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Titre : Raoul et Anna, ou le Retour à la vertu ; suivi de Tancrède et Céline : nouvelles / par Mlle L. de N. [Nazelle]

Auteur : Nazelle, L. de. Auteur du texte

Éditeur : A. Vézard (Paris)

Date d'édition : 1830

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb310069938

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 149 p. ; in-16

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5619782s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-61510

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 05/10/2009

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LE RETOUR A LA VERTU.

SUIVI DE

PARIS.

ALEX. VEZARD , ÉDITEUR, PASSAGE CHOISEUL, No 46. ■1850.

LE WOBMANT FILS IMPRIMEUR DU ROI.



RAOUL ET ANNA.


LE KOBMAKT FILS , IMPRIMEUR DU ROI ,

RUE DE SEINE, NO 8 - F. S, C.


ou

LE RETOUR A LA VERTU

SUIVI DE

TANGRÈDE ET CÉLINA.

nouvelles.

PAR Mlle L. DE N....

PARIS.

ALEXANDRE VEZARD,PASSAGE CHOISEUL, No 46. LE NORMANT , PÈRE , RUE DE SEINE, N° 8.

1830.



A ma Mère ,

A MA MEILLEURE AMIE.

0 toi dont j'ai reçu mille preuves de tendresse et d'amour ! 0 ma mère, ma tendre mère, daigne agréer cet hommage que je suis heureuse de te rendre : puissent mes Nouvelles amuser tes loisirs! J'ai essayé de peindre quelques scènes de la vie, quelques traits du coeur humain : ai-je réussi?


je l'ignore..f. Lîs-moi avec la douce indulgence qui te caractérise : puissé-je obtenir de même celle du public ; je la réclame ici (alors mes loisirs n'auront pas été entièrement perdus), et je continuerai à m' occuper d'un travail qui, pour moi, a plus d'un charme .

Bonne amie, amie sûre et fidèle , pour tracer les portraits d'Anna, de Célina et de Mmes de Ternant , d'Egmont, ma tâche était bien facile, je pensais à toi.... je songeais à tes vertus... recois la nouvelle assurance de l'attachement inaltérable et bien tendre de ta dévouée fille,

■" L. DE N.... ■■


RAOUL ETANNA ,

LE RETOUR A LA VERTU.

IL était à peine six heures du matin, et déjà un mouvement extraordinaire avait lieu au château de l'Etoile , situé en Alsace, non loin des frontières de la Suisse. Les domestiques allaient, venaient avec fracas ; on entendait une foule de voix tumultueuses.... se répondant l'une à l'autre ou demandant quelques éclaircissemens : devant la


2 _ RAOUL

grille, au milieu d'une cour, belle et longue, on voyait des voitures

de voyage et ce mouvement

avait pour but de les charger

de les préparer le mieux qu'il serait possible, à entreprendre une

longue route

Raoul, l'heureux Raoul, propriétaire de ce beau domaine, allait le quitter pour quelques mois : son intention était de se rendre à Paris, et là , de se livrer au plaisir, à l'amusement Raoul venait d'entrer dans sa vingtquatrième année ; il était beau et parfaitement fait; ses yeux bleus annonçaient une extrême vivacité, une passion prononcée pour les distractions de son, âge ;.... ils peignaient encore une ame sensible et tendre ; et dans les courts instans (où- Raoul , n'écartant .


ET ANNA . 3

point des réflexions souvent utiles , se livrait à leurs inspira- ' tions), ils avaient un charme singulier ; voilés par de longues paupières, respirant alors une douce mélancolie, ils donnaient à sa physionomie une expression trèsintéressante ; mais, je l'ai dit, ces instans étaient courts, car mon héros adorait le plaisir.

Une éducation maladroite avait plutôt encouragé que restreint ce vif besoin de s'amuser, que Raoul éprouvait. Il avait perdu de bonne heure une mère tendre et vertueuse, douée encore de. beaucoup d'esprit, de connaissances distinguées....... Son

père n'était point capable de le diriger en rien, il avait peu de moyens , et une foule de préjugés,... d'idées extraordinaires...


4 RAOUL

Il aurait voulu que son fils pensât comme lui, et ne faisait pas la moindre attention à l'énorme différence d'âge qui existait entre eux.,. M. de Rhinberck s'était marié très-tard ; il avait soixante-dix ans, quand Raoul en comptait à peine vingt ;.. il s'étonnait beaucoup des plaintes continuelles de ce jeune homme , sur la triste uniformité de leur vie.

Quand ses études furent terminées, Raoul quitta Strasbourg, et se vit rappelé au toit paternel : là, il faut F avouer , il ne

pouvait se plaire long-temps

La monotonie de l'existence qu'on y menait lui parut bientôt odieuse.-,...

La chasse devint son unique

occupation Il courait sans

cesse les bois, les champs, et


ET ANNA. 5

rapportait au château un ennui violent ; cet ennui continuel , cette oisiveté dangereuse , firent naître dans l'ame de Raoul une foule de pensées , qu'une distraction agréable aurait peutêtre... empêchées. Il désira avec ardeur goûter l'illusion des plaisirs , des fêtes brillantes, des scènes animées;..... son imagina-, tion , neuve et active, lui peignait le grand monde, sous les couleurs les plus ravissantes : sans nul doute les femmes devaient y être adorables de toute façon , elles devaient réunir la beauté aux grâces , à ce poli qui distingue la bonne compagnie, la haute société, et qui manquait, hélas! totalement aux nobles campagnards , apparaissant quelquefois en petit nombre, au châ-


6 RAOUL

teau de l'Etoile. Néanmoins , l'Alsace entière, et surtout les environs de Strasbourg possèdent, et doivent posséder une société choisie; mais le père de Raoul , par une triste fatalité , n'attirait chez lui , que des êtres presque . ridicules ; il aimait la gaîté un peu commune , l'aisance des manières poussée trop loin ; il haïssait la gêne, et toute politesse recherchée lui déplaisait souverainement. On riait beaucoup, dans les rares réunions qu'il donnait , on mangeait extrêmement, et voilà tout...

Raoul abhorrait les amis de son père, il leur portait une haine implacable;.... cette haine était un sujet de division éternel entre l'auteur de ses jours et lui : c'était le point central , où


ET ANNA. 7

se terminait toutes leurs conversations.... En vain Raoul demandait à aller passer quelque temps à Paris.... En vain demandait-il à louer une maison à Strasbourg pour l'hiver : son père refusait tout, et se montrait tellement mécontent , qu'il n'osait plus insister . Néanmoins Raoul possédait une fortune indépendante et considérable : il aurait donc pu se soustraire à un pouvoir qui souvent devenait despotique ; mais il était d'une douceur extrême, et aimait mieux céder, que de voir M. de Rhinberck livré au chagrin et à la colère...Son caractère étant très-absolu , et ennemi de la moindre objection à ses volontés, quelles ressources restaientils donc à Raoul pour remplir le vide de ses longues journées ?


8 RAOUL

Je dois l'avouer , le vin et l'amour.... Mais bientôt il détesta les excès causés par l'usage des liqueurs fortes, et se livra entièrement... à une passion plus en rapport avec ses goûts : jetons un voile sur ses égaremens.... ils furent très-grands , et parvinrent aux oreilles de son père. Raoul se vit alors mandé près de lui, et repris avec une sévérité extrême.

M. de Rhinberck lui enjoignit de se tenir prêt à conduire à l'autel une cousine éloignée, qu'il lui désigna. Toute la docilité de Raoul ne put l'engager à se soumettre à cette résolution Il

protesta en termes énergiques , et jura mille fois, qu'elle ne serait point sa femme Je suis

coupable, dit-il avec une candeur


ET ANNA. 9

qui aurait dû désarmer M. de Rhinberck , je suis coupable, il est vrai, mais je le deviendrais encore plus, en épousant la jeune personne que vous me proposez. Il n'existe entre elle et moi aucune espèce de sympathie; sa figure est commune , son ton me déplaît ; oh! de grâce, ne me parlez jamais de MlleDannilliers pour ma compagne c'est un mariage qui ne se fera pas....

Le père de Raoul était exaspéré au plus haut point; il repoussa vivement son fils , et longtemps la paix de leur intérieur fut détruite : de douces remontrances, une distraction agréable auraient peut-être sauvé Raoul; peut-être l'aurait-on engagé à rompre ces liaisons coupables, ces liaisons éphémères, qui lui


I O RAOUL

paraissaient si douces , mais qui , malgré tout, ne pouvaient remplir le vide de son coeur, de ce coeur délicat , et digne de goûter des délices plus en rapport avec l'élévation de ses sentimens . Non ! Raoul n'était point né pour végéter au milieu d'une solitude déserte ; il n'était pas né pour rendre une sorte de culte aux beautés villageoises : il était né pour goûter les plaisirs de l'esprit, pour la vertu;.... il était, né enfin, pour inspirer un tendre sentiment à une jeune personne, dont les charmes , l'éducation , les talens , ne lui fissent point

redouter de s'unir à elle Telle

n'était point sa cousine Emélie , il la rejetait avec une sorte d'horreur ; mais déjà il rêvait un être fantastique.... qui lui apparais-


ET ANNA. II

sait quelquefois dans ses méditations solitaires ; qui se montrait à ses yeux éblouis, paré d'une

grâce virginale possédant de

divins attraits, quelque chose d'aérien, dé distingué dans la pose , une séduction naturelle ,

etc., etc

Raoul perdit son père , il succomba à une attaque de goutte assez longue, et pendant laquelle il reçut de son fils, les plus tendres soins : il faut le dire à sa louange , Raoul oublia ses sujets de plainte ; il oublia son terrible ennui..... il oublia tout, et entoura son vieux père de délicates attentions , de prévenances extrêmes. Il le ; veilla plusieurs nuits , et n'omit rien pour le soulager. M. de Rhinberck fut ému et touché de tant de tendresse


12 RAOUL

Cher enfant, je t'ai méconnu lui dit-il, en versant des larmes , reçois la bénédiction paternelle, je te l'accorde de tout mon coeur, ô mon fils, mon Raoul! puisses - tu rencontrer une aimable compagne, et goûter ensemble.... les seuls biens dignes d'être appréciés, les délices ineffables d'une union bien assortie! Ce furent les dernières paroles de M. de Rhinberck ; il s'éteignit dans les bras de Raoul, qui longtemps fut livré à une douleur

véritable , et cruelle

Six mois se passèrent, six mois de solitude absolue pour mon héros ; il avait voulu laisser s'écouler la moitié de son deuil au château de l'Etoile.... Maintenant rien ne le retient, il a satisfait, non aux convenances, mais à son coeur ;


ET ANNA. l3

il va donc s'élancer sans remords et avec ardeur, vers un monde inconnu, ravissant.... un monde qu'il rêve depuis si long-temps,; et auquel il accorde une séduction, un charme extraordinaire... Raoul surveille lui-même les apprêts du départ ; enfin ils sont terminés, la dernière malle vient d'être attachée ; il monte rapidement dans un équipage élégant... et bientôt disparaît à ses yeux le beau domaine qu'il n'aime point... ce berceau de sa famille... mais qui n'a été pour lui ( grâce aux singulières dispositions de son père) , qu'un séjour d'ennui,

de tristesse et de mélancolie

Raoul ne tourne point la tête , et n'accorde point un seul regret à son pays.... Hélas ! il hait même jusqu'à son nom .... le château


l4 RAOUL

de l'Etoile ne lui semble qu'une prison ennuyeuse et redoutable. Cependant il y a passé six mois seul ; mais ce temps a été consacré à une douleur légitime , et Raoul n'a vu ni reçu personne; d'ailleurs il aurait fallu faire de nouvelles connaissances , il ne le voulait point, Paris étant depuis si long-temps le port où il»brûlait d'aborder .

La route occupa peu Raoul , il ne remarqua point les beautés des paysages, qui, tour à tour, se développaient à ses regards; effectivement la saison leur donnait peu de charmes ; on allait entrer dans l'automne : déjà les feuilles jaunies, desséchées , couvraient les chemins. Le temps n'était point favorable, il pleuvait sans cesse, et un vent vio-


ET ANNA . 15

lent agitait la cime des arbres.., Raoul voyageait en poste, il fut donc Bientôt arrivé à Paris. Il eut soin de se loger dans le centre de cette belle capitale, et loua un superbe premier dans la. rue de Rivoli ; il le fit meubler avec une rare élégance et un goût exquis.

Le salon où il devait recevoir, offrait un coup d'oeil charmant. La porcelaine, l'albâtre , les cristaux, sous des formes gracieuses, en faisaient l'ornement ; les glaces étaient grandes, magnifiques , et des tableaux très-bien choisis couvraient les tentures qui étaient aussi d'une extrême élégance , avec des baguettes dorées à l'entour.

Raoul avait beaucoup de goût, il fut donc peu embarrassé pour


l6 RAOUL

embellir ses appartemens , il n'eut qu'à se laisser diriger par lui-même. Enfin ses soins sont terminés, il est maître de son temps ; je ne le suivrai point dans ses courses nombreuses , il brûlait, de tout voir, de tout connaître, etrien n'échappa à son ardentecuriosité... . : monumens publics, promenades... , spectacles etc. ; il vit tout.., et il le vit avec les yeux de la jeunesse , c'est-à-dire avec transport..., avec ravissement.

Son coeur était ému d'une impression bien douce, quand if écoutait la belle musique de l'Opéra ; les merveilles de la Fable se réalisaient pour lui, et les décorations magnifiques des nombreuses pièces jouées à ce théâtre, lui semblaient au-dessus de tout éloge. Il retourna plusieurs fois


ET ANNA. 17

aux représentations qui l'avaient charmé, et toujours les revit avec un plaisir plus grand ; il était tout ame , tout oreille , et son attention était absorbée entièrement.

Pendant un mois , Raoul ne fît aucune visite, il consacra ce temps entièrement à son amusement, libre de toute espèce de contrainte ; mais enfin il fut rencontré par un parent éloigné, et. obligé alors d'aller voir les autres.

Quelques-uns appartenaient à des familles distinguées; ils avaient soit par leurs alliances, soit par leurs places, une grande considération... ; ils voulurent donc produire Raoul dans la haute société, et rendant une entière justice à sa bonne mine, à ses manières


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noblement élégantes, ils jugèrent que fort peu de chose Remettrait en état d'être présenté dans le monde avec avantage. On lé mit rapidement au fait des usages qu'il ignorait encore , on l'engagea à soigner son extérieur déjà si remarquable,..., et après lui avoir encore adresse quelques instructions importantes , du moins aux yeux de la mode et dû bon ton , il fut jugé digne de faire sa première apparition dans les cercles du noble faubourg... Il assista à des soirées, à des dîners , etc. Je vais passer sous silence ses premiers succès, et me reposer quelques momens sur la peinture d'une fête brillante , dont il fit partie ; là il acquit une charmante connaissance ; là, il obtint un suffrage précieux...


ET ANNA. 19

Raoul avait déjà parcouru les plus brillans salons ; il avait déjà fait admirer les grâces de sa personne- dans des réunions nombreuses : il ne fut donc pas embarrassé en entrant à l'ambassade d'Angleterre, où il avait été invité .

C'était un bal, un bal charmant , et une foule de jeunes beautés , mises avec un goût parfait , se disputaient les hommages de la foule immense des fashionables , des dandies qui se trouvaient dans les salons.

Ces salons étaient illuminés avec art et embellis par une multitude de fleurs naturelles , platées dans des vases élégans . L'odorat était satisfait , car on avait répandu dans les différentes pièces , les plus suaves parfums.


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Raoul éprouvait un vrai bonheur," et avait bien oublié le triste château de l'Etoile ; il jouissait extrêmement, et se livrait au plaisir avec une ardeur indicible. Ses yeux lançaient des éclairs , ils étaient encore plus vifs que de coutume ; son teint était légèrement animé ; il se balançait avec grâce..., et ses moindres mouvemens annonçaient l'homme du jour ...... l'homme à la mode....,,

l'homme du bon ton.....

Parmi les femmes qui assistaient à cette belle fête, je citerai l'intéressante Anna de Hivers. C'était une Anglaise ; elle avait vingt et un ans et toutes les grâces de cet âge... Sa taille était moyennement élevée , très bien prise ; ses cheveux blonds cendrés, les lis et les roses formaient son teint


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d'une délicatesse extrême ; ses yeux étaient bleus et singulièrement touchans . Ils parlaient au coeur, et ce doux langage fut entendu de Raoul. Il regarda plusieurs fois cette belle personne , et pendant la soirée souvent il dirigea ses pas vers elle ; il la fit danser , et fut enchanté de sa conversation pleine d'esprit . La toilette de lady Anna était très-bien choisie et d'une simplicité élégante. Elle portait une robe en crêpe blanc doublée de-satin et garnie avec des ruches de blondes entremêlées de guirlandes de bluets, de roses blanches ; un diadême en perles fines et quelques fleurs artistementarrangées, composaient sa coiffure. Cette coiffure lui seyait à merveille , et véritablement Anna était charmante.


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Une suave harmonie était empreinte sur son beau visage ; quelque chose de vague , d'aérien semblait planer autour d'elle... Telles devaient être les déesses de la Fable ; telle une nymphe, comme l'imagination aime à se les représenter ; mais non, Anna ne peut être comparée ; aucune image ne peut la rendre : son plus grand mérite est d'être elle-même, c'està-dire de posséder à un haut degré le type du bon ton, de la véritable élégance , avec ces grâces naïves et pures , qui déifient tout ce qui a rapport à elle. Anna est modeste, véritablement modeste, malgré l'éclat et la blancheur de sa peau, elle est mise très-décemment; mais cette décence sied à ses traits , et Raoul lui-même ne trouve rien à y reprendre. Déjà


ET ANNA. 23

il distingue Anna des autres femmes ; déjà il lui rend un culte tout particulier ; il rougirait de lui adresser les mêmes hommages dont souvent il s'est servi auprès des belles. Non , ces phrases banales ne doivent pas être dites à Anna. Non, elle ne peut entendre cette adulation exagérée et indigne d'elle.

Pour la première fois de sa vie, Raoul éprouve une véritable timidité. Comme il se sent embarrassé , quand il veut entretenir cette jeune personne , avec effort il lui adresse quelques mots insignifians ; mais Anna l'écoute avec intérêt. Le beau , l'aimable, le séduisant Raoul, a produit sur elle une vive impression : elle a perdu en ce moment , par le pouvoir magique d'un seul re-


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gard, son indifférence habituelle: Anna est jolie et très-riche , sa fortune est indépendante , ses parens n'existent plus... Elle a donc reçu mille et mille hommages ; elle a donc refusé plusieurs aspirans à sa-main. Tous ne lui ont inspiré que la plus grande indifférence ; elle n'a pu encore se décider pour aucun d'eux...... et

Raoul maintenant est près de conquérir son coeur... Déjà elle l'aime , déjà elle ressent cette rêverie vague , prolongée , premier indice de l'amour.

Qui a donc pu l'intéresser si spontanément dans. Raoul ? Seraient-ce les agrémens extérieurs qu'il possède , la grâce de ses manières ? Certainement Anna n'a pu s'empêcher de remarquer la tournure agréable, la jolie fi-


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gure de Raoul 1; mais ce qui lui plaît surtout , c'est la fraîcheur de ses impressions, si je puis parler ainsi.

Entourée des pâles copies à là mode , entourée d'êtres qui ont juré de ne point paraître euxmêmes , mais d'agir , de parler , presque de penser d'après les autres, comment ne pas remarquer Raoul , l'enthousiaste Raoul, qui peint l'admiration qu'il éprouve en termes si énergiques , avec une chaleur absolument inconnue?

Ce n'est pas enparlant à Anna qu'il s'exprime ainsi ; il est sot avec elle , et perd tout à coup sa facilité primitive; mais elle l'a entendu soutenir une longue conversation avec un de ses nouveaux amis.... Tout en lui est naturel....


26 RAOUL

O ! qu'il serait doux de régner sur ce coeur tendre , de conquérir cette belle ame , ouverte ajoutes les inspirations généreuses, mais, hélas ! ouverte aussi à toutes les passions, à tous les dangers;.... si redoutables à Paris , parés de couleurs si ravissantes !

Maintenant Raoul semble un ange aux yeux d'Anna. Elle ignore les détails antérieurs de sa vie ; elle ignore tout, et cependant elle redoute le séjour de cette brillante capitale, pour le héros de son coeur. O ! comme elle voudrait être son bon génie . le préserver du mal ; l'encourager au bien ; enlever les épines qui peuvent se rencontrer sur la route qu'il doit parcourir , la semer de fleurs ; enfin, le conduire au bon-? heur par une marche facile et


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sûre ! Mais Anna éprouvera bien des chagrins avant de parvenir à ce résultat heureux ; elle aime Raoul, elle l'aimera toujours ; mais ce jeune homme, emporté par la fougue de ses passions que rien n'arrêtent, puisqu'il est en tout son maître, lui échappera souvent et lui causera bien des chagrins.

Revenue chez elle, rendue à la solitude de son appartement, Anna s'occupe encore de Raoul ; elle est étonnée le lendemain à son réveil d'en avoir rêvé toute la nuit; la, sage Anna, la raisonnable Anna, penser autant à un jeune homme qu'elle connaît depuis si peu de temps ; tout interdite et mécontente d'ellemême , Anna prend rapidement son thé, et se hâte de monter en


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voiture, pour se rendre au jardin des Tuileries : là , elle espère écarter un souvenir déjà importun ; là, elle croit, en se livrant à un exercice solitaire, éloigner ses tendres'pensées.

Une seule femme de chambre accompagnait Anna, elle fut donc entièrement libre de se diriger où elle voulut : c'est-à-dire- de marcher rapidement sans contrainte, et en gardant un silence profond ; le temps était froid, un soleil éblouissant embellissait encore le superbe jardin qu'elle parcourait. Anna était émue , une idée dominante la poursuivait et échappait à ses violens efforts. Pour l'éloigner; après avoir marché pendant l'espace de deux heures, elle revenait vers la grille, quand elle aperçut Raoul qui se dirigeait


ET-ANNA. 29

de son côté avec une vivacité extrême ; il rougit en approchant d'elle; et lui fit un salut gracieux, ce salut peignait l' ame entière de Raoul. Anna l'avait vivement intéressé ; et sa rencontre en ce moment lui était infiniment agréable; il la conjura de retourner sur ses ; pas et de se promener encore quelques momens avec lui. En Angleterre , les jeunes personnes jouissent d'une grande liberté; elles , ne sont point sans cesse comme dans notre patrie, sous l'oeil de leurs parens ; il ne m'appartient pas de discuter ici les avantages de l'un ou de l'autre système , seulement je dirai que lady Anna trouva la proposition de Raoul fort naturelle, et consentit à parcourir de nouveau avec lui les allées du jardin : heu-


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reux et charmé de cette condescendance, Raoul aurait bien voulu se montrer aimable , plaire à Anna ; l'intéresser par une conversation spirituelle et variée ; mais hélas ! une timidité extrême arrête les moindres mots qu'il veut dire ; son coeur est doucement agité , une impression agréable et nouvelle lui fait trouver du charme même à se taire ; il est avec Anna , il la suit à pas lents, même en silence, mais il est satisfait..... Et l'intéressante Anglaise lui paraît charmante et digne de conquérir tous les coeurs.... La tendre rêverie qui occupait Raoul, donnait à ses traits une expression sérieuse, réfléchie... Cette expression lui seyait à merveille.... Anna le regarde à la dérobée... Elle le re-


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garde quand ses yeux sont fixés sur des objets indifférens... Cette physionomie si belle, annonçant tant de jeunesse.... d'esprit, et parfois de sentiment, plaît beaucoup à la jeune Anglaise , mais la'raison se fait entendre quel est donc lé dessein d'Anna ? pourquoi achever d'amollir son courage.... de puiser de nouveaux poisons dans une contemplation dangereuse ? une connaissance si récente doit-elle balancer toutes les autres ?

Anna assez mécontente d'ellemême , adresse enfin à Raoul le salut d'adieu et remonte en voiture. Long-temps Raoul suivit des yeux le chemin parcouru par l'élégant équipage d'Anna. Longtemps il se promena encore en, pensant à elle ; mais le soir il alla


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au spectacle, et bientôt de nouvelles beautés fixèrent son attention, néanmoins sans effacer la pensée d'Anna ; cette pensée demeura empreinte dans son coeur , et au milieu de ses égaremens, il s'occupa encore d'elle.

C'est le point favori où son imagination s'arrête, c'est un souvenir enchanteur au-dessus de tout ce qui peut l'intéresser, ou plutôt lui plaire, l'amuser quelques momens . Raoul avait eu le malheur de se lier avec des jeunes gens dont la conduite était répréhensible de toute manière ; un d'entre eux surtout surpassait tous les autres par une perversité douloureuse à rencontrer dans un âge aussi tendre , il avait à peine vingt-deux ans , et déjà ses vices étaient nombreux. Raoul avait


ET ANNA 33

eu de grands torts, il avait commis bien des fautes, mais au moins il se condamnait souvent lui-même, et ses principes, quoique violemment atteints, n'avaient point fait un absolu naufrage.,... Il nourrissait au fond de son coeur un remords salutaire, et désirait sincèrement revenir un jour à la vertu, à une vie plus réglée....

Léon avait beaucoup d'esprit, il sut découvrir les pensées secrètes de Raoul, et se moqua bientôt de ses scrupules salutaires. Il fit tout ce qu'il put pour les bannir de son ame ; sa témérité alla plus loin encore dans ses conversations solitaires et fréquentes avec Raoul . Il remettait tout en doute, et les dogmes les plus sacrés et les plus saints: n'échappèrent point à ses conti-


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nuelles railleries. Raoul était entraîné par la force dé l'âge et des passions, mais il conservait la foi de ses pères ; il la conservait intacte et pure de tout alliage.

Ce fonds de religion et de droiture naturelle déplaisait à Léon. Il résolut donc de tout employer pour le détruire ; ses conseils funestes , son dangereux exemple vont produire sur Raoul un effet pernicieux.

Le respect humain retenait le jeune de Rhinberck et l'empêchait de combattre les mauvaises doctrines de son ami, et entraîné par lui, il se livra bientôt à des écarts nombreux. Une danseuse de l'Opéra devint sa maîtresse adorée... c'est-à-dire , régna sur ses sens : car le souvenir d'Anna demeura inaltérable. Toujours Raoul pen-


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sait à elle avec délice,.. avec bonheur; mais il ne la vit plus pendant quelque temps.' Livré à la société de Léon et d'Aspasie, il ne reparut point dans les cercles fré quentés par Anna; il s'éloignait chaque jour davantage de la bonne compagnie ,, et s'enfonçait dans un abîme dont il ne pouvait sonder la profondeur. Suivant en tout la voix de ses passions , il s'avançait avec transport dans leur route dangereuse , et l'ardeur de son âge, l'impétuosité de ses seritimensi de ses impressions , faisaient; craindre qu'il He s'arrêtât qu'après avoir franchi l'une après l'autre, toutes les bornes du devoir. Le devoir, quel vain nom ! lui répétait son ami ; croismoi... et crois-moi seul, le plaisir est le but de la vie et s'amuser la


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seule règle que l'on doive suivre.

Je m'arrêterai ici : mais je peindrai la douleur d'Anna. Elle sait les égaremens de Raoul ; maintenant elle n'ignore rien , il a donc perdu à ses yeux son plus grand charme ; il a donc perdu les qualités qu'elle-aimait à lui donner.

Hélas! il n'en est rien , Anna condamne Raoul , il est vrai ; elle le condamne entièrement ; elle déverse lé blâme le plus complet sur ses fautes..,., mais ce blâme n'est pas avoué: quand: on parle de. Raoul devant elle.' Quand on l'accuse, elle se tait ; et jamais sa douce voix ne pouvait s'élever contre lui... Quel serait au contraire son bonheur; si une action louable lui permettait déprendre sa défense , de se montrer favorable à sa cause , de la soutenir


ET ANNA . 37

hautement.; Anna aime Raoul, elle l'aime avec une sincérité parfaite. Son coeur s'est donné à lui sans détour ; mais elle le plaint , et désire vivement qu'il puisse abandonner le sentier pernicieux où il s'égare.

L'hiver se passa pour Anna dans les alternatives de chagrin , de regret et de mélancolie. Elle revit plusieurs fois Raoul ; il reparut dans le monde avec toutes ses grâces , avec tout son esprit , , avec une vivacité encore plus grande. On parlait toujours sourdement de sa liaison; avec Aspasie ; on nommait encore des beautés fraîches dont il avait fait la conquête . Les uns riaient et plaisantaient;, les autres le blâmaient, mais voilà tout . Un; véritable ami ne se présentait pour le retirer de


38 RAOUL

ses écarts...... pour lui tendre une

main secourable . Il dépensait des sommes énormes avec Aspasie. Léon faisait aussi de fréquens appels à sa bourse. Ces libéralités excessives étaient connues ; on les blâmait encore , et ce blâme, ce blâme éternel, oppressait douloureusement l'âme sensible d'Anna, O ! qu'elle eût été heureuse si elle avait pu devenir le bon génie de Raoul, son ange gardien! Comment , s'écriait-elle dans sa douleur extrême , un guide salutaire ne s'offrira point à-lui ! nuls efforts ne seront tentés pour l'arracher à cette vie de désordre qui le conduira aux regrets dévorans , à la ruine, aux remords ; qui lui fera perdre les grâces de son esprit, et peut-être le mènera a une fin prématurée ?


ET ANNA . 39

Anna était obligée de dévorer ses angoissès et d'affecter un front serein , quand son ame était déchirée et son coeur agité par les plus pénibles impressions. Bientôt un accident affreux vint lui révéler l'extrême attachement qu'elle portait à Raoul ; attachement qu'elle n'ignorait point, mais qui dès-lors acquit une force encore plus grande sur son coeur. Elle le vit en danger de perdre la vie, et pour avoir voulu sauver la sienne. Elle éprouva donc une peine insupportable.

Mais reprenons le fil des événemens , et essayons de peindre une catastrophe qui manqua devenir si fatale à Raoul , et remplit de douleur et d'effroi l'amé sensible d'Anna .

Le printemps venait de s'ou-


40 RAOUL

vrir, déjà l'air considérablement attiédi faisait ressentir le besoin

de le respirer libre d'entraves

Le duc d'Ivri , par un raffinement de luxe , voulut célébrer dans sa terre la fête de la duchesse , dont il était très-épris Il annonça la résolution de, réunir une société nombreuse à Belle-Chasse , et d'inventer mille amusemenspourremplir la longueur énorme des premiers jours de la nouvelle saison, quand le temps, encore incertain, ne permet point de sortir à toutes les heures; une ondée , des tourmentes, des tempêtes , arrêtant souvent l'espérance d'une belle journée. Vivement applaudi par ses connaissances, qui toutes sollicitèrent leur admission à BelleChasse, le duc fixa enfin l'heureus , jour où les fêtes commenceraient .


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Anna était amie intime de la duchesse , elle fut donc invitée , et on nomma aussi Raoul parmi les jeunes gens appelés à jouir du charme de ces cérémonies qui devaient être brillantes... Il s'empressa d'accepter une invitation gracieuse; et le plus élégant équipage, attelé des plus charmans chevaux, le transporta avec la vitesse du vent, chez ses illustres hôtes .

Anna l'accueillit avec un sourire aimable ; néanmoins ce sourire avait une teinte de mélancolie facile à reconnaître; et l'heureux Raoul , malgré sa légèreté , s'en aperçut lui-même, et aussitôt sa figure peignit l'intérêt le plus touchant; il s'approcha d'Anna et lui fit quelques questions avec un intérêt si ten-


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dre , une expression si marquée, qu'elle rougit beaucoup et sentit battre violemment son coeur.

Charmante Anna , malgré ses torts trop nombreux, vous aimezRaoul ! comme il vous plaît, l'on a peut-être exagéré les fautes commises par lui; et sans nui doute, ce jeune homme n'est point entièrement perverti. Sur ce front noble.... on lit encore, une pensée vertueuse, et le.récit d'une belle action anime- encore cet oeil vif... et respirant l'esprit... Anna, telles étaient vos pensées , telles étaient les réflexions que vous vous adressiez intérieure-' ment. Hélas ! mille fois la vérité vous est apparue.... mais maintenant cette vérité vous repousse et vous blesse. La vie de Raoul.... vous est connue... et votre ten-


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dresse réussit trop bien à jeter un voile sur vos yeux , afin de tempérer un éclat redoutable, une lumière odieuse... Tôt ou tard Raoul reviendra à la vertu... Cette dernière pensée plaît à Anna, elle s'y repose , et déjà se représente le héros qu'elle a choisi avec les couleurs les plus favorables.

La première journée fut employée à la représentation d'un proverbe composé pour célébrer la duchesse . Il fut bien joué et obtint un grand succès. Raoul était un des acteurs, il s'acquitta de son rôle a merveille , et fut fort applaudi. Son organe était pur, intéressant , et ses gestes expressifs et convenables : un regard d'Anna le dédommagea de toutes les peines qu'il s'était données , afin de bien jouer Ce


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regard était, entièrement approbatif , il combla Raoul de satisfaction...

Le lendemain il y eut une course en chars; des prix devaient être accordés aux meilleurs coureurs , c'est-à-dire, à ceux dont les équipages rapides atteindraient le but les premiers.

Un monsieur et une dame devaient se trouver dans chaque char, Raoul avait des chevaux excellens : il se prépara donc à disputer les prix, et choisit Anna pouf l'accompagner. Elle accepta volontiers, et bientôt elle fut établie à côté du héros de son coeur; les chevaux paraissaient brûler d'impatience , ils piétinaient avec, force , et s'élancèrent enfin vers le but indiqué...

Anna tremblait violemment ;


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elle redoutait les fougueux coursiers , et son émotion de se trouver si près de Raoul était si grande, qu'elle ne pouvait prononcer un seul mot... Tout à coup un cri terrible échappa à..Raoul.... il craignait pour la vie d'Anna , lui

peut sauter à terre ; mais elle

atroce pensée.... elle périra !

Les chevaux, naturellement vifs, venaient d'être effrayés par une décharge d'artillerie que l'on avait imprudemment tirée.-.. Ils s'emportèrent soudain , franchirent les bornesdu but et coururent rapidement dans la plaine . Le péril était éminent.... une rivière profonde, et en cet endroit dangereuse, n'était point éloignée ; les chevaux s'y précipitaient au galop ; Raoul veut en vain les retenir ; ils se jouent, de la faiblesse


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de son bras;.. Le fait est certain , encore quelques minutes, et l'équipage sera renversé au milieu des eaux ,

Raoul- prend une résolution désespérée, et pour sauver Anna il affrontera seul la fureur des chevaux : sautant à terre en un clin d'oeil.... il se jette au devant des coursiers fougueux , et parvient à les arrêter un instant, cet instant fut décisif, il donna lé temps à des jeunes gens d'accourir.... Mais hélas ! Raoul a reçu plusieurs coups de pieds dans les flancs et l'estomac. Il tient encore lés rênes des chevaux', il Les serre avec violence , et le sang s'échappe de sa poitrine brûlante ! Bientôt il tombe évanoui , son état paraît dangereux : Anna est enleyée de là voiture , elle ac-


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court auprès de Raoul , et son

désespoir est complet est affreux!.....

affreux!..... pâleur extrême couvre les traits de Raoul , sa, belle tête est soutenue par un ami.... Anna s'avance , les pleurs inondent son visage.. . C'est pour avoir voulu me sauver qu'il va périr , s'écrie-t-elle , avec un accent déchirant. .. oh! de grâce ,secourez-le, allez chercher un-chirurgien, ne le laissez pas ?mourir, sauvez-le !..

Ces plaintes douloureuses , cette parole douce et tendre semblent ranimer Raoul : il ouvre les yeux, et une rougeur faible couvre ses traits... Il aperçoit Anna, aussitôt une satisfaction vive, pénétrante, parut sur sa figure..... Il éleva avec effort les yeux vers


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le ciel , et le remercie de l'avoir sauvée.

Un brancard est disposé , on y place Raoul... Anna le suit en silence .... Plusieurs jeunes gens entourent le blessé, et lui témoignent un intérêt silencieux....

Déjà le due est instruit , il arrive, se précipite au devant de ce triste; cortége.. et ordonne d'aller chercher.. un chirurgien... Il n'est plus question de fête, tout est interrompu.. la douleur est générale, et chacun semble livré à une inquiétude extrême...

Là, ou régnaient naguère les accens de la joie], règne maintenant un silence effrayant... une morne . stupeur.

Raoul est tombé dans une insensibilité complète , et on craint tout pour sa vie


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Enfin l'homme de l'art est annoncé ; il interroge Anna, la pauvre Anna qui ne quitte point Raoul ; mais sa douleur n'est pas aperçue, ou du moins elle paraît légitime.

Raoul va peut-être mourir pour avoir voulu la sauver ; comment pourrait-on lui faire un crime de l'émotion extrême qu'elle éprouve? au contraire, on y applaudit, et l'humanité seule semble commander cette violente impression. Le chirurgien écarte doucement tous les assistans , à l'exception du domestique de Raoul , dont le morne abattement accuse l'excellent coeur, et d'Anna qui demeure dans un coin , cachée par un rideau et ne pouvant perdre aucun mouvement de l'homme de l'art.... Mais il ne se prononce point; en vain


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le regard suppliant d'Anna l'interroge ; il demeure muet impassible...

L'évanouissement de Raoul dura long-temps ; il fut remplacé par une fièvre violente ; il avait le délire et répétait sans cesse : sauvez lady Anna.... sauvez-la.... ma vie dépend de la sienne ; je l'aime, et depuis long-temps !... Ensuite il faisait de tendres adieux à ses amis ; le délire ne le quitta point de la nuit , mais on enleva Anna , elle se vit arrachée de ce lit dé douleur et d'alarmes où

gisait son amant où peut-être

il allait mourir...

Les phrases les plus éloquentes ne peindraient point l'angoisse affreuse qu'elle éprouvait ; son coeur était véritablement torturé, et elle ne put goûter un seul mo-


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ment de repos. Toujours sa mémoire trop fidèle et trop exacte lui retraçait les cruelles scènes dont elle avait été témoin.

Si elle sommeillait un moment, elle tressaillait aussitôt , et une sueur abondante couvrait ses membres délicats. Elle voyait Raoul maltraité par les chevaux ; elle le voyait sur un brancard, évanoui... avec cette pâleur effrayante qui la troublait encore. Enfin son imagination le lui montrait dans son lit , entouré de surveillàns attentifs , car il est aimé , et le désespoir parait empreint sur les figures des domestiques qui l'ont accompagné à Belle-Chasse. Nuit

horrible nuit de terreur et de

peines ! long-temps après cet

événement , vôtre souvenir seul agite Anna, la fait frémir...


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Le lendemain Raoul n'était point mieux , et pendant huit jours il fut dans un extrême danger.

Anna , arrêtée par les convenances sociales , qui alors lui paraissent vaines , ridicules , odieuses , ne put soigner ellemême Raoul , mais elle le voyait chaque jour , et ne consentit point à s'éloigner , à quitter BelleChasse, qu'il ne fût mieux, et que sa vie ne courût plus aucun risque.

C'est à cause de moi , qu'il est dans cet état cruel , s'écriait-elle sans cesse ; je ne puis supporter une pensée aussi accablante!

L'émotion d'Anna était trop grande, sa tristesse trop profonde ; personne ne mit en doute qu'elle n' aimât Raoul de tout son coeur. Quelques-uns la plaignirent , sur-


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tout la bonne duchesse ; d'autres , en plus grand nombre , se moquèrent d'elle , en s' étonnant beaucoup qu'elle se fût attachée à un jeune homme aussi dissipé , pour ne rien dire de plus : Anna ne s'occupait point de l'opinion du monde , de ce que l'on pouvait penser d'elle ; elle ne s'occupait que de Raoul, elle ne songeait qu'à lui. Enfin il fut déclaré hors de danger , et Anna se vit obligée de le quitter.

Son oncle insista avec force sur la nécessité de ce départ; il fallait arrêter dans leur source une foule de sots propos, il fallait détruire la malignité naissante de certaines personnes par un parti indispensable, et que dictait la sagesse.

La raison d'Anna applaudissait


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à cet éloignement , mais son coeur était déchiré, et elle ressentait un chagrin extrême. Quitter Raoul, quand il entrait à peine dans un état moins alarmant!,... Le quitter en ne lui témoignant qu'une indifférence froide, un intérêt local (obligation cruelle).

Je me trompe , Raoul a sauvé Anna... il l'a sauvée au péril de ses jours , il lui est donc permis de lui adresser quelques mots dictés par la reconnaissance ; de lui témoigner une sollicitude si bien gravée dans son coeur"; mais entièrement sous la puissance d'une tendresse intime et dévouée , Anna aurait voulu tenir à Raoul le plus tendre langage , si un titre sacré l'autorisait , ce langage. Qu'elle serait heureuse ! Non , le monde ne peut rien lui offrir de


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comparable au bonheur qu'elle ressentirait alors.

Voilant avec le plus grand soin les impressions éprouvées par elle, Anna se rendit auprès de Raoul pour prendre congé de lui. La duchesse l'accompagna. Elles entrèrent donc toutes les deux à la fois dans l'appartement de l'intéressant malade .

En voyant Anna mise avec plus d'élégance qu'à l'ordinaire , en apercevant cette grande capote qui recouvrait ses cheveux , et sans doute devait protéger ses traits contre le soleil, une oppression extrême saisit RaouL II devina la vérité , et s'adressant à Anna : Quoi, déjà vous partez , lui dit-il vivement? vous m'abandonnez, ajouta-t-il plus bas. Ces mots furent entendus d'Anna ; ils


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étaient prononcés avec une expression bien tendre, aussi ils lui causèrent une satisfaction inexprimable ; ils firent palpiter son coeur.

La conversation devint générale. Anna exposa les motifs de son départ. On doit penser qu'elle lui donna une cause absolument étrangère à la véritable, mille affaires rappelaient son oncle, etc.

La duchesse voulant rassurer ces deux êtres intéressans qu'elle , a devinés , promit à son amie de lui donner des nouvelles de Raoul.

Doués d'un excellent coeur , le duc et la duchesse ont résolu de ne point quitter leur château avant l'entier rétablissement du jeune de Rhinberck, afin de veiller eux-mêmes aux soins qui lui sont rendus.

Une demi-heure s'écoule , elle


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paraît courte à Anna . Enfin l'horloge du château a sonné midi , c'est l'heure de son départ; elle se lève rapidement, s'approche dû lit de Raoul et lui souhaite une guérison prompte. Elle s'afflige encore d'être la cause innocenté de ses douleurs ; sa voix s'attendrit en finissant les dernières phrases. Mais M. de Rivers ouvrit la porte avec assez de bruit en appelant sa nièce. Anna se vit donc forcée de le suivre. Elle adressa à Raoul un dernier regard, et ce regard dut lui peindre toute son ame ; il exprimait une grande sensibilité et une mélancolie indéfinissable.

Raoul fut très - affecté du départ de la charmante Anglaise. Sans doute il la voyait peu, néanmoins chaque jour il attendait sa visite ,


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et son attente était réalisée. Il avait été aux portes de la mort , sa résurrection était un vrai miracle ; il avait donc fait de sérieuses réflexions, et comptait, s'il recouvrait la. santé, embrasser un autre genre de vie, une vie plus conforme à la vertu et plus capable aussi d'assurer son bonheur... Quand il vit le danger couru par Anna, Raoul oublia le sien propre , et le déchirement de coeur qu'il ressentit même en ce moment terrible où ses pensées devaient être si troublées, lui découvrit toute la force de l'attachement qu'il lui portait... Il s'élança au-devant des chevaux avec le plus grand courage; néanmoins, ayant conservé sa présence d'esprit, il pouvait facilement juger l'extrême danger qu'il


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allait courir ; mais il le dédaignait ce danger, il l'affrontait pour, sauver Anna.... Dès lors il ne songea plus qu'à elle au milieu de ses grandes souffrances ; il se réjouissait en pensant qu'elle n'était pointi blessée,.... qu'elle n'avait éprouvé aucun mal.... Le tendre intérêt que lui témoignait cette belle Anglaise , acheva de le charmer... si Anna l'aimait, charmante pensée.... pensée d'amour.... mais d'un amour jusqu'alors inconnu à Raoul.... d'un amour délicat et pur, tel qu'il n' en avait pas encore ressenti.... Quoi , il aurait fait la conquête d'Anna.... Raoul ne peut croire à tant de bonheur : tout à coup il a perdu son assurance , le superbe lion est désarmé... Un sentiment vertueux promet de chan-


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ger son coeur.;.. L'image. d'Aspasie est entièrement effacée , et Léon , le pervers.... le dangereux Léon, son souvenir afflige Raoul ; comme il regrette maintenant d'avoir écouté ses conseils...

Tant que dura sa maladie, les idées que je viens d'émettre furent dominantes dans l'esprit de Raoul ; ses anciennes fautes lui semblaient odieuses", et il s'était promis mille fois d'embrasser une vie exempte de blâme; mais je dois le dire , et mes lecteurs rie l'ignorent point, le coeur de l'homme ne change pas aussi.; vite..... Les occasion entraînent souvent comme malgré soi.....Et tel qui avait fait les plus sages réflexions... qui avait pris les résolutions les plus vertueuses, succombe encore... et


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demeure étonné lui-même d'une chute qu'il était loin de prévoir... Raoul ne devint donc pas instantanément un héros de sagesse... un modèle à suivre... Il conserva la pensée d'Anna, il la conserva continuelle et pure; c'était un doux talisman pour l'avenir, c'était le gage de son bonheur futur ; mais avec la santé Raoul recouvra sa gaîté entière, la vivacité, la mobilité de ses impressions... et malgré tout le plaisir qu'il eut à revoir Anna, à s'entretenir avec elle de leur péril commun... il fit de nouvelles folies , il encensa encore de profanes idoles ; mais if vit peu Léon, ses principes le repoussaient. Rhinberck méconnut plus d'une fois les lois de la vertu; néanmoins il ne pouvait souffrir les sophismes de son


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ancien ami , et s'il faisait des fautes , au moins il s'accusait luimême, et était son premier juge, un juge souvent rigoureux.

Quelques mois se passèrent ainsi , et le jeune Alsacien demeurait tour à tour , soit bercé par dés plaisirs renouvelés sans cesse ... soit occupé de réflexions sérieuses, et nourrissant de meilleurs sentimens . Il avait donc parfois des intervalles de sagesse, et ces intervalles promettaient d'augmenter.

Anna avait ressenti une douleur amère en apprenant les folies qui signalaient encore le héros de son coeur..,, l'aimable Raoul. Hélas ! elle avait espéré un autre résultat de la catastrophe dont il avait failli être victime ; avouons-le, la sensible Anna


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ayant entendu les tendres paroles prononcées par Raoul , s'était livrée à de douces espérances... et déjà elle se voyait l'heureuse compagne du héros qu'elle chérissait, la raison aurait sans doute hautement murmuré; elle aurait blâmé un choix imprudent ; mais Anna aimait tant Raoul , qu'il est permis de croire qu'elle aurait couronné ses voeux ; peut-être en s' accusant ellemême d'une étonnante partialité.... Hélas! elle n'eut aucune épreuve à soutenir ; au contraire, Raoul semblait s'éloigner d'elle... et elle ne le rencontrait que rarement dans le monde. Il avait cependant eu le désir de lui offrir son' coeur et sa main -,mais il redoutait beaucoup une réforme indispensable dans son genre de


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vie ; et , malgré le tendre attachement qu'il portait à l'intéressante Anglaise... il désirait suivre encore quelque temps la route de la folie : tel était Raoul ; je ne puis tracer son portrait sous des couleurs plus favorables, alors il cesserait d'être véridique . Anna résolut d'aller passer quelque temps en Angleterre ; elle espérait que l'aspect de son pays natal apporterait du soulagement à sa douleur... mais malgré le plaisir avec lequel elle revit ses compatriotes, Anna était encore souvent bien triste et regrettait amèrement d'avoir connu Raoul : enfin, se disait-elle, lors de ses rêveries solitaires : Qui a donc pu me charmer autant dans ce jeune homme? les grâces de son physique ou celles de son es^


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prit? Anna ne savait que répondre à celte voix intérieure qui l'interrogeait. Hélas! qu'auraitelle pu dire? tout l'avait séduite, intéressée dans Raoul ; mais ce qui l'a frappée le plus est cette vigueur, cette force d'expression avec laquelle il s'exprime ; sans crainte et sans réticence , il émet ses opinions , les soutient, les défend sans s'inquiéter s'il déplaît ou non. La franchise et l'honneur siègent sur son front , mais la sensibilité qui le distingue, l'a trop disposé à une passion tendre, à toutes les fautes qu'elle peut faire commettre : voilà le côté vulnérable et mal défendu... Anna resta près de trois mois en Angleterre ; quand elle revint à Paris, il n'était question que de l'arrivée d'une jeune comtesse

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polonaise.... éblouissante de.fraîcheur et d'attraits... Cette jolie étrangère était fort coquette , et le parut extrêmement à Anna. Qu'il y avait d'art dans la simple pose de sa tête , dans l'arrangement de ses cheveux, tantôt relevés en bandeau , et tantôt retombant en mille boucles sur son front ; elle s'appelait Angélika et était bien nommée , car sa figure était charmante : tous les hommes brûlaient de s'attacher au char de cette brillante comtesse, d'autant plus qu'elle paraissait fort coquette ; elle réunissait les grâces de la France où elle avait reçu son éducation, à celles du Nord qui était sa patrie. .

Une beauté ausi remarquable ne pouvait manquer de produire


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une grande sensation dans les hauts cercles où elle fut introduite : on la suivait en foule , on s'attachait à ses pas; Angélika était très-vaine , elle enviait et ■cherchait les succès... les applaudissemens , les louanges ;.... mais elle aimait encore la vertu... La route qu'elle veut suivre est bien dangereuse , la sagesse éclairée d'un tendre époux pourra la sauver , faisons des voeux pour qu'il sache l'employer d'une manière convenable.

Raoul fut ébloui en contemplant les charmes ravissans d'Angélika . Ce qui lui plut davantage en elle était la transparence de son teint. On apercevait ses moindres veines, et le coloris qui animait ses traits étaient d'un incarnat charmant. Telle la rose


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appelée ordinairement rose couleur de chair , et telle était Angélika . Ses couleurs n'étaient point prononcées , mais à la plus légère émotion elles acquéraient une teinte encore plus agréable , mais toujours d'une rose hortensia.

Raoul avait été très- affligé en apprenant le départ d'Anna. Il ignorait si elle habitait encore la France et Paris, et mille fois il fut sur le point de quitter la capitale brillante où le plaisir le retenait , de passer promptement le détroit afin d'aborder dans cette île où résidait la charmante Anglaise. C'était bien le parti de la sagesse ; c'était agir,aussi suivant les plus chers mouvemens de son coeur : alors Piaoul comptait avouer à Anna toutes ses folies. La voix publique ne lui apprendra rien ,


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disait-il , je serai moi-même mon accusateur. Si elle croit à la vérité de l'impression qu'elle a produite sur moi , si elle croit à la réforme que je veux embrasser , à mon amour, à mon honneur, à tous les sentimens doux et tendres que. le coeur peut nourrir, elle daignera accepter mes voeux.

Une vie de bonheur, d'un bonheur pur et sans mélange, peut donc devenir encore le partage de l'heureux Raoul ; mais ; il fallait écouler ces bonnes inspirations , il fallait, quitter Paris, où il existait -tant ; de .dangers pour

lui. ..

Raoul balança un moment , et ce moment le perdit. Il conserva le souvenir d'Anna , mais ne changea rien à la vie dissipée qu'il menait , et la sensible \ Anglaise


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éprouvera de nouvelles peines.

Elle venait de reparaître à Paris quand Angélika y arriva ; elle fut donc témoin de l'empressement de Raoul à voler sur ses traces. Néanmoins., quand il voyait Anna:, il accourait auprès d'elle , la figure épanouie par un sentiment céleste. Il lui parlait avec ame , avec chaleur , et ses expressions tendres , dévouées , paraissaient en parfaite harmonie avec ce qu'il ressentait.

Anna était heureuse, bien heureuse dans ces momens charmans . Amour, cruel amour, vous vous jouez de ce coeur vertueux et sensible ; et vous, léger, folâtre Raoul , qu' attendez vous pour vous déclarer ? Quoi, le cours de vos-folies n'est pas encore terminé ! vous voulez donc


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vous rendre absolument indigne d'Anna ?...'. Gomment osera-t-elle s'unir à vous ? Ne craindra-t-elle point de comprometre à la fois le bonheur et le repos de sa vie ? Hélas, quelles garanties lui offrirez-vous ? Tous vos antécédens vous' accusent;...: Mais l'amour plaidera votre cause , voici l'unique arche de salut qui vous reste : saisissez- la donc promptement , ou craignez le plus complet naufrage .

Raoul adorait Anna ; mais il aimait aussi le plaisir et la diversité. Je ne sais combien de temps il aurait encore passé dans cet état équivoque de sagesse et de folies : tantôt formant les ineilleures dispositions, et tantôt écarté de la ligne du devoir par les passions; mais une leçon sévère


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acheva de lui ouvrir les yeux. Il frémit de l'abîme où il se précis pitait ; il frémit de la responsable lité redoutable qu'il attirait sur lui. Excité par la vivacité de ses impressions', toujours sous l'empire de l'illusion du moment, il s'était attaché .au char de la brillante comtesse; il avait obtenu d'elle de légères faveurs. En l'absence d'Anna il cherchait en tout à lui plaire; il se montrait son admirateur dévoué. Néanmoins , si Anna paraissait, elle était entièrement oubliée ; mais la rigueur de l'hiver ayant occasionné un violent rhume à l'intéressante Anglaise, elle fut retenue assez longtemps . dans son appartement, et Raoul né la: rencontra plus dans le. monde.

Il n'osait point se présenter


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chez elle , ou plutôt il ne le voulut pas.

Qui peut se vanter de connaître à fond le coeur de l'homme , ce coeur inexplicable , incompréhensible; s' ignorant souvent luimême , et formant sans cesse des voeux et dès souhaits contradictoires? Avouons-le , Raoul se redoute , voilà pourquoi il né paraît point chez Anna, quand vingt fois par jour ses pensées le reportent vers elle ; quand à toute heure , à tout moment, il voudrait diriger'ses pas où elle demeure; Il redoute- l' amour tendre et respectueux qu'il a pour elle. S'il fréquente la société d'Anna, Raoul le prédevine , le comprend. Non , il ne résistera point à son coeur ; comment alors commander à cette impression

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vive, à cette impression, tendre , qui le subjugue , le soumet et. le rend maître de lui ?

Rhinberck est donc son premier ennemi ; il craint d'être heureux ; la route de la sagesse qui s'offre cependant à lui semée de fleurs si pures , si brillantes , lui déplaît encore. Il redoute de s'engager et veut suivre de nouveau un chemin glissant et périlleux. Enivré parles charmes d'Angélika , Raoul s'était mis au nombre de ses adorateurs , et bientôt il l'a compromet de mille manières, soit,par un empressement indiscret, maladroit, soit par des propos légers qui lui échappent au moment où il ne réfléchissait point à ses discours .

Ces propos sont rapportés à l'époux d'Angélika ; ils l'irritent,


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le mettent hors de lui . Il vole à l'appartement de sa femme et lui adresse un discours sévère , mêlé cependant d'une teinte de tendresse très-prononcée.

« Vous vous perdez, Madame, lui dit-il , et vous me perdez avec vous. O jours heureux des premiers momens de notre union !... alors vous ne viviez que pour moi : où sont-ils ? Maintenant une coquetterie détestable; vous anime, et de tous côtés votre réputation est compromise...»

A cette ouverture inattendue, à ces paroles si différentes de celles qui frappent ordinairement ses oreilles , la comtesse se sentit troublée : elle voulut protester de son innocence, et réfuter l'accusation élevée contre elle ; mais cette fois le charme de


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son langage a disparu... Le comte l'écoutait à peine ; un nuage sombre couvrait ses traits. La doubleur... une douleur vive, amère... était révélée par son attitude—. mélancolique et pensive; parfois sa figure s'animait, et une expression terrible, menaçante, remplaçait l'abattement. Angélika, malgré l'étonnante légèreté qui, la caractérise, éprouvait une émotion extrême, une inquiétude fondée... En vain elle implorait un doux regard du comte, en vain elle lui adressait les paroles les plus insinuantes ; son négligé était charmant, et lui seyait à merveille : jamais un incarnat plus vif n'avait embelli ses joues ; un béret en blonde, couronné de roses, de fleurs d'oranger, retenait à peine sa chevelure..


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Sa robe d'étoffe foncée, faisait ressortir l'éclat de sa peau : les mouvemens de son coeur étaient rapides, ils agitaient le voile léger qui couvrait sa poitrine , tout en elle était séduisant, tout inspirait l'amour, et elle ne reçoit du comte que des témoignages d'indifférence ; quoi, sa beauté seraitelle altérée! Un coup d'oeil jeté à-la dérobée dans la glace, anéantit ses craintes... Elle est toujours charmante ; que signifie donc cet abattement singulier éprouvé par son époux? La comtesse se perd dans un dédale inextricable... et ne peut se le faire expliquer. Elle veuf lui prendre la main et la serrer tendrement dans les siennes; mais le comte la retire vivement, et bientôt il quitte la chambre sans dire un seul mot,


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sans donner à sa femme le moindre : éclaircissement sur la cause de tant d'alarmes , d'une émotion si pénible.

Son parti est pris, il va se battre avec Raoul! Non, non, il ne souffrira point tranquillement ces détestables propos : attaquer l'honneur d'Angélika, soupçonner sa vertu !... Le téméraire, il sera sévèrement puni... J'aurai sa vie, ou il aura la mienne, s'écrie le comte, avec emportement ; c'est un combat à mort qu'il demande , qu'il invoque ; un faux point d'honneur le subjugue , le domine... Il repousse une conduite plus modérée ; il faut du sang à sa vengeance , il veut confondre Raoul... .il veut l'exterminer... S'approchant de son secrétaire, il écrit deux" lettres, l'une


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est un cartel... adressé à Raoul pour le lendemain à six heures du matin; le rendez- vous est assigné au Bois de Boulogne; l'autre, un billet à un ami, pour lui. servir de témoin. : il écrit aussi quelques ligues à sa femme , qui lui seront données, s'il succombe. Son intention était de se battre au pistolet, mais son ami ne le voulut point ; cette lettre était tendre : néanmoins, le comte avouait à sa coquette épouse toute-la vérité..... Il lui donnait les conseils les.plus salutaires, et finissait en lui pardonnant d'avoir causé sa mort. Je n'ai pu, ajoutait-il y supporter les bruits qui m'ont été rendus : quoi, votre nom était assimilé à celui de ces femmes coupables qui ont oublié les lois de la vertu... celles


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de leur sexe! J'ai dû me battre avec Raoul, et je l'ai fait ; vous êtes encore pure, mais la coquetterie menace de vous perdre : écoutez le dernier avis . que je vous adresse, Angélika, écoutezle avec une attention religieuse... Fuyez Paris, retournez près d'une mère tendre et vertueuse , et tâchez d'oublier une catastrophe qui vous paraîtra cruelle (je rends une entière justice à la bonté de votre coeur). Hélas ! pourquoi avons-nous quitté la Pologne ? Angélika ! je le répète, vivez heureuse oubliez-moi.... je vous

aimais trop tendrement... Le comte s'attendrit; en finissant ces mois., une larme furtive s'échappa de sa paupière brûlante ; mais bientôt, reprenant son courage, et l'énergie qui le caractérise , il


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sort rapidement de sa chambre, et s'élance dans la rue; le mouvement des voitures qui se croisent en tous sens devant ses yeux, le bruit, la vivacité de l'air, tout le rappelle à lui-même ; il maudit l'extrême agitation qu'il ressent, et bientôt regagne son hôtel..Il passa la soirée avec Angélika, et prit assez sur lui pour ne paraître que légèrement préoccupé.

Eloignée de ses adorateurs frivoles, seule avec un époux aimable et tendre, dont elle possède l'amour, la comtesse fit des frais, et se montra charmante : plaire était l'unique étude de sa vie , la science qui l'occupait le plus; elle avait besoin d'hommages , et en l'absence des jeunes étourdis qui l'encensaient, elle était toujours très-bien envers le comte...


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Il l'admirait, c'était, tout ce qu'elle demandait ; elle se montrait satisfaite, du moins pour une soirée ; je ne voudrais pas répondre qu'elle en eût également supporté plusieurs autres. : elle aurait alors, sans doute, regretté le cercle brillant dont elle était la reine...

Raoul venait de rentrer chez lui, quand on lui remit le cartel du comte. D'abord assez étonné en voyant une écriture inconnue, il rejette loin de lui ce papier importun ; ensuite il le reprend, l'examine de nouveau ; l'écriture est bien formée , le papier fin et ployé avec soin : des armoiries ornent le cachet... Raoul s'étonne de plus en plus ; enfin il décachette ce billet mystérieux, et bientôt la vérité lui est connue...


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A peine se ressouvenait-il des paroles qu'il avait.prononcées.... des discours légers et imprudens qu'il avait tenus.... Quoi! dit-il, on lui a redit mes propos, il a raison mille fois:hé bien, comme il voudra, je suis prêt.

Mais rentré dans son appartement , seul avec lui-même , seul avec le souvenir amer de ses fautes, de ses innombrables folies, Raoul éprouve un sentiment de remords.

Jusqu'alors il n'avait adressé ses voeux qu'à des beautés faciles, des danseuses , etc. ; il avait toujours respecté le lien conjugal, ou plutôt l'occasion de le rompre ne s'était pas offerte à lui; mais cette séduisante comtesse , sans intéresser son coeur qui appartient à Anna, lui inspire cepen-


84 RAOUL

dant une véritable ivresse. Elle altère ses bonnes dispositions et les rend illusoires : semblable à un voyageur qui monte, qui gravit avec peine une montagne escarpée, arrêté à chaque pas par un obstacle nouveau, et reperdant souvent en un moment le fruit de longs travaux, de longues peines, Raoul rencontre de même sur la surface dangereuse et glissante qu'il veut parcourir, des empêchemens nombreux, ou plutôt des illusions qui l'enlacent, qui le retiennent, et lui font retarder une amélioration qu'il désire lui-même , un changement dans son genre de vie, appelé par ses propres voeux, mais qui sont encore trop faibles contre ses passions.

Angélika le séduit, le charme


ET ANNA. 85

et l'émeut ; il vole vers elle , il suit ses traces , et un jour , emporté par l'impétuosité de ses impressions , il tint mille propos légers et badins sur son compte, et donne à entendre qu'il en est très-favorisé.

Ce sont ces discours qui ont allumé la colère du comte et provoqué son ressentiment. Raoul, après quelques efforts , se les retrace en partie.

Le délire qui l'animait, quand il les prononça , n'existe plus : c'est donc de sang froid qu'il réfléchit sur l'inconséquence de-sa conduite , inconséquence qui le conduit au plus funeste dénouement...

Raoul est rempli de courage... Il a mérité son sort : s'il faut mourir, il y est résolu; mais ses prin-


86 RAOUL

cipes se réveillent spontanément. Ils l'accablent de leur poids.

Le duel est condamnable suivant toutes les lois divines et humaines.... Mille fois Raoul s'est promis d'éviter toute discussion animée qui pourrait le conduire à percer de son fer le coeur d'un ami... Mille fois il s'est juré à luimême de ne pas au moins commettre ce crime.

Malgré tout ce qu'on peut dire en faveur d'une institution barbare , qu'un faux point d'honneur absout, que dis-je ?. déifie maintenant, le voilà forcé de se mesurer avec le comte.

Un effort de plus, Raoul ne se battait pas .... mais il craint d'àmères critiques , il craint d'être traité de lâche... et s'arrêtant tout court au moment où il allait tra-


ET ANNA. 87

cer quelques; caractères au comte, pour répousser son cartel, il prend le parti d'y obtempérer, de se rendre à -l'endroit indiqué ; mais il tirera en l'air si c'est au pistolet, et s'ils se battent à Fépée , il évitera de donner des coups mortels.

Cette résolution calma un peu sa conscience.

Raoul éprouva donc une sorte'"' d'adoucissement à l'angoisse qu'il ressentait. Il sort de nouveau, ne rentre que fort tard , et bientôt un profond sommeil s'empare de lui.

A cinq heures il était levé, le

temps promettait d'être beau

Raoul s'habille à la hâte, et se livre à quelques réflexions....

Cette matinée est peut-être la dernière de sa vie !...... Son coeur


88 RAOUL

est oppressé. Quoi ! si jeune, dire

un éternel adieu au monde ! Il

lui est permis de regretter des jours qui semblaient devoir être plus nombreux. Et Anna , s'il succombe, accordera-t-elle un regret à sa mémoire? Anna, l'aimable Anna, en prononçant ce nom si doux, si tendrement aimé, Raoul ressent une peine extrême. N'a-t-il point dédaigné le plus grand bonheur ; n'a-t-il pas attristé mille fois ce coeur sensible et pur, qui brûlait de se donner à lui?

Oui, Raoul aurait pu être heureux, il aurait pu connaître une félicité durable, et il n'en a point, voulu lui-même ; il s'est plu à écarter cette coupe enivrante qui lui était offerte, que si peu d'efforts lui auraient fait saisir.


ET ANNA. 89

Importuns souvenirs! souvenirs déplorables! Raoul a

choisi son sort, et seul, il s'est préparé toute l'amertume qu'il éprouve.

Mais le temps presse ; il quitte son appartement, et à grands pas s'achemine vers le Bois de Boulogne. Il arrive, au moment prescrit, accompagné d'un témoin.

Déjà le comte l'a devancé; son air est menaçant ; une irritation extrême enlaidit ses traits et leur donne une teinte de dureté remarquable.

Raoul s'avance vers lui avec noblesse, maissanscourroux.il conserve un sang froid inaltérable. Il avait une extrême envie de parler au comte, de lui avouer avec candeur des torts dontils'accuse et rougit ; mais il, craint


90 RAOUL

d'etrè soupçonné de manquer de courage, et se prépare au combat.

« Vous avéz; tenu des propos indignes sur la comtesse , s'écrie le noble Polonais ; jeune téméraire, défendez-vous ! » Et aussitôt ayant tiré son arme, il se précipite sur lui avec emportement. La fureur qui l'anime rend ses m ouvemens moins prompts, elle agite ses muscles , et son bras a perdu de sa force; il atteint donc faiblement Raoul, et ne lui fait qu'une blessure légère.

Si Raoul avait voulu profiter de ses avantages, le comte était perdu, il pouvait lui passer son épée au travers du corps ; mais il redoute ce terrible succès, il rejette cet affreux triomphe, et lançant loin de luil'arme meurtrière


ET ANNA. 91

dont il ne s'est servi que pour parer les coups du comte , il déclare ne pas vouloir l'attaquer. Néanmoins le sang coule de sa blessure, et il ressent en ce moment une douleur assez vive.

Cette générosité si grande étonne, confond le bel étranger. Il veut rendre à Raoul son épée, et invoque le retour du combat. Raoul la jette une seconde fois, et proteste qu'il ne s'en servira point. « Je vous ai offensé , lui dit-il, une extrême étourderie a dicté tous mes propos ; je rends justice à la vertu de la comtesse; elle ne m'a point donné le moindre droit de l'accuser; recevez ici mes regrets de ce qui s'est passé. Cette blessure, ajoute-t-il, en montrant son bras, me permet de vous les adresser.... Le comte


92 RAOUL

ému au dernier degré, rend la plus complète justice aux sentimens de Raoul ; il voudrait maintenant ne l'avoir point frappé, et s'inquiète sur les suites ,de la douleur qu'il ressent.

S'approchant auprès de lui, il l'aide à remonter dans son cabriolet, et le quitte enfin, après lui avoir promis de venir le voir dans la journée ; dignes de s'apprécier, ces deux jeunes gens regrettent amèrement le passé, et viennent de se jurer une amitié éternelle.

Raoul a fait une belle, action, il- s'est vaincu lui-même,' premier triomphe, heureuse victoire qui le conduiront au bonheur. La blessure de mon héros était légère, et ne tint pas contre, quel-' ques jours de repos et de soins ;


ET ANNA. g3

le comte venait tous les matins le visiter ; il ressentait pour lui un penchant véritable ; il se plaisait à rendre justice à la beauté de son ame... Il raconta à plusieurs amis ce qui s'était passé lors de son duel, et bientôt cette histoire fut connue; elle parvint aux oreilles d'Anna... qui, tremblante... éperdue, croyait avoir compris que la vie de Raoul était menacée ; elle fut bientôt rassurée , ' et éprouva une vive joie d'entendre louer, d'entendre applaudir celui qui depuis si longtemps régnait dans son coeur.;., celui dont la conduite légère, souvent coupable , avait mérité le blâme , et la censure de la soRaoul

soRaoul au noble Polonais sa vie entière; il lui avoua


94 RAOUL

ses fautes, ses combats sort

amour ; et ne lui cacha rien, de ce qui le concernait.

L'époux d'Angélika encouragea tant qu'il put, les bonnes.dispositions que montrait Raoul; Il lui peignit sous des couleurs

énergiques, mais vraies les

précipices ouverts; sous ses pas, et les dangers de toutes sortes qui l'environnaient.

Cher ami, se plaisait-il à lui dire , où vous conduiront les délices éphémères que. vous vous plaisez à savourer?... ces idoles... profanes ne sont-elles pas indignes de l'encens que vous leur prodiguez?.... Revenez à une meilleure vie, écoutez la voix de votre coeur et de la raison; et bientôt vous bénirez les conseils que je suis assez heureux pour vous


ET ANNA. 95

donner : depuis long- temps Raoul s'adressait les plus amers reproches; depuis long-temps il convenait de la fausseté des routes qu'il suivait pour arriver au bonheur... Déjà vivement pressé par sa conscience d'abjurer ses écarts, lors du 1 terrible accident qu'il éprouva... Ce duel, pour lui salutaire , acheva de lui ouvrir les yeux ; il abjura ses anciens amis, les compagnons de ses désordres.... et fit des efforts réels

pour changer de vie mais il

perdit la société du comte. Redoutant la coquetterie de son épouse, et éclairé sur sa vanité, par une lumière trop vive , il résolut de quitter Paris ; Angélika se montra d'abord extrêmement contrariée; enfin elle prit son parti, et devint, par la suite,


96 RAOUL

meilleure épouse, et excellente mère...

Des amis communs rapprochèrent Raoùlet Anna. La bonne duchesse fut du nombre, et plaida la cause de Raoul. Le coeur d'Anna était bien attendri, mais elle eraignait le retour d'anciennes fautes, et ne pouvait se résoudre à combler les voeux du jeune Alsacien. Il redoubla d'instances auprès d'elle, et se montra tendre, empressé, attentif; il déploya toutes les grâcèsde son esprit, et lui jura mille fois , un éternel amour : Anna avait tant souffert ; elle redoutait de nouvelles douleurs ;e t ne savait à quel parti s'arrêter ; mais quand on combat contre . son propre coeurj tôt ou tard, la victoire nous abandonne;..

Un jour donc, Anna se mon-


ET ANNA. 97

tra moins sévère , elle promit sa main à Raoul; mais M. de Rivers exigea un an d'épreuves, il se défiait encore du jeune Alsacien, et voulait défendre Anna de peines nouvelles... Raoul se soumit à tout, et sa conduite fut si bonne pendant les premiers mois de cette année, que M. de Rivers abrégea lui-même le noviciat... et les amans furent unis...

Heureux époux d'une femme charmante, qui n'avait jamais aimé que lui, Raoul se montra digne de sa félicité : absolument revenu de ses anciennes erreurs, il fit le bonheur d'Anna, qui lui prouvait chaque jour, sa tendresse par les plus aimables soins. Raoul reconnaît maintenant le vide et la folie de ses jouissances primitives, et n'est pas tenté

5


98 RAOUL

de suivre de nouveau, la route séduisante, mais dangereuse, qu'il s'est plu pendant si longtemps à parcourir.

FIN DE RAOUL ET D' ANNA.




OU

L'HEUREU.SE SURPRISE,

DANS un pavillon solitaire auprès du Jardin du Roi, vivait retirée une femme charmante, une excellente mère de famille... occupée uniquement de soins doux à son coeur... trois enfans partageaient sa retraite, deux filles et un fils, nommé Tancrède, jeune homme de la plus haute espérance... Il était avocat et promettait d'égaler un jour les plus


102 TANCRÈDE

éloquens du barreau..... Déjà il avait gagné des causes difficiles... et ces succès, ce triomphe avaient été reportés par lui à sa bonne et tendre mère ; avec elle il en avait joui.... il s'était plu à lui rendre une justice complète : sans vous, aimait-il à lui dire, que serais-je devenu? vous avez formé mon coeur et mon esprit... et je vous dois cette faible instruction que l'on veut bien m'attribuer..... Mme d'Egmont versait des larmes bien douces en écoutant son fils chéri. Veuve depuis long-temps, elle avait refusé d'autres noeuds, et s'était consacrée à lafleur de l'âge, dans tout l'éclat d'une beauté encore printanière, à l'éducation de ses enfans. Son patrimoine était bien faible, elle . vivait du produit d'une pension qui lui


ET CELINA. 103

avait été accordée, comme veuve de militaire..... et de quelques rentes sur l'Etat, qu'elle possédait. Son, courage augmenta des ' ressources à peu près nulles.... Elle travaillait nuit et jour, et son adresse extrême, soit à broder en or et en argent, soit à faire des fleurs artificielles, lui valut une existence moins précaire. Léonie, l'aînée de ses filles, était aussi fort adroite; dès l'âge le plus tendre, elle aimait à s'occuper ; à l'époque où je parle, elle avait dix-huit ans, sa soeur quinze et Tancrède vingt-quatre.

Léonie avait suivi les cours de dessin et de peinture... Elle commençait à peindre d'après nature, et son talent était révélé par les premiers essais échappés à son pinceau. Une princesse au-


104 TANCRÈDE

guste, protectrice éclairée des arts, lui avait donné des encouragemens ; elle avait même, eu l'extrême bonté de l'admettre en sa présence et de lui commander des tableaux de fleurs.

Heureuse dans ses enfans, Mme d'Egmont coulait des jours paisibles et n'avait plus d'inquiétude pour leur avenir... Ses longs travaux étaient parfaitement couronnés , et elle ne pouvait avoir le moindre souci raisonnable.

Tancrède chérissait sa mère et ses soeurs ; il partageait avec elles le produit de ses causes, et n'était jamais si heureux que dans leur société. Elevé à l'école sévère de l'adversité, son caractère était bien éloigné de cette légèreté frivole, naturelle aux jeunes gens.... aux favoris de la fortune


ET CÉLINA. 105 et du bonheur... Il était grave, sérieux, réfléchi, et ignorait entièrement le doux abandon ; la gaîté quelquefois si aimable de la jeunesse... Cette gravité prématurée ne nuisait pas à l'agrément de ses traits. Tancrède avait une figure très-intéressante, des yeux noirs et spirituels ; son profil était long , il avait le nez à la romaine et la bouche fort petite et bien dessinée... La teinte de mélancolie répandue sur ses traits lui allait bien... c'était un héros de roman du genre le plus noble, le plus capable; d'inspirer un tendre sentiment. Ses qualités morales répondaient à la beauté de son physique; il était doux, sensible , et possédait une éloquence entraînante Il avait

l'art de toucher, d'émouvoir les


106 TANCRÈDE

coeurs à un haut degré.... Tancrède n'était point heureux : il nourrissait une peine secrète qui était un mystère pour tout le monde, même pour une mère tendre et dévouée.

Il aimait depuis deux ans, et l'objet de ses affections les plus intimes ne pouvait lui appartenir.... Elle était extrêmement riche, et ses parens exigeaient de leur gendre futur une semblable fortune....

Tancrède avait connu Célina dès sa sortie de pension ; souvent il l'avait rencontrée dans le monde. Une parente de cette jeune personne avait encouragé les sentir mens de Tancrède, sans réfléchir à l'amertume qu'elle lui préparait, et qu'elle déversait en même temps sur sa cousine.


ET CÉLENA. 107

Jeune , vive , inconsidérée , Mme d'Aumale ne. pouvait fixer longtemps ses; pensées sur des choses tristes, pénibles ; elle ne cessait de rassurer les jeunes amans, de leur prédire un doux avenir. Elle tenait ce langage à chacun en particulier, car jamais Tancrède et Célina ne s'étaient vus qu'en présence de beaucoup de monde ; jamais ils ne s'étaient parlé de leur amour , mais Mme d'Aumale avait arrangé leur hymen dans sa tête ; elle voyait tout en beau et encourageait de ses constans efforts la tendresse extrême qu'ils, se portaient. Légèreté cruelle qui détruisit la paix de leur vie.

Un an, deux ans se passèrent ainsi. Tancrède était fort à plaindre , et Célina refusait en foule


108 TANCRÈDE

les aspirans à sa main. Ces deux victimes de l'amour avaient été frappées du même trait, et mille obstacles les séparent.

Au moins leur attachement n'est pas connu, Mme d'Aumale a su se taire ; désolée maintenant de s'être autant mise en frais pour le malheur de deux êtres charmans qu'elle aime beaucoup , et dont elle a tant de fois désiré le bonheur sans pouvoir parvenir à le réaliser.

Les parens de Célina ne veulent donner leur fille qu'à un jeune homme très-riche ; telle est leur résolution inébranlable.

Tancrède ne possède que sort talent et quelques mille francs. Comment oser se déclarer? il serait repoussé avec dédain , avec mépris.


ET CELINA. 109

S'il était titré , s'il appartenait à une famille distinguée , peutêtre une porte lui serait-elle ouverte*, mais son nom est peu connu ,

Frappé par un coup mortel à la bataille , M. d'Egmont n'a pas eu le temps de se frayer le chemin des honneurs ; il est mort simple capitaine , et son fils ne peut offrir à sa future compagne, ni les dons de Plutus, ni l'illustration que donne une haute naissance ou des titres pompeux quoique nouveaux.

Tancrède possède seulement une belle ame, des talens reconnus et distingués, un excellent caractère, les plus précieuses qualités du coeur et de l'esprit ; mais tous ces avantages ne sont point mis dans la balance ; ils ne


110 TANCREDE

paraissent pas dignes de la moindre attention.

Le vulgaire ne se laisse point éblouir par de telles choses, il faut de l'or aux parens de Célina, de l'or en abondance. Le fils d'un riche banquier ou Celui d'un haut personnage de la Cour..... Tout le reste, à leurs yeux, est chimère et folie, et s'ils soupçonnaient l'attachement irréfléchi de leur fille , elle se verrait exposée aux sarcasmes les plus durs.

Ceci ne doit point étonner, de pareils exemples ne sont pas rares. Aussi, quels mariages rencorttre-t-on dans toutes les classes! On s'unit pour se haïr au bout de Peu de temps ; souvent dès la première année une indifférence profonde succède à quelques éclairs de tendresse. Chacun de son côté


ET CÉLINA. 11 1

cherche une distraction devenue nécessaire ; on fuit son intérieur ; on délaisse ses enfans, et l'enivrement des plaisirs tumultueux devient un besoin inévitable et pressant.

Tancrède n'a laissé soupçonner à personne son secret douloureux; mais la vie à perdu pour lui son plus grand charme.

Célina lui convenait sous tous les rapports. L'opulence, les succès, ne l'ont point gâtée ; elle est bonne, modeste et sensible, et le luxe extrême qui l'entoure ne l'enivre point. Son coeur est demeuré accessible à la pitié,aux plus doux mouvemens du coeur. Elle recherche les malheureux, elle les soulage non-seulement avec sa bourse, mais aussi par le charme d'une présence qu'ils savent ap-


112 TANCRÈDE

précier. Douée d'une figure charmante , elle n'est pas coquette , elle, n'est point vaine ni frivole ; enfin en tout elle est digne de Tancrède : elle mérite son amour le plus tendre, le plus exclusif.

Le temps s'écoulait, il s'écoulait tristement pour Tancrède, et Célina, obligés de s'observer sans cesse, afin de ne point trahir leur amour mutuel, cette contrainte leur était odieuse.

Mme d'Egmont s'aperçut enfin de la tristesse extrême, de son fils, elle le pressa vivement de lui avouer les causes qui produisaient sur lui un tel abattement. Cher ami, lui dit-elle, maintenant que te manque-t-il? Tu possèdes une clientelle déjà nombreuse; chacun parle de toi; sans cesse on loue ce qu'pn veut bien appe-


ET CELINA. 113

ler ton éloquence naissante ; ta mère, tes soeurs te chérissent ; tu jouis de la douce satisfaction de nous être utile , d'ajouter à notre bien-être ; l'avenir te promet des

jours prospères Que te faut-il

donc? jamais tu n'as eu plus de raisons pour te livrer à l'espoir.

Tancrède , très-ému , ne savait que répondre. Il soupira plusieurs fois et se lut. Un poids cruel l'empêchait de respirer librement .

De plus en plus inquiète , Mme d'Egmont insista avec force, mais elle n'obtint rien, et finit par prendre le parti du silence.

Une rêverie profonde àbsorbait Tancrède, il n'entendait qu'un son vague qui frappait ses oreilles, mais ne parvenait point jusqu'à son esprit.

Lassée de tant d'efforts ,

5.


114 TANCRÈDE

Mme d'Egmont ne dit plus rien ; mais elle conserva une douloureuse anxiété sur ce qui pouvait ainsi troubler Tancrède.

L'hiver, un hiver triste et pluvieux, avait été remplacé parle printemps ; la nature se couvrait de feuilles et de fleurs; le temps redevenait doux et agréable, et Tancrède ne reprenait point sa sérénité habituelle ; au contraire , plus absorbé que jamais , il demeurait des jours entiers immobile , inoccupé, et plongé dans une méditation pénible, car ses sourcils étaient violemment contractés , et sur son jeune front apparaissaient des rides prématurées que le sérieux de ses pensées faisait naître; ses yeux étaient d'une tristesse accablante, leur vivacité n'existait plus.


ET CÈLINA. 1 15

Remplie d'alarmes, qui chaque jour devenaient plus vives , Mme d'Egmont ne pouvant résister à sa douleur , résolut d'aller consulter une parente éloignée qu'elle possédait à Paris.

Cette parente était bonne, extrêmement bonne; elle aimait Mme d'Egmpnt et ses enfans, mais jusqu'alors elle avait eu peu de relations avec cette branche éloignée de sa famille. Sans cesse obsédée par des, cousins plus près-, elle voyait peu ceux-ci, mais leur accordait une haute estime, et en faisait volontiers un complet éloge.

Sa fortune était immense, aussi plusieurs héritiers avides l'entouraient sans cesse, et par mille soins, mille prévenances, essayaient de se la rendre favo-


116 TANCREDÉ

rable ; mais elle était souvent éclairée sur les causes de cet empressement maladroit, des propos sourds lui étaient rendus, et dans ce moment elle venait de recevoir une lumière odieuse qui la frappait encore de son éclat, quand Mme d'Egmont lui apparut, pâle, abattue, et entièrement dépouillée de cet enjouement aimable qu'elle lui avait connu jusqu'à présent.

Qu'avez-vous donc, chère cousine , lui dit-elle avec un étonnement marqué, une émotion douloureuse ; qu'avez-vous ? O !

tirez-moi de peine je TOUS en

supplie.... Vos enfans seraient-ils malades? et...

Mme d'Egmont cachait avec effort ses larmes, elle était oppressée , enfin elle se remit, et racon-


ET CEtINA. 117

ta à sa cousine l'amer sujet de sa tristesse :

Je ne comprends rien à l'état de mon fils, lui dit-elle. Etonnamment changé depuis quelque temps , sa .santé m'inquiète et m'alarme. Presque toujours en proie à une grande mélancolie , rien ne peut l'égayer, le distraire. En vain ses jeunes soeurs cherchent à l'amuser , elles unissent leurs voix et les marient au piano; elles chantent les airs qui lui plaisaient naguères, et maintenant il ne les aime plus ; il repousse les tendres soins de mes filles, s'éloigne à pas lents ou bien précipités , inégaux,suivant sa fantaisie.

Aimable Tancrède, ô toi que je chéris, (vivant portrait d'un époux éternellement regretté), qui


118 TANCRÊDE

a donc pu à ce point changer ton caractère ? qui a pu déverser sur ton innocente vie les soucis et les peines?

Ici la mère de Tancrède se tut, elle étouffait... ses sanglots longtemps retenus résistaient à ses efforts , et les larmes couvraient sa figure.

Vivement alarmée, Mme de Ternant la supplie de se calmer;.elle lui adresse les paroles les plus douces et les plus tendres , la remercie plusieurs fois de sa confiance, et lui promet de la reconnaître. Je verrai Tancrède, ajouta-t-elle , le temps est charmant, envoyez-le chez moi, et bientôt j'espère découvrir son douloureux secret ; il a vingt-quatre ans, dit-relle encore en portant la main à: son front, vingt-quatre


ET CÉLINA. 119

ans, une jolie figure , un mérite reconnu, sans doute il y a de l'amour dans le mystère qu'il vous cache si soigneusement.

Aimable jeune homme, je veux le voir ! Espérez, chère cousine , n'ayez plus la moindre appréhension , je vous en conjure.

Heureuse d'un intérêt aussi réel, aussi marqué , Mme d'Egmont regardait sa parente avec bonheur, avec attendrissement. Elle lui semblait une fée bienfaisante , une fée secourable qui allait, par un coup de la baguette magique (délice de notre enfance) dissiper ses tourmens.

Elle reprit sa sérénité, et confiante aux promesses de cette femme charmante, elle se trouva assez bien pour l'accompagner dans les jardins et le parc. Les


120 TANCREDE

plus belles fleurs lui furent offertes , elle en emporta une corbeille énorme destinée à ses filles, avec des fruits et des légumes précoces.

Mme de Ternant fit mille amitiés à la mère de Tancrède. Combien elle lui paraissait différente de ses autres parens. Jamais elle n'avait rien sollicité pour ses enfans. Contente d'une médiocrité qui aurait paru si pénible aux favoris de la fortune , elle vivait calme, résignée, et ne demandait rien à personne ; la moindre plainte n'était jamais sortie de sa bouche, et elle s'était trouvée dans des momens bien tristes , bien inquiétans ; son travail l'avait toujours soutenue, elle et ses enfans bien aimés, qui tous avaient reçu une éducation par-


ET CÉLINA. 121

faite. Mme de Ternant, en reconduisant sa parente, faisait toutes ces réflexions, et elle regrettait extrêmement d'avoir si mal dirigé ses bienfaits ; car Mmc d'Egmont était aussi sa cousine ,! et elle" n'avait jamais rien reçu d'elle... tandis qu'elle avait accablé de dons d'autres personnes qui n'en, éprouvaient point la moindre gratitude; au contraire, elles l'accusaient encore, et se montraient toujours animées, contre elle avec une injustice révoltante.

Mme d'Egmont en prenant congé de Mme de Ternant, promit de lui envoyer Tancrede dans quelques jours; comme il était mal portant, on saisirait ce prétexte, et il ne se douterait de rien. Le malheur aigrit les coeurs les

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122 TANCREDE

mieux nés. Tancrède avait perdu son amabilité primitive, et il eût été mécontent d'apprendre que l'on se fût entretenu de ses peines : il faut des précautions.... des égards délicats pour sonder une plaie pénible, le moindre contact maladroit irrite et révolte ; de même on ne pouvait aborder la cause morale des angoisses de Tancrède que lentement d'une façon inaperçue, sans cela il eût tout nié, et le remède aurait ajouté à la force, à l'intensité du ,mal. Léonie et Clara vinrent au devant de leur mère , Tancrède n'était pas encore rentré. Les deux" jeunes personnes étaient gaies et folâtres, le sourire animait leurs lèvres de roses, elles racontèrent à Mme d'Egmont leurs travaux du jour...


ET CÉLINA. 123

elles parlèrent aussi des plaisirs qu'elles avaient goûtés.... Certaines d'être favorablement écoutées, elles se livraient à une douce éloquence, à ces élans du coeur qui le font connaître en entier (heureuse confiance que les parens doivent toujours encourager). Mme d'Egmont les embrassa tendrement, et rentra au pavillon, satisfaite de la gaîté naïve de ses filles, mais regrettant amèrement que Tancrède ne la partageât plus. Il revint pour le dîné... il était toujours fort triste.... Des larmes; à chaque moment mouillaient ses paupières ; toute la force d'ame: qu'il possédait ne pouvait parvenir à le calmer. Célina lui avait écrit, d'après le conseil de Mme d'Aumale, une lettre tendre, mais fort triste ; elle lui appre-


124 TANCRÈDE

nait une nouvelle affreuse : ne pouvant plus résister aux voeux de sa famille, elle allait se marier incessamment ; sans cela elle ne lui aurait point écrit; mais désirant adoucir ce coup funeste , un moment, elle avait écouté son coeur et obéi à ses inspirations... Pourquoi le nierais-je, lui mandait-elle , je vous aimais , Tancrède ; vous l'avez deviné cent fois!... Hélas! vous me voyiez trop souvent pour n'avoir point compris mon secret : oui, je vous aimais.... je vous aime encore , et tout nous sépare!.... Une destinée cruelle se joue de notre tendresse. Elle nous condamne à l'amertume, aux regrets ; mais je m'égare au lieu de vous adresser mes adieux, mes éternels adieux. Je laisse couler ma plume au gré


ET CÉLINA. 125

de mes pensées. Tancrède, j'ai résisté tant que cela m'a été possible, j'ai résisté deux ans; mais mon père se montre tellement irrité , je dois obéir, jamais nous ne pouvions être unis; hélas! que ne possédez-vous les dons de Plutus, ses faveurs précieuses! combien de fois ne les ai-je pas enviées pour vous?... J'ai invoqué une réclusion secourable ; je me suis jetée aux genoux de mon père. Tancrède, le croirez-vous ! perdant tout à coup ma timidité extrême , je lui ai tout révélé..... Il sait notre amour.... et il le blâme... Mon coeur est oppressé ; ma mère, ma tendre mère a reçu de cruelles reproches, elle qui ignorait la tendresse qui nous unissait; j'ai cédé en partie pour elle... La paix de sa vie aurait été


126 TANCRÈDE

détruite sans retour : j'aurais souffert l'impossible afin de me conserver libre; mais ma mère, Tancrède ; et une seule, une unique fois , vous appellerais - je ainsi!... cher Tancrède, excellent ami... devais-je sacrifier ma mère, elle m'a priée, suppliée.,... je ne puis achever... accordez-moi 'une grâce, ô vous que je chérissais, ne cherchez plus à me revoir..... Bientôt des noeuds redoutables me sépareront de vous... Respectez-les... . vous doubleriez mes tpurmens ; dites , Tancrède, le voudriez-vous !.....

Cette lettre était trempée de larmes ; aimable Célina , combien elle souffrait!...

Tancrède avait ressenti un déchirement de coeur cruel, en lisant cette missive accablante.


ET CÈLINA. 127

Tout est donc perdu !.... un mur d'airain ya s'élever entre lui et Célina qu'il chérit depuis si longtemps Célina qui réalisait si

bien toutes les douces idées qu'il s'était faites d'une épouse selon son coeur...

Une douleur extrême

une douleur poignante a saisi Tancrède.... Il n'a point encore l'expérience que donnent les années; il est jeune... et cette première souffrance lui semble odieuse..... Jusqu'alors il avait bien nourri des inquiétudes assez vives : les obstacles qui le séparaient de Célina lui paraissaient difficiles, à vaincre souvent, et trop souvent pour son repos... Il y pensait avec peine avec angoisse;.... néanmoins une espérance légère, une espérance fu-


128 TANCRÈDE

gitive le soutenait encore... Quelquefois dans ses rêveries solitaires et prolongées, elle augmentait, cette espérance, elle grandissait tout à coup ! Son imagination vive et ardente lui. peignait alors un avenir enchanteur : ô doux!... ôprécieux momens ! momens incomparables .... votre suavité ne peut se rendre ; vous annoncez à l'homme un bonheur qu'il désire si vivement, vous le bercez, Vous l'enivrez d'une joie souvent trompeuse ; mais il se plaît à vous croire, et alors il est heureux. Si vos songes ne doivent, point se réaliser, prolongez donc une illusion secourable, prolongez cette ivresse qui lui fait tant de bien....

Tancrède s'était mis à table pour ne point alarmer sa mère ,


ET CELINA; 129

mais il ne pouvaitmanger. Ladouce voix de ses soeurs lui offrait en vain les mets les plus propres à

ranimer son appétit une laitue

nouvelle, des crèmes qu'elles avaient faites elles-mêmes, pour lui , il refusait doucement, et bientôt ne pouvant plus se contenir , on le vit quitter la salle à manger.

Mmc d'Egmont s'apprêtait à le suivre ; un geste suppliant qu'il lui fit, l'en empêcha.

Tancrède avait besoin de solitude; il s'enfuit dans les jardins, et là,sous des dômes de verdure, il s'assit. Ses réflexions étaient d'une amertume tellement grande, son coeur éprouvait une angoisse si terrible, que toute la fermeté de son ame l'abandonna entièrement. Il pleurait comme une


130 TANCRÈDE

jeune fille... il était complètement découragé.

Mme d'Egmont ne put supporter- l'absence prolongée de son fils. Elle le chercha dans la maison, dans les jardins, et le découvrit enfin au lieu où il s'était retiré,

Tancrède n'attendait point sa mère, il avait oublié, et son intérêt tendre et la manière dont il l'avait quittée. Absorbé par une pensée unique et continuelle , l'univers entier avait disparu pour lui; tous les soins de la vie, tous les soucis étrangers à sa douleur , ne l'inquiétaient point.

Hélas, la cruelle annonce du mariage de Célina ne suffisaitelle pas pour le torturer? Doit-il donc connaître encore une autre peine que celle-là? Tancrède très-


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saillit en apercevant Mme d'Egmont, il rougit, il pâlit alternativement. ..Que dira-.t-il à sa mère?., plus de réserve... plus de secret... Son chagrin est deviné.... Comment se couvrir encore des voiles du mystère?.... C'est impossible , le coeur d'une mère ne se laisse point facilement abuser.

Mmo d'Egmont, émue au plus haut degré , s'approcha de Tancrède etle supplia, dans les termes les plus tendres, de lui avouer ses peines, Son organe était doux, insinuant, ses paroles parfaitement adaptées à la position de Tancrède.

Il voulait résister de nouveau ; il voulait ne point avouer ses tourmens, la cause amère qui le troublait, et avait transformé en une affreuse tempête une vie jus-


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qu'alors si paisible, si doucement agitée par l'étude et les soins accordés à une tendre famille. Mais il ne put se taire, Mme d'Egmont usa de tous ses avantages, elle le pressa vivement, et obtint enfin la confidence qu'elle demandait.

Tancrède lui avoua tout; il lui montra aussi la lettre désolante qui mettait le comble à ses maux.

M 1' d'Egmont ne pouvait, malgré sa tendresse extrême ^cicatriser une plaie si Cruelle ; elle ne put que s'affliger avec Tancrède , et lui donner cette consolation douce , pénétrante , qui trouve toujours le chemin du coeur. Elle lui reprocha tendrement sa longue réserve. Que ne m'as-tu parlé plus tôt, cher enfant, lui-dit-elle ? pourquoi me taire tes


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alarmes? Qui mieux que moi peut les comprendre ?

Mme d'Egmont demeura longtemps avec Tancrède ; enfin elle le quitta et écrivit à sa cousine les détails qu'elle venait de recevoir. Son fils ne sut pas cette circonstance , la lettre fut envoyée sans son aveu.

Une intime espérance, une espérance qui paraissait fondée , animait l'excellente mère en traçant ce billet. Mme d'Aumale lui avait montré tant d'intérêt, peutêtre son entremise sera-t'-elle favorable auprès des parens de Célina? peut-être....

Ici Mme d'Egmont imposa silence à ses pensées , elle resta plongée dans un vague immense, un vague qu'elle ne chercha point à approfondir....


l34 TANCRÈDE

Tancrède rentra au salon une heure après sa mère; il ne prit aucune part à la conversation , et se retira chez lui avant dix heures.

Le lendemain , à son réveil , Mtae de Ternant reçut la lettre de sa cousine. Elle la lut avec une grande attention , recommença plusieurs fois cette lecture , et, après avoir long-temps réfléchi, elle demanda ses chevaux, et partit-pour Paris.

Son intention était de se rendre d'abord à l'hôtel habité par les parens de Célina. Elle voulait parler au père de cette jeune personne , et demander elle-même sa main pour Tancrède.

Elle savait son adresse ; bientôt donc elle y fut conduite.

Très-étonné de cette visite


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soudaine qu'il n'attendait point, M. Duvernay reçut froidement Mme de Ternant, encore irrité de la résistance que sa fille lui avait opposée, ou plutôt des tendres prières qu'ellS lui avait adressées. Ses traits étaient durs et sévères ; son attitude décelait aisément le trouble de son ame.

Mmede Ternant ne se découra-r gea point de cet aspect peu rassurant ; elle entama la conversation par des sujets indifféréns. Elle parlait avec facilité : bientôt le père de Célina l'écouta attentivement. Il se remit, et causa luimême avec grâce et abandon,

Mais comment aborder le point principal ! Comment toucher cette corde délicate, si essentielle cependant; objet unique de la venue de cette bonne parente!


136 TANCRÈDE

Elle s'y résolut enfin, et lui parla du mariage de sa fille ; demanda s'il serait prochain. Le. coeur de M. Duvernay était ulcéré ; il se trouvait dans un de ces momens où l'aine a besoin de s'épancher, où un confident, tel qu'il soit, devient indispensable. Toute sa réserve fut oubliée, et de lui-même , sans être le moindrement provoqué , il raconta à Mme de Ternantses sujets de peine, les longs refus de Célina ; . son amour pour un jeune homme sans fortune, sans illustration ; amour qui fut traité de téméraire , de romanesque , etc. Enfin il ne lui cacha rien de ce qui concernait cette inclination déplorable.

Mme de Ternant jouissait d'une excellente réputation, on vantait surtout son extrême discrétion ;


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jamais elle n'avait divulgué un secret ; que dis-je, la moindre chose que l'on voulait cacher.

Cette réputation était connue du père de Célina. Souvent il avait reçu chez lui Mme de Ternant ; elle avait assis té à ses fêtes, aux dîners nombreux qu'il aimait à donner : elle, ne lui était dont pas étrangère. Néanmoins, dans un autre moment, il se fût bien gardé de l'initier aux troubles de son intérieur; déjà même il éprouvait du regret de lui en avoir parlé ; mais ce regret main-' tenant était inutile.

Maîtresse de choisir son plan d'attaque, Mme de Ternant préféra les voies les plus simples. Elle avoua sa parenté avec Tancrède, et plaida sa cause longuement, avec force, avec chaleur,

6.


138 TANCRÈDE

Plusieurs fois M. Duvernay voulut interrompre le fil de ses discours ; elle ne le permit point, et usait des droits de son sexe , des droits d'une femme aimable et sensée. Elle essaya de le convaincre , de frapper son esprit, de toucher son coeur. Trop adroite et trop fine pour parler ouvertement dès avantages qu'elle comptait faire à Tancrède, elle eut seulement l'art de les insinuer, en jetant dans la conversation des mots pronpncés à dessein, mais des mots voilés qui laissaient au père de Célina tout le mérite d'un consentement désintéressé.

M. Duvernay prisait l'or audessus de tout, mais il était homme du monde dans toute la force du terme, c'est -à-dire,


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homme de bonne compagnie, instruit, aimable, bien élevé : il fallait donc user de détours avec lui et ne point heurter violemment ses opinions ; au contraire , pour les combattre avec avantage , on devait y abonder d'abord, ensuite doucement changer de thèmes , mais toujours en usant de réservé et de réticence, Mme deTernantle plaignit donc beaucoup. Elle caressa ses idées favorites , et tout en convenant de sa parenté avec Tancrède, tout en appelant hautement son bonheur, elle rendait justice aux soins de M. Duvernay envers sa famille , et à tous ses efforts pour acquérir une fortune maintenant si bien établie. Heureuse chance qui le laissait maître de suivre les doux mouvement de son coeur, qui sans


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nul doute plaidait sans cesse la cause de Célina.

Ainsi pressé, M. Duvernay ne savait que répondre ; il aimait Célina, mais toujours il s'était, promis de ne la marier qu'à un jeune homme fort riche. La parente de Tancrède possède une fortune immense , il n'en doute point, mais comment oser toucher ce sujet délicat?... Comment dire, j'accorderai ma fille à telles et telles conditions? Déplorable effet des moeurs actuelles , qui engage les parens les plus tendres à négocier , comme à la Bourse , le. bonheur de leurs enfans. C'est une sorte de vente, un marché véritable. Quand on est d'accord sur ce point essentiel le reste vient après. Et quel estil , ce reste inaperçu, compté


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pour rien ?... les qualités du coeur, les dons de l'esprit , le rapport dès goûts, des caractères , et souvent même des choses . encore plus fortes, l'honneur, la probité, ce qui devrait attirer seul l'estime des hommes. Volontairement on s'aveugle sur les causes de cette brillante fortune qu'un fils, une fille vont être appelés à partager. Mais je reviens à ma narration un moment interrompue par des réflexions peut-être ici déplacées, mais suggérées par ce qui se passe chaque jour dans le monde, pour ainsi dire sous les yeux.

M. Duvernay n'avait rien à objecter contre Tancrède; au contraire, s'il était riche, les obstacles seraient levés soudain. Pour ne point trahir sa véritable manière de penser, il opposait


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encore quelques difficultés pour la forme, mais son consentement suivrait bientôt ces retards prétendus.

Mme de Ternant n'ignorait point les secrètes pensées de M. Duvernay, elle les pénétrait à merVeille , et sut lui inspirer une réelle confiance : aussi, de moment en moment sa résistance devenait plus faible , et il finit par s'engager formellement à donner sa fille à Tancrède. Ge pas immense ne fut point obtenu sans efforts, et l'adresse de Mme de Ternant quelquefois se trouvait en défaut; mais sa grande fortune devenait, aux yeux de M; Duvernay, un avocat bien éloquent ; car, sans nul doute, Tancrède sera doté richement par elle , dès lors quelles vertus n'aequérait-il point?


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spontanément il devient un autre homme, et la fortune va le couvrir de son manteau brillant et pompeux.

Dès le lendemain Mme de Ternant revint à la charge, tous les arrangemens furent pris entr'elle et le père de Célina. Il fut convenu qu'elle donnerait 12,000 livres de rentes à Tancrède en le mariant, et qu'elle lui en assurait autant après elle. Ce, sacrifice ne coûtait rien à Mme de Ternant, elle était fort généreuse ; toute sa vie elle avait comblé des parens indignes de ses dons, des ingrats ; elle voulait enfin connaître la satisfaction,extrême de déverser le bonheur sur des êtres bons, vertueux, et capables d'une véritable reconnaissance, sentie par le coeur, etc.


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Il tardait à l'aimable parente de Tancrède de quitter M. Duvernay, afin de venir , par un mot, un seul mot (un mot qui semblerait parti des deux à l'heureux d'Egmont), terminer les longues peines de son jeune cousin, et lui faire entrevoir une félicité qu'il était si loin d'attendre.

Enfin elle est libre ; tout est achevé, les paroles sont données; elle remonte en voiture, et bientôt est annoncée chez Mme d'Egmont. Le sourire paraît sur ses lèvres , une douce joie, une joie ineffable anime ses traits. Messagère du bonheur , dispensatrice heureuse des plus grands bienfaits , son ame nage dans le contentement.

A son entrée au salon elle fut

reçue par Mrae d'Egmont ; ses en-


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fans n'y sont point. Tancrède demeure dans son appartement, il redoute même la vue de sa famille, et son amère douleur a bersoin d'une solitude entière.

Un message avait été envoyé à Mme d'Egmont de la part de sa bonne cousine , avec ces mots écrits : « Consolez votre fils, ne » lui dites rien, mais livrez-vous » à l'espérance. »

Ces mots magiques avaient apporté un vrai soulagement aux peines de la mère de Tancrède ; mais le silence était commandé , et ce malheureux jeune homme demeurait plongé dans un sombre abattement.

Mme de Ternant le fit promptement appeler. Ses chagrins pesaient sur son ame. Il eut bien de la peine à se résoudre à des7

des7


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cendre. Enfin il se résigna, et . parut au salon.

Sa tristesse était profonde, ses traits abattus. Mme de Ternant, voulant ménager sa sensibilité, ne lui dit pas d'abord la vérité entière, seulement elle s'avoua instruite de la cause de ses cruels soucis ; le plaignit vivement et fit renaître l'espérance dans son coeur. Le mariage de Célina était rompu, elle venait de l'apprendre à l'heure, même, peut-être M. Duvernay

Duvernay laisserait-il gagner

Le malheureux naufragé s'empare avec bonheur et ravissement de la moindre planche tutélaire qui peut retarder sa perte. Il ne prévoit point alors que ce secours est bien faible, il s'en saisit rapidement. De même Tancrède tout à coup recouvra le doux espoir,


ET CÉLINA. 147

l'heureuse confiance dans l'avenir qu'il avait perdue. Ses pensées prennent un autre cours ; il voit tout en couleur de rose.

Le jugeant bien disposé , Mme de Ternant n'use plus d'aucune réserve. Célina vous est accordée, lui dit-elle, j'ai la parole du père , il consent à vous nommer son fils.

La surprise de Tancrède fut extrême ; il ne pouvait croire ces paroles ravissantes, et demeurait plongé dans une anxiété extraordinaire. Ses regards imploraient sa cousine, et semblaient la prier de s'expliquer. Leur expression ne peut se rendre : tantôt ils peignaient une confiance tutélaire , et soudain changeant d'aspect, un morne abattement remplaçait l'espoir.


148 TANCRÈDE

Mme de Ternant se vit donc forcée d'avouer ses bienfaits. Elle n'eût pas été crue sans cela ; on connaissait trop bien M. Duvernay. Aussi la modestie de cette bonne cousine eut beau s'entourer de voiles épais, elle fut devinée; l'heureux Tancrède se précipita à ses genoux , et la remercia avec transport, avec effusion. Vpici quel fut son premier mouvement.

Quand la réflexion lui revint, il protesta contre tant de bienfaits , et voulait tout refuser, mais il en fut pas le maître; et Mme de Ternant se retira pour échapper aux témoignages animés, expressifs de sa gratitude extrême.

Quinze jours après cette scène attendrissante, Tancrède conduisit Célina à l'autel. La jeune


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beauté était encore plus intéressante qu'à l'ordinaire. Un doux contentement animait ses traits. Tancrède était au comblé de la félicité ; désormais il coulera une existence fortunée. Mais digne en tout de sa fortune, il ne quittera point le barreau, ses discours éloquens frapperont encore son auditoire; il offrira son talent aux malheureux privés d'appui et maltraités par le sort. Oui, il plaidera la cause de laveuve, de l'orphelin , quelquefois repoussés par une orgueilleuse famille. Célina applaudit à cette résolution , et souvent d'une main secourable et généreuse , elle déversera des secours secrets sur les cliens infortunés de son époux.

FIN.

7.