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Titre : Relation des emprisonnemens et des évasions des châteaux de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre, de Henri Mazers de La Tude, ingénieur, écrite par lui-même en décembre 1782

Auteur : Masers de Latude, Henri (1725-1805). Auteur du texte

Date d'édition : 1785

Sujet : Latude, Masers de

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30901183z

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 52 p. ; in-8

Format : Nombre total de vues : 54

Description : Collection numérique : Fonds régional : Île-de-France

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5617521s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-11683

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 05/10/2009

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<7

Jci.nyi'íri)'!??"

RELATION

Des emprisonnemens & des évasions des châteaux de la Bajlille, de Vincennes ■être, de HENRI MAZERS Tu DE, ingénieur s écrite par en décembre 1782.

. que contient cette relation sont,

pour ainíi dire, la preuve parlante du despotisme affreux qui désole la France, dont M. Ie comte de Mirabeau se plaint avec tant d'énergie dans son sublime ouvrage, intitulé : Des Lettres de Cachet, & des Prisons d'Etat.

On a copié cette relation sur l'original même écrit de la main de Pinfortuné LA TVDE: on a supprimé quelques réflexions que la narration feule inspire nécessairement à tous les lecteurs. On a changé quelques tournures de phrases peu correctes, & telles que les pouvoit rédiger un infortuné qui avoit passé 343ns dans la solitude affreuse des prisons d'état, dans la douleur toujours cuisante de la privation de sa liberté, & souvent*des choses les plus nécessaires à la vie, enfin dans la méditation & l'exécution des projets qu'il formoit pour la recouvrer.

C'est lui-même qui parle.

Je naquis vers Van 1725 à Montagnac en Languedoc. Henri, marquis de la Tude, mon père, étoit chevalier de S. Louis , ancien lieuA

lieuA


a tenant-colonel du régiment d'Orléans, dragonst & fut fait, vers 1735,lieutenant de roi à Sedan.

Je touchois à ma vingt-troisieme année,lorsqu'il m'envoya à Paris, en 1749, pour y achever mes cours de mathématiques. Le comte de Maurepas venoit d'être exilé:, il étoit aimé; l'on attribuoit fa disgrâce à la marquise de Pompadour, &c tout Paris étoit irrité de l'abus de crédit que l'on reprochoit à cette concubine (1).

Les personnes que je fréquentois parloieht d'elle en termes fort peu mesurés, & aiíîíroient qu'elle n'échapperoit point à la vengeance de ses ennemis.

. J'étois jeune & fans expérience ; mon imagination s'échauffa. Je crus devoir la prévenir íur le danger qui la menaçoit, & l'avertir de songer à sa sûreté. Mais je choisis un moyen insensé, qui m'a plongé dans l'abyme des malheurs où je gémis encore, au lieu de me procurer l'avancement & la fortune que j'en attendois.

J'écrivis à la marquise , & ne lui déguisai rien de tout ce qui se disoit contr'elle ; &, pour appuyer mon récit & lui donner un air de vérité

(1) Jeanne-Antoinette Poisson, fille d'un paysan de. la Ferté-sous-Jouarre } qui s'étoit enrichi à vendre du bled aux entrepreneurs des vivres. Quelques malversations le forcèrent à prendre la fuite, ék son bien fut saisi par la justice. Les charmes de fa femme lui procurèrent l'entreprise de la boucherie des Invalides, qui rétablit fa fortune. Entre autres amans , elle eut le Normand de Tournehem, fermier général, & le fameux Paris de Montmartel. On ignore lequel des deux fut père de fa fille, qui épousa Charles-Guillaume le Normand, seigneur d'Etiolle, sousfermier, en 1741. Louis XV Payant choisie pour maîtresse , la fit marquise de Pompadour en juillet 1745, & dame du palais de la reine en juillet 1756.


plus frappante que n'avoient fait d'autres personnes que j'imaginois avoir pu donner les mêmes avis , j'insérai, dans ma lettre, quelques renseignemens particuliers. Je lui mandai qu'étant aux Tuileries, deux hommes qui m'étoient inconnus s'étoient venu placer à côté de moi. Leur conversation me parut intéressante par Pair mystérieux dont ils s'entf etenoient. Je prêtai Poreille, & les efforts de mon attention surmontèrent les précautions qu'ils prenoient pour ne pas être entendus. J'ajoutai qu'ils avoient tenu cohtr'ellè des propos abominables ; que le résultat de leur conversation a voit été la ferme résolution de l'empoisonner; que je les avois suiyis jusqu'à la poste, ôclesavois vu jetter quelque chose dans la boëte; que je l'avertissois de prendre garde à elle, & de ne recevoir aucun paquet fans la plus grande précaution.

Pour donner de la consistance à mes avis , le 27 avril 1749, Je ^U 1 adressai, parla poste , une petite boëte de carton , remplie d'une poudre qui, dans la vérité, n'avoit aucune vertu.

Je partis, fur le champ,*'pour Versailles, Sc lui attestai verbalement ce que je lui avòis écrit. Elle me témoigna beaucoup de reconnoissance, m'offrit une somme considérable d'argent. Je refusai son présent & revins, sur le champ, à Paris.

Elle fit faire, fur différens animaux, des épreuves de la poudre, il n'erì résulta rien ;d'où elle conclut que j'avois voulu la tromper, & me faire un faux titre pour prétendre à fa protection. Tel est le stratagème imbécile qui attira fur moi tout le poids de la haine implacable de cette femme.

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.4 La marquise, qui ne pardonnoit aucune offense,

donna ordre à M. d'Argenson, ministre de Paris, de me faire mettre à la Bastille. Cet ordre fut exécuté le premier mai 1749. M. Berryer, alors lieutenant général de police, vint m'interroger. La franchise èc la vérité dictèrent mes réponses. II me fit voir l'absurdité Sc le danger de mon projet, qui auroit pu faire naître des soupçons funestes contre certains seigneurs de la cour : il écouta mes réponses avec une attention compatissante, & me promit de les faire valoir auprès de la marquise. Mais cette femme ne reconnoissoit pour amis que ceux qu'elle avoit favorisés : le reste du genre humain lui étoit suspect ; & vouloir justifier quelqu'un à qui elle en vouloit, c'étoit un moyen sûr d'encourir sa disgrâce.

Au mois de septembre 1749, je fus transféré de la Bastille dans le donjon de Vincennes. J'étois protégé par M. de Silhouette, alors chancelier de M. le duc d'Orléans, & depuis contrôleur général des finances. A fa recommandation, M. Berryer eut des égards pour moi; il me fit donner la meilleure chambre du donjon , & m'accorda deux heures de promenade par jour, dans l'un des deux jardins qui font dans l'enclos de cette prison. La fenêtre de ma chambre donnoit fur le gouvernement, & celle du cabinet qui y étoit joint, donnoit fur Pans.

De celle-ci, je voyois tout ce qui se passoit dans un des deux jardins, dont on avoit permis l'usage à un curé détenu, depuis long-tems, pour cause de jansénisme. Cette victime d'un ridicule fanatisme , jouissoit d'une grande liberté. Il recevoit, presque tous ies jours, la visite de madame Jourdan de Saint-Sauveur, d'un de ses fils, qui


5 . . étoit dans l'état ecclésiastique, & est, aujourd'hui,

chantre de la sainte chapelle de Vincennes. II

apprenoit à lire & écrire au ííls du maître d'hôtel

de M. le marquis du Châtelet, & à un fils d'un

porte-clefs.

Les ailées & les venues de ces jeunes gens me firent concevoir le projet de mon évasion. Deux porte-clefs étoient chargés de me procurer les deux heures de promenade que M. Berryer m'avoit accordées. A deux heures précises, le plus âgé entroitdans le jardin j pour m'y attendre; & le plus jeune venoit m'ouvrir la porte de ma chambre. J'étois fort alerte, & descendois plus vîte que mon gardien, qui, en arrivant dans le jardin, me trouvoit auprès de son camarade. Tous les jours j'augmentois insensiblement de vitesse. Après l'avoir bien accoutumé à ce manège, le 25 juin 1750, j'effectuai mon projet de là manière suivante. .■■;:■■/ v

A peine le porte-clefs eut ouvert ma porté, que je volai le long des dégrés, &i fermai la porte du bas de l'efcalier, pour y retenir mon conducteur , dont les cris 5c les coups qu'il donnoit contre la porte, nepouvoient être entendus facilement de son camarade ; je vais frapper hardiment à la porte qui étoit gardée en dehors par un sentinelle ; il ouvre, &, sans lui donner le tems de me parler, je lui dis : << Morbleu, voilà plus de deux heures » que M. le curé attend l'abbé de Saint-Saûvéur ; » je vais chercher ce fichu drôle; mais il paiera » ma course ». En disant ces paroles, je marchois toujours; je traverse la voûte qui est au-dessous de l'horloge ; je trouve là un second sentinelle, auquel jeldemande s'il y avoit long-tems que l'abbé de cSaint-Sauveur étoit sorti j, il me répond qu'il n'en

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fçait rien , ôc me laisse passer ; je dèmaridë ail troisième, qui étoit de l'autre côté du pont-levis, S'il n'a voit pas vu, par là, l'abbé de Saint-Sauveur ; il me répond que non : je lui dis , en marchant toujours : « Je Paurai bientôt trouvé m. J'étois jeune & fans barbe ; à quatre pas de ce sentinelle, je me mis à sautiller comme un jeune écolier; à cinquante pas, je pris ma course , & passai devant le quatrième sentinelle, qui ne me soupçonna pas d'être un prisonnier. -

Dans le tems que je* courois * il se passoit une autre scène au donjon j que j'ai apprise par la suite. Le porte-clefs que.j'avois enfermé au. bas de Pefcalier, frappoií-à la porte dé toutes ses forces. Son camarade,, qui étoit dans lë jardin, alla lui ouvrir. Ils se demandèrent j-tòuslës deux à la fois, où est le prisonnier ? Celui auquel l'autre étoit venu ouvrir, pensa bien que ç'eíòit moi qui Pavois enfermé, & l'autre répondit qu'il né m'avoit point vu. Ils frappent tous les deux à la porte extérieure, & demandent au premier sentinelle, s'il.n'avoit pas vu" le prisonnier qu'il venoit de faire descendre , pour se promener au jardin. Celui- çi i qui n'entendoit nulle finesse ,.leur répondit : « Je parie le double contre le simple , » que c'est celui qui vient de sortir tout-à-Pheure. »=:Mais il ne falloit:pas le laisser sortir ; il failoit » Parrêter. ic= Oh ! je. ne fçayois-point que ce M jeune Monsieur fût un iprisonnier : il m'a dit » qu'il allpit chercher M. l'abbé de Saint-Sauveur : « à ma place, si vous; ne l'áviez pas connu, vous » l'auriez laissé sortir de même ». Je n'ai pas sçu la suite de cette conversation ; mais les deux portëclefs se mirent à me poursuivre, en criant -.Arrêml arrête í J'ayois couru comme un homme qui'isô sauve s &c ils ne m'attrapèrent pas.


7, Six jours après cette évasion, ne me sentant

coupable que d'une imprudence, j'eus la confiance dé me présenter devant le roi, par l'entremise de M. Quesnay, son premier médecin. Je fus arrêté presque sous les yeux de Louis XV, & conduit à la Bastille, où M. Berryer vint m'interroger. II me dit qu'on étoit très-content de la confiance que j'avois eue en la bonté du roi; qu'en m'ar, rêtant, on n'avoit eu pour objet que de sçavoir de moi la manière dont jem'étois évadé du donjon de Vincennes, parce qu'on y mettoit des prisonniers de grande conséquence, & qu'on vouloit sçavoir si les personnes à qui la garde de ce lieu étoit confiée, s'acquittoient bien de leur devoir. Je lui fis le récit qu'on vient de lire. II rit beaucoup de la manière, dont je m'y étois pris pour enfermer le porte-clefs, ék en imposer aux sentinelles. Après m'avoir rappelle tous les égards qu'il avoit eu pour moi, & m'avoir promis;la continuation de ses bons offices,il me dit qu'il ne pouvoit me rendre ma liberté, fans avoir parle à madame de Pompadour ; mais que je pouvois être tranquille, & que, sous peu de jours, je serois libre.

Cette femme fut piquée de ce que je m'étç/is adressé au roi préférablement à elle. Je fus mis au cachot, où je restai dix-huit mois. On me mit enfin dans une chambre ordinaire; en compagnie d'un autre prisonnier, nommé Dalègre, également détenu par les ordres de la Pompadour. J'écrivis lettres fur lettres à M. Berryer; point de réponses. Enfin, je lui envoyai les vingt-quatre lettres de Palphabet, le priant d'en composer lui-même des paroles propres à l'attendrir. II vint me voir, me témoigna beaucoup de sensibilité à mes maux, me

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promîttousles adoucissemens que pouvoît espérer un prisonnier ; mais son pouvoir se bornoit là, tant que la marquisoseroit en place. « Si-tôt qu'il arri» vera quelque changement, me dit-il, vous ferez » le premier à qui je rendrai la liberté ; Sc soyez » même sûr que votre tems & vos peines ne seront « pas perdus ». II y avoit Iong-tems que l'on ber■ çoit Dalègre des mêmes espérances.

Quand nous calculions ensemble le tems que pouvoit durer encore le règne de la Pompadour, nous voyons, avec effroi, que la vieillesse pouvoit nous attraper dans notre prison. Nous ne voyons , ; d'ailleurs, aucune espérance d'évasion. A la Bastille , on n'a ni ciseaux, ni couteau, ni aucun ins- trument tranchant. Pour rien au monde, nous n'aurions pu obtenir, de notre porte-clefs, le plus petit pelotton de fil ; &, tout bien calculé, il nous falloit quatorze cens pieds de corde ; il falloit deux échelles, l'une de bois, de vingt à vingt-cinq pieds de longueur, & une de corde,de cent quatre-vingt pieds. On ne pouvoit,d'ailleurs, quandonfeseroit procuré tous ces secours, songer à s'évader par ailleurs que par la terrasse qui couvre la Bastille. Mais on. l'avoit rendue inaccessible par plusieurs barres de fer placées dans la cheminée , les unes au-dessus des autres ; ou bien il auroit fallu percer, «n une nuit, un mur de plus d'une toise'd'épaisseur, à la distance de dix à douze pieds d'un sentinelle. Voilà tout ce qu'il falloit faire pour échapper ; & nous n'avions que nos mains.

Pour comble d'embarras, quand nous serions parvenus à nous procurer des matériaux pour former nos machines, où les cacher ? Les officiers & les porte-clefs vont, plusieurs fois par semaine, visiter les chambres, & fouiller les prisonniers.


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Tant d'obstacles m'effrayèrent, fans me décourager. Le désir de recouvrer ma liberté ne me laissa . rien voir d'impossible. Je comptai fur mon courage . ma patience, mon industrie, & les secours de mon camarade. Voici comment je formai & conduisis mon entreprise, en tirant parti de toutes les circonstances qui pouvoient me donner quelque lueur pour me conduire à mon but.

Vous seriez dix ans à la Bastille , dans une chambre, fans voir le prisonnier qui est au dessus ou au-dessous de vous , & fans lui parler. II est arrivé, plus d'une fois, que le mari & la femme y ont passé, en même-tems, plusieurs années, fans sçavoir qu'aucun de leur famille y fût enfermé. On ne vous apprend jamais aucune nouvelle. Que le roi meure, qu'il y ait des changemens dans le ministère, vous n'en avez jamais aucune cònnoissance. Lés officiers, les porte-clefs, qui font les seules personnes que vous puissiez voir, • ne vous disent jamais rien , si ce n'est bon jour & bon soir ; ave^-vous besoin de quelque chose ?

II y a une chapelle, où se dit tous les jours une messe, & trois les fêtes & dimanches. Dans cette chapelle sont cinq cabinets, dans lesquels on place les prisonniers qui ont permission d'entendre la stìesse ; car tous ne Pont pas ; c'est une faveur. Dans ces petits cabinets est un vîtrage & des rideaux qu'on ouvre au commencement de la messe, & qu'on tire après Pélévation, de manière que jamais aucun prêtre n'a vu le visage d'un prisonnier, & jamais prisonnier n'a vu que le dos du prêtre. M. Berryer avoit accordé à mon compagnon & à moi la permission d'entendre la messe tous les dimanches & les mercredis : il avoit fait la même grâce au prisonnier qui étoit au-dessous de nous,


c'est à-dire, au troisième étage de la tour nommée la Comte. Cette tour est la première à droite en entrant dans la Bastille.

Je remarquai que nous ne Pentendions jamais faire aucun bruit, ni pour remuer fa chaise, ni pour tousser ; je remarquai encore que, quand il alloit à la messe en même-tems que nous, on le faisoit descendre avant nous , Sí remonter après nous.

Uniquement occupé de mon projet d'évasion, & y rapportant tout, je dis à mon camarade que je souhaitois voir la chambre qui étoit au-dessous de la nôtre, & le priai de m'en faciliter l'oecasion. Pour cet effet, je lui dis de mettre son étui dans son mouchoir, &, au retour de la messe, quand il seroit au second étage, de le laisser tomber du côté du noyau de l'escalier , de manière qu'il rouílât fort bas , & de dire au porte-clefs de Palier ramasser. Ce qui fut exécuté. Dans le tems que le porte-clefs couroit après Pétui, je monte vîte, tire le verrouil de la chambre que je voulois voir, j'estime que le plancher n'avoit pas plus de dix pieds de hauteur; je referme la porte, monte en comptant les marches qui conduisoient à la nôtre, & après en avoir mesuré une, je trouve, en calculant, que le plancher sur lequel nous marchions dans notre chambre étoit élevé de cinq pieds de plus que celui qui formoit le haut de la chambre inférieure. Comme ce n'étoit pas une voûte de pierres, je conclus que ce plancher commun aux deux chambres, ne pouvoit pas avoir cinq pieds d'épaisseur ; qu'il y en avoit donc deux ; & par conséquent un vuide qui les séparoit. Cette conjecture, dont tout affuroit la vérité , me fit voir ma liberté comme assurée. Je


II

dis à mon camarade qu'il y avoit sûrement deux planchers séparés par un rambour qui nous procureroit notre évasion. « Eh ! mais, me dit-il, » quand vous auriez là tous les tambours des » gardes-françoises , qu'auroient-ils de commun » avec notre évasion? Celui-là, lui dis-je, nous » servira à cacher nos cordes & les autres maté» riaux dont nous aurons besoin. = Nos cordes ! » mais nous n'en avons pas un pouce. = Dans » la malle de ma chaise de poste, que vous » voyez, il y en a plus de mille pieds. = Mais » vous avez perdu l'esprit ; je sçais, comme vous, » ce qu'il y a dans votre malle, & dans votre » porte - manteau , & il n'y a pas un pied de » corde. =11 y en a mille; il y a douze dou» zaines de chemises, deux douzaines de paires » de bas de soie; deux douzaines de paires de » chaussettes de fil, six caleçons ; deux dou» zaines & demie de serviettes ouvrées. Or, » en'défilant tout cela, nous aurons de quoi faire » plus de mille pieds de -corde. = Cela est vrai : » mais comment arracher toutes ces barres de » fer qui sont dans notre cheminée?Nous n'avons » que nos mains, & ne pouvons pas créer des » outils. = Mon ami, la main, quand on fçait » s'en servir , est le premier des instrumens, ?> Voyez-vous ces.deux fiches de fer qui foutien» nent notre table pliante? En les frottant fur un »-çar,reau de notre chambre, je leur ferai un » taillant, je leur ferai, à chacune , un manche. » De notre briquet cassé en deux, je ferai un » bon canif pour façonner les deux manches; ce » canif nous servira à mille autres besoins ; & je » vous réponds que nous viendrons à bout d'ar.- » racher les barres de fer de la cheminée. Je


II

» prévois aussi que nous aurons besoin d'une scie í » nous avons un chandellier de fer qui nous en »> fournira une excellente, que je façonnerai avec » l'autre moitié du briquet; & avec cette scie je >► vous réponds d'être en état de scier, en moins » d'un quart-d'heure, une bûche grosse comme » ma cuisse ».

Après avoir réfléchi & conféré fur ces objets, pendant toíïte la journée, dès.que nous eûmes soupé, nous arrachâmes une fiche de notre table, avec laquelle nous levâmes ~un carreau de notre plancher. II falloit le ménager, pour ne pas le casser. Ce travail, & celui de percer le plancher fans bruit, nous coûta six heures de tems. Nous en fûmes bien dédommagés, en trouvant deux planchers séparés par une distance de deux pieds. Nous nous regardâmes commë sûrs de notre évasion. Nous remîmes le carreau, que nous avions enlevé, avec tant de précaution, qu'il n'y pároissoit pas.

Nous travaillâmes à la fabrique des instrumens dont j'ai parlé. Nous décousîmes deux de nos chemises : nous en défîmes les ourlets, & tirâmes tous les fils, les uns après les autres, les nouâmes & en fîmes un certain nombre de pelotions d'une longueur égale & déterminée. Tous les pelottons étant finis, nous les partageâmes en deux, & n'en fîmes que deux grosses pelottes, qui conte> noient , chacune , cinquante filets de soixante pieds de long; ensuite, nous les tressâmes. ;; ce qui nous fournit une corde de cette longueur à peu près.

" On nous apporto.it plusieurs bûches, par jour, pour nous chauffer; nous en formâmes vingt


échelons, & notre corde nous donna une échelle de vingt pieds de long.

Nous songeâmes, ensuite, à ce qui étoit le plus difficile ; c'étoit d'arracher les barres de fer qui nous interceptoient le passage de la cheminée. Nous parvînmes à attacher notre échelle à ces barres, pendant la nuit; & ,• par le moyen des échelons, nous nous soutenions en Pair, tandis que nous dégradions les extrémités des barres. Elles furent toutes arrachées, & rajustées de manière à pouvoir être enlevées dans un instant. Ce travail nous coûta six mois de tems, & nous donna des peines inexprimables. Jamais nous ne descendions, fans avoir les mains ensanglantées; & la situation dans laquelle nous étions obligés de tenir nos corps, pendant Popération, suspendus dans la cheminée , étoit si gênante , qu'il nous étoit impossible de travailler plus d'une heure fans nous relayer.

Cet ouvrage fini, il nous falloit une échelle de bois de vingt pieds de longueur, pour monter , du fossé, quand nous y ferions descendus, fur le parapet où les soldats de garde sont postés; & , de ce parapet, dans le jardin du gouvernement. Nous nous mettons, à cet effet, à scier nos bûches, dont chacune avoit dix-huit à vingt pouces de longueur. Nous les dégrossîmes & ies polîmes; nous y fîmes des charnières,pour les emboëter les unes dans les autres, & former, de plusieurs morceaux, un montant de la longueur dont nous avions besoin. Nous fîmes, à chaque charnière, &c à son tenon, deux trous, l'un pour y passer une cheville, pour empêcher le tenon de vaciller; &c l'autre, pour y passer un échelon. A mesure que nous avions travaillé & perfectionné


H

un morceau de notre échelle , nous le cachions entre les deux planchers. C'est ainsi que nous parvînmes à nous procurer une échelle ; 8c même un compas , une équerre, des moufles & des échelons. Mais notre échelle n'avoit qu'un montant , qui étoit traversé, à distances égales, par les échelons, qui excédoient suffisamment , de chaque côté, pour recevoir & contenir facilement le pied. Cet excédent étoit de six pouces , de chaque côté.

Comme, dans la journée, les officiers & les porte-ciefs verioient dans notre chambre à Pheure où nous les attendions le moins, nous avions donné un nom à chaque chose ; par exemple, nous appellions la scie Faune, du nom du dieu qui préside aux forêts. J'aì oublié de dire que nous nous étions fait un dévidoir , que nous nommions Anubis, du nom du dieu qui, en Egypte, présidoit à la mesure du Nil. Les fiches de fer s'appelloient Tubalcaïm, du nom de celui qui, le premier, inventa Part de forger le fer; le trou qui servoit d'ouverture à l'espace qui séparoit les deux planchers, se nommoit Polyphême, par allusion à l'antre qui servoit de repaire à ce cyclope. L'échelle de bois étoit Jacob, dont on connoît Phiftoire dans la bible ; les échelons étoient des rejetions ; la corde étoit colombe, &c. Si quelqu'un entroit dans la chambre, le plus éloigné disoit au plus proche, en cas d'oubli, le nom que nous avions donné à la chose ; l'autre jettoit aussi-tôt son mouchoir, ou une serviette sur Pouvrage, & faisoit disparoître ce qui devoit être caché. Nous étions fans cesse fur nos gardes.

Nous mîmes la dernière main à notre échelle, en attachant chaque échelon & fa cheville avec


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une ficelle, de manière qu'il n'étoit pas possible

de se tromper, en. montant pendant la nuit ; nous la cachâmes dans Polyphêmt.

Nous travaillâmes ensuite à la grande échelle de corde , qui devoit avoir cent quatre-vingt pieds de longueur. Nous défilâmes nos chemises, nos chaussettes, nos bas de soie, nos caleçons. A mesure que nous avions fait un pelotton composé de fils ajoutés les uns aux autres, dans une longueur déterminée, nous le cachions entre les deux planchers. Quand nous eûmes fait un nombre suffisant de pelotions, nous tressâmes, pendant la nuit, cette belle corde. Elle étoit blanche comme la Beige ; & un cordier ne Peût certainement pas mieux faite.

Autour de la Bastille, règne un cordon de trois à quatre pieds de saillie. Nous prévîmes qu'à chaque échelon que nous descendrions , notre échelle de corde flotteroit de côté & d'autre, & que le pied qui auroit quitté un échelon, pour se poser sur Pinférieur , ne rencontreroit pas celuici ; ce qui nous exposoit à une chute certaine. Pour prévenir ce malheur, nous fîmes une seconde corde d'environ trois cens soixante pieds de long. Elie étoit destinée à être passée dans un moufle , que nous avions fait ; c'est-à-dire une espèce de poulie sans roue, pour éviter que cette corde ne s'engrenât entre la roue & les côtés. On va voir bientôt Pusage auquel étoit destinée cette corde, qui avoit deux fois la longueur de Pespace qui sépare la terrasse qui couvre la Bastille du sol. du fossé qui devoit nous recevoir. Nous fîmes encore plusieurs autres cordes de moindre longueur , pour attacher notre échelle de corde à un canon , & pour d'autres besoins imprévus.


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Toutes ces cordes avoient quatorze cens pieds de long. Nous fîmes deux cens échelons, tant pour la grande échelle de corde, que pour celle de bois ; &, pour empêcher que ceux de la grande échelle, ne fissent du bruit en heurtant contreja muraille, lorsque nous la ferions descendre, nous les enveloppâmes tous avec la doublure de nos robes de chambre & de nos gilets. Tous ces préparatifs nous coûtèrent dixhuit mois de travail, nuit & jour.

Tous nos matériaux finis, toutes nos combinaisons faites, nous fîmes une réflexion qui nous causa une inquiétude mortelle. II nous falloit choisir une nuit pluvieuíe & fans lunf. Mais il pouvoit arriver qu'il plût depuis cinq heures du soir , jusqu'à neuf & dix , & que le tems se mît alors au beau. En ce cas , tous les sentinelles se promenant autour de la Bastille, nous furprendroient, & tout étoit perdu; &, après toutes les peines que nous nous serions données pour préparer & exécuter notre évasion, le cachot le plus noir étoit notre récompense, tant que la niarquise auroit vécu, ou seroit restée en place.

Je trouvai un moyen d'éviter cette infortune, & mon compagnon Padopta. Depuis que la muraille qui sépare le gouvernement du-jardin, est bâtie, la Seine est débordée plus de trois cens fois. Je lui fis comprendre qu'à chaque débordement, Peau avoit miné le mortier , au moins d'une demi-ligne, chaque fois ; ou du moins Pavoit amolli daas toute cette épaisseur par la dissolution des sels; qu'il nous seroit, par conséquent , facile d'y faire un trou par où nous sortirions fans aucun risque : que, pour y réussir , il falloit arracher une fiche de fer de nos lits, à

laquelle


•..' • . - í7;--

ìàqueíte nous adapterions un bon mànché èn,

croix, & nous eri formerions.une vironne, avec, laquelle nous ferions des trous dans le plâtre qui lie les pierres , pour pouvoir y engrener les pointes des deux bâfres de fer de notre cheminée. « Or, disois-je , il est évident qu'à nous deux, » avec les deux barres de fer, nous ferons un » effoft de plus de cent quintaux, par la raison » du levier. Nous viendrons donc très-aisément » à bout de percer cette muraille, qui sépare le » fossé de la Bastille de cëlui de porte Saint » Antoine; ôc il y a un million moins de fois » de risque à sortir par ce dernier moyen, que » par l'autre #. *

Dalègre en convint, & me dit que, si ce dernier mânquoit, nous aurions recours à l'autre. En conséquence, nous fîmes des fourreaux aux deux barres de fer, pour empêcher le bruit qu'elles âuroient pu faire contre la muraille , en descendant ; nous tirâmes la fiche d'un de nos lits, Ô£ fîmes une vironne.

. Tout l'appareil étant fini, quoique la rivière fût débordée, & qu'il y eût trois ou quatre pieds d'eali dans lé fossé de la Bastille j & dans celui de la porte Saint Antoine, nous résolûmes de partir le lendemain mercredi, 25 février 1756, veille du jeudi graâi

Outre ma malle, j'avois Un grand porte-man^ teau dé cuir. Ne doutant point que toutes les hardes que nous aviens ne fussent mouillées, nous mîmes, dans ce porte-manteau,un habillement complet, pour chacun , fans oublier chapea^-xTtes-^-souiiers; & achevâmes de le remplir $rf$$ vtoi.lt é'ewui nous restoit de meilleur. /^&.sej$emlán\ à peine nous eut-on servi notre


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diner f que nous.montâmes notre grande échelle de cordes, c'est-à-dire, que nous y plaçâmes les échelons ; Sc, pour la dérober à la iae du porteclefs qui devoit nous apporter à souper, nous la cachâmes sous nos deux lits. Nous accommodâmes notre échelle de bois en trois morceaux, &C mîmes le restant dans plusieurs paquets, bien assurés, suivant là coutume, qu'on ne viendroif point, Paprès midi, nous visiter Sc faire des fouilles.

Avant cinq heures , nous avions arraché,,8ç placé dans leurs fourreaux, les deux barres de fer de la cheminée. Nous avions eu soin de prendre une bouteille d'eseubac, pour nous réchauffer, nous donner de la force. Sans cette précaution, nous n'aurions jamais pu tenir dans Peau d'un dégel, jusqu'au col, à travailler.

A peine nous eut-on servi à souper, que, malgré un rhumatisme que j'avois au bras gauche, je nie mis à grimper dans la cheminée. Je faillis à être étouffé par la poussière de la fuie. Je n'avois pas, comme les ramoneurs, garanti mes yeux, mes coudes Sc mes genoux, par des défensifs de cuir. Mes genoux furent tout écorchés, & le sang couloit sur mes jambes ; mes mains furent remplies de celui qui couloit de mes coudes.

Enfin, arrivé au haut de la cheminée, je me mis à califourchon ; c'est-à-dire, une jambe en dedans de cheminée, & l'autre en dehors. Alors je fis couler une pelote déficelle, que j'avois mise dans ma poche, dans la cheminée: j'en retins un bout, & mon camarade attacha mon porte-manteau à l'autre bout. Je le tirai, & le jettai fur la plate-forme de la Bastille. Je fis couler , de nouveau , la même ficelle dans

»


îá cheminée, & tirai Pécheíle de bois* Je tirai ainsi les barres de fer &c les autres paquets dont nous.avions besoin. Quand j'eus tiré Pécheíle de corde, j'en fis descendre l*a longueur nécessaire à mon compagnon, pour monter, & m'arrêtai au signal qu'il me fit, pour me. dire qu'il en avoit suffisamment. Etant monté facilement, je retirai le bout qui lui avoit servi, de l'autre côté de la cheminée, & nous nous en servîmes pour descendre, tous les deux ensemble sur la plateforme.

Deux chevaux n'auroient pu porter tout notre attirail. Nous fîmes , de notre échelle de corde, un rouleau qui avoit cinq pieds de diamètre, & un pied d'épaisseur, de la longueur des échelons. Nous fîmes rouler cette meule fur la tous du trésor , qui nous parut l'endroit le plus favorable à notre descente ; nous attachâmes solidement cette échelle à une pièce de canon : nous la fîmes couler doucement dans le fossé ; nous attachâmes notre moufle, qui avoit plus de 360 pieds de longueur. Après avoir porté tous nos autres paquets fur la tour du trésor, je m'attachai au milieu du corps avec la corde du moufle; je me mis fur Pécheíle, & à mesure que je descendois, mon camarade lâchoit. Malgré cette précaution, à chaque échelon que je deseendois , mon corps voltigeoit comme un ces volant qui voltigeoit en Pair. J'arrivai enfin sain &c sauf dans le fossé. Mon compagnon me descendit, sur le champ, mon porte-manteau, que je mis au pied de la tour fur une petite émyienCe ea dos d'âne qui étoit hors de Peau du foflé. II me descendit les deux barres de fer, Pécheíle de bois &c le reste de Pattirail. Mon confrère s'atB

s'atB


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tacha au. milieu du corps, avec'.la corde de moufle , qui avoit deux fois la longueur de la hauteur de la tour. Lorsqu'il se mit sur Pécheíle de corde, je passai uhé de mes cuisses;entre deux échelons , pour Tempêcher de flotter jusqu'à ce qu'il fût en bas, & je iâchois doucement la corde à laquelle il étoit attaché.

II ne pleuvoit pas, & le sentinelle se promenoir, à moins de dix toises de nous, fur le corridor ou parapet; ce qui nous' auroit empêché de monter fur ce corridor, & de-là dans, le jardin. Nous fûmes donc forcés de nous servir de nos barres de fer. J'en pris une fur mon col avec la vironne , &i mon compagnon l'autre. Je n'oubliai pas de mettre la bouteille d'eseubac dans ma poche., & nous allâmes tout droit à la muraille qui sépare le fossé de la Bastille de celui de la porte Saint-Antoine, entre le ^ouvernenient & le jardin. Dans cet endroit, il y avoit anciennement un petit fossé d'une toise de largeur , & d'un ou deux pieds de profondeur. Comme la. rivière avoit débordé précisément dans cet endroit, ce petit fossé nous mit dans Peau jusques fous les aisselles.

Dans le moment qu'avec la vironne, j'allois faire un trou dans le plâtre pour engrener nos barres entre deux pierres, la ronde majar passe, avec son grand fallot à dix à douze pieds, tòutau-plus, au-dessus de nous. Pour Pempêcber dtí nous découvrir, nous nous enfonçâmes dans Peau jusqu'au menton ; & il nous falloit faire cette cérémonie toutes les demi-heures.

Quand la ronde-major fut passée, avec ma vironne, je fis deux petits trous, où nous engrenâmes nos deux.barres de fer, ôc nous eûmes


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.bien-tôt enlevé là grosse pierre que nous avions attaquée. Nous bûmes.chaeun un coup d'efcubac, enlevâmes une seconde pierre, &C avant minuit, nous-eûmes dégradé plus de deux tombereaux de terre. ■■''-•

Nous entendîmesiesentinêllé se promener au dessus de nous. Nous nousc accroupîmes: dàns Peau, derrière le tas de décombres". II s'aríêtá tout-à-coup; nous.crûmes avoir été entendus, ou apperçus, que' nous étions perdus. Mais, un instant après , il pissa préciseméntsur má tête.' II auroit fait pis fur mon nez, que je l'aurois souffert en silence;-II continua fa marche, & nóus bûmes chacun un coup, pour nous remettre de la peur qu'il nous-àyoit faite. :

Enfin, en moins de six heures, nous perçâmes cette muraille^, qui', au rapport du major , a quatre pieds &c dèmi d'épaisseur. Je dis à Dalègre de sortir par ce trou , & que ,'{i malheureusement il m'arrivoit:quelque chose, pendant que j'irois chercher mon porte-manteau qui étoit resté au pied de, la tour du trésor, il s'enfuît au moindre bruit. Heureusement il n'arriva rien. je tirai le portemanteaudehors ,& sortis, abandonnant , fans regret,' tout resté de notre équipage.

• Quand nous fûmes tons les" deux,- dârisíe! grand fossé; de la porte Saint-Antoine-, nòus' nou-s'c-rûmes hors de péril. Nous prîmes le pòr'të-matiteau par chacun uti bout * ÒC nòus achermnârties vers, le chemin de Bercy. A pëihë ëûmes-nòùs fait cinquante pas, que nous tombâmes, tous les deux ensemble-, dans Paquéduc, qiíi est dans lé grand fossé '.; nous-avions, au moins, six pieds d'eau au-dessus de la tê.teí Mon compagnon, au

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2,2

lieu de gagner l'autre bord deTaquèduç, qui n'a pas six pieds de large, quitte le porte-man-? teau pour s'accrocher à moi, Je lui donne un fort coup de poing qui lui fit lâcher prise. En même tems je me cramponaide l'autre côté ; j'enfonce mon bras dans Peau ; je„ lesaisis par les cheveux, je le tirai de l'autrescôté,:&>ensuite mon porte* manteau, qui surnageoit. <■'■ .

C'est précisément à cet endroit que nousfûmeS hors de tout péril, ôç c'est ainsi que finit cette terrible nuit. A trente pas de-là, çomme ce fossé formoit une pente, nous nous trouvâmes à pied sec. Nous nous embrassâmesvnous nous mîmes à genoux pour remercier Dieu de la grande grâce qu'il venoit de nous faire, &: de la liberté qu'il Venoit de nous rendre. . rv

rv échelle de corde étoit si juste, qu'elle n'avoit pas Un pied de trop ni de moins. En plein |our, du haut des tours de la Bastille, oii n'aii'- roit pas été plus précis en prenant la mesure 4'avance, que je le fus par le moyen dés Ma* thématiques ; & le tout étoit si bien arrangé, qu'il n'y eut pas un seul bout de corde embrouillé.

Toutes les bardes dont nous étions couverts étoient mouillées : mais nous avions pourvu à ce petit malheur. Nous avions mis, à l'entrée de jnon pòrtermanteau■•,-■ 'des habits & des chemises, sales ; le tout si,bien arrangé, que Peau n'avoit pu pénétrer, ; <

A force d'avoir ébranlé & tiré les pierres du îrou que nous venions de faire, nos mains étoien? fout éçorchées. Nous avions moins froid; étant dans Peau jusqu'au col, que quand nous en fûmes sortis. Un tremblement universel nous saisits nps m^inss'çngourdirení v l\ fallut que nous nous.


servissions mutuellement de valet- de• chambre pour nous déshabiller./

Nous montions la- rampe de ce fossé , lorsque quatre heures sonnèrent. Nous gagnâmes le grand chemin ; nous prîmes le premier fiacre que nous trouvâmes ; nous nous fîmes conduire chez M. de Silhouette, qui étoit encore chancelier de M. le duc d'Orléans. Malheureusement il étoit à Versailles ; nous nous réfugiâmes dans l'abbaye de Saint-Germain.

II y avoit dix ans que la marquise de Pompadour tenoit Dalègre en prison , & moi sept. Il étoit coupable de la même imprudence, que moi: il lui avoit écrit qu'on en vouloit à ses jours. Quiconque se mêìoit de ses affaires, fans être connu d'elle, s'attiroit fa disgrâce , n'ayant de confiance qu'en ceux qu'elle avoit favorisés ; jamais la liberté ne fut rendue à aucun des malheureux frappé de son courroux.

Elle ne pouvoit se dissimuler qu'elle nous avoit fort maltraités l'un & l'autre, & abusé de la confiance que je croyois devoir à la justice & à la bonté du Roi. Elle craignoit que nòus ne nous vengeassions par des écrits ; elle n'ignoroit pas que Dalègre avoit beaucoup d'esprit, & sçavoit écrire ; elle sçavoit aussi que je n'étois pas toutà-fait sot. Nous avions donc tout à redouter de fa fureur armée du plus redoutable pouvoir.

Nous prîmes le parti de rester cachés pendant un mois , dans Pasyle où nous étions, pour lui laisser passer son premier feu ; &, pour ne pas être arrêtés, tous les deux , d?un coup de filet, nous r'ésolûmes de sortir de France l'un après l'autre ; & convînmes que, si l'un étoit arrêté , celui qui auroit conservé fa liberté réclamerok

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, l'autre ; qu'il commenceroit par <les prières, en cas de refus, qu'il foudroyeroit la marquise, & mettroit au grand jour Pinjiistiçe &:Patrocité de sa cruauté.

DAaîégre sçavoit que l'on craignoit.sa plume; en çonléquençe, ii voulut sortir le premier. II .ç'habilla en pauvre paysan, & eut le bonheur . d'arriver à Bruxelles. II alla loger au Coffi fur la place de PHôtel-de:Ville. J'avois logé , un quartier d'hyver, dans la même auberge ; l'hôtel se nommoit Wolems. Arrivé dans cette ville, il m'écrit, fur le champ, de Palier joindre. Je .rn'habillai comme lui en paysan ; je me fis don^ ner, par celui qui me logeoit,'son extrait baptistaire, & me munis du facíum d'un procès. J'allai à deux lieues de Paris, attendre la diligence de Vaiençiennes.

A1 rivé à Cambray, dans Pauberge où couche la diligence, un brigadier de la maréchaussée .vint droit à moi, me regarda fixement, & me demanda d'où je venois. La diligence venant de Paris, je ne pouvois pas dire que je venois d'ail? leurs. D'où êtes-vous, me dit-il ? Si je lui avois dit que j'étois de Montagnac , il m'auroit cru fur ma parole. Mais ['extrait baptistaire dont je m'étois muni, me fit dire que j'étois de Digne en Provence. » De Digne, me dit-il? J'ai de» meure plus de dix ans dans ceîte ville ;'( & moi je n'y avois jamais été. ) Cependant, fans me déconcerter, je lui répliquai : » parbleu, mon* ?> sieur, si vous ayez demeuré dix ans à Digne, w vous ne devez pas être fâché aujourd'hui de »> mourir , car vous devez vous.être bien di« verti ; les provençaux & les provençales sont p. d'une grande gaiet.é./AYOue,z-lë, je parie, que


-15 » vous n'y avez pas été un seul jour sans danser.

.» => Ah ! si j'ai dansé ! depuis le matin jusqu'au

» soir. = Le vin est à bon marché dans mon

» pays, ' n'est-il pas vrai } = Je ne faisois que

» danser & boire: ». ■ •

Cependant, quand je lui eus bien fait des demandes, il m'en fit à'soiï tour, qui 1 n'étoìent pas si amusantes que les miennes. » Gonnoiffez» vous , me dit-il, MM, tel ■& tel? « Je me sou.vins alors du singe, auquel le dauphin, fur le dos duquel il s'étoit réfugié dans un naufrage, dit .que le Pyrée, qui étoit un port, étoit son meilleur ami, &c cette réponse le fit jetter à- l'eau par Je dauphin.

Le souvenir de cette fable me rendit prudent; car, dis-je,«en moi-même, si ce brigadier de maréchaussée me tend un piège, si je dis que je les connois, je fuis un homme perdu. En conséquence, je pris un autre biais. Je fis semblant de rappeller ma mémoire, disant tout haut : M. un » tel, M. un tel; je ne me rappelle pas d'avoir «jamais ouï prononcer ces noms dans Digne, >> qui n'est pas extrêmement grand. De quel rems » parlez-vous, Monsieur? = Je parle de dix,» huit ans. .= Eh ! alors je n'étois qu'un enfant, *> & fans doute que ces personnes font mortes. . » = Ah Iles excellentes eaux qu'il y a dans ?J cette ville ; elles opèrent des miracles ; je leur » ai vu guérir tels & tels maux. :-= Monsieur] » dans tous les pays du monde, Dieu a mis des » eaux & des herbages, pour guérir toutes sortes ..»• de maladies». *

II alloit encore me faire d'autres questions; & à la longue, j'aurois peut-être succombé, lorsque je vis sortir. de l'éciirie le cocher' de la di-


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ligence. Je lui criai, de toutes mes forces * « Gujìin, Gujlin t » il tourne la tête de mon côté, & je lui dis :» Voulez-vous que nous al» lions boire une bouteille chez notre vieux ami? » = Sacré nom d'un chien, je le veux bien ». Alors je fis ma révérence à ce brigadier qui me pesoit plus de mille quintaux fur les épaules. Je courus à Guslin, & nous allâmes effectivement boire une bouteille.

Le lendemain, la diligence arriva, avant midi à Valenciennes. Je fus arrêté à la porte ; on me fit plusieurs questions : je dis que je venois de Paris. On me demanda mon passe-port. Sur le champ, je tirai de ma poche, bien arrangé dans un mouchoir, lefaBum avec l'extrait baptistaire de mon hôte. Je disque j'étois domestique ; que mon maître m'envoyoit porter ces papiers à son frère, qui étoit établi à Amsterdam. On me laissa passer. Dans cette ville je pris la diligence de Bruxelles, où j'arrivai le lendemain. Je fus tout droit chez mon ancien hôte qui, fous mon habit de domestique, ne me reconnut point ; mais fa femme fauta à mon cou, & me donna plusieurs baisers. Je lui demandai oìi étoit M. Dalègre. Je ne sçais, me dit-elle, = » Mais je lui ai dit de venir loger chez vous. » II m'a écrit, m'a fait des complimens de votre » part : par conséquent il doit être ici «. Elle me répéta qu'elle ne sçavoit oìi il étoir.

A ce mot, un coup d'épée ne m'auroit pas fait plus de peine, car je compris qu'il lui étoit arrivé quelque malheur. Je dis au mari & à la femme :» S'il vous doit quelque chose, vous » n'avez qu'à me le dire, je vais vous satisfaire. » Tout; est bien payé, me dit la femme ». Le


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mari me demanda si je logerôis chez lui. Je lui

répondis que j'y logerôis , s'il avoit un lit à me donner, & lui dis de me préparera souper, mais que je ne réviendrois que fur les dix heures. Je voulus lui donner un écu d'avance, qu'il ne voulut pas recevoir ; mais il me dit qu'il alloit aller, suivant l'usage, faire écrire mon nom à l'hôtel de-ville.

Je sortis vîte de cette auberge, fous prétexte d'affaires que j'avois à terminer dans la ville ; mais bien résolu de n'y pas rentrer. J'allai chez un de mes intimes amis , nommé l'avocat Scoivin, qui a aujourd'hui une place considérable dans le Conseil de Braban, &t qui venoit manger dans cette auberge en 1747, lorsque je passai un quartier d'hyver dans cette ville. Je lui racontai mes avantures , & ce qui venoit de se passer. II me répondit : » J'ai beaucoup de peine » à croire que le prince Charles ait donné les w mains pour faire arrêter votre ami ; ou enfin >> que les conseillers se soient prêtés à son en* » lévement. Si vous voulez coucher ici, jé vous » donnerai un logement. Mais, pour ne rien ha» farder, je vous conseille de partir toutà» l'heure. = C'est ma résolution, lui dis-je ; » mais je n'ai pas voulu passer fans vous saluer », Je le chargeai de quelques commissions dont il s'acquitta. Mais les lettres par lesquelles il m'en rendoit compte furent interceptées.

En sortant de chez mon ami, j'allai de. fuite à la barque d'Anvers qui devoit partir à neuf heures précises du soir. J'entrai dans le cabaret le plus voisin , pour attendre le départ, Un jeune savoyard, ramoneur de son métier, en habit des dimanches, vint se mettre à ma table,


i8 a^ec sa femme & deux ou trois autres de ses parens qui venoient lui tenir compagnie jusqu'à son départ. » Je connois, à votre air , me dit-il, » en me regardant, que vous êtes françois.= » Vous ne vous trompez pas. = Allez-vous à «Anvers, ou plus loin ? = Je vais à Amster» dam. = Bon ! nous ferons le voyage enfcm» ble ; je parle très-bien Hollandois ; & si l'on » nous cherche quelque dispute , nous serons «deux, & nous nous défendrons «. Si le malheur que je ne doutois pas être arrivé à mon compagnon d'infortunes, ne m'eût plongé dans un chagrin extrême, j'aurois ri. Cependant, je lui dis qu'il pouvoit compter fur moi, que je ne lâcherois point pied.

Nous arrivâmes, de bon matin, à Anvers, &£ Achar , c'est le nom du ramoneur, me dit : » Mon ami, comme les vents peuvent devenir » contraires , il vous faut acheter des vivres » pour plusieurs jours». Je le remerciai de l'avis ; il voulut m'accompagner dans la ville. J'achetai plusieurs livres de jambon cuit, du fromage, du pain, deux bouteilles d'eau-de-vîe de Genièvre. Nous portâmes ces provisions dans la barque der Roterdam , qui devoir partir à une heure précise après midi. II n'étoit pas encore dix heures. Le savoyard me proposa de me conduire à la cathédrale, pour y voir les .beaux-tableaux. Quoique je les eusse vus avant lui, je le suivis. Quand nous'fûmes dans Téglise,: je lui dis: ». Achar, vous êtes marié à Bruxelles ; votré » femme y. demeure ;. ne. pourrois je pas la char» ger. d'un porte-manteau,' qui doit m'arriver dé » Paris par la diligence ; car m'est arrivé; une » affaire d'honneur en France.,.qui m'a empêcha


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» de le prendre avec moi«i A ce mot, il me dit s » parlez tout bas, car il y a cinq jours aujour» d'hui, qu'il est arrivé à Bruxelles, une affaire » de grande conséquence. Deux prisonniers d'é* » tat se sont échappés de la Bastille à Paris. Un » s'est déguisé en mendiant ; &j sous cet habit, » il est arrivé à Bruxelles. II étoit allé loger au » CoíH, à la place de l'hôtel-de-vilie. Le lende» main, il se fait faire un habit galonné , & il » alloit se promener avec les officiers qui man» geoient. à cette auberge. Laman , officier dé » justice, chargé d'arrêter ceux qu'on veut en» fermer, reçut ordre de l'arrêter. Voici comment » il s'y prit, pour éviter l'éclat.

» II alla l'attendre à la porte de son auberge, » & lui dit, Monsieur, vous êtes étranger ; & w-moi, je fuis Laman ;il faut que vous ayez la » bonté,de vous transporter chez moi, pour me » donner votre nom, vos qualités. Ce monsieur, .♦» qui croyoit que fa personne étoit en sûreté , » l'a suivi ; mais , arrivé dans fa maison, il l'a » enfermé dans une chambre, en lui disant, M. » j'ai ordre du prince Charles de vous conduire » fur les terres de Hollande. Soyez bien assuré » que vous aurez lieu d'être content du prince. « Cependant le lendemain, à la pointe du jour, » M. de l'Ecaille, grand prévôt du Brabant, l'elì » venu prendre dans une chaise de poste , bien » accompagné, & l'a conduit.aux portes de Lille; » là , il l'a remis à un exempt françois, qui le w suivoit à une portée de. fusil. J'ai appris tout » cela du domestique de Laman, qui est mon bon » ami, & m'a bien* défendu,de le dire à per» sonne ».

Ce cruel récit ne me laissa plus lieu de douter


3°.; de Fin-fortune de mon compagnon. Je demandai au ramoneur, si l'autre étoit arrêté? » Pas en» core -, me dit-il, maison ne le manquera pas; » car il y a un bon nombre de gens à l'affût ».

Je dis en moi-même ; « par tous les saints du » paradis , je viens de réchapper belle » ! Après avoir été instruit de tout parle savoyard, je lui dis : » Oh ! pour moi, je ne fuis pas un prison» nier d'état. C'est pour m'être battu en duel, » & avoir blessé mon ennemi ; & pour éviter la » prison ., je vais en Hollande attendre que mes » parens aient accommodé cette affaire. Achar, » ne croyez pas, au moins, que èe soit en traitre » que je í'ai blessé, c'est en tout honneur. = Oh 1 «monsieur, je le crois bien ».

Cependant je fis des réflexions, & me dis à moi-même : » Si le prince Charles n'a pas donné » son consentement pour faire arrêter Dalègre, » il suffit qu'un personnage considérable du con» seil Fait donné à son insçu ; il ne manquera » pas de faire courir après moi ; & il aura fù» rement été instruit qu'hier au soir, je fuis ar» rivé à Bruxelles, où je n'ai point couché ; il » ne pourra douter que je ne sois parti par la » barque d'Anvers, pour passer en Hollande. A » Bruxelles , on sçait précisément l'heure du dé« part de la barque de Roterdam ; & de Bru» xelles, en moins de quatre heures en poste, » on peut venir à Anvers. Or, je ne doute point » que celui qui a fait arrêter Dalègre, ou même »'M. l'Ecaille n'ait envoyé un ordre à Anvers, *> pour me faire arrêter en entrant dans la barque » de Hollande ». . *

Pour éviter ce malheur, je dis à Achar,»la » barque, qui nous conduit à Roterdam paffe-t-elle


» à Bergopzoom? Non , me dit-il » , ce que je sçavois avant lui : cependant, je fis semblant d'en être fâché, je lui dis : » Je ne m'attendois » point à ce contre-coup ; car il faut de toute v nécessité que je passe à Bergopzoom, pour re>> cèvoir l'argent d'une lettre de change. .Ainsi, » mon ami, je fuis bien fâché de ne pouvoir pas » achever mon voyage avec vous, qui me pa» róiffez être un fort honnête homme ; mais j'ef» gère que nous nous reverrons à Amsterdam , » & que nous y boirons plus d'une bouteille en» semble. En attendant, je vous fais présent de » tous les vivres que j'ai achetés, ce matin, & » qui sont dans la- barque ».

Ce présent fit beaucoup de plaisir à ce ramoneur , qui, en reconnoiffance, voulut m'accompagner hors la ville par le chemin qui conduit à Bergopzoom. A peine m'eut-il tourné le dos, que je me mis à courir de toutes mes forces jusqu'à ce que je fusse arrivé sur les terres de Hollande!

J'arrivai fort heureusement à Amsterdam, j'y trouvai plusieurs personnes de ma province ; je ne les avois jamais vues ; je ne leur avois jamais parlé ; mais comme elles connoiffoient ma famille , il y en eut une qui voulut absolument que j'allasse loger chez elle. Je lui racontai mon affaire. Cet honnête compatriote assembla, chez lui, plusieurs personnes sages, pour faire une consultation. Tous m'assurèrent que je n'avois rien à craindre ; que ma personne étoit en sûreté dans Amsterdam; que les Etats ne me livreroient point, pourvu que je fusse tranquille.

Mon dessein n'étoit point de me venger, ni même de troubler la tranquillité de la marquise


dé Pompadour. II est vrai que j'aurois mieux aime périr que d'abandonner mon compagnon d'infortunes. J'attendis, avec impatience, que j'eusse; reçu, de chez moi, de l'argent, pour réclamer" ce malheureux d'une manière respectueuse ; j'aurois fait agir toute fa famille, &c aurois, moimême , certifié fa sagesse & sa discrétion.

La marquise étoit une femme qui jamais n'a eu fa pareille. Pour faire périr un de ses ennemis , elle auroit fait dépenser vingt millions à la France ; & le contrôleur général fe seroit bien donné de garde de les lui refuser. Elle me fit demander au nom du Roi, par Fambassadeur de France aux états généraux. Eh ! quelle est puissance qui refuseront de rendre un des ses sujets à un auífi puissant monarque?

Par un malheur qui surpasse toutes les lumières, je ne sçais comment on parvint à intercepter' toutes mes lettres à la poste d'Amsterdam. J'a-, vois eu la précaution de changer de nom, & de faire mettre mes lettres *à d'autres bureaux de poste , qu'à ceux qui étoient dans les lieux d'où l'on pouvoit juger que j'en devois recevoir.

On m'envoya une des iettres qu'on avoit interceptées. C'étoit celle de mon père qui contenoit une lettre de change. On avoit eu loin de la recacheter, & l'on prit des mesures pour me perdre , lorsque j'irois chercher mon argent. Ce fut auffi en allant chez Marc Fraisinet, banquier au marché aux fleurs, pour le toucher, que , le premier Juillet 1756 , je fus. arrêté & conduit à Fhôtel-de-ville d'Amsterdam , où je restai huit jours. Delà je fus conduit, par eau, jusqu'à Anvers , ôc d'Anvers , en poste, à la Bastille. Je fus, en arrivant, jette dans un cachot, les fers

aux


33 ,

aux mains & aux pieds, couché fur de la paille, fans couverture. J'y restai quarante mois, dans la même situation, fans éprouver aucun adoucissement.

C'est de ce lieu affreux, que le 74 avril 1758, j'envoyai au feu roi Louis XV, un projet militaire , qui consistoit à faire prendre à tous les officiers & sergens des fusils, au lieu des fpontons & des hallebardes, dont ils s'étoient servis jusqu'alors. Par ce moyen je renforçai nos armées de plus de vingt-cinq mille bons fusiliers. Par un second mémoire que j'envoyai à la cour, le 3 juillet de la même année 1758, j'ai procuré plus de vingt millions de revenus au roi.

Ces deux services rendus dans un tems de guerre, où l'on étoit dans la plus grande disette d'argent," auroient pu obtenir la liberté d'un criminel, & même lui procurer une fortune honnête. Mais pour moi, qui étois innocent, elles ne servirent qu'à irriter mes ennemis, qui craignoient que mon innocence connue, & les services que je pouvois rendre encore ne parvinssent enfin à vaincre les efforts de leur rage.

Je dus ma sortie du lieu d'horreur où j'étois détenu, au débordement de la rivière. Quand on m'en tira, j'avois de l'eau jusqu'à la ceinture; &c l'on me mit dans une chambre ordinaire. ! Dalègre , mon compagnon d'infortunes, avoit, éprouvé les mêmes traitemens ; mais fa tête n'avoit pu résister à tant de chagrins. II devint fou ■ furieux. On Favoit transféré dans la maison de force de Charenton, gouvernée par les frères de la charité. On me permit de le voir, en 1777, dans des circonstances dont je parlerai par la

C


34 suite, aux catacombes. Je le trouvai parmi les fous furieux. Je ne pus retenir mes larmes ; je lui dis mon nom , & que c'étoit moi qui m'étois évadé de la Bastille avec lui. II me répondit qu'il ne me connoissoit pas y qu'il n'avoit jamais été enfermé, puisqu'il étoit dieu.

Des tours de la bastille, j'avois jette des papiers à deux demoiselles qui demeuroient dans la:rue, Saint-Antoine, dans lesquels j'avois tracé niçn .histoire,,en. les priant de me tendre une mainsgcourable. Elles ne cessèrent, pendant plusieurs jours, de me faire des signes qu'elles allòient s'employer pour moi. Le matin du 18 avril 1764, elles me firent voir, par une de leurs fenêtres , un grand papier, fur lequel éîoient écrits ces mots : Hier iy} la marquise de Pompadour eji morte.

J'attendis, pendant plusieurs jours, que l'on yînï délivrer les prisonniers que cette femme tenoit à la bastille. Je íçavois que je n'étois pas le seul.

Voyant qu'il ne se passoit rien de nouveau,' j'écrivis à M. de Sartine, alors lieutenant de police, &c lui mandai que la marquise étant morte, le 17 du mois, la justice de ma cause, & l'autorité des îoix dévoient me restituer ma liberté fur le champ, &le priois de me rendre ce bien, dont rien n'auroit dû me priver.

. M. de Sartine avoit expressément défendu à tous les officiers, chirurgiens, porte-clefs d'instruire les prisonniers de cette mort. II vint à la bastille, me fit descendre dans la salle du conseil, me dit qu'il vouloit absolument sçavoir comment j'en avois été instruit. Je lui répondis que j'étois un honnête homme, & qu'on m'arrache-


35 roit plutôt le coeur, que d'avoir la lâcheté de

trahir la,personne de qui je tenois cet événement. —- » Eh ! bien, je ne vous rendrai votre » liberté, que quand vous me Fau rez dit. = M. » en vous voyant obstiné de la forte fur une pa» reilìe babiole, il me semble voir Mahomet II » faire éventrer douze pages pour sçavoir lequel » lui avoit mangé cinq figues ». Ce reproche, que je lui fis en présence, de tous les officiers de la bastille, le fit rougir ; il fit semblant de s'appaiser, me promit beaucoup & ne fit rien. Cependant, quinze jours après, je lui écrivis lettres fur lettres. Fatigué de mon importunité , il m'envoya M. Chevalier, major de la Bastille, avec un écrit de fa main, portant ces paroles :

» Vous direz au sieur que je ne l'oublie

» point ; qu'il soit tranquille ; que je travaille » pour, lui efficacement». ..

Sur ce dernier mot, le major, qui vit encore,

me dit cinq à six fois , « Mr faites bien atten»

atten» à ces mots : que je travaille pour lui effi»

effi» Ce mot efficacement signifie, qu'avec

» votre liberté vous aurez un dédommagement».

A peine le major fut-il sorti de ma chambre,

que j'écrivis le billet que voici à M. de Sartine :

» M. si tout à Fheure, vous me disiez: voilà

» toutes les portes de la prison ouvertes, ou si

■ » tu veux rester encore ici six mois , je te ferai

»> donner cent mille écus de dédommagement;

» fans hésiter un instant, je vous dirois : M. je

» vous fuis bien obligé de vos cent mille écus ;

» 8>c, fur le champ , vous me verriez faire

» ce que fit le loup de la fable , qui court en»

en» ».

. Tous les officiers de la Bastille, qui, fans

Cz


doute, avoient flatte de leur liberté ceux que la marquise de Pompadour tenòit prisonniers, aussitôt qu'elle seroit hors de place , étoient bien étonnés que fa mort même n'opérât pas cet acte de justice. Un d'entr'eux me fit entendre, à mots couverts, que le marquis de Marigny , frère de mon ennemie, avoit trouvé, dans fa succession, des sommes immenses ; èc qu'à force d'argent, il avoit corrompu M. de Sartine, pour retenir dans les fers tous ceux que fa soeur y avoit fait mettre injustement, pour les empêcher de faire connòître au public ses cruautés D'un autre côté, les porte-clefs, qui n'y entendoient point finesse, disoient que M. de Sartine étoit un méchant qui s'étoit laissé corrompre.

Jusqu'à ce moment., j'avois supporté mes maux avec constance. Mais dans cet instant, je ne fus plus maître de moi. Les prières n'ayant produit aucun effet fur le coeur de M. de Sartine , je lui écrivis une lettre dictée par Findignation ; je lui rappellois toute la grandeur , toute l'énormité &c toute Fhorreur de son infâme conduite.

J'espérois que mes reproches le feroient rentrer en lui-même. 11 me fit mettre dans le cachot de la tour nommée la BaJJìniìre, au pain & à Feau. 11 ne voulut cependant pas perpétuer, sous les yeux des officiers de la bastille, une preuve aussi complette de son abominable cruauté. Pendant la nuit du 14 au 15 août 1764, veille de Fassomption , à minuit précis , on me fit sortir du cachot, pour me conduire au "gouvernement. L'exempt, nommé Rouillé , dit aux officiers , qu'il m'alloit conduire dans un couvent de moines, pour me faire prendre Fair pendant


37 deux ans, & me rendre ensuite la liberté. Cet

exempt, non content de m'avoir chargé de chaînes, avant que le carrosse partît, m'en mit une au col, dont on fit passer l'autre bout sous mes deux genoux ; %C au premier coup de fouet que le cocher donna, un des reeors de l'exempt , qui étoit dans le carrosse avec nous, mit une de íes mains fur ma bouche, & l'autre derrière ma tête. Un second recors tira fortement la chaîne qui étoit sous mes genoux ; & îe premier poussa ma tête d'une manière si rude, que je crus qu'il m'avoit cassé les reins, qu'il m'alloit étouffer, & jetter dans la rivière. Mon visage étoit précisément entre mes deux genoux. C'est ainsi que l'on me conduisit au donjon de Vincennes, où je fus jette dans un cachot.

Je croyois que chaque verre d'eau, ou chaque morceau de pain que j'àvalois seroit le dernier de ma vie ; en sorte que j'avois, fans cesse, la mort devant mes yeux. Heureusement M. Guyonnet, lieutenant de roi, étoit un homme plein d'honneur & d'humanité. II me visitoit trèssouvent. Je lui racontai mes aventures & mes infortunes , il en fut extrêmement touché ; il me protesta qu'il alloit travailler pour moi de toutes ses forces.

Un jour, revenant de la police, il me demanda à voir la copie de la lettre que j'avois écrite à M. de Sartine. Je n'en avois point ; mais je la lui récitai tout entière. A chaque parole que je proférois, il sourioit en baissant la tête & fermoit les yeux. Mais, quand j^en fus à ces mots : » Sartine, ou convenez que vous êtes » fou, fou, ou que vous vous êtes laissé cor» rompre par les écus du marquis de Marigny.

c3


» Dé ces deux articles, il y en a un de veritá« hie : dites-moi lequel, afin que je puisse vous «excuser». Le lieutenant de roi m'arrêta tous, court, en disant. » Pour fou, M. dé Sartine ne ' » Fest pas ; mais pour s'être laissé corrompre, » cela est différent ». 11 me dit ces paroles en présence de M. de la Boisîière, major. Tous les officiers des prisons royales , témoins des cruautés qu'exerçoit Sartine depuis la mort de la marquise, pour faire périr ceux qu'elle avoit fait enfermer, le regardoient comme un antropophage , un monstre affreux sous la figure humaine. En fa présence , ils taisoient ce qui se passoit dans leur coeur ; mais entr'eux, ils le déchiroient à belles dents.

M. Guyonnet, pénétré de Finjustice affreuse dont Sartine m'accabloit , vint à bout, nonseulement de me retirer du cachot où j'étois malade , mais de me faire accorder deux heures de promenade par jour dans le fossé qui fait le tour du donjon sous la garde de deux fusiliers & un sergent qui restoit à la porte avec une sentinelle.

II y avoit vingt mois que mon ennemie étoit morte, & huit que je jouissois de cette promenade, quand, le 25 novembre 1765 , il s'éleva uri brouillard fort épais. Je jugeai qu'il pouvoit favoriser mon évasion. Je montai sur la rampé du fossé, toujours entre les deux fusiliers & le sergent. » Comment trouvez-vous le tems, dis» je à celui-ci ? = M. je le trouve fort mauvais, » = & moi fort bon pour échapper ». Sur le champ, donnant un coup de coude à la fois à chacun des deux fusiliers qui étoient à mes côtés, je les écarte, je pousse le sergent, je passe à côté


39., du troisième sentinelle qui étoit au bout du pontlevis,

pontlevis, dans la cour du gouvernement , en fuyant de toutes mes forces. Le sergent & les trois sentinelles courent aprês moi, en criant, de toutes leurs forces ; arrête, arrête. J'enfile la cour royale $ qui étoit'pleine de monde qui alloit & venoit, & pour que personne ne crût devoir m'arrêter, je me mis à crier, comme ces quatre soldats : Arrête , au voleur, arrête, au voleur, &C je saisois signe, de ma main , que le voleur fuyoît devant. Tous ceux qui étoient le long du chemin se mirent à crier comme moi : Au voleur, arrête. Tous les habitans du château, attirés par le bruit, étoient aux fenêtres, & répétoient les cris : Au voleur, arrête ; en sorte qu'au travers de tous ces criards, dont j'étois un des plus forts, je traversai la cour royale fort heureusement.

Mais ici il fallut changer de note ; le sentinelle s'étoit posté au.milieu de la porte ; & en cet endroit, le chemin n'a pas deux toises de largeur. Ce sentinelle, qui m'avoit gardé plusieurs fois lorsque j'allois me promener dans le fossé, me reconnut, & me dit : » M. arrêtez, ou je vous » passe la bayonnette au travers du corps ». Je modérai ma course, & le nommant par son nom, je lui dis : « Chenie, vous n'êtes pas si méchant, » que de tuer un homme que vous connoiffez ; » votre consigne est de m'arrêter, &c non de me » tuer ». En même t.ems, je saisis fa bayonnette 6c son fusil, & le pousse si fort, que je lé fais tomber fur son cul. Je repris ma course , & entrai dans le, bois du parc. Je tournai à droite ; & bien tôt, en courant, j'eus gagné la muraille.qui enclôt le parc ; je l'escalade , saute dehors. A cinquante ou soixante toises de-là ^

C


. . 40

. j'allai me cacher dans un lieu, où je crus ne pouvoir être découvert ; j'y restai jusqu'à nuit close, & entrai dans Paris.

- J'allai droit chez les deux demoiselles auxquelles j'avois jette un paquet de papier du haut des tours de la Bastille. Dans ce paquet étoit un billet, par lequel je les priois de porter ces papiers à un de mes amis ; c'étoit M. de la Beaumelle, connu par ses différends avec Voltaire. Je leur demandai ce qu'elles avoient fait de ces papiers : elles me répondirent, qu'on leur avoit dit, que M. de la Beaumelle étoit en pays étranger ; & que ne me voyant plus me promener fur les tours de la Bastille, depuis plus de quinze mois, elles m'avoient cru mort. Je vis que ces deux filles, qui étoient soeurs, avoient plus d'humanité que d'esprit ; car il est sûr que , si elles - avoient suivi les instructions que je leur avois tracées, elles m'auroient facilement tiré des griffes de la marquise.

Sartine , qui sçavoit que j'étois Fauteur de îa réforme des hallebardes, me croyoit un génie transcendant, &me craignoit, à cause des cruautés horribles qu'il m'avoit fait souffrir. II sçart qu'il ne faut qu'un ami ferme & intelligent, pour faire rendre justice à un innocent, &c faire rendre compte de sa conduite à un persécuteur atroce. II sçavoit que j'étois protégé par M. le maréchal de Noailles, père de celui qui vit actuellement ; par M. de Silhouette. Je ne doutois pas que mon évasion ne lui donnât beaucoup d'inquiétude. J'avois quarante ans, & je venois de me délivrer d'une captivité de dix-sept années, dans laquelle j'avois souffert des maux incroyables. Je n'aspirois plus qu'à me procurer


4lla paix & le repos, sans songer à la vengeance,

qui auroit pu m'attirer de nouveaux malheurs. D'après ces réflexions, dès le lendemain de mon évasion, j'écrivis à M. de Sartine, pour lui protester que je ne ferois aucune démarche, & ne dirois pas un mot qui pût nuire à fa réputation , & même lui déplaire. J'ajoutai qu'il sçavoit bien que j'étois Fauteur de la réforme des Tpontons & des hallebardes que portoient inutilement les officiers & les sergens. Je lui rappellai qu'il mkvoit promis, en présence de tous les officiers de la Bastille, de s'employer, pour me faire avoir la récompense de ce projet, quand je ferois sorti de prison. Que maintenant que j'étois libre, je pourrois bien m'adresser à M. Ie duc de Choiseul, ministre de la guerre, pour lui demander cette récompense à lui-même ; mais que je ne pourrois entrer en négociation avec ce ministre, fans entrer, en même tems, dans certains détails qui pourroient déplaire à M. de Sartine, auquel j'écrivois. «Pour prévenir ce » mal, lui disois- je, j'ose vous proposer d'avoir » la bonté de m'avancer dix mille écus à compte » fur la récompense qui m'est due , pour mon •» projet militaire, que vous reprendrez, en me » la faisant obtenir. Vous ferez porter ces 30000 1. » chez une personne que je vous indiquerai » avec votre parole d'honneur par écrit que le » passé fera enseveli à jamais, & je vous proteste » que je ferai tout mon possible pour vous don» ner des preuves de ma reconnoissance par ma »> sagesse & ma discrétion. Pour me faire con» noître vos intentions, je vous prie d'ordon» ner qu'on aille faire deux croix noires, l'une » fur la porte des Tuileries en face du pont


4i

» royal ; l'autre contre la porte du premier mar» chand de bois, en sortant de Paris pour aller » à Berci. Ces signaux apperçus par des person» nés que j'apposterai me feront connoître que *> vous voudrez bien avoir la bonté de m'ac» corder la grâce que je vous demande : fur le » champ, je vous enverrai le nom 6c Fadresse » de cet ami, en vous donnant ma parole d'hon» neur que, dès le même instant que ce dépôt » sera remis, avant de Faller prendre, je me ren» drai moi-même à votre hôtel, vous porter » tous mes papiers , & vous réHlercier d'avoir » mis fin à mes malheurs , Sc, en même tems, » me mettre sous votre protection , & vous as» surer que je ferai tout mon possible pour tâcher » de la mériter ».

M. de Sartine ordonna , sur le champ , à Marais, Receveur , & Huot, exempts de police, d'aller placer les signaux convenus. Ils firent les signaux convenus. Ils firent les croix noires fur de grandes feuilles de papier, & avant la pointe du jour, les appliquèrent aux endroits convenus. Mais, au rapport des exempts, trente-neuf minutes après que celle des Tuileries fut appliquée , un vendeur d'eau-de-vie, qui vint à passer , arracha cette feuille de papier, dont il ne connoissoit point l'importance, & la mit dans fa poche. Le commis du marchand de bois fit la même chose. Les exempts virent ces enlèvemens de leurs propres yeux ; &, au lieu de se faire rendre ces deux feuilles, de les appliquer une seconde fois , & d'empêcher qu'elles ne fussent enlevées par d'autres personnes, ils se retirèrent.

De mon côté, pendant trois jours de fuite,


43 .

je fis visiter les deux portes, & l'on me dit, a

chaque fois, que M, de Sartine n'avoit point fait mettre les signaux. Ce mal entendu rompit cet accommodement, ck m'a jette dans des malheurs affreux.

M. de Sartine, qui croyoit que les signaux de paix avoient été bien placés, soupçonna ma borjne foi, & je ne doute pas qu'il ne crût que j'avois demandé ces signaux, pour me procurer de nouvelles preuves des injustices dont il m'avoit accablé, ou que je me mocquois de lui. Sur le champ, il prit la résolution de me perdre. En conséquence , il prévint tous les Ministres contre moi. II alla , lui-même, chez M. le comte de la Marche, aujourd'hui prince de Conti, chez feu M. le maréchal de Noailles : il envoya des exempts au petit Bercy, maison de campagne de M. de Silhouette. II lui écrivit que c'étoit à sa recommandation qu'il m'avoit accordé des adoucissemens dont j'avois abusé. II me porta, par-là, un coup mortel.

De mon côté , je n'étois pas moins intrigué que lui. J'ignorois qu'il eût donné des ordres pour les signaux. Je crus qu'il vouloit absolument me perdre. J'allai chez un de mes amis, le chevalier de Méhégan , dont le frère étoit brigadier des armées du roi. Je viens d'apprendre qu'il est mort. C'étoit un homme d'esprit. Je lui racontai tous mes malheurs. « M. de Sartine ,*me dit» il, & le frère de la marquise de Pompadour » sont dans une peine extrême à votre égard. » Je fçais, de science certaine, que tous les » exempts, tous les commissaires, tous les ins» pecteurs de police sont après vous ; en un mot, » je fçais qu'ils vous font chercher par trois mille


44 » personnes. Je fçais de plus, qu'ils ont promis

» mille écus à celui qui leur portera votre adresse:

» toutes les maréchaussées de France ont votre

» signalement, & ordre de vous arrêter. Perdu

» pour perdu , je vous conseille d'aller à Fontai»

Fontai» , où est le roi, vous jetter à ses pieds,

» & lui demander justice ».

En conséquence, j'écrivis au ministre de la guerre , & lui donnai ma parole d'honneur que je ferois chez lui le 18 décembre 1765 , &c le suppliai de ne point me faire arrcter, avant de m'avoir donné un moment d'audience , qu'ensuite, s'il l'exigeoit, je me rendrois moi-même en prison.

Cependant, mnlgré tous les gens apostés pour m'arrêter, j'arrivai dans son appartement un jour plutôt que je n'avois promis ; c'est-à-dire le 17. Dès-Finstant que je me fus fait annoncer, il me fit arrêter à côté de son fuisse , fans souffrir que je lui dise une seule parole. Je fus garroté avec des cordes, mis dans un carrosse, & conduit droit au donjon de Vincennes ; je fus jette dans un cachot noir, numéroté A.

En entrant dans ce lieu affreux, je ne pus rn'empêcher de dire : » Hélas ! est-ce ainsi qu'on » rend justice à l innocence? » A ces mots, un porte-clefs , nommé Monchaíin , me dit, d'une voix rébarbative : « On ne sçauroit trop vous » accabler ; vous êtes cause qu'on a pendu le fer*> gent qui vous gardoit ».

Cette terrible nouvelle me frappa plus cruellement que tous les coups que le sort m'avoit fait éprouver jusqu'alors. Je perdis connoissance, je tombai fur une poignée de paille ; &,'pendant plus de deux mois, il me fut impossible de trou-


45 ver un seul moment de repos dans Fobscurité

affreuse de ce cachot, depuis i'instant qu'on m'eut accablé par cette infâme fourberie ; je ne mangeai pas un morceau de pain, & ne bus pas un seul verre d'eau que dans Fespérance que dieu me feroit la grâce, un jour, de me mettre à portée de venger la mort de cet innocent.,Je ne pouvois éloigner de mon imagination le cruel spectacle de ce supplice , que j'avois toujours fous les yeux;& je ferois devenu enragé comme le pauvre Dalègre, si je n'avois appris la vérité. Jé faisois, nuit & jour, des cris épouventables. Enfin, un sentinelle , nommé Ar .. .. Lorrain, touché de compassion pour mes maux, osa s'approcher des portes de mon cachot ,.à minuit précis , & me cria : « M. ne vous désespérez point ; » dieu aura pitié de vous ; il mettra fin à vos » peines. Ah! mon ami, lui dis-je, il n'est pas » possible de mettre fin à ma peine : jamais je » ne pourrai oublier que je fuis cause qu'on a » pendu le pauvre Viel-Castel, votre sergent. » Eh ! M. on vous a trompé ; il est aujourd'hui » de garde ici au donjon. II est vrai qu'on Fa » mis au cachot avec les autres fusiliers qui étoient » à vous garder'; mais, le lendemain de votre » arrivée ici, on leur a rendu la liberté ». Cette nouvelle me rencjlit la vie ; je me jettai à terre, & la baisai en remerciant dieu de toute mon ame.

A la mort de Louis XV, qui arriva le 10 mai .1774, il y avoi^ vingt-cinq ans, que j'étois dans les prisons. L'année suivante, M. deMalesherbes, alors ministre, & M. Albert, lieutenant de police, vinrent visiter tous les prisonniers du donjon de Vincennes. J'eus le bonheur de les voir.


46 M. de Maîesherbes me promit, lui-même, de me rendre la liberté au premier jour. II s'informa si j'avois de quoi vivre en sortant d'une aussi longue captivité. Quelques jours après, il me fit demander, par M. de Rougemont, lieutenant de roi, un mémoire des hardes dont j'avois besoin pour ma sortie. M. Amelot remplaça M. de Maîesherbes dans le ministère ; & M. Lenoirfut fait lieutenant de police à la place de .M. Albert. Ainsi, voilà encore mes espérances évanouies.

, M. de Saint-Vigor, contrôleur général de la maison de la reine, à la prière de mes parens, s'adressa à M. Amelot, pour solliciter ma liberté. Ce ministre me la rendit aussi-tôt; l'exempt qui m'en apporta Fordre, m'enjoignit de me rendre chezM.Lenoir, qui m'indiqua, lui-même,l'endroit où je devois toucher Fargent que m'envoyoit ma famille. Je me rendis, le lendemain , à la police , & demandai, à M. Lenoir,. permission d'aller à Versailles remercier le ministre qui avoit délivré Fordre de ma sortie, & M. Mercier.de Sainte Vigor, qui m'envoya chez M. Amelot, &c me re-r commanda de demander M. Rivière, un des commis du ministre, qui étoit instruit de tout, & me donneroit les éclaircissemens nécessaires fur ce que je devois faire.

M. Rivière me conduisit chez M. Robinet, premier commis du ministre, qui me dit, que toute ma famille desiroit ardemment de me voir, que je lui devois cette satisfaction, en me rendant au plutôt à ses désirs.

M. Rivière m'introduisit dans l'apparrement du ministre. II étoit occupé avec un ambassadeur , & je ne pus que lui faire mes remerci-;


47 cithens. Mais, le lendemain j'obtins de lui une auaudience.

auaudience. Fentretins ôc lui remis quelques-uns des projets que j'avois faits pendant ma captivité , le priai de les examiner avec attention, & de me dire ce qu'il en pensoit : il les lut, & me dit, en me parlant du projet militaire, que, s'il étoit vrai que j'eusse rendu ce service, & que je n'en eusse pas été récompensé, il lui paroissoit juste que je le fusse, & que pour cela, je devois présenter un placet au roi.

J'entre, & vais continuer d'entrer dans quelques détails minutieux, mais dont la connoissance est nécessaire, pour faire sentir la force du coup qui me menaçoit alors ; c'est le plus accablant que j'aie éprouvé de ma vie.

Je me fis une loi de soumettre mon placet à l'examen de M. Rivière, qui le jugea bon. M. le prince de Beauvau, auquel je le soumis également, ainsi que mes papiers, approuva tout ce qu'ils contenoient, & les signa en qualité de capitaine des gardes. II me dit qu'il falloit les présenter au roi, lorsque S. M. iroit à la messe. M. de Beauvau exigea même que je lui fisse un récit exact de toutes mes infortunés ; il Fécouta avec le plus grand intérêt. Je remis, ensuite, mes papiers au roi. Je ne prévoyois pas que je creusois alors mon tombeau. Jamais M. de Sartine ne m'a pardonné les cruautés qu'il m'a fait éprouver, & jamais le marquis de Marigny ne m'a pardonné les persécutions que fa soeur avoit exercées contre moi. Complices, tous les deux, des maux que j'avois soufferts, ils craignoient que les protections que j'acquérois ne me facilitassent la vengeance qu'ils fçavoient mériter, ou du moins que ' je ne divulgasse, avec sécurité , leur ■ conduite


4.8 . abominable envers moi. Sartine, par ses intrigues, étoit parvenu au ministère de la marine, & n'avoit pas perdu Fhabitude des astuces qui l'avoient enrichi à la police, &C lui avoient fourni Fart de punir en secret quiconque avoit le malheur de lui déplaire; astuces qui seules, malgré. fa profonde ignorance , l'avoient maintenu en place, & conduit au ministère. II sçavoit qu'il n'étoit pas fort estimé dans le public, où l'on avoit une connoissance vague des vexations obliques qu'il exerçoit fur ceux dont le commerce & l'industrie étoient soumis à la police. On murmuroit ; mais malheur à qui anroit osé élever la voix trop haut. Sûr de la discrétion de ses commis & de ses satellites, qui ne pouvoient, fans courir le risque d'être perdus fans ressource ; le mystère le plus ténébreux couvroit l'exercice cruel de ses vengeances.

Au bout de douze jours, lorsque j'allai demander la réponse au placet que j'avois présenté au roi, le ministre, auparavant si favorablement disposé pour moi, ne me fit qu'un accueil froid & réservé, qui me parut annoncer de nouveaux malheurs. Pour toute réponse, on m'en joignit, au nom du roi, de quitter Paris, & de m'en retourner promptement dans mon pays. J'obtins un délai de dix-huit jours, pour me munir des choses qui m'étoient nécessaires.

Je retournai à Paris, le 10 juillet : je me rendis à Fhôtel du lieutenant de police fur une lettre d'invitation de ce magistrat. J'en reçus un ordre précis de retourner, fur le champ, dans ma famille. Je lui promis une prompte obéissance; ôc en effet, je partis, le lendemain , par le coche d'Auxerre.

Pendant


49 Pendant le peu de séjour que je fis à Paris,'

j'appris que "le 19 juillet 1777, un gentilhomme de mes amis, dînant avec M. Boucher, l'un des principaux commis de la police , qui avoit, dans son département, la Bastille, Vincennes, & les châteaux où l'on tient les prisonniers d'état, on parla de moi, & le commis lui dit: « Sçavez» vous combien ce monsieur a coûté au roi ? » 217000 livres ». C'est ainsi que l'on persécute les sujets , pour leur arracher des impôts dont Fénormité les privé souvent du nécessaire , & que l'on dissipe pour exercer des cruautés inouies contre ceux qui, fans avoir commis aucun crime, aucune faute, ont le malheur de devenir Fobjet de la haine d'un ministre, ou même d'un subalterne.

Le 15 juillet, j'étois à quarante-trois lieues de Paris , à Saint-Bricè , deux lieues au-delà d'Auxerre , véritable route de l'endroit où il m'étoit enjoint de me rendre. Un coup de foudre m'auroit fait moins d'impreífion, que ne le fit la vue de Marais, exempt de police, que l'on avoit envoyé en poste fur ma trace. II m'arrêta, me fit reprendre la route de Paris, &me jetta dans les prisons du petit châtelet, où je fus mis au secret.

Trois jours après, le commissaire Chénon, père, vint se saisir de tous mes papiers, dans lesquels on n'en trouva, fans doute, aucuns que la religion , le gouvernement & les loix pussent improuver? Le premier Août 1777,1e fus transféré à Bicêtre, & jette dans un cachot , à dix pieds sous terre.

Un gentilhomme de mes amis, alla à Fhôtel de la police s'informer du crime que j'avois commis.

D


On lui répondit que j'avois été chez une femme de condition, que j'avois eu occasion de connoître à la Bastille, pour en tirer de l'argent, enl'efFrayant par les plus cruelles menaces.

J'ai supporté les horreurs de la faim , de I'iniempérie des faisons, toutes les tortures à la fois; mais j'étois soutenu par l'honneur, contre lequel je ne me reprochois aucune action, aucune pensée. On m'enlève cette dernière ressource, qui m'avoit conservé l'estime & la compassion de ceux qui,me connoissant, ne pouvoient empêcher les cruelles astuces de ceux qui ont le-póuvoir d'ensevelir dans ces tombeaux, qu'on appelle prisons d'état, l'atrocité de leurs vexations, de leurs vengeances & de leur cupidité.

J'avois un appui, sinon bien efficace, du moins bien consolant, dans ma' famille qui, prévenue par une accusation aussi atroce , rougit , sans doute, de réclamer un voleur, &c de faire connoître qu'il lui appartenois • Mais qu'est-ce que je demande? Ma justification ne peut être entièrement mon ouvrage. Elle tient à des tems, à des lieux, à des personnes que j'ose citer devant les tribunaux établis pour juger d'après les loix, & d'après les lumières qui naissent d'une instruction régulière. Que l'on me transfère dans les prisons de la Conciergerie; que l'on me mette à portée de parler aux juges établis par la loi, je me dénoncerai moi-même. Que l'on me confronte avec mes accusateurs ; que l'on me confronte, fur-tout, avec cette dame, que l'on ne nomme point, & que l'on m'accuse d'avoir voulu voler. Si je l'ai jamais connue, fi elle m'a jamais vu, ma présence rtelui inspirera point cette horreur que l'on éprouve à la vue


Si

d'un scélérat. Elle ne verra en moi qu'une déplorable victime de la prévention qu'inspire la confiance que l'on croit devoir, sans examen, â un homme qui a été décoré , pendant long-tems, de places qui supposent la droiture & l'équité; je ne crains point de lui porter des impressions trop douloureuses; &, si ce n'est pas une fourbe corrompue que l'on ait érigée en accusatrice subornée , elle confondra, par une déposition vraie Sc sincère , mes ennemis. Mais je fuis coupable , que l'on me conduise au supplice, & que l'on tetmine, par une mort prompte, une vie qui n'a été qu'une mort continuelle.

Enfin , au bout de trente-quatre ans de captivité , dont j'ai passé les cinq dernières â Bicêtre, dans un cachot, au pain & à l'eau, couvert des haillons de l'indigence, & baigné des larmes du désespoir, avec une barbe qui avoit treize pouces de longueur, fans argent, confondu avec les ■médians , accablé d'années & d'infirmités, privé de tout secours humain, fans feu, fans lumière, le corps glacé, M. le cardinal de Rohan , grand aumônier de France , & président de la commission nommée par le roi, pour juger les prisonniers auxquels la naissance.de M. le Dauphin pouvoit procurer la grâce, se fit ouvrir mon cachot, & me fit donner une demeure moins horrible ; &C c'est à fa bienfaisance, &c à celle d'un grand nombre de personnes du premier rang, à qui ce prélat à fait connoître mon fort, que je dois toutes les aumônes qui l'ont adouci.

En 1783 , le pauvre la Tude trouva le moyen de faire parvenir le récit qu'on vient de lire , à M. Bonhomme de Commeyras. Cet avocat, fur ces matériaux, composa un mémoire qu'il donna


.54 à í'impression. Mais à peine la dernière feuille fut* elle imprimée, qu'il en retira la totalité, & supprima toute l'édition, & le sieur de IaTude, fut mis, le même jour, en pleine liberté.

On peut penser que, si le sieur de Sartine eût encore été dans le ministère, cet infortuné seroit encore dans les chaînes. Ne devroit-il pas, au moins, être forcé de remettre à fa victime la somme que le roi a dépensée, pour fournir aux frais des cruautés exercées contre lui par Sartine. Quand on le chassa du ministère, il fit croire qu'il étoit pauvre, & extorqua 80000 livres de pension , dont ií jouit. Qu'on examine son portefeuille, on y trouvera pour des sommes immenses d'effets qu'il fait valoir fous des noms empruntés, & d'intérêts dans les entreprises qujil=a=Jormées, pour acaparer les denrées les p^pfôc^íires au

PeuPIe- siutfhiïfÀ

FIN.