SATIRE III 23
Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance,
Deux nobles campagnards, grands lecteurs de romans,
Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
J'enrageais. Cependant on apporte un potage. 45
Un coq y paraissait en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom,
Par tous les conviés s'est appelé chapon.
Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée
D'une langue en ragoût de persil couronnée ; 50
L'autre d'un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
On s'assied : mais d'abord notre troupe serrée
Tenait à peine autour d'une table carrée,
Où chacun malgré soi, l'un sur l'autre porté, 55
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.
Jugez en cet état si je pouvais me plaire,
Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,
Si l'on n'est plus au large assis en un festin
Qu'aux sermons de Cassaigne ou de l'abbé Cotin. 60
Notre hôte cependant s'adressant à la troupe : « Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe? Sentez-vous le citron dont on a mis le jus Avec des jaunes d'oeuf mêlés dans du verjus? Ma foi, vive Mignot et tout ce qu'il apprête ! » 65
Les cheveux cependant me dressaient à la tête : Car Mignot, c'est tout dire, et dans le monde entier Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier. J'approuvais tout pourtant de la mine et du geste, Pensant qu'au moins le vin dût réparer le Teste. 70
(44) Tout Cyrus. Cyrus est le fameux roman de Mlle de Scudéry, paru en 1648. Boileau insinue ici qu'on ne le lit plus que dans les provinces. Cf. Lutrin, V, 462 . « ... la Pharsale, aux provinces si chère. » — (51) Godiveau. Pâté chaud, fait de viande hachée, d'andouilettes, d'asperges, de champigons, etc. — (60) Cassaigne (les premières éditions portaient Chassaigne), mort en 1679, était de l'Académie française depuis 1661. Prédicateur estimé, il a écrit la Préface des OEuvres de Balzac , et on lui doit plusieurs traductions, — Colin (1604-1682) fut conseiller et aumônier du Roi ; il prêcha pendant seize ans à Paris. On le disait très érudit. Mais il avait le tort de composer de mauvais vers, et surtout dans le genre galant. Pour se venger de Boileau, il écrivit la Satire des Satires et la Critique désintéressée des Satires du temps, ou il appelait Boileau-Despréaux, le sieur Desvipéreaux (Boileau avait d'abord écrit Kautam.) — (65) Mignot. Traiteur, demeurant rue de la Harpe, fournisseur de la cour. Au siècle suivant, une soeur de Voltaire épousa le fils de Mignot. Ce traiteur porta plainte, dit-on, contre Boileau : la justice n'ayant pas consenti à poursuivre le poète, Mignot enveloppa ses gâteaux dans la Satire des Satires de Cotin, imprimée à ses frais.