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Titre : Comment enseigner : bulletin pratique de pédagogie secondaire

Éditeur : [s.n.] (Lyon)

Date d'édition : 1912-02-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32745273n

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32745273n/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 4715

Description : 01 février 1912

Description : 1912/02/01 (N1)-1912/11/30 (N4).

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Fonds régional : Rhône-Alpes

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5577347r

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-27191

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

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i. — Février 1912

ÉDUCATION %

ET

Enseignement familial de» jeunes filles

Commfnf

enseigner

BULLETIN PRATIQUE

Pçdigogk secondaire -<è Trimestriel

Ad^M^atk» '} 6;PJmBiïl&>frîlYOiï


Bulletin pratique de Pédagogie secondaire,

l'adressant particulièrement:

Aux institutrices qui enseignent dans les familles,

Au mères de famille,

Aux directrices et professeurs de Cours, Externats

ou Pensionnats.



'COMMENT ENSEIGNER

SOMMAIRE

A nos lectrices. — Notre but. — Ce qu'est ce bulletin, — ce qu'il n'est pas. — Son programme. — Son mode de publication.. La Rédaction.

Deux observations importantes N. d. 1. R.

Comment enseigner.i'bjstoirc? — Avantpropos. — L^^f-rogi^ïnes. — II. Les matériaux/g^ fa- Pkr5arâtl0$,. — III. Les procédés./»% ,lV.x L'espriKÏlé\ l'enseignement. .. I}},. '.. $... v..U^j Un professeur.

Renseignen\é,rits. biblrographiques. — Notes critiques. '-*r Revue des-f^Usr/ues livres et des revues.>s tùfl\}}j$P (Avis).

Silhouettes d'éducatrîces. — M"« J. Harent. Ph. SAINT-VINCENT.

A NOS LECTRICES

Ce bulletin vise, avant tout, l'éducation et l'enseignement familial proprement dit ; mais il vise également, comme s'y rattachant à titre d'auxiliaire et de dépendance, l'enseignement et l'éducation que les jeunes filles reçoivent, sous la responsabilité et le contrôle direct des familles, dans les externats, cours ou pensionnats.

Il s'adresse donc sans doute, pour seconder leurs efforts ou les diminuer en leur offrant des méthodes rationnelles exactement adaptées à leur situation, soit aux maîtresses et professeurs divers de ces établissements, soit aux directrices, qui unissent le contrôle de l'ensemble des études, souvent même la charge d'une classe, aux multiples soucis de l'administration. Mais il s'adresse tout particulièrement à ce groupe important — et si digne d'intérêt — d'institutrices privées qui enseignent

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2 PROGRAMME DU BULLETIN

dans les familles, où tantôt elles sont établies à demeure et tantôt viennent seulement à des heures et à des jours déterminés. Les unes passent l'année, leur vie souvent, en un lointain château, dans un isolement à peu près complet, obligées de trouver en elles-mêmes toutes les ressources intellectuelles et morales nécessaires pour l'accomplissement de leur si lourde mission. Les autres, débutantes, n'acquièrent quelque pratique, qu'à force de leçons données et « d'écoles » subies, ou, rompues au métier, sont exposées aux négligences que la routine entraîne, au relâchement où jette l'accoutumance. Pour les unes, comme pour les autres, la tâche se complique encore du fait que, devant tout enseigner, elles ont souvent à l'enseigner à des élèves d'âges très différents. Il s'adresse enfin aux parents, surtout aux mères de famille soucieuses des directions intellectuelles données à leurs enfants, et qui, en conséquence, désirent se mettre en mesure de les apprécier. — En réalité, les mères sont rares qui se trouvent dans des conditions assez favorables pour assumer sur elles une partie notable des études de leurs filles ; mais celles qui, le pouvant, aiment à suivre ces études de près, deviennent, Dieu merci, plus nombreuses chaque jour ; et il semble bien que toutes doivent se plaire à entretenir leurs institutrices des importantes questions relatives à l'éducation, comme aussi à se rendre compte des difficultés qu'elles soulèvent et des solutions qu'elles comportent.

. Né de la rencontre sur ce terrain pratique, — dans un même désir de travailler efficacement au progrès de l'enseignement familial, — de, dévouements généreux autant qu'éclairés, d'une part, et, d'autre" part, d'indiscutables compétences professionnelles, le bulletin Comment enseigner tire de son origine,- avec la pensée maîtresse qui a présidé à son organisation, sa physionomie propre et les caractères qui le distinguent nettement de toute autre publication.

Certes, les revues ne manquent pas qui s'occupent de l'éducation des jeunes filles. Rien que pour l'éducation qu'on est convenu d'appeler supérieure, elles sont presque innombrables. Il y en a de toute couleur, de tout format, de tout programme. Elles rivalisent de zèle et luttent de vitesse pour préparer la femme, non seulement de demain, mais d'après-demain. — Haute culture intellectuelle, haute formation sociale, elles mènent tout de front. — Les initiatives qu'elles lancent, les plans d'action qu'elles proposent, les oeuvres qu'elles préconisent, ne


« COMMENT ENSEIGNER » 3

se comptent plus. On compterait moins facilement encore les^conférences qu'elles créent, annoncent ou publient, qui ont lieu un peu parl tut et 'sur tout, sans autre lien entre elles qu'une suite chronologique, \ \ où les problèmes les plus ardus sont abordés, discutés, résolus. Aussi bien semble-t-il évident que, préparée de loin et ainsi exercée, l'influence féminine sera considérable, — disent les sages, — décisive, — assurent les autres, — dans l'organisation de la cité future.

Notre modeste bulletin n'aspire pas» à ces hauteurs. Il songerait plutôt, en agissant directement sur l'esprit des maîtresses et des mères chargées, à leur tour, d'agir sur celui des jeunes filles, à fournir une base à ces sommets. Et si tout ce mouvement intellectuel ou social ne donne pas toujours les résultats attendus, si tant d'idées semées à profusion le sont souvent en pure perte, si tous ces' modes de culture intensive, mais fragmentaire, dispersée, restent à fleur d'âme, il estime que peutêtre l'une des causes en est dans une formation première essentielle, condition indispensable de tout développement ultérieur, qui a fait défaut. Ni un édifice ne se compose que du toit, ni, lorsqu'on veut qu'il dure, il ne se construit en l'air.

Au vrai, les revues manquent moins encore qui s'occupent des bases, à savoir de l'enfant, et voient, à le former, l'enjeu de l'avenir, selon le mot connu : « Qui tient l'enfant, a tout. » Bulletins, manuels, échos l d'enseignement primaire ou primaire supérieur, de préparation aux examens I elles prennent toutes les étiquettes, se revêtent de tous les titres. Les vocables ordinaires ne suffisant plus, elles se haussent jusqu'au volume qui paraît, compact, à idées parfois comme à dates fixes... Car, non moins que leurs noms, leur esprit est divers. Tandis que les unes s'inspirent du grave souci des reconstructions nécessaires, un souffle de chimère emporte les autres vers la réalisation violente des idéals nouveaux. S'il en est où les Homais de village trouvent un aliment copieux, il en est aussi —et beaucoup—d'excellentes, où la foi religieuse tient sa place de droit. Quant aux neutres, aux crépusculaires, entre chien et loup, elles sont légion. Il s'agit de choisir. Mais où toutes se rencontrent, ou peu s'en faut, c'est en ceci :'simplifier, aplanir le travail du maître. Leçons toutes préparées, devoirs rédigés, problèmes résolus, elles mettent tout à sa portée. C'est une source qui coule toujours, où il peut toujours puiser. Au moyen âge, les prédicateurs à court d'éloquence prisaient fort un recueil de sermons dont le titre dit assez les services : « Dormi secure ! dormez en sécurité. » Certaines publications primaires joueraient volontiers le même rôle. bienfaisant.

Qui oserait assurer qu'un jour venant elles n'expédieront pas, sous


4 PROGRAMME DU BULLETIN

forme de « films » ou de « disques », des leçons mimées ou des classes parlées ?

Nous n'avons aucune raison de grossir le nombre de ces revues. De celles, d'abord, qui fonderaient la morale en dehors des bases traditionnelles ou, en dehors du principe religieux, l'ordre social, nous ne saurions, on le devine aisément, partager l'esprit. Mais soit avec celles-là, soit avec les autres, si notre champ d'action au début est le même, nous différons totalement, au début et plus tard, par la façon de le cultiver. C'est moins le programme en effet, que son exécution, moins les matières à enseigner que la manière de les enseigner, qui différencie — d'avec les classes d'un groupe scolaire quelconque — les classes élémentaires de l'enseignement familial. Les deux enseignements ne se donnent pas dans le même ton; il faut une transposition pour appliquer les méthodes de l'un à l'autre — ou de l'autre à l'un : l'enseignement familial relève de la formation secondaire, l'enseignement primaire reste étranger à cette formation.

La formation secondaire I elle n'est, en somme, secondaire que de nom. L'enseignement des écoles, même primaires supérieures, même professionnelles, si complet soit-il, n'est pas, au sens vrai du mot, une « formation ». Il ne l'est pas parce qu'il ne peut pas l'être. Il y a là une vérité, non seulement de fait, mais de principe, contre laquelle toutes les tentatives de nivellement égalitaire ne sauraient prévaloir. Le principe, c'est que l'instruction n'est pas une fin en soi mais un moyen., Le fait, c'est la lutte pour la vie, si âpre parfois, si urgente toujours dans les classes populaires, où elle saisit l'enfant presque à son berceau. Il faut l'armer pour cette lutte, sans tarder — et donc le pourvoir des connaissances claires, précises, pratiques, plutôt que théoriques, étendues, encyclopédiques, dont il aura incessamment besoin. Vouloir lui donner une culture à côté, ou le charger d'un bagage littéraire et scientifique auquel rien ne l'a préparé — et dont il n'aura que faire, c'est aller au rebours de ses intérêts. Ainsi s'expliquent bien des déclassés. La vraie égalité est ailleurs. Elle est dans la formation morale qui, commencée avant l'école, se prolongera après, et dont l'obligation s'impose, parce qu'elle est praticable, dans toutes les ambiances. — Les conditions • où se trouvent les jeunes filles élevées dans leurs familles leur rendent facile l'acquisition des deux. Elles ont le temps. De plus, d'une façon générale, ni la préparation première, résultant du milieu où l'on a grandi, ne leur fait défaut, ni la culture reçue ne sera sans lendemain. Ce n'est pas une loi d'airain qui pèse sur l'enfant de nos écoles pour le contraindre à se contenter de l'instruction primaire, ni une loi d'or, un


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privilège de situation qui permet, dans des classes sociales plus élevées, de recevoir une culture plus complète : c'est une seule et même loi, d'harmonie et d'adaptation des moyens à la fin, qui veut, dans un cas comme dans l'autre, que chacun acquière le développement intellectuel nécessaire en rapport avec la situation qu'il occupe ou qu'il occupera. Dès lors, autant la maîtresse primaire serait coupable de ne point remplir son cadre ou d'en sortir, autant l'institutrice particulière le serait de restreindre le sien ou de ne pas le remplir. Il y aurait pour celle-ci, comme pour celle-là, plus qu'une faute, — une erreur, ou de la volonté qui se déroberait à un devoir, ou de l'intelligence par qui ce devoir ne serait pas compris. — Quant à l'enseignement supérieur ou social, si une formation secondaire sérieuse l'a précédé, il pourra bien sans doute la reprendre en sous-oeuvre pour la fortifier, ou on vérifier les bases pour se rendre compte de la hauteur de l'édifice qu'elles sont capables de porter, mais il en sera surtout l'achèvement naturel et le couronnement normal au lieu d'en être — comme il arrive trop souvent — l'épanouissement... en éventail.

Or, c'est précisément à aider les maîtresses de l'enseignement familial qui donnent cette formation secondaire, comme aussi à en montrer aux mères les aspects intéressants et élevés, que tend le présent bulletin. S'il est vrai qu'on ne peut donner ce qu'on n'a pas, comment donner abondamment ce qu'on n'a pas surabondamment?

L'objection que nous feront sûrement, s'ils daignent nous lire, nos doctes collègues de l'enseignement secondaire, il nous semble déjà l'entendre : <t Mais les publications pédagogiques de ce genre existent en nombre considérable I mais les questions qui serviront de sujet aux articles du bulletin ont été traitées assez amplement, et, somme toute, avec assez de sagesse, soit par des ouvrages connus, soit par des instructions ministérielles détaillées dont on trouve le résumé partout l Nous savons tout cela ; nous savons même, pour les avoir suivis ou affrontés, qu'il existe, soit pour la pédagogie élémentaire, soit, auprès de plusieurs Facultés, pour la pédagogie supérieure, des cours florissants et, comme sanction des connaissances qu'on y acquiert, des examens qui comptent. Mais, ce que nous savons aussi, c'est que : la valeur de formation du C.A.P. élémentaire, — d'ordre primaire, d'ailleurs, comme son titre l'indique, — n'égale point peut-être la valeur légale qu'il est question de lui attribuer ; et que 2°, par le fait même de leur situation, il est rarement loisible aux institutrices particulières de suivre les cours de Facultés préparant au C.A.P. supérieur. Ou, vivant à la campagne, elles sont trop loin des centres ; ou, vivant dans ces centres,


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pour profiter des ressources qu'ils leur offrent, elles manquent de temps. Chargées d'une classe nombreuse, elles plient sous le faix ; surchargées de leçons, elles vont de famille en famille, en tout temps, à toute distance, passant d'une instruction qu'il faut commencer à une instruction qu'il s'agit de terminer—ou inversement. Leur vie est une fièvre. Quel allégement, quel profit aussi, en tramway, en chemin de fer, ou par les rues, en cheminant, ou le soir, après une journée écrasante, ou, à la campagne, l'été, dans les allées ombreuses des grands parcs séculaires, de pouvoir feuilleter une revue secourable, qui leur permette de tenir leur enseignement au courant en le renouvelant incessamment I Aussi bien, destiné à suppléer pour elles, dans la mesure possible, aux ouvrages spéciaux et aux revues qui jans doute foisonnent, qui pullulent dans l'enseignement secondaire, public ou libre, non moins que dans l'enseignement primaire, mais qu'elles n'ont pas — ou qu'elles ne sauraient, pour des causes multiples, utiliser pratiquement, ce bulletin ne prétend en aucune façon, sur le terrain pédagogique, à des trouvailles géniales. Il n'en reste pas moins que, découverte, on exploite l'Amérique et que, jusqu'à la rencontre, dans des régions subastr.tles, de quelque monde inconnu, elle demeurera pour tous le Nouveau-Monde.

Voici donc, nettement formulé, notre programme. Il comprendra peu de titres, mais pratiques et remplis. L'article de fond, le plus important, celui-là même qui donne son nom au bulletin — en vertu de l'axiome connu « que les noms se tirent de l'élément principal », — sera toujours consacré à la méthodologie. Les questions capitales, essentielles, qui sont comme la clef de voûte de la formation secondaire, celles qui, sans avoir une portée aussi considérable, ne sauraient cependant être traitées de quantités négligeables par une institutrice avisée, qui a une juste idée des exigences de sa situation, y seront successivement passées en revue. Citons quelques exemples :

i. Comment enseigner l'histoire ? — la géographie ? — 2. Comment enseigner la littérature française ? — la composition française? — l'explication des auteurs français ? — 3. Comment enseigner la grammaire ? — 4. Comment enseigner l'arithmétique ? — s» Comment enseigner les langues vivantes ? — 6. Comment enseigner l'histoire de l'art ?

Les réponses à ces questions — et à d'autres semblables —- devant toutes s'appuyer sur la nature propre des facultés dont elles se proposent le développement final, nous ne pourrons pas ne pas étudier, un jour


« COMMENT. ENSEIGNER » J

ou l'autre, la façon pratique de rattacher les diverses sortes d'enseignement aux données fournies parla psychologie, — afin d'éviter «les faux départ's. Nous ne pourrons pas non plus, vu ce qu'il y a de légitime dans l'importance accordée aujourd'hui à l'éducation physique, ne pas dire la manière dont il faut l'entendre, les principes directeurs auxquels elle est soumise, les procédés qui la constituent. Mais surtout nous traiterons, avec l'ampleur qu'elles méritent, l'éducation delà sensibilité et du coeur, la formation du caractère et de la volonté, nous souvenant que, si l'éducation et l'instruction ne sont pas séparées par une cloison étanche, mais se pénètrent, au contraire, tout naturellement, et assurent par leur concours la pleine valeur de la personne humaine, c'est pourtant l'éducation, facteur moral de cette valeur, qui l'emporte sur tout le reste — et donc a droit à ce que même l'instruction lui soit subordonnée.

Après l'article de fond, mais s'y rattachant de façon directe, viendront, soit dans le même numéro, soît dans le numéro suivant, des « renseignements bibliographiques » d'abord, puis des « notes critiques » ayant pour but de guider les maîtresses dans le choix des livres à mettre entre les mains des élèves ou des lectures à leur recommander — en rapport avec le sujet traité. Cette sorte de partie pratique, succédant à la partie théorique, achèvera de l'éclairer, en même temps qu'elle rendra son application plus facile, partant plus fructueuse.

Les deux seront complétées, nous allions dire : illustrées, par des o silhouettes » d'institutrices, de celles qui, au savoir et au don d'enseigner, ont joint le don, incomparablement plus précieux, de façonner des âmes. Dans leurs vies de labeur et de dévouement il y a bien.des exemples à proposer, des traits curieux ou émouvants à glaner, que leurs élèves, autant que les amis de l'enseignement familial privé, nous sauront gré de préserver de l'oubli. Nous pourrons même, à côté de ces femmes, honneur de leur profession, ou pour les présenter dans leur cadre, esquisser la « monographie » de quelques cours ou maisons d'éducation qui ont joui ou qui jouissent encore d'un particulier renom. Retracer brièvement leur histoire, rappeler les pages les plus glorieuses de leurs annales, montrer de quel esprit procèdent, aujourd'hui comme hier, les vraies éducatrices, ce sera, pour le passé, acquitter une dette de reconnaissance et, dans le présent, aider le bien à s'accomplir.

Enfin, dans une chronique ou revue rapide des idées et des faits, nous mettrons nos lectrices au courant des principaux événements concernant l'enseignement des jeunes filles, nous leur signalerons, avec les initiatives susceptibles de les intéresser, les ouvrages et les articles de revues pouvant leur offrir un profit sérieux. Assez souvent cette partie des


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publications périodiques est un pur accessoire ; elle fera ici l'objet d'un soin spéc:il. Ce sera le « coin des idées »... des autres, où nous nous réservons, du reste, de montrer clairement les nôtres par le choix des extraits, l'importance des passages analysés, aussi bien que par les jugements portés. Pourquoi même, de ce chef, d'autres encore, ne s'établirait-il pas, entre nos abonnées et nous, une correspondance suivie et un permanent échange de vues, constituant une sorte de « tribune libre » qui contribuerait puissamment à la vie du bulletin ?

Au surplus, ce n'est pas le seul service dont nous voudrions leur être redevables. Même pour les autres parties du bulletin, leur collaboration s'impose. Qui, plus qu'elles, aurait qualité pour signalera notre attention les figures d'éducatrices «p'il conviendrait de crayonner, les maisons d'éducation dont l'importance justifierait une « monographie ?» A qui, mieux qu'à elles, demander pour ces sortes d'articles les documents nécessaires, à charge par nous de fournir « le mince filet à les lier » ? Qui serait plus autorisé, enfin, pour indiquer, avec preuves à l'appui, les ouvrages et livres de classe qui peuvent — ou ne peuvent — inspirer confiance à des maîtresses et à des parents chrétiens, complétant ainsi les directions relatives à la manière d'enseigner ?—Nos jeunes abonnées, qui préparent en ce moment leurs divers examens de professorat ou de licence, seront toutes désignées, un jour, pour nous aider à donner ces directions ; elles auront à coeur de faire profiter ce bulletin d'une formation et d'une culture à laquelle il n'aura cessé de les encourager. En attendant, les articles de fond seront tous demandés à des maîtres de grand talent, qui unissent à l'art de dire une expérience consommée. Tous ne seront pas signés. Qu'importe un nom, en pareil cas ? La griffe du lion se reconnaît toujours. Sur le genre même de ces articles, leur ton, la longueur qu'ils pourront atteindre, les pages magistrales qui inaugurent cette publication, renseignent amplement. Elles valent, à elles seules, un programme et donnent par surcroît, à la façon dont nous entendons remplir le nôtre, la démonstration d'un fait. A leur auteur, à ceux dont l'aide nous est déjà venue ou nous viendra pour d'autres sujets, — au nom de nos lectrices dispersées à travers nos provinces ou qui, exilées à l'étranger, tiennent à rester en contact avec l'enseignement et les méthodes de leurs soeurs de France, qu'il nous soit permis, dès maintenant, d'adresser un sincère merci 1 Si c'est une force de savoir où l'on va et ce qu'on veut, nous possédons cette force. Mais si c'est une joie profonde de savoir de science certaine qu'on fait oeuvre utile, nos collaborateurs peuvent goûter cette joie, et la goûter deux fois, puisqu'ils nous permettent de la ressentir nous-mêmes par la réalisation


« COMMENT ENSEIGNER » $

d'un projet que, sans leur concours possible, nous n'eussions pas conçu, que, sans leur concours promis, nous n'eussions point tenté.'

Ajouterons-nous, pour conclure, au risque de nous voir taxer de présomption, que nous avons, pour nos collaborateurs comme pour nous, l'espoir très ferme de faire oeuvre durable ? Trop de pensées déjà, bien avant sa naissance, convergeaient vers ce cher bulletin, — à peine né, trop de fées bienfaisantes veillent sur son berceau, pour qu'il meure de maie mort ou prématurée. L'union, dans un même dévouement, du double élément familial et professionnel, à laquelle il doit son origine, restera son appui. Même si les circonstances limitaient son existence à ce numéro et à quelques-uns de ceux qui sont en préparation, ayant ouvert une voie et tracé un sillon, il eût valu la peine qu'il vécût. A plus forte raison, s'il parvient après un temps relativement court, — les principales questions d'éducation secondaire ayant été traitées, — à fermer un ensemble suffisamment complet de méthodologie, sa création sera plus que justifiée. Il se propose de paraître, par séries successives de quatre numéros, à intervalles aussi fréquents et réguliers que possible. Nombre de publications plus importantes, qui se font ainsi par fascicules, quand ces fascicules sont prêts, nous donnent 4'exemple. Pourquoi ne pas le suivre ? D'autre part, cette loi s'applique à tout, loi essentielle de l'art autant qu'élémentaire, d'après laquelle une chimère de perfection n'est qu'une perfection de chimère et qui veut que l'idéal, même" le plus élevé, tienne compte des contingences et de la réalité. Pourquoi l'oublier? Notre ambition, en tout cas, sera satisfaite si nous formons ainsi, ne fût-ce que pour un temps, entre les divers groupes d'institutrices privées, le lien intellectuel et moral qui leur a manqué jusqu'à présent et dont plusieurs nous ont avoué avoir ressenti parfois douloureusement le vide. Elle le sera surabondamment, si, ce lien s'étendant des institutrices aux mères, il en résulte, entre celles-ci et celles-là, une entente étroite, une sorte de collaboration intime, cordiale, en vue de faire réaliser à l'enseignement familial tous les progrès qu'il comporte et dont les jeunes filles, qui le reçoivent sous l'une ou l'autre de ses formes, soient les premières à bénéficier.


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Deux observations importantes. — 1° Les pages qui précèdent l'article sur l'enseignement de l'histoire, et qui ont été adressées par l'auteur à la très distinguée présidente de notre comité, ont une portée plus générale que celle d'un avant-propos particulier à cet article. Ce qui y est dit delà méthode, de son utilité, de la part à faire à l'histoire dans un ensemble d'études, peut s'appliquer aussi à l'enseignement de la géographie, de la littérature, des sciences, des arts. Ces pages peuvent donc servir d'introduction générale aux articles qui paraîtront successivement, en cette même place du bulletin, sur ces divers sujets : d'autant que nos collaborateurs, pour la commodité des lectrices, et autant que le permettra la nature des questions traitées, s'efforceront d'enfermer leurs observations et leurs préceptes dans les mêmes cadres généraux.

2° Ces articles de méthodologie étant destinés à des esprits déjà formés, dont il s'agit seulement d'entretenir et de compléter la culture, la plus entière liberté est laissée à nos collaborateurs pour les traiter dans un esprit et avec des vues très larges. Il leur arrivera d'indiquer des ouvrages dont la connaissance est nécessaire ou utile à des membres de l'enseignement, encore qu'il faille apporter à leur lecture de grandes réserves ou quelques précautions. Par contre les ouvrages signalés pour l'usage des élèves, et les livres de lectures recommandés aux jeunes filles ayant terminé leurs études seront soumis au préalable à un examen approfondi et feront l'objet d'une sélection rigoureuse, à laquelle présidera le souci de la plus scrupuleuse orthodoxie. L'indication de ces ouvrages et lectures suivra immédiatement les articles de fond, et sera elle-même suivie, à l'occasion, de notes critiques achevant de mettre les choses au point, et de nature à dissiper tout malentendu ou toute fausse interprétation au sujet des ouvrages dont il aura été question.


COMMENT ENSEIGNER L'HISTOIRE

MADEMOISELLE,

Vous m'avez demandé de rédiger de façon brève, simple et pratique quelques indications sur la méthode à employer pour enseigner l'histoire, et vous avez désiré que ces indications pussent servir, soit à l'institutrice à domicile s'occupant de deux ou trois soeurs dans la même famille, soit à la maîtresse de classe, en face de ses dix, quinze ou vingt élèves.

Mon premier mouvement a été de me récuser — sans même aborder les habituels prétextes de la vraie ou fausse modestie. Je suis naturellement disposé à compter le maître pour beaucoup plus que la méthode. Est-ce parce que, de nos jours, comme pour la Science ou le Progrès, on a accordé à la Méthode une trop pompeuse majuscule ? Est-ce parce que cette Méthode me parait trop éclipser, et la valeur personnelle du maître, — simple agent d'exécution d'un plan invariable — et les différences de qualité entre les élèves, — matière amorphe que la Méthode transforme à son gré ? Est-ce parce qu'on a risqué ainsi de sacrifier la vie de l'abstraction ? Je ne sais, mais volontiers j'aurais dit : « Toute méthode est personnelle, parce qu'elle repose sur l'expérience et l'intuition personnelles, — l'intuition dont les femmes surtout sont si richement douées en matière éducative. » Et j'aurais conclu par deux


12 COMMENT ENSEIGNER L'HISTOIRE

axiomes, qui se complètent plus qu'ils ne se contredisent : On naît professeur, ou on ne le sera jamais, — et : C'est en enseignant que l'on apprend à enseigner.

J'en ai rabattu à la réflexion. Car, si l'expérience vaut quelque chose, la mienne peut vous servir, et réciproquement. Et si le professeur-né profite de sa propre expérience, pourquoi ne pas l'aider de celle de ses devanciers? A condition donc de ne pas emprisonner l'initiative du maître dans les règles rigides d'une méthode uniforme, à condition de se souvenir que le résultat de l'éducation dépend d'abord de la valeur personnelle du maître et de l'élève, l'expérience acquise a le droit de se présenter modestement, et de dire : « Voyez si je puis vous servir. Ne m'acceptez pas de confiance ; vérifiez; examinez si je conviens à votre caractère, à celui de vos élèves ; et, si l'examen est favorable, employez-moi sans servilité. » C'est dans cet esprit, et sous ces réserves que je me suis décidé à résumer pour vous les réflexions que m'a suggérées une expérience déjà assez longue de l'enseignement historique.

Je ne voudrais pas que ceci devienne une préface, il ne me reste qu'un mot à dire. — Ne m'occupant ici que de l'histoire, je n'ai pas eu à mesurer sa place dans un ensemble d'enseignemeut, ensemble dont les parties peuvent varier beaucoup dans leurs proportions et leurs rapports. Peut-être quelques-unes de mes lectrices me trouveront trop exigeant pour ma partie. Elles penseront peut-être que je demande beaucoup de temps à l'institutrice pour se préparer à son enseignement historique. Il y a tant de choses à enseigner! A celles-ci je dirai : « Réduisez le temps consacré à l'histoire proportionnellement à vos possibilités, mais gardez-lui sa place légitime. Vous représentez-vous un homme sans mémoire? C'est l'image d'une humanité sans histoire. »


COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE 13

Ii LES PROGRAMMES DE L'ENSEIGNEMENT.

Ce qu'il faut enseigner, voilà la première question qui se pose. A vr?i dire, elle ne se pose pas toujours. Les établissements ou les institutrices qui préparent leurs élèves à des examens officiels sont dispensés du soin de se faire un programmé^d'enseignement. L'État a pris cette peine, il a pensé à leur place, et, pour aborder ses examens, c'est son programme qu'il faut préparer. Et ce cas n'est-il pas le plus fréquent?

Cependant, même lorsqu'il en est ainsi, l'institutrice ne perd pas son temps quand elle réfléchit sur les programmes. Elle n'aura rien à retrancher à ceux qui sont imposés, car elle exposerait ses élèves à un échec j mais elle pourra parfois suppléer à leurs manques. Puis il arrive souvent que l'élève n'est pas destinée à subir un examen ; plus souvent il arrive que les parents désirent l'examen comme sanction des études, mais sans superstition, et savent priser une éducation solide plus que le parchemin qui ne fait que la consacrer. En pareilles occasions, l'institutrice doit se faire son programme d'histoiresans parti pris de contradiction contre ce qui existe, sans désir de changer pour changer, sans esprit de protestation à outrance, mais en toute indépendance.

Divisons la difficulté pour la mieux résoudre ; en tout programme, il y a le contenant et le contenu. Le contenant, ce sont les limites, dans le temps et dans l'espace, entre lesquelles on doit se renfermer; telle ou telle période de l'histoire de tels ou tels pays Î l'Antiquité méditerranéenne, le Moyen Age français, l'Europe moderne. Le contenu, ce sont les faits et les idées que, dans ces limites, il faut étudier : guerre ou diplomatie, luttes politiques ou sociales, vie artistique ou religieuse. Examinons les deux questions tour à tour.


14 COMMENT ENSEIGNER h HISTOIRE

A. LE CONTENANT DES PROGRAMMES.

L'institutrice chrétienne et française veut former des françaises et des chré:iennes; l'enseignement de l'histoire est l'un des moyens de parvenir à ce but. Il s'agit donc de faire connaître aux élèves la France et l'Église, l'histoire des idées qui les ont dirigées, l'histoire des faits qu'elles ont produits ou subis, c'est-à-dire leur vie et leur âme.

Ici je serai arrêté par les défenseurs de l'instruction intégrale. Il est insuffisant, diront-ils, déformer des chrétiennes et des françaises, il faut former des femmes, ayant une idée nette de tout le développement humain, De quel droit rayez-vous de l'humanité l'Inde ou la Chine? Ne faussezvous pas l'enseignement à le restreindre, et à laisser dans l'ombre d'immenses parties de l'histoire ? Sur quoi l'on cite Térence : Homo sum, et hum?ni nihil a me alienum puto. , A quoi on peut répondre modestement : les années n'ont que douze mois, les années scolaires n'en ont même que dix, et il n'est pas donné à tout le monde de travailler dix-huit heures par jour. Il faut enseigner non seulement l'histoire, mais l'orthographe, les mathématiques, la couture et le soltège. Il serait beau de tout savoir; mais il est infiniment plus utile de connaître avec précision des questions limitées, que d'avoir des idées vagues de omni re scibili, —et quibusdam aliis. A chacun de choisir ce qui pour lui est le nécessaire; et pour nous, chrétiennes et françaises, c'est l'histoire de la France et de l'Église. Le reste est étude de luxe. Au reste, bien connaître ce que nous voulons connaître, cela nous entraîne, on va le voir, assez loin.

Il faut que l'élève apprenne à connaître la France. — Est-ce à dire que notre programme va commencer au traité de Verdun, ou au couronnement de Hugues Capet? Non.


COMMENT ENSEIGNER L'HISTOIRE T>

Pour connaître la nation française, il faut connaître l'histoire (de plus en plus sommaire à mesure qu'on recule dans le passé) des races qui l'ont formée par leur mélange, Ibères, Celtes, Romains, Germains, Arabes, Normands, etc. Et nous remontons ainsi jusqu'au chapitre bien connu : la Gaule et les Gaulois. — D'autre part, la connaissance de la civilisation française suppose celle de toutes les civilisations qui ont enrichi la nôtre de legs notables, matériels ou moraux, depuis PÉgypte, mère des arts et de l'écriture, jusqu'à César apportant sous ses aigles toutes les sciences de la vie terrestre, jusqu'aux obscurs Asiatiques qui, un peu plus tard, apportèrent à leur tour la science chrétienne d'une autre vie. Il y a donc une double filiation à suivre pour aboutira la France capétienne : la filiation du sang, depuis les hommes deSolutréet de Saint-Acheul, la filiation des idées, depuis la Palestine et l'Egypte. Par cette double étude, l'histoire de France se trouve rattachée à celle de toute l'humanité occidentale antérieure; et c'est de quoi rassurer nos opposantes de tout à l'heure : notre histoire française sera à base largement humaine.

Mais, pour entrer dans notre programme, il faut que les peuples antiques aient collaboré réellement à la formation de la race ou de la culture françaises. Les peuples méditerranéens, Égyptiens, Phéniciens, Hébreux, Grecs, Romains y ont droit de cité. Chaldéens, Assyriens et Perses sont déjà bien loin de nous. Mais qu'est-ce que le Français,avant le xvme ou le xixe siècle (et encore 1), tient de l'Inde ou de la Chine? Ni le sang, ni les idées. Nous n'aurons donc pas à les connaître — ou très tard.

Et depuis qu'il y a une France ? On étudiera d'abord la France ; — on étudiera les autres nations, non pas en ellesmêmes, mais dans les rapports matériels ou moraux qu'elles ont eus avec la France : rien de plus. Dans l'histoire anglaise,


l6 COMMENT ENSEIGNER !.'HIST01RE

on étudiera la guerre de Cent ans, mais non les guerres entre Anglais et Écossais, Anglais et Espagnols ; — dans l'histoire allemande, on étudiera la guerre de Trente ans, mais non les guerres des Allemands avec les Hongrois, les Polonais ou les Suédois; — dans l'histoire russe, la guerre de Sept ans, mais non les luttes des Russes avec les Suédois, les Polonais et les Turcs. /

N'abordera-t-on jamais l'histoire intérieure des nations étrangères? Si fait, lorsqu'elle sera nécessaire pour comprendre certains actes extérieurs qui ont affecté l'histoire française : ainsi l'état de choses politique et religieux qui a provoqué en Allemagne la guerre de Trente ans; — ainsi les créations et les réformes de Pierre le Grand, qui ont constitué une puissance nouvelle, tantôt notre ennemie, tantôt notre alliée; — ainsi l'état intellectuel et moral de l'Italie de la Renaissance, qui a tant influé sur la France, en bien ou en mal : tout cela à grands traits, car ces études ne se font pas pour elles-mêmes, mais pour un but extérieur. Il faut toujours se demander en pareil cas : quel rapport cela a-t-il avec l'histoire de Franct ? S'il n'y en a pas, ou si ce rapport est trop lointain, je sors de mon programme, j'enseigne un art d'agrément, et je n'aurai plus de temps pour le nécessaire. Étudier dans sa continuité le développement intérieur de l'Angleterre depuis la conquête normande, — de l'Allemagne et de l'Italie depuis les Ottons, — consacrer un chapitre entier à la Hollande au xvne siècle, à l'Autriche intérieure au xviii*, c'est une affectation de largeur d'esprit qui ne prouve qu'une incapacité à hiérarchiser les études ; c'est vouloir donner à l'enseignement secondaire ce qui est matière d'enseignement supérieur.

Remarquons du reste que notre programme va s'élargissant sans cesse en approchant de notre époque. De plus en plus les relations se resserrent entre les parties du globe, et,


COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE 17

de par les liens des idées, du commerce, de la politique, aucune secousse ne se produit dans un état que tous les autres n'en ressentent le contre-coup. Li France du Moyen Age n'a de rapports qu'avec l'Occident latin et l'Orient turc; mais, depuis le xvic siècle, il faut tenir compte de ses relations avec tout un monde colonial ;-—au XVII* siècle, il s'en crée d'autres avec la Suède, au xvme avec la Russie ; — au xixe, la Chine, le Japon, l'Afrique prennent de l'importance pour nous. Et que cette solidarité devient étroite l Que des Japonais soient vainqueurs en Mandchourie, que des cheminots anglais se mettent en grève, l'Allemagne devient menaçante sur les Vosges ; que les républicains espagnols s'agitent, notre action devient plus facile au Maroc. Surtout depuis la Révolution, il est donc utile et même nécessaire d'avoir sur l'histoire intérieure des autres états des notions de plus en plus précises. Qui sait si notre vie nationale ou notre existence particulière ne va pas dépendre demain d'un vote à Westminster ou d'une émeute à Moscou ?

Je n'ai pas voulu dresser ici un programme, mais soumettre quelques idées directrices à celles qui auront à en dresser un. Passons à la seconde partie de la même tâche.

2° // faut que l'élève apprenne à connaître l'Église, d'abord en elle-même, ensuite dans ses rapports avec le monde.

A. En elle-même, dans l'histoire de ses dogmes, de sa hiérarchie, de son développement à travers les âges. L'élève doit apprendre comment les vérités religieuses, révélées une fois pour toutes au berceau même de l'Église, se sont cependant précisées davantage dans l'intelligence humaine, par la voix des papes et des conciles, à mesure que les besoins nouveaux se manifestaient dans l'humanité et qu'il fallait réfuter les erreurs opposées ; — comment les organes nécessaires au gouvernement de l'Église, établis par le Christ


l8 COMMEMT ENSEIGNER L'tUSTOIRE

et les Apôtres, ont réglé leur mode d'action, précisé les formalités humaines de leur choix ou de leur recrutement, fait reconnaître ou vu contester l'étendue de leurs pouvoirs; — comment les organes importants ou secondaires, mais non essentiels, ont connu des périodes d'influence et d'utilité plus ou moins grandes ; — comment se sont déroulées les fondations, les oeuvres, les dépérissements et les résurrections des grands ordres religieux. Tout cela demande à être vu, à grands traits sans doute, mais avec suite, non de la façon fragmentaire souvent en. usage aujourd'hui, et par récits plutôt que par tableaux synoptiques. Car le récit est plus vivant, il suit plus fidèlement les changements inhérents à toute vie temporelle, et en même temps qu'il fait voir les choses, il en explique la formation.

On montrera aussi comment s'est d'âge en âge agrandi le domaine du Christ, et comment la graine de sénevé est devenue le grand arbre, appelé à grandir encore. Trop souvent ce développement est insuffisamment indiqué, ov, au mieux, étudié comme une série de crises d'apostolat, sans qu'on en fasse saisir la continuité magnifique : la conquête du monde romain par le christianisme (ier-ive siècles) aussitôt suivie parcelle des Germains (ve-vme siècles), puis des Scandinaves et des Slaves (ixe-xne siècles), et la conversion de l'Europe s'achevant par celle de la Lithuanie au xive siècle ; — puis, sans interruption, les nouveaux mondes ouverts et les missions se répandant partout, jusqu'à l'épanouissement méthodique de notre époque ; — à travers cette expansion, et comme en déduction lamentable de ces triomphes, les reculs de la foi devant l'épée musulmane en Asie et en Afrique, devant le despotisme césarien à Byzance et à Moscou, devant Pultranationalisme anglais ou allemand des temps de Luther ou d'Elisabeth, — le chandelier de la foi transporté des transfuges aux plus dignes, et


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l'Évangile prêché à toute créature, libre de le repousser pour sr ;>erte ou de le suivre pour son salut.

B. Mais il ne faut pas entre l'histoire religieuse et l'histoire civile établir une séparation artificielle et fausse, laisser croire qu'il y a là deux sociétés sans lien, dont chacune peut ignorer l'autre. Ces deux histoires, on les fondra, on montrera la pénétration réciproque de l'Église et du monde, l'action continue, heureuse ou funeste, de chacune des deux sociétés sur l'autre : aux temps mérovingiens, la barbarie, adoucie par l'Église, se venge en lui communiquant en partie son ignorance et sa rudesse ; — au moyen âge, la féodalité reçoit de l'Église, la trêve de Dieu, la chevalerie, l'inspiration des Croisades, et en revanche cherche à la féodaliser, à la matérialiser à son image et y réussirait sans les papes héroïques du xie et du xne siècle; — aux temps modernes, l'Europe des grandes monarchies, qui doit à l'Église l'enseignement populaire, l'assistance publique, les missions coloniales, corrompt le haut clergé par la vie de cour, ruine les abbayes par la commende, donne à l'Église l'habitude d'une protection onéreuse, qui paralyse sa vigueur, et veut attacher son éternité à des régimes politiques transitoires. A chaque siècle, ainsi, l'Église, pour agir sur la société, s'adapte à sa fome nouvelle, se fait féodale, monarchique, populaire, « tout à tous », prend au monde son corps pour lui donner en échange une âme : travail sublime et périlleux, car menacée sans cesse de s'enliser dans des formes sociales vieillies, elle doit s'en dégager avec un effort toujours renouvelé, pour rester elle-même, l'Église.

B. LE CONTENU DES PROGRAMMES.

Dans les limites ainsi déterminées, quels seront les ordres des faits ou d'idées à étudier? quelle importance relative


20 COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE

donner aux uns et aux autres? A ce sujet, les conceptions anciennes ont beaucoup évolué. On a voulu réagir contre l'histoire-batailles et Yhistoire-diplomatie, propres, dit-on, aux monarchies et aux aristocraties belliqueuses du passé, démodées à notre âge de démocratie industrielle et pacifique. Du reste, ajoute-t-on, combinaisons de diplomateset chocs d'armées ne sont que la surface de l'histoire; l'histoire vraie se fait à un niveau plus profond, au coeur des masses populaires. On a taillé largement dans les anciens programmes, à travers les conquêtes romaines, les guerres de Cent ans, de Trente ans et de Sept ans, les alliances de François Ier et de Richelieu, les grandes luttes de l'Empire; on a fait de grands vides et on s'est parfois trouvé embarrassé pour les remplir. Comment l'a-t-on essayé ?

Dans l'étude de l'antiquité surtout, où l'on avait fait de plus larges coupures, on a donné de grands développements à la description géographique du pays dont on enseigne l'histoire. Le principe est juste ; les indications géographiques sont nécessaires à la base de tout enseignement historique : un peuple doit être vu daus son cadre. Mais le détail géographiqucs'apprend ailleurs; quand on'parle d'histoire, il suffit d'en rappeler de très grandes lignes. La géographie ne doit pas absorber un cinquième ou un sixième du programme historique. Est-il bien nécessaire, pour savoir l'histoire de l'Egypte, d'être édifié sur les moeurs de l'hippopotame? On peut donc entrer dans cette voie, mais avec beaucoup de prudence.

2° On a ajouté à l'étude de la vie intérieure des peuples trois matières inégalement importantes et utiles : l'histoire de la vie sociale (et non plus seulement politique); — l'histoire des institutions (politiques, administratives, judiciaires) ; — l'histoire des coutumes (habitation, vêtement, nourriture, etc.).


COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE 21

L'importance nouvelle donnée à l'étude de la vie sociale des peuples est une excellente innovation. On ne fait plus 'consister leur vie intérieure seulement dans les luttes de quelques chefs de partis dans un Sénat, des comices, un Parlement ou une cour : ces événements sont importants et méritent l'attention de l'historien, mais ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, et dépendent en partie d'événements plus profonds, sur lesquels ils réagissent à leur tour. Aussi joint-on à leur exposé celui de la formation, des changements, du progrès, de la décadence, de la disparition des classes sociales, plèbe ou patriciat, clergé, noblesse, tiers, bourgeoisie, prolétariat. A être plus complète, l'histoire devient plus claire. Quand on lisait jadis, même dans Bossuet ou Montesquieu, les guerres civiles de Rome expliquées par des causes uniquement morales, corruption des moeurs, prétentions et jalousie du peuple, liberté dégénérant en licence, ambitions personnelles, l'esprit n'était qu'à demi satisfait. Comme l'élève d'aujourd'hui comprend mieux, depuis qu'on lui montre les effets sociaux de la conquête sur les conquérants mêmes : disparition de la classe moyenne décimée ou ruinée, formation d'une noblesse saturée d'or et de terres, d'un prolétariat servile et paresseux, sans liens entre eux, sans intérêts communs, destinés à se heurter, comme la richesse hautaine et la misère jalouse! — De même, au lieu de faire voir, en 1848, les partis socialistes surgissant comme une création ex nihilo, ou comme un effet de théories intellectuelles prêchées par des rêveurs, le professeur, suivant tous les anneaux de la chaîne, expose d'abord les progrès scientifiques du xvme et du xixe siècle, puis les applications de ces sciences à l'industrie et aux transports, ensuite la création de la grande industrie, et la formation de la classe nouvelle des ouvriers d'usines; enfin leurs misères qui les prédestinent à s'enthou-


22 COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE

siasmer pour toute théorie leur permettant une vie moins précaire, Et il se sent compris, parce qu'il présente un enchaînement de faits, où les eft'ets sont proportionnés aux causes. Combien d'autres exemples pourrait-on fournir encore! Il y a donc là une direction très utile à ne jamais perdre de vue : les façades politiques ne doivent pas effacer les réalités sociales.

L'exposé des institut ions, dès qu'il dépasse de très modestes proportions, est dangereux, en ce qu'il ennuie profondément les élèves. Rien de plus facile pour le maître dans ces chapitres du programme, que de devenir abstrait, sec, ingrat. Qui ne se souvient avec amertume des efforts dépensés jadis à se fixer dans la mémoire l'organisation du Parlement de Paris sous l'ancien régime? Et quel est le résultat de tant d'efforts ? Il suffit de constater, au baccalauréat, le désappointement et les bévues des candidats interrogés sur les fonctions spéciales des magistrats romains, ou les droits précis des comices centuriates ou tributes! On aura donc la préoccupation d'élaguer beaucoup, de réduire à l'essentiel, de montrer surtout la vie et le développement des institutions à travers les âges, plutôt que de les figer en tableaux synoptiques pour une époque donnai, — en se souvenant que la vie politique et sociaie ne tient pas dans des formules administratives.

Et tes coutumes} Là aussi, surtout pour l'histoire ancienne, mais même pour celle des temps modernes, on a exagéré beaucoup. Il ne s'agit là ni des croyances religieuses, ni des monuments et des arts qui forment une tout autre partie de l'histpire, mais des moeurs pour ainsi dire matérielles, nourriture, habitation, costume, divertissements, funérailles. Or ces coutumes matérielles sont aussi peu que possible matière d'histoire, parce que c'est dans la vie de l'humanité ce qui change le moins. Les actions corporelles


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sont infiniment peu variées ; à travers les âges, dans un climat donné, et depuis les premières civilisations, l'homme boit,' mange, se vêt, se loge à peu près de la même façon. « L'usage des repas remonte à la plus haute antiquité. » Cette plaisanterie a un certain sens. Ce qui change, c'est la partie intellectuelle et morale de l'homme, ce sont ses idées, ses croyances, ses conceptions scientifiques, artistiques, politiques, sociales, religieuses, et c'est cela essentiellement qui constitue l'histoire, d'abord précisément parce que cela change, et aussi parce que cela fait partie d'un ordre de choses très supérieur en intérêt et en dignité.

Remarquez d'ailleurs que, les coutumes matérielles variant dans des limites assez étroites, leur description laisse fatalement une impression vague et incertaine. Que reste-t-il aux élèves, au bout d'un trimestre, des différentes coutumes des Égyptiens, Chaldéens, Phéniciens, etc.? Il reste que les Égyptiens ont inventé l'écriture et bâti des pyramides; — que les Assyriens ont créé le premier grand système militaire ; — que les Phéniciens ont les premiers sillonné la Méditerranée : en somme, on retient ce qui a été la vocation spéciale de chaque peuple, de l'astronomie chaldéenne à l'administration romaine. Mais ce qui est purement matériel on l'oublie ; on ne sait bientôt plus que les Égyptiens riches portaient le calasiris, que les Assyriens étaient des selliers remarquables, qu'il y avait en Perse des champs de roses, que les Grecs mangeaient des fromages, des figues et du poisson salé. Et qu'est-il besoin qu'on le retienne ? Plus tard, il faudra exposer aux élèves les révolutions opérées par l'emploi de la poudre ou de la vapeur, l'invention de la boussole ou de l'imprimerie ; mais l'installation des boutiques au moyen âge ou les modes du temps de Louis XIII pourront être sans inconvénient négligées. Cela sort du domaine de l'enseignement pour entrer dans celui


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de l'érudition.—Au reste, ce qu'il y a d'utile là-dedans ressort de l'enseignement visuel : quelques gravures précises et bien expliquées, comme en ont certains manuels, — les oeuvres d'art des musées, tableaux d'histoire, gravures, — les lectures personnelles d'ouvrages illustrés devront, au jour le jour, apprendre le nécessaire et l'apprendront mieux qu'un professeur. Le temps est trop cher aujourd'hui pour qu'on consacre à ces matières un enseignement méthodique. Il y a là une vogue à enrayer.

3° On a condamné Yhistoire-batailles et Yhistoire-diplomatie. L'a:rôt est-il sans appel? Pour assurer que non, il me semble que les raisons ne manquent pas.

D'abord, si l'on veut que l'histoire soit une fidèle représentation de la vie de l'humanité, il faut laisser une place, une très grande place à l'histoire des relations pacifiques ou guerrières, des états entre eux. Car, qu'on le veuille ou non, il existe des nations différentes et, pour l'intérêt de la vie humaine, pour l'activité, la variété, la beauté, la noblesse de ce monde, il faut souhaiter qu'elles restent longremps différentes, sinon ennemies; et l'existence de ces nations, variées est un fait que l'histoire doit expliquer. Or si elfes se sont constituées par un travail d'accommodation réciproque de leurs habitants, il y a aussi à leur origine une série de chocs plus ou moins violents, guerriers ou diplomatiques, par lesquels elles ont annexé ceux qui sont devenus leurs fils, ou se sont différenciées de leurs voisins. Vous n'expliquerez sans cela ni la formation de la France depuis Hugues Capet, ni celle de l'Allemagne ou de l'Italie contemporaines, ni celle de la Russie depuis les Ivan, ni l'Empire anglais, ni l'Empire chinois.

Ce n'est pas tout. Ces états une fois constitués, les rangs et les prospérités leur sont assignés pour une bonne part par la guerre et la diplomatie. Qu'est-ce qui a décidé, entre


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1860 et 1870, que l'Allemagne, et non la France, dominerait l'Europe contemporaine ? Ou tout au moins, lorsque la guerre ne fait pas la grandeur ou la ruine d'un état, c'est elle qui la constate, et l'accentue encore. Qui a révélé les progrès et la force des États-Unis et du Japon moderne ? Lorsqu'elle n'est pas le ratio essendi de la grandeur d'un pays, la guerre reste sa ratio cognoscendi. Si vous ne lui faites pas sa part dans l'histoire, vous finissez l'histoire ; car te monde a été livré, non à l'intelligence seule, mais à l'intelligence jointe à l'énergie.

Au reste, la guerre peut être un moyen d'expansion de la civilisation, et se lie souvent de façon étroite à l'histoire des idées. Alexandre déverse la culture grecque sur l'Orient, César la civilisation latine sur la Gaule ; les conquistadors élèvent, de loin et brutalement, les Indiens à la vie européenne ; et nos coloniaux, à travers d'inévitables souffrances, abolissent les ténèbres matérielles et morales de l'Afrique : tout cela par la force.

Enfin, c'est cette portion de l'histoire qui est peut-être le plus à la portée des enfants et des adolescents; moins abstraite que l'histoire des institutions, elle est plus variée que celle des coutumes ; elle montre en pleine lumière de fortes individualités, Richelieu, Frédéric II, Napoléon. Rien de plus pédagogique; d'abord par l'intérêt des choses concrètes ; et aussi parce que l'enseignement trouve une riche substance morale dans la connaissance et l'appréciation d'actes humains si variés, bons ou mauvais, criminels ou héroïques. C'est pourquoi les moralistes, Montaigne, Vauvenargues, aiment tant Plutarque; et ce côté moral çst trop souvent, à notre époque, une partie négligée de l'enseignement historique. L'influence des théories déterministes, l'habitude démocratique de croire les individus insignifiants au milieu des masses humaines amènent trop


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de nos jours à raconter et à expliquer les faits historiques comme des phénomènes physiques, auxquels il serait ridicule d'appliquer un jugement moral. « Le tribunal de l'histoire » n'est plus, pour beaucoup, qu'une métaphore démodée. A tort ; car le libre arbitre existe aujourd'hui comme hier, les personnalités puissantes mènent les masses tout autant que les chefs sans caractère sont menés par elles, et la postérité garde le droit de juger ce que les contemporains connaissent mal ou jugent avec passion. Ne laissons pas diminuer les droits de l'histoire.

4° On a fait plus de place, pas encore assez peut-être, à l'histoire essentielle, à Yhistoire des idées. Il faut l'enseigner même aux élèves jeunes, en la simplifiant, en la réduisant aux éléments les plus concrets, et puis élargir progressivement le terrain qu'on lui réserve, à mesure que l'âge rend les enfants plus capables d'idées générales.

Dans cette partie de notre programme, il faut donner une suprême importance à Yhistoire des idées religieuses et morales; car toutes les actions importantes des hommes s'expliquent par leurs conceptions de la Divinité et des Jois qu'elle impose, et par les luttes de ces conceptions entre elles ou avec nos passions. C'est elle aussi qu'on pourra enseigner la première, et d'assez bonne heure, et avec quelques détails : de toutes les idées générales, les idées religieuses sont celles qui ont l'application la plus immédiate, la plus constante, la plus pratique, celles 'qui participent le plus à la vie de tous les jours, même chez un enfant. Même s'il n'a pas de sa religion une parfaite possession intellectuelle, l'enfant #«/ la vérité religieuse bien longtemps avant de sentir la beauté artistique ou littéraire ; et il fait bien plus que la sentir, il la pratique, il vit sa religion, pourvu qu'il soit à un foyer chrétien. Quelle préparation à comprendre l'histoire religieuse de l'humanité 1 Comme il sera


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prêt à deviner, à sentir, là où comprendre ne suflit pas ! Et, réciproquement, quel avantage pour son éducation religieuse de pouvoir à travers les âges contempler, selon l'expression de Bossuet « toute la suite delà religion », de cette religion, qui est avant tout tradition et continuité!

Cet enseignement historique ne doit pourtant pas se confondre avec un enseignement de pure édification; il s'agit ici avant tout de faire comprendre le mouvement des idées humaines. Les hérésies à étudier ne seront pas toujours celles qui par l'importance ou la délicatesse des questions en litige retiendraient l'attention des théologiens, mais celles qui, historiquement, ont eu le plus d'importance : arianisme, albigeoisisme, jansénisme, protestantisme. Les saints à présenter ne seront pas les parfaits de la solitude, mais ceux qui directement et par les moyens naturels, visibles, ont agi sur l'humanité : saint Paul ou saint Bernard, saint François-Xavier ou saint Vincent de Paul. Il suflit d'indiquer le point de vue.

On pourra au contraire enlever à Yhistoire des sciences et des lettres un peu de l'importance qu'on lui donne actuellement. D'une part, ces idées sont moins fondamentales que les idées religieuses et réclament un moindre développement ; d'autre part,il est plus facile de résumer les connaissances là que lorsqu'il s'agit d'histoire de l'art, parce que là on peut tirer parti des connaissances acquises ailleurs, dans le cours de français, de mathématiques ou de physique; tandis que l'art n'est guère représenté dans l'enseignement que par le dessin ou le piano, considérés comme arts d'agrément, donc secondaires et souvent facultatifs. On peut alors se borner, pour l'histoire scientifique et littéraire, à un simple cadre destiné à rattacher au mouvement historique général les connaissances venues d'un autre enseignement.

On ne risque guère, en revanche, d'exagérer la part légi-


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time de l'histoire de l'art. Dès qu'il ne leur est pas présenté avec une incompétence complète, l'art charme les élèves, par son caractère concret mieux proportionné à leur âge. Combien faudra-t-il de temps et d'efforts avant qu'une scène de Racine les frappe à l'égal d'un tableau de Rembrandt ou d'une statue de Michel-Ange,—même par l'intermédiaire de l'image! Et pourtant l'art apporte, sous l'agrément des sens, la nourriture intellectuelle; c'est le traducteur, en une langue universellement comprise, des tendances intellectuelles, morales, religieuses de tout un peuple ou de tout un siècle. On voit la France de Louis XIV dans une gravure de l'hôtel des Invalides, dans quelques reproductions de Coysevox et de Rigaud. L'art est le visage d'un peuple, et sa pensée s'y exprime de façon sensible, saisissable pour tous. Rien de plus utile, pour s'adresser à l'esprit de l'enfant, que ce mélange de corps et d'âme qui constitue les arts ; c'est une voie séduisante pour aller du facile au difficile, du connu à l'inconnu, des sens à la pensée. C'est, je le disais plus haut, le meilleur moyen d'insinuer aux élèves ce qu'il leur est utile de savoir des coutumes matérielles des peuples ; du moment que l'art intervient dans la satisfaction des besoins matériels, il introduit un élément de pensée, donc d'infinie variété, dans la monotonie de ces besoins. Le vase grec, le bahut gothique prennent une valeur historique.

L'histoire de l'art a obtenu dans les programmes officiels une place déjà fort large. Les manuels les plus récents ont réalisé, dans leur illustration artistique des progrès décisifs. — Mais, autant que possible (et c'est surtout pour l'institutrice à domicile que la chose est faisable), l'étude de l'histoire de l'art doit se faire en face des oeuvres mêmes. Combien de villages de nos campagnes ont un château, en ruines peut-être, instructif encore! Combien ont une église,


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rapiécée peut-être, mais où persistent les intentions des premiers architectes! Dans combien de bourgs un hôtel de ville curieux! Toute préfecture à son musée; et beaucoup de ces musées ont deux ou trois belles toiles> d'excellentes statuettes venant d'églises ou d'abbayes démolies, des copies de maîtres qui permettent au moins l'étude. C'est là que doit se commenter l'histoire de l'art enseignée en classe. Le commentaire sera d'autant plus apprécié qu'il aura lieu hors du cadre scolaire, et sans appareil pédagogique. On pourra lui donner le caractère d'une récompense.

II. LES MATÉRIAUX DE L'ENSEIGNEMENT

J'ai essayé de déterminera que l'on doit enseigner ; mais avec qtjoî enseignera-t-on ? Où la maîtresse de classe, l'institutrice trouveront-elles les matériaux de leur enseignement, l'ensemble des faits et des idées qu'elles auront à mettre à la portée de leurs élèves ?

Il y a à ce point de vue trois stades à distinguer: ta for-* tnation première de l'institutrice;— l'entretien continuel de cette formation, qui constitue une préparation générale aux cours à faire; — la préparation immédiate de ces cours. De ces trois stades, le premier ne me concerne pas. Je suppose l'institutrice formée, en possession de ses diplômes, et surtout de la science qu'ils représentent.

A. LA PRÉPARATION GÉNÉRALE.

Aussi parfaite qu'ait été la formation pédagogique de l'institutrice, elle doit être constamment rafraîchie. Les points de vue généraux sur l'histoire sont sujets à de nom-


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breuses variations, ou plutôt soumis à une évolution constante ; et, alors même que les nouvelles conceptions ne changent rien au fond des choses, elles les font voir sous un jour nouveau et en rafraîchissent l'intérêt, pour l'élève et pour le maître même. Il faut se maintenir en contact avec ces idées nouvelles.

Mais les conceptions générales ne forment que l'ossature de l'enseignement historique ; autorr viennent se disposer les innombrables faits qui sont la vie, l'histoire même. Si le maître ne s'entretient pas, si ses lectures ne lui représentent pas constamment ces faits dans leur fraîcheur originelle, ils se dessèchent peu à peu dans sa mémoire, se dépouillent de leur couleur vivante, comme les fleurs dans un herbier, ce ne sont plus que des abstractions sans vie. — Non seulement il faut garder à ses connaissances l'aspect de la vie, mais il faut constamment, si je puis dire, renouveler sa provision. A raconter toujours la même anecdote, le même mot historique, à suivre la même filière d'événements, en rééditant les mêmes jugements aux mêmes endroits, on a vite fait de s'ennuyer soi-même; et je mets au défi le maître qui s'ennuie de ne pas ennuyer ses élèves. Il faut donc se renouveler constamment ; le maître qui s'immobilise est perdu.

Pour se maintenir ainsi en bonne forme, il est très utile de se dresser un petit catalogue de lectures historiques ; il comprendra, et ces ouvrages fondamentaux de philosophie de l'histoire qui constituent et maintiennent dans l'esprit les grandes lignes du développement humain, l'ossature de l'enseignement, — et ces travaux particuliers, sur une époque, sur un problème, sur un homme, dans lesquels un grand écrivain ou un homme de talent fait revivre le passé, et donne des impressions fortes, capables de vivifier l'enseignement. Comme exemple des premiers, on peut


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signaler, sans oublier Bossuet ni Montesquieu, mais; en» choisissant plus près de nous, La Cité antique, de Fustel de Coulanges; — Y Histoire de la civilisation en Europe, et Y Histoire de la Civilisation en France, de Guizot; —La Démocratie en Amérique, et L'Ancien Régime et la Révolution, de Tocqueville ; — à un niveau moins élevé, mais très estimables encore, la Vue générale sur l'Histoire politique de l'Europe, de Lavisse ; — et le tome Ier de L'Europe et la Révolution française, d'Albert Sorel.

Autant les premiers sont rares, autant les noms se presseraient sur la seconde liste. Chacun y mettra les siens. Qu'il me suffise de citer, un peu au hasard et sans prétendre à être complet, ni méthodique:

Pour l'antiquité (en n'oubliant pas que le mieux est de lire, texte ou traduction, non seulement les historiens, mais en général les écrivains anciens): Y Histoire romaine de Michelet; — les ouvrages variés, si attachants de Gaston Boissier; — Y Essai sur la guerre sociale, de Mérimée; — La Gaule romaine, de Fustel de Coulanges ; — L'Église et l'Empire romain au IVe siècle, de A. de Broglie, etc.

Pour le moyen âge : les Récits des Temps mérovingiens et' (malgré quelques sévérités injustes pour la papauté au moyen âge) la Conquête de l'Angleterre par les Normands, d'Augustin Thierry;—La Chevalerie, ^eLéon Gautier; — L'Italie mystique, de Gebhardt (malgré quelques flottements, faciles à noter, de science théologique) ; — L'Art religieux au XIIIe siècle, et L'Art religieux de la fin du Moyen Age, d'Emile Mâle; — et, avec les réserves nécessaires, Le Moyen Age de Michelet, en particulier le Tableau de la France et tome la période des Valois (1328-1483) '.

t. La Congrégation de l'Index a condamné, parmi les ouvrages de Michelet : Mémoires de Luther éa its par lui-même, traduits et mis en ordre', — Du prêtre, de la femme, de la Jamille ; — L'Amour ; — La Sorcière ;— Bible de l'Humanité ; — Le prêtre ; — Les Jésuites.


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Pour les temps modernes, le Seizième siècle et le Dixhuitième siècle, de M. Faguet; — les ouvrages d'Arvède Barine sur la Grande Mademoiselle et sur Madame, mère du Régent; — ceux du duc de Broglie sur la diplomatie de Louis XV (Le Secret du roi, etc.) ; — L'Ancien Régime, la Révolution, Napoléon Bonaparte, de Taine ; — La Question d'Orient au XVIIIe siècle, d'Albert Sorel ; — L'Avènement de Bonaparte, Napoléon et Alexandre, de Vandal ; — les Lettres choisies du XVIIe et du XVIIIe siècle de M. Lanson; — L'Église romaine et le premier Empire, de M. d'Haussonville ; — 1814, 181 s, d'Henry Houssaye; — Napoléon, la dernière phase, de lord Rosebery.

Pour l'époque contemporaine : Politiques et moralistes de M. Faguet ;— Le parti libéral sous la Restauration, Y Histoire de la monarchie de Juillet, de Thureau-Dangin; — La Guerre, de M. Chuquet ; — Y Essai d'une psychologie politique du peuple anglais, de M. Boutmy; — La Chine motrice et guerrière, de M. d'OUone. Je le répète, je ne donne ces titres que comme indications et exemples '.

Un catalogue de ce genre a l'inconvénient de rester fermé, de ne pas se renouveler avec le renouvellement de l'histoire. D'autre part, lire toutes les nouveautés qui paraissent, c'est souvent, même pour un désoeuvré, perdre beaucoups de temps inutilement, et, pour une institutrice occupée, une tâche impossible. Il faut pourtant se tenir au courant. Le meilleur procédé me paraît être de lire réguliè1.

réguliè1. pu donner des listes plus complètes d'ouvrages plus récents, plus au courant, ayant parfois l'avantage sur ceux que je cite d'être écrits en anglais, en allemand ou en un français médiocre. Je prie ceux qui me critiqueraient d'observerqu'il ne s'agit pas ici de donner à des spécialistes une base impeccable pour des travaux originaux d'érudition, mais de maintenir dans l'esprit de professeurs d'enseignement secondaire, qui ne sont pas toujours spécialisés dans l'enseignement de l'histoire, un certain goût pour cette étude, et un certain sens historique.


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rement un périodique sérieux, où l'on trouve tantôt'des articles originaux sur des questions historiques spéciales, tantôt une revue des ouvrages parus sur une question donnée qui guide vos lectures ultérieures. Pour des institutrices chrétiennes, on ne saurait trop recommander le Correspondant; — pour de très exigeantes en matière d'érudition, la Revue des Questions historiques.

Ces lectures, pour être utiles sans devenir épuisantes, doivent prendre le moins possible le caractère d'un travail, garder celui d'un délassement. Lisez sans vous presser, sans vous croire à la tâche, en vacances, aux heures perdues, en tramway ou en train ; ne vous croyez pas obligées à lire jusqu'au bout l'ouvrage que vous reconnaissez ingrat et peu * utile; laissez-vous aller vers ceux qui vous attirent le plus. Ne lisez pa^ la plume ou le crayon à la main ; l'habitude de prendre des notes sur ses lectures, quoique appuyée sur des autorités respectables, est en général funeste (à moins qu'il ne s'agisse de préparer un travail précis) : elle fait de la lecture une séance de travaux forcés; et qu'en reste-t-il ? On ne relit jamais les notes qu'on a prises. Comptez sur v.otre mémoire : plus on se méfie d'elle, et moins elle travaille. Elle n'aide pas ceux qui ont trop l'habitude de lui substituer l'écriture. Il y aura beaucoup de déchet dans des lectures ainsi faites? Sans doute: les petits faits vous échapperont à la longue ; cela n'a pas d'importance, ils doivent se renouveler constamment ; — quant aux idées maîtresses, elles se gravent d'elles-mêmes dans l'esprit; et si votre mémoire n'y suflit pas, l'écriture n'y réussira pas davantage.

En revanche, pour pouvoir au besoin retrouver sans peine l'ouvrage fortement pensé, le renseignement précis, l'anecdote typique, tenez au courant une petite bibliographie personnelle, aussi simple que possible. Vous consignez sur une feuille volante tout ouvrage intéressant avec le nom

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34 COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE

d'auteur, la date, la librairie, au besoin trois mots qui vous rappelleront ce qui fait son intérêt spécial; vous placez chaque fiche nouvelle avec ses aînées, selon la matière traitée par l'ouvrage, dans quelques chemises de papier étiquetées avec précision : Antiquité grecque ; — Moyen Age : l'Église; — France : Restauration; — Angleterre contemporaine, etc. Il est inutile de mettre trop de minutie dans le classement; on ne regagne pas en rapidité de recherches le temps occupé à établir les fiches avec une précision d'archiviste.

B. LA PRÉPARATION IMMÉDIATE.

Lorsqu'on se trouve en face du cours à préparer, de la classe à faire, la préparation ne peut que gagner à n'être pas trop ambitieuse. Il ne s'agît pas de préparer le pain des forts, mais le lait des enfants. En outre, le temps est généralement limité, et l'on n'en a pas assez pour courir les bibliothèques. En pareil cas, il ne faut pas rougir de chercher, des aidemémoire dans des manuels bien choisis. Il en est d'excellents. L'Histoire de France de M. E. Segond (Lectures préparatoires, cours élémentaire, cours moyen, — librairie Hatier) donne une idée très exacte du ton à prendre pour enseigner aux enfants et se mesure très bien à leur portée : c'est une bonne indication pour l'institutrice. Son Histoire de France et son Histoire générale (cours complet) sont de bons répertoires de faits, solides et sans prétention. Un peu sèche pour des enfants, YHistoire de France (cours moyen) de Mgr Baudrillart et M. Martin est parfaitement au courant des dernières recherches de l'érudition et donne aux maîtresses un état présent des questions historiques, résumé et précis, de grande utilité (librairie Bloud). On peut recommander encore YHistoire grecque de M. Normand (anciens pro-


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grammes), pleine d'entrain et de mouvement, peut-être un peu trop tournée vers le côté plaisant des choses; —.et YHistoire romaine de MM. Guiraudet Lacour-Gayet (anciens programmes) extrêmement sûre et solide (ces deux derniers ouvrages chez Alcan). •— Certaines librairies y ont ajouté des Lectures historiques souvent bien faites, comme celles de M. Guiraud sur YHistoire grecque et YHistoire romaine et de M. Lacour-Gayet sur YHistoire moderne (1610-1789) [chez Hachetie].

Au reste, ce qu'il faut emprunter à ces ouvrages élémentaires, mais excellents, ce n'est ni le plan de la leçon qu'on va faire, ni les idées directrices qui doivent constituer le squelette du cours : tout cela, la maîtresse doit le tirer de son propre fonds, de sa formation première et de cette préparation générale dont je parlais plus haut. Il est même bon, pour éviter de subir inconsciemment l'influence des idées de tel ou tel manuel, d'en employer plusieurs à la fois, de les opposer pour les neutraliser l'un par l'autre. — Ce qu'il faut leur demander, c'est le détail et la suite des faits, que vous ordonnerez et vivifierez ensuite. N'ayez pas honte de chercher ainsi dans des ouvrages de seconde ou troisième main les faits dont vous tirerez votre exposé : ce n'est pas en cela qu'il y a lieu d'être originale. Un esprit vigoureux se montrera assez dans la disposition et l'interprétation des faits : quant aux faits, ils sont à tout le monde.

Si pourtant l'institutrice a le désir et le temps d'appuyer ses leçons sur des lectures plus approfondies, de creuser telle partie de son enseignement, de suivre telle question importante dans un détail plus serré, elle trouvera les indications voulues ou les instruments bibliographiques nécessaires, ou bien dans les histoires générales faites en collaboration par plusieurs auteurs, — ou bien dans les histoires faites par un seul auteur sur des sujets plus restreints, mais vastes


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encore. Je nommerai parmi lesp • mières: YHistoire générale de )9f à nos jours, publiée sous la direction de MM. Lavisse et Rambaud, mine très riche, dont les filons sont de très inégale valeur; —et YHistoire de France des origines à 1789, publiée par M. Lavisse, moins bariolée, et d'une tenue généralement supérieure '. — Pour les secondes : YHistoire ancienne de l'Orient, de F. Lenormant; — les Histoire grecque de Curtius et de Grote (en allemand et en anglais, mais dont nous avons des traductions françaises); — les Histoire romaine de Duruy et de Mommsen ; — YHistoire de la Gaule, de M. Jullian ; — les Origines de la Réforme, de M. Imbart de la Tour; — plus près de nous, YHistoire du Consulat et de l'Empire, de Thiers; — YHistoire de la Restauration, de Viel-Castel ; YHistoire du Second Empire de M. de la Gorce. Là encore, je ne prétends être ni méthodique, ni complet; et ceci, je le répète, s'adresse soit aux exigeantes, soit aux spécialistes *.

III. LES PROCÉDÉS D'ENSEIGNEMENT

Les procédés d'enseignement historique, que je ramènerai à deux types essentiels, dépendent avant tout de Yâge et du nombre des élèves.

Quand les élèves sont très jeunes (on ne peut indiquer

1. Je, ne puis me tenir de signaler tout spécialement l'introduction géographique de cet ouvrage : Tableau de la Géographie de la France, par M. Vidal de la Blache. On peut la comparer au tableau de la France de Michelet: inférieure certes pour la beauté du style, égale pour l'intuition des rapports de la terre avec l'homme, — et combien plus précise I

2. On n'oubliera pis pour le chapitre particulier de l'histoire de l'art, YHistoire de l'Art dt^uts les premiers temps chrétiens jusqu'à nos jours, publiée sous la direction de M. André Michel.


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de limites fixes, cela dépend de la maturité plus ou «moins précote des esprits), l'enseignement par le cours suivi est impossible. A ces esprits légers, à ces corps sautillants, une attention prolongée aux paroles d'une seule personne, sans intermède, sans variété, sans dialogue, serait une insupportable contrainte. Réussirait-on à l'imposer qu'elle ne saurait donner de bons résultats ; on ne tire rien de bon d'un esprit lassé et ennuyé.

Quand les élèves sont très peu nombreux (ici encore il n'y a pas de limites à donner), le cours suivi devient également impraticable. Un discours long et unilatéral s'adressant à un trop petit nombre d'auditeurs prend une allure de solennité déplacée; les élèves, vaguement, le ' professeur, plus clairement, le sentent, et en sont amusés ou gênés. — D'autre part, l'élève directement ou continuellement sous les yeux du professeur, qui n'en a que peu à surveiller, n'a ni la ressource des distractions intellectuelles que permet un autre mode d'exposition, ni celle des menues détentes corporelles possibles et inévitables dans une classe un peu nombreuse, même si elle est très bien tenue. Dans ces conditions, la tension est trop forte : l'élève s'énerve ou s'endort. Il faut donc autre chose : ce sera le système de la leçon commentée, qui se résume ainsi : le programme du jour est appris en leçon — récité par l'élève, — commenté, expliqué, complété par la maîtresse qui, pour la fixer, en dicte ensuite le résumé.

Av %c des élèves nombreuses et assez âgées, le système du cours est préférable. Le danger, dans une classe nombreuse, — j'entends quand la maîtresse est à la hauteur de sa tâche, — n'est pas que les élèves s'ennuient; il faut plutôt redouter la trop grande dispersion des efforts, des paroles, de l'attention, qui résulterait du système de la leçon commentée ou de tout autre approchant.Le travail y perdrait:


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chaque élève ayant des observations et des réflexions à faire, le fil se romprait à tout moment, la maîtresse ne dirigerait plus le travail, elle suivrait, au hasard de l'improvisation des élèves; le commentaire n'aurait rien de méthodique, rien de précis ne se logerait dans les intelligences. Ajoutez que les bavardes en abuseraient pour parler, les têtes légères pour se dissiper; il y aurait flottement, danger pour la discipline. Le cours, en réprimant la tendance aux bavardages inutiles, en astreignant les élèves à un travail matériel'de prises de notes, en leur ôtant tout prétexte à dissipation, donne à la classe nombreuse le calme et la méthode.

A. LA LEÇON COMMENTÉE.

En préférant la leçon commentée au cours, il ne faut pas se bercer de l'espoir de diminuer son travail. Une préparation sérieuse est indispensable dans les deux cas. Il faut bien posséder son sujet pour être en état de donner des explications nécessaires, pour prévoir les demandes que l'élève fera, pour être capable de répondre aux questions imprévues, pour suggérer à l'auditoire celles qu'il ne ferait pas de lui-même. On n'a même pas l'avantage de confier au hasard le soin de conduire l'entretien et de laisser l'élève puiser aux sources de science qu'on porte en soi. La causerie peut paraître libre à l'élève ; il faut que du côté de la maîtresse, elle suive un plan méthodique; si l'explication n'est pas ordonnée, l'élève en retiendra beaucoup moins. Et comme il est plus difficile de suivre un plan dans un dialogue que dans un monologue, on peut conclure que ce n'est pas la loi du moindre effort qui amènera à employer ce procédé.

Comme, des deux parts, le travail est très actif, très


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intense, et ressemble à une escrime, pour qu'il n'entraîne pas trop de fatigue, on évitera de faire la classe trop longue. Il est bon qu'elle ne dépasse jamais une heure, dont on peut ainsi régler l'emploi (par exemple) : dix minutes pour la récitation des élèves; — trente-cinq minutes pour le commentaire dialogué ; — quinze pour la dictée du résumé.

La récitation. — Ne faites jamais réciter par coeur. Il n'y a pas là, comme dans les textes littéraires, une harmonie si parfaite, si définitive entre l'idée et l'expression, qu'on ne puisse changer l'expression sans altérer la pensée. Que l'élève retienne le fait ou l'idée, cela suffit; ni le style du manuel, ni celui de la maîtresse n'ont de valeur littéraire. — Il n'y a pas là non plus, comme dans les vérités religieuses ou mathématiques, une telle précision dans l'idée à exprimer qu'un mot mis de travers conduise à une hérésie ou à une erreur : les actions humaines n'ont rien de rigoureux. — Et du moment qu'il n'y a pas nécessité d'apprendre par coeur, il y a nécessité de ne pas le faire : car forcer l'élève à trouver ex abrupto, h forme pour exposer les faits qu'elle connaît, c'est le meilleur exercice pour l'habituer à s'exprimer aisément et sans angoisse; on peut du reste le lui demander plus facilement qu'ailleurs, car elle est soutenue par l'abondance des faits concrets qu'elle a à raconter.

Il faut encourager ces débuts dans l'art de la parole par une indulgence ennemie des corrections vétilleuses. Pour ne pas déconcerter les élèves, n'exigez pas trop de perfection dans le style, passez condamnation sur les tournures gauches, sur les phrases inachevées, vous réservant de redresser douctuwnt au passage les véritables fautes de langue. Il est bon d'habituer l'élève à parler d'abondance, un peu longtemps de suite et pour cela, il ne faut pas que


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la leçon se passe en demandes et réponses courtes, comme au catéchisme ; on peut se contenter d'intervenir de temps à autre, pour aiguiller la récitante, la ramener d'un mot dans le sujet, si elle s'égare, couper court aux détails inutiles, etc.

2° Le commentaire. — La récitation de la leçon doit être séparée nettement du commentaire qui la suit. Si l'on voulait les mener de front, on ne pourrait pas s'assurer si l'élève a bien appris; il lui serait facile de profiter des indications données à mesure dans le commentaire pour aller plus loin et deviner ce qu'elle ne sait pas : une élève intelligente devine très vite en pareil cas ce qu'on veut lui faire dire. Laissez-la d'abord parler seule : vous vous rendrez compte de ce qui est bien compris, — et vous ne perdrez pas de temps à y revenir ; — de ce qui est mal compris, — et vout le rectifierez ensuite; — de ce qui est incomplètement su, — et vous le compléterez. Dans bien des leçons (récit d'une campagne, traité cédant des provinces), il est bon que l'élève, en faisant avec vous le commentaire, ait son atlas sous les yeux.

3° Le résumé servira à'fixer les connaissances, et à mettre en relief les grandes lignes, qui devront seules y subsister, il faut le faire court (une page au plus) et le dicter lentement (un quart d'heure environ). Il ne sera jamais trop simple : tous les détails doivent être élagués, les grands faits doivent crever les yeux.

Pendant longtemps, la maîtresse fera bien de ne pas improviser le résumé; elle l'aura prêt d'avance, et par écrit. Il y gagnera en netteté, le choix des faits sera meilleur, le style plus sûr.

Pas plus que le livre qui servira à le compléter, le résumé ne devra être appris par coeur; mais le seul fait de l'écrire commence à fixer les idées importantes dans l'esprit de


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l'élève. De. plus, le résumé sera utile pour les révisions ; un regard rapide sur la série des résumés donnera à l'élève le cadre dans lequel les faits particuliers se rangent d'euxmêmes. — Écrivant sous une dictée lente, l'élève n'aura aucune excuse si son cahier est mal tenu; il faudra exiger un grand soin ; un cahier sale dégoûte celle-là même qui le tient mal, et, très vite, elle ne s'en sert plus.

B. LE COURS.

J'ai indiqué plus haut de quels éléments le cours peut se faire. Examinons maintenant quels doivent être ses caractères essentiels.

Le cours doit être aussi assimilable que possible, et cela détermine ses caractères intérieurs (il doit être simple, concret, bien composé) et ses caractères extérieurs (il ne doit être ni dicté, ni lu, mais parlé.

Caractères intérieurs.

a. On n'est jamais assez simple et les maîtres qui débutent dans le métier s'en aperçoivent vite. — Quand nous nous sommes longtemps préparés à l'enseignement, que nous avons passé des examens difficiles, que nous nous [sommes mis, par l'entraînement et la rivalité des concours, non seulement au niveau, mais au-dessus de notre tâche ; que nous nous sommes habitués à vivre et à travailler parmi nos contemporains et nos aînés, et à regarder toujours plus haut que nous, nous avons perdu le sentiment du niveau de l'esprit des enfants, et il faut du travail pour le retrouver. Nous méprisons les anecdotes, banales pour nous, qui seraient pourtant neuves pour eux, les réflexions de bon sens vulgaire, mais qu'ils n'ont pas faites encore,


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et qu'il faudrait leur suggérer; et par crainte d'être trop plats, nous leur apportons des détails superflus qui surchargent leur esprit, des théories abstraites qui dépassent leur développement actuel. Nous ne les ennuyons pas toujours, mais nous les fatiguons inutilement. Il faut réagir; il faut élaguer dans les faits, et au lieu d'en donner beaucoup, insister longuement sur les essentiels; — élaguer aussi dans les idées générales, et s'en tenir à un très petit nombre, sans craindre de revenir souvent sur les mêmes. « La meilleure figure de rhétorique, disait Napoléon, c'est la répétition. » Presque tout le progrès qu'on réalise dans ses cours en avançant en expérience, consiste à supprimer les inutilités qui encombrent et à souligner l'important.

b. On n'est jamais assez concret : c'est l'histoire qu'il faut apprendre aux enfants, — pas encore la philosophie de l'histoire. Il faut se faire conteur et redire aux enfants comme des nouveautés (ce sont des nouveautés pour eux) les récits mêmes qui nous apparaissent de la plus insupportable banalité, les anecdotes ressassées, les mots célèbres. // ne faut jamais supposer que les élèves connaissent quelque clmedece qu'on a à leur dire ; l'enfant a une force d'ignorance incroyable, qui vient, pour les uns de l'étourderie, pour les autres de l'apathie. Et quand même il a su, il oublie si vite !

Insistez sur les individualités importantes, peuplez votre cours de personnes vivantes. Trop souvent, par tournure naturelle d'esprit ou par paresse, on glisse à l'abstraction qui est si commode 1 Évitez ces phrases : « Le gouvernement décida... La nation voulut... La papauté agit... Tel parti fit telle chose... L'opinion publique.... » Nommez les gouvernants, les chefs de partis, faites-les voir, César et sa calvitie, Thiers et ses lunettes. N'effacez pas l'individu de l'histoire : les théories déterministes poussent assez à croire


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que les événements vont tout seuls; l'engouement'démocratique persuade assez de gens que tout se fait par les masses. Soutenez les droits de l'individu libre. Et puis, ce sont des scènes vivantes entre personnages vivants qui restent dans la mémoire des élèves, et c'est par leur intermédiaire qu'elles retiennent ce qu'il y a d'abstrait dans l'histoire.

c. On ne compose jamais avec trop de soin. Mettez les idées en ordre, et on les retiendra. Sur le principe, point n'est besoin d'insister, mais il faut, dans la pratique, se mettre au-dessus de toute fausse honte, ne pas craindre les divisions nettes, tranchées, les alinéas numérotés, les paragraphes précédés de lettres majuscules ou minuscules (je donne ici l'exemple avec le précepte) : petite technique, mais utile.

— Quand il nous était donné d'entendre Brunetière, nous prétendions, 'cumgranosalis, qu'il avait un culte quasi-mystique pour la division en trois points. « Deux points seulement, aurait-il dit, c'est maigre; et quatre, c'est diffus.»

— Un de mes professeurs, pour nous faire apprendre la guerre de Trente ans, nous dictait pour les trois premières périodes de cette guerre trois têtes de paragraphes identiques : l'Autriche est menacée; — l'Autriche triomphe;

— l'Autriche abuse de sa victoire. Nous souriions un peu dédaigneusement de ces moyens jugés enfantins. Ingrats! nous retenions parfaitement la difficile période....

2° Caractères extérieurs.

a. Le cours ne doit pas être dicté : est-il très utile d'insister? Un cours complètement dicté ennuie, et tout ce qui ennuie ne profite pas; le ton toujours semblable de celle qui dicte, l'occupation purement matérielle, machinale de celle qui écrit sans choix ce qu'on lui dicte, prédisposent à l'engour-


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dissement. Et ce n'est pas le seul danger ; l'élève, à tort ou à raison, a l'impression que la maîtresse, en employant ce procédé, a surtout le soin de ménager ses efforts, et il en résulte, dans son esprit, une certaine mésestime pour celle qu'elle devrait respecter.

b. Le cours ne doit pas être lu : rédiger son cours en entier, et le lire en classe même avec habileté, même en cherchant à ne pas laisser voir qu'on lit, produit à peu près le même effet que si l'on dictait. J'en appelle à ceux qui ont entendu lire des conférences ou des discours de distributions de prix. Il est impossible de mettre dans la parole lue la vivacité et la vie de la parole inventée ; il est impossible aussi d'adapter à chaque instant un cours qu'on lit à l'état variable de l'auditoire : il est bon pour toute classe en général, c'est-à-dire qu'il n'est tout à fait convenable pour aucune. La parole de la maîtresse doit être flexible, se plier en passant à une demande d'éclaircissement, répondre au regard d'une élève saisi au passage, à un geste marquant le doute ou l'incompréhension, à un sourire contenant une critique qu'il faut réfuter; le cours lu n'a pas cette flexibilité; il ne répond donc pas aux besoins.

c. Le cours doit donc être parlé : ce qui ne veut pas dire improvisé. Dans les débuts surtout, quand vous n'avez pas encore une habitude suffisante de la parole, et que vous possédez moins à fond les matériaux essentiels de vos cours, rédigez en entier le cours que vous allez faire : ce travail gravera dans votre mémoire les faits à exposer, vous pénétrera rhieux de l'ordre dans lequel vous les présenterez, et vous préparera un choix suffisant d'expressions qui, ayant été trouvées et écrites, reviendront facilement à la mémoire au moment opportun : ce sera comme une répétition générale. La rédaction une foi-, «Hablie, faites-en un résumé très court, sur petites feuilles maniables, en écriture très nette,


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avec des alinéas soigneusement numérotés ; ce travail achève de préciser dans l'esprit ce qu'on a à dire; et le résumé servira à'aide-mémoire en parlant. Vous parlerez en vous inspirant de ces petites feuilles, afin de trouver, si la mémoire manque, le fuit, la date précise, afin de ne rien oublier et de bien suivre l'ordre adopté d'avance ; — mais il ne faut pas vous cramponner désespérément à vos fiches, il est bon de les avoir comme secours et non comme guideâne. Un coup d'oeil d'une seconde jeté de temps en temps sur votre papier doit vous suffire à bâtir tout un développement : de cette façon, vous ne quittez pas des yeux les élèves, vous vous maintenez en contact avec elles; ce qui est indispensable pour la bonne tenue de la classe, indispensable aussi pour la bonne qualité du cours. Ce n'est qu'en regardant votre auditoire, en étudiant ses impressions que vous pouvez vous rendre compte s'il comprend, et, suivant les besoins, amplifier, raccourcir, expliquer.

Plus tard, quand vous aurez acquis une habitude sérieuse de la parole, vous pourrez vous dispenser de rédiger le cours en entier d'avance, et il n'y aura pas d'inconvénients à* ce que vous écriviez tout de suite les résumés correspondant aux développements qui sont en puissance dans votre esprit. — Il est naturel que l'on profite d'une mémoire mieux fournie, d'une étocution plus facile; et l'on gagne ainsi du temps. Mais il ne faut jamais arriver à l'improvisation pure et simple. Improviser, c'est dépenser sans épargner : on arrive vite à la banqueroute.

Ne vous reposez pas sur £ s cours une fois établis, même s'ils sont rédigés d'un bout à l'autre. Chaque année il faut les revoir, et de temps en temps les renouveler, en ajoutant, en retranchant, en corrigeant, en modifiant l'ordre. Sans ce travail continuel de mise au point, il est inévitable que l'on devienne sec et ennuyeux.


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C. LE TRAVAIL DES ÉLÈVES PENDANT LE COURS,

Que doivent faire les élèves pendant le cours de la maîtresse ? Il y a là deux excès contraires à éviter. L'un consiste à vouloir que les élèves prennent par écrit le plus possible, écrivent comme sous la dictée : ce qui en présenterait tous les inconvénients, et serait plus fatigant pour l'élève, puisque le débit d'une personne qui parle est plus rapide que lorsqu'elle dicte. — L'autre consiste à vouloir que les élèves écoutent sans écrire. Les partisans de ce dernier système offrent des raisons très spécieuses : si les élèves, disent-ils, sont occupées par le travail machinal d'écrire à la hâte ce qu'elles entendent, leur intelligence ne s'attache pas à le comprendre; l'impression reçue par l'oreille va directement à la main, sans traverser l'intelligence. Les notes sont donc inutiles au moment où on les prend. Et elles ne servent pas davantage plus tard, l'élève ne consultant généralement pas des notes souvent mal écrites, ennuyeuses, moins commodes pour l'étude que le manuel. Enfin l'habitude d'écrire très vite, prise de très bonne heure, est pour beaucoup dans la détérioration de l'écriture, si fréquente chez les jeunes gens et si fâcheuse.

Je répondrai : prendre des notes sur un cours parlé ne constitue pas une occupation machinale. Il s'agit pour l'élève de choisir l'essentiel dans ce qu'elle entend, et ce travail de choix est aussi actif que possible : car l'élève résumant les phrases de la maîtresse, ne peut les conserver telles quelles ; elle est donc obligée de refaire à chaque instant une forme personnelle à la pensée qu'elle résume 1. Étant donnée la

i. A moins qu'on ne tolère les notes prises en style télégraphique ; et l'on aurait tort de le tolérer. Les élèves ont, il est vrai, une tendance à s'évader par là.


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légèreté des enfants, c'est plutôt si elles n'écrivaient pas qu'elles seraient exposées à ne pas comprendre, car, la moindre distraction les entraînant, elles perdraient constamment le fil des idées ; l'obligation d'écrire les préserve des distractions, l'obligation de choisir, du travail machinal.

Le danger du procédé serait plutôt d'exiger un travail trop intense, à la fois de l'esprit et de la main. Aussi faudra-t-il agir par gradation, et mesurer l'effort suivant l'âge. Aux débutantes, on demandera très peu comme quantité, et l'on se montrera très peu exigeant pour la qualité des notes prises. J'ai obtenu d'assez bons résultats avec des enfants de onze ou douze ans, à qui je demandais vingt ou vingt-cinq lignes de notes pour une demi-heure de cours. Puis, soit en quantité, soit en perfection, on exigera davantage des plus igês. Ce travail de criblage des idées, qui habitue les élèves à apprécier leur importance relative, cet effort de reconstitution rapide des phrases, qui donne de la facilité à écrire, tout cela est très pédagogique. Je crois bon de commencer très doucement, mais d'assez bonne heure.

Les notes une fois prises, les éièves s'en serviront-elles ? Expérience faite, je crois pouvoir répondre affirmativement. Elles sont plus commodes pour elles qu'un livre, en ce sens qu'elles sont en partie leur oeuvre, qu'elles sont sorties de leur travail personnel. Le livre leur est extérieur. On a souvent de la peine à obtenir que les élèves s'en servent concurremment avec leurs cahiers. —En se montrant très coulant sur la quantité des notes, on pourra exiger qu'elles soient très lisibles, et Je cahier très propre, ce qui le rendra pratiquement utilisable. C'est par cette même gradation dans l'effort réclamé qu'on pourra éviter de détériorer l'écriture des élèves, ce qui me paraît aussi désirable qu'à qui que ce soit.


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D. L'EMPLOI DU TEMPS EN CLASSE.

La durée du cours doit naturellement varier avec l'âge. On pourra commencer par une demi-heure, et augmenter progressivement sans trop dépasser une heure. Après le cours, comme après la leçon commentée, il est utile de dicter le résumé de ce qu'on vient d'exposer; enfin, il faut réserver une place aux leçons. Pour une classe d'une heure, on peut faire le partage suivant : trente-cinq minutes de cours, — dix de résumé, quinze de leçons.

Ces éléments peuvent se disposer de plusieurs façons. On peut : faire le cours; 2° en dicter le résumé; 30 placer au début ou à la fin de la classe, indifféremment, la leçon, consistant dans l'étude du cours précédent. — On peut aussi : commencer par la récitation du cours précédent; 2° quand on a vérifié qu'il était su et compris, dicter le résumé de ce cours précédent; 30 faire un cours nouveau, qui sera l'objet de la leçon et du résumé de la classe suivante. Ce procédé est à recommander surtout si on impose comme devoir aux élèves de rédiger le résumi du cours fait en classe ; on emploie alors les résumés d'élèves les mieux réussis pour constituer le résumé définitif. Cela flatte leur amour-propre, excite leur émulation, et donne un intérêt de plus à leur travail.

Comment les élèves apprendont-elles la leçon? Elles se serviront»: du cours, qui doit constituer le fond; 2° du livre, qui leur donnera de nouveaux détails, qui leur fournira des points de vue nouveaux, qui illustrera la leçon de ses gravures; du résumé, qui sera l'ossature du sujet étudié (à condition, naturellement, qu'il ait été dicté dans la même classe où le cours a été fait). Aux quelques con-


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seils donnés plus haut, au sujet des leçons, on peut ajouter' ceux-ci,* plus particuliers aux leçons récitées <w classe : ne vous préoccupez point de consacrer le même temps à toutes les interrogations. On interroge pour constater ce que l'élève sait; la constatation faite, il est inutile de continuer. On mettra trois minutes à examiner une bonne élève, et quelquefois dix pour une médiocre. — Autant que possible, on reverra, en récitant, tout le cours précédent, mais en changeant l'ordre des matières, et en variant les points de vue, pour vérifier si les élèves ont appris des mots ou des choses. — Pour que la classe suive et s'intéresse à l.i leçon, si l'élève interrogée reste muette ou met trop longtemps à trouver la réponse, on fera appel à la science de ses compagnes, en prenant de grand soins pour qu'elles ne parlent pas à tort et à travers, ou sans permission. En pareil cas, il ne faut jamais en appeler à la classe tout entière, d'une façon indéterminée. C'est la provoquer à répondre en masse, et encourager le tumulte : désignez toujours une oratrice particulière, —Enfin, il faut arriver, dans une période donnée, mois ou trimestre, à interroger toutes les élèves le même nombre de fois, mais toujours' d'une façon imprévue, de façon que les élèves ne puissent calculer d'avance quel jour chacune récitera, — et se reposer en attendant sur le mol oreiller de l'incuriosité.

E. LA QUESTION DES DEVOIRS.

lien est de deux sortes : devoirs faits hors de la classe, — devoirs faits en classe.

Devoirs faits fors de h classe. —Il y en a une espèce très utile. Elle consiste à faire faire le résumé du cours par les élèves elles-mêmes : rien ne leur grave mieux les

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faits dans la mémoire, ne leur apprend mieux à discerner l'essentiel et l'accessoire, ne leur donne plus l'habitude d'éviter le délayage. Là, comme partout, il faut de l'indulgence au début; n'exigez du travail bien fait qu'une fois l'habitude prise de cet exercice. Sur un point, cependant, il ne fout à aucun moment se relâcher : le résumé doit rester un résumé, ne pas dépasser une limite fixe, une vingtaine de lignes par exemple. L'élive, en pareil cas, a une tendance naturelle à faire long, parce que, comme Pascal, elle n'a pas le temps de faire court, ou plutôt ne veut pas s'en donner la peine. Mais l'exercice n'est utile que s'il est un véritable travail de choix et de concentration ; autrement il dérive vers le simple recopiage de notes prises en classe.

Si l'on craignait de surcharger des élèves déjà occupées à d'autres devoirs, ou si l'on manquait soi-même du temps nécessaire pour la correction de copies nombreuses, on pourrait ne donner chaque fois le résumé à faire qu'à quelques élèves, trois, quatre ou cinq, par exemple. Si l'on compose le résumé définitif avec des phrases empruntées aux leurs, on citera les auteurs qu'on utilise. Je me souviens avoir obtenu, avec de bons élèves, à la vérité, de quatorze ou quinze ans, d'excellents résumés, auxquels j'avais à peine à changer quelques mots avant de les dicter.

On peut aussi recommander, comme devoirs, les cartes servant à fixer la formation d'un état ou ses conquêtes, les agrandissements obtenus par un roi ou par une dynastie, les conditions d'un traité, les opérations d'une guerre, un voyage d'exploration. C'est une sorte de résumé qui n'est pas moins précieux que l'autre.

• Reste le devoir d'histoire proprement dit, c'est-à-dire un sujet historique à développer par écrit. Je le crois profondément inutile. Que peut faire l'élève sur le sujet donné ? Ce


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ne sont pas, n'est-il pas vrai, des recherches originales. Alors ? Elle copiera, délayera ou abrégera des paragraphes de son manuel, des chapitres de quelque livre pris dans sa bibliothèque personnelle, si elle en a une, ou dans celle de la classe. Est-ce un effort bien utile ? — Le travail consistera-t-il dans la disposition et l'appréciation des faits ? Mais l'élève, écrivant avec l'aide des livres qui lui fournissent les faits, sera inconsciemment tyrannisée par ses lectures; elle empruntera son plan et ses jugements à celui qui lui fournit les événements et les dates. Elle ne pourra être ellemême. — Est-ce enfin un exercice de style? Mais alors c'est l'affaire du professeur de français qui a assurément le droit de donner des devoirs à sujet historique.

Le seul moyen de rendre le devoir d'histoire utile, c'est de le transformer en composition, c'est-à-dire un devoir fait en classe et sans livres. Cet exercice-là a une double utilité : il fait travailler la mémoire qui doit fournir les faits; et il permet à l'élève, dénuée de tout secours étranger, de grouper et de juger les événements et les hommes avec quelque indépendance d'esprit. Mais c'est là un exercice tout différent du devoir d'histoire, qui a tous les droits à être supprimé.

2° Devoirs faits en classe. — Ils sont à la mode; et l'on préconise leur variété comme un bon moyen de réveiller l'attention de l'auditoire, que des exercices toujours pareils risquent d'endormir. On conseille par exemple de donner à faire aux élèves de petites expositions orales sur un sujet bien délimité, en leur indiquant le livre ou le chapitre d'ouvrage qui leur fournira la matière à exposer: exercice excellent en soi, qui combine les avantages du résumé et ceux de la leçon, instruit à la fois à réfléchir et à parler.-On peut aussi faire réciter la leçon par écrit : la maîtresse donne par exemple dix minutes à la classe pour résumer par écrit la


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leçon en tout ou partie, puis, sur le champ, elle lit, commente, corrige quelques-unes des copies qui lui sont remises; l'élève apprend de la sorte à se débrouiller vite. — On peut donner, dans les mêmes conditions, des cartes à faire sur copies, en faire faire une au tableau, — ou bien, de la même façon, mais en accordant un peu plus de temps, faire élaborer un plan de devoir, avec les principales idées indiquées et classées. Une maîtresse habituée aux enfants trouvera bien d'autres procédés. Il semble que, pour leur application, il faille faire une distinction suivant le nombre des élèves.

Ils sont excellents dans les classes très peu nombreuses ou dans les préceptorats : là, ce qui est à craindre, c'est l'ennui, l'engourdissement. Pourluttercontrelesommeil menaçant, la maîtresse a tout intérêt à varier les exercices, amuser et au besoin surprendre les élèves par l'emploi- de nouveaux procédés.

On n'en peut dire autant pour les classes nombreuses. Là, le danger est plutôt dans l'excès de mouvement, gênant pour le travail, dangereux pour le bon ordre. En niême temps, comme, sur la quantité, il y a toujours un certain nombre d'élèves médiocres ou dissipées, les unes ou les autres peu attentives, les changements d'exercices les désorientent. On a déjà (surtout pour les plus jeunes) de la peine à faire bien comprendre et pratiquer quelques exercices toujours semblables, prendre des notes, écrire le résumé, réciter la leçon. A changer souvent de façon û*e travailler, on les amène à l'affolement ou à l'ahurissement. — En outre, l'emploi d'exercices toujours les mêmes, et peu nombreux, a l'avantage de gagner du temps, en évitant les explications, les transitions d'un travail à l'autre. Pour passer du cours au résumé, du résumé à la leçon, deux mots suffisent ; on obtient le minimum de frottements, le maximum de tra-


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vail utile. Au contraire, en multipliant et en renouvelant les exercices, on multiplie les minutes d'explications, d'hésitations, les mouvements inutiles, remuements de cahiers, autopsies fiévreuses de serviettes, etc. ; on perd du temps. Les devoirs en classe seront donc réservés de préférence aux classes nombreuses.

IV. L'ESPRIT DE L'ENSEIGNEMENT

Je voudrais être très court sur ce chapitre : je m'adresse à des maîtresses dont la formation intellectuelle et morale est faite, et je ne voudrais pas usurper une chaire de prédicateur. Quelques mots cependant me semblent utiles pour rappeler un triple devoir du professeur : sincérité, impartialité et (je ne dis pas optimisme) confiance.

Sincérité. — Vous devez former des chrétiennes et des françaises. Est-ce à dire que vous devez transformer l'histoire en plaidoirie? Faudra-t-il, dans l'histoire de la France et de l'Église, ne montrer que les beaux côtés ? Faudra-t-il dissimuler ou justifier à outrance les actes mauvais dont furent responsables tel pape, tel évêque, la chrétienté tout entière, — tel roi, tel gouvernement français, la nation dans son ensemble ? Faudra-t-il ne voir que les mauvais côtés, ne dénoncer que des passions et des crimes chez les ennemis historiques de notre pays ou de notre foi? Non, certes, et la sincérité absolue est de règle.

a. Sincérité pour reconnaître les qualités des adversaires. — Il faudra dire aux élèves que la France a eu des ennemis qui étaient de grands hommes, le Prince Noir; CharlesQuint, Guillaume d'Orange, Bismarck; que de nobles coeurs, Dante ou Burke, l'ont jugée avec amertume; —


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que, chez les ennemis de l'Église, il s'est trouvé parmi les préjugés de la haine ou des égarements de l'orgueil, de bonnes intentions, perdues, viciées, mais réelles. Prenons modèle sur la haute impartialité du Bossuet des Variations; rappelons-nous surtout cet admirable cinquième livre, où les perplexités, les tourments, les inconséquences deMélanchton sont exposés avec une pitié qui ne gêne jamais la justice

b. Sincérité pour reconnaître les fautes des amis, — Elle est bien plus difficile à sauvegarder, et j'y insisterai davantage, Il ne faut pas dissimuler les erreurs, les fautes, les taches de nos héros les plus sympathiques, de nos chefs d'état les plus utiles, Philippe-Auguste, Henri IV, Richelieu, Colbert. Il faut avoir la même sincérité pour les vices et les défaillances de nos classes sociales : égoïsme intermittent, indiscipline incurable de la noblesse, apathie vaniteuse, fonctionnarisme naïf de la bourgeoisie, despotisme absorbant de la royauté. Il faut savoir comprendre et dire que la dominanation française au delà des frontières eut ses duretés, et que, sous Philippe le Bel, sous Louis XIV, sous Napoléon, la France fut lourde à l'Europe. On ne doit pas même tenter de disculper la nation en rejetant toujours les fautes sur ses gouvernements : la nation est souvent complice par son approbation formelle, elle est toujours responsable du gouvernement qu'elle supporte. L'Église au moyen âge frappait d'interdit le royaume qui supportait un monarque excommunié.

De même, s'il s'agit d'histoire de l'Église, il est inutile de nier ou de pallier les abus toujours à réformer, que les Bossuet ont dénoncés plus formellement que quiconque. Et qu'est la vie individuelle et sociale, sinon une perpétuelle réforme, un effort douloureux pour remonter la pente où nous entraîne l'humaine faiblesse? Ne pas vouloir recon-


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naître dans certains faits ou dans certains hommes 1a part du mal, c'est d'abord offenser Dieu, qui est Vérité; c'est scandaliser les hésitants de bonne foi, dont la conscience proteste ; c'est aussi manquer d'humilité. C'est en effet refuser de reconnaître que, partout où il y a des hommes, la grâce ne peut empêcher toujours les égarements de l'orgueil, les erreurs de l'intelligence, les violences du caractère, de vicier l'oeuvre divine; — que Dieu a promis à l'Église enseignante l'infaillibilité dans la doctrine, non Pimpeccabilité dans les actes; — qu'en promettant d'être toujours avec l'Église, il n'a pas promis que tous ses membres seraient parfaits, ni même que les pasteurs seraient plus parfaits que les fidèles. Ainsi des ordres religieux ont pu se corrompre, des papes s'occuper de politique ou d'art plus que de leur lourde charge, des institutions répressives ont pu fonctionner durement pour imposer la foi que Dieu seul donne, sans que Dieu puisse être accusé d'avoir manqué à ses promesses : il a donné la vérité et la grâce, le mal est venu de l'imperfection humaine. Des pays catholiques entiers ont pu s'enflammer de haine contre leurs frères séparés, puisqu'à ses apôtres mêmes, irrités contre les Samaritains, le Maître avait dû dire : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes ! » Ainsi la connaissance humble de la faiblesse humaine permet à la maîtresse de révéler ces tristes vérités historiques, aux élèves de les entendre, sans s'en scandaliser. — Enfin, refuser de les voir ou de les avouer n'accuse pas moins le manque de confiance en Dieu et en l'Église que le manque d'humilité : c'est ne pas voir qu'à balancer, dans l'histoire de l'Église, les bienfaits d'origine divine, les maux d'origine humaine, les seconds ne comptent plus, et que l'Église a droit de dire que le bon arbre n'a jamais cessé de produire de bons fruits. Ce n'est pas par ces timidités sans franchise qu'on sauvegardera la foi des


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enfants, qu'on leur évitera le scandale : la haine saurait leur apprendre plus tard ce qu'on espérerait leur cacher, et les trouverait d'autant plus disposés à l'écouter, qu'ils auraient l'impression d'avoir été trompés par leurs premiers maîtres.

2° Impartialité. — Faudra-t-il aller jusqu'à la formule de Fénelon : « Le bon historien n'est d'aucun temps, ni d'aucun pays ; quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et rAngleterre; il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin; il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles qu'à la sagesse de Charles V. »

Rendre justice, certes; se faire neutre, nonl car une telle impartialité serait mortelle au patriotisme, et l'on sent là le cosmopolite qu'était devenu Fénelon, par réaction contre les grands nationalistes du xvne siècle, Richelieu, LouisXIV, Colbert. Au contraire, la sincérité impartiale qui s'impose à l'institutrice ne risque pas de mettre en péril la formation chrétienne et française de l'élève. D'abord tous les défauts une fois avoués, tous les mérites des ennemis reconnus, la vérité de la foi, les bienfaits Ide l'Église n'en restent pas moins écrasants pour toute comparaison, et la nation française n'en reste pas moins une des mieux douées, des plus généreuses, des plus influentes de l'histoire. Nul besoin de mentir ou de cacher : la vérité est assez belle.

Ensuite, si l'institutrice est fortement, foncièrement chrétienne et française, cela suffira pour que son impartialité ne soit pas de l'indifférence, et pour qu'avec la connaissance de ,1a France et de l'Église elle donne l'amour. — Supposez un père qui parle à ses enfants : leur raconterat-il de la même façon, avec le même accent, un acte de vertu accompli par son propre père, et celui qu'aura réalisé un étranger? Son récit manifestera dans les deux cas la même admiration pour la vertu déployée, mais dans le premier cas


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il éprouvera et transmettra en plus l'impression qu'e cette vertu est son patrimoine à lui qui parle, leur héritage à eux qui écoutent ; il leur communiquera une fierté joyeuse dé se sentir du même sang que celui qu'ils admirent. — De même, en racontant les gloires de la* France, et celles, par exemple, de l'Angleterre, l'institutrice saura faire à chacune sa part légitime, mais en l'entendant parler de la France, les enfants devront se dire : « Ceci nous appartient; nous sommes chez nous. » Et c'est ce que Fénelon ne dit pas assez.

Il en est de même quand l'institutrice devra exposer les fautes de la nation ou de la chrétienté. Quand on est obligé de constater des imperfections en une personne tendrement aimée, l'aime-t-on moins pour cela? Non, maison ressent pour elle une pitié respectueuse, et l'on fait un retour utile sur soi-même, en voyant que ceux qui nous paraissent les meilleurs ne sont pas parfaits. Ainsi, en apprenant les torts de tels ou tels membres de l'Église, les erreurs de la nation ou de ses chefs, les élèves ressentiront une peine qui n'enlèvera rien à leur amour ; et cette douleur pourra conseiller la prudence à la française qui sent en elle le germe des défauts nationaux, l'humilité à la chrétienne qui n'ignore pas sa faiblesse. L'une y puisera des leçons de persévérance et de sens pratique, l'autre des remèdes contre les tentations de l'intolérance violente, contre l'engouement pour les gouvernements protecteurs, contre le découragement des mauvaises heures. Pour toutes, la conclusion sera la devise anglaise : right or wrong, my country 1 en la prenant dans son plus noble sens. Qu'il soit prospère ou malheureux, qu'il ait tort ou raison, c'est mon pays; et certes, je ne l'approuve pas dans ses fautes, mais je plainsses erreurs comme ses malheurs, je l'aime parce que je lui dois tout, et, le voudrais-je, je ne puis cesser de lui appartenir cotpset


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âme. Que ses enfants aient été plus ou moins parfaits, mon église est l'Église de Jésus-Christ, et seule elle a les paroles de la vie éternelle. — De tels sentiments ne valent-ils pas mieux qu'un amour aveugle qui, cro)?ant à une perfection fausse dans le passé, eh exigerait une impossible dans le présent, et qui, nourri d'illusions, mourrait de leur inévitable perte?

3° Confiance. —Il faut éviter dans l'enseignement comme ailleurs un certain esprit chagrin, qui entretient le regret perpétuel du passé, le dégoût du présent, la peur de l'avenir, — qui dicte des paroles amères, souvent injustes, sur la prétendue décadence de notre patrie et ne voit dans l'avenir pour l'Église que pertes de terrain et reculs pour la foi, — jusqu'à des perspectives d'Apocalypse. Il faudrait réagir, même si en soi-même on n'avait pas d'espérance, parce que le pédagogue doit préparer les jeunes générations à l'action, et qu'il n'en tirera rien s'il en tait une génération de découragés ; il faut réagir aussi parce que les faits ne justifient pas un universel et énervant pessimisme.

a. Confiance en la patrie. — Sans se dissimuler à elle-même, sans cacher à celles qui l'écoutent les maux et les périls de l'heure présente, la maîtresse saura garder, et conserver aux autres toute confiance dans l'avenir de la nation. Sans doute, notre situation politique et économique dans le monde a été diminuée; les malaises intérieurs, politiques ou sociaux, menacent notre avenir de graves périls; à la base de tous ces maux, la crise morale et religieuse se signale par d'inquiétants symptômes, criminalité en progrès, natalité en recul. — Mais d'abord, la faute en est-elle tout entière à la génération actuelle, ou ne payons-nous pas en grande partie les fautes des générations antérieures ? Delicta majorum immeritus

immeritus Des maux d'aujourd'hui, les uns, ceux qui

nous frappent au dedans, dérivent pour une bonne part de


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l'absolutisme centralisateur qui a affaibli chez nous les activités bienfaisantes; et cette tradition néfaste, au delà de Napoléon et des Jacobins, remonte à l'Ancien Régime; —^ les autres, ceux qui font à la France, dans l'Europe actuelle, une place de second rang, sont issus des fautes du Second Empire. Les générations actuelles, recevant de leurs devancières un état amoindri au dehors, malade au dedans, sontelles entièrement responsables s'il ne guérit pas plus vite ?

Cette considération, en enlevant au pessimisme de son amertume, le laisserait subsister ; il faut garder et inspirer une confiance basée sur l'indestructible vitalité de la race, tant de fois attestée par l'histoire; — sur les témoignages récents de cette vitalité, l'admirable épopée coloniale' des trente dernières années, la rapide mise en valeur de l'empire ainsi créé; —à l'intérieur sur certains symptômes rassurants, comme les tendances de plus en plus nettes vers la décentralisation, les progrès de l'esprit d'association ;—enfin sur les fautes commises par nos ennemis qui connaissent à leur tour « l'esprit d'imprudence et d'erreur » fatal jadis à nos prospérités et à notre gloire.

b. Confiance en l'Église. — Il est une expression fâcheuse, qui revient sans cesse quand on déplore les misères actuelles : « les temps troublés que nous traversons. » Elle est pleine de naïveté et de faiblesse. Les temps troublés l L'Église a donc connu des temps qui n'étaient pas troublés 1 Est-ce pendant les trois siècles de persécution romaine ? Est-ce lots de l'irruption des Barbares païens ou ariens au nord, des musulmans au sud? Est-ce lors de l'hérésie albigeoise? Est-ce pendant les éternelles tentatives d'usurpation de la puissance laïque, qu'elle s'appelle Frédéric Barberousse, Philippe le Bel, Joseph II ou Napoléon ? Est-ce au XIe siècle, lors du schisme grec ? au xvic siècle, lors du schisme protestant ? au xvme, pendant la sournoise hérésie janséniste ?


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ou pendant la Révolution ? — Du reste, sommes-nous au monde pour nous reposer? Et tout en demandant à Dieu de pouvoir le servir dans une paisible liberté, l'Église ne sait-elle pas que le Maître a dit : e Mon royaume n'est pas de ce monde! »

Ce n'est donc pas du combat qu'il convient de se plaindre. Sera-ce des résultats du combat ? Tout d'abord, parce que nous sommes Français, il ne faut pas que les périls de l'Église en France nous masquent sa splendeur dans le monde. Si nous regardons au delà des frontières, que voyons-nous ? L'Église garde victorieusement ses positions et tient la première place en Autriche, en Belgique, dans plusieurs républiques américaines ; — les catholiques allemands, hollandais, quoique en minorité, jouent dans leur pays un rôle social et politique important et bienfaisant ; — les fidèles d'Italie, d'Espagne et d'autres pays latins en Amérique préludent, à travers les difficultés de l'heure, non à une ferveur plus grande, mais à un renouvellement fécond d'action extérieure ; — la foi subsiste en Pologne, sous la persécution, et, pendant les éclaircies, reconquiert par dizaine de mille, les fidèles détachés par la force; — dans le monde anglo-saxon, tout entier, une activité catholique intense se joint à des progrès incessants ; dans tous les pays de missions, les païens afliuent au-devant de la Vérité, la Chine seule, dans les dernières années, fournissant cent mille néophytes par an ; trente conférences nouvelles de Saint-Vincent de Paul se fondaient de par le monde au seul mois de janvier 1911, — le Congo belge, qui n'avait pas, il y a vingt ans, trois mille catholiques, en compte cent mille aujourd'hui

Et même en France, que de raisons d'espérer I L'indifférence et l'hostilité de l'État, qui reste un mal dans la thèse, apparaît comme pouvant être dans Yhypothèse, la source de


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grands biens. La tourmente a emporté, avec les ordres religieux, avec les biens et la dotation de l'Église, les chaînes de servitude légale qui entravaient son action. Aussi, depuis," quel débordement d'activité 1 Congrès paroissiaux, diocésains, nationaux, d'organisation ou d'édification ; — pèlerinages toujours grossissants ; — semaines sociales, syndicats catholiques, groupes d'études ; — création de paroisses nouvelles Et quel changement dans les tendances générales

du monde intellectuel, depuis une quarantaine d'années, depuis l'époque où la philosophie s'appelait Taine (le Taine de Y Intelligence), l'histoire Renan, le roman Flaubert, la critique Sainte-Beuve l — Le dévouement des fidèles a pu se mesurer aux sacrifices d'argent consentis par eux : malgré les frais de reconstitution des écoles catholiques, fréquentées par un million d'enfants ; — malgré la nécessité de verser au Denier du culte l'équivalent des quarante millions que l'État ne donne plus, les oeuvres anciennes se soutiennent, et la France, continuant de garder, au milieu de ses troubles, la noble préoccupation de l'apostolat, reste la mère par excellence des missionnaires ', persiste à fournir à elle seule près de la moitié du budget de la Propagation de la foi. « Qui sauve une âme sauve la sienne. » La France sauvera son âme.

Ne convient-il pas, en terminant, de se rappeler l'apostrophe de Lamartine en 1830 :

u Enfants de six mille ans, qu'un peu de bruit étonne, Ne vous troublez donc pas d'un mot nouveau qui tonne, D'un empire éboulé, d'un siècle qui s'en va I Qu'importent les débris qui jonchent la carrière 1 Regardez en avant, et non pas en arrière : Le courant roule à Jéhoval

1. En 1909,178 missionnaires catholiques sont morts; sur le nombre, 86 étaient français.


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Que dans vos coeurs étroits, vos espérances vagues Ne croulent pas sans cesse avec tputes les vagues : Ces flots vous porteront, hommes de peu de foi..... »

Oui, que l'enfant sorti de nos écoles entre dans la vie avec des sentiments d'humilité pour lui-même, avec la connaissance des maux et des faiblesses dont souffre l'humanité, sans présomption, ni optimisme naïf, mais avec pleine confiance dans sa patrie, dans son Église et dans son Dieu.

UN PROFESSEUR.


SILHOUETTES D'ÉDUCATRICES

MlIe JENNY HARENT ET LE PENSIONNAT DE L'iIORMAT

Une famille de bonne bourgeoisie lyonnaise est surprise par la tourmente révolutionnaire ; elle est religieuse, riche, royaliste, et suspecte pour ces trois motifs. Le père meurt à temps pour n'être pas guillotiné; la mère, énergique, se débat contre les autorités révolutionnaires, pour faire rendre à ses enfants les biens familiaux, séquestrés pendant le siège de 179) ; elle réclame tout au moins la maison de campagne et le domaine attenant, près de Villeurbanne. Un jour, découragée, elle fait voeu, si ses efforts aboutissent, de se vouer à l'éducation de la jeunesse chrétienne, et de consacrer toute sa vie à cette oeuvre. Le domaine est rendu quelques mois plus tard, et bientôt transformé en maison d'éducation. Voilà l'origine du pensionnat de l'Hormat, dirigé de 1795 à 1856 par la famille Harent, et spécialement par M"« Jenny Harent.

Pendant toute la durée de son existence, la maison de l'Hormat resta fidèle aux intentions surnaturelles qui en avaient déterminé la fondation. Elle fut profondément, essentiellement religieuse. Jusqu'à l'époque du Concordat, le pensionnat, modeste encore, fut un asile toujours ouvert aux prêtres réfractaires qui parcouraient la région lyonnaise. On y avait pratiqué des cachettes de sûreté, à l'épreuve des visites domiciliaires : telle subsiste encore, sous l'escalier d'un grenier à foin. Parmi ces admirables et dangereux visiteurs, certains ont laissé un nom. Un jour d'hiver, en 1798, arriva un paysan, en costume moitié auvergnat, moitié savoyard, sabots aux pieds, une couche de suie sur le visage et tes mains, deux petits cailloux dans la bouche pour déguiser sa voix. Ce ramoneur, qui, te lendemain, donna la confirmation à plusieurs élèves, était archevêque de Vienne; et en i8tt, Savary, duc de Rovigo, disait de lut à Napoléon : « Sire, il ne faut pas toucher à M. d'Aviau : c'est un saint ; nous aurions tout te monde contre nous. »


64 Mlle JENNY HARENT

Les dangers passés, la vie normale prit tout de suite à l'Hormat un caractère quasi-monastique. Pourvue de tout temps (pour un effectif qui ne semble guère avoir dépassé soixante élèves) d'une chapelle particulière et d'un aumônier, la maison avait son règlement comme une communauté. Tous les exercices étaient annoncés par la cloche; le silence était de règle étroite, à peine interrompu au déjeuner matinal, au dessert de midi, et pendant les récréations. La messe quotidienne, les prières du matin et du soir récitées à la chapelle, les lectures édifiantes au cours des repas et avant le coucher donnaient à la maison ce recueillement et ce calme qu'entretiennent la vigilance sur soi-même et la familiarité avec les plus hautes pensées.

En face de ce couvent laïque, en 1814, se fonda le couvent authentique du Sacré Coeur de la Ferrandière. Les deux maisons fraternisèrent, — c'est ici le terme rigoureusement exact. La soeur aînée de M'l« Jenny Harent, Cécile, faisait partie de ta communauté nouvelle. Sans :ouci de la lutte pour la vie, on moissonna d'accord dans le vaste champ où les ouvriers sont trop rares. Même, A l'arrivée de la petite colonie, l'Hormat hébergea quelque temps ses futures émules.

Les élèves mêmes, formées à cette forte discipline, devenaient apôtres à leur tour. Les Enfants de Marie, de 1825 à 1851, faisaient le catéchisme trois fois par semaine à unr vingtaine de petites Villeurbannaises, et leur sacrifiaient une de leurs récréations. Le travail manuel du soir produisait des vêtements pour les premières communiantes du village. La visite des pauvres était accordée comme une récompense aux plus sages.

Le tableau n'est-il pas bien sévère? Et, s'il édifie, n'effraie-t-il pas un peu nos molles tendresses modernes? Qu'on se rassure. L'austérité religieuse se tempérait à l'Hormat de douceur familiale, de gatté juvénile, et du contact habituel de la nature.

L'Hormat a présenté ce spectacle curieux et sympathique d'une famille enseignante à travers trois générations. Au début, de 179$ à 1814, la direction matérielle — l'économat — était réservée à M«" Harent ; la direction des études à l'institutrice de la famille, M»« Chevallier ; l'enseignement aux deux filles aînées, Cécile et Jenny Harent. Vers 1814, s'opéra un premier changement de personnel : M11* Chevallier, fatiguée par l'âge, se confina dans quelques fonctions accessoires; Jenny Harent ajouta à ses cours la direction des études; Cécile, en partant pour le couvent, laissa ses fonctions à sa soeurcadette, Césarinc. En 1832, second


LE PENSIONNAT DE L'HORMAT .65

renouvellement : ta mort de Mm« Harent laissa toute la charge.de la direction à M"* Jenny, qui ne garda en plus que l'enseignement religieux, pour compléter ou suppléer le travail de l'aumônier ; et à Césarine s'ajoutèrent comme maîtresses des cours, les deux demoiselles Perresve, filles d'une soeur aînée de M1'* Jenny. Leurs morts successives amenèrent en 1856 k fermeture de l'Hormat. Ainsi la tradition se transmettait de génération en génération suivant les lois normales de la vie, et les petites filles de la fondatrice élevaient vers 1840 les petites filles des premières élèves.

Toute la maison, au reste, ne formait qu'une famille. Les deux principaux repas se prenaient en commun, l'aumônier et les dames Harent présidant la grande table. Les élèves avaient leur dortoir ; mais Mlle Jenny gardait dans sa chambre, maternellement, deux ou trois des plus petites élèves. Le soir venant, pendant le travail manuel des grandes, les petites apprenaient à lire en épetant les phrases de l'histoire de Rollin ; et les aînées, comme de grandes soeurs indulgentes, cousaient en silence, bercées par le ramage balbutiant de leurs cadettes. Après le dîner tardif, à l'ancieunemode, la dernière récréation avait lieu, à la bonne franquette, dans la salle à manger desservie. Mllc Jenny dirigeait la causerie; sa soeur Césarine chantait ou dirigeait les choeurs improvisés, et l'aumônier, M. Girodon, raccommodait avec bonhomie les chapelets cassés de la communauté.

Religieuse et familiale, cette vie ne manquait ni de vivacitént d'entrain. Les consciences sûres de leur doctrine et soucieuses de leur pureté n'ignorent pas du monde les Inévitables douleurs, et, la vie fût-elle sereine, prévoient le déclin qui nous attend tous. « On jette enfin de ta terre sur ta tête, et en voilà pour jamais ». Mais elles savent que Dieu est au bout, et que l'habituel compagnon de leur vie ne saurait mal les accueillir au terme. De là leur gaieté facile, et leur persuasion qu'tm saint triste serait un triste saint. Mn« Harent cultivait les Muses badines ; elle composait des chansons sur les airs en vogue ; tantôt, comme Tceppfer le faisait en prose, pour conter les péripéties d'un voyage en Suisse; — tantôt pour parodier ou railler doucement les auteurs à ta mode vers i8}o,— à un point de vue purement littéraire s'entend. On sent que M"* Jenny, fidèle aux traditions en littérature comme ailleurs, ne devait pas s'accommoderdes excentricités superficielles des romantiques, ni surtout de leur profonde incertitude intellectuelle et morale. Sa critique


66 M,le JENNY HARENT

était en même temps un amusement pour ses élèves, et se trouvait moins dépaysée en chansons que l'histoire romaine en madrigaux.

La distribution des prix était une vraie fête de famille, longtemps attendue, savamment préparée. Quelle distraction, pendant tes quinze jours précédents, pour les élèves qui, de leurs classes, entendaient les coups de maillets fixant les planches de l'estrade, entrevoyaient les guirlandes de verdure destinées à l'ornement de la salle I Mais quel renouveau d'ardeur au travail pour apprendre les morceaux d'éclat, chant, poésie, dialogues, que les meilleures élèves devaient réciter devant les familles t Quelles alternatives d'orgueil légitime et de confusion profitable à montrer à ses parents l'exposition des ouvrages manuels réalisés au cours de l'année I Et quelle animation dans la collation finale, pleine de l'enthousiasme des vacances, avivé par la demi-mélancolie des adieux I

Si j'ajoute que l'Hormat réalisait, à la mode anglo-saxonne, l'éducation à la campagne, mes lectrices ne manqueront pas de sourire :1a campagne à Villeurbanne, entre la mairie et les Maisons-Neuves 1 Mais il faut distinguer les époques. En 1795 et encore longtemps après, l'Hormat était bien à la campagne. Lyon se cantonnait sur la rive droite du Rhône, et l'Hormat est à près d'une lieue du Rhône. A peine si la grande rue de la Guillotière allongeait, en continuation du vieux pont, une ligne étroite de cabarets et d'auberges, amorce des nouveaux quartiers. La marmite de Papin n'avait pas encore fait souche de tant d'encombrantes et bruyantes petites-filles, et les palais de l'industrie moderne, de Vaulx à Saint-Pons, n'étalaient pas encore, comme dit Ruskin, leurs cendreuses et huileuses splendeurs. En face- de l'Hormat s'étendaient, non encore enclos, les bois de la Ferrandière, où venaient se promener l'été les élèves du grand séminaire ; et, des fenêtres, les regards se portaient librement des pentes raides et vertes de ta Côtière de Dombes, au profit sévère et régulier, jusqu'aux monts plus lointains du Lyonnais, arrondissant teurs formes teintes de violet sombre, sur l'or clair du soleil couchant.

L'àme de la maison fut, durant de longues années, M"* Jenny Harent. Riche et forte nature, au moral comme au physique, — elle vécut quatre-vingt-deux ans—, elle ennoblissait et équilibrait ses qualités diverses, — instruction solide d'où l'orgueil aurait pu sortir, sensibilité


LE PENSIONNAT DE L'HORMAT 6j

qui expose aux orages du coeur, vivacité plaisante qui risque de 'devenir moquerie ou satire, — par une piété profonde et sereine. Son costume, par ta simplicité de la coupe, le choix de nuances neutres, un grand camail à demeure sur les épaules, un bonnet blanc bien repassé, avait quelque chose de monastique. Devançant les appels pressants de nos derniers pontifes, elle communiait trois fois par semaine. Elle portait toujours avec elle une aumônière garnie de pièces blanches et de gros sous, pleine le matin, vide le soir. « Un chrétien, a dit Veuillot, doit être humble, mais magnifique. »

On aimerait trouver, dans l'ouvrage qui nous a gardé, vivante, la tradition de l'Hormat ', des détails plus multipliés sur les principes et la pratique pédagogique de M 11' Harent.- Il faut nous borner à deux citations en ce genre. L'une exprime énergiquement la nécessité d'écarter de toute maison d'éducation la contagion morale des mauvais exemples : c Si j'avais cent brebis, dont quatre-vingt-dix-neuf eussent la gale, je tes expulserais de la bergerie de l'Hormat, pour empêcher la centième de devenir galeuse. » L'autre se trouve d'actualité en notre temps où l'on parte beaucoup d'alléger les études^ et rappelle à la modestie les amateurs de programmes ambitieux: « Tout le monde doit savoir parler et écrire correctement le français, connaître l'histoire, la géographie et l'arithmétique, mais, pour te reste, à chacun sa spécialité. On choisit l'art d'agrément pour lequel on a une certaine facilité, ou bien la langue étrangère qui semble la plus utile à connaître, et puis on s'en tient là. »

M"* Jenny Harent est morte en 1859.

PH. SÀIHT-VINCENT.

— L'oeuvre des dames Harent, continuée jusqu'en 1903 par les Religieuses de la Réunion au Sacré-Coeur, a été reprise, à cette époque, par M"* Petitjean. Sous son habile direction, et avec le concours de maltresses dévouées, l'Hormat est aujourd'hui un pensionnat très moderne, en mesure de répondre aux plus légitimes exigences des familles, tout en restant fidèle aux traditions d'esprit chrétien et à la devise de la vieille maison : Laissex dire et faictes bien,

1. Afa' Soudrv, M,u Jenny Hâtent et 54 maison d'éducation.— Paris, Lecoffre, 1874.

Le Gérant. ANTONIN POISAT.

MACOS, t>ROrA1 MtRES. tMHRIMtURS



COMMENT ENSEIGNER

SOMMAIRE

La composition française. Comment l'enseigner? — Le but de cet enseignement, ce

qu'il doit embrasser. — Recueils de plans

et de développements tout faits; ce qu'il

faut en penser. — Double idée directrice de

cet enseignement. —Comment apprendre

aux élèves à trouver des idées (invention).

—A les mettre en ordre (disposition). —

A les exprimer (élocution) ? L.

Notes et Renseignements bibliographiques

complémentaires de l'article sur l'histoire.

— Ouvrages condamnés. — Manuels généralement suivis. — Choix de lectures.... R. Les livres à lire. « Histoire partiale, histoire

vraie », par Jean Guiraud Ph. SAINT-VINCENT.

Le certificat d aptitude pédagogique. Sujet

donné dans l'Académie de Lyon. Plan. L. Silhouettes d'éducatriccs. M"* Dissard H. FRANCHET.

LA COMPOSITION FRANÇAISE COMMENT L'ENSEIGNER?

Est-il vraiment nécessaire qu'une femme sache écrire» et faut-il lui apprendre à composer ? Aujourd'hui les railleries de Molière ont fait leur temps : nous répondons résolument oui, et nous mettons la composition française au premier plan dans l'éducation féminine. Mais entendons-nous bien, car tout programme a son but et ses bornes que, sous peine de le fausser, il importe de ne jamais franchir.

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70 LA COMPOSITION FRANÇAISE

Ce but, ce n'est pas de faire des femmes écrivains, ni des femmes avocates (des dames du Palais 1) ni à fortiori des femmes députés, ni même des femmes conférencières : bref des professionnelles du verbe et de la plume dont il n'est pas besoin d'être un La Bruyère pour tracer l'amusante silhouette. Nous laissons cette formation à d'autres, en attendant que quelque nouveau Swift promène Gulliver au pays du féminisme. Nous voulons seulement apprendre aux jeunes filles à écrire dans les limites de leur condition, la bienséance de leur sexe, et le rôle qu'elles ont reçu de la Providence. Nous nous adressons particulièrement à celles qu'elle a mises dans le monde, comme on disait autrefois, c'està-dire qui sont exemptes, par leur naissance, des nécessités d'une vie ouvrière, mais qui ont d'autres obligations aussi impérieuses, car les devoirs, pour différer de forme ici-bas, n'en sont pas moins absolus, et c'est ce qui fait notre véritable égalité morale.

Or, pour peu qu'on réfléchisse aux occupations d'une femme du monde, on verra que la plus commune est peutêtre celle de parler et d'écrire. Outre sa correspondance quotidienne, toujours délicate, même avec les intimes, et qu'on pourrait définir le miroir de son esprit et la mesure de sa culture, songeons aux causeries dans les patronages, les ouvroirs, les cours du soir, dont la familiarité et le naturel ne s'acquièrent que par une forte préparation; songeons aux rapporta, aux comptes rendus que toute dame patronnesse d'une oeuvre de bienfaisance est appelée à faire ; songeons aux examens universitaires que tant de jeunes filles affrontent pour leur satisfaction personnelle, ou pour avoir le droit de se dévouer à l'enseignement privé ; songeons enfin aux mères qui apprennent, pour se faire les répétitrices de leurs enfants l

A bien le prendre, tous les genres y passent : lettres,


COMMENT L'ENSEIGNER Jl

récits,, discours, descriptions, dialogues, dissertations, et ce serait une grave erreur de croire qu'il suffit pour cela de. quelques notions sommaires. Tout se tient dans la culture intellectuelle. Si en effet, pour lire un livre quelconque, il faut savoir en suivre la composition et le plan, que sera-ce quand nous voudrons en rendre compte oralement ou par écrit ? Quel embarras n'éprouve-t-on point à exposer clairement la pièce de théâtre qu'on vient de voir ? à résumer le sermon qu'on a entendu ? à raconter le voyage qu'on a fait ? à décrire les lieux qu'on a admirés ? Tout cela, parce qu'on ne sait pas composer, les femmes surtout, en qui la vivacité de sentiment et la mobilité d'esprit coupent le chemin à la raison et à la logique. Donc, que les jeunes maîtresses se rompent de bonne heure au travail de la composition i c'est la clé de l'enseignement ; c'en est aussi la pierre d'achoppement, car il exige une longue pratique. Pour le faciliter, on a publié bien des manuels généraux, bien des recueils de devoirs. Parmi ces derniers, les uns se contentent de collectionner des sujets ; d'autres y ajoutent des plans plus ou moins nourris ; certains, des développements complets. Nous ne croyons pas beaucoup à l'efficacité de ces sortes d'ouvrages. Si nous admettons assez volontiers les recueils purs et simples de sujets, à la condition que le maître ne s'y cantonne point et s'en serve discrètement pour renouveler sa veine, nous condamnons l'usage des autres. C'est au maître à faire le plan des devoirs qu'il donne, d'autant plus que ce plan n'est pas uniforme, qu'il varie avec l'âge, les connaissances, la condition, le milieu des élèves. Un plan livresque suppose qu'il n'y a qu'une seule façon de traiter un sujet, et prétend en être l'effigie : grave erreur, plus grave encore quand il s'agit du développement, lequel est tout individuel. Ces sortes de modèles trompent les enfants en leur laissant croire que


72 LA COMPOSITION FRANÇAISE

tout ce qu'ils ont mis de différent est mauvais ; ils égarent leur jugement, étouffent leur originalité, écrasent leur mémoire, car, pour mieux retenir le modèle, ils en arrivent à l'apprendre par coeur. Et le danger n'est pas moindre pour le maître qui, substituant l'autorité du livre à son activité personnelle, ne tarde pas à s'enfermer dans le moule étroit de l'esprit primaire dont le nom est aujourd'hui synonyme de présomptueuse ignorance '.

Cependant, comme il peut arriver que le temps lui manque, qu'il ait besoin exceptionnellement d'un devoir tout fait, ou qu'il veuille enrichir son bagage de celui d'autrui, il pourra recourir à ces manuels, mais sans s'y reposer ni s'y endormir comme dans un dormi semre 2. Encore une fois, c'est au maître à enseigner, et il nous semble que dans l'enseignement de la composition française, une double idée directrice doit le guider.

t. Nous reviendrons sur cette question dans un article ultérieur consacré à la correction des devoirs.

2. Voici, à titre d'exemples, quelques-uns de ces recueils, les plus appropriés :

MORIGN v(abbé). Recueil de compositions françaises à l'usage des classes de grammaire de l'enseignement secondaire, fa, 5e» 4e» 3e> et des pensionnats de jeunes filles. Paris, de Gigord. 2 fr.

Les classes de 4e et }e correspondent au degré de force du brevet élémentaire.

VERRET. La composition française des classes supérieures et du baccalauréat, des grandes écoles et du brevet supérieur. 100 plans, 640 sujets proposés aux examens, in-12 broché. Paris, de Gigord 2 fr. 50

CHANAL.La composition enseignée par l'exemple, préparation au brevet supérieur et au baccalauréat ; contient un grand nombre de sujets traités, de sujets avec plans, de sujets proposés, et accompagnés de conseils généraux sur la rédaction de ces devoirs (toe édition), t vol. ln-12. Delaplane. Paris, broché 2 fr. $0


COMMENT 1 L ENSEIGNER 73

Il ^s'agit d'abord pour lui d'apprendre à ses élèves'ce que j'appellerai la probité de la plume, je veux dire la franchise de la pensée et la sincérité de l'expression. Si en effet la probité morale consiste dans la droiture des sentiments, cette droiture doit faire le fond de nos écrits comme de nos paroles :

Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre, Le fond de notre coeur dans nos discours se montre.

Le style ne doit pas être un déguisement, pas plus qu'un industrieux placage de figures. Il faut dire ce qu'on pense, et comme on le pense. Voilà la vraie noblesse et la véritable individualité. Et le maître s'efforcera de répondre au voeu de Pascal, qui goûtait dans le style naturel non un auteur, mais un homme. Ainsi, la composition française sera une école de probité, et aussi de goût. Et comme ces lignes s'adressent particulièrement à des jeunes filles, je vais, pour me mieux expliquer, recourir à leur compétence.

Toutes savent — sans doute mieux que moi—ce qu'est le goût dans le vêtement : le sentiment de ce qui va, de l'harmonie, de la ligne. Nulle ne mettrait indifféremrhent telle robe avec tels gants : de la chaussure au chapeau, il faut que les parties s'assortissent î c'est une synthèse. Qu'un seul ruban détonne, et l'effet est détruit : on n'a plus qu'une toilette de mauvais goût. Eh bien 1 la composition française offre un tout identique, la même science de l'ensemble, la même harmonie des détails, ie même accord entre les idées et les mots, avec cette complication que là, il faut tout tirer de soi-même, et qu'on n'a point de gravures de mode. — Alors, c'est chose difficile ? Oui, et non. Le tout est de l'apprendre, et nous espérons qu'on l'apprendra dans l'article suivant d'un de nos collaborateurs.


74 LA COMPOSITION FRANÇAISE

Dans tous les examens, de quelque ordre qu'ils soient, primaire ou secondaire, depuis l'humble certificat jusqu'au baccalauréat, — j'allais dire jusqu'à la licence, — c'est toujours la composition française qui fait échouer le plus grand nombre de candidats. Interrogez les victimes de cette terrible épreuve : toutes répondront du même ton navré, avec le même geste de révolte ou d'accablement : « Que « voulez-vous ? Je n'y puis rien. Tout le reste cède à la perce sévérance: lesyeux finissent par enregistrer l'orthographe; « les problèmes de mélange, d'alliage ou d'intérêt, ont « chacun leur recette; on apprend une formule, un théo« rème, une règle de trois simple ou de trois composée ; « on apprend même, pour peu qu'on s'y applique, à « résoudre une équation algébrique : mais la composition v française ne s'apprend pas; c'est un don. Heureux ceux « qui l'ont reçu de la Providence : le royaume des examens « leur est ouvert l » ,

Quelle erreur, et combien facile à réfuter l Non toutefois pour le vain plaisir de rompre, dans cette revue, une lance pédagogique; mais simplement pour venir en aide à l'écolier qui peine, pour mettre — si je puis ainsi parler — un peu d'espérance sous les coudes de ces pauvres enfants éperdûment courbés sur leur papier, et rongeant leur porte-plume. Que leurs jeunes institutrices, à qui l'expérience et la pratique n'ont pas encore donné une méthode personnelle, veuillent donc accueillir, au moins provisoirement, celle d'un vieux maître heureux de leur offrir la sienne, et de leur livrer, en une fois, les petits secrets d'un long métier. Il le fera d'ailleurs avec une simplicité toute


COMMENT L ENSEIGNER 7 5

professionnelle, dans le langage le plus uni, en bannissant tout apprêt, soucieux seulement de précision et de clarté. Certes on ne saurait nier que, dans l'art d'écrire, il ne faille accorder, comme dans tous les autres, une large part à nos facultés naturelles, et en particulier à l'imagination et à la sensibilité. Il y a évidemment des intelligences plus ou moins bien douées, des cerveaux plus ou moins féconds : c'est entendu. Mais soyons bien convaincus que la très grande majorité des esprits, même les plus médiocres, peut parfaitement apprendre à écrire quelques pages sensées, comme à développer, avec ordre et propriété, un thème suggéré ou personnel. Et gardons-nous surtout de mesurer le talent à l'abondance, comme les enfants toujours enclins à croire que celui qui en a mis le plus long a le mieux fait ! L'extrême facilité est sans doute préférable à l'extrême disette, car là où il n'y a rien, le roi perd ses droits, et le professeur aussi. Mais cette facilité précieuse n'en est pas moins un don très dangereux, qui cousine avec le délayage, la phraséologie, l'emphase, l'incohérence» pires défauts dont une discipline sévère a souvent peine à triompher. Boileau se vantait d'avoir appris à Racine à faire difficilement les vers faciles. Ce mot met les choses au point : il réfrène l'aisance et encourage le labeur.

* *

Tous ceux qui, depuis Aristote, ont enseigné la rhétorique, s'accordent à la diviser en trois parties : l'invention, la disposition, l'èlocution ; ou, pour employer des mots plus modernes, la matière, le plan, le style, Quiconque en effet se propose d'écrire, sur un sujet quel qu'il soit, doit nécessairement trouver :


76 LA COMPOSITION FRANÇAISE

Ce qu'il faut dire,

2° Dans quel ordre il faut le dire,

30 Dans quels termes il faut l'exprimer.

Il semble que ce soient là des vérités de M. de la Palice. Détrompons-nous. Les vérités fortes de l'expérience des siècles sont les meilleures, et l'on ne saurait trop les répéter. Elles restent toujours opportunes. Qu'on entre dans une salle d'examens : le sujet n'est pas plutôt donné que déjà les plumes grincent, les mots s'alignent, et les sottises s'entassent, comme il arrive nécessairement quand on parle ou qu'on écrit avant d'avoir pensé. On voit bientôt les candidats, — j'entends les plus sensés, — raturer leurs pages, pour dire autre chose, qui sans doute ne vaudra pas mieux, jusqu'à la dernière heure où ils s'apercevront trop tard de ce qu'ils avaient à faire, et à quoi ils n'ont pas réfléchi. Car une composition française n'est pas une oeuvre de jet : c'est le fruit d'un effort patient et méthodique qui ne livre rien au hasard. Nous allons donc étudier successivement les trois points que nous venons de dire et auxquels se ramène l'art de composer.

I. INVENTION. MATIÈRE.

L'Invention est ce travail de l'esprit par lequel, un sujet étant donné, on découvre les idées qui s'y rapportent et le développement de celles-ci.

Peut-on donc apprendre à découvrir des idées ? Certainement. Pour quelques-unes en effet qui se présentent d'elles-mêmes, — et qu'il ne faut d'ailleurs pas accueillir d'emblée, car le bon germe avec le mauvais, — la plupart ne viennent qu'autant qu'on les cherche.

Pour cela, il importe d'abord de mettre cette recherche


COMMENT L'ENSEIGNER 77

à la portée des intelligences à qui l'on s'adresse. Et c|est«ce que le's maîtres oublient trop souvent! Mais j'ai hâte de les excuser, obligés qu'ils sont d'obéir à cette pédagogie officielle dont meurt l'Enseignement, et de donner à leurs élèves des devoirs calqués sur les sujets invariablement posés aux examens; Et quels sont-ils, ces sujets ? Toujours une pensée ou une maxime plus ou moins sibylline à discuter ; car dès que l'enfant commence à tenir une plume, il faut que l'école l'érigé en philosophe au petit pied, qu'elle l'étourdisse d'une logomachie pédantesque, sinon tendancieuse, avec la conscience morale et la personnalité humaine pour refrain.

Naturellement, la série entière des proverbes y passe, sous la même rubrique : « Expliquer et appliquera la conduite de la vie le mot suivant... etc. — La conduite de la vie 1 Demander la conduite de la vie à des enfants de douze ans 1 Encore ces sujets-là sont-ils les mieux accueillis, car leur nombre étant forcément borné, — il y en a comme cela une centaine qui sortent alternativement des tiroirs administratifs, — les instituteurs les collectionnent, et un candidat congrûment préparé ne se présente qu'autant qu'il les a au préalable tous traités. Il relit ses modèles la veille, et

il n'a qu'à ne pas se tromper de numéro , ce qui lui

arrive quelquefois.

L'été dernier, une fillette du certificat m'apportait son cahier : « Monsieur, que faut-il que je dise là-dessus : Les femmes font et défont les maisons ? ». Je lui ai conseillé de mettre qu'en attendant d'être femme une petite fille ne le savait pas.

Comment s'étonner que, sur de pareils sujets, les écoliers se lamentent, ânonnent, et ne trouvent rien ? C'est pourtant un vieux précepte de proportionner le travail aux forces, d'assimiler la nourriture de l'esprit à celle du corps,


78 LA COMPOSITION FRANÇAISE

d'en mesurer à l'âge la nature et la dose. Et comment le maître judicieux devrait-il être embarrassé, lui qui pratique quotidiennement l'âme enfantine, dont il est en quelque sorte le père nourricier ?

Je voudrais, avec Quintilien, qu'il commençât par le lait d'un enseignement facile, pour passer par degrés à des aliments plus solides. On ne saurait trop se persuader que le jugement est une faculté tardive, que la jeunesse ne peut rien concevoir d'abstrait, que les récits de l'histoire ellemême lui échappent dès qu'ils portent une morale en eux, et qu'il faut en conséquence tout ramener à la forme familière des choses du foyer. Écoutons La Fontaine :

« Dites à un enfant que Crassus allant contre les Parthes s'engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait, que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu'il fît pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d'un puits pour y éteindre leur soif, que le renard en sortit s'étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle ; au contraire le bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de prévoyance, et, par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impression sur cet enfant. Ne s'arrêtcra-t-il pas au dernier comme plus conforme et moins disproportionné à la petitesse de son esprit? » (Préface des Fables).

Donc, pas de dissertations d'aucune sorte, pas de pensées à expliquer, pas de maximes à commenter : mais seulement de petits récits très simples, ou faits de détails vrais et de sentiments éprouvés ; puis des descriptions de choses vues, de lieux, de personnes, d'animaux. Car il faut tout de suite accoutumer l'enfant à voir} non seulement parce que c'est le meilleur moyen de meubler son esprit, — la pensée n'étant guère qu'une collection d'images, — mais aussi


COMMENT L ENSEIGNER 79

parce qu'il n'y a pas de source plus féconde au vocabulaire que la vision. Le maître n'a que l'embarras du choix.

Que voudriez-vous qu'on vous donnât pour vos étrennes ?

Décrire l'église de votre paroisse.

Raconter une fête foraine.

Observer un campement de bohémiens, etc.

Voilà qui n'est assurément pas difficile ! Eh bien si. Ça l'est encore trop 1

Dans ces sortes de devoirs, en effet, l'élève ayant beau-' coup à dire, voudra dire tout; et comme il ne saurait mener de front le choix des idées, leur ordre, leur expression, il écrira pêle-mêle tout ce qui lui viendra à l'esprit. Ce ne sera pas un devoir, mais un gâchis. Il importe donc de le guider en lui traçant sa besogne, je veux dire en lui fournissant un canevas. Ce canevas, dit Rollin,

« On peut le donner ou de vive voix, en proposant dans la classe aux écoliers un sujet à traiter sur-le-champ, et les aidant à trouver des pensées, à les arranger, à les exprimer ; ou par écrit, en dictant une matière de composition qui soit digérée, qui fournisse plusieurs pensées, qui en prescrive l'ordre, et qui ne demande presque que d'être étendue et ornée. »

De ces deux manières, j'avoue que la première me paraît plutôt périlleuse. Sans doute elle a l'avantage d'animer la classe, d'exciter l'activité et de stimuler l'émulation ; mais elle a le défaut de faire parler précipitamment et de favoriser le verbiage : c'est à qui répondra le plus vite, n'importe quoi, pourvu qu'il réponde le premier. L'étourderie l'emportera sur la réflexion. Sans compter que les distraits, les paresseux ou les timides s'abstiendront de par-


80 LA COMPOSITION FRANÇAISE

ticiper à cet effort commun où s'emploieront seulement les langues les plus déliées.

Mieux valent les canevas écrits, faits d'avance par le maître, et dictés ensuite aux élèves. On voit aisément de quel secours sont ces matières rédigées avec un soin et dans un esprit sur lesquels nous allons insister. Elles fixent sur quelques points clairs et précis l'imagination des enfants toujours encline à s'égarer. Elles les obligent à les comprendre, à les détailler, à les éclairer de souvenirs et d'exemples ; et comme elles leur offrent à la fois le plan et les matériaux de l'édifice, ils auront moins de peine à le bâtir. Abandonnons-les au contraire à eux-mêmes sur un sujet nu et simplement formulé 1 Je veux bien qu'ils le connaissent et qu'ils aient des idées. Mais qui ne sait combien les idées naissent d'abord obscures et confuses ? Le grand travail est de les dégager de cette ombre indécise où ' elles flottent, pour arriver à une conception nette qui les mette au point. Si ce que l'on conçoit bien ne s'énonce pas toujours aussi aisément que le prétend Boileau, ce que l'on conçoit mal s'énonce toujours mal. Or l'enfant ne peut rien concevoir de lui-même avec cette netteté indispensable. Il convient donc de faire clair dans son esprit, de lui suggérer des choses précises, et de lui donner à exprimer des pensées toutes prêtes, avant de lui demander d'exprimer ses pensées à lui. C'est ce que nous voyons faire aux oiseaux quand ils donnent la becquée à leurs petits : ils leur apportent des graines concassées, des baies, des vers, déjà triturés dans leur bec et presque à demi digérés. Et cette comparaison, que j'emprunte à Quintilien, me paraît aussi juste que charmante.

Maintenant, comment devons-nous rédiger ces matières} Là encore, il y a deux procédés. L'un consiste à esquisser le devoir tout entier en commençant les phrases, et en laissant à l'élève le soin de les achever. Par exemple :


COMMENT L'ENSEIGNER 8l

Lucien, ce philosophe si...., revenait un soir des fêtes*de

JupiteV célébrées en avec une pompe, avec..... C'était

une de ces nuits délicieuses de l'Attique. La lune...., les étoiles...., la brise On n'entendait que...., on respirait. .... Fatigué des de la journée, et de , il s'assit

au pied, d'un et s'endormit. Il crut voir en songe Jupiter,

mais non dans son terrible appareil, avec , mais au

contraire Le dieu l'invita à venir écouter avec lui les

prières des hommes, etc.

Cette méthode balbutiante a été longtemps en honneur ; elle est aujourd'hui, et à bon droit, entièrement bannie, car elle ressemble fort à ces devinettes ou problèmes pointés dans lesquels on donne à reconstituer des mots dont on a laissé en blanc les voyelles ou les consonnes. Elle suppose un développement fait à la lettre par le maître, et par cela même intangible, mais mutilé par un accident, une sorte de manuscrit taché ou demi effacé qu'il s'agit de remettre dans sa forme intégrale. C'est un travail d'ingéniosité et non de composition. Autant prétendrait-on apprendre à couper une jupe ou un corsage en faisant des reprises.

L'autre méthode est autrement féconde et intelligente. Elle consiste à réunir les éléments du devoir dans un petit sommaire, une sorte de raccourci entièrement rédigé, pour laisser à l'élève le soin de les découvrir par l'analyse, de peser leur sens et leur valeur, de mesurer les détails qu'ils comportent, et de les disposer. Elle lui fournit ainsi les idées maîtresses et les lignes directrices sans entraver son originalité. Ainsi, elle aurait dit plus haut tout uniment :

Lucien revenait un soir des fêtes de Jupiter, à Athènes. C'était une de ces belles nuits de l'Attique. Fatigué de sa journée, il s'endormit sous un olivier et crut voir en songe Jupiter qui l'invitait bienveillamment à écouter avec lui les prières des hommes.


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Naturellement, un canevas de ce genre ne s'improvise pas à la légère. Il faut que le maître en choisisse attentivement les termes, qu'il se serve d'expressions suggestives, qu'il emploie des mots qui soient comme des germes de développement. C'est un grain qu'il sème, dont le travail de l'élève devra faire une moisson. Sans doute il dosera la semence selon la richesse et l'étendue du terrain, je veux dire selon l'acquis et l'âge de l'écolier ; il pourra souligner certains termes pour attirer sur eux l'attention. Tout cela est affaire d'entraînement. Mais persuadons-nous bien qu'avec un peu de doigté, on peut faire tenir beaucoup de choses en quelques lignes. Une matière bien faite est comme une éponge imbibée d'eau ; il semble qu'elle soit vide : qu'on la presse, il en sortira dix fois son poids de liquide. Essayons.

Un écolier, devant une fourmilière, s'amusait un jour à regarder le manège des fourmis. Que vous êtes heureuses, pensait-il en lui-même ! Tandis que moi, mon sort est d'étudier. Comme il avait l'air très gentil, une vieille fourmi levant la'tête lui dit '. « Eh quoi ? Tu te plains de ton sort, toi qui n'as qu'à orner ton esprit. Mais nous ? Vois combien de métiers il nous faut faire l Et nous n'en bénissons pas moins la Providence. Va, fais comme nous, et remercie Dieu. »

Cela n'a l'air de rien. Et pourtant 1 N'y a-t-il pas un long développement dans le manège des fourmis qui vont, viennent, apportant des brindilles ou des débris d'insectes? Ici, elles s'attellent à un gros scarabée ; là, elles s'acharnent sur une sauterelle intruse qui, d'un bond étourdi, est tombée dans la fourmilière. D'autres grimpent en procession sur un arbuste couvert de pucerons, lesquels leur servent de vaches laitières, etc. Il n'y a pas d'enfant qui n'ait vu cela.

Mon sort est d'étudier. Etudier quoi ? La grammaire et ses


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subtilités, l'arithmétique et ses théorèmes, la géographie et ses noms barbares, l'histoire et ses dates, etc. Et cela chaque jour : classe du matin, classe du soir. Ensuite, devoirs et leçons au logis ; souvent, pensums le dimanche, etc. Quel paresseux se plaindrait d'un pareil thème? Chacun ne pourra-t-il pas mettre là une note sincère, une rancune personnelle ?

// avait l'air très gentil. C'est qu'il n'était point de ces fripons d'enfants qui font du mal aux bêtes, qui jettent des pierres aux chiens, qui arrachent les plumes aux oiseaux, qui empalent les papillons, qui fourgonnent dans les fourmilières, etc. La vieille fourmi avait deviné de suite, à son air, qu'il était doux et bon.

Toi qui n'as qu'à orner ton esprit. Retenons le ne que. Ne trouve-t-il pas chaque matin en se levant ses habits propres et rangés par une maman qui, la nuit peut-être, a veillé pour les raccommoder ; son petit déjeuner prêt, une gâterie dans son sac ? N'a-t-il pas un papa qui travaille tout le jour pour lui gagner son pain et mettre de la confiture pardessus ? Et que lui demande-t-on en revanche ? D'apprendre ce qu'on s'efforce de lui enseigner avec douceur, — sans parler des récréations ni des vacances, — dans un local confortable et bien chauffé, égayé d'images, pour le rendre capable d'exercer plus tard une profession moins dure que celle d'artisan ou de manouvrier.

Combien de métiers il nous faut faire. La fourmi n'est-elle pas à la fois ingénieur, architecte, terrassier, mineur, charpentier, maçon ? Ne lui faut-il point réparer sans cesse son logis dévasté par les méchants enfants, par ses ennemis naturels, par les pluies, les orages ; amasser tout l'été sa subsistance pour l'hiver ; élever les jeunes générations, se battre pour les défendre ?

Nous n'en bénissons pas moins la Providence, parce qu'elle


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toit luire le soleil et mûrir les blés, parce qu'elle donne la nourriture à qui prend la peine de la chercher, parce que sa bonté pourvoit à tous les besoins de la création, etc.

Je ne crois pas qu'aucun enfant puisse rester longtemps rebelle à un enseignement aussi simple. Peut-être même trouvera-t-on un pareil sujet puéril. Mais justement, c'est son plus sûr mérite, et je voudrais en avoir plein les mains de ces sujets-là. En voici un autre.

Nous avons à la campagne un joli jardin où il vient beaucoup d'oiseaux ; il en vient même trop, car notre jardinier se plaint de leurs ravages. Il leur a bien tendu des pièges ; mais, comme il est très bon, il a relâché les pauvrets qui le payent d'ailleurs en chansons. Alors, il s'est avisé de mettre sur les arbres des épouvantails. L'autre jour, nous l'avons aidé à ériger un affreux bonhomme bourré de paille. Mais les petits effrontés se sont peu à peu enhardis, et l'un d'eux, ce matin, était perché sur le chapeau du bonhomme.

Les expressions-mères, dans ce devoir, sautent aux yeux comme dans le précédent. Il est également facile; et, si j'insiste sur cette note, c'est pour montrer comment on peut rendre de très bonne heure la composition française abordable aux enfants, et qu'on ne saurait commencer trop tôt une méthode rigoureuse et logique. Tout ce qu'on leur fera écrire en les livrant à eux-mêmes est pire que du temps perdu : c'est les vouer à de mauvaises habitudes dont on aura peine ensuite à les corriger.

Donc, la règle fondamentale pour apprendre à composer, c'est de toujours user d'un canevas ad hoc, canevas qui s'abrégera au fur et à mesure des progrès de l'écolier, et qui laissera de plus en plus part à son invention personnelle


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pour l'accoutumer graduellement à marcher avec moins de secours, jusqu'au jour où il pourra trouver tout de luimême. Mais il faudra plusieurs années pour cela ; on n'y parviendra que par une lente et patiente gradation d'exercices dont on ne multipliera jamais assez la variété. Et si la place m'était moins mesurée, je le montrerais dans une série de sujets, la meilleure école étant celle de l'exemple. Mais je crois m'être exprimé assez clairement pour me faire comprendre ; et si cette forme d'enseignement est goûtée des jeunes institutrices, si d'autre part Dieu et nos lecteurs prêtent longue vie à cette revue, j'aurai plaisir à appliquer cette méthode chaque fois qu'on «n'en offrira l'occasion.

Maintenant que nous avons appris à découvrir dans la matière les sources de développement, qu'est-ce que développer ? Ce n'est pas, comme le croient les écoliers, mettre en plusieurs mots ce qu'on leur indique en un seul, autrement dit, du remplissage. C'est faire passer une idée de l'.état abstrait à l'état concret, ou décomposer une idée générale en ses éléments particuliers. Ainsi, nous avons développé plus haut par ce moyen les mots manège, gentil enfant, étudier, métiers, dans notre premier exemple.

Toutes les mémoires ont retenu la longue tirade des Femmes savantes (Act. II, se. 7) dans laquelle Chrysale développe, par des faits, le pédantisme de sa femme et de s«i soeur. Pareillement dans Y Avare, maître Jacques raconte à Harpagon que tout le monde se moque de son avarice. Voilà le canevas et voici le développement.

L'un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers où vous faites doubler les quatre temps et les vigiles

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afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde. L'autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes ou de leur sortie d'avec vous, pour trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu'une fois vous fîtes assigner le chat d'un voisin pour vous avoir mangé le reste d'un gigot de mouton; celui-ci, que l'on vous surprit une nuit en venant dérober vous-même l'avoine de vos chevaux, et que votre cocher, — qui était celui d'avant moi,— vous donna dans l'obscurité je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. On ne saurait aller nulle part où l'on ne vous entende accommoder de toutes pièces ; vous êtes la fable et la risée de tout le monde, et jamais on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain, et de fesse-mathieu. » (Art. III, se, 1),

Ecrivons dans une matière : L'été de ion fut particulièrement chaud. On évoque aussitôt les degrés du thermomètre, le soleil brûlant, les nuits étouffantes, les volets clos jusqu'au soir, les ruisseaux desséchés, les puits taris, les légumes du jardin grillés, les feuilles flétries, les prairies jaunes et râpées comme les chaumes, la soif inextinguible, les insolations, etc.

Ici encore il faudrait accumuler les exemples. Mais, quelle que soit l'idée, le procédé est invariable, et le maître l'appliquera aisément dans toutes les formes de compositions.

* *

Ces formes sont au nombre de quatre : La narration, 2° le dialogue, 30 le discours ou la lettre, 40 la dissertation.

C'est par la narration qu'il faut commencer : d'abord parce qu'elle est la première manifestation littéraire de l'enfant qui, dès qu'il commence à parler, raconte ce qui frappe son esprit ; puis, parce qu'elle contient toutes les


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autres formes en abrégé, car elle fait souvent dialoguer les personnages; elle ébauche des discours; elle peut même atteindreaux idées philosophiques et morales. J'en emprunte un très bel exemple au poète de Laprade.

En vous promenant dans une forêt, vous regardez des bûcherons abattre un chêne. L'arbre s'écroule avec fracas, et vous ne pouvez vous défendre d'une certaine tristesse devant ce grand cadavre jonchant le sol. Mais vous vous apercevez que son co'ur commençait à se creuser, que déjà il touchait à la décrépitude, qu'on l'a abattu à temps, qu'il va maintenant servir à mille usages, et que la mort lui aura donné une vie supérieure, comme elle fait entrer l'homme dans l'éternité.

Quel riche thème ! Le cadre, les bras roidis des bûcherons, les coups sourds, les éclats de bois qui volent, la chute immense, le trou béant, et les nains victorieux du géant essuyant leur front dans un geste lent et grave à la Puvis de Chavannes. C'en est fait du roi de la forêt l II gît, et vous entendez sa plainte dans le dernier tressaillement de ses feuilles :

Il servait de refuge

Contre le chaud, la pluie et la fureur des vents ; Pour nous seuls il ornait les forêts et les champs. L'ombrage n'était pas le seul bien qu'il sût faire : Il courbait sous les fruits. Cependant, pour salaire, Un rustre l'abattait : c'était là son loyer, Quoique, pendant tout l'an, libéral il nous donne Ou des fleurs au printemps, ou du fruit en automne, L'ombre l'été, l'hiver les plaisirs du foyer. Que ne l'émondait-on sans prendre la cognée ?

La Fontaine. (U tomme et la couleuvre.')

Mais sa vieillesse le vouait à une mort prochaine, à l'ignoble pourriture et aux vers. Déjà le pivert attaquait son


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écorce. Iiquarri demain, scié et débité, il sera la charpente d'un grand édifice, il portera jusqu'au ciel, dans l'ossature d'un clocher, l'ardeur de la prière humaine ; il emmanchera la charrue nourricière ; ou bien l'artiste immortalisera dans son bois la majesté divine ou les traits d'un héros. Où sont maintenant les frères de ces chênes que la sculpture a changés en autels, en stalles, en statues ? Leur âme végétale s'est dissoute dans le néant. Mais eux, ils vivent encore ; ils resplendissent dans nos musées et dans nos cathédrales, et l'art les a faits immortels. Ainsi, pour l'arbre comme pour l'homme, la vie d'ici-bas n'est qu'un obscur passage

éphémère

Je m'excuse de cette ébauche. Il n'est personne qui ne sente et ne voie tout cela.

* *

L'avantage du dialogue est d'enseigner le naturel et la vivacité. Mais, sous peine de bavardage, il faut avoir grand soin de choisir des situations et des idées parfaitement arrêtées, et dont le canevas ne soit pas moins précis que celui de la narration. Ainsi, qu'on fasse lire à des élèves les Femmes savantes, et le Bourgeois gentilhomme ; puis qu'on leur donne le sujet suivant :

Martine et Nicole, natives du même village, se voient le dimanche après vêpres, et s'entretiennent de leurs maîtres, naturellement. Ou bien, on leur adjoindra Toinette, du Malade imaginaire.

En général, le dialogue doit se faire à deux ou à trois personnages au plus, selon l'excellent précepte d'Horace. Sans quoi, il est trop difficile à mener. Fénelon en a donné d'excellents modèles, dans ses Dialogues des Morts, pour son élève le duc de Bourgogne.


COMMENT L'ENSEIGNER 8<>

* *

Le discours est la forme la plus usuelle et la plus pratique de la composition. La vie, en effet, se passe à discourir i sermon du prêtre en chaire, plaidoyer de l'avocat, leçon du professeur, rapport du savant, mémoire de l'ingénieur, article du journaliste, conférence, profession de foi.,., tout le monde fait dès discours, depuis les ministres jusqu'aux charlatans, — comme quoi les extrêmes se touchent, — et tout le monde écrit des lettres, ce qui est exactement la même chose, la lettre n'étant qu'un discours adressé à un absent. Aussi confondrons-nous ces deux mots entre lesquels il n'y a pas de différence '.

i. Toutefois, comme la lettre est assurément la forme la plus fréquente sous laquelle une jeune fille est appelée à écrire, il est peut-être bon d'y insister. Quoi qu'on écrive, et a qui que ce soit, il fout être soi, c'est-à-dire garder son caractère, ainsi qu'on doit, chez le photographe, garder sa physionomie naturelle. Aussi, a-t-on coutume de dire qu'il faut écrire une lettre comme l'on parle. Le conseil est excellent, si l'on entend par là qu'on doit s'exprimer sans prétention, et avec la sincérité de la parole. Mais si l'on croit que la phrase épistolaire est la même que la phrase parlée, on se trompe gravement. Quand on parle, on improvise, on se répète, on s'aide du geste, et la parole sténographiée est toujours impropre et incorrecte. Il n'y a que le patient travail de la plume qui puisse produire la justesse et l'harmonie de l'expression, (v. plus loin chap. Style). Et ce travail de la plume n'est pas moins indispensable à la lettre qu'aux autres genres. Peut-être, l'est-il quelquefois plus. Car une lettre est une sorte de visite écrite, où l'on tient à paraître avec ce souci de distinction qui accompagne les visites réelles. C'est sa personne qu'on envoie sous enveloppe. 11 faut donc prendre une toilette de bon goût, pour répondre au désir légitime de plaire qui est le lien de toute société. Cela ne se remarque-t-il pas jusque dans le papier dont on se sert ? Ce soin, d'ailleurs, n'est nullement contraire au naturel, qu'il ne faut pas confondre avec la nature brute. Ainsi, labourer la terre, tailler la vigne, greffer les arbres, est assurément altérer la nature, sans cesset pour autant d'être très naturel. Pareillement la plume donc doit cultiver la parole et la châtier.


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La recherche des idées, d'après une matière rédigée d'avance, est la même que dans la narration. Il n'y a pas, en effet, deux façons de peser les mots. Mais tandis que dans celle-ci Yinivntion est presque tout, — la disposition se trouvant tout indiquée par la suite du récit, — c'est, dans le discours, la disposition qui joue le principal rôle. Les arguments, en effet, valent surtout par leur enchaînement, leur gradation, l'habileté avec laquelle ils sont mis en oeuvre. Dans tout procès, les parties savent incontestablement mieux leur affaire que leurs avocats. Pourquoi alors ne pas l'exposer elles-mêmes, en laissant seulement à ceux-ci la discussion juridique ?

Nous traiterons donc du discours au chapitre suivant. Quant aux sujets, ils exigent la même progression prudente. Après avoir commencé par de petits discours familiers, comme celui de la fourmi à l'écolier paresseux, on élèvera graduellement le niveau, sans sortir des lectures des élèves, parce que là leurs idées seront soutenues par des faits et des souvenirs. Prenons La Fontaine, ce bréviaire des classes. Expliquons la fable des Deux rats, du renard et l'oeuf; puis donnons pour devoir une lettre de Madame de La Sablière à Malebranche, pour protester, à l'imitation du bonhomme, contre cette philosophie qui refuse toute espèce d'intelligence et de sensibilité aux animaux, et les transforme en machines vivantes. Ou bien, lisons les fables qui mettent l'âne en scène, et supposons que La Fontaine, s'étant un jour endormi au pied d'un arbre, voit en songe l'âne s'avancer vers lui, et se plaindre du rôle déplaisant, ridicule sinon odieux, qu'il lui a partout donné.

Ensuite, adressons-nous à l'histoire qui est une mine inépuisable. Les historiens anciens sont même pleins de discours excellents, et jamais livre ne vaudra le vieux Conciones latin pour apprendre à discourir. Il n'y a qu'à en faire autant chez nous :


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Saint-Simon, \ la journée des Dupes, montre à Louîs XIII l'impérieuse nécessité de maintenir Richelieu au pouvoir.

Madame de Maîntenon propose à Louis XIV de fonder la maison de Saint«Cyr.

Marie-Thérèse écrit à sa fille Marie-Antoinette (je cite textuellement) : « On vous attribue un achat de bracelets de 250.000 livres; on prétend que vous entraînez le roi à des profusions qui mettent l'État en détresse; on dit que votre coiffure a $6 pouces de haut, avec un tas de plumes et de rubans qui rehaussent tout cela... » Et elle lui reproche de ne pas voir la fermentation des esprits et l'avenir gros de terribles menaces.

Quand Murât, en 1814, abandonna l'Empereur pour entrer dans la coalition, dans l'espérance de sauver sa couronne, Madame Récamier était à sa cour. Il lui confia son projet et ses hésitations entre ses intérêts et sa patrie. Elle le supplie de rester fidèle à la France, en un discours pressant et pathétique.

Dans tous ces sujets, l'imagination a peu à faire, parce que les personnages sont bien connus et les idées fournies par les événements. On pourra ensuite faire un pas de plus et aborder les sujets moraux : •

Shéridan demande au Parlement anglais l'abolition de la traite des nègres.

Madame de Sévigné reproche à sa fille d'être une raisonneuse et de ne pas aimer la campagne.

Colbert, ayant fait planter le jardin des Tuileries, voulait le faire fermer sous prétexte qu'il ne servirait qu'aux fainéants et que le « populaire » le gâterait. Perrault, l'auteur de contes, lui écrit pour plaider la cause des promeneurs, des vieillards, des mères, des enfants, des convalescents, etc.

Mais, dira-t-on, ce sont là des lieux communs. Parfaitement, et raison de plus. Ne voit-on pas que le premier


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bagage à donner à l'enfant est celui des idées générales dont vit l'humanité ? Veut-on qu'il ignore ce que tout le monde sait ? Il n'y a d'usé que ce qui a servi. Or, pour l'enfant, tout est neuf; son âme n'a pas été encore atteinte par ce souffle de scepticisme et d'incrédulité qui ne la ternira que trop plus tard. Et plût à Dieu qu'il gardât toujours cette ingénuité de foi et d'enthousiasme ! Les lieux communs \ mais c'est ce qui fait la vertu éducatrice de l'antiquité, le fond de la culture classique, la beauté du christianisme. Les proscrire, c'est proscrire du même coup Homère, Sophocle, Cicéron, Senèque, tous les Pères de l'Eglise, et Bossuet lui-même, parce qu'il a prêché sur la gloire du monde, sur l'ambition et sur la mort.

Enfin, on arrivera aux discours ou lettres sur les sujets critiques et littéraires, beaucoup plus délicats, et qui sont la dernière étape vers la dissertation. Souvent d'ailleurs ils n'en diffèrent que par la forme. Ainsi, quand Bossuet prononça son oraison funèbre de Condé, le parallèle entre le prince et Turenne choqua fort les gens du monde. On estima qu'il était bien osé de mettre un maréchal de France à l'égal d'un prince du sang. Madame de Sévigné trouva cela « un peu violent », et, dans son entourage, on eût voulu que le parallèle ne fût au moins pas « poussé jusqu'à la comparaison de leur mort, l'avantage du côté de Turenne étant trop considérable ». On le fit même savoir à Bossuet. Nous pouvons donc supposer que celui-ci écrit à la marquise pour se justifier de ce parallèle où Condé n'est nullement sacrifié, et où l'orateur a fait son devoir en parlant non pas en mondain, mais en chrétien. Et cette lettre reposera tout entière sur une discussion attentive du texte, où chaque mot, chaque épithete, aura son importance, d'une part, et d'autre part sur la haute façon dont Bossuet concevait l'oraison funèbre.


COMMENT L'ENSEIGNER 93

Quant à la dissertation, son champ est illimité, et c'est peut-être pour cela qu'on en abuse tant dans notre actuelle pédagogie. C'est si vite fait de prendre deux lignes quelconques dans le premier auteur venu, entre tant de sentences qui s'accumulent depuis trois mille ans que les hommes jugent et pensent! Sans parler de cette autre forme non moins copieuse de disserter qui consiste à demander à l'élève son sentiment sur n'importe quel point, général ou particulier, de philosophie, de littérature, d'art ou de morale. Or, il est bien certain que, dans la presque universalité des cas, l'écolier n'a de sentiment personnel sur aucune de ces matières. Il ne s'en tire que par sa mémoire, en délayant des opinions toutes faites qu'il brouille la plupart du temps, ou en pillant les manuels sans les comprendre davantage. Réduit à lui-même, il rabâche lamentablement. De là les devoirs les moins sincères, parce qu'ils exigent le plus d'invention.

Donc, il importe d'en éclairer les sujets, plus que tous autres, par une matière féconde qui en fournisse les principales idées. Ce n'est que sur le tard, et à des élèves déjà très exercés, qu'on pourra dicter brutalement une formule sans commentaire. Encore voudrais-je que ces dissertations se greffassent sur des lectures, des explications antérieures, des choses connues et bien assimilées. Je m'indigne quand je vois demander à des jeunes filles de seize ans de discuter comment :

Les grandes idées sont plus puissantes que les passions.

La raison et le sentiment se suffisent.

Tout est sain avec un sain.


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Et je ne cite ces sujets qu'en raison de leur brièveté. J'en pourrais citer de pires. Demandons-leur donc ce qu'elles savent ou qu'elles sentent :

L'amitié n'est-elle, comme le dit La Rochefoucauld, qu'un ménagement réciproque d'intérêts, un échange de bons offices, un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner ?

Pourquoi aime-t-on les vieilles maisons ?

Il y a des lieux qu'on admire; il y en a d'autres qui touchent et où l'on aimerait à vivre (La Bruyère).

Est-il une jeune fille qui ne sente ce qu'il y a d'intime dans l'amitié, ou ignore ces lieux ?

Quoi qu'il en soit du sujet, la première chose à faire est de le bien comprendre, et de se définir à soi-même exactement les termes posés, sous peine de développer à contre sens. Ainsi, le prince de Condé, discutant un jour avec Boileau sur la gloire des poètes et celle des conquérants (qu'il mettait naturellement fort au-dessus,) interpella un paysan :

— Connais-tu Homère ?

— Non, monseigneur.

— Et Alexandre le Grand ?

— Je crois que... c'était un roi d'autrefois.

Et déjà le prince triomphait ; mais Boileau interrogeant le paysan à son tour lui fit dire qu'il savait très bien le nom du bourreau de Paris et qu'il ignorait celui du premier prédicateur de la Cour. Condé avait confondu la gloire avec la célébrité.

Soumettez à des élèves le jugement de Molière dans la Critique de l'École des Femmes (se. 7) : que la comédie est un genre plus difficile à traiter que la tragédie. D'abord, en


COMMENT L ENSEIGNER 95

pesant,les termes, ils pourront remarquer que, pour lès besoins de sa cause, Molière a soin d'opposer la mauvaise tragédie à la bonne comédie; ensuite, ils devront se demander en quoi consistent vraiment les deux genres. L'un fait parler des héros et a pour but d'émouvoir la crainte ou la pitié par des actions historiques ou légendaires ; l'autre fait parler le peuple et a pour but de faire rire ar des actions familières inventées à cet effet. — L'un peint les passions, l'autre les travers. Il ne restera plus qu'à comparer entre eux ces éléments.

Après la définition, rien n'éclaire mieux une dissertation que des exemples. C'est le concret substitué à Y abstrait, autrement dit, la clé de tout développement. Et pourtant, les écoliers n'y pensent jamais. Qu'on n'oublie pas de le leur rappeler. C'est le dernier conseil que je donnerai pour en finir avec Y invention, sur laquelle je me suis peut-être bien longuement étendu.

II. DISPOSITION. PLAN.

La disposition est la mise en ordre des idées trouvées par Vinvention, et son importance est telle qu'au jugement de Pascal, elle contribue plus que les idées à l'originalité de l'oeuvre : « Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau quand la disposition des matières est nouvelle !... Comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps par une disposiiion différente, aussi bien que les mots forment d'autres pensées par leur différente disposition. » C'est aussi l'avis de Fénelon et de Buflbn : « L'ordre est ce qu'il y a de plus rare dans les opérations de l'esprit. » Nous prendrons comme type le discours, parce que son plan se caractérise le mieux. Il se ramène à trois points : commencer, argumenter, finir, ou, pour employer les mots de la rhétorique ancienne, Yexorde, h. confirmation, h péroraison.


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Quelque innombrables que paraissent à première vue les façons de commencer, elles se réduisent pourtant à deux exclusivement.

Ou bien l'on entre tête baissée dans son sujet, comme qui ouvrirait brusquement une porte, sans se donner le temps de frapper. C'est l'exorde ex abrupto. On conçoit que cette manière brutale ne convient que dans un certain nombre de cas, et lorsque seulement on parle dans une nécessité pressante, ou sous l'empire d'un sentiment violent qu'on ne saurait maîtriser. Telle sera la douleur de Camille dans Corneille, ou la colère cassante d'Achille dans Racine (Iphigênie, Acl. IV, se. 6) :

Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi

Seigneur,...

Mais ces occasions-là, sans être rares, ne sont pas très communes, et généralement l'on commence par des détours prudents, d'habiles précautions. En effet, tout discours a pour but de persuader un auditeur ; et, par conséquent, il est indispensable de se bien faire venir de lui, de le rendre dès le début bienveillant et attentif, surtout quand il s'agit de lui adresser une requête ou de combattre ses sentiments. C'est l'exorde par insinuation, en vertu du vieux proverbe: « on prend plus de mouches avec du miel qu'avec du vinaigre ». Dès qu'on plaît, on a cause à demi gagnée, mais il n'y a pas de recette pour plaire, ou plutôt il y en a tellement que c'est comme s'il n'y en avait point. C'est affaire de circonstances, de personnes et d'ingéniosité.

Plaisons donc toujours, ou tout au moins n'indisposons jamais. Cette nécessité est telle que les gens eux-mêmes qui font profession de brutalité s'y soumettent à leur insu. Voyons Alceste dans le Misanthrope : à peine vient-il


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d'exposer son code de franchise qu'on lui demande franchement son avis sur un mauvais sonnet, et il entasse détour > sur détour; et il ment même ! (Acl, I, se, 2), Donc, gardons-nous de heurter dès le début celui ou ceux à qui nous nous adressons. Quelquefois même, pour les combattre, ayons l'air de les approuver et d'entrer dans leurs vues : c'est ce que j'appellerai un exorde par les contraires, exorde d'un emploi très fréquent et qui n'exige d'autre adresse que de ne pas s'enfermer soi-même dans une contradiction. J'en donnerai tout à l'heure un exemple.

Mais, de quelque exorde qu'on se serve, il faut avoir soin que, dès les premières lignes, le lecteur sache de quoi il s'agit : qui parle, à qui, et à quel propos. Et cela de la façon la plus naturelle, quelquefois d'un mot, ce qui est la suprême habileté. Ainsi, je suppose que Mrae de Sévigné écrive à son cousin Bussy pour lui raconter la cabale de Phèdre. Faisons-lui dire :

Mon cousin, rendez grâces au Roi de ne vous avoir exilé qu'à demi, puisqu'il vous a laissé à h Cour une cousine pour vous en dire les nouvelles, et comment M. Racine est en trahi de se gourmer avec M. Pradon... etc.

Évidemment, il y a là un petit tour de main. Mais, en se tenant en éveil, la pratique le donnera.

*

* *

La confirmation est à proprement parier le corps du discours. Elle contient toute l'argumentation, soit qu'on réfute les objections faites ou à faire, soit qu'on expose ses propres raisons. De là une ampleur parfois considérable. Les écoliers feront bien de ne pas viser à la longueur. Ils auront tout avantage ^'eft tè'Qhv^ quelques arguments très nets, et présentés daps^rçùte leUViforce, en commençant par les plus faibles pour s'élever su^e^ftenient jusqu'aux plus

\v< V i Ci


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forts, de manière que le discours aille toujours en croissant. Mais encore faut-il que ces plus faibles aient leur solidité et soient ,r'jà susceptibles de s'emparer de l'esprit, sans quoi ils compromettraient la cause.

Si au contraire on commençait par les meilleurs, les autres paraîtraient superflus et perdraient toute leur valeur. La gradation est indispensable.

Il est non moins nécessaire de les distinguer soigneusement, de ne passer au second qu'après avoir épuisé le premier, et ainsi de suite, pour n'y plus revenir, chacun devant former un tout, c'est-à-dire un paragraphe, mot que les maîtres ne manqueront pas d'expliquer à l'élève, car il est la base de la composition. Tout devoir, depuis la narration enfantine jusqu'à la dissertation savante, consiste en un certain nombre de paragraphes bien déduits et bien liés.

Cette liaison s'opère à l'aide de transitions, c'est-à-dire par une idée ou un mot intermédiaires, qui font passer d'un paragraphe à l'autre. Ainsi, le mot lié qui termine l'alinéa ci-dessus. C'est une des choses qu'on a le plus de peine à apprendre aux débutants, qui croient souder leurs paragraphes par des d'ailleurs, de plus, en outre, d'autre part, sans chercher de suite dans le raisonnement.

Et quand toute l'argumentation se sera ainsi déroulée comme une chaîne solide en une logique progression, l'auditeur convaincu ne pourra moins faire que de s'écrier comme celui de Bourdaloue : « Mordieu, il a raison ! »

* *

Mais, est-ce tout de convaincre} Non, il faut encore persuader. La conviction n'est que l'acquiescement de la raison; la persuasion est celui de la volonté. Or, on sait trop que la raison ne détermine pas toujours nos actes. L'âme humaine n'est pas un livre de géométrie, et notre vie ne se règle


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point sur les lettres sacramentelles C.Q.F.D. Autrement, on aurait vite fait de triompher de la paresse, de l'impiété,' de la colère, etc... Tous les vicieux sont aisément convaincus de leurs vices. Pourquoi donc résistent-ils aux instances de la raison ? Parce que nous sommes esclaves de nos passions, c'est-à-dire de notre sensibilité qui nous entraîne au bien comme au mal. « L'esprit est la dupe du coeur », dit La Rochefoucauld; — « Le coeur a ses raisons que la raison ne comprend pas », dit Pascal. C'est donc au coeur qu'il faut finalement s'adresser, et tel est le rôle de la péroraison qui met en oeuvre non plus des preuves, mais des sentiments. Honneur, amour de la gloire, pitié, haine, amour-propre, jalousie, etc... sont les ordinaires ressources de la persuasion ; et, pour prendre des exemples classiques que la moindre culture ne saurait ignorer, relisons à ce point de vue les discours de Britannicus, celui de Burrhus et celui de Narcisse qui, après avoir vainement donné assaut aux mauvais instincts de Néron, triomphe avec un trait final (Act. IV, se. 4) : v

Vous ne savez donc pas tout ce qu'ils osent dire ?

Voilà le discours composé. Dois-je dire qu'on ne peut pas demander d'emblée et sans secours un tel effort d'invention et de disposition à un débutant; et que la matière la plus précise s'impose ? On la fera d'abord complète; on donnera toute la charpente du discours, le squelette entier, sur lequel le développement n'aura qu'à mettre la chair. Par exemple :

Le 13 janvier 1535, François I" ayant signé, pour combattre les progrès de la Réforme, une ordonnance qui supprimait


100 LA COMPOSITION FRANÇAISE

l'imprimerie, sa soeur Marguerite le supplie de revenir sur sa décision.

I. Exorde (ex abrupto) : douloureuse surprise que lui a causée cette ordonnance d'un roi ami des lettres et protecteur des savants.

II. Confirmation. Bienfaits de l'imprimerie qui, en réveillant de leur long sommeil les siècles passés, vient de faire renaître le monde.

III. Réponse aux esprits étroits qui l'accusent de propager l'hérésie, tandis qu'elle est la meilleure arme de la vérité contre le mensonge (Réfutation).

IV. A-t-elle des abus? On peut les réprimer. Quel art d'ailleurs n'en a pas ? Supprimera-t-on l'éloquence qui plaide et fait triompher de mauvaises causes ?

V. Avantages pour le trône, qui trouvera plus de sûreté dans les studieux loisirs des peuples que dans leur oisiveté turbulente. — Avantages pour la France qui s'enrichira d'une florissante industrie.

VI. Péroraison. Avantages pour le roi lui-même dont elle transmettra les louanges à la postérité, et à qui elle donnera la seule gloire durable : celle des Lettres.

Puis, on dictera des matières complètes, mais non divisées, où l'élève devra lui-même distinguer et couper les paragraphes. Peu à peu, on les abrégera en lui laissant à inventer l'exorde, ou la péroraison, ou certains arguments. En dernier lieu seulement on lui dictera un passage tel quel. Par exemple :

On lit dans Voltaire : « Henriette d'Angleterre voulut que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie des Adieux de Bérénice. Elle chargea le marquis de Dangeau, son confident, de les engager à travailler l'un et l'autre sur ce sujet si peu fait pour la scène. Les deux pièces furent composées dans l'année 1670 sans qu'aucun des deux sût qu'il avait un rival. » v


COMMENT L ENSEIGNER 101

On suppose que Dangeau prie la princesse de renoncer à susciter,'pour son amusement, une lutte inégale entre les deux poètes, lutte dans laquelle toutes les chances sont pour Racine contre Corneille.

Étudions ce sujet comme récapitulation de tout ce que nous avons dit précédemment.

D'abord, et bien entendu, nous r.'us renseignerons sur ces Adieux de Bérénice, en lisant la pièce de Racine (qui seul -s le mérite), et nous verrons que toute l'intrigue tient en une situation fort bien formulée dans trois mots latins par Suétone. « Titus la fit partir malgré lui, malgré elle. » C'est donc l'idylle de deux coeurs meurtris.

Ensuite, nous remarquerons que la matière contient certaines indications. Sujet si peu fait pour la scène; —pour son amusement ; — lutte inégale; — toutes les chances.

Enfin, nous avons une date, 1670. Celle-ci nous apprend que Corneille a 64 ans ; que depuis vingt ans il a épuisé sa veine (son dernier succès, Nicomède est de 1651); qu'il a même renoncé pendant pies de dix ans au théâtre et qu'il n'y est revenu que pressé par le besoin. — Racine en revanche a 31 ans; il vient de donner successivement Androntaque, les Plaideurs, Britannicus, trois chefs-d'oeuvre qui marquent la souplesse de son talent, et dont le dernier a été appelé pièce des connaisseurs.

Examinons maintenant le sujet proposé, et rapportonsle à grands traits au tempérament poétique des deux poètes: Corneille est un peintre d'histoire; il lui faut de grands sujets, de graves intérêts d'État, des vertus héroïques (ce n'est pas le cas). Il lui faut aussi une intrigue abondante et même compliquée, car il aime les coups de théâtre (ça l'est encore moins). Ses personnages sont des héros au-dessus des faiblesses humaines (c'est ici juste le contraire). Il n'entend rien aux caractères de femmes dont il fait des viragos

7


102 LA COMPOSITION FRANÇAISE

(et c'est une femme touchante qu'il faut peindre). Enfin il n'entend rien à l'amour qu'il regarde comme un accessoire gênant (et l'amour est tout le sujet de la pièce).

Racine par contre fait ses tragédies avec rien ; — il est le peintre des passions et des faiblesses; — il excelle dans les personnages féminins; — il ramène toute la tragédie à l'analyse de l'amour; —Bérénice semble un sujet fait pour lui.

La lutte n'est donc pas juste et ne prouvera rien, pas plus que si Racine succombait dans un sujet héroïque qui conviendrait au génie de Corneille

Alors, pourquoi attrister inutilement le déclin d'un vieillard qui a l'âme fière, et qui sera cruellement humilié de son échec ? La princesse est trop bonne et trop généreuse pour se divertir à ce prix.

Voilà de quoi développer. Mais, p?.r où commencer?

Nous n'y avons pas encore songé. En effet, dit Pascal, « la dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faut mettre la première. » — Dirons-nous à la princesse : « Madame, je i>uis très honoré de votre confiance, mais je ne saurais entrer dans votre

projet qui n'est pas équitable » Non, nous serions sûrs

de lui déplaire. Alors, tâchons de nous insinuer dans son esprit; approuvons-la, bien que nous soyons d'un sentiment contraire, mais toutefois sans nous contredire. Louons-la de son ingéniosité ; son projet est en effet très piquant; il mettra d'accord les partisans de Corneille et de Racine qui discutent en pure perte. Ainsi c\v? les Grecs suscitait-on des concours tragiques, etc. Mais (voici le tournant), pour qu'un combat donne des résultats sûrs, il faut que les champions se mesurent sur un terrain commun, à armes égales ; et il semble qu'ici l'un des deux soit étrangement favorisé..., etc.

Nous sommes prêts. Reste à rédiger, ordonner et diviser


COMMENT L ENSEIGNER IO3

la matière. Je ne le ferai point. Mon premier exemple'suffît. J'aime mieux terminer par trois conseils ce chapitre de la disposition.

Premièrement, il ne faut pas, quand on compose, chercher et bâtir seulement dans son esprit. La mémoire est si capricieuse et si fugitive qu'elle égare ce qu'on lui confie. Met-on une idée, un trait, une expression en réserve ? au moment de s'en servir on ne les retrouve plus. Ayons donc toujours la plume à la main pour noter tout ce qui nous vient en tête. Bon ou mauvais, on ne sait pas encore ; plus tard on fera le triage.

En second lieu, quand ce travail de construction est achevé et qu'il s'agit d'écrire, on est généralement fort emprunté, soit qu'on ne trouve pas le joint du début, soit que la phrase se présente mal. Alors, n'insistons pas ; nous ne ferions que nous dépiter et perdre du temps. Passons à l'idée suivante ou à toute autre qui se présente bien. La plume courra, s'échauffera si je puis ainsi dire, et nous reviendrons ensuite en arrière, assouplis et entraînés.

Enfin, interrogeons un lot de candidats au sortir d'une composition. La plupart répondront : « Je ne suis pas mécontent ; mon commencement est bon ; j'ai mis ceci, j'ai mis cela; il n'y a que le dernier paragraphe que je n'ai pas eu le temps de finir; mais ça ne fait rien. » Cela ne fait rien l Les malheureux! Mais cela fait tout... C'est absolument comme si, en sortant de table, un convive disait : « Nous avons bien déjeuné : hors-d'oeuvre, entrées, rôt, entremets excellents. Seulement on n'a pas eu le temps de servir le dessert, et, dans la précipitation du service, on nous a versé pour finir un verre d'huile de foie de morue au lieu d'un verre de Tarragone. » Mieux eût valu un oeuf, une côtelette, un fruit et une tasse de bon café. Eh bien, il en est des aliments de l'esprit comme de ceux du


104 LA COMPOSITION FRANÇAISE

corps. Il faut rester sur la bonne bouche. La note ne se donne pas au commencement, mais au bout. En conséquence, pendant toute la préparation d'un devoir, ayons cette idée fixe : « Par quoi finirai-je? » Cherchons quelque chose qui pénètre, un trait qui porte, une image, un exemple, une citation opportune, une phrase enfin d'une facture parfaite. C'est le seul moyen d'embellir le bon et de masquer le mauvais.

III. ÉLOCUTION. STYLE.

Bien qu'on ait écrit beaucoup de gros traités sur le style, je n'en dirai presque rien. C'est que, dans la composition, le style est la partie la plus personnelle, celle qui s'enseigne le moins. Le style, dit Buffon, est l'homme mêrne^ ce qui signifie que les hommes ont tous, ou à peu près, les mêmes idées, mais que chacun a sa manière propre de les exprimer. — « Je ne pense pas autrement que Pradon, disait Racine, mais j'écris mieux que lui. » Et en effet, expliquons à dix élèves le même sujet, sur la même matière, avec les mêmes développements ; ils diront tous la même chose et feront dix devoirs entièrement différents. Donc le style est individuel, et échappe aux règles et aux procédés.

En quoi consiste-t-il ? A traduire les pensées avec des mots. C'est d'abord l'affaire du vocabulaire. Il faut avoir des mots à son service et en connaîre l'exacte signification. Or cela s'acquiert par l'usage, la lecture, la lecture expliquée surtout, qui est un des exercices les plus utiles pour apprendre à écrire convenablement.— Ensuite, il faut assembler les mots avec correction, ce qui est l'affaire de l'orthographe et de la syntaxe, par conséquent de là grammaire. Quant au goût, à l'harmonie, à l'élégance, ils proviennent en grande


COMMENT L'ENSEIGNER 105

partie de dons naturels, cultivés par le commerce des bon$ auteurs*

Une des qualités primordiales du style, c'est la convenance ou le ton : parler soi-même selon les circonstances et les personnes à qui l'on s'adresse, ou faire parler ses personnages selon leur condition et leur état. Les écoliers n'y pensent jamais. Ils disent tout de la même manière. Prenons notre discours de Dangeau. Combien auront considéré qu'un courtisan est tenu à des formes particulières de respect envers une princesse du sang, et que toute critique serait de la dernière inconvenance ? Combien auront réfléchi que le marquis de Dangeau, grand seigneur, ne peut s'exprimer en homme de lettres ? On peut même être sûr que tous le feront parler comme s'il vivait aujourd'hui, en pédagogue, et en vidant sur Racine et Corneille le sac des manuels.

En matière de style, l'oeuvre du maître est plutôt de corriger que d'enseigner directement. Le travail de la plume ressemble fort à un travail manuel surveillé par l'intelligence, dont elle est en quelque sorte l'outil. Il a son apprentissage. Le secret d'une bonne phrase est dans ce qu'Horace appelait « la lime et le temps. » Les élèves l'oublient trop. Ils écrivent à la diable, et leur style ressemble souvent, comme leur écriture, à du gribouillage.

Comment en serait-il autrement ? Même pour l'écrivain expert, l'expression nette et juste ne s'offre jamais d'emblée à l'esprit : elle hésite, elle tâtonne, et, faute du terme exact, elle recourt aux équivalents. Alors, si on la porte en cet état sur le papier, on n'obtient que des phrases embarrassées, obscures, incohérentes. Sachons bien que la clarté et la propriété ne viennent qu'au bout d'un patient effort, un labeur parfois décourageant. C'est le triomphe de l'art. Et ne manquons pas d'accoutumer les enfants à écrire lentement, peu et bien.


106 LA COMPOSITION FRANÇAISE

Mais ce labeur n'exclut nullement la simplicité et le naturel. Beaucoup s'imaginent que, pour bien écrire, il faut s'éloigner du langage commun, employer de grands mots, affecter des expressions rares ; et ils ne croient jamais si bien dire que quand ils parlent un emphatique galimatias. On ne saurait les mettre trop en garde contre ce défaut d'autant plus dangereux qu'il les éblouit, et qu'à leur âge on admire tout ce qui brille. Le goût sans doute leur viendra avec la lecture et les années ; mais il en est qui ne se corrigent jamais, soit par travers d'esprit, soit parce qu'ils n'ont pas été soumis à une discipline assez sévère. Donc, qu'on ne leur laisse employer que des mots qu'ils connaissent, des tournures usuelles, des comparaisons simples empruntées à la vie quotidienne et aux objets qui leur tombent journellement sous les yeux.

A cet effet, on leur montrera en toute occasion la différence du style propre et du style figuré ; car les mots ne s'emploient pas toujours avec leur signification primitive. Ils seraient trop ternes et ne pourraient rendre la couleur de la pensée. Aussi les transforme-t-on en images pour qu'ils frappent les sens. On dira : « Mettre un peuple sous le joug », quoique les peuples ne soient pas des animaux, parce que l'expression éveille l'image de boeufs attelés, contraints à l'obéissance. David s'écrie dans le psaume 83: « Dieu est mon soleil et mon bouclier \ » ce qui parle bien plus à l'esprit que s'il avait dit : « Dieu m'éclaire et me protège. » Le poète appellera les fleurs de mai « la neige odorante du printemps », et le croissant de la lune : « une faucille d'or dans le champ des étoiles ». Ce sont là des mêtapfores, la plus grande ressource du style. Ressource toutefois délicate, car on devra bien expliquer à l'enfant qu'on n'use pas à tort et à travers du style figuré ; qu'il convient seulement aux impressions vives, qu'on dit :


COMMENT LENSEIGNER IO7

« J'ai cueilli pour la fête de ma soeur un bouquet de fleurs blanches » et non « un bouquet de neige odorante », parce que ce serait prétentieux et faux, la neige ne se cueillant pas et ne ressemblant jamais à un bouquet. « Il est des cas, dit Pascal, où il faut appeler Paris Paris, et d'autres la capitale de la France. » Enfin les images doivent être toujours justes, et former une suite naturelle. La Fontaine veut-il comparer les faveurs des cours à une mer trompeuse ? Il écrit :

Lorsque sur cette mer on vogue a pleines voiles, Qu'on croit avoir pour soi les vents et les étoiles, Il est bien malaisé de régler ses désirs. Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs.

Mais pourquoi tous ces exemples ? Seulement pour confirmer ce que j'ai dit plus haut : que l'école du style réside dans le commerce des bons auteurs.— Restons-en là de nos préceptes. La pratique fera le reste. Aussi bien ces quelques pages n'ont-elles point l'ambition d'un cours ni d'un traité. C'est assez qu'elles puissent servir aux études primaires et secondaires. Elles ne se flattent pas davantage de faire des écrivains consommés, mais seulement de bons élèves capables de penser quelque chose et de le dire avec méthode et correction. Une métfode, tout est là. Mieux vaut mêm ; en avoir une mauvaise que de n'en avoir pas du tout. Celle que nous venons d'exposer est aussi simple que rigoureuse; elle ne demande qu'un peu de patience et de continuité. Et si les écoliers auxquels elle s'adresse veulent bien s'y soumettre, ils feront comme celui de La Fontaine

Qui s'y prit d'abord mal, puis un peu mieux, puis bien, Tant qu'enfin il n'y manqua rien.


NOTES

ET

RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

COMPLÉMENTAIRES DE L'ARTICLE SUR L'HISTOIRE (N° de février 1912)

L'article de fond sur l'enseignement de l'histoire paru dans notre premier numéro renferme, à l'usage des maîtresses chargées de cet enseignement, une bibliographie aussi largement comprise qu'abondamment fournie. Il n'est pas à craindre, si elles tiennent compte, en la consultant, des restrictions formulées à l'occasion des ouvrages suspects ou dangereux, que leurs leçons en reçoivent un contre-coup fâcheux. Sous la même réserve, elle rendra de précieux services à celles de nos abonnées qui se préparent aux épreuves du baccalauréat ès-lettres, à celles surtout qui songent à affronter les épreuves plus difficiles de la licence d'histoire. Aux parents, enfin, elle peut permettre, parla richesse de sa documentation, de juger de l'état actuel des'études historiques, des phases diverses qu'elles ont traversées et des tendances systématiques, des partis pris avoués, qui risquent de fausser leur évolution.

Mais cette bibliographie, en ce qui regarde les élèves, veut être complétée. Aux renseignements qu'elle contient il en faut joindre d'autres qui n'intéressent plus seulement les maîtresses, mais qui, portant sur des ouvrages destinés à de tout jeunes esprits, réclament, par le fait même, un contrôle plus sévère et un discernement plus rigoureux. Nous rangerons ces renseignements sous deux chefs ; et, après avoir signalé: les ouvrages condamnés par la C. de l'Index ou par les Évêques, ouvrages qui, dès lors, sont à proscrire, nous indiquerons : 2° les manuels généralement suivis dans l'enseignement libre, parmi lesquels il est loisible aux institutrices chrétiennes de faire leur choix.


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES IO9

Des notes critiques, accompagnant chacune de ces divisions, achèveront de mettre les choses au point (Cf. n°de Février 1912, 2e obs., p. 10).

I. OUVRAGES CONDAMNÉS.

A. OUVRAGES CONDAMNÉS PAR LA CONGRÉGATION DE L'INDEX : AULARD F.-A. et DEBIDOUR A. Histoire de France à l'usage des écoles primaires et des classes élémentaires des lycées et collèges (1897); — BORDIER HENRI et CHARTON EDOUARD. Histoire de France depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, d'après les documents originaux et les monuments de l'art de chaque époque (1868) ; — LAMÉ FLEURY JULES — RAYMOND. L'Histoire ancienne, — YHistoire de France, —YHistoire moderne,

— YHistoire du moyen âge, — YHistoire du Nouveau Testament racontée aux enfants, — YHistoire romaine (1857).

B. OUVRAGES CONDAMNÉS PAR LA LETTRE COLLECTIVE DES ÈVÊQUES(I909) ; C. CALVET. Histoire de France, 4 vol. Cours préparatoire, — Cours élémentaire, — Cours moyen, — Cours moyen et supérieur (ancien cours moyen auquel on a ajouté des notions d'histoire générale) ; — GAUTHIFR ET DESCHAMPS. Cours d'Histoire de France, 7 vol. Histoire de France par l'image,

— Cours préparatoire d'Histoire de France, — Cours élémentaire d'Histoire de France,— Cours moyen d'Histoire de France,

— Cours moyen et premier degré du Cours supérieur, — Cours supérieur d'Histoire de France, — Histoire de ftyince en images ;

— J. GUIOT et Fr. MANE. Histoire de France depuis les origines jusqiïà nos jours, 4 vol. Cours préparatoire et ire année du Cours élémentaire, — Coi;rs élémentaire, — Cours moyen et préparation au certificat d'études primaires, — Cours supérieur et complémentaire et préparation au brevet élémentaire; — L.-E. ROGIE et P. DESPIQUES. Nouveau cours d'histoire, 3 vol. Cours élémentaire : histoire de France, récits anecdotiques et grands faits, — Cours moyen : histoire de France (certificat d'études), — Cours supérieur, cours complémentaire, brevet élémentaire t histoire de la l-rance et de ses institutions, et


110 COMMENT ENSEIGNER L HISTOIRE

notions sommaires d'histoire générale depuis l'antiquité jusqu'à nos jours; — L. E. ROGIE et P. DESPIQUES. Petlies lectures sur l'histoire de la civilisation française, 3 vol. Cours élémentaire,

— Cours moyen, — Cours supérieur; — M. E. DEVINÂT. Histoire de France, 4 vol. Cours préparatoire, — Cours élémentaire, — Cours moyen, irc année, — Cours moyen, 2e année (préparation au certificat d'études primaires) ; — AULARD et DEBIBOUR. Histoire de France, 3 vol. Cours élémentaire : récits familiers sur l'histoire nationale des origines à nos jours (on vend séparément : irc partie, Des origines à la guer e de Cent ans ; — 2e partie, De la guerre de Cent ans à nos jours, — Cours moyen (nouvelle édition entièrement refondue) : revision rapide des origines et développement considérablement accru des périodes moderne et contemporaine, — Cours supérieur: notions d'histoire des peuples anciens, histoire de France et grands événements de l'histoire générale du moyen-âge à nos jours ; — L. BROSSOLETTE. Histoire de France. Cours élémentaire, — Cours moyen.

C. OUVRAGES INTERDITS PAR DIVERS ÊVÈQUES OU SIGNALÉS COMME DANGEREUX : BLANCHET et TOUTAIN. Histoire de France à l'école, cours du certificat d'études primaires ; —DALLIÈS et GUY. Précis d'Histoire de France, cours supérieur, moyen, élémentaire (Ev. d'Agen, 1909); — GEORGES MORIZOT. Histoire du moyen âge (Év. de Quimper, 1909) ; — J. BODELLE et A. DALMASSE. Leçons sur l'Histoire de France et la civilisation française (Coadjut. de Cambrai, 1910); — BOXNIOL ET BERH. Cours moyen et supérieur d'Histoire de France (Archev. d'Albi, 1910).

— LACI.EE et BERGERON. Histoire de France (Congrès de Lyon, 1910). — A ces ouvrages et autres semblables on joint d'ordinaire les ouvrages dits neutres (par exemple, YHistoire de France de CLAUDE AUGE et les Notions d'Histoire générale D'AMMAN et COÛTANT).'

Remarques. — Trois remarques sont nécessaires pour préciser la portée de ces condamnations.

Les condamnations émanées de l'Index obligent dans l'Église entière, l'interdiction collective des évêques vaut pour


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES III

toute la France, mais, en soi et strictement, les prohibitions isolées et particulières concernent les seuls diocèses où elles ont été édictées. Toutefois, même dans celles-ci, —et à plus forte raison, dans l'interdiction collective, — il y a une « indication » dont la valeur s'impose, que personne donc ne saurait négliger ; et le maître, à quelque diocèse qu'il appartienne et en quelque pays qu'il soit, qui se refuserait, de parti pris, à tenir compte de ces directions sous préteste qu'il n'est point soumis à l'autorité qui les a décrétées, s'il ne se rendait point coupable sans doute d'un acte positif de désobéissance, pécherait à tout le moins contre la prudence et manquerait sûrement d'esprit chrétien. Un seul cas pourrait faire exception, celui où, pour des causes locales, auxquelles ni la religion ni la morale ne seraient intéressées, un livre aurait été prohibé ; mais qui ne voit que ce cas, dans l'espèce, est plus qu'une chimère ? Ce qui est impie «en décades Pyrénées » l'est également « au delà » ; une attaque injuste et calomnieuse envers l'Église sur la rive gauche du Rhône ne cesse pas d'être calomnieuse et injuste sur la rive droite, et l'esprit catholique serait « plaisant» en vérité, qu' «une rivière » ou qu'une montagne suffirait à délimiter. — Quant aux livres dits neutres, en admettant même qu'ils soient sans danger, leur seule neutralité devrait les faire exclure par les maîtres chrétiens désireux de ne point se priver de cette aide puissante de formation morale que peuvent être les ouvrages scolaires incessamment lus et relus par les enfants.

2° L'interdiction collective des évéques doit s'entendre de tous les volumes sans exception faisant partie des collections qui y sont désignées d'une manière générale, par le titre commun aux différents cours. A la vérité, c'est un axiome reçu en droit que les décisions pénales s'interprètent strictement, et c'en est un autre, du bon sens populaire, que « ce qui est favorable s'étend, et ce qui est défavorable se restreint ». Il sembletait, dès lors, que tels ou tels manuels, dont le titre exact s'accorde mal avec les désignations de la Pastorale collective, dussent échapper à ses prohibitions. Mais, cette conclusion admise, nous ne voyons pas comment l'intention très formelle des


112 COMMENT ENSEIGNER L'iUSTOIRE

évoques pourrait être remplie et leur but doctrinal atteint ; d'autant que les mêmes erreurs et le même esprit d'hostilité à l'égard de l'Église se retrouvent dans les divers cours, élémentaire, moyen, supérieur, publiés par chacun des auteurs condamués. Donc, quelques regrets théoriques que l'on éprouve d'une imprécision en somme plus apparente que réelle, il y a, dans la pratique, une obligation rigoureuse de tenir tous les ouvrages (histoires, lectures ou cours) énumérés plus haut « pour bien et dûment proscrits.

30 La condamnation dont est frappé un ouvrage atteint toutes les éditions, même remaniées ou améliorées, qui en sont données ultérieurement, aussi longtemps que l'autorité compétente n'a pas rapporté cette condamnation ou ne l'a pas modifiée. Cette « réponse peut se déduire de l'article XXXI de la Constitution Officiorum ac Muuerum par laquelle, le 25 janvier 1897, Léon XIII renouvela et remania la législation de l'Index. Il y est dit : que personne n'ose publier de nouveau des livres condamnés par le Siège apostolique. Que si, pour une cause grave et raisonnable, quelque exception extraordinaire paraissait devoir être admise • à celte règle, qu'on ne se le permette jamais sans avoir obtenu auparavant la permission de la S. C. de l'Index et en observant les conditions qu'elle aura prescrites. Il s'ensuit que les rééditions des livres condamnés sont prohibées. D'ordinaire, pour les livres à grand tirage comme les manuels d'enseignement primaire, le texte est cliché et invariable. Il n'y a aucune différence d'une

1. Nous avons donné cette liste d'après une Note sur tes Manuels scolaires condamués de Mgr l'évéque de Verdun. Elle y est précédée de ces lignes explicatives : «... des doutes se sont élevés au sujet de certains manuels desquels on s'est demandé s'ils étaient ou non contenus dans la liste des livres prohibés par les évéques français : on ne voyait pas une concordance absolue entre leur titre et celui qu'avaient publié les évéques... Quoi qu'il en soit, un esprit également laïque et injuste envers l'Église circule à travers les différents cours publiés par un même auteur condamné ; et donc tous ces cours sont à l'Index des évéques et, dans le cas où il y aurait doute, nous les mettons à notre propre Index et les prohibons dans les écoles de notre diocèse ».


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES II}

édition, ou plutôt d'un tirage à l'autre. Si l'auteur a fait»des modifications, même si ces modifications améliorent le texte, le livre reste condamné jusqu'à ce que l'autorité ecclésiastique compétente ait contrôlé les modifications, constaté les améliorations et déclaré qu'elles rendent désormais le livre inoffensif et qu'il est pour cela rayé de la liste ou du catalogue de l'Index. L'autorité qui a condamné le livre est seule qualifiée pour examiner et juger les modifications et décider si elles justifient une radiation du catalogue de l'Index. Donc, quand un livre est condamné, toutes les éditions ultérieures sont condamnées pareillement, qu'elles soient les mêmes ou qu'elles soient modifiées, tant qu'un jugement de l'autorité ecclésiastique n'a pas déclaré le contraire «. » On voit par là que les ouvrages de Lamé Fleury, qui figurent au catalogue de l'Index depuis 1857, n'ont jamais cessé d'être condamnés ; et l'on en conclut aussi à bon droit que, même corrigés, les manuels scolaires interdits par les évoques ne sauraient être suivis, s'ils n'ont été au préalable, et dans ce sens, de la part de l'autorité qui les a censurés, l'objet d'un nouveau jugement.

IL MANUELS GÉNÉRALEMENT SUIVIS J.

A. — BAUDRILLART ET MARTIN. Histoire de France (Enseign* primaire ; Cours élémentaire, moyen, supérieur, etc. *. — Le

1. Mgr l'És'êque de Verdun, ibid, )

2. Certaines histoires, faites dans un bon esprit, ne figurent pas sur cette liste, simplement parce qu'elles ont un peu vieilli et ne se trouvent pas au courant des derniers programmes officiels. Nous ne mentionnons pas non plus les cours « a l'usage des jeunes Biles », parce que cette classification tend à disparaître et qu'en fait il n'en est pas tenu compte dans la majorité des établissements d'enseignement. L'omission de quelques bons manuels n'implique de notre part aucun blâme. Il nous était impossible de les nommer tous.

3. Dans l'enseignement primaire, le cours moyen correspond au certificat d'études, le cours supérieur ou complémentaire aux brevets de capacité. Dans l'enseignement secondaire, le cours d'histoire se répartit


114 COMMENT ENSEIGNER L'iUSTOlRE

cours moyen seul a paru), Bloud. —- ALBERT MALET. Cours d'Histoire (Enseign» secondaire : Classes de Sixième, Cinquième, Quatrième, etc.), Hachette, [a fait l'objet de récentes et vives discussions] ; — SEGOND. Cours d'Histoire (Enseign* primaire : Histoire de France. Lectures préparatoires, Cours élémentaire, moyen, complémentaire; Histoire générale, etc. — Enscign* secondaire : Cours d'Histoire ancienne, Peuples de l'Orient, la Grèce ancienne, les Romains), Hatier.

B. — COLLECTION « I'ÉCOLE LIBRE » (coll. des Frères Maristes). Cours d'Histoire (Enseign 1 primaire : Précis d'Histoire de France, Cours élémentaire, moyen, supérieur. — Enseign* secondaire : Histoire de France à l'usage des candidats au baccalauréat, Précis d'histoire générale), Vitte ; — UNE RÉUNION DE PROFESSEURS (anc. coll. des Frères des Écoles chrétiennes). Nouveaux cours d'Histoire de France (Cours préparatoire, élémentaire, moyen, supérieur), J. de Gigord, Marne ; — VIATOR. Histoire de France (Enseign* primaire: Cours élémentaire, moyen, supérieur, etc.), Robert (Fontaine-sur-Saône. Rhône). — J. BERNARD (cours de Piolet et Bernard refondu). Cours d'histoire (Enseign 1 primaire: Histoire de France. Cours élémentaire, moyen, supérieur. — Enseign 1 secondaire : Classes de Huitième et Septième, Sixième, etc.), Vitte.

C. — GAGNOL. Histoire de France (Enseign 1 primaire, 3 cours); GAGNOL ET SIMOND. Cours d'Histoire (Enseign 1 secondaire : Classes de Sixième, Cinquième, etc.), J. de Gigord. — Cours divers de MELIN, COURVAL, VANDEPITTE. — Tous ces auteurs ont eu un ou plusieurs ouvrages interdits par arrêtés ministériels : GAGNOL, Histoire contemporaine de 1789 à nos jours (1902); — MELIN, Histoire de France depuis les origines jusqu'en

généralement ainsi : Éléments d'histoire de France (8e et 7e), l'antiquité (6e)» le moyen âge (5e), les temps modernes (4e), l'époque contemporaine (3e), puis, à nouveau, histoire ancienne et moderne et dix-huitième siècle (2e et i»*)t et enfin dix-neuvième siècle (philosophie et mathématiques). C'est, dans l'un comme dans l'autre, le triomphe des derniers programmes officiels.


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES II5

1898 (1901); — COURVAL, Histoire de France et Histoire contemporaine à l'usage de la jeunesse (1901 et 1902); VANDEPITTE, Précis d'Histoire de France et Petite Histoire de France, cours élémentaire, et Histoire de France (1901).

D. — Tableaux d'Histoire de France, d'après nos premiers artistes, par Perrodin, Baron, Massias. Tableaux muraux (2,10 X 1,40), 24 sujets, collés sur toile, vernis, en noir (25 fr.)ou coloriés (43 fr.) ; Notice explicative des tableaux avec un questionnaire sur chaque sujet (o fr. 75), Delagravc; — LEHUGEUR, L'Histoire de France en 100 ^bleaux, l'Histoire contemporaine de la France en 60 tableaux. — S. M., Premières notions d'Histoire de France, Desclée.

Notes. Si le manuel est un mal, en histoire comme ailleurs, c'est en histoire aussi, et plus qu'ailleurs peut-être, un mal nécessaire. Or, entre deux maux, il faut toujours choisir le moindre. D'où ces notes sur la valeur littéraire d'abord, puis sur l'esprit des principaux manuels en usage dans renseignement privé, l'une comme l'autre devant entrer en balance dans le choix du professeur et contribuer, selon leur degré d'importance, à le fixer.

Valeur littéraire. Le mérite, sous ce rapport, des manuels du groupe A (Baudrillart, Malet, Segond) ne semble pas discutable. Que ne pouvons-nous en dire autant des autres ! Malheureusement les trois premiers du groupe B (École libre, Réunion de professeurs, Viator) ont une note primaire fort accentuée, et même en ceux (groupes B ou C) qui ont été spécialement rédigés en vue de l'enseignement secondaire, la composition et le style laissent trop souvent à désirer. — On allègue, il est vrai, que les titres littéraires d'un manuel d'histoire n'ont qu'une importance relative et que la grande loi, pour un ouvrage de ce genre, est d'abord d'intéresser l'enfant en se mettant à sa portée. Et l'on cite tels volumesj^e Melin par exemple, captivants comme un roman, et près desquels pâlira, malgré ses qualités sérieuses ou peut-être même à cause d'elles, le cours Baudrillart, si les volumes à paraître sont aussi secs et froids que le volume paru (cours moyen), aussi distants surtout de leurs jeunes


II6 COMMENT ENSEIGNER L'HISTOIRE

lecteurs. — C'est aussi notre avis. Ajoutons toutefois qu'il sera facile à l'institutrice de remédier à l'inconvénient signalé par une explication du texte lu en classe ou par des lectures épisodiques se rapportant à la leçon donnée.

2° L'esprit, De ce point de vue, les divers manuels des groupes B et C passent généralement pour irréprochables. Le sont-ils tous vraiment? — Par contre, le cours d'Albert Malet est tenu en suspicion par beaucoup. On blâme dans ce cours, outre l'emploi abusif des anecdotes (l'anecdote du seigneur albigeois), maints jugements, maintes erreurs regrettables, qu'il eût été, évidemment, préférable qu'il évitât. Mais, s'il a rencontré, dans la presse et ailleurs, des adversaires passionnés, les partisans convaincus ne lui ont pas manqué non plus, et l'un d'eux, tout récemment encore, dans une revue religieuse importante, le proclamait « presque parfait ». Nous n'irons pas jusque-là. Mais nous n'irons pas davantage, par un criant déni de justice, jusqu'à méconnaître la droiture des intentions de l'auteur, la sincérité de ses sympathies à l'égard de l'Église, et son louable souci d'impartialité. Considéré de prés, le cours de Segond présente, lui aussi, plus d'un passage où se heurte ou dont s'accommode mal le sens catholique ; et nous serions fort surpris que, malgré la haute autorité de Mgr Baudrillart, son Histoire donnât à tous, de ce chef, une pleine satisfaction '. Errare humanum ! — A fortiori, ou a pari, comme l'on voudra, une critique, je ne dis pas pointilleuse, mais simplement attentive, trouverait à reprendre, soit dans Viator, soit dans l'histoire signée « Bernard et Piolet ».

i. L'auteur du compte rendu paru dans La Croix (12 octobre 1911), après avoir cité l'introduction au récit des guerres de religion, ajoutait : « Je sais des intransigeants qui accuseront peut-être cette page de libéralisme, des libéraux qui lui reprocheront peut-être trop d'intransigeance et des catholiques tout court qui, tout en passant pour très intransigeants et en se glorifiant de l'être, pousseront le libéralisme jusqu'à penser qu'il était difficile de mieux concilier les principes et les faits, la foi et l'histoire. »


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES 117

La vérité est que, si les manuels abondent, il n'en existé aucun d'absolument parfait.

30 II faut pourtant faire un choix, D'après ce que nous venons de dire, l'inégalité, très marquée souvent, des volumes d'une même collection, en accroît encore les difficultés. Il n'est pas rare, en effet, qu'à un cours élémentaire ou moyen excellent corresponde un cours supérieur médiocre, ou inversement. Par suite, la sélection doit porter sur tous les ouvrages de tous les auteurs susceptibles d'être préférés, et non pas seulement sur ceux d'un auteur unique. Nous connaissons un établissement de jeunes filles, très florissant et parfaitement dirigé, où un choix judicieux de Segond, Bernard et Viator donne d'excellents résultats. Citons ce choix, à titre d'exemple, en indiquant quelques-unes des raisons qui l'ont motivé :

Classe enfantine (division préparatoire). Enseignement par l'image et récits (cf. groupe D). — Classes de 9° et de 8e (6-8 ans). SEGOND, Cours élémentaire d'Histoire de France. Récits intéressant les enfants, leçons résumées clairement, bonnes divisions. — Septième ( 8 et 9 ans). BERNARD, Cours élémentaire d'Histoire de France. Clair, bien divisé. — Sixième (9, 10 ou 11 ans). BERNARD, Cours moyen. Les faits principaux ressortent avec moins de relief que dans le cours élémentaire. Pas de. questionnaires. Bon ouvrage pourtant.— Cinquième (n et 12 ans). SEGOND, Cours d'histoire ancienne (peuples de l'Orient, histoire grecque, histoire romaine), 3 petits volumes. L'ouvrage ne se prête pas très bien, vu son développement, au programme des maisons d'éducation qui consacrent seulement un an à l'histoire de tous les peuples anciens (il faut voir, en effet, un volume par trimestre). Mais l'esprit est bon, les lectures, empruntées à de nombreux auteurs, sont intéressantes, le ; leçons à apprendre courtes et les illustrations soignées.— Quatrième, Troisième et Deuxième, Coursai brevet (12-16 ans). VIATOR et BERNARD, Cours supérieur d'Histoire de France (avec notions d'Histoire générale). Pas d'ouvrage donnant complète satisfaction. Celui de Viator manque d'unité. On sent trop le travail de compilation. L'illustration, de plus, est insuffisante et l'im8

l'im8


Il8 COMMENT BNSKIGNBR L'HISTOIRE

pression trop serrée, mais l'esprit de l'ouvrage est bon, Celui de Bernard et Piolet, clair, passablement écrit, ne donne ni résumés ni questionnaires. Bon ouvrage pour des élèves sachant déjà leur histoire, en vue d'une révision.

Voilà une combinaison. Il en existe d'autres. Les goûts particuliers du professeur, aussi bien que lo développement de l'enfant, comportant des choix différents, toutes sont admissibles, à condition de ne point se régler exclusivement sur des considérations utilitaires et de faire entrer en compte, pour décider l'option, avant les qualités littéraires d'un manuel, l'esprit qui l'anime, en raison des conséquences qui peuvent en résulter. La seule concession que la prudence impose, c'est de ne point faire figurer, sur la liste des ouvrages d'une maison d'éducation soumise à l'inspection académique, les volumes des groupes B et C (nous les avons indiqués) qui ont été, à diverses dates, interdits par arrêtés ministériels.

4° Le choix à faire dans renseignement familial échappe à cette dernière restriction. L'institutrice particulière n'est assujettie, dans l'accomplissement de sa tâche, à aucun contrôle officiel. Elle ne relève, en tout, que de sa conscience et de l'autorité des parents. Pourquoi, jouissant de cette liberté, n'en userait-elle pas, dans le choix des livres, pour le plus grand bien des enfants ? Pourquoi même, toutes choses égales d'ailleurs, ne donnerait-elle pas la préférence aux manuels interdits comme trop franchement catholiques ? Ceux-là du moins, on n'en saurait douter, sont animés d'un esprit excellent. Et qu'on ne dise pas qu'un examen officiel, préparé dans ces sortes d'ouvrages, serait affronté avec moins de succès. Dans une ville que nous pourrions nommer, les directrices de deux maisons d'éducation, prospères... beaucoup, rivales... un peu, que nous pourrions nommer aussi, avaient, l'une, ôté... prudemment, l'autre, laissé... courageusement aux élèves du brevet un des auteurs proscrits par décision ministérielle, — Melin, croyonsnous. Or, à la session qui suivit, toutes les élèves de la première (la directrice prudente) furent refusées, et toutes celles de la seconde (la directrice courageuse) furent reçues. On ne


NOTES ET RENSEIGNEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES II?

gagne jamais rien à cacher son drapeau. Plus que d'autres, l'institutrice qui enseigne dans une famille perdrait à ne pas déployer le sien.

Conclusion. Toute institutrice chargée d'enseigner l'histoire doit avoir un manuel choisi consciencieusement, pour le mettre entre les mains de ses élèves. Mais elle aura aussi son cours, son cours à elle, arrêté dans ses grandes lignes et préparé avec soin, où elle notera scrupuleusement, pour les réfuter au passage, les erreurs du manuel. Comment entendre cette réfutation ? Un écrivain, dont l'autorité est reconnue de tous, et la compétence en ces matières indiscutable, a bien voulu promettre de le dire à nos lectrices en quelques pages écrites pour ce Bulletin. Qui sait même si, conformément au voeu exprimé plus loin dans le compte rendu consacré à cet ouvrage, l'aureur de Histoire partiale, Histoire vraie, ne nous donnera pas un jour le manuel parfait sur lequel, tant pour l'esprit catholique que pour la vabur littéraire, tout le monde tomberait d'accord ?

R.

Nous publierons, dans notre prochain numéro une liste raisonnée de lectures historiques à conseiller aux jeunes filles, soit après, soit durant leurs études, pour les détourner plus sûrement de la lecture des romans en les attachant de bonne heure aux ouvrages sérieux.


LES LIVRES A LIRE

Histoire partiale, histoire vraie, par Jean Guiraud, professeur d'histoire à l'Université de Besançon, directeur de la Revue des Questions Historiques. Tome I : Des origines à Jeanne d'Arc, —Tome II : Moyen âge, Renaissance, Réforme. Paris, Bcauchesne.

Voici un ouvrage dont le premier volume, paru à la fin de 1910, atteint sa vingtième édition, et le second, paru cette année, sa onzième. 11 débute par une lettre du cardinal Merry del Val, annonçant à l'auteur que le Souverain Pontife lui accorde, en récompense de son oeuvre, la bénédiction apostolique : comme préface, il offre les lettres élogieuses de vingtsept évoques. N'en ai-jc pas assez dit ? Et qu'est-il besoin de mes approbations ou de mes réflexions de critique ? Le public, les évêques, Rome a parlé : la cause est entendue.

Je dirai mon mot tout de même, en vertu de ce principe que, dans un siècle, où tout se discute, où trop souvent, pour avoir le dernier mot, il suffit de parler fort, on ne doit enlever à la vérité aucune chance de se faire connaître. Tout ce qui a une voix doit parler pour le bien, et ce qu'on nous a dit à l'oreille, il faut le crier sur les toits. Les adversaires de nos croyances connaissent assez l'art de la réclame. Que de fois, naïfs, nous nous inclinons à force d'entendre dire par un clan bien discipliné : « C'est une oeuvre ! » ou s'il s'agit d'un homme *. « C'est une conscience ! » Nous n'avons pas à calquer ces procédés ; mais ne dédaignons pas un honnête prosélytisme. Déployons pour la défense du vrai autant d'activité que les autres pour la défense de l'erreur ; nommons et imposons à l'attention publique ceux qui se tiennent debout sur la


«HISTOIRE PARTIALE, HISTOIRE VRAIE» 121

brèche, comme d'autres font valoir ceux qui mènent l'assaut contre' nos principes,

« Et comme ils font pour eux, faisons aussi pour nous. »

* *

On sait quelle occasion a donné naissance à ce livre. Après la lettre collective des évêques, condamnant, le 14 septembre 1909, un certain nombre de manuels employés dans les écoles primaires, l'auteur a voulu s'attacher à ceux de ces manuels qui traitent d'histoire, et montrer « que l'épiscopat n'a eu que trop de motifs, d'ordre purement spirituel, » de les condamner. Il a voulu souligner « leur esprit de mensonge et de dénigrement envers l'Église catholique, ses doctrines et son histoire, » et, en rectifiant leurs assertions erronées, rétablir la vérité dans ses droits.

Le plan est simple et pratique. M. Guiraud a choisi un certain nombre de questions où les manuels condamnés ont particulièrement lésé la vérité et l'Eglise, par affirmation de faits controuvés, par travestissement ou omission de faits réels. Par exemple : l'origine du pouvoir des papes ; — Julien l'Apostat, le héros de la laïcité au iv« siècle ; — Clovis, sa conversion, l'incapacité prétendue de la foi chrétienne à améliorer sa barbarie ' ; — les terreurs de l'an Mille, que l'Église aurait entretenues et exploitées ; — les Albigeois ; — l'Inquisition ; — Jeanne d'Arc ; — le Moyen âge chrétien, accusé, dans son ensemble, d'ignorance et de barbarie ; — Etienne Dolet,

1. Je me permets en passant, sur la question de la moralité de Clovis, de signaler les chapitres I et II de la Bible d'Amiens, de Ruskin. Ruskin n'est pas un historien de métier, maïs il a le sens de l'histoire ; Ruskin n'est pas un Père de l'Église, et son ouvrage, dont l'inspiration générale est profondément chrétienne, a des propositions hétérodoxes sur le purgatoire ou tels autres sujets ; mais quelle justesse de réflexion sur la manie antireligieuse de tant d'historiens modernes, et sur leur naïve infatuation d'ultra-civilisés I


122 LES LIVRES A LIRE

martyr de la libre-pensée ; — le massacre de Vassy j —la SaintBarthélémy, etc.

Sur tous ces points, M. Guiraud donne d'abord une série de citations typiques des manuels condamnés; puis il réfute, et, sur documents précis, rétablit la réalité des faits, enfin il termine par des indications bibliographiques qui permettent aux curieux de se renseigner plus complètement.

II suffit de parcourir ses exposés, pour sentir avec quelle conscience, quelle largeur d'esprit, quelle étendue d'information il les a écrits. Il suffit de lire les passages des manuels qu'il cite pour sentir combien son travail était nécessaire. Avant même d'avoir lu la réfutation qui prouve l'erreur ou la partialité, on est stupéfait de l'immense candeur (soyons polis) qui a permis aux auteurs des manuels de se faire une pareille conception de l'histoire, ou de celle qu'ils ont supposée au public capable de l'adopter sur parole. C'est tout à fait le « Guignol apocalyptique », peuplé d'horribles rois et de prêtres atroces, dont on a parlé à propos de Victor Hugo et de Michelet, Au reste, M. Guiraud le montre, ce qui fait le substratum de toute cette littérature, c'est en effet Michelet, — le Michelet lyrique qui perd son sang-froid et le sens du réel à partir des guerres d'Italie, — renforcé pour la circonstance de la haute autorité de Henri Martin. Quand on pense que cinq millions d'enfants français sont exposés à absorber cette nourriture, — de gré ou de force, — on comprend quel service a rendu M. Guiraud.

Mais, pourra-t-on me dire, vous sortez du cadre de notre bulletin ; nous nous occupons ici d'enseignement secondaire : vous vous trompez d'étage. Nos programmes n'ont rien de commun avec les exposés simplistes des manuels primaires. De plus, les manuels en usage dans les établissements secondaires, même quand leurs auteurs sont protestants, ou de tendances


« HISTOIRE PARTIALE, HISTOIRE VRAIE » 123

« laïques, démocratiques et occidentales », sont l'oeuvre d'hom*- mes intelligents, de chercheurs érudits ; leur pénétration d'esprit, leurs connaissances précises les mettent au-dessus de ces travestissements grossiers. Enfin les maîtres ou maîtresses de l'enseignement secondaire, de par la culture qu'ils ont reçue, peuvent discerner le vrai du faux, rectifier les manuels employés soit pour eux-mêmes, soit pour leurs élèves. Tout cela se passe au-dessous de nous.

Croyez-vous ? Et tout d'abord, les programmes primaires et secondaires ne se confondent-ils pas à peu près dans les classes élémentaires ? — Puis, si les manuels secondaires, même quand leurs auteurs ont peu de sympathie pour notre foi, sont moins tendancieux, plus exacts, ne présentent pas les mêmes périls pour les élèves, est-ce seulement dans les manuels que vous croyez trouver les erreurs réfutées par M. Guiraud ? Elles vous assailliront partout : dans les réunions publiques (si vous y allez), dans les conversations, dans les livres d'agrément ou d'érudition. Un seul exemple, personnel. — Enfant, j'ai reçu un honnête ouvrage de vulgarisation scientifique, illustré, fait pour les enfants : Cent tableaux de science pittoresque, par Albert Lévy ; je l'ai relu souvent, et lisais en frémissant le tableau 99, où étaient racontées, en regard d'une gravure horrifique, les terreurs de l'An Mille. Voilà pour une extrémité ; voici pour l'autre. J'ai eu récemment l'occasion de relire l'ouvrage célèbre de Benjamin Constant, De la religion : ouvrage vieilli, je le sais, car il achevait de paraître en 1831 ; — mais ouvrage appuyé sur trente ans d'études, ouvrage d'un esprit supérieur, ouvrage d'un homme qui était revenu du plus complet antichristianisme à une sorte de protestantisme libéral ; ouvrage marqué d'un effort réel d'impartialité. J'y trouve (livre X, chap. IX) toute la légende des terreurs de l'an Mille, avec cette aimable généralisation : « Plus d'une fois, l'Église a renouvelé


124 LES LIVRES A LIRE

ces prédictions lugubres, et le pouvoir ou les richesses des prêtres en ont toujours profité ! » Je ne suis pas médiéviste. Suisje tenu de savoir précisément quelles parties de l'ouvrage ont vieilli depuis 1830 ? Suis-je tenu de deviner que des faits si nettement affirmés sont controuvés ? — Merci donc à M. Guiraud, pour avoir coupé les racines de la légende que M. Albert Lévy avait imposée à mon enfance, et que mon âge mûr risquait de conserver sur la foi de Benjamin Constant.

Je suppose qu'on insiste : mais, avant que M. Guiraud écrivit, nous savions où puiser la science impartiale, nous connaissions les auteurs catholiques, ou simplement indépendants d'esprit, qui rectifient ces fausses vues historiques. — Oui, sans doute, dans les grandes lignes ; nous avons entendu parler des ouvrages d'A. de Broglie, de Kurth, de Léon Gautier, de Janssen, d'Imbart de la Tour, etc., et parfois nous les avons lus. Mais deux cas peuvent se présenter : ou bien nous avons nous-mêmes (et, dans l'enseignement féminin, le cas est rare) l'habitude du travail original et alors, cantonnés dans une époque spéciale, nous risquons de ne pas porter aux autres époques un intérêt assez précis, de ne pas avoir sur elles des connaissances très particulières : non omnia possumus omues ; — ou bien, cette habitude du travail original, nous ne l'avons pas. Alors, nous sera-t-il toujours facile de juger les travaux des autres, d'évaluer nous-mêmes la solidité des ouvrages par lesquels se fait notre culture historique, et de discerner l'ivraie du bon grain ? M. Guiraud l'a fait pour nous : utilisons son ouvrage ; ce sera la meilleure façon de l'en remercier.

Enfin, M. Guiraud prend comme points de départ des erreurs primaires ; mais comme, pour réfuter, il faut détailler ses preuves, et exposer la vérité que l'on défend bien plus largement que n'était développée l'erreur que l'on combat, il se trouve qu'en beaucoup de ses chapitres M. Guiraud nous


«HISTOIRE PARTIALE, HISTOIRE VRAIE» 125

donne des exposés très largement secondaires, où même%nous aurons .à choisir, ne pouvant entrer avec nos élèves dans autant de détails. En tels de ces chapitres (la Croisade des Albigeois,

— l'Inquisition, — Renaissance chrétienne, Renaissance païenne), il est aisé de reconnaître l'érudit qui peut appuyer sa conviction sur des études personnelles approfondies. Et bien d'autres, à côté de ceux-ci, nous constituent de vrais réservoirs de faits et d'idées, où nous puiserons abondamment, comme nos collègues de l'enseignement primaire.

Oserai-je, — car la louange continue ennuie, — terminer par un souhait intéressé, au risque de me faire dire qu'il est bien facile de disposer du temps et du travail d'autrui ? Il faudrait bien peu de chose pour que l'ouvrage devînt le manuel indispensable du maître secondaire catholique. Sans rien changer à son plan, M. Guiraud n'aurait qu'à développer quelques chapitres du premier volume, à y précisa (comme il l'a fait dès le second tome) les indications bibliographiques. Enfin il ajouterait quelques appendices en considération des maîtres qui ont à enseigner l'histoire des origines humaines et des peuples orientaux. Dans ces questions si controversées et si délicates, nous sommes tant d'incompétents ! Les incrédules ont si solidement établi la réputation des exégètes protestants d'Allemagne et des préhistoriens irréligieux ! Et nous, nous avons su si mal faire connaître les travaux de nos savants» que ceux qui ont à traiter ces questions s'agitent en pleine nuit, incertains des faits précis qu'impose la vraie science, incertains des limites fixées au delà desquelles on sort de la foi. Quelques chapitres courts et précis sur la façon dont les connaissances actuelles de préhistoire peuvent s'insérer dans nos traditions bibliques ;

— sur l'origine et la dispersion des races, d'après l'ethnographie et d'après la Genèse ; — sur la vie religieuse du peuple d'Israël et la rédaction des livres saints, seraient infiniment précieux et vaudraient à M. Guiraud, — à qui tant de maîtres et de maîtresses sont déjà redevables, — l'unanime reconnaissance des secondaires catholiques.

Ph. SAINT-VINCENT.


LE CERTIFICAT D'APTITUDE PÉDAGOGIQUE

Les derniers projets de lois scolaires n'accordent pas au C.A.P. l'importance que lui donnaient les projets précédents. Personne — et pour cause — ne s'en plaindra. Il serait toutefois regrettable que, la menace d'exigibilité du diplôme n'étant plus immédiate, les jeunes maîtresses de l'enseignement privé se crussent dispensées, par le fait, d'acquérir les connaissances théoriques et pratiques de pédagogie que réclame — ou que suppose — cet examen. Ni le brevet élémentaire, en effet, ni le brevet supérieur ne peuvent suppléer à ces connaissances ; elles constituent la " part de métier " indispensable, le minimum de formation professionnelle nécessaire pour qu'un maître ou une niaîtresse primaire, s'ils ne sont pas, dès le début, au-dessus de leur tâche, ne soient pas, à tout le moins, au-dessous. Les institutrices avisées continueront donc à fréquenter les cours de pédagogie créés pour elles en divers centres « ; et elles en retireront un profit d'autant plus sérieux que, les soucis de l'examen une fois évités, il sera facile d'élargir le programme ou de le restreindre selon le cas, et — en toute hypothèse — de le concevoir dans un sens à la fois plus rationnel et plus pratique.

i. On nous signale, par exemple, les conférences pédagogiques organisées à Lyon et en d'autres villes, par l'Association régionale, et qui donnent des résultats excellents (plus de jo admissibilités aux derniers examens). Que ces conférences cessent, sans que rien les remplace, ou qu'on les suive moins, simplement parce que l'épée de Damoclès du C.A.P. ne serait plus suspendue sur les institutrices libres, ou que sa pointe semblerait moins efHlée, serait, à coup sûr, lamentable et de fâcheuse conséquence, ici ou là, pour l'enseignement privé.


CERTIFICAT D APTITUDE PEDAGOGIQUE 127

Nous croyons utile, dans l'intérêt des élèves et des maîtresses', de repro'duire ici le sujet (un des plus intelligemment choisis) donné à Lyon aux épreuves écrites du C.A.P. (22 février 1912), en le faisant suivre d'un plan détaillé (qui tient le milieu entre le plan sec et le développement complet). Peut-être le trouvera-t-on un peu long et chargé. Il nous a paru bon de le concevoir ainsi. Nous entendons si souvent les candidats se plaindre d'avoir des sujets stériles, des textes d'où l'on ne peut rien tirer, qu'il n'est pas superflu de montrer qu'avec un peu de réflexion la moindre page de français prête toujours à un sérieux commentaire.

Sujet. — Faites une leçon de lecture, avec explications, d'une

durée de 3/4 d'heure, à 1$ élèves d'un cours moyen, 2e année, sur le

passage suivant :

Humanité.

J'ai été si content de toi que je veux te raconter une histoire. C'est une histoire de Tourgueneff, un écrivain russe qui en invente de bien jolies ; mais celle-ci est tout à fait vraie.

« Il y a un peu plus de vingt ans de cela, nous avons eu une querelle avec les Russes et nous sommes allés chez eux, en Crimée. Il y avait eu un combat ; le soir, des blessés se trouvèrent étendus côte à côte sur le champ de bataille ; on n'eut pas le temps de les relever.

« L'un était un Français, l'autre était un Russe; ils souffraient cruellement ; ils essayèrent de se parler, et, s'ils ne se comprirent pas beaucoup, ils se témoignèrent du moins de l'amitié qui adoucit leurs maux. La nuit vint ; un des deux s'endormit. Le matin, quand il s'éveilla tout à fait, il vit sur lui un manteau qu'il ne connaissait pas ; il chercha son voisin ; celui-ci était mort et, au moment de mourir, il avait ôté son manteau et l'avait étendu sur son compagnon de misère ».

Sais-tu quel est celui qui a fait cela? Je le vois dans tes yeux, tu as envie que ce soit le Français.

Jean. — Oui, grand-père.

Le grand-père. — Eh bien! sois content, c'était le Français. H. BERSOT, ïitudes et discours. Hachette.


128 COMMENT ENSEIGNER

Faire le plan détaillé de la leçon (succession des exercices dont elle se compose) ; 2° Rédiger les explications dont vous accompagnerez le texte.

Deux bonnes copies déclarées admissibles (dont les auteurs ont subi depuis avec succès les épreuves orales et pratiques), nous ont été communiquées et nous ont intéressé par des qualités différentes : l'une, par la maturité de la pensée, le savoir professionnel, une certaine sûreté d'expression; l'autre, par le mouvement, la vivacité, une aisance primesautière que l'expérience réglera. Toutes deux néanmoins ont commis au début la même erreur : un préambule plus ou moins long sur le but, l'importance, le rôle éducatif de la lecture expliquée. C'est un horsd'ceuvre, car les données du sujet sont très précises : Il s'agit d'expliquer un petit récit à des enfants, et non de faire une leçon de pédagogie à de jeunes maîtresses pour leur apprendre les avantages de tel ou tel exercice, comme méthode d'enseignement. On ne saurait trop relever la fâcheuse ' tendance de la plupart des candidats à vouloir toujours et partout dire tout ce qu'ils savent, au lieu de s'en tenir précisément à ce qui leur est demandé. Si les meilleurs ne savent résister à cette tentation, que dire des autres? Il n'en faut pas plus pour causer bien des échecs.

I" PARTIE PLAN DÉTAILLÉ DE LA LEÇON

i° Faire lire le morceau par un élève, et corriger au fur et à mesure sa façon de lire. Après quoi, la maîtresse le relira ellemême, en complétant par l'exemple la leçon de débit.

2° Explication du texte au point de vue : .

a, de l'histoire,

b, de la langue,

c, de la grammaire.

3° Explication des idées morales que le texte contient ou


CERTIFICAT D'APTITUDE PÉDAGOGIQUE 129

suggère (celles-là seules qui sont à la portée des enfants), en% mesurant le commentaire à leur âge.

a. En quoi une histoire est-elle une récompense? (J'ai été si content de toi, que je veux te raconter une histoire).

b. Spectacle d'un champ de bataille, et des blessés qu'on n'a pas ettle temps de relever, et qui meurent dans la douleur de leurs blessures et de leur abandon.

c. Comment l'amitié adoucit-elle nos maux ?

d. Comment ces deux hommes ont-ils fait leur devoir de soldat ?

e. Conduite en particulier du Français. C'est un acte d'héroïsme. Qu'entend-on par là ?

/. De la fraternité humaine, qu'il ne faut pas confondre avec le cosmopolitisme, et qui n'est nullement incompatible avec les devoirs envers la patrie.

g. Pourquoi l'enfant est-il content que cet acte soit celui du Français ? Caractère de générosité de notre race.

4° CONCLUSION. Demander aux élèves s'ils ne connaîtraient pas quelque trait analogue de générosité française ; et sans doute l'un se rappellera Vcrcingétorix ; l'autre la bataille de Fontenoy : « Messieurs les Anglais, tire{ les premiers », ou bien la petite pièce célèbre de V. Hugo :

Donne-lui tout de même à boire, dit mon père.

Puis on leur dira que ces belles histoires qui récréent maintenant les écoliers sont des leçons qui leur montrent leurs devoirs pour l'avenir.

IIe PARTIE

RÉDIGER LES EXPLICATIONS

A. EXPLICATION DU TEXTE.

i° HISTOIRE. Dire brièvement les caractères de la guerre de Crimée, guerre dans laquelle aucune animosité n'excitait les deux nations, et où l'on voyait tous les jours, au siège de


130 COMMENT ENSEIGNER

Sébastopol, les Russes et les Français fraterniser entre deux assauts.

2° LANGUE. (Ici, l'on n'a que l'embarras du choix, la plupart des mots étant susceptibles d'explications).

a. Différents sens du mot humanité. (Nature de l'homme par opposition à celle des animaux, appelée animalité. —Généralité des hommes, comme on dit la jeunesse pour les jeunes gens. — Sentiment de compassion et de bienveillance envers ses semblables. — Étude des Lettres, qui cultivent et forment l'esprit de l'homme : (dans ce sens, toujours au pluriel).

h. Différents sens du mot si, conjonction et adverbe. Remarquer que dans la locution si... que, si ne peut modifier qu'un adjectif ou un adverbe (si content que, si tard que). C'est une faute de français de dire : « il a si neigé qu'on ne voit plus les routes. »

c. Content de toi. D'où vient le contentement du grand-père ?

d. Histoire vraie ; importance du mot vraie, opposé au verbe inventer, C'est que, si toutes les histoires nous émeuvent, la vérité ajoute l'émotion du coeur à celle, toute littéraire, de l'imagination.

t. Côte à côte. Sens de cette expression. f

f. Témoigner : étymologiquement, être témoin, d'où affirmer une chose, l'attester, la rendre évidente par des paroles ou par des actes, comme le ferait un témoin.

g, Qu'est-ce qu'un compagnon de misère ?

/;. Comment peut-on voir une pensée dans les yeux de quelqu'un ? etc.

3° GRAMMAIRE (même observation que pour la langue : la maîtresse choisira selon les connaissances de ses élèves).

a. Fonction des pronoms c\ il (c'est une histoire ; il y a...).

b. Nous sommes allés. Rappeler que le verbe être, aux temps passés, peut s'employer pour d/fe/-(dansun lieu), mais avec cette nuance de sens qu'on en est revenu. On pourrait donc très bien mettre ici : Nous avons été chei eux,


CERTIFICAT D APTITUDE PEDAGOGIQUE 131

c. Fonction des mots le soir.

d. On n'eut pas le temps. Signaler la faute fréquente d'orthographe, par omission de la négation «', l'oreille étant dupe de la liaison- euphonique.

e. Rôle du pronom se avec les deux verbes : se parler, se comprirent.

f. Fonction du pronom le (je le vois dans tes yeux).

Il ne remplace pas celui, mais toute la proposition suivante : tu as envie que ce soit.

g. Comment s'écrit le pluriel de grand-père ? Et de grand' mère} etc.

B. EXPLICATION DES IDÉES MORALES.

Le développement des six ou sept idées que nous avons relevées pourrait être très long. On se bornera donc à l'indiquer sommairement :

a. Une histoire est une récompense parce qu'elle est un plaisir, et un plaisir pour tous les âges.

Si Peau d'Ane m'était conté, J'y prendrais un plaisir extrême.

dit La Fontaine. (Le besoin de vivre est en effet si intense chez ' l'homme que sa propre vie ne lui suffit pas. Il veut vivre celle des autres, leurs joies, leurs peines, leurs aventures, leurs dangers, etc. De là l'attrait du théâtre, du roman, de f histoire. Et la curiosité de l'enfant est encore plus ardente, parce qu'ayant moins vécu, elle est moins satisfaite, et qu'ignorant le réel il est plus crédule au merveilleux).

b. Le champ de bataille. — Montrer surtout ce qu'il y a d'horrible dans cet abandon. La mort au milieu de nos parents, de nos amis qui nous entourent de leur tendresse, et s'efforcent d'alléger nos souffrances, est déjà bien cruelle. Mais les mourants qui agonisent seuls sur la terre glacée, sans un mot de consolation, sans un verre d'eau l

c. L'amitié adoucit nos maux. C'est un lieu commun. Dans


132 COMMENT ENSEIGNER

la solitude, l'amitié d'un animal, d'une plante même, nous est un réconfort. (Le chien de Robinson, l'araignée de Pellisson, la fleur de Picciola).

d. Devoirs du soldat. Le lieu commun est encore plus facile.

e. Le Français s'est conduit en héros. L'héroïsme en effet est le dernier effort d'abnégation que l'homme puisse donner, le sacrifice le plus complet de sa personne et de sa vie. La mesure de l'héroïsme est donc le désintéressement. Or, si héroïque que soit la bravoure du soldat qui monte le premier à l'assaut, ou du médecin qui court au devant de la peste, on peut trouver dans leur dévouement quelque chose qui n'est pas un entier oubli de soi : une mort admirable, sans doute, mais aussi un appel à la postérité. Et cet espoir de vivre éternellement dans la mémoire des hommes est le plus grand stimulant des actions humaines. Mais le véritable héros est celui à qui cet espoir a manqué, qui ne l'a pas même cherché, qui n'a jeté son nom à personne, et qui a donné sa vie en silence, comme ce soldat s'est dépouillé de son manteau pour un inconnu. Il faut saluer bien bas ces héros obscurs que Dieu seul a vus, et nous rappeler que les petits actes de vertu sont quelquefois plus difficiles que les grands, car ils sont sans gloire.

f. De la fraternité humaine. — C'est l'idée capitale du commentaire, à laquelle même on pourrait réduire toute la leçon. Cette fraternité; ignorée de l'antiquité, enseignée par le christianisme, a fait naître d'admirables institutions pour tempérer les cruelles nécessités de la guerre. Mais elle a été dénaturée dans notre siècle par des sophistes qui ont prétendu en tirer la négation de la patrie. A les croire, tous les hommes étant frères, il n'y aurait point de nationalités : ni Russie, ni Angleterre, ni Allemagne, et les liens entre deux Français ne seraient pas plus étroits qu'entre un Français et un Chinois. Nous n'aurions qu'une seule et même patrie : le monde. C'est le cosmopolitisme, doctrine dangereuse, qui a séduit parfois de grands esprits comme Sully-Prudhomme. Mais il nous a dit son repentir :

J'oubliais que j'ai tout reçu, Mou foyer et tout ce qui m'aime,


CERTIFICAT D'APTITUDE PÉDAGOGIQUE 133

Mon pain et mon idéal même, ( •

, Du peuple dont je suis issu.....

Mes tendresses, je les ramène Étroitement sur mon pays, Sur les hommes que j'ai trahis Par amour de l'espèce humaine ;

Sur tous ceux dont le sang coula Pour mes droits et pour mes chimères. Si tous les hommes me sont frères, Que me sont désormais ceux-là ?

g. Pourquoi l'enfant est-il content ? — Par une juste fierté nationale. La France est la terre de la générosité, de la chevalerie et des croisades. Nous avons le droit d'être jaloux du patrimoine de notre race, car, comme l'a dit éloquemmcnt Michelet : « Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d'or, et d'efforts de toute sorte, pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyramide de la France irait jusqu'au ciel ».

L.


SILHOUETTES D'ÉDUCATRICES

UNE GRANDE EDUCATRICE: MADEMOISELLE DISSARD'.

Joséphine-Louise Dissard naquit à Paris, le janvier 1825. —- M"< Dissard se piquait donc à bon droit d'être Parisienne. Mais peu de Parisiens le sont tout à fait, et, si M"« Dissard devait en 185} se fixer pour toujours à Lyon, c'est sans doute que les liens les plus étroits l'attachaient à notre ville. Son grand-père maternel, M. André Marrut, était commissaire de police à Lyon pour le quartier Saint-Paul, en 178*9 et 1790 ; son commissariat se trouvait place de la Douane. J'ignore si lui-même sortait d'une famille lyonnaise. Il se montra du moins Lyonnais au péril de sa vie et prit une part active à la défense de Lyon contre les troupes conventionnelles. Forcé, après le siège, de chercher un salut dans l'exil, M. Marrut parvint à se réfugier à Trieste. Sa fidélité aux Hourbons lui obtint dans la suite un emploi à la cour c'e Parme, où sa fille Caroline-Joséphine, née à Trieste en 1804, passa auprès de lui une partie de son enfance et de sa jeunesse.

Fille de légitimiste et légitimiste ardente, M' 1" Marrut épousa fort jeune M. Laurent Dissard, qui fut chevalier de Saint-Louis et officier supérieur dans la garde royale, sous Louis XVIII et Charles X. Leur bonheur dura peu. Ce fidèle serviteur de la royauté ne devait pas survivre longtemps a la Restauration. 11 mourut du choléra pendant l'épidémie de 18j 2, laissant à sa veuve une fortune précaire, mais une enfant de sept ans, véritable trésor de tendresse, et les exemples d'un soldat loyal, chers souvenirs que l'épouse et la fille entretiendront avec amour.

Au milieu aristocratique et militaire où s'écoulèrent ses premières années, et plus encore à ses parents, M"» Dissard devait très certainement les' qualités si françaises qui ont toujours émerveillé ses amis : l'exquise politesse des manières, le don et l'art de la conversation, une gaieté à l'épreuve de tous les assauts, le culte enthousiaste de l'honneur

x. Nous empruntons li plus grande partie de cet article A l'ouvrage de MIU Mayet t Une Êduealrice, Mademoiselle Dissard. Emmanuel Vitte, LyonParis, 1912. — Prix : ) fr. 50.


UNE GRANDE EDUCATRICE I35

et l'indomptable énergie du caractère. Sa mère, qui vécut jusqu'en 1886, et que'beaucoup se rappellent fort bien, paraissait de toutes façons la digne mère d'une telle fille. Leur affection mutuelle étant extrême, l'influence de la mère sur la fille ne pouvait être que très grande.

Il fallut pourtant se séparer de bonne heure. Au moment même de la mort de son père, Joséphine Dissard entrait au Sacré-Coeur d'Amiens, qui devait abriter sa seconde enfance. M"e Dissard aimait encore vers la fin de sa vie à rassembler ses impressions d'Amiens. Elle contait parfois, avec esprit, ses petits déboires de pensionnaire, et la gêne qu'une règle, même facile, apportait à sa nature ardente. Elle était si jeune alors I Cependant l'incomparable cathédrale, qui semblait envelopper de son ombre le pensionnat tout voisin, remplissait cette âme enfantine d'une poésie étrange. Elle parle dans une lettre de 190} de sa cathédrale, et de son Sacré-Coeur. C'était là un souvenir aimé dont je l'ai entendue moimême plus d'une fois entretenir mon père. Elle évoque une charmante . image de nos pays du Nord, et particulièrement de Boulogne, dans cette même lettre toute pénétrée d'air marin et toute pleine de souvenirs rel'gieux. Au Sacré-Coeur d'Amiens comme auprès de sa mère, Mlle Dissard avait trouvé cette piété profonde et solide qui devait être le vrai soutien de sa force et la vraie source de son dévouement, comme aussi elle avait rencontré l'exemple de cette bonté condescendante, toujours digne et toujours doucement joyeuse, qui fait d'un maître un ami.

En 1840, Mlle Dissard quitta le Sacré-Coeur d'Amiens pour la maison alors très florissante des Soeurs Saint-Charles de Briguais. Le besoin de se rapprocher de Mmc Dissard, dame de compagnie dans la famille de Romauet, ne fut sans doute pas étranger à ce changement. Quoi qu'il en soit, Joséphine Dissard demeura cinq années dans cette école, d'abord comme pensionnaire libre, puis comme professeur de littérature. Elle n'avait pourtant pas vingt ans. De Brignais, on la voyait suivre, malgré un long trajet, les coûts de la Faculté des Lettres de Lyon, et adresser aux professeurs des devoirs signés Joseph, qu'ils prirent toujours pour l'oeuvre d'un homme. Et, cependant, elle nouait au pensionnat des amitiés chaudes et durables. Plusieurs élèves de Brignais lui gardent aujourd'hui encore un amical souvenir.

Tout la destinait à l'enseignement. Elle-même, avec la netteté de vue et la généreuse énergie qui furent peut-être ses qualités les plus remarquables, ne négligea rien pour s'y préparer d'une façon complète. Non contente de ses deux brevets, elle passa avec succès un examen en Sor-


I36 MADEMOISELLE DISSARD

bonne que l'on considérait comme la consécration des études pédagogiques. Elle se montrait assidue, à Paris, aux cours dits d'Education Maternelle, qui y avaient été fondés en 1820. Elle suivait entre temps des leçons de musique et de diction des meilleurs maîtres d'alors. Sa soif de connaître était déjà incroyable. Quelques mois de préceptorat dans une famille du Maçonnais achevèrent enfin cette préparation. Lorsqu'à 28 ans, en 1853, M"e Dissard ouvrit elle-même à Lyon, au 10 de la place Bellecour ', son cours d'Education Maternelle, elle apportait à son oeuvre, avec beaucoup de jeunesse et d'ardeur, une expérience déjà consommée, un savoir étendu, une surpreuante facilité d'élocution et quelques idées fortes et neuves dont l'avenir allait montrer la justesse.

Dès lors sa vie se fondit tout entière dans cette belle unité que, durant 5 S années, rien ne put jamais interrompre. Les événements de 1870 retardèrent à peine d'un mois et demi la rentrée normale des cours. Ni la mort de sa mère, ni l'opération de la cataracte qu'elle subit il y a vingt ans, ni sa croissante myopie, ni les accidents renouvelés qui en furent la conséquence, ni la très grave maladie qui suivit un de ces accidents, ne surent avoir raison de son infatigable activité. Le cours changea deux fois de local ; il fut transporté d'abord à l'angle de la place Bellecour et de la rue de l'Hôtel-de-Ville, puis au 25 de la place Bellecour, où il se trouve maintenant ; mais il y eut toujours à Ljonun cours Dissard. Trois générations lyonnaises s'y sont succédé. Le 29 mars 1909, 17 jours avant sa mort, M'le Dissard s'excusait auprès de ses élèves d'être enfin réduite à les confier en d'autres mains. Son billet même ne respire qu'espoir et que vie : c..... J'entends à travers les murs tout ce que vous dites de charmant et d'animé..... A bientôt le revoir..... »

Dans cette oeuvre d'éducation qui a rempli seule toute son existence, deux grandes pensées ont guidé M'1*-' Dissard. Elle a rêvé d'un enseignement familial et d'un enseignement vivant. Suivant un mot de Vauvenargues qu'elle se plaisait à répéter, ces deux grandes pensées lui venaient du coeur. L'enfant qui pendant ses plus belles années ne s'assit qu'à une table d'emprunt, la fille admirable qui ne constitua un foyer à sa mère qu'après un long et fatigant labeur, connaissait le prix de la

1, Cette maison est aujourd'hui remplacée par la rue Gasparin.


UNE GRANDE ÉDUCATRICE I37

vie de famille. Elle l'a aimée très profondément. « Rendre le foyer familial plus animé, en y gardant les jeunes personnes qui,en sont la joie et l'ornement », tel était le programme qu'avec le joli parler de nos grand'mères, elle annonçait en 185 3. Quel progrès depuis lorsl

Aujourd'hui que l'idée a fait son chemin et que, par elle, les cours se sont multipliés, il est malaisé de comprendre tout ce qu'elle pouvait alors renfermer d'heureux et de bienfaisant. Peu de femmes sans doute signeraient aujourd'hui cette déclaration étrange que M'1* Dissard, à ses débuts, recevait en manière d'encouragement, et qu'elle a conservée avec esprit, comme la marque singulière d'une époque, ou, plus simplement peut-être, comme la lettre d'une vieille amie qui connaissait assez bien son temps : « Je vous souhaite tout le succès possible, ma chère petite amie, mais je n'y compte guère : nous autres Lyonnaises nous sommes des femmes séii.uses, et nous avons mieux à faire que d'élever nous-mêmes nos filles. » Je ne charge rien. Je ne lis pas : instruire ; je lis : élever.

Les mères, il y en avait cependant alun, qui n'étaient pas si sérieuses et qui se contentaient d'une vertu plus proche de la nature, ne trouvaient d'aide réelle que dans les pensionnats, c'est-à-dire, à peu d'exceptions près, dans les couvents. Pendant toutes les époques brutales, l'Église seule a des asiles pour la faiblesse. On mettait au pensionnat les enfants trop jeunes, parce qu'on ne savait qu'en faire. J'ignore à quoi s'occupaient les dames. Mn* Dissard, toute célibataire qu'elle était, rêva donc de ramener les mères à leur rôle naturel d'éducatrices, et de les aider dans cette tâche aimable où nulle ne les remplace complètement. <i Il semble, dit M"« Mayet, qu'elle ait reçu de Napoféon ce conseil donné àM« Campan... : « Faites des mères l » — « De notre temps, disait M"e Dissard, il y a beaucoup d'hommes médiocres; j'attribue cela à la médiocrité de beaucoup de femmes : ce sont les mères qui font les fils. » — « On n'attire les hommes, écrivait-elle dans ses notes privées, qu'en s'adressant par l'esprit au coeur, et le pouvoir d'une mère est diminué de moitié quand elle cesse d'être intellectuellement supérieure à ses enfants. » — « On n'attire les hommes qu'en s'adressant par l'esprit au coeur » I Quelle femme a pensé cela ?

Faire des mères, en aidant les mères dans leur rôle de mères, une telle initiation n'est pas le fait d'un livre. L'enseignement, tel que le concevait M"c Dissard, était donc un enseignement vivant. C'était l'action directe d'une Ame sur des âmes. Amener peu à peu les enfants à concevoir et à aimer le vrai avec candeur et générosité, tous ses efforts tendirent bien là. Elle a donné de la pédagogie cette définition


I38 MADEMOISELLE DISSARD

très belle, que ni Platon ni saint Thomas n'auraient désavouée : « C'est l'art de rendre l'enfant actif dans la recherche de la vérité. » N'est-ce point là en effet proprement en faire un homme ? Si donc on était joyeux au cours, on ne laissait pas cependant d'y demeurer sérieux et grave.

M"c Dissard, surtout à la fin de sa vie, lisait quelquefois Platon. Elle a pu lire dans le Banquet les étonnantes paroles de la femme de Mantinèe sur la paternité de l'esprit où aspirent les esprits généreux. Elle a pu voir que le principe en est aussi l'amour. Je suis certain cependant qu'elle a puisé ailleurs sa vocation d'éducatrice. Elle l'a trouvée beaucoup plus près, dans son coeur de femme et de chrétienne. Elle a très profondément aimé les enfants, et non seulement leurs jolies têtes blondes, mais leurs petites âmes qu'elle savait plus aimables encore et dont elle se sentait responsable devant Dieu. « Si l'on pouvait voir une âme, on en mourrait de plaisir », aimait-elle à répéter avec sainte Catherine de Sienne. — « La responsabilité de tant d'avenirs, écrivait-elle, voilà ce qui ranime les forces de l'âme. »

Développer l'âme des enfants, dans l'harmonie de ses facultés délicates, et, d'abord, la prémunir contre la corruption intellectuelle qui parait chaque jour plus menaçante, M1'* Dissard s'était imposé cette tâche. Elle l'appelait « le grand oeuvre ». — « L'intelligence, pensaitelle, n'est-ce point l'oeil et la lumière de l'âme ? » Elle ajoutait avec saint Mathieu (VI, 2î) : « Si donc la lumière qui est en vous n'est que ténèbres, que seront les ténèbres mêmes ? » Il faut de bonne heure habituer l'oeil des enfants à voir très net. C'est pourquoi elle se défiait tant d'une science hâtive et redoutait par-dessus tout un savoir désordonné. « J'ai horreur des gens à nomenclature, écrivait-elle, un savant pédant est ma bête noire l » Sans cet ordre des connaissances qui est la philosophie même, et la représentation dans l'esprit de l'ordre même du réel, le savoir ne lui semblait « qu'une espèce d'ignorance encyclopédique. » Ce mot excellent mérite de vivre, et je crois qu'il est bien d'elle, car si M'1* Dissard l'avait rencontré dans ses lectures, elle, qu'on vit toujours modeste, n'aurait pas manqué, à son ordinaire, de s'effacer devant un auteur.

Mais « tou^e connaissance qui ne tourne pas en amour est stérile ». Cette maxime de Bossuet, qui appartient aussi à beaucoup d'autres, était proverbiale au cours. Dire comment Mlle Dissard la comprenait, serait dire le secret de son éloquence facile et chaude, simple et cependant imagée, précise et parfois patiente. Elle faisait aimer ce qu'elle aimait.


UNE GRANDE EDUCATRICE I3f/

Elle aima d'abord beaucoup la vie. C'est le signe d'un estomac sain et d'une bonne conscience. M'ie Dissard le savait bien. « La gaieté, disa'.t-elle, c'est la santé de l'âme. La joie de l'esprit en marque la force. » A son amour très simple de la vie il faut attribuer son attitude à l'égard de certain mysticisme. Encore qu'elle préférât s'adresser à Dieu plutôt qu'à ses saints, elle pratiquait des saints à elle, tous gens de raison et d'action. Cette femme d'esprit, qui ne ressemblait en rien à une intellectuelle, professa pour le curé d'Ars, qu'elle avait connu, la dévotion la plus vive et la plus confiante.

Conter les nobles amours qu'elle a éveillés chez ses jeunes élèves, serait faire le tour de son enseignement. Sans parler du cours de Religion que M. l'abbé Guinand, doyen de la Faculté de Théologie de Lyon, continua pendant 40 ans chez M'i= Dissard, l'éducation religieuse avait chez elle le tout premier rang. Du catéchisme on passait au Nouveau Testament, dont on apprenait quelques livres par coeur. L'histoire de l'Église, et surtout l'histoire trop peu connue des premiers temps de l'Église, tenait dans son enseignement une place considérable. Je me rappelle encore avec respect le bon vieux volume de Lhomond. Que dire de ses cours d'histoire de France ? Comme elle a su aimer toutes nos gloires ! « Ne me parle plus de ton Bonaparte I » s'écriait vainement Mme Dissard. Sur nos autres grands hommes, mère et fille s'eutendaieut mieux. Tous les petits Français qui se sont assis sur les tabourets du cours, ont connu avant sept ou huit ans la vocation de la France à Tolbiac, l'épopée de Jeanne d'Arc, ou la charge héroïque des zouaves à Patay. 1 Je suis persuadée, écrivait M"e Dissard en 1872, que la négligence de l'étude de l'Histoire est uue des causes de l'état où nous sommes aujourd'hui. Plus de modèles, plus de traditions, plus d'amour

et de respect pour la grande famille du pays Aussi, plus que jamais,

je veux, dans mes cours, réveiller le patriotisme par l'histoire... »

Ses goûts littéraires étaient tout classiques. « Aimer Bossuet, c'est m'aimer », écrivait-elle à une ancienne élève, changeant, au moins quant au nom propre, un mot célèbre d'Henri IV. M««c de Sêsùgné, qui partageait la même place dans ses affections, a toujours son portrait dans le salon du cours. Je sais combien M"« Dissard goûtait aussi Lamartine et Mistral, Lacordairc et Gratry ; mais le grand siècle retint toujours ses préférences. Elle professait pour la langue un cutte éclairé et scrupuleux. Elle n'ignorait pas les littératures anciennes ou étrangères. En musique, elle fut pour Wagner une admiratrice de la toute première heure, mais elle eut le bon sens de ne lui point sacrifier Mozart ni Beethoven, et de garder à ceux-ci une vénération dont Wagner lui-même a toujours donné


I40 MADEMOISELLE DISSARD

l'exemple. Il m'est arrivé une de ces dernières années de la surprendre à son piano.

On s'est occupé de bien des choses chez M"* Dissard. On y a fut de la musique avec d'excellents maîtres. On y a parlé d'art, de beaux-arts et d'arts moins relevés mais néanmoins utiles. On s'y est occupé de ménage. Ce n'est pourtant point dans les limites de son salon vert qu'elle bornait son rôle d'éducatrice. Elle retendait dans les familles, par ses conseils aux mères qu'elle savait mettre en garde contre l'excès même de leur tendresse. // tut semblait peu moral d'épargner toute peine aux enfants. Tant il y avait je ne sais quoi de fort et de cornélien dans sa façon d'envisager la vie. Et pourtant que d'affabilité et que de tendresse !

Pendant 5 $ ans, M" 6 Dissard a entretenu avec ses amis et ses élèves dont le nombre alla croissant, une correspondance assidue, s'informant de tout et ne cachant rien d'aimable, trouvant à propos des plus petits événements le mot qui élève et qui apporte la joie. On rencontre dans ses lettres, non seulement le reflet d'une âme ardente et profondément bonne, mais une justesse d'observation, une promptitude et une sûreté de trait, un bonheur d'expression, une connaissance et une habitude de la langue qui rappellent souvent les meilleurs écrivains. La plupart de ses lettres sont des lettres de vacances toutes pleines de la poésie de la nature et surtout de la montagne. Comment donc M"* Dissard pouvaitelle écrire : « J'ai honte du bien que je me suis fait et que mes amis n'ont pas partagé », puisque tous le partageaient ? Où trouvait-elle le temps qu'elle voulait avec Fénelon qu'on sût « dérober à ses amis pour travailler à se rendre digne d'eux » ? Car elle était toute à ses élèves. Les jeunes filles, et même les petits garçons qui ne passaient la plupart que deux ou trois ans au cours, gardaient à jamais en elle une amie active et discrète. Elle apportait dans les tâches les plus difficiles de l'amitié la délicatesse d'une mère.

MU» Dissard rêva plus encore. L'inégalité providentielle des hommes était une thèse souvent développée au cours de Religion. On y répétait que les classes, privilégiées répondent des classes inférieures, et que les riches sont tenus, en toute justice, de payer par une influence utile le loisir qu'ils ont d'étudier la vérité. La guerre de 1870 et les événements qui la suivirent, montrèrent avec une tragique évidence combien la bourgeoisie libérale et voltairienne avait failli à cette tâche redoutable. M"e Dissard fut une des premières à le comprendre. « On ne peut ima-


UNE GRANDE ÈDUCATRICE I4I

giner, écrit M!|« Mayet, ce qu'avait été pour elle la guerre de «870. » ~ « Ce fut, dit une de ses élèves U-s plus aimées, un deuil qu'elle riorta toujours..' » Elle voulut revoir Paris pendant les vacances de 1871, Le spectacle des ruines calcinées et noircies qui s'élevaient sur les deux rives de la Seine, image atroce des ruines plus irréparables de ta société, remplit ses lettres d'un effroi indicible. 11 lui semble avoir la vision du mal. Elle revint épouvantée. « Que nous aurons à faire, avait-elle écrit, pour retrouver le principe du bien ! Nous chercherons ensemble. » Quatre mois après, en février 1872, elle ouvrait son école du dimanche. Une seule école du même genre existait alors dans notre ville où, pendant de très longues années, il n'y eut que ces deux écoles.

M. de Mun a dit avec autorité » toute la part de M»* Dissard dans la fondation à Lyon de l'OEuvre des Cercles Catholiques d'ouvriers. C'est donc bien M"« Dissard qui en fut la fondatrice à Lyon, au mois de mai de cette même année 1872 ; et, s'il est vrai, ainsi que Ta écrit lui-même M. de Mun, que «• la création du comité de Lyon détermina dans l'OEuvre un mouvement décisif », par lequel « elle cessa d'être exclusivement parisienne », M"« Mayet a le droit de conclure que * l'initiative de Ml,e Dissard en a fait une oeuvre nationale a. — « Ce fut elle que Dieu choisi t... » dit simplement M. de Mun.

Dans cet apostolat social, comme on parle aujourd'hui, son active modestie prit dès le début une attitude effacée dont elle ne se départit jamais. MUe Dissard y apportait surtout un souci d'éducatrice. Ainsi qu'elle l'écrivait, il faut avant toute chose garder au peuple son « bon sens ». Et n'est-ce pas là en effet sa grande richesse ? On la vit en 1877 chercher à fonder une école normale libre. Le progrès néfaste de l'enseignement sans Dieu l'effrayait chaque jour davantage. Lorsque, récemment, une école normale libre fut fondée, elle applaudit à -ette création avec une véritable joie.

Elle aimait sa profession, qu'elle connaissait d'une façon rare. En 1880, un professeur de Lucerne, M"« Greber, vint initier aux méthodes suisses un groupe de professeurs qui, depuis deux ans déjà, se réunissaient à jours fixes chez Ml,e Dissard. M'ie Greber ne demeura qu'une année à Lyon, mais les travaux du « groupe » durèrent plus de jo années, et c'est seulement en 1905 que M'ie Dissard se décida à rassembler dans un Cours de Pédagogie le fruit d'un demi-siècle d'étude et d'expérience.

Sa mort ne fut que le dernier battement d'un coeur généreux et

1. Ma Vocation sociale, pp. 1)1-134.


142 MADEMOISELLE DISSARD

chrétien. Elle, qu'un tempérament si puissant attachait à la vie, et qui craignait d'entendre nommer la mort, mourut avec le calme de la foi, exhortée par un jeune prêtre du diocèse, fils d'une de ses amies perdues et ancien élève de ses cours. On fut presque étonné à Lyon, le i S avril 1909, d'apprendre que l'âge venait de triompher tout à coup de son énergie. Elle avait S4 ans.

HENRI FRANCHET.

Les « Cours Dissard » gardent fidèlement, avec le nom de celle qui les a fondés, les méthodes excellentes qui assurent leur succès. C'est merveille de voir, aux heures de cours, à quel point l'on peut, lorsqu'on sait et qu'on a, au préalable, étudié à, fond les facultés de l'enfant, intéresser même de tout jeunes esprits, tenir leur attention en éveil, les habituer à réfléchir et à raisonner, et à tout âge, comme avec toute nature, par des questions savamment graduées, par des explications habilement conduites, amener les élèves à aimer la vérité, en la leur faisant trouver. L' « interrogation socratique » fleurit ailleurs sans doute ; elle ne donne nulle part des fruits plus exquis. — Le cours d'enseignement religieux est confié à un théologien de doctrine très sûre, professeur de théologie dogmatique aux Facultés catholiques de Lyon.


COURS DE VACANCES

ORGANISÉS

A L'UNIVERSITÉ DE FRIBOURG (SUISSE)

Les cours commenceront le 22 juillet et finiront le 27 juillet.

La carte de participation est délivrée par la Chancellerie de l'Université avant l'ouverture des cours, et, au plus tard, pendant les journées des 22 et 23 juillet. Certe carte donne le droit d'assister à tous les cours. La taxe d'inscription es't de 5 fr. pour les membres de l'enseignement; de 10 fr. pour les autres participants.

Les personnes désirant suivre les cours devront se faire inscrire verbalement ou par lettre à la Chancellerie de l'Université avant le 18 juillet.

Les cours auront lieu dans le bâtiment universitaire (Lycée). — Dès le début des cours, des affiches spéciales renseigneront les participants sur les distractions qui leur seront offertes : soirées familières, excursions, visites de monuments, de collections, concerts, etc.


Pour tout ce qui concerne le logement et la pension, on peut se procurer des renseignements à la Chancellerie de l'Université.

PROGRAMME

De nombreuses et intéressantes conférences sont inscrites au programme, nous signalons les suivantes à nos abonnées :

SECTION FRANÇAISE

Dévaud : Pédagogie : Les moments didactiques d'une leçon, 6 conférences; tous les jours de n heures à midi.

De Munnynck : La pédagogie de la conviction religieuse,

3 conférences : lundi, mardi, mercredi, de 5 à 6 heures.

• Brunhes : La géographie humaine : jeudi, de 2 à 3 h.

Mroe Jolay-Chovel : Cours de diction (avec exercices pratiques) tous les jours de 3 à 4 heures.

DEUTSCHE SEKTION

Leitschuh : Sehen und Verstehen von Kunstwerken, mit Lichtbilddemonstrationen, 3 Stunden : Montag, 3 bis

4 Uhr, Mittwoch und Donnerstag, 9 bis 10 Uhr. — Moderne Schweizer Maler, 2 Konferenzen mit Lichtbilddemonstrationen : Freitag und Samstag, 3 bis 4 Uhr.

Le Gérant. ANTON m POISAT.

MAÇON, ÏROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS


COMMENT ENSEIGNER

SOMMAIRE

Gomment réfuter une erreur historique ?... JEAN GUIRAUD. Notes d'une conférence sur l'Inquisition. La

question de l'Inquisition ; son actualité. —

Ce qu'est l'Inquisition; son origine. -—

Raisons de l'intervention des papes. —

Réponse aux objections. J.-B. GOUTORBE,

Chronique des examens : Baccalauréat. —

Professorat des Écoles normales. — Brevet supérieur. — Brevet élémentaire L.

Discrétion professionnelle Ph. SAINT-VINCENA,

A travers les faits : Instruction et cinéma.... J. VACOJUEBRUN. Silhouettes d'éducatrices. M»* Latour et

Mi'eBry C.V.

Bibliographie. M"* Permond : Conseils d'une

mire à ses files, — à ses fils O.

L'enseignement supérieuraes jeunes filles etles

Facultés catholiques de Lyon ***

COMMENT RÉFUTER UNE ERREUR HISTORIQUE?

Du jour où une secte a voulu faire de l'instruction publique l'instrument de son despotisme, la science a été asservie. L'histoire en particulier a été falsifiée parce que le souci delà vérité a fait place à des préoccupations d'un ordre moins élevé ; par elle il s'agissait moins d'étudier le passé et d'en tirer des leçons pour le présent, que de le faire haïr et mépriser. De là les erreurs historiques grossières ou perfides qui émaillent les manuels scolaires en usage dans les écoles publiques. L'enseignement libre lui-même n'a pas toujours échappé à ce danger ; hanté parfois par un respect

10


I46 COMMENT RÉFUTER

superstitieux de la science officielle, il lui est arrivé de laisser pénétrer dans ses écoles des erreurs qui avaient fini par être transformées en vérité. Il est dès lors nécessaire de poursuivre ces erreurs historiques, de les démasquer partout où elles se glissent et de leur opposer la vérité vraiment scientifique.

Comment y parvenir? Comment réfuter les erreurs historiques ?

Il faut d'abord bien saisir la pensée de nos adversaires et la portée de l'erreur qu'ils veulent propager. Cela paraît évident et encore plus facile; et cependant il n'en est rien. Si parfois les mauvais livres étalent le mensonge avec une telle impudence que sa fausseté éclate aux yeux et que la rectification se présente tout naturellement à l'esprit, parfois auss! il est difficile de saisir leur pensée ondoyante et fuyante. Pour y parvenir une condition est nécessaire. Il faut être parfaitement sincèreavec soi-même et avec l'adversaire.

C'est évident! dira-t-ou. Il va de soi que si l'on veut combattre l'erreur, c'est avec le désir faire éclater la vérité. Sans doute 1 mais si l'intention est bonne, la réalisation en est parfois difficile et les plus grandes précautions doivent tout d'abord être prises contre soi-même. Il faudra par exemple se garder de voir des erreurs partout et de prendre pour un mensonge ce qui pourrait tout simplement n'être qu'une vérité heurtant nos propres préjugés ou nos idées préconçues. Établir exactement l'erreur est donc chose délicate et qui demande une grande impartialité.

Ce qui est encore plus difficile, c'est de la définir, c'està-dire de distinguer d'une manière nette et précise ce qui reste la vérité. Trop souvent on est tenté de condamner en bloc, de prononcer une sentence globale et on oublie que parfois une erreur est relative, qu'elle l'est par exagé-


UNE ERREUR HISTORIQUE I47

ration et que, réduite A une affirmation plus mesurée» eUe redevient une vérité. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu'un mensonge peut s'étayer sur des faits vrais faussement interprétés et qu'on doit se bien garder d'englober dans une même négation l'affirmation erronée et le fait exact dont elle a tiré un parti faux ou abusif. Ce départ de l'erreur et de la vérité exige un réel discernement de l'esprit et une grande modération de l'âme.

S'il ne faut pas grossir arbitrairement les erreurs et les mensonges des adversaires, il faut aussi se mettre en garde contre leurs subtilités et leurs habiletés. Souvent, dans leurs livres, ils esquissent l'erreur plutôt qu'ils ne la développent, laissant ce dernier soin à la parole et à l'enseignement oral. C'est le stratagème qu'emploient souvent les manuels d'histoire condamnés par l'épiscopat. Pour éviter de trop scandaliser, pour faire accepter plus facilement parles ignorants et les simples leurs attaques et leurs négations, ils les présentent en formules volontairement vagues, en des insinuations perfides, que devant les élèves le maître saura préciser. Aussi, avant de réfuter ces erreurs devra-t-on les développer, rendre à la pensée de l'adversaire toute son ampleur er à son attaque toute sa portée; faire en un mot, avant la réfutation, pour mieux réfuter l'erreur, le travail de développement auquel le mauvais maître ne manquera pas de se livrer devant ses élèves pour pervertir leur intelligence. De la sorte, l'erreur, au lieu de fuir, de se dissimuler, sera mise en pleine lumière et c'est de face qu'on la montrera, c'est en face qu'on l'attaquera. Mais, làencore, on devra procéder avec la plus parfaite sincérité, etonse gardera de prêtera l'adversaire des pensées et des intentions qui ne seraient pas les siennes. On ne développera que ce qui sera contenu implicitement et logiquement dans son affirmation, ' et on se gardera soigneusement de tout procès de tendance.


I48 COMMENT RÉFUTER

*

* *

Ainsi établie avec sa signification rigoureusement exacte, avec sa portée précise, sans aucun mélange possible de vérité, comment l'erreur devra-t-elle être combattue?

L'idéal serait de lui opposer des études approfondies et personnelles, de fouiller les manuscrits des bibliothèques, les innombrables documents des archives et de répondre par des textes authentiques, interprétés avec une rigueur scientifique. Malheureusement pour l'oeuvre « pratique » dont il s'agit, une pareille conduite ne correspondrait nullement au but poursuivi. Ainsi entreprise, la réfutation d'une seule affirmation absorberait une vie entière, et pendant qu'on serait ainsi hypnotisé devant elle pendant du nombreuses années, elle aurait le temps d'empoisonner un grand nombre d'intelligences. Il faudra faire oeuvre plus rapide et profiter pour cela du travail d'autrui, et des résultats actuellement acquis de la science.

Réfutation incomplète, provisoire et partant incertaine I diront peut-être les esprits difficiles : réfutation définitive et certaine l leur répondrons-nous.

Nos adversaires prétendent que le moyen âge a été une époque de barbarie où, privé d'instruction, l'esprit humain s'est engourdi dans l'inaciton et la paresse. Sera-t-il indispensable de scruter les archives du monde civilisé pour répondre à une pareille assertion ? Le nombre des études — toutes appuyées sur des textes — qui ont été faites sur les écoles cathédrales ou monastiques et sur les universités ne suffit-il pas pour que nous puissions affirmer que l'instruction a été fort répandue au moyen âge et l'esprit humain en pleine activité? Sans doute, les textes qui seront mis ultérieurement en lumière, les études que


UNE ERREUR HISTORIQUE I49

multiplieront encore sur ce sujet les érudits de demain, pourront creuser encore la question ; on découvrira peutêtre l'existence de nouvelles écoles, on réduira peut-être à de plus modestes proportions la valeur de tel écrivain, de tel savant du moyen âge ; mais la thèse générale, l'idée fondamentale sur lesquelles s'appuiera notre réfutation ne seront pas sensiblement modifiées par l'avenir; car elles ont déjà pour elles une multitude de faits et de textes mis en lumière par le passé. Si l'érudition minutieuse est perpétuellement soumise à des révisions plus ou moins grandes, à la suite des découvertes historiques, il n'en est pas de même d'un certain nombre de grandes thèses que l'on considère avec raison comme acquises à la science. Or, c'est sur ces thèses que s'appuieront les réfutations des manuels historiques.

D'autre part, il est des textes déjà publiés qui sont d'une telle netteté, d'une telle précision qu'ils se suffisent à euxmêmes et ne sauraient être ni fortifiés, ni infirmés par la découverte de nouveaux documents. A l'encontre des protestants et de leurs alliés dans l'espèce, les libres penseurs, qui veulent faire de l'amiral de Coligny un modèle de patriotisme, nous affirmons que, par esprit de secte, il a trahi la France* catholique au profit de l'Angleterre protestante; et pour le prouver, nous citons le texte du traité qu'il signa avec la reine Elisabeth et par lequel il lui livra la ville du Havre. Ce texte, dont l'authenticité n'a jamais été contestée, est formel. Qu'importe que d'autres documents sortent des archives ? ils ne sauront ni infirmer ni atténuer son importance ; encore une fois, il se suffit à lui-même, Or, nombreux sont les cas du mêmegenre, où des textes nouveaux ne peuvent modifier les conclusions déjà tirées des anciens ; dans ces cas, ta solidité des réfutations d'aujourd'hui n'a rien à craindre des découvertes de demain.


150 COMMENT RÉFUTER

L'essentiel pour une bonne réfutation, c'est qu'elle soit fortement raisonnée et solidement documentée, et c'est malheureusement ce qu'on oublie trop souvent. Parfois on se contente d'opposer des plaisanteries plus ou moins agréables, ou d'éloquentes invectives à l'erreur que l'on veut combattre ; on voue l'auteur au ridicule ou au mépris, et on croit l'avoir ainsi anéanti. Erreur grossière l le lecteur auquel on s'adresse n'a pas de peine à voir qu'on n'a nullement répondu à l'erreur et il en conclut souvent que c'est apparemment parce qu'on n'a eu aucune réponse à lui opposer. Dans ce cas, cette réfutation manquée a fait plus de mal que l'erreur elle-même ; car elle l'a mise dans une plus grande lumière et a donné au lecteur l'impression qu'elle reste inattaquable!

Parfois aussi, on se contente d'opposer des objections à l'erreur et on ne va pas plus loin. Agir ainsi, c'est évidemment faire oeuvre utile à condition que les objections mises en ligne soient de bon aloi. Mais ce n'est qu'une partie de la tâche qu'on a assumée. Il ne suffit pas, en effet, de repousser l'attaque et de se tenir sur la défensive, il faut, après cela, prendre l'offensive à son tour, et, après avoir réfuté l'erreur, montrer la vérité. Réfuter, c'est faire oeuvre négative; proclamer le vrai, c'est faire oeuvre positive. On l'a dit maintes fois : on ne tue vraiment que ce que l'on remplace. L'erreur sera vraiment tuée lorsque on lui aura substitué, dans les esprits qu'elle avait essayé de corrompre, la vérité qui y régnera désormais en maîtresse.

Pour une entreprise d'une telle importance on puisera des renseignements aux meilleures sources. On commencera,


UNE ERREUR HISTORIQUE 151

sans la moindre idée préconçue, par dresser la bibliographie de la.question. Dans les grandes bibliothèques on consultera les grands répertoires bibliographiques. S'il s'agit, par exemple, d'une question intéressant le moyen âge, on prendra le Répertoire des Sources historiques du moyen âge (biobibliographie ; topo-bibliographie) de M. le chanoine Ulysse Chevalier. On pourra aussi dépouiller les tables bibliographiques des principales revues, en particulier de la Revue des Questions Historiques qui a donné depuis sa création une attention toute particulière aux problèmes d'histoire religieuse. Les dimensions restreintes de cet article ne nous permettent pas de donner une longue liste d'instruments bibliographiques ni de préciser la manière dont on devra s'en servir. On trouvera tous ces renseignements dans un excellent livre du R. P. Fonk, directeur de l'Institut biblique de Rome, sur le Travail Historique (Paris, chez Beauchesne).

Lorsqu'on aura ainsi dressé la liste de tous les ouvrages traitant de la question que l'on veut approfondir, il ne sera pas nécessaire de les lire tous. Dans le nombre il s'en trouvera qui ne mériteront pas cet honneur, soit que, vieillis, ils ne soient plus au courant, soit que, récents, ils soient sans valeur. Il faudra donc classer, par ordre d'importance, les ouvrages dont on aura dressé la liste. Pour ce travail on se reportera aux appréciations autorisées des critiques, qui, dans les différentes revues du monde savant, ont rendu compte de ces livres. Les grandes revues d'histoire telles que la Revue des Questions Historiques et la Revue historique en France, la Revue d'histoire ecclésiastique en Belgique ; les revues spéciales telles que la Bibliothèque de l'École des Chartes, le Moyen Age, pour le moyen âge, la Revue d'histoire moderne, les revues déjà nombreuses qui s'occupent de l'histoire de la Révolution, enfin les grandes revues bibliographiques


152 COMMENT RÉFUTER

telles que le Polybiblion,h Revue critique, donneront les plus utiles indications. En consultant leurs tables, on trouvera certainement l'indication de comptes rendus analysant et appréciant les ouvrages dont on aura les titres et indiquant ceux qu'on devra négliger et ceux qu'on devra, au contraire, consulter et approfondir. De la sorte, se fera un classement méthodique dans la bibliographie précédemment préparée.

Ainsi classés, les livres devront être dépouillés avec un sens critique toujours en éveil. On se gardera d'accepter sans contrôle les textes qui seront allégués, surtout s'ils doivent jouer un grand rôle dans la réfutation qui se prépare. On en contrôlera soigneusement l'authenticité et l'exactitude et pour cela on se reportera aux meilleures éditions qui les donnent. On se rendra compte aussi du parti que l'auteur en tire, en voyant si les conclusions qu'il en déduit sont exactes, ne diminuant, ni n'exagérant la portée du document. Enfin on critiquera sans cesse le travail de l'auteur lui-même en ayant soin de remarquer si des préoccupations particulières, des préjugés ou des idées préconçues ne faussent pas, dans une certaine mesure, son étude. Ces précautions une fois prises, on pourra se fier à la solidité des preuves documentaires tirées de cet ouvrage, à l'encontre de l'erreur que l'on veut attaquer et en faveur de la vérité que l'on veut établir. Quand on aura ainsi traité tous les auteurs à consulter, on pourra élaborer son propre travail.

Il y aurait fort à dire sur la manière d'écrire une réfutation d'erreurs historiques; contentons-nous de quelques rapides aperçus.


UNE ERREUR HISTORIQUE 153

Une réfutation étant une oeuvre de polémique; if est naturel qu'elle soit vive. Un style alerte, une certaine vivacité dans le ton et dans l'expression donneront plus d'intérêt à la discussion et stimuleront l'attention du lecteur. Mais il ne faut pas confondre la vivacité avec la violence. Si un « amas d'épithètes » est une « mauvaise louange », on peut dire aussi qu'une collection d'injures est une fâcheuse réfutation. On se gardera donc d'injurier les écrivains dont on attaque les erreurs. On ne s'en prendra à leur personne qu'autant que ce sera indispensable pour expliquer leurs erreurs.

On donnera ainsi au lecteur l'impression qu'on n'est inspiré par aucune animosité [personnelle et que l'on est mû par l'unique désir de servir la vérité. Le meilleur moyen d'y parvenir c'est d'être profondément sincère; et ainsi, nous revenons, en terminant, aux réflexions par lesquelles nous avons commencé. La sincérité envers soi-même, la sincérité envers autrui est la qualité essentielle que doit posséder quiconque veut réfuter l'erreur et proclamer la vérité. Quand il l'aura, il sera scrupuleux dans le choix des arguments; et dans la mesure où il l'aura, il méritera la confiance du lecteur et fera pénétrer plus facilement dans son esprit les raisons qui, après avoir fait sa propre conviction, devront faire celle d'autrui.

J. GUIRAUD.


NOTES D'UNE CONFÉRENCE SUR L'INQUISITION'

I. LA QUESTION, SON ACTUALITÉ.

MM. Aulard et Debidour, dans leur Histoire de France (Cours moyen, page 33), apprennent aux enfants qui fréquentent les classes primaires ce qui suit : « Un tribunal abominable nommé l'Inquisition fut organisé par les papes, pour juger quiconque était dénoncé comme hérétique... Les accusés, tenus au secret, privés de défenseurs, non confrontés avec les témoins, mis à la torture, étaient condamnés à la réclusion perpétuelle, au supplice du feu... L'Inquisition, répandant partout la terreur, et empêchant les hommes de penser, fonctionna plusieurs siècles dans les pays catholiques (Espagne, France)... » Pour mieux fixer la leçon dans la mémoire des enfants, le paragraphe qu'on vient de citer est accompagné d'une gravure représentant un emmurement. — Un pauvre condamné est retenu dans une sorte de niche : tandis qu'il se tord de désespoir, deux maçons sont occupés à bâtir le mur qui doit l'enfermer dans cette niche ; un groupe de moines, avec la croix des processions, préside à cette horrible scène. La légende, au bas de la gravure, explique aux enfants que l'emmuré ne respirait que grâce à une étroite fenêtre par où on lui faisait passer sa nourriture. — Les mêmes accusations ou d'autres semblables sont reproduites dans le cours supérieur d'Histoire de France de MM. Guiot et Mane (page 86).

Comme pour compléter les enseignements de l'école ofH*

1. La conférence dont ces notes sont comme l'ossature a été donnée à Genève le 28 janvier 1912, On y trouvera un excellent commentaire pratique et en quelque sorte l'application avant la lettre de la méthode magistrale exposée dans l'article précédent.


NOTES D'UNE CONFÉRENCE SUR L'INQUISITION 155

cielle en France, les pouvoirs publics ont placé avec *une complaisance évidente, ces dernières années, dans plusieurs musées de province, des tableaux représentant des scènes de l'Inquisition. — Un sujet plusieurs fois reproduit est celui d'un patient lié étroitement sur un chevalet, les pieds enduits de graisse et de lard, maintenus au-dessus d'un brasier ardent, tandis que des moines, à la face reluisante de santé, semblent jouir du spectacle des douleurs du martyr. — Depuis quelque temps aussi, les théâtres forains, grâce aux figures de cire et au cinématographe, essaient de faire revivre ces scènes abominables, et l'an dernier (1911), à Lyon, près de la gare de Perrache, se trouvait une baraque dont la porte chaque soir était assiégée par la foule avide de voir, comme le promettait l'affiche, les horribles tortures des victimes de Torquemada. — Faut-il rappeler enfin tout ce que publient sur cette matière les journaux et les revues anticatholiques ?

Un tel ensemble de circonstances donne à l'étude de l'Inquisition une véritable actualité.

Remarque sur reramurement. Avant d'aller plus loin, une simple remarque au sujet de la gravure représentant un emmurement, dans le livre de M. Aulard. — Dans la langue du moyen âge (ce sont les dictionnaires qui nous le disent, celui de Larousse le premier), emmurer ne signifiait pas : enfermer quelqu'un dans une niche pratiquée dans un mur, mais enfermer entre les murailles d'enceinte d'une prison... On n'ose pas croire que l'auteur de la gravure ait escompté que les enfants—qui ne consultent guère Larousse — se tromperaient infailliblement sur le sens du mot emmurer : un professeur d'histoire aurait-il une telle perfidie ?.. Il est plus vraisemblable de croire que l'érudition du professeur s'est trouvée... en défaut.

Indication des sources. Avec le secours des ouvrages


I56 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

récents écrits par des érudits de valeur, catholiques et protestants (M«r Douais, YInquisition. Pion, 1906; Vacandard, l'Itiquisitim. Bloud, 1907 ; J. Guiraud, Histoire partiale, Histoire vraie, I. Beauchesne, 1911; Choupin, L'Inquisition. Tournai, Casterman, 1909; Lca,A history ofthe Inquisition in the middle âges, 3 vol. etc.), cherchons à nous former une opinion sur l'Inquisition, surtout sur l'Inquisition en France.

II. CE QU'EST L'INQUISITION, SON ORIGINE.

Tout d'abord, qu'est-ce que l'Inquisition ? Quelle est son origine?

L'Inquisition est un tribunal établi aux xue et xme siècles par Innocent III et ses successeurs pour veiller à l'intégrité de la foi.

Donnons quelques brèves notions d'histoire pour comprendre ce qu'Innocent III a innové en créant l'Inquisition.

Dans l'ancien droit romain, personne n'avait qualité pour poursuivre d'office les crimes. Un assassinat, je suppose, venait-il d'être commis ? c'était aux parents ou aux amis de la victime à poursuivre le meurtrier. Or un grave inconvénient résultait de cette pratique : c'est que, si la victime n'avait ni parents ni amis, ou si les parents et les amis étaient trop pauvrts pour intenter un procès, ou encore s'ils étaient retenus par la crainte de tomber dans quelque guet-apens organisé par l'assassin et ses complices, le crime n'était poursuivi par personne et le criminel restait impuni.

L'Église, qui en convertissant les sociétés ne les bouleverse pas, a emprunté au vieux droit romain ses institutions, et pendant de longs siècles s'en est contentée. Mais, l'expérience ayant appris ce que cette procédure avait d'imparfait, les papes, Innocent III et ses successeurs, ima-


SUR L INQUISITION l$J

ginèrent un tribunal, l'Inquisition, chargé d'office de poursuivre les crimes et les délits contre la foi. — L'Inquisiteur (Pétymologie du mot : inquirere, rechercher, l'indique) est un homme qui a pour fonction de faire les enquêtes secrètes ou publiques exigées par la cause. — Cette création marque un progrès dans l'histoire du droit, un progrès si incontestable que, d'après M. Tanon, ancien président de la Cour de cassation (Histoire des Tribunaux en France. Paris, Larose, 1893), nos tribunaux modernes auraient emprunté à l'Église la procédure inquisitoriale l Ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui nos juges d'instruction remplissent un office analogue à celui de l'Inquisiteur, ils poursuivent d'office. Dès lors, il est au moins inexact d'affirmer tout court « qu'un tribunal abominable fut organisé par les papes ».

Mais comment l'Église a-elle été amenée à poursuivre les hérétiques ? Pourquoi a-t-elle créé l'Inquisition ?

L'inquisition avant l'Inquisition, les empereurs et les hérétiques. Il est évident que, pendant les persécutions sanglantes, on n'avait pas à s'occuper beaucoup des hérétiques. Si quelque brebis quittait le troupeau, si un chrétien apostasiait, on se contentait de lui fermer la porte du bercail, on ne le convoquait plus aux réunions ; lui-même d'ordinaire n'avait garde de revenir dans ces assemblées, tenues dans les catacombes, auxquelles on n'assistait jamais sans s'exposer au martyre... Le conseil de saint Paul i Hoereticttm devita, en d'autres termes l'excommunication était pratiquée sans difficulté ni du côté des pasteurs, ni du côté des hérétiques, ni du côté des fidèles. — L'Inquisition, dans ces conditions, eût été superflue. — Enfin la situation précaire de l'Église, au point de vue civil et légal, ne lui permettait pas de songer à créer un tribunal comme l'Inquisition.


I58 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

Après les persécutions, quand les empereurs furent devenus chrétiens, comme Constantin et Théodose, ils gardèrent quelque chose de la vieille mentalité romaine, qui faisait des Césars les premiers Pontifes, presque des demi-dieux, et ils se posèrent en protecteurs et défenseurs de la religion. (Constantin aimait à se faire appeler : l'évêque du dehors)... Ce sont eux qui se chargèrent de réprimer les hérétiques comme rebelles tout à la fois à l'Empereur et à l'Église... Ce sont eux qui multiplièrent les lois contre les hérévîque . A l'époque de Théodose I, on en fit 68 en l'espace de 57 ans... Il n'y avait pas à songer à l'Inquisition.

Ici une observation importante. Ce ne sont pas les empereurs chrétiens mais les empereurs païens qui ont porté les peines les plus dures contre les hérétiques : ainsi Dioclétien, ce terrible persécuteur des chrétiens, par son édit de 287, frappa les manichéens de confiscations,' d'exils, et... d'exécutions capitales, non pas pour défendre l'Église, mais pour défendre l'État, — en sorte que, plus tard, souvent les empereurs chrétiens n'ont fait qu'appliquer les lois exis-. tantes. — Un exemple. A Raveiine, vers 556, on condamna à mort et on exécuta plusieurs manichéens sur la place publique, par application des articles du code de Justinien. — Il est donc inexact de dire que l'Inquisition a inventé le supplice de la mort pour les hérétiques.

Les hérétiques en France, Albigeois et Cathares ; leurs excès. C'est précisément parce que les manichéens et d'autres hérétiques étaient poursuivis par les pouvoirs publics, comme rebelles, qu'ils émigrèrent en foule du vit* au Xe siècle. Beaucoup vinrent s'établir dans le midi de la France, ils y formèrent des centres de colonies ; l'un des plus importants fut celui d'Albi, d'où leur nom d'Albigeois. Un autre essaim, venu de Bulgarie, fut appelé, du nom national, les « Boulgres ». On comprenait les hérétiques en général


SUR L INQUISITION I59

sous le nom de Cathares, qui, d'après son étymologie, signifie'purs 1 — Rien pourtant n'était moins pur que leur doctrine et leur morale. Ils mettaient le désordre partout où ils s'établissaient, bouleversant l'Église, l'État, la famille, la société tout entière.

Toutes les théories anarchistes, antisociales, antipatriotiques, antimilitaristes, que nous trouvons dans nos pires journaux populaires, ils les prêchaient et les pratiquaient.

D'après eux, l'autorité des rois et des princes n'était qu'une tyrannie insupportable ; le serment de fidélité, une abdication sacrilège de la liberté. — Les impôts n'étaient qu'un vol déguisé, il fallait refuser de les payer. — Les tribunaux devaient être abolis... — Les croisades n'avaient été inspirées que par un fanatisme stupide ; d'ailleurs, toute guerre étant illégitime, le soldat qui défend sa patrie n'était qu'un assassin au même titre que le plus vulgaire malfaiteur.

Les Cathares ne respectaient pas davantage la famille. Ils voulaient abolir le mariage, qui impose une contrainte contraire au voeu de la nature : ils allaient jusqu'à soutenir que le libertinage et l'union libre valaient mieux que "le mariage.

Mais ils s'en prenaient surtout à la religion, qu'ils ruinaient de fond en comble. Les évêques, les papes n'étaient que des ambitieux qui exploitaient la crédule naïveté des simples. — Le Christ n'avait donné aucun pouvoir à Pierre et à ses successeurs; Pierre lui-même n'était jamais venu à Rome ; toute son histoire n'était que pure légende. — Naturellement le baptême, la messe, les offices liturgiques n'étaient que des simagrées l le culte une exploitation des prêtres pour vivre en fainéants. —■■ Il fallait supprimer les temples et les autels.

Souvent les Cathares joignaient la pratique à la théorie,


IÔO NOTES D'UNE CONFÉRENCE

comme ce Pierre de Bruys qui, chassé du diocèse d'Embrun, vint à la tête de ses partisans, en Gascogne, piller et incendier les églises, et qui, par bravade, un Vendredi saint, fit bouillir sa marmite sur une place avec le bois des croix qu'il avait abattues dans la contrée, narguant, à la tête de ses hommes d'armes, les fidèles qui le regardaient timides et scandalisés : raillant leur prochaine communion pascale, en disant que pour lui il ne se sentait pas assez de dévotion pour adorer un dieu qui risquait d'être mangé par les rats dans son tabernacle !

Les religieux et les moines étaient, de la part des Cathares, l'objet d'une persécution acharnée : Le Christ avait-il donc établi des Dominicains et des Frères mineurs ? — Les moines orgueilleux, paresseux, avares, accaparaient la fortune des veuves et des orphelins 1 il fallait liquider les biens des couvents, attribuer les édifices aux services publics, expulser les moines, et leur défendre de se réunir . en congrégations.

A la manière des Francs-maçons modernes qui, après avoir protesté au nom de la raison contre les cérémonies de l'Église, pratiquent dans leurs loges de vraies cérémonies cultuelles, les Cathares pratiquaient et, quand ils étaient assez forts dans les villages, imposaient aux autres leur culte.

Voici (d'après CLEDAT, Rituel cathare, pages xi et xv) quelque détails sur YAbrenunlio, sorte de parodie du baptême i

Le Parfait : Renonces-tu à la foi de l'Église de Rome ?

VInitié Î J'y renonce.

Le Parfait : Renonces-tu à cette croix que le prêtre t'a faite avec le chrême du baptême, sur la tête et les épaules ?

L'Initié i J'y renonce.


SUR L'INQUISITION iél

Le Parfait : Crois-tu que l'eau du baptême opère pour le salut ?

L'Initié : Non, je ne le crois pas.

La cérémonie continuait sur ce ton ; à la fin on revêtait l'initié d'une robe noire — par opposition à la robe blanche du baptême.

D'autres pratiques étaient moins inoffensives. Ainsi les Cathares gardaient une abstinence rigoureuse, ne mangeant jamais ni viande, ni beurre, ni oeufs, ni laitages ; ils prolongeaient leurs jeûnes absolus, sous prétexte de vraincre les tentations de la chair, jusqu'à ruiner leur santé et à compromettre leur vie... Si encore ils s'étaient réservé le privilège de ces excès !.. mais ils les imposaient par contrainte aux autres, retenant des enfants séquestrés, sans nourriture, pendant quatre et cinq jours, s'installant de force près du lit des malades pour les empêcher de boire et de manger, afin de les rendre plus parfaits I — Ils enlevaient même les malades pauvres et les faisaient transporter chez eux, où plusieurs moururent de faim. — Par une folie plus pernicieuse encore, ils poussaient au suicide, sous prétexte d'abnégation... Quand les enfants ou les malades étaient exténués de privations, ils les aidaient à l'abnégation suprême... en les étouffant sous des couvertures! L'Inquisition de Carcassonne eut précisément à sévir (d'après Doellinger) pour arrêter ces crimes de fanatiques.

Représailles spontanées des populations catholiques. Eh bien l quel était le résultat de toutes ces pratiques des hérétiques ? C'était d'exaspérer les populations catholiques : on souffrait les excès avec patience d'abord, puis, tôt ou tard, ils amenaient de terribles réactions l — Ces réactions n'étaient pas provoquées par les papes, elles étaient spontanées. On ne voulait pas, comme l'affirment nos adverit

adverit


l62 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

saires peu loyaux ou mal instruits, empêcher les hérétiques de penser, on voulait surtout les empêcher d'agir. Ne nous contentons pas d'affirmations sans preuves. En 1022 à Orléans, plus de 150 ans avant l'Inquisition, on brûla solennellement, sur la place publique, un groupe de 13 hérétiques, et cela à la demande du peuple, le roi Robert le Pieux laissant faire. — Les papes et l'Église n'y étaient pour rien. — Mais, objecte-t-on, ce n'est qu'un fait isolé et un fait isolé ne prouve rien. — Eh bien 1 non, ce n'est pas un fait isolé, et l'histoire nous dit qu'à cette époque c'est le peuple qui prend, presque toujours et partout, l'initiative des exécutions capitales.

En 1051 à Goslar, en Allemagne, le jour de Noël, plusieurs hérétiques sont pendus, devant l'Empereur Henri III, à la demande du peuple. Vers la même époque, en Italie, à Milan, les magistrats de la ville, malgré les protestations de l'archevêque, brûlent des hérétiques sur la place publique, aux acclamations du peuple. Des scènes analogues se reproduisent de tous côtés : en Flandre, en Champagne (à Troyes), en Languedoc Toulouse). Au milieu dû xne siècle, à Cologne, i'évêque avec ses clercs engage une véritable lutte contre le peuple. C'est le peuple qui l'emporte et arrache des mains du clergé les hérétiques pour les brûler. A Liège, même lutte; mais I'évêque, plus heureux, parvient à arracher les hérétiques des mains du peuple, au moment où on va les jeter au bûcher. A Soissons, en 1114, des hérétiques sont emprisonnés ! le peuple irrité réclame ses victimes; i'évêque anxieux, ne sachant que faire, se rend à Beauvais pour consulter I'évêque son collègue; pendant son absence la foule se rue sur la prison, en brise les portes, arrache les hérétiques de leurs cellules, les traîne hors de la ville, et les brute. — L'historien contemporain, Guibert de Nogent, qui nous raconte ces détails,


SUR L'INQUISITION 163

f

se contente d'ajouter que « le peuple de Dieu a voulu arrêter la propagation du chancre de l'hérésie ».

Il semble, après avoir rappelé ces faits authentiques, — et l'énumération dans un travail comme celui-ci doit en être très écourtée pour n'être pas fastidieuse, — qu'il reste bien établi que les papes n'ont pas inventé les supplices pour le crime de penser, et que l'Inquisition n'a pas inauguré les bûchers pour les hérétiques. Les méfaits, les crimes des hérétiques avaient provoqué, de la part des populations chrétiennes exaspérées, des représailles spontanées et sanglantes.

Alors pourquoi les papes sont-ils intervenus dans ces affaires délicates ?... Quel a été leur rôle ?

III. RAISONS DE L'INTERVENTION DES PAPES.

Puisque le peuple et les pouvoirs publics se chargeaient de poursuivre les hérétiques et de leur faire expier leurs crimes contre la société, l'Église n'aurait-elle pas dû détourner les yeux de ces exécutions sanglantes, sans s'en mêler ? Pour quel motif a-t-elle créé ce tribunal qu'on représente aujourd'hui comme si odieux ? N'a-t-elle pas un moment oublié le caractère de sa mission, qui est une mission de charité ?

Voilà bien la difficulté, nettement formulée et dans toute son ampleur. Il est aisé de la résoudre.

i°. — Tout d'abord, il est incontestable qu'une pensée de haute charité a présidé à la création de l'Inquisition. Les exécutions d'hérétiques que nous avons rappelées étaient par trop sommaires et illégales ! C'étaient des soubresauts populaires, des convulsions sociales analogues à nos émeutes, les jours de barricades. Le peuple, terrible dans ses colères et aveugle dans ses haines, condamnait sans enquêtes, et il


1^4 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

exécutait immédiatement, brutalement, sans discernement, des coupables, des suspects, et même des innocents 1... Quant aux pouvoirs publics, secrètement alléchés par les biens à confisquer après les exécutions, ils étaient trop facilement enclins à fermer les yeux ! — Les papes ont voulu prévenir ces abus, protéger les innocents, en remettant les choses dans la légalité. Voilà pourquoi ils instituent un tribunal chargé de faire des enquêtes. Désormais personne n'aura le droit de poursuivre les hérétiques sans l'Inquisiteur... C'est lui qui « poursuivra » au nom des lois canoniques ; le pouvoir laïque « exécutera » au nom des lois civiles. Les sages lenteurs introduites par cette double juridiction de deux tribunaux fonctionnant à côté l'un de l'autre donneront aux passions le temps de se calmer. — De nos jours, qui souhaiterait de voir les tribunaux civils remplacés par le lynchage populaire ?... L'Inquisition marqua donc, à l'époque, un réel progrès judiciaire.

2°. — A côté de ce premier motif de charité, qui était de protéger les innocents en modérant les passions du peuple et les convoitises secrètes des princes, il faut en signaler un second d'une charité plus générale et plus haute : la défense de la chrétienté.

Pendant de longs siècles l'Église avait travaillé avec une patience inlassable, dépensant son énergie, sa science, sa vertu, multipliant les efforts pour reconstituer, au moyen des vieux éléments à demi pourris du paganisme romain et des éléments jeunes, mais indisciplinés, du monde barbare, une nouvelle société qui était la chrétienté du moyen âge; on'conçoit sans peine que les papes aient eu le souci de conserver cette oeuvre magnifique et colossale dans son unité.

L'Église venait.de traverser la plus épouvantable tempête dont son histoire garde le souvenir; pendant les deux der-


SUR L'INQUISITION 165

niers.siècles on avait vu les partis se disputer la chaire pontificale dans des élections scandaleuses : un des partis vainqueurs avait organisé une sorte d'assemblée pour dégrader le pape précédent, Formose ; le successeur de Formose, Etienne VI, avait été jeté en prison et étranglé; d'autres affichaient leur inconduite publiquement; on avait vu des jeunes gens sur le trône pontifical, on leur avait opposé des antipapes 1 — Qu'allait devenir, non pas seulement l'Église, mais la société elle-même, si les hérétiques, profitant de ces désordres, achevaient de diviser, de ruiner la religion, la famille et l'État ? — Les papes, répondant au voeu public, ont voulu couper le mai dans sa racine en instituant un tribunal exceptionnel et énergique : l'Inquisition.

Sans doute les évêques étaient là pour veiller, mais soit faiblesse de caractère, soit désir de conserver leurs riches bénéfices, beaucoup avaient fermé les yeux, surtout devant tes intrigues des rois et des princes, et laissé commettre les pires attentats. — Or deux ordres religieux, les Dominicains et les Frères mineurs, venaient d'être fondés; ils étaient dans la ferveur des premiers commencements. -On avait là, sous la main, des hommes instruits, pieux, zélés, capables de prévoir et de prévenir les menées sourdes et dangereuses des hérétiques, incapables de prononcer des condamnations pour accaparer les biens provenant des confiscations, puisqu'ils vivaient dans la plus austère pauvreté. — Les papes profitèrent de ce secours, et cela parut tout naturel à leurs contemporains.

3°. — Enfin, à ces motifs d'ordre si élevé, les papes, en créant l'Inquisition, ont pu en joindre d'autres plus humains. Ainsi Grégoire IX, — et c'est un évêque, Mgr Douais, qui met la chose en relief dans son livre sur l'Inquisition, — a voulu prévenir les menées politiques et ambitieuses de l'empereur d'Allemagne, Frédéric II.


l66 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

Petit-fils de Frédéric Barberousse, Frédéric II voulait se faire le protecteur de l'Église, mais, comme plus tard Napoléon Ier, protecteur pour être maître. Il avait déjà établi en Sicile un clergé d'État ; il sentait toute sa puissance; le roi de France, Louis IX, était un enfant de 9 à 10 ans, qu'on ne pouvait guère lui opposer ; le pape Honorius III avait été son précepteur et gardait dans ses vieux jours une affection mêlée de faiblesse pour son royal élève. Frédéric II jouait au personnage important. Effrayé des prétentions du jeune empereur, Grégoire IX, quand il monta sur le trône, voulut avoir sous la main un tribunal ne dépendant que de lui. C'était un moyen indirect, mais très efficace, pour arrêter les empiétements de Frédéric et l'empêcher de devenir maître dans l'Église, en refrénant son zèle intempestif et en l'obligeant à attendre, pour punir les hérétiques, les jugements de l'Inquisition, qui représentait l'autorité pontificale.

4°. — Toutes ces causes, et d'autres encore, se sont plus ou moins compénétrées pour influer sur les déterminations des papes; en réalité l'Inquisition répondait aux besoins sociaux de l'époque. Il le fallait bien, sans quoi elle n'eût jamais existé. — Dans îe gouvernement de l'Église, aussi bien que dans celui de n'importe quelle nation, fût-on le potentat le plus absolu, on est obligé de tenir compte des circonstances, j'allais dire de l'ambiance dans laquelle on vît. — Jamais les décisions des papes> si elles eussent violemment heurté l'opinion publique et la mentalité générale de la société, n'auraient été acceptées. Autre temps, autres moeurs. Dire tout court « qu'un tribunal abominable fut institué par les papes », c'est un véritable anachronisme !


SUR L'INQUISITION 167

IV. RÉPONSE AUX OBJECTIONS.

Est-ce à dire que ce tribunal n'ait jamais commis, dans son fonctionnement, d'excès de pouvoir? Il faut être loyal, même avec des adversaires qui ne le sont pas, et sans difficulté, sans fausse honte, reconnaître ses torts quand ils existent. Partout où il y a des hommes, il y a des faiblesses humaines :... nos passions peuvent abuser des meilleures institutions.

Les juges. Parfois les juges ont été mal choisis : ainsi Jean de Galand à Carcassonne, qui condamnait à tort et à travers ; ainsi Conrad de Marbourg, qui ne permettait que de répondre oui ou non à ses questions; ainsi encore Robert le Boulgre, Bulgare converti, qui avait conservé après sa conversion, même sous l'habit dominicain, quelque chose de son ancien fanatisme : inquisiteur impatient qui, en Champagne, pendant une seule semaine, faisait saisir, interroger et juger 180 personnes l... Mais il ne faut pas oublier que, quand les papes eurent connaissance de ces faits, ils tirent leur possible pour en prévenir le retour: Robert le Boulgre, par exemple, fut déposé de sa charge par l'autorité pontificale et condamné à la réclusion 1 — Puis, pour être impartial, il faut, en face de ces juges exceptionnellement mauvais, mettre ceux qui furent, comme saint Raymond de Pennaford et saint Pierre de Vérone, bons jusqu'à la sainteté... et, entre les deux groupes, il faut placer la grande multitude de ceux qui furent d'honnêtes gens de leur temps !

Les procès. Parfois les procès furent mat conduits, et

on ne laissa pas toujours aux accusés assez de liberté pour

leur défense 1... Mais il est faux de dire avec M. Aulard que

' les accusés n'avaient pas de défenseursI... Us avaient droit


168 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

à un avocat et à un procureur, et ces défenseurs (d'après Eymeric, grand inquisiteur) devaient être des hommes d'une probité éprouvée, fidèles observateurs de la légalité, experts dans l'un et l'autre droit. Ils pouvaient exiger la communication de leur dossier. Enfin ils gardaient, pendant tout le cours du procès, droit d'appel à Rome (et les papes reçurent ainsi de nombreux appels). Remarquons encore que l'Inquisition, plus libérale que nos tribunaux, n'admettait pas la prison préventive, au risque d'emprisonner des innocents ; elle laissait aux accusés leur pleine liberté.

M. J. Guiraud, dans son beau livre : Histoire partiale, Histoire vraie, à propos des droits de défense, dit excellemment : « Les Conventionnels, si chers au coeur de M. Aulard, avaient imaginé des procédés plus expéditifs pour fournir de victimes la guillotine. Non seulement, avec la loi de Prairial, ils avaient supprimé les plaidoiries et , privé les accusés de toute défense, non seulement ils avaient établi des jugements sans appel, mais encore ils avaient supprimé tout débat, tout interrogatoire, le tribunal se contentant de vérifier l'état civil de l'accusé et prononçant aussitôt sa sentence de mort, exécutée sans délai l Voilà certes une juridiction plus expéditive que l'Inquisition et devant laquelle on peut dire, en toute vérité, que « l'accusé n'avait pas de défense ». M. Aulard la connaît bien, puisqu'il l'a étudiée spécialement. Mais il se garde de nous révéler dans ses Manuels les procédés expéditifs qu'elle a inventés et que l'Inquisition n'a jamais connus » ».

Confiscation des biens. On a dit encore que des juges s'étaient enrichis par la confiscation des biens des victimes. Il y a là une insinuation perfide. — Le mot juge ici,

t. J. GUIRAUD, Histoire partiale, Histoire vraie, I, p. 294.


SUR L'INQUISITION 169

puisqu'il y avait double juridiction, est équivoque. Désignet-il lés représentants du pouvoir civil ? Alors, oui, on a vu des seigneurs, des princes, des rois (Philippe le Bel, par exemple, dans le procès des Templiers) se laisser aller à d'âpres et coupables convoitises ! — Ce mot désigne-t-il les représentants du pouvoir religieux ?... Alors l'accusation est fausse ! Il reste établi historiquement que les inquisiteurs furent généralement désintéressés ; ils le furent à ce point que pour beaucoup de politiciens actuels, qui ont édifié des fortunes scandaleuses, grâce aux lois spoliatrices des congrégations religieuses, et qui pourtant ont toujours à la bouche le mot d'Inquisition, pour le jeter aux catholiques comme un anathème, — ce serait une vraie gloire d'imiter ce désintéressement.

Nombre des victimes. On a dit encore que le nombre des victimes était effrayant. Mais, comme la légende, l'imagination populaire et surtout la mauvaise foi des adversaires l'ont singulièrement exagéré ! Les exploits de Torquemada sont devenus fabuleux comme les travaux d'Hercule. C'est par milliers et milliers qu'il aurait fait brûler les hérétiques l... On ne s'est pas même arrêté devant les impossibilités matérielles de construire ainsi des milliers de bûchers... et de brûler des milliers de gens sans que l'atmosphère en devînt irrespirable !

D'ailleurs l'objection a provoqué les recherches savantes s c'est dans le Languedoc que l'Inquisition a surtout fait des victimes. Or à Pamiers, en 8 ans, elle a prononcé 64 condamnations, dont 5 à mort, guère plus d'une tous les deux ans!... A Toulouse, en 15 ans, l'Inquisition a prononcé 930 condamnations, dont 42 au bûcher, un peu plus de 2 par an l... Nous sommes loin « des milliers et des milliers » l

Remarquons que la plupart de ces condamnations étaient


170 NOTES D'UNE CONFÉRENCE

fort bénignes et ne dépassaient guère la pénitence donnée au confessionnal ; c'était de faire un pèlerinage, une aumône, de porter pendant quelque temps une croix d'étoffe rouge ou jaune (sorte de scapulaire) sur les vêtements '.

Sur ce sujet, M. Lea, le savant bibliothécaire de NewYork, protestant, rationaliste, ne craint pas de dire (et la traduction de l'ouvrage anglais a été faite par un érudit bien connu... et juif, M. Salomon Reinach) dans son Histoire de l'Inquisition : « Le bûcher de l'Inquisition n'a fait comparativement que peu de victimes..., et la statistique est loin des fantômes qu'évoque volontiers la plume grossissante des pamphlétaires mal informés ! »

La torture. Enfin dernière objection : N'est-ce pas une douleur et une honte de voir l'Inquisition employer la torture à l'égard des accusés... et on ne peut pas nier qu'Innocent IV l'y ait autorisée ? Nous le' reconnaissons, mais en même temps nous prétendons qu'il n'est que juste de réduire les choses à d'exactes proportions, et qu'il faut tenir compte des circonstances. — L'Inquisition, tout d'abord, n'a pas inventé la torture, elle l'a trouvée fonction1.

fonction1. réalité les Inquisiteurs n'ont jamais condamné à mort, mais ils ont dénoncé les hérétiques et les ont livrés au bras séculier qui, lui, appliquait la peine de mort. Dégage-t-on par là toute la responsabilité de l'Église? Il semble que non; la Bulle Ad lixslit panda (15 mat 1252) prononce l'excommunication contre le bras séculier, si, cinq jours après la condamnation pour hérésie, le podestat ou recteur de la cité n'a pas appliqué la peine portée par les lois civiles contre les hérétiques. Mais si la responsabilité de l'Église est engagée, quels sont ses droits ? A-t-elle le droit de prononcer la peine de mort ? Si elle a ce droit, applique-t-elle la peine directement ou indirectement ? Si l'Église ne réclame pas le droit de prononcer la peine de mort, a-t-elle le droit de presser les pouvoirs civils, dans certains cas, de l'appliquer au nom des lois civiles?— On lira avec intérêt et utilité, sur ces questions délicates, l'opuscule de M. L. Choupin : L'Inquisition, Tournai, 1909.


SUR L INQUISITION 171

nantj depuis longtemps, dans tous les tribunaux civils de son époque. Si le pape Innocent IV l'a autorisée, c'est qu'il voulait abréger le temps de la réclusion en obtenant des aveux sans retard... Puis il ne l'avait permise qu'avec des restrictions : on ne devait l'employer que lorsqu'on était à bout de ressources ; jamais elle ne devait être appliquée à celui qui était entré dans la voie des aveux ; en aucun cas elle ne devait durer plus d'une demi-heure; on devait l'interrompre dès que le patient consentait à avouer; enfin, d'après les prescriptions formelles d'Innocent IV, elle ne devait jamais mettre la vie en danger, ni un membre hors d'usage : « cogère dira membri diminutionem et mortis pericttlum. »

Il est certain que, si de nos jours on voulait brûler les pieds nus d'un accusé ou distoquer ses membres sur le chevalet, nous protesterions avec énergie contre cette barbarie, et nous aurions raison... Mais, pour juger sainement les choses, il faut nous placer à l'époque de l'Inquisition et voir avec les yeux des gens du xme siècle ! Or ces spectacles, à cette époque, ne paraissaient nullement extraordinaires !

En Angleterre, quand une esclave avait volé un objet, 80 autres femmes esclaves devaient apporter chacune 3 bûches de bois pour ta brûler vive, et chacune d'elles, par surcroît, était tenue à payer une amende. En Allemagne, Frédéric II faisait enfermer des prisonniers rebelles dans des coffres de plomb pour les faire rôtir lentement sous ses yeux... En France, les faux monnayeurs étaient jetés dans une chaudière d'eau bouillante ; les juifs coupables de quelque méfait étaient pendus par les pieds, la tête en bas, entre deux chiens sauvages et affamés ! En France encore régna la coutume barbare (saint Louis plus tard l'abolit) de couper un membre au serviteur qui avait volé à son maître un pot de vin (usage de Touraîne).


172 NOTES D'UNE CONFÉRENCE SUR L'iNQUISITiON

C'était de la sauvagerie, soit ! mais la sauvagerie ne venait pas de l'Église!... C'étaient les moeurs de l'époque... et les papes et les inquisiteurs étaient des hommes de leur temps. Il est probable qu'à leur place nous eussions admis la torture comme eux, c'est-à-dire comme tout le monde. — Plus de 300 ans après Innocent III et Grégoire IX, Calvin, animé d'une vieille rancune, attirait, par des ruses savantes, Michel Servet à Genève dans un vrai guet-apens, et, après l'avoir fait languir en prison, le faisait condamner au bûcher. Et tandis que l'exécution avait lieu au pied de la colline Champel, Calvin, dit-on, assistait d'une fenêtre, l'oeil sec, à l'agonie au milieu des flammes de son ennemi 1 Eh oui! en 1553, Calvin condamnait encore Servet au bûcher comme hérétique, et Théodore de Bèze et Mélanchton approuvèrent Calvin. — Autre temps, autres moeurs !

Conclusion. Pour conclure, faisons nôtre^ un moment, la réflexion de l'érudit protestant et rationaliste M. Lea : « Bernard Gui et Innocent III, surtout saint Dominique, saint Louis, saint Thomas d'Aquin, sont des types d'humanité dont tout siècle peut être fier ; c'est avec leurs yeux qu'il faut regarder l'Inquisition. »

J.-B. GOUTORBE.


CHRONIQUE DES EXAMENS

Voici le moment où la moitié de la France fait passer des examens à l'autre : moment redoutable pour les élèves comme pour les maîtres, d'autant plus qu'il arrive parfois à ceux-ci d'être eux-mêmes candidats. Aussi ferons-nous, dans ce numéro, une large part aux examens, à commencer par le baccalauréat auquel les jeunes filles semblent se préparer de plus en plus, et de préférence au brevet supérieur '. En quoi, d'ailleurs, elles n'ont pas tort : la section B, notamment, convient infiniment mieux à leur culture intellectuelle.

L'importance de cette chronique ne leur échappera point. Elles en comprendront l'opportunité et l'étendue. Les sujets traités — tous donnés dans l'Académie de Lyon, et généralement bien choisis, — leur agréeront sûrement, celui de J.-J. Rousseau entre autres, dont l'intérêt est doublement actuel. Toutefois, en rapprochant la version latine du baccalauréat de celle de la licence, elles se demanderont sans doute par quelle méprise il arrive à nos Facultés d'exiger plus de ceux qui savent moins, et moins de ceux qui savent plus. C'est un problème de proportions à rebours. Heureuses celles qui pourront le résoudre l

Dans ces conditions, et en raison de cette abondance de matières, le « Plan raisonné de Lectures historiques », annoncé dans le précédent numéro, est forcément renvoyé à plus tard. Et nous croyons que nos lectrices ne nous en sauront pas mauvais gré.

t. Par exemple, à la Faculté des Lettres de Lyon, nous relevons : parmi les admissibles pour la première partie, les noms de MM"« Dupont (latin-sciences), Donat, Deries, d'Arbaumont, Sestier, Souchier, Ferriol, Menin, Chovet (latin-langues vivantes) \ parmi les admissibles pour la seconde partie (philosophie), ceux de MM"« Baron, Blanc, Estève, Laprévotte, Lhuillier, Monvenoux, Thomas, Comte, Schwab.


174 CHRONIQUE DES EXAMENS

I

BACCALAURÉAT (i« partie).

LYOK (JUILLET 1912).

Composition française. Ier Sujet.

Apprécier cette pensée de Pascal: « Quand ou voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. »

Nos lectrices remarqueront que, dans notre précédent numéro (p. 73), nous avons justement cité ce mot, avec un commentaire très suffisant pour le faire comprendre. Notre Bulletin est donc très heureux de ce brevet d'utilité que le hasard vient de lui donner dès sa naissance. — Maintenant, étudions de plus près la pensée de Pascal. Elle contient trois termes :

a) un auteur,

b) un homme,

c) le style naturel. '

Qu'entend-il par ces mots, et comment justifient-ils son attente et sa surprise} Voilà tout le devoir.

à) Un auteur, c'est ici un écrivain qui s'adresse au public pour faire montre de son talent. Il a donc moins souci d'instruire ses lecteurs, en leur disant ce qu'il croît vrai, ou de faire parler ses personnages conformément à leur situation et à leur caractère, que de briller lui-même et de se faire admirer. De là, en matière de style, une recherche continuelle d'originalité, d'effets inattendus, d'ingénieuses figures, de tours subtils et maniérés : bref, un raffinement d'expression destiné à éblouir. C'est une rhétorique de virtuose, assurément fort habile, mais artificielle et insincère, que Pascal compare très justement à de « fausses fenêtres » peintes pour la symétrie. Ce sont ces « fausses beautés »


CHRONIQUE DES EXAMENS I75

qu'il reproche à Cicéron, comme le fera Fénelon plus tard, avec une extrême finesse :

« Il embellit tout ce qu'il touche ; il fait honneur à la parole ; il fait des mots ce qu'un autre n'en saurait faire. Mais on remarque quelque parure dans son discours; l'art y est merveilleux, mais on l'entrevoit; l'orateur, en pensant au salut de la république, ne s'oublie pas et ne se laisse pas oublier. »

Autant et plus en dirions-nous de Balzac et de Voiture, de tous ces précieux entichés d'esprit, ne songeant qu'à paraître, et de cette vanité contre laquelle le bon goût classique a toujours protesté. Sans doute, il y a des degrés; mais entre ceux qui ne s'oublient point et ceux qui s'étalent, ce n'est qu'une question de plus ou de moins dans la faute : on a toujours affaire à un auteur.

b) Un homme, c'est un écrivain qui a pris pour règle de dire ce qu'il faut et comme il le faut, et qui se préoccupe peu de donner bonne opinion de son savoir-faire. Fénelon va encore nous le définir dans la personne de l'orateur :

« Je cherche un homme sérieux, qui me parle pour moi et non pour lui, qui veuille mon salut et non sa vaine gloire. L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour ta pensée, et delà pensée que pour la vérité et la vertu. »

Et à Cicéron il oppose Démosthène, « qui ne cherche point le beau, qui le fait sans y penser, qui est au-dessus de l'admiration, qui se sert de la parole comme un homme modeste de son habit pour se couvrir '. »

Ainsi, l'homme se distingue dei'auteur par h probité, j'entends par le dédain des élégances voulues, la bonne foi dans la pensée et dans l'expression, la conscience d'un peintre à ne point embellir son modèle. Cette distinction n'est pas propre à Pascal. Son ami, le chevalier de Méré, la faisait également :

1. V. pour ces citations, la Lettre à l'Académie, Projet de Rhétorique.


I76 CHRONIQUE DES EXAMENS

« Je disais à quelqu'un fort savant qu'il parlait en auteur. — Eh quoi, me répondit-il, ne le suis-je pas ? — Vous ne l'êtes que trop, repris-je en souriant, et vous feriez mieux de parler en galant fjomme ».

Et Fénelon qu'on ne se lasserait pas de citer : « Je veux un homme qui me fasse oublier qu'il est auteur ! » Et Molière ! et La Bruyère qui pourtant n'était pas sans reproches l

c) Le style naturel est donc celui de l'homme, style vrai, sans artifice, ni clinquant, ni images criardes, ni antithèses forcées, ni figures de parade, ni pointes, ni traits alambiqués ; bref, un style qui habille la pensée comme un vêtement de bon goût habille le corps.

Et ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont le bon sens murmure ? »

Or, le style naturel n'est pas celui qui vient naturellement et du premier jet sous la plume. Nous l'avons expliqué dans le numéro précédent. Il ne s'obtient que par un long et patient effort ; et, pour être vraiment naturel, il faut précisément qu'il ait l'air d'être venu naturellement, sans travail, d'une façon si simple et si spontanée qu'il ne paraisse pas possible de s'exprimer autrement. 11 faut que le lecteur ait la douce illusion de* croire qu'il eût pu tout aussi bien en dire et en faire autant. Telle la prose de Voltaire, ou les fables de La Fontaine, dont une seule coûtait au bonhomme un cahier entier de ratures â. C'est donc le contraire du style de l'auteur qui entend attirer l'attention sur son mérite et montrer qu'il écrit, non pas comme tout le monde, mais mieux que tout le monde.

Dès lors, nous comprenons l'attente et la surprise de Pascal. En ouvrant un livre, il s'attend à trouver, hélas, la vanité

1. Nous ne saurions trop conseiller de relire, sur ce point, la scène 2 de l'acte I du Misanthrope,

i. Et J.-J. Rousseau dont l'aveu est un enseignement: « Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu'ils m'ont coûtée. Il n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse. »


CHRONIQUE DES EXAMENS 177

commune à la plupart des auteurs, le désir de briller dans un style rtfi hoc. Et pas du tout. Voici qu'il trouve un style sans apprêt, tout uni, où l'écrivain se met comme de plain-pied en conversation avec lui. Et il est tout étonné de cette simplicité de bon aloi, où l'homme a dépouillé toute prétention d'auteur.

Il sait aussi combien difficile est cette facilité, combien de labeur coûte cette aisance ; et il est ravi qu'il n'y paraisse point; il en jouit délicieusement en homme du métier qui n'est pas dupe ; et il laisse les sots admirer les reflets du style à facettes.

2e Sujet».

Étudier la page suivante (Rousseau, lettre à M, de Malesherbes, 26 janvier 1/62),

Quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres, ni visites, n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de dîner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil, pressant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vînt s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver ; mais quand une fois j'avais pu doubler uh certain coin, avec quel battement de coeur, avec quel pétillement de joie je commençais A respirer en me sentant sauvé, en me disant : Me voilà maître de moi pour le reste de ce jour 1 J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien ne montrant la main des hommes n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificeuce toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon coeur ; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante

1. Nous laissons de côté le 2« sujet qui n'olTre aucun intérêt pour les jeunes filles.

12


I78 CHRONIQUE DES EXAMENS

variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration.

Si cette page était extraite d'un auteur contemporain, elle n'attirerait guère l'attention. Voici près d'un siècle, en effet, que nous en lisons de semblables. Or, dire comme l'on vit, ce qu'on aime et ce qu'on n'aime pas, cela semble très ordinaire, et nous sommes habitués à recevoir les confidences de nos écrivains qui, se prenant eux-mêmes pour sujet, ne nous cachent rien de leurs goûts ni de leurs humeurs. Mais cette page est de 1762, d'un temps où, depuis Montaigne, cette note personnelle avait entièrement disparu. Jamais Corneille, Molière, Racine, Boileau, La Bruyère n'ont parlé d'eux; ils sont demeurés si secrets sur leur moi, même dans leur correspondance, qu'ils réduisent la critique aux conjectures. Les classiques (et c'est un des caractères les plus distinctifs de leur art), ont tu leur vie intime et l'ont enfermée, pour ainsi dire, dans l'alcôve de leur âme, avec une sorte de pudeur. Brusquement, au milieu du .xvme siècle, un homme parut dans les Lettres, qui, rompant avec la tradition, fit plus que d'ouvrir son coeur : il se ... dégrafa. De là une inspiration qui allait devenir extrêmement féconde par son charme comme par ses abus, et dont ce morceau est un heureux exemple. 11 importait donc d'en signaler tout d'abord la nouveauté.

La composition en est fort simple: Deux parties.

La première (jusqu'à : j'allais d'un pas plus tranquille), montre la hâte et le manège de Rousseau pour gagner la campagne. Elle est très vivante. Il semble qu'on l'entende s'écrier le matin en ouvrant sa fenêtre ensoleillées « Pourvu que je ne sois pas cramponné'aujourd'hui! » 11 vaque à ses petites occupations, déjeune en mettant les morceaux doubles, se glisse hors de la maison, rase les murs, longe le chemin qui va tout droit et où il risque d'être vu, regarde de temps à autre derrière lui, puis arrive à un sentier qui se détache perpendiculairement entre deux haies touffues. Encore quelques pas ; plus que cet angle à


CHRONIQUE DES EXAMENS 179

tourner; la manoeuvre est périlleuse; le coeur lui bat: Sauvé! Il pousse le cri de joie de l'écolier qui fait l'école buissonnière. La seconde dit le double plaisir qu'il goûte dans la campagne : plaisir de la solitude et plaisir du spectacle.

La langue n'offre rien de particulier. La valeur des mots employés par Rousseau n'a pas changé.

Le style se modèle admirablement sur la pensée. Simple et familier avec elle : (s'esquiver, doubler un certain coin, pétillement de joie), il s'élève quand elle s'élève : (déployer une magnificence toujours nouvelle, la majesté des arbres). — Grande sobriété d'expression : très peu de figures ; une seule métaphore d'un pittoresque un peu hardi, et qui parait bien simple aujourd'hui: (l'or des genêts, la pourpre des bruyères.) Remarquons l'harmonie de ce style rythmé, et la cadence musicale de la dernière période. Tout l'intérêt réside dans l'analyse des sentiments où nous voyons d'abord :

Une indépendance ombrageuse qui ne peut soufi' ir la plus petite gêne. Le mot importun revient deux fois : (Échapper aux importuns.,. Oh nul importun nevînt). Rousseau, dans une autre lettre à Maleshcrbes, parle de « sa mortelle aversion pour tout assujettissement, de son indomptable besoin de liberté ». La moindre occupation lui devient insupportable dès qu'il s'y sent obligé; il ne fait volontiers que ce qu'il peut ne pas faire : (que je remplissais avec plaisir parce que ie pouvais les remettreà un autre temps.)

« Un mot à dire, une lettre à écrire, une visite à faire, dès qu'il le faut, sont pour moi des supplices... Voilà pourquoi j'ai toujours redouté les bienfaits, car tout bienfait exige reconnaissance, et je me sens le coeur ingrat/«r cela seul que la reconnaissance est un devoir 1. » .

Il met cette étrange mentalité sur le compte de la paresse ; mais qui ne voit qu'elle est un composé d'égoïsme et. d'orgueil ? La conscience du devoir qui, pour une âme droite et

1. Lettre à Maleshcrbes du 4 janvier 1762.


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saine, sert en quelque sorte de levier moral à nos actions, est pour lui une odieuse contrainte.

On comprend dès lors qu'à vouloir ainsi vivre toujours pour soi et jamais pour autrui, on arrive promptement à voir un ennemi dans son semblable, et cette conception mène tout droit à l'isolement. C'est le second sentiment que nous voyons dans ce morceau. Du moment que la présence des hommes implique la servitude et la domination, il est évident qu'il faut fuir leur contact et se retirer dans les lieux sauvages et déserts. Rousseau n'y a pas manqué, bien que, par une contradiction qui ne surprend point dans son âme paradoxale, il ait continuellement cherché l'hospitalité des grands. Voyons donc, dans cette orgueilleuse misanthropie, une bonne part de cabotinage, mais aussi une note sincère et émue, un goût exquis de la retraite et de la solitude qui n'en contribuera pas moins à dévoyer son imagination. Car, que faisait-il, aussitôt maître de lui, dans ces asiles où, pour échapper plus sûrement aux visiteurs, il.se ménageait, diton, des sièges dans le feuillage des arbres ? Il nous le dit plus loin, il les peuplait « d'êtres selon son coeur », c'est-à-dire d'êtres imaginaires, il se faisait « un siècle d'or à sa fantaisie »; bref, il se faussait davantage l'esprit en fermant les yeux à la réalité sociale. Mais il les ouvrait sur la nature, et voilà sa plus grande, sa plus féconde originalité.

C'est à Rousseau en effet que nous devons la découverte de la Nature, et son avènement dans les Lettres. Par là, comme par l'introduction du moi, il est le père delà littérature moderne. On sait que le xvn« siècle s'était confiné dans l'étude morale et psychologique de l'homme, et nous n'avons pas à en chercher ici la cause. Constatons-le seulement avec La Bruyère:

« On s'élève à la ville dans une indifférence grossière des choses rurales et champêtres; on distingue à peine la plante qui porte lechanvre d'avec celle qui produit le lin, et le blé froment d'avec les seigles... Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, si vous voulez être entendu. Ces termes, pour eux, ne sont pas français.., Ils ignorent la nature. »


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Le xvine siècle l'ignore encore plus. Il a fait du jour la'nuit, et réciproquement. Les maisons mêmes n'ont pas besoin de fenêtres : il leur suffit de lustres et de candélabres, car la journée commence à 9 heures du soir, au souper. Mme du Deffand n'a pas à regretter d'être aveugle : on ne vit alors que pour causer. Mais voici qu'un Savoyard débarque à Paris, non avec sa marmotte mais avec sa plume, et qu'en quelques lignes magiques, il change tout cela.

D'abord, il voit la nature ; il l'observe dans son étonnante variété, depuis la délicatesse du brin d'herbe, jusqu'à la majesté des grands arbres. Il serait homme à faire un livre « sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers' ».

Puis il l'admire, et non seulement dans son luxe et sa magnificence, l'or des genêts, la pourpre des bruyères, le coloris des fleurs si richement parées que « Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme elles », mais dans sa triviale vulgarité, car il n'hésite pas à nous dire ailleurs combien il aime à « humer, en traversant un hameau, la vapeur d'une bonne omelette au cerfeuil », combien il préfère au clavecin « le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, les mugissements du bétail ». 11 adore la vie des champs, il renchérit même, —car il faut que toutes ses idées tournent au paradoxe, — et il prétend que l'idéal de la vie humaine, c'est la vie sauvage, au milieu de la nature brute, l'homme étant corrompu par la civilisation.

Enfin, il fait plus qu'observer Q\ admirerh nature. Use l'associe ; il la prend pour confidente, il ne veut que rien s'interpose entre elle et lui 'dans leur intimité ; et de ces simples mots va sortir le grand thème romantique,

Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime I Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours...

Toute la poésie des Méditations et de la Tristesse d'Otympio est là.

1. V. la ;« Promenade'. Séjour dans l'île de Saint-Pime.


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Conclusion. Ainsi cette citation permet d'étudier en Rousseau l'homme et l'écrivain presque tout entiers. Si elle eût été prolongée de quelques lignes, elle eût révélé un trait de plus, à peine indiqué ici. C'est que Rousseau aime la nature non seulement en misanthrope, parce qu'il n'y voit pas la main des hommes, mais parce que, dans la mesure où le lui permet son éducation morale, il y reconnaît la main de Dieu. Abîmé dans le sublime spectacle de l'univers, « il ne pense pas, ne raisonne pas, ne philosophe pas », il sent la présence divine, il s'écrie : « O grand Hlre! O grand Etre l » avec un accent de pur déiste, sans doute, mais aussi un imlinct religieux qui ne l'a jamais abandonné, et qui lui a même valu ce qu'il y a peut-être de plus honorable dans sa vie : la haine des Encyclopédistes et de Voltaire en particulier.

VERSION LATINE.

TROP DE PRÉTORIENS.

Inter quiu militaris seditio prope exarsit. Praetorianam militiam repetebant a Vitellio dimissi, pro Vespasiano congregati ; et lectus in eamden spem e legionibus miles promissa stipendia flagitabat. Ne Vitelliani quidem sine multa caede depelli poterant ; sed immensa pecunia tanta vis hominum retinenda erat. Ingressus castra Mucianus, quo rectius stipendia singulorum spectarct, suis cum insignibus armisque victores constituit, modicis inter se spatiis discretos ; tum Vitelliani, quos apud Bovillas in deditionem acceptos memoravimus, ceterique, per urbem et urbi vicina conquisiti, producuntur prope intecto corpore. Eos Mucianus diduci, et Germanicum Britannicumque militem ac si qui aliorum exercituum separatim adsistere jubet. lllos primus statim adspectus obstupefecerat, cum ex diverso velut aciem telis et armis trucem, semet clausos nudosque et


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illuvic déformes adspicerent. Utvero hue illuc distrahi coepere, metus per onmes et praecipua Germanici militis formido, tamquam ea separatione ad caedvm destinaretur. Prensare commanipularium pectora, cervicibus innecti, suprema oscula petere, ne desererentur soli neupari causa disparemfortunam paterentur; modo Mucianum, modo absentem principem, postremum caelum ce deos obtestari, donec Mucianus cunctos ejusdem sacramenti, ejusdem imperatoris milites appellans, falso timori obviam iret. Namqucet victorexercitus clam'orc lacrimas eorum juvabat, Isque finis illa die. Paucis post diebus adloquentem Domitianum firmati jam excepere : spernunt oblatos agros, militiam et stipendia orant. Preces erant, sed quibus contradici non posset; igitur in praetorium accepti.

(Ce texte offre de sérieuses difficultés en raison des connaissances historiques qu'il suppose, et il est presque impossible de le comprendre si l'on ignore :

Que Vitcllius, porté au pouvoir par les légions de Germanie, après la bataille de Bêdriac et la mort d'Olhon, avait aussitôt licencié les prétoriens (la garde impériale), qu'il redoutait ;

20 Que ceux-ci, à la première nouvelle de la révolte de Vespasien et de son élection à l'empire par les légions d'Orient, avaient pris parti pour les rebelles, contribué au meurtre ik Vitcllius, et grossi les troupes flaviennes ;

30 Que Mucien, gouverneur de Syrie, accourant à Rome, y avait fait triompher la cause de Vespasien demeuré en Judée, et que les Vitelîiens s'étaient rendus.

Encore ces détails ne suffisent-ils pas, et devrons-nous éclairer la traduction de quelques mots en italique.)

TRADUCTION. Sur ces entrefaites, une sédition militaire éclata presque. Les hommes licenciés par Vitellius et enrôlés au service de Vespasien réclamaient leur rentrée dans la garde prétorienne ; d'autre part, les soldats des légions désignés pour cette faveur exigeaient qu'on leur tint promesse. (Mucien avait promis leur incorporation au prétoire à un certain nombre de ses légionnaires. Il fallait donc


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beaucoup de places.) Or, on ne pouvait pas déposséder même les Vitclliens sans une grande effusion de sang (ceux que Vitcllius avait eJmis au prétoire)', et il eût fallu des sommes immenses pour conserver une telle foule de prétoriens. Mucien se rendit au camp. Pour mieux voir les titres de chacun 1, il fit ranger les vainqueurs (c'est-à-dire ses propres soldats) revêtus de leurs armes et de leurs insignes, à un léger intervalle les uns des autres. Puis, il fit comparaître les Vitclliens (les vaincus) qui avaient mis bas les armes à Boville, comme nous l'avons dit, ainsi que ceux qu'on put trouver â Rome et dans les environs, tous presque nus. 11 ordonna de les diviser et de les placer séparément selon qu'ils appartenaient aux troupes de Germanie, de Bretagne, ou à d'autres armées. Tout d'abord, à cet aspect, ceux-ci 'furent frappés d'étonnement quand, en face de bataillons bardés d'armes offensives et défensives, ils se virent sans retraite, nus et déguenillés. Mais quand on se mit à les disséminer çà et la, ce fut une terreur générale, surtout parmi les soldats de Germanie (ceux qui avaient donné l'empire à Vitcllius), s'imaginant qu'on les séparait pour les mener à la mort. Ils prennent leurs camarades à bras le corps, ils se cramponnent à leur cou, ils les supplient de ne point les abandonner seuls, dans une cause commune,, à un sort si différent ; ils invoquent tantôt Mucien, tantôt le prince absent (Vespasien), tantôt le ciel et les dieux. Enfin Mucien, les appelant tous soldats du même empereur, liés par le même serment, dissipe leur frayeur et leur méprise 2. D'ailleurs, l'armée victorieuse venait, par ses cris, en aide à leurs larmes. Ainsi se termina cette journée. Mais, [quelques jours après, ils montrèrent beaucoup d'assurance à un discours de Domitien, refusant les terres qu'on leur offrait, réclamant la solde et le service de la garde prétorienne. C'étaient des prières, mais qui ne souffraient pas de réplique. On dut donc les admettre au prétoire.

i. Stipendiant signifie la solde militaire, et comme la solde dépend des fonctions, le mot est synonyme de durée des services. 2. Mot à mot : va au devant de leur crainte erronée.


CHRONIQUE DES EXAMENS l8$

IL

PROFESSORAT DES ÉCOLES NORMALES.

ASPIRANTES SCIENCES.

(12 juin 1912).

Expliquer d apprécier ce mot d'un écrivain contemporain : « IJC but des études est avant tout de créer l'instrument du travail intellectuel. » — Appliquer cette pensée à l'Enseignement primaire.

Le plan de cette composition est tout indiqué dans la matière dont il faut, comme toujours, observer fidèlement ki données. Deux parties, dont la première comprend deux points. i. a. Expliquer la pensée.

b. Apprécier sa valeur pédagogique. 2. L'appliquera l'Enseignement primaire.

I"-' PARTIE.

a. Expliquer. C'est, sous une forme plus abstraite, le mot de Pestalozzi « : Le but principal de l'instruction n'est pas de faire acquérir à l'enfant des connaissances et des talents, mais de développer les forces de son intelligence. Ce qui signifie qu'il ne s'agit point de donner à l'écolier un savoir immédiat, mais une aptitude active à concevoir, à juger, à imaginer, etc.. Le bagage pèse peu par lui-même ; l'important, ce sont les facultés. L'instruction n'est pas une fin, mais un moyen, et les études, de simples exercices pour apprendre à se servir de l'intelligence qui est l'outil.

On voit les conséquences de cette thèse qui fait bon marché de l'enseignement pratique et utilitaire. Pour elle, il ne faut point demander au lauréat frais émoulu de l'école ce qu'il sait, mais ce dont il est capable. Et par conséquent le maître n'a pas à se soucier de l'utilité présente de ce qu'il enseigne, mais seulement de la formation intellectuelle qui en résultera.

1. Pédagogue suisse, 1746-1827.


l8«5 CHRONIQUE DES EXAMENS

La question est capitale pour l'élaboration des programmes scolaires.

b. Apprécier. Cette conception est fort ancienne. La plupart des phih'uophcs ont pensé que la science ne doit pas chercher sa fin en elle-même. Les uns, comme Platon, la subordonnent à la vertu, toutes les acquisitions de l'esprit devant, selon lui, tendre à la perfection morale, et tout savoir qui n'aboutit pas à la sagesse étant pure fourberie. — « L'àme n'est pas un vase qu'il faille remplir, dit Plutarque ; c'est un foyer qu'il faut échauffer. » — « Science sans conscience, conclut Rabelais, n'est que ruine de l'âme. »

L'ÎS autres, comme Montaigne, la subordonnent au profit de l'intelligence, et, à ce titre, l'auteur des Essais gémit sur l'éducation de son temps :

« Ny les escholiers, dit-il, ny.les maistres n'en deviennent plus habiles, quoy qu'ils s'y facent plus doctes. De vray, le soing et la despence de nos pires ne vise qu'à nous meubler la teste de science : du jugement, peu de nouvelles....Nous nous Cliquerons voluntiers, sçait-il du grec et du latin} Mais s'il est devenu meilleur et plusadvisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derrière». »

Rien de plus juste ni de mieux dit. Le temps passé à' l'école est si court que les notions réelles qu'on peut y recevoir se réduisent à fort peu de chose ; et qui compterait sur elles pour bâtir sa vie serait promptement déçu. Il importe donc bien moins de s'attacher à un ensemble plus ou moins complet de connaissances, qu'à une préparation solide de nos facultés. Si la vie est un vaste champ à défricher, bien mince sera l'avantage d'avoir fait cultiver à l'enfant quelques mètres carrés de terrain. Mieux eût valu le pourvoir de bons bras, d'une bêche, d'une charrue, et de tous les instruments aratoires.

Il en est d'ailleurs de l'esprit comme du corps. A considérer, en effet, les exercices auxquels on soumet nos membres pour les

i. Essais, lib. I, cap. 24, du Pèdantîsme. Voy. aussi le cap. 25, de l'Éducation des Enfants.


CHRONIQUE DES EXAMENS 187

fortifier, combien en voyons-nous qui correspondent à un empjoi réel} I\st-il un homme, en dehors des acrobates, qui soit appelé dans le cours de son existence à monter à un trapèze, à tournoyer autour d'une barre fixe, ou â se rétablir sur des anneaux ? Ce sont là des mouvements artificiels admirablement appropriés à l'assouplissement de nos muscles, voilà tout.

Pareillement, l'étude est une gymnastique de l'esprit en vue de l'assouplir. On entend dire quelquefois : « J'ai jadis appris « au collège un tas de choses dont il ne me reste rien. A peine (f saurais-je maintenant lire le grec! J» Détrompons-nous. 11 est resté de tout cela une culture latente ; et le notaire, l'industriel, le négociant (s'il en est), qui raisonnent ainsi, oublient qu'ils n'auraient pas le sens de leurs affaires ni l'intelligence de leur profession, si le collège ne les y avait antérieurement préparés par des procédés habiles. Le vrai profit des mathématiques n'est pas de pouvoir résoudre des problèmes qu'on ne rencontre jamai dans la pratique de la vie, laquelle n'a nul besoin de tangentes ni de cosinus ; mais elles donnent à l'esprit la notion de l'exact et de la certitude. Elles lui apprennent à passer du connu à l'inconnu, à chercher et à trouver, à tirer d'une suite de raisons ou de faits une conséquence solide : bref, à raisonner juste. Et l'habitude en restera, eût-on oublié le carré de l'hypothénuse et le théorème des trois perpendiculaires.

Il ne saurait y avoir de contestation sur ce point.

Il* PARTIE.

Application à l'enseignement primaire. Oui, dira-t-on, cela semble très juste pour l'enseignement secondaire qui mène aux carrières libérales ; mais une telle thèse ne saurait s'appliquer à l'enseignement primaire qui comporte, par sa dénomination même, les seules premières notions, indispensables aux besoins de la vie sociale, et qu'on ramène souvent aux mots lire, écrire, compter.

L'objection a sa justesse, et l'on ne peut pas nier le fondement pratique de l'enseignement primaire. Mais ce fondement n'abo-


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lit point l'intelligence. Tout en reconnaissant le caractère utilitaire de cet enseignement, il faut bien se persuader qu'il est le premier étage de toute construction intellectuelle et morale 1. La vie, de quelque biais qu'on la prenne, est un effort intelligent. C'est ce qui a été soigneusement mis en relief par l'arrêté du 27 juillet 1S82 réglant l'organisation pédagogique et le plan des études primaires :

« Il faut, y est-il dit, qut les élèves emportent de renseignement public, d'abord une somme de connaissances appropriées à leurs futurs besoins ; ensuite, et surtout, de bonnes habitudes d'esprit, une intelligence ouverte et éveillée, des idées claires, du jugement, de la réflexion, de l'ordre et de la justesse dans la pensée et dans le langage. »

Considérons cet arrêté qui traite à lui seul toute cette seconde partie. Nous avons souligné à dessein les mots d'abord et ensuite, qui marquent la marche à suivre, et surtout, qui consacre ce que nous avons dit plus haut. Ce que le sujet proposé nomme assez vaguement instrument du travail intellectuel, ce que Pestalozzi appelle plus clairement forces de l'Intelligence, est ici fort bien précisé. Le programme est net. L'enseignement primaire doit se borner à des notions pratiques et positives, ayant leur matérielle utilité; mais ces notions seront choisies et enseignées de manière à former l'esprit de l'enfant. Une dictée, par exemple, ne se réduira pas à un simple exercice d'orthographe, mais devra surtout contribuer, par le choix et l'explication des idées, à les lui faire comprendre et sainement juger. Et ainsi se développeront progressivement son bon sens, sa mémoire et son ingéniosité.

Mais il y a deux enseignements primaires : l'un, dit élémentaire, et par conséquent très borné ; l'autre, dit supérieur, fort étendu et qui se rapproche par là de l'enseignement secondaire. Pour le premier, point d'équivoque. Son nom le limite essez. Pour le second, les limites sont bien plus incertaines, et il est à craindre que l'ambition des programmes ne lui fasse perdre de vue son origine.

1. G. Compayré.


CHRONIQUE DES EXAMENS 189

Pour être plus élevé, en effet, il n'en doit pas moins garder son caractère réel et pratique. Il ne doit pas plus être une'vaine spéculation, une initiation présomptueuse et superficielle à toutes les sciences humaines, que se restreindre à une technique exclusivement utilitaire et professionnelle, comme celles des écoles d'industrie ou d'apprentissage. Le but n'est point de préparer l'écolier à tel ou tel métier déterminé, mais de lui donner une aptitude générale aux professions éventuelles que la vocation ou les circonstances décideront, avec cette réserve capitale que ces professions ne sauraient être des professions libérales, celles-ci exigeant une forte culture scientifique ou littéraire.

La mesure est sans doute délicate, et le juste milieu difficile à tenir, sous peine de grossir le nombre des déclassés. C'est donc l'affaire des programmes et des maîtres de former, par un choix judicieux et prudent, l'instrument du travail futur.

III.

BREVET SUPÉRIEUR.

ASPIRANTES (LYON, JUILLET I912).

Dans la préface des Méditations, Lamartine apprécie en ces termes les fables de hx Fontaine ;

« On me faisait bien apprendre aussi par coeur quelques fables de La Fontaine, mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l'oreille, ni sur la page me rebutaient. D'ailleurs, ces histoires d'animaux qui parlent, qui se font des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoïstes, railleurs, avares, sans amitié, plus méchants que nous, me soulevaient lu coeur. Les fables de La Fontaine sont plutôt la philosophie dure, froide et égoïste d'un vieillard que la philosophie aimante, généreuse, naïve et bonne d'un enfant. »

Vous supposerez, qu'après la lecture de ces lignes, un admirateur de La Fontaine écrit à Lamartine.

Il fera tout d'abord remarquer à l'auteur des Méditations que, si


190 CHRONIQUE DES EXAMENS

La Fontaine et lui représentent deux tendances opposées de l'esprit français, le fabuliste, épris comme lui de la nature, avait droit de sa part à quelque bienveillance.

Puis il s'appliquera (et ce sera l'objet principal de sa lettre), à réfuter l'opinion du poète sur la morale et la versification des Fables.»

Contrairement au précédent, ce sujet est parfaitement posé : tout y est indiqué jusqu'à l'importance du développement. Deux mots toutefois doivent être intervertis : i.iorale et versification, car la critique de Lamartine porte d'abord sur les vers. — Deux parties, comprenant chacune deux points.

I. — Antipathie entre les deux poètes provenant d'un double conflit entre :

a) leur caractère,

b) leur poésie.

2° Communauté de leur amour pour la nature.

II. — Réfutation du jugement de Lamartine sur : La versification de La Eontaine,

2° Sa morale.

N'oublions pas que cette lettre est écrite par un admirateur, et forme par conséquent un plaidoyer; mais ce plaidoyer ne saurait avoir rien d'agressif envers Lamartine, au contraire. Les mots : tendances opposées de l'esprit français, font à tous deux une place égale. Il ne s'agit donc pas de lui reprocher d'avoir mis à médire du^bonhomme une heure qu'il eût mieux employée à le relire. Cescrait une grave faute de ton ».

i. Voici quelques lignes de Paul Albert qui donneront la note : « O poètes, pourquoi voulez-vous être critiques ? Dieu ne vous a point faits pour examiner, étudier, analyser, comprendre, expliquer les oeuvres de vos frères, mais pour charmer, consoler, enchanter les hommes. C'est votre lot, tenez-vous y. Quand vous descendez de vos hauteurs et voulez marcher notre pas, vous trébuchez à chaque instant, et cela nous attriste. Combien plus encore sommes-nous attristés quand nous vous voyons frapper d'une main légère et cruelle un fils de la muse comme vous, un frère t On vous crierait volontiers, avec le poète de l'Anthologie : « O Prognê, mélodieuse Prognê, comment peux-tu dévorer cette innocente cigale, un chanteur comme toi? » etc.


CHRONIQUE DES EXAMENS 191

ir* Partie.

Elle est la plus délicate parce qu'elle suppose une connaissance complète des deux poètes, Aussi — et malgré les termes de la matière ™ y insisterons-nous.

a) Leur caractère. Lamartine est le poète de l'idéal, et La Fontaine le peintre de la réalité, même de la réalité triviale, Celui qui nous représente sa Vieille «

S'afllublant d'un jupon crasseux et détestable, ou son Cheval lâchant au loup une ruade

Qui vous lui met en marmelade Les mandibules et les dents *,

devait assurément choquer le chantre éthéré d'Elvire. Les Fables, pleines de détails familiers, pris sur le vif, et dont la vulgarité malicieuse fait notre joie, ne pouvaient manquer de rebuter un poète épris de noblesse, qui voyait le monde dans le mirage de son imagination, qui le rêvait, l'embellissait jusqu'à enguirlander de lierre les murs nus de sa maison natale. On se souvient du mot de Louis XIV devant un tableau de Téniers : « Otez-moi ces magots de là! » Ce devait être une répulsion identique. * Même incompatibilité dans leur conception de la vie. L'âme fière de Lamartine méprisait l'existence de protégé, et l'irrégulai tO — j'allais dire le débraillé — des moeurs de ce bohème. Il un songeait, lui, qu'à s'évader des choses tetrestres; il le crie dès sa première Méditation :

Que ne puis-je, porté sur le char de l'aurore, Vague objet de mes vceux m'élaucer jusqu'à toi ? Sur la terre d'exil, pourquoi resté-je encore ? Il n'est rien de commun entre la terre et moi.

1. La Vieille et les deux Servantes.

2. Le Cheval et le Loup.


192 CHRONIQUE DES EXAMENS

La Fontaine au contraire s'y délecte:

J'aime le jeu, les vers, les livres, la musique, La ville, la campagne, enfin tout. Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.

(Ce dernier trait eût dû faire réfléchir Lamartine). L'insouciant épicurien s'en va gaiement, au jour le jour, à la recherche de la volupté, et il trouve parfaitement son compte i;i-bas:

Qu'on me rende impotent, Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme Je vive, c'est asse\ : je suis plus que content.

Et quand la mort viendra, il se lèvera de table en s'essuyant 1-cs lèvres, après avoir vécu, comme son ami Régnier, sans nul pensemenh

Je voudrais qu'à cet âge, On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet.

Faire son paquet ! Voilà tout le souci de l'au-delà ! Que nous sommes loin des strophes spiritualistes du Crucifix et du Poète mourant I

Le cygne qui s'envole aux voûtes éternelles Amis, s'inquiète-t-il si l'ombre de ses ailes Flotte encore sur un vil gazon ?

b) Leur poésie. Elle ne diffère pas moins par la forme que par l'inspiration. Celle de Lamartine, il l'a définie lui-même: Harmonies poétiques. C'est, en effet, un murmure berceur, où la pensée se noie quelquefois, mais où l'oreille est toujours délicieusement charmée ; c'est une musique où la douceur des sons fait oublier l'imprécision des mots, où la rime a des cadences aussi mélodieuses qu'un andante :

Vois comme aux premiers vents de la précoce automne, Sur le bord de l'étang où le roseau frissonne, S'envole brin à brin le duvet du chardon I


CHRONIQUE DES EXAMENS I93

Vois comme de mon front la cou ^nne est fragile ! ,

Vois comme cet oiseau, dont le nid est la tuile, No'us suit, pour emporter à scn frileux asile Nos cheveux blancs pareils à la toile que file La vieille femme, assise au seuil de sa maison.

Celle de La Fontaine, au contraire, leste et badine, allonge ou raccourcit le vers pour surprendre et amuser l'esprit ; et l'on comprend que ces petits airs sautillants de fifre et de fia - geolet ne pouvaient guère convenir aux grandes orgues de Lamartine :

Autrefois carpillon fretin

Eut beau prêcher, il eut beau dire :

On le mit dans la poêle à frire, etc.

2° Communauté d'amour pour la nature. Et cependant, malgré cette double antipathie, Lamartine n'était pas sans affinité avec La Fontaine. Est-ce bien, au fait, la poète qui parle ici ?N'est-ce pas plutôt l'écolier qui a gardé rancune des leçons et des devoirs scolaires ? (on me faisait ippreudre). Évidemment, il exprime un souvenir éloigné, car s'il eût relu récemment les fables, en poète, il aurait reconnu, par endroit, ses propres accents. S'il est vrai, comme il le dit, que les poètes soient de

Mélodieux échos semés dans l'univers,

Pour comprendre sa langue et noter ses concerts,

La Fontaine n'a-t-il pas dit la même chose ?

C'est ainsi que ma muse, aux bords d'une onde pure,

Traduisait en langue des dieux

Tout ce que disent sous les cieux Tant d'êtres empruntant la voix de la nature.

Truchement de peuples divers, Je les faisais servir d'acteurs en mon ouvrage :

Car tout parle dans l'univers ;

Il n'est rien qui n'ait son langage.

Est-ce bien de lui ou de Lamartine ce vers :

Ils entendent des voix que nous n'entendons pas ?

13


194 CHRONIQUE DES EXAMENS

car tous deux les ont également entendues ; tous deux ont aimé à s'asseoir au pied des arbres et à y rêver :

Souvent, sur la montagne, a l'ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil tristement je m'assieds : Je promène au hasard mes regards sur la plaine Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds,

dit l'un (l'Isolement).

Solitude où je trouve une douceur secrète, Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais Loin du monde et du bruit goûter l'ombre et le frais ? Oh I qui m'entraînera sous vos sombres asiles ?

dit l'autre (Songe d'un habitant du Mogol).

Et si Lamartineeût voulu relire la fable: Les deux Rats, le Renard et l'oeuf, il eût été assurément bien surpris d'y voir la belle protestation de Jocelyn contre les philosophes qui refusent une intelligence et un sentimentaux bêtes, devancée par celle de La Fontaine.

2< Partie.

Elle est la plus facile, et d'ailleurs traitée dans tous les manuels ; aussi l'abrègerons-nous.

La versification. N'est-il pas puéril, sinon ridicule, de reprocher aux vers de La Fontaine de manquer de symétrie sur la page} Est-ce que les vers se mesurent au compas et doivent former des dessins géométriques? Si leur inégalité les rend disloqués et boiteux, pourquoi incriminer La Fontaine et non Molière, Corneille, Voltaire, tous les poètes qui ont usé du vers libre, et entre lesquels La Fontaine a excellé ? La vérité, c'est que Lamartine n'entend rien au vers libre, à son aisance, sa diversité, ses coupes modelées sur la pensée dont elles suivent tous les mouvements. Et c'est parla que La Fontaine est un


CHRONIQUE DES EXAMENS I95

grand maître. Sans que jamais la rime cesse de frapper l'oreille, il passe du dissyllabe à l'alexandrin :

L'homme au trésor arrive et trouve son argent Absent.

Il mesure toujours la cadence au sentiment et à l'idée :

Holà, Madame la belette, Que l'on déloge sans trompette !

Ici, elle sautille; là elle marque l'effort (v. le début du Coche et la Mouche ; là elle s'allonge majestueusement :

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

(Le développement réside dans l'abondance des exemples.)

20 La morale. Constatons d'abord qu'il est faux de dire que les animaux de La Fontaine sont égoïstes, méchants, sans amitié. Le Lion et le Rat, la Colombe et la Fourmi, les deux Pigeons, et bien d'autres témoignent du contraire. Puis, expliquons que les Fables n'enseignent aucune philosophie. Le bonhomme ne vise pas si haut. Il se contente d'enregistrer des faits divers, de ; indre la vie quotidienne telle qu'elle est : les ruses des fourbes, les mésaventures des sots, la tyrannie des grands, les maux des petits, etc., etc.; et ainsi, en nous mettant en contact perpétuel avec la vérité, il nous donne, sans rien enseigner, la plus solide instruction, celle de l'expérience. Ce qui ressort de la Cigale et ta Fourmi, ce n'est pas une leçon d'avarice, mais une mise en garde contre l'imprévoyance. (Ici encore le développement est tout d'exemples et expliqué dans tous les livres.)

Et donc La Fontaine n'aurait pas été appelé le bonhomme s'il avait été un vieillard dur,froid et égoïste. Et il a répondu d'avance à l'injuste critique de Lamartine par ce vers où il a peint sa bonté :

A qui donner le prix? Au ueur, si l'on m'en croit ». 1. Le Corbeau, la Gabelle, la Tortue et le Rat.


I96 CHRONIQUE DES EXAMENS

BREVET ÉLÉMENTAIRE.

ASPIRANTES (LYON, JUIN I912).

Dites ce que vous pensez du personnage auquel Sully Prudhomme prête ce langage :

0 Demain! j'irai demain voir ce pauvre chez lui; « Demain, je reprendrai ce livre ouvert à peine ; * Demain, je te dirai, mon âme, où je te mène ; « Demain, je serai juste et fort..... Pas aujourd'hui! »

Sens. Ce sujet est posé d'une façon bien vague, et rien n'y indique le développement. Dites ce que vous pense\, cela permet de dire des choses fort différentes d'autant plus que le personnage à juger est aussi vague que la question. S'agit-il de l'homme irrésolu} ou paresseux ? ou frivole ? ou affairé ? ou livré à ses plaisirs} ou faible de caractère} On ne sait. Les vers du poète s'appliquent à une foule de cas et de gens. Mais ils font songer immédiatement au proverbe : « Il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu'on peut — ou surtout ce qu'on doit — faire le jour même » : témoin le tyran Archias qui, recevant au milieu d'un festin une lettre où on l'informait d'un complot', la mit sans l'ouvrir dans sa poche en s'écriant : A demain les affaires sérieusesl et fut quelques heures après massacré parles conjurés. Son mot est devenu aussi proverbial que l'autre, avec la concision en plus.

Jugement. A. Remettre au lendemain, c'est s'approprier l'avenir qui n'appartient pas à l'homme mais à Dieu, comme l'a dit éloquemment le poète :

Oh I demain, c'est la grande chose! De quoi demain sera-t-il fait ? L'homme aujourd'hui sème la cause, Demain Dieu fait mûrir l'effet*.

1. V. Hugo, Chants du Crépuscule: Napoléon II.


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Et donc, quiconque dispose de l'avenir commet une véritable folie; et le Petit-fean de Racine, avec son jovial bon sens, ne le lui envoie pas dire.

Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera !

Oui, c'est folie de compter sur les jours suivants, quand on ne peut même pas compter sur l'heure suivante:

Est-il aucun moment Qui vous puisse assurer d'un second seulement « ?

B. Mais, pussions-nous y compter, le résultat serait le même. Quand on n'a pas, en effet, la volonté d'agir aujourd'hui, on ne l'aura pas davantage demain : on l'aura même moins, car notre inaction grandie et fortifiée d'un jour sera plus difficile à vaincre. Et pour peu que les jours s'ajoutent, elle deviendra une habitude, c'est-à-dire une nature qui aura supplanté l'autre. Ainsi l'écolier qui promet de se mettre au travail la semaine prochaine, s'y mettra plus péniblement ou ne s'y mettra pas du tout. Il en est des soins de l'âme comme des soins du corps : les remèdes différés s'ajournent indéfiniment. Dire : « Je serai demain charitable », c'est dire: « J'irai demain chez le dentiste ».

Réserve. Mais si l'on est d'accord sur la nécessité d'agir à l'heure dite, encore faut-il s'entendre sur la nature de nosactions, et ne pas confondre nos devoirs avec nos plaisirs.

L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage, Nedira-t-il jamais:« c'est assez, fouissons}»

— Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre 1 Je te rebats ce mot, car il vaut tout un livre ;

Jouis. — Je le ferai. — Mais quand donc ? — Dès demain.

— Eh! mon ami, la mort te peut prendre en chemin 5 Jouis dès aujourd'hui * ».

Tel est le lieu commun de la philosophie épicurienne, le langage des passions, le carpediem du bon Horace. Non! il ne faut

1. La Fontaine, Le Vieillard et Us trois Jeunes Hommes.

2. La Fontaine, Le Loup et le Cfmseur.


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pas dire : jouissons, et encore moins : hâtons-nous de jouir, mais hâtons-nous d'accomplir nos devoirs envers Dieu, envers nousmêmes, envers nos semblables, car telle est la loi morale. Et c'est bien ce que se propose le personnage de Sully Prudhomme, et ce qui rend ses résolutions très belles. Nous n'avons qu'à lui répondre : « Mon ami, c'est fort bien; mais fais-le tout de suite ». Voilà, ce nous semble, ce qu'on peut tirer de ces quatre vers isolés. Mais si on les remet à leur place on voit que le contexte leur donne un sens tout différent. La pièce est intitulée : Le Temps perdu.

Si peu d'oeuvres po..r tant de fatigue et d'ennui I De stériles soucis '...••te journée est pleine : Leur meute, sans pitié, nous chasse à perdre haleine, Nous pousse, nous dévore, et l'heure utile a fui.

« Demain ! j'irai demain voir ce pauvre chez lui ; Demain, je reprendrai ce iîvre ouvert à peine ; Demain, je te dirai, mon âme, où je te mène; Demain, je serai juste et fort Pas aujourd'hui! »

Aujourd'hui, que de soins, de pas et de visites ! Oh I l'implacable essaim des devoirs parasites Qui pullulent autour de nos tasses de thé !

Ainsi chôment le coeur, la pensée et le livre ; Et, pendant qu'on se tue à différer de vivre, Le vrai devoir dans l'ombre attend la volonté.

Nous avons souligné les deux mots qui, par leur antithèse, marquent le sens de ce beau sonnet. Il ne s'agit donc pas du personnage de tout à l'heure, indécis, frivole, paresseux ou lâche, mais de l'homme pris entre les obligations contradictoires de la vie civile et de la vie morale, et qui s'aperçoit que la première absorbe entièrement la seconde. Esclave de ses exigences quotidiennes, c'est un engrenage qui le happe et dont il ne peut se dégager. Il lui faut du matin au soir obéir à la tyrannie des usages, des convenances, de la politesse, de la mode, et tous ces devoirs parasites ne laissent pas de temps aux vrais devoirs qui sont : la réforme de notre âme et la pratique du bien. Dans ces


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journées si remplies d'actions oiseuses, de futilités et de bagatelles, il n'y a pas un instant pour Y au delà. ,

Et quand on suppute chacune d'elles séparément, on a l'air de trouver son compte: « Dieu, que d'affaires aujourd'hui! Je suis brisée. J'ai assisté à une messe de mariage et à un enterrement ; j'ai écrit deux lettres de félicitations et de condoléances; j'ai fait trois visites de digestion; j'ai conduit une amie chez ma modiste qui a vraiment beaucoup de chic; j'ai essayé un délicieux costume chez ma couturière ; j'ai passé une heure à l'exposition canine,— il fallait bien voir ça; ils sont si drôles, ces toutous!— J'ai pris le thé chez Mmc de X; j'ai dîné en ville; j'ai entendu deux actes de Carmen où débutait Mlle Y ; et à 11 heures j'ai fait un saut à la soirée de Mme de Z... » (on voit le développement concret). Eh oui! mais quand on veut faire k total de ces journées brisantes, et se demander à la fin du mois : « Qu'ai-je fait ce mois-ci »? On ne trouve plus son compte, et l'addition est vide. On s'est agité, mais on n'a pas vécu, car tout cela, ce n'est pas de la vie, c'est du temps écoulé.

Nous pouvons et devons tous faire ce retour sur nous-mêmes, surtout ceux qui sont dans le monde, et que le poète désigne par ses tasses de thé. Car ils sont plus en danger que les autres. Les humbles, en effet, qui travaillent pour gagner leur vie, font par cela même oeuvre utile à leur salut, en ce qu'ils accomplissent b loi divine comme l'araignée tisse, la fourmi charrie, l'abeille butine; et leur rôle est peut-être plus facile parce qu'il est tout tracé. Mais celui des mondains est plus délicat et plus complexe, car aux devoirs que Dieu a donnés à tous les hommes, s'ajoutent pour eux les devoirs de la condition périlleuse où il les a placés. Et ils ont à satisfaire aux uns comme aux autres.

Et ce n'est pas un moindre mérite de savoir s'échapper du monde tout en y restant.

L.

N.-B. — Le Bulletin informe ses abonnées qu'il se met à leur disposition pour leur donner, par correspondance, tous conseils relatifs à la préparation des examens, et riotamment pour leur corriger quelques devoirs. 11 ne saurait bien entendu


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s'engager à les préparer de bout en bout et à leur tenir lieu de professeur. Il ne s'adresse d'ailleurs pas aux élèves mais aux maîtresses : soit que celles-ci, candidates elles-mêmes à un diplôme quelconque, et incertaines sur leurs chances de succès, désirent s'en informer auprès d'un juge compétent ; soit que, avant de présenter une élève à tel ou tel brevet, elles veuillent soumettre ses copies à une correction très expérimentée. — Pour obtenir ces renseignements, il suffira de justifier d'un abonnement, et d'écrire au Secrétariat du Bulletin, 6, place Bellecour, Lyon.

N. d. I. R.


DISCRETION PROFESSIONNELLE.

Relisant l'autre jour tes Extraits de Mmede Maintenon sur VÉducation «, si riches en vues sensées et originales, je fus frappé par le passage suivant (p. 25) :

« Il m'est, revenu que, dans vos récréations, vous parlez des défauts de vos demoiselles, sous prétexte, dites-vous, que vous êtes leurs mères; mais ce n'est pas une raison pour divulguer dans une communauté des fautes et des défauts qui peuvent prévenir contre elles et leur nuire beaucoup, surtout si, dans la suite, elles voulaient être religieuses ici. Ce sont des filles de seize à dix-huit ans, leur réputation commence à n'être plus indifférente, et vous devez la ménager aussi soigneusement que le christianisme vous oblige à conserver délicatement la réputation de notre prochain ; autrement vous pourriez bien, tout bonnement et sans y penser, être aussi médisantes que nous autres dans le monde. Soyez circonspectes dans vos paroles, soyez délicates sur la charité; vous savez mieux que moi combien il est aisé de pécher considérablement en cette matière : vous en instruisez les autres. Considérez toujours, avant que de parler, si ce que vous allez dire a quelque nécessité ou utilité, ou du moins s'il est innocent. Je ne vois pas à quoi peut servir de parler des défauts de vos demoiselles ; je vous ai dit quelquefois en riant que je vous abandonnais le prochain rouge * : c'est une raillerie. Il est vrai que, dans le fond, il y a moins de précautions à prendre à l'égard de ces enfants, parce qu'elles sont dans un âge où leurs défauts ne font pas grande impression, surtout lorsqu'ils sont légers ; je ferais cependant scrupule de parler de ceux qui sont considérables.

1. Édition Gréard, Paris, Hachette 1886. — Avec une excellente préface.

2. La classe rouge comprenait les élèves au-dessous de dix ans.


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« Si vous étiez frappées de ce que quelques défauts s'établiraient parmi vos demoiselles, ou quelque mauvaise coutume ou manière, je ne trouverais pas mal que vous disiez en général que vous craignez qu'un tel défaut se glisse dans les classes, ni qu'on en cite même des exemples ; cela vous instruit les unes et les autres, vous précautionne ou vous relève; mais je ne voudrais jamais que l'on nommât les demoiselles qui ont ces défauts ; je trouverais même moins d'inconvénient à marquer positivement quelle sorte de faute quelqu'une aurait faite, que de dire : C'est une humeur difficile, c'est un esprit mal fait, c'est un mauvais caractère ; car ces choses-là notent toujours d'une manière très fâcheuse, et ne manquent point de laisser une mauvaise impression. »

Mes premiers sentiments à cette lecture, ce furent l'approbation du principe général et un retour sur moi-même, comportant quelques inquiétudes. Avais-je toujours conservé la réputation de mes élèves aussi délicatement que le christianisme nous y oblige ? Il est assez vrai, me dîsais-je, qu'entre collègues, parfois même avec des étrangers, on bavarde inconsidéiément sur ceux qu'on a à instruire. Tantôt c'est l'effet d'une irritation qui veut se soulager, et qui fait dire : « Il est sournois ; c'est un caractère en dessous... » Tantôt c'est le sentiment — si sot — qu-'on se donne une supériorité sur les autres, en les jugeant sévèrement, et le simple plaisir de déclarer sans appel : « C'est un cancre ! » Oui, il y a à tout cela un mauvais fond, anti-chrétien, antihumain, et comme le grand roi, il faut dire à Mrae de Maintenon : « Votre Solidité a raison. »

Pourtant je sentais en moi une autre protestation que celle de l'amour-propre humilié, et je me demandais avec ma raison si la directrice de Saint-Cyr n'était pas un peu rigoriste : « Je ne vois pas à quoi peut servir de parler des défauts de vos demoiselles. » Mais si, je le vois ! Des maîtres ou des maîtresses qui se partagent l'éducation et l'instruction des mêmes élèves, ont intérêt, pour les juger sainement, pour récompenser et punir, encourager et avertir à propos, à se communiquer leurs impressions avec sincérité, et à se dire le mal comme le


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bien. Conçoit-on des médecins en consultation auprès d'un malade, et qui se dissimuleraient les uns aux autres les'symptômes qu'ils constateraient ? Je suis professeur accessoire (histoire, allemand), et n'ai tel élève avec moi que trois heures par semaine ; je remarque qu'il ne progresse pas : me sera-t-il toujours facile de savoir si c'est paresse, état de santé ou défaut d'aptitudes, si je ne consulte pas le professeur principal, qui le voit huit ou dix heures, et le connaît naturellement mieux que moi ? Et faudra-t-il que par esprit de charité il me cache ce qu'il pense? — Il y a, dans une classe, tendance à l'indiscipline, mais on peut hésiter sur l'origine du mal ; il y a doute sur la personnalité du principal ou des principaux maîtres du choeur. Faudra-t-il que chaque professeur procède au hasard, au lieu de mettre en commun les soupçons et les remarques, et, de crainte d'être médisant, risque d'être injuste, d'expulser un étourdi entraîné par l'exemple, et de respecter le meneur adroit qui gâte ses voisins ?

Cette entente entre les maîtres, ces communications réciproques d'impressions peuvent servir encore à prévenir chez les élèves ces spécialisations hâtives, dont leurs études sourirent parfois. Tel élève est considéré par le professeur d'allemand ou de mathématiques comme un phénix ; les autres le jugent un incapable. Que les maîtres se consultent : ils constateront parfois que, de propos délibéré, l'élève ne s'attache qu'à une matière, parce qu'elle l'intéresse, et néglige le reste. La constatation faite, on peut le remettre dans la voie normale, et lui apprendre à mieux répartir ses efforts.

On peut dire la même chose encore, quand les élèves, s'élèvant d'une classe à une autre, changent de professeurs. Il faut quelque temps pour connaître ses élèves, surtout si la classe est nombreuse, surtout si plusieurs maîtres se partagent l'horaire, et n'ont chacun les élèves que peu de temps. Si je suis entièrement livré à moi-même, si je n'ose consulter ceux qu'ils viennent de quitter, que de tâtonnements I Pendant un ou deux mois, les élèves dissipés, qu'on ne surveille pas assez, remueront A leur aise ; — les amorphes qu'il faudrait secouer croupi-


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ront dans leur inertie ; — peut-être découragera-t-on de bons élèves pour une défaillance passagère ou pour une malchance qu'on ne prendrait pas au sérieux, si on les connaissait bien.

Mais l'élève doit être jugé sur son présent, et non sur son passé. — Pardon, sur l'un et l'autre, comme l'homme. Il ne faut pas sans doute que l'on s'hypnotise indéfiniment sur les mérites ou les démérites passés ; que le souvenir d'une année de bon travail gagne à l'élève qui déchoit une dangereuse indulgence, ou que l'impression produite par des fautes antérieures fasse méconnaître des efforts réels. Il faut que le professeur connaisse, pour sa gouverne, les mauvais antécédents d'un élève, il ne faut pas qu'il les lui rappelle, surtout publiquement, sans nécessité bien prouvée : il risquerait de décourager ou de dépiter une bonne volonté commençante. — Mais enfin, tant qu'on n'a pas eu le temps nécessaire pour les éprouver, il est juste que le bon élève de l'an passé jouisse de sa bonne réputation, et que le mauvais demeure sous une discrète surveillance.

— Cela n'empêchera pas de désirer que le pêcheur se convertisse, et qu'il vive. ,

Mais, les réflexions que je viens de faire, Mme de Maintenon ne les a-t-elle pas faites ? Ne croyons pas la dépasser en bon sens, et ouvrons le livre à la page 57. '

« Madame nous dit qu'elle ne pourrait trop dire combien il était nécessaire d'agir de concert dans les charges, et que ce concert ne consistait pas seulement dans la soumission des subalternes pour ne rien faire de leur autorité ; que les officières et la supérieure même ont un grand besoin de consulter celles qui dépendent d'elles, avant que d'agir et de donner des ordres.

— Pour moi, ajoute-t-elle, qui suis à la classe des rouges, tantôt première et tantôt subalterne pour essayer de tout, j'ai déjà fait l'expérience de ce que je vous dis, et j'ai éprouvé plusieurs fois l'inconvénient qu'il y a pour les maîtresses de ne pas se consulter. Par exemple, j'ai vu faire une faute à une petite fille qui m'a paru assez grossière, et qui m'a même donné une assez mauvaise opinion d'elle ; je l'ai mise en pénitence sans consulter les maîtresses. La première est venue un moment après, à


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qui j'ai rendu compte de la faute et de la pénitence que je venais d'imposer ; elle m'a dit : « Ah ! madame, que j'en suis fâchée ! Cette petite fille a de bonnes inclinations ; cette faute ne vient point de malice, et je ne crois pas qu'il en faille tirer de conséquence ; et la marque de cela, c'est qu'elle me vint trouver hier au soir, et me dit telles et telles choses. » — Quand je l'eus entendue, ajouta Madame, je vis bien que j'avais eu tort ; je fus fort fâchée d'avoir donné ma pénitence, et je tirai ma conclusion qu'il ne fallait rien faire dans les charges sans concert, et qu'il faut que les demoiselles vous voient tellement unies, qu'elles croient ne pouvoir déplaire ou contenter une sans déplaire ou contenter toutes les autres ; car il arrivera que, si la première maîtresse punit ou récompense sans consulter ses aides, elle le fera souvent mal à propos, et de plus elle découragera une enfant en lui donnant pénitence pour une faute qu'elle n'a faite que par surprise, — et qui d'ailleurs contente ses maîtresses. »

En complétant et en rectifiant ainsi en 1700 ce qu'elle avait dit en 1694, Mme de Maintenon ne l'efface point. Et de la comparaison des deux textes, de leur confrontation avec notre expérience personnelle, on peut, ce me semble, tirer deux conclusions pratiques :

Ne généralisons pas trop vite sur les fautes des enfants ; ne disons pas, pour une parole impolie : « Il est grossier » ; pour un manque de franchise : « Il est sournois. » Ne nous le disons pas à nous-mêmes, car c'est souvent faux, et. pour l'homme, et plus encore pour l'enfant, plus variable et plus ondoyant ; ne le disons pas aux autres, car alors l'erreur se double d'un manquement à la charité et d'une atteinte à la réputation. Faisons attention à ne pas dépasser la limite stricte des faits, et, sans tomber dans le scrupule, surveillons-nous.

20 Restreignons nos confidences à ceux à qui et par qui elles peuvent être utiles, c'est-à-dire à ceux qui ont à s'occuper de ces enfants de concert avec nous. Reprenons la comparaison de tout à l'heure : le médecin parle libremeut de l'état du malade avec le confrère appelé en consultation ; mais vis-à-vis des autres, il doit se taire. Nous aussi nous parlerons à nos


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collègues, aux administrateurs de nos établissements, aux parents, qui ont le premier droit sur nos impressions, — et ailleurs nous nous souviendrons que notre profession doit comporter, sinon secret professionnel au sens rigoureux du mot, du moins discrétion professionnelle.

Ph. SAINT-VINCENT.


A TRAVERS LES FAITS.

INSTRUCTION ET CINÉMA.

M. Tarde, dans sa Psychologie économique, observe que bien des objets utiles, ou considérés couramment comme tels, ont commencé par être des objets de luxe, servant à satisfaire des besoins d'amour-propre et de distraction. Plusieurs meubles de nos maisons, plusieurs pièces de notre vêtement, les véhicules, en général, sont précisément dans ce cas. Si nous distinguons entre ces mêmes véhicules,nous trouvons que la bicyclette, objet de sport élégant il y a une vingtaine d'années, tend à devenir la compagne indispensable de maint ouvrier et de maint petit employé qui en usent pour leurs courses journalières. L'auto, pour le moment, demeure aristocratique ; mais déjà, en plusieurs villes, règne l'autobus, qui est l'auto du pauvre. En un mot, il s'opère, dans le domaine des inventions, un passage incessant du superflu au nécessaire, surtout si l'on veut bien accorder cette dénomination de nécessaire à bien des choses entrées dans le cercle de nos habitudes, et dont nous ne pouvons plus nous passer.

Ce cas sera-t-il celui du cinématographe ? — On peut se poser la question à la suite de tentatives intéressantes qui ont été faites, à Lyon notamment, pour adapter, à l'enseignement austère de certaines branches de la médecine, cette amusante invention.

Pour comprendre cette application, il faut savoir que, si certaines maladies consistent dans l'état pur et simple des organes, état dont l'évolution s'opère avec lenteur^ d'autres, au contraire, intéressent principalement par les mouvements auxquels se livre le malade, mouvements qu'il est difficile, soit de caractériser par une description bien nette, soit même de photographier, puisque la photographie immobilise forcément ce qu'elle


208 A TRAVERS LES FAITS

met sous nos yeux. Aussi M. le professeur Teissier, dés 1907, a-t-il imaginé de faire établir des films spéciaux, reproduisant, sous forme cinématographique, des phénomènes de tremblements nerveux se rapportant à des causes pathologiques diverses : ataxie, chorée, sclérose, paralysie agitante, etc. Chacune de ces maladies engendre son agitation spéciale, mais les différences caractéristiques de ces secousses sont difficilement explicables par l'enseignement ordinaire. Il y a bien l'observation du malade lui-même. Mais on n'a pas toujours le malade sous la main, et, si on l'a, l'humanité ne permet pas toujours de le transformer en sujet d'expérimentation. Avec le cinéma, le phénomène est capté, pour ainsi dire, et l'on a des malades en images, malades complaisants, infatigables, toujours en crise, et toujours prêts à recommencer. M. le Dr Teissier estime que des étudiants, en une séance, peuvent en apprendre plus long sur ce chapitre qu'en un mois de lectures savantes ou de visites â l'hôpital.

Un autre genre de mouvement est difficile à observer pour les médecins, et pourtant la connaissance en est précieuse, aujourd'hui que la bactériologie a pris un si grand essor. Il s'agit des mouvements des microbes. On sait que ces vilaines petites bêtes ne se distinguent pas seulement par leur forme, mais encore par la façon dont elles circulent et font mouvoir leurs cils vibratiles dans les milieux liquides où se produit leur action. De là, pour les étudiants en médecine, un intérêt puissant « à connaître ces faits et gestes », au moyen de préparations appropriées, qui, jusqu'ici, ne pouvaient s'étudier qu'au microscope. Mais, pour qu'une de ces préparations, passant de main en main, ou plutôt d'oeil en oeil, puisse être observée sérieusement par une cinquantaine de personnes, il faut plusieurs heures, et l'on conçoit combien ces difficultés pratiques peuvent paralyser un enseignement. C'est ce qui a donné à M. le professeur Guiart l'idée d'établir, à grand peine d'ailleurs, des films consacrés aux évolutions des divers bacilles. Toute une nombreuse assistance, en même temps, peut se rendre compte de ces phénomènes, et il en résulte, pour le professeur, une économie de temps des plus appréciables.


A TRAVERS LES FAITS 200

Il est donc question de développer ce nouveau moyen d'instruction. Et il n'est pas dit que les services rendus doivent se borner à la médecine. On sait quel rôle la photographie joue en astronomie depuis quelque temps. Mais, là encore, la simple photographie est une ressource incomplète. Certains phénomènes relativement rares, comme les éclipses, doivent pouvoir s'enregistrer sur des films, et s'y éterniser pour les spectateurs à venir. La météorologie, de son côté, aurait intérêt à pouvoir reproduire tout au long telle aurore boréale, par exemple, et, si la couleur est absente, la simple succession de diverses intensités lumineuses peut constituer, par elle-même, un document significatif.

Dans l'ordre artistique, un peintre qui veut représenter un cheval au galop et qui, évidemment, ne peut pas le faire galoper à son gré dans son atelier, puiserait peut-être, dans l'observation répétée de galopades cinématographiques, des lumières qui ne seraient pas à dédaigner. Et de même pour une foule de gestes vifs, rapides, qui, avec des modèles immobiles, risquent toujours de se figer ou de perdre quelque peu de leur naturel.

A un point de vue plus prosaïque, mais toujours fort intéressant, combien de « leçons de choses » pourraient être inculquées aux enfants au moyen de films méthodiquement établis, dont il existe d'ailleurs, çà et là, des échantillons ! Fabrication, par étapes, de tel ou tel article industriel ; phases diverses d'exploitation agricole avec machines ; construction (en quelques minutes) d'une maison ou d'un paquebot ; reconstitution suffisamment exacte de quelques grandes scènes historiques. Mais il faudrait pour cela des imprésarios d'élite, subordonnant la soif du gain à des préoccupations pédagogiques. Il faudrait un choix médité et une préparation soigneuse des scènes. De là, évidemment, des difficultés et des dépenses. Mais, si des « mécènes » teuxeulent, le rêve n'est pas impossible à réaliser.

Nous ne saurions enfin terminer ces quelques réflexions sur le rôle pédagogique du cinéma sans dire un mot cle son rôle moral. Nul n'ignore qu'il est plutôt regrettable. Dans les pro14

pro14


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grammes offerts à la foule et à l'enfance, les sujets scabreux abondent, et, quel que soit le dénouement des « faits divers » mis en scène, l'attention des spectateurs est fâcheusement attirée vers tout un côté malsain des phénomènes sociaux. Et, à côté du malsain, il y a le frivole, le « bébétc » qui n'ont rien d'éducatif. Seules, par ci par là, quelques scènes sont instructives et même moralisatrices. Mais le seul fait qu'elles sont noyées au milieu des autres gâte le bon effet que l'on pourrait en attendre.

11 conviendrait, toutefois, de s'appuyer sur ces essais pour réaliser un type de cinéma instructif et moral où la jeunesse pourrait être conduite, non seulement sans danger, mais avec fruit. La saine propagande sociale y trouverait, en certains cas, un efficace auxiliaire. Nous nous souvenons d'avoir vu à Paris, à la fameuse foire au pain d'épice, une baraque où l'on annonçait un film sur l'alcoolisme. Nous entrâmes et nous pûmes constater que cette entreprise foraine méritait — tout au moins ce jour-là — un bon point. Sur la toile, en effet, se déroulait une sorte de petite pièce en plusieurs actes propre à impressionner fructueusement des spectateurs populaires : d'abord une heureuse famille d'ouvriers aisés, goûtant un modeste bonheur dans un foyer déjà confortable ; puis le père détourné par des amis, entraîné au cabaret, l'aisance disparaissant, le mobilier s'en allant pièce à pièce au Mont-deViéti, les scènes de ménage, les brutalités du mari, les supplications inutiles de la femme, la détresse des enfants ; enfin la misère noire, l'hôpital, et le delirittm tremens. Tout cela était irréprochable, et cela prouve que le cinéma, comme toutes les inventions, peut être utile à la vertu... si l'on veut. Mais en majorité, ne veut-on pas le contraire ?

J. VACQUEBRUN.


SILHOUETTES D'ÉDUCATRICES.

DEUX ÉDUCATRICES LYONNAISES. M11C LATOUR(I8I5-1883) ET M1,e BRV (1820-1879).

MMU« Latour et Bry, unies d'une idéale amitié, furent deux éducatrices remarquables, douées au plus haut degré du sens de l'éducation, parce qu'elles en avaient en quelque sorte l'âme. De là cette direction, cette physionomie à laquelle s'attachent iant de souvenirs et de regrets. Que de choses peuvent ainsi résulter d'une amitié bien liée, surtout quand, dans une unité de but, par des rôles distincts, avec des qualités différentes mais nécessaires, deux âmes amies font de concert en se complétant oeuvre totale !

Mll« Latour, élevée à ia Croix-Rousse au pensionnat de Mll«de Bavilliers, y fit ses débuts-dans l'enseignement. Là, par une des vues de la Providence, elle rencontra M11* Bry qui, frappée de ses brillantes qualités, songea à faire d'elle sa collaboratrice et lui offrit de partager ses projets d'avenir : prendre la succession du pensionnat fondé après la Révolution par MM"« Reynaud. Cet établissement (aujourd'hui institution des Minimes) situé sur la colline des Martyrs, rue des Macchabées, réunit les meilleures conditions pour élever les âmes. Il domine le bruit de la grande ville. Son vaste horizon découvre au regard charmé le confluent du Rhône et de la Saône, des habitations groupées çà et là au milieu de la verdure et des bois ; au loin, des plaines immenses qui laissent apercevoir à certains jours les cimes neigeuses du Mont-Blanc et des Alpes, se confondant avec la voûte dujciel.

MM"e* Latour et Bry prirent la direction de ce pensionnat en 1840. Il s'agissait d'y rajeunir l'instruction donnée par quatre soeurs qui avaient vaillamment dépensé leur zèle et leur dévouement dans la haute mais ingrate tâche de l'enseignement.

Il s'en faut que, comme on le croit communément, les mêmes caractères et les mêmes goûts soient indispensables pour créer des liens intimes. Il est d'expérience qu'on rencontre souvent les attachements les plus solides chez des personnes d'humeurs différentes. Et de fait, à part une distinction innée en toutes deux, rien de plus opposé que leurs


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qualités physiques et morales. Mais celte opposition ne fit qu'ajouter à leur influence sur leurs élèves qui pouvaient, suivant leur attrait, et sans craindre une susceptibilité ombrageuse, s'adresser à l'une ou à l'autre, sûres d'en recevoir une égale tendresse.

Cependant deux femmes exerçant en partage une même autorité n'était-ce point miracle ? Cela faisait dire, non sans quelque malice, ait cardinal de Bonaldque MM"«* Latourct Bry avaient, dansPamitié, résolu un véritable problème. C'est qu'il existait un frappant accord entre la noblesse de l'enveloppe et l'esprit, le coeur, toutes les richesses do ces deux âmes: viles furent une harmonie.

Ml,c Latour réunissait les plus brillantes qualités: elle avait une intelligence supérieure, infiniment d'esprit, un charme irrésistible dans la causerie, quelle savait rendre simple et pleine d'abandon dans l'intimité. D'un physique agréable, de haute taille, quelque peu imposante sans y prétendre le moins du monde, son abord était tempéré par une grâce et une amabilité parfaite. Elle y joignait toutefois une volonté forte à laquelle il était difficile de résister. Les obstacles ne l'effrayaient pas : « Ce que femme veut Dieu le veut », disait-elle, et elle ajoutait en souriant :« Le bon Dieu veut deux fois ce que veut Mademoiselle Latour » — sans que cette fermeté enlevât rien à son indulgence.

Mlle s'attacha spécialement à la direction intellectuelle de la maison : file eut l'amour des choses de l'intelligence et une claire vue de l'esprit du temps. Avec une instinctive et réelle pénétration elle avait deviné l'évolution prochaine des programmes et en releva le niveau dans son pensionnat en s'assurant le concours d'éminents professeurs tels que Mulsant, Grandperret, Gacogue et autres. Elle communiqua une impulsion vigoureuse à l'activité de la jeunesse qu'elle aimait et forma nombre de femmes instruites, capables de s'intéresser plus tard aux études de leurs fils et de les diriger vers des carrières brillantes, bref des mères de famille modèles et des chrétiennes qui ne se sont point dérobées aux oeuvres de charité.

M 11» Bry, vive, ardente, enthousiaste, devait «ne part de son ascendant à une physionomie très expressive, à ses traits réguliers ; un regard profond c,t doux, un sourire accueillant en achevait la grâce et gagnait les coeurs.

Elle avait reçu de la nature le don de l'éducation, c'est-à-dire celui de la méthode et de l'autorité. Aussi la discipline, une régularité presque monacale, la piété fervente étaient-elles les bases de son système. Mais, en femme de raison solide et pratique, elle savait que l'avenir pour la


M1,e LATOUR ET M1,e BRY 213

jeune fille est, en général, non le cloître mais le monde ; et c'est pour la gouverne de la vie dans le monde qu'elle semait son grain. Son action s'exerça à ouvrir toutes sortes de vues à l'esprit de ses élèves et à leur donner des principes droits et solides qui devaient leur servir de règle de conduite, prép; ant ainsi, dans la jeune fille, la future mondaine, épouse et mère dif> le de ses devoirs.

On ne saurait dire laquelle de ces deux influences l'emportait, car aucune ne prétendit s'imposer, et chacune sut rester dans sa part. Ce qui dominait toutefois chez l'une comme chez l'autre, ce fut l'esprit de foi. Toute flamme a son foyer, toute lumière un centre: l'amour divin, l'Iîucharistie fut leur foyer, leur centre, plus particulièrement encore pour M11*-" Bry. Aussi, échauffer les âmes, les stimuler à la piété, surtout les préparer à la i^ Communion et les former à jamais à la vie spirituelle fut peut-être le point le plus beau de leur action commune. Dans cet esprit, l'Clîuvredu Vestiaire de Saint-Irénée leur doit sa fondation. Plies initiaient leurs élèves à la charité active, au dévouement : chaque semaine la récompense la plus enviable était de porter aux pauvres leurs aumônes et leur superflu. Plusieurs vocations religieuses parmi leurs écolières consolèrent les pieuses Directrices de n'avoir pu suivre ellesmêmes leur aurait pour le renoncement.

Cette esquisse serait incomplète si nous ne signalions, dans l'union étroite de ces deux existences vouées a la même tâche, une féconde initiative, un prélude à l'esprit d'association. lîlles songèrent à celles qui devaient, comme elles, s'employer au rude labeur de l'enseignement, et elles furent les premières à correspondre à la pensée du R. P. Gautrelct quand, à la suite d'une retraite, en septembre 1856, s'organisa l'Association des Institutrices a Pourvièro. Cette association, encouragée par le cardinal de BonaM, n'a cessé de prospérer; et, dans les dernières années de leur vie, quand leur santé déclinante les contraignit à s'éloigner de Lyon pour habiter Cannes, MMl|«» Latour et Bry i\'cn continuèrent pas moins à en demeurer alternativement présidentes de 1856 à 1883 et à poursuivre leur apostolat dans une correspondance pleine de conseils expérimentés.

Un fait durable et touchant marque l'empreinte profonde laissée par leur rayonnante affection : après plus de trente ans, les survivantes parmi leurs élèves aiment encore â se réunir aux dates de leurs fêtes pour se retremper dans le souvenir de celles qui furent â la fois les mères de leur esprit et les modèles de leur coeur.

Jît maintenant la même tombe fidèlement visitée protège cette amitié, cette concorde indissoluble jusque dans la mort.


214 DEUX EDUCATRICES LYONNAISES

Ml'« Bry mourut le j février 1879. M'l« Latour le ÎJ février 188J.

Un livre de marbre, placé au nom des Institutrices sur la pierre funéraire, témoigne de la gratitude des Associées envers leurs dévouées Présidentes.

Sous l'action du temps, le marbre s'effritera, les fleurs se flétriront sur le tertre, les chères affections disparaîtront une à une ; mais ce qui survivra, c'est l'influence de cette force êducatrice, qui se transmet de génération en génération, car le grain semé dans l'âme de la femme lève dans celle de ses enfants.

C. V.

La congrégation de N.-D. des Victoires, fondée à Voiron en 1846, prit la succession de M 11" Latour et Bry au mois de février 1865. Les premières religieuses avaient étà formées à Paris par les chanoinesses de Saint-Augustin, dans !a célèbre maison de la rue de Sèvres connue sous le nqm de « Couvent des Oiseaux ». D'où ce nom : les« Oiseaux de Lyon », ou les « Petits Oiseaux », donné souvent au pensionnat de la rue des Macchabées. Deux supérieures seulement s'y succédèrent jusqu'en 1903, toutes deux éducatrices remarquables,, toutes deux renommées pour la distinction de leur esprit, la largeur de leurs vues et la sagesse de leur direction. La seconde, qui survit, inconsolée, à la dispersion de ses filles, fut l'élève de M 11" Bry et Latour. — Étrange ironie des choses ! Là où grandirent tant de générations de jeunes filles, dans ces murs qui ne semblaient point faits pour d'autres hôtes, s'abrite maintenant, victime de la même loi spoliatrice, un collège de jeunes gens... Habenlsuafata... domus! Les maisons, elles aussi, ont leurs destinées.


BIBLIOGRAPHIE.

Mme Permond, Conseils d'une mire d ses filles, — Conseils d'une mère à ses fils, 2 vol. in-32. Paris, Bonne Presse.

Pour s'acquitter joyeusement des multiples missions qui lui incombent, une femme a besoin d'un continuel esprit de sacrifice et d'une énergie de volonté qui ne se rebute de rien. Or on sent augmenter l'un et l'autre en lisant les « Conseils » de Mmc Permond. — Le principal mérite de ces lettres, c'est d'unir à un bon sens très avisé et très ferme une rare élévation morale : l'auteur, une vraie éducatrice — on le constate à chaque page, — n'a qu'une préoccupation, celle de faire comprendre à ses fils et à ses filles la grandeur de leurs devoirs afin de tes leur faire aimç«, et, en les leur faisant aimer, de tes amener à les mieux remplir.

Toutes les mères volontiers adresseraient à Dieu la même prière que Mm* p. : « Seigneur, permettez-moi de prendre pour moi les peines et les souffrances que vous destinez à mes enfants, faites-en retomber néanmoins sur eux tout le mérite et donnez-leur en échange un bonheur durable et complet ». Mais, pas plus qu'à elle, il ne leur appartient de réaliser ce voeu, et !c pourraient-elles vraiment, qu'elles ne devraient point chercher à écarter toute difficulté de ces chères existences. — Élever un enfant, en effet, c'est bien autre chose : il s'agit, d'abord, de guider ses pas — au sens littéral du mot — pendant ses jeunes années, plus tard de soutenir sa faiblesse pour l'empêcher de sombrer, puis, petit à petit, de lui ouvrir les yeux sur les luttes qui l'attendent, et,quand sou courage est suffisamment affermi, de lui faire regarder la vie en face sans trembler. Que de force est nécessaire pour jeter ce regard l Mais aussi pour inspirer cette force, de quelle énergie, de quel esprit de devoir ne faut-il pas qu'une mère soit personnellement douée !

Mme p, n'admet pas, pour ses filles, de faiblesses ni d'hésitations sous ce rapport : a Une jeune femme, dit-elle, doit être tellement imprégnée de ses devoirs, tellement pénétrée de la grande mission que Dieu lui a confiée, qu'elle ne doit plus jamais laisser ébranler ses bonnes résolutions et mettre un temps d'arrêt dans sa marche vers lefcien. » Elle ne croit pas qu'elles puissent trouver le bonheur en dehors du devoir ainsi compris: « C'est, mes chères enfants, par la surveillance sur votre conduite, par l'oubli de vous-mêmes, par votre bonne volonté dès les pre-


2l6 BIBLIOGRAPHIE

miers temps de votre mariage que vous préparerez votre bonheur dans l'avenir ». Au surplus, si elles ne savent — ou ne veulent — « s'armer de courage pour supporter les petites et les grandes misères de la vie, comment donneraient-elles leur maximum de valeur ? « C'est dans les moments difficiles que l'on a vu des femmes se révéler de véritables héroïnes par leur énergie et leur résignation; je dirai plus, il me semble que, sans la douleur, sans l'épreuve, une femme n'est pas complète. Il y a des personnes auxquelles il manque d'avoir souffert pour être parfaitement bonnes et savoir comprendre et soulager les misères d'autrui ».

Mais l'énergie ne serait pas une consolation, un soutien pour les autres, si elle n'était tempérée dans le coeur par le dévouement. « Plus on aime, écrit à ce propos Mm« P., et plus on a besoin de se dévouer. C'est peut-être ce que Dieu a fait de plus beau, de placer le dévouement à côté de l'amour dans le coeur d'une femme ». Or, « pour qu'une jeune fille devienne une femme dévouée, il faut qu'elle sache plier elle-même sa volonté à toutes les exigences du devoir ; il faut qu'elle arrive au sacrifice sans laisser paraître un mouvement d'humeur, presque avec joie ». Donc une mère prépare de la meilleure façon l'avenir de ses filles « en leur apprenant l'oubli d'elles-mêmes en toutes choses j car vraiment la femme en ce monde est peu de chose, si elle a d'autres pensées que celle de faire le bonheur de ceux qui lui sont chers. Le dévouement seul élève et grandit une femme ».

Deux comparaisons servent à illustrer cette théorie des devoirs de la mère et de ses responsabilités. La première est empruntée à la vie du marin, « homme d'énergie et de coeur capable de ne pas perdre la tête dans le danger, de ne pas se laisser abattre au milieu de la tempête, d'être debout au poste le plus dangereux pour diriger la manoeuvre et, s'il en est besoin, de se dévouer jusqu'à la mort pour ceux qui lui sont confiés ». Plusieurs pages, de tous points parfaites,sont consacrées à la développer. La seconde n'est qu'indiquée : « Votre famille est... une petite paroisse, dont vous aurez à ... rendre compte un jour et, de même que le prêtre, vous devez posséder l'abnégation et l'esprit de sacrifice...» Mais ces simples lignes ouvrent sur le rôle de la femme chrétienne des perspectives infinies. Ne doit-elle pas, comme le prêtre aussi, vivre de Dieu et entretenir avec lui un contact permanent pour le donner aux âmes? Elle a le grand honneur de représenter aux yeux des siens la religion et la foi, elle est la théologienne du foyer, elle personnifie en quelque sorte pour ceux qui l'entourent la piété et la vertu, c'est à elle que, d'instinct, mari et enfants, aux heures difficiles, aiment à s'adresser pour remonter leur courage : ta maternité, sanctifiée


CONSEILS D'UNE MERE, ETC. 217

par l'esprit chrétien, auréolée par le sacrifice, lui communique, comme le sacerdoce au prêtre, quelque chose de la force même de Dieu. Par où l'on voit que l'auteur des « Conseils à mes filles • ne se cornette pas de montrer le chemin qui mène aux sommets ; elle indique encore le meilleur moyen de les atteindre et de s'y maintenir. On trouve les mêmes clartés dans tes « Conseils à vies fils ».

Deux remarques pour finir, p Ces « Conseils », d'une inspiration si haute et si pratique tout ensemble, font la part qu'il convenait aux réalités de la vie. Mm« P. n'est pas de celles qui croient que l'innocence consiste à ignorer, et elle aborde franchement, pour les traiter tantôt d'un mot et en passant, tantôt en y insistant et avec plus d'ampleur, mats toujours avec le sens chrétien, les questions les plus délicates (par exemple, conduite de la femme chrétienne, s'il y a infidélité de la pan du mari). De ce point de vue, ces deux brochures débordent leur titre et s'adressent particulièrement aux mères pour la seconde éducation de leurs filles et de leurs fils. C'est dire dans quelles conditions d'âge et de discernement, sinon d'expérience déjà acquise, leur lecture donnera son maximum d'avantages, sans qu'il en résulte aucun inconvénient. — 20 Le style est clair, facile, sans apprêt ni recherche: la pensée naît, l'expression suit.

O.


L'ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DES

JEUNES FILLES ET LES FACULTÉS CATHOLIQUES

DE LYON.

Un des phénomènes les plus intéressants de l'époque contemporaine, c'est l'essor qui porte les jeunes filles vers une plus haute culture intellectuelle.

Les Facultés catholiques de Lyon, comme leurs soeurs de Paris, de Lille e* d'Angers, ne pouvaient méconnaître l'importance de ce mouvement.

Elles l'ont favorisé de tout leur pouvoir, dès ses premières manifestations, par la création d'une série de cours spéciaux auxquels elles prêtent plusieurs de leurs plus distingués professeurs, et qui ont lieu régulièrement depuis plusieurs années, de novembre à mai, sous le nom général d'Enseignement supérieur des jeunes filles, rue Sainte-Hélène, n° 2.

Là, point de préparation technique, nulle poursuite d'examen, nul souci d'examen. Il ne s'agit pas de recommencer l'éducation primaire et secondaire qui a dû être faite ailleurs, mais seulement d'appliquer des esprits déjà formés à des études plus larges, plus hautes, plus désintéressées, L'âge de l'école et de la pension est passé.

C'est vraiment la « Faculté » qui s'ouvre devant ces jeunes filles de 16 ou 18 ans, accueillant aussi les jeunes femmes qui savent ou qui peuvent garder une part dans leur vie au développement et à l'ornement de leur esprit.

L'affluence des étudiantes, qui ne s'est pas démentie pendant le dernier exercice, est la meilleure preuve de l'utilité de ce haut enseignement féminin.

Nous publierons ultérieurement le programme, l'horaire des cours de l'exercice 1912-1913.


L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR 2J9

A côté, et comme à l'abri de l' «Enseignementsupérieur des jeunes filles», ont pris naissance depuis trois ans des cours complémentaires de forme plus technique. Ceux-ci ' s'adressent aux futures institutrices secondaires. Ils remplissent une véritable lacune dans la formation de notre personnel enseignant. Légalement, l'enseignement libre des filles ne comporta jusqu'à présent aucune distinction entre le primaire et le secondaire. Plusieurs projets de loi actuellement soumis au Parlement proposaient de combler cette lacune. Dans la pensée de leurs auteurs, c'est surtout un 4 prétexte ingénieux pour exiger de nos institutrices libres des diplômes dont on les sait dépourvues, et une manoeuvre hypocrite pour fermer toute une série de pensionnats dont les maîtresses, quoique laïques, sont encore trop religieuses au gré de la libre pensée. Les catholiques doivent parer d'avance à ce nouveau danger, en donnant à leurs institutrices une formation et des diplômes équivalents à ceux que possèdent déjà les professeurs des lycées de filles. En le faisant, ils accroîtront d'ailleurs l'autorité et la valeur de leur personnel enseignant,

Voilà pourquoi, à côté des Écoles normales oùse forment, par la préparation du brevet supérieur, les maîtresses de l'enseignement primaire, il faut des cours où.les maîtresses de l'enseignement secondaire acquièrent des diplômes d'un ordre plus élevé.

C'est le baccalauréat qui est, dans cet ordre, le diplôme fondamental, le baccalauréat qui assure, bien mieux que le brevet supérieur, la culture générale de l'esprit, et auquel les intelligences féminines s'adaptent bien plus facilement que ne le laissait croire un préjugé trop répandu, mais qui commence heureusement à passer de mode.


220 L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR

Les cours complémentaires, dont le siège est également rue Sainte-Hélène, 2, ont vu leurs élèves affronter brillamment cet examen. Plusieursd'entre celles-ci ont été admises, dans la dernière session, au baccalauréat latin-langues et latin-sciences.

Lescours complémentaires recommenceront en octobre ; les cours généraux de l'enseignement supérieur, en

novembre.

***

{Pour tous renseignements, s'adresser à Mlu OU ion, secrétaire, rue Sainte-Hélène, 2).

Le Gérant. ANTON IN POISAT.

MAÇON, PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS


COMMENT ENSEIGNER

SOMMAIRE

Comment enseigner la géographie : — I. La science géographique : définition ; division; histoire. — IL Les programmes : réformes de 1902 et de 1905. —

III. La me'tlvde : théorie et procédés. —

IV. Directions et conseils pratiques ANDRÉ CHAGNY.

Les livres â lire : un ouvrage anglais sur

l'éducation des jeunes filles Ph. SAINT-VINCENT.

Silhouettes d'éducatrices : Ml'«de Bavilliers FI. BENOIT D'ENTREVAUX.

Bibliographie : Premières lectures littéraires O.

COMMENT ENSEIGNER LA GÉOGRAPHIE

La géographie, naguère encore reléguée au rang des études accessoires et presque « d'agrément », tend à prendre aujourd'hui une place de plus en plus importante dans l'enseignement à tous les degrés.

De l'évolution qui s'accomplit au bénéfice des sciences dites positives, elle a tiré évidemment profit. Au reste, et sans même qu'il soit nécessaire d'insister sur l'utilité pratique des connaissances qu'elle donne, il paraît que, bien

15


222 L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

entendue, elle contribue autant, sinon plus que les autres disciplines, à former le jugement, la réflexion et l'esprit de méthode. N'a-t-on pas soutenu, — non sans une pointe de paradoxe, il est vrai, — que par la géographie, sur ce point rivale de la philosophie, les divers enseignements cessent d'être distincts, qu'ils se pénètrent et se complètent ?

En tous cas, ces avantages ne peuvent être obtenus qu'à une condition : c'est qu'on maintienne l'enseignement géographique dans des limites raisonnables, en l'adaptant d'abord à l'âge de ceux qui le reçoivent, ensuite en n'y introduisant qu'avec une réserve discrète les conceptions empruntées aux sciences dont certains géographes ambitieux feraient volontiers les « servantes de la géographie ».

Dans l'excellent article sur l'enseignement de l'histoire, publié dans le premier numéro de cette revue ', mères de famille, directrices et professeurs de cours, institutrices privées ont déjà glané des réflexions suggérées par une longue expérience et des conseils d'une sagesse dont les moins averties sont demeurées frappées. De ces réflexions et de ces conseils la plupart peuvent s'appliquer à l'enseignement de la géographie presqu'aussi bien qu'à celui de l'histoire. Leur opportunité apparaît même si évidente que nous prions nos lectrices de s'y reporter d'elles-mêmes. Nous ne succomberons pas à la tentation de les répéter ici en d'autres termes. Nous restreignant à l'objet particulier de cette étude nous traiterons d'abord de la géographie en elle-même, de sa définition, de son caractère scientifique, de ses divisions, aeson évolution, de sa méthode. Après quoi, il nous sera facile de poser, sous forme de directions pratiques, relativesaux multiples obligations d'un professeur de géograi.

géograi. enseigner l'histoire? pat un professeur. (Comment enseigner ? Février 1912, pp. 11-62).


L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 223

phie, les conclusions logiques de cet exposé purement technique. Nous y ajouterons, à l'occasion, des indications bibliographiques'.

I. - LA SCIENCE GÉOGRAPHIQUE.

La géographie est une science. — Il semble, à première vue, plus difficile de tracer une bonne méthode pour l'enseignement de la géographie que pour l'enseignement de l'histoire.

Celle-ci, par les facultés qu'elle met en jeu, par l'intérêt plus direct et plus « humain » qu'elle présente, offre à l'élève plus de séduction et aux leçons du professeur plus de ressources. L'histoire c'est la vie. Dans les passions qui ont agité les peuples et les individus, chaque enfant perçoit confusément un écho de ses propres passions. Ses petites ambitions, ses courtes colères l'aident à comprendre celles d'autrui. Ses aspirations à la vertu, au bonheur, d'instinct lui font deviner la vie grande et pure des héros. Quel est l'écolier de France qui n'a pas rêvé un jour, les coudes sur son pupitre et les poings dans les yeux, qu'il devenait un nouveau Bonaparte ? Quelle est la jeune fille de notre pays qui n'a pas cru entendre dans son coeur ingénu les voix qui firent de la « Bergère lorraine » « le soldat de Dieu » et la sainte » de la patrie française ?»

Par contre, un enfant, — garçonnet où fillette, peu importe, — trouvera infiniment moins d'attrait à retenir

i. Il nous a paru inutile de publier, à la fin de cet article, une bibliographie générale. Ce serait entreprendre un travail qui dépasserait le cadre de cette revue. Aussi bien, la plupart des manuels récents donnent, à la fin de chacun de leurs chapifres, une liste de livres à consulter, qui est souvent des plus copieuses. A ce point de vue, le Cours de géographie de Fallex (chez Delagrave) est à signaler.


224 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

les noms parfois baroques de rivières qui ne sont pas celles où il jettera sa ligne aux vacances, ou bien au bord desquelles il ira cueillir des fleurs; de montagnes qu'on lui dit très hautes, mais dont il ne parvient pas à se représenter l'altitude ; de villes populeuses qu'il n'a pas visitées et que sans doute il ne verra jamais, à l'instar du paysan du bon Nadaud, désolé de ne pas connaître Carcassonne. Peu lui chaut que lesdites cités recèlent dans leurs murs telle ou telle active industrie, qu'elles soient un grand port de commerce ou simplement la résidence d'un sous-préfet galonné d'argent sur toutes les tailles 1 Manifestement les jeunes élèves qui ne trouvent pas dans ce genre d'étude une occasion de faire briller leur excellente mémoire, doivent faire effort pour s'y livrer ; ils prendront sur eux-mêmes pour ouvrir le « fastidieux manuel de géographie. »

Fastidieux 1 L'épithète n'est que trop justifiée d'ordinaire. Pourtant, il n'est pas plus impossible de rédiger un manuel captivant que de faire un cours intéressant. Pour rendre son enseignement non seulement utile, mais agréable (ce qui n'est pas un mérite si commun), le professeur, convaincu par ailleurs que manuels et atlas ne sont que des auxiliaires et la nomenclature un poids lourd qui doit être allégé le plus possible, devra d'abord se persuader de la vérité de cette proposition : la Géographie est une science '.

Comme des évolutions multiples se produisent incessamment sur notre globe, « la géographie doit être modifiée constamment, et l'on ne peut faire dans un pays quelconque une description, une géographie définitivea ». — Cela est

i. Cette opinion a été combattue par quelques géographes : « La géographie n'est pas une science, disent-ils ; elle est la description de la terre ou d'une portion de la terre, dans son état actuel ».

2. Henri Conrad, La géographie et la science, Bull. Union gèogr. du nord de la France, 1899, p. 32.


L ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 225

vrai ', mais il est à remarquer que même ceux qui refusent à la géographie droit de cité parmi les sciences, consentent à ce qu'on la traite avec des procédés scientifiques et d'après une méthode rigoureuse.

La géographie a franchi l'étape décisive. — Le chemin a été long, mais régulier en somme. Les progrès étaient liés à ceux des autres sciences, qui, ainsi qu'elle, bien qu'à des points de vue différents, étudient la terre et l'homme. Ce n'est point là un fait anormal, puisque toutes les sciences de la nature physique, de la nature vivante, se pénètrent et s'entr'aident. La géographie ne pouvait marcher d'une allure plus rapide que les sciences dont le concours lui est indispensable. Leur admirable essor a déterminé le sien; elle a mesuré ses progrès sur les leurs. Les Grecs avaient pu fixer les grandes lignes de la géographie mathématique ; la géographie physique a pris naissance au xvn« siècle ; elle s'est développée grâce au progrès continu des connaissances qui facilitent ses recherches ; elle a pris définitivement conscience d'elle-même, autrement dit de son objet, de ses moyens d'enquête et de sa méthode, à la fin du siècle dernier.

Aujourd'hui, la géographie forme un tout cohérent, malgré la diversité des recherches qu'elle exige.

Toute science se définit «connaissance par les causes ». C'est donc à cette connaissance des causes que la géographie doit s'attacher. Comme ces causes ne sont ni aussi multiples ni aussi complexes que les causes animées, et que la plupart de leurs actions ou bien nous demeurent saisissables par des effets désormais immobilisés (phénomènes de soulèvement et d'érosion, formations des couches sédimentaires), ou bien se reproduisent encore sous nos yeux (actions climatériques), le champ d'étude paraît assez bien circonscrit.


226 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

Il y a dans cette science, comme dans toutes les autres, une partie matérielle qui est la connaissance des faits. Cet inventaire physique et économique de l'univers est une description, une description raisonnêe de la Terre, saisie sous toutes ses faces dans sa physionomie actuelle, dans sa physionomie générale ou locale, que détermine l'harmonieuse combinaison de ses éléments physiques et vivants. L'homme, dans ses rapports avec la Terre, est l'aboutissement et non l'objet unique des recherches géographiques. Cette étude ne se réduit donc plus, comme autrefois, à une longue et ennuyeuse nomenclature de sous-préfectures, d'affluents, de caps et de baies, ou bien encore à une sorte d'exercice littéraire sur des récits plus ou moins pittoresques. Elle est devenue tout d'abord une description dans le sens scientifique du mot.

Mais la géographie est plus que cela : si elle doit décrire, elle doit surtout expliquer.

La Terre est un organisme dont toutes les parties sont dans une dépendance réciproque. Les phénomènes, géographiques présentent un enchaînement d'actions et d'influences, de causes et d'effets, avec répercussion des effets sur les causes, comme il est naturel dans un corps bien organisé.

C'est le rôle original de la géographie, devenue une explication scientifique, de remettre en contact les faits que d'autres sciences ont étudiés isolément, de replacer les phénomènes du monde physique et économique dans la complexité de leurs conditions naturelles, dans le mouvement delà vie.

En recueillant les notions dont il a besoin, le géographe n'a point les mêmes préoccupations que les savants spécialisés : avec les éléments d'origine diverse qu'il réunit, il construit un tout cohérent, puis l'anime en quelque sorte


RENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 227

d'une vie nouvelle. S'il groupe les faits qu'isolent les autres sciences et bâtit un édifice avec des matériaux épars, il remet aussi en contact, dans leurs conditions physiques et biologiques, les phénomènes de tout ordre et les replace dans les circonstances diverses de la vie réelle.

Par cette opération de synthèse, par ses études de rapports et d'enchaînements, — expression profonde de la réalité, — le géographe découvre des horizons nouveaux, et en donnant aux faits toute leur signification et leur portée, il s'élève à la pleine intelligence du « milieu ».

A cause de ce rôle original, la géographie a donc droit à une place à part parmi les sciences de la Terre ; elle apparaît comme l'image fidèle d'une évolution qui se continue.

L'évolution de la géographie ; ses divisions. — Elle est loin, en effet, d'être une science fixe et immobile. Elle se transforme, pour ainsi dire, sans cesse par les révolutions physiques du globe, par les découvertes constantes, par les variations de frontières politiques et la succession perpétuelle des faits économiques. Elle est, par cela même, une science éminemment complexe, Rappliquant à la fois" à la structure et à l'aspect du sol, à ses produits, aux oeuvres de l'Homme.

L'enquête de la géographie, si diverse qu'elle soit, peut cependant se ramener à une triple série de questions capitales. De là sa division, généralement admise, en géographie mathématique, physique, humaine.

La géographie mathématique nous renseigne sur les mouvements de notre planète dans le système solaire, sur la forme et les dimensions de la Terre, sur la répartition des océans et des continents, etc... 1

t. A la géographie mathématique se rattache plus spécialement la cartographie.


228 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

La géographie physique s'attache à l'étude de l'élément solide du globe, c'est-à-dire du sol, dans sa composition et dans ses formes j de l'élément liquide, c'est-à-dire des océans et des eaux courantes et stagnantes ; de l'élément gazeux, c'est-à-dire de l'atmosphère qui enveloppe tout le reste '.

Enfin la géographie humaine, entendue dans son sens le plus large, comprend tous les faits géographiques où se manifestent la présence et l'activité de l'Homme. Elle étudie par conséquent les conditions matérielles qui influent sur le développement de l'individu humain et sur la forme des sociétés ; elle s'occupe des races, du nombre, de la répartition et du mode de groupement des populations, de leur vie agricole, industrielle et commerciale, de la manière dont l'Homme dépend de la Terre et de l'influence qu'il peut exercer sur le milieu qui l'entoure.

Elle est la science des actions et réactions réciproques de la Terre et de l'Homme.

Une telle étude repose sur un postulat î à savoir que l'homme n'est pas « un empire dans un empire » ; qu'il est, comme les autres êtres vivants, soumis aux lois de la nature ; qu'il fait partie intégrale de la planète Terre, non pas seulement parce qu'il en foule aux pieds l'écorce, mais parce que sur lui agissent incessamment les forces cosmiques qui circulent à travers le globe.

L'importance de la géographie humaine y a fait introduire des subdivisions : géographie politique et géographie économique.

Cette division de la géographie en trois parties esseni.

esseni. monde des plantes et des animaux est considéré d'ordinaire comme étant du ressort de la géographie physique ; mais, pour marquer des différences dans la nature physique et vivante, il convient d'adopter pour la vie végétale et animale une subdivision, sous la dénomination de géographie biologique,


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 229

tielles : géographie mathématique, physique et humaine, appelle un certain nombre d'observations.

Géographie mathématique. — Il est urgent que les connaissances élémentaires en géographie mathématique soient vulgarisées définitivement. L'absence de quelques notions fort simples contribue à entretenir des obscurités regrettables. Sans doute il n'est pas vrai qu'on ne connaisse bien un phénomène que « lorsqu'il est possible de l'exprimer en nombres », et l'on a traité plaisamment ces élèves d'écoles techniques, d'élèves pour la vie, dont l'esprit trop logique est disposé « à envisager toute question comme un théorème » ; il n'en reste pas moins vrai qu'un certain bagage mathématique est nécessaire.

Géographie physique et géologie. — En géographie physique, un principe s'affirme incontestable : le professeur doit surtout s'attacher à ce qui est fixe et pour ainsi dire immuable, et n'accorder qu'une attention secondaire, relative, à ce qui est changeant et périssable. L'étude de la composition du sol, du relief, du climat, de l'hydrographie, autrement dit des phénomènes d'ordre physique, viendra donc en première ligne.

Partant de ce principe, universellement admis, plusieurs savants contemporains ont cru pouvoir renouveler l'enseignement géographique, en y introduisant une étude géologique développée. Jadis, il faut le reconnaître, cette étude faisait complètement défaut, et c'était une lacune regrettable.

Mais il y avait un danger dans cette introduction de la géologie : celui de donner à cette science le pas sur les autres notions de géographie physique. De fait, elle les a non seulement précédées, mais dominées ; elle est devenue


230 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

le principe obligatoire de la division, — parfois bien artificielle, — d'un grand pays en régions et de ces régions en contrées diverses. Bref, ainsi qu'on devait s'y attendre, l'indiscrète a tout absorbé.

Quels ont été les résultats les plus clairs de cette petite révolution ? Ceux qui, durant plusieurs années, avec des élèves de valeur inégale, ont sincèrement et régulièrement pratiqué cette innovation, ont dû assez vite déchanter. Nous avons presque toujours constaté, pour notre part, que, parmi les élèves, ceux que, en raison des qualités de leur esprit et de l'assiduité de leur travail, on est convenu de considérer comme les meilleurs, se montraient peu enclins à s'assimiler des notions géologiques, souvent aussi arides que les tables de l'ancienne nomenclature ; ils paraissaient rebelles à ces vocables semi-barbares, et si, d'aventure, ils parvenaient à les retenir, ce n'était pas sans établir entre eux les plus déplorables confusions. ■ Et pourtant, toute étude géographique sérieuse doit s'aider de la géologie. Avec les notions sur les climats, les connaissances géologiques constituent le fondement solide sur lequel construisent les vrais géographes. La « face de la Terre », pour employer le mot d'Ed. Suess ', est faite de traits d'âges différents : des montagnes, anciennes comme le massif de l'Ardenne, sont arasées, nivelées jusqu'aux racines \ d'autres, plus jeunes, les Alpes par exemple, conservent encore leur puissante structure et alignent dans presque toute leur fraîcheur primitive les grandes vagues solides de leurs plis. Il faut donc, pour expliquer ces différences de relief, évoquer les temps disparus ; il faut éclairer le présent à la lumière du passé 1 Ces aspects de la surface terrestre, « dont la variété, selon la remarque de Karl Ritter,

1. Dus Antlitt der Brde, } vol. trad. par E. de Margerîe (Paris, Colin, 1912).


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est la base de toutes les autres », il serait vain de vouloir s'en rendre compte autrement qu'à cette lueur du passé, lorsque le passé retentit encore sur le présent. C'est seulement la connaissance précise du sol, combinée avec la connaissance des conditions climatériques, qui permet de comprendre la variété des formes topographiques et des accidents hydrographiques, la diversité de la vie végétale, la distribution des êtres vivants et, par suite, une part considérable de l'activité humaine.

La conclusion s'impose d'elle-même. Toute interprétation des formes géographiques qui ne s'appuierait pas sur la géologie serait frappée d'impuissance. Même dans l'enseignement primaire, une étude de la France, si sommaire qu'elle soit, ne se conçoit plus sans quelques considérations préliminaires sur la formation graduelle des terrains. La composition du sol a des rapports trop étroits avec son aspect extérieur, son climat, ses productions, etc., pour que l'on ne soit pas obligé d'esquisser au moins brièvement ces relations.

Des notions géologiques, courtes, claires et précises, ne peuvent d'ailleurs qu'ajouter à l'intérêt d'une leçon ou d'un récit géographique ; mais elles ne sauraient, en aucun cas, dès qu'il s'agit d'enseignement primaire et même secondaire, être prodiguées au point d'occuper la place la plus considérable dans la description physique de la Terre 1. Il se mêle, aussi bien, une part encore trop forte d'hypothèses aux spéculations géologiques, pour qu'il ne convienne pas d'en réduire le rôle à des proportions modestes. Rien n'empêche de les présenter, au, contraire, avec le plus grand

t. Comme il est arrivé dans tel ouvrage classique où, sous prétexte de bannir des détails qu'il eût souvent été préférable de 'donner, on a écourté, sinon sacrifié totalement, la partie descriptive de la géographie physique.


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luxe de détails possible dans les ouvrages de sciences naturelles, voire dans une revue qui, tout en s'occupant de géographie générale, se sera fait une spécialité de ce genre d'études, et surtout dans un cours de Faculté. Elles sont à leur place dans l'enseignement supérieur. Mais si elles étaient introduites avec indiscrétion dans les deux autres degrés, il faudrait carrément crier à l'abus : outre qu'elles trouveraient une médiocre faveur auprès des élèves, elles aboutiraient à faire revivre, dans un autre ordre d'idées et sous une forme non moins déplaisante, cette nomenclature qu'on a pris si grand soin d'éliminer de la géographie physique et politique.

La nomenclature. — A propos de cette nomenclature si décriée, « la pelée, la galeuse », rendue responsable de tous les errements d'autrefois, il conviendrait peut-être de faire quelques distinctions. S'il est puéril d'apprendre par coeur dés tables de chiffres ou des listes de noms, sans chercher à retenir, par une étude plus intelligente, les traits généraux d'un pays, il ne serait pas moins puéril de prétendre faire de la géographie en se bornant à ces aperçus, parfois assez vagues, à ces formules imprécises, que des études partielles achèveront peut-être un jourde vider de tout leur contenu.

Dans une polémique récente, un des maîtres les plus autorisés de l'Université se plaignait que les heureux candidats admis à subir les examens oraux qui ouvrent les portes de l'École de Saint-Cyr, fussent, pour la plupart, fort embarrassés lorsqu'il s'agissait d'indiquer les traits généraux d'une région, les régimes des fleuves français, l'importance économique d'une de nos provinces. A vrai dire, si l'ignorance de nos futurs officiers en de telles matières est souvent trop grande, ce n'est point qu'on néglige de les leur enseigner; c'est qu'ils négligent, eux, de les apprendre.


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Ils ne veulent pas leur attribuer l'importance qu'elles ont réellement ; ils préfèrent une nomenclature aride, mais qui leur paraît savante, à des considérations générales, à des traits caractéristiques susceptibles de leur faire saisir avec netteté l'aspect et la valeur d'un pays. On doit réagir sans cesse et avec une fermeté inébranlable contre cette regrettable tendance à laquelle obéissent si volontiers les élèves, facilement éblouis par une érudition de « perroquets savants ».

Est-ce à dire qu'il faille proscrire toute nomenclature ? Non, car, — l'expérience l'a montré, — sans nomenclature l'enseignement de la géographie n'offre pas pssez de prise à l'effort personnel de l'élève. Mais que ce=t.r uomenclature soit réduite à sa plus simple expression, autrement dit à l'énumération des noms propres et des chiffres essentiels, ceux qu'il importe véritablement de retenir en sa mémoire comme des jalons ou des points de repère. Ainsi, pour le tableau des départements, que nous devons donner, non seulement avec leurs chefs-lieux mais encore avec toutes leurs sous-préfectures, quel inconvénient y aurait-il à élaguer celles des petites villes qu'il est parfaitement inutile de connaître, à moins que l'on ne veuille affronter l'examen des Postes et Télégraphes ?

Géographie humaine et ± biologie. — Notre époque a vu surgir, sous un nom nouveau,. un groupe de connaissances fort anciennes et qui avaient, de tout temps, intéressé les hommes réfléchis. On faisait depuis toujours de h sociologie, sans employer le mot, et peut-être n'en valait-elle pas moins. C'est assez dire qu'il serait aussi sot de mal accueillir ce nouveau vocable que de lui vouer un enthousiasme excessif. Philosophes, économistes, historiens, géographes font également de la sociologie. Il serait toutefois déplorable qu'un abus de l'abstraction, habituelle aux représentants attitrés de la philosophie, vînt fausser les études géographiques. Ce


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serait donner, de la condition matérielle des sociétés humaines, une idée peu exacte que de les présenter dans une « vue forcée », en dissimulant les prodigieuses variations de l'activité des peuples. Bref, s'il y faut apporter de l'esprit philsophique, il y faut aussi et surtout de l'esprit historique sous les deux formes essentielles de l'histoire et de la géographie, ici avec une étude spéciale des événements humains, là avec un recours particulier aux influences du milieu, événements et influences qui, pour un esprit pénétré de christianisme, sont également dominés par un dessein providentiel.

On peut tenter d'expliquer, en partie, certains faits d'ordre économique par l'influence du milieu géographique, et sans porter atteinte à la valeur des explications historiques. Cela permet de comprendre l'humanité avec sa richesse d'initiative et d'atteindre l'intérêt d'un peuple dans ses exigences sans cesse renouvelées de labeur et d'énergie. Mais que ces essais d'explication demandent de prudence et de liberté d'esprit ! Le savant, qui se pare du titre de philosophe sans veiller au maintien et au développement de ses facultés d'observation, qui dédaigne de descendre des hauteurs sereines de la spéculation dans le domaine des faits positifs, usurpe son titre et n'est qu'un sophiste. Le dogmatisme étroit est, comme le Doute, un mol oreiller, et plusieurs y dorment, qui croient être actifs et avertis. C'est une des formes de la paresse, mais une forme orgueilleuse et, à tout prendre, au moins aussi déplaisante que le scepticisme.

L'étude des rapports entre la Terre et l'Homme exige de la souplesse'et une touche délicate. Le géographe est là en présence d'un être intelligent et libre, qui peut, par conséquent, réagir contre la pression et le déterminisme des conditions naturelles. Il est d'ailleurs incontestable qu'un homme, même de haute culture, subit partiellement du


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moins les influences du milieu : il est toujours à un certain degré prisonnier de la Terre, à la fois sujet et souverain.

C'est le rôle de la géographie humaine d'expliquer, non pas tous les phénomènes de l'activité de l'Homme, mais ceux où se manifeste l'influence du milieu, des lois géographiques.

Anthropogéographie et Biogéoçraphie'. — Cette idée de la dépendance de l'Homme à l'égard de la Terre n'est pas une idée nouvelle. C'est sur elle, en grande partie, que Montesquieu fonda son Esprit des Lois 2. A son exemple, presque tous les historiens ont éprouvé l'impérieuse nécessité de faire descendre les hommes des hauteurs de l'abstraction sur la terre réelle, hospitalière et nourricière. « Le matériel, la race, le peuple qui la continue, — écrivait Michelet dans sa préface de 1869, — me paraissaient avoir besoin qu'on mît dessous une forte base, la terre, qui les portât et les nourrit. Sans une base géographique, le peuple, l'acteur historique, semble marcher en l'air comme dans les peintures chinoises où le sol manquei » De cette méthode féconde il avait donné lui-même une application célèbre dans son Tableau de la France, ce tableau que M. Vidal de la Blache devait refaire de nos jours avec un style moins évocateur, mais avec une précision scientifique

1. Dans les pages qui suivent nous ne faisons que résumer l'un des cours faits par M. Hauser à l'Université de Dijon, en décembre 1902.

2. 11 oppose les vastes étendues steppiennes de l'Asie, de dima t uniforme, à la figure vivante et diverse de la petite Europe. On l'a raillé avec raison d'avoir fait du despotisme une plante qui croît nécessairement et exclusivement dans les grandes plaines désertiques, comme si les territoires à relief varié avaient la vertu merveilleuse de sécréter la liberté.


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combien plus grande ' 1 Curtius, aux premières pages de son Histoire grecque,.A tenté d'expliquer tout le développement ultérieur de la race hellénique par l'harmonieuse disposition de la mer Egée, par le scintillement des îles blanches éparses sur les flots bleus. De la même façon, Taine, ajoutant aux influences de la race et du moment celle du milieu, s'est efforcé de montrer ce qu'un Shakespeare, par exemple, doit à la verdoyante prairie anglaise, humide et grasse sous le brouillard océanique, et un Véronèse, au ciel lumineux de la lagune vénitienne. Historiens ou critiques d'art se rencontraient ici avec les géologues, avec Élie de Beaumont, qui oppose les uns aux autres les peuples du granit et les peuples du calcaire.

Mais ces formules vagues, étroites, trop littéraires, n'étaient en somme que les formules de généralisations hâtives, construites sur quelques analogies. C'est grâce à Friedrich Ratzel que la géographie humaine ou, comme il l'appelle, l'anthropogêographie, a pris conscience d'ellemême, de ses procédés, de son but particulier qui est ^'étudier l'Homme sur la Terre et l'action de la Terre sur l'Homme, de même que l'on étudie la répartition des végétaux, ou celle des animaux autres que l'homme 2. Il

1. Tableau géographique de la France, introduction à VHistoire de France des origines à 1789 publiée sous la direction de Lavisse (Paris, Hachette, 19 n).

2. Il est intéressant de noter la différence qui existe entre les deux volumes, parus à dix ans d'intervalle, de l'oeuvre maîtresse de Ratzel. Le premier tome de son Anlropogêographie porte comme sous-titre : Application de la géographie à Vhisloire (Anmendung der Erdkunde auf die Cescbicble)', c'était encore le point de vue limité de Michelet et de Curtius. Le second volume a un sous-titre tout différent : La répartition géographique des hmmes (Die geographische Verbreitung der Mensehen). Ici le point de vue devient nettement scientifique. Enfin, c'est à la réintégration du concept d'espace dans les sciences sociales que ttatzel a consacré sa Volkerhmde puis sa Politisée Géographie.


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est une géographie botanique, une géographie xpologiqùe ; il doit également exister une géographie humaine. En définitive, cette géographie humaine ne sera elle-même qu'une partie d'une science plus générale : la biogéographie, science de la répartition géographique de la vie, vaste synthèse qui trouvera sa place dans la grande oeuvre entreprise par Karl Ritter : la géographie comparée.

La géographie humaine est une science. — A cette conception de la géographie humaine on a opposé plusieurs sortes d'objections. Des sociologues ont nié sa valeur scientifique ; ils en ont contesté l'utilité au point de vue des sciences sociales : L'étude des formes de la société, disent-ils, est antérieure et supérieure à l'étude des actions de la Terre et de l'Homme j le fait antérieur, ce n'est pas le cadre dans lequel se meut une société, c'est cette société elle-même. Et la preuve, c'est que les peuples émigrent uniquement pour obéir à une loi de densité, qui agit sur eux à la façon des pressions sur les liquides ; s'ils bâtissent leurs abris, cavernes, huttes, tentes ou maisons, suivant tel type déterminé, c'est en vertu de conceptions collectives qui s'imposent à chacun d'eux et qui n'ont rien à voir avec le milieu cosmique. Enfin, ce ne sont pas toujours des accidents physiques : mer, fleuve, ou montagne, qui expliquent les limites d'une société donnée, etc.

Il y a, dans cette doctrine, une part de vérité. L'extrême mobilité de l'homme, ses facultés d'adaptation, de mémoire, d'imitation, ont pour effet de modifier, en ce qui le concerne, l'action du milieu. Certains théoriciens, éblouis par le dogme philosophique de l'unité de l'espèce humaine, voudraient expliquer par le sol et par le climat toutes les différences entre les hommes, l'âme nègre par le soleil d'Afrique, l'âme blanche par l'atmosphère lumineuse de la

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Méditerranée, l'âme jaune par les grands deltas limoneux. Or, il est facile de leur répondre qu'un Européen, transplanté sous le soleil d'Afrique, ne devient un nègre ni à la première ni à la dixième génération, sauf le cas de croisement ', et qu'un Chinois, passant du Delta du fleuve Jaune à celui du Mékong, reste, psychologiquement, aussi bien que physiologiquement, un Chinois.

Mais cela concédé, existe-t-il, chez tous les peuples, un rapport entre la nature ambiante et le « bagage de civilisation », propre à ces peuples ? Là est la question. Si ce rapport existe, la géographie humaine est une science.

Or, si l'on prend les uns après les autres les caractères morphologiques étudiés par les sociologues : densité de population, alimentation, types d'habitation, vêtements, etc., on ne saurait nier ces rapports.

Sur une carte de la « terre habitée, », de « la terre de l'homme », qu'on supprime un instant toute représentation graphique des accidents physiques : la seule inspection des signes de densité permettra presque de les reconstituer. Ici, des taches blanches indiqueront les, déserts, les hauts massifs montagneux, les steppes qui doivent leur stérilité relative à des causes météorologiques; là des teintes, plus ou moins foncées, rétabliront le dessin des vallées, l'évasement des deltas, le profil des côtes battues par les vents humides, l'emplacement des bassins houillers ou des gisements aurifères. — Ce n'est pas pour des raisons mystiques que les peuplades de toute une partie de l'Afrique manquent de bétail, c'est uniquement parce qu'elles vivent dans le royaume de la mouche tsétsé. Or, c'est l'absence de viandes de boucherie qui conserve chez certaines peuplades la civilisation chasseresse, et qui donne à telles de ces peuplades, grandes destructrices de gibier, comme les pygmées congolais, une sorte de supériorité sur les tribus


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agricoles environnantes. Il y a des peuples du riz, comme il y a des peuples du blé. Ce qui change avec la "nourriture,' c'est aussi la façon de se la procurer, les instruments de culture, les armes de chasse, les engins do pèche, et tout cela ne change pas sans que l'homme change. Même les rares éléments minéraux qui sont nécessaires à notre vie physiologique ont une importance géographique : c'est la nature qui a créé, en Afrique, des peuples du sel et des peuples privés de sel. — S'il est vrai qu'un type d'habitation, une fois admis', s'impose à un peuple avec une telle force que, si un individu de ce peuple se déplace, il cherche à l'emporter avec lui, du moins, à l'origine, ces types ont été étroitement conditionnés par deux espèces de causes, géologiques et climatologiques : les matériaux dont on pouvait disposer (pierre, bois, argile) et la chaleur, le froid, le vent, la pluie, la neige. — La vie nomade ou la vie sédentaire s'opposent l'une à l'autre géographiquement : le nomade du steppe pousse ses troupeaux devant lui, sur des terrains de parcours semés de points d'eau, tandis que, dans les oasis ou les vallées voisines, se fixent les agriculteurs. Suivant la nature du sol et du climat, la culture ^era intensive ou extensive, le sédentarisme sera relatif ou absolu, lu propriété sera dans une certaine mesure collective ou deviendra strictement privée j on aura le moujik du « mir » russe ou le paysan bressan. — C'est le tribunal des eaux qui devient l'organisation centrale de l'oasis saharienne, de la « huerta » espagnole j ici, la civilisation est directement fonction de l'irrigation. —Le cours des fleuves, l'orientation des vallées, expliquent non pas le phénomène même de la migration, — conséquence d'une densité surabondante, — mais la direction des migrations terrestres : le problème des sources du Nil domine les destinées de l'Egypte depuis Ramsès jusqu'à nos jours j l'histoire de la


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Gaule et de la France est inscrite dans le dessin de ces vallées où Strabon voyait déjà la main d'une Providence. De même, ce sont les courants de la mer et les vents océaniques qui poussent les migrations maritimes : les vents étésiens ont joué un rôle capital dans l'histoire de l'Archipel ; la mousson, en soufflant dans les voiles des boutres arabes, a établi de toute antiquité, entre le sud de l'Inde et la côte orientale d'Afrique, le commerce des épices. D une façon générale, le rôle anthropogéographique de la mer a été immense j elle fut, dès la lointaine découverte de la navigation, beaucoup moins un fossé qu'une route entre les peuples.

Mais, objectent quelques-uns, si ces observations sont exactes, elles n'ont aucune valeur scientifique, car elles ne présentent jamais un caractère de nécessité ; la preuve que la géographie humaine n'est pas une science, c'est qu'elle est incapable de prévoir ce que deviendra la civilisation d'un pays donné'.

La réponse est facile : Les causes qui s'entremêlent pour déterminer la civilisation d'un peuple, sont multiples et diverses ; et toutes ne sont pas d'ordre géographique. Certains faits, géographiques par eux-mêmes, n'acquièrent une valeur humaine qu'à la suite d'un phénomène historique : La grandeur de l'Angleterre, ce « bloc de houille recouvert d'herbage », a été la résultante de la découverte et des applications de la vapeur. Si la nature agit sur l'homme, l'homme, — et de plus en plus à mesure que la civilisation agrandit sa puissance, — réagit sur la nature. Il devient à son tour une cause cosmique, une cause perturbatrice. II modifie arbitrairement la répartition des faunes et des flores j il déboise des montagnes, et lance ainsi sur les plaines des

1. Seignobos, Méthode historique appliquée aux sciences sociales,


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vents asséchants ou des torrents dévastateurs j il fait d\un fleuve furieux un chemin qui marche ; il ferme des golfes j il ouvre des isthmes et modifie la direction des courants commerciaux. Tel régime, celui des grandes plantations par exemple, impose à des régions entières des productions spéciales et, pour ainsi dire, un paysage! particulier.

Les rapports qui unissent la Géographie et l'Histoire, l'Homme et la Nature, ne sont donc pas des rapports simples de dépendance j ce sont des rapports d'interdépendance. Ils obéissent à la loi du déterminisme universel ; mais ce déterminisme n'est pas un fatalisme. Il n'était pas nécessaire que la grande île charbonneuse du Nord-Ouest de l'Europe devînt le siège d'un grand empire ; mais, que l'Angleterre n'ait pas été une île ou qu'elle n'ait pas eu de houille, l'histoire du monde était changée.

Si la complexité de certains phénomènes ne permet pas à la géographie humaine les prophéties, elle laisse toute sa valeur explicative à cette science des actions et réactions réciproques de la Terre et de l'Homme.

Pour atteindre sa fin, la géographie humaine fait appel aux autres disciplines qui traitent de l'Homme : l'anthropologie, l'ethnographie, la démographie, l'histoire, la statistique, etc. Mais toujours elle modifie les notions recueillies en les replaçant dans leur vrai cadre. Ainsi, dins le Jura, où alternent les affleurements de calcaires stériles et les rubans de marnes fécondes, la géographie humaine ne se contentera pas des statistiques répartissant la population par communes ou par cantons, en d'autres termes, par divisions administratives ; elle dira que la population rurale est groupée dans les marnes et que les régions calcaires sont presque inhabitées. Et ce sera là la véritable image de la répartition de la population jurassienne. Pris isolément, un géologue et un statisticien eussent été impuissants à formuler ce fait expérimental.


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La géographie économique. — Il y a moins de trente ans, la géographie économique, cette branche importante de Panthropogéographie, était à peu près inconnue en France ou du moins elle ne figurait pas aux programmes de l'enseignement. Frappée de cette omission, une école de jeunes et distingués géographes a consacré tous ses efforts à mettre en honneur l'étude des productions naturelles, de l'industrie et du commerce de chaque pays. Ils ont rendu à la science un signalé service en comblant une lacune regrettable.

Le temps n'est plus où l'on croyait qu'avec le seul secours d'une statistique exacte et minutieuse, on pouvait embrasser la condition économique des principales nations, déterminer le véritable caractère des accords ou des conflits d'intérêts. Pourtant, il existe encore des esprits paisibles et confiants qui dominent sans peine la complexité des faits économiques de toute la sécurité que donnent les almanachs : sécurité trompeuse néanmoins et de tous points semblable à celle de ces tacticiens en chambre qui dédaignent les études faites sur le terrain ou de ces diplomates que la lecture des documents semble dispenser de la conversation des hommes 1 A vrai dire, le disciple passionné de la statistique est souvent assez discret^pour se borner à la pure constatation des faits. Dans ce cas, il devient un auxiliaire précieux du géographe.

Bien entendue, l'étude de la géographie économique peut rendre de grands services, nous ne disons pas à nos futurs hommes d'affaires ou hommes d'État, cela est trop évident, mais même à leurs compagnes de demain, à celles qu'ils doivent'un jour « associer » à leur vie. Quant aux jeunes filles qui visent certaines administrations, ou même tout simplement celles qui ambitionnent la conquête des parchemins universitaires, il va de soi que ce genre d'études leur est avantageux, sinon nécessaire.


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Rendre, ses interprétations d'idées, ses enquêtes sur les faits capables de susciter de hardies initiatives, de former des esprits larges, clairvoyants, doués d'une précieuse faculté de souplesse et d'évolution, devrait être la préoccupation de tout professeur et de toute maîtresse enseignant la géographie économique. Nous ne disons pas : la géographie commerciale, car le fait de l'échange ne domine pas tout, et il ne semble même pas qu'il ait l'importance du fait originel de la production. L'habitude de considérer exclusivement l'échange commercial et les intermédiaires qui en bénéficient avait réduit les sciences économiques a une fâcheuse étroitesse et leur avait fait négliger la recherche des causes de tout changement brusque ou de toute révolution matérielle j elle avait formé des générations de négociants portés à prendre des faits transitoires pour des lois permanentes, confiants dans la continuité des grands courants commerciaux, partant réfractaires à leur rôle naturel d'initiateurs audacieux dans nos sociétés contemporaines, si vite et si aisément bouleversées par les nouvelles répartitions de la richesse. Que vaudraient, en face de formidables coalitions comme celles des « trusts », les doux et passifs apôtres du « laissez-faire, laissez-passer » ? Volontiers les Français parlent de solidarité humaine et universelle, tandis qu'autour d'eux se forment des groupes dont l'étroite union se resserre de plus en plus. Plus ces groupes d'intérêt deviennent forts et agressifs, plus il importe de souder ensemble toutes les énergies du travail national et de l'échange. L'exemple nous vient d'Allemagne où voies ferrées et voies navigables, ports fluviaux ou maritimes, lignes de navigation au cabotage et au long cours, sont autant d'instruments d'une même oeuvre d'acquisition de richesse et de prépondérance. Aux généreuses clameurs de philanthropie répondront toujours, en dépit de la politesse courtoise des chancelleries) des actes d'égoïsme.


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Les leçons de la géographie économique ont donc une valeur éducative de tout premier ordre, puisqu'elles sont susceptibles d'aviver, au sein d'un peuple conscient des difficultés de la « lutte pour la vie », le sens pratique, l'audace et l'esprit d'initiative, en un mot le goût de la « concurrence ».

La part de la géographie économique. — Toutefois, ici encore, il faut soigneusement éviter de se laisser emporter par un zèle excessif et de dépasser le but. Dans tout l'enseignement de la géographie, plus.encore peut-être que dans n'importe quel autre, il y a une question de mesure.

Tel auteur, déplorant à juste titre que la géographie économique ait été si longtemps négligée, a voulu lui attribuer la première place dans l'enseignement ; il a cru bien faire en donnant à l'étude des matières qu'elle embrasse un développement hors de proportion avec celui des faits et phénomènes qui sont du domaine des autres parties de la géographie. On est allé jusqu'à formuler le voeu que, pour « l'enseignement moderne » et les écoles commerciales tout au moins, la géographie économique seule soit inscrite aux programmes.

L'exagération est flagrante. Certes, on ne saurait se dispenser de donner sur la mise en valeur d'un pays des renseignements exacts et caractéristiques, en s'efforçant de montrer ce qui persiste, ce qui est à peu près immuable, en négligeant, par contre, ce qui est sujet à des changements perpétuels et irréguliers. Mais l'abus des moyennes de température ou de pluie, rénumération intempérante des produits de toute espèce au milieu desquels disparaissent les productions principales, les statistiques indéfinies accusant le nombre des représentants des nobles races chevaline, bovine, ovine, voire porcine..., toutes ces éva-


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luations détaillées, que la mémoire des élèves se refuse d'ordinaire à retenir, ne paraissent guère différer de la vieille nomenclature honnie. L'étude des grands marchés nationaux et internationaux, des mille produits qui s'y échangent, des voies de communication qui y aboutissent, devra donc être faite avec une sobriété qui, sans exclure la précision, évitera toujours de confondre l'accessoire avec l'essentiel.

La géographie économique étant une branche de la géographie humaine, il importe d'insister fortement sur les liens qui rattachent la vie des peuples à la vie même de la terre. C'est même à cette condition que l'enseignement de la géographie économique développera chez les élèves le sens de l'observation et le goût de la réflexion, autrement dit qu'il sera vraiment philosophique et scientifique.

En résumé, pas plus que la géologie, les études économiques ne doivent prendre dans l'enseignement géographique une importance disproportionnée. En aucun cas, on ne saurait oublier que le célèbre principe : enseigner t c'est clmsir, doit dominer la méthode géographique tout entière.

II. — LES PROGRAMMES.

La réforme de 1902, — Lentement élaborés, longuement mûris, les programmes qui dominent l'enseignement en France présentent une organisation aussi rationnelle que possible des études géographiques. Ils ne sont point parfaits, mais ils vont en se perfectionnant d'année en année : c'est le meilleur éloge qu'on puisse leur décerner.

Le plan d'études pour l'ancien « enseignement moderne » prévoyait, en classe de Première, un cours de géographie générale dont l'absence était regrettée, dans « l'enseigne-


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ment classique », par nombre de professeurs et d'examinateurs. La réforme de 1902 amena la disparition totale de ce cours. Les * réformateurs » s'étaient évidemment préoccupés d'assurer aux jeunes étudiants du premier cycle des notions sommaires, mais complètes sur l'ensemble de l'univers. Dans le second cycle, le temps manquait pour une révision plus détaillée de toutes les parties de la terre ; on y suppléa partiellement, — de façon plutôt heureuse, — en introduisant dans la classe de Seconde, — c'est-à-dire dans une classe où il est déjà possible de faire appel à la « raison », —• une étude « raisonnée » des principaux phénomènes géographiques. Puis, tranchant résolument dans le vif, les auteurs du programme décidèrent que le cours de Première, — le dernier à cette époque, — se bornerait à une étude de la France et de son domaine colonial.

Le sacrifice consenti parut trop grand à la plupart des maîtres de l'enseignement géographique : La part de la France n'est certainement pas exagérée, disaient-ils. Mais nous savons trop que la France n'est pas seule au monde. Les événements quotidiens se chargent de nous apprendre qu'il n'y a plus de « splendide isolement » j sans cesse il faut compter avec d'autres intérêts, avec des forces rivales, voisines ou éloignées. Ne serait-il pas utile que nos élèves eussent au moins quelque idée de l'état actuel du monde et de ces grandes questions économiques, devant qui s'effacent aujourd'hui les plus anciennes traditions politiques ? Ne devraient-ils pas avoir entendu parler quelque part, au cours de leurs études, de l'organisation des sociétés australiennes, ,de la poussée russe en Asie, de la domination anglaise aux Indes, de l'ouverture du continent africain au commerce mondial, de la rapide évolution des pays d'Extrême-Orient ? On a voulu moderniser les études. Eh bien, qu'on prenne un bachelier de demain et qu'on lui


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demande ce qu'il sait de cette énorme puissance, si mena-, çante po,ur l'Europe du xxc siècle, les États-Unis d'Amérique l Depuis la classe de Sixième, où il aura peut-être acquis des notions fort élémentaires sur ce vaste pays, il n'en a plus entendu parler qu'incidemment 1 Seules, la France et ses colonies auront quelque chance, grâce au cours de Première, de surgir dans l'esprit de l'élève avec des lignes précises ; tout le reste du monde restera fatalement voilé d'une brume épaisse, à peine trouée çà et là de quelques éclaircies, au hasard des lectures ou des recherches personnelles.

IM réforme de ipof, — Ces doléances finirent par émouvoir le Conseil supérieur de l'Instruction publique. La circulaire ministérielle du 28 juillet 1905 renferme l'aveu que les programmes de 1902 ne préparaient pas suffisamment les élèves à l'intelligence de la vie contemporaine,des relations et des rivalités internationales '.

On s'avisa de faire franchir à la géographie le seuil sacro-saint de cette classe de Philosophie d'où on l'avait si longtemps écartée, comme une Vierge folle, par le péremp.- toire Non digna intrarel On se dit qu'il était bon d'abandonner — pour une fois — la méthode analytique qui explique, mais dissèque ; on tenterait une façon de synthèse, qui emprunterait à la géographie physique et humaine (politique et économique) de quoi présenter ensemble la matière et l'ouvrier, la Terre et l'Homme, inséparables comme ils le sont dans la réalité. A des philosophes en

1. Sur l'état de l'enseignement géographique en France en 1905, voir les conférences instituées au Musée pédagogique par M. Ch,-V. Langlois, Vidal de la Blache, Gallois, Dupuy, suivies de discussions par des professeurs des lycées de Paris, MM. Gallouédec, Malet, Gide, Faîlex, Moniot, Bougier, Bouniol (Paris, Imprimerie Nationale etLib. Colin).


248 L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

herbe ne convient-il pas de montrer l'enchaînement des causes et des effets, la pression des nécessités naturelles, en même temps que les efforts de l'homme, intelligent et libre, pour s'y soustraire ou les améliorer ? Sans doute, l'étude détaillée et complète du globe n'est ici ni nécessaire ni possible, mais rien ne s'opposeà ce qu'on se borne à l'examen des parties vraiment vivantes de l'univers, à la discussion de ces questions qui sont « mondiales » parce qu'elles s'imposent à l'attentio»- de tous les peuples. Des élèves « qui vont devenir des «ommes », ont le plus grand intérêt à connaître l'état économique des principales puissances.

Ainsi fut donné à l'enseignement de la géographie son couronnement logique et nécessaire. Conformément à un principe rationnel, l'étude de la composition et du relief du sol, de l'hydrographie, du climat, des ressources naturelles est prise comme base, de manière à bien faire sentir aux étudiants les liens intimes qui unissent la Terre et l'Homme.

Grâce à cette réforme, nos jeunes compatriotes peuvent se faire une idée plus juste de la place occupée par notre pays dans le monde, du rôle qu'il y joue au milieu de l'âpre conflit des intérêts économiques; même, dans une certaine mesure, ils peuvent prévoir l'avenir qui l'attend, pourvu que les Français veuillent bien détourner parfois leurs yeux du spectacle qu'ils se donnent à eux-mêmes et jeter leurs regards sur ce qui se passe à côté d'eux.

Faut-il suivre les programmes officiels ? — Les réflexions qui précèdent nous dispensent de répondre longuement à cette question, souvent posée : les maîtresses, libres de diriger leur enseignement à leur guise, doivent-elles suivre les programmes officiels ?


L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 249

Oui ! Elles doivent s'y conformer, dans leur intérêt et surtout dans celui de leurs élèves. . *

Rien 'n'est plus difficile que de tracer un plan d'études géographiques ; il semble donc que quand on a la bonne fortune d'en posséder un, le plus sage est encore de s'efforcer d'en tirer le meilleur parti possible.

Mais, tout en s'inspirant étroitement des programmes officiels, il n'est pas nécessaire de s'y asservir, La lettre tue, l'esprit vivifie ! Si, par exemple, dans l'étude des principales puissances du globe, la marche indiquée (géographie physique et économique, colonies) paraît la meilleure pour certains pays, pour d'autres au contraire, le fait générateur doit être cherché dans l'histoire et la formation du peuple en question.

En outre, — et cette remarque est d'une grande importance, — comme les programmes officiels poussentle « souci de la neutralité » jusqu'à ignorer les Missions catholiques, il faut réagir contre de fâcheux oublis, capables de rabaisser nos études à un niveau assurément peu scientifique. L'expansion victorieuse du catholicisme à travers le monde, la répartition des chrétientés nouvelles en Asie, en Afrique, en Australasie, en Amérique, en Europe même ; l'oeuvre des missionnaires, dont un grand nombre furent ou sont encore des explorateurs, des cartographes, des savants spécialisés, constituent des « faits géographiques » qu'il n'est pas permis de négliger. Quiconque a le goût de la science doit s'en instruire ; mais il est du devoir d'un maître et d'une maîtresse catholiques, lesquels peuvent légitimement tirer un peu de réconfort et quelque fierté d'une telle étude, d'en répandre la connaissance autour d'eux. Est-il tolérable, par exemple, qu'à propos de la découverte du monde, on omette de signaler le prosélytisme religieux parmi les causes déterminantes du merveilleux mouvement qui se produisit à l'au-


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rore des temps modernes ? A-t-on le droit d'oublier le rôle « géographique » d'un saint François Xavier au Japon, celui des Pères Blancs sur les rives des grands lacs africains, ou bien encore celui des Maristes français en Océanie ?

Sur tous ces points — et combien d'autres — il est non seulement loisible, mais nécessaire d'ajouter aux programmes officiels les vues scientifiques dont ils sont maladroitement amputés.

III. — LA MÉTHODE.

LAS procédés, -*- Dans un remarquable rapport, présenté en 1890 au Conseil supérieur de l'Instruction publique, M. Jallifier a exposé d'une façon très nette les principes de la méthode géographique. Certainement on trouverait aujourd'hui bien peu de maîtres et de maîtresses, parmi ceux et celles auxquels est confiée la délicate mission d'enseigner la géographie, n'appliquant pas la méthode inductive et analytique, qui conduit de l'étude sérieuse, approfondie, des faits et des phénomènes, à la découverte de leurs lois, et hméthode descriptive, qui proscrit les énumérations sèches, fastidieuses, inutiles, que l'on a si longtemps et si longuement prodiguées '. Dans tout programme bien ordonné doit figurer une partie descriptive qui complète et mette en relief, sous une forme plus copieuse, la partie consacrée à l'étude des phénomènes physiques et politiques, examinés dans leur ordre logique de succession. L'utilité s'impose d'une « revue » de ce genre. Elle n'ajoute rien à la description systématique des

1. De la tuéUxxte élective, chère aux maîtres d'Outre-Océan, nous ne dirons rien, parce qu'elle ne s'applique pas spécialement à la géographie. Il faut reconnaître qu'elle donne au professeur la joie d'être un guide plutôt qu'un maître, toujours quelque peu suspect de pédantisme.


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montagnes, des fleuves, des côtes, etc. ; mais elle prémunit contre le danger de ne pas saisir dans son ensemble la réalité vivante d'un pays. C'était un procédé artificiel que celui qui consistait à étudier séparément et successivement les montagnes, les cours d'eau, les côtes, les divisions politiques.

Le dosage* — M. Marcel Dubois a donné plus et mieux que la formule de l'enseignement qui nous préoccupe, lorsqu'il a écrit : « Les mêmes faits géographiques doivent être, suivant la nature et la vocation des élèves auxquels on s'adresse, présentés sous des jours différents et employés à doses variables » ; il a défini très heureusement l'esprit même de la méthode à suivre.

L'enseignement de la géographie peut et doit acquérir cette mobilité, cette aptitude à exercer les jeunes esprits, et cette variété dans le choix des leçons et des devoirs qui lui ont fait trop longtemps défaut, au détriment de sa légitime renommée.

Aux élèves des classes élémentaires, il convient de présenter la géographie comme une simple « description » de la terre. Ce sera, en somme, une sorte d'inventaire physique et économique de l'univers, un tableau auquel on apportera le plus de pittoresque possible et de couleur locale. Une telle description s'adresse, en effet, à la mémoire et à l'imagination d'enfants, encore incapables de se prendre aux spéculations scientifiques.

Géographie générale. — A des adolescents déjà plus mûrs, par exemple aux élèves de la classe de Seconde, la géographie doit apparaître telle qu'elle est en réalité, c'est à savoir la « science de la Terre ». Le nouveau plan d'études, en ceci très rationnel, prévoit pour cette classe de Seconde un


.252 L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

examen des causes géographiques, envisagées en ellesmêmes, une étude des diverses forces qui ont agi et qui agissent encore sur la Terre, entrevues dans leur développement, leurs manifestations, leurs conséquences, dans les rapports qui les unissent les unes aux autres. C'est presque une « histoire », une histoire qui suppose au préalable un exposé sommaire de la géologie. Mais, comme il ne peut rester dans des esprits encore si neufs que des idées claires et simples, le professer' doit s'attacher à « clarifier » sa leçon, en la rendant aussi peu ambitieuse, aussi lucide, aussi résumée que possible. Il se servira avec avantage de croquis géologiques pour indiquer la configuration des anciens continents, origines des formes tectoniques actuelles, et de planches pour donner une connaissance générale des principaux types fossiles.

Géographie de la France; les régions naturelles, — Ce serait une erreur que de vouloir déterminer, à l'aide de la seule carte géologique et à la lumière des seuls phénomènes de composition et de disposition du sol, un sectionnement rigoureux de la France en « cantons » dont chacun aurait un caractère distinct et des limites très nettes. Les tenants de cette doctrine, fussent-ils même d'accord sur le nombre de ces unités moléculaires, — ce qui n'est pas, à beaucoup près, — qu'on devrait encore hésiter à recommander un atomisme dont l'expérience a été si malheureuse. Mais entre cet excès et la non moins abusive limitation d'un cours de géographie à une sèche analyse de faits physiques et politiques, n'y a-t-il pas une solution moyenne à laquelle on peut s'arrêter ? Rien n'empêche d'étudier séparément tel système montagneux ou tel réseau fluvial, puis, de passer à la description complète d'une province, voire de groupes de « pays », unis ici par des ressemblances physiques, là par les communes destinées de leur histoire.


L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 253

C'est, d'ailleurs, la marche que le programme de la classe de Première invite à suivre. Ce programme ne conçoit*-il pas la gédgraphie comme l'étude des relations que les différentes régions de France ont avec l'homme de notre race, en d'autres termes avec l'activité humaine envisagée sous ses divers aspects ? Comme ces relations, proprement sociales et économiques, sont commandées par un certain nombre de facteurs physiques, il faudra nécessairement faire précéder leur examen d'une « introduction » courte, mais précise sur la composition du sol et du climat.

Après cela, le professeur et ses élèves seront à même d'entreprendre avec profit l'étude particulière des régions naturelles.

L'idée de « région naturelle » n'est claire que depuis peu ', mais elle n'est pas nouvelle : on la trouverait dans le passage célèbre de ['Emile ou Rousseau recommande la connaissance du pays natal qu'il juge fondamentale en éducation première. Quoi qu'en disent certains, ce n'est point abuser des mots que de parler de régions « naturellement » distinctes : un pays de granit, c'est-à-dire de terres froides, ne ressemble pas à une contrée calcaire, composée de terres chaudes, quels que soient, du reste, les correctifs apportés par le climat.

Lorsqu'on aborde l'étude d'une de ces régions naturelles, il faut successivement passer en revue :

Les facteurs physiques (structure et relief du sol, hydrographie, côtes) j

2° L'influence du climat sur l'homme, sur la faune et la flore;

30 Les ressources naturelles j

4° Les industriesj

l. V.«L. Gallois» Régions iiaturtlles et ums Je pays (Paris, 1968).

»7


254 L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

5° î e commerce et les voies de communication ;

6° La populatjpn et les villes ;

8° Le rôle historique et politique, l'importance militaire du pays, enfin son avenir.

C'est là un cadre-type que le maître et la maîtresse peuvent assouplir à leur gré et selon les caractères les plus saillants des régions mêmes qu'ils étudient. Aux élèves ce cadre apporte non seulement un formulaire logique d'études conduites d'après une méthode qui va des causes à leurs conséquences, mais un procédé simple et familier, — ce qu'on aurait appelé, au xvme siècle, une « bonne routine », — pour parler sur une région donnée sans efforts pénibles de mémoire.

La richesse géographique de la France est un objet d'admiration et d'envie pour nos voisins de l'Est. L'Allemagne est, en somme, une immense plaine marécageuse, peu fertile, juxtaposée plutôt qu'unie à un chaos de compartiments montagneux. Tout au contraire, les nombreux « pays » de France, très divers d'aspect, de productions, sont rattachés les uns aux autres par des liens solides, par une multiplicité de contacts, par une harmonie de relations que, dans l'antiquité, Strabon admirait déjà.

Et c'est pourquoi nulle part peut-être les études de géographie régionale ne sont plus recommandables qu'en France. Elles ne sont pourtant pas aussi faciles qu'on pourrait croire. En cet ordre de recherches, il faut avant toutes choses acquérir l'habitude de se représenter d'une manière vivante un « pays » au sens le plus précis de ce mot, lequel désigne une association à demi organique de faits et de rapports géographiques localisés. Or, une telle habitude n'est pas de celles qui se contractent aisément. Il faut posséder une érudition peu commune et une grande expérience des choses de la géographie pour tirer d'une enquête, menée directe-


L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 255

ment sur le terrain et dans les limites d'un petit territoire, les éléments d'une leçon originale. Pourtant rien n'est plus propre que ces « leçons vécues » à frapper la mémoire et l'imagination des enfants. Aussi est-il à souhaiter que les recherches des savants de province se portent de plus en plus sur la géographie de nos divers pays.

Les monographies d'une région naturelle, d'un massif montagneux, d'un fleuve, demandent à être pratiquées avec compétence. S'il s'agit, par exemple, du Rhône, il serait insuffisant d'en décrire le cours ; il faudrait en caractériser le régime qui dépend naturellement de celui de ses principaux affluents, ensuite en expliquer le tracé. (Visiblement, le Rhône est composé de deux réseaux hydrographiques distincts : un réseau supérieur trouvait autrefois son écoulement du côté du Rhin ; un autre réseau s'est ramifié dans la grande dépression comprise entre le Jura, le massif central et les Alpes j le Rhône, sans thalweg, traverse une série d'étroits défilés). Il serait enfin nécessaire d'insister sur le delta, sur la navigabilité du fleuve, sur les travaux entrepris pour l'aménager et l'utiliser.

Quant aux colonies, avant de présenter leur description, ne devrait-on pas toujours indiquer par quelle longue série d'efforts elles ont été acquises, puis développées ? Ainsi l'occasion s'offrirait tout naturellement d'intéresser les élèves aux grandes explorations qui s'accomplissent chaque jour dans les contrées lointaines et de payer un juste tribut de reconnaissance à tous ceux qui ont si bien servi la France en travaillant à étendre son empire colonial.

Géographie des grandes puissances. — Le programme du cours de géographie, introduit, depuis 1905, dans la classe de Philosophie, est en harmonie avec le programme d'histoire de cette même classe. Il vise à bien faire connaître aux


iz6 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

élèves l'état économique des principales puissances du globe, ce qui suppose l'exposé de leurs conditions physiques. Cette étude préliminaire ne doit être qu'un rappel de connaissances antérieurement acquises. C'est une base nécessaire, sans laquelle l'examen des faits importants d'ordre économique et politique serait vain, sinon impossible.

L'enseignement raisonné, — En somme, le professeur, quel qu'il soit, doit avoir grand soin de donner un enseignement raisonné. En géographie, comme en tout, chaque fait a sa raison d'être dans un autre fait. Cela est évident surtout dans la géographie économique. Les hommes étant dominés par les besoins essentiels de la vie (nourriture, habitation, vêtement, etc.), les coins de terre où ces besoins peuvent le plus aisément être satisfaits seront les endroits privilégiés, peuplés.

La répartition des sources explique souvent la répartition des populations. Dans la Champagne crayeuse, au sol très perméable, les points d'eau sont peu nombreux, mais les fontaines ont un fort débit ; aussi lès fermes sont-elles agglomérées par paquets très distants les uns des autres. Dans le Morvan granitique, au contraire, les maisons sont isolées, éparpillées. En Lorraine, une série de sources abondantes marque la ligne de contact entre l'oolithe inférieur qui est perméable et l'argile imperméable du lias sous-jacent : c'est le long de cette ligne que s'échelonnent bourgades et hameaux. — Dans un autre ordre de phénomènes, la pauvreté des terres malgaches en phosphate explique l'impossibilité de pratiquer l'élevage des chevaux dans la grande île africaine. Pour une raison analogue, on ne rencontre sur les croupes du massif central que des bestiaux au squelette petit et mince. La terre ne peut confier aux


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plantes et aux animaux que les éléments minéraux ou organiques qu'elle possède elle-même. Cela tombe sous le sens 1

IV. — DIRECTIONS PRATIQUES.

Préparation du professeur. — On ne s'improvise pas professeur de géographie l C'est là une vérité qu'il est pour le moins inutile de démontrer ici.

En disant qu'on ne s'improvise pas professeur de géographie, nous ne voulons pas seulement laisser entendre que ce dernier doit avoir subi l'entraînement méthodique sans lequel il n'est même pas de bon professeur ; nous insinuons qu'il lui est nécessaire de posséder tout d'abord une connaissance précise, quoique restreinte, de la géologie. A défaut d'un commerce habituel avec les ouvrages qui font autorité dans la matière S la pratique d'un petit traité 1 suppléera au défaut d'études particulières. Il s'agit simplement de géologie et non de cristallographie : par suite les notions sur les roches en place ne sont pas absolument indispensables. Il va de soi qu'un professeur, soucieux de perfec-. donner son enseignement en s'instruisant lui-même, aura grand bénéfice à se familiariser avec les travaux des spécialistes en spéléologie, en séismologiet en océanographie', etc..

i. Comme les traités de Stanislas Meunier, de Haug, de de Launay, de Lapparent, de Suess.

2. Abrégé de géologie, de Lapparent, 6* édit., Paris, 1907, Géologie élémentaire, Conférences de géologie de G. lîonnier (lit: de VEnseignement), géographie stratigrapbtque de Vilain (Masson, éditeur). M. S. Meunier est sur le point de publier une Géologie des environs de Paris.

}. V. Martel. Les Abîmes.., la Spéléologie (Paris, 1894), Montessus de Balorre, Les Tremblements de [terre (Paris, 1906), La Science séismotogiqtte (Parts, 1907); Filhol, La vie au fond des mers (Paris, 1886), etc..


258 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

Il ne lui sera pas moins utile de posséder quelques données positives sur ce qu'on pourrait appeler la géographie agricole (propriétés des terrains, exigences des principales cultures, évolution des groupes importants de la végétation arborescente, etc.) «. La culture n'est-elle pas, par certains côtés, un fait géographique ? Bref, il faut qu'un géographe dispose de connaissances nombreuses et variées, se rapportant surtout aux sciences physiques et naturelles et aux sciences sociales. Toutefois, nul n'aurait la naïveté de croire qu'un professeur de géographie soit tenu de posséder à fond ces sciences. Encore doit-il être à même de leur emprunter les résultats utiles à ses vues particulières.

Il est superflu d'ajouter qu'un maître et une maîtresse, si actifs qu'on les suppose, ne peuvent, sous prétexte de se tenir en haleine, résumer à leur usage toutes les études originales, tous les ouvrages savants publiés en France et à l'étranger, voire les articles de revues et les statistiques qui paraissent presque chaque jour*. Outre qu'ils ne les trouvent que bien rarement à leur portée, ils n'ont pas les loisirs nécessaires pour les dépouiller, car il leur faut aborder, heure par heure, les questions les plus diverses de la géographie et de l'histoire universelle.

Du moins peuvent-ils pratiquer sans cesse ces amis fidèles qu'on nomme « livres de chevet ». Parmi ceux qui méritent cette flatteuse appellation qu'on nous permette d'en signaler deux : le Tableau de la Géographie de la France, par Vidal de la Blache (Paris, 1911), capital pour la géogra1.

géogra1. DeCandolle, L'Origine des plantes cultivées (Paris, 1896); Van Somereu Brand, Les grandes cultures du monde (Paris, 1905), etc..

2. A titre de renseignement, nous citerons la Bibliographie géogra phique annuelle, publiée sous ta direction de Louis Uaveneau (chez Colin).


L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 259

phie humaine, et le Traité de géographie physique de E. Martonne (Paris, 1909). . '

C'est par la fréquentation quotidienne de livres de cette valeur qu'un professeur pourra se maintenir à la hauteur de sa tâche difficile et qu'il gagnera du temps.

L'Horaire. — Le temps, au fait, voilà la grande affaire, aussi bien pour la culture du professeur que pour l'instruction des élèves 1

Les circulaires ministérielles estiment, avec l'optimisme d'usage, qu'il suffit d'une trentaine de leçons, soit une heure par semaine, pour satisfaire aux exigences de l'enseignement géographique.

Peu importe, d'ailleurs, que le domaine de la géographie se soit considérablement étendu, que les questions coloniales, par exemple, prennent chaque jour une extension plus grande l Le temps attribué à cette science, qui se transforme et se développe avec tant de rapidité, n'a pas variél une heure, qui, chacun le sait, se réduit pratiquement à cinquante minutes. En outre, comme il faut prélever sur ces cinquante minutes le temps nécessaire aux exercices de la classe, notamment aux interrogations, le professeur doit apprendre à se contenter de peu. A la vérité, recteurs et ministres lui recommandent, avec une sérénité d'Olympiens dédaigneux d'aussi misérables contingences, de restreindre les explications du cours à quelques idées essentielles et... de renvoyer au livre pour le reste, en s'en remettant à l'initiative, à l'effort personnel de l'élève.

Nous n'aurons pas l'indiscrète curiosité d'examiner si cette recommandation n'est pas en contradiction avec telles ou telles autres instructions récentes, émanées d'éphémères grands-maîtres de l'Université. La discussion qu'il faudrait soutenir risquerait d'être longue sans produire aucun résul-


2Ô0 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

tat utile : Don Quichotte, une fois de plus, aurait bataillé, pour la logique, contre les ailes des « moulins qui chantent»!...

Que les professeurs indépendants, que les maîtresses libérées des bandelettes d'un horaire, consacrent, du moins, à l'étude de la géographie le temps — deux heures par semaine — qu'elle réclame impérieusement. Par cette étude, ne l'oublions pas, les jeunes Français et Françaises seront plus capables, une fois arrivés à l'âge du citoyen et de la femme, de comprendre les grands problèmes qui se posent actuellement, de discuter les intérêts qui se débattent dans le monde moderne, ou tout simplement, — retirés dans quelque tour d'ivoire, — de suivre le mouvement géographique contemporain.

Le cours du professeur, — Le cours du professeur doit avoir, pour première qualité, la clarté.

Certes, il faut faire à l'observation et à la réflexion ta part plus ou moins large qui convient à l'esprit d'enfants, d'une maturité plus ou moins grande. Mais il serait ,peu sage de renoncer pour autant aux choses pensées et dites simplement, afin d'entreprendre en plein domaine scientifique une incursion où le professeur risque d'être mal suivi.

Il n'est même point nécessaire de recourir aux vocables prétentieux qui figurent dans tel récent ouvrage : le plus souvent ils ne feraient que déconcerter les élèves. Ceux-ci n'ont pas à s'ériger en savants. Au lieu d'essayer de les prendre à un mirage trompeur,qu'on vise donc simplement aies amener à « raisonner » sur la manifestation des phénomènes qui les entourent. Pour cela, pas n'est besoin de les embarrasser de tout un fatras de mots barbares ou de les stupéfier par la vertu de dissertations infinies.


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE lél

i

En second lieu, le cours doit apprendre à l'élève tout ce qu'il est, à la fois nécessaire et suffisant qu'il sache. Le professeur ' est tenu de fournir une réponse à toute question où se trahit la curiosité intelligente de l'enfant ; mais il doit, par contre, se borner à l'énoncé de certains problèmes dont l'examen est du ressort des Facultés. Encore vaudrait-il mieux souvent ne point les poser, ces problèmes inquiétants.

En revanche, l'élève sera mis au courant des progrès essentiels accomplis dans diverses branches de l'activité humaine, et cela soit par l'exposé succinct des recherches qui apportent, presque chaque jour, de nouvelles révélations, soit par l'initiation graduelle de l'enfant aux lois qui régissent la nature. En outre, son attention sera, à l'occasion, attirée sur les plus récents travaux géographiques, sur les grandes publications qu'il n'est pas permis d'ignorer.

Et c'est tout ce que l'on peut exiger raisonnablement.

| Leçons magistrales. — Les leçons magistrales, comme on les

appelle, sont en honneur dans tout l'enseignement secondaire français. En général, les professeurs y tiennent, malgré les fatigues qu'elles leur imposent. Ils ont raison d'y tenir !

Mais la vertu des leçons magistrales ne serait ni supprimée ni diminuée (d'aucuns même pensent qu'elle serait accrue) si, dans certaines disciplines, dans la géographie notamment, elles ne visaient pas à tout dire, se bornant à mettre en relief certaines idées maîtresses, certains faits dominants, certaines vues générales, certains détails caractéristiques, qui ne pénètrent et n'adhèrent que grâce au talent et, si l'on peut dire, à l'accent personnel du maître.

Quant aux lacunes inévitables, parfois voulues, c'est à l'élève de les combler — s'il en a le temps 1 — par Us lectures indiquées en classe, Et, certes, l'effort qu'il lui faudra faire pour comprendre et résumer des documents bien choisis,


26*2 L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

pour les faire rentrer dans les cadres tracés par le professeur, sera pour son esprit d'un tout autre profit que la tâche ingrate, pénible, qui consiste à reconstituer une longue leçon sur des notes prises non sans lassitude pendant une heure entière.

Le cours doit-il être dicté ? — Le professeur doit-il dicter son cours ? A la question ainsi posée on ne peut répondre que par la négative.

Le maître qui dicterait son cours, — ce cours eût-il été composé par lui, — ne jouerait pas précisément le rôle qu'il a mission de remplir. La communication entre ses élèves et lui serait incomplète. L'éveil des intelligences qu'il doit épier sur les physionomies lui devient presque impossible à constater. Au lieu de voir, à ces signes qui ne trompent guère les vrais maîtres, si ce qu'il dit est compris, au lieu de souligner d'un geste, au lieu d'illustrer d'une métaphore ce qu'il sent n'avoir pas pénétré, au lieu de revenir sous des formes variées sur ce qui, manifestement, n'est pas entré dans ces jeunes esprits, il verse toute son érudition —entrera qui pourra 1 — par une dictée continue et uniforme, comme on remplit d'eau une barrique. Il oublie ry h science ne se « transvase » pas l Au reste, une telle pratique est formellement interdite dans l'Université par les instructions officielles du 17 février 1908.

Le sommaire. — Mais dicter un sommaire n'est pas dicter un cours.

Un sommaire bien fait, c'est-à-dire aussi méthodique et précis que possible, est essentiel. Outre qu'il donne aux élèves un modèle de composition (cette chose précieuse que l'on doit s'efforcer de conserver dans toute matière d'étude où il y a des idées à disposer suivant un ordre logique),


L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 263

le sommaire fixe pour eux les points principaux de l'enseignement reçu et les leur présente comme des jalons où des points de repère.

La brièveté des classes consacrées à la géographie fait presque une loi de résumer ainsi, en quelques phrases saisissantes, en formules pleines et concises, l'ensemble des faits et des idées qui constituent la leçon. Les faits les plus caractéristiques peuvent être mis en meilleure lumière, être soulignés ou condensés dans les titres marginaux. Ces titres seront, du reste, un « raccourci » du paragraphe, suivant une méthode anglo-américaine que l'on peut critiquer au point de vue littéraire, mais qui présente des avantages pédagogiques incontestables.

Il est à noter qu'un sommaire dicté pendant une classe ne doit pas être développé seulement pendant la classe suivante; il est également mauvais que le développement, commencé quelques minutes avant la fin de la classe, soit interrompu et renvoyé à la classe prochaine. '

Le développement. — Le « développement », qui suit la dictée du sommaire, constitue proprement le cours. Il consiste en une explication rationnelle des divers phénomènes géographiques, inscrits dans la leçon du jour.

Le professeur s'appliquera tout d'abord à en donner l'intelligence totale; ensuite il en fera la discussion précise, point par point, paragraphe par paragraphe, sans toutefois se perdre dans les détails minuscules.

Si l'on considère que les manuels sont en général très copieux, tandis que le temps attribué aux études géographiques est très court, on admettra sans peine que, en dehors des heures de la classe, l'élève ne pourra presque jamais revoir ce qu'il vient d'entendre, si ce n'est sous la forme restreinte d'un mémorandum. Or, son cahier de


264 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

notes seul pourra constituer ce mémorandum. Le professeur devra donc beaucoup encourager ses élèves à se faire un cahier de géographie sur lequel ils noteront les remarques caractéristiques ou pittoresques et reproduiront les figures schématiques dessinées au tableau pendant la classe.

Mais le cahier de notes suppose que le professeur parle assez lentement pour qu'un élève, studieux et de plus exercé, puisse prendre au vol les idées essentielles, les observations originales. Bien des maîtres s'efforcent de satisfaire ainsi leurs meilleurs disciples. Ils écrivent au tableau les mots difficiles, appuient sur le détail qu'ils jugent important, et, de temps en temps, interrompent leurs explications par une interrogation pour s'assurer qu'ils ont été compris et aussi pour permettre à leurs auditeurs de crayonner rapidement le croquis qu'ils viennent euxmêmes de dessiner.

Les interrogations. — Tous les maîtres et toutes les maîtresses savent de quelle importance sont, dans la vie d'une classe, les interrogations. Même sans parler des avantages auxquels nous venons de faire allusion, elles complètent, corrigent, rectifient, coordonnent la leçon. Mais elles ne doivent jamais être un simple dialogue entre le professeur et l'élève interrogé. Qu'elles soient toujours posées de manière à paraître adressées à la classe tout entière, car il importe de tenir l'attention de chacun en éveil. C'est seulement la question une fois posée, que la réponse sera demandée à un élève désigné nommément. Si cet élève se récuse ou hésite trop longtemps, il faut passer à un autre, qu'on s'efforce de piquer d'émulation. Il est à noter que l'invitation à répondre s'adresse en principe à tout le monde ; elle doit donc être faite tantôt aux élèves les plus studieux et les plus intelligents, tantôt à ceux de force moyenne, tan-


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 265

tôt enfin aux élèves les plus faibles, selon la difficulté des questions proposées.

Les noies prises en classe ; le résumé. — Tous les professeurs n'admettent pas l'utilité des notes prises en classe.

Si l'élève est tenu d'écrire constamment en écoutant la leçon, — affirment quelques-uns, — il se produira de deux choses l'une : ou le maître dictera (ce qui est funeste et d'ailleurs interdit), ou bien il parlera plus ou moins lentement : si c'est « moins », on retombe dans le cours dicté ; si c'est « plus », la majorité de la classe ne sait comment prendre des notes. Au reste, à quoi bon les notes, si le livre seul est lu ? A quoi bon le livre, si l'élève n'a jamais le temps de s'y reporter ? La conclusion s'impose : ne pas exiger que l'élève prenne de longues notes pendant le cours et contrôler son étude du livre par la présentation du résumé.

Le procédé ne manque ni d'élégance ni d'habileté. Et nous sommes loin de condamner le résumé.

Il ne s'agit pas, bien entendu, d'en revenir à l'antique rédaction, justement proscrite, simple copie d'un manuel, reproduction presque textuelle de phrases qui semblent cueillies au « hasard de la fourchette ». Qui dit résumé dit choix. Mais voilà précisément le problème à résoudre l Étant données trente ou quarante lignes d'un livre, comment en exprimer la substance sur te cahier en dix lignes — ou moins ?

La difficulté du problème varie naturellement suivant l'âge de l'enfant, le manuel qu'il a entre les mains, le temps dont il dispose et la nature même du sujet ou de la question à traiter.

Les élèves qui n'ont pas été exercés à ce travail s'en tirent malaisément. Les uns copient sans discernement des phrases extraites du manuel sans chercher à donner un sens


266 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

à cet ensemble incohérent ; les autres ne se livrent pas à un tri assez rigoureux et accumulent dans des notes trop longues des détails secondaires, des chiffres inutiles ; il en est enfin qui, dans leur souci de brièveté, passent à côté du fait capital, de l'idée essentielle, pour ne retenir que des notions accessoires. Si donc le professeur demande un résumé à ses élèves, il doit s'imposer l'obligation de leur apprendre d'abord à le faire, et à le bien faire.

A cet entraînement préalable seront consacrées dix à quinze minutes dans les toutes premières classes de l'année. Le professeur fera résumer devant ses yeux aux élèves quelques pages, afin de les habituer à réduire leurs notes au strict nécessaire (l'indication approximative des lignes ne sera pas superflue), à les choisir avec discernement, à les disposer avec intelligence.

Les élèves auxquels on impose un résumé pour la première fois sont d'abord désagréablement surpris. Habitués qu'ils étaient à ce qu'on leur mâchât la besogne, ils s'imaginaient que la géographie était affaire de pure mémoire, et voici — exigence insupportable 1 — qu'on leur demande, à propos d'elle, de réfléchir, de combiner, de condenser. Ils sont même quelque peu scandalisés qu'une matière, non représentée aux épreuves écrites du baccalauréat, puisse devenir l'objet d'un travail attentif.

Exercice de réflexion et non de composition littéraire, le résumé peut se rédiger en « style télégraphique ». Chaque élève aurait même avantage à se constituer un code d'abréviations pour les mots les plus usuels. Faire court sans rien omettre d'essentiel, voilà'le but. Que l'écolier et l'écolière dissèquent bien leur livre et le réduisent en tableaux qui frappent l'oeil, qu'ils usent et abusent des accolades, qu'ils soulignent et reviennent fréquemment à l'alinéa, en un mot, qu'ils « clarifient ». Au moment des examens, ou


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 267

simplement à la « revue » de! fin d'année, ils pourront relire avec profit des notes concises et suggestives. « %

Quand l'élève a fini son résumé, il est bien près de savoir sa leçon, car ce travail exige une concentration d'es-. prit, un effort d'intelligence qui aident puissamment la mémoire.

Le résumé, cela va sans dire, n'est pas une panacée universelle : il ne possède pas la vertu spécifique de muer les paresseux en travailleurs et de rendre judicieux les imbéciles. Somme toute, il n'est qu'un artifice pour obtenir de l'enfant une étude plus sérieuse de son livre de géographie. Il constitue, d'ailleurs, un moyen commode de contrôle : le maître examine le cahier et constate que toutes les parties delà leçon ont été également «travaillées». A ce propos, il est à noter que l'exercice du résumé conserve sa valeur éducative, qu'on le pratique soit avant, soit après la classe. Avant la classe, il prépare la leçon ; après, il la complète et la fixe dans la mémoire.

Mais, quelle que soit l'habitude des élèves, toutes les questions ne peuvent être résumées par eux. Dans ce cas, il ne reste qu'une solution pratique : le cours, avec notes prises en classe, le cours serrant d'aussi près que possible le manuel aux pages duquel il renvoie, afin de permettre aux plus zélés de s'y reporter, — s'ils en ont le temps.

Les élèves ne soutirent aucunement du mélange de ces deux méthodes de travail : ils savent en effet que les notes de classe ne feront pas double emploi avec le livre dans lequel ils se retrouvent aisément, le professeur usant toujours du même système de références. C'est donc au livre lui-même qu'il faut demander le fil d'Ariane de son labyrinthe. Le professeur divise chaque leçon en chapitres auxquels il donne des titres; il subdivise chacun de.ces chapitres en paragraphes qu'il intitule à leur tour ; il note la


268 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

page du livre correspondant au paragraphe et dicte en classe cette sorte de table des matières d'après laquelle les élèves feront leur résumé. Ceux-ci, en possession de l'indication précise de la page, ne sont pas déroutés quand la table dictée s'écarte du plan observé dans le chapitre du manuel ; chacun sait ce qu'il doit lire et à quelle place le lire. Au reste, en rédigeant lui-même cette table résumée, le professeur se donne la faculté de faire brièvement certaines corrections, additions ou suppressions, d'éveiller l'attention de son jeuneauditoire par des titres inattendus, des désignations plus nettes, des subdivisions commodes, d'habiles groupements de faits épars dans plusieurs chapitres du manuel.

La dictée de cette table en vue du résumé, et avant le cours, facilite à l'enfant l'intelligence de la leçon, exactement comme la dictée du sommaire que nous avons préconisée. Ces dictées se substitueront donc l'une à l'autre sans difficulté. Mais, pour que le lien soit bien marqué entre le sommaire et l'exposé du professeur, d'une part, et, d'autre part, la lecture du manuel, il ne suffit pas que le sommaire contienne l'indication brève et claire des faits dont la connaissance est obligatoire ; il faut encore qu'il s'applique spécialement au manuel de la classe, qu'il s'y réfère à chaque instant, qu'il soit un guide sérieux pour l'élève, un véritable régulateur du manuel.

Le manuel. — Un bon manuel doit être mis entre les mains des élèves, de tous les élèves, mais surtout des jeunes garçons ou jeunes filles qui abordent le second cycle de l'enseignement secondaire.

Le « bon » manuel se recommande par un ensemble de qualités, aisément reconnaissables.

Il doit être un guide discret, mais stlr, méthodique et


L'ENSEIGNEMENT DE,-LA GÉOGRAPHIE 269

précis. Il ne saurait prétendre à être au sens rigoureux» du mot un livre de science. L'auteur qui croirait devoir y verser toutes les connaissances qu'il possède commettrait une erreur. Enseigner, c'est choisir. Présenter les idées essentielles, de manière à ne point rebuter le lecteur, mais au conuaire à l'intéresser et à le retenir, faire réfléchir, stimuler la curiosité en provoquant le désir d'apprendre : tel est l'idéal qu'il faut se proposer.

2° Le manuel doit être d'une clarté absolue. Certains découragent par l'insuffisance des divisions; ce sont des fourrés inextricables l Tant pis pour les auteurs qui dédaignent les artifices, tels que les lettres grasses ou italiques, les titres en manchette ou soulignés, par des traits épais, les espaces laissés en blanc qui distinguent, qui reposent la vue et font, pour ainsi dire, circuler de l'air dans un texte compact I

30 Enfin, un manuel doit être tenu h jour, La géographie subit des modifications constantes. C'est une première difficulté fort sérieuse, lorsqu'on veut maintenir un texte « au courant ».

Un autre obstacle provient de la statistique, Faut-il s'as-. treindre, en matière de statistique, à une précision souvent trompeuse et toujours éphémère ? Non I car il s'agit non pas de faire des statisticiens à la mémoire impeccable et touffue, mais d'imprimer dans de jeunes cerveaux les traits essentiels de la physionomie des grandes nations, à commencer par la France. Ce qu'il importe de donner aux enfants, c'est la connaissance du monde et des intérêts multiples qui s'y combattent. C'est pourquoi il faut choisir les chiffres les plus « significatifs » de préférence aux plus « rigoureux ». En tous cas, que les statistiques soient données dans leurs chiffres principaux, avec la date précise. L'idéal serait naturellement qu'elles puissent toujours être récentes.

13


270 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

Mais, comme il va de soi qu'on ne peut pratiquement changer de livre chaque année dans toutes les classes, le professeur interviendra utilement en rafraîchissant les statistiques d'après certaines publications spéciales '. '

Le choix d'un bon manuel est une opération des plus délicates, à laquelle on ne saurait apporter trop de prudence 1.

L'usage de la carie. — Jamais leçon de géographie ne doit être faite sans carte.

La carte est la base de tout enseignement géographique. Faire de la géographie sans recourir à la carte, ce serait vou1.

vou1. exemple, les Geographhch-statisliche Tabellen et la Statistique annuelle de géographie comparée de M. J. Birot (Hachette).

2. Parmi les manuels ou cours de géographie (dont l'espèce foisonne), nous citerons — pour être impartial — ceux de l'abbé Dupont (librairie de Gigord) ; de Drioux et Leroy, de Lanier, de Guillot (Belin) : de Foncin, de Métin (Colin); de Dussieux (Lecoffre); de Gasquet, de Petit, de Sanis (Delalain); de Conrad (Cornély), de Dodu (Nathan); de Mon'tot (Paclot) ; de Drouard et Mannevy, de Le Léap et Baudrillard, deToutcy, etc., etc..

11 convient pourtant de mettre à part les ouvrages scolaires publiés par Marcel Dubois (chez Masson,) avec la collaboration de plusieurs professeurs, — par Vidal de la Blaclie et Camena d'Almeida (chez Colin), — par Schrader et Gallouédec (chez Hachette), — enfin par Fallex (avec la collaboration de Mairey, Lespagnot, Hentgcn), à ta librairie Delagrave.

Ce derniercours se recommande par ses cartes simplifiées, mais claires, ses sommaires précis, son texte abondmt, une excellente disposition typographique, ses indications bibliographiques précieuses et une illustration documentaire artistique et copieuse. C'est celui qui nous parait approcher le plus de l'idéal que uous nous faisons du manuel-type.

En vue de la préparation d'un examen ou comme aide-mémoire, les élèves peuvent recourir avec profit aux précieux Manuels du baccalauréat publiés par H. Hauser cheï Vuibcrt et Nûny, ou aux Résumés de Maurette parus chez Hachette.


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 271

loir reproduire le portrait d'un homme dont on n'aurait jamais vu la figure.

Ici les circulaires ministérielles sont tout à fait impératives. « Il est obligatoire de ne jamais traiter un sujet ou faire une interrogation sans mettre sous les yeux des élèves une carte murale et, à défaut de la carte, sans tracer au tableau un croquis simple, indiquant les traits essentiels du sujet, complété au besoin par quelques figures de détails. » (Circulaire de 1907).

Le professeur doit avoir l'habitude de se servir de la carte quand il parle et de s'aider du dessin toutes les fois que l'occasion s'en présente. Donc, la craie toujours en main, afin de multiplier les figures schématiques, les croquis sommaires. L'utilité des croquis est évidente : outre que la carte est souvent à une échelle trop petite, le croquis permet de mettre en évidence les traits sur lesquels on veut insister. Au surplus, il ne dispense point de l'atlas scolaire avec lequel il ne fait pas double emploi. La carte à grande échelle pour les pays où elle existe est, dans une étude géographique, le premier texte à consulter.

Il faut généraliser l'emploi des coupes, profils, diagramnles, qui traduisent clairement aux yeux certains phénomènes géographiques.

Les toiles ardoisées sont d'un emploi pratique. Dans l'étude des régions pour lesquelles il n'existe pas de cartes à grande échelle, elles rendent de réels services. Le professeur dessine d'avance en chambre le croquis de la région à étudier, sur des tableaux mobiles faits de toile ardoisée et pourvus d'une tige de bois aux deux bords supérieur et inférieur. Cela permet d'avoir des graphiques d'abord simples, que l'on charge ensuite de noms et de traits à mesure que l'explication avance.

Il est de la dernière importance de familiariser de bonne


272 RENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE

heure les élèves avec les principales figurations du relief ; courbes de niveau, hachures, etc., et de leur apprendre à « lire » une carte. Il convient aussi, à cette occasion, de leur expliquer comment sont faites, par des opérations délicates de triangulation et de nivellement, les cartes à grande échelle. Les réductions de ces cartes en échelles décroissantes donnent des cartes chrographiqttes, des cartes géographiques et des caries générales ; ces dernières, à très petite échelle, forment nos atlas scolaires.

Sans cartes toute étude géographique est vaine et stérile, c'est entendu. Encore faut-il que ces cartes soient établies avec une méthode rigoureuse et qu'elles s'appuient sur l'étude précise des régions représentées. Par conséquent, on ne doit se servir qu'avec une extrême réserve de cartes qui ne présentent que des résultats sommaires d'explorations ou de reconnaissances, de cartes faites seulement à l'aide d'itinéraires ou sur des renseignements recueillis au cours d'un . voyage. Ce ne sont là que des ébauches ; bien des parties sont conjecturales, pour ne pas dire fantaisistes. L'expédition Binger (1887-1889) a eu pour résultat de faire disparaître les monts de Kong de la carte du Soudan ; une réédition de l'Atlas des Indes néerlandaises, publiée par l'Institut topographique de La Haye, n'a pas été moins fatale à certaines montagnes de Bornéo et de la Nouvelle-Guinée.

Il existe un bon nombre d'atlas. L'insuffisance de quelques-uns n'est vraiment pas tolérablc, surtout quand on les compare aux collections de cartes sorties des ateliers de Leipzig, de Gotha ou de Stuttgart.

Nous signalerons parmi les atlas français les plus répandus» sinon les plus rccommandables, ceux qui accompagnent les volumes des cours de géographie publies par l'abbé Dupont (librairie de Gigord), Drioux et Leroy (Bclin), Foncin (Colin), Dussieux (Lecoiîre), Petit, Chevallier (Dalalain), etc..


L'ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 273

Il convient de noter à part les atlas pour les Bassins dis grands fleuves de Vuillermin (Delalain), celui de géographie économique de Bazin (Delalain), celui de Cappelin sur les Régions naturelles de la France et ses colonies (Hatier), enfin celui de la France et de ses colonies, par Niox et Fallex (Delagrave).

Parmi les meilleurs atlas généraux, nous citerons le grand Atlas de géographie physique et politique, par E. Levasseur (Delagrave) ; l'Atlas de géographie générale (Delagrave) ; l'Atlas classique de Niox et Fallex (Delagrave) ; l'Atlas universel de Vast (Garnier) ; l'Atlas classique de géographie ancienne et moderne par Schrader et Gallouédcc ; ï* Atlas de géographie moderne, par Schrader, Prudent et Anthoine ; l'Atlas universel de géographie par Vivien de Saint-Martin et Schrader (ces trois derniers chez Hachette) ; enfin les divers atlas (Atlas classique, Atlas général, Allas de géographie physique, etc.), publiés à la librairie Colin par Vidal de la B lâche.

Si l'on nous demandait auquel des deux atlas classiques édités par Schrader et par Vidal de la Blache vont nos préférences, nous serions fort embarrassés pour répondre : chacun a ses mérites particuliers; tous deux constituent vraiment des recueils de renseignements et de doctrine. Ce sont d'excellents instruments de travail, qu'il suffirait d'améliorer un peu au point de vue de la géographie humaine (et notamment de la géographie économique) pour les rendre parfaits.

Tout le monde connaît les séries de caries murales éditées chez Delagrave par Lcvasseur et par Fallex ; chez Hachette par Schrader, Meissas et Michelot ; chez Colin par Vidal de la Blache ; elles sont surtout pratiques pour les études d'ensemble.

Enfin la collection des Tableaux géographiques par A.


274 L ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

Milhaud renferme des vues coloriées, choisies parmi les plus caractéristiques ; elle facilite la besogne du maître et rend l'enseignement plus concret et plus vivant. L'Album géographique par M. Dubois et C. Guy (Colin) offre les mêmes avantages.

Il ne sera pas inutile de donner ici quelques indications sommaires sur la carte de France et sur les cartes topographiques étrangères.

La carte de France a pour base la carte dite de l'état-major, due au service géographique de l'armée (1817-1882 ; dernière révision 1893); ses 273 feuilles sont au 80.000e. Admirable dans l'ensemble, cette carte est à une échelle trop petite pour les exigences toujours croissantes des grandes administrations publiques et des entreprises particulières. C'est pourquoi la Commission centrale des Travaux géographiques a élaboré en 1897 le projet d'une Nouvelle carie de France au 50.000e, qui comprendra environ 1100 feuilles, dont une dizaine seulement (Paris et ses environs) ont paru jusqu'ici. Elle est tirée en 8 couleurs.

Un grand nombre de cartes de France, à des échelles différentes (200.000e, 320.000e, 500.000e), dérivent de la carte d'état-major, avec des figurations diverses de relief. Le ministère de l'Intérieur a dressé une carte au 100.000e, surtout routière et administrative. Le ministère des Travaux publics a sa carte au 200.000e.

Il existe une très remarquable Carte topographique de l'Algérie et de la Tunisie m 50.000e, gravée en 7 couleurs.

En Europe, — sauf l'Espagne (qui n'a encore publié de sa carte au 100.000e qu'une centaine de feuilles sur 1078), la Bulgarie, la Turquie et la Grèce, — tous les États possèdent une ou plusieurs cartes à échelles variant du 25.000e (carte du plateau suisse) au 126.000e (carte de l'état-major russe).


L ENSEIGNEMENT DE LA GEOGRAPHIE 275

Dans les autres parties du monde l'oeuvre est achevée — ou,presque — pour Java, le Japon, l'Inde anglaise' ; elle est en cours d'exécution .à Madagascar, en Indo-Chine, en Nouvelle-Zélande, au Cap, au Canada, aux États-Unis (où les travaux cartographiques se développent avec ampleur), etc.. Il reste à accomplir une tâche considérable.

Le matériel géographique ; globes, plans-rêliefs, gravures et photographies. — Il est indispensable de représenter, d'une façon aussi correcte que possible, l'image de la terre, théâtre où se développent et se succèdent les phénomènes géographiques. Pour mettre cette image sous les yeux des enfants, on emploie, outre les cartes, les globes, les plansreliefs, les collections de gravures et de photographies... Tout cela constitue le matériel d'un professeur de géographie, matériel qui fait malheureusement défaut presque partout.

Les globes offrent de la Terre une image plus exacte que celle que donnent les cartes, les diverses parties y gardant leurs proportions et leurs dispositions réelles. Ils rendent de grands services pour l'explication du mouvement de la Terre. Par malheur, ils ne peuvent être qu'à une petite échelle : à celle de 5.000.000e, qui donne à peine les positions des points principaux, le diamètre de la sphère dépasse déjà 2m 50 '.

Les plans-reliefs présentent le sol tel que nous le voyons, dans son aspect réel et non dans une image fictive. Mais il est essentiel qu'ils conservent, — ce qui est rare, — la justesse des proportions, autrement dit que les hauteurs n'y soient pas exagérées, qu'elles soient à la même échelle que les longueurs 2.

1. Consulter le catalogue général delà librairie Delagrave pour les sphhes et les carles-reliej de Levasseur, etc.

2. La publication d'un Atlas pictographique des formes du relief terrestre a été décidée au congrès international tenu A Genève en 1909. Un


276 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE'

On ne conçoit plus un ouvrage de géographie sans illustrations originales, nombreuses, directement reproduites par la gravure ou la photographie. Ces images, qui expriment en toute fidélité le détail ou l'ensemble d'un paysage, l'évolution d'un phénomène, qui mettent à proprement parler la nature sous nos yeux, donnent aux livres un attrait artistique qui n'est pas à dédaigner. Mais, de plus, comme elles sont choisies surtout en raison de leur valeur documentaire, quand elles sont vraiment expressives et caractéristiques elles précisent, elles complètent, elles achèvent l'explication, la « description » du texte, en montrant l'aspect des formes du relief, des spécimens de la vie végétale et animale, des modes variés de l'activité humaine '.

Ce n'est, certes, pas du temps perdu que celui pendant lequel le professeur fait circuler en classe des albums de gravures ou de photographies documentaires. Mais les albums sont forcément peu nombreux et restreints. Alors peut intervenir ce meilleur procédé d'enseignement par les yeux : la projection lumineuse.

Les progrès réalisés dans cet « art » sont si considérables qu'on peut, dès à présent, tirer parti des immenses ressources qu'il offre aux professeurs. Jamais la description la plus minutieuse ne vaudra la vision directe. A la Bonne Presse, chez M. Mazo à Paris, à l'Étoile à Lyon, un professeur averti peut trouver des séries de vues sur verre, en noir ou en couleur, au moyen desquelles c'est un plaisir (à vrai

spécimen a paru, sorti des presses de M. F. Boissonnas, photographeéditeur d'art'à Genève. L'ouvrage paraîtrait en livraisons de 6 à to planches et en renfermerait environ 480.

1. Parmites collections d'illustrations les plus remarquables, citons te splendide ouvrage du Touriug-Club, déjà presque épuisé : Sites et Monuments et VAlbum géographique par M. Dubois et C. Guy (Colin).


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 277

t

dire encore assez coûteux) d'illustrer un cours de géographie'.,

Musée géographique. — La création d'un Musée géographique n'intéresse pas les institutrices privées ; mais combien ne serait-il pas à souhaiter que ce musée, si pauvre qu'on le suppose à l'origine, soit organisé dans tous les établissements d'instruction I Les collections de cartes, les albums de gravures, de photographies, voire de simples cartes-postales 1, les échantillons de plantes et de minéraux caractéristiques peuvent y voisiner sur les rayons avec les mille et un objets exotiques dont les amateurs remplissent leurs vitrines.

Lectures en classe; bibliothèquegéographique. —Après ce que nous avons dit de l'horaire des classes de géographie et du temps fort mesuré dont disposent les professeurs, il paraît superflu de conseiller de ne point multiplier les lectures en classe.

Au surplus, — l'expérience l'a prouvé, — il en reste, en somme, bien peu de chose. Peut-être vaut-il mieux que le maître ou la maîtresse choisisse, pour les lire, de courts fragments recueillis au cours de lectures personnelles et notés aux bons endroits. Au lieu d'avoir l'imagination traversée par une multitude d'images imprécises, telles qu'en suscite une lecture non préparée, l'élève recevra les détails pittoresques et caractéristiques fournis par son professeur

1. La Bonne Presse, 5, rue Bavard ; Maison Mazo, 8, boulevard Magenta; VÈtoile, 12, rue Sainte-Hélène.

2. A l'expérience, on s'apercevra rapidement des services très précieux que rendent ces collections de cartes, d'un prix modeste et qu'on peut récolter partout aujourd'hui.


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comme des faits indiscutables ; il y associera ses impressions et l'ensemble restera gravé dans son espritl.

Si un collège ne se conçoit pas sans bibliothèque à l'usage des élèves, on ne comprend pas davantage que plusieurs rayons de cette bibliothèque ne soient pas réservés aux ouvrages de géographie.

Promenades — leçons de cimes. — Des professeurs zélés, vivant à la campagne, peuvent apporter à leurs leçons un complément à la fois précieux et agréable, en pratiquant ce

1. Pour ces lectures en classe, on n'aura que l'embarras du choix, si l'on se reporte aux bibliographies données dans les manuels, ceux de Fallex et de Dubois par exemple.

On trouvera des ressources :

Dans certaines anthologies : La Terre, Etals et nations de VEurope, par Vidal de la Blache ; la France, par de Crozals ; VAfrique, par Garnierj VAmérique par Didier (tous ces vol. chezDeltgraye) ; dans les Lectures géographiques deRaflfy (Privât) et de Lanier ^Belin), etc. ;

20 Dans les grandes publications, telles que la Nouvelle géographie uni'verselle (19 volumes vieillis, mais encore utiles à consulter) d'E. Reclus (Hachette), le Dictionnaire géographique et administratif de la France (en 8 vol.) de Joanne (Hachette) ; la collection Hennuyer (Etapes d'un touriste en France) ou celle des voyages d'Ardouin-Dumazet, la Bibliothèque des Voyages (Plon-Nourrit) ;

3" Dans les publications illustrées de P. Jousset : la France, VEspagne et le Portugal, VItalie, VAllemagne, et de Dumont Wilden .' la Belgique et la Hollande (Larousse) ; d'O. Reclus, Atlas pittoresque de la France (Attinger); dans la collection à laquelle appartient L'or par H. Hauser (VuibertctNony)oula Terre qui Tremble, par Stanislas Meunier (Delagrave); celle des « pays modernes » t Cambon, L'Allemagne au travail, La France au travail, Fraser, L'Amérique au travail, L'Australie, Koebel, L'Argentine, etc., (P. Roger); dans l'Atlas colonial (Larousse), etc.;

40 Enfin dans les articles des revues spéciales : Annuaire du Club alpin, Revue coloniale, Revue de géographie (Delagrave), Annales de géographie (Colin), voire dans d'autres revues telles que la Revue des Deux Mondes, le Correspondant, le Cosmos (Bonne Presse), la Revue générale des Sciences (Colin), etc.


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 279

qu'on pourrait appeler les « promenades — leçons de choses,».

C'est un fait certain que les tendances intellectuelles des enfants sont actuellement quelque peu méconnues. Primitivement, les programmes étaient établis d'après une sorte de classification des connaissances humaines et semblaient se préoccuper avant tout de permettre à l'enfant d'acquérir sans trop de peine un abrégé du savoir utile à l'adulte. Puis, insensiblement on en est venu à envisager l'enfant comme un simple « appareil récepteur et enregistreur ». On laisse maintenant sans emploi une partie de ses forces et de ses facultés, sa curiosité, son esprit d'observation, son besoin d'activité physique, sa fraternité instinctive avec tout ce qui vit. Sans s'occuper des centres d'intérêt qu'il excelle à se créer dans le monde extérieur, on endort son initiative. Et pourtant, quiconque a observé un enfant à la campagne n'a pas laissé d'être émerveillé de la facilité avec laquelle celui-ci sait entrer en rapport, en communication, en « amitié » avec les animaux, les plantes, les objets même les plus insignifiants en apparence et les plus humbles. Les enfants sont de grands poètes 1 Aux champs, leur activité physique, leur observation naturelle, leur curiosité, leur imagination, en un mot tout leur être, se dépense à la fois.

Il est donc relativement aisé d'enrichir leurs connaissances par le moyen des promenades, des leçons de choses.

Mais pour que ces promenades et ces leçons de choses atteignent leur but ! instruire en récréant, elles ne doivent être ni un simple jeu ni un cours scientifique mal déguisé sous l'aspect séduisant d'une partie de plaisir. Or, c'est précisément ce qu'en ont fait des maîtres et des maîtresses inexpérimentés ou trop zélés. De là l'étrange défitveur qui s'attache aujourd'hui, après une période d'engouement excessif,


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à un procédé, à tout prendre sûr et commode pour donnet à l'enfant la connaissance de plus en plus consciente, de plus en plus parfaite, du milieu où il vit.

La leçon de choses sera de l'observation, ou ne sera pas.

lit cette observation, provoquée la plupart du temps, agira bien souvent d'elle-même. C'est en pareille matière que le professeur doit se montrer un guide aussi discret que sur, jaloux de laisser à l'enfant sinon l'initiative, au moins la joie de la découverte. Nous savons des maîtres qui excellent à conduire une caravane scolaire, à l'intéresser, à l'instruire dans ces promenades où l'on fait de la géologie, de la botanique, de la géographie, de l'archéologie, de tout un peu comme il convient, car il serait imprudent de se confiner dans un seul champ d'étude. Tour à tour ils attirent l'attention de leurs jeunes compagnons de route sur les coupes naturelles du terrain, sur la composition du sol, sur les éléments essentiels d'un paysage, sur le régime d'un cours d'eau, sur les productions d'une région, ses voies de communication, ses industries particulières, etc..

Chacun sait à quel point le paysage dépend de la géologie. Cela est surtout visible dans les montagnes : Ici, par exemple, ce sont les Alpes dont les formes élancées et jeunes (d'âge tertiaire) contrastent avec le relief vieux et usé des plissements hercyniens ; leurs cimes dentelées, soudées par la base, sont caractéristiques de la « structure en éventail ».Là, au contraire, où les plis anciens ont été arasés, comme dans le nord de la Combraille, la ligne de l'horizon apparaît absolument droite et les granités ne dessinent plus que de très larges bosses. Ailleurs encore, les Vosges gréseuses offrent l'aspect original de la plate-forme, tandis que le massif pyrénéen de la Maladetta, tout étincelant de glaciers suspendus, élève ses lourdes et compactes murailles au-dessus d'un immense ravin. — Les plaines


L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE 281

elles-mêmes prêtent à l'observation du paysage. Comme les sédiments qui les composent sont de nature très différente, les reliefs qu'ils engendrent ont une physionomie infiniment variée : suivant leur force de résistance, les calcaires donnent des terrasses à vallées étroites ou des plaines mollement ondulées ; les argiles et les marnes dessinent des cuvettes aux formes aplaties ; enfin, les grès s'étagent en platesformes dont tes corniches dominent les dépressions voisines.

Cette variété d'aspects se retrouve en petit dans bien des « cantons » de notre France. Il est bon qu'un professeur de géographie s'exerce à les saisir. Quant aux études sommaires que le maître peut faire du terrain, n'est-il pas souhaitable que ses élèves en profitent ? Les roches calcaires, l'argile, les marnes, le gneiss, les granités, les grès, les schistes, les basaltes, les trachytes que nous foulons aux pieds, ne sont pas des entités vagues, mystérieuses, que l'écolier doit rencontrer uniquement dans ses livres. Laissons-le en ramasser tous les échantillons qu'il voudra, au risque de trouer ses poches ; mais, de grâce, qu'il les connaisse un peu mieux que les affluents du Brahmapoutra ou du Yang-tseu-Kiang !

Et si, vous promenant avec lui le long de ce torrent ou de cette rivière, vous lui en expliquez le régime ; si vous lui montrez sur place le travail des eaux ; si vous lui faites remarquer l'opposition des rives convexe et concave, l'embouchure ou le cône de déjection, il y a gros à parier qu'il retiendra mieux votre petite leçon improvisée que vos conférences magistrales...

Devoirs oraux et devoirs écrits. La cartographie. Faut-il donner ou non des devoirs à faire après la classe de géographie ?


282 L'ENSEIGNEMENT DE LA GÉOGRAPHIE

Cela dépend moins peut-être du professeur lui-même que de l'horaire auquel il est assujetti. En fait, on peut toujours assigner à l'élève quelques exercices oraux, si tant est qu'on les juge utiles. L'inconvénient de ce genre de devoirs est que l'enfant risque de s'en acquitter plus ou moins bien, (« plus ou moins mal » vaudrait-il pas mieux dire ?), sans que le maître puisse à l'ordinaire réagir comme il faudrait. Mais ils présentent cet avantage (si c'en est un) de constituer un cadre d'interrogations arrêtées d'avance.

Des devoirs écrits sont d'un contrôle plus facile. Aussi doit-on les préférer, qu'il s'agisse soit d'un questionnaire à remplir, soit d'une étude à faire sur le texte du cours résumé ou du manuel. Au surplus, les meilleurs devoirs écrits sont les travaux cartographiques.

Car il ne suffit plus aujourd'hui de savoir lire une carte, il faut encore être capable d'en dresser une à l'occasion. La Cartographie est devenue une science mondaine. Les voyages, le seA'ice militaire ont invité les gens du monde à s'initier à l'usage des cartes routières et autres. Des cartes spéciales ont été faites pour les touristes, les automobilistes, comme jadis une Carte des Chasses fut dressée pour le Roi '. C'est devenu une mode exquise que ^.'exposer et même de publier des collections de cartes anciennes. Bref, il est de bon ton de pratiquer la cartographie au moins autant que certaines autres sciences auxiliaires de la géographie et de l'histoire z. D'autre part, comme la cartographie est plus que jamais indispensable à l'administrateur, au marin, au marchand, à l'officier, à l'ingénieur, aux chefs des

i. LA Carte des Chasses du Roi (1764-177$), représentant les environs de Versailles, est un chef-d'oeuvre de gravure non encore dépassé.

2. Les programmes de 1902, 1905 et 1907 ont accru le rôle de la cartographie, qui a cessé d'être considérée comme le domaine exclusif du professeur de géographie.


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grandes entreprises industrielles j comme la revue, le journal, l'affiche même contribuent incessamment à en répandre le goût, ce genre de travail est un de ceux qui sollicitent l'activité de « l'honnête homme » du xxe siècle. Il faut y habituer les enfants.

Le temps n'est pas encore bien lointain, où le devoir cartographique scolaire consistait dans la copie d'une carte d'atlas. L'objet d'un semblable exercice était uniquement de développer la mémoire visuelle. Ainsi, en 1752, le P. Buffier offrait une « géographie en vers » aux pensionnaires du collège de Louis-le-Grand, dans le dessein louable d'accroître leur mémoire auditive !...

La copie la mieux «peinte»,rarement la plus fidèle, était proclamée la meilleure. Et comme il n'était que de bien imiter, les plus pressés, les moins consciencieux aussi, se hâtaient de calquer sans vergogne. Les meilleurs laissaient aux simples, honnêtement et indifféremment appliqués à toutes les besognes scolaires, les succès cartographiques, un peu humiliants...

« La carte ne doit pas être un simple exercice de dessin que l'enfant calque sans intelligence... et qu'elle étale avec vanité parce qu'elle l'a coloriée de diverses nuances » '. Cela est juste. Mais comment faut-il s'y prendre pour faire autre chose qu'un « simple dessin » ?

L'emploi des fonds de carte imprimés facilite cette besogne plutôt délicate. Des maîtres célèbres n'ont pas dédaigné, en France et en Allemagne, d'en recommander de leurs noms. Les éléments ordinaires de ces graphiques sont quelques latitudes et longitudes déterminées, des tracés simplifiés de côtes et de fleuves, l'indication restreinte de reliefs. Ils

1. Les Dames de Saint-Maur, Essais de direction pédagogique : enseignement de la géographie (Paris, 1901), p. 19.


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sont, pour la cartographie, ce que sont les canevas pour la tapisserie, les portées pour la musique.

Toutefois, les fonds de carte présentent de graves inconvénients : ils ne valent que pour un nombre limité de sujets géographiques ; en outre, l'échelle, le mode de projection, le réseau des coordonnées choisies n'ont pas de valeur absolue. Malgré tout, le mieux encore est de s'en contenter, au moins avec des enfants sans expérience du dessin.

Les cartes de certains atlas et de quelques manuels récents comportent un système de quadrillage qui permettra d'habituer les jeunes élèves à la cartographie. La « méthode des carrés » n'est pas à condamner 1.

Il y a loin de la coupe aux lèvres 1 II y a loin aussi des prétentions ambitieuses et des conseils hautains de tels collaborateurs de revues, avec les moyens pratiques auxquels les professeurs les plus avertis se voient contraints de recourir. On peut sourire d'une carte rudimentaire, naïve à l'excès, coloriée avec une conscience digne d'une plus belle cause ; il n'en reste pas moins que le relief peut fort bien s'indiquer par la gradation des couleurs, et que, si l'enfant a mis, avec beaucoup de bonne volonté, un peu d'intelligence dans la confection de sa carte, on ne saurait dire qu'il ait perdu toute sa peine. Et c'est le principal, assurément 1

Conclusion. — Par tout ce qui précède, on peut se rendre compte et de l'importance de l'enseignement géographique et des qualités qu'il suppose chez un professeur.

La géographie, nous l'avons dit, est une science. Cette conception, une fois admise, impose un vrai labeur aux

1. Voir Nouvelle Mèilx>de cartographique publiée sous la direction de l'abbé A. Julien (chez de Gigord) : cartes écrites et cartes muettes.


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maîtres et aux maîtresses vraiment soucieux de se montrer dignes de leur délicate mission. Il leur faut d'abord acquérir beaucoup, entreprendre bien des études préliminaires avant d'aborder leurs classes, avoir regardé autour d'eux, questionné, réfléchi, emprunté aux choses elles-mêmes les images qui doivent donner aux leçons leur couleur et leur pittoresque.

Ils s'apercevront bien vite qu'ils ont sagement agi e n se préparant de longue main. Eu outre, ils comprendront mieux que l'enseignement raisonné de la géographie n'apporte pas seulement à l'élève une connaissance exacte de faits matériels, mais qu'il contribue dans une large mesure à la formation intellectuelle et morale de la jeunesse.

Connaître son paysi connaître le monde, tel est le premier but poursuivi. La géographie doit aider les enfants et les adolescents à découvrir le « milieu vrai » où, adultes, ils prendront essor. Qu'ils ne sortent pas, demain ou aprèsdemain, de l'école, comme des oiseaux effarés s'envolent d'une cage vers des espaces inconnus !

Mais il ne s'agit pas seulement, en géographie scolaire, de pourvoir l'adolescent des connaissances qui serviront à l'homme ; toute éducation est provision et culture. Il faut encore solliciter par des procédés convenables chaque personnalité à se définir et à s'affirmer dignement dans le monde.

C'est un fait certain que les leçons de la géographie sont susceptibles de fortifier chez les Français et chez les Françaises qui auront un jour la garue de nos intérêts matériels, voire de notre honneur national, le sens pratique, la fermeté de jugement, la rectitude d'esprit. L'humanité n'y perdra rien et la France y gagnera. Pas plus chez les peuples que chez les individus, la clairvoyance n'exclut la" tolérance

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et la bonté ; bien au contraire, elle les aide et les rend efficaces. Former des esprits droits et largement ouverts, quelle noble tâche 1

Mais, tout en «'acquittant de ce beau devoir avec l'ardent souci de leur mission particulière, le maître et la maîtresse, attachés à donner avant tout un « enseignement catholique », rencontreront à chaque pas d'exquises et profondes jouissances. Quelles merveilleuses pages d'apologétique chrétienne que celles dont la main divine a couvert les feuillets du livre de la nature î Ici, ce n'est plus seulement, comme eu histoire, la trame de l'action providentielle qui se découvre à travers l'évolution des peuples ; c'est l'empreinte de Dieu qui se révèle partout, c'est son intelligence et sa volonté qui se trahissent sans cesse dans l'admirable agencement des phénomènes physiques et des forces économiques.

L'illustre botaniste Linné tremblait d'émotion, quand, incliné sur le calice d'une fleur, il regardait « passer le Créateur dans son oeuvre ». De même, pour qui sait voir, comprendre, puis enseigner, un cours de géographie ne peut être qu'une paraphrase discrète, mais constante du cri du psalmiste, enthousiasmé par h. splendeur des cieux. Au firmament étoile le géographe ajo;r.era la Terre, la Terre qui ne proclame pas avec moins de force et ne chante pas avec moins de pénétrante poésie l'incomparable « gloire de Dieu ».

André CHAGNV.


LES LIVRES A LIRE

UN OUVRAGE ANGLAIS SUR L'ÉDUCATION DES JEUNES FILLES.

« De toutes les études profanes, l'histoire est celle dont la valeur dépend le plus de l'honneur dans lequel on la tient, et du point de vue duquel on l'enseigne. Ce n'est pas que l'histoire puisse être vraiment une étude profane si on l'enseigne comme un tout bien lié, (seules, des périodes particulières, isolées du reste, peuvent être étudiées dans un pays profane, ou sans aucun esprit quelconque) : car le principe vital n'est pas dans les parties, mais dans l'ensemble, et ce n'est qu'en l'enseignant comme un tout qu'on peut donner à l'histoire l'honneur qu'elle mérite comme l'étude des rois, comme l'école de l'expérience et du jugement, et comme l'un des plus grands maîtres de vérité...

« L'histoire mérite dans l'enseignement une place centraient dominante... Elle mérite d'être enseignée d'un point de vue qu'on n'aura pas à changer plus tard. Il faut trouver ce point de vue aussi fixe que possible ; il faut qu'il donne toute facilité pour embrasser de plus en plus d'espace, et pour grouper de façon naturelle toute l'histoire moderne autour de l'histoire de l'Église...

« La quantité des matériaux historiques est devenue si énorme, la liste des auteurs éminents si imposante, qu'on désespérerait presque d'adapter le sujet à un esprit d'enfant, si l'on n'avait pas ce point de vue central, où l'Incarnation et l'Eglise sont les faits qui dominent et jugent tous les autres, leur donnent leur place et leur importance réelle. A ce point de vue dominant, l'enfant et l'historien peuvent se tenir côte à côte, chacun voyant


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la vérité selon SA capacité propre ; et si l'enfant doit devenir plus tard un historien, ce sera par un développement continu ; il n'aura rien à désapprendre. La méthode d'enseignement concentrique, contre laquelle il y a beaucoup à' dire quand on l'applique à l'histoire nationale ou aux autres parties de l'enseignement, est ici absolument à sa place : car on ne peut obtenir aucune vue du monde plus vaste qu'en se plaçant au point de vue do l'Église dans sa lutte pour transformer les royaumes du monde en le royaume de Dieu et de son Christ, afin qu'il y règne éternellement. L'Église possède l'horizon réel, et non l'horizon sensible de l'histoire ; et, en se plaçant à son point de vue, les grands et les petits de la terre, les historiens et les enfants, peuvent regarder le même ciel, l'un avec les instruments perfectionnés de son observatoire, l'autre simplement avec les yeux de sa foi et de son intelligence enfantines ».

Les idées abstraites ne passent pas sans quelque résistance d'une langue dans une autre, et, en traduisant, j'ai dû, par moments, pour mieux saisir la pensée, prendre des libertés avec le mot-à-mot. Mais je ne regrette pas ma peine : quelle pensée pleine, ferme, virile l

— De qui est ce fragment ? — Il est tiré de l'ouvrage intitulé : The Education of calbolic firls, par Janet Erskine Stuart ; lisez : la Révérende Mère Stuart, Supérieure Générale de la Congrégation du Sacré-Coeur '.

On peut dégager de ces lignes deux vérités essentielles pour l'enseignement de l'histoire : pour être utile, cet enseignement doit être disposé, harmonisé autour d'un centre, graviter autour d'une idée ou d'un fait primordial; sans cette disposition hiérarchique, organique, l'enseignement est sans âme, déroutant, stérile ; 2° seul, le groupement des faits autour de l'Incarnation (l'entrée directe de Dieu dans l'histoire humaine) et de l'Eglise (la survivance de Jésus sur la terre après son ascension) — outre que seul il est conforme à la vérité, — donne à l'histoire ce caractère organique, satisfaisant à la fois

i. A Londres, chez Longmans, Green and G».


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le coeur de l'enfant et la raison de l'homme. Essayons, en passant en revue, au point de vue pédagogique, quelques conceptions historiques modernes, de vérifier ces deux principes.

A ce point de vue de renseignement, je n'arrive pas à trouver une conception de l'histoire inférieure à celle de Voltaire. Refeuilletez, comme je viens de le faire, \c Siècle de Louis XIV. Partout apparaît la notion mesquine et décourageante que se forme Voltaire des causes historiques et des lignes générales de la vie humaine. Les grandes mesures politiques ne sont prises que pour satisfaire les intérêts privés : « On se battait depuis 1635 parce que le cardinal de Richelieu l'avait voulu, et il est à croirequ'il l'avait voulu pour se rendre nécessaire » (chap. III). — Mieux encore, les grands événements sont décidés par des volontés aveugles, qui ignorent toutes les premières le but où elles tendent : « On fit la paix par lassitude de la guerre, et cette guerre avait été presque sans objet » (chap. XVII). — Des incidents médiocres ou ridicules amènent les plus grandes révolutions, et l'on voit s'étaler toute la théorie, si consolante pour les esprits bornés, des petites causes, grands effets : «Quelques paires de gants d'une façon singulière qu'elle refusa à la reine, une jatte d'eau qu'elle laissa tomber en sa présence, par une méprise affectée, sur la robe de Mrae Masham, changèrent la face de l'Europe » (chap. XXII). — L'histoire est représentée comme un océan de sottises et de crimes : « Tous les siècles se ressemblent par la méchanceté des hommes » ; au milieu de cet océan, émergent quatre époques qui méritent seules l'attention de l'historien, parce qu'elles ont l'art de cadrer avec les goûts littéraires et artistiques de M. de Voltaire : « Quiconque pense et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles dans l'histoire du monde » (Introduction). Au-dessus de cet emmêlement de petitesses et de folies, une seule loi se laisse deviner, — et quelle loi ! — la fortune, ou le hasard.


2po LIVRES A LIRE

On croit voir un sauvage admis à monter sur une de nos locomotives. Ayant vu la vitesse augmenter ou diminuer selon l'ouverture plus ou moins grande du régulateur, l'activité plus ou moins grande du tisonnier qui remue le feu, il portera sur le régulateur et sur le tisonnier son adoration superstitieuse, il placera en eux la cause du mouvement, — négligeant la force de la vapeur accumulée dans la chaudière, négligeant l'intelligence humaine qui a tout fabriqué et qui dirige. Ainsi tout s'explique pour Voltaire par les caprices de quelques individus; les grandes forces historiques qui bouillonnent dans les masses, et, au-dessus de tout, l'action providentielle échappent à sa vue.

Quels résultats pédagogiques attendre d'une telle conception ? Le maître n'en peut retirer aucun principe qui le guide dans le choix, l'arrangement, l'appréciation des faits ; ce sera son goût, variable selon les hommes, variable en chaque homme suivant les heures, qui décidera de tout, — arbitrairement. De à une exposition invertébrée, si l'on peut dire, amorphe, et, chez les élèves, devant ce papillotement de faits que rien ne relie, l'éblouissement et la fatigue. A chaque instant, le fil se brise ; les mouvements de faits et d'idées semblent avorter : tout commence sans jamais aboutir ; l'élève déconcerté s'ennuie et se détourne de l'étude.

Au-dessus de cette conception, il faut placer, — car l'ordre, même imparfait, est préférable au chaos, — la thèse déterministe. Montesquieu l'a esquissée, sans la pousser à toute rigueur, parce qu'il n'avait pas l'esprit systématique. Nul ne l'a exprimée avec une plus naïve confiance et en ternies plus brillants que Taine : « Chaque nation apparaît comme une grande expérience instituée par la nature. Chaque pays est un creuset où des substances distinctes en proportions différentes sont jetées dans des conditions particulières. Ces substances sont les tempéraments et les caractères, ces conditions sont les climats et


LIVRES A LIRE 291

la situation originelle des classes. Le mélange fermente d'après des lois fixes, insensiblement, pendant des siècles, et aboutit, ici, à des matières stables, là-bas à des composés qui font explosion. On aime à apercevoir le sourd travail qui fait bouillonner lentement et incessamment ces gigantesques masses. On se pénétre des incalculables forces qui brisent et éparpillent ou soudent ensemble la multitude des particules vivantes asservies à leur effort. On sent le progrès régulier qui, par une série comptée de transformations prévues, les amène à l'état défini et marqué. On jouit par sympathie de la toute-puissance de la nature, et l'on sourit en voyant le chimiste éternel, par une mince altération de proportions, des conditions ou des substances, imposer des révolutions, fabriquer des destinées, instituer la grandeur ou la décadence, et fixer d'avance à chaque peuple les oeuvres qu'il doit faire et les misères qu'il doit porter. C'est un spectacle grandiose que celui du laboratoire infini, étendu dans le temps et dans l'espace, où tant de vases divers, les uns éteints et remplis de cendres stériles, les autres agissants et rougis de flammes fécondes, manifestent la diversité de la vie ondoyante et l'uniformité des lois immortelles. » (Essais de critique et d'histoire : M. Troplong et M. de Montalcmbert). Ne discutons pas la conception en elle-même : Tainc ne croyait pas au libre arbitre, et nous y croyons. Ne lui opposons même pas l'impossibilité de comparer les lois de la nature inanimée à celles qui régissent les actions des êtres pensants. Les premières dépendent du principe : les mêmes causes produisent les mêmes effets, et ce principe n'a rien à faire en histoire, où jamais la même cause ne reparaît semblable, tout fait d'ordre mental se modifiant par cela seul qu'il dure, et ne pouvant rester ou revenir identique à lui-même. C'est le mérite de M. Bergson d'avoir donné une évidence aveuglante à cette vérité que, toute simple qu'elle est, les déterministes ne voulaient pas voir. Mais Taine avait de solides raisons — chronologiques — de ne pas avoir lu M. Bergson. Ne discutons donc pas en elle-même cette pauvre chimie historique, mais tâchons de juger de ses effets, au point de vue pédagogique.


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Elle va directement à rencontre de deux tendances très fortes chez l'enfant : l'enfant a l'esprit concret, il voit des individus, et vous lui donnez une chaîne de causes abstraites et de lois gêné raies ; vous prenez son imagination à rebrousse-poil ; — l'enfant, qui se développe, qui agit sans cesse dans le nouveau, au contraire de l'adulte, souvent enlisé dans la routine, a le sentiment très vif de sa spontanéité, de sa liberté ' ; et vous lui montrez des mannequins,

« d'humbles marionnettes, « Dont le fil est aux mains de la Nécessité »

Il aura vite fait de rêver à autre chose.

De plus, toute hiérarchie des faits ou des hommes, avec ce système, devient impossible ; aucun ordre, pas la moindre raison pour une préférence, pas de centre. Tous les phénomènes, étant également nécessaires, ont la même dignité, le même intérêt : quel motif aurez-vous de préférer le siècle de Louis XIV au siècle des fils de Clovis ou l'histoire des Français à celle des Patagons ? Est-ce pour leur complication plus grande ? Mais la complication fait la difficulté de l'étude, elle ne fait pas forcément son intérêt. Toutes les réactions chimiques sont égales. Une différence de valeur ne peut apparaître qu'avec la notion de moralité, et l'idée de moralité est inséparable de l'idée de libre arbitre. Réglés par les mêmes lois nécessaires, les trois ordres de Pascal se confondent sur le même plan : grandeurs de chair, grandeurs d'intelligence, grandeurs de charité, ne sont plus que des fils égaux dans la trame unie qui se déroule au cours du temps, sans but, sans signification, sans vie organique. Le

1. A-t-on assez réfléchi à cela ? L'enfant (arrivé à l'âge de raison) est peut-être plus libre (au s.ns philosophique) que l'adulte. Il est moins enserré par l'autorité des parents que l'adulte par les obligations de la vie matérielle, les habitudes, l'entourage. — Les décisions portent sur des futilités ? — Qu'importe I Le mérite moral se mesure à l'importance de l'effort, et IIÛQ à l'importance de l'objet de l'effort. Et que d'en . antillages parmi les hommes !


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maître en pourra indifféremment découper telle ou telle partie pour la. présenter aux élèves : elle n'aura pas plus de droits à tes intéresser que la précédente et la suivante.

* *

Au-dessus de cette conception mécaniste, plaçons les systèmes, même imparfaits, qui donnent un sens, un but, une finalité à l'histoire. Les moins parfaits sont les plus étroits : ainsi Guizot, et les auteurs contemporains de certains manuels primaires. Que Guizot me pardonne ce rapprochement : il s'agit ici de conception, non d'exécution. Et de même que les manuels susdits, en faussant grossièrement l'histoire, qu'ils n'ont apprise que de seconde ou troisième main, la représentent comme une longue et uniforme nuit, dissipée subitement par l'aurore de 1789, — ainsi Guizot, à travers de lentes, loyales, pénétrantes études, où le penseur surpasse encore l'écrivain, et qui restent, à plusieurs égards, des chefs-d'oeuvre, ne voit à l'histoire européenne d'autre rôle que la préparation du règne des classes moyennes : l'adresse des 221 et le ministère du 27 octobre 1S40 suffisent pour justifier les efforts et les souffrances de quinze siècles.

A la même disproportion risible aboutiront tous ceux qui voudront donner comme but final à l'histoire du passé la préparation de leur présent, en escomptant sa perpétuation dans l'avenir. Le monde du temps, où nous sommes, ne peut pas s'immobiliser, et, à chaque étape, l'humanité se sent encore si imparfaite que, (si elle n'a pas par la foi le mot de la grande énigme) elle se demande anxieusement avec Guyau :

« L'éternité n'a donc abouti qu'à ce monde I « La vaut-il ? »

L'enfant, dira-t-on peut-être, vit dans le présent ; le présent seul compte pour lui, et il trouvera très naturel, dans son naïf égocentrisme, que tous les siècles passés aient servi uniquement


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à préparer son bien-être. Soit ; mais est-ce là l'horixpn réel de l'histoire ou Vhoriipn sensible i Est-ce là le point de vue qu'on n'aura pas à changer plus tard ? Quelle désillusion en perspective, lorsque les choses lui apparaîtront sous leur vrai jour I

* * *

Plus large, plus séduisante, belle d'une beauté poétique, apparaît alors la conception qui repose sur l'idée du progrès indéfini ; chez Condorcet, Michelet, Hugo, tant d'autres. L'histoire apparaît comme un drame immense, où luttent des forces d'ombre et de lumière, mais où le bien doit l'emporter, et qui ouvre à l'espérance des perspectives illimitées 1 N'examinons pas si la passion, si la façon spéciale de concevoir le progrès ont faussé la vision du philosophe de l'histoire et du poète ; en ellemême, la conception est grande, et paraît à première vue offrir un cadre magnifique à l'enseignement historique. Chez certains, elle s'accompagne sinon de la foi chrétienne, au moins d'un certain sentiment religieux et de confiance dans la Provi• dence. Le résumé poétique s'en trouverait dans la Vision préliminaire à la Légende des Siècles :

Cette vision sombre, abrégé noir du monde, Allait s'évanouir dans une aube profonde, Et, commencée en nuit, finissait en lueur.

L'éloignement indéfini du but à atteindre, le vague des perspectives heureuses que l'imagination aperçoit dans l'avenir, ôtent à cette conception l'étroitesse ridicule de la précédente, et lui évitent la confrontation redoutable de l'effort dépensé avec le résultat obtenu. Que peut-on reprendre, dans un point de vue de ce genre ?

Ceci t une minute de réflexion découvre à la base du système une monstrueuse injustice. Qui décidera, au cours d'une évolution indéfinie, de la part de bonheur ou de misère que contiendra la vie d'un homme ? La date de sa naissance. Les malheureux nés dans les premiers siècles de l'humanité auront


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tout l'effort sans récompense, et seront (la comparaison, je crois, est d§ Renan) les premiers assaillants dont les cddavres comblent le fossé, pour que les derniers venus passent pardessus et jouissent de la victoire. Les derniers venus vivront dans la joie que leur peine n'aura pas payée ; et, à la limite, ce sera la vérification du sonnet de Sully-Prudhomme :

Des générations la dernière vivante,

Seule, aura, sans travaux, tous ses greniers comblés,

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde

N'auront pas vu courir sur la face du monde

Le sourire paisible et rassurant des blés.

Dès que la réflexion sera née dans l'esprit de l'enfant, pourrat-il supporter une conception aussi immorale ? Ne faudra-t-il pas là encore changer le point de vue ? Michelet qui, attribuant au christianisme entier la doctrine calviniste ou janséniste de la grâce, l'accuse sans cesse d'être la doctrine du choix arbitraire, de la faveur inique et non de la justice, tombe là dans le système qu'il reproche à tort à la doctrine catholique. Les élus, dans la doctrine du progrès indéfini, ce sont ceux qui « se seront donné la peine de naître » assez tard pour arriver dans un monde perfectionné. Encore, chez Michelet ou Hugo, qui n'avaient pas réussi entièrement à effacer de leur esprit l'-empreinte chrétienne, une persuasion trouble, mais forte, de l'immortalité ouvre la porte à un rétablissement de la justice. Mais que pensent de cette conception, pour eux surannée, nos modernes évolutionnistes ? Et en fermant les perspectives d'outre-tombe, ne nous condamnent-ils pas à l'irrémédiable injustice ?

Il faut donc aller jusqu'au bout, et c'est, sinon dans le détail, du moins dans le principe du Discours sur l'histoire universelle qu'il faut chercher le modèle de la seule conception organiqne de l'histoire, parce que, seule, elle est basée sur la vérité.

Cette conception, en prenant pour fondement la croyance à


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la Providence, ne supprime pas pour cela la série des causes et des effets, la liaison normale des faits historiques, le jeu des grandes lois qui font de l'histoire une étude à caractère scientifique, — quoique très différente des sciences Physiques et naturelles. Elle n'instaure pas, à la place de cette étude, un drame mystique à miracles perpétuels, défiant la raison et la logique. Dieu agit sans cesse, mais habituellement par les causes secondes ; et, de même que, dans la vie de l'individu, la grâce surnaturelle ne supprime pas l'action du tempérament, des passions, des vertus naturelles, — de même, dans la vie générale, les intérêts matériels, les idées, les passions, les vertus et les vices dirigent en général l'humanité vers les fins que Dieu connaît ; et, en général, si les événements ne sont pas prévisibles d'avance pour l'esprit humain, ils n'en sont pas moins explicables après, ce qui prouve qu'ils sont logiques, d'une logique humaine. Mais Dieu se réserve le droit de l'action directe, du coup d'état divin, aux heures fixées d'avance. D'ordinaire, une nation compromise se sauve par la prudence, la persévérance, l'héroïsme humain, Charles V, Jacques Coeur, Duguesclin; mais s'il plrit à Dieu d'agir par ses règles et non par les nôtres Jeanne d'Arc paraît 1.

Pas plus que la notion d'ordre, la conception chrétienne ne supprime la conception de progrès au cours de l'histoire. Le progrès intellectuel, condition du progrès matériel et de la domination de l'homme sur la nature, l'Église l'admire; on se rappelle le second point du Sermon sur la Mort. « Je ne puis contempler sans admiration ces merveilleuses découvertes qu'a

1. Ajoutons ceci : l'historien chrétien voit en tout événement la volonté de Dieu ; 2° il reconnaît uue intention spéciale de Dieu dans un événement, quand cette intention lui est révélée par une autorité inspirée ; 3° maii il se garde d'interpréter sans mission le sens des événements dans le plan divin, quand la révélation est muette. Il y a orgueil, — et souvent passion personnelle — à distribuer aux nations et aux individus les récompenses et les châtiments au nom de Dieu, comme si l'on disposait de lumières particulières. En ne croyant être que moraliste, on entreprend sur la fonction du prophète.


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faites la science pour pénétrer la nature, ni tant de belles inventions que l'art a trouvées pour l'accommoder à notre usage' L'homme a presque changé la face du monde... Il fouille partout hardiment comme dans son bien, et il n'y a aucune partie de l'univers où il n'ait signalé son industrie ». Elle fait plus, elle le légitime et le sanctifie : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Genèse, I, 28).

Quant au progrès moral, la doctrine chrétienne ne se borne pas à le promettre, elle le crée ; et il n'est pas besoin d'une longue étude pour sentir l'abîme qui nous sépare de tout ce qui est de l'autre côté de la croix. On n'a même pas assez remarqué, ou de façon trop décousue, combien est dominante la part du mal dans le mouvement qui, du xite siècle à nos jours (et qu'on appelle Renaissance au xivc siècle), a provoqué, par crises plus ou moins violentes, la reconnaissance d'idées ou de formes de l'antiquité païenne : crises de régression, retours en arrière qui, en échange de quelques formes littéraires simples et belles, nous ont valu : en politique, l'absolutisme royal, l'utopie jacobine, le césarisme ; — en législation, la torture, les peines atroces, et toutes les entreprises de l'État sur la liberté individuelle ;— en art, la ruine de notre architecture, des ruptures répétées dans nos traditions nationales ; — en morale, le naturalisme ; — et en religion, toutes les formes de l'antichristianisme.

Ce progrés moral, dû à la doctrine du Christ, on le constate dans le fait que même nos incroyants d'aujourd'hui, quand ils sont vertueux (les saints laïques), le sont grâce à leur éducation ou à leur hérédité chrétienne, grâce à l'atmosphère de morale chrétienne qui les entoure, grâce aux prières mêmes de ceux qu'ils combattent : tout cela sans le vouloir, tout cela en. parasites de la société chrétienne, qui vivent sur son capital sans y ajouter, — mais en témoins irrécusables des progrès de la moralité moyenne. « Nous vivons, a dit Renan, du parfum d'un vase vide. » Vous vivez de la source éternellement pleine


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de l'fïglise, où, sans vous l'avouer à vous-même, sans cesse vous puisez.

Ce progrès, aucune raison ne force l'âme chrétienne à redouter son arrêt, — avant les dernières épreuves, que l'Apocalypse cache autant qu'elle l'annonce. Le grain de sénevé doit devenir un grand arbre ; le levain doit faire fermenter toute la pâte ; l'évangile doit être enseigné à toutes les nations. Le chrétien peut espérer des développements magnifiques de l'humanité, par la grâce de Dieu.

Mais il sait que ce progrès ne peut continuer que par les causes qui l'ont produit. Les forces purement humaines ne peuvent dépasser un certain niveau ; toute la civilisation grecque, résumé de l'effort occidental, avortait quand le christianisme parut ; le monde chrétien d'aujourd'hui, dans la vitalité puissante qui l'anime, comparé à l'Inde, à la Chine, au monde musulnr . donne d'éloquentes leçons. Les vices qui minent sourdement ou publiquement les portions déchristianisées de nos sociétés sont plus démonstratifs par leurs résultats, parce que les résultats sont sous nos yeux. Nous savons d'où part toute espérance de progrès et de relèvement humain, même sur la terre ; et notre conception historique n'est plus, comme chez • les évolutionnistes, l'idée d'un bien aveugle qui se réalise fatalement, c'est Jésus-Christ travaillant l'humanité par l'Eglise.

Enfin, dans notre point de vue du progrès humain, aucune iniquité ne peut trouver place : car, splcndidcs ou misérables, l'histoire ne raconte que les quatre premiers actes de l'histoire individuelle ou générale ; le dénouement ne lui appartient pas. Le cinquième acte, pour chaque homme, commence au lit de mort ; pour l'humanité, il commencera au jour du jugement. L'histoire humaine aura pu, de longs siècles durant, déconcerter l'esprit par d'apparents désordres : Dieu, à son jour, remettra tout en place ; et le barbare passionné, mais sincère qui, à travers de grands crimes et de grands repentirs, aura toujours reconquis la grâce souvent perdue, pourra être placé plus haut que le civilisé doux, mais faible et vicieux. L'individu qui meutt laisse l'humanité poursuivre sa courbe ascendante ou


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t

,j descendante ; mais, bon ou mauvais ouvrier, il reçoit sur-lechamp le salaire mérité.

L'ordre, mais un ordre vivant et non mécanique, — le progrès ; mais un progrès providentiel et non fatal, — la justice enfin (justice miséricordieuse) au terme de toutes choses, voilà ce qui caractérise la conception chrétienne de l'histoire, et voilà ce qui fait que l'enfant instruit par un curé de campagne pourra, devenu grand historien, conserver le point de vue central de son enfance.

Il me vient un scrupule en terminant. Si ces lignes tombent sous les yeux de la Rév. Mère Stuart, peut-être sera-t-ellc tentée de répéter le mot connu (si parva licet...) : Que de choses l'on me fait dire, auxquelles je n'ai jamais pensé ! Je crois pourtant n'avoir que dégagé ce qui était en puissance dans le remarquable passage que j'ai cité ; et ce développement un peu long fera peut-être comprendre la richesse des pensées condensées dans ce chapitre sur l'histoire. Je voudrais avoir donné l'envie à qui me lira de se reporter au texte lui-même : il saura alors se faire valoir sans autre recommandation.

Ph. SAINT-VINCENT. '


SILHOUETTES D'ÉDUCATRICES

MADEMOISELLE DE BAVILLIERS

Charles X aimait les arts, et réunissait souvent a Versailles les mélomanes les plus distingués pour entendre quelque célébrité du temps.

Un soir, dans le salon éblouissant de lumières, des groupes

gracieux entouraient le clavecin sur lequel s'étalait le morceau favori, l'artiste était en retard... Une indiscrétion vite commise fit jeter les yeux sur une charmante fillette, assise à côté de sa mère, et l'obligea à prendre le tabouret du maestro..... C'était MU* de Bavilliers. La cour l'applaudissait, ses parents l'écoutaient en rêvant d'avenir pour cette enfant aimable, intelligente, et qu'on disait jolie, mais l'homme propose.. ..

Quelques années plus tard, la mère et la fille sont à Lyon, leurs terces ont été vendues, leur fortune s'est effondrée, elles achètent vers i8jo le pensionnat de M"* Mandrillon (22, rue Massou '. ) —D'autres personnes d'illustre origine tentaient d'ailleurs avec succès semblable entreprise. Dans beaucoup de villes de France des femmes fort distinguées, ruinées par la Révolution, trouvaient, avec raison très grand et très noble de se consacrer à l'éducation de leurs jeunes compatriotes.

Les Lyonnaises curent vite fait de connaître h' mérite de ces dames, et les familles vinrent en nombre leur confier leurs filles. Mm« de Bavilliers s'occupait de l'économat et de tous les intérêts matériels du pensionnat pour lesquels elle était très entendue. Sa fille devint vite la cheville ouvrière de la maison ; elle était très active, avait une grande intelligence et l'esprit large, elle savait être aimable pour tous et possédait le secret de se faire aimer, don précieux pour une .éducatticc. Elle avait seule la direction des études et composa son programme d'après celui de Saint-Denis, le modèle d'alors1.1! r.'avait rien d'ailleurs que de

t. Dans le quartier des Terreaux.

2. Par manière de réclame on lisait sur les prospectus des cours» les plus ignorés : « Ici on suit le programme de Saint-Denis. »


SILHOUETTES DEDUCATRICES 301

raisonnable et bien compris, et figurerait avec honneur à côté de celui de nos brevets actuels : apprendre aux élèves l'art d'écrire très correctement Te français, d'utiliser pour la bonne tenue d'une maison les mathématiques à l'usage des jeunes filles, faire étudier les éléments de la géographie, de l'histoire, des sciences naturelles, telles en étaient les grandes lignes, auxquelles il faut joindre le dessin, la broderie, la couture.

Pour se faire seconder dans son enseignement MH« de Bavilliers appelait au pensionnat les professeurs les plus réputés de la ville, gentilshommes ruinés pour la plupart, mais instruits, joignant à leur science celle de la savoir enseigner et heureux de pouvoir en faire un si noble emploi.

Le professeur de sciences naturelles, ancien carbonaro, obligé de fuir son pays, était le comte de Cerbelloni ' ; fort distingué de sa personne et dans ses manières il ne pouvait moins faire que u • transmettre à ses élèves un peu de sa distinction avec son savoir.

M. Grandperret professait la littérature. Il était l'auteur d'un « Traité classique de littérature * » qui fut longtemps en faveur dans les collèges. Professeur de rhétorique au collège de Bclley, puis chef d'institution à Lyon, il devint enfin archiviste en chef de cette ville L

Plusieurs fois par mois un docteur venait aussi faire des cours de médecine pratique , pour apprendre aux futures maîtresses de maison l'art d'être charitables autour d'elles et secourables dans leur famille. Nos mères et nos grand'mères n'avaient-elles pas à la campagne, dans un grand meuble, une pharmacie bien montée où les pauvres envoyaient chercher des remèdes qu'elles donnaient libéralement ?

Tous ces cours, même les plus scientifiques, étaient faits sous forme de causeries, pour répondre au désir de M11* de Bavilliers ; les élèves devaient ensuite résumer et analyser la classe entendue, faire une composition sur un sujet donné, et, tous les trois mois, passer des examens minutieux pour chaque partie enseignée. Tout s'accomplissait sous la haute surveillance de la jeune directrice, pour laquelle c'était un principe pédagogique de demander à ses élèves le maximum d'effort intellectuel.

1. Il aimait à parler de sa splendeur passée et plaisantait volontiers sur sa misère : « Tandis que mon frère court le cerf et le renard, je cours aussi, mais... le cachet » .

2. Lyon et Paris, 1816, 2 vol. in-12.

). M. Claude-Louis Grandperret était né le 9 septembre 1791 à Gesc et mourut le 25 avril 1854 a Lyon.


302 SILHOUETTES D EDUCATRICES

Les arts avaient encore une p' tce d'honneur dans son programme. Heureuse l'élève qui arrivait chez ces dames avec des dispositions marquées pour la musique ; elle trouvait dans M"« de Bavilliers une artiste consommée ; il n'est pas un maître de passage à Lyon qui ne se crût obligé de venir la saluer, car son talent faisait autorité. Il nous a été rapporté qu'avant de se présenter sur la scène, les plus en renom venaient lui demander son appréciation et ses conseils.

Ainsi elle ne négligeait rien de ce qui pouvait former des esprits solides et brillants, et si elle consacrait tant de soins à l'instruction proprement dite de ses élèves, on peut juger des soucis que lut donnait leur éducation morale.

Celle-ci était basée sur une religion éclairée et bien entendue que fortifiaient la fréquentation de l'église et la connaissance approfondie du catéchisme. Les efforts del'éducatrice tendaient ensuite à faire des jeunes filles des femmes du monde, c'est-à-dire de celtes qui savent plaire et rendre la vie charmante autour d'elles. Elle les voulait aimables, attentives pour les autres,et par conséquent oublieuses d'elles-mêmes, ne considérait pas comme perdu le temps passé à leur donner des leçons de maintien, de politesse et d'affabilité ; le sans-façon de nos brevetées d'aujourd'hui l'eût à bon droit choquée. Pour joindre la pratique à la, théorie, elle recevait plusieurs fois dans le courant de l'année les païents des élèves dans le but d'apprendre à celles-ci à faire les honneurs d'un salon : offrir le thé, les gâteaux, soutenir une conversation ; elle-même donnait l'exemple avec une bonne grâce exquise et un tact parfait. Chaque semaine MUe de Bavilliers consacrait une soirée à ses amis ; les privilégiés y assistaient et venaient même se faire entendre, comme à la cour les maîtres pianistes, c'était un petit apprentissage du monde. — Les distractions plus encore que les leçons directes peuvent avoir une valeur éducatrice ; on voit que M 11" de Bavilliers n'avait garde de négliger ce secours nécessaire ; donnons-en comme preuve la fête de sainte Catherine qui a laissé d'inoubliables souvenirs aux anciennes élèves. Là encore les parents et de nombreux invités étaient de la partie. Après la messe on se rendait près de la rueMasson, rue Sainte-Mariedes-Terreaux, dans la salle Joly, louée pour la circonstance, et les pensionnaires jouaient le mystère de la Crèche, puis on transformait salles d'études et parloir en salons de réception ; les fillettes étaient les reines


SILHOUETTES DEDUCATRICES 303

I

de la fête, elles faisaient les honneurs de cette réunion intime, et chacune apportait son tribut au programme de la journée avec cette simplicité et cette bonne grâce que l'on aime tant chez les jeunes filles ; l'une jouait du Beethoven, du'Gluck ou du Schubert, l'autre récitait quelques belles pages de littérature ou de poésie, d'autres encore chantaient les dernières romances parues. Puis venaient les scénettes choisies avec goût, et enfin la cantate, triomphe de Mlle de Bavilliers, composée par elle pour la cironstance et chantée à sept ou huit parties, avec toute la perfection que son âme d'artiste avait su donner aux exécutantes.

Les années passaient vite dans cette atmosphère de travail et de gaîté et Ml'e de Bavilliers eut la joie de voir beaucoup de ses élèves devenir des maîtresses de maison parfaites, qui savaient elles aussi organiser au foyer des distractions qui le font aimer. La mort de sa mère, les fatigues de l'enseignement lui donnèrent la nostalgie de Paris, elle voulut y prendre une retraite bien méritée, et vendit son pensionnat aux demoiselles Mauche en 1841. — Hélas, elle ne devait guère connaître le repos ; elle perdit en spéculations malheureuses le prix de sa maison, donna des leçons d'harmonie et l'on ne sut rien de plus à Lyon des dernières années de sa vie.

Les anciennes élèves de M|le de Bavilliers sont rares aujourd'hui, mais on les reconnaît ; elles ont gardé de leur temps d'éducation cette bonne grâce et cette aménité d'autrefois qui faisaient des salons de délicieuses « petites cours ».

FI. BENOIT D'ENTREVAUX.


BIBLIOGRAPHIE

Premières lectures littéraires choisies et annotées, i vol. Cambrai 1911, Fernand Deligne et C««.

Deux idées, semble-t-il, ont inspiré ce petit volume : éveiller de bonne heure le sens littéraire de l'enfant, et produire en lui de fortes Impressions morales. Pour cela, l'auteur a puisé dans nos chefs-d'oeuvre avec une expérience très avisée et une méthode éducative qui n'est pas sa moindre originalité. Ainsi, Dieu, Famille, Patrie, Vertus et Défauts, forment autant de divisions du livre où le charme de la forme et l'attrait du récit ajoutent à la portée du fond. Car on ne saurait trop se hâter, à l'école, « d'enseigner à l'homme ce qu'il ne lui est pas permis d'ignorer. » Et quand nos grands maîtres eux-mêmes veulent bien se charger de la leçon, nul doute qu'elle ne pénètre et ne demeure.

A notre vif regret, l'abondance des matières nous empêche de reproduire, à titre d'exemple, et in extenso, la lecture extraite de Daudet : « La Chèvre de M. Seguin, à Très simplement, et avec beaucoup de finesse, l'auteur y analyse successivement : Les conséquences de l'esprit d'indépendance. 2° Le portrait physique et moral de la petite chèvre, t sans oublier le joli trait : « elle se laissait traire sans mettre le pied'dans î'écitelle. » 30 L'ennui naissant de la douce monotonie de son bien-être. 40 L'escapade, 5° L'enivrement de la montagne qui la grise par tous les sens : yeux, oreilles, odorat, goût. 6° La tombée du soir et le fatal entêtement, 70 L'arrivée du loup avec son ricanement féroce. 8° Enfin la lutte, la mort et la pitié qu'on éprouve pour toute victime.

Cet ouvrage, sans rien laisser perdre du « bien dire », s'attache surtout au profit moral, et nous l'en louons. C'est d'ailJeurS'IèTCaractère de la Collection entière où nous signalerons èg&kx^^^ko^dmty^pieu avec nous, — Notions usuelles. — Nouveau Syflaf>ùife, tous îlvré,s;.feits pour l'école, et admirablement adaptés à leur btrtî / .«-v \\ \ \~\

Le Gérant, ANTONW. PÇ>J

MÀCON, ÏROTÀT FRÈRES, UtPRMEUM




Bulletin pratique de Pédagogie secondaire,

«'adressant particulièrement:

Aux institutrices qui enseignent dans les familles,

Aux mères do famille,

Aux directrices et professeurs de Cours, Externats

ou Pensionnats.


3. — Août 1012

ÉDUCATION

Enseignement familial des jeunes filles'

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BULLETIN PRATIQUE

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Pédagogie secondaire ■<€S Trimestriel

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Bulletin pratique de Pédagogie secondaire,

^'adressant particulièrement:

Aux institutrices qui enseignent dans les familles,

Aux mères de famille,

Aux directrices et professeurs de Cours, Externats

ou Pensionnats.


4. — Novembre 1612

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Enseignement familial des jeunes filles

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BULLETIN PRATIQUE

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Bulletin pratique de Pédagogie secondaire,

«'adressant particulièrement :

Aux institutrices qui enseignent dans les familles,

Aux mères de famille,

Aux directrices et professeurs de Cours, Externats

ou Pensionnats.


MAISON DE FAMILLE POUR LES ; ÉTUDIANTES CATHOLIQUES

Une maison de famille, pour les étudiantes catholiques, s'est ouverte le 15 octobre dernier, 3, place de Fourvière ; elle forme une annexe de la pension précédemment existante.

Les Jeunes filles y trouvent le confort et la tranquillité nécessaires à leur genre de vie, et toutes les facilités voulues pour suivre les cours utiles à la préparation des grades supérieurs.

On peut s'adresser, pour tous renseignements, à Mademoiselle F. Bayle, 3, Place de Fourvière, Lyon.


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MAISON DE FAMILLE POUR LES ÉTUDIANTES CATHOLIQUES

Une. maison do famille, pour les étudiantes catholiques, s'ouvrira 3, place de Fourvière, dès le mois d'octobre prochain; elle formera une annexe de la pension déjà existante.

Les jeunes filles, avec le bon air, y trouveront le confort et la tranquillité nécessaires à leur genre de vie, et toutes les facilités voulues pour suivre les cours utiles à la préparation des grades supérieurs. ~

Le nombre des places étant t'es limité, celles qui désireraient on bénéficier doivent hâter leur demande, et l'adresser à Madame la Directrice de la Pension de famille, 3, Place de Fourvière, Lyon.


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ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DES JEUNES FILLES SOUS LE

PATRONAGE DES FACULTÉS CATHOLIQUES DE LYON

. Cet enseignement est donné 2, rue Sainte-Hélène, du 15 novembre au 15 mai de chaque année scolaire. Il s'adresse aux jeunes filles qui, ayant terminé leur éducation, désirent perfectionner leur culture intellectuelle. Le programme comprend des cours de religion, philosophie, littératures française, ancienne et étrangère, histoire et histoire de l'art.

Il comprend aussi une série de cours complémentaires avec exercices pratiques ou corrections de travaux des auditrices. Des étudiantes assidues y trouveraient d'excellents ; conseils pour la préparation au baccalauréat de la section B et de la section C. ■^■""[ '■■':,■'v->.,;'-'~v ;":>.■■;?' -, ','>":'-


MAÇON, FROTAt,r*èXES, IMPRIMEURS