequel la créature doit s'anéantir — perte de nom, dépossession ultime —, mais parce qu'en cette ruine se consomment toutes les opérations qui vont permettre à la créature, enfin venue à son entier statut de chose, d'entrer en travail d'autrui, cet autre nom par quoi l'on peut dès lors qualifier cela qui se disait travail en soi de Dieu. « Parfaite dénudation d'esprit », écrit Benoît de Canfield (III, 4, 347) : c'est dire ainsi que la contemplation, quand même serait-elle au diapason du verbe divin, ou silence absolu pour entendre de son dieu la parole silencieuse, n'est jamais d'assez nue vision pour que ce dieu s'y puisse circonscrire, que l'on sait incirconscriptible 24. Aussi bien doit-on avoir « très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation ». De même ses désirs, et plus encore il va de soi, doivent-ils s'effacer. Benoît dit qu'en Dieu ils doivent s'écouler. Non qu'il faille désirer Dieu — Benoît écrira plus loin que ce désir-là réhabiliterait aussitôt la créature et son moi —, mais qu'en ce dieu tout désir doit s'absorber.

Retenons ceci : Benoît n'écrit pas, en ce temps de son argumentaire, que tous désirs ainsi logés en Dieu doivent s'anéantir : « Je ne dis pas anéantissement comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés. Aussi je ne dis pas une préservation de pensées et désirs, mais écoulement, pour montrer qu'ils changent de lieu ou sujet » (IV, 5, 353). Remarque capitale : la créature à ce point hors de soi que d'elle tout passe en cet autre lieu, qui est son dieu, ce dehors de l'âme : « Les désirs sont hors de l'âme (...) car après cet écoulement, l'âme ne les sent ni comprend (contient) » (III, 5, 354). Mais du désir il convient, avec Benoît

24. Sur les débats concernant l'impossibilité de circonscrire la divinité, et leurs conséquences iconoclastes ou iconophiles, cf. l'Introduction de M.-T. Mondzain-Baudinat à Nicéphore, Discours contre les iconoclastes, Paris, Klincksieck, 1989. On consultera aussi avec profit l'analyse de la thématique iconique chez Nicolas de Cues par Agnès Minazzoli, La première ombre, reflexion sur le miroir de la pensée, Paris, Ed. Minuit, 1990.


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de Canfield, de préciser l'horizon et le témoignage. Il ne s'agit plus, en ce dernier temps de la finition, de désir de Dieu : « Le désir est des choses absentes et qu'on n'a pas en possession ; mais ici l'âme a Dieu, et pour ce ne le désire mais le désir s'en va, et la fruition demeure »(III, 5, 361). Nulle mystique n'ignore cette conclusion, de forme emblématique : habiter Dieu, être sa demeure, dispensent de désir. De même, dira plus tard Benoît, toute recherche de Dieu suppose qu'on ne l'ait encore trouvé. C'est dès lors empêchement grave que cette quête, quand Dieu est plus en nous que nous ne le sommes nous-mêmes (III, 10). Si donc il n'est ici question du désir de Dieu, demeurent cependant ces désirs en ce dieu même s'écoulant. Et dont ce dieu est lieu d'absolue valeur. Ce sont désirs abstraits de ce que Benoît nomme leurs « suppôts », ces créatures anéanties. Désirs extraits de leur site coutumier, déliés de leur raison native ou de leur sol d'occasion, et qui, dans le procès même qui met toute créature en rupture de soi, sont déversés au compte de Dieu, désormais seul garant de leur opérativité.

Ainsi l'âme est expiration globale : « Dénudation d'esprit est divine opération purifiant l'âme et la dépouillant entièrement de toutes formes et images : des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de voir sans formes » (III, 6, 365). Tout est ici de stricte netteté, de pure algèbre, et de formule lapidaire : l'âme entre en « désistance ». « Ainsi l'âme doit désister de sa propre opération pour être nue et abstraite' » (III, 6, 366). Peut alors pleinement s'accomplir la déification. Non pas comme union de deux entités où continuerait, sous le couvert de la rencontre, à s'engendrer continûment de la dualité. Mais comme fusion de telle violence que tout, venu à son néant, passe à son défaut — ce que Benoît nomme « cette vaste solitude de nihilaité ». « Immense spaciosité de nihilaité », ajoute-t-il (III, 7, 374), pour bien assigner à leur désert propre la créature évincée d'elle-même et son dieu enfin venu à elle et s'y précipitant — abîmement et exaltation, perte et exhaussement. « D'où suit qu'elle (l'âme) est toute en Dieu, toute à Dieu, toute par Dieu, et toute Dieu, et rien en elle-même ; elle est toute en l'esprit, volonté, lumière, et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière, et capacité propre et naturelle » (III, 6, 368-369). Demeure ceci : l'âme est toute Dieu, puisque Dieu elle-même. Mais c'est dire aussi bien que Dieu est cette âme même, en tant qu'a ce rien réduite, et que ce dieu est ainsi ce rien.

Cette partition n'est pas, cependant, l'acquis majeur de la mystique canfieldienne. Sans doute « l'âme revêtue de Dieu et Dieu de l'âme sans se retirer, et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l'un dans l'autre » (III, 7, 371). Mais il importe de garder ceci en


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mémoire : pour advenir en cet espace de stricte fusion, d'union « sans intervalle », il faut que la créature soit faite cette chose de nul prix, de nue-valeur, de nulle qualité. « Toutes choses parfaitement réduites à rien » (ibid., 373), la créature étant ce rien entre aussitôt en l'univers de ces choses. Benoît dit de l'âme la nécessité mise en néant, et son immersion en l'abîme de Dieu : « Invertible (constante) conversion et adhésion à Dieu » ; de cette âme ainsi « divertie » (séparée, détournée) « de toutes créatures, et par l'invertibilité ou immutabilité d'icelui, elle les oublie toutes » (ibid., 372). Ainsi s'atteint ce dieu de « nue-essence », cette abstraction, cette annihilation qui sont de tout autre horizon son centre absent. Ainsi, dit Benoît, après La Perle évangélique, l'âme parvenue à être rien ne se peut encore qu'au prix de Dieu. Dieu : cela qui est constant et qui ne change pas (« invertible », « immutable »), — principe d'invariance, essence nue, « immobilité, fermeté et vérité » (III, 9, 385). Au regard de ce principe, la créature enfin devenue chose. « D'autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l'âme, sont en même rang que les autres choses, ayant tel être et ni plus grande ni plus petite d'eux-mêmes » (ibid., 386) : la créature venue à son néant est cela : une chose à toute autre enfin commensurable. Cela seulement, mais pleinement cela.

Ainsi Benoît de Canfield porte-t-il en ce point la mystique à plus exacte leçon. Tout ce qui se dit annihilation, « abolissement » (ibid., 387), mise à pauvreté, « assoupissement de tout acte, évanouissement d'images, cessation de toute opération » (III, 11, 399) — toute cette vaste entreprise de dépossession a pour fonction d'opérer le passage de la créature à son état de chose. Chose : non pas ce renfermement de l'être sur et en lui-même, abstrait de toute relation avec le monde et les autres — mais cette ouverture, au contraire, par quoi toute chose en effet, disponible dans le champ social, communicationnel, éthique, etc., peut désormais, purgé de sa valeur propre, circuler librement d'un pôle à tout autre de l'espace multiversel ainsi fondé comme « espace public ». Ce que ne cessait jusqu'alors d'énoncer la mystique, et qu'ici réalise Benoît de Canfield en sa plus haute rigueur, n'est autre que la mise en intrigue des créatures, enfin libérées de leur pesanteur singulière. Intrigue : cela qui métisse l'un et l'autre parce que l'autre est cet un, parce qu'autrui est déjà le principe qui autorise l'un à durer en sa vacance et disponibilité.

Si la catégorie de néant en mystique fonde une théorie de la chose comme cela qui, évidée de sa substance, est pure offerte aux relations et rapports, aux mises en réseaux —, la chose est dès lors ce qui, par excellence, s'échange 25. Principe d'absolue égalité, toute créature

25. « Toutes choses se substituent — ne serait-ce pas la définition des choses ? » (Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci).


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— toute chose — comparable à toute autre, en celle-ci rencontre son occasion d'équivalence, de commutabilité, de circulation. Mais telle créature ne s'effectue chose, on le sait, que lorsque, dit Benoît, elle « s'infond » en l'absolu de Dieu (III, 7, 373). Cet absolu, la mystique ne le saurait, il va de soi, nommer, ou épeler, que par vocables délibérément — mais en vain — majorés : « suressentiel », « superéminent », « supercéleste », « supernaturel » — dieu d'au-delà des mots et des choses, dieu exorbité. Dieu abstraction de simplicité, sans forme, image, qualité. La créature, cette chose, vient dès lors habiter ce dieu, en quoi elle se perd. Et tout à la fois se gagne. Balancement de grande banalité, si l'on s'en tient à la surface des mots et en la moindre résistance de l'argumentation. Mais de toute autre vocation si l'on convient d'en saisir le défi. Car Benoît de Canfield pose cette équation : la créature en tant qu'exactitude de la chose suppose un dieu hors de saisie — Dieu ineffable, incompréhensible — mais, plus encore, d'autant plus absenté de l'univers des créatures que cet univers est index de liberté — il faut que Dieu se retire en effet pour que sa créature puisse librement entrer en jeu dans l'espace libre qui s'ouvre à elle par ce retrait.

En tant que théorie de la créature comme chose insoupçonnée, la mystique canfieldienne ne pouvait que repousser Dieu hors de toute circonscription humaine, après qu'il le fut de toute inscription et nomination. Autrement dit, il n'est d'aire d'échange entre créatures que si Dieu est à la fois référence et absence, et d'autant plus requis d'être cette référence à quoi la créature se rapporte en se désertant, qu'il est cette absence d'au-delà des actes et des paroles.

En ce point précis, la mystique canfieldienne entre en consonance rigoureuse avec le siècle et ses agents centraux de développement. Etrange conjonction de logiques, qui fait se rejoindre l'extrême intimité de la raison mystique telle qu'énoncée en Benoît, et la plus fine pointe de l'argumentation monétaire. En d'autres lieux fut présentée la théorie économique de Nicolas Oresme, qui irrigua plus d'une pensée financière et décida de plusieurs siècles de doctrines 26. Si tel retentissement connut, dès le XIVe siècle, l'oeuvre du théologien et conseiller de

26. D. Vidal, Critique de la raison mystique, op. cit., p. 139 sq. Rares sont les travaux sur Nicolas Oresme. Après des siècles d'oubli, il fallut attendre la réédition en 1864 de son Traité des monnaies par M.-L. Wolowski (préface de Guillaume Roscher, « Un grand économiste français du XIV= siècle »). L'ouvrage princeps, rédigé d'abord en latin (Tractatus de origine, natura, jure et mutationibus monetarum, Paris, début XVIe siècle, rééd. en 1605 par Golliard Voegelin à Lyon), fut traduit en français par N. Oresme lui-même (Traictié de la première invention des monnaies). Je cite N. Oresme dans l'édition la plus récente de son ouvrage, proposée par Frédéric Chartrain, Traité des monnaies, et autres écrits monétaires du XIVe siècle, textes réunis par C. Dupuy, Paris, La Manufacture, 1989. Pour une connaissance plus détaillée des multiples travaux de Nicolas Oresme, cf. les études rassemblées par P. Souffrin et A.-P. Segonds, éd., Nicolas Oresme. Tradition et innovation chez un intellectuel du XIVe siècle, Paris, Les Belles-Lettres, 1988.


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Charles V, il en faut trouver la raison dans le coup de force qu'il opéra dans les hésitations, les décombres parfois, où se trouvait la réflexion sur la monnaie, en sa tournure antique ou scolastique. De double face, sa théorie monétaire. Avers : nulle monnaie ne doit muter. Revers : nulle monnaie ne doit, en tant que telle, produire de gain. Interdit de mutation. En ce siècle, d'incessantes variations de poids et de valeur altéraient échanges de biens et circulation de marchandises, en leur définition même : peut-il y avoir échange, lorque trop d'incommensurabilité vient en hypothéquer l'équilibre ? « Il faut savoir avant tout que l'on ne doit jamais modifier sans une nécessité évidente les lois, statuts, coutumes ou ordonnances antérieures, quelles qu'elles soient, qui concernent la communauté (...). De fait, le cours et le prix des monnaies dans un royaume doivent être pour ainsi dire une loi, un règlement ferme (...). D'où il ressort qu'une mutation des monnaies ne doit jamais être faite, si ce n'est peut-être lorsque la nécessité s'en impose ou que l'utilité en est évidente pour toute la communauté » (VIII, 56). Si la monnaie varie hors de limites très strictes, nulle marchandise à nulle autre ne peut se comparer, chacune tenant sa valeur de la valeur même de la monnaie en la juridiction de laquelle elle échoit. Aussi bien y a-t-il perversion du procès d'échange dès lors que cette valeur n'a plus, si l'on peut dire, cours. Ou n'a cours que par conversions à perte pour l'un ou l'autre des contractants. Le prince même, surtout le prince, ne peut avoir permission de « muer » la monnaie, d'en modifier la proportion, « ou le rapport d'une chose avec une autre : ainsi en ce qui concerne la monnaie d'or, il doit y avoir un rapport déterminé de valeur et de prix avec la monnaie d'argent (...). Si (le prince) changeait cette proportion à son gré, il pourrait de ce fait indûment attirer à lui les richesses de ses sujets. S'il abaissait le prix de l'or et l'achetait avec de l'argent, puis, une fois le prix augmenté, revendait son or ou sa monnaie d'or, ou s'il faisait pareil pour l'argent, ce serait la même chose que s'il fixait un prix à tout le blé de son royaume, l'achetait puis le revendait à un prix plus élevé ». Ce serait là, ajoute Oresme, « un acte de véritable tyrannie » (X, 58-59). Nicolas Oresme tire la leçon de cette intolérable inégalité des termes et valeurs de l'échange : au risque de ruiner le commerce et, au-delà, le principe même de l'échange sur quoi se fonde ce qui sera plus tard nommé le contrat social, — au risque de briser les liens mêmes par quoi une société s'intitue et se règle, il faut en finir avec toute errance des monnaies, tout vagabondage des valeurs qui leur sont attribuées. Une monnaie stable n'est pas seulement gage de stabilité du royaume, ou, comme on l'a dit, d'une classe de grands marchands ou grands banquiers de haute volée, âpres sans doute au gain, mais sous condition qu'un ordre soit affecté au


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monde de la finance et de la comptabilité. Une monnaie stable est de décision infiniment plus radicale : elle autorise la société à oeuvrer en permanence à son histoire. A monnaie de variance quasi nulle, échange permanent et circulation sans déséquilibre 27. On n'a voulu retenir de cette obligation majeure de non mutabilité que l'effet d'harmonie conservatrice : un commerce ne se peut que si quelque discordance se trame entre parties — l'inégalité est au principe de l'échange afin que rien ne puisse jamais parfaitement s'équivaloir. Et certes la critique adressée à la théorie monétaire d'Oresme ne va pas sans quelque raison. On sait aujourd'hui la dissonance au principe du rapport social, et le strict équilibre, raison de pathologie sociale. Mais un retour au texte d'Oresme limite la portée de cette critique : le théorème de la stabilité de la monnaie n'exclut pas quelque variabilité, ajustements et réajustements périodiques, modifications de poids, etc. Encore faut-il que ces adaptations, nécessaires, soient pleinement maîtrisées, et ne dépassent pas des seuils fixés par contrat ou convenance. A cette fixation, au demeurant, l'autorité politique suprême ne doit point avoir part principale, ni égale à quelque autre partie : elle en doit être exclue. C'est à la « société civile » que revient le droit d'en faire l'estime. « En réponse à l'argument qui consiste à dire que la communauté, à qui la monnaie appartient, peut se dépouiller de son droit et le remettre tout entier au prince, et que le droit de battre monnaie serait ainsi tout entier dévolu au prince, il m'apparaît d'abord que c'est quelque chose qu'une communauté dûment consultée ne ferait jamais, et d'autre part qu'il ne lui serait de toute façon pas permis de muer les monnaies ou de faire un mauvais usage de son bien propre (...). De tout cela il faut conclure que le prince ne peut faire ces mutations et en retirer du gain ni par le droit commun ou ordinaire, ni par privilège, don, concession ou pacte, ni par toute autre autorité ou toute autre manière, et que cela ne peut être de son domaine ni lui appartenir en aucune façon » (XXIV, 84-85).

Demeure désormais l'autre face de la théorie oresmienne — l'interdit d'usure, l'injonction de stérilité. Plus, au demeurant, celle-ci que celui-là. Nicolas Oresme distingue en effet les « trois manières (...) par lesquelles on peut tirer du gain de la monnaie sans l'employer selon son usage naturel » : le change, l'usure, la mutation. « La première façon

27. Richard Arena commente en ce sens ce premier versant de la théorie d'Oresme : « Les mutations monétaires empêchent la monnaie de jouer son rôle d'unité de mesure et d'instrument des échanges. En effet, les mutations contribuent à créer de facto au moins deux monnaies, puisque l'ancienne et la nouvelle unité sont de valeur différente. Les propriétés d'objectivité, de socialité et de stabilité de l'instrument de mesure sont alors violées » (R. Arena, Réflexions sur la théorie monétaire de Nicolas Oresme, dans P. Souffrin, P. Segonds, éd., Nicolas Oresme, tradition et innovation, op. cit., p. 195-207).


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est vile, la deuxième mal, la troisième pire » (XVII, 70). L'usure est détestable. Plus détestable encore le gain tiré de mutation : « cet accroissement est pire que l'usure en ce qu'elle (sic) est moins volontaire ou qu'elle s'oppose plus à la volonté des sujets, sans que cela puisse leur profiter, et en l'absence complète de toute nécessité » (ibid., 72). Qu'il s'agisse de gain issu de pratiques illicites de change ou de dépôt, de profit usuraire, ou de fortune faite à la faveur de mutation, sans doute de l'un à l'autre s'aggrave le péché — mais c'est même péché à l'oeuvre. « Il est naturel en effet à certaines richesses naturelles de se multiplier, tels les grains de céréales "que, semés, le champ rend avec force intérêt", comme dit Ovide, mais il est monstrueux et contre nature qu'une chose inféconde engendre, qu'une chose stérile sous tous ses aspects fructifie ou se multiplie d'elle-même, et l'argent est une chose de cette sorte. Donc lorsque cet argent rapporte du gain sans être engagé dans le commerce des richesses naturelles, selon son usage propre, celui qui lui est naturel, mais en étant converti en son semblable, comme lorsqu'on change une monnaie en une autre ou qu'on en donne une pour une autre, un tel profit est vil et contraire à la nature (...). L'usure est contre nature parce que l'usage naturel de la monnaie est qu'elle soit l'instrument de permutation des richesses naturelles (...). Celui qui l'utilise d'autre façon commet donc un abus contre l'institution naturelle de la monnaie » (XVI, 69). Il n'est monnaie que de cela qui jamais ne peut — ne doit — entrer en puissance d'échange ; qui jamais ne peut se confondre avec les marchandises qu'elle a pour fonction de mettre en rapport de valeurs. Plus encore : si l'argent contre l'argent s'échange, ce ne peut être que sous condition de permettre bénéfice — et dès lors l'agent se corrompt d'entrer en l'espace du trafic. L'argent n'est plus l'argent aussitôt qu'il produit de lui-même un surplus. Tel est ici l'interdit de principe, fondamental : si l'usure est au coeur de polémiques, théologiques aussi bien que profanes, ce n'est point en un premier temps pour des raisons morales, mais, si l'on peut user de cette indispensable distinction, pour des raisons éthiques : un rapport au sacré s'y joue, en rupture avec toute relation au monde et à son siècle. Il n'est pas ici le lieu d'examiner les raisons croisées qui lient en une seule figure de sens le sacré et la thématique de l'argent. Au demeurant, Nicolas Oresme ne s'y emploie pas. Mais note cependant que muer monnaie, et tirer gain de cela qui ne saurait se réduire au rang de marchandises, est gravement offenser Dieu, en son nom : « En outre, sur certaines pièces, on inscrit le nom de Dieu ou d'un saint quelconque et le signe de la croix, ce qui fut inventé et institué il y a bien longtemps pour témoigner de l'authenticité de la pièce en matière et en poids. Si donc le prince, sous cette inscription, change la matière et le poids, il est considéré


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commettre subrepticement une imposture et un parjure, rendre un faux témoignage et aussi transgresser le commandement par lequel il est dit "Tu ne prendras le nom de ton Dieu en vain" » (XIII, 65). Insinuer l'argent dans le cycle de la génération, c'est dire Dieu en quelque incomplétude. Et cela ne se peut. La toute puissance de Dieu signe sa non-valeur ; son infinité récuse tout engendrement. L'argent ne peut se résorber en la mouvance des choses échangeables, sous peine de voir ruinée sa capacité référentielle. Du même coup, il n'est d'argent comme réceptacle et comme mesure de toutes valeurs, que nécessairement abstrait du cycle de la production et de la reproduction. Oresme dit : l'argent doit être stérile, déporté hors du procès d'échange. L'argent marqué d'absence, condition de l'échangeabilité des biens.

A rigoureusement parler, et à y regarder de plus près, ces biens, en la théorie d'Oresme, relèvent plus d'une théorie de l'échange que de l'usage. En tant que biens définis par leur ustensilité, à l'évidence se maintient en chacun son réseau de qualités propres, singulières, qui opèrent comme autant de principes d'incomparabilité. En ce sens ils sont pleinement, et proprement, « biens ». Mais sitôt qu'on les considère comme choses à échanger, ces choses-là ne sont que par annulation de toute qualité intrinsèque : on n'échange, quelque soit le procès dont ceci est le terme, que ce qui est de quelque façon comparable. N'est comparable, par conséquent, que ce qui est gouverné par un principe d'équivalence, de substituabilité. Par un principe qui porte, en d'autres termes, anéantissement de toute valeur propre et différentielle. C'est de cette échangeabilité que traite Oresme, lorsqu'il en abstrait le modèle monétaire. Le bien n'est échangeable que parce que neutre, venu à cette posture de chose en quoi s'est liquidée toute qualité singularisante. Le rapport de l'argent, en tant que réfèrent absent de la sphère de l'échange des biens de nue-valeur intrinsèque — où ces choses entrent en procès illimité de circulation —, ne peut alors s'entendre que comme rapport fondateur d'une épistémologie strictement homologue à celle que la mystique canfieldienne met en oeuvre. Ici se décide la naissance commune d'un ensemble de pratiques symboliques et, au sens originel du terme, politiques.

On a pu longuement apprécier le poids des hommes de finance venant faire société dans la mouvance de la mystique abstraite. De la même façon, on a pu prendre la mesure de l'attraction que la doctrine canfieldienne exerçait sur des masses de fidèles, de droite ligne, ou d'héritage oblique et pourtant nécessaire, venus d'un monde acquis aux injonctions du siècle en sa nervure financière. On sait maintenant de nul hasard cette intrigue. Mais simplement ceci : une conjonction particulière s'est opérée, dans les années charnières des XVIe et


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XVIIe siècles, qui libéra un seul et même espace de sens où spiritualité abstraite et théorèmes monétaires sont venus l'un en l'autre à commune présence 28. Pour l'institution plénière de cette configuration signifiante, quelques paramètres majeurs, qu'il convient de rassembler, sans que l'on puisse désormais dire qui, de l'oeuvre mystique ou de l'argumentaire monétaire, peut en être dit prime principe d'énonciation.

En la mystique abstraite, une mutation fondamentale s'effectue : la créature n'est rien, c'est-à-dire cela même qui se dit, en l'écriture canfieldienne, néant et chose. L'une est l'autre. On a vu que cette conjugaison sémantique décide d'un espace épistémologique nettoyé de toute tentation de pathos, de dolorisme, ou de vecteur de jouissance, de toute dérive vers des aventures où se réinventerait une identité désolée. Mais ce désinvestissement radical est à lire aussi comme ouverture au tout-autre, et entrée en un procès d'échange sans frontières. Au prix, disait La Règle, de Dieu. A condition, a-t-on dit, qu'un mètre puisse se déployer qui fasse commune mesure, en quoi se précipitent les valeurs abstraites de chaque créature en son statut de chose. Et l'on conçoit, à la suite de l'ensemble des énoncés mystiques dont Benoît de Canfield a conduit la leçon à son plus haut degré de pureté et de rigueur, que ce mètre commun ne puisse à aucune de ces « choses » s'équivaloir. Ce mètre commun n'est tel que d'être incommensurable, autorisant ainsi la mesure de toutes choses.

Par la même logique, le statut, alors moderne, de la monnaie, procède d'une disqualification du « bien » comme occurrence de singularité. Pour s'échanger, tout bien, à son tour, ne doit être considéré que comme chose comparable, dont la déchéance de qualité différentielle décide de l'échangeabilité. On voit que ce bien désaffecté de sa valeur, et cette créature délestée de son moi, entrent en consonance exacte. Et que de ce dieu d'absence nécessaire quant au monde des créatures, à ce mètre commun exilé du circuit d'échange, une consonance de même rigueur s'éprouve.

Cette conjugaison de sens ne fut pas toujours appréciée comme bouleversement majeur des dispositifs symboliques et politiques. Elle autorisait pourtant cette leçon : au début du XVIIe siècle se déploie une exigence de spiritualités sans rapport avec les occurrences mystiques des siècles précédents. S'ouvre alors ce que H. Brémond a pu nommer le « siècle des saints ». Ne fleurissent pas seulement les institutions — couvents, monastères, ordres religieux, où viennent faire retraite et méditation gens en rupture du monde ou proies de troubles éthiques trop profonds pour demeurer en un siècle d'ardentes tentations. S'épanouissent surtout des écoles mystiques, doctrines spirituelles,

28. Pour l'analyse détaillée de cette conjonction de sens, je me permets de renvoyer à D. Vidal, Critique de la raison mystique, op. cit., p. 63 sq.


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mouvements de refondation théologique, qui irriguent le sol déchu d'une catholicité victime de ses revers intimes, ou assiégée par mille formes de renaissance, grande Réformation, et libertinages en gésine. Au principe de cette « invasion mystique », Benoît de Canfield, sans conteste, et sa Règle de Perfection. Mais ce sont aussi bien années initiales où se parfont, et pour longtemps, les réseaux financiers. Ce siècle des saints fut en même temps siècle des financiers. Cette contemporanéité, on l'a vu, n'est pas affaire de hasard, et nul aléa ici ne vaut, qui logerait en une même séquence d'histoire, investissement dans le monde et désinvestissement en Dieu : une configuration historique vient à partage nécessaire. Economie et symbolique, en un laps de temps très court — à peine une génération — fondent leur légitimité selon la même pente argumentaire.

Ainsi, en la mouvance canfieldienne, viennent des noms déjà connus par leur allégeance lettrée, mais plus encore ces hommes de finance, du haut de la capitalisation des revenus royaux aux échelons plus humbles de leur collecte et leur gestion. Soit ici quelques-uns des constituants de cet empire financier qui plonge au plus profond du siècle ses racines nourricières. Les réseaux évoqués pour leurs liens avec le monde des lettres, ou leurs implications en la maintenance des institutions d'Eglise, ne le furent pas, on s'en doute, en toute innocence. Chacun d'entre eux tisse avec la mystique abstraite, à des titres et degrés divers, des relations privilégiées. Pierre Puget, ami de Corneille, receveur général des finances de Guyenne, fréquente le cercle familial de Robert Le Bis, secrétaire de la chambre du roi, dont la soeur fondera le couvent de Louviers dans la stricte observance de la perfection canfieldienne 29. Macé Bertrand de La Bazinière, dont on connaît l'appétence lettrée, se situe à la croisée d'un ensemble de réseaux qui tous conduisent en la mouvance de Benoît : il est de la société instituée autour de la famille La Grange-Trianon, de finance illustre, dont une fille, Jeanne, fera don à Thomas Deschamps, ce prêtre et prêtenom de Benoît de Canfield. Mais encore : Macé le rouennais épouse l'année même où meurt le capucin mystique, Geneviève Payen, fille de Paul, financier et aussi bien lettré, à son tour inséré dans les filières gravitant autour de l'héritage canfieldien de Louviers. En ces filières, une famille, les Servient. On sait Abel financier et en veine d'érudition. Son frère, Ennemond, receveur général des finances à Rouen, passe contrats avec Jean Hennequin, contrôleur en la chambre des comptes de Rouen 30, dont la veuve, Catherine Le Bis, décidera du

29. En 1598, Etienne Puget, son oncle, trésorier de l'Epargne, parraine avec Robert Le Bis le baptême de Victor, fils de Mathurin Roux, avocat (BN, Ms 32588, paroisse Saint-Jean-en-Grève).

30. Jean Hennequin prête 3 000 écus à Henri de Bourbon, duc de Montpensier. Il agit au nom d'Ennemond Servient (AD Seine-Maritime, 2 El/965, 4 décembre 1597).


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monastère de Louviers six ans après la mort de Benoît. Charles Parfait, bibliophile et manieur d'argent, à son tour s'installe en la nébuleuse canfieldienne : il participe aux donations effectuées par Marthe Lallemand pour l'érection du couvent de Louviers 31. Ses fils et neveu seront capucins, en un temps où la vocation franciscaine nécessitait que connaissance fût parfaite de La Règle de Benoît. D'autres noms — Brisacier, Rollet, Doublet, d'Aguesseau — tous d'horizon financier, firent aussi allégeance aux lettres et, pour certains, observèrent les obligations dues à l'Eglise. Mais tous furent engagés en ce grand oeuvre qu'accomplit Benoît de Canfield, selon des formes et perspectives présentées en l'étude à quoi il fut nécessaire à plusieurs reprises de se référer. A s'en tenir aux disciples que Benoît conduisit sur les voies de la perfection, voici, en guise d'exergue sans antécédent, et sans jeu de mot, Absolu. Jeanne (1557-1637) est de cette famille de financiers où s'illustra Nicolas, son père. Benoît en fait rencontre au couvent de Meudon, où elle entre en 1607, et lui enseigne la règle abstraite de parfaite mystique 32. Disciple si fidèle, dit-on, et appliquant avec tel scrupule les principes de Benoît, que celui-ci « en fut étonné et inquiet » 33. Créature assez anéantie, en effet, pour qu'elle ait pu dire ceci : « C'est mon centre que de n'être rien » — que d'être cette chose à quoi il faut venir. Et nous importe ici, en ce temps d'histoire datée, la figure sociale où se décide cette effusion des choses, de concert avec la raison comptable. Déjà Nicolas, le père, receveur du roi à Dreux, à Paris receveur des rentes. Par son mariage, en 1575, avec Antoine Hotman, ligueur repenti 34, gallican, Jeanne Absolu se lie à finances. Car les Hotman sont manieurs d'argent. Charles, frère d'Antoine, ligueur à son tour, est l'un des rares représentants des hommes de finance en cette faction. Mais d'un autre versant des Hotman, voici les Réformés. Qui sont aussi gens de finances. Dont Jean, de la cour des monnaies 35. Entre lambeaux ennemis en même famille, un tiers parti, issu de Guillemette Hotman et Jean Le Jay — d'où vient Michel Ripault 36,

31. Insinuations du Châtelet, Y 157, fol. 133, 24 juillet 1616.

32. E. Gullick, The life of father Benet of Canfeld, Collectanea franciscana, 1972, XLII, p. 39-67.

33. Abbé Aubray, Modèle de la perfection religieuse, ou la vie de la Vénérable mère Jeanne Absolu, dite du Saint-Sauveur, Paris, 1640. Cf. aussi la récente étude de Joseph Augereau, Jeanne Absolu, une mystique du grand siècle, Paris, 1960.

34. R. Descimon, Qui étaient les Seize ? Mythes et réalités de la Ligue parisienne (1584-1594), Paris, 1983.

35. Jean Hotman, signalé « greffier des monnaies », dans le Journal de Brulart (1561), épousa « à la mode de Genève » « une nommée La Valencourt,, autrement Boucher » (Catherine Boucher d'Orsay, réformée, soeur d'Arnoul Boucher) (Haag, France protestante).

36. Du mariage de Michel Ripault et de Marthe Le Jay, fille de Jean et Guillemette Hotman, naîtra le père Archange Ripault, qui eut à défendre la mystique canfieldienne contre ses dérives prétenduement illuministes. Son Abomination des Abominations (Paris, 1632), par un retournement pervers dont est coutumière l'histoire, servira de cadre argumentaire à la dénonciation rageuse par Esprit Bosroger (La Piété affligée, Rouen, 1652) de la « possession » des religieuses de Louviers, cf. D. Vidal, op. cit., p. 342 sq.


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conseiller en la cour des aides, et Jacques, son frère, correcteur en la chambre des comptes de Paris. Autour de Jeanne Absolu, et sans solliciter plus qu'il ne conviendrait ici les alliances et affinités culturelles, cette trame déjà financière installée au coeur de la mystique abstraite.

Soit Marie de Beauvilliers de Saint-Aignan (1574-1657), prieure de l'abbaye de Montmartre en 1598, à Benoît confiée pour l'aider à en mener à bien la réforme. Liaison d'une vocation religieuse éminente et d'un guide de grand renom. Instigateur de cette rencontre, le beau-frère de Marie, Pierre Forget.

Financier, fils de financier 37. Diplomate, conseiller d'Etat, trésorier des parties casuelles, secrétaire des finances, co-rédacteur de l'Edit de Nantes, Pierre Forget occupe les sommets de la politique financière du royaume. Assez pour que Sully fasse appel à ses compétences pour proposer des remèdes à une débâcle de grande ampleur 38. A ses abords, un monde compact de financiers. Pierre, son père, César, son oncle, Antoine et Jean, ses frères. Pierre Legrand et Antoine Arnauld, ses neveux, etc. 39. Au centre de cette constellation, Pierre, l'homme du roi, fidèle à Rome sans doute, mais sans hostilité envers gens de Réforme. Cet homme, décidant Marie, sa belle-soeur, à entrer en mouvance canfieldienne, et à Montmartre la menant.

Autre occurrence d'invasion financière en la mystique abstraite : Louise de Marillac (1591-1660), qui fondera avec Vincent de Paul les Filles de la Charité. Proie, dès son mariage avec Antoine Legras, de doutes et scrupules, et que François de Sales et Pierre Camus, son oncle, s'emploient à pacifier sur des voies de haute vertu 40. Benoît n'eut point rapport avec cette âme d'intranquillité. Mais par ses confesseurs — Bourdoise, mais surtout Vincent de Paul —, Louise en sa mouvance entrera. En son centre, le non-faire ; en son horizon, le face à face avec la nue essence de Dieu, et la décision d'être réduite à rien. Louise est fille bâtarde de Louis de Marillac, d'un lignage financier d'excellence : Guillaume, l'aïeul 41, et ces branches cousines

37. Son père, autre Pierre Forget, était receveur des impôts en le sénéchaussée de Lannes.

38. Membre du Conseil des finances, Pierre Forget rédigea alors un Mémoire et instruction pour servir de projet aux plus intelligents (BN, Ms Clair., 359, et F. Fr., Ms 3431). Sur ce Mémoire, cf. l'analyse proposée par A. Chamberland, Un plan de restauration financière en 1596 attribué à Pierre Forget de Fresne, Paris, 1904.

39. César Forget, sieur de Baudry, trésorier général des finances de Tours ; Antoine Forget, trésorier extraordinaire des guerres ; Jean Forget, baron de Maffliers, président aux enquêtes. Issue de son mariage avec Anne Le Clerc, sa fille Jacqueline épouse Pierre Le Grand, d'une famille aussi financière. Son autre fille, Anne, épouse Antoine Ier Arnauld, financier, d'où s'intituera à la génération suivante la filiation janséniste par alliance avec les Marion.

40. Dictionnaire de spiritualité, IX, col. 1081-1084.

41. Guillaume de Marillac, général des monnaies en 1553, en 1573 surintendant des finances.


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venues des Aligret : Pierre Aligret, son grand oncle, général en la cour des monnaies ; et ceux-là qui font alliance avec la branche maternelle : Louis Hennequin, sieur de Mathau, de même fonction, Jean Hennequin, sieur de Bernouville, auditeur des comptes 42, René Hennequin, sieur de Sermoise, à la génération suivante 43, au coeur d'un réseau de financiers ligueurs : Dreux, seigneur d'Assy, président en la chambre des comptes, Jean, son frère, sieur de Manoeuvre, trésorier de France à Amiens. Notons enfin Antoinette Le Camus, épouse en secondes noces de Louis de Marillac, père illégitime de la mystique ; elle est fille de Jean, intendant des finances. Mais il faudrait citer aussi, issues du second mariage de l'aïeul Guillaume avec Geneviève de Bois-l'Evesque, l'entrée en ce réseau, par alliance matrimoniale, d'Octave Doni, sieur d'Attichy, surintendant des finances de Marie de Médicis, de son gendre Scipion d'Acquaviva, de famille de même vocation financière 44.

Des réseaux ligueurs viennent ainsi hommes et femmes voués à la spiritualité canfieldienne. Mais allégeance plus ou moins marquée à « l'intrigue espagnole » ne vaut pas raison déterminante. Ce qui fait décision, on le sait désormais, est l'appartenance, directe ou latérale, à l'univers où circule l'argent, où il se gère, s'accumule, se collecte et se compte. Les soeurs Abra de Raconis en sont l'illustration. Judith et Louise, de famille réformée, converties par Bérulle, et à Benoît confiées. Terre de Réforme, issue canfieldienne. De l'une à l'autre, une inscription sociale déterminante. François, leur père, sieur de Perdreauville et d'Havelu, est calviniste et financier : trésorier extraordinaire des guerres en 1554. Par leur soeur Catherine 45, la raison financière se confirme : Martin de Bragelongue, son mari, s'il abjure le protestantisme, demeure en l'oeuvre de finance 46, et Jean, son frère, qui passe alliance avec l'illustre lignée des Parent, administrateurs

42. Louis Hennequin, procureur en la Cour des monnaies, et Jean Hennequin, auditeur des comptes, épousent respectivement Anne et Marie Aligret, grand-tantes de Louise de Marillac.

43. René Hennequin, fils de Dreux, fut conseiller d'Etat de Mayenne, et épousa Marie de Marillac, tante de la mystique.

44. Octavien Doni, épouse Valence de Marillac, (cm. 10 mai 1588, Y 154, fol. 431), fille de Geneviève de Bois-l'Evesque et Guillaume de Marillac et grand-tante paternelle de Louise qui fit vocation de spiritualité. Leur fille Geneviève épousa Scipion d'Acquaviva, fils du financier Louis Da Diaceto, et petit-neveu de Claude, général des Jésuites.

45. Judith, Louise et Catherine sont issues du second mariage de François Abra de Raconis et de Marie Coignet, réformée. Leur frère, Mathieu, se convertit au catholicisme en 1592, entra chez les Capucins et, sous le nom de frère Ange, fut un ardent pourfendeur de sa première foi. Il connut sans doute Benoît au couvent de Saint-Honoré.

46. Martin de Bragelongue (1543-1623), seigneur de Charonne, présida la première Chambre aux enquêtes, et fut conseiller d'Etat en 1616 l'année même où se fonde à Louviers le monastère d'obédience canfieldienne. Sur l'importance financière des Bragelongue, cf. J.-P- Charmeil, op. cit., p. 146.


Benoît de Canfield et la raison comptable au XVIIe siècle 59

des finances en Normandie 47. Issus des Bragelongue, et par liens tissés à la génération suivante, affluent à nouveau les hommes de finance : en la famille Palluau, Denis, au premier chef, célèbre manieur d'argent, et ses beaux-frères Louis Hennequin, sieur de Soindres, trésorier général des finances en Champagne, Nicolas Parent, trésorier des gabelles, Denis Le Lieur, maître en la chambre des comptes, Jacques Le Conte, enfin, trésorier des finances à Paris 48. Réseau d'intérêt, si l'on peut dire, capital, pour l'assignation culturelle de la mystique abstraite, s'y mêlant voix de réforme et pratiques de conversion. Mais ici, par sa tournure sociale, réseau d'enseignement majeur : on pénètre en territoire de spiritualité abstraite dès lors que, réformé ou ligueur, on fait profession de finance.

Il est enfin un lieu qu'il convient d'éprouver. Benoît y fréquenta, et Bérulle, et Duval, Dom Beaucousin aussi — ceux-là qui influèrent durablement le siècle en ses spiritualités. Si le cercle Acarie ne s'inscrivit pas son entier en l'orbe de la mystique abstraite, si Bérulle peu à peu s'éloigna des thèses canfieldiennes, du moins Barbe Avrillot, femme Acarie, fût-elle sa fidèle après qu'il eut, en elle — ses tentations, les drames de son intimité —, su discerner signes éminents d'élection. Au versant paternel, en Nicolas Avrillot, son père, à nouveau l'univers financier : seigneur de Champlâtreux, il fut en 1578 intendant des affaires de la reine de Navarre, puis maître en la chambre des comptes de Paris. Au même versant, l'alliance avec la famille Brûlait marque l'entrée en la mouvance ligueuse : Denis, oncle de Barbe, en est, et Nicolas son frère. Mais la finance vient, troublant le schéma trop commode qui bout à bout disposait contre-Réforme, exaspération de mystique, et ardeurs ligueuses. Ainsi chez les Brulart, voici une fois encore ces cohortes de manieurs d'argent et de fortune : Claude Prudhomme, venue d'une branche cousine, fille de Louis, trésorier de France à Rouen, Pierre Hennequin, seigneur de Boinville, ami des financiers, dont Claude Faucon de Ris, contrôleur général des finances. Et hostile à la Ligue. Jamais pourtant ne fut si grand le poids des financiers en l'héritage de Barbe Acarie, qu'au versant maternel. Marie Luillier, sa mère, d'une très ancienne famille occupée aux finances. Anne, sa tante, femme de Pierre Laubigeois, maître des comptes,

47. Jean de Bragelongue, l'un des négociateurs de l'Edit de Nantes, épouse Claude Parent, dont la famille tutoie calvinisme et finances. Elle entrera, le moment venu, ès qualités, en l'attraction du réseau Hennequin, pour l'essentiel à son tour financier, et que concerne l'affaire de Louviers.

48. Madeleine, fille de Catherine Abra de Raconis et Martin de Bragelongue, épouse Jérôme de Montholon, ligueur. Leur fille, autre Madeleine, passe alliance en 1600 avec Denis Palluau, seigneur de Villeneuve (cm. 17 et 23 juin 1600, Y 139, fol. 106 v°). Par les mariages de sa soeur Claude avec Louis Hennequin puis Nicolas Parent (cm. 10 octobre 1599, Y 138, fol. 226), Denis Palluau conforte ses raisons financières. Mouvance financière pleinement confirmée par Jeanne Palluau leur soeur, qui épousera en premières noces Denis Le Lieur (19 février 1596, BN, Ms 32838, paroisse Saint-Gervais), et Jacques Le Conte en secondes noces (cm. 6 mai 1610, Y 149, fol. 419 v°).


60 Daniel Vidal

Jean Ier, son oncle, seigneur d'Orville, président en la chambre des comptes, venant en Ligue et faisant repentance — et Jean II, son cousin, auditeur en la chambre des comptes. Et au même versant, mais de conduction cousine, cette autre cohorte de financiers, où se côtoient ou se succèdent Jean Luillier, président en la chambre des comptes, Charles Duret, seigneur de Chevry, protégé de Sully, trésorier de France à Caen en 1604, en 1620 président en la chambre des comptes de Paris, intendant des finances en 1621. Quant à Pierre Acarie, mari de Barbe, ligueur proche du fanatisme, il était nécessaire qu'il fût à son tour financier : maître des comptes, et à ce titre de plus modeste institution que le clan Avrillot auquel il se liera. Mais Simon, son père, déjà fréquentait même classe : en la cour des aides de Troyes, il fut conseiller. Et s'allia avec Marguerite Lotin, de famille aussi financière.

L'on pourrait multiplier les exemples de ces familles en qui se conjuguent — par delà leurs allégeances politiques, Ligue ou « parti royal », ou religieuses, héritage réformé, adhésion romaine, vocation gallicane, prescription que l'on saura plus tard janséniste —, inscription plénière en l'univers de la finance, à quelque niveau qu'elles appartiennent en la classe des manieurs d'argent, et insistance en les réseaux mystiques du temps, et la doctrine abstraite de Benoît de Canfield qui en fut la raison.

Nous sommes ici à l'opposé de toute argumentation métaphorique, qui poserait la créature venue à son statut de chose comme l'équivalent d'une marchandise échangeable parce que vidée de son principe de singularité. Ou qui poserait l'argent, absent du circuit de l'échange, comme l'équivalent du dieu que la mystique n'atteint que de le mettre en essentielle absence. Notre analyse relève au contraire de la problématique même que Max Weber mit en place en son analyse des rapports entre esprit du capitalisme et éthique protestante : ni rapport de métaphoricité, ni langue réversible de l'un à l'autre des registres soumis à la question du sens. Mais conjonction de rationalités en le réel d'histoire — ici en leur dire mystique, là en leur vecteur financier. C'est cette conjonction qui, dès l'aube du XVIIe siècle, autorise le déploiement croisé de la spiritualité dont on ne cessera de vivre les enseignements fondamentaux, et du grand oeuvre financier, promis à si féconde destinée. Métissage venu du fond des âges où la mystique prit force et forme, où les théories de l'argent peu à peu se mirent en place. Métissage historiquement situé, cependant, en cette terre de catholicité ruinée et de rationalité comptable en jachère, dont il convenait l'une et l'autre qu'elles fussent portées à plus rigoureuse façon. Une nouvelle configuration de sens était alors requise, où s'instituait la logique monétaire, dans le temps même ou s'exaltait, de la mystique, la raison.

Daniel VIDAL.


Pourquoi « Les Provinciales » ou une guerre perdue d'avance

Sans doute il faut distinguer entre le moment où Pascal prend l'initiative des Lettres au Provincial et le moment où, engagé dans la polémique et devant tenir compte de la défense de l'adversaire, il cesse d'être seul à maîtriser le choix de l'objectif, du champ de bataille et des armes. Aussi interrogerons-nous d'abord les premières Provinciales pour y chercher le but, en quelque sorte à l'état pur, de l'oeuvre : informer ? intéresser ? ou plutôt mobiliser ? Nous verrons ensuite que ce but se modifie au cours de la « campagne », puisqu'on passe de la mobilisation dans les premières Provinciales à la contre-attaque dans les suivantes, puis à une guerre de positions obligeant à prendre en compte les réactions d'un adversaire qui ne se laisse pas faire. Enfin, nous dresserons un bilan des résultats obtenus : nous constaterons que, pas plus qu'Arnauld, Pascal ne pouvait infléchir une évolution irréversible. Est-ce à dire que la « campagne » aura été inutile ? Sûrement pas. Mais voyons d'abord les événements qui sont à l'origine des premières Provinciales.

Le 1er février 1655, le duc de Liancourt, grand seigneur ami de Port-Royal, qui logeait dans son hôtel, peut-être fréquenté par Pascal 1, un janséniste notoire, l'abbé de Bourzeis 2, et dont la petite-fille était pensionnaire à Port-Royal, se vit, pour toutes ces raisons, refuser, l'absolution par un vicaire de Saint-Sulpice, sa paroisse. Le curé, M. Olier, soutint son vicaire. Diverses interventions étant restées sans résultat, Arnauld protesta contre le procédé dans sa Lettre d'un Docteur de Sorbonne à une personne de condition : sur ce qui est arrivé depuis peu,

1. Jean Mesnard, Pascal et les Roannez, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, t. II, p. 731-732.

2. L'abbé Amable de Bourzeis (1606-1672), académicien, après avoir servi d'intermédiaire entre les jansénistes et le cardinal Mazarin, avec lequel il était lié, signa le Formulaire en 1661.

Revue historique, CCLXXXVII/1


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dans une Parroisse de Paris, à un Seigneur de la Cour, datée du 24 février 1655. Il y prétendait que les jansénistes ne pouvaient être hérétiques, puisqu'« ils condamnent sincèrement les cinq Propositions, que le Pape a censurées, en quelque livre qu'on les puisse trouver sans exception » 3. Répondant à l'invitation de Mazarin, dont la duplicité fit merveille dans la condamnation d'Antoine Arnauld 4, ce dernier, aidé de Nicole, reprit le combat dans la Seconde lettre [...] à un Duc et Pair de France. Pour servir de response à plusieurs Escrits, qui ont ésté publiez contre sa première Lettre [...], adressée au duc de Luynes et datée du 10 juillet 1655, mais publiée seulement à la fin du mois d'août ou au début du mois de septembre, ouvrage de plus de deux cent cinquante pages in-quarto, le meilleur des écrits polémiques d'Arnauld. Prenant prétexte de l'affaire du duc de Liancourt, l'auteur protestait de l'orthodoxie des « disciples de saint Augustin » et montrait que, à travers Jansénius, c'était le Docteur de la grâce qui était attaqué. Sur le fait, qu'il distinguait du droit, Arnauld écrivait :

[...] des personnes ayant lu un livre avec soin, et n'y ayant point trouvé des propositions qui sont attribuées à un Auteur Catholique après sa mort, dans l'exposé de la Constitution d'un Pape, ne peuvent déclarer, contre leur conscience, qu'elles s'y trouvent, quoiqu'en même temps ils les condamnent en quelque livre qu'elles se trouvent [...] 5.

Sur le problème de la grâce efficace, il soutenait qu'à un « juste », saint Pierre, « la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué dans une occasion où l'on ne peut pas dire qu'il n'ait point péché » 6.

Nous voilà arrivés à une époque que Sainte-Beuve appelle « climatérique »7 : en quelques mois, les derniers de l'année 1655 et les premiers de l'année 1656, nous allons assister à l'élimination d'Arnauld, à l'entrée en lice de Pascal, à l'intervention comme juge en dernier

3. Cité dans OEuvres de Biaise Pascal publiées [...] par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Paris, Librairie Hachette et Cie, « Les Grands Ecrivains de la France », 1904-1914 (pour désigner cette édition, nous utiliserons désormais le sigle « GEF »), t. IV, p. 89-90.

4. Au sujet du rôle caché de Mazarin dans la condamnation d'Arnauld, on lira P. Jansen, Le cardinal Mazarin et le mouvement janséniste français (1653-1659) [...], Paris, Vrin, « Bibliothèque de la Société d'Histoire ecclésiastique de la France », 1967, ch. III, « Le cardinal Mazarin et la condamnation d'Arnauld en Sorbonne (1655-1656) », p. 99-141.

5. Sauf indication contraire, nos citations d'Arnauld sont faites d'après les OEuvres de messire Antoine Arnauld, docteur de la maison et société de Sorbonne, 42 tomes, augmentées de la Vie de messire Antoine Arnauld, docteur de la maison et société de Sorbonne, par Larrière, Paris-Lausanne, 1775-1783, 38 vol. in-4°. Celleci est empruntée au t. XIX, p. 464.

6. Ibid., t. XIX, p. 534. Arnauld visait le P. Annat, qui avait avancé, dans la Réponse à quelques demandes dont l'éclaircissement est nécessaire au temps présent, « que la grâce intérieure, qui est nécessaire à la volonté, afin qu'elle puisse vouloir ce que Dieu exige d'elle, ne lui manque jamais dans l'occasion où elle pèche » (cité par Arnauld, ibid., p. 533).

7. Port-Royal, livre III, VI, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1953-1955, 3 vol., t. II, p. 66.


Pourquoi. « Les Provinciales » 63

ressort de l'opinion publique, au déplacement de la lutte du terrain de la grâce à celui de la morale. Depuis 1636, année que Sainte-Beuve considère comme « capitale » pour le Port-Royal de Saint-Cyran 8, les choses ont bien changé. En 1638, Saint-Cyran a été arrêté et incarcéré par ordre de Richelieu. Après la mort de ce dernier, le 4 décembre 1641, son successeur, le cardinal Mazarin, cherchant à neutraliser l'opposition du Saint-Siège à sa politique d'alliance avec des pays protestants, a utilisé à cette fin l'affaire janséniste, aggravée à dessein par lui. Le jeune roi, la reine-mère sont hostiles à Port-Royal. La Sorbonne, qui en corps, avait soutenu Arnauld devant la Cour dans l'affaire suscitée par la publication du livre De la Fréquente Communion ? Nous verrons dans un instant ce qu'il en est. L'épiscopat ? Il a longtemps été favorable à Saint-Cyran, dont l'Assemblée du clergé avait fait réimprimer à ses frais le Petrus Aurelius, à Arnauld et à leurs amis. Si le traité De la Fréquente Communion n'avait pas été condamné à Rome, c'est notamment qu'un grand nombre d'évêques — seize, en tout — y avaient donné leur approbation dès la première édition, qui est de 1643, et s'étaient préoccupés de le défendre devant Innocent X. On sait la rivalité traditionnelle des réguliers et des séculiers : à cause de cette rivalité, les évêques devraient être tentés de soutenir les jansénistes contres les Jésuites. De même le Parlement, mais pour des raisons différentes. Défenseur des libertés gallicanes, il ne pouvait qu'être hostile aux Jésuites. D'autre part, les parlementaires devaient se montrer favorables au jansénisme, s'il est vrai, comme le prétend Lucien Goldmann 9, que le recrutement de celui-ci a été en majeure partie assuré par les milieux de robe, particulièrement les milieux parlementaires, mécontents de la substitution des « commissaires » aux « officiers », qui marque la poussée de l'absolutisme monarchique au XVIIe siècle. Mais l'affaire des cinq propositions va faire perdre aux jansénistes, très tôt accusés d'être des « hérésiarques pires que Luther et Calvin » 10, leurs appuis traditionnels. La condamnation par Rome des cinq propositions a été une grave défaite pour eux, obligés maintenant de se battre sur des positions de repli : la distinction du droit et du fait, la distinction du sens orthodoxe et du sens hérétique des cinq propositions.

L'attaque contre les jansénistes « en la personne de M. Arnauld »n va pouvoir se développer grâce à l'élection de Claude Guyart comme

8. Ibid., livre I, XII. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 355.

9. Le Dieu caché. Etude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 1959, chap. VI. «Jansénisme et noblesse de robe », p. 115-156.

10. L'accusation fut portée contre Arnauld par le P. Nouet, jésuite, dans les sermons qu'il prononça en 1643 à la suite de la publication du livre De la Fréquente Communion [Noël de Larrière], Vie de messire Antoine Arnauld, [...], Paris-Lausanne, 1783, p. 21.

11. L'expression est du curé de Saint-Barthélémy, Roullé. Voir P. Jansen, op. cit., p. 114.


64 Jacques Plainemaison

syndic de la Sorbonne, obtenue par le parti jésuite le 1er octobre 1655. Le 4 novembre, Guyart proposa de délibérer au sujet des plaintes reçues touchant la Seconde lettre d'Arnauld, accusé de renouveler les erreurs condamnées à Rome en 1653. L'examen de la lettre fut confié à six examinateurs, tous hostiles à l'auteur. Parmi eux, Nicolas Cornet, ancien Jésuite 12, Alphonse Le Moyne et le P. Nicolaï, dont Lagault écrivait de Rome, où il avait accompagné le docteur Hallier pour y soutenir la requête des évêques molinistes, le 26 mai 1652, après l'avoir « fort entretenu » à Lyon : « il est un peu arrêté à ses sentiments » 13. Après le rejet par le Parlement de l'appel introduit par Arnauld et par ses amis, protestant contre la présence des moines, qui avait valu à la proposition du syndic de la Sorbonne d'être adoptée, l'affaire revint devant la Sorbonne,

Quelles étaient donc les forces en présence dans cette Sorbonne où maintenant était engagée la lutte ? Peu à peu les idées modernes avaient gagné du terrain dans la vieille Sorbonne, siège de la plus importante faculté de théologie d'Europe, où le thomisme avait été pendant longtemps la seule théologie enseignée.

Nous conviendrons de réserver l'adjectif « moderne » pour les idées de Lessius et de Molina sur la prédestination post praevisa merita, opposée à la prédestination gratuite ou ante praevisa merita, la « science moyenne » de Dieu, la « grâce suffisante » etc., qui constituent ce qu'on appelle, pas toujours exactement, le « molinisme ». Ce système a été répandu par les Jésuites, qui s'étaient affirmés au point de vue de l'enseignement comme de redoutables concurrents pour les universités. Mais le mouvement de retour à l'augustinisme, qui s'était développé d'abord à Louvain 14, étant anti-scolastique, n'était-il pas moderne, lui aussi ? Comment ne pas citer cette belle page de l'Augustinus 15, traduite par Sainte-Beuve, dans laquelle, voyant un abîme entre la théologie des modernes et celle de saint Augustin, Jansénius nous livre la raison profonde de son entreprise :

Cette théologie diffère si fort de saint Augustin qu'il faut, ou qu'Augustin lui-même se soit trompé en mille sens autant qu'on se peut tromper en si

12. Sorti de la Compagnie pour raison de santé, il y était demeuré fidèle.

13. Lettre à Martin Grandin, docteur et professeur de Sorbonne. Cité dans OEuvres de messire Antoine Arnauld [. . .], t. XX, p. 563. Le P. Jean Nicolaï qui, en 1628, avait eu l'adresse de fêter dans un discours latin la prise de La Rochelle, était fort bien en cour. Il avait collaboré en 1649, comme traducteur latin, aux Triomphes de Louis le Juste, ouvrage de propagande qui, sous couvert de célébrer Louis XIII, faisait un éloge ostentatoire de Mazarin. Il eut en outre les faveurs du chancelier Séguier. Il était pensionné à six cents livres. Une notice a été consacrée par les RPF Jacobus Quetif et Jacobus Echard à Nicolaï parmi les Scriptores ordinis Praedicaiorum recensiti, notisque historicis et criticis illustrati [...], Paris, t. I : 1719 ; t. II, 1721, t. II, p. 647-650.

14. L'augustinisme agressif de Baïus, professeur d'Ecriture sainte à Louvain, avait été condamné par Pie V en 1567.

15. Liber proemialis, cap. XXVIII.


Pourquoi « Les Provinciales » 65

grave matière, ou bien que, s'il a enseigné selon le sens de l'Eglise catholique la vérité tant sur les autres articles que sur ceux en particulier de la Grâce et de la Prédestination contre les Pélagiens, les théologiens modernes à leur tour se soient à coup sûr écartés du seuil de la véritable théologie (et je le dis sans inculper leur foi), — mais écartés de telle sorte qu'ils paroissent ne plus comprendre ni cette foi chrétienne qu'ils gardent pourtant en leur coeur comme Catholiques, ni l'espérance, ni la concupiscence, ni la charité, ni la nature, ni la Grâce, — la Grâce à aucun degré et sous aucune forme, ni celle des Anges, ni celle des hommes, — ni avant la Chute, ni depuis, — ni la grâce suffisante, ni l'efficace, ni l'opérante, ni la coopérante, ni la prévenante, ni la subséquente, ni l'excitante, ni l'adjuvante ; ni le vice, ni la vertu ; ni la bonne oeuvre, ni le péché, soit originel, soit actuel ; ni le mérite et sa récompense ; ni le prix et le supplice de la créature raisonnable, ni sa béatitude, ni sa misère ; ni le libre arbitre et son esclavage, ni la prédestination et son effet ; ni la crainte, ni l'amour de Dieu, ni sa justice, ni sa miséricorde ; enfin, ni l'Ancien ni le Nouveau Testament ; — qu'ils semblent, dis-je, ne plus rien comprendre à toutes ces choses, mais bien plutôt,' à force de raisonnements, avoir fait de la théologie morale une Babel pour la confusion, et pour l'obscurité une région cimmérienne ?

Et Jansénius de prévenir le reproche d'hyperbole en ajoutant aussitôt : « [...] je n'en ai peut-être pas assez dit. » 16 C'est donc une « révolution » 17 que l'auteur de cette page voulut accomplir. Mais, résurgence d'un courant qui n'a jamais tout à fait cessé d'exister dans l'Eglise, tradition ancienne retrouvée, revigorée, revivifiée, l'augutinisme pouvait bien apparaître nouveau, il n'était pas réellement moderne 18.

En 1642, Alphonse Le Moyne avait été nommé par Richelieu dans la chaire royale de théologie de la Sorbonne, à charge, disent les jansénistes, de réfuter Jansénius. Or, à l'autorité unique de saint Augustin dans les matières de la grâce, Le Moyne, dont les cours sur le sujet de la grâce ne commencèrent qu'en 1647, opposait le magistère de l'Eglise. A la grâce d'action, il opposait la grâce de prière, donnée à tous, dont Pascal se gaussera dans la IVe Provinciale. Les principales idées de ce « demi-moliniste » 19, qui fit des adeptes, furent rassemblées

16. Port-Royal, livre deuxième, XI. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 601-602.

17. Le mot est de Sainte-Beuve.

18. Pour Antoine Adam, qui traite d'« arbitraire » et d'« artificielle » l'idée de l'abbé Bremond d'un humanisme dévot au XVIIe siècle (A. Adam, Du mysticisme à la révolte. Les jansénistes du XVII' siècle, Paris, Fayard, « L'Histoire sans frontières », 1968, p. 97), le prétendu conflit entre le jansénisme et l'humanisme dévot est en fait le conflit entre le « christianisme augustinien » et le « modernisme » {ibid., p. 98). Quant à Henri Gouhier, pour qui « l'étiquette "humanisme dévot" n'est même pas équivoque, ce qui lui assurerait la possibilité d'avoir deux sens », mais « n'en a aucun » et pour qui, donc, « il convient de ne plus s'en servir » (H. Gouhier, L'anti-humanisme au XVIIe siècle, Paris, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 1987, p. 49), il parle lui aussi du « modernisme » des molinistes (ibid., p. 90). C'est donc bien à ces derniers que l'adjectif « moderne », volontiers jeté à la face de ses adversaires Jésuites par Pascal, convient.

19. R.P. M.-M. Gorce, OP, Nicolaï et les Jansénistes ou la grâce actuelle suffisante, Revue thomiste, juillet-novembre 1931, p. 769.


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en 1650 dans sa Disputatio de dono orandi. La majeure partie de l'Apologie pour les Saints Pères, Défenseurs de la Grâce d'Arnauld est une réfutation de ces idées. D'autre part, parmi les ennemis des Jésuites, des défections s'étaient produites : ainsi le Dr Hallier, après avoir collaboré avec Arnauld pour la Théologie Morale des Jésuites extraite fidèlement de leurs livres, s'était rallié au parti moliniste, qu'il avait même représenté à Rome en 1652-1653. Mais, si la plupart des professeurs étaient hostiles à l'augustinisme, les jeunes docteurs 20, auprès de qui l'influence personnelle d'Arnauld avait dû jouer, et les étudiants, les uns et les autres plus sensibles au renouveau apporté par l'Augustinus, même si, sur certains points, ils estimaient que l'interprétation que Jansénius donnait de la doctrine d'Augustin était contestable, étaient augustiniens, si bien que l'on peut parler d'un conflit de générations 21.

Traditionnellement gallicane, la Sorbonne n'était pas favorable aux Jésuites, dont, par ailleurs, l'enseignement concurrençait, nous l'avons vu, celui qu'elle dispensait. Antoine Arnauld, le père, avait plaidé pour l'université de Paris en 1594 et réclamé en son nom l'expulsion des Jésuites, ce qui, selon une tradition dont fait état l'auteur de la Vie de messire Antoine Arnauld, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne 22, serait à l'origine de la haine tenace de ceux-ci à l'égard de la famille Arnauld 23. C'est à cette tradition que se réfère l'auteur des Provinciales quand, à propos de la condamnation d'Arnauld en Sorbonne, il parle d'« hérésie personnelle » 24 et quand, dans la Dix-huitième lettre, il accuse le P. Annat d'en vouloir « aux personnes plus qu'aux erreurs » 25. L'introduction de moines surnuméraires 26, la pression

20. Par exemple, Godefroy Hermant, né en 1617, Noël de Lalane, né en 1618, et Louis Gorin de Saint-Amour, né en 1619. Lalane et Saint-Amour, comme Hallier, furent à Rome au temps de la condamnation des cinq propositions, mais alors qu'Hallier y représentait le parti moliniste, ils y défendirent la cause des évêques augustiniens. Le Journal de Saint-Amour narre, du point de vue janséniste, les difficultés de cette ambassade.

21. Bossuet dit du « parti » janséniste, dans l'oraison funèbre de Nicolas Cornet : « Ce parti zélé et puissant charmait du moins agréablement, s'il n'emportait tout à fait, la fleur de l'Ecole et de la jeunesse ; enfin, il n'oubliait rien pour entraîner après soi toute la Faculté de Théologie » (Bossuet, Oraisons funèbres, éd. J. Truchet, Paris, «-Classiques Garnier», 1961, p. 89).

22. Voir n. 5, p. 4.

23. L'idée d'une haine personnelle des Jésuites à l'égard de la famille Arnauld est notamment exprimée par Racine dans l'Abrégé de l'Histoire de Port-Royal.

24. Troisième lettre [...], Les Provinciales [...], Introduction, sommaire biographique, notes et relevé de variantes par Louis Cognet, Paris, Garnier, « Classiques Garnier », 1965 (nous désignerons désormais cette édition par la seule indication : « éd. Cognet », p. 51.

25. Ed. Cognet, p. 367.

26. Il convient de rappeler que, aux assemblées de Sorbonne, tous les docteurs de Sorbonne avaient théoriquement le droit de séance, de parole et de vote. Mais, à la suite d'un ancien arrêt du Parlement, plusieurs fois renouvelé, les moines docteurs ne devaient pas participer aux assemblées : le nombre de leurs députés avait été fixé en 1626 à deux députés pour chaque ordre mendiant (Augustins, Dominicains, Franciscains et Carmes), ce qui fait huit en tout. Or, le 4 novembre, trente moines avaient pris part au vote.


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du pouvoir, symbolisé à partir du 20 décembre par la présence aux assemblées du chancelier Séguier, ainsi que les jalousies suscitées dans la Sorbonne par l'influence d'Arnauld 27, expliquent une condamnation qui semblait certaine avant même que ne s'ouvrit le débat. C'est ainsi que, dès la première assemblée, qui eut lieu le 30 novembre, l'évêque de Tulle écrivait au cardinal Mazarin :

L'affaire se terminera à censurer les propositions et à ordonner à Arnauld de ne plus escrire et de soubmettre à la bulle, à la resolution de L'assemblée où V. Em. présida, et aux décrets de la faculté, et en cela il faudra l'auctorité du Roy pour l'Execution [...] 28.

Le 1er décembre, la commission entendue proposa la condamnation d'Arnauld sur le fait de Jansénius et sur la chute de saint Pierre, l'opinion d'Arnauld à ce sujet étant censée renouveler l'erreur contenue dans la première des cinq propositions.

Arnauld, qui avait jugé prudent de quitter Paris dès le mois d'octobre, préféra se défendre au moyen d'écrits apologétiques adressés à la Faculté : le premier, portant sur le droit, y est lu le 7 décembre ; le second, portant cette fois sur le point de fait, le 10 décembre. Peine perdue : le 14 janvier 1656, bien qu'il eût manifesté son désir d'accomodement, Arnauld fut censuré sur le fait 29, mais, sur la proposition du chancelier Séguier, cette censure fut suspendue pendant l'examen de la question de droit, qu'on entreprit immédiatement. Comme il avait été décidé à la majorité des voix que chaque docteur disposerait d'une demi-heure seulement pour opiner, divers incidents eurent lieu. Finalement, soixante docteurs favorables à Arnauld cessèrent, à partir du 25 janvier, d'assister aux délibérations de la Sorbonne et Arnauld, le 27 janvier, fit signifier à la Faculté une protestation formelle, dans laquelle il déclarait que, devant un tel manquement aux règles, il tenait les décisions qui avaient été prises ou seraient prises à son sujet pour nulles. Le même jour, d'après le Journal de Saint-Gilles 30, fut mise

27. Antoine Adam écrit des professeurs de Sorbonne : « Ils n'en voulaient à Saint-Cyran et à Jansénius que parce qu'ils ne supportaient pas d'être éclipsés par l'influence d'Arnauld » (op. cit., p. 184).

28. Cet important témoignage, dans lequel les mots jugés importants ont été soulignés par Marzarin ou par ses collaborateurs, est rapporté par P. Jansen, op. cit., p. 115. Les mots « l'assemblée où V. Em. présida » désignent sans doute l'assemblée du 28 mars 1654, au cours de laquelle les evêques, réunis sous la présidence de Mazarin, décidèrent de déclarer que les cinq propositions condamnées par Innocent X l'avaient été « au sens du Jansénius ».

29. D'après les évêques de Tulle et de Rodez, Arnauld fut censuré par cent-vingt quatre suffrages contre soixante et onze en sa faveur et quinze neutres (P. Jansen, ibid., p. 118, n. 45). Ce sont aussi à peu près les chiffres que donne Pascal dans sa [Première] Lettre [...].

30. Ernest Jovy [et G. Saintville], Etudes pascaliennes, t. IX. Le Journal de M. de Saint-Gilles, Paris, J- Vrin, 1936, p. 110 : OEuvres complète de Biaise Pascal (« Edition du tricentenaire »), texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard. Paris, Desclée de Brouwer, « Bibliothèque européenne », 1964

, sept t. prévus (nous désignerons dorénavant cette édition par la seule indication : « Edition du Tricentenaire »), t. I, p. 470.


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en circulation une Lettre escrite à un provincial par un de ses amis. Sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne, autrement dit la première des Provinciales. C'est en vain qu'Arnauld, dès le 7 décembre 1655 et encore le 17 janvier 1656, avait tenté de se justifier en se retranchant derrière saint Chrysostome et saint Augustin et en affirmant avec solennité qu'il n'avait jamais voulu dire que saint Pierre, au moment de sa chute, avait manqué de toute grâce actuelle (profiteor & declaro, cum dixi post Chrysostomum Petro gratiam defuisse sine quâ nihil possumus, mihi in animo non fuisse omnem omnino interiorem & actualem à Petro gratiam amoverè), mais seulement de la grâce qui confère le pouvoir prochain de vaincre la tentation (cum de Mo dico, post Chrysostonum, defuisse ei gratiam sine quâ nihil possumus, obvius & planùs Propositions meae sensus est, defuisse ei gratiam illam, sine quâ nihil poterat quod ad vincendam illam tentationem attinet ; hoc est, sine quâ proxime & expeditè tentationem illam superare non poterat), c'est-à-dire de la grâce efficace (id tantùm verbis meis expressum volui, defuisse tune Petro gratiam efficacem) 31. Le 29 janvier, le jour même dont est datée la Seconde lettre écrite à un provincial [...], dans laquelle Pascal ridiculise la décision de la Sorbonne de limiter le temps de parole de chaque docteur 32, A. Arnauld fut condamné sur la question de droit par cent quarante-deux suffrages. Rédigée le 31 janvier, la censure excluait Arnauld de la Sorbonne, s'il ne se rétractait pas avant le 15 février.

Les trois premières Provinciales (23 janvier, 29 janvier, 9 février 1656), écrites en partie avant la condamnation d'Arnauld et en tout cas avant son exclusion de la Sorbonne, dont la censure ne sera publiée que le 22 ou le 23 février 33, constituent une sorte de tir de barrage destiné à enrayer, sinon la condamnation d'Arnauld, du moins l'avantage que l'adversaire espérait en retirer. Sur les 45 occurrences du nom d'Arnauld dans les Provinciales 34, 8 se trouvent dans la première lettre et 20 dans la troisième, tout entière consacrée à la censure qui venait d'être prononcée, simple expédient qui, de fait, manifeste l'innocence d'Arnauld et provoque l'indignation de « la plupart des gens » 35. Si la Seconde lettre ne contient, elle, aucune occurrence du nom d'Arnauld, c'est que Pascal y critique la position des « nouveaux Thomistes », disciples du P. Nicolaï qui, membre de la commission de six consul31.

consul31. citations latines sont empruntées au premier écrit apologétique adressé à la Sorbonne par Arnauld, section II : Explanatur Propositio, & omnis offendiculi expers ostenditur (OEuvres [...], t. XIX, p. 634-636).

32. « O la bonne règle pour les ignorants ! O l'honnête prétexte pour ceux qui n'ont rien de bon à dire ! » (Ed. Cognet, p. 26).

33. Le Journal de M. de Saint-Gilles, in Ernest Jovy, Etudes pascaliennes, IX, p. 128.

34. Notre édition de référence est celle procurée par Louis Cognet (voir n. 24, p. 11), qui reproduit le texte de l'édition de 1659, 2e tirage.

35. Ed. Cognet, p. 44.


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teurs chargés d'examiner la Seconde lettre [...] à un duc et pair de France, fut un des artisans de la censure d'Arnauld 36. A la date du 11 février 1656, Saint-Gilles parle dans son Journal 37 d'une tentative d'accommodement, qui eut lieu à l'initiative de P. Fronteau, Génovéfain : voilà une preuve que tout n'était pas encore définitivement perdu pour Arnauld, que Pascal s'attache à défendre.

L'enjeu était d'importance, Arnauld étant le chef incontesté de Port-Royal : ses attaches avec le monastère étaient en effet très étroites. De sa mère, depuis douze ans religieuse à Port-Royal quand elle mourut, en 1641, il avait reçu en testament la mission de défendre coûte que coûte la Vérité. De Saint-Cyran, alors en prison, il avait reçu en 1643 la mission de riposter à sa place aux sermons du théologal de Notre-Dame, Isaac Habert, qui prêchait contre la conception jansénienne de la grâce de Jésus-Christ : ce fut l'occasion d'une Apologie pour Jansénius, composée en 1643 et publiée l'année suivante, puis d'une Seconde apologie pour Jansénius, publiée en 1645. Partiellement composée dès 1639, l'Apologie pour M. l'Abbé de Saint-Cyran, dont Antoine Le Maître écrivit les deux dernières parties, fut publiée, elle aussi, en 1644, mais dès août 1643 avait été publiée De la Fréquente Communion, qui est une défense des idées de Saint-Cyran à propos des sacrements de la pénitence et de l'eucharistie. Ses nombreuses réimpressions attestent le succès d'un ouvrage pour la composition duquel Arnauld avait reçu les conseils de son maître. Marqué de l'esprit de SaintCyran, le plus jeune des fils d'Antoine l'avocat avait pour le monastère un attachement renforcé encore par le fait que six de ses soeurs, dont la Mère Angélique, réformatrice de l'abbaye, et la Mère Agnès, qui lui succéda comme abbesse, furent religieuses à Port-Royal. Il était aussi l'oncle d'Antoine Le Maître 38, qui, en 1637, devint le premier des Solitaires. Bref, il n'est pas exagéré de dire que Port-Royal était devenu une sorte de fief de la famille Arnauld.

Quand au rapport de Port-Royal avec le jansénisme, Sainte-Beuve n'est pas assez net quand il écrit : « Port-Royal et Jansénisme ne sont pas tout à fait ni toujours la même chose » 39. En effet, ni Saint-Cyran ni les religieuses de Port-Royal, préoccupés avant tout de « vivre » leur christianisme, n'ont été des dogmatiques. D'autre part, la controverse janséniste à pour cadre Louvain, Rome et, à Paris, la Sorbonne

36. Si l'on fait exception de la Quatrième et de la Cinquième lettre, qui mentionnent chacune une fois le nom d'Arnauld, il faudra attendre la Seizième lettre, dans laquelle l'auteur des Provinciales défend Arnauld contre l'accusation d'hérésie, avec 13 occurrences, et la Dix-septième lettre, avec 2 occurrences, pour que le nom d'Arnauld fasse de nouveau son apparition.

37. Ernest Jovy, Etudes pascaliennes, IX, p. 126-127.

38. Cadet d'une famille de vingt enfants, l'oncle était plus jeune que son neveu. A. Le Maître était né en 1608 et A. Arnauld seulement en 1612.

39. Port-Royal, livre II. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 114.


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et le Louvre, autant que Port-Royal. Cependant, même si « Port-Royal, par bonheur, est autre chose que cette controverse », il se rencontre bien souvent — « trop souvent », estime Sainte-Beuve — avec elle, n'apparaissant à certains moments « qu'enveloppé de toutes parts, au plus fort du feu et de la fumée » 40. Pour tous, Port-Royal était alors le principal bastion du jansénisme en France.

Montalte écrit dans la Troisième lettre, à propos d'Arnauld : « Il doit se faire connaître pour défendre son innocence [...] 41 ». Tel est, entendu au sens large,le but des trois premières Provinciales : à Arnauld, dont la condamnation en Sorbonne, alors même qu'elle n'a pas encore été prononcée, est pressentie 42, il ne reste plus, « pour défendre son innocence », qu'à porter l'affaire devant le public. C'est le conseil que Pierre Perrault, Receveur général des Finances et frère de Charles Perrault, donna aux Messieurs, par l'intermédiaire de M. Vitart, l'intendant du duc de Luynes : « [...] Messieurs du Port-Royal devaient informer le public de ce qui se passait en Sorbonne contre M. Arnauld, afin de le désabuser de la créance où il était qu'on accusait M. Arnauld de choses fort atroces ». L'auteur des Mémoires de ma vie, Charles Perrault, poursuit :

Au bout de huit jours, M. Vitart vint au logis de mon frère le receveur, qui demeurait, et moi avec lui, dans la rue Saint-François au Marais, et lui apporta la première Lettre Provinciale de M. Pascal. Voilà, lui dit-il en lui présentant cette lettre, le fruit de ce que vous me dîtes il y a huit jours. Cette lettre, qui ne parle que du pouvoir prochain et du pouvoir éloigné de la grâce, en attira une seconde, et celle-là une autre, jusqu'à la dix-huitième, qui est la dernière des Provinciales. Voilà quel en a été le sujet et l'origine 43.

Les Provinciales ont donc leur origine dans un souci d'« informer ie publie », en ramenant les accusations portées contre Arnauld à leur juste valeur. Nicole ne dit pas autre chose dans la troisième préface de l'édition latine des Provinciales :

On examinoit en Sorbonne la seconde lettre de M. Arnauld : et ces disputes y faisoient l'éclat que tout le monde sçait. Ceux qui ne connoissoient pas quel en étoit le sujet, s'imaginoient qu'il s'y agissoit des fondements de la Foi, ou au moins de quelque question d'une extrême conséquence pour la Religion : ceux qui le connoissoient, n'avoient pas moins de douleur de voir l'erreur où étoient les simples, que de voir de pareilles contestations parmi les théologiens. Un jour que Montalte s'entrenoit à son ordinaire avec quelques amis particuliers,

40. Ibid., p. 114-115.

41. Ed. Cognet, p. 40.

42. Voir supra, p. 12.

43. « Edition du Tricentenaire », t. I, p. 965.


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on parla par hazard de la peine que ces personnes avoient de ce qu'on imposoit ainsi à ceux qui n'étoient pas capables déjuger de ces disputes ; et qui les auroient méprisées s'ils en avoient pu juger. Tous ceux de la compagnie trouvèrent que la chose meritoit en éfet qu'on y fit attention ; et qu'il eut été à souhaiter qu'on eut pu desabuser le monde. Sur cela un d'eux [probablement Nicole] dit que le meilleur moien pour y réussir étoit de répandre dans le public une espèce de factum, où l'on fit voir que dans ces disputes il ne s'agissoit de rien d'important et de sérieux, mais seulement d'une question de mots et d'une pure chicane, qui ne rouloit que sur des termes équivoques, qu'on ne vouloit point expliquer. Tous aprouverent ce dessein ; mais personne ne s'offroit pour l'exécuter. Alors Montalte qui n'avoit encore presque rien écrit, et qui ne connoissoit pas combien il étoit capable de réussir dans ces sortes d'ouvrages, dit qu'il concevoit à la vérité comment on pouroit faire ce factum, mais que tout ce qu'il pouvoit promettre étoit d'en ébaucher un projet, en attendant qu'il se trouvât quelqu'un qui pût le polir, et le mettre en état de paroître.

Voilà comme il s'engagea simplement et ne pensant pour lors à rien moins qu'aux Provinciales. Il voulut le lendemain travailler au projet qu'il avoit promis, mais au lieu d'une ébauche, il fit tout de suite la première Lettre, telle que nous l'avons. Il la communiqua à un de ses amis, qui jugea à propos qu'on l'imprimât incessamment. Et cela fut exécuté 44.

Contentons-nous d'observer que ce récit, dont la traduction est de Marguerite de Joncoux, n'est pas en contradiction avec l'objectif de « défense » d'Arnauld que Marguerite Périer, dans un récit beaucoup moins sûr qu'elle fera tardivement dans les additions au Necrologe de l'Abbaïe de Port-Roïal des Champs de dom Rivet 45, assigne à la Première lettre et remarquons que, selon Nicole, le thème « beaucoup de bruit pour rien », fondamental dans les Provinciales sur la grâce, et celui de l'équivoque entretenue à dessein auraient été fournis à Pascal par ses amis. De fait, ces thèmes avaient été exploités par Nicole dans un écrit qui ne fut publié qu'après la censure de Sorbonne mais fut rédigé « très promptement » après le 11 décembre 165546 et qui servit de modèle à Pascal pour les trois premières Provinciales : Défense de la Proposition de Mr Arnauld Docteur de Sorbonne, touchant le droit. Contre la Première Lettre de Monsieur Chamillard Docteur de Sorbonne, et Professeur du Roy en Théologie. Par un Bachelier en Théologie de la Faculté de Paris.

En quoi consiste donc l'originalité de l'intervention de Pascal ? En quoi ce dernier imprime-t-il d'emblée sa marque au combat ? La réponse est simple : en changeant le terrain du combat. En effet, combattant infatigable, Arnauld avait reçu une formation de juriste et de théologien, qui faisait de lui un homme dont la logique implacable

44. Cité dans « GEF », t. VII, p. 66-67.

45. Ces Additions ont été reproduites dans « Edition du Tricentenaire », t. I.

46. OEuvres de messire Antoine Arnauld [...], Préface historique et critique, t. XIX, p. LXXIV.


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était redoutable et redoutée de ses pairs. Il avait aussi l'« agrément », qui le faisait goûter des « honnêtes gens ». Mais c'est avant tout un docteur. Pascal, homme nouveau, venu du « monde » et n'appartenant pas à la Sorbonne, va déplacer le combat de la Sorbonne à la « ville ». Fait significatif : on passe du latin (une grande partie des écrits composés par Arnauld pour sa défense sont en latin) au français. On pourrait être tenté, en s'appuyant sur les textes de Ch. Perrault, Nicole, Pascal lui-même, que nous venons de citer, d'assigner aux Provinciales essentiellement un but d'information : il se serait agi d'informer le public, la « ville », de ce qui se passait en Sorbonne. Mais, si l'on informe le public, c'est, ne l'oublions pas, afin de le « désabuser », car Arnauld est victime d'une cabale. Un tel but suppose donc que la « ville » est déjà informée, bien qu'elle le soit incomplètement, des querelles théologiques en cours. Il ne faut pas s'en étonner. Le graphique établi par Henri-Jean Martin 47 à partir du catalogueauteurs de la Bibliothèque nationale, qui repose sur le classement par grandes catégories (religion, droit, histoire, sciences et arts, belleslettres), indique que les ouvrages dits « religieux » sont les plus nombreux pendant presque toute la durée du XVIIe siècle. Par « ouvrages religieux », il faut entendre des ouvrages de toute sorte, en latin mais aussi en français, parmi lesquels un grand nombre de morale religieuse et de piété (les vies de saints, par exemple). Mais la consultation des inventaires de bibliothèques du XVIIe siècle montre que les oeuvres d'inspiration janséniste ou anti-janséniste sont bien représentées dans ce qu'on peut appeler la « bibliothèque de l'honnête homme ». Ajoutons que, pendant la période qui nous intéresse, le plus lu parmi les Pères de l'Eglise est saint Augustin. En matière d'information philosophique et théologique des gens du monde, un Léonard de Marandé, auteur en 1641 du Théologien François [...], un Saint-Ange, inventeur d'« une méthode courte et facile, que Dieu luy a donnée pour enseigner les sciences de philosophie et de théologie » 48, un Louis de Lesclache ont été, pendant la première moitié du siècle, de ces vulgarisateurs, dont les ouvrages et, souvent, les conférences publiques en français 49, ont joué un rôle important. D'autre part, on néglige trop souvent le rôle d'information rempli au XVIIe siècle par les sermons. Ceux d'Isaac Habert, par exemple, prononcés à Notre-Dame de Paris,

47. Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII' siècle (1598-1701), Publication du Centre de recherches d'histoire et de philologie de la IVe Section de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris, série VI : « Histoire et civilisation du livre », 3, Genève, Librairie Droz, 1969, t. II, p. 1065.

48. Epître du libraire en tête de la deuxième édition du Discours sur l'alliance de la raison et de lajby (1643).

49. Voir à propos de Saint-Ange, de Lesclache et de ces conférences, l'anecdote rapportée par Tallemant des Réaux à propos du salon de le vicomtesse d'Auchy (Historiettes, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 135-136).


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pendant l'avent de l'année 1642 et le dimanche de la septuagésime de l'année 1643, contre jansénius, furent aussitôt repris et développés dans de nombreuses autres chaires. Enfin, les soutenances de thèse en Sorbonne étaient des événements mondains, auxquels assistaient gens de la cour et de la ville 50. Roger Duchêne reconnaît « que, peu après la parution de l'Augustinus, il y avait déjà à Paris un vaste public d'honnêtes gens qui se sont passionnés pour les sujets réservés jusque là aux seuls théologiens » 51. Aussi les principales positions défendues par les combattants, ainsi que les principales définitions des réalités théologiques en jeu, étaient-elles connues. Il est significatif, par exemple, qu'aucune véritable définition de la grâce efficace n'est donnée dans la Première lettre 52. Cependant, mal informé par les adversaires d'Arnauld du sujet précis dont la Sorbonne débattait, le public devait l'être à nouveau par ses défenseurs. En particulier devait être dénoncée, à propos du problème de la grâce, l'alliance occasionnelle et tactique des Dominicains et des Jésuites. Le rôle d'information dévolu aux Provinciales, du moins à l'origine, s'arrête là.

S'agissait-il donc d'intéresser le public aux idées jansénistes ? Même pas, car il s'y intéressait déjà. Un livre comme De la Fréquente Communion a été un succès de librairie, nous l'avons vu. A l'exception de la Théologie Morale des Jésuites [...], qui passa presque inaperçue 53, tous les livres d'Arnauld ont d'ailleurs connu un vif succès. En outre, l'affaire du duc de Liancourt avait fait scandale dans l'opinion publique.

Si le but essentiel des Provinciales n'était ni d'informer ni d'intéresser le public, alors quel était-il ? Il était de le mobiliser. Pour cela, il était nécessaire de lui montrer que des valeurs qui étaient les siennes étaient bafouées par les adversaires d'Arnauld. D'où le développement de certains thèmes polémiques, spécialement adaptés à cette fin, dans Les Provinciales. Le thème « beaucoup de bruit pour rien », par exemple, si important dans les trois premières lettres, n'est pas seulement destiné à réduire l'importance des accusations portées contre Arnauld ; il vise aussi à déconsidérer la Sorbonne, en faisant assimiler par le public querelles de docteurs et querelles byzantines. L'ironie de Pascal à propos de « la grâce suffisante qui ne suffit pas », dans la Seconde lettre, n'est pas celle d'un théologien, puisque le sens technique du mot « suffisant » dans le vocabulaire des thomistes y est délibérément négligé au profit du sens courant, communément

50. Il est vrai que l'originalité de ces thèses laissait souvent à désirer.

51. R. Duchêne, L'imposture littéraire dans « Les Provinciales » de Pascal, Université de Provence, 1984 ; 2e éd. : 1985, p. 4.

52. Nicole, dans sa traduction, est plus précis que Pascal : ab ea voluntatem insuperabiliter flecti.

53. C'est à Pascal que reviendra le mérite d'avoir intéressé le grand public à la lutte contre la morale relâchée, mais la Théologie Morale des Jésuites [...] est à l'origine de toutes les Provinciales sur la morale.


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admis 54, mais celle d'un « honnête homme ». Nominaliste, Pascal croit que les mots sont de pures conventions. Leur choix est donc indifférent, à condition qu'on en donne la définition. Tel est le point de vue exposé dans les fragments connus sous les titres De l'esprit géométrique et De l'art de persuader, qu'il convient de rassembler sous le titre unique De l'esprit géométrique et que J. Mesnard date de 1655. Mais pratiquement, dans la vie réelle, il n'est pas vrai que le choix des mots soit toujours libre, car les mots ont un sens précis dans la langue des « honnêtes gens ». Appeler « suffisante » une grâce qui ne suffit pas, c'est commettre une faute contre la langue et contre la raison ; c'est aller contre l'usage des « honnêtes gens », que représente Montalte. « Clarté », « naïveté », « naturel », tels sont en effet les mots qui viennent à l'esprit pour caractériser le style de l'« honnête homme » Montalte, aussi bien dans son rôle de protagoniste des dialogues que dans son rôle de scripteur des lettres. Le souci des « libertins » enfin, tel qu'il apparaît dans la IVe Provinciale, manifeste la volonté de laïciser le débat. Mais c'est surtout la création du personnage de Montalte, représentant de l'opinion publique bien plus que de l'auteur lui-même 55, qui est significative à cet égard.

En effet, dans l'Advertissement sur les XVII Lettres, où sont expliquez les sujets qui sont traitez dans chacune, Nicole écrit de l'auteur des quatre premières lettres qu'il « représente une personne peu instruite de ces différends, comme le sont ordinairement les gens du monde dans l'état desquels il se met 56. A cause de son ignorance, Montalte outre les positions de ses interlocuteurs et, dans son zèle intempestif, se fait « rebuter rudement » 57 : « je connus bien que j'avais trop fait le janséniste, comme j'avais l'autre fois été trop moliniste » 58, avoue-t-il ingénument. Homme du monde, il adopte ses points de vue : « Avezvous oublié, en quittant le monde, demande-t-il au dominicain de la Seconde lettre, ce que le mot suffisant y signifie ? » 59 Son rôle interdit

54. Voir notre article Biaise Pascal et la « grâce suffisante » des thomistes, Revue thomiste, t. LXXXI, n° 4, octobre-décembre 1981, p. 575-585.

55. Est-ce l'idée d'un Pascal apprenti en théologie quand il s'engage dans la « campagne » des Provinciales qui a empêché de voir que, par son savoir théologique, il est plus proche du janséniste de la Seconde et de la Quatrième lettre que de Montalte, qui par ailleurs doit à Pascal sa logique implacable, son manque de discrétion dans le triomphe (Montalte « écrase » son adversaire avec la même allégresse, au fond le même manque de charité chrétienne, que Pascal le P. Noël), son ironie... ? Il est « plus sérieux que moy », dit Montalte de son ami janséniste dans la Seconde lettre (« Grands Ecrivains de la France », t. IV, p. 172. Ces mots manquent dans l'éd. de 1659 et dans l'éd. latine, publiée au printemps de 1658, des Provinciales) et Pascal note dans les Pensées : « Qu'on voie les discours de la 2e, 4e et 5e du Janséniste ; cela est haut et sérieux » (éd. Brunschvicg, 30 ; éd. Lafuma, 610 ; éd. Sellier, 503).

56. Ed. Cognet, p. 741.

57. Première lettre [...], éd. Cognet, p. 8.

58. Ibid., éd. Cognet, p. 11.

59. Seconde lettre [...], éd. Cognet, p. 26-27.


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qu'il soit spécialiste des questions qu'il aborde dans ces premières lettres. D'où, à la fin de la Troisième lettre, cette déclaration : « Nous, qui ne sommes point docteurs [...] » 60. Quand, dans la Quatrième lettre, Montalte s'enquiert : « Mais est-il possible, mon Père, qu'Aristote ait eu cette pensée ? car j'avais ouï dire que c'était un habile homme ? » 61, sa question n'est peut-être pas dépourvue de malice ; il reste néanmoins que c'est le rôle de l'ami janséniste de Montalte de corriger l'interprétation de la Morale d'Aristote présentée par le P. Bauny. Mondain, non-spécialiste, Montalte est un homme sans parti pris dans les querelles qu'il rapporte. Ainsi, il refuse de croire sur parole aux « méchants desseins des Molinistes » 62. Mais voici qui est plus surprenant : alors qu'il voit un docteur de Navarre, un disciple de M. Le Moyne et des Dominicains, tous partisans du « pouvoir prochain », Montalte ne rend visite qu'à un seul janséniste dans la Première lettre, et encore le fait-il chaque fois après avoir auparavant entendu l'autre parti. Dans un mouvement qui n'est pas sans rappeler celui qui termine le portrait du valet larron dans l'épître « Au Roi, pour avoir été dérobé », de Clément Marot, ou celui du frère Jean des Entommeures dans la version définitive de Gargantua (ch. XXV), il n'hésite pas à opposer « janséniste » à « bon homme » : « janséniste, s'il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme » 63. Chose plaisante, il se présente dans la Seconde lettre comme un mondain qui a des amis « de tous les partis », mais c'est pour s'excuser avec humour d'avoir, parmi ses « bons amis », un janséniste 64. Un peu plus loin, il mettra sur le même plan « extravagant », « hérétique » et « Janséniste », et feindra d'avoir presque autant de répugnance à être « Janséniste » qu'« extravagant » ou « hérétique » :

Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste ? Et en quels termes sommes-nous réduits 65, s'il n'y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avc la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur ? 66

C'est seulement au fur et à mesure de son enquête qu'il découvrira que les jansénistes ont pour eux la raison et l'orthodoxie. Dans la Troisième lettre, sa « simplicité », synomyme de « naïveté » 67, lui fait

60. Ed. Cognet, p. 52.

61. Ed. Cognet, p. 69.

62. Première lettre [...], éd. Cognet, p. 13.

63. Ibid., éd. Cognet, p. 10.

64. Seconde lettre [...], éd. Cognet, p. 25.

65. Nicole est plus explicite dans sa traduction latine : Sentisne quanlis premar angustiis [...] ? »

66. Seconde lettre, éd. Cognet, p. 27-28.

67. Ed.Cognet, p. 45.


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encore croire que les adversaires d'Arnauld sont sincères quand ils accusent sa proposition touchant le droit.

Montalte est donc en quelque sorte le modèle auquel le public s'identifie, plus encore qu'il ne s'identifie au Provincial qui, sauf dans la Réponse du Provincial aux deux premières lettres de son ami jointe à la IIIe Provinciale, ne présente guère, de réalité sociale ni psychologique. Ses réactions sont les nôtres : nous nous moquons, nous nous indignons avec lui.

A partir de la IVe Provinciale (25 février 1656), la partie étant désormais perdue en Sorbonne, Pascal passe à la contre-attaque et s'en prend aux Jésuites :

Les5diverses Réponses que l'on a faites aux premières Lettres, qui regardent la doctrine des Jansénistes condamnée par l'Eglise, [...] leur ont fait changer la façon de combattre, non plus en se défendant, comme ils ont fait jusques à maintenant, mais en attaquant [...] 68.

Cette lettre assure la transition entre les Provinciales sur la grâce et les Provinciales sur la morale corrompue des Jésuites, à propos desquelles on lit dans la Vie de messire Antoine Arnauld [...], rédigée par Lanière, qu'« elles réveillèrent le zèle du Clergé du second ordre & donnèrent à celui du premier un objet plus digne de l'occuper que le fait' de Jansénius » 69. En effet, avec la « grâce actuelle », grâce d'action « nécessaire à la production de tout acte bon » 70, nous quittons le domaine de la théologie pour aborder celui de la morale et même, le différend entre le Jésuite et le Janséniste de la Quatrième lettre portant sur « les conditions nécessaires pour faire qu'une action soit volontaire » 71 et, par conséquent, puisse être imputée à péché, celui de la casuistique.

En même temps qu'elle oriente l'évolution de l'attitude du clergé du second ordre à l'égard des casuistes et, par là, annonce directement la campagne des curés de Paris contre la morale relâchée, l'attaque contre la morale des Jésuites constitue donc une diversion. « Rien ne réussit mieux au party, écrit Rapin dans ses Mémoires, que cet artifice, qui fit oublier en quelque façon la condamnation de la doctrine de l'évêque d'Ipres par cet objet nouveau, qui parut plus conforme à la portée du peuple [...] » 72. Mais, en plus du lien tactique, il existe un autre lien, indépendant des circonstances, qui unit les Provinciales

68. Première response aux Lettres que les Jansénistes publient contre les Jésuites, non datée et non signée, reprise dans les Responses aux Lettres Provinciales [...], publiées à Liège, en 1657 ; extraits dans « GEF », t. V, p. ,112-118.

69. P. 84.

70. Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, A. Colin, 1970, p. 312.

71. Ed. Cognet, p. 67.

72. Mémoires du P. René Rapin [...] publiés [...] par Léon Aubineau, Paris, Gaume frères et J. Duprey, 1865, 3 vol., t. II, p. 360 ; cité dans « Edition du Tricentenaire », t. I, p. 848.


Pourquoi « Les Provinciales » 77

sur la morale aux Provinciales sur la grâce : « A fructibus eorum : jugez de leur foi par leur morale », lit-on dons les Pensées 73. Ainsi le lien entre la foi et la morale des Jésuites est analogue à celui qui existe entre l'arbre et les fruits qu'il produit :

Vous les74 connaîtrez par leurs fruits. Peut-on cueillir des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi tout arbre qui est bon produit de bons fruits, et tout arbre qui est mauvais produit de mauvais fruits. Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits, et un mauvais arbre n'en peut produire de bons. Tout arbre qui ne produit point de bon fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les reconnaîtrez donc par leurs fruits 75.

Au début de la Cinquième lettre, Pascal relie expressément la morale relâchée des Jésuites à leur doctrine de la grâce :

Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l'âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l'observer 76.

Et Pascal de conclure :

[...] il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance 77.

La dispute commencée sur le plan de la théologie de la grâce, devait donc nécessairement se poursuivre sur le plan de la morale. Que l'idée de porter sur le terrain de la morale la lutte contre les Jésuites soit due en partie à Arnauld, auteur du libelle intitulé Théologie morale des Jésuites, extraite fidellement de leurs Livres et publié en 1643, qui constitue l'origine lointaine de la campagne des Provinciales, qu'Arnauld ait attaqué la morale des Jésuites dans sa Seconde lettre à un duc et pair en 1655, ces faits ne changent rien à la chose. En portant le débat sur le terrain de la morale, Pascal ne faisait qu'obéir à la logique interne de son

73. Ed. Brunschvicg, 942 ; éd. Lafuma, 985 ; éd. Sellier, 806.

74. « les » : les « faux prophètes ».

75. Matth., VII, 16-20 (trad. Lemaître de Sacy).

76. Ed. Cognet, p. 78.

77. Ibid., éd. Cognet, p. 79. « Destituées d'amour de Dieu », les « vertus » sont des vertus naturelles, c'est-à-dire des vertus « païennes ». Or l'on sait que, pour Pascal comme pour saint Augustin, ces « vertus » ne sont qu'apparentes : ce ne sont pas réellement des vertus, mais bien plutôt des vices (voir Ph. Sellier, op. cit., p. 260-265).


78 Jacques Plainemaison

propos : défendre la grâce efficace. D'ailleurs, les Jésuites n'avaientils pas été les premiers à marquer le lien entre la théorie et la pratique ? A propos des querelles de auxiliis, Henri Rondet écrit :

Quoi qu'il en soit, si l'on va au fond des choses, on s'aperçoit vite qu'en cette affaire les théologiens de la Compagnie de Jésus tenaient moins à une thèse d'école qu'à une attitude pratique. C'était toute leur méthode de direction spirituelle, toute l'ascèse des Exercices qui étaient en jeu 78.

Pouvons-nous pour autant suivre Albert Bayet, quand il affirme que Pascal « passe d'un terrain d'attaque à l'autre avec une sorte de brusquerie » 79 ? Déjà Sainte-Beuve écrivait : « A partir de la quatrième Lettre, Pascal, qui semblait tout occupé d'expliquer au public les matières de la grâce, changea de route, en prit une moins large et entra tout droit et brusquement dans la morale des Jésuites » 80 Cette opinion ne nous paraît pas acceptable, Pascal n'entrant ni « tout droit », ni « brusquement », dans la morale des Jésuites. En effet, d'une part, la « grâce actuelle », dont il est question dans la Quatrième lettre, n'est autre que la « grâce suffisante », mais considérée cette fois plutôt du point de vue de ses effets 81. D'autre part, dès la Première lettre, Pascal stigmatise la mauvaise foi des adversaires d'Arnauld, qui, à propos du mot de « prochain », s'adressent ainsi à Montalte : « [...] vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, s'il est besoin, nous ferons venir tant de Cordeliers que nous l'emporterons. » 82 Dans la Seconde lettre, il fait allusion à la manoeuvre qui consiste à limiter à une demi-heure le temps de parole accordé à chaque docteur de Sorbonne 83. La censure prononcée contre Arnauld, assure-t-il dans la Troisième lettre, n'est elle-même qu'un expédient parmi d'autres ; de plus, elle a été « obtenue par beaucoup de menus moyens qui ne sont pas des plus réguliers » 84. Et Pascal de nous inviter à « admire[r] les machines [au sens figuré de « machinations »] du Molinisme, qui font dans l'Eglise de si prodigieux renversements [...] » 85. Enfin, si les attaques contre la morale relâchée se développent seulement à partir de la Cinquième lettre,

78. Henri Rondet, SJ, Gratia Christi. Essai d'histoire du dogme et de théologie dogmatique, t. I : Esquisse d'une histoire de la théologie de la grâce, Paris, Beauchesne, coll. « Verbum salutis », 1948, p. 298.

79. A Bayet, Les Provinciales de Pascal, Paris, Société Française d'Editions Littéraires et Techniques Edgar Malfère, « Les Grands Evénements littéraires », 1929, p. 51.

80. Port-Royal, livre III, ch. IX.

81. Voir Fortunat Strowski, Pascal et son temps, Paris, Pion Nourrit & Cie, 1907-1908, 3 vol., troisième partie : « Les Provinciales et les Pensées », 3e éd., 1913, p. 76 et suiv.

82. Ed. Cognet, p. 19. Le dernier membre de phrase est une allusion à un mot de la reine à Mme de Guéméné.

83. Voir supra, p. 13.

84. Ed. Cognet, p. 50.

85. Troisième lettre [...], éd. Cognet, p. 51.


Pourquoi « Les Provinciales » 79

Montalte, au sujet de la doctrine des Jésuites concernant la grâce actuelle et les péchés d'ignorance, exprimait à la fin de la Quatrième lettre son étonnement « du renversement que cette doctrine apportait dans la morale » 86. Dira-t-on que la morale des Jésuites sortait intacte de ces premières attaques ? Assurément, non.

De la Cinquième (20 mars 1656) à la Dixième lettre (2 août 1656), l'attaque porte donc sur la morale des Jésuites, critiquée aussi bien au point de vue des principes et des méthodes qu'à travers les solutions proposées par certaines casuistes de la Société pour résoudre différents cas de conscience en rapport avec les diverses conditions des hommes (prêtres, religieux, valets, gentilhommes, juges, etc.) :

« Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. » 87

Cette série d'« entretiens » ou « conférences » 88 de Montalte avec « un bon casuiste de la Société » 89, qu'ouvre l'exposé de « la doctrine des opinions probables » 90, se termine par l'exposé de la doctrine des Jésuites au sujet de « l'amour de Dieu » 91. Il s'agit de la doctrine de l'amour « effectif» de Dieu du P. Antoine Sirmond, par laquelle les Jésuites « ont déchargé les hommes de l'obligation pénible d'aimer Dieu actuellement » 92. Par son importance, cette doctrine dépasse largement le cadre de la Dixième lettre, consacrée aux « adoucissements de la Confession » 93 : « C'est le dernier trait de leur morale [la morale des Jésuites], et le plus important de tous. » 94 Pour Montalte, elle ne vise à rien moins qu'au « renversement entier de la loi de Dieu » 95. La progression dans les sujets est donc nette ; elle s'accompagne chez Montalte d'une progression dans l'indignation, qui, contenue au début (il le faut bien pour que « le bon Père » ne cesse pas trop tôt de fournir à Montalte... des verges pour se faire fouetter), atteint son sommet à la fin de la Dixième lettre, lorsque son rédacteur,

86. Ed. Cognet, p. 71.

87. Huitième lettre, éd. Cognet, p. 135.

88. Cinquième lettre, éd. Cognet, p. 74.

89. Ibid., éd. Cognet, p. 79.

90. Ibid., éd. Cognet, p. 84.

91. Dixième lettre, éd. Cognet, p. 187.

92. Ibid., éd. Cognet, p. 189.

93. Ibid., éd. Cognet, p. 171.

94. Ibid., éd. Cognet, p. 187.

95. Ibid., éd. Cognet, p. 191. Cf. le Renversement de la Morale de Jésus Christ, Par les erreurs des Calvinistes, touchant la Justification (1672) d'Arnauld (OEuvres [...], t. XIII). Sur le point de l'amour de Dieu, comme sur la plupart des autres, Réformés et Jésuites incarnent donc « les deux erreurs contraires » (voir Jean Laporte, La Doctrine de Port-Royal. La Morale (d'après Arnauld), Paris, J. Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la philosophie », Première partie : « La Loi morale », 1951, et deuxième partie : « La pratique des sacrements », 1952).


80 Jacques Plainemaison

paraphrasant saint Paul, s'écrie : « Voilà le mystère d'iniquité accompli. » 96

A partir de la Onzième lettre (18 août 1656), Pascal cesse de s'adresser « à un provincial » pour s'adresser directement aux jésuites. Il entreprend de répondre aux attaques lancées contre lui à la suite des premières Provinciales, ce qui l'amène à reprendre des questions de morale déjà traitées dans les lettres V à X, en particulier celle de l'homicide, déjà traitée dans la VIIe Provinciale et reprise dans les lettres XIII et XIV. Il fit suivre la Onzième lettre d'un post-scriptum, dans lequel il annonçait son intention de répliquer aux reproches d'imposture contenus dans la Response aux Lettres que les Jansénistes publient contre les Jésuites, que Saint-Gilles, dans son Journal, signale à la date du 23 août comme ayant paru depuis quelques jours et qui est du P. Nouet, Jésuite. Pascal y réplique dans la XIIe Provinciale. Vers la mi-septembre, parut la Continuation des Impostures que les jansénistes publient dans leurs Lettres contre les Jésuites, attribuée en général, elle aussi, au P. Nouet.

En même temps que la Response à la Quatorzième Lettre des Jansénistes, du P. Nouet, parut la Seconde partie des Impostures [...]. Dans la Quinzième et la Seizième lettre (25 novembre, 4 décembre 1656), Pascal continue de répondre aux attaques des Jésuites, à celles qui sont dirigées contre les religieuses et les Messieurs de Port-Royal, mais préalablement, dans la Quinzième lettre, il montre que les Jésuites, par leurs principes mêmes, sont autorisés à user de la calomnie.

La dix-septième et la dix-huitième lettre (23 janvier, 24 mars 1657) sont adressées au P. François Annat, confesseur du roi et, de ce fait, personnage influent 97, auteur de La Bonne Foy des Jansénistes en la cita96.

cita96. Cognet, p. 191. Cf. Deuxième Epître aux Thessaloniciens, II, 7 : Nam mysteriumjam operatur iniquatis, « Car déjà le mystère d'iniquité est à l'oeuvre ».

97. La plupart des rois catholiques ont pris des Jésuites pour confesseurs. Ce fut le cas des rois de France depuis Henri III jusqu'à Louis XV. Faut-il voir l'explication de cette tradition dans la morale indulgente qu'on prête aux Jésuites ? Plus vraisemblablement, leur expérience du monde, ainsi que leur culture, les rendant spécialement aptes à comprendre les problèmes des souverains temporels, devaient les faire préférer à d'autres religieux, plus tournés vers la vie contemplative.

A propos de l'influence de son confesseur, le P. Annat, sur Louis XIV, Sainte-Beuve écrit : « Le bonhomme Annat ne compta jamais pour beaucoup ; il compta moins que jamais depuis son duel avec Pascal.» (Port-Royal, Livre III, XV. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 250). Voici un couplet satirique du temps, cité par Sainte-Beuve (Ibid., p. 251) :

Le Père Annat est rude,

Et me dit fort souvent

Qu'un péché d'habitude

Est un crime fort grand :

De peur de lui déplaire,

Je change La Vallière

Et prends La Montespan.

Cependant l'abbé Maynard, dans la notice qu'il consacre au P. Annat, fait entendre un autre son de cloche : « Il n'usa jamais de sa haute fortune pour son propre avantage ni celui de sa famille, au point que Louis XIV disait quelquefois qu'il ignorait si le P. Annat avait des parents, et ne fit


Pourquoi « Les Provinciales » 81

tion des autheurs, reconnue dans les Lettres que le Secrétaire du Port-Royal a fait courir depuis Pasques [...], ouvrage dans la préface duquel le P. Annat faisait effectivement de l'accusation d'hérésie, selon le mot de Pascal, « le capital de [sa] défense » 98. Pascal y revient au problème de la grâce. Cessant de défendre Arnauld, dont la cause est désormais perdue, du moins en Sorbonne, il se défend d'être lui-même hérétique : après avoir répondu aux accusations de mensonge, d'« imposture », dans les lettres XI à XVI, il répond avec gravité à l'accusation d'hérésie. La rupture est faite avec le personnage de Montalte inventé par Pascal pour servir le récit, non engagé, neutre en quelque sorte. A propos des nombreux « dis-je », « dit-il », « répondit-il », « répondisje », « répondit le Père », etc. qu'on trouve tout au long des dix premières lettres, et tout particulièrement à partir de la quatrième, Pierre Kuentz fait remarquer que, « loin d'être la marque d'une maladresse liée à un état « primitif » de la technique, ces « lourdeurs » apparentes sont des éléments essentiels d'un style, comme le sont également, par exemple, les particules du dialogue platonicien. »". Leur répétition signifie en effet l'honnête foncière de Montalte rapporteur du dialogue, qu'anime, aux dépens du souci de l'élégance, celui de l'exactitude scrupuleuse. Mais la fiction de Montalte ne prend-elle pas fin avec sa fonction de rapporteur d'un dialogue qui, commencé avec plusieurs personnages, se poursuit avec un seul à partir de la Cinquième lettre, pour s'achever avec la Dixième lettre ? En effet, à partir de la Onzième lettre, le dialogue n'est plus inséré dans les lettres, mais les lettres elles-mêmes sont des éléments d'un dialogue, non plus fictif mais réel, avec les Jésuites, qui cont commencé de répondre et auxquels l'auteur à son tour repartit.

Dans la Dix-septième et la Dix-huitième lettre écrite par l'auteur des Lettres au Provincial (titre de chacune des lettres, à partir de la onzième, dans l'édition originale), la fiction de Montalte est donc abandonnée, ce qui entraîne un changement de ton et de procédés entre les premières et les dernières Provinciales, et l'on peut penser que « l'auteur des Lettres au Provincial » désigne, non le personnage fictif de Montalte, mais l'auteur réel des lettres, autrement dit Pascal. En effet, celui que le P. Annat traitait d'hérétique dans La Bonne Foy des Jansénistes [...] n'était évidemment pas Montalte mais l'auteur anonyme des lettres,

tourner son crédit qu'à la défense de l'Eglise contre l'hérésie. Sous ce rapport, nul ne joua un rôle plus important, et Port-Royal n'eut pas de plus dangereux adversaire. Mais son zèle pour la foi, ajoute l'abbé Maynard, fut toujours tempéré par la charité et l'amour de la paix [...] » (Les Provinciales ou les Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux Révérends Pères Jésuites [...] et leur réfutation consistant En introductions et nombreuses notes historiques, littéraires, philosophiques et théologiques, par l'abbé Maynard [...], Paris, Fimin Didot, 1851, t. II, p. 444).

98. Dix-septième lettre [...], éd. Cognet, p. 328.

99. « Un discours nommé Montalte », Revue d'histoire littéraire de la France, mars-avril 1971, p. 202.


82 Jacques Plainemaison

qu'il ne désignait pas autrement, y compris dans le titre de son libelle, que par cette périphrase : « le Secrétaire du Port-Royal ». De même, dans une lettre à Spon du 26 décembre 1656, Gui Patin, voulant désigner l'auteur des Provinciales, parle du « Théologien de Port-Royal » 100. Comme nous voilà loin de Montalte s'excusant presque d'avoir parmi ses « bons amis » un janséniste et feignant de mettre sur le même plan « extravagant », « hérétique » et « Janséniste » 101 ! Celui qui, dans le première partie de la Dix-septième lettre, se défend d'être hérétique n'est plus Montalte mais un anonyme 102, ou plutôt un masque qui dissimule de moins en moins l'auteur. De même, dans la Dix-huitième lettre, ce n'est plus l'« honnête homme » des premières lettres que Pascal fait écrire, mais un véritable' théologien qui expose la doctrine janséniste de la grâce efficace, aussi éloignée de l'erreur de Calvin que de celle de Molina, et n'hésite pas à donner une leçon d'exégèse scripturaire au P. Annat 103. Au point de vue du scripteur, le mouvement de l'oeuvre est donc un mouvement de dévoilement.

Cependant celui qui, pour des raisons évidentes, nie avec force son appartenance à Port-Royal dans la Dix-septième lettre et continue à se dire extérieur au groupe des théologiens de Port-Royal dans la Dix-huitième lettre, où il écrit : « Si vous conveniez de part et d'autre du véritable sens de Jansénius [...] » 104, employant le « vous » au lieu du « nous », ne peut être pas être Pascal. En effet, même s'il n'est point « de Port-Royal » au sens où il appartiendrait physiquement à la communauté des Messieurs ou Solitaires de Port-Royal, Pascal intervient comme porte-parole d'une cause, sinon d'un parti. Néanmoins, alors qu'il suffit de combattre les excès des Jésuites pour qu'ils vous accusent d'être de Port-Royal, Pascal, lui, croit qu'il suffit d'être un chrétien zélé pour combattre les Jésuites 105 et, afin de le prouver, il continue à jouer un rôle : celui d'un homme étranger à tout parti. Un tel rôle a valeur d'argument : on s'explique pourquoi il le gardera jusqu'à la fin. C'est à ce rôle et non à une confidence personnelle de Pascal que, comme L. Cognet invite à le faire, il faut attribuer l'« aveu » de la Dix-septième lettre : « Et je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m'aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. » 106 Non, ce n'est pas Pascal qui, abusé par les

100. « GEF », t. VI, p. 306.

101. Voir p. 27.

102. Le pseudonyme de Louis de Montalte lui-même n'apparaîtra qu'au moment de la constitution de recueils factices des Provinciales, en 1657.

103. Ed. Cognet, p. 375-376.

104. Ed. Cognet, p. 355.

105. Seizième lettre [...], éd. Cognet, p. 301.

106. Ed. Cognet, p. 334, et note 3 de l'abbé Louis Cognet à cette même page.


Pourquoi « Les Provinciales » 83

Jésuites, a cru à l'hérésie janséniste, mais le personnage fictif créé en vue d'une fonction, d'un « rôle », que nous allons essayer de préciser dans les deux dernières Provinciales.

Le rôle de celui qui s'adresse au P. Annat dans la Dix-septième lettre est celui d'un informateur, d'un divulgateur, « main invisible, qui rend vos égarements visibles à toute la terre », écrit-il lui-même 107. Au fond, cet anonyme remplit la fonction d'un journaliste ; ce qui n'est pas surprenant, lettre et journal étant considérés au XVIIe siècle comme des moyens d'information complémentaires, voire rivaux 108. Il s'agit de « faire paraître » 109, de « montrer » 1! 0, d'« apprendre à tout le monde »m ou « à ceux qui l'ignorent » 112, d'« expliquer » 133, de « découvrir » 114. Et le scripteur de la Dix-huitième lettre se présente toujours comme celui dont le rôle est d'« éclaircir » les véritables motifs des Jésuites et, par là, de « découvrir » leurs « déguisements » 115.

La polémique suppose une certaine conception de la parole humaine et du destinataire. Ce dernier est en fait double : l'adversaire, qu'il s'agit de réfuter (le discours polémique est donc un discours argumenté), et le public, témoin et arbitre du débat. L'écrit polémique vise en effet à influencer le lecteur, voire, comme nous l'avons vu pour les Provinciales, à le mobiliser. L'existence d'un double destinataire entraîne l'utilisation d'une double stratégie : l'une d'agression, dans laquelle le polémiste affirme fortement sa présence, l'autre de persuasion, dans laquelle il peut avoir intérêt à laisser en quelque sorte parler les faits. C'est à ce deuxième volet que se rattache non seulement le Montalte des dix premières lettres, mais aussi le « rôle » que se donne le scripteur des huit suivantes.

Avec la Dix-huitième lettre s'exprime un net souci de l'opinion thomiste, puisque saint Thomas y est nommé 11 fois (sur 23 dans l'ensemble du recueil) et les Thomistes 6 fois (sur 12 dans l'ensemble du recueil). La référence thomiste est donc autant présente dans cette seule lettre que dans les dix-sept autres réunies. Saint Augustin n'est nommé que

107. Dix-septième lettre [...], éd. Cognet, p. 330.

108. R. Duchêne, Lettres et gazettes au XVIIe siècle, Revue d'histoire moderne et contemporaine, XVIII, octobre-décembre 1971, p. 489-502.

109. Dix-septième lettre [...], éd. Cognet, p. 333.

110. Ibid., éd. Cognet, p. 333 (2 occurrences de ce verbe).

111. Ibid., éd. Cognet, p. 333, 353.

112. Ibid., éd. Cognet, p. 350.

113. Ibid., éd. Cognet, p. 333 et p. 350 : « Il faut que j'explique pourquoi vous n'expliquez pas ce sens de Jansénius », formule qui tire sa force de la répétition du verbe « expliquer » à des personnes (lre personne du singulier, 2e personne du pluriel) et à des formes (forme affirmative, forme négative) différentes.

114. Ibid., éd. Cognet, p. 350 : « Je n'écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre mutiles en les découvrant. »

115. Dix-huitième lettre [...], éd. Cognet, p. 380.


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9 fois (sur 37 dans l'ensemble du recueil), alors que la lettre contient un exposé de la doctrine janséniste de la grâce efficace, qui n'est autre que celle de saint Augustin. Allons plus loin : saint Thomas est associé à saint Augustin 6 fois, dont 2 fois à l'intérieur de l'exposé concernant la grâce efficace, si bien que, grâce au couple que forment saint Augustin et saint Thomas dans cette lettre, les défenseurs jansénistes de la grâce efficace se trouvent en accord avec les Thomistes, avec toute l'Eglise, avec... les Jésuites eux-mêmes en la personne du P. Annat. Bel exemple d'oecuménisme théologique, (« Vous êtes tous d'accord » 116) qui ne sacrifie pourtant rien de la pureté de la doctrine !

Si Pascal se montre aussi désireux de justifier ses amis jansénistes qui, « sans blâme » sur le fait et « sans erreurs » sur le droit, sont «innocents en l'un et en l'autre» 117, si, à travers le thème démobilisateur 118 du « tant de bruit pour rien » 119, déjà utilisé dans les trois premières lettres 120, et dans la XVIIe, il affirme que les Jésuites obéissent en fait à leurs « passions particulières » 121, si le scripteur de la lettre se présente lui-même en défenseur du « repos de l'Eglise » 122, c'est que Port-Royal se trouve de nouveau gravement menacé. En effet, le 2 septembre 1656, l'Assemblée générale du clergé, après avoir entendu les évêques de Rennes et de Rodez 123, qui l'avertissent que le roi et la reine souhaitent voir poursuivie l'exécution des décisions prises auparavant au sujet de la bulle et du bref d'Innocent X, a remis sur le tapis tout l'affaire des cinq propositions : elle a confirmé ses résolutions antérieures et fait connaître sa détermination à poursuivre la lutte contre les jansénistes en réitérant l'ordre de faire souscrire la constitution et le bref du 29 septembre 1654 à toutes les personnes intéressées 124, si bien qu'Alexandre VII décida de publier la bulle qu'il tenait en réserve depuis

116. Ibid., éd. Cognet, p. 367.

117. Ibid., éd. Cognet, p. 378.

118. L'emploi de ce thème, qui consiste à « minimiser » les griefs de l'adversaire en les vidant en quelque sorte de leur contenu, soit pour ridiculiser l'adversaire, soit pour en dénoncer la manoeuvre, ne va pas sans danger : comme le remarque Sainte-Beuve à propos des Disquisitiones Pauli Irenaei (1657) de Nicole, dans lesquelles ce thème est central, un tel système de défense « énervait et amoindrissait tout à fait le Jansénisme pour le sauver » (Port-Royal, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 863).

119. Dix-huitième lettre [...], éd. Cognet, p. 378.

120. D'après Ch. Perrault, dont le témoignage recoupe celui de Nicole (voir p. 18-19), il semble bien que ce thème ait été à l'origine des Provinciales.

121. Dix-huitième lettre [...], éd. Cognet, p. 379.

122. Ibid., éd. Cognet, p. 380.

123. L'évêque de Rodez était alors Hardouin de Péréfixe, qui succédera à Pierre de Marca comme archevêque de Paris en 1662 et prendra des mesures de rigueur contre les religieuses de PortRoyal en 1664.

124. Cependant, il n'est pas certain qu'un formulaire, c'est-à-dire une formule précise de souscription, ait été imposé avant 1657.


Pourquoi « Les Provinciales » 85

1655125. Obtenue par la diplomatie de Mazarin, qui voit dans la relance de l'affaire janséniste un moyen de compenser chez le pape le mécontentement dû à la prolongation des hostilités avec l'Espagne et au renforcement de l'alliance avec l'Angleterre recherché par le ministre 126, la bulle Ad Sacram beati Pétri sedem, datée du 16 octobre 1656, semble bien être restée ignorée en France jusqu'en mars 1657, quand le nonce Piccolomini la présente à Louis XIV. Le 17 mars, l'Assemblée générale du clergé reçoit la bulle et rédige le texte d'un formulaire 127, par lequel les ecclésiastiques devront souscrire la nouvelle constitution, et décide d'em imposer la signature.

Restait à faire enregistrer la bulle par le pouvoir civil, c'est-à-dire par le Parlement 128, mais ce dernier se montrait réticent. Pour exploiter ces réticences, les jansénistes publièrent, datée du 1er juin 1657, la Lettre d'un advocat au parlement à un de ses amis. Touchant l'Inquisition qu'on veut établir en France à l'occasion de la nouvelle Bulle du Pape Alexandre VII [...], qui flatte les sentiments gallicans des parlementaires. Mais, déjà, la dernière des Provinciales protestait contre la décision de l'Assemblée du clergé, jugée inutile et dangereuse.

Dès l'été de l'année 1656, s'était engagée, à Rouen et à Paris, la campagne des curés contre les casuistes, que l'auteur du Septième Ecrit des Curez de Paris [...] relie expressément à la publication des Provinciales, preuve du très grand retentissement de celles-ci. Daté du 13 septembre, un Advis, sorte de lettre circulaire, fut envoyé par les curés de Paris à l'ensemble des curés de France, pour les mettre en garde contre la morale relâchée et solliciter leur procuration en vue d'une condamnation. L'Assemblée du clergé s'émut d'abord du procédé des curés de Paris, qui ne tenait pas compte des évêques, puis, après avoir entendu le curé de Saint-Roch, Rousse, elle finit par accepter la requête qui lui fut régulièrement présentée le 24 novembre, sous la forme d'une Remonstrance. Cette procédure n'aboutit à aucune condamnation, l'Assemblée s'étant contentée d'ordonner la réimpression des Instructions pour les confesseurs de saint Charles Borromée. Mais la publication, en décembre 1657, par le P. Pirot, ami du P. Annat,

125. Telle est du moins l'opinion de P. Jansen, pour qui « la bulle du pape Alexandre VII est prête dès la fin de l'année 1655 ». Sur la question de la bulle d'Alexandre VII, on lira P. Jansen, op. cit., ch. IV. « Le cardinal Mazarin et la bulle du pape Alexandre VII (1656-1659) », p. 143-193.

126. Le 23 mars 1657, une nouvelle alliance, plus étroite que celle de 1655, est conclue entre la France et l'Angleterre.

127. Hermant cite ce texte (Mémoires [...], publiés par A. Gazier, Plon-Nourrit, 1905-1910, t. III, P- 324).

128. Cet enregistrement par le Parlement français des documents pontificaux — bref, décret ou bulle — impliquant des conséquences juridiques était nécessaire pour que les décisions contenues dans ces documents devinssent exécutoires. Par exemple, le Parlement n'ayant jamais reçu les décisions du concile de Trente, celles-ci restèrent toujours chez nous dépourvues de valeur juridique.


86 Jacques Plainemaison

de Y Apologie pour les Casuistes contre les calomnies des Jansénistes [...], ouvrage inopportun et maladroit, qui reprenait les propositions les plus blâmables des casuistes, en particulier celles touchant l'homicide, allait donner un nouveau départ à l'affaire. Les curés de Paris entreprirent d'en poursuivre la condamnation au Parlement et devant la Faculté de théologie, ainsi que devant les vicaires généraux du cardinal de Retz, archevêque de Paris. Pour soutenir leur requête et instruire les juges, tant civils qu'ecclésiastiques, ils firent imprimer un Factum, dont Pascal fut le principal rédacteur, sinon le seul, comme il le fut suivant la vraisemblance, du [Second escrit] des Curez de Paris [...] 129. Après un troisième et un quatrième écrits, atribués à Arnauld et à Nicole, Pascal reprit la lutte dans un Cinquième Escrit des Curez de Paris [...], que, selon Marguerite Périer, il considérait comme « le plus bel écrit qu'il eut fait » 130 et dans lequel il distinguait la doctrine de l'Eglise de celle des casuistes et marquait la différence entre les calvinistes et les jésuites, ceux-ci étant à la fois moins coupables et plus dangereux que ceux-là.

Cependant le succès de la campagne des curés auprès des fidèles, des prélats et des docteurs, portait ses fruits. Plusieurs évêques censurèrent l'Apologie pour les Casuistes. C'est sans doute pour l'un d'eux que Pascal rédigea un Projet de mandement. D'autre part, l'Apologie fut condamnée par la Sorbonne. Pascal rédigea encore un Sixième escrit des Curez de Paris [...], daté du 24 juillet 1658, en réponse à un écrit intitulé Le sentiment des Jésuites sur le Livre de l'Apologie pour les Casuistes, et peut-être un Factum des Curez de Nevers [...] 131. Finalement, le livre du P. Pirot fut mis à l'Index, le 21 août 1659. Il est vrai que les Provinciales, elles aussi, avaient été mises à l'Index le 6 septembre 1657...

La morale relâchée a donc été sévèrement malmenée. Plus de cent propositions de casuistes seront condamnées quelques années plus tard par Alexandre VII et Innocent XI. Là est un premier résultat des Provinciales. Mais, sur la grâce, Innocent X et Alexandre VII ont condamné sans équivoque Jansénius. Or, si les jansénistes le défendent, c'est qu'ils « sont persuadés que Jansénius n'a point d'autre sens que celui de la grâce efficace » 132, de telle sorte que renoncer Jansénius

129. Selon le P. Guerrier, à qui Marguerite Périer l'aurait dit, les curés de Paris ayant décidé de demander la condamnation de la morale relâchée, M. Fortin, principal du collège de Harcourt, se serait entremis entre l'un d'eux, le curé de Saint-Paul M. Mazure, et Arnauld, Nicole et Pascal, qui sont les véritables auteurs des Escrits des Curez de Paris (« GEF », t. VII, p. 62 ; « Edition du Tricentenaire », t. I, p. 1151-1152).

130. Note du catalogue Fouillou.

131. Sur ces problèmes d'attribution à Pascal d'écrits consécutifs à l'Apologie pour les Casuistes [...], on consultera avec profit J. Mesnard, La collaboration des écrivains de Port-Royal aux censures des évêques contre l'« Apologie pour les Casuistes » (1658-1659), Chroniques de Port-Royal, n° 32, 1983, p. 3-20.

132. Six-septième lettre [...], éd. Cognet, p. 350.


Pourquoi « Les Provinciales » 87

équivaudrait à renoncer saint Augustin. Tel est le point de vue de Pascal, exprimé dans L4Ecrit Sur la signature [...] : « Il faut premièrement sçavoir que dans la vérité des choses, il n'y a point de différence entre condamner la doctrine de Jansénius sur les cinq propositions, et condamner la grâce efficace, St Augustin, St Paul. » 133 On comprend alors le drame de conscience de ces religieuses, mises en demeure de signer sans aucune distinction la condamnation des cinq propositions, dont Henry de Montherlant a fait le sujet de Port-Royal en 1954. Bien que, laïc, Pascal n'ait pas eu à signer le formulaire, il ne laissa pas d'être sérieusement affecté par la position, qu'il estimait insuffisamment ferme, de ses amis Arnauld et Nicole, comme en témoigne Marguerite Périer, qui rapporte que, dans la discussion qu'il eut avec eux, il s'échauffa au point de perdre connaissance 134. C'est que Pascal mesurait pleinement les conséquences d'une évolution qui était en train de s'accomplir au sein de l'Eglise catholique et au regard de laquelle la « campagne » des Provinciales représente une brillante, mais partiellement inutile, « diversion ».

A quels motifs, en effet, avaient obéi les papes en condamnant Jansénius ? Avaient-ils été abusés sur « le sens de Jansénius », comme Montalte tente à plusieurs reprises de le persuader ? Ne faut-il pas plutôt admettre que, historiquement, la condamnation de Jansénius a été le moyen détourné de condamner ce qui, dans la doctrine de saint Augustin, heurtait les idées modernes ? Telle est l'opinion d'Ernest Havet, pour qui, « en même temps qu'il est vrai, quoi qu'en disent les jansénistes, que la doctrine de Cinq propositions est bien celle de Jansénius, il est vrai aussi [...], quoi qu'en disent leurs adversaires, que la doctrine de Jansénius est celle d'Augustin, et que c'est réellement Augustin qui a été condamné par la bulle du pape. » 135 Elaborée dans des conditions historiques très différentes, la doctrine de saint Augustin ne pouvait plus être acceptée telle quelle par l'Eglise du XVIIe siècle et, particulièrement, par ses responsables. En tant qu'institution, l'Eglise devait mettre l'accent, plus que sur une mystérieuse adhésion à la personne du Christ, seule source de salut, sur le nécessaire canal de l'obéissance à l'Eglise visible, dépositaire de la foi, sur le respect de ses commandements et de ses dogmes, autrement dit sur les oeuvres et sur la liberté de l'homme. Or, en attribuant un rôle accru à la conscience individuelle aux dépens de l'autorité, ceux qui se nommaient « amis » ou « disciples » de saint Augustin sont à l'ori133.

l'ori133. GEF », t. X, p. 171 ; OEuvres complètes, Paris, Seuil, « L'Intégrale », p. 368 (nous désignerons désormais cette dernière édition par la seule indication : « L'Intégrale »).

134. ,. GEF », t. X, p. 401 ; « Edition du Tricentenaire », t. I, p. 1071.

135. Les Provinciales de Pascal, Paris, Delagrave, 1889, 2 vol., Introduction, p. LX.


88 Jacques Plainemaison

gine d'un désir d'émancipation chez l'homme qui explique pourquoi les jeunes docteurs de la Sorbonne étaient volontiers « augustiniens » à cette époque 136. Désir d'émancipation du chrétien à l'égard de l'Eglise dans doute, mais aussi désir d'émancipation du citoyen à l'égard de l'Etat. Fait significatif : le despotisme romain et le despotisme monarchique ont concouru à la condamnation du jansénisme en France. Voilà quel était l'enjeu du combat que Pascal a mené, qu'il a perdu 137, mais qui reste à jamais marqué de son empreinte, celle d'un christianisme exigeant qui, à la fin de sa vie, l'a fait affronter durement avec ceux de ses plus chers compagnons d'armes partisans d'« une voye moyenne, qui est abominable devant Dieu, méprisable devant les hommes, et entièrement inutile à ceux qu'on veut perdre personnellement. » 138

Jacques PLAINEMAISON.

136. Voir supra, p. XX.

137. La bulle Unigenilus, signée par Clément XI le 8 septembre 1713, condamnait 101 propositions extraites des Reflexions morales de Pasquier Quesnel, mais en fait cette condamnation, sollicitée par Louis XIV, visait la doctrine janséniste dans son ensemble. Cependant, la forte résistance à laquelle se heurta en France la réception de la bulle, si elle laissait présager la fin d'un règne, celui de Louis XIV, annonçait aussi la satire politique et religieuse des « philosophes », à commencer par celle du parlementaire Montesquieu, et, à terme, la fin de l'Ancien Régime...

138. Ecrit Sur la signature [...], « GEF », t. X, p. 175 ; « L'Intégrale», p. 369.


Boulangisme et fonction publique : Le syndicat des révoqués

On se souvient de Huymans, fonctionnaire assidu à la Sûreté générale mais uniquement pour y écrire ses oeuvres, ou de Courteline qui ne venait à la direction des Cultes que pour toucher son traitement. Bon mécène, la IIIe République n'a jamais considéré la paresse, l'absentéisme et l'incompétence de ses agents comme des motifs sérieux de sanction, mais au contraire s'est toujours souciée de respecter sinécures et droits bien ou mal acquis, et l'on ne jurerait pas que cette aimable tradition est aujourd'hui complètement abolie'. En revanche, le régime a toujours veillé, avec un soin conforté par l'inquiétude, à l'orthodoxie politique de ses fonctionnaires ; en ce domaine, il a même repris sans vergogne certaines des pratiques du Second Empire qu'il avait pourtant sigmatisées avec indignation.

Il est entendu que les fonctionnaires doivent voter pour le gouvernement et agir, par la propagande ou la pression, en faveur de ses candidats 1. C'est là une doctrine admise et avouée, dont seule l'opposition songe encore à s'inquiéter. En l'absence de statut général de la Fonction publique et de tout droit syndical, le Pouvoir est souverain en matière d'avancement et de traitement, ce qui d'une part donne tout leur prix à la faveur, au clientélisme et à l'arbitraire, et d'autre part constitue un moyen de pression efficace sur les fonctionnaires. En temps normal, cette pression reste discrète et modérée ; mais en période de crise, elle se fait insistante, voire violente, avec de fâcheuses dérives vers l'espionnage et la délation, comme on le voit à

1. Un exemple particulièrement scandaleux : la campagne et les fraudes de la police pour faire élire Constans à Toulouse en 1889 (L. Bruce Fulton, L'Epreuve du boulangisme à Toulouse. Comment les républicains manipulèrent les élections de 1889, dans Annales du Midi, n° 128, juillet-septembre 1976, p. 329-343).

Revue historique, CCLXXXVII/1


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travers l'affaire des fiches. Crise majeure, le boulangisme provoque une cascade de révocations ; en l'absence de chiffres précis 2, il est difficile de parler, comme les boulangistes, de « terreur » et « d'hécatombe », mais le bilan final compte au moins plusieurs centaines de victimes. C'est pour ces dernières et par elles que fut créé un mouvement boulangiste extrêmement curieux : le syndicat des révoqués, dont l'existence éphémère (novembre 1889 -juillet 1890) mérite d'être contée, comme une page réduite mais originale de l'histoire de la Fonction publique et du boulangisme.

Les sources de cette histoire sont éparses et lacunaires. Charles Mordacq, trésorier puis président du syndicat des révoqués, a publié un bref récit (Souvenirs d'un révoqué, 1889-1890, Clermont-Ferrand, 1890, 70 p.) tout à sa gloire mais utile malgré ses erreurs. On corrigera celles-ci au moyen de trois rapports de synthèse élaborés par la police grâce au fort contingent d'indicateurs qu'elle entretenait au sein du syndicat 3 et on complétera le tout par les rapports quotidiens du préfet de police sur les réunions de la veille 4 et quelques indications fragmentaires référencées ultérieurement. L'ensemble, quoique maigre, autorise néanmoins une première approche de ce phénomène politico-administratif.

Les origines

Au début, les fonctionnaires boulangistes ne furent pas inquiétés. Il s'en trouvait dans toutes les administrations et notamment dans quatre secteurs : préfecture de la Seine, direction des Postes et Télégraphes, ministère de la Guerre (surtout à l'Intendance militaire) et Hôtel de Ville 5. C'est l'élection de Boulanger à Paris, le 27 janvier 1889, qui sonne l'alarme. Avant le scrutin, la préfecture de police estime elle-même qu'une forte majorité de fonctionnaires votera

2. Le journal officiel ne publie pas les arrêtés de révocations. Pour le ministère de l'Intérieur, la collection d'arrêtés de l'année 1889 (Archives nationales, F1a 1997/6 et 1998) ne contient que cinq mesures de cet ordre.

3. Archives de la préfecture de police (APP), Ba 100, 15 novembre 1889 ; Ba 1496, début 1890 et 15 avril 1890. Sur les problèmes généraux des révocations, voir Paul Gerbod et autres. Les Epurations administratives (XIX' et XX' siècles), Genève, 1977, 126 p. Je regrette de n'avoir pu lire les thèses de Judith Wishnia, French Fonctionnaires : the Development of Class Consciousness and Unionizaiion, 1884-1926, State University of New York, 1977, et H. S. Jones, Public Service and private Interests : the intellectuel Debate on the Problem of Syndicats de fonctionnaires in France, 1884-1914, University of Oxford, 1988.

4. APP, Ba 498, du 5 janvier au 9 avril 1890. Le syndicat ne semble plus se réunir à partir de la fin avril.

5. APP, Ba 972, 5 février 1889. La ligue boulangiste de Morphy recrutait assez largement dans l'administration d'Etat et municipale (Ba 497, 27 février 1889).


Boulangisme et fonction publique 91

pour le général 6. Après la victoire de celui-ci, de hauts fonctionnaires, soucieux de leur avenir, prennent contact par des intermédiaires discrets avec le vainqueur 7 ; d'autres, moins prudents, écrivent et une partie de ces lettres est saisie lors des perquisitions d'avril.

Les premières têtes tombent dès le début du mois de février 1889 : Merlin et Boulogne, que l'on retrouvera plus loin, sont révoqués pour avoir participé à la campagne électorale du 27 janvier et aussitôt promus au rang de martyrs par l'état-major boulangiste (punch d'honneur le 10 février). Pour les ministériels, ces premières exécutions sont totalement insuffisantes et leurs journaux en réclament d'autres ; de là à la délation pure et simple, le pas est mince et parfois vite franchi. Ces hommes qui ont pourtant appris au lycée à frétrir les règnes de Scylla et de Néron se mettent à dénoncer nommément, par voie de presse, les imprudents qui leur font maintenant peur. Le procédé choque d'autant plus que ces articles restent généralement anonymes. En voici un exemple, tiré de La Bataille :

Il y a plus d'un mois, nous racontions la petite réjouissance à laquelle s'étaient livrés plusieurs gardiens du musée du Louvre en l'honneur de Boulanger. Nous croyions les avoir suffisamment désignés ; c'est le contraire, semble-t-il, puisque non seulement ces bons serviteurs de l'ennemi de la république n'ont pas été inquiétés, mais qu'ils continuent de plus belle leur propagande boulangiste.

C'est égal, le brigadier Choulz, les gardiens Vincent, Goulut, Pélin et Goart feront bien de mettre une sourdine à leurs manifestations réactionnaires. Nous espérons que cet avis suffira 8.

Mais les délateurs ont bonne conscience. L'Estafette réclame (toujours anonymement) la révocation immédiate des fonctionnaires ayant envoyé des assurances de dévouement à Boulanger, « acte qualifié trahison par la conscience publique et par la loi »9 ; elle applaudit à la révocation de l'inspecteur divisionnaire Siadoux et exige d'autres têtes dont celle d'un trésorier-payeur-général, sans toutefois donner son nom : preuve que la haute administration est atteinte et que les républicains ont réellement peur.

Il est probable que le gouvernement donne l'ordre de lui signaler les hérétiques. On constate en tout cas, en lisant les rapports d'indi6.

d'indi6. Ba 626, cité par Jean Garrigues, Les élections législatives de 1889 dans la Seine, mémoire de maîtrise, Paris X, 1981, p. 62. Les boulangistes font une active propagande dans les ministères (Finances, Intérieur, Marine et Postes, notamment) où de récentes suppressions de gratifications ont provoqué un vif mécontentement (Ba 974, dossier « d'où vient l'argent », 5 janvier 1889).

7. Selon un rapport nettement postérieur (APP, Ba, 973, 14 mai 1890).

8. Les fonctions aux fonctionnaires, dans La Bataille, 7 mars 1889.

9. Les traîtres, dans L'Estafette, 21 juillet 1889. On notera que tout bénéficiaire d'une aide, même réduite, de l'Etat est menacé ; deux vieillards sont ainsi chassés de l'hospice de Bicêtre pour boulangisme (APP, Ba 974, dossier « d'où vient l'argent », 17 juin 1890).


92 Bertrand Joly

cateurs et les comptes rendus de réunions rédigés par des policiers officiels, le soin voire l'acharnement avec lequel ils donnent le nom et l'emploi d'un orateur lorsqu'ils apprennent que celui-ci est employé de l'Etat ou de la ville de Paris. De même, dans les listes d'adhérents à la ligue boulangiste, les fonctionnaires sont cochés au crayon rouge 10 ; parmi eux figure même le commissaire spécial du Havre, Fleuriel. Jusqu'à l'été, le gouvernement prépare soigneusement ses fichiers ; il semble également qu'il fait pression sur les compagnies de chemin de fer, dont les employés les moins gradés sont massivement boulangistes, pour qu'elles s'épurent avec énergie, sans que l'on puisse dire toutefois si ces pressions sont efficaces : on constate une certain nombre de licenciements, mais dans une proportion inconnue.

Une première alerte se produit en juin. La Presse du 3, organe quasi officiel du comité républicain national, fait état de surveillances et même d'espionnage sur les employés du ministère de l'Intérieur. Si les rétrogradations et les révocations restent encore au stade de la menace, des gratifications ont été supprimées et certains avancements suspendus. Et L'Eclair, qui paraît bien renseigné, décrit avec humour l'angoisse des auteurs d'allégeances écrites en donnant ce sage conseil : « n'écrivez jamais »n.

Fin juillet 1889, La Patrie annonce, pour les flétrir, de prochaines hécatombes 12. Elle ne se trompe pas. La campagne électorale décisive commence et le Pouvoir n'a plus d'états d'âme. Rappelons encore qu'il n'existe aucun chiffre officiel ou officieux et qu'on ignore les critères retenus par le gouvernement qui dut, à l'évidence, fermer les yeux sur bien des compromissions bénignes. Les rares indications données viennent de sources boulangistes, ce qui les rend hautement suspectes, et l'estimation retenue ici (quelques centaines de révocations, et sans doute moins de mille) n'est donc qu'une simple hypothèse.

Selon L'Intransigean13, le gouvernement révoque début août 70 fonctionnaires, dont 60 pour boulangisme, et l'organe de Rochefort ajoute, fort imprudemment, que « ces 60 fonctionnaires recevront les justes compensations auxquelles ils ont droit, à partir de demain, lundi 12 août », sans préciser qui paiera ; déjà en juin, Chincholle avait promis avec la même inconscience que les futures victimes seraient dédommagées 14. L'idée est reprise peu après par L'Eclair qui annonce que trois agents de police de Dunkerque, révoqués pour boulangisme,

10. APP, Ba 497, 6 février 1889. L'ostracisme peut fonctionner à l'envers : Jaluzot, directeur du Printemps, n'accepte dans son magasin que des employés boulangistes.

11. L'Eclair, 12 juin 1889.

12. Le Pain du Gouvernement, dans La Patrie, 31 juillet 1889.

13. L'Intransigeant, 12 août 1889.

14. L'Eclair, 12 juin 1889.


Boulangisme et fonction publique 93

viennent de recevoir chacun du comité républicain national la somme de 120 francs, soit un mois de traitement 15 ; et séduit par ce beau geste, L'Eclair demande au comité s'il compte agir de même pour tous les révoqués. La réponse du comité paraît nette (« tous ceux qui, n'ayant pas de fortune, s'adresseront à nous, recevront intégralement le traitement qui leur était alloué »), mais elle ne l'est guère : l'article ne précise pas qui fait cette réponse ni si celle-ci engage officiellement le comité ; en outre, il n'est pas dit combien de temps dureront ces générosités, même si l'on devine que pour les boulangistes, la victoire électorale en octobre réglera le problème. En tout cas, des initiatives irresponsables de la presse n'ont provoqué que de vagues promesses, pas d'engagements précis ; cette démagogie est grave, car elle encourage chez les punis des espérances aussi compréhensibles que chimériques. On notera d"ailleurs que Boulanger, pourtant peu avare de promesses et de bonnes paroles, se garde bien d'aborder cette question.

Le baron Verly, chargé par Boulanger de secourir les révoqués, reçut plus de 10 000 lettres, en retint 92 et distribua 14 472 francs en deux mois, sans beaucoup d'illusions. Puis Dillon, qui n'avait, lui, rien promis, ferma la caisse et gaspilla autrement les fonds royalistes. Les révoqués en furent réduits à quêter dans les réunions révisionnistes, avec un succès d'ailleurs limité 16. De plus, ils purent s'employer comme camelots ou agents électoraux 17, ce qui fournit à Dillon un secrétariat peu onéreux puisqu'il le rétribua surtout par des prophéties mirobolantes pour les lendemains de victoire. De toutes ces promesses mal faites et non tenues et de la défaite boulangiste aux élections d'octobre 1889 sort directement le syndicat des révoqués.

Aux élections elles-mêmes, peu de révoqués peuvent se présenter, mais ils mettent soigneusement leur qualité de victime en avant. Quinaud, révoqué de la Marine et candidat dans le XVIe arrondissement, se proclame lui-même « martyr » 18 et Belleval fait toute sa campagne sur sa qualité d'auditeur au Conseil d'Etat révoqué (pour sa brochure Sommes-nous en République ?). Il est le seul révoqué élu, sans doute parce qu'à la différence des autres, il a de la fortune, des relations (notamment chez les royalistes) et donc, l'argent allant à l'argent, de confortables subventions du comité républicain national.

15. L'Eclair, 21 août 1889.

16. APP, Ba 1467, dossier du XIVe arrondissement, 10 octobre 1889. Louis Mêrienne, fraîchement révoqué de la préfecture de la Seine, ne récolte que 6 Francs. Albert Verly, Le général Boulanger et la conspiration monarchique, Paris, 1893 (chapitre 10, « L'Histoire des révoqués »).

17. Le comité de propagande électorale boulangiste, quand il s'installe rue Galilée, recrute massivement parmi les révoqués ; 300 d'entre eux sont déjà au travail début septembre (APP, Ba 1465, 9 septembre 1889).

18. APP, Ba 1467, dossier du comité républicain national du XVIe arrondissement, 21 et 29 septembre 1889.


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On imagine le désarroi et la colère de ces ex-fonctionnaires, privés de leur emploi, déçus par l'état-major boulangiste et désespérés par la défaite électorale. Il leur faut maintenant défendre leurs intérêts communs, faire pression sur le comité républicain national et se trouver un métier. En outre, certains d'entre eux pensent déjà aux élections municipales d'avril 1890. D'où la nécessité de s'unir face à l'égoïsme de leurs propres alliés. L'idée est dans l'air et localement on s'organise pour aider les plus démunis et lutter contre l'ostracisme de l'administration ; dans le XVIIe arrondissement, les divers comités boulangistes travaillent à la formation d'un « comité de secours mutuel », dont le but serait de « venir en aide à ceux des habitants que le maire de l'arrondissement ne croirait pas devoir secourir, pour cause de boulangisme » 19.

La fondation

L'Intransigeant du 11 novembre 1889 convoque pour le 14 tous les employés de l'Etat, de la ville de Paris et des entreprises privées, révoqués pour des raisons politiques, à une réunion privée dans une brasserie de l'avenue de La Motte-Piquet 20. 50 personnes répondent à cet appel et fondent le syndicat des révoqués, dont le but consiste à trouver des emplois et alimenter une caisse de secours mutuel ; il est prévu que les membres recasés y verseront 3 % de leur salaire, ce qui témoigne d'un net penchant à l'utopie. Une commission executive est nommée et chargée de faire payer les élus boulangistes, le comité républicain national et Boulanger lui-même.

Trois hommes sont à l'origine de ce syndicat. Coulom, révoqué des Télégraphes, disparaît presque aussitôt du mouvement, mais les deux autres méritent un bref examen. Achille Boulogne, chassé du ministère de la Guerre, est un ambitieux, habile mais sans envergure ; dès l'été 1889, il s'est reconverti dans le journalisme véreux et Belleval, qui cherche une plume pour sa campagne électorale à SceauxVillejuif, le nomme directeur-gérant de son éphémère Républicain révisionniste. Sa révocation vient de sa participation à la campagne du 27 janvier, de son titre de président du comité républicain révisionniste du VIIe arrondissement 21 et de sa collaboration à La Cocarde. Autre fondateur, Louis Mérienne était secrétaire de la ligue des patriotes

19. APP, Ba 1467, dossier du XVIIe arrondissement, 5 novembre 1889. Le président de ce comité sans lendemain est Octave Justice, l'un des « blackboulés » d'octobre.

20. On suit ici les documents cités à la note 3.

21. APP, Ba 1496, rapport de synthèse de mars 1889.


Boulangisme et fonction publique 95

du XIVe arrondissement 22, poste d'importance moyenne dans la hiérachie boulangiste, mais il aggrave son cas en dirigeant la campagne électorale de Fiaux dans le XIIe arrondissement et en devenant président de sa section du XIVe 23. Il est révoqué de la ville de Paris à la fin d'octobre et son premier soin est de réclamer l'aide du comité républicain national. Un rapport de police le juge peu après « ambitieux mais nul » 24 et sa vie privée peu édifiante va le desservir fâcheusement auprès de ses alliés 25.

Un quatrième larron, qui va s'imposer rapidement, est beaucoup plus pittoresque. Charles Mordacq, né en 1861 dans une famille d'officiers, entre à 22 ans dans l'Administration. Selon ses propres dires 26, 0 est, pendant deux ans, attaché au cabinet de Bourgeois, alors secrétaire général de la préfecture de la Seine. Ce qui va perdre ce commisexpéditionnaire de 5e classe, c'est une lettre imprudente à Boulanger et son amour de la chanson politique : sous le pseudonyme de Rolla, il fait jouer plusieurs oeuvres d'inspiration boulangiste qui lui valent non la gloire mais une révocation expéditive signée par le préfet Poubelle le 24 août 1889. Mordacq anime ensuite la campagne électorale de Lenglé dans le Ve arrondissement puis adhère au syndicat des révoqués dès sa création. Sa carrière ultérieure, ses liens avec Morès, son antisémitisme hystérique et ses essais journalistiques n'offrent pas d'intérêt ici, mais il faut insister sur certains traits de caractère de notre héros : primo, une absence totale de talent ; ses chansons n'ont même pas la gouaille efficace d'un Antonin Louis et ses écrits, vers ou prose, ne se caractérisent que par leur uniforme médiocrité ; secundo, une ambition frénétique, en littérature comme en politique, qui peu à peu va faire de lui un raté et un aigri ; tertio et surtout, Mordacq manifeste très tôt un déséquilibre psychique proche de la paranoïa 27, qui lui vaut dès le début la méfiance des boulangistes.

Cette revue de ce qui va constituer l'état-major du syndicat est instructive : les meneurs sont des arrivistes peu crédibles et peu scrupuleux qui ne cherchent dans le boulangisme qu'une revanche de leur carrière administrative obscure et sans grade et de leur brutale révocation. Pour eux, on va le voir, le syndicat des révoqués n'est pas

22. Ibid.

23. Arch. nat., 401 AP 25, lettres à Déroulède, 9 novembre et 4 décembre 1889.

24. APP, Ba 970, rapport sur les manifestations prévues pour la rentrée des chambres, 9 novembre 1989.

25. APP, Ba 498, 12 janvier 1890.

26. La plupart de ces détails sont tirés de ses Souvenirs d'un révoqué, op. cit.

27. C'est particulièrement net dans ses lettres à Déroulède (Arch. nat., 401 AP 14), notamment dans celle du 24 mars 1891 où il étale son délire de la persécution et sa mégalomanie. Lors d'une réunion du syndicat, il fait jurer sur un revolver le secret de la manifestation pour Gamelle (APP, Ba 971, 12 février 1890). A la fin de sa vie, il se qualifiera de chansonnier « anti-platoniste ».


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une oeuvre d'entraide et d'assistance, mais l'outil commode de leurs ambitions et de leurs appétits. Dans ces conditions, le mouvement est d'avance condamné à l'échec.

La vie du syndicat

Le 20 novembre, le syndicat se réunit à nouveau et se dote d'un bureau provisoire : Mérienne (délégué), Boulogne (secrétaire), Mordacq (trésorier) et six membres. Le bureau définitif n'est élu que le 31 janvier 1890 : Mordacq (président), Boulogne (secrétaire), Faillet (trésorier) et Mérienne (archiviste) concentrent tous les pouvoirs, d'autant plus qu'il existe, selon la police, un comité secret de 14 membres 28. A aucun moment il n'est question de rédiger des statuts.

Comme il est malheureusement d'usage pour ce type de mouvement, l'estimation des effectifs pose des problèmes insolubles. Une seule fois la police se risque à donner un chiffre 29 : 200 adhérents en janvier et février 1890, dont une quarantaine de membres honoraires. Or les rares indices que l'on peut recouper montrent bien qu'il s'agit là d'un maximum assez généreux. Ainsi l'assiduité aux réunions, que la police note parfois 30, reste médiocre : 20 à 25 présents en moyenne avec une seule pointe à 40 au début et, semble-t-il, une baisse lente mais continue dès janvier 1890. On ignore le profil moyen de l'adhérent, mais la nature et le ton des débats dénotent chez les plus militants leur appartenance probable aux grades les plus humbles de la hiérarchie, ainsi qu'une envergure morale et intellectuelle souvent médiocre. L'impression d'ensemble, — mais ce n'est qu'une impression —, est que la plupart des membres du syndicat cherchent uniquement à gagner quelque argent et à trouver un emploi, sans grand souci des moyens d'y parvenir et sans aucune préoccupation d'ordre idéologique. A leur décharge portons tout de même que ces hommes furent privés de toute ressource du jour au lendemain, sans avertissement ni sanction préalable 31.

Cela pose le problème (le seul qui compte) des moyens financiers du syndicat. On ne possède naturellement pas les comptes du mouvement, qui ne dut d'ailleurs jamais en avoir, malgré l'existence

28. APP, Ba 1496, début 1890, p. 27-30.

29. Ibid.

30. APP, Ba 100, 21 novembre 1889 et surtout Ba 498, janvier-avril 1890. En période électorale (janvier et avril 1890), Mordacq peut fournir d'une trentaine d'hommes pour les réunions, selon ses propres dires (Souvenirs d'un révoqué, op. cit.), ce qui est peu et sans doute exagéré.

31. Mordacq le précise bien dans ses Souvenirs,, niais, vu ses prises de position antérieures, il devait quand même bien s'attendre à quelques ennuis.


Boulangisme et fonction publique 97

d'un trésorier et d'un archiviste. Dès la deuxième réunion (21 novembre 1889), Mérienne annonce le refus, tout à fait officiel, celui-là, du comité républicain national de subventionner le syndicat. La nouvelle, visiblement attendue, ne soulève aucune protestation, preuve que les promesses de l'été sont déjà oubliées de part et d'autre. Il ne reste donc plus qu'à quêter à toutes les portes et le syndicat se mue aussitôt en un comité de « tapeurs » insatiables et vite agaçants. Cible de choix, Boulanger peut difficilement refuser d'entrouvrir sa caisse : 200 francs début décembre 1889, puis 500 francs fin décembre 32 ; cette dernière somme est aussitôt répartie entre 24 membres dont le dossier est déclaré régulier (par qui et sur quels critères ?), ce qui représente une allocation individuelle de 21 francs, et il est bien possible que ce maigre subside constitue l'un des meilleurs succès du syndicat. De son côté, Rochefort verse 200 francs ; quant aux élus boulangistes, systématiquement démarchés et relancés, on ignore le niveau exact de leur générosité, mais on peut le fixer fort bas si l'on en juge par les doléances rituelles des révoqués à ce sujet 33. Pour avoir quelque argent, ces derniers en sont donc réduits à faire comme tout le monde, c'est-à-dire à le gagner. Les élections successives (législatives partielles de janvier 1890, municipales d'avril) offrent des occasions propices à l'emploi temporaire : journalisme ou secrétariat pour les plus instruits, vente de journaux, affichage, service d'ordre à poigne pour les autres. Toutefois la meilleure recette — dont on ne se vante pas trop, vu la provenance — vient des royalistes : comme on le verra plus loin, le syndicat touche 1200 francs pour manifester le 12 février au palais de justice en faveur de « Gamelle » 34. Autre activité lucrative, le grand meeting du 9 mars, organisé spécialement au profit des révoqués, rapporte, selon Mordacq, environ 1500 francs 35. On ignore la destination finale de ces sommes, bien élevées pour ne pas susciter quelques convoitises parasitaires. Ce qui est sûr, c'est que les fonds réunis s'avèrent nettement insuffisants pour permettre aux syndiqués d'en vivre, et qu'après les municipales d'avril et l'arrêt définitif de l'agitation boulangiste, l'argent ne rentre plus du tout. L'agonie du syndicat commence aussitôt.

Entièrement conditionnées par le problème financier, les activités des révoqués paraissent assez faibles. La première d'entre elles et la plus systématique en même temps que la moins efficace, est bien sûr la tenue de réunions et d'assemblées plus ou moins générales. Mordacq

32. Chiffres fournis par Mordac, ibid.

33. Seul Belleval, lui-même révoqué comme on l'a vu, fait preuve de compréhension.

34. APP, Ba 971, plusieurs rapports février 1890.

35. Mordacq, Souvenirs d'un

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y joue au petit chef avec une jubilation visible et noie sous un flot d'affirmations abruptes et de réprimandes pas toujours imméritées l'examen des problèmes sérieux, dont sa propre inaction constitue sans doute le plus important. De toutes ces réunions, la plus importante, déjà évoquée, a lieu le 9 mars 1890 au profit du syndicat : devant un millier de personnes, quelques ténors boulangistes (Laguerre, Millevoye, Farcy, Apté, Crié, Antonin Louis) récitent leur discours habituels d'espérance et d'imprécation 36. Autre activité de choix, l'agitation électorale absorbe, on l'a vu, une part notable des énergies disponibles et l'on n'y reviendra pas. Il faut d'ailleurs souligner que les révoqués interviennent uniquement à titre individuel, jamais au nom du syndicat (à une exception près : la célèbre réunion électoralo-antisémite de Francis Laur à Neuilly, le 18 janvier 1890, où Mordacq et Mérienne prennent la parole). Cela donne des idées et suscite des convoitises : aux municipales d'avril, plusieurs révoqués tentent de poser leur candidature. Il serait trop long de raconter ici les fastidieuses tribulations de Mordacq pour se faire accepter comme candidat au Val-de-Grâce, sa candidature dissidente et son échec 37. De son côté, Mérienne tente sans succès de se présenter dans le quartier de la Santé 38. Toutes les tentatives de ce genre échouent et aucun révoqué n'entre à l'Hôtel de Ville.

On a déjà évoqué la participation du syndicat à la manifestation royaliste du 12 janvier 1890 en faveur du duc d'Orléans. Le moins que l'on puisse dire est que les employeurs n'en eurent pas pour leur argent : d'une part la manifestation fut un échec incontestable, dû à l'indifférence du public, et d'autre part les révoqués, noyés dans la masse des autres camelots stipendiés, ne se signalèrent que par leur manque de sérieux et de courage ; deux d'entre eux, par exemple, chargés de recruter des chômeurs, se soûlèrent avec les fonds remis et n'embauchèrent personne 39. En ajoutant à ce tableau décevant le dépôt d'une couronne d'immortelles à la statue de Raspail 40, on achève l'exposé des activités du syndicat, — bien peu de choses, en vérité.

36. Compte rendu complet dans La Cocarde, 11 mars 1890.

37. Voir outre le long récit du héros dans ses Souvenirs d'un révoqué, APP, Ba 498, 25 janvier et 4 avril 1890 ; Ba 1517, dossier du Ve arrondissement, 5 mars 1890 ; Arch. nat., 401 AP 25, dossier Révisionnistes, lettre du comité boulangiste local à Déroulède pour supplier ce dernier de le débarrasser de Mordacq (25 mars 1890). Mordacq obtient 984 voix au premier tour, après une campagne médiocrement menée où l'antisémitisme a eu sa part.

38. APP, Ba 498, 12 janvier 1890. Le comité boulangiste refuse de le soutenir en raison de sa vie privée.

39. Voir la diatribe de Mordacq à la réunion suivante, le 13 janvier, devant seulement 15 présents dont Lambert qui est sans doute l'auteur des rapports de police signés Marsan (APP, Ba 971, 14 février 1890).

40. La Presse, 14 mars 1890. L'inscription ,porte : «A F.-V Raspail, les révoqués».


Boulangisme et fonction publique 99

Dès janvier 1890, le mouvement glisse vers l'antisémistisme. Le 7, le soutien à Naquet (invalidé) est mis aux voix et repoussé 41. Le 18, le syndicat participe activement à la réunion électoralo-antisémite de Neuilly et, peu avant les municipales, Mordacq devient le secrétaire de Mores, dont il ne se distingue, dit-il dans ses souvenirs, que par le refus des solutions violentes. Cela lui vaut fin avril 24 heures de garde à vue, avec Mores, Malato et quelques autres trublions, et une perquisition, pour excitation au pillage, au meurtre et à l'incendie, et provocations de militaires à la désobéissance. Tous les révoqués ne suivent pas la même pente et la réunion du 8 avril, ou Mores et Poujade tiennent de violents propos contre les Juifs, se termine dans le tumulte 42.

L'ultime défaite boulangiste aux élections municipales d'avril 1890 sonne le glas du syndicat. Le comité dit « la Boulange », créé par Mordacq en novembre 1889 pour préparer sa candidature et dont les révoqués constituaient l'essentiel, disparaît peu à peu. En mai 1890, Mordacq, infatigable, fonde un nouveau comité, la « Ligue nationale », qui n'a ni statuts, ni président, ni bureau 43 ; il regroupe une centaine d'adhérents, organise quelques conférences de propagande peu suivies et retombe aussitôt. Le syndicat lui-même s'effondre brutalement en mai-juin 1890. Mordacq démissionne de la présidence en juillet, ce qui donne le coup de grâce au mouvement ; il avoue peu après dans ses Souvenirs qu'à ce moment le syndicat ne comprend plus que 9 membres : un révoqué authentique, 3 ou 4 révoqués pour indélicatesses et quelques mouchards. Ce médiocre tomber de rideau passe inaperçu.

Bilan

Il faut bien s'interroger sur les causes d'un tel échec. Bien sûr la déroute générale du boulangisme entraîne le syndicat des révoqués dans sa spirale irrésistible et le condamne fatalement, mais d'autres raisons ont semble-t-il joué concurremment.

En premier lieu, on ne peut nier que le Pouvoir a finalement bien tenu en main ses fonctionnaires. Le flottement assez net de janviermars 1889 disparaît avec l'installation du cabinet Tirard-Constans et quelques exécutions pour l'exemple. La clientèle potentielle du syndicat des révoqués s'en trouve restreinte d'autant.

41. APP, Ba 498, 8 janvier 1890. Naquet est visiblement détesté, mais Mordacq, qui pense aux municipales, finit par le soutenir (ibid., 21 janvier 1890).

42. Ibid., 9 avril 1890.

43. La Ligue a toutefois un programme, édité par Mordacq, Souvenirs d'un révoqué, op. cil., p. 64-65.


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De leur côté, l'état-major et la presse boulangiste ne s'émeuvent du sort des révoqués que dans la mesure où ils y trouvent matière à stigmatiser la « tyrannie » ministérielle. A des promesses inconscientes et démagogiques succèdent vite l'égoïsme et l'indifférence de Boulanger et des siens ; la quasi totalité des cadres supérieurs du boulangisme n'appartiennent pas à la Fonction publique et ne l'aiment guère. S'ils promettent d'en garantir l'indépendance et protestent contre les sanctions prises, ils affichent en même temps et beaucoup plus sincèrement l'intention arrêtée d'épurer énergiquement les administrations après la victoire, ainsi que leur volonté formelle de réduire aussi bien les effectifs, jugés pléthoriques, des budgétivores que les gros traitements. La lutte contre les sinécures et les salaires élevés relève autant d'une démagogie électorale déjà rituelle que d'une méfiance instinctive et sincère pour la bureaucratie et les nantis, et ce n'est pas là le seul trait d'avenir (et d'archaïsme) que l'on peut repérer dans le boulangisme. Les fonctionnaires ne s'y trompent sans doute pas et la presse ministérielle leur rappelle volontiers le sort peu enviable réservé aux révoqués par leurs amis 44. En ce domaine, les boulangistes se sont aliénés stupidement un électorat non négligeable.

On retrouVe la même hostilité pour les fonctionnaires aux niveaux inférieurs et, dans les comités boulangistes locaux, le syndicat des révoqués est franchement' détesté, pour plusieurs raisons complémentaires. La première tient à la sociologie du boulangisme parisien : artisans et boutiquiers, suivis par leurs commis, se méfient de l'Etat et n'éprouvent qu'envie et mépris pour ceux qui le servent ; la sécurité d'emploi et de traitement constitue un privilège âprement jalousé dont l'abolition, même ponctuelle, ne saurait donc émouvoir ceux qui vivent dans l'insécurité du revenu. Mais il existe d'autres raisons à l'indifférence rencontrée par les révoqués : les comités constitués voient forcément en eux des rivaux, pour l'obtention des subsides comme pour l'attribution des candidatures ; on trouve en 1889 près d'une centaine de comités boulangistes de quartier et d'arrondissement, sans compter la ligue des patriotes et les comités de banlieue ; entre eux la concurrence fait rage et le syndicat des révoqués, né après la défaite électorale d'octobre, à un moment où l'argent se fait rare, tombe vraiment mal. Enfin les révoqués sont généralement jugés peu fiables,

44. Le Temps (6 octobre 1889), cite le cas d'un employé des chemins de fer de l'Etat, révoqué le 1er août, qui reçoit ses appointements le premier mois, puis rien le second, malgré les promesses et ses réclamations, et malgré le fait qu'il travaillait à mi-temps à la permanence boulangiste. Voir aussi l'épopée lamentable d'un officier de police au Gabon, révoqué et abandonné par les boulangistes, puis réduit à la misère et au vol (Amédée Blondeau, La Caisse boulangiste, dans Le Rappel, 6 mars 1890).


Boulangisme et fonction publique 101

voire franchement suspects, comme le montre l'exemple suivant 45 : le 21 décembre 1889 se tient un grand meeting de protestation contre la validation de Joffrin ; un ordre du jour est déposé pour réclamer une quête en faveur des révoqués mais, devant les réactions de la salle, n'est même pas mis aux voix. Après la séance, Massé vient déclarer aux révoqués présents que le comité républicain national ne veut rien faire pour eux (ce qu'ils ne savent que trop), parce qu'il y a dans leurs rangs des traîtres, « tels que Mérienne, Chaudières et Faillet ». La part faite à la hantise (justifiée) des indicateurs et à la mauvaise foi du comité ravi de trouver un prétexte pour fermer sa caisse, il faut bien prendre acte de cette méfiance sans doute largement fondée. Cela conduit aux dernières raisons, mais non les moindres, de l'échec du syndicat, celles qui tiennent au syndicat lui-même. Il est évident que la minceur de ses effectifs l'a empêché de former le groupe de pression qu'il se proposait d'être, mais il est permis de penser qu'avec de meilleurs chiffres d'adhésion, l'indiscipline des membres et l'absence de toute organisation sérieuse auraient sans doute conduit au même résultat. Il y a cependant plus grave et on touche là au coeur du problème : ce ne furent pas les meilleurs fonctionnaires qui se compromirent et l'observateur est constamment frappé par l'étonnante médiocrité du syndicat à tous les niveaux, médiocrité intellectuelle et surtout médiocrité morale. L'ambition, l'arrivisme, la vénalité et la cupidité transforment dès le premier jour un élan honorable en une coterie d'appétits mal dissimulés ; ainsi Mordacq ne se gêne pas pour faire ouvertement du syndicat le tremplin, malheureusement trop bas, de ses visées électorales. On n'adhère que pour percevoir quelques secours, ce qui se conçoit, mais la nullité des débats, l'absence de réflexion sur la Fonction publique et surtout l'indifférence cynique pour le boulangisme lui-même et pour la politique en général — on ne prend pas en compte ici les interminables divagations de Mordacq et sa philosophie de comptoir — donnent des révoqués une piètre image. Ils étaient méprisés, ils devinrent, un peu trop vite, méprisables.

Dans l'histoire du boulangisme, la page écrite par les révoqués paraît donc bien courte. L'impression dernière est que le syndicat n'eut de grand que sa médiocrité et ses convoitises. Dans toute révolution, même manquée, les purs cOtoient les ratés qui cherchent une revanche à leurs échecs. Le boulangisme échappe moins que quiconque à cette règle décevante et en ce sens, la mince iliade des révoqués, ce siège frénétique et goulu mis vainement devant la caisse boulangiste, semble un peu à l'image de tout le mouvement fédéré par le fringant

45. APP, Ba 970, 22 décembre 1889.


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général. Dans le boulangisme, les purs sont constamment menés par les arrivistes (Laguerre, Dillon, Mordacq), ou déconsidérés par les médiocres (Vergoin, Millevoye) et ces carences intellectuelles et morales ont sans doute fini par peser lourd.

L'existence fugace des révoqués appartient également à l'histoire de la Fonction publique, au chapitre des relations du gouvernement avec les fonctionnaires. En cas de litige, l'Etat est juge et partie, il révoque ou, pour les ecclésiastiques trop virulents, suspend les traitements d'un trait de plume ; il fait librement les carrières et l'avancement, place les cousins et les copains, paie mal et demande peu, limitant ses exigences à un conformisme politique parfois pesant. On connaît les inconvénients du statut général des fonctionnaires, favorisant la paresse et l'irresponsabilité ; les mésaventures des révoqués en montrent les avantages, au premier rang desquels viennent la liberté de conscience (le terme n'est pas excessif) et la protection contre l'arbitraire. La Troisième République fut certes bien servie par de bons fonctionnaires et put se montrer assez indifférente à leur assiduité, sans doute parce qu'en dépit de la légende celle-ci se contint dans des limites à peu près raisonnables pour un pays où l'Etat intervenait peu. Mais la question politique ne fut pas résolue et se posa brutalement dans la première décennie du XXe siècle. L'intolérance de l'Etat, de plus en plus mal supportée, provoqua chez ses victimes un mouvement de colère, souvent sans lendemain comme celui des révoqués, mais parfois plus dangereux pour le Pouvoir, comme on le vit peu après avec Syveton.

« Adieu, je vais traduire Horace » : tous les révoqués n'eurent pas le dépit aussi aimable que le substitut révoqué de Courteline. La grande médiocrité de la réponse boulangiste à ce problème parfois dramatique pour les plus pauvres (cf. ci-dessous), ne fera pas oublier l'impérieuse nécessité de relations dignes entre l'Etat et ceux qui le servent.

Bertrand JOLY.


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ANNEXE

Lettre d'un révoqué à Déroulède (Arch. nat., 401 AP 24)

(Très malmenées dans l'original, l'orthographe et la ponctuation ont été ici rectifiées.)

Marseille, le 24 mai 1890 Cher Maître,

Vous me connaissez. Patriote ardent, Boulangiste convaincu et militant, j'ai été un des réorganisateurs de la Ligue de Marseille après la scission lors de l'élection Carnot (2 Xbre 1887). Membre fondateur du comité républicain national des Bouches-du-Rhône, victime d'une odieuse révocation à cause de mon attitude politique (28 juin 1889), poursuivi par la haine des opportunistes, malgré l'appui plusieurs fois répété de notre vénéré chef le général Boulanger dont font loi des lettres (du 22 Xbre 1889, 2 février 1890, 10 avril 1890), j'ai reçu comme révoqué du comité républicain national, au nom du général Boulanger (12 août 1889), une somme de 60 francs. J'ai reçu une lettre très flatteuse du citoyen Laguerre (du 15 7bre 1889), deux longues lettres du citoyen Pierre Richard, secrétaire général de la ligue des patriotes et député, m'assurant au nom du comité directeur de notre association que je ne serais pas abandonné, deux lettres signées Ferdinand Le Menuet en votre nom, cher Président, me donnant la même assurance, me promettant de faire le possible pour me procurer un emploi (23 juillet, 6 août 89, 4 9bre et 4 Xbre 1889).

Reçu membre du syndicat des fonctionnaires et employés révoqués (Paris) par lettre du 30 7bre 89 signée Achille Boulogne, un secours de 20 francs a été voté en ma faveur par ledit syndicat par lettre du 5 et 11 janvier 1890. Lors des élections dernières, j'ai soutenu de toute mon énergie la candidature du citoyen Emile Bouisson de L'Intransigeant qui m'avait chargé d'organiser l'élection dans 4 communes de sa circonscription.

Depuis ma révocation, je suis sans emploi, dans la plus grande misère. Père de trois enfants tout jeunes, j'ai dû pour les nourrir vendre ou engager tout ce qui avait une valeur si faible soit-elle, meuble, linge, jusqu'aux bagues de ma femme (alliance) et nous nous couchons bien des fois sans manger pour en garder pour les bébés pour le lendemain.

C'est mon suprême et dernier espoir que je mets en vous, faisant appel à votre fraternité et solidarité, en vous demandant de me procurer un emploi quelconque à Paris, emploi si minime soit-il qui me permette de donner du pain à ma famille.

J'ose espérer que cette fois ce ne sera pas en vain que j'aurai fait appel à vous. Entravé à Marseille par l'administration des Postes dans toutes mes


104 Bertrand Joly

demandes d'emploi : chemins de fer, docks, messageries maritimes et dans le commerce marseillais, et le travail à la journée même me faisant défaut, n'ayant plus de crédit faute de travail, il ne nous reste plus de refuge que dans le suicide si le parti pour lequel j'ai lutté et perdu ma position ne me vient en aide ; mais j'ai foi en vous et je suis persuadé que vous ne m'abandonnerez pas à mon malheureux sort.

Vous pouvez vous renseigner auprès de M. Chevillon, ancien député, membre du parti national.

Recevez avec ma reconnaissance l'assurance de mon sentiment de fraternité française toujours et quand même.

Noël COLOMBET,

facteur des postes révoqué,

membre du syndicat des révoqués

et vice-président de la Ligue des patriotes de Marseille

depuis janvier 1888.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon (1870-1914) : Légitimité d'un modèle administratif décentralisé

« Tout d'abord, j'ai essayé, par la façon dont j'ai traité mon personnel, de donner l'exemple de ce que doit être une administration démocratique. J'ai exigé la plus exacte discipline, la subordination de chacun à l'intérêt public, mais j'ai voulu aussi améliorer la situation de nos agents municipaux, qui dans l'ensemble méritent si parfaitement la confiance du public et sa reconnaissance, »1

Ainsi s'exprime le maire de Lyon Edouard Herriot en 1912 en rendant compte du mandat de la municipalité. Cet extrait concernant le « personnel municipal » prend place dans la troisième partie du discours du grand leader radical traitant de « l'ordre social ». Il paraît emblématique de la façon de concevoir le rôle d'une mairie et de ses personnels, et nous éclaire sur la légitimité, supposée ou réelle, d'un service public local comme la municipalité lyonnaise au tournant des XIXe et XXe siècles. « Discipline », « subordination à l'intérêt public » mais également valorisation du statut des « employés de la ville », telle est bien la ligne de conduite préconisée pour obtenir en retour « confiance » et « reconnaissance » des populations administrées. Mais on ne doit pas négliger des préoccupations plus traditionnelles, d'ordre politicoélectoral, clientéliste, « paternaliste » et « relationnel » qui influent

1. L'oeuvre municipale, 1905-1912, compte rendu du Mandat municipal par M. Herriot, Lyon, Imprimeries réunies, 1912, 32 p. Nous remercions Vincent Dubois de nous avoir communiqué cet extrait.

Revue historique, CCLXXXVII/1


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également sur le recrutement et la gestion des personnels municipaux 2.

Ainsi, pour s'imposer comme légitime aux yeux de tous les Lyonnais qui doivent la percevoir comme un service d'intérêt général en faveur du bien public, la municipalité lyonnaise doit combiner des stratégies diverses et quelquefois antagonistes. Notre volonté sera donc d'éclairer le processus historique, qui, de l'autonomisation d'un pouvoir municipal à sa gestion technique, voit des élites administratives locales tenter, tout à la fois, de solidifier leur implantation socio-politique et de rationaliser une organisation complexe, en essayant en particulier d'imposer des normes légitimes et « légitimantes » à des personnels très hétérogènes et supposés tout acquis à leur cause.

/ — L'administration municipale lyonnaise : entre stratégies politiques et « phénomène bureaucratique »

A la conquête d'un pouvoir municipal « autonome »

Après Sedan et les événements des Communes de province, Lyon, capitale de la République et des insurrections ouvrières, effraie plus que jamais le pouvoir central conservateur. Symbole de l'agitation et de la contestation politique et sociale, elle est contrainte, tout comme d'autres grandes agglomérations, d'abandonner le libre exercice de ses prérogatives municipales. La métropole rhodanienne compte alors trente six conseillers, six par arrondissement, qui nomment le Dr Hénon, démocrate modéré proche de Thiers, à la tête de la ville. En 1872, à la mort de ce dernier, Barodet lui succède. Sa plus grande intransigeance républicaine alourdit le contentieux entre le pouvoir municipal et le Préfet, représentant du gouvernement. Pour mettre un terme à ces velléités d'autonomie, la loi du 4 avril 1873 décide d'administrer Lyon comme Paris, chaque arrondissement possédant dès lors son maire, entouré de deux adjoints, choisis par le Président de la

2. p. 2. Jean-Yves Nevers, Du clientélisme à la bureaucratie : enjeux et formes de la rationalisation dans l'administration municipale d'une grande ville de 1900 à 1940, in : Cinquièmes journées de sociologie du travail (« Les rationalisations du travail »), Lyon, 13-14-15 novembre 1991 : « ...La gestion du personnel est en effet au carrefour de deux principales logiques qui traversent les organisations municipales : une logique politico-électorale qui tend à faire de la municipalité un moyen d'influence au bénéfice d'une force politique et une logique "technico-administrative" qui correspond aux exigences des fonctions de gestion et de production de biens et de service publics... » Une autre logique interne, d'ordre plus ou moins « paternaliste », en se combinant aux deux précédentes et en les transcendant quelquefois, favorise plutôt les réseaux de parentèles, d'amitiés, de relations, etc.


«Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 107

République. Le Préfet reste tout puissant, cumulant les fonctions dévolues dans la capitale au préfet de police et à celui de la Seine. Malgré ces manoeuvres politiques, la majorité municipale demeure aux mains des radicaux, trente cinq d'entre-eux étant réélus contre un seul conservateur aux élections du 8 juin 1873. Le régime d'exception qui subsiste pendant toute la période de l'Ordre Moral s'accompagne de luttes et litiges incessants entre les deux administrations. Il faut attendre l'installation définitive d'une République « pleinement républicaine » et la loi du 5 avril 1881 pour voir un maire, entouré de douze adjoints, siéger à nouveau dans la cité des deux fleuves. Le docteur Gailleton est ainsi placé à l'hôtel de ville avant que le droit d'élire le premier magistrat et ses adjoints ne soit redonné au conseil municipal par la législation du 28 mars 1882. Deux ans plus tard, après de longs et difficiles débats parlementaires, une loi sur les communes est enfin votée. Cette charte du 5 avril 1884 donne au conseil municipal, dont les séances sont libres et publiques, le droit de régler les affaires de la commune. Les délibérations importantes restent pourtant soumises à l'approbation de l'autorité administrative comme le budget à celle de la Préfecture ou du chef de l'Etat. Par décret, désormais motivé, l'exécutif conserve le droit de dissoudre les conseils. Le maire, agent de l'Etat mais également administrateur de la collectivité locale, reste sous l'autorité et la surveillance de l'Administration, cette dernière pouvant discrétionnairement le suspendre et le révoquer. Le Préfet garde enfin le pouvoir de surseoir à l'exécution, ou d'annuler les différents arrêtés qui lui lui sont toujours communiqués 3.

De la chute de l'Empire jusqu'aux années 1880, Lyon a donc connu une municipalité muselée par le pouvoir central conservateur et dont le véritable centre de gravité se situe à la Préfecture. Avec « l'autonomie » municipale retrouvée, une certaine « stabilité radicale » lui succède et persiste de la République opportuniste à la Grande Guerre, juste infléchie par les orientations républicaines modérées, puis modérément socialistes de ses deux premiers élus. Pendant plus de soixante-dix ans, trois hommes seulement, s'imposent à la tête de la deuxième ville de France : Antoine Gailleton (1881-1900), Victor Augagneur (1900-1905) et Edouard Herriot (1905-1957). Nul doute que ce contexte politique original et la tendance générale à la bureaucratisation des services de l'administration publique ont pu avoir une influence majeure sur le recrutement du « personnel de la ville » et plus généralement sur l'organisation de l'appareil municipal lyonnais. Reste à savoir comment ce pouvoir décentralisé a (re)constitué son administration et quels projets

3. François Burdeau, Histoire de l'administration française. Du XVIIIe au XXe siècle, Paris, Montchrestien, 1989, 373 p., p. 198-199.


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sous-tendent son action. Nous tenterons d'apporter quelques éléments de réponse à travers l'étude du développement et de l'organisation de l'administration municipale lyonnaise entre 1870 et 1914.

Vers la spécialisation et la professionnalisation des tâches

Une fois l'administration municipale de la ville de Lyon dissociée de la Préfecture, on observe un gonflement, non linéaire, des effectifs ainsi qu'un essor et une spécialisation des services. Avec la bureaucratisation, l'organisation tend à s'améliorer. Alors que dans les années 1830, les bureaux municipaux se distribuaient généralement entre la comptabilité, les contributions, l'état-civil et la voirie, la différenciation et la professionnalisation des divers tâches s'intensifient. On peut par exemple suivre l'automatisation et l'évolution des services de la mairie centrale grâce aux descriptifs fournis par les Annuaires de la ville de Lyon.

En 1875, la Préfecture compte sept divisions chargées des affaires communales et départementales, sans réelle dissociation des services purement municipaux. Quatre ans plus tard, l'administration municipale de la ville est regroupée dans la 4e division employant 43 personnes réparties entre les sections d'administration et de police et le service des archives. L'adrnmistration se compose alors de quatre bureaux. Le premier, traitant des affaires générales et litigieuses, de l'instruction publique et des beaux-arts, emploie huit personnes. Sept autres « fonctionnaires » ont en charge la voirie et l'architecture de la ville. La comptabilité occupe le même nombre d'employés alors que le dernier bureau abrite cinq agents qui veillent sur les établissements et oeuvres d'assistance de la ville. Les quatre responsables et commis des archives et les onze membres de la section de police complètent le tableau. Les effectifs, tout en restant limités, semblent connaître un réel essor puisque la mairie centrale enfin autonome regroupe en 1883 huit bureaux recensant au total 49 employés (soit une augmentation de plus de 50 % en soustrayant du chiffre de 1879 les employés de la section de police restés auprès du préfet) 4. A-t-on transféré la majorité du personnel du 4e bureau de la Préfecture dans les locaux municipaux ? C'est probable, d'autant que l'on observe une certaine stabilité, notamment des chefs de services. Il n'y aurait donc pas eu de véritable épuration entre la période de l'Ordre Moral et les années 1880, cela paraissant tout à fait logique puisque des élites administra4.

administra4. lyonnais Henry. Annuaire administratif et commercial de la ville de Lyon, 1875, 1879, 1883.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 109

tives de sensibilité républicaine avaient déjà été mises en place à la chute de l'Empire.

Avec l'autonomie municipale, la spécialisation et la différenciation des services se sont encore accentuées. Remarquons surtout l'émergence d'un bureau spécialement chargé de l'hygiène publique et des statistiques, ainsi que l'élargissement de l'autorité et de la compétence municipale à de nouveaux secteurs : alimentation publique et pompes funèbres dans le 7e bureau, état-civil dans le 3e, ou encore cultes et affaires militaires dans le 5e, pour ne citer que les plus marquants. Notons parallèlement la réduction sensible des effectifs des services de police municipale qui s'occupent désormais uniquement de la voirie 5.

Mais l'essor quantitatif global constaté dès le début des années 1880 n'a rien de linéaire et on peut légitimement s'interroger sur le caractère rationnel de ce développement administratif.

La mairie centrale, symbole d'une évolution administrative désordonnée ?

En 1895, à la suite de plusieurs regroupements, la mairie centrale ne compte plus que sept bureaux et trente-six employés. Le service de l'instruction publique et de l'état-civil, le plus touché par cette restructuration, passe de quinze employés à quatre alors même qu'il se voit attribuer la gestion supplémentaire des Beaux-Arts et des Affaires diverses 6. On peut penser que les lois scolaires de Jules Ferry ont nécessité un effort d'organisation important de la part de la municipalité lyonnaise. Mais une fois la législation mise en place, la mairie s'empresse de réduire ses effectifs et de redistribuer ses services. Des effets conjoncturels de gonflement et dégonflement des bureaux, résultant de l'application de politiques décidées nationalement (telle l'éducation) ou d'initiatives locales (comme l'accent mis sur la voirie et l'architecture dans les années 1890-1895) peuvent ainsi être mis en évidence pendant les décennies 1880-1890. Ces derniers s'apparentent plus à une technique de gestion au « coup par coup » qu'à un véritable système administratif moderne et rationnel. Cette impression de tâtonnements successifs dans l'organisation se trouve d'ailleurs renforcée par les incessants changements, redistributions et panachages dans l'« organigramme » des bureaux et services. Ces constatations locales peuvent être rapprochées d'une tendance nationale assez nette : le refus du « fonctionnarisme » anime encore bien souvent la pensée des élites politiques de la république opportuniste et progressiste. Ceci explique une

5. Indicateur lyonnais Henry, 1895.

6. Ibid.


110 Bruno Dumons et Gilles Pollet

certaine lenteur dans la mise en place d'un nouveau système administratif, tant au plan national que local. D'ailleurs, l'extrême endettement communal, l'enracinement départemental ainsi que la permanence de fortes identités locales — les terroirs — favorisent plus l'immobilisme et le statu quo qu'une réorganisation générale des administrations municipales 7. Ces constatations semblent trouver confirmation dans l'exemple lyonnais.

Pourtant, dans cette même année 1895, la création d'un service du personnel au sein du premier bureau démontre une volonté de rationalisation de la gestion des personnels de la part du pouvoir municipal et répond à l'essor quantitatif général enregistré et peut-être programmé 8. Deux ans plus tard, la mairie centrale qui a retrouvé des effectifs comparables à ceux de 1882 (46 personnes contre 49 quatorze ans plus tôt), doit gérer, pour sa caisse de retraite, la carrière de 438 individus répartis dans 36 secteurs et dont un inventaire nous est livré grâce à un document relatif à la réorganisation de la caisse de retraite des employés municipaux 9. Ce document nous permet de prendre une « photographie », partielle mais éclairante, de l'administration municipale à la fin du XIXe siècle. Elle nous dévoile alors son extrême hétérogénéité.

La réalité de l'administration municipale : diversité des services et hétérogénité des personnels

La première constatation qui s'impose en effet à l'étude de ce document, c'est l'extrême émiettement et diversité des organes municipaux et la très grande hétérogénité du personnel. Les services les plus étoffés, la voirie avec 98 agents adhérents de la caisse de retraite municipale et le service des inhumations et cimetières qui en compte 51, forment la plus grande concentration municipale regroupant plus d'un tiers des personnels. La mairie centrale et ses 46 permanents fait également figure d'administration relativement imposante. L'école nationale des beaux-arts et les écoles municipales de dessin et de tissages avec leurs 44 directeurs, professeurs, surveillants et personnels divers viennent encore grossir les rangs de l'organisation lyonnaise. Les différentes inspections des subsistances, des viandes de boucherie et des voitures publiques recensent respectivement 16, 14 et 5 « employés » et les effectifs des mairies d'arrondissement sont compris entre 8 et

7. François Burdeau, Histoire de l'administration..., op. cit., p. 111 et s.

8. Indicateur lyonnais Henry, 1895.

9. Archives départementales du Rhône (ADR), Série O, Liasse n° 946 : « Mairie de Lyon. Réorganisation de la caisse de retraites des employés municipaux », 1897.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 111

15. L'architecture avec 15 personnes reste un service conséquent, tout comme le bureau d'hygiène — 10 agents — et certains services « culturels » (musées — 8 —, théâtres — 8 —, muséum des sciences naturelles — 7). Les autres ne dépassent jamais 6 employés et certains sont réduits à l'unité, se voyant dépêcher un seul « agent municipal » comme le professeur de travaux manuels des écoles primaires, le casernier affecté à la caserne des troupes de passage, le chef de musique de l'harmonie municipale, le receveur de la recette municipale ou encore celui du bureau de bienfaisance. Reste à citer la trentaine d'individus répartis entre l'entrepôt des douanes, le laboratoire municipal, le palais du commerce, le bureau de placement pour dames, l'orphelinat municipal de jeunes filles, l'asile Magnin-Fournet et celui de nuit, le magasin scolaire, le jardin botanique, la grande bibliothèque et celle du Palais des Arts.

Cet émiettement a pour corollaire une variété de fonctions et d'emplois assez impressionnante, encore renforcée par d'innombrables subdivisions en classes et en grades directement calquées sur le modèle hiérarchique militaire. Du simple préposé d'octroi au professeur des BeauxArts, du piqueur de la voirie à l'architecte en chef de la ville, des cantonniers, gardes et concierges aux ingénieurs et inspecteurs, s'égrennent les nuances de l'organisation municipale. On peut toutefois percevoir une coupure assez nette entre les élites administratives, notabilités locales reconnues à travers l'exercice de fonctions-clefs, et les simples employés de la ville 10. Mais il nous faut bien remarquer que cette organisation complexe, très différenciée et hiérarchisée semble connaître un réel essor quantitatif ainsi qu'une véritable dynamique rationalisatrice seulement au tournant des XIXe et XXe siècles.

L'essor quantitatif et la tentative de rationalisation de la Belle Epoque

Après une période de stabilité relative, et malgré des oscillations conjoncturelles non-négligeables évoquées plus loin, c'est seulement au début du XXe siècle que l'administration municipale lyonnaise enregistre un essor quantitatif sensible. Ainsi, de 2 640 individus recensés dans ses services en 1900, on passe à 3 117 en 1914, soit une augmentation de l'ordre de 18 %11. Cet accroissement doit être rapproché du développement général de l'administration publique française à

10. Pour plus de précisions sur ce point, voir nos thèses respectives regroupées sous le titre générique Retraite et retraités (fin XlXe-début XXe siècle), Université Lumière Lyon II, Centre Pierre Léon, janvier 1990.

11. Nous remercions Serge Maury, qui entreprend actuellement un DEA d'histoire contemporaine à l'Université Lumière Lyon II portant sur l'histoire de l'administration municipale lyonnaise (1850-1950), de nous avoir communiqué ces chiffres.


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la même époque 12. D'ailleurs, dans ce contexte d'expansion administrative, la décennie 1880 semble coïncider avec un renouveau de la vie communale, la prolifération des tâches imparties aux élus locaux s'accompagnant d'un étoffement du personnel de l'administration municipale. Alors que l'on recensait seulement une vingtaine d'employés des services administratifs à Versailles et moins de 150 à Bordeaux sous la Monarchie de Juillet, à la veille de 1914 c'est plus d'une centaine d'agents permanents qui s'activent dans une petite ville comme Chambéry et près d'un millier dans la métropole toulousaine 13.

Avant la Grande Guerre, se met donc en place un processus général mais modéré de croissance bureaucratique, les organismes municipaux suivant la tendance nationale. Pourtant, l'essor quantitatif que nous avons souligné entre 1900 et 1914, s'il correspond à une dynamique relativement répandue et continue bien qu'irrégulière sur l'ensemble du territoire et pendant toute la période étudiée, se double ici d'un phénomène plus ponctuel. Il s'agit en effet de compenser la disparition du corps de l'octroi, supprimé en juin 1901, et qui employait près d'un demi-millier de personnes 14. Mais alors qu'on aurait pu s'attendre à une baisse des effectifs après juin 1901, c'est le phénomène inverse qui se produit. Si bien que l'on enregistre une très sensible accélération dans le recrutement des personnels de la municipalité lyonnaise (hors octroi) à la Belle Epoque, et plus précisément avec l'implantation du « socialisme municipal » de Victor Augagneur. Les effectifs de la mairie centrale connaissent par exemple une croissance nette (de 40 à 62 employés entre 1900 et 1901), évolution confirmée puis accentuée dès l'arrivée d'Edouard Herriot en 1905. D'autres services sont en effet créés pour administrer les différentes taxes mises en place en remplacement des anciens droits d'octroi 15. On assiste alors à une redistribution générale des cartes avec l'émergence d'un pouvoir administratif déjà bien développé et structuré avant la Grande Guerre.

12. François Burdeau, Histoire de l'administration... op. cit., p. 111. François Burdeau parle de plus de 500 000 employés de l'Etat en 1914, cette progression étant surtout due à la fonctionnarisation des instituteurs réalisée depuis 1889 et à la formation des gros bataillons du service des postes. Dominique Bertinotti-Autaa, Recherche sur la naissance et le développement du secteur tertiaire en France. Les employés des PTTsous la IIIe République, thèse de IIe cycle, Paris I, 1984, 347 p., p. 2. Guy Thuillier et Jean Tulard, Histoire de l'administration française, Paris, PUF, 1984.

13. François Burdeau, Histoire de l'administration... op. cit., p. 111 et s.

14. Documents relatifs à la suppression de l'octroi et autres taxes municipales de remplacement, Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1905, 184 p.

15. Ibid., Les employés de l'octroi qui n'étaient pas en âge d'être mis à la retraite ont-ils été résinsérés dans d'autres services municipaux ? Nous avons trouvé quelques exemples de ces reclassements — qui avaient d'ailleurs été prévus par l'administration tout comme les cas de licenciement — mais nous n'avons pu en acquérir la certitude pour l'ensemble des personnels concernés. D'autre part, il faut relever ce processus, encore peu répandu mais prénomitoire, qui permet la restructuration d'un service administratif par une mise à la retraite « massive » (avec proportionnalité et primes).


«Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 113

Ainsi, les effectifs de la mairie centrale, qui avaient connu une relative régression entre 1883 et 1895, vont plus que doubler en moins de quinze ans. En 1912, 81 agents sont alors répartis dans 9 bureaux 16.

Les municipalités Augagneur et surtout Herriot semblent s'être servis du démantèlement d'un service annexe de la mairie, l'octroi, pour constituer un système administratif beaucoup plus ambitieux et rationnel. En dehors d'une opportunité saisie en matière économique et financière, on peut donc s'interroger plus profondément sur les motivations de cette nouvelle politique.

Deux éléments fondamentaux, venant s'ajouter à la tendance générale d'organisation des administrations, paraissent guider les édiles lyonnais dans leurs réalisations : l'émergence d'une théorie moderne du service public (plus ou moins ouvertement associé à de nouvelles velléités décentralisatrices) et la stratégie radicale « communaliste » de conquête et d'exercice du pouvoir politique local.

Les raisons d'un essor et d'une rationalisation : entre service public et « stratégies communalistes »

C'est en effet à la fin du XLXe siècle, que l'« Ecole du service public », sous l'impulsion de son initiateur Léon Duguit, doyen de la Faculté de Bordeaux, tente de répondre aux nouvelles exigences sociales et politiques tout en assumant et dépassant un idéal social issu de la Révolution 17. Pour Duguit, l'Etat n'a que des compétences objectives qui ne doivent pas être exercées par une personne morale fictive, mais par des agents, commis du social, serviteurs du public. C'est donc l'obligation de service public qui fonde l'Etat et qui, dans la même logique, le limite. Cette théorie des services publics devient le point de départ d'une tentative de réorganisation générale de l'administration. « Désormais la spécificité des fonctionnaires, dégagée de toute idée de puissance et de souveraineté, se trouverait entièrement et exactement justifiée par les exercices fonctionnels du service public... » 18. Sans entrer dans les polémiques, légitimes ou non, qui entourent dès sa naissance cette théorie et tout en étant conscient de ses limites et ambiguïtés, reste que cette avancée du droit français, dans un contexte caractérisé par la promotion de la République parlementaire et de l'Etat de droit et la mise en place d'une juridiction

16. Indicateur lyonnais Henry, 1895, 1912.

17. Evelyne Pisier et Pierre Bouretz, Le paradoxe du fonctionnaire, Paris, Calmann-Lévy, 1988, 252 p., p. 63 et s. Volonté de synthèse et aussi de dépassement des idées libérales et collectivistes, refonte du syndicalisme à travers l'idéal solidariste, la notion de service public porte également en elle une revendication statutaire.

18. Ibid.


114 Bruno Dumons et Gilles Pollet

administrative effective, offre le cadre d'une nouvelle conceptualisation de l'administration publique. A travers elle, c'est le rôle et le statut même de l'Etat, de l'administration, mais surtout du fonctionnaire, de ses pouvoirs et responsabilités qui se trouvent redéfinis.

L'Administration alors conçue, en ses différents organes, comme l'expression d'un Etat de type nouveau, devient l'agent direct et immédiat des réalisations de l'intérêt général. La sphère étatique, décentralisée sous la forme de services publics autonomes, doit permettre aux fonctionnaires d'organiser la gestion sur la base des principes fixés par la société 19. Cette tendance décentralisatrice correspond d'ailleurs à une évolution enregistrée depuis les années 1890-1900.

La crise économique aidant, un fort mouvement anti-fonctionnariste et anti-centralisateur s'est développé, défendu par les organisations régionalistes, diffusé par la presse ou le livre, promis dans les engagements électoraux des candidats à la députation. Une grande commission extra-parlementaire ainsi qu'une ligue nationale pour la décentralisation sont instituées en 1895. Onze ans plus tard, sous l'impulsion de Clemenceau, une commission composée de fonctionnaires se penche sur le problème. Au plan municipal, et à la suite de cette dynamique, des garanties sont accordées en 1909 aux maires menacés de suspension ou de révocation, d'autres mesures accroissent les attributions des conseils locaux en matière financière notamment (lois de 1899 et 1903). Enfin, le pouvoir de décision des élus locaux est élargi, notamment celui des conseils municipaux pour ce qui concerne les dons et legs (1903), la décision de plaider (1905) et le vote de certains centimes additionnels (1902) 20.

Les « fonctionnaires », notamment municipaux, ne pouvaient rester insensibles à ces mesures et aux avancées de l'école du droit social qui légitiment leur action et leur donnent des raisons d'exister par eux-mêmes, en dehors ou à côté du pouvoir politique et dans l'intérêt de la collectivité. Comme le démontre bien le discours du maire de Lyon Edouard Herriot, cité en exergue, des élites administratives et politiques locales de plus en plus conscientes de former un « corps de métier » particulier et soucieuses de participer à sa « reproduction », mais se sentant également investies d'une mission d'intérêt public, pouvaient être incitées à faire preuve d'une plus grande vigilance dans le recrutement du personnel et à exercer une surveillance accrue sur l'exercice de leurs fonctions. La création en 1907 d'un conseil de discipline ne traduit-elle pas cette volonté administrative et politique nouvelle ? Dans un contexte d'expansion quantitative « effrénée », éliminer

19. Célestin Bougie, Syndicalisme et démocratie, Paris, E. Cornély, 1908. Pour Bougie, « La décentralisation est la condition sine qua non de l'extension des services publics ».

20. François Burdeau, Histoire de l'administration..., op. cit., p. 199-200.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 115

les employés « indésirables » et sanctionner les conduites déviantes et a-normales (sortant de la norme), devient incontournable afin de parvenir au but ultime, la réalisation d'un service public idéal et mythique.

Parallèlement à ces conceptualisations juridiques, à ces volontés décentralisatrices et aux préoccupations à la fois civiques et corporatives des fonctionnaires, et malgré certains freins déjà signalés, les mairies radicales ont eu très vite tendance à constituer de véritables « machines politiques » nécessitant l'élaboration d'un système municipal toujours plus complexe et « rationalisé », induisant par la même un fort recrutement de personnels en grande majorité « acquis » aux idéaux républicains. C'est ainsi que dans certains bastions radicaux, comme Montpellier ou Avignon, on voit les élus embaucher de très nombreux employés. Ces derniers tendent à perdre peu à peu leur image de serviteurs personnels du maire pour faire figure d'agents de la collectivité, la jurisprudence administrative les dotant, à la fin du XIXe siècle, d'un « statut » proche de celui des fonctionnaires, avant que la loi ne le fasse à son tour 21.

Avec certaines limites, cette double logique de service public local et de « machine politique » semble bien présente à Lyon, tout au moins à partir des années 1900, encore que l'on puisse penser qu'une dynamique similaire, bien que moins affirmée, guide les édiles lyonnais depuis les années 1880 et l'émergence des premiers règlements et statuts municipaux. Les réalisations d'Edouard Herriot en ce domaine ne seraient alors que le parachèvement d'une oeuvre déjà bien amorcée. Dans la « tourmente fin de siècle », puis à la Belle Epoque, face aux élites locales traditionnelles et à l'organisation politique conservatrice, nationaliste ou d'extrême-gauche, la municipalité doit s'efforcer d'affirmer toujours plus fortement une légitimité à travers ses règlements, ses réalisations et ses représentants et au-delà du seul clientélisme traditionnel. Garante de l'ordre, mais également au service du bien commun et de l'intérêt général, la mairie cherche très vite à imposer aux employés de la ville et aux élites municipales une reconnaissance officielle ainsi qu'un plébiscite de la part de ses administrés. C'est certainement par là que passait en grande partie la véritable conquête du pouvoir local et sa pérennité. Dans le cadre lyonnais, une organisation administrative municipale puissante et un pouvoir politique local très stable devaient logiquement se retrouver côte à côte, au début du XXe siècle, pour imposer une légitimité nouvelle, rationnelle et « moderne », au personnel de la ville. Voyons ce qu'il en est dans la réalité quotidienne de l'administration municipale lyonnaise.

21. Ibid.


116 Bruno Dumons et Gilles Pollet

II — Légitimité et illégitimité

du personnel de l'administration municipale

L'extension des domaines d'action des municipalités conduit en particulier à l'émergence de trois processus interdépendants : la croissance des systèmes d'organisation bureaucratique, l'étoffement du personnel administratif et la volonté de dégager l'administration de la tutelle du pouvoir politique en lui conférant une légitimité propre. Par conséquent, cet effort de rationalisation détermine un modèle spécifique de personnel administratif à partir duquel s'imposent des normes et des profils adaptés. Or, devenir un « employé de la Ville » ou un fonctionnaire municipal nécessite d'être confronté à ces modèles d'intégration. En les acquérant, les individus gagnent la reconnaissance de leur « statut » ; en les récusant, ils perdent leur légitimité. Comment cela se produit-il dans l'ordinaire de la quotidienneté du personnel municipal 22 ?

De l'imposition du concours et du « curriculum vitae » à la persistance de pratiques traditionnelles de recrutement

Le mot apparaît vers 1900 et souligne cette volonté nouvelle de mieux connaître son personnel afin d'en assurer une meilleure gestion. Ainsi, faut-il recruter des candidats de qualité aux postes déclarés vacants, quelle que soit leur nature. Pour cela, il est nécessaire que chacun produise un état détaillé de ses services antérieurs lorsqu'il postule à un emploi dans l'administration municipale.

Parmi les postes à haute responsabilité, notre regard s'est porté sur les « élites culturelles » de la ville : l'archiviste, le conservateur de la bibliothèque, le directeur du Muséum et l'architecte en chef. Tous ces emplois sont renouvelés entre 1870 et 1882 afin d'épurer une génération de fonctionnaires nommés sous l'Empire. Le décès de l'archiviste du département et de la ville, Jean-Pierre Gauthier, coïncide en 1877 avec le retour définitif des républicains au gouvernement. De ce fait, le Préfet du Rhône nomme à ce poste le chartiste Marie-Claude Guigue, ancien archiviste du département de l'Ain (1873-1874) et conservateur-adjoint de la ville de Lyon (1874-1877), auteur d'une soixantaine de travaux scientifiques et membre d'une

22. On aura fait ici le choix d'une analyse « pointilliste » et non systématique en raison du recours à de multiples sources qui réduit d'autant notre échantillon d'étude.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 117

dizaine de sociétés savantes 23. A un cursus honorum rempli d'érudition et de scientifîcité, s'ajoutent les brimades encourues lors du régime bonapartiste 24. Ses qualités érudites et républicaines lui permettent donc d'être reconnu comme un fonctionnaire respectable aux yeux du pouvoir politique et de récuser les critiques acerbes que lui adresse le conseiller général Joseph Ferrer (Le Petit Lyonnais, 2 septembre 1882). Cette légitimité par le diplôme se retrouve chez son fils Georges en 1883 lorsque ce dernier succède à son père au poste d'archiviste de la ville de Lyon. Elève de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (1882), il obtient son diplôme de chartiste en 1884. Malgré sa jeunesse (vingttrois ans), il peut revendiquer une douzaine de travaux érudits en sollicitant le poste d'archiviste municipal 25. A ses qualités de brillant chercheur qui lui confèrent une légitimité « scientifique » auprès de l'administration, la position occupée par son père l'aide, sans nul doute, dans sa promotion. Ces appuis familiaux, peu adaptés à la rationalité de la doctrine positiviste du droit administratif, perpétuent des pratiques traditionnelles fondées sur les valeurs de l'interconnaissance, du clientélisme et de la cooptation.

Quant au poste de conservateur de la bibliothèque, il est détenu jusqu'à sa mort en 1874, par un sympathisant de l'Empire, Jean-Baptiste Monfalcon. Lui succède le bibliothécaire adjoint, Etienne Mulsant, soixante-dix-sept ans, naturaliste hors pair, officier de l'Instruction Publique, chevalier de la Légion d'Honneur, correspondant de l'Institut. Ce membre de l'Académie de Lyon, de la Société d'Agriculture et de nombreuses sociétés savantes obtient le poste de bibliothécaire en chef grâce à sa réputation tant locale que scientifique et à ses sympathies envers l'Ordre Moral. L'autre postulant, Aimé Vingtrinier, possède malgré ses sensibilités conservatrices, le soutien du maire radical et anticlérical Désiré Barodet. Un peu moins âgé que son concurrent (soixante-deux ans), il se distingue parmi les érudits locaux par ses activités de bibliophile (secrétaire d'Antoine Coste) et d'écrivain lyonnais (directeur de La Revue du Lyonnais). Membre de l'Institut égyptien et de quelques sociétés savantes françaises et étrangères, Aimé Vingtrinier passe néanmoins pour le « candidat de la mairie ». La vigueur de ce patriote lyonnais, soutenu par l'auteur du camouflet électoral infligé au comte de Rémusat, finit par jouer en sa défaveur. Il obtient

23. Archives municipales de Lyon (AML), dossier personnel Marie-Claude Guigue. Ses arrêtés de nomination comportent l'état détaillé des diplômes, titres et travaux.

24. Chargé par Napoléon III de différentes recherches historiques, notamment sur Jules César, Marie-Claude Guigue se trouve exilé dans des postes subalternes de vérificateur des poids et mesures, « en raison de la lenteur de ses travaux ». Ce n'est qu'en 1873 qu'il accède à un poste d'archiviste dans le département de l'Ain. Bulletin de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, 1955-1956, vol XX. Dictionnaire de biographie française, vol. XXII, 4.

25. AML, dossier personnel Charles Guigue.


118 Bruno Dumons et Gilles Follet

cependant le poste de bibliothécaire adjoint avant que le décès d'Etienne Mulsant ne relance en 1880 la bataille pour l'obtention de la charge de conservateur. Six ans ont passé, les républicains sont désormais au pouvoir et Lyon a regagné un maire « radical » Antoine Gailleton. Le provincialisme d'Aimé Vingtrinier n'est pas pour déplaire au pouvoir municipal, ce qui lui permet d'obtenir ce poste à l'âge de 68 ans. Cependant sa nomination suscite encore bien des réticences qui proviennent essentiellement de l'Académie de Lyon, ce bastion « conservateur et clérical », préférant un parisien 26. Querelles de personnes et luttes intestines entrent donc autant en ligne de compte dans l'élection du candidat que son propre mérite et ses qualités intellectuelles.

Autre poste important, celui du directeur du Muséum. A la suite de la démission de Claude Jourdan pour cause de maladie, le poste devient vacant en 1869. S'y présente Charles Lortet, jeune professeur de la Faculté de Médecine (trente-trois ans), déjà membre de plusieurs sociétés savantes et auteur d'une quinzaine d'articles scientifiques. Sa lettre de candidature du 30 juillet 1869 auprès du sénateur préfet du Rhône, est un modèle de « curriculum vitae ». Tout le détail des diplômes universitaires, des activités scientifiques et de recherche, d'appartenance aux sociétés savantes y figure. Sa nomination, le 1er janvier 1870, ne soulève aucune contestation.

La même année, le 31 décembre, un arrêté préfectoral précise que le poste d'architecte en chef de la ville vient d'être attribué à Abraham Hirsch. Ce dernier succède à Antoine dit Tony Desjardins, architecte du « trône et de l'autel » 27. La volonté de rompre avec le régime impérial paraît claire. Néanmoins, des liens étroits unissent Desjardins à son collaborateur Hirsch, notamment dans la construction des édifices religieux : le grand séminaire (1855) et la synagogue (1865) 28. Ainsi, lorsque Abraham Hirsch se porte candidat à cette haute fonction de l'administration municipale, il peut déjà revendiquer une longue expérience professionnelle au service de la ville, appuyée par une solide formation à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon sous Chevanard, un apprentissage fécond auprès de Tony Desjardins et des responsabilités de secrétaire de la Société académique d'Architecture de Lyon.

26. AML, dossier personnel Aimé Vingtrinier. Une lettre en date du 20 juin 1881 adressée au maire de Lyon par Aimé Vingtrinier relate ses rapports conflictuels avec son prédécesseur Etienne Mulsant. Ce dernier faisait recopier par son domestique les rapports de Vingtrinier afin que l'on ne reconnaisse pas l'auteur des travaux.

27. Tony Desjardins fut nommé architecte en chef de la ville en 1854 et architecte du diocèse en 1848, fonction qu'il exerça jusqu'à sa mort en 1882. On lui doit en particulier deux fontaines monumentales, places Louis XVI et de l'Impératrice. Dictionnaire de biographie française, vol. X.

28. Abraham Hirsch a été le collaborateur de Desjardins pendant vingt-tois ans. Il prit part à de nombreux projets entrepris sous la direction de son supérieur hiérarchique. Etienne Charvet, Lyon artistique. Architectes, Lyon, Bernoux et Cunin, 1899, 437 p., p. 124 et 188.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 119

L'administration retiendra à la fois la compétence du candidat, son honorabilité et ses sympathies républicaines 29.

Si le recrutement des élites administratives municipales requiert une démarche rationnelle, avec la mise au concours sur titres des postes vacants et l'établissement d'un « curriculum vitae » légitimant les qualités du candidat, le pouvoir des sociabilités informelles liées à l'interconnaissance et au clientélisme subsiste toujours. Le phénomène est similaire pour le monde des employés de la ville de Lyon.

Lorsque Victorin C. se présente au concours interne d'expéditionnaire de première classe à la Mairie du 5e arrondissement (20 juillet 1885), celui-ci appartient déjà au corps de l'administration municipale puisqu'il a été successivement employé au service des archives (1880), de l'instruction publique (1882), du secrétariat du conseil municipal (1884) et de l'assistance publique (1885). Sa fiche individuelle établie par le bureau du personnel souligne ses qualités calligraphiques acquises à l'école primaire publique et sa moralité irréprochable justifée par un casier judiciaire vierge. La copie correcte qu'il rend lors du concours finit de légitimer sa compétence pour ce poste 30. Cependant, son dossier comporte quelques lettres de recommandation écrites par ses supérieurs et chefs de bureau. Ces appuis, jamais mentionnés dans les différentes phases du recrutement, semblent nécessaires et rituels, même dans les emplois subalternes de l'administration. Tel est le cas d'Antoine B., ancien tisseur infortuné devenu garçon de peine durant les premières années difficiles de la décennie 1880. Il sollicite à trente neuf ans une place de concierge au Muséum d'Histoire naturelle dont le travail essentiel consiste dans « le frottage et le lavage des vitrines du musée ». L'Administration lui demande tout d'abord un état détaillé de ses services antérieurs 31. Son passage à l'Armée comme « ancien sergent fourrier » lui assure un premier élément positif déterminant dans les critères de sélection, d'autant plus que la rubrique « services rendus par la famille à l'Etat » précise que son grand-père est décédé à l'hôpital des Invalides en qualité d'ancien militaire. Par ailleurs, l'enquête policière menée par le commissaire du quartier de la CroixRousse, souligne sa bonne moralité, son absence de dettes, ses qualités de « républicain militant », son instruction suffisante (il sait lire et écrire) et ses capacités physiques excellentes accompagnées d'une tenue impeccable. Tout ce dossier, jugé « très bon » par la commission de recrutement, est complété par une lettre de recommandation signée de la main même du directeur du Muséum, Charles Lor29.

Lor29. dossier personnel Abraham Hirsch. De plus, il fait partie du Cercle républicain de Lyon et appartient à la franc-maçonnerie.

30. AML, dossier personnel Victorin C.

31. AML, dossier personnel Antoine B.


120 Bruno Dumons et Gilles Pollet

tet 32. Ce dernier insiste sur les qualités du candidat, « ancien sergent fourrier, très bons certificats et individu vigoureux ». La lettre ne tarit pas d'éloge sur cet homme qui sait surement l'appui décisif que ce document lui apporte. Le fait que tous deux appartiennent à la communauté protestante de Lyon explique peut-être cette attitude « paternaliste » du directeur du Muséum qui, à ses yeux, n'a qu'une valeur d'entraide.

Finalement, le mode de sélection dans le recrutement des « fonctionnaires » municipaux de Lyon fait appel à deux méthodes contradictoires 33. La première désire concilier le principe d'égalité et les exigences de compétence en employant des techniques qui se veulent rationnelles comme les procédés du concours, du stage, du certificat médical et l'établissement du curriculum vitae, la seconde fait référence aux pratiques traditionnelles d'Ancien Régime qui se retrouvent dans le patronage et le clientélisme. Malgré l'effort constant qu'entreprend l'administration pour promouvoir les idées rationnelles et démocratiques qu'elle se doit de représenter, un modèle traditionnel favorisant les intrigues liées aux sociabilités persiste toujours. On peut également observer que si l'administration souhaite acquérir une légitimité en recrutant un personnel de qualité parmi les « bons citoyens », elle leur offre en retour un gain de prestige et de respectabilité ; ceci aussi bien pour les hauts « fontionnaires » que les petits employés.

Les honneurs d'une longue carrière

Ainsi, l'admission dans les sociétés savantes concourt à faire de ces élites administratives de véritables notabilités locales. Par exemple, l'archiviste de la ville devient, deux ans après sa nomination, en 1885, membre titulaire de la Société littéraire, historique et archéologique de Lyon. Puis se succèdent de nombreuses adhésions (Académie Giovani Italiani, 1888 ; Société de l'Ecole des Chartes, 1890 ; Société d'Anthropologie, 1890 : Commission du « Vieux Lyon », 1898 ;

32. Ibid., lettre du 1er juillet 1890.

33. François Burdeau, Histoire de l'administration... op. cit., p. 270.

Ville de Lyon. Personnel des services muncipaux. Règlement général, Lyon, Imprimerie Nouvelle Lyonnaise, 1900.

ARTICLE 2 : Le recrutement du personnel a lieu par voie de concours ou à la suite d'examens professionnels... Toutefois, pour les emplois de garçons de bureau, concierges, manoeuvres et autres n'exigeant ni aptitudes ni connaissances spéciales, il sera suppléé au concours par le stage.

ARTICLE 3 : Nul ne peut occuper un emploi dans l'Administration municipale s'il ne justifie de sa qualité de citoyen français, jouissant de ses droits civils et politiques, et s'il n'a satisfait aux prescriptions de la loi sur le recrutement de l'armée... En outre, tout candidat devra justifier, par la production d'un certificat qui lui sera délivré par le médecin de l'Administration, qu'il n'est atteint d'aucune maladie ou infirmité, et qu'il réunit les aptitudes physiques nécessaires pour remplir convenablement son emploi.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 121

etc.) jusqu'à la plus prestigieuse dans la capitale des Gaules, l'entrée à l'Académie en 1905. Pour ce républicain militant, l'honorabilité est désormais acquise. De même, une fois nommé conservateur de la bibliothèque de la ville, Aimé Vingtrinier devient une personnalité incontournable du monde des érudits locaux et des sociétés savantes régionales 34. L'Académie de Lyon l'accueille même en 1895 à l'âge de quatre-vingt trois ans. Quant au directeur du Muséum, les plus hautes sociétés savantes lui sont ouvertes, que ce soit l'Académie de Médecine ou l'Institut. Par une dynamique similaire, l'architecte en chef de la ville se voit confier la charge de président à la Société Académique d'Architecture de Lyon.

Les décorations viennent s'ajouter au « cursus honorum ». Tous, à l'exception d'Aimé Vingtrinier, obtiennent la Légion d'Honneur. Les lettres de propositions témoignent de la légitimité acquise grâce à la fonction exercée. Abraham Hirsch est proposé dès 1881 à la suite de son concours efficace dans l'organisation décorative des grandes manifestations républicaines (fête nationale du 14 juillet 1881 ; voyage du président de la République en 1888) 35. Cette distinction suprême vient souvent couronner le zèle républicain de ces fonctionnaires 36 mais, pour Aimé Vingtrinier, il semble que son ardeur provincialiste est régionaliste l'ait plutôt desservi. Quant aux autres distinctions, cela va de la palme académique à l'officier du Nicham Iftikhar en passant par les médailles de l'Instruction publique.

La « haute fonction publique locale » semble également faciliter l'attribution de responsabilités importantes dans la cité. Charles Lortet devient doyen de la Faculté de Médecine alors qu'Aimé Vingtrinier fait de même à la Société littéraire et archéologique de Lyon. Abraham Hirsch accède à un poste d'administrateur des Hospices Civils et à la vice-présidence du conseil d'administration de l'Ecole nationale des Beaux-Arts. Georges Guigue est, quant à lui, nommé dans diverses commissions scientifiques et prend possession du poste de conservateur du Musée de Gadagne. Enfin, l'inscription dans le ToutLyon Annuaire, sorte de bottin mondain régional, consacre l'appartenance de ces fonctionnaires au patriciat local 37.

Les nécrologies paraissant dans la presse locale attestent aussi de

34. Aimé Vingtrinier est devenu une figure de l'histoire locale et du mouvement régionaliste au point que la poétesse Adèle Souchier, membre du Félibrige, adresse au maire de Lyon plusieurs lettres de proposition afin de lui octroyer la Légion d'Honneur (20 août 1891).

35. AML, dossier personnel Abraham Hirsch. De très nombreuses lettres de proposition à la Légion d'Honneur sont écrites par le Maire et le Préfet. Il l'obtient le 31 octobre 1894.

36. Rappelons que Georges Guigue écrit régulièrement dans les journaux locaux Lyon Républicain et L'Union républicaine de Roanne. De même, soulignons l'ascendance républicaine de Charles Lortet dont le père fut, en 1848, représentant du Rhône à l'Assemblée Constituante.

37. Tout-Lyon Annuaire, 1902.


122 Bruno Dumons et Gilles Follet

cette légitimité acquise par la fonction administrative. Outre le cas des hauts fonctionnaires pour lesquels les journaux réservent des encarts spéciaux, certains personnels ont droit à des faire-parts nécrologiques détaillés et séparés des annonces légales de funérailles. C'est le cas de Victorin C, décédé en 1913, qualifié de « secrétaire honoraire en chef de la mairie du 5e arrondissement ». Le faire-part nous renseigne sur le caractère civil de son inhumation ainsi que sur ses titres honorifiques : officier d'académie, chevalier du mérite agricole et officier du Nicham Iftikhar 38. Considérons un autre cas, celui de Louis G., mort en 1912. Cet ancien employé de mairie a l'honneur d'un petit article nécrologique dans les grands quotidiens de tendance radicalesocialiste. On y apprend entre autre que ce retraité a été membre du comité radical socialiste du 6e arrondissement et de nombreuses oeuvres sociales laïques. Le faire-part fait mention de l'organisation de l'enterrement civil et de ses diverses fonctions et décorations qui lui assurent cette reconnaissance de la presse locale : « ancien employé à la Mairie centrale de Lyon, secrétaire du Denier des Ecoles de Lyon, officier d'académie, officier du Nicham-Iftkhar » 39. Quant à Germain M., décédé en 1915, sa qualité d'« ancien garçon de mairie » lui permet d'obtenir un encart spécial dans les annonces de décès du Nouvelliste, grand quotidien du catholicisme lyonnais intransigeant 40 ; preuve que la légitimité de sa fonction tend à transcender les clivages politiques et religieux les plus affirmés. Il est également fait mention de sa médaille de 1870 et de son appartenance à la Société des Hospitaliers Veilleurs. Le phénomène est similaire pour Joseph B., garçon de bureau à la mairie du 4e arrondissement, en retraite depuis quatre ans à Grenoble, bénéficiant d'un encadré spécial pour l'annonce de son décès dans Le Petit Républicain^ 1. L'avis de décès publié dans la presse à grand tirage constitue donc un témoignage direct de cette légitimité acquise par la carrière administrative, surtout parmi le monde des employés municipaux travaillant dans les bureaux.

Enfin, l'honorabilité d'avoir servi l'administration trouve sa meilleure expression dans l'obtention d'une pension de retraite. Etre « retraité de la Ville », c'est désormais recevoir une respectabilité en échange de l'adoption d'un strict modèle de comportement sanctionné par les longues années passées au service de la fonction publique. N'ayant connu ni blâme, ni sanction, le retraité est devenu le symbole de l'employé modèle qui s'est voué au « service public » et qui mérite respect et

38. Le Progrès de Lyon et Lyon républicain, 31 mai 1913.

39. Le Progrès de Lyon et Lyon républicain, 25 mai 1912.

40. Le Nouvelliste de Lyon, 12 juillet 1915.

41. Le Petit Républicain, 28 septembre 1907.


« Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 123

honneur 42. Toutefois, sanction et révocation représentent l'envers de la retraite, son négatif. Elles viennent punir une conduite jugée répréhensible et stigmatisent l'incapacité de l'« employé de la Ville » à assumer correctement son travail de service public. Ce dernier peut alors perdre toute légitimité et toute crédibilité aux yeux de l'administration.

Les échecs d'un modèle administratif de personnel

La chose reste difficile à appréhender tant la confidentialité et le secret sont de règle dans ce domaine. En effet, les archives du personnel de la ville de Lyon ne possèdent pas de dossiers spécifiques à ce sujet. Seule, la connaissance nominative des litiges nous permettrait une investigation exhaustive. Néanmoins, il a été possible d'exhumer un dossier traitant des rétrogradations infligées au personnel de l'octroi entre 1891 et 189943.

Ce service, chargé de la perception de diverses taxes (supprimé à Lyon en 1901), comprend des inspecteurs, des vérificateurs, des brigadiers et de simples employés. Les différentes infractions sanctionnées par la commission de discipline concernent tout d'abord des agents modestes accusés d'ivresse, d'inexactitudes répétées, d'attitudes indisciplinées. Ces écarts de comportements traduisent souvent les difficultés qu'éprouvent ces personnels, pour la plupart venus du monde ouvrier ou paysan, à acquérir un mode de vie « rationnel » imposé par l'administration et la vie urbaine (exactitude dans les horaires, tenue correcte, une certaine retenue dans les comportements) 44. Il s'agit là surtout de policer des moeurs « barbares » appartenant à un autre monde que celui des bureaux, l'univers populaire. Ainsi, le pouvoir administratif tente de « coloniser » en son sein des populations et de leur inculquer un comportement soucieux des règles et des lois. L'administration a besoin d'un personnel irréprochable pour conquérir sa légitimité. Toute activité répréhensible dans le domaine pénal conduit à la révocation immédiate. Tel est le cas de ce sous-brigadier d'octroi accusé de proxénétisme 45. De même, les malversations comme les fausses déclarations ou les détournements de fonds sont lourdement sanctionnés. Les autorités administratives restent très vigilantes sur ces exactions vite exploitées par les milieux conservateurs et cléri42.

cléri42. ce sujet, voir nos thèses de doctorat d'histoire : Retraite et retraités (fin XlXe-début XXe siècle)... op. cit.

43. ADR, série O, liasse 983 ; Octroi de Lyon, Personnels, Mesures disciplinaires, 1891-1899.

44. Ibid. Certains préposés à l'octroi sont sanctionnés pour « s'être endormi » ou « avoir lu le journal » en faction. Suivant le modèle militaire, il leur est infligé des punitions et des corvées.

45. Ibid., année 1896.


124 Bruno Dumons et Gilles Follet

eaux pour dénoncer les abus de l'administration municipale 46. Mais le pire reste l'insubordination de nature politique. Un exemple nous est fourni lors de l'attentat perpétré par l'anarchiste Auguste Vaillant en décembre 1893 contre les députés de la Chambre. Prenant connaissance de cet événement, un préposé d'octroi s'écrie pendant son service : « C'est bien fait, je voudrais qu'on fit sauter tous les députés qui n'ont pas voté l'amnistie. » Ces paroles rapportées et confirmées par l'employé lui-même devant ses supérieurs, représentent un acte intolérable pour l'administration et « d'autant plus punissable qu'il a été tenu par un agent administratif à qui ses fonctions même imposent le devoir d'aider au maintien de la sécurité publique ; qu'en s'associant moralement comme il l'a fait à l'action d'un malfaiteur, M... s'est mis dans l'impossibilité de continuer à faire partie d'un personnel dont l'honnêteté, le respect de la légalité doivent en toute circonstance diriger la conduite » 47. Ces lignes extraites du procès-verbal condamnant l'employé à la révocation traduisent avec force les conceptions essentielles que se fait l'administration de son personnel. Dès lors, tout écart à ce modèle idéal de fonctionnaire et d'employé conduit nécessairement au déshonneur et à l'illégitimité.

En tentant d'imposer, à la fois pour des raisons politiques, bureaucratiques et corporatives, une légitimité nouvelle à ses personnels, l'organisation municipale lyonnaise tend à modeler et normaliser le comportement même de ses agents. Alors que les élites administratives n'ont aucune difficulté à se couler dans le moule, il semble en être autrement pour les employés subalternes. La présence sensible d'anciens militaires dans les postes d'« encadrement » démontre bien cette volonté de faire respecter une hiérarchie, un règlement, et d'effacer des attitudes jugées répréhensibles. En se structurant et en se rationalisant, la municipalité conserve des pratiques de recrutement et de gestion traditionnelle des personnels, mais elle opère également un travail de « pacification » ou de « colonisation » sociales qui tend à arracher les employés à leurs milieux et à leurs cultures d'origine 48. Loin du machiavélisme et des visées explicites

46. Voir le cas des encouragements aux enterrements civils par l'administration des Hospices Civils de Lyon (Le Nouvelliste, 18 mars 1911) ; p. 495, Bruno Dumons et Gilles Pollet, Enterrement civil et anticléricalisme à Lyon sous la IIIe République (1870-1914), p. 478-499, in Revue d'Histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1990, n° 3.

47. ADR, série O, liasse n° 983, affaire M... Extraits du procès-verbal (21 décembre 1893).

48. Gérard Noiriel « Etat-providence » et « colonisation du monde vécu ». L'exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, in Prévenir, 1989, n° 19, p. 99-112.


«Fonctionnaires » municipaux et employés de la ville de Lyon 125

de domination, cette transformation impose de nouveaux comportements d'auto-régulation... « de sorte qu'il se produit des uniformités, des régularités et des conformités dans l'attitude et dans l'activité qui sont souvent de loin plus stables que lorsque l'activité se guide sur des normes et des devoirs qui valent effectivement pour un groupe d'hommes comme obligations » 49.

Bruno DUMONS,

Gilles POLLET.

49. Max Weber, Economie et Société, Paris, Pion, 1971, 650 p., p. 27-28.



Salonique après 1912.

Les propagandes étrangères

et la communauté juive

Les modifications territoriales survenues au cours de la première guerre mondiale ont contribué à des déplacements massifs de populations qui, en particulier dans le cas des minorités juives, ont été accompagnés de persécutions, plus connues sous le nom de pogroms 1.

Cependant, la communauté juive de Salonique, qui à la même époque avait été intégrée à l'Etat grec, a fait exception à ce phénomène général de persécution des juifs, remarqué sur la majorité des fronts qui s'étaient créés dans les régions dont la nationalité était contestée, comme c'était le cas pour la Macédoine 2.

Après 1912, l'Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Serbie menèrent, à Salonique surtout, une action de propagande tentant de faire croire aux juifs de la ville qu'ils partageaient leurs craintes concernant les conséquences de la souveraineté grecque. Le gouvernement grec décida alors, à son tour, d'adopter une politique pro-juive, tout à fait inattendue, qui détruisait les arguments des Etats en question et dévoilait leurs visées expansionnistes 3.

En m'appuyant sur l'étude de la propagande étrangère, centrée sur Salonique, je vais tenter de souligner les dangers auxquels l'administration grecque était confrontée après la première guerre balkanique. J'essaierai parallèlement de déterminer l'élaboration soutenue

1. J. Frankel, An Introductory Essay. The Paradoxical Politics of Marginality : Thoughts on the Jewish Situation during the Years 1914-1921, Studies in Contemporary Jewry, vol. IV : The Jews and tke European Grisis 1914-1921 (New York, 1988), p. 3-21.

2. R. Molho, The Jewish Community of Salonika and its Incorporation into the Greek State, 1912-1919, Middle Eastern Studies, vol. 24, n° 4 (1988), p. 391-403.

3. R. Molho, Venizelos and thejewish Community of Salonika, 1912-1919, Journal of the Hellenic Diaspora, vol. XIII, nos 3 et 4 (1986), p. 113-123.

Revue historique, CCLXXXVII/1


128 Réna Molho

de la politique grecque qui, au cours des six années cruciales pour l'Etat grec, de 1913 à 1919, a su gagner la confiance des Juifs saloniciens. Elle s'est également assurée l'approbation des grandes puissances en ce qui concerne l'annexion finale de la ville, qui avait été, pendant des siècles, « le coeur » de la prospérité macédonienne.

On sait que les 75 000 Juifs de Salonique jouaient un rôle déterminant dans la vie de la ville, non seulement parce qu'ils constituaient la plus grande partie de sa population, mais également parce qu'ils participaient à presque tous les secteurs de son économie. Ils étaient industriels, banquiers, hommes d'affaires, commerçants, courtiers, agents et détaillants mais également, porteurs, marins et même ouvriers qualifiés et mains-d'oeuvre. Représentant ainsi toutes les classes sociales, ils n'étaient pas seulement responsables du fonctionnement régulier de la ville, mais ils en déterminaient aussi, dans une grande mesure, ses dynamiques sociales et politiques 4.

Mais, bien évidemment, les Juifs se sont très vite rendu compte que l'annexion prochaine de Salonique à la Grèce, ainsi que la délimitation de frontières nationales, allaient couper la ville de l'arrièrepays balkanique qui constituait depuis des siècles le plus large débouché des revendeurs, ce qui contribuerait inévitablement à réduire la portée de leurs activités commerciales. La transformation de Salonique en ville frontalière, d'une importance stratégique fondamentale, allait modifier sa physionomie commerciale, entraînant ainsi sa dépréciation économique et minant sa tranquillité quotidienne. De plus les Juifs avaient raison de craindre que l'annexion de Salonique ne fut suivie de l'hellénisation systématique de la ville et donc de l'exclusion de l'élément juif, et qu'ils ne fussent ainsi obligés d'émigrer massivement afin de trouver de nouvelles ressources 5.

Une telle éventualité, ajoutée à certains événements anti-sémites provoqués par l'armée et la population grecque locale, poussa les Juifs de Salonique à se mobiliser et à adopter la solution du projet autrichien d'internationalisation de Salonique qui garantissait le maintien du « statu quo » 6.

Parallèlement à sa politique expansionniste Drang nach Osten, l'Autriche avait des intérêts importants dans la région des Balkans. Déjà dès 1883, elle avait passé un accord avec la Turquie qui lui assurait les droits de construction d'une ligne de chemin de fer qui aurait relié Vienne

4. Dumont, The Social Structure of the Jewish Community of Salonika at the End of the Ninteenth Century, South-Eastern Europe L'Europe du Sud-Est, 5 pt. 2 (1979), p. 33-72, et Archives sionistes centrales (ASC), lettre du 15 janvier 1913 par D. Florentin à l'Organisation sioniste centrale à Berlin (OSC).

5. Ibid., note 2.

6. Ibid., note 2.


Salonique après 1912 129

à Salonique, via Budapest. L'Autriche acquérait ainsi un débouché sur la Méditerranée, qui lui permettait d'exercer un certain contrôle économique dans les Balkans. Voulant protéger ces droits, elle s'intéressait particulièrement aux affaires de la Turquie.

Le projet d'internationalisation de la ville de Salonique fut élaboré par le baron Joseph Schwegel qui s'était déjà penché sur la question des Juifs dans les Balkans au cours du Congrès de Berlin en 1878. Dans le cadre de la pénétration pacifique de son pays dans les Balkans, il a déposé auprès du ministre des affaires étrangères responsable, un projet, dans lequel il proposait que Salonique soit proclamée ville libre et neutre et placée sous garanties internationales en ménageant une zone libre pour l'Autriche. Par la suite, d'autres diplomates du ministère des affaires étrangères complétèrent cette proposition en y ajoutant des projets prévoyant que la région internationalisée et neutre de Salonique couvrirait une superficie de 400 à 600 kilomètres carrés et engloberait une population de 260 000 habitants. Le statut de cette petite communauté autonome serait garanti, d'une part par les grandes puissances et, d'autre part, par les Etats balkaniques et la Turquie. L'administration et la police seraient prises en charge par divers agents locaux sous la surveillance de spécialistes suisses et belges, tandis que le port serait libre et ouvert à toutes les nations et la ville ne serait ni grecque, ni bulgare, ni turque mais juive !7 Naturellement, l'adoption de ce projet servait admirablement les intérêts des Juifs de Salonique qui pensaient pouvoir ainsi s'assurer du soutien de l'Autriche-Hongrie, alors toute puissante 8. Ils s'adressèrent donc à l'Organisation Sioniste Centrale, qui, siégeant jusqu'alors à Vienne, venait de se transférer à Berlin, et lui demandèrent d'employer ses rapports diplomatiques avec le gouvernement autrichien, et de l'assurer du soutien de toute la population juive de la ville si l'Autriche faisait le même genre de proposition à la Conférence de la Paix, qui devait se tenir prochainement 9. Bien que la question des Juifs de Salonique fut déjà une des préoccupations de l'Organisation Sioniste Centrale depuis novembre 1912, ce corps représentatif en séance plénière rejeta ces propositions de la Communauté après en avoir longuement délibéré, et rédigea la motion suivante :

« En ce qui concerne l'avenir de Salonique, son internationalisation et son statut de neutralité serviraient les intérêts des Juifs. Cependant, en ce moment toute action menée dans ce but serait intempestive.

7. N. M.Gelber, An Attempt to Internationalize Salonika, Jewish Social Studies, vol. XVII (1955), n° 2, p. 106.

8. ASO, dossier Z3/.119, mémorandum par M. Cohen du 15 janvier 1913, adressé à l'ose.

9. Ibid., note 8.


130 Réna Molho

Quand il aura été décidé si Salonique devrait être annexée à un Etat précis ou si elle deviendrait neutre et internationale, il sera alors absolument nécessaire que l'Organisation Sioniste Centrale, en collaboration avec d'autres organisations juives, assure la pleine égalité des droits des Juifs et sauvegarde leurs revendications politiques. » 10

La décision de l'Organisation sioniste avait été dictée par la nécessité d'éviter toute immixtion politique dans cette question puisque, de toute manière, elle ne pouvait exercer aucune influence sur les décisions des grandes puissances. D'autre part, elle considérait que Salonique devait devenir grecque et que, par conséquent, toute intervention des sionistes en ce qui concerne l'internationalisation ne ferait que nuire aux Juifs. De plus, elle était opposée à l'internationalisation car elle savait que , même si la ville était proclamée internationale, ce seraient les partisans de l'assimilation et autres anti-sionistes parmi les Juifs qui exerceraient le pouvoir. Enfin, elle prévoyait que l'internationalisation ne serait qu'un statut provisoire puisqu'il était évident que les Etats balkaniques rechercheraient toujours l'annexion de Salonique, tandis que la situation des Juifs, qui auraient ainsi provoqué l'hostilité des Etats concernés, irait en empirant. L'intervention des sionistes ne serait justifiée qu'à partir du moment où les droits des citoyens juifs seraient attaqués 11.

Cependant, au même moment, les Grecs, (exposés au mécontentement des consuls anglais et français qui, en intervenant et en garantissant la sécurité des citoyens à Tashin Pasha, avaient obtenu la capitulation de la ville sans résistance), recherchaient anxieusement le soutien de l'élément juif. Les consuls avaient d'ailleurs prévenu les Grecs que s'ils ne parvenaient pas à maîtriser eux-mêmes la violence et à rétablir l'ordre dans la ville, ils seraient alors dans l'obligation de faire appel aux forces armées de leurs pays 12.

Devant cette situation, certains représentants du gouvernement, parmi lesquels le préfet P. Argiropoulos, le roi Georges, la reine Olga, le chef des services financiers G. Cofinas et d'autres, ont immédiatement rencontré certaines délégations juives de Salonique auxquelles ils ont fait une série de déclarations, aussi bien dans le but de rassurer les Juifs sur la question officielle de l'Etat en ce qui les concerne, que pour inciter les autres Grecs à adopter la même attitude 13.

Parmi ces déclarations, dont la plupart fut publiée dans la presse

10. Ibid., note 7.

11. Ibid., note 7.

12. Archives de l'Alliance israélite universelle (AAIU), rapport de Me M. Cohen, grand avocat de Salonique, du 4 décembre 1912, adressé au président de l'Alliance israélite universelle.

13. Ibid., note 3.


Salonique après 1912 131

juive et grecque locale ainsi que dans la presse internationale, une grande importance fut donnée aux interviews accordées par G. Cofinas 14.

Celles-ci concernaient aussi bien la politique économique mise en place par le gouvernement dans les nouveaux pays, que le comportement social adopté vis-à-vis des minorités.

L'interview la plus importante fut la première que G. Cofinas accorda au journal grec Nea Imera les 27 et 28 décembre 1912, au cours de laquelle il exposait longuement la politique démocratique et pro-juive que son gouvernement se proposait d'adopter et il expliquait, en plus, les raisons d'un tel choix politique 15.

Tentant en quelque sorte de rééduquer les Grecs et d'adoucir leurs préjugés contre les Juifs, G. Cofinas y soulignait le rôle primordial joué par les Juifs de Salonique et faisait ressortir leur attitude turcophile constante et loyale. Il analysait ensuite l'attitude hésitante qu'ils avaient tout d'abord adoptée vis-à-vis de la souveraineté grecque. Il ne s'agissait là, expliquait-il, que d'une réaction attendue aux rumeurs malveillantes qui avaient circulé contre eux à rarrivée de l'armée grecque et aux difficultés économiques auxquelles ils risquaient d'être confrontés après le changement de statut. Il ajoutait que les Juifs, qui entre temps avaient eu l'occasion de bénéficier de la justice et de l'impartialité de l'administration grecque, étaient prêts, à présent, à accepter la souveraineté grecque à condition que celle-ci adopte une politique qui sauvegarde leurs intérêts économiques, d'ailleurs intimement liés à l'avenir de Salonique. Répondant à la question concernant la politique qui serait mise en place par le gouvernement afin de combler le vide dû à la perte de l'arrière-pays balkanique, G. Cofinas répondait que le changement de statut allait permettre au commerce de Salonique, jusqu'alors essentiellement orienté vers l'importation, de se transformer en un commerce de transit. Pour y parvenir, le gouvernement passerait des accords commerciaux avec un certain nombre d'Etats de façon à ce que les produits exportés de Salonique ne soient imposés qu'une seule fois, et dans leur pays de destination finale. Il annonçait également qu'une zone libre serait créée dans le port de Salonique et il faisait remarquer qu'il serait souhaitable qu'une union douanière soit mise en place entre les pays balkaniques, qui conviendraient d'une taxation douanière commune. G. Cofinas soulignait ensuite que l'annexion de la ville ne provoquerait pas la dépréciation du port de Salonique par rapport au port du Pirée puisque celui-ci se spécialisait dans le commerce des produits importés

14. G. N. Cofinas, Salonique, son avenir, Athènes, 1913.

15. Nea Imera, Athènes, 27 et 28 décembre 1912.


132 Réna Molho

pour la consommation locale, et que, par conséquent, les deux ports pourraient coopérer. Le Pirée approvisionnerait Salonique en produits manufacturés tandis que Salonique, de son côté, fournirait Le Pirée en produits agricoles et d'élevage. Il ajoutait aussi que, puisque Salonique allait se transformer en ville frontalière, elle pourrait également servir de base militaire ou de chantier naval, ce qui favoriserait son commerce.

En ce qui concerne la possibilité d'internationalisation de Salonique, G. Cofinas soutenait de façon convaincante, se rangeant aux côtés de l'OSC, qu'il ne s'agissait là que d'une utopie, ou, du moins, que d'une solution provisoire car, même si cette internationalisation se faisait, elle ferait naître un conflit permanent entre les nations, menaçant ainsi la sécurité et la stabilité de la ville et, donc, celle du commerce aussi.

Un article publié à la même époque dans le journal parisien Le Temps a incité la presse grecque à imputer la question de l'internationalisation, dont elle faisait grand cas, à des initiatives françaises. Les intérêts français à Salonique étaient alors représentés par 2 milliards de francs (Compagnie du port, Compagnie du chemin de fer SaloniqueDédéagats, Banque de Salonique et les importations d'articles de luxe en provenance de France), ainsi que par la culture française largement répandue (35 écoles, etc.). C'était la raison pour laquelle l'article français recommandait de maintenir l'autonomie de Salonique, qui servait les intérêts français alors qu'ils auraient, bien évidemment, été lésés par toute politique nationale. Après avoir brièvement mentionné les questions abordées dans l'article français, le journal Makedonia du 12 janvier 1913 alignait sa position sur celle des Juifs et insinuait que cette opinion provenait du président Sam Modiano. Ensuite, le Makedonia soutenait qu'un tel statut ne garantissait pas les limites de la ville, mais risquait même d'en réduire la superficie, bien plus que si celle-ci avait été placée sous statut bulgare 16.

Bien sûr, cette prise de position était contraire à celle de Vénizélos publiée quinze jours plus tôt dans le journal français Le Radical 17.

Le premier ministre de Grèce y reconnaissait justement que l'annexion de Salonique à la Grèce allait créer des problèmes de débouchés sur la Méditerranée aussi bien aux autres puissances balkaniques qu'à l'Europe et, plus particulièrement à l'Autriche-Hongrie. Il déclarait donc que, bien que l'internationalisation de cette ville, entourée d'une population purement grecque, représenterait un grand sacrifice pour

16. Makedonia, Salonique, 9 janvier 1913.

17. Le Radical, Paris, 14 décembre 1912.


Salonique après 1912 133

les Grecs, ils y consentiraient dans le cadre des concessions mutuelles des Etats balkaniques, aussi bien pour maintenir la coopération balkanique que pour servir les intérêts de l'Europe.

Il est important de mentionner qu'il a précisé avoir été informé du fait que ce projet avait été élaboré par des membres importants du gouvernement de Budapest qui, sous prétexte de servir les intérêts des Juifs, ne faisaient en réalité, que servir ceux de Vienne. De plus, il remarquait que ce projet risquait de raviver l'enfer macédonien dont l'Europe ne s'était débarrassée que grâce aux victoires balkaniques.

Il indiquait aussi que si les Grecs étaient obligés de sacrifier Salonique, il serait indispensable de compenser cette perte par l'annexion de Monastir qui, alors qu'elle avait été conquise par les Serbes, se trouvait à présent aux mains des Bulgares. C'était d'ailleurs la seule façon de contrôler les visées expansionnistes bien connues des Bulgares, également encouragées à présent par l'Autriche en ce qui concerne l'occupation de la Macédoine.

Ce n'était pas un hasard si, à la même époque, tandis que les journaux bulgares démentaient ironiquement les informations diffusées par la presse grecque, les Bulgares eux-mêmes essayaient d'approcher les Juifs 18.

Une brochure de propagande bulgare d'une cinquantaine de pages en français, publiée à la même époque, c'est-à-dire au début de l'année 1913, à Sofia, est bien révélatrice. Cette brochure qui s'intitule Le Futur de Salonique, titre commun à cette époque à la plupart des publications de ce genre relatives à Salonique, porte aussi un autre titre sur la page de garde, avec lequel elle s'adresse directement aux Juifs de cette ville 19.

Je me référerai surtout aux méthodes de l'écrivain A. Guéron, commerçant de Roushtouk, qui constituent un échantillon représentatif de l'agressivité bulgare et des visées expansionnistes qui s'y rapportent. L'écrivain commence par essayer d'inciter les Juifs à prendre une part active à la vie politique de Salonique afin de pouvoir exercer une influence sur la situation politique ; il insistait ainsi sur leur droit d'intervention, tout en cultivant leurs appréhensions des conséquences catastrophiques que pourrait avoir pour eux le fait d'être placés sous un statut au choix duquel ils n'auraient pas participé.

Faisant un retour en arrière dans l'histoire de Salonique, Guéron allègue que, pendant de longues années, les Juifs contribuèrent au développement de la ville et que lequel dépendait totalement des Balkans, notamment de la Bulgarie, de la Thrace occidentale et de

18. Bello Morie, Sofia, 27 novembre 1912.

19. A.-A. Guéron, Salonique et son avenir, Sofia, 1913.


134 Réna Molho

la Macédoine. Il procède à l'étude historique et comparative des relations entre Bulgares et Juifs et des relations entre Grecs et Juifs d'où il ressort que, si l'amitié et la coopération caractérisaient les premières, c'était la concurrence, destructrice pour les Juifs, qui distinguait les secondes.

Il tente ensuite de renforcer ce climat d'angoisse en citant une analyse analogue concernant les conséquences fatales pour les Juifs et pour Salonique d'une annexion éventuelle de la ville à la Grèce : la rivalité grecque viserait à supplanter le port de cette ville en faisant transiter le commerce d'importation et d'exportation du pays par certains des nombreux ports dont dispose la Grèce.

En ce qui concerne la coopération entre les pays balkaniques, c'està-dire l'union douanière proposée par G. Cofinas afin de maintenir le développement de Salonique, les Bulgares menaçaient, non seulement de ne plus coopérer avec les Grecs, mais également de chercher à isoler Salonique en canalisant leur commerce vers Serrés et Kavala, et en même temps, d'imposer des tarifs protectionnistes aux chemins de fers bulgares, comme ils l'avaient d'ailleurs fait pour Varna et Burgas. Ils exclueraient de cette façon Salonique de la zone bulgare, et la Serbie aurait alors tout intérêt à développer son propre port sur l'Adriatique. Les Bulgares vouaient ainsi Salonique à la ruine économique et par conséquent sociale.

Pour toutes ces raisons, l'auteur proposait que la Grèce renonce à Salonique au profit de la Bulgarie qui accorderait, en échange, des conditions avantageuses à ses activités commerciales, du moins jusqu'à ce que des ports sur l'Adriatique soient construits et que ses installations ferroviaires en Thessalie, de Volos au Pirée, soient achevées.

Je ne m'étendrai pas sur les autres arguments invoqués par lesquels les Juifs avaient été incités à soutenir la souveraineté bulgare. D'une part parce qu'ils constituent en substance l'inverse des arguments avancés en faveur de la souveraineté grecque et, d'autre part, parce que les Juifs de Salonique avaient exclu cette solution-là. Bien que les Juifs de Bulgarie aient appelé de leurs voeux ce rattachement pour s'assurer une plus grande partie de l'arrière-pays balkanique, les Juifs de Salonique avaient compris que les Grecs ne toléreraient pas longtemps le joug bulgare et que la région se transformerait rapidement en champ de bataille 20. D'autre part, ils avaient récemment fait Inexpérience de l'« amitié bulgare envers les Juifs », quand les événements anti-sémites qui avaient suivi l'occupation de Stromnitsa, de Serrés et de Kavala avaient conduit de nombreux Juifs

20. AAIU, I~c50, rapport sur Salonique, rédigé par un groupe de négociants de Salonique le 12 mai 1913.


Salonique après 1912 135

de ces régions, en proie à la violence et aux préjugés des Bulgares, à se réfugier à Salonique 21.

D'autre part, les Juifs de Salonique avaient pu entre temps apprécier la sincérité des déclarations pro-juives du gouvernement grec accompagnées d'instructions ad hoc à l'adresse de l'administration locale ainsi que de diverses mesures dont l'application avait efficacement mis fin aux réactions ou actes de violence 22. Il est intéressant de citer à cet égard quelques impressions de Juifs de Salonique se référant à l'attitude pro-juive du gouvernement.

Dans une lettre adressée à l'Organisation sioniste centrale, on peut lire : « depuis quelques temps, l'attitude des autorités supérieures grecques envers les Israélites, dénote un extrême souci de nous être agréables et de prévenir nos moindres désirs » 23.

Et, dans une autre lettre ... « Ils ont réprimé avec une complaisance ostentatricé les menées antisémitiques qui se sont produites au début de l'occupation. Le premier ministre Vénizélos a délégué ici les Israélites les plus marquants de Grèce de semer la confiance dans les milieux dirigeants de la communauté et de les convaincre des bienfaits de la domination hellénique. » 24

Dans le reste de la Grèce, chez les Juifs mobilisés par cette question, une grande publicité a été faite aux déclarations des Juifs de Chalkis. Ceux-ci avaient considéré de leur obligation, dans le passé, de démentir, par des déclarations écrites en faveur de la souveraineté grecque avant le Congrès de Berlin en 1878, la rumeur selon laquelle les Juifs de Thessalie auraient vécu dans une situation précaire 25.

Il semble que le grand rabbin de Salonique se sentit obligé de faire une déclaration similaire après la publication, dans les journaux européens, d'une information malveillante, à savoir que les Israélites de Salonique auraient soi-disant protesté à la Conférence des ambassadeurs à Londres contre l'annexion de Salonique à la Grèce 26.

Je tends à penser qu'une telle rumeur est plutôt erronée dans la mesure où nous n'avons aucun témoignage qui vérifie le déplacement d'un Juif de Salonique à Londres à cette époque de crise. D'autre part, l'on connaît bien la position de la communauté qui avait décidé de rester neutre et de ne pas prendre part, ce qui l'avait d'ailleurs

21. Israélites d'Orient, Bulletin de l'Alliance israélite universelle, vol. 74 (19127, p. 57-62, et vol. 75 (1913) p. 78-84, ASC, dossier Z3/119, lettre par Avram S. Recanati du 16 décembre 1912.

22. AAIU, dossier 1-049, lettre par J. Cohen à I'AIU du 4 décembre 1912.

23. Ibid, note 22.

24. ASO, dossier Z3/119. Lettre de D. Florentin à osc à Berlin du 15 décembre 1912.

25. Makedonia, Salonique, 22 janvier 1913.

26. AAIU, I-c49, lettre par le grand rabbin de Salonique du 26 novembre 1912, adressée au prince Nicolas de Grèce.


136 Réna Molho

poussée à demander l'intervention de l'Organisation Sioniste Centrale, de même que la décision de celle-ci qui, ayant jugé qu'une telle intervention à la 3Conférence serait inopportune et préjudiciable aux Juifs, leur avait recommandé d'adopter un comportement analogue 27.

Cependant, malgré le démenti du rabbin, cette rumeur n'était pas complètement dépourvue de fondement. Les Juifs de Salonique, tout en reconnaissant l'attitude positive du gouvernement, restaient encore hésitants, ne faisant aucun geste en faveur de la souveraineté grecque, contrairement aux Juifs de Chalkis. L'information selon laquelle les Grandes Puissances ne s'opposeraient pas à la proposition de l'Autriche renforçait leurs espoirs quant au maintien du statu quo 28.

Néanmoins, la fluidité de la situation et l'information selon laquelle l'Autriche soutiendrait les revendications de la Bulgarie en cas de nonagrément des Grandes Puissances sur l'internationalisation de la ville ont forcé la Serbie à recourir à la propagande.

Par exemple, un opuscule en français, intitulé Salonique et la question balkanique, qui exposait les positions serbes, avait circulé à Paris au début de 1913. Son auteur, Milan Todorovitch, économiste, docteur es sciences sociales, traitait le sujet avec la scientificité correspondante. Dès le début de son étude, il suggérait que le problème de Salonique ne saurait être résolu qu'envisagé sous l'angle économique et non pas national. Il était évident qu'il s'adressait ainsi directement aux Juifs, lesquels constituaient la seule minorité salonicienne dépourvue d'intérêts nationaux 29.

Ensuite, et prenant pour point de départ la préservation de la situation économique de la ville, Todorovitch proposait que Salonique soit annexée à celui des pays balkaniques qui utilisait son port plus que tout autre, c'est-à-dire à celui pour lequel Salonique revêtait la plus grande importance et à celui, qui en conséquence, contribuerait au développement de la ville.

Par des tableaux comparatifs et des données statistiques, dont la validité ne relève pas de la présente communication, l'auteur prouve que la plus grande partie du commerce d'importation, mais parallèlement d'exportation, qui passait par Salonique venait de Serbie. Ceci était dû au fait que tant la Bulgarie que la Grèce utilisaient beaucoup moins le port de Salonique, puisque ces deux pays disposaient d'autres ports par lesquels ils étaient desservis. Alors que la Serbie, qui n'avait pas de port, dépendait totalement de Salonique, port le plus proche, et en même temps plus sûr que le port qui serait éventuellement

27. Ibid., note 7.

28. Ibid., note 7.

29. M. I. A. Todorovitch, Salonique et la question balkanique, Paris, 1913.


Salonique après 1912 137

construit sur l'Adriatique. En outre, Todorovitch soutenait que les changements qui résulteraient du partage territorial issu de la Conférence ne modifieraient pas les estimations statistiques ci-dessus. A savoir que si, conformément à l'Entente balkanique, chaque pays annexait les terres qu'il avait conquises, la Serbie obtiendrait 48 000 kilomètres carrés, la Bulgarie 16 250 et la Grèce 12 500.

En conséquence, il faisait observer que l'annexion éventuelle de Salonique à la Grèce ou à la Bulgarie constituerait un luxe, alors qu'au contraire l'annexion de cette dernière à la Serbie constituerait une condition fondamentale à l'indépendance de ce pays et qu'elle était, ce faisant, nécessaire. La revendication de la Serbie se justifiait donc, car Salonique était vitale pour son économie.

Après la consolidation des intérêts économiques communs entre Salonique et la Serbie, l'auteur envisage le problème du point de vue politique. Toutes les solutions alternatives au statut actuel de Salonique sont examinées et toutes sont bien évidemment rejetées en vertu du raisonnement ci-après.

La délimitation des frontières entre les pays intéressés par rapport à la ligne de démarcation que représente la rive droite de Vardar, selon les recommandations de la Bulgarie, créerait une région incluant le triangle des villes de Veles, Monastir et Salonique. La Serbie serait exclue de cette région, qui deviendrait obligatoirement soit territoire grec, soit territoire bulgare, soit territoire en co-souveraineté entre les deux pays. Par conséquent, ce pays qui avait fait tant de sacrifices, sans comparaison avec ceux de la Bulgarie, pendant la guerre qui avait précédé, subirait une injustice tant économique que politique, qui compromettrait naturellement les relations servobulgares.

L'annexion de cette même région à la Bulgarie, détruirait l'équilibre territorial, jugé indispensable pour le maintien de l'alliance balkanique, et placerait la Serbie dans une situation défavorable également du point de vue géographique. Plus précisément, ce pays serait entouré au nord-ouest de pays hostiles, l'Albanie et l'AutricheHongrie, et au sud et à l'est de la Bulgarie qui, tout comme l'Albanie, était sous influence autrichienne. Ce faisant, la garantie de la paix dans la région passait impérativement par l'octroi à la Serbie de frontières au sud avec la Grèce.

Enfin, étant donné que la Serbie était entrée dans cette guerre dans le but de s'assurer un port sur l'Adriatique et, en même temps, de se libérer de l'Autriche-Hongrie, l'annexion de la région de Veles-Monastir-Salonique à son territoire constituait une petite indemnisation.

Cela montre à l'évidence, sans qu'il soit nécessaire de s'étendre


138 Réna Molho

davantage, que les revendications de la Serbie à l'égard de Salonique reflétaient une position défensive, tant contre l'agressivité de la Bulgarie qui menaçait de bouleverser l'équilibre dans les Balkans, que contre l'Autriche-Hongrie qui visait à s'assurer le contrôle économique dans toute la région de la Turquie européenne.

La Serbie prédisait ainsi la reprise de la guerre des Balkans si les Grandes Puissances ne parvenaient pas à déterminer des frontières claires et satisfaisantes dans le partage des régions récemment acquises. Il semble que la proposition serbe ait été la seule qui ne soit pas parvenue à susciter l'intérêt des Juifs, et qui n'a d'ailleurs appelé aucun commentaire de leur part

Après la déclaration de la deuxième guerre des Balkans et la première guerre mondiale, les prévisions ci-dessus de la Serbie quant aux dangers que représentait la question balkanique se sont révélées prophétiques. Cependant, ce que la Serbie ne pouvait pas prévoir, c'était que ces deux guerres auraient des conséquences positives pour Salonique et, en même temps, pour les Juifs. Avec la Convention de Bucarest, la région de Salonique se trouvait étendue de façon importante par l'acquisition de la Macédoine du sud, de l'Epire à l'ouest et de la région à l'est de Kavala. L'alliance de la Grèce avec la Serbie contre la Bulgarie permettait l'octroi à Salonique de meilleures possibilités économiques et créait un climat rassurant, notamment pour les Juifs, et ceci grâce à la consolidation de leurs intérêts économiques.

Le fait que le gouvernement grec ait satisfait les exigences des Juifs, consignées dans un document de la communauté en janvier 1914, consolidait ce climat. L'acquisition de ces droits facilitait l'adaptation des Juifs, mais aussi leur acceptation de la souveraineté grecque 30.

Les premiers indices de leur intégration progressive sont l'extension de leurs associations nationales et leur participation à la formation des résultats électoraux de 1915 à Salonique. Malgré le fait que l'effort d'incorporation pacifique de l'élément juif de Salonique eût été l'initiative du gouvernement Vénizélos, la communauté juive, se réveillant du point de vue national, pour des raisons indépendantes de la politique pro-juive du Premier Ministre, n'a pas voté pour lui et a pris position en faveur de Gounaris, qui militait contre la participation de la Grèce à la Grande Guerre. Les Juifs de Salonique, comme d'ailleurs leurs co-religionnaires en Europe, malgré leur sympathie pour la civilisation française, ne pouvaient pas se ranger aux côtes

30. Archives du ministère grec des Affaires étrangères (YPEX), 1914/A/5a, référendum de la communauté juive de Salonique signé par le président, le grand rabbin et le Conseil communal le 30 janvier 1914, adressé à M. Vénizélos.


Salonique après 1912 139

des Russes, connus à cette époque pour leur politique anti-sémite. Par ailleurs, ils souhaitaient la victoire de l'Allemagne, en premier lieu parce qu'elle assurerait l'influence autrichienne dans cette zone, laquelle avait été interrompue par l'annexion et la guerre et, en deuxième lieu, parce que, comme la plupart des sionistes, les Juifs fondaient leurs espoirs sur la politique apparemment pro-sioniste de Vienne et de Berlin 31.

Cependant, à partir de 1916, l'Allemagne et l'Autriche s'avèrent ne promouvoir le sionisme qu'en théorie et surtout dans la mesure où ceci servirait leur politique expansionniste, sans s'engager par des déclarations officielles ou des actions qui ébranleraient leur alliance avec la Turquie. En plus, elles ne décourageaient pas l'anti-sémitisme terrible qui s'était entre temps manifesté à l'intérieur de leurs frontières. D'un autre côté, les forces alliées de l'Entente avaient commencé, à l'instigation de l'Amérique, d'exercer une politique d'intervention directe en faveur de l'autonomie des minorités de l'Empire ottoman au Proche-Orient par exemple en Palestine, où elles essayaient d'exciter les populations des minorités nationales contre l'oppression turque qui ne cessait de s'accroître 32.

Cette attitude a définitivement tourné le mouvement sioniste international vers l'Entente. Elle a déterminé le revirement concordant de la communauté juive de Salonique. D'ailleurs, l'arrivée des forces alliées à Salonique a réactivé le commerce, ce qui a apaisé les angoisses de la population juive. Parallèlement, des relations particulièrement amicales se sont développées, et la participation régulière des Alliés aux manifestations sociales et sionistes juives en constitue le meilleur témoignage. La réconciliation de l'élément juif avec sa nouvelle patrie a été spécialement encouragée par l'annonce officielle du ministre des Affaires étrangères N. Politis qui, en juin 1917, s'était rangé en faveur de la fondation de l'Etat juif national en Palestine, cinq mois avant que l'Angleterre ne publie la déclaration de Balfour. Le fait le plus significatif étant au demeurant la célébration, l'année suivante, du premier anniversaire de la déclaration Balfour avec un faste exceptionnel et dans un climat de détente sans précédent pour la plupart des communautés juives en Europe 33.

La victoire définitive de la Grèce contre la propagande étrangère a été déterminée par l'incorporation pacifique de la communauté juive de Salonique, qui a sans doute constitué l'unique exception de ce genre comparée à l'évolution des communautés respectives en Europe.

31. Ibid., note 2.

32. Ibid., note 2 et 3.

33. Ephimeris ton Valkanion, Salonique, 20 octobre 1915.


140 Réna Molho

La spécificité de cette même communauté était directement liée à la prospérité de Salonique, ce qui a été confirmé, aussi bien par la propagande étrangère qui a essayé d'atteindre ses objectifs en passant par l'exploitation des inquiétudes de la minorité juive, que par la politique grecque qui a réussi à réconcilier les deux communautés rivales. Cependant, le choix de cette politique a été déterminé plus que par la pression de la propagande étrangère, par la concordance des revendications nationales des Grecs et des Juifs, qui visaient au démembrement de l'Empire ottoman.

Réna MOLHO.

« L'auteur a le plaisir d'exprimer sa gratitude envers la Mémorial Foundation for Jewish Culture pour le soutien apporté à sa recherche sur l'histoire de la communauté juive de Salonique ».


La guerre du Rif espagnol

vue par la Direction

des Affaires indigènes française

(1921-1924)

Le protectorat espagnol sur le Rif est purement nominal en 1912. L'autorité militaire ne s'exerce que sur quelques lambeaux de territoires : autour de Melilla à l'est, de Ceuta au nord et le triangle AsilahLarache-Alcazarquivir au sud-ouest. Les multiples affrontements avec les Rifains ont montré dans le passé combien il était difficile de procéder à une occupation plus importante 1.

L'occupation française du Maroc donne une nouvelle impulsion à la politique coloniale de l'Espagne. Celle-ci est le fait d'un groupe restreint de personnalités politiques appuyées par le roi et par des industriels de Barcelone. Le premier haut-commissaire du Maroc espagnol, le général Felipe Alfan, fait occuper Tetouan dès 1913 sans se heurter à une grande résistance.

En 1920 pourtant la colonisation n'a pas bien avancé. Le protectorat espagnol est divisé en deux comandancias : Ceuta et Melilla. le haut-commandement est divisé, l'admiinstration montre peu d'enthousiasme, ni l'un ni l'autre ne croient à la mission civilisatrice de l'Espagne. Les communications demeurent difficiles malgré la construction de près de 450 kilomètres de routes et le chemin de fer Tanger-Tetouan. la montagne reste bled-es-siba favorable à la dissidence marocaine.

A la fin de guerre le haut-commandement échoit au général Damaso Berenguer, partisan d'une occupation méthodique et prudente à la manière de Lyautey. Ses troupes occupent les hauteurs de Gorgues,

1. J.-L. Miège, Le Maroc et l'Europe, 1830-1894, PUF, 1961-1963, 4 vol. ; G. Ayache, Le sentiment national dans le Maroc du XIXe siècle, in Revue historique, oct.-déc. 1968, p. 393-410.

Revue historique, CCLXXXVII/1


142 Francis Koerner

au sud de Tetouan. Le général Silvestre, son rival, se trouve à la tête de la comandancia de Melilla. Le potentiel militaire est renforcé depuis 1919 par la création de la Légion étrangère, connue sous le nom de Tercio de Regulares. Le plan de campagne de 1920 prévoit l'occupation de Chaouen 2.

La France suit avec intérêt les efforts de pénétration des Espagnols. Elle surveille sa frontière nord-marocaine qui fait partie de cette vaste tache d'huile qui mord sur les régions montagneuses depuis le Rif jusqu'à la vallée du Draa. Les troupes françaises sont engagées dans cinq secteurs : Marrakech, Meknès, Tadla, Fès et Gharb. Seules les régions de Fès et du, Gharb subissent les répercussions des conflits de la zone espagnole. Nous essaierons de les suivre jusqu'à l'intervention française contre Abd el Krim, incarnation du patriotisme et de la résistance marocaine face aux impérialismes européens 3.

I. — Anual 1921

Commentaires français sur le désastre espagnol

Les opérations militaires espagnoles se déroulent, en 1920, sur deux plans ; leur objectif : Chaouen à l'ouest et Alhucemas à l'est.

L'opération Chaouen, menée par le haut-commissaire Berenguer en personne, est confiée à deux colonnes depuis Tetouan et Larache. Sorties de Tetouan, les troupes espagnoles effectuent une promenade militaire par Souk el Arba. Une ruse de guerre permet de hisser le drapeau espagnol sur l'Alcazar de la ville sainte, le 15 octobre 1920. La deuxième colonne, coupant à travers les Béni Aros, est vaincue par les fortes pluies automnales et s'en retourne sur la côte atlantique sans opérer la jonction prévue à Chaouen.

Côté français, on est médusé par la facilité avec laquelle les Espagnols ont pu mener leur affaire. Dès mars on avait relevé que toutes les tribus s'organisaient et que les Espagnols trouveraient une sérieuse résistance s'ils mettaient à exécution le « projet d'occupation de Chichaouen ». Ainsi les Ghazoua formaient des contingents qui se joignaient au Béni Zakkar, Béni Ysset, Kmès et partisans de

2. D. S. Woolman, Rebels in the Rif. Abdel Krim andthe Rif Rébellion, Stanford University Press, 1969.

3. Abd el Krim et la république du Rif, actes du colloque international d'études historiques et sociologiques, 18-20 janvier 1973, Maspero, 1976. La rédaction de l'article repose sur les rapports confidentiels des Services généraux du Protectorat, Résidence générale de la République française au Maroc, Direction des Affaires indigènes. Rapports trimestriels 1920-1924. Nous remercions la Direction des Archives et notre collègue Cremadailes qui ont permis cette consultation.


La guerre du Rif espagnol 143

Raissouli4. Les Béni Mestara, éternels opposants, n'attendaient qu'un moment favorable.

Que s'est-il passé en réalité ? Les Béni Hassan s'étaient retirés du combat dès Souk et Arba et Raissouli dont on connaissait les tractations avec les Espagnols se serait laissé acheter.

En fait, la situation semble alors bien plus complexe sur le front Melilla-Fès. Le fils de l'émir Abd el Kader vient de s'installer à la lisière du pays Sanhadja, à 10 kilomètres des postes français. Il manifeste par lettres son hostilité à la France et déclare former une harka 5 pour empêcher la progression française sur la rive droite de l'Ouergha. « Cela représente un danger non négligeable », d'autant plus que les ennemis traditionnels de la France, Hamidou et Abd el Malek (proespagnol), déclarent s'associer à ses efforts. Tandis qu'une résistance sérieuse s'annonce ainsi sur la frontière française, les troupes du général Silvestre volent de succès en succès. La route Melilla-Alhucemas est ouverte avec impétuosité et jalonnée de fortins : Dar Drius, Azib de Midar, Isen Lassen. En janvier 1921, les Espagnols occupent Anual. L'Espagne semble résoudre le difficile problème marocain. Alhucemas est à portée de main.

En fait, la situation est précaire sur l'ensemble des fronts. A l'ouest, une contre-attaque des Ahmas coûte à la garnison espagnole de Chaouen 11 officiers et 120 hommes des troupes. Les routes restent partout peu sûres.

A l'est, malgré l'optimisme officiel, la soumission des tribus est toute relative. Eprouvées par les mauvaises récoltes, les tribus migrent volontiers vers l'Algérie. Celles qui- restent n'apprécient pas la confiscation du bétail. Des tractations pourtant s'engagent avec les Ouriaghel pour des concessions de mines à Alhucemas Bay, mais la suggestion faite à Abd el Krim de tourner ses armes vers la France n'aboutit pas.

La guerre, inévitable, est précédée de coups de mains favorables aux berbères à Abarran, à Sidi Dris. Igueriben est prise malgré une défense opiniâtre des Espagnols. La retraite d'Anual, ordonnée le 22 juillet 1921, est un désastre où sombrent l'état-major de Silvestre et sa politique ambitieuse. Les autres postes sont ensevelis sous « l'avalanche humaine ». Nador tombe le 2 août et le dernier fort protégeant Melilla, le mont Arruit, le 9 août.

La catastrophe coûte 13 192 hommes aux Espagnols (liste officielle), 20 000 fusils, 429 canons. C'est une véritable humiliation pour l'Espagne.

4. Nous suivons ici l'orthographe des rapports de la Direction des Affaires indigènes. 5. Harka = expédition militaire.


144 Francis Koerner

Les responsabilités sont accablantes pour l'armée, dont certains chefs assistaient à l'ouverture du « Kursaal » à Melilla ou vivaient à Malaga. la défaite de l'armée entraîne une désaffection pour la monarchie 6.

Le rapport du protectorat français tire la leçon des événements. « Ce qu'il importe de noter, lit-on, c'est que la révolte des tribus, si elle a été occasionnée par un insuccès militaire, a des causes profondes dans le mécontentement général provoqué par des procédés arbitraires de colonisation et une fausse conception de la politique indigène. »

Sous l'angle strictement français, les répercussions qu'on pouvait craindre ne se sont pas produites. Des mesures de précaution (bombardements ?) ont suffi à intimider les tribus Metalsa et Béni Bou Yahi de la région de Taza. Le mot d'ordre d'Abd el Krim de vivre en paix avec les Français a été suivi à la lettre. Mais les responsables français ne se font pas d'illusion ; la victoire d'Anual' annonce un changement de mentalité dans tout le Rif.

Cette situation (favorable à la France) peut se modifier d'un jour à l'autre. Nous devons compter avec les convoitises suscitées dans la masse par les récits de pillage, avec un réveil d'ambition chez certains personnages et surtout avec la force d'expression des idées nouvelles que les promoteurs du mouvement ont habilement substituées à la vieille formule de guerre sainte qui ne trouvait plus guère d'écho.

« Le caractère de lutte pour l'indépendance donné par Abd el Krim au combat contre les Espagnols n'est pas fait pour nous rassurer. »

77. — La conquête espagnole

et la première opposition d'Abd el Krim sur la frontière nord du protectorat français (octobre 1921-juillet 1922)

La contre-attaque espagnole se déroule à partir d'octobre 1921. Des troupes fraîches arrivent d'Espagne. 36 000 hommes conduits par les généraux Sanjurgo et Cavalcanti stationnent à Melilla. Abd el Krim par crainte de complications abandonne la base de Melilla à ses ennemis.

Dès novembre 1921 les Espagnols arrivent sur la rive droite du Kert et reprennent la totalité des mines en exploitation. Les succès

6. D. S. Woolman, Rebels in the Rif, op. cit., chapitre 6 : « Anual », p. 83-102. On y trouvera aussi des détails intéressants sur Raissouli, nommé gouverneur des Djebala et pacha d'Asilah par le sultan Moulay Hafid, en 1908. Ch.- . Julien, Le Maroc face aux impérialismes (1415-1956), Ed. J. A., 1978, Anual et ses conséquences, p. 122-123.


La guerre du Rif espagnol 145

sont dûs aux puissants moyens, à l'« anarchie » rifaine, aux dissensions internes des tribus. Non qu'il faille exagérer ces faits. Le rythme de la lutte est saisonnier. Les Berbères ont quitté le fusil pour la charrue. C'est la « trêve des labours » 7.

L'action lente et méthodique de Berenguer permet aux Espagnols de reprendre le centre de Batel, terminus du chemin de fer de Melilla. Mais au-delà du Kert les tentatives espagnoles se soldent par de lourds échecs. Certains bataillons enregistreraient jusqu'à 75 % de pertes.

Dès février 1922 les opérations militaires marquent un temps d'arrêt. Des négociations sont ouvertes sous la pression de l'opinion publique pour le rachat des prisonniers d'Alhucemas. Abl el Krim regroupe ses forces. Ses émissaires parcourent les tribus. Son frère essaie de soulever les Ghomara où son ami le fquih 8 Ben Ali prend le commandement. Par ailleurs, la précision inattendue du tir d'artillerie rifaine coule le Juan de juanes dans la baie d'Alhucemas et décourage tout embarquement.

Abd el Krim est aussi sollicité de la part d'Européens attirés par l'appât de gains et le goût de l'aventure. Sous couvert de rachat de prisonniers, des pourparlers s'amorcent, concernant l'achat de concessions minières et le trafic d'armes.

En fait, l'effort principal des Espagnols en ce printemps 1922 se porte sur les Djebala. Ils veulent en finir avec la dissidence de Raissouli qu'ils vont attaquer dans sa retraite de Tazrut, encerclée depuis la fin 1921. Les colonnes commandées par le général Berenguer prennent d'assaut Tazrut, le 7 mai 1922 après de violents combats. Mais Raissouli arrive à s'échapper avec 3 à 400 fidèles qui assurent désormais la liaison avec les Ghomara. C'est précisément le moment de la première intervention d'Abd el Krim sur la frontière ouest. Ses renforts arrivent devant Chaouen. Ses lieutenants ont réussi à lever des contingents chez les Béni Ahmed pour secourir les Khmès. Le choc prévu pour l'été 1922 est différé par la démission du hautcommissaire Berenguer. Il est remplacé par Ricardo Burguete qui préfère revenir à la voie diplomatique dans le secteur ouest.

L'incertaine frontière du protectorat français ne manque pas de subir les contrecoups de la guerre rifaine. Deux secteurs se révéleront particulièrement fragiles, la zone des Mestara et le haut Ouergha.

Ainsi, à l'ouest, « ni le blocus, ni la menace (sic) de nos avions n'ont pu encore amener à composition les Béni Mestara de la montagne, dernier groupement insoumis de la région d'Ouezzan qui demeure en lutte ouverte avec nous. Nos moyens de défense les ont rendus

7. G. Maurer, L'environnement géographique rifain, in Colloque, op. cit.

8. Fquih = maître, savant.


Extrait de D. S. Woolman, Rebels in the Rif, op. cit.


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plus prudents. Ils évitent les rassemblements et cherchent à agir par surprise. » Leurs frères de la plaine, les Béni Mesguild et les Ghazoua, n'ont pas les mêmes possibilités de manoeuvre. Leur soumission ou neutralité est absolue.

La situation par contre est bien plus confuse sur le haut Ouergha où Abd el Malek (pro-espagnol) et Abd el Krim rivalisent pour le contrôle des tribus. En février 1922, Abd el Malek, menacé d'encerclement et abandonné par les tribus, se réfugie chez les Béni Oulid, puis à la zaouia 9 de Tafraout au coude de l'Ouergha d'où il organise la propagande chez les Sanhadja.

A l'ancienne rivalité des tribus qui assuraient à la France une tranquillité presque absolue se substitue désormais une vassalité de plus en plus rigoureuse à l'égard d'Abd el Krim. Celui-ci apparaît le 6 juillet 1922 à Moulay aïn Djenan. Il y reçoit la soumission des tribus : Béni Ouenghel, Fenassa, Béni Oulid, Ghiona, M'tiona. Son but est d'organiser les tribus en vue de la fourniture de subsides et d'hommes, au besoin en changeant certains caïds. L'activité d'Abd el Krim est alors débordante comme le montrent les services de renseignements français :

28 juin : avec une mehalla chez les Béni Amret ;

30 juin : à Djema de l'oued près de Khemis de Kassiona, réconciliation des deux clans Marnissa ;

1er juillet : à Sidi Ali ben Daoud pour voir Abd el Malek. Echec des entretiens ;

3 juillet : mehalla sur Tnim des Béni Ouenghel ;

4 juillet : à Aïn Djenan pour recevoir les Senhadja de Mosbah ;

5 juillet : assemblée de notables des tribus de l'Ouergha au Kelaa

des Béni Ould ;

5 au 8 juillet : à Aïn Djenan où il réorganise les tribus de

l'Ouergha.

Le reste du mois se passe en combat contre Omar Hamidou qui dresse les Marnissa contre les Rifains. Engagement le 9 juillet qui se solde par 13 tués et 60 blessés dans les rangs d'Abd el Krim. Malgré des renforts, arrivés le 12 et 23 juillet, Abd el Krim n'arrive pas à soumettre Omar Hamidou, qui momentanément arrive à tenir les Béni Ouenghel, les Béni Oulid, les Fenassa en dehors de l'orbite du leader rifain. « Situation éphémère », prédisent les observateurs français.

9. Zaouia = centre religieux.


148 Francis Koerner

III. — Le général Burguete

ou la tentation de la voie diplomatique (août 1922-septembre 1923)

Après l'arrivée au haut-commissariat du général Ricardo Burguete le diplomate de la peseta prend le pas sur les opérations militaires. Le plan initialement prévu, négociations dans les Djebala et effort militaire en direction de Sidi Driss, émeut l'opinion lasse des fanfaronnades des africanistes. L'offensive est stoppée sur tous les fronts.

A l'ouest, une fois de plus, les pourparlers s'engagent avec Raissouli. Les Espagnols lui rendent la totalité des terres, l'autorisent à résider à Tazrut et rebâtissent son « palais ». En compensation Raissouli s'engage à ramener dans le giron espagnol les tribus insoumises. En réalité, la méfiance anime les protagonistes. Pour plus de sufeté, Raissouli couche chaque nuit dans la montagne et les Espagnols hésitent à dégarnir le front ouest. Toutefois, en novembre 1922, l'accord se confirme. Raissouli touche les appointements de ministre. Il est reconnu comme le chef de tous les chorfa 10 du Djebel Alem. Le retrait des troupes espagnoles se fait au grand dam de leurs alliés. Dès lors, le crédit de Raissouli augmente dans toute la montagne. Il étend son influence sur les Ghazaoua et les Béni Mestara rompent les pourparlers engagés avec les postes français.

Cette situation empire dans les mois suivants au détriment de l'influence française. Une sorte de zone tampon tend à se créer entre Gharb et Chaouen. Celle-ci regroupe les Béni Ahmed, les Ghazaoua et les Béni Mestara. Les routes commerciales qui menaient vers le protectorat français, par Ouezzan, se tournent vers la zone espagnole et particulièrement vers Chaouen. La propagande anti-française atteint aussi les Béni Zeroual. Elle est le fait du fquih Laboudi, Ouled si Hamani et Kacem ben Salah. Mais la situation reste essentiellement instable. Prise entre deux feux, entre Raissouli et Abd el Krim, certaines tribus sentent la nécessité d'un makhzen fort. D'où le revirement des Béni Mestara dont plusieurs tentes font la soumission aux postes français.

Le remplacement de Burguete par un civil, en février 1923, ne change pas la ligne politique. Silvela maintient son accord avec Raissouli qui toutefois refuse de fournir des contingents aux Espagnols. Ceux-ci en auraient grand besoin pour défendre la ligne Oued Lao-Chaouen menacée par les Ghomara.

A l'est, l'avance sur Béni Driss, initialement prévue, tourne en

10. Chorfa : pluriel de cherif descendant du Prophète.


La guerre du Rif espagnol 149

opération politique pour détacher les tribus d'Abd el Krim. Des agents espagnols se rendent près d'Abd el Malek à Sidi Ali ben Daoud, chez Omar Hamidou et se ménagent même des intelligences chez des fractions Ghomara. L'argent, à la longue, peut produire des fissures dans le bloc rifain.

Les opérations militaires ne sont pas arrêtées pour autant, les Espagnols réoccupent Azib de Midar (septembre 1922) et maintiennent comme objectif Alhucemas. Les pourparlers entamés avec Abd el Krim par l'intermédiaire de l'ex-sultan Moulay Hafid échouent.

Pendant ce temps, la situation se clarifie sur le haut Ouergha. Trois groupes de tribus se neutralisent :

— Marnissa, Béni Ouenghel, Béni Amrat et Oueznaïa reconnaissent Omar Hamidou et Abd el Malek ; leur orientation est en partie pro-espagnole ;

— Sanhadja, Mezziat et Ghiona rejettent toute inféodation ;

— M'tsioua et Fenassa se disent partisans du makhzen.

Dans ces conditions, Fès redevient une plaque tournante intéressante. On y signale le passage du frère d'Abd el Krim en novembre 192211.

En fin d'année 1922, la position espagnole est peu favorable, l'optimisme de Burguete est en échec à la fois sur le plan politique et militaire. Les Espagnols sont arrêtés dans leur progression sur Alhucemas et Tizi Azza risque le devenir un nouvel Anual.

La situation s'éclaire brusquement en janvier 1923. Pour quatre millions de pesetas, le gouvernement Garcia Preto obtient la libération de 396 prisonniers espagnols, survivants d'Anual. Cette libération augmente considérablement le prestige d'Abd el Krim. Il en profite pour organiser le nouvel Etat indépendant du Rif, la Dawla Jumhuriya, proclamé soit le 18 janvier, soit le 1er février 192312. Ses amis le proclament sultan « bien qu'il semble avoir tout fait pour éviter cet honneur qui le lie ». L'argent des Espagnols sert à équiper l'armée.

Cette situation nouvelle crée un profond désarroi parmi les tribus de l'Ouergha. Certaines tribus et Omar Hamidou se tournent vers la France. L'influence pro-espagnole d'Abd el Malek est pratiquement éliminée. Celui-ci est d'ailleurs en fuite, d'abord vers Dar

11. Ce passage du frère d'Abd el Krim correspond à peu près à la première visite du maréchal Pétain. Sur les répercussions ultérieures de la guerre à Fès, voir J. Berque, Le Magreb entre deux guerres, Seuil, 1962, « L'année du Rifain », 191 et s.

12. D. M. Hart, De Ripublik à République. Les institutions socio-politiques rifaines, in Abd el Krim et la République du Rif, colloque cité.


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Driouch, puis Melilla. Pendant ce temps Abd el Krim fait nommer de nouveaux caïds chez les Ghioua et les Mezziat.

La fin du Ramadan et les premières récoltes redonnent une nouvelle combativité au Rifains. De violentes attaques sont dirigées contre les positions espagnoles de Tizzi Azza (29 mai 1923). Elles se soldent par de lourdes pertes de part et d'autre. Parallèlement la harka des Ghomara intervient sur le front occidental. L'insécurité règne jusqu'aux portes de Tetouan.

Tous ces combats sont particulièrement meurtriers. Les Espagnols ont envoyé cinq colonnes pour dégager Tizzi Azza, appuyées par des tanks, l'aviation et les gaz asphyxiants. Les Rifains ont plus de 500 tués, les Espagnols 400 tués et blessés dont vingt officiers et le lieutenantcolonel, chef de la Légion étrangère.

Pour masquer son échec et éviter la défection des Temsaman, Abd el Krim conclut une trêve d'un mois et envoie à Melilla un émissaire porteur de propositions de paix. Les négociations entamées début juillet dans la baie d'Alhucemas sont un échec. Elles ne sont qu'un prétexte pour gagner du temps et se préparer à l'affrontement ultime. Le frère d'Abd el Krim rentré d'Orient prêche la guerre à outrance.

Décontenancé par la brusque attaque espagnole, Abd el Krim passe à la contre-offensive à partir du 17 août 1923. Le front s'étend d'Afrau à Tiferiut. Les Espagnols subissent encore un échec sanglant devant Tifaraouine (12 officiers tués, 17 blessés, 221 tués et blessés parmi les hommes de troupe).

Tous ces événements ont leur répercussion en Espagne où le général Primo de Rivera prend le pouvoir le 13 septembre, à la suite d'un coup d'Etat. Celui-ci est bien accueilli par les militaires. Dès le lendemain, le haut-commissaire Silvela est relevé de ses fonctions et remplacé par le général Aizpuru. L'armée espagnole, à présent, saura-t-elle soumettre l'insurrection du Rif ?

IV. — Le renforcement de la lutte sous Primo de Rivera et l'intervention française sur l'Ouergha (septembre 1923-mai 1924)

Dès son arrivée au pouvoir, Primo de Rivera pratique à l'égard du Maroc une politique diamétralement opposée à celle qu'il avait préconisée comme capitaine-général de Barcelone. Il met tout en oeuvre pour réduire Abd el Krim qui a besoin du concours de l'ensemble de la montagne rifaine. La France est alarmée par la mainmise


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d'Abd el Krim sur les tribus de l'Ouergha et intervient dans ce secteur dès mai 1924, soit un an avant l'entrée en guerre officielle.

Le Directoire militaire mis en place à Madrid est décidé à laver l'honneur de l'armée espagnole. Il fait un effort exceptionnel pour la conquête du Rif sur le plan financier et opérationnel. Un crédit de 54 millions de pesetas est destiné à la création d'une réserve de l'armée d'Afrique, à Alicante et Almeria. Un décret royal du 18 janvier 1924 crée un « Bureau du Maroc » rattaché à la présidence du Directoire. Un deuxième décret lie plus étroitement le haut-commissariat au gouvernement espagnol. Sur place, les circonscriptions militaires sont réorganisées. Les troupes s'élèvent alors à 270 000 hommes, renforcés, au printemps, par un contingent de 80 000 hommes.

L'ancienne politique de négociations est reprise, au moins chez les Djebala, ce qui permet la concentration des efforts sur le domaine rifain. L'homme clé reste Raissouli. Le haut-commissaire Aizpuru a une entrevue avec lui au mois d'octobre. La presse espagnole l'entoure de commentaires enthousiastes. Selon l'ABC du 28 décembre 1923 un plan de protectorat serait mis en place en zone occidentale. Les compagnons de Raissouli seraient investis de commandement dans la montagne. Lui-même obtiendrait le titre de khalifa 13, titre qu'il décline à la mort de Moulay et Mehdi, pacha de Tetouan, malgré les efforts des services psychologiques espagnols.

Pendant ce temps, Abd el Krim ne reste pas inactif. Il organise son pays. La montagne s'équipe de lignes téléphoniques et de postes militaires. Des terrains d'atterrissage sont signalés à Ajalir, à Targut, à Bokoya. Le « sultan » est sollicité par des agents de commerce anglais. L'un veut créer une banque d'Etat rifaine, un autre se fait fort de ravitailler l'armée rifaine en matériel de guerre. Abd el Krim se défend comme il peut et demande au gouvernement turc des officiers instructeurs. Ankara lui inspire plus confiance.

Sur le plan diplomatique, des résultats très positifs sont obtenus par Abd el Krim depuis la fuite d'Abd el Malek. Les unes après les autres, les tribus basculent dans le camp rifain et font acte d'allégeance envers le chef de la montagne. L'influence déborde en dehors du territoire espagnol sur des zones attribuées par traités à la France. Il assure l'ordre et la sécurité. Deux mahallas appuient cette politique :

— à l'ouest, la mehalla de Si Kouyes fait irruption chez les Béni Ahmed ; elle reçoit l'appui des dissidents mestara ;

— à l'est, la mehalla de Ba Mohamed rappelle à l'ordre les Mernissa,

13. Khalifa = lieutenant du Prohète.


152 Francis Koerner

les Metalsa, les Geznaïa, les Senhadja ; les Marnissa en signe de soumission envoient 20 otages à Ajdir.

L'action politique française tend à contrecarrer cette offensive diplomatique en suscitant des concurrents. Au centre elle s'appuie sur l'autorité du chérif Derkaoui des Béni Zeroual, à l'est sur les caïds Khelladi des Branès (Senhadja) et Mebdoh des Geznaïa.

Malgré cela, les commentaires sont pleins d'amertume. « Partout il empiète sur nos droits et marque un recul de l'influence politique que nous avions su gagner. »

Pourtant l'influence rifaine n'est pas encore absolue, la création de nouveaux caïds suscite des jalousies, les tributs sont lourds (15 000 douros sur les Béni Yahi), le système des otages peu apprécié. Cela détermine un mouvement de révolte de la part d'Omar Hamidou, vite maîtrisé à partir du 19 janvier 1924. Elle permet, en réalité, à Abd el Krim d'asseoir son autorité sur les Marnissa et les Geznaïa. Fin mars, le leader rifain dispose à nouveau d'un contingent régulier de 6 000 hommes environ.

Devant pareille résistance, un nouveau thème apparaît dans les journaux espagnols, celui de la coopération franco-espagnole dans le Rif pour venir à bout de la résistance d'Abd el Krim. El Libéral et le Dario universal appellent de tous leurs voeux cette collaboration tandis que El Sol s'y montre hostile. Ces discussions trouvent leur écho dans l'interview accordée par le général Primo de Rivera au Daily Mail en date du 13 mars 1924. L'action combinée des forces françaises et espagnoles est prévue dans un lointain avenir. En fait, le gouvernement croit au succès militaire pour contraindre Abd el Krim au compromis 14.

La guerre, pendant ce temps, fait rage et Abd el Krim vient de lancer une offensive généralisée sur trois fronts :

— à l'ouest, en pays ghomara, sur la ligne Estella ;

— à l'est, sur la ligne de Tizzi Azza ;

— au sud, en pays ouergha.

— En pays ghomara, tous les postes sont submergés en même temps : M'ter, Targa, Tiguissès, etc. Les Espagnols ne se bornent plus qu'à ravitailler les garnisons. Le 3 mars le croiseur Cataluna est endommagé, le 9 mars le croiseur Extramadura n'arrive à débarquer des renforts qu'au moyen de violents bombardements. La route ChaouenTetouan est coupée. Les postes n'assurent plus aucune protection et militaires, religieux, enfants disparaissent à 500 mètres de Tetouan.

14. Sur les réticences de Lyautey à toute collaboration franco-espagnole, voir D. Rivet, Le commandement français et ses réactions vis-à-vis du mouvement rifain (1924-1926), in Colloque, op. cit.


La guerre du Rif espagnol 153

— Sur le front est, les communications Tizzi-Azza de Midar sont coupées du 20 février 1924 au 8 mars 1924. Elles ne sont rétablies qu'avec le concours de 3 brigades nouvelles venues d'Espagne méridionale et 32 avions stationnés à Nador.

— Sur l'Ouergha enfin, Abd el Krim brise les dernières résistances. Chez les Marnissa, le cheikh Bouhout des Koudia est attaqué et tué le 16 mars. Les Senhadja de Ghaddon livrent 15 otages. Seuls les Metalsa gardent une certaine indépendance.

A regarder de près, c'est l'épuisement de part et d'autre. En Espagne, le Conseil supérieur des Chambres de commerce proteste contre la guerre d'usure. Côté rifain, c'est le découragement. Le mouvement de rébellion amorcé chez les Ghomara semble devoir gagner, vers l'Est, les Mtioua et les Béni Bou Ifrah.

Pourtant les combats reprennent, à l'occasion de chaque ravitaillement. Si la pression se relâche sur l'oued Laho, de violents engagements ont lieu autour de Sidi Messaoud (23 avril au 15 avril 1924) qui n'est plus relié à Melilla que par signaux optiques.

Mais les pourparlers de paix, annoncés par Primo de Rivera, le 1er mai 1924 à Bilbao, semblent s'engager à Alhucemas. C'est un mauvais signe pour la France. « De notre point de vue nous ne pouvons que regretter tout compromis qui en viendrait à établir au nord de l'Ouergha un autre Raissouli. »

En conséquence, le 27 mai 1924, 11 bataillons, 12 batteries, 3 escadrons, 5 escadrilles franchissent le haut Ouergha en direction de Moulay aïn Djenan et Taounet. Ainsi commence la guerre du Rif française qui ne prendra qu'avec la reddition d'Abd el Krim, en mai 192615.

Abd el Krim et le retentissement de son action

dans la presse musulmanne

(1924)

Jusqu'en 1924 plusieurs personnalités se partagent la vedette dans le Rif, Raissouli, Abd el Malek, Hamidou. A partir de là, Abd el Krim apparaît comme le chef incontesté, capable de donner corps à la République rifaine. Les reporters avides de sensationnel donnent en Angle15.

Angle15. les forces françaises engagées dans le Rif, voir A. Ayache, Le Maroc, Edit. Soc, 1956, p. 332.

On trouvera des indications sur l'importance du territoire occupé par les Beni Zeroual dans David S. Woolman, op. cit., p. 165. La guerre officielle ne commence que le 13 avril 1925 par une attaque surprise d'Abd el Krim sur les lignes françaises nouvellement constuites.


154 Francis Kcerner

terre, en France, aux Etats-Unis des portraits précis du combattant, de sa famille, de son entourage, de ses forces. Les journaux musulmans, par contre, proclament leur solidarité avec le héros du Rif.

Les services français retiennent tout particulièrement l'interview accordée à Scott Mowrer, du Chicago Daily News, en octobre 192416.

Le portrait reflète la sympathie pour un homme qui a entrepris une tâche surhumaine.

« Il est moins le guerrier, l'homme d'action et de plein air que le penseur, l'organisateur sédentaire. Les autres parlent, il écoute. Ce qu'il dit est clair, fort et succinct. De temps en temps il donne un assentiment muet par un rapide et double signe de tête, un éclair passe dans ses yeux pénétrants, un demi-sourire voltige sur ses lèvres, montrant les dents d'un blanc pur. Ambitieux, il n'est cependant pas visionnaire. La qualité de sa pensée, c'est d'être réaliste. Il est capable de compromis, mais seulement s'ils lui paraissent inéluctables, ou s'ils sont en harmonie avec ses fins dernières. C'est, en somme, un homme de volonté et d'intelligence, un homme avec lequel il faut compter. »

L'interview révèle aussi, et c'est particulièrement intéressant, l'itinéraire politique d'un homme destiné, en d'autres temps, aux simples tâches administratives.

« Je suis né en avril 1882 à Ajdir dans la tribu des Beni Ouriaghel et d'une famille descendant de la vieille dynastie alaouite du Maroc. Mon père était cadi à Ajdir. J'ai fait mes études à Fès et suis devenu cadi à Melilla chez les Espagnols. J'ai voyagé en touriste une fois jusqu'à Malaga, en Espagne, mais, à part ce voyage, je ne suis jamais allé à l'étranger. En 1916 sous le prétexte que je parlais trop de politique, et surtout trop de l'indépendance du Maroc, j'ai été emprisonné presque une année par les Espagnols. Une fois libéré, je suis resté à Melilla. J'ai essayé, en effet, d'aider les Espagnols à réviser leur politique marocaine, les prévenant que s'ils ne le faisaient pas ils courraient le risque d'un autre Cuba. Mes efforts n'ont pas trouvé d'écho. En 1920 je suis revenu dans le Rif où bouillait la révolte. Ce qui manquait, c'était un chef. Prenant le commandement de ma tribu je réussis à former la confédération du Rif. Les Espagnols avançaient forts de 20 000 hommes. Leur défaite fut le réel début de notre indépendance. Je suis chef d'Etat, depuis quatre ans, mais sultan depuis août 1922. »

L'administration française se plaît à relever les erreurs volontaires d'une pareille biographie. Originaire de la fraction des Ouled Khattab, Berbère zénète, le chef actuel du Rif se « réclame d'imaginaires ancêtres arabes ». Elle complète aussi le tableau par des notes sur le

16. Cf. A. Harouchi, Les Etats-Unis face à la Republique du Rif. Ce rapport contient l'adresse au peuple américain extrait d'un ouvrage postérieur de Mowrer : The House of Europe, Boston, 1945. Et A. Ayache, Les implications internationales de la guerre du Rif (1921-1926), Hespéris-Tamuda, vol. XV, 1974, p. 181-224.


La guerre du Rif espagnol 155

caïd Abd el Krim, mort en septembre 1919, et le frère cadet du leader rifain, Mohamed Ould Abd el Krim, ancien étudiant de l'Ecole des Mines de Madrid. Au total, « c'est une famille préoccupée à tirer parti des mines du rif. Elles lui ont été révélées par les prospecteurs espagnols et allemands » 17.

Depuis 1921, le chef d'Etat s'est dépensé en démarches extérieures. Ses agents ont été vus à Genève, Londres et Paris. A l'intérieur, il organise, il crée un semblant d'administration et de justice.

En fait, c'est une condamnation sans appel qui contredit les interviews empreintes de sympathie à l'égard d'Abd el Krim.

« La politique d'Abd el Krim évolue entre la xénophobie intolérante et anarchique de la masse avide de razzia et de pillage et le nationalisme exaspéré de quelques chefs d'élite désireux d'affirmer leur autorité au service de leurs intérêts particuliers. D'où de fréquents recours aux armes pour satisfaire la foule rifaine alternant avec des négociations avec l'Espagne, des protestations d'amitié à notre égard pour tenter d'affermir le terrain conquis, les situations acquises, les exigences et les privilèges des minorités. »

Pareille réserve n'est pas de mise dans la presse musulmane qui unanimement célèbre les actions d'éclat d'Abd el Krim. Cette presse étrangère est avidement attendue au Maroc et renseigne mieux sur ce qui se passe à 200 kilomètres de Rabat que l'officieuse Saada. Même des journaux bien modérés, tels El Attekadoum d'Alger, Nadha de Tunis et El Ahram du Caure, font figure de presse d'opposition.

La Nadha consacre le 27 juillet 1924 un article remarqué au Rif. Elle souligne l'hypocrisie des nations occidentales et de la SDN qui couvre les coups de force des nations européennes. Mais l'indépendance du Riff « sera l'étincelle qui enflammera le souffle national passant sur le Maroc ».

En septembre 1924 Zohra de Tunis met en garde Abd el Krim contre l'envahissement de la zone française pour éviter l'affrontement avec l'impérialisme français. El Ahram prévoit de prochains conflits entre la France, l'Angleterre, l'Italie et les Etats-Unis à propos du Rif et le Wadinnil d'Alexandrie ajoute que les Rifains peuvent compter sur l'appui des frères musulmans.

Au même moment trois organes de presse sont créés à Tanger : Akhbar el Alem, Nizam et Kaoukeb. Le premier est au service de capitaux anglais.

Puis en octobre 1924 El Mahattam du Caire contient un appel de l'Agha Khan en faveur du Rif au nom du Croissant rouge et selon

17. R. S. Diaz, La pacification espagnole, in Colloque cité. Intéressants détails sur la société Solotazar et ses rapports avec Abd el Krim en mars 1921. Le nombre des mines atteignait alors 538.


156 Francis Koerner

El Balagh de Beyrouth, le grand cheikh Si Ahmed Senoussi prêche la solidarité islamique. Celle-ci, selon El Ouazir et Nahda de Tunis, semble devenir effective. A Bombay, les musulmans prient Dieu d'accorder la victoire aux Rifains. Des femmes hindoues vendent leurs bijoux pour les combattants de la foi. A Marrakech, on dit que les femmes d'Alger et de Tunis en feraient de même. Ainsi, au moment où L'Humanité lance un appel aux musulmans de Paris et qu'un télégramme du PCF trouble la bonne conscience du Parlement français, le monde musulman compte sur un miracle pour sauver Abd el Krim. Toutefois, l'affaire du Rif hâtera la maturité politique des 150 000 Nord-Africains résidant en France, dont 75 000 dans la région parisienne. Elle prélude aussi au vaste mouvement pan-islamique qui mobilisera, en 1930, les foules musulmanes contre le dahir berbère 18.

En conclusion, il s'avère que les Bureaux des Affaires indigènes de Rabat ont été très bien renseignés sur la guerre du Rif, menée par les Espagnols. Certains indices laissent à penser que les zaouia étaient les principaux centres de propagation des nouvelles de la guerre.

On est frappé aussi par le nombre incroyable de tribus et la politique particulière qu'ont dû déployer les colonisateurs à l'égard de chacune d'elles. D'où une impression constante d'éparpillement des efforts. Cette caractéristique a rejailli sur l'historiographie coloniale où beaucoup d'historiens ont élargi leurs recherches à l'ethnographie et à la sociologie des pays nouvellement acquis (cf. J. Berque, H. Deschamps).

On ne peut s'empêcher de remarquer enfin un certain sentiment de supériorité de la part du colonisateur français à l'égard de ses voisins espagnols. Cela explique une totale inconscience du danger qui conduit, malgré l'avis de Lyautey, à réduire les forces françaises au Maroc de 95 000 (1921) à 64 000 hommes en 1923. Le réalisme ne prévaudra qu'après l'attaque surprise du 13 avril 1925 ou Abd el Krim submerge les postes français de l'Ouergha.

Ajoutons l'hostilité fondamentale à la politique menée par Abd el Krim. Dès cet cette époque, les affaires indigènes sont décidées à ne pas laisser s'établir d'Etat indépendant, bien organisé, au nord du protectorat français du Maroc.

Francis KOERNER, Université de Clermont-Ferrand IL

18. C.-R. Ageron, Politiques coloniales au Maghreb, PUF, 1972 ; voir « La politique berbère du protectorat marocain de 1913 à 1934 ».


COMPTES RENDUS CRITIQUES

J. T. Shotwell, L. Ropes Loomis, The see of Peter, Records of Western Civilization, New York, Columbia University Press, 1991, XXVI738 p.

Cet ouvrage, qui est en fait la réimpression d'un volume publié pour la première fois en 1927 par l'Université Columbia, a l'immense intérêt d'offrir à des lecteurs anglophones en traduction anglaise une série tout à fait remarquable de textes concernant les débuts de l'institution pontificale — ce qui explique à l'inverse qu'il soit demeuré mal connu du côté français. Ces documents constituent d'ailleurs la majeure partie du livre, les commentaires qui les accompagnent étant relativement brefs sauf pour les présenter, les dater et, quand c'est nécessaire, les discuter ou établir leur authenticité. Ils se distribuent en deux blocs : d'une part, ceux qui servent « de base à la croyance romaine en la primauté de Pierre et en la création par lui du siège épiscopal de Rome » (p. XXIV) (c'est-à-dire certains passages des Evangiles, des Actes des Apôtres, des Epîtres de Paul, les références au sujet de la présence, du rôle et de la mort de Pierre à Rome — Clément, Ignace d'Antioche, Tertullien, Origène, etc. —, les légendes » pétrines ») ; d'autre part, ceux qui éclairent l'affermissement et l'essor du siège de Pierre de la fin du Ier siècle à la fin du IVe.

Dans l'ensemble, ces sources sont judicieusement choisies et font de ce livre un recueil d'une indiscutable richesse qui permet, entre autres choses, de suivre pendant plus de trois siècles par des approches diverses et différentes l'élaboration et l'évolution de tel ou tel argument. En revanche, on peut regretter que les commentaires, nonobstant leur précision et leur qualité, demeurent par trop discontinus et que, parfois même, ils ne débouchent guère sur de fermes conclusions. De plus, outre qu'il manque ainsi un exposé général de la question qui tire des leçons claires des multiples analyses, on ne peut éviter de relever que l'ouvrage contient globalement une réserve extrême à l'encontre du dogme catholique, de la primauté pontificale, réserve indirectement exprimée certes (les auteurs n'osant peut-être aller au fond du problème), mais explicitée par la remarque, maintes fois répétée, qu'il est impossible d'obtenir de ces sources quoi que soit en faveur de cette doctrine et que le pouvoir de Pierre est seulement une croyance.

Il est bien vrai, en effet, que, si à partir des Evangiles, il n'est pas incohérent d'avancer que le Christ a donné à Pierre une place à part parmi les apôtres, place que l'on peut, sans interprétation excessive ou erronée, assimiler à un rôle de direction (ou réduire au contraire à une préséance sans conséquence), il est évident, en revanche, que rien ne permet de reconnaître clairement par la

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suite à l'évêque de Rome une quelconque « supériorité », car rien ne prouve que Pierre a fondé la communauté chrétienne (l'Eglise) de Rome et aucun texte doctrinal ou normatif n'indique que cet évêque a hérité de sa prérogative. Autrement dit, même si ce dernier a créé le siège romain, on ne voit pas au nom de quoi son successeur, parce qu'il est à Rome, désigné par les clercs et fidèles de la ville, jouirait d'un « droit » spécifique, le Christ n'ayant jamais dit qu'il faisait reposer son Eglise sur l'évêque de la capitale de l'Empire romain. Il n'empêche, toutefois, que ce prélat, parce qu'il était à la tête de l'église de la capitale (appelé par là, à partir de Constantin, à être l'interlocuteur premier de l'empereur), pouvait être tenu pour le plus éminent de tous, auquel était attribuée effectivement une place particulière, renforcée par le fait que les premiers chrétiens avaient la conviction que Pierre avait été martyrisé à Rome, ce qui avait conduit les clercs romains à garder religieusement sa mémoire et à entretenir son culte, et avait donc, très naturellement, fait reconnaître à leur église et à son chef une « grâce » spéciale, faisant de lui et d'elle, selon le propos adressé à Clément, « la source la plus pure ». Ainsi, en prenant en considération le rang exceptionnel de la cité et les fouilles de Rome (antérieures à la première édition de l'ouvrage), on est contraint de retenir que la doctrine de la primauté est le résultat d'une construction historique.

Cette observation ne suffit pas cependant à prétendre qu'en conséquence l'adhésion à cette doctrine est simplement une croyance et ne peut être un article de la foi. Car ce serait oublier que, pour les chrétiens, selon une affirmation dogmatique incontestable, le Saint-Esprit est sans cesse présent dans l'histoire et que celle-ci montre d'abord que les premières communautés chrétiennes, avec leurs ministres chargés de célébrer la Cène et de faire régner la charité parmi les fidèles, ont éprouvé intensément le besoin de rester unies entre elles, ce qui les a poussées à demander à l'un de ces « épiscopes », qui pratiquement, ne pouvait être que celui de la capitale, de maintenir cette union par ses conseils. Cette obligation et le fait lui-même engendrèrent une tradition, établie, à partie de la réflexion de quelques-uns et alimentée à des rumeurs et récits légendaires, qui, finalement, fut exaltée sous l'effet de la nécessité, du contexte historique et du devoir de charité, et devint un argument de la foi, que l'on renforça par des références aux Ecritures. Une foi à laquelle tous, y compris les meilleurs intellectuels, adhérèrent pendant tout le Moyen Age et que les conciliaristes euxmêmes, sauf les extrémistes, eurent peine à contester. Mais, parallèlement, un argument qu'au cours de l'histoire certains papes surent utiliser et manipuler pour affirmer leurs prétentions théocratiques.

Cela ne signifie pas que l'histoire conforte la foi catholique, bien loin de là même, mais simplement qu'il n'est pas aberrant, du point de vue de l'historien, que des chrétiens aient pu tenir pour dogmatique la primauté des évêques de Rome, plus particulièrement chargés de garder et d'enseigner la « vérité ».

Marcel PACAUT.

Alan Harvey, Economie Expansion in the Byzantine Empire, 900-1200, Cambridge University Press, 1989, XX-298 p., cartes, index, £ 39.

Les historiens britanniques ont souvent fait preuve d'un talent certain pour moudre le grain patiemment amassé dans les travaux d'érudition de leurs collègues continentaux. Ce livre-ci, version remaniée d'une thèse de l'Université de


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Birmingham, dirigée par A. Bryer et conseillée par M. Hendy, vient en offrir un nouvel exemple. Une grande part de la documentation et son aspect le plus neuf viennent en effet des actes des monastères de l'Athos recueillis par P. Lemerle et publiés de façon exemplaire dans la collection « Archives de l'Athos » (17 volumes parus de 1946 à 1991 sur la trentaine prévue). Ce sont entre autres les praktika, ces relevés énumérant les familles d'un domaine, leur composition, la nature de leurs propriétés et leurs biens divers, ou les cadastres comme celui de Radolibos (étudié par J. Lefort dans Trav. et Mém. 9, 1985) ou encore les testaments et bien d'autres documents qui y sont conservés, dont l'accumulation permet enfin aux byzantinistes d'approcher de plus près une réalité sociale et économique que les occidentalistes, mieux pourvus de témoignages, analysent depuis plus d'un demi-siècle.

La problématique est restée longtemps centrée sur la question, alors imprégnée d'idéologie, du « féodalisme ». Elle commença de se renouveler dans les années soixante notamment avec la Table Ronde et les Recherches sur le XI' siècle organisées ét éditées par P. Lemerle (Trav. et Mém. 6, 1976), ainsi qu'avec les travaux de A. Kazdan. Pour la première fois l'accent était mis sur le développement économique et social de Byzance au XIe siècle, en particulier sur la base de l'interprétation des faits monétaires, même si, comme le leur reproche aujourd'hui l'a., Svoronos et Lemerle n'étaient pas conscients de la composante démographique de cette croissance, ni de la persistance de celle-ci au XIIe siècle, deux traits mis en évidence depuis par les travaux de J. Lefort 1 et de son équipe sur les villages et les paysages de Macédoine ainsi que par les analyses de M. Hendy pour le XIIe siècle.

Le grand mérite du présent livre est, en cernant cette évolution dans la longue durée, d'en présenter la première synthèse systématique et de remettre en question certains des préjugés en cours. On regrettera toutefois d'une part la lourdeur de l'exposé, sa confusion, qui le rend parfois impossible à suivre sans retourner aux sources commentées, les redites fréquentes dues à l'ambition d'un plan qu'il faut nourrir à tout prix, redites qui n'excluent pas des incohérences de fond 2 et d'autre part que la biographie ait été arrêtée à 1985, date de l'achèvement de la thèse. Sont ainsi omis des travaux aussi importants que certains de ceux parus dans Continuity and Change in Late Byzantine and Early Ottoman Society, A. Bryer et H. Lowry eds., Birmingham-Washington, 1986. P. Bellier et al. Paysages de Macédoine, leurs caractères, leur évolution à travers les récits de voyageurs, Paris, 1986, et C. Morrisson, J.-N. Barrandon et al., L'or monnayé, I : Purification et altérations. De Rome à Byzance, Paris, 1985. On déplorera enfin accessoirement que les innombrables fautes dont sont émaillées les citations de titres français soient un signe de plus de la méconnaissance de notre langue par les historiens étrangers.

Le fait essentiel et le moteur de cette expansion byzantine au XIe siècle, que souligne le chapitre 2, l'un des plus importants de l'ouvrage, est la croissance de la population de la fin du Xe au XIIIe siècle. On voit ainsi dans certains villages de Lavra, le nombre de ménages paysans multiplié par trois ou même par cinq et on peut suivre l'extension des surfaces cultivées, principal instrument d'une augmentation de la production en l'absence d'innovation technique majeure. Autres indices de cette pression démographique : l'augmentation aux Xe-XIe siècles

1. Voir maintenant la synthèse dressée par J. Lefort, Population et peuplement en Macédoine orientale, IXe-XVe siècle, dans Hommes et richesses dans l'empire byzantin, II, Paris, 1992, p. 63-82.

2. Les rendements agricoles sont ainsi estimés tantôt de 1 à 3 d'après Svoronos et Asdracha, tantôt de 1 à 6 ou 1 à 10 d'après Leake pour la Thessalie ou la Grèce du Nord.


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des ventes de terres klasmatiques (ces terres abondonnées autrefois par les contribuables et retombées dans le domaine public) et la hausse progressive de leur prix de vente. Il faut savoir gré à H. d'avoir interprété en ce sens le cadastre de Thèbes. Ce document ne témoigne, comme on l'a cru à tort, ni de la baisse du peuplement ni de la vitalité de la commune rurale mais bien plutôt d'une intensification de l'exploitation de la terre et d'un accroissement du nombre des unités fiscales.

En bien des régions — mais il y a des nuances que H. souligne à juste titre — on voit augmenter parallèlement le nombre d'exploitants et leur équipement, mettre en valeur les terres restées en friche et celles de moins bonne qualité cependant que la superficie des exploitations diminue également. Mais on ne doit pas parler pour autant d'exploitation byzantine « moyenne », comme s'y risque Fa., les superficies variant en effet selon les régions et la pression démographique.

Le fait social majeur selon H. est que cette population paysanne accrue est désormais réduite dans sa presque totalité à la condition de parèques. Certes, cela n'est pas contestable. Encore faut-il s'entendre sur la réalité recouverte par ce statut de dépendants. Est-ce une évolution aussi néfaste que la présente l'historiographie classique, suivie ici par l'a. ? En quoi, consistait en effet la « liberté » des paysans du Xe siècle et de leurs prédécesseurs, misérables et peu nombreux, dont les villages de montagne étaient périodiquement attaqués et brûlés par les Bulgares ou les Arabes ? Dans le privilège de payer l'impôt foncier directement au Génikon (le trésor public). Les parèques qui leur ont succédé, descendus vers les plaines qu'ils cultivent de mieux en mieux et en plus grand nombre, n'ont plus eu ce lien direct mais payaient ce qu'ils devaient (impôt foncier ou pakton) au monastère ou au pronoiaire local à qui l'Etat avaient en quelque sorte délégué la gestion de la terre et des paysans 3.

Or ces « puissants » (dynatoi) ont tout intérêt à ce que les paysans soient en condition de produire. On touche ici à l'interaction entre le développement économique et « les relations féodales de production » partie intégrante de celui-ci selon l'a. Là aussi il faudrait nuancer la thèse de H. Le partage des responsabilités entre les groupes sociaux dans ce processus est bien délicat. Bien des documents attestent certes les investissements des puissants : plantations de vignes, réfection ou construction de moulins et des amenées d'eau afférentes, mais l'augmentation relative de la productivité est aussi (ou surtout ?) due aux innombrables améliorations apportées par les paysans : chemins, petits canaux, terrasses et épierrements etc. Le rôle essentiel des puissants est plutôt d'avoir favorisé indirectement cette activité en assurant la sécurité nécessaire : construction de tours ou de remparts, comme Pakourianos le fait à Stenimachos, protection des exactions du fisc et, notamment quand le domaine est privilégié, exemption des charges et réquisitions supplémentaires (logement et fournitures diverses à assurer à l'armée ou aux fonctionnaires).

Certains de ces « puissants » eurent ainsi les moyens de mettre sur le marché une part accrue de la production de leurs terres. H. a raison de souligner cet accroissement relatif de la spécialisation, de la commercialisation et en général de la monétarisation de l'économie byzantine des Xe-XIIIe siècles. On regrettera toutefois que son analyse des faits monétaires, témoignage pourtant essentiel de cette expansion, soit assez sommaire et partiale. Seules sont en effet citées les trouvailles monétaires des grands sites archéologiques (Corinthe, Athènes, Kenchreai,

3. Sur les rapports entre population et société et l'évolution du peuplement, voir J. Lefort, Population en Macédoine orientale IXe-XVe siècles, dans Hommes et richesses dans l'empire byzantin, II, Paris 1992, p. 62-82, notamment p.69-71.


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Thasos, Dinogetia...) sous prétexte qu'elles ont « une valeur infiniment plus grande que les découvertes isolées de trésors ». C'est aller un peu vite en besogne, sur un point complexe de la méthodologie numismatique. On s'étonne en effet de voir négliger la répartition des trésors et des trouvailles monétaires isolées, dont la documentation a été rassemblée par D. M. Metcalf (Coinage in South Eastern Europe, Londres, 1979 non cité) alors qu'elle seule permet de cartographier la pénétration de la monnaie dans des zones plus étendues de la péninsule balkanique. Par ailleurs H., comme Hendy, se refuse toujours à reconnaître que c'est précisément l'application de l'équation de Fisher à la dévaluation au début du XIe siècle qui a permis de voir que cet accroissement de la monnaie en circulation fut accompagné par — matched by — un accroissement de nombre de transaction. La céramologie — ici non mentionnée — fournit des indices de ces échanges commerciaux. Voir le bilan provisoire dressé par J.-M. Spieser, « La céramique byzantine médiévale » dans Hommes et richesses dans l'empire byzantin, II, Paris, 1992, p. 249-260. L'estimation en revanche de la hausse de la pression fiscale sous Alexis Ier est très difficile : y eut-il simple adaptation à la dévaluation de la fin du XIe siècle ou augmentation réelle et non nominale issue de la nécessité pour l'Etat de se procurer des ressources supplémentaires et notamment des terres à distribuer à ses fidèles en confïscant aux monastères les surfaces dépassant le montant correspondant aux impôts versés par le mécanisme de l'hikanôsis et de la perisseia ? La question est d'une extraordinaire complexité que le commentaire de J. Lefort (Actes d'Iviron II, Archives de l'Athos XVI, Paris, 1990, p. 27-30) n'a pas encore entièrement résolu mais a bien mis en évidence.

Au total, malgré les réserves qui viennent d'être faites et en dépit des compléments issus d'une documentation en constant progrès — mais qui s'en plaindrait ? — un livre utile et stimulant sur une période charnière et « dynamique » de l'histoire byzantine.

Cécile MORRISSON.

Arnaldo da Brescia e il suo tempo, a cura di M. Pegrari, Brescia, Fondazione Banca Credito Agrario Bresciano-Istituto di Cultura Giovanni Folonari, 1991, 184 p.

La commémoration du neuvième centenaire de la naissance d'Arnaud de Brescia, dont la date ne manque cependant pas de laisser quelque doute quant à sa précision (vers 1090), a donné l'occasion à un établissement bancaire de la ville natale de l'hérétique de réunir des contributions scientifiques dues à quelquesuns des meilleurs historiens italiens. Il convenait de tenter de mieux comprendre, à défaut de percer toutes les énigmes qui subsistent autour du personnage, son action et le milieu où il s'est formé et épanoui.

Des études ainsi résumées émergent quelques points forts. Il apparaît plus facile de saisir le milieu brescian du XIIe siècle que le personnage lui-même. G. Bonfiglio Dosio s'est efforcée d'appréhender les conditions économiques et sociales de la Commune de Brescia au XIIe siècle. A juste raison, elle unit ville et contado, et comme tout historien est prisonnier des sources, elle s'appuie en priorité sur une riche documentation ecclésiastique. Il est ainsi facile de reconstituer le patrimoine foncier très important des grands établissements monastiques de la ville et des environs : Leno, S. Giulia, SS. Pietro e Nicolo de Rodengo, SS. Cosma e Damiano, comme sa gestion. L'image qui ressort de ses observations


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est celle d'un milieu économique et social en plein essor, tant en ville qu'à la campagne. Les institutions de la Commune, mises à juste titre en relation avec la pénétration en ville des grands propriétaires fonciers permettent à R. Navarrini de faire le point autant sur les dominations seigneuriales du contado que sur les premières luttes politiques au début du gouvernement communal, auxquelles l'Eglise ne manque pas d'être mêlée. Les deux études montrent bien les liens étroits entre la ville et son contado, les groupes sociaux en conflit, même s'il est difficile de parler comme l'auteur d'un popolo structuré pour les débuts de la Commune. Ainsi se trouve décrite l'ambiance économique et sociale de la ville dont provient Arnaud, mais qui ne diffère guère de ce qui se rencontre dans les autres communes lombardes, encore que G. Bonifiglio Dosio ne manque pas de souligner le poids de Milan sur l'économie bresciane.

G. Andenna trace de son côté un tableau très vivant du succès obtenu à Brescia par deux communautés de chanoines réguliers ; dont il n'est pas certain que n'en soit issu Arnaud. L'auteur s'interroge particulièrement sur l'ambiance religieuse dans laquelle se propage la prédication d'Arnaud, et décrit à la lueur des sources canoniales dont il dispose les effets sur la ville des conflits religieux et politiques, auxquels se sont trouvés mêlés les évêques brescians, notamment lors de la contestation du trône pontifical entre Innocent II et Anaclet. Mais il en vient à conclure que la radicalité de la prédication et des positions intellectuelles d'Arnaud ne saurait s'expliquer entièrement à partir du milieu brescian.

Avec G. Andenna se rencontre ainsi la grave question des positions intellectuelles et religieuses assumées par Arnaud. Si O. Capitani tente bien de replacer Arnaud dans les « inquiétudes du XIIe siècle », s'il souligne ses options religieuses très fermes, en revanche, C. Frugoni, reprenant les sources déjà étudiées par son père, montre combien il est difficile d'analyser la personnalité d'un homme dont toute l'action est un condensé des grands problèmes religieux du XIIe siècle. G. Ortalli, parlant du conflit provoqué en 1882 par l'érection d'une statue en l'honneur d'Arnaud dans sa ville natale, retrace le souvenir laissé par Arnaud dans les sources postérieures à sa mort tandis que G. Benzoni recherche le « fantasme » d'Arnaud dans la littérature et le théâtre. Il restait à deux jeunes historiens, M. Bianchini et M. Righetti, à tenter d'analyser comment la figure et les idées d'Arnaud avaient pu contribuer à préparer la naissance d'une libre pensée à l'époque de la Renaissance.

La richesse des études ainsi résumées est indéniable, même si elles gagneront à être complétées sur divers points, ne serait-ce qu'à partir de la publication prochaine de la thèse de F. Menant sur les campagnes lombardes. Dire que la connaissance même de la personnalité d'Arnaud a progressé serait osé, car c'est plus le milieu dont il est issu qui a été approfondi, et du conflit avec saint Bernard, de ses relations avec Abélard, il n'y a guère que des allusions, tandis que rien n'est dit de la commune romaine. Il est vrai que le titre de l'ouvrage dénote bien que les auteurs entendaient en priorité saisir Arnaud dans son époque et le milieu dont il est issu ; il n'en reste pas moins que les aspects théologiques sont par trop négligés dans une étude qui se voulait dédiée à un hérétique dont les sources n'ont pas manqué de souligner les connaissances sur les grands problèmes alors en discussion. Il est regrettable que des cartes n'aient pas permis de bien situer toutes les localités du contado auxquelles il est fait allusion, de même que manque cruellement un plan, même sommaire, de la ville au temps d'Arnaud. Il faut en revanche souligner le présence d'un index des noms de lieux et de personnes, qui facilite grandement la consultation de l'ouvrage.

P. RACINE.


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Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l'Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, 432 p., ill.

L'étude des gestes par l'historien, qui peut apparaître comme une gageure puisque celui-ci est privé de toute possibilité d'observation directe, est cependant possible, à condition de s'entourer d'une méthode rigoureuse et de choisir les sources adéquates. J.-Cl. Schmitt a relevé le défi de brûlante façon. Soutenu par les travaux des anthropologues et s'appuyant sur une érudition sans faille — la bibliographie, p. 411-420, est impressionnante —, il apporte ici une contribution fondamentale à ce que l'on a pu appeler l'anthropologie historique.

Deux ordres de réalités ont retenu l'attention de J.-Cl. Schmitt : les systèmes de représentation des gestes (c'est-à-dire l'iconographie) et les interprétations explicites des gestes que la culture du Moyen Age a pu produire. En confrontant ces deux ordres, il s'agit pour lui de comprendre quels modèles culturels, quelles attitudes à l'égard du corps, quelles conceptions des rapports sociaux se sont ainsi exprimés. Cette approche est sous-tendue par un postulat théorique maintenant bien établi et plus guère contesté : la société médiévale ne véhicule point une seule forme de rationalité (même si la « raison théologique » est la plus puissante), mais voit se juxtaposer, s'affronter ou se mêler d'autres modes de pensée, comme l'allégorèse liturgique, la casuistique juridique, la culture folklorique, etc. Dans chacun de ces systèmes l'attitude face au corps, et par là au geste, est différente et nécessite une analyse particulière.

Les sources utilisées sont multiples. Si certaines vont de soi, comme les textes normatifs, il est à remarquer ici l'exploitation privilégiée des sources liturgiques, trop souvent dédaignées. L'iconographie a été très sollicitée et bien des pages de l'ouvrage forment d'imposants commentaires d'images (comme cette analyse des miniatures du Livre de prière dit de Hildegarde de Bingen, p. 155-172). Quant à la période chronologique étudiée, elle va de l'Antiquité chrétienne au XIIIe siècle.

La première tâche de J.-Cl. Schmitt a été de repérer les essais d'interprétation des gestes et de leur réduction aux catégories intellectuelles, aux valeurs et aux normes de la culture médiévale. Et ce qui ressort des longues analyses de l'auteur est bien la grande ambivalence des gestes au Moyen Age. « Ainsi le geste-il tout à la fois, écrit-il, exalté et fortement soupçonné, omniprésent et pourtant subordonné » (p. 359). L'Antiquité lègue à la réflexion médiévale le vocabulaire abstrait du geste, une réflexion éthique sur le geste (à travers la modestie et la temperantià) et le lien entre le langage et les gestes au sein de la rhétorique. Avec le christianisme s'instaure une ambiguïté fondamentale vis-à-vis du corps : « prison de l'âme », celui-ci n'en demeure pas moins exalté, du fait des mystères de l'Incarnation et de la Rédemption. L'Eglise cherche tout au long du Moyen Age à contôler et à domestiquer les gestes, à en faire un moindre mal. Avec l'ascétisme monastique, la tradition « antiquisante » est rompue : tous les gestes du moine doivent se fondre dans les mouvements uniformes d'une communauté ; l'individu n'est plus le véritable maître de ses gestes. La notion de gestus s'estompe peu à peu. Et la Renaissance carolingienne semble lui porter un coup fatal. Mais dès le XIe siècle et surtout au XIIe siècle, dans le vocabulaire, l'imaginaire, le gestus revient en force. L'auteur souligne avec vigueur le rôle primordial de la théologie des Victorins dans la réflexion cléricale sur les gestes. Il consacre ainsi (chap. V) une longue étude au De Institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor, ouvrage où se trouve prônée — à partir d'une définition fort complexe du geste (p. 179) —, une véritable vertu du geste idéal, se réalisant à travers la discipline du


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corps. Celui-ci peut, s'il est bien gouverné, devenir le lieu et l'un des moyens du salut de l'homme. Ce contrôle ecclésiastique du geste, dominé par la notion de modestia, s'applique aussi au monde des laïcs. D'autant que les transformations sociales et idéologiques nécessitent une prompte intervention. L'Eglise cherche ainsi à soumettre les « gesticulations » des histrions, des femmes et jeunes gens impulsifs aux règles de la morale. Non sans compromis : une partie au moins des histrions — ceux qui chantent les histoires des princes et les vies des saints — est réhabilitée. Selon les cas, l'Eglise sait condamner ou intégrer à ses valeurs des comportements comme les chants, les danses ou les jeux dramatiques. Dans le domaine de l'efficacité symbolique des gestes (chap. IX), apparaît bien encore l'attitude parfois contrastée de l'Eglise. Dans la société médiévale, de nombreux gestes sont censés transformer la matière ou les êtres par l'effet d'une puissance intrinsèque provoquant l'action de forces invisibles : le signe de croix en est un bon exemple. Or, si la critique ecclésiastique s'exerce sévèrement sur cette efficacité, notamment à propos des sacrements cherchant à rapporter le geste au rang de signe, non de cause efficiente, dans le même temps, la liturgie de la messe se dramatise, se théâtralise : le geste de la consécration s'amplifie, l'exaltation du corps du Christ allant de pair avec celle du prêtre.

Les gestes sont aussi révélateurs de pouvoir. Et J.-Cl. Schmitt montre à l'envie, tout au long de l'ouvrage, qu'ils établissent une distinction entre les ordres ou les états. Les gestes sont ainsi un moyen pour les clercs séculiers de se distinguer des laïcs. Ces derniers disposent d'un code gestuel : les contenances de table se développent ainsi à partir du XIIe siècle. Avec la reconnaissance progressive du travail manuel et de sa valeur productrice, les gestes techniques sont légitimés : l'iconographie chrétienne, à partir du XIIIe siècle, parvient à en rendre compte de façon précise et objective (chap. VI). L'histoire des gestes de la prière (chap. VIII) met en évidence un véritable rapport de vassalité de l'homme à Dieu ; aux XIe-XIIe siècles, deux gestes de prière s'imposent : les mains jointes à la hauteur de la poitrine, les doigts étant allongés, et la génuflexion.

L'étude de J.-Cl. Schmitt, dont nous n'avons pu rendre que bien partiellement toute la finesse des analyses, se clôt à l'orée du XIVe siècle. Une nette coupure se distingue en effet : l'écrit qui se diffuse alors massivement concurrence le geste. Bref, voilà un ouvrage riche et foisonnant, requérant une lecture attentive, et qui, comme tous les livres véritablement pionniers, ouvre sur d'autres questions. Il est certain que l'étude systématique d'autres corpus d'images enrichira encore ces analyses. A noter enfin la présence d'un excellent index (personnages et matières), ce à quoi la collection « Bibliothèque des Histoires » ne nous avait guère — pour notre plus grand dommage — habitué.

Jacques BERLIOZ.

Martin Aurell, La vielle et l'épée. Troubadours et politique en Provence au XIIIe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, « Collection historique », 1989, 380 p., 164 F.

Les historiens de la littérature n'ont longtemps accordé qu'une importance secondaire aux troubadours provençaux du XIIIe siècle. La grande veine lyrique du XIIe siècle s'épuiserait chez eux en une poésie politique sans envergure, faite d'invectives sarcastiques et de ragots mesquins. Certes, la qualité littéraire n'est


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pas toujours au rendez-vous et les sirventès de Boniface de Catellane ne sont pas les Châtiments de Victor Hugo. Les oeuvres des derniers troubadours n'en n'ont pas moins de précieux documents sur l'histoire de la Provence au XIIIe siècle et M. Aurell, excellent spécialiste de l'histoire de l'aristocratie provençale, en a bien saisi la valeur et la portée, dans un ouvrage tout à fait neuf.

Les deux premiers tiers du XIIIe siècle sont une période à la fois cruciale et particulièrement agitée dans l'histoire de la Provence. Les efforts des derniers représentants de la maison de Barcelone pour faire du comté de Provence un Etat relativement cohérent et venir à bout tant des résistances féodales (que symbolisent les Baux ou les Castellane) que des autonomismes communaux (en particulier à Marseille) sont entravés par les contrecoups des croisades anti-albigeoises. L'avènement d'une dynastie française en 1245, avec Charles d'Anjou, se traduit par une brutale reprise en main du pays. Clercs et juristes sont désormais les auxiliaires tout-puissants du prince, au grand dam des vieilles familles chevaleresques. Celles mêmes qui seraient tentées de se rallier au nouveau pouvoir, sont bientôt déçues de le voir faire de la Provence un simple tremplin pour une autre aventure, la conquête de l'Italie du Sud. Fort habilement, M. Aurell a entrelacé un récit chronologique, circonstancié mais clair, de ces multiples péripéties et une présentation des troubadours dont les sirventès et les tensons ont accompagné chacune des phases de cette histoire. Tous ces poètes ont en effet été des témoins oculaires et souvent même des acteurs directement engagés de ces événements. Leur point de vue n'est cependant pas uniforme. Les uns, membres de l'aristocratie locale pris dans le tourbillon des guerres privées ou des révoltes urbaines, expriment avec enthousiasme ou rage les hauts-faits ou les revers d'une classe légitimement inquiète pour son avenir. D'autres, tentés par le service de l'Etat comtal, cherchent désespérément le Prince idéal (le Barcelonais ? le Toulousain ? l'Angevin ?) qui saurait préserver les valeurs traditionnelles de la chevalerie tout en récompensant dignement ses fidèles. Leur, attente est généralement déçue et les flatteries cèdent bientôt la place aux regrets et aux sarcasmes. Au temps de Charles d'Anjou, la fuite et l'exil (en Catalogne) sont souvent la sanction définitive pour le poète brouillé avec son prince.

M. Aurell montre bien que cette diversité d'accents correspond, mais en partie seulement, à une évolution dans le recrutement social des toubadours. Au début du siècle, les auteurs de sirventès sont avant tout des chevaliers ou des seigneurs autochtones (même un Guilhem des Baux en dédaigne pas cette forme d'expression politique). Après 1230, on trouve parmi eux une proportion croissante de « jongleurs » quasi professionnels, plus sensibles, évidemment, à l'attrait du patronage princier, ce qui ne leur fait cependant pas toujours perdre leur franc-parler, d'où d'étonnantes variations de ton sous la plume d'un même auteur.

Tous avaient en tout cas, et de manière permanente, des ennemis jurés, responsables à leurs yeux de tous les malheurs du pays : les hommes d'Eglise et, dans une moindre mesure, les hommes de loi.

Il est évidemment difficile de dire si ces textes ont eu un impact effectif sur le cours des événements : simples divertissements de cour, dont les insolences ne doivent pas faire illusion, ou oeuvres de propagande colportées de bouche à oreille, capables d'ébranler l'opinion, de faire ou de ruiner une réputation ? Un peu des deux, sans doute. M. Aurell ne se prononce pas vraiment là-dessus mais il montre bien en revanche, par une analyse détaillée du contenu de ces pièces, l'élément vivant des mentalités politiques en Provence au XIIIe siècle, au moins dans les milieux artistiques.

Le volume se termine par un choix judicieux de dix de ces « chansons politiques », avec une traduction française, une bibliographie (on regrettera cepen-


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dant que le corpus complet des textes utilisés, à partir d'éditions très dispersées, ne soit nulle part recensé de manière systématique), deux index. Au total, donc, à partir, il est vrai, d'un exemple privilégié, un ouvrage qui, sous une forme agréable, illustre bien tout ce qu'une utilisation avisée des sources dites « littéraires » peut apporter à l'histoire politique, au sens large du mot, tel qu'on l'entend aujourd'hui.

Jacques VERGER.

Regina Sainz de la Maza Lasoli, La orden de San Jorge de Alfama. Aproximaciôn a su historia, Barcelona, CSIC, Instituciôn Milà y Fontanals, 1990, 500 p.

Voici sorti de l'ombre le seul ordre militaire catalan ! Grâce à un minutieux travail dans les Archives de la Couronne d'Aragon et dans les Archives nationales de Madrid, R. Sainz a réussi a en rassembler les pièces dispersées, dont elle publie avec soin 187 actes dans les volumineuses annexes de son ouvrage. Elle renouvelle ainsi l'historiographie d'une institution qui n'avait jamais fait l'objet d'une étude systématique. C'est en 1201 que Pierre II d'Aragon, encouragé par sa mère Sancha, fonde l'ordre de Saint-Georges. La finalité proclamée de cette nouvelle organisation fait bien pâle figure en comparaison avec la mission des grands ordres militaires qui, depuis un siècle, constituent le fer de lance de la lutte contre l'Islam en Terre sainte et dans la Péninsule ibérique : elle a été modestement constituée pour occuper et défendre l'aride côte, située entre Cambrils et Tortosa, au nord de l'embouchure de l'Ebre, que les pirates sarrasins choisissent souvent pour accoster et pour mener leurs raids sur la route de Tarragone. C'est dans la presqu'île d'Alfama, site privilégiée de vigilance maritime, que les membres de l'ordre bâtiront leur château-couvent. Un rapport de la prospection archéologique menée par Eulalia Sintas en 1988, publié en annexes, témoigne de l'intérêt du lieu sur le plan stratégique : au grand dam du bâtiment médiéval, un fortin du XVIIIe siècle et un blockhaus datant de la guerre civile y ont été successivement construits. L'endroit ne reste pas moins exposé : en 1378, le commandeur Jaume Roger et sa soeur Cilia seront capturés par l'équipage de deux galères de Bougie qui avait réussi à pénétrer dans le château. Cet événement malencontreux laisse présager des difficultés que connaîtra Alfama, incapable de franchir le cap des années 1400.

C'est sous la protection de Georges, un saint chevalier, que l'ordre avait été fondé. La royauté aragonaise en avait fait son patron à là mode de Jacques, le matamores des Castillans : en 1095, Pierre Ier avait remporté la victoire de Huesca grâce à son secours ; l'apparition du saint sur le champ de bataille avait alors conforté les chrétiens dans leur combat contre les sarrasins. Sa croix devient l'un des emblèmes de la couronne. Sa dévotion connaît une diffusion populaire dans les Etats de la confédération catalano-aragonaise, comme le prouve le nombre de confréries qui lui sont vouées. L'ordre militaire qu'il est censé seconder contre le Croissant reçoit d'abord une simple approbation épiscopale. Ses membres suivent la règle extrêmement souple de saint Augustin à l'imitation des Hospitaliers : propriété commune de tous les biens ; oraison et jeûnes ; obéissance ; humilité... Même si leur supérieur — prieur, commandeur puis maître — est théoriquement élu par le chapitre, le roi jouit jusqu'en 1365 d'un droit de regard qui vaut désignation. Les frères prêtent serment de fidélité et hommage, ore et


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manibus, au nouvel élu ; ils sont pour la plupart laïcs : seuls deux clercs sont mentionnés dans les sources ; la croix pectorale rouge orne leur habit blanc. Les dimensions de l'ordre ne seront jamais très importantes : dans ses deux siècles d'existence, les frères ne réussissent qu'à ajouter un seul prieuré — celui de Valence à partir de 1365 — à la maison mère d'Alfama. Au total, l'organisation et la structure de cette communauté réduite semble assez simple.

Son histoire apparaît plus mouvementée. Tout au long du XIIIe siècle, l'ordre établit son patrimoine au-delà du désert d'Alfama : les libéralités royales lui procurent des rentes provenant de territoires plus amènes que la garrigue qui entoure leur forteresse côtière. Les frères possèdent des châteaux, des commanderies et des domaines éparpillés dans les quatre principales principautés de la confédération : Catalogne, Aragon, Valence et Baléares. Leur activité militaire se concrétise surtout sous les règnes de Pierre II et Jacques Ier, meneurs de la reconquista aragonaise. Mais l'âge d'or de l'ordre intervient sous le règne de Pierre IV (1336-1387), avec lequel les frères participent à des campagnes d'annexion territoriale, comme la récupération de Majorque (1349) et de la Sardaigne (1353), ou à la guerre contre la Castille de Pierre le Cruel. Le roi les récompense pour leurs services : en 1373, il obtient l'approbation pontificale de l'ordre et accorde la chevalerie à ses frères ; il leur confiera le reliquaire de son palais contenant le doigt de leur protecteur. A l'origine de ses faveurs, l'auteur insiste sur la dévotion personnelle de Pierre IV envers Saint-Georges : en 1353, le monarque crée ainsi un ordre laïc de chevalerie à son service, consacré, comme celui de la Jarretière fondé par Edouard III d'Angleterre à la même époque, au sauroctone. Il semble cependant plus juste de replacer l'aide que le roi apporte à notre ordre militaire et la fondation de la société chevaleresque de Saint-Georges dans le cadre de son programme de renforcement de l'Etat et d'affirmation de l'idéologie monarchique. Pierre IV trouvait un prestigieux aval à sa politique chez ces frères qui délaissaient leur mission première de lutte contre l'Islam pour l'aider dans sa politique d'expansionnisme méditerranéen. L'utilisation de Georges, saint protecteur de la couronne, par le Barcelonais est comparable à celle que les rois de France faisaient de saint Denis à la même époque.

Après cette période d'apogée de l'ordre, s'amorce une crise qui avait été déjà annoncée en 1327, date de la destitution du commandeur Jaume de Tàrrega par le chapitre pour mauvaise gestion. La situation économique des prieurés est difficile. En dépit des indulgences que leur accorde le pape aragonais Benoît XIII, les aumônes des fidèles tardent à arriver. Plus grave encore, un certain relâchement accompagne cette mauvaise passe économique. Cet ordre aux ambitions si modestes ne perdurera pas. A l'époque du Grand schisme, le pape de Peniscola décide de rattacher Saint-Georges à la plus puissante institution de Montesa, fondée par Jacques II d'Aragon en remplacement des Templiers, dont elle reprit le patrimoine, et reconnue par Jean XXII en 1317 : de cette fusion, intervenue en 1400, naît l'ordre de Notre-Dame de Montesa et de Saint-Georges d'Alfama. Cette annexion, équivalant disparition, reflète l'état des ordres militaires au lendemain de la dissolution du Temple et à la veille du rattachement de leur temporel à la couronne.

L'ouvrage de R. Sáinz, solidement documenté, permet de connaître l'histoire, tant soit peu effacée, de l'ordre l'Alfama. Quelques problèmes importants ont été toutefois passés sous silence : origines sociales et recrutement des frères ; nature de leurs relations avec les pouvoirs établis à une époque de genèse de l'Etat moderne ; pratiques religieuses et spiritualité. Les seules sources diplomatiques utilisées ne permettaient sans doute pas de répondre à toutes les questions soulevées. Elles s'avèrent parfois décevantes pour l'historien. Martin AURELL.


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Heribert Mûller, Die Franzosen, Frankreich uni das Basler Konzil (1431-1449), Paderborn, Ferdinand Schôningh, 1990, 1 016 p.

Le Concile de Bâle (1431-1449) est, après celui de Constance (1414-1418), le second de ces deux grands conciles qui furent si importants pour l'histoire de l'Eglise et même pour l'histoire de l'Occident en général. Sur ce Concile de Bâle, la littérature est, depuis cinq siècles et demi, immense. Pour le bien comprendre, il reste pourtant encore beaucoup à faire, et le travail d'H. Mûller apporte une pierre d'importance à ce grand chantier.

L'auteur expose fort bien, dans son introduction, les principes qui l'ont guidé. Certes, il y a eu, à Bâle comme à Constance, un grand débat d'idées autour de problèmes religieux fondamentaux. L'union des Eglises grecque et latine, la lutte contre l'hérésie hussite, la réforme et la constitution de l'Eglise firent couler des flots d'encre. L'étude de tous les traités écrits pendant ces années est loin d'être achevée. Mais est-elle si importante ? Combien des contemporains les ont vraiment lus ? Derrière les théories dont ils étaient nourris à satiété, il y avait la réalité. Et la réalité, c'était d'abord que le Concile était une assemblée dominée par les problèmes politiques. Le Concile était une affaire religieuse ; c'était aussi et surtout une affaire d'Etats et de princes pour lesquels les idées n'étaient pas le principal souci : « Stultus qui putat libellis et codicibus moveri reges », remarquait en 1442 Enea Silvio Piccomomini, le futur pape Pie II.

La dimension politico-diplomatique des grands conciles de la fin du Moyen Age est depuis longtemps connue. Mais l'idée d'H. Mûller est que, à trop étudier la « grande politique » des princes en général et de Charles VII en particulier, la recherche historique a abouti à des vues trop claires et trop simples, voire simplistes. En réalité, la politique était menée par des hommes qui avaient des convictions, certes, mais dont l'action s'explique aussi par leurs parentés, leurs amitiés, leurs intérêts. C'est pourquoi H. Mûller, pour bien comprendre ce qu'a fait la France au Concile de Bâle, a voulu mieux savoir qui étaient ces Français qui avaient participé au Concile de Bâle. Ce faisant, H. Mûller se situait dans ce courant important de notre historiographie contemporaine qui entend éclairer les temps passés par biographies et prosopographies.

Il n'est évidemment pas question d'entraîner notre lecteur dans les sept cents pages d'analyses minutieuses que lui offre H. Mûller, où il présente, l'un après l'autre, les principaux de ces prélats français qui font l'objet de son étude, et où il éclaire, chemin faisant, d'un jour nouveau,, nombre d'événements plus ou moins importants des années 1430, de l'avènement d'Eugène IV en 1431, au retrait des ambassadeurs français du Concile de Bâle, en 1439. Mais ces analyses sont suivies de riches synthèses d'une portée considérable.

Des 3 500 délégués qui séjournèrent peu ou prou à Bâle, un tiers était français. Et une cinquantaine d'entre ces Français y a joué un rôle important et durable. Beaucoup étaient des prélats, des hommes de culture qui avaient reçu une solide formation universitaire, des hommes d'expérience, qui savaient ce que débats publics, justice et administration voulaient dire. C'est un des contrastes de ce temps que la Renaissance chante la jeunesse, mais que la vieillesse impose les leçons de son expérience. Tous ces hommes, enfin, étaient pénétrés d'une ancienne et forte tradition proconciliaire. Mais le principal mérite d'H. Mûller est de bien montrer, sous cette apparente uniformité, la diversité des milieux auxquels les uns et les autres appartenaient. Il y avait ceux qui, comme Gérard Machet, le confesseur de Charles VII, avaient été formés à l'Université de Paris. Il y avait les prélats et les clercs venus des provinces ecclésiastiques de Tours


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et de Bourges qui avaient longtemps été le coeur du royaume de Charles VII : Philippe de Coëtquis, archevêque de Tours, était le plus éminent d'entre eux. Il y avait le milieu lyonnais, dominé par la forte personnalité d'Amédée de Talaru, archevêque de Lyon, qui devait son originalité au fait que ces clercs-là n'avaient pas étudié à Paris (ni à Lyon, où il n'y avait pas d'université), et étaient enracinés dans une région de marches : les uns étaient du royaume ; d'autres, franccomtois ou savoyards, qui parlaient pourtant français, ne l'étaient pas. Il y avait enfin tous les clercs qui venaient d'Avignon ou avaient été formés à son université. C'est un des grands mérites du travail d'H. Mûller d'avoir mis en valeur l'importance de ces milieux lyonnais et avignonnais.

Il était hier encore couramment admis, après les travaux de Paul Ourliac et de ses élèves, que, pendant le conflit qui avait opposé le pape et le Concile, le Midi du royaume de France avait fait bloc derrière le pape. H. Mûller nuance cette image. En réalité, si le comte de Foix soutenait l'un, le comte d'Armagnac soutenait l'autre. Si le duc d'Aujou-comte de Provence avait besoin du pape pour retrouver son royaume de Sicile, il se gardait bien de rompre le contact avec le Concile. Enfin, si l'Université de Toulouse était favorable au pape, les anciens élèves de l'Université d'Avignon renvoyaient l'écho du Concile jusqu'au fin fond du Rouergue.

Ainsi le travail d'H. Mûller met-il à jour les milieux divers, les amitiés cachées, les conflits locaux par quoi s'expliquent bien des regroupements et des oppositions inattendus. Et, sur ce fond de diversité française, on comprend mieux la politique du roi de France. Les ambassadeurs de Charles VII au Concile avaient pour eux la continuité, car le roi changeait rarement d'hommes, leur évidente supériorité intellectuelle, leur expérience. Ce sont eux qui, en fait, menèrent le Concile. Dans cette assemblée où il y avait surtout des Français et des Allemands, les Allemands discutaient et les Français décidaient. Or, la politique de Charles VII tenait en deux points : ne jamais s'attaquer à-l'honneur et à l'état du pape, car il ne s'agissait surtout pas de recréer un nouveau schisme ; mais profiter du conflit entre le Concile et le pape pour obliger ce dernier à reconnaître enfin les libertés de l'Eglise gallicane. Charles VII et ses conseillers n'avaient pas d'états d'âme proconciliaires. Le Concile de Bâle n'était pour eux qu'un instrument qui leur permît d'atteindre leurs buts. Et ils y ont réussi. Depuis le XIIIe siècle, le roi était empereur en son royaume. Après la Pragmatique Sanction de Bourges (1438), le roi était pape en son royaume. Ses buts atteints, en 1439, Charles VII rappelait ses ambassadeurs de Bâle.

Le Concile était alors condamné. Ce n'était plus qu'une médiocre assemblée de clercs savoyards. L'auteur laisse d'ailleurs ouverte la question de savoir si la fin du Concile marque bien, comme on l'a trop souvent dit, la fin des espoirs de réforme dans l'Eglise. En réalité, il semble bien que, en France comme dans l'Empire, nombre de décisions synodales se sont inspirées, tout au long du XVe siècle, de la législation bâloise.

L'excellente étude d'H. Mûller est importante pour l'histoire du Concile de Bâle. Elle est essentielle pour l'histoire de l'Eglise de France. Mieux encore, elle donne un nouvel éclairage sur ces années 1430 où Charles le Bien Servi reconstruisait son royaume pour bientôt triompher.

Bernard GUENÉE.


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Maria Asenjo Gonzalez, Segovia. La ciudad y su tierra a fines del Medievo, Ségovie, 1986.

Ségovie était à la fin du Moyen Age et à l'aube des temps modernes une des villes les plus importantes du royaume de Castille par l'étendue (5 560 km 2) de sa tierra (territoire soumis à sa juridiction), sa population, ses activités économiques. Maria Asenjo Gonzalez a consacré une solide étude à cette période de son histoire. Le terminus a quo se situe vers le milieu du XVe siècle, le terminus ad quem aux environs de 1520.

L'ouvrage comprend quatre gros chapitres. Le premier (p. 55 à 143) est, curieusement, dépourvu de titre. L'A. y décrit d'abord l'agglomération urbaine : situation, plan, voirie, aspects,de l'habitat, fortifications. Il évoque les problèmes de l'alimentation en eau et les dispositions relatives à l'hygiène publique, la localisation des activités économiques et la répartition des habitants dans la ville selon leur condition socio-économique ou leur religion. On passe ensuite à la tierra de Ségovie. Elle était divisée, à des fins fiscales, en 11 sexmos : 8 au nord de la sierra de Guadarrama, 3 au sud. Sauf un seul, ils regroupaient un nombre plus ou moins élevé de bourgades, villages et hameaux. Chacun d'eux fait l'objet d'un développement : noyaux de peuplement, ressources naturelles, conflits provoqués par les empiétements de seigneurs laïcs et ecclésiastiques. A partir de sources fiscales discontinues (la plus ancienne est de 1463, la plus récente de 1528), M. A. a tenté de retracer le mouvement de la population. Le premier tiers du XVIe siècle aurait été marqué par une forte croissance. Ségovie et sa « terre » auraient compté, respectivement, 17 160 et 84 075 habitants en 1528.

Les activités agricoles, artisanales et commerciales sont traitées dans le deuxième chapitre (« Las actividades economicas », p. 145-257). On cultivait principalement les céréales (surtout le blé) et la vigne. On produisait aussi du lin, du chanvre, du safran, de la garance, des légumes et des légumineuses et des fruits. L'A. fait allusion (p. 233), mais sans préciser davantage, à l'abandon de terres marginales ou de faible rendement et à un recul des emblavures au cours de la période considérée. Les diverses cultures et les prés occupaient des parcelles peu étendues et disposées de façon anarchique. Seuls les jardins étaient clôturés. La plupart des paysans louaient des terres appartenant au chapitre cathedra! ou des membres de l'oligarchie urbaine mais ils pouvaient être aussi propriétaires de quelques biens. Il n'y avait donc pas prédominance absolue de la grande propriété. L'élevage, sédentaire et transhumant, l'emportait largement sur les cultures dans les sexmos situés au sud de la sierra de Guadarrama. Les déplacements des ovins ont donné lieu à des accords entre communautés villageoises et à des relations non exemptes de conflits avec la Mesta. Les terres destinées à la dépaissance, les bois et les cours d'eau étaient propriété collective de la ville ou des noyaux de peuplement de sa « terre » qui en réglementaient l'utilisation.

La production artisanale occupait une partie vraisemblablement assez nombreuse de la population de Ségovie et de sa « terre ». Les autorités municipales, longtemps hostile aux associations professionnelles à caractère religieux ou non, ne lui portaient qu'un intérêt médiocre. L'essor de l'industrie drapière, à partir de 1480, est dû,à plusieurs facteurs favorables : paix intérieure, augmentation de la demande, organisation par les Rois catholiques des divers métiers de la laine. Des marchands-entrepreneurs fournissaient matière première et outillage aux divers artisans spécialisés qui participaient à la fabrication des draps, et ils commercialisaient les produits finis. Les sources fournissent peu de renseignements sur les autres activités artisanales. L'A. a rassemblé ceux qu'il a pu


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découvrir. Ils concernent les bonnetiers, pourpointiers, chapeliers, pelletiers, corroyeurs, cordonniers, maréchaux-ferrants, vétérinaires, ciriers, chaufourniers et potiers. On faisait aussi du papier et Ségovie possédait un atelier monétaire.

Ségovie recevait sans difficulté de l'extérieur les vivres et les matières premières qui lui étaient nécessaires : des chemins la reliaient à ses sexmos, et la route qui menait d'une part à Médina del Campo et à Valladolid, d'autre part à Madrid passait par elle. La ville haute et la ville basse avaient l'une et l'autre, on l'a vu, un marché permanent. Cette dualité a suscité des conflits. Henri IV, en 1459, a doté la cité de deux foires de trente jours chacune. Le gouvernement urbain était responsable de la police et de l'hygiène des marchés. Les différends entre marchands et acheteurs étaient jugés par lui. Il percevaient une taxe, la sisa, sur les produits de première nécessité et tirait un revenu de son monopole des poids et mesures. Il protégeait la production de la « terre » — blé, vin, cuirs — contre la concurrence extérieure. Cette politique était favorable aux intérêts des membres de l'oligarchie possesseurs de biens dans les sexmos. Le principal souci des autorités municipales était d'assurer le ravitaillement de la ville en denrées alimentaires : blé, viande, vin, poisson et fruits. L'A. examine les dispositions qu'elles ont prises dans ce sens : facilités accordées à l'entrée de ces produits, prohibition de leur sortie et taxation des prix en cas de pénurie. En revanche elles ne sont pas intervenues dans le commerce de la laine et des draps. Il était l'affaire de marchands de haut vol que l'on trouve aux foires de Médina del Campo et jusqu'en Bretagne. Certains d'entre eux ont formé une « compagnie » en 1517. Une activité bancaire, liée à celle des changeurs, apparaît à la fin du XVe et au début du XVIe siècle.

Le troisième chapitre est consacré à l'étude de la société urbaine et rurale (« la sociedad », p. 259-412). L'analyse de l'A. se fonde sur des critères politiques et socio-économiques. En ville, le groupe dominant, qu'il qualifie d'« aristocratie urbaine » était formé par les caballeros et escuderos, propriétaires de terres et de troupeaux. D'abord ouvert à tous ceux qui avaient les moyens de servir à cheval, il s'est fermé à partir de la fin du XIIIe siècle, et ses membres ont été assimilés à la noblesse. Ils étaient exemptés d'impôts. Les hidalgos (nobles de sang ou anoblis) ne s'en distinguaient que par quelques privilèges d'ordre juridique et n'occupaient pas une place particulière dans les institutions urbaines. Partagés en deux factions, les lignages dits de Dia Sanchez et de Ferrant Garcia, les caballeros monopolisaient le gouvernement de la ville. A la suite de réforme de celui-ci par Alphonse XI en 1345, le concejo (l'assemblée générale des habitants) a été remplacé par un corps de 15 regidores, nommés à vie par le pouvoir royal, qui gérait les affaires urbaines et désignait les magistrats. Il comprenait à l'origine 10 caballeros (5 pour chacun des lignages), 2 membres du comun (la population non privilégiée) et 3 représentants des sesmos, mais à la fin du Moyen Age tous les redigores appartenaient au groupe dominant. Plusieurs facteurs ont affaibli, au XVe siècle, la prépondérance de l'« aristocratie urbaine ». Des membres de la haute noblesse, autour de qui se sont constituées des clientèles, ont imposé leur présence dans la ville. La royauté, par l'intermédiaire de son agent, le corregidor, a limité les pouvoirs du gouvernement urbain. D'autre part, des dissentions ont opposé les caballeros entre eux. Les redigores — leur charge était vierge et ils pouvaient la transmettre ou la céder à des proches — ont fini par former un groupe à part qui s'est réservé le pouvoir et ses avantages. Cela a suscité l'hostilité des lignages qui, pour tenter de retrouver une participation effective a l'administration de la ville, se sont ouverts, au début du XVIe siècle, à des marchands, des fermiers des impôts, des détenteurs d'offices.

Le groupe des hombres buenos pecheros incluait tous les vecinos (citoyens) qui


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acquittaient les impôts dus au roi, soit des hommes de conditions très diverses. Ils formaient le comun, reconnu en tant que tel à des fins fiscales et militaires mais tenu à l'écart du gouvernement. A la fin du XVe siècle, les marchands et les riches artisans se sont efforcés de mettre fin à cette exclusion. Ils ont obtenu que le comun puisse s'assembler sans la présence des regidores pour délibérer sur les affaires le concernant et que des procureurs élus par lui soient admis à participer aux réunions des regidores lorsque les intérêts des pécheras étaient en cause.

On doit à l'A. une série d'informations sur la vie culturelle, les femmes et la famille, la prostitution, les juifs, les conversos, les musulmans, mais il ignore les pauvres.

Quant à la société de la tierra, le fait majeur a été l'émergence d'une « oligarchie rurale » de paysans riches, les labradores (laboureurs). Ils se situent entre les herederos, grands propriétaires absentéistes membres de l'« aristocratie urbaine », et les paysans qui, dépourvus de terres ou n'en possédant pas assez, étaient contraints d'en arrenter. Les labradores ont cherché à accaparer les terres collectives des communautés villageoises. Au XVIe siècle certains d'entre eux ont accédé à la noblesse.

Quelques familles ou individus qui ont joué un rôle à Ségovie entre le milieu du XVe siècle et 1516 font l'objet de notices biographiques en fin de chapitre.

La ville en tant que corps politique est l'objet du dernier chapitre (« El concejo urbano de Segovia », p. 413-544). L'A. fait l'historique des institutions urbaines puis décrit leur évolution et leur fonctionnement à partir du second tiers du XVe siècle. Le cabildo (chapitre) des regidores, dont le nombre a été porté à 24 par les Rois catholiques, était l'organe principal du concejo (gouvernement urbain) qui comprenait aussi un certain nombre de magistrats et d'officiers. En vertu d'une sentence arbitrale de 1433, les membres des deux lignages, élisaient lors d'une assemblée annuelle les alcades, deux fieles et, un an sur deux, l'alguazil. Dans le dernier quart du XVe siècle, le comun a obtenu que ses intérêts fussent représentés au sein du concejo par deux procuradores élus. Des procureurs, également élus, représentaient la population des sesmos. Les uns et les autres restaient un an en charge. Les regidores ont tenté de s'opposer à leur présence aux réunions du concejo. Le chapitre des regidores édictait des ordonnances et devait aussi appliquer les décisions prises par le pouvoir royal. Oligarchie dans l'oligarchie, les regidores devaient faire face aux revendications des lignages et du comun mais ils ont bénéficié du soutien des Rois catholiques. Ils ont perdu cependant une partie de leurs attributions au bénéfice du corregidor, à la fin du XVe siècle. S'ils ont continué de désigner les gardes des terres collectives, l'écrivain, le majordome (comptable, receveur et trésorier-payeur), des procureurs chargés de représenter la ville dans ses procès, et divers officiers subalternes, c'est le corregidor qui nommait (sur leur proposition) les deux alcades (en charge de la justice) et l'alguazil (qui veillait à l'ordre public).

Dans son étude des finances municipales, l'A. envisage d'abord les recettes et les dépenses ordinaires. Les premières étaient alimentées par l'affermage des biens appartenant à la ville, le produit des amendes judiciaires, des taxes sur les poids et mesures, les transactions du marché et certaines activités professionnelles. Les secondes résultaient du paiement des salaires perçus par les magistrats et officiers municipaux. Pour les dépenses « éventuelles » — procès, indemnités aux procuradores qui représentaient la ville aux Cortes, travaux publics — on avait recours à l'impôt. Les sommes à recouvrer étaient réparties selon un accord, dit iguala, conclu lors d'une réunion entre les délégués de la ville et de sa « terre ». Il déterminait la quantité de pecheros correspondant à celle-ci et à celle-là. Comme le « feu », le pechero était une unité fiscale dépourvue de réalité démographique. La somme à payer dépendait du nombre de pecheros attribué


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à chacune des circonscriptions territoriales. Elle était ensuite répartie entre les contribuables selon des critères et des modalités qui favorisaient les plus aisés. On utilisait aussi le système de la sisa, impôt indirect sur les denrées de consommation courante prélevée par les commerçants eux-mêmes dans des « postes » établis à cet effet. Seules les sommes acquittées par la ville au titre de l'impôt royal ont d'abord été perçues, partiellement, selon ce procédé. Comme l'évêque, les chanoines et les caballeros étaient exemptés des contributions dues au souverain, des « postes » particuliers leurs étaient réservés où les denrées n'étaient pas soumises à la taxe. On a conservé les deux catégories de « postes » lorsque le système de la sisa a été employé pour le recouvrement d'une fraction des impôts levés occasionnellement par la ville. Les privilégiés ont ainsi bénéficié d'une exemption partielle.

Les bourgades et villages de la « terre » constituaient autant de concejos : ils avaient leurs propres institutions et étaient relativement autonomes. L'assemblée générale des habitants subsistait dans la plupart d'entre eux. Elle élisait deux regidores et un alcade. La ville nommait un alcade et l'alguazil. Cependant, à la fin du XVe et au début du XVIe, les labradores ricos ont souvent réussi à éliminer l'assemblée et à accaparer les magistratures. Ils se sont efforcés de réduire la tutelle des autorités urbaines dans le domaine judiciaire. Ils se sont opposés, pour la répartition des charges fiscales et l'utilisation des terres communes (qu'ils tentaient de s'approprier) aux herederos et aux paysans pauvres.

Le pouvoir royal imposait sa présence à Ségovie. Son argent, le corregidor y exerçait la justice, assisté par les alcades qu'il nommait. En matière civile on pouvait faire appel de leurs sentences à deux regidores et de là à l'Audencia et au Consejo real. La ville et sa « terre » procuraient d'importants revenus au trésor royal sous forme d'impôts directs et indirects. La milice urbaine avait cessé d'exister au XVe siècle. Le souverain, en cas de besoin, levait des hommes qu'il soldait. Il gardait de façon permanente des caballeros à son service. La cité, en tant que corps politique participait à deux institutions du royaume ; les Cortes et la Hermandad. L'A. brosse un tableau des relations, parfois conflictuelles, entre le concejo d'une part, les corregidores et les membres de la haute noblesse qui tenaient pour le roi l'Alcazar, la forteresse de la ville.

Sous le titre de « Ilustraciones y documentos », on trouvera en fin volume ces informations sur la « société ecclésiastique » (évêque et chapitre, établissements religieux) et ses relations avec la société laïque (p. 549-558), sur la « conviviabilité » urbaine (p. 558-560) et 35 pièces justificatives (p. 561-689).

L'ouvrage est touffu. Maria Asenjo Gonzalez se tient souvent au ras de sa documentation bien qu'elle se montre capable de dégager le sens d'une évolution. Un plan mieux élaboré lui aurait permis d'éviter des répétitions. On retrouvera dans le quatrième chapitre des éléments qui figurent déjà dans le troisième. La rédaction a sans doute été trop rapide. Une plus longue réflexion aurait probablement permis de mieux dominer le sujet et de ramasser davantage son exposé. Ces réserves faites, il convient de souligner que nous avons là un travail d'une richesse quasi encyclopédique qui vaut aussi par la qualité de son illustration graphique. Il se situe au premier rang des monographies qui depuis quelques années ont contribué à la connaissance de l'histoire urbaine de la Castille.

J. GAUTIER DALCHÉ.


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Realidad y imageries del poder. Espaha a fines de la Edad Media, éd. A. Rucquoi, Valladolid, Ambito Ediciones, 1988, 408 p.

Ce volume contient des actes d'un colloque sur le « Genèse médiévale de l'Espagne moderne (1370-1516) » tenu à Madrid du 5 au 7 septembre 1987. Le thème de la réunion, présenté par Adeline Rucquoi (p. 7-10) a été envisagé sous l'angle de leurs disciplines respectives par des spécialistes espagnols, français et anglo-saxons de l'histoire urbaine, de la noblesse, de l'Eglise, des relations internationales, de la fiscalité, de l'économie, des institutions, de la littérature et de L'art.

La notion même d'« Etat moderne » est mise en cause par Salustiano de Dios (« El Estado moderno : un cadâver historiogrâfico ? », p. 389-408) et par Reyna Pastor (« Refexiones sobre los comienzos de la formation politica feudo-vassalitica en Castilla y Léon », p. 11-22). Pour le premier le « type d'organisation politique » que l'on qualifie ainsi a commencé de se former entre le XIIe et le XIIIe siècle, s'est constitué définitivement au XVe et a disparu au XIXe avec « le triomphe des révolutions bourgeoises. La seconde préfère parler d'un « Etat absolutiste » dont la genèse en Castille ne peut s'entendre sans remonter jusqu'à la naissance du « pouvoir féodal » incarné par le roi et les seigneurs laïques et ecclésiastiques. Alan Deyermond, pour sa part, montre que l'idéologie de l'Etat dans la Castille de la fin du Moyen Age n'apparaît pas seulement dans des traités théoriques. Elle est présenté aussi dans des oeuvres littéraires en prose et en vers et dans l'historiographie (« La ideologia del Estado moderno en la litératura espanola del siglo XV », p. 171-193).

José Angel Sesma Munoz s'interroge sur les origines des structures étatiques en Aragon. Il souligne l'importance qu'il convient d'accorder à l'apparition d'un « sentiment nationaliste ». Il a été fomenté par « la classe dirigeante » soucieuse d'assurer son hégémonie face aux menaces venues de l'extérieur comme de la royauté et partagé par l'ensemble de la population (« El sentimiento nationaliste en la Corona de Aragon y el nacimiento de la Espana moderna », p. 215-231). Béatrice Leroy relève les traits qui caractérisaient la royauté navarraise : des souverains d'origine française, sacrés, aux alliances familiales internationales, bâtisseurs et organisateurs de fêtes et de cérémonies. Leur personnel gouvernemental était formé d'autochtones (nobles et bourgeois) et d'étrangers qui faisaient souche en Navarre (« La cour des rois Charles II et Charles III de Navarre (vers 1350-1425) ; lieu de rencontre, milieu de gouvernement », p. 233-248.

Teofild F. Ruiz décrit les fêtes données par Jean II de Castille à Valladolid en mai 1428 : une suite de festins, de joutes, de pas d'armes visant à exalter la majesté royale. Il les situe dans le contexte du moment et en souligne la symbolique (« Fiestas, torneos y simbolos de realeza en la Castilla del siglo XV. Las fiestas de Valladolid de 1428 », p. 249-265). Joaquin Yarza Luaces a étudié les représentations des souverains et des nobles dans l'art afin de dégager l'évolution de leurs images respectives (« La imagen del rey y la imagen del noble en el siglo XV castellano », p. 267-291).

On trouvera dans une seconde communication de Salustiano de Dios des précisions sur l'affaiblissement des Cortes castillanes en tant qu'assemblées politiques au XVe siècle. Des projets de réforme de l'institution visant à la dégager de la tutelle royale et à rendre effectif son contrôle par les villes ont été élaborés lors des juntes des Comunidades en 1520-1521. Ils m'ont évidemment pas abouti en raison de l'échec du mouvement comunero mais l'A. estime que celui-ci a


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interrompu l'évolution qui tendait à réduire les Cortes au rôle d'un simple instrument du pouvoir royal (« La évolution de las Cortes de Castilla durante el siglo XV », p. 137-169).

Au cours de la période 1360-1410 la Castille a commencé à participer de façon active aux affaires européennes. Luis Vicente Diaz montre que les souverains ont dirigé personnellement les activités diplomatiques, assistés par des hommes, clercs et letrados principalement, qui jouissaient de leur confiance (« Los inicios de la polîtica international de Castilla, 1360-1419 », p. 57-83. Entre 1361 et 1379, Henri de Transtamare, prétendant au trône de Castille, Charles II de Navarre, Jacques IV, prétendant malheureux au royaume de Majorque ont eu recours aux services de mercenaires étrangers dont Kenneth Powler retrace le rôle dans les conflits où ils ont été engagés (« L'emploi des mercenaires par les pouvoirs ibériques et l'intervention militaire anglaise en Espagne (vers 1361-vers 1379) », p. 23-55).

Dans la seule communication consacrée à l'Eglise et qui porte uniquement sur la Castille, José Sanchez Herrero traite des points suivants : délimitation des provinces ecclésiastiques de la Castille et du Portugal et des diocèses frontaliers ; importance respective des différents diocèses castillans ; les évêques (nomination, transferts d'un siège à un autre, ingérences de la papauté et de la royauté) ; charges politiques occupées par des prélats et des clercs ; relations de l'épiscopat et du pouvoir royal de Pierre le Cruel à Henri III (« Los obispos castellanos y su participation en el gobierno de Castilla, 1350-1406 », p. 85-113).

Dans la Castille du bas Moyen Age, le pouvoir politique et économique de la haute noblesse se manifestait dans et par la seigneurie. Jean-Pierre Molénat distingue plusieurs « cas de figure » dans la façon dont se sont constituées les seigneuries de la région de Tolède. Il en donne des exemples concrets : duché de Maqueda, comté de Fuentesalida. Le développement de la seigneurie « juridictionnelle » s'explique, au moins en partie, par la réaction des possédants (membres pour la plupart de l'oligarchie urbaine des caballeros) contre le renforcement au XIVe siècle des concejos (communautés villageoises) qui menaçait leur contrôle des campagnes (« Formation des seigneuries tolédanes aux XIVe et XVe siècles », p. 348- 370). Les estados, sur quoi porte la communication d'Isabel Beceiro Pita, étaient la forme la plus achevée de la seigneurie. Il ne s'agissait pas de principautés territoriales, à l'instar par exemple de la Bretagne. Leurs appareil administratif et financier était moins développé. Leurs détenteurs ne disposaient pas d'autonomie dans le domaine de la politique extérieure mais ils possédaient des forces armées et avaient obtenu ou usurpé des droits régaliens : haute justice, droit de créer des marchés et des foires et, sous Henri IV, implicitement ou explicitement, le droit de frapper la monnaie royale (mais non une monnaie qui leur fût propre). Ils s'appropriaient par diverses voies une partie des impôts dus au roi. Cependant ils ne remettaient pas en cause la suprématie royale et aucun d'eux n'a fait suivre son titre de la formule « par la grâce de Dieu » (« Los estados senoriales como estructura de poder en la Castilla del siglo XV », p. 293-323).

L'exemple de Murcie, proposé par Denis Menjot, illustre la complexité des rapports, en Castille, entre l'« Etat moderne naissant » et les villes. La royauté, aux XIVe et XVe siècles, a réussi à obtenir de Murcie un maximum, en combattants et en argent. Elle y est parvenue moins en imposant à la cité son autorité directe que par une « entente plus ou moins cordiale » avec l'oligarchie urbaine qui, en échange de son soutien a obtenu l'exemption de la fiscalité directe et le monopole du gouvernement municipal et « de nouveaux moyens de se reproduire ». Ainsi l'Etat moderne castillan se serait construit, « plutôt que contre


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les villes », avec l'aide des oligarchies urbaines (« La ville et l'Etat moderne naissant : la monarchie et le Concejo de Murcie dans la Castille des Trastamares d'Henri II à Henri IV », p. 115-135).

C'est aussi aux rapports entre le pouvoir royal et les villes, « élément fondamental de la genèse de l'Etat absolutiste », que s'est intéressé Hilario Casado à propos de Burgos (« Oligarquia urbana, comercio international y Poder Real : Burgos a fines de la Edad Media », p. 325-347). Formée principalement de marchands, relativement ouverte, l'oligarchie burgalaise n'avait pas nous dit-il, « une conscience et une culture authentiquement citadines » et ni par ses activités économique ni pas ses « comportements sociaux », elle ne remettait en cause les « structures féodales ». Ses membres étaient de simples intermédiaires entre les grands propriétaires castillans (noblesse et Eglise) producteurs de matières premières et les marchés consommateurs européens. Comme les nobles et les ecclésiastiques, une partie de leurs revenus provenaient de juros (rentes sur les revenus royaux). Acquéreurs de terres, ils se conduisent en rentiers du sol et ne modifient en rien les systèmes d'exploitation. Ils partagent les idéaux et le style de vie de la noblesse chevaleresque. L'oligarchie burgalaise a soutenu, à peu près constamment, le pouvoir royal, notamment dans sa politique internationale qui était conforme (avec des nuances que souligne l'A.) à ses intérêts. Elle l'a appuyé, non sans contreparties face à la haute noblesse qui menaçait l'intégrité des territoires soumis à la seigneurie de la ville.

Adeline Rucquoi aborde un thème peu étudié : l'alourdissement des villes castillanes à la fin du Moyen Age (« Des villes nobles pour le roi », p. 195-214). Elle a cherché à dater les concessions des titres de « très noble cité », « très noble ville », « noble cité ». Elles se sont amplifiées sous Les Rois catholiques. Les villes « nobles » ont leur enseigne et leur blason. Comme les grandes familles, elles se forgent des « généalogies » destinées à prouver leur ancienneté. La « noblesse » des villes a été reconnue alors qu'elles perdaient leur prestige politique et leur puissance économique. Le rôle éminent joué par les villes dans l'histoire de la Castille, le goût de la noblesse pour la vie urbaine, le fait que, dans les mentalités castillanes du XVe siècle, le roi était à l'origine de la noblesse, expliqueraient, cette contradiction.

Miguel Angel Ladero Quesada traite de la politique économique des Transtamares (« Economia y poder en la Castilla del siglo XV », p. 371-388). Les souverains de cette dynastie ont eu une politique conservatrice, en ce qui concerne les problèmes de l'agriculture et de l'élevage. Ils ont laissé aux gouvernements urbains la réglementation du travail dans les villes. En revanche ils sont intervenus activement dans celle des activités commerciales mais en appliquant des normes antérieures qu'ils ont parfois perfectionnées. Enfin l'A. expose de façon très claire les apparentes contradictions de leur politique monétaire.

Jean GAUTIER DALCHÉ.

Bernard Vincent, 1492, «L'année admirable », Paris, 1991, 226 p.

A propos de l'année 1492, Bernard Vincent fournit une histoire très bien faite de la péninsule ibérique jusqu'au-milieu du XVIe siècle. Tout le monde comprend pourquoi cette date est « admirable ». Trois événements majeurs : la prise de Grenade ; l'expulsion des juifs ; la « découverte de l'Amérique ». Mais si les deux premiers ont été ressentis comme tels par la chrétienté, ce ne fut pas


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le cas pour le voyage de Colomb. Dans l'un de ses ouvrages, Pierre Chaunu a fait remarquer qu'il passa presque inaperçu et que c'est seulement après la conquête du Mexique et après l'afflux de métaux précieux que l'on prit conscience d'un événement important. On peut même avancer avec lui que le plus « admirable » fut la prise de Grenade. Car l'invasion de 711 avait eu un tel impact qu'elle avait presque submergé la foi chrétienne, encore mal implantée.

Bernard Vincent débute en reprenant le slogan que l'on peut lire sur l'emplacement de la ville de Santa Fé : « Cuna de hispanidad » (« berceau de l'hispanité »). Ce lieu, rattaché à la capitulation de grenade et à l'envoi de Colomb, est le symbole du processus d'unification de la péninsule. Tous les ans, encore aujourd'hui, les musulmans de l'ancienne Al-Antalus font, le 2 janvier, des cérémonies de déploration au pied de l'Alhambra.

On ne soulignera jamais assez combien la guerre de Reconquête sur l'Islam fut coûteuse. Elle ne fut possible que par l'emploi de la bulle de croisade, par des prêts que consentirent de hauts personnages dont le converso Luis de Santangel et le juif Isaac Abrabanel. Et, naturellement, grâce au produit des biens confisqués sur les conversos par l'Inquisition. Cette guerre fut le véritable ciment de l'unité nationale. Au bas du document de la reddition de Grenade, cinquante grands seigneurs tinrent à apposer leur signature, désireux de s'associer à cet événement prestigieux. Le moindre épisode de la guerre fut représenté sur les 54 panneaux du choeur de la cathédrale de Tolède. Environ 150 000 musulmans s'expatrièrent. On les y encouragea en leur offrant un transport gratuit.

En ce qui concerne l'expulsion des juifs, il est important de tenir compte des travaux de Béatrice Leroy (L'Aventure séfarade, 1988 ; L'expulsion des juifs d'Espagne, 1991). Elle a modéré l'image que l'on se faisait de la population israélite. La majorité se composait de modestes artisans, très appréciés (joailliers, forgerons, etc.). Les juifs prétendaient s'être implantés en Espagne dès le Ve siècle av. J.-C, lors d'une « dispersion » qui suivit le retour de la captivité de Babylone. Du point de vue religieux, on pouvait les considérer comme dangereux de par leur influence sur leurs anciens coreligionnaires qui s'étaient fait baptiser sous l'empire de la terreur. « On était sur le point de prêcher la Loi de Moïse », écrit le curé chroniqueur Bernaldez, vers 1840. Les rabbins étaient si éloquents que telle duchesse du bourg de Cuellar, en Vieille-Castille, se rendait tous les vendredis à la synagogue. A tel point que les religieux mendiants s'arrogèrent le droit de venir prêcher l'Evangile le jour du sabbat au milieu du culte rabbinique. Les attendus de l'Edit d'expulsion portent : « Les Juifs s'efforcent de pervertir la foi des chrétiens. » Les Rois catholiques avaient une attitude assez complexe. Ils disaient « nos juifs » et les protégeaient contre les émeutes, car ils avaient besoin de leurs services financiers et médicaux. Mais, lors d'une visite à Séville, en 1478, ils prirent conscience de l'étendue du péril juif, religieusement et socialement. Car en cette cité opulente les clans aristocratiques s'appuyaient sur eux et sur les conversos et la vie en était déstabilisée. Beaucoup d'entre eux furent alors chassés d'Andalousie. Mais ils se trouvèrent pris au dépourvu par la mesure d'expulsion de 1492. La reine s'était toujours montrée bienveillante à leur égard. Le bruit courut que, sous l'influence se son confesseur, elle avait fait voeu de les chasser « si Grenade tombait ». On connaît les circonstances de cet affreux exode. Béatrice Leroy nous apprend que, dès 1493, un tiers des exilés obtint de revenir dans cette Espagne qu'ils considéraient comme leur patrie, à condition de se faire baptiser. Si bien que la proportion de sang sémite demeura toujours très grande. Erasme se méfiait de L'Espagne comme d'une nation « en partie juive ».

L'originalité de ce livre est l'importance accordée par B. Vincent à un


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événement passé sous silence dans les autres « Année 1492 » : la parution à cette date d'une grammaire du castillan due à l'humaniste Antonio de Nebrija. Il la présenta à la reine à Santa Fé, à la veille de la reddition de Grenade. D'abord déroutée, Isabelle comprit que la langue une fois fixée contribuait à l'unité de l'Etat. Comme l'écrivait, dans la préface, l'archévêque Calavera : « Les ennemis de la foi ont été vaincus. Aux peuples que nous soumettons il faut imposer nos lois et notre langue. « C'est ce que réussira l'Espagne au Nouveau Monde : on dit communément « Amérique latine », alors que l'on devrait dire « Amérique hispanique ».

Nebrija attribuait la décadence de l'empire romain à la dégradation du latin, alors langue vivante. A partir de 1492, tous les actes officiels furent rédigés en latin et en castillan. Le latin demeurait la langue d'Eglise. Mais Isabelle désirait qu'on la comprenne et fit traduire en castillan une grammaire latine, afin que les religieuses comprennent les paroles de l'office. Autre innovation de Nebrija : il est le premier à employer le mot Espagne au singulier.

A propos de Colomb, B. Vincent écarte l'hypothèse d'une prédécouverte. Mais on ne voit pas comment faire l'économie de cette hypothèse si l'on admet la phrase : « Ce qui a été découvert. »

L'atmosphère messianique qui baigne cette fin du XVe siècle est bien évoquée à travers le livre d'Alain Milhou. Non seulement Ferdinand le Catholique mais Charles VIII prétendaient qu'ils allaient régner à Jérusalem.

Naturellement il n'est pas question de narrer la Conquista. Les échanges culturels entre Ancien et Nouveau Monde sont narrés en des pages brillantes. Sur l'empire aztèque, on est heureux de trouver cité le raccourci de F. Braudel : « Sans maïs, pas de pyramides au Yucatan » : autrement dit, la facilité de cette culture laisse disponibles les bras qui s'emploieront dans de gigantesques constructions.

Le livre se termine par le rappel des cérémonies de 1892 qui furent vraiment triomphalistes. Il n'en sera pas de même en 1992 puisque l'on commence déjà à déboulonner les statues de Colomb.

Marianne MAHN-LOT.

Serge Gruszinski, L'Amérique de la Conquête peinte par les Indiens du Mexique, Flammarion-Unesco, 238 p.

Il s'agit d'un ouvrage remarquable, et par le texte et par l'illustration. Etonnante est la qualité graphique et picturale des codex ici reproduits, dont beaucoup sont inédits. L'auteur omet de dire que l'étude très sérieuse de ces codex a été faite dans le livre de G. Baudot et T. Todorov, Récits aztèques de la Conquête, 1988. Mais, naturellement, il recourt au livre de G. Baudot : Histoire et utopie au Mexique, Paris, 1977.

Grâce à cet ouvrage, on fait un tour du monde complet de l'univers mexica et de son métissage culturel. Ceci au long des quatre parties : « Le choc des mondes : les secrets du passé interdit » ; « La recherche du temps perdu » ; « Peindre la Nouvelle-Espagne » ; « L'inventaire du monde ». L'idée-force c'est l'interprétation entre techniques espagnoles, déjà touchées par la Renaissance, et les cultures précolombiennes de sociétés sans écriture. Ce que les Espagnols appelaient pinturas et admiraient à juste titre, ce sont des codex gravés sur feuille d'agave. Le rôle essentiel est joué par Le scribe, nommé tlacuilo. Il se sert de


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glyphes (la graphie d'une jambe, par exemple, signifie le chemin où l'on va marcher), et de signes phonétiques syllabiques. De sorte qu'un indigène, dès qu'il prend le codex, l'entend en quelque sorte « parler » (d'où l'étonnement d'un Atahualpa, lorsqu'on lui présenta une Bible : comme elle ne lui « parle » pas, il la jette dédaigneusement à terre). Les codex sont « parlants » comme le sont nos bandes dessinées actuelles. Les scribes ont donc ainsi fixé les mythes, les rituels, les calendriers, les listes de tributaires ; et aussi narré des faits. Ils recevaient une éducation religieuse à cet effet.

Le premier choc culturel se fit lorsque Cortes présenta à ses nouveaux sujets des gravures sur feuilles volantes. Les Mexica virent pour la première fois les effets du relief et de la perspective et en subirent la fascination. Comme les missionnaires s'intallèrent au milieu d'eux, ils les habituèrent à copier des tableaux. Désormais tout sera narré avec un talent étonnant : la geste des Espagnols qui reprennent Mexico ; le massacre des prêtres païens par Pedro de Alvarado, etc.

Dans le codex dit de Duran (du nom d'un missionnaire dominicain), les principaux alliés de Cortés, les Tlaxcaltèques, représentent, dans un mouvement fougueux, la riposte des Mexicas. C'est auprès d'eux et d'autre ethnies qui avaient été soumises par les Aztèques que Bernardino de Sahagun a entrepris sa grande enquête ethnographique visant à déchiffrer les codex afin de recueillir les traditions religieuses et de tout translittérer en alphabet latin. Le codex de Florence qui en résulta comporte deux colonnes : dans celle de gauche, les glyphes ; dans celle de droite, la traduction castillane. Un peu plus tard, le métis Diego Camargo a l'intuition de représenter Colomb offrant un globe à Charles Quint — alors que l'idée de sphéricité de la terre était étrangère aux peuples du Nouveau Monde.

Si, en apparence, les Mexicains ont assimilé les valeurs européennes, ils continuent à penser que les hommes blancs ne sont là que provisoirement, qu'un autre cycle temporel les fera disparaître.

L'art fut donc l'instrument d'une certaine assimilation.. Le modelé des corps, l'élan des chevaux sont rendus parfaitement. Les Mexicains n'ont aucune peine à apprendre la mythologie de l'Antiquité, par exemple à assimiler Hercule à Huitzilipochtli. Mais ils ne perdront jamais leur sens du cosmos, la conviction qu'une force relie chaque individu à l'ensemble de la Nature. Le calendrier cyclique ne sera jamais abandonné. Le vernis chrétien reste donc superficiel. Dans le colloque pathétique qui s'instaura entre les douze premiers missionnaires et les prêtres païens, ceux-ci vantent les bienfaits de leurs dieux qui leur ont enseigné toute une morale. Et comme les missionnaires se refusèrent à faire des miracles, ils en furent discrédités (voir Léon Protilla, Culturas en peligro, 1967). On se réfère surtout an bon ordre qui régnait avant l'arrivée des Aztèques, à tout cet ensemble de conseils, d'exhortations qui réglaient la vie familiale et lui donnaient sa stabilité.

Tout cela sera bien conté dans le codex Mendoza (ainsi nommé du nom du vice-roi ; envoyé à Charles-Quint, il finit, par une série de vols, par échouer entre les mains de Richard Hakhuyt). Pour ce qui est des costumes et festivités, les notables mexicains se présentent comme parfaitement assimilés. Ils participent au faste des cérémonies de pose de la première pierre de la cathédrale de Mexico. Ils sont capables d'haranguer en latin le vice-roi. A un très haut niveau, il y a quelques mariages. Ainsi la propre fille de Montezuma, qui a d'abord épousé le successeur du souverain aztèque, Cuauhtemoc, ne répugne pas, après que celui-ci a péri étranglé, à se faire baptiser et à épouser un grand seigneur espagnol.

Dans le collège de Tlatelolco, ouvert par Bernardino de Sahagun, de jeunes apprennent le latin, le plain-chant, lisent Aristote, les Pères de L'Eglise, Boèce, l'Imitation, la grammaire castillane de Nebrija. Les notables ornent leurs


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demeures des fresques de la vie de saint François, de saint Jérôme. Les fables d'Esope sont apprises par coeur.

Les progrès du savoir sont consignés dans les codex. Surtout la médecine par les plantes. Un certain monde animal est admirablement représenté : serpents, papillons, oiseaux. Néanmoins, les codex continuent à véhiculer l'idôlatrie. Ils deviennent suspects au pouvoir, et les disciples de Sahagun ont toutes les peines du monde à sauver son oeuvre ethnographique.

On dispose, grâce à cet album, d'un répertoire complet de la vie quotidienne, sociale et religieuse des habitants du Mexique durant le XVIe siècle. C'est là un fait unique.

Marianne MAHN-LOT.

Oumelbanine Zhiri, L'Afrique au miroir de l'Europe : fortunes de Jean Léon l'Africain à la Renaissance, Genève, Droz, 1991, 246 p.

Cette étude, bien documentée et solidement construite, nous éclaire sur le rôle joué, dans la découverte intellectuelle du monde à l'aube des temps modernes, par un grand voyageur : Jean Léon l'Africain, surnommé le Christophe Colomb de l'Afrique. Jusqu'à ce que paraisse sa description du continent africain en 1550, on ne connaissait guère que l'Egypte, l'Afrique du Nord et les régions littorales fréquentées par les Portugais. Léon l'Africain, de son vrai nom Al Hasan Ibn Mohammad al Wazzân, appartenait à une famille more qui avait fui Grenade après la conquête des Rois catholiques. Il avait étudié à Fez au Maroc avant d'écrire en arabe plusieurs livres d'histoire et d'un traité de grammaire. De 1507 à 1518 il parcourt la Berbérie, le pays des Noirs, l'Arabie et la Syrie. Il est capturé par des corsaires à Djerba et conduit à Rome où il est remis au pape Léon X. Celui-ci, qui apprécie ses connaissances, le retient à son service. Il le baptise en lui donnant son nom et ses deux prénoms : Jean Léon de Médicis. Après la mort du Pape, Léon va enseigner l'arabe à Bologne. Il termine alors sa Description de l'Afrique (1526) et son recueil des Arabes illustres (1527). Il quitte peut être l'Italie pour Tunis à la fin de sa vie, vers 1529 : il serait alors revenu à la foi islamique.

La Description de l'Afrique a été publiée à Venise en 1550 : M. Zhiri donne dans son étude les références de l'édition française récente de A. Epaulard (Paris, Maisonneuve, 1980). L'ouvrage traite, avant tout, de l'Afrique musulmane (origines des peuples, géographie physique). Sur les neuf livres un seul, le livre VII, concerne les pays d'Afrique noire. Les autres se rapportent au Maghreb, au Sahara et à l'Egypte : le Maroc est particulièrement privilégié. En dehors des notations géographiques, des notices sur les personnages contemporains et diverses anecdotes y figurent. Elles ont valeur de témoignages, Léon les ayant en général recueillies lui-même afin de mieux illustrer, à l'usage des Européens, les moeurs des Africains. Le succès du livre doit beaucoup à son éditeur, Gian Battista Ramusio, haut fonctionnaire de la république de Venise qui avait entrepris de réunir dans une publication, intitulée Des navigations et voyages, des textes concernant l'Afrique, l'Asie méridionale et le Brésil (1er volume), l'Asie centrale, la Russie et les mers polaires (2e volume), l'Amérique (3e volume). Dans son esprit, l'édition du livre de Léon permettait de compléter, une fois pour toutes, la géographie antique de Ptolémée.


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Dans son étude critique, M. Zhiri passe en revue les modifications du texte dues à l'éditeur italien. Puis il examine la traduction française ancienne due à Jean Temporal, texte parfois assez fantaisiste. Il relève aussi les diverses adjonctions des éditions latine et anglaise.

M. Zhiri s'attache ensuite à mesurer l'impact de cette révélation de l'Afrique sur le monde savant de son temps. La Description a beaucoup servi aux deux grands cosmographes français du XVIe siècle, André Thevet et François de Belleforest (1575). Les traités des animaux et des plantes dus respectivement à Gesner (Zurich, 1560) et à Claude Duret (1605) utilisent également Léon l'Africain. De même Jean Bodin, Pierre Le Loyer et Biaise de Vigenère s'en servent pour étudier les pratiques magiques dans le monde. Ce ne sont là que des exemples ; les auteurs des traités sur les moeurs puisent abondamment dans le matériel documentaire fourni par Léon.

La Description a donc véritablement révélé à l'Europe la complexité du continent africain. Pendant des décennies il ne semblera pas nécessaire de reprendre le texte de Léon. On essayera tout au plus de le compléter : ainsi la Description de L'Ethiopie de Francisco Alvarez lui ajoutera les régions qui avaient été omises. Certes l'absence de certains aspects de l'histoire commune de l'Europe et de l'Afrique (la guerre de course des Barbaresques, le problème des renégats) apparaît au fil des ans comme un manque fâcheux et provoque l'apparition de nouveaux récits. Mais la Description de Léon l'Africain sera longtemps, suivant l'expression de M. Zhiri, le « socle » sur lequel s'appuiera la connaissance géographique et humaine de l'Afrique à l'époque moderne.

Ivan CLOULAS.

M. P. Holt, Society and institutions in Early Modem France, Athens (Georgia) et Londres, University of Georgia Press, 1991, 242 p.

Ce livre est un recueil de mélanges publiés en l'honneur de J. Russell Major. Il comporte une introduction de Mack P. Holt, une série de onze contributions d'historiens américains, et une bibliographie des oeuvres de celui qu'ils reconnaissent comme leur maître.

Le Pr Russell Major n'est certes pas un inconnu en France, mais son oeuvre y a rencontré peu d'écho. Après une thèse sur les Etats généraux de 1560 (Princeton, 1951), il a fait presque tout sa carrière dans l'Emory University d'Atlanta, publiant de nombreux ouvrages et articles sur la France du XVIe siècle. Il a principalement défendu l'idée d'une « Renaissance Monarchy », qui aurait régi le royaume de Charles VII à Henri IV, caractérisée par l'importance du rôle des institutions représentatives et de l'aristocratie. Ce faisant, il s'opposait à la vision qui prédomine dans l'historiographie française depuis Georges Pagès, d'un premier absolutisme triomphant sous François Ier et Henri II, avant de sombrer temporairement dans les troubles de la seconde moitié du XVIe siècle.

Je ne pense pas, pour ma part, que la notion de « Renaissance Monarchy »

— surtout si on l'étend sur deux siècles — soit très pertinente, mais je dois reconnaître — et le présent livre le confirme — que le professeur Russell Major a su former une pléiade d'excellents historiens de la France moderne, prêts à se plonger dans les archives nationales et locales pour renouveler les questions

— aussi bien à l'échelle des provinces et des villes qu'à celle du royaume,


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et dont la production mérite toute l'attention des spécialistes français et européens 1.

Il est temps maintenant d'ouvrir notre recueil. Les deux premières études se rapportent à l'époque des guerres de religion. James B. Wood étudie l'armée royale durant les premières guerres (1559-1576). Le sujet est très neuf et l'analyse très brillante. La documentation a été prise aux meilleures sources (les archives de Vincennes). L'auteur part de la constatation que le roi n'a, durant ces guerres, jamais réussi à vaincre les huguenots sur le plan militaire. Affirmation que j'estime discutable, car toutes les fois, ou presque, qu'il y eut siège ou bataille rangée, les armées protestantes ont été battues. Mais il est vrai que jamais le pouvoir royal n'a pu tirer le plein bénéfice de ces victoires. L'explication réside dans les conditions de mobilisation (très lente), de pénurie de chefs (après l'assassinat de François de Guise) et de rapide épuisement des forces royales. Tout cela est démontré avec chiffres et cartes à l'appui. Une remarque seulement : l'auteur s'étonne que, dans un contexte de guerres civiles, les armées royales soient restées majoritairement cantonnées dans les provinces frontières ; c'est oublier que durant ces guerres civiles, ce que le gouvernement royal redoutait le plus, c'était une intervention étrangère.

Mme Sarah Hanley a mis au jour un Discours anonyme de 1574 sur la monarchie française. Ce Discours affirme la souveraineté du peuple, dont le roi n'est que le mandataire, qui peut être déchu. Cela n'est pas très original à cette date (on songe notamment à Th. de Bèze). Mais dans l'Assemblée qui doit contrôler le roi, l'anonyme réunit trois catégories de membres ; la première comprend les princes, les pairs et les grands officiers ; la deuxième, les magistrats inférieurs ; la troisième, les membres des parlements. Aucune place n'est prévue ni pour le clergé (ce qui ne surprend pas si l'auteur est un huguenot) ni, semble-t-il, pour la bourgeoisie marchande.

Le deuxième groupe d'articles porte sur ce qu'on peut appeler la restauration monarchique, avec d'abord deux excellentes études sur l'attitude d'Henri IV face aux libertés municipales à Limoges (par Annette Finley-Croswhite) et à Dijon (par Mack P. Holt). Profitant de la révolte dite de la Pancarta (1602), Henri IV reprend en main le consulat de Limoges et le confie aux notables qui, une dizaine d'années plus tôt, avaient entraîné la ville dans le parti de la Ligue. A Dijon, la réforme de l'élection du maire, au même moment, rompt avec une coutume essentiellement populaire et festive (l'élection a lieu lors de la fête de la SaintJean d'été), au profit de la classe dirigeante.

On peut rattacher au même groupe une étude de Donald A. Bailey sur la famille et la jeunesse de Michel de Marillac. En effet, l'auteur estime que celuici mérite, autant sinon plus que Richelieu, son grand adversaire, de figurer comme un des créateurs de l'absolutisme des Bourbons, notamment par son action contre les Etats provinciaux. Naturellement, D. A. Bailey étudie la relation entre dévotion et politique chez Marillac. Il relève, un peu vite, je crois, que le temps consacré à la première a réduit l'activité du jeune maître des requêtes après 1600. De toute façon, il est dommage que l'auteur semble ignorer la Vie de Messire Michel de Marillac par Nicolas Lefèvre de Lézeau (BN, Ms. fr. 14027).

Nous mettrons dans un troisième groupe deux études sur la noblesse. Celle de Donna Bohana sur la noblesse en Bretagne et en Provence montre qu'il n'y

1. Mack P. Holt, en particulier, est l'auteur d'un excellent ouvrage, The Ducke of Anjou and the Politique Siruggle during the Wars of Religion, Cambridge University Press, 1986, que la Revue historique m'a confié pour compte rendu, mais j'ai eu le tort de le réserver pour un prochain « Bulletin historique » sur « Religion et politique au XVIe siècle ».


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avait pas, dans ces provinces, de véritable frontière entre la robe et l'épée. Ce qui est aujourd'hui admis pour l'ensemble de la France. Plus nouvelle est la recherche de Gayle K. Brunelle sur la dérogeance en Normandie. L'auteur s'est plongé dans les archives de la cour des Aides. Il parvient à la conclusion que l'idée de dérogeance est surtout mise en avant par les marchands roturiers, qui craignent la concurrence, dans leurs affaires commerciales et financières, de nobles exempts de la taille. Et donc que les rois qui, notamment au XVIIIe siècle, lèvent les interdits de dérogeance sont en fait favorables à la noblesse contre la roture.

Un quatrième ensemble de travaux est consacré aux parlements pendant et après la Fronde. Orest Ranum étudie les liens entre les magistrats et les Grands. Il apparaît que chaque prince a ses créatures au parlement de Paris, qui défendent de diverses façons ses intérêts. L'auteur s'attache particulièrement aux relations entre le président de Nesmond et la famille de Condé. Le parlement de Toulouse a généralement été négligé par les historiens de la Fronde, parce que ses positions furent assez modérées, comparées à celles des cours de Bordeaux et d'Aix. William Beick répare utilement cette négligence, et montre que le parlement de Toulouse a été mû essentiellement par ses préoccupations régionales, et notamment par sa rivalité avec les Etats de Languedoc. Très technique, mais fort intéressante, est l'étude d'Albert N. Hamscher sur les rapports entre le Conseil du roi et les parlements à travers la cassation dés sentences et arrêts de ceux-ci par celui-là, durant le règne personnel de Louis XIV. Il en ressort que les « moyens » retenus par le conseil sont principalement fondés sur des points de procédure, et que sans doute parce qu'il n'a plus de raison de les craindre, le Conseil du roi respecte au maximum les décisions des parlements. On est entré dans l'ère de l'absolutisme victorieux.

A propos d'absolutisme, il faut citer à part l'article d'Ellery Schalk intitulé « L'ombre du XVIe siècle dans la France absolutiste du XVIIe siècle : l'exemple de Molière ». On savait que les désordres de la Fronde avaient fait beaucoup pour plier le royaume à l'absolutisme louis-quatorzien ; E. Schalk estime que les Français de la deuxième moitié du XVIIe siècle gardaient surtout en mémoire la hantise des guerres de religion. Et elle mène sa démonstration à partir d'une relecture des comédies de Molière, dont les héros-victimes seraient, selon elle, des hommes du XVIe siècle égarés dans la société du XVIIe siècle. L'idée est séduisante, mais la démonstration n'est pas convaincante, tant elle met en jeu d'à priori et de rapprochements « littéraires » au mauvais sens du mot. Molière n'a pas nécessairement de références historiques précises quand il condamne des personnages caractérisés, selon E. Schalk, par un « égoïsme débridé ».

Il est toujours difficile de rendre compte d'un ouvrage collectif, et plus encore d'un recueil de mélanges. Celui-ci présente, relativement à d'autres, une assez forte unité. Il fait véritablement honneur à J. Russell Major et a son « écurie ». Et l'on doit remercier Mack P. Holt de l'avoir publié.

Marc VENARD.

M. R. Saurin de la Iglesia, Reforma y Reacciôn en la Galicia del siglo XVIII (1764-1798), La Corogne, Ed. de la Voz de Galicia, 1983, 266 p.

Au cours du XVIIIe siècle, plusieurs auteurs parmi lesquels Larruga, Campomanes et le P. Sarmiento ont pris conscience de la contradiction entre les possibilités de la Galice, bien pourvue en eaux, en forêts, largement ouverte sur


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l'Océan et densément peuplée, et la misère de la plupart de ses habitants. Ils ont mis en cause l'organisation sociale du pays et notamment le système forai car, de la sorte, les paysans devaient supporter deux catégories de rentiers : les propriétaires originels, grands seigneurs ou monastères pour la plupart qui jouissaient en outre des pouvoirs de juridiction dans une écrasante proportion, et les titulaires des foros qui surexploitaient les paysans, quoiqu'ils aient acquis les foros à bon compte. Pour survivre de nombreux Galiciens étaient donc condamnés à l'émigration, saisonnière (Castille, voire Portugal) ou définitive (Amérique), le niveau très bas de la consommation en Galice était évidemment un facteur défavorable au progrès économique.

Il n'est donc pas étonnant qu'au temps de l'Illustracién les projets aient fleuri, dont l'objectif était de transformer le pays : dignes successeurs des arbitristas du XVIIe siècle, le P. Sanchez ou Pedro Rodriguez de Campomanes (Informe sobre la emigraciân e industrializaciôn de Galicia, 1764), parmi d'autres, ont suggéré des solutions. Mais les débats de l'Académie d'Agriculture de La Corogne, créée en 1765, démontrent que l'esprit de réforme était très loin d'avoir partie gagnée : ainsi, bien des membres de la bourgeoisie agraire enrichie par la concentration des foros, souhaitaient conserver les choses en l'état, avec une masse de paysans sans terres misérables car c'était l'assurance de faibles salaires. Ils étaient donc opposés à la fois à l'émigration et à l'industrialisation.

M.-R. Saurin de la Iglesia montre qu'à la fin du XVIIIe siècle une mentalité favorable au capitalisme agraire est en train de l'emporter mais sans que ses tenants aient pu définir un corps de doctrine homogène : ils veulent augmenter la production par l'extension de la terre cultivée et l'utilisation massive de la force de travail car les techniques étaient trop archaïques pour espérer un progrès de la productivité. Ils souhaitent en finir avec les mininfundistas de façon à cultiver leurs fonds à leur guise mais ceux-ci résistent et fondent leur survie sur la culture de la pomme de terre d'autant que cette denrée n'est pas assujettie à la dîme : ainsi, en 1804, les habitants de Santa Magdalena de Retizos déclarent qu'ils pratiquent cette culture depuis 20, 30 ou même 50 ans.

Cette résistance paysanne se manifeste aussi par des réticences fortes à l'égard des projets d'industrialisation considérables tels que la fabrique de toiles de Joaquin Cester avec des implantations à Santiago, Ribadeo et oviedo, obtenues grâce à une provision royale d'août 1774, d'autant plus que Cester, qui importait le lin et le chanvre du nord de l'Europe payait de très petits salaires à une main d'oeuvre féminine majoritaire et prétendait faire subventionner son entreprise par un impôt sur le vin, tout en faisant passer ses offres d'emploi par le biais de la messe dominicale ! La mort de Cester ne fit que prévenir son échec mais l'industrie des toiles se développa en milieu rural, dans de nombreux villages ou petits bourgs, justifiant les idées de Campomanes qui voyait dans le métier à filer domestique un complément de ressource intéressant pour la paysannerie galicienne. Il ne fait pas de doute que le Verlagsystem ait été mieux adapté à la Galice du XVIIIe siècle que la manufacture.

L'auteur présente une analyse intéressante de la tentative de création d'une industrie sidérurgique par un asturien entreprenant, Antonio Raimundo Ibahez, à Sargadelos, en mettant à profit les chances offertes par le développement des arsenaux et chantiers navals du Ferrol et l'essor du commerce avec l'Amérique par La Corogne. Ibanez sut gagner l'appui des puissants et son usine (cédule de fondation en 1791), importante puisqu'elle employait 286 ouvriers permanents, commença sous les meilleurs auspices. Mais Ibanez, quoiqu'entreprenant, n'était pas un homme des Lumières : il se comportait en « seigneur de vassaux ». Les ouvriers, attirés au début par de hauts salaires, supportèrent mal les corvées,


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puis les châtiments corporels. Les habitants des villages environnants se virent privés de leurs droits d'usage dans les bois, souffrirent, même les notables, de renchérissement des denrées, enfin le divorce entre les intérêts agro-pastoraux de la région et ceux de l'usine fut bientôt consommé. Ibanez apparut comme un tyran et l'auteur, après révision de la documentation, confirme cette interprétation : en avril 1798, une grave émeute détruisit partiellement l'usine, aux cris de : « Vive le Roi, Vive la Liberté, Vive la France, Mort à Ibanez. » Il y eut morts et blessés. Ibanez refit sa fortune et son usine mais conserva toute son arrogance : en 1809, une nouvelle révolte eut la peau de l'entrepreneur. C'était bien le « choc de deux mondes ».

Bartolomé BENNASSAR.

R. Uriarte Ayo, Estructura, Desarrollo y Crisis de la Siderurgia tradicional vizcaina (1700-1840), Bilbao, Universidad del Pais Vasco, 1988, 328 p.

Dans sa préface, Emiliano Fernandez Pinedo observe que l'industrie sidérurgique traditionnelle s'écarte par de notables divergences du modèle proto-industriel classique. Ainsi apparaît d'emblée l'une des intentions du livre. L'auteur a choisi comme terme logique de son étude 1840, c'est-à-dire le moment où, après les décisions de la Diputacion de Biscaye d'août 1840, vont se transformer les conditions réglementaires de l'exploitation du fer en Biscaye. Jusque là en effet, en dépit des ordonnances de Philippe II de 1584, des tentatives de réforme de 1818 et même de la loi des mines du 4 juin 1825, la seigneurie de Biscaye avait affirmé contre les prétentions de la monarchie le privilège forai et le caractère communal de la propriété minière dans le territoire de la Seigneurie.

De sorte que, jusqu'en 1840, a régné le plus grand désordre : sur le gisement essentiel de Somorrostro, tout individu peut exploiter plusieurs mines, il n'existe pas de distance minimale entre les ouvertures des galeries, de sorte que chaque exploitation met en péril ses voisines, ce qui décourage tout investissement important. D'autre part, les exportations de minerai hors d'Espagne sont interdites malgré les demandes françaises. Enfin, les conditions d'extraction sont archaïques de telle sorte que W. F. Humboldt, après avoir visité les mines en 1801, déclare qu'« il n'existe pas d'endroit où l'on exploite plus mal une mine plus riche » (p. 38). Beaucoup d'autres témoins font chorus. C'est ainsi que le drainage des galeries est si mal fait qu'il faut abandonner la mine dès qu'elle est noyée. Exceptionnellement, la « Mine du Roi » sera convenablement drainée de 1792 à 1797 mais elle est fermée après cette date. Le sol manque de fermeté et les piliers de minerai laissés en place pour soutenir les plafonds s'effondrent souvent ; les mines demeurent de très petites exploitations qui emploient habituellement 4 personnes ; l'évacuation du minerai se fait par des charettes (rastras), tirées d'abord par des boeufs, puis par des chevaux.

Le travail était saisonnier, de mai à octobre (maximum 150 jours), de sorte qu'il coïncidait avec l'activité agricole maximale et n'en était donc pas complémentaire (p. 47). On observe d'autre part une évolution depuis de petites sociétés ouvrières (mancommunidades) vers le travail salarié. Enfin, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, les ports de Plencia et Mundaca assuraient 60 à 70 % de l'exportation du minerai qui se dirigeait avant tout vers le Guipuzcoa, puis Santander et les Asturies. Il faudra attendre le tarif de 1849 pour que l'exportation des


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minerais à l'étranger soit autorisée. On notera que les exportateurs sont ceux qui contrôlent véritablement l'activité minière avec une tendance à la concentration, dont profite, par exemple, la Cie Ibarra, Mier & Cie au début du XIXe siècle.

L'auteur étudie ensuite l'exploitation forestière comme complément de l'activité minière. Chênes-rouvres et châtaigniers constituent à eux seuls 97,5 % des espèces forestières en Biscaye en 1804 (p. 89) ! L'intérêt de cette étude n'est pas l'analyse, classique, de la fabrication du charbon de bois mais, beaucoup plus, de montrer que les forêts étaient gérées et exploitées pour assurer la fourniture régulière de cette matière première. C'est seulement dans les localités côtières que les besoins des chantiers navals sont pris en compte, de façon à fournir poutres, planches et mâts. Les bois sont surtout de propriété privée (environ 80 %), le reste appartenant aux communes. Mais, paradoxalement, la déforestation va se produire lors de la crise de la sidérurgie, au début du XIXe siècle, car la gestion devient moins rigoureuse et les communes vendent leurs forêts... après les avoir soumises à des coupes sévères (statistique de 1814, p. 120-121). Il est vrai que les prix du charbon de bois avaient beaucoup augmenté à la fin du XVIIIe siècle. Les forêts étaient donc surveillées et bien gérées ; par contre, « avec la chute de la production sidérurgique et la baisse consécutive des prix du bois les stimulants disparaissent et la superficie forestière diminuera rapidement » (p. 130).

La troisième partie, La production et la manufacture du fer, étudie de manière détaillée la fabrication du fer et ses opérations successives (p. 131-137). Le fer de Somorrostro était un minerai de haute qualité à forte teneur, dont la fusion était obtenue à des températures relativement basses, qui, par conséquent, convenait bien à la technique des forges à la catalane, moins bien au haut fourneau. Ce qui explique à la fois le succès et la hausse de la production, sans améliorations technologiques, jusqu'aux années 1760-1770 (apogée), dans le cadre d'une sidérurgie atomisée, financièrement et techniquement, avec des propriétaires qui louaient leurs mines selon trois modalités différentes et ne se préoccupaient qu'exceptionnellement de leur fonctionnement (70 % de fermages). La crise devait favoriser la pénétration du capital commercial et c'est ce processus, croyons nous, qui préparera et provoquera, face à l'évidence et à la durée de la crise (voir les graphiques des p. 205-207), les changements drastiques de la sidérurgie basque audelà de 1840. L'« Ancien Régime » des mines et des forges basques est alors révolu. Ce livre clair donne les clés de la transformation.

Bartolomé BENNASSAR.

La Correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Sous la direction de Roger Chartier, Paris, Fayard, 1991, 462 p.

L'histoire de la correspondance n'est pas encore écrite. Comment donc nos ancêtres se sont-ils familiarisés avec un genre d'expression d'autant plus difficile à pratiquer qu'il doit concilier à la fois des normes sociales et l'expression de sentiments personnels ? Soit des pratiques culturelles que Roger Chartier et ses collaborateurs ont cernées avec méthode et finesse.

Sous le titre de « Mesures », une première partie est consacrée au dépouillement d'une enquête de l'Administration des postes de 1847 destinée à permettre de dresser un dictionnaire des points à desservir et concernant les communes ne comportant pas de bureaux de poste qui comptaient presque toujours moins


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de 2 000 habitants. A partir des renseignements collectés à cette occasion, Cécile Dauphin, Pierrette Lebrun-Pezerat, Danielle Poublan et Michel Demonet montrent que la France rurale ainsi décrite reçoit six lettres en quinze jours pour 100 habitants et en expédie trois, alors que la France urbaine en reçoit 25 et en expédie 32. Au total, les correspondances à longue distance sont entravées par le coût de la taxe et le passage à l'écrit ne s'impose dans les campagnes que pour communiquer sur une distance de 20 à 100 kilomètres, tandis que les proches voisins se transmettent les nouvelles oralement. Enfin, la carte de la pratique épistolaire révèle, si on la rapproche de celle de l'alphabétisation, certaines distorsions, à l'échelle d'une province, d'un département ou même de petites villes et montrent l'influence de facteurs défavorables comme l'usage d'une langue vernaculaire différente de la langue officielle, en Alsace par exemple, la dispersion de l'habitat, la faiblesse du développement industriel et commercial. Enfin, un seuil de masse semble devoir être atteint pour que l'usage de la correspondance se diffuse et l'usage du timbre et l'égalisation des tarifs à travers tout le territoire à partir du 1er janvier 1849 apparaissent comme une étape essentielle dans l'effort de décloisonnement d'un pays encore très divers.

Une seconde partie intitulée « Modèles » traite du rôle que purent réellement jouer dans l'apprentissage de la correspondance les innombrables manuels épistolaires élaborés en France depuis le Moyen Age. Traitant de « L'invention médiévale de la norme épistolaire », Alain Boureau superpose deux types de chronologie et d'explication historique. D'un côté, le christianisme impose dans la longue durée l'idée de l'importance de la correspondance, manifestée tout particulièrement par les Epîtres de saint Paul. D'un autre côté, la constitution à partir du XIIe siècle, de nouvelles catégories d'intellectuels entraîne la laïcisation du genre épistolaire, promu au rang d'instrument social. D'où l'apparition de manuels rédigés par des maîtres épistoliers qui exercent alors une fonction politique. Mais leurs rivaux, les notaires, l'emporteront bientôt, et les dictatures se replieront alors vers la sphère du privé. De sorte que le Moyen Age apparaît ici comme l'inventeur de ces enseignements des « techniques d'expression » dont on peut parfois se demander si elles sont adaptées à des besoins réels.

Dans le chapitre suivant, « Des secrétaires pour le Peuple ?, les modèles épistolaires de l'Ancien Régime entre littérature de cour et livre de colportage », Roger Chartier pose une question essentielle. L'examen attentif des éditions et du contenu des nombreux Secrétaires qu'on trouve dans la Bibliothèque bleue l'incite à se demander pourquoi des « modèles lettrés, précieux et courtisans » du XVIIe siècle ont pu se trouver répandus par milliers au XVIIIe siècle, à l'intention d'une clientèle modeste d'artisans, de boutiquiers, de paysans aisés, de petits notables, pour lesquels ils apparaissent désadaptés. S'agirait-il alors d'une pédagogie de l'ordre social, interprétation qui se rapprocherait de celle d'Alain Boureau pour le Moyen Age, ou, comme Chartier le pense, plutôt d'une recherche d'exotisme social ou d'amours romanesques — car les lettres amoureuses proposées en modèles ne sont pas si éloignées d'un roman par lettres tout en laissant un cours plus libre à l'imaginaire.

Analysant le corpus des manuels épistolaires du XIXe siècle, Cécile Dauphin montre ensuite que la croissance de la production de 1830 à 1850 et sa prospérité sous le Second Empire correspondent à l'extension de la culture écrite, tandis que le déclin de la fin du siècle s'expliquerait par les « succès de l'acculturation scolaire » : la rédaction d'une lettre devient un exercice scolaire classique sous la Troisième République. Cependant, une première famille de Secrétaires perpétue d'abord la tradition d'Ancien Régime, puis une deuxième génération vise surtout les jeunes dans la seconde moitié du siècle. Ces manuels reproduisent


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souvent et longtemps un modèle de société fortement hiérarchisé dont les valeurs sont celles de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Mais l'intérêt pour la vie quotidienne grandit peu à peu et la floraison remarquable au XIXe siècle des manuels épistolaires répond en fin de compte à la demande d'une petite bourgeoisie désireuse de concilier souci d'efficacité et ambition sociale.

Dans une troisième partie intitulée « Modèles », Jean Hébrard étudie, à partir d'un corpus de 36 autobiographies rédigées entre 1815 et 1914, ce que représentait la lettre dans les milieux populaires. Tous les textes attestent le caractère exceptionnel de la correspondance au sein de ceux-ci. Ecrire est un geste difficile, sinon impossible pour beaucoup, et lire pose aussi problème, d'où la fréquence d'une lecture collective. Seuls les événements exceptionnels peuvent susciter une correspondance : l'entrée en apprentissage, la recherche d'un emploi, le service militaire, et, bien entendu, les deuils. D'autre part, la lettre commence '— et commence tout juste — à jouer un rôle dans les relations hiérarchisées et les conflits sociaux. Chronologiquement, les autobiographies, qui évoquent le plus souvent pendant le premier XIXe siècle une activité épistolaire, sont rédigés par des ouvriers ou des artisans « pris dans ces deux réseaux de convivialité forte que sont les militances socialistes ou républicaines ». Les paysans prennent la plume plus tard, sous le Second Empire et surtout à la Belle Epoque, et cela d'autant plus rarement qu'ils sont plus pauvres et plus isolés.

Dans la dernière partie de cet ouvrage, « Traces », Danièle Poublan, étudiant les correspondances conservées au Musée postal, constate que les lettres privées n'y représentent pour la période 1885-1914 qu'à peine plus du dixième de l'ensemble — l'écriture féminine y restant largement minoritaire. Le caractère souvent stéréotypé des formules ou du contenu laissent deviner le recours à un modèle écrit ou mémorisé. Si, cependant, les milieux populaires se distinguent des autres milieux par leur « réticence à faire entrer la lettre dans les pratiques de l'intimité », une partie de plus en plus large de la société n'éprouvait en ce domaine aucune difficulté, comme en témoignent les confidences faites durant quarante ans par la fille d'un médecin de campagne belge à l'une de ses cousines, qu'Anne Martin-Fuzier étudie avec finesse. Enfin, l'analyse par Pierrette Lebrun-Pézerat des lettres expédiées au Journal des Postes nous révèlent que les catégories moyennes du personnel utilisaient ce canal pour proposer d'améliorer le service public ou exprimer leur plaintes. Ces « traces » témoignent fort à propos d'une pratique en voie de disparition. Car, aujourd'hui, le téléphone supplante la lettre personnelle — ce genre qui tend à mourir — tandis que, dans les rapports sociaux, l'individu s'efface devant le syndicat ou le parti politique, ou se retrouve dans l'association.

Au total, cet ouvrage, solidement construit, mené avec une parfaite méthode et qui se lit facilement, restitue un chapitre de l'histoire de l'acculturation de la population française au cours du XIXe siècle. Il incite de plus les historiens à prêter une attention moins distraite aux innombrables correspondances des époques passées qu'ils peuvent rencontrer au cours de leurs recherches... ou de leurs loisirs !

H.-J. MARTIN.


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L. B. Berlanstein, Big Business and Industrial Conflict in Nineteenth-Century France. A Social History of the Parisian Gas Company, BerkeleyLos Angeles-Oxford, University of California Press, 1991, 348 p.

C'est la découverte de 1 600 cartons aux Archives de la Ville de Paris qui a provoqué cette étude de la Compagnie parisienne de l'éclairage et du chauffage par le gaz par ce professeur de l'Université de Virginie, spécialiste de l'histoire de la France du XVIIIe siècle et du XIXe siècle et auteur de The Working people of Paris 1871-1914 (1984). Regrettant que les frontières entre l'histoire des entreprises et l'histoire sociale soient encore singulièrement hermétiques, son projet méthodologique était de lier à la fois l'histoire de la marche des affaires et l'histoire des salariés. Vaste utopie qu'il a réussi partiellement, offrant un livre centré sur l'analyse des comportements des acteurs.

Projet passionnant dans la mesure où cette grande entreprise — sans doute, près de 10 000 salariés à la fin du siècle (?) —, née en 1855, à un statut tout à fait original, fondée sur une convention de service public avec la Ville de Paris. Surtout, elle est gérée par des managers salariés, forme de gestion originale dans la France du XIXe siècle. La technicité du métier, de la fabrication du gaz à partir du charbon à sa distribution surtout, explique l'importance du nombre de « cols blancs ». L. R. Berlanstein a choisi, après avoir brossé l'histoire de la firme, de donner un plan en trois parties, analysant successivement l'étatmajor, les employés et les ouvriers. Et cela l'amène à des redites qui freinent la lecture. Certes, il s'en rend compte, mais elles auraient pu sans doute être évitées, sans forcément sacrifier son souci problématique.

La Compagnie résulte de la fusion, en 1855, à l'initiative de leurs propriétaires mais aussi avec le soutien de l'Empire, de six entreprises existant auparant. Parmi les actionnaires, on retrouve les Delessert, les Pereire... Elle reprend la concession à temps limité obtenue par les six en 1846. Jusque vers 1885, elle connaît son « âge d'or ». Economiquement, elle est en situation de monopole, moyennant des engagements limités sur les tarifs. L'au.teur montre parfaitement comme elle sait admirablement jouer à la fois de son rôle de firme privée et de celui de service public. A une époque de développement de la consommation de gaz, c'est une affaire lucrative, d'autant qu'elle accroît considérablement ses marges par la vente du coke et autres produits dérivés de la distillation (goudrons, produits amoniaqués). En fait, tant que le gaz n'est pas concurrencé par l'électricité, la Compagnie s'intéresse surtout au secteur commercial (grands magasins notamment) et industriel, « a golden opportunity », note l'auteur (p. 27).

A partir de 1885, la situation se dégrade quelque peu : dans les années 1890, les profits s'élèvent à environ deux tiers du haut niveau de 1882. La Ville de Paris obtient une diminution des tarifs, une amélioration du statut de la maind'oeuvre. Parallèlement, ce sont les débuts de l'électricité. La Compagnie, dont les produits dérivés se vendent mal désormais, est poussée progressivement hors des entreprises, capté par l'industrie électrique, et tirée vers le marché des particuliers, longtemps délaissé. Cela implique des investissements coûteux avec la mise en place d'infrastructures, notamment des « conduites montantes » dans les immeubles parisiens. Elle réussit, incontestablement quoique tardivement, sa reconversion. C'est à ce moment-là, en 1905, que le conseil municipal de Paris, lassé des intrigues de la Compagnie pour obtenir une concession favorable et dominé par une majorité de gauche, lui refusa un nouvel accord.

C'est un diagnostic sévère que délivre l'auteur quant à la gestion de la Compagnie. Tout en étant prudent et averti des travaux historiographiques français


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refusant la thèse du retard largement forgé par les travaux américains, il n'est pas loin de trouver une confirmation à celle-ci. A notre sens, d'une façon exagérée, compte tenu de la faible représentativité du cas choisi. De surcroît, un tel diagnostic impliquait une étude fouillée et rigoureuse de la gestion, ce qui n'était pas l'objet principal. Enfin, on peut discuter plus facilement de l'irrationalité de l'entrepreneur quant on sait le sens de l'histoire. Il analyse un état-major dominé par les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées — « pantouflage » précoce — et appliquant les règles administratives. Il montre leur manque d'initiative en matière de gestion de l'entreprise (« conservative, cautious, and risk-avolding », p. 186) et davantage, ce qui est bien conforme à la thèse traditionnelle du retard, en termes de conquête du marché. Profitant longtemps d'une clientèle captive, en l'absence de produits concurrents, la compagnie évite toute innovation : l'acceptation, note-il, de projets limités étaient le fruit d'habitudes développées auparavant comme fonctionnaires (p. 127). Il décrit, également, les attitudes d'ingénieurs, nourris du modèle paternaliste et de l'école de La Réforme sociale, mal habitués à gérer les conflits sociaux (appel à l'armée), s'efforçant de diffuser, en tout, les valeurs de prévoyance.

Face à cette politique manageriale, L. R. Berlanstein analyse longuement la situation des employés et plus brièvement Celle des ouvriers. Il montre comment le modèle du fonctionnaire influence à la fois l'état-major et les employés : salaires à l'ancienneté sans préoccupation essentielle de l'efficacité. Il montre la pérennisation de pratiques traditionnelles dans le monde des bureaux : système de recommandations à l'embauche, défaut d'assiduité au cours de la journée, absentéisme. Et le système de récompenses/sanctions ne peut guère y remédier. Le niveau de formation reste rudimentaire puisqu'à la fin du siècle environ 50 % des employés n'ont qu'une formation primaire. Les rapports internes semblent pacifiés, au moins globalement, jusqu'en 1891, quand apparaît le premier syndicat d'employés, vite l'un des plus importants en France. Se développe un syndicalisme modéré, souhaitant une assimilation du statut des employés du gaz à celui des employés de la Ville de Paris. Et l'objectif du « gaz aux gaziers », qui aurait mérité d'être mieux resitué dans les programmes et luttes de la fin du siècle, fait long feu...

L'histoire du monde des travailleurs manuels est à la fois brève et plus connue. L'auteur a cependant des pages pénétrantes sur la production d'une force de travail, sur la mutation d'une main-d'oeuvre de migrants saisonniers à une main-d'oeuvre permanente. Il montre également le passage de la grève préindustrielle, fondée sur la désertion du lieu de travail et l'embauche ailleurs à la grève industrielle classique. Il inscrit enfin la revendication ouvrière dans un mouvement plus général, ainsi, au tournant du siècle, un mouvement de protestation contre l'encadrement...

Généralement bien documenté sur l'historiographie française, voilà une bonne contribution à l'histoire des politiques de la main-d'oeuvre en France, à condition de se garder de généraliser ce cas exceptionnel d'une entreprise monopolistique, concessionnaire d'un service public.

André GUESLIN.


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Yves Crozet, Christian Le Bas, Les grandes puissances d'économies libérale, 1914-1918, Sirey, 1991, 244 p., 115 F.

Les grandes puissances d'économie libérale, 1914-1948 : voici un ouvrage à la fois séduisant et quelque peu déroutant. Séduisant d'abord parce qu'il remplit bien sa vocation de mémento d'histoire économique. Le plan et la démarche sont classiques mais clairs. Le sujet est abordé en quatre temps.

Le premier (p. 11-62) est réservé à un état des lieux du capitalisme de la Belle-Epoque, véritable success story, marqué par un changement de leadership industriel au profit des Etats-Unis, en termes de production comme de productivité. L'entrée dans le XXe siècle s'accomplit sur la base d'une nouvelle hiérarchie, où l'Allemagne le dispute déjà à la Grande-Bretagne.

La seconde partie (p. 63-128) sur les années 1914-1928, commence par une remarque tout à fait juste : il ne faut pas mettre les guerres entre parenthèses, parce que, par les mesures économiques prises comme par les nouveaux instruments mis au point — ceux de « l'économie de guerre » —, elles façonnent les décennies à venir. Mais la réalité sera multiforme dans la mesure où les réponses à cette nouvelle logique économique seront nationales. Le titre de cette seconde partie — « Le poids de la guerre » — minimise d'emblée la prospérité des années 1920, mais non sans raisons. Certes l'Allemagne tord le cou à l'inflation et renoue avec la croissance après 1925, pendant que les Etats-Unis inventent la société de consommation, mais trop nombreux sont les signes d'une « crise avant la crise », en Angleterre avec les effets négatifs de la politique déflationniste (p. 117), au Japon du fait de l'implosion du système bancaire en 1927 (p. 126-127), et même aux Etats-Unis où agriculteurs et entrepreneurs du textile déjà se lamentent (p. 122-123). L'ombre portée de la guerre a fragilisé beaucoup plus qu'on ne l'a souvent écrit les années 1920. Et ce d'autant plus que la coopération internationale, politique, monétaire, économique, a vite cédé sous la pression des réflexes isolationnistes, protectionnistes, nationalistes : les démocraties libérales n'ont pas su exploiter leur victoire et ont au contraire accumulé les hypothèques, celles de la déflation, de la dyarchie monétaire (livre et dollar), de l'endettement international. Regrettons que ne soit pas souligné ici le décalage de croissance entre le commerce et la production, qui rendait une crise inévitéble.

Les années 1930 ne pouvaient-elles être de ce fait que « tragiques » ? Dans leur troisième partie (p. 129-189), les auteurs ne prétendent pas réécrire l'histoire d'une crise qui reste partiellement énigmatique, mais éclairer le fonctionnement des économies libérales. L'éclairage est réussi, avec de belles pages sur la dépression des années 1930 puis la crise de 1929 : les mécanismes de la Bourse deviennent limpides (p. 140-145). Surtout, il est clair, par comparaison avec 1987 et 1989, que la crise boursière de 1929 n'est pas suffisante pour expliquer l'ampleur de la dépression. Les brokers ont été les pivots d'autres défaillances aggravantes comme la spéculation à crédit, et ont transformé la crise boursière en crise financière et bancaire. Autre démonstration convaincante : jusqu'en 1933 au moins, les réponses à la crise ont été inopérantes faute d'une véritable révolution culturelle dans l'ordre économique. Les instruments d'intervention sont peu nombreux, la notion de politique conjoncturelle est balbutiante, les réformes structurelles sont inconcevables : la déflation s'est imposée d'elle-même !

Quant à savoir si la crise est le fruit d'un excès ou d'un relâchement du libéralisme, « rien n'est simple » (p. 165) puisque même la thèse de l'Ecole de la Régulation que propose M. Aglietta — qui pourtant concilie quelques éléments des explications libérales et marxistes — ne résiste pas aux conclusions sur


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l'évolution comparée des salaires et des profits. De même, le doute sur la réalité d'une crise d'efficacité des entreprises ou d'une crise des débouchés laisse à penser que l'importance de la crise n'est pas la conséquence logique des contradictions internes au système. Il n'en reste pas moins que les libéraux doivent tirer la leçon de la crise, à savoir la nécessité de garde-fous institutionnels puisque les marchés et les mécanismes d'ajustement par les prix ne sont pas efficients en toute circonstance.

L'analyse des réponses à la crise (chapitre 3, p. 170-185) est plus classique, tout comme la quatrième partie (« De la guerre à la croissance, 1945-1948 ») qui met en place les bases et les facteurs des glorieux miracles économiques à venir, sur un fond de bipolarisation Est-Ouest, de pax americana et de relatif déclin européen.

L'ouvrage n'a pas toujours la qualité pédagogique par exemple de Jean Bouvier, dans son Initiation au vocabulaire et aux mécanismes économiques contemporains, mais il réussit à marier agréablement l'histoire et l'économie. A l'exception de quelques-uns, de lecture peu aisée, la majorité des encadrés est efficace, en particulier sur les changements de leadership (p. 26-27), sur le taylorisme et le fordisme (p. 123) et sur la comparaison des années 1919 et 1949 (p. 226-227) : le règlement de la première guerre est lourd de déséquilibres et de fragilités à venir, alors qu'après 1945 se mettent en place des structures capables de réconcilier le libéralisme avec la croissance économique.

Ce livre n'en n'est pas moins déroutant pour au moins deux raisons qui limitent sérieusement son intérêt et inciteront le lecteur à puiser ailleurs. Le premier reproche majeur est le silence quasi systématique de la France ! Elle est absente des radioscopies des chapitres 1 et 3 de la première partie (p. 23-29 et p. 56-62) ; absente également de l'analyse de la prospérité des années 1920 (p. 109-117). Ignorée par le chapitre 3 de la troisième partie quant aux réponses à la crise (avec pour seule mention p. 175 : « mais aussi la France en 1936 » !), elle est totalement exclue du bilan de la seconde guerre dans la quatrième partie. La France ne serait-elle donc pas une puissance d'économie libérale ? Ajoutons à cette triste liste l'absence totale de référence à l'empire colonial français aux pages 36-38 ! Choix délibéré ? (qu'il faudrait au minimum justifier...). En tout cas, un choix profondément contestable et déplorable. Certes la France n'est pas originale en cette période, mais sa contribution à la production industrielle mondiale (6 % en 1913 contre 1 % seulement pour le Japon), son empire colonial, ses expériences Poincaré et du Front populaire méritaient qu'elle soit retenue parmi les grandes puissances d'économie libérale, autant en tout cas qu'une Grande-Bretagne malade de ses prétentions, de ses blocages structurels et de ses politiques économiques.

La bibliographie se ressent de ce « choix » : pas un seul livre d'histoire économique centré sur la France ! L'on pourrait reprocher aussi l'oubli de livres comme ceux de J. Heffer sur la crise de 1929 ou de C. Bettelheim sur l'économie allemande sous le nazisme.

La seconde lacune de ce livre est dans l'absence de conclusion ou tout au moins d'une démonstration condensée des spécificités aussi bien des économies libérales que de la période retenue. Si les remarques sur la montée de l'Etat sont tout à fait pertinentes, en particulier aux pages 185-189 — qui, sans la nommer, renvoient à la théorie des effets de déplacement qui poussent les dépenses publiques à un niveau sans cesse plus élevé —, par contre l'analyse de l'inflation, ce fléau du XXe siècle, par comparaison avec la stabilité du XIXe, est bien courte, avec notamment l'impasse sur ses effets sociaux. Enfin l'intention est louable de vouloir articuler les « tendances longues » et les « événements singu-


Comptes rendus critiques 193

liers », mais il fallait pousser la synthèse jusqu'à établir des liens entre les périodes. Les années 1920 ne sont-elles pas le prolongement de la Belle Epoque ? L'économie nazie ne s'est-elle pas inspirée des expériences précédentes de mobilisation économique, en particulier du plan Hindenburg ? Les structures et décisions économiques après 1945 n'ont-elles pas leurs racines dans les réflexions menées pendant la seconde guerre, en particulier par le CNR ? Mais c'est souligner encore le silence regrettable de ce livre sur la France : ce mémento est à la fois brillant et incomplet.

Alain LEMÉNOREL.



NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

— Léopold Génicot, Rural Communities in the Médiéval West, Baltimore, J. Hopkins, UP, 1990, X-186 p., ill. — Comme une sorte d'approche de son quatrième et dernier volume sur le Namurois, l'infatigable Léopold Génicot livre au public le texte des conférences qu'il professa à la John Hopkins University en 1986 et 1987, sur les communautés paysannes et la vie rurale. On ne saurait s'étonner que ces textes soient en anglais, mais une traduction, ou plus sûrement le retour à la rédaction initiale en français, rendraient d'éclatants services au lecteur de ce côté-ci de l'Océan. En effet ces « causeries » forment une anthologie des positions avancées par notre illustre collègue de Louvain.

D'abord sur la villa des premiers siècles médiévaux que l'auteur voit en devenir constant, terrain de lutte entre le cadre domanial et le cadre paroissial, introduisant le facteur familial dans cette évolution, ce qui me réjouit fort. Ensuite l'universitas que forme la communauté, après 1150 surtout, et qu'accompagne une étude du bâti ou des éléments de regroupement, château, communaux, palissade. Ce chapitre m'est apparu le meilleur avec son examen du parcellaire ou de la répartition du sol. La conférence sur le bannum, dont l'historien belge accepte, enfin, le terme, est une prospection sur les moments d'implantation de l'autorité seigneuriale, où il voit un des éléments de consolidation de la communauté : d'abord imposées puis concédées, les chartes enregistrent bien les conquêtes paysannes. La parrochia est surtout approchée sous son aspect de cadre religieux refuge, lieu de culte et d'enseignement, élément capital du regroupement (mais sur ce point je demeure plus réservé). Enfin le in terra qui brosse le tableau des contacts avec le marché, avec la production artisanale, avec la ville, en fournissant, pour les deux derniers siècles du Moyen Age, force exemples des échanges d'hommes et d'argent entre la cité et la campagne.

Même réduite à ce rapide survol, cette analyse devrait faire comprendre au lecteur que c'est là un instrument de travail de qualité. Mais il y a bien plus : non seulement parce que la bibliographie fait, enfin, à l'historiographie européenne continentale une part dont on veut espérer qu'elle a décillé quelques yeux américains autosatisfaits, parce que les notes sont remarquables, parce que L. Génicot a généreusement puisé dans l'anthropologie historique, l'archéologie, la géographie, la toponymie, la palynologie — étonnant exemple d'adaptation d'un historien chevronné aux techniques nouvelles —, mais, enfin et surtout parce que le volume est accompagné d'une sorte de guide d'enquête sur un tel sujet, à l'usage des autres chercheurs, canevas de grande rigueur et qui m'a rappelé l'ouvrage si longtemps utile de V. Carrière sur la manière d'aborder les études d'histoire ecclésiastiques locales. L. Génicot progresse toujours, mais il sculpte son héritage.

Robert FOSSIER.

Revue historique, CCLXXXVII/1


196 Notes bibliographiques

— Les chartes des évêques d'Arras (1093-1203), éditées par Benoît-Michel Tock, Paris, CTHS, 1991, XLII-420 p. — L'édition des actes des évêques d'Arras, du rétablissement du siège en 1093 jusqu'en 1203, huit épiscopats, était attendue avec impatience. B.-M. Tock vient de la fournir sous le contrôle d'O. Guyotjeannin. Il s'agit de 319 actes, dont 121 originaux, 102 copies anciennes, 63 copies d'érudits, le reste de provenance diverse. Les destinataires sont variés : on compte 36 textes pour le chapitre, de 12 à 20 pour Marchiennes, Eaucourt, Arrousaise, le Mont Saint-Eloi, etc. Le contenu de ces actes est, comme on peut s'y attendre, d'une variété qui exclut un classement. Pour réaliser son travail l'éditeur a consulté presqu'une centaine de cartulaires, en plus des cartons, et semble-t-il avec la plus grande minutie, de Reims à Londres, de La Haye à Paris ; sauf accident il ne lui a probablement rien échappé.

L'édition est accompagnée d'une introduction sur l'histoire du diocèse, mais forcément des plus légères puisque B. Delmaire en avait fait son sujet de thèse ; une étude de la chancellerie et un examen diplomatique des actes suivent. B.-M. Tock a estimé utile de donner une liste des incipit — environ 120 — des documents, initiative un peu étrange mais qui pourrait avoir son intérêt ; en revanche l'index rerum n'en est pas un puisque des mots comme agriculture, alienatio ou amministratio n'ont que quelques occurrences alors qu'évidemment ces notions, ces res, apparaissent bien plus souvent : il ne s'agit donc que d'une sorte de glossaire, ce qui, malheureusement, limite gravement son utilité pour l'historien.

L'édition proprement dite, dont faute de reproduction en fac simïlé il n'est pas possible de mesurer la qualité paléographique, comporte quelques parti pris qui m'ont surpris et me semblent peu défendables : pourquoi dans l'apparat critique scinder arbitrairement en paragraphes la succession des copies ? je persiste à estimer normal que dans les originaux antérieurs à 1175 les coupures de ligne et la résolution des abréviations soient portées ; les sceaux, d'autre part, mériteraient d'être décrits. Il s'agit à coup sûr d'un travail de qualité érudite certaine mais qui laisse un peu insatisfait. L'auteur a déjà écrit des articles sur les élections épiscopales ; il connaît bien la région et ses hommes ; pourquoi n'at-il pas exploité le contenu de ses actes ? C'est une édition, il est vrai, mais qui a son ciment : les évêques ; qu'ont-ils fait ?

Robert FOSSIER.

— John W. Baldwin, Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Age, Paris, Fayard, 1991, 718 p., trad. de Béatrice Bonne ; préface de Jacques Le Gpff. — Dans la panoplie des biographies dont l'éditeur Fayard s'est fait une spécialité, Philippe Auguste manquait. Le volume en a été confié à John Baldwin, spécialiste confirmé de la période et du personnage, ne serait-ce que par sa participation aux éditions des Actes et des Registres de ce prince. Paru en anglais en 1986, l'ouvrage quelque peu remanié vient de sortir dans une traduction française de qualité moyenne. Il ne s'agit pas d'ailleurs vraiment d'une biographie, mais, comme l'auteur le précise tout de suite, d'une étude essentiellement politique sur le gouvernement royal en France et dont le règne de Philippe Auguste est à coup sûr un terrain idéal d'observation. De surcroît, le colloque du CNRS de 1980 avait largement déblayé l'environnement, Cartellieri minutieusement préparé l'événementiel, Eric Bournazel dressé les portants sociaux du gouvernement en question et T. Bisson avancé des propositions audacieuses dans la périodisation du règne. Si l'on ajoute


Notes bibliographiques 197

la découverte par Michel Nortier d'un riche compte de 1221 et les études anciennes sur le « premier budget de la monarchie », on voit qu'il y avait matière à synthétiser dans le domaine du politique.

L'idée essentielle de John Baldwin est qu'après la liquidation des affaires anciennes (1179-1190), la période capitale est la décennie 1190-1204, consolidée par la conquête (1204-1214), suivie de la victoire (1214-1223), quatre tranches égales ou presque. Peut-être est-ce faire bon marché de nombre de contradictions et négliger bien des dimensions du règne, on va le voir. La première période est exposée très « classiquement », et même me semble-t-il archaïquement : le domaine est minuscule, les petites gens sont déjà là, le roi appuie les communes, l'annexion de tout le nord dû bassin parisien (que je tiens quant à moi pour capitale) est quasi escamotée, et si la présentation des organes de gouvernement satisfait, on ne saisit pas bien ce qui va changer car l'auteur multiplie les observations sur la stabilité, la continuité, l'absence de progrès sans qu'on sache très bien s'il vise cette seule partie du règne.

La période 1190-1203 est « décisive » : voilà qui surprend quelque peu a priori, car les désastreuses aventures matrimoniales, les raclées infligées par Coeur de Lion, la volte-face du pape, les sordides affaires de Jean sans terre et de Frédéric II sont de ce temps, et guère brillantes. John Baldwin pense cependant que depuis le « testament » de 1190 s'amorce une totale réorganisation, hommes nouveaux, procédures nouvelles. C'est le noyau du livre, et à condition d'oublier le corset de la dernière décennie du XIIe, c'est là que l'auteur donne le meilleur de sa science : excellentes notices sur les chambellans, les clercs et chevaliers du roi, les baillis, les prévôts, sans compter 50 pages sur les finances royales et le « budget ». Les rapports du roi avec l'Eglise, en revanche, ne changent guère : pourtant on attendrait ici l'Université ; elle ne vient pas ; ailleurs non plus.

La consolidation (1203-1214) offre un récit classique avec un intéressant développement sur les problèmes posés par l'annexion de la Normandie ; mais John Baldwin se remet à parler des nouveaux officiers, car il ne peut éviter cet illogisme que lui imposent les faits chronologiques ; c'est donc ici qu'il introduit les problèmes des relations avec les vassaux, grands et petits, ce qu'on ne peut que trouver un peu artificiel. Au moins faudrait-il voir apparaître dans cette tranche la brusque irruption de la France du sud, Toulouse, l'Auvergne, le Rhône ; non, hélas, car on y fera « allusion » (31 lignes), beaucoup plus loin (p. 427), ce qui me semble peu justifiable même dans une histoire du gouvernement. Reste la fin du règne : le roi — dont on a alors le portrait ■— peut faire émerger l'idéologie royale, celle du rex Franciae triomphant. Soit ! mais dix lignes sur la muraille de la capitale et deux sur le Louvre, c'est peu malgré tout.

On voit que le lecteur, trop exigeant peut-être, reste déçu : c'est vrai que Philippe Auguste c'est la Normandie gagnée, les baillis et Bouvines ; mais on sait cela depuis Michelet. Or dans cette « formation du pouvoir royal », le Nord comme le Sud, l'Université et Paris, valent bien cette imagerie. La déception vient aussi de ce que le bagage accumulé était remarquable : les tableaux ou les listes sur le personnel de l'Hôtel, les bailliages, les hommes d'Eglise et de guerre sont excellents ; la présentation des sources est très lucide. En somme John Baldwin, au-delà de son idée d'une phase précoce de succès qui ne résiste guère à l'examen, aurait dû se contenir dans Une stricte étude du gouvernement et de ses rouages. C'est ce qu'il dit avoir voulu faire : pourquoi alors s'être laissé entraîner à parler, et souvent mal, de tout le reste au risque de trop charger la barque et d'affaiblir la démonstration ?

Robert FOSSIER.


198 Notes bibliographiques

— John H. Mundy, Europe in the High Middle Ages, 1150-1309, Londres, Longman, 1991 (2e éd.), XVI-468 p., ill. — Amorcée en 1964, l'Histoire générale de l'Europe de Denis Hay a déjà connu plusieurs rééditions, notamment entre 1973 et 1975 ; il y manque toujours le volume consacré au haut Moyen Age, du moins dans l'acception qui est donnée en France à cette expression. Mais celui confié à J. H. Mundy, sur la tranche 1154-1309, paru en 1973, vient d'être réédité. Il s'agit d'ailleurs d'une très profonde révision : la bibliographie a été largement mise à jour, les cartes échappent à la triste austérité anglo-saxonne de tradition, les citations utiles aux étudiants abondent. Naturellement notre rationnalisme latin est toujours un peu hérissé devant l'aimable désordre des chapitres : d'abord l'«Europe » (?), entendez un aperçu sur le partage clercs-laïcs, les frontières culturelles, les croisades, les missions, les Juifs, ce qui est pour le moins déroutant. Puis l'économie, bien campée, avec une « industrie » peut-être ambitieuse, et des « corporations » qu'on aurait attendues il est vrai dans le chapitre suivant sur la société, où les développements sur l'homme et la femme par exemple renouvellent la matière. Les gouvernements, ceux de l'Eglise, des princes, des seigneurs, des villes, la République et la Loi viennent ensuite. Puis on passe à la pensée : foi et raison, orthodoxie et hérésies, persuasion et répression, à mon avis le plus réussi de l'ensemble, bien qu'enseignement et art aient une part trop réduite. Et on revient bizarrement sur l'Eglise et l'Etat, les lois et le pape, pour conclure sur Unam sanctam qui est quand même un archaïsme romain devant l'évolution du monde d'alors.

La lecture est plaisante, l'information sûre, l'utilité certaine. Mais pourquoi ces dates politiques d'encadrement ? Je ne sais si l'Europe va se faire, mais au travers de ce livre très « anglais » on mesure les barrières à abattre.

Robert FOSSIER.

— A. D. Carr, Owen of Wales, the end of the house of Gwynedd, Cardiff, University Press of Wales, 1991, 140 p. — Froissart loue les qualités de courage et de loyauté d'Yvain de Galles, comme il signale les circonstances exceptionnelles de sa disparition : son assassinat, sans doute possible décidé au plus haut niveau, perpétré par un agent spécial anglais, John Lamb, devant Mortagne-sur-Mer en 1378. A. D. Carr s'est penché sur la destinée de ce capitaine gallois au service du roi de France, que ses compatriotes connaissaient comme Owen ap Thomas ap Rhodri ou comme Owain Lawgoch : sa courte carrière militaire fournit une bonne illustration du recrutement et de l'organisation des armées pré-modernes ; elle suscite aussi beaucoup de questions quant à la profondeur du loyalisme de la Principauté, inspirant à l'auteur nombre de rapprochements ingénieux et d'hypothèses.

Owen naît d'un père établi en Angleterre (sa mère est même probablement anglaise) : rien ne permet de penser que cet esquire aux revenus modestes se soit jamais intéressé au pays de ses ancêtres ni qu'il en ait transmis la langue à son fils qui lui-même n'y mit peut-être jamais les pieds. Pourtant Owen est bien le dernier descendant par le sang de la lignée des princes de Gwynedd : son grand-oncle Llywelyn ap Gruffydd régenta le Pays de Galles jusqu'en 1282 et sur le sceau paternel figuraient les armes de sa famille. Quelles raisons poussèrent le jeune Oweri à rompre avec son passé anglais et à aller jusqu'à revendiquer un héritage auquel ses père et grand-père paraissent ne pas avoir songé ? Peut-être la rupture survint-elle à la suite de quelque crime de droit commun qui l'aurait incité à trouver dans l'exil une échappatoire


Notes bibliographiques 199

salvatrice : c'est du moins ce qui vient suggérer son surnom de Lawgoch, d'Owen « aux mains rouges ».

Toujours est-il qu'il passe aux Français en octobre 1369 et dès lors les sources administratives s'avèrent assez nombreuses pour que l'auteur puisse restituer les différentes péripéties de ses aventures. Il reçoit le commandement d'une compagnie d'hommes d'armes gallois, avec pour lieutenant Ieuan Wyn dans lequel il paraît raisonnable de reconnaître Ieuan ap Rhys ap Roppert, un descendant d'Ednyfed Fychan, le sénéchal de Llywelyn le Grand. Ainsi l'héritier de Gwynedd se rencontre avec l'un des représentants du lignage le plus prestigieux en Galles aux XIIIe-XIVe siècles... Les différentes montres passées par sa compagnie livrent des noms en grande majorité gallois — plus ou moins estropiés par les scribes français ! — dont trente-sept au moins se retrouvent dans un jugement de bannissement prononcé par la cour de Flintshire en 1374, ce qui n'empêche pas au demeurant les condamnés de continuer à recevoir nouvelles et même subsides du pays, preuve que leur trahison n'est pas évidente pour tous...

Owen, quant à lui, se proclame prince de Galles : par deux fois il se trouve placé à la tête d'une petite flotte d'invasion, sans résultat. Juste avant Noël 1369, ses navires sont rejetés au rivage par la tempête (on peut s'étonner du mois choisi pour une pareille expédition) ; en 1372, s'il réussit à appareiller cette fois, il s'arrête devant Guernesey dont il assiège en vain le château avant de recevoir l'ordre de gagner La Rochelle pour en parfaire par mer le blocus. Sur terre Owen s'illustre surtout en 1372 devant Soubise par la capture du Captai de Buch Jean de Grailly, et il mènera pour le reste une honnête carrière de capitaine presque constamment retenu par le roi.

L'auteur s'efforce de démontrer que sa seule existence est ressentie comme une lourde menace par les autorités anglaises du fait du mécontentement latent dans la Principauté où les relations entre autochtones et colons ont tendance à se détériorer, tandis que le loyalisme apparent des notables peut parfois faire question. La mise à mort d'Owen règle pour un temps le problème, mais il va éclore sur son compte diverses légendes, recueillies par les folkoristes du siècle dernier, annonçant son retour attendu sur le mode d'un nouveau roi Arthur. Il reste que la sécheresse des sources utilisées ne permet malheureusement pas de pénétrer les pensées intimes d'Owen ni d'apprécier les ressorts exacts de sa conduite : s'il était certainement conscient de son rang et du symbole que sa personne représentait pour certains, peut-on en induire que le soldat de fortune banni de sa terre et littéralement condamné à mort était devenu un authentique prétendant porté par un réveil national naissant ?

Jean-Christophe CASSARD.

— Malcolm Vale, The Angevin Legacy and the Hundred Years War, 1250-1340, Oxford, Blackwell, 1990, XIV-318 p., ill. — Entre le traité de Paris de 1259 qui les faisait renoncer officiellement à l'héritage d'Henri II, et les environs de 1340 où Edouard III entame la longue quête de la récupération, la Guyenne, comme on dit désormais, a connu cent ans d'administration des rois « anglais ». M. Vale, rôles gascons à l'appui, a tenté d'en scruter l'aspect et de dégager ce qu'il appelle l'héritage «angevin», réservant, assez curieusement, le mot Plantagenêt aux souverains postérieurs à Jean sans terre. L'idée directrice est que l'Aquitaine a joué un rôle majeur dans l'histoire de l'Angleterre : nullement considérée comme une colonie, largement administrée par les autochtones, elle a contribué à intéresser l'île aux affaires du continent, en même temps qu'elle


200 Notes bibliographiques

favorisait une prise de conscience « nationale » de l'Angleterre, face aux permanentes offensives du capétien. L'ouvrage s'accompagne de très bonnes cartes, de tableaux généalogiques particulièrement rares et d'une bibliographie où les titres français et anglais sont heureusement à égalité.

Le déroulement du récit sur cette centaine d'années est logique et clair. D'abord l'existence d'une civilisation anglo-française du XIIIe siècle et qui n'est pas qu'aristocratique ; langue et culture communes, institutions similaires, familles mixtes dans l'Aquitaine, travaillée il est vrai par les difficultés que suscitaient l'hommage anglais, l'enchevêtrement des droits, les problèmes de services, la mauvaise volonté anglaise, surtout au temps d'Edouard Ier, n'ayant d'égale que la mauvaise foi française. L'étude de la société est précise : la part des alleux vers les Pyrériée, la prolifération de la petite noblesse gasconne, les abus du droit de guerre privée dessinent un tableau plutôt peu encourageant, que, de surcroît, la Papauté avignonnaise ne cesse d'altérer. Les villes et les bastides de campagne seraient plus sûres, comme Bordeaux ou Bayonne, et les prodromes de la crise du XIVe siècle ne sont pas là très sensibles. Lorsque le conflit éclate sans conteste à la fin du règne de Philippe le Bel, le coût des guerres, ici très détaillé, ébranle indiscutablement l'« héritage angevin », et explique le souci d'Edouard III de la récupérer. La guerre de Saint-Sardos est, à cet égard, comme une sorte de répétition générale du conflit que, passé 1328, l'auteur estime inévitable et décisif : la revendication de la couronne de France en 1340 est la seule solution possible du problème aquitain.

L'ouvrage se lit bien ; il est neuf par bien des côtés, et, en tous cas, très sérieusement documenté. Sa lecture s'impose à tout historien des derniers capétiens.

Robert FOSSIER.

-r Thirteenth Century England III. Proceedings of the Newcasde upon Tyne Conférence, 1989, Woodbridge, Boydell, 1991, VIII-196 p., ill. — Les troisièmes conférences de Newcastle upon the Tyne en 1989, tenues à l'initiative de Simon Lloyd et Peter Coss, ont été consacrées à divers aspects des croyances ou de la vie politique dans l'Angleterre du XIIIe siècle : 13 articles nous sont livrés, fournissant, comme toujours dans ce genre de recueil, de petits morceaux d'érudition. Mais il ne m'est pas apparu que l'ensemble révolutionne en quoi que ce soit notre connaissance de l'archipel au temps d'Edouard Ier. Au reste la matière est pulvérisée en petites notules rangées par ordre alphabétique comme de bien entendu. Quatre contributions concernant l'Eglise : les six archevêques d'York qui se sont succédés sur ce siège au temps d'Edouard n'ont cessé de contester l'autorité de leur collègue de Canterbury, ce qui n'est pas nouveau (R. B. Dobson). Le prince, surtout entre 1294 et 1306, a beaucoup fait pour obtenir des évêques l'argent nécessaire à ses entreprises et sa « propagande » dans ce sens a un certain intérêt (D. W. Burton). En revanche l'abbé de BurySaint-Edmund, J. de Northwold, a opposé un entêtement constant au roi, en invoquant d'archaïques libertés (A. Gransden). Quant aux léproseries du diocèse d'York, une vingtaine, elles semblent avoir connu une certaine prospérité, ce dont on se réjouit (P. H. Cullum). Quatre contributions aussi sur les pouvoirs laïcs : le renforcement de l'autorité des seigneurs en dehors des questions de justice, par exemple dans les domaines des reliefs ou des exigences sur les arrérages, n'a rien de typiquement anglais (P. Brand). D'ailleurs les comtes, une douzaine suivent, malgré les contrôles royaux, poursuivent la voie d'une extension de


Notes bibliographiques 201

leur patronage, ce qui offre plus d'intérêt (E. Gemill). Remontant à la grande révolte de 1257-1265, R. C. Stacey pense que l'attitude des barons, comme celle d'Henri III, ont pu être influencées par les projets de croisade, ce qui m'apparaît assez discutable ; et R. L. Storey que celle de l'Eglise, notamment de l'archevêque Boniface de Savoie, dans le déroulement des événements après 1257 a compromis la possibilité d'une entente. Si l'on ajoute deux communications, bien illustrées, sur l'architecture gothique au sud de l'Angleterre ou au monastère de Beverley (L. Grant et C. Wilson), deux autres sur l'attitude ondoyante, et même malhonnête, d'Adolphe de Nassau au moment des campagnes d'Edouard Ier en Gascogne (M. Prestwich), et sur les éventuelles visées pyrénéennes des Plantagenets au travers de la brève union de Constance de Béarn et d'Henri d'Almain (R. Studd), plutôt d'importance menue, il restera à citer le curieux article de P. J. P. Goldberg commentant l'ouvrage de B. A. Hanawelt sur les familles manoriales et étudiant les accidents domestiques dont les femmes sont souvent victimes. En résumé un recueil d'intérêt fort moyen.

Robert FOSSIER.

— La papauté d'Avignon et le Languedoc, 1316-1342, Cahiers de Fanjeaux 26, Toulouse, Privât, 1991, 470 p., ill. — Les 26e Cahiers de Fanjeaux se sont consacrés aux relations de la papauté et du Languedoc lors des deux pontificats de Jean XXII et Benoît XII, s'efforçant donc de porter cette fois leur intérêt sur une brève tranche d'histoire, un quart de siècle, et une zone d'abord délicat. Les 17 articles ainsi inclus, et que soutient un index des sources utilisées et naturellement des noms, éclairent, et souvent fort crûment, les pontificats de deux papes de l'endroit, dont on sait l'exploitation systématique qu'ils firent de leur région d'origine.

Le recueil a regroupé les contributions en trois parts, d'ailleurs inégales. Tout d'abord celle des Languedociens, du Rhône à Toulouse et Cahors, à la cour d'Avignon. Décidément Jacques Fournier est bien de l'Ariège, et son népotisme indélicat lorsqu'il devint Benoît XII le prouve largement (j. Duvernoy). De surcroît l'homme de Montaillou fut un inquisiteur subtil, exigeant, mais quasi inhumain, contrairement à Bernard Gui que pourtant on accable davantage ; il est même patent que son travail fut disparate et irrégulier (J. Paul). A.-M. Hayez a dressé des listes minutieuses des « fonctionnaires pontificaux » languedociens, service par service, mais c'est l'entourage domestique des pontifes qui les ont surtout fixés, sauf sans doute le quercynois Bertrand du Pouget dont P. Jugie rappelle la biographie, notamment hors de sa légation italienne, où son autoritarisme et sa science canonique eurent l'effet qu'on sait ; à côté, les juristes languedociens font moins bonne figure, à quelques exceptions près (H. Gille). Reste Pétrarque, « au temps de la verte feuillée », qui vint à Carpentras enfant (1316), puis passa près de Fanjeaux (1330) avant d'aller à la Sainte-Baume, voyageur critique au coeur intarissable (P. Amargier).

Le deuxième volet est, à l'inverse, consacré à l'action d'Avignon sur la vie religieuse languedocienne, d'abord dans le domaine bien connu de l'administration diocésaine : Toulouse, promue archevêché en 1316, a présidé, avec l'appui des Bénédictins, au bouleversement des diocèses du Sud-Ouest (J.-L. Gazzaniga). Quant aux créations de quatorze collégiales, essentiellement au temps de Jean XXII, elles ont permis à J.-L. Lemaître de fournir de copieux dossiers scientifiques par établissements. Les contacts avec le monde universitaire restent médiocres : Montpellier, Toulouse, Avignon même, ont fourni des gradués aux deux papes,


202 Notes bibliographiques

mais les pontifes paraissent plutôt avoir encouragé les studia des Mendiants (J. Verger). Les relations, qu'on sait plutôt difficiles, avec ces derniers ont permis de rouvrir le dossier de Bernard Délicieux : A. Friedlander croit finalement que Jean XXII a eu raison de s'attaquer à ce faux berger, intrigant, sournois et véreux. Benoît XII n'a pas eu de chance avec les Prêcheurs : ce cistercien agressif n'a pu leur imposer en 1337 un régime drastique (F.-J. Felten), et Jean XXII, de son côté, en condamnant les Joachimites, soupçonnés de collusion avec les Spirituels, a probablement agi en vieillard qu'angoissait la mort (M. Bartoli). Trois recueils d'exempta du XIVe siècle et l'oeuvre du dominicain J. Gobi révèlent à M.-A. Polo de Beaulieu que le culte pour les âmes du Purgatoire se charpente alors et gagne les foules ; et il est intéressant de noter, au travers des Statuts synodaux de Mirepoix en 1330, que l'on s'efforce de rapprocher du fidèle, thomisme rebouilli, une vision apaisante de la réception des âmes après la mort (M. Fournie).

Enfin trois articles forment la partie « artistique » du volume : les travaux de Benoît XII au palais (R. Lentsch), et les rapports entre le gothique français et l'architecture méditerranéenne à Avignon (A. Girard et H. Pradalier) accompagnés évidemment des planches nécessaires. En résumé, et comme à l'ordinaire, une moisson heureuse et ici fort bien rassemblée.

Robert FOSSIER.

— Annie Renoux, Fécamp, du palais ducal au palais de Dieu. Bilan historique et archéologique des recherches menées sur le site du château des ducs de Normandie (IIe siècle A.C.-XVIIIe siècle P.C.) Paris, CNRS, 1991, 734 p., ill. — Après douze années dé fouilles acharnées et dans des conditions locales délicates, A. Renoux a soutenu en 1987 une thèse de doctorat sur le palais-abbaye de Fécamp. Ce travail vient d'être publié, avec son écrasante masse de plans et de photographies, ce qui est un exploit. Au-delà des observations « historiques » qui vont suivre, il faut souligner, avec la dernière vigueur, que nous avons là un exemple remarquable de l'emploi conjoint du texte et de la fouille. Voici assez longtemps que je plaide pour ce mariage entre l'archéologie et l'histoire, pour ne pas saluer un résultat qui justifie totalement cette démarche, encore si rare malheureusement.

Il ne m'appartient pas de juger de la qualité technique du travail de l'archéologue. Les spécialistes ont parfois estimé que les conclusions étaient audacieuses, le possible devenant le probable puis le sûr ; mais ils n'ont jamais critiqué les méthodes et le soin. Quant à l'historien il reste souvent pantois devant ce que l'on peut retirer d'un moignon de muret. Je m'en tiendrai donc à des observations d'ensemble sur la thèse, car il s'agit bien d'une « thèse » : en effet sur cet exemple il convient de dégager ce qu'est un palatium, une résidence princière, au moins sur le territoire de l'ancienne Neustrie du IXe au XIIe siècle. Au passage A. Renoux met en lumière une série de traits que tout médiéviste ne peut guère qu'avaliser. Le site portuaire et l'éperon barré qui le surveille ont été utilisés dès la protohistoire, en tous cas aux temps celtiques, comme point fort et zone d'ateliers. Il se peut que la période du haut Moyen Age ne révèle rien, mais l'époque carolingienne a vu se développer un sanctuaire clos et une série de petits habitats flottants. Le passage des Normands n'a pas provoqué une totale destruction et ce qui a suivi est indiscutablement plus franc que nordique, ce qui eût ravi Michel de Boùard. C'est le Xe siècle qui est la période essentielle : capitale, puis une des capitales du duché normand, siège d'une abbaye après 990, Fécamp réalise le type recherché de palatium mi-laïc, mi-monastique,


Notes bibliographiques 203

une juxtaposition sur dix hectares de la Jérusalem céleste et d'une résidence de type royal. En d'autres termes, A. Renoux pense que le langage architectural peut servir à exprimer le pouvoir, et qu'un « système palatial », ici normand, mais qui pourrait être flamand ou champenois, a été esquissé de Richard Ier au Conquérant. Passé 1087, en effet, l'élément monastique l'emporte de plus en plus largement ; la résidence princière, découronnée par Caen, devient simple castrum, et même castellum sous Henri II, avant d'être abandonnée après 1204 jusqu'à sa destruction au XVIe siècle.

L'appui des fouilles pour dégager les successives structures de ce complexe est évidemment fondamental. Tout au plus peut-on regretter, en raison de l'ambition avouée du projet que les comparaisons manquent quelque peu avec d'autres exemples de ce type de résidence ou de monastère, comme pourraient l'être Chelles ou Saint-Riquier. Mais il faudrait sans doute des recherches d'une même ampleur. C'est ici une pierre d'attente peut-être, en prévision d'une marche vers cette notion de « capitale provinciale » que nous saisissons mal parce que l'oeil se fixe trop vite sur celles du roi. Mais n'aurions nous que cet exemple, il comptera dans la démarche future de l'historien.

Robert FOSSIER.

— Pierre Aube, Les empires normands d'Orient, XIe-XIIIe siècle, Paris, Perrin, 1991, 344 p., ill. — L'aventure normande est inépuisable. Pierre Aube nous en livre une nouvelle mouture, audacieusement portée au niveau d'« empires normands d'Orient », bien que nous soyions plutôt en Occident et dans des royaumes. L'auteur connaît pourtant bien le monde des Croisades et sa bibliographie est des plus honnêtes. On n'en dira pas autant des deux cartes tout à fait médiocres, ni des tableaux synoptiques qui sont des copies. Au reste il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation, sans notes mais dans un style lyrique et fleuri : il n'a pas la prétention de nous apprendre grand chose.

En vérité il s'agit d'un psychodrame, mettant en scène la poignée d'aventuriers accidentellement ancrés en Italie byzantine, puis en Sicile musulmane, au début du XIe siècle. Les titres des chapitres soulignent l'« épopée »(!), la « grande peur de l'Occident », le « rêve oriental », l'« état de siège » la « mort et la transfiguration ». On y trouvera donc, dans un déroulement chronologique sans surprise, les Hauteville et Guiscard, Roger Ier et Roussel de Bailleul, Bohémond et Tancrède, le roi Roger II et les Comnènes, l'« ivresse de la beauté et la lumière admirable du monde », c'est-à-dire Monreale et Frédéric II II s'y insinue cependant parfois des idées pour le moins excessives : le schisme de 1054, passé à peu près inaperçu à l'époque, devient un « goufre » et le Hohenstauffen aurait créé une ENA. Pourtant certains passages, sans être très neufs, dégagent bien des aspects fondamentaux : si la période 1016-1101 est « classique » et sans surprise, l'activité de Roger II en Afrique et surtout son contrôle politique sur les offices, la curia, le Droit, une « oeuvre d'art », est très claire, avec cette notion peu répandue que l'imprégnation byzantine reste très durable. On accordera également de l'attention à la période 1154-1189, en général assez mal caractérisée, le temps des deux Guillaumes où s'ébauche une politique, rien moins qu'orientale d'ailleurs, vers le Plantagenêt ou l'Empire. En revanche Frédéric II, dont on ne contestera pas, sans doute, l'originalité, se taille une place par trop flatteuse, ce qui, en contrepoint, campe un abominable Charles d'Anjou. Mais saga oblige !


204 Notes bibliographiques

En somme un livre honnête, avec une assise historique solide, et de lecture aisée ; évidemment la concurrence est vive à ce niveau et pour ce genre de sujet.

Robert FOSSIER.

— Cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy, édité par J.-L. Lemaître, Paris, CNRS, 1990, 204 p. — On avait perdu toute trace de ce cartulaire ardéchois depuis 1790. Au début des années 80, une bien jolie histoire commençait. M. Dalvy découvrait par hasard un vieux codex en parchemin dans un ancien presbytère du Maine-et-Loire et le communiquait à M. l'abbé Ruais, conservateur des antiquités et objets d'art du département. Ce dernier identifiait la nature de la trouvaille et par conséquent ses anciens propriétaires, les chartreux de Bonnefoy dont le monastère, aujourd'hui ruiné, se trouvait au pied du versant nord du mont Gerbierde-Jonc. Il profitait d'une séance de la Société des Antiquaires de France pour faire part de cette découverte, et il éveillait aussitôt l'intérêt de J.-L. Lemaître qui, ayant déjà travaillé à la confection d'un répertoire des cartulaires pour la France du Sud-Est, n'avait pas eu connaissance, et pour cause, de celui-là. Vu la valeur du document, la décision de le publier fut rapidement prise : le maître d'oeuvre était disponible ; soutenu par M. Holtz, il allait pouvoir faire figurer le cartulaire retrouvé dans la collection des Documents, études et répertoires de l'IRHT en un temps record. De son côté, grâce au don de ses découvreurs et après un siècle de vie clandestine, le manuscrit retrouvait une vie officielle aux Archives de la Haute-Loire sous la cote 4H 11.

Cette édition répond à toutes les exigences de la critique contemporaine. Le manuscrit lui-même fait l'objet d'une présentation et d'une analyse détaillées qu'une bibliographie cartusienne et régionale introduit. On apprend que ce cartulaire, qui compte 203 actes, a été confectionné entre mai 1229 et août 1231 ; qu'une seule main est intervenue depuis le début du texte jusqu'au f° 69, et ensuite plusieurs sur les trois derniers folios où sont transcrits les dix derniers actes de la tertia pars. A l'examen codicologique particulièrement soigné succèdent une analyse du contenu (le ms est en effet divisé en trois parties, déterminées par des regroupements plutôt géographiques), l'énoncé des règles suivies pour l'édition, un index chronologique des actes, une liste des sceaux appendus sur des originaux contemporains et mentionnés dans une charte, ou bien perdus, une bonne carte de la région et un dossier de planches photographiques. En fin de texte, une table des noms propres et une autre, étoffée, des matières, facilitent elles aussi grandement la consultation de l'ouvrage. Transcription, analyses et datations des actes sont très sûres. J.-L. Lemaître délivre ainsi l'utilisateur de cette source de tout souci critique et l'on ne saurait trop le féliciter de cette réussite. Il a laissé volontairement de côté l'étude du temporel de la chartreuse qui attend donc son historien. Sage parti, car il faut bien distinguer ce qui est la lourde tâche d'une édition de texte, de l'utilisation qu'on peut faire de ce dernier.

Je ne ferai que proposer quelques remarques qui engageront peut-être un chercheur sur cette voie. On se demande tout d'abord pourquoi la pars prima ne contient apparemment que des actes recopiés in extenso, tandis que les deux autres ne contiennent que des notices. Ces dernières utilisent, hélàs, une formule passe-partout : vendidit, donavit quicquid iuris ou quecumque iura habebat. Mais il y a cependant beaucoup à découvrir du côté des lignages nobles de la région parmi lesquels se recrutent les plus gros vendeurs et les plus généreux donateurs ; du côté aussi de la structure de ce patrimoine cartusien qui parait


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compact à l'intérieur de ses fameuses « limites » (manses et villae sont toujours présents) ; du côté des bayles, des « fiefs » que l'on perçoit dans l'énoncé de tel ou tel dispositif. L'éditeur a su s'effacer derrière un texte dont il rend l'accès commode et sûr. Il ne pourra que se réjouir de constater que l'excellent outil qu'il a forgé peut servir pour de nouveaux travaux.

E. MAGNOU-NORTIER.

— Froissart, Chroniques. Livre I. Le manuscrit d'Amiens, Bibliothèque municipale n° 486, édité par George T. Diller, t. I : Depuis le règne d'Edouard Il jusqu'à l'ouverture des hostilités entre le roi de France et le roi d'Angleterre (1307-1340), Genève, Droz, 1991, LVI-330 p. — On sait que dans les Chroniques de Froissart, source fondamentale pour l'histoire de France dans la seconde moitié du XIVe siècle, c'est de loin le livre I qui pose le plus de problèmes de critique textuelle. Il y a un siècle, S. Luce avait cru pouvoir distinguer jusqu'à cinq rédactions successives, chiffre aujourd'hui raisonnablement ramené à trois : celle dite des « manuscrits A/B », utilisée par S. Luce lui-même comme base de son édition de la Société de l'histoire de France, celle du ms 486 d'Amiens, celle du ms de Rome (Reg. lat. 869). Si tout le monde est d'accord pour considérer la rédaction du ms de Rome comme la plus récente, postérieure à 1400, la chronologie des deux autres est sujet à litige. S. Luce croyait à l'antériorité des ms A/B, G. T. Diller, reprenant à la fois la vieille intuition de Kervyn de Lettenhove et les travaux plus récents de J. J. N. Palmer, préfère voir dans le ms d'Amiens « le premier essai d'un jeune prosateur », autrement dit la première rédaction du livre I des Chroniques. De plus, il date cette première rédaction des années 1377-1380 (et non pas 1390, comme Palmer), ce qui accentue le caractère inaugural et épique (donc archaïsant) d'un texte où, selon Diller, le « registre oral », le recours à « des procédés constants qui sont là pour invoquer la vocalité » seraient encore fondamentaux (p. XXIX-XXX).

Les éditions existantes de ce livre I, quoique reposant sur de bonnes transcriptions et des annotations historiques qui gardent toute leur valeur, ne permettaient pas bien de se rendre compte de la substance de chacune des diverses rédactions. L'édition de la Société de l'histoire de France privilégiait les « ms A/B », celle de Kervyn de Lettenhove prenait bien pour base le ms d'Amiens, mais en en recomposant parfois le plan et en le morcelant au milieu d'extraits des autres rédactions. C'est pourquoi G. T. Diller a entrepris de publier séparément (tout en faisant les renvois indispensables) les versions reléguées par S. Luce dans son apparat de variantes, afin de permettre au lecteur de faire justice au style propre et au mouvement de chacune. Il a déjà donné, dans la même collection (« TLF », 194), en 1972, une édition du ms de Rome. Il se lance maintenant dans celle du ms d'Amiens. Comme le montrent aussi bien l'absence de notes historiques (du moins dans le présent t. I) que l'introduction essentiellement consacrée aux problèmes codicologiques, stylistiques et dialectologiques posés par le livre I des Chroniques, le propos de G. T. Diller est avant tout littéraire et philologique. Mais il aidera aussi l'historien à mieux saisir la personnalité même de Froissart et son projet historiographique et, par suite, à mieux exploiter une source dont on n'a pas fini d'épuiser les richesses.

Jacques VERGER.


206 Notes bibliographiques

— Françoise Bériac, Des lépreux aux cagots. Recherches sur les sociétés marginales en Aquitaine médiévale, Bordeaux, « Recherches et travaux d'histoire sur le SudOuest de la France », V, 1990, 530 p., ill. — Présentée en 1983 en thèse de doctorat, ce qui justifie plus de cent pages de sources et de bibliographie, l'ouvrage de Françoise Bériac rouvre, après le livre de A. Guerreau et Y. Guy qu'elle n'a pu utiliser, l'épineux problème des « cagots » du Sud-Ouest. En réalité il y a ici deux livres en un seul. Le premier est de facture classique, tout en apportant une masse de données : il s'agit de la vie et de la mort des léproseries dans l'Aquitaine, de 1200 à 1600. La deuxième s'attache à cerner les « cagots ».

De la première, je soulignerai ce qui m'apparaît comme des apports de prix. Les maladreries, finalement moins connues que les ladres eux-mêmes, ont été, jusqu'à 160 en Aquitaine, de véritables fraternités, fortement hiérarchisées, gérant des biens en commun autour de véritables hameaux ; les malades ne sont en rien reclus, isolés certes, mais se déplaçant, achetant, mendiant : des groupes d'une dizaine, de 0,2 à 0,4 % de la population. La coupure nette est de 1321 quand la rumeur les accusa, à l'égal des Juifs, des malheurs naissants des bienportants. Rois, Eglise, consulats tentèrent de les protéger ; mais la fin fut proche, d'abord parce que la lèpre recule à grands pas, ensuite parce que les dons faiblissent, les biens sont saisis par l'Eglise, des simulateurs s'infiltrent. Déjà suspects à plus d'un titre, toujours craints ou méprisés, les malades disparaissent peu à peu : il n'y en a plus, passé 1550-1570. Ces développements, de lecture aisée, apportent sur l'organisation de ce que l'on tenait pour des hospices spécialisés un éclairage « social » d'intérêt certain.

Evidemment on attend plutôt l'auteur à la suite, tant le folklore s'est attaché au cas des « crestians », des « cagots », cette fois-ci de Bordeaux aux Pyrénées, et plutôt au Béarn et en Gascogne. Ils surgissent peu à peu, passé 1350 : comme ils forment des lignages aux ramifications très touffues, qu'ils se passent héréditairement une sorte de « lèpre blache », rien moins que transmissible pourtant, il semble exclu qu'ils aient été lépreux authentiques. D'étranges caractères spécifiques les marquent : ils sont tous messagers, médecins, travailleurs du bois, mendiants : ils ont un cimetière spécial, un quartier réservé ; on les exclut des communaux, ils se marient entre eux. Tout cela conduit à l'idée d'un groupe nié par les autres, exclu, méprisé ; au début du XVIe siècle, on les marquera, au moment même où, pourtant, un certain rapprochement semble se dessiner dans la vie quotidienne ; « cagot » devient « hypocrite », « menteur », « bigot » cachant le péché sous l'apparence. Qui sont-ils ? Des descendants des Goths ? C'est absurde. Des résidus cathares ? La solution de continuité est trop grande. D'authentiques descendants d'ancien lépreux, mais guéris ? Peut-être. En tous cas un groupe de marginaux, comme le laisse entendre le sous-titre du livre, un groupe frappé d'impureté, comme les parias d'Asie, un groupe sur lequel se concentrent les fantasmes de ceux qui sont des « voisins », des « alliés ». Curieuse situation où la part de la crainte spirituelle paraît être égale à celle du rejet social.

Robert FOSSIER.

— Jean-François Baqué, La conquête des Amériques, XVe-XVIe siècles, Paris, 1991, 33 p. — Ce livre a le mérite de visualiser, par quelques cartes, les conceptions géographiques erronées de Colomb. Lors de son dernier voyage où il longe le littoral de l'Amérique centrale, il se croit en Chersonèse d'Or, c'est-à-dire en Malaisie. Sans comprendre qu'il s'agit du Pacifique, il entend parler les indigènes de cette grande masse d'eau. La mentalité messianique de l'Amiral


Notes bibliographiques 207

n'est pas évoquée. Il eût été facile, par exemple, puisque les clauses du testament de l'Amiral des Indes sont données, de citer celle où Colomb recommande à son fils de faire dire une messe de la Trinité à Concepcion de la Vega « où j'invoquais le Seigneur dans ma détresse ».

L'auteur fait allusion à la lettre de Talavera, archevêque de Grenade et confesseur de la reine Isabelle, lui déconseillant vivement de donner suite au projet de Colomb. « Si nous allions vers ces infâmes royaumes d'Orient (regorgeant d'or et de richesse) nos jeunes gens s'y précipiteraient, abandonnant leurs fiancées, et notre royaume perdrait les meilleurs de ses fils. » Il réprouve donc l'appât du gain. La question de l'authenticité de cette lettre n'est pas abordée.

La conquête du Mexique est bien narrée. Ainsi la boucherie que constituaient les sacrifices humains, d'après ce qu'en écrivait le franciscain Motohnia. A l'occasion de la lutte pour la reprise de Mexico, révoltée contre l'envahisseur, est évoquée une figure féminine, Maria de Estrada, qui charge à l'arquebuse. La fascination de l'or subie par les conquistadores ne peut être exagérée. Malheureusement pour la Couronne d'Espagne, le trésor de Montezuma, intercepté par des corsaires, finit aux mains de François Ier. Mais pas la rançon du souverain inca Atahualpa, d'une beauté extraordinaire, car on y voyait une fontaine d'or, garnie de jets d'eau et d'oiseaux en pierreries. La fable de l'Eldorado est narrée avec toutes ses implications politiques.

Il s'agit d'une histoire tout à fait « événementielle » qui retiendra l'intérêt malgré quelques longueurs.

Marianne MAHN-LOT.

— Henri Stierlin, L'or et la cendre. A la rencontre des Amériques, Paris, 1991, 208 p., ill. — Ce très bel album se décompose ainsi : « De découverte en conquête » ; « Aux sources du monde précolombien » ; « L'apogée des Amérindiens ». En couverture : un chevalier-aigle en terre cuite découvert lors des fouilles du Templo mayor de Mexico. En annexe le tableau des cultures indigènes. Mais pas de bibliographie.

Henri Stierlin est historien des civilisations précolombiennes. L'illustration privilégie les oeuvres en terre cuite. On peut admirer un beau portrait de Fernand Cortés (du Musée naval de Mexico) et la si étonnante carte de Juan de La Cosa où Christophe Colomb, représenté sous les traits de saint Christophe, foule l'isthme de Panama.

Dans le récit, une légère erreur : le Vinland des sagas est identifié non à TerreNeuve mais au Labrador. Dans le récit de la conquête du Pérou, on est heureux de lire l'effet que produisit le trésor de Montezuma, dont une partie parvint à Bruxelles. Durer s'écria en le voyant : « Jamais chose au monde ne m'a jamais autant réjoui le coeur. J'ai été stupéfait de la beauté de cet art. « Stupéfaits aussi furent les envahisseurs. Les Indiens disaient d'eux, avec mépris : « Comme des singes ils se sont lancés sur l'or. » Ils eurent bien souvent la fâcheuse idée de fondre ces admirables pièces d'orfèvrerie, sauf les masques et colliers en turquoise. Mais les missionnaires non seulement préservèrent les codex mais en firent composer de nouveaux par les convertis. La métropole, elle, se méfia toujours de ce véhicule de l'idolâtrie.

La richesse de l'artisanat est inépuisable. Certaines ethnies se spécialisent. Ainsi les tissages les plus beaux sont ceux des Nazcas. La terre cuite noire est surtout belle en Equateur.

Quelques notations sur le peuplement de l'Amérique. Elle le fut par les Eurasiens, seulement à l'époque du solutréen (8000 ans av. J.-C). Le maïs — dont l'importance


208 Notes bibliographiques

ne peut être exagérée car, requérant très peu de travail, il permit les constructions colossales, est attesté dès le début.

Une des plus belles terres-cuites ici reproduite est (p. 79) le buste féminin équatorien. La céramique de Quito fut très vite commercialisée, puisqu'on la retrouve au Mexique. Les balsas-radeaux circulaient d'une Amérique à l'autre.

La métallurgie semble avoir débuté au Pérou, dans la culture de Chavin. On y trouve aussi des vases-portraits de chamans — ceux-ci ayant été consultés pour aider au « passage » des morts. Elles sont faites au moule. Tel chat mochica est très bien typé.

A Teotihuacan, au Mexique, cette cité des dieux offre un plan quadrangulaire très «organique». Le culte s'y adressait à la lune, au soleil et à Quetzacoatl, le héros-fondateur.

La civilisation des maya a toujours attiré. On les a même souvent désigné comme « les Grecs du Nouveau Monde ». Palenque, Tikal, Coban : autant de noms prestigieux de cités saintes au Yucatan. On a découvert en 1980, dans la région de Peten, un réseau de caneaux destinés à drainer les marécages. Tout le monde admire, à juste titre, les calculs astronomiques, exécutés à des fins astrologiques : on peut constater que le cycle de Vénus est exact à quelques secondes près. Les Mayas, chose exceptionnelle, ont découvert le zéro et adopté un système vigésimal. On n'a pu jusqu'à présent déchiffrer leurs pictogrammes, sauf les glyphes des noms propres. Uxmal offre un palais à longues perspectives de salles, « un des plus purs styles de l'Amérique précolombienne ». La pyramide de Palenque a renfermé un tombeau royal — ce qui est assez exceptionnel. Estce suffisant pour que les archéologues fassent un rapprochement avec l'Egypte ? On tire argument de statues en ronde bosse et se présentant de profil.

Tula est le centre principal de la civilisation des Toltèques, une des ethnies qui précéda l'invasion aztèque. On y voit des adantes du Xe siècle. Les Mixtèques se localisent plutôt à Chichen Itza, où subsistent les restes du plus grand jeu de pelote du monde. De l'art mexicain proprement dit, est donnée la grande terre-cuite de « Notre Seigneur l'écorché », c'est-à-dire d'un prêtre revêtu de la peau d'un écorché.

Le Dorado, c'est, par excellence, l'orfèvrerie de la Colombie, dont le Musée de Bogota regorge. Les Chimu sont l'ethnie principale. Ils ont utilisé la technique de la chaudronnerie.

Appendice intéressant sur les techniques du tissage. Ces sociétés si raffinées ont ignoré la roue et le tour du potier.

Marianne MAHN-LOT.

— Maïté Etchechoury, Les maîtres des requêtes de l'Hôtel du roi sous les derniers Valois (1553-1589), Paris, Ecole des Chartes, 1991, 318 p. — Les maîtres des requêtes de l'Hôtel du roi sont issus des clercs « poursuivants le roi » qui, au XIIIe siècle, aident le souverain à rendre en personne la justice sur des requêtes présentées par des particuliers. Au XIVe siècle, leur nombre atteint la vingtaine. Ils constituent un tribunal qui juge les procès concernant les offices royaux. Les possesseurs de lettres de sauvegarde (ou de committimus), soustraits à la justice ordinaire par cet acte royal, peuvent se faire juger par eux. Ils ont aussi droit de séance au Parlement et sont rapporteurs au Conseil du roi. Ils examinent les requêtes qui sollicitent des faveurs diverses : dons, remises d'amendes, affranchissements, émancipations, anoblissement, concessions de foires et marchés, etc. Ils commandent les actes de chancellerie qui entérinent ces grâces. Parallèlement


Notes bibliographiques 209

à eux, une autre juridiction se développe ; les Requêtes du Palais qui examinent les requêtes présentées au Parlement.

Les maîtres des requêtes sont présents au sein du grand Conseil, section du conseil du roi chargée d'instruire à la fin du XVe siècle les affaires de justice, notamment bénéficiales. A côté de cette activité judiciaire, les maîtres des requêtes sont chargé de missions judiciaires, financières, diplomatiques ou militaires. Ces « chevauchées » leur sont confiées à titre individuel ou collectif.

Au milieu du XVIe siècle, leur effectif est de 18 en 1544 et de 16 en 1553. Ils effectuent leur service par quartier. Ils se considèrent, evec le chancelier de France, comme les plus anciens dépositaires de la fonction royale de justice.

L'étude de M. Etchechoury prend la suite de la thèse d'Ecole des Chartes de Georges Bailhache qui, en 1924, traitait des maîtres des requêtes de 1350 à 1553. Les deux premières parties de ce travail sont consacrées à l'étude institutionnelle (développement de la carrière ; attributions), la troisième à la prosopographie (148 notices individuelles et 5 supplémentaires). Des tableaux généalogiques évoquent les principales dynasties de ces hauts fonctionnaires. Le corps apparaît relativement ouvert, l'office pouvant être attribué par le roi à un serviteur pour l'honorer. Par leur fortune et leurs alliances, la plupart des maîtres des requêtes se rattachent au monde de la « haute-robe » : l'institution joue un rôle important dans l'ascension sociale de la bourgeoisie et, pour beaucoup, l'office constitue le couronnement d'une carrière. C'est une frange importante de la société qui sort de l'ombre avec cette étude. L'auteur apporte ainsi aux historiens de l'époque moderne un matériel documentaire de qualité dont on appréciera particulièrement la clarté et la précision.

Ivan CLOULAS.

— M. Arroyas Serrano, El Conseil de Castellon en el siglo XVII, Ed. Diputacio de Castello, Collecio Universitaria, 1989, 206 p. — Précédé d'un prologue de l'excellent spécialiste du XVIIe siècle valencien James Casey, dédié à notre regretté ami Sébastian Garcia Martinez, enrichi de nombreux documents, ce livre est une étude intéressante de la vie municipale à Castellon de la Plana de 1590 à 1707. Grâce à des sources abondantes, dont le Llibre de Insaculacions, l'auteur, après avoir rappelé les principaux jalons de l'histoire médiévale, a pu analyser avec précision la période de référence. Les ordonnances de 1590, consécutives à la pression exercée par les notables de Castellon, rétablissent le Privilège de 1446 qui avait institué le régime de l'Insaculacio, c'est-à-dire la constitution de listes de personnes éligibles aux divers offices municipaux en fonction du collège (ou boisa) dans lequel elles étaient inscrites, comme le montre l'excellent tableau des p. 54-55. Ce tableau donne 74 noms pour le brazo real, c'est-à-dire les roturiers, auxquels il faut ajouter les membres du brazo militar (nobles), c'est-àdire 2 à 20 personnes entre 1590 et 1707. Comme Castellon comptait alors environ 1 200 à 1 500 chefs de famille on constate que le caractère représentatif de la municipalité est très limité.

Les revendications qui suivirent les ordonnances de 1590 conduisirent le roi à fixer de manière impérative le maximum des insaculats pour chaque collège par le privilège de 1604 : soit 30 pour l'office déjuge (justicia), 20 pour les offices de premier et deuxième jurats (deux collèges), 40 pour les offices de troisième et quatrième jurats (un seul collège), 40 pour l'office de mustasaf (police des marchés et ravitaillement), 10 pour celui de notaire, 50 pour celui de cequiero (maître de l'irrigation)... Ces chiffres devaient être respectés de façon à peu près parfaite


210 Notes bibliographiques

au XVIIe siècle. Néanmoins, les artisans ne cessèrent de revendiquer leur participation au Conseil et ils finirent par obtenir en 1626 un privilège royal qui ouvrait une période probatoire de dix ans pendant lesquels chaque corporation pourrait avoir un représentant au Conseil parmi les conseillers de deuxième rang (mano menor)... à condition que leur inscription ait été votée par les 34 conseillers en exercice. Or, en 1627, seuls un tailleur, deux tisserands, trois cardeurs et deux armuriers obtinrent un vote majoritaire, de sorte que les autres corporations ne furent pas représentées. Qui plus est, à l'expiration de ces dix années, les artisans disparurent du Conseil. On voit bien l'effort des oligarchies locales pour obtenir la fermeture du Conseil. La justification d'un revenu minimum allait dans le même sens.

Les luttes autour de l'insaculacio sont évidemment le reflet des tensions sociales dans cette « agroville » où 60 % de la population vit de l'agriculture mais elles se produisent au sein même de l'oligarchie dont on voit bien qu'elle se divise en bandos antagonistes:

Le livre offre aussi une étude du fonctionnement du Conseil avec son justicia, ses 4 jurats et ses 31, puis 34 conseillers de premier et deuxième rang (mano mayor et menor), parmi lesquels de droit plusieurs des officiers de l'exercice précédent. Ces conseillers sont élus pour deux ans. Parmi ces officiers le syndic (qui assure au conseil la défense des gens non représentés), le mustasaf, le clavario (gestionnaire des finances municipales), le cequiero, le sacrista (chargé des cultes), le manobrer (qui supervise les travaux publics), le notaire et le mitsager, qui suit les affaires de la ville à l'extérieur. Ce système qui autorisait une autonomie municipale relative, sous le contrôle de l'oligarchie, va disparaître comme les institutions municipales du royaume d'Aragon dans leur ensemble lorsque les décrets de Nueva Planta seront mis en application en 1707.

On regrettera les carences de la bibliographie, notamment française.

Bartolomé BENNASSAR.

— F. Rodriguez de la Torre, J. Cano Valero, Relaciones gepgrafico-historicas de Albacete (1786-1789) de Tomas Lopez, CSIC et Diputacion de Albacete, 1987, 364 p. — Il s'agit, comme le précisent d'emblée les auteurs, d'une publication de documents destinée à faciliter le travail sur place des chercheurs en histoire locale. Cela dit, la présentation critique des auteurs, y compris la notice consacrée à l'archiviste Tomas Lopez et à son dictionnaire géographique, est fort utile, d'autant que sont reproduites les 15 questions dé l'interrogatoire conçu par Tomas Lopez pour réunir les matériaux nécessaires à son dictionnaire (p. 33-34). Le catalogue des localités de la province d'Albacete réalisé permet de constater que l'on dispose ainsi d'un bon répertoire de « géographie historique » pour la fin du XVIIIe siècle. Les relations sont évidemment inégales : celles d'Alcaraz, Chinchilla, La Roda, ou Almansà, sont particulièrement intéressantes.

Bartolomé BENNASSAR.


Notes bibliographiques 211

— George Armstrong Kelly, The Hurnan Comedy, Constant, Tocqueville and French liberalism, Cambridge, University Press, 1992, 262 p. — Irena Grudzinska Gross, The Scar of Révolution. Custine, Tocqueville and the Romantic Imagination, University of California Press, 1991, 190 p. — Deux universitaires américains s'intéressent à nouveau au libéralisme et aux libéraux français : George Armstrong Kelly, Visiting Professor à John Hopkins University, Irena Grundzinska Gross, Assistant Professor of Libéral Arts at Emory University. Que le libéralisme retrouve son attrait à l'heure où le totalitarisme marxiste s'effondre, qui ne s'en féliciterait ? Les deux historiens sont servis par une vaste lecture, nécessaire en ce genre de travail et, dans le cas d'Armstrong Kelly, par une connaissance ample de l'histoire, mais leur démarche est plus ou moins ambitieuse. Irena Gross limite son enquête à Tocqueville et à Custine et, dans une moindre mesure, à Chateaubriand, tous aristocrates confrontés au même problème : celui de pays immenses, plus étendus encore qu'aujourd'hui à l'époque où ils écrivaient La Russie en 1839 et les deux volumes de La Démocratie en Amérique. On sait leur comportement. Malgré des réserves dues à sa culture, Tocqueville accepte les Etats-Unis ; Custine, pour des raisons qui ne sont pas toutes dites, refuse la Russie, « une prison », « l'enfer ».

L'ouvrage de George Armstrong Kelly présente une galerie plus complète des libéraux où se rejoignent Montesquieu, Benjamin Constant, Jouffroy, Cousin qui appelle moins la sympathie et l'estime mais qui a été, ne l'oublions pas, un maître à penser, Guizot, Lamartine, Tocqueville, Renan, tous portés à théoriser mais ayant eu souvent à faire avec la réalité politique de leur temps. Ce qui les unit ? Une idée généralement optimiste de l'homme qui entraîne le refus de l'Etat sous ses formes diverses : l'Etat religieux, l'Etat policier, l'Etatprovidence. Cet Etat, il s'agit de le limiter, de le contrôler, sans le condamner à une disparition ou à une élimination qui serait une autre forme de catastrophe. Assez paradoxalement Renan est celui qui appelle de ses voeux la solution la plus aristocratique et la plus difficile à réaliser, une Eglise de l'élite, un séminaire de la culture dont les nouveaux clercs enseigneraient les masses ignorantes et supposées dociles. On passe toujours d'une Eglise à une autre. En bref des ouvrages de qualité qui ravivent avec talent nos connaissances.

Pierre GUIRAL.

— Ralph Schor, L'antisémitisme en France pendant les années trente, Paris, Editions Complexe, 1992, 382 p. — Nous craignons que l'antisémitisme n'ait été une permanence de l'histoire de la France contemporaine, à l'exception du Second Empire comme l'a montré David Cohen dans des travaux éclairants. Il avait cependant diminué pendant la Grande Guerre mais le répit fut court. Il se réveille et s'aggrave dans les années trente. Si les Juifs, quoique en progrès, sont une minorité peu nombreuse : 200 000 en 1930, 300 000 en 1939, s'ils tiennent quelques activités : la fourrure, la joaillerie, le commerce des oeuvres d'art, s'ils occupent une place éminente dans la littérature, le journalisme, le cinéma, les antisémites substituent à la réalité les fantasmes de leur haine ; ils exagèrent le nombre des Juifs immigrés d'Allemagne qui ont cru trouver en France le salut ; ils dénoncent en tous des ferments d'immoralité, des forces de désintégration, bref le mal sous toutes ses formes. « Le racisme envahit l'Occident », remarque en 1925 Gaston Riou. La même année, le rabbin Jacob Kaplan reconnaît : « Dans notre doux pays de France, pour la première fois depuis la guerre, l'antisémitisme a relevé la tête. » Simone Weil, pour


212 Notes bibliographiques

sauver la paix qu'elle juge le bien incomparable, est prête à accepter l'abandon de ses coreligionnaires.

L'action française, Le Matin, Le Journal, La Liberté, Candide, Gringoire, La France enchaînée, Le Pays libre, Le Réveil du Peuple, la vieille Libre Parole, sans parler d'autres publications aussi venimeuses, demandent à tout le moins l'expulsion. Des écrivains parmi les plus célèbres et les mieux doués, Charles Maurras qui n'est pas le plus véhément, Paul Morand, Marcel Jouhandeau, Robert Brasillach, Lucien Rebatet, Camille Mauclair, Jean Boissel, des hommes politiques comme Darquier de Pellepoix, des artistes, Hermann Paul qui avait fait ses premières armes dans la presse clémenciste, Ralph Soupault, se déchaînent, reprenant à leur tour les vieux thèmes et les anciennes invectives.

Tout les sert : les scandales, Koltz, Oustric, Hanau, Sacazan et surtout Stavisky, la concurrence que représentent les commerçants juifs, la venue au pouvoir de Léon Blum qui inquiète les Juifs eux-mêmes. Ils sont troublés, alarmés, ils désireraient écarter les nouveaux venus. Robert de Rothschild n'hésite pas à reprocher à ces étrangers d'attiser l'antisémitisme.

Certes les Juifs rencontrent quelques défenseurs catholiques ou réformés ; certes quelques Juifs refusent de baisser les bras, mais les cris de haines risquent de couvrir leur défense. Un Hermann de Vries de Heekelingen écrit contre eux sur un ton dépassionné qui le rend plus crédible, défend l'authenticité des Protocoles des Sages de Sion, et son ouvrage Israël, son passé, son avenir qui date de 1937 est traduit en cinq langues. On sait où cette déformation volontaire de la vérité a conduit. '

Sur ces moments d'abjection Ralph Schor a écrit un ouvrage qui restera modèle de science, d'analyse objective, d'indignation contenue, qui fait de son étude un maître livre qui honore l'histoire contemporaine.

Une petite précision : André Suarès qui a pris un moment le pseudonyme breton de Caerdal ne saurait être soupçonné d'antisémitisme et de manque de courage. Il avait été un des plus décidés à affirmer l'innocence de Dreyfus ; en pleine guerre de 14 il avait dénoncé le racisme ; il vomissait à cette heure Hitier, Mussolini, Ciano, mais, encore une fois, cela n'enlève rien au mérite éminent de Ralph Schor.

Pierre GUIRAL.

— A. Caudron, Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 4 : Lille-Flandres, Beauchesne, Centre d'histoire de la région du Nord et de l'Europe du Nord-Ouest, 1990, 498 p. — La réalisation du Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, conçue par J.-M. Mayeur et Y.-M. Hilaire, est une entreprise ardue, presque périlleuse. Les sources pour cette période sont en général, surabondantes, difficilement maîtrisables par un seul homme et la bibliographie également riche. Le premier risqué est donc celui de l'oubli d'une figure au moins d'envergure. André Caudron y a presque échappé, et les lacunes sont, chez ce bon et patient chercheur, peu importantes.

Il est dommage que l'ouvrage pèche par la couverture : le titre retenu est mauvais et ne suggère rien ou suggère trop. Pourquoi avoir choisi de mettre en exergue en gros caractères Lille-Flandres et en tout petits l'intitulé de la collectionj du dictionnaire ? Seule l'introduction permet de comprendre que ce volume contient les notices de personnages, religieux ou laïques (60 % des quelque 800 noms étudiés), ayant eu un lien avec les Eglises (catholique, protestante et juive), étant nés ou ayant vécu, ne serait-ce que quelques mois, dans les arrondissements


Notes bibliographiques 213

de Lille et de Dunkerque et morts après 1890. Or certains historiens entendent par contemporain tout autant le XIXe que le XXe siècle. Seul n'est pas frappé par cette date fatidique le rabbin Lipman, figure la plus importante de la communauté juive, mort en 1886.

Les notices d'André Caudron sont d'une grande clarté, très documentées et prouvent la grande expérience de l'auteur en la matière. La plupart sont suivies de notes bibliographiques qui apportent beaucoup à la connaissance éventuellement plus approfondie des personnages étudiés. Il est utile de parcourir l'ensemble de l'ouvrage car les rubriques comprennent de nombreux renseignements sur bien d'autres personnages que ceux dont elles sont l'objet.

Or la matière était d'autant plus difficile à traiter qu'elle était, peut-être plus encore qu'ailleurs, très abondante. Comme l'écrit l'auteur dans son introduction, le Nord est une des régions pionnières pour l'élaboration de nouveaux courants religieux ; c'est aussi une de celles où s'est particulièrement manifesté l'oecuménisme grâce à des hommes comme le cardinal Liénart, évêque de Lille. Ce diocèse est aussi celui dans lequel ont vécu ces grandes familles du textile dont bien des membres se vouèrent aux oeuvres. Chez les Agnius, sur quatre frères, trois furent prêtres ; chez les d'Argenlieu, cinq des sept enfants entrèrent en religion.

On relève au fil des pages d'intéressantes remarques sur quantité de sujets, sur le culte des morts par exemple, particulièrement vivace dans cette région où fut érigée une des quatre nécropoles religieuses de France consacrée aux victimes de la première guerre. On voit ainsi Cyrille Antheunès, aumônier militaire, mourir en serrant la croix qu'il allait planter sur la tombe d'un camarade dans les environs de Craonne en avril 1917. La conscience oecuménique d'Achille Liénart naquit sur les champs de bataille où il assistait dans la dernière épreuve les juifs sans rabbin.

Bien des études trouveront dans ce dictionnaire des exemples humains concrets (histoire de la mutualité, histoire des arts, musique, sculpture, architecture...).

Cette région est une pépinière d'hommes aux caractères remarquables, modèles de vie et d'intégrité. Citons les exemples de l'exceptionnel et moderniste abbé Lemire sur lequel J.-M. Mayeur avait fait sa thèse, de l'abbé Demulier, militant très précoce de la réconciliation franco-allemande dès 1920, de Gustave Bardy qui est démissionné de sa chaire d'histoire du dogme pour son étude sur Paul de Samosate dans laquelle est minimisée la primauté romaine, de Pierre Bayart qui met, avec l'aide des membres de la bourgeoisie chrétienne, 200 automobilistes, tous les dimanches à la disposition de clercs qui vont officier dans les paroisses sans prêtre de la Somme vers 1937, de Louis Beirnaert, jésuite, un des premiers disciples du psychanalyste Lacan, fondateur avec lui de l'école freudienne de Paris, ou encore du cardinal Liénart qui, sans autorisation de l'occupant, lance en décembre 1941 une revue Feux nouveaux pour « lutter contre l'influence culturelle et spirituelle nazie »... La lecture de la plupart des vies que nous dépeint A. Caudron est passionnante.

En revanche, nous avons été quelque peu déçue de ne point trouver en ces pages de notices aux noms des imprimeurs lillois Lefort et de leurs successeurs Taffin, dont la maison diffusa des dizaines d'édition de sacramentaires, de missels, de paroissiens « très complets », sans compter tous les petits livres d'édification à l'usage de la jeunesse qui étaient offerts en prix dans toutes les maisons religieuses d'éducation et qui concurrençaient dans le Nord leurs équivalents de la maison tourangelle Marne.

Rien non plus sur une pittoresque maison commerciale comme la maison


214 Notes bibliographiques

Héaulme de laquelle, rue Esquermoise à Lille, partaient dès 1854 des représentants qui allaient proposer sur catalogues aux curés, futurs prébendes ou évêques, aux uns de simples chasubles de drap noir, aux autres des robes brodées de fils d'or et d'argent et des bas de soie aux couleurs des temps de la liturgie. Le concile de Vatican II, en mettant fin à toute pompe, ruina cette boutique séculaire qui s'éteignit vers 1980 en ne vendant plus que quelques crèches, icônes et chapelets de première communion.

Si un certain nombre d'artistes sont honorés d'une notice comme l'architecte Cordonnier ou le sculpteur Buisine, Etienne Delannoy, vitrailliste qui a participé à la reconstruction de dizaines d'églises du Nord dévastées entre les deux guerres avec son ami l'architecte susnommé, n'est pas cité. On lui doit pourtant d'intéressants vitraux dont les cartons furent, pour les plus novateurs d'entre eux, les oeuvres du dessinateur parisien André Pierre.

De même, il aurait été utile d'insérer parmi les noms de tous ses serviteurs de Dieu des notices sur les organisations et grands mouvements religieux en insistant sur leur impact local, comme Ad Lucem ou Paroisse universitaire...

Enfin, le découpage délicat de la région du Nord en deux volumes, dont le second est à paraître, est peut-être cause de l'absence d'hommes éminents comme le baron Louis Cavrois, qui résidait en Artois mais eut un rôle de première importance lors de la création de l'Université catholique de Lille où son fils fut professeur de droit. Il se montra un grand homme d'oeuvres développant et créant des associations mutualistes, les Cercles catholiques d'ouvriers, la première banque populaire du Nord de la France à Arras en 1880 qui était réservée aux ouvriers catholiques et dans laquelle les fondateurs ne touchaient aucun bénéfice. Il favorisa aussi grandement la propagande pour les pèlerinages nationaux, en organisant plusieurs lui-même.

Mais nous ne nous attarderons pas sur les petites lacunes de ce travail déjà très considérable et qui trouvera sa place parmi les ouvrages de référence de tout historien de ce siècle.

Catherine DHÉRENT.


CHRONIQUE

Colloques annoncés

Le XXVIIe Congrès des Sociétés historiques et archéologiques de Normandie se tiendra à Evreux du 3 au 6 septembre 1992 sur le thème suivant : « Exercices athlétiques et sports en Normandie ». Demandes de renseignements : CHAN, Archives départementales de l'Eure, 2, rue de Verdun, 27025 Evreux Cedex.

La Faculté de Théologie de l'Université de Lyon organise du 15 au 17 septembre 1992 un colloque sur le thème : « Religieux et religieuses pendant la Révolution ». Prendre contact avec : Y. Krumenacker, Faculté de Théologie, 25, rue du Plat, 69288 Lyon Cedex.

A l'initiative du Groupe de Recherche sur l'Antiquité classique et orientale (GRACO), le colloque international « Les années Domitien » se tiendra à Toulouse et Saint-Bertrand-de-Cominges du 12 au 14 octobre 1992. S'adresser à : M. Pierre Fraixinet, Centre de Promotion de la Recherche scientifique, Université de Toulouse - Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, F-31058 Toulouse Cedex, tél. (33) 61 40 45 95/(33) 61 50 47 86.

Le colloque « Les protestants français dans la seconde guerre mondiale » aura lieu à Paris les 19-21 novembre 1992. Renseignements : Société de l'Histoire du Protestantisme français, 54, rue des Saints-Pères, 75007 Paris.

Mme E. Benbassa (Paris IV) et M. A. Rodrigue (Stanford, USA) organisent un colloque international intitulé : « Mémoires juives d'Espagne et du Portugal », qui se tiendra à Paris, Sorbonne, salle Liard, les 14, 15, 16 décembre 1992, et s'achèvera à l'Université de Genève les 17 et 18 décembre 1992. Pour tous renseignements, appeler le 42 23 79 07 à Paris.

Le centre d'Etudes historiques sur la Criminalité et les Déviances (CEH) organise à Dijon les 7 et 8 octobre 1992 un colloque sur : « Ordre moral et délinquance de l'antiquité au XXe siècle. Nouvelles approches ». S'adresser à : Rosine Fry, Centre d'Etudes historiques, Université de Bourgogne, 2, boulevard Gabriel, 21000 Dijon, tél. 80 39 57 16.

Revue historique, CCLXXXVII/1



RECUEILS PERIODIQUES ET SOCIÉTÉS SAVANTES 1

Généralités

PROBLÈMES GÉNÉRAUX. MÉTHODOLOGIE. HISTORIOGRAPHIE. —

F. J. Bouza Alvarez. Gramâtica de la crisis. Una nota sobre la historiografia

historiografia 1640 hispanico entre 1940 y 1980. [Cuad. H M, 1991, n° 11.] — G. Bûcher.

Des religions du verbe. [RHPR, 1991, n° 2.] — B. Plongeron. Débats et combats

autour de l'historiographie religieuse de la révolution : XIXe-XXe siècles. [RHEF,

1990, n° 197.] — W. Schaufelberger. Von der Kriegsgeschichte zur Militàrgeschichte. [RSH, 1991, n° 4.] — J. de Waard. Traduction et altération. [RHPR,

1991, n° 2.]

BIBLIOGRAPHIES. — Z. Kordé. Le recueil des chartes hongroises de l'époque des Anjou (« Anjou Kori Okleveltar »), présentation d'une nouvelle collection. [BEC, 1990, n° 149.] — G. Peyronnet. Les sources documentaires de l'histoire médiévale de la Bretagne (suite). [ÂBPO, 1991, n° 4.]

BIOGRAPHIES. — C. Barbery. Suzanne de Dietrich (1891-1981). [BSHPF, octobre-décembre 1991.] — E. Peterschmitt Théophile Stem. [BSHPF, octobre-décembre 1991.] — P. Wern. Le pasteur et homme de lettres alsacien Jean-Jacques Jaeglé. [BSHPF, octobre-décembre 1991.] — C. Wolf. Nouvelles glanes sur la famille d'Idelette Calvin de Strasbourg. [BSHF, octobre-décembre, 1991.]

1. Liste des périodiques dépouillés. — Annales. Economies. Sociétés. Civilisations (An. ESC), 1991, n° 5. — Annales de Bourgogne (An. Bourg.), 1991, fasc. 1. — Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest (ABPO), 1991, n° 4. — Archives de sciences sociales des religions (ASSR), 1991, nos 73, 74, 75. — Archivio siorico italiano (ASI), 1991, n°s 547, 548. — Bibliothèque de l'Ecole des Chartes (BEC), 1990, n° 149. — Bulletin de la Société d'Histoire du Protestantisme français (BSHPF), avril-juin, juillet-septembre, octobredécembre 1991. — Bulletin du Centre d'Histoire de la France contemporaine (BCHFC), 1990, n° 11, 1991, n° 12. — Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry (CAHB), 1991, n° 108. — Cahiers de civilisation médiévale (CCM), 1991, n° 3, 4. — Critica storica (CS), 1991, n° 2. — Cuademos de historia moderna (Cuad H M), 1991, n° 11. — The English Historical Rev ew (EHR), janvier 1992. — Hispania (Hisp.), 1991, n° 178. — Historisches Jahrbuch (HJ), 1991, 111/II. — Le Mouvement social (MS), 1991, n° 157. — Le Moyen Age (MA), 1991, n° 3-4. — Population (Pop.), 1991, n° 4. — Recherches régionales Côte d'Azur et contrées limitrophes (RR), 1990, n° 4. — Revue de l'histoire des religions (RHR), 1991, n° 3. — Revue d'histoire de l'Amérique française (RHAF), 1991, vol. 45, n° 2. — Revue d'histoire de l'Eglise de France (RHEF), 1990, n° 197, 1991, n° 198. — Revue d'histoire et de philosophie religieuse (RHPR), 1991, nos 1, 2, 3, 4. — Revue du Nord (RN), 1991, n° 292. — Revue suisse d'histoire (RSH), 1991, n° 4.

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218 Recueils périodiques

Antiquité

D. A. Bertrand. « Un bâton de vieillesse » : à propos de Tobit 5, 23 et 10, 4 (Vulgate). [RHPR, 1991, n° 1.] — L. Brottier. Et la fournaise devint source : l'épisode des Trois Jeunes Gens dans la fournaise (Dan. 3) lu par Jean Chrysostome. [RHPR, 1991, n° 3.] — G. BUcher. Retour à la Genèse. [RHPR, 1991, n° 3.] —J-D. Dubois. Remarques sur le fragment de Papias cité par Irénée. [RHPR, 1991, n° 1.] — R. Delmaire, D. Gricourt, P. Leclercq et collab. Chronique numismatique, X. [RN, 1991, n° 292.] — A. Deman. Le rnithriacisme romain en Gaule septentrionale : état des questions fin 1990. [RN, 1991, n° 292.] — J.-D. Demarez. La villa gallo-romaine de Fréthun. [RN, 1991, n° 292.]

— M. -A. Gaidon-Bunuel. Les « mithraea » de Septeuil et de Bordeaux. [RN, 1991, n° 292.] — R. Hanoune. Un sistre isiaque de Champagne ? [RN, 1991, n° 292.]

— R. Hanoune, A. Muller. Recherches archéologiques à Bavay, X-XI. [RN, 1991, n° 292.] — A. Hanriot-Coustet. Quel est l'auteur du Discours 35 transmis parmi les oeuvres de Grégoire de Nazianze. [RHPR, 1991, n° 1.] —J.-G. Heintz. Chronique d'Ancien Testament. Ancien Orient et Israël antique : des textes sémitiques aux traditions prophétiques en période d'exil. [RHPR, 1991, n° 2.] — F. Jacques. L'huile de Bétique dans le nord de la France d'après les marques d'amphores. [RN, 1991, n° 292.] — A. Jacques, E. Belot. Le complexe métroaque d'ArrasBaudimont. [RN, 1991, n° 292.] — E. Junod. Une interprétation originale de la Genèse 1, 28 indûment attribuée à Origène. [RHPR, 1991, n° 1.] — E. Kern. Le mithraeum de Biesheim-Kunheim (Haut-Rhin). [RN, 1991, n° 292.] — F. Loridant. Bavay : le site de la « Terre à trois coins » : évaluation archéologique. [RN, 1991, n° 292.] — F. Loridant, L. Bloemendaal, L. Duflot. Le « forum » de Bavay. Campagnes de fouilles 1990. [RN, 1991, n° 292.] — F. Loridant, L. Debs. Inventaire des collections archéologiques originaires de Bavay. [RN, 1991, n° 292.] — B. Machut, M. Tuffreau. La cave gallo-romaine de Graincourtlès-Havrincourt (Pas-de-Calais). [RN, 1991, n° 292.] — P. Maraval. Grégoire de Nysse, pasteur. [RHPR, 1991, n° 1.] — M. Masson. L'expérience du prophète Elie : « gol de marna daqqa ». [RHR, 1991, n° 3.] — B. Mezzadri. Jason ou le retour du pécheur. Esquisse de mythologie argonautique. [RHR, 1991, n° 3.] — M. Philonenko. « Humilitas et Superbia ». Note sur la « Psychomachie » de Prudence. [RHPR, 1991, n° 1.] — F. Planet. Un bronze de Panticapée (Chersonèse Taurique) au musée du Berry (Bourges, Cher). [CAHB, 1991, n° 108.]

— M.-T. Raepsaet-Charlier. Priscus, gouverneur de Gaule Belgique (CIL X, 1705). [RN, 1991, n° 292.] — R. Turcan. La documentation métroaque en Gaule romaine. [RN, 1991, n° 292.] — G. Wagner. Les enfants d'Abraham ou les chemins de la promesse et de la liberté. Exégèse de Galates 4. 21-31. [RHPR, 1991, n° 3.]

Moyen Age et Renaissance

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE. DROIT. — C. de Ayala Martinez.

La monarquia y las Ordenes militares durante el reinado de Alfonso X. [Hisp., 1991, n° 178.] — T. Behrmann. Verschriftlichung als Lernprozess : Urkunden und Statiiten in den lombardischen Stadtkommunen. [HJ, 1991, 111/II.] — M. Cartier. Aux origines de l'agriculture intensive du Bas Yangzi. [An. ESC, 1991, n° 5.] — M.-C. Chavarot. La pratique des lettres de marque d'après les arrêts du parlement (XlIIE-début du XVE siècle). [BEC, 1990, n° 149.] — G. Cap-


Recueils périodiques 219

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HISTOIRE RELIGIEUSE. — I. Backus. Marie Dentière. [BSHPF, avriljuin 1991.] — B. Chevalier. Réforme et réformes. [RHEF, 1991, n° 198.]

— A. Del Col. L'inquisizione romana e il potere politico nella repubblica di Venezia (1540-1560). [CS, 1991, n° 2.] — C. Forti. La disputa sulla « guerra giusta » nella conquista spagnola dell' America. [CS, 1991, n° 2.] —J-L. Gazzaniga. Le parlement de Toulouse et la réforme des séculiers (fin du XVe siècle-début du XVIe siècle). [RHEF, 1991, n° 198.] — G. Giordanengo. La fonction d'abbé d'après l'oeuvre de Geoffroy de Vendôme. [RHEF, 1990, n° 197.] — A. Guillou. L'orthodoxie byzantine. [ASXR, 1991, n° 75.] — P. Jansen. Eglise, espace social. Eléments d'une enquête. [RHEF, 1990, n° 197.] —J. Konidaris. Les monastères dans l'Eglise orthodoxe en Grèce. [ASSR, 1991, n° 75.] — S. Le ClechCharton. La spiritualité des officiers royaux au début du XVIe siècle : Antoine Robert, bourgeois de Paris et secrétaire du roi Louis XI à François Ier. [RHEF, 1991, n° 198.] — N Lemaitre. Le mariage dans les sermons de Jean Raulin (1513). [RHEF, 1991, n° 198.] —J.-C. Margolin. Erasme, GuiUaume Briçonnet et les débuts de la Réforme en France. [RHEF, 1991, n° 198.] — H. Martin. Un prédicateur au début de la Renaissance : Jean Clérée, OP (1455-1507), [RHEF, 1991, n° 198.] —J.-M. Matz. Rumeur publique et diffusion d'une nouveau culte : les miracles de Jean-Michel, évêque d'Angers (1439-tl447). [RHEF, 1991, n° 198.] — M. Menzel. Predigt und Predigtorganisation im Mittelalter. [HJ, 1991, 111/II.] — R. Miestand. Pius-Stiftung fur Papsturkunden-Forschung. [RSH, 1991, n° 4.] — K. Nass. Ablassfàlschungen im spàten Mittelalter. LotharlII und der Ablafi des Klosters Kônigslutter. [HJ, 1991, 111/II.] — P. Prigent. Du bon usage de l'image dans l'Eglise ancienne. [RHPR, 1991, n° 1.]

— F. Rapp. La vie religieuse des campagnes alsaciennes du milieu du XVe au début du XVIe siècle. [RHEF, 1991, n° 198.] — G. Roselli. Il frammento di un registre perduto di brevi del papa Innocenzo VIII (Gennaio-Marzo 1489). [ASI, 1991, n° 547.] — R. Sauzet. Les religieux mendiants acteurs du changement religieux dans le royaume de France (1480-1560). [RHEF, 1991, n° 198.] —


220 Recueils périodiques

M. Scopello. Le renard, symbole de l'hérésie dans les polémiques patristiques contre les gnostiques. [RHPR, 1991, n° 1.] — P. -A. Sigal. Reliques, pèlerinages et miracles dans l'Eglise médiévale (XIe-XIIIe siècles). [RHEF, 1990, n° 197.] — V. Tabbagh. Trésors et trésoriers des paroisses de Rouen (1450-1530). [RHEF, 1991, n° 198.]

— E. Tremp, K. Utz Tretnp, C. Pfaff. Zwischen Institution und Frômmigkeit : Die Erforschung der mittelalterlichen Kirchengeschischte im lezten Vierteljahrhundert. [RSH, 1991, n° 4.] — M. Veissière. La vie chrétienne dans le diocèse de Meaux entre 1493 et 1526 d'après les synodes diocésains. Continuités et innovations. [RHEF, 1991, n° 198.] — M. Vénard. Obsession sacramentelle ou éducation de la foi ? Le « Spéculum curatorum » d'Artus Fillon. [RHEF, 1991, n° 198.]

— C. Vincent. Quand l'Eglise fait place à la vie associative. [RHEF, 1990, n° 197.]

— C. Vincent. Y a-t-il une mathématique du salut dans les diocèses du nord de la France à la veille de la Réforme ? [RHEF, 1991, n° 198.] — C. Violante. La réforme ecclésiastique du XIe siècle : une synthèse progressive d'idées et de structures opposées. [MA, 1991, n° 3-4.]

ARTS, LITTÉRATURE, MENTALITÉS. — C. Andrault-Schmitt. Les premiers clochers-porches limousins (Evaux, Lesterps, Limoges) et leur filiation au XIIe siècle. [CCM, 1991, n° 3-4.] — M. Baylé. Les relations entre massif de façade et vaisseau de nef en Normandie avant 1080. [CCM, 1991, n° 3-4.] —J. Blanchard. L'histoire commynienne. Pragmatique et mémoire dans l'ordre politique. [An. ESC, 1991, n° 5.] — M. Bouttier. L'étude des tracés régulateurs de l'architecture médiévale. [RHEF, 1990, n° 197.] — M.-T. Camus. De la façade à tour(s) à la façade écran dans les pays de l'Ouest : l'exemple de Saint-Jean-de Montiemeuf de Poitiers. [CCM, 1991, n° 3-4.] — Y. Christie. Aux origines du grand portail à figures : les précédents picturaux. [CCM, 1991, n° 3-4.] — P. Denis. Penser la démocratie au XVIe siècle : Morely, Aristote et la réforme de la Réforme. [BSHPF, juillet-septembre 1991.] — P. Duret. L'église Saint-Etienne d'Allichamps, commune de Bruère (Cher). [CAHB, 1991, n° 108.]

— J. Favière. Une statue d'évêque aux armes des Coeur. [CAHB, 1991, n° 108.]

— R. Favreau. Le thème épigraphique de la porte. [CCM, 1991, n° 3-4.] — C. Frugoni. Le cycle des Mois à la porte de la « Poissonnerie » de la cathédrale de Modène. [CCM, 1991, n° 3-4.] — F. Galtier Marti. Le corps occidental des églises dans l'art roman espagnol du XIe siècle : problèmes de réception d'un modèle septentrional. [CCM, 1991, n° 3-4.] — F. Gandolfo. La façade romane et ses rapports avec le « protiro », l'« atrium » et le « quadriportico ». [CCM, 1991, n° 3-4.] — R. Gem. La façade préromane en Angleterre. [CCM, 1991, n° 3-4.] — G. Hasenohr. Aspects de la littérature de spiritualité en langue française (1480-1520). [RHEF, 1991, n° 198.] — C. Heitz. Rôle de l'église-porche dans la formation des façades occidentales de nos églises romanes. [CCM, 1991, n° 3-4.] — F. Jeanneau. La restauration de la façade ouest de Notre-Dame-laGrande à Poitiers. [CCM, 1991, n° 3-4.] — D. Kahn. Le décor de l'oculus dans la façade romane anglaise. [CCM, 1991, n° 3-4.]—J.-P. McAleer. Le problème du transept occidental en Grande-Bretagne. [CCM, 1991, n° 3-4.] — B. Mora. Le portrait du défunt dans les épitaphes (750-1300). Formulaires et stéréotypes. [MA, 1991, n° 3-4.] — T. O'Keeffe. La façade romane en Irlande. [CCM, 1991, n° 3-4.] — T. Orlowski. La façade romane dans l'Ouest de la France. [CCM, 1991, n° 3-4.] — A. Peroni. La façade de la cathédrale de Modène avec l'introduction de la rosace. [CCM, 1991, n° 3-4.] — A. Prosperi. Un' Europa dal volto umano : aspetti della propaganda asburgica del '500. [CS, 1991, n° 2.] — G. -A. Runnals. Un siècle dans la vie d'un mystère : le « Mystère de saint Denis ».


Recueils périodiques 221

[MA, 1991, n° 3-4.] — W. Sauerlànder. Façade ou façades romanes ? [CCM, 1991, n° 3-4.] —J. Thirion. Les façades des églises romanes de Provence. [CCM, 1991, n° 3-4.] —J. Thouvenot. La Sainte-Trinité en France. [RHEF, 1991, n° 198.] — C. Vivanti. Au-delà de la ruse : Machiavel, philosophe de la liberté. [An. ESC, 1991, n° 5.]

Histoire moderne et contemporaine

ALLEMAGNE. — G. Badia. A propos des Conseils en Allemagne :

interrogeons les réalités. [MS, 1991, n° 157.] — E. Heinen. Windhorst

unf die Grûndung der Preussischen Zentrumfraktion (1870). [HJ, 1991, 111/II.]

CANADA. — B. Craig. La transmission des patrimoines fonciers dans le Haut-Saint-Jean au XIXe siècle. [RHAF, 1991, n° 3-4.] — J.-P. Couturier. « Point de fort pour la loi » ? La justice civile dans la société acadienne de 1873 à 1899. [RHAF, 1991, n° 3-4.] — R. Legault. L'organisation militaire sous le régime britannique et le rôle assigné à la gentilhommerie canadienne (1760-1815). [RHAF, 1991, n° 3-4.]

CHINE. —J.-C. Hocquet. Production du sel et changement technique en Chine. [An. ESC, 1991, n° 5.] — M. Yang. Une histoire du présent.

Gouvernement rituel et gouvernement d'Etat dans la Chine ancienne. [An. ESC,

1991, n° 5.]

ESPAGNE. —J. Gallastegui. D. Miguel de Iturbide y Navarra en la Crisis de la Monarquia hispanica (1635-1648). [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — J. -L. Guerena. Las casas del Pueblo y la éducation obrera a principios del siglo XX. [Hisp., 1991, n° 178.] — R. Nunez Florencio. Patria y ejercito desde la ideologia anarquista. [Hisp., 1991, n° 178.] — L. A. Ribot Garcia. Las revueltas de Napoles y Sicilia (1647-1648). [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — R. Rodriguez Garraza. Novarra y la Administration central (1637-1648). [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — E. Socano Camôn. Signification historica de Aragon ante la encrucijada de 1640. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] —J. Vidal Pla. Notas acerca de la révolution politica y los movimientas sociales durante la Guerra « dels Segadors ». [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — R. Villari. Rivoluzioni periferiche e declino della Monarchia di Spagna. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — E. Yllân Calderon. Refiexiones sobre la crisis de 1640. [Cuad. HM, 1991, n° 11.]

FRANCE. —J-M. Berlière. L'article 10 du Code d'instruction sous la IIIe République : « un danger permanent pour la liberté de chacun » ? [BCHFC, 1991, n° 12.] — F. Consoli. Les parlementaires socialistes et le statut de la radio-télévision française (1945-1974). [BCHFC, 1991, n° 12.] — S. Costa. Partis politiques et ligues à Cannes pendant l'entre-deux-guerres. [RR, 1990, n° 4.] — E. Naquet. Aux origines de la Ligue des Droits de l'Homme : affaire Dreyfus et intellectuels. [BCHFC, 1990, n° 11.] — D. Olivesi. « Libérez Darnand !» La « Cagoule » niçoise sous les verrous, juillet-décembre 1938. [RR, 1990, n° 4.] — H. Richard. La réforme de l'administration de Givry (Saône-etLoire) de 1782. [An. Bourg., 1991, fasc. 1.] — G.-A. Vuaroqueaux. L'édition populaire en France au XIXe siècle : l'exemple des publications illustrées à 20 centimes. [BCHFC, 1990, n° 11.]


222 Recueils périodiques

GRANDE-BRETAGNE. — P. Harling. The power of persuasion. Central authority, local bureaucracy and the New Poor Law. [EHR, janvier

1992.] — M. Levene. The Balfour déclaration : a case of mistaken identity. [EHR,

janvier 1992.]

ITALIE. — B. Anatra. La Sardegna nella parabola Olivares. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — G. Ciampi. Scrutinio di lista e rappresentanza della minoranze : il dibattito politico nel 1882. [CS, 1991, n° 2.]

PORTUGAL. — A. M. Hespanha. As cortes e o reino. Da Uniâo à Restauraçao. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — F. Marin Barriguete. La revuelta portuguesa de 1640 y sus consecuencias para la ganaderia trashumante. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] — A.,de Oliveira. Oposiçao politica em Portugal nas vesperas de Restauraçao. [Cuad. HM, 1991, n° 11.] —J.-F. Schaub. Les risques du métier ou les mésaventures d'un administrateur portugais au temps du comte-duc d'Olivares. [Cuad. HM, 1991, n° 11.]

SUISSE. — U. Altermatt, C. Bosshart-Pfluger, F. Python. Katholiken und Katolizismus im 19 und 20. Jahrundert. [RSH, 1991, n° 4.] — Y. Cassis. L'histoire des banques suisses aux XIXe et XXe siècles. [RSH, 1991, n° 4.] — A. Fleury. Les Documents diplomatiques suisses. Histoire d'une publication majeure des historiens suisses. [RSH, 1991, nQ 4.]

HISTOIRE ÉCONOMIQUE ET SOCIALE. — M. Ayad, B. Barrère. Présentation des enquêtes démographiques et de santé. [Pop., 1991, n° 4.] — D. Barjot. Des locomotives aux travaux publics : les débuts de la maison Gouïn (1846-1869). [BCHFC, 1991, n° 12.] — B. Bawin-Legros, A. Gauthier, J.-F. Guillaume. Intérêt de l'enfant et paiement des pensions alimentaires après divorce en Belgique. [Pop., 1991, n° 4.] — G. Belis, F. Roux, A. Rhaly, I. Chastin, A. Chaventre. Le traitement du goitre dans une population du Mali d'effectif limité. [Pop., 1991, n° 4.] — P. Bocquier. Les relations entre mortalité des enfants et espacement des naissances dans la banlieue de Dakar (Sénégal). [Pop., 1991, n° 4.] —J-L. Bruzulier. L'illégitimité et l'abandon à Vannes entre 1760 et 1789. [ABPO, 1991, n° 4.] — N. Cattan, C. Rozenblat. Délimiter et mesurer l'évolution des populations urbaines. [Pop., 1991, n° 4.] — A. Croix. Feux de la Saint-Jean, partie de cartes et querelles de voisinage. [ABPO, 1991, n° 4.] — M. DalasGarrigues. Le sceau du bureau des hypothèques de Paris sous Louis XV. [BEC, 1990, n° 149.] — C. Delporte. Les jeunesses socialistes dans l'entre-deux-guerres. [MS, 1991, n° 157.] — A. Etienne-Magnien. Une fonderie de canons au XVIIe siècle : les frères Keller à Douai (1669-1696). [BEC, 1990, n° 149.] — J.-C. Farcy. Le casier judiciaire au XIXe siècle. [BCHFC, 1990, n° 11.] — A. Faure. Camille et Jeanne, ouvrières à la raffinerie Say. [BCHFC, 1990, n° 11.] —J. Houdaille. Les funérailles à Paris, 1882-1966. [Pop., 1991, n° 4.] — N. Jouannet. Le papier à l'âge industriel : l'exemple des papeteries du Marais. [BCHFC, 1991, n° 12.] — R. Klotz. Une vocation monégasque : Armand Lunel. [RR, 1990, n° 4.] — W. Maffenini, J.-L. Rallu. Les accidents de la circulation en Italie et en France. [Pop., 1991, n° 4.] — M.-N Matuszek. Le testament de Claude Maugis, abbé de Saint-Ambroise de Bourges (13 décembre 1647). [CAHB, 1991, n° 108.] — M.-C. Moine. Les fêtes du mariage de Madame Première à Versailles les 26 janvier et 26 août 1739. [BEC, 1990, n° 149.] — F. Munoz-Perez. Les naissances hors mariage et les conceptions prénuptiales en Espagne depuis 1975, I : Une période de profonds


Recueils périodiques 223

changements. [Pop., 1991, n° 4-] — M. Ranson. Les recensions des archives des ministères. [MS, 1991, n° 157.] — M. Rebérioux. Identité et mouvement social. [MS, 1991, n° 157.] — M.-E. Richard. Notices sur les quatorze sénateurs inamovibles d'origine protestante. [BSHPF, avril-juin 1991.] — C. Rollet. Les nourrices en Bretagne vers 1900. [ABPO, 1991, n° 4.] — G. Salem, L. Arreghini. Evaluations spatialisées rapides de la population des villes africaines : l'exemple de Pikine. [Pop., 1991, n° 4.] — R. Sanchez Gonzalez. Hombres, pestes y guerras. Elemento de desequilibrio demografico en la comarca de La Sagra durante la epoça moderna. [Hisp., 1991, n° 178.] — C. Sowerwine. Militantisme et identité sexuelle : la carrière politique et l'oeuvre théorique de Madeleine Pelletier (1874-1939). [MS, 1991, n° 157.] — D. Tabutin. La surmortalité féminine en Afrique du Nord de 1965 à nos jours : aspects démographiques. [Pop., 1991, n° 4.] — G. Thuillier. Pour une prospective de l'histoire administrative contemporaine. [MS, 1991, n° 157.] — L. Toulemon, H. Leridon. Vingt années de contraception en France : 1968-1988. [Pop., 1991, n° 4.] —M.-J. Trogno-Bonhomme. Les prénoms en Roussillon. [RHEF, 1991, n° 198.] — S. Waquet. Deux Nivernais à la Guyane : l'abbé Brotier et le chevalier de Larue (1797-1798). [An. Bourg., 1991, fasc. 1.] — B. Zimmermann. Logique identitaire et pratique syndicale. [MS, 1991, n° 157.]

RELATIONS INTERNATIONALES. — A. Burckhardt. Genève présentée aux Bostoniens de 1732 : deux écrits du pasteur André Le Mercier. [BSHPF, octobre-décembre 1991.] —A. Frohn. Das Schicksal deutscher Kriegsgefangener in amerikanischen Lagern nach dem Zweiten Weltkrieg. [HJ, 1991, 111/II.] — S. C. A. Pinkus. Popery, trade and universal monarchy : the ideological context of the outbreak of the second anglo-dutch war. [EHR, janvier 1992.] —J. Tazbir. La opinion polaca sobre Espana en los siglos XVI-XVIII. [Hisp., 1991, n° 178.]

HISTOIRE RELIGIEUSE. — R. Azria. La terre comme projet utopique dans les représentations religieuses et politiques juives. [ASSR, 1991, n° 75.] — E. Badone. Le folklore breton de l'anticléricalisme. [ABPO, 1991, n° 4.] — L. Bergamasco. Sur la religion populaire en Nouvelle-Angleterre. [An. ESC, 1991, n° 5.] — Ph. Boutry. Pratiques religieuses dans l'Europe révolutionnaire. Le colloque de Chantilly. [RHEF, 1990, n° 197.] — M. Chekroun. Islamisme, messianisme et utopie au Maghreb. [ASSS, 1991, n° 75.] — C. Choron-Baix. De forêts en banlieue. La transplantation du bouddhisme lao en France. [ASSR? 1991, n° 73.] — M.-A. Costa de Beauregard. Aspects de l'ascétisme dans l'orthodoxie contemporaine : le cas de la Roumanie. [ASSR, 1991, n° 75.] — A. Dieckoff. Terre rêvée, terre convoitée : Israël. [ASSR, 1991, n° 75.] — D. Dinet. Une nouvelle enquête nationale. Les insinuations ecclésiastiques (XVIe-XVIIIe siècle). [RHEF, 1991, n° 198.] —A. Disselkamp. Une autre éthique protestante : à propos d'Ernst Troeltsch. [45672, 1991, n° 75.] —A. Drigani. La « potestas dispensandi Episcopi » negli « Atti delT Assemblea degli Arcivescovi e Vescovi di Toscana tenute a Firenze nell'anno 1787 ». [ASI, 1991, n° 547.] — G. Fabre. La peste en l'absence de Dieu ? Images votives et représentations du mal lors de la peste provençale de 1720. [ASSR, 1991, n° 73.] — 5. Fainzang. Suppliques à Notre-Dame de Bonne Garde. Construire l'efficacité des prières de guérison. [455/î, 1991, n° 73.] — C. Fonseca. La religion dans la vie quotidienne d'un groupe populaire brésilien. [ASSR, 1991, n° 73.] —J. Fribourg. Les rues de la ville. Scène du religieux. [ASSR, 1991, n° 73.] — D. Ghiraldi. Jean-Joseph Rigouard,


224 Recueils périodiques

franc-maçon, curé de la Farlède, évêque constitutionnel du Var. [RR, 1990, n° 4.]

— J. -M. Gibbal. La Pompa Gira reçoit ce soir. Urbanité et religiosité à Porto Alegre. [ASSR, 1991, n° 73.] —A. Gounelle. Aux prises avec les frontières. [BSHPF, juillet-septembre 1991.] —J. Gutwirth. Anthropologie urbaine religieuse : une introduction. [ASSR, 1991, n° 73.] —J. Gutwirth. Pentecôtisme national et audiovisuel à Porto Alegre, Brésil. [ASSR, 1991, n° 73.] — J.-G. Heintz. Edouard Reuss, Karl Heinrich Graf et le Pentatenque. [RHPR, 1991, n° 4.] — P. Hetzel. L'inspection de la Petite-Pierre de 1853 à 1870. [BSHPF, octobre-décembre 1991.]

— E. Isichel. Visions and visionaries. The search for alternative forms of authority among catholic conservatives. [ASSR, 1991, n° 75.] — E. Jacob. Edouard Reuss, un théologien indépendant. [RHPR, 1991, n° 4.] —J. Lalouette. Epouser une protestante : le choix de républicains et de libres-penseurs au siècle dernier. [BSHPF, avril-juin 1991.] —-F. Lestringant. Huguenots sans frontières (XVIe-XVIIe siècles). [BSHPF, juillet-septembre 1991.] —J. Mckee. Pierre Drelincourt : l'exil en Angleterre et en Irlande. [BSHPF, avril-juin 1991.] — C. Maire. L'Eglise et la nation. Du dépôt de la vérité au dépôt des lois : la trajectoire janséniste au XVIIIe siècle. [An. ESC, 1991, n° 5.] — J. Nedersen Pieterse. The history of a metaphor : Christian Zionism and the politics of Apocalypse. [ASSR, 1991, n° 75.] — 4. Raulin. The aesthetie and sacred dimension of urban ecology : Paris' Little Asia. [ASSR, 1991, n° 73.] —M. Sacquin. Les divisions protestantes vues par l'opinion catholique sous le Second Empire. [BSHPF, juillet-septembre 1991.] —J. Salvaing. L'église consistoriale de Montagnac (1803-1806). [BSHPF, juillet-septembre 1991.] — G. Siegwalt. Le lieu ecclésial et liturgique de l'acte du baptême. [RHPR, 1991, n° 1.] — R. Stehly (trad.). Concepts idéologiques et programme fondamental du Mouvement de la Tendance islamique. [RHPR, 1991, n° 3.] — R. Taveneaux. L'abbé Grégoire et la démocratie cléricale. [RHEF,

1990, n° 197.] — 5. N. Troianos. Le droit ecclésiastique du mariage en Grèce. [ASSR, 1991, n° 75.] —J.-L. Tulot. Une communauté protestante du pays nantais au XVIIe siècle : le Ponthus à Petit-Mars. [BSHPF, avril-juin, juillet-septemb. 1991.]

— B. Vogler. Les protestants alsaciens entre leurs coreligionnaires allemands et français (1815-1914). [BSHPF, octobre-décembre 1991.] — N.-B. Weibel. Regards sur l'islamisme en Tunisie à la lumière du Manifeste duRTI. [RHPR, 1991, n° 3.] — R. Werl. L'histoire du protestantisme à Wasselonne. [BSHPF, octobre-décembre 1991.] — W. Westphal. Edouard Reuss, directeur du Gymnase protestant (18591865). [RHPR, 1991, n° 4.] — P. Williams. Le Miracle et la Nécessité : à propos du développement du pentecôtisme chez les Tsiganes. [ASSR, 1991, n° 73.] — T. Ziegler. Un regard neuf sur la formation du Canon. [RHPR, 1991, n° 1.]

MENTALITÉS. LITTÉRATURES. ARTS. — 4. Caquot, Reuss et Renan.

[RHPR, 1991, n° 4.] — P. de Cuzzani. Spinoza et les spinozistes. De Oldenbourg à Hegel, l'histoire d'une répudiation. [RHPR, 1991, n° 3.] — J. -P. Deconchy. La psychologie de la religion, ses esprits animaux et ses glandes pinéales. [ASSR, 1991, n° 74.] — A.-C. Faitrop-Porta. Baldasseau Labanca en France. [RHR, 1991, n° 3.] — I. Giovanni Rao. Per la biografia di Angelo Maria d'Elei. [ASI, 1991, n° 548.] —J. Kieniewicz. LaobradeJoachim Lelewel, « Paralelo historico entre Espana y Polonia en los siglos XVI, XVII y XVIII » (1831). [Hisp.,

1991, n° 178.] — Ch. Lalive d'Epinay. Les fondements mythiques de l'éthos du travail. [ASSR, 1991, n° 75.] — N. Loraux. « Lokapakti » : l'indianiste, le sacrifice, les mots. [ASSR, 1991, n° 74.] — M. A. Morelli Timpanaro. Su Francesco Becattini (1743-1813), di professione poligrafo. [457, 1991, n° 548.] —J. Seguy. Lire Weber Troeltsche. [ASSR, 1991, n° 74.] — U. Wyrwa. Europa : Discordia concors. Ammerkungen zur Aktualitàt Jacob Burckhardts. [CS, 1991, n° 2.]


LISTE DES LIVRES REÇUS

AU BUREAU DE LA RÉDACTION

Ackerman (B.). We, the people, 1 : Foundations. Londres, Belknap, 1991, 370 p., £ 19.95.

Acta nuntiaturae Polonae, Tomus II : Zacharias Ferreri (1519-1521) et nuntii minores (1522-1553). Rome, Institutum historicum Polonae, 1992, 498 p., ill.

Adams (G.). The Huguenots and the french opinion, 1685-1787. The enlightemnent debate on toleration. Waterloo, Ontario, Wilfrid Laurier Univ. Press, 1991, 336 p., ill., $ 22.95.

The athenian agora, Volume XIX : inscriptions. The American School of Classical Studies at Athens, 1991, 246 p., ill., $ 90.

Atti del Convegno nazionale di studi su : La Pace nel mondo antico, Torino aprile 1990. Torino, Associazione italiana di cultura classica, 1991, 308 p., L 30 000.

Aux frontières des classes moyennes. La petite bourgeoise belge avant 1914, Editions de l'Univ. de Bruxelles, 1992, 148 p., graph., 495 FB.

The birth and death of companies. An historical perspective. The Parthenon Publishing Group, Univ. of Glasgow, 1991, 242 p., cartes, graph.

Bonn (G.). Nehru. Annàherungen ameinen Staatsmann und Phiîosophen. Francfort, Fischer, 1992, 156 p., DM 16,80.

Brazil and the world System. Austin, Univ. of Texas Press, 1991, 124 p., $ 22.50.

Campbell (R. B.) An Empire for slavery. The peculiar institution in Texas, 1821-1865. Louisiane State Univ. of Press, 1989, 306 p., $ 9.95.

Cantarella (E.). Selon la nature, l'usage et la loi. La bisexualité dans le monde antique. Paris, la Découverte, 1991, 342 p., 155 F.

Cantor (N. F.). Inventing the Middle Ages. The lives, works and ideas of the great medievalists of the twentieth century. New York, W. Marrow and Company, 1991, 478 p., $ 27.

Carrier (H). La presse de la Fronde (1648-1653) : les mazarinades,. t. 2 : Les hommes du livre. Genève, Droz, 502 p.

Il carteggio di Benedetto Croce con la biblioteca del senato (1910-1952). Rome, Senato délia repubblica, 1991, 498 p.

Cavignac (J.). Les Israélites bordelais de 1780 à 1850. Autour de l'émancipation. Paris, Publisud, 1991, 464 p., graph., 228 F.

Cavour (C). Diari (1839-1856), I et II. Rome, Ministère per i béni culturali e ambientali, 1991, 420, 424-80 p., Ul.

Chqfe (W. H.). The unfinished journay. American since World War II. Oxford Univ. Press, 1991, 538 p., Ul. £ 15.

Chartier (R.). L'ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle. Aix-en-Provence, Alinéa, 1992, 118 p., Ul., 95 F.

Considérations politiques sur la Fronde. La correspondance entre Gabriel Naudé et le cardinal Mazarin. Présent, de K. Willis Wolfe et Ph.J. Wolfe. Tûbingen, Biblio 17, 1991, 216 p.

Constant-Le Stum (C). Journal d'un bourgeois de Bégoux : Michel Célarier, 1771-1836. Publisud, ConseU général du Lot, 1992, 266 p., 162 F.

Consulat de France à Larnaca (1660-1696). Documents inédits pour servir à l'histoire de Chypre. Nicosie, Centre de recherche scientifique, 1991, 314 p., ill.

Correspondance de Théodore de Bèze, Présent, de H. Aubert, A. Dufour, B. Nicollier. Genève, Droz, 1990, 354 p.

Crises et réformes dans l'Eglise de la Réforme grégorienne à la Préréforme. Avignon, Actes du 115e Congrès national des sociétés savantes, Paris, CTHS, 1991, 400 p., 250 F.

Crown, church and estâtes. Central european politics in the sixteenth and seventeenth centuries. Basingstoke, Max MUlan, 1992, 322 p., £ 50.

Curchin (L. A.). Roman Spain. Conquest and assimilation. Londres, New York, Routledge, 1991, 250 p., ill, £ 25.

Revue historique, CCLXXXVII/1


226

Liste des livres reçus

Dallek (R.). Lone star rising. Lyndon Johnson and

histimes, 1908-1960. Oxford Univ. Press, 1991,

722 p., ill., £ 25. Dictionnaire des journaux 1600-1789, 2 vol., AI

AI J-V. Dir. : J. Sgard. Paris, Universitas,

1991, 622 et 622, 1 210 p. Duchêne (J.). Bussy-Rabutin. Paris, Fayard, 1992,

438 p., ill., 150 F. I Duchi di GaUiera. Alta finanza, arte e fUantropia

fUantropia Genova e l'Europa nell' Ottocento, 2

volumes. Gênes, Marietti, 1991, 534, 538 -

980 p., ill. L 100 000. Duroselle (J.-B). Itinéraires. Idées, hommes et nations

d'Occident (XIX-XXe siècles). Paris, Publ. de

la Sorbonne, 1991, 492 p., 190 F. '

Education et hygiène du corps à travers l'histoire.

Colloque de Dijon (septembre 1989). Editions

Univ. de Dijon, 1991, 136 p. Epistolario di Quintino Sella, vol. III : 1870-1871.

Rome, Istituto per la storia del Risorgimento

italiano, 1991, 790 p. Epstein (S. R.). An Island for itself. Economie development

development social change in late médiéval Sidly.

Cambridge Univ. Press, 1992, 464 p., cart., £ 50.

Favrod (].). La Chronique de Marius d'Avenches (455-581). Texte, traduction, commentaire. Univ. de Lausanne, Cahiers lausannois d'histoire médiévale, 1991, 140 p.

F.D.R. and his contemporaries. Foreign perceptions of an american président. Basingstoke, McMillan, 1992, 248 p.

Femmes. Mariages. Lignages. XIIe-XIVe siècles. Mélanges offerts à Geoges Duby. Bruxelles, De Boeck Université, 1992, 470 p.

Ferrer i Mallol (M. T.). Organitzaciô i defensa d'un territori fronterer. La governaciô d'Oriola en el segle XIV. Barcelon, Conseil superior d'investigacions cientificas, 1990, 632 p.

Fisera (V. C). Les peuples slaves et le communisme de Marx à Gorbatchev. Paris, Berg international, 1992, 476 p., 240 F.

Fossier (R.). La société médiévale. Paris, A. Colin, 1991, 464 p., 190 F.

Friedland (K.). Die Hanse. Stuttgart-Berlin-Cologne, W. Kohlhammer, 222 p., carte, DM 24.

George (J.). La République. Paris, Messidor, La Farandole, 1992, 124 p., ill., 139 F.

Gerbet (M. -C). L'élevage sous les rois catholiques dans le royaume de Castille (1454-1516). Madrid, Casa Velazquez, 1991, 106 p., carte.

Gil(M.). A history of Palestine, 634-1099. Cambridge Univ. Press, 1992, 968 p., $ 125.

Gotteri (N.). Soult, Maréchal d'Empire et homme d'Etat. Besançon, La Manufacture, 1991, 670 p., cartes, 185 F.

Gross (I. G.). The scar of Révolution. Custine,

Tocqueville and the romantic imagination. Univ.

of California Press, 1991, 192 p. Guiral (P.). Les nùlitaires à la conquête de l'Algérie

(1830-1857). Paris, Criterion, 1992, 318 p., ill.,

159 F.

Hoir (W. L). The Kingfish and his realm. The Iife and times of Huey P. Long. Louisiane State University, 1991, 406 p., Ul., $ 24.95.

Hérail (F.). Notes journalières de Fujiwara No Michinaga, ministre à la cour de Heian (995-1018). Traduction du « Midô Kanpakuki »,

2. Genève, Droz, 1988, 778 p.

Hérail (F.). Notes journalières de Fujiwara No Michinaga, ministre à la cour de Heian (995-1048). Traduction du « Midô kanpakuki »,

3. Genève, Droz, 1991, 768 p.

Histoire mUitaire de la France, I : Des origines

à 1715. Paris, PUF, 1992, 632 p., cartes, graph.,

Ul., 498 F. Hocquet (J.-C). Chioggia, capitale del sale nel

medioevo. Sottomarina, Libreria Editrice, 1991,

208 p., cartes, ill. Inscriptions romaines de Catalogne, III : Gérone.

Paris, De Boccard, 1991, 224 p., ill..

The Jews among pagans and christians in the

roman Empire. Londres-New York, Roudedge,

1992, 198 p., £ 30. Jordan (E.)., Kreitmann (J.). Abrégé de l'histoire

de L'Eglise chrétienne. Flavion, Le Phare, 1991,

392 p., ill. Jouanna (J.). Hippocrate. Paris, Fayard, 1992,

648 p., 170 F. Just (M.), Bretting (A.), Bickelmann (H.). Auswanderung

Auswanderung Schiffahrtsinteressen « Little

Germanies » in New York. Deutsch-amerikanische Gesselschaten. Stuttgart, F. Steiner, 1992,

242 p.

Kelly (G. A.). The humane comedy : Constant, Tocqueville and french liberalism. Cambridge Univ. Press, 1992, 262 p., £ 35.

Le Clere (M.). Bibliographie critique de la police. Paris, Yzer, 1991, 466 p.

Leffler (M. P.). A prépondérance of power. National security, the Truman administration and the Cold War. Stanford Univ. Press, 1992, 690 p.,

m.

Liberty/Liberté. The american and french expériences. The John Hopkins Univ. Press, 1992, 218 p., $ 40.50.

Lindemann (A. S.). The Jew accused. Three antisemitic affairs (Dreyfus, Beilis, Frank), 1894-1915. Cambridge Univ. Press, 1991, 302 p., ill., £ 24.95.


Liste des livres reçus

227

Marchandisse (A.). L'obituaire de la cathédrale SaintLambert de Liège (XIe-XVe siècles). Bruxelles, Palais des Académies, 1991, 268 p., ill.

Massara (K.). Il popolo al confino. La persecuzione fascista in Puglia, 2 t. Rome, Ministero per i béni culturali e ambientali, 1991, 912 p.

Meyer (J.), Corvisier. La Révolution française, tome 1. Paris, PUF, 1991, 762 p., 600 F les 2 vol.

Meyer (/.), Poussou (J. -P.). La Révolution française, tome 2. Paris, PUF, 1991, 766-1 428 p., 600 F les 2 vol.

Monfasani (J.). A theologian at the roman curia in the mid-quattrocento. A bio-bibliographical study of Nicola Palmieri, OSA, vol. LV, 1992. Rome, Institutum historicum Or. S. Augustini, 396 p.

Monumenta Germaniae historica. Diplomata regum et imperatorum Germaniae, tomus X, Pars V : Friderici I. Diplomata. Hanovre, Hahnsche Buchlandlung, 1990, 284 p.

Monumenta Zrînyiana. Pars ceconomica, tomus II : Insula Murakôz (1635-1720). Budapest, Akademiai Kiado, 1991, 676 p., cartes.

Nettelbeck (C. W.). Forever French. Exile in the United States, 1939-1945. New York-Oxford, Berg, 1991, 204 p., £ 29.50.

Nicklasson (S.). Hôgems kvinnor. Problem och resurs fôr Allmànna volmansfôrbundet perioden 1900-1936/37. Upsala, Almkvist & Wiksell, 1992, 246 p.

Pacta veneta. I parti con Brescia 1252-1339. Venise,

Il cardo, 1991, 148 p., ill. Pacta veneta. I trattati con Aleppo 1207-1254.

Venise, Il Cardo, 1990, 76 p., ill. Panessa (G.). Fonti greche e latine per la la storia

dell, ambiente e del clima nel mondo greco,

I et II. Pise, Scuola normale superiore, 1991,

542 et 544-1 024 p., cartes. Passé pluriel. En hommage au professeur Roland

Ruffieux. Editions univ. de Fribourg, 1991,

532 p., graph., 80 FS. Perrot (G.), Collignon (M.). Etudes d'archéologie

grecque. Paris, Picard, 1992, 276 p. Pirenne (H.). Mahomet et Charlemagne. Paris,

PUF, 1992, 218 p., cartes. Pispisa (E.). Il regno di Manfredi. Proposti e interpretazioni.

interpretazioni. Sicania, 1991, 442 p. Les premiers banlieusards. Aux origines des banlieues de Paris (1860-1940). Paris, Créaphis,

1991, 284 p., cartes, ill. La presse d'éducation et d'enseignement.

XVIIIe siècle-1940. Répertoire analytique, tome

4 : S-Z et suppléments. Institut national de

recherche pédagogique, CNRS, 1991, 762 p.,

350 F.

Priewe (J.), Nickel (R.). Der Preis der Einheit. Bilanz und Perspektiven der deutschen Vereinigung. Francfort, Fischer, 1991, DM 14.80.

Proceso inquisitorial de Fray Luis de Léon. Présent, de A. Alealâ. Junta de Castilla y Léon,

1991, 738 p.

Les Protocoles des Sages de Sion, II : Etudes et documents. Dir. : P.-A. Taguieff. Paris, Berg International, 1992, 816 p., 490 F les 2 vol.

Registrum Anglie de libris doctorum et auctorum veterum. Londres, The british Library, The British Academy, 1991, 346 p., £ 90.

Richet (D.). De la Réforme à la Révolution. Etudes sur la France moderne. Paris, Aubier, 1991, 580 p., graph.

Ritchie (D. A.). Press gallery. Congress and the Washington correspondants. Harvard Univ. Press, 1991, 294 p., ill., $ 35.95.

Robichon (F.), Rouillé (A.). J.-C. Langlois. La photographie, la peinture, la guerre. Correspondance inédite de Crimée (1855-1856). Nîmes, J. Chambon, 1992, 310 p., ill., 160 F.

Roby (Y.). Les Franco-Américains de la NouveUeAngleterre, 1776-1930. SUlery, Septentrion, 1990, 434 p., ill.

Rudhart (J.). Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique. Paris, Picard, 1992, 344 p.

Sacks (D. A.). The widening gâte. Bristol and the adantic econoniy, 1450-1700. Univ. of Californie Press, 1991, 464 p., cartes, ill. $ 45.

Sainz de la Maza Lasoli (R). La orden de San Jorge de Alfama'. Aproximacion a su historia. Barcelone, Consejo superior de investigaciones cientificas, 1990, 500 p.

Salas (D.). Du procès pénal. Eléments pour une théorie interdisciplinaire du procès. Paris, PUF,

1992, 262 p., 198 F.

Salkin-Laparra (G.). Marins et diplomates. Les attachés navals français (1860-1914). Essai de typologie. Dictionnaire biographique. Vincennes, Service historique. Vincennes, Service historique de la Marine, 1990, 500 p.

Schnapper (B.). Voies nouvelles en histoires du Droit. La justice, la famille, la répression pénale (XVIe-XXe siècle). Paris, PUF, 1991, 680 p., graph. 350 F.

Schoonover (Th. D.).The United States in Central America, 1860-1911. Duke Univ. Press, 1992, 254 p., £ 29.95.

Soresina (M.). Mezzemaniche e signorine. Gli impiegati privati a Milano (1880-1939). Milan, F. Angeli, 1992, 270 p., graph. L. 36 000.

Stradling (R. A.). The Armada of Flanders. Spanish maritime policy and european war, 1568-1668. Cambridge Univ. Press, 1992, 276 p., £ 35.


228

Liste des livres reçus

Strubbe (E. I), Voet (L.). De chronologie van de middeleuwen en de moderne tijden in de Nederlanden. Bruxelles, Palais des Académies, 1991, 552 p, 1 800 FB.

Studi in memoria di Giovanni Cassandro, 3 vol. Rome, Ministero per i béni culturali e ambientali, 1991, 356, 358-746 et 748-1 134 p.

Taddéi (L). Fête, jeunesse et pouvoirs. L'abbaye des Nobles-Enfants de Lausanne. Cahiers lausannois d'histoire médiévale, 1991, 218 p.

Taguieff (P.-A.). Les protocoles des Sages de Sion, I : Introduction à l'étude des « Protocoles ». Un faux et ses usages dans le siècle. Paris, Berg International, 1992, 408 p., 420 F les-2 vol.

Thomé (J.). Le fantassin de Kerbruc. Lettres d'un paysan breton mort aux combat en 1915. La Batellerie, I. Davy, 1991, 138 p., ill., 110 F.

Un santo laico dell' età postgregoriana, AUucio da Pescia (1070 ca-1134). Religione e società nai territori di Lucca e della Valdmievole. Rome, Jouvence, 1991, 392 p., cartes, ill.

Urban (R.). Der Kônigsfrieden von 387-386 v. Chr. Vorgeschichte Zustandekommen, Ergebnis und politische Umsetzung. Stuttgart, F. Steiner, 1991, 204 p., DM 64.

Van Der Cruysse (D.). Louis XIV et le Siam. Paris, Fayard, 1991, 586 p., 150 F.

Verri (P.). Observations sur la torture et notamment sur ses conséquences à l'occasion des onctions maléfiques auxquelles fut attribuée l'épidémie de peste qui ravagea Milan en 1630. Trad. et présent, de F. Bouchard. V. Hamy, 1992, 109 F.

Vers une mutation de société. La marche de l'Europe de l'Est vers la démocratie. Paris, PUF, 1991, 126 p., 130 F.

Vilatte (S.). L'insularité dans la pensée grecque. Univ. de Besançon, Les Belles-Lettres, 1991, 256 p.

Vita Walfredi und Kloster Monteverdi. Toskanisches Mônchtum zwichen langobardischer und frânkischer Herrschaft. Tûbingen, M. Niemeyer, 1991, 240 p., ill.

Vivier (N.). Le Briançonnais rural aux XVIIIe et XIXe siècles. Paris, L'Harmattan, 1992, 296 p., cartes, graph.

Vivre l'histoire. Du Moyen Age à la Révolution française. Perpignan, Direction des Archives départementales, 1991, 136 p., ill. 150 F.

Vleeschouwers (C). De oorkonden van de Sint. Baafsabdij te Gent (819-1321), I : Inleiding. Bruxelles, Palais des Académies, 1991, 136 p., ill.

Vleeschouwers (C). De oorkonden van de Sint. Baafsabidj te Gent (1819-1321), II : Uitgave. Bruxelles, Palais des Académies, 1990, 790 p.

Waquet (J. -C). Le grand-duché de Toscane sous

les derniers Médicis. Ecole française de Rome,

1990, 652 p., cartes, graph. Wiesflecker (H.). MaximUian I. Die Fundamente

des Habisburgischen Weltreiches. Munich,

R. Oldenbourg, 1991, 424 p., ill. Wyffels (C). Analyse de reconnaissance de dettes

passées devant les échevins d'Ypres (1249-1291) ■ éditées selon le manuscrit de GuUlaume des

Marez. Bruxelles, Palais des Académies, 1991,

590 p.

Le Directeur de la Publication : J. FAVIER.


Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

KBN 213 044579 9 — CPPAP n° 59 360 — Imp. n° 38 519

Dépôt légal : Décembre 1992

© Presses Universitaires de France

108, boulevard Saint - Germain, 75006 Paris





• Les Archives fondées sur le procès-verbal de la Convention reproduisent les documents originaux de la série C des Archives nationales, complétés par les apports des principaux journaux de l'époque.

• Ce nouveau volume nous fait participer aux premiers débats essentiels du « moment thermidorien ». On y lit, en particulier, l'offensive de Le Cointre, de Versailles, contre les membres des comités de Salut public et de Sûreté générale.


Collection dirigée par Pierre Chaunu

Le petit monde des cafés

et débits parisiens au XIXe siècle

par Henry-Melchior de LAN G LE

Le meurtre politique.

Du tyrannicide au terrorisme

par Franklin L FORD

La révolution de l'évolution

par Denis BUICAN

La naissance de l'intime. 3000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIe siècles

par Annick PARDAILHÉ-GALABRUN

Imprimerie

des Presses Universitaires de France

Vendôme (France)

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