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Titre : Oeuvres complètes illustrées de Émile Zola. T. 15, 2

Auteur : Zola, Émile (1840-1902). Auteur du texte

Éditeur : E. Fasquelle (Paris)

Date d'édition : 1906

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31690494p

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 33 vol. : pl. ; in-4

Description : Collection : Bibliothèque Charpentier

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5505581x

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-208608

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 08/06/2009

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LA TERRE



OEUVRES COMPLÈTES ILLUSTREES DE EMILE ZOLA

— ÉDITION NE VARIETUR —

LES ROUGON-MACQUART

HISTOIRE NATURELLE ET SOCIALE D'UNE FAMILLE SOUS LE SECOND EMPIRE

LA TERRE

TOME SECOND

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

11, RUE DE GRENELLE, 11

1906

Tous droits réservés



LE BEKGER SOULAS ET SON TROUPEAU, BUVANT

On installa l'auge, on l'emplit à l'aide de la rigole de bois (p. 247).

E. ZOLA, — LA TERRE.

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la tuer, à lui renfoncer le oui dans la gorge. Si elle se mariait, il la perdait, il perdait aussi la terre. La pensée brusque de cette conséquence acheva de l'enrager.

— Voyons, papa, voyons, Delhomme, ça ne vous dégoûte pas, cette gamine à ce vieux bougre, qui n'est pas même du pays, qui vient on ne sait d'où, après avoir roulé partout sa bosse?... Un menuisier manqué, qui s'est fait paysan, parce que, bien sûr, il avait à cacher quelque sale affaire !

Toute sa haine de l'ouvrier des villes éclatait.

— Et après ? si je veux d'elle et si elle veut de moi ! répéta Jean, qui se contenait et qui s'était promis, par gentillesse, de la laisser conter la première leur histoire. Allons, Françoise, cause un peu.

; ' — Mais c'est vrai ! cria Lise, qu'emportait le désir de marier sa soeur, pour s'en débarrasser, qu'as-tu à dire, s'ils se conviennent? Elle n'a pas besoin de ton consentement, elle est bien bonne de ne pas t'envoyer promener. .. Tu nous embêtes à la fin !

Alors, Buteau vit que la chose allait être faite, si la jeune fille parlait. Ce qu'il redoutait surtout, c'était que, la liaison étant connue, le mariage fût regardé comme raisonnable. Justement, la Grande entrait dans l'a cour, suivie des Charles, qui revenaient avec Élodie. Et il les appela du geste, sans savoir encore ce qu'il dirait, Puis, la face gonflée, il trouva, il gueula, en menaçant du poing sa femme et sa belle-soeur :

— Nom de Dieu de vaches!... Oui, toutes les deux, des vaches, des salopes!... Voulez-vous savoir? je couche avec les deux! et si c'est pour ça qu'elles se foutent de moi !.... Avec les deux, je vous dis, les putains !

Béants, les Charles reçurent les mots à la volée, en plein visage.. Mme Charles se précipita, comme pour couvrir de son corps, Élodie qui: écoutait; puis, la poussant vers le potager, elle cria elle-même très fort :

— Viens voir les salades, viens voir les choux... Oh ! les beaux; choux,!.

Buteau continuait, inventant des détails, racontant que, lorsque l'une avait sa ration, c'était au tour de l'autre à se faire bourrer jusqu'à la gorge; et il lâchait cela en termes crus, un flot d'égout charriant les mots abominables qu'on ne dit pas. Lise, étonnée simplement de cetaccès brusque, se contentait de hausser les épaules, en répétant :

— Il est fou, c'est pas Dieu possible ! il est fou.

— Dis-lui donc qu'il mont ! cria Jean à Françoise.

— Bien sûr qu'il ment! dit la jeune fille d'un air tranquille.

— Ah! je mens! reprit Buteau, ah! ce n'est pas vrai qu'à la moisson


LA TERRE 243

tu en as voulu, dans la meule!... Mais c'est moi, à cette heure, qui vas vous faire marcher toutes les deux, garces que vous êtes!

Cette audace enragée paralysait, étourdissait Jean. Pouvait-il expliquer maintenant qu'il avait eu Françoise ? ça lui semblait sale, surtout si elle ne l'aidait pas. Les autres, d'ailleurs, les Delhomme, Fouan, la Grande, se tenaient sur la réserve. Ils n'avaient pas eu l'air surpris, ils pensaient, évidemment, que, si le gaillard couchait avec les deux, il était bien le maître de faire d'elles ce qu'il voulait. Quand on a des droits, on les fait valoir.

Dès lors, Buteau se sentit victorieux, dans sa force indiscutée de la possession. Il se tourna vers Jean.

— Et toi, bougre, avise-toi de venir encore m'emmerder dans mon ménage... D'abord, tu vas foutre le camp tout de suite... Hein? tu refuses... Attends, attends!

Il ramassa son fléau, il en fit tournoyer le battoir, et Jean n'eut que le temps de saisir l'autre fléau, celui de Françoise, pour se défendre. Il y eut des cris, on voulut se jeter entre eux; mais ils étaient si terribles, qu'on recula. Les grands manches portaient les coups à plusieurs mètres, la cour en était balayée. Eux seuls restèrent, au milieu, à distance l'un de l'autre, élargissant le cercle de leurs moulinets. Ils ne disaient plus un mot, les dents serrées. On n'entendait que les claquements secs des pièces de bois, à chaque parade.

Buteau avait lancé le premier coup, et Jean, baissé encore, aurait eu la tête fracassée, s'il ne s'était jeté d'un saut en arrière. Tout de suite, d'un raidissement brusque lies muscles, il leva, il abattit le fléau, comme un batteur écrasant le grain. Mais déjà l'autre tapait aussi, les deux battoirs de cornouiller se rencontrèrent, se replièrent sur leurs courroies, dans un vol fou d'oiseaux blessés. Trois fois, le même heurt se reproduisit. On ne voyait que/' ces bâtons, en l'air, tourner et siffler au bout des manches, toujours près de retomber et de fendre les crânes qu'ils menaçaient.

Delhomme et Fouan, pourtant, se précipitaient, lorsque les femmes crièrent. Jean venait de rouler dans la paille, pris en traître par Buteau, qui, d'un coup de fouet, à ras de terre, heureusement amorti, l'avait touché aux jambes Il se remit debout, il brandit son fléau dans une rage que décuplait la douleur. Le battoir décrivit un large cercle, tomba à droite, lorsque l'autre l'attendait à gauche. Quelques lignes de plus, et la cervelle sautait. Il n'y eut que l'oreille d'effleurée. Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras qui fut cassé net. L'os avait eu un bruit de verre qu'on brise.


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— Ah ! l'assassin ! hurla Buteau, il m'a tué !

Jean, hagard, les yeux rougis de sang, lâcha son arme. Puis, un moment, il les regarda tous, comme hébété des choses qui venaient de se passer là, si rapides; et il s'en alla, en boitant, avec un geste de furieux désespoir.

Quand il eut tourné le coin de la maison, vers la plaine, il aperçut la Trouille, qui avait assisté à la bataille, par-dessus la haie du jardin. Elle en riait encore, venue là pour rôder autour de ce baptême, auquel ni son père ni elle n'étaient invités. Ce qu'il en rigolerait, Jésus-Christ, de la petite fête de famille, de la patte cassée à son frère ! Elle se tortillait comme si on l'eût chatouillée, près de tomber sur le dos, tant ça l'amusait.

— Ah ! Caporal, quelle cogne ! cria-t-elle. L'os a fait clac ! C'était rien drôle !

Il ne répondit pas, ralentissant sa marche d'un air accablé. Et elle le suivit, elle siffla ses oies, qu'elle avait emmenées, pour avoir le prétexte de stationner et d'écouter derrière les murs. Lui, machinalement, retournait vers la batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. II songeait que c'était fichu, qu'il ne pourrait revoir les Buteau, que jamais on ne lui donnerait Françoise. Était-ce bête ! dix minutes venaient de suffire : une querelle qu'il n'avait pas cherchée, un coup si malheureux, juste au moment où les chosesmarchaient ! et jamais, jamais plus, maintenant! Le ronflement de la machine, au fond du crépuscule, se prolongeait comme une grande plainte de détresse.

Mais il y eut une rencontre. Les oies de la Trouille, qu'elle rentrait, se trouvèrent, à l'angle d'un carrefour, en face des oies du père Saucisse, qui redescendaient toutes seules au village. Les deux jars, en tête, s'arrêtèrent brusquement, hanchant sur une patte, leurs grands becs jaunes tournés l'un vers l'autre; et les becs de chaque bande, tous à la fois, suivirent le bec de leur chef, tandis que les corps hanchaient du même côté. Un instant, l'immobilité fut complète, on eût dit une reconnaissance en armes, deux patrouilles échangeant le mot d'ordre. Puis, l'oeil rond et satisfait, l'un des jars continua tout droit, l'autre jars prit à gauche; tandis que chaque troupe filait derrière le sien, allant à ses affaires, d'un déhanchement uniforme.


QUATRIÈME PARTIE

I

Depuis le mois de mai, après la tonte et la vente des élèves, le berger Soulas avait sorti les moutons de la Borderie, près de quatre cents bêtes qu'il conduisait seul, avec le petit porcher Auguste et ses deux chiens, Empereur et Massacre, des bêtes terribles. Jusqu'en août, le troupeau mangeait dans les jachères, dans les trèfles et les luzernes, ou encore dans les friches, le long des routes ; et il y avait à peine trois semaines, au lendemain de la moisson, qu'il le parquait enfin dans les chaumes, sous les derniers soleils brûlants de septembre.

C'était l'époque abominable, la Beauce dépouillée, désolée, étalant ses champs nus sans un bouquet de verdure. Les chaleurs de l'été, le manque absolu d'eau, avaient séché la terre qui se fendait; et toute végétation disparaissait, il n'y avait plus que la salissure des herbes mortes, que le hérissement dur des chaumes, dont les carrés à l'infini, élargissaient le vide ravagé et morne de la plaine, comme si un incendie eût passé d'un bout à l'autre de l'horizon. Un reflet jaunâtre semblait en être resté au ras du sol, une lumière louche, un éclairage livide d'orage : tout paraissait jaune, d'un jaune affreusement triste, la terre rôtie, les moignons des tiges coupées, les chemins de campagne, bossues, écorchés par les roues. Au moindre coup de vent, de grandes poussières s'envolaient, couvrant les talus et les haies de leur cendre. Et le ciel bleu, le soleil éclatant, n'étaient qu'une tristesse de plus, au-dessus de cette désolation.


246 LES ROUGON-MACQUART

Justement, ce jour-là, il faisait un grand vent, des souffles chauds et brusques, qui amenaient des galops de gros nuages; et, lorsque le soleil se dégageait, il avait une morsure de fer rouge, il brûlait la peau. Depuis le matin, Soulas attendait, pour lui et pour ses bêtes, de l'eau qu'on devait apporter de la ferme; car le chaume où il se trouvait, était au nord de Rognes, loin de toute mare. Dans le parc, au milieu des claies mobiles, que fixaient les bâtons des crosses, enfoncés en terre, les moutons, vautrés, respiraient d'une haleine courte et pénible ; tandis que les deux chiens, allongés en dehors, haletaient eux aussi, la langue pendante. Le berger, pour avoir un peu d'ombre, s'était assis contre la cabane à deux roues, qu'il poussait à chaque déplacement du parc, une étroite niche qui lui servait de lit, d'armoire et de garde-manger. Mais, à midi, le soleil tapa d'aplomb, et il se remit debout, regardant au loin si Auguste revenait de la ferme, où il l'avait envoyé voir pourquoi le tonneau n'arrivait pas.

Enfin, le petit porcher reparut, criant :

— On va venir, on n'avait pas de chevaux, ce matin.

— Et, bougre de bête, tu n'as pas pris un litre d'eau pour nous? —- Ah ! non, je n'y ai pas songé... Moi, j'ai bu.

Soulas, à poing fermé, lança une gifle, que le gamin évita d'un saut. Il jurait, il se décida pourtant à manger sans boire, malgré la soif qui l'étranglait. Méfiant, Auguste, sur son ordre, avait tiré de la voiture du pain de huit jours, de vieilles noix, un fromage sec; et tous les deux se mirent à déjeuner, guettés par les chiens qui vinrent s'asseoir devant eux, happant de temps à autre une croûte, si dure, qu'elle craquait entre leurs mâchoires comme un os. Malgré ses soixante-dix ans, le berger besognait de ses gencives aussi vite que le petit avec ses dents. Il était toujours droit, résistant et, noueux ainsi qu'un bâton d'épine, la face creusée davantage, pareille à. une trogne d'arbre, sous l'emmêlement de ses cheveux déteints, couleur de terre. Et le porcher eut, quand même sa gifle, une calotte qui l'envoya rouler dans la voiture, au moment où, ne se défiant plus, il y serrait le reste du pain et du fromage.

— Tiens! foutue couenne, bois encore ça, en amendant!

Jusqu'à deux heures,, rien ne se montra. La chaleur avait augmenté, intolérable dans les grandes calmes qui, tout d'un coup se faisaient. Puis, de la terre réduite en poudre, le vent soulevait sur place de minces tourbillons, des sortes de fumées aveuglantes, étouffantes, exaspérant le supplice de la soif.

Le berger qui patientait, stoïque, sans une plainte, eut enfin un grognement de satisfaction.


LA TERRE 247

— Nom de Dieu! ce n'est pas trop tôt !

En effet, deux voitures, à peine grosses comme le poing, venaient d'apparaître, à l'horizon de la plaine ; et, dans la première, que Jean conduisait, Soulas avait parfaitemant reconnu le tonneau d'eau ; tandis que la seconde, conduite par Tron, était chargée de sacs de blé, qu'il portait à un moulin, dont on voyait la haute carcasse de bois, à cinq cents mètres. Cette dernière voiture s'arrêta sur la route, Tron ayant accompagné l'autre jusqu'au parc, à travers le chaume, sous le prétexte de donner un coup de main : histoire de flâner et de causer un instant.

— C'est donc qu'on veut nous faire tous crever de la pépie ! criait le berger.

Et les moutons qui, eux aussi, avaient flairé le tonneau, s'étaient levés en tumulte, s'écrasaient contre les claies, allongeant la tête, bêlant plaintivement.

— Patienee ! répondit Jean, v'là de quoi vous soûler !

Tout de suite, on installa l'auge, on l'emplit à l'aide de la rigole de bois; et, comme il y avait une fuite en dessous, les chiens étaient là, qui lapaient à la régalade; pendant que le berger et le petit porcher, sans attendre, buvaient goulûment dans la rigole même. Le troupeau entier défila, on n'entendait que le ruissellement de cette eau bienfaisante, des glouglous de gorge qui avalaient, tous heureux de s'éclabousser, de se tremper, les bêtes et les gens.

— A cette heure, dit ensuite Soulas ragaillardi, si vous étiez gentils, vous me donneriez un coup de main pour avancer le parc.

Jean et Tron consentirent. Dans les grands chaumes, le parc voyageait, ne restait guère plus de deux ou trois jours à la même place, juste le temps laissé aux moutons de tondre les herbes folles ; et ce système avait en outre l'avantage de fumer les terres, morceau à morceau. Pendant que le berger, aidé de ses chiens, gardait le troupeau, les deux hommes et le petit porcher arrachèrent les crosses, transportèrent les claies à une cinquantaine de pas; et, de nouveau, ils les fixèrent sur un vaste carré, où les bêtes vinrent se réfugier d'elles-mêmes, avant qu'il fût fermé complètement.

Déjà Soulas, malgré son grand âge, poussait sa voiture, la ramenait près du parc. Puis, parlant de Jean, il demanda :

— Qu'est-ce qu'il a donc? On dirait qu'il porte le bon Dieu en terre. Et, comme le garçon hochait tristement la tête, malade depuis qu'il

croyait avoir perdu Françoise, le vieux ajouta :

— Hein?' il y a quelque femelle, là-dessous... Ah ! les sacrées gouines, on devrait leur tordre le cou à toutes !


248 LES ROUGON-MACQUART

Tron, avec ses membres de colosse, son air innocent de beau gaillard, se mit à rire.

— Ça se dit, ça, quand on ne peut plus.

— Je ne peux plus, je ne peux plus, répéta le berger dédaigneux, est-ce que j'ai essayé avec toi?... Et, tu sais, mon fils, il y en a une avec qui tu ferais mieux de ne pas pouvoir, car ça tournera à du vilain, pour sûr !

Cette allusion à ses rapports avec Mme Jacqueline, fit rougir le valet jusqu'aux oreilles. Un matin, Soulas les avait surpris ensemble, au fond de la grange, derrière les sacs d'avoine. Et, dans sa haine de cette ancienne laveuse de vaisselle, mauvaise aujourd'hui pour ses anciens camarades, il s'était enfin décidé à ouvrir les yeux du maître; mais, dès le premier mot, celui-ci l'avait regardé d'un air si terrible, qu'il était redevenu muet, résolu à ne parler que le jour où la Cognette le pousserait à bout, en le faisant chasser; de sorte qu'ils vivaient sur un pied de guerre, lui redoutant d'être jeté dehors comme une vieille bête infirme, elle attendant d'être assez forte pour exiger cela de Hourdequin, qui tenait à son berger. Dans toute la Beauce, il n'y avait pas un berger qui sût mieux faire manger son troupeau, sans dégât ni perte, rasant un champ d'un bout à l'autre, en ne laissant pas une herbe.

Le vieux, pris de cette démangeaison de parler qui vide parfois le coeur des gens solitaires, continua :

— Ah ! si ma garce de femme, avant d'en crever, n'avait pas bu tout mon saint-frusquin, à mesure que je le gagnais, c'est moi qui aurais décampé de la ferme, pour ne pas y voir tant de saletés !... Cette Cognette, en voilà une dont les fesses ont plus travaillé que les mains! et ce n'est pas bien sûr à son mérite, c'est à sa peau qu'elle la doit, sa position ! Quand on pense que le maître la laisse coucher dans le lit de sa défunte et qu'elle a fini par l'amener à manger seul avec elle, comme si elle était sa vraie femme ! Faut s'attendre, au premier jour, à ce qu'elle nous foute tous dehors, et lui aussi, par-dessus le marché !... Une salope qui a traîné avec le dernier des cochons !

Tron, à chaque phrase, serrait les poings davantage. Il avait des colères sournoises que sa force de géant rendait terribles.

— En v'là assez, hein? cria-t-il. Si tu étais encore un homme, je t'aurais claqué déjà... Elle est plus honnête dans son petit doigt que toi dans toute ta vieille carcasse.

Mais Soulas, goguenard, avait haussé les épaules sous la menace. Lui qui ne riait jamais, eut un rire brusque et rouillé, le grincement d'une poulie hors d'usage.


FOUAN CHEZ LES DELHOMME

Un peu moins de propreté et un peu plus de coeur, ça vaudrait mieux, ma fille (p. 254).

E. ZOLA. — LA TERRE. 33


250 LES ROUGON-MACQUART

— Jeannot, va ! grand serin ! tu es aussi bête qu'elle est maligne Ah ! elle te le montrera sous verra, son pucelage !..... Quand je te dis que tout le pays lui a traîné sur le ventre ! Moi, je me promène, je n'ai qu'à regarder, et j'en vois sans le vouloir, de ces filles qu'on bouche ! Mais, elle, ce que je l'ai vue bouchée de fois, non! c'est trop!... Tiens! elle avait quatorze ans à peine, dans l'écurie, avec le père Mathias, un bossu qui est mort; plus tard, un jour qu'elle pétrissait, contre le pétrin même, avec un galopin, le petit porcher Guillaume, soldat aujourd'hui; et avec tous les valets qui ont passé, et dans tous les coins, sur de la paille, sur des sacs, par terre... D'ailleurs, pas besoin de chercher si loin. Si tu veux en causer, il y en a un là que j'ai aperçu un matin dans le fenil en train de la recoudre, solidement !

Il lâcha un nouveau rire, et le regard oblique qu'il jeta sur Jean gêna beaucoup ce dernier, qui se taisait en arrondissant le dos depuis qu'on parlait de Jacqueline.

— Que quelqu'un essaye voir à la toucher, maintenant! gronda Tron, secoué d'une colère de chien à qui on retire un os. Je lui ferai passer le goût du pain, à celui-là !

Soulas l'examina un instant, surpris de cette jalousie de brute. Puis, retombé dans l'hébétement de ses longs silences, il conclut de sa voix brève :

— Ca te regarde, mon fils. Lorsque Tron eut rejoint la voiture qu'il conduisait au moulin, Jean demeura quelques minutes encore avec le berger, pour l'aider à enfoncer au maillet certaines des crosses; et celui-ci, qui le voyait si muet, si triste, finit par reprendre :

— Ce n'est pas la Cognette, au moins, qui te met le coeur à l'envers? Le garçon répondit non, d'un branle énergique de la tête.

— Alors, c'est une autre?... Quelle autre donc, que je ne vous ai jamais aperçus ensemble ?

Jean regardait le père Soulas, en se disant: que les vieux,, dans ces choses, sont parfois de bon conseil. Il céda aussi à un besoin d'expansion, il lui conta toute l'affaire, comment il avait eu Françoise et pourquoi il désespérait de la ravoir, après la batterie avec Buteau. Même, un instant, il avait craint que celui-ci ne le menât en justice, à cause de son bras cassé, qui lui interdisait tout travail, bien qu'à moitié raccommodé déjà. Mais Buteau, sans doute, avait pensé qu'il n'est jamais bon de laisser la justice mettre le nez chez soi.

— T'as bouché Françoise, alors? demanda le berger.

— Une fois, oui !


LA TERRE 251

Il resta grave, réfléchit, se prononça enfin.

— Faut aller le dire au père Fouan. Peut-être bien qu'il te la donnera.

Jean s'étonna, car il n'avait pas songé à cette démarche si simple. Le parc était posé, il partit en décidant que, le soir même, il irait voir le vieux. Et, tandis qu'il s'éloignait, derrière sa voiture vide, Soulas reprit son éternelle faction, maigre et debout, coupant d'une barre grise la ligne plate de la plaine. Le petit porcher, entre les deux chiens, s'était mis à l'ombre de la cabane roulante. Brusquement, le vent venait de tomber, l'orage avait coulé vers Test; et il faisait très chaud, le soleil braisillait dans un ciel d'un bleu pur.

Le soir, Jean, quittant le travail une heure plus tôt, s'en alla voir le père Fouan chez les Delhomme, avant le dîner. Comme il descendait le coteau, il aperçut ceux-ci dans leurs vignes, où ils dégageaient les grappes, en arrachant les feuilles : des pluies avaient trempé la fin de l'autre lune, le raisin mûrissait mal, il s'agissait de profiter des derniers beaux soleils. Et, le vieux n'y étant point, le garçon pressa le pas, dans l'espoir de causer seul avec lui, ce qu'il préférait. La maison des Delhomme se trouvait à l'autre bout de Rognes, après le pont, une petite ferme qui s'était encore augmentée récemment de granges et de hangars, trois corps de bâtiments irréguliers, enfermant une cour assez vaste, balayée chaque matin, et où les tas de fumier semblaient faits au cordeau.

— Bonjour, père Fouan ! cria Jean de la route, d'une voix mal affermie.

Le vieux était assis dans la cour, une canne entre les jambes, la tête basse. Pourtant, à un second appel, il leva les yeux, finit par reconnaître celui qui parlait.

— Ah ! c'est vous, Caporal ! Vous passez donc par ici ?

Et il l'accueillait si naturellement, sans rancune, que le garçon entra. Mais il n'osa pas d'abord lui parler de l'affaire, son courage s'en allait, à l'idée de conter ainsi tout de go là culbute avec Françoise. Ils causèrent du beau temps, du bien que ça faisait à la vigne. Encore huit jours de soleil, et le vin serait bon. Puis, le jeune homme voulut lui être agréable.

— Vous êtes un vrai bourgeois, il n'y a pas un propriétaire dans le pays si heureux que vous.

— Oui, pour sûr.

— Ah! quand on a des enfants comme les vôtres, car on irait loin sans en trouver de meilleurs !

— Oui, oui... Seulement, vous savez, chacun a son caractère.

Il s'était assombri davantage. Depuis qu'il habitait chez les Delhomme,


252 LES ROUGON-MACQUART

Buteau ne lui payait plus la rente, en disant qu'il ne voulait pas que son argent allât profiter à sa soeur. Jésus-Christ n'avait jamais donné un sou, et quant à Delhomme, comme il nourrissait et couchait son beau-père, il avait cessé tout versement. Mais ce n'était point du manque d'argent de poche que souffrait le vieux, d'autant plus qu'il touchait, chez maître Baillehache, les cent cinquante francs annuels, juste douze francs cinquante par mois, qui lui venaient de la vente de sa maison. Avec cela, il pouvait se payer des douceurs, ses deux sous de tabac chaque matin, sa goutte chez Lengaigne, sa tasse de café chez Macqueron; car Fanny, très regardante, ne tirait le café et l'eau-de-vie de son armoire que lorsqu'on était malade. Et, malgré tout, bien qu'il eût de quoi s'amuser au dehors et qu'il ne manquât de rien chez sa fille, il s'y déplaisait, il n'y vivait maintenant que dans le chagrin.

— Ah ! dame, oui, reprit Jean, sans savoir qu'il mettait le doigt sur la plaie vive, lorsqu'on est chez les autres, on n'est plus chez soi.

— C'est ça, c'est bien ça! répéta Fouan d'une voix qui grondait. Et, se levant, comme pris d'un besoin de révolte :

— Nous allons boire un coup... J'ai peut-être le droit d'offrir un verre à un ami !

Mais, dès le seuil, une peur lui revint.

— Essuyez vos pieds, Caporal, parce que, voyez-vous, ils font un tas d'histoires avec la propreté.

Jean entra gauchement, désireux de vider son coeur avant le retour des maîtres. Il fut surpris dû bon ordre de la cuisine : les cuivres luisaient, pas un grain de poussière ne ternissait les meubles, on avait usé Je carreau à force de lavages. Cela était net et froid, comme inhabité. Contre un feu couvert de cendre, une soupe aux choux de la veille se tenait chaude.

— A votre santé ! dit le vieux, qui avait sorti du buffet une bouteille entamée et deux verres.

Sa main tremblait un peu en buvant le sien, dans la crainte de ce qu'il faisait là. Il le reposa en homme qui a tout risqué, il ajouta brusquement :

— Si je vous racontais que Fanny ne me parle plus depuis avanthier, parce que j'ai craché... Hein? cracher ! est-ce que tout le monde ne crache pas ? Je crache, bien sûr, quand j'en ai envie... Non, non, autant foutre le camp, à la fin, que d'être taquiné comme ça !

Et, en se versant un nouveau verre, heureux d'avoir trouvé un confident à qui se plaindre, ne le laissant pas placer un mot, il se soulagea. Ce n'étaient que de minces griefs, la colère d'un vieillard dont on ne tolé-


LA TERRE 253

rait point les défauts, qu'on voulait soumettre trop strictement à des habitudes autres que les siennes. Mais des sévices graves, des mauvais traitements ne lui auraient pas été plus sensibles. Une observation répétée d'une voix trop vive lui était aussi dure qu'un soufflet; et sa fille, avec ça, montrait une susceptibilité outrée, une de ces vanités méfiantes de paysanne honnête qui se blessait, boudait au moindre mot mal compris ; de sorte que les rapports devenaient chaque jour plus difficiles entre elle et son père. Elle qui, autrefois, lors du partage, était certainement la meilleure, s'aigrissait, en arrivait à une véritable persécution, toujours derrière le bonhomme, essuyant, balayant, le bousculant pour ce qu'il faisait et pour ce qu'il ne faisait pas. Rien de grave, et tout un supplice dont il finissait par pleurer seul, dans les coins.

— Faut y mettre du sien, répétait Jean à chaque plainte. Avec de la patience, on s'entend toujours.

Mais Fouan, qui venait d'allumer une chandelle, s'excitait, s'emportait

— Non, non, j'en ai assez !... Ah ! si j'avais su ce qui m'attendait ici ! J'aurais mieux fait de crever, le jour où j'ai vendu ma maison... Seulement, ils se trompent, s'ils croient me tenir. J'aimerais mieux casser des pierres sur la route.

Il suffoqua, il dut s'asseoir, et le jeune homme en profita pour parler enfin.

— Dites donc, père Fouan, je voulais vous voir à cause de l'affaire, vous savez. J'ai eu bien du regret, j'ai dû me défendre, n'est-ce pas? puisque l'autre m'attaquait... N'empêche que j'étais d'accord avec Françoise, et il n'y a que vous, à cette heure, qui puissiez arranger ça... Vous iriez chez Buteau, vous lui expliqueriez la chose.

Le vieux était devenu grave. Il hochait le menton, l'air embarrassé pour répondre, lorsque le retour des Delhomme lui en évita la peine. Ils ne parurent pas surpris de trouver Jean chez eux, ils lui firent le bon accueil accoutumé. Mais, du premier coup d'oeil, Fanny avait vu la bouteille et les deux verres sur la table. Elle les enleva, alla prendre un torchon. Puis, sans le regarder, elle dit sèchement, elle qui ne lui avait pas adressé la parole depuis quarante-huit heures :

— Père, vous savez bien que je ne veux pas ça.

Fouan se redressa, tremblant, furieux de cette observation devant du monde.

— Quoi encore? Est-ce que, nom de Dieu ! je ne suis pas libre d'offrir un verre à un ami ?... Enferme-le, ton vin ! je boirai de l'eau.

Du coup, ce fut elle qui se vexa horriblement d'être ainsi accusée d'avarice. Elle répondit, toute pâle :


254 LES ROUGON-MACQUART

— Vous pouvez boire la maison et en crever, si ça vous amuse.. Ce que je ne veux pas, c'est que vous salissiez ma table, avec vos verres qui dégoulinent et qui font des ronds, comme au cabaret.

Des larmes étaient montées aux yeux du père. Il eût le dernier mot.

— Un peu moins de propreté et un peu plus de coeur, ça vaudrait mieux, ma fille.

Et, pendant qu'elle essuyait rudement la table, il se planta devant la fenêtre, regardant là nuit noire qui était venue, tout secoué du désespoir qu'il cachait.

Delhomme, évitant de prendre parti, avait simplement appuyé par son silence l'attitude ferme et sensée de sa femme. Il ne voulut pas laisser partir Jean sans avoir bu un autre coup, dans des verres qu'elle servit sur des assiettes. Et, à demi voix, elle s'excùsa posément.

— On n'a pas idée du mal qu'on a avec les vieilles gens! C'est plein de manies, de mauvaises habitudes, et ils en crèveraient plutôt que de se corriger... Celui-là n'est point méchant, il n'en a plus la force. Ça n'empêche que j'aimerais mieux avoir quatre vaches à conduire, qu'un vieux à garder.

Jean et Delhomme l'approuvaient de la tête. Mais elle fut interrompue par l'entrée brusque de Nénesse, mis comme un garçon de là ville, en veston et en pantalon de fantaisie, achetés tout faits chez Lambourdieu, coiffé d'un petit chapeau de feutré dur. Le cou long, là nuque rasée, il se dandinait d'un air louche de fille, avec ses yeux bleus, sa face molle et jolie. Il avait toujours eu l'horreur de la terre, Il partait le lendemain pour Chartres, où il allait servir chez un restaurateur qui tenait un bal public. Longtemps, les parents s'étaient Opposés à cette désertion de la Culture; mais enfin là nière, flattée, avait décidé le père. Et, depuis le mâtin, Nénesse noçait avec les camarades du village, pour lés adieux.

Un instant, il parût contrarié de trouver là un étranger. Puis, se décidant :

- Dis donc, mère, je vas leur payer à dîner chez Macqueron. Me faudrait des sous.

Fanny le regarda fixement, là bouche ouverte pour refuser. Mais elle était si vaniteuse, que la présence de Jean là retint. Bien sûr que leur fils pouvait dépenser vingt francs sans les gêner! Et elle disparut, raide et muette.

— Tu es donc avec quelqu'un ? demanda le père à Nénesse.

Il avait aperçu une ombre à la porté. Il s'avança, et reconnaissant le garçon resté dehors :


LA TERRE 255

— Tiens! c'est Delphin... Entre donc, mon brave!

Delphin se risqua, saluant, s'excusant. Lui, était en cotte et en blouse bleues, chaussé de ses gros souliers de labour, sans cravate, la peau déjà cuite par le travail au grand soleil.

— Et toi, reprit Delhomme qui le tenait en grande estime, est-ce que tu vas partir aussi pour Chartres, un de ces jours?

Delphin écarquilla les yeux ; puis, violemment :

— Ah! nom de Dieu, non! J'y claquerais, dans leur ville!

Le père eut, sur son garçon,: un regard oblique, tandis que l'autre continuait, venant au secours du camarade :

—• Bon pour Nénesse d'aller là-bas, lui qui porte la toilette et qui joue du piston!

Delhomme sourit, car le talent de son fils sur le piston le gonflait d'orgueil. Fanny, d'ailleurs, revenait, la main pleine de pièces de quarante sous, et elle en compta dix, longuement, dans celle de Nénesse, des pièces toutes blanches d'être restées sous un tas de blé. Elle ne se fiait point à son armoire, elle cachait ainsi son argent, par petites sommes, au fond de tous les coins de la maison, dans le grain,, dans le charbon, dans le sable; si bien que, lorsqu'elle payait, son argent était tantôt d'une couleur, tantôt d'une autre, blanc, noir ou jaune.

— Ça va tout de même, dit Nénesse pour remerciement. Viens-tu, Debhin?

Et les deux gaillards filèrent, on entendit leurs rires qui s'éloignaient.

Jean alors vida son verre, en voyant le père Fouan, qui ne s'était pas retourné pendant la scène, quitter la fenêtre et sortir dans la cour. Il prit congé, il retrouva le vieux debout, au milieu de la nuit noire.

— Voyons, père Fouan, voulez-vous aller chez Buteau pour m'avoir Françoise?... C'est vous le maître, vous n'avez qu'à parler.

Le vieillard, dans l'ombre, répétait d'une voix saccadée :

— Je ne peux pas... je ne peux pas...

Puis, il éclata, il avoua. C'était fini avec les Delhomme, il s'en irait le lendemain vivre chez Buteau, qui lui avait offert de le prendre. Si son fils le battait, il souffrirait moins que d'être tué par sa fille à coups d'épingle.

Exaspéré de ce nouvel obstacle, Jean parla enfin.

— Faut que je vous dise, père Fouan, c'est que nous avons couché, Françoise et moi.

Le vieux paysan eut une simple exclamation.

— Ah!


256 LES ROUGON-MACQUART

Puis, après avoir réfléchi :

— Est-ce que la fille est grosse?

Jean, certain qu'elle ne pouvait l'être, puisqu'ils avaient triché, répondit?

— Possible tout de même.

— Alors, il n'y a qu'à attendre... Si elle est grosse, on verra.

A ce moment, Fanny parut sur la porte, appelant son père pour la soupe. Mais il se tourna, il gueula :

— Tu peux te la foutre au cul, ta soupe! Je vas dormir. Et il monta se coucher, le ventre vide, par rage.

Jean reprit le chemin de la ferme, d'un pas ralenti, si tourmenté de chagrin, qu'il se retrouva sur le plateau, sans avoir eu conscience de la route. La nuit, d'un bleu sombre, criblée d'étoiles, était lourde et brûlante. Dans l'air immobile, on sentait de nouveau l'approche, le passage au loin de quelque orage, dont on ne voyait, du côté de l'est, que des réverbérations d'éclairs. Et, comme il levait la fête, il aperçut, à gauche, des centaines d'yeux phosphorescents qui flambaient, pareils à des chandelles, et qui se tournaient vers lui, au bruit de ses pas. C'étaient les moutons dans leur parc, le long duquel il passait.

La voix lente du père Soulas s'éleva.

— Eh bien, garçon?

Les chiens, étendus à terre, n'avaient pas bougé, flairant un homme de la ferme. Chassé de la cabane roulante par la chaleur, le petit porcher dormait dans un sillon. Et, seul, le berger restait debout, au milieu de la plaine rase, noyée de nuit.

— Eh bien, garçon, est-ce fait? Sans même s'arrêter, Jean répondit :

— Il a dit que, si la fille est grosse, on verra.

Déjà, il avait dépassé le parc, lorsque cette réponse du vieux Soulas lui arriva, grave dans le vaste silence :

— C'est juste, faut attendre.

Et il continua sa route. La Beauce, à l'infini, s'étendait, écrasée sous un sommeil de plomb. On en sentait la désolation muette, les chaumes brûlés, la terre écorchée et cuite, à une odeur de roussi, à la chanson des grillons qui crépitaient comme des braises dans de la cendre. Seules, des ombres de meules bossuaient cette nudité morne. Toutes les vingt secondes, au ras de l'horizon, les éclairs traçaient une raie violâtre, rapide et triste.


LES BATAILLES CHEZ LES BUTEAU

Lise, sous le prétexte de les séparer. cognait sur eux à grands coups de sabot (p. 263).

É. ZOLA. — LA TERRE. 33


288 LES ROUGON-MACQUART

II

Dès le lendemain, Fouan alla s'installer chez les Buteau. Le déménagement ne dérangea personne : deux paquets de tardes, que le vieux tint à porter lui-même, et dosait il fit deux voyages. Vainement, les Delhomme voulurent provoquer une explication. Il partit, sans répondre un mot.

Chez les Buteau, on lui donna, derrière la cuisine, la grande pièce du rer-de-chaussée, où, jusque-là, on n'avait serré que là provision de pommes de terre et les betteraves pour les vaches. Le pis était qu'une lucarne, placée à deux mètres, l'éclairait-seule d'un jour de cave. Et le sol de terre battue, les tas de légumes-, les détritus jetés dans les coins, y entretenaient une humidité qui coulait en larmes jaunes sur le plâtre nu des murailles. D'ailleurs, on laissa tout, on ne débarrassa qu'un angle, pour y mettre un lit de fer, une chaise et une table de bois blanc. Le vieux parut enchanté.

Alors Buteau triompha. Depuis que Fouan était chez les Delhomme, il enrageait de' jalousie, car il n'ignorait pas ce qu'on disait dans Rogjnes : bien sûr que ça ne gênait point les Delhomme de nourrir leur père; tandis que les Buteau, dame! ils n'avaient pas de quoi. Aussi, dans les premiers temps, le poussa-t-i à la nourriture, rien que pour l'engraisser, histoire de prouver qu'on ne crevait pas de faim chez lui. Et puis, il y avait les cent cinquante francs de rente, provenant de la maison vendue, que le père laisserait certainement à celui de ses enfants qui l'aurait gardé. D'autre part, ne l'ayant plus à sa charge, Delhomme allait sans doute recommencer à lui payer sa part de la rente annuelle, deux cents francs, ce qu'il fit en effet. Buteau comptait sur ces deux cents francs. Il avait tout calculé, il s'était dit qu'il aurait la gloire


LA TERRE. 259

d'être un bon fils, en ne rien sortant de sa poche, et avec l'espérance d'en être récompensé, plus tard; sans parler du magot qu'il soupçonnait toujours au: vieux, bien qu'il ne fût jamais parvenu à avoir une certitude.

Ce fut, pour Fouan, une vraie lune de miel. On le fêtait, on le montrait aux voisins : hein? quelle mine de prospérité! avait-il l'air de dépérir? Les petits, Laure et Jules, toujours, dans ses jambes, L'occupaient, le chatouillaient au coeur. Mais: il était surtout heureux'de retournera ses manies de vieil homme', d'être plus libre, dans; le laisser-aller plus grand de la maison. Quoique bornne ménagère, et propre, Lise n'avait pas les raffinements ni les susceptibilités de Fanny, et il pouvait cracher partout, sortir, rentrer à: sa guise, manger à chaque minute, par cette habitude du paysan qui ne passe pas devant le pain, sans y tailler une tartine, au gré des heures de travail. Trois mois s'écoulèrent ainsi, on était en décembre-, des froids: terribles gelaient l'eau de sa cruche, au pied de son lit; mais; il ne se plaignait, pas, les dégels même avaient beau tremper la pièce, en faire ruisseler les- murs, comme, sous une pluie battante, il trouvait ça naturel, Il avait vécu dans cette rudesse. Pourvu qu'il eût son tabac, son café, et qu'on ne le taquinât point, disait-il, le roi n 'était pas son oncle.

Ce qui commença de gâter les choses, ce fut qu'un matin de clair soleil, rentrant dans sa chambre chercher sa pipe, lorsqu'on le croyait déjà sorti, Fouan y trouva Buteau en train de culbuter Françoise sur les pommes de terre. La fille, qui se défendait gaillardement, sans un mot, se ramassa, quitta la pièce, après avoir pris les betteraves qu'elle y venait chercher pour ses vaches ; et le vieux, resté seul en face de son fils, se fâcha.

— Sale cochon, avec cette gamine, à côté de ta femme !... Et elle ne voulait pas, je l'ai bien vue qui gigotait'!

Mais; Buteau, encore soufflant, le sang au visage, n'accepta pas la remontrance.

— Est-ce que vous avez à y foutre le nez? Fermez les quinquets, taisez-votre bec, ou ça tournerai mal !

Depuis les couches- de Lise et la bataille avec Jean, Buteau s'était de nouveau enragé après Françoise. Il avait attendu que son bras cassé fût ■solide; il sautait sur elle, maintenant, dans tous les coins de la maison, certain que s'il l'aivait une fois, elle serait ensuite à lui tant qu'il voudrait. N'était-ce pas la meilleure façon de reculer le mariage, de garder la fille et de garder la terre? Ces deux passions arrivaient, même à se confondre, l'entêtement à ne rien lâcher de ce qu'il tenait, là possession furieuse de ce champ, le rut inassouvi du mâle, fouetté par la résistance. Sa


260 LES ROUGON-MACQUART

femme devenait énorme, un tas à remuer; et elle nourrissait, elle avait toujours Laure pendue aux tétines; tandis que l'autre, la petite bellesoeur, sentait bon la chair jeune, de gorge aussi élastique et ferme que les pis d'une génisse. D'ailleurs, il ne crachait pas plus sur l'une que sur l'autre : ça lui en ferait deux, une molle et une dure, chacune agréable dans son genre. Il était assez bon coq pour deux poules, il rêvait une vie de pacha, soigné, caressé, gorgé de jouissance. Pourquoi n'aurait-il pas épousé les deux soeurs si elles y consentaient ? Un vrai moyen de resserrer l'amitié et d'éviter ce partage des biens, dont il s'épouvantait, comme si on l'avait menacé de lui couper un membre !

Et, de là, dans l'étable, dans la cuisine, partout, dès qu'ils étaient seuls une minute, l'attaque et la défense brusques, Buteau se ruant, Françoise cognant. Et toujours la même scène courte et exaspérée : lui, envoyant la main sous la jupe, l'empoignant là, à nu, en un paquet de peau et de crinière, ainsi qu'une bête qu'on veut monter ; elle, les dents serrées, les yeux noirs, le forçant à lâcher prise, d'un grand coup de poing entre les jambes, en plein. Et pas un mot, rien que leur haleine brûlante, un souffle étouffé, le bruit amorti de la lutte : il retenait un cri de douleur, elle rabattait sa robe, s'en allait en boitant, le bas-ventre tiré et meurtri, avec la sensation de garder à cette place les cinq doigts qui la trouaient. Et cela, lorsque Lise était dans la pièce d'à côté, même dans la même pièce, le dos tourné pour ranger le linge d'une armoire, comme si la présence de sa femme l'eût excité, certain du silence fier et têtu de la gamine.

Cependant, depuis que le père Fouan les avait vus sur les pommes de terre, des querelles éclataient. Il était allé dire Crûment la chose à Lise, pour qu'elle empêchât son mari de recommencer ; et celle-ci, après lui avoir crié de se mêler de ses affaires, s'était emportée contre sa cadette : tant pis pour elle, si elle agaçait les hommes! car autant d'hommes, autant de cochons, fallait s'y attendre! Le soir, pourtant, elle avait fait à Buteau une telle scène, que, le lendemain, elle était sortie de leur chambre avec un oeil à demi fermé et noir d'un coup de poing, égaré pendant l'explication. Dès ce moment, les colères ne cessèrent plus, se gagnèrent des uns aux autres : il y en avait toujours deux qui se mangeaient, le mari et la femme, ou la belle-soeur et le mari, ou la soeur et la soeur, quand les trois n'étaient pas à se dévorer ensemble.

Ce fut alors que la haine lente, inconsciente, s'aggrava entre Lise et Françoise. Leur bonne tendresse de jadis en arrivait à une rancune sans raison apparente, qui les heurtaient du matin au soir. Au fond, la


LA TERRE 261.

cause unique était 'homme, ce Buteau, tombé là comme un ferment destructeur. Françoise, dans le trouble dont il l'exaspérait, aurait succombé depuis longtemps, si sa volonté ne s'était bandée contre le besoin de se laisser faire, chaque fois qu'il la touchait. Elle s'en punissait durement, entêtée à cette idée simple du juste, ne rien donner d'elle, ne rien prendre aux autres ; et sa colère était de se sentir jalouse, d'exécrer sa soeur, parce que celle-ci avait à elle cet homme, près duquel elle-même serait morte d'envie, plutôt que de partager. Quand il la poursuivait, débraillé, le ventre en avant, elle crachait furieusement sur sa nudité de mâle, elle le renvoyait à sa femme, avec ce crachat : c'était un soulagement à son désir combattu, comme si elle eût craché au visage de sa soeur, dans le mépris douloureux du plaisir dont elle n'était pas. Lise, elle, n'avait point de jalousie, certaine que Buteau s'était vanté en gueulant qu'il se servait d'elles deux; non qu'elle le crut incapable de la chose ; mais elle était convaincue que la petite avec son orgueil, ne céderait pas. Et elle lui en voulait uniquement de ce que ses refus changeaient la maison en un véritable enfer. Plus elle grossissait, plus elle se tassait dans sa graisse, satisfaite de vivre, d'une gaieté d'égoïsme rapace, ramenant à elle la joie d'alentour. Était-ce possible qu'on se disputât de la sorte, qu'on se gâtât l'existence, lorsqu'on avait tout pour être heureux! Ah! la bougresse de gamine, dont le sacré caractère était la seule cause de leurs embêtements !

Chaque soir, quand elle se couchait, elle criait à Buteau :

— C'est ma soeur, mais qu'elle ne recommence pas à m'aguicher, ou je te la flanque dehors !

Lui, n'entendait pas de cette oreille.

— Un joli coup! tout le pays nous tomberait dessus... Nom de Dieu de femelles ! c'est moi qui vas vous foutre à dessaler ensemble dans la mare, pour vous mettre d'accord!

Deux mois encore se passèrent, et Lise, bousculée, hors d'elle, aurait sucré deux fois son café, comme elle le disait, sans le trouver bon. Les jours où sa soeur avait repoussé une nouvelle attaque de son homme. elle le devinait à une recrudescence de méchante humeur; si bien qu'elle vivait maintenant dans la crainte de ces échecs de Buteau, anxieuse quand il filait sournoisement derrière la jupe de Françoise, certaine de le voir reparaître brutal, cassant tout, torturant la maison. C'étaient des journées abominables, et elle ne les pardonnait point à la fichue entêtée qui ne faisait rien pour arranger les choses.

Un jour surtout, ce fut terrible. Buteau, qui était descendu à la cave, avec Françoise, tirer du cidre, en remonta si mal arrangé, si rageur, que


262 LES ROUGON-MACQUART

pour une bêtise, pourra soupe qui était trop chaude, il lança son assiette contre le mur, puis s'en alla, en renversant Lise d'une gifle à tuer un boeuf.

Celle- ci se ramassa, pleurante, saignante, la joue, enflée. Et elle-se jeta sur sa soeur, elle cria :

— Salopé! couche avec, à la fin !... J'en ai assez, je file, moi ! si tu t'obstines, pour me faire battre!

Françoise l'écoulait, saisie, toute pâle.

— Aussi vrai que Dieu m' entend, j'aime mieux ça!.... Il nous fichera la paix peut-être!

Elle était retombée sur une chaise, elle pleurait à petits sanglots; et toute sa grasse personne qui fondait, disait son abandon, son unique désir d'être heureuse, même au prix d'un partage. Du moment qu'elle garderait sa part, ça ne la priverait de rien. On se faisait des idées bêtes là-dessus, car ce n'était bien sûr pas comme le pain qui s'use à être mangé. Est-ce qu'on n'aurait pas dû s'entendre, se serrer les uns contre les autres pour le bon accord, enfin vivre en famille?

— Voyons, pourquoi ne veux tu pas?

Révoltée, étranglée, Françoise ne trouva que ce cri de colère :

— Tu es plus dégoûtante que lui !

Elle s'en alla de son côté sangloter dans l'étable, où la Coliche la regarda de ses gros yeux troubles. Ce qui l'indignait, ce n'était pas la chose en elle-même, c'était ce rôle de complaisance, le coup de noce toléré, la paix du ménage. Si elle avait eu l'homme à elle, jamais elle n'en aurait cédé un bout, pas même grand comme ça! Sa rancune contre sa soeur devint du mépris, elle se jura d'y laisser toute la peau de son corps, plutôt que de consentir, à présent.

Mais,dès ce jour, la vie se gâta davantage, Françoise devint le souffredouleur, la bête sur qui l'on tapait. Elle était rabaissée au rôle de servante, écrasée de gros travaux, continuellement grondée, bousculée, meurtrie. Lise ne lui tolérait plus une heure de flâne, la faisait, sauter du lit avant l'aube, la gardait si tard, la nuit, que la malheureuse, parfois, s'endormait, sans avoir la force de se déshabiller. Sournoisement, Buteau la martyrisait de petites privautés, des claques sur les reins, des pinçons aux cuisses, toutes sortes de caresses féroces, qui la laissaient en sang, les yeux pleins de larmes, raidie dans sonobstination de silence. Lui, ricanait, s'y contentait un peu, quand il la voyait défaillir, en retenant le cri de sa chair blessée. Elle en avait le corps bleui, zébré d'éraflures et de contusions. Devant sa soeur, elle mettait surtout son courage à ne pas même tressaillir, pour nier le fait, comme s'il n'eût pas été vrai que


LA TERRE 263

ces doigts d'homme lui fouillaient la peau. Cependant, elle n'était pas toujours maîtresse de la révolte de ses muscles, elle répondait par un soufflet, à la volée; et, alors, il y avait des batailles, Buteau la rossait, tandis que. Lise, sous prétexte de les séparer, cognait sur les deux, à grands coups de sabot. La petite Laure et son frère Jules poussaient des hurlements. Tous les chiens d'aleantour aboyaient, ça faisait pitié aux voisins. Ah! la pauvre enfant, elle avait de la constance, de rester dans cette galère!-:

C'était, en effet, l'étonnement de Rognes. Pourquoi Françoise ne se sauvait-elle pas? Les malins hochaient la tête : elle n'était point majeure, il lui fallait attendre dix-huit mois.; et se sauver, se mettre dans son tort, sans pouvoir emporter son bien., dame ! elle avait raison d'y réfléchir à deux fois. Encore si le père Fouan, son tuteur, l'avait soutenue! Mais lui-même: n'était guère à la noce, chez son fils. La peur des éclaboussures le faisait se tenir tranquille. D'ailleurs, la petite lui défendait de s'occuper de ses affaires, dans une bravoure et une fierté farouches de fille qui ne compte que sur elle.

Désormais, toutes les querelles finissaient par les mêmes injures.

— Mais fous donc le-camp ! fous donc le camp!

— Oui, c'est ce que vous espérez... Autrefois, j'étais trop bête, je voulais partir... Maintenant, vous pouvez me tues, je reste. J'attends ma part, je veux la terre et la maison, et je les aurai, oui! j'aurai tout!

La crainte de Buteau, pendant les premiers mois, fut que Françoise se trouvât enceinte des oeuvres de Jean. Depuis qu'il les avait surpris, dans la meule, il calculait les jours, il la surveillait d'un oeil oblique, inquiet de son ventre ; car la venue d'un enfant aurait fout gâté, en nécessitant le mariage. Elle, tranquille, savait bien qu'elle ne pouvait être grosse. Mais, quand elle eut remarqué qu'il s'intéressait à sa taille, elle s'en amusa, elle fit exprès de se tenir le ventre en avant, pour lui faire croire qu'il enflait. Maintenant, dès qu'il l'empoignait, elle le sentait qui la tâtait là, qui la mesurait de ses gros doigts; et elle finit par lui dire, d'un air de défi :

— Va, il y en a un! il pousse!

Un matin même, elle plia des torchons qu'elle banda sur elle. On faillit se massacrer, le soir. Et une terreur la saisit, aux regards d'assassin qu'il lui jetait : bien sûr que, si elle avait eu un vrai petit sous la peau, le brutal lui aurait allongé quelque mauvais coup, pour le tuer. Elle cessa les farces, rentra son ventre. D'ailleurs, elle le. surprit dans sa chambre, le nez dans son linge sale, en train de s'assurer des choses.


264 LES ROUGON-MACQUART

— Fais-en donc un! lui dit-il, goguenard. Et elle répondit, toute pâle, rageuse :

— Si je n'en fais pas, c'est que je ne veux pas.

C'était vrai, elle se refusait à Jean, avec obstination. Buteau n'en triompha pas moins bruyamment. Et il tomba sur l'amoureux : un beau mâle, je t'en, fiche! il était donc pourri, qu'il ne pouvait pas faire un enfant? Ça cassait le bras au monde, par traîtrise ; mais ça n'était seulement pas capable d'emplir une fille, tellement ça manquait de nerf! Dès lors, il poursuivit Françoise d'allusions, il l'accabla elle-même de plaisanteries sur le cul de son chaudron qui fuyait.

Lorsque Jean sut comment le traitait Buteau, il parla de lui casser la gueule; et il guettait toujours Françoise, il la suppliait de céder : on verrait bien s'il ne lui collait pas un enfant, et un gros! Son désir, maintenant, se doublait de colère. Mais, chaque fois, elle trouvait une nouvelle excuse, dans l'ennui qu'elle éprouvait à l'idée de recommencer ça, avec ce garçon. Elle ne le détestait pas, elle n'avait pas envie de lui, simplement ; et il fallait qu'elle ne le désirât vraiment guère, pour ne point défaillir et se livrer, lorsqu'elle tombait entre ses bras, derrière une haie, encore furieuse et rouge d'une attaque de Buteau. Ah! le cochon! Elle ne parlait que de ce cochon-là, passionnée, excitée, tout d'un coup refroidie, dès que l'autre voulait profiter et la prendre. Non, non, ça lui faisait honte! Un jour, poussée à bout, elle le remit à plus tard, au soir de leur mariage. C'était la première fois qu'elle s'engageait, car elle avait évité jusque-là de répondre nettement, quand il la demandait pour femme. Dès lors, ce fut comme entendu : il l'épouserait, mais après sa majorité, aussitôt qu'elle serait maîtresse de son bien et qu'elle pourrait exiger des comptes. Cette bonne raison le frappa, il lui prêcha la patience, il cessa de la tourmenter, excepté dans les moments où l'idée de rire le tenait trop fort. Elle, soulagée, tranquillisée par le vague de cette échéance lointaine, se contentait de lui saisir les deux mains pour l'empêcher, en le regardant de ses jolis yeux suppliants, d'un air de femme susceptible qui ne désirait risquer d'avoir un petit que de son homme.

Cependant, Buteau, certain qu'elle n'était pas enceinte, avait une autre crainte, celle qu'elle ne le devînt, si elle retournait avec Jean. Il continuait de le défier, et il tremblait, car on lui rapportait de partout que celui-ci jurait de remplir Françoise jusqu'aux yeux, comme jamais fille n'avait été pleine. Aussi, la surveillait-il, du matin au soir, exigeant d'elle l'emploi de chacune de ses minutes, la tenant à l'attaché, sous la menace du fouet, ainsi qu'une bête domestique dont on craint les farces;


FOUAN CHEZ LES BUTEAU

Les deux hommes se rapprochèrent sang contre sang, dans en heurt de la brutale autorité que le père avait légué au fils (p. 270).

E. ZOLA. — LA TERRE.


268, LES. ROUGON-MACQUART

et c'était un supplice nouveau, elle sentait toujours derrière ses jupes son beau-frère ou sa soeur, elle ne pouvait aller au taon à fumier pour un besoin, sans rencontrer un oeil qui l'épiait. La nuit, on l'enfermait dans sa chambre ; même, au soir, après une dispute, elle avait trouvé un cadenas condamnant le volet de sa lucarne. Puis, comme elle parvenait quand même à s'échapper, il y avait à son retour d'abominables scènes, des interrogatoires, parfois des visites, le mari l'empoignant aux épaules, tandis que la femme la déshabillait à moitié, pour voir.. Elle en fut rapprochée de Jean, elle en arriva à lui donner des rendez-vous, heureuse de braver les autres. Peut-être lui aurait-elle cédé enfin, si elle les avait eus là, derrière elle. En tous cas, elle acheva de se promettre, elle lui jura, sur qu'elle avait de plus sacré, que Buteau mentait, lorsqu'il se vantait de coucher avec les deux soeurs, dans l'idée de faire le coq et de forcer à être des choses qui n'étaient pas. Jean, tourmenté d'un doute, trouvant au fond l'affaire possible et naturelle, parut la croire. Et, en se quittant, ils s'embrassèrent, très bons amis, si bien qu'à partir de ce jour, elle le prit pour confident et conseil, tâchant de le voir à la moindre alerte, ne risquant rien sans son approbation. Lui, ne la touchait plus du tout, la traitait en camarade avec qui l'on a des intérêts communs.

Maintenant, chaque fois que Françoise courait rejoindre Jean derrière un mur, la conversation était la même.. Elle dégrafait violemment son corsage, ou retroussait sa jupe.

— Tiens! ce cochon-là m'a encore pincée.

Il constatait, restait froid et résolu.

— Ca se payera,, faut montrer ça aux voisines.... Surtout, ne te revenge pas. La justice sera pour nous., quand nous aurons le droit.

- Et ma soeur tiendrait la chandelle, tu sais ! Est-ce qu'hier, lorsqu'il a sauté sur moi, elle n'a pas filé, au lieu de lui allonger par derrière un seau d'eau froide.!

— Ta soeur, elle finira mal avec ce bougre... Tout ça est bon. Si tu ne veux pas, il ne peut pas, c'est sûr ; et, quant au reste, qu'est-ce que ça nous fiche ?.. Soyons d'accord, il est foutu.

Le père Fouan, bien qu'il évitât de s'en mêler, était de toutes les querelles. S'il se taisait, on le forçait à prendre parti; s'il sortait, il retombait au retour dans un ménage en déroute, où sa présence suffisait souvent à. rallumer les colères. Jusque-là, il n'avait pas souffert réellement, physiquement; tandis que commençaient à cette heure les privations, le pain mesuré, les douceurs supprimées. On ne le bourrait plus de nourriture ainsi qu'aux premiers jours, chaque tartine coupée


LA TERRE 267

trop épaisse lui attirait des paroles dures : quel trou! moins on travaillait, plus on bâfrait, alors! Il était guetté, dévalisé, tous les trimestres, quand il revenait de toucher à Cloyes la rente que M. Baillehache lui faisait sur les trois mille francs de la maison. Françoise en arrivait à voler des sous à sa soeur, pour lui acheter du tabac, car on la laissait, elle aussi, sans argent. Enfin, le vieux se trouvait très mal dans la chambre humide où il couchait, depuis qu'il avait cassé un carreau de lucarne, qu'on avait bouchée avec de la paille, pour éviter la dépense de cette vitre à remettre. Ah! ces gueux d'enfants, tous les mêmes! Il grognait du matin au soir, il regrettait mortellement d'avoir quitté les Delhomme, désespéré d'être tombé d'un mal dans un pire. Mais ce regret, il le cachait, ne le témoignait que par des mots involontaires, car il savait que Fanny avait dit : « Papa., il. viendra nous demander à genoux de le reprendre! » Et c'était fini, cela lui restait pour toujours,, comme une barre obstinée, en travers du coeur. Il serait plutôt mort de faim et de colère chez les Buteau, que de retourner s'humilier chez les Delhomme. Justement, un jour que Fouan revenait à pied de Cloyes, après s'être fait payer sa rente chez le notaire, et qu'il s'était assis au fond d'un fossé, Jésus-Christ, qui flânait par là, visitant des terriers à lapins, l'aperçut très absorbé, profondément occupé à compter des pièces de cent sous, dans son mouchoir. Il s'accroupit aussitôt, rampa, arriva au-dessus de son père, sans bruit; et, là, allongé, il eut la surprise de lui voir nouer soigneusement une grosse somme, peut-être bien quatre-vingts francs : ses yeux flambèrent, un rire silencieux découvrit ses dents de loup. Tout de suite, L'ancienne idée d'un magot lui était venue. Évidemment, le vieux avait des titres cachés, dont il touchait les coupons, ehaque trimestre, en profitant de sa visite à M. Baillehache. La première pensée de Jésus-Christ fut de larmoyer et d'arracher vingt francs. Puis, cela lui parut mesquin, un autre plan s'élargissait dans sa tête, il s'écarta aussi doucement qu'il s'était approché, d'un glissement souple de couleuvre:; de sorte que Fouan,, remonté sur la route, n'eut aucune méfiance, en le rencontrant cent pas plus loin, avec l'allure désintéressée d'un gaillard, qui, lui ,aussi, rentrait à Rognes. Ils achevèrent le chemin ensemble, ils causèrent, le père tomba fatalement sur les Buteau, des sans-coeur, qu'il accusait de le faire crever de faim; et le fils, bonhomme, les yeux mouillés, proposa de le sauver de cescanailles, en le prenant chez lui, à son tour. Pourquoi non ? On ne s'embêtait pas, on rigolait du matin au soir, chez lui. La Trouille faisait de la cuisine pour deux, elle en ferait pour trois. Une sacrée cuisine, quand il y avait des sous !


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Étonné de la proposition, pris d'une inquiétude vague, Fouan refusa. Non, non, ce n'était pas à son âge qu'on se mettait à courir de l'un chez l'autre et à changer ses habitudes tous les ans.

— Enfin, père, c'est de bon coeur, vous réfléchirez... Voilà, vous savez- toujours que vous n'êtes pas à la rue. Venez au Château, lorsque vous en aurez assez, de ces crapules !

Et Jésus-Christ le quitta, perplexe, intrigué, se demandant à quoi le vieux pouvait manger ses rentes, puisque, décidément, il en avait. Quatre fois par année, un tas pareil de pièces de cent sous, ça devait faire au moins trois cents francs. S'il ne les mangeait pas, c'était donc qu'il les gardait? Faudrait voir ça. Un fameux magot, alors !

Ce jour-là, un jour doux et humide de novembre, lorsque le père Fouan rentra, Buteau voulut le dévaliser des trente-sept francs cinquante, qu'il touchait tous les trois mois, depuis la vente de sa maison. Il était convenu, d'ailleurs, que le vieux les lui abandonnait, ainsi que les deux cents francs annuels des Delhomme. Mais, cette fois, une pièce de cent sous s'était égarée parmi celles qu'il avait nouées dans son mouchoir; et, quand il eut retourné ses poches et qu'il n'en tira que trente-deux francs cinquante, son fils s'emporta, le traita de filou, l'accusa d'avoir fricassé les cinq francs, à de la boisson et à des horreurs. Saisi, la main sur son mouchoir, avec la peur sourde qu'on ne le visitât, le père bégayait des explications, jurait ses grands dieux qu'il devait les avair perdus, en se mouchant. Une fois de plus, la maison fut en l'air jusqu'au soir.

Ce qui rendait Buteau d'une humeur féroce, c'était qu'en ramenant sa herse, il avait aperçu Jean et Françoise, fuyant derrière un mur. Celle-ci, sortie sous le prétexte de faire de l'herbe pour ses vaches, ne reparaissait plus, car elle se doutait de la scène qui l'attendait. La nuit tombait déjà, et Buteau, furieux, sortait à chaque minute dans la cour, allait jusqu'à la route, guetter si cette garce-là, enfin, revenait du mâle. Il jurait tout haut, lâchait des ordures, sans voir le père Fouan, qui s'était assis sur le banc de pierre, après la querelle, se calmant, respirant la. douceur tiède, qui faisait de ce novembre ensoleillé un mois de printemps.

Un bruit de sabots monta de la pente, Françoise parut, pliée en deux, les épaules chargées d'un énorme paquet d'herbes, qu'elle avait noué dans une vieille toile. Elle soufflait, elle suait, à moitié cachée sous le tas. — Ah! nom de Dieu de traînée! cria Buteau, si tu crois que tu vas te foutre de moi à te faire raboter depuis deux heures par ton galant, lorsqu'il y a de la besogne ici!


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Et il la culbuta dans le paquet d'herbe qui était tombé, il se rua sur elle, juste au moment où Lise, à son tour, sortait de la maison pour l'engueuler.

— Eh! Marie-dort-en-chiant, arrive donc, que je te colle mon pied dans le derrière !... Tu n'as pas honte !

Mais Buteau, déjà, avait empoigné la fille sous la jupe, à pleine main. Son enragement tournait toujours en un coup brusque de désir. Tandis qu'il la troussait sur l'herbe, il grognait, étranglé, la face bleuie et gonflée de sang.

— Sacrée cateau, faut cette fois que j'y passe à mon tour... Quand le tonnerre de Dieu y serait, je vas y passer après l'autre !

Alors, une lutte furieuse s'engagea. Le père Fouan distinguait mal, dans la nuit. Mais il vit pourtant Lise, debout, qui regardait et laissait faire; pendant que son homme, vautré, jeté de côté à chaque seconde, s'épuisait en vain, se satisfaisait quand même, au petit bonheur, n'importe où.

Quand ce fut fini, Françoise, d'une dernière secousse, put se dégager, râlante, bégayante.

— Cochon! cochon? cochon!... Tu n'as pas pu, ça ne compte pas... Je m'en fiche, de ça! jamais tu n'y arriveras, jamais !

Elle triomphait, elle avait pris une poignée d'herbe, et elle s'en essuyait la jambe, dans un tremblement de tout son corps, comme si elle se fût contentée elle-même un peu, à cette obstination de refus. D'un geste de bravade, elle jeta la poignée d'herbe aux pieds de sa soeur.

— Tiens ! c'est à toi... Ce n'est pas ta faute, si je te le rends !

Lise, d'une gifle, lui fermait la bouche, lorsque le père Fouan, qui avait quitté le banc de pierre, révolté, intervint en brandissant sa canne.

— Bougres de saligots, tous les deux ! voulez-vous bien la laisser tranquille!... En v'là assez, hein?

Des lumières paraissaient chez les voisins, on commençait à s'inquiéter de cette tuerie, et Buteau se hâta de pousser son père et la petite au fond de la cuisine, où une chandelle éclairait Laure et Jules terrifiés, réfugiés dans un coin. Lise rentra aussi, saisie et muette depuis que le vieux était sorti de l'ombre. Il continuait, s'adressant à elle :

— Toi, c'est trop dégoûtant et trop bête... Tu regardais, je t'ai vue. Buteau, de toute sa force, allongea un coup de poing au bord de la table.

— Silence ! c'est fini... Je cogne sur le premier qui continue.

— Et si je veux continuer, moi ! demanda Fouan, la voix tremblante, est-ce que tu cogneras ?

— Sur vous comme sur les autres... Vous m'embêtez !


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Françoise, bravement, tétait mise entre eux.

—Je vous en prie, mon oncle, ne vous en mêlez point.... Vous avez bien vu que je suis assez grande fille pour me défendre. Mais-le vieux l'écarta.

— Laisse, ça ne te regarde plus... C'est mon affaire. Et, levant sa canne :

— Ah ! tu cognerais,, bandit !... Faudrait voir si ce n'est pas à moi de te corriger.

D'une main prompte, Buteau lui arracha le bâton, qu'il envoya sous l'armoire; et, goguenard, les yeux mauvais, il se planta, lui parla dans le visage.

— Voulez-vous me foutre lapaix, hein? Si vous croyez que je vas tolérer vos airs, ah ! non ! Regardez-moi donc, pour voir comment je m'appelle !

Tous les deux, face à face, se turent un instant, terribles, cherchant à se dompter du regard. Le fils, depuis le partage des biens, s'était élargi, carré sur les jambes, avec ses mâchoires qui avançaient davantage, dans sa tête de dogue, au crâne resserré et fuyant; tandis que le père, exterminé par ses soixante ans de travail, séché encore, la taille cassée, n'avait gardé de son visage: réduit que le nez immense.

— Comment tu t'appelles ? reprit Fouan, je le sais trop, je t'ai fait. Buteau ricana.

— Fallait pas me faire... Ah! mais, oui! ça y est, chacun son tour. Je suis de votre sang, je n'aime pas qu'on me taquine... Et encore un coup, foutez-moi la paix, ou ça tournera mal !

— Pour toi, bien. sûr.... Jamais je n'ai parlé ainsi à mon père.

— Oh ! la, la, en voilà une raide!... Votre père,, vous l'auriez crevé, s'il n'était, pas mort !

— Sale cochon, tu mens !... Et, nom de Dieu de nom de Dieu ! tu vas ravaler ça tout de suite.

Françoise, une seconde fois, tenta, de s'interposer. Lise elle-même fit un effort, effrayée, désespérée de ce nouveau tracas. Mais les deux hommes les bousculèrent, pour se rapprocher et se souffler leur violence avec leur haleine, sang contre sang, dans ce heurt de la brutale autorité que le père avait léguée au fils.

Fouan voulut se grandir, en essayant de retrouver son ancienne toute-puissance de chef de famille. Pendant un demi-siècle, on avait tremblé sous lui, la femme, les enfants, les bêtes, lorsqu'il détenait la fortune avec le pouvoir.

— Dis que tu as menti, sale cochon, dis que tu as menti, ou je vas te faire danser, aussi vrai que cette chandelle nous éclaire!


LA TERRE 271

La main haute, il menaçait, du geste dont il les faisait tous rentrer en terre, autrefois.

— Dis que tu as menti...

Buteau, qui, au vent de la gifle, dans sa jeunesse, levait le coude et se garait, en claquant des dents, se contenta de hausser les épaules, d'un air de moquerie insultante.

— Si vous croyez que vous me faites peur !... C'était bon quand vous étiez le maître, des machines comme ça.

— Je suis le maître, le père.

— Allons donc, vieux farceur, vous n'êtes rien du tout... Ah ! vous ne voulez pas me foutre la paix !

Et, voyant la main vacillante du vieillard s'abaisser pour taper, il la saisit au vol, il la garda, l'écrasa dans sa poigne rude.

— Sacré têtu que vous êtes, faut donc qu'on se fâche pour vous entrer dans la caboche qu'on se fiche de vous, à cette heure !... Est-ce que vous êtes bon à quelque chose ? Vous coûtez, v'là tout !... Lorsqu'on a fait son temps et qu'on a passé la terre aux autres, on avale sa chique, sans les emmerder davantage !

Il secouait son père, en appuyant sur les mots; puis, d'une dernière secousse, il l'envoya, grelottant, trébuchant, tomber à reculons sur une chaise, près de la fenêtre. Et le vieux resta là, à suffoquer une minute, vaincu, dans l'humiliation de son ancienne autorité morte. C'était fini, il ne comptait plus, depuis qu'il s'était dépouillé.

Un grand silence régna, tous demeuraient les mains ballantes. Les enfants n'avaient pas soufflé, de peur des gifles. Puis,, la besogne reprit comme s'il ne s'était rien passé.

— Et l'herbe? demanda Lise:,, est-ce qu'on la laisse dans la cour?

— Je vas la mettre au sec, répondit Françoise.

Lorsqu'elle fut rentrée et qu' on eut dîné, Buteau, incorrigible, enfonça la main dans son corsage ouvert, pour chercher une puce, qui la piquait, disait-elle. Cela ne la fâchait plus, elle plaisanta même.

— Non, non,-elle est quelque part où ça te mordrait.

Fouan n'avait pas bougé, raidi et muet dans son coin d'ombre. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues.. Il se rappelait le soir où il avait rompu avec les Delhomme ; et c'était ce soir-là qui recommençait, la même honte de n'être plus le maître, la même colère qui le faisait s'entêter à ne pas manger. On l'avait appelé trois fois, il refusait sa part de soupe. Brusquement, il se leva, disparut dans sa chambre. Le lendemain, dès l'aube, il quittait les Buteau, pour s'installer chez Jésus-Christ.


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III

Jésus-Christ était très venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre ! on ne s'embêtait pas chez le bougre, car il n'en lâchait pas un sans l'accompagner d'une farce. Il répudiait ces bruits timides, étouffés entre deux cuirs, fusant avec une inquiétude gauche; il n'avait jamais que des détonations franches, d'une solidité et d'une ampleur de coup de canon ; et, chaque fois, la cuisse levée, dans un mouvement d'aisance et de crânerie, il appelait sa fille, d'une voix pressante de commandement, l'air sévère :

— La Trouille, vite ici, nom de Dieu !

Elle accourait, le coup partait, faisait balle dans le vide, si vibrant, qu'elle en sautait.

— Cours après ! et passe-le entre tes dents, voir s'il y a des noeuds ! D'autres fois, quand elle arrivait, il lui donnait sa main.

— Tire donc, chiffon ! faut que ca craque !

Et, dès que l'explosion s'était produite, avec le tumulte et le bouillonnement d'une mine trop bourrée :

— Ah ! c'est dur, merci tout de même !

Ou encore il mettait en joue un fusil imaginaire", visait longuement; puis, l'arme déchargée :

— Va chercher, apporte, feignante !

La Trouille suffoquait, tombait sur son derrière, tant elle riait. C'était une gaieté toujours renouvelée et grandissante : elle avait beau connaître le jeu, s'attendre au tonnerre final, il l'emportait quand même dans le comique vivace de sa turbulence. Oh ! ce père, était-il assez rigolo ! Tantôt, il parlait d'un locataire qui ne payait pas son terme et qu'il flanquait dehors ; tantôt, il se retournait avec surprise, saluait gravement,


FOUAN CHEZ JÉSUS-CHRIST

Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant (p 275). É. ZOLA. — LA TERRE. 35


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comme si la table avait dit bonjour ; tantôt, il en avait tout un Bouquet, pour M. le curé, pour M. le maire, et pour les dames. On aurait cru que le gaillard tirait de son ventre ce qu'il voulait, une vraie boîte à musique ; si bien qu'au Bon Laboureur, à Cloyes, on pariait : « Je le paye un verre, si tu en fais six », et il en faisait six, Il gagnait à tous coups. Ça tournait à de la gloire, la Trouille en était fière, amusée, se tordant d'avance, dès qu'il levait la cuisse, en admiration continuelle devant lui, dans la terreur et la tendresse qu'il lui inspirait.

Et, le soir de l'installation du père Fouan au Château, ainsi qu'on nommait l'ancienne cave où se terrait le braconnier, dès le premier repas que la fille servit à son père et à son grand-père, debout derrière eux en servante respectueuse, la gaieté sonna ainsi, très haut. Le vieux avait donné cent sous, une bonne odeur se répandait, des haricots rouges et du veau aux oignons, que la petite cuisinait à s'en lécher les doigts. Comme elle apportait les haricots, elle faillît casser le plat, en se pâmant. Jésus-Christ, avant de s'asseoir, en lâchait trois, réguliers et claquant sec.

— Le canon de la fête !... C'est pour dire que ça commence!

Puis, se recueillant, il en fit un quatrième, solitaire, énorme et injurieux.

— Pour ces rosses de Buteau ! qu'ils se bouchent la gueule avec ! Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivée, ricana. Il approuva d'un

branle le la tête. Ça le mettait â l'aise, on le citait comme un farceur, lui aussî, en son temps ; et, dans sa maison, les enfants avaient grandi, tranquilles au milieu du bombardement paternel. Il posa les coudes sur la table, il se laissa envahir d'un bien-être, en face de ce grand diable de Jésus-Christ, qui le contemplait, les yens humides, de son air de canaille bon enfant.

— Ah ! nom de Dieu ! papa, ce que nous allons nous la couler douce ! Vous verrez mon truc, je me charge de vous désemmerder, moi !.... Quand vous serez à manger la terre avec les taupes,, est-ce que ça vous avancera, de vous être refuse un fin morceau ?

Ébranlé dans la sobriété de toute sa vie, ayant le besoin de s'êtourdir, Fouan finit par dire de même.

— Bien sûr qu'il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres... A ta santé, mon gars!

La Trouille servait le veau aux oignons. Il y eut un silence et JésusChrist, pour ne pas laisser tomber la conversation, en lança un prolongé, qui traversa la paille de sa chaise avec la modulation chantante d'un cri humain. Tout de suite, il s'était tourné vers sa fille, sérieux et interrogateur:


LA TERRE 275

— Qu'est-ce que tu dis?

Elle ne disait rien, elle dut s'asseoir, en se tenant le ventre. Mais ce qui l'acheva, ce fut, après le veau et le fromage, l'expansion dernière du père et du fils, qui s'étaient mis à fumer et à vider le litre d'eau-de-vie, posé sur la table. Ils ne parlaient plus, la bouche empâtée, très soûls.

Lentement, Jésus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant :

— Entrez !

Alors, Fouan, provoqué, fâché à la longue de ne pas en être, retrouva sa jeunesse, la fesse haute, tonnant à son tour, répondant :

— Me v'là !

Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant. Elle était bonne. Et c'en fut de trop pour la Trouille, qui avait glissé par terre, agitée d'un rire frénétique, au point que, dans les secousses, elle aussi en laissa échapper un, mais léger, fin et musical, comme un son de fifre, â côté des notes d'orgue des deux hommes.

Indigné, répugné, Jésus-Christ s'était levé, le bras tendu dans un geste d'autorité tragique.

— Hors d'ici, cochonne!... Hors d'ici, puanteur!... Nom de Dieu! je vas tapprendre à respecter ton père et ton grand-père!

Jamais il ne lui avait toléré cette familiarité. Fallait avoir l'âge. Et il chassait l'air de la main, en affectant d'être asphyxié par ce petit souffle de flûte : les siens, disait-il, ne sentaient que la poudre. Puis, comme la coupable, très rouge, bouleversée de son oubli, niait et se débattait pour ne pas sortir, il la jeta dehors d'une poussée.

— Bougre de grande sale, secoue tes jupes!... Tu ne rentreras que dans une heure, lorsque tu auras pris l'air.

De ce jour, commença une vraie vie d'insouciance et de rigolade. On donna au vieux la chambre de la fille, l'un des compartiments de l'ancienne cave, coupée en deux par une cloison de planches; et elle, complaisante, dut se retirer au fond, dans une excavation de la roche, qui formait comme une arrière-pièce, et où s'ouvraient, disait la légende, d'immenses souterrains, que des éboulements avaient bouchés. Le pis était que le Château, ce trou à renard, s'enterrait davantage chaque hiver, lors des grandes pluies, dont le ruissellement sur la pente raide de la côte, roulait les cailloux ; même la masure aurait filé, les fondations antiques, les raccommodages en pierres sèches, si les tilleuls séculaires, plantés au-dessus, n'avaient tout maintenu de leurs grosses racines. Mais, dès que venait le printemps, c'était un recoin d'une fraîcheur charmante, une grotte disparue sous un buisson de ronces et d'aubépines.


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L'églantier qui cachait la fenêtre s'étoilait de fleurs roses, la porte ellemême avait une draperie de chèvrefeuille sauvage, qu'il fallait, pour entrer, écarter de la main, ainsi qu'un rideau.

Sans doute, la Trouille n'avait pas tous les soirs à cuisiner des haricots rouges et du veau aux oignons. Cela n'arrivait que lorsqu'on avait tiré du père une pièce blanche, et Jésus-Christ, sans y mettre de la discrétion, ne le violentait pas, le prenait par la gourmandise et les sentiments pour le dépouiller. On noçait les premiers jours du mois, dès qu'il avait; touché les seize francs de sa pension, chez les Delhomme; puis, c'étaient des fêtes à tout casser, chaque trimestre, quand le notaire lui versait sa rente de trente-sept francs cinquante. D'abord, il ne sortait que des pièces de dix sous, voulant que ça durât, entêté dans son avarice ancienne ; et, peu à peu, il s'abandonnait aux mains de son grand vaurien de fils, chatouillé, bercé d'histoires extraordinaires, parfois secoué de larmes, si bien qu'il lâchait des deux et trois francs, tombant luimême à la goinfrerie, se disant qu'il valait mieux tout manger de bon coeur, puisque, tôt ou tard, ce serait mangé.. D'ailleurs, on devait rendre cette justice à Jésus-Christ : il partageait avec le vieux, il l'amusait au moins s'il le volait. Au début, l'estomac attendri, il ferma les yeux sur le magot, ne tenta point de savoir : son père était libre de jouir à sa guise, on ne pouvait rien lui demander de plus, du moment qu'il payait des noces. Et des rêveries ne lui venaient sur l'argent entrevu, caché quelque part, que dans la seconde quinzaine du mois, quand les poches du vieux étaient vides. Pas un liard à en faire sortir. Il grognait contre la Trouille, qui servait des pâtées de pommes de terre sans beurre, il se serrait le ventre,, en songeant que c'était bête en somme de se priver pour enfouir des sous, et qu'un jour, à la fin, faudrait le déterrer et le claquer, ce magot!

Tout de même, les soirs de misère, lorsqu'il étirait ses membres de grande rosse, il réagissait contre l'embêtement, il demeurait expansif et tempétueux, comme s'il avait bien dîné, ramenant la gaieté d'une bordée de grosse artillerie.

— Aux navels, ceux-là! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu!

Fouan ne s'ennuyait point, même dans ces pénibles fins de mois; car la fille et le père se mettaient alors en campagne pour emplir la marmite; et le vieux, entraîné, finissait par en être. Le premier jour où il avait vu la Trouille rapporter une poule, pêchée à la ligne, de l'autre côté d'un mur, il s'était fâché. Ensuite, elle l'avait fait trop rire, la seconde fois, un matin qu'elle était cachée dans les feuilles d'un arbre, laissant pendre, au milieu d'une bande de canards en promenade, un


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hameçon appâté de viande : un canard, brusquement, s'était jeté, avalant tout, la viande, le hameçon, la ficelle; et il avait disparu en l'air, tiré d'un coup sec, étouffé, sans un cri. Ce n'était guère délicat, bien sûr; mais les bêtes qui vivent dehors, n'est-ce pas? ça devrait appartenir à qui les attrape, et tant qu'on ne vole pas de l'argent, mon Dieu! on est honnête. Dès lors, il s'intéressa aux coups de maraude de cette bougresse, des histoires à ne pas croire, un sac de pommes que le propriétaire l'avait aidée à porter, des vaches en pâture traites dans une bouteille, jusqu'au linge des blanchisseuses qu'elle chargeait de pierres et qu'elle coulait au fond de l'Aigre, où elle revenait plonger la nuit, pour le reprendre. On ne voyait qu'elle par les chemins, ses oies lui étaient un continuel prétexte à battre le pays, guettant une occasion du bord d'un fossé, pendant des heures, de l'air endormi d'une gardeuse qui fait manger son troupeau; même elle se servait de ses oies, ainsi que de vrais chiens, le jars sifflait et la prévenait, dès qu'un importun menaçait de la surprendre. Elle avait dix-huit ans à cette heure, et elle n'était guère plus grande qu'à douze, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa tête de chèvre, aux yeux verts, fendus de biais, à la bouche large, tordue à gauche. Sous les vieilles blouses de son père, sa petite gorge d'enfant s'était durcie sans grossir. Un vrai garçon, qui n'aimait que ses bêtes, qui se moquait bien des hommes,, ce qui ne l'empéchait pas, quand elle jouait à se taper avec quelque galopin, de finir le jeu sur le dos, naturellement, parce que c'était fait pour ça et que ça ne tirait point à conséquence. Elle avait la chance d'en rester aux vauriens de son âge, ce serait devenu tout.à fait sale, si les hommes posés, les vieux, la trouvant mal en chair, ne l'avaient laissée tranquille. Enfin, comme disait le grand-père, amusé et séduit, à part qu'elle volait trop et qu'elle manquait un peu de décence, elle était tout de même une drôle de fille, moins rosse qu'on ne l'aurait cru.

Mais Fouan, surtout, s'égayait à suivre Jésus-Christ, dans ses flâneries de rôdeur à travers les cultures. Au fond de tout paysan, même du plus honnête, il y a un braconnier ; et ça l'intéressait, les collets tendus, les lignes de fond posées, des inventions de sauvage, une guerre de ruses, une lutte continuelle avec le garde champêtre et les gendarmes. Dès que les chapeaux galonnés et les baudriers jaunes débouchaient d'une route, filant au-dessus des blés, le père et le fils, couchés sur un talus, semblaient dormir; puis, tout d'un coup, à quatre pattes le long du fossé, le fils allait relever les engins, tandis que le père, de son air innocent de bon vieux, continuait de surveiller les baudriers et les chapeaux décroissants. Dans l'Aigre, il y avait des truites superbes, qu'on vendait des


LA TERRE 279

quarante et cinquante sous à un marchand de Châteaudun ; le pis était qu'il fallait les guetter pendant des heures, à plat ventre sur l'herbe, tant elles avaient de malice. Souvent aussi on poussait jusqu'au Loir, dont les fonds de vase nourrissent de belles anguilles. Jésus-Christ, lorsque ses lignes n'amenaient rien, avait imaginé une pêche commode, qui était de dévaliser, la nuit, les boutiques à poisson des bourgeois riverains. Ce n'était d'ailleurs là qu'un amusement, toute sa fièvre de passion était à la chasse. Les ravages qu'il y faisait, s'étendaient à plusieurs lieues ; et il ne dédaignait rien, les cailles après les perdreaux, même les sansonnets après les alouettes. Rarement il employait le fusil, dont la détonation porte loin en pays plat. Pas une couvée de perdreaux ne s'élevait dans les luzernes et les trèfles, sans qu'il la connût, si bien qu'il savait l'endroit et l'heure où les petits, lourds de sommeil, trempés de rosée, se laissaient prendre à la main. Il avait des gluaux perfectionnés pour les alouettes et les cailles, il tapait à coups de pierres dans les épaisses nuées de sansonnets, que. semblent apporter les grands vents d'automne. Depuis vingt ans qu'il exterminait ainsi le gibier de la contrée, on ne voyait plus un lapin, parmi les broussailles des coteaux de l'Aigre, ce qui enrageait les chasseurs. Et les lièvres seuls lui échappaient, assez rares du reste, filant librement en plaine, où il était dangereux de les poursuivre. Oh! les quelques lièvres de la Borderie, il en rêvait, il risquait la prison, pour en bouler un de temps à autre, d'un coup de feu. Fouan, lorsqu'il le voyait prendre son fusil, ne l'accompagnait pas : c'était trop bête, il finirait sûrement par être pincé.

La chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspéré de la destruction du gibier, sur son domaine, donnait à Bécu les ordres les plus sévères ; et celui-ci, se vexant de n'empoigner jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la flamme lui passa sur le visage, l'éveilla en sursaut. C'était Jésus-Christ, à l'affût derrière le tas de paille, qui venait de tuer un lièvre, presque à bout portant.

— Ah! nom de Dieu, c'est toi! cria le garde champêtre, en s'emparant du fusil que l'autre avait posé contre la meule, pour ramasser le lièvre. Ah ! canaille, j'aurais dû m'en douter !

Au cabaret, ils couchaient ensemble; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans péril, l'un toujours sur le point de pincer l'autre; et celui-ci décidé à casser la gueule à celui-là.

— Eh bien! oui c'est moi, et je t'emmerde!... Rends-moi mon fusil. Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. D'habitude, il tirait volontiers à

droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. A quoi bon se mettre


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dans une vilaine histoire avec un ami? Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. Et, d'ailleurs, on est poli au moins, lorsqu'on est en faute.

— Ton fusil, salop! je le garde, je vas le déposer à la mairie... Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te lâche l'autre coup dans les tripes !

Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se mit à le suivre, tenant toujours son lièvre, qui se balançait au bout de son bras. L'un et l'autre firent un kilomètre sans se parler, en se jetant des regards féroces. Un massacre, à chaque minute, semblait inévitable; et, pourtant, leur ennui à tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre!

Comme ils arrivaient derrière l'église, à deux pas du Château, le braconnier tenta un dernier effort.

— Voyons, fais pas la bête, vieux... Entre boire un verre à la maison.

— Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d'un ton raide.

Et il s'entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s'était arrêté, il finit par dire, comme l'autre lui empoignait le bras, pour l'emmener :

— Si t'as de l'encre et une plume, tout de même... Chez toi ou ailleurs, je m'en fous, pourvu que le papier soit fait.

Lorsque Bécu arriva chez Jésus-Christ, le soleil se levait, le père Fouan qui fumait déjà sa pipe sur la porte, comprit et s'inquiéta ; d'autant plus que les choses restaient très graves : on déterra l'encre et une vieille plume rouillée, le garde champêtre commença à chercher ses phrases, d'un air de contention terrible, les coudes écartés. Mais, en même temps, sur un mot de son père, la Trouille avait servi trois verres et un litre ; et, dès la cinquième ligne, Bécu, épuisé, ne se retrouvant plus dans le récit compliqué des faits, accepta une rasade. Alors, peu à peu, la situation se détendit. Un second litre parut, puis un troisième. Deux heures plus tard, les trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez : ils étaient très soûls, ils avaient totalement oublié l'affaire du matin.

— Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme.

-C'était vrai. Depuis la fête, il culbutait la Bécu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans délicatesse. Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. S'il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. Il brandit un litre vide, il. gueula :


JESUS-CHRIST ET L ' H U I S S I E R V I M E U X.

Il lui planta son pied au bon endroit (p. 285).

É. ZOLA. — LA TERRE.

36


28E LES. ROUGON-MACQUART

— Nom de-Dieu de cochon!

Le litre s'écrasa contre le mur, il manqua Jésus-Christ, qui bavait, d'un sourire doux et noyé. Pour apaiser le cocu, on décida qu'on allait rester ensemble, à manger le lièvre tout de suite. Quand la Trouille faisait un civet, la bonne odeur s'en répandait jusqu'à l'autre bout de Rognes. Ce fut une rude fête, et qui dura la journée. Ils étaient encore à table, resuçant les os, lorsque la nuit tomba. On alluma deux, chandelles, et ils continuèrent. Fouan retrouva trois pièces de. vingt sous, pour envoyer la petite acheter un litre de cognac. Les gens dormaient dans le pays, qu'ils sirotaient toujours. Et Jésus-Christ, dont la main tâtonnante cherchait continuellement du feu, rencontra le procès-verbal commencé, qui était.resté sur un coin de la table, taché de vin et de sauce.

— Ah! c'est vrai, faut le finir! bégaya-t-il, le ventre secoué d'un rire d'ivrogne.

II regardait le papier, méditait une farce, quelque chose, où il mettrait tout son mépris de l'écriture et de la loi. Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lâcha un dessus, épais et lourd, un de ceux, dont il disait que le mortier, était au bout.

— Le v'là signé !

Tous, Bécu lui-même, rigolèrent.. Ah! on ne s'embêta pas, cette nuit-là, au Château!

Ce fut vers cette époque que Jésus-Christ fit un ami. Comme il se terrait un soir dans un fossé, pour laisser passer les gendarmes, il trouva, au fond un gaillard, qui' occupait déjà la place, peu désireux d'être vu ; et l'on causa. C'était un bon bougre, Leroi, dit Canon, un ouvrier charpentier, qui avait lâché Paris depuis deux ans, à la suite d'histoires, ennuyeuses, et qui préférait vivre à la campagne, roulant de village en village, faisant huit jours ici, huit jours plus loin, allant d'une ferme à une autre s'offrir, quand les patrons ne voulaient pas de lui. Maintenant, le travail ne marchait plus, il mendiait le long des routes, il vivait de légumes et de fruits volés, heureux lorsqu'on lui permettait de dormir dans une meule. A la vérité, il n'était guère fait pour inspirer la confiance, en loques, très sale, très laid, ravagé de misère et de vices, le visage si maigre et si blême,, hérissé d'une barbe rare, que les femmes, rien qu'à le voir, fermaient les portes. Ce qui était pis, il tenait des discours abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin à s'en crever la peau, avec les femmes et le vin des autres : menaces lâchées d'une voix sombre ; les poings tendus, théories révolutionnaires apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammées, dont le flot stupéfiait et épouvantait les


LA TERRE 283

paysans. Depuis deux années, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, à la tombée du jour, demandant un coin de paille pour coucher; il s'asseyait près du feu, il leur glaçait à tous le sang, par les paroles effrayantes, qu'il disait; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaître huit jours plus tard, à la même heure triste du crépuscule, avec les mêmes prophéties de: ruine et de mort. Et c'était pourquoi on le repoussait de partout, désormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de terreur et de colère derrière elle.

Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s'étaient entendus.

— Ah! nom de Dieu! cria le premier, ce que j'ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, à Cloyes!... Allons, vieux, faut boire un litre !

Il l'emmena au Château, il le fit coucher le soir avec lui, pris de déférence, à mesure que l'autre parlait, tellement il le sentait supérieur, sachant des choses, ayant des idées pour refaire d'un coup la société. Le surlendemain, Canon s'en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, dès lors, de temps à autre, il tomba au Château, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant à chaque apparition que les bourgeois seraient nettoyés avant trois mois. Une nuit que le père était à l'affût, il voulut culbuter la fille; mais la Trouille, indignée, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondément, qu'il dut la lâcher. Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là? Il la traita de grande serine.

Fouan, non plus, n'aimait guère Canon, qu'il accusait d'être un fainéant et de vouloir des choses à finir sur l'échafaud. Quand ce brigand était là, le vieux en devenait tout triste, à ce point qu'il préférait fumer sa pipe dehors. D'ailleurs, la vie de nouveau se gâtait pour lui, il ne godaillait plus si volontiers chez son fils, depuis que toute une fâcheuse histoire les divisait. Jusque-là, Jésus-Christ n'avait vendu les terres de son lot, lopins à lopins, qu'à son frère Buteau et à son beau-frère Delhomme; et, chaque fois, Fouan, dont la signature était nécessaire, l'avait donnée sans rien dire, du moment que le bien restait dans la famille. Mais voilà, qu'il s'agissait d'un dernier champ, sur lequel le braconnier avait emprunté, un champ que le prêteur parlait de faire mettre aux enchères, parce qu'il ne touchait pas un sou des intérêts convenus. M. Baillehache, consulté, avait dit qu'il fallait vendre soi-même, et tout de suite, si l'on ne voulait pas être dévoré par les frais. Le malheur était que Buteau et Delhomme refusaient d'acheter, furieux de ce que le père se laissât manger la peau chez sa grande fripouille d'aîné, résolus à ne s'occuper de rien, tant qu'il vivrait là. Et le champ allait être vendu par


284 LES ROUGON-MACQUART

autorité justice, le papier timbré marchait bon train, c'était la première pièce de terre qui sortait de la famille. Le vieux n'en dormait plus. Cette terre que son père, son grand-père, avaient convoitée si fort et si durement gagnée! cette terre possédée, gardée jalousement comme une femme à soi! la voir s'émietter ainsi dans les procès, se déprécier, passer aux bras d'un autre, d'un voisin, pour la moitié de son prix! Il en frémissait de rage, il en avait le coeur si crevé, qu'il en sanglotait comme un enfant. Ah ! ce cochon de Jésus-Christ!

Il y eut des scènes terribles entre le père et le fils. Ce dernier ne répondait pas, laissait l'autre s'épuiser en reproches et en gémissements, debout, tragique, hurlant sa peine.

— Oui, t'es un assassin, c'est comme si tu prenais un couteau, vois-tu, et que tu m'enlèves un morceau de viande... Un champ si bon, qu'il n'y en a pas de meilleur! un champ où tout pousse, rien qu'à souffler dessus!... Faut-il que tu sois feignant et lâche, pour ne pas te casser la gueule, plutôt que de l'abandonner à un autre... Nom de Dieu de nom de Dieu! à un autre! c'est cette idée-là, moi, qui me retourne le sang! Tu n'en as donc pas, de sang, bougre d'ivrogne!... Et tout ça, parce que tu l'as bue, la terre, sacré jean-foutre de noceur, salop, cochon!

Puis, lorsque le père s'étranglait et tombait de fatigue, le fils répondait tranquillement :

— Que c'est donc bêtè, vieux, de vous tourmenter, comme ça! Tapez sur moi, si ça vous soulage; mais vous n'êtes guère philosophe, ah! non!... Eh bien, quoi? on ne la mange pas, la terre! Si l'on vous en servait un plat, vous feriez une drôle de gueule. J'ai emprunté dessus, parce que c'est ma façon, à moi, d'y faire pousser des pièces de cent sous. Et puis, on la vendra, on a bien vendu mon patron Jésus-Christ; et, s'il nous revient quelques écus, on les boira donc, v'là la vraie sagesse!... Ah! mon Dieu, on a le temps d'être mort et de l'avoir à soi, la terre!

Mais où le père et le fils s'entendaient, c'était dans leur haine de l'huissier, le sieur Vimeux, un petit huissier minable, qu'on chargeait des corvées dont son confrère de Cloyes nevoulait pas, et qui se hasarda un soir à venir déposer au Château une signification de jugement. Vimeux était un bout d'homme très malpropre, un paquet de barbe jaune, d'où ne sortaient qu'un nez rouge et des yeux chassieux. Toujours vêtu en monsieur, un chapeau, une redingote, un pantalon noirs, abominables d'usure et de taches, il était célèbre clans le canton, pour les terribles raclées qu'il recevait des paysans, chaque fois qu'il se trouvait


LA TERRE 28r

obligé d'instrumenter contre eux, loin de tout secours. Des légendes couraient, des gaules cassées sur ses épaules, des bains forcés au fond des mares, une galopade de deux kilomètres à coups de fourche, une fessée administrée par la mère et la fille, culotte bas.

Justement, Jésus-Christ rentrait avec son fusil; et le père Fouan, qui fumait sa pipe, assis sur un tronc d'arbre, lui dit, dans un grognement de colère :

— Voilà le déshonneur que tu nous amènes, vaurien!

— Attendez voir! murmura le braconnier, les dents serrées.

Mais, en l'apercevant avec un fusil, Vimeux s'était arrêté net, à une trentaine de pas. Toute sa lamentable personne, noire, sale et correcte, tremblait de peur.

— Monsieur Jésus-Christ, dit-il d'une petite voix grêle, je, viens pour l'affaire, vous savez... Et je mets ça là. Bien le bonsoir!

Il avait déposé le papier timbré sur une pierre, il s'en allait déjà à reculons, vivement, lorsque l'autre cria :

— Nom de Dieu de chieur d'encre, faut-il qu'on t'apprenne la politesse!... Veux-tu bien m'apporter ton papier !

Et, comme le misérable, immobilisé, effaré, n'osait plus ni avancer, ni reculer d'une semelle, il le mit en joue.

— Je t'envoie du plomb, si tu ne te dépêches pas... Allons, reprends ton papier, et arrive... Plus près, plus près, mais plus près donc, foutu capon, ou je tire !

Glacé, blême, l'huissier chancelait sur ses courtes jambes. Il implora d'un regard le père Fouan. Celui-ci continuait de fumer tranquillement sa pipe, dans sa rancune féroce contre les frais de justice et l'homme qui les incarne, aux yeux des paysans.

— Ah ! nous y sommes enfin, ce n'est pas malheureux. Donne-moi ton papier. Non! pas du bout des doigts, comme à regret. Poliment, nom de Dieu! et de bon coeur... Là ! tu es gentil.

Vimeux, paralysé par les. ricanements de ce grand bougre, attendait en battant des paupières, sous la menace de la farce, du coup, de poing ou de la gifle, qu'il sentait venir.

— Maintenant, retourne-toi.

Il comprit, ne bougea pas, serra les fesses.

— Retourne-toi ou je te retourne!

Il vit bien qu'il fallait se résigner. Lamentable, il se tourna, il présenta de lui-même son pauvre petit derrière de chat maigre. L'autre, alors, prenant son élan, lui planta son pied au bon endroit, si raide, qu'il l'envoya tomber sur le nez, à quatre pas. Et l'huissier, qui se


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relevait péniblement, se mit à galoper, éperdu, en entendant ce cri :

— Attention! je tire!

Jésus-Christ venait d'épauler.Seulement, il se contenta de lever la cuisse, et, pan! il en fit claquer us, d'une telle sonorité, que, terrifié par la détonation, Vimeux s'étala de nouveau,. Cette fois, son chapeau noir avait roulé parmi les cailloux. Il le suivit, le ramassa, courut plus fort. Derrière lui, les coups de feu continuaient, pan! pan! pan! sans un arrêt, une vraie fusillade, au milieu de grands rires., qui achevaient de le rendre imbécile. Lancé sur la pente ainsi qu'un insecte sauteur, il était à cent pas déjà, que les échos du vallon répétaient encore la canonnade de Jésus-Christ Toute la campagne en létait pleine, et il y en eut un dernier, formidable,, lorsque l'huissier, rapetissé à la taille d'une fourmi, là-bas, disparut dans Rognes, La Trouille, accourue au bruit, se tenait le ventre, par terre, en gloussant comme use poule. Le père Fouan avait retiré sa pipe de la bouche, afin de rire plus à l'aise. Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ! quel pas grand chose! mais bien rigolo tout de même !

La semaine suivante, il fallut cependant que le-vieux se décidât à donner sa signature, pour la. vente de la terre. M, Baillehache avait un acquéreur, et le plus sage était de suivre son conseil. Il fut donc décidé que le père et le fils iraient à Cloyes, le troisième samedi de septembre, veille de la Saint-Lubin, l'une des deux fêtes de la ville. Justement, le père qui, depuis juillet, avait à toucher chez le percepteur la rente des titres qu'il cachait, comptait profiter du voyage, en égarant son fils au milieu de la fête. On irait et on reviendrait de même, en carrosse dans ses souliers.

Comme Fouan et Jésus-Christ, à la porte de Cloyes, attendaient qu'un train eût passé, debout devant la barrière fermée du passage à niveau, ils furent rejoints par Buteau et Lise, qui arrivaient dans leur carriole. Tout de suite, une querelle éclata entre les deux frères, ils se couvrirent d'injures jusqu'à ce que la barrière fût ouverte; et même, emporté de l'autre côté, à la descente, par son cheval, Buteau se retournait, la blouse gonflée de vent, pour crier encore des choses qui n'étaient pas à dire.

— Va donc, feignant, je nourris-ton père! gueula Jésus-Christ de toute sa force, en se faisant un porte-voix de ses deux mains.

Rue Grouaise, chez M. Baillehache, Fouan passa un fichu moment; d'autant plus que l'étude était envahie, tout le monde utilisant le jour du marché, et qu'il dut attendre près de deux heures. Ça lui rappela le samedi où il était venu décider le partage ; bien sûr que ce samedi-là,


LA TERRE 237

il aurait mieux fait d'aller se pendre. Quand le notaire les reçut enfin et qu'il fallut signer, le vieux chercha ses lunettes, les essuya; mais ses yeux pleins d'eau les brouillaient, sa main tremblait, si bien qu'on fut obligé de lui poser les doigts sur le papier, au bon endroit, pour qu'il y mit son nom, dans un pâté d'encre.Ça lui avait tellement coûté qu'il eu suait, hébété, grelottant, regardant autour de lui, comme, après une Opération, quand on vous a coupé la jambe et qu'on la cherche. M. Baillehache sermonnait sévèrement Jésus-Christ; et il les renvoya en dissertant sur la loi : la démission de biens était immorale, on arriverait certainement à en élever les droits, pour l'empêcher de se substituer à l'héritage.

Dehors, dans la rue. Grande, à la porte du Bon Laboureur, Fouan lâcha Jésus-Christ au milieu du tumulte du marché; et, d'ailleurs, celui-ci, qui ricanait en dessous, y mit de la complaisance, se doutant bien de quelle affaire il s'agissait. Tout de suite, en effet, te vieux fila rue Beaudonnière, où M. Hardy, le percepteur, habitait une petite maison gaie, entre cour et jardin. C'était un gros homme coloré et jovial, à la barbe noire bien peignée, redouté des paysans, qui l'accusaient de les étourdir avec des histoires. Il les recevait dans un étroit bureau, une pièce coupée en deux,par une balustrade, lui d'un côté et eux de l'autre. Souvent, il y en avait là une douzaine, debout, serrés, empilés. Pour le moment, il ne s'y trouvait tout juste que Buteau, qui arrivait.

Jamais Buteau ne se décidait à payer ses contributions d'un coup. Lorsqu'il recevait le papier, en mars, c'était de la mauvaise humeur pour huit jours, il épluchait rageusement le foncier, la taxe personnelle, l'a taxe mobilière, l'impôt des portes et fenêtres ; mais ses grandes colères étaient les centimes additionnels, qui montaient d'année en année, disait-il. Puis, il attendait de recevoir une sommation sans frais. Ça lui faisait toujours gagner une semaine. Il payait ensuite par douzième, chaque mois, en allant au marché; et, chaque mois, la même torture recommençait, il en tombait malade la veille, il apportait son argent comme il aurait apporté son cou à couper. Ah! ce sacré gouvernement! en voilà un qui volait te monde!

— Tiens ! c'est vous, dit gaillardement M. Hardy. Vous faites bien de venir, j'allais vous faire des frais.

— Il n'aurait plus manqué que ça! grogna Buteau. Et vous savez que je ne paye pas les six francs dont vous m'avez augmenté le foncier... Non, non, ce n'est pas juste !

Le percepteur se mit à rire,

— Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! Je vous ai déjà expliqué que votre revenu avait dû s'accroître avec vos plantations sur


288 LES ROUGON-MACQUART

votre ancien pré de l'Aigre. Nous nous basons là-dessus, nous autres! Mais Buteau se débattit violemment. Ah ! oui, son revenu s'accroître ! C'était comme son pré, autrefois de soixante-dix ares, qui n'en avait plus que soixante-huit, depuis que la rivière, en se déplaçant, lui en avait mangé deux : eh bien ! il payait toujours pour les soixante-dix, est-ce que c'était de la justice, ça? M. Hardy répondit tranquillement que les questions cadastrales ne le regardaient pas, qu'il fallait attendre qu'on refît le cadastre. Et, sous prétexte de reprendre ses explications, il l'accabla de chiffres, de mots techniques auxquels l'autre ne comprenait rien. Puis, de son air goguenard, il conclut :

— Après tout, ne payez pas, je m'en fiche, moi ! Je vous enverrai l'huissier.

Effrayé, ahuri, Buteau rentra sa rage. Quand on n'est pas le plus fort, faut bien céder ; et sa haine séculaire venait encore de grandir, avec sa peur,, contre ce pouvoir obscur et compliqué qu'il sentait au-dessus de lui, l'administration, les tribunaux, ces feignants de bourgeois, comme il disait. Lentement, il sortit sa bourse. Ses gros doigts tremblaient, il avait reçu beaucoup de sous au marché, et il tâtait chaque sou avant de le poser devant lui. Trois fois, il refit son compte, tout en sous, ce qui lui déchirait le coeur davantage, d'avoir à en donner un si gros tas. Enfin, les yeux troubles, il regardait le percepteur encaisser la somme, lorsque le père Fouan parut.

Le vieux n'avait pas reconnu le dos son fils, et il resta saisi, quand celui-ci se retourna.

— Et ça va bien, monsieur Hardy? bégaya-t-il. Je passais, j'ai eu l'idée de vous dire un petit bonjour... On ne se voit quasiment plus...

Buteau ne fut pas dupe. Il salua, s'en alla d'un air pressé; et, cinq minutes plus tard, il rentrait, comme pour demander un renseignement oublié, au beau moment où le percepteur, payant les coupons, étalait devant le vieux un trimestre, soixante-quinze francs, en pièces de cent sous. Son oeil flamba, mais-il évita de regarder son père, feignant de ne pas l'avoir vu jeter son mouchoir sur les pièces, puis les pêcher comme dans un coup d'épervier, et les engloutir au fond de sa poche. Cette fois, ils sortirent ensemble, Fouan très perplexe, coulant vers son fils des regards obliques, Buteau de belle humeur, repris d'une brusque affection. Il ne le lâchait plus, voulait le ramener dans sa carriole; et il l'accompagna jusqu'au Bon Laboureur.

Jésus-Christ était là avec le petit Sabot, de Brinqueville, un vigneron, un autre farceur renommé, qui ventait, lui aussi, à faire tourner les mou-, lins.Donc, tous les deux, se rencontrant, venaient de parier dix litres,


L'ENTERREMENT DE MADAME ESTELLE

Quand on sortit le cercueil de l'allée, et qu'il parut sur le trottoir, toutes los voisines

se signèrent (p. 295)

É.ZOLA. —. LA TERRE. 37


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à qui éteindrait le plus de chandelles. Excités, secoués de gros rires, des amis les avaient accompagnés dans la salle du fond. On faisait cercle, l'un fonctionnai t'à droite, l'autre à gauche, culotte bas, le derrière braqué, éteignant chacun la sienne, à tous coups. Pourtant, Sabot en était à dix et Jésus-Christ à neuf, ayant une fois manqué d'haleine. Il s'en montrait très vexé, sa réputation était en jeu. Hardi là! est-ce que Rognes se laisserait battre par Brinqueville ? Et il souffla comme jamais soufflet de forge n'avait soufflé : neuf ! dix ! onze! douze ! Le tambour de Cloyes, qui. rallumait la chandelle, faillit lui-même-être emporté... Sabot, péniblement, arrivait à dix, vidé, aplati, lorsque Jésus-Christ, triomphant, en lâcha, deux encore, en criant an tambour de les., allumer ; ceux-là, pour le bouquet. Le tambour les alluma, ils brûlèrent jaune, d'ûne belle flamme jaune, couleur d'or, qui monta comme; un soleil dans sa gloire.

— Ah! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! Quel, boyau ! A, lui la médaille !

Les amis gueulaient, rigolaient à se fendre les mâchoires. Il y avait de l'admiration et de la jalousie au fond, car tout de même fallait être solidement bâti pour en contenir tant et en pousser à volonté. On but les dix litres, ça dura deux heures, sans qu'on parlât d'autre chose.

Buteau,, pendant que son, frère se reculottait, lui avait allongé une claque amicale sur la fesse ; et la paix semblait se faire, dans cette victoire qui flattait la famille.Rajeuni, le père Fouan contait une; histoire de son enfance, du temps où les Cosaques étaient en Beauce : oui, un Cosaque, qui s'était endormi, la bouche ouverte, au bordl de l'Aigre, et dans la gueule, duquel. il en avait colle un, à l' émpâter jusqu'aux cheveux.. Le marché finissait, tous s'en allèrent, tirés ssûls.

II arriva, alors que; Buteau ramena dans sa carriole; Fouan et JésusChrist. Lise, elle aussi, à qui son homme avait causé, bas, se montra gentille. On ne se mangeait: plus, on choyait le, père. Mais L'aîné qui se dessoûlait, faisait des réflexions : pour que le cadet fût si. aimable, c'était donc que le bougre avait découvert le pot aux roses, chez le percepteur ? Ah ! non, minute ! Si, jusque-là, lui, cette fripouille, avait eu là: délicatesse de respecter le magot, bien sûr qu'il n'aurait pas la bêtise de le laisser retourner chez les autres. Il mettrait bon ordre à ça, en douceur, sans se, fâcher, puisque maintenant la famille était à la réconciliation.

Lorsqu'on fut à Rognes et que le vieux, voulut descendre, les deux gaillards se précipitèrent, rivalisant de déférence et de tendresse.

— Père, appuyez-vous, sur moi.

— Père-, donnez-moi votre main.

Ils le reçurent, ils le déposèrent sur la route. Et lui, entre les deux,


LA TERRE 292

restait saisi, frappé au coeur d'une certitude, ne doutant plus désormais.

— Qu'est-ce que vous avez donc, vous autres, à m'aimer tant que ça?

Leurs égards l'épouvantaient. Il les aurait préférés, comme à l'ordinaire, sans respect. Ah ! foutu sort ! allait-il en avoir des embêtements, maintenant qu'ils lui savaient des sous ! Il rentra au Château, désolé.

Justement, Canon, qui n'avait pas paru depuis deux mois, était là, assis sur une pierre, à attendre Jésus-Christ. Dès qu'il l'aperçut, il lui cria :

— Dis donc, ta fille est dans le hois aux Pouillard, et y a un homme dessus.

Du coup, le père manqua crever d'indignation, le sang au visage.

— Salope qui me déshonore !

Et, décrochant le grand fouet de roulier, derrière la porte, il dévala par la pente rocheuse jusqu'au petit bois. Mais les oies de la Trouille la gardaient comme de bons chiens, quand elle était sur le dos. Tout de suite, le jars flaira le père, s'avança, suivi de là bande. Les ailés soulevées, le cou tendu, il sifflait, dans une menace continue et stridente, tandis que les oies, déployées en ligne de bataille, allongeaient des cous pareils, leurs grands becs jaunes ouverts, prêts à mordre. Le fouet claquait, et l'on entendit une fuite de bête sous les feuilles. La Trouille, avertie, avait filé.

Jésus-Christ, lorsqu'il eut raccroché le fouet, sembla envahi d'une grande tristesse philosophique. Peut-être le dévergondage entêté de sa fille lui faisait-il prendre en pitié les passions humaines. Peut-être était-il simplement revenu de la gloire, depuis son triomphe; à Cloyes. Il secoua sa tête inculte de crucifié chapardeur et soûlard, il dit à Canon :

— Tiens ! veux-tu savoir ? tout-ça ne vaut pas un pet.

Et, levant la cuisse, au-dessus de la vallée noyée d'ombre, il en fit un, dédaigneux et puissant, comme pour en écraser; la terre;


292 LES ROUGON-MACQUART

IV

On était aux premiers jours d'octobre, les vendanges allaient commencer, belle semaine de godaille, où les familles désunies se réconciliaient d'habitude, autour des pots de vin nouveau. Rognes puait le raisin pendant huit jours; on en mangeait tant, que les femmes se troussaient et les hommes posaient culotte, au pied de chaque haie; et les amoureux, barbouillés, se baisaient à pleine bouche, dans les vignes. Ça finissait par des hommes soûls et des filles grosses.

Dès le lendemain de leur retour de Cloyes, Jésus-Christ se mit à chercher le magot; car le vieux ne promenait peut-être pas sur lui son argent et ses titres, il devait les serrer dans quelque trou. Mais la Trouille eut beau aider son père, ils retournèrent la maison sans rien trouver d'abord, malgré leur malice et leur nez fin de maraudeurs ; et ce fut seulement la semaine suivante, que le braconnier, par hasard, en descendant d'une planche une vieille marmite fêlée, dont on ne se servait plus, y découvrit, sous des lentilles, un paquet de papiers, enveloppé soigneusement dans la toile gommée d'un fond de chapeau. Du reste, pas un écu. L'argent, sans doute, dormait ailleurs : un fameux tas, puisque le père, depuis cinq ans, ne dépensait rien. C'étaient bien les titres, il y avait trois cents francs de rente, en cinq pour cent. Comme Jésus-Christ les comptait, les flairait, il découvrit une autre feuille, un papier timbré, couvert d'une grosse écriture, dont la lecture le stupéfia. Ah! nom de Dieu! voilà donc où passait l'argent!

Une histoire à crever! Quinze jours après avoir partagé son bien chez le notaire, Fouan était tombé malade, tellement ça lui brouillait le coeur, de n'avoir plus rien à lui, pas même grand comme la main de blé. Non!


LA TERRE 293

il ne pouvait vivre ainsi, il y aurait perdu la peau. Et c'était alors qu'il avait fait la bêtise, une vraie bêtise de vieux passionné donnant ses derniers sous pour retourner en secret à la gueuse qui le trompe. Lui, un finaud dans son temps, ne s'était-il pas laissé entortiller par un ami, le père Saucisse ! Ça devait le tenir bien fort, ce furieux désir de posséder, qu'ils ont dans les os comme une rage, tous les anciens mâles, usés à engrosser la terre ; ça le tenait si fort, qu'il avait signé un papier avec le père Saucisse, par lequel celui-ci, après sa mort, lui cédait un arpent de terre, à la condition qu'il toucherait quinze sous chaque matin, sa vie durant. Un pareil marché, quand on a soixante-seize ans, et que le vendeur en a dix de moins ! La vérité était que ce dernier avait eu la gredinerie de se mettre au lit, vers cette époque : il toussait, il rendait l'âme, si bien que l'autre, abêti par son envie, se croyait le malin des deux, pressé de conclure la bonne affaire. N'importe, ça prouve que, lorsqu'on a le feu au derrière, pour une fille ou pour un champ, on ferait mieux de se coucher que de signer des choses; car ça durait depuis cinq ans, les quinze sous chaque matin; et plus il en lâchait, plus il s'enrageait après la terre, plus il la voulait. Dire qu'il s'était débarrassé de tous les embêtements de sa longue vie de travail, qu'il n'avait plus qu'à mourir tranquille, en regardant les autres donner leur chair à la terre ingrate, et qu'il était retourné se faire achever par elle! Ah! les hommes ne sont guère sages, les vieux pas plus que les jeunes !

Un instant, Jésus-Christ eut l'idée de tout prendre, le sous-seing et les titres. Mais le coeur lui manqua : fallait filer, après un coup pareil. Ce n'était pas comme des écus, qu'on rafle, en attendant qu'il en repousse. Et, furieux, il remit les papiers sous les lentilles, au fond de la marmite. Son exaspération devint telle, qu'il ne put tenir sa langue. Dès le lendemain, Rognes connut l'affaire- du père Saucisse, les quinze sous par jour pour un arpent de terre médiocre, qui ne valait bien sûr pas trois mille francs; en cinq ans, ça faisait près de quatorze cents francs déjà, et si le vieux- coquin vivait cinq années encore, il aurait son champ et la monnaie. On plaisanta le père Fouan. Seulement, lui qu'on ne regardait plus dans les chemins, depuis qu'il'n'avait plus que sa peau à traîner au soleil, il fut de nouveau salué et considéré, lorsqu'on le sut rentier et propriétaire.

La famille, surtout, en parut retournée. Fanny, qui vivait très en froid avec son père, blessée de ce qu'il s'était retiré chez son gredin d'aîné, au lieu de se réinstaller chez elle, lui apporta du linge, de vieilles chemises à Delhomme. Mais il fut très dur, il fit allusion au mot dont il saignait toujours : « Papa, il viendra nous demander à genoux de


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le reprendre ! » et il l'accueillit d'un : « C'est donc toi qui viens à genoux pour me ravoir! » qu'elle garda en travers de la gorge. .Rentrée, elle en pleura de honte et de rage, elle dont la susceptibilité de paysanne fière se blessait d'un regard. Honnête, travailleuse, riche, elle en arrivait à être fâchée avec tout le pays. Delhomme dut promettre que ce serait lui, désormais, qui remettrait l'argent de la rente au père; car, pour son compte, elle jurait bien qu'elle ne lui adresserait jamais plus la parole.

Quant à Buteau, il les étonna tous, un jour qu'il entra au Château, histoire, disait-il, de faire une petite visite au vieux. Jésus-Christ, ricanant, apporta la bouteille d'eau-de-vie, et l'on trinqua. Mais sa goguenardise devint de la stupeur, lorsqu'il vit son frère tirer dix pièces de cent sous, puis les-aligner-sur la table, en disant::

— Père, faut pourtant régler nos comptes... Voilà le dernier trimestre de votre renie.

Ah! le nom de Dieu de gueusard! lui qui ne donnait plus un sou au père depuis des années, est-ce qu'il ne venait- pas l'empaumer, en lui remontrant la couleur de son argent! Tout de suite, d'ailleurs, il écarta le bras du vieux qui s'avançait, et il ramassa les pièces.

— Attention! c'était pour vous dire que je les ai... Je vous les,garde, vous savez où elles vous attendent.

Jésus-Christ commençait^ ouvrir,l'oeil et à se fâcher.

— Dis donc! si tu veux emmener papa... Mais Buteau prit la chose gaiement.

— Quoi, tes jaloux? Et quand j'aurais le père une semaine, et toi une semaine, est-ce que ce ne serait pas dans la nature? Hein! si vous vous coupiez en deux, père?... A votre santé, en attendant !

Comme il partait, il les invita à venir faire, le lendemain, la vendange dans sa vigne. On se gaverait de raisin, tant que la peau du ventre en tiendrait. Enfin, il fut si gentil, que les deux autres le trouvèrent une fameuse canaille tout de même, mais rigolo, à la condition de ne pas se laisser fiche dedans par lui. Ils l'accompagnèrent un bout de chemin, pour le plaisir.

Justement, au bas de la côte, ils firent la rencontre de M. et de Mme Charles, qui rentraient, avec Élodie, à leur propriété de Roseblanche, après une promenade le long de l'Aigre. Tous les trois étaient en deuil de Mme Estelle, comme on nommait la mère de la petite, morte au mois de juillet, et morte à la peine, car chaque fois que la grand-- mère revenait de Chartres, elle le disait bien que sa pauvre fille se tuait,


LA TERRE 295

tant elle se donnait du mal pour soutenir la bonne réputation de l'établissement de la rue aux Juifs, dont son fainéant de mari s'occupait de moins en moins. Et quelle émotion pour M. Charles que l'enterrement, où il n'avait point osé conduire Élodie, à qui l'on ne s'était décidé à apprendre la nouvelle que lorsque sa mère dormait depuis trois jours dans la terre! Quel serrement de coeur pour lui, le matin où, après des années, il avait revu le 19, à l'angle de la Tue de la Planche-aux-Carpes, ce 19 badigeonné de jaune, avec ses persiennes vertes, toujours closes, l'oeuvre de sa vie enfin, aujourd'hui tendu de draperies noires, la petite porte ouverte, l'allée barrée par le cercueil, entre quatre cierges! Ce qui le toucha, ce fut la façon dont le quartier s'associa à sa douleur. Là cérémonie se passa vraiment très bien. Quand on sortit le cercueil de l'allée et qu'il parut sur le frottoir, toutes les voisines se signèrent. On se rendit à l'église au milieu du recueillement. Les cinq femmes de la maison étaient là, en robe sombre, l'air comme il faut, ainsi que le mot en courut le soir dans Chartres. Une d'elles pleura même au cimetière. Enfin, de ce côté, M. Charles n'eut que de la satisfaction. Mais, le lendemain, comme il souffrit, lorsqu'il questionna son gendre, Hector Vaucogne, et qu'il visita la maison! Elle avait déjà perdu de son éclat, on sentait que la poigne d'un homme y manquait, à toutes sortes de licences, que lui n'aurait jamais tolérées, de son temps. Il constata pourtant avec plaisir que la bonne attitude des cinq femmes, au convoi, les avait fait si avantageusement connaître en ville, que l'établissement ne désemplit pas de la semaine. En quittant le 19, la tête bourrelée d'inquiétudes, il ne le cacha point à Hector : maintenant que la pauvre Estelle n'était plus là pour mener la barque, c'était à lui de se corriger, de mettre sérieusement la main à la pâte, s'il ne voulait pas manger la fortune de sa fille.

Tout de suite, Buteau les pria de venir vendanger, eux aussi. Mais ils refusèrent, à cause de leur deuil. Ils avaient des figures mélancoliques, des gestes lents. Tout ce qu'ils acceptèrent, ce fut d'aller goûter au vin nouveau.

— Et c'est pour distraire cette pauvre petite, déclara Mme Charles. Elle a si peu d'amusements ici, depuis que nous l'avons retirée du pensionnat! Que voulez-vous? elle ne peut toujours rester en classe.

Élodie écoutait, les yeux baissés, les joues envahies de rougeur, sans raison. Elle était devenue très grande, très mince, d'une pâleur de lis qui végète à l'ombre.

— Alors, qu'est-ce que vous allez en faire, de cette grande jeunesse-là? demanda Buteau.


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Elle rougit davantage, tandis que sa grand'mère répondait :

— Dame! nous ne savons guère... Elle se consultera, nous la laisserons bien libre.

Mais Fouan, qui avait pris M. Charles à part, lui demanda d'un air d'intérêt :

— Ça va-t-il, le commerce?

La mine désolée, il haussa les épaules.

— Ah! ouiche ! j'ai vu justement ce matin quelqu'un de Chartres. C'est à cause de ça que nous sommes si ennuyés... Une maison finie! On se bat dans les corridors, on ne paye même plus, tant la surveillance est mal faite !

croisa les bras, il respira fortement, pour se soulager de ce qui l'étouffait surtout, un grief nouveau dont il n'avait pas digéré l'énormité depuis le matin.

— Et croyez-vous que le misérable va au café, maintenant!.".. Au café! au café! quand on en a un chez soi!

— Foutu alors! dit d'un air convaincu Jésus-Christ, qui écoutait.

Ils se turent, car Mme Charles et Élodie se rapprochaient avec Buteau. A présent, tous trois parlaient de la défunte, la jeune fille disait combien elle était restée triste, de n'avoir pu embrasser sa pauvre maman. Elle ajouta, de son air simple :

— Mais il paraît que le malheur a été si brusque, et qu'on travaillait si fort, à la confiserie...

— Oui, pour des baptêmes, se hâta de dire Mme Charles, en clignant les yeux, tournée vers les autres.

D'ailleurs, pas un n'avait souri, tous compatissaient, d'un branle du menton. Et la petite, dont le regard s'était abaissé sur une bague qu'elle portait, la baisa, pleurante.

— Voilà tout ce qu'on m'a donné d'elle... Grand'mère la lui a prise au doigt, pour la mettre au mien... Elle la portait depuis vingt ans, moi je la garderai toute ma vie.

C'était une vieille alliance d'or, un de ces bijoux de grosse joaillerie commune, si usée, que les guillochures en avaient presque disparu. On sentait que la main où elle s'était élimée ainsi, ne reculait devant aucune besogne, toujours active, dans les vases à laver, dans les lits à refaire, frottant, essuyant, torchonnant, se fourrant partout. Et elle racontait tant de choses, cette bague, elle avait laissé de son or au fond de tant d'affaires, que les hommes la regardaient fixement, les narines élargies sans un mot.

— Quand tu l'auras usée autant que ta mère, dit M. Charles, étranglé


LA VENDANGE

On vendangea jusqu'à la nuit tombante (p. 306).

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d'une soudaine émotion, tu pourras te reposer... Si elle parlait, elle t'apprendrait comment on gagne de l'argent, par le bon ordre et le travail.

Élodie, en larmes, avait collé de nouveau ses lèvres sur le bijou.

— Tu sais, reprit Mme Charles, je veux que tu te serves de cette alliance, quand nous te marierons.

Mais, à ce dernier mot, à cette idée du mariage, la jeune fille, dans son attendrissement, éprouva une secousse si forte, un tel excès de confusion, qu'elle se jeta, éperdue, sur le sein de sa grand'mère, pour y cacher son visage. Celle-ci la calma, en souriant.

— Voyons, n'aie pas honte, mon petit lapin... Il faut que tu t'habitues, il n'y a point là de vilaines choses... Je ne dirais pas de vilaines choses en ta présence, bien sûr... Ton cousin Buteau demandait tout à l'heure ce que nous allions faire de toi. Nous commencerons par te marier... Voyons, voyons, regarde-nous, ne te frotte pas contre mon châle. Tu vas t'enflanimer la peau.

Puis, aux autres, tout bas, d'un air de satisfaction profonde :

— Hein? est-ce élevé-? ça ne sait rien de rien !

— Ah ! si nous n'avions pas cet ange, conclut M. Charles, nous aurions vraiment trop de chagrin, à cause de ce que je vous ai dit... Avec ça, mes rosiers et mes oeillets ont souffert cette année, et j'ignore ce qui se passe dans ma volière, tous mes oiseaux sont malades. La pêche seule' me console un peu. J'ai pris une truite de trois livres, hier.,. N'est-ce pas? quand on est à la campagne, c'est pour être heureux.

On se quitta. Les Charles repétèrent leur promesse d'aller goûter le vin mouvean. Fouan, Buteau et Jésus-Christ firent quelques pas en silence puis le vieux résuma leur opinion.

— Un chançard tout de même, le cadet qui l'aura avec la maison, cette gamine;!

Le tambour de Rognes avait battu le ban des vendanges ; et, le lundi matin, tout le pays fut en l'air, car chaque habitant savait sa vigne, pus une famille n'aurait manque, ce jour-là, d'aller en besogne sur le coteau de l'Aigre. Mais ce qui achevait d 'émotionner le village, c'était que la veille, à la nuit tombée, le curé, un curé dont 1a commune se donnait enfin le luxe, était débarqué devant l'église. Il disait déjà si sombre, qu'on l'avait mal vu. Aussi les langues ne tarissaient-elles pas, d'autant plus que l'histoire en valait sûrement la peine.

Après sa brouille avec Rognes, pendant des mois, l'abbé Godard s'était obstiné à ne pas y remettre les pieds. Il baptisait, confessait, mariait ceux qui venaient le trouver à Bazoches-le-Doyen ; quant aux morts,


LA TERRE 299

ils auraient sans doute séché à l'attendre ; mais le point resta obscur, personne ne s'étant avisé de mourir, pendant cette grande querelle. Il avait déclaré à monseigneur qu'il aimait mieux se faire-casser que de rapporter le bon Dieu dans un pays d'abomination, où on le recevait si mal, tous paillards et ivrognes, tous damnés, depuis qu'ils ne croyaient plus au diable; et monseigneur le soutenait évidemment,laissait aller les choses, en attendant la contrition de ce troupeau rebelle. Donc, Rognes était sans prêtre : plus de messe, plus rien, l'état sauvage. D'abord, il y avait eu un peu de surprise; mais, au fond, ma foi ! ça ne marchait pas plus mal qu'auparavant. On s'accoutumait, il ne pleuvait ni ne ventait davantage, sans compter que la commune y économisait gros. Alors, puisqu'un prêtre n'était point indispensable, puisque l'expérience prouvait que les récoltes n'y perdaient rien et qu'on n'en mourait pas plus vite, autant valait-il s'en passer toujours. Beaucoup se montraient de cet avis, non seulement les mauvaises têtes comme.Lengaigne, mais encore des hommes de bon sens, qui savaient calculer, Delhomme par exemple. Seulement, beaucoup aussi se vexaient de n'avoir pas de curé. Ce n'était point qu'ils fussent plus religieux que les autres : un Dieu de rigolade qui avait cessé de les faire trembler, ils s'en fichaient! Mais pas de curé, ça semblait dire qu'on était trop pauvre ou trop avare pour s'en payer un ; enfin, on 'avait l'air au-dessous de tout, des riens de rien qui n'auraientpas dépensé dix sous à de l'inutile. Ceux de Magnolles, où ils n'étaient que deux cent quatre-vingt-trois, dix de moins qu'à Rognes, nourrissaient un curé, qu'ils jetaient à la tête de leurs voisins, avec une faconde rire si provocante, 'que ça finirait certainement par des claques. Et puis, les femmes avaient des habitudes, pas une n'aurait consenti bien sûr à être mariée ou enterrée sans prêtre. Les hommes eux-mêmes allaient des fois à l'église, aux grandes fêtes, parce que tout le monde y allait. Bref, il y avait toujours eu des curés, et quitte à s'en foutre, il en fallait un.

Naturellement, le conseil municipal fut saisi de la question. Le maire, Hourdequin, qui, sans pratiquer, soutenait la religion par principe autoritaire, commit la faute politique de ne pas prendre parti, dans une pensée conciliante. La commune était pauvre, à quoi bon la grever des frais, gros pour elle, que nécessiterait la réparation du presbytère? d'autant plus qu'il espérait ramener l'abbé Godard. Or, il arriva que. ce fut Macqueron, l'adjoint, jadis l'ennemi de la soutane, qui se mit à la tête des mécontents, humiliés de n'avoir pas un curé à eux. Ce Maequeron dut nourrir dès lors l'idée de renverser le maire, pour prendre sa place; et l'on disait, d'ailleurs, qu'il était devenu l'agent de M, Rochefontaine,


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l'usinier de Châteaudun, qui allait se porter de nouveau contre M. de Chédeville, aux élections prochaines. Justement, Hourdequin, fatigué, ayant à la ferme de grands soucis, se désintéressait des séances, laissait agir son adjoint; de telle sorte que le conseil, gagné par celui-ci, vota les fonds nécessaires à l'érection de la commune en paroisse. Depuis qu'il s'était fait payer son terrain exproprié, lors du nouveau chemin, après avoir promis de le céder gratuitement, les conseillers le traitaient de filou, mais lui témoignaient une grande considération. Lengaigne seul protesta contre le vote qui livrait le pays aux jésuites. Bécu aussi grognait, expulsé du presbytère et du jardin, logé maintenant dans une masure. Pendant un mois, des ouvriers refirent les plâtres, remirent des vitres, remplacèrent les ardoises pourries; et c'était ainsi qu'un curé, enfin, avait pu s'installer la veille dans la petite maison, badigeonnée à neuf.

Dès l'aube, les voitures partirent pour la côte, chargées chacune de quatre ou cinq grands tonneaux défoncés d'un bout, les gueulebées, comme on les nomme. Il y avait des femmes et des filles, assises dedans, avec leurs paniers; tandis que les hommes allaient à pied, fouettant les bêtes. Toute une file se suivait, et l'on causait, de voiture à voiture, au milieu de cris et de rires.

Celle des Lengaigne, précisément, venait après celle des Macqueron, de sorte que Flore et Goelina, qui ne se parlaient plus depuis six mois, se remirent, grâce à la circonstance. La première avait avec elle la Bécu, l'autre, sa fille Berthe. Tout de suite, la conversation était tombée sur le curé. Les phrases, scandées par le pas des chevaux, partaient à la volée dans l'air frais du matin.

— Moi, je l'ai vu qui aidait à descendre sa malle.

— Ah!... Comment est-il?

— Dame ! il faisait noir... Il m'a paru tout long, tout mince, avec une figure de carême qui n'en finit plus, et pas fort... Peut-être trente ans, l'air bien doux.

— Et, à ce qu'on dit, il sort de chez les Auvergnats, dans des montagnes où l'on est sous la neige, pendant les deux tiers de l'an.

— Misère! c'est ça qu'il va se trouver à l'aise chez nous, alors!

— Pour sûr !... Et tu sais qu'il s'appelle Madeleine.

— Non, Madeline.

— Madeline, Madeleine, ce n'est toujours pas un nom d'homme.

— Peut-être bien qu'il viendra nous faire visite, dans les vignes. Macqueron a promis qu'il l'amènerait.

— Ah! bon sang! faut le guetter!


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Les voitures s'arrêtaient au bas de la côte, le long du chemin qui suivait l'Aigre. Et, dans chaque petit vignoble, entre les rangées d'échalas, les femmes étaient à l'oeuvre, marchant priées en deux, les fesses hautes, coupant à la serpe les grappes dont s'emplissaient leurs paniers. Quant aux hommes, ils avaient assez à faire, de vider les paniers dans les hottes et de descendre vider les hottes dans les gueulebées. Dès que toutes les gueulebées d'une voitures étaient pleines, elles partaient se décharger dans la cuve, puis revenaient à la charge.

La rosée était si forte, ce matin-là, que tout de suite les robes furent trempées. Heureusement, il faisait un temps superbe, le soleil les sécha. Depuis trois semaines, il n'avait pas plu; le raisin dont on désespérait, à cause de l'été humide, venait de mûrir et de se sucrer brusquement; et c'était pourquoi ce beau soleil, si chaud pour la saison, les égayait tous, ricanant, gueulant, lâchant des saletés, qui faisaient se tordre les filles.

— Cette Coelina ! dit Flore à la Bécu, en se mettant debout et en regardant la Macqueron, dans le plant voisin, elle qui était si fière de sa Berthe, à cause de son teint de demoiselle!... V'là la petite qui jaunit et qui se dessèche bigrement.

— Dame ! déclara la Bécu, quand on ne marie point les filles ! Ils ont bien tort de ne pas la donner au fils du charron... Et, d'ailleurs, à ce qu'on raconte, celle-là se tue le tempérament, avec ses mauvaises habitudes.

Elle se remit à couper les grappes, les reins cassés. Puis, dodelinant du derrière :

— Ça n'empêche pas que le maître d'école continue de tourner autour.

— Pardi! s'écria Flore, ce Lequeu, il ramasserait des sous avec son nez dans la crotte... Juste ! le voilà qui arrive les aider. Un joli merle!

Mais elles se turent. Victor, revenu du service depuis quinze jours à peine, prenait leurs paniers et les vidait dans la hotte de Delphin, que cette grande couleuvre de Lengaigne avait loué pour la vendange, en prétextant la nécessité de sa présence à la boutique. Et Delphin, qui n'avait jamais quitté Rognes, attaché à la terre comme un jeune chêne, bâillait de surprise devant Victor, crâne et blagueur, ravi de l'étonner, si changé, que personne ne le reconnaissait, avec ses moustaches et sa barbiche, son air de se ficher du monde, sous le bonnet de police qu'il affectait de porter encore. Seulement, le gaillard se trompait, s'il croyait faire envie à l'autre : il avait beau lui conter des exploits de garnison, des menteries sur la noce, les filles et le vin, le paysan secouait la tête, stupéfié au fond, nullement tenté en somme. Non, non! ça coûtait trop


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cher, s'il fallait quitter son coin ! Il avait déjà refusé deux fois d'aller faire fortune à Chartres, dans un restaurant, avec Nénesse,.

— Mais, sacré cul-de-jatte ! lorsque-tu seras soldat ?

— Oh! soldat !... Eh.!,donc, on tire un bon numéro.!:

Victor, plein de mépris, ne put le sortir de là. Quel grand lâche, quand on était bâti comme un Cosaque! Il continuait,, en causant, de vider les paniers dans-la.hotte, sans que le bougre pliât sous la charge. Et, par farce, en fanfaron, il! désigna Berthe d'un signe, il ajouta :

— Dis-donc, est-ce qu'il lui en est venu, depuis mon départ? Delphin fut secoué d'un gros rire, car le phénomène de la fille aux

Macqueron restait la grande plaisanterie, entre jeunes gens.

— Ah! je n'y ai pas mis: le nez....Possible que ça lui ait poussé, au printemps.

— Ce n'est pas moi qui l'arroserai, conclut Victor avec une moue répugnée. Autant,se payer une grenouille... Et puis, ce n'est guère sain, ça, doit s'enrhumer, cet endroit-là, sans perruque.

Du coup, Delphin rigola si fort, que la hotte en chavirait sur son dos; et il descendit, il la vidait au fond d'une gueulebée, qu'on l'entendait encore étrangler de rire.

Dans la vigne des Macqueron, Berthe continuait à faire la demoiselle, se servait de petits ciseaux, au lieu d'une serpe, avait peur des épines et des guêpes, se désespérait, parce que ses souliers fins, trempés de rosée, ne séchaient pas. Et elle, tolérait les prévenances de Lequeu, qu'elle exécrait, flattée pourtant de cette cour du seul homme qui eût de l'instruction.. Il finit par prendre son mouchoir pour lui essuyer ses souliers. Mais une apparition inattendue les occupa.

— Bon Dieu! murmura Berthe, elle en a, une robe !... On m'avait bien dit qu'elle était arrivée hier soir, en même temps que le curé.

C'était Suzanne, la fille aux Lengaigne ; qui risquait brusquement une réapparition dans son village, après trois ans de folle existence à Paris. Débarquée de la veille,-elle avait fait la grasse matinée; laissant sa mère et son frère partir en vendange, se promettant de les y rejoindre plus tard, de tomber parmi les paysans au travail, dans l'éclat de sa toilette, pour les écraser. La sensation, en effet, était extraordinaire, car elle avait mis une robe de soie bleue, dont le bleu riche tuait le bleu du ciel. Sous le grand soleil qui la baignait se détachant dans le plein air, au milieu du vert jaune des pampres, elle était vraiment Gossue ; un vrai triomphe. Tout de suite, elle avait parlé et ri très fort, mordu aux grappes, qu'elle élevait en l'air pour se les faire descendre dans la bouche; plaisanté avec Delphin et son frère Victor, qui semblait très fier, d 'elle, émerveillé la


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Bécu et sa mère, les mains ballantes d'admiration, les yeux humides. Du reste, cette admiration était partagée par les vendangeurs: des plants voisins : le travail se trouvait arrêté, tous la contemplaient, hésitaient à la reconnaître, tellement elle avait forci et embelli. Un laideron autrefois, une fille rudement plaisante à cette heure, sans doute à cause de la façon dont elle ramenait ses petits poils blonds sur son museau. Et une grande considération se dégageait de cet examen curieux, à la voir nippée si chèrement, grasse, avec une gaie figure de prospérité.

Coelina, un flot de bile au visage, les lèvres pincées, s'oubliait, elle aussi, entre sa fille Berthe et Lequeu.

— En v'là, un chic!... Flore raconte à qui veut l'entendre que sa fille a domestiques et voitures, là-bas.. C'est peut-être bien, vrai,, car faut gagner gros pour s'en coller ainsi sur le corps.

— Oh! ces riens du tout, dit Lequeu, qui cherchait à,être aimable, on sait, comment elles le gagnent, l'argent.

— Qu'est-ce que ça fiche, comment elles le gagnent? reprit amèrement Coelina, elles l'ont tout de même!

Mais, à ce moment, Suzanne, qui. avait aperçu Berthe,. et qui venait de reconnaître en elle une de ses anciennes compagnes des filles de la Vierge, s'avança, très-gentille.

— Bonjour, tu vas bien ?

Elle la dévisageait d'un regard, elle remarqua son teint flétri. Et, du coup, elle se redressa dans sa chair de lait, elle répéta, en riant :

— Ça va bien, n'est-ce pas?

— Très bien, je te remercie, répondit Berthe gênée, vaincue..

Ce jour-là, les Lengaigne l'emportaient, c'était une vraie: gifle pour les Macqueron.. Hors d' èlle, Goelina comparait, la. maigreur jaune de sa fille, déjà ridée, à la bonne mine de la fille des autres, fraîche et rose. Est-ce que c'était juste, ça ? une; noceuse sur qui des hommes passaient du matin au soir, et qui ne se fatiguait point ! une jeunesse vertueuse, aussi abîmée à coucher seule, qu'une femme vieillie par trois grossesses ! Non, la sagesse,n'était pas récompensée,, ça,ne valait, pas la peine de rester honnête chez ses parents !

Enfin, toute la vendange fit fête à Suzanne. Elle embrassa des enfants qui avaient grandi, elle émotionna des vieillards en leur rappelant des souvenirs. Qu'on soit ce qu'on soit,, on peut se passer du monde, lorsqu'on a fait fortune. Et celle-là; avait bon coeur encore, de ne pas cracher sur sa famille et de revenir voir les amis, maintenant qu'elle était riche.

A onze heures, tous s'assirent, on mangea du pain et du fromage. Ce


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n'était pas qu'on eût appétit, car on se gavait de raisin depuis l'aube, le gosier poissé de sucre, la panse enflée et ronde comme une tonne ; et ça bouillait là-dedans, ça valait une purge : déjà, à chaque minute, une fille était obligée de filer derrière une haie. Naturellement, on en riait, les hommes se levaient et poussaient des oh! oh! pour lui faire la conduite. Bref, de la bonne gaieté, quelque chose de sain, qui rafraîchissait.

Et l'on achevait le pain et le fromage, lorsque Macqueron parut sur. la route du bas, avec l'abbé Madeline. Du coup, l'on oublia Suzanne, il n'y eut plus de regards que pour le curé. Franchement, l'impression ne fut guère favorable : l'air d'une vraie perche, triste comme s'il portait le bon Dieu en terre. Cependant, il saluait devant chaque vigne, il disait un mot aimable à chacun, et l'on finit par le trouver bien poli, bien doux, pas fort enfin. On le ferait marcher, celui-là! ça irait mieux qu'avec ce mauvais coucheur d'abbé Godard. Derrière son dos, on commençait à s'égayer. Il était arrivé en haut de la côte, il restait immobile, à regarder l'immensité plate et grise de la Beauce, pris d'une sorte de peur, d'une mélancolie désespérée, qui mouillèrent ses grands yeux clairs de montagnard, habitués aux horizons étroits des gorges de l'Auvergne.

Justement, la vigne des Buteau se trouvait là. Lise et Françoise coupaient les grappes, et Jésus-Christ qui n'avait pas manqué d'amener le père, était déjà soûl du raisin dont il se gorgeait, en ayant l'air de s'occuper à vider les paniers dans les hottes. Ça cuvait si fort dans sa peau, ça le gonflait d'un tel gaz, qu'il lui sortait du vent par tous les trous. Et, la présence d'un prêtre l'excitant, il fut incongru.

— Bougre de mal élevé ! lui cria Buteau. Attends au moins que M. le curé soit parti.

Mais Jésus-Christ n'accepta pas la réprimande. Il répondit en homme qui avait de l'usage, quand il voulait :

— Ce n'est pas à son intention, c'est pour mon plaisir.

Le père Fouan avait pris un siège par terre, comme il disait, las, heureux du beau temps et de la belle vendange. Il ricana en dessous, malicieusement, de ce que la Grande, dont la vigne était voisine, venait lui souhaiter le bonjour : celle-là aussi s'était remise à le considérer, depuis qu'elle lui savait des rentes. Puis, d'un saut, elle le quitta, en voyant de loin son petit-fils Hilarion profiter goulûment de son absence, pour s'empiffrer de raisin; et elle tomba sur lui à coups de canne : cochon à l'auge qui en gâtait plus qu'il n'en gagnait!

— En v'là une, la tante, qui fera plaisir, quand elle claquera! dit Buteau, en s'asseyant un instant près de son père, pour le flatter. Si c'est gentil, d'abuser de cet innocent, parce qu'il est fort et bête comme un âne !


L'ANE IVRE

Alors, sous la blancheur éclatante de la lune, on vit Gédéon battant la cour, en un zig-zag frénétique, avec ses deux grandes oreilles échevelées (p. 310).

E. ZOLA. — LA TERRE.

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Ensuite, il attaqua les Delhomme, qui se trouvaient en-contre-bas, au bord de la route. Ils avaient le plus beau vignoble du pays, près de deux' hectares d'un seul tenant, où ils étaient bien une dizaine à s'occuper. Leurs vignes très soignées donnaient des grappes comme pas un voisin n'en récoltait; et ils en étaient si orgueilleux, qu'ils avaient l'air de vendanger à l'écart, sans s'égayer seulement des coliques brusques qui forçaient lesfilles à galoper. Sans doute, ça leur aurait cassé les jambes, de monter saluer leur père, car ils ne semblaient pas savoir qu'il était là. Cet empoté de Delhomme, un rude serin, avec sa pose au bon travail et à la justice! et cette pie-grièche de Fanny, toujours à se fâcher pour une vesse de travers, exigeant qu'on l'adorât comme une image, sans même s'apercevoir des saletés qu'elle faisait aux autres !

— Le vrai, père, continua Buteau, c'est que je vous aime bien, tandis que mon frère et ma soeur... Vous savez, j'en ai encore le coeur gros, qu'on se soit quitté pour des foutaises.

Et il rejeta la chose sur Françoise, à qui Jean avait tourné la tête. Mais elle se tenait tranquille, à cette heure. Si elle bougeait, II étaitdécidé à lui rafraîchir le sang, au fond de la mare.

— Voyons, père, faut se tâter... Pourquoi ne reviendriez-vous pas? Fouan resta muet, prudemment. Il s'attendait à cette offre, que son

cadet lâchait enfin; et il désirait ne répondre ni oui, ni non, parce qu'on ne savait jamais. Alors, Buteau continua, en s'assurant que son frère était à Tantre bout de la vigne :

— N'est-ce pas? ce n'est guère votre place, chez cette fripouille de Jésus- Christ. On vous y trouvera peut-être bien assassiné, un de ces quatre-matins... Et puis, tenez! moi, je vous nourrirai, je vous coucherai, et je vaus payerai quand même la pension.

Le père avait cligné les yeux, stupéfait. Comme il ne parlait toujours pas, le fils voulut le combler.

— Et des douceurs, votre café, votre goutte, quatre sous de tabac. enfin tout le plaisir !

C'était trop, Fouan prit peur. Sans-doute, ça se gâtait, chez JésusChrist. Mais les embêtements recommençaient, chez les Buteau?

— Faudra voir, se contenta-t-il de dire, en se levant, afin de rompre l'entretien.

On vendangea jusqu'à la nuit tombante. Les voitures ne cessaient d'emmener les gueulebées pleines et de les ramener vides. Dans les vignes, dorées par le soleil couchant, sous le grand ciel rose, le va-etvient des paniers et des hottes s'activait, au milieu de la griserie de tout ce raisin charrié. Et il arriva un accident à Berthe, elle fût prise d'une


LA TERRE 307

telle colique, qu'elle ne put même courir : sa mère et Lequeu durent lui faire un rempart de leurs corps, pendant qu'elle s'aponichait, parmi les échalas. Du plant voisin, on l'aperçut. Victor et Delphin voulaient lui porter du papier; mais Flore et la Bécu les en empêchèrent, parce qu'il y avait des bornes que les mal élevés seuls dépassaient. Enfin, on rentra. Les Delhomme avaient pris la tète, la Grande forçait Hilarion à tirer avec le cheval, les Lengaigne et les Macqueron fraternisaient, dans la demi-ivresse qui attendrissait leur rivalité. Ce qu'on remarqua surtout, ce furent les politesses de l'abbé Madeline et de Suzanne : il la croyait sans doute une dame, à la voir la mieux habillée ; si bien qu'ils marchaient côte à côte, lui rempli d'égards, elle faisant la sucrée, demandant l'heure de la messe, le dimanche. Derrière eux, venait Jésus-Christ, qui, acharné contre la soutane, recommençait sa plaisanterie dégoûtante, dans une rigolade obstinée d'ivrogne. Tous les cinq pas, il levait la cuisse et entachait un. La garce se mordait les lèvres pour ne pas rire, le prêtre affectait de ne pas entendre; et, très graves, accompagnés de cette musique, ils continuaient d'échanger des idées pieuses, à la queue du train roulant des vendanges.

Comme on arrivait à Rognes enfin, Buteau et Fouan, honteux, essayèrent d'imposer silence à Jésus-Christ. Mais il allait toujours, en répétant que M. le curé aurait eu bien tort de se formaliser.

— Nom de Dieu! quand on vous dit que ce n'est pas pour les autres! C'est pour moi tout seul !

La semaine suivante, on fut donc invité à goûter le vin, chez les Buteau. Les Charles, Fouan, Jésus-Christ, quatre ou cinq autres, devaient venir à sept heures manger du gigot, des noix et du fromage, un vrai repas. Dans la journée, Buteau avait enfûté son vin, six pièces qui s'étaient emplies à la chantepleure de la cuve. Mais des voisins se trouvaient moins avancés : un, en train de vendanger encore, foulait depuis le matin, tout nu; un second, armé d'une barre, surveillait la fermentation,enfonçait le chapeau, au milieu des bouillonnements du moût ; un troisième, qui avait un pressoir, serrait le marc, s'en débarrassait dans sa cour, en un tas fumant. Et c'était ainsi dans chaque maison, et de tout ça, des cuves brûlantes, des pressoirs ruisselants, des tonneaux qui débordaient, de Rognes entier, s'épandait l'âme du vin, dont l'odeur forte aurait suffi pour soûler le monde.

Ce jour-là, au moment de quitter le Château, Fouan eut un pressentiment qui lui fit prendre ses titres, dans la marmite aux lentilles. Autant les cacher sur lui,car il avait cru voir Jésus-Christ et la Trouille regarder en l'air, avec des yeux drôles.Ils partirent tous les trois de bonne


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heure, ils arrivèrent chez les Buteau en même temps que les Charles La lune; en son plein, était si large, si nette, qu'elle éclairait comme un vrai soleil; et Fouan, en entrant dans la cour, remarqua que l'âne, Gédéon, sous le hangar, avait la tête au fond d'un petit baquet. Gela ne l'étonnait point de le trouver libre, car le bougre, plein de malignité, soulevait très bien les loquets avec la bouche ; mais, ce baquet l'intriguant, il s'approcha, il reconnut un baquet de la cave, qu'on avait laissé plein de vin de pressoir, pour achever de remplir les tonneaux. Nom de Dieu de Gédéon! il le vidait!

— Eh ! Buteau, arrive !... Il en fait un commerce, ton âne ! Buteau parut sur le seuil de la cuisine.

— Quoi donc?

— Le v'là qu'a tout bu !

Gédéon, au milieu de ces cris, finissait de pomper le liquide avec tranquillité. Peut-être bien qu'il sirotait ainsi depuis un quart d'heure, car le petit baquet contenait aisément une vingtaine de litres. Tout y avait passé, son ventre s'était arrondi comme une outre, à éclater du coup ; et, quand il releva enfin la tête, on vit son nez ruisseler de vin, son nez de pochard, où une raie rouge, sous les yeux, indiquait qu'il l'avait enfoncé jusque-là.

— Ah! le jean-foutre! gueula Buteau en accourant. C'est de ses tours ! Y a pas de gueux pareil pour les vices !

Lorsqu'on lui reprochait ses vices, Gédéon, d'habitude, avait l'air de s'en ficher, les oreilles élargies et obliques. Cette fois, étourdi, perdant tout respect, il ricana positivement, il dodelina du râble, pour exprimer la jouissance sans remords de sa débauche; et, son maître le bousculant, il trébucha.

Fouan avait dû le caler de l'épaule.

— Mais le sacré cochon est soûl à crever !

— Soûl comme une bourrique, c'est le cas de le dire, fit remarquer Jésus-Christ, qui le contemplait d'un oeil d'admiration fraternelle. Un baquet d'un coup, quel goulot!

Buteau, lui, ne riait guère, pas plus que Lise et que Françoise, accourues au bruit. D'abord, il y avait le vin perdu; puis, ce n'était pas tant la perte que la confusion où les jetait cette vilaine conduite de leur âne, devant les Charles. Déjà ceux-ci pinçaient les lèvres, à cause d'Élodie. Pour comble de malheur, le hasard voulut que Suzanne et Berthe, qui se promenaient ensemble, rencontrassent l'abbé Madeline, juste devant la porte ; et ils s'étaient arrêtés tous les trois, ils attendaient. Une propre histoire, maintenant, avec tout ce beau monde, les yeux braqués !


LA TERRE 309

— Père, poussez-le, dit Buteau à voix basse. Faut le rentrer vite à l'écurie.

Fouan poussa. Mais Gédéon, heureux, se trouvant biens refusait do quitter la place, sans méchanceté, en soûlaud bon enfant, l'oeil noyé et farceur, la bouche baveuse, retroussée par le rire. Il se faisait lourd, branlait sur ses jambes écartées, se rattrapait à chaque secousse, comme s'il eût jugé la plaisanterie drôle. Et, lorsque Buteau s'en mêla, poussant lui aussi, ce ne fut pas long : l'âne culbuta, les quatre fers en l'air, puis se roula sur le dos et se mit à braire si fort, qu'il semblait se foutre de tous les personnages qui le regardaient.

— Ah! sale carcasse! propre à rien! je vas t'apprendre à te rendre malade! hurla Buteau, en tombant sur lui à coups de talon.

Plein d'indulgence, Jésus-Christ s'interposa.

— Voyons, voyons... Puisqu'il est soûl, faut pas lui demander de la raison. Bien sûr qu'il ne t'entend pas, vaut mieux l'aider à retrouver son chez-lui.

Les Charles s'étaient écartés, absolument choqués de cette bête extravagante et sans conduite; tandis qu'Élodie, très rouge, comme si elle avait eu à subir un spectacle indécent, détournait la tête. A la porte, le groupe du curé, de Suzanne et de Berthe, silencieux, protestait par son attitude. Des voisins arrivaient, commençaient à goguenarder tout haut. Lise et Françoise en auraient pleuré de honte.

Cependant, rentrant sa rage, Buteau, aidé de Fouan et de Jésus-Christ, travaillait à remettre Gédéon debout. Ce n'était pas une affaire commode, car le gaillard pesait bien comme les cinq cent mille diables, avec le baquet qui lui roulait dans le ventre. Dès qu'on l'avait redressé d'un bout, il croulait de l'autre. Tous les trois s'épuisaient à l'arc-bouter, à l'étayer de leurs genoux et de leurs coudes. Enfin, ils venaient de le planter sur les quatre pieds, ils l'avaient même fait avancer de quelques pas, lorsque, dans une brusque révérence en arrière, il culbuta de nouveau. Et il y avait toute la cour à traverser, pour gagner l'écurie. Jamais on n'y arriverait. Comment faire ?

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! juraient les trois hommes, en le regardant sous toutes les faces, sans savoir dans quel sens le prendre.

Jésus-Christ eut l'idée de l'accoter au mur du hangar; de là, on ferait le tour, en suivant le mur de la maison, jusqu'à l'écurie. Ça marcha d'abord, bien que l'âne s'écorchât contre le plâtre. Le malheur fut que ce frottement lui devint sans doute insupportable. Tout d'un coup, se débarrassant des mains qui le collaient à la muraille, il rua, il gambada.


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Le père avait failli s'étaler, les deux frères criaient :

— Arrêtez-le, arrêtez-le!

Alors, sous la blancheur éclatante de la lune, on vit. Gédéon battant la cour en un zigzag frénétique, avec ses deux grandes oreilles échevelées. On lui avait trop remué le ventre, il en était malade. Un premier haut-le-coeur l'arrêta, tout chavirait. Il voulut repartir, il retomba planté sur ses jambes raidies. Son cou s'allongeait, une houle terrible agitait ses côtes. Et dans un tangage d'ivrogne qui se soulage, piquant la tête en avant à chaque effort, il dégueula comme un: homme.

Un rire énorme avait éclaté à la porte, parmi- les paysans amassés, pendant que l'abbé Madeline, faible d'estomac, pâlissait entre Suzanne et Berthe, qui l'emmenèrent avec des, mots d'indignation. Mais l'attitude offensée des Charles disait surtout combien l'exhibition d'un âne dans un état pareil, était contraire aux bonnes moeurs, même à la simple politesse qu'on doit aux passants. Élodie, éperdue, pleurante, s'était jetée au cou de sa grand'mère, en demandant s'il allait mourir. Et M. Charles avait beau crier : « Assez! assez! » de son ancienne voix impérieuse de patron obéi, le bougre continuait, la cour en était pleine, des lâchures furieuses d'écluse, un vrai ruisseau rouge qui coulait dans la mare. Puis, il glissa, se vautra là-dedans, les cuisses-ouvertes, si peu convenable, que jamais soûlard, étalé en travers: d'une rue, n'a dégoûté à ce: point les gens. On aurait dit que ce misérable le-faisait exprès, pour jeter le déshonneur sur ses maîtres. C'en était trop, Lise, et Françoise, les, mains sur les yeux, s'enfuirent, se réfugièrent au fond de la maison.

— Assez donc! emportez-le !

En effet, il n'y avait pas d'autre parti à prendre, car Gédéon, devenu plus mou qu'une chiffe, alourdi de sommeil, s'endormait. Buteau courut chercher une civière, six hommes l'aidèrent à y charger l'âne. On l'emporta, les membres abandonnés, la tête ballante,, ronflant déjà d'un tel coeur, qu'il avait l'airde braire et de se foutre encore: du monde.

Naturellement, cette aventure: gâta d'abord le repas. Bientôt, on se remit, on finit même par fêter si largement le vin nouveau, que tous, vers onze heures, étaient comme l'âne. À chaque instant, il y en avait un qui sortait dans la cour, pour un besoin.

Le père Fouan était très gai. Peut-être, tout de même, qu'il ferait bien de reprendre pension chez: son cadet, carie vin y serait bon cette année. Il avait dû quitter la salle à son tour, il roulait ça dans sa tête, au milieu de la nuit noire, lorsqu'il entendit Buteau et Lise, sortis derrière son dos, accroupis côté à côte le long de la haie, et se querellant, parce que le mari reprochait à la femme de ne pas se montrer assez tendre avec son


LA TERRE 311

père. Sacrée dinde! fallait l'embobiner, pour le ravoir et lui étourdir son magot. Le vieux, dégrisé, tout froid, eut un geste, s'assura qu'on ne lui avait pas volé les papiers dans sa poche ; et, quand on se fut tous embrassés en partant, quand il se retrouva au Château, il était bien résolu à ne point en déménager. Mais, la nuit même, il eut une vision qui le glaça : la Trouille en chemise, à travers la chambre, rôdant, fouillant sa culotte, sa blouse, regardant jusque dans ses souliers. Évidemment, Jésus-Christ, n'ayant plus trouvé le magot envolé de la marmite aux lentilles, envoyait sa fille le chercher pour l'étourdir, comme disait Buteau.

Du coup, Fouan ne put rester au lit, tellement ce qu'il avait vu lui travaillait le crâne. Il se leva, ouvrit la fenêtre. La nuit était blanche de lune, l'odeur du vin montait de Rognes, mêlée à celle des choses qu'on enjambait depuis huit jours le long des murs, tout ce bouquet violent des vendanges. Que devenir? où aller ? Son pauvre argent, il ne le quitterait plus, il se le coudrait sur la peau. Puis, comme le vent lui soufflait l'odeur au visage, l'idée de Gédéon lui revint : c'était rudement bâti, un âne ! ça prenait dix fois du plaisir comme un homme, sans en crever. N'importe ! volé chez son cadet, volé chez son aîné, il n'avait pas le choix. Le mieux était de rester au Château et d'ouvrir l'oeil, en attendant. Tous ses vieux os en tremblaient.


312 LES ROUGON-MACQUART

V

Des mois s'écoulèrent, l'hiver passa, puis le printemps; et le train accoutumé de Rognes continuait, il fallait des années pour que les choses eussent l'air de s'être faites, dans cette morne vie de travail, sans cesse recommençante. En juillet, sous l'accablement des grands soleils, les élections prochaines remuèrent pourtant le village. Cette fois, il y avait, cachée au fond, toute une grosse affaire. On en causait, on attendait la tournée des candidats.

Et, justement, le dimanche où la venue de M. Rochefontaine, l'usinier de Châteaudun, était annoncée, une scène terrible éclata le matin, chez les Buteau, entre Lise et Françoise. L'exemple prouva bien que, lorsque les choses n'ont pas l'air de se faire, elles marchent cependant; car le dernier lien qui unissait les deux soeurs, toujours près de se rompre, renoué toujours, s'était tellement aminci à l'usure des querelles quotidiennes, qu'il cassa net, pour ne plus jamais se rattacher, et à l'occasion d'une bêtise où il n'y avait vraiment pas de quoi fouetter un chat.

Ce matin, Françoise, en ramenant les vaches, s'était arrêtée un instant à causer avec Jean, qu'elle venait de rencontrer devant l'église. Il faut dire qu'elle y mettait de la provocation, en face de la maison même, dans l'unique but d'exaspérer les Buteau. Aussi, lorsqu'elle rentra, Lise lui cria-t-elle :

— Tu sais, quand tu voudras voir tes hommes, tâche que ce ne soit pas sous la fenêtre !

Buteau était là. qui écoutait, en train de repasser une serpe.

— Mes hommes, répéta Françoise, je les vois de trop ici, mes hommes!


LA MOISSON

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314 LES ROUGON-MACQUART

et il y eu a un, si j'avais voulu, ce n'est pas sous la fenêtre, c'est dans ton lit que le cochon m'aurait prise !

Cette allusion à Buteau jeta Lise hors d'elle. Depuis longtemps, elle n'avait qu'un désir, flanquer sa soeur dehors, pour être tranquille dans son ménage, quitte à rendre la moitié du bien. C'était même la raison qui la faisait battre par son homme, d'avis contraire, décidé à ruser jusqu'au bout, ne désespérant pas d'ailleurs de coucher avec la petite, tant qu'elle et lui auraient ce qu'il fallait pour ça. Et Lise s'irritait de n'être point la maîtresse, tourmentée maintenant d'une jalousie particulière, prête encore à le laisser culbuter sa cadette, histoire d'en finir, tout en enrageant de le voir s'échauffer après cette garce, dont elle avait pris en exécration la jeunesse, la petite gorge dure, la peau blanche des bras, sous les manches retroussées. Si elle avait tenu la chandelle, elle aurait voulu qu'il abîmât tout ça, elle aurait tapé elle-même dessus, ne souffrant pas du partage, souffrant, dans leur rivalité grandie, empoisonnée, de ce que sa soeur était mieux qu'elle et devait donner plus de plaisir.

— Salope! hurla-t-elle, c'est toi qui l'agaces!.... Si tu n'étais pas toujours pendue à lui, il ne courrait pas après ton derrière mal torché de gamine. Quelque chose de propre!

Françoise devint toute pâle; tant ce mensonge la révoltait. Elle répondit posément, dans une. colère froide-:

— C'est bon, en v'là assez... Attends quinze jours,, et je ne te gênerai plus,, si c'est ça que tu demandes. Oui, dans quinze jours, j'aurai vingt et un ans,.je filerai.

— Ah! tu veux être, majeure, ah! c'est donc ça que tu as calculé, pour nous faire des misères!.. Eh bien , bougresse, ce n'est pas dans quinze jours, c'est à l'instant, que tu va filer... Allons, fous, le camp !

— Tout de même... On a besoin de quelqu'un chez .Macqueron. Il me prendra-bien... Bonsoir!

Et Françoise partit , ce ne fut pas plus, compliqué il n' y eut rien autre chose entre elles, Buteau, lâchant la serpe a qu'il aiguisait, s'était précipité pour mettre la paix d'ûne paire de gifles et les raccommoder, une fois encore. Mais il arriva trop tard, il ne put dans son exaspération, qu'allonger un coup de poing à sa femme, dont le nez ruisse la. Nom de Dieu de femelles ce qu'il redoutait, ce qn'il empêchait depuis si longtemps la petite envolée , le commencement d'un tas de sales histoires Et il voyait tout fuir, tout galoper devant lui, la fille, la terre.

— J'irai tantôt chez Macqueron, gueula-t-il. Faudra bien qu'elle rentre, quand je devrais la ramener à coup de pied au cul !


LA. TERRE 315

Chez Macqueron, ce dimanche-là, on était en l'air, car on y attendait un des candidats, M. Rochefontaine, le maître des Ateliers de construction de Châteaudun. Pendant la dernière législature, M. Chédeville avait déplu, les uns disaient en affichant des amitiés orléanistes, les autres, en scandalisant les Tuileries par une histoire gaillarde, la jeune femme d'un huissier de la Chambre, folle de lui, malgré, son âge. Quoi qu'il en fût la protection du préfet s'était retirée du député sortant, pour se porter sur M. Rochefontaine, l'ancien candidat de l'opposition, dont un ministre venait de visiter les Ateliers, et qui avait écrit une brochure sur le libre échange, très remarquée de l'empereur. Irrité de cet abandon. M. de Chédeville maintenait sa candidature, ayant besoin de son mandat de député pour brasser des affaires, ne se suffisant plus avec les fermages de la Chamade, hypothéquée, à moitié détruite. De sorte que, par une aventure singulière, la situation s'était retournée, le grand propriétaire devenait le candidat indépendant, tandis que le grand usinier se trouvait être le candidat officiel.

Hourdequin, bien que maire de Rognes, demeurait fidèle à M. de Chédeville; et il avait résolu de ne tenir aucun compte des ordres de l'administration, prêt à batailler même ouvertement, si on le poussait à bout. D'abord, il jugeait honnête de ne pas tourner comme une girouette, au moindre souffle du préfet; ensuite, entre le protectionniste et le libre échangiste, il finissait par croire ses intérêts avec le premier, dans la débâcle de la crise agricole. Depuis quelque temps, les chagrins que Jacqueline lui causait, joints aux soucis de la ferme, l'ayant empêché de s'occuper de la mairie, il laissait l'adjoint Macqueron expédier les affaires courantes. Aussi, lorsque: l'intérêt qu'il prenait aux élections le ramena présider le conseil, fût-il étonné de le sentir rebelle, d'une raideur hostile.

C'était un sourd travail de Macqueron, mené avec une prudence de sauvage, qui aboutissait enfin. Chez ce paysan devenu riche, tombé à l'oisiveté, se traînant, sale et mal tenu, dans des loisirs de monsieur dont il crevait d'ennui, peu à peu était poussée l'ambition d'être maire, l'unique amusement de son existence, désormais. Et il avait miné Hourdequin, exploitant la haine vivace, innée au coeur de tous les habitants de Rognes, contre les seigneurs autrefois, contre le fils de bourgeois qui possédait la terre aujourd'hui. Bien sûr qu'il l'avait eue pour rien, la terre ! un vrai vol, du temps de la Révolution ! pas de danger qu'un pauvre bougre profitât des bonnes chances, ça retournait toujours aux canailles, las de s'emplir les poches ! Sans compter qu'il s'y passait de propres choses, à la Borderie. Une honte, cette Cognette, que le maître


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allait reprendre sur les paillasses des valets, par goût! Tout cela s'éveil - lait, circulait en mots crus dans le pays, soulevait des indignations, même chez ceux qui auraient culbuté ou vendu leur fille, si le dérangement en avait valu la peine. De sorte que les conseillers municipaux finissaient par dire qu'un bourgeois, ça devait rester à voler et à paillarder avec les bourgeois; tandis que, pour bien mener une commune de paysans, il fallait un maire paysan.

Justement, ce fut au sujet des élections qu'une première résistance étonna Hourdequin. Comme il parlait de M. de Chédeville, toutes les figures devinrent de bois. Macqueron, quand il l'avait vu rester fidèle au candidat en disgrâce, s'était dit qu'il tenait le vrai terrain de bataille, une occasion excellente pour le faire sauter. Aussi appuyait-il le candidat du préfet, M. Rochefontaine, en criant que tous les hommes d'ordre devaient soutenir le gouvernement. Cette profession de foi suffisait, sans qu'il eût besoin d'endoctriner les membres du conseil ; car, dans la crainte des coups de balai, ils étaient toujours du côté du manche, résolus à se donner au plus fort, au maître, pour que rien ne changeât et que le blé se vendît cher. Delhomme, l'honnête, le juste, dont c'était l'opinion, entraînait Clou et les autres. Et, ce qui achevait de compromettre Hourdequin, Lengaigne seul était avec lui, exaspéré de l'importance prise par Macqueron. La calomnie s'en mêla, on accusa le fermier d'être « un rouge », un de ces gueux qui voulaient la république, pour exterminer le paysan; si bien que l'abbé Madeline, effaré, croyant devoir sa cure à l'adjoint, recommandait lui-même M. Rochefontaine, malgré la sourde protection de monseigneur acquise à M. de Chédeville. Mais un dernier coup ébranla le maire, le bruit courut que, lors de l'ouverture du fameux chemin direct de Rognes à Châteaudun, il avait mis dans sa poche la moitié de la subvention votée. Comment? on ne l'expliquait pas, l'histoire en demeurait mystérieuse et abominable. Quand on l'interrogeait là-dessus, Macqueron prenait l'air effrayé, douloureux et discret d'un homme dont certaines convenances fermaient la bouche : c'était lui, simplement, qui avait inventé la chose. Enfin, la commune était bouleversée, le conseil municipal se trouvait coupé en deux, d'un côté l'adjoint et tous les conseillers, sauf Lengaigne, de l'autre le maire, qui comprit seulement alors la gravité de la situation.

Depuis quinze jours déjà, dans un voyage à Châteaudun, fait exprès, Macqueron était allé s'aplatir devant M. Rochefontaine. Il l'avait supplié de ne pas descendre ailleurs que chez lui, s'il daignait venir à Rognes. Et c'était pourquoi le cabaretier, ce dimanche-là, après le déjeuner, ne cessait de sortir sur la route, aux aguets de son candidat. Il avait pré-


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venu Delhomme, Clou, d'autres conseillers municipaux, qui vidaient un litre, pour patienter. Le père Fouan et Bécu se trouvaient également là, à faire une partie, ainsi que Lequeu, le maître d'école, s'acharnant à la lecture d'un journal qu'il apportait, affectant de ne jamais rien boire. Mais deux consommateurs inquiétaient l'adjoint, Jésus-Christ et son ami Canon, l'ouvrier rouleur de routes, installés nez à nèz, goguenards, devant une bouteille d'eau-de-vie. Il leur jetait des coups d'oeil obliques, il cherchait vainement à les flanquer dehors, caries bandits ne criaient pas, contre leur habitude : ils n'avaient que l'air de se foutre du monde. Trois heures sonnèrent, M. Rochefontaine, qui avait promis d'être à Rognes vers deux heures, n'était pas arrivé encore.

— Coelina! demanda anxieusement Macqueron à sa femme, as-tu monté le bordeaux pour offrir un verre, tout à l'heure?

Coelina, qui servait, eut un geste désolé d'oubli; et il se précipita luimême vers la cave. Dans la pièce voisine, où était la mercerie et dont la porte restait toujours ouverte, Berthe montrait des rubans roses à trois paysannes, d'un air élégant de demoiselle de magasin, tandis que Françoise, déjà en fonction, époussetait des casiers, malgré le dimanche. L'adjoint, que gonflait un besoin d'autorité, avait accueilli tout de suite cette dernière, flatté qu'elle se mît sous sa protection. Sa femme, justement, cherchait une aide. Il nourrirait, il logerait la petite, tant qu'il ne l'aurait pas réconciliée avec les Buteau, chez qui elle jurait de se tuer, si on l'y ramenait de force.

Brusquement, un landau, attelé de deux percherons superbes, s'arrêta devant la porte. Et M. Rochefontaine, qui s'y trouvait seul, en descendit, étonné et blessé que personne ne fût là. Il hésitait à entrer dans le cabaret, lorsque Macqueron remonta de la cave, avec une bouteille dans chaque main. Ce fut pour lui une confusion, un vrai désespoir, à ne savoir comment se débarrasser de ses bouteilles, à bégayer :

— Oh! monsieur, quelle, malechance !... Depuis deux heures, j'ai attendu, sans bouger; et pour une minute que je descends... Oui, à votre intention... Voulez-vous boire un verre, monsieur le député?

M. Rochefontaine, qui n'était encore que candidat et que le trouble du pauvre homme aurait dû toucher, parut s'en, fâcher davantage. C'était un grand garçon de trente-huit ans à peine, les cheveux ras, la barbe taillée carrément, avec une mise correcte, sans recherche. Il avait une froideur brusque, une voix brève, autoritaire, et tout en lui disait l'habitude du commandement, l'obéissance dans laquelle il tenait les douze cents ouvriers de son usine. Aussi paraissait-il résolu à mener ces paysans à coups de fouet.


318 LES ROUGON-MACQUART

Coelina et Berthe s'étaient précipitées, cette dernière avec son clair regard de hardiesse, sous ses paupières meurtries.

— Veuillez entrer, monsieur, faites-nous cet honneur.

Mais le monsieur, d'un coup d'oeil, l'avait retournée, pesée, jugée à fond. Il entra pourtant, il se tint debout, refusant.de s'asseoir.

— Voici nos amis du conseil, reprit Macqueron, qui se remettait. Ils sont bien contents de faire votre connaissance, n'est-ce pas? messieurs, bien contents !

Delhomme, Clou, les autres, s'étaient levés, saisis de la raide:attitude de M. Rochefontaine. Et ce fut dans un silence profond qu'ils écoutèrent les choses qu'il avait arrêté de leur dire, ses théories communes avec l'empereur, ses idées de progrès surtout, auxquelles il devait de remplacer, dans la faveur de l'administration, l'ancien candidat, d'opinions condamnées; puis, il se mit à promettre des routes, des chemins de fer, des canaux, oui ! un canal au travers de la Reauce, pour étancher enfin la soif qui la brûlait depuis des siècles. Les paysans ouvraient la bouche, stupéfiés. Qu'est-ce qu'il disait donc? de l'eau dans les champs, à cette heure ! Il continuait, il finit en menaçant des rigueurs de l'autorité et de la rancune des saisons ceux qui voteraient mal. Tous se regardèrent. En voilà un qui les secouait et dont il était bon d'être l'ami !

— Sans doute, sans doute, répétait Macqueron, à chaque phrase du candidat, un peu inquiet cependant de sa rudesse.

Mais Bécu approuvait, à grands coups de menton, cette parole militaire; et le vieux Fouan, les yeux écarquillés, avait l'air de dire que c'était là un homme; et Lequeu lui-même, si impassible d'ordinaire, était devenu très rouge, sans qu'on sût, à la vérité,, s'il, prenait du plaisir ou s'il enrageait. Il n'y avait que les deux canailles, Jésus-Christ et son ami Canon, pleins d'un évident, mépris, si supérieurs, du reste, qu'ils se contentaient de ricaner et de hausser les épaules.

Dès qu'il eut parlé, M,. Rochefontaine se dirigea vers la porte. L'adjoint eut un cri de désolation.

— Comment ! monsieur, vous ne nous ferez pas l'honneur de boire un verre ?

— Non, merci, je suis en retard déjà... On m'attend à Magnolles, à Bazoches, à vingt endroits. Bonsoir !

Du coup, Berthe ne l'accompagna même pas et de retour dans la mercerie, elle dit à Françoise :

— En voilà un mal poli! C'est moi qui renommerais l'autre, le vieux !

M. Rochefontaine venait de remonter dans son landau, lorsque des


LA TERRE 319

claquements de fouet lui firent tourner la tête. C'était Hourdequin, qui arrivait dans son cabriolet modeste, que conduisait Jean. Le fermier n'avait appris la visite de l'usinier à Rognes que par hasard, un de ses charretiers ayant rencontré le landau sur la route, et il accourait pour voir le péril en face, d'autant plus inquiet que, depuis huit jours, il pressait M. de Chédeville de faire acte de présence, sans pouvoir l'arracher à quelque jupon sans doute, peut-être la jolie huissière.

— Tiens ! c'est vous ! cria-t-il gaillardement à M. Rochefontaine. Je ne vous savais pas déjà en campagne.

Les deux voitures s'étaient rangées roue à roue. Ni l'un ni l'autre ne descendirentj et ils causèrent quelques minutes, après s'être penchés pour se donner une poignée de main. Ils se connaissaient, ayant parfois déjeuné ensemble chez le maire de Châteaudun.

— Vous êtes donc contre moi ? demanda brusquement M. Rochefontaine, avec sa rudesse.

Hourdequin, qui, à cause de sa situation de maire, comptait ne pas agir trop ouvertement, resta un instant décontenancé de voir que ce diable d'homme avait une police si bien faite. Mais il ne manquait pas de carrure, lui non plus, et il répondit d'un ton gai, afin de laisser à l'explication un tour amical :

— Je ne suis contre personne, je suis pour moi... Mon homme, c'est celui qui me protégera. Quand on pense que le blé est tombé à seize francs, juste ce qu'il me coûte à produire ! Autant ne plus toucher un outil et crever !

Tout de suite, l'autre se passionna.

— Ah ! oui, la protection, n'est-ce pas ? la surtaxe, un droit de prohibition sur les blés étrangers, pour que les blés français doublent de prix ! Enfin, la France affamée, le pain de quatre livres à vingt sous, la mort des pauvres!... Comment, vous, un homme de progrès, osez-vous en revenir à ces monstruosités ?

— Un homme de progrès, un homme de progrès, répéta Hourdequin de son air gaillard, sans doute j'en suis un; mais ça me coûte si cher, que je vais bientôt ne plus pouvoir me payer ce luxe... Les machines, les engrais chimiques, toutes les méthodes nouvelles, voyez-vous, c'est très beau, c'est très bien raisonné et ça n'a qu'un inconvénient, celui de vous ruiner d'après la saine logique.

— Parce que vous êtes un impatient, parce que vous exigez de la science des résultats immédiats, complets, parce que vous vous découragez des tâtonnements nécessaires, jusqu'à douter des vérités acquises et à tomber dans la négation de tout !


320 LES ROUGON-MACQUART

— Peut-être bien. Je n'aurais donc fait que des expériences. Hem? dites qu'on me décore pour ça, et que d'autres bons bougres continuent !

Hourdequin éclata d'un gros rire à sa plaisanterie, qu'il jugeait concluante. Vivement, M. Rochefontaine avait repris : — Alors, vous voulez que l'ouvrier meure de faim?

— Pardon ! je veux que le paysan vive.

— Mais moi qui occupe douze cents ouvriers, je ne-puis pourtant élever les salaires sans faire faillite... Si le blé était à trente francs, je les verrais tomber comme des mouches.

— Eh bien! et moi, est-ce que je n'ai point de serviteurs? Quand le aie est à seize francs, nous nous serrons le ventre, il y a de pauvres diables qui claquent au fond de tous les fossés, dans nos campagnes.

Puis, il ajouta, en continuant à rire :

— Dame! chacun prêche pour son saint... Si je ne vous vends pas le pain cher, c'est la terre en France qui fait faillite, et si je vous le vends cher, c'est l'industrie qui met la clef sous la porte. Votre main-d'oeuvre augmente, les produits manufacturés renchérissent, mes outils, mes vêtements, les cent choses dont j'ai besoin... Ah! un beau gâchis, où nous finirons par culbuter!

Tous deux, le cultivateur et l'usinier, le protectionniste et le libreéchangiste, se dévisagèrent, l'un avec le ricanement de sa bonhomie sournoise, l'autre avec la hardiesse franche de son hostilité. C'était l'état de guerre moderne, la bataille économique actuelle, sur le terrain de la lutte pour la vie.

— On forcera bien le paysan à nourrir l'ouvrier, dit M. Rochefontaine.

— Tâchez donc, répéta Hourdequin, que le paysan mange d'abord. Et il sauta enfin de son cabriolet, et l'autre jetait un nom de village à

son cocher, lorsque Macqueron, ennuyé de voir que ses amis du conseil, venus sur le seuil, avaient entendu, cria qu'on allait boire un verre tous ensemble; mais, de nouveau, le.candidat refusa, ne serra pas une seule main, se renversa au fond de son landau, qui partit, au trot sonore des deux grands percherons.

A l'autre angle de la route, Lengaigne, debout sur sa porte, en train de repasser un rasoir, avait vu toute la scène. Il eut un rire insultant, il lâcha très haut, à l'adresse du voisin :

— Baise mon cul et dis merci!

Hourdequin, lui, était entré et avait accepté un verre. Dès que Jean eut attaché le cheval à un des volets, il suivit son maître. Françoise, qui l'appelait d'un petit signe, dans la mercerie, lui conta son départ, toute


CANON PARLANT AUX PAYSANS

Vous serez avec nous, les rouges, les partageux, quand nous serons aux Tuileries (p. 324).

E. ZOLA. — LA TERRE.

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l'affàire; et il en fut si remué, il craignit tellement de la compromettre, devant le monde, qu'il revint s'asseoir, sur un banc du, cabaret, après avoir simplement murmuré qu'il faudrait se revoir, afin de s'entendre.

— Ah! nom de Dieu ! vous n'êtes pas dégoûtés tout, de même, si vous votes pour ce cadet là!. cria Hourdequin en reposant son verra.

Son explication avec M. Rochefontaine l'avait décidé à la lutte ouverte quitte à rester sur le carreau.. Et i1 ne le ménagea plus, il le compara à M.de Chédèviller, un si brave homme, pas fier, toujours heureux de rendre service un vrai noble de la vieille France, enfin ! tandis que ce grand pête-see, ce millionnaire à la mode d'aujourd'hui, hein? regardait-il les gens du haut de sa grandeur, jusqu'à refuser de goûter le vin. du pays, de peur sans doute d'être empoisonné! Voyons, voyons, ce n'était pas, possible ! on ne changeait pas un bon cheval contre un cheval borgne !

— Dites, qu'est-ce que vous reprochez à M. de Chédeville ? voilà des années qu'il est votre député, il a toujours fait votre affaire. Et vous le lâchez pour un bougre que vous traitiez comme un gueux aux dernières élêctions, lorsque le gouvernement le combattait ! Rappelez-vous, que diable !

Macqueron, ne voulant pas s'engager directement, affectait d'aider sa femme à servir. Tous, les paysans avaient écouté, le visage immobile, sans qu'un pli indiquât leur pensée secrète. Ce fut Delhomme. qui. répondit :

— Quand on ne connaît pas le monde !

— Mais vous le connaissez maintenant, cet oiseau ! Vous l'avez, entendu dire qu'il veut le blé à bon marché, qu'il votera pour que les blés étrangers viennent écraser les nôtres. Je vous ai déjà expliqué ca, c'est la vraie ruine... Et, si vous êtes assez bêtes pour le croire, ensuite, quand il vous fait de belles promesses! Oui, oui, votez ! ce qu'il se fichera de vous plus tard !

Un sourire vague avait paru sur le cuir tanné de Delhomme. Toute la, finesse- endormie ara fond de cette intelligence droite et bornée, apparut en quelques phrases lentes;

— Il dit ce qu'il dit, on en croit ce qu'on en croit.... Lui ou un autre, mon Dieu !... On n'a qu'une idée, voyez-vous, celle que te gouvernement soit solide pour faire aller les affaires; et alors, n'est-ce pas? histoire de ne point se, tromper, le mieux est d'envoyer au gouvernement le député qu'il demande... Ça nous suffit que ce monsieur de Châteaudun soit l'ami de l'empereur.

A ce dernier coup, Hourdequin demeura étourdi. Mais c'était M. de


LA TERRE 323

Chédeville, qui, autrefois, était l'ami de l'empereur! Ah! race de serfs, toujours au maître qui la fouaille et la nourrit, aujourd'hui encore, dans l'aplatissement et l'égoïsme héréditaires, ne voyant rien, ne sachant rien, au delà du pain de la journée!

— Eh bien ! tonnerre de Dieu! je vous jure que, le jour où ce Rochefontaine sera nommé, je foutrai ma démission,, moi! Est-ce qu'on me prend pour un polichinelle; à dire blanc et à dire noir!... Si ces brigands de républicains étaient aux Tuileries, vous seriez avec, eux, ma parole !

Les yeux de Macqueron avaient flambé. Enfin, ça y était, le maire venait de signer sa chute ; car l'engagement qu'il prenait aurait suffi, dans son impopularité, à faire voter le pays contre M. de Chédeville.

Mais, à ce moment, Jésus-Christ, oublié dans son coin avec son ami Canon, rigola si fort, que tous les yeux se portèrent sur lui. Les coudes au bord de la table, le menton dans les mains, il répétait très haut, avec des ricanements de mépris, en regardant les paysans qui étaient là :

— Tas de coudions ! tas de coudions !

Et ce fut justement sur ce mot que Buteau entra. Son oeil vif, qui, dès la porte, avait découvert Françoise dans la mercerie, reconnut tout de suite Jean, assis contre le mur, écoutant, attendant, son maître. Bon! la fille et le galant étaient là, on allait voir !

— Tiens, v'là, mon frère, le plus couillon de tous ! gueula JésusChrist.

Des grognements de menace s'élevèrent, on parlait de flanquer h mal embouché dehors, lorsque Leroi, dit Canon, s'en mêla, de sa voix, éraillée de faubourien, qui avait disputé dans toutes les, réunions socialistes de Paris.

— Tais ta, gueule, mon petit! Ils ne sont pas si bêtes- qu'ils en ont l'air... Écoutez donc, vous autres, les paysans, qu'est-ce que. vous diriez, si l'on collait, en face, à la porte de la mairie, une affiche où il y aurait, imprimé en grosses lettres : Commune révolutionnaire de Paris, : primo, tous les impôts sont abolis; secundo, le service militaire est aboli... Hein? qu'estce que vous en diriez,,les culs-terreux?

L'effet fut si extraordinaire, que Delhomme, Fouan, Clou, Bécu, demeurèrent béants, les yeux arrondis. Lequeu en lâcha son journal ; Hourdequin qui s'en allait, rentra; Buteau, oubliant Françoise, s'assit, sur un coin de table. Et ils regardaient tous ce déguenillé, ce routeur de routes, l'effroi des campagnes, vivant de maraudes et d'aumônes, forcées. L'autre, semaine, on l'avait chassé de. la Borderie, où il était apparu comme un spectre, dans le jour tombant. C'était pourquoi il couchait à-


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cette heure chez cette fripouille de Jésus-Christ, d'où il disparaîtrait le lendemain peut-être.

— Je vois que ça vous gratterait tout de même au bon endroit, reprit-il d'un air gai.

— Nom de Dieu, oui ! confessa Buteau. Quand on pense que j'ai encore porté hier de l'argent au percepteur! Ça n'en finit jamais, ça nous mange la peau du corps !

— Et ne plus voir ses garçons partir, ah! bon sang! s'écria Delhomme. Moi qui paie pour exempter Nénesse, je sais ce que ça me coûte.

— Sans compter, ajouta Fouan, que si vous ne pouvez pas payer, on vous les prend et on vous les tue.

Canon hochait la tête, triomphait en riant.

—Tu vois bien, dit-il à Jésus-Christ, qu'ils ne sont pas si bêtes que ça, les culs-terreux ! Puis, se retournant :

— On nous crie que vous êtes conservateurs, que vous ne laisserez pas faire... Conservateurs de vos intérêts, oui, n'est-ce pas? Vous laisserez faire et vous aiderez à faire tout ce qui vous rapportera. Hein ? pour garder vos sous et vos enfants, vous en commettriez des choses!... Autrement, vous seriez de rudes imbéciles!

Personne ne buvait plus, un malaise commençait à paraître sur ces visages épais. Il continua, goguenard, s'amusant à l'avance de l'effet qu'il allait produire.

— Et c'est pourquoi je suis bien tranquille, moi qui vous connais, depuis que vous me chassez de vos portes à coups de pierres... Comme le disait ce gros monsieur-là, vous serez avec nous, les rouges, les partageux, quand nous serons aux Tuileries.

— Ah! ça, non! crièrent à la fois Buteau, Delhomme et les autres. Hourdequin, qui avait écouté attentivement, haussa les épaules.

— Vous perdez votre salive, mon brave!

Mais Canon souriait toujours, avec la belle confiance d'un croyant. Renversé, le dos contre la muraille, il s'y frottait une épaule après l'autre, dans un léger dandinement de caresse inconsciente. Et il expliquait l'affaire, cette révolution dont l'annonce de ferme en ferme, mystérieuse, mal comprise, épouvantait les maîtres et les serviteurs. D'abord, les camarades de Paris s'empareraient du pouvoir : ça se passerait peut-être naturellement, on aurait à fusiller moins de monde qu'on ne croyait', tout le grand bazar s'effondrerait de lui-même tant il était pourri. Puis, lorsqu'on serait les maîtres absolus, dès le soir, on supprimerait la rente, on s'emparerait des grandes fortunes, de façon que la


LA TERRE 325

totalité de l'argent, ainsi que les instruments de travail, feraient retour à la nation; et l'on organiserait une société nouvelle, une vaste maison financière, industrielle et commerciale, une répartition logique du labeur et du bien-être. Dans les campagnes, ce serait plus simple encore. On commencerait par exproprier les possesseurs du sol, on prendrait la terre...

— Essayez donc! interrompit de nouveau Hourdequin. On vous recevrait à coups de fourche, pas un petit propriétaire ne vous en laisserait prendre une poignée.

— Est-ce que j'ai dit qu'on tourmenterait les pauvres? répondit Canon, gouailleur. Faudrait que nous soyons rudement serins, pour nous fâcher avec les petits... Non, non, on respectera d'abord la terre des malheureux bougres qui se crèvent à cultiver quelques arpents... Et ce qu'on prendra seulement, ce sont les deux cents hectares des gros messieurs de votre espèce, qui font suer des serviteurs à leur gagner des écus... Ah! nom de Dieu! je ne crois pas que vos voisins viennent vous défendre avec leurs fourches. Ils seront trop contents !

Macqueron ayant éclaté d'un gros rire, comme voyant la chose en farce, tous l'imitèrent; et le fermier, pâlissant, sentit l'antique haine : ce gueux avait raison, pas un de ces paysans, même le plus honnête, qui n'aurait aidé à le dépouiller de la Borderie !

— Alors, demanda sérieusement Buteau, moi qui possède environ dix setiers, je les garderai, on me les laissera?

— Mais bien sûr, camarade... Seulement on est certain que, plus tard, lorsque vous verrez les résultats obtenus, à côté, dans les fermes de la nation, vous viendrez, sans qu'on vous en prie, y joindre votre morceau... Une culture en grand, avec beaucoup d'argent, des mécaniques, d'autres affaires encore, tout ce qu'il y a de mieux comme science. Moi, je ne m'y connais pas; mais faut entendre parler là-dessus des gens, à Paris, qui expliquent très bien que la culture est foutue, si l'on ne se décide pas à la pratiquer ainsi!... Oui, de vous-même, vous donnerez votre terre.

Buteau eut un geste de profonde incrédulité, ne comprenant plus, rassuré pourtant, puisqu'on ne lui demandait rien; tandis que, repris de curiosité depuis que l'homme s'embrouillait sur cette grande culture nationale, Hourdequin prêtait de nouveau une oreille patiente. Les autres attendaient la fin, comme au spectacle. Deux fois, Lequeu, dont la face blême s'empourprait, avait ouvert la bouche, pour s'en mêler ; et, chaque fois, en homme prudent, il s'était mordu la langue.

— Et ma part, à moi ! cria brusquement Jésus-Christ. Chacun doit avoir sa part. Liberté, égalité, fraternité!


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Gansa, du coup, s'emporta, levant la main comme s'il giflait te camarade.

— Vas-tu me foutre la paix avec ta liberté, ton égalité et ta fraternité !....... Est-ce. qu'on a besoin d'être fibre ? une jolie farce ! Tu veux donc -que les, bourgeois nous collent encore dans leur poche? Non, non, on forcera le peuple au bonheur, malgré lui!.. Alors, tu consens à être L'égal, le frère d'un huissier? Mais, bougre, de bêté ! c'est en gobant- ces âneries-là que tes républicains de 48 ont foiré leur sale besogne !

Jésus-Christ, interloqué, déclara qu'il 'était pour la grande Révolution.

— Tu me fais suer, tais-toi!... Hein? 89, 93 ! oui,de la musique! une, belle menterie dont on nous casse les oreilles! Est ce que ça existe, cette élague, à côté de ce qu'il reste à faire? On va voir ça, quand le peuple, sera, le maître, et ça ne traînera guère, tout craque, je te promets que, notre siècle, comme on dit, finira d'une façon autrement chouette que l'autre. Un fameux nettoyage, un coup de torchon comme il n'y en a jamais.: eut

- Tous frémirent, et ce soûlard de Jésus-Christ lui-même se recula, effrayé, dégoûté, du moment qu'on n'était plus frères. Jean, intéressé jusque-là, eut aussi un geste de révolte. Mais Canon s'était levé, les yeux flambants, la face noyée d'une extase prophétique.

— Et il faut que ça arrive, c'est fatal, comme qui dirait un caillou qu'on a, lancé, en l'air et qui retombe forcément... Et il n'y a plus là-dedans, des histoires de curé, des choses de l'autre monde, le droit, la justice, qu'on n'a jamais vues, pas plus qu'on n'a vu le bon Dieu! Non,

il n'y a que le besoin que nous avons tous d'être heureux... Hein? mes bougres,., dites-vous qu'on va s'entendre pour que chacun s'en donne par dessus, la.tête, avec le moins de travail possible! Les machines travailleront pour nous, la journée de simple surveillance ne sera plus que de, quatre heures ; peut-être même qu'on arrivera à se croiser complètement les bras. Et partout des plaisirs, tous les besoins cultivés et

contentés, oui! de la viande, du vin, des femmes, trois fois davantage qu'on, n'en peut prendre aujourd'hui, parce qu'on se portera mieux. Plus de pauvres, plus de malades, plus de vieux, à cause de l'organisation meilleure, de la vie moins dure, des bons hôpitaux, des bonnes maisons de retraite. Un paradis toute la science mise à se la couler douce ! la vrai jouissance enfin d'être vivant !

Buteau, emballé, donna un coup de poing sur une table, en gueulant :


LA TERRE 327

— L'impôt, foutu! le tirage au sort, foutu'! tous les embêtements, foutusl rien que le plaisir!... Je signe.

— Bien sûr, déclara Delhomme sagement. Faudrait être l'ennemi de son corps pour ne pas signer.

Fouan approuva, ainsi que Macqueron, Clou et les autres. Bécu, stupéfié, bouleversé dans ses idées autoritaires, vint demander tout has à Hourdequin s'il ne fallait pas coffrer ce brigand, qui attaquait l'empereur.-Mais le fermier le calma d'un haussement d'épaules. Ah! oui, le bonheur! on le rêvait parla science après l'avoir rêvé par le droit : c'était peut-être plus logique, ça n'était toujours pas pour le lendemain. Et il partait de nouveau, il appelait Jean, tout à la discussion, lorsque Lequeu céda brusquement à son besoin de s'en mêler, dont il étouffait, comme d'une rage contenue.

— A moins, lâcha-t-il de sa voix aigre, que vous ne soyez tous crevés avant ces belles affaires... Crevés de faim ou crevés à coups de fusil par les gendarmes, si la faim vous rend méchants...

On le regardait, on ne comprenait pas.

— Certainement que, si le blé continue à venir d'Amérique, il n'existera plus dans cinquante ans un seul paysan en France... Est-ce que notre terre pourra lutter avec celle de là-bas? A peine commencerons-nous à y essayer la vraie culture, que nous serons inondés de grains... J'ai lu un livre qui en dît long, c'est vous autres qui êtes foutus...

Mais, dans son emportement, il eut la soudaine conscience de tous ces visages effarés, tournés vers lui. Et il n'acheva même pas sa phrase, il termina par un furieux geste, puis affecta de se replonger dans la lecture de son journal.

— C'est bien à cause du blé d'Amérique, déclara Canon, que vous serez foutus en effet, tant que lé peuple ne s'emparera pas des grandes terres.

- Et moi, conclut Hourdequin, je vous répète qu'il ne faut point que ce blé entre... Après ça, votez pour M. Rochefontaine, si vous assez de moi à la mairie et si vous voulez le blé â quinze francs.

Il remonta dans son cabriolet, suivi de Jean. Puis, comme ce dernier fouettait le cheval, après avoir échangé un regard d'entente avec Françoise, il dit à son maître, qui l'approuva d'un hochement de tête :

— Faudrait pas trop songer à ces machine-là, on en deviendrait fou.

Dans le cabaret, Macqueron parlait vivement à Delhomme, tout bas, Tandis que Canon, qui avait repris son air de se ficher du monde, ache-


328 LES ROUGON-MACQUART

vait le cognac en blaguant Jésus-Christ démonté, qu'il appelait « mademoiselle Quatre-vingt-treize ». Mais Buteau, sortant d'une songerie, s'aperçut brusquement que Jean s'en était allé, et il resta surpris de retrouver là Françoise, à la porte de la salle, où elle était venue sa planter en compagnie de Berthe, pour entendre. Cela le fâcha d'avoir perdu son temps à la politique, lorsqu'il avait des affaires sérieuses. Cette saleté de politique, elle vous prenait tout de même au ventre. Il eut, dans un coin, une longue explication avec Coelina, qui finit par l'empêcher de faire un esclandre immédiat; valait mieux que Françoise retournât chez lui d'elle-même, quand on l'aurait calmée; et il partit à son tour, en menaçant de la venir chercher avec une corde et un bâton, si on ne la décidait pas.

Le dimanche suivant, M. Rochefonfaine fut élu député, et Hourdequin ayant envoyé sa démission au préfet, Macqueron enfin devint maire, crevant dans sa peau d'insolent triomphe.

Ce soir-là, on surprit Lengaigne, enragé, qui posait culotte à la porte de son rival victorieux. Et il gueula :

— Je fais où ça me dit, maintenant que les cochons gouvernent!


Jésus-Christ et la- Trouille rouant dans la chambre de Fouan. enfonçant leurs bras nus jusque sous le traversin pour lui voler ses papiers (p. 333).

E. ZOLA. — LA TERRE. 42


239 LES ROUGON-MACQUART

VI

La semaine se passa, Françoise s'entêtait à ne pas rentrer chez sa soeur, et il y eut scène abominable, sur la route : Buteau, qui la traînait par les cheveux, dut la lâcher, cruellement mordu an pouce ; si bien que Macqueron prit peur et qu'il mit lui même la jeune fille à la porte, en lui déclarant que, comme représentant de l'autorité, il ne pouvait l'encourager davantage dans sa révolteMais justement la grande passait, et elle emmena Françoise. Agée de quatre-vingt-huit ans, elle ne se préoccupait de sa mort que pour laisser à ses héritiers, avec sa fortune, le tracas de procès sans fin : une complication de testament extraordinaire, embrouillée par plaisir, où sous le prétexte de ne faire du tort à personne, elle les forçait de se dévorer tous ; une idée a elle, puisqu'elle ne pouvait emporter ses biens, de s'en aller au moins avec la consolation qu'ils empoisonneraient les antres. Et telle n'avait de la sorte pas de plus gros amusement que de voir la famille se manger,. Aussi s'empressa-t-elle d'installer sa nièce dans sa maison, combattue un instant par sa ladrerie, décidée tout de suite à la pensée d'en tirer heaucoup de travail contre peu de pain. Un effet, dès le soir, elle lui fit laver l'escalier et la Cuisine. Puis, lorsque Buteau se pésenta,, elle le recul debout, de son bec mauvais de vieil oiseau de proie ; et lui, qui parlait de tout casser chez Macqueron, il trembla, il bégaya, paralysé par l'espoir de l'héritage, n'osant entrer en lutte avec la terrible Grande.

— J'ai besoin de Françoise, je la garde, puisqu'elle ne se plaît pas chez vous... Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes à lui rendre. Faudra en causer.


LA TERRE - 331

Buteau partit, furieux, épouvanté des embêtements qu'il sentait venir,

Huit jours après, en effet, vers le milieu d'août, Françoise eut vingt et un ans. Elle était sa maîtresse, à cette heure. Mais elle n'avait guère fait que changer de misère, car elle aussi tremblait devant sa tante, et elle se tuait de travail, dans cette maison froide d'avare, où tout devait reluire naturellement, sans qu'on dépensât ni savon ni brosse : de l'eau pure et des bras, ça suffisait. Un jour, pour s'être oubliée jusqu'à donner du grain aux poules, elle faillit avoir la tête fendue d'un coup de canne. On racontait que, soucieuse d'épargner les chevaux, la Grande attelait son petit-fils Hilarion à la charrue; et, si l'on inventait ça, la vérité était qu'elle le traitait en vraie bête, tapant sur lui, le massacrant d'ouvrage, abusant de sa force de brute, à le laisser sur le flanc, mort de fatigue, si mal nourri d'ailleurs, de croûtes et d'égouttures comme le cochon, qu'il crevait continuellement de faim, dans son aplatissement de terreur. Lorsque Françoise comprit qu'elle complétait la paire, à l'attelage, elle n'eut plus qu'une envie, quitter la maison. Et ce fut alors que, brusquement, la volonté lui vint de se marier.

Elle, simplement, désirait en finir. Plutôt que de se remettre avec Lise, elle se serait fait tuer, raidie dans une de ces idées de justice, qui, enfant, la ravageaient déjà. Sa cause était la seule juste, elle se méprisait d'avoir patienté si longtemps; et elle restait muette sur Buteau, elle ne parlait durement que de sa soeur, sans laquelle on aurait pu continuer à loger ensemble. Aujourd'hui que c'était cassé, bien cassé, elle vivait dans l'unique pensée de se faire rendre son bien, sa part d'héritage. Ça la tracassait du matin au soir, elle s'emportait parce qu'il fallait des formalités, à n'en point sortir. Gomment? ceci est à moi, ceci est à toi, et l'on n'en finissait pas en trois minutes ! C'était donc qu'on s'entendait pour la voler? Elle soupçonnait toute la famille, elle en arrivait à se dire que, seul, un homme, un mari, la tirerait de là. Sans doute, Jean n'avait pas grand comme la main de terre, et il était son aîné de quinze ans. Mais aucun autre garçon ne la demandait, pas un peut-être ne se serait risqué, à cause des histoires chez Buteau, que personne ne voulait avoir contre soi, tant on le craignait à Rognes. Puis, quoi? elle était allée une fois avec Jean; cane faisait trop rien, puisqu'il n'y avait pas eu de suite; seulement, il était bien doux, bien honnête. Autant celui-là, du moment qu'elle n'en aimait pas d'autre et qu'elle en prenait un, n'importe lequel, pour qu'il la défendît et pour que Buteau enrageât. Elle aussi aurait un homme à elle.

Jean, lui, avait gardé une grande amitié au coeur. Son envie de Tavoip


332 LES ROUGON-MACQUART

s'était calmée, et beaucoup, à la désirer si longtemps. Il ne revenait pas moins à elle très gentiment, se regardant comme son homme, puisque des promesses étaient échangées. Il avait patienté jusqu'à sa majorité, sans la contrarier dans son idée d'attendre, l'empêchant au contraire de mettre les choses contre elle, chez sa soeur. Maintenant, elle pouvait donner plus de raisons qu'il n'en fallait pour avoir les braves gens de son côté. Aussi, tout en blâmant la façon brutale dont elle était partie, lui répétait-il qu'elle tenait le bon bout. Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il était prêt.

Le mariage fut arrêté ainsi, un soir qu'il était venu la retrouver, derrière l'etable de la Grande. Une vieille barrière pourrie s'ouvrait là, sur une impasse, et tous deux restèrent accotés, lui dehors, elle dedans, avec le ruisseau de purin qui leur coulait entre les jambes.

— Tu sais, Caporal, dit-elle la première, en le regardant dans les yeux, si ça te va encore, ça me va, à cette heure.

Il la regardait fixement, lui aussi, il répondit d'une voix lente :

— Je ne t'en reparlais plus, parce que j'aurais eu l'air d'en vouloir à ton bien... Mais tu as tout de même raison, c'est le moment.

Un silence régna. Il avait posé la main sur celle de la jeune fille, qu'elle appuyait à la barrière. Ensuite, il reprit :

— Et il ne faut pas que l'idée de la Cognette te tourmente, à cause des histoires qui ont couru... Voici bien trois ans que je ne lui ai plus seulement touché la peau.

— Alors, c'est comme moi, déclara-t-elle, je ne veux point que l'idée de Buteau te taquine... Le cochon gueule partout qu'il m'a eue. Peut-être bien que tu le crois?

— Tout le monde le croit dans le pays, murmura-til, pour éluder la question.

Puis, comme elle le regardait toujours :

— Oui, je l'ai cru... Et, vrai! je comprenais ça, car je connais le bougre, tu ne pouvais pas faire autrement que d'y passer.

— Oh! il a essayé, il m'a assez pétri le corps! Mais, si je te jure que jamais il n'est allé au bout, me croiras-tu?

— Je te crois.

Pour lui marquer son plaisir, il acheva de lui prendre la main, la garda serrée dans la sienne, le bras accoudé sur la barrière. S'étant aperçu que l'écoulement de l'etable mouillait ses souliers, il avait écarté les jambes.

— Tu semblais rester chez lui de si bon coeur, ça aurait pu t'amuser qu'il t'empoignât...


LA TERRE 333

Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s'était baissé.

— D'autant plus que tu ne voulais pas davantage avec moi, tu te rappelles? N'importe, cet enfant que j'enrageais de ne pas t'avoir fait, vaut mieux aujourd'hui qu'il reste à faire. C'est tout de même plus propre.

Il s'interrompit, il lui fit remarquer qu'elle était dans le ruisseau.

— Prends garde, tu te trempes.

Elle écarta ses pieds à son tour, elle conclut :

— Alors, nous sommes d'accord.

— Nous sommes d'accord, fixe la date qu'il te plaira.

Et ils ne s'embrassèrent même point, ils se secouèrent la main, en bons amis, par-dessus la barrière. Puis, chacun d'eux s'en alla de son côté.

Le soir, lorsque Françoise dit sa volonté d'épouser Jean, en expliquant qu'il lui fallait un homme pour la faire rentrer dans son bien, la Grande ne répondit rien d'abord. Elle était restée droite, avec ses yeux ronds; elle calculait la perte, le gain, le plaisir qu'elle y aurait; et, le lendemain seulement, elle approuva le mariage. Toute la nuit, sur sa paillasse, elle avait roulé l'affaire, car elle ne dormait presque plus, elle demeurait les paupières ouvertes jusqu'au jour, à imaginer des choses désagréables contre la famille. Ce mariage lui était apparu gros de telles conséquences pour tout le monde, qu'elle en avait brûlé d'une vraie fièvre de jeunesse. Déjà, elle prévoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. Si bien qu'elle déclara à sa nièce vouloir se charger de tout, par amitié. Elle lui dit ce mot, accentué d'un terrible brandissement de canne : puisqu'on l'abandonnait, elle lui servirait de mère ; et on allait voir ça!

En premier lieu, la Grande fit comparaître devant elle son frère Fouan, pour causer de ses comptes de tutelle. Mais le vieux ne put donner une seule explication. Si on l'avait nommé tuteur, ce n'était pas de sa faute ; et, au demeurant, puisque M. Baillehache avait tout fait, fallait s'adresser à M. Baillehache. Du reste, dès qu'il s'aperçut qu'on travaillait contre les Buteau, il exagéra son ahurissement. L'âge et la conscience de sa faiblesse le laissaient éperdu, lâche, à la merci de tous. Pourquoi donc se serait-il fâché avec les Buteau? Deux fois déjà, il avait failli retourner chez eux, après des nuits de frissons, tremblant d'avoir vu Jésus-Christ et la Trouille rôder dans sa chambre, enfoncer leurs bras nus jusque sous le traversin, pour lui voler les papiers. Bien sûr qu'on finirait par l'assassiner au Château, s'il ne filait pas, un soir. La Grande, ne pouvant rien tirer de lui, le renvoya épouvanté, en criant qu'il irait en justice, si l'on avait touché à la part de la petite. Delhomme, qu'elle effraya ensuite,


334 LES ROUGON-MACQUART

comme membre du conseil de famille, rentra chez lui malade, au point que Fanny accourut derrière son dos dire qu'ils préféraient y être de leur poche, plutôt que d'avoir des procès.. Ça marchait, ça commençait à être amusant.

La question était de savoir s'il fallait d'abord entamer l'affaire du partage des biens ou procéder tout de suite au mariage. La Grande y songea deux nuits, puis se prononça pour le mariage immédiat : Françoise marié à Jean, réclamant sa part, assistée de son mari, ça augmenterait l'embêtement des Buteau. Alors, elle bouscula- les choses, retrouva des jambes de jeune garce, s'occupa des papiers de: sa nièce, se fit remettre ceux de Jean, régla tout à. la mairie et à l'église, poussa la passion jusqu'à prêter l'argent nécessaire, contre un papier signé des deux, et où la somme fut doublée, pour les intérêts. Ce qui lui arrachait le coeur, c'étaient les verres de vin forcément offerts, au milieu des apprêts ; mais elle avait son vinaigre tourné, son chasse-cousin, si imbuvable, qu'on se montrait d'une grande discrétion. Elle, décida qu'il n'y aurait point de repas, à cause des ennuis de famille : la messe et un coup de chassecousin, simplement, pour trinquer au bonheur du ménage. Les Charles, invités, s'excusèrent, prétextant, les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. Fouan, inquiet, se coucha, fit dire-qu'il était malade. Et, des parents, il ne vint que Delhomme, qui voulut bien être l'un des témoins de Françoise, afin de marquer l'estime où il tenait Jean, un bon sujet. De son côté, celui-ci n'amena que ses témoins, son maître Hourdequin et un des serviteurs de la ferme. Rognes était en l'air, ce mariage si rondement mené, gros de tant de batailles, fut guetté de chaque porte. A la mairie, Macqueron, devant l'ancien maire, exagéra les formalités, tout gonflé de, son importance. A l'église, il y eut un incident pénible, l'abbé Madeline s'évanouit, en disant sa messe. Il n'allait pas bien, il regrettait ses montagnes, depuis qu'il vivait dans la plate Beauce, navré de l'indifférence religieuse de ses nouveaux paroissiens, si bouleversé des commérages et des disputes continuelles des femmes, qu'il n'osait même plus les menacer de l'enfer. Elles l'avaient senti faible, elles en abusaient jusqu'à le tyranniser dans les choses du culte. Pourtant Coelina, Flore, toutes, montrèrent un grand apitoiement de ce qu'il était tombé le nez sur l'autel, et elles déclarèrent que c'était un signe de mort prochaine pour les mariés.

On avait décidé que Françoise continuerait à loger chez la Grande, tant que le partage ne serait pas fait, car elle avait arrêté, dans sa volonté de fille têtue, qu'elle aurait la maison. A quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours ? Jean, qui devait rester charretier à la ferme, en attendant,


LA TERRE 335

viendrait simplement la retrouver, chaque soir. Leur nuit de noce fut toute bête et triste, bien qu'ils ne fussent pas fâchés d'être enfin,ensemble. Comme il la prenait, elle se mit à pleurer si fort, qu'elle en suffoquait ; et pourtant il ne lui avait pas fait de mal, il y était allé, au contraire, très gentiment. Le pire était qu'au milieu de.ses sanglots elle lui répondait qu'elle n'avait rien contre lui, qu'elle pleurait sans pouvoir s'arrêter, en ne sachant même pas pourquoi. Naturellement, une pareille histoire n'était guère de nature à échauffer un homme. Il eut beau ensuite la reprendre, la. garder dans ses bras, ils n'y éprouvèrent point de plaisir, moins encore que dans la meule, la première fois. Ces choseslà, comme il l'expliqua, quand ça ne se faisait pas tout de suite, ça perdait de son goût. D'ailleurs, malgré ce malaise, cette sorte de gêne qui leur avait barbouillé le coeur à l'un et à l'autre, ils étaient très d'accord, ils achevèrent la nuit ne pouvant dormir, à décider de quelle façon marcheraient les choses, lorsqu'ils auraient la maison et la terre.

Dès le lendemain, Françoise exigea le partage. Mais la Grande n'était plus si pressée : d'abord, elle voulait faire traîner le plaisir, en tirant le sang de la famille à coups d'épingle; ensuite, elle avait su trop bien profiter de la petite et de son mari, qui, chaque soir, payait de deux heures de travail son loyer de la chambre, pour être impatiente de les voir la quitter et s'installer chez eux. Cependant, il lui fallut aller demander aux Buteau comment: ils entendaient le partage. Elle-même, au nom de Françoise, exigeait la maison, la moitié de la pièce de labour, la moitié du pré, et abandonnait la moitié de la vigne, un arpent, qu'elle estimait valoir la maison, à. peu près. C'était juste et raisonnable, en somme, car ce règlement à l'amiable aurait évité de mettre dans l'affaire la justice, qui en garde toujours, trop gras aux mains. Buteau, que l'entrée de la Grande avait révolutionné, forcé qu'il était de la respecter, celle-là, à cause de ses sous, ne put en entendre davantage. Il sortit violemment, de crainte: d'oublier son intérêt jusqu'à taper dessus. Et. Lise, restée seule, le sang aux oreilles, bégaya de colère.

— La maison, elle veut la maison, cette dévergondée-, cette rien du tout, qui s'est mariée sans même me venir voir !..... Eh bien ! ma tante, dites-lui que le jour où elle aura la maison, faudra sûrement que je sois crevée.

La Grande demeura calme;

— Bon! bon! ma fille, pas besoin de se tourner le sang... Tu veux aussi la maison, c'est ton droit. On va voir.

Et, pendant trois jours, elle voyagea, ainsi, entre les deux soeurs, portant de l'une à l'autre les sottises qu'elles s'adressaient, les exaspérant


336 LES ROUGON-MACQUART

à ce point que toutes les deux faillirent se mettre au lit. Elle, sans se lasser, faisait valoir combien elle les aimait et quelle reconnaissance ses nièces lui devraient, pour s'être résignée à ce métier de chien. Enfin, il fut convenu qu'on partagerait la terre, mais que la maison et le mobilier, ainsi que les bêtes, seraient vendus judiciairement, puisqu'on ne pouvait s'entendre. Chacune des deux soeurs jurait qu'elle rachèterait la maison n'importe à quel prix, quitte à y laisser sa dernière chemise.

Grosbois vint donc arpenter les biens et les diviser en deux lots. Il y avait un hectare de prairie, un autre de vignes, deux de labour, et c'était ces derniers surtout, au lieu dit des Gornailles, que. Buteau, depuis son mariage, s'entêtait à ne pas lâcher, car ils touchaient au champ qu'il tenait lui-même de son père, ce qui constituait une pièce de près de trois hectares, telle que.pas un paysan de Rognes n'en possédait. Aussi, quel, enragement, lorsqu'il vit Grosbois installer son équerre et planter les jalons ! La Grande était là, à surveiller, Jean ayant préféré ne pas y, être, de peur d'une bataille. Et une discussion s'engagea, car Buteau voulait que la ligne fût tirée parallèlement au vallon de l'Aigre, de façon que son champ restât soudé à son lot, quel qu'il fût ; tandis que la tante exigeait que la division fût faite perpendiculairement, dans l'unique but de le contrarier. Elle l'emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue.

— Alors, nom de Dieu ! si je tombe sur le premier lot, je serai coupé en deux, j'aurai ça d'un côté et mon champ de l'autre ?

— Dame ! mon petit, c'est à toi de tirer le lot qui t'arrange.

Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. D'abord, la fille lui échappait; il était malade de désir rentré, depuis qu'il ne lui prenait plus la chair à poignées sous la jupe, avec l'espoir obstiné de l'avoir toute un jour ; et, après le mariage, l'idée que l'autre la tenait dans son lit, s'en donnait sur elle tant qu'il voulait, avait achevé de lui allumer le sang du corps. Puis, maintenant, c'était la terre que l'autre lui retirait des bras pour la posséder, elle aussi. Autant lui couper un membre. La fille encore, ça se retrouvait; mais la terre, une terre qu'il régardait comme sienne, qu'il s'était juré de ne jamais rendre ! Il voyait rouge, cherchait des moyens, rêvait confusément des violences, des assassinats, que la terreur des gendarmes l'empêchait seule de commettre.

Enfin un rendez-vous fut pris chez M. Baillehache, où Buteau et Lise se retrouvèrent pour la première fois en face de Françoise et de Jean, que la Grande avait accompagnés par plaisir, sous le prétexte d'empêcher les choses de tourner au vilain. Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. Les Buteau s'assirent à droite. Jean, à gauche,


LA MAISON DES l'OUAN

Ah ! la pauvre maison patrimonial.! des Fouan, le nez tombé en avant, sous le souffle des grands vents de la Beauce (p. 342).

É. ZOLA. — LA TERRE. 43


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resta debout derrière Françoise, comme pour dire qu'il n'en était pas, qu'il venait simplement autoriser sa femme. Et la tante prit place au milieu, maigre et haute, tournant ses yeux ronds et son nez de proie suites uns, puis sur les autres, satisfaite. Les deux soeurs n'avaient même pas semblé se connaître, sans un mot, sans un regard, le visage dur. Il n'y eut qu'un coup d'oeil échangé entre les hommes, rapide, luisant et à fond, pareil à un coup de couteau.

— Mes amis, dit M. Baillehache, que ces attitudes dévorantes laissaient calme, nous allons terminer avant tout le partage des terres, sur lequel vous êtes d'accord.

Cette fois, il exigea d'abord les signatures. L'acte se trouvait prêt, la désignation des lots seule demeurait en blanc, à la suite des noms ; et tous durent signer avant le tirage au sort, auquel il fit procéder séance tenante, afin d'éviter tout ennui.

Françoise ayant amené le numéro deux, Lise dut prendre le numéro un, et la face de Buteau devint noire, sous le flot qui en gonfla les veines. Jamais de chance ! sa parcelle tranchée en deux ! cette garce de cadette et. son mâle plantés là, avec leur part, entre son morceau de gauche et son morceau de droite !

— Nom de Dieu de nomade Dieu! jura-t-il entre ses dents. Sacré cochon de bon Dieu !

Le notaire le pria d'attendre d'être dans la rue.

— Il y a que ça nous coupe là-haut, en plaine, fit remarquer Lise, sans se tourner vers sa soeur. Peut-être qu'on consentira à faire un échange. Ça nous arrangerait et ça ne ferait du tort à personne.

— Non ! dit Françoise sèchement.

La Grande approuva d'un signe de tète : ça portait malheur, de défaire ce que le sort avait fait. Et ce coup malicieux du destin l'égayait, tandis que Jean n'avait pas bougé, derrière sa femme, si résolu à se tenir à l'écart, que son visage n'exprimait rien.

— Voyons, reprit le notaire, tâchons d'en finir, ne nous amusons - pas.

Les deux soeurs, d'une commune entente, l'avaient choisi pour procéder à la licitation de la maison, des meubles et des bêtes. La vente par voie d'affiches fut fixée au deuxième dimanche du mois : elle se ferait dans son étude, et le cahier des charges portait que l'adjudicataire aurait le droit d'entrer en jouissance le jour même de l'adjudication. Enfin, après la vente, le notaire procéderait, aux divers règlements de compte, entre les cohéritières. Tout cela fut accepté, sans discussion.

Mais, à ce moment, Fouan, qu'on attendait comme tuteur, fut intro-


LA TERRE 339

duit par un clerc, qui empêcha Jésus-Christ d'entrer, tellement le bougre était soûl. Bien que Françoise fût majeure depuis un mois, les comptes de tutelle n'étaient pas rendus encore, ce qui compliquait les choses; et il devenait nécessaire de s'en débarrasser, pour dégager la responsabilité du vieux. Il les regardait, les uns et les autres, de ses petits yeux écarquillés ; il tremblait, dans sa peur croissante d'être compromis et de se voir traîner en justice.

Le notaire donna lecture du relevé des comptes. Tous l'écoutaient, les paupières battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s'ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fût dans ce mot.

— Avez-vous des réclamations à faire ? demanda M. Baillehache, quand il eut fini.

Ils restèrent effarés. Quelles réclamations ? Peut-être bien qu'ils oubliaient des choses, qu'ils y perdaient.

— Pardon, déclara brusquement la Grande, mais ça ne fait pas du tout le compte de Françoise, ça ! et faut vraiment que mon frère se bouche l'oeil exprès, pour ne pas voir qu'elle est volée !

Fouan bégaya.

— Hein? quoi?... Je ne lui ai pas pris un sou, devant Dieu, je le jure !

— Je dis que Françoise, depuis le mariage de sa soeur, ce qui fait depuis cinq ans bientôt, est restée dans le ménage comme servante, et qu'on lui doit des gages.

Buteau, a ce coup imprévu, sauta sur sa chaise. Lise, elle-même, étouffa.

— Des gages !... Comment? à une soeur!... Ah bien! ce serait trop cochon !

M. Baillehache dut les faire taire, en affirmant que la mineure avait parfaitement le droit de réclamer des gages, si elle le voulait.

— Oui, je veux, dit Françoise. Je veux tout ce qui est à moi.

— Et ce qu'elle a mangé, alors? cria Buteau hors de lui. Ça ne traînait pas avec elle, le pain et la viande. On peut la tâter, elle n'est pas grasse de lécher les murs, la feignante !

—- Et le linge, et les robes?,continua furieusement Lise. Et, le blanchissage? qu'en deux jours elle vous salissait une chemise, tellement elle suait !

Françoise, vexée, répondit : .

— Si je suais tant que ça, c'est donc que je travaillais.

— La sueur, ça sèche, ça ne salit pas, ajouta la Grande.

De nouveau, M. Baillehache intervint. Et il leur expliqua que c'était


340 LES ROUGON-MACQUART

un compte à faire, les gages d'un côté, la nourriture et l'entretien de l'autre. Il avait pris une plume, il essaya d'établir ce compte sur leurs indications. Mais ce fut terrible. Françoise, soutenue par la Grande, avait des exigences, estimait son travail très cher, énumérait tout ce qu'elle faisait dans la maison, et les vaches, et le ménage, et la vaisselle, et les champs, où son beau-frère l'employait comme un homme. De leur côté, les Buteau, exaspérés, grossissaient la note des frais, comptaient les repas, mentaient sur les vêtements, réclamaient jusqu'à l'argent des cadeaux faits aux jours de fête. Pourtant, malgré leur âpreté, il arriva qu'ils redevaient cent quatre-vingt-six francs. Ils en restèrent les mains tremblantes, les yeux enflammés, cherchant encore ce qu'ils pourraient déduire.

On allait accepter le chiffre, lorsque Buteau cria :

— Minute! et le médecin, quand elle a eu son sang arrêté... Il est venu deux fois. Ça fait six francs.

La Grande- ne voulut pas qu'on tombât d'accord sur cette victoire des autres, et elle bouscula Fouan, exigeant qu'Il se souvînt des journées que la petite avait faites pour la ferme, autrefois, lorsqu'il demeurait dans la maison. Etait-ce cinq ou six journées à trente sous ? Françoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jeté des pierres. Et le vieux, éperdu, donnait raison à l'une, donnait raison à l'autre, en se tapant le front de ses deux poings. Françoise l'emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs.

— Alors, cette fois, c'est bien tout? demanda le notaire.

Buteau, sur sa chaise, semblait anéanti, écrasé par ce compte qui grossissait toujours, ne luttant plus, se croyant au bout du malheur. Il murmura d'une voix dolente :

— Si l'on veut ma chemise, je vas l'ôter.

Mais la Grande réservait un dernier coup, terrible, quelque chose de gros et de bien simple, que tout le monde oubliait.

— Écoutez-donc, et les cinq cents francs de l'indemnité, pour le chemin, là-haut?

D'un saut, Buteau se trouva debout, les yeux hors de-, la tête, la bouche ouverte. Rien à dire, pas de discussion possible : il avait touché l'argent, il devait en rendre la moitié. Un instant, il chercha; puis, ne trouvant pas de retraite, dans la folie qui montait et lui battait le crâne, il se rua brusquement sur Jean.

— Bougre de salop, qui a tué notre bonne amitié! Sans toi, on serait encore en famille, tous collés, tous gentils !

Jean, très raisonnable dans son silence, dut se mettre sur la défensive.


LA TERRE 341

— Touche pas ou je cogne !

Vivement, Françoise et Lise s'étaient levées, se plantant chacune devant son homme, le visage gonflé de leur haine lentement accrue, les ongles enfin dehors, prêtes à s'arracher la peau. Et une bataille générale, que ni la Grande ni Fouan ne semblaient disposés à empêcher, aurait sûrement fait voler les bonnets et les cheveux, si le notaire n'était sorti de son flegme professionnel.

— Mais, nom d'un chien! attendez d'être dans la rue! C'est agaçant, qu'on ne puisse tomber d'accord sans se battre !

Lorsque tous, frémissants, se tinrent tranquilles, il ajouta :

— Vous l'êtes, d'accord, n'est-ce pas?... Eh bien! je vais arrêter les comptes de tutelle, on les signera, puis nous procéderons à la vente de la maison, pour en finir... Allez-vous-en, et soyez sages, les bêtises coûtent cher, des fois !

Cette parole acheva de les calmer. Mais, comme ils sortaient, JésusChrist, qui avait attendu le père, insulta toute la famille, en gueulant que c'était une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sûr; et, attendri par l'ivresse, il l'emmena comme il l'avait amené, sur la paille d'une charrette, empruntée à un voisin. Les Buteau filèrent d'un côté, la Grande poussa Jean et Françoise au Bon Laboureur, où elle se fit payer du café noir. Elle rayonnait.

— J'ai tout de même bien ri! conclut-elle, en mettant le reste du sucre dans sa poche.

Ce jour-là encore, la Grande eut une idée. En rentrant à Rognes, elle courut s'entendre avec le père Saucisse, un de ses anciens amoureux, disait-on. Gomme les Buteau avaient juré qu'ils pousseraient la maison, contre Françoise, jusqu'à y laisser la peau, elle s'était dit que, si le vieux paysan la poussait de son côté, les autres peut-être ne se méfieraient pas et la lui lâcheraient; car il se trouvait leur voisin, il pouvait avoir l'envie de s'agrandir. Tout de suite, il accepta, moyennant un cadeau. Si bien que, le deuxième dimanche du mois, aux enchères, les choses se passèrent comme elle l'avait prévu. De nouveau, dans l'étude de maître Baillehache, les Buteau étaient d'un côté, Françoise et Jean de l'autre, avec la Grande; et il y avait du monde, quelques paysans, venus avec l'idée vague d'acheter, si c'était pour rien. Mais, en quatre ou cinq enchères, jetées d'une voix brève par Lise et Françoise, la maison monta à trois mille cinq cents francs, ce qu'elle valait. Françoise, à trois mille huit, s'arrêta. Alors, le père Saucisse entra en scène, décrocha les quatre mille, mit encore cinq cents francs. Effarés, les Buteau se regardèrent : ce n'était plus possible, l'idée de tout cet argent les glaçait. Lise, pour-


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tant, se laissa emporter jusqu'à cinq mille. Et elle fut écrasée, lorsque le vieux paysan, d'un seul coup, sauta, à cinq mille deux. C'était fini, la maison lui fut adjugée à cinq mille deux cents francs. Les Ruteau ricanèrent, cette grosse somme serait bonne à toucher, du moment que Françoise, et son vilain bougre, eux aussi, étaient battus:

Cependant, lorsque Lise, de retour à Rognes, rentra dans cette antique demeure, où elle était née, où elle avait vécu, elle, se mit à sangloter. Buteau, de même, étranglait, serré à la gorge, au point qu'il finit par se soulager sur elle, en jurant que, lui, aurait donné jusqu'au, dernier poil de son corps; mais ces sans-coeurs de femmes, ça ne vous avait la bourse ouverte, comme les cuisses, que pour la godaille. Il mentait, c'était lui qui l'avait arrêtée; et ils se battirent. Ah! la pauvre vieille maison patrimoniale des Fouan, bâtie il y avait trois siècles par un ancêtre, aujourd'hui branlante, lézardée, tassée, raccommodée de toutes parts, le nez tombé en avant sous le souffle des grands vents de la Beauce ! Dire que la famille l'habitait depuis trois cents ans, qu'on avait fini par l'aimer et par l'honorer comme une vraie relique, si bien qu'elle comptait lourd dans les héritages! D'une gifle, Buteau renversa Lise, qui se releva et faillit lui casser la jambe d'une ruade.

Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre éclata. Le père Saucisse étant allé, le matin, faire: la déclaration de command, Rognes sut, dès midi, qu'il avait acheté la maison pour le compte de Françoise, autorisée par Jean; et non seulement la maison, mais encore les meubles, Gédéon et la Coliche. Chez les Bateau, il y eut un hurlement de douleur et de détresse, comme si la foudre était entrée. L'homme, la femme, tombés à terre, pleuraient, gueulaient, dans le désespoir sauvage de n'être pas les plus forts, d'avoir été joués par cette garce de gamine. Ce qui les affolait, c'était surtout d'entendre qu'on riait d'eux dans fout le village, tant ils avaient peu montré de malignité. Nom de Dieu! s'être fait rouler ainsi, se laisser foutre à la porte de chez soi, en un tour de main! Ah! non, par exemple, on allait voir!

Quand la Grande se présenta, le soir' même, au nom de Françoise, pour s'entendre poliment avec Buteau sur le jour où il comptait déménager, il la flanqua dehors, perdant toute prudence, répondant d'un seul mot.

— Merde !

Elle s'en alla très' contente, elle lui cria simplement qu'on enverrait l'huissier. Dès le lendemain, en effet, Vimeux, pâle et inquiet, plus minable qu'à l'ordinaire, monta la rue, frappa avec précaution, guetté par les commères des maisons voisines. On ne: répondit pas, il dut frapper


LA TERRE 343

plus fort, il osa appeler, en expliquant que c'était pour la sommation d'avoir à déguerpir. Alors, la fenêtre du grenier s'ouvrit, une voix gueula le mot, le même., l'unique :

— Merde!

Et un pot plein de la chose fut vidé. Trempé du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. Rognes s'en tient encore les côtes.

Mais, tout de suite, la Grande avait emmené Jean à Châteaudun, chez l'avoué. Celui-ci leur expliqua qu'il fallait au moins cinq jours, avant d'en arriver à l'expulsion : le référé introduit, l'ordonnance rendue par le président, la levée au greffe de cette ordonnance, enfin l'expulsion, pour laquelle l'huissier se ferait aider des gendarmes, s'il le fallait. La Grande discuta afin de gagner un jour, et lorsqu'elle fut de retour à Rognes, comme on était au mardi, elle annonça partout que, le samedi soir, les Buteau seraient jetés dans la rue à coups de sabre, ainsi que des voleurs, s'ils n'avaient pas d'ici là quitté la maison de bonne grâce.

Quand on répéta la nouvelle à Buteau, il eut un geste de terrible menace. Il criait à qui voulait l'entendre qu'il ne sortirait pas vivant, que les soldats seraient obligés de démolir les murs, avant de l'en arracher. Et, dans le pays, on ne savait s'il faisait le fou, ou s'il l'était réellement devenu, tant sa colère touchait à l'extravagance. Il passait sur les routes, debout à l'avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans répondre, sans crier gare; même on l'avait rencontré la nuit, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, revenant on ne savait d'où, du diable bien sûr. Un homme, qui s'était approché, avait reçu un grand coup de fouet. Il semait la terreur, le village fut bientôt en continuelle alerte. On s'aperçut, un matin, qu'il s'était barricadé chez lui; et des cris effroyables s'élevaient derrière les portes closes, des hurlements où l'on croyait reconnaître les voix de Lise et de ses deux enfants. Le voisinage en fut révolutionné, on tint conseil, un vieux paysan finit par se dévouer en appliquant une échelle à une fenêtre, pour monter voir. Mais la fenêtre s'ouvrit, Buteau renversa l'échelle et le vieux, qui faillit avoir les jambes rompues. Est-ce qu'on n'était pas libre chez soi? Il brandissait les poings, il gueulait qu'il aurait leur peau à tous, s'ils le dérangeaient encore. Le pis fut que Lise se montra, elle aussi, avec les deux mioches, lâchant des injures, accusant le monde de mettre le nez où il n'y avait que faire. On n'osa plus s'en mêler. Seulement, les transes grandirent à chaque nouveau vacarme, on venait écouter en frémissant les abominations qu'on entendait de la rue. Les malins croyaient qu'il avait son idée. D'autres juraient qu'il perdait la boule et que ça finirait par un malheur. Jamais on ne sut au iuste.


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Le vendredi, la veille du jour où l'on attendait l'expulsion, une scène surtout émotionna. Buteau, ayant rencontré son père près de l'église, se mit à pleurer comme un veau et s'agenouilla par terre, devant lui, en demandant pardon, d'avoir fait la mauvaise tête, anciennement. C'était peut-être bien ça qui lui portait malheur. Il le suppliait de revenir loger chez eux, il semblait croire que ce retour seul pouvait y ramener la chance. Fouan, ennuyé de ce qu'il braillait, étonné de son apparent repentir, lui promit d'accepter un jour, quand tous les embêtements de la famille seraient terminés.

Enfin, le samedi arriva. L'agitation de Buteau était allée en croissant, il attelait et dételait du matin au soir, sans raison ; et les gens se sauvaient, devant cet enragement de courses en voiture, qui ahurissait par son inutilité. Le samedi, dès huit heures, il attela une fois encore, mais il ne sortit point, il se planta sur sa porte, appelant les voisins qui passaient, ricanant, sanglotant, hurlant son affaire en fermes crus. Hein? c'était rigolo tout de même d'être emmerdé par une petite garce qu'on avait eue pour traînée pendant cinq ans! Oui, une putain! et sa femme aussi! deux fières putains, les deux soeurs, qui se battaient à qui y passerait la première! Il revenait à ce mensonge, avec des détails ignobles, pour se venger. Lise étant sortie, une querelle atroce s'engagea, il la rossa devant le monde, la renvoya détendue et soulagée, contenté, lui aussi, d'avoir tapé fort. Et il restait sur la porte à guetter la justice, il goguenardait, l'insultait : est-ce qu'elle se faisait foutre en chemin, la justice? Il ne l'attendait plus, il triomphait.

Ce fut seulement à quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. Buteau pâlit, ferma précipitamment la porte de la cour. Peut-être n'avait-il jamais cru qu'on irait jusqu'au bout. La maison tomba à un silence de mort. Insolent cette fois, sous la protection de la force armée, Vimeux frappa des deux poings. Rien ne répondait. Les gendarmes durent s'en, mêler, ébranlèrent la vieille porte à coup de crosse. Toute une queue d'hommes, de femmes et d'enfants les avaient suivis, Rognes entier était là, dans l'attente du siège annoncé. Et, brusquement, la porte se rouvrit, on aperçut Buteau debout à l'avant de sa voiture, fouettant son cheval, sortant au galop et poussant droit à la foule. Il clamait, au milieu des cris d'effroi :

—- Je vas me neyer! je vas me neyer!

C'était foutu, il parlait d'en finir, de se jeter dans l'Aigre, avec sa voiture, son cheval, tout!

— Gare donc! je vas me neyer!

Une épouvante avait dispersé les curieux, devant les coups de fouet


LES BUTEAU CHASSES DE LA MAISON

A bientôt, nous reviendrons ! (p. 347).

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et le train emporté de la carriole. Mais, comme il la lançait sur la pente, a fracasser les roues, des hommes coururent pour l'arrêter. Cette sacrée tête de pioche était bien capable de faire le plongeon, histoire d'embêter les. autres. On le rattrapa, il fallut batailler, sauter à la tête du cheval, monter dans la voiture. Quand on le ramena, il ne soufflait plus un mot, les dents serrées, tout le corps raidi, laissant s'accomplir le destin, dans. la muette protestation de sa rage impuissante.

A ce moment, la Grande amenait Françoise et Jean, pour qu'ils prissent possession de la maison. Et Buteau se contenta de les regarder en face, du regard noir dont il suivait maintenant la fin de son malheur. Mais c'était le tour de Lise à crier, à se débattre, ainsi qu'une folle. Les gendarmes étaient là, qui lui répétaient de faire ses paquets et de filer. Fallait bien obéir, puisque son homme était assez lâche pour ne pas la défendre, en tapant dessus. Les poings aux hanches, elle tombait sur lui.

— Jean-foutre qui nous laisse flanquer à la rue ! T'as pas de coeur, dis? que tu ne cognes pas sur ces cochons-là... Va donc, lâche, lâche! t'es plus un homme!

Comme elle lui criait ça dans la, face, exaspérée de son immobilité, il finitpar la, repousser si rudement, qu'elle en hurla. Mais il ne sortit point de son silence, il n'eut sur elle que son regard noir.

— Allons, la. mères, dépêchons, dit Vimeux triomphant.. Nous ne partirons que lorsque, vous aurez remis les clefs, aux nouveaux propriétaires.

Dès lors, Lise commença à déménager, dans un coup de fureur. Depuis, trois jours, elle et Buteau avaient déjà porté beaucoup, de choses, les outils, les gros ustensiles, chez leur voisine, la Frimat ; et l'on comprit qu'ils s'attendaient tout de même à l'éxpulsion, car ils s'étaient mis d'accord avec la vieille femme, qui pour leur donner le temps de se retourner, leur louait son chez, elle trop grand, en s'y réservant seulement la chambre de son homme paralytique.Puisque, les meubles étaient, vendus avec la, maison, et les bêtes aussi, il ne restait à Lise qu'à emporter son linge, ses matelas, d'autres menues, affaires. Tout dansa par la porte et les fenêtres, jusqu'au milieu de la cour, tandis que ses deux petits pleuraient en croyant leur dernier, jour venu, Laure cramponnée à ses jupes, Jules étalé, vautré en plein déballage. Comme Buteau ne l'aidait même pas, les gendarmes, braves gens, se mirent à charger les paquets dans la voiture.

Mais tout se gâta encore, lorsque Lise aperçut Françoise et Jean, qui attendaient, derrière la Grande. Elle se rua, elle lâcha le flot amassé de sa rancune.


LA TERRE 317

— Ah! salope, tu es venue: voir avec ton salop... Eh bien! tu vois notre peine, c'est comme si tu nous buvais le sang... Voleuse, voleuse, voleuse!

Elle s'étranglait avec ce mot, elle revenait le jeter à sa soeur, chaque fois qu'elle apportait dans la cour un nouvel objet. Celle-ci ne répondait pas, très pâle, les lèvres amincies, les yeux brûlants; et elle affectait d'être toute à une surveillance blessante, suivant des yeux les choses, pour voir si on ne lui emportait rien. Justement, elle reconnut un escabeau de la cuisine, compris dans la vente.

— C'est à moi, ça, dit-elle d'une voix rude.

-— A toi? alors, va le chercher! répondit l'autre, qui envoya l'escabeau nager dans la mare.

La maison était libre, Buteau prit le cheval par la bride, Lise ramassa ses deux enfants, ses deux derniers paquets, Jules sur le bras droit, Laure sur le bras gauche ; puis, comme elle quittait enfin la vieille demeure, elle s'approcha de Françoise, elle lui cracha au visage.

— Tiens! v'là pour toi!

Sa soeur, tout de suite, cracha aussi.

— V'là pour toi !

Et Lise et Françoise, dans cet adieu de haine empoisonnée, s'essuyèrent lentement sans se quitter du regard, détachées à jamais, n'ayant plus d'autre lien que la révolte ennemie de leur même sang.

Enfin, rouvrant la bouche, Buteau gueula le mot du départ, avec un geste de menace vers la maison.

— A bientôt, nous reviendrons!

La Grande les suivit, pour voir jusqu'au bout, décidée d'ailleurs, maintenant que ceux-là étaient par terre, à se tourner contre les autres, qui la lâchaient si vite et qu'elle trouvait déjà trop heureux. Longtemps, des groupes stationnèrent, causant à demi voix. Françoise, et Jean étaient entrés dans la maison vide;

Au moment où les Buteau, de leur côté, déballaient leurs nippes chez la Frimât, ils furent étonnés de voir paraître le père Fouan, qui demanda, suffoqué, effaré, avec un regard en arrière, comme si quelque malfaiteur le poursuivait :

— Y a-t-il un coin pour moi, ici? Je viens coucher.

C'était toute une épouvante qui le faisait galoper, en fuite du Château. II ne pouvait plus se réveiller la nuit, sans que la Trouille en chemise promenât dans la chambre sa maigre nudité de garçon, à la recherche des papiers, qu'il avait fini par cacher dehors, au fond d'un


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trou de roche, muré de terre. Jésus-Christ l'envoyait, cette garce, à cause de sa légèreté, de sa souplesse, pieds nus, se coulant partout, entre les chaises, sous le lit, ainsi qu'une couleuvre; et elle se passionnait à cette chasse, persuadée que le vieux reprenait les papiers sur lui en s'habillant, furieuse de ne pas découvrir où il les déposait, avant de se coucher; car il n'y avait certainement rien dans le lit, elle y enfonçait son bras mince, le sondait d'une main adroite, dont le grand-père devinait à peine le frôlement. Mais voilà qu'après le déjeuner, ce jour-là, il avait été pris d'une faiblesse, étourdi, culbuté près de la table. Et, en revenant à lui, si assommé encore qu'il ne rouvrait pas les yeux, il s'était retrouvé par terre, à la même place, il avait eu l'émotion de sentir que JésusChrist et la Trouille le déshabillaient. Au lieu de lui porter secours, les bougres n'avaient qu'une idée, profiter vite de l'occasion, le visiter. Elle surtout y mettait une brutalité colère, n'y allant plus doucement, tirant sur la veste, sur la culotte, et aïe donc! regardant jusqu'à la peau, dans tous les trous, afin d'être sûre qu'il n'y avait pas fourré son magot. Des deux poings elle le retournait, lui écartait les membres, le fouillait comme une vieille poche vide. Rien ! Où donc avait-il sa cachette? C'était à l'ouvrir pour voir dedans ! Une telle terreur d'être assassiné, s'il bougeait, l'avait saisi, qu'il continuait de feindre l'évanouissement, les paupières closes, les jambes et les bras morts. Seulement, lâché enfin, libre, il s'était enfui, bien résolu à ne pas coucher au Château.

— Alors, vous avez un coin pour moi? demanda-t-il encore. Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprévu de son père. C'était

de l'argent qui revenait.

— Mais bien sûr, vieux ! On se serrera donc ! Ça nous portera chance... Ah! nom de Dieu! je serais riche, s'il ne s'agissait que d'avoir du coeur!

Françoise et Jean étaient entrés lentement dans la maison vide. La nuit tombait, une dernière lueur triste éclairait les pièces silencieuses. Tout cela était très ancien, ce toit patrimonial qui avait abrité le travail et la misère de trois siècles; si bien que quelque chose de grave traînait là, comme dans l'ombre des vieilles églises de village. Les portes étaient restées ouvertes, un coup d'orage semblait avoir soufflé sous les poutres, des chaises gisaient par terre, en déroute, au milieu de la débâcle du déménagement. On aurait dit une maison morte.

Et Françoise, à petits pas, faisait le tour, regardait partout. Des sensations confuses, des souvenirs vagues s'éveillaient en elle. A cette place, elle avait joué enfant. C'était dans la cuisine, près de la table, que son père était mort. Dans la chambre, devant le lit sans paillasse, elle se


LA TERRE 348

rappela Lise et Buteau, les soirs où ils se prenaient si rudement, qu'elle les entendait souffler à travers le plafond. Est-ce que, maintenant encore, ils allaient la tourmenter? Elle sentait bien que Buteau était toujours présent. Ici, il l'avait empoignée un soir, et elle l'avait mordu. Là aussi, là aussi. Dans tous les coins, elle retrouvait des idées qui l'emplissaient de trouble.

Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d'apercevoir Jean. Que faisait-il donc chez eux, cet étranger? Il avait un air de gêne, il paraissait en visite, n'osant toucher à rien. Une sensation de solitude la désola, elle fut désespérée de ne pas être plus joyeuse de sa victoire. Elle aurait cru entrer là en criant de contentement, en triomphant derrière le dos de sa soeur. Et la maison ne lui faisait pas plaisir, elle avait le coeur barbouillé de malaise. C'était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. Elle et son homme finirent par se trouver dans la nuit noire, rôdant toujours d'une pièce à une autre, sans avoir eu même le courage d'allumer une chandelle.

Mais un bruit les ramena dans la cuisine, et ils s'égayèrent en reconnaissant Gédéon, qui, entré comme à son habitude, fouillait le buffet resté ouvert. La vieille Coliche meuglait, à côté, au fond de l'etable.

Alors, Jean, prenant Françoise entre ses bras, la baisa doucement, comme pour dire qu'on allait tout de même être heureux.


CINQUIÈME PARTIE

Avant les labours d'hiver, la Beauee, à perte de vue, se couvrait de fumier, sous les ciels pâlis de septembre. Du matin au soir, un charriage lent s'en allait par les chemins de campagne, des charrettes débordantes de vieille paille consommée, qui fumaient, d'une grosse vapeur, comme si elles eussent porté de la chaleur à la terre. Partout, les pièces se bossuaient de petits tas, la mer houleuse et montante des litières d'étable et d'écurie; tandis que, dans certains champs, on venait d'étendre les tas, dont le flot répandu ombrait au loin le sol d'une salissure noirâtre. C'était la poussée du printemps futur qui coulait avec cette fermentation des purins; la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie; et, d'un bout à l'autre de la plaine immense, une odeur montait, l'odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes.

Une après-midi, Jean conduisit à sa pièce des Gornailles une forte voiture de fumier. Depuis un mois, lui et Françoise étaient installés, et leur existence avait pris le train actif et monotone des campagnes. Comme il arrivait, il aperçut Buteau, dans la pièce voisine, une fourche aux mains, occupé à étaler les tas, déposés là l'autre semaine. Les deux hommes échangèrent un regard oblique. Souvent, ils se rencontraient, ils se trouvaient ainsi forcés de travailler côte à côte, puisqu'ils étaient voisins; et Buteau souffrait surtout, car la part de Françoise, arrachée de ses trois hectares, laissait un tronçon à gauche et un tronçon à droite, ce


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qui l'obligeait à de continuels détours. Jamais ils ne s'adressaient la parole. Peut être bien que, le jour où éclaterait une querelle, ils se massacreraient. -

Jean, cependant, s'était mis à décharger le fumier de sa voiture. Monté dedans, il la vidait à la fourche, enfoncé jusqu'aux hanches, lorsque, sur la route, Hourdequin passa, en tournée depuis midi. Le fermier avait gardé un bon souvenir de son serviteur. Il s'arrêta, il causa, l'air vieilli, la face ravagée de chagrins, ceux de la ferme et d'autres encore.

— Jean, pourquoi donc n'ayez-vous pas essayé des phosphates?

Et, sans attendre la réponse, il continua de parler comme pour s'étourdir, longtemps. Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture était là. Lui avait essayé de tout, il venait de traverser cette crise, cette folie des fumiers qui enfièvre parfois les agriculteurs. Ses expériences se succédaient, les herbes, les feuilles, îe marc de raisin, les tourteaux de navette et de colza; puis encore, les os concassés, la chair cuite et broyée, le sang desséché, réduit en poussière; et sur chagrin était de ne pouvoir tenter du sang liquide, n'ayant point d'abattoir aux environs. Il employait maintenant les raclures de routes, les curures de fossés, les cendres et les escarbilles de fourneaux, surtout les déchets de laine, dont il avait acheté le balayage dans une draperie de Châteaudun. Son principe était que tout ce qui vient de la terre est bon à renvoyer à la terre. Il avait installé de vastes trous à compost derrière sa ferme, il y entassait les ordures du pays entier, ce que la pelle ramassait au petit bonheur, les charognes, les putréfactions des coins de borne et des eaux croupies. C'était de l'or.

— Avec les phosphates, reprit-il, j'ai eu parfois de bons résultats.

— On est si volé! répondit Jean.

— Ah! certainement, si vous achetez aux voyageurs de hasard qui font les petits marchés de campagne... Sur chaque marché, il faudrait un enimiste expert, chargé d'analyser ces engrais chimiques, qu'il est si difficile d'avoir purs de toute fraude... L'avenir est là sûrement, mais avant que vienne l'avenir, nous serons tous crevés. On doit avoir le courage de pâtir pour d'autres.

La puanteur du fumier que Jean remuait l'avait un peu ragaillardi, il l'aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle, comme l'odeur même du coït de la terre.

— Sans doute, continua-t-il après un silence, il n'y a encore rien qui vaille le fumier de ferme. Seulement, on n'en a jamais assez. Et puis, on l'abîme on ne sait ni le préparer, ni l'employer... Tenez ! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. Vous ne le couvrez pas.


352 LES ROUGON-MACQUART

Et il s'emporta contre la routine, lorsque Jean lui confessa qu'il avait gardé l'ancien trou des Buteau, devant l'etable. Lui, depuis quelques années, chargeait les diverses couches, dans sa fosse, de lits de terre et de gazon. Il avait, en outre, établi un système'de tuyaux pour amener à la purinière les eaux de vaisselle, les urines des bêtes et des gens, tous les égouts de la ferme; et, deux fois par semaine, on arrosait la fumière avec la pompe à purin. Enfin, il en était à utiliser précieusement la vidange des latrines.

— Ma foi, oui ! c'est trop bête de perdre le bien du bon Dieu ! J'ai longtemps été comme nos paysans, j'avais des idées de délicatesse làdessus. Mais la mère Caca m'a converti... Vous la connaissez, la mère Caca, votre voisine ? Eh bien ! elle seule est dans le vrai, le chou au pied duquel elle a vidé son pot, est le roi des choux, et comme grosseur, et comme saveur. Il n'y a pas à dire, tout sort de là.

Jean se mit à rire, en sautant de sa voiture qui était vide et en commençant à diviser son fumier par petits tas. Hourdequin le suivait, au milieu de la buée chaude qui les noyait tous les deux.

— Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares Le calcul a été fait. Et on la perd, à peine en epoie-t-on une faible partie sous forme de oudrette... Hein? trente mille hectares Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir !

D'un geste large, il avait embrassé l'étendue, l'immense Beauce plate. Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l'engrais humain. Des rigoles partout s'emplissaient, des nappes s'étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l'odeur. C'était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu'elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain blanc poussait, débordait en moissons géantes.

— Faudrait peut-être bien un bateau, alors ! dit Jean, que cette idée nouvelle de la submersion des plaines par les eaux de vidange amusait et dégoûtait.

Mais, à ce moment, une voix lui fit tourner la tète. Il s'étonna de reconnaître Lise debout dans sa carriole, arrêtée au bord de la route, criant à Buteau, de toute sa force :

— Dis donc, je vas à Cloyes chercher monsieur Finet... Le père est tombé raide dans sa chambre. Je crois qu'il claque... Rentre un peu voir, toi.


LE FUMAGE

Jean, resté seul, termina sa besogne, déposant tous les dix mètres des fourchées de fumier (p. 355).

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Et, sans même attendre la réponse, elle fouetta le cheval- elle repartit, diminuée et dansante au loin, sur la route toute droite.

Buteau, sans hâte, acheva d'étaler ses derniers tas. Il grognait. Le père malade, en voilà un embêtement! Peut-être bien que ce n'était qu'une frime, histoire de se faire dorloter. Puis, l'idée que ça devait être sérieux tout de même, pour que la femme eût pris sur elle la dépense du médecin, le décida à remettre sa veste.

— Celui-là le pèse, son fumier ! murmura Hourdequin, intéressé par la fumure de la pièce voisine. A paysan avare, terre avare... Et un vilain bougre, dont vous ferez bien de vous méfier, après vos histoires avec lui... Comment voulez-vous que ça marche, quand il y a tant de salopes et tant de coquins sur la terre ? Elle a assez de nous, parbleu !

Il s'en alla vers la Borderie, repris de tristesse, au moment même où Buteau rentrait à Rognes, de son pas lourd. Et Jean, resté seul, termina sa besogne déposant tous les dix mètres des fourchées de fumier, qui dégageaient un redoublement de vapeurs ammoniacales. D'autres tas fumaient au loin, noyaient l'horizon d'un fin brouillard bleuâtre. Toute la Beauce en restait tiède et odorante, jusqu'aux gelées.

Les Buteau étaient toujours chez la Frimât, où ils occupaient la maison, sauf la pièce du rez-de-chaussée, sur le derrière, qu'elle s'était réservée pour elle et pour son homme paralytique. Ils s'y trouvaient trop à l'étroit, leur regret était surtout de ne plus avoir de potager; car, naturellement, elle gardait le sien, ce coin qui lui suffisait à nourrir et à dorloter l'infirme. Cela les aurait fait déménager, en quête d'une installation plus large, s'ils ne s'étaient aperçus que leur voisinage exaspérait Françoise. Seul, un mur mitoyen séparait les deux héritages. Et ils affectaient de dire très haut, afin d'être entendus, qu'ils campaient là, qu'ils allaient pour sûr rentrer chez eux, à côté, au premier jour. Alors inutile, n'est-ce pas, de se donner le souci d'un nouveau dérangement ? Pourquoi, comment rentreraient-ils? ils ne s'expliquaient point; et c'était cet aplomb, cette certitude folle basée sur des choses inconnues, qui jetait Françoise hors d'elle, gâtant sa joie d'être restée maîtresse de la maison ; sans compter que sa soeur Lise plantait des fois une échelle contre le mur, pour lui crier de vilaines paroles. Depuis le règlement définitif des comptes, chez M- Baillehache,, elle se prétendait volée, elle ne tarissait pas en accusations abominables, lancées d'une cour à l'autre.

Lorsque Buteau arriva enfin, il trouva le père Fouan étalé sur son lit, dans le recoin qu'il occupait derrière la cuisine, sous l'escalier du fenil. Les deux enfants le gardaient, Jules âgé de huit ans déjà, Laure de trois,


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jouant par terre à faire des ruisseaux, avec la cruche du vieux, qu'ils vidaient.

— Eh bien ! quoi donc? demanda Buteau, debout devant le lit.

Fouan avait repris connaissance. Ses yeux grands ouverts se tournèrent avec lenteur, regardèrent fixement; mais il ne remua pas la tète, il semblait pétrifié.

— Dites donc, père, y a trop de besogne, pas de bêtises !... Faut pas vous raidir aujourd'hui.

Et, comme Laure et Jules venaient de casser la cruche, il leur allongea une paire de gifles qui les fit hurler. Le vieux n'avait pas refermé les paupières, regardait toujours, de ses prunelles élargies et fixes. Rien àfaire, alors, puisqu'il ne gigotait pas plus que ça. On verrait bien ce que le médecin dirait. Il regretta d'avoir quitté son champ, il se mit à fendre du bois devant la porte, histoire de s'occuper.

Du reste, Lise, presque tout de suite, ramena M. Finet, qui examina longuement le malade, pendant qu'elle et son homme attendaient, d'un air d'inquiétude. La mort du vieux les eût débarrassés, si le mal l'avait tué d'un coup ; mais, à cette heure, ça pouvait durer longtemps, ça coûterait gros peut-être; et, s'il claquait avant qu'ils eussent son magot, Fanny et Jésus-Christ viendraient les embêter bien sûr. Le silence du médecin acheva de les troubler. Quand il se fut assis dans la cuisine, pour rédiger une ordonnance, ils se décidèrent à lui poser des questions.

— Alors, c'est donc du sérieux?... Possible que ça dure huit jours, hein?... Mon Dieu! qu'il y en a long! qu'est-ce que vous lui écrivez làdessus?

M. Finet ne répondait pas, habitué à ces interrogations des paysans que la maladie bouleverse, ayant pris le parti sage de les traiter comme les chevaux, sans entrer en conversation avec eux. Il avait une grande pratique des cas fréquents, il les tirait généralement d'affaire, mieux que ne l'aurait fait un homme de plus de science. Mais la médiocrité où il les accusait de l'avoir réduit, le rendait dur pour eux, ce qui augmentait leur déférence, malgré le continuel doute qu'ils gardaient sur l'efficacité de ses potions. Ça ferait-il autant de bien que ça coûterait d'argent ?

— Alors, reprit Buteau, effrayé devant la page d'écriture, vous croyez qu'avec tout ça il ira mieux ?

Le médecin se contenta de hausser les épaules. Il était retourné devant le malade, intéressé, surpris de constater un peu de fièvre, après ce cas léger de congestion cérébrale. Les yeux sur sa montre, il recompta les battements du pouls, sans même essayer d'obtenir une indication du


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vieux, qui le regardait de son air hébété. Et, lorsqu'il s'en alla, il dit simplement :

— C'est une affaire de trois semaines... Je reviendrai demain. Ne vous étonnez pas s'il bat la campagne cette nuit.

Trois semaines ! Les Buteau n'avaient entendu que cela, et ils demeurèrent consternés. Que d'argent, s'il y avait tous les soirs une queue pareille de remèdes ! Le pis était que Buteau dut, à son tour, monter dans la carriole, pour courir chez le pharmacien de Cloyes. C'était un samedi; la Frimât, qui revenait de vendre ses légumes, trouva Lise seule, si désolée, qu'elle piétinait, sans rien faire; et,la vieille aussi se désespéra, en apprenant l'histoire : elle n'avait jamais eu de chance, elle aurait au moins profité du médecin pour son vieux, par-dessus le marché, si cela était arrivé un autre jour. Déjà, la nouvelle s'était répandue dans Rognes, car l'on vit accourir la Trouille, effrontée ; et elle refusa de partir, avant d'avoir touché la main de son grand-père, elle retourna dire, à Jésus-Christ qu'il n'était pas mort, sûrement. Tout de suite, derrière cette gourgandine, la Grande parut, envoyée évidemment par Fanny.; celle-là se planta devant le lit de son frère, le jugea à la fraîcheur de l'oeil, comme les anguilles de l'Aigre ; puis, elle s'en alla, avec un froncement du nez, en ayant l'air de regretter que ce ne fût pas pour ce coup-ci. Dès lors, la. famille ne se dérangea plus. Pourquoi faire, puisqu'il y avait gros à parier qu'il en réchapperait ?

Jusqu'à minuit, la maison fut en l'air. Buteau était rentré d'une humeur exécrable. Il y avait des sinapismes pour les jambes, une potion à prendre d'heure, une purge, en cas de mieux, le lendemain ma tin. La Frimât aida volontiers ; mais, à dix heures, tombant de sommeil, médiocrement intéressée, elle se coucha. Buteau, qui désirait en faire autant, bousculait Lise. Qu'est-ce qu'ils fichaient là ? Bien sûr que de regarder le vieux, ça ne le soulageait point. Il divaguait maintenant, causait tout haut de choses qui n'avaient guère de suite, devait se croire dans les champs, où il travaillait dur, ainsi qu'aux jours lointains de son bel âge. Et Lise, mal à l'aise de ces vieilles histoires bégayées à voix basse, comme si le père fût enterré déjà et qu'il revînt, allait suivre son mari, qui se déshabillait, lorsqu'elle songea à ranger les vêtements du malade, restés sur une chaise. Elle les secoua avec soin, après avoir longuement fouillé les poches, dans lesquelles elle ne découvrit qu'un mauvais couteau et de la ficelle. Ensuite, comme elle les accrochait au fond du placard, elle aperçut en plein milieu d'une planche, lui crevant les yeux, un petit paquet de papiers. Elle en eut une crampe au coeur : le magot ! le magot tant guetté depuis un mois, cherché dans des endroits extraordinaires,


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et qui se présentait là, ouvertement, sous sa main ! C'était donc que le vieux voulait le changer de cachette, quand le mal Pavait culbuté?

— Buteau ! Buteau ! appela-t-elle, si serrée à la gorge, qu'il accourut en chemise, croyant que son père passait.

Lui aussi resta suffoqué d'abord. Puis, une joie folle les emporta tous

les deux, ils se prirent par les mains, ils sautèrent l'un devant l'autre

comme des chèvres, oubliant le malade qui, les yeux fermés maintenant,

la tête clouée dans l'oreiller, dévidait sans fin les bouts de fil rompus de

son délire. Il labourait.

— Eh ! là, rosse, veux-tu !... Ça n'a pas trempé, c'est du caillou, nom de Dieu!... Les bras s'y cassent, faudra en- acheter d'autres... Dia hue ! bougre!

— Chut! murmura Lise, qui se tourna en tressaillant.

— Ah! ouiche ! répondit Buteau, est-ce qu'il sait? Tu ne l'entends donc pas dire des bêtises ?

Ils s'assirent près du lit, les jambes brisées, tant la secousse de leur joie venait d'être forte.

— D'ailleurs, reprit-elle, on ne pourra pas nous accuser d'avoir fouillé, car Dieu m'est témoin que je n'y songeais guère, à son argent! Il m'a sauté dans la main... Voyons voir.

Lui, déjà, dépliait les papiers,.additionnait à voix haute.

— Deux cent trente, et soixante-dix, trois cents tout ronds... C'est bien ça, j'avais calculé juste, à cause du trimestre, des quinze pièces de cent sous, l'autre fois, chez le percepteur... C'est du cinq pour cent. Hein? est-ce drôle que des petits papiers si vilains, ça soit de l'argent tout de même, aussi solide que le vrai !

Mais Lise, de nouveau, le fit taire, effrayée d'un brusque ricanement du vieux, qui peut-être bien en était à la grande moisson, celle, sous Charles X, qu'on n'avait pu serrer, faute de place.

— Y en a ! y en a!... C'en est farce, tant y en à!... Ah! bon sang! quand y en a,, y en a !

Et son rire étranglé avait l'air d'un râle, sa joie devait être tout au fond, car rien n'en paraissait sur sa face immobile.

— C'est des idées d'innocent qui lui passent, dit Buteau en haussant les, épaules.

Il y eut un silence, tous les deux regardaient les papiers, réfléchissant.

— Alors, quoi ? finit par murmurer Lise, faut les remettre,, hein ? Mais, d'un geste énergique, il refusa.

«— Oh! si,,si, faut les remettre... Il les cherchera, il criera, ça nous ferait une balle histoire, avec les autres cochons de la famille.


LA TERRE 359

Elle s'interrompit une troisième fois, saisie d'entendre le père pleurer. C'était une misère, un désespoir immense, des sanglots qui semblaient venir de toute sa vie et sans qu'on sût pourquoi, car il répétait seulement d'une voix de plus en plus creuse :

— C'est foutu... c'est foutu..... c'est foutu...

— Et tu crois, reprit violemment Buteau, que je vas laisser ses papiers à ce vieux-là qui perd la boule !... Pour qu'il les déchire ou qu'il les brûle, ah ! non, par exemple!

— Ça, c'est bien vrai, murmura.-t-elle.

— Alors, en v'là assez, couchons-nous... S'il les demande, je lui répondrai, j'en fais mon affaire. Et que les autres ne m'embêtent pas !

Ils se couchèrent, après avoir, à leur tour, caché les papiers sous le marbre d'une vieille commode, ce qui leur semblait plus sûr qu'au fond d'un tiroir fermé à clef. Le père, laissé seul, sans chandelle-, de crainte du feu, continua à causer et à sangloter toute la nuit, dans son délire.

Le lendemain, M. Finet le trouva plus calme, mieux qu'il ne l'espérait. Ah ! ces vieux chevaux de labour, ils ont l'âme chevillée au corps ! La fièvre qu'il avait crainte semblait écartée. Il ordonna du fer, du quinquina, des drogues de riche, dont, la cherté consterna de nouveau le ménage et, comme il partait, il eut à se débattre contre la Frimât, qui l'avait guetté.

— Mais, ma brave femme, je vous ai déjà dit que votre homme et cette borne, c'est la même chose... Je ne peux pas faire grouiller les pierres, que diable !... Vous savez comment ça finira, n'est-ce pas? et le plus vite sera le meilleur, pour lui et pour vous.

Il fouetta son cheval, elle tomba assise sur la borne, eh larmes. Sans doute, c'était long déjà, d'avoir soigné son homme depuis douze ans ; et ses forces s'en allaient avec l'âge, elle tremblait de ne pouvoir bientôt plus cultiver son coin de terre ; mais, n'importe ! ça lui retournait le coeur, l'idée de perdre le vieil infirme qui était devenu comme son enfant, qu'elle portait, changeait, gâtait de friandises. Le bon bras dont il se servait encore, s'engourdissait lui aussi, si bien que, maintenant, c'était elle qui devait lui planter la pipe dans la bouche.

Au bout de huit jours. M. Finet fut étonné de voir Fouan debout, mal solide, mais s'obstinant à marcher, parce que, disait-il, ce qui empêche de mourir, c'est de ne pas vouloir. Et Buteau, derrière le médecin, ricanait, car il avait supprimé les ordonnances, dès la seconde, déclarant que le plus sûr était de laisser le mal se manger lui-même. Pourtant, le jour du marché, Lise eut la faiblesse de rapporter une potion ordonnée


360 LES ROUGON-MACQUART

la veille; et, comme le docteur venait le lundi, pour la dernière foie,, Buteau lui conta que le vieux avait failli rechuter.

— Je ùe sais pas ce qu'ils ont fichu dans votre bouteille, ça l'a renau bougrement malade.

Ce fut ce soir-là que Fouan se décida à parler. Depuis qu'il se levait, il piétinait d'un air anxieux dans la maison, la tête vide, ne se rappelant plus où il avait bien pu cacher ses papiers. Il furetait, fouillait partout, faisait des efforts désespérés de mémoire. Puis, un vague souvenir lui revint : peut-être qu'il ne les avait pas cachés, qu'ils étaient restés là, sur la planche. Mais, quoi ? s'il se trompait, si personne ne les avait pris, allait-il donc lui-même donner l'éveil, avouer l'existence de cet argent péniblement amassé autrefois, dissimulé ensuite avec tant de soin? Pendant deux jours encore, il lutta, combattu entre la rage de cette brusque disparition et la nécessité où il s'était mis de ne pas en ouvrir la bouche. Les faits pourtant se précisaient, il se souvenait que, le matin de son 'attaque, il avait posé le paquet à cette place, en attendant de le glisser, au plafond, dans la fente d'une poutre, qu'il venait de découvrir de son lit, les yeux en l'air. Et, dépouillé, torturé, il lâcha tout.

On avait mangé la soupe du soir. Lise rangeait les assiettes, et Buteau, goguenard, qui suivait son père des yeux depuis le jour où il s'était relevé, s'attendait à l'affaire, se balançait sur sa chaise, en se disant que ça y était cette fois, tant il le voyait excité et malheureux. En effet, le vieux, dont les jambes molles chancelaient à battre obstinément la pièce, se planta tout d'un coup devant lui.

— Les papiers ? demanda-t-il d'une voix rauque qui s'étranglait. Buteau cligna les paupières, l'air profondément surpris, comme s'il

ne comprenait pas.

— Hein? qu'est-ce que vous dites?... Les papiers, quels papiers?

— Mon argent! gronda le vieux, terrible, la taille redressée, très haute.

— Votre argent, vous avez donc de l'argent, à cette heure?... Vous juriez si fort que nous avions trop coûté, qu'il ne vous, restait pas un sou.. Ah ! sacré malin, vous avez de l'argent !

Il se balançait toujours, il ricanait, très amusé, triomphant de son flair jadis, car il était le premier qui eût senti le magot. Fouan tremblait de tous ses membres.

— Rends-le-moi.

— Que je vous le rende? est-ce que je l'ai, est-ce que je sais seulement où il est, votre argent ?


FOUAN E R R A N T DANS LA NUIT

A certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupée, sa tête hérissée de ses rares cheveux blancs (p. 368).

E. ZOLA. — LA TERRE.

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LA TERRE 288

— Tu me l'as volé, rends-le-moi, nom de Dieu ! ou je vas te le faire cracher de force !

Et, malgré son âge, il le prit aux épaules, le secoua. Mais le fils, alors, se leva, l'empoigna à son tour, sans le bousculer, uniquement pour lui gueuler violemment dans la figure :

— Oui, je l'ai et je le garde... Je vous le garde, entendez-vous, vieille bète, dont la boule déménage!... Et, vrai! il était temps de vous les prendre, ces papiers que vous alliez déchirer... N'est-ce pas, Lise, qu'il les déchirait?

— Oh ! aussi sûr que j'existe. Quand on ne sait pas ce qu'on fait ! Saisi, Fouan s'effrayait de cette histoire. Est-ce qu'il était fou, pour

ne se souvenir de rien ? S'il avait voulu détruire les papiers, comme un gamin qui joue avec des images, c'était donc qu'il faisait sous lui et qu'il devenait bon à tuer ? La poitrine cassée, il n'avait plus ni courage ni force. Il bégaya, en pleurant ;

— Rends-les-moi, dis ?

— Non

— Rends-les-moi, puisque je vas mieux.

— Non ! non ! Pour que vous vous torchiez avec ou que vous en allumiez votre pipe, merci !

Et, dès lors, les Buteau refusèrent obstinément de se de saisir des titres. Ils en parlaient ouvertement, d'ailleurs, ils racontaient tout un drame, comment ils étaient arrivés juste pour les retirer des mains du malade, au moment où il les entamait. Un soir, même, ils montrèrent à la Frimât la coche de la déchirure. Qui aurait pu leur en vouloir, d'empêcher un tel malheur, de l'argent mis en miettes, perdu pour tout le monde ? On les approuvait voix haute, bien qu'au fond on les soupçonnât de mentir. Jésus-Christ, surtout, ne dérageait pas : dire que ce magot, introuvable chez lui, avait, du premier coup, été déniché par les autres ! et il l'avait tenu un jour-dans sa main, il avait eu la bêtise de le respecter ! Vrai ! ce n'était pas la peine de passer pour une fripouille. Aussi jurait-il d'exiger des comptes de son frère, lorsque le père claquerait. Fanny, également, disait qu'il faudrait compter. Mais les Buteau n'allaient pas à rencontre, à moins, bien entendu, que le vieux ne reprît son argent et n'en disposât.

Fouan, de son côté, en se traînant de porte en porte, conta partout l'affaire. Dès qu'il pouvait arrêter un passant, il se lamentait sur son misérable sort. Et ce fut ainsi qu'un matin il entra dans la cour voisine, chez sa nièce.

Françoise y aidait Jean à charger une voiture de fumier. Tandis que


364 LES ROUGON-MACQUART

lui, au fond de la fosse, la vidait à la fourche, elle, en haut, recevait les paquets, les tassait des talons, pour qu'il en tînt davantage.

Debout devant eux, le vieux, appuyé sur sa canne, avait commencé sa plainte.

— Hein ? est-ce vexant tout de même, de l'argent à moi, qu'ils m'ont pris et qu'ils ne veulent pas me rendre!... Qu'est-ce que vous feriez, vous autres ?

Trois fois, Françoise lui laissa répéter la question. Elle était très ennuyée qu'il vînt causer ainsi, elle le recevait froidement, désireuse d'éviter tout sujet de querelle avec les Buteau.

— Vous savez, mon oncle, finit-elle par répondre, ça ne nous regarde pas, nous sommes trop heureux d'en être sortis, de cet enfer !

Et, lui tournant le dos, elle continua de fouler dans la voiture, ayant du fumier jusqu'aux cuisses, submergée presque, quand son homme lui en envoyait des fourchées coup sur coup. Elle disparaissait alors au milieu de la vapeur chaude, à l'aise et le coeur d'aplomb, dans l'asphyxie de cette fosse remuée.

— Car je ne suis pas fou, ça se voit, n'est-ce pas? poursuivit Fouan, sans paraître l'avoir entendue. Ils devraient me le rendre, mon argent...

Vous autres, est-ce que vous me croyez capable de le détruire ? Ni Françoise ni Jean ne soufflèrent mot.

— Faudrait être fou, hein? et je ne suis pas fou... Vous pourriez en témoigner, vous autres.

Brusquement, elle se redressa, en haut de la voiture chargée ; et elle avait l'air très grand, saine et forte, comme si elle eût poussé là, et que cette odeur de fécondité fût sortie d'elle. Les mains sur les hanches, la gorge ronde, elle était maintenant une vraie femme.

— Ah! non, ah ! non, mon oncle, en v'là assez! Je vous ai dit de ne pas nous mêler à toutes ces gueuseries... Et, tenez! puisque nous en sommes là-dessus, vous feriez peut-être bien de ne plus venir nous voir.

— C'est donc que tu me renvoies? demanda le vieux tremblant. Jean crut devoir intervenir.

— Non, c'est que nous ne voulons pas de dispute. On en aurait pour trois jours à s'empoigner, si l'on vous apercevait ici... Chacun sa tranquillité, n'est-ce pas?

Fouan restait immobile, à les regarder l'un après l'autre de ses pauvres yeux pâles. Puis, il s'en alla.

— Bon ! si j'ai besoin d'un secours, faudra que j'aille autre part que chez vous.


LA TERRE 365

Et ils le laissèrent partir, le coeur mal à l'aise, car ils n'étaient point méchants encore; mais quoi faire? ça ne l'aurait aidé en rien, et eux sûrement y auraient perdu l'appétit et le sommeil. Pendant que son homme allait chercher son fouet, elle, soigneusement, avec une pelle, ramassa les fientes tombées et les rejeta sur la voiture.

Le lendemain, une scène violente éclata entre Fouan et Buteau. Chaque jour, du reste, l'explication rencommençait sur les titres, l'un répétant son éternel : Rends-les-moi! avec l'obstination de l'idée fixe, l'autre refusant d'un : Foutez-moi la paix ! toujours le même. Mais peu à peu les choses se gâtaient, depuis surtout que le vieux cherchait où son fils avait bien pu cacher le magot. C'était son tour de visiter la maison entière, de sonder les boiseries des armoires, de taper contre les murs, pour entendre s'ils sonnaient le creux. Continuellement, ses regards erraient d'un coin à un autre, dans sa préoccupation unique; et, dès qu'il se trouvait seul, il écartait les enfants, il se remettait à ses fouilles, avec le coup de passion d'un galopin qui saute sur la servante, aussitôt que les parents n'y sont plus. Or, ce jour-là comme Buteau rentrait à l'improviste, il aperçut Fouan par terre, étendu tout de son long sur le ventre, et le nez sous la commode, en train d'étudier s'il n'y avait pas là une cachette. Cela le jeta hors de lui, car le père brûlait : ce qu'il cherchait dessous était dessus, caché et comme scellé par le gros poids du marbre.

— Nom de Dieu de vieux toqué! V'là que vous faites le serpent!... Voulez-vous bien vous relever!

Il le tira par les jambes, le remit debout d'une bourrade.

— Ah çà! est-ce fini de coller votre oeil à tous les trous? J'en ai assez, de sentir la maison épluchée jusque dans les fentes!

Fouan, vexé d'avoir été surpris, le regarda, répéta en s'enrageant tout d'un coup de colère :

— Rends-les moi !

— Foutez-moi la paix ! lui gueula Buteau dans le nez.

— Alors, je souffre trop ici, je m'en vais.

— C'est ça, fichez le camp, bon voyage! et si vous revenez, nom de Dieu! c'est que vous n'avez pas de coeur!

Il l'avait empoigné par le bras, il le flanqua dehors.


S€6 LES ROUGON-MACQUART

VI

Fouan descendît la côte. Sa colère s'était brusquement calmée, il s'arrêta, en bas, sur la route, hébété de se trouver dehors, sans savoir où aller. Trois heures sonnèrent à l'église, un vent humide glaçait,cette grise après-midi d'automne; et il grelottait, car il n'avait pas même ramassé son chapeau, tant la chose s'était vite faite. Heureusement, il avait sa canne. Un instant, il remonta vers Cloyes ; puis, il se demanda où il allait de ce côté, il rentra dans Rognes, du pas dont il s'y traînait d'habitude. Devant chez Maoqueron, l'idée lui vint déboire un verre ; mais il se fouillait, il n'avait pas un sou, la honte le prit de se montrer, dans la peur qu'on ne connût déjà l'histoire. Justement, il lui sembla que Lengaigne, debout sur sa porte, le regardait de biais, comme on regarde les va-nu-pieds des grands chemins. Lequeu, derrière les vitres d'une des fenêtres de l'école, ne le salua pas,. Ça se comprenait, il retombait dans le mépris de tous, maintenant qu'il n'avait plus rien, dépouillé de nouveau, et cette fois jusqu'à la peau de son corps.

Quand il fut arrivé à l'Aigre, Pouan s'adossa un moment contre le parapet du pont. La pensée de la nuit qui se ferait bientôt, le tracassait. Oh coucher? Pas même un toit. Le chien des Bécu qu'il vit passer, lui fit envie, car cette bête-là, au moins, savait le trou de paille où elle dormirait. Luis cherchait confusément, ensommeillé dans la détente de sa colère. Ses paupières s'étaient closes, il tâchait de se rappeler les coins abrités, protégés du froid. Cela tournait au cauchemar, tout le pays défilait, nu, balayé de coups de vent. Mais il se secoua, se réveilla, en un sursaut d'énergie. Fallait point se désespérer de la sorte. On ne laisseraitpas crever dehors un homme de son âge.


LA TERRE 367

Machinalement, il traversa le pont et se trouva devant la petite ferait des Delhomme. Tout de suite, quand il s'en aperçut, il obliqua, tourna derrière la maison, pour qu'on ne le vît point. La, il fit une nouvelle pause, collé contre le mur 'de l'étable., dans laquelle il entendait causer Fanny, sa fille. Était-ce dont qu'il avait songé à se remettre chez elle? lui même n'aurait pu le dire, ses pieds seuls l'avaient conduit. Il revoyait l'intérieur du logis, comme s'il y était rentré, la cuisine à gauche, sa chambre au premier, au bout du fenil. Un attendrissement lui coupait les jambes, il aurait défailli, si le mur ne l'avait soutenu. Longtemps, il resta immobile, sa vieille échine calée contre cette maison. Fanny parlait toujours dans l'étable, sans qu'il pût distinguer les mots : c'était peutêtre ce gros bruit étouffé qui lui remuait le coeur. Mais elle devait quereller une servante, sa voix se haussa, il l'entendit, sèche et dure., sans paroles grossières, dire des choses si blessantes à cette 'malheureuse, qu'elle en sanglotait. Et il en souffrait lui aussi, son émotion s'en était allée, il se raidissait, à la certitude que, s'il avait poussé la porte, sa fille l'aurait accueilli de cette voix mauvaise. Il s'imagina qu'elle répétait : " Papa, il viendra nous demander à genoux de le reprendre ! » la phrase qui avait coupé tous liens entra eus, à jamais, comme d'un coup de hache. Non, non ! plutôt mourir de faim, plutôt coucher derrière une haie, que de.la voir triompher, de son air fier de femme sans reproche! Il décolla son dos de la muraille, il s'éloigna péniblement.

Pour ne pas reprendre la route, Fouan qui se croyait guetté par tout le monde, remonta la rive droite de l'Aigre, après le pont, et se trouva bientôt au milieu des vignes. Son idée devait être de gagner ainsi la plaine, en évitant le village. Seulement, il arriva qu'il dut passer à côté du Château, ou ses jambes semblaient aussi l'avoir ramené, dans cet instinct des vieilles bêtes de somme qui retournent aux écuries où elles ont eu leur avoine. La montée l'étouffait, il s'assit à l'écart, soufflant-, réfléchissant. Sûrement que, s'il avait dit à Jésus-Christ : « Je vas me plaindre en justice, aide moi contre Buteau, le bougre l'aurait reçu à à cul ouvert ; et l'on aurait fait une sacrée noce, le soir. Du coin où il était, il flairait justement une ripaille, quelque soûlerie qui durait dépuis le matin. Attiré, le ventre creux, il s'approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l'odeur des haricots rouges à l'étuvée, que la Trouille cuisinait si bien, quand son .père voulait fêter une apparition du camarade. Pourquoi ne serait-il pas entré godailler entre les deux chenapans, qu'il écoutait brailler dans la fumée des pipes, bien au chaud, tellement soute, qu'il les jalousait ? Une brusque détonation de Jésus-Christ lui alla au coeur, il avançait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille


368 LES ROUGON-MACQUART

le paralysa. C'était la Trouille maintenant qui l'épouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa nudité de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, à quoi bon, si le père l'aidait à ravoir ses papiers? la fille serait là pour les lui reprendre sous la peau. Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, la gueuse venait jeter un regard dehors, ayant flairé quelqu'un. Il n'avait eu que le temps de se jeter derrière les buissons, il se sauva, en distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient.

Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il éprouva une sorte de soulagement, sauvé des autres, heureux d'être seul et d'en crever. Longtemps, il rôda au hasard. La nuit s'était faite, le vent glacé le flagellait. Parfois, à certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupée, sa tête nue hérissée de ses rares cheveux blancs. Six heures sonnèrent, tout le monde mangeait dans Rognes ; et il avait une faiblesse des membres, qui ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l'Église, devant l'antique maison patrimoniale des Fouan, celle que Françoise et Jean occupaient à cette heure. Non! il ne pouvait s'y réfugier, on l'avait aussi chassé de là. La pluie redoublait, si rude, qu'une lâcheté l'envahit. Il s'était approché de la porte des Buteau, à côté, guettant la cuisine, d'où sortait une odeur de soupe aux choux. Tout son pauvre corps y revenait se soumettre, un besoin physique de manger, d'avoir chaud, l'y poussait. Mais, dans le bruit des mâchoires, des mots échangés l'arrêtèrent.

— Et le père, s'il ne rentrait point?

— Laisse donc! il est trop sur sa gueule, pour ne pas rentrer quand il aura faim !

Fouan s'écarta, avec la crainte qu'on ne l'aperçût à cette porte, comme un chien battu qui retourne à sa pâtée. Il était suffoqué de honte, une résolution farouche le prenait de se laisser mourir dans un coin. On verrait bien s'il était sur sa gueule! Il redescendit la côte, il s'affaissa au bout d'une poutre, devant la maréchalerie de Clou. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, il s'abandonnait, dans le noir et le désert de la route, car les veillées étaient commencées, le mauvais temps avait fait clore les maisons, pas une âme n'y semblait vivre. Maintenant, les averses calmaient le vent, la pluie ruisselait droite, continue, d'une violence de déluge. Il ne se sentait pas la force de se relever et de chercher un abri. Sa canne entre les genoux, son crâne lavé par l'eau, il demeurait immobile, stupide de tant de misère. Même il ne réfléchissait


LE CHAT DES CHARLES

E. ZOLA. — LA TERRE

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LA TERRE 371

point, c'était comme ça: quand on n'avait ni enfants, ni maison, ni rien, on se serrait le ventre, on couchait dehors. Neuf heures sonnèrent, puis dix. La pluie continuait, fondait ses vieux os. Mais des lanternes parurent, filèrent rapidement : c'était la sortie des veillées, et il eut un réveil encore, en reconnaissant la Grande qui revenait de chez les Delhomme, où elle économisait sa chandelle. Il se leva d'un effort dont ses membres craquèrent, il la suivit de loin, n'arriva pas assez vite pour entrer en même temps qu'elle. Devant la porte refermée, il hésitait, le coeur défaillant. Enfin, il frappa, il était trop malheureux.

Il faut dire qu'il tombait mal, car la Grande était d'une humeur féroce, à la suite de toute une histoire malheureuse qui l'avait dérangée, l'autre semaine. Un soir qu'elle se trouvait seule avec son petit fils Hilarion, elle avait eu l'idée de lui faire fendre du bois, pour tirer encore de lui ce travail, avant de l'envoyer à la paille ; et, comme il besognait mollement, elle restait là, au fond du bûcher, à le couvrir d'injures. Jusqu'à cette heure, dans son aplatissement d'épouvante, cette brute stupide et contrefaite, aux muscles de taureau, avait laissé sa grand'mère abuser de ses forces, sans même oser lever les yeux sur elle. Depuis quelques jours pourtant, elle aurait dû se méfier, car il frémissait sous les corvées trop rudes, des chaleurs de sang raidissaient ses membres. Elle eut le tort, pour l'exciter, de le frapper à la nuque, du bout de sa canne. Il lâcha la cognée, il la regarda, irritée de cette révolte, elle le cinglait aux flancs, aux cuisses, partout, lorsque, brusquement, il se rua sur elle. Alors elle se crut renversée, piétinée, étranglée; mais, non, il avait trop jeûné depuis la mort de sa soeur Palmyre, sa colère se tournait en une rage de mâle, n'ayant conscience ni de la parenté ni de l'âge, à peine du sexe. La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d'un coup. A ses cris, des voisins accouraient, elle raconta l'histoire, donna des détails : un rien de plus, et elle y passait, le bougre était au bord. Hilarion ne mourut que le lendemain. Le juge était venu; puis, il y avait eu l'enterrement; enfin toutes sortes d'ennuis, dont elle se trouvait heureusement realise, très calme, mais ulcérée de l'ingratitude du monde et bien résolue à ne plus jamais rendre un service à ceux de sa famille.

Fouan dut frapper trois fois, si peureusement, que la Grande n'entendait point. Enfin, elle revint, elle se décida à demander:

— Qui est là?

— Moi.


372 LES ROUGON-MAGQUART

— Qui, toi?

— Moi, ton frère.

Sans doute, elle avait reconnu la voix tout de suite, et elle ne se pressait pass pour le plaisir de le forcer à causer. Un silence s'était fait, elle demanda de nouveau :

— Qu'est-ce que tu veux ?

Il tremblait, il n'osait répondre. Alors, brutalement, elle rouvrit; mais, comme il entrait, elle barra la porte de ses bras maigres, elle le laissa dans la rue sous la pluie battante, dont le ruissellement triste n'avait pas cessé.

— Je le sais, ce que tu veux. On est venu me dire ça, à la veillée... Oui, tu as eu la bêtise de te faire manger encore, tu n'as pas même su garder l'argent de ta cachette, et tu veux que je te ramasse, hein ?

Puis, voyant qu'il s'excusait, bégayait des explications, elle s'emporta.

— Si je ne t'avais pas averti! Mais te l'ai-je assez répété qu'il fallait être bête et lâche pour renoncer à sa terre !... Tant mieux, si te voilà tel que je le disais, chassé par tes gueux d'enfants, courant la nuit comme un mendiant qui n'a pas même une pierre à lui pour dormir!

- Les mains tendues, il pleura, il essaya de l'écarter. Elle tenait bon, elle achevait de se vider le coeur.

— Non, non ! va demander un lit à ceux qui t'ont vole. Moi, je ne te dois rien. La famille m'accuserait encore de me mêler de ses affaires... D'ailleurs, ce n'est point tout ça, tu as donné ton bien, jamais je ne pardonnerai..

Et, redressée, avec son cou flétri et ses yeux ronds d'oiseau de proie, elle lui jeta la porte sur la face, violemment.

— C'est bien fait, crève dehors!

Fouan resta là, raidi, immobile, devant cette porte impitoyable, pendant que derrière, lui, la pluie continuait avec son roulement monotone. Enfin, il se retourna, il se renfonça dans la nuit d'encre, que noyait cette chute lente et glacée du ciel.

Où alla-t-il? Il ne se le rappela jamais bien. Ses pieds glissaient dans les flaques, ses mains tâtonnaient pour ne pas se heurter contre les murs et les arbres. Il ne pensait plus, ne savait plus, ce coin de village dont il connaissait chaque pierre, était comme un lieu lointain, inconnu, terrible, où il se sentait étranger et perdu, incapable de se conduire. Il obliqua à gauche, craignit des trous, revint à droite, s'arrêta frissonnant, menacé de toutes parts. Et, ayant rencontré une palissade, il la suivit jusqu'à une petite porte, qui céda. Le sol se dérobait, il roula dans un trou. Là, on était bien, la pluie ne pénétrait pas, il faisait chaud; mais un


LA TERRE 373

grognement l'avait averti, il était avec un cochon, qui, dérangé, croyant à de la nourriture, lui poussait déjà son groin dans les côtes. Une lutte s'engagea, il était si faible, que la peur d'être dévoré le fit sortir. Alors, ne pouvant aller plus loin, il se coucha contre la porte, ramassé, roulé en boule, pour que l'avancement du toit le protégeât de l'eau. Des gouttes quand même continuèrent à lui tremper les jambes, des souffles lui glaçaient sur le corps ses vêtements mouillés. Il enviait le cochon, il serait retourné avec lui, s'il ne l'avait pas entendu, derrière son dos, manger la porte, avec des reniflements voraces.

Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s'était anéanti. Une honte le reprenait, la honte de se dire que son histoire courait le pays, que tous le savaient par les routes, comme un pauvre. Quand on n'a plus rien, il n'y a pas de justice, il n'y a pas de pitié à attendre. Il fila le long des haies, avec l'inquiétude de voir une fenêtre s'ouvrir, quelque femme matinale le reconnaître. La pluie tombait toujours, il gagna la plaine, se cacha au fond d'une meule. Et la journée entière se passa pour lui à fuir de la sorte, d'abri en abri, dans un tel effarement, qu'au bout de deux heures, il se croyait découvert et changeait de trou. L'unique idée, maintenant, qui lui battait le crâne, était de savoir si ce serait bien long de mourir. Il souffrait moins du froid, la faim surtout le torturait, il allait pour sûr mourir de faim. Encore une nuit, encore un jour, peut-être. Tant qu'il fit clair, il ne faiblit pas, il aimait mieux finir ainsi que de retourner chez les Buteau. Mais une angoisse affreuse l'envahit avec le crépuscule qui tombait, une terreur de recommencer l'autre nuit, sous ce déluge entêté. Le froid le reprenait jusque dans les os, la faim lui rongeait la poitrine, intolérable. Lorsque le ciel fut noir, il se sentit comme noyé, emporté par ces ténèbres ruisselantes ; sa tête ne commandait plus, ses jambes marchaient toutes seules, la bête l'emmenait; et ce fut alors que, sans l'avoir voulu, il se retrouva dans la cuisine des Buteau, dont il venait de pousser la porte.

Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. Lui, au bruit, avait tourné la tête, et il regardait Fouan, silencieux, fumant dans ses vêtements trempés. Un long temps se passa, il finit par dire avec un ricanement:

— Je savais bien que vous n'auriez pas de coeur,

Le vieux, fermé, figé, n'ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot.

— Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène.

Déjà, Lise s'était levée et avait apporté une écuellée de soupe. Mais


374 LES ROUGON-MAGQUART

Fouan reprit l'écuelle, alla s'asseoir à l'écart, sur un tabouret, comme s'il avait refusé de se mettre à la table, avec ses enfants; et, goulûment, par grosses cuillerées, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de dîner sans hâte, se balançant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son couteau. La gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda.

— Dites donc, ça' paraît vous avoir ouvert l'appétit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir.

Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole. Et le fils continua:

— Ah ! ce bougre de farceur qui découche ! Il est peut-être allé voir les garces... C'est donc ça qui vous a creusé, hein ?

Pas de réponse encore,.le même entêtement de silence, rien que la déglutition violente des cuillerées qu'il engouffrait.

— Eh ! je vous parle, cria Buteau irrité, vous pourriez bien me faire la politesse de répondre.

Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isolé, à des lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il était revenu manger, que son. ventre était là, mais que son coeur n'y était plus. Maintenant il raclait le fond de l'écuelle avec la cuillère, rudement, pour ne rien perdre de sa portion.

Lise, remuée par cette grosse faim, se permit d'intervenir.

— Lâche-le, puisqu'il veut faire le mort..

— C'est qu'il ne va pas recommencer à se foutre de moi ! reprit rageusement Buteau. Une fois, ça passe. Mais vous entendez, sacré têtu ? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de leçon! Si vous m'embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route !

Fouan, ayant fini, quitta péniblement sa chaise; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traîna sous l'escalier, jusqu'à son lit, où il se jeta tout vêtu. Le sommeil l'y foudroya, il dormit à l'instant, sans un souffle, sous un écrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire à son homme qu'il était peutêtre bien mort. Mais Buteau, s'étant dérangé, haussa les épaules. Ah ! ouiche, mort! est-ce que ça mourait comme ça? Fallait seulement qu'il eût tout de même roulé, pour être dans un état pareil. Le lendemain enfin lorsqu'ils entrèrent jeter un coup d'oeil, le vieux n'avait pas bougé; et il dormait encore le soir, et il ne se réveilla qu'au matin de la seconde nuit, après trente-six heures d'anéantissement.


LA TERRE 375

— Tiens ! vous rev'là! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain !

Le vieux ne le regarda pas, ne répondit pas, et sortit s'asseoir sur la route, pour prendre l'air.

Alors, Fouan s'obstina. Il semblait avoir oublié les titres qu'on refusait de lui rendre, du moins, il n'en causait plus, il ne les cherchait plus, indifférent peut-être, en tous cas résigné; mais sa rupture était complète avec les Buteau, il restait dans son silence, comme séparé et enseveli. Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. La vie demeurait commune, il couchait là, mangeait là, il les voyait, les coudoyait du matin au soir ; et pas un regard, pas un mot, l'air d'un aveugle et d'un muet, la promenade traînante d'une ombre, au milieu de vivants. Lorsqu'on se fut lassé de s'occuper de lui, sans en tirer un souffle, on le laissa à son obstination. Buteau, Lise elle-même, cessèrent également de lui parler, le tolérant autour d'eux comme un meuble qui aurait changé de place, finissant par perdre la conscience nette de sa présence. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage.

De toute la maison, Fouan n'eut plus qu'un ami, le petit Jules, qui achevait sa neuvième année. Tandis que Laure, âgée de quatre ans, le regardait avec les yeux durs de la famille, se dégageait de ses bras, sournoise, rancunière, comme si elle eût déjà condamné cette bouche inutile, Jules se plaisait dans les jambes du vieux. Et il demeurait le dernier lien, qui le rattachait à la vie des autres, il servait de messager, quand la nécessité d'un oui ou d'un non devenait absolue. Sa mère l'envoyait, et il rapportait la réponse, car le grand-père, pour lui seul, sortait de son silence. Dans l'abandon où il tombait, l'enfant en outre, ainsi qu'une petite ménagère, l'aidait à faire son lit le matin, se chargeait de lui donner sa portion de soupe, qu'il mangeait près de la fenêtre, sur ses genoux, n'ayant jamais voulu reprendre sa place, à la table. Puis, ils jouaient ensemble. Le bonheur de Fouan était d'emmener Jules par la main, de marcher longtemps, droit devant eux; et, ces jours-là, il se soulageait de ce qu'il renfonçait en lui, il en disait, il en disait, à étourdir son compagnon., ne parlant -déjà plus qu'avec difficulté, perdant l'usage de sa langue, depuis qu'il cessait de s'en servir. Mais le vieillard qui bégayait, le gamin qui n'avait d'autres idées que les nids et les mûres sauvages, se comprenaient très bien, à causer, durant des heures. Il lui enseigna à poser des gluaux, il lui fabriqua une petite cage, pour y enfermer des grillons. Cette frêle main d'enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce pays où il n'avait plus ni terres ni famille, c'était tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire à vivre encore un peu.,


376 LES ROUGON-MACQUART

Du reste, Fouan était comme rayé du nombre des vivants, Buteau agissait en son lieu et place, touchait et signait, sous le prétexte que le bonhomme perdait la tête. La rente de cent cinquante francs, provenant de la vente de la maison, lui était payée directement par M. Baillehache. Il n'avait eu qu'un ennui avec Delhomme, qui s'était refusé à verser les deux cents francs de la pension, entre des mains autres que celles de son père ; et Delhomme exigeait donc la présence de celui-ci ; mais il n'avait pas le dos tourné, que Buteau raflait la monnaie. Gela faisait trois cent cinquante francs, auxquels, disait-il d'une voix geignarde, il devait en ajouter autant et davantage, sans arriver à nourrir le vieux. Jamais il ne reparlait des titres ; ça dormait-là, on verrait plus tard. Quant aux intérêts, ils passaient toujours, selon lui, à tenir l'engagement avec le père Saucisse, quinze sous chaque matin, pour l'achat à viager d'un arpent de terre. Il criait qu'on ne pouvait pas lâcher ce contrat, qu'il y avait trop d'argent engagé. Pourtant, le bruit courait que le père Saucisse, terrorisé, menacé d'un mauvais coup, avait consenti à lé rompre, en lui rendant la moitié des sommes touchées, mille francs sur deux mille ; et, si ce vieux filou se taisait, c'était par une vanité de gueux qui ne voulait point avoir été roulé à son tour. Le flair de Buteau l'avertissait que le père Fouan mourrait le premier: une supposition qu'on lui aurait donné une chiquenaude, à coup sûr, il ne se serait pas relevé.

Une année s'écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. Ce n'était plus le vieux paysan propret, avec son cuir bien rasé, ses pattes de lièvre correctes, portant des blouses neuves et des pantalons noirs. Dans sa face amincie, décharnée, il ne restait que son grand nez osseux qui s'allongeait vers la terre. Un peu chaque année, il s'était courbé davantage, et maintenant il allait, les reins cassés, n'ayant bientôt qu'à faire la culbute finale, pour tomber dans la fosse. Il se traînait sur deux bâtons, envahi d'une barbe blanche, longue et sale, usant les vêtements troués de son fils, si mal tenu, qu'il en était répugnant au soleil, ainsi que ces vieux rôdeurs de route en haillons, dont on s'écarte. Et, au fond de cette déchéance, la bête seule persistait, l'animal humain, tout entier à l'instinct de vivre. Une voracité le faisait se jeter sur sa soupe,jamais contenté, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les défendait pas. Aussi le réduisait-on, même on en profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le prétexte qu'il en crèverait. Buteau l'accusait de s'être perdu, au Château, dans la compagnie de Jésus-Christ, ce qui était vrai ; car cet ancien paysan sobre, dur à son corps, vivant de pain et d'eau, avait pris là des habitudes de godaille, le goût de la viande et de l'eau-de-vie, tellement les vices se gagnent vite, lors même que c'est


FOUAN LACHE PAR LE PETIT JULES

Effaré, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trébucha, comme si la terre lui manquait avec cette petite main qui se retirait de lui. (P. 381.)

É. ZOLA. — LA TERRE. 48



LA TERRE 379

un fils qui débauche son père. Lise avait dû enfermer le vin en le voyant disparaître. Les jours où l'on mettait un pot-au-feu, la petite Laure restait en faction autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de café chez Lengaigne, celui-ci et Macqueron étaient prévenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations à crédit. Il gardait toujours son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son écuelle n'était pas pleine, lorsqu'on enlevait le vin sans lui donner sa part, il lixait longuement sur Buteau des yeux irrités, dans la rage impuissante de son appétit.

— Oui, oui, regardez-moi disait Buteau, si vous croyez que je nourris les bêtes à ne rien foutre ! Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre !... Hein ? n'avez-vous pas honte d'être tombé dans la débauche à votre âge !

Fouan, qui n'était pas retourné chez les Delhomme par un entêtement d'orgueil, ulcéré du mot que sa fille avait dit, en arriva à tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, même les bourrades. Il ne songeait plus à ses autres enfants ; il s'abandonnait là, dans une telle lassitude, que l'idée de s'en tirer ne lui venait point: ça ne marcherait pas mieux ailleurs, à quoi bon ? Fanny, lorqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant juré de ne jamais lui reparler la première. Jésus-Christ, meilleur enfant, après lui avoir gardé rancune de la sale façon dont il avait quitté le Château, s'était amusé un soir à le griser abominablement chez Lengaigne, puis à le ramener ainsi devant sa porte : une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligée de laver la cuisine, Buteau jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier ; de sorte que le vieux, craintif, se méfiait maintenant de son aîné, au point d'avoir le courage de refuser les rafraîchissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arrêtait, le fouillait de ses yeux minces, causait un instant, tandis que ses bêtes, derrière elle, l'attendaient debout sur une patte, le cou en arrêt. Mais, un matin, il constata qu'elle lui avait volé son mouchoir; et, dès lors, du plus loin qu'il l'aperçut, il agita ses bâtons pour la chasser. Elle rigolait, s'amusait à lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant menaçait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand-pêre tranquille.

Cependant, jusque-là, Fouan avait pu marcher, et c'était une consolation, car il s'intéressait encore à la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pièces, dans cette manie des vieux passionnés que hantent Leurs anciennes maîtresses d'autrefois, il errait lentement par les routes, de sa marche blessée de vieil homme ; il s'arrêtait au bord d'un champ, demeurait des heures planté sur ses cannes; puis, il se traînait devant un


380 LES ROUGON-MACQUART

autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil à un arbre poussé là, desséché de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le blé, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'étaient des souvenirs confus qui se levaient du passé: cette pièce, en telle année, avait rapporté tant d'hectolitres. Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre, Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante : la terre, la terre qu'il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son coeur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d'un autre mâle, et qui continuait de produire -sans lui réserver sa part ! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien gardé d'elle ni un sou ni une bouchée de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai ! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s'être tué au travail ! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber sur son lit. dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait même plus souffler.

Mais ce dernier intérêt qu'il prenait à vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientôt, il lui devint si pénible de marcher, qu'il ne s'écarta guère du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations préférées: les poutres devant la maréchalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre près de l'école ; et il voyageait lentement de l'une à l'autre, mettant une heure pour faire deux cents mètres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, débauché, déjeté, dans le roulis cassé de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'après-midi entière au bout d'une poutre, accroupi, à boire le soleil. Une hébétudé l'immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe même lui était une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait à ses. gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer, l'épuisait. Il avait l'unique désir de ne pas bouger de place, glacé, grelottant, dès qu'il remuait, sous l'ardent soleil de midi. C'était, après la volonté et l'autorité mortes, la déchéance dernière, une vieille bête souffrant, dans son abandon, la misère d'avoir vécu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait à cette idée du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. Lui-même avait souhaité la fin de son père. Si, à leur tour, ses enfants désiraient la sienne, il n'en ressentait ai étonnement ni chagrin. Ça devait être.

Lorsqu'un voisin lui demandait:

— Eh bien ! père Fouan, vous allez donc toujours!


LA TERRE 381

— Ah! grognait-il,, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonté qui manque!

Et il disait vrai, dans son stoïcisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, dès qu'il redevient nu et que la terre le reprend.

Une souffrance encore l'attendait. Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. Celle-ci, lorsqu'elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. Il les embêtait, ce vieux ! c'était plus amusant de jouer ensemble. Et, si son frère ne la suivait pas, elle se pendait à ses épaules,. l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille, qu'il en oubliait son service de ménagère complaisante. Peu à peu, elle se l'attacha complètement, en vraie femme déjà qui s'était donné la tâche de cette conquête.

Un soir, Fouan, était allé attendre Jules devant l'école, si las, qu'il avait songé à lui, pour remonter la côte. Mais Laure sortit avec son frère; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut un rire méchant.

— Le v'là encore qui t'embête, lâche-le donc! Puis, se retournant vers les autres galopins :

— Hein ? est-il couenne de se laisser embêter !

Alors, Jules, au milieu des huées, rougit, voulut faire l'homme,, s'échappa d'un saut; en criant le mot de sa soeur à son vieux compagnon de promenades :

— Tu m'embêtes !

Effaré, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trébucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main qui se retirait de lui. Les riresaugmentaient, et Laure força Jules à danser autour du vieillard, à chanter sur un air de ronde enfantine :

— Tombera, tombera pas... son pain sec mangera, qui le ramassera... Fouan, défaillant, mit près de deux heures à rentrer seul, tant il

traînait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'était pas retournée une fois par mois. Il n'eut même plus ce gamin à qui causer, il s'enfonça dans l'absolue silence, sa solitude se trouva élargie et complète. Jamais un mot, sur rien, à personne.


362 LES ROUGON-MACQUART

III

Les labours d'hiver tiraient à leur fin, et par cette après-midi de février, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d'arriver à sa grande pièce des Cornailles, où il lui restait à faire deux bonnes heures de besogne. C'était un bout de la pièce qu'il voulait semer de blé, une variété écossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillée son ancien maître Hourdequin en mettant même à sa disposition quelques hectolitres de semence.

Tout de suite, Jean enraya, à la place où il avait dérayé la veille; et, faisant mordre le soc, les mains aux mancherons de la charrue, il jeta à son cheval le cri rauque dont il l'excitait.

— Dia hue ! hep !

Des pluies battantes, après de grands soleils, avaient durci l'argile du sol, si profondément, que lé soc et le contre détachaient avec peine la bande qu'ils tranchaient, dans ce labour à plein fer. On entendait la motte épaisse grincer contre le versoir qui la retournait enfouissant au fond le fumier, dont une couche étalée couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse.

— Dia hue ! hep !

Et Jean, de ses bras tendus veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu'on l'aurait dit tracé au cordeau ; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d'un train uniforme et continu. Lorsque la charrue s'empâtait, il en détachait la boue et les herbes, d'un branle de ses deux poings; puis elle glissait de nouveau en baissant derrière elle la terre mouvante et comme vivante, soulevée, grasse, à nu jusqu'aux entrailles.


LA TERRE 333

Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. Bientôt, une sorte de griserie lui vint de toute cette terre remuée, qui exhalait une odeur forte, l'odeur des coins humides où fermentent les germes. Sa marche lourde,, la fixité de son regard, achevaient de l'étourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il n'était pas né dans ce sol, il restait l'ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d'Italie; et ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la plaie. Toujours il avait, eu des idées de retraite à la eampagne. Mais quelle sottise de s'être imaginé que, le jour où il lâcherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son goût de la tranquillité ! Si la terre était calme, bonne à ceux qui l'aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à le déshonorer et. à en empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivée, déjà lointaine, à la Borderie.

Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l'aisance. Une légère déviation du sillon lui causa de l'humeur. Il tourna, s'appliqua davantage, en poussant son cheval.

— Dia hue ! hep !

— Oui,, que de misères, en ces dix années ! D'abord, sa longue attente de Françoise; ensuite, la guerre avec les Buteau. Pas un jour ne s'était passé sans vilaines; choses. Et, à cette heure qu'il avait Françoise, depuis deux ans qu'ils étaient mariés, pouvait-il se dire heureux? S'il l'aimait toujours, lui, il avait bien deviné qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne l'aimerait jamais, comme il aurait désiré l'être, à pleins bras, à pleine bouche. Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait,, économisait. Mais ce n'était point ça, il la sentait loin, froide, occupée d'une autre idée, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois, un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mai à leur mère. Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. Il souffrait surtout d'un sentiment de plus en plus net, éprouvé le soir de leur entrée dans la, maison, le sentiment qu'il demeurait un étranger pour sa femme ; un homme d'un autre pays,, poussé ailleurs, on ne savait où, un homme qui ne pensait pas comme- ceux de Rognes, qui lui paraissait bâti différemment, sans lien possible avec elle, bien qu'il l'eût rendue grosse. Après le mariage, exaspérée contre les Buteau, elle avait,, un samedi, rapporté de Cloyes une. feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari, car elle s'était fait expliquer comment la maison et la terra retourneraient à, sa, soeur si elle mourait avant d'avoir un


384 LES ROUGON-MACQUART

enfant, l'argent et les meubles entrant seuls dans la communauté ;puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s'être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu'il fût intéressé, mais il voyait là un manque d'affection. D'ailleurs, aujourd'hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament? Il n'en avait pas moins le coeur gros, chaque fois qu'il ouvrait la commode et qu'il apercevait le papier timbré, devenu inutile.

Jean s'arrêta, laissa souffler son cheval. Lui-même secouait son étourdissement, dans l'air glacé. D'un lent regard, il regarda l'horizon vide, la plaine immense, où d'autres attelages, très loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaître le père Fouan, qui revenait de Rognes par le chemin neuf, cédant encore à quelque souvenir, à un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tête, il s'absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre éventrée à ses pieds: elle était jaune et forte au fond, la motte retournée avait apporté à la lumière comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s'enterrait en un lit de fécondation grasse; et ses réflexions devenaient confuses, la drôle d'idée qu'on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l'ennui où il était de ne pas se sentir aimé de Françoise, d'autres choses plus vagues, sur ce qui poussait là, sur son petit qui naîtrait bientôt, sur tout le travail qu'on faisait, sans en être souvent plus heureux. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural.

— Dia hue ! hep !

Jean achevait son labour, lorsque Delhomme, qui revenait à pied d'une ferme voisine, s'arrêta au bord du champ.

— Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle... Paraît qu'on va avoir la guerre.

Il lâcha la charrue, il se releva, saisi, étonné du coup qu'il recevait au coeur.

— La guerre, comment ça ?

Mais avec les Prussiens, à ce qu'on m'a dit... C'est dans les journaux.

Les yeux fixes, Jean revoyait l'Italie, les batailles de là-bas, ce massacre dont il avait été si heureux de se tirer, sans une blessure. A cette époque, de quelle ardeur il aspirait à vivre tranquille, dans son coin! et voilà que cette parole, criée d'une route par un passant, cette idée de la guerre lui allumait tout le sang du corps!

— Dame! si les Prussiens nous emmerdent... On ne peut pas les laisser se foutre de nous.

Delhomme n'était pas de cet avis. Il hocha la tête, il déclara que ce


LE LABOUR

Dia hue! hep! (P. 384.)

E. ZOLA. — LA TERRE.

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LA TERRE 387

serait la fin des campagnes, si l'on y revoyait les Cosaques comme après Napoléon. Ça ne rapportait rien de se cogner ; valait mieux s'entendre.

— Ce que j'en dis, c'est pour les autres... J'ai mis de l'argent, chez monsieur Baitiehaehe. Quoi qu'il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas.

— Bien sûr conclut Jean, calmé. C'est comme moi, qui ne leur dois plus rien et qui suis marié à cette heure, je m'en fiche qu'ils se battent!... Ah! c'est avec les Prussiens! Eh bien! on leur allonges une raclée, voilà tout!

— Bonsoir, Caporal !

— Bonsoir !

Delhomme repartait, s'arrêta plus loin pour crier de nouveau la nouvelle, la cria pins loin une troisième fois; et la menace de la guerre prochaine vola, par la Bsauce, dans la grande tristesse du ciel de cendre.

Jean, ayant terminé, eut l'idée d'aller tout de suite à, la Borderie cherches la semence promise. Il détela, laissa la charrue au. bout du champ, sauta sur son cheval Comme il s'éloignait, la. pensée de Fouan lui revint, il le chercha et ne le trouva plus. Sans doute, le) vieux s'était mis à. l'abri eu froid,, derrière une meule, de; paille, restée dans la, pièce aux Buteau.

A la Bordeiie,. après avoir attaché sa bête,. Jean appela, inutilement; tout le monde dievait être en besogne dehors ; et il était entré dans la cuisine vide, il tapait du. poing sur la table, lorsqu'il entendit enfin la voix de Jacqueline montes de la cave, où se trouvait la laiterie. On y descendait par une trappe, qui s'ouvrait au pied même de l'escalier, si mal placée, qu'on redoutait toujours des accidents.

— Hein ? qui est-ce;?

IL s'était accroupi sur la première marche du petit escalier raide, et elle le reconnaît d'en bas..

Tiens, Caporal!

Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la la laiaterie, éclairée par un soupirait. Elle travaillait la, au milieu des jattes, des crémoirs, d'où le petit-lait s'en allait goutte à goutte, dans une auge de pierre ; et elle avait les manches retroussées, jusqu'aux aisseles, ses bras nus étaient blancs de» crème..

— Descends donc.. Est-ce que je te fais peur?

Elle, le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engagéante. Mais lui, gêné, ne bougeait pas.

— C'est pour la semence que le maître m'a promise.

— Ah! oui, je sais... Attends, je monte.


388 LES ROUGON-MACQUART

Et, quand elle fut au grand jour, il la trouva toute fraîche, sentant bon le lait, avec ses. bras nus et blancs. Elle le regardait de ses jolis yeux pervers, elle finit par demander d'un air de plaisanterie:

— Alors, tu ne m'embrasses pas?... Ce n'est pas parce qu'on est marié qu'on doit être mal poli.

Il l'embrassa, en affectant de faire claquer fortement les deux baisers sur les joues, pour dire que c'était simplement de bonne amitié. Mais elle le troublait, des souvenirs lui remontaient de tout le corps, dans un petit frisson. Jamais avec sa femme, qu'il aimait tant, il n'avait éprouvé ça.

— Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence... Imagine-toi que la servante elle-même est au marché.

Elle traversa la cour, entra dans la grange au blé, tourna derrière une pile de sac; et c'était là, contre le mur, en un tas que des planches maintenaient. Il l'avait suivie, il étouffa un peu de se trouver ainsi seul avec elle, au fond de ce coin perdu. Tout de suite, il affecta s'intéresser à la semence, une belle variété écossaise de poulard.

— Oh ! qu'il est gros !

Mais elle eut son roucoulement de gorge, elle le ramena vite au sujet qui l'intéressait.

— Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein?... Dis donc, est-ce que ça va avec elle ? est-ce que c'est aussi gentil qu'avec moi ?

Il devint très rouge, elle s'en amusa, enchantée de le bouleverser de la sorte. Puis, elle parut s'assombrir, sous une pensée brusqué.

— Tu sais, moi, j'ai eu bien des ennuis. Heureusement que c'est passé et que j'en suis sortie à mon avantage.

En effet, un soir, Hourdequin avait vu tomber à la Borderie son fils Léon, le capitaine, qui ne s'y était pas montré depuis des années; et, dès le premier jour, ce dernier, venu pour savoir, fut renseigné, lorsqu'il eut constaté que Jacqueline occupait la chambre de sa mère. Un instant, elle trembla, car l'ambition l'avait prise de se faire épouser et d'hériter de la ferme. Mais le capitaine commit la faute de jouer le vieux jeux: il voulut débarrasser son père en se faisant surprendre par lui, couché avec elle. C'était trop simple. Elle étala une vertu farouche, elle poussa des cris, versa des larmes, déclara à Hourdequin qu'elle s'en allait, puisqu'elle n'était plus respectée dans sa maison. Il y eut une scène atroce entre les deux hommes, le fils essaya d' ouvrir les yeux du. père, ce qui acheva de gâter les choses. Deux heures plus tard, il repartit, il cria sur le seuil qu'il aimait mieux tout perdre, et que, s'il rentrait jamais, ce serait pour faire sortir cette catin à coups de botte.


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L'erreur de Jacqueline, dans son triomphe, fut alors de croire qu'elle pouvait tout risquer. Elle signifia à Hourdequin qu'après des vexations pareilles, dont le pays clabaudait, elle se devait de le quitter, s'il ne l'épousait pas. Même elle commença à faire sa malle. Mais le fermier, encore bouleversé de sa rupture avec son fils, d'autant plus furieux qu'il se donnait secrètement tort et que son coeur saignait, fallit l'assommer d'une paire de gifles; et elle ne parla plus de partir, elle comprit qu'elle s'était trop pressée. Maintenant, du reste, elle était la maîtresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant à part avec le maître, commandant, réglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu'il la consultait sur les décisions à prendre. Il déclinait, très vieilli, elle espérait bien vaincre ses révoltes dernières, l'amener au mariage, quand elle aurait achevé de l'user. En attendant, comme il avait juré de déshériter son fils, dans le coup de sa colère, elle travaillait pour le décider à un testament en sa faveur; et elle se croyait déjà propriétaire de la ferme, car elle lui en avait arraché la promesse, un soir, au lit.

— Depuis des années que je m'esquinte à l'amuser, conclut-elle, tu comprends que ce n'est pas pour ses beaux yeux.

Jean ne put s'empêcher de rire. Tout en parlant d'un geste machinal, elle avait enfoncé ses bras nus dans le blé ; et elle les en retirait, les y replongeait, poudrant sa peau d'une poudre fine et douce. Il regardait ce jeu, il fit à voix haute une réflexion qu'il regretta ensuite.

— Et, avec Tron, ça va toujours?

Elle ne parut pas blessée, elle parla librement comme à un vieil ami.

— Ah! je l'aime bien, cette grande bête, mais il n'est guère raisonnable, vrai!... Est-ce qu'il n'est pas jaloux! Oui, il me fait des scènes, il ne me passe que le maître, et encore ! Je crois qu'il vient écouter la nuit si nous dormons.

De nouveau, Jean s'égayait. Mais elle ne riait pas, elle, ayant une peur secrète de ce colosse, qu'elle disait sournois et faux, ainsi, que tous les Porcherons. II l'avait menacée de l'étrangler, si elle le trompait. Aussi n'allait-elle plus avec lui qu'en tremblant, malgré le goût qu'elle gardait pour ses gros membres, elle toute fluette qu'il aurait écrasée entre son pouce et ses quatre doigts.

Puis, elle eut un joli haussement d'épaules, comme pour dire qu'elle en avait mangé d'autres. Et elle reprit, souriante :

— Dis, Caporal, ça marchait mieux avec toi, nous étions si d'accord! Sans le quitter de ses yeux plaisants, elle s'était remise à brasser le

blé. Lui, se trouvait reconquis, oubliait son départ de la ferme, son


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mariage, l'enfant qui allait naître. Il lui saisit les poignets, au fond de la semence; il remonta le long de ses bras, veloutés de farine, jusqu'à sa gorge d'enfant, que l'abus de l'homme semblait durcir ; et c'était ce qu'elle voulait, depuis qu'elle l'avait aperçu, en haut de la trappe, un regain de sa' tendresse d'autrefois, le mauvais plaisir aussi de le reprendre à une autre femme, une femme légitime. Déjà, il l'empoignait, il la renversait sur le tas de blé, pâmée, roucoulante, lorsqu'une haute et maigre figure, celle du berger Soulas, apparut derrière les sacs, toussant violemment et crachant. D'un bond, Jacqueline s'était relevée, tandis que Jean, essoufflé, bégayait :

— Eh bien! c'est ça, je reviendrai en chercher cinq hectolitres... Oh! est-il gros ! est-il gros !

Elle, rageuse, regardant le dos du berger qui ne s'en allait pas, murmura, les dents serrées :

— C'est trop à la fini Même quand je me crois seule, il est là qui m'embête, de que je vais te le faire flanquer dehors !

Jean, refroidi, se hâta de quitter la grange et détacha son cheval dans la cour, malgré les signes de Jacqueline,, qui l'aurait caché au fond de la chambre conjugale, plutôt que de renoncer à son envie. Mais, désireux de s'échapper., il répéta qu'il reviendrait le lendemain. Il partit à pied, tenant sa bête par la bride, quand Soûlas, sorti pour l'attendre, lui dit à la porte;

— C'est donc la fin de l'honnêteté, que toi aussi, tu y retournes ?... Rends-lui le service, alors, de la prévenir qu'elle ferme son bec, si elle ne veut pas que j'ouvre le mien. Ah! ! il y en aura, du grabuge, tu verras !

Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s'en mêler davantage. Il était plein de honte, irrité de ce qu'il avait manqué faire. Lui qui croyait bien aimer Françoise, il n'avait plus jamais près d'elle de ces coups bêtes de désir. Était-ce donc qu'il aimait mieux Jacqueline ? cette garce lui avait-elle laissé du feu sous la peau? Tout le passé se réveillait, sa colère s'accrut, lorsqu'il sentit qu'il retournerait la voir, malgré sa révolte. Et frémissant, il sauta sur son cheval, il galopa, afin de rentrer plus vite à Rognes.

— Justement, cette après-midi-là, Françoise eut l'idée d'aller faucher un paquet de luzerne pour ses vaches. C'était elle d'habitude qui faisait ce travail, et elle se décidait en songeant qu'elle trouverait là-haut son homme, au labour ; car elle n'aimait guère s'y hasarder seule, dans la crainte de s'y coudoyer avee les Buteau, qui enragés de ne plus avoir toute la pièce à eux, cherchaient continuellement de mauvaises querelles. Elle prit une faux, le cheval rapporterait le paquet d'herbe. Mais, comme elle


LA TERRE 391

arrivait aux Cornailles, elle eut la surprise de ne point apercevoir Jean, qu'elle n'avait pas averti du reste: la charrue était là, où pouvait-il bien être, lui? Et ce qui acheva de l'émotionner fortement, ce fut de reconnaître Buteau et Lise, debout devant le champ, agitant les bras, l'air furieux. Sans doute ils venaient de s'arrêter, au retour de quelque village voisin, endimanchés, les mains libres. Un instant, elle fut sur le point de tourner les talons. Puis, elle s'indigna de cette peur, elle était bien la maîtresse d'aller à sa terre ; et elle continua de s'approcher, la faux sur l'épaule.

La vérité était que, lorsque Françoise rencontrait ainsi Buteau, surtout seul, elle en demeurait bouleversée. Depuis deux ans, elle ne lui adressait plus la parole. Mais elle ne pouvait le voir, sans éprouver un élancement dans tout son corps. C'était peut-être bien de la colère, peut-être bien autre chose aussi. A plusieurs reprises, sur ce même chemin, comme elle se rendait à sa luzernière, elle l'avait de la sorte aperçu devant elle. Il tournait la tète, deux, trois fois, pour la regarder de son oeil gris, taché de jaune. Un frisson la prenait, elle hâtait le pas malgré son effort, tandis qu'il ralentissait le sien ; et elle passait à son côté, leurs yeux se fouillaient une seconde. Puis, elle avait le trouble de le sentir derrière son dos, elle se raidissait, ne savait plus marcher. Lors de leur dernière rencontre, elle s'était effarée au point de s'étaler tout de son long, embarrassée par son ventre de femme grosse, en voulant sauter de la route dans sa luzerne. Lui, avait éclaté de rire.

Le soir, lorsque Buteau raconta méchamment à Lise la culbute de sa soeur, tous les deux eurent un regard où luisait la même pensée : si la gueuse s'était tuée avec son enfant, le mari n'avait rien, la terre et la maison leur faisaient retour. Ils savaient, par la Grande, l'aventure du testament différé, devenu inutile depuis la grossesse. Mais eux n'avaient jamais eu de chance, pas de danger que le sort les débarrassât de la mère et du petit! Et ils y revinrent en se couchant, histoire simplement d'en causer, car ça ne tue pas les gens, de parler de leur mort. Une supposition que Françoise fût morte sans héritier, comme tout s'arrangeait, quel coup de justice du bon Dieu! Lise, empoisonnée de sa haine, finit par jurer que sa soeur n'était plus sa soeur, qu'elle lui tiendrait la tête sur le billot, s'il ne s'agissait que de ça pour rentrer dans leur chez-eux, d'où la salope les avait si dégoûtamment chassés. Buteau, lui, ne se montrait pas gourmand, déclarait que ce serait déjà gentil de voir le petit claquer avant de naître. Cette grossesse surtout l'avait irrité : un enfant, c'était la fin de son espoir têtu, la perte définitive du bien. Alors, comme ils se mettaient au lit tous deux, et qu'elle soufflait la chandelle, elle eut un


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rire singulier, elle dit que tant que les mioches ne sont pas venus, us peuvent ne pas venir. Un silence régna dans l'obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. Collée contre lui, la bouche à son oreille elle lui fit un aveu: le mois dernier, elle avait eu l'embêtement de s'apercevoir qu'elle se trouvait de nouveau pincée; si bien que, sans le prévenir, elle avait filé chez la Sapin, une vieille de Magnolles qui était sorcière. Encore enceinte, merci ! il l'aurait bien reçue ! La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l'avait débarrassée. Il l'écoutait, sans approuver, sans désapprouver, et son contentement ne perça que dans la façon goguenarde dont il exprima l'idée qu'elle aurait dû se procurer l'aiguille pour Françoise. Elle s'égaya aussi, le saisit à pleins bras, lui souffla que la Sapin enseignait une autre manière, oh! une manière si drôle! Hein? laquelle donc? Eh bien ! un homme pouvait défaire ce qu'un homme avait fait : il n'avait qu'à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l'envers. Le petit, s'il y en avait un, s'en allait comme un vent. Butteau s'arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l'antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d'un frisson, carpersonne n'ignorait que la vieille de Magnolles avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu'elle l'affirmait. Enfin, Lise désira, très câline, qu'il essayât sur elle l'Ave à l'envers et les trois signes de croix, voulant se rendre compte si elle ne sentirait rien.. Non, rien! C'était que l'aiguille avait suffi. Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage? Il rigola, est-ce qu'il pouvait? Tiens! pourquoi pas, puisqu'il l'avait déjà eue? Jamais! Il s'en défendait maintenant, tandis que sa femme lui enfonçait les doigts dans la chair, devenue jalouse. Ils s'endormirent aux bras l'un de l'autre.

Depuis ce temps, l'idée de cet enfant qui poussait, qui allait leur prendre pour toujours la maison et la terre, les hanta; et ils ne rencontraient plus la jeune soeur, sans que leur regard, tout de suite, se portât sur son ventre. Quand ils la virent arriver par le chemin, ils la mesurèrent d'un coup d'oeil, saisis de constater que la grossesse avançait et que bientôt il ne serait plus temps.

— Non de Dieu ! gueula Buteau, en revenant au labour qu'il examinait, le voleur a bien mordu sur nous d'un bon piqd... Y a pas à dire, v'là la borne !

Françoise avait continué de s'approcher, du même pas tranquille, en cachant sa crainte. Elle comprit alors la cause de leurs gestes furieux, la charrue de Jean devait avoir entamé leur parcelle. Il y avait là de continuels sujets de dispute ; pas un mois ne se passait sans qu'une


LE MEURTRE DE FRANÇOISE

La faux lui entrait dans le flanc. (Page 398.)

E. ZOLA — LA TERRE.

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LA TERRE 395

question de mitoyenneté les jetât les uns sur les autres. Ça ne pouvait finir que par des coups et des procès.

— Tu entends, continua-il en élevant la voix, vous êtes chez nous, je vas vous faire marcher !

Mais la jeune femme, sans même tourner la tête, était entrée dans sa luzernière.

— On te parle, cria Lise hors d'elle. Viens voir la borne, si tu crois que nous mentons... Faut ee rendre compte du dommage.

Et, devant le silence, le dédain affecté de sa soeur, elle perdit toute mesure, s'avança sur elle, les poing fermés.

— Dis donc, est-ce que tu te fous de nous? Je suis ton aînée, tu me dois le respect. Je saurai bien te faire demander pardon de toutes les cochonneries que tu m'as faites.

Elle était devant elle, enragée de rancune, aveuglée de sang.

— A genoux, à genoux, garce !

Toujours muette, Françoise, comme le soir de l'expulsion, lui cracha au visage. Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l'écartant violemment.

— Laisse, c'est mon affaire.

Ah ! oui, elle le laissait ! Il pouvait bien la tordre et lui casser l'échiné, ainsi qu'un mauvais arbre; il pouvait bien en faire de la pâtée pour les chiens, s'en servir comme d'une traînée: ce n'était pas elle qui l'empêcherait elle l'aiderait plutôt.! Et, à partir de ce moment, toute droite, elle guetta, veillant à ce qu'on ne le dérangeât point. Autour d'eux, sous le ciel morne, la pleine immense et grise s'étendait, sans une âme.

— Vas-y donc, il n'y a personne !

Buteau marchait sur Françoise, et celle-ci, à le voir, la face dure, les bras raidis, crut qu'il venait la battre. Elle n'avait pas lâché sa faux, mais elle tremblait; déjà, d'ailleurs, il en tenait le manche; il la lui arracha, la jeta dans la luzerne. Pour lui échapper, elle n'eut plus qu'à s'en aller à reculons, elle passa ainsi dans le champ voisin, se dirigea vers la meule qui s'y trouvait, comme si elle eût espéré s'en faire un rempart. Lui, ne se hâtait point, semblait également la pousser là, les bras peu à peu ouverts, la face détendue par un rire silencieux qui découvrait ses gencives. Et, tout d'un coup, elle comprit qu'il ne voulait pas la battre. Non ! il voulait autre chose, la chose qu'elle lui avait refusée si longtemps. Alors, elle trembla davantage, quand elle sentit sa force l'abandonner, elle vaillante, qui tapait dur autrefois, en jurant que jamais il n'y arriverait. Pourtant, elle n'était plus une gamine, elle avait eu vingt-trois ans â la Saint-Martin, une vraie femme à cette heure, la bouche rouge encore


396 LES ROUGON-MACQUART

et les yeux larges, pareils à des écus. C'était en elle une sensation si tiède et si molle, que ses membres lui semblaient s'en engourdir.

Buteau , la forçant toujours à reculer, parla enfin, d'une voix basse et ardente:

— Tu sais bien que ce n'est pas fini entre nous, que je te veux, que je t'aurai !

Il avait réussi à l'acculer contre la meule, il la saisit aux épaules, la renversa. Mais, à ce moment, elle se débattit, éperdue, dans l'habitude de sa longue résistance. Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied.

— Puisque t'es grosse à présent, foutue bête! qu'est-ce que tu risques?... Je n'en ajouterai pas un autre, va, pour sûr!

Elle éclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se défendant plus, les bras tordus, les jambes agitées de secousses nerveuses; et il ne pouvait la prendre, il était jeté de côté, à chaque nouvelle tentative. Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme.

— Nom de Dieu de feignante ! quand tu nous regarderas !... Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse !

Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses yeux les lointains de l'horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu'un pli de sa face remuât. A l'appel de son homme, elle n'eut pas une hésitation, s'avança, empoigna la jambe gauche de sa soeur, l'écarta, s'assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s'abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l'eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu'elle le serra de ses deux bras à l'étouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s'en effrayèrent. Derrière la meule, apparut la tête blême du vieux Fouan, abrité là contre le froid. Il avait tout vu, il eut peur sans doute, car il se renfonça dans la paille.

Buteau s'était relevé, et Lise le regardait fixement. Elle n'avait eu qu'une préoccupation, s'assurer s'il faisait bien les choses ; et, dans le coeur qu'il y mettait, il venait d'oublier tout, les signes de croix, l' Ave à l'envers. Elle en restait saisie, hors d'elle. C'était donc pour le plaisir qu'il avait fait ça?

Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s'expliquer. Un moment, elle était demeurée par terre, comme succombant sous la violence de cette joie d'amour, qu'elle ignorait. Brusquement, la vérité s'était faite : elle aimait Buteau, elle n'en avait jamais aimé, elle n'en aimerait jamais un autre. Cette découverte l'emplit de honte, l'enragea contre elle-même, dans la révolte de toutes ses idées de justice. Un homme qui n'était pas


LA TERRE 397

à elle, l'homme à cette soeur qu'elle détestait, le seul homme qu'elle ne pouvait avoir sans être une coquine ! Et elle venait de le laisser aller jusqu'au bout, et elle l'avait serré si fort, qu'il la savait à lui !

D'un bond, elle se leva, égarée, défaite, crachant toute sa peine en mots entrecoupés.

— Cochons! salops!... Oui, tous les deux, des salops, des cochons !..- Vous m'avez abîmée. Y en a qu'on guillotine, et qui en ont moins fait... Je le dirai à Jean, sales cochons ! C'est lui qui réglera votre compte.

Buteau haussait les épaules, goguenard, content d'y être arrivé enfin.

— Laisse donc! tu en mourais d'envie, je t'ai bien sentie gigoter... Nous recommencerons ça.

Cette rigolade acheva d'exaspérer Lise, et toute la colère qui montait en elle contre son mari, creva sur sa cadette.

— C'est vrai, putain! je t'ai vue. Tu l'as empoigné, tu. l'as forcé... Quand je disais que tout mon malheur venait de toi ! Ose répéter à présent que tu ne m'as pas débauché mon homme, oui ! tout de suite au lendemain du mariage, lorsque je te mouchais encore !

Sa jalousie éclatait, singulière après ses complaisances, une jalousie qui portait moins sur l'acte que sur la moitié de ce que sa soeur lui avait pris dans l'existence. Si cette fille de son sang n'était pas née, est-ce qu'il lui aurait fallu partager tout? Elle l'exécrait d'être plus jeune, plus fraîche, plus désirée.

— Tu mens ! criait Françoise. Tu sais bien que tu mens !

— Ah ! je mens I Ce n'est peut-être pas toi qui voulais de lui, qui le poursuivais jusque dans la cave.

— Moi ! moi ! et, tout à l'heure, est-ce moi encore ?... Vache qui m'as tenue ! Oui, tu m'aurais cassé la jambe ! Et ça, vois-tu, je ne comprends pas, faut que tu sois dégoûtante, ou faut que tu aies voulu m'assassiner, gueuse !

Lise, à la volée, répondit par une gifle. Cette brutalité affola Françoise qui se rua sur elle. Les mains au fond des poches, Buteau ricanait, sans intervenir, en coq vaniteux pour lequel deux poules se battent. Et la bataille continua, enragée, scélérate, les bonnets arrachés, les chairs meurtries, chacune fouillant des doigts où elle pourrait atteindre la vie de l'autre. Toutes deux s'étaient bousculées, étaient revenues dans la luzerne. Mais Lise poussa un hurlement. Françoise lui enfonçait les ongles dans le cou ; et, alors, elle vit rouge, elle eut la pensée nette, aiguë, de tuer sa soeur. A gauche de celle-ci, elle avait aperçu la faux, tombée le manche en travers d'une touffe de chardons, la pointe haute. Ce fut comme dans un éclair. Elle culbuta Françoise, de toute la force de ses


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poignets. Trébuchante, la malheureuse tourna, s'abattit à gauche, en jetant, un cri terrible. La faux lui entrait dans le flanc.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu ! bégaya Buteau.

Et ce fut tout. Une secondé avait suffi, l'irréparable était fait. Lise, béante de voir se réaliser si vite ce qu'elle avait voulu, regardait la robe coupée se tacher d'un flot de sang. Était-ce donc que le fer avait pénétré jusqu'au petit, pour que ça coulât si fort? Derrière la meule, la face pâle du vieux Fouan s'allongeait de nouveau. Il avait vu le coup ; ses yeux troubles clignotaient.

Françoise ne bougeait plus, et Butéau, qui s'approchait, n'osa la toucher. Un souffle de vent passa, le glaça jusqu'aux os, lui hérissa le poil, dans un frisson d'épouvante.

— Elle est morte, filons, nom de Dieu!

II avait saisi la main de Lise ; ils furent comme emportés, le long de la route déserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crâne ; leur galop faisait derrière eux un bruit de fouie, lancée à leur poursuite ; et ils couraient par la plaine vidé et rase lui ballonné dans sa blouse, elle échevelée, son bonnet an poing, tous les deux répétant les mêmes mots, grondant comme des bêtes traquées :

— Elle est morte, nom de Dieu !... Filons, nom de Dieu !

Leurs enjambées s'allongeaient, ils n'articulaient plus, grognaient des sons involontaires, qui cadençaient leur fuite, un reniflement où l'on aurait distingué encore :

— Morte, nom de Dieu !... Morte, nom de Dieu !.. Morte, nom de Dieu!

Ils disparurent.

Quelques minutes plus tard, lorsque Jean revint, au trop de son cheval, ce fut une grande douleur'.

— Quoi donc? qu'est-il arrivé?

— Françoise, qui avait rouvert les paupières, ne remuait toujours pas. Elle le regardait Longuement, de ses grands yeux douloureux; et elle ne répondait point, comme très loin de lui déjà, songeant à des choses.

— Tu es blessée, tu as du sang, réponds, je t'en prie !

Il se tourna vers le père Fouan, qui s'approchait.

— Vous étiez là, que s'ést-il passé ? Alors, Françoise parla, d'une voix, lente.

— J'étais venue à l'herbe... je suis tombée sur ma faux... Ah ! c'est fini !

Son regard avait cherché' celui de Fouan, elle lui disait, a lui, lés


LA TERRE 399

autres choses, les choses que la famille seule devait savoir. Le vieux, dans son hébétement, parut comprendre, répéta :

— C'est bien vrai ; elle est tombée, elle s'est blessée... J'étais là, je l'ai vueII

vueII courir à Rognes pour avoir une civière. En route, elle s'évanouit de nouveau. On crut bien qu'on ne la rapporterait pas vivante.


400 LES ROUGON-MAOQUART

IV

C'était justement le lendemain, un dimanche, que les garçons de Rognes allaient à Cloyes tirer au sort; et, comme, dans la nuit tombante, la Grande et la Frimat, accourues, déshabillaient, puis couchaient Françoise avec d'infinies précautions, le tambour battait en bas, sur la route, un vrai glas pour le pauvre monde, au fond du triste crépuscule.

Jean, qui avait perdu la tête, partait chercher le docteur Finet, lorsqu'il rencontra, près de l'église, Patoir le vétérinaire, venu pour le cheval du père Saucisse. Violemment, il l'obligea à entrer voir la blessée, bien que l'autre s'en défendît. Mais, devant l'affreuse plaie, il refusa tout net de s'en mêler : à quoi bon ! il n'y avait rien à faire. Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena M. Finet, celui-ci eut le même geste. Rien à faire, des stupéfiants qui adouciraient l'agonie. La grossesse de cinq mois compliquait le cas, on sentait s'agiter l'enfant, mourant de la mort de la mère, de ce flanc troué dans sa fécondité. Avant de partir, après avoir essayé d'un pansement, le docteur, tout en promettant de revenir le lendemain, déclara que la pauvre femme ne passerait pas la nuit. Et elle la passa pourtant; elle durait encore, lorsque, vers neuf heures, le tambour recommença à battre pour réunir les conscrits, devant l'école.

Toute la nuit, le ciel s'était fondu en eau, un vrai déluge que Jean avait écouté ruisseler, assis au fond de la chambre, hébété, les yeux pleins de grosses larmes. Maintenant, il entendait le tambour, assourdi comme par un crêpe, dans la matinée humide et tiède. La pluie ne tombait plus, le ciel était resté d'un gris de plomb.

Longtemps, le tambour résonna. C'était un nouveau, un neveu a Macqueron, de retour du service, et qui tapait comme s'il eût conduit


LE DEPART DES CONSCRITS POUR LE TIRAGE AU SORT

Delphin avait empoigné le drapeau, le tambour se remit à battre ; et Nénesse emboîta le pas, les sept autres suivirent. (P. 404.)

E. ZOLA. — LA TERRE.

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LA TERRE 403

un régiment au feu. Tout Rognes en était révolutionné, car lès nouvelles circulant depuis quelques jours, la menace d'une guerre prochaine, aggravaient, cette année-là, l'émotion toujours si vive du tirage au sort. Merci ! pour aller se faire casser la tête par les Prussiens ! Il y avait neuf garçons du pays qui tiraient, ce qui ne s'était jamais vu peut-être. Et, parmi eux, se trouvaient Nénes,5e et Delphin, autrefois inséparables, séparés aujourd'hui que le premier servait à Chartres, chez un restaurateur. La veille, Nénesse étant venu coucher à la ferme de ses parents, Delphin l'avait à peine reconnu, tant il était changé : un vrai monsieur, avec une canne, un chapeau de soie, une cravate bleu de ciel, serrée clans une bague; et il se faisait habiller par un tailleur, il plaisantait les complets de Lambourdieu. Au contraire, l'autre s'était épaissi, les membres gourds, la tête cuite sous le soleil, poussé en force, ainsi qu'une plante du sol. Tout de suite, d'ailleurs, ils avaient renoué. Après' qu'ils eurent passé ensemble une partie de la nuit, ils arrivèrent bras dessus bras dessous devant l'école, à l'appel du tambour, dont les roulements ne cessaient pas, entêtés, obsédants.

Des parents stationnaient. Delhomme et Fanny, flattés de la distinction de Nénesse, avaient voulu le voir partir; et ils étaient du reste sans crainte, puisqu'ils l'avaient assuré. Quant à Bécu, sa plaque de garde champêtre astiquée, il parlait de gifler la Bécu, parce qu'elle pleurait : quoi donc? est-ce que Delphin n'était pas bon pour servir la patrie? Le garçon, lui, s'en fichait, sûr, disait-il, d'amener un bon numéro. Lorsque les neuf furent réunis, ce qui demanda une bonne heure, Lequeu leur remit le drapeau. On discuta pour savoir qui en aurait l'honneur. D'habitude, c'était le plus grand, le plus vigoureux, si bien qu'on finit par tomber d'accord sur Delphin. Il en parut très troublé, timide au fond, malgré ses gros poings, inquiet des choses dont il n'avait pas l'usage. En voilà une longue machine qui était gênante dans les bras? et pourvu qu'elle ne lui portât pas malechance !

Aux deux coins de la rue, chacune dans la salle de son cabaret, Flore et Coelina donnaient un dernier coup de balai, pour le soir. Macqueron, l'air morne, regardait du seuil de sa porte, lorsque Lengaigne parut sur la sienne, en ricanant. Il faut dire que ce dernier triomphait; car les rats de cave de la régie, l'avant-veille, avaient saisi quatre pièces de vin, cachées dans un bûcher de son rival, que cette fichue aventure venait de forcer à envoyer sa démission de maire; et, personne n'en doutait, la lettre de dénonciation, sans signature, était sûrement de Lengaigne, Pour comble de malheur, Macqueron enrageait d'une autre histoire : sa fille Berthe s'était tellement compromise avec le fils du charron, auquel il la


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refusait, qu'il avait dû consentir enfin à la lui accorder. Depuis huit jours, à la fontaine, les femmes ne causaient que du mariage de la fille et du procès du père. L'amende était certaine, peut-être bien qu'il y aurait de la prison. Aussi, devant le rire insultant de son voisin, Macqueron préferat-il rentrer, gêné de ce que le monde commençait aussi à rire.

Mais Delphin avait empoigné le drapeau, le tambour se remit à battre; et Nénesse emboîta le pas, les sept autres suivirent. Gela faisait un petit peloton, filant par la route plate. Des galopins coururent, quelques parents, les Delhomme, Bécu, d'autres, allèrent jusqu'au bout du village. Débarrassée de son mari, la Bécu se hâta, monta se glisser furtivement dans l'église; puis, lorsqu'elle s'y vit toute seule, elle qui n'était pas dévote, se laissa tomber sur les genoux en pleurant, en suppliant le bon Dieu de réserver un bon numéro pour son fils. Pendant plus d'une heure, elle balbutia cette ardente prière. Au loin, du côté de Cloyes, la silhouette du drapeau s'était peu à peu effacée, les roulements du tambour avaient fini par se perdre dans le grand air.

Ce fut seulement vers dix heures que le docteur Finet reparut, et il sembla très surpris de trouver Françoise vivante encore, car il croyait bien n'avoir plus qu'à écrire le permis d'inhumer. Il examina la plaie, hocha la tête, préoccupé de l'histoire qu'on lui avait dite, n'ayant aucun soupçon d'ailleurs. On dut la lui répéter : comment diable la malheureuse était-elle ainsi tombée sur la pointe d'une faux ? Il repartit, outré de cette maladresse, contrarié d'avoir à revenir pour la constatation du décès. Mais Jean était resté sombre, les yeux sur Françoise qui fermait les paupières, muette, dès qu'elle sentait le regard de son mari l'interroger. Lui, devinait un mensonge, quelque chose qu'elle lui cachait. Dès le petit jour, il s'était échappé un instant, courant à la pièce de luzerne, làhaut, voulant voir; et il n'avait rien vu de net, des pas effacés par le déluge de la nuit, une place foulée, à l'endroit de la chute sans doute. Après le départ du médecin, il se rassit au chevet de la mourante, seul justement avec elle, la Frimat étant allée déjeuner, et la Grande ayant dû s'absenter pour donner un coup d'oeil chez elle.

— Tu souffres, dis ?

Elle serra les paupières, elle ne répondit pas.

-— Dis, tu ne me caches rien?

On l'aurait crue morte déjà sans le petit souffle pénible de sa gorge. Depuis la veille, elle était sur le dos, comme frappée d'immobilité et de silence. Dans la fièvre ardente qui la brûlait, sa volonté, au fond d'elle, semblait se bander et résister au délire, tellement elle craignait de parler. Toujours, elle avait eu un singulier caractère, une sacrée tête, ainsi qu'on


LA TERRE 405

le disait, la tête des Fouan, ne faisant rien à l'exemple des autres, ayant des idées qui stupéfiaient le monde. Peut-être obéissait-elle à un profond sentiment de la famille, plus fort que la haine et le besoin de vengeance. A quoi bon, puisqu'elle allait mourir? C'étaient des, choses qu'on enterrait entre soi, dans le coin de terre où l'on avait poussé tous, des choses qu'il ne fallait jamais, à aucun prix, étaler devant un étranger ; et Jean était l'étranger, ce garçon qu'elle n'avait pu aimer d'amour, dont elle emportait l'enfant, sans le faire, comme si elle était punie de l'avoir commencé.

Cependant, lui, depuis qu'il l'avait ramenée agonisante, songeait au testament. Toute la nuit, l'idée lui était revenue que, si elle mourait de la sorte, il n'aurait que la moitié des meubles et de l'argent, cent vingtsept francs qui se trouvaient dans la commode. Il l'aimait bien, il aurait donné de sa chair pour la garder; mais ça augmentait encore son chagrin, cette pensée qu'il pouvait perdre avec elle la terre et la maison. Jusquelà, pourtant, il n'avait point osé lui en ouvrir la bouche : c'était si dur, et puis il y avait toujours du monde. Enfin, voyant qu'il n'en saurait pas davantage sur la façon dont l'accident s'était produit, il se décida; il aborda l'autre affaire.

— Peut-être bien que tu as des arrangements à terminer. Françoise, raidie, ne parut pas entendre. Sur ses yeux clos, sur sa

face fermée, rien ne passait.

— Tu sais, à cause de ta soeur, dans le cas où un malheur t'arriverait... Nous avons le papier, là, dans la commode.

Il apporta le papier timbré, il continua d'une voix qui s'embarrassait.

— Hein? désires-tu que je t'aide ? Savoir si tu as encore la force d'écrire... Moi, ce n'est pas l'intérêt. C'est seulement l'idée que tu ne peux rien vouloir laisser aux gens qui t'ont fait tant de mal.

Elle eut un léger frisson des paupières qui lui prouva qu'elle entendait. Alors, elle refusait donc? Il en resta saisi, sans comprendre. Ellemême, peut-être, n'aurait pu dire pourquoi elle faisait ainsi la morte, avant d'être clouée entre quatre planches. La terre, la maison n'étaient pas à cet homme, qui venait de traverser son existence par hasard, comme un passant. Elle ne lui devait rien, l'enfant partait avec elle. A quel titre le bien serait-il sorti de la famille ? Son idée puérile et têtue de la justice protestait : ceci est à moi, ceci est à toi, quittons-nous, adieu ! Oui, c'étaient ces choses, et c'étaient d'autres choses encore, plus vagues, sa soeur Lise reculée, perdue dans un lointain, Buteau seul présent, aimé malgré les coups, désiré, pardonné.

Mais Jean s'irrita, gagné et empoisonné lui aussi par la passion de la


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terre. Il la souleva, tâcha de l'asseoir sur son séant, essaya de lui mettre une plume entre les doigts.

— Voyons, est-ce possible?... Tu les aimerais mieux que moi, ils auraient tout, ces gueux !

Alors, Françoise ouvrit enfin les paupières, et le regard qu'elle tourna vers lui, le bouleversa. Elle savait qu'elle allait mourir, ses grands yeux élargis en avaient le désespoir sans fond. Pourquoi la torturait-il ? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas. Un cri sourd de douleur lui avait seul échappé. Puis elle retomba, ses paupières se refermèrent, sa tête redevint immobile, au milieu de l'oreiller.

Un tel malaise avait envahi Jean, honteux de sa brutalité, qu'il était resté le papier timbré à la main lorsque la Grande rentra. Elle comprit, elle l'emmena à l'écart pour savoir s'il y avait un testament. Balbutiant de son mensonge, il déclara que, justement, il cachait le papier, de peur qu'on ne tourmentât Françoise. Elle parut l'approuver, elle continuait à être du côté des Buteau, prévoyant des abominations, si ces derniers héritaient. Et, après s'être assise devant la table, elle se remit à tricoter, en ajoutant tout haut :

— Moi, je ne ferai bien sûr du tort à personne... Il y a longtemps que le papier est en règle. Oh ! chacun a sa part, je me croirais trop malhonnête, si j'avantageais quelqu'un... Vous y êtes, mes enfants. Ça viendra, ça viendra un jour !

C'était ce qu'elle disait quotidiennement aux membres de la famille, et elle le répétait, par habitude, près de ce lit de mort. Un rire intérieur, chaque fois, la chatouillait, à l'idée du fameux testament qui devait les faire se tous dévorer, quand elle serait partie. Elle n'y avait pas introduit une clause, sans y mettre dessous la possibilité d'un procès.

—- Ah ! si l'on pouvait emporter son avoir ! conclut-elle. Mais, puisqu'on ne l'emporte pas, faut bien que les autres s'en régalent.

A son tour, la Frimat revint s'asseoir de l'autre côté de la table, en face de la Grande. Elle aussi, tricotait. Et les heures de l'après-midi se succédèrent, les deux vieilles femmes causaient tranquillement, tandis que Jean, ne pouvant tenir en place, marchait, sortait, rentrait, dans une attente affreuse. Le médecin avait dit qu'il n'y avait rien à faire, on ne faisait rien.

D'abord, la Frimat regretta qu'on ne fût pas allé chercher maître Sourdeau, un rebouteur de Bazoches, bon également pour, les blessures. Il disait des paroles, il les refermait, rien qu'en soufflant dessus.

— Un fier homme, déclara la Grande, devenue respectueuse. C'est lui qui a remis le bréchet aux Lorillon... V'là que le bréchet tombe au père


LA TERRE 407

Lorillon. Ça se recourbait, ça lui pesait sur l'estomac, si bien qu'il s'en allait de langueur. Et le pis, c'est que v'là la mère Lorillon prise à son tour de ce fichu mal, qui se communique, comme vous savez. Enfin, les v'là tous pincés, la fille, le gendre, les trois enfants... Ma parole, ils en claquaient, s'ils n'avaient pas fait venir maître Sourdeau, qui leur a remis ça, en leur frottant l'estomac avec un peigne d'écaille.

L'autre vieille appuyait chaque détail d'un branle du menton : c'était connu, ça ne se discutait pas. Elle-même cita un autre fait.

— C'est encore maître Sourdeau qui a guéri la petite aux Budin de la fièvre, en ouvrant en deux un pigeon vivant et en le lui appliquant sur la tête.

Elle se tourna vers Jean, hébété devant le lit.

— A votre place, je le demanderais. Peut-être bien que ce n'est pas trop tard.

Mais il eut un geste de colère. Lui, gâté par l'orgueil des villes, ne croyait point à ces choses. Et les deux femmes continuèrent longtemps, se communiquèrent des remèdes, du persil sous la paillasse contre les maux de reins, trois glands de chêne dans la poche pour guérir l'enflure, un verre d'eau blanchie par la lune et bue à jeun pour chasser les vents — Dites donc, reprit brusquement la Frimat, si l'on ne va pas chercher maître Sourdeau, on pourrait tout de même faire venir monsieur le curé.

Jean eut le même geste furieux, et la Grande pinça les lèvres.

— En v'là une idée ! qu'est-ce qu'il y ficherait, monsieur le curé!

— Ce qu'il y fiche donc !... Il apporterait le bon Dieu, ce n'est pas mauvais, des fois !

Elle haussa les épaules, comme pour dire qu'on n'était plus dans ces idées-là. Chacun chez soi : le bon Dieu chez lui, les gens chez eux

— D'ailleurs, fit-elle remarquer au bout d'un silence, le curé ne viendrait pas, il est malade... La Bécu m'a dit tout à l'heure qu'il partait en voiture mercredi, parce que le médecin a déclaré qu'il crèverait pour sûr à Rognes, si on ne l'emmenait point.

En effet, depuis deux ans et demi qu'il desservait cette paroisse, l'abbé Madeline ne faisait que décliner. La nostalgie, le regret désespéré de ses montagnes d'Auvergne l'avait rongé un peu chaque jour, en face de cette plate Beauce, dont le déroulement à l'infini noyait son coeur de tristesse. Pas un arbre, pas un rocher, des mares d'eau saumâtre, au lieu des eaux vives qui, là-haut, ruissellent en cascades. Ses yeux pâlissaient, il s'était décharné davantage, on disait qu'il s'en allait de la poitrine. Encore s'il avait trouvé quelque consolation près de ses paroissiennes! Mais, au sortir


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de son ancienne cure si croyante, ce nouveau pays gâté par l'irréligion, respectueux des seules pratiques extérieures, le bouleversait dans la timidité inquiète de son âme. Les femmes l'étourdissaient de cris et de querelles, abusaient de sa faiblesse, au point de diriger le culte à sa place, ce dont il restait effaré, plein de scrupules, toujours sous la crainte de pécher, sans le vouloir. Un dernier coup lui était réservé : le jour de la Noël, une des filles de la Vierge fut prise des douleurs de l'enfantement dans l'église. Et, depuis ce scandale, il traînait, on s'était résigné à le remporter en Auvergne, mourant.

— Nous v'là encore sans prêtre, alors, dit la Frimat. Qui sait si l'abbé Godard voudra revenir ?

— Ah! le bourru! s'écria la Grande, il en crèverait de mauvais sang! Mais l'entrée de Fanny les fit taire. De toute la famille, elle était la

seule qui fût déjà venue la veille; et elle revenait, pour avoir des nouvelles. Jean, de sa main tremblante, se contenta de lui montrer Françoise. Un silence apitoyé régna. Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demandé sa soeur. Non, elle n'en ouvrait pas la bouche, comme si Lise n'eût point existé. C'était bien surprenant, car on a beau être brouillé, la mort est la mort : quand donc ferait-on la paix, si on ne la faisait pas avant de partir ?

La Grande fut d'avis qu'on devait questionner Françoise là-dessus. Elle se leva, elle se pencha.

— Dis, ma petite, et Lise ?

La mourante ne bougea pas. Il n'y eut, sur ses paupières closes, qu'un tressaillement à peine visible.

— Elle attend peut-être qu'on-aille la chercher. J'y vais.

Alors, toujours sans ouvrir les yeux, Françoise dit non, en roulant la tête sur l'oreiller, doucement. Et Jean voulut qu'on respectât sa volonté. Les trois femmes se rassirent. L'idée que Lise ne venait pas d'elle-même, maintenant, les étonnait. Il y avait souvent bien de l'obstination dans les familles,

— Ah ! on a tant de contrariétés! réprit Fanny avec un soupir. Ainsi, depuis ce matin, je ne vis plus, moi, à cause de ce tirage au sort; et ce n'est guère raisonnable, car je sais pourtant que Nénesse ne partira pas.

— Oui, oui, murmura la Frimat, ça émotionne tout de même.

De nouveau, la mourante fut oubliée. On parlait de la chance, des garçons qui partiraient, des garçons qui ne partiraient pas. Il était trois heures, et bien qu'on les attendît, au plus tôt, vers cinq heures, des renseignements déjà circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de télégraphie aérienne qui vole de village en village. Le


DELPHIN SE MUTILANT

D'un coup sec, le doigt sauta. (Page 414.)

É. ZOLA. — LA TERRE. 52



LA TERRE 411

fils aux Briquet avait le numéro 13 : pas de chance ! Celui des Couillot était tombé sur le 206, un bon, pour sûr! Mais on ne s'entendait pas sur les autres, les affirmations étaient contradictoires, ce qui portait au comble l'émotion. Rien sur Delphin, rien sur Nénesse.

— Ah ! j'en ai le coeur qui se décroche, est-ce bête ! répéta Fanny. On appela la Bécu, qui passait. Elle était retournée à l'église, elle

errait comme un corps sans âme ; et, son angoisse devenait si forte, qu'elle ne s'arrêta même pas à causer.

— Je ne peux plus tenir, je vais à leur rencontre.

Jean, devant la fenêtre, n'écoutait pas, les yeux vagues, au dehors. Depuis le matin, il avait remarqué, à plusieurs reprises, que le vieux Fouan se traînait, sur ses deux cannes, autour de la maison. Brusquement, il le vit encore, la face collée contre une vitre, tâchant de distinguer les choses, dans la chambre ; et il ouvrit la fenêtre, le vieux eut l'air tout saisi, bégaya pour demander comment ça allait. Très mal, c'était la fin. Alors, il allongea la tête, regarda de loin Françoise, si longuement, qu'il semblait ne plus pouvoir s'arracher de là. En l'apercevant, Fanny et la Grande étaient revenues à leur idée d'envoyer chercher Lise, Fallait que chacun y mît du sien, ça ne pouvait pas se terminer-ainsi. Mais, lorsqu'elles voulurent le charger de la commission, le vieux, effrayé, grelottant, se sauva, il grognait, il mâchait des mots entre ses gencives empâtées de silence.

— Non, non... pas possible, pas possible...

Jean fut frappé de sa crainte, les femmes eurent un geste d'abandon. Après tout, ça regardait les deux soeurs, on ne les forcerait point à faire la paix. Et, à ce moment, un bruit s'étant élevé, d'abord faible, pareil au bourdonnement d'une grosse mouche, puis de plus en plus fort, roulant comme un coup de vent dans les arbres, Fanny eut un sursaut..

— Hein ? le tambour... Les voici, bonsoir!

Elle disparut, sans même embrasser sa cousine une dernière fois.

La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. Il ne resta que Françoise et Jean : elle, dans son obstination d'immobilité et de silence, entendant tout peut-être, voulant mourir ainsi qu'une bête terrée au fond de son trou ; lui, debout devant la fenêtre ouverte, agité d'une incertitude, noyé d'une douleur qui lui semblait venir des gens et des choses, de toute la plaine immense. Ah ! ce tambour, comme il grandissait, comme il résonnait dans son être, ce tambour dont les roulements continus mêlaient à son deuil d'aujourd'hui ses souvenirs d'autrefois, les casernes, les batailles, la chienne de vie des pauvres bougres qui n'ont ni femmes ni enfants pour les aimer !


412 LES ROUGON-MACQUART

Dès que le drapeau reparut au loin, sur la route plate, assombrie par le crépuscule, un flot de gamins se mit à courir au-devant des conscrits, un groupe de parents se forma à l'entrée du village. Les neuf et le Lambour étaient déjà très soûls, gueulant une chanson dans la mélancolie du soir, enrubannés de faveurs tricolores, la plupart le numéro au chapeau, piqué avec des épingles. En vue du village, ils braillèrent plus fort, et ils y entrèrent d'un pas de conquête, pour la fanfaronnade.

C'était toujours Delphin qui tenait le drapeau. Mais il le rapportait sur l'épaule, comme une loque gênante dont il ne concevait pas l'utilité. L'air défait, la face dure, lui ne chantait point, n'avait point de numéro épinglé à sa casquette. Dès qu'elle l'aperçut, la Bécu se précipita, tremblante, au risque de se faire culbuter par la bande en marche.

— Eh bien?

Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas.

— Tu m'emmerdes !

Bécu s'était avancé, aussi étranglé que sa femme. Quand il entendit le mot de son fils, il n'en demanda pas davantage; et, comme la mère sanglotait, il eut toutes les peines du monde à rentrer ses propres larmes, malgré sa crânerie patriotique.

— Qu'est-ce que tu veux y foutre ? il est pris !

Et, restés en arrière, sur la route déserte, tous deux revinrent péniblement,' l'homme se rappelant sa dure vie de soldat, la femme tournant sa colère contre le bon Dieu, qu'elle était allée prier deux fois et qui ne l'avait pas écoutée.

Nénesse, lui, portait à son chapeau un superbe 214, peinturluré de rouge et de bleu. C'était un des plus hauts, et il triomphait de sa chance, brandissant sa canne, menant le choeur sauvage des autres, en battant la mesure. Quand elle vit le numéro, Fanny, au lieu de se réjouir, eut un cri de profond regret : ah ! si l'on avait su, on n'aurait pas versé mille francs à la loterie de M. Baillehache. Mais, tout de même, elle et Delhomme. embrassèrent leur fils, comme s'il venait d'échapper à un gros péril.

— Lâchez-moi donc, criait-il, c'est emmerdant !

La bande, dans son élan brutal, continuait sa marche, à travers le village révolutionné. Et les parents ne se risquaient plus, certains d'être envoyés au diable. Tous ces bougres revenaient aussi mal embouchés, et ceux qui partaient, et ceux qui ne partaient pas. D'ailleurs, ils n'auraient rien su dire, les yeux hors de la tête, saoûls d'avoir gueulé autant que d'avoir bu. Un petit rigolo qui jouait de la trompette avec son nez, avait justement tiré mauvais ; tandis que deux autres, pâlots, les yeux battus,


LA TERRE 413

étaient sûrement parmi les bons. L'enragé tambour, à leur tête, les aurait menés au fond de l'Aigre, qu'ils y auraient tous fait la culbute. Enfin, devant la mairie, Delphin rendit le drapeau.

— Ah ! nom de Dieu, j'en ai assez, de cette foutue mécanique qui m'a porté malheur!

Il saisit le bras de Nénesse, il l'emmena, pendant que les autres envahissaient le cabaret de Lengaigne, au milieu des parents et des amis, qui finirent par savoir. Macqueron apparut sur sa porte, navré de ce que la recette serait pour son rival.

— Viens, répéta Delphin, d'une voix brève. Je vas te montrer quelque chose de drôle.

Nénesse le suivit. On avait le temps de retourner boire. Le sacré tambour ne leur cassait plus les oreilles, ça les reposait, de s'en aller ainsi tous les deux par la route vide, peu à peu noire de ténèbres. Et, le camarade se taisant, enfoncé dans des réflexions qui ne devaient pas être gaies, Nénesse se remit à lui parler d'une grosse affaire. L'avant-veille, à Chartres, étant allé pour son plaisir rue aux Juifs, il avait appris que Vaucogne, le gendre des Charles, voulait, vendre la maison. Ça ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. Mais quelle maison à relever, quel beurre à y battre, pour un garçon pas feignant, pas bête; les bras solides, au courant du négoce ! La chose tombait d'autant mieux que, lui, chez son restaurateur, s'occupait du bal, où il avait l'oeil à la décence des filles, fallait voir ! Alors, le coup était d'effrayer les Charles, de leur montrer le 19 à deux doigts d'être supprimé par la police, tant il s'y passait des choses malpropres, et de l'avoir pour un morceau de pain. Hein ? ça vaudrait mieux que de cultiver la terre, il serait monsieur tout de suite !

Delphin, qui écoutait confusément, absorbé, eut un sursaut, quand l'autre lui allongea une bourrade de malin dans les côtes.

— Ceux qui ont de la chance ont de la chance, murmura-t-il. Toi, t'es fait pour donner de l'orgueil à ta mère.

Et il retomba dans son silence, pendant que Nénesse, en garçon entendu, expliquait déjà les améliorations qu'il apporterait au 19, si ses parents lui faisaient les avances nécessaires. Il était un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. Justement, il venait d'apercevoir la Trouille, filant près d'eux dans l'ombre de la roule, courant au rendez-vous de quelque galant; et, pour montrer son aisance avec les femmes, il lui appliqua une forte claque au passage. La Trouille, d'abord, lui rendit sa tape; puis, les reconnaissant, lui et le camarade :

— Tiens! c'est vous autres... Comme on a grandi!


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Elle riait; au souvenir de leurs jeux d'autrefois. C'était elle encore qui changeait le moins, car elle restait galopin, malgré ses vingt et un ans, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa gorge de petite fille. La rencontre l'amusant, elle les embrassa l'un après l'autre.

— On est toujours amis, pas vrai ?

Et elle aurait bien voulu, s'ils avaient voulu, seulement pour la joie de se retrouver, comme on,trinque lorsqu'on se revoit.

— Ecoute, dit Nénesse, en manière de farce, je vas peut-être acheter la boutique aux Charles. Viens-tu y travailler?

Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, éclata en larmes. Les ténèbres de la route semblèrent la reprendre, elle disparut, en bégayant dans un désespoir d'enfant :

— Oh! c'est cochon, c'est cochon ! Je ne t'aime plus!

Delphin était resté muet, et il se remit à marcher d'un air de décision.

— Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drôle.

Alors, il pressa le pas, quitta le chemin, pour gagner, à travers les vignes, la maison où la commune avait logé le garde champêtre, depuis que le presbytère était rendu au curé. C'était là qu'il habitait, avec son père. Il fit entrer son compagnon dans la cuisine, où il alluma une chandelle, content que ses parents ne fussent pas de retour encore.

— Nous allons boire un coup, déclara-t-il, en posant sur la table deux verres et un litre.

Puis, après avoir bu, il fit claquer sa langue, il ajouta :

— C'est donc pour te dire que, s'ils croient me tenir avec leur mauvais numéro, ils se trompent..'. Lorsque, à la mort de notre oncle Michel, j'ai dû aller vivre trois jours à Orléans, j'ai failli en claquer, tant ça me rendait malade de n'être plus chez nous. Hein? tu trouves ça bête, mais que veux-tu? c'est plus fort que moi, je suis comme un arbre qui crève quand on l'arrache... Et ils me prendraient, ils m'emmèneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas ? Ah, non ! ah, non!

Nénesse, qui l'avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules.

— On dit ça, puis on part tout de même... Y a les gendarmes. Sans répondre, Delphin s'était tourné et avait empoigné de la main

gauche, contre le mur, une petite hache qui servait à fendre les bûchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l'index de sa main droite au bord de la table ; et, d'un coup sec, le doigt sauta.

— V'là ce que j'avais à te montrer... Je veux que tu puisses dire aux autres si un lâche en ferait autant.


LA TERRE 415

—- Nom de Dieu de maladroit ! cria Nénesse bouleversé, est-ce qu'on s'estropie ! T''es plus un homme !

— Je m'en fous !... Qu'ils viennent, les gendarmes ! Je suis sûr de.ne pas partir.

Et il ramassa le doigt coupé, le jeta dans le feu de souches qui brûlait. Puis, après avoir secoué sa main toute rouge, il l'enveloppa rudement de son mouchoir, qu'il serra avec une ficelle, afin d'arrêter le sang.

— Faut pas que ça nous empêche de finir la bouteille, avant d'aller retrouver les autres... A ta santé !

— A ta santé !

Chez Lengaigne, dans la salle du cabaret, on ne se voyait plus, on ne s'entendait plus, au milieu de la fumée et des gueulements. Outre les garçons qui venaient de tirer, il y avait foule : Jésus-Christ et son ami Canon, occupés à débaucher le père Fouan, tous les trois autour d'un litre d'eau-de-vie ; Bécu, trop soûl, achevé par la mauvaise chance de son fils, foudroyé de sommeil sur une table; Delhomme et Clou qui faisaient un piquet; sans compter Lequeu, le nez dans un livre, qu'il affectait de lire, malgré le vacarme. Une batterie de femmes avait encore échauffé les têtes, Flore étant allée à la fontaine chercher une cruche d'eau fraîche, et y ayant rencontré Coelina, qui s'était ruée sur elle, à coups d'ongle, en l'accusant d'être payée par les gabelous pour vendre les voisins. Macqueron et Lengaigne, accourus, avaient failli se cogner aussi; le premier jurait à l'autre de le faire pincer en train de mouiller son tabac, le second ricanait, lui jetait sa démission à la tête; et tout le mondé s'en était mêlé, par plaisir de serrer les poings et de crier fort, si bien qu'un instant on avait pu craindre un massacre général. C'était fini, mais il en restait une colère mal contentée, un besoin de bataille.

D'abord, ça manqua d'éclater entre Victor, le fils de la, maison, et les conscrits. Lui, ayant fait son temps, crânait devant ces gamins, braillait plus haut, les poussait à des paris imbéciles, de vider d'en l'air un litre au fond de sa gorge, ou encore de pomper son verre plein avec le nez, sans qu'une goutte passât par la bouche. Tout d'un coup, à propos des Macqueron et du mariage prochain de leur fille Berthe, le petit aux Couillot rigola de N'en-a-pas, fit le farceur en reprenant les vieilles plaisanteries. Voyons, faudrait demander ça au mari, le lendemain : en avait-elle, oui ou non? On en causait depuis si longtemps, c'était bête à la fin !

Et l'on fut surpris de la brusque colère de Victor, qui, autrefois, était le plus acharné .à dire qu'elle n'en avait pas.

— En v'là assez, elle en a !

Une clameur accueillit cette affirmation. Il l'avait donc vue, il avait


416 LES ROUGON-MACQUART

couché avec ? Mais il s'en défendit formellement. On peut bien voir sans toucher. Il s'était arrangé pour ça un jour que l'idée d'éclaircir la chose le tourmentait. Comment? ça ne regardait personne.

— Elle en a, parole d'honneur !

Alors, ce fut terrible, lorsque le petit aux Couillot, très soûl, s'entêta à crier qu'elle n'en avait pas, sans savoir, simplement pour ne pas céder. Victor hurlait que lui aussi avait dit ça, que s'il ne le disait plus, ce n'était point par idée de soutenir les Macqueron, ces sales canailles! C'était parce que la vérité est la vérité. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains.

— Dis qu'elle en a, nom de Dieu ! ou je te crève!

Bien du monde, d'ailleurs, garda un doute. Personne ne s'expliquait l'exaspération du fils aux Lengaigne, car il était dur aux femmes d'ordinaire, il reniait publiquement sa soeur, que de sales noces, disait-on, avaient conduite à l'hôpital. Cette pourrie de Suzanne, elle faisait bien de ne pas venir les empoisonner de sa carcasse !

Flore remonta du vin, mais on eut beau trinquer de nouveau, des injures et des gifles restaient dans l'air. Pas un n'aurait lâché pour aller dîner. Quand on boit, on n'a pas faim. Les conscrits entonnèrent un chant patriotique, accompagné de tels coups de poing sur les tables, que les trois lampes à pétrole clignotaient en crachant leur fumée acre. On étouffait. Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Il n'avait pas son air provocant d'habitude, il promenait ses petits yeux troubles, regardait les gens l'un après l'autre. Sans doute, il venait aux nouvelles, ayant le besoin de savoir, ne pouvant plus tenir chez lui, où il vivait enfermé depuis la veille. La présence dé Jésus-Christ et de Canon parut l'impressionner, au point qu'il ne leur chercha pas querelle d'avoir soûlé le père Fouan. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. Mais Bécu endormi, que l'affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin? Il le poussa du coude, il se tranquillisa un peu en remarquant qu'il bavait le long de sa manche. Toute son attention, alors se concentra sur le maître d'école, dont le visage le frappait, extraordinaire. Qu'avait-il donc à n'avoir pas sa figure de tous les jours?

En-effet, Lequeu, bien qu'il feignît de s'isoler dans sa lecture, était secoué de sursauts violents. Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui.

— Bougres de brutes ! murmura-t-il, en se contenant encore. Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. Il avait.

touiours été rude et grossier à l'égard des enfants, qu'il renvoyait d'une


LA CULTURE EN AMERIQUE

Des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d'ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un ccrou, changer un boulon, forger une pièce..(Page 420.)

É. ZOLA. — LA TERRE. 53



LA TERRE 419

claque au fumier paternel. Mais ses emportements s'aggravaient, il s'était fait une. vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l'oreille d'un coup de règle. Des parents avaient écrit qu'on le remplaçât. Et, là-dessus, le mariage de Berthe Macqueron venait de détruire un ancien: espoir, des calculs lointains qu'il croyait près d'aboutir. Ah ! ces paysans, cette sale race qui lui refusait ses filles, et qui allait le priver de son pain, pour l'oreille d'une gamine !

Brusquement, comme s'il était au milieu de sa classe, il tapa son livre dans sa main ouverte, il cria aux conscrits :

— Un peu de silence', nom de Dieu ! .. Ça vous paraît donc bien drôle, de: vous' faire casser la gueule par les Prussiens ?

On s'étonna,, on tourna les yeux vers lui. Certes, non, ce détait pas drôle. Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. Si les Prussiens venaient en Beau ce, ils verraient bien que les Beaucerons n'étaient pas des lâches. Mais, s'en aller se battre pour les champs des autres, non, non ! ce n'était pas drôle !

Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. Il entendit, il s'attabla, avec les camarades, en criant :

— C'est ça, qu'ils viennent, les Prussiens, et ce qu'on en démolira! On avait remarqué le mouchoir' ficelé autour de son poing, on le

questionnait. Rien, une coupure. Violemment, de son autre poing, il ébranla, la table, il commanda un litre.

Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d'un air de pitié supérieure. Eux aussi jugeaient qu'il fallait être jeune et joliment Bête. Même Canon finit par s'attendrir, dans son idée d'organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains.

— La guerre, ah ! foutre, il ? est temps que nous soyons les maîtres... Vous savez mon plan. Plus de service militaire, phis d'impôt. A chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible... Et ça va venir, le jour approche où vous garderez vos sous et vos petits, si vous êtes avec nous.

Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata.

— Ah! oui, sacré farceur; votre paradis terrestre, votre façon de forcer le monde à être heureux malgré lui ! En voilà une blague! Est-ce que ça se peut, chez nous ! est-ce que nous ne sommes pas trop pourris déjà! Il faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d'abord, des Cosaques ou des Chinois !

Cette fois, la surprise fut si vive-, qu'il se fit un complet silence. Quoi donc? il parlait, ce sournois, ce pisse-froid, qui n'avait jamais montré; à


420 LES ROUGON-MACQUART

personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte de ses supérieurs, dès qu'il s'agissait d'être un homme! Tous écoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce qu'il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l'affaire. La fenêtre ouverte avait dissipé la fumée, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie. Et le maître d'écoles, gonflé de sa réserve peureuse de dix années, se moquant de tout à cette heure, dans le coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il étouffait.

— Est-ce que vous croyez les gens d'ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec... Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu.

Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n'avait pas encore trouvé son maître, chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l'État, la grande culture scientifique. L'autre lui coupa la parole.

— Je sais, des bêtises!... Quand vous l'essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France auront disparu, noyées sous le blé d'Amérique... Tenez! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah! nom de Dieu! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte !

Et, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, il parla du blé de là-bas, des plaines immenses, vastes comme des royaumes, où la Beauce se serait perdue, ainsi qu'une simple motte sèche; des terres si fertiles, qu'au lieu de les fumer, il fallait les épuiser par une moisson préparatoire, ce qui ne les empêchait pas de donner deux récoltes; des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines; des bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d'armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l'automne ; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer, des mers d'épis à abattre dont on ne voyait pas les bords, l'homme simplement chargé de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armées de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur ; des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d'ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un écrou, changer un boulon, forger


LA TERRE 421

une pièce; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu'elle discutait à l'amour et aux bras de l'homme.

— Et vous espérez lutter avec vos outils de quatre sous, continuat-il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine!... Ah! ouiche ! vous en avez jusqu'aux genoux, du blé de là-bas ! et ça grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu'au ventre, jusqu'aux épaules, puis jusqu'à la bouche, puis par-dessus la tête? Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous !

Les paysans arrondissaient les yeux, gagnés d'une panique, à l'idée de cette inondation du blé étranger. Ils en souffraient déjà, est-ce qu'ils allaient en être noyés et emportés, comme ce bougre l'annonçait ? Cela se matérialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie.

— Non, non, jamais! cria Delhomme étranglé. Le gouvernement nous protégera.

— Un beau merle, le gouvernement! reprit Lequeu d'un air de mépris. Qu'il se protège donc lui-même !... Ce qui est farce, c'est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. Le maître de Laborderie, au moins, était conséquent avec ses idées, en voulant monsieur de Chédeville... L'un ou l'autre, d'ailleurs, c'est le même emplâtre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n'osera voter une surtaxe assez forte, là protection ne peut vous sauver, vous êtes foutus, bonsoir !

Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. Est-ce qu'on ne pourrait pas l'empêcher d'entrer, ce blé de malheur? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir à coups de fusil ceux qui l'apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu'on les sauvât de cette abondance, de ce pain à bon marché qui menaçait le pays. Et le maître d'école, avec des ricanements, répondait qu'on n'avait jamais vu ça : autrefois, l'unique peur était la famine, toujours on craignait de n'avoir pas assez de blé, et il fallait être vraiment fichu pour arriver à craindre d'en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.

— Vous êtes une race finie, l'amour imbécile de la terre vous a mangés, oui! du lopin de terre dont vous restez l'esclave, qui vous a rétréci l'intelligence, pour qui vous assassineriez! Voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre, et qu'elle vous trompe... Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l'y attache, ni famille, ni


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souvenir. Dès que son champ s'épuise, il va plus loin. Apprend-il qu'à trois cents lieues, on a découvert des plaine plus fertiles, il plie sa tente, il s'y installe. C'est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s'enrichit, tandis que vous êtes des prisonniers fet que vous crevez de misère. !

— Buteau pâlissait. Lequeu l'avait regardé en (parlant d'assassinat. Il tâcha de faire bonne-contenance.

— On est comme on est. A quoi ça sert de se fâcher, puisque vous dites vous-même que ça ne changerait rien.

Delhomme approuva, tous recommencèrent à rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui-même et les conscrits, que la scène amusait, dans l'espoir que ça finirait par des claques, Canon et Jésus-Christ, vexés de voir ce chieur d'ancre, comme ils le nommaient, crier plus tort, qu'eux, affectèrent aussi de rigoler. Ils en étaient à se mettre avec les paysans.

— C'est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. Il faut organiser.

Lequeu eut un geste terrible.

— Eh bien ! moi, je vous le dis à la fin.... Je suis pour qu'on foute tout par terre !

Il avait la lace livide, il leur jetait ça comme s'il avait voulu les en assommer.

— Sacrés lâches., oui! les paysans, tous les paysans!... Quand on songea que vous êtes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes ! Nom de Dieu ! je n'ai qu'un regret, celui d'avoir,un père et une mère paysans. C'est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage... Car, il n'y a pas à dire, vous seriez les maîtres.. Seulement, voilà ! vous ne vous entendez guère ensemble, isolés, méfiants, ignorants ; vous mettez toute votre canaillerie à vous dévorer entre vous.... Hein ? qu'est-ce que vous cachez, dans votre eau doumante ? Vous êtes donc comme les mares qui croupissent ! on les croit profondes, on ne peut pas y noyer un chat. Être la force sourde, la force dont on attend l'avenir, et ne pas plus grouiller qu'une bûche.!.. Avec ça, l'exaspérant, c'est que vous avez cessé de croire aux curés. Alors, s'il n'y a pas de bon Dieu, qu'est-ce qui vous gêne ? Tant que la peur de l'enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez restés à plat ventre ; mais, maintenant, allez donc ! pillez tout, brûlez tout!... Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. Vous asez tous ides sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu'il faudra. Ne cultivez que pour vos besoins, ne portez plus rien au marohé,


LA TERRE 423

pas un sac de blé, pas un boisseau de pommes de terre. Ce qu'on crèverait à Paris ! quel nettoyage, nom de Dieu !

On aurait dit que, par la fenêtre ouverte, un coup de froid entrait, venu de loin, des profondeurs noires. Les lampes à pétrole filaient très haut. Personne m'interrompait plus l'enragé, malgré les mauvais compliments qu'il faisait à chacun.

Il finit en gueulant, en cognant son livre sur une table, dont les verres tintaient.

— Je vous dis ça, mais je suis tranquille... Vous avez beau être lâches, c'est vous autres qui fouirez tout par terre, quand l'heure viendra. Il en a été sauvent ainsi, il en sera de même encore. Attendez que la misère et la faim vous jettent sur les villes comme des loups... Et ce blé qu'on amène, l'occasion est peut-être bien là. Quand il y en aura, de trop, il n'y en aura pas assez, on reverra les disettes. C'est toujours pour le blé qu'on se révolte et qu'on se tue... Oui, oui, les villes brûlées et rasées, les villages déserts, les terres incultes., envahies par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu'elles puissent redonner du nain aux hommes qui naîtront après nous !

Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. Il disparut. Derrière lui, dans la stupear, un cri monta. Ah ! le brigand, on aurait dû le saigner! Un homme si tranquille jusque-là ! bien sûr qu'il devenait fou. Sorti de son calme habituel, Delhomme déclara qu'il allait écrire au préfet ; et les autres l'y poussèrent. Mais c'étaient surtout Jésus-Christ et son ami Canon qui semblaient hors d'eux, le premier avec son 89, sa devise humanitaire de liberté, égalité, fraternité, le second avec son organisation sociale, autoritaire et scientifique. Ils en restaient pâles, exaspérés de n'avoir pas trouvé un mot à répondre, s'indignant plus fort que les paysans, criant qu'un particulier de cette espèce, on devrait le guillotiner. Buteau, devant tout le sang que ce furieux avait demandé, ce fleuve de sang qu'il lâchait du geste sur la terre, s'était levé dans un frisson, la tête agitée de secousses nerveuses, inconscientes, comme s'il approuvait. Puis, il se coula le long du mur, le regard oblique pour voir si on ne le suivait pas, et il disparut a son tour.

Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. Ils vociféraient, ils voulaient que Flore leur fît cuire des saucisses, lorsque Nénesse les bouscula, en leur montrant Delphin qui venait de tomber évanoui, le nez sur la table.. Le pauvre bougre était d'une blancheur de linge. Son mouchior, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. Alors, ou hurla dans l'oreille de Bécu, toujours endormi; et il s'eveilla enfin, il regarda le poing mutilé de son garçon. Sans doute il


424 LES ROUGON-MACQUART

comprit, car il empoigna un litre, pour l'achever, gueulait-il. Ensuite, lorsqu'il l'eut emmené, chancelant, on l'entendit dehors, au milieu de ses jurons, éclater en larmes.

Ce soir-là, Hourdequin ayant appris au dîner l'accident de Françoise, vint à Rognes demander des nouvelles, par amitié pour Jean. Sorti à pied, fumant sa pipe dans la nuit noire, roulant ses chagrins au milieu du grand silence, il descendit la côte, avant d'entrer chez son ancien serviteur, calmé un peu, désireux d'allonger la route. Mais, en bas, la voix de Lequeu, que la fenêtre ouverte du cabaret semblait souffler aux ténèbres de la campagne, l'arrêta,, immobile dans l'ombre. Puis, lorsqu'il se fut décidé à remonter, elle le suivit; et maintenant encore, devant la maison de Jean, il l'entendait amincie et comme aiguisée par la distance, toujours aussi nette, d'un fil tranchant de couteau.

Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. Il ne pouvait plus rester près du lit de Françoise, il étouffait, il souffrait trop.

— Eh bien ! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous?

Le malheureux eut un geste accablé.

— Ah ! monsieur, elle se meurt !

Et ni l'un ni l'autre n'en dirent davantage, le grand silence retomba, tandis que la voix de Lequeu montait toujours, vibrante, obstinée.

Au bout de quelques minutes, le fermier, qui écoutait malgré lui, laissa échapper ces mots de colère :

— Hein? l'entendez-vous gueuler, celui-là! Comme c'est drôle, ce qu'il dit, quand on est triste !

Tous ses chagrins l'avaient repris, à cette voix effrayante, près de cette femme qui agonisait. La terre qu'il aimait tant, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, l'achevait, depuis les dernières récoltes. Sa fortune y avait passé, bientôt la Borderie ne lui donnerait même plus de quoi manger. Rien n'y avait fait, ni l'énergie, ni les cultures nouvelles, les engrais, les machines. Il expliquait son désastre par son manque de capitaux; encore doutait-il, car la ruine était générale, les Robiquet venaient d'être expulsés de la Chamade dont ils ne payaient pas les fermages, les Coquart allaient être forcés de vendre leur ferme de Saint-Juste. Et pas moyen de briser la geôle, jamais il ne s'était senti davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour l'argent engagé, le travail dépensé l'y avaient rivé d'une chaîne plus courte. La catastrophe approchait, qui terminerait l'antagonisme séculaire de la petite propriété et de la grande, en les tuant toutes les deux. C'était le commencement des temps prédits, le blé au-dessous de seize francs, le blé vendu à perte,


JEAN CHASSE DE LA MAISON

Buteau, tapant de la tête, ainsi qu'un bélier, l'envoyait s'étaler dehors, sur la route. (P. 431.) É. ZCLA. — LA TERRE. 54



LA TERRE 427

la faillite de la terre, que des causes sociales amenaient, plus fortes décidément que la volonté des hommes.

Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu.

— Nom de Dieu ! il a raison... Que tout craque, que nous crevions tous, que les ronces poussent partout, puisque la race est finie et la terre épuisée?

Il ajouta, en faisant allusion à Jacqueline :

— Moi, heureusement, j'ai sous la peau un autre mal qui m'aura cassé les reins avant ça.

Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. Jean frissonna, à ce léger bruit. Il rentra, trop tard. Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. Elle n'avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. La Grande venait simplement de s'apercevoir qu'elle n'était plus, en la touchant. Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir, Debout au pied du lit, Jean la regarda, hébété d'idées confuses, la peine qu'il avait, la surprise qu'elle n'eût pas voulu faire de testament, la sensation que quelque chose se faisait et finissait dans son existence.

A ce moment, comme Hourdequin, après avoir salué en silence, s'en allait, assombri encore, il vit, sur la route, une ombre se détacher de la fenêtre et galoper au fond des ténèbres. L'idée lui vint de quelque chien rôdeur. (C'était Buteau qui, monté pour guetter la mort, courait l'annoncer à Lise.


428 LES ROUGON-MACQUART

Le lendemain, dans la matinée, on achevait de mettre en bière le corps de Françoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignée, en voyant entrer Lise et Buteau, l'un derrière l'autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans coeur qui n'étaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin dès qu'on avait cloué le cercueil sur elle, comme délivrés de la crainte de se retrouver en sa présence. Mais les membres présents de la famille, Fanny, la Grande, l'arrêtèrent : ça ne portait pas chance, de se disputer autour d'un mort; puis, quoi? on ne pouvait empêcher Lise de racheter sa rancune, en se décidant à veiller les restes de sa soeur.

Et les Buteau, qui avaient compté sur le respect dû à ce cercueil, s'installèrent. Ils ne dirent pas qu'ils reprenaient possession de la maison; seulement, ils le faisaient, d'une façon naturelle, comme si la chose allait de soi, à présent que Françoise n'était plus là. Elle y était bien encore, mais emballée pour le grand départ, pas plus gênante qu'un meuble. Lise, après s'être assise un instant, s'oublia jusqu'à ouvrir les armoires, à s'assurer que les objets n'avaient pas bougé de place, pendant son absence. Buteau rôdait déjà dans l'écurie et dans l'étable, en homme entendu qui donne le coup d'oeil du maître. Le soir, l'un et l'autre semblèrent tout à fait rentrés chez eux, et il n'y avait que le couvercle qui les embarrassât, maintenant, dans la chambre dont il barrait le milieu. Ce n'était, d'ailleurs, qu'une nuit à patienter : le plancher serait enfin libre de bonne heure, le lendemain.

Jean piétinait, au milieu de la famille, l'air perdu, ne sachant que


LA TERRE 429

faire de ses membres. D'abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. Mais, à mesure que les heures s'écoulaient, tout cela se détachait de sa personne, semblait passer aux autres. Quand la nuit tomba, personne ne lui adressait plus la parole, il n'était plus là qu'un intrus toléré. Jamais il n'avait eu si pénible la sensation d'être un étranger, de n'avoir pas un des siens, parmi ces gens, tous alliés, tous d'accord, dès qu'il s'agissait de l'exclure. Jusqu'à sa pauvre femme morte qui cessait de lui appartenir, au point que Fanny, comme il parlait de veiller près du corps, avait voulu le renvoyer, sous le prétexte qu'on était trop de monde. Il s'était obstiné pourtant, il avait même eu l'idée de prendre l'argent dans la commode, les cent vingt-sept francs, pour être certain qu'ils ne s'envoleraient pas. Lise, dès son arrivée, en ouvrant le tiroir, devait les avoir vus, ainsi que la feuille de papier timbré, car elle s'était mise à chuchoter vivement avec la Grande; et c'était depuis lors, qu'elle se réinstallait si à l'aise, certaine qu'il n'existait point de testament. L'argent, elle ne l'aurait toujours pas. Dans l'appréhension du lendemain, Jean se disait qu'il tiendrait au moins ça. Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise.

Le lendemain, l'enterrement eut lieu de bonne heure, à neuf heures; et l'abbé Madeline, qui partait le soir, put dire encore la messe et aller jusqu'à la fosse; mais il y perdit connaissance, on dut l'emporter. Les Charles étaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Jean pleurait, Buteau s'essuyait les yeux. Au dernier moment, Lise avait déclaré que ses jambes se cassaient, que jamais elle n'aurait la force d'accompagner le corps de sa pauvre soeur. Elle était donc restée seule dans la maison, tandis que la Grande, Fanny, la Frimat, la Bécu, d'autres voisines, suivaient. Et, au retour, tout ce monde, s'attardant exprès sur la place de l'Église, assista enfin à la scène prévue, attendue depuis la veille.

Jusque-là, les deux hommes, Jean et Buteau, avaient évité de se regarder, dans la crainte qu'une bataille ne s'engageât sur le cadavre à peine refroidi de Françoise. Maintenant, tous les deux se dirigeaient vers la maison, du même pas résolu; et, de biais, ils se dévisageaient. On allait voir. Du premier coup d'oeil, Jean comprit pourquoi Lise n'était pas allée au convoi. Elle avait voulu rester seule, afin d'emménager, en gros du moins. Une heure venait de lui suffire, jetant les paquets par-dessus le mur de la Frimat, brouettant ce qui aurait pu se casser. D'une claque enfin, elle avait ramené dans la cour Laure et Jules, qui s'y battaient déjà, tandis que le père Fouan, poussé aussi par elle, soufflait sur le banc. La maison était reconquise.


430 LES ROUGON-MACQUART

— Où vas-tu? demanda-brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte.

— Je rentre chez moi.

— Chez-toi ! où ça, chez toi ?... Pas ici, toujours. Ici, nous sommes chez nous..

Lise était accourue; et, les poings sur les hanches, elle gueulait, plus violente, plus injurieuse que son homme.

— Hein ? quoi? qu'est-ce qu'il veut, ce pourri ?..., Y avait assez longtemps qu'il empoisonnait ma pauvre soeur', à preuve que, sans ça, elle ne serait pas morte de son accident, et qu'elle a montré sa volonté, en ne lui rien laissant de son bien... Tape donc dessus, Buteau ! Qu'il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie!'

Jean, suffoqué de cette rude attaque, tâcha encore de raisonner.

— Je sais que la maison et la terre vous reviennent. Mais j'ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes...

— La moitié, tu as le toupet ! reprit Lise, en l'interrompant. Sale maquereau, tu oserais prendre la moitié de quelque chose, toi qui n'as seulement pas apporté ici ton démêloir et qui n'y es entré qu'avec ta chemise sur le cul. Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon !

Buteau l'appuyait, et d'un geste qui balayait le seuil :

— Elle a raison, décampe!... Tu avais ta veste et ta culotte, va-t'en avec, on ne te les retient pas.

La famille, les femmes surtout, Fanny et la Grande, arrêtées à une trentaine de mètres, semblaient approuver par leur silence'. Alors, Jean, blémissant sous l'outrage, frappé au coeur- de cette accusation d'abominable calcul, se fâcha, cria aussi fort que les autres.

— Ah ! c'est comme ça, vous voulez du vacarme... Eh bien! il y en aura. D'abord, je rentre, je suis chez moi, tant que le partage n'est pas fait; Et puis, je vais aller chercher M. Baille-hache qui mettra les scellés et qui m'en nommera gardien... Je suis chez moi, c'est à vous de foutre le camp!

Il s'était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. Mais Buteau avait sauté sur lui, une lutte s'engagea, les deux hommes roulèrent au milieu de la cuisine. Et la querelle continua dedans-, à savoir maintenant qui serait flanqué dehors, du. mari ou de la sioeur et du beau-frère.

— Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres.

— Le papier, on s'en torche ! Ça suffit que nous ayons le droit.

— Alors, venez avec l'huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres.


LA TERRE 431

— L'huissier et les gendarmes, on les envoie chien ! II n'y a que les crapules qui ont besoin d'eux. Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même.

Jean s'était retranché derrière la table, ayant le furieux besoin d'être le plus fort, ne voulant pas quitter cette demeure où sa femme venait d'agoniser, où il lui semblait que tout lie bonheur de sa vie avait tenu. Buteau, enragé, lui aussi, par l'idée de ne pas lâcher la place reconquise, comprenait qu'il fallait en finir. Il reprit:

— Et puis, ce n'est pas tout ça, tu nous emmerdes !

Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l'autre. Mais celuici empoigna une chaise, le fit culbuter en la lui envoyant à travers les jambes ; et il se réfugiait au fond de la chambre voisine pour s'y barricader, lorsque la femme eut le brusque souvenir de l'argent, des cent vingt-sept francs aperçus dans le tiroir de la commode.. Elle crut qu'il courait les prendre, elle le devança, ouvrit le tiroir, jeta un hurlement de douleur.

— L'argent ? ce nom de Dieu a volé l'argent, cette nuit!: Et, des lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. II criait que l'argent lui appartenait, qu'il voulait bien faire les comptes et qu'on lui en redevrait, sûrement. Mais la femme et l'homme ne l'écoutaient pas, la femme s'était ruée, cognait plus fort que l'homme. D'une poussée folle, il fut délogé de la chambre, ramené dans la cuisine, où ils tournèrent tous lés trois en une masse confuse, rebondissante aux. angles des meubles. A coups de pied, il se débarrassa de Lise. Elle revint, lui enfonça ses ongles dans la nuque, tandis que Buteau, prenant son élan, tapant de la tête ainsi qu'un bélier, l'envoyait s'étaleit dehors, sur la route.

Ils restèrent là, ils Bouchèrent te porte de leur corps, clamant : —Voleur qui a volé notre argent !... Voleur ! voleur ! voleur ! Jean, après s'être ramassé, répondit, dans un bégayement de souffrance et de colère :

— C'est bon, j'irai chez le juge, à Châteaudun, et il me fera, rentrer chez moi, et je vous poursuivrai en justice pour des, dommages-intérêts... Au revoir !

Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Quand la famille avait vu qu'on se tapait, elle s'en était prudemment allée, à cause des procès possibles.

Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. Enfin, ils l'avaient donc foutu à la rue, l'étranger, l'usurpateur ! Et ils y étaient rentrés, dans la maison, ils disaient bien qu'ils y rentreraient ! La maison ! la maison !


432 LES ROUGON-MACQUART

à cette idée qu'ils s'y retrouvaient, dans la vieille maison patrimoniale, bâtie jadis par un ancêtre, ils furent pris d'un coup de folie joyeuse, ils galopèrent au travers des pièces, gueulèrent à s'étrangler, pour le plaisir de gueuler chez eux. Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. Seul, le père Fouan, resté sur le banc de pierre, les regardait passer de ses yeux troubles, sans rire.

Brusquement, Buteau s'arrêta.

— Nom de Dieu ! il a filé par le haut, pourvu qu'il ne soit pas allé faire du mal à la terre!

C'était absurde, mais ce cri de passion l'avait bouleversé. La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. Ah! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison! ce morceau de terre de là-haut qui comblait le trou entre ses deux tronçons, qui lui rétablissait sa parcelle de trois hectares, si belle, que Delhomme lui-même n'en possédait pas une semblable? Toute sa chair s'était mise à trembler de joie comme au retour d'une femme désirée et qu'on a crue perdue. Un besoin immédiat de la revoir, dans sa crainte folle que l'autre pouvait l'emporter, lui tourna la tête. Il partit en courant, en grognant qu'il souffrirait trop, tant qu'il ne saurait pas.

Jean, en effet, était monté en plaine, afin d'éviter le village ; et, par habitude, il suivait le chemin de la Borderie. Lorsque Buteau l'aperçut, justement il passait le long de la pièce des Cornailles ; mais il ne s'arrêta pas, il ne jeta, à ce champ tant disputé, qu'un regard de défiance et de tristesse, comme s'il l'accusait de lui avoir porté malheur; car un souvenir venait de mouiller ses yeux, celui du jour où il avait causé avec Françoise pour la première fois : n'était-ce pas aux Cornailles que la Coliche l'avait traînée, gamine encore, dans une luzernière ? Il s'éloigna d'un pas ralenti, la tête basse, et Buteau qui le guettait, mal rassuré, le soupçonnant d'un mauvais coup, put s'approcher à son tour de la pièce. Debout, il la contempla longuement : elle était toujours là, elle n'avait pas l'air de se mal porter, personne ne lui avait fait du mal. Son coeur se gonflait, allait vers elle, dans cette idée qu'il la possédait de nouveau, à jamais. Il s'accroupit, il en prit des deux mains une motte, l'écrasa, la renifla, la laissa couler pour en baigner ses doigts. C'était bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l'avoir respirée.

Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. D'abord, il avait voulu courir à Cloyes, chez M. Baillehache, pour se faire réintégrer dans la maison. Ensuite, sa colère s'était calmée. S'il y rentrait aujourd'hui, demain il lui en faudrait sortir. Alors, pourquoi ne pas avaler ce gros chagrin tout de suite, puisque la chose


LA MORT DE HOURDEQUIN

Hourdequin était au fond, mort, les reins cassés à l'angle d'une marche. (P. 435)

ZOLA. — LA TERRE. 53



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était faite? D'ailleurs, ces canailles avaient raison : pauvre il était venu, pauvre il s'en allait. Mais, surtout, ce qui lui cassait la poitrine, ce qui le décidait, à se résigner, c'était dé se dire que la volonté de Françoise en mourant avait dû être que les choses fussent ainsi, du moment où elle ne lui avait pas légué son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immédiatement ; et, lorsque, dans le bercement de la marche, sa colère se rallumait, il n'en était plus qu'à jurer de traîner les Buteau en justice, pour se faire rendre sa part, la moitié de tout ce qui tombait dans la communauté. On verrait s'il se laisserait dépouiller comme un capon !.

Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. Un raisonnement intérieur, dont il n'avait eu que la demi-conscience, l'amenait à la ferme, comme à un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas. quitter le pays, n'était-ce pas là qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail? Hourdequin l'avait toujours estimé, il ne doutait-point d'être accueilli sur l'heure.

Mais de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l'inquiéta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouvé, au pied de l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placée si dangereusement; et Hourdequin était au fond, mort, les reins cassés, à l'angle d'une marche. Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle à manger, tandis que, dans la cuisine, Jacqueline se désespérait, la face décomposée, sans une larme.

Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d'une voix étranglée.

— Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeât de place, ce trou!... Mais qui donc a pu le laisser ouvert ! Je suis certaine qu'il était fermé hier soir, quand je suis montée... Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête

— Le maître est descendu avant vous ? demanda Jean, que l'accident stupéfiait.

— Oui, le jour pointait à peine... Je dormais. II m'a semblé qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai dû rêver... Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumière, pour surprendre les serviteurs au saut du lit... II n'aura pas vu le trou, il sera tombé. Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte? Ah! j'en mourrai !

Jean, qu'un soupçon venait d'effleurer, l'écarta aussitôt. Elle n'avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère. —C'est un grand malheur, murmura-t-il.

— Oh ! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi !


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Elle s'affaissa sur une chaise, accablée, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maître qu'elle comptait épouser enfin! le maître qui avait juré de lui tout laisser par testament! Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. Et elle n'aurait pas même des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors à coups de botte, comme il l'avait promis. Rien ! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau ! Un désastre, un écrasement !

Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'était le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la veille. Elle l'accusait d'être trop vieux, de ne point suffire, enragée de le trouver sans cesse derrière son dos, à l'espionner ; et Hourdequin, bien que n'étant pas de son avis, avait cédé, tellement il pliait sous elle maintenant, dompté, réduit à lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congédié avec de bonnes paroles et des promesses, regardait le maître fixement de ses yeux pâles. Puis, lentement, il s'était mis à lâcher son paquet sur la garce, cause de son malheur : la galopée des mâles, Tron après tant d'autres, et l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, à la connaissance de tous; si bien que, dans le pays, on disait que le maître devait aimer ça, les restes de valet. Vainement, le fermier, éperdu, tâchait de l'interrompre, car il tenait à son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'être forcé de la chasser : le vieux était allé jusqu'au bout, sans omettre une seule des fois qu'il les avait surpris, méthodique, le coeur peu à peu soulagé, vidé de sa longue rancune. Jacqueline ignorait cette délation, Hourdequin s'étant sauvé à travers champs, avec la crainte de l'étrangler, s'il la revoyait; ensuite, au retour, il avait simplement renvoyé Tron, sous le prétexte qu'il laissait la cour dans un état de saleté épouvantable. Alors, elle avait bien eu un soupçon ; mais elle ne s'était pas risquée à défendre le vacher, obtenant qu'il coucherait encore cette nuit-là, comptant arranger l'affaire le lendemain, pour le garder. Et tout cela, à cette heure, restait trouble, dans le coup du destin qui détruisait ses dix années de laborieux calculs.

Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. Elle ne l'avait pas revu depuis la veille, les autres domestiques erraient par la ferme, inoccupés, anxieux. Quand elle aperçut le Percheron, cette grande bête à la chair d'enfant, elle eut un cri, rien qu'à la façon oblique dont il entrait.

— C'est toi qui as ouvert la trappe!

Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes.

— C'est toi qui as ouvert la trappe et qui l'as appelé, pour qu'il fit la culbute !


LA TERRE 437

Saisi de cette scène, Jean s'était reculé. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne semblaient plus le savoir là, dans la violence des passions qui les agitaient. Tron, sourdement, la tête basse, avouait.

— Oui, c'est moi... Il m'avait renvoyé, je ne t'aurais plus vue, ça ne se pouvait pas... Et puis, déjà j'avais songé que, s'il mourait, nous serions libres d'être ensemble.

Elle l'écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Lui, en grognements satisfaits, lâchait ce qui avait roulé au fond de son crâne dur, une jalousie humble et féroce de serviteur contre le maître obéi, un plan sournois de crime pour s'assurer,la possession de cette femme, qu'il voulait à lui seul.

— Le coup fait, j'ai cru que tu serais contente... Si je ne t'en ai rien dit, c'était dans l'idée de ne pas te causer de la gêne... El alors, maintenant qu'il n'est plus là, je viens te prendre, pour nous en aller et nous marier.

Jacqueline, la voix brutale, éclata.

— Toi! mais je ne t'aime pas, je ne te veux pas!... Ah! tu l'as tué pour m'avoir ! Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. Une bêtise pareille, avant qu'il m'épouse et qu'il fasse le testament!... Tu m'as ruinée, tu m'as ôté le pain de la bouche. C'est à moi que tu as cassé

les os, hein ! brute, comprends-tu?... Et tu crois que je vais te suivre ! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi?

A son tour, il l'écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu.

— Parce que j'ai plaisanté, parce que nous avons pris du plaisir ensemble, tu t'imagines que tu vas m'embêter toujours... Nous marier? ah, non ! ah, non! j'en choisirais un plus malin, si j'avais l'en vie d'un homme... Tiens! va-t'en, tu me rends malade... Je ne t'aime pas, je ne te veux pas. Va-t'en !

Une colère le secoua. Quoi donc? il aurait tué pour rien. Elle était à lui, il l'empoignerait par le cou et l'emporterait.

— T'es une fière gueuse, gronda-t-il. Ça n'empêche que tu vas venir. Autrement, je te règle ton compte, comme à l'autre.

La Cognette marcha sur lui, les poings serrés.

— Essaye voir!

Il était bien fort, gros et grand, et elle était bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayante, les dents prêtes à mordre, les regards aigus, luisants comme des couteaux.

— C'est fini, va-t'en !... Plutôt que d'aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d'homme,.. Va-t'en, va-t'en, va-t'en!


438 LES ROUGON-MACQUART

Et Tron s'en alla, à reculons, dans urne retraite de bête carnassière et lâche, cédant à la crainte, remettant sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore :

— Morte ou vivante, j'aurai ta peau!

Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. Puis, se retournant, frémissante, elle ne s'étonna point de voir Jean, elle s'écria dans un élan de franchise :

— Ah ! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'être emballée avec lui!

Jean restait glacé. Une réaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme ; elle étouffa, elle tomba dans ses bras, en sanglotant, en répétant qu'elle était malheureuse, oh ! malheureuse, bien malheureuse! Ses larmes, coulaient sans fin, elle voulait être plainte, être aimée, elle s'attachait à lui, comme si elle avait désiré que celui-ci l'emportât et la gardât. Et il commençait à être très ennuyé, lorsque le beaufrère du mort, le notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme était allé prévenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir.

Jean, qui s'était échappé de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne voyait rien, bouleversé par cette histoire, dont le frisson s'ajoutait au chagrin de son malheur à lui. Il avait son compte de malechance, un égoïsme lui faisait hâter le pas, malgré son apitoiement sur le sort de son ancien maître Hourdequin. Ce n'était guère son rôle de vendre la Gognette et son galant, la justice n'avait qu'à ouvrir l'oeil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fût senti complice. Devant les premières maisons de Rognes seulement, il respira; et il se disait, maintenant, que le fermier était mort de son péché, il songeait à cette grande vérité que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l'étranglait.

Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il était allé à la ferme pour y demander du travail. Tout de suite, il s'inquiéta, il chercha où il pourrait frapper à cette heure, et la pensée lui vint que les Charles avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait-il pas s'offrir ? Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. Immédiatement, il se rendit à Roseblanche.

Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Élodie versait le café, et M. Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prît une tasse. Celui-ci accepta, bien


LA TERRE 439

qu'il n'eût rien mangé depuis la veille : il avait l'estomac trop serré, ça le secouerait un peu. Mais quand il se vit à cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout à l'heure, dès qu'il trouverait un biais. Madame Charles s'était mise à le plaindre, à pleurer la mort de cette pauvre Françoise, et il s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux.

Puis, la servante, ayant annoncé les Delhomme, le père et le fils, Jean fut oublié.

— Faites entrer et donnez deux autres tasses.

C'était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. Au sortir du cimetière, Nénesse les avait accompagnés jusqu'à Roseblanche ; et, tandis que madame Charles rentrait avec Élodie, il avait retenu M. Charles, il s'était carrément présenté comme acquéreur du 19, si l'on tombait d'accord. A l'entendre, la maison, qu'il connaissait, serait vendue un prix ridicule; Vaucogne n'en trouverait pas cinq mille francs, tellement il l'avait laissée déchoir; tout y était à changer, le mobilier défraîchi, le personnel choisi sans goût, si défectueux, que la troupe elle-même allait ailleurs. Pendant près de vingt minutes, il avait ainsi déprécié l'établissement, étourdissant son oncle, le stupéfiant de son entente de la partie, de sa science à marchander, des dons extraordinaires qu'il montrait pour son jeune âge. Ah ! le gaillard! en voilà un qui aurait l'oeil et la poigne! et Nénesse avait dit qu'il reviendrait, accompagné de son père, après le déjeuner, afin de causer sérieusement.

En rentrant, M. Charles s'en entretint avec madame Charles, qui, à son tour, s'émerveilla de trouver tant de moyens chez ce garçon. Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités ! Il fallait jouer serré, pour ne pas être fichu dedans par le jeune homme. C'était la dot d'Elodie qu'il s'agissait de sauver du désastre. Au fond de leur crainte cependant, il y avait une sympathie invincible, un désir de voir le 19, même à perte, aux mains habiles et vigoureuses d'un maître qui lui rendrait son éclat. Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent ils d'une façon très cordiale. - Vous allez prendre du café, hein !.. Élodie, offre le sucre.

Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. Rasé de frais, la face cuite et immobile, Delhomme ne lâchait pas un mot, dans une réserve diplomatique; tandis que Nénesse, en toilette, souliers vernis, gilet à palmes d'or, cravate mauve, se montrait très à l'aise, souriant, séduisant. Lorsque Élodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie.

— Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre.


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Elle rougit davantage, elle ne sut que répondre, tant cette parole d'un garçon aimable la bouleversait dans son innocence.

Le matin,. Nénesse, en finaud, n'avait risqué, que la moitié de l'affaire. Depuis l'enterrement, où il avait aperçu Élodie, son plan s'était élargi tout d'un coup : non seulement il aurait le 19, mais il voulait aussi la jeune fille. L'opération était simple. D'abord, rien à débourser, il ne la prendrait qu'avec la maison en dot; ensuite, si elle ne lui apportait actuellement que cette dot compromise, plus tard elle hériterait des Charles, une vraie fortune. Et c'était pourquoi il avait amené son père, résolu à faire immédiatement sa demande.

Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bien fleuri, mais la fleur tiendrait-elle ! On finissait de boire le café, la conversation tomba.

— Ma mignonne, dit brusquement M. Charles à Élodie, tu devrais aller faire un tour au jardin.

Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme. — Pardon, mon oncle, interrompit Nénesse, si c'était un effet de votre bonté que ma cousine restât avec nous... J'ai à vous parler de quelque chose qui l'intéresse ; et, n'est-ce pas, vaut toujours mieux terminer les affaires d'un coup que de s'y reprendre à deux fois.

Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé. — C'est donc pour vous dire que je serais très heureux d'épouser ma cousine, si vous y consentiez, et si elle y consentait elle-même.

La surprise fut grande. Mais Élodie surtout en parut révolutionnée, à _ ce point que, quittant sa chaise, elle se jeta au cou de madame Charles, dans un effarement de pudeur qui empourprait ses oreilles; et sa grand'- mère s'épuisait à la calmer.

- Voyons, voyons, mon petit lapin, c'est trop, sois donc raisonnable!...On ne te mange pas, parce qu'on te demande en mariage... Ton cousin n'a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête. - Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure.

— Mon Dieu ! mon garçon, finit par déclarer M. Charles, je ne m'attendais pas à ta demande. Peut-être aurait-il mieux valu m'en parler d'abord, car tu vois comme notre chérie est sensible... Mais, quoi qu'il arrive, sois certain que je t'estime, car tu me sembles un bon sujet et un travailleur.

Delhomme, dont pas un trait n'avait bougé jusque-là, lâcha deux mots.

— Pour sûr !

Et Jean, comprenant qu'il devait être poli, ajouta :


ELODIE VOULANT ALLER GERER LA GERER LA CONFISERIE

Mon cousin a raison, on ne peut pas lâcher ça. » (P. 414.)

É. ZOLA. — LA TERRE. 56



LA TERRE 443

— Ah ! oui, par exemple!

M. Charles se remettait, et déjà il avait réfléchi que Nénesse n'était pas un mauvais parti, jeune, actif, fils unique de paysans riches. Sa petitefille ne trouverait pas mieux. Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il :

— Ça regarde l'enfant. Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra.

Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande.

— Ma cousine, si vous voulez bien me faire l'honneur et le plaisir... Elle avait toujours le visage enfoui dans le sein de sa grand'mère,

mais elle ne le laissa pas achever, elle accepta d'un signe de tête énergique, répété trois fois, en enfonçant sa tête davantage. Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. Elle aimait donc ce garçon, qu'elle avait si peu vu? ou bien était-ce qu'elle en désirait un, n'importe lequel, pourvu qu'il fût joli homme?

Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant :

— Pauvre chérie ! pauvre chérie !

— Eh bien, reprit M. Charles, puisque ça lui va, ça nous va.

Mais une pensée venait de l'assombrir. Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret.

— Naturellement, mon brave, nous abandonnons l'autre chose, la chose que tu m'as proposée ce matin.

Nénesse s'étonna.

— Pourquoi donc?

— Comment, pourquoi? Mais parce que... Voyons... tu comprends bien?... Nous ne l'avons pas laissée jusqu'à vingt ans chez les dames de la Visitation pour que... enfin, c'est impossible !

Il clignait les yeux, il tordait la bouche, voulant se faire entendre, craignant d'en trop dire. La petite là-bas, rue aux Juifs ! une demoiselle qui avait reçu tant d'instruction! une pureté si absolue, élevée dans l'ignorance de tout!

- Ah ! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire... Je me marie pour m'établir, je veux ma cousine et la maison.

— La confiserie, s'écria madame Charles.

Et, ce mot lancé, la discussion s'en empara, le répéta à dix reprises. La confiserie, allons! était-ce raisonnable? Le jeune homme et son père s'entêtaient à l'exiger comme dot, disaient qu'on ne pouvait pas lâcher ça, que c'était la vraie fortune de la future; et ils prenaient à témoin Jean, qui en convenait d'un hochement du menton. Enfin, ils finirent tous par


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crier, ils s'oubliaient, précisaient, donnaient des détails crus, lorsqu'un incident inattendu les fit taire.

Lentement, Élodie venait enfin de dégager sa tête, et elle se leva, de son air de grand lis poussé à l'ombre, avec sa pâleur mince de vierge chlorotique, ses yeux vides, ses cheveux incolores. Elle les regarda, elle dit tranquillement :

— Mon cousin a raison, on ne peut pas lâcher ça. Ahurie, madame Charles bégayait :

— Mais, mon petit lapin, si tu savais...

— Je sais... Il y a beau temps que Victorine m'a tout dit, Victorine, la bonne qu'on a renvoyée, à cause des hommes... Je sais, j'y ai réfléchi, je vous jure qu'on ne peut pas lâcher ça.

Une stupeur avait cloué les Charles. Leurs yeux s'étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. Eh quoi! elle connaissait le 19, ce qu'on y faisait, ce qu'on y gagnait, le métier enfin, et elle en parlait avec cette sérénité ! Ah ! l'innocence, elle touche à tout sans rougir!

— On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. C'est trop bon, ça rapporte trop... Et puis une maison que vous avez faite, où vous avez travaillé si fort, est-ce que ça doit sortir de la famille ?

M. Charles en fut bouleversé. Dans son saisissement, montait une émotion indicible, qui lui partait du coeur et le serrait à la gorge. Il s'était levé, il chancela, s'appuya sur madame Charles, debout, elle aussi, suffoquée et tremblante. Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d'une voix éperdue.

— Oh ! chérie, oh! chérie... Non, non, chérie...

Mais les yeux d'Élodie se mouillaient, elle baisa la vieille alliance de sa mère, qu'elle portait au doigt, cette alliance usée là-bas, dans le travail.

— Si, si, laissez-moi suivre mon idée... Je veux être comme maman. Ce qu'elle a fait, je peux le faire, il n'y a pas de déshonneur, puisque vous l'avez fait vous-mêmes... Ça me plaît beaucoup, je vous assure. Et vous verrez si j'aiderai mon cousin, si nous relèverons promptement la maison, à nous deux! Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas!

Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. L'attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Sans doute, ils ne l'avaient pas élevée dans cette idée; seulement, que faire, quand le sang parle? Ils reconnaissaient le cri de la vocation. Absolument la même histoire que pour Estelle : elle aussi, ils l'avaient enfermée chez les dames de la Visitation, ignorante, pénétrée des principes les plus rigides de la morale; et


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elle n'en était pas moins devenue une maîtresse de maison hors ligne. L'éducation ne signifiait rien, c'était l'intelligence qui décidait de tout. Mais la grosse émotion des Charles, les larmes dont ils débordaient sans pouvoir les arrêter, venaient plus encore de cette pensée glorieuse que le 19, leur oeuvre, leur chair, allait être sauvé de la ruine. Élodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Et ils le voyaient déjà restauré, rentré dans la faveur publique, étincelant, tel enfin qu'il brillait sur Chartres, aux plus beaux jours de leur règne.

Lorsque M. Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras.

Ton père nous a causé bien des soucis, tu nous consoles de tout, mon ange!

Madame Charles l'étreignit également, ils ne firent plus qu'un groupe, leurs pleurs se confondirent.

— C'est donc une affaire entendue? demanda Nénesse, qui voulait un engagement.

— Oui, c'est entendu.

Delhomme rayonnait, en père enchanté d'avoir casé son fils, d'une façon inespérée. Dans sa prudence, il s'agita, il exprima son opinion.

— Ah! bon sang! s'il n'y a jamais de regret de votre côté, il n'y en aura point du nôtre... Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. Quand on gagne, ça marche toujours.

Ce fut sur cette conclusion qu'on se rassit, pour causer des détails, tranquillement.

Mais Jean comprit qu'il gênait. Lui-même, au milieu de ces effusions, était embarrassé de sa personne, et il se serait échappé plus tôt, s'il avait su comment sortir. Il finit par emmener M. Charles à l'écart, il parla de la place de jardinier. La face digne de M. Charles devint sévère : une situation chez lui à un parent, jamais ! On ne tire rien de bon d'un parent, on ne peut pas taper dessus. D'ailleurs, la place était donnée depuis la veille. Et Jean s'en alla, pendant qu'Élodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le méchant, elle se chargeait de le mettre à la raison.

Dehors, il marcha d'un pas ralenti, ne sachant plus où frapper pour avoir du travail. Sur les cent vingt-sept francs, il avait déjà payé l'enterrement de sa femme, la croix et l'entourage, au cimetière. Il lui restait à peine la moitié de la somme, il irait toujours trois semaines avec ça, ensuite il verrait bien. La peine ne l'effrayait point, son unique souci venait de l'idée de ne pas quitter Rognes, à cause de son procès. Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. Longtemps il battit la cam-


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pagne, la tête barbouillée de rêvasseries confuses, retournant à la Borderie, retournant chez les Charles. Partout la même histoire, l'argent et la femelle, on en mourait et on en vivait. Rien d'étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. Une faiblesse lui cassait les jambes, il songea, qu'il n'avait pas mangé encore, il retourna vers le village, décidé à s'installer chez Lengaigne, qui louait des chambres. Mais, comme il traversait la place de l'Église, la vue de la maison dont on l'avait chassé le matin lui ralluma le sang. Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote? C'était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille.

La nuit tombait, Jean eut peine à distinguer le père Fouan, assis sur le banc de pierre. Il arrivait devant la porte de la cuisine, où brûlait une chandelle, lorsque Buteau le, reconnut et s'élança pour lui barrer le passage.

— Nom de Dieu ! c'est encore toi... Qu'est-ce que tu veux ?

— Je veux mes deux pantalons et ma redingote.

Une querelle atroce éclata. Jean s'obstinait, demandait à fouiller dans l'armoire ; tandis que Buteau, qui avait pris une serpe, jurait de lui ouvrir la gorge, s'il passait le seuil. Enfin, on entendit la voix de Lise, à l'intérieur, crier :

— Ah! va, faut les lui rendre, ses guenilles!... Tu ne mettrais pas ça, il est pourri !

Les deux hommes se turent., Jean attendit. Mais, derrière son dos, sur le banc de pierre, le père Fouan, rêva, la tête perdue, bégayant de sa voix empâtée:

— Fous donc le camp ! ils te saigneront, comme ils ont saigné la petite !

Ce fut un éblouissement. Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette., II avait déjà un soupçon, il ne douta plus qu'elle n'eût sauvé sa famille de la guillotine. La peur le prenait aux cheveux, et il ne trouvait pas. un cri, pas un geste, quand il reçut, au travers de la. figure, les pantalons et la redingote que Lise lui jetait par la porte ouverte, à la volée.

— Tiens! les v'là, tes saletés!... Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste!

Alors, il les ramassa, il s'en alla. Et, sur la route seulement, lorsqu'il fut sorti de la cour, il brandit le poing vers la maison, en criant un seul mot, qui troua le silence.,

— Assassins!

Puis, il disparut dans la nuit noire.


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Buteau était resté saisi, car il avait entendu la phrase grognée en rêve parle père Fouan, et le mot de Jean venait de l'atteindre en plein corps, ainsi qu'une balle. Quoi donc? les gendarmes allaient-ils s'en mêler, à présent qu'il croyait l'affaire ensevelie avec Françoise ? Depuis qu'il l'avait vu descendre dans la terre, le matin, il respirait, et voilà que le vieux savait tout! Est-ce qu'il faisait la bête, pour les guetter? Cela acheva d'angoisser Buteau, il en rentra si malade, qu'il laissa la moitié de son assiette de soupe. Lise, mise au courant, grelottante, ne mangea pas non plus.

Tous deux s'étaient fait une fête, de cette première nuit passée dans la maison reconquise. Elle fut abominable, la nuit de malheur. Ils avaient couché; Laure et Jules sur un matelas, devant la commode, en attendant de les installer autre part ; et les enfants ne dormaient, pas encore, qu'euxmêmes s'étaient mis au lit, soufflant, la chandelle. Mais impossible de fermer l'oeil, ils se retournaient comme sur un gril brûlant, ils finirent par causer à demi voix. Ah! ce père, qu'il pesait donc lourd, depuis qu'il tombait en enfance! une vraie charge, à leur casser les reins, tant il coûtait! On ne s'imaginait pas ce qu'il, avalait de pain, et glouton, prenant la viande à pleins doigts, renversant, le vin dans sa barbe, si malpropre, qu'on avait mal au coeur rien que de le voir. Avec ça, maintenant, il s'en allait toujours déculotté, on l'avait surpris en train de se découvrir devant des petites filles : une manie de vieille bête finie, une fin dégoûtante pour un homme qui n'était pas plus cochon qu'un autre, dans son temps. Vrai! c'était à l'achever d'un coup de pioche, puisqu'il ne se décidait pas à partir de lui-même !

— Quand on songe qu'il tomberait, si l'on soufflait, dessus ! murmura Buteau. Et il dure, il s'en fout pas mal, de nous gêner!. Ces, bougres de vieux, moins ça fiche, moins ça gagne, et plus ça se cramponne !... Il ne claquera jamais, celui-là.

Lise, sur le dos, dit à son tour :

— C'est mauvais qu'il soit rentré'ici... Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail... Moi, si j'avais eu à prier le bon Dieu, je lui aurais demandé de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison.

Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idée que le père savait tout et qu'il pouvait les vendre, même innocemment. Ça, c'était le comble. Qu'il fût une, dépense, qu'il les encombrât, qu'il les empêchât de jouir à l'aise des titres de rente volés, ils l'avaient supporté longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fît couper le cou, ah! non, ça passait la permission. Fallait y mettre ordre.

— Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement.


448 LES ROUGON -MACQUART

Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de Laure et de Jules, puis fila en chemise dans la pièce aux betteraves, où l'on avait rétabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle était frissonnante, les pieds glacés par le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour la réchauffer.

— Eh bien?

— Eh bien ! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, à cause qu'il étouffe.

Un silence régna, mais ils avaient beau se taire, dans leur étreinte, ils entendaient leurs pensées battre sous leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'était si facile de le finir : un rien dans la gorge, un mouchoir, les doigts seulement, et l'on en serait délivré. Même, ce serait un vrai service à lui rendre. Est-ce qu'il ne valait pas mieux dormir tranquille au cimetière, que d'être à charge aux autres et à soi?

Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brûlaient, comme si un désir leur eût allumé le sang des veines. Il la lâcha tout d'un coup, sauta à son tour pieds nus sur le carreau.

— Je vas voir aussi.

La chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, écoutait, les yeux grands ouverts dans le noir. Mais les minutes s'écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. A la fin, elle l'entendit revenir sans lumière, avec le frôlement mou de ses pieds, si oppressé, qu'il ne pouvait contenir le ronflement de son haleine. Et il s'avança jusqu'au lit, il tâta pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille :

— Viens donc, j'ose pas tout seul.

Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle éclairait assez pour qu'on le distinguât, allongé sur le dos, la tête glissée de l'oreiller. Il était si raidi, si décharné par l'âge, qu'on l'aurait cru mort, sans le râle pénible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait là un trou noir, où les lèvres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se penchèrent, comme pour voir ce qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. Mais leurs bras mollissaient, c'était très facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en allèrent, ils revinrent. Leur langue sèche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un regard, elle lui avait montré l'oreiller : allons donc! qu'attendait-il? Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. Brus-


LE MEURTRE DE FOUAN

Buteau pesa, de tout son poid, pendant qu'elle , montée sur le lit, s'asseyait, enforçait sa croupe nue. (P. 451.)

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quement, Lise exaspérée empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du père.

— Bougre de lâche ! faut donc que ce soit toujours les femmes! Alors Buteau se rua, pesa de tout le poids de son corps, pendant

qu'elle, montée sur le lit, s'asseyait, enfonçait sa croupe nue de jument hydropique. Ce fut un enragement, l'un et l'autre foulaient, des poings, des épaules, des cuisses. Le père avait eu une secousse violente, ses jambes s'étaient détendues avec des bruits de ressorts cassés. On aurait dit qu'il sautait, pareil à un poisson jeté sur l'herbe. Mais ce ne fut pas long. Ils le maintenaient trop rudement, ils le sentirent sous eux qui s'aplatissait, qui se vidait, de l'existence. Un long frisson, un dernier tressaillement, puis rien du tout, quelque chose d'aussi mou qu'une chiffe.

— Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé.

Lise, toujours assise, en tas, ne dansait plus, se recueillait, pour voir si aucun frémissement de vie ne lui répondait dans la peau.

— Ça y est, rien ne grouille.

Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l'oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur.

— Nom de Dieul il est tout noir, nous sommes foutus!

En effet, pas possible de raconter qu'il s'était mis lui-même en un pareil état. Dans leur rage à le pilonner, ils lui avaient fait L'entrer le nez au fond de la bouche; et il était violet, un vrai nègre. Un instant, ils sentirent le sol vaciller sous eut . Ils entendaient le galop des gendarmes, les chaînes de la prison, le couteau de la guillotine. Cette besogne mal faite les emplissait d'un regret épouvanté. Comment le raccommoder, à cette heure? On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. Et ce fut l'angoisse de le voir couleur de suie qui leur inspira une idée.

— Si on le brûlait, murmura Lise. Buteau, soulagé, respira fortement.

— C'est ça, nous dirons qu'il s'est allumé lui-même.

Puis, la pensée des titres lui étant venue, il tapa des mains, tout son visage s'éclaira d'un rire triomphant.

— Ah! nom de Dieu ! ça va, on leur fera croire qu'il a flambé les paoiers avec lui... Pas de compte à rendre!

Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d'abord qu'il l'approchât du lit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derrière les betteraves ; et elle en prit un, elle l'enflamma, commença par griller les cheveux et la barbe du père, très longue, toute blanche. Ça sentait la graisse répandue, ça


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crépitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejetèrent en arrière, béants, comme si une main froide les avait tirés par les cheveux. Dans l'abominable souffrance des brûlures, le père, mal étouffé, venait d'ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez cassé, à la barbe incendiée, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut.

Affolé déjà, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu'il entendit éclater des sanglots à la porte. C'étaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, réveillés par le bruit, attirés par cette grosse clarté, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d'effroi.

— Nom de Dieu de vermines ! cria Buteau en se précipitant sur eux, si vous bavardez, je vous étrangle... V'là pour vous souvenir!

D'une paire de gifles, il les avait jetés par terre. Ils se ramassèrent, sans une larme, ils coururent se pelotonner sur leur matelas, où ils ne bougèrent plus.

Et lui voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. Puis, des flammes s'élancèrent, grandirent jusqu'au plafond. Le père craquait là-dedans, et l'insupportable odeur augmentait, l'odeur des chairs cuites. Toute la vieille demeure aurait flambé comme une meule, si la paille ne s'était pas remise à fumer sous le bouillonnement du corps. Il n'y eut plus, sur les traverses du lit de fer, que ce cadavre à demi calciné, défiguré, méconnaissable. Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore.

— Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau. «

— Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses.

Il posa au chevet une chaise, d'où il renversa la chandelle du vieux, pour faire croire qu'elle était tombée sur la paillasse. Même il eut la malignité d'enflammer du papier par terre. On trouverait les cendres, il raconterait que, la veille, le vieux avait découvert et gardé ses titres.

— C'est fait, au lit !

Buteau et Lise coururent, se bousculèrent l'un derrière l'autre, se replongèrent dans leur lit. Mais les draps s'étaient glacés, ils se reprirent d'une étreinte violente, pour avoir chaud. Le jour se leva, qu'ils ne dormaient pas encore. Ils ne disaient rien, ils avaient des tressaillements, après lesquels ils entendaient leur coeur battre, à grands coups. C'était la porte de la chambre voisine, restée ouverte, qui les gênait ; et l'idée de


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la fermer les inquiétait davantage. Enfin, ils s'assoupirent, sans se lâcher.

Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constatèrent la chandelle renversée, la paillasse à moitié détruite, les papiers réduits en cendres. Toutes criaient que ça devait arriver un jour, qu'elles l'avaient prédit cent fois, à cause de ce vieux tombé en enfance. Et une chance encore que la maison n'eût pas brûlé avec lui !


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VI

Deux jours après, le matin même où le père Fouan devait être enterré, Jean, las d'une nuit d'insomnie, s'éveilla très tard, dans la petite chambre qu'il occupait chez Lengaigne. Il n'était pas allé encore à Chateaudun, pour le procès, dont l'idée seule l'empêchait de quitter Rognes; chaque soir, il remettait l'affaire au lendemain, hésitant davantage, à mesure que sa colère se calmait; et c'était un dernier combat qui l'avait tenu éveillé, fiévreux, ne sachant quelle décision prendre.

Ces Buteau ! des brutes meurtrières, des assassins, dont un honnête homme aurait dû faire couper la tête ! A la première nouvelle de la mort du vieux, il avait bien compris le mauvais coup. Les gredins, parbleu ! venaient de le griller vif, pour l'empêcher de causer. Françoise, Fouan : de tuer l'une, ça les avait forcés de tuer l'autre. A qui le tour, maintenant ? Et il songeait que c'était son tour : on le savait dans le secret, on lui enverrait sûrement du plomb, au coin d'un bois, s'il s'obstinait à habiter le pays. Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite? Il s'y décidait, il irait conter l'histoire aux gendarmes, dès son lever. Puis, l'hésitation le reprenait, une méfiance de cette grosse affaire où il serait témoin, une crainte d'en souffrir autant que les coupables. A quoi bon se créer des soucis encore? Sans doute, ce n'était guère brave, mais il se donnait une excuse, il se répétait qu'en ne parlant pas, il obéissait à la volonté dernière de Françoise. Vingt fois dans la nuit, il voulut, il ne voulut plus, malade de ce devoir devant lequel il reculait.

Lorsque, vers neuf heures, Jean eut sauté du lit, il se trempa la tête dans une cuvette d'eau froide. Brusquement, il prit une résolution : il ne conterait rien, il ne ferait pas même de procès pour ravoir la moitié des meubles. Le jeu n'en vaudrait décidément pas la chandelle. Une


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fierté le remettait d'aplomb, content de ne point en être, de ces coquins, d'être l'étranger. Ils pouvaient bien se dévorer entre eux : un fameux débarras, s'ils s'avalaient tous ! La souffrance, le dégoût des dix années passées à Rognes, lui remontaient de la poitrine en un flot de colère. Dire qu'il était si joyeux, le jour où il avait quitté le service, après la guerre d'Italie, à l'idée dé n'être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde! Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. Dès son mariage, il en avait eu gros sur le coeur; mais les voilà qui volaient, qui assassinaient, maintenant! De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme! Non, non! c'était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et le mâle, lorsqu'on aurait dû détruire la bande entière? Il préférait partir.

A ce moment, un journal que Jean avait monté la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'était intéressé à un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et épouvantaient depuis quelques jours; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait éveillé d'inconscient, toute une flamme mal éteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa dernière hésitation à partir, la pensée qu'il ne savait où aller, en fut emportée, balayée comme par un grand souffle de vent. Eh donc! il irait se battre, il se réengagerait. Il avait payé sa dette; mais, quoi? lorsqu'on n'a plus de métier, lorsque la vie vous embête et qu'on rage d'être taquiné par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allégement, toute une joie sombre, le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait à la bataille, en Italie. Les gens étaient trop canailles, ça le soulageait, l'espoir de démolir des Prussiens ; et, puisqu'il n'avait pas trouvé la paix dans ce coin, où les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu'il retournât au massacre. Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait vengé, dans cette sacrée vie de douleur et de misère que les hommes lui avaient faite!

Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux oeufs et un morceau de lard, que Flore lui servit. Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte.

— Vous partez, Caporal ? — Oui.

— Vous partez, mais vous reviendrez?

— Non.

Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions. Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit?


456 LES ROUGON-MACQUART.

— Et qu'est-ce que vous allez faire, à cette heure? Peut-être bien que vous redevenez menuisier ?

— Non, soldat.

Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupéfaction, ne put retenir un rire de mépris. Ah ! l'imbécile !

Jean avait déjà pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arrêta et lui fit remonter la côte. Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. Puis, c'était autre chose aussi, le désir de revoir une fois encore se dérouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses longues heures solitaires de travail.

Derrière l'église, le cimetière s'ouvrait, enclos d'un petit mur à moitié détruit, si bas, que, du milieu des tombes, le regard allait librement d'un bout à l'autre de l'horizon. Un pâle soleil de mars blanchissait le ciel, voilé de vapeurs, d'une finesse de soie blanche, à peine avivée d'une pointe de bleu; et, sous cette lumière douce, la Beauce, engourdie des froids de l'hiver, semblait s'attarder au sommeil, comme ces dormeuses qui ne dorment plus tout à fait, mais qui évitent de remuer, pour jouir de leur paresse. Les lointains se noyaient, la plaine en semblait élargie, étalant les carrés déjà verts des blés, des avoines et des seigles d'automne; tandis que, dans les labours restés nus, on avait commencé les semailles de printemps. Partout, au milieu des mottes grasses, des hommes marchaient, avec le geste, l'envolée continue de la semence. On la voyait nettement, dorée, ainsi qu'une poussière vivante, s'échapper du poing des semeurs les plus proches. Puis, les semeurs se rapetissaient, se perdaient à l'infini, et elle les enveloppait d'une onde, elle ne semblait être, tout au loin, que la vibration même de la lumière. A des lieues, aux quatre points de l'étendue sans borne, la vie de l'été futur pleuvait dans le soleil./

Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. Elle était au milieu d'une rangée, et la fosse du père Fouan, ouverte, attendait à côté d'elle. Des herbes folles envahissaient le cimetière, jamais le conseil municipal ne s'était résigné à voter cinquante francs au garde champêtre, pour qu'il nettoyât. Des croix, des entourages, avaient pourri sur place; quelques pierres rouillées résistaient; mais le charme de ce coin solitaire était son abandon même, sa tranquillité profonde, que troublaient seuls les croassements des corbeaux très anciens, tournoyant à la pointe du clocher. On y dormait au bout du monde, dans l'humilité et l'oubli de tout. Et Jean, pénétré de cette paix de la mort, s'intéressait à la grande Beauce, aux semailles qui l'emplissaient q'un frisson de vie, lorsque la cloche se


L'ENTERREMENT DE FOUAN Tout de suite, on entra dans le cimetière. (P. 463.)

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mit à sonner lentement, trois coups, puis deux autres, puis une volée. C'était le corps de Fouan qu'on levait et qui allait venir.

Le fossoyeur, un bancal, arriva en traînant la jambe, pour donner un regard à la fosse.

— Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux devoir.

— Ah ! ouiche, répondit le boiteux, ça l'a réduit, de se rôtir.

Les Buteau, l'avant-veille, avaient tremblé jusqu'à la visite du docteur Finet. Mais l'unique préoccupation du docteur était de signer vivement le permis d'inhumer, pour s'éviter des courses. Il vint, regarda, s'emporta contre la bêtise des familles qui laissent de la chandelle aux vieux dont la tête déménage ; et, s'il conçut un soupçon, il eut la prudence de ne pas l'exprimer. Mon Dieu ! ce père obstiné à vivre, quand on l'aurait grillé un peu! Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. Dans son insouciance, faite de rancune et de mépris, il se contentait de hausser les épaules : sale race, que ces paysans!

Soulagés, les Buteau n'eurent plus qu'à soutenir le choc de la famille, prévu, attendu de pied ferme. Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. Elle les examinait, surprise, jugeant ça peu malin, de trop pleurer; d'ailleurs, elle n'accourait que dans l'idée de se distraire, car elle n'avait rien à réclamer sur l'héritage. Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. Justement, celui-ci venait d'être nommé maire, à la place dé Macqueron, ce qui gonflait sa femme d'un tel orgueil, qu'elle en claquait dans sa peau. Elle avait tenu son serment, son père était mort sans qu'elle se fût réconciliée; et la blessure de sa susceptibilité saignait toujours, au point qu'elle demeura l'oeil sec, devant le cadavre. Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. Il trempa le corps de ses larmes, il beugla que c'était un coup dont il ne se relèverait point.

Pourtant, dans la cuisine, Lise avait préparé des verres et du vin; et l'on causa. Tout de suite, on mit en dehors les cent cinquante francs de rente provenant de la maison ; car il était convenu qu'ils resteraient à celui des enfants qui aurait eu soin du père, dans ses derniers jours. Seulement, il y avait le magot. Alors, Buteau conta son histoire, comment le vieux avait repris les titres sous le marbre de la commode, et comment ça devait être, en les regardant, pour le plaisir, la nuit, qu'il s'était allumé le poil du corps ; même qu'on avait retrouvé la cendre des papiers : du monde en ferait témoignage, la Frimat, la Bécu, d'autres. Pendant ce récit, tous le regardaient, sans qu'il se troublât, se tapant sur la poitrine, attestant la lumière du jour. Évidemment, la famille savait,


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et lui s'en fichait, pourvu qu'on ne le taquinât point et qu'il gardât l'argent. D'ailleurs, avec sa franchise de femme orgueilleuse, Fanny se soulagea, les traita d'assassins et de voleurs : oui! ils avaient flambé le père, ils l'avaient volé, ça sautait aux yeux ! Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. Ah! on voulait leur faire arriver du mal! et la soupe empoisonnée dont le vieux avait failli crever chez sa fille? Ils en diraient long sur les autres, si l'on en disait sur eux. Jésus-Christ s'était remis à pleurer, à hurler de tristesse, en apprenant que de semblables forfaits étaient possibles. Nom de Dieu! son pauvre père! est-ce que, vraiment, il y avait des fils assez canailles pour rôtir leur père ! La Grande lâchait des mots, qui attisaient la querelle, quand ils étaient à bout de souffle. Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. Il avait désormais sa situation officielle à défendre, il était toujours du reste pour les solutions raisonnables. Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n'étaient pas à dire. On serait bien avancé, si les voisins entendaient. On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. Tous se turent : il avait raison, ça ne valait rien de laver son linge sale devant les juges. Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. Et il y avait encore, au fond du crime accepté, du silence volontaire fait sur le meurtre et sur le vol, cette complicité des paysans avec les révoltés des campagnes, les braconniers, les tueurs de gardes-chasse, dont ils ont peur et qu'ils ne livrent pas.

La Grande demeura pour boire le café de la veillée, les autres partirent, impolis, comme on sort de chez des gens qu'on méprise. Mais les Buteau en riaient, du moment qu'ils tenaient l'argent, avec la certitude à cette heure de n'être plus tourmentés. Lise retrouva sa parole haute, et Buteau voulut faire les choses bien, commanda le cercueil, se rendit au cimetière s'assurer de la place où l'on creusait la fosse. Il faut dire qu'à Rognes les paysans qui se sont exécrés pendant leur vie, n'aiment pas à dormir côte à côte, quand ils sont morts. On suit les rangées, c'est au petit bonheur de la chance. Aussi, lorsque le hasard fait que deux ennemis meurent coup sur coup, cela cause-t-il de gros embarras à l'autorité, car la famille du second parle de le garder, plutôt que de le laisser mettre près de l'autre. Justement, du temps que Macqueron était maire, il avait abusé de sa situation pour s'acheter un terrain, en dehors du rang; le malheur était que ce terrain touchait celui où se trouvait le père de Lengaigne, où Lengaigne lui-même avait sa place gardée; et, depuis cette époque, ce dernier ne décolérait pas, sa longue lutte avec son rival s'en enrageait encore, la pensée que sa carcasse pourrirait à côté de la


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carcasse de ce bougre, lui gâtait le reste de son existence. Ce fut donc dans le même sentiment que Buteau s'emporta, dès qu'il eut inspecté le terrain échu à son père. Celui-ci aurait à sa gauche Françoise, ce qui allait bien; seulement, la malechance voulait qu'à la rangée supérieure, juste en face, se rencontrât la tombe de la défunte du père Saucisse, près de laquelle son homme s'était réservé un coin; de sorte que ce filou de père Saucisse, quand il serait enfin crevé, aurait les pieds sur le crâne du père Fouan. Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute ? Deux vieux qui se détestaient, depuis la sale histoire de la rente viagère, et le coquin des deux, celui qui avait fichu l'autre dedans, lui danserait sur la tête pendant l'éternité! Mais, nom de Dieu ! si la famille avait eu le mauvais coeur de tolérer cela, les os du père Fouan se seraient retournés entre leurs quatre planches, contre ceux du père Saucisse! Tout bouillant de révolte, Buteau descendit tempêter à la mairie, tomba sur Delhomme, pour le forcer, maintenant qu'il était le maître, à désigner un autre terrain. Puis, comme son beau-frère refusait de sortir de l'usage, en alléguant le déplorable exemple de Macqueron et de Lengaigne, il le traita de capon, de vendu, il gueula du milieu de la route que lui seul était un bon fils, puisque les autres de la famille se foutaient de savoir si le père serait à l'aise ou non dans la terre. Il ameutait le village, il rentra, indigné.

Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. L'abbé Madeline était parti l'avant-veille, et Rognes, de nouveau, se trouvait sans prêtre. L'essai d'en nourrir un à demeure, ce luxe coûteux d'une paroisse, avait en somme si mal réussi, que le conseil municipal s'était prononcé pour la suppression du crédit et le retour à l'ancien état, l'église simplement desservie par le curé de Bazoches-le-Doyen. Mais l'abbé Godard, bien que monseigneur l'eût raisonné, jurait de ne jamais y rapporter le bon Dieu, exaspéré du départ de son collègue, accusant les habitants de l'avoir à moitié assassiné, ce pauvre homme, dans le but unique de le forcer, lui, à revenir. Déjà, il criait partout que Bécu pourrait sonner la messe jusqu'aux vêpres, le dimanche suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait compliqué la situation, passée du coup à l'état aigu. Un enterrement, ce n'est point comme une messe, ça ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne à Bazoches, près du curé. Dès que ce dernier l'aperçut, ses tempes se gonflèrent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans lui laisser ouvrir la bouche. Non ! non! non ! Plutôt y perdre sa cure! Et, quand il apprit que c'était pour un convoi, il en bégaya de fureur. Ah! ces païens faisaient exprès de


462 LES ROUGON-MACQUART

mourir, ah ! ils croyaient de la sorte l'obliger à céder : eh bien ! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait à monter au ciel! Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fût passé; puis il exprima des idées, on ne refusait l'eau bénite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille ; enfin, il fit valoir des raisons personnelles, le mort était son beau-père, le beau-père du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Non! non! non! L'abbé Godard se débattait, s'étranglait, et le paysan, tout en espérant que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir fléchi.

— Je vous dis que non ! lui jeta une dernière fois le prêtre, de sa porte. Ne faites pas sonner... Non! mille fois non !

Le lendemain, Bécu reçut du maire l'ordre de sonner à dix heures. On verrait bien. Chez les Buteau, tout se trouvait prêt, la mise en bière avait eu lieu la veille, sous l'oeil exercé de la Grande. La chambre était lavée déjà, rien ne demeurait de l'incendie, que le père entre ses quatre planches. Et la cloche sonnait, lorsque la famille, réunie devant la maison, pour la levée du corps, vit arriver l'abbé Godard par la rue à Macqueron, essoufflé d'avoir couru, si rouge et si furieux, qu'il balançait son tricorne d'une main violente, tête nue, de peur d'une attaque. Il ne regarda personne, s'engouffra dans l'église, reparut tout de, suite, en surplis, précédé de deux enfants de choeur, dont l'un tenait la croix et l'autre le bénitier. Au galop, il lâcha sur le corps un balbutiement rapide ; et, sans s'inquiéter si les porteurs l'accompagnaient avec le cercueil, il revint vers l'église, où il commença la messe, en coup de vent. Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s'effaraient à le suivre. Assise au premier rang était la famille, Buteau et Lise, Fanny et Delhomme, JésusChrist, la Grande. M. Charles, qui honorait le convoi de sa présence, avait apporté les excuses de madame Charles, partie à Chartres depuis deux jours, avec Élodie et Nénesse. Quant à la Trouille, au moment de venir, s'étant aperçu que trois de ses oies manquaient, elle avait filé à leur recherche. Derrière Lise, les petits, Laure et Jules, ne bougeaient pas, très sages, les bras croisés, les yeux noirs et tout grands. Et, sur les autres bancs, beaucoup de connaissances se pressaient, des femmes surtout, la Frimat, la Bécu, Coelina, Flore, enfin une assistance dont il y avait vraiment lieu d'être fier. Avant la préface, quand le curé se tourna vers les fidèles, il ouvrit les bras terriblement, comme pour les gifler. Bécu, très soûl, sonnait toujours.

En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. On ne se fâchait pas, on souriait de la colère de l'abbé, qu'on excusait; car il était naturel qu'il fût malheureux de sa défaite, de même que tous


LA TERRE 463

s'égayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde épanouissait les visages, d'avoir eu le dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien forcé à le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond.

La messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortège se reforma ; la croix, les chantres, Clou et son trombone, le curé suffoquant de sa hâte, le corps porté par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde. Bécu s'était remis à sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolèrent, avec des croassements de détresse. Tout de suite, on entra dans le cimetière, il n'y avait que le coin de l'église à tourner. Les chants et la musique éclatèrent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voilé de vapeurs, qui chauffait te paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigné de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle petitesse que tous en furent frappés. Jean, demeuré là, en éprouva un saisissement. Ah! le pauvre vieux si décharné par l'âge, si réduit par la misère de la vie, à l'aise dans cette boîte à joujoux, une toute petite boîte de rien! Il ne tiendrait pas grand'place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion l'avait brûlé jusqu'à fondre ses muscles. Le corps était arrivé au bord de la fosse béante, le regard de Jean qui le suivait, alla plus loin, au delà du mur, d'un bout à l'autre de la Beauce ; et, dans le déroulement des labours, il retrouvait les semeurs, à l'infini, avec leur geste continu, l'ondée vivante de la semence, qui pleuvait sur les sillons ouverts.

Les Buteau, lorsqu'ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d'oeil d'inquiétude. Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale? Tant qu'ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. L'enfant de choeur qui tenait la croix, venait de la planter au pied de la fosse, tandis que l'abbé Godard récitait vivement les dernières prières, debout devant le cercueil, posé dans l'herbe. Mais les assistants eurent une distraction, en voyant Macqueron et Lengaigne, arrivés en retard, regarder obstinément vers la plaine. Tous alors se retournèrent de ce côté, s'intéressèrent à une grosse fumée, roulant dans le ciel. Ça devait être à la Borderie, on aurait dit des meules qui brûlaient, derrière la ferme.

— Ego sum..., lança furieusement le curé.

Les visages revinrent vers lui, les yeux se fixèrent de nouveau sur le corps ; et, seul, M. Charles continua à voix basse une conversation commencée avec Delhomme. Il avait reçu le matin une lettre de madame Charles, il était dans l'enchantement. A peine débarquée à Chartres, Élodie se montrait étonnante, aussi énergique et maligne que Nénesse. Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. Le don, quoi! l'oeil


464 LES ROUGON-MACQUART

et la poigne! Et M. Charles s'attendrissait sur sa vieillesse désormais heureuse, dans sa propriété de Roseblanche, où ses collections de rosiers et d'oeillets n'avaient jamais mieux poussé, où les oiseaux de sa volière, guéris, retrouvaient leurs chants, dont la douceur lui remuait l'âme.

— Amen! dit très haut l'enfant de choeur qui portait le bénitier. Tout de suite, l'abbé Godard entama de sa voix colère :

— De profundis clamavi ad te, Domine..

Et il continua, pendant que Jésus-Christ, qui avait emmené Fanny à l'écart, retombait violemment sur les Buteau.

— L'autre jour, si je n'avais pas été si soûl... Mais c'est trop bête de nous laisser voler comme ça.

— Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny.

— Car, enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres... Et il y a longtemps qu'ils en jouissent, ils s'étaient arrangés avec le père Saucisse, je le sais... Nom de Dieu! est-ce que nous n'allons pas leur foutre un procès?

Elle se recula de lui, elle refusa vivement.

— Non, non, pas moi! j'ai assez de mes affaires... Toi, si tu veux. Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d'abandon. Du

moment qu'il ne pouvait mettre sa soeur en avant, il n'était pas assez sûr de ses rapports personnels avec la justice.

— Oh! moi, on s'imagine des choses... N'importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut.

La Grande, qui l'écoutait, le regarda se redresser, d'un air digne de brave homme. Elle l'avait toujours accusé d'être un simple jeannot, dans sa gueuserie. Ça lui faisait pitié, qu'un grand bougre pareil n'allât pas tout casser chez son frère, pour avoir sa part. Et, histoire de se ficher de lui et de Fanny, elle leur répéta sa promesse accoutumée, sans transition, comme si la chose tombait du ciel.

— Ah ! bien sûr que moi, je ne ferai du tort à personne. Le papier est en règle, il y a beau temps; et chacun sa part, je ne mourrais pas tranquille, si j'avantageais quelqu'un. Hyacinthe y est, toi aussi, Fanny. J'ai quatre-vingt-dix ans. Ça viendra, ça viendra un jour!

— Mais elle n'en croyait pas un mot, résolue à ne finir jamais, dans son obstination à posséder. Elle les enterrerait tous. Encore un, son frère, qu'elle voyait partir.. Ce qu'on faisait là, ce mort apporté, cette fosse ouverte, cette cérémonie dernière, avait l'air d'être pour les voisins, pas pour elle. Haute et maigre, sa canne sous le bras, elle restait plantée au milieu des tombes, sans aucune émotion, avec la seule curiosité de cet ennui de mourir qui arrivait aux autres.


JEAN, SEUL DANS LE CIMETIÈRE

Il promena ses regards des deux fosses, vierges d'herbes, aux labours sans fin de la Beauce, que les semeurs

emplissaient de leur geste continu. (P. 472.)

É. ZOLA. — LA TERRE. 59



LA TERRE 467

Le prêtre bredouillait le dernier verset du psaume.

— Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitalibus ejus.

Il prit l'aspersoir dans le bénitier, le secoua sur le cercueil, en élevant la voix.

— Requiescat in pace.

— Amen, répondirent les deux enfants de choeur.

Et la bière fut descendue. Le fossoyeur avait attaché les cordes, deux hommes suffirent, ça ne pesait pas plus que le corps d'un petit enfant. Puis, le défilé recommença, de nouveau l'aspersoir passa de main en main, chacun l'agitait en croix, (au-dessus de la fosse.

Jean, qui s'était approché, le reçut de la main de M. Charles, et ses yeux plongèrent au fond du trou. Il était tout ébloui d'avoir longtemps regardé l'immense Beauce, les semeurs enfouissant le pain futur, d'un bout à l'autre de la plaine, jusqu'aux vapeurs lumineuses de l'horizon, où leurs silhouettes se perdaient. Pourtant, dans la terre, il distingua le cercueil, diminué encore, avec son étroit couvercle de sapin, de la couleur blonde du blé ; et des mottes grasses coulaient, le recouvraient à moitié, il ne voyait plus qu'une tache pâle, comme une poignée de ce blé que les camarades, là-bas, jetaient aux sillons. Il agita l'aspersoir, il le passa à Jésus-Christ.

— Monsieur le curé ! monsieur le curé! appela discrètement Delhomme.

Il courait après l'abbé Godard, qui, la cérémonie finie, s'en allait de son pas de tempête, en oubliant ses deux enfants de choeur.

— Quoi encore? demanda le prêtre.

— C'est pour vous remercier de votre obligeance... Dimanche, alors, on sonnera la messe à neuf heures, comme d'habitude, n'est-ce pas?

Puis, le curé le regardant fixement, sans répondre, Il se hâta d'ajouter :

— Nous avons une pauvre femme bien malade, et toute seule, et pas un liard... Rosalie, la rempailleuse, vous la connaissez... Je lui ai envoyé du bouillon, mais je ne peux pas tout faire.

Le visage de l'abbé Godard s'était détendu, un frisson de charité émue en avait emporté la violence. Il se fouilla, avec désespoir, ne trouva que sept sous.

— Prêtez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche.... A dimanche!

Et il partit, suffoqué par une nouvelle hâte. Sûrement, le bon Dieu qu'on le forçait à rapporter, les enverrait tous rôtir en enfer, ces damnes de Rognes ; seulement, quoi? ce n'était pas une raison pour les laisser trop souffrir dans cette vie.


468 LES ROUGON-MACQUART

Lorsque Delhomme retourna près des autres, il tomba au milieu d'une terrible querelle. D'abord, l'assistance s'était intéressée à suivre des yeux les pelletées de terre que le fossoyeur jetait sur le cercueil. Mais, le hasard ayant mis, au bord du trou, Macqueron coude à coude avec Lengaigne, celui-ci venait carrément d'apostropher le premier, au sujet de la question des terrains. Et la famille qui se disposait à s'éloigner, resta, se passionna bientôt, elle aussi, dans la bataille, que les pelletées accompagnaient de coups profonds et réguliers.

— T'avais pas le droit, criait Lengaigne, t'avais beau être maire, fallait suivre le rang; et c'est donc pour m'embêter que t'es venu te coller près de papa? .. Mais, nom de Dieu, tu n'y es pas encore!

Macqueron répondait :

— Va-tu me lâcher!... J'ai payé, je suis chez moi. Et j'y viendrai, ce n'est pas un sale cochon de ton espèce qui m'empêchera d'y être.

Tous deux s'étaient poussés, ils se trouvaient devant leurs concessions, les quelques pieds de terre où ils devaient dormir.

— Mais, sacré lâche, ça ne te fait donc rien, l'idée que nous serions là, voisins de carcasse, comme une paire de vrais amis? Moi, ça me brûle le sang... On se serait mangé toute la vie, et l'on ferait la paix là-dessous, l'un allongé à côté de l'autre, tranquilles!... Ah! non, ah! non, pas de raccommodement, jamais!

— Ce que je m'en fous! Je t'ai trop quelque part, pour m'inquiéter de savoir si tu pourris aux environs.

Ce mépris acheva d'exaspérer Lengaigne. Il bégaya que, s'il claquait le dernier, il viendrait plutôt la nuit déterrer les os de Macqueron. Et l'autre répondait en ricanant qu'il voudrait voir ça, lorsque les femmes s'en mêlèrent. Coelina, maigre et noire, furieuse, se mit contre son mari.

— T'as pas raison, je te l'ai dit, que tu manquais de coeur là-dessus... Si tu t'obstines, tu y resteras seul, dans ton trou. Moi, j'irai ailleurs, je ne veux pas me faire empoisonner par cette salope.

Du menton, elle désignait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embêter.

— Faudrait savoir celle qui gâterait l'autre... Ne te fais pas de bile, ma belle. Je n'ai pas envié que ta charogne foute la maladie à la mienne.

Il fallut que la Bécu et la Frimat intervinssent pour les séparer.

— Voyons, voyons, répétait la première, puisque vous êtes d'accord, puisque vous ne serez pas ensemble!... Chacun son idée, on est bien libre de choisir son monde.

La Frimat approuva.


LA TERRE 469

— Pour sûr, c'est naturel... Ainsi, mon vieux qui va mourir, j'aimerais mieux le garder que de le laisser mettre près du père Couillot, avec lequel il a eu des raisons, dans le temps.

Des larmes lui étaient montées aux yeux, à la pensée que son paralytique ne passerait peut-être pas la semaine. La veille, en voulant le coucher, elle avait culbuté avec lui; et, certainement, lorsqu'il serait parti, elle aurait vite fait de le suivre.

Mais Lengaigne, brusquement, s'en prit à Delhomme, qui revenait.

— Dis donc, toi qui es juste, faut le faire filer de là, et le renvoyer à la queue, avec les autres.

— Macqueron haussa les épaules, et Delhomme confirma que, du moment où celui-ci avait payé, le terrain lui appartenait. C'était à ne plus recommencer, voilà tout. Alors, Buteau, qui s'efforçait de rester calme, fut emporté. La famille se trouvait tenue à une certaine réserve, les coups sourds des pelletées de terre continuaient sur le cercueil du vieux. Mais son indignation était trop forte, il cria à Lengaigne, en montrant Delhomme du geste :

— Ah, ouiche ! si tu comptes sur ce cadet-là pour comprendre le sentiment! il a bien enterré son père à côté d'un voleur!

Ce fut un scandale, la famille prenait parti, Fanny soutenait son homme, en disant que la vraie faute, quand ils avaient perdu leur mère Rose, était de n'avoir pas acheté, près d'elle, un terrain pour le père; tandis que Jésus-Christ et la Grande accablaient Delhomme, en se révoltant, eux aussi, contre le voisinage avec le père Saucisse, comme d'une chose inhumaine, que rien n'excusait. M. Charles était également de cette opinion, mais avec mesure.

On finissait par ne plus s'entendre, lorsque Buteau domina les voix, gueulant :

— Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront!

Du coup, les parents, les amis, les connaissances, tous en furent. C'était bien ça, il l'avait dit : les os se retournaient dans la terre. Entre eux, les Fouan achèveraient de s'y dévorer ; Lengaigne et Macqueron s'y disputeraient à la pourriture; les femmes, Coelina, Flore, la Bécu, s'y empoisonneraient de leurs langues et de leurs griffes. On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu'on s'exécrait. Et, dans ce cimetière ensoleillé, c'était, de cercueil à cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans trêve, la même bataille qui, parmi,les tombes, heurtait ces vivants.

Mais un cri de Jean les sépara, leur fit tourner à tous la tête.

— Le feu est à la Borderie !


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Maintenant, le doute n'était plus possible, des flammes s'échappaient des toits, vacillantes et pâlies dans le grand jour. Un gros nuage de fumée, s'en allait doucement vers le nord. Et l'on aperçut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. En cherchant ses oies, elle avait remarqué les premières étincelles, elle s'était régalée du spectacle, jusqu'au moment où l'idée de raconter l'histoire avant les autres, venait de lui faire prendre sa course. Elle sauta à califourchon sur le petit mur, elle cria de sa voix aiguë de gamin :

— Oh ! ce que ça brûle!,.. C'est ce grand salop de Tron qui est revenu foutre le feu; et à trois endroits, dans la grange., dans l'écurie, dans la cuisine. On l'a pincé comme il allumait la paille, les charretiers l'ont à moitié démoli... Avec ça, les chevaux, les vaches, des moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler ! jamais on n'a gueulé si fort !

Ses yeux vers luisaient, elle éclata de aire.'

— Et la Cognette donc! Vous savez qu'elle était malade, depuis la mort du maître. Alors, on l'avait oubliée dans son lit... Elle grillait déjà, elle n'a eu que le temps de se sauver en chemise. Ah! ce qu'elle était drôle, à se cavaler en pleins champs, les quilles nues! Elle gigotait, elle montrait son derrière et son devant, des gens criaient : hou ! hou.! pour lui faire la conduite, à cause qu'on ne l'aime guère...Il y a un vieux qui a dit : La v'ilà qui sort comme elle est entrée, avec une chemise sur le cul !

Un nouvel accès de gaieté la fit se tordre.

— Venez donc, c'est, trop rigolo... Moi, j'y Tetourne..

Et elle sauta, elle reprit violemment sa course vers la Borderie en flammes.

S. Charles, Delhomme, Macqueron, presque tous les paysans la suivirent; tandis que les femmes, ayant la Grande à leur tête, quittaient aussi le cimetière, s'avançaient sur la route, pour mieux voir. Buteau et Lise étaient restés, et celle-ci arrêta Lengaigne, désireuse de le questionner au sujet de Jean, sans en avoir l'air : il avait donc trouvé du travail, qu'il logeait dans le pays? Lorsque le cabaretier eut répondu qu'il partait, qu'il se réengageait, Lise et Buteau, soulagés d'un gros poids, eurent le même mot.

— En v'là un imbécile!

C'était fini, ils allaient recommencer à vivre heureux. Ils eurent un coup d'oeil sur la fosse de Fouan, que le fossoyeur achevait de remplir. Et, comme les deux petits s'attardaient à regarder, la mère les appela.

— Jules, Laure, allons!... Et soyez sages, obéissez, ou l'homme viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre.


LA TERRE 471

Les Buteau partirent, poussant devant eux les enfants, qui savaient et qui avaient l'air très raisonnable, avec leurs grands yeux noirs, muets et profonds.

Il n'y avait plus dans le cimetière que Jean et Jésus-Christ. Ce dernier, dédaigneux du spectacle', se contentait de suivre l'incendie de loin. Planté entre deux tombes, il se tenait immobile, ses regards se noyaient d'un rêve, sa face entière de crucifié soûlard exprimait la mélancolie finale de toute philosophie . Peut-être songeait-il que l'existence s'en va en famée. Et, comme les idées graves l'excitaient toujours beaucoup, il finit par lever la cuisse, inconsciemment, dans le vague de sa rêverie. Il en fit un, il en fit deux, il en fit trois.

— Nom de Dieu ! dit Bécu très soûl, qui traversait le cimetière', pour se rendre au feu.

— Un quatrième, comme il passait, l'effleurai de si près, qu'il crut en, sentir le tonnerre: sur sa joue. Alors» en s'éloignant, il cria au camarade :

— Si ce vent-là' continue, il va tomber de la merdes, Jésus-Christ, d'une poussée, se tâta.

— Tiens ! tout de même... J'ai faim de chier.

Et, les jambes lourdes, écartées, il se» hâta, il disparut à l'angle du mur.

Jean était seul. Au loin, de te Borderie dévorée, ne montaient plus que de grandes fumées rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des omhres de nuages au travers des labours;, sur les semeurs épars. Et, lentement, il ramena les yeux à ses pieds, il regarda les bosses de terre fraîche, sous lesquelles Françoise et le vieux Fouan dormaient. Ses colères du matin, son dégoût des gens et des choses s'en allaient, dans un profond apaisement. Il se sentait, malgré lui, peut-être à cause du tiède soleil, envahi de douceur et d'espoir.

Eh! oui', son maître Hourdequin s'était fait bien du mauvais sang avec les' inventions nouvelles-; m'avait; pas tiré' grand'chose de bon des machines, des engrais, de toute cette science si mal employée encore. Puis, la Cognette était venue l'achever ; lui aussi dormait au cimetière; et rien ne restait de la ferme, dont le vent emportait les cendres. Mais, qu'importait ! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. Toujours la terre, la nourrice, serait là, qui nourrirait ceux qui l'ensemenceraient. Elle avait l'espace et le temps, elle donnait tout de même du blé, en attendant qu'on sût lui en faire donner davantage.

C'était comme ces histoires de révolutions, ces bouleversements politiques qu'on annonçait. Le sol, disait-on, passerait en d'autres mains, les


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moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n'y aurait plus que des ronces dans nos champs. Et après ? est-ce qu'on peut faire du tort à la terre? Elle appartiendra quand même à quelqu'un, qui sera bien forcé de la cultiver pour ne pas crever de faim. Si, pendant des années, les mauvaises herbes y poussaient, ça la reposerait, elle en redeviendrait jeune et féconde. La terre n'entre pas dans nos querelles d'insectes rageurs, elle ne s'occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement à sa besogne.

Il y avait aussi la douleur, le sang, les larmes, tout ce qu'on souffre et tout ce qui révolte, Françoise tuée, Fouan tué, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages déshonorant et rongeant la terre. Seulement, est-ce qu'on sait? De même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les. hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu'il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu'est-ce que notre malheur pèse, dans la grande mécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! Nous n'avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. Et la terre seule demeure l'immortelle, la mère d'où nous sortons et où nous retournons, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de là vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères.

Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. Mais un clairon sonna au loin, le clairon des pompiers de Bazoches-le-Doyen qui arrivaient au pas de course, trop tard. Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. C'était la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre.

Il serrait les poings. Ah! bon. sang! puisqu'il n'avait plus le coeur à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France !

Il partait, lorsque, une dernière fois, il promena ses regards des deux fosses, vierges d'herbe, aux labours sans fin de la Beauce, que les semeurs emplissaient de leur geste continu. Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre.

FIN

1821. — L.-Imp. réunies, rue. Saint-Benoît, 7, Paris. — Motteroz et Martinet, Directeurs.