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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1990-07-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25638

Description : 01 juillet 1990

Description : 1990/07/01 (N152)-1990/09/30.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5618561m

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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Culture de masse et classe ouvrière

K. Peiss Apparences et cosmétiques aux États-Unis

M. Debouzy Du producteur au consommateur

N. Gérôme Les ethnologues et le terrain

Le socialisme en question

D. Reid 1880-1914 : les ouvrières du Nord

C. Weill 1918-1919 : l'Allemagne des Conseils

Éditorial — Notes de lecture

ÉDITIONS OUVRIÈRES


Revue trimestrielle fondée par Jean Maitron

en 1960, publiée

par l'Association « Le Mouvement social »

avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre de recherches

d'Histoire des Mouvements sociaux

et du Syndicalisme de l'Université Paris I

(Panthéon-Sorbonne)

et diffusée avec le concours

du Centre National des Lettres

COMITÉ DE RÉDACTION

François Bédarida, Robert Boyer, Pierre Broué, Pierre Caspard, Colette Chambelland, Alain Cottereau, Marianne Debouzy, Jacques Droz, Annie Fourcaut, Jacques Freyssinet, Patrick Fridenson, René Gallissot, Noëlle Gérôme, Jacques Girault, Daniel Hémery, Jacques Julliard, Annie Kriegel, Yves Lequin, Jacques Ozouf, Daniel Pécaut, Michelle Perrot, Christophe Prochasson, Antoine Prost, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, Jean-Louis Robert, Jacques Rougerie, Danielle Tartakowsky, Françoise Thébaud, Marie-Noëlle Thibault, Jean-Paul Thuillier, Rolande Trempé.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION DE LA REVUE

Patrick Fridenson, Noëlle Gérôme, Christophe Prochasson, Danielle Tartakowsky.

ASSISTANTE DE LA RÉDACTION Aline Fernandez.

Une première série a paru de 1951 à 1960 sous le titre L'Actualité de l'Histoire.


JUILLET-SEPTEMBRE 1990 NUMÉRO 152

La culture de masse n'est pas une uniformisation générale, par

Amalia Signorelli 3

Culture de masse et divisions sociales : le cas de l'industrie américaine des cosmétiques, par Kathy Peiss 7

De la production à la réception de la culture de masse, par

Marianne Debouzy 31

L'ethnologie, la « culture de masse » et les ouvriers : fragments

d'une perspective, par Noëlle Gérôme 49

Histoire des femmes ou histoire de la famille, par Donald Reid 61

Les Conseils en Allemagne 1918-1919, par Claudie Weill 77

NOTES DE LECTURE 95

ETHNOLOGIE INDUSTRIELLE. Musée de l'industrie et du travail, par la Fondation Micheletti (R. Vaccaro). Memoria deU'industrializzazione, par la Fondation Micheletti (id.). Fumées du Nil, n° 1 (N. Gérôme). Une vie de porcelaine, par deux musées (id.). Images des loisirs, par le musée Femand-Léger (id.). BANLIEUE. Un siècle de banlieue parisienne, par A. Fourcaut et alii (P. Nivet). SPORTS ET LOISIRS. Les archives du football, par A. Wahl (P. Arnaud). Penser les vacances, par J. Viard (P. Aubery). HISTOIRE INTELLECTUELLE. Joseph de Maistre, par R.A. Lebrun (J. Jennings). Les philosophes de la République, par J.-L. Fabiani (C. Prochasson). Sciences Po, par G. Vincent (id.). Les intellectuels en France, par P. Ory et J.-F. Sirinelli (M. Rebérioux). Génération intellectuelle, par J.-F. Sirinelli (id.). Intellectuals and the left in France since 1968, par K.A. Reader (J.-C. Bourquin). SUISSE. Warten und aufrücken, par M. Kônig et alii (R. Jaun). Souvenirs de deux Communards réfugiés à Genève, par G. Lefrançois et A. Arnould (M. Rebérioux). ANTISÉMITISME. Le nazisme et le génocide, histoire et enjeux, par F. Bédarida (I. Lespinet). Ce que l'on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social, par M. Angenot (M. Crubellier).

Informations et initiatives 127

Résumés 131

Livres reçus 134


ABONNEMENT

Effectuer tout versement à :

LES ÉDITIONS OUVRIÈRES C.C.P. : 1360-14 X Paris.

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Le numéro : France et C.E.E. : 63 F, Étranger hors C.E.E. : 74 F.

Le « Mouvement social » est en vente à la librairie des Éditions ouvrières, 47, rue Servan, 75011 Paris, ainsi que dans les grandes librairies des villes universitaires.

CORRESPONDANCE

La correspondance concernant la rédaction doit être adressée à Patrick Fridenson, rédaction du « Mouvement social », les Éditions ouvrières, 47, rue Servan, 75011 Paris.

Les livres et revues, pour compte rendu, doivent être adressés à Danielle Tartakowsky, « Le Mouvement social », 9, rue Malher, 75004 Paris.

RECHERCHE

Centre de documentation

de l'Institut français d'histoire sociale

(Archives nationales), 11, rue des Quatre-Fils, 75003 Paris

ouvert les mardis et jeudis de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, le mercredi de 9 h 30 à 12 h 30.

Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme

de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

9, rue Malher, 75004 Paris.

ouvert les lundis, mardis, jeudis de 14 h à 19 h et les vendredis de 14 h à 17 h.

Le Musée social

5, rue Las Cases, 75007 Paris

ouvert du lundi au vendredi de 9 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30.

Le Mouvement Social est imprimé sur papier permanent.


par Amarra SIGNORELLI

elle est désormais l'élément dans lequel nous respirons tous. » Cette observation de Michael Denntng au colloque organisé par Le Mouvement Social et International Labor and Working-Class History les 14-15 octobre 1988 sur ce thème, dont, dans le présent numéro du Mouvement Social, les articles de Marianne Debouzy, Noëlle Gérôme et Kathy Peiss prolongent les débats (1), touche, me seraiible-t-il, au coeur même de la question.

La massification de la culture est désormais un tait généralisé qui a façonné tous les niveaux de l'existence, sociaux et indivi*

indivi* d'anthropologie à l'Université de Naples. Traduit de l'italien par Bofiana Vacearo,

(Il Paralliternefit au présent numéro du Mouvement Social, International Lahor and Working-Class History dans son numéro du printemps 1989 publie d'autres contributions sur le colloque ; M. DENNING, « The end of reass culture », p. 4-18 ; J. RADWAY, « Miaps and the construction of boundaries », p. 19-26 ; IL PASSBRINI, « The limits of académie abstraction », p. 27-28 ; W. TAYLOB, « On the dangers of theory without history », p. 29-31 ; A. von SALDERN, « The hiddlen history of mass. culture », p.. 32-40, Cette revue publiera une réponse de Mi. Denning dans son numéro de l'automne 1990.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières

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A. SIGNORELLI

duels : les rapports de production, les réseaux de relations, l'imaginaire social et individuel. Par conséquent, la culture est devenue culture de masse, qu'on l'entende dans le sens anthropologique comme l'ensemble du système cognitif, évaluatif et symbolique des groupes humains, ou que l'on se réfère, plus traditionnellement, à l'ensemble des produits humains qui sont jugés d'un point de vue essentiellement esthétique.

Désormais, les élites elles-mêmes participent de la culture de masse, et la culture d'élite est consommée selon les modes de consommation de masse.

Si nous essayons de comprendre en quoi consiste le processus de massification de la culture nous pouvons, me semble-t-il, refuser l'idée qu'il serait principalement un processus d'uniformisation générale.

La massification de la culture n'a pas effacé les traditions ; elle a dû les englober, en en détruisant une partie, mais, pour l'essentiel, en les remodelant et en redéfinissant leurs fonctions. Les cultures traditionnelles se différenciaient selon les critères de classe, de sexe, de résidence, d'ethnie et de religion. La culture de masse a travaillé sur ces différences pour les intégrer, mais, pour s'adapter à celles-ci, elle a dû se développer et se différencier à son tour.

Un autre facteur de différenciation est la structure même de la société de masse, qui est loin d'être une société égalitaire. La culture-marchandise, comme n'importe quelle marchandise, peut être consommée par tout le monde. Mais, comme les autres marchandises destinées à la consommation de masse, les produits culturels sont uniformisés d'un point de vue typologique et varient énormément du point de vue qualitatif (notamment en ce qui concerne la forme car, pour les produits culturels, la qualité est dans la forme). Il y en a pour tout le monde ; mais ici « pour tout le monde » signifie littéralement « pour toutes les bourses ». Il n'y a pas que les lessives, les cosmétiques et les automobiles que l'on trouve à des prix différents, mais aussi des fascinations, des libérations et des épanouissements ; à des prix variables on trouve également des esthétiques, des éthiques, des connaissances et des identités.

En définitive, beaucoup plus qu'un univers uniformisé, la culture de masse semble être un système complexe à l'intérieur duquel une multitude de variations est possible à une petite échelle, mais


UNE MULTITUDE DE VARIATIONS

n'empêche pas que le régime fonctionnel soit intégré et constant à une grandie échelle.

L'analyse des modalités d'articulation entre le niveau micro et le niveau macro de la culture de masse peut s'avérer féconde. En

effet, plus qu'elle ne distingue une culture d'élite d'une culture populaire! ou ouvrière sur des bases sociologiques, elle permet d'identifier les formations sociales (classes, sexes, groupes, générations, ethnies, etc.! qui ont été et sont reconnaissables à partir de consommations culturelles spécifiques. Elle nous indique également à quelle échelle une telle spécificité cesse d'être observable. De plus, il une semble qu'une telle analyse offre des éléments pour l'établissement d'une carte rendant compte du déplacement des pouvoirs et des contre-pouvoirs culturels dans la société de masse.



Il y a longtemps que le concept de « culture de masse » est utilisé pour décrire les formations culturelles découlant de la production et de la distribution de masse. Les études consacrées à la culture de masse ont souvent privilégié les grands moyens de communication, qui, tels le cinéma et la télévision, constituaient des exemples de productions centralisées et de produits standardisés s adressant à une large population, par-delà les barrières de classe, de région et de culture. C'est peut-être en raison de ces choix que de nombreuses études ont eu tendance à considérer comme un fait acquis l'uniformité des significations culturelles projetées par la culture de masse, ainsi que le caractère unilatéral de ses messages : ceux-ci étant supposés être dispensés à des consommateurs passifs par des producteurs spécialisés tout-puissants. Ainsi utilisé, le concept a souvent occulté la diversité des relations sociales et des formes de la conscience populaire, en les englobant dans la notion vague de « mentalité de masse ».

D'autres approches, employant des outils aussi divers que la théorie critique, la déconstruction, l'analyse féministe ou l'histoire sociale, nous ont affranchis de ce modèle. De nouvelles lectures des « textes » relevant de la culture de masse ont mis au premier plan les questions de l'appartenance à un sexe ou à une classe. Elles ont par exemple permis de montrer comment la culture de masse traite des divisions sociales : non seulement en les niant, mais encore en les universalisant

Assistant professor of history, University of Massachusetts, Amherst. Article traduit de l'anglais par Jean-Michel Galano.

Mes remerciements vont à Barbara Clark Smith, Daniel Bluestone, Charles McGovern et Sterling Stuckey pour le commentaire pénétrant qu'ils ont fait de ce travail ; à Vanessa Broussard et Michael Harris pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans la recherche des sources ; ainsi qu'à la Smithsonian Institution et à l'American Coundl of Learned Societies pour l'aide financière qu'ils m'ont apportée lors de ce travail de recherche. Cet article a été initialement présenté au colloque consacré à « Culture de masse et Classe ouvrière, 1914-1970 », Maison des Sciences de l'Homme, Paris, octobre 1988 ; je remercie les participants à ce colloque pour leurs avis et leurs suggestions.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, § Les Éditions Ouvrières


K. PEISS

et en les naturalisant. Un autre champ de recherches a pour objet les questions de la « réception ». S'inscrivant en faux contre l'idée d'une homogénéité de la consommation des formes culturelles de masse, des chercheurs ont étudié la diversité avec laquelle elles sont reçues et comprises selon les localisations sociales, par des publics qui lisent les messages qu'elles contiennent de façons qui souvent n'étaient pas prévues par leurs producteurs. De telles études tendent à suggérer que les producteurs de culture de masse sont avec les consommateurs dans une sorte d'interaction et de relation réciproque qui n'est pas sans incidences sur les significations culturelles attachées à leurs produits (1).

Dans cet article, j'examinerai ces questions sous un angle différent : je m'interrogerai sur la production culturelle à l'intérieur d'une industrie de consommation de masse, l'industrie des produits de beauté aux États-Unis. Étroitement liés à la production, à la distribution, à la consommation et aux moyens de communication de masse, les produits de beauté ont contribué à forger, dans la société américaine du XX€ siècle, l'aspect et les idéaux de la féminité : par la coloration, la distorsion ou l'accentuation des traits du visage, les produits de beauté ont été porteurs de significations relatives à l'identité de la femme en tant que telle, ainsi qu'à la relation de son identité sexuelle avec les autres.

Il convient cependant de noter que dès ses origines, à la fin du XIXe siècle, cette industrie prétendue de masse s'est développée en empruntant trois voies distinctes, avec des techniques de distribution, de marketing, de publicité et de ventes différentes selon les types de consommateurs. Pour employer le langage du marketing moderne, l'industrie des produits de beauté a été scindée en trois marchés : le marché de « classe », le marché de « masse » et le marché « ethnique ». Le marché de « classe » correspond à des produits coûteux, fabriqués dans le pays ou importés, et qui connotent des idées de distinction et de statut social privilégié. Vendus dans les grands magasins et dans les instituts de beauté, ces produits sont destinés à une clientèle constituée de femmes aisées appartenant aux couches montantes de la moyenne bourgeoisie. Les produits de beauté « de masse », articles bon marché disponibles dans les drugstores, les petits magasins généralistes et dans les boutiques de beauté à prix réduits, visent un large éventail de consommatrices, mais plus particulièrement les femmes appartenant à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie, ainsi que les jeunes filles de moins de vingt ans. Le terme de « marché ethnique » n'est qu'un euphémisme employé de nos jours pour désigner l'industrie des produits de beauté destinés aux Afro-Américaines, encore que ce marché comprenne aussi les Hispaniques, les Américaines d'origine asiatique, et les autres femmes de couleur.

(1) Cf. par exemple M. DENNING, Mechanic Accents : Dime Novels and Working Class Culture in America, New York, Verso, 1987 ; R. ROSENZWEIG, Eight Hours for What We Will : Workers and Leisure in Worcester, Massachusetts, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; J.A. REDWAY, Reading the Romance : Women, Patriarche and Popular Literature, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1984 ; F. JAMESON, « Reification and Utopia in Mass Culture », Social Text, 1979, p. 130-148 ; L. COHEN, Learning to Live in the Welfare State : Industrial Workers in Chicago Between the Wars, 1919-1939, thèse de Ph. D., Université de Californie, Berkeley, 1986, chap. 3.


CULTURE DE MASSE ET DIVISIONS SOCIALES

Historiquement, ces trois secteurs de l'industrie des cosmétiques se trouvèrent confrontés à des problèmes identiques dans leur entreprise visant à populariser l'usage des produits de beauté : tout particulièrement, il leur était indispensable de convaincre les femmes qu'avoir le visage « peint » était une chose non seulement compatible avec la décence, mais encore indispensable à la féminité. A certains égards, ils aboutirent à des solutions analogues, qu'ils mirent en pratique grâce aux techniques de marketing et de publicité de masse. Toutefois, la définition culturelle des relations masculin-féminin fut rendue de différentes façons, en raison des différences entre les classes et entre les races qui existaient dans la société. Dans cet article, je chercherai d'abord à retracer l'histoire de la commercialisation des produits de beauté, ainsi que le processus de leur popularisation dans chacun des secteurs de cette industrie ; j'étudierai ensuite les questions liées à la détermination idéologique de la féminité, en me concentrant sur la manière dont l'image de la femme dans l'industrie des produits de beauté imbriquait indissociablement des considérations de classe et de race. La segmentation de cette industrie « de masse », qui reflète les divisions plus profondes de la société, permet de poser en des termes neufs le problème de l'élaboration du concept de culture de masse.

La commercialisation des produits de beauté

Il est difficile de déterminer avec exactitude l'emploi que les femmes américaines faisaient des produits de beauté au XIXe siècle. L'usage de crèmes, de lotions et de lotions toniques — c'est-à-dire l'application de cosmétiques externes liés au soin de la peau ou à des traitements thérapeutiques — était déjà répandu. A partir des années 1840, les almanachs et les éphémérides destinés aux foyers comprennent des recettes destinées à adoucir et à blanchir la peau, soigner les taches de rousseur et ôter les poils superflus : ces publications faisaient l'objet d'une large diffusion parmi les Américains de toutes les catégories sociales, des dames et messieurs appartenant à la bourgeoisie jusqu'aux fermiers et aux mécaniciens. Beaucoup des guides écrits à l'intention des femmes leur expliquaient comment confectionner elles-mêmes facilement des maquillages-« maison », c'est-à-dire des cosmétiques dont l'emploi comportait l'application de couleur sur le visage : craie pulvérisée en guise de poudre, betterave pour se rougir les joues, clous de girofles écrasés ou jus de cerneaux de noix pour la coloration des sourcils et des mèches. Tout comme dans le cas des remèd'es dits « de bonne femme », il est probable qu'existait une tradition orale relative aux soins de la peau et des cheveux, et que celle-ci constituait un aspect de la culture féminine (2).

(2) L.W. BANNER, American Beaufy, New York, Knopf, 1983. Parmi les almanachs, éphémérides, etc., voir The American Family Keep-sake or People's Practical Cyclopedia, Boston, 1849 ; SMITH and SwiNNEY, The House-Keeper's Guide and Everybody's Handbook, Cincinnati, 1868 ; The American Ladies


K. PEISS

Cependant, pour beaucoup de femmes du XIXe siècle, l'utilisation de produits de beauté n'allait pas de soi. Selon Lois Banner, si dans les années 1850 et 1860 il était en vogue chez les élégantes appartenant à la moyenne et à la grande bourgeoisie de se montrer avec de la poudre et des couleurs, cet usage devait décliner vers la fin du siècle. Et quoi qu'il en soit, pour la grande majorité des femmes appartenant aux classes moyennes, le fait de s'enduire le visage d'un liquide blanc ou de le colorer artificiellement en rouge constituait des pratiques controversées et suspectes. Il semble toutefois que l'utilisation des poudres pour le visage ait continué de se répandre parmi les femmes de la moyenne bourgeoisie des villes aux alentours de 1900, à en juger par le contenu de différents guides pratiques comme par le témoignage des observateurs ; une légère application de fond de teint ou de crayon à yeux était même considérée comme quelque chose d'acceptable, dans la mesure où elle demeurait discrète (3).

Il est encore plus difficile de déterminer avec précision ce qu'il en était de l'utilisation des produits de beauté chez les femmes blanches appartenant à la classe ouvrière et chez les femmes noires. Dans la classe ouvrière, nombreuses étaient les femmes qui s'abstenaient de se maquiller, sur la base de convictions religieuses, de traditions culturelles, de certaines conceptions de la respectabilité, et en raison aussi du coût des produits. Il est probable qu'à l'intérieur de la classe ouvrière, les femmes qui étaient les consommatrices de produits de beauté les plus assidues étaient des prostituées qui se servaient de la poudre et du fond de teint pour signaler leur négoce aux clients éventuels. Mais d'autres ouvrières utilisaient encore ces produits, particulièrement celles qui appartenaient à la sous-culture des « dévergondées », adonnées à la vie urbaine nocturne et aux plaisirs sexuels. L'emploi qu'elles faisaient des cosmétiques, associés aux déguisements et aux postiches, constituait un style culturel spécifique et provocateur, voire une contreesthétique. Il semble bien, par exemple, que la rougeur du teint, naturelle ou provoquée artificiellement, était pour une partie des ouvrières un idéal esthétique. Les joues rouges, liées à un comportement tapageur et turbulent, contrastaient fortement avec les figures pâles des femmes de la moyenne bourgeoisie. D'autres ouvrières se mettaient de la poudre pour jouer les « dames » à telle enseigne que divers employeurs — allant du gérant de grand magasin à la maîtresse de maison — interdisaient cet usage (4). En ce qui concerne les femmes noires, les données

Mémorial : An indispensable Home Book for the Wife, Mother, Daughter, Boston, 1850 : Dr J.H. EVANS and H. TEMPER, Beauty's Note Book. A Comprehensive Collection of Formulas, New York, 1884 ; G. VlCKERS, The Secret of Beauty, or Hints for the Toilet, Bridgeport (Connecticut), vers 1891. Voir également les dossiers concernant les cosmétiques dans la Warshaw Collection of Business Americana, Archives Center, National Muséum of American History (cité infra sous la référence « Warshaw »), riche collection de dessins publicitaires, d'affiches, de brochures et d'éphémérides.

(3) L. BANNER, American Beauty, op. cit., p. 42-44, 119 ; A.J. COOLEY, Instructions and Cautions Respecting the Sélection and Use of Perlumes, Cosmetics and Other Toilet Articles, Philadelphie, 1873, p. 428.

(4) A propos de la sous-culture des ouvrières, voir C. STANSELL, City of Women : Sex and Class in New York, 1789-1860, New York, Knopf, 1986 ; et K. PEISS, Cheap Amusements : Working Women and Leisure in Turn-of-the-Century New York, Philadelphie, Temple University Press, 1986.

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CULTURE DE MASSE ET DIVISIONS SOCIALES

sont encore plus réduites ; Gwendolyn Robinson soutient cependant que l'élégance et la parure étaient des idéaux entretenus par les femmes noires d'après la guerre de Sécession, pour lesquelles et les signifiaient liberté et respectabilité. Si chez elles la question de la toilette concernait surtout la chevelure, il semble probable qu'elles aient fait usage de certains cosmétiques, particulièrement de fabrication ménagère (5).

Quels qu'aient pu être les types d'utilisation des produits de beauté, leurs consommatrices manifestaient au XIXe siècle une très grande réticence à l'égard des cosmétiques fabriqués à des fins de distribution commerciale. On redoutait entre autres les dangers que pouvaient représenter pour la santé des cosmétiques prétendument « brevetés », terme qui les associant aux prétentions démesurées souvent suivies de résultats catastrophiques de bien des médicaments brevetés. Les consommateurs américains étaient de plus en plus sensibles aux dangers que représentaient des produits frelatés, ainsi que les contrefaçons auxquelles se livraient des négociants peu scrupuleux. Dans le cas des produits de beauté, de telles peurs se trouvaient renforcées par la tradition séculaire qui voulait que l'arsenic, la cérusite et d'autres produits toxiques soient employés dans la fabrication des poudres et des vernis. Les manuels d'instructions domestiques conseillaient souvent aux femmes de devenir, comme l'écrivait l'un d'entre eux, « leurs propres fabricants — car ne n'est pas seulement affaire d'économie, mais affaire de sécurité ». Et en effet, comme l'indique Karen Haltunen, les produits de beauté étaient idéologiquement compris dans une critique d'ensemble qui visait le commerce en général, avec ses pratiques de l'artifice et de la tromperie (6).

Les critiques formulées à l'encontre des produits de beauté au nom de la santé et de la sécurité étaient liées à un ensemble de réticences puissantes, quoique moins bien définies, relatives au fait d'être « peinte ». D'un côté, pour beaucoup d'Américains, les produits de beauté étaient associés à l'idée des débordements aristocratiques, du luxe antidémocratique, ainsi qu'à l'autocomplaisance féminine. L'artifice était la façon d'être de ces élégantes parasitaires prêtes à sacrifier santé et devoirs familiaux à des occupations frivoles et égocentriques. D'un autre côté, et plus profondément, la « femme peinte » signifiait la prostituée : femme immorale, femme publique, extérieure aux normes d'une société bourgeoise qui valorisait le foyer et la pureté de la femme. La « peinture » servait de ligne de démarcation entre respectabilité et promiscuité, politesse bourgeoise et vulgarité populacière. Dans la mesure où les déterminations culturelles de l'appartenance sexuelle furent produites et délimitées par l'élaboration culturelle des notions de classe et de race, il est certain que les produits de beauté ont contribué de manière

(5) G. ROBINSON, Class, Race and Gender : A Transcultural, Theoretical and Sociohistorical Analysis of Cosmetic Institutions and Practices to 1920, thèse de Ph. D., Université de l'Illinois, Chicago, 1984, chap. 2.

(6) L. MONTEZ, The Art of Beauty ; or Secrets of a Lady's Toilet, New York, 1853, p. XII-XIII et 47 ; A.J. COOLEY, Instructions and Cautions..., op. cit. : K. HALTUNEN, Confidence Men and Painted Women : A Study of Middle-Class Culture in America, 1830-1870, New Haven, Yale University Press, 1983.

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K. PEISS

significative à la signalisation extérieure de ces frontières. Dès lors, l'industrie naissante des cosmétiques dut affronter un problème spécifique : prendre en compte les divisions sociales et leurs indicateurs culturels (7).

A la fin du XIXe siècle, la production de cosmétiques destinés à la vente demeurait limitée. Le recensement des entreprises effectué en 1889 ne mentionne que 157 sociétés travaillant principalement à produire des parfums et des cosmétiques. Alors qu'en cette période nombre de produits de consommation trouvaient un marché national, l'industrie des cosmétiques connaissait un développement laborieux. Il est intéressant de faire la comparaison avec ce qui se passait dans le cas des spécialités pharmaceutiques et des savons, deux types de produits qui, tout comme les cosmétiques, sont en relation avec le soin du corps et de l'apparence. La distribution de ces produits donna naissance à de grandes entreprises qui développèrent la production de masse, la distribution au niveau national et des campagnes nationales de publicité dans les années 1880. Les cosmétiques, cependant, demeurèrent un petit secteur de l'activité économique, restant essentiellement l'affaire de PME et dépourvu d'identité distinctive. Il faudra attendre les années immédiatement antérieures et immédiatement postérieures à la Première Guerre mondiale pour que ce secteur industriel s'accroisse de façon substantielle. En 1914, 496 sociétés travaillaient à la fabrication des parfums et des cosmétiques, pour une production dont la valeur totale avoisinait 17 millions de dollars ; en 1919, si le nombre des sociétés ne s'était accru que faiblement, passant à 569, la valeur totale de leur production s'était accrue dans des proportions gigantesques, passant à près de 60 millions de dollars (8).

La segmentation de l'industrie

La fabrication industrielle de produits de beauté destinés à la commercialisation est issue de la convergence au milieu du XIXe siècle de plusieurs activités très différentes : la fabrication des produits pharmaceutiques et des fournitures pour drugstores, les initiatives prises au niveau local par les pharmaciens, et aussi l'essor des salons de beauté.

(7) Pour des analyses qui se réfèrent aux interactions entre appartenance de classe et appartenance sexuelle au XIX'siècle, voir C. STANSELL, City of Women, op. cit., et N. HEWITT, « Beyond the Search of Sisterhood : American Women's History in the 1980s », Social History, 1985, p. 299-321.

(8) Pour des statistiques sur l'industrie des cosmétiques, voir U.S. Bureau of the Census, Census of Manufactures : Patent and Proprietary Médianes and Compounds & Druggists' Préparations, Washington (DC), Government Printing Office, 1919 : et Toilet Requisites, juin 1921, p. 26. Sur l'industrie des produits pharmaceutiques, voir J.H. YOUNG, The Toadstool Millionaires : A Social History of Patent Médianes in America before Fédéral Régulation, Princeton, Princeton University Press, 1981 ; et S. STAGE, Female Complaints : Lydia Pinkham and the Business of Woman's Medicine, New York, 1979. Sur la question des savons, voir R.L. et CL. BUSHMAN, « The Early History of Cleanliness in America », Journal of American History, 1988, p. 1213-1238.

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CULTURE DE MASSE ET DIVISIONS SOCIALES

Les fabricants de spécialités pharmaceutiques brevetées produisaient certains cosmétiques, particulièrement ceux qui prétendaient avoir des vertus thérapeutiques. En outre, les sociétés qui fabriquaient la parfumerie, les essences, les extraits de parfums, les huiles essentielles et les fournitures des pharmaciens, incluaient quelques cosmétiques parmi leurs articles. Ceux-ci arrivaient au public par les circuits de distribution traditionnels, qui comprenaient les drugstores, les magasins et la vente ambulante. Seul un petit nombre de ces produits — tels que l'extrait de parfum Pond ou le baume de magnolia Hagan — parvinrent à acquérir une distribution au niveau national et à se faire un nom.

Plus ordinaires étaient les centaines de pharmaciens et de coiffeurs qui, au plan local, préparaient artisanalement leurs propres poudres et crèmes, avec des matières premières qu'ils achetaient aux marchands de gros ou à des intermédiaires. Les catalogues des plus importants grossistes en matière de produits pharmaceutiques, pour prendre cet exemple, ne comportent à l'époque que quelques cosmétiques fabriqués de façon industrielle ; par contre, on y trouve tout un échantillonnage d'huiles, de cires, de poudres, de produits chimiques, de colorants et de parfums entrant obligatoirement dans les recettes de fabrication des cosmétiques. A la fin du XIXe siècle, la quantité de produits de beauté fabriqués uniquement à destination d'un marché local ou régional dépassait de très loin celle des produits ayant accédé à une distribution nationale (9).

S'il est exact que la diffusion des premiers produits de beauté élaborés industriellement passa d'abord par l'intermédiaire des drugstores pour atteindre le grand public, c'est l'« esthétique » — et l'exploitation commerciale qui en fut faite par les propriétaires d'instituts de beauté, les fabricants de cosmétiques, les magazines féminins et les détaillants — qui entraîna le marché des produits de beauté dans une mutation fondamentale. L'esthétique fut la médiation essentielle entre une culture féminine défiante à l'égard de la poudre et de la peinture et une autre qui les adoptait. Les esthéticiens commencèrent dans les années 1880 à populariser l'idée que se faire belle devait être pour la femme une sorte de rite. Les salons de beauté étaient à l'origine des endroits destinés à l'apprêt et à l'ornementation de la chevelure ; mais à partir des années 1890 ils avaient diversifié leurs services jusqu'à inclure les soins du visage et des mains, ainsi que des massages. Au moment de leur apogée, ces salons de beauté offraient aux femmes de la haute et de la moyenne bourgeoisies toute une gamme de services destinés à leur mieux(9)

mieux(9) ce qui concerne les formules mises au point par les pharmaciens, voir J.H. NELSON, Druggists' Hand-Book of Private Formulas, 3€ édition, Cleveland, 1879'; C.E. HAMUN, Hamlin's Formulae, or Every Druggist His Own Perfumer, 1885. Les catalogues commerciaux nous renseignent sur les fournitures de gros mises à la disposition des pharmaciens : voir par exemple W.H. Schieffelin & Co., General Priées Current of Foreign and Domestic Drugs, Medicines, Chemicals..., New York, mars 1881 et Bolton Drug Co., Illustrated Price List, vers 1890, tous deux aux Archives Center, National Muséum of American History : Brown, Durrell & Co., The Trade Monthly, Boston, janvier 1895 ; d'autres renseignements dans le Trade Catalogues at Winterthur, 1750-1980, Clearwater Publishing Co., sur microfilm. Pour une histoire générale de l'industrie, voir E. KREMER et G. URDANG, Kremer's and Urdang's History of Pharmacy, 4e édition, Philadelphie, 1976.

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être et à leur relaxation (10). Mais des femmes aux moyens plus réduits avaient également accès à l'esthétique, à une échelle il est vrai plus modeste : ce fut particulièrement important dans le cas des Afro-Américaines ; de fait, celles-ci furent à l'avant-garde en ce qui concerne les traitements et les produits destinés à la peau et aux cheveux, amenant à la création de l'une des principales branches économiques dirigées par les Noirs aux États-Unis.

L'origine du « segment de classe » de l'industrie des cosmétiques réside dans le développement de la culture de l'esthétique pour l'élite ainsi que pour les femmes blanches appartenant aux couches montantes de la bourgeoisie ; ce développement fut l'oeuvre de femmes entrepreneurs comme Elizabeth Arden, Helena Rubinstein et Dorothy Gray. Leurs salons de beauté, situés dans de prestigieuses rues vouées au commerce de luxe et dans de coûteuses stations de villégiature furent les lieux où elles créèrent méthodiquement un univers paradoxal fait de discipline et de complaisance, de thérapie et de luxe (11). Pour des femmes à qui l'on avait si longtemps ordonné de sacrifier leurs désirs, au bénéfice de leur mari et de leur famille, l'attrait du message était irrésistible. Elles pouvaient satisfaire au vieux précepte : « C'est un devoir que d'être belle », tout en cédant au chant des sirènes d'un message consumériste rénové, qui leur disait, pour employer les mots de la cosmétologiste Susanna Cocroft, « n'ayez pas honte de désirer être belles» (12).

Curieusement, les esthéticiens n'étaient en général pas favorables au maquillage. Ils insistaient sur le fait que la voie menant à la beauté naturelle passait par l'oxygénation, l'entretien de la forme physique, les régimes et les bains. Madame Yale, qui est le type accompli de la vulgarisatrice, mettait les femmes en garde contre « la fascination à l'égard de la mode et les lubies des créateurs d'artifices ». Pour les esthéticiens, comme pour de nombreux Américains au XIXe siècle, le visage était une fenêtre ouverte sur le moi, et des problèmes de teint étaient l'indice d'une vie désordonnée, déséquilibrée. Aussi Susanna Cocroft demandait-elle aux femmes : « Votre teint est-il net ? Exprime-t-il la netteté de votre vie ? Avez-vous sur la peau des décolorations ou des taches — symboles d'imperfections au-dedans de vous ? » Les salons de beauté promettaient une transformation qui était intérieure autant qu'extérieure, idée qui avait des résonances profondes dans la culture de la bourgeoisie américaine (13).

(10) L. BANNER, American Beauty, op. cit., p. 28-44, 202-205. Voir également A. HARD, « The Beauty Business », American Magazine, novembre 1909, p. 79-90.

(11) Sur les initiatrices de la cosmétologie féminine et tout ce qui concerne leurs origines et leurs débuts, voir M. ALLEN, Selling Dreams : Inside the Beauty Business, New York, 1981 ; M. FABE, Beauty Millénaire : The Life of Helena Rubinstein, New York, 1972 ; P. O'HlGGINS, Madame. An Intimate Biography of Helena Rubinstein, New York, 1971 ; A.A. LEWIS et C. WOODWORTH, Miss Elizabeth Arden, New York, 1972. Ces deux dernières biographies, écrites au fil de la plume, contiennent de passionnantes indiscrétions, mais sont, du point de vue de l'historien, assez contestables.

(12) S. COCROFT, How to Secure a Beautiful Complexion : A Practical Course in Beauty Culture, Chicago, 1911, in Cosmetics, Warshaw. Voir aussi, du même auteur, Beauty a Duty : The Art of Keeping Young, Chicago, 1915.

(13) Madame YALE, The Science of Health and Beauty, s. l. 1893 ; S. COCROFT, Beautiful Complexion..., op. cit.

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Dans les débuts, les esthéticiens ne proposaient les poudres, fonds de teint et autres produits de maquillage qu'à contre-coeur, voire avec un brin d'exaspération : « Les applications externes ne sauraient servir que d'auxiliaires et de compléments à un processus qui doit commencer en-dedans. En 1890, Madame Yale proposait à la vente une poudre liquide, du fond de teint et du rouge à lèvres sous la dénomination d'« embellisseurs temporaires ». Et de noter, non sans humeur, que ces produits étaient achetés par « beaucoup de dames [...] trop indolentes pour cultiver la beauté naturelle selon le Système Esthétique Yale », ainsi que par « des actrices et toutes celles à qui leurs inclinations et leurs ambitions rendent le "maquillage" nécessaire » (14).

Néanmoins, les instituts de beauté furent amenés, par leur dynamique propre, à faire aux cosmétiques une part plus importante. En mettant au centre des définitions populaires de la beauté le teint plutôt que le fait d'être bien bâtie ou l'harmonie des traits, ils popularisèrent l'idée démocratique selon laquelle toutes les femmes pouvaient en droit atteindre à la beauté, à condition d'avoir recours aux produits et au traitement adéquats. Cette logique conduisait à l'affirmation que toute femme avait le devoir d'être belle — par égard pour son mari et ses enfants, comme moyen d'être heureuse en affaires ou en amour — de sorte que celles qui n'étaient pas belles n'avaient à s'en prendre qu'à elles seules.

Les esthéticiens mettaient aussi au premier plan le processus permettant d'atteindre à la beauté, et non pas seulement le produit achevé ; par eux, ce processus s'introduisit dans le discours populaire — dans le milieu semi-public des instituts de beauté, ainsi que dans les pages de journaux et de magazines féminins très lus. Le développement des « systèmes » et des « méthodes » revêt une importance particulière : ces « systèmes » substituèrent en matière d'esthétique et de cosmétologie un enseignement positif à la réappropriation de traditions orales ; cela s'avéra particulièrement profitable pour un certain nombre d'entrepreneurs qui entreprirent de développer des écoles de beauté et des cours par correspondance. Mais cette notion de « système » ou de « méthode » de beauté modifia la relation entre les consommateurs et les produits, en encourageant des processus systématiques et progressant pas à pas d'application des produits de beauté. De fait, les esthéticiens remplacèrent les crèmes et lotions tous usages par une série de produits spécialisés, dont chacun était conçu pour remplir une seule fonction. Les plus audacieux d'entre eux ne se contentèrent pas de fabriquer ces produits pour l'usage domestique qu'en feraient leurs propres clientes, mais commencèrent à les mettre sur le marché pour les femmes qui n'avaient pas directement accès aux salons de beauté huppés des villes : ils diffusèrent leurs produits essentiellement par l'intermédiaire des grands magasins, des drugstores et de la vente par correspondance. Au début du XXe siècle; les hésitations des esthéticiens à l'égard des poudres et des fonds de teint diminuèrent à mesure qu'ils découvraient les possibilités de profit qu'offraient les articles de maquillage (15).

(14) YALE, Science of Health and Beauty, op. cit., p. 26.

(15) Voir note 11, ainsi que P. SCHOOL, Beauty Culture at Home, Washington (D.C.), 1914 ; E. BURNHAM, The Coiffure, Catalogue # 37, Chicago, 1908, in Hair Files, Warshaw.

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La carrière d'Elizabeth Arden, née Florence Nightingale Graham, est l'illustration typique d'un certain esprit d'entreprise qui conduisit des esthéticiens à développer le « marché de classe ». Elle commença sa carrière à New York, dans le salon de beauté d'Eleanor Adair, d'abord comme réceptionniste, puis comme employée esthéticienne, bientôt spécialisée dans les soins du visage. Elle s'associa rapidement à la cosmétologiste Elizabeth Hubbard, et toutes deux ouvrirent en 1909 un salon dans la 5e Avenue : ce salon possédait comme atouts les produits d'Elizabeth Hubbard, et les techniques de traitement mises au point par Florence Nightingale Graham elle-même. Quand leur association se rompit, cette dernière reprit le salon, le décora de façon somptueuse à l'intention d'une clientèle d'élite, et commença à améliorer les formules mises au point par E. Hubbard. C'est à ce moment qu'elle devint Miss Elizabeth Arden, nom qui lui avait paru à la fois romantique et aristocratique. Après le succès de son premier salon, elle en ouvrit d'autres dans un certain nombre d'autres villes. A l'origine, ces salons de beauté offraient les services habituels : traitement du teint, soins du visage, massages et coiffure ; mais à partir de 1915, E. Arden se lança dans le maquillage de sa clientèle, même si ce service ne figurait pas sur la liste officielle de ses prestations. En 1918, elle décida, pour augmenter ses ventes, de chercher à obtenir des commandes venant des petites boutiques d'articles de fantaisie et des grands magasins : elle faisait souvent de certains d'entre eux ses dépositaires exclusifs dans telle ou telle localité. Elle envoyait des représentantes expérimentées ou « démonstratrices » dans ces divers endroits avec pour mission d'enseigner aux vendeuses dans les différents magasins l'art et la manière de vendre ses produits. En 1920, elle avait mis au point une gamme complète d'articles qui comprenait les traitements de la peau, toute une série de produits de maquillages faciaux, commercialisés sous des noms tels que « Ardena » et « Venetian ». Selon sa biographie, vers 1925, le chiffre d'affaires hors exportation augmentait de 2 millions de dollars par an, grâce aux achats effectués par des femmes dont les familles appartenaient à la tranche des 3 % des revenus les plus élevés des États-Unis (16).

D'autres esthéticiennes douées d'esprit d'entreprise, telles Helena Rubinstein et Dorothy Gray, suivirent la même voie pour arriver au succès : elles aussi commencèrent par fonder des instituts de beauté destinés aux femmes de la bonne société, pour développer ensuite la distribution à l'échelon national d'articles qui apportaient à leur clientèle un sentiment de richesse et d'appartenance à l'élite. Au même moment, les importateurs accrurent le nombre et la qualité des produits qu'ils proposaient aux grossistes et aux détaillants. Depuis longtemps déjà, les femmes du monde pouvaient se procurer des marchandises de qualité en provenance de France et d'Angleterre, mais dès les années 1910, des entreprises de ces deux pays (telle Coty) avaient commencé à ouvrir des succursales et des bureaux aux États-Unis pour exploiter la demande croissante de produits de beauté qui s'y manifestait. Les acheteurs des grands magasins prenaient eux aussi une importance accrue, dans la mesure où ils fournissaient à la clientèle des marchanda)

marchanda) LEWIS et C. WOODWORTH, Elizabeth Arden, op. cit.

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dises à hauts prix. Avec les esthéticiens, ils constituaient des personnages d'une importance déterminante, dans la mesure où ils développaient la branche « de luxe » du marché des produits de beauté, en contrebalançant l'image de la femme peinte par des connotations de distinction, de raffinement et de prestige social. Par contre, la branche « de masse » de l'industrie des produits de beauté naquit après 1900 du commerce des pharmacies et des drugstores. Seuls quelques produits furent à même d'accéder à une distribution nationale et de faire reconnaître leur nom au-delà d'un marché local. En général, il s'agissait de crèmes et de lotions, utilisées aussi bien par les hommes que par les femmes. En voici un exemple. Aurelius S. Hinds était le propriétaire d'un drugstore à Portland (Maine). C'est là qu'il mit au point la formule de la crème de miel et d'amandes Hinds en 1872, produit qu'il distribua à l'échelon local. En 1888, mis en confiance par les succès qu'il avait déjà obtenus, il se consacra totalement à la fabrication de ses produits ; dès le début des années 1890, il était présent sur les marchés de Boston et de New York. En 1905, il mena sa première campagne de publicité au niveau national ; cinq ans plus tard, il ajoutait à sa gamme d'articles une crème de jour, ainsi que d'autres produits (17). Si les produits de Hinds, ainsi que d'autres cosmétiques destinés aux soins de la peau, s'imposaient avec succès sur le marché national, les maquillages visibles tels que les fonds de teint et les rouges à lèvres n'atteignirent avant la Première Guerre mondiale qu'à une distribution plus limitée.

La distribution des produits de beauté sur le marché de masse revêtait des formes variées. Si les drugstores indépendants et les bazars conservaient une certaine importance, particulièrement dans les petites villes, la vente des produits de beauté se trouva fortement stimulée par les nouveaux modes de distribution nationale qui voyaient le jour, sous la forme principalement de drugstores liés à des chaînes de distribution, de petits magasins polyvalents, de grands magasins et de grands organismes de vente par correspondance, sans oublier la systématisation de la vente au porte-à-porte (18). Si les drugstores indépendants demeuraient un fournisseur essentiel en matière de produits de beauté, les nouveaux magasins à succursales se montraient agressifs sur le marché, en se livrant à la promotion de produits de marque bon marché, mais aussi de produits de beauté portant leur nom. Les promoteurs qui travaillaient tant pour les drugstores indépendants que pour les drugstores à succursales cherchèrent à asseoir les profits de ce type de commerce non seulement sur la distribution de médicaments et de produits pharmaceutiques, mais encore sur la vente de produits dont le consommateur devait

(17) Toilet Requisites, octobre 1925, p. 64. Toilet Requisites, devenu par la suite Beauty Fashion, était le journal professionnel des grossistes et des détaillants de cosmétiques, d'articles de toilette et d'articles pharmaceutiques divers ; fondé en 1916, il constitue une excellente source d'informations sur les évolutions de l'industrie.

(18) A.D. CHANDLER Jr, La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Économica, 1988, chap. 7. Voir aussi S. STRASSER, Satisfaction Guaranteed : The Making of The American Mass Market, New York, Panthéon Books, 1990, et R.S. TEDLOW, New And Improved : The Story of Mass Marketing In America, New York, Basic Books, 1990.

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faire un usage quotidien : cela incluait les produits de toilette. Dans les grands magasins, les promoteurs découvrirent parallèlement que les produits et accessoires de toilette, qui comprenaient les savons, les brosses et les préservatifs au même titre que les cosmétiques et que les parfums, étaient susceptibles de faire venir une clientèle féminine ; certains d'entre eux développaient simultanément l'offre de produits de luxe et de produits de masse, les exposant dans les mêmes rayons et dans des présentoirs attirants à l'étage le mieux achalandé (19).

Les entreprises de vente par correspondance étaient à l'origine conservatrices en ce qui concerne les articles qu'elles proposaient à la vente : elles reflétaient en cela la demande de leur clientèle, essentiellement composée de ménagères et de femmes d'un certain âge vivant à la campagne ou dans de petites villes. Les catalogues de la fin du XIXe siècle regroupent de manière inconséquente les produits de beauté avec l'alimentation, les produits pharmaceutiques et les savons. Cependant, dès 1897, Sears proposait sa propre gamme de produits de toilette, qui incluait du fond de teint, du crayon à yeux, un choix de trois couleurs de poudres pour le visage, ainsi que des marques telles que Ayer, Pozzoni et Tetlow. La Compagnie Larkin, manufacture de savons qui s'était reconvertie dans le commerce par correspondance, relègue les produits de beauté dans les dernières pages de son catalogue de 1907 ; mais c'est par eux qu'elle ouvre ce même catalogue dès le début des années 1920, avec à l'appui des descriptions fleuries et des illustrations en couleurs (20).

La publicité pour les cosmétiques appartenant au marché de masse subit elle aussi de profondes modifications pendant cette période. Au XIXe siècle, rares étaient les sociétés à considérer les cosmétiques comme la base de leur activité : dès lors, elles n'investissaient que relativement peu d'argent dans le développement du marketing ou dans la mise au point de stratégies publicitaires. Les principaux supports publicitaires pour les produits de beauté étaient les cartes d'affaires, les présentations et l'affichage, ainsi que les almanachs, les enveloppes d'échantillons, les feuilles de musique imprimées et les dépliants commerciaux. Quelques entreprises faisaient la publicité de leurs produits dans les expositions et les foires internationales : la fontaine de parfum Lundborg, par exemple, fut l'attraction de la Columbian Exposition de Chicago en 1893 (21).

(19) Voir Fancy Goods Graphics, 1879-1890 ; ainsi que les catalogues de B. Altman & Co., John Wanamaker, Siegel-Cooper, Simpson-Crawford Co., R.H. Macy & Co., classés par ordre chronologique de 1880 à 1920, l'ensemble se trouvant dans Dry Goods Files, Warshaw. Toilet Requisites fournit une documentation exhaustive sur les vitrines et les étalages des grands magasins. Pour une étude générale, voir W.R. LEACH, « Transformations in a Culture of Consumption : Women and Department Stores », Journal of American History, septembre 1984, p. 319-342 ; et aussi S.P. BENSON, Counter-Cultures : Saleswomen, Managers and Customers in American Department Stores, 1890-1940, Urbana, University of Illinois Press, 1986.

(20) Sears General Catalogue, # 105 (Fall, 1897) : Larkin Co., Catalogues, # 55 (1907) et # 86 (Fall & Winter, 1921), in Soap Files, Warshaw.

(21) En ce qui concerne la publicité à la fin du XIXe siècle, voir les matériaux culturels in Cosmetics, Patent Médianes and Hair Files, in Warshaw. Pour l'analyse des changements intervenus dans la publicité, voir D. POPE, The Making of Modem Advertising, New York, Basic Books, 1983 ; R. JAY, The

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Avant 1900 cependant, la publicité dans les revues était très limitée : seules quelques entreprises faisaient de la publicité dans les magazines féminins, et leurs annonces (qui en général concernent les crèmes et les poudres, rarement les fonds de teint) étaient imprimées en petits caractères dans les dernières pages — à l'inverse, par exemple des publicités pour les savonnettes, qui s'étalaient souvent sur une pleine page et sur la couverture des magazines. Mais dans les années 1910, les campagnes nationales de publicité en faveur de certains produits de beauté démarrèrent pour de bon, et dès le début des années 1920, ce type de publicité était devenu une force dominante dans les magazines féminins (22).

A la fin du XIXe siècle, les fabricants et les diffuseurs des produits de beauté destinés à la consommation de masse répondaient de plusieurs manières aux résistances généralement répandues des femmes. Ils prenaient grand soin de souligner la sécurité de leurs produits, qu'ils cherchaient à faire bénéficier de la considération dont les valeurs de santé et de propreté étaient l'objet. Certains créditaient les poudre pour le visage et les fards liquides de vertus thérapeutiques ; ainsi, l'« inimitable » poudre Stoddart pour le visage était complaisamment présentée comme « approuvée par le corps médical ». Plus encore, il était suggéré que le caractère invisible des produits était pour la femme la garantie qu'elle ne serait pas perçue comme peinte et immorale. La poudre Ricksecker pour le visage, de Martha Washington, était « modestement invisible si on l'emploie avec discernement ». Et les fabricants de souligner le caractère naturel et inoffensif de leurs préparations en faisant souvent figurer dans leurs publicités des petits enfants au visage angélique (23).

Mais, en dernière analyse, cette stratégie publicitaire était vouée à l'échec, même si elle constituait une réponse logique aux craintes manifestées par le consommateur. En effet, la croissance de l'industrie des produits de beauté dépendait de la capacité qu'elle aurait à convaincre les femmes non seulement d'avoir recours aux cosmétiques, mais d'acheter la plus grande variété possible de produits. Cela ne pouvait être réalisé en plaidant pour le caractère naturel et invisible des produits de beauté ; bien plutôt, il s'agissait impérativement pour les fabricants de convaincre les femmes que l'artifice et la coloration franche du visage étaient des choses acceptables.

Beaucoup d'entreprises au début du XXe siècle considéraient que c'était là une idée difficile à faire avancer ; à l'instar des esthéticiens, la plupart d'entre elles soutenaient que leurs produits se contentaient d'« améliorer la nature ». Pourtant, la simple étude de l'évolution des articles disponibles à la vente montre bien l'importance croissante de la couleur. Certains fabricants qui avaient réussi à lancer sur le marché une crème ou une lotion se mettaient à créer des ensembles coordonTrade-Card

coordonTrade-Card Nineteenth-Century America, Columbia (Missouri), University of Missouri Press, 1987 ; et, pour une période plus récente, R. MARCHAND, Advertising the American Dream : Making Way for Modernity, 1920-1940, Berkeley, University of California Press, 1985.

(22) Voir à ce sujet les magazines féminins les plus massivements distribués, tels que Ladies Home Journal et Delineator, 1890-1920.

(23) Brochure de présentation des produits Rickesecker ; dépliants commerciaux pour la crème liquide maigre et la poudre maigre de Stoddart ; dépliants publicitaires pour la crème et le baume Récamier de Harriet Hubbard Ayer, tout cela dans Cosmetic Files, Warshaw.

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nés de produits, qui n'étaient pas toujours sans affinités avec la notion de « système » chère aux esthéticiens. Ils appliquaient à l'utilisation des produits de beauté une sorte de théorie des dominos : pour peu qu'une femme commence à se servir de poudre pour le visage, elle en viendrait inévitablement à s'acheter des produits complémentaires, bien que plus coûteux, comme les fonds de teint et les rouges à lèvres. De plus en plus, ils s'en remettaient à l'artifice pour atteindre la « beauté naturelle ». Les femmes étaient invitées à acheter plusieurs sortes de poudres et à en faire des mélanges pour acquérir une apparence naturelle ; ou encore à se procurer des poudres spéciales, comme la poudre violette, conçue pour l'éclairage artificiel ; ou encore à porter des rouges à lèvres assortis aux fonds de teints, de manière à réaliser cette « fleur de la jeunesse » (24).

C'est à cette époque qu'un certain nombre d'entreprises commencèrent à produire et à mettre sur le marché de nouveaux cosmétiques qui non seulement ne faisaient pas mystère de leur caractère artificiel, mais même le revendiquaient. Ainsi, à partir de 1920, des rouges à lèvres et des fards à paupières de nuances diverses firent leur apparition sur le marché. Le « mascaro », qui avait été utilisé au XIXe siècle pour rehausser à des fins diverses les cheveux blonds ou grisonnants, et qui était employé aussi bien par les hommes que par les femmes, devint le « mascara », cosmétique exclusivement destiné à la beauté des cils féminins. Les fabricants vendaient les produits de beauté dans de luxueuses garnitures faites pour être vues sur les tables de toilette, mais les produits disposés dans des mallettes étaient encore plus demandés. Dans les années 1910 apparurent sur le marché des boîtiers contenant poudre, fond de teint et rouge à lèvres, ce qui indique la faveur croissante dont bénéficiaient les produits de beauté auprès du public.

Les entreprises qui travaillaient pour le marché de masse se consacraient souvent au développement d'un seul produit, dont l'emploi à l'origine était socialement inacceptable ou du moins très controversé, et en faisaient ensuite une promotion agressive dans la presse professionnelle, ainsi que par voie de publicité au niveau national. En procédant de cette manière, elles s'adressaient à d'autres sources de légitimation que la caution d'instituts de beauté réservés à la bourgeoisie et à l'élite. En particulier, elles établissaient un lien entre leurs produits et des formes naissantes de loisirs et de culture populaires, notamment le cinéma. La promotion publicitaire des produits résolument antinaturels était particulièrement forte dans les nouveaux magazines qui visaient un public de jeunes femmes appartenant à la classe ouvrière et aux classes moyennes, comme Photoplay et True Story. Les vitrines et étalages des drugstores faisaient également fond sur l'enthousiasme suscité par le cinéma. C'est ainsi que la compagnie Maybell, pour s'en tenir à cet exemple, faisait la publicité de son unique produit, à savoir le mascara, dans les magazines et les dépliants commerciaux, au moyen de gros plans représentant des stars de cinéma aux yeux et aux cils fortement maquillés (25).

(24) Sur ces orientations, ainsi que celles signalées au paragraphe suivant, voir Toilet Requisites, 1916-1925.

(25) Voir Photoplay et True Story, 1920-1925. Voir aussi Photoplay Magazine, The Age Factor in Selling and Advertising : A Study in a New Phase of Advertising, Chicago & New York, 1922.

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La relation entre cinéma et produits de beauté était dans certains cas tout à fait directe : les spécialistes du maquillage dans l'industrie cinématographique faisaient souvent des avancées technologiques qui aboutissaient à des produits utilisés par la suite dans l'élaboration des cosmétiques d'utilisation courante. Max Factor, émigrant d'origine russe, constitue l'exemple le plus remarquable d'un « artiste maquilleur de stars » passé à l'industrie des produits de beauté destinés à la consommation de masse. Mais le « look » et le style des femmes vedettes de cinéma qui cautionnaient le port de la couleur et de l'artificiel n'étaient pas moins importants pour l'industrie des cosmétiques. Même si le théâtre a pu affecter les techniques quotidiennes de maquillage, le cinéma a eu nettement plus d'influence, non seulement à cause de son immense popularité, mais encore parce que les prises de vue en gros plan pouvaient donner une autre dimension aux lèvres, aux yeux et aux joues fortement colorés. Incontestablement, le style culturel affecté par beaucoup d'ouvrières et de « jeunettes » qui avaient l'habitude d'arborer des maquillages, des coiffures et des tenues vestimentaires à caractère provocateur se trouva légitimé et renforcé par ce qu'elles voyaient à l'écran. A la fin des années 1920, comme l'indiquent les études réalisées par la Fondation Payne, des jeunes femmes issues de catégories socio-économiques très diverses prenaient modèle, que ce soit en matière d'utilisation des produits de beauté ou de comportement général, sur les images que leur présentait le cinéma. Exploitant leurs relations avec l'industrie cinématographique, les entreprises actives sur le marché de masse des produits de beauté firent de la séduction une partie intégrante de l'identité féminine (26).

Le secteur afro-américain de l'industrie des produits de beauté se dégagea à la fin du XIXe siècle : il avait partie liée avec le développement général du marché afro-américain. Avec un pouvoir d'achat plus restreint encore, du fait de la misère, que celui des travailleurs blancs, la plupart des Noirs n'avaient guère d'argent à dépenser pour des biens autres que ceux nécessaires à la simple survie. Toutefois, l'émergence d'une bourgeoisie noire, les phénomènes liés à la migration de Noirs, ainsi que le développement de la ségrégation raciale dans les villes, incitèrent un certain nombre d'entreprises à développer des activités spécifiques en direction des consommateurs noirs (27). Dès le début des années 1890, plusieurs sociétés, dont par ailleurs les propriétaires étaient des Blancs, s'intéressèrent au marché potentiel que représentait la communauté noire pour les produits de beauté. Par exemple, la Lyon Manufacturing Company, dont le siège se trouvait à Brooklyn, et qui commercialisait des spécialités pharmaceutiques, se mit à faire de la publicité pour son tonifiant pour cheveux Kaitharon à l'intention des femmes noires par le biais des almanachs et- des dépliants. Ce produit était

(26) Voir par exemple Toilet Requisites, mars 1925, p. 46, à propos de l'utilisation d'une scène tirée du film « Male and Female » pour une présentation de produits à la vitrine d'un magasin. Sur la façon dont les femmes réagissaient au cinéma, voir H. BLUMER, Movies and Conduct, New York, 1933, p. 30-58 ; et K. PEISS, Cheap Amusements, op. cit.

(27) V. BROUSSARD, Afro-American Images in Advertising, 1880-1920, mémoire de M.A., George Washington University, 1987.

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présenté comme étant de nature à raidir les cheveux crépus, et avait la caution de prêtres, d'hommes politiques et d'enseignants afro-américains (28).

Beaucoup plus important à cette époque se révèle toutefois le développement d'instituts de beauté et d'industries liées aux soins des cheveux et de la peau dont les propriétaires étaient des Noirs. Des personnages tels que Anthony Overton, Annie Turnbo Malone et Madame C.J. Walker furent parmi les entrepreneurs américains les plus florissants sur le marché des crèmes pour visage, des lotions pour cheveux, et autres produits. Plusieurs petites entreprises dirigées par des Noirs émergèrent du commerce d'articles de drugstores, tandis que d'autres étaient dès le départ des petites sociétés spécialisées dans les cosmétiques. Anthony Overton, qui en 1916 avait mis sur pied l'une des plus importantes entreprises administrées par des Noirs aux États-Unis, avait commencé sa carrière comme colporteur, et l'avait continuée comme fabricant de levure de boulangerie. Il se tourna vers les produits de beauté quand la formule de poudre pour le visage élaborée par sa fille obtint un certain succès dans leur communauté. Utilisant les réseaux de distribution qu'il avait déjà organisés, Overton vendit sa « poudre extra-brune pour visage » au porte-à-porte grâce à une véritable armée de démarcheurs (29).

Plus significatif encore, cependant, est le cas de ces femmes entrepreneurs qui lancèrent une pratique esthéticienne spécifique en direction des AfroAméricaines. Les instituts de beauté offraient aux femmes noires d'intéressantes perspectives d'emploi à l'intérieur d'un marché du travail marqué par la ségrégation sexiste et raciale ; ce genre d'entreprise ne demandait qu'une faible mise de fonds, la formation professionnelle y était facile, et la demande considérable. On pouvait faire fonctionner des salons de beauté dans des maisons individuelles, dans des appartements ou dans des petites boutiques — donc à peu de frais —, et les produits pour l'entretien des cheveux et de la peau destinés à des marchés locaux pouvaient être confectionnés dans la cuisine d'un particulier. Comme les drugstores, les magasins à succursales multiples et les grands magasins refusaient souvent de s'installer dans les quartiers où demeurait la communauté noire, le porteà-porte et la vente dans les salons de beauté constituaient les formes dominantes de la distribution. La publicité restait en général limitée aux journaux « noirs » ; cependant, de grandes entreprises telles que Poro achetèrent des espaces publicitaires dans un grand nombre de ces journaux partout dans le pays, parvenant ainsi à réaliser une forme de publicité au niveau national (30).

Annie Turnbo Malone, fondatrice de Poro, Madame C.J. Walker, ainsi que d'autres, frayèrent le chemin au développement de systèmes esthétiques visant à garantir aux femmes noires des cheveux lisses et faciles à entretenir. Le racisme des blancs avait symboliquement associé la prétendue « infériorité naturelle » des

(28) Lyon Manufacturing Company, « What Colored People Say », brochure, et Afro-American Almansc 1897, Patent Medicine Files, Warshaw.

(29) On trouvera l'analyse la plus complète de l'industrie « noire » des cosmétiques chez G. ROBINSON, Class, Race and Gender..., op. cit. Sur ce qu'elle dit d'Overton, voir p. 313-339.

(30) On trouvera des indications sur la publicité pour les produits de beauté dans les journaux noirs. Claude A. Burnert Papers, Chicago Historical Society, particulièrement le carton 262.

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Noirs avec une apparence extérieure marquée par des cheveux désordonnés, « tirebouchonnant » (kinky) et par une tenue vestimentaire débraillée. Comme l'a montré Gwendolyn Robinson dans l'étude qu'elle a consacrée à l'industrie afro-américaine des produits de beauté, l'imputation culturelle de promiscuité dont les femmes noires étaient l'objet leur faisait accorder une importance toute particulière au fait de paraître respectables. Pour ces femmes, l'entretien des cheveux, y compris le défrisage, constituait un signe extérieur de réussite personnelle et de progrès de la communauté, et avait valeur de réponse au dénigrement dont la femme noire était l'objet de la part des Blancs. Les instituts de beauté, dans leurs arguments publicitaires, soutenaient cette opinion et en tiraient parti. C'est ainsi par exemple que Madame Walker s'offrit une page entière de publicité dans un journal en 1928, qui s'ouvrait par le titre suivant : « Remarquable progrès de la race de couleur — Grâce à l'amélioration de sa présentation » (31).

Comme leurs homologues Blancs, les principaux responsables d'entreprises de produits de beauté destinés aux femmes noires mirent au point des gammes complètes de produits pour la peau et de cosmétiques à l'époque de la Première Guerre mondiale : celles-ci comprenaient des crèmes pour le visage, des décolorants et des poudres. Certains de ces produits et de ces systèmes de beauté, notamment ceux qui servaient à raidir les cheveux et à décolorer la peau, firent l'objet de vives controverses parmi la communauté noire. Ils déclenchèrent un débat sur l'adoption par les Noirs des critères esthétiques qui prévalaient chez les Blancs, ainsi que sur les différences de couleurs. L'usage des produits de beauté ne fit donc pas que poser le problème de la détermination de l'appartenance sexuelle (avec la constitution d'une respectabilité féminine), mais posa aussi le problème de la « conscience raciale », ainsi que de la résistance des Noirs à la domination des Blancs.

Les instituts de beauté afro-américains répondirent à ces questions de façon complexe : ils adhéraient aux critères esthétiques dominants tout en affirmant que leur profession avait un rôle essentiel à jouer dans la promotion d'ensemble de la communauté noire. Contrairement à leurs homologues blancs, les salons de beauté afro-américains manifestèrent un souci authentique de servir les intérêts de leur communauté : Walker et Malone assurèrent la formation à leurs méthodes de milliers de femmes noires qui devinrent représentantes, propriétaires de salons ou démonstratrices ; leurs dépliants publicitaires et leurs brochures ne cessaient de rappeler leur action en faveur de l'emploi pour les femmes noires et du progrès économique de la communauté afro-américaine. Confrontée à l'insuffisance du nombre des points de vente, C.J. Walker s'employa à établir des relations avec

(31) Ibid., 280-282, 347-411, 515. L'annonce de Walker parut dans le numéro de Wklahoma Eagle du 3 mars 1928, Rotogravure section, in Barnett Papers, carton 262, f4. Voir aussi le dossier sur l'industrie noire des cosmétiques, Division of Community Life, National Muséum of American History ; Poro Hair & Beauty Culture, Saint-Louis, 1922, Barnett Papers. Il y avait de nombreux autres esthéticiens afro-américains : voir par exemple M.E. HOCKENHULL, Improved Methods in Beauty Culture. First Lessons, Pine Bluff (Ark.), 1917 ; et W.T. McKissick & Co., McKissick's Famous Universal Agency or System, Wilmington (Del.), s.d., in Hair Files, Warshaw.

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les organisations féminines et avec les églises : elle organisait des ventes promotionnelles, des démonstrations et des soldes dont le produit allait à ces organisations. Enfin, il est probable que les méthodes de vente pratiquées — au porte-àporte, ou par l'intermédiaire de démonstratrices de salons qui écoulaient des produits de beauté auprès de leurs voisines et de leurs amies — renforçaient le réseau de soutien et d'assistance mutuelle qui est partie intégrante de la culture des femmes noires. L'interpénétration de l'industrie des produits de beauté et de certains aspects de la vie communautaire et politique des Noirs est une caractéristique qui la différencie fortement du secteur « blanc » de cette même industrie (32).

Culture de masse et élaboration des déterminations d'appartenance sexuelle, de classe et de race

Par-delà leurs différences d'origines, de modes de distribution et de marchés, les trois branches de l'industrie des cosmétiques mirent au point un grand nombre de produits similaires et rencontrèrent, pour une large part, les mêmes problèmes. La profession se retrouva unie pour déterminer certains aspects de l'identité sexuelle de la femme, pour redéfinir les conceptions les plus répandues de la respectabilité féminine, tant au plan sexuel qu'au plan social, d'une façon qui permette d'inclure l'utilisation des produits de beauté ; elle se retrouva unie, enfin, pour renouveler les définitions de la beauté féminine, les transposant en idéaux que seul l'emploi de produits de beauté pouvait permettre de réaliser. Quelle que fût l'appartenance sociale ou raciale des consommatrices, les trois secteurs de l'industrie des produits de beauté façonnèrent, aussi bien dans leur publicité que dans leurs techniques de vente, une relation nouvelle entre le paraître et l'identité féminine ; ils le firent en valorisant l'extériorisation de l'identité sexuelle, procédé qui correspondait fortement à des tendances manifestées par la culture de masse (33).

Ce qui avait été pour les esthéticiens un processus de transformation simultanée du moi intérieur et de l'apparence extérieure devint, entre les mains de l'industrie des cosmétiques du XXe siècle, le « makeover ». Par opposition à makeup (maquillage), makeover a ici le sens de « métamorphose », « transfiguration ». (Note du traducteur.) Le maquillage se flattait d'offrir à chaque femme les instruments qui lui permettraient d'exprimer son « vrai » moi, et du moins de faire des essais jusqu'à ce qu'elle l'ait trouvé. Les produits de beauté avaient pour fonction de communiquer ce « vrai moi » à autrui, et l'emplissaient d'un sentiment d'estime et de légitimité. L'attention inédite portée par les fabricants de cosmétiques aux

(32) G. ROBINSON, Class, Race and Gender..., op. cit., p. 449-551.

(33) Voir W.I. SUSMAN, Culture as History : The Transformation of American Society in the Twentieth Century, New York, 1984, particulièrement « "Personality" and the Making of Twentieth-Century Culture », p. 271-285.

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valeurs de la personne et de la nouveauté, à l'idée qu'il était possible de se trouver et de se changer soi-même, les amena à entreprendre la réorientation de leur industrie : il s'agissait désormais d'éloigner celle-ci de la pratique des esthéticiens et de la rapprocher de la « mode », ce qui rendait possible la création d'une infinité de « looks » et une prolifération non moins infinie de produits (34).

Mais le lien ainsi établi entre l'individualité, la capacité d'expression personnelle et la respectabilité de la femme prenait des significations différentes selon le contexte dans lequel les produits de beauté étaient distribués. Il n'est pas question d'entreprendre ici l'analyse des divisions de classe et de race qu'impliquaient les différents messages culturels émis par l'industrie des cosmétiques ; je me permets néanmoins de suggérer l'une des directions que cette analyse pourrait prendre : à savoir la tension entre l'apparence de respectabilité anglo-saxonne et l'exploitation de l'exotisme « étranger ».

L'industrie des produits de beauté au début du XXe siècle avait beau se réclamer d'idées associant le maquillage à la libre expression de la femme, dans le même temps elle s'avérait incapable de transcender le problème de classe qu'avait soulevé l'identification établie au XIXe siècle entre « peinture » et immoralité. La partie orientée vers le « marché de classe » de l'industrie avait longtemps souligné le degré de respectabilité et de raffinement qu'il était possible d'obtenir grâce aux régimes destinés à l'entretien de la peau ; désormais, elle employait les mêmes arguments pour justifier l'utilisation du maquillage et des artifices. L'estampille « français » sur les produits importés comptait particulièrement pour leur conférer « chic » et distinction. Jusqu'à 1906, date à laquelle le Food and Drug Ad (Loi sur l'alimentation et les produits pharmaceutiques) interdit les contrefaçons et les fausses appellations, les sociétés américaines présentaient volontiers leurs produits comme ayant été fabriqués à Paris (35). A partir de 1906, elles recoururent à des dénominations commerciales aux consonances étrangères et aristocratiques, ainsi pour la gamme de produits Valaze de Rubinstein ou Ardena de Arden ; ou encore, elles prétendaient utiliser des recettes françaises. Bien qu'elles fissent fabriquer leurs produits aux États-Unis, E. Arden et H. Rubinstein faisaient usuellement référence aux pratiques des Parisiennes en matière de produits de beauté et les citaient en exemple aux Américaines. Dès 1919, les principaux agents chargés de la publicité au plan national pour les cosmétiques, et en particulier les marques importées, avaient adopté la « publicité d'atmosphère », dépeignant la vie des gens riches et célèbres. Les poudres libres et compactes Dorin, par exemple, se virent associées aux sources de Saratoga, à l'Opéra de Paris et aux courses de chevaux d'Ascot : « Certes, les utilisatrices de. La Dorine ne peuvent toutes appartenir aux

(34) Voir, comme exemple de cette réorientation, les épreuves des annonces publicitaires concernant la poudre Armand pour le teint, 1916-1932, in Armand Co, N.W. Ayer Collection, Archives Center, National Muséum of American History.

(35) Voir American Perfumer, 1906-1908, pour un compte rendu détaillé des effets produits par le Food and Drug Act. Voir aussi Bureau of Chemistry, General Correspondence, Record Group 97, Entry 8, Archives Nationales. Pour une analyse générale, voir J.H. YOUNG, The Médical Messiahs. A Social History of Health Quackery in Twentieth-Century America, Princeton, Princeton University Press, 1967, chap. 1 à 3.

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clubs les plus distingués (smart) ; mais toutes, elles aspirent à partager, autant qu'elles le peuvent, le délicat raffinement du monde à la mode » (36).

Les images du raffinement et de la promotion sociale étaient également employées par les entreprises qui vendaient leurs produits aux femmes noires, mais cette stratégie commerciale doit être replacée dans le double contexte des stéréotypes raciaux et des aspirations spécifiques des Noirs. C'est ainsi que les publicités faites pour le compte de la très florissante Overton — Hygienic Manufacturing Company, par exemple — représentaient des femmes à la peau claire et d'allure distinguée, et flattaient davantage les aspirations à la respectabilité et à la distinction que le goût de l'élitisme. A l'opposé, la Kashmir Chemical Company's Nile Queen Cosmetics (une entreprise à direction noire qui eut une courte existence à la fin des années 1910 et au début des années 1920) utilisait pour ses publicités des femmes habillées à la dernière mode, assises devant des tables de toilette ou dans des automobiles. Ces publicités faisaient écho à celles des principaux magazines (37).

Les entreprises qui travaillaient en direction du marché de masse insistaient sur l'idée que la métamorphose (makeover) était un moyen de promotion sociale, et prétendaient que la réussite personnelle d'une femme était fonction de son apparence. Comme le faisait observer la brochure éditée par l'une de ces entreprises : « Prenez dix jeunes filles ordinaires dans une usine : grâce à l'utilisation judicieuse de préparations telles que Kijja, ainsi que des articles de toilette appropriés [...] vous parviendrez en peu de temps à les rendre aussi jolies et attrayantes que n'importe laquelle ou presque de dix autres jeunes filles choisies parmi les couches les plus riches de la société. [...] S'agissant de jeunes filles issues de classes sociales différentes, la question n'est pas tant la beauté que la façon dont elles sont arrangées. » C'est une histoire analogue que suggère la publicité pour la crème dépilatoire Zip, parue en 1924 : une femme au teint mat, dont l'apparence est celle d'une émigrante originaire de l'Est ou du Sud de l'Europe, parviendra à se faire accepter socialement (sous-entendu : de ses amis américanisés) en se débarrassant des poils superflus (38).

Un certain nombre de fabricants, particulièrement dans la branche « de classe » de l'industrie, cherchèrent à se dissocier de toute pratique cosmétologique susceptible d'être comprise comme « populaire » et « vulgaire ». C'est ainsi par exemple que, dans la presse spécialisée, des éditoriaux s'insurgeaient contre la pratique consistant à se maquiller dans les endroits publics, c'est-à-dire à montrer l'artifice ; un écrivain projeta même de mener une campagne en direction du personnel employé à la vente, afin qu'il engage les clientes à ne pas utiliser trop de poudre.

(36) Toilet Requisites, août 1919, p. 10 et avril 1919, p. 3.

(37) Enveloppe-échantillon de « High Brown Face Powder » de l'Overton Hygienic Manufacturing Co., in Collection de Cartes postales de Curt Teich, Lake Country Muséum, Wauconda (Illinois) ; Kashmir Chemical Co., publicité pour les cosmétiques « Nile Queen » (Reine du Nil), carton 4, fl & f2, in Claude A. Burnett Collection, section des imprimés et des photographies, Chicago Historical Society.

(38) Comtesse CECCALDI, Secrets and Arts of Fascination Employed by Cleopatra, The Greatest Enchantress of Ail Time, si, Tokolon Co., années 1920, in Cosmetic Files, Warshaw ; publicité pour Zip, Toilet Requisites, avril 1924.

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Les brochures éducatives et les magazines féminins se montraient particulièrement directifs dans leurs mises en garde contre un usage abusif des produits de beauté : le fait de se poudrer le nez dans les restaurants ou chez les commerçants « vous fait remarquer comme ayant peu d'éducation », notait l'un ; un autre condamnait « ces filles qu'on voit tous les jours dans les rues avec le visage peinturluré comme des Indiennes sauvages ». Un autre observait, à propos des lèvres peintes en rouge vif : « Vous ne pouvez pas vous permettre de vous rendre ridicule si vous avez entrepris de réussir, ou si vous voulez plaire à un homme DIGNE DE CE NOM » (« a REAL man ») (39). Ces propos étaient autant de réactions aux habitudes de maquillage des jeunes femmes, et particulièrement au genre « maquillé » que se donnaient certaines femmes appartenant à la classe ouvrière.

Comme l'indique la référence précédente aux « Indiennes sauvages », les fabricants devaient tenir compte non seulement de l'identification culturelle entre l'usage de la « peinture » et des artifices et l'appartenance à une classe sociale, mais aussi de tout un ensemble de connotations profondément enfouies à propos de la race, du statut ethnique et de la couleur de la peau dans la société américaine. Les fabricants qui visaient le marché de masse, par exemple, avaient souvent recours à des images exotiques représentant des peuples étrangers, quand il s'agissait de faire de la publicité pour des produits qui n'avaient pas de place distinctive dans la culture bourgeoise blanche. On pourrait à ce sujet établir une comparaison instructive avec l'industrie du savon, qui créait des publicités associant la propreté avec la colonisation et avec la suprématie des Anglo-Américains blancs. Au contraire, les fabricants de cosmétiques utilisaient des images d'Américaines d'origine indienne, égyptienne, turque ou japonaise, ainsi que d'origine européenne, pour obtenir l'adhésion des Américaines réticentes à une culture globale en matière de soins de beauté. Cette fascination exercée par tout ce qui était étranger et exotique, fascination nourrie par l'impérialisme occidental, se retrouve tout au long de la culture américaine de la fin du XIXe siècle — ce dont témoigne, par exemple, l'engouement suscité par la « Petite Egypte » à la Columbian Exposition de 1893(40).

Entre les mains des fabricants de produits de beauté, l'exotisme continua tout au long du XXe siècle à manifester sa puissance. Les annonceurs mirent au point des récits sur l'histoire des soins esthétiques, récits qui négligeaient la tradition grecque et romaine au profit de l'Egypte et de la Perse. Cléopâtre était quasiment devenue une figure thuriféraire, et figurait en bonne place dans la publicité de chaque secteur du marché. Les images de « vamps » exotiques étaient très fré(39)

fré(39) Secret of Charm and Beauty, op. cit., p. 19, 22-23 ; N. VlNlCK, Lessons in Loveliness : A Practical Guide to Beauty Secrets, New York, Longmans, 1930, p. 46 ; Toilet Requisites, avril 1920, p. 21, et juin 1921, p. 30-31.

(40) Cf. des dépliants commerciaux sur le savon allemand de Hoyt et sur I'« eau de Floride » de Murray & Lanham, respectivement dans les Soup Files et dans les Cosmetic Files, Warshaw. Dans Amusing the Million : Coney Island at the Turn of the Century, New York, Hill & Wang, 1978, J.F. KASSON analyse l'intérêt que les classes moyennes portaient à l'exotisme ; je remercie encore James Gilbert pour ses précieuses suggestions sur ce point.

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quemment utilisées pour la promotion des produits de maquillage bon marché, particulièrement pour les fonds de teint, les fards à yeux et le mascara (41).

Les publicitaires liaient également les « types étrangers » à la réalisation de l'identité féminine que devait permettre l'emploi des produits de beauté. La campagne publicitaire de la poudre Armand pour le teint en 1928-1929 invitait les femmes à « se trouver », au moyen d'un système de questions-réponses mis au point par « un psychologue célèbre qui est également un expert renommé en matière de beauté » ; cependant, l'individualité se trouvait noyée dans une typologie qui associait de façon codée l'apparence extérieure et la personnalité au moyen d'euphémismes à connotation éthique : Godiva, Colleen, Mona Lisa, Sheba, Sonya, Chérie, Lorelei, et, bien entendu, Cléopâtre (42).

En même temps, l'industrie des cosmétiques, à tous les niveaux, émettait des messages culturels qui, contradictoirement, faisaient un lien entre la blancheur de la peau, la réussite sociale et le raffinement. Cette question devint l'objet de controverses particulières à l'intérieur de la communauté noire lorsqu'apparurent les crèmes blanchissantes et les poudres claires pour le visage. Des produits portant des noms tels que « Black-No-More » (« Ne plus être Noire ») ou « Tan Off » (« Ôter le hâle »), qui souvent étaient fabriqués dans les entreprises blanches aussi bien que dans les entreprises noires, se référaient ouvertement aux critères esthétiques européens, ainsi qu'à l'opinion selon laquelle les Afro-Américains à la peau claire réussissaient mieux que les autres et, dans le cas des femmes, avaient plus de chances de plaire à un éventuel mari. D'autres produits faisaient appel à des sentiments plus ambivalents : la lotion Golden Brown, par exemple, avertissait les utilisatrices en ces termes : « Ne vous laissez pas abuser par les prétendus "éclaircissements de peau" ». La compagnie prévenait que son produit « ne blanchira pas votre peau — car c'est une chose impossible à faire » ; cependant, prétendaitelle, la lotion donnait « un teint doux, léger, brillant et lisse » qui serait « un atout dans la vie sociale et professionnelle » (43).

Il est toutefois essentiel de noter que des crèmes éclaircissantes, produites tant par le secteur « de classe » que par le secteur « de masse » de l'industrie, faisaient l'objet d'une large publicité également en direction des femmes blanches. Jusqu'au milieu des années 1920, date à laquelle apparut l'engouement pour le bronzage, les crèmes éclaircissantes étaient réputées permettre d'acquérir une pâleur de teint synonyme de distinction, de présence au foyer, de « protection » par rapport au travail, de conformité aux critères exigeants de l'élite, et de supériorité anglo-saxonne. La plupart du temps, les publicités abordaient cette question de

(41) Voir par exemple CECCALD1, Secrets and Arts of Fascination..., op. cit. ; Kashmir Médical Co., Nile Queen Cosmetics, Barnett Papers. L'engouement suscité en 1923 par Toutankhamon s'avéra bénéfique pour l'industrie des produits de beauté : voir Toilet Requisites, mars 1923, p. 25 et la page non numérotée après la page 32.

(42) Épreuves pour les annonces publicitaires Armand, Ayer Book, p. 382, particulièrement l'annonce n° 10039, 1929, N.W. Ayer Collection.

(43) Publicité pour la lotion Golden Brown, New York Age, 7 février 1920, p. 5. Ce type d'annonce publicitaire abonde dans la presse afro-américaine ; voir, par exemple, Crane & Co., New York Age, 5 janvier 1905, p. 4 ; M.B. Berger & Co., New York Age, 14 janvier 1909, p. 3 ; Black-No-More, New York Age, 16 juillet 1914.

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manière oblique ; il arrivait cependant qu'elles le fassent très directement. C'est le cas d'une publicité de la fin du XIXe siècle pour le baume de magnolia Hagan, une crème éclaircissante destinée aux Blanches ; elle fait apparaître une série de silhouettes qui utilisent des signifiants physiognomoniques pour amener l'idée d'une équivalence entre la peau claire et la distinction anglo-saxonne. Sur ces images, quand la femme utilise le produit, ce n'est pas seulement un changement de sa couleur de peau qu'elle obtient : mais l'ensemble de ses traits subit une transformation qui la fait passer de la campagnarde stéréotypée à la lady distinguée. Quelques dizaines d'années plus tard, le fabricant de cosmétiques Albert Wood pouvait déclarer tout à fait ouvertement : « Une personne blanche n'aime pas les peaux noiraudes ou semblables à celles des mulâtres : dès lors, s'il vous faut passer beaucoup de temps à l'extérieur, utilisez régulièrement la crème maigre pénétrante Satin Skin pour garder à votre peau sa blancheur naturelle » (44).

Qu'une attention si franche et si explicite ait été prêtée à la race et l'appartenance ethnique dans une industrie largement vouée à la coloration de la peau ne saurait surprendre si l'on se rappelle le contexte historique de l'époque : l'immigration massive de populations qui apparaissaient comme « différentes » des premiers immigrants originaires de l'Europe occidentale, et dont on craignait qu'elles fussent inassimilables ; une sensibilité croissante aux questions de « race », sensibilité exacerbée par l'officialisation de la ségrégation, la montée de la violence à l'encontre des Noirs, les mouvements migratoires de ceux-ci vers le Nord, et aussi, bien sûr, par le « racisme scientifique » — qui comprenait le progrès humain, y compris l'accession à la beauté, comme s'incarnant dans des types ethniques et raciaux, avec au sommet de la hiérarchie les Blancs d'origine anglo-saxonne. Mon hypothèse est que l'industrie des produits de beauté a repris historiquement des discours portant sur l'appartenance de classe, de nationalité, de race et de sexe — discours porteurs de sentiments de peur, d'anxiété et même de haine de soi, conscients ou inconscients, mais profondément ancrés — et qu'elle les a déplacés dans des domaines rhétoriques paisibles : en l'espèce, elle les a transposés dans un langage de la « couleur » et du « type », dans une rhétorique du « naturel », de F« expressivité » et de l'« individualité » (45).

L'industrie des produits de beauté a produit une « culture de masse », laquelle a joué un rôle spécifique dans la détermination de l'identité féminine ; mais elle ne l'a pas fait à partir d'une seule source ou d'un seul produit. Les différents secteurs de l'industrie se firent l'écho d'un ensemble d'images et de définitions culturelles de la féminité, les unes traditionnelles, les autres naissantes ; images et définitions elles-mêmes traversées par des déterminations de classe et de race. De diverses façons, l'industrie fonctionna avec ces images, les retravaillant de façon

(44) Lyon's Manufacturing Company, « The Secret of Health and Beauty », brochure, in Patent Médianes file, Warshaw ; A.F. W00D, The Way to a Satin Skin, brochure, Détroit, 1923, p. 8-9.

(45) Cf. F. JAMESON, « Reification and Utopia... », art. cit.

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à répondre à ce que ses animateurs percevaient des craintes et des désirs des consommatrices. En dépit de leurs différences, les secteurs « masse », « classe » et « afro-américain » de l'industrie déployèrent des efforts convergents pour faire de certains arrangements des traits du visage autant de signifiants — le « look » d'une personne — et pour en faire l'expression et l'essence de l'identité féminine.

En même temps, la composition de cette sémantique du visage — et son sens pour les différents producteurs et récepteurs — variait selon la classe et surtout selon la race. Chaque secteur de l'industrie travaillait avec un matériau culturel de base spécifique à une classe et à une race. Les esthéticiennes afro-américaines n'avaient guère de rapports avec la partie de l'industrie qui était dominée par les Blancs (et ceci est resté vrai jusqu'à une période récente, à partir de laquelle certaines compagnies comme Revlon se sont tournées de façon très offensive vers le « marché ethnique »), et pas davantage d'influence sur les consommatrices blanches. Les entreprises visant le marché de masse et le marché de luxe s'influencèrent par contre réciproquement en termes d'évolution des produits, de techniques de marketing et de publicité. « Classe » et « masse » n'étaient cependant pas des catégories reflétant des divisions sociales rigides ou des marchés dépourvus d'interpénétrations ; des ouvrières s'offraient occasionnellement des poudres ou des crèmes « de luxe », et il est certain que les produits de beauté en vente dans les drugstores étaient achetés par des femmes appartenant aux milieux sociaux les plus variés. Le secteur « de classe » pesa néanmoins d'un poids déterminant, tant en ce qui concerne la manière dont l'industrie a appréhendé ses marchés que celle dont elle a fait la promotion de ses produits, ainsi que pour les représentations de la forme qu'elle leur a attachés (46).

Les analyses consacrées à la culture de masse oblitèrent fréquemment la complexité du contexte social dans lequel cette culture a été produite et reçue. Le présent exemple nous conduit à penser que de telles études doivent être plus attentives à la spécificité historique des industries qui se consacrent à la production et à la distribution de masse. Les structures propres de chacune de ces industries, ainsi que les diverses cultures professionnelles ont conduit à mettre en forme les matériaux culturels de façons diverses et souvent contradictoires. Les créateurs de la culture de masse, liés à des contextes spécifiques, répondent par force (bien que pas toujours d'une manière consciente) à la diversité et aux divisions sociales, à partir desquelles ils élaborent leur idée du marché. Cette réponse peut consister à fabriquer des messages culturels uniformes, du genre de ceux que nous associons le plus communément à l'idée de « culture de masse » ; cela n'a cependant rien de nécessaire ni d'inévitable, comme nous l'avons vu dans le cas de l'industrie des produits de beauté. Les études qui seront dans l'avenir consacrées à la formation de la culture de masse nous semblent donc devoir être sous-tendues par une réflexion sur l'appartenance à un sexe, à une race et à une classe, telles qu'elles se composent et se recomposent historiquement.

(46) Pour des comparaisons avec l'Europe, cf. G. DUBY (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV, Paris,

Le Seuil, 1985, et t. V, ibid., 1987, ainsi que P. BOURDIEU, La distinction, Paris, Éditions de Minuit,

1979, et les deux numéros spéciaux d'Actes de la recherche en sciences sociales sur « masculin féminin », mars et juin 1990.

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De la production à la réception de la culture de masse

par Marianne DEBOUZY

Les 14 et 15 octobre 1988 s'est tenu à Paris, sous le patronage de la Fondation Maison des Sciences de l'Homme, un colloque organisé par Le Mouvement Social et International Labor and Working-Class History sur le thème « Culture de masse et classe ouvrière, 1914-1970 ». Ce colloque — le second d'une série co-organisée par les deux revues — réunissait des participants européens et américains (États-Unis et Canada). Après une séance consacrée à « Domaine public et domaine privé de la culture de masse en Europe démocratique, en Europe fasciste et aux États-Unis » (Adelheid von Saldern, Anson Rabinbach, Kathy Peiss), puis une autre à « La ville comme laboratoire et marché de la culture de masse » (François Garçon, Stanley Shipley, Daniel Czitrom) une séance générale fut centrée sur la théorie, le vocabulaire et l'idéologie de la culture de masse (Michael Denning, Dorothy Thompson, Michel Verret), et pour terminer une séance de synthèse tenta de faire un bilan (Yves Lequin, David Montgomery) puis de tirer quelques conclusions.

Les difficultés rencontrées ne tinrent pas uniquement aux contraintes propres à ce genre d'événement : ampleur du sujet et limite de temps ni à celles qui accompagnent maintes tentatives d'histoire comparative et qui sont liées à la périodisation : les décalages dans le temps de la naissance et du développement de la culture de masse aux États-Unis et en Europe posent problème, tout comme ceux dans les études de cette culture manifestement plus nombreuses aux États-Unis même si elles ont, pour la plupart, puisé leur inspiration en Europe : école de Francfort (Adorno, Habermas), sociologie et histoire anglaises de la culture (Richard Hoggart, Raymond Williams, Gareth Stedman Jones, E.P. Thompson) ; théories des marxistes italiens (Gramsci) et des déconstructeurs français (Derrida). Les difficultés tenaient au sujet même. Quel contenu donner à des concepts aussi problématiques que « culture de masse » et « classe ouvrière » ? Et comment penser l'articulation de leurs rapports ? Ne peut-on les penser qu'en termes négatifs ou positifs, à savoir la culture de masse a-t-elle désarmé la classe ouvrière ou lui a-telle permis de s'approprier de nouvelles armes ? Ces questions n'ont cessé de réapProfesseur

réapProfesseur américaine à l'Université de Paris-VIII.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières 31


M. DEBOUZY

paraître au cours des discussions et de susciter de nouvelles interrogations. Si le colloque n'y a pas toujours répondu, du moins a-t-il été l'occasion de faire le point sur le renouveau d'intérêt pour la recherche sur la culture de masse et d'ouvrir de nouvelles pistes.

Débats sur la culture de masse et ses effets

Dans la séance de débat général, Michael Denning (« The End of Mass Culture ») a rappelé la vogue et les orientations des études sur la culture de masse dans les années 1950-1960 et les débats très vifs auxquels elles avaient donné lieu (1). La culture de masse était apparue essentiellement comme un instrument de pouvoir, de manipulation dont les effets étaient la dégradation de la « vraie » culture et l'homogénéisation de la culture en général. Les critiques étaient nombreux mais ne formaient pas un groupe monolithique : certains s'intéressaient surtout au déclin de la « haute culture », d'autres à l'idéologie véhiculée par la culture de masse. La critique la plus élaborée était celle de l'école de Francfort (Adorno, Horkheimer) qui dénonçait les effets globalement nocifs de cette « industrie de la culture » visant au conditionnement des esprits sur une vaste échelle, à leur asservissement même dans une société où il s'agissait d'obtenir à tout prix l'intégration de la masse des individus et l'élimination de toute dissidence, de tout esprit critique (2).

La vision des critiques — marxistes ou non — de la culture de masse dans ces années-là est fortement influencée par ce qui s'est passé dans l'Allemagne nazie et se fonde sur une certaine conception des rapports de la culture de masse à ses « consommateurs ». Ces derniers sont vus comme des récepteurs passifs, entièrement dominés, manipulés par cette culture. Ils ne sont rien d'autre que les cibles des entreprises culturelles et entièrement façonnés par elles.

Cette vision des choses a été contestée à la fin des années 1970 et au début des années 1980 par une nouvelle génération de chercheurs qui ont pris leurs distances à la fois par rapport à la défense de la culture traditionnelle et par rapport au marxisme. Aux États-Unis cette remise en cause n'est sans doute pas sans lien avec la victoire de Ronald Reagan, la crise du mouvement féministe mais aussi le triomphe de la culture de masse. Selon Michael Denning on peut pren(1)

pren(1) DENNING est l'auteur de Méchante Accents. Dime Novels and Working-Class Culture in America, Londres, Verso, 1987. Sur la culture de masse la bibliographie est immense. Citons pour mémoire : B. ROSENBERG and D. M. WHITE (eds.), Mass Culture. The Popular Arts in America, Glencoe, Free Press, 1957 ; L. LOWENTHAL, Literature, Popular Culture and Society, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1961 ; H. GANS, Popular Culture and High Culture, New York, Basic Books, 1974 ; P. YONNET, Jeux, modes et masses, Paris, Gallimard, 1985.

(2) Cf. M. HORKHEIMER and T. ADORNO, Dialectic of Enlightenment, New York, Seabury Press, 1972 [1944].

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dre comme points de repère de cette critique deux essais publiés en 1979, « Reification and Utopia in Mass Culture » de Fredric Jameson et « Deconstructing the "popular" » de Stuart Hall. Pour le premier les produits culturels de masse sont à la fois « idéologiques » et « utopiques ». Ils expriment d'une façon indirecte ou dégradée les aspirations réelles des consommateurs à un monde différent et meilleur. Pour le second, la culture de masse n'est ni exclusivement une forme de contrôle social ni une forme d'expression de classe mais un enjeu de lutte (3). Aux yeux des « nouveaux critiques » les concepts de la critique de la culture de masse sont historiquement datés et il faut élaborer une nouvelle théorie qui tienne compte de plusieurs facteurs négligés dans les années 1950. Les consommateurs ne sont pas uniquement passifs, ils réagissent aux produits et aux entreprises culturels et ces réactions peuvent prendre des formes diverses. L'idée d'une culture de masse imposée par les dirigeants ou les industriels fait place à l'idée d'une interaction entre consommateurs et produits culturels, d'une ambivalence dans l'usage de cette culture qu'il faut explorer plus avant. D'autant que les groupes sociaux ne sont pas homogènes, qu'il faut faire la part des différences sexuelles, par exemple, et se poser la question de savoir si les deux sexes sont affectés de la même manière ou non par la culture de masse et s'ils réagissent différemment.

C'est également dans cette séance que Dorothy Thompson développa l'hypothèse selon laquelle la culture de masse est le moyen par lequel une idéologie acceptable a été imposée par la classe dominante à la classe ouvrière. La culture de masse est alors vue comme le « vecteur d'une idéologie du consensus qui satisfait suffisamment les aspirations d'une majorité de la population dans toutes les classes de sorte que les zones de conflit sont localisées et la polarisation évitée ». Elle rappela qu'en Grande-Bretagne les conditions de F apparition de la culture de masse avaient été le développement d'un système d'État de scolarisation obligatoire, l'implantation d'un système national de diffusion des journaux, puis de la radio et de la télévision, enfin la substitution d'une langue standard aux langages et dialectes locaux.

Par la suite Dorothy Thompson devait revenir sur le fait que le conflit entre les classes n'est pas seulement politique et économique mais qu'il est aussi culturel. Prenant l'exemple du Chartisme, elle souligna que ce mouvement avait proposé une culture alternative et se demanda pourquoi il avait été si rapidement vaincu. Elle suggéra que la réponse est peut-être double : on peut invoquer soit la domination d'une culture bourgeoise plus puissante, soit l'apparition d'une culture de masse qui a englobé la culture ouvrière. Elle élargit alors la question :

(3) S. HALL, « Notes on Deconstructing the "popular" » in R. SAMUEL (éd.), People's History and Social History, Londres, Routledge, 1981 ; F. JAMESON, « Reification and Utopia in Mass Culture », Social Text, hiver 1979 ; citons également J. RADWAY, « The Utopian Impulses in Popular Literature : Gothic Romances and "Feminist" Protest », American Quarterly, été 1981 ; R. WlGHTMAN Fox and T.J. JACKSON LEARS (eds), The Culture of Consumption : Critical Essays in American History, 1880-1980, New York, Panthéon, 1983. Voir également J.C. PASSERON, « Introduction » à R. HOGGART, La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1957]. Sans oublier G. FRIEDMANN, Ces merveilleux instruments. Essais sur les communications de masse, Paris, Denoël-Gonthier, 1979. Pour une révision de la position d'Adorno, voir : T.W. ADORNO, « Culture Indusrry Reconsidered », New German Critique, automne 1975.

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cela est-il vrai dans d'autres pays ? Et où la culture de masse est-elle contestée ? Elle suggéra qu'elle l'était dans un certain nombre de formes artisanales fragmentées, mais pas en termes de classe.

La séance permit encore de poser le problème de l'évolution des catégories culturelles utilisées. Au cours du débat Lawrence Levine rappela les conditions historiques dans lesquelles sont apparus aux États-Unis les concepts de highbrow et de lowbrow et comment leur usage a évolué avec les transformations du concept de culture (4). Il insista sur le fait que les frontières entre les différentes cultures (culture d'élite/culture populaire) sont floues et nullement fixes. Il en conclut que les historiens devraient être particulièrement attentifs au contenu du concept de culture de masse.

Il sembla à Pierre Bourdieu que les intervenants utilisaient des mots socialement et historiquement connotés sans les avoir suffisamment définis et analysés. Pour lui, la priorité était que l'historien analyse le rapport à son objet surtout lorsqu'il s'agissait d'aborder le problème de la culture de masse ou de la culture populaire car le risque était grand de tomber dans le piège du populisme (de transfuge ou d'aristocrate) (5). La critique des concepts s'imposait d'autant plus que la tendance était grande, dans ce domaine, d'utiliser des concepts projectifs. Il était impossible de faire l'économie de la théorie si l'on voulait aborder la question des rapports de la culture de masse et de la classe ouvrière. « Le malheur de la discipline historique », a-t-il conclu, « c'est que la théorie est pour elle un hobby, un supplément d'âme, alors que la théorie est dans la construction des statistiques, des documents ».

Les interactions entre le public et le privé

Dans sa communication « Mass-Culture : the Political and Cultural Striving for "Good Morals" in the Weimar Republic », Adelheid von Saldern, de l'Université de Hanovre, analysa l'apparition de la culture de masse en Allemagne pendant les années 1920. La nouvelle culture de masse était symptomatique du changement des valeurs sociales à l'époque, marquée par l'effondrement du système wilhelminien. Mais elle fut perçue de manière différente par divers groupes sociaux. Aucun n'accepta la nouvelle culture telle quelle et chacun s'efforça de la transformer pour l'adapter à ses propres fins et à ses idéaux.

Adelheid von Saldern distingua plusieurs fractions dans la bourgeoisie. La bour(4)

bour(4) LEVINE, Highbrow/Lowbrow : The Emergence of Cultural Hierarchy in America, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1988. Pour un autre point de vue voir J. HlGHAM, « The Reorientation of American Culture in the 1890s », in Writing American History, Bloomington, Indiana University Press, 1972.

(5) Cf. C. GRIGNON et J.C. PASSERON, Sur les cultures populaires, Séminaire de l'E.H.E.S.S., Cahiers du C.E.R.C.O.M., 1982, et id., Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1989.

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geoisie « moralisatrice », idéaliste et réformiste, avec une aile libérale et une aile conservatrice, semble avoir été particulièrement influente culturellement. Soucieuse des effets négatifs de cette nouvelle culture et désireuse d'« élever » la moralité, le goût et les manières des masses, elle tenta d'« ennoblir » la culture de masse et pour ce faire obtint l'adoption d'une loi qui permit de censurer des films ou d'empêcher la diffusion de livres considérés comme pornographiques. La bourgeoisie d'avant-garde et l'intelligentsia critique avaient des préoccupations plus esthétiques qui n'excluaient pas cependant des positions politiques. Cette bourgeoisie-là était divisée quant à l'attitude à avoir devant le cinéma — vu par certains comme une forme de « non-culture » et par d'autres comme une « nouvelle culture ». La bourgeoisie d'affaires était surtout intéressée par les avantages et les profits qu'elle pouvait tirer de ces nouveaux moyens culturels — films, radio, livres bon marché. Les bourgeois nationalistes, eux, s'inquiétaient de la dégénérescence qui menaçait le peuple allemand exposé à cette nouvelle culture. Ils militèrent donc pour la censure. Par ailleurs cette fraction de la bourgeoisie mit rapidement la main sur l'industrie du cinéma et comprit les potentialités que recelait la culture de masse. Le mouvement ouvrier, quant à lui, divisé entre sociauxdémocrates et communistes, considérait la culture de masse comme un instrument de dépolitisation des distractions de la classe ouvrière. Les communistes étaient particulièrement hostiles aux films qui déferlaient sur le public allemand dans les années 1920 et qui leur apparaissaient avant tout comme un moyen de domination et de décervellement du peuple. Devant la popularité du cinéma, ils tentèrent de créer une compagnie qui produirait des films susceptibles d'éduquer les masses, mais ce fut un échec. Conséquence de la concentration dans l'industrie cinématographique : la plus grande firme (U.F.A.) tomba rapidement aux mains des nationalistes puis des fascistes.

La radio, qui, à partir de 1923, joua un rôle important, fut elle aussi l'enjeu des rivalités des différents groupes sociaux qui cherchaient à influencer ses programmes. Les uns voulaient « élever » leur niveau, les autres diffuser de nouvelles formes d'expression littéraire, les nationalistes tentèrent d'y faire souffler l'esprit allemand. Quant aux sociaux-démocrates ils étaient divisés sur les façons d'utiliser la radio à des fins éducatives.

Parallèlement, la littérature de masse, faite d'histoires policières et de romans d'aventures au Far West, connut une diffusion croissante à l'époque. Considérée comme dégradante et dangereuse pour la culture et la famille, elle fut l'objet d'attentions répétées de la part des différents groupes. Les réformistes obtinrent l'adoption d'une loi visant à protéger la jeunesse, la bourgeoisie d'avant-garde, pour sa part, combattant cette loi. Les bourgeois réformistes et d'avant-garde s'unirent par ailleurs pour attaquer la bourgeoisie commerciale. Les sociaux-démocrates auraient souhaité faire participer les masses à la haute culture mais ils s'adressaient de moins en moins aux ouvriers. Quant aux communistes, qui s'adressaient aux ouvriers qualifiés et non qualifiés, ils tentèrent de créer un roman populaire de gauche mais sans grand succès. Ainsi, malgré les attaques dont ils étaient l'objet, les romans à quatre sous (dime-novels) continuèrent à être massivement lus.

Adelheid von Saldern s'est également intéressée au mode de vie et à la vie

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privée pendant la République de Weimar, ainsi qu'aux effets sur la sphère domestique de la production de masse du mobilier et de l'habitat. Avec la bourgeoisie d'avant-garde favorable au modernisme, la bourgeoisie réformiste et moralisatrice fit des efforts pour changer les formes traditionnelles de l'habitat, imposant une plus grande simplicité dans le décor et le mobilier, un style de vie mieux adapté aux appartements nouveaux. La bourgeoisie d'avant-garde s'investit dans la création d'un nouveau langage esthétique dont le Bauhaus est devenu le symbole. La bourgeoisie commerciale, elle, chercha à répondre aux désirs des masses qui n'acceptaient pas les produits d'avant-garde. Les nationalistes se prononcèrent évidemment en faveur d'un style national et régional, alors que les sociaux-démocrates étaient plutôt favorables au fonctionnalisme. Mais en fin de compte le nouveau style affecta peu les logements ouvriers parce que ces nouveautés étaient trop coûteuses par rapport à ce que l'on pouvait bricoler dans les vieux quartiers de la ville.

Ainsi chaque groupe avait ses propres fins en vue desquelles il tenta d'utiliser la nouvelle culture de masse pour modeler les esprits, les « élever ». Mais les efforts du mouvement ouvrier pour contrer cette nouvelle culture ou se l'approprier furent voués à l'échec.

Selon Adelheid von Saldern, à l'époque dominait l'idée que l'on pouvait totalement prédire les effets de la culture de masse sur les masses, ce qui lui apparaît comme une naïveté. Car la bourgeoisie n'avait pas la possibilité de contrôler totalement la réception de cette culture. Les consommateurs ne pouvaient être complètement manipulés : ils déterminaient eux-mêmes la façon de consommer cette culture. Ce qu'Adelheid von Saldern souligne, c'est le caractère « polyvalent » de la culture de masse qui peut fonctionner de façon différente dans des contextes politiques différents et, d'autre part, le lien entre culture de masse et enjeux politiques et culturels de pouvoir.

La communication d'Anson Rabinbach, maître de conférences à la Cooper Union « The Reader, the Popular Novel and the Imperative to Participate : Réfactions on Public and Private Expérience in the Third Reich » traita des rapports de la vie privée et de la sphère publique à l'époque nazie. Il partit du fait que le régime nazi détruisit les formes traditionnelles de la politique et de la solidarité sociale en les remplaçant par une culture officielle. En conséquence l'individu eut tendance à se retirer dans la sphère privée. C'est surtout la classe ouvrière qui fut privée de ses organisations et soutiens institutionnels et qui donc fut atomisée par le recours à des formes non-politiques d'accommodation au nouvel ordre.

Selon certains historiens, par exemple Jan Kershaw, les gens ont cherché à se retirer dans une vie privée non politisée et ce retrait pourrait être identifié à une « migration intérieure ». Rabinbach critique ce point de vue qui met l'accent sur la « normalité » de la vie quotidienne à l'époque et sépare dangereusement la sphère privée du monde extérieur. Il existe, selon lui, une interaction entre les deux sphères et il faut reproblématiser le rapport entre la vie quotidienne et le politique. Son hypothèse, c'est que le nazisme a été capable de restructurer la vie privée à travers des images et des symboles ambigus et que l'idéologie nationalsocialiste a permis de reconstituer une utopie privée enracinée dans des structures locales, familiales et traditionnelles. Il s'est donc intéressé au phénomène de la

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lecture dans l'Allemagne nazie, la lecture lui apparaissant comme une zone de contact entre la culture officielle — qui s'exprime à travers des consignes et des interdits — et la préférence personnelle du lecteur.

Pour retracer les changements de goût des lecteurs à l'époque nazie, Anson Rabinbach s'appuie — entre autres — sur deux enquêtes de type très différents : l'une menée par une organisation féminine nazie parmi ses adhérentes, l'autre par des bibliothèques municipales de Leipzig parmi leurs lecteurs.

Le déclin de la popularité des romans d'aventures chez les lecteurs ouvriers accompagne l'apparition d'un nouveau genre, le roman historique, qui connaît une popularité croissante. Rabinbach avance l'hypothèse selon laquelle ce type de roman permettrait de réconcilier les goûts divergents de publics divers. Il examine en particulier la popularité d'un roman de Josefa Behrens-Totenhohl, Der Femhof, bestseller de 1934, vendu à 160 000 exemplaires en huit ans. Le roman, situé dans une Allemagne médiévale, raconte une histoire qui exalte la terre sur laquelle une femme lutte contre les forces de la nature, du féodalisme et de l'irrationnel. L'auteur met en scène des héros et héroïnes incarnant les vertus allemandes et introduit un personnage de traître, juif naturellement. Selon Rabinbach ce roman qui réconciliait les thèmes de la liberté (incarnée par la fille) et de l'autorité (incarnée par le père), de la tradition et de l'utopie, de la domination et de l'insubordination, est tout à fait représentatif de cette « synthèse » culturelle d'impulsions contradictoires élaborée par les nazis. La publication de la littérature romanesque dans les cinq premières années du nazisme révèle, selon Rabinbach, l'importance idéologique de ces romans historiques populaires aux yeux des nationaux-socialistes. Les ouvriers qui jusqu'alors lisaient des livres qui les faisaient voyager dans l'espace et regarder le monde extérieur furent ainsi amenés à se tourner vers l'intérieur et à exalter la race allemande.

En conclusion, l'hypothèse centrale de Rabinbach c'est que l'idée d'une séparation nette entre sphères de la vie publique et de la vie privée n'est pas fondée. Le retrait d'une culture publique vers une culture privée, qui s'exprime par un besoin croissant de lecture de romans véhiculant des thèmes promus par les nouveaux maîtres, favorisait l'acceptation passive de leur politique. La vie privée telle qu'elle a été façonnée dans ces années-là n'était qu'une autre dimension de la politique.

Nous n'évoquerons que brièvement la communication de Kathy Peiss, présentée dans ce numéro. Elle a tenté d'analyser la façon dont la culture de masse a redéfini les notions de sexualité, de féminité, de classe et de race aux EtatsUnis, à travers le marché (ou les marchés) des produits de beauté. Comment la culture de masse influence-t-elle et transforme-t-elle les normes culturelles et quels sont les rapports entre ces normes et les divisions sociales ? Telles sont deux des questions abordées par Kathy Peiss (6).

(6) K. PEISS est l'auteur de Cheap Amusements ; Working Women and Leisure in Tum-of-the-Century New York, Philadelphie, Temple University, 1986.

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La ville, laboratoire et marché

Une troisième séance du colloque était consacrée à la ville comme laboratoire et marché de la culture de masse. On a examiné le cinéma, la boxe et les spectacles de variétés à Paris, Londres et New York.

François Garçon a mis en évidence le caractère urbain, voire métropolitain du cinéma en France (7). Le cinéma, a-t-il dit, est « rivé à la capitale », où sont situés les réseaux financiers nécessaires à l'activité du cinéma comme secteur industriel, le vivier des auteurs et acteurs ainsi que l'élite culturelle nécessaires à l'activité du cinéma comme art. La situation n'est pas identique dans d'autres pays européens.

Au cours de la discussion, il est apparu clairement qu'en Europe la culture de masse urbaine était beaucoup plus nettement coupée du monde rural qu'aux États-Unis. Si l'on prend le cas du cinéma, c'était dans les petites villes américaines que la demande était la plus forte. L'industrie du film américain a donc toujours dû prendre en compte ce public. On a, par ailleurs, évoqué les effets culturels de la pénétration du film hollywoodien en Europe, les modèles qu'il a importés et l'incapacité des États — que ce soit par la censure ou le système des quotas — à limiter l'influence de ce médium, le plus puissant des années 1920-1950. L'expansion de ce quasi-monopole n'avait pas que des raisons commerciales, mais était stimulée par un désir presque universel de ce qu'offraient les films de Hollywood. Le colloque n'a pas eu le temps de clarifier les causes profondes et les mécanismes de cet attrait, qui font actuellement l'objet des recherches de Victoria de Grazia.

Stanley Shipley a pris pour objet d'étude la boxe qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, connaissait une popularité énorme à Londres, Paris et New York. En effet, en 1914, la boxe était organisée commercialement à l'échelle internationale. Dans les trois capitales, la boxe professionnelle avait de vastes publics ouvriers, mais la boxe amateur suscitait aussi un grand enthousiasme. En Angleterre, les divisions sociales avaient longtemps marqué cette activité sportive. Mais l'existence et la vitalité de nombreux clubs de boxe en milieu populaire à la fin du siècle dernier témoignaient des profonds changements qui s'étaient opérés dans les années 1890. Jusqu'alors les clubs de boxe amateur étaient réservés à la bourgeoisie, puis ils ont proliféré dans les milieux ouvriers où la pratique inorganisée de ce sport était déjà largement répandue. Stanley Shipley met en rapport la démocratisation de la boxe avec l'amélioration du niveau de vie et d'instruction de la classe ouvrière anglaise à l'époque. Les ouvriers disposaient davantage d'argent et de temps, ils pouvaient lire les journaux qui couvraient les matches et élargissaient ainsi leur public. A l'époque, selon Shipley, le public ouvrier appréciait la compétence, l'art des boxeurs ; il était très sensible à leur style. Shipley indiqua

(7) F. GARÇON a écrit De Blum à Pétain : cinéma et société française (1936-1944), Paris, Éditions du Cerf, 1984.

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au passage que jusque vers 1950 les boxeurs et leurs managers ont souvent été des Juifs et qu'après la Seconde Guerre mondiale leur ont succédé des boxeurs d'une autre immigration, les noirs originaires des Caraïbes (8).

En conclusion, Stanley Shipley insista sur le fait que la technique de la boxe avait évolué et que le style américain s'était imposé peu à peu pour devenir la norme. Jusque dans les années 1950, la boxe était un sport caractérisé par la participation et le soutien actifs de la classe ouvrière, aussi bien dans les petites que dans les grandes salles. Mais la télévision a changé la base sociale du public et surtout elle a transformé le sport lui-même. Selon Shipley, elle l'a banalisé, en abrégeant les matches, en attirant l'attention des spectateurs sur des coups spectaculaires plutôt que sur le savoir-faire des boxeurs, en exaltant exclusivement le gagnant. Le montage des images a dénaturé la réalité des matches. En un mot, la télévision a tué l'art de la boxe et fait régresser les spectateurs.

Autre aspect de la culture de masse moderne : le monde des spectacles et de l'amusement. Dans sa communication « Mysteries of the City : Théâtre Licensing, Popular Entertainment and the Underworld in Nineteenth Century New York », Daniel Czitrom s'est interrogé sur les conditions dans lesquelles les amusements populaires ont été créés puis organisés, et comment a été façonné le contenu des spectacles qui attiraient le public populaire à New York (9). Il a tenté d'élucider les rapports entre la naissance des formes de la culture de masse et la culture de l'underworld (« le monde du vice »), la première devant beaucoup à la seconde. Selon Czitrom, la ville est un lieu où des forces multiples — les entrepreneurs, les amuseurs professionnels, les autorités chargées de réglementer leurs activités, le public... — interviennent pour définir les formes d'amusement et leur contenu ainsi que pour les domestiquer, les contrôler et en profiter. Les divertissements de masse sont à l'origine liés à « l'économie du vice ». Ils tirent en partie leur vitalité de leurs liens avec l'underworld qui leur fournit thèmes et ressources. Mais la nouvelle culture de masse cherche à se libérer de cette dépendance ou du moins à respectabiliser ses amusements qui doivent attirer un nouveau public, un public familial de classes moyennes. Si la culture de masse s'est construite à partir des amusements de l'underworld, elle s'est aussi construite par opposition à cette culture plus ancienne, considérée comme vulgaire et immorale. Malgré la volonté affichée de séparer le monde de la boisson, du jeu et de la prostitution des nouveaux divertissements, les liens ne seront jamais tout à fait coupés (10).

Pour illustrer son propos Daniel Czitrom examine les réglementations qui ont

(8) Cf. S. SHIPLEY, « Tom Causer of Bermondsey », History Workshop Journal, printemps 1983. Sur le sport comme activité de loisir, voir N. ELIAS et E. DUNNING, Quest for Excitement : Sport and Leisure in the Civilizing Process, Oxford, Blackwell, 1986, et les deux numéros spéciaux d'Actes de la recherche en sciences sociales, septembre et novembre 1989.

(9) D. CZITROM est l'auteur de Media and the American Mind : From Morse to McLuhan, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1982.

(10) Cf. également J.F. KASSON, Amusing the Million : Coney Island at the Tum of the Century, New York, Hill and Wang, 1978 ; L.A. ERENBERG, Steppin' Out : New York Nightlife and the Transformation of American Culture, Chicago, Chicago University Press, 1984.

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régi les activités des spectacles à New York au XIXe siècle ainsi que leur respectabilisation progressive. L'étude de la carrière de certains professionnels de l'amusement montre que cette respectabilité n'était bien souvent qu'une façade.

A travers l'historique de la réglementation des spectacles c'est la définition des normes du tolérable et de l'intolérable, du décent et de l'indécent, en matière de divertissement qu'il tente de reconstruire. Il cherche du même coup à répondre à la question : qui décide ? Dès le début du XIXe siècle, l'élite politique, commerciale et religieuse de la ville associe théâtre et délinquance. Le spectacle dramatique est jugé immoral. D'où l'attribution de pouvoirs accrus à la municipalité en matière de réglementation et le rôle d'associations privées telle la Société pour le Redressement des Délinquants Juvéniles. Des lois restrictives sont adoptées mais peu appliquées. Sont d'abord visés les Volkstheater allemands, fréquentés par les classes populaires grandes consommatrices de bière et d'alcool. Puis dans les années 1860 prolifèrent les concert saloons qui, comme les beer gardens, sont réputés dangereux pour la moralité publique. D'où l'adoption de nouvelles réglementations qui n'entravent pas pour autant l'expansion considérable du show business. Les règlements sont d'autant moins efficaces que la collusion entre les organisateurs de spectacles et tenanciers de bars et les forces de police est évidente. Dans les années qui suivent la Guerre de Sécession le monde du spectacle tente de s'autoréguler et de prendre ses distances par rapport au monde de la boisson et de la prostitution. A la Société pour le Redressement des Délinquants Juvéniles qui a renforcé ses pouvoirs se joignent d'autres organisations qui travaillent en coopération avec la mairie et la police urbaine.

Mais les frontières entre amusements légitimes et illégitimes sont toujours aussi floues. A côté du théâtre de variétés nouvellement légitimé, qui s'efforce de conquérir un nouveau public en donnant, par exemple, des matinées pour les femmes et les enfants, continue d'exister une culture du divertissement « non autorisée », tels les concert saloons et les dime muséums (aux attractions douteuses : monstres, etc.). Les lieux d'amusement et le contenu des attractions sont objet de négociation permanente entre les entrepreneurs, les pouvoirs de police, la municipalité et les associations privées chargées de préserver la moralité, par exemple l'influente Société pour la Prévention de la Cruauté envers les Enfants fondée en 1875. La corruption continue néanmoins à sévir et si dans ce domaine la situation n'évolue guère, dans celui des techniques il s'effectue un changement qui va révolutionner les moeurs et la culture de masse, à savoir l'apparition du film en 1896.

Culture de masse et classe ouvrière

La séance consacrée au bilan a été l'objet de vifs débats. Après avoir rappelé les innombrables (85) définitions qui ont été données de la culture dans les années passées et les débats entre historiens sur le thème de

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la culture ouvrière (11), Yves Lequin, professeur à l'Université de Lyon-II, a mis en évidence le fait que les échanges entre culture des classes subalternes et culture savante se sont faits dans les deux sens, mais il s'est demandé si les problèmes aujourd'hui ne se posent pas dans d'autres termes, car la culture de masse est de nature différente : c'est une production commercialisée (12). Il a soulevé par ailleurs la question de l'usage politique des objets culturels de masse. Les nouveaux objets culturels sont relativement neutres, mais à partir d'un certain moment ils ont été utilisés par les partis politiques. Puis Yves Lequin a opposé les pressions technologiques « dures » aux pressions culturelles « molles ». Comme exemple de la mollesse de la pression idéologique de la culture de masse il a évoqué le changement récent du rédacteur en chef du Figaro : le journal a toujours soutenu une politique de droite, mais quand il s'est aperçu qu'il perdait des lecteurs il a changé de ligne en prenant un rédacteur qui venait d'un magazine de gauche. Ce faisant le journal a privilégié la logique économique et non idéologique. La culture de masse, a poursuivi Yves Lequin, est une offre multipliée d'objets dont l'utilisation peut être fort diverse, les mêmes objets pouvant être utilisés différemment par des forces de gauche et de droite.

Dressant à son tour le bilan, David Montgomery a d'abord évoqué le problème de la délimitation du champ. Il ne faut pas réduire la culture à des produits culturels (radio, cinéma, télévision). C'est aussi un système de valeurs qui peut s'exprimer dans l'action. D'autre part, il est impossible de parler de culture ouvrière sans parler de travail, car c'est d'abord sur le lieu de travail que s'élabore cette culture.

Si l'on se réfère aux communications de Czitrom sur les spectacles populaires et de Shipley sur la boxe, on voit que bien avant l'avènement de la culture de masse la classe dominante cherchait à homogénéiser la société : cela était particulièrement visible dans le cas de la société britannique. Pour y parvenir la classe dominante a fait porter ses efforts sur trois points : le marché, l'État, la domesticité. Les relations sociales devaient être façonnées par le marché. L'État a été conçu pour établir un ensemble unique de règles et obtenir la soumission à ces règles. La domesticité c'est l'invention de la sphère privée, le domaine des femmes, sans lequel le marché ne fonctionnerait pas, parce qu'il fallait un mécanisme de socialisation, des normes de conduite.

Selon David Montgomery, les questions auxquelles il faudrait essayer de répondre sont les suivantes : de quelle façon les normes culturelles de la classe ouvrière ont-elles dévié de ce processus d'homogénéisation ? Quelles étaient les sources des valeurs de la classe ouvrière ? Il faut évidemment tenir compte du

(11) M. VERRET, La culture ouvrière, Saint-Sébastien-sur-Loire, A.C.L., 1988 ; /cf., « Où en est la culture ouvrière aujourd'hui ? », Sociologie du Travail, janvier-mars 1989 ; « Sur la culture ouvrière, à propos d'un livre de Richard Hoggart », La Pensée, juin 1972. Cf. M. REBÉRIOLK, « Culture et militantisme », Le Mouvement Social, avril-juin 1975.

(12) Sur la circulation des modèles bourgeois dans la publicité contemporaine voir J. ZURFLUH et S. CATOGNI, Besoins sociaux, idéologies et institutions de la publicité, Paris, Etudes et Documents économiques C.G.T., 1981.

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Symbole du pouvoir industriel, les « Grands bureaux des Mines de Lens » regroupaient la direction générale et l'administration. L'ensemble, dû aux architectes lillois Cordonnier, date de la « reconstruction » des années 1920, toute la région ayant été occupée et détruite pendant le premier conflit mondial. Transférés récemment à la ville, ces bâtiments abriteront des enseignements universitaires (Photo Michel Deswarte, Phot'r, Lesquin, 1984).

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fait que, comme l'a montré Amalia Signorelli dans la discussion, il y a des superpositions de traditions, de pratiques dans la culture de la classe ouvrière, liées à des influences diverses. Comment étudier les normes du comportement ouvrier ? D'abord dans le travail, parce que c'est là que se façonnent l'identité ouvrière, les solidarités ouvrières, c'est là que se dessinent les normes du tolérable et de l'intolérable. Il existe une grande diversité de normes de comportement selon les lieux de travail (voir l'étude des vendeuses de grands magasins de Susan Benson, celle des cigariers de Patricia Cooper et les ouvriers du livre de Madeleine Rebérioux) (13). La culture du travail à l'usine, dans l'atelier doit être le centre de l'attention, et l'on doit se demander comment les ouvriers ont utilisé des éléments de la culture de masse dans leur propre culture. Par exemple, dans les années 1970, on a vu les ouvriers noirs de Détroit en lutte développer des formes d'organisation, des pratiques spécifiques aux Noirs, enracinées dans des traditions de la communauté noire.

En fin de compte il lui semble qu'il faut considérer trois questions. 1) Un des éléments de base de la culture c'est la régulation de la sexualité : comment les relations entre les sexes sont-elles définies à chaque étape ? qui définit ce qui est respectable pour les femmes et les enfants ? 2) Les questions de comportement ne doivent pas être envisagées uniquement en termes de classe, car l'ethnicité, la nationalité jouent un rôle déterminant. 3) Enfin il faut s'intéresser au phénomène de la jeunesse. La classe ouvrière a une certaine conception de cette étape de la vie. Parmi les ouvriers, certaines attentes, une certaine sociabilité sont liées à la jeunesse. Quelles est la signification de ce phénomène ?

David Montgomery termine son intervention en disant qu'il a le sentiment que les ouvriers ont joué un rôle actif dans le façonnement de la culture de masse. Le trait central de cette culture c'est la suppression de la notion de classe. Les publics qui sont définis ne le sont pas en termes de classe mais d'âge et de sexe. Et pourtant la notion de classe n'est pas éliminée. Elle est même sans cesse réintroduite. Une grande partie de la critique de la culture de masse est fondée sur le présupposé que la culture de masse veut sauvegarder les apparences de la neutralité et que les anciennes formes du contrôle social (l'école, par exemple) ont été remplacées par de nouvelles formes mais celles-ci ne sont-elles pas aussi des réponses aux comportements et aux systèmes de valeur ouvriers ?

Pour Noëlle Gérôme, il faudrait s'entendre sur les comportements que recouvre l'expression « culture ouvrière ». Ensuite on devrait parler de « réinterprétation » des éléments de la culture de masse plutôt que de résistance (14). Com(13)

Com(13) BENSON, Counter Cultures : Saleswomen, Managers and Customers in American Department Stores, 1890-1940, Urbana, University of Illinois Press, 1986 ; P. COOPER, Once a Cigar Maker : Men, Women and Work Culture in American Cigar Factories, 1900-1919, Urbana, University of Illinois Press, 1987 ; M. REBÉRIOUX, Les Ouvriers du Livre et leur Fédération, Paris, Temps Actuels, 1981.

(14) Dans ses recherches sur la culture d'atelier et d'usine telle qu'elle s'exprime dans les rites, les fêtes et les convivialités, Noëlle Gérôme a mis en valeur la « présence d'une créativité culturelle populaire actuelle, non pas vampirisée par les mass média, mais originale ou intégrant et interprétant à sa manière les thèmes du show business et de la culture savante » : « Les rituels contemporains des travail43

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prendre les éléments significatifs qui ont été adoptés ou repoussés, c'est, par exemple, voir de plus près, la saisie populaire des techniques modernes, analyser les phénomènes de détournement. S'il est vrai que la culture de masse a rendu obsolètes certaines formes culturelles, elle a dynamisé certaines traditions ouvrières, par exemple, par la reprise de slogans, de modes de communication publicitaires dans les grèves, les actions collectives, les fêtes.

Rolande Trempé suggère que la résistance — active ou passive — suppose un système de valeurs. Or dans les années 1930 il y a eu crise des valeurs en milieu populaire. Elle se demande quel est alors le rôle de l'école primaire, quels éléments l'école donne aux milieux populaires pour résister à la culture de masse : les valeurs de l'école laïque qui sont inculquées alors ne coïncident pas avec la notion de classe ni avec les valeurs patriotiques.

Pour David Montgomery, la signification de la résistance ne peut être abordée sans que l'on pose d'abord le rôle de la classe ouvrière dans la création de la culture de masse. Dans quelle mesure la dynamique vient-elle d'en bas (voir l'exemple du jazz) ? Selon d'autres participants, pour explorer la résistance populaire à la culture de masse il faudrait savoir comment les gens perçoivent lés produits qu'ils utilisent et quel usage ils en font (15). Des exemples sont donnés concernant la lecture d'Autant en emporte le vent, roman perçu à l'époque en Allemagne comme une histoire de gens qui survivent à un désastre, dont les ventes dépassent beaucoup celles du roman médiéval Der Femhof (malgré son caractère national et son orthodoxie politique), ou la lecture d'une histoire de la conquête de l'Algérie, écrite à la gloire de l'Algérie française, dont un militant syndicaliste révolutionnaire avait fait sa propre lecture anti-colonialiste. On a évoqué l'usage oblique, ironique du journal, du livre ou du film par les ouvriers, la lecture différenciée des romans d'amour par divers publics féminins (16). Kathy Peiss a insisté sur la nécessité de ne pas traiter la réception de la culture de masse de façon unidimensionnelle. La consommation se différencie selon les classes, les sexes. Les systèmes de valeurs, le concept de la respectabilité sur lesquels s'appuie cette culture peuvent varier. Elle a évoqué la résistance aux produits de beauté à certaines époques aux États-Unis : par exemple, à l'époque du mouvement noir où triomphait le slogan « Black is beautiful », les noirs avaient réagi contre les produits visant à blanchir le teint et à décréper les cheveux ; ou à l'époque du mouvement féministe des femmes refusaient des produits correspondant à un certain

leurs de l'aéronautique », Ethnologie française, avril-juin 1984, p. 177. Cf. également N. GÉRÔME, « Savoir, créativité, identité sociale » in L'Impact culturel, Rapport du Commissariat général au Plan, Paris, Documentation Française, 1983.

(15) Cf. M. DE CERTEAU, « Les pratiques quotidiennes », in G. POUJOL et R. LABOURIE (dir.), Les cultures populaires, Toulouse, Privat, 1979.

(16) Cf. J. RADWAY, Reading the Romance : Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, North Carolina, University of North Carolina Press, 1984 ; A.B. SNITOW, « Mass Market Romance : Pornography for Women is Différent », Radical History Review, printemps/été 1979 ; C. BRUYÈRE, « La place du roman sentimental dans les pratiques culturelles de ses lectrices dans les États-Unis d'aujourd'hui » in Le roman sentimental, Actes du colloque des 14-16 mars 1989 à l'université de Limoges, n° spécial de Trames, 1990.

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idéal de la féminité (17). Des participants ont cependant rappelé que la résistance active à un produit n'a pas toujours la même signification. Lorsque des jeunes des milieux populaires s'opposent à l'uniformisation de la culture automobile en produisant des « voitures personnalisées » (customized cars) par ajout d'accessoires et d'ornements, n'est-ce pas une surenchère dans la consommation ?

Toujours à propos de la réception de la culture de masse, Lawrence Levine est d'avis que la question du public et de ses réactions devrait être approfondie et replacée dans son contexte historique. Sur les origines de la passivité qui serait induite par cette culture il s'est interrogé sur ce qui apparaît comme une transformation du public au théâtre, au concert, au musée à la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Selon l'expression de Richard Sennett, le public « témoin » s'est mué en public « spectateur », de participant il est devenu passif. Pour Lawrence Levine cette « domestication » du public est liée à une nouvelle conception de la culture, à l'établissement de lieux spéciaux où l'on enferme la culture, à la codification des règles qui régissent la consommation culturelle et à la volonté des classes dominantes, d'une part, de réserver la culture à une élite et, d'autre part, d'établir un « ordre culturel » au moment où elles s'efforcent d'instaurer un nouvel ordre social. Dans quelle mesure cette passivité entretenue ne s'est-elle pas étendue à la culture de masse ?

L'idée de la passivité du public a été contestée par divers participants, selon lesquels la culture de masse n'a pas nécessairement signifié moins d'intensité, moins d'enthousiasme, moins d'implication de la part du public. On a pris l'exemple du cinéma : n'a-t-il pas provoqué de multiples réactions ? Susan Benson a rappelé l'imitation du comportement ou de l'apparence des stars, l'introduction de changements dans le décor intérieur s'inspirant du modèle hollywoodien, des formes des rituels dans les rapports entre les sexes. Plus récemment, le rock n'roll et la musique pop ont donné lieu à toutes sortes de manifestations, créé des solidarités et des réseaux, en un mot donné naissance à des comportements nouveaux. Daniel Czitrom a évoqué les effets de la culture de masse, en particulier le rôle de la télévision dans le mouvement pour les droits civiques et celui de la musique pop dans l'intégration de certains groupes dans la société, dans la lutte contre le racisme.

La discussion sur la passivité et la résistance du public a fait resurgir les interrogations sur les effets de la culture de masse. Certains ont mis en valeur ses effets émancipateurs : ouverture sur de nouveaux horizons (télévision), accessibilité de la culture aux femmes (cinéma), libération des autorités et des traditions culturelles. Dans les années 1920 les mass média ont détrôné la culture et lui ont donné un contenu autre. Les gens ont même pu utiliser les films pour mettre en question l'autorité du pouvoir. Sans nier ces effets, Luisa Passerini voit dans la différenciation des publics selon le sexe, l'âge et la profession une forme de spécialisation qui tend à les enfermer chacun dans sa spécificité. Pour elle la culture de masse comporte aussi des influences anti-démocratiques, car elle repro(17)

repro(17) L. BANNER, American Beauty, Chicago, University of Chicago Press, 1983.

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pose aux gens des éléments de la culture d'élite mais en ayant supprimé le pouvoir de choix. La culture de masse est fondamentalement ambiguë et le pouvoir politique utilise cette ambivalence. Dorothy Thompson a cherché à approfondir cet aspect des choses et s'est demandée si l'accès de la jeunesse à des produits culturels bon marché et à des emplois de « jeunes » dans certains secteurs de la culture de masse a constitué une libération ou une super-exploitation. Car la jeunesse est une cible privilégiée de la publicité, elle est un marché. Dorothy Thompson a également lié l'acquisition de cette prétendue « indépendance » à la perte d'une solidarité familiale, à l'abandon d'une culture de la famille comme groupe solidaire et donc à l'abandon de mutualités réciproques.

Ainsi la discussion n'a-t-elle cessé de tourner autour de la question qui soustendait le colloque, à savoir la culture de masse a-t-elle « désarmé » la classe ouvrière et « laminé » la culture ouvrière ? Admet-on qu'il existe simultanément différents types de cultures et que la culture de masse n'a pas éliminé toutes les autres formes de culture (18) ? On en est donc revenu à s'interroger sur leurs rapports et sur l'articulation de ces rapports. Pour Madeleine Rebérioux il existe non une culture mais des cultures ouvrières et l'on doit étudier les conditions de leur survie. Pour qu'elles ne disparaissent pas de notre horizon il faut déceler ce qui existe de ces cultures dans des métiers particuliers, par exemple chez les ouvriers du livre. Cette culture se protégeait de l'école et c'était dans l'atelier qu'elle trouvait les éléments nécessaires à son élaboration. La question posée c'est : quand ?, en articulation avec quelle organisation du travail cette culture s'est-elle transformée ?

En conclusion, le colloque a mis en évidence la complexité des rapports de la culture de masse et de la classe ouvrière et souligné la difficulté d'établir des frontières entre les différents types de culture (culture de masse, culture populaire, culture ouvrière). Toute analyse doit tenir compte du caractère historique des catégories culturelles, remettre en cause un concept historiquement daté de la culture de masse mais aussi l'idée de l'autonomie des cultures : leurs rapports ne fonctionnent pas à sens unique. Les débats ont également insisté sur l'importance de la périodisation : l'historien doit distinguer l'histoire de la consommation de celle des conditions de la production de masse et de l'achat (19).

Il est essentiel d'examiner de près la réception de la culture de masse tout en sachant qu'il est très difficile d'appréhender et d'apprécier les modes de con(18)

con(18) C. LALIVE D'ÉPINAY et al., « Persistance de la culture populaire dans les sociétés industrielles avancées », Revue Française de sociologie, 1982 ; « Les cultures populaires », Colloque à l'Université de Nantes, 9-10 juin 1983 ; R. HOGGART, La culture du pauvre, op. cit. ; R. WILLIAMS, Culture and Society, 1780-1850, Londres, Chatto and Windus, 1958 ; E. and S. YEO, Popular Culture and Class Conflict, 1590-1914, Brighton, Harvester Press, 1981.

(19) Cf. D. HOROWITZ, The Moralify of Spending : Attitudes toward the Consumer Society in America, 1875-1940, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.

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sommation, les contradictions et tensions de l'expérience ouvrière dans ce domaine. Partant de points de vue différents les participants ont reconnu les ambiguïtés et les ambivalences de la culture de masse, ses aspects émancipateurs et manipulateurs, ses divers usages dans des contextes politiques différents. Si résistance il y a de la part des publics ouvriers elle s'accompagne aussi d'acceptation. « Les pratiques de détournement » (20) n'excluent pas un certain conditionnement. La culture de masse peut être réinterprétée, réappropriée, retournée par la classe ouvrière. Mais la culture ouvrière doit être examinée d'abord sur le lieu de travail et pas seulement à travers la consommation de produits culturels et les activités de loisir.

Tout examen de ces questions relève de l'art d'éviter les pièges — ceux de Pethnocentrisme culturel, du populisme et du misérabilisme. Ce colloque a montré qu'on ne saurait revenir à une réhabilitation systématiquement optimiste de la culture de masse ni faire preuve d'un respect excessif d'une culture ouvrière mythifiée qui s'apparenterait à un « discours d'autoconsolation » (21).

(20) D. ROCHE, Le peuple de Paris, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 40.

(21) J. FRÉMONTIER, La vie en bleu. Voyage en culture ouvrière, Paris, Fayard, 1980, p. 93. Voir dans le même sens un colloque d'historiens et ethnologues allemands : U. GÔSSWALD (Hg.), Arbeiterkulturgeschichte als Forschungs - und Sammlungsauftrag, Berlin-Est, Mittelungen aus der Kulturwissenschaftlichen Forschung (Humboldt-Universitat), 1990, 190 p. (notamment les contributions d'A. Lùdtke, H. Reif, W. Ruppert) et le dossier issu de notre colloque de 1988 paru dans International Labor and WorkingClass History, printemps 1990.

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Ces dernières années, l'étude la plus éclairante des rapports de la « culture de masse » avec le monde ouvrier nous a peut-être été donnée par le film anglais « Distant Voices » (1), chronique d'un quartier d'une grande ville industrielle, de la fin des années 1930 à celle des années 1950. Chronique des événements et des situations mais aussi de l'usage social, de l'incidence sur la genèse des personnalités, des chansons de la radio, de la fréquentation du cinéma, du culte des « stars », des modes vestimentaires et gestuelles propres à tel ou tel groupe d'âge, indispensables à adopter pour susciter l'admiration et le respect. Comme les oeuvres littéraires peuvent dans certains cas et sous certaines réserves critiques alimenter les recherches des historiens, l'oeuvre cinématographique, fût-elle de fiction, peut nourrir dans les mêmes conditions la réflexion ethnologique.

Dans ce film, certes, rien d'un exposé académique. Mais au cours d'une intrigue dramatique banale, la sensibilité du réalisateur (comme celle de René Vauthier dans bien de ses films, et notamment « Avoir vingt ans dans les Aurès ») fait oeuvre d'ethnologue. Il n'y a là rien d'étonnant, entre l'ethnologie et la technique cinématographique il existe des relations privilégiées, une approche commune au cinéaste et à l'ethnologue : l'observation, l'attention aux signaux sensoriels porteurs de significations à déchiffrer ou à mettre en évidence, l'obligation de maîtriser les mêmes contraintes techniques. Aussi lorsque le talent, l'intelligence, l'acuité de la perception du réalisateur, sa culture, lui permettent de dépasser les exigences de l'industrie du spectacle, le cinéma nous offre-t-il ces miracles d'émotion et de justes informations (2).

A la façon de l'ethnologue qui recherche « ce qui fait qu'un groupe humain

Chargée de recherche au C.N.R.S. Ethnologue.

(1) « Distant Voices » a été réalisé par Terence Davies en 1987.

(2) A. LEROI-GOURHAN, « Cinéma et sciences humaines. Le film ethnologique existe-t-il ? », Revue de géographie humaine et d'ethnologie, n° 3, 1948, rééd. Le fil du temps. Ethnologie et préhistoire, 1935-1970, Paris, Fayard, 1983, p. 102-109.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières 49


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agit, dans un certain temps et dans un certain espace comme un tout » (3) du « berceau à la tombe », selon la formule désormais classique d'Arnold van Gennep (4), on voit et on entend les sons et les images qui traversent la vie d'un groupe de voisinage, en jalonnant l'histoire des individus et en en structurant les aspirations et les rêves. Il y a beaucoup à réfléchir sur la phrase pensive de la mère de famille au moment du décès d'un mari tyrannique à la destinée morose : « Quand il était jeune, il chantait et il dansait si bien... »

Les limites d'un exposé et le flou d'un domaine de recherches

L'exemplarité de cette étude d'ethnographie involontaire doit sans doute beaucoup à l'essentielle polysémie des images cinématographiques et peut-être, sans jeu de mots, à l'inévitable projection de ses préoccupations par l'ethnologuespectateur. Elle a pour mérite de décrire l'incidence des produits de la culture de masse sur un groupe stable, possédant un dynamisme, des valeurs, une histoire qui lui sont propres, incidence signifiante pour les individus mêmes de ce groupe, répondant en cela à l'exigence globalisante de l'ethnologie.

L'exemple est anglais, il n'existe pas à notre connaissance, dans la production culturelle française, de production correspondant de façon aussi précise au sujet qui nous préoccupe ici (5). L'ethnologie de la France qui, à propos des domaines urbains et ouvriers, ne s'est réellement développée que dans cette dernière décennie, à quelques exceptions près, n'a pas fait des relations entre les ouvriers et la culture de masse un terrain d'étude privilégié.

Effets de l'usage social de la discipline, de l'état des connaissances, et, a écrit Marcel Maget, de « l'urgence » de la mise en oeuvre de celle-ci (6), le travail fon(3)

fon(3) LEROI-GOURHAN, « L'ethnologie », Revue de l'enseignement supérieur, 3, 1965, rééd. Le fil du temps..., op. cit., p. 97-101.

(4) A. VAN GENNEP, Manuel de folklore français, Paris, Picard, 1.1, première partie, 1943, deuxième partie, 1947.

(5) A la différence d'autres spectacles sur des thèmes analogues, certains plus anciens (« Le Bal » de J.-C. Penchenat, 1983, « Tango, l'exil de Gardel », de F.E. Solanas, 1985), d'autres exactement contemporains (« 1, place Garibaldi » également de J.-C. Penchenat), « Distant Voices » ne se fonde pas sur la diffusion populaire de chansons, de danses, de gestes et d'images corporelles ou cinématographiques à une époque. Il s'agit plutôt de montrer la rencontre de l'histoire de « la culture de masse » et des destins individuels. Au moment où nous écrivons la comédie musicale « Zazou » de Jérôme Savary utilise, quoique de façon plus lâche, le même procédé.

D'autres oeuvres cinématographiques prennent, elles, comme objet les rapports du cinéma avec son public. Après « F comme Fairbanks » de M. Dugowson (1978) on citera entre autres « Cinéma Paradiso » de G. Tornatore (1989).

(6) M. MAGET, « Remarques sur l'ethnographie française métropolitaine. But, méthodes, désignation », Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, t. LV, fasc. 2, 1948, p. 46-58, et Recherches ethnographiques sur le peuple français, conférence du 15 février 1945 à l'Union française universitaire, Paris, Union française universitaire, 1945.

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dateur de Paul-Henri Chombart de Lauwe La vie quotidienne des familles ouvrières, se référant explicitement à la démarche ethnologique (7) ne rend compte que des conditions de logement et des modes d'alimentation. Pourtant, l'univers de la culture de masse n'est pas absent du domaine de cette enquête de terrain puisque l'un des documents photographiques illustrant le « déjeuner des enfants », dans un logement analogue à celui « des petits enfants d'Aubervilliers » (8), espace pauvrement et tristement encombré, le lit du nourrisson à quelques centimètres de la table, montre trônant au centre du cliché comme au centre de la pièce un récepteur de radio, énorme, aux formes somptueuses dont le bois est le seul élément de quelque éclat dans une atmosphère où même les regards des enfants sont atones (p. 175). Ailleurs on signale l'influence de la publicité radio-diffusée sur l'achat éventuel du mobilier (p. 76) et, comme une brimade à la limite du supportable l'interdiction « d'avoir un poste de T.S.F. » (p. 77 et A. VlEILLE-MlCHEL, Les hôtels meublés de la région parisienne, Paris, C.N.R.S., 1956, p. 475) ou encore l'écoute de la radio pendant les repas, les rares fréquentations du cinéma (p. 174). Plus tard dans sa nouvelle préface de 1977 l'auteur note l'influence normalisante des différentes formes de la culture de masse sur la population ouvrière en rappelant le contenu d'un article de 1965, « Le prolétariat a-t-il disparu ?» : « Le problème le plus angoissant était celui de sa [la classe ouvrière] manipulation par les mass média, la publicité, le système éducatif, l'organisation du travail, l'aménagement de l'environnement. C'est pourquoi j'avais parlé d'un « prolétariat de soumission », d'un prolétariat relativement pourvu et « satisfait » mais toujours exploité et profondément dépouillé de lui-même » (p. 12). Paul-Henri Chombart de Lauwe reprendra plus tard ces thèmes dans La culture et le pouvoir (Paris, Stock, 1975), mais les données de l'enquête des années 1950 resteront inexploitées.

La recherche sociologique s'est déployée là où l'ethnologie de la France ne s'est pas développée, avec ce qu'elle aurait impliqué de procédures générales d'observation de phénomènes matériels et de comportements « physiquement observables » (9), allant jusqu'à la recherche des expressions des « représentations mentales » (10) et de l'imaginaire, à la mise en relations des interactions des différents

(7) P.H. CHOMBART DE LAUWE, La vie quotidienne des familles ouvrières, précédée d'une nouvelle introduction sur la classe ouvrière et les sciences sociales depuis 1950 et suivie d'une étude sur : le prolétariat a-t-il disparu ?, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 3e édition 1977 (1re édition 1956).

«... Les considérations théoriques sous-jacentes demandent à être remplacées dans le contexte de l'époque. J'avais été très frappé par l'enseignement de Mauss et, pour l'étude des budgets ouvriers, par les travaux de Halbwachs. Tout en travaillant au Musée de l'Homme, j'avais fréquenté beaucoup d'autres centres dans les domaines de la biologie, de la psychologie, de la psychiatrie, de la géographie, de l'économie. Toutefois mon rattachement principal restait la sociologie, dont je m'évadais constamment, étant déjà hanté par le goût du travail interdisciplinaire, ce qui m'a valu des démêlés épiques notamment avec Gurvitch. Il supportait mal que je puisse m'intéresser, en particulier pour mes recherches sur le milieu social et sur les structures, aux travaux de Friedmann, de Leroi-Gourhan et de Lévi-Strauss » (op. cit., P. 14).

(8) Voir le film « Aubervilliers » d'E. Lotar, 1946.

(9) M. MAGET, « Remarques sur l'ethnographie française », art. cit.

(10) M. MAGET, « Remarques sur l'ethnolographie française », art. cit.

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effets des différentes composantes de la « culture de masse », des éventuels syncrétismes avec les formes des pratiques culturelles ouvrières extérieures à celle-ci, ou antérieures à son développement. Depuis quelques années on peut certes beaucoup attendre de l'anthropologie urbaine (11).

Des années 1950 aux années 1960, à partir des travaux d'Edgar Morin sur la sociologie du cinéma, puis autour de lui et des auteurs de la revue Communications pour l'ensemble des mass média, les publications de Joffre Dumazedier en collaboration avec Aline Ripert et les grandes enquêtes de son groupe de recherches, l'étude sur les budgets-temps de Madeleine Guilbert et de Nicole Lowit, les travaux sur la presse féminine d'Evelyne Sullerot, l'étude sociologique de méthode ethnographique animée par Pierre Bourdieu sur la photographie ont jalonné un domaine et constitué un ensemble de connaissances (de la composition des publics, des fonctions attribuées aux différentes formes de la culture de masse par ceuxci) sur lesquelles pourront s'appuyer les travaux ultérieurs (12).

Les travaux des historiens auront contribué pour leur part à alimenter ce fond descriptif et analytique. Ils s'interrogent sur la spécificité des pratiques culturelles populaires et en découvrent, avant de les étudier, des ensembles cohérents de produits d'une culture de masse pré-existant à l'invention même du terme. Ainsi de l'histoire de la littérature de colportage, puis de l'histoire du livre, de l'édition, des auteurs et des lecteurs (13). Il faut ajouter encore à cela les histoires nécessairement contemporaines de la photographie, du cinéma, de la T.V., et de la radio (14), et le champ récemment ouvert par Michel Vovelle sur « l'histoire figurale » après celui de l'histoire des « intermédiaires culturels » (15).

(11) Cf. Ethnologie française, 1982, n° 2, n° spécial « Anthropologie culturelle dans le champ urbain » et J. GUTWIRTH, C. PÉTONNET (dir.), Les chemins de la ville. Enquêtes ethnologiques, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1987.

(12) J. DUMAZEDIER, A. RIPERT, Le loisir et la ville, 1.1, Loisir et culture, Paris, Éd. du Seuil, 1966. J. DUMAZEDIER, N. SAMUEL, Le loisir et la ville, t. II, Société éducative et pouvoir culturel, Paris, Éd. du Seuil, 1976. E. MORIN, Le cinéma ou l'homme imaginaire : essai d'anthropologie sociologique, Paris, Éd. de Minuit, 1956 et L'esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962. M. GUILBERT, N. Lowrr, « Enquête comparative des budgets-temps », Revue française de sociologie, 1965, n° 4. E. SULLEROT, La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1963. P. BOURDIEU (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éd. de Minuit, 1965.

(13) On trouvera une remarquable et courte synthèse de la question, accompagnée de l'essentiel de sa bibliographie in J.-Y. MOLLIER, « Le rôle de la littérature populaire dans l'évolution des maisons d'édition parisiennes au XIX< siècle », Etudes et mémoires de la section d'histoire de l'Université de Lausanne, sous la direction de H.V. JOST, t. IX, 1989 (Actes du colloque Littérature populaire, peuple et littérature, Université de Lausanne, 9 juin 1989), p. 53-87. On se reportera aussi à l'ouvrage de J. RANCIÈRE, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981, au numéro spécial du Mouvement Social, « Images des familles en France au XX' siècle », octobre-décembre 1984.

(14) P. MlQUEL, Histoire de la radio et de la télévision, Paris, 2e éd., Perrin, 1984. C. BROCHAND, COIJtribution à l'histoire de la radio, thèse de doctorat, Université Paris-VII, 1988. J.-L. MlSSIKA, D. WOLTON, La folle du logis : la télévision dans les sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, 1983. On consultera aussi les travaux du Groupe d'études historiques sur la radiodiffusion du Comité d'histoire de la radiodiffusion, et des historiens de l'Université Paris-X.

(15) Actes du Colloque « Les intermédiaires culturels » organisé par le Centre méridional d'histoire sociale des mentalités et des cultures, Aix-la-Baume, juin 1978, Aix-en-Provence, Éditions de l'Université d'Aix-en-Provence, 1980. M. VOVELLE, Histoires figurâtes, des monstres médiévaux à Wonder woman, Paris, éd. Usher, 1989.

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LES ETHNOLOGUES ET LE TERRAIN

Dans cet article où nous voudrions répondre à la question légitimement posée à la pratique contemporaine de l'ethnologie de la France, il est encore indispensable de faire le point sur ce que l'on entend aujourd'hui par « culture de masse ».

Il semble bien aussi qu'avec les décennies, la notion même de « culture de masse » ait acquis une extension plus large. Cette dénomination, brutale, oppose les cercles restreints, les objets rares de la culture des élites, à la multiplicité uniformément reproduite pour la foule du vulgaire, d'oeuvres ou d'informations diffusées sous des formes et par des émetteurs excluant — apparemment — toute distance réflexive du public. La lecture fascinée du roman de gare et la passivité hallucinée des spectateurs naïfs — croit-on — du cinéma ou de la télévision en sont les conséquences habituellement dénoncées (16). La presse populaire et l'édition bon marché, la radio et le cinéma ont constitué le premier univers des instruments de la culture de masse, s'adjoignant, en ce qui concerne la presse, la photographie. Les modes de diffusion et de réception des contenus spécifiques à ces techniques de diffusion de l'information (chansons a rêver, musiques à danser, images à frémir, à fantasmer ou à voyager) ont défini à leur tour des modalités spécifiques de références et de pratiques culturelles où l'image et le son dominent, où l'imitation paraît être le signe de la compréhension et de l'approbation, au-delà des émotions du public puissamment sollicitées (17).

Ces références et ces pratiques culturelles ont aujourd'hui dépassé les domaines de l'information politique, de la vulgarisation de connaissances, de la diffusion de la musique savante ou légère, du roman-spectacle. Elles s'étendent notamment à tous les phénomènes qui peuvent être objets d'images. La publicité sous ses différentes formes participe de la culture de masse, comme l'aménagement des « espaces habités » (18), intérieurs et extérieurs, l'apparence physique, la gestuelle, le cinéma, le vêtement, les goûts et les pratiques alimentaires, l'éducation des enfants, la maîtrise des techniques informatiques, celles de certains savoir-faire sociopolitiques, que ce soit l'animation associative de groupes de pression ou le jeu des spéculations boursières (19). Dans tous ces domaines l'observation des comportements décèle la présence, incitative ou exemplaire, de tel ou tel type d'agent de la culture de masse : images de la presse ou de la télévision dont le sens est réitéré par le discours de la radio : les activités professionnelles des personnages de « Dallas », ajustées, adaptées au rêve moyen français par l'émission hebdomadaire de la radio nationale : « Rue des Entrepreneurs ».

(16) J. BAUDR1LLARD, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1979.

(17) E. MORIN, Le cinéma..., op. cit. J.M. SECA, Vocations Rock, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988. P. YONNET, Jeux, modes et masses. La société française et le moderne, Paris, Gallimard, 1985.

(18) C. PÉTONNET, Espaces habités. Ethnologie des banlieues, Paris, Éd. Galilée, 1982.

(19) J. BAUDRILLARD, Pour une critique..., op. cit. P. BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979. F. DUBOST, « La scarole et le bégonia. Les nouveaux usages du jardin », Ethnologie française, octobre-décembre 1979, p. 365-376. M.T. DUFLOS-PRIOT, L'apparence et son bon usage dans la vie quotidienne et la presse magazine, Nantes, Cahiers du LERSCO, n° 9, 1987. A. RAUCH, « Parer, paraître, apparaître, histoires de la présence corporelle », Ethnologie française, p. 145-154. Communications, nc 46, 1987, n° spécial « Parure, pudeur, étiquette ». N. GÉRÔME, Le bonheur inquiet. L'information pédagogique des familles par la presse spécialisée, Thèse de doctorat de 3e cycle, Université Paris-V, 1978.

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N. GEROME

Si maintenant on considère les modes de pénétration du monde ouvrier par les produits de la culture de masse, pour la société française, et que l'on tente d'y appliquer une réflexion ethnologique, c'est-à-dire d'essayer d'en discerner la nature et les effets aux différents niveaux de la vie de la société « ouvrière » en se référant au schéma construit par Michel Verret dans son ouvrage essentiel La Culture ouvrière (20), on constate leur présence parmi les « organisateurs » pour les pratiques de consommation dans le temps de la « culture libre », comme « intégrateurs culturels » : « esprit du jeu », « goût du temps libre », ou « plaisir du spectacle ». Enfin la culture de masse occupe la place royale parmi « les échangeurs symboliques », le « pain de l'esprit », sur un fond « d'univers impitoyable » de « société du spectacle » (21).

Thématiques pour recomposer

une ethnologie des rapports

de la culture de masse et du monde ouvrier

Il n'est pas impossible d'imaginer une étude ethnologique classique d'une population ouvrière, culturellement homogène, les habitants d'un quartier, où l'observation des comportements, l'étude voire le recueil des supports matériels de ceux-ci, le relevé des espaces où ils apparaissent, l'analyse de leurs significations pour le groupe et pour les individus, portent préférentiellement sur les différents effets de la « culture de masse ». Dans ces vingt dernières années les principales monographies ethnologiques de quartiers ouvriers, celle de l'équipe de Gérard Althabe dans la banlieue nantaise, les études de Guy Barbichon et de Patrick Prado à Lorient, les travaux récents d'Olivier Schwartz dans le Nord (22) n'ignorent certes pas le phénomène, mais celui-ci ne constitue pas pour leur recherche une interrogation fondamentale. Mais les formes de la vie familiale, les conditions d'utilisation du logement et des équipements sociaux, les relations entre le mode de résidence et la structure de l'emploi constituent pour ces études la trame phénoménale selon laquelle s'organisera la méthode d'observation.

C'est donc en rassemblant les données d'un ensemble de travaux d'ethnologues et de sociologues qu'on essaiera de rendre compte de l'image approchée d'une ethnologie à réaliser. Car les données que nous possédons soit ne se rapportent que partiellement à l'objet qui nous préoccupe, soit, pour les sociologues,

(20) M. VERRET, La culture ouvrière, Saint-Sébastien, Ed. A.C.L., 1988.

(21) G. DEBORD, La société du spectacle, Paris, Éd. Gérard Lebovici, 1987 (1re éd. Buchet-Chastel, 1967), et Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Éd. Gérard Lebovici, 1988.

(22) G. ALTHABE, Urbanisation et enjeux quotidiens, Paris, Anthropos, 1985. M. PINÇON, Espace social et espace culturel, Paris, Centre de sociologie urbaine, C.N.R.S., 1979. G. BARBICHON, G. DELBOS, P. PRADO, L'entrée dans la ville, Paris, Centre d'ethnologie française, 1974. 0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, P.U.F., 1990.

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LES ETHNOLOGUES ET LE TERRAIN

ne l'envisagent qu'au travers de catégories trop larges et trop formelles quant à la méthode de l'ethnologie.

Les effets de la culture de masse se manifestent d'abord par la présence de ses objets, véhicules de l'information : le récepteur radio, le « poste » des années 1940, celui de la télévision, le magnétoscope, la chaîne H.F. qui remplace l'électrophone devenu comme le phonographe objet de musée, les disques de musique enregistrée, les cassettes d'enregistrement d'images ou de son qui alimentent les appareils diffuseurs, les micro-ordinateurs, les appareils photographiques, les caméras cinéma et vidéo, les journaux, les magazines, les livres... Une autre manifestation physique en est aussi l'existence, l'apparence, des boutiques où l'on acquiert ces différents objets, domestiques, de la culture de masse. Leur présence implique dans le logement un espace d'attribution, à l'extérieur de celui-ci, des lieux de négoce, des itinéraires entre les espaces de résidence et les espaces marchands. Dans les comportements quotidiens leur présence induit l'aménagement d'une place dans l'emploi du temps, le calcul d'un budget d'acquisition. Passé le seuil du logement, des espaces communs de diffusion de la culture de masse : le cinéma et le stade, de plus en plus éloignés des quartiers ouvriers (23). Les études sur le logement, l'utilisation de l'espace des grands ensembles que nous avons déjà cités rendent compte, généralement et quantitativement, de ces phénomènes à moins que comme dans les travaux de l'école de Pierre Bourdieu, elles ne les incluent dans l'étude des comportements de consommations culturelles (24). Les grandes enquêtes institutionnelles sur les goûts et les consommations culturelles des Français, les études périodiques de PI.N.S.E.E., les enquêtes « presses » du Centre d'étude des supports de publicité apportent des informations fondamentales sur lesquelles peuvent s'appuyer les observations cliniques de l'ethnographe (25). C'est ainsi qu'en 1982 les dix premiers périodiques les plus lus parmi les ouvriers étaient d'abord les trois revues « populaires » consacrées à la télévision : Télé 7 jours, Télé Poche et Télé Star, suivies pour les ouvriers qualifiés et les O.S. de Sélection du Reader's digest et, dans un ordre dispersé selon ces deux catégories, des revues d'images à sensation (Paris-Match), des revues consacrées à l'automobile et à la moto, au bricolage et aux histoires sentimentales (Nous deux et Intimité). Un seul point de discorde entre la population des ouvriers qualifiés et celle des O.S., la présence d'une revue du show-business chez ces derniers : Hit podium, celle d'une revue spécialement consacrée au bricolage chez les ouvriers qualifiés, Système D (26). Les travaux sur le décor intérieur des logements sont également une source indispensable qui permettent de constater les variations de

(23) P. GABORIAU, « Sport populaire et pratiques symboliques nouvelles », Ethnologie française, avriljuin 1983, p. 151-162. C. BROMBERGER, A. HAYOT, J.-M. MARIOTTM, « "Allez l'O.M., Forza Juve", la passion pour le football à Marseille et à Turin », Terrain, 8, 1987. Voir récemment du côté des historiens français P. FR1DENSON, « Les ouvriers de l'automobile et le sport », Actes de la Recherche en Sciences sociales, septembre 1989, p. 50-62 et Vingtième siècle, avril-juin 1990, numéro spécial.

(24) Ouvrages cités et P. BOURDIEU (dir.), Un art moyen..., op. cit.

(25) Sur ce point, on se reportera à l'excellente bibliographie de M. VERRET, La culture ouvrière, op. cit., notamment à celle de la 3e partie : « Le pain de l'esprit, les échangeurs symboliques », p. 111-166.

(26) M. VERRET, La culture ouvrière, op. cit., p. 290.

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l'importance des objets de la culture de masse, avec les années et avec les générations (27). La télévision a chassé la radio, et de l'emplacement de prestige au centre de la tablette du meuble de la pièce de réception, et de son rôle de porteur des effigies et des souvenirs familiaux pour les générations nées avant la guerre de 1940 (28), pour les autres, télévision, magnétoscope, micro-ordinateurs se voient attribuer un meuble fonctionnel, sans prestige manifeste, l'ostentation est ailleurs, dans le choix de la marque, la nouveauté et le perfectionnement technique, et, pour Olivier Schwartz, dans la configuration de l'aménagement du lieu de spectable domestique (29).

Les objets et les lieux de la culture de masse, de leur rencontre avec les ouvriers, sont aussi à l'autre pôle de leur vie, à l'usine. Radio et télé introduits en fraude aux postes et aux moments de travail vides, et répétitifs, mais aussi, depuis 45 ans les activités des sections culturelles des Comités d'entreprise qui mettent à la disposition des ouvriers et de leurs familles quelquefois les instruments de la réception ou de la production (photo-club, caméra-club), toujours les produits de la culture de masse : livres certes, et disques de toutes les musiques, cassettes « audio » de littérature orale, cassettes vidéo. Les Comités d'entreprise, on le sait, ont largement facilité la pratique du sport, la fréquentation des lieux de la culture savante dans l'espoir de la voir devenir une culture de masse. Il se tisse ainsi dans ces autres lieux des relations, des communautés d'intérêt, des révélations de compétences qui complètent ou opposent les situations vécues au travail et sur le lieu de résidence. Les études des pratiques culturelles à l'entreprise qui aujourd'hui se multiplient envisagent rarement cette relation duale qu'une étude ethnologique ancrée dans un territoire ouvrier mettrait nécessairement en évidence (30).

(27) J. DENIOT, Le décor ouvrier, thèse de doctorat d'Etat, Université de Nantes, 1987. D. PINSON, Du logement pour tous aux maisons en tout genre, Nantes, LERSCO, 1987. M. SEGALEN, « Objets domestiques de la vie ouvrière. Transmissions et ruptures dans les familles de Nanterre, 1920-1960 », Ethnologie française, janvier-mars 1987, p. 29-38. Y. BERNARD, M. JAMBU, « Espaces habités et modèles culturels », Ethnologie française, janvier-mars 1978, p. 7-20. P. BOURDIEU, La distinction, art. cit.

(28) M. SEGALEN, « Objets domestiques de la vie ouvrière », art. cit..

(29) O. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, op. cit.

« La télévision est l'une des grandes divinités du foyer ouvrier moderne [...]. L'appareil, de proportions généralement imposantes, encastré dans un meuble qui le valorise, « aspire » à lui tout l'espace du salon, les fauteuils étant tournés vers lui et lui rendant comme un culte muet avant même que les spectateurs viennent s'y loger et célébrer, soir après soir, la grande cérémonie télévisuelle. Alors le monde extérieur pénétrera dans le microscome du foyer, dans un mélange sécurisant de proximité et de distance, puisque le flux des perceptions télévisuelles s'offre de lui-même au corps tout en pouvant toujours être distancé et manipulé » (p. 95).

(30) R. SAINSAULIEU, L'identité au travail. Les effets culturels de l'organisation, Paris, Presses de la F.N.S.P., nouv. éd. rev., 1985. P. MlÈGE, Les Comités d'entreprise, les loisirs et l'action culturelle, Paris, Cujas, 1976. J.-C. PASSERON, La photographie parmi le personnel des usines Renault, enquête multigraphiée, Paris, Centre de sociologie européenne, 1962, rééd. Paris, G.I.D.E.S., 1980. G. BERTRAND, Les activités culturelles du Comité d'établissement Marcel Dassault/Bréguet Aviation de Suresnes, thèse de doctorat de 3e cycle, Université de Paris-VIII, 1980. L. ARAMBOUROU, Les bibliothèques du Comité d'entreprise de la R.A.T.P., doctorat de 3e cycle, Université Paris-VIII, 1969. M. WEINER, Les comités d'entreprise et la culture : les bibliothèques du Crédit Lyonnais, 1967-1978, mémoire de maîtrise, Uni56

Uni56


LES ETHNOLOGUES ET LE TERRAIN

Les comportements observables dans la population ouvrière à l'égard de la culture de masse, inséparables de leur fonction d'intégration des informations diffusées et reçues, de leur rôle d'expression des réinterprétations effectuées, ces comportements composent le second cercle de l'approche ethnologique.

Ils peuvent être aisément saisissables et quantifiables, ce sont les décomptes des heures ou des occasions de fréquentation active ou passive de tel ou tel spectacle, de telle ou telle émission, les choix des programmes ou des titres, la fréquence d'achat des journaux ou des magazines, les budgets consacrés à cette consommation culturelle... Moins facilement décelable est la signification de cette consommation, attitudes, apparences, gestuelles, appellations traduisent les influences, dénotent les adhésions. Au-delà de l'affirmation, comme un soupir d'aise : «Moi, mon chez moi, ma télé, j'en demande pas plus » (31). Olivier Schwartz note encore : « Ainsi l'un des plaisirs favoris d'André Mounier (et de Julien Warnier, et de tant d'autres) est-il de prendre place le soir dans les fauteuils et de regarder la télévision, sous l'oeil amusé de Marie-Line, sa femme, qui répercute ses propos : « Et quand il est comme ça, il me dit : "On est bien, on est bien, on est bien" » (32). Qu'en est-il alors du repos du corps, de l'abandon à la fascination du spectacle, de l'assouvissement des curiosités, de la quête de ce qu'Olivier Schwartz appelle « l'effet de présence »... « l'ensemble des relations pratiques et imaginaires par lesquelles les individus cherchent à réduire la distance avec les choses désirées, à annuler leur résistance et leur altérité, à vérifier la permanence de leur permabilité au désir » (33).

Il reste à l'ethnologue à identifier les indicateurs signifiants — ou la signification des indices matériels, à rechercher les relations et les interactions entre les différents niveaux d'appréhension de la vie du groupe, entre l'espace public et l'espace privé, entre les sollicitations directes des diffuseurs de la culture de masse

versité Paris-VIII, 1979. M.C. RÉTORÉ-LABADIE, A portée de main. Lecture cheminote et bibliothèque S.N.C.F. : Paris-Saint-Lazare et Nanterre-la-Folie, Diplôme d'études approfondies, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1989. N. GÉRÔME, « La culture en forme de losange. Les fêtes et les spectacles organisés par l'association "Loisirs et Culture" du Comité d'établissement de l'usine Renault de Billancourt (1945-1966) », De Renault Frères constructeurs d'automobiles à Renault Régie Nationale, décembre 1987. Carnets du séminaire « Les productions symboliques dans l'industrie » (dir. N. GÉRÔME) : L'oeuvre photographique d'un menuisier d'une enteprise d'aéronautique, Paris, C.N.R.S.-G.R.E.C.O. 55, mulBgraphié, n° 3, 1990. P. BOUVIER, Travail et expression ouvrière : pouvoirs et contraintes des Comités d'enteprise, Paris, Galilée, 1980.

(31) 0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, op. cit., p. 382.

(32) 0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, op. cit., p. 94.

(33) 0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, op. cit., p. 95.

Sur les rapports de la télévision et du public depuis la thèse de 3e cycle d'A. RlPERT (Le public et sa télévision, Université de Paris-V, 1972), on consultera notamment : P. CHAMPAGNE, « La télévision et son langage : l'influence des conditions sociales de réception sur le message », Revue française de sociologie, 1971, n° 3, p. 406-430. F. BALLE, Institutions et publics des moyens d'information, presse, radiodiffusjon, 7.1/., Paris, Éd. Montchrestien, 1973. Édition augmentée sous le titre Médias et Société, Paris, Éd. Montchrestien, 1988, 4e éd. A.M. LAULAN (dir.), Modes de vie, communication et développement. L'espace social de la communication. Concepts et théories, Paris, Rejz, 1987. J.P. TERREN01RE, Regards conviés, regards portés. Les images de télévision et leur réception. Étude sémiologique et sociologique, avec R. COURTAS et M. SEGRÉ, Paris, C.N.R.S., 1986.

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N. GEROME

et leur relais, ou leur contradiction, par les institutions scolaires, de vulgarisation des connaissances (d'éducation populaire ?) à moins qu'elles ne cherchent à ménager des transitions vers la culture savante. L'étude menée par Virginie Mollard et Christine Tillie à Gennevilliers montre bien une fois encore les difficultés de l'appropriation directe, immédiate de la culture savante, même lorsque l'obstacle de la distance n'existe plus et que le théâtre s'est implanté dans les quartiers de la banlieue (34).

Les études relatives à la culture de masse attentives aux comportements du public de celle-ci se sont surtout portées ces dernières années vers les groupes zélateurs de la musique rock (35). En dix ans, c'est le seul sujet relatif aux communications de masse qui ait été traité dans L'Homme, revue française de référence pour l'anthropologie et l'ethnologie (36). Vêtements, gestes, références musicales, esthétiques et éthiques ont fourni la matière de nombreuses études de terrain, mais oserons-nous écrire de terrain-rock, isolé dans ses concerts, ses parkings souterrains, ses bistrots, ses espaces de parade et de retraite. Les études comme celles de Gérard Mauger (37) et de Claude Fosse sur la classe d'âge où se constitue l'univers social du rock, celles sur la marginalité sociale apparente ou réelle (38) de ses amateurs, considèrent l'ensemble des comportements et des attitudes du groupe, complémentaires de l'image médiatique de référence, en adoptant la démarche de l'observation ethnographique. La réinterprétation des modèles diffusés par l'industrie des média, on le constate à propos du rock, dépasse souvent l'imitation passive et peut correspondre à l'affirmation de valeurs, à une critique — projet social qui se veulent totalement assumées. Ce que Marie Roué et Yves Delaporte rapprochent et comparent avec les attitudes des dandys (39). Inversement la force de l'ancrage émotionnel de la « culture-rock » (40) en fait aisément un instrument d'expression des idéologies et une tentative de rassembler pour un projet politique plus général et plus précis le public des amateurs d'une oeuvre et des idolâtres d'une star (41).

(34) V. MOLLARD, C. TILLIE, Classes populaires et culture savante : le public des équipements collectifs à Gennevilliers, Paris, Centre de recherches et d'études de la société française, 1986.

(35) Y. DELAPORTE, « Teddies, rockers, punks et Cie : quelques codes vestimentaires urbains », L'Homme, octobre-décembre 1982, p. 49-62. M. ROUÉ, « La punkitude ou un certain dandysme », Anthropologie et sociétés, 1986, n° 2, p. 37-55, et « Assurer son cuir : mode d'acquisition, de circulation et fonction de signe dans le vêtement des rockers », L'Ethnographie, LXXX, 92, 93, 94, p. 213-226. J.M. SECA, Vocations Rock, op. cit., dont on consultera avec profit la bibliographie. G. MAUGER, C. FOSSEPOLIAK, « Les loubards », Actes de la Recherche en sciences sociales, novembre 1983, p. 49-67, et Marginalité petite bourgeoise et marginalité populaire, Paris, F. Maspero, 1977. J. BERLIOZ, « Texte hagiographique. Rock n'roll et politique. Notes sur la tournée de Parti Smith en Italie (septembre 1979) », in J.C. SCHMITT (dir.), Les Saints et les stars. Le texte hagiographique dans la culture populaire (Actes du colloque de la Société d'Ethnologie française, 1979), Paris, Beauchêne, 1983, p. 78-86. Culture rock. Présentation d'exposition. 18 novembre-20 février 1988, Paris, Maison de La Villette, 1988.

(36) Y. DELAPORTE, «Teddies, rockers... », art. cit.

(37) G. MAUGER, C. FOSSE, « Les loubards » et La vie buissonnière..., art. et op. cit.

(38) J.M. SECA, Vocations Rock, op. cit.

(39) M. ROUÉ, « La punkitude », art. cit. Y. DELAPORTE, « Teddies, rockers... », art. cit.

(40) Culture rock. Présentation d'exposition, op. cit.

(41) J. BERLIOZ, «Texte hagiographique... », art. cit. N. GÉRÔME, D. TARTAKOWSKY, La Fête de L'Humanité. Culture communiste, cultures populaires, Paris, Messidor, 1988.

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La relation entre la musique médiatique, ou médiatisée, ou la chanson, ou Paccordéon-musette..., l'intention partisane et l'histoire de la construction des personnalités dans un groupe est plus complexe et ne se réduit pas à la dénonciation de la seule « manipulation ». Une étude — sociologique — du personnage public d'Yes Montand permettrait sans doute d'élucider bien des aspects de cette situation. A propos d'oeuvres et d'artistes indifférents à la vie politique, nous disposons de l'étude ethnologique de Marie-Christine Pouchelle sur le culte de Claude François, dont on rappellera trente ans après la fulgurante et très médiatique carrière (éditoriale, musicale, télévisuelle, chorégraphique). Les modalités d'entretien de son souvenir dont les fidèles de tous âges se recrutent surtout dans les familles d'ouvriers et de petits employés, engagent l'ensemble des niveaux de leur vie sociale et psychique, jusqu'à leurs croyances métaphysiques (42). Le phénomène est du même ordre, dans sa globalité, que la diffusion dérisoire et contestataire par l'ultragauche italienne en 1979 à Bologne d'une imagerie hagiographique de Parti Smith sous la forme d'images pieuses détournées accompagnées d'une parodie du credo célébrant la chanteuse (43). Les catégories de représentations et d'interprétation des produits de la « culture de masse » de la deuxième moitié du XXe siècle ressortent des mêmes schémas mentaux qui réglaient pour d'autres systèmes de culture de masse le respect et l'invocation des forces tutélaires. Sans doute les travaux dont nous disposons portent-ils sur des phénomènes à leur paroxysme et on peut faire l'hypothèse d'une invasion plus discrète des pratiques et des représentations de la vie quotidienne par les modèles et les valeurs de la culture de masse : normes d'appréciations des situations, modèles de vêtements, de coiffure et de maquillage, apparence corporelle, références historiques, géographiques, économiques, appellations, choix des prénoms et des surnoms... Seule l'observation ethnographique, minutieuse, s'étendant sur une longue période permettrait de reconnaître dans un groupe ces enracinements.

Les effets de la culture de masse sur une population ouvrière, on l'a vu à propos du rock, ne sont pas seulement d'imitation et l'activité de réinterprétation peut aller jusqu'à la volonté de se constituer, à partir de ses apports, une culture propre ou même de s'approprier les instruments de production et de diffusion de la culture de masse. L'observation de cinq années d'Olivier Schwartz du même quartier ouvrier lui a permis de rencontrer telle ou telle personnalité qui se construisait une culture originale, dans des perspectives qui lui étaient propres, à partir des seules informations télévisuelles (44). Les travaux sur ces activités sont aussi rares que ces activités mêmes sont discrètes. Citons l'étude de Colette Sluys (45) sur les cinéastes amateurs, rappelons les travaux de Jean-Claude Passeron sur les

(42) M.C. POUCHELLE, « Sentiments religieux et show business. Claude François, objet de dévotion populaire », in J.C. SCHMITT (dir.), Les Saints et les stars, op. cit.

(43) J. BERLIOZ, «Texte hagiographique... », art. cit.

(44) 0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, op. cit.

(45) C. SLUYS, « Cinéastes du dimanche. La pratique populaire du cinéma », Ethnologie française, juillet-septembre 1983 [n° spécial « De l'imagerie contemporaine » sous la direction d'Aline Ripert].

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photographes de Renault (46), l'enquête de Jean-Marie Seca sur les musiciens rock de Parking 2000 (47), le témoignage de Gérard Noiriel sur la radio syndicale « Lorraine coeur d'acier » (48).

Il aura fallu recomposer, à partir des éléments des travaux existants, les étapes d'une étude ethnographique à venir. Il y manque encore l'approche linguistique (nous savons qu'il existe au Centre d'Argotologie de l'Université Paris-V une étude sur l'argot des « musicos »), l'approche technologique... Mais surtout, il aura été impossible, eu égard à la nature des données rassemblées, de saisir pour un même groupe les relations qu'entretiennent entre eux les effets des mass média sur ce groupe.

A de très rares exceptions (l'étude de Jacques Berlioz, ou celle de MarieChristine Pouchelle), il aura été impossible d'envisager une continuité dans les relations de la population à la culture de masse, et à l'exception de l'étude de Gérard Mauger et de Claude Fossé, de saisir la place de ces relations dans l'histoire des individus. Enfin, dans ces conditions, il aura été difficile de saisir l'histoire de la culture de masse dans ses effets sociaux. Des caf conc' aux vidéogrammes domestiques, il existe pourtant une permanence fonctionnelle, socialement et psychologiquement. L'analyse de Daniel et Fanette Roche sur « Le carnet de chansons d'un conscrit provençal en 1922 » (49), qui constate l'existence d'un répertoire chronologiquement disparate de chansons patriotiques, sentimentales et obscènes, pourrait se prolonger par des inventaires de discothèques et de vidéothèques, images symboliques, éphémères et fragiles, d'univers émotionnels et de réfraction dans des histoires individuelles de l'histoire culturelle d'une société.

(46) J.-C. PASSERON, Les photographes de Renault..., op. cit.

(47) J.-M. SECA, Vocations Rock, op. cit.

(48) G. NoiRlEL, Vivre et lutter à Longwy, Paris, François Maspero, 1980.

(49) D. et F. ROCHE, « Le carnet de chansons d'un conscrit provençal en 1922 », Ethnologie française, janvier-mars 1979, p. 15-28.

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CHRONIQUE

A PROPOS DE :

Patricia HILDEN. - Working Women and Socialist Politics in France 1880-1914. A Régional Study. Oxford, Clarendon Press, 1986, 307 pages.

Au XIXe siècle, les villes textiles du Nord, Lille, Roubaix et Tourcoing, apparaissaient aux observateurs comme le Manchester français, et comme le coeur de la première Révolution Industrielle qu'ait connue la nation. Certes, on admettait que la France avait mené son développement économique et social au XIXe siècle selon des formes qui lui étaient propres ; mais ces villes demeuraient des exemples de référence sur les questions de la production manufacturière, de la bourgeoisie industrielle, de la classe ouvrière industrielle urbaine, et d'un mouvement ouvrier marxiste en France. Depuis une dizaine d'années, cependant, plusieurs chercheurs américains s'intéressent à cette région industrielle archétypique, en vue de déconstruire les catégories mêmes dans lesquelles a été élaborée l'histoire de l'industrialisation. Ainsi, Charles Sabel et Michael Piore considèrent que la famille Motte, de la bourgeoisie textile de Roubaix, a été à l'initiative d'une forme de production qui constituait une rupture novatrice par rapport à la production de masse (1). Bonnie Smith, sur la base d'une étude des familles de la bourgeoisie textile, met en évidence le développement, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, d'une dichotomie tranchée entre la sphère masculine et la sphère féminine (2). William Reddy prend l'exemple des centres textiles du Nord de la France pour argumenter la thèse selon laquelle la classe ouvrière serait une

Associate professor of history, University of North Carolina at Chapel Hill. L'article a été traduit de l'anglais par Jean-Michel Galano. L'auteur remercie Patrick Fridenson pour son assistance et Elinor Accampo pour ses judicieuses critiques.

(1) M.J. PiORE et C. SABEL, The Second Industrial Divide, New York, Basic Books, 1984, p. 34-35.

(2) B.G. SMITH, Les Bourgeoises du Nord, Paris, Librairie Académique Perrin, 1989.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières 61


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construction sociale contradictoire en elle-même (3). David Gordon étudie Roubaix au tournant du siècle pour mettre en question l'idée d'une affinité naturelle entre les ouvriers et le socialisme marxiste et pour affirmer l'importance de la petite bourgeoisie dans le triomphe du socialisme dans cette « ville sainte du socialisme » (4). Cari Strikwerda, avec d'autres, observe que la classe ouvrière du Nord industriel incluait un fort contingent de Belges et défend l'idée selon laquelle les traits spécifiques de la culture ouvrière dans les cités textiles du Nord devraient beaucoup aux traditions belges (5). Au total, cet ensemble de travaux a remis en cause la cohérence de pans entiers de l'histoire sociale de la France, concernant l'usine, la bourgeoisie, la classe ouvrière et le socialisme. L'ouvrage de Patricia Hilden, Working Women and Socialist Politics in France 1880-1914, s'intègre à cet ensemble dans la mesure où, à partir de l'exemple des cités textiles du Nord que sont Lille, Roubaix et Tourcoing, il invite à une reconsidération des relations entre les ouvrières, la famille ouvrière et le mouvement socialiste en France.

Dans son livre, Patricia Hilden commence par fournir un certain nombre de données, de caractère informatif, sur les entreprises et la vie sociale dans les cités textiles du Nord. L'auteur fait des observations intéressantes sur la différenciation sexuelle dans l'accès aux tramways qui reliaient les villes entre elles, ainsi que sur différents aspects des règlements intérieurs des usines. Pour autant, elle insiste sur le fait que ni l'usine elle-même, ni les cafés, ni les autres foyers de culture populaire dans la communauté n'étaient le lieu d'une ségrégation entre les sexes (6).

(3) W. REDDY, The Rise of Market Culture : The Textile Trade and French Society, 1750-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.

(4) D. GORDON, « Liberalism and Socialism in the Nord : Eugène Motte and Republican Politics in Roubaix, 1898-1912 », French History, 1989, p. 312-343.

(5) C. STRIKWERDA, « France and the Belgian Immigration of the Nineteenth Century », in C. GuÉRlNG0NZALES and C. STRIKWERDA (eds.), The Politics of Immigrant Workers, New York, Holmes et Meier, à paraître. La question de l'immigration belge mériterait une attention que P. Hilden ne lui accorde pas suffisamment dans Working Women. D'abord, sa compréhension de l'immigration belge est incomplète (p. 18-19). Pour illustrer la complexité de la situation, P. Hilden cite dans son texte un certain nombre de statistiques au sujet des travailleurs belges, mais ses notes renvoient le lecteur à des pages concernant des situations et des statistiques différentes (p. 19, n. 23). Selon l'analyse qu'en fait P. Hilden, la « vague hebdomadaire » qui amenait les immigrants belges de l'autre côté de la frontière pour aller travailler dans les usines textiles du Nord de la France aurait amené de nombreux Belges à s'installer en France de façon définitive, notamment après l'adoption des lois sur la naturalisation en 1889. Mais elle oublie de signaler pendant cette même période l'existence d'un mouvement en sens inverse, qui portait des citoyens belges résidant en France à quitter le territoire français pour aller s'installer dans les villes frontalières situées en territoire belge, où le coût de la vie était moins élevé et où les jeunes hommes pouvaient conserver la nationalité belge, ce qui leur permettait d'échapper à la conscription dans l'armée française. Selon F. LENTACKER, ce phénomène — qui est l'opposé de ce que décrit P. Hilden — expliquerait pour une large part la baisse de la population à Roubaix après 1896 : cf. « Les Frontaliers belges travaillant en France : caractères et fluctuations d'un courant de main-d'oeuvre », Revue du Nord, 1950, p. 134-135. Pour en savoir davantage sur cette question et sur ses implications politiques, cf. l'essai particulièrement éclairant de C. STRIKWERDA.

(6) Mais P. Hilden ne parle pas des sociétés qui (au moins à Roubaix) étaient « strictement masculines » et un moyen important « à partir des années 1880 [de] la pénétration de la politique, surtout du Parti Ouvrier ». L. MARTY, Chanter pour survivre. Culture ouvrière, travail et techniques dans le textile Roubaix, 1850-1914, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982, p. 132-133. Il est dommage que P. Hilden

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D'où vient dans ces conditions, se demande alors l'auteur, que la diffusion du socialisme et du syndicalisme dans cette région porte la marque d'une telle différenciation ? Pour répondre à cette question, elle admet que la condition des femmes, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'entreprise, imposait à une éventuelle activité politique de leur part des limitations inconnues des hommes ; mais, soutient-elle, quand les socialistes et les syndicalistes s'adressaient aux ouvrières à partir de leurs préoccupations spécifiques et leur donnaient les moyens de s'organiser, elles le faisaient. Par contre, quand ces mêmes socialistes et syndicalistes les reléguaient à la sphère de la famille et de la maternité, elles se retiraient effectivement de la vie politique (même si elles continuaient à participer aux rassemblements, aux manifestations et aux grèves). Ce passage d'une attitude d'ouverture à une attitude de fermeture en ce qui concerne les travailleuses est précisément, selon P. Hilden, ce qui se produisit dans les cités textiles du Nord.

L'auteur considère que le Parti Ouvrier Français (P.O.F.) avait une attitude relativement avancée à l'égard des femmes salariées dans les années 1880. Certaines figures éminentes du parti, parmi lesquelles Jules Guesde et Paule Minck, soutenaient totalement la participation des femmes au mouvement ouvrier. Mais, dans les années 1890-1895, le P.O.F. fit des résultats électoraux la première de ses priorités. Les ouvrières ne possédant pas le droit de vote, le parti se mit à les ignorer. Et, dans son processus de bureaucratisation, le P.O.F. marginalisa les petits groupes de femmes qui avaient pu trouver leur place dans l'organisation moins structurée qu'avait le parti pendant les années 1880 et au début des années 1890. Paul Lafargue et Aline Valette parvinrent à des places de premier plan dans la hiérarchie du parti pendant les années 1890. Tous deux défendaient l'idée selon laquelle la place de la femme (et particulièrement des mères de famille) n'était pas à l'usine, mais au foyer. Au début des années 1900, Guesde s'était également rallié à cette position.

P. Hilden montre qu'une évolution analogue eut lieu à l'intérieur des syndicats des ouvriers du textile, contrôlés par les guesdistes, bien que la rupture des années 1890 y soit moins claire. Jusqu'au milieu des années 1890, les syndicats du textile n'avaient dans la région qu'une existence éphémère : il est dès lors impossible de mettre en évidence un changement dans le discours syndical qui éloignerait celui-ci des préoccupations des ouvrières ; en revanche, on peut montrer l'apparition d'un discours syndical véhiculant une bonne dose d'idéologie de la femme au foyer. C'est pourtant cette même période qui vit la fin des règles discriminatoires dans les syndicats : à Roubaix, le nombre des femmes syndiquées s'accrut proportionnellement plus vite que celui des hommes dans les dix premières années du XXe siècle (p. 127). Au total, cependant, l'influence des syndicats sur l'ensemble de la main-d'oeuvre était limitée : des ouvriers lancèrent à plusieurs reprises

n'ait pas consulté le livre de L. Marty parce que son étude ethnographique met en question une pierre angulaire de l'argument de P. Hilden. Il conclut qu'à Roubaix pendant la période qu'elle examine : « Les rapports homme-femme se sont déstabilisés. Les parcelles d'autonomie qu'acquièrent les femmes troublent l'ancien ordre, retirent à l'homme une partie du pouvoir qu'il avait sur la femme et la famille et qui le sécurisait. » (loc. cit., p. 115).

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des grèves sauvages dans les années 1900-1910. Durant les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, la S.F.I.O, la C.G.T. et les syndicats du textile d'autres régions de France formèrent des cadres féminins et prirent en compte les revendications spécifiques des ouvrières, mais ce mouvement ne semble pas avoir eu d'effet sur les cités textiles du Nord (7).

La thèse d'ensemble de P. Hilden sur la relation entre idéologie socialiste ou syndicaliste et pratiques syndicales ou politiques des ouvrières se fonde sur quatre arguments : 1) les ouvrières du textile ne quittaient que rarement l'usine, même temporairement pour des raisons familiales ; 2) elles avaient une expérience du travail similaire à celle de leurs homologues masculins ; 3) les guesdistes prirent en considération les revendications des ouvrières jusqu'au début des années 1890, après quoi ils changèrent de registre ; 4) les ouvrières répondent positivement quand les socialistes s'adressent à elles en tant qu'ouvrières de profession, mais elles abandonnent le mouvement quand ce n'était pas le cas. Nous reprendrons un par un chacun de ces éléments pour examiner ensuite quelles questions soulève une telle reconsidération.

Les ouvrières et la famille

« La première génération d'historiens de la femme », remarque de façon critique P. Hilden, interprétait leurs actions par rapport au cadre familial (8). Tony Judt observe qu'à procéder ainsi, on risque d'introduire une distorsion dans l'analyse des actions menées par les femmes : « Quand il y a un mouvement de grève dans le textile (si les grévistes sont des femmes), on est conduit à construire des schémas explicatifs élaborés qui émanent du présupposé selon lequel une prétendue effervescence atavique ou des préoccupations d'ordre prioritairement familial se répandraient dans les rues ; et tout cela parce que, dès le commencement, on a écarté la possibilité d'une autre analyse du comportement humain — à savoir que les gens peuvent agir en fonction de choix moraux ou politiques plus larges » (9). A bon droit, Judt condamne toute forme de déterminisme psychologique ou sociologique, qu'il s'agisse de l'étude des femmes ou de tout autre groupe. Le fait d'appartenir à une catégorie sociale — mères, femmes, classe ouvrière, etc. — peut orienter les comportements politiques ; il ne saurait les dicter. Les gens interprètent de façons diverses la société dans laquelle ils vivent et peuvent agir en fonction de principes dont ne saurait rendre compte telle ou telle version unilatérale de leur profil sociologique.

(7) P. Hilden étudie cette question de manière approfondie, notamment avec des observations pertinentes sur les « langages de l'appartenance sexuelle », dans son article « Women and the Labour Movement in France, 1869-1914 », Historical Journal, 1986, p. 809-832.

(8) P. HILDEN, « Marriage in Times Past », Radical History Review, 1987, p. 134, n. 3.

(9) T. JUDT, Le marxisme et la gauche française 1830-1981, Paris, Hachette, 1987, p. 103.

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Même les historiens les plus fortement impliqués dans l'interprétation des actions des femmes en termes de « stratégies familiales » ont admis la nécessité qu'il y avait d'appliquer d'autres catégories à l'étude des femmes au travail. Dans l'introduction à l'édition de 1987 de leur ouvrage Women, Work & Family (dont la première édition date de 1978), Louise Tilly et Joan Scott écrivent que « en soulignant l'importance constante pour les femmes de la famille, ainsi que des activités de reproduction, avec toutes les limitations qu'elles imposaient au travail et à la vie politique, nous avons minimisé les effets que les nouvelles conditions liées au travail ont eus sur la vie des femmes. Des travaux récents portant sur l'action collective dans l'entreprise aux XIXe et XXe siècles, par exemple, tendent à montrer que les femmes ne se sont pas toujours définies exclusivement comme des agents de reproduction, et que le fardeau des obligations ménagères ne les a pas détournées de l'engagement dans l'action politique » (10). L. Tilly et J. Scott reconnaissent également qu'elles n'ont pas « complètement examiné par quels mécanismes, dans leur politique et dans leurs formes d'actions, [les partis et les syndicats] ont exclu les femmes » (11).

Patricia Hilden était particulièrement bien placée pour mettre à jour le travail de L. Tilly et de J. Scott sur les femmes ouvrières et la famille : les recherches de Louise Tilly se sont en effet concentrées, depuis une dizaine d'années, sur les ouvrières du textile à Roubaix, précisément à l'époque étudiée par elle (12). Mais P. Hilden n'a pas fait ce choix. Cette négligence est étonnante. Tout se passe comme si l'auteur ressentait l'étude rigoureuse de l'histoire de la famille comme nécessairement porteuse d'un contagieux déterminisme biologique de type néo-lafarguien.

Il faut souligner que la situation des ouvrières dans chacune des trois villes choisies par P. Hilden est différente et particulièrement que l'emploi des femmes aux filatures de laine de Roubaix est faible par rapport à l'industrie cotonnière de Lille (13). Malheureusement, personne n'a fait pour la main-d'oeuvre féminine de Lille ou Tourcoing ce que L. Tilly a fait pour celle de Roubaix. Il est bien possible que les arguments avancés par P. Hilden s'appliquent mieux à Lille qu'à Roubaix. Il y aurait là une piste de réflexion intéressante.

Les recherches effectuées par L. Tilly sur les recensements de population à Roubaix font apparaître que les jeunes ouvrières célibataires de cette ville vivaient

(10) L.A. TlLLY et J.W. SCOTT, Les femmes, le travail et la famille, Marseille, Rivages, 1987, p. 22-23.

(11) Ibid., p. 17.

(12) Cf. particulièrement L. TlLLY, « Structure de l'emploi, travail des femmes et changement démographique dans deux villes industrielles : Anzin et Roubaix, 1872-1906 », Le Mouvement Social, octobredécembre 1978, p. 33-58 ; « The Family Wage Economy of a French Textile City : Roubaix, 1872-1906 », Journal of Family History, 1979, p. 381-394 ; « Rich and Poor in a French Textile City », in L.P. MOCH et G.D. STARK (eds.), Essays on the Family and Historical Change, Collège Station, Texas A et M Press, 1983, p. 65-90. P. Hilden ne cite que le premier de ces articles.

(13) L. TlLLY et J. SCOTT, Les femmes..., op. cit., p. 194. Il est probable, comme Elinor Accampo me le suggère, que le recensement sous-représente le taux d'emploi des femmes mariées. Si une femme quittait le marché du travail pour y revenir ensuite - une éventualité écartée par P. Hilden - à cause (parmi d'autres raisons) du nombre et/ou de l'emploi de ses enfants, il est bien possible qu'elle n'aurait pas été employée au moment du recensement bien qu'elle travaillât à l'usine la plupart du temps.

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dans leurs familles et contribuaient aux dépenses du foyer. La plupart d'entre elles se mariaient un peu avant la trentaine, après quoi elles entraient dans une nouvelle forme d'économie familiale. D'après L. Tilly, les femmes mariées dont les maris avaient un emploi décidaient quand elles travailleraient en fonction notamment de l'âge, du nombre et de la qualification de leurs enfants. Étant donné qu'en règle générale les ouvrières occupaient les emplois les moins bien rémunérés, le fait d'avoir des enfants salariés qui apportent une contribution aux revenus du foyer pouvait amener une femme mariée à quitter l'usine pendant un certain temps, pour se consacrer aux tâches ménagères.

P. Hilden rejette ce schéma explicatif d'un revers de main. Selon elle, les ouvrières ne trouvaient pas « dans le mariage un moyen d'échapper au travail en usine » (p. 35). Quand une femme décidait de travailler, le facteur déterminant n'était pas le nombre, l'âge ou l'emploi de ses enfants. Dès lors qu'une femme avait commencé à travailler dans les usines textiles, elle ne s'arrêtait que si « l'une de ces trois circonstances l'y obligeait, à savoir, par ordre décroissant : des problèmes de santé, un accident du travail invalidant, ou la présence à la maison d'un trop grand nombre d'enfants » (p. 24) (souligné par nous) (14). P. Hilden prétend que son point de vue est étayé par « un nombre considérable de documents de caractère quantitatif » (p. 279), alors que « personne à l'heure actuelle ne peut fournir d'éléments » susceptibles de le contredire (p. 35). Dans un appendice consacré aux données quantitatives concernant l'emploi des femmes, P. Hilden s'écarte de son sujet pour éviter d'avoir à se référer aux travaux de L. Tilly

(14) Il est difficile d'évaluer cette assertion parce que le pourcentage des femmes salariées déclinait avec l'âge (donc peut-être à cause de l'usure du travail) et avec la hausse de l'âge de l'enfant le plus jeune. Pour mettre à l'épreuve la thèse de P. Hilden, il faudrait comparer les carrières professionnelles par tranche d'âge des femmes sans enfants et des femmes avec enfants. Mais le vieillissement de la maind'oeuvre féminine à Roubaix entre 1872 et 1906 suggère l'importance des facteurs autres que l'usure du travail, au moins pour cette ville.

Paul Descamps écrivait en 1909 qu'une femme mariée travaillant comme ouvrière dans le textile en région lilloise ne quittait en règle générale son travail qu'après la naissance de son troisième enfant : « La Flandre française : l'ouvrier de l'industrie textile », La Science Sociale, fasc. n° 59, 1909, p. 94. On pourrait chercher à accorder ce commentaire avec la thèse avancée par P. Hilden, selon laquelle la troisième cause majeure poussant une femme à quitter l'usine aurait été (classée après l'« accident du travail invalidant ») « la présence à la maison d'un trop grand nombre d'enfants » (p. 24). Ailleurs, s'efforçant de minimiser l'importance de la baisse des taux bruts de natalité, elle se réfère à une enquête de 1914 qui donne une moyenne de quatre enfants pour chacune des familles d'ouvriers du textile lillois non stérile (soit 89,9 % du total) (p. 37-38). Est-ce que ces observations suggèrent que beaucoup d'ouvrières lilloises quittaient au moins temporairement la fabrique pour des raisons familiales ? Malheureusement, P. Hilden ne donne pas de statistiques sur les accidents du travail invalidants des ouvrières lilloises pour déterminer à partir de combien d'enfants (les trois de Descamps ; les quatre des frères Bonneff ?) une femme ressent « la présence à la maison d'un trop grand nombre d'enfants ». Par contre, elle cite des chiffres pour Roubaix, où le travail féminin était nettement moins dangereux qu'à Lille (p. 106). Si on prend ces chiffres de 1902 et si l'on admet que la proportion d'ouvriers roubaisiens atteints d'incapacités permanentes n'était pas plus grande chez les jeunes filles et les femmes blessées que chez les jeunes gens et les hommes blessés, on peut estimer qu'à Roubaix, moins de douze ouvrières par an se trouvaient frappées d'invalidité à la suite d'un accident du travail. Donc, au moins à Roubaix, on peut penser que les facteurs familiaux étaient probablement plus importants que les accidents graves dans la décision de quitter la fabrique pour une période plus ou moins longue.

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sur le cas de Roubaix. Elle préfère s'y adonner à des extrapolations contestables (15) sur la base des statistiques nationales et départementales contenues dans les enquêtes effectuées au début du siècle par les organismes d'État en vue d'appuyer sa thèse (p. 278-279) (16).

Les problèmes rencontrés par P. Hilden sont dus en partie au fait qu'elle a mal lu l'oeuvre de L. Tilly. Si les cibles de P. Hilden ne sont pas toujours claires, on peut dire qu'elle manque son but dans la mesure où son rejet de l'idée selon laquelle le mariage aurait été une façon d'« échapper » au travail salarié est un trait décoché à l'encontre de L. Tilly. Celle-ci n'a en effet nullement interprété le mouvement des femmes vers le travail salarié ou hors de lui en termes d'« échappatoire ». Elle n'a pas davantage prétendu que les ouvrières du textile quittaient l'usine quand elles se mariaient — c'est la position que P. Hilden attribue à ses adversaires — : la thèse qu'elle a défendue, c'est qu'il est possible d'établir une corrélation entre le travail des femmes à Roubaix et leurs situations familiales y compris l'âge et l'emploi de leurs enfants. Donc, en se fondant sur l'étude détaillée que Paul Descamps, chercheur en sciences sociales et disciple de Le Play, a consacrée aux ateliers de tissage de la laine et du coton dans le secteur de Lille-Roubaix en 1909 (non mentionnée par P. Hilden), L. Tilly observe que « dans les faits, les femmes avaient une vie professionnelle discontinue qui s'étendait, l'un dans l'autre, sur la plus grande partie de leur vie réelle, mais les patrons faisaient comme si cette activité salariée n'était que temporaire » (17).

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas là la différence la plus importante entre L. Tilly et P. Hilden. Contrairement à L. Tilly, P. Hilden n'accorde guère d'importance aux changements survenus dans la relation de la femme salariée avec la famille. En conséquence de quoi, alors qu'elle examine en détail les changements intervenus

(15) P. Hilden extrapole un peu trop librement. A peine a-t-elle enrôlé Ernest Gombrich et Alexander Pope dans son combat contre l'histoire quantitative (p. 22, n. 33) qu'elle explique comment elle a obtenu le nombre de travailleurs masculins en 1882, à savoir « en utilisant le ratio de 1896, qui était de huit hommes pour chaque femme employée dans le textile », ratio qui de toute évidence n'a rien à voir avec les chiffres qu'elle donne par ailleurs, que ce soit pour 1896 ou pour toute autre année (p. 22, n. 34). Et à la page suivante, elle additionne 50 000 plus 31 000 plus 19 000 pour obtenir le total de 70 000 (p. 23).

(16) P. Hilden fonde ses calculs sur l'hypothèse que « l'âge du mariage prédominant dans l'ensemble de la population féminine française en 1901 se situait entre 20 et 24 ans », et que « les ouvrières d'industrie se mariaient à peu près au même âge que l'ensemble des autres femmes » (p. 278). II se trouve cependant qu'à Roubaix en 1906, 25 % seulement des femmes appartenant à la tranche d'âge des 20-24 ans étaient ou avaient été mariées. Cf. L. TlLLY, « The Family Wage Economy », art. cit., p. 391.

Sur la base des statistiques figurant dans le Recensement Général de la Population de 1901 à propos du département du Nord, P. Hilden remarque « une forte diminution du nombre de femmes salariées appartenant à la tranche d'âge des 40-50 ans par rapport à celle des 30-40 ans » (p. 279) ; elle y voit la confirmation de ce que relatent certains contemporains selon qui « la plupart des ouvrières mouraient aux alentours de trente-cinq ans » (p. 33). Les données rassemblées par L. TlLLY au sujet de Roubaix en 1906, qui montrent que « les mères âgées de quarante à quarante-quatre ans étaient celles qui avaient le plus grand nombre d'enfants à la maison », permettent d'envisager une explication différente du fait que certaines femmes aient disparu des effectifs salariés. Cf. L. TlLLY, « The Family Wage Economy... », art. cit., p. 390.

(17) L. TlLLY, « Rich and Poor », art. cit., p. 81.

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avec les années dans différents domaines, y compris celui de la politique des guesdistes, celui de l'industrie textile et celui des structures urbaines, elle ne prête que peu d'attention aux mutations internes connues par la population des ouvrières du textile, dont la situation est traitée tout au long de son étude à peu près comme une constante. Et curieusement, c'est en laissant de côté les changements survenus dans les structures familiales que P. Hilden apporte de l'eau au moulin de ceux qui tiennent pour une conception a-historique de la famille — celle de Lafargue n'est qu'une variante sur ce thème — alors qu'elle ignore un champ important d'activité des travailleurs, hommes et femmes.

Les statistiques démographiques constituées par L. Tilly pour Roubaix amenaient celle-ci à mettre en évidence des changements significatifs survenus dans la population qui fait par ailleurs l'objet de l'étude de P. Hilden. Le taux brut de natalité décline brusquement entre 1881 et 1906, passant de 39,0 à 27,0 %. La structure des taux de fécondité par tranche d'âge chez les ouvrières du textile mariées « suggère fortement » que celles-ci avaient recours à certains moyens contraceptifs (18). P. Hilden n'accorde pas à ces changements toute l'attention qu'ils mériteraient : selon son interprétation, les chiffres concernant l'évolution du taux brut de natalité montreraient que « le taux brut de natalité fléchit légèrement après 1880 » (p. 37). De façon déconcertante, P. Hilden préfère souligner le fait que le taux de fécondité dans l'agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing était supérieur à l'ensemble de la France, plutôt que de chercher comment et pourquoi il a décliné dans au moins une des trois villes qu'elle examine dans son étude. Elle ne fait pas apparaître l'importance du facteur humain potentiellement impliqué dans cette évolution. L. Tilly et J. Scott proposent quant à elles une interprétation qui admet la possibilité, pour les femmes et pour les hommes, d'avoir fait des choix quant à l'étendue de leurs familles. Elles se réfèrent au témoignage du responsable syndical du textile Victor Renard à l'occasion de l'enquête parlementaire de 1904 : « Les ouvriers pratiquent la continence et cherchent à limiter le nombre de leurs enfants ». Répondant à une question posée par Jean Jaurès : « La restriction des naissances commence donc à être pratiquée dans la classe ouvrière ? » Renard déclarait : « Sur une vaste échelle » (19).

C'est sur cette toile de fond que la main-d'oeuvre féminine employée dans les usines textiles connut de profonds changements. Si les familles roubaisiennes de 1906 étaient plus petites que celles de 1872, les enfants fréquentaient l'école plus longtemps, et de ce fait c'est à un âge plus élevé que commençait leur contribution à l'économie familiale. Dans l'économie textile troublée du Nord au tournant du siècle les femmes compensaient ce manque à gagner en travaillant une

(18) L. TILLY et J. Scon, Les femmes..., op. cit., p. 196. L. TILLY, « The Family Wage Economy », art. cit., p. 387.

(19) L. TlLLY et J. SCOTT, Les femmes..., op. cit., p. 198. L'original de l'échange ici rapporté se trouve dans les Procès-verbaux de la commission chargée de procéder à une enquête sur l'état de l'industrie textile et la condition des ouvriers tisseurs déposée par M. Gustave Dron (Assemblée Nationale. Chambre des Députés, session de 1904), Paris, Georges Roustan, 1906, t. II, p. 302 (et non pas vol. 11, comme l'indique P. Hilden dans sa bibliographie).

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plus grande partie de leur vie mariée. Selon l'échantillonnage recueilli par L. Tilly, le pourcentage des femmes au sein de la main-d'oeuvre à Roubaix se serait légèrement accru entre 1872 et 1906 : de 32,6 à 35,6 % (20). Mais le pourcentage de femmes mariées parmi les ouvrières du textile dans cette ville est quant à lui nettement plus élevé en 1906 qu'en 1872, et cela malgré la baisse du taux de nuptialité chez les femmes (21) : 37 % des ouvrières du textile étaient mariées en 1906, contre 21 % en 1872 (22). Comme on pouvait s'y attendre, l'âge moyen des ouvrières du textile roubaisiennes était aussi plus élevé en 1906 : le pourcentage de femmes âgées de plus de trente ans double pratiquement pendant cette période, passant pour la main-d'oeuvre féminine employée dans le textile de 18,4 en 1872 à 35 % en 1906 (23).

Ce que révèlent les données rassemblées par L. Tilly, c'est que le tableau de P. Hilden sur la façon dont se déroulait la carrière des ouvrières du textile est de plus en plus conforme à la réalité à Roubaix à mesure que l'on pénètre dans le XXe siècle, mais que ce modèle ne saurait s'appliquer aussi bien à la situation qui prévalait quelques dizaines d'années auparavant. En fait, le modèle décrit par P. Hilden est apparu conjointement (au moins à Roubaix) avec la diffusion d'idées socialistes dans le Nord. Les ouvrières du textile auxquels s'adressaient les socialistes dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale n'avaient ni le même profil sociologique, ni les mêmes expériences, ni peut-être les mêmes aspirations, que celles dont Paule Minck avait parlé dans les années 1880. P. Hilden n'a pas su prendre ces faits en considération, ce qui amène à s'interroger sur la rigueur de son analyse des raisons pour lesquelles la participation des femmes à la vie politique a pu se modifier dans les années 1880-1914.

Les femmes et le travail

P. Hilden soutient que femmes et hommes travaillaient dans les usines à étroite proximité les uns des autres, et que « dans le textile, il y avait rarement différenciation sexuelle en matière de postes de travail » (p. 91). En conséquence les ouvrières auraient été disponibles pour des actions communes avec les hommes contre le patronat.

(20) L. TILLY et J. SCOTT, Les femmes..., op. cit., p. 192.

(21) L. TlLLY, «The Family Wage Economy... », art. cit., p. 391.

(22) L. TlLLY et J. SCOTT, Les femmes..., op. cit., p. 194.

(23) Ibid., p. 124, 194. L'évolution de l'emploi chez les femmes mariées à Roubaix se trouve résumée dans les tableaux 6.2 (1872 ; désigné incorrectement comme 1906 dans le texte de Les femmes..., op. cit.) et 8.1 Ibid., p. 159, 231. Un aspect novateur du livre de L. Tilly et J. Scott était sa tentative d'intégrer des recherches monographiques dans un manuel destiné aux étudiants. Evidemment, la difficulté est que les données pour une ville particulière — Roubaix — ne correspondent pas exactement avec le modèle général (ibid., p. 127). Dans ce cas, le lecteur voudrait savoir si la hausse de l'emploi des femmes âgées de plus de 49 ans sans enfants à la maison du modèle général se constate aussi à Roubaix.

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P. Hilden n'ignore pas que les politiques d'emploi ont varié selon les types de processus de production (p. 90, 106), mais elle essaie de minimiser les différences dans certains secteurs du textile entre le travail des hommes et des femmes. Par exemple, pour montrer la similitude entre le travail des ouvriers et des ouvrières, P. Hilden note que tous les deux participaient aux compétitions de vitesse dangereuses à la fin de la journée (p. 91) ; mais pour expliquer la différence entre les taux d'accidents pour les hommes et les femmes, elle décrit ces compétitions plutôt comme masculines (p. 107).

Examinons la situation à Roubaix, où, P. Hilden l'admettrait volontiers, la ségrégation sexuelle des emplois est probablement la plus développée. L. Marty montre ce phénomène dans les filatures de coton à Roubaix vers 1900 (24). Citant l'étude de Descamps, L. Tilly considère que « toute l'industrie textile [à Roubaix] employait une main-d'oeuvre organisée hiérarchiquement en fonction de l'âge et du sexe. Les enfants et les adolescents des deux sexes constituaient la base ; dans les filatures de coton, seuls les jeunes hommes avaient accès à la qualification de rattacheurs, puis de fileurs. Dans les filatures de laine, les jeunes femmes pouvaient devenir rattacheuses, mais se voyaient refuser l'accès à la qualification de fileuses. Seuls les hommes pouvaient être tisseurs. Celles qui constituaient l'aristocratie ouvrière féminine, les piquières, étaient plutôt des ouvrières couturières que des travailleuses du textile : de fait, beaucoup parmi elles travaillaient à l'extérieur de l'usine ». L. Tilly examine la construction sociale de l'emploi des femmes mariées et ses conséquences : « les patrons estimaient faussement que les femmes ne travaillaient que pour des périodes relativement courtes, sauf quand elles étaient jeunes ; aussi préféraient-ils faire circuler les femmes de poste en poste à l'intérieur des qualifications les plus basses plutôt que de leur accorder des promotions » (25).

A Roubaix l'héritage des vieux schémas relatifs à l'emploi des femmes mariées se joignit à un sexisme plus flagrant pour influencer les critères patronaux d'attribution des emplois bien après que les femmes se soient mises à travailler en usine pendant de plus longues parties de leur vie d'adultes. P. Hilden passe sous silence cette expérience cruciale des ouvrières du textile roubaisien tout autant que les mutations subies par la famille. La persistance d'une différenciation sexuelle dans les offres d'emplois, alors même que les ouvrières voyaient leurs structures de carrières se rapprocher de celles des hommes, doit certainement être prise en compte par toute interprétation des changements survenus dans l'adaptation des discours socialistes et syndicalistes en direction des ouvrières du textile, ainsi que de la façon dont elles les reçurent.

(24) L. MARTY, Chanter pour survivre, op. cit., p. 50-54.

(25) L. TlLLY, « Rich and Poor », art. cit., p. 80-81.

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LES OUVRIERES DU NORD

Socialistes et ouvrières

P. Hilden consacre une importante partie de son livre à l'étude des positions prises par plusieurs dirigeants socialistes, hommes et femmes, sur le problème des femmes salariées. Elle s'intéresse autant à des individualités marquantes de la région du Nord qu'à des personnalités extérieures à la région et représentatives d'autres orientations que celles qui furent employées là. Elle reprend les arguments de Charles Sowerwine relatifs à l'importance des considérations électoralistes dans la politique des guesdistes par rapport aux femmes après le début des années 1890 (26). Elle apporte aussi de nouvelles preuves du sexisme qui existait à l'intérieur de la Fédération du Textile C.G.T. ainsi que chez son secrétaire Victor Renard (27).

Il arrive toutefois à P. Hilden d'être exagérément optimiste dans l'appréciation qu'elle porte sur les premières prises de positions des guesdistes à l'égard des femmes. Sowerwine est plus réaliste lorsqu'il critique « le refus chez Guesde de soutenir des motions qui seraient allées au-delà de l'"affirmation" du principe de l'égalité des sexes. Le P.O.F. refusa de proposer aux travailleuses quoi que ce soit de plus que ce qu'il proposait aux hommes. Pourtant, dépolitisées, accablées par un travail domestique qui venait s'ajouter au travail en usine, les femmes appartenant à la classe ouvrière ne pouvaient pas venir au parti comme si elles avaient bénéficié des mêmes conditions que les hommes ; et de fait, elles n'y vinrent pas » (28). C. Sowerwine a aussi, par rapport aux idées sur les femmes développées par le dirigeant guesdiste local Henri Ghesquière pendant les années 1890, une appréciation plus pessimiste que celle de P. Hilden. Cette dernière en effet, sur la base d'un article de journal publié en 1890, estime que Ghesquière incarnait « l'un des aspects de la position guesdiste locale à propos des femmes au travail, et Lafargue l'autre » (p. 196). Quant à la publication, par le Comité des femmes de Lille du P.O.F., d'un fascicule plus important écrit par le même Ghesquière et intitulé La Femme et le socialisme (1893), P. Hilden remarque que « ces brochures faisaient l'objet d'une large diffusion, et renforçaient la mise en valeur des associations féminines au plan local » (p. 211). Malheureusement, P. Hilden ne s'intéresse pas au contenu du livre de Ghesquière, à l'aide duquel elle aurait pourtant pu étayer l'appréciation négative qu'elle porte sur le Comité des Femmes) . La Femme et le socialisme est une lecture erronée de l'ouvrage de Bebel, La Femme sous le socialisme, qui ressemble un peu à du Lafargue. Sowerwine en donne le résumé suivant : Ghesquière « soutenait que la plus grande privation pour les femmes était de ne pas pouvoir rester chez elles. Le socialisme, selon

(26)-Cf. C. SOWERWINE, Sisters or Citizens ? Women and socialism in France since 1876, Cambridge, Cambridge University Press, 1982. Une première version de ce livre est parue en français : Les femmes et le socialisme : un siècle d'histoire, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1978.

(27) M. GuiLBERT, Les Femmes et l'organisation syndicale avant 1914, Paris, C.N.R.S., 1966. M.H. ZYLBERBERG-HOCQUARD, Féminisme et syndicalisme avant 1914, Paris, Anthropos, 1978.

(28) C. SOWERWINE, Sisters or Citizens ?, op. cit., p. 65.

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lui, les délivrerait des horreurs du travail en usine et les ramènerait à la maison et au foyer » (29).

Comment le socialisme fut reçu par les ouvrières

En ce qui concerne les femmes de l'agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing elles-mêmes, P. Hilden montre que certaines prirent avantage des occasions, même restreintes, qui leur étaient offertes, pour s'organiser dans des groupes socialistes lors des années 1880 et au début des années 1890. Elle a également mis en évidence des actions telles que les grèves menées en 1893 par des ouvrières contre des règlements intérieurs d'entreprises qui limitaient leurs horaires de travail et leurs salaires ; elle attire aussi l'attention sur le désintérêt dont firent preuve les socialistes, hommes et femmes, par rapport à cette lutte (p. 153-155).

Toutefois, les données rassemblées par P. Hilden ont de réelles limites. Il est très difficile de déterminer directement la réaction des ouvrières aux diverses prises de positions des socialistes. L'héritage sexiste est tel dans les reportages faits pour les journaux qu'il n'y est pratiquement jamais fait état de qui était dans les nombreux groupes socialistes de femmes, ni de la taille de ces groupes, ni de ce qui s'y disait ou s'y faisait : P. Hilden en est réduite à inférer leurs conceptions idéologiques et politiques à partir des noms qu'ils se donnaient (p. 200). Elle suppose que ces groupes de femmes socialistes disparurent au début des années 1890 parce que les femmes auraient choisi le désengagement pour protester contre les positions de Lafargue et Valette au sujet des ouvrières. Il se peut que cette supposition soit fondée, mais l'auteur ne fournit pratiquement aucune preuve directe, à savoir aucune protestation effective de ces femmes. Ce qui se dit dans les journaux socialistes cités par elle tend à donner l'impression que les masses applaudissaient à tout ce qui pouvait leur être dit sur le compte des ouvrières, et en riaient à l'occasion, et que l'orientation soit guesdiste, soit lafarguiste ne changeait rien à l'affaire (p. 199, 202, 207, 213). L'utilisation que fait P. Hilden des reportages sur les grèves parus dans les journaux au début du siècle pour montrer que l'écart entre les opinions des dirigeants ouvriers et celles des ouvrières de la base allait en s'élargissant n'est pas probante (30). La popularité des dirigeantes socia(29)

socia(29) p. 58-59.

(30) A cet égard, l'analyse présentée par P. Hilden quant à la façon dont L'Ouvrier textile rend compte de la contribution masculine à la préparation de la soupe des grévistes en 1904 semble pour le moins confuse. Quelques lignes à peine après avoir expliqué que L'Ouvrier textile était l'un de ces journaux qui « soulignaient la participation des femmes à la préparation des soupes communes dans des comptes rendus qui incitaient à croire ce "travail de femmes" totalement exempt de toute contribution masculine », elle remarque que le journaliste de L'Ouvrier textile « fait l'éloge des grévistes masculins qui avaient surmonté leur antipathie naturelle à l'égard des tâches ménagères "bonnes pour les femmes" et avaient

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listes au plan national elle-même se révèle être un indicateur ambigu quant aux sentiments des travailleurs du Nord (31).

P. Hilden ne prend pas suffisamment au sérieux — ne serait-ce que pour les réfuter — les témoignages qu'elle a elle-même recueillis : ceux-ci tendent à suggérer que beaucoup des ouvrières pourraient bien avoir tiré de la découverte du socialisme des conclusions différentes de celles qu'elle indique, qu'elles pourraient s'être considérées comme les membres d'une unité économique familiale (autant que comme ouvrières), ou qu'elles pourraient s'être particulièrement intéressées à l'action politique sur les questions relatives à la famille. Quand elle analyse les pseudonymes utilisés par les femmes qui adressaient des contributions à un journal socialiste en 1885, elle écrit : « Certains laissent entrevoir à quel degré le Parti socialiste s'était introduit dans les foyers de la région, ainsi celui-ci : "une femme qui tient sa maison en bon ordre depuis que son mari est devenu socialiste" » (p. 63). Dans la mesure où nous n'avons dans Working Women pas grand chose à nous mettre sous la dent, tout commentaire de cet ordre prend de l'importance.

Parmi les différents groupes de femmes que P. Hilden a pu identifier, le Comité des femmes de Lille est le seul à avoir laissé une trace écrite de ses activités : non seulement il s'est employé à publier la brochure de Ghesquière, La Femme et le Socialisme, mais il a cherché à obtenir des repas gratuits pour les enfants des écoles (p. 203). Il se peut que P. Hilden ait raison quand elle considère qu'une telle campagne « laissait aux hommes la liberté de se consacrer à la tâche qui consistait à remporter des victoires électorales dans la région » ; mais la « tactique militante » du Comité et le fait que cette campagne conduisit à la constitution d'au moins un groupe de femmes dans chaque quartier de Lille ne

aidé celles-ci à préparer la soupe des grévistes ». L'Ouvrier textile rapporte qu'à Roubaix et à Tourcoing « les hommes aidaient les femmes en coupant le bois, en allant chercher l'eau, en lavant les légumes, et même, à l'occasion, en servant la soupe ou le ragoût... » (p. 159). Une analyse similaire des comptes rendus concernant la grève générale de 1909 est faussée parce que P. Hilden néglige de donner les noms des journaux auxquels elle se réfère (p. 164-165).

(31) Pour juger de la valeur des arguments de P. Hilden, la pierre de touche ne doit pas être ce qu'il en est des convictions politiques de tel ou tel individu, mais la façon dont elles étaient interprétées par les ouvriers du textile nordistes. Ainsi, le lecteur se trouve à deux reprises devant le personnage de Mme Sorgue, responsable socialiste au niveau national. Selon P. Hilden, quand elle visita Lille en 1901, « l'incapacité où se trouva Sorgue d'expliquer aux femmes de l'assistance ce que le socialisme pouvait leur apporter, ou quelles actions elles pouvaient entreprendre directement pour faire avancer leurs propres revendications, reflète bien la répugnance des socialistes-hommes à inclure les ouvrières locales dans leur discours autrement qu'à titre d'éléments marginaux et secondaires » (p. 234). Pourtant, lorsque les grévistes de Lille choisirent Sorgue pour être en 1904 à Paris le porte-parole de leurs revendications, P. Hilden y voit l'indication que « contrairement à leurs dirigeants, ils [les ouvriers] continuaient à penser que la place des femmes était aux avant-postes de leur mouvement, et pas seulement dans les cuisines où se préparait la soupe des grévistes » (p. 160). On peut réconcilier les deux incidents, mais seulement en disant que les ouvriers voyaient avec « la citoyenne Sorgue » qu'une femme pouvait militer comme femme, bien qu'elle leur parlât sur le ton d'un militant masculin. Ce sont là des points de détail, qui n'auraient pas d'importance si justement P. Hilden ne leur accordait pas une si grande valeur dans son interprétation. Cf. J. MAITRON, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions Ouvrières, t. XV, 1977, p. 175-176.

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peuvent-ils suggérer l'impact que ces questions avaient sur nombre d'entre elles (p. 205) (32) ?

En un certain sens, P. Hilden renverse le cadre interprétatif qu'elle attribue aux autres chercheurs. Alors qu'elle accuse ses adversaires d'analyser toutes les actions des ouvrières en termes familialistes, elle aurait tendance à ignorer les actions menées par les ouvrières dès lors que celles-ci sont en rapport avec les questions de la famille et du foyer. Aucune de ces deux conceptions n'est satisfaisante. Les ouvrières — célibataires, mariées ou veuves — interprétaient le monde selon toute une variété de perspectives, parmi lesquelles celle de l'atelier et celle de la famille. Des interprétations émanant de l'une ou l'autre de ces multiples perspectives pouvaient à leur tour venir étayer les « préférences morales ou politiques d'ordre plus général » auxquelles Tony Judt se réfère.

Si nous associons ces quatre éléments de Working Women, de nouvelles questions apparaissent au sujet de l'étude de P. Hilden. L'analyse de celle-ci est structurée par l'idée selon laquelle l'idéologie et les formes d'organisation des guesdistes auraient subi une transformation. Mais l'auteur s'avère incapable d'apprécier la façon dont les femmes ont réagi à ces changements à la lumière des transformations que connaissait à cette même époque la composition de la main-d'oeuvre féminine, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'entreprise ; elle ne parvient pas non plus à rendre compte du contenu de ces réactions avec suffisamment de rigueur.

Les données rassemblées par L. Tilly à propos de Roubaix montrent que la fin du XIXe siècle fut une période de transformations pour la main-d'oeuvre féminine. Au moins dans cette ville la réceptivité potentielle des femmes à l'égard des idées socialistes s'est-elle modifiée elle aussi ? Est-ce qu'on peut mobiliser les recherches de L. Tilly pour spéculer sur un approfondissement possible de l'hypothèse de P. Hilden ? Qu'est-ce qui caractérisait la vie de ces ouvrières célibataires, c'està-dire de quatre ouvrières du textile sur cinq à Roubaix en 1872 ? Certes, elles habitaient en famille avec leurs parents et avaient probablement l'intention ellesmêmes de se marier plus tard ; pour autant, ces jeunes ouvrières célibataires voyaient-elles le monde autrement que des ouvrières plus âgées et mariées (et donc plus susceptibles qu'elles d'avoir des enfants) ? Les ouvrières célibataires étaient-elles mieux disposées à l'égard de certaines formes socialistes d'organisation que les ouvrières mariées ? Le déclin de leur poids relatif à l'intérieur de l'ensemble de la main-d'oeuvre féminine est-il une des causes de la disparition des groupes socialistes de femmes après 1890 ? D'un autre côté, nous savons que le nombre de femmes syndiquées à Roubaix progressa considérablement entre 1900 et 1910, alors que les effectifs masculins stagnaient (p. 127) : la présence d'un

(32) Ailleurs P. Hilden analyse les protestations contre la vie chère en 1911 à Valenciennes et à Fourmies, plutôt que dans les villes qui sont le sujet de son livre ; sur les événements à Roubaix, cf. L. TILLY, « Rich and Poor », art. cit., p. 88-89.

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nombre de plus en plus important de femmes qui restaient plus longtemps travailler en usine après le mariage n'a-t-elle pas contribué à l'allégement des réglementations discriminatoires dans les syndicats à la fin des années 1890 ? Ces femmes n'étaient-elles pas mieux disposées à l'égard du syndicalisme que celles qui les avaient précédées ?

A l'aide de la base sociologique fournie par L. Tilly, on peut spéculer aussi sur les idéologies des ouvriers et leurs implications. Est-ce que les ouvrières donnaient nécessairement la même valeur émancipatrice au travail salarié (au moins aux salaires qu'elles recevaient) que P. Hilden ? L'idéologie de la femme au foyer a-t-elle gagné en crédibilité à Roubaix pendant les deux décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale parmi des ouvriers, hommes et femmes, qui éprouvaient de la nostalgie par rapport à une vision idéalisée d'un type d'économie familiale désormais aboli ? Dans quelle mesure les efforts tendant à instaurer une certaine maîtrise de la natalité témoignent-ils d'une dissociation par rapport à l'Église catholique (dans une région où, comme le souligne David Gordon pour Roubaix, l'anticléricalisme était un facteur important dans la vie municipale d'avantguerre) et/ou du désir de créer les conditions d'une promotion sociale (dans une région où le travail en usine n'offrait de perspectives d'emploi qu'à une proportion décroissante de la population) (33) ? Que peut révéler cette situation par rapport à la réceptivité aux idées socialistes ? Ce que ces questions indiquent, c'est que la relation entre l'expérience sociale et les comportements par rapport aux idéologies sont autrement compliquées que ce que donne à penser l'analyse de P. Hilden.

Cette dernière explique clairement que les ouvrières du textile constituaient un potentiel militant qui aurait pu trouver beaucoup de choses à sa convenance dans le message socialiste, au plan moral comme au plan politique. Elle ne laisse pas non plus subsister le moindre doute sur le fait que la plupart des dirigeants guesdistes étaient des phallocrates dont la pratique comme la théorie ont dû dissuader les ouvrières de s'organiser. Trop souvent cependant, P. Hilden fait parler les travailleurs, pour interpréter les discours ou les articles de journaux et pour y répondre, comme elle pense qu'ils l'auraient fait en vertu de leur sexe ou de la classe à laquelle ils appartenaient, sans étayer ses thèses à l'aide de preuves suffisantes. De même, le fait de reconnaître que, dans des situations données, des groupes d'ouvrières pensaient et agissaient avec en tête parmi d'autre choses les intérêts de leurs familles n'a nullement le sens d'une adhésion aux idées de Lafargue, pas plus de la part des historiens contemporains que de la part des ouvrières du textile du début du siècle. Dans la mesure où la famille elle-même connaissait des mutations auxquelles les travailleurs n'étaient pas étrangers, c'est bien plutôt le contraire qui serait vrai.

(33) A partir du travail fait par F.P. CODACCIONI, Richard PRICE explique qu'entre les années 1873-1875 et 1908-1910 la proportion d'ouvriers par rapport à la population totale passa à Lille de 47 % à 37,7 % ; pendant la même période, le pourcentage d'artisans, de petits commerçants, d'employés et de petits fonctionnaires s'éleva, passant de 21,7 % à 29,2 %. A Social History of Nineteenth-Century France, New York, Holmes et Meier, 1987, p. 339.

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P. Hilden avance une hypothèse sur les femmes et le socialisme dans le Nord très intéressante et très suggestive pour des futures recherches. Et il faut lui rendre hommage d'avoir mis en parallèle l'expérience sociale avec la formulation et la réception des idées. Mais une telle problématique nécessitait sur ces deux aspects un traitement plus approfondi et plus rigoureux que celui qu'elle en fait. Un tel projet implique chez l'historien d'une part une utilisation des sources quantitatives qui soit analytique et pas seulement descriptive (ce qui est la tendance de P. Hilden), et d'autre part une écoute attentive des nuances qualitatives dans les commentaires faits par les acteurs historiques eux-mêmes.

L'étude des ouvrières ne devrait pas avoir pour objet « l'histoire des femmes ou l'histoire de la famille ? » (pour citer un titre du compte rendu fait par P. Hilden de Women, Work and Family) (34). L'histoire des femmes au travail requiert qu'une forme de dialogue soit établie entre ces deux domaines. Patricia Hilden a écrit un ouvrage stimulant, mais qui aurait été plus convaincant si elle avait bien voulu prendre en compte les matériaux quantitatifs et qualitatifs sur la femme et la famille qui se trouvaient à sa disposition, y compris, au besoin, pour chercher à en réfuter la validité et la pertinence.

(34) C'est le titre que donne P. Hilden dans la bibliographie de Working Women. Le compte rendu avait à l'origine été publié sous le titre « Family History vs. Women in History : A Critique of Tilly and Scott » (l'histoire de la famille contre le rôle des femmes dans l'histoire », n.d.t.), International Labor and Working-Class History, novembre 1979, p. 1-11.

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Le laboratoire macro-social d'expériences que fut l'Allemagne des Conseils d'octobre 1918 au printemps 1919 n'a pas fait l'objet d'études approfondies en France. On a privilégié l'épopée révolutionnaire, c'est-à-dire la description du processus dans ses différentes phases, en mettant l'accent sur les forces organisées — partis et syndicats (1) — qui se sont affrontées ou bien l'analyse théorique d'auteurs tels que Pannekoek et Korsch, sans interroger les réalités sur lesquelles elle se fondait. En Allemagne, en revanche, et singulièrement en R.F.A., la redécouverte d'Arthur Rosenberg (3) a incité les historiens à examiner la période des conseils sous un nouveau jour en donnant la priorité à l'étude de leur fonctionnement concret. On y dispose d'un grand nombre de monographies régionales, souvent accompagnées de documents — Bade, Wurtemberg, Brème, Bavière, Hambourg, Ruhr, Basse-Saxe (4) — et sectorielles — politique, économie,

Ingénieur de recherches à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales.

(1) C'est notamment le cas de G. BADIA qui me confirmait, lors d'une conversation récente, son opinion selon laquelle le rôle des conseils est négligeable dans la révolution allemande ; la place restreinte qu'il leur accorde dans Les Spartakistes 1918 : l'Allemagne en révolution, Paris, Julliard, 1966, 298 p., résulte donc d'une option méthodologique fondée sur sa conception du processus révolutionnaire. Quant à P. BROUÉ, Révolution en Allemagne 1917-1923, Paris, Éditions de Minuit, 1971, 988 p., il attendait d'un accès aux archives la possibilité de réaliser son projet d'histoire sociale de la révolution allemande : elles étaient pourtant partiellement accessibles à l'Ouest.

(2) Voir notamment Pannekoek et les conseils ouvriers, textes choisis, traduits et présentés par S. BRICANNIER, Paris, E.D.I., 1969, 301 p.

(3) A. ROSENBERG, Entstehung der Weimarer Republik, réédition, Francfort/Main, E.V.A., 1961.

(4) Ces études régionales s'inscrivent dans les divisions administratives actuelles ; cf. P. BRANDT et R. RORUP (Hg.), Arbeiter-, Soldaten- und Volksräte in Baden 1918/19, Diisseldorf, Droste Verlag, 1980 ; E. KOLB et K. SCHÔNHOVEN (Hg.), Régionale und lokale Rateorganisationen in Wüttemberg 1918/19, Diisseldorf, Droste Verlag, 1976, LXXVI-504p. ; P. KUCKUCK (Hg.), Révolution und Raterepublik in Bremen, Francfort/M., Suhrkamp, 1966 ; K. BOSL (Hg.), Bayern im Umbruch. Die Révolution von 1918, ihre Voraussetzungen, ihr Verlauf und ihre Folgen, Munich/Vienne, R. Oldenbourg, 1969, 603 p., et plus récemment le catalogue de l'exposition : R. HERZ, D. HALBRODT, Révolution und Fotografie. Miinchen 1918/19, Berlin/Munich, Verlag Dirk Nishen, 1988, 326 p. ; F. BOLL, Massenbewegungen in Niedersachsen 1906-1920, Bonn, Verlag Neue Gesellschaft, 1981, 353 p. ; R.A. COMFORT, Revolutionary Hamburg. Labor politics in the early Weimar Republic, Stanford, Stanford University Press, 1966, 226 p. ainsi que H. LAUFENBERG, « La révolution à Hambourg » in D. AUTHIER et J. BARROT (dir.), La gauche communiste en Allemagne 1918-1921, Paris, Payot, 1976, p. 245-275 ; R. RORUP (Hg.), Arbeiter- und

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, Les Éditions Ouvrières

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armée (5) — qui ont permis des réflexions de synthèse. Elles insistent toutefois sur les chances perdues de la démocratie, qui auraient pu éviter la catastrophe de 1933, plutôt que sur la diffusion du pouvoir dans une multitude d'organes, synonyme de démocratie directe (6).

En Allemagne comme en Russie, l'Ancien régime s'est effondré pour avoir échoué dans cette guerre qu'il avait conçue comme une entreprise de sauvetage. Avec la vacance du pouvoir, l'anarchie en quelque sorte, les masses font aussi tomber le carcan de la servitude volontaire et les individus qui les composent prennent en charge leur propre destinée pour instaurer, à travers les conseils, une forme de démocratie directe qui, dans un cas comme dans l'autre, se révèle éphémère : les observateurs contemporains lucides se sont rendu compte que les soviets ont très rapidement perdu le pouvoir (7) tandis que les conseils allemands ont dans leur grande majorité perçu celui qu'ils incarnaient au moment où ils n'avaient déjà plus les moyens de l'exercer. Evoquer dans cet échec la résistance des anciennes structures ou le blocage des mentalités ne suffit pas. Il faut aussi interroger les faits.

L'émergence des conseils

La première question est celle de savoir d'où vient cette forme d'organisation étrangère à la tradition du mouvement ouvrier allemand. La révolution russe de 1905 avait déclenché un débat sur la grève de masse qui s'ancrait dans la

Soldatenrëte im rheinisch-westfälischen Industriegebiet. Studien zur Geschichte der Revolution 1918/19, Wuppertal, Peter Hammer Verlag, 1975, 403 p.

(5) E. KOLB, Die Arbeiterrëte in der deutschen Innenpolitik 1918-1919, Düsseldorf, Droste Verlag, 1962, 432 p. ; P. von OERTZEN, Betriebsrate in der Novemberrevolution. Eine politikwissenschaftliche Untersuchung über Ideengehalt und Struktur der betrieblichen und wirtschaftlichen Arbeiterräte in der deutschen Révolution 1918/19, Düsseldorf, Droste Verlag, 1963, 377 p. (réédition en 1976) ; U. KLUGE, Soldatenrëte und Révolution. Studien zur Militärpolitik in Deutschland 1918/19, Gôttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1975, 518 p.

(6) La bibliographie est considérable ; c'est pourquoi, même si j'ai consulté de nombreux autres ouvrages, je me contente de citer ceux qui m'ont réellement servi à élaborer cette tentative de synthèse et concernent spécifiquement le problème des conseils, ce qui n'est pas le cas des ouvrages publiés en R.D.A. Même si des travaux ont été effectués antérieurement, tel celui de W. TORMIN, Zwischen Rëtediktatur und sozialer Demokratie. Die Geschichte der Rëtebewegung in der deutschen Révolution 1918-1919, Diisseldorf, Droste Verlagk, 1954, la floraison des études sur les conseils en R.F.A. a coïncidé avec l'apparition du courant politique qui s'est exprimé dans le S.D.S. exclu du S.P.D., l'opposition extra-parlementaire puis la nouvelle gauche, sans que les historiens en fassent nécessairement partie, certains de leurs travaux donnant lieu à controverses et polémiques. Son déclin à partir de l'arrivée des nouveaux mouvements sociaux sur le devant de la scène s'est bien évidemment accompagné d'un ralentissement de la production historique : même s'il ne disposait pas encore de tous les éléments du dossier, D. LEHNERT dressait déjà un bilan en 1979, « Rätealltag und Regionalismus in der deutschen Révolution 1918/19 », Jahrbuch Arbeiterbewegung 1982, p. 73-109.

(7) Sur les conseils en Russie, voir l'ouvrage très stimulant de M. FERRO, Des soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d'une subversion, Paris, Gallimard/Julliard, 1980, 264 p.

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L'ALLEMAGNE DES CONSEILS

réalité politique allemande. L'intérêt pour l'expérience des soviets était demeuré très limité (8). En 1917, en revanche, alors que les informations en provenance de Russie sont parcimonieuses, le modèle des soviets fait immédiatement tache d'huile. Mais il s'agit plutôt de l'adaptation d'une idée que d'une imitation fidèle : on ne sait rien, ou presque rien, à quelque niveau que ce soit, du fonctionnement réel des soviets. Ce qu'on retient, c'est la volonté de paix dont est porteuse la révolution russe. Le premier conseil ouvrier d'Allemagne qui apparaît à Leipzig en avril 1917 est le comité de grève qui revendique avant tout la paix. La même aspiration déclenche les mutineries de 1917 dans la flotte de la Baltique, également influencées par la révolution russe. Mais c'est surtout lors de la grande grève de janvier 1918, à Berlin principalement, que la structure du conseil ouvrier et ses revendications spécifiques apparaissent avec le plus de netteté. Les 400 000 ouvriers en grève se dotent d'un conseil ouvrier dont le slogan : « la paix, la liberté, du pain » se retrouve dans le programme en sept points qui n'a rien de socialiste, présenté par Richard Müller, délégué révolutionnaire (9).

L'inspiration du modèle russe est donc essentiellement spontanée et ne doit pas grand-chose aux organisations. Les prises de position militantes n'interviennent que durant l'été 1918 : « Les soviets sont l'un des phénomènes les plus importants de notre époque » déclare Kautsky, tandis que les dirigeants spartakistes voient dans le système des conseils la dictature du prolétariat (10). A la même époque, le mot d'ordre « tout le pouvoir aux Conseils d'ouvriers et de soldats » apparaît dans les tracts spartakistes (11) mais pas dans leur publications. Ce n'est qu'en octobre, lors de la réunion commune à Gotha des spartakistes et des communistes de Brème, que référence est nommément faite à l'expérience russe tandis qu'est lancé un appel à la constitution de conseils ouvriers et de soldats en Allemagne (12). Les délégués révolutionnaires, organisation syndicale d'opposition qui s'implante pendant la guerre essentiellement dans la métallurgie et surtout à Berlin où elle jouit d'appuis solides et où elle avait animé la grève de janvier 1918, se prononcent également pour la République des conseils sur le modèle russe (13). Avec l'intervention des organisations, la revendication des conseils acquiert un caractère plus politique. Mais il est difficile de faire la part de l'imitation spontanée et de l'influence des mots d'ordre dans le surgissement de ces institutions au début de novembre 1918.

Ce sont les ports qui donnent le signal de la révolte à l'annonce à Wilhelms(8)

Wilhelms(8) Cl. WEILL, « La révolution russe de 1905 et le mouvement ouvrier allemand » in F.-X. COQUIN et C. GERVAIS-FFRANCELLE (dir.), 1905. La première révolution russe, Paris, Publications de la Sorbonne/Institut d'études slaves, 1984, p. 437-449.

(9) Cf. P. LÔSCHE, Der Bolschewismus im Urteil der deutschen Sozialdemokratie, Berlin, Colloquium Verlag, 1967, p. 93, 114-115 ; cf. aussi G.D. FELDMAN, E. KOLB, R. RORUP, « Die Massenbewegungen der Arbeiterschaft in Deutschland am Ende des Ersten Weltkrieges (1917-1920) », PolMsche Vierteljahresschrift, août 1972, p. 93-94.

(10) P. LÔSCHE, Der Bolschewismus..., op. cit., p. 148.

(11) lb., p. 156-157.

(12) lb., p. 187 ainsi que E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 52.

(13) P. LÔSCHE, Der Bolschewismus..., op. cit., p. 188.

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haven d'une ultime intervention contre la flotte anglaise. Lorsque cinq navires dont une partie de l'équipage a été arrêtée lors des manifestations de Wilhelmshaven arrivent à Kiel, la révolte est déclenchée pour la libération des mutins de 1917 et des jours précédents (14). La révolution se répand à l'intérieur du pays selon un scénario similaire à Hanovre, à Cologne, dans la Ruhr etc. : des soldats et des marins arrivent dans une ville, neutralisent la garde de la gare, occupent des bâtiments publics, libèrent les prisonniers politiques et parfois les prisonniers de guerre, font élire un conseil de soldats (15). Ailleurs, la nouvelle de la révolution à Kiel incite les ouvriers à prendre l'initiative. A Brunswick, l'influence des délégués révolutionnaires se conjugue à celle des spartakistes (16). A Stuttgart, un conseil ouvrier secret se constitue dans la nuit du 30 au 31 octobre et la révolution éclate dès le 4 novembre pour répondre à un mot d'ordre spartakiste, décommandé entre temps (17). A Munich enfin, le déclencheur de la prise de pouvoir prévue par Kurt Eisner est plutôt la capitulation de l'Autriche frontalière que la révolte de Kiel (18). En Allemagne centrale, la prédominance des social-démocrates indépendants (U.S.P.D.) contribue à la spécificité du mouvement (19) tandis que, dans la Ruhr, le déroulement des événements sera influencé par l'existence et le développement d'une organisation syndicaliste révolutionnaire (20). A Berlin, spartakistes et délégués révolutionnaires sont assez bien implantés, mais ce sont les social-démocrates majoritaires (S.P.D. ou M.S.P.), ceux-là mêmes qui en août 1914 ont conclu l'Union sacrée, qui sont appelés à participer au gouvernement dès la fin octobre avant de proclamer la République le 9 novembre (21). Berlin tient une place à part en tant que siège du gouvernement central, mais ailleurs le mouvement des conseils varie dans ses structures et ses prérogatives selon qu'il s'implante dans la capitale d'un État (Munich, Stuttgart, Karlsruhe, Darmstadt, Brunswick...) où la révolution connaît un premier aboutissement avec la chute des dynasties, dans une ville-État (Brème, Hambourg) ou dans une ville de province où l'interlocuteur des conseils est la municipalité ; dans une ville de garnison, siège d'un commandement général (l'exemple le mieux étudié est celui de Munster (22)) ou dans une ville où les soldats sont de passage, déserteurs ou permissionnaires.

(14) U. KLUGE, Soldatenrate..., op. cit., p. 32-37 ainsi que du même auteur in R. RORUP (Hg.), Arbeiter- und Soldatenrate..., op. cit., p. 39-41.

(15) R. RÛRUP, ib, p. 21, U. KLUGE, ib., p. 46 ainsi que F. BOLL, Die Massenbewegungen..., op. cit., p. 254.

(16) lb., p. 258-263.

(17) E. KOLB et K. SCHÔNHOVEN (Hg.), Régionale und lokale Rateorganisationen..., op. cit., p. XLVII-LII.

(18) F. WlESEMANN, « Kurt Eisner. Studie zu einer politischen Biographie », in K. BOSL (Hg.), Bayem..., op. cit., p. 406 sq ; H. HlLLMAYR, « München und die Révolution von 1918/19. Ein Beitrag zur Strukturanalyse von Miinchen am Ende des Ersten Weltkrieges und seiner Funktion bei Entstehung und Ablauf der Révolution », ib., p. 471.

(19) E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 93 ; P. von OERTZEN, Betriebrsräte..., op. cit., p. 133.

(20) I. STEINISCH, « Linksradikalismus und Ratebewegung im westlichen Ruhrgebiet. Die revolutionâren Auseinandersetzungen in Mülheim an der Ruhr » in R. RÛRUP (Hg.), Arbeiter..., op. cit., p. 155-237.

(21) Cf. G. BADIA, Les Spartakistes..., op. cit.

(22) U. KLUGE, « Der Generalsoldatenrat in Munster und das Problem der bewaffneten Macht im rheinisch-westfalischen Industriegebiet » in R. RORUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. 315-392.

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Typologie et composition sociale

Si les traditions du mouvement ouvrier ont une incidence sur la forme adoptée par les conseils, elles sont infléchies par les profonds bouleversements qu'apporte la guerre dans la composition de la classe ouvrière : la reconversion de l'industrie pour les besoins de la guerre, les déplacements de population lors de la création des usines champignons dont l'exemple le plus frappant est celui de l'industrie chimique dans la province de Saxe, les femmes et les jeunes entrant massivement dans la production industrielle du fait du départ des hommes pour le front contribuent à accentuer partout les différences de classes (23). Les jeunes en particulier qui ne sont passés par aucune organisation ou qui se sont regroupés dans les Jeunesses socialistes animées par Karl Liebknecht fourniront les contingents les plus radicaux du mouvement. Cependant, cette nouvelle classe ouvrière sera faiblement représentée dans les institutions. Les élections aux conseils ouvriers dont Eberhard Kolb a dressé une typologie en quatre rubriques en témoignent :

1. Le conseil ouvrier est un comité dont les membres sont désignés paritairement par les partis socialistes ou à la suite de négociations avec les syndicats. C'est alors souvent le M.S.P. qui prend les devants pour éviter d'être débordé par la révolution et de perdre le contrôle des masses dont il tire sa légitimité. Ces conseils ouvriers sont alors confirmés par acclamation lors d'un grand meeting convoqué par les partis.

2. Dans les grandes villes où la gauche (U.S.P. de gauche dont font partie des spartakistes et les délégués révolutionnaires) est mieux implantée, les élections ont lieu dans les entreprises. Toutefois, là aussi, la composition de l'électorat est matière à débats : faut-il faire voter l'ensemble des travailleurs d'une entreprise ou seulement ceux qui font partie d'une organisation ?, c'est-à-dire la classe en soi ou la classe pour soi, la carte du parti ou du syndicat servant de billet d'entrée dans le « prolétariat légitime » dont sont forcément exclus les non organisés qui ont participé au mouvement (à moins que les partis ne suscitent les adhésions aux abords immédiats des bureaux de vote). Le nombre des délégués variant selon la taille des entreprises, plusieurs petites entreprises sont appelées à se réunir pour élire des représentants communs. Ceux-ci constituent alors le Grand conseil ouvrier ou l'Assemblée générale des conseils ouvriers qui élit à son tour un Comité exécutif (ou comité d'action) de cinq à vingt membres. Cette forme vient souvent remplacer au lendemain du 9 novembre le conseil ouvrier surgi spontanément.

3. Mais ces élections peuvent aussi avoir lieu sur une autre base, là où le S.P.D. est majoritaire : elles se déroulent par quartier, selon les lieux d'habitation, l'électorat étant alors défini selon des critères sociaux semblables à ceux qui ont été adoptés pour l'assemblée constituante dans la Russie des soviets.

4. Dans les communes rurales ou les petites villes, un comité est généralement élu après le 9 novembre lors d'un grand meeting, la plupart du temps sur

(23) G. FELDMAN, E. KOLB, R. RÜRUP, « Die Massenbewegungen... », art. cit., p. 86.

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proposition des dirigeants locaux des partis et/ou du syndicat (24). Dans l'ensemble, constate Peter von Oertzen, les conseils ouvriers élus paritairement se considèrent davantage comme les représentants de leurs organisations que de leurs mandants (25). La structure régionale et nationale des Conseils, bien qu'en principe préalable au premier congrès qui se tient à Berlin du 16 au 20 décembre 1918, ne se fera que très lentement et même pas du tout (26) : la volonté politique du gouvernement, du S.P.D. et du Haut commandement de l'armée d'y faire obstacle constitue le frein essentiel. Le Congrès élit toutefois un Conseil central (Zentalrat) — pour remplacer le Conseil exécutif berlinois élargi qui en faisait office jusqu'alors — composé exclusivement de social-démocrates majoritaires, les indépendants ayant refusé d'en faire partie. Mais faute d'une délimitation nette de ses prérogatives et victime des empiétements constants du Conseil des commissaires du peuple qu'ont également déserté les indépendants, le Conseil central est condamné à l'impuissance (27).

La composition des conseils de soldats, souvent antérieurs aux conseils ouvriers, n'est pas étrangère à cette évolution. Comme le souligne Ulrich Kluge, la typologie n'est alors pas fonction des configurations locales entre les différentes composantes du mouvement ouvrier, mais des relations entre la troupe, la hiérarchie intermédiaire et les officiers. Il distingue deux modèles pour l'armée de l'arrière (le problème se pose différemment pour les soldats du front) : 1. La désignation par les mutins dans leurs formations d'origine ou dans les unités où ils propagent la révolution, là où le commandement a disparu. Parmi eux, les militants socialistes sont rares. 2. Les élections sur une base homogène (compagnie, escadron, etc.). ou hétérogène là où l'édifice de l'armée s'est effondré. La liaison se fait alors immédiatement avec les ouvriers grévistes (28).

Sur le front, si un conseil où la hiérarchie est représentée se crée au Grand quartier général, les tentatives de coordination se heurtent à des difficultés dues pour une grande part à la résistance du Haut commandement. A l'Ouest, en vue de la réunion des conseils du front à Bad Ems le 1er décembre, un conseil de soldats d'au moins trois membres doit se constituer dans chaque compagnie. Sur le front de l'Est, les conseils n'apparaissent qu'après le 9 novembre. Comme pour les conseils ouvriers, la coordination est laborieuse, d'autant plus que les conseils sont inégalement répartis selon les corps d'armée dont le Commandement général est habilité à être le siège d'un Conseil central. Des conflits de compétences se produisent d'ailleurs sur le front de l'Est entre Kovno et Grodno, dans la marine

(24) La classification est ébauchée dans E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 91 et complétée in G. FELDMAN, E. KOLB, R. RÛRUP, « Die Massenbewegungen... », art. cit., p. 95.

(25) P. VON OERTZEN, Betriebsrëte..., op. cit., p. 77.

(26) EKOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 99-113 et U. KLUGE, Soldatenrate..., op. cit., p. 145-159.

(27) E. KOLB avec la collaboration de R. RÜRUP (Hg.), Der Zentralrat der deutschen Republik, 19.12.1918-8.4.1919, vom ersten zum zweiten Raterkongress, Leyde, E.J. Brill, 1968, LXXVII, 830 p. ; sur la composition du conseil central, cf. E. KOLB, « Zur Sozialbiographie einer Führungsgruppe der S.P.D. am Anfang der Weimarer Republik : Die Mitglieder des "Zentralrats" 1918/19 » in Otto Brenner Stiftung, Herkunft und Mandat, Francfort/M., E.V.A., 1976, p. 97-109.

(28) U. KLUGE, Soldatenrëte, op. cit., p. 108-109.

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entre la côte et Berlin. L'exemple le plus achevé de coordination est celui du VIIe Corps d'armée dont le Conseil central siège à Munster, la composition des conseils devant correspondre aux structures de l'armée (unités, garnisons, commandement général) (29).

A l'échelon local, la coordination entre le conseil ouvrier et le conseil de soldats peut varier : soit la fusion est organique, soit la composition paritaire du comité exécutif inclut les soldats comme partie contractante, le conseil de soldats conservant alors une certaine autonomie comme le prouve l'exemple de Berlin.

Si le terme de conseil ouvrier implique — partiellement à tort — une certaine homogénéité sociale de l'organisation qu'il désigne, la composition sociale des conseils de soldats est naturellement hétérogène comme le démontrent les études de cas de Gunther Mai concernant le Wurtemberg. Il chiffre à 370 membres le conseil ouvrier du Grand Stuttgart où l'industrie métallurgique s'était considérablement développée pendant la guerre (30). Élus dans les entreprises, ces délégués n'ont pas tous exercé leur mandat. Sur 345 membres pour lesquels il dispose de données, il dénombre 174 salariés (50,4%), 87 cadres (25,2%), 40 travailleurs sans autre précision que leur appartenance à une entreprise (11,6%), 33 permanents d'organisations (9,6%) et 11 indépendants (3,2%). Pour les 134 cas recensés, l'âge moyen est de 39,4 ans, le plus jeune ayant 21 ans et le plus âgé 65, les plus jeunes délégués étant les métallurgistes. Le conseil comporte 19 femmes. Un tiers des délégués est originaire de la région de Stuttgart, un autre tiers du Wurtemberg. Les délégués issus des classes moyennes (1/4) ne sont pas une spécificité des États du Sud jusqu'alors moins industrialisés. Pour les 75 cas connus, 36 délégués sont membres du S.P.D., 32 de l'U.S.P.D. incluant Spartakus, un est membre d'une organisation communiste locale, 2 du D.D.P. (Parti démocrate allemand), 4 du Zentxum (Parti catholique) et 29 sont des syndicalistes. Parmi les permanents des partis, on compte 13 S.P.D., 3 U.S.P./Spartakus et 2 Zentrum, tandis que 11 membres sont permanents du syndicat des métallurgistes et 3 du syndicat du textile. Le comité exécutif comporte 10 S.P.D., 4 U.S.P./Spartakus et un travailleur intellectuel, également S.P.D.

Les données dont dispose Gunther Mai sur les conseils de soldats ne comprennent pas l'importante garnison de Ludwigsburg, ni la totalité des membres des autres conseils (31). Il estime donc que son échantillon de 614 représente 30 à 40 % de l'ensemble des conseils de soldats du Wurtemberg. A part le premier de Stuttgart qui ne fonctionne que pendant huit jours, ils ont tous été élus à bulletin secret. Selon les grades, sur 584 délégués, on compte 11 officiers, 285 sousofficiers, 268 hommes de troupe et 20 employés militaires : la confiance est donc massivement accordée au corps de commandement intermédiaire en raison de ses

(29) lb., p. 145-159.

(30) G. MAI, « Die Sozialstruktur der württembergischen Arbeiter- und Bauernrate 1918/1919 », Internationale wissenschaftliche Korrespondenz zur Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung (IWK), septembre 1979, p. 375-404.

(31) G. MAI, « Die Sozialstruktur der wurttembergischen Soldatenrate 1918/1919 », IWK, mars 1978, p. 3-28.

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compétences. L'âge moyen pour 391 cas est de 32,1 ans, il baisse de novembre à janvier pour atteindre alors 23,4 et remonte à 31,6 entre février et juin 1919. Il y a donc au départ une forte représentation d'hommes mûrs, nombreux dans l'armée à l'arrière, la baisse de janvier étant due à la démobilisation des classes les plus âgées. Si les hommes mariés prédominent au début, il n'y en a presque plus en janvier contre 20 % de février à juin. La répartition selon les confessions correspond aux proportions habituelles au Wurtemberg. Sur un échantillon de 444, il y a : 1. 241 ouvriers salariés ou artisans dépendants (54,3 %), 2. 107 employés (24,1 %), 3. 35 « commerçants », catégorie floue qui peut comporter patrons et employés (7,9 %) et 4. 61 indépendants (13,7 %). Les agriculteurs, répartis entre les catégories 1,2 et 4 sont au nombre de 31 (7 %), c'est-à-dire sous-représentés par rapport à leur proportion dans la population du Wurtemberg, alors que le commerce et les services sont sur-représentés. Dans l'ensemble, 40 à 50 % des délégués appartiennent aux classes moyennes. Si l'on fait intervenir la profession des parents, on constate une tendance au déclassement. Cependant, les conseils de soldats sont relativement proches du mouvement ouvrier, même s'ils ne s'identifient pas avec lui. En fait, leur adhésion aux objectifs du S.P.D. leur sert à tracer la ligne de démarcation par rapport à la gauche, comme l'avait déjà constaté Arthur Rosenberg. On dénombre ainsi 42 S.P.D., 10 U.S.P., 7 Spartakus ou K.P.D. (Parti communiste fondé à la Saint-Sylvestre, en partie par une scission de l'U.S.P.), 1 Zentrum et un membre du Parti bourgeois qui deviendra le D.N.V.P. (Parti national populaire allemand).

Comme le souligne Gunther Mai, la révolte des soldats n'a pas pour seule origine la lassitude de la guerre, l'autoritarisme du commandement, les inégalités de traitement entre troupe et officiers. L'amertume des classes moyennes dont le statut social s'effrite pendant la guerre nourrit aussi un mécontement croissant équivalent ou supérieur à celui des ouvriers.

Dans plusieurs villes, les « bourgeois » (le terme de Biirger désignant à la fois le bourgeois et le citoyen est ici source d'ambiguité) constituent des conseils et/ ou demandent à être représentés au conseil d'ouvriers et de soldats ; en Bade, par exemple, ils obtiennent gain de cause (32) et dans le cas contraire, ils adoptent un mode de fonctionnement calqué sur celui du conseil d'ouvriers et de soldats. Avec la création du Conseil de bourgeois du Reich à Berlin début janvier 1919, les tendances libérales de gauche initiales cèdent le pas au conservatisme (33).

Les conseils de fonctionnaires peuvent se constituer selon le même modèle, comme c'est le cas à Brunswick (34). Mais en Bade et en Bavière, voulant acquérir dans le sillage du mouvement des droits au même titre que les autres catégories,

(32) P. BRANDT et R. RORUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LXXXI-LXXXII.

(33) Cf. par exemple H.-U. KNIES, « Arbeiterbewegung und Révolution im Wuppertal. Entwicklung und Tâtigkeit der Arbeiter- und Soldatenrate in Elberfeld und Barmen », in R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. 130-131 ou I. MARSSOLEK, « Sozialdemokratie und Révolution im östlichen Ruhrgebiet. Dortmund unter der Herrschaft des Arbeiter- und Soldatenrates », ib., p. 258.

(34) F. BOLL, Massenbewegungen..., op. cit., p. 265.

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les employés des transports ou les fonctionnaires communaux, par exemple, demandent à être représentés au conseil d'ouvriers et de soldats (35).

Bien que l'Université soit en règle générale un « bastion de la réaction », les partis socialistes favorisent dans bien des cas la création de conseils de travailleurs intellectuels qui témoignent alors des divisions au sein de l'intelligentsia. En Bade deux conseils, celui des travailleurs intellectuels de tendance corporatiste et celui pour l'art et la culture plus positif à l'égard du nouveau régime sont représentés par un délégué chacun au conseil d'ouvriers et de soldats de Karlsruhe (36). A Stuttgart, le conseil des travailleurs intellectuels fournit l'élément bourgeois du conseil d'ouvriers et de soldats avec cinq délégués au comité d'action (37). A Munich, la première République des conseils parvient à mobiliser les intellectuels et les artistes révolutionnaires (38).

Les réactions de la paysannerie, plus diversifiée dans les États du Sud, y sont aussi mieux connues : en Bavière, la Ligue paysanne (Bauernbund) où la gauche prédomine est dès le départ associée aux conseils. L'association paysanne chrétienne en revanche, qui n'acquiert sur eux aucune influence, décide de les boycotter. Mais les conseils paysans, hostiles à la socialisation de l'agriculture, abandonnent la République des conseils (39). En Bade, les conseils de paysans sont la poursuite sous une autre dénomination d'organisations préexistantes qui souhaitent être représentées dans les conseils d'ouvriers et de soldats ou se constituent en opposition par rapport à eux (40). Structurés comme au Wurtemberg selon les divisions administratives (commune, arrondissement, État), ils se dotent très tôt d'un Conseil paysan du Land qui proteste, contrairement à ce qui se passe au Wurtemberg (41), lorsque les conseils d'ouvriers et de soldats cherchent à susciter la création de conseils de paysans.

Mais une fois leurs objectifs atteints, c'est-à-dire la démocratisation au sens large et approximatif, ces conseils venus se greffer sur le mouvement (42) évoluent rapidement en s'opposant à lui.

(35) En Bade, cf. P. BRANDT et R. RÛRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LXIX : en Bavière, cf. G. KALMER, « Beamtenschaft und Révolution. Eine sozialgeschichtliche Studie über Voraussetzungen und Wirklichkeit des Problems », in K. BOSL (Hg.), Bayern..., op. cit., p. 202-261.

(36) P. BRANDT et R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LXXXII-LXXXIII.

(37) G. MAI, «Die Sozialstruktur... » [1979], art. cit., p. 388.

(38) U. LlNSE, « Die Anarchisten und die Münchener November-Revolurion » in K. BOSL (Hg.), Bayern..., op. cit., p. 58-60.

(39) H. HlLLMAYR, « Munchen... », art. cit., p. 476, 482 sq.

(40) P. BRANDT et R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LXXX-LXXXI.

(41) G. MAI, « Die Sozialstruktur... » [1979], art. cit., p. 392-393.

(42) H. LAUFENBERG énumère aussi les conseils qui se créent parmi les différentes catégories à Hambourg et souhaitent s'intégrer dans le Conseil d'ouvriers et de soldats, « La révolution... », art. cit., p. 253.

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Les tâches des conseils

Si la passation de pouvoir entre l'Empire et la République s'est faite pratiquement sans effusion de sang, les nouveaux organes se sont immédiatement sentis investis d'une mission dans trois domaines prioritaires.

Déjà pendant la guerre, les restrictions imposées à l'approvisionnement des grandes villes avaient entraîné des mesures administratives et militaires de livraisons forcées. La pénurie des denrées alimentaires joue d'ailleurs un rôle important dans la lassitude de la guerre : les grèves de janvier 1918 en témoignent. L'une des premières tâches que se sont imposées les conseils a donc été de tenter de pourvoir aux besoins alimentaires. Pour les sous-commissions ad hoc des conseils qui se créent avec leur consolidation, il s'agit de lutter contre le marché noir, de débusquer les réserves, de procurer du matériel de chauffage et des vêtements ou même d'empêcher les médecins de prescrire abusivement certaines denrées à titre thérapeutique, par exemple le lait (43). Les perquisitions de dépôts civils et militaires doivent permettre également une répartition plus équitable. Avec la démobilisation qui concerne également l'économie devant opérer sa reconversion pour la période de paix, les conseils doivent faire face à l'accueil des soldats revenant du front — de passage ou de retour au pays —, soldats auxquels il faut procurer logement et emploi : le nombre de chômeurs croît avec la démobilisation ; des conseils de chômeurs demandant une représentation au conseil d'ouvriers et de soldats font leur apparition ; le départ des prisonniers de guerre ne suffit pas à libérer les emplois nécessaires pour ceux qui rentrent. Les conseils créent alors des bureaux de travail ou s'associent à ceux qu'ont instaurés les municipalités. La reconversion s'accomplit d'ailleurs souvent aux dépens des femmes (44).

Il est question, pour éponger au plus vite les problèmes de logement, par exemple de ne pas autoriser un propriétaire à occuper plus de six pièces, d'utiliser les châteaux ou tout bâtiment vide pour y faire des logements ouvriers (45). Mais aussi bien l'accueil des soldats du front que les réquisitions pour l'approvisionnement et l'incertitude de la situation générale sont propices à l'exercice de la délinquance, aux pillages dont les proportions ont d'ailleurs été considérablement gonflées par la propagande hostile aux conseils. Ainsi, l'un de leurs soucis essentiels, souci de respectabilité et gage de leur bonne foi, est le maintien de l'ordre. C'est dans ce domaine qu'ils se heurtent aux plus fortes résistances : les unités rentrant du front par exemple s'empressent de contester leur légitimité, arra(43)

arra(43) H.-U. KNIES, « Arbeiterbewegung... », art. cit., p. 97 sq, 116-117, I. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit., p. 180 ; E. KOLB, Die Arbeiterrëte..., op. cit., p. 402 ; U. KLUGE, Soldatenräte..., op. cit.. p. 12, 118-119 ; Stenographischer Bericht über die Verhandlungen des Kongresses der Arbeiter, Bauern- und Soldatenrate vom 25. Februar bis 8. März 1919 in München, reprint, Berlin, s.d., p. 146-150.

(44) Cf. R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. 21 ; H.-U. KNIES, ib., p. 115-118 ; G. FELDMAN, E. KOLB, R. RÜRUP, « Die Massenbewegungen... », art. cit., p. 89-90 ; E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 319.

(45) Compte rendu sténographique du congrès des conseils à Munich..., op. cit., p. 163.

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chent ça et là les drapeaux rouges hissés sur les bâtiments publics et les conseils doivent avoir recours, comme à Brème, à la ruse d'une réception officielle pour désamorcer les potentialités de guerre civile (46). Les conseils cherchent donc dès les premiers jours à se doter d'unités de protection et à en exclure les éléments peu sûrs qui risquent de les compromettre, plus particulièrement les conseils de gauche, cible de toutes les calomnies (47). Dans certains cas, comme à Brunswick, le conseil crée une véritable garde rouge (48). Mais la plupart du temps, la gauche, cherchant à consolider les acquis de la révolution, craint de les voir compromis par des formations où des éléments bourgeois parviennent à se faire incorporer : le conseil d'ouvriers et de soldats ne réussit alors pas à imposer sa volonté aux milices, sauf au Wurtemberg où la collaboration avec le corps des officiers se passe sans heurts (49). Et surtout, à partir de mars 1919, les milices de citoyens remplacent les milices populaires jugées « spartakistes » et donc considérées comme hostiles au gouvernement. Pour endiguer cette évolution et s'opposer au recrutement des corps francs, la gauche avait revendiqué l'armement du prolétariat.

Outre les tâches immédiates qu'ils s'attribuent — ravitaillement, démobilisation, maintien de l'ordre —, dans d'autres domaines, les conseils tentent des avancées dont l'aboutissement présupposerait qu'ils exercent leurs prérogatives durablement. Mais la perception qu'ils ont d'eux-mêmes est l'obstacle majeur à une action en profondeur. Préoccupés d'assurer la démocratisation de l'Allemagne — ce dont témoigne l'acte symbolique préalable que constitue la libération des prisonniers politiques — ils se conçoivent comme des organes de transition dont la raison d'être disparaît avec la convocation d'assemblées élues au suffrage universel. C'est pourquoi le congrès des conseils vote massivement pour une date rapprochée (le 19 janvier) des élections à l'assemblée nationale, signant ainsi leur arrêt de mort. Pour les social-démocrates majoritaires qui gouvernent l'Allemagne et la Prusse, les conseils sont incompatibles avec les « principes démocratiques », ceux de la démocratie bourgeoise et parlementaire auxquels ils sont fermement attachés et au nom desquels ils saperont l'action du Conseil central des conseils (50). Cette évolution est particulièrement sensible dans les rapports des conseils avec l'administration. Ils collaborent avec les assemblées municipales — ou avec leurs députations dans les grandes villes — sauf dans les rares cas où elles sont dissoutes ou empêchées de siéger. Après s'être assuré que les fonctionnaires de l'administration acceptent le nouveau régime — ils demandent parfois à être dégagés

(46) Témoignage de Josef MILLER in P. KUCKUCK (Hg.), Révolution..., op. cit., p. 149-150.

(47) Cf. par exemple pour la Ruhr H.-U. KNIES, « Arbeiterbewegung... », art. cit., p. 119 ; I. MARSSOLEK, « Sozialdemokratie... », art. cit., p. 255 ; U. KLUGE, «Der Generalsoldatenrat... », art. cit., p. 335-352.

(48) E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 294.

(49) R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LXVII-LXIX.

(50) E. KOLB, R. RÜRUP (Hg.), Der Zentralerat..., op. cit. ; E. KOLB, Die Arbeiterrëte..., op. cit., p. 362-363 ; R. RÜRUP, Problème der Révolution, op. cit., p. 34-35.

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du serment qu'ils ont prêté au souverain (51) — les conseils sont censés exercer le contrôle de leur activité : prendre connaissance de la correspondance, se livrer à un examen détaillé des affaires en cours, contresigner les documents émanant des administrations, participer aux séances importantes des assemblées (52). Mais cette activité de contrôle est sans cesse entravée ; la gestion financière des conseils est passée au peigne fin, on leur refuse les sommes destinées à payer les indemnités des conseillers ou des miliciens, les crédits de fonctionnement : ainsi le refus des banques de verser les fonds nécessaires à la République des conseils de Brème a contribué à hâter sa chute (53). Très vite, dès novembre-décembre, les conseils sur le terrain se rendent compte du pouvoir de l'administration dans la vie quotidienne, du fait que l'auto-administration locale, pendant de la démocratie parlementaire, doit être conquise autrement que par le bulletin de vote. Par ailleurs, ils se sentent mal à l'aise dans leur fonction de contrôle, persuadés qu'ils manquent des connaissances nécessaires à une bonne gestion et prêts à faire confiance aux « spécialistes ». Ceci explique aussi pourquoi le personnel judiciaire dans son ensemble reste en place. Dans les conflits entre conseils et fonctionnaires, le gouvernement défend ses fonctionnaires contre les « attaques injustifiées » des conseils (54). Ces derniers sont alors confrontés à un dilemme entre la prise de conscience de la nécessité d'une démocratisation immédiate et leur fidélité à la direction du S.P.D. qui les considère comme illégitimes. Ils n'ont alors d'autre alternative que la résignation ou la radicalisation.

Même si les entraves au fonctionnement des conseils se produisent également ailleurs, la Prusse est le terrain privilégié de l'émiettement de leur pouvoir. La volonté de démocratisation passe donc aussi par le souhait de briser la suprématie de cette entité hybride, pilier du Reich de Bismarck. L'hostilité à Berlin, manifeste dans les États du Sud, est également perceptible à Hambourg (55). En Rhénanie-Westphalie, les tendances séparatistes émanant des milieux industriels sont désavouées par les conseils, même si le souci de faire contre-poids à Berlin est par essence démocratique (56). Mais c'est en Bavière que les projets fédéralistes de Kurt Eisner, encouragé par les anarchistes Erich Mühsam et Gustav Landauer (57), rencontrent le plus d'écho : la Prusse devrait être scindée selon ses composantes qui rejoindraient alors les États-Unis d'Allemagne dont l'Autriche allemande (où des conseils se sont également créés) (58) serait l'une des républiques autonomes. Kurt Eisner présente le projet à la réunion des ministres présidents

(51) Voir par exemple G. KALMER, « Beamtenschaft... », art. cit., p. 201-202 ; I. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit., p. 183.

(52) E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 262-270.

(53) P. KUCKUCK (Hg.), Révolution..., op. cit., p. 28-30.

(54) R. RÜRUP, Problème..., op. cit., p. 35-40.

(55) H. LAUFENBERG, « La révolution... », art. cit., p. 259 ; P. BRANDT et R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. LIV.

(56) 1. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit., p. 183 ; L MARSSOLEK, « Sozialdemokratie... », art. cit., p. 251, 260.

(57) U. LlNSE, «Die Anarchisten... », art. cit., p. 53-55.

(58) Cf. O. BAUER, Die ôsterreichische Révolution, Vienne, Volksbuchhandlung, 1923, 294 p.

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des États allemands le 25 novembre à Berlin et entame des négociations avec les autres États du Sud (Bade, Hesse, Wurtemberg) devant se doter de constitutions exemplaires et constituer le noyau du renouveau démocratique d'une Allemagne fondée sur le système des conseils qui ne serait plus soumise au diktat de Berlin (59).

Les conseils se rendent vite compte que la démocratisation générale à laquelle ils aspirent passe avant tout par celle de l'armée. Les premiers jours, l'accent est mis sur les signes extérieurs de la discrimination : le port des insignes (cocardes, fourragères, sabres) que les soldats veulent supprimer, le salut dont ils souhaitent être dispensés en dehors du service, l'intendance : ils revendiquent l'identité de traitement avec les officiers et donc la suppression des mess (60). Mais à l'arrière, les conseils de soldats destituent également des supérieurs particulièrement détestés, traduisant l'aspiration à une armée populaire où les chefs seraient élus et disposeraient donc de la confiance de leurs troupes. Les milices populaires, bien qu'assumant des tâches de police, préfigurent ce que devrait être cette nouvelle armée. Les projets débattus au gouvernement envisagent la création d'une armée populaire de volontaires où chaque section disposerait d'un conseil de confiance de cinq membres qui serait consulté sur les questions économiques, sociales, disciplinaires, élirait ses chefs intermédiaires qui à leur tour éliraient leurs supérieurs dont la destitution incomberait uniquement au Conseil des commissaires du peuple. Mais ces dispositions ne concernent que la milice populaire, qui comptera tout au plus 600 hommes en février 1919, la configuration de l'armée de paix restant du ressort de l'Assemblée nationale (61). En Bavière, au Wurtemberg, en Saxe — en dehors de la Prusse en règle générale — sont élaborées des politiques militaires à moyen et long termes qui témoignent de l'activité constructive des conseils en collaboration avec les ministères compétents (62). Les décisions prises à Berlin saperont ces projets. La confrontation se produit autour du programme adopté par le congrès des conseils, connu sous le nom de « Points de Hambourg » : « 1. Le commandement de l'armée et de la marine est exercé par les Commissaires du peuple sous contrôle du Conseil exécutif [le conseil central n'est pas encore élu] ; 2. Suppression de tous les insignes de rang et interdiction de porter les armes en dehors du service ; 3. Responsabilité des conseils de soldats pour la fiabilité des troupes et le maintien de la discipline, suppression des rapports hiérarchiques en dehors du service ; 4. Suppression des attributs d'uniforme par les Conseils de soldats et non par des personnes isolées ; 5. Droit d'élire les chefs pour les conseils de soldats ; 6. Les officiers des autorités militaires admi(59)

admi(59) WlESEMANN, « Kurt Eisner... », art. cit., p. 410-415 ; W. BENZ, « Bayern und seine sùddeutsche Nachbarstaaten. Ansätze einer gemeinsamen Verfassungspolitik im November und Dezember 1918 » in K. BOSL (Hg.), Bayern..., op. cit., p. 505 sq.

(60) 1. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit., p. 176 ; E. KOLB et K. SCHÖNHOVEN (Hg.), Régionale und lokale Räteorganisationen..., op. cit., p. 314.

(61) R. RÜRUP, Problème..., op. cit. ; U. KLUGE, Soldatenrate..., op. cit., p. 326 sq. ; art. cit., p. 316-317, 352-353.

(62) Cf. par exemple E. KOLB et K. SCHÖNHOVEN (Hg.), Régionale und lokale RÄteorganisationen..., op. cit., p. LXX.

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nistratives et les employés ayant rang d'officiers doivent rester en place dans l'intérêt de la démobilisation, mais ils doivent proclamer leur loyauté envers les nouveaux pouvoirs ; 7. Suppression accélérée de l'armée permanente et création d'une milice populaire » (63).

La critique du Haut commandement porte sur un point essentiel : l'élection des chefs, susceptible — estime-t-il à tort — d'introduire le chaos dans la démobilisation. Le changement de personnel à la tête du ministère de la Guerre de Prusse et l'arrêté du 19 janvier contribuent à enterrer définitivement les projets de démocratisation de l'armée, laissant le champ libre aux corps francs (64).

Une autre décision du congrès des conseils, celle de procéder immédiatement à la socialisation des « industries mûres », se heurte aux mêmes résistances, suscite de vastes luttes mais ne pourra être totalement enterrée : la loi sur les conseils d'entreprises de janvier 1920 présentée comme modèle spécifique à l'Allemagne a été conquise de haute lutte et reste très en deçà des aspirations des conseils (65). Comme pour l'armée, c'est l'autoritarisme dans la gestion des entreprises que les ouvriers mettent en cause et là encore, c'est de démocratisation qu'il s'agit comme en témoigne le renvoi de quelques chefs détestés. Le Conseil des commissaires du peuple est plutôt favorable à la socialisation mais il est confronté à la résistance des « spécialistes » de l'administration et la commission scientifique de socialisation qu'il désigne, en butte à toutes les entraves, sera contrainte de démissionner en février 1919 sans avoir rien accompli (66). Dès décembre pour les conseils ouvriers, les conseils d'entreprises sont la condition sine qua non de la socialisation de l'économie. Le mouvement dont les foyers principaux sont Berlin, la Ruhr et l'Allemagne centrale s'articule autour des points suivants : 1. Lutte contre la hiérarchie traditionnelle, l'« absolutisme d'entreprise » ; 2. Contrôle ouvrier des conditions de travail (sécurité), des salaires, de l'embauche et des licenciements ; 3. Droit de regard illimité sur tous les documents de l'entreprise ; 4. Participation aux bénéfices, répartition plus équitable des revenus entre patrons et salariés (67). Si à Berlin, ce sont les spartakistes — d'abord favorables uniquement à la nationalisation — et les délégués révolutionnaires qui lancent le débat, dans la Ruhr et en Allemagne centrale le mouvement naît en janvier dans les mines avec la décision du conseil d'ouvriers et de soldats d'Essen de procéder à la socialisation, confirmée par tous les conseils du bassin industriel qui nomment un commissaire du peuple à la socialisation, Ruben, assisté de la « Commission des neuf pour préparer la socialisation dans la zone industrielle de Rhénanie-Westphalie », composée de trois membres de chacun des partis socialistes (S.P.D., U.S.P., K.P.D.) (68). La commission intervient contre les destitutions arbitraires de direc(63)

direc(63) KLUGE, Soldatenrate..., op. cit., p. 250 sq.

(64) U. KLUGE, «Der Generalsoldatenrat... », art. cit., p. 371-372.

(65) C'est à l'ensemble de ce processus qu'est consacré l'ouvrage de P. von OERTZEN, Betriebsrâte..., op. cit. ; cf. aussi G. FELDMAN, E. KOLB, R. RÛRUP, « Die Massenbewegungen... », art. cit., p. 101.

(66) E. KOLB, Die Arbeiterrâte..., op. cit., p. 176-177; P. von OERTZEN, Betriebsrëte..., op. cit., p. 238-248.

(67) Ib., p. 83, 139-140.

(68) R. RÜRUP (Hg.), Arbeiter-..., op. cit., p. 24-25 ; I. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit.,

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tions d'entreprises, mais son rôle essentiel est de veiller à la bonne marche des élections aux conseils d'entreprise devant comprendre 7 ouvriers et 6 employés (3 techniques et 3 commerciaux) destinés à collaborer avec la direction (69). Dès lors, « la socialisation, c'est remettre la propriété des mines... à la collectivité représentée par l'Etat et confier la gestion de l'extraction aux conseils ouvriers » (70). Les conseils d'entreprise doivent à leur tour être coordonnés, les tâches étant réparties selon les niveaux : les conseils centraux sont chargés de contrôler les organisations patronales et de préparer la socialisation. En Allemagne centrale, le mouvement démarre à Halle où le conseil d'arrondissement d'ouvriers et de soldats cherche à contrôler l'Office supérieur des mines et fait procéder à l'élection de conseils d'entreprises sur le modèle d'Essen pour maintenir la production et accélérer la socialisation. Comme la commission des neuf, le conseil d'arrondissement joue le rôle de médiateur avec les directions récalcitrantes. Agitant la menace de grève en accord avec les Berlinois, ces deux organisations se rendent à Weimar pour obtenir du gouvernement la reconnaissance des conseils d'entreprise. Les concessions gouvernementales étant trop minces, la grève éclate en effet, mais dans la Ruhr, elle est déclenchée par la décision du gouvernement de faire intervenir les corps francs et l'arrestation du conseil général de soldats de Munster (71). Huit jours plus tard, en Allemagne centrale, la grève est presque générale et isole gouvernement et Assemblée nationale à Weimar du reste du monde. Le S.P.D. joue alors sur plusieurs tableaux : il dépose une résolution sur la socialisation à l'Assemblée nationale, le gouvernement fait intervenir la troupe tandis qu'il négocie avec les grévistes sans élargir considérablement ses concessions (72). La grève cesse alors qu'elle vient de commencer à Berlin : la coordination souhaitée entre les trois foyers qui aurait pu donner une tout autre ampleur au mouvement échoue. En même temps qu'il se radicalise — des grèves bien plus suivies que celle de février éclatent dans la Ruhr en mars et avril — le mouvement des conseils se transforme comme à Berlin en organisation parallèle aux syndicats (73).

Les interrogations sur le devenir des conseils ouvriers, une fois leur première tâche accomplie : assurer la démocratie parlementaire, sont le fondement à la fois du mouvement de socialisation et des tentatives théoriques pour élaborer un système des conseils. Celles-ci se multiplient dès lors, comme en témoigne le deuxième congrès des conseils qui se tient sans grand retentissement en avril 1919. Les délégués révolutionnaires autour de E. Däumig et de Richard Millier ont créé un organe, der Arbeiterrat (le conseil ouvrier), où ils exposent leurs conceptions ; le communiste J. Marchlewski-Karski qui remplace Ruben fin janvier à la tête de

p. 206-207 ; I. MARSSOLEK, « Sozialdemokratie... », art. cit., p. 280-282 ; U. KLUGE, « Der Generalsoldatenrat... », art. cit., p. 373.

(69) Cité d'après F. BOLL, Massenbewegungen..., op. cit., p. 286.

(70) P. von OERTZEN, Betriebsräte, op. cit., p. 131.

(71) 1. STEINISCH, « Linksradikalismus... », art. cit., p. 208-213 ; I. MARSSOLEK, « Sozialdemokratie... », art. cit., p. 282-289, 292 sq.

(72) Sur le mouvement en Allemagne centrale, cf. P. von OERTZEN, Betriebstrâte..., op. cit., p. 133-153.

(73) Ib.

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la Commission des neuf dresse le bilan de son expérience, l'analyse de Karl Korsch se fonde sur celle de Berlin et même le S.P.D. compte dans le conseil central ou autour de lui des partisans d'un système des conseils (Sinzheimer et Max Cohen) (74). L'abondante élaboration théorique a, certes, pour source la conscience grandissante des carences du parlementarisme pur et simple. Mais on peut aussi se demander si elle n'était pas destinée à compenser un échec : ce sont davantage les brèches apparues dans le cours des événements que l'on a cherché à combler, plutôt que le bilan des accomplissements qui a servi de tremplin. Les rares expériences de républiques des conseils — ainsi Brême et Munich — ont d'ailleurs été écrasées par la force armée en dépit des manifestations extérieures de solidarité réduites à l'impuissance.

Invoquer la faiblesse ou la trahison des partis, comme le fait l'historiographie d'inspiration léniniste, ne fournit pas une explication satisfaisante, une fois admis que le S.P.D. majoritaire, dans sa crainte de perdre le contrôle des masses, a tout fait pour les domestiquer et que les spartakistes puis les communistes ont été débordés par une base qu'ils n'ont pas pu et sans doute pas voulu contrôler : le rôle du parti n'était-il pas, selon la tradition marxiste orthodoxe revendiquée par Rosa Luxemburg, de donner un sens au mouvement spontané du prolétariat qui ne se décrète ni par conséquent ne s'endigue ?

La volonté d'unité à la base du mouvement ouvrier allemand qui avait été favorable au S.P.D. alors que l'U.S.P.D. était le véritable héritier du parti d'avantguerre avec son langage révolutionnaire, son attentisme et ses divisions, a fait naître l'utopie d'un mouvement réconcilié sur l'élaboration d'un modèle de société dont les contours, cependant, restaient à définir. L'audience croissante de l'U.S.P.D. dans les années 1919-1920 témoigne d'une prise de conscience : en misant sur le « bon vieux parti qui a fait ses preuves », les militants s'étaient trompé de fidélité. Mais le poids des traditions, de la confiance accordée à ce parti qui, plus qu'un contre-pouvoir, avait été une contre-société encadrant les ouvriers dans leur vie quotidienne, conforta le fétichisme de l'organisation, cet objet de fierté du S.P.D. face à tous les autres partis de la IIe Internationale. La discipline de parti — cellelà même qui avait incité le groupe parlementaire social-démocrate à voter en bloc les crédits de guerre le 4 août 1914 — explique aussi en partie l'adhésion aux objectifs du S.P.D. et constitue une des sources du freinage que les conseils ont imposé à leur propre activité. Leur mode d'élection avec l'intervention massive des partis et des syndicats déniant toute représentativité aux non-organisés, l'âge moyen relativement élevé des conseillers, le petit nombre de femmes sont aussi révélateurs des mentalités des acteurs eux-mêmes : confiance accordée aux gens d'expérience, y compris aux « spécialistes » de l'administration, défiance envers leur propre capacité à assumer un rôle actif dans la démocratisation. On retrouve, mutatis mutandis, dans la composition des conseils d'ouvriers et de soldats, les critères de la démocratie représentative traditionnelle (75). Comme pour celle-ci, le déve(74)

déve(74) p. 245-246, 260, 303-305 notamment.

(75) On trouve un certain nombre de biographies dans J. DROZ (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : Allemagne, Paris, Éditions Ouvrières, 1990.

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loppement d'un système qui se serait dégagé des contraintes et des habitudes acquises eût exigé un apprentissage que seule la durée pouvait assurer : c'est ce qu'avaient perçu, sans être en mesure de le formuler immédiatement ou d'en convaincre les protagonistes, les partisans d'un report des élections à l'Assemblée nationale.

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ETHNOLOGIE INDUSTRIELLE

Fondation Luigi MICHELETTI. - Musée de l'industrie et du travail. Brescia, Fondation Luigi Micheletti, 1989, 89 pages.

Fondation Luigi MICHELETTI. - Annali délia Fondazione Luigi Micheletti. Memoria dell'industrializzazione. Brescia, Fondation Luigi Micheletti, 1989, 349 pages.

Le premier de ces ouvrages est une contribution à la définition d'un projet de création d'un grand Musée de l'industrie et du travail à Brescia, en Italie. Il est proposé par la Fondation Luigi Micheletti de Brescia qui depuis longtemps est engagée activement dans la sauvegarde et la valorisation du patrimoine industriel italien.

Le site envisagé pour la création de ce Musée est une ancienne zone industrielle occupée depuis fin XIXe siècle par les deux usines métallurgiques les plus importantes de Brescia : Togni et Tampini. Anciennement aux portes de Brescia, ce site est aujourd'hui en plein centre ville et définitivement abandonné : il risque donc d'être racheté par des promoteurs immobiliers.

En le décrivant, les auteurs retracent brièvement l'histoire des deux usines qui coïncide avec l'histoire de l'industrialisation italienne et posent des jalons destinés à faire avancer la conception du Musée. Mais ce qui retiendra surtout l'attention, c'est leur analyse de la situation du patrimoine industriel italien qui motive leur engagement et explique l'urgence de leur démarche.

Et tout d'abord, un constat d'ordre général : la destruction progressive des anciennes zones industrielles paraît irréversible. Les nouvelles technologies semblent avoir bouleversé non pas tant les anciens rapports de production que la façon de produire. L'informatique a facilité la création de réseaux de petites et moyennes entreprises disséminées sur le territoire ; la décentralisation va de pair avec Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières

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NOTES DE LECTURE

l'effacement des limites entre ville et campagne et la destruction physique de l'usine. Le bâtiment « usine » devient un objet du passé.

Face à cette situation, un gros effort de documentation et de conservation du patrimoine industriel italien s'impose ainsi que la création de structures permanentes à partir desquelles on pourra étudier l'industrialisation italienne sous tous ces aspects. Or peu d'initiatives ont été prises ; les auteurs déplorent une indifférence quasi-générale face à ce problème et soulignent les aspects néfastes du très grand décalage qui a toujours existé en Italie entre la culture humaniste et le monde de l'industrie.

La formation des chercheurs et les sources choisies ont fait en sorte que, jusqu'à présent, l'histoire du travail industriel n'a pas eu sa place dans la réflexion des historiens. L'histoire de la culture matérielle s'est imposée dans des secteurs qui ont plutôt privilégié l'âge préindustriel et le monde paysan. Les études sur la classe ouvrière se sont attachées — peut-être dans la tentative de sortir de certaines impasses idéologiques, suggèrent les auteurs — aux ouvriers et à leurs familles à l'extérieur de l'usine : la culture, la sociabilité ouvrières décrites dans les foyers ou au cabaret, plutôt que sur le lieu de travail.

Dans ce domaine, l'Italie est une terre de pionniers, affirment les auteurs qui sont convaincus qu'un appauvrissement de la civilisation est en train de se produire et qu'aucune mémoire de l'industrialisation n'est possible sans la conservation des « monuments industriels ».

Le projet de ce Musée de l'Industrie et du travail à Brescia a été présenté lors du Colloque organisé par la Fondation Micheletti en 1987 sur le thème : Mémoire de l'industrialisation et dont la Fondation publie les actes dans ses Annales.

A l'occasion de ce Colloque, des chercheurs européens (urbanistes, historiens, architectes, etc.), ont été conviés à confronter leurs approches et leurs compétences autour de l'archéologie industrielle.

Si tous les intervenants s'accordent à souligner l'importance de l'archéologie industrielle qui a contribué à « l'élargissement de la conscience historique » (K. Hudson, p. 2), les avancées de cette nouvelle discipline ne sont pas les mêmes dans tous les pays.

Si Kenneth Hudson, fort des réalisations effectuées en Angleterre pour les XVIIIe et XIXe siècles, invite les chercheurs à entrer résolument dans la deuxième phase de l'archéologie industrielle en s'attaquant à l'industrialisation du XXe siècle, le Français Louis Bergeron paraît plus circonspect. Il réclame à cette « jeune spécialisation » une mise au point méthodologique pour qu'elle sorte de la tutelle que parfois exercent sur elle l'histoire de l'art et surtout l'archéologie.

En Italie, pour une fois, la bourgeoisie et la classe ouvrière semblent ne pas s'opposer, l'une s'attaquant à détruire la mémoire du travail industriel sous le regard indifférent de l'autre qui ne revendique pas comme faisant partie de sa culture de patrimoine qui est ainsi détruit. L'industrie cannibale se dévore elle-même (Ivan Tognarini) et les objets de l'archéologie industrielle ne représentent pas des valeurs dont le monde ouvrier puisse revendiquer la paternité (Giuseppe Papagno), ils sont considérés souvent comme appartenant à la culture dominante (Massimo Negri).

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NOTES DE LECTURE

Mais le bilan dressé par les chercheurs italiens n'est pas entièrement négatif. Plusieurs exemples montrent que des progrès dans ce domaine sont réalisés : la Maison de l'Innovation et du Patrimoine industriel de Bologne dont il est question dans l'intervention de Carlo Poni, le recensement du patrimoine industriel effectué par la région Lombardie et dont les résultats ont été présentés lors du Colloque, le projet du Musée de Brescia, etc.

Tous les intervenants sont par ailleurs d'accord sur les dangers de la conservation à outrance. L'usine en tant que contenant n'a pas de signification si on ne tient pas compte de l'activité qui s'y déroulait. L'archéologie industrielle concerne aussi bien les objets que la mémoire et l'expérience. L'accent est mis sur l'interaction homme-machine, sur l'importance de la reconstitution des gestes du travail et sur la nécessité de faire des Musées de l'industrie des structures complexes qui soient aussi des centres de recherche et d'enseignement insérés dans un contexte vivant. Ces institutions pourront ainsi garantir à l'archéologie industrielle, à l'étude et à la conservation du patrimoine industriel une base solide et contribuer à combler la distance qui sépare encore aujourd'hui l'économie de la culture (Luigi Micheletti).

Rossana VACCARO O

Fumées du Nil, n° 1. Saint-Cybard-Angoulême, Atelier-Musée du Papier, 1983, 123 pages.

Musée du Berry (Bourges), Musée Sainte-Croix de Poitiers, Société de Recherches du Pays Chauvinois (Chauvigny). - Une vie de porcelaine. Les porcelainiers et leur travail en Poitou aux XIXe et XXe siècles : PUlivuyt. Saint-Sébastien, A.C.L. Crocus, 1989, 150 pages.

Il faut se réjouir de la multiplication des travaux d'histoire, d'archéologie et d'ethnologie industrielles décrivant les multiples entreprises de province.

Les travaux historiques s'accompagnent, et quelquefois sont précédés, restructurations aidant, du recueil des témoignages matériels de ces activités, le désir de conserver la mémoire d'une activité primant parfois dans l'urgence l'analyse des conditions d'exercice de cette activité.

Dans la même région de l'Ouest de la France, deux expositions et la publication régulière d'un musée contribuent à étayer nos connaissances sur l'histoire de la production industrielle dans des régions habituellement considérées comme rurales.

Que ce soit à F Atelier-Musée du Papier d'Angoulême ou aux expositions conjointes des musées de Bourges et de Poitiers, on explore l'histoire des entreprises depuis leur fondation, on rend compte des procédures de fabrication et de leur évolution, enfin on expose les produits de ces industries.

Ces expositions, les publications, les travaux de recueil, de sauvetage et

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NOTES DE LECTURE

d'inventaire qui y sont liés, inaugurent sans doute une période de sensibilisation à l'histoire sociale de ces milieux industriels mal connus. Les études entreprises à ces occasions, particulièrement développées pour celle consacrée à la fabrique Pillivuyt au Musée du Berry à Bourges, témoignent de la fécondité du domaine. A côté d'exemples inédits de la gestion paternaliste des entreprises (affiche calligraphiée de l'hommage funéraire rendu par les ouvriers à leur patron), on découvre l'importance de la mobilité-européenne — les entrepreneurs porcelainiers au XIXe siècle, les voies et les limites de la formation locale des professionnels, les modes de transmission du souvenir et de la célébration des compétences et de la virtuosité, enfin le rôle déterminant des Expositions Universelles dans le développement de la politique d'innovation de ces entreprises.

Noëlle GÉRÔME

Images des loisirs. Catalogue d'exposition. Musée National FernandLéger, Biot (Alpes-Maritimes). 30 juin-2 octobre 1989. Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1989, 185 pages.

L' exposition succède aux « images du travail » dont Madeleine Rebérioux avait rendu compte ici. De la fin du XVIIe siècle à l'époque contemporaine, le choix des oeuvres, excellemment commenté par Jean Lacambre, organise le dialogue de l'histoire de l'art et de l'histoire sociale, de la culture académique et de l'imaginaire, ce qui incline à rêver — des scènes champêtres et galantes du XVIIe siècle aux « Loisirs sur fond rouge » de Fernand Léger — au rôle et à la fonction sociale de l'artiste.

Noëlle GÉRÔME

BANLIEUE

Sous la direction d'Annie FOURCAUT. - Un siècle de banlieue parisienne (1859-1964). Guide de recherche. Paris, L'Harmattan, 1988, 319 pages. Préface de Guy BURGEL et Antoine PROST.

Le développement actuel des travaux sur la banlieue, et notamment sur la banlieue parisienne, dû en partie au rôle du GRECO 99 du C.N.R.S. « Banlieue et changements urbains », rendait nécessaire l'élaboration d'un premier bilan. C'est l'objet du livre que vient de diriger Annie Fourcaut, déjà auteur d'une thèse

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NOTES DE LECTURE

sur Bobigny, banlieue rouge, publiée en partie aux Éditions ouvrières en 1986. Quatre géographes (Bernard Bastien, François Beaucire, Jean-Claude Cavard et Catherine Rhein), cinq historiens (Geneviève Chauveau, Michel Dreyfus, Claudine Fontanon, Claude Pennetier et Philippe Videlier) et deux sociologues (Susanna Magri et Nathalie Viet-Depaule) y ont collaboré, afin de proposer une approche pluridisciplinaire, extrêmement fructueuse sur un tel sujet, comme le soulignent dans leur préface Guy Burgel et Antoine Prost. Le but n'est ni d'écrire une histoire de la banlieue parisienne, ni de faire une synthèse — sans doute encore impossible — des travaux récents, mais de fournir un instrument de travail sur la banlieue parisienne de 1860 à 1964.

La justification des limites chronologiques est aisée : 1860 correspond à l'annexion à Paris de territoires de banlieue limitrophes, de la « petite banlieue » ; 1964 est la date de la promulgation de la loi « portant réorganisation de la région parisienne ». Cette date terminale coïncide à peu près avec le début d'une nouvelle phase de l'histoire des banlieues : les bouleversements des années 1960, ce que les auteurs appellent « la croissance maîtrisée ».

En revanche, la définition du sujet pose problème. Il convient en effet de définir ce que l'on entend par banlieue. Comme le note par exemple Bernard Bastien (p. 211), « le terme de banlieue pose problème ». Pendant longtemps, on s'est trop contenté de reprendre simplement une définition proche de celle de Littré : « territoire dans le voisinage et sous la dépendance de la ville ». Le livre met bien en valeur le double sens que les chercheurs donnent maintenant à ce terme. Pour les géographes, la définition reste spatiale et statistique : la « banlieue » parisienne est l'ensemble des communes de la Seine-banlieue pour la période antérieure à la Seconde Guerre mondiale et celles faisant partie de l'agglomération au sens statistique pour la période postérieure (Catherine Rhein). Pour les historiens et les sociologues, la banlieue peut également se définir comme « un type de société autonome, une gamme d'attitudes politiques et culturelles ayant leur originalité » (Annie Fourcaut), d'où l'intérêt des notions de sociabilité étudiées par Bernard Bastien et de la notion d'identité évoquée pour Lyon par Philippe Videlier. Les deux types d'approche semblent coexister dans le livre.

En outre, il convient également de s'interroger sur la pertinence d'une étude autonome de la banlieue parisienne en dehors d'une étude de Paris. Cette interrogation est présente dans le livre. Susanna Magri et Geneviève Chauveau notent qu'il ne peut y avoir de coupure nette entre l'étude de la banlieue et celle de la ville-centre en raison de l'indéniable continuité du tissu urbain de part et d'autre des murs de Paris et de l'intensité des échanges urbains. On peut toutefois regretter qu'une brève présentation des études sur Paris et ses quartiers n'ait pas été de ce fait incluse dans le livre.

Le livre est divisé en deux parties. La première partie comporte sept mises au point sur quelques grands sujets : la croissance urbaine liée aux structures d'emploi, l'industrialisation, les transports collectifs, le logement et l'habitat populaires, les structures administratives et les tentatives de planification, les municipalités et l'évolution politique et sociale des communes de banlieue, les sociabilités populaires. En contrepoint, un chapitre a été ajouté sur l'exemple lyonnais. Ces

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NOTES DE LECTURE

huit études sont accompagnées de quelques cartes ou croquis extrêmement utiles, par exemple sur la constitution du réseau ferré de banlieue, même si on peut regretter que certains d'entre eux n'aient pas été recomposés par l'éditeur, ce qui les aurait rendus plus lisibles. La deuxième partie est un guide de recherche directement utilisable.

La démarche des auteurs est constituée de trois étapes.

La première étape est un bilan de ce qui est actuellement fait ou entrepris et un essai de synthèse chronologique : cela est particulièrement net dans la contribution de Catherine Rhein qui, après avoir apporté des éléments d'historiographie, met en valeur les trois cycles d'urbanisation et de croissance de l'agglomération (rupture entre Paris et la Seine-banlieue à la veille de la Première Guerre mondiale ; poussée des lotissements dans l'entre-deux-guerres reportant les limites de l'agglomération parfois bien au-delà de celles de la Seine-banlieue ; développement des grands ensembles de 1950 à 1970...). Pour tous les auteurs, quelle que soit leur formation, l'approche chronologique et historique semble privilégiée. Le but est de montrer l'évolution et le dynamisme de cet espace urbain.

La deuxième étape consiste à mettre en valeur les lacunes des travaux effectués sur la banlieue parisienne et tend à suggérer des pistes de recherche nouvelles. Ainsi, Claudine Fontanon montre la nécessité d'étudier historiquement les acteurs de l'industrialisation (ouvriers, patrons d'industrie, ingénieurs, contremaîtres...) notamment en dehors des grandes entreprises taylorisées. De même, Claude Pennetier suggère à juste titre de développer les travaux sur les municipalités et les grandes personnalités politiques de la banlieue, en particulier pour certaines périodes comme les deux guerres mondiales ou la Libération (on peut il est vrai regretter l'absence d'études facilement accessibles sur les grandes personnalités et municipalités de droite, comme le montre l'inventaire communal des travaux : pas de mention de travail universitaire sur Le Perreux et Jean Goy, un seul titre sur Neuilly-sur-Seine datant de 1948...). On peut suggérer à la lecture de ce livre deux autres grandes directions de recherche. II serait ainsi nécessaire d'entreprendre l'étude de banlieues provinciales dont la contribution de Philippe Videlier sur Lyon montre l'intérêt. Comme l'on montré les récents colloques du GRECO, ces études sont encore insuffisamment développées pour les grandes villes françaises. De même, il serait indispensable d'étudier la place de l'urbanisme et du logement dans le discours politique émis à Paris et dans la banlieue, car l'affirmation que « le logement et l'habitat n'ont pas été l'enjeu majeur de luttes politiques durant [la] période de crise aiguë [1945-1960] » et que « cette question est loin d'avoir la priorité dans la réflexion et l'action des partis politiques » (p. 143) peut paraître surprenante quand on connaît la place qu'occupent les questions orales sur le logement au Conseil municipal de Paris et au Conseil général de la Seine dans les années 1950 et quand on examine les thèmes dominants lors des élections municipales de 1953, notamment chez les communistes. Il faudrait enfin, comme le suggère Claude Pennetier (p. 193), confronter les monographies locales afin d'esquisser des synthèses, notamment dans le domaine politique, car l'approche monographique finira par s'avérer insuffisante.

Afin d'aider les futurs chercheurs, la troisième étape est une présentation —

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qui n'est pas un inventaire complet — de la documentation disponible et des sources utilisables. Les indications documentaires se situent essentiellement dans le « guide de recherche » qui termine le livre, divisé en quatre parties. La première partie est une mise au point sur les sources et lieux de travail utilisables (bibliothèques, centres d'archives, musées et écomusées...), établie par Michel Dreyfus, que l'on pourra compléter avec profit par son très utile guide, Les sources de l'histoire ouvrière, sociale et industrielle en France (Paris, Éditions ouvrières, 1987) et par le récent Guide des Archives de l'Ile-de-France, publié à Paris en 1989 par G. Gille et G. Weill. La seconde partie est une brève présentation de la presse de banlieue de la fin du XIXe siècle à 1939, qui ne semble pas chercher à l'exhaustivité mais qui souligne les difficultés à accéder à cette source en partie absente de la Bibliothèque nationale. La troisième partie est la recension, commune par commune et pour l'ensemble de la banlieue, des travaux de recherche inédits (essentiellement mémoires de maîtrise et thèses), soutenus depuis la fin des années 1920 jusqu'à nos jours, en indiquant les centres de documentation où ils sont consultables : c'est environ 400 références qui sont proposées. Enfin, la quatrième partie est un fichier des centres produisant des travaux sur la banlieue, où sont précisés l'institution de rattachement, l'adresse, le téléphone, le nom des responsables et les principaux thèmes de recherche. Ces quelque soixante pages, à finalité pratique, seront extrêmement utiles pour le chercheur qui y trouvera de nombreux éléments jusque-là disparates. De nombreuses indications documentaires figurent également dans la première partie : on y trouvera des bibliographies sélectives sur l'industrialisation de la banlieue parisienne, les quelque quatre cents notes accompagnant les contributions donnant des références plus précises. On trouvera également une très utile recension du bilan des résultats publiés des recensements de la population de la Seine de 1896 à 1936 (p. 45), une étude des sources utiles pour l'étude de l'industrialisation de la banlieue parisienne (p. 58-60). En résumé, à un moment où apparaissent enfin les premières synthèses sur l'histoire urbaine parisienne (après l'Histoire de la France urbaine, on peut penser au récent livre Paris. Genèse d'un paysage paru chez Picard en 1989 sous la direction de Louis Bergeron), l'ouvrage dirigé par Annie Fourcaut apparaît comme désormais indispensable à toute personne intéressée par l'urbanisme parisien et spécialement aux chercheurs, étudiants en maîtrise ou « thésards », qui y trouveront non seulement des indications pratiques mais également de nombreux sujets de réflexion.

Philippe NlVET

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NOTES DE LECTURE

SPORTS ET LOISIRS

Alfred WAHL. - Les Archives du football. Sport et société en France (1880-1980). Paris, Gallimard/Julliard, 1989, 355 pages.

Cet ouvrage arrive à point nommé pour témoigner de l'intérêt récent que portent les historiens au phénomène sportif. Professeur d'histoire moderne et contemporaine à l'Université de Metz, spécialiste de l'histoire de l'Allemagne, Fauteur n'a jamais manqué de concilier ses compétences professionnelles et sa passion pour le sport, et le football en particulier. Il a organisé en 1985 un colloque : « Des jeux aux sports » et, depuis 1988, est l'un des membres dynamiques du Comité de rédaction de la revue Sport Histoire.

L'initiative est originale : fidèle au principe de la collection Archives, A. Wahl retrace l'histoire du football en réservant une place essentielle aux documents, textes, témoignages qui donnent ainsi relief et vérité à son argumentation. II existait déjà quelques ouvrages sur l'histoire du football, mais aucun sans doute n'a serré d'aussi près ce phénomène social et culturel. Et le lecteur, profane ou spécialiste, sera surpris de constater que l'histoire du football peut totalement échapper au récit anecdotique ou hagiographique.

Le football, fait social total ? L'auteur le proclame, tout en constatant qu'il est resté jusqu'à présent l'objet d'un ostracisme qu'il attribue pour partie au fossé culturel qui le sépare des intellectuels. Je ne sais si cette raison est la bonne. Elle ne saurait, en tout cas, concerner que le football... Reste que l'on est en droit de se demander pourquoi le sport le plus pratiqué en France (et ailleurs !), témoin des plus grands rassemblements populaires du XXe siècle, objet d'enjeux économiques et médiatiques, est resté si longtemps à l'écart des chemins de l'histoire. Cet oubli est aujourd'hui réparé, et de quelle manière !

Car l'intérêt majeur de l'ouvrage est de dépasser la simple narration descriptive. Le football devient l'objet d'une histoire sociale et culturelle qui permet de resituer son évolution dans le contexte politique, économique, social de la société française depuis la fin du XIXe siècle. Chiffres à l'appui des témoignages, l'argumentation s'efforce également de traduire les transformations des représentations et des mentalités.

L'ouvrage se présente en quatre parties. L'auteur a délibérément choisi de privilégier la chronique, ce qui permet au lecteur d'appréhender l'évolution du jeu. Avec un inconvénient toutefois : ce choix expose aux répétitions, d'une partie à l'autre, des thèmes étudiés. Première césure : 1907. C'est l'année de création du C.F.I. par Charles Simon, et qui correspond à l'avènement d'un football spécifiquement national. Avant cette date, les origines du football et son évolution sont étroitement liées à l'influence anglaise et à celle de FU.S.F.S.A. Cette première partie est, à mes yeux, la plus complète, la mieux documentée, la plus originale

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et la plus passionnante pour le lecteur. Peut-être parce qu'elle correspond à la période la plus méconnue de l'histoire du football. L'auteur a donc eu raison de lui consacrer autant de soin. Ainsi assiste-t-on à la naissance des premiers clubs de football — association, au rôle déterminant que jouent les associations sportives scolaires de sports athlétiques, à l'antagonisme naissant du football et du rugby et à l'organisation des premiers matches internationaux. Cela dans un contexte agité où les conflits politiques et idéologiques ont un rôle central. La croissance des effectifs, l'augmentation du nombre des clubs, les conflits entre amateurs et professionnels, la guerre des fédérations, l'évolution des règles et de l'esprit du jeu, mais encore l'attitude du public font l'objet de développements tout à fait nouveaux. Démonstration magistrale que le sport n'est pas coupé des réalités sociales et politiques de son époque, mais qu'il est un fait de culture.

La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à l'apparition du football « moderne » entre 1907 et 1919. Courte période pendant laquelle s'affirme son unité. Une unité conquise de haute lutte... comme en témoignent les conflits de pouvoirs qui opposent FU.S.F.S.A., la F.I.F.A. et le C.F.I. La F.F.F.A. est fondée en 1919, grâce à l'inlassable travail de Jules Rimet, Charles Simon et Henry Delaunay. Dès lors, le football devient le « premier jeu de France » : il conquiert inexorablement les provinces, la France rurale, les enfants de la classe ouvrière... en dépit des efforts que déploie FU.S.F.S.A. pour privilégier le rugby (plus bourgeois). A la veille de 1914 pourtant, c'est encore le rugby qui attire les foules et non le football, contrairement à ce qui se passe en Angleterre. D'où les efforts consentis pour assurer sa propagande, particulièrement pendant la Grande Guerre. C'est pendant cette période que les footballeurs français prendront conscience du fossé technique et tactique qui les sépare des grandes équipes européennes, particulièrement anglaises. Ce qui convaincra sans doute Charles Simon et le C.F.I. de créer, en 1917, la Coupe de France (organisée sur le modèle de la Coupe d'Angleterre). Cette innovation transforme rapidement l'image du football. Pourtant, les humiliations successives de l'équipe de France, les efforts déployés pour transformer son jeu, correspondent à la montée du chauvinisme et à l'apparition des préoccupations financières. Le football ne devient pas seulement l'enjeu de l'affrontement des nationalismes ou des valeurs morales, il trahit les insuffisances techniques et tactiques, et s'offre aux appétits mercantiles...

C'est donc fort logiquement que la troisième partie de l'ouvrage est consacrée à l'avènement du professionnalisme (1919-1932). Et cela au moment où la F.F.F.A. marque sa volonté d'hégémonie sur le football français. La constitution des ligues régionales accompagne une forte croissance des effectifs ainsi que l'aménagement des équipements. Parallèlement, le football se développe dans d'autres secteurs sans jamais cependant parvenir à s'imposer : c'est le cas dans le monde ouvrier et chez les femmes. Le football se popularise et finit néanmoins par gagner toutes les couches de la population. Aux premières « grandes stars » ou « vedettes » du football français correspond l'arrivée des grands dirigeants. En devenant un spectacle, le football attire des foules de plus en plus considérables... et des « supporters » souvent chauvins et cocardiers. Cette croissance (trop rapide ?) suscite des déviations, des excès : amateurisme marron, racolage, violence sur le stade...

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et dans les tribunes. Les années 1930 consacrent la reconnaissance officielle du professionnalisme et l'organisation de son championnat (1932). Dès lors, l'histoire du football annonce « l'ère de la déraison ». La quatrième partie lui sera trop rapidement consacrée, en survolant les transformations du jeu, l'évolution des mentalités et les nouveaux enjeux du football de l'après-guerre.

Cette saga du football français devrait séduire à la fois le grand public, les passionnés et les historiens. Le tableau peint par A. Wahl est assez complet. Je regretterai personnellement le déséquilibre qui affecte les deux dernières parties de l'ouvrage. Elles ne sont pas à la hauteur de la finesse des analyses des développements précédents. Mais les contraintes éditoriales... Des explications plus précises auraient pu également être données sur la politique en faveur du football, en particulier sous le Front populaire. Pourquoi n'avoir rien dit à propos de la Coupe du Monde de football de 1938 à Paris, alors que l'affiche de cette manifestation est reproduite en page de couverture ? On sait qu'une forte pression était exercée sur Léo Lagrange pour aboutir, à cette occasion, à la construction d'un stade de 100 000 places... D'autres précisions auraient pu encore être données à propos de l'apparition des premiers clubs de supporters (il semble que la Belgique en ait été l'initiatrice...) ou sur la violence dans les stades. Mais ces remarques ne sont qu'accessoires face à l'ampleur du travail réalisé.

Je souhaite à l'ouvrage d'A. Wahl un large succès, à commencer par les milieux du football. La voie est ouverte maintenant à des recherches originales, et nul doute que de nombreux historiens la suivront.

Pierre ARNAUD

Jean VIARD. - Penser les vacances. Arles, Actes Sud, 1984, 204 pages.

L' objet de l'auteur n'est pas de penser simplement aux vacances, comme nous le faisons tous, mais plutôt de décrire le paysage mental dans lequel s'inscrit le phénomène, original et relativement récent, que sont les vacances. Son hypothèse de travail c'est que ce phénomène aux visages multiples a besoin d'être conceptualisé pour être compris et intégré dans une vision cohérente du monde d'aujourd'hui. Car ce phénomène n'est qu'un élément discret d'une structuration nouvelle de l'espace et du temps qui va de pair avec l'émergence de ce qu'il appelle la « société de transhumance ». Cette dernière se distinguant de la société de voisinage, qui fédérait des sédentaires, en ce qu'elle trouve son équilibre dans le mouvement, qu'il soit alternatif ville-campagne et retour ou rayonnant, parfois à l'échelle de la planète.

En moins de deux cents pages l'essai de Jean Viard propose au lecteur une foule de vues originales qui lui font prendre conscience de tout l'impensé, de tout le non-dit des vacances. Il nous propose d'abord une petite histoire des vacances et des vacanciers, héritiers des voyageurs d'autrefois et de leurs pratiques mais pourtant fondamentalement différents d'eux ainsi que des pèlerins et des marchands

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de jadis. Leurs déplacements de ces derniers étaient motivés par d'autres considérations que la récréation du corps et de l'esprit. Pour les premiers « touristes » du XIXe siècle, comme c'était déjà le cas pour l'aristocratie, s'adonner au tourisme était « l'expression de leur nostalgie du pouvoir perdu », une simple activité de remplacement.

Dans la société contemporaine le tourisme est devenu un élément essentiel à la survie des individus, tant citadins que ruraux. Les villes sont devenues caduques comme lieux de vie permanents à cause des tensions diverses qu'y connaissent les personnes dans un milieu de plus en plus démuni de lieux de détente et de sociabilité. Les campagnes, en partie dépeuplées, sont livrées aux propriétaires-exploitants. Ceux-ci, absorbés par la gestion de leurs entreprises, ne forment plus que des rassemblements d'individus isolés, incapables de constituer des collectivités vivantes. Ils ne retrouvent quelque identité commune qu'en affrontant et en côtoyant « l'autre », le touriste. Ce dernier qui ne partage que temporairement leur espace le perçoit et l'utilise d'une façon différente de la leur, ce qui suscite des conflits.

L'allongement des vacances, la popularisation du tourisme ont coïncidé, en France, avec la décolonisation. Le repli sur l'hexagone a entraîné une redécouverte et une revalorisation du territoire national. Non seulement comme lieu pittoresque, historique, apprécié pour ses qualités esthétiques, mais aussi comme un espace où pouvaient se pratiquer les cultes du corps, du soleil et du loisir partagé. Jean Viard va jusqu'à affirmer que « Le mythe des vacances remplace celui de l'âge d'or ». Il constitue, à ses yeux, une étape décisive dans le processus de laïcisation voire de paganisation d'une société désormais de caractère purement temporel.

L'institution des vacances de masse, rendue possible par les progrès réalisés dans le domaine des transports et de la communication, est à la fois cause et conséquence des profonds changements de mentalités qui se sont produits depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Pourtant les vacances n'ont jamais constitué une revendication spontanée du peuple. Elles ont été voulues et octroyées par l'Etat, encouragées par les techniciens de l'aménagement du territoire en réponse aux pressions de la société industrielle urbaine qui menaçaient de la rendre invivable. Elles ont été un procédé de manipulation des masses qui a magnifiquement réussi parce qu'il a ouvert de nouveaux territoires à l'imaginaire que les anciennes idéologies religieuses et politiques ne satisfaisaient plus.

Jean Viard a voulu penser les vacances sur le mode structuraliste avec l'ambition implicite d'en faire la théorie. Théorie du mouvement social, nous dit-il, mais théorie singulièrement limitée par l'étroitesse de l'échantillon sur lequel repose son analyse. En effet, il nous parle essentiellement des vacances de Français métropolitains, urbanisés, acculturés, ayant plus ou moins épousé les valeurs de la bourgeoisie et de son Etat qui, par le biais de la consommation, tendent à imprégner les comportements de la classe salariée toute entière.

En dépit de son ingéniosité, de sa nouveauté sur bien des points, le livre de Jean Viard n'évite pas de tomber dans un certain nombre de poncifs qui, pour être à la mode, n'en sont pas moins sujets à caution. Il insiste beaucoup, par

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exemple, sur la soi-disant réconciliation des classes dans le grand brassage des tranchées au cours de la Grande Guerre et sur la fin de la lutte des classes grâce à la prise en charge par l'État du bien-être des ouvriers (p. 37, 66, 73). Il va même jusqu'à conclure que grâce à l'octroi des congés payés on est enfin passé, si l'on peut dire, de la démocratie formelle à la démocratie réelle, de la société de privilège à la méritocratie. Il écrit, notamment et non sans quelques repentirs : « Cette décision, [l'octroi des congés payés]... achève d'effacer les distinctions de rang et de naissance. Elle ouvre la porte à une société civile, organisée par niveaux de vie, où s'éteint la légitimité des ordres anciens. Elle s'inscrit dans le droit fil du remplacement progressif d'une organisation sociale basée sur la naissance par une nouvelle organisation construite théoriquement sur le mérite» (p. 191).

Il faut n'avoir écouté qu'un échantillonnage bien particulier d'anciens poilus de 14-18 pour croire que « quatre ans de solidarité au front ont supprimé d'anciens clivages, noué de nouvelles relations » (p. 37). La rigidité des hiérarchies militaires et des stratifications sociales n'a nullement été abolie par la guerre. Bien au contraire elle a été rendue plus évidente dans la conscience populaire, car c'est alors que beaucoup ont fait l'expérience tragique de l'inégalité devant le risque et la mort, en fonction précisément des clivages de classe que reflétaient les affectations, les responsabilités et les grades.

Dans un autre domaine Jean Viard donne lui-même un exemple frappant de la pérennité et de la solidité des barrières de classe, même parmi les enfants d'« habitant permanent », villageois à part entière et enfants de « résident secondaire ». Voici ce qu'il rapporte : « Pendant plus de dix ans, nous sommes venus chaque semaine (eux de leur pension, nous avec nos parents) passer le weekend dans le même village et nous ne nous sommes pas parlé, alors que la commune est minuscule et qu'en tout nous n'étions pas vingt. Ce qui nous séparait devait être bien important pour être aussi infranchissable... Les parents "se causent", mais nos gestes ne faisaient que grossir une distance qui semblait d'évidence aux adultes. Nous n'inventions pas. Tout au plus exagérions-nous des différences dont on parlait parfois, fenêtres closes. Sans doute y avait-il aussi des distinctions de classe derrière cette distance » (p. 149).

On ne saurait mieux dire, ni établir plus clairement le caractère central, dominant des clivages de classe que même les mystifications utopiques, orchestrées par de rusés commerçants, du genre Club Méditerranée, n'arrivent pas à masquer. Mais, plus encore, le phénomène « vacances » est loin d'occuper une place aussi importante qu'en France dans la vie quotidienne des populations d'autres sociétés de consommation. On peut donc douter que ce phénomène soit le facteur décisif dans l'évolution des mentalités que Jean Viard croit y voir.

Pierre AUBERY

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HISTOIRE INTELLECTUELLE

Richard A. LEBRUN. - Joseph de Maistre : An Intellectual Militant.

Kingston — Montréal, McGill — Queen's University Press, 1988, 366 pages.

Richard Lebrun n'a aucun doute sur les raisons pour lesquelles nous devrions étudier Joseph de Maistre, l'auteur des Considérations sur la France. Maistre, nous dit Lebrun, a non seulement eu une influence considérable sur la pensée européenne en général, mais en tant que critique du siècle des Lumières et de la Révolution française il peut nous aider à mieux comprendre « les faiblesses ainsi que les forces des traditions politiques intellectuelles libérales ». De plus à une époque où le fondamentalisme religieux à tendance conservatrice croît rapidement, Maistre nous permet d'approfondir notre entendement des racines du conservatisme moderne. Lebrun n'a aucun doute non plus sur les mérites de son propre livre. Suite à la création de l'Association des Amis de Joseph et Xavier Maistre et à la fondation de l'Institut des études maistriennes, son étude est la première biographie complète de Maistre ayant obtenu accès aux archives familiales, à des carnets et à de la correspondance jusqu'à maintenant encore jamais consultés. C'est pour cette raison et parce que Lebrun a déjà produit une étude des idées de Maistre à l'âge mûr (Throne and Altar, publiée en 1965) que l'accent est mis principalement sur l'élément biographique et tout spécialement sur la « formation » du caractère de Maistre dans ce nouvel ouvrage. Lebrun affirme qu'au cours de l'été de 1794 Maistre avait déjà décidé de ses prises de position sur toutes les questions importantes de son époque et que ces opinions furent clairement exprimées en 1797 dans ses Considérations sur la France. D'autres ouvrages célèbres publiés plus tard comme l'Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines et Les Soirées de SaintPétersbourg sont considérés comme n'ayant pas ajouté grand-chose au développement intellectuel de Maistre. Ainsi l'étude de Lebrun se concentre sur les racines savoyardes de Maistre, sur son héritage religieux et sur ses expériences d'avant 1789 et les derniers chapitres décrivent en détail sa vie de diplomate au service du roi exilé et appauvri de Piémont-Sardaigne.

Ce qui émerge de cet ouvrage est l'image à la fois complexe et pleine de sympathie d'un homme de qui l'on pense en général qu'il incarne des sentiments réactionnaires et ultramontains. Avant la Révolution et avant qu'il fût exilé en Suisse à la suite de l'invasion de la Savoie, Maistre, maintient Lebrun, pouvait être décrit comme un « conservateur éclairé ». S'il puisa dans sa famille un sens profond de patriarcat et une adhésion aux valeurs traditionnelles chrétiennes et catholiques il se passionna aussi pour les langues et son amour de l'étude l'introduisit aux domaines de la littérature « éclairée » et de la franc-maçonnerie. Défenseur de réfor107

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mes modérées, il s'opposa à l'absolutisme de Louis XIV, mais fut un admirateur de la constitution anglaise et soutint la convocation des États Généraux. Pourtant en 1792 toute trace de libéralisme avait disparu chez Maistre et avait été remplacée par un refus profond et général des principes et des actions de la Révolution. Ce changement de sentiment l'amena d'abord à considérer 1789 comme la conséquence des abus de l'Ancien régime et de la séduction de l'opinion publique mais il évolua rapidement vers une nouvelle interprétation, celle de la vengeance divine et du châtiment commandé par la prudence. La France devait payer pour sa mauvaise conduite.

Il est tout à fait remarquable que Maistre n'ait pas visité Paris avant 1817, vers la fin de sa vie, au moment où sa réputation était déjà faite. Lebrun fait bien ressentir l'isolement de Maistre d'abord en province puis en exil (il passa quatorze ans en Russie) et il est clair qu'il est fasciné par les détails de la vie de Maistre. Cet ouvrage est donc une réussite du point de vue biographique mais la décision de Lebrun de ne prêter qu'une attention restreinte aux idées de Maistre dans son âge mûr n'est pas aussi heureuse. Étant donné que son premier livre sur Maistre parut il y a plus de vingt ans et qu'il est depuis longtemps épuisé il aurait pu être pardonné s'il avait décidé de reprendre certains des thèmes qu'il avait déjà abordés. Lebrun ne fait aucune tentative non plus pour expliquer son curieux soustitre : « An Intellectuel Militant » (« Militant intellectuel »). Que veut-il dire par cela ? Ce qu'il y a de plus troublant encore (bien que ce ne soit en aucun cas la faute de Lebrun) c'est la difficulté éprouvée par le lecteur à réconcilier l'image de Maistre en tant qu'érudit, diplomate et père de famille avec les diatribes violentes qu'il lança contre l'époque moderne. La bonté personnelle ne semble pas de rigueur chez un homme pour qui le bourreau public était la source du pouvoir et de la grandeur.

Jeremy JENNINGS D

Jean-Louis FABIANI. - Les philosophes de la République. Paris, les Éditions de Minuit, 1988, 177 pages. « Le sens commun ».

Il n'est guère de salon où ne résonnent aujourd'hui les mots de « crise de la philosophie ». Il n'est guère de salles des professeurs où ne se trouve un agrégé de philosophie qui se lamente sur l'irrésistible chute que connaîtrait, depuis plusieurs années, une certaine philosophia perennis. Jean-Louis Fabiani en sait quelque chose, puisqu'il dit avoir lui-même enseigné la philosophie comme professeur de lycée. Cette expérience professionnelle est à l'origine de cet ouvrage et lui confère un certain ton d'histoire vécue. La distance historique, que l'auteur a choisie afin d'éviter tout subjectivisme de mauvais aloi, n'est pas un garde-fou sans faille. Jean-Louis Fabiani, qui se présente, sans fard, comme un adepte de la sociologie de Pierre Bourdieu, ne l'ignore pas : il n'est pas de démarche scientifique qui parvienne à pleinement effacer la dépendance de son auteur à l'égard de ses mul108

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tiples champs d'appartenance. Il existe donc une clé à ce livre qui en explique la vague amertume. Le philosophe Fabiani a « trahi » sa discipline-mère pour rallier les rivages plus heureux de la sociologie et de l'histoire.

Qui s'en plaindrait d'ailleurs ? Ce livre aborde avec clarté et intelligence une question totalement ignorée par l'histoire des idées traditionnelles dont « l'état de misère » actuel, pour reprendre le sombre constat que fait Jean-Louis Fabiani, ne l'a pas conduit à s'intéresser à une période de la philosophie française qui manque singulièrement d'éclat. Seuls Durkheim et Bergson émergent à peine d'un marais où les entourent Jules Lagneau, Léon Ollé-Laprune, Emile Bourroux, Jules Lachelier, tant d'autres encore affublés de patronymes aux sonorités plus baroques les unes que les autres. Ces philosophes oubliés, rarement lus, parfois célébrés comme de vieux maîtres aux mérites méconnus, sont pourtant les pères fondateurs d'une philosophie universitaire qui fonde toujours notre enseignement philosophique contemporain.

L'ambition de Fabiani est donc de caractère généalogique : saisir comment s'est historiquement constitué un certain type de philosophie. Pour ce faire, il fait un usage habile des outils conceptuels de la sociologie de Pierre Bourdieu. Provocateur, il écrase, sans pitié aucune, ces « héros de la raison pensante » sous le poids de contingences mesquines — la défense corporatiste d'une discipline scolaire en déclin — ou plus nobles — la concurrence, sur le terrain épistémologique, des sciences sociales en voie de constitution. Cette volonté iconoclaste de « réinstaller la "Société des esprits philosophiques" (p. 17) dans le monde réel » relève de la meilleure histoire sociale et défait les interprétations communes qui réduisent l'histoire de la philosophie à une histoire linéaire, dégagée de tous enjeux hormis ceux purement intellectuels.

Faut-il, pour autant, revenir aux vieilles errances des théories-reflets ? Fabiani s'en défend. Sa démarche est le contraire d'une démarche simpliste. Elle n'est faite ni d'idéologie sommaire ni de comptabilités assassines. Elle se nourrit, au contraire, de « tous ces éléments d'information infiniment petits qui permettent de saisir les principes de fonctionnement d'un champ » (p. 18). Le concept de « champ » est en effet au coeur de ses analyses. Abusivement employé par certains auteurs, ce concept prend ici une allure dynamique que s'était employé à lui donner Pierre Bourdieu. L'historien a ainsi pour tâche de retrouver les conditions de fonctionnement d'un champ. Fabiani y parvient avec bonheur en faisant appel à des sources qu'on aurait bien voulu voir parfois davantage précisées.

L'auteur s'attarde ainsi à décrire tous les ressorts qui animent une communauté qui'se « professionnalise » à l'orée du siècle. S'autonomisant, comme l'ont déjà montré les travaux de Christophe Charle, le champ intellectuel, le « champ philosophique » en particulier, se dote alors d'attributs et occupe des lieux, nécessaires à son bon fonctionnement. C'est ainsi que la production philosophique connaît un bond considérable, grâce, en partie, à l'édition scolaire car le philosophe, au tournant du siècle, est plus souvent un professeur qu'un créateur. Mais les chiffres qu'atteignent parfois certains ouvrages d'érudition, à diffusion plus lente, peuvent aussi donner à cette période la réputation d'un véritable âge d'or de l'édition philosophique, bien soutenue par certains éditeurs. Jean-Louis Fabiani consacre

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ainsi un long et riche passage au rôle que purent jouer différemment, en ce domaine, deux éditeurs majeurs : Félix Alcan qui, en important dans le champ de l'édition des critères nés dans l'université — Alcan était normalien et agrégé —, contribua beaucoup à aider les universitaires à prendre place sur le marché de la littérature, et Gustave Le Bon, polygraphe et éditeur, qui concurrençait la « Bibliothèque de philosophie contemporaine » d'Alcan avec sa propre « Bibliothèque de philosophie scientifique » créée chez Flammarion.

L'investissement des universitaires dans les revues est un des phénomènes marquant de la période. Les philosophes n'y échappèrent pas. En 1876, Théodule Ribot créa la Revue philosophique, première revue spécialisée de philosophie, bientôt suivie par la Revue de métaphysique et de morale qu'un groupe de jeunes universitaires conduit par Xavier Léon, Élie Halévy et Léon Brunschvicg, lança en 1893. Ces revues contribuèrent à la défense de la corporation « menacée » par l'essor des disciplines scientifiques en milieu scolaire et par l'émergence des sciences sociales en milieu universitaire, deux phénomènes qui paraissaient faire courir à la philosophie universitaire de sérieux risques d'implosion. De nouvelles sociabilités, enfin, apparurent comme autant de formes de résistance opposées, par la corporation, à ces décisives mutations. La Société française de philosophie, à laquelle Fabiani consacre un riche développement, est une de celles-ci.

Réelle ou non cette « crise de la philosophie » constitue un des thèmes à succès de la littérature fin de siècle : « [...] les philosophes veillent aux frontières d'un territoire désormais introuvable, mais leur vigilance ne connaît pas de répit » (p. 97). Elle alimente ouvrages et articles que suscitent projets et réformes. La réforme de 1902 qui, implicitement, remettait en cause le principe de la philosophie, « intemporelle et éternitaire », comme discipline de couronnement des études secondaires, est violemment critiquée. Les philosophes ne peuvent admettre que leur règne sans partage s'achève. Déjà, ils sont plusieurs à avoir rejoint les rangs de l'administration universitaire, renonçant, peut-être la mort dans l'âme, à jouer les Socrate. Plusieurs aussi ont fui vers les nouvelles sciences dont ils sont parfois même les initiateurs, au nom même, bien sûr, de la philosophie. Certains, enfin, comme Alfred Espinas, acceptent le sepuku intellectuel et proposent que l'on renonce à l'idée d'une classe de philosophie, prétendue couronnement des études secondaires. Ceux-là sont rares mais leurs écrits font un tel scandale qu'ils viennent révéler l'éminente place qu'a la philosophie chez les philosophes universitaires au détriment de tout autre secteur de la vie intellectuelle.

Le livre de Jean-Louis Fabiani rend compte de l'ensemble de ces débats en fonction des pratiques sociales de chacun des protagonistes. Il faut avouer qu'il convainc alors plus volontiers que lorsqu'il tente de rapprocher origines sociales et partis pris philosophiques. Les philosophes d'orientation positiviste se recruteraient majoritairement, selon lui, au sein des fractions intellectuelles de la bourgeoisie tandis que les spiritualistes seraient plutôt les fils de détenteurs de capital économique. Acceptons ces rapprochements. N'en tirons pas des déterminations mécanistes. Fabiani est d'ailleurs fort prudent à cet égard et il semble ici plus sacrifier au genre que fonder des résultats. Son ordre d'explications est autre. Sa sociolo110

sociolo110


NOTES DE LECTURE

gie est plus organique que quantitative puisque son outil théorique de base reste la théorie des champs dont on ne peut contester le caractère opératoire pour une histoire intellectuelle, surtout lorsqu'elle se trouve enrichie par le concept de sociabilité. L'auteur n'a ainsi pas négligé le fait que ces philosophes, médiocres ou non, — là n'est pas son propos de socio-historien — sont avant tout des producteurs d'énoncés qu'il faut bien prendre en compte. On pourrait aller jusqu'à lui reprocher toutefois de n'avoir pas suffisamment éclairé certains choix philosophiques et de s'être satisfait de quelques étiquettes convenues. Mais, avec ce livre, s'ébauche une histoire de la philosophie française fin de siècle telle que seul un historien peut l'écrire : « [...] la philosophie doit désormais compter, pour l'essentiel, avec l'histoire» (p. 171).

Christophe PROCHASSON

Gérard VINCENT. - Sciences-po. Histoire d'une réussite. Paris, Olivier Orban, 1987, 419 pages. Avec la collaboration d'Anne-Marie DETHOMAS.

Le livre de Gérard Vincent enrichit le champ des trop rares études consacrées à l'histoire des grandes institutions d'enseignement supérieur qui constituent généralement l'apanage des chercheurs américains (1). Ancien enseignant à FI.E.P., l'auteur a doté son ouvrage d'un statut double qui en fait l'intérêt singulier et le charme mais qui trouble aussi parfois la sérénité du propos. Le genre se laisse souvent mal définir : livre à prétention scientifique ou livre de souvenirs, de mémoire dirait sans doute Gérard Vincent, voire de nostalgie ?

La réponse a somme toute peu d'importance. Le livre se fait l'écho des souvenirs d'anciens élèves — plus rarement de l'auteur lui-même —, recueillis au cours d'une vaste enquête réalisée en 1975. Cette enquête est l'ossature de l'ouvrage. Ses résultats y sont traités et commentés. De larges extraits de réponses sont donnés formant ainsi une matière brute tout à fait passionnante pour la compréhension du milieu Sciences-po. Toutefois l'enquête n'est pas sans faiblesse. Gérard Vincent en a eu d'ailleurs claire conscience. Ayant, de parti-pris, adopté un plan résolument non chronologique, il en souligne ainsi davantage les failles. Sont en effet confrontées les réponses d'anciens élèves des années 1930 avec celles d'élèves des années 1970. L'Institut se présente par conséquent tel une École intemporelle, impression confortée par les souvenirs confiés par les anciens élèves de toute génération.

(1) Parmi les plus cormes celles de T. SHINN, L'École polytechnique, 1794-1914, Presses de la F.N.S.P., 1980 et de R. SMITH, The École normale supérieure and the Third Republic, Albany, State of New York University Press, 1982. Voir aussi sur l'École libre des sciences politiques, R. OSBORNE, A « Grande École » for the « Grands Corps », New York, Columbia University Press, 1983, ainsi que les nombreux travaux de P. FAVRE, notamment Naissances de la science politique, Paris, Fayard, 1989.

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NOTES DE LECTURE

On comprendra à leur lecture que, décidément, Sciences-po est bien une école du pouvoir où l'on se forme plus que l'on apprend, autrement dit une école de formation et non d'apprentissage. Elle est le lieu où se tissent, à toute époque, un tissu relationnel pérenne qui soude davantage les solidarités des classes dirigeantes. Les brebis galeuses n'y font carrière qu'au prix d'un changement complet d'identité. L'originalité de Sciences-po est que son fonctionnement met à nu, comme le ferait une caricature, les mécanismes de reproduction propre au système scolaire en général. A Sciences-po, le savoir ne sert même plus d'alibi.

La démonstration de Gérard Vincent est incontestable et l'on aurait aimé que la naturelle affection qu'il porte à FI.E.P., où il a si longtemps enseigné, l'ait parfois moins rendu soucieux de le défendre et d'en souligner les aspects démocratiques dont par nature il ne peut qu'être dépourvu. On peut aussi regretter que l'histoire proprement dite de l'institution n'ait pas eu plus grande place. Car si le projet d'Emile Boutmy, son fondateur, et les débuts de l'École libre des sciences politiques de 1872 à 1914 sont fort bien dessinés, la période de l'entre-deux-guerres et, plus encore, celle de la Deuxième Guerre mondiale sont laissées dans l'ombre. On aimerait en savoir plus sur les rapports entretenus par l'École libre et Vichy.

Le bilan de plus de cent années de fonctionnement est marqué par la réussite même si le projet de Boutmy ne s'est pas entièrement accompli. Sciences-po a peu cure de la science politique. La Fondation nationale des sciences politiques, héritière de la volonté scientifique de Boutmy, reste marginale par rapport à la vocation première de l'Institut : être une école professionnelle où se forment les plus efficaces cadres administratifs du pays. Reste à voir pour l'avenir comment pourra s'articuler l'idéologie libérale et anti-étatiste qui y domine avec l'une des missions les plus apparentes de ce lieu de formation : servir l'État.

Christophe PROCHASSON

Pascal ORY, Jean-François SIRINELLI. - Les intellectuels en France, de l'Affaire Dreyfus à nos jours. Paris, Colin, 1986, 264 pages. « U ».

Le procès intenté aux intellectuels français par eux-mêmes l'a été pour l'essentiel par des sociologues et de brillants essayistes. Après Le pouvoir des intellectuels en France (1979) et Homo Academicus (1984), le temps des historiens est arrivé. A vrai dire il y avait déjà quelques années que Nicole Racine ou JeanLouis Loubet del Bayle (2) avaient commencé à défricher l'histoire des intellectuels, ce chantier qu'on saluait révérencieusement du haut de l'Affaire Dreyfus pour

(2) Il y a déjà vingt ans que Nicole Racine a étudié l'A.E.A.R. dans le Mouvement Social (janviermars 1966) et Clarté dans la Revue française de science politique ; vingt ans aussi que Jean-Louis Loubet del Bayle a publié Les non-conformistes des années tente (Paris, Le Seuil, 1969, réédition 1987) et plus de dix ans que j'ai analysé les lieux de pouvoir et les modes d'intervention des historiens dans l'Affaire Dreyfus (Revue historique, avril-juin 1976).

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NOTES DE LECTURE

le négliger à peine ouvert. Dans les dernières années cependant c'est une pléiade de jeunes chercheurs — la génération de 1945 ? — qui s'est mise au travail (3). Ces travaux, morcelés, discontinus, encore, ont donné à deux de ces vaillants jeunes soldats le courage de s'atteler à la rédaction d'une première synthèse dans une collection dont la réputation pédagogique n'est plus à faire. Ils se sont partagé l'écriture des dix chapitres, Pascal Ory se chargeant des temps originels et reprenant la plume pour traiter du Front populaire et de la guerre, chaude puis froide, avant d'évoquer les vingt dernières années — il y faut du courage ! —, Jean-François Sirinelli se référant pour l'essentiel au solide massif de sa thèse (4), puis se concentrant sur les années algériennes. Dans l'ensemble les différences d'un chapitre à l'autre, sensibles dans le mode d'expression plus sociologique chez l'un, plus idéologique chez l'autre, suivent la pente des travaux davantage encore que les choix personnels. Au total ce duo est un succès.

On ne s'étonnera pas si c'est à propos de l'Affaire Dreyfus que sont mis en oeuvre les outils d'investigation (5). Et d'abord la définition, sagace parce que prudente et aussi parce qu'elle s'articule davantage sur le socio-culturel que sur le socio-professionnel. Dans les deux camps d'intellectuels dont l'affrontement d'une certaine manière constitue l'Affaire, il y a homologie : modes d'intervention (de la lettre ouverte à la pétition), cadres civiques nouveaux — les ligues —, viviers où les participants se recrutent en cercles concentriques, réseaux enfin tissés autour des salons et des revues dont le fonctionnement parvient à conférer à de petites minorités un poids exceptionnel dans une nation où le pouvoir politique repose sur le suffrage universel. De cette scène primaire de l'engagement des clercs qu'a été l'Affaire, le XXe siècle n'a pas fini de résonner. On aurait parfois aimé qu'il soit fait, au fil des ans, un plus fréquent usage des outils rassemblés à son propos. Les travaux en cours, la thèse de Christophe Prochasson en particulier (6), ne manquent pas de les utiliser. Le caractère heuristique de la confrontation des « deux choeurs » révèle en tout cas son efficacité dans les années 1920 comme à l'époque de la guerre froide où l'effritement des réseaux et des médias non communistes en cours de résurrection s'oppose à la citadelle tenue par le parti. Encore ne faudrait-il pas que la prospection du système intellectuel et de son mode de fonctionnement occulte le nouveau. C'est ainsi que la Première Guerre mondiale constitue incontestablement, et durablement, une rupture dans l'autonomie par rapport au politique que le dreyfusisme avait définie comme constitutive des modes d'intervention de l'intelligentsia de gauche : l'admiration pour la jeune Union soviétique — elle a imposé la paix, elle abat le capitalisme — ouvre la voie à des liens entre intellectuels et Parti communiste impensables auparavant. L'engagement poli(3)

poli(3) Charle, Alain Monchablon, Shlomo Sand, Bernard Chambaz, Jeanine Verdès-Leroux, Christophe Prochasson et Pascal Ory bien sûr dont les travaux abordent cette histoire sous divers angles d'approche et pour diverses périodes.

(4) Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens, Paris, Fayard, 1988. Il en est rendu compte dans ce même numéro.

(5) C'est un des domaines où la recherche historique française est pionnière.

(6) Elle porte sur les intellectuels et le socialisme en France de l'Affaire Dreyfus au congrès de Tours et a été fort brillamment soutenue à Paris-I fin 1989.

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NOTES DE LECTURE

tique, c'est alors qu'il prend racine. Il serait intéressant de regarder, à droite, et au même moment, le rôle de l'Action française.

Impossible pourtant de s'en tenir à l'affrontement exclusif des deux intelligentsias, ces jumelles aux idéologies opposées, aux modes d'organisation et d'intervention voisins. P. Ory et J.-F. Sirinelli montrent comment et quand se produisent les brouillages : quasi disparition de la droite intellectuelle, quelque peu épurée, délégitimée surtout, à la Libération ; émergence à répétition de rameaux nouveaux, « non conformistes » en somme. C'est le cas dans les années trente : aux dissidents de la droite — Ordre nouveau, Esprit — déjà étudiés les auteurs ajoutent, dissidente de la gauche, l'équipe de Révolution constructive et ils pourraient être plus explicites encore sur des non-conformistes intellectuels d'extrême-gauche comme le groupe de la Révolution prolétarienne, celui de la Critique sociale, voire, bien sûr, les surréalistes. C'est le cas aussi, dans les années 1960, au détriment du communisme surtout, avec la montée du P.S.U., une manière de parti intellectuel.

Je parle de ce livre en semblant faire fi de la chronologie que pourtant il respecte avec scrupule. Une chronologie qui épouse les grandes étapes du tragique XXe siècle. Non sans spécificité. Ainsi les idéologies qui s'avancent l'une après l'autre sur la scène française en se renouvelant à gauche plus vite qu'à droite brassent certes le plus souvent une large part du corps social — une exception, à approfondir encore : l'anticolonialisme pendant la guerre d'Algérie — mais révèlent chez les intellectuels des couleurs originales. Voyez les pacifistes des années 1920, puis l'antifascisme unitaire pour lequel dès 1932, dans un désert de sectarisme, les intellectuels donnent le la avant de briser ce bel accord, plus tôt que d'autres aussi sans doute. Voyez encore la longue résistance du progressisme procommuniste en pleine guerre froide : la violence des polémiques ne parvient pas avant 1956 à lui porter des coups décisifs.

Le temps des maîtres à penser semble — provisoirement ? — terminé, celui des « idéologies totalisantes » aussi avec la lente délégitimation du marxisme. Pascal Ory a raison de ne pas transformer ce constat en prophétie. Pour aller plus loin, au-delà en particulier du maniement des « générations » dont le cumul et le partage sont toujours difficiles à gérer, n'aurait-il pas été possible de confronter cet effacement idéologique à la survie de maints réseaux intellectuels, voire à l'apparition de nouveaux micromilieux ? N'aurait-on pu aussi mettre en communication la situation de ce siècle finissant avec la croissance en nombre des intellectuels, avec les hiérarchies que cette croissance consolide et multiplie peut-être depuis le tournant du siècle, bref avec les mutations intervenues dans la répartition des dominants et des dominés ? Suggestions pour un autre livre (7). Celui-ci est d'ores et déjà indispensable.

Madeleine REBÉRIOVX

(7) Lors du colloque de Budapest, Intellectuels français, intellectuels hongrois, XIVe-XXe siècles, dont C. Prochasson a rendu compte dans le numéro d'avril-juin 1988 du Mouvement Social, j'avais esquissé quelques pas dans ce sens.

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NOTES DE LECTURE

Jean-François SIRINELLI. - Génération intellectuelle: Khâgneux et

Normaliens dans l'entie-deux-guerres. Paris, Fayard, 1988, 720 pages.

Ce gros livre, issu d'une thèse d'État soutenue en 1986, et qui a su en conserver l'essentiel à travers de savantes annexes et un index qui permettent au lecteur de « reconstituer l'ensemble de la documentation éclatée dans les notes », se dévore cependant d'un trait. Portraits d'institutions — les khâgnes, la rue d'Ulm —, itinéraires individuels, trajectoires collectives : les trouvailles de plume abondent, servies il est vrai par le goût du canular et de la contrepèterie traditionnel à l'École, suractivé peut-être par les lendemains de la guerre. Je ne citerai que Nizan, occupé à étayer auprès du directeur de l'École, le pauvre Lanson, sa participation plus que douteuse à cet objet de scandale, la « Complainte du colonel Cambusat » : « Monsieur le Directeur, veuillez excuser la grossièreté de mon propos. Il est exact que je n'étais pas à Paris. Mais j'ai adressé à Sartre une lettre dans laquelle se trouvait le mot "merdre". Je l'ai retrouvé dans la revue. C'est peut-être le mien. » Pour une recherche sur l'influence en histoire ! Un livre riche et plaisant donc : vertus rares.

Une part de l'agrément que j'ai éprouvé à sa lecture vient d'autre chose encore : une manière de complicité objective qui ne peut être partagée bien sûr que dans un milieu assez restreint et qui n'exclut pas la distance dès lors qu'on n'appartient ni à la génération de Jean-Paul Sartre, ni à celle de Jean-François Sirinelli. On circule ici en milieu de connaissance. Ces anecdotes, on les a déjà entendues cent fois : il reste, pour le plaisir de l'érudition, à en vérifier l'authenticité, la date, les responsables. Ces « archicubes », on a lu leurs écrits, on les a croisés souvent, plus tard certes, on les a admirés, aimés ou combattus, parfois les trois à la fois. Cavailles, Lautman, Prévost sont entrés très tôt dans la légende. Georges Canguilhem et Pierre Vilar écrivent toujours, Henri Guillemin aussi : on l'entend même à la télé... La mort de Georges Lefranc est toute récente (8) et le département d'histoire de « Vincennes » n'a pas oublié le rôle qu'y joua, après « 68 », Jean Bruhat. Enfin les choix, douloureux, auxquels le pacifisme intégral — qu'on l'appelle « extrême » ne change rien à l'affaire — conduisit ses adeptes, ils font partie des options que nous avons dû regarder en face. D'où cette atmosphère familière tissée de souvenirs de jeunesse — une autre que celle des acteurs de ce livre, la même aussi — qui nous enveloppe, doucement. Et ces questions oubliées, enfouies plutôt, qu'il est capable de faire surgir dans notre conscience.

A cette évocation impressionniste il est temps que succède une présentation plus classique. On partira, au choix, des premiers chapitres ou de la conclusion. C'est alors en effet que le récit, constitué dans sa partie centrale par une gerbe de biographies intellectuelles — vies khâgneuses et normaliennes des années 1920,

(8) Sur la base d'une enquête sérieuse comme celles qu'il consacre à tous les Normaliens interpelles lors de la Libération, Sirinelli lave Georges Lefranc de toute accusation de collaborationnisme. Soit. Mais il convient de placer alors au centre de ce personnage un anticommunisme « viscéral », comme on dit, que, par ailleurs, l'auteur juge globalement secondaire. Puis il y a sa femme : ah! les femmes...

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NOTES DE LECTURE

itinéraires contrastés du temps des combats de l'ombre —, trouve à la fois son assise et sa perspective. Son assise ? Les limites du socle sont fermement définies : pas de dérive vers le contexte global des « années folles », vers la difficile naissance du P.C.F., vers les querelles de tendances d'une S.F.I.O. tourmentée par la guerre elle aussi et non seulement par Tours. Ce solipsisme est excessif peut-être : l'entrée en politique des intellectuels, le renoncement, pour certains d'entre eux, à leur autonomie dreyfusienne peut-il se comprendre sans « la lumière qui se lève à l'Est » ? Le cap est mis en tout cas sur le seul « milieu » : khâgnes parisiennes à l'inégal prestige — ah ! qui dira le pouvoir de Louis le Grand, la maïeutique d'Alain qui domine « H. IV » ou les grâces rurales de Lakanal ? —, khâgnes provinciales : du désert français, « Le Parc » émerge quasi seul (9), mais quoi ? Lyon n'est-elle pas la métropole des Gaules ? Vient ensuite l'École, objet de tous les désirs, dont les indices carriéristes sont soigneusement mesurés et l'orientation à gauche clairement établie. Le Quartier latin enfin qui vire à droite pompeusement — si l'on évoque ici le rôle de la Faculté de droit, ne faudrait-il pas regarder aussi du côté de la médecine ? — et où, après la condamnation par le Pape de l'Action française (1926), le prestige de celle-ci fléchit au bénéfice des Jeunesses patriotes. Pour la première fois le poids de la L.A.U.R.S., à laquelle n'était guère attaché jusqu'à présent que le nom — ce n'est pas rien ! — de Pierre Mendès France, est estimé à sa juste mesure : la Ligue d'action universitaire, républicaine et socialiste, fut, au temps du Cartel, la seule organisation capable de tenir tête à l'A.F. ; la belle maîtrise d'Emmanuel Vidal-Naquet, soutenue à Nanterre, mention spéciale au « Prix Jean Maitron », vient de le souligner.

La fonction de la conclusion est d'un autre ordre. Elle vise à reprendre les concepts-clés — génération, sociabilité — que l'auteur a voulu placer au centre de son étude. Des concepts qui ne sont pas à mettre sur le même pavois. Celui de sociabilité renvoie aux micro-milieux à travers lesquels s'affirme et s'affiche l'idéologie dominante des normaliens des années 20, le pacifisme. Quelques revues — la principale, les Libres propos est gérée par Michel Alexandre — mais le mot « revue » est polysémique : voyez « le colonel Cambusat ». Quelques pétitions aussi, ainsi celle des « 54 » qui vise en 1927 la « Loi Paul-Boncour » sur l'organisation de la Nation en temps de guerre (10) ; en 1928, celle qui prend pour cible la préparation militaire supérieure, la P.M.S. Si j'avais ici un regret à exprimer ce serait de ne pas voir ces milieux, et d'autres avec eux, occuper dans le texte la place centrale qui leur est attribuée en appendice. II est vrai que la narration en serait brisée peut-être et meurtris les aspects « Dictionnaire de Maitron », la charge individuelle et humaine chère aux lecteurs du Mouvement Social.

(9) On me pardonnera une anecdote personnelle. Confiant dans mes stigmates scolaires, mon père me fit inscrire en kypokhâgne à Clermont-Ferrand à la veille de la guerre. Et le proviseur, pour le renforcer dans sa conviction : « N'ayez nulle inquiétude, monsieur : l'an dernier, un de nos élèves a failli être admissible. »

(10) Personnellement, je ne fais pas tout à fait la même lecture que Sirinelli de la pétition Paul-Boncour. Je trouve sa tonalité moins pacifiste au sens chartiériste que « vitaliste » pour utiliser un concept plus efficace peut-être à la veille qu'au lendemain de la guerre. D'où la signature d'hommes comme JeanRichard Bloch, Jean Cavaillès, Paul Langevin ou Jean Bruhat.

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NOTES DE LECTURE

Génération : le titre du livre dit assez ce que cet outil heuristique doit à J.-F. Sirinelli qui a fortement contribué à le réactualiser (11) après les appréciations plutôt pessimistes qu'il avait inspirées naguère à des esprits aussi différents que Lucien Febvre ou Raoul Girardet (12). Il montre de façon convaincante que les normaliens nés quelques années en amont et quelques années en aval de 1905 ont fait plus que partager le pacifisme ambiant au lendemain du grand massacre. Celui-ci se teinte chez eux de « révolte contre l'ordre établi » et « nourrit une véritable vision du monde qui subordonne tous les autres problèmes à celui de la guerre et de la paix » (p. 640). Génération donc, mais aussi génération intellectuelle. Le socialisme de la S.F.I.O. en reçoit quelques reflets lorsque — c'est souvent le cas — ces jeunes en sont membres. Inversement, si j'ose dire, très audelà de ses élèves, le charisme d'Alain sur Georges Canguilhem et René Château (13), les deux Simone, Pétrement et Weill, Ganuchaud et Jamet, etc., cette dizaine de fidèles, assure le rayonnement de la pensée du maître et de son grand tacticien, Michel Alexandre. C'est cette prégnance si forte sur les disciples directs du « Platon d'Henri IV », comme aurait dit, ironiquement, Léon Brunschvicg, cette conviction pacifiste reçue parfois comme une révélation — les souvenirs de Claude Jamet en font foi —, cette certitude intime puisée dans la parole du prophète qui ont rendu si difficile — pas impossible toutefois : voyez Canguilhem (14) — l'adhésion à la Résistance des chartiéristes et facilité, chez plusieurs d'entre eux, les dérives collaborationnistes. « II y a deux sortes d'hommes, les intelligents et les historiens », avait dit Alain (15). Dans ces conditions, ce que l'on a appelé « la théorie des circonstances » est évidemment de peu de valeur. Et les choix peuvent se faire au nom de l'éternel, incarné dans le refus de la guerre, de toute guerre, érigé en absolu.

Deux réserves cependant. Je ne suis pas sûre que les extrémités de l'omelette, pour dire court et s'en tenir à la gauche, soient aussi bien servies que sa partie centrale, massive. Comment se fait-il par exemple que les itinéraires des communistes se perdent dans les sables dès que s'achèvent les années d'École ? Moins nombreux certes que les socialistes ou les chartiéristes, mal à leur aise devant telle pétition ? Sans doute. Mais enfin, à leur manière, ils ont été pacifistes aussi, même si la question mérite d'être posée (16). Puis le spectre étudié est officiellement celui de la génération née en 1905. Dès lors pourquoi l'enquête conduite abandonne-t-elle en cours de route Bruhat, Cogniot ou Dresch (17) ? Elle écarte,

(11) Notamment dans le cadre du séminaire dont rend compte le Cahier n° 6 de l'I.H.T.P. (novembre 1987).

(12) Cf. en particulier la table ronde « Génération et politique » qui a occupé une partie du congrès de l'A.F.S.P. en octobre 1981.

(13) Sur la carrière politique de Château en Charente, cf. la thèse de R. FAIVRE, Anb'militarisme et pacifisme en Charente-Inférieure pendant la première moitié du XXe siècle, Université Paris-VIII, 1987.

(14) Le cas de Raymond Aron est moins probant : proche d'Alain sans doute, mais jamais son disciple ; pas de coup de foudre ; il est donc plus facile de se dégager.

(15) ALAIN, Cahiers de Lorient, 1904-1905, cité par J.-F. SIRINELLI, p. 631.

(16) Cf. B. CHAMBAZ, Clarté, 1921-1925, éléments pour une étude de la conscience sociale des intellectuels français, thèse de 3e cycle, Université Paris-I, 1983.

(17) L'audience des Normaliens communistes est d'ailleurs restreinte dès les années 20 par l'oubli de

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NOTES DE LECTURE

il est vrai, le problème de la spécificité du normalien communiste, de l'intellectuel communiste : un type d'homme dont le contrat de mariage avec le socialisme diffère sensiblement de la vieille maison. Ce n'est pas un thème indigne. On eût aimé savoir, quand on ne le sait pas déjà, ce qu'ils sont devenus et à travers quels milieux militants et intellectuels. A l'autre bout de l'éventail, le même problème affleure d'ailleurs à propos de la Jeune République au motif que ses militants ont été proches des chartiéristes : est-ce si sûr que cela ?

Puis, et là se trouve sans doute la vraie limite du concept de génération intellectuelle, celui-ci ne déploie tous ses charmes qu'à condition de mettre à jour une idéologie de masse. C'est assurément le cas avec le pacifisme, au sortir de la guerre. Mais est-il légitime d'y réduire l'éventail politique et culturel couvert par les Khâgneux et les Normaliens ? En d'autres termes, ce beau livre ne s'intitulerait-il pas plus justement : le pacifisme des Khâgneux et des Normaliens des années vingt ?

Madeleine REBÉRIOUX

Keith A. READER. - Intellectuals and the left in France since 1968.

Londres, Macmillan, 1987, XII-154 pages.

Ecrit à l'usage de lecteurs anglophones dépourvus de points de repères dans les milieux intellectuels parisiens, le bref ouvrage de Keith Reader est conçu d'une manière plus journalistique qu'historienne. La « gauche » de 1968 à 1984 se résume au Parti communiste français et à quelques groupuscules maoistes et les « intellectuels » sont parisiens et résident Rive Gauche. Chaque chapitre est construit autour de thèmes : « Structuralisme marxiste », « La place de la sociologie »... ou de grands intellectuels : « Sartre », « Deleuze et Foucault »... Les exposés de doctrine et leurs contextes immédiats sont tour à tour examinés.

L'ouvrage ne manque pourtant pas d'intérêt, ne serait-ce que parce qu'il revient attentivement sur un certain nombre de débats des années 70 qui ont eu en leur temps un écho médiatique énorme. L'affaire de Bruay-en-Artois en est un bon exemple. La controverse, sur la « justice bourgeoise », le « crime bourgeois », surprend aujourd'hui, par sa violence et son caractère outré. Mais il faut la mettre en relation avec le combat mené par Foucault, Sartre et d'autres pour humaniser la prison et la justice et pour saisir son utilité sociale : si les prisons ont changé, en France, depuis vingt ans, c'est aussi grâce à eux. La lutte des femmes doit être évaluée semblablement. Les positions extrémistes de l'Après-68 ont permis, à moyen terme, la légalisation de Favortement et une relative respiration dans la condition féminine. Certains chapitres rafraîchissent utilement la

Georges Friedmann — compagnon de route ? d'accord, mais alors pourquoi Pierre Vilar ? — et de revues comme La revue marxiste. L'annexe IV n'apporte pas de vraies réponses. Il y a bien des chartiéristes qui n'ont jamais été élèves de Charrier...

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NOTES DE LECTURE

mémoire, tout en gardant une agréable distance critique à leur objet : la vogue extraordinaire des concepts althussériens (appareil idéologique répressif d'État), aujourd'hui fort peu utilisés, les lacaniens et leurs querelles de chapelle, les errements et revirements de Tel Quel, etc.

En bout de compte, cet aide mémoire vaut plus par son point de vue « exotique » (qui lui permet de relever ce qui ne se dit pas à Paris sur les modes intellectuelles, les tics de langage, les passions subites et les débats obsolètes) que par l'originalité de ses analyses.

Jean-Christophe BOVRQUIN

SUISSE

Mario KONIG, Hannes SIEGRIST, Rudolf VETTERLI. - Warten und Aufrücken. Die Angestellten in der Schweiz 1870-1950. Zurich, Chronos Verlag fur Geschichte, 1985, 644 pages.

L' histoire des classes sociales en Suisse : de la base au sommet de la pyramide. A l'intérêt porté à la classe ouvrière au début des années 1970 succéda l'étude de la classe des employés dans les années 1980. Dans les années 1990 plusieurs études sur la bourgeoisie suisse vont être publiées par les historiens formés par le Centre d'Études d'Histoire Économique et Sociale de l'Université de Zurich (Forschungsstelle fur Schweizerische Wirtschafts- und Sozialgeschichte). Attendre et monter en grade. Les employés en Suisse, 1870-1950 est le fruit de plusieurs années de recherches financées par le Fonds National Suisse.

La démarche est la suivante. Les trois auteurs s'intéressent à quatre groupes professionnels importants des employés en utilisant un modèle flexible unique. Ils s'interrogent tout d'abord sur le système de travail, les changements de la fonction dans l'entreprise des divers groupes d'employés, leur situation sociale, les changements de promotion et l'organisation de la vie privée, famille et loisirs compris. Enfin, l'association professionnelle ou l'organisation syndicale des groupes d'employés sont rapidement esquissées. Les objets de l'étude sont les contremaîtres et les techniciens de l'industrie mécanique et textile ainsi que les employés commerciaux de l'industrie, des banques, des assurances ainsi que les vendeuses, catégorie la plus basse. Non considérées sont les serveuses, situées encore plus bas dans la hiérarchie sociale, ainsi que les employés souvent saisonniers de l'hôtellerie et du tourisme.

L'étude est guidée par une question principale : les employés sont-ils plutôt des ouvriers avec mauvaise conscience ou une véritable classe avec une culture propre ? La réponse est ambiguë. Les plus bourgeois sont les techniciens et les

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NOTES DE LECTURE

employés commerciaux. Ils proviennent plutôt des familles de la petite bourgeoisie, des employés, des agents, des commerçants, etc.

Le développement du système de travail administratif favorise la promotion des employés commerciaux et des techniciens dans des fonctions de responsabilité, le travail monotone de routine étant de plus en plus le domaine féminin. Dans le cadre des loisirs, de la culture et du comportement politique, il semble qu'ils soient influencés par la bourgeoisie dominante. Confédération, armée dominée par les officiers appartenant à la haute bourgeoisie et à la bourgeoisie du mérite.

Les contremaîtres, évidemment coincés, de par leur situation professionnelle, entre la direction de l'entreprise et les ouvriers, sont dans le domaine du travail clairement du côté du patronat, mais de par leur origine sociale et leur culture plutôt du côté de la classe ouvrière.

Cela est valable également pour les professions de la vente qui, en Suisse, à la différence de l'Allemagne, des États-Unis et peut-être aussi de la France, ainsi que de quelques secteurs spécialisés comme la librairie et la droguerie, sont presque féminisées à 100 %. Il en est de même pour la profession de garçon de café, assurée en Suisse presque exclusivement par les jeunes femmes et les serveuses.

Bien que, dans l'entre-deux-guerres, lorsque les syndicats et le parti socialiste renoncèrent au dogme de la lutte des classes, tout au moins au niveau de l'association professionnelle, un rapprochement avec l'organisation ouvrière se soit amorcé les employés continuèrent de s'orienter vers la classe moyenne et ne cessèrent, par la suite, d'être sollicités par les partis de la bourgeoisie et les partis socialistes en tant que potentiel électoral. L'ouvrage ne nous apprend rien sur les liens culturels des employés avec les valeurs populaires et paysannes après le glissement de leurs fonctions vers le secteur tertiaire.

Par contre, ce travail collectif nous informe à fond sur la situation sociale (salaires, horaires et conditions de travail) des quatre groupes d'employés au moyen de tableaux et de statistiques. Il est incontestable que Warten und Aufrücken est un ouvrage de référence sur l'histoire sociale suisse.

Rudolf JAUN

Gustave LEFRANÇOIS, Arthur ARNOULD. - Souvenirs de deux Communards réfugiés à Genève, 1871-1873. Genève, Éd. Collège du Travail, 1987, 206 pages.

C' est à Marc Vuilleumier, un des animateurs du Collège du Travail, dont les travaux érudits sont bien connus des lecteurs du Mouvement Social (18) que l'on doit non seulement la présentation très étoffée — une cinquantaine de

(18) Son dernier livre, synthèse de nombreux articles antérieurs, est paru à Zurich en 1987 aussi : Immigrés et réfugiés en Suisse. Aperçu historique.

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NOTES DE LECTURE

pages — des souvenirs sur la Suisse de Lefrançois et d'ArnouId, mais aussi l'idée de les éditer et les efforts (19) notamment s'agissant de Lefrançois, auprès de l'Institut d'Amsterdam, qui ont permis d'y parvenir. A l'origine de cette publication, une perspective militante : la volonté de confronter le comportement actuel de la Suisse et des Suisses à l'égard des réfugiés politiques et leur comportement ancien — « jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale une liberté dont on a aujourd'hui perdu le souvenir » (20) — de s'attacher aussi aux capacités d'adaptation des immigrés. Si, en 1871-1873 en effet, la Genève démocratique jetait ses derniers feux, cela n'empêcha pas la cité du lac Léman de maintenir une tradition d'accueil plus large que la vision forgée par les deux proscrits, Lefrançois surtout.

Tous deux sont de brillants journalistes, amis de Vallès, et communards libertaires bon teint, même si Lefrançois sort d'un milieu plus populaire qu'Arnould dont le père enseignait la littérature étrangère à la Sorbonne. Tous deux ont été élus à la Commune dans le IVe arrondissement. Mais il y a chez l'instituteur Lefrançois une passion révolutionnaire, une ardeur bakouninienne qui ne transparaît guère dans la description plus pondérée, plus littéraire, plus nationaliste aussi d'Arthur Arnould. Sa description des moeurs genevoises — gentillesse, souci des enfants et des bêtes, faible présence de la police — met l'accent sur l'indifférence politique de ces hommes libres alors que Gustave Lefrançois ne cesse de dénoncer le caractère réactionnaire de la presse suisse et la « mise en carte » des étrangers. Deux voix donc, amicales mais plaisamment divergentes.

Faut-il ajouter que Lucien Descaves s'est abondamment servi des souvenirs de Lefrançois dans Philémon, vieux de la vieille, ce roman du souvenir, le plus beau roman sur la Commune, qu'il a publié en 1913 ?

Madeleine REBÉRIOUX

ANTISÉMITISME

François BÉDARIDA. - Le nazisme et le génocide, histoire et enjeux.

Paris, Nathan, 1989, 64 pages.

L' antisémitisme et le racisme tombant de plus en plus le masque, la sinistre actualité de Carpentras et d'ailleurs nous rappelle l'impérieuse nécessité de se battre sur le terrain de la mémoire contre l'oubli ou la falsification. C'est aussi

(19) Le texte de Lefrançois, qui aurait dû constituer une suite aux Souvenirs d'un communard publiés dans le Cri du Peuple en 1886-1887 et réunis en volume à Bruxelles en 1902 au lendemain de la mort de l'auteur, est inédit : propriété de Lucien Descaves, ami et exécuteur testamentaire de Lefrançois, il a été acquis par l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam. Le texte d'Arnould est paru d'août à octobre 1874 dans le Rappel, proche de la famille Hugo.

(20) Page 22. Pour une vision plaisante de la Suisse terre d'asile au début du XXe siècle, cf. A. LECAYE, Einstein et Sherlock Holmes, Paris, Payot, 1989.

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NOTES DE LECTURE

l'occasion de rappeler l'initiative du directeur de l'lHTP, François Bédarida, et des éditions Nathan qui ont publié en octobre 1989 ce petit livre. Cette brochure distribuée gratuitement et systématiquement aux professeurs d'histoire des collèges et lycées et aux CDI (Centres de Documentation et d'Information) s'avère être un outil de travail très précieux pour les éducateurs. L'avant-propos me semble sonner juste : « Si douloureux que puissent être la transmission de ce souvenir et l'enseignement de ces faits d'histoire, il faut absolument maintenir vivante la mémoire du génocide et du nazisme. Sinon, le cours ordinaire des choses et la frivolité humaine vont peu à peu, sous les alluvions du présent, enfouir la tragédie indicible dans l'indifférence et l'oubli » (p. 1).

De fait, on constate chez les adolescents que sont nos élèves, à la fois une certaine perméabilité aux thèses révisionnistes — sous la forme du doute insidieux — et une certaine lassitude face à un « thème » qui leur semble rebattu. C'est face à ce double défi que l'ouvrage de F. Bédarida est opérationnel, grâce à sa démarche alliant vulgarisation et rigueur scientifique.

D'emblée, l'auteur simule le questionnement des élèves : « Qu'est-ce qu'un génocide ? Quand les premiers camps ont-ils été ouverts ? Combien y a-t-il eu de morts ? Comment a-t-on pu établir les chiffres ? Y avait-il beaucoup de Juifs en Allemagne dans les années 1930 ? Qui étaient les bourreaux ? A-t-on des exemples de résistance ou de refus d'obéissance ? Comment le secret a-t-il été gardé ? Les Juifs ont-ils cherché à échapper à la persécution ? », etc. Cette démarche faussement naïve et les réponses qui sont ensuite formulées permettent à tout enseignant de faire face précisément aux questions récurrentes et pour lesquelles une réponse trop évasive empêche le mécanisme de la compréhension. Peut-être l'auteur aurait-il pu aller plus loin en répondant à d'autres questions que posent systématiquement les élèves, reprenant la plupart des lieux communs de l'antisémitisme : « Qu'est-ce qu'être Juif ? Quels métiers exerçaient-ils en Allemagne ? Comment se positionnaient-ils sur l'échiquier politique allemand ? » C'est, comme le fait F. Bédarida, en traquant les zones d'ombres, les questions parfois « honteuses » ou ressenties comme telles que l'on coupe l'herbe sous le pied des révisionnistes ou des théories racistes.

Après une mise au point sémantique sur le « génocide », la « shoah », « l'holocauste » et la « solution finale », la brochure offre un bref historique du génocide. L'analyse de la conception nazie du monde amène l'auteur à étudier la persécution raciale en Allemagne durant l'avant-guerre, l'élimination des malades mentaux puis la solution finale. Avant d'établir un bilan, il focalise sur la France de 1940 à 1944, répondant là encore aux interrogations des adolescents.

La précision scientifique et le fourmillement de détails qui prévalent dans cette synthèse affleurent davantage encore dans le chapitre intitulé « Pour en savoir plus » qui procède par approfondissement de certains thèmes : « le génocide, secret d'Etat : la pratique d'un langage codé », « camps de concentration et camps d'extermination », « l'attitude des Juifs », « l'attitude des Alliés ». L'utilisation explicite des archives — outre l'apprentissage historique qu'elle favorise — matérialise le discours, apporte des certitudes dont nos élèves sont si avides ! Cependant, point de schématisme ici, les réponses irréfutables sur certains sujets n'excluent pas la

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NOTES DE LECTURE

présentation des hypothèses sur d'autres questions, rendant ainsi compte de la recherche contemporaine. L'auteur replace sa réflexion dans le débat historiographique entre intentionnalistes et fonctionnalistes, rappelant la notion fondamentale de « spirale de radicalisation ».

Enfin, dernier outil pédagogique, la brochure présente des documents poignants qui ont rapidement raison de la « lassitude » des élèves qui se trouvent alors face à la vérité nue : le récit du docteur Becker, chimiste à l'Institut Technique criminel sur le gazage des malades mentaux, le journal personnel du docteur Kremer, médecin affecté à Auschwitz-Birkenau, la lettre du SS Gruppenführer Richard Gluecks, responsable d'un des services de l'administration économique SS, aux commandants de camps de concentration. Une carte des camps de concentration et d'extermination, des statistiques du génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale soulèvent forcément la discussion en classe, en regard des résultats du procès de Nuremberg. Une bibliographie et une filmographie (à laquelle on pourrait ajouter la mémoire meurtrie) complètent utilement ce travail clair, rigoureux qui aide chaque enseignant à cultiver la mémoire des jeunes générations.

Isabelle LESPINET

Marc ANGENOT. - Ce que l'on dit des Juifs en 1889. Antisémitisme et discours social. Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989, 192 pages.

Marc Angenot, professeur de littérature comparée à l'Université McGill de Montréal, est « l'auteur de nombreux ouvrages de théorie littéraire et d'histoire des discours sociaux ». Sa perspective n'est donc pas celle de tant d'historiens qui ont étudié l'antisémitisme en s'attachant avant tout aux doctrines et à leur influence sur des crises anciennes et récentes. Dans le même temps où il écrivait le présent ouvrage, M. Angenot travaillait à un autre ouvrage, plus large, sur l'état du discours social en France en 1889, un discours qu'il étudie à partir d'une masse de matériaux (imprimés surtout, il est vrai) : « tant dans la presse de diverses doctrines que dans les revues politiques, littéraires, satiriques, les illustrés d'actualité, la littérature canonique et la littérature "populaire", les écrits scientifiques, d'anthropologie, de sciences morales, et coetera » (p. 11). C'est parmi cet ensemble si varié qu'il a collecté les énoncés — il dit aussi les idéologèmes — d'un antisémitisme qui, de plus en plus, se banalise, que de nombreux -lecteurs acceptent plus ou moins consciemment, mais que les circonstances pourront faire remonter au grand jour et qui risque alors de devenir un catalyseur de l'opinion commune. Hésitant encore dans le boulangisme, qui vient de subir une double défaite électorale, cet antisémitisme cristallisera une première fois avec l'Affaire Dreyfus, puis, de nouveau, sous l'influence allemande, dans la France de Vichy. Et on doit prendre garde qu'aujourd'hui, à la suite d'un transfert, le même discours — la même doxa — nourrisse une dangereuse xénophobie, la haine des immigrés et des cultures qui sont les leurs.

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NOTES DE LECTURE

M. Angenot consacre la première partie de son livre aux « antisémites docbinaires » : un éditeur, Savine, et quelques écrivains dont le plus connu est Edouard Drumont, qui a publié en 1886 La France juive, un best-seller (qui en est à la 65e édition en août 1889), et qui fondera son quotidien, La libre parole, en 1892, d'autres moins connus, hommes de gauche et d'extrême-gauche autant que de droite, anticléricaux aussi bien que cléricaux. Tous reprennent, enrichissent et mettent en circulation des thèmes, d'origine étrangère souvent, bientôt familiers autant que dangereux : domination des banquiers juifs et des politiciens juifs ou enjuivés, « Conspiration juive », meurtres rituels d'enfants chrétiens... Ces thèmes recueillent un accueil d'autant plus favorable que la France de cette fin de siècle est déçue dans ses espoirs et lasse de ses luttes ; M. Angenot parle à plusieurs reprises d'un désenchantement de la nation, d'une « vision crépusculaire ».

La seconde partie, qui constitue la moitié du livre, est la plus neuve, la plus caractéristique de la méthode de l'auteur. Elle évoque l'« absorption » des éléments (des « énoncés » ou des « idéologèmes ») de l'antisémitisme par tous les groupes, politiques, sociaux, culturels, qui composent la société française de 1889. Cela va de la « blague » (M. Angenot nous invite à ne pas minimiser « l'antisémitisme comique », si actif « au niveau de la petite littérature de consommation ») à la dénonciation du pouvoir de la haute banque internationale, au prochain triomphe de la juiverie et, en conséquence, à une invitation à « se débarrasser des Juifs ». M. Angenot analyse tour à tour : « la presse républicaine, la petite presse et la presse mondaine », relativement discrètes, qui offrent surtout « des écarts de langage, avec un arrière-plan de silences voulus et de commentaires ambigus » (p. 75) ; une presse israélite timide ou plus vigoureuse ; les publications catholiques, parmi lesquelles La Croix (si bien étudiée naguère par Pierre Sorlin) peut se vanter à juste titre d'être « le journal le plus antijuif de France » ; des publications socialistes... ; la propagande boulangiste qui, avec le concours de plumes illustres comme celles de Paul Adam ou Maurice Barrés, esquisse déjà la synthèse d'un proto-fascisme. Tous les genres littéraires sont contaminés : le théâtre et plus encore le mélodrame, le roman et la littérature pour la jeunesse. Cet antisémitisme épidémique reçoit même la caution des milieux scientifiques : un racisme, plus culturel que biologique, se dessine avec Gustave Le Bon et A. de Quatrefages ; Vacher de Lapouge, dans son cours de Montpellier, exalte la race aryenne. Seul Anatole Leroy-Beaulieu, qui connaît bien le cas de la Russie, l'utilise pour « polémiquer contre les antisémites de France, lesquels lorgnent vers les législations discriminatoires russes ».

La dernière partie synthétise les résultats d'une enquête, dont le livre, trop succinct, risque de faire oublier l'ampleur et l'importance. M. Angenot peut estimer à juste titre que son hypothèse a été vérifiée et que « l'antisémitisme, loin d'avoir été le fait d'une bande d'énergumènes, a bien été une composante diffuse et omniprésente de la doxa » (p. 147), c'est-à-dire d'une opinion encore à demi souterraine « dont une poignée d'exaltés (les doctrinaires de sa première partie) aurait voulu faire le moteur d'une politique de haine ». L'antisémitisme nous est donc alors donné comme un cas (à quel point il peut devenir terrible, nous le savons aujourd'hui du reste) d'un danger plus général : « dans une société pleine

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NOTES DE LECTURE

de confrontations et d'antagonismes violents, l'antisémitisme n'était jamais qu'un cas parmi d'autres » (p. 160) ; il est l'envers — xénophobie — d'un endroit — paradigme national — ; il sert de faire-valoir à un groupe humain qui s'est pris à douter de lui-même et de son destin. L'auteur figure cela schématiquement dans un double tableau (p. 165-168) où il oppose terme à terme les valeurs oubliées d'hier et les non-valeurs, les principes destructeurs de la modernité : tous ces termes opèrent au coeur du discours social de 1889.

C'est, je pense, reconnaître la salubrité du travail de Marc Angenot que de souligner à quel point il est adaptable à la situation actuelle.

Maurice CRUBELUER

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REVUE ÉCONOMIQUE

Publication bimestrielle coédilée par le Centre national de la recherche scientifique, l'École des hautes études en sciences sociales et la Fondation nationale des sciences politiques

JUILLET 1990 : VOL. 41 N° 4

B.BENSATD Sur quelques propriétés stratégiques de l'intéressement

S. FEDERBUSCH des salariés dans l'industrie.

R. GARY-BOBO

D. A. WALKER Institutions and participants in WALRAS's theory of

oral pledges markets.

J.-F. Goux Les fondements de l'économie de découvert : à propos

de la théorie de la liquidité de HICKS.

G. CoLLETAZ Co-intégration et structure par terme des taux d'intérêt.

J.-R GOURLAOUEN

J.-F. MALECOT Hypothèses de profit permanent et d'anticipations

rationnelles : une nouvelle modélisation des politiques de versement de dividendes.

Ventes et abonnements :

Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques 27, rue Saint-Guillaume, 75341 Paris Cedex 07

Abonnements 1990 : 6 numéros par an

France Étranger

Institutions 580 F 630 F

Particuliers 375 F 415 F

Prix du numéro : 110 F Rédaction :

54, Boulevard Raspail, 75006 Paris

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Trois volumes à signaler

en histoire ouvrière de la métallurgie

Une biographie éditée par l'Union régionale lorraine C.F.D.T. : Jean-Marie Conraud, Tony Troglic, la Lorraine dans la tête, secrétaire général de la C.F.D.T. lorraine de 1974 à 1981, fils d'immigrés yougoslaves, ouvrier-fondeur aux aciéries de Pompey, une usine qui a fermé ses portes en 1986.

Métallurgie ardennaise, une plaquette due à René Colinet (Langres, Éd. Dominique Guéniot) : un très bon exemple de ce que peuvent faire les centres de Champagne-Ardenne, avec la collaboration des historiens.

Un roman, Le brasier des églantines, publié à Quimperlé par les éditions La Digitale. Son auteur, Gisèle Le Rouzic, dont c'est le premier roman - un roman chargé de l'histoire des forges d'Hennebont -, a déjà consacré trois volumes publiés entre 1984 et 1986 à la mémoire et aux luttes de la communauté ouvrière d'Hennebont, de 1860 à la disparition, un siècle plus tard, des Forges. Elle dirige le Musée des métallurgistes à Lochrist-lnzinzac.

Trois journées d'études internationales sur les industries textiles

Elles ont été organisées à Mazamet par Jean-Claude Rabier dans le cadre du GRECO 55 « Travail et travailleurs en France aux XIXe et XXe siècles » les 12-13 et 14 avril 1990. Une rencontre vraiment internationale dans un des hauts lieux du mouvement social français, éclairé par les travaux de Rémy Cazals. Une rencontre bien soutenue par la ville de Mazamet et le Conseil général du Tarn.

Un grand colloque international sur le football

L'Institut universitaire européen de Florence a organisé du 3 au 5 mai 1990 un colloque sur « le football et l'Europe ». Contact : Pierre Lanfranchi, centre de recherche sur la culture européenne, I.U.E., villa Schifanoia, via Boccacio 121, 50133 Firenze (Italie).

Et un troisième colloque international à Besançon sur « Le cheminement de l'idée européenne dans les idéologies de la paix et de la guerre »

Organisé par l'Université de Franche-Comté, il est soutenu par la région, le département et la ville. Il a eu lieu du 29 au 31 mai 1990.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, © Les Éditions Ouvrières

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Un numéro spécial de revue

consacré à la fondation de la IIe Internationale

En France, mis à part le n° 147 du Mouvement Social, le centenaire de la IIe Internationale est passé quasiment inaperçu. Le Parti socialiste lui-même n'a pas cru bon de se souvenir de l'événement de 1889. Il faut donc saluer et féliciter les animateurs de Matériaux pour l'histoire de notre temps, revue publiée par l'Association des amis de la B.D.I.C. et du musée, d'avoir eu l'heureuse idée de consacrer un numéro spécial de leur excellente revue à cet anniversaire. Plusieurs articles, dont la plupart est rédigée par des collaborateurs du Mouvement Social (Claudie Weill, Jean-Louis Guerena, Michel Dreyfus, Nicole Gabriel, Yolande Cohen), offrent un utile tour d'horizon sur le mouvement socialiste international au tournant du siècle. De quoi peut-être redonner du souffle à l'histoire du socialisme.

Des colloques passés

La Société d'Ethnologie Française (6, rue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris) a tenu à Paris du 11 au 13 janvier un colloque sur « vieillir aujourd'hui ».

La Society for the Study of French History a réuni à l'Université de Keele (GrandeBretagne), du 2 au 4 avril, un colloque sur « les rapports masculin-féminin dans l'histoire de France ». Contact : Marianne Elliott, University of Liverpool.

L'Association Histoire au présent (24, rue des Ecoles, 75005 Paris) a organisé à Paris du 16 au 19 mai un colloque sur « maladies, médecine et sociétés ». Les actes en seront publiés dans la revue Sources en 1991.

L'Institut Universitaire Européen a accueilli une table ronde internationale les 17-18 mai sur l'histoire des stratégies syndicales en Europe. Contact : Werner Abelshauser, I.U.E., C.P. n° 2330, 50100 Firenze Ferrovia (Italie).

Du 25 au 27 mai a eu lieu à Berlin-Ouest un colloque international sur l'histoire de la culture industrielle de masse et des objets industriels de consommation courante. Contact : Wolfgang Ruppert, Hochschule der Künste, 1000 Berlin 33 (Allemagne fédérale).

Le service de coopération science-monde du travail de Dortmund a organisé les 18 et 19 juin, avec le concours du D.G.B. et de la Commission européenne de la C.E.E., un colloque international sur « Les ponts entre la recherche et le monde du travail ». Contact : Kooperationsstelle, Sekretariat EG-Fachkonferenz, Ostwall 17-21, 4600 Dortmund 1 (Allemagne fédérale).

Le 2e colloque international sur l'histoire de l'électricité a eu lieu à Paris du 3 au 6 juillet. Contact : Monique Trédé, A.H.E.F., 9, avenue Percier, 75008 Paris.

Des colloques à venir

Le Groupe de Recherche d'Histoire de l'université de Rouen organise à Mont-Saint-Aignan du 14 au 17 novembre 1990 son troisième colloque sur la sociabilité, sur le thème « sociabilité et conduites alimentaires ». Contact : Françoise Thélamon, U.F.R. des Lettres, B.P. 108, 76134 Mont-Saint-Aignan Cedex.

L'Université de Malaga réunira dans la dernière semaine de novembre un colloque international sur « La littérature ouvrière en Espagne au tournant du siècle ». Contact : Manuel Morales Munoz, c/o Francisco Gillôn, 16-3°2, 29017 Malaga (Espagne).

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INFORMATIONS ET INITIATIVES

Le Musée du Travail de Hambourg sera le cadre, dans la dernière semaine de novembre, d'un colloque international sur « L'Europe à l'ère industrielle : une histoire comparée vue de la base ». Contact : Karin Haist, Muséum der Arbeit, Maurienstrasse 19, 2000 Hamburg 60 (Allemagne fédérale).

La Caisse Nationale de Prévoyance organisera à Paris, les 17 et 18 janvier 1991, un colloque scientifique international sur la prévoyance, son passé, sa situation présente et ses perspectives. Contact : Odette Monier, C.N.P., 67, rue de Lille, 75007 Paris.

Le Séminaire Histoire industrielle et histoire de la gestion (Université de Rouen) prépare pour l'automne 1991 un colloque dans la perspective du centenaire de l'Office du travail (créé en 1891) sur « Approche institutionnelle et dimension internationale du travail à la fin du XIXe siècle ». Contact : Jean Luciani, I.R.E.D.-G.E.F.S.I., 7, rue Thomas-Becket, 76130 Mont-Saint-Aignan.

Le colloque sur « Le pacifisme en Europe de la Première Guerre mondiale aux années 1980 », préparé par le Département d'histoire de l'Université de Reims, que Le Mouvement Social avait annoncé dans son numéro 150, est reporté à 1992.

Deux expositions

Le Musée d'Art et d'Industrie de Saint-Étienne a tenu du 25 avril au 25 juillet 1990 une exposition intitulée « Variations sur lisières ». Elle était consacrée à la passementerie de mode dans cette ville sous le Second Empire. Contact : Nadine Besse, au Musée, place Louis-Conte, 42000 Saint-Étienne. Un catalogue de l'exposition est disponible.

Le Musée d'Art de l'Université de Berkeley (Californie) organise du 3 octobre au 30 décembre une exposition sur « Des visions inquiètes : l'art surréaliste ». Un remarquable catalogue, où l'on notera parmi les contributions celle de Tyler Stovall (le second historien de Bobigny la Rouge), est publié sous le même titre, Anxious visions : Surrealist art, par Abbeville Press à New York. Un colloque se tiendra au Musée les 19 et 20 octobre. Contact : Sidra Stitch, University Art Muséum, 2625 Durant Avenue, Berkeley, CA 94720 (États-Unis).

La France et l'Occupation nazie

Le Musée d'Histoire contemporaine (B.D.I.C.) a consacré du 18 mai au 21 juillet 1990 une percutante exposition à « La propagande sous Vichy 1940-1944 ». Sous le même titre, il publie un ouvrage de 288 pages, dirigé par Laurent Gervereau et Denis Peschanski, qui a servi de catalogue à l'exposition.

Les 15 et 16 juin s'est tenu, à Paris également, à l'initiative du Secrétariat d'État aux Anciens Combattants et de la Ligue de l'Enseignement, un colloque international sur « Les échos de la mémoire. Comment enseigner la Seconde Guerre Mondiale dans l'Europe d'aujourd'hui ? ». Une tâche nécessaire et complexe face aux faussaires de l'histoire et à la tentation de l'oubli. Contact : Ligue de l'Enseignement, 3, rue Récamier, 75341 Paris Cedex 07.

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R É S U M É S

M. DEBOUZY. - De la production à la réception de la culture de masse.

Quels sont les rapports entre les formes de la culture commerciale et la formation de la classe ouvrière ? entre les produits de la culture de masse et les fractions de classe ou les mouvements sociaux qui les produisent et les consomment ? Dans quelle mesure les conflits de classe sont aussi des conflits culturels ? La culture de masse a-t-elle désarmé la classe ouvrière ou lui a-t-elle fourni de nouvelles armes ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles a tenté de répondre le colloque d'octobre 1988 sur « Culture de masse et classe ouvrière, 1914-1970 ». Après un débat sur les définitions et l'idéologie de la culture de masse, des communications ont traité de différents aspects de cette culture dans la République de Weimar puis dans l'Allemagne nazie, et aux États-Unis. On a examiné des formes de loisirs telles que boxe, cinéma, spectacles de variétés en Europe et aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles.

M. DEBOUZY. - From the production of mass culture to its réception.

What are the relations between mass culture and class formation ? How do we think the relations between cultural commodities marketed by the culturai industries and class fractions or social movements that produce and consume them ? Do any cultural forms escape the logic of commodification ? Is mass culture neutal or political ? Has mass culture depoliticized the working class or provided this class with new weapons ? These are some the questions raised by the colloquium of October 1988 on « Mass Culture and the Working Class, 1914-1970 ». Papers were given on différent aspects of mass culture in the Republic of Weimar, nazi Germany and the United States. Some focused on leisure activités such as boxing, movies, popular entertainment in Europe and the United States in the nineteenth and twentieth century.

N. GÉRÔME. - L'ethnologie, la « culture de masse » et les ouvriers : fragments d'une perspective.

En adoptant le schéma de la méthode ethnologique qui va de l'observation des faits matériels aux comportements et à la signification de ceux-ci, l'auteur rassemble les différents travaux français de sociologie et d'ethnologie qui traitent des rapports du monde ouvrier avec les instruments, les produits et les réseaux de diffusion de la culture de masse.

Le Mouvement Social, n° 152, juillet-septembre 1990, Les Éditions Ouvrières

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RESUMES

N. GÉRÔME. - Ethnology, mass culture and workers : perspective éléments.

Choosing the framework of ethnological inquiries, from observing material phenomena to comportmental facts and their meanings, the author gathers sociological and ethnological Trench studies about relations between workers' culture and mass culture tools, products and Systems of diffusion.

C. WEILL. - Les Conseils en Allemaqne, 1918-1919.

Les raisons de l'échec des conseils d'ouvriers et de soldats dans l'Allemagne de 1918-1919 ont trop souvent été attribuées à la politique des partis : S.P.D., U.S.P.D., P.C.A. Or une analyse de leur émergence, de leur composition sociale (profession mais aussi âge et sexe), des fonctions qu'ils ont exercées, des tâches qu'ils se sont fixées, de leur dynamique enfin permet pour le moins de nuancer ce jugement : tout comme le parlementarisme, la démocratie directe nécessite un apprentissage ; en faisant majoritairement confiance au S.P.D., les conseils se sont trompés de fidélité.

Z. WEILL. - Workers' and soldiers' councils in Germany, 1918-1919.

The failure of the workers' and soldiers' councils in Germany 1918-1919 has often been attributed to party politics (S.P.D., U.S.P.D., K.P.D.). An investigation of their merging, of their social composition (including occupation as well as âge and gender), of the rôles and duties they assumed and of their dynamics présents quite a différent picture. Like parliamentarism, direct democracy needs to be practiced ; insofar as they mainly trusted the S.P.D., the councils didn't realize that they were thus supporting the wrong heir of the prewar period.

K. PEISS. - Culture de masse et divisions sociales : le cas de l'industrie américaine des cosmétiques.

L'industrie américaine des cosmétiques a joué au XXe siècle un rôle déterminant dans la formation de l'image et de l'identification spécifique de la femme. Bien que les produits de beauté constituent un exemple privilégié de production et de diffusion d'une culture de masse, l'industrie des cosmétiques a quant à elle été dès le début divisée en trois branches : « classe », « masse » et « afro-américaine » ; ces trois branches constituèrent autant de marchés spécifiques, reflétant à leur manière les divisions de la société américaine. Cet article se propose de retracer les origines et le développement de l'industrie des produits de beauté aux États-Unis, ainsi que de réfléchir à ce que la connaissance de cette histoire apporte à notre compréhension de ce qu'est la culture de masse. Alors qu'au XIXe siècle le port du maquillage était considéré comme incompatible avec le statut de femme respectable, l'industrie naissante ambitionna de faire de l'usage des produits de beauté un élément

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RÉSUMÉS

essentiel de la détermination populaire de la féminité. Mais la détermination culturelle de l'appartenance sexuelle fut produite selon des processus complexes et souvent contradictoires en raison des clivages raciaux et sociaux à l'oeuvre dans cette industrie et, plus généralement, dans la société.

K. PEISS. - Mass culture and social divisions : the case of the US cosmetics industry.

The US cosmetics industry has had a crucial rôle in defining women's appearance and gender identity in the twentieth century. Although cosmetics are typically identified with the production and distribution of mass culture, the industry has from its inception divided into three tracks — « class », « mass », and African-American — that represent différent markets and miror social divisions within American society. This paper traces the origins and development of the American cosmetics industry from the 1880s to the 1920s, and examines the implications of that development for our understanding of mass culture. Where in the nineteenth century visible make-up had been seen as antithetical to respectable womanhood, the nascent industry sought to make cosmetics an essential élément in the popular définition of feminity. But the cultural définition of gender was rendered in complex and often contadictory ways because class and race divided the industry and the larger society.

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LIVRES REÇUS

0. BARROT et P. ORY (dir.). Entre-deux-guerres. La création française 1919-1939, Paris, François Bourin, 1990, 631 p.

E. BERNARD, Le chef d'orchestre, Paris, La Découverte, 1989, 255 p. « Textes à l'appui - Histoire sociale ».

S. BERSTEIN et P. MlLZA, Histoire de la France au XXe siècle, t. I : 1900-1930, Bruxelles, Éditions Complexe, 1990, 563 p. « Questions au xx« siècle ».

L. BOLTANSKl et L. THÉVENOT (dir.), Justesse et justice dans le travail, Paris, P.U.F., 1989, 321 p. « Cahiers du Centre d'Études de l'Emploi ».

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A. BRÉGOU et J. TISSER, 100 ans de syndicalisme chrétien, 1887-1987, Paris, C.F.T.C,

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Cahiers de la cinémathèque, n° 53 : « Regards sur la Révolution ».

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A. DEWERPE et Y. GAULUPEAU, La fabrique des prolétaires. Les ouvriers de la manufacture d'Oberkampf à Jouy-en-Josas, 1760-1815, Paris, Presses de l'École Normale Supérieure, 1990, 222 p. « Histoire ».

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C. FAURE, Le projet culturel de Vichy, Lyon, P.U.L., 1989, 333 p.

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H. MÖNNICH, BMW. Fine deutsche Geschichte, Vienne-Darmstadt, Paul Zsolnay Verlag, 1989, 614 p.

M.C. NELSON, J. RAGEN (éd.), Mother, father and child. Swedish social policy in the early twentieth century, Uppsala, Uppsala Universitet, 1990, 266 p.

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T. OHNO, L'esprit Toyota, Paris, Masson, 1989, 132 p. « Productivité de l'entreprise ». Préface de F. DALLE.

P. ORY (dir.), Dernières questions aux intellectuels, Paris, Olivier Orban, 1990, 268 p.

Prévenir, n° 18 et 19, 1989 : « Mouvement ouvrier et santé : une comparaison internationale », 2 vol., 161 et 155 p.

Progetto Archivio Storico Fiat, Le carte scoperte. Documenti raccolti e ordinati per un archivio délia Lancia, Milan, Franco Angeli, 1990, 492 p.

J.R. RAMALHO, Estado-patrào e luta operâria. O caso F.N.M., Sâo Paulo, Editera Paz e terra, 1989, 252 p.

J.D. REYNAUD, Les règles du jeu. L'action collective et la régulation sociale, Paris, A. Colin,

1989, 306 p. « U ».

M. RONCAYOLO, La ville et ses territoires, Paris, Gallimard, 1990, 278 p. « Folio/Essais ».

0. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, P.U.F.,

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J.-F. SIRINELLI, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Paris, Fayard, 1990, 362 p.

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Villes en parallèle, n° 14 : « La Ville fragmentée », juin 1989, 264 p.

W. WINPISINGER, Reclaiming our future. An agenda for American labor, Boulder, San Francisco, Westview Press, 1989, 267 p.

Le gérant : Patrick FRIDENSON

Achevé d'imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A., 14110 Condé-sur-Noireau (France)

Dépôt légal : août 1990. N° 17557

Commission Paritaire de Presse n° 38412

Le Mouvement Social est imprimé sur papier offset Corot 70 g (P.H. neutre) des Papeteries Navarre.

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Sont disponibles les numéros spéciaux suivants :

FRANCE EXPORT

Travaux de femmes dans la France du XIXe siècle,

n° 105, présentation de M. Perrot 40F 50F

L'atelier et la boutique, n° 108, sous la direction de H.-G.

Haupt et Ph. Vigier 40 F 50 F

Georges Haupt parmi nous, n° 111, présentation de M.

Rebérioux 59 F 69 F

Entre socialisme et nationalisme : les mouvements étudiants européens, n° 120, sous la direction de Y. Cohen et C. Weill 59 F 69 F

L'espace de l'usine, n° 125, sous la direction de M. Perrot 59 F 69 F

Mouvements ouvriers espagnols et questions nationales 1868-1936, n° 128, sous la direction d'A. Elorza, M. Ralle, C. Serrano 59 F 69 F

L'expression plastique au XIXe siècle, n° 131, sous la direction de M. Rebérioux 59F 69F

Les nationalisations d'après-guerre en Europe occidentale, n° 134, sous la direction d'A. Prost 59F 69F

La bourgeoisie allemande. Un siècle d'histoire (1830-1933),

n° 136, sous la direction de J. Droz 59F 69F

Métiers de femmes, n° 140, sous la direction de M. Perrot 59 F 69 F

Les prud'hommes, XIXe-XXe siècle, n° 141, sous la direction

d'A. Cottereau 59 F 69 F

Mémoires et histoires de 1968, n° 143, sous la direction

de L. Passerini 59F 69F

Paternalismes d'hier et d'aujourd'hui, n° 144, sous la direction de M. Debouzy 59F 69F

Avec Jean Maitron, supplément au n° 144, sous la direction de M. Rebérioux 59 F 69 F

La France et l'aéronautique, n° 145, sous la direction de

P. Fridenson 59 F 69 F

La désunion des prolétaires, n° 147, sous la direction de

R. Gallissot, R. Paris, C. Weill 59 F 69 F

Mise en scène et vulgarisation : l'Exposition universelle

de 1889, n° 149, sous la direction de M. Rebérioux.. 59F 69F

Les congés payés, n° 150, sous la direction de Jean-Claude

Richez et Léon Strauss 63 F 74 F

Sont disponibles les ouvrages suivants :

Christianisme et monde ouvrier, études coordonnées par F. Bédarida et J. Maitron 110 F

La Commune de 1871, Colloque universitaire pour la commémoration du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971 110 F

Langage et Idéologies. Le discours comme objet de l'Histoire,

présentation de R. Robin 73 F

Mélanges d'Histoire sociale offerts à Jean Maitron 105 F

1914-1918. L'autre front, études coordonnées et rassemblées par P.

Fridenson 105 F

Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde

arabe, études coordonnées par R. Gallissot 110 F

Le patronat de la seconde industrialisation, études rassemblées par

M. Lévy-Leboyer 105 F

Jaurès et la classe ouvrière, études rassemblées par M. Rebérioux 105 F

Les Universités populaires 1899-1914, par L. Mercier 120 F

Les sources de l'histoire ouvrière, sociale et industrielle en

France, par M. Dreyfus 330 F

Nous crions grâce, lettres rassemblées par T. Bonzon et J.-L. Robert 190 F


Sous la direction de Jacques Droz, avec la participation de Pierre Ayçoberry, Gilbert Badia, Alain Boyer, Pierre Broué, Serge Cosseron, Annelise Callede-Spaethe, Jacques Grandjonc, Irène Petit, Alain Ruiz, Claudie Weill. Le Dictionnaire du mouvement ouvrier allemand s'inscrit dans une collection à laquelle Jean Maitron a donné l'impulsion lorsqu'il a lancé le premier volume - traitant de l'Autriche - de son Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international. Celui sur l'Allemagne s'imposait d'autant plus qu'aucune oeuvre, en France ou en Allemagne, ne retraçait de façon

objective et systématique la vie des principaux militants ouvriers et des théoriciens ayant pu inspirer leur action.

Une dizaine d'historiens et de germanistes ont voulu présenter une vision aussi complète et nuancée que possible de l'évolution du mouvement ouvrier allemand depuis ses origines, marquées par Marx, Engels et Lassalle, jusqu'à la période contemporaine. Le maître d'oeuvre de cette entreprise, Jacques Droz, qui a consacré une partie de son enseignement et de ses recherches à l'Allemagne socialiste, a, dans une présentation historique, résumé un mouvement que la multitude des tendances et des objectifs rend souvent difficile à saisir. Ses collaborateurs et lui-même ont, à travers quelque quatre cents biographies, rendu compte de la richesse et de la diversité d'un mouvement qui sur le plan syndical et politique fut soumis à de rudes épreuves: réaction patronale, régimes de Bismarck ou d'Hitler.

Cet ouvrage aura réalisé son but s'il réussit à montrer à la lumière de ces itinéraires biographiques qu'il a existé une «autre Allemagne» dont l'intelligence théorique et les vertus civiques n'ont pu être domptées.

Dans la même collection :

AUTRICHE par Félix Kreissler, Yvon Bourdet,

Georges Haupt et Herbert Steiner,

GRANDE-BRETAGNE (2 volumes) par François

Bédarida, Renée Bédarida, Joyce Bellamy. David

Martin et John Saville,

JAPON (2 volumes) sous la direction de Shobei

Shiota,

CHINE sous la direction de Lucien Bianco et Yves

Chevrier,

MAGHREB sous la direction de René Gallissot (à

paraître).

Les Éditions Ouvrières: 47, rue Servan 75011 Paris. ISSN 0027-2671.