EXTRAITS
/ûïhlQurnal de Saône-et-Loire, des 20 novembre ; 18 et 0\ 28 décembre 1850.
OC DNE VENGEANCE DE PRÉDÉGONDE, Tragédie en 5 actes, par TH.-M.-F. GAKDIE.
La tragédie de notre compatriote, M. Gardie, MÉROVÉE OU Une. Vengeance de Frèdègonde, représentée dimanche, sur le théâtre de Mâcon, par la troupe de M. Bléau, a obtenu un beau succès. Le public a viyement applaudi plusieurs scènes fort dramatiques, et a rendu justice à l'élégance et à la facilité de toute la versification.
L'auteur, appelé par l'auditoire, a été l'objet des plus flatteuses approbations.
Nous regrettons que le temps et l'espace ne nous permettent pas aujourd'hui de rendre un compte détaillé de cette pièce remarquable.
La plupart de nos auteurs dramatiques ont emprunté à l'histoire de Rome et d'Athènes des sujets consacrés à nous retracer la lutte des passions qui se disputent le coeur humain, et nousr sommes loin de nous en plaindre en admirant les chefs-d'oeuvre dont ils ont illustré la scène française.
Toutefois, nous devons le reconnaître, parmi les annales des peuples qui ont joué un rôle dans le grand drame: des sociétés humaines, il n'en est point qui, plus que l'histoire de France, offrent au poète la source du merveilleux, le jeu des passions et ces mâles contrastes sans lesquels une oeuvre littéraire ne peut ni frapper, ni long-temps attacher l'âme. En effet, tout n'est que flux et reflux dans notre histoire, dans nos moeurs, dans notre fortune politique; et, dans cette longue succession de victoires et de revers, on voit, parle plus prodigieux des contrastes, briller, au.sein même de nos.malheurs, les caractères les plus nobles et les plus héroïques.
Mais s'il est dans nos fastes une période qui, féconde en événements dramatiques, soit pour l'imagination des .poètes dé la scène une mine en quelque sorte inépuisable, c'est, sans contredit, cette terrible époque dont Saint Grégoire de Tours, qui en fut le contem-
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porain, nous a tracé le fidèle tableau, et que M. Augustin Thierry a déroulé avec tant de talent dans ses récits des temps mérovingiens ; c'est ce règne que dominent les grandes ombres de Chilpéric, de Brunehaut et de Frédégonde, et que l'auteur dont nous apprécions le travail a si heureusement choisi et développé. Quels noms, en effet, plus retentissants dans l'histoire, réveillent de plus sinistres souvenirs que ceux des tragiques personnages que M. Gardie met en présence dans la lice théâtrale, et dont les forfaits semblaient appeler sur la France les vengeances célestes !
Essayons d'esquisser dans un exposé rapide cette conception littéraire que notre compatriote, qui nous a depuis long-temps habitués aux beaux.vers, a revêtue des charmes d'une diction souvent pathétique et entraînante, d'une poésie toujours large et colorée.
Chilpéric I.er, neuvième roi de France, avait eu de la reine Andovère un fils appelé Mérovée.
Ce prince vit Brunehaut, veuve de Sigebert, roi d'Auslrasie, assassiné sous les murs deTournay, parles sicaires de Frédégonde, et retenue captive dans le palais de Chilpéric. Mérovée aima la reine, il en fut aimé. Cet amour que traversa l'infortune acharnée à poursuivre Brunehaut, et dont la fin fut si terrible, tel est le sujet imposant de la tragédie dont M. Gardie, dans sa modeste ambition, a bien voulu nous donner les prémices.
Mérovée commence l'action, en déplorant avec Gailénus, son ami, les fléaux qui dévastent la France et que semblent attirer sur elle les crimes de Frédégonde. Comment Mérovée pourrait-il ne pas détester cette marâtre qui fit répudier et ensevelir dans un cloître Andovère, mère du jeune prince, qu'elle persécute dans l'espoir de la priver de la couronne réservée par elle à ses fils? Elle fait de Chilpéric, qu'elle enlace de ses perfides conseils, un tyran, impatient d'usurper les états du jeune Childebert, fils de Brunehaut.
Chilpéric annonce donc à Mérovée qu'il l'a nommé chef des légions prêtes à arracher l'Austrasie au fils de sa victime :
' Mais tout change aujourd'hui : colosse renversé , Sigebert fait défaut à son camp dispersé..... Il n'est plus , et son fils veste seul sur la brèche : Quand le tronc est tombé , le rameau se dessèche ! Pour manier l'épée il faut un bras nerveux : Brisons ce roi d'un jour ; je le puis , je le veux. Du berceau d'un enfant la puissance s'envole. Que peuvent Childebert et sa mèro espagnole Pour soumettre à leur joug le fier Austrasien î Frappons, et dans huit jours leur royaume est le mien !
Childebert au berceau , qu'a-t-il besoin d'un trône? Un hochet aux enfants, aux rois une couronné !
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Arrachons-lui ce sceptre inutile en ses mains : Un enfant n'est point fait pour régir les humains. Tandis qu'en ce palais je veille sur sa mère , Châtiez 1 orphelin des crimes de son père ; Signalez voire épée , et, dans l'art des combats, Qu'un royaume conquis marque vos premiers pas.
MÉROVÉE.
Seigneur, pour des arrêts prenant vos.volontés, •Avec un saint respect je reçois vos bontés ; Mais, s'il me faut choisir, souffrez que je préfère La justice outragée aux ordres de mou père. Un fils, je m'en souviens, est né pour obéir ; Mais un devoir sacré , je ne puis le trahir ! Eh quoi ! vous prétendez qu'au sein de l'Austrasie, J'attaque un faible enfant aux portes de la vie, Le neveu de mon père , échappé du trépas, Et de^qui votre main devrait guider les pas ! Et quand , l'oeil ébloui de l'éclat de son trône, Vous voulez usurper sa fragile couronne, C'est moi que vous chargez d'envahir ses étals!.... Non, Dieu ne m'a point fait pour de tels attentats ! Soyons hommes, seigneur, avant d'agir en princes. L'honneur et l'équité valent bien des provinces; Les bornes des états ne font point leur grandeur : Tout monarque est petit, s'il n'est grand par le coeur! Un trône assez puissant vous échut en partage : Faites régner la paix dans ce vaste héritage. Plus d'un sceptre rougi du sang de l'orphelin
A perdu son éclat et glissé de la main
Moi, tremper dans ce sang mon épée avilie !..-.. Envoyez-moi, seigneur, aux champs de 1 Italie, Réprimer des Lombards les turbulents efforts Et chasser ces brigands qui menacent nos bords ; Ordonnez-moi d'aller refouler des Avares, Jusque sur l'Altaï, les phalanges barbares. Les pirates saxons tyrannisent les mers , Faut-il de leurs vaisseaux purger les flots amers ? Parlez , seigneur, contre eux mon épée est levée : Voilà les ennemis dignes de Mérovée ;
Voilà les hauts exploits qui flattent monjorgueil
■ Mais du berceau jeter un enfant au cercueil, Au trône dans son sang vous frayer un passage , Honte à qui s'armerait d'un si lâche courage ! Ou voit, de sa fureur le lion triomphant, Hésiter, s'adoucir à l'aspect d'un enfanl ; Alors qu'il peut d'un bond s'élancer sur sa proie, A ses pieds innocents battre ses flancs de joie : Et vous, vous m'ordonnez.... Non, quoique sous mes pas Le piège soit tendu , je n'y tomberai pas....'.
En vain vous me flattez d'une prompte victoire : Vaincre un tel ennemi, c'est flétrir sa mémoire, C'est du sceau de l'opprobre attacher à mon front, Comme au vôtre , seigneur, l'ineffaçable affront.
Chilpéric, qui a observé la rougeur de son fils au seul nom de Brunehaut, soupçonne son amour, fait appeler la reine, qu'il veut éloigner de son amant, et, sous prétexte d'une fausse générosité, lui permet de retourner en Austrasie.
Cette veuve infortunée parait devant l'artisan de tous ses maux, et, dédaignant de lui parler, même pour l'accuser, exhale en ces termes sa haine et sa douleur :
{A part. )
0 ciel ! est-ce assez d'infamieî Qui donc ici devrait épuiser ton courroux?....
{ Haut. ) Mânes de Sigebert, ombre de mon époux, Soulève du tombeau la pierre sépulcrale! Parais , dévoile ici quelle main infernale Enfonça sans remords le poignard dans ton sein; Dis le traître dont l'or paya ton'assassin !.... Et toi, Galsuinde, et toi, ma soeur infortunée, Que je parai de fleurs au jour de l'hyménée, Dont le flambeau funèbre , allumé pour le deuil, Devait si tôt, hélas ! éclairer ton cercueil ; La tombe te défend : dis quelles mains atroces Changèrent en linceul le voile de tes noces.... Et ces riches colliers, doux présents de ta soeur. Veuve, et livrée aux fers de son lâche oppresseur, Dans ton lit nuptial, quel odieux parjure Au crime fit servir leur fatale parure , Et dans leurs rangs serrés tressant tes blonds cheveux, Meurtrit ton cou sanglant, t'élouffa dans leurs noeuds 1... Non , de votre pitié ce monstre n'est point digue : Galsuinde , Sigebert, parlez , faites un signe , Et quelqu'un va frémir!... Dévoilez au grand jour Des forfaits trop connus de cet affreux séjour; Peut-il s'en effrayer? et pouvez-vous, vous-mêmes, Les cacher dans la tombe en ces moments suprêmes? Trop généreuse soeur ! pourquoi respectez-vous Des liens que n'a point respectés votre époux? Non , non , plus de pitié ! Si la mort à votre ombre Révèle les secrets que voile sa nuit sombre , Mânes, confiez-les à mon prompt désespoir, Et le traître, aux enfers bienlôt vous l'allez voir I... Mais, implorant en vain l'éternelle Justice , Qui mesure au forfait l'horreur de son supplice, 11 faudra bien alors qu'à ce grand tribunal L'infâme meurtrier, livrant son nom fatal, Dénonce Chilpéric , dont la main sanguinaire A fait assassiner son épouse et son frère!.,..
Le deuxième acte est ouvert par Brunehaut et sa confidente, qui s'étonne que la reine, libre de quitter des lieux abhorrés et de revoir son enfant, laisse échapper des soupirs. Brunehaut, dans une scène palpitante de sentiment et d'intérêt, lui avoue son amour et se' décide cependant à partir, quand paraît Mérovée qui lui reproche sa fuite et son parjure :
1J1ÉROVÉE.
Reine , si vous m'aimez , pourquoi me fuyez-vous ?
BRUNEHAUT.
Si je vous aime , ingrat ! Sans ma fatale flamme , Aurais-je donc langui dans ce séjour infâme? Sans toi, sans cet amour qui trouble ma raison , N'aurais-je pas franchi les murs de ma prison ? Pour toi j'ai supporté l'esclavage avec joie : Je pouvais pour m'enfuir trouver plus d'une voie, Ou d'un geôlier perfide, épiant tous mes pas, Tromper l'oeil vigilant par un noble trépas ; J'ai vécu ! Jusqu'au fond buvant l'amer calice, J'ai de mes longs ennuis fait un doux sacrifice Au prince dont l'amour avait su me charmer ; Et vivre ainsi pour toi, n'est-ce donc pas aimer?
MÉROVÉE.
Brunehaut, pardonnez!...
BRUNEHAUT.
Que ma triste existences A pesé sur mon coeur, dans les heures d'absence ! Eh bien ! je revivais à ton seul souvenir ; Pour toi seul, dans l'exil je craignais de mourir : La voix d'un peuple aimé dont je suis souveraine, Qui recueille mon fils et réclame sa reine, Le désir de revoir un ciel pour moi si doux , De prier au tombeau de mon royal époux, Le trône qui m'attend et mon enfant lui-même , J'ai tout sacrifié : jugez si je vous aime !
Les'deux amants conviennent de s'épouser secrètement et de fuir ensemble en Austrasie. Au même instant, un officier du palais annonce à Chilpéric que ses enfants viennent d'être frappés d'un mal subit et menaçant pour leurs jours.
Au troisième acte, Bozon , qui, traître à l'amitié de Mérovée, a, par ordre de Chilpéric, épié tous ses pas, vient révéler au roi cet hymen clandestin.
Enflammé de colère, Chilpéric ordonne qu'on s'empare des deux époux et qu'on les amène devant lui. Tandis qu'il exhale sa fureur, paraît enfin Frédégonde pleurant ses fils sur le bord de la tombe.
On devine quel effet doit produire l'apparition de cette reine, aprèsdeux actes tout remplis d'elle saris qu'elle y figure. Naguère
si dédaigneuse et si fière, et maintenant écrasée parla douleur maternelle, elle veut se réconcilier avec Dieu, comme si sa puissance éphémère était capable encore de transiger avec celle de l'Etre éternel. Elle apprend de Chilpéric le mariage de Brunehaut et de Mérovée, et entend s'échapper de sa bouche des menaces de vengeance et de mort. Redoutant de nouveaux crimes, elle l'interrompt et s'écrie :
Ah! seigneur, plus de sang: la colère céleste
Nous avertit encore en cet instant funeste ;
Ce coup qui nous afflige est une voix d'en haut :
Pour que Dieu nnus pardonne, absolvez Brunehaut.
Epargnez Mérovée, et, par votre clémence,
De nos fils expirants rachetez l'existence ;
Pour sauver du tombeau ces fruits de notre amour,
Peut-èlre, j'en frémis, nous n'avons plus qu'un jour.
Consacrons aux remords l'heure que Dieu nous donne :
Avant de l'implorer^le ciel veut qu'on pardonne !
Gardez-vous donc, seigneur, d'immoler sous vos coups....
CHILPÉRIC.
Quoi! vous les défendez! vous, Frédégonde, vous!;-..
Cependant Mérovée et Brunehaut, arrêtés par l'ordre que Chilpéric avait donné dans sa colère, arrivent entourés de gardes.
La fière Brunehaut qui croit qu'on l'amène devant le roi pour entendre sa sentence, se trouve en face de Frédégonde qu'elle abhorre, qu'elle apostrophe en ces termes :
BRUNEUAUT [àpart, apercevant Frédégonde). C'est elle!... Oh! je sens là tout mon transport renaître!
{Haut.) Donc, avant de mourir, je te vois sous mes yeux : Tu m'entendras enfin, et j'en bénis les cieux! • Ah! frappe désormais , égorge ta victime ; Aux crimes de ta vie ajoute encor ce crime ; Mais avant que ta main, conduite par l'enfer, M'apporte le poison ou me perce du fer, Je veux que devant moi ton front allier pâlisse : Pour tant d'assassinats est-ce un trop long supplice? Tu ne me réponds pas!... As-tu donc oublié Tout le sang innocent dont ton bras s'est souillé? .Ne te souvient-il plus (affreuse destinée!) Que la main étouffa ma soeur infortunée? Ne sens-tu pas encor, par toi-même tressés, Ses cheveux tout sanglanls à sa gorge enlacés? N'enlends-tu pas encor son râle d'agonie? Ma soeur assassinée!... et lu vis impunie!...
FRÉDÉGONDE.
Brunehaut, par, pitié <v
BRUNEHAUT.
Tu parles de pitié!... Infâme ! écoule-moi, je n'ai dit qu'à moitié :
Pour implorer ainsi la reine d'Austrasie,
L'heure, en effet, me semble on ne peut mieux choisie.
(S'adressant également à Chilpéric.) Sigebert, mon époux, par vous assassiné, Mon fils votre captif aussitôt qu'il est né, Moi-même dans ces murs traînant ma lourde chaîne, Voilà par quels bienfaits vous étouffez ma haine !...
(A Frédégonde.) Tu parles de pitié !... Mais depuis quand, dis-moi, Un sentiment si noble est-il connu de loi? Remua-t-iljamais tes cruelles entrailles? La pitié !— Mais tu vis parmi les funérailles: Chaque ordre de ta bouche est un crime nouveau ; Chaque jour près de toi voit creuser un tombeau ; Et tu viens implorer ma clémence!... parjure! Absoudre les tyrans , c'est faire au ciel injure !
( A tous les deux. ) Allez, faites peser sur tous vos ennemis Ce sceptre qu'à vos mains les enfers ont commis ; Faites régner partout la terreur et l'outrage ; Immolez Brunehaut, achevez votre ouvrage, Et si ce n'est assez de tant de sang versé, Surpassez, s'il se peut, vos crimes du passé ! Mais s'il est dans les cieux un Dieu qui nous régisse,
(S'approchant de Frédégonde.) Que sur toi son courroux tombe et s'appesantisse ! Qu'il t'abreuve du sang par tes mains répandu; Que sur ton front maudit sou bras toujours tendu De sa juste vengeance épouvante le monde, Et que les fils mourants maudissent Frédégonde!
FRÉDÉGONDE.
De grâce, épargnez-les ! Non, vous ne voudrez pas Sur mes fils innocents appeler le trépas!
BRUNEHAUT.
Que la foudre avec toi les plonge dans la tombe !
FRÉDÉGONDE.
De crainte et de remords à vos pieds je succombe : Grâce pour mes enfants! N'attirez pas sur eux La mort, qui les menacé en ce moment affreux.... Peut-être ils ne sont plus!....
BRUNEHAUT.
Ah! je mourrai vengée!... Frappe , ô ciel ! satisfais ta justice outragée ! Venge sur eux mon fils, ma soeur et mon époux. Que ces jeunes serpents périssent sous tes coups! Venge l'humanité !.... Que cette race impie Dans l'abîme à l'instant disparaisse engloutie!... Pour deskmonstres pareils tu creusas tes enfers.
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CHILPÉRIC.
Madame, oubliez-vous....?
BRUNEHAUT.
Que je suis dans tes fers?... Va I Brunehaut se rit de ta vaine menace , Tu peux percer ce coeur, mais l'effrayer, non !...
FRÉDÉGONDE.
Grâce I Reine , vous êtes mère !...
BRUNEHAUT.
Arrête! Que dis-tu?... Il te sied bien , à toi, de jouer la vertu !... Mère !... oui. je le suis , et sais combien de larmes M'ont coûté pour mon fils mes mortelles alarmes !.... Depuis qu'en ce palais par ton ordre enfermés , Tous deux nous gémissions , que de voeux j'ai formés Pour que Dieu de tes coups défendit son enfance 1 Pour lui combien de fois j'implorai ta clémence ! Réduite à comprimer ma juste inimitié, J'invoquais, insensée ! un reste de pitié ; Et, durant ces frayeurs qui troublaient tout mon être, Dans ton coeur de marâtre ai-je jamais fait naître Un sentiment humain qui pût me révéler Que c'était une mère à qui j'osais parler, Que dans ton sein pervers battait un coeur de femme?... Puis-je donc oublier tant de rigueur infâme?.... Mon fils!... il fût tombé sous tes coups inhumains , Si le ciel n'eut daigné l'arracher de tes mains !.... Va 1 Dieu, juste à la fin, commence à te poursuivre : De ton horrible aspect que son bras nous délivre, Et que ta race impure , infâme objet d'effroi, Soit vouée à l'opprobre et s'éteigne avec toil
Ce troisième acte, où l'on voit l'altière Frédégonde forcée, par la crainte de perdre ses fils mourants, de s'accuser elle-même et de se jetter suppliante aux pieds de Brunehaut, sa captive et son ennemie, nous semble, par la situation des personnages et par la véhémence du style, un des plus dramatiques de notre théâtre.
Rachel, dans la dernière scène, eût fait frissonner l'auditoire.
Passons au quatrième acte, qui n'est pas moins rempli d'intérêt et d'action que le précédent.
Au moment où les nouveaux époux, heureux d'être unis, s'apprêtent à partir pour l'Austrasie, Chilpéric leur apprend que Gontran, pour recouvrer les domaines du jeune Childebert, lui déclare la guerre et réclame, par la voix de ses ambassadeurs, Brunehaut nommée régente de son fils proclamé roi d'Austrasie.
Chilpéric, dans l'espoir que Brunehaut, touchée du repentir de Frédégonde, n'armera point contre lui, l'engage à suivre les envoyés de Gonlran, laissant à Mérovée le choix de demeurer près de son
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père ou d'accompagner son épouse. Ce prince, entraîné par la générosité de son caractère, n'hésite point à adopter le premier parti et répond à Chilpéric :
Seigneur, mon choix est fait, ou plutôt, quand mon père Fait entendre sa voix/je n'en ai point à faire.
Cependant, permettez qu'à vos ordres soumis,
Je n'arme point mon bras contre les ennemis
Qu'un'objet adoré va rassembler peut-être :
Vous rougiriez , seigneur, d'avoir pour fils un traître ;
Et, sur le double écueil où le sort m'a jeté,
M'armer pour un parti, ce serait lâcheté.
Quoi I j'irais, désireux d'une honteuse gloire,
Aux guerriers d'une épouse arracher la victoire !
Ce triomphe infamant révolterail mon coeur :
Le laurier ne croît point aux champs du déshonneur !
Chilpéric applaudit à ces nobles sentiments et se retire pour préparer ses moyens de défense. Brunehaut, restée seule avec Mérovée, lui reproche, dans une scène déchirante, l'abandon où il la laisse, et le conjure de la suivre.
Malgré tout ce que Mérovée redoute, d'une part, de la cruauté de Frédégonde, incapable d'écouler long-temps la voix du remords, de l'autre, de l'esprit astucieux de Chilpéric, qu'elle inspire ; malgré l'affreuse perspective qui jette l'épouvante au coeur des deux époux, ce jeune prince sacrifie à son père son amour et ses espérances de bonheur.
Brunehaut, alors, dans un délire prophétique qui lui révèle les grandes calamités dont sa triste fin fut le dénouement, lasse enfin d'opposer sa vertu et son innocence au malheur qui la persécute, s'écrie:
Ah ! de quel coup mortel me frappez-vous, seigneur ! Oui, de mon sort affreux le voile se déchire : L'amour, le ciel, l'enfer, tout contre moi conspire! Ensevelie au sein de l'éternelle nuit, Est-ce de Sigebert l'ombre qui me poursuit, Qui, pour venger sur moi mon nouvel hyménée, Empoisonne à plaisir ma triste destinée?....
Puis, accusant le ciel même de ses infortunes :
Est-ce donc là ce Dieu que m'enseignait ma mère ! Vertu, n'es-tu donc plus qu'une vaine chimère, Et verrai-je toujours le crime triomphant S'acharner à poursuivre un misérable enfant, A torturer sans fin celle qui l'a fait naître, Réduite à mendier la clémence d'un maître, A courber sous l'affront sa royale fierté, A gémir de ses fers et de sa liberté !.... Suis-je fibre, en effet, quand , seule , abandonnée , Je ne puis a vos jours lier ma destinée?
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Quand aux mains des bourreaux j'abandonne un époux ,
La liberté, seigneur, est-ce un présent si doux ?
Ah ! puisque dans les cieux il est une puissance
Qui protège le crime et poursuit l'innocence ,
Que la gloire , l'honneur et la félicité
Couronnent l'infamie et la duplicité;
Puisque.de la vertu.les pleurs sont le.salaire ,.
Comme ce Dieu cruel, vengeons-nous pour lui plaire ;
Déchirons le bandeau qui me voilait les yeux,
Et luttons, s'il se peut, de rage avec les cieux !
Oui, j'envie, à la fin, le bonheur du coupable,
Et du crime , à mon tour, je sens mon coeur capable;
Pour la première fois, je sens qu'un seul éclair
Peut allumer en moi tous les feux de l'enfer!...
Eh ! que craindre, après tout? La vengeance célesle !...
Que peut-elle ajouter au destin qui me reste?
Le sinistre avenir, fantôme décharné ,
Apparaît tout sanglant à mon oeil consterné ,
Et, victime vouée à l'insulte , à l'outrage.
Sur ma tète partout j'entends gronder l'orage;
Partout devant mes pas se dresse le malheur,
Sans qu'un rayon d'espoir luise au fond de mon coeur,
Sans qu'un regard ami, qu'une douce parole
Au jour de mes revers , me guide et me console !
MÉROVÉE.
Rassurez-vous, madame !
BRUNEHAUT.
Ah ! mes malheurs passés Sur le sort qui m'attend m'en révèlent assez , Et, semblable à l'éclair, signal de la tempête, Un noir pressentiment a traversé ma tête : Je vois de Chilpéric les criminels succès De ma patrie en deuil m'interdire l'accès , Ses hordes ravager les champs de l'Austrasie, Frédégonde pousser jusqu'à la frénésie L'implacable courroux qui domine ses sens ; Oui, tous ces maux, seigneur, je les vois, je les sens !... Et, lasse d'endurer cette horrible torture , D'épuiser les tourments qu'inventa la nature , Je me résigne enfin et n'attends plus du sort Que les fers de l'exil, la misère et la mort ! La mort !.... n'ai-je pas vu son hideux spectre en songe ! Tout mon sang, malgré moi, se glace quand j'y songe ; Il me semblait, horreur! qu'un coursier indompté Traînait mon corps sanglant à travers la cité ; J'entendais près de moi mugir la populace , Dont les'flots irrités se pressaient sur ma trace : « Ses restes souilleraient l'asile des tombeaux, » Jetons-les, disaient-ils, en pâture aux corbeaux!.... » De mes sens, à ces cris, je recouvrai l'usage ; Mais, malgré ma raison, cet horrible présage
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Jette dansâmes esprits des troubles inconnus , Et je tremble
Cependant le confident de Mérovée vient annoncer à Brunehaut que les ambassadeurs l'attendent pour le départ. Le prince, redoutant quelque piège, charge son ami de la conduire, par des sentiers détournés, jusqu'aux avant-postes de l'armée austrasienne. Les époux se séparent, et, tandis que Mérovée se plaint du sort qui l'exile loin de Brunehaut, survient Frédégonde exaspérée par la mort de ses fils qu'elle vient de perdre, et qui, répudiant son retour éphémère à de meilleurs sentiments , reprend son caractère et garde sa haine, comme Dieu a gardé sa colère.
A sa vue, Mérovée se contient à peine :
Elle vient : son aspect farouche, atrabilaire , Malgré moi dans mon sein rallume ma colère. Réprimons toutefois cette secrète horreur : Chez l'homme, la raison doit commander au coeur !
A'peine la marâtre a-t-elle aperçu l'héritier du sceptre promis à ses fils, qu'elle le chasse de sa présence; puis, seule avec ses confidentes, elle exhale sa fureur et répond en ces mots à Elvinde indignée que Brunehaut ait vu, sans se laisser fléchir, Frédégonde à ses pieds :
Elvinde, que dis-tu ? plus je versais de larmes ,
Plus l'infâme ajoutait à mes justes alarmes ;
Ah ! que ne l'as-tu vue , en ces cruels moments ,
Superbe , s'efforcer d'accroître mes tourments ,
Triompher de me voir à ses pieds prosternée ,
A l'opprobre , au malheur vouer ma destinée,
Maudire ma famille , et, pour dernier adieu ,
Sur ma tête appeler tous les fléaux de Dieu !
Et de ma honte elle a pour témoin Mérovée !...
El des cruels mépris dont ils m'ont abreuvée ,
Les perfides iront se vanter triomphants ! —
Non , non ! J'ai tout subi pour sauver mes enfants ;
Ils ne sont plus : eh bien ! restons pour la vengeance ;
C'est à moi désormais, et ma tâche commence ;
Je saurai la remplir, entends-tu , Brunehaut !
Il te fallait mes pleurs : c'est ton sang qu'il me faut;
Je l'aurai ! Ne crois pas qu'au seul prix de ta vie
Tu puisses apaiser ma fureur assouvie : .
Il faut à Frédégonde un triomphe plus beau !
Pour tant d'ennuis mortels , c'est trop.peu-d'un tombeau :
C'est toi, c'est îcn époux, c'est ton fils, que ma haine
Va perdre dès ce Jour, ou je meurs à la peine !....
Allons, Elvinde, allons, l'instant/est précieux,
Courons de ma vengeanceépouvanter les cieux !
Ainsi se termine le quatrième acte, dont l'intérêt va toujours en grandissant. Tout marche vers le dénouement, sans en laisser entrevoir l'imprévu.
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Au cinquième acte, Chilpéric, informé que l'armée d'Austrasie s'avance vers Lutèce, et se préparant à marcher contre elle, charge Bozon, vendu à Frédégonde, de soustraire Mérovée aux fureurs de sa marâtre et de le conduire à l'instant dans l'asile inviolable d'un cloître. Mais survient la reine, qui, pour attiser la colère de Chilpéric contre son fils, rappelle son hymen clandestin, signale en lui le fauteur de la guerre qui s'allume, et, l'accusant d'avoir eu, pour faire périr ses fils, recours à la magie, termine en disant :
Attendez-vous qu'armé d'un sanglant cimeterre,
L'assassin de vos fils vienne immoler son père!
Que son infâme épouse, excitant ses fureurs,
Lui tende le poison qui doit glacer nos coeurs !
Ah ! seigneur, s'il est vrai que votre âme insensible
A l'amour paternel ne soit plus accessible ,
Si le bandeau royal pour vous n'a plus d'attraits,
Laissez-moi la vengeance, et mes coups sont tout prêts !
Le glaive doit frapper tout sujet qui conspire :
Qui ne sait châtier régit mal un empire !
Chilpéric répond qu'il a su concilier les devoirs de la nature et les intérêts de la politique, et que, si Mérovée couve de perfides desseins, il ne pourra les mettre à exécution dans l'abbaye dont les portes viennent de se refermer sur lui ; mais il frémit d'horreur à la seule idée de causer sa mort :
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Quand un fils égaré fait vers le crime un pas, Un père le retient ; il ne l'égorgé pas ! Où le coeur a parlé, la haine doit se taire : Ne vous souvient-il plus du malheureux Clotaire ? Ah ! je vois devant moi ce monarque irrité , Pour se venger d'un fils contre lui révolté, Dans la chaumière ardente où la flamme pétille, Faire brûler, horreur! Chramnès et sa famille !.... Avez-vous oublié quels remords déchirants Sans cesse lui montraient ses enfants expirants, Qu'il fut errant, maudit, et qu'au bout d'une année Finit, à-pareil jour, si* triste destinée^!....
Averti que les deux armées seront bientôt en présence, Chilpéric sort pour diriger le combat.
Cependant Frédégonde, de concert avec Bozon, a contraint, à force de menaces, l'abbé du monastère, à ordonner prêtre Mérovée, afin qu'il ne pût habiter avec son épouse, si, fuyant du cloître, il parvenait à échapper à ses gardes postés autour du palais.
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En effet, le prince est parvenu à s'échapper de l'abbaye ; mais saisi par les agents de Frédégonde, il est amené devant elle, le front dépouillé de ses tresses royales et vêtu en esclave fugitif. Pendant cette scène, le ciel, ainsi que le représentent souvent les historiens de ce temps, brille de sinistres clartés, et le tonnerre gronde dans les nues, au moment où la victime de Frédégonde l'apostrophe en ces mots :
Ta victime a-t-elle assez souffert!.... Viens, jouis du spectacle à tes regards offert, Exécrable marâtre ! approche , il manque encore A mes longues douleurs ton aspect, que j'abhorre!... Va-t'en!... Ne crains-tu pas d'attirer dans ces lieux Les spectres des enfers et la foudre des cieux?.... Cache ton front maudit ! sur ta coupable tête Brille l'éclair sinistre et gronde la tempête. Perfide ! n'attends pas que, cédant à l'effroi, Je vienne, suppliant, m'abaisser devant toi ; Esclave et fugitif, je brave ta puissance : Va, poursuis, contre moi déchaîne ta vengeance ; Tu ne me peux plus rien ! mon courage indompté Met au défi ta rage et ta perversité ! Mais tremble qu'aux enfers, excité par les ombres Que ton poignard plongea dans les ^demeures sombres, Je n'arme contre toi le royaume infernal, Et que ton dernier coup ne soit le coup fatal! Ta fureur trop long-temps poursuivit l'innocence ; S'il est juste, le ciel te doit ta récompense : Il doit léguer, barbare ! à ton nom détesté , L'anathème éternel de la postérité , De ton horrible joug délivrer la Neustrie, Venger l'humanité , moi-même , et la patrie! Ah ! peux-tu bien encore en ce fatal séjour T'offrir, teinte de sang, à la clarté du jour ! Le poignard ne t'a point dérobée à sa vue ! Au fond des noirs enfers lu n'es pas descendue ! Tu crains d'y.rencontrer Galsuinde et Sigebert '..... Fuis!... Mais déjà l'abîme est souS tes pieds ouvert ; Tremble!....
FRÉDÉGONDE.
On peut d'un esclave affronter la menace, Et lu vas recevoir le prix de tant d'audace-
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Frédégonde sort précipitamment pour armer le bourreau de Mérovée. Ce prince, resté seul, s'alarme sur le sort de son épouse, lorsque le confident qui avait guidé ses pas pénètre, sous l'habit d'un serviteur de Frédégonde, jusqu'à son maître, qui croit voir un assassin envoyé par Frédégonde; mais il reconnaît Gailénus, qui lui annonce que Brunehaut arrive à la tête de son armée victorieuse, pour l'arracher des mains de sa marâtre.
Brunehaut, en effet, suivie de ses officiers, entourée d'oriflammes et le front ceint du diadème, accourt sauver son époux et fait de sa délivrance le gage de la paix. Mais à peine Mérovée a-t-il embrassé son épouse, qu'il.se sent défaillir. Il raconte comment on l'a ordonné prêtre sous la menace du poignard, et ajoute que, poursuivi par les sicaires de Frédégonde et redoutant les tortures que lui réservait cette reine vindicative, il a fait couler un poison sûr dans ses veines. A ces mots, il expire.
D'abord, muette de douleur et d'effroi, Brunehaut laisse enfin éclater sa colère, et, la main étendue sur le corps de son époux , elle jure une haine éternelle, une vengeance implacable à Frédégonde, à Chilpéric, à toute leur exécrable race. Une nuit soudaine couvre le palais, quand elle s'écrie :
Que ta foudre , ô.mon Dieu ! dût-elle m'écraser, Les broie en ce palais et vienne l'embraser, Et que ses noirs débris, leur seule sépulture, Attestent leurs forfaits à la race future !
D'après cet exposé sommaire et les citations que nous avons empruntées à cette oeuvre, on voit quel soin M. Gardie a apporté à la contexture de ce drame, qui se déroule à travers des scènes terribles, pathétiques, passionnées, où le caractère déloyal de Chilpéric se heurte à chaque instant contre la noblesse et la grandeur d'âme de Mérovée, et où la vertu et la tendresse de Brunehaut luttent avec la soif d'ambition et l'ardeur haineuse de Frédégonde.
Chaque personnage conserve (et c'est un des grands mérites de la pièce) sa couleur historique, que relève une poésie mâle et pleine de mouvement, et que soutient jusqu'à la fin un dialogue vif et animé.
Quelques scènes un peu trop étendues, quelques tirades un peu longues, semblaient, à la première représentation, faire craindre, en nuisant à la rapidité de l'action, que l'intérêt n'en fût affaibli.
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M. Gardie, docile aux conseils d'une critique bienveillante, n'a pas hésité à sacrifier les passages indiqués, malgré les beaux vers dont ils étaient semés.
Ce premier pas dans la carrière dramatique, marqué par un triomphe éclatant, doit être un encouragement pour l'auteur, et l'engager à persévérer dans la nouvelle voie ouverte à son talent de poète et de dramaturge.
F. BOUCHARD.
MAÇON. — IMP. DE DEJUSSIEU.