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Titre : Bulletin de la Société de géographie de Toulouse

Auteur : Société de géographie (Toulouse). Auteur du texte

Éditeur : Société de géographie (Toulouse)

Date d'édition : 1902

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344279962

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344279962/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

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Description : 1902

Description : 1902 (A21,N5).

Description : Collection numérique : Fonds régional : Midi-Pyrénées

Description : Collection numérique : Bibliothèque Rosalis (Toulouse)

Description : Collection numérique : Presse locale

Description : Collection numérique : Revues savantes

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5476041p

Source : Société de géographie de Toulouse, 8-G-5014

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 07/01/2009

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1902. — N° 5.

SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE

DE TOULOUSE COMMUNICATIONS

LA

'.VIERGE.DU SAULE DE CADALEN

LÉGENDE RELIGIEUSE DU l\"> SIÈCLE

Par M. Alfred CARAVJMV-CACIILV,. lauréat de l'Institut.

Une ancienne légende, qui parait remonter au quatrième siècle, nous apprend qu'à Cadalen, près Gaillac (Tarn), une église a été bâtie sur une mare sacrée, qui était ombragée par de vieux saules vénérés.

Commençons par raconter cette pieuse légende, encore très vivace dans celte contrée, telle qu'elle nous a été rapportée par plusieurs habitants de Cadalen.

Sur le sommet du mamelon où devaient s'élever le village et l'église de Cadalen, se trouvait une mare sacrée, ombragée par de vieux saules vénérés. L'un d'eux, penché par la vieillesse, semblait s'incliner vers la nappe d'eau azurée pour aspirer la fraîcheur et la vie qui L'abandonnait, car son tronc était vermoulu et creux. Les passants avaient l'habitude de ficher des clous dans son écorce.

C'est là qu'une belle jeune fille, appartenant à une noble origine et dont l'âme et le coeur étaient embrasés par l'amour du Dieu des chrétiens, après avoir quitté sa famille et abandonné les plaisirs du monde, venait passer de longues heures dans la solitude et dans la prière. Puis, la Vierge du saule parcourait

Sos. DE GlîOGR. »B TOULOUSE. — XXI 23


334 LA VIERGE i)U SAULE DE CADALEN

le pays, portant la parole du vrai Dieu, prêchant l'évangile, instruisant, convertissant, baptisant les idolâtres et amenant ainsi, chaque jour, de nouvelles âmes au Seigneur.

Le soir, à la brume, elle s'acheminait vers le Saute creux, et, comme ce dernier était penché sur la mare, semblable à une gazelle, elle faisait un léger bond pour gagner sa chambrette d'écorce.

A la mort de la vierge, les habitants consternés décidèrent de conserver près de leur demeure la dépouille mortelle de celle qui les avait édiliés pendant sa vie. On l'enterra dans le tronc du saule qui lui avait servi de retraite pendant la plus grande partie de son existence.

Bientôt après, ceux qui allaient s'agenouiller et prier sur cette tombe d'écorce furent témoins de plusieurs miracles. Alors, pour remercier Dieu qui les avait bénis en leur envoyant une sainte, ces honnêtes et pieux paysans résolurent d'élever sur l'emplacement sanctifié par les vertus de la vierge chrétienne, un temple au Seigneur.

L'église fut placée sous l'invocation de Marie, la divine mère de Jésus, et pour conserver aux siècles à venir le souvenir de l'apostolat de la jeune fille on l'appela Notre-Dame del Saûze, Notre-Dame du Saule, en mémoire du saule qu'elle avait habité (1).

Telle serait, d'après cette gracieuse légende, l'origine de l'église et du bourg de Cadalen. Ajoutons ici que des actes authentiques, déposés aux archives de la prélecture du Tarn, nous prouvent qu'au dix-septième siècle, l'église de Cadalen portait encore le nom de Notre-Dame del Saïize (2).

Afin de bien comprendre cette légende, nous allons faire

(1 Saûze est un mot gascon ; il désigne le Salix cdba (L.), saule blanc. On dit aussi saule et cdba. Celle dernière épilhète est commune à l'idiome du Tarn.

(2) ARCHIVES DE LA VPHÉFECTIJRIS. — Clergé séculier, n°s 8 à 14. Actes des années 1603 à 1690. ROSSIGNOL, Monog. Comm. arr. de Gaillac, c. 1, p. 72. Toulouse, 1865.


il. CARAVÉN-CACÏIIN 335

appel à l'ethnographie, celte science qui,' quoique née d'hier sur le sol de la France, est indispensable à connaître pour l'historien et l'archéologue qui veulent se livrer à l'étude des croyances, de l'art, de la morale, des sciences, des lois, des coutumes et des autres facultés et habitudes acquises par l'homme dans l'état social primitif. En effet, n'est-ce pas le meilleur îmyen pour étudier les lois de la pensée et de l'activité humaine que de rechercher, autant qu'on peut le faire, en s'appuyant sur des données générales, le degré de culture des divers groupes de l'humanité. On ne tarde pas alors à reconnaître dans le développement de la civilisation, d'une part, une uniformité presque constante qui peut être regardée comme l'effet uniforme de causes uniformes; de l'autre, la correspondance des différents degrés de la civilisation à des époques de développement dont chacune est le produit d'une époque antérieure et a pour rôle de préparer l'époque future.

Nous allons donc faire une application de l'ethnographie en y comparant la civilisation des peuples inférieurs à celle des nations plus avancées; puis, nous invoquerons tour à tour les lumières de l'histoire et de l'archéologie, persuadé que cette élude sera féconde en éclaircissements historiques et prouvera qu'il n'y a rien d'invraisemblable dans cette légende, qui porte au contraire fempreinte delà plus pure des traditions du quatrième siècle, et qui jette une brillante clarté sur la lutte, arienne et sur les origines, encore si obscures, du christianisme dans notre province.

Si le lecteur veut bien nous suivre jusqu'au bout, il reconnaîtra avec nous, nous l'espérons du moins, la véracité de cette légende que nous retrouvons intacte à quinze siècles de distance. C'est là un fait extrêmement remarquable et qui mérite bien de capliver sa bienveillante attention.

1° Culte des Arbres.

Les forêts, a dit avec raison M. Alfred Maury, par leur aspect lugubre, leur caractère silencieux; les arbres, par la


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majesté de leur port, la longue durée de leur existence, entretenaient dans l'esprit superstitieux des premiers hommes, un profond sentiment de crainte et de vénération. Aussi les voit-on jouer un rôle dans le culte de presque tous les anciens peuples (1).

Cette terreur qui peuple les forêts d'êtres divins, mystérieux, de puissances cachées et terribles, est-née d'un sentiment d'effroi que les forêts font éprouver à l'homme ; en lui donnant, par leur majesté, conscience de sa faiblesse, elles élèvent sa pensée vers la divinité (2).

Le silence solennel qui règne au sein dès forêts engageait l'homme au recueillement et le portait au sentiment religieux plus que des simulacres brillants d'or et d'ivoire (3).

A ces motifs de respect pour les forêts et les bocages, est venu se joindre chez l'homme le sentiment de l'utilité des arbres, on comprit les services qu'ils pourraient rendre, et de bonne heure la superstition ou la loi les défendit contre une imprudente et caj^ricieuse destruction (4).

De nombreux témoignages fournis par les plus anciennes traditions de tous les peuples, confirment l'existence du culte des forêts, des bocages et des arbres que tant d'idées et de convenances tendaient à perpétuer.

La Bible nous parle du culte rendu dans les bocages et sous les arbres verts au Très-Haut (5).

(1) Afred MAURY. — Les forêts de la Gaule et, Je l'ancienne France p. 8. Paris, 1867.

(2) « Si tibi occurrit velustis arboribus, — écrit Scnèque — et « solitam altitudinem egressis frequens lucus, illa proceritas sylvie « et secretum loci et admiratio umbno fideui numini facit. »

(3) « Htéc, fuere numinum templa, priscoque ritu simplicia rurn, « etiam nunc. Deo pnecellentem arborem dicant, nec mag-is auro « fulgentia atque ebo're simul'acra, quam lucos, et in bis silenlia « ipsa adoramus. » PLINE, Epistol , XLI.

(4) Loi de Manou. — VIII, 239, 246, 247, 285; XI, 64, 144. .

(5) Voyez par exemple : Judith, III, 12.


M. CARAVEN-CACHIN 337

C'est au bocage de Mamré qu' Abraham construisit un autel à Jéhova, et c'est là que Dieu se révéla à lui (1).

Avant l'établissement de l'islamisme, les habitants de Nadjran, dans l'Yémen, offraient leurs adorations à un énorme dattier (2).

Le culte des arbres en Perse paraît aussi remonter à la plus haute antiquité ; on les appelle les excellents arbres (3).

En Arménie est un vieil ormeau qui est l'objet du culte des habitants (4).

Dans lTndouslan, chaque village a son ficus indica qui en est comme le sancluaire et l'asile. Dans le Sindh, l'Islamisme a consacré le culte des arbres en transportant aux saints musulmans les honneurs primitifs rendus aux dieux forestiers (5).

Déjà Quinle-Gurce signale, aux temps d'Alexandre, le culte solennel rendu aux arbres par les peuplades des bords de l'Inclus (6)

Le culte des arbres a rayonné de l'Indoustan et de l'Asie centrale jusqu'en Europe. Dans le Caucase on adore Mestrè le dieu des forêts (7).

Chez les Hellènes, nous trouvons à Dodone une forêt de chênes consacrée au grand dieu Zeus ou Ton (5). Voilà pourquoi les oracles les plus célèbres de la Grèce étaient placés au voisinage des bois sacrés (9).

(1) Genèse. — XIII, 18. XV, 7 et suivantes.

(2) W. OUSELEY. — Travcls in varians countries of the East., 1.1, p. 369 et 370. London.

(3) Id. — T. 1, p. 373.

(4) M. -T. III, p. 434.

(5) RICHARD E. BURTON. —Sind hand the races lhat inhabit the valley of the Indus, p. 175. London.

(6i QULNTE-OURCE. — VIII, .=. 31, c. IX.

(7; Ë. SPENCER. — Travcls in Circassm, t. II, p. 343.

(8) Religions de l'antiquité de Creuzer, traduit et refondu par Cuigniaut.

(9) Yibuis Sequester, éd. OBERLIK, p. 25 et l'article Oracles par M. Léon Régnier, dans l'Encyclopédie moderne, nouvelle édition.


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L'hymne qu'Homère adresse à Vénus Aphrodite nous parle des nymphes des arbres qui vivent longtemps, mais ne sont pas immortelles (1).

Les Pelages de l'Italie rendaient un culte aux arbres et aux bocages dont héritèrent les Latins (2). La vie de l'hamadryade était liée à celle de son arbre; elle est blessée quand on le blesse; elle crie quand on le menace de la hache; elle meurt quand le tronc finit par tomber (3).

Des divinités analogues à celles que les Hellènes supposaient habiter les forêts, étaient adorées par les Italiotes.

Les Romains, à leur tour, transmirent toutes ces divinités aux peuples qui furent jadis soumis à l'autorité'de Rome. Partout, nous voyons les arbres regardés presque comme des êtres animés et divins. Ce respect, pour les rois de la végétation, persista pendant des siècles malgré le progrès des lumières, et ce fut un de ceux que les apôtres du christianisme eurent le plus de peine à déraciner.

En Sicile, le pâtre continua pendant bien des années à faire des libations de lait à Paies, divinité rurale qu'on supposait cachée au fond des bois (4).

En Germanie, il existait des bocages et des forêts sacrées (5).

En Gaule, même respect superstilieux pour les forêts où s'accomplissaient les cérémonies du druidisme (6). Le Dieu du ciel celtique était représenté par un chêne immense ; les drui(1)

drui(1) — Hymn. Apbrod., 257(2)

257(2) PAUSANIAS. Corinthe. c. II, 56. — ÔVID., amer, IV, 13. — ArmG., /En. VII, 762. — OVID., Mélam. XV, 539. — OVID., Fasl. III, 266, 267. — PL. Hist. nat. lib , XVI, LXXXV11: — QUINTILIEN, lnstit. ovat., XI. — PLINE, XVI, XC1I.

(3) Non sive hamadryalis fato cadit arborea trabs. AUSONII, Idyll. de Hist., 7. — Voir aussi APPOLLON, RIIOD., argonautica, II, 476.— WELCKER, GRIECH, GOETTERI, vol. III, p. 57. — OVIDE, Melam., 1, 452 ; II, 345, XI, 67.

(4) OVID. — Fasl. IV, 746.

(5) TACITE. — German , C. IX.

(6) CÉSAR. —De bello Gall., VI, 13.


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des, vêtus de blanc, grimpant sur l'arbre sacré pour couper le gui en sacrifiant au pied de l'arbre deux taureaux blancs, nous offrent le type d'un autre culte national (1).

Les Celles appelaient. Német ces sanctuaire forestiers où ils allaient solennellement cueillir le gui (2).

Une inscription trouvée à Auch constate le fait de cetle superstition chez les Gaulois nos ancêtres :

SEX ARBORIBVS. Q. RVFV.S. GERMANVS. V, S. (3).

Lucain a donné, dans sa Pbarsale,une magnifique description de ces forêts divines dont la cognée respectait les rameaux comme la hache des bûcherons Slaves (4).

En Scandinavie, les forêts sacrées étaient placées sous l'invocation d'Odin ou Wodam. Ce Dieu conduisait,'aux dires des Saxons, sa bande mystérieuse, ses chasseurs, ses chiens, à la clarté de la lune, dans la solitude des forêts. En Allemagne, en France, en Angleterre, on retrouve, sous mille formes, pareilles traditions qui ont traversé le Moyen-Age pour arriver jusqu'à nous (5).

Plusieurs de ces arbres vénérés étaient consacrés à la Vierge et aux saints et décorés de petites statues, d'images, de croix qu'apportaient les pèlerins. Tel a été le cas pour le célèbre Chêne de la Vierge que l'on voit à l'extrémité de Ban-surMally (6).

Au Tyrol, on trouve de nombreuses chapelles construites en

(1) MAXIME TYR. — VIII. - PLINE, XVI, 95.

(2) STRABON. — XII, XVI, p. 567. — FOIVTUNAÏ', Carmen, 11, 9.

(3) ORELLI — Inscriptiones latirue selectoe, n° 218. Cf MURATORT, Antiquilalis itaiicre medii oevi, t. V, p. G6 et suivantes.

(4) LUCAIN. - I, III, V, 399 et 199. — HELMOLD, Chronic. sclar, 153, etc...

(5) SVEN NILSSON. - Les habitants primitifs de la Scandinavie, p. 387. Paris, 1868.

(6) LEPAGE. — Le département de la Mvurlhe statistique, historique et administratif, t. II, p. 337.


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l'honneur de la Vierge au milieu des bois, aux pieds des arbres, où accourent en pèlerinage les chasseurs tyroliens (1).

La fêle de la plantation des Mais, si générale en France, se rattache aussi à ce culte fétichiste (2).

Ce ne fut pas seulement de sanctuaires que les forêts de la Gaule et de la Germanie servirent aux populations; leurs clairières furent aussi les lieux d'assemblée, de réunion. En Gaule, c'était là, qu'à certaines époques, les druides tenaient leurs conciles et quelques contrées sont données par les traditions comme ayant eu jadis cette destination.

On trouve donc, chez les races inférieures, des témoignages suffisants pour établir le développement historique du culte rendu aux arbres et aux bosquets, culte encore florissant: ou tout au moins persistant, à l'ombre des civilisations sémitiques et ariennes; aussi, M. Alfred Maury a-f-il pu dire que tous les peuples indo-européens ont été deudolàtres (3).

Nous apprenons par un savant professeur de la Suède, que dans quelques fermes écartées de celte hospitalière contrée, on fait des libations de bière et de lait sur les racines de certains arbres (4).

En Russie, le Lyeshy ou démon des bois, protège encore les oiseaux et les animaux de ses domaines, c'est lui qui guide les troupeaux de taupes et d'écureuils quand ils passent d'une forêt dans une autre, ce que nous attribuons tout simplement à une émigration. Le chasseur russe offre à l'esprit de la forêt le premier gibier qu'il tue ; si quelqu'un tombe malade, il s'empresse d'apporter une offrande au Lyeshy (5).

Ce fut un grand tilleul sacré, un linden, à trois troncs,

(1) Zeilschrift fur deulsche Mythologie. LER. VON.J. W. WOLF, t. I, p. 325-326. Goettingue, 1854.

(2) M'"a CLÉMENCE ROYER. — Histoire des fêtes du département du Nord, p. 35û et suivantes.

(3) ALFRED MAURY. — Les Forêts delà Gaide, p. 15,Paris, 1867.

(4) UYLTEN. — Cav'allius, Woerendoch Wirdarme, p. 1, p. 112. (5.) RALSTON. — Songs of Russian People, p. 153.


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poussant dans la commune de Vilaryd, dans la Sicile méridionale qui, par une coïncidence curieuse, donna son nom à la famille de Linné.

IL — Clous des arbres.

L'élude de la religion, des moeurs, des lois, etc., des races inférieures nous laisse apercevoir une opinion bien arrêtée d'après laquelle une maladie ou une influence mauvaise se transforme en un être personnel, qui n'est pas seulement trsnsmissible par un objet dans lequel il se trouve, bien que cette pensée soit sans doute au fond de la croyance, mais qui peut encore êlre enlevé du corps du malade et transféré dans quelque autre animal ou clans quelque autre objet.

Ainsi, Pline nous raconte comment on peut guérir les maux d'estomac en faisant passer la maladie du corps du malade dans le corps d'un petit chien ou d'un canard qui probablement en mourra (1). Ces idées abondent dans les traditions populaires modernes.

L'ethnographe peut encore étudier dans la magie blanche des paysans européens l'art de guérir la fièvre ou le mal dé tête en le transférant à une écrevisse ou à un oiseau ; l'art de se débarrasser de la fièvre intermittente, delà goutte ou des verrues, en communiquaut ces maladies à un saule, à un sureau, à un frêne; il va sans dire qu'il faut pour cela prononcer en même temps certaines formules. « Frêne, veuillez m'acheter cette verrue » et ainsi de suite. Ou bien encore on cloue la maladie dans le tronc d'un arbre, ou oh s'en débarrasse en enterrant une boucle de cheveux du patient, ou des rognures de ses ongles, ou quelque chose d'analogue.

Dulaure nous apprend qu'on voyait non loin d'Angers un chêne nommé Lapalud, auquel les habitants rendaient une sorte de culte. Un usage datant d'un temps immémorial voulait

(1) PLINE, XXX, 14, 20. — CARDAN, de var. Eerum, ch. XLI1I.


342 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

que chaque charpentier, charron, menuisier, maçon, qui passait près de ce chêne y fixât un clou (1).

Nous savons aussi-que les Dirakhl i Fazel, arbres vénérés delà Perse sont couverts de clous, comme le Saule de Cadalen. Ils portent suspendus à leurs branches des ex-voto, des amulettes, des guenilles et les derviches et les kakirs accourent se placer sous leur ombre (2).

Les Nègres des parties septentrionales de l'Afrique occidentale suspendent en passant dés chiffons à certains arbres et enfoncent dans les grands baobabs une multitude de clous pour y suspendre des offrandes. Ces mêmes arbres servent de temples dans lesquels on vient sacrifier (3) tandis que les Indiens de l'Amérique du Sud immolent des chevaux. Les Yakuts offrent des boeufs en sacrifices à l'arbre sacré (4); dans l'Inde anglaise on substitue un porc (5).

Cherchons à nous rendre compte de cet antique usage commun à des peuples si éloignés aujourd'hui les uns des autres. On nous permettra bien de penser que les clous, les boucles de cheveux et les mille objets suspendus aux arbres, près des lieux consacrés par tous les peuples superstitieux du Mexique aux Indes, et de l'Ethiopie en Irlande et en France, ne sont déposés là que comme des réceptacles de certaines maladies (6). Cette pensée se transformera en certitude, lorsqu'on saura que cette coutume persiste aujourd'hui dans certains pays civilisés; les arbres du démon en Afrique et les arbres sacrés du Sindh, sont chargés de chiffons, auxquels les habitants ont transféré leurs maladies.

(1) TYLOR — La civilisation primitive. Vol 11, p. 194.Paris,"1876*

(2) OUSELEY. — Loc. cit., t. I, p 373.

(3) CASTREN- — Firm. Myth., p. 86, 191. — LATHAN. — Description Eth,, vol 1 p. 363, etc. — SIMPSON. — Journal, vol. III, p. 261.

(4) TYLOR. —Loc. cit., vol. II, p. 195.

(5) HODGSON. — Arb. of. ladia, p. 165-173.

(6) DARWIN. — Journal, p. 68.


M. CAR AVEN-CACHIN 343

Telles sont ces croyances populaires qui ont traversé les âges de l'humanité et,que la noble Vierge de Cadalen vint saper dans leurs fondements.

III. — Les Cimetières dans les Forêts.

1° Les arbres considérés comme la demeure des Divinités.

Nous savons encore, par une foule de témoignages historiques et archéologiques, que le naturalisme, comme le brahmanisme, le bouddhisme et l'islamisme, comme les religions de la Grèce et de Rome, peuplaient les forêts sacrées de divinités. Nous croyons qu'il importe d'étudier ce culte dans cette phase de la pensée humaine qui considère chaque arbre comme Un être personnel, doué de conscience : comme tel, on l'adore et on lui offre des sacrifices. Nous avouons cependantqu'ilest souvent difficile de déterminer si l'on croit que l'arbre, comme l'homme, est habité par une âme qui lui est propre et qui lui donne la vie, ou s'il est possédé, comme un fétiche, par quelque autre esprit qui a pénétré en lui et qui en à fait son corps. Mais ce vague lui-même n'est encore qu'une preuve que la conception de l'âme inhérente et celle de l'esprit incarné ne sont que des modifications d'une même pensée animiste.

C'est ainsi que, dans la presqu'île de Maîacca, on croit que des esprits ou des démons fréquentent toutes les espèces d'arbres (1).

Le nègre de l'Afrique, quand il coupe certains arbres, a horriblement peur de la colère du démon qui les habite, mais il trouve un moyen de détourner cette difficulté en faisant un sacrifice à son bon génie (2).

Caton nous enseigne que le bûcheron romain avait une si grande vénération pour les bois sacrés qu'il ne pouvait y abal(1)

abal(1) Ind. arch., vol. I, p. 307.

(2j BUUÏON. — W. and. W. fr. W. afr.s p. 205, 243.


344 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

tre un tronc qu'après un sacrifice solennel destiné à expier cette sorte de sacrilège (1).

Bosman dit qu'à Whidali (Afrique), les arbres sont des dieux de second ordre qu'on prie en temps d'épidémie, surtout quand régnent les fièvres, pour leur demander de rendre la santé aux malades (2).

En Abyssinie, les Gallas viennent en pèlerinage de toutes les parties du pays pour visiter l'arbre sacré Wodanabe, sur les bords du Hawash (3).

Le culte des arbres dans l'Asie méridionale subsiste dans toute sa vigueur.

Avant de couper un arbre, les Talleinsde la Birmanie offrent des prières'au Kaluk ou esprit qui l'habite.

Les Siamois offrent des gâteaux et du riz aux arbres avant de les couper (4)

Les mythologies grecques et romaines ont adopté des conceptions absolument analogues à celles des races inférieures, et tout aussi vives que chez ces dernières.

Les peuples classiques de l'antiquité croyaient que les arbres sont habités par une divinité qui peut prononcer des oracles, et cette croyance ressemble exactement à celle qui avait cours dans d'autres régions.

Chez les Dayaks de Bornéo, il est défendu de couper certains arbres habités par les esprits (5).

Les Malais de Sumatra croient positivement que quelques

(1) CATON. — De rusiica. G. CLX, pr. 189. — Cf. PLINE, Hist. nat. I. XXII, c. CLVIl, 528. OVIDE, Melamorph. lib VIII, p. 740, 741.

(2) BOSMAN. — Lettre XIX, et dans Pinkerton, vol. XVI, p. 500.

(3) KRAPF. — E. Afr., p. 77. PIUCIIARD, A. H. of. Man. p. 290. VAITZ, vol. II, p. 518.

(4) BASTIAN. —• Oesf. Asien, vol II, p. 457, 461 ; vol 111, p. 187, 251, 289, 497.

(5) BÊCHER. — Dyaks ilans Journ, Ind. Archips, vol. II], p. 3.


M. CARAVEN-CACIIIN 345

arbres vénérables constituent les résidences ou plutôt la forme matérielle des esprits des bois (1).

Les indigènes des îles Tonga déposent des offrandes à la base de certains arbres, dans la pensée que ces végétaux sont habités par des esprits (2).

De même en Amérique, le sorcier Ojibwa prétend entendre la plainte des arbres que l'on abat (3).

Ce culte des arbres, si puissant et si vivace chez tous les peuples du monde, enfanta des rites de funérailles particuliers.

2° Rites des funérailles.

11 est évident que, du jour où les peuples crurent positivement que les forêts sacrées et les arbres vénérés étaient adorés comme des divinités et regardés comme la demeure des esprits, ce devait être un grand honneur que d'enterrer le cadavre de leur parent ou de leur ami au milieu des forêts, des arbres ou mieux encore, dans les troncs de ces derniers, pour les placer directement sous la protection des dieux.

Dans notre vieille Europe, cet usage était presque universel.

Les Celtes aimaient à se faire enterrer à l'ombre des hautes futaies. On observe dans plusieurs forêts anciennes des lumuli et des tombelles gauloises.

Dans la forêt de Donault, où les ducs de Bretagne avaient jadis leur haras, est un monument appelé le Calvaire de la Molle, qui paraît avoir été le tombeau d'un personnage.

Au bois des Loges, reste de l'ancienne forêt de Fécamp, des fouilles ont révélé l'existence d'un grand cimetière galloromain et des sépultures antiques ont été retrouvées au bois des Maulles, près Etretat (4).

(1) MARSDEN. — Sumatra, p. 301.

(2) S. S. FARMER. — Tonga, p. 127.

(3) DER BASTIAN DER BAOUN in Yergleichcnder Ethnologie, dans Lazarus et Steinthal, ZEISTSCHRIFT fur volker psychologie, etc , vol. 868.

■ (4) L'abbé COCHET. — Normandie souterraine, ch. VII. — Sépultures gaul., rom., franq. et norm., p. 45.


346 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

Dans la forêt de Carnoet, fut récemment mise à jour une sépulture contenant divers objels de travail gaulois (1).

Dans les Vosges, on a trouvé des cimetières gaulois au milieu des bois (2).

Les forêts de l'Alsace cachaient aussi des tombes celtiques (3).

Le même fait s'est produit en Angleterre (4)

En Allemagne, c'est souvent dans les profondeurs des bois que l'on retrouve ces antiques tombeaux, connus sous le nom de Hunen.grx.ber et qui remontent au temps des anciens Germains (5).

Nous trouvons le même usage funéraire pratiqué dans l'Italie, dans la Grèce, en Egypte, en Perse, dans la Syrie, en Amérique et en Océanie.

Aujourd'hui encore, près du cap Orchard, de la Colombie, on place les cadavres dans des canots qu'on dépose au milieu des branches d'arbres (6).

Les Mandans et presque tous les Indiens, dans la prairie, suspendent les corps morts à des branches (7).

Au pôle Sud, quand quelqu'un meurt, on emporte le corps fort avant dans les forêts et on le dépose sur des branches d'arbres cassées ou sur des morceaux de bois solides, puis on entasse des branches en grande quantité sur le cadavre (8).

(1) Annales forestières, t. II, p. 5.47. — Revue archéologique, t. I, p. 133.

(2) LEPAGE et CIIARTRON. ■— Le déparlement des Vosges . t. II, p. 68.

(3) DEBING.— Tombes celtiques de l'Alsace. 2° édit., p. 17 et suivantes.

(4) G. M. IOPLING, dans le tome XXXI de YArchseologia, p. 45 et suivantes.

(5; F. MULIER — Die Hunengrreber dans Behlem AUgcmeine ; Forest und. Jag Zeitung, p. 240.

•6) Expédition d'exploration dans les Etats-Unis , vol. IV, p. 389.

(7) Loc. cit., p. 399.

(8) Weddea. — Voyage au pôle Sud, p. 179. — The voice of pity, vol. VI, p. 181.


il. CAIUVEN-CACHIN 347

IV. — Fontaines et Mares.

Après les arbres, et peut-être avant eux, l'élément naturel auquel nos pères ont rendu l'hommage le plus long et le plus durable, ce sont les fontaines, les mares, les ruisseaux, les rivières et les fleuves.

Si nous ouvrons le livre de la nature animée, livre aussi vieux que le mondej nous saisirons, à l'origine de la création, la pensée antique qui compara la vie du torrent à celle de l'homme, et alors le poète se figure -voir encore le ruisseau sauter, en se jouant comme un enfant, sur les flancs de la colline pour aller errer ensuite au milieu des fleurs ; il peut le suivre devenu rivière, alors qu'il se précipite dans les gorges des montagnes ; puis enfin, il le revoit suffisamment fort pour porter de lourds fardeaux à travers la plaine. L'imagination du poète n'a aucun effort à faire pour trouver une personnalité vivante dans toutes les actions de l'eau. L'eau ne donne-t-elle pas du poisson aux pêcheurs? N'assure-t-elle pas des moissons au laboureur? Ne déborde-l-elle pas avec furie pour dévaster les terres? Ne donne-l-elle pas aux baigneurs des crampes et des frissons et ne saisit-elle pas de façon inexorable la victime qui se noie?

Tout ce que l'ethnographie nous enseigne relativement à cette grande religion de l'humanité, le culte des sources et des lacs, des ruisseaux et des rivières, peut se résumer en, ces mots : ce qui pour nous est de la poésie était de la philosophie pour l'homme primitif. Pour ce dermier, l'eau agissait, non pas en vertu d'une vie et d'une volonté qui lui étaient propres ; les esprits des eaux de la mythologie primitive sont de véritables âmes qui tantôt poussent l'eau à se précipiter, tantôt la font rester tranquille, qui parfois la rendent douce et aimable, parfois méchante et cruelle. Enfin, l'homme reconnaît dans les êtres qui ont le pouvoir de lui infliger tant d'heur et de malheur des divinités qui ont une influence considérable sur la vie et, par conséquent, des divinités qu'il faut craindre ou


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aimer, mais auxquelles, en tout cas, il faut adresser des louanges et des prières, et qu'il faut apaiser par des offrandes.

En Australie, les esprits des eaux habitent les étangs et les rivières et jouent un rôle considérable dans la théorie indigène relative aux maladies et à la mort (1).

Chez les Groënlandais, chaque source possède un esprit particulier que l'on considère comme de puissants manitous (2). Aussi les Indiens de l'Amérique du Nord, quand ils arrivent sur les bords du lac Supérieur, sur les rives du Mississipi, ont l'habitude dé faire des offrandes à l'esprit qui habite les eaux (3).

En arrivant sur les bords d'un fleuve, les Péruviens prennent de l'eau dans le creux de leurs mains et la boivent en demandant a la divinité de la rivière de leur permettre de la traverser sains et saufs ou de leur fournir du poisson (4).

Aujourd'hui encore , les Indiens des Cordillières boivent cérémonieusement quelques gouttes d'eau du fleuve avant d'essayer de le traverser [S).

Le "culte de l'eau règne dans toute l'Afrique. Sur la côle orientale, les Wanikos croient que chaque source est habitée par un esprit auquel ils doivent faire des offrandes ; sur la côte occidentale, dans le district d'A.kra, on regarde les lacs, les étangs et les rivières comme des divinités locales et on les adore comme telles. Dans la partie méridionale du continent, les Gafres vénèrent les cours d'eau comme des êtres personnels ou comme la demeure de divinités personnelles; aussi, ils jettent

(1) OLFIELD, dans Tr. Elh. Soc, vol. III, p. 328. -- EYRE, vol. II, p. 362. — GREY, vol. II, p. 399. — BASTIAN. — VORSTEL. LUNGEN VON WASSER und FEUER dans Zeilschrift fiir Ethnologie, vol. I.

(?) GRANZ — Groenland. p. 267.

(3) GAKVER, TRAVISLS, p. 383. — FRANKLIN, Jouncylo, Polar Sea, vol. Il, p. 245.

(4; RIVERO AND.TSCHUDI. — Pcruv Anl. , p. 161.

(5) GARCILASO DE LA VEGA. — Çomm. Real, 1. 10.


M. CARAVEN-CACHIN 349

dans la rivière des offrandes et sacrifient des boeufs pour apaiser l'esprit.

Ces idées sont aussi vives chez les races tarlares qui habitent les parties septentrionales de l'ancien continent. Les Ostyaks, les Bualts , les Esthoniens possèdent et adorent leur source sacrée. Ces derniers sacrifient à l'esprit du ruisseau des animaux et des petits enfants.

Si nous interrogeons l'antiquité classique, nous voyons que les croyances et les cérémonies remontant à la civilisation barbare continuent de jouer un rôle important, consacrées qu'elles sont par une antiquité reculée et glorifiées par l'art de la poésie. Tous les fleuves de la terre se réunissent dans l'Olympe, à la grande assemblée de Jupiter, le maître des nuages.

Le dieu du fleuve Xanthos ose même lutter contre Héphaïslos, le dieu du feu.

Ulysse invoque le fleuve Schéria ; le Scamandre avait son prêtre et Spercheio son buisson (1).

Après l'avènement du christianisme, on les classe au nombre des êtres qui appartiennent à la mythologie des races septentrionales et ils deviennent, comme ces derniers, des esprits bienveillants auxquels on offre des sacrifices sur le bord des sources et des lacs, mais ils deviennent aussi parfois des esprits méchants qui poussent les hommes à se précipiter dans les flots. Puis les autorités chrétiennes protestent contre ce culte antique ; les conciles rendent des décrets pour défendre d'adorer les sources et de leur offrir des sacrifices.

Le duc de Brélislau défend aux paysans encore à moitié païens de la Bohême de faire des libations aux sources (2).

En Angleterre, les Poenitentiale d'Ecgbert prescrivent les mêmes cérémonies (3).

(1) HOMÈRE. — IL, XX. XXI. — GLADSTONE. — Invenius Mardi, pp. 190, 315 etc..

(2) COSMAS, liv. III, p. 197

(3) Poenitentiale Ecgberti, II, 22.

Soc. BEGBOOH. DE TOELOUSE •— XXI. 24


350 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

Mais le vieux culte des eaux était trop bien imprimé dans l'esprit de l'humanité pour qu'on pût le faire disparaître, aussi il a persisté jusqu'à nos jours avec une teinte chrétienne et en substituant quelquefois le nom d'un saint au nom du dieu ou de la nymphe qui l'habitait jadis.

Les Bohémiens vont encore aujourd'hui prier sur le bord d'un fleuve où un homme s'est noyé, et, en guise d'offrandes, ils jettent à l'eau un pain frais et deux bougies. La veille de Noël, ils jettent une partie de chaque plat dans le puits de la maison afin que la source partage leur festin (1).

Les Slaves craignent encore de boire, avec l'eau, un esprit méchant.

Les Bulgares considèrent comme un crime de ne pas jeter une petite partie de l'eau de chaque seau d'eau qu'ils ont été puiser à la fontaine (2).

Les tribus non ariennes de l'Inde anglaise, les Bolos et les Dhimats considèrent les rivières comme des divinités locales et transforment la carte du pays en un véritable panthéon.

Pour les nations ariennes, le Gange n'est-il pas le premier, le plus vénéré, le plus sacré et le plus connu de tous les autres fleuves sacrés (3).

Dans le Sud de la France, les habitants de la Lozère ne semblent pas avoir oublié le culte qu'ils rendaient autrefois à leurs lacs. En 1889, on a célébré autour du lac Saint-Andréol, une fête qui est peut-être la plus ancienne du monde. Les populations des environs se sont réunies, selon l'usage, autour du lac lequel est considéré comme un lieu de vénération, comme une sorte de lieu saint. On a joué, dansé et chanté sur ses deux rives. On s'est baigné dans ses eaux et on y a ensuite jeté à poignées des pièces de monnaie.

(1) GROHMANN, Aberglauben ausBoehmen und Mahren, p. 43. — HAMUSCH, Slaw. Mylh , p. 291. — RALSTON, Songs of Russian People, p. 139.

(2) SAINT-CLAIR AND BROPIIY, Bulgaria, p. 46. (3i WARD. — Hindoos, vol , II, p. 206.


M. CARAVEN-CACH1N 351

Les Bretons vénèrent leurs sources sacrées tout autant qu'ils le faisaient autrefois.

En Ecosse et en Irlande, on retrouve encore dans chaque commune une source sacrée.

Les habitants de la Cornouaille jettent de nos jours, en guise d'offrandes dans leurs anciennes sources sacrées, des épingles, des clous et des chiffons, etc. (1).

V. — Eglises élevées sûr dés lieux idolâtres, sur des temples païens.

Nous avons vu qu'au moment où le christianisme devint la religion dominante en Europe, une véritable croisade commence contre les arbres, les bosquets sacrés et les sources,vénérées, nous pourrions ajouter aussi contre les pierres et les monuments mégalithiques.

Nul doute que nos aïeux des bords du Tarn suivaient l'exemple de Boniface dans la messe qui réunit les prêtres païens pour abattre, en leur présence, le chêne immense consacré au Dieu du ciel, et se servit du bois, que lui fournit cet arbre, pour construire une chapelle dédiée à saint Pierre. Les païens des bords du Tarn durent abattre les Saules pour édifier leur petit oratoire élevé en l'honneur de la Vierge de Cadalen.

Quant aux sources, aux mares et aux fontaines, l'apôtre du Christ ordonnait impitoyablement de combler ces sources et ces mares vénérées, et chaque fois qu'elles ont échappé à la proscription générale, ce fut probablement après avoir été sanctifiées par le baptême des premiers chrétiens.

Ce culte était tellement enraciné dans nos contrées, lors de l'introduction du christianisme dans les Gaules, que les évoques, dont les efforts tendaient à détruire les superstitions païennes,

(1) ALFRED MAURY. — Magie, p. 158. — BRAND. — Pop. Ant., vol. II, p. 366* — IIUNT, Pop. Rom., 2« série, p. 40. — FORBES LESLIE, Early Races of Scotland, vol. I, p. 156.


352 LA VIERGE DÛ SAULE DE CADALEN

eurent toutes les peines du monde à faire oublier au peuple le culte des eaux. Pour y parvenir, ils se virent souvent obligés de mettre certaines sources sous l'invocation des saints ou de les couvrir par des églises, des chapelles et des oratoires, afin de substituer ainsi le culte nouveau aux anciennes superstitions qui avaient chez le peuple de si profondes racines.

Comme exemple des premières, nous nous bornerons à citer la fontaine d'Alésia, placée sous l'invocation de sainte Reine (1). Comme fontaines vénérées portant à présentie nom des saints nous avons relevé, pour la Normandie seule, un grand nombre de ces fontaines. Nous citerons principalement : celle de SaintValéry, près d'Eu; celles de Saint-Ribert, son disciple, à Cbarlemesnil, à Torcy-le-Grand et à Quièvrecourt, celle de SaintSaëns, au Catelier de Saint-Saëns et au Camp-Souverain ; celle de Saint-Austreberte, à Pavilly et à Saint-Austreberte, etc.. (2).

Veut-on voir quelques exemples d'églises élevées sur des mares sacrées? M. l'abbé Cochet va encore nous répondre.

L'église de Saint-Denis-d'Héricourt comme celle de Cranville-l'Alouette ont été construites sur le mamelon qui surmontait la source vaincue et exécrée pour toujours (3).

D'autres fois la source était englobée dans les constructions de l'église et les fidèles y avaient toujours accès, car elle avait été baptisé par les évêques.

En passant, en 1869, à Saint-Ruslice (Haute-Garonne' nous trouvâmes dans la vieille église et derrière le maîlre-aulel, la source vénérée gauloise.

A Rouen et dans l'église saint-Eloi, on rencontre dans le choeur un ancien puits rebouché vers '1700. Autrefois on y

(1) H. BAUDOT. — Rapport sur les découvertes archéologiques faites aux sources de la Seine, p. 36.

(2i L'abbé COCHET. — Sépid. gaul. rom. fr. et norm., p. 86. \3) L'abbé COCHET. — loc. cit., p. 83.


M. CARAVEN-CACHIN • 353

puisait de l'eau avec une chaîne de fer, ce qui donne lieu au proverbe : Froid comme la corde du puits de Saint-Eloi\\).

Saint-Vivien n'élail aux premiers siècles du christianisme qu'une simple chapelle placée dans un marais et au bord de la voie antique de Beauvais (2).

Saint-Maclou était aussi une chapelle située dans un marais nommé Malapalus (3).

A présent, citons quelques exemples d'églises élevées sur des temples païens.

L'église de Saint-Lô de Rouen fut bâtie par saint Mell'ou sur l'emplacement du temple de Roth (4).

L'église de Saint-Paul est élevée sur les soubassements d'un temple consacré à Adonis ou à Vénus (5).

L'usage d'élever des églises sur les tombes des martyrs était aussi générale à celle époque el la Vierge de Cadalen ne fait pas exception à cette règle commune.

C'est sur la crypte de Saint-Gervais et de Saint-Protais, qui était primitivement un martyrium, qui a été construite à Rouen, l'église qui porte aujourd'hui leurs noms (6).

L'église de Saint-Godard a aussi servi de sépulture à saint Godard, en 525, el à saint Romain, en 644 (7J.

Il en était de môme de l'usage de construire des monastères sur les sépultures des martyrs et Grégoire de Tours nous a laissé une longue liste des maisons religieuses élevées sur les tombeaux des saints.

Un monastère s'élève à Adieux (Tarn) sur les tombeaux de

(1) L'abbé COCHET. — Répertoire arch. de la Seine inférieure, p. 397.

(2) L'abbé COCHET. — Loc. cit., p. 399.

(3) L'abbé COCHET. — Loc. cit., p, -403.

(4) L'abbé COCHET. — Loc cit., p. 391. (5; L'abbé COCHET. — Loc. cit.. p. 395.

(6) L'abbé COCHET. — Loc. cit, p. .365.

(7) L'abbé COCHET. — Loc cit., p. 3t)8.


354 ' LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

saint Amarand et de saint Eugène. C'est auprès de ces précieuses reliques que sainte Carissime passa une partie de sa vie(1).

L'histoire de l'Eglise du Rouergue nous apprend qu'un monastère s'élève sur les lieux où moururent saint Léonce (2) et saint Védards (3).

Ces exemples, que nous pourrions multiplier tant en France qu'à l'étranger, suffisent, ce nous semble, pour comprendre la pensée qui a dirigé nos pères en choisissant de préférence, pour construire les églises élevées au vrai Dieu, les lieux infestés d'idolâtrie, les temples païens ou le martyrium et les tombes des saints. Ils voulaient détruire l'idolâtrie et honorer, en même temps, la mémoire des illustres et vénérés martyrs qui l'avaient combattue et qui étaient morts en défendant la cause du Dieu véritable et éternel.

VI. — Archéologie.

Les Romains mirent en pratique deux modes de sépultures, l'incinération et l'inhumation.

Pendant les trois siècles que dura chez nous l'ustion grécoromaine, on peut dire que ce fut le règne exclusif de la céramique. Pas une créature humaine ne descendit dans la tombe sans un vase, un fragment de tuile ou un morceau de poterie.

A partir de Constantin jusqu'à Augustule, c'est-à-dire pendant les deux derniers siècles que les Césars gouvernèrent la Gaule et où malheureusement ils partagèrent si souvent l'empire avec les barbares, les corps sont rendus à la terre. Cette révolution qui s'opère dans le rite des funérailles a lieu sous l'influence bienfaisante du christianisme. Désormais, l'idée païenne vaincue et détruite laisse prendre sa place à la pensée chrétienne et germanique mêlée toutefois à une foule de traditions gallo-romaines.

(1) ROSSIGNOL. — Monographies communcdes, t. 111, p. 321.

(2) L'abbé SERVIÈRES. — Hist. de l'Eglise du Rouergue, p. 27.

(3) L'abbé SERVIÈRES. — Loc cit., p. 27.


M. CARAVEN-CAC1I1N 355

C'est à cette dernière époque de notre histoire, si profondément troublée, que nous rapportons la bière en écorce de la Vierge de Cadalen, car nous savons que les cercueils en pierre étaient à peine pratiqués au quatrième siècle.

Tout dans cette gracieuse légende : l'arbre et ses clous, son inhumation dans uu bocage sacré et dans le tronc du saule sanctifié, à côté de la mare vénérée, nous rapporte à cette époque de trouble et de décadence d'autant plus curieuse à étudier qu'elle est environnée des épaisses ténèbres que le silence de l'histoire font peser sur elle.

La Vierge de Cadalen dut donc vivre dans la seconde moitié du quatrième siècle, sous le règne de Constance. Cet empereur avait été élevé dans la corruption des moeurs de l'Orient et la Gaule détestait en lui sa dégradation morale et sa lâcheté. Sa persécution contre les chrétiens mit le comble à la haine publique, et ce prince, suivant le mot des historiens, devint exécrable à tous. Enfin, il mourut assassiné par Gaïson, dans la petite ville à'Helen'a (Elne), après avoir erré longtemps dans les bois, poursuivi par la troupe de Maviellius.

Des monnaies de Constance ont été recueillies par M. de Combettes, à Rivières, non loin de Cadalen (1).

En choisissant pour sa demeure ce mamelon, dont la cime supportait la mare et les saules sacrés, la Vierge de Cadalen a voulu abattre ce foyer d'hérésie qui était si vivace et sanctifier, par sa mort, ce lieu de pèlerinage païen.

VIL — Histoire.

Nous savonsque le premier évoque d'Albi fut saint Clair (250), que le successeur de celui-ci, Anthimius, fut son disciple et que Diogenianus, qui est nommé comme le troisième évêque d'Albi, vivait en 406.

(1) Alfred CARAVEN-CACUIN. — Catalogue des monnaies impériales romaines découvertes dans le Tarn; in : Bulletin Commission des antiquités de Castres, t. 11, p. 168. Castres. 1878-1879.


356 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

Tout nous fait supposer que le successeur immédiat d'Anthimius ne fut pas Diogenianus, et nous pensons qu'il y aurait eu vacance du siège épiscopal depuis la mort de Diogenianus. Cherchons à débrouiller les origines de l'église d'Albi.

Un fait important dans l'histoire des Gaules, le Conciliabule de Béziers tenu l'année 356 sous la présidence de Saturnin d'Arles, Libère étant pape; Constance, empereur; Julien, César et Numérius, gouverneur de la Gaule Narbonnaise, va peut-être jeter quelques lumières sur cette époque reculée. Dans tous les cas, cette assemblée nous permettra de saisir et de comprendre toute l'importance des faits graves qui se passaient dans les Gaules et qui nécessitèrent la réunion de ce concile.

Pendant l'épiscopat de saint Clair et d'Anthimius, l'Église était à peine sortie de la terrible épreuve des dix persécutions qui avaient immolé tant de millions de martyrs; teinte de son propre sang,.elle venait de revêtir la pourpre des empereurs et de monter avec Constantin sur le trône des Césars, lorsqu'à la mort d'Anthimius, l'orgueil lroissé d'un prêtre ambitieux déchira de nouveau son sein et menaça son existence. Arius s'efforça de saper par la base la religion chrétienne, en niant la divinité de Jésus-Christ (1). Cette hérésie fit une multitude de victimes, même parmi les évoques trompés par les équivoques de la subtilité orientale. Des royaumes entiers en furent infestés ; du temps de Clovis, presque tous les princes étaient ariens.

Mais l'Église toujours féconde, même après l'ère des martyrs, opposa à l'hérésie des hommes admirables par leur science et par leur vertu; tels furent saint Denis de Milan, saint Eusèbe de Verceil, saint Hilaire, saint Athanase surtout, le plus noble, le plus généreux, le plus chevaleresque caractère de saints.

C'est l'âge des docteurs qui brillent déjà d'une gloire si écla(1)

écla(1) prêtre d'Alexandrie, ancien élève de l'école d'Antiocbe qu'avait fondée le prêtre saint Lucien, avant d'entrer dans le sacerdoce, avait suivi quelque temps le schisme de Mélêce. (FLEURY, t. III, p. 78. Paris, éd. Emery, 1713.)


M. CARAYEN-CACHIN 357

tante. Enfin, l'Arianisme donne l'occasion à la première assemblée générale de l'Église ; le Concile de Nicée est le premier concile oecuménique; il assure pour toujours à l'esprit humain la conquête faite par la vérité sur l'erreur de ce point le plus fondamental et le plus saint de la doctrine chrétienne, que Jésus-Christ, fils de Dieu, est non seulement semblable au Père, mais encore de même substance que le Père, Dieu comme le Père.

Loin de nous assurément la pensée d'écrire l'histoire de l'Arianisme traité de main de maître par Sozomène, Socrate, Rufin d'Aquilée et plus tard par Baronius, Noël Alexandre, Fleury, par tous les historiens de l'Eglise et par les auteurs de l'admirable vie de saint Athanase. Notre objet particulier est tout autre; nous voulons résumer surtout au point de vue de l'Eglise d'Albi, le fait le plus important de cette période qui s'étend depuis le conciliabule d'Arles (353), jusqu'au conciliabule de Paris (360), c'est-à-dire le conciliabule de Béziers réuni en 356, trente ans après l'avènement de l'hérésie arienne.

Le concile de Nicée venait de condamner solennellement l'arianisme. Mais le moment approchait où le nom d'Athanase allait servir de prétexte à la guerre commencée contre, la foi. Elle quitta l'Orient pour se porter en Occident, où le concile d'Arles venait de se tenir. Les Ariens, par leurs intrigues, en surprirent la bonne foi ; et les évoques y subirent de mauvais traitements. Ce second conciliabule des Ariens pouvait avoir pour les Gaules les plus graves conséquences. Désormais, l'hérésie avait un précédent ; notre contrée lui fournissait des défenseurs; elle comptait déjà des adeptes. 11 était à craindre qu'elle s'y fixât pour toujours. Le concilede Milan, tenu en 355, fut plus désastreux encore.

Tel était l'état général de l'Église, état de trouble, de confusion, de persécution et d'hérésie, quand saint Hilaire entra dans la lutte. Son coup d'essai fut une victoire, nous dirons volontiers un coup de héros.

« Prévoyant le danger que courait dans les Gaules la foi ca-


358 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

« tholique, comprenant qu'elle serait l'audace de l'hérésie qui ce déjà, il y avait deux ans. avait osé manifester à Arles toutes « ses prétentions, voyant sans effet la lettre qu'il avait adressée « à l'empereur au nom de plusieurs évoques des Gaules pour a le prier de rendre la paix à l'Église et.do rappeler les évoques ce bannis, voulant d'ailleurs satisfaire sa foi,répondre au devoir « de sa charge d'évêque, rassurer, raffermir, décider la foi des a âmes chancelantes et timides, saint Hilaire, sans peur, re« gardant en face l'ennemi de son Christ, de concert avecquel« ques évoques des Gaules, s'était séparé de la communion de « Valens et de Saturnin. Il avait rendu public son décret. Les ce évoques désignés étaient excommuniés, ainsi que tous ceux « qui communiqueraient, avec eux (1). »

En agissant ainsi, saint Hilaire était dans son droit et dans son devoir. N'est-il pas à la charge de ceux qui enseignent de signaler le mal et de le combattre ?

Un nouveau concile devenait nécessaire ; Constance l'accorda, il se réunit à Béziers en 356. Dom Vaisselle nous dit que la plupart des évoques qui assistèrent au concile de Béziers étaient des provinces voisines de la ville d'Arles, c'est-à-dire de la Narbonnaise, de la Viennoise, de la Séquanie et des provinces des Alpes (2).

La Gaule Narbonnaise ne comprenait alors que quatre évèchès : Béziers, Narbonne, Toulouse et Albi. Or, l'histoire nous enseigne que sur quatre évoques de la Gaule Narbonnaise, trois furent présents au conciliabule de Bézieis : celui d'Albi manquait.

Qu'elle éttit la cause de son absence à Béziers? Par les importantes questions qui allaient être soumises à celte assemblée et par la proximité de cette ville, l'évêque d'Albi ne serait pas

(1) Voir les remarquables ouvrages de M. l'abbé Douai, autourd'hui évèque de Beauvais, sur cette question.

(2) DOM VAisseiTEet DOM DE VICQ. — Histoire d.u Languedoc, t. 1, pp. 145, 146,


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dispensé d'y assister. Aurait-il embrassé l'hérésie comme le pensent certains historiens, en se basant sur la réponse adressée par saint Hilaire à la leltre des évêques des Gaules qui lui avaient écrit pour lui témoigner leur estime pour les souffrances de son exil. Comme son nom manque au bas des signataires de cette lettre, on a induit que les évêques des provinces omises ne s'étaient, pas encore relevés de leur chute quand saint Hilaire écrivait et que parconséquent ils n'avaient pas abandonné l'hérésie. C'est la remarque de Tillemont.

Cette manière de voir serait judicieuse, si le savant historien qui l'a formulée nous démontrait, en même temps, qu'un évoque occupait à cette époque le siège épiscopal d'Albi, puisque nous savons que ce siège existait et qu'il avait été tour à tour occupé avec éclat par saint Clair et Anthimius son disciple.

Nous sivons encore que les évêques qui avaient souscrit à la lettre écrite à lamolion de saint Hilaire contre Saturnin furent obligés, par le gouverneur des Gaules, exécutant un ordre de Constance, de venir au conciliabule sous peine de menaces les plus sévères s'ils résistaient. A plus forte raison, l'Empereur ordonne-t-il à ceux qui lui étaient connus pour leur flatteuse soumission au pouvoir ou même par leur participation à l'hérésie, de se rendre à celte assemblée afin de prêter main forte à Saturnin qui avait besoin de toutes les voix dont il dis • posait. Or, l'évêque d'Albi est toujours absent. Une nuit profonde enveloppe ce siège épiscopal pendant la période troublée des luttes ariennes. La lumière ne reparaît que sous Diogenianus en 409.

Ainsi donc, du moment que dans une occasion aussi solennelle, l'évêque d'Albi ne bouge pas pour aller défendre la foi ou la cause de l'hérésie, nous ne pensons pas être téméraire en supposant que l'Eglise d'Albi était privée d'un pasteur depuis la mort d'Anthimius. En cela, elle aura subi le sort de plusieurs autres églises aussi célèbres dans les Gaules et dans l'Italie. Grégoire de Tours parle en ces termes de sa ville épiscopale : Si l'on veut apprendre pourquoi après Gratien, on


360 LA VIERGE DU SAULE DE CADALEN

ne compte qu'un seul évêquc sur le siège de Tours jusqu'à saint Martin, qu'on sache que les persécutions des païens privèrent longtemps celte église de la bénédiction d'un pasteur. Celle explication peut s'étendre à un grand nombre d'autres églises et en particulier à celle d'Albi qui a pu se trouver dans une situation toute semblable.

Voilà pourquoi le paganisme reprenait peu à peu le dessus dans la capitale de l'Albigeois, comme dans la cité d»s Ruthènes; les fidèles devenaient de moins en moins nombreux et partant plus timides dans l'exercice de leur culte. 11 était temps qu'un nouvel apôtre fût suscité par Dieu pour faire refleurir le germe presque desséché. Telle fut la glorieuse mission de la Vierge du Saule de Cadalen.

Le conciliabule l'ut mal-heureusement favorable aux hérétiques et saint Hilaire fut exilé par Constance avec ses amis Dosan et saint Rodanius de Toulouse.

Mais les Ariens ne jouirent pas' longtemps de leur victoire. Le concile de Rimini déposa Ursace et Yalens. En 358, les évêques des Gaules, inébranlables dans leur foi refusèrent de signer la formule deSirinicb que leur avait envoyée Constance, puis saint Hilaire rentra dans la Gaule, assembla plusieurs conciles dont le plus célèbre fut celui de Paris (360,. Tous condamnèrent Saturnin el Paterne, et tout le monde reconnut enfin que saint Hilaire seul avait purifié les Gaules de l'hérésie.

Ainsi finit cette période de trouble, d'agitation, de persécution et de violence, qui commence avec le conciliabule d'Arles et se termina avec le conciliabule de Paris. Saint Hilaire mourut six ans après son retour de l'exil, après avoir occupé, avec le plus grand honneur, pendant treize ans, le siège de Poitiers, ayant mérité de la part de la postérité le souvenir, l'admiration, la reconnaissance, et de la part de l'Eglise, sa mère, le culte qu'elle rend aux saints.


M. GARAVEN-CACMIN' 361

CONCLUSIONS

Comme nos lecteurs ont dû s'en apercevoir, la légende de la Vierge du Saule de Cadalen, est restée pure de toute altération depuis le quatrième siècle jusqu'à nos jours.

Nous avons démontré que le développement du culte rendu aux arbres et aux bosquets, commence à apparaître chez les races inférieures et persiste à l'ombre de la civilisation sémitique et de la civilisation arienne, si bien qu'on peut dire que tous les peuples indo-européens ont été dendolàtres.

Nous avons aussi suivi le développement de cette croyance, qui se trouve chez tous les peuples superstitieux, qu'une, maladie ou une influence mauvaise se tranforme en un être personnel, qui peut être enlevé du corps du malade et transféré dans quelque autre animal ou dans quelque autre objet, comme un arbre par exemple.

En outre, ce respect pour les forêts poussa le monde païen à les peupler de divinités. Ce culte, si puissant et si vivace chez tous les peuples du monde, fit enfanter des rites de funérailles particulières.

L'archéologie nous prouve que du jour où les forêts ou les arbres furent adorés comme les divinités et regardés comme leur demeure, ce fut un grand honneur que d'être enterré au milieu des hautes futaies, aux pieds des arbres et même dans leurs troncs. Les débats du concile de Carthage nous enseignent qu'au cinquième siècle, c'est-à-dire un siècle après la mort de saint Augustin, il fallut encore défendre, comme un reste d'idolâtrie, le culte que l'on rendait aux arbres et aux bosquets.

Passant ensuite aux sources, aux fontaines, aux mares et aux fleuves, l'ethnographie nous a montré ce culte profondément enraciné depuis l'origine de l'humanité ; culte qui subsiste encore aujourd'hui dans certaines contrées de l'Europe.

L'histoire nous a prouvé, par de nombreux exemples, que


362 I.A VIERGE DU SAULE DE CADALEN

dans les premiers temps du christianisme, des églises furent édifiées sur les lieux d'idolâtrie et des temples païens, comme un monument triomphal du christianisme sur l'erreur.

Nous savons aussi qu'au quatrième siècle après la paix de Constantin, des églises surgirent sur tous les lieux qui renfermaient les. dépouilles des saints et des martyrs. L'affluence des fidèles, la liberté de la foi, la splendeur et la dignité du culte en faisaient un devoir aux évêques qui n'y manquèrent pas.

La vive lumière que jette la sépulcrologie sur l'étude des tombeaux nous fait placer avec certitude l'inhumation de Cadalen au quatrième siècle de notre ère.

Enfin, les règles de la plus sévère critique historique, nous prouvent qu'à cette époque reculée le siège épiscopal d'Albi était vacant et que la Vierge du Saule de Cadalen passa sa vie à combattre l'arianisme et à convertir les idolâtres. Grâce à sa foi vive et ardente, l'hérésie fut tenue en échec et vaincue dans notre diocèse.

Si nous déplorons que le nom de la Vierge du Saule de Cadalen ne se soit pas perpétué d'âge en âge, nous sommes heureux que le souvenir de ses vertus ait traversé ies siècles pour arriver jusqu'à nous. N'a-t-elle pas trouvé dans son glorieux apostolat, toutes les satisfactions de sa conscience, et Dieu n'a-t-il pas récompensé ses bonnes actions et ses bienfaits ?


M. BERTÉ 363

JLA MARTINIQUE

Conférence faite le 30 juin 1902 à la Société de Géographie de Toulouse

Par M. R. BERTÉ

MESDAMES, MESSIEURS,

Je m'excuse d'occuper une place que d'autres eussent occupée avec infiniment plus de mérite. Je m'excuse de prendre la parole dans une enceinte où vous êtes accoutumés d'entendre des voix si éloquentes ; et la façon courtoise dont le distingué président de votre société vient de parler de moi ajoute encore à ma confusion. Ce n'est pas sans une hésitation bien grande et bien légitime que j'ai accepté de vous entretenir de notre pauvre colonie de la Martinique. Mais quelques personnes de votre société, ayant pensé qu'il appartenait à un fils de la colonie de vous en parler, m'en ont prié, et quand, de tous côtés, dans votre admirable cité toulousaine affluaient les témoignages de sympathie en faveur des malheureuses victimes du Mont-Pelé, je n'ai pas cru pouvoir me dérober à l'honneur qui m'était offert de vous parler de ceux-là à qui, spontanément vous aviez témoigné les sentiments généreux de vos coeurs. Permettez-moi seulement, de compter sur votre bienveillance. J'y ai droit à un double titre, d'abord parce que je ne suis pas un familier de conlérence, et en second lieu parce que des préoccupations multiples ne me laissent peutêtre pas en ce moment toute ma liberté d'esprit. Ne craignez pas cependant que je vienne ici vous entretenir de mes propres malheurs. Que sont en effet des deuils individuels quand on considère que trente mille français sont ensevelis sous les cen-


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dres et la lave du Mont Pelé ! Et que sont des revers de fortune, si lourds qu'ils soient, quand on songe au capital de force, d'énergie, d'intelligence perdu à jamais pour la France dans l'horrible catastrophe du 8 mai !

Mesdames et Messieurs, je n'ai pas l'ambition de rien vous dire que vous ne sachiez déjà comme moi-même. Il a élé écrit, concernant les Antilles et particulièrement la Martinique, plus de 260 volumes de tous genres. Peut-être ne les avez-vous pas tous lus ! Quelques-uns d'entre eux ont certainement parfois distrait vos loisirs, et vous connaissez, à n'en pas douter, autant que moi, la Martinique et son histoire, ses productions et ses coutumes. Je vais donc vous parler de choses déjà connues de vous, mais comme on cause entre gens d'une même société de choses mutuellement sues.

Vous vous rappelez la jolie légende des premiers insulaires, les Caraïbes, sur l'origine des Antilles. Elle a été dite par tous les écrivains qui se sont occupés de cet archipel, et un conférencier qui se respecte ne peut faire autrement que de s'en souvenir à son tour.

Sur la ci me de la Cu mbre du Venezuela, con (aient les Caraïbes on vit un jour se dresser la silhouette d'un géant dont le bras puissant répandait sur la mer bleue des Caraïbes des grains mystérieux. De chacun de ces grains sortit une île, et c'est ainsi que se trouva constitué, à l'entrée du golfe du Mexique, cet archipel composé de plusieurs centaines d'îles décrivant une courbe régulière et formant comme un vaste bassin qui s'est appelé la Méditerranée américaine.

On appela d'abord ces îles les Indes occidentales, parce que Colomb qui les découvrit se crut en effet dans l'Inde, et celle appellation subsiste encore en pays anglais. Le nom d'Antilles qui leur fut donné plus tard et qui a prévalu clans l'usage est venu, lui aussi, d'une erreur, de l'identification des ces îles avec la terre d'Antilia qui figurait sur les cartes du Moyen-Age, terre mystérieuse qu'aucun navigateur ne pouvait aborder, qui reculait sans cesse, que la légende plaçait par delà l'Atlantique


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et qui vraisemblablement n'était autre que le continent américain .

Dans la réalité, l'archipel des Antilles a dû sa formation, partie au travail des madrépores, partie à des éruptions volcaniques. La Martinique est précisément une de celles qui sont provenues de soulèvements volcaniques.

La configuration de l'île s'en est ressentie. Son sol tourmenté,à l'excès offre une succession pour ainsi dire ininterrompue de collines plus ou moins hautes avec d'étroites vallées.

C'est pourquoi, raconte-t-on, un amiral anglais qui voulait donner au ix>i Georges II une idée de la configuration de l'île prit une feuille de papier, la froissa brusquement entre ses mains, et la rejeta, informe, sur une table : « Sire, s'écria-t-il, voilà la Martinique. »

Découverte par Christophe Colomb le 11 novembre 1493, la Martinique est redevable de son nom à Saint-Martin dont c'était la fête. Toutefois, ce n'est qu'à son quatrième voyage en 1502, que Colomb descendit dans l'île ; et encore n'y séjourna-t-il pas. Ce n'est qu'en 1635 qu'un Normand, Belain d'Esnambuc, en prit possession au nom de la compagnie des îles d'Amérique dont faisait partie Richelieu. 11 s'établit aux lieux mêmes où s'est édifiée la ville de Saint-Pierre, et l'un des quartiers de cette ville, le Fort, a conservé ce nom à cause du petit fortin que d'Esnambuc y avait élevé.

Après avoir passé, à la suite de spéculations malheureuses de la Compagnie aux mains de quelques seigneurs, l'île devint, en 1664 la propriété de la Compagnie des Indes occidentales que venait de fonder Colbert. La nouvelle Compagnie ne fut pas plus heureuse que l'ancienne, et, en 1674, l'île fut réunie au domaine de la Couronne, et alors exploitée par les fermiers du domaine d'Occident.

Des guerres pour ainsi dire ininterrompues ont marqué les origines de la colonie. En 1762, après un siècle de luttes acharnées soutenues sur terre et sur mer avec des fortunes diverses, Soc. UE GBOCFI. DE TOULOUSE. — XXI. 25


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elle succombe sous le nombre de ses envahisseurs, mais elle nous est rendue un an après, en exécution du traité de Paris.

En 1794, elle redevient anglaise jusqu'à la paix d'Amiens.

Enfin, en 1809 elle retombe une dernière fois au pouvoir des Anglais ; mais ils levacuèrent le 2 déeembre 1815, et depuis, l'île est restée sous la domination française.

Au cours de ces luttes incessantes, jamais le courage de cette

population n'a failli. Chaque page de cette histoire est une

page glorieuse ; et nous ne saurions citer ici tous les traits

d'héroïsme qui ont illustré celte période d'invasion. Citons-en

i un au hasard.

Le 10 janvier 1794, sir Grey arrivait devant la Martinique avec une flotte de 31 vaisseaux et 6 canonnières. Il débarquait six mille hommesà la Trinité, et le 14, il bloquait Fort-Royal. Contre de pareilles, forces nous disposions seulement d'une poignée d'homme. Et bien ! pour venir à bout de cette poignée d'hommes menacés à la ibis de famine et de décimation, résistant dans une île à une armée d'invasion, il ne fallut pas moins d'un siège, d'un blocus de 71 jours avec des combats chaque jour et des engagements chaque nuit. Quand le général Rochambeau, qui disposait de toutes les forces de l'île, signa sa capitulation, une capitulation des plus honorables, le 22 mars 1794, il n'avait plus ni hommes, ni armes, ni munitions, et déjà la brèche était ouverte.

Ne croirait-on pas assister à une scène de la sublime épopée qui vient de se dérouler dans l'Afrique du sud ? Et le nom de Rochambeau n'évoque-t-il pas, à votre esprit, celui de Kronge, de ce brave Kronge, cerné de tous côtés, mitraillé, .et ne se rendant qu'après avoir épuisé ses dernières cartouches?

Vous savez du reste comment le père Labat, un historien des premiers temps de la fondation de la colonie, appréciait le courage de ses habitants. « De cette intrépidité, écrit le père « Labat, et de ce mépris qu'ils font de la mort, naît une bra« voure qui leur est naturelle. Ils en ont donné des preuves « dans un grand nombre d'occasions. Ils ont conservé le quar-


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« lier du Prêcheur quand les Anglais attaquèrent le Fort « Saint-Pierre en 1693, et, ils les resserrèrent tellement dans « leur camp de ce côté qu'ils n'osèrent jamais s'en écarter, ni « tenter de brûler et de piller le quartier. »

Une population qui a eu de telles luttes à soutenir est une population naturellement aguerrie et sur laquelle, au jour du danger, la France pourrait compter. C'est ainsi que pendant la campagne du Mexique nous avons eu noire corps de volontaires qui s'est fait remarquer par sa bravoure, son endurance, son esprit de discipline et a mérité l'honneur d'un ordre du jour spécial s.ous la date du 8 novembre 1864. En 1870 également beaucoup des nôtres se sont engagés volontairement qui se sont aussi distingués par leur ardeui et leur tenue sur le champ de bataille.

Et cette population n'a jamais cessé de revendiquer l'honneur de payer l'impôt du sang, le plus lourd de tous, mais dont elle considère l'exonération comme unehumilliation. Pour des motifs principalement d'ordre financier, ce voeu n'a pas été pendant longtemps écouté. Cependant il allait être pris en considération et le service de recrutement allait s'organiser quand s'est produite l'affreuse catastrophe du 8 mai. Peut être aujourd'hui serait-ce une faute de donner suite à ce projet ; car dans la désorganisation actuelle du travail, la Martinique n'a pas trop des bras de tous ces enfants pour son relèvement, et ce serait peut-être compromettre définitivement le sort de la colonie que de lui enlever les plus robustes d'entre eux.

Le caractère de bravoure et d'intrépidité que je viens de vous signaler se retrouve dans la vie privée. Le point d'honneur est développé, parfois à l'excès, chez nos compatriotes ; ils sont chatouilleux à l'extrême el le duel est fort en honneur dans le pays.

Certains duels sont même restés célèbres. On cite notamment ceux de Becker contre Saint-Félix. Blessé une première fois de deux balles grièvement dans une rencontre avec SaintFélix, Becker, à peine rétabli, provoque de nouveau son adver-


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saire. Nouvelle rencontre. Becker reçoit dans l'épaule deux autres balles qui le mettent à deux doigts de la mort. Il n'était pas plus tôt relevé de sa blessure qu'il méditait déjà d'appeler une troisième fois sur le terrain son heureux adversaire : mais celte fois, il ne trouva pas de témoins.

Comme ce Becker s'était montré très belliqueux, on en fit un juge de paix. C'est clans ces fonctions que je l'ai connu au temps lointain de mon enfance. Je dois dire que je n'ai jamais connu de juge plus conciliant.

Je vous étonnerai peut-être en vous disant encore, qu'il y a six ou sept ans, une femme du pays envoya deux témoins de son sexe à une de ses congénères, proposant un duel au fusil à cinquante pas. Vous retrouveriez ce détail dans les journaux du pays de l'époque.

La bravoure n'est pas le seul caractère du créole. Jamais population ne fut plusacueillaule, ni plus hospitalière. Je m'en rapporte à cet égard au témoignage qui m'en est fourni par M. Samuel Verneuil dans une conférence faite à Lille le 4 mars 1897 :

« Je serais vraiement bien ingrat, disait M. Samuel Verneuil, « si je passais sous silence l'hospitalité créole qui forme un des « traits dominants du caractère de ce peuple. Pour ma part je « ne peux comparer l'hospitalilé que j'ai reçue dans nombre de « familles créoles qu'à celle qu'il m'a été parfois donné d'ap« précier dans les régions du Nord de la France. »

A mon tour, je dirai, je ne peux comparer l'hospitalité créole qu'à celle qu'il m'a été donné d'apprécier dans votre aimable cité toulousaine.

Vous savez que cette population française d'âme à ce point que jamais aucune idée séparatiste ne s'est fait jour clans son coeur, se compose d'anciens colons de France, les blancs, de noirs arrivés originairement d'Afrique, et de métis issus du croisement des deux races. Des germes de dissensions ont existé entre ces diverses populations, bien naturels à mon avis si l'on songe au dur état dans lequel jusqu'à l'abolition de


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l'esclavage en 1848 les noir étaient tenus. Mais les générations passent ; les hommes d'avant 1848 disparaissent. Les générations nouvelles, chez lesquelles des souvenirs personnels n'attisent pas le ferment des haines, se rapprochent insensiblement.

Aujourd'hui les uns et les autres achèvent généralement leurs études en Francp, et de même que les voies ferrées ont fait disparaître en France les défiances de province à province, de même qu'elles sont appelées, en dépit des frontières, à rapprocher un jour les nations les unes des autres, ainsi dans noire petite colonie les voyages, les études en commun, et bien d'autres points de contact semblent appelés à faire disparaître un jour, pour le grand bien de tous, les anciens dissentiments.

Le pays où s'agite cette population est un pays d'un climat dur, exposé non seulement aux maladies dont vous souffrez en Europe, mais encore à des fièvres diverses, souvent dangereuses, contre lesquelles la médecine ne peut encore rien, et au paludisme sous ses aspects multiples qui affectent tous les organes et dont la ténacité est remarquable.

Et malgré tout, ce coin de terre a une telle séduction qu'on s'y attache quand même, el. que ceux qui l'ont une ibis connu ne peuvent plus s'en séparer. Que d'étrangers n'ai-je pas vus qui, venus en touristes, n'en sont plus repartis ! Et il en a toujours été ainsi, s'il faut s'en rapporter à une relation faite il y a deux siècles par le père Du Tertre.

« La façon de vivre du pays, écrivait-il, est si agréable, et ce l'on y vil dans une liberté si honnête que je n'ai pas vu, un « seul homme ou femme qui en soient revenus en qui je n'ai « remarqué une grande passion d'y retourner. y>

Mais aussi qu.elle merveilleuse nature ! quelle richesse de végétation ! On pouvait s'en faire une idée en visitant le jardin des Plantes de Saint-Pierre. Laissez-moi vous citer sur ce sujet, l'appréciation d'un Français, M>. Louis Garaud qui a été, il y a quelques années, chef du service de l'Instruction publique à la Martinique. Dans un livre agréable à lire et intitulé : Trois


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années à la Martinique, M. Garaud a recueilli les impressions de son séjour dans le pays. La page qu'il consacre au jardin des Plantes mérite particulièrement d'être retenue, tant elle est jolie. Ecoutez-la.

« La ville d'Esnambuc possède le plus prodigieux jardin « qu'il soit donné de voir. Le jnrdin de Saint-Pierre est une « des merveilles du monde, mais une merveille inconnue. On « y jouit de tous les enchantements qu'offre une iorét vierge. « C'est une forêt d'arbres gigantesques, de feuilles mons« trueuses et de lianes démesurées. On pénètre par des sentiers ce sombres dans des profondeurs mystérieuses, sous des arbres ce géants, où sont suspendues d'étranges fleurs. On côtoie un « torrent qui roule avec des bouillonnements ses eaux dans les <c roches moussues et d'où s'élèvent des bouquets de touffes <c chevelues et des massifs charnus de plantes aquatiques. Les « allées sont percées dans un inextricable fouillis d'herbres, de « ronces et d'arbres, si rapprochés et si élevés qu'on n'en voit <( pas la cime. Ce coin prodigieux qu'aucune main ne déflore, « ces mystères troublants de fécondation effrontée, cette poussée « de sève, cet enchevêtrement de branches, cet envahissement (( de lianes, cette fraîcheur, ce silence, ces profondeurs, ces « rayons dans les hautes cimes, ces reflets, ces éclairemeuts « subits ont une saveur inconnue »

Dans ce paradis terrestre; vous seriez étonnés de ne pas trouver le serpent.

Ce pauvre serpent, je ne viens pas le défendre; mais tout de même la crainte qu'il inspire n'est-elle pas quelque peu exagérée ? Vous savez qu'avant d'Esnambuc, deux de ses hardis compagnons, de L'Olive et Du Plessis, avaient tenté de prendre possession de l'île. Ils n'y séjournèrent que trois jours, tant était grande la terreur que leur inspirait le reptile. Mismer, dans ses souvenirs sur les Antilles, raconte ce fait plaisant qu'une nuit les voyageurs d'un hôtel situé au centre de SaintPierre, en pleine ville, furent réveillés par des cris perçants parlant d'une chambre du deuxième étage de l'hôtel. On


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accourt, on se précipite, on ouvre. Un pauvre voyageur debout sur son lit, les cheveux dressés, les yeux hors de l'orbite, montrait d'un geste éperdu une chaise près de son lit. ce Un serpent,'un serpent ! s'écriait-il, n'approchez pas ». On s'apprêtait à une tuerie furieuse quand on s'aperçut que c'était la cravate du voyageur qui s'était enroulée au pied de la chaise.

En réalité, si le serpent est dangereux parce que sa blessure est mortelle, il ne fait cependant pas autant de victimes qu'on le pourrait croire. D'abord, il est craintif; il n'attaque guère que quand il se croit menacé, appliquant d'instinct la théorie de la légitime défense. Il est connu, que si devant un serpent on place bien en évidence une torche ou un objet quelconque fixant son attention, le reptile ne bougera plus, attendant l'attaque de l'objet inanimé, destiné à la tromper, et demeurant ainsi à la merci de l'homme qui peut tout à son aise s'armer. Et comme le moindre coup lui brise les reins, ce qui ne lui permet plus de s'élancer et le laisse sans défense, on peut juger combien il est facile à tuer.

On a essayé maintes fois de faire disparaître de l'île le serpent. C'est ainsi qu'on y a introduit le crapaud ; cette vilaine bête a pullulé mais n'a pas détruit un serpent. Récemment on y a introduit encore la mangouste, petit animal très carnassier, très courageux qui, clans les duels en cage contre le serpent, attaque bravement son adversaire et en a généralement raison. Mais ce joli petit animal, à forme d'écureuil, est friand de volaille et de gibier : il y a lieu de croire que tant qu'il trouvera des basses-cours à dévaliser, il se contentera de cette proie facile et sans aucun doute plus savoureuse. Ce n'est donc pas encore lui qui nous débarassera du serpent, et comme il se reproduit considérablement, il faudra peut-être au contraire songer à se débarrasser de lui-même un jour.

Ce dont nous devons surtout nous préoccuper, c'est du remède euratif de la piqûre du serpent. Un pionnier de la science, un de ses hommes qui consacrent leur vie à améliorer le bien-être de l'humanité, le docteur Calmette, directeur du


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laboratoire Pasteur à Lille, a imaginé de traiter la piqûre avec des injections de chlorure d'or. Le remède serait efficace si je m'en rapporte à une observation publiée par le docteur Lavigne dans le journal officiel de la colonie sous la date du 1er février 1897. Le docteur Lavigne relate qu'appelé près d'un jeune homme de 22 ans qui avait été piqué à 7 heures du malin, à la jambe gauche, par un trigonocéphale, il trouva la jambe oedématiée, douloureuse ; le blessé pouvait à peine poser le pied à terre Une injection du sérum antivenimeux était pratiquée deux heures et demie après la piqûre. Le soir même, une amélioration se manifestait; les douleurs étaient moins vives ; la tuméfication avait diminué, et la guérison complète se faisait en quatre jours sans autre symptôme d'envenimement.

L'observation est intéressante, car elle permet de constater qu'une seule dose de sérum antivenimeux, injectée deux heures et demie après l'accident a pu suffire à obtenir la guérison.

Mais le docteur Calmette, en vrai savant, ne s'arrêtera dans ses recherches qu'après avoir tout tenté pour assurer à ses semblables une immunité plus complète encore contre la piqûre du serpent. Aujourd'hui c'est par le venin lui-même atténué qu'il pense traiter la blessure faite par le venin. Et c'est pourquoi, à l'Institut de Lille, il se livre en ce moment à un singulier élevage, l'élevage du serpent, afin d'obtenir de l'animal vivant son venin. De semblables opérations ne sont pas, vous le pensez bien, sans danger, et l'excellent docteur a failli récemment payer de sa vie sa témérité. En procédant à l'extraction du venin, il fut piqué à la main. Sa guérison est un nouveau témoignage en faveur de l'efficacité de ses procédés.

Ce n'est pas seulement contre les reptiles que nous avons à nous défendre. Les plantes vénéneuses abondent sous nos climats. Il en existe une, particulièrement dangereuse, connue sous le nom de Brinvilliers. C'est une petite fleur à clochettes rouges qui passe du jour au lendemain par je ne sais quel mystère de génération spontanée. Il n'en faut pas lourd pour terrasser et abattre les animaux les plus robustes.


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Dans le sud de l'île, le mancenillier foisonne, essence remarquable, mais inutilisable, tant la manipulation en est dangereuse, à cause du lait corrosif et éminemment vénéneux qui s'échappe de toutes les parties de la plante.

Mais nous n'avons pas seulement que des poisons sous notre ciel, et en réalité notre flore est d'une richesse remarquable. Un ecclésiastique passionné de botanique, qui enseignait l'histoire naturelle au collège de Saint-Pierre, a publié récemment un ouvrage très consciencieux, très étudié et très complet sur les richesses de cette flore. L'ouvrage du père Duss se lit à la fois avec plaisir el intérêt. Seulement, ce que le père Duss n'a n'a pas étudié et ce qui cependant serait fort intéressant, ce serait de connaître les propriétés particulières de chacune de ces plantes.

Je ne viens pas faire ici de l'empirisme, croyez-le bien, et je prie ceux d'entre vous qui pratiquez la science d'Esculape, vieux praticiens blanchis au chevet des malades, ou jeunes étudiants qui méditez déjà de renouveler les anciennes formules, de ne pas prendre en mauvaise part ce que je vais vous dire.

Ce que je vais dire, c'est qu'il existe dans le pays certaines pratiques basées sur l'usage de certaines plantes et dont les résultats sont parfois de nature à provoquer quelque étonnement.

J'ai connu à Saint-Pierre une sorte de rebouteur ; il s'appelait Prosper; un nom heureux, s'il en fût. On appelait Prosper en cachelle, dans les cas désespérés, quand le médecin grave avait prononcé le fatidique : ce Plus rien à faire! » 11 se raconte que les drogues de Prosper ont ainsi sauvé plus d'un malade condamné et fait au médecin sa célébrité. Sic vos non vobis!

Un autre s'était fait une spécialité de l'angine couenneuse. Celui-là s'appelait Parfait ; il avait un gargarisme dont lui seul possédait la recette et qui, avant la découverte du sérum de M. Roux, a sauvé plus d'un malade.

Enfin, j'ai connu une brave femme d'un nom peu ambitieux; elle s'appelait Modeste. Celle-là s'était attaquée, j'ai peur en vérité de vous le dire... elle s'était attaquée aux affections


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cancéreuses. Ne souriez pas trop, car j'ai eu un voisin de campagne qui, pendant deux ans, a lutté contre un bobo à la face à forme maligne et qui n'a dû sa cautérisation qu'à l'emploi de la pommade Modeste. Je sais même que certains malades en France ont demandé et reçu la pommade magique, et si parmi vous quelque chimiste se trouvait qui voulût en tenter l'analyse, il serait peut-être possible de lui en procurer.

Mais ne nous attardons pas à ces questions secondaires et arrivons aux productions intéressantes de la colonie.

La culture la plus importante de file, comme vous le savez, est celle de la canne à sucre. Longtemps la colonie n'a produit que du sucre roux, celui qui s'appelait le sucre brut et qui s'obtenait simplement par des cuissons successives du jus de la canne jusqu'à une densité suffisante pour que le jus pût déposer ses cristaux. Ah! c'était le bon temps! Le temps où d'un bout à l'autre de la colonie chaque petite propriété avait son moulin, où l'air était embaumé délicieusement du parfum exquis du sirop cuit, le temps où les marchés français et américain se disputaient notre sucre qui n'avait pas de rival. Mais la redoutable concurrence est arrivée. La betterave est entrée en scène. lia fallu transformer notre production. Des usines centrales se sont créées qui, prenant la canne aux propriétés qui la produisaient, l'ont conduite à un centre industriel pour être convertie en sucre blanc par le turbinage. Mais alors notre produit s'est heurté sur tous les marchés au produit similaire obtenu de la betterave. Et; comme nous ne pouvions pas produire à des conditions aussi favorables, nous avons eu à souffrir cruellement de la législation existante. Peut-être pouvonsnous attendre, j'en ai bon espoir, une amélioration à l'état de choses actuel des résultats de la conférence récente de Bruxelles !

Il a été fait à notre colonie un double reproche, celui de ne pas varier ses cultures et celui de ne pas perfectionner ses moyens de production.

Ces reproches ne sont fondés qu'en partie.


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Tout d'abord, en effet, il convient de remarquer que de toutes les cultures coloniales la canne est la plus apte à résister aux ouragans si fréquents de nos régions. Survienne un cyclone, la canne se couchera; elle souffrira sans doute; la récolte sera moins abondante, mais elle ne sera pas perdue, car peu à peu, sous l'influence du soleil tropical, la canne se relèvera. Quelle autre culture pourrait se flatter de résister ainsi à ces terribles ' fléaux dont nous sommes affligés?

Il faut bien dire aussi que le sol ne se prête pas à toutes les cultures, et que la surface cultivable n'est pas très étendue, puisque l'île, couverte en grande partie d'un réseau de montagnes boisées, ne mesure, que 90 kilomètres environ de longueur sur 25 ou 30 de largeur. Il y a quelques années, un industriel intelligent et d'initiative, entreprit dans le Sud la culture de l'indigo. Certes, rien ne fut épargné pour assurer le succès de l'entreprise. Des centaines de mille francs y furent dépensés. Le produit obtenu fut superbe, mais le résultat industriel fut déplorable; il fallut abandonner cette culture, Je sais bien que le planteur dont je vous parle fut l'objet à cette occasion d'une distinction honorifique et qu'il fut décoré du Mérite agricole; mais peut-être appréeierez-vous que cette distinction ne compense pas la fortune engloutie.

Enfin, bien d'autres cultures pourraient être entreprises, mais qui exigent un temps considérable avant récolte; or, nous sommes clans un pays où le taux de l'argent n'est limité par aucune loi. où il n'y a qu'un établissement de banque qui prête à taux élevé et qui, au surplus, se trouve régi par des statuts très étroits. Voilà comment l'on est souvent obligé d'aller aux cultures les plus rapides en résultats.

Au point de vue des méthodes scientifiques négligées, je concède que notre pays est un peu routinier et que les progrès s'y font parfois lentement. C'est sans doute parce qu'ils ont à traverser les mers. Mais, d'autre part, il ne faut pas perdre de vue que l'utilisation des progrès ne se fait pas sans débours, que toute transformation d'outillage est coûteuse; et il faut


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précisément tenir compte de notre éloignement qui rend ces débours plus onéreux encore.

Le turbinage du s.ucre produit la mélasse, et c'est de cette mélasse que s'obtient le rhum. Je ne veux pas faire de ce produit un éloge trop pompeux, parce que vous pourriez peut-être 1 me dire avec un personnage de Molière : « Monsieur Josse, vous êtes orfèvre ». Et puis, je me ferais peut-être aussi des ennemis de la puissante ligue antialcoolique représentée à Toulouse d'une façon si distinguée. Il faut .cependant que notre liqueur soit bien bonne puisque aujourd'hui le nom de rhum Martinique est emprunté parles produits les plus divers qui ne se vendraient pas autrement. Ce qu'il y a de certain, c'est que notre rhum rend parfois de précieux services; qu'il est employé beaucoup et avec succès dans les cas d'influenza et clans d'autres affections du même genre; qu'il constitue encore une eau de toilette remarquable, d'usage courant: dans nos pays pour les soins de la première enfance, et l'on s'accorde à reconnaître que' le bébé créole est généralement superbe.

Il y a quelques années à peine, la France fut menacée, parait-il, d'une épidémie de choléra. Je ne sais -pas ce qu'en a pensé la ligue antialcoolique, mais à ce moment la consommation du rhum doubla en France, ce qui tendrait à prouver qu'on ne lui déniait pas certaines vertus préventives ou curatives contre le terrible fléau. Si je vous le dis, n'allez pas croire au moins que j'appelle de mes voeux la réapparition de cette redoutable épidémie pour conjurer la crise qui sévit sur les rhums. Ce qu'il y a de certain encore, c'est que dans nos pays le noir fait du rhum un usage copieux sans en être aucunement incommodé; et puisque l'on prétend que l'alcool est père du crime, il laut croire que le nôtre n'a pas de qualités nocives, puisque, malgré l'usage abondant qui en est fait dans notre colonie, il n'y a cependant pas de pays où la criminalité soit plus faible et où, tout au moins, elle soit moins raffinée, si je puis m'exprimer ainsi, en songeant aux détails de férocité clans le crime dont chaque jour nous entretiennent les faits-divers


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de vos journaux. Sur ce point, je puis faire appel au témoignage d'un de vos compatriotes, ancien conseiller à la Cour d'Appel de la Martinique, aujourd'hui en retraite, magistrat intègre qui continuait la tradition des Larnoignon et des d'Aguesseau, et qui a laissé, en se retirant, non seulement dans les rangs de ses collègues, mais encore dans les rangs des plaideurs, même malheureux qui n'avaient jamais songé à maudire leur juge, des sentiments unanimes d'estime et de regret. Vous avez tous reconnu, sans que je le nomme, l'excellent M. Paul Dupont.

Une culture qui, depuis quelques années, a pris à la Martinique une certaine extension, est celle du cacaoyer. La colonie, div reste, a beaucoup l'ait pour favoriser cette culture, et grâce aux primes accordées, l'on était arrivé à des résultats très appréciables. Malheureusement, cette culture exige un terrain spécial, un sol excessivement profond et frais. Aussi ne peutelle se développer que clans certaines gorges resserrées de nos collines. Le Prêcheur, qui vient d'être détruit, était la terre de prédilection du cacaoyer. La fève qui en provenait était souvent remarquable. '

Vous parlerai-je du caféier? Nous avons tous appris sur les bancs de l'école la touchante anecdote du capitaine Declieux à qui Jussieu avait confié trois petits pieds de café pour être implantés à la Martinique. Au cours de la traversée, l'eau venant à manquer, il fallut rationner l'équipage. Pour pouvoir arroser les précieux plants qui lui avaient été confiés, et les conserver, le généreux Declieux se privait d'une partie de sa ration et donnait l'autre à ses petits arbustes, Il en perdit deux, mais le troisième fut sauvé, et ce fut lui qui, planté sur la propriété de Declieux, au Prêcheur, fournit plus tard les grains qui servirent à ensemencer une grande partie de l'île, car il fut une époque où cette culture eut une extension considérable dans le pays.

La réputation du café de la Martinique n'est plus à faire, et cette réputation est encore méritée. Ce petit grain, vilain


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d'aspect et ratatiné, qui constitue le café Martinique, contient en soi un arôme d'une puissance et d'une saveur incomparables. Malheureusement ce grain est rare. Un insecte, venu on ne sait d'où, s'est attaqué à cette malheureuse plante, se glissant dans le tissu même de la feuille où il fait une petite tache d'abord imperceptible. De ce jour l'arbre est perdu. La tache s'élargit, s'agrandit, s'étend de proche en proche, d'une feuille à l'autre, jusqu'à ce que l'arbre, épuisé, sans sève, se dessèche et meure. Mille procédés ont été expérimentés, mais veinement, pour détruire la vilaine petite bêle. Il semble qu'elle se rie de nos efforts impuissants. A peine croit-on s'en être rendu maître, qu'elle reparait triomphante et acharnée. Aussi faut-il vraiment ne pas connaître notre pays pour lui reprocher, comme on le fait quelquefois, de ne pas reprendre la culture du café au lieu de s'en tenir à la culture de la canne. Et quand les considérations que je viens de vous exposer n'existeraient pas, comment lutterions-nous contre la concurrence du Brésil. Vous savez que la production du Brésil est tellement forle qu'elle représente à elle seule les deux tiers de la production totale. Alors que la production totale est de six cents millions de kilos, le Brésil, à lui seul, en exporte environ quatre cents millions.

Il y en aurait encore long à vous dire sur les productions actuelles du pays et sur celles qu'on pourrait tenter, sur le manioc dont les racines râpées fournissent, après cuisson, une farine, excellente denrée alimentaire très appréciée des indigènes, sur l'arbre à pains dont chaque fruit, d'une valeur de cinq centimes, peut suffire à l'alimentation d'une personne, sur l'ananas dont la culture n'est pas encore très répandue dans le pays, mais que d'autres colonies exportent par millions en Amérique, sur la banane, ce fruit merveilleux au sujet duquel Humbold a fait la remarque que la superficie de terre qui, en blé, donne 33 livres, en donne 98 en pommes de terre, et quatre mille en bananes. Mais ce serait vraiment abuser de la bienveillante attention que vous me prêtez.


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Au surplus, il vous intéressera peut-être de consulter le Bulletin des statistiques coloniales que publie, chaque année, le ministère des colonies, et dans lequel vous trouverez par le détail l'énumération de tous les articles que la Martinique exporte et de ceux si nombreux qu'elle est clans l'obligation d'importer pour ses besoins. Ce double mouvement commercial ne représente pas moins, chaque année, d'une cinquantaine de millions en moyenne. C'est surtout avec les places de Bordeaux, ■ Marseille, Nantes et le Havre que se font les échanges. Il est certain que ce mouvement a sa répercussion dans bien d'autres centres, car tout se tient dans un pays, et ce serait le cas de vous rappeler l'apologue des membres et de l'estomac. Qui sait même si quelque jour prochain vous ne serez pas plus directement intéressés dans ce mouvement d'échanges? N'allez-vous pas avoir votre canal des deux mers? Quand votre tranquille et jolie Cité sera devenue port de mer, quand elle sera traversée par les navires du plus fort tonnage, quand vous pourrez communiquer directement avec l'Océan sans être tributaires, pour vos transports, de voies ferrées ou de canaux divers, qui sait si votre région ne pourra pas revendiquer sa part de nos exportations et si elle ne contribuera pas à nos importations?

Il me reste, Mesdames et Messieurs, à vous dire un mot des cruelles épreuves que notre petite terre a eu à subir depuis notre occupation.

11 semble que toujours la prospérité de la colonie ait été contrariée. Que dis-je? C'est son existence elle-même qui, bien des fois, s'est trouvée en jeu.

Il fallut d'abord lutter contre les Caraïbes pour se maintenir dans l'île; il fallut défricher un sol ingrat sous un ciel brûlant, au milieu de mille dangers ; il fallut subir une fiscalité excessive qui enlevait au colon le profit de ses récoltes, provoquant ainsi de fréquents désordres intérieurs; il fallut sans cesse repousser l'invasion étrangère, abandonner le travail pour faire le coup de feu à la côte.

Mais qu'est tout cela à côté des maux occasionnés à la colonie


380 LA MARTINIQUE

par les ouragans, les cyclones, les raz-de-marée, les tremblements de terre qui, tant de fois, ont compromis la sécurité de l'île?

De l'aveu des météorologistes, ainsi que l'a fait remarquer M. Monet dans son ouvrage sur le cyclone de 1891, l'ouragan des Antilles est le plus à redouter, celui qui frappe le plus durement, le plus mortellement, dépassant dans ses fureurs le typhon de la mer des Indes et les tornades de l'Afrique occidentale.

Or, en l'espace de deux siècles, il s'est compté dans notre malheureux pays 67 ouragans, un par trois ans! D'autres pays se seraient peut-être laissé abattre, se seraient peut-être abandonnés au découragement. Mais ce sont des sentiments que notre tempérament répudie.

En 1839, la ville de Fort-de-France est entièrement détruite par un tremblement de terre d'une violence inouïe. La force des oscillations avait été telle qu'un témoin de l'époque a pu écrire qu'un homme privé d'appui était inévitablement renversé par la secousse.

Peu d'années après la ville était reconstruite.

Le 22 juin 1890, cette même ville est détruite par un incendie. Courageusement, au lendemain même de la catastrophe, avec l'appui de la colonie, elle se met à l'oeuvre et entreprend sa réédification.

Cette réédification n'était pas achevée quand, le 18 août 1891, l'année d'après, un cyclone épouvantable s'abàl sur notre île, semant partout la mort, la désolation et la ruine.

Quatre-vingt-huit millions de pertes, tel était le bilan navrant dressé par la commission spéciale nommée par le Conseil général pour évaluer les dégâts !

On pouvait croire la coupe des malheurs viciée. Il n'en était rien...

Au nord de Saint-Pierre, une montagne gracieuse se dressait, toute parée, de la base au faite, d'un splendide et riche manteau de verdure. Au sommet, un étang étalait ses eaux tranquilles,


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rendez-vous d'excursionnistes qui, avant d'affronter les fatigues de la descente, y venaient plonger leurs membres lassés. Que d'éclats joyeux de voix l'écho de ces lieux a répercutés! Au point, culminant de la montagne, une croix se dressait depuis des temps bien reculés, symbole de l'éternelle souffrance humaine. Les anciens disaient que cette montagne était un volcan. On parlait de cendres rejetées par ce volcan en 1851 dans une nuit de cauchemar. Mais ce volcan ne s'était-il pas éteint, depuis ? Les anciens n'exagéraient-ils pas les phénomènes auxquels ils avaient assisté ? Et quand même le volcan reprendrait son activité, et quand même il viendrait à rejeter encore un peu de cendre, la belle affaire vraiment ! En était-on mort en 1851 ? Et quel danger craindre pour Saint-Pierre quand de nombreux lits de torrents formaient autour de la ville autant de défenses naturelles?

Telles étaient les impressions de la génération nouvelle, quand, le 25 avril, le monstre qui n'était qu'endormi fit entendre les premiers grondements de sa colère en réveil. En même temps, comme un apprêt funéraire, il jetait sur la ville entière un immense linceul de cendre fine. Gela parut plaisant; on en rit.

Seul, un journaliste de Saint-Pierre paraît avoir eu l'intuition du danger. Voici, en effet, en quels termes M. Léon Sully, alors directeur du journal les Antilles, s'exprimait clans cette feuille sous la claie du 26 avril : «. Ce réveil en catimini, sour« nois, ne nous dit rien qui vaille, car il lait naître chez nous « nous ne savons quelle idée de tuyau engorgé et capable « d'éclater, laissant fuser, à la surface, des vapeurs en appa« rence bénignes, comme celles que nous apercevons d'ici, « mais qui ont encore l'inquiétante puissance de jongler avec « les roches de plusieurs mètres cubes de diamètre, telles que « le télescope de la Chambre de commerce nous a permis d'en ce apercevoir. »

Cependant ce journaliste veut se rassurer, il veut rassurer

Soc DB GROQR. Un To'JLOUSB. •— XXI 26


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ses lecteurs, et il termine par ces mots : « Mais ce sont là des ce appréhensions qui sans doute resteront vaines. »

Hélas, non ! ces appréhensions n'étaient pas vaines !

Le 3 mai, une coulée de boue brûlante, sortie du cratère, arrivait à la mer en quelques minutes, engloutissant sur son passage une usine à sucre, plusieurs propriétés et vingt-trois personnes !

Ce n'était plus jeu d'enfant. Il fallut songer à évacuer le Fonds-Coré, localité située près de cette usine. Mais comment craindre pour Saint-Pierre, protégé qu'il est. par le double lit de la rivière des Pères et de la Roxelane? Le gouverneur de la colonie, M. Mouttet, descend en personne à Saint-Pierre, il rassure la population, il s'adresse à des hommes de science pour avoir un avis compétent. A l'unanimité de ses membres, la commission scientifique apprécie que la sécurité de SaintPierre n'a rien à redouter. Cet avis est publié le 7 mai au son du tambour. Pour mieux témoigner de sa confiance, le gouverneur fait descendre à Saint-Pierre Mmc Mouttet, et le 8 mai, par une matinée de fête, il s'embarque sur un petit bateau pour aller examiner plus au Nord le volcan et puiser dans cet examen de nouveaux motifs d'assurance.

C'est dans cette frêle embarcation qu'un moment après il trouvera la mort.

J'arrête là mon récit dont vous connaissez la suile. Vous savez avec quelle soudaineté inouïe la montagne, s'entr'ouvrant brusquement, vomit sur la ville une nuée de gaz lourds qui, foudroyant ou asphyxiant, en l'espace de quelques secondes, la population tout entière, mit en même temps le feu à tous les coins de la ville à la fois. Avec une sympahie douloureuse vous avez, depuis cette époque, suivi au jour le jour ces événements lamentables.

Nos pertes sont considérables ; elles le sont en hommes, elles le sont en biens.

Elles le sont en hommes, car la population de Saint-Pierre qui, d'après le dernier recensement, était de 26,000 habitants,


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s'était accrue, au moment de la catastrophe, de beaucoup de réfugiés du Prêcheur et du Morne-Rouge qui pensaient trouver dans la ville une sécurité plus grande. C'est au moins 30.000 Français qui ont disparu ! Et vous savez, par ce que je vous en ai dit au début de ma conférence, ce qu'était cette population et les services que la France en pouvait attendre !

Nos pertes en biens sont de leur côté cruellement lourdes. N'oublions pas que Saint-Pierre était le coeur même de la colonie, que Saint-Pierre en détenait la richesse, qu'il en détenait l'activité commerciale. On peut compter que SaintPierre n'avait pas, pour loger sa population, moins de 5.000 immeubles qui, à un prix moyen de 20 000 francs, représentent déjà un capital de cent millions. Mais Saint-Pierre était aussi une ville industrielle qui ne possédait pas moins de dix-huit grands établissements de rhummerie, qui avait une fonderie, une vermicellerie, une savonnerie, plusieurs chocolateries. Deux grandes usines à sucre et une très importante tonnellerie mécanique aux portes de la ville étaient en pleine activité. Tout cela représente encore des millions et des millions ! Est-il nécessaire de rappeler le capital considérable en marchandises détenu par Saint-Pierre qui était en quelque sorte le grenier de la colonie? Faut-il parler du capital mobilier proprement dit? Et le capital titres, le capital argent, est-ce que tout cela ne représente pas des sommes énormes? Au lendemain de notre désastre, les Américains, qui connaissent bien notre pays, puisqu'ils l'approvisionnent en grande partie, évaluaient à deux cent cinquante millions la perte résultant de la destruction de Saint-Pierre. A ce moment nous n'avions pas encore perdu toutes les superbes cacaoyères du Prêcheur; les communes du Nord n'avaient pas été encore ravagées par les éruptions successives. Aujourd'hui notre perle ne s'élève certainement pas à moins de trois cents millions, et je crois être encore au-dessous de la vérité.

Qu'advienclra-t-il maintenant ?

La ville de Saint-Pierre se relèvera-t-elle? Où se relèvera-


384 LA MARTINIQUE

t-elle ? Sur les lieux même où elle a été détruite ou ailleurs ? Ici ou là, qu'importe? L'essentiel est que ce centre d'activité se reconstitue. Cette reconstitution importe au salut même de la colonie, mais elle ne peut avoir lieu qu'avec le secours de la mère-patrie. Le colon ruiné est impuissant à relever l'édifice avec ses seules ressources. Fera-t-il appel au crédit? Mais quelle bourse s'ouvrira devant sa détresse? Le crédit, va-t-il à celui qui n'offre aucune garantie de solvabilité ? à celui qui est ruiné? II nous faut l'aide de la France, il la faut à notre pauvre pays épuisé par tant de malheurs, ruiné, sans ressources et n'offrant plus d'autre garantie que son courage à foute épreuve, son énergie et son passé. Assisterons-nous à l'abandon, par la France, de cette colonie qui, dans la prospérité, n'est jamais restée sourde aux infortunes de la Métropole, qui toujours a donné sans compter, qui, dans un passé récent et dans des circonslances bien douloureuses pour vous, n'hésitait pas à grever son maigre budget d'une dépense de 100.000 francs à titre de secours au profit des inondés de Toulouse. Si je me permets de mentionner ici ce fait, c'est parce que vous nous avez montré que vous saviez vous souvenir, que vous nous avez montré que le sentiment de la reconnaissance était profondément inscrit dans vos coeurs et parce que M. le Président de votre Société lui-même vous le rappelait tout à l'heure en termes éloquents. Aurons-nous le chagrin d'assister à l'émigration de toute cette population qui, ne trouvant plus dans l'industrie ruinée et impuissante à se relever l'emploi de ses bras, irait demander du travail à quelque terre plus hospitalière ? Nous exposerons-nous enfin à l'envahissemen, par l'élément étranger, de notre colonie, d'une colonie qui est aujourd'hui un point d'appui de la flotte, qui, placée en face d'une île étrangère formidablement armée, est comme une sentinelle avancée appelée à essuyer le premier coup de feu le jour à jamais redoutable, et que puissions-nous ne jamais voir, où un conflit éclaterait entre nations européennes?

Non, nous n'assisterons pas à un pareil abandon de notre


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Martinique si française et à l'envahissement de l'étranger. La France a un devoir à remplir, non seulement devoir social et de solidarité humaine, mais encore devoir national; c'est celui de nous venir en aide dans notre détresse. Ce devoir, la France le remplira, nous en sommes sûrs, avec la générosité dont se réclame notre race.

Mesdames et Messieurs, j'en ai fini. A mon tour, j'ai un devoir à remplir qui m'est doux, celui de remercier, au nom de tous mes compatriotes, votre comité local d'assistance et de secours pour le zèle qu'il a montré depuis l'affreuse catastrophe dans l'intérêt des sinistrés. Votre comité s'est multiplié, s'est dépensé avec une bonté, dont on ne saurait vraiment trop le féliciter et le louer, afin de provoquer et recueillir de toutes parts des offrandes en faveur de l'oeuvre d'assistance.

Je ne saurais oublier non plus votre Presse locale, si remarquable par son talent, sa sagesse, son intelligence des devoirs élevés de la profession, et qui, avec un désintéressement absolu, a, dès le premier jour, ouvert ses colonnes à l'oeuvre des sinistrés et tout fait pour y intéresser le public.

Je dois enfin remercier votre Société de géographie, votre distingué président et votre sympathique secrétaire d'avoir organisé cette conférence. En le faisant, votre Société a montré tout l'intérêt qu'elle portail à notre petite France d'outre mer, tout le souci qu'elle avait de son relèvement.

Mesdames et Messieurs, aimez-la, tous, cette petite France lointaine. Aimez-la, car elle est une parcelle de votre sol; aimez-la, car elle est une goutte de votre sang; aimez-la, car elle est un lambeau de votre chair.


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VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

L'ABYSSINIE

La question de Cheick Saïd a fait couler beaucoup d'encre, celle de l'Ethiopie nous parait autrement importante. Nous trouvons à cet égard dans le Bulletin du Comité de l'Afrique française des aperçus fort judicieux et bien clignes de retenir notre attention.

Il faut bien se convaincre,, dit l'auteur de l'article, que ce que l'empereur craint surtout, c'est l'Angleterre qu'il rencontre sur ses frontières depuis le lac Tsana jusqu'au lac Rodolphe et depuis le lac Rodolphe jusqu'à l'Ilarrar : ce V géographique forme les deux mâchoires d'une tenaille qu'il craint de voir se fermer et l'étouffer. On devine clairement les avantages que l'Angleterre et l'Italie auraient à un démembrement de l'Empire éthiopien. Lord Cromer a montré l'importance de la question du lac Tsana et du Nil bleu : cette question a été de tous temps discutée par les armes et par la diplomatie entre les peuples du Nil inférieur et ceux des montagnes abyssines. La liaison de Khartoum au chemin de fer de l'Ouganda n'est possible que par le territoire éthiopien. Enfin la possession de l'Abyssinie ruine Djibouti et fait la mer Rouge anglaise dans la guerre comme dans la paix. L'Italie, voisine fort accomodante pour l'Angleterre, attend avec impatience d'être conviée au festin dont la Grande-Bretagne prendra la plus grande part. Ajoutez à cela que l'Angleterre tient, à Alexandrie, le patriarche copte, chef dont relèvent tous les évêques abyssins, c'est pour la politique anglaise un puissant élément d'influence clans un pays ou le clergé passe pour très national.

Adoua a causé beaucoup de surprise en Europe et de trop bas mis trop haut l'armée abyssine. La victoire a été gagnée par le nombre, par quatre ou cinq contre un, contre une armée composée de troupes nouvelles à la vie coloniale, menées au feu par un état-major fraîchement débarqué. Néanmoins, les pertes abyssines ont été lourdes, et la faute des Italiens a été de n'avoir pas su attendre.


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La patrie éthiopienne ne fut le plus souvent qu'un vain mot. Les gens du Tigré, du Godjam et du Choa se sont heurtés les uns contre les autres en de nombreuses circonstances. L'ennemi de FAbyssinie y a toujours trouvé des alliés secrets ou déclarés.

En dépit de sa prétention, le soldat abyssin armé d'un fusil Gras mal tenu, d'un sabre courbé plutôt de parade que de défense, n'est qu'un irrégulier. Il en a les qualités de sobriété et de résistance extraordinaire. Par contre il tire fort mal etsa bravoure n'égale pas celle des Soudanais.

La concentration de l'armée éthiopienne est des plus lentes. L'Italie attaquait l'empire éthiopien par le nord, par le Tigré, pays des vieux Abyssins, pauvres et rudes guerriers, jaloux des gens du sud. Quand la guerre eut traîné quelques mois, le Négus s'ébranla amenant à la rescousse les gens du Choa et du Harrar. L'invasion qui vient de l'Ouest par la vallée de l'Abir ou Nil bleu, traverse les pays Gallasoù le maître abyssin est haï, vise Addis-A.baba et. le Choa que les gens [du nord tarderont systématiquement à secourir, à l'exemple de Ménélick lui-même en la guerre des Derviches. Avant que les rasMakonnen, Oualdegorgisa et Tessama aient concentré leurs soldats et marché pendant des mois vers la capitale, une colonne légère de quelques milliers de Soudanais aurait renversé la statue aux pieds d'argile. L'orge elle tief ne manquent pas sur la roule et l'absence de voies de communications n'est pas un obstacle pour les troupes noires. Ménélick et ses ennemis se rendent compte que le chemin de fer venant de Harrar permet l'arrivée au Choa, en trois ou quatre jours, des troupes du ras Makonnen, que son prolongement vers le sud aura de bien plus grands résultats encore, enfin qu'il permet, en cas d'alerte, de diminuer, en pays Galla toujours frémissant, l'importance des garnisons.

La Russie a comblé le Négus de canons et de fusils. La France a laissé faire ses commerçants : l'Angleterre et l'Italie n'ont pu arrêter les envois d'armes et de munitions.

Les canons de modèle ancien ne manquent pas dans nos arsenaux. Un envoi opportun serait la meilleure réponse à faire aux imputations belliqueuses contre l'Abyssinieque nous prêtent nos adversaires pour nous nuire dans l'esprit des Ethiopiens et qui peuvent causer les plus graves ennuis au


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chemin de fer de Djibouti. Il ne s'agit pas seulement de convaincre Ménélick, mais de dissiper les préventions des masses abyssinnes jusqu'ici confiantes dans la protection de leurs montagnes el de leurs déserts et que l'arrivée du chemin de fer remplit d'effroi. En cas de troubles intérieurs où l'existence des européens sera menacée, les bandes de partisans ne sauront tirer aucun parti des canons, tandis que les fusils feront oeuvre néfaste.

Quatre puissances sont représentées à Addis-Ababa ; deux le sont par des militaires, ce sont l'Italie et l'Angleterre. La Russie y entretient à la légation une escorte de cosaques encadrée par des officiers. L'action pacifique de la France, et la complexité des questions en cours, exigent la présence d'un diplomate de carrière; mais dans ce pays de soldats, notre prestige nécessite, comme aux autres légations, la présence d'officiers à l'escorte du ministre résident. En dehors d'AddisAbaba et de Harrar, il n'y a aucune colonie européenne en Ethiopie : la France n'est représentée qu'en ces deux villes. Les officiers anglais, russes, italiens parcourent le pays en tous sens sous la condition imposée par Ménélick de lui remettre une carte des chemins parcourus. Les officiers de bonne volonté ne manquent pas en France qui iraient passer une année dans la brousse abyssinne, en mission purement géographique. La compagnie du chemin de fer aurait besoin d'un grand nombre de documents lui permettant de fixer son tracé définitif. La région du sud de Harrar, les rives de l'Ouebi-Chebeli, le pays des A Roussis, sont entrevus par les travaux de Français récemment passés clans le pays. Le Caffa, le Oualamo ne sont connus que par les indigènes ou par les étrangers. Encore l'Angleterre, par tous ses territoires frontières, dispose-t-elle de moyens d'informations qui manquent à la légation française.

La solution de la question militaire est intimement liée au problème financier beaucoup plus difficile à résoudre, puisqu'il touche à des problèmes sociaux. Ménélick était jusqu'ici un grand propriétaire terrien, n'ayant que des revenus en nature. Chefs et soldats vivaient sur le pays, de l'orge et des bestiaux, et ne touchaient qu'une solde insignifiante (25 francs par an). Les douanes, établies à Harrar et à Addis-Ababa, donnent des ressources insuffisantes par suite d'une niau-


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vaise organisation. Elles tirent le plus important des droits de sortie sur les matières d'exportation qui jouent ainsi le rôle d'impôts intérieurs. Les monopoles concédés, ont suscité beaucoup de plaintes des négociants européens. Cependant, en l'absence de toute administration, le fermage des ressources de l'empire éthiopien est le seul moyen de recouvrement.

Si, en Ethiopie, peut se fonder une banque d'Etat prêtant l'argent sur garantie de monopoles ou de douanes, il y aurait un intérêt majeur à ce que cette banque fût française. Ménélick est le plus intéressé à une prompte solution qui remédierait à bien des conflits politiques, en créant des ressources financières. •

Le développement de l'Ethiopie, en l'absence de toute richesse acquise, dépend de l'octroi de concessions territoriales aux Européens. Les Abyssins ne sont pas eux-mêmes propriétaires, mais usufruitiers des terrains que leur accorde le Négus. Même en respectant les "droits acquis d'origine éthiopienne ou égyptienne, les terres vacantes sont assez nombreuses, le pays est assez sain pour permettre un prompt développement des richesses par l'élevage, le coton et le sucre. De plus, l'Abyssin est très imitateur; de même que les chefs copient les habitudes militaires européennes à la suite des essais faits par l'empereur, ils cultivent, à côté des rares concessions accordées aux étrangers, les plantes nouvelles vues chez les voisins. Il semble que, dans des exemples récents, Ménélick tout en refusant le droit de propriété, considère que le travail produit sur la terre donne lieu à une indemnité d'expropriation. Le concert des quatre puissances obtiendrait davantage de Ménélick, qui comprend les avantages devant en résulter pour son pays. Malheureusement, l'Angleterre et l'Italie sont opposées d'intérêt à cette création de droits acquis, à ce développement de l'Abyssinie, source de richesses, à ce. royaume tant qu'il durera, cause de difficultés à l'envahisseur après la victoire. Une action commune de la Russie et de la France peut arriver à un résultat pour nos nationaux.

Bon nombre de questions africaines ont mûri depuis quatre ans, et nous devons en regarder le fort et le faible, sans nous leurrer d'espérances imaginaires. La guerre seule chasserait les Anglais d'Egypte et du canal de Suez. Souakim sera, dès l'achèvement du chemin de fer' venant de Khartoum par


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Berber, un port excellent et important très probablement fortifié, parce qu'il deviendra le débouché du Soudan. Dans ce tracé de longue haleine de la ligne anglaise du Cap au Caire, tracé poursuivi avec une remarquable méthode, les transversales à la côte étaient nécessaires pour ne pas imposer à la construction et à l'exploitation un fret trop élevé. Deux sont déjà faits : Beira à la Rhodésia, Mombaza aux Grands lacs. La troisième est en construction, c'est Berber-Souakiin. La quatrième, objet des reconnaissances de Jenner et du colonel Sevayne, dans le Somaliland, remontera soit de Berberah, soit de Kismayou , pour atteindre les provinces équatoriales d'Abyssinie. Quel que soit le résultat des études poursuivies actuellement, la mer Rouge et le golfe d'Aden, fermés au nord par Suez et Port-Saïd, gardés par Souakim, Périin et Aden, sont lacs anglais.

Djibouti n'est français que dans la paix : il ne peut devenir un point d'appui de la Ilo'.te, car quelle raison pourrait conduire les flottes russes et françaises à s'engouffrer dans le golfe d'Aden ? Il ne peut être un dépôt de charbon militaire ; les conditions de la guerre de Chine ne se renouvelleraient pas et les approvisionnements seraient brûlés par le premier bateau armé en course. Tant que l'Abyssinie restera indépendante, Djibouti joue vis-à-vis d'elle le rôle de Lourenço-Marquez visà-vis du Transvaal, état neutre qui barre l'une des principales voies d'invasion de l'Ethiopie. En cas de guerre anglo-française, la situation de Djibouti reste précaire, à la merci de quelques partisans français qui courront le désert avec les Somalis, toujours prêts au pillage et à la guerre: L'Abyssinie serait impuissante à faire respecter la neutralité, si elle le voulait. Néanmoins, il y a des mesures à prendre à Djibouti en cas de mobilisation, tant au point de vue de l'évacuation de nos nationaux que du chemin de fer à protéger et à faire interdire par l'Abyssinie.

L'idée logique qui fit rattacher la mission française en Ethiopie aux affaires étrangères n'a pas été poussée jusqu'au bout ; Djibouti ne sera jamais une colonie. L'aridité de son sol, la sécheresse de son climat font de noire protectorat une terre désolée et déserte. Tandis que tous nos territoires inorganisés sont rattachés presque d'emblée aux colonies ou à la guerre, le Foreing-Oilice gouverne l'Est Afrique Anglais, l'Ouganda, le


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Soudan, le Somaliland. L'oeuvre des diplomates n'étant pas achevée, la colonisation lui est subordonnée. En pays d'extension et de désordres probables comme tous ces pays africains, l'action diplomatique doit avoir une base d'opération sur territoire national comme une action militaire. Aussi le ForeingOffice peut-il, de Londres, coordonner tout ce mouvement enveloppant de l'Abyssinie. La France, disposant au contraire d'une base médiocre, a créé en plus une dualité ministérielle particulièrement dangereuse sous le régime parlementaire. La construction du chemin de fer a mis en évidence l'insécurité de notre protectorat de la côte des Somalis. Les déplorables incidents qui ont causé la mort de beaucoup d'européens ont prouvé que le gouverneur n'avait pas les moyens d'assurer la police et de prévenir les attaques. Le chemin de fer est subventionné par le Ministère des colonies, par conséquent, à ce titre, relève de Djibouti et des Colonies. Mais le plus grand nombre de kilomètres déjà faits est sur le territoire éthiopien et beaucoup de questions devraient se traiter par Addis-Ababa et les Affaires étrangères.

L'organisation du service postal et télégraphique entre Djibouti, Harrar et Addis-Ababa est extrêmement défectueuse, Menelick s'en désintéresse, le téléphone entre Addis-Ababa est plutôt pour lui chose de curiosité : Harrar n'est pas relié à Djibouti, la construction de la ligne télégraphique n'a pas devancé celle du rail. En retour des sacrifices faits, la compagnie des chemins de fer'ne marchandera pas au gouvernement les oeuvres nécessaires, en premier lieu le rattachement de Dirédaoua, terminus provisoire, à Harrar, par un fil télégraphique. Des quantités considérables de fil sont à Djibouti, mais ce fil appartient aux Colonies. Il y aurait grand intérêt pour nos fonctionnaires à Addis-Ababa et à Djibouti d'être reliés entre eux par un fil spécial. Le travail ne peut se faire que par entente entre les Colonies et les Affaires étrangères. La ligne télégraphique Harrar-Addis-Ababa a été construite par les capitaux fronçais ; à l'heure présente, tous les employés sont étrangers. Les sacrifices à faire pour installer des bureaux de poste français à Harrar et Addis-Ababa seraient amplement justiiiés et dans le plus bref délai, car les Italiens, installent une ligne gouvernementale entre Addis-Ababa et Massouah. Mais quel budget portera les crédits ressortissants à deux ministères?


392 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

L'unité de direction de Djibouti à Addis-Ababa est également une unité de responsabilité. Des événements graves, soit à la mort de Ménélick, soit au cours d'une révolte, même partielle, peuvent survenir inopinément dans ce pays hostile soit ou vertement, soit secrètement, aux Européens. Au terminus de chemin de fer se réfugieront dans une fuite tragique tous les français et étrangers, menacés clans leur vie. Quand faiblira l'autorité abyssine, les tribus du désert se précipiteront au pillage des étrangers détestés. Des mesures d'ensemble doivent être prises entre l'Ethiopie et le Protectorat, pour assurer, en tous cas, la protection du chemin de fer et des Européens. Ce n'est pas avec des soldats d'infanterie, mais avec des méharistes encadrés comme ceux du Sud Algérien qu'on atteindra Somalis etDonkalés.

La création d'un bureau analogue aux bureaux arabes donnerait les meilleurs résultats. L'opinion française taxe lourdement les fautes d'imprévoyance, d'autant plus que ces territoires de l'Esl-Afrique lui réservent des surprises. Notre situation est très menacée, très ébranlée; pour sauver le peu qui nous reste, il faut dans les détails préparer l'avenir.

FRANGE ET SIAM

Quand on veut se faire une opinion sur la valeur du traité franco-siamois actuellement si discuté, c'est parfois difficile en raison de la diversité des affirmations et des documents.

Dans le Livre jaune on lit ce qui suit sous la signature de M. Klobeukowski, ministre de France à lîangkok : « Au cours du voyage que j'ai fait récemment à Batlambang, j'ai constaté que tout le commerce extérieur des provinces orientales du Siam était entre nos mains; la presque totalité du riz produit par ces territoires fertiles et du poisson tiré des lacs de ,) Tonlé-Sap descend sur Pnom-Pen, qui est en passe de devenir la grande cité du bassin du Mékong... On peut évaluera dix millions de francs la valeur des exportations de ces provinces sur le Cambodge et la Cochincbine ; c'est à peine si un cinquantième de l'exportation parvient à Bangkok et à Chantaboun... Ceci suffit à expliquer l'installation d'un vice-consulat à Battambang, qui constitue la meilleure garantie de nos in-


FRANCE ET SIAM 393

tentions pacifiques. Quel besoin, en effet, avons-nous de posséder effectivement, par la voie d'une annexion, assurément facile, WAX pays où notre prédominance est aussi solidement assurée? »

Tandis que dans le Livre bleu publié par le Foreign-Office nous trouvons les indications générales suivantes sur le commerce général du Siam.

Le chiffre le plus élevé du commerce général du port de Bangkok avec l'étranger, s'est produit en 1901, soit un total de 7.172.353 liv. st.; il dépasse de 1.507.994 liv. st.; celui de 1900 : jusqu'alors le total maximum obtenu avait été de 6.710.192 liv. st. en 1893. Ce résultat était dû à l'énorme récolle du riz en 1893, dont l'exportation avait atteint 775.701 tonnes.

L'exportation du riz en 1901 nous montre 684.924 tonnes, c'est-à-dire 270.380 tonnes de plus qu'en 1900.

D'après les apparences, en août dernier, la récolte de 1902 promettait une exportation plus forte que celle de 1893.

En égard à leur source, les renseignements suivants sur le commerce du riz au Siam sont dès plus intéressants. Par suite d'une combinaison des moulins locaux allemands, avec Hambourg et Brème, à peu près tout le commerce du riz-de Siam avec l'Europe est entre leurs mains, et, même les maisons anglaises ne peuvent entrer en concurrence avec elles.

Le riz commun exporté en Europe est principalement utilisé dans les brasseries et les amidonneries de l'Allemagne.

Le mouvement de la navigation du port de Bangkok à la sortie, en 1901, éclaire d'une éclatante lumière la situation respective de chaque nation vis-à-vis dn gouvernement siamois; et, en ce qui concerne la France, ce mouvement concorde absolument avec celui de son personnel dans l'administration du pays.

Le tonnage total des navires sortis de Bangkok s'est élevé, en 1901, à 542,802 tonnes, contre 378.073 en 1900 : voici la part prise, dans ce mouvement, par les pavillons suivants :

PAVILLONS

Allemand 287.442 tonnes

Anglais 128,329 —


394 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

Norvégien 87.623 —

Français 10.171 —

Danois 9.618 —

Hollandais 6.435 —

Siamois 4.891 —

Russe....., 4.505 —

Autrichien 1.508 —

Belge....... 1.281 —

Suédois 389 —

Dans ce tableau, on voit battre tristement le pavillon français dans la proportion de 1.80 °/0 dans les eaux siamoises.

Le mouvement total de la navigation de Bangkok, à l'entrée, en 1901, avait été de 548.043 tonnes, contre 380.477 en 1900.

La valeur totale des exportations et importations se compose comme suit :

EXPORTATIONS

4900 1901

3.087.819 liv. st. 366.967 liv. st.

IMPORTATIONS 1900 1901

2.576.540 liv. st. 2.805.386 liv st.

Dans ces totaux allant à, ou venant de tous les pays, la Cochinchine est indiquée pour :

L'EXPORTATION <^ 1900 1901

14.325 liv. st. 11.563 liv. st.

L'IMPORTATION 1900 1901

10.112 liv. st. 9.060 liv. st.


FRANCE ET SIAM ' 395

c'est-à-dire une proportion p. 100 dans le total du commerce siamois, en 1901, de 0.26 p. 100 à l'exportation et de 0.32 p. 100 à l'importation.

Quant au pourcentage du commerce de la France métropolitaine avec le Siam, le consul britannique (le tenant pour nul) le fait figurer parmi les pays divers réunis et non dénommés.

Voici dans quelle proportion, aussi approximativement que possible, le commerce siamois s'est partagé en 1901 avec les pays suivants :

Angleterre (Royaume-Uni). ........ . 32.75 °/o;

Hong-Kong 22.50 ^-

L'Inde 13.20 —

L'Allemagne 10.50 —

L'Inde orientale hollandaise 6.50 —

La Chine 3.50 —

Autres pays, non dénommés 11.05 —

Total 100.00 %

Il se peut que pour les ports francs coloniaux de Singapour et Hong-Kong, une certaine quantité de marchandises françaises aboutissent au Siam ; mais assurément cela n'est pas important, cette observation est faite dans le but d'indiquer aux coloniaux français que l'Angleterre, par son système de cabotage colonial et international, hors d'Europe, a considérablement développé sa marine, son industrie et son commerce au moyen de ports francs dans toutes les mers.

Bornons-nous à dénommer les principaux articles d'exportation et d'importation dont s'occupe le consul anglais dans sa notice. Ce sont : à l'exportation : le riz, les bois de teck, d'ébène et autres, les produits de pêche, le poivre, les boeufs, les tissus de soie, après teinture en noir, les peaux, les nids d'oiseaux, les rubis et saphirs, le shiklac, les caoutchoucs, etc.

A l'importation : les tissus de coton, l'acier, le fer et les machines, le matériel de railways, les sacs vides (Gunnys), les soieries, le sucre, les filés de coton, la ferronnerie et la caoutchouterie, les vêtements, la joaillerie, les liqueurs, huiles, peintures, drogues, allumettes, les bois, les nattes, les articles


398 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

pour fumeurs, les lampes, cuivreries, cycles, le charbon, le ciment, etc.,etc.

Finalement, au point de vue économique, en 1901, la France métropolitaine et coloniale est représentée au Siam comme suit :

1° Pour 4,80% dans son trafic maritime avec l'étranger;

2° Elle est tenue pour négligeable à l'exportation et à l'importation directe, et comprise dans le tableau comparatif parmi les pays dont on ne s'occupe pas ;

3° Enfin la Cochinchine, sur 100 francs exportés du Siam, a reçu 25 centimes pour sa part proportionnelle ; la proportion de son importation au Siam n'a été que de 32 centimes sur 100 francs, dans le total de ses échanges.

D'après M. Klobeukowski, tout le commerce extérieur des provinces orientales est entre nos mains.

Tandis que, d'après M. Pilastre qui interprèle le Livre Bleu anglais, le commerce de la France avec le Siam est nul.

Sultanats malais vassaux du Siam.— L'investissement du Siam par l'Angleterre se poursuit méthodiquement. Trois cents sickhs, du service anglo-indien, ont débarquéà Kelantan, capitale du petit sultanat du même nom, vassal du Siam et situé sur la côte orientale de la presqu'île de Malacca. Pour expliquer la présence de cette troupe les anglais ont prétendu cpie ces sickhs avaient été engagés par le sultan de Kelantan pour lui constituer une garde chargé de le protéger contre la soldatesque effrénéeque son suzerain de Bangkok a installé dans sa capitale. Le prince, ainsi gardé, a reçu la visite du gouverneur de Singapour qui venait exiger que les marchandises anglaises ne fussent pas frappées à l'entrée de Kelantau de droits supérieurs à ceux qui grèvent les marchandises siamoises. Il s'agit donc d'interdire au Siam de faire un traitement de faveur à ses propres produits sur son propre territoire. A l'arrivée du gouverneur le drapeau siamois a été amené et remplacé par celui du sultan de Kelantau qui n'a cessé de flotter depuis lors. Enfin, à en croire l'Indépendance belge, un résident britannique, soutenu par le vice-roi des Indes, est venu dans le sultanat pour réorganiser son administration et ses finances.

Siam. — Les Anglais ne sont pas seuls à convoiter cette riche proie et les Japonais ne sont pas les moins redoutables de leurs


LA RÉGION Î)U TCHAD 397

rivaux. Les officiers japonais s'introduisent dans les cadres de l'armée siamoise, le gouvernement de Bangkok a pris, comme conseiller judiciaire, un haut magistrat japonais et le prince héritier du Siam se dispose, dit-on, à épouser une princesse de cette nation.

L'Angleterre semble du reste vouloir se dédommager de la circonspection qui lui a été imposée ces dernières années par les événements du Transvaal. On constate la même activité, pour ne pas dire la même audace, dans les incidents de Koweyt, à Mascate, de Tetouan.

LA RÉGION DU TCHAD

Senoussiet l'Ouadaï.— Le capitaine de Lamothe, des tirailleurs algériens, qui fut un des collaborateur.? de M, Gentil dans l'occupation du bassin du Tchad, a publié, dans la Revue du Cercle militaire (nos 36 à 41, 1892), une intéressante relation de ses trois années de campagne, 1899 à 1901.

Nous en détachons les conclusions suivantes ;

Un article du traité de 1900 déchargeait le Baguirmi .du tribut annuel qu'il devait au Ouadaï et le déliait de ses liens de vassalité envers le pays.

La suzeraineté du grand empire de l'Est date du commencement du dix-neuvième siècle. Le sultan d'Abcher, Sahoun, dont le cheikh El Tounsi, nous vante la magnanimité et les grandes qualités, l'établit à la suite d'une guerre heureuse au cours de laquelle le sultan Cagnirmien fut tué. La dépendance fut rendue plus étroite, il y a une trentaine d'années, par le sultan Ali. Abbder-Sekkim, prédécesseur de-Gaourang, vit brûler Massénia el dut s'établir sur la rive gauche du Chari, àBougman. A sa mort, Gaourang, élevé à la cour du vainqueur, fut intronisé. 11 élablit d'abord sa capitale à Mandjafa, où il fut assiégé par Rabab. Siège long et terrible qu'une armée ouadaïenne essaya en vain de faire lever. Gaourang, à la tête de ses fidèles, fit une sortie désespérée, réussit à percer les lignes ennemies, et, sur les conseils de son suzerain, reconstruisit Massénia, où le trouva M. Gentil, en 1897.

Outre le Baguirmi, le Ouadaï comptait au nombre de ses tributaires le sultan Senoussi de N'Délé et le Kanem : Notre

Soc. DE Géonn. DE TOULOUSE—■ XXI. '27


398 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

intervention dans le bassin du Tchad le prive, par conséquent, de ses principaux vassaux. Il est donc certain qu'il ne peut la voir qu'avec méfiance. L'éventualité d'une lutte avec lui semble probable et, certes, ce ne sera pas un adversaire à dédaigner, en raison tant de son organisation que des forces dont il dispose.

Le sultan du Ouadaï, maître absolu, gouverne, par l'entremise de deux ministres.

Le pays serait extrêmement riche et très peuplé. La capitale Aboucher, serait une ville plus grande et plus belle que l'ancienne Kouka du Bornou. Le commerce y est très actif. Les caravanes de Tripoli y aboutissent et viennent y acheter l'ivoire et les, plumes d'autruche que les marchands du pays vont recueillir au loin, jusqu'à Rafaï, Semio et Tamboura dans l'Oubang'ui.

La population est belle. Les hommes grands, bienfaits, intelligents et braves.

Au point de vue militaire, la force armée comprendrait 80.000 hommes, dont 12.000 fusils sur lesquels la moitié au moins à tir rapide. La cavalerie entrerait dans une forte proportion dans la composition de ces forces.

Cette armée serait répartie en quatre corps. Le premier attaquerait de front, les deuxième et troisième sur les flancs, tandis que le quatrième se porterait sur les derrières de l'ennemi. L'enveloppement terminé, tout le monde chargerait à l'arme blanche, par grandes masses, avec une furie irrésistible,

La race royale, qui prétend descendre des Abassides, était représentée, en 1899, par le sultan Ibrahim, qui venait de succéder à son père Youssef. Il fut détrôné et mis à mort, en 1900, à la suite d'une révolte des grands, et remplacé par un fils du sultan Ali, prédécesseur de Youssef, nommé M' Hammid Aboughazali. Tout dernièrement, une dernière révolution aurait renversé le nouveau sultan et aurait porté au trône un enfant appelé Mohammed Doudou.

Les troubles et les émotions causés par nos victoires sur Rabah expliquent la réserve clans laquelle le Ouadaï s'est tenu vis-à-vis de nous, réserve qui a succédé à une très grande activée en 1899 et en 1900.

Il ne faudrait cependant nous faire aucune illusion : que nous le voulions ou non, tôt ou tard nous le verrons se dresser en armes devant nous.


LA RÉGION DU TCHAD 399

Il est donc indispensable pour nous de surveiller de très près tout ce qui se passe à Aboucher et de saisir la-première occasion pour intervenir; c'est le seul moyen que nous ayons de prévenir ou tout au moins d'atténuer la lutte fatale que tout mouvement de recul ne fera que précipiter. Le pays est d'ailleurs entièrement inféodé à l'influence du cheickh El Mahdi ben es Senoussi. Ce sont les menées de ce marabout qui ont amené les dernières révolutions et ce sont ses conseils qui ont dicté le choix des sultans. Il est actuellement établi à Gourro, dans le Borkou, et, de là, ses lieutenants, ses mokhadem, ses khouans, rayonnent sur tout le monde musulman, portant la parole du maître.

Nombreuses sont les études qui ont été publiées sur cette puissante confrérie musulmane des Senoussia; qu'il me suffise de dire qu'elle est, à mon avis, la plus dangereuse et la plus implacable ennemie de la pénétration chrétienne.

Je ne puis, dans le cadre étroit d'un article de revue, donner les raisons de ma conviction. Elle résulte, soit de ce que j'ai pu apprendre des Senoussia, soit de ce que j'ai pu voir delà propagande aussi bien en. Algérie qu'au centre de l'Afrique, soit de ce que j'ai cru remarquer de l'âme musulmane partout où il m'a été donné d'entrer en contact avec elle.

Et certes, ce n'est pas chez moi une idée préconçue, car longtemps j'ai cru à la possibilité d'une alliance entre la France et l'Islam et je crois encore que nous pouvons trouver dans certaines grandes familles d'utiles et fidèles auxiliaires de notre mission. Mais ce qui peut être vrai pour les Oulad Sidi Cheikh ou les Tedjini d'Algérie devient une redoutable erreur quand il s'agit des Senoussia.

i\ la différence des autres confréries musulmanes, qui ne mêlent à leur idéal religieux que des préoccupations de politi-t que locale, celle-ci a des rêves panislamistes. Elle veut et poursuit avant tout l'expulsion de l'infidèle du Dar-El-Islam et, depuis longtemps, elle prépare tout dans ce but. L'influence de son chef s'étend partout. Le jour où il croira le moment venu, il donnera le signal; alors paraîtra le « Moulay Sahara », le maître de l'heure, le Mahdi, que, des mers de la Chine à l'Atlantique, tout croyant attend, et alors éclatera une insurrection formidable, qui entraînera les timides et les hésitants, remuera profondément le monde musulman, soulèvera ses masses fana-


400 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

tisées. et mettra en péril les dominations européennes, aussi bien au Soudan qu'en Algérie ou en Egypte. France, Angleterre, Allemagne, pour ne citer que les trois grandes puissances qui, en Afrique, ont violé la terre du Prophète, sont également menacées. Souhaitons qu'entre elles une entente s'établisse pour combattre, chacune dans sa sphère, l'ennemi commun, entraver sa propagande et prévenir, si possible, le danger peutêtre prochain.

Les considérations qui précèdent, la nécessité d'arrêter l'Islam dans sa conquête des populations fétichistes du Sud, bien d'autres raisons encore justifient notre occupation dans le bassin du Tchad. Mais ici, il me faudrait entrer sur un terrain dangereux des questions de politique extérieure; et, d'ailleurs, partisan convaincu de la grandeur coloniale de la France, peut-être serais-je un juge partial.

Mieux vaut examiner cette question, qui se pose naturellement, quand un nouveau fleuron vient s'ajouter à notre couronne.

Quel est l'avenir de ces régions? Méritent-elles les sacrifices qu'on a faits et qu'on fera encore pour elles? A cette demande, je répondrai avec nos chefs, le gouverneur Gentil et le commandant Robillot : « Je crois fermement à l'avenir du bassin du Tchad. »

Disons d'abord qu'il est susceptible de colonisation par les Européens, à partir du 10" tout au moins. A mesure qu'on avance vers le Nord, le climat devient moins dur et relativement sain, très supportable en tous cas. Malgré un séjour de trois années, nous n'avons perdu, dans la région militaire, par suite de maladie, que deux camarades, le lieutenant Larrouy et le maréchal-des-logis Delpierre ; encore étaient-ils arrivés très fatigués, le premier à la suite de travaux topographiques exécutés autour de Brazzaville avec la mission Gendron, le second par les marches dans l'Oubangui.

Avec un peu de confort, il est plus que probable que le colon blanc s'acclimatera sans trop de difficultés, d'autant plus qu'il trouvera dans le pays la plupart des aliments auxquels il est habitué et qui lui sont nécessaires.

Ce pays, M. Gentil l'avait trouvé, à son premier voyage, riche et peuplé; malgré les guerres continuelles qui depuis sj longtemps le désolaient, malgré la ruineuse méthode d'admi-


LA RÉGION DU TCHAD 401

nistration de ses maîtres. Ensuite le terrible fléau de Dieu qui Rabah l'avait ravagé et détruit de fond en comble. Et cependant, en moins d'un an, nous l'avons vu renaître et pouvoir payer en partie, nourrir, équiper le corps d'occupation.

Les races qui l'habitent sont, là où elles n'ont pas été décimées, d'une densité très grande (1). Elles pourront fournir à la colonie voisine du Congo la main-d'oeuvre indispensable à sa. mise en valeur.

Elles sont intelligentes et industrieuses. Elles ont des besoins, sont depuis longtemps en relations commerciales avec l'Europe par l'entremise des caravanes tripolilaines et connaissent l'usage des espèces monnayées.

Elles aiment le luxe, les belles armes, les belles étoffes, les bijoux. Sucre, thé, café, quincaillerie, savon, bougies, etc., trouveront auprès d'elles un débouché considérable.

.La région produit en abondance des céréales, même le blé et le riz, certains légumes, comme les courges, gombos, haricots, concombres, du coton, de l'indigo, du caoutchouc jusqu'à 9°, de l'ivoire, des cuirs, du musc, des plumes d'autruche, de marabout et d'aigrette. Les essais de jardin potager que nous avons tentés ont parfaitement réussi.

Enfin IxEufs, moutons, chèvres, ânes, chevaux, chameaux (au Kanem) sont nombreux sur les bords du Tchad et le deviendront plus encore, maintenant que la paix est assurée, que les razzias périodiques sont supprimées et que nos procédés scientifiques viendront enrayer les maladies contagieuses.

Est-il téméraire d'espérer que cette industrie de l'élevage du bétail, qui a enrichi et qui enrichit encore une partie de l'Amérique, qui fait vivre de nombreuses lignes de chemins de fer, permettra un jour, jointe aux autres branches de trafic, de rendre rémunératrice cette grande oeuvre « impériale » que sera le Transsaharien.

(1) Neuf habitants pir kilomètre carié, d'après M. Bruel, dans la région civile. Dans la région militaire, cette proportion est beaucoup plus forte.


402 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES

LES GORGES DE L'AUDE

Le petit fleuve côtier l'Aude, l'ancien Aiax des Romains, prend sa source dans un étang du pic de Carlitte, à 900 mètres de Monllouis (Pyrénées-Orientales) ; il entre dans le département de l'Ariège par une dépression située à l'est du col des Ares, puis il décrit une courbe immense, traverse la forêt de Çarcaniéres, dans le canton de Quérigut, et suit enfin une gorge profonde qui sert de limite entre Carcanières et Escouloubre, entre l'Ariège et l'Aude, jusqu'à ce qu'il pénètre clans ce département, à l'est de Campagua-de-Sault. Les défilés de Carcanières semblent prodigieux, même à ceux qui ont l'habitude des montagnes. «, Quand on dévale de tournant en tournant, du plateau de Capsir aux bains de Carcanières et d'Escouloubre, blottis sous les roches en surplomb, dans l'étroite et sombre fissure de l'Aude, écrit Elysée Reclus, on croirait descendre au fond d'un puits; on est entré dans les entrailles de la terre, et le ciel n'est plus qu'une faible bande bleue entre les deux lèvres de l'abîme. »

Dans le département de l'Aude, de Carcanières à Belvianes, le fleuve traverse une succession d'autres gorges, non moins âpres d'aspect, sauvages, grandioses et dépassent ce que l'imagination peut concevoir. Une vallée, de place en place, égayé la monotonie du paysage, et l'oeil, fatigué d'un éternel horizon rocheux, se repose sur la verdure.

Pendant ce parcours, on voit rouler les ondes limpides de l'Aude, gémissant nuit et jour sur un lit hérissé de mille débris que le temps a détaché du fond des roches abruptes ou des flancs des hautes montagnes; on les voit disparaître dans des gouffres ou des cavités immenses d'où elles ressortent plus écumantes, pour se reposer un instant sur un banc de sable étincelant d'or.

Les plus imposantes et les plus pittoresques des gorges de l'Aude sont celles de Saint-Georges et de la Pierre-Lys, que l'on place au premier rang des curiosités naturelles du département. Dans ces défilés, l'admiration qu'on éprouve n'est pas exempte d'un certain malaise. Dans les gorges de Saint-Georges, dont les parois sont comme de gigantesques murailles de 300à400 mètres, faites de mains d'hommes, on est écrasé sous


. LES GORGES DE L'AUDE 403

le poids de ces masses formidables; devant les roches convulsées de la Pierre-Lys, fendues du haut en bas, déchiquetées ou arrondies par les intempéries, tapissées de ronces enchevêtrées, on est saisi par leur horrible beauté. On se sent transporté loin des villes et de leur civilisation, loin des hommes, loin des temps présents.

En commençant cet article, nous avions l'intention de relater une excursion clans ces merveilleux défilés, mais nous avions trop présumé de nos forces. Tout récit serait pâle et incolore auprès de la réalité, et nous conseillerons à nos lecteurs de faire et de refaire cette traversée dont nous nous sentons impuissants à aborder la description.

A quel agent attribuer la formation de ces vastes échancrures? Probablement à l'érosion par décollement. A l'époque quaternaire, durant la période des glaciers, l'Aude était sans doute une rivière souterraine qui, peu à peu, a rongé les parois de la voûte sous laquelle elle passait. Les parois shisteuses et argilo-calcaires se sont effondrées sous le poids énorme des couches qui se trouvaient au-dessus d'elles, et l'Aude, avec le temps, a charrié jusqu'à son embouchure ces barrages accidentels qui ont formé, depuis, les alluvions qu'on y voit aujourd'hui.

A la sortie des Gorges de Saint-Georges, on a construit une usine hydraulique qui utilisera une chute de cent mètres, obtenue en dérivant les eaux de l'Aude, à cincj kilomètres en amont. Cette chute pourra .développer, suivant le débit de la rivière, une force motrice de 4.000 à 6 000 chevaux vapeur qui sera utilisée pour produire de l'énergie électrique destinée à alimenter un réseau dont les deux branches principales aboutiront à Carcassonne et à Béziers et dont les ramifications couvriront foute la plaine des environs de Narbonne.

Uu peu en aval de l'usine, on rencontre le bourg d'Axat, dans la courbe que décrit la ligne en construction du chemin de fer de Quillan à Rivesaltes. Axât est l'anagramme du mot Atax, nom primifil'de l'Aude. Cela semblerait indiquer que ce bourgest un ancien oppidum qui fut habité par les Gaulois atacins. L'histoire ne mentionne rien d'intéressant concernant Axât. On y remarque cependant les ruines d'un ancien château el il esl à présumer qu'Axât était, au moyen-âge,-l'annexe ou la dépendance de quelque seigneurie de la contrée.


404 VARIÉTÉS GÉOGRAPHIQUES '

En dessous d'Axat, en aval du confluent du Rébenty avec l'Aude, se trouve le petit village de Saint-Martin-Lys, qui mérite de retenir notre attention. L'arcbéologue peut y consacrer une journée intéressante. A une centaine de mètres, au nord du village, on remarque quelques maçonneries émergeant du sol. C'est là tout ce qui reste de l'abbaye de SaintMartin dont l'église avait le titre de basilique et était dominée par une tour au clocher d'une hauteur remarquable. En présence de ces lambeaux de ruines d'un édifice religieux datant de douze siècles, l'esprit se porte vers ces temps reculés où des hommes, mus par une foi vive, n'hésitaient pas à fixer leur demeure dans cette gorge étranglée par des montagnes, presque inaccessibles. 11 est regrettable que l'on ne connaisse pas le nom du premier prieur de l'abbaye de Saint-Martin-Lys, qui a commencé l'oeuvre de civilisation dans ce coin de terre; on pourrait l'associer dans la reconnaissance de la génération présente au nom du vénérable Félix Armand, l'humble desservant de Saint-Martin-Lys dont nous allons raconter l'histoire. L'un et l'autre ont été les bienfaiteurs de cette contrée.

Il y a environ cent vingt ans, le défilé de Pierre Lys était encore réputé comme infranchissable : il emmurait en quelque sorte le village de Saint-Martin. Le curé de Saint-Martin, l'abbé Armand, conçut le projet de percer cette barrière qui séparait la haute vallée de l'Aude du reste du département. 11 enflamma le courage de ses paroissiens et réussit à ouvrir dans la montagne un petit chemin praticable seulement à dos de mulet ou d'âne, mais qui constituait une oeuvre vraiment prodigieuse si l'on songe à ce qu'il a fallu de volonté el de vaillance à ceux qu'il l'ont réalisée, étant donné le petit nombre de travailleurs, et la faiblesse de leurs moyens. Pendant huit ans, l'abbé continua son travail opiniâtre, on dit même qu'il célébrait successivement et pour ainsi dire à la fois la messe et les vêpres, afin de partir ensuite avec ses ouailles, pour attaquer le roc au pic et à la pioche. La dernière difficulté qu'eut à vaincre ce prêtre génial fut le percement d'un des énormes blocs de roches, entre lesquels coule la rivière. A. force de persévérance, il y ouvrit un tunnel qui porte depuis le nom de trou,du curé et plaça au-dessus l'inscription suivante qui a été fidèlement conservée à l'endroit même où il l'avait gravée :


LES GORGES DE L'AUDE 405

Arrête, voyageur, le Maître des humains

A fait descendre ici la force et la lumière,

lia dit au Pasteur : « Accomplis mes desseins, »

Et le Pasteur des monts a brisé la barrière.

Félix Armand était né à Quillan en 1742. Sa ville natale, pour glorifier la mémoire de son enfant sorti des derniers rangs du peuple, lui a élevé une statue. Cette statue, oeuvre du sculpteur Bonnacieux, a été dressée sur une des places de Quillan, en septembre 1901.

Aujourd'hui, on monte de Quillan à Carcanières par une excellente route à lacets multipliés, car la pente est longue et rapide. Cette route est taillée à fleur de montagne, parfois en pleine roche ; pour soutenir le niveau de la chaussée, on a dû, sur certains points, combler des précipices, lancer des ponts hardis qui font l'admiration du passant. Une voie ferrée traverse la montagne el fait résonner dans le petit village de Saint-Martin-de-Lys, le sifflement strident de la vapeur qui semble saluer au passage les oeuvres des héroïques ouvriers de la première heure. .

Chaque année, à la belle saison, les établissements balnéaires de la région : Al et, Campagne, Ginoles, Ussat, Escouloubre, et Carcanières, dont l'efficacité des eaux, aux indications multiples, est depuis longtemps reconnue par les personnalités médicales les plus en renom, reçoivent de nombreux malades, des touristes amis du confort, des habitués aussi qui s'y réunissent pour goûter le repos et la tranquillité. Où trouveraient ils ailleurs ce ciel éblouissant, cette intensité de lumière qui, à travers les chênes et les hêtres frissonnants, éclate sur les roches moussues des bois, s'exaspère au milieu des effondrements de ce sol convulsé, pénètre jusqu'au plus profond de l'être; ces grands bois de sapins noyés dans la brume de la montagne qui exhalent l'arôme de leurs bourgeons naissants, cette tumultueuse et limpide rivière aux bords enchanteurs, ces gorges imposantes taillées à vives arêtes, et tout ce qui constitue ce petit coin privilégié où la nature semble s'être plue à rassembler tout ce que son caprice a pu créer de plus majestueux, de plus sévère et de plus gracieux à la fois. Ou trouver ailleurs des excursions plus intéressantes, des promenades plus faciles et plus séduisantes


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aussi que celles qui s'offrent de tous côtés aux touristes ; les grottes merveilleuses de Laguzou, le beau lac énigmatique de Quérigut, les forêts ombreuses et sauvages du Carcanet, des Fanges, le Capsir, les gorges de Galamus, etc...

La description de ces merveilles ne pourrait trouver place ici. Nous dirons un mot seulement des gorges de Galamus. Elles sont creusées par l'Agly, lorsqu'il sort.de Saint-Paul-deFenouillet et font communiquer par un tunnel le département de l'Aude et celui des Pyrénées-Orientales. Le meilleur point de vue est à Saint-Anloine-de-Galamus. Là on n'est plus au fond de l'abîme, comme à Saint-Georges et à Pierre-Lys : on le domine et on peut jouir du spectacle grandiose qui s'étale aux yeux, sans cette impression de malaise ressentie dans les deux autres défilés.

Nous espérons que les lignes qui précèdent seront pour beaucoup une « révélation » et que le mouvement d'étrangers et de visiteurs ira toujours en s'accentuant dans cette belle vallée de l'Aude, qui égale en pittoresque les sites les plus vantés de la Suisse. A. PÉRÈS-COSMOS.

LE PROTECTIONNISME ET LA MARINE MARCHANDE

Une constatation curieuse, et qu'il est utile de faire, car nous pouvons y trouver un enseignement pour nous, c'est que les Etats-Unis, qui ont tous les éléments nécessaires pour avoir une marine marchande de premier ordre, sont, vis-à-vis des autres pays, dans un état d'infériorité marqué. En effet, les Etats-Unis sont exceptionnellement riches en produits d'importations éminemment propres à fournir un fret rémunérateur : métaux, céréales, matières textiles, etc. ; un réseau complet de chemins de fer et. de canaux ne cesse de les drainer sur toute la surface du territoire pour les amener au port d'embarquement; ceux-ci sont généralement profonds el pourvus des outillages les plus perfectionnés; et cependant il est rare que les produits arrivent à destination sous le pavillon étoile, du moins pour le long cours.

11 y a à cela plusieurs raisons dont la principale esl que l'on a adopté clans ce pays, où l'on comprend cependant si bien l'esprit de concurrence, un système de protectionnisme à outrance qui peut avoir sa raison d'être quand on veut favoriser


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la naissance de certaines industries spéciales, mais qui est funeste dans l'industrie des transports.

C'est le protectionnisme, qui a fort bien réussi pour l'industrie, qui contribue à retarder la renaissance de la flotte de commerce américain, puisque ce système a pour conséquence d'empêcher l'introduction de navires étrangers et d'obliger l'armateur à acheter dans le pays même.

Or, bien que cela paraisse une anomalie, ainsi que nous l'expliquons ci-dessous, la construction américaine est restée jusqu'ici sensiblement plus chère que celle des chantiers anglais.

D'une part, en effet, les matériaux usinés employés dans la construction présentent des prix plutôt avantageux aux EtatsUnis, ainsi que le prouve l'importation des fers et aciers américains dans le Royaume-Uni, dès qu'il y a excédant de production aux Etats-Unis ; de l'autre, la cherté de la main-d'oeuvre américaine par rapport à celle des Anglais, est compensée et au-delà, au dire de gens aussi compétents que M. Carnegie et que le directeur du trust de l'acier, par la perfection de l'outillage et l'activité supérieure des ouvriers. Le résultat logique de ces différences devrait donc être un prix de revient plus avantageux et, clans la pratiqua, c'est précisément le contraire que l'on constate.

Les exemples sont probants : l'Atlantic transport C Y, société anglo-américaine du groupe Morgan, lait construire aux Etats-Unis, en ce moment, six grands steamers mixtes du genre Minnehaha, qui est en faveur comme étant d'un rendement avantageux, et voici les différences constatées dans la construction américaine : le type revient à 9.240.000 francs, contre 7.100.000 en Angleterre. Autre exemple pris dans un tonnage plus modeste, du genre eargoboats transatlantiques : 3.650.000 francs aux Etats-Unis, contre 2.675.000 en Angleterre. On voit que, plus le type devient courant, plus considérable devient l'écart

En face de ces différences, l'armement américain devait forcément être amené à se rejeter sur la construction anglaise pour acquérir l'outil nécessaire à meilleur marché, cette solution eût, selon toutes les prévisions, « rendu les flotles américaines à l'Océan », selon l'image pittoresque du président Roosevelt, si la législation du pays eût été plus favorable. Des


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avantages dans ce sens, même transitoires, eussent suffi pour donner l'impulsion nécessaire el l'on n'aurait pas vu, dans ce cas, la part du pavillon étoile dans les transports transatlantiques réduite à 8, 2 p. 100 (exportations et importations comprises), ce qui est le pourcentage le plus bas qui ait été constaté jusqu'ici.

Il est vrai que, même avant l'achat de trois Compagnies anglaises par le groupe Morgan, les armateurs américains possédaient entre 600.000 et 700.000 tonnes de navires sous pavillon étranger, c'est-à-dire un tonnage supérieur à tous les navires américains employés dans la navigation de concurrence.

On voit à quels résultats peuvent conduire les législations trop protectionnistes.

Aux Etats-Unis, un fret inépuisable alimente et soutient des marines étrangères, qu'avec des lois plus libérales il eût été possible de remplacer par l'industrie nationale.

Si des effets aussi fâcheux peuvent se produire malgré une situation commerciale privilégiée, quelle dépression la même cause ne produira-t-elle pas dans un pays bien moins favorisé comme le nôtre?

11 y a là, certes, matière à réflexions pour tous ceux que préoccupe l'avenir de notre marine.

Nous croyons fermement que tous les règlements du monde ne peuvent amener à préférer à un marché avantageux un marché industriel onéreux, et que s'il est aisé d'empêcher de se fournir ailleurs de l'outil de transport à bon marché, ce moyen aura pour résultai probable d'amener la décadence du pavillon et non de forcer des armateurs à acheter plus cher des navires dont l'exploitation serait défavorable.

On est enfin conduit à remarquer que des trois grands rivaux du commerce anglais : la France, les Etats-Unis et l'Allemagne, cette dernière seule a su attirer pour sa marine une protection, faite d'avantages secondaires et multiples, suffisante pour désavantager les autres flottes dans les ports nationaux, tout en laissant les armateurs maîtres des voies et moyens à employer.

Les Etats-Unis et la France ont annulé les dispositions prises en faveur de leur pavillon, en ne sachant pas agir de même et en paralysant, par des mesures restrictives, l'initiative de leurs nationaux. LE YACHT.


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L'ESCLAVAGE AU MAROC

Quand Ba-Ahmed, alors ouzir (grand vizir), apprit l'entrée des Français à Tombouctou, il s'écria : « Que les esclaves vont devenir chers ! » Et, de fait, depuis celle époque, l'esclavage au Maroc ne vit plus que de ses propres ressources, toute communication avec le pays nègre ayant disparu.

Du reste, il ne faut pas s'imaginer que l'esclavage en pays musulman revêt cette forme barbare qu'on lui à vue en pays anglo-saxon. Ici les conditions de la vie sont à peu près identiques pour tous, riches ou pauvres: le luxe du sultan semblerait inconfortable au moindre de nos rentiers ou de nos ouvriers enrichis.

Qu'on entre dans une maison et qu'on cherche à désigner les esclaves parmi les serviteurs, et à peu près sûrement on commettra des erreurs ; c'est que l'esclave fait partie de la gent du maître ; il est assuré de la nourriture, de l'habillement, du couvert ; s'il est malade, il sera soigné ; certes, tout cela est bien rudimentaire : mais, tel que, ce sortes! préférable à celui du serviteur libre, qu'on bàtonne ou qu'on expulse pour rien.

Les esclaves ne se recrutant plus au dehors, il y a donc au Maroc un véritable élevage du nègre, cpii seul est vendu sur les marcliés. Les esclaves blanches ou mulâtresses ne sont jamais mises en vente publique.

Elles proviennent des tribus razziées ou encore de la succession d'un personnage décédé ; dont le sultan, seul héritier légal de toute fortune importante, fait liquider le harem, la maison. .

L'élevage de la bsrguial ou mulâtresse se fait surtout au Sous. Une berguiat peut aller jusqu'à 500 pesetas, une négresse 200 à 300 pesetas; les femmes blanches atteignent parfois 1.100 à 1.200 pesetas; mais on en trouve à de plus bas prix : une famille du Draa était venue à Marakeh -vendre ses trois filles ; l'aînée, âgée de dix ans, fut vendue 15 pesetas ; la plus jeune, âgée de cinq ans, n'atteignit que 5 pesetas; le marché conclu, le père el. la mère embrassèrent leurs enfants et repartirent pour leur lointain pays, les petites filles toutes heureuses de la pitance désormais assurée, et tous faisant des rêves dorés. Peut-être un jour l'une de ces trois esclaves se-


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rait-elle retrouvée par ses parents épouse d'un kébir puissant, du sultan même; car, en ce bienheureux pays, une fille n'a pas besoin de dot pour faire le beau mariage.

Le marché de Marakch a lieu exceptionnellement les mer. credis et jeudis, normalement les vendredis. Les voyageurs s'assièent dans la galerie du centre : les dellol (crieurs publics), tenant l'esclave à vendre, le font marcher autour de cette galerie et crient le prix offert en medkals (40 centimes). Si l'enchère atteint un prix jugé suffisant par le vendeur, l'esclave est adjugé; le dellol reçoit 50 centimes (2 grichs) ; l'esclave est amené devant l'ami» (homme de confiance), qui est proposé à ce marché comme à tous les autres; l'amin encaisse le pour cent (5 à 6 %) et délivre à l'acheteur un titre de propriété revêtu du cachet du maghzen.

S'il s'agit d'une jeune esclave dont la valeur est naturellement beaucoup plus considérable si elle est encore vierge, l'acheteur peut en demander l'examen, qui est fait par des aarifat (femmes de charge), dans les benika (petites chambres) qui entourent le marché sur deux côtés.

Ces ventes ne présentent d'ailleurs nullement le caractère douloureux qu'on s'attendrait à leur voir ; il s'agit là d'une chose dont nul ne songe à s'élonner ou à s'affliger. Un nègre auquel on demandait pourquoi il se laissait vendre comme un cheval, répondit avec un tranquille sourire : ce Mais puisque je suis nègre ! » Dans un pays où la vie est facile, où la terre donne avec peu de travail la nourriture, où le climat est d'une douceur merveilleuse, l'esclavage n'a pas revêtu ce caractère d'âpreté, de souffrance, qu'on voit prendre chez nous à une foule d'emplois industriels et commerciaux. Sans doule, lorsque nous apporterons clans ces régions nos habitudes de lutte pour la vie, de travail intensif, d'activité incessante, il faudra réformer cette institution, qui donnerait au maître un pouvoir par trop formidable ; mais à l'heure actuelle, on peut dire qu'elle répond à une nécessité, qu'elle satisfait également le riche, auquel elle donne la main-d'oeuvre, le pauvre auquel elle offre des garanties suffisantes, puisqu'elle lui assure la protection de son maître contre la famine et contre les abus du pouvoir du Maghzen et de ses représentants.

(Armée el Marine.)


UTILISATION DES CHUTES n'EAU PYRÉNÉENNES 4M

UTILISATION DES CHUTES D'EAU PYRÉNÉENNES

Les chutes d'eau pyrénéennes ne sont pas utilisées comme elles pourraient l'être. Le massif pyrénéen est d'une richesse trop peu connue. On y trouve, en abondance, des mines de fer, de zinc, de houille, de manganèse, de plomb, d'argent, de.sel, des gisements nombreux de pyrites, de bauxites d'alumine, de marbres. Or, le zinc, notamment, dont le prix est rémunérateur, a une production de 1.500.000 tonnes en Europe, dans laquelle la France entre pour 10.000 tonnes seulement; l'usinage du fer, par l'électricité ne lui fait subir que 3 % de perte, tandis que le grillage par les hauts fourneaux, élève le déchet à 20 n/0. De môme pour la préparation des superphosphates, sulfates, sulfites, etc.. et les sous-produits de chlorure de sodium, le traitement du nickel calédonien, de nombreuses usines électriques pourraient fonctionner. Avec de faibles capitaux et quelques barrages bien placés, les chutes d'eau fourniraient l'énergie nécessaire.

Réservant le charbon, dont nous sommes pauvres, pour des usages exceptionnels, nous devrions nous appliquer à utiliser les chutes d'eau; le prix est, du reste, encourageant, puisqu'un cheval vapeur vaut 300 francs, tandis que le cheval électrique ne coûte que 50 francs. Or, un ingénieur a évalué la force qui pourrait être développée par leschutes d'eau pyrénéennes à dix millions de chevaux.

On commence à em ployer cette force, car déjà nous voyons en marche une usine de carbonate de manganèse, une d'argent, une de pyrite de fer et trois de zinc. Il y a beaucoup à faire lans celte voie. M. G. Rossignol a fait une intéressante communication à ce sujet à la Société de géographie de Bordeaux.

Nous rappelons que M. Mettrier, ingénieur des mines, a publié clans le Bulletin de notre Société une étude très complète sur les richesses minières des Pyrénées Centrales.

SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE PARIS Concours ouvert par la Société en 1902-1903

Questions mises au concours en 1902 el en 1903. I. — La première question mise au concours en 1900 est maintenue au programme pour 1902. Les candidats pourront envoyer


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leurs manuscrits jusqu'au 31 décembre et les récompenses prévues au règlement seront décernées, s'il y a lieu, à la séance solennelle d'avril 1903.

Cette question est ainsi formulée :

Etudier, dans les Alpes irançaises, les régions de la Tarentaisc, Maurienne et Briançonnais, au point de vue des établissements humains. Chercher comment l'altitude, la topographie, la nature du sol, l'orientation, l'hydrographie influent sur le site des groupements, le genre de vie, le nombre et ta répartition des habitants. Exprimer autant que possible cartographiquement les résultats de ces recherches.

II- — Un nouveau concours est ouvert jusqu'au 3-1 décembre 1903 dans les conditions fixées par le règlement; les lauréats seront proclamés et les récompenses décernées à la séance solennelle d'avril 1904. Le programme comporte les trois sujets suivants :

1° Appliquer les principes actuels de la géographie physique à l'explication des particularités diverses d'une région naturelle de la France (moins tes Baronnies et leDiois, qui ont fait l'objet d'un mémoire couronné en 1902) ;

2° Histoire de la représentation graphique d'une province française, en signalant les méthodes scientifiques employées, le développement de la nomenclature et des signes, ainsi que les modifications apportées par le temps et la civilisation à la délinéation des côtes, à l'importance des localités, forêts et voies de communication:

3° Etudier dans quelle mesure et dans quelles conditions est utilisée en France la force motrice des fleuves, rivières, chutes d'eau. Indiquer les lacunes les plus graves de cette exploitation industrielle ; en montrer les chances de développement dans l'avenir. On insistera sur l'étude des conditions spéciales à chaque région et des adaptations rationnelles qu'impose le régime de chaque groupe d'eaux courantes ou de chutes d'eau

Pour le Gomifé de publication : . :] Le Rédacteur en 'chef gérant't S.ÇUÉNOT

Imp LAGAKDE el SKMI.LK, 2, rue Rmnigùièi'cs ,7^ Toulouse.