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Titre : Mademoiselle de Marbeuf ; Le cornac : fragment / Dubut de Laforest

Auteur : Dubut de Laforest, Jean-Louis (1853-1902). Auteur du texte

Éditeur : Librairie Nouvelle (Bruxelles)

Éditeur : Librairie universelle (Paris)

Date d'édition : 1888

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30362238v

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 24 p. ; 19 cm

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Description : Collection : Anthologie contemporaine des écrivains français et belges ; série 4, vol. 43, n° 7

Description : Collection : Anthologie contemporaine des écrivains français et belges ; série 4, vol. 43, n° 7

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5528942p

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-11501 (43)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 04/05/2009

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Madëttioiselle de Marbeuf 0

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JSSMSBSS'TB ME Juana y Parânos était venue passer la jourK ^^^ P| nee du duel auprès de Christiane, à l'hôtel dés Es ISvYifi! g| Champs-Elysées. Les dames déjeunèrent en M HËMS! H *^te * t^te' et' Pour répondre à la demande ajL^llgËJp câline de l'Espagnole, on servit le café dans le —^3* boudoir ouvert sur une serre merveilleuse. Tandis que M,1<! de Marbeuf, en robe gris-perle très simple et boutonnant haut, demeurait debout et pensive contre le vitrail enguirlandé de roses, Juana se promenait, un éventail à la main, fumait des cigarettes, balayait le sable de l'éblouissante traîne de sa jupe rouge vif, en admirant les végétations bizarres : des iris monstrueux soufflaient les parfums empoisonneurs ; des cactus riaient de leurs lèvres sanglantes ; des aloès étalaient des griffes et des pointes de métal verni ; de larges feuilles de velours sombre et aux plaies rougeâtres dormaient, baignées d'eau verte et chaude, et lorsque le doigt éle l'étrangère les touchait, ces plantes sinistres se dégageaient des mousses, enflaient le dos, s'éveillaient, frissonnantes de tous leurs dards ; un saule à couronne blanche, un saule précieux que Gontran et Gabriel s'étaient amusés à orner d'un visage : nez de carotte, yeux de marrons d'Inde, bouche de pivoine, oreilles de tournesol, barbe de gynérium, langue pendante de raifort, — cet arbre funèbre et comique inspirait à la fois le dégoût d'un monstre ivre et la pitié d'un homme vieilli qui s'affaisse et pleure, en temps de mascarade, sous la risée ; les yuccas, les palmiers, lés dracoenas, les myrtes, les azalées, les camélias et les rhododendrons prenaient des allures fantastiques ; les plantes, toutes les fleurs poussées là, depuis les verveines, les myosotis, les muguets, les mimosas, les primevères, les héliotropes, jusqu'aux liserons et aux marguerites, jusqu'aux

(*) XV« Chapitre. ANTHOLOGIE COKTEMPORAINE.

VOL. 43. SÉRIE IV. (N« 7).


douces violettes, toutes ces fleurs, nées et grandies dans l'artifice, avaient des senteurs extraordinaires, des atrophies ou des hypertrophies, des contorsions aimables, des infirmités gracieuses, des airs penchés, des alanguissements, presque des obscénités de tige et de corolle, et à les toucher et à les sentir la femme vicieuse éprouva une joie énorme, car son tempérament qui l'éloignait de la nature, de l'amour simple et des jouissances naturelles, des êtres simples et de leurs harmonies, subissait, même au temple de Flore, l'irrésistible attraction des phénomènes.

Juana s'était approchée de Christiane.

— Si nous causions un peu, ma belle amie? Théâtre,voyages, modes, à votre choix. Etcs-vous pour les dessous noirs!

— Les dessous noirs ?

— Oui. Vous ignorez encore cette révolution mondaine ? Elle date de huit jours cependant ! Moi, je suis la mode : plus de blanc, rien que du noir ! chemise de soie noire, jupons noirs, pantalons de noires dentelles. Vive le noir !

Au soleil enflambant les vitres, la dame jouait avec la chevelure de la maîtresse du petit duc, agitait les tresses blondes autour des prismes lumineux, et. tout en parlant du noir, établissait une gamme, une symphonie des ors. Ses. passions la travaillaient ; ses yeux s'agrandirent, sa peau devint moite, fiévreuse, et son torse s'électrisa, vibra, comme s'il allait en jaillir une gerbe d'étincelles.

Christiane ? O ma Christiane !...

—■ Que me voulez-vous, madame ? ;— Je... Je...

On venait de sonner à la grille, et M"° de Marbeuf, ayant aperçu l'un de ces bonshommes bleus porteurs de dépêches, s'élançait à sa rencontre.

— Attendez ! criait M""' y Parànos ; vos gens ouvriront! Quel mauvais goût !

La cousine de M. de Torcy lisait le télégramme suivant :

Mons-Paris. ■— Evénement grave. — Navré de ma victoire. — Gabriel et moi bien portants rentrerons cette nuit. — Amitiés.

GONTRAN.

— Eh bien ! demandait l'Espagnole, M. le duc est vainqueur,et vous ne riez pas, et vous ne dansez pas ?

— Événement grave? Victoire? Oh! il me l'a tué! Il me l'a tué ! gémissait Christiane, les dents serrées, toute livide.

— Vous avez ma! compris, ma chère ! C'est Gontran qui...

— Madame, laissez...

— Vous tremblez ? Vous allez défaillir ! Voyons, appuyezvous sur mon épaule ?...

Ce même jour, Christiane télégraphia en Belgique, à une


adresse indiquée par le valet de chambre du baron Horace, et M. de Pomeyrol répondit : et LaBierge mort. »

A dater de l'affreuse aventure, Mllc de Marbeuf écrivit non pas un journal prétentieux de bas-bleu, mais de simples noies sur sa pauvre vie, et ses pages arrachées au livre de douleur témoigneront peut-être des angoisses de la vengeresse et aussi de son courage et des forces vives de son âme :

Paris, le 8 juin 18S6. — Hier, on a ramené à Paris le corps de Marcel : on le conduit à Angoulême ; il sera inhumé dans le caveau de la famille. Une lettre de Pomeyrol venait de m'informer de l'heure du train de Belgique, et j'attendais sur le quai de la gare du Nord, avec une brassée de fleurs : des hommes enlevèrent du wagon étranger le cercueil de mon amant chéri, et ils le portèrent vers une autre voiture. Le baron Horace et l'autre témoin de Marcel, M. le prince d'Austerlitz, tous deux tête nue et bien pâles, précédaient le cadavre ; enveloppées de longs voiles noirs, M"" 1 de La Bierge et ses deux filles suivaient, chancelantes, au milieu du vacarme des fers, de la vibration des timbres et des sonneries de cloches, arrivée et départ, entre un flot banal de voyageurs ; le monde * circulait indifférent devant mon pauvre mort ; le sifflet des locomotives semblait le huer ! Pomeyrol s'occupait de la translation des restes sacrés ; il donnait des ordres à voix basse : un diable chargé de malles qui passait à fond de train heurta le cercueil, et je m'avançai pour le défendre [...Heureusement, personne ne m'aperçut '; je continuais à me cacher, à regarder, à souffrir, à surveiller, sans larmes. La famille et les deux amis s'éloignèrent ; la voiture du mort devait les rejoindre à la gare d'Orléans ; on étiquetait le fourgon vert sombre; je glissai quelques pièces d'or à un employé, et celui-ci me donna le temps de baiser enfin l'horrible boîte et de jeter mes fleurs!... Le soir, Juana, Gontran et Gabriel ont ri avec Christiane, et Christiane a sablé le Champagne ! Puis, l'amour, — toute la lyre !

Le ii juin. —Gontran me presse de quitter Paris et de m'installer sur une plage mondaine; la géante trouve que j'ai l'oeil mauvais.

Le 14,;i/iH . — A son retour des obsèques, M. de Pomeyrol a bien voulu m'accorder une entrevue ; aujourd'hui, j'ai passé deux heures avec notre ami. Mon Dieu ! qu'il me faisait mal à entendre ! « J'avais, dit-il, la direction du duel ; je commande : Feu ! Je compte : un, deux trois ! et Marcel tombe, il tombe ; et tout ce que j'aimais n'est plus qu'une chose morte ! » Le baron marchait, les yeux rouges, le dos voûté, blanc comme un linge : « Christiane, vous pouvez le pleurer ; il TOUS adorait ! Moi, je vous dis adieu ! vous ne me reverrez


plus ; je viens de brûler le testament où, à son insu, je donnais à La Bierge toute ma fortune, et je m'en vais au loin, chez les étrangers, traîner et pourrir ma vieille carcasse !... » Alors, très chaste, en inclinant mon front, j'ai murmuré, comme autrefois Marcel : « Embrasse-moi, grand frère ! » il pleurait encore ; je ne pleurais pas, mais je parlai du petit duc, et il m'a sentie vibrer de haine !

Le i5 juin.— Brusquement, Mmo Juana y Parànos, l'odieuse créature, a emmené en Espagne Gabriel de Sernouze. Raison de la fuite de ces phénomènes : le jeune prince d'Austerlitz cherchait les oreilles de « la petite marquise. »

Le 17 juin. — Mariage de M 11" Juliette de Torcy avec M. le capitaine d'Hervilliers. Itinéraire du voyage de noces : les bords du Rhin. •— Elles m'amusent, les demoiselles jalouses qui s'en vont attendre les coupables, à la sortie de l'église, et les aspergent de vitriol !

Le iSjuin.— Laure a accouché d'un cadavre. Pauvre petite duchesse ! Le duc ne la voyait que pour lui demander de l'argent ou sa signature; il en arrivait à la menacer, à l'injurier; mais si les angoisses^ de cette douce créature assombrissent mes joies de destruction, je me hâte de dire : à défaut de la cousine, rien n'eût été changé dans les malheureuses destinées de Laure ; le mari vicieux serait fatalement devenu la proie des horizontales, des Sapin ou des Tapeau.

Indignés des façons de leur gendre, M. et M"1B de ChâteauRenauld se décident à garder leur fille, et l'on cherche un moyen de divorce ; d'un autre côté, la vieille duchesse sollicite, en l'honneur de son fils, un conseil judiciaire. A quoi bon, chère tante ? Mettez vos lunettes, et vous découvrirez le pot aux roses : nouvelles différences à la Bourse et au club — divers emprunts — billets protestés — ruine prochaine, de parla grâce de votre nièce, que vous avez jugée, condamnée, flétrie, ô noble justicière ■!

Le soir du même jour. —Voyons, Christiane, a soupiré Gontran, est-ce que cela te gênerait beaucoup de me prêter... — Cher, je vis avec ce que tu me donnes, et je n'ose t'offrir des économies qui remontent... à M. de La Bierge — A M. Saturnin Clouard ; tu ne voudrais pas de l'argent du maçon ; je te connais, tu n'en voudrais pas ! « Alors Gontran a crocheté les tiroirs de sa mère ; il a volé une liasse de billets de banque, des obligations au porteur, des bijoux, et il est rentré les poches pleines : «,On ne vole point une mère, on lui prend, n'est-ce pas ? — Évidemment ! » Au milieu des bijoux, et avant l'arrivée d'un juif acquéreur, j'ai prié le cousin de me laisser un souvenir, la broche nuptiale de la duchesse, de la femme qui brûla lès portraits de mes morts, et cette broche piétinée, insultée d'un crachat, elle s'en était allée dans la


s

boîte aux ordures ! Nos malles sont faites; nous partirons demain matin à quatre heures.

Rrighton, le 20 juillet —A Trouville, à Cabourg, à Dieppe et à Boulogne, le petit duc rencontrait des amis ; on me le dérangeait! Enfin, sur cette plage anglaise d'un luxe effrayant, nous revenons à nos mystérieuses amours, loin des yeux indiscrets et des lèvres bavardes. La plupart des serviteurs gardent l'hôtel des Champs-Elysées ; monsieur se contente de son domestique, et moi, j'ai seulement amené ici la géante, une cuisinière et une femme de chambre. Notre villa est située au bord de la mer, et le spectacle...

Le 22 juillet. — Les toilettes ? Les moeurs ? Il en sera des moeurs et des toilettes comme du spectacle de la nature ; des points !... A la ligne !... Est-ce que je viens dans ce pays pour y observer quelque chose ou quelqu'un, en dehors de mon compagnon de chaîne et de ses défaillances ?

Le 24 juillet. — Nervosité extrême. — L'air de la mer est défavorable à l'ennemi.

Le 25 juillet — Le monstre mange à peine: la nuit, il s'agite plus fort ; il ne dort plus ; les cauchemars redoublent.

Le 26 juillet. — Gontran interroge les médecins, et comme le malade — mon cher malade — n'avoue pas la cause de son mal, nous rions ensemble des consultations auxquelles je l'invite à ne point ajouter foi et des ordonnances que je lui défends de suivre. Le premier médecin a ordonné les laxatifs : bouillon d'oseille — lavements.

Le second, les toxiques : quinquina — hydrothérapie.

Un troisième, les antispasmodiques : valériane — assa foetida — bromures — frictions sèches ■— électricité statique.

Le août — Le petit duc a déjà interviewé tous les médecins de la plage, contre espèces sonnantes, et les charlatans de la vieille Angleterre, aussi fameux que nos princes de la science, ont répondu avec leurs griffonnages habituels. Il était malaisé de traduire, et l'on n'a pas cherché à comprendre.

Le 2 août. — Nous sommes en train d'inventer le jeu des « petites ordonnances ». Gontran mêle dans son chapeau de paille les feuillets en question, et je tire. Voici les bulletins du dépouillement initial :

Prendre matin et soir, avant chaque repas,un des cachets suivants : — yalérianate de quinine, 3o centigrammes.

Pour un cachet f. s. a. (facile secundum artem), i5 cachets.

'2° Alimentation intensive : viande crue et hachée, de 100 a i5o grammes, au repas du matin.

3° Une douche froide çlç 10 à 12 secondes, suivie d'une friction d'un quart d'heure, avec le gant de crin.


Les accidents nerveux sont prééminents, et alors le deuxième bulletin :

Bromure de potassium i5 gr.

Sirop d'écorce d'oranger 2 5o gr.

Une cuillerée à soupe le matin, et deux le soir, en commençant le repas.

i" Une séance d'électricité statique, chaque jour. Durée : vingt minutes. — Insister avec les étincelles sur la colonne vertébrale.

Troisième bulletin : homoeopathie... Non !... Assez ! Le 3 août. — Un vieux docteur a semblé lire au travers du jeu des petites ordonnances, et il nous recommande seulement beaucoup, beaucoup de sagesse... Allez-vous-en, médecin du diable ! Le 4 août. — Excursion en mer. — Gontran a eu froid. Le 5 août. — Quel réveil ! Cette nuit, je tremble de l'écrire, cette nuit, dans une hallucination gagnée sans doute au contact infâme, j'ai revu Marcel !... Marcel sortait du tombeau, jeune et charmant, tel qu'en nos heures bénies, et de même que Werther pour Lolotte : je le tenais serré contre mon sein, et je couvrais sa belle bouche, ses lèvres tremblantes, d'un million de baisers enflammés. La volupté se peignait dans ses yeux, les miens partageaient leur ivresse. Grand Dieu ! serais-je coupable de sentir, en ce moment encore, du bonheur à me rappeler ces transports ! Oh ! Marcel! Marcel!... C'est fait de moi ! Mes sens s'égarent ; je ne suis plus à moi, mes yeux sont remplis de larmes... Ah ! je ferais mieux de partir !... Le 6 août. — Non ! Je reste.

Le 8 août. — La mort ne veut pas de lui ! Si j'essayais du sulfure de carbone ? Ce poison, affirment les docteurs, détermine une surexcitation de toutes les facultés ; le sens génésique surtout est le siège d'une activité affrayante : la dépression survient, et les forces organiques et intellectuelles s'affaissent en raison directe de leur excitation première.

Le soir du même jour. — J'hésite entre le sulfure de carbone et les cantharides.

Le g août. — Décidément, je renonce au sulfure de carbone, dont l'intoxication laisse des traces et peut provoquer l'autopsie du cadavre. Je vais mêler une forte dose de cantharides au thé de Gontran.

Le i3 août. — L'effet a été prodigieux. — Horreur ! horreur ! horreur ! Voici mon chant d'amour ! Le i5 août. -— Sainte Vierge Marie, pitié ! pitié ! Le 16 août. — La damnation éternelle, mais la vengeance ! Le 17 août. — Oui, la vengeance !


Le 18 août. — Lentement. Le iqaoût. — Sûrement. Le 20 août. — Froidement. Le 21 août. — Joyeusement !

Le 25 août.—Je relis et j'adapte à ma situation la fin du monologue d'Hamlet, après le départ de Rosencrantz et de Guildenstern. Jamais terribles paroles ne furent plus en harmonie avec mes esprits: «... Et cependant, moi, drôlesse stupide et au coeur de boue, je suis là inerte comme un Jeannot rêveur, insensible à ma cause... Suis-je une femme lâche? Qui veut m'appeler scélérate ? Qui veut me frapper au travers du visage ? Qui veut m'arracher la chevelure et me la jeter à la face ? Qui veut me tirer par le nez ? Qui veut me donner le démenti par la gorge, et me l'enfoncer jusqu'aux poumons ? Qui veut me faire cela, eh ! sang de Dieu ! je l'accepterais, car il est trop évident que j'ai un foie de pigeon, et que je manque de fiel pour donner à l'ennemi l'amertume qui lui convient ; sans cela, j'aurais déjà engraissé tous les vautours du pays avec la charogne de ce brigand. Scélérat corrompu ! Scélérat dénaturé, traître, paillard, sans remords ! Oh ! vengeance ! — Oh ! quelle bourrique je suis ! Voilà qui est fort courageux à moi, fille d'un gentilhomme et d'une princesse, à moi qui suis excitée à la vengeance par le ciel et l'enfer, de soulager mon coeur par des mots comme une putain, et d'être là à maudire, comme une vraie souillon, comme une marmitonne ! Fi donc ! fi ! A votre tâche, ma pensée !... » Hamlet n'avait besoin que d'une pensée pour armer son bras d'un poignard et le conduire, et moi, plus triste, plus malheureuse, j'ai besoin non seulement de toutes les lumières de mon cerveau, mais de toutes les complaisances de mes membres. A votre tâche, mon corps !...

Le 2 septembre — Il est méconnaissable: teint jaune et joues creuses. Dos voûté, jambes grêles et tremblantes.

Le 3 septembre. —• Les cheveux grisonnent, le front se ride, la patte d'oie s'accentue.

Le 5 septembre. — Grisé de cantharides, il perd la tête : il court sur la plage et murmure des paroles obscènes à l'oreille des baigneuses.

Leô septembre. — Les arcades sourcilières sont molles, flasques et incapables de maintenir le monocle.

Le 7 septembre. — Au Casino, une Française a demandé, en regardant M. de Torcy : — Quel est donc ce vieux petit monsieur ? Une autre a dit : — Il est malade, fou !

Le 9 septembre. — Gontran est alité. Nouvelle ordonnance : peptones de viande. Le 10 septembre. — Fièv>pefJdié;Kre....


Le 11 septembre. — Déambulation nocturne. Le i3 septembre. — Les médecins le condamnent. Le 14 septembre. — Il est extrêmement pâle et amaigri, et un matin ou un soir qu'il n'ira pas plus mal que la veille, — à l'occasion d'un mouvement brusque, d'une émotion, il s'éteindra par anémie cérébrale, sans période agonique, c'està-dire asphyxique. ' Le 15 septembre. — J'ai saupoudré de cantharidesles peptones de viande.

Le 16 septembre. — lia rêvé qu'il poignardait sa mère et sa soeur, et qu'ensuite sur les corps... Oh ! je suis damnée !...

Le 17 septembre. — Elias Rowester, le cocher Elias, est à Brighton. M. le duc de Torcy avait eu la vanité de se faire annoncer dans les déplacements et villégiatures du Figaro, et depuis trois jours Elias cherchait son ancien maître. Le valet — mon amant des écuries ! — a fini par découvrir notre_ retraitre ; il m'a honoré d'une visite ; il m'a demandé pardon, et je lui pardonne, et je consens à lui payer de mes deniers les cent mille francs qu'il a prêtés, au duc ruiné, s'il veut exécuter mes ordres. — Il viendra.

Le même jour, quatre heures. ■—Me réhabiliter? Donner enfin à la famille de Torcy et au capitaine d'Hervilliers la preuve éclatante de mon innocence et de la scélératesse du maître et du valet. Trop tard ! Marcel est mort !...

Cinq heures. — La géante s'inquiète de mes allées et venues ; elle croit à la machination d'un crime banal, et elle me supplie de vaincre la mauvaise pensée : « Jésus priait pour ses bourreaux !... » — Le Christ était Dieu, et je suis femme !

Six heures. — Gontran repose. Sept heures- — Il s'éveille et demande à boire. Huit heures. — Trois médecins l'entourent. Neuf heures. — Le moindre bruit, un frôlement de papier ou de soie, l'énervé et le fait sursauter.

Dix heures. — Un prêtre, vient de lui donner TExtrêmeOnction.

On\e heures. — Gontran m'appelle, me serre la main, sourit et râle.

On%e heures et demie. — Le ciel est tout noir ; la tempête menace ; de larges gouttes de pluie commencent à tomber. Minuit: — C'est horrible !... Je n'ose plus !... Minuit 10 minutes. — Ce n'est pas un crime ! Minuit i5 minutes. — Si ! Minuit 20 minutés. — Non ! Minuit 2» minutes. — Qu'il meure en paix !


Minuit 35 minutes. — Le tonnerre gronde,les éclairs m'éblouissent ; mon sang est en feu ! (S approchant du lit de Gontran) On dirait qu'il me nargue ! (Marchant à la rencontre d'Elias) Entrez, voici la somme ! [Coupant l'air de sa main ouverte.) Il faut en finir ! Viens, Elias !

L'orage éclatait dans toute sa fureur; des zigzags de flammes illuminaient la chambre ; sur la mer déferlée, on voyait au loin des signaux de détresse ; les bateaux dansaient, éperdus ; le vent faisait mugir les ondes, et des vagues énormes, des va- • gués hurlantes, battaient les assises de la villa. Il y eut un coup, de tonnerre effroyable ; les portes et les fenêtres claquèrent ; des vitres volèrent en morceaux jusque sur le lit du moribond.

— J'ai peur !... gémissait le petit duc.

— Gontran, regarde !

M. de Torcy avait rassemblé ses dernières forces, et, aux rouges lueurs des éclairs, Christiane et Elias lui apparurent, amoureusement enlacés.

Il se souleva :

— Je rêve !... Je deviens fou !... Christiane (

— Souviens-toi, et meurs !...

Les globes de ses yeux s'agrandirent démesurément ; sa langue tout entière pendait; une convulsion le rabattit. Elias descendait l'escalier, et M11'' de Marbeuf demeurait là, frappée de stupeur et plus pâle que le mort.

— Marina, au secours ! au secours !

Quelque chose l'entraînait; elle avait ouvert une fenêtre, et, avant l'arrivée de la Cosaque, elle se précipitait dans l'abîme. Aux cris de la géante, des mariniers de garde s'élancèrent.

On ramena Christiane sur la rive ; la demoiselle vivait encore. Le lendemain, la Galette de Irighton annonçait à la fois le décès d'un gentilhomme étranger et l'acte touchant de désespoir de la maîtresse du gentilhomme.

Une revue anglaise ayant demandé, à l'occasion de cette aventure, un article écrit « en français » à un romancier français qui se baignait à Brighton, l'écrivain conclut ainsi:... Son peignoir bleu roula entre les montagnes de blanche écume et les noirs tourbillons. Mais la tempête s'était calmée : la jeune femme passait, doucement portée par les vagues, où sa chevelure allumait des ors ; elle passait, suivie d'un cortège de varechs, de lichens, de fleurs marines plus lumineuses que les fleurs de la terre, — et, sous les étoiles, j'ai rêvé d'une morte devant cette vivante, et j'ai vu, ô Shakespeare ! ta belle Ophélie flottant sur l'onde !

M"° de Marbeuf a vendu l'hôtel des Champs-Élyssées, et elle vient d'entrer aux Carmélites. Son nom? Marie des SeptDouleurs.


Le Cornac(

(FRAGMENT)

|i§!f §§5|H1 RÈS-BIEN, Jozim!... Parfait!... Mon garçon,tu

|Iiw| ifs*! réveillerais un mort !...

Kwl lliiil Dans l'un des plus riches hôtels du boulevard

^^ffl^^^ Malesherbes, Jozim accomplissait son labeur

"""i^^matinal et à peu près unique, le massage de

son maître, M. Angélus Vardoz; il maniait le corps étalé,

tout nu, sur un large divan ; il le soulevait à droite, à gauche,

le retournait pile et face, tendait les bras, les jambes, donnait

du jeu, de la souplesse et de la chaleur; ses mains d'artiste

rassemblaient la peau, la mordaient, retiraient, comme si

elles devaient la faire craquer; puis, elles glissaient, très

douces, pleines d'une rare science, et activaient toujours la

circulation du sang.

— Bravo, Jozim !...

Les chairs blanches et fiasques devenaient plus fermes; elles avaient pris des teintes rosées, elles affirmaient une vaillance, tandis qu'un fluide mystérieux pénétrait tous les membres, les réveillait, les dressait, les agitait, s'épandait en eux, enorgueillissant toute la musculature de l'homme, sous un souffle de jeunesse, de beauté, de fraîcheur et de désir.

L'art du massage n'avait plus de secrets pour Jozim, exmasseur des femmes de Sa Majesté le Sultan, que M. Vardoz avait rencontré aux portes de Constantinople, un soir d'hiver où l'eunuque, fuyant le Harem, cherchait sa nourriture avec l'opiniâtreté des chiens errants sur les rives du Bosphore. Chaque matin, le maître s'abandonnait aux manipulations de son serviteur, et il trouvait là un remède contre ses soixante ans; Jozim habitait Paris depuis quatre années, et il ne s'exprimait encore que par gestes.

Le lavatory était spacieux, tout en marbre; au centre, le divan d'opération ; à droite,un appareil à douches; à gauche, une superbe baignoire; sur une longue table, des fioles de teinture, des cosmétiques, des outils de nacre et d'acier, des instruments de toutes sortes, alignés et brillants, comme pour iine double exposition de parfumerie galante et de chirurgie mondaine. Quand Jozim eut lavé le corps à grande eau et qu'il l'eut éponge, il l'ondoya, dans toutes ses parties, d'une essence orientale dont il avait surpris la fabrication au Harem; puis, ce fut entre ses doigts une succession rapide et savante de canifs, de limes et de ciseaux, un chassé-croisé de houppes, de brosses, de peignes, de palettes, de pinceaux et de fers à friser.

(*) Ie'' Chapitre.


Maintenant, M. Angélus Vardoz, en costume du matin, — babouches, pantalon à la hussarde, veste de flanelle blanche à liséré bleu, entr'ouverte sur une chemise de soie bouffante, — cambrait sa taille devant une glace où il se voyait tout entier. Il était très grand, très svelte, avec une longue figure encadrée d'une barbe blonde géante, un nez busqué, des lèvres minces, de petits yeux malicieux ; et les pâles blondeurs de sa chevelure et de ses moustaches lui donnaient l'autorité de son âge, sans permettre à personne de deviner le travail artistique de Jozim : les fils blancs teintés de blond, la patte d'oie disparue, le carmin de la bouche, le réseau d'azur artificiel des veines, les coups d'estompé des sourcils, l'éclat des pommettes et du regard par des mélanges d'ocre, de bistre, de safran et de koheuil.

M. Angélus avait toutes les apparences de la virilité, de la grâce, et l'on voyait en lui un frais vieillard et non un vieux beau retapé. Comme il traversait le grand couloir de l'hôtel, il rencontra sa gouvernante, M""' Eulalie Bacot, une dame mûre en bonnet violet; il lui barra le passage, et tout d'un coup, il tendit le bras droit :

— Eulalie, touche-moi ça!...

La gouvernante sourit, en femme habituée aux fantaisies de son maître, et elle tâta le biceps :

— Oh ! monsieur!... Oh ! monsieur !... Vrai, c'est beau !...

— Jozim n'y est pour rien!... Le régénérateur, c'est le printemps!...

Ce sans-gêne rentrait dans les moeurs de la maison, et les quinze années de service de M1"" Eulalie justifiaient aux yeux de M. Vardoz une aussi grande familiarité. Le maître ne demandait pas tous les jours l'avis de sa servante sur sa force musculaire, mais il aimait à se vanter ainsi, chaque fois qu'il venait d'accomplir d'amoureuses prouesses, et, justement, la nuit passée, il s'était montré, affirmait-il, d'une valeur extraordinaire : la jeune femme encore couchée dans sa chambre, pouvait en répondre.

— Vrai, monsieur, vrai!... c'est beau !... Fier de cette approbation désintéressée, M. Angélus Vardoz, l'écrivain amateur, l'ami de tous les arts, celui que les journaux baptisaient du nom de Mécène, pénétra dans son cabinet de travail. On était aux premiers jours du printemps de 1886, et par la large baie au vitrail de cathédrale ouverte sur le jardin de l'hôtel, montait une brise embaumée, un bouquet de lilas en fleurs, et le parfum semblait d'autant plus appréciable à M. Vardoz que, déjà, les bouches d'égout commençaient à empester la ville. Autour des pelouses verdoyantes, dans les ramures, des oiseaux voletaient, sous le soleil joyeux, égrenant des trilles et des roulades que le vieux poète traduisait ainsi,en y répondant : « — Bonjour, monsieur


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Angélus! Toujours crâne? Et ce vieux biceps? — Je me porte à merveille, messieurs les oiseaux! Une idée! Si je vous consacrais un sonnet? Je vous ai dédié au moins cinq cents vers; en voulez-vous encore? — Mon Dieu,monsieur Angélus, si cela vous fatigue, ne vous dérangez pas; nous chanterons tout de même ! »

M. Vardoz restait en pleine lumière, l'esprit libre, exempt de rimes, et les oiseaux chantaient.

La magnifique pièce de style composite, peuplée de marbres et de bronzes, avait un air de fête avec son plafond blanc et rouge en forme de dôme et sa cheminée monumentale; elle invitait à rêver, à aimer ; les sièges de peluche en étaient moelleux ; des portières à personnages en masquaient les issues, et des brassées de fleurs s'étageaient, çà et là, entre les rayons des bibliothèques où dormaient des livres aux reliures précieuses et intactes. En face d'un meuble de Boule qui renfermait des bibelots de toutes les époques et de tous les pays, et au-dessous du portrait à l'huile de M. Angélus, on voyait émerger d'une frondaison de plantes vivaces une grande et superbe terre-cuite, la reproduction de la Statue de la Jeunesse du tombeau d'Henri Regnaultrla femme éternellement jeune, oublieuse de l'artiste-mort, inscrivait le nom du littérateur au livre de Gloire. Devant le bureau d'ébène, un fauteuil à haut dossier sculpté, une sorte de trône aux armes royales étrangères; sur la table, un encrier d'argent massif égayé de deux amours, des porte-plumes à barbes d'or dans un cornet de cristal, un buvard somptueux, des papiers diversement teintés, satinés, comme il en faut pour écrire aux dames; point de taches, ni de feuilles manuscrites froissées, pas d'encombrement de mauvais goût, rien de. ce désordre qu'un lettre en voie de gestation ordonne de respecter, — rien de ces paperasses raturées et meurtries qui disent les larmes, les sourires, les colères, les enthousiasmes,les angoisses et quelquefois le triomphe d'un écrivain occupé à marteler son cerveau, pour faire naître, grandir et vibrer une pensée humaine.

M. Vardoz dépouillait son courrier, et il pensait qu'il est bon de vivre et de « dételer » le plus tard possible; il souriait à des écritures féminines, parcourait des demandes de secours et de protection où il était qualifié de « mon cher maître >% « d'illustre maître » ; il savait ce que valait l'aune de ces compliments, mais la flatterie lui était douce au coeur et l'aidait à oublier les tracas d'argent que lui créait le train de sa maison. Tout autre que M. Angélus eût tremblé devant l'imminence d'une ruine fatale, mais M. Angélus avait des moyens personnels de combler les déficits.

Pendant que M. Vardoz achevait la lecture de sa correspondance et des journaux du matin, Mmo Eulalie entrait dans la chambre à coucher du maître, pour y servir un petit déjeu-


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ner. Après avoir disposé sur le guéridon proche du lit un plateau de vieil argent qui supportait une tasse de chocolat, une chaude brioche entartinée de beurre, une fine serviette, un verre de mousseline et une carafe frappée, la gouvernante releva les brides de son bonnet violet; puis, d'une voix onctueuse comme celle des prélats dont elle portait les couleurs ;

— Votre servante, mademoiselle ! Il est dix heures: je ne viens pas trop tôt? ^

— Non, madame Eulalie, et vous êtes toujours bien aimable !

— Qui ne le serait avec mademoiselle ? Vous êtes si charmante! Monsieur n'a jamais été plus heureux!

— Il vous a dit cela, le monstre?

— Je l'ai deviné à sa belle humeur !

Afin de se réveiller tout à fait, la jeune femme se mit sur son séant et décrivit avec ses bras des paraboles et des ellipses, des courbes gracieuses, comme si, par la pensée, elle se transportait sur la scène de l'Opéra, où, étoile de la danse, elle récoltait des bravos et des fleurs. Une jolie fille brune et rose : visage ovale, petit nez retroussé, grands yeux noirs enfantins, chevelure épaisse, sourcils touffus, joues trouées de fossettes, menton un peu grassouillet, mouche assassine, fortes lèvres, fortes cuisses, l'une de ces verdeurs à la fois polissonnes et naïves, qui, dans l'envolée du tutu, piquent d'un désir lesvieillards de l'orchestre. La danseuse approchait de sa bouche la cuiller d'or, goûtait, soufflait, tirait la langue, léchait le plus gentiment du monde : on eût dit de quelque Colombine agaçant Pierrot.

La gouvernante préparait les grandes eaux dans un cabinet de toilette contigu à la chambre, le laboratoire de Jozim étant réservé pour le seul usage de M. Vardoz.

— Madame Eulalie, demanda la danseuse, est-ce que vous croyez que c'est drôle de se marier tout de bon 1 Moi, je me marie !

jypuc Euialie eut un soubresaut à l'idée que son maître pouvait épouser cette fille.

— Oh! ce n'est pas avec M. Vardoz!

— En effet, Monsieur est trop âgé! fit M""' Eulalie, toute de réserve et de malice.

— L'autre n'est pas beaucoup plus jeune : cinquantetrois ans.

— Sept ans de moins; c'est toujours ça! Une grande position, sans doute?

— Devinez? —Ténor?

— Non!

— Juge?


H

— Non!

— Député? Sénateur? Ministre? ■— Jamais de la vie ! Général !

— Cré mâtin !

— Général et comte! Propriétaire de mines d'or et de diamants; chez lui,il n'y a qu'à se baisser pour en prendre!

— Quelle veine !

— C'est un Brésilien pur sang.

— Le Brésilien? Le petit noir qui brille? Mais je le connais! Nous l'avons eu à déjeuner,l'autre jour; Monsieur lui a même cédé quelques tableaux, pour lui faire plaisir.

•— Le général comte Eusébio da Queiroz-Leâo!... J'ai mis longtemps à apprendre son nom ; le général descend de l'une des plus anciennes familles du Brésil ; il est de la province d'Espiritu-Santo.

— Amen! répondit la gouvernante en toussant.

Bi'ahca La Noretti — c'était le nom de théâtre de la danseuse — poussa un soupir.

— Vous ne sauriez croire, madame Eulalie, toute la peine que j'éprouverai en quittant le théâtre ; j'aime mon métier follement!

■— Le général vous emmène au Brésil?

— Pas encore, dans un an seulement; mais il paye le dédit, et il m'empêche de danser.

— Bah! il vous autorisera de temps en temps pour vous faire les jambes !

— Jamais !

— Ne l'épousez pas!

— M. Vardoz me conseille de me marier.

— Si Monsieur a parlé, je retire.

— J'étais très hésitante, et je suis venue demander un avis à mon bienfaiteur.

— C'est gentil cela, mademoiselle! Et le général ne se doute pas?

— 11 ne se doute de rien. Du reste, pour les faveurs que je lui ai accordées!... Il me croit à Auteuil, chez une parente malade.

— Petite roublarde!... Pardon, mademoiselle, pardon...

— 11 n'y a pas d'offense. Que voulez-vous, ma chère! M. Vardoz a été bon pour moi, et il a toute ma confiance. N'est-ce pas lui qui m'a dénichée aux Folies-Bergère, où je végétais? Je n'oublierai jamais son entrée dans les coulisses; il vint à moi, me frappa sur les joues : « Du talent, petite ! » Presque aussitôt parut ce grand diable de Bouc...

— M. Maxime Boucailles?

— Tout juste! Celui qu'on appelle l'astronome. Bouc voulait couper le chemin à M. Vardoz; ils se disputaient en mon honneur : « — Je te dis que c'est moi qui l'ai vue le premier!


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— Non, la découverte est mienne! — Voyons, Bouc? — N'insiste pas, Angélus! » Et me voilà entre ces vieux messieurs, tiraillée par-ci, tiraillée par-là, flanquée de deux ouvreuses qui portaient des bouquets énormes ; ça recommençait : « Ma voiture est à la porte! — Mon coupé vous attendra! — Nous souperons! — Pas aussi bien qu'avec moi! — Je vous lancerai ! — Il n'a pas d'influence ! — C'est un lâcheur! » Mais Boucailles se mit à la poursuite d'une de mes camarades, et je devins la protégée de M. Vardoz. Vous souvient-il ?

— Parfaitement! Vous vous releviez avec Emmeline. •— Moi, le vendredi.

— Et la grosse Emmeline, tous les mardis.

— Je n'avais pas le droit d'être jalouse; dès le premier jour, après une bonne nuit, M. Angélus se montra charmant : « — Comment t'appelles-tu? — Blanche Noret.— Blanche Norét ! s'écria-t-il, avec un nom pareil, tu es perdue ! A Paris, les étrangers et les étrangères ont seuls du prestige! Quelques jours plus tard, VÉclair annonçait mon engagement à l'Opéra, sous le nom de Bianca LaNoretti; j'ai appris un peu d'italien, et depuis trois années, que de triomphes!... Il faut être raisonnable... « — Vois-tu, ma petite, me disait encore ce matin M. Vardoz, ce qui peut arriver de. plus heureux à une artiste femme, c'est de se marier en plein succès! » Madame Eulalie, j'obéirai !

— Saperlotte ! si le Brésilien savait que vous avez couché avec Monsieur?...

La Noretti, un peu honteuse de se voir rappelée à son rôle de fille par une servante, prit une pose académique en ordonnant :

— Aidez-moi donc à mettre mes bas!...

Le valet de chambre, un grand garçon joufflu à favoris noirs, introduisait dans le cabinet de travail une belle et puissante femme, la baronne Olympia Keulsbergh.

— Ah ! ma divine, que tu es gentille d'être venue!

— J'ai reçu ton petit mot, et je me suis empressée d'accourir. '

Elle tendit à M. Vardoz un chèque de vingt mille francs et ajouta, sans paraître attacher aucune importance à la somme :

— On peut présenter aux bureaux de la rue Halévyoudans nos succursales.

Il remercia en lui couvrant les mains de baisers soulignés de roucoulements :

— Mouhouh!... Mouhouh!... Mouhouh!... Et ce cher baron? Et tes adorables bébés? Mouhouh!... Mouhouh!...


— Tous en bonne santé, Dieu merci ! Et toi, Angélus?

— Je me maintiens.

— Toujours coureur?

— Assez gaillard, baronne !

— Moi, je suis sage, un peu engraissée, comme tu vois, dans la popotte...

— Tu as encore tes airs d'impératrice, avec ta chevelure fauve et ton superbe visage de romaine ! Et tu ne regrettes pas le théâtre, les bravos, la célébrité, la gloire?

— Je ne regrette rien; j'adore mon mari et mes enfants... Mais je vais reparaître sur les planches, pour les pauvres.

— Olympia, ce sera un triomphe !

— Pour nous deux, mon ami.

— Comment cela, ma charmante?

— J'ai été priée de dire des vers au Trocadéro, à l'occasion des inondés du Midi, et mon choix n'a pas été long : deux morceaux, une poésie de Victor Hugo et un sonnet...

— Un sonnet ?...

— D'Angélus Vardoz..

— Chère Olympia!

— Un de ces jours, nous choisirons ensemble dans tes oeuvres...

— Mince bagage!...

— Des vers très beaux!...

— Il y a d'autres poètes...

— Moi, je n'ai pas de .meilleur ami qu'Angélus! Qu'étais-je, il y a douze ans, avant de te connaître? L'humble fille d'une concierge de la rue Basse-du-Rempart... Tu es venu, tu m'as vue, tu m'as enlevée, et, grâce à toi, j'ai été victorieuse, victorieuse partout, au Conservatoire, à la Porte-Saint-Martin, au Vaudeville, à la Comédie-Française, — victorieuse jusque dans le ménage qui fait l'orgueil et le bonheur de ma vie !

— Le baron n'est pas jaloux?

— Jaloux d'Angelus? Est-ce qu'un mari est jaloux d'un homme qui lui a donné sa femme?

— Quelquefois!

— Le baron Keulsbergh, lui, a trop de raison et de coeur pour m'infliger une telle insulte ; il sait que je viens chez toi en camarade, en amie du vieux temps; il n'oublie pas que si je suis baronne et femme d'un banquier millionnaire, au lieu d'être comtesse et millionnaire tout de même, il te le doit!... Nous te le devons !

— Pauvre comte Daniel, qui aimait tant à se chauffer les pieds dans ton boudoir et à y répandre la désagréable fumée de sa pipe! Pauvre comte, y penses-tu toujours?

— Comme une incroyante pense à un mort, avec tristesse, mais sans criminel espoir.

— Une fière parole !


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—: Angélus?

— Ma fille? ;

— Sais-tu pourquoi je te garde une si vive gratitude? Eh bien ! c'est moins pour m'avoir protégée, patronnée, lancée, que pour être venu m'arrêter en plein triomphé. Tu me disais : Chère Olympia, on se fait vieille et l'étoile pâlit dans la lumière des astres qui se lèvent; peu à peu, les adorateurs s'éloignent et le royaume chancelle et s'écroule. Oh ! n'attends pas d'être une beauté défaillante et de descendre des premiers rôles aux emplois secondaires; tu assisterais à ton propre suicide ; fais-toi un sort, tandis que la fraîcheur de tes chairs et l'éclat de tes yeux te donnent la toute-puissance ! Tu vas quitter les tréteaux, tu vas partir, envolée dans une apothéose, et l'on se souviendra de tes succès pour en accabler les nouvelles venues ! On soupirera : « Elle avait bien le tehips! Elle était encore si belle ! Quel dommage ! »

— Ah ! que tu devrais bien faire comprendre cela à La Noretti, qui dort dans ma chambre!

— La danseuse de l'Opéra?

— Oui. Elle hésite à abandonner les planches pour se marier admirablement!

— L'imbécile!... Mais, avoue que cette ballerine a de singulières façons de préparer sa nuit de noces?

— Elle avait besoin d'un conseil.

— Et le conseiller a offert son lit, comme terrain... neutre?

— Neutre? Pas encore, madame la baronne !

— Je m'en rapporte à vous, monsieur Angélus.

— Veux-tu que je te présente la future comtesse de Queiroz-Leâo?

— En déshabillé? Merci bien! La Noretti ne t'empêche pas de rester le cavalier de notre belle amie M,nB Champeaux?

— Non, certes!

— Un dernier mot et je me sauve ; mon mari songe à t'intéresser dans une petite opération de Bourse.

— Et l'argent? Les fêtes de cet hiver ont absorbé...

— Ne t'inquiète pas!

— Je suis déjà le débiteur du baron pour des sommes si considérables....

— Nous t'enrichrions, Angélus! A bientôt la bonne nouvelle et la répétition du sonnet !...

La baronne Keulsbergh ayant disparu, le valet de chambre présenta une carte de visite à son maître; celui-ci lut à haute voix •. « Jules Fabréhan, ancien élève de l'École normale supérieure, homme de lejK£s; » puis, d'un ton dégagé, il demanda: /^:-[y- ;."N.

— Quès aco Fabréhâri'??^' ' ■%


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— Un grand jeune homme lugubre et sec à faire peur.

— Brrr!...

— Chapeau crasseux, moustaches incultes, redingote luisante aux coudes...

— Il vient pour un secours?

•— Il dit que non, mais c'est ça!

Dans une pantomime expressive, le domestique singeait les allures de l'écrivain ; il rentrait le bedon, se faisait maigre, touchait les pans de son habit comme s'il eût montré un autre corps dansant là en des vêtements trop larges; ses mains devenaient tremblantes; ses jambes flageolaient; il souriait d'une bouche navrée, il étalait cyniquement une fierté abattue, une angoisse d'artiste, une misère d'homme, une jeunesse désespérée et mourante, et lé maître, le vieillard heureux, le chéri des dames, le littérateur de boudoir n'avait pas une indignation contre l'insolence du larbin amuseur.

— Dis à ton Fabréban qu'il me fiche la paix, et donne-lui cent sous !

Cette fois, ce ne fut pas Anatole qui parut,mais La Noretti, forçant la consigne; elle avait jeté à la hâte un long manteau sur ses chairs nues, et, dans l'entrebâillement de l'étoffe, on pouvait admirer ses formes merveilleuses.

— Il est là! dit-elle, effarée.

— Qui ?

— Lui! Le général ! Le général! C'est M" 1" Eulalie qui m'a prévenue.

— Fichtre !... Reviens dans la chambre et enferme-toi !

— Vous allez le recevoir?

— Certainement !... Il n'a encore aucun droit, je suppose?

— Pour sûr!... Mais que vient-il faire?

— Je te le raconterai.

— J'aimerais mieux l'entendre tout de suite et je veux me cacher derrière un rideau.

— S'il t'aperçoit ?

— Je ne broncherai pas.

— Si'tu tousses?

— Je ne suis pas enrhumée.

— Attention, le voici ! Pas un souffle!

— Couic!...

Anatole ouvrit la porte, et d'un ton respectueux :

— Son Excellence Monsieur le général comte Eusébio da Queiroz-Leâo.

Alors, M. Vardoz et La Noretti immobile derrière une portière ajourée virent apparaître un hommede taille moyenne, sec, nerveux, de la couleur d'une bille de chocolat un peu jaunie et vieillissant; il portait beau, sanglé dans une redingote noirtb à revers de soie ; la tête mince, la chevelure grise,


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l'oeil vif, le bas du visage ceinturé par de grosses moustaches à la Vercingétorix, un échantillon de crin végétal, de varech sombre jeté là ; il brillait comme une châsse d'église, depuis ses bottes vernies jusqu'à son plastron de cravate orange, où étincelait un énorme diamant noir d'une valeur de plus de cinquante mille francs, et d'une eau à rivaliser avec le Kok-inoor, l'Étoile du Sud, le Régent et le Sancy ; sa main gauche était gantée et supportait un chapeau gibus à larges bords : la droite agitait un gant clair, et ce léger mouvement faisait valoir les feux multicolores des bagues fixées au médius, à l'annulaire et à l'auriculaire :

— Bonjôr, ami !

— Je vous salue, général. Donnez-vous donc la peine... Il s'assit et demanda aussitôt :

— Onpeutfoumé?

— Voyez ! répondit Vardoz en montrant sa cigarette, allumée.

Le Brésilien tira de sa poche un étui enrichi de brillants et il y prit un cigare, puis, entre deux bouffées :

— "Je vous aimé bocou, mossié Vardoz.

— Soyez sûr, général...

— Dès moun arrivée à Pariss', vous avez été pour moâ coum' oun servitour.

L'interlocuteur ne put réprimer un geste de mécontentement.

— Pardoun, mossié, pardoun ! Je mé souis, sans doute, encore trompé dans la espressioun ; je voulais dire que vo avez rendou dé grands services à moâ.

M. Angélus sourit.

— Je né saurais oublierr votre charmantt' accueil, quand lé consoul dé la Espiritou-Santo m'a counduit à vo. Tout ce que l'oun peut tenter dé charmantt' à l'égard d'oun étranger, vo l'avez faitt' pour moâ; vo m'avez présenté à des persounes illoustres, et vo m'avez vendou dé très jolis tableauxx'de votre collectioun célèbrr'...

— Général, je désire vous montrer une toile...

— Oun peu plous tard, mossié. En attendant, je voudrai vo faire ouné counfessioun sériouse...

— Je suistout oreilles.

— Figourez-vo. mossié Vardoz, qu'à votre bal si esplendido dé la mi-dello Carëmo, j'ai rencountré ici ouné joli fâme, ouné grande artisse dé l'Oupéra, ouné dansouse, madémoisel' Bianca La Noretti; j'ai été toumbé profoundémentt amourou dé cette bell' persoune, et j'ai auré l'intentioun peut-être biène dé faire d'eli' ma fâme...

— Pourquoi pas?... M"" La Noretti est une honnête et intelligente artiste... Très jolie... Du talent!...

— Des talents,ouais, je sais... bocou!.,. Dé la grâce, dé la.


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distmctioun... Dépouis trois mois que je souis à Pariss', je n'ai point rencountré de créatoure aussi admirabl' ! Mais, ouné chose mé préoccupe fortémentt'...

— Parlez, général, et si je puis...

— La matierr est délicat'... Lé lendémaine dé votre bal, j'ai mé rendiss' chez madémoisell', précédé d'oun pourtour dé flours et d'écrènes dé brillants ; j'ai voulé commencé dé souite à prendre positioun ; flours et brillants biène accouillis; moâ, pas ça! Démoisell' sage encoure! s'écria la petite mère dé l'artiss'.

jyjme La Noretti, une excellente et digne femme !

— Ouné tigresse, mossié, ouné tigresse! Je m'en allai, révins, et pendantt' quinze jours, riène! riène! Pas ça! Alorss, j'ai appriss' parla maman dé la roue dé la Moscou, et aussi par la councierge, que madémoisell' était toute niouve, virge...

— Vierge ?

—- Ouais, virge ! virge !

La danseuse mordait la portière pour ne pas éclater ; M. Vardoz gardait son sang-froid.

— Pensez-vo, mossié, qui savez tant dé chouses, que je doive croire ? Lé croyez-vo ? En êtes-vo soûr ?

— Ah ! ' ^

— Je sais ; on né joure jamais dé cet' positioun relatif à la chouse d'oun. Mais, auriez-vo entendou parler de quéqué aventoure ?

— Jamais !

— Votre paroule mé donné du courage, et si madémoisell' voulait quitter lé théâtre, elle sera ma fàme ! Ellle m'a souvent parlé dé vo, soun bienfaitour désintéressé, qu'elle aime coum oun père, et vous mé rendriez hurou dé voir Madam' La Noretti, dé loui announcerr ma déterminatioun à l'égarr dé sa fill' ?

— Je me présenterai aujourd'hui mêmechezM",C! La Noretti. •— Merci, mossié Vardoz, et ténez-moâ, je vo prie, au

courant dé la résoultate, avénoue de la Bois-dé-la-Boulogne. ■— C'est entendu, général. ■— Je vous réverrai ensouite pour la petit' attentioun.

— Inutile!

— Vous serez sourpris ! Je m'en vais lé coeur biène aise! Au révoir, et merci encoure, mossié!...

La danseuse allait sortir de sa cachette, mais elle en fut empêchée par un nouveau visiteur qui entrait brusquement :

-— Ah! mon bon Angélus!... Quelle veine!... Quel triomphe!... Excuse-moi de ne pas m'être fait annoncer, déclamait tout d'un trait un grand diable à favoris poivre et sel, au nez fort, aux larges dents blanches, dont le verbe


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joyeux éclatait comme une fanfare. Il se dandinait dans un élégant complet de laine douce à carreaux et continuait ses exclamations, tout en pressant les mains de M. Angélus.

— Qu'y a-t-il, mon cher Boucailles ?

— Il y a que je viens de découvrir...

— Une étoile ?

— De première grandeur !

— Cela ne te change guère, mon grand Bouc ! N'es-tu pas l'astronome du beau sexe ? A propos, as-tu reconnu le noble étranger que tu viens de croiser dans l'antichambre ?

— Le général da Queiroz, l'imbécile de Brésilien qui s'est toqué de La Noretti...

A ce moment, un corps de femme pirouetta en l'air, comme s'il avait eu des ailes, et, gracieux, il vint s'abattre sur les épaules de Boucailles :

— Sacré bouc ! Tu n'est pas gentil ! Salop, va !

— La Noretti ! Comment, animal d'Angélus, la mignonne nous écoutait et tu ne préviens pas ?

— Ton entrée a été si brusque !

Maxime Boucailles s'était remis de sa petite émotion :

— Alors, tu te maries, Bianca?

— On ledit!

— La fleur d'oranger te sied à merveille, mon enfant.

— C'est ce que disait mon futur époux, en demandant à Angélus : « Est-elle virge? »

Elle s'enfuit en riant.

— Un peu timbrée! murmura Boucailles.

— Le Brésilien a été si drôle !

— Il vous a surpris ?

— Pas le moins du monde! Il était venu chez moi aux renseignements, et La Noretti s'est cachée pour l'entendre et l'observer tout à son aise; il est parti, absolument persuadé que Bianca est vierge, « virge! »

— Elle est bien bonne!

— Tu ne t'assieds pas?

._— Je n'ai point le temps; je t'annonce au passage ma découverte : l'autre soir, à l'Eden, je suivais le ballet à'Ëxcelsior, et voilà que, dans un groupe, je vis voltiger plus légèrement que toutes les autres danseuses une fillette, un corps diaphane, un être éthéré, l'une de ces lumières-femmes tombées sur terre, pour la joie des mortels; Bianca est delà Saint-Jean auprès d'elle! Des yeux !... Une bouche!... Elle ne marchait pas; elle frisait les planches et son balancement était si voluptueux...

— Que tu fis un tour dans les coulisses?

— Naturellement! Elle s'appelle Ernestine, et tu serais bien aimable d'envoyer un mot au courrier des théâtres de ( Eclair.


— Très volontiers !

— Cela me fera bien plaisir ! Grâce à Ernestine, je n'ai plus cinquante ans, j'en ai vingt à peine ! Je te remercie, Angélus !

— Au revoir, grand astronome !

Après le départ de M. Maxime.Boucailles, Angélus se frotta les mains : « Je lance Ernestine, mais Bouc payera le lancement; il faut que je me débrouille ou je suis foutu, foutu !...»

Il écrivait la note destinée au journal, quand Anatole présenta une carte.

— Je t'ai dit de répondre que je n'étais plus visible.

— Cette dame a tellement insisté...

•— Ah! c'est une femme! Voyons la carte: «Madame Régina Mirzal». Un titre de roman et un parfum de violettes; fais entrer! On ne sait jamais ce qu'une femme porte dans les plis de ses jupes !

Celle qui s'avançait était une dame blonde, jeune et grande, à l'allure déliée, une fraîcheur de bourgeoise de France avec un souvenir de déesse du Parthénon ; elle avait les yeux bleus, d'un bleu saphir, le nez grec, la bouche vermeille, une rangée de petites dents régulières et blanches; son menton un peu charnu était troué d'une fossette; le rose de ses joues s'allumait de la lumière blonde d'un fin duvet, à peine visible, et la dorure plus ardente des cheveux éclatait sur le front en mèches capricieuses, vrilles d'or toutes frémissantes et bien faites pour inspirer le désir et donner la vision des trésors intimes, des mousses de luxure plus chaudes et plus frisées. Elle était chaussée dé petites bottes de chevreau, gantée de Suède et vêtue, sous un casaquin en drap héliotrope, d'une jupe de moire assortie et recouverte d'une, tunique de lainage léger; le haut de sa ferme poitrine s'ouvrait sur un plastron de toile à petit col montant; sa coiffure eût été qualifiée de chef-d'oeuvre par un chroniqueur de la mode : une capote de tulle rose mouchetée à aigrette de jacinthes roses et d'épis d'argent.

Avec un geste aimable, M. Angélus Vardoz lui indiqua une causeuse ; elle remercia d'un joli sourire, attendant pour parler que le maître se fût réinstallé dans son grand fauteuil.

'■— Monsieur, ma visite doit vous paraître bien étrange, car c'est une femme inconnue qui vient à vous, sans la moindre présentation.

■— Il est des personnes, madame, qui se recommandent d'elles-mêmes.

La dame blonde esquissa un nouveau sourire et se mit à conter sa petite histoire, d'une voix douce et grave :

— Jeune fille, j'avais la passion d'écrire; mon père, professeur de grec à la Faculté de Caen, voulait bien encourager


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mes essais, encore inédits ; une fois mariée à un avoué de la ville, j'ai dû sacrifier la littérature à la tranquillité du ménage. Aujourd'hui je suis veuve ; mon deuil, vous le voyez, est fini ; je possède une fortune suffisante et je n'ai pas à redouter l'avenir pour une débutante de trente ans.

— Vous habitez Paris, madame?

— Nous sommes presque voisins, monsieur; depuis quatre mois, j'occupe un appartement boulevard Haussmann, où je vis seule avec mon fils; j'ai écrit un roman, et je venais vous prier de juger mes premières pages; il eût été de mauvais goût " de forcer la lecture, et mon manuscrit est resté à la maison.

— Le titre de votre oeuvre?

— La Révoltée.

— Excellent! Je ne demanderais pas mieux, madame, que de vous aider ; mais songez-vous au peu d'influence d'un vieux poète oublié et d'un critique d'art incompris?

— Vous, n'êtes ni oublié, ni incompris, cher maître ! Vos fêtes merveilleuses, qui font courir Paris, en témoignent.

— On vient pour s'amuser!

— On s'amuse, et l'on admire, et l'on rend hommage à un écrivain que moi, provinciale, j'aime de tout mon coeur!

— Vous connaissez donc mes pauvres poésies ?

—■■ Vous me demandez si je connais Rimes printanières. Mes Petits Chanteurs, Rubis et Saphirs, Pour vos beaux yeux?

— C'eût été pour les vôtres, madame !

— Je m'étonne vraiment qu'un écrivain tel que vous n'appartienne pa/ encore à l'Académie française.

— Ma production a été si modeste : quatre volumes de vers et deux volumes de critique.

— Je n'oubliais pas les Impressions d'un artiste, une prose bien française qui console des ignominies de l'école moderne. Oh ! ce réalisme, je le hais !... Pardon, je m'aperçois que je deviens justicière, alors que je sollicite humblement d'être jugée.

Elle le regardait ; il s enflamma a ce regard de femme :

— Vous êtes charmante, madame, et je suis tout à vous ! Veuillez m'envoyer le manuscrit de La Révoltée ; je vous lirai ce soir, et j'aurai l'honneur de vous écrire.

Mmt! Mirzal s'était levée ; il lui baisa galamment la main et la reconduisit jusqu'aux premières marches de l'escalier, ce qu'il n'avait encore fait pour personne ; — puis, dans un déjeuner en tête à tête, il renouvela ses bons conseils à la danseuse.

DUBUT DE LAFORF.ST.

Directeur littéraire: ALBERT de NOCBE, Bruxelles, rue Stévin, Cg.

Librairie Nouvelle, BRUXELLES, 2, boulevard Anspach, 2. Librairie Universelle, Paris, 41, rue de Seine, 41.


BIBLIOGRAPHIE

DU BUT DE LAFOREST (JEAN LOUIS) né à St-Pardoux (Dordogne), le 24 Juillet i853.

Les Dames de Lamete. (E. Dentu, éditeur, Paris.) . . 1 vol.

Tête à l'Envers 1 —

Un Américain de Paris 1 —

La Crucifiée . . . 1 —

Le Rêve d'un Viveur 1 —

Belle-Maman 1 —

Le Faiseur d'Hommes. (En collaboration avec M. Ram

Baud.) 1 —

Mademoiselle Tantale , 1 —

Contes à la Paresseuse ....1 —

Les Dévorants de Paris 1 —

L'Espion Gismarck 1 —

La Barone Emma 1 —

Le Gaga 1 —

Contes pour les Baigneuses r —

La Bonne à tout faire . . 1 —

Le Cornac 1 —

Mademoiselle de Marbeuf 1 —

Documents humains ........ . . . 1 —

POUR PARAITRE PROCHAINEMENT :

L'Homme de Joie, roman parisien .... ./.-.. 1 —

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