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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1997-10-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 octobre 1997

Description : 1997/10/01 (T61,N4)-1997/12/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5452332z

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/12/2008

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Revue Française de Psychanalyse

4

1997 Tome LXI

Octobre-Décembre Revue trimestrielle


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

publiée avec le concours du Centre National du Livre

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR

Paul Denis

DIRECTEURS ADJOINTS

Andrée Bauduin Denys Ribas

RÉDACTEURS

Jacques Angelergues Jean-Louis Baldacci Michèle Bertrand Christine Bouchard Pierre Chauvel Françoise Coblence

Monique Dechaud-Ferbus Alain Ferrant Jacques Miedzyrzecki Jean-Michel Porte Victor Souffir Eva Weil

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Catherine Alicot

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06.

ABONNEMENTS

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Abonnements annuels (1998) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 710 F - Étranger : 850 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Tél. 01 46 34 74 36.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.


REVUE FRANÇAISE

DE PSYCHANALYSE

Après l'analyse...

4

1997 TOME LXI

OCTOBRE-DECEMBRE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

PARIS



Sommaire APRÈS L'ANALYSE...

Rédacteurs : Monique Dechaud-Ferbus et Jacques Angelergues

Argument, 1109

Michel de M'Uzan — Les yeux de Chimène, 1113

Marie-Lise Roux— L'art d'accommoder les restes, 1121

César et Sara Botella — L'inachèvement de toute analyse, 1125

Anne Denis — Éprouver des processus, 1145

Dominique J. Arnoux— Une tâche sans fin, 1151

Jean-Michel Porte — Question d'après analyse : d'une possible fétichisation du regard

en psychothérapie ?, 1169 Jean Laplanche — Buts du processus psychanalytique, 1181 Guy Laval — L'amour du diable, 1195

Olivier Flournoy — Faut-il se souvenir de son analyse 7, 1199 Florence Guignard — Le temps d'après, 1215 Otto F. Kernberg — Trente méthodes pour détruire la créativité des analystes en

formation, 1225

DE L'APRÈS-COUP

Jean Cournut — Le sens de I' « après-coup », 1239

Michel Neyraut — Considérations rétrospectives sur l'après-coup, 1247

Ignes Sodre — Insight et après-coup, 1255

POINTS DE VUE

Ernst Falzeder — Ma grande patiente, mon fléau principal, 1265

Conrad Stein — D'une voie telle que « la vie réelle n'en offre pas de modèle » : surmoi

ou espérance analytique ?, 1291 Murielle Gagnebin — Défense et illustration de la notion de « greffe métaphorisante

métaphorisante 1301 Jean-François Rabain — Après l'analyse, l'écriture..., 1311 Wilfrid Reid — Plaidoyer pour la monadologie freudienne ou pour en finir avec la

légende d'un Winnicott antisexuel, 1317

CRITIQUES DE LIVRES

René Roussillon — Le divan bien tempéré de Jean-Luc Donnet, 1343 Thierry Bokanowski — Les chaînes d'Éros d'André Green, 1351 Jean Laplanche — Le prégénital freudien à la trappe. A propos du livre d'André Green, 1359

REVUE DES REVUES

Sesto Marcello Passone — Les Cahiers du Collège international de l'adolescence, 1371 Chantai Lechartier-Atlan — Journal of the American Psychoanalytic Association et

Psychoanalytic Quarterly, 1374 Dominique J. Arnoux— Topique, 1379


1108 Revue française de Psychanalyse

RESUMES ET MOTS CLES

Résumés, 1383 Summaries, 1389 Übersichte, 1395 Resumen, 1402 Riassunti, 1409


Argument

Dans L' Abrégé de psychanalyse en 1938, Freud notait que l'inachèvement est dans la nature de l'analyse et qu'il s'agit de passer de la nécessité du refoulement continuel à la capacité de supporter une «misère banale».

La psychanalyse, qui a pris historiquement naissance comme une psychologie médicale, a donné un coup d'arrêt à ce modèle, malheureusement pas définitivement et on en voit les effets dans les courants qui tentent de se substituer à l'analyse notamment par l'abord direct du symptôme, réduisant ainsi d'emblée les possibilités d'élargissement du Moi. Si Freud a pu dire que par la psychanalyse la guérison était obtenue «de surcroît», l'idée de guérison n'en était pas moins présente. Présente certes, mais nullement dans une restitutio ad integrum du modèle médical, car comme effet d'un bouleversement et d'une transformation du fonctionnement psychique : rien ne sera plus comme avant.

L'impossibilité de s'en tenir à l'état de la psyché à un moment donné apparaît à l'évidence et c'est une des visées de la cure que de permettre au Moi de se désentraver. « Là où était le ça, doit advenir le Moi », c'est la célèbre formule de Freud que Laplanche va analyser dans ce numéro. En 1938, dans l'article sur le clivage, Freud soulignait l'importance de la fonction synthétique du Moi, mais c'est peutêtre plus l'évolution de la qualité du narcissisme qui importe, le changement n'est pas seulement structural et économique mais aussi qualitatif, précisait Freud ; la qualité de la libido est en cause. S. et C. Botella montrent qu'après l'analyse, un traumatisme peut permettre un gain narcissique qui sera la source d'un mouvement psychique d'expansion. Quant à M. de M'Uzan, pour lui la névrose de transfert est une nouvelle maladie qui ne peut advenir que si le cadre analytique a pu être mis en place et le processus analytique se développer. Elle peut avoir sa forme typique avec un début, une phase d'état et une fin. Deux destins peuvent en découRev.

découRev. Psychanal, 4/1997


1110 Revue française de Psychanalyse

1er, soit qu'elle devienne chronique, laissant ouverte la poursuite du processus, soit qu'elle puisse se clore et on serait là devant une analyse dite terminée. Sans reste, cette clôture rendrait impossible toute véritable poursuite du processus sous forme d'auto-analyse ou de réanalyse. Les « bonnes » analyses ou analyses dites terminées auraient ainsi leur revers ! « Plutôt rester malade que tomber guéri », dit J.-B. Pontalis. D'autres pensent qu'une analyse réussie, à l'instar d'un rêve réussi, serait une analyse dont on ne se souvient pas et qui dans l'après-coup n'appellerait aucun commentaire.

Pour Freud, le Moi doit intégrer la pulsion dans sa synthèse, mais un reste est toujours là. Un reste qui pousse à l'exploration mais qui protège aussi de la radicalité qui postulerait qu'une explication existe à coup sûr et qu'une analyse peut être terminée. Le problème des restes infantiles, les « dragons », et de leur destin sous l'influence d'éléments plus récents, est une préoccupation ancienne. Dans quelle mesure sont-ils incorporés dans le processus ou laissés de côté et dans ce cas que deviennent-ils quand ils ne s'organisent pas dans la névrose infantile inconsciente, source de la névrose de transfert (Lebovici, 1979)? La situation postanalytique (de toute façon) est loin d'être stable et M.-L. Roux a pu la comparer à « l'art d'accommoder les restes ». Ne sommes-nous pas devant un problème un peu différent quand il s'agit de savoir ce qu'il advient de l'analyse d'enfant ? Une réflexion s'impose sur le devenir postanalytique du fonctionnement psychique de ces futurs adultes et sur les traces de ces « analyses précoces » dans les analyses d'adultes quand elles adviennent.

L'après-analyse se définit aussi sous l'angle du deuil ; à la fois deuil d'avant l'analyse, deuil du dispositif de la cure, deuil de l'analyste... Par contre le processus évolutif perdurerait. Winnicott pensait que l'objet transitionnel avait ceci de particulier qu'il n'était pas nécessaire d'en faire le deuil. Cela n'implique-t-il pas que le processus analytique perdurerait comme aire transitionnelle après l'analyse? Ceci permettrait de rendre compte de cette dimension de créativité, de curiosité et de recherche qui enrichit l'après de l'analyse. L'analyse peut permettre de retrouver et de poursuivre le plaisir de vivre, dans ce sens la maladie humaine c'est la vie elle-même. C'est une façon d'associer travail de deuil et sexualité, travail de deuil et créativité. Un inachevé en mouvement, ne serait-ce pas la « maladie postanalytique que nous décrit M. de M'Uzan ? Toute analyse resterait inachevée, laissant des traces et des interrogations, des écrits et des confrontations, c'est-à-dire une « potentialité évolutive étant donné les résidus », nous dit-il.

L'après-analyse pourrait se voir comme une ode à l'inachèvement et au processuel, au développement psychique, à la vie. Cet éloge de l'inachevé est en contradiction avec la pensée de Lacan qui disait que la fin d'une analyse se décrit avec précision sur les identifications (on voit la dérive thaumaturgique de cette


Argument 1111

position dans le mimétisme de certains de ses successeurs). Si remaniements identificatoires et libidinaux sont de mise, ce ne sont pas les seuls critères évolutifs, et les conditions d'arrêt d'une cure posent, comme le montre D. Arnoux, le problème du travail spécifique du terme à défaut duquel le risque d'un transfert addictif est toujours possible en raison de l'avidité inépuisable de la libido. L'analyse de l'analyste faisant figure de deuxième règle fondamentale de la méthode, on peut s'interroger sur les critères les plus déterminants de l'accomplissement de cette analyse « didactique » pour la sélection et la formation des futurs analystes.

L'analyse était pour F. Pasche une des grandes aventures humaines qui permettent la connaissance et le changement comme la mythologie, la religion et la métaphysique, disait-il. « L'analogie de ces trois modes de production psychique avec la psychanalyse s'approfondit encore quand on s'aperçoit que leur contenu est l'expression inconsciente certes, mais transparente quoique projetée, de l'inconscient le plus enfoui (celui qui comprend le ça, le Moi primitif et ses défenses les moins secondarisées). » Or, insiste-t-il, cette émergence de l'inconscient favorise un mouvement progrédient « car si l'être humain, dans la mesure où il est un corps vivant, tend à réaliser à partir de sa conception jusqu'à l'âge adulte une forme qui va en se "compliquant", selon l'heureuse expression de Lamarck, sa psyché qui est en continuité avec le soma est mue par la même tendance, mais ici indéfiniment, de son propre mouvement et aussi sous l'influence du monde extérieur, à se diversifier, à s'étoffer, à s'harmoniser : une forme en devenir qui ne peut être fixée que par la mort... l'un des résultats de la psychanalyse doit être de donner ou de rendre avec la capacité d'aimer, celle de s'offrir à l'investissement positif d'autrui ».

Monique DECHAUD-FERBUS Jacques ANGELERGUES.



Les yeux de Chimène* Michel de M'UZAN

Je ferai tout d'abord quelques remarques concernant l'intitulé du thème de ce numéro, thème fort intéressant, déjà en raison des points de suspension: «Après l'analyse... » Des points de suspension qui en disent long. «Après l'analyse », mais c'est immense ! Doit-on entendre le lendemain de la dernière séance (pas simple du tout), ou bien dans six mois, dans un an (bien romanesque), vingt ans après... Mais aussi, l'après-analyse, pour qui? Pour l'analysant, pour l'analyste?

J'ai déjà avancé l'idée selon laquelle « l'après-analyse » commençait avant l'analyse. Bien souvent, en effet, on devine dès l'entretien préliminaire ce qui peut advenir dans la cure, et donc, corrélativement, après sa terminaison.

J'avais quelque peu inquiété certains en évoquant le point de vue historique sur la question. N'ayez crainte, je n'irai pas très loin dans cette direction ; mais un bref rappel ne me paraît pas inutile, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite s'exprimer plus tranquillement dans sa manière.

Bien évidemment, on citera en premier le célèbre travail de Ruth Mac Brunswick dans lequel la rechute de « l'Homme aux loups » est essentiellement interprétée comme un retour de l'ancienne maladie, sous une forme nouvelle, laquelle procéderait de « résidus transférentiels » non, ou insuffisamment, élaborés.

S'il n'y avait rien d'autre à envisager, notre sujet immense tournerait à la «peau de chagrin». De fait, et c'est une deuxième remarque, que je ne suis, au reste, pas seul à formuler : les travaux consacrés au sujet sont relativement peu nombreux. Cela mérite d'être souligné si on pense aux implications concrètes de la chose. Peu nombreux donc, mais exprimant le long intérêt de quelques

* A quelques corrections de détail près, ce texte procède de l'enregistrement de l'exposé présenté de chic lors du colloque.

Rev. franc. Psychanal, 4/1997


1114 Michel de M'Uzan

auteurs. Je pense en particulier à Judy L. Kantrowitz qui, avec ses collaborateurs, publie entre 1986 et 1993 une bonne dizaine d'études. Arnold Z. Pfeffer, de son côté, consacre entre 1959 et 1993 cinq longs papiers au sujet.

Si je rappelle ces études qui portent sur un nombre respectable de cas, ce n'est pas seulement pour rendre hommage à leurs auteurs, mais c'est aussi parce que celles-là permettent de faire le point au moment de situer mon propos. En quelques mots qui, au reste, résument presque l'essentiel de ces travaux :

1 / L'après-analyse n'y est pratiquement envisagée que sous l'angle de la stabilité des résultats thérapeutiques.

2 / Très approfondies, ces études aboutissent régulièrement à des conclusions largement prévisibles, à savoir le rôle déterminant d'une élaboration incomplète du transfert. On « retombe » donc sur le travail de Ruth Mac Brunswick.

3 / Le recours à une méthodologie qui laisse quelque peu perplexe : patients convoqués, plusieurs années éventuellement après la terminaison de leur analyse et soumis à un véritable questionnaire, un peu comparable à une enquête d'opinion, et dans lequel la dimension de l'inconscient n'a pratiquement pas de place.

4 / La reconnaissance d'un fait intéressant et paradoxal (en particulier par Judy Kantrowitz) : le caractère imprévisible de l'issue des cures, et cela en dépit de la référence au degré de résolution de la névrose de transfert. Les auteurs concernés ne retiennent que des cas légers, classiquement névrotiques, lesquels perdent plus ou moins rapidement ce qui avait été gagné, cependant que des cas graves, borderline inquiétants par exemple, évoluent très heureusement.

5 / Pour répondre à cette dernière interrogation, on en est venu à évoquer le rôle de « l'alliance de travail » avec l'analyste, à la qualité de la rencontre analysé/analyste.

Dans ce rapide survol, je réserve une place à part à Martin S. Bergmann sur qui notre collègue de Frankfurt am Main, Mme Katherine Stroczan, a récemment attiré mon attention. Cet auteur, en effet, centre son propos sur le destin de la représentation intrapsychique de l'analyste dans l'esprit du patient après la cure.

Il est clair que l'examen des travaux que je viens de rappeler conduit à envisager la question de l'après-analyse sous un angle différent. Cela ne signifie nullement qu'il faille abandonner la référence à la névrose de transfert et au rôle de son degré de résolution. Bien au contraire, à condition toutefois de permettre à la notion de retrouver toute sa complexité - ce qui souvent ne va pas de soi. Tout d'abord, la fameuse question des résidus névrotiques, des restes, de l' inanalysé des cures, dont on aimerait pouvoir dire qu'ils ne sauraient survivre à la « liquidation » du transfert névrotique. En fait, et on le sait bien - comme l'exprime la fameuse formule : « L'analyse la plus profonde ne va pas plus loin que le sillon du laboureur comparé à l'écorce terrestre. » Et c'est à peine une plaisanterie d'avancer que, au-delà du reste, il y aurait un reste, puis un reste du


Les yeux de Chimène 1115

reste, etc., pensons à l'heureuse fréquence de 2e ou 3e analyses. Alors, est-ce à dire qu'aucune cure analytique ne saurait se terminer, aboutir à un terme véritable? Certes non; j'ai même à l'inverse soutenu il y a déjà longtemps que dans le cas de référence, celui d'une cure que l'on est en droit de considérer comme « bouclée », chez un névrotique, la névrose de transfert est dotée d'une véritable structure évolutive, comparable à celle d'un conte, lequel se développe selon plusieurs phases de début, d'état et de fin. Fin décisive qui met à l'aventure un terme pour ainsi dire « naturel », lequel advient électivement lorsque la catégorie du passé s'est essentiellement édifiée à partir de la substitution, plusieurs fois renouvelée, d'un passé inventé à la seule trace d'événements traversés et déposés dans un « fichier ». Dans ces conditions, ce n'est plus l' inanalysé qui constitue la référence, mais la courbe évolutive du transfert. C'est ainsi qu'une cure peut être considérée comme achevée, sans pourtant être complète. On le sait bien, et notre expérience nous le démontre souvent, nos cures sont loin de répondre toutes au modèle de la classique névrose de transfert. Et même quand celle-ci demeure notre «boussole», nombre de nos cures se «comportent» différemment, sans que, pour autant, l'indication d'analyse ait été critiquable. Au passage, je rappelle que, ici, je n'ai pas en vue ces cas où la pulsion n'emprunte que sa propre voie, sans détour, et où une faille importante s'est produite dans le Moi.

Pour me résumer, il y aurait d'une part des analyses qu'on peut considérer comme achevées, et qui pourtant sont incomplètes, et d'autre part des cures tout aussi incomplètes et qui, de surcroît, demeurent inachevées, sans que cela soit péjoratif. Dans ce dernier cas, certes, vient un moment où les protagonistes s'accordent sur un terme, tout en sachant que leurs rencontres auraient pu s'interrompre plus tôt, ou se prolonger. Et je suis persuadé que le sentiment d'inachèvement, plus ou moins clair dans l'esprit des intéressés, ne leur fait pas pour autant mettre en question le bien-fondé de l'entreprise. Cela étant, il serait tout de même logique que l'après-analyse procédât largement de ce double destin des cures. Je vais y revenir mais, pour l'heure, ce que je veux souligner, c'est que, inscrite dans une relation de filiation avec la névrose de transfert - et plus en avant avec la névrose clinique et avec la névrose infantile - l'après-analyse constitue une véritable entité ; une entité où se trouvent regroupés organiquement le statut identitaire du sujet, le deuil de l'analyste et celui d'une modalité de fonctionnement mental, laquelle se développe spécifiquement dans la séance analytique. Et, comme je viens de l'évoquer, un reste survivant toujours à l'élaboration du transfert dans la cure, on peut considérer que l'après-analyse procède de la maladie transférentielle pour constituer une nouvelle maladie, la maladie postanalytique. La MPA! forme nouvelle de l'ancienne maladie transférentielle, qui doit tout « au reste » inéluctable et à la répétition, à condition de ne pas maintenir la connotation péjorative qui affecte cette notion. Répétition entendue ici


1116 Michel de M'Uzan

comme un phénomène vital conduisant le bal de la vie. J'en viens, au passage dirais-je, à considérer le fonctionnement même de l'esprit sous l'angle d'une maladie permanente, reprenant ici la fameuse formule révolutionnaire.

Deux facteurs, essentiellement, vont déterminer la forme de la maladie postanalytique (dont, je le rappelle, les constituants sont le deuil de l'analyste en référence avec la problématique identitaire, et le deuil d'un certain type de fonctionnement mental). Ces facteurs, dans leur interrelation, sont : 1 / la nature de la maladie transférentielle ; 2 / le type de terminaison de la cure.

Considéré sous cet angle, l'examen de la question ménage quelque surprise.

On se souvient que j'ai distingué tout à l'heure deux types de cures authentiquement analytiques. Ce sont d'une part des cures qui se sont structurées sur le modèle du conte, qui sont considérées comme figurant la névrose de transfert typique, et d'autre part des cures dans lesquelles ce type de névrose de transfert ne s'est pas mis en place et où la structure évolutive attendue ne s'est pas développée, sans que ce destin soit à déplorer nécessairement, comme on va le voir. Dans ces deux cas de figure, ce qui est décisif, c'est le statut identitaire du sujet. La définition convenue du sentiment d'identité est bien connue : unicité vécue d'un organisme intégré qui reconnaît autrui sans ambiguïté (Phyllis Greenacre). Statut à certains égards inquiétant, mais auquel conduirait, jusqu'à un certain point, l'évolution d'une névrose de transfert typique. Dans l'autre cas, la position de la libido narcissique ne cesse de se déplacer, tout au long des franges d'un spectre que j'ai appelé spectre d'identité 1, ce qui confère au sentiment d'identité un certain flou, cependant que le transfert ne procède pas seulement de la répétition de la névrose clinique, mais aussi de l'activité d'une formation originale, une chimère psychologique 2, née de l'interaction des inconscients de l'analysant et de l'analyste. Je ne reviendrai pas ici sur ces deux notions.

De prime abord on pourrait penser que le premier de ces deux modèles de cure, lorsqu'une névrose de transfert classique a décrit une trajectoire claire, menant à une liquidation définitive, offre le meilleur accomplissement. Or je suis amené à voir les choses d'une manière infiniment plus nuancée, dès lors que l'on se réfère au mode de terminaison de la cure.

Le moment où analyste et analysant cessent, « pour de bon », de se rencontrer constitue un événement d'une portée considérable, décisive quant à la forme de la maladie postanalytique. Deux situations, essentiellement, se mettent en place :

1 / La terminaison de la cure constitue une rupture phénoménologique 1, ; c'est ce qui se produit généralement dans les cures dites « achevées » - en dépit du

1. Contre-transfert et système paradoxal, in De l'art à la mort, Gallimard, 1977.

2. La bouche de l'inconscient, Gallimard, 1994.

3. Je me réfère ici à certains aspects de la théorie des catastrophes de René Thom.


Les yeux de Chimène 1117

fameux reste -, celles où une névrose de transfert s'est intégralement développée depuis son engagement jusqu'à sa résolution. La rupture phénoménologique a des conséquences spécifiques quant au statut identitaire, en particulier celle d'une contrainte qui affecte les franges extrêmes du spectre d'identité où sont situées d'un côté la représentation du sujet lui-même et de l'autre la représentation de l'objet. Contrainte qui s'exerce en direction du centre du spectre d'identité là où, alors, les deux représentations, loin de «s'enrichir», vont perdre quelque chose de leur folie originelle pour se contracter et se résoudre en une figure dont les contours sont de plus en plus tranchés, définis. Une figure qui se laisse déchiffrer car ses limites sont franches et dénuées d'ambiguïté - cette fameuse ambiguïté qui a fait dire que « Je est un autre ». La pureté des contours de la représentation dernière permet de découvrir un état «parfait», c'est-à-dire appauvri, de l'identité qui répond bien à la définition de Phyllis Greenacre ! Je me permets ici une digression dans la mesure où elle illustre ce destin de la névrose de transfert, lorsque la cure est achevée et, je le rappelle, inéluctablement, incomplète. C'est une constatation banale: l'obsessionnel authentique, avec ses rituels, la mécanique anale de son fonctionnement mental, conserve dans notre mémoire une fraîcheur sans égale. Cet obsessionnel, on ne saurait le confondre avec quiconque, c'est un être à part dont la silhouette est dépourvue de franges. Cela tient à ce que son identité, du fait de la contrainte, est ramassée au centre du spectre d'identité là où vont se rassembler les traits spécifiques de la personnalité qui, dégagée des brumes extrêmes, se concentre en se dotant de frontières étanches qui tendent à isoler l'individu pour, parallèlement, l'exposer à être perçu sans ambiguïté. La question identitaire dans l'obsession semble avoir été masquée par la problématique pulsionnelle qui est mieux perçue. Il est à peine nécessaire de relever que la référence à la névrose obsessionnelle est une illustration des mécanismes à l'oeuvre dans les cures achevées, où la libido, surtout dans ses formes régressives, est domestiquée et où la suprématie de la secondarisation est assurée, bref une sorte de triomphe du refoulement. C'est dans ces cas, à certains égards heureux, que s'estompe ou même se perd le souvenir de cette singulière modalité d'être où le Moi ne cessait d'être provoqué, et où il lui fallait constamment inventer. Rien d'étonnant alors si de l'analyste, devenu un homme quelconque, un deuil parfait peut s'accomplir.

2/Dans le second cas évoqué, la terminaison ne constitue pas une rupture phénoménologique; foncièrement, c'est comme si l'analyse «passait» dans l'après-analyse, par transition si l'on peut dire et sans que l'on puisse parler de frontière. La libido narcissique continue de se déplacer sur presque toute la largeur du spectre d'identité, cependant que l'instabilité identitaire tend à se pérenniser, comme en témoigne la résurgence de phénomène de dépersonnalisation ou la reviviscence d'expériences hypnagogiques. Faudrait-il voir dans cette issue des


1118 Michel de M'Uzan

cures dites inachevées et incomplètes la marque d'un échec ? On serait tenté de le faire si l'on observe des tentatives symptomatiques pour retrouver nostalgiquement l'analyste dans le monde ou pour chercher obscurément une figure à même d'en assurer la relève. Que penser d'un tel aboutissement de la cure ? En vérité, tout doit être reconsidéré et d'abord le deuil du fonctionnement mental qui s'était développé pendant l'analyse. Un deuil dont je viens de dire que, somme toute, il se mettait en place relativement facilement dans les cures achevées. Accomplir ce deuil, c'est ce à quoi cet analysant se refuse. Comment, en effet, l'appareil psychique, dans son ensemble, pourrait-il renoncer sans compensation substantielle à cette modalité de fonctionnement où il inversait le fameux Wo es war, soll ich werden, où il se laissait gagner par des types d'activité parmi les plus archaïques, où l'identification primaire et la condensation faisaient de lui un poète du paradoxe, un maître de la métaphore tellement à l'aise dans la régression formelle. Allant plus loin encore, on comprendra que le Moi lui-même, ayant goûté à la liberté et renonçant en partie à sa fonction diplomatique mère des compromis, se laisse séduire par un étrange art de penser - celui qui a cours, par moments, dans le déroulement des séances - au point d'entretenir avec lui une relation quasi addictive, et de garder pour lui, toujours un peu, «les yeux de Chimène ».

Au moment de terminer, je constate qu'il est impossible d'échapper à la question de la « créativité » - notion qui, il faut bien le dire, donne le frisson et dont il était question lorsque Dominique Arnoux évoquait trois cas d'artistes (Blanchot, Bataille et Beckett), dont l'aventure analytique ne semble pas avoir affecté les facultés créatrices. A cela, je rétorquerais qu'on peut considérer que les analyses en question étaient sinon « ratées », du moins inachevées, et qu'une part indispensable de « folie » avait été préservée. Quoi qu'il en soit, l'analyse, avec son cadre, son protocole, son système d'échange entre les protagonistes, ne peut pas ne pas intervenir, d'une manière ou d'une autre, sur les facultés créatrices de l'analysant. On se souvient que, dans une lettre adressée à une Mlle N. V..., Freud écrivait: «Si l'impulsion à créer est plus forte que les résistances intérieures, l'analyse ne peut qu'augmenter, jamais diminuer les facultés créatrices. »4 L'affaire n'est pas simple. Les artistes se tromperaient-ils entièrement lorsque, comme on le constate souvent, ils redoutent qu'une expérience analytique ne vienne stériliser leur inspiration. A cette crainte, on répondra que, considérant les blocages et les inhibitions qui affectent leur travail jusqu'à les mener à consulter, l'analyse commence par libérer des activités psychiques vécues plus ou moins obscurément comme effrayantes ou coupables, par retenir

1. S. Freud, Briefe 1873-1939, lettre à Mlle N. N..., 27 juin 1934, S. Fischer Verlag, 1960, trad. franc., Gallimard, 1966.


Les yeux de Chimène 1119

les exigences d'un Moi trop secondarisé, pour le mener enfin à être davantage incertain de lui-même. Tout cela est exact, mais, car il y a un mais : lorsque le destin de la cure s'achève sur la rupture phénoménologique dont il a été question, les risques sont grands de voir la maladie postanalytique comporter l'éradication plus ou moins sévère d'un mode de fonctionnement mental que le rapport analytique mobilise si bien, et qu'on découvre foncièrement à l'oeuvre dans les activités créatrices. Tel grand mathématicien ne voyait-il pas le rêve et la rêverie jouer un rôle essentiel dans sa recherche? Il faudrait donc assumer telle formulation provocante selon laquelle ce sont les analyses « inachevées et incomplètes », celles où une rupture phénoménologique n'a pas eu lieu et où, partant, ont été préservés des mécanismes archaïques censés pourtant ne plus avoir droit de cité, qui ont les meilleures chances de maintenir vivant le pouvoir de création.

Michel de M'Uzan

21, rue Casimir-Périer

75007 Paris



L'art d'accommoder les restes

Marie-Lise Roux

La psychanalyse, au fond, s'apparente tout à fait au jeu de billard : deux boules se rencontrent et chacune d'elles va ensuite son chemin, modifié pour chacune.

La rencontre peut être brutale, inconsidérée, et pourtant aboutir à un trajet réussi. Elle peut aussi être douce, ou trop molle et n'être suivie que d'une nouvelle stagnation. De toute façon, il aura fallu un mouvement, que «quelque chose » bouge, pour qu'il y ait transformation. Et la transformation, à mon sens, touche toujours à la structure même du sujet. Ce n'est plus le même fonctionnement psychique avant et après l'analyse et, de ce fait, même la temporalité psychique et la répétition ne sont plus les mêmes.

La « chimère » décrite par Michel de M'Uzan a, parfois, le caractère étonnant et, toujours, l'aspect créatif d'un délire à deux, mais dans la chimère il s'agit d'un moment, circonscrit dans le temps et l'espace de la séance et à partir duquel les deux appareils psychiques fonctionneront chacun pour son propre compte.

Il me semble que la cure n'a d'existence que si elle est - chimère ou pas - cet espace et ce temps de création mutuelle et de rencontres qui ont pour « projet » d'aboutir à une séparation. Car, me paraît-il, il ne peut y avoir véritablement création que dans la perspective d'une séparation : c'est parce que les séances ont un terme, prévu d'avance, parce que la cure ne durera pas « toute la vie », que patient et analyste peuvent laisser surgir ces moments exceptionnels où les limites identitaires vacillent - et qui, justement, permettent à l'identité de se construire.

Il y a plusieurs années, on donnait au théâtre du Rond-Point une pièce de Samuel Beckett où un acteur (Pierre Dux en l'occurrence), seul en scène, à demi allongé, récitait un monologue dont une oreille exercée comprenait vite qu'il s'agissait de séances d'analyse, aux plaintes répétitives et à l'allusion à un traumatisme infantile. La voix de l'acteur parvenait d'un point situé hors de lui-même, puis peu à peu se rapprochait de lui jusqu'à jaillir du fond de lui-même à la fin du

Rev. franc. Psychanal., 4/1997


1122 Marie-Lise Roux

monologue : « Et maintenant, je me tiens dans mes bras, fidèlement, fidèlement. » Le mouvement réflexif ainsi marqué est bien sûr celui que nous souhaitons entendre à la fin de toute cure. Mais ensuite, lorsque après la dernière séance la porte se referme sur le patient, ému, pour la dernière fois, qu'en sera-t-il de tout ce qui s'est joué pendant les mois et les années de ces rencontres ?

Car il y a toujours un reste, des restes, et de toute rencontre, de tout lien, même le plus intime, reste un inachevé, une indépassable limite où résident le mystère et le secret de l'intimité de chacun.

Sans doute, le génie de Samuel Beckett et la fidélité à laquelle il se réfère nous renvoient à ce reste : « Je me tiens dans mes bras » me paraît se rapporter à ce que permet toute cure « réussie » : l'originalité propre et reconnue de soi-même et la capacité d'associer librement. On comprend alors que la « guérison » par l'analyse ne puisse guère s'évaluer de l'extérieur (ce qui certainement n'est pas un gain pour l'analyse de nos jours), et que, d'autre part, tout régime un tant soit peu totalitaire cherche à détruire une pratique qui développe si dangereusement la capacité à juger et à réfléchir. Les attaques actuelles contre l'analyse témoignent de ce que ce danger a été perçu par une société qui rêve de niveler et de dominer.

Mais quel est ce reste, sinon - une fois acquise la levée du refoulement ou déconstruits les mécanismes de défense habituels - ce qui perdure de la sensorialité infantile. Sensorialité pulsionnelle qui n'est plus alors enfermée dans les barrières emprisonnantes de la névrose ou de la psychose, mais simplement encadrée par des frontières mobiles et mobilisables. C'est à elle seule, à mon sens, et aux issues qu'elle trouve que fait recours la créativité. En effet, pour qu'il y ait créativité, il faut qu'il y ait à la fois liberté intérieure de laisser surgir un mouvement pulsionnel, reconnaissance de la force, de la nécessité et de la légitimité de ce courant pulsionnel, et lieu où accueillir ces forces. Contrairement à une idée trop répandue, l'analyse ne tarit pas la créativité mais lui permet au contraire de se développer.

Or, on a confondu les capacités réelles d'un individu et ses inhibitions, et il est vrai que l'analyse ne donne pas du génie et de l'intelligence à qui n'en a pas reçu les dons en partage.

Il faudrait donc - mais on l'a déjà dit - retourner la célèbre formule « Là où était le Ça, le Moi doit advenir».

Or, en fait, le Ça ne peut advenir que si le Moi est déjà suffisamment fort pour l'accepter et l'accueillir « fidèlement, fidèlement ».

Et c'est là, me semble-t-il, que peut mieux se comprendre ce qui fait la difficulté du «postanalytique». Le deuil à faire n'est pas, me semble-t-il, celui de l'analyste. Qu'il y ait eu lien et qu'il en reste une trace, une dette, une reconnaissance ou une rancoeur, il est clair qu'il ne peut en être autrement. Mais ce travail de deuil généralement a pu (a dû) se faire au cours de la terminaison décidée ensemble de l'analyse elle-même, et Michel de M'Uzan y a insisté.


L'art d'accommoder les restes 1123

Le deuil le plus difficile à faire, me semble-t-il, est celui de la situation analytique elle-même : ce temps hors temps, cet espace hors espace qui ont rythmé tant d'années et ont permis que viennent au jour tant de ces mouvements déniés, refoulés, déguisés et pervertis. La situation analytique elle-même (le «site», comme l'appelle Jean-Luc Donner) est avant tout un lieu (comme le Moi) qui fonde l'espoir d'un mouvement où s'agitera et s'affermira l'existence de cette partie de nous-même que nous appelons « Je ».

Mais toute la recherche analytique récente, tant chez l'enfant que chez le psychotique ou dans les états psychosomatiques, nous a appris que, si « Je est un Autre », le Je - le Moi aussi bien - ne se conquiert que dans une confrontation avec l'Autre-l'Objet, lui-même aussi créé-trouvé en même temps qu'il créetrouve celui qui le désigne comme objet.

Le Livre de la genèse, dans sa sagesse, nous délivre ainsi l'histoire de la création de l'Homme - de l'humain. Dans un premier temps « Dieu vit que cela était bon... et dit : Faisons l'Homme à notre image, selon notre ressemblance... et II le créa à l'image de Dieu, homme et femme », puis dans le second récit de la création, Dieu crée l'homme en le modelant dans la glaise, puis juge qu' « il n'est pas bon que l'homme soit seul ».

Le mythe ici, comme c'est le cas de tous les mythes, nous introduit dans cette vérité sur la Psyché qui veut que, pour que l'un existe, il faut qu'il y ait aussi déjà altérité (on peut « interpréter » en ce sens le pluriel de Dieu dans le premier récit). Connaissance et conscience de soi par et dans l'autre et de l'autre par et dans soi, ce sont les fonctions des identifications.

Le mot de Beckett « Je me serre dans mes bras... » nous renvoie à cette altérité que représente tout mouvement réflexif et qui permet à la fois relance, conflit, regard sur soi.

Il m'a paru utile de souligner ce point pour mieux comprendre une des fonctions du site analytique qui est de susciter chez le patient cette altérité de la réflexivité et qui permet en effet, comme le rêve préserve le sommeil, de préserver la vie.

Ainsi, lorsque les rencontres de la cure s'achèvent, c'est à ce fonctionnement, ni de double ni de miroir, mais de couple, que va devoir se référer l'ancien analysé. C'est de cela que se nourrit le travail de deuil, chez les deux partenaires. En ce sens, chez chacun de nous, analystes, mais aussi ancien analysé, perdure le double mouvement d'altérité et de réflexivité. Peut-on alors réellement parler d'un deuil, en ce qui concerne la situation d'analysé? Et n'est-ce pas la trace, toujours vivante, de cette situation qui nous amène à en chercher l'écho dans nos textes théoriques et dans les écrits que nous produisons ?

Marie-Lise Roux

137, bd. Saint-Michel

75005 Paris



L'inachèvement de toute analyse

Le processuel :

introduction à la notion d'irréversibilité psychique

César BOTELLA, Sara BOTELLA

1 / Une cure terminée est une analyse inachevée

Le plaisir d'avoir été sollicité à participer à ce Colloque de Deauville a été suivi, à l'annonce du thème, Après l'analyse, d'un certain état de perplexité. Qu'est-ce qu'une « après-analyse » ? Est-ce le fait de traiter d'une analyse réussie? ou, une fois de plus, des échecs de l'analyse? Pourquoi alors ne pas annoncer le sujet de la façon habituelle : les réussites, les échecs, les ré-analyses ? Puis, il y a la tradition de Deauville qui est celle d'apporter une illustration clinique. L'absurde de penser une séance d'analyse «après l'analyse» n'arrangeait pas notre perplexité.

En échange, il est évident que ce dont nous parlerons sera, sans doute en grande partie, issu du point de vue de l'ancien patient que nous sommes tous... Chacun de nous, en son for intérieur, est sa meilleure illustration clinique de l'après-analyse..., d'un travail d'auto-analyse nécessitant parfois une ré-analyse. Mais nous ne traiterons pas vraiment de ces sujets, l'auto-analyse et les ré-analyses, autrement qu'en précisant notre position à leur égard du point de vue des transformations psychiques qui doivent avoir lieu dans ce que nous entendons par « après l'analyse ».

En ce qui concerne l'auto-analyse, nous voudrions souligner le fait qu'à partir des notions théoriques actuelles et de l'expérience des cures de patients borderline, nous savons que le modèle du fonctionnement psychique de Freud, fondamentalement axé sur celui de la psychonévrose et, par conséquent, étroitement dépendant de la notion de représentation, est inévitablement porteur de certaines limites théorico-pratiques. Issue de ce modèle, la notion d'auto-anaRev.

d'auto-anaRev. Psychanal, 4/1997


1126 César Botella, Sara Botella

lyse ne peut prétendre définir à elle seule ce vaste ensemble qu'est le travail psychique de l' « après-analyse ». Même, selon certains auteurs, elle est une notion théorique fort discutable, car penser l'existence d'un Moi postanalyse, ayant besoin à un moment donné de refouler ou de dénier et qui, ensuite, à un autre moment, devient, on ne sait comment, capable d'auto-interpréter son propre symptôme, ne va pas sans poser problème. Pourtant, nous avons parfois le sentiment d'y accéder et certainement l'auto-interprétation de ses propres rêves est une démarche possible. En fait, le problème devrait être posé en termes d'efficacité de l'auto-analyse. Freud avec tout son génie pour l'auto-analyse a-t-il été capable de résoudre vraiment sa névrose? Trop souvent hélas, nous sommes contraints de constater sa toute relative efficacité pratique, la fréquence des réanalyses en témoigne. Et, de toute façon, ce dédoublement du Moi qu'est l'autoanalyse ne peut, répétons-le, en aucun cas définir à lui seul l' « après-analyse ».

En ce qui concerne la notion de terminabilité de l'analyse, du fait d'être jugée inséparable de l'idée de résolution du conflit, de guérison de la névrose, elle aussi représente une façon partielle de traiter de la notion d' « après l'analyse ». Une telle conception fondée sur la terminabilité et la guérison se justifiait du temps de Freud par les connaissances de l'époque, l'esprit positiviste qui y régnait le contraignant à poser le problème du seul point de vue de la psychopathologie et sa démarche théorique devait inéluctablement se conclure en termes de « terminabihté » ou d' « interminabilité » de la cure, en termes de guérison d'une pathologie et de retour à un état précédent supposé normal ; bref, le modèle médical qui n'est certainement pas le plus approprié pour penser les effets de la cure. Mais Freud est toujours subtil. C'est nous qui avons tendance à simplifier. Dans le même article 1, il prend le soin de nous avertir combien, en réalité, la question est faussée dès le départ. En effet, ce à quoi l'analyste doit s'attendre, quoi qu'il fasse, aussi doué soit-il, hier comme aujourd'hui et demain, est qu' « analyser soit le troisième de ces métiers impossibles, - avec éduquer et gouverner -, dans lesquels, dit Freud, on peut d'emblée être sûr d'un "succès insuffisant" ». Alors, quid de la terminabilité ? Quid de la guérison ? Destin de toute analyse, le succès insuffisant nous fait penser, avec Freud, que quelque chose dans la nature même de la cure rend, en effet, impossible son aboutissement complet. Les notions de « terminé » et d' « interminable » seraient à considérer comme inappropriées, car toute analyse est inévitablement inachevée avec l'analyste, l'inachèvement fait partie de sa nature. Une comparaison avec le rêve peut être tentée : est-ce qu'on parle de « rêve terminé » ? Le rêve n'est pas un conte avec un début, un déroulement et une fin, mais une unité processuelle, sans commencement et sans fin, pouvant se renouveler sans cesse.

1. S. Freud (1937), L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985, p. 263.


L'inachèvement de toute analyse 1127

L'analyse et 1' « après-analyse » appartiendraient à cette catégorie de processus psychiques apparentés au rêve et, comme le rêve, caractérisés par un continuel inachèvement.

Que les analystes parlent de cure terminée et d'engagement dans l'auto-analyse n'exclut pas l'idée que, surplombant ces deux notions éminemment temporo-spatiales, on puisse concevoir la notion d'inachèvement de l'analyse en tant qu'un état de qualité psychique qui, certes, se révèle surtout après la cure mais qui, en fait, la précède, du moins en puissance, sous une forme repliée. Cet état psychique sans commencement et sans fin, mais toujours en évolution, existant avant, pendant et après l'analyse, ce serait en fait la définition du psychisme lui-même quand il ne subit pas les entraves inhibitrices d'une névrose ou d'une psychose, la définition du processuel psychique, un hors-temps et hors-représentation, tant qu'il n'est pas présenté à notre conscience par l'entremise du représentationnel et de la temporo-spatialité du préconscient.

Ainsi conçue, la formulation « après l'analyse » ouvre un champ nouveau, celui de l'étude des transformations psychiques qui doivent relayer la solution névrotique du conflit, sans réduire ces transformations à idée d'assouplissement des refoulements et du Surmoi.

2 / L'analyse inachevée et pourtant accomplie

La discussion sur la terminabilité de la cure, sur la guérison et les ré-analyses inévitables, son fameux « tous les cinq ans pour l'analyste », n'est jamais close pour Freud. Dans ce même texte, grâce à un renversement génial de la difficulté, il élargit l'horizon de la cure : en lieu et place de sa conception en tant que processus porteur d'un caractère intrinsèque de clôture, Freud introduit l'idée d'inachèvement : «... on escompte que les incitations contenues dans l'analyse personnelle ne prendront pas fin avec l'arrêt de celle-ci, que les processus de remaniement du Moi se poursuivront spontanément chez l'analysé et qu'ils utiliseront toutes les expériences ultérieures dans le sens nouvellement acquis». Puis, Freud ajoute, insiste un peu plus loin, comme s'il craignait de ne pas avoir été assez explicite : « Il est temps... d'écarter un malentendu... On n'assignera pas pour but de brûler toutes les particularités humaines au profit d'une normalité schématique... l'analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du Moi, cela fait que sa tâche serait accomplie. »1 Chez Freud, le problème de la fin ne serait donc pas uniquement à envisager en termes de guérison et de solution des conflits, mais aussi par rapport aux « fonctions du

1. Op. cit., p. 264-265.


1128 César Botella, Sara Botella

Moi». L'idée de terminabilité s'efface devant celle d'analyse accomplie. Il y a sans doute ici, chez Freud, un changement de vertex théorique impliquant un élargissement de sa pensée, et la rédaction de «Construction dans l'analyse», juste quelques mois après, en est pour nous la preuve.

Mais une telle ouverture se rapportant à l'idée de « fonctions du Moi » est à considérer avec prudence, car elle peut comporter le risque d'un engouffrement dans des théorisations psychologisantes, surtout en y ajoutant la formulation que Freud lui-même introduit peu après, en 1938, dans l'article sur le clivage : celle de « fonction synthétique du Moi ». Nous en avons déjà discuté lors du dernier Congrès des psychanalystes de langue française à Madrid en 1996, dans notre intervention sur le rapport de Gérard Bayle. Pour l'heure, contentonsnous d'adopter, plutôt que la notion de «fonctions du Moi», problème que nous traiterons plus loin, celle de « processus de remaniements spontanés » et « sens nouvellement acquis », notions faisant appel à l'idée que l'inachèvement de l'analyse est solidaire de celle de transformation psychique. L'« analyse accomplie» serait à définir comme un travail dont le propre inachèvement est source d'une poussée permanente, d'un processuel sans cesse renouvelé ayant pour but la transformation de ce qui existait précédemment. Ainsi envisagée, l'analyse relève d'une conception processuelle bien différente de celle, réversible, de l'analyse-guérison qui, elle, a comme objectif la récupération d'un état antérieur supposé, telle une extirpation chirurgicale, pour employer une image fréquente surtout chez le Freud des premiers temps.

Dans ce sens, on peut aller jusqu'à considérer qu'une analyse n'est ni bonne ni mauvaise, terminable ou non ; en revanche, la question ainsi posée renvoie à celle de savoir si un certain processuel s'instaure ou ne s'instaure pas, s'accomplit ou ne se s'accomplit pas ; un processuel fait de « remaniements spontanés » et de «sens nouvellement acquis», qui s'instaure progressivement pour s'épanouir surtout dans « après l'analyse », à condition, toutefois, que l'analyse de la névrose se soit correctement déroulée, c'est-à-dire qu'elle ait été capable de créer les meilleures conditions à l'exercice de ce processuel. Que cela ait heu dès les premières rencontres avec le divan ou à la n-ième, avec un seul analyste ou plusieurs, ce qui compte avant tout est de comprendre que ces « processus de remaniement spontanés » et de « sens nouvellement acquis » représentent l'accès à une qualité psychique dont l'existence ne dépendrait ni de la seule structure du patient, ni de la seule compétence de l'analyste, mais d'un ensemble plus vaste les incluant. Aussi vaste que la rencontre de deux psychismes, un espace relationnel défini non seulement en fonction de leur structure et de leur histoire respectives, mais également en fonction d'un présent où ils se trouvent, chacun de leur côté, confrontés aux aléas de leur vie, sans que l'articulation transfertcontre-transfert puisse ici tout expliquer. Imprévisible au départ, nul ne peut


L'inachèvement de toute analyse 1129

prédire avec quel analyste ou avec quel patient s'accomplira de façon certaine une telle qualité processuelle.

La cure ne serait donc pas limitée à l'épanouissement du transfert, puis à son interprétation, ainsi qu'à l'analyse du contre-transfert. Découvrir le passé enfoui, le reconstruire avec la patience d'un archéologue, une telle métaphore, qui demeure, bien entendu, fondamentale, ne couvre en fait qu'une partie du travail. A la notion de cure analytique qui contient, qu'on le veuille ou pas, le sens médical de « cure », de traitement « suffisant », de résolution du conflit, de guérison de la névrose, nous voudrions ajouter celle complémentaire et plus spécifiquement psychanalytique, d'analyse accomplie dans son inachèvement, entendant par là une cure ayant donné accès à ces « processus de remaniement spontanés » se développant dans la cure, mais ne faisant pas partie, à proprement parler, de la dynamique du transfert ; en fait un processuel qui s'instaure plutôt au fur et à mesure que le transfert s'amenuise pour ne s'épanouir vraiment qu'une fois ce dernier « liquidé », parfois bien des années après la fin d'une cure terminée.

Inséparable, certes, de la résolution de la névrose infantile, ce serait plutôt ce processuel qui pousserait à la séparation entre les deux partenaires, alors qu'en fait les effets propres à la névrose infantile, d'eux-mêmes ne sont pas souvent les plus appropriés pour conduire la cure à son terme, tellement la situation analytique facilite, autant qu'elle entretient, un lien intersubjectif patient-analyste qui, en luimême, sauf en le violentant, n'a pas de raison intrinsèque d'évoluer vers sa propre disparition, l'avidité de la libido étant inépuisable. On sait avec quelle facilité les patients s'installent dans une cure « sans fin », sans que son interminabilité puisse être entièrement justifiée par des impasses au niveau de la dynamique transfertcontre-transfert ; une interminabilité, sans véritable connotation de réaction thérapeutique négative, plutôt dans une sorte de compromis similaire à celui du symptôme. La cure elle-même devient symptôme: «un cas d'auto-inhibition de la cure », dit Freud à propos de l'Homme aux loups. Nul n'ignore combien Freud s'en méfiait, mais son procédé autoritaire de fixer un terme à la cure n'est certainement pas une solution, même en cherchant ce qu'il nommait le « bon moment », pour qu'une telle violence produise ses fruits. Une autre solution, également défendue par Freud, la poursuite de la cure avec un autre analyste, elle, par contre, pratiquée encore de nos jours, n'est acceptable qu'en désespoir de cause, ce à quoi aucun analyste n'échappe un jour ou l'autre. En tout cas, force est d'admettre qu'il n'est plus possible, avec les connaissances théorico-pratiques actuelles, de justifier une telle impasse en en faisant uniquement une question de structure ou de contre-transfert. Ce que nous voulons défendre ici est l'idée que, outre ce problème de structure et/ou de contre-transfert, certaines cures n'aboutissent pas par défaut d'organisation de ce nouvel état de qualité, de ce processuel caractérisé par la mise en route de l'inachèvement d'une incessante réélaboration. Le cas de l'Homme aux loups,


1130 César Botella, Sara Botella

malgré les analyses successives, est exemplaire en ce que chez lui il n'y a jamais eu de véritable « processus de remaniements spontanés ». La façon dont il parle de la fameuse « scène primitive », lors de l'interview accordée à Karin Obholzer à la fin de sa vie 1, est consternante. Elle témoigne d'une grave « inhibition » de ce processuel qui rend impossible la résolution de la névrose infantile et non pas une prétendue inanalysabilité structurelle d'une névrose infantile trop grave, comme on a tendance à le penser.

Il en serait de même chez un nombre considérable de sujets qui multiplient les ré-analyses. Problème important pour les analystes parmi lesquels avoir fait deux, parfois trois analyses, est peut-être le plus fréquent ; d'autant plus important que ce fait, en tout cas en ce qui concerne les analystes, est trop facilement admis comme allant de soi, sans que la communauté psychanalytique s'en préoccupe vraiment. Certes, des réunions sur les échecs ont régulièrement lieu, mais peut-être le temps est-il venu de nous intéresser aux échecs en nous posant la question différemment: qu'est-ce qui manque à des analyses correctement menées qui exige ensuite une ré-analyse? Notre hypothèse, nous l'avons déjà avancée, est que la réponse ne se trouvera pas dans la seule idée de résolution de la névrose ; on la trouvera plutôt du côté de l'organisation de ce processuel, à laquelle le travail de l'analyste doit tout autant veiller, sans quoi les mécanismes de la névrose invalidante auront tendance à se réinstaller pour peu que les événements de la vie soient tels qu'ils dépassent un Moi resté, à peu de choses près, avec les mêmes possibilités qu'il avait auparavant.

Mais pourquoi ne pas se contenter de penser la nouvelle qualité dans les termes habituels d'identification, d'introjection de l'analyste, de l'analyse ? Sans nier leur importance décisive, cela ne suffirait pas. Le problème étant pour le moins complexe, contentons-nous, dans l'immédiat, d'avancer qu'à l'opposé de ce que nous appellerons l'analyse représentationnelle et, dans le cas présent, l'auto-analyse, où le fondement est l'interprétation que le sujet fait de lui-même, une auto-interprétation, en heu et place des interprétations d'autrefois venant de l'analyste et selon le modèle de l'interprétation des rêves, l'analyse processuelle est plutôt proche du travail du rêve.

Avec l'idée de cette polarité : analyse du rêve et travail du rêve, nous pourrons à la fois mieux comprendre l'impasse théorique de «Analyse avec fin et analyse sans fin», et apprécier les issues implicites contenues dans cet article, ainsi que la subtile évolution théorique de Freud.

1. « Eh bien, cette scène avec les loups blancs, censés d'être nos parents et leur coït et que telle serait la cause de tout. Vous y croyez, vous ? », dit l'Homme aux loups en en faisant un élément arrêté dans le temps, auquel on attache ou non une crédibilité détachée de toute subjectivité (Karin Obholzer, Entretiens avec l'Homme aux loups, Gallimard).


L'inachèvement de toute analyse 1131

3 / « Analyse avec fin, analyse sans fin » : Ferenczi

A première vue, on pourrait penser que, pour Freud, la terminaison d'une cure n'est, pour employer sa propre expression, qu'une « affaire de pratique », elle correspond à un jugement de l'analyste : « L'analyse est terminée quand l'analyste juge que chez le malade tant de refoulé ait été rendu conscient, tant d'incompréhensible élucidé, tant de résistance intérieure vaincue, que l'on n'ait pas à craindre la répétition des processus pathologiques en question. »' Faute de quoi, nous nous trouverons face à une analyse «incomplète», à des parts non résolues, à des reliquats du transfert. Ou alors, face à des fragments d'histoire infantile qui, ajoute-t-il dans cet article, se «détachent après coup... comme des fils après une opération ou des fragments osseux nécrosés». Une telle image «morbide» suggérée à Freud par l'analyse de l'Homme aux loups pourrait faire penser que tout ce qui, de l'histoire infantile, surgit dans l'après-analyse serait reste inutilisable à évacuer, « foutu » comme disait un petit enfant essayant de comprendre la notion de passé.

C'est à partir du génie intuitif de Ferenczi que Freud change de perspective ; Ferenczi - l'autre cas, à côté de celui de l'Homme aux loups, jugé aussi « difficile» par Freud - qui préconise de transformer les limites de l'analyste, les points faibles du caractère de sa névrose, en moyens techniques pour élargir les possibilités de la cure 2. Ainsi, en s'en inspirant, le texte de Freud de 1937 contient en contrepoint, d'une façon plus ou moins explicite, un courant d'idées opposé à la thèse principale de l'article. Par exemple, Freud sera en mesure de reconnaître que la «prépondérance traumatique», c'est son expression, les modes de réactions de caractère, aussi bien chez l'analyste que chez le patient, influent sur les perspectives de la cure 3. « Ces mécanismes de défense remontant à l'âge précoce - opposés au danger d'autrefois - font (obligatoirement) retour dans la cure. » De même, le caractère n'est pas uniquement à considérer comme une résistance pouvant conduire à la redoutable réaction thérapeutique négative, mais qu'il peut aussi devenir l'instrument d'une ouverture. Et si, selon la proposition de Ferenczi, l'analyste n'engage pas dans le travail ses propres « faiblesses », la dimension traumatique de sa propre névrose, il risque de rester pour le patient «un être étranger qui le place devant des exigences abusives désa1.

désa1. cit., p. 235.

2. S. Ferenczi : Le problème de la fin de l'analyse, exposé fait au Congrès international de psychanalyse en 1927, OC, IV, Payot.

3. Op. cit., p. 262. «Ce n'est pas seulement la constitution du moi du patient, mais le caractère propre de l'analyste qui revendique sa place parmi les facteurs qui influencent les perspectives de la cure analytique et rendent celle-ci difficile selon le caractère des résistances. »


1132 César Botella, Sara Botella

gréables et (le patient) se comporte à son endroit tout à fait comme l'enfant qui n'aime pas l'étranger et ne le croit en rien» 1.

En même temps, Freud comprend que « les dragons du temps originaire ne sont pas vraiment morts jusqu'au dernier, qu'à tout moment des fragments de l'organisation antérieure subsistent à côté de la plus récente» 2, par là on peut contredire ceux qui ne voient dans cet article que le caractère pessimiste du « roc biologique ». Ce serait simplifier la pensée de Freud si, à côté de l'idée du roc, nous n'évaluons pas toute l'importance de cette autre idée relative à l'existence dans le psychisme d'une multiplicité de «fragments» des organisations antérieures, idée porteuse d'une potentialité théorique nouvelle.

Dans une cure, il n'y a donc pas qu'une seule organisation défensive, mais des organisations défensives qui peuvent s'actualiser simultanément sous forme de différents processus temporels. En effet, dans l'« Analyse avec fin, analyse sans fin », on trouve plusieurs remarques théoriques dans ce sens :

1 / « Nous ne pouvons plus localiser » ces résistances « qui semblent dépendre de rapports fondamentaux dans l'appareil psychique» et non de conflits d'instances : « La distinction topique - s'agit-il du Moi, s'agit-il du Ça - a pour notre recherche beaucoup perdu de sa valeur. »3

2 / « Pour décisif qu'il soit, au début, le facteur constitutionnel, il n'en demeure pas moins pensable qu'un renforcement pulsionnel survenant plus tard dans la vie puisse manifester les mêmes effets. La formule serait donc à modifier : force pulsionnelle actuelle au heu de constitutionnelle. »4 Ce qui laisse entendre que la force pulsionnelle actuelle, une fois engagée dans ces résistances, ne permet pas d'établir de distinction entre le constitutionnel, le structurel et l'accidentel.

3 / Il s'ensuit que : « Ce qui nous importe, c'est de saisir un changement qualitatif et... nous négligeons le facteur quantitatif» ; nous recherchons des « généralités, des règles, des lois qui mettent de l'ordre dans le chaos... » 5. Freud insiste sur cette distinction un peu plus loin en apportant des précisions : « On a bel et bien l'impression que la tendance au conflit est quelque chose de particulier, une nouveauté qui s'ajoute à la situation indépendamment de la quantité de libido. »6

4 / Ces considérations entraînent un aveu de sa part : « Notre préparation théorique ne semble pas suffire pour concevoir avec exactitude les types de libido

1. Op. cit., p. 255.

2. Op. cit., p. 244.

3. Op. cit., p. 256.

4. Op. cit., p. 239.

5. Op. cit., p. 242 et 243.

6. Op. cit., p. 259. Cette apparente confusion, quantité-qualité, dès qu'il s'agit des rapports fondamentaux, vient du fait que l'expression directe du quantitatif ne peut être qu'un état, un état de qualité : par contre, le quantitatif s'exprime clairement dans la dualité de l'opposition des forces, dans la dynamique du conflit, mais la dualité elle-même elle est une forme qualitative.


L'inachèvement de toute analyse 1133

ainsi décrits : entrent certainement en ligne de compte des caractères d'ordre temporel, des modifications d'un rythme de développement de la vie psychique non encore évaluées (que nous n'avons pas encore appréciées). »' Et Freud catégorise ces différents états de qualité de la libido sous forme de « viscosité de la libido » par défaut de déplacement ; ou, à l'opposé, mobilité exagérée de la libido et l'analyste a le sentiment qu'avec ses interprétations il «écrit dans l'eau» ; ou encore, « état d'épuisement de la plasticité de la libido », ce qu'il compare à « une sorte d'entropie psychique ».

En somme, toutes ces nouvelles considérations venant se joindre aux notions d'inachèvement et de simultanéité 2, cette dernière présente depuis le début de l'oeuvre freudienne sous la forme de la coexistence des organisations psychiques successives, représentent une complexification telle de la cure qu'elle rend définitivement caduque la réduction de sa terminaison à la seule idée de liquidation de la névrose. C'est une nouvelle conception de la temporalité psychique qui appelle à une modification non négligeable de la pratique analytique.

4 / Cohérence psychique et non pas fonction synthétique

A ce point de notre exposé, nous allons confronter cette idée de coexistence des organisations psychiques successives à celle d'une tendance générale du psychisme à opérer selon le mode d'une évolution convergente 3, un processuel en lien avec les processus primaires, déplacement et condensation, dont le modèle est celui du travail du rêve. Ce qui revient à généraliser ce dernier et les conditions qui le constituent en tant que modèle de l'évolution du psychisme.

Nous allons donc faire un détour par la métapsychologie, à la recherche de l'idée d'évolution convergente. En commençant par la notion de 1938 à laquelle nous faisions allusion plus haut de « fonction synthétique du Moi ». En réalité, des idées comparables étaient déjà en germe chez Freud bien auparavant. D'abord, en 1912, dans Totem et tabou : «Une fonction... nous est inhérente qui exige... un minimum d'unité, de cohérence et d'intelligibilité... » ; puis, en 1932 dans Nouvelles Conférences : « Ce qui caractérise tout particulièrement le Moi... c'est une propension à la synthèse... »

1. Op. cit., p. 257.

2. Déjà en 1895, dans Études sur l'hystérie, il s'agit d'une théorie de la mémoire conçue au moins en trois inscriptions du même élément dans des lieux de qualités différents.

3. C. et S. Botella, Névrose traumatique et cohérence psychique, Revue, franç, de psychosomatique, 1992, n° 2, et La tendance convergente de la régression narcissique, Revue, franç, de psychosomatique, 1996, n° 9.


1134 César Botella, Sara Botella

On remarquera qu'un glissement de sens est survenu entre la première idée de 1912, celle d'unité, de cohérence, d'intelligibilité, où le système qui en a la charge n'est pas précisé, et la notion postérieure de vingt ans, celle de « fonction synthétique» qui, elle, en revanche, est attribuée sans hésitation au Moi. Un glissement de sens où la tendance globale à la cohérence psychique va être réduite à une fonction secondarisée d'un Moi rationnel, synthétique et synthétisant. Certains théoriciens, notamment outre-Atlantique, ont pris au pied de la lettre cette connotation psychologisante, détournant radicalement la notion de son sens initial, au point de devenir doublement incompatible avec la pensée freudienne, non seulement en ce qui concerne la tendance à la cohérence, mais aussi en ce qui concerne la notion elle-même de Moi.

A ce propos, au dernier Congrès de langue française, nous avons rappelé un passage particulièrement dur de Lacan : « Le Moi est rempli jusqu'au bord de nouvelles vieilleries dont l'amas ne cesse pas d'être divertissant. Le Moi est une fonction, le Moi est une synthèse. Il est autonome ! Celle-là est très bonne... Mais la dernière trouvaille est la meilleure : le Moi, comme ce que nous manions depuis quelque temps dans les sciences humaines, est une notion o-pé-ra-tion-nelle ! »'

En effet, à partir de 1923, dans la théorie freudienne, la notion de Moi n'est concevable qu'en tant que Moi « deuxième topique » : l'essentiel n'est plus attribuable, comme lors de la première, à la notion de déplacement quantitatif d'une instance à une autre, car sa véritable raison d'être, l'innovation que la deuxième topique introduit, est celle de permettre de penser le psychisme en tant que transformation des instances elles-mêmes. Dans cette optique, la notion de Moi, au sens d'instance définitive, de même que celle de synthèse, sont à revoir. Le psychisme ne peut plus, à partir de 1923, être considéré comme relevant d'une structure psychique stable. Au contraire, le propre du psychisme est son état d'instabilité permanente et de quête donc aussi permanente pour reconstituer une cohérence, selon les conditions économo-dynamiques qui se font et se défont sans cesse. Que le Moi-deuxième topique puisse être considéré comme ayant une partie inconsciente, de même qu'une autre préconsciente-consciente, ne fait pas obstacle au fait de l'envisager comme étant la résultante des transformations incessantes d'un psychisme ouvert autant vers le Ça que vers l'extérieur, autant vers l'objet que vers le repli narcissique de la régression hallucinatoire du rêve.

L'idée de 1912 de «minimum d'unité, de cohérence, d'intelligibilité», déjà évoquée, est en fait présente dès le début de l'oeuvre de Freud dans la description d'une fonction de rassemblement et de cohérence propre au travail du rêve où, gouvernés par les processus primaires, tous les éléments opérant à un moment

1. Jacques Lacan (1956), La chose freudienne ou sens du retour à Freud en psychanalyse, p. 420, in Écrits, Seuil.


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donné, pourtant si hétérogènes, - restes diurnes de la veille, désir inconscient, souvenir de l'enfance, affect, perception sensorielle actuelle, etc. - sont soumis à une tendance convergente les transformant en la cohérence de la figurabilité d'un contenu manifeste plus ou moins intelligible selon l'action de l'élaboration secondaire. La convergence du travail du rêve est pour nous le meilleur exemple d'un « processus de remaniement spontané » aboutissant à un « sens nouvellement acquis ».

Du fait que la tendance à la convergence ne peut être effective que sur la voie régrédiente, à travers une régression propre au narcissisme dont la forme principale est la régression formelle et topique de la pensée, nous pensons que cette tendance à la convergence relève du narcissisme. Qualité du narcissisme et non fonction du Moi, d'autant plus que le Moi lui-même, nous venons de le dire, est le résultat d'un travail permanent de transformation des instances. Le Moi est une unité narcissique, dont la conscience ne peut percevoir que des aspects, notamment celui d'un Moi préconscient-conscient se reflétant dans le monde du représentationnel, suivant la temporo-spatialité des causalités rationnelles.

5 / Processus irréversibles et simultanéité psychique

Deux grands mouvements psychiques seraient à distinguer: d'un côté, régrédience, hallucinatoire et irréversibilité forment un mouvement aux liens simultanés et instables, hors temps ; d'un autre côté, à l'opposé, progrédience, représentationnel et réversibilité constituent un mouvement aux liens stables insérés dans une successivité temporelle.

Introduire un classement des processus psychiques en réversibles et irréversibles nous a semblé justifié et nécessaire du fait que les notions de processus primaires et secondaires ne sont vraiment adéquates que dans un contexte première topique et qu'elles s'avèrent insuffisantes dans la théorisation d'après 1923. Avec ces notions de réversibilité et d'irréversibilité, nous tentons donc une nouvelle terminologie avec l'espoir qu'elle n'alourdira pas inutilement la théorie et qu'au contraire elle apporterait à la métapsychologie de 1923 des outils pour mieux la penser.

Les processus dits réversibles, centrés sur les systèmes de représentations, correspondent plutôt à un mode de fonctionnement dont la description est plus aisée en termes de première topique. Ils sont inhérents à la névrose et tiennent leur nature au fait que leur maintien, leur durée, leur capacité à se répéter, à disparaître et à réapparaître, quasi à l'identique, font partie de leur fonction, de leur efficacité, de leur raison d'être. Le modèle en est l'organisation du symptôme névrotique, ainsi que celle de son interprétation. Solidaires d'un espace, d'une


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topique et d'une temporalité auxquelles ils se soumettent, les processus réversibles ne transforment pas les différents éléments qui y participent, d'où la portée limitée de leur action. L'interprétation du rêve, du fait de la remise en place de l'ordre temporel qu'elle exerce, relève de cette catégorie de réversibilité 1.

En revanche, les processus irréversibles 2, transformationnels et atemporels, correspondent à l'esprit de la deuxième topique. Tendant vers le pôle perceptifhallucinatoire, avec pour modèle le travail du rêve, ils opèrent sur la voie régrédiente et sont créateurs en ce sens qu'il y a transformation des éléments du départ. De même que le dormeur qui, pris dans sa régression narcissique, doit effectuer un mouvement de convergence, un travail de rêve, afin de pouvoir garantir à un moment donné la cohérence-convergence d'un présent fait d'éléments hétérogènes, de même le jour, surtout à des moments plus ou moins traumatiques, on doit être capable, moyennant une régression narcissique plus ou moins accentuée, d'accéder à ce même mouvement de convergence, de procéder à une transformation.

Les processus irréversibles ainsi libérés par une régression narcissique qui rompt la temporalité linéaire font surgir un « temps éclaté » (A. Green) où vont se trouver dans le même temps un produit du passé, quelque chose du présent et une aspiration habituellement placée dans le futur, des éléments hétérogènes - stimuli du moment, perceptions («matériel perceptif actuel») 3, représentations, traces mnésiques, désirs refoulés, fantasmes originaires. La simultanéité des causes et des effets sera à l'origine de causations donnant alors au psychisme la possibilité de créer de nouvelles causalités inexistantes au départ, de renouveler le sens global des investissements psychiques, notamment celui de soi, en lien avec l'objet.

C'est la figurabilité 4 qui permet l'intelligibilité de ces nouveaux liens venant des champs aussi hétérogènes, capable de révéler quelque chose déjà existant mais jusque-là irreprésentable, une création pour trouver, au sens winnicottien, ce qui aurait dû être représenté et ne l'a pas été. C'est cela le sens évolutif des processus irréversibles dans l' « après-analyse », la façon du Moi de conquérir des nouveaux domaines sur le Ça. C'est cela le sens des « processus de remanie1.

remanie1. n'est pas parce que l'interprétation d'un rêve récupère le désir qui était à l'origine du travail qu'elle refait le chemin inverse du travail du rêve, l'on ne retrouvera jamais l'état initial de simultanéité.

2. « L'irréversibilité est une caractéristique très générale de phénomènes d'évolution observés à notre échelle. Pour des conditions initiales données, un système évolue de manière irréversible lorsqu'il tend vers un état final unique, toujours le même, quel que soit son état initial. Il existe donc dans ce cas une direction d'évolution privilégiée qui ne peut être inversée sans l'action d'un agent extérieur » (Encyclopédia Universalis, 12, 638.)

3. S. Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969.

4. Suite à l'évolution de la pensée de Freud à partir de 1932, on peut affirmer aujourd'hui que le fondement premier du rêve n'est pas tant la réalisation de désir, même si cela demeure l'objectif du rêve et définit son contenu, mais l'activité hallucinatoire elle-même, la nécessité de figurer. Et, qui plus est, la figurabilité n'est plus considérée dans la théorie analytique comme étant une particularité réservée au seul travail du rêve.


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ment spontanés» que nous qualifions de processus irréversibles, et de «sens nouvellement acquis» que nous rattachons à la figurabilité. Il s'agit, somme toute, de capacités transformationnelles du psychisme.

En action déjà au cours de la cure, en complément de la résolution de la névrose, comme ensuite dans l' « après-analyse », les processus irréversibles participent à l'équilibre psychique et évitent les recours aux mécanismes réversibles propres à la névrose qui souvent bloquent l'auto-analyse dans la stérilité d'une compulsion à la répétition: symptôme-analyse-symptôme, exigeant la reprise d'une nouvelle cure analytique. Inséparables de l'inachèvement continuel du psychisme, seul garant d'un équilibre psychique ouvert aux transformations, ils servent à la fois à cet inachèvement et à la croissance psychique. Plutôt que par une tendance aux refoulements successifs, même si ces derniers deviennent souples dans l' « après-analyse », ce sera au moyen de processus irréversibles que l' « après-analyse » pourra garantir un certain bien-être, au prix d'une évolution à poursuivre la vie durant.

L'une des différences importantes entre les processus irréversibles et les processus réversibles propres aux symptômes névrotiques concerne leur rapport au trauma, leur façon de le traiter. Autant le névrosé, avec sa tendance aux procédés réversibles, le subit endommagé, autant, dans l' « après-analyse », les nouvelles fonctions acquises permettent, si tout marche bien, de faire du moment traumatique le levier d'une évolution donnant accès à une nouvelle cohérence psychique 1. De même que le destin du rêve doit être celui de son complet oubli au réveil, s'en rappeler témoigne d'un échec au moins partiel de sa fonction, les processus irréversibles, leur travail diurne de convergence auront tendance à passer inaperçus 2. C'est seulement en cas d' « accident », tel un trouble de la pensée, que ce travail se révèle à nous, souvent sous forme d'un affect d'inquiétante étrangeté ou d'une dépersonnalisation. Notre patient « à l'odeur de sapin » 3, s'il

1. Jusqu'à quel point avons-nous le droit de croire que le trauma est la plaque tournante des processus irréversibles ? Le dormeur qui risque de se réveiller à cause d'éléments perturbateurs s'en sort par leur élaboration grâce à la participation du désir inconscient. Ne peut-on alors dire que, d'une certaine manière, le désir inconscient « profite » de la situation traumatique pour s'accomplir ? Dans le travail du rêve, pour autant que l'on accepte que le désir n'est pas en soi un perturbateur du sommeil, lequel des deux, le perturbateur ou le désir, est le premier ; lequel sollicite l'autre ? Mais la vérité est que de tels questionnements temporo-spatiaux sont vains et nullement adéquats, car l'enjeu est de l'ordre de l'atemporel et du simultané.

2. Les vers d'Antonio Machado illustrent admirablement notre propos : Marcheur, ce sont tes traces / le chemin, et rien d'autre ; / marcheur, il n 'y a pas de chemin, / le chemin se fait en marchant. / En marchant, se fait le chemin, /et en regardant en arrière/ on voit le sentier que jamais/ on ne peut à nouveaufouler. / Marcheur, il n 'y a pas de chemin, / rien que sillages sur la mer. Il s'agit de notre traduction du texte espagnol que voici : « Caminante, sont tus huellas / el camino, y nada mas ; / caminante, no hay camino / se hace camino al andar. / Al andar se hace camino, / y al volver la vista atras / se ve la senda que nunca / se ha de volver a pisar. / Caminante, no hay camino, / sino estelas en el mar. »

3. C. et S. Botella, Sur le processus analytique du perceptif aux causalités psychiques, Rev. franç, psych., 2/1995.


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n'avait pas été en analyse, il y a de fortes chances qu'il ne se serait pas aperçu du phénomène ou aurait aussitôt oublié son hallucination olfactive. De même, si Freud n'avait pas eu l'esprit d'un chercheur, son trouble sur l'Acropole serait aussi, probablement, passé inaperçu ou aurait été immédiatement oublié.

Ce développement, si on le pousse plus loin, devrait dans sa logique interne aboutir à une question : Est-il justifié et nécessaire de concevoir la métapsychologie freudienne en ajoutant aux trois points de vue : topique, dynamique, économique - tous trois définis en fonction de la notion de conflit et de ses différentes forces à l'oeuvre -, un quatrième point de vue, celui qualifiant un processuel transformationnel et envisageant les phénomènes psychiques comme résultant des transformations des éléments ? Le point de vue transformationnel, évitant de réduire le fonctionnement psychique aux territoires et au quantitatif du conflit sans pour autant nier l'importance déterminante de ce dernier, privilégierait l'étude des mouvements fondamentaux: convergence-cohérence, mise en sens, dont le modèle serait ce à quoi Freud accordait une importance majeure, dans le travail transformateur du rêve, « la prise en considération de la fïgurabilité ».

6 / « Faire si bien mon chemin »

C'est la mort de son père en 1896 qui décide Freud à entreprendre ce qu'il appelle son auto-analyse: «Tous les soirs une demi-heure.» 1 Sa vie durant Freud ne cessera jamais cette pratique parfois ponctuée de périodes intenses. L'une de ces périodes aboutit à la rupture définitive avec Fliess en 1904. Quelques semaines après, lors de son premier voyage à Athènes, Freud subit le Trouble de l'Acropole. On peut alors supposer que la libido homosexuelle, libérée par la fin de l'intense investissement de Fliess, fait retour, redevient libido narcissique et suscite une pléthore narcissique 2, un excédent qui serait à l'origine de l'accident de la pensée dont l'analyse ne sera à la portée de Freud que trentedeux ans plus tard, probablement grâce aux retrouvailles d'un investissement de la libido homosexuelle, maintenant de Romain Rolland 3, s'accompagnant d'une relance théorique non négligeable : «Analyse finie, analyse infinie », « Constructions dans l'analyse » ou encore Moïse et le monothéisme.

1. Ernest Jones, La vie et l'oeuvre de S. Freud, t.I, PUF, p. 359 et 360.

2. « Des grandes quantités d'une libido essentiellement homosexuelle furent ainsi attirées pour former l'Idéal du Moi narcissique » (S. Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 100).

3. Dans le même sens, mais par rapport à Jung, est à rapprocher « La plus osée des entreprises », la quatrième et dernière partie de Totem et tabou (lettre à Jones du 9 avril 1913, et celle à Ferenzci du 8 mai 1913).


L'inachèvement de toute analyse 1139

Rappelons brièvement que trois pensées oeuvrent simultanément dans le trouble :

— la pensée consciente : « Ainsi tout cela existe comme nous l'avons appris à l'école » ;

— la pensée inconsciente : « Ce que je vois là n'est pas réel » ;

— et le fort affect de ravissement qui, condensé sous forme de pensée verbale, donne la formulation : « Faire si bien mon chemin. »

L'analyse que Freud en fait nous semble pour le moins étonnante. Voilà qu'elle renvoie aux antipodes de la démarche analytique habituelle, car ce que Freud considère comme un symptôme : une pensée se présentant spontanément à l'esprit : « Ainsi tout cela existe comme nous l'avons appris à l'école », est en fait le retour d'un souvenir, ce qui habituellement correspond au produit final de l'interprétation, à la levée de l'amnésie. Sa conclusion sur l'origine du symptôme est encore plus étonnante, il la situe dans un actuel et, qui plus est, une perception, plus exactement un déni de perception : « Ce que je vois là n'est pas réel. » Il ne s'agit donc pas d'un passé refoulé, mais d'un actuel dénié. Plus précisément, ce déni de perception se voit lui-même à son tour dénier ou refuser son accès à la conscience. Occulté par l'investissement du souvenir, ce serait plutôt un mécanisme de l'ordre d'un double déni qui serait à l'origine du symptôme. Il aurait en plus l'originalité de ne pas porter sur un représentant perceptif de la castration, nous y reviendrons, et de ne pas se résoudre dans le recours à un fétiche ou à un clivage véritable - le dédoublement du moi éprouvé par Freud étant plutôt le produit d'un effort d'endoperception.

En fait, au heu de parler de double déni il serait peut-être plus juste de parler d'une tentative de déni, d'échec du mécanisme, comme en témoigne l'éprouvé d'étrangeté qui s'ensuit. Mais, quoi qu'il en soit, cela ne change rien au problème que nous voulons discuter. Si le phénomène et, plus largement, le sens d'être sur l'Acropole sont certainement marqués de tout le poids de la réalité psychique et fantasmatique de Freud, il n'empêche qu'il a une particularité : en même temps que sont à l'oeuvre tous les éléments constitutifs d'une psychonévrose, leur agencement économo-dynamique nous paraît bien différent de l'organisation habituelle du symptôme, malgré la suite interprétative si classique donnée par Freud aboutissant au père et à la culpabilité de son dépassement. Freud s'en tient au caractère général de l'interdit ; à peine ébauche-t-il que le dépassement du père repose sur le fait que ce dernier n'a pas pu faire d'études secondaires et que, de ce fait, Athènes ne signifiait pas grand-chose pour lui. De même, du moins dans ce qu'il accepte de publier, Freud n'ira pas jusqu'à rapprocher le dépassement du père de cet autre voyage qu'il fit à l'âge de 4 ans, celui de Leipzig à Vienne, où il eut l'occasion de contempler sa mère nue, ce


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Mater nuda 1 qui rendra tout voyage, tout «chemin» vers de «hauts lieux» (Rome, Athènes) difficilement réalisable, signe d'inceste et de réussite oedipienne.

Mais, à notre avis, le sens de l'agencement des éléments en jeu ne peut être réduit à l'éveil d'un désir infantile refoulé, tel « dépasser le père » ; il a la singularité de faire suite au désinvestissement libidinal de Fliess, quelques semaines auparavant, d'un objet à valeur autant narcissique que libidinale homosexuelle 2. L'essentiel du mouvement économo-dynamique résiderait alors dans la très récente perte du transfert sur Fliess et de sa temporalité, c'est-à-dire de ce qui dans une cure conduit à la mise au présent de la névrose infantile, à l'actualisation du passé et du refoulé infantile sous forme représentationnelle et temporo-spatiale. On peut penser qu'en lieu et place de ce transfert perdu survient le trouble, un surinvestissement inopiné du perceptif où non seulement tout est devenu perceptif, tout se présente de l'extérieur, comme lors d'un trauma, mais en plus il se joue dans un processus temporel inhabituel accompagnant la régression narcissique et son corollaire, le désinvestissement d'objet. Le mouvement se résout dans la mise immédiate en sens de la perception sensorielle sous forme d'un affect se verbalisant dans la formulation « faire si bien mon chemin », sens forcément éprouvé, à cause de la régression narcissique et perceptive, comme fait accompli, comme désir déjà accompli à l'extérieur, contre lequel le seul mécanisme de défense possible est le déni : « Ce que je vois n'est pas réel. » Un déni de perception qui n 'opère pas sur un contenu de la réalité psychique de la castration, mais au contraire sur ce qui est perçu à l'extérieur comme un accomplissement narcissique.

Plus haut, nous abordions l'intérêt grandissant de Freud pour le caractère en tant qu'organisation originale, en ce sens que l'essentiel de l'organisation psychique n'est pas exclusivement gouverné par le refoulement et le représentationnel, que l'infantile, au lieu de subir comme destin le refoulement pulsionnel et la névrose infantile, peut avoir un autre destin : se replier dans le perceptif actuel, tel le trouble de Freud sur l'Acropole 3. En fait, ce qui déstabilise le psychisme est un perçu-éprouvé actuel. Par là, nous voulons dire que sur l'Acropole, comme

1. Lettre à Fliess du 3 octobre 1897, in La naissance de la psychanalyse, PUF, p. 194.

2. Il serait illusoire de prétendre faire l'analyse de Freud ; ce qui suit se veut simplement être une illustration de nos idées.

3. Sur un vaisseau immobilisé, en face d'une île située sur le 180e méridien - à cet endroit précis où les géographes et les conventions situent la ligne de changement de date - le héros du roman d'Umberto Eco, L'île du jour d'avant, en regardant en arrière vers l'Occident, se voit un jour plus jeune que lorsqu'il contemple l'Orient. Et il voudrait pouvoir rejoindre cette île du jour d'avant. La nuit, lors d'un rêve, la réalité temporelle nous rajeunit par l'actualisation du passé tout en nous vieillissant, par la présence du lendemain. Ce temps d'avant notre réveil nous situe, pourrions-nous dire, sur le 180e méridien, sur ce point particulier d'une convergence des temps différents se rejoignant et offrant la liberté d' « unir n'importe quel point avec chaque autre » (U. Eco), offrant le maximum de possibilités à la constitution de nouveaux liens, de nouvelles cohérences psychiques. Il en serait de même dans la régression narcissique hors de la cure analytique à certains moments exceptionnels, en particulier dans « l'après-analyse ».


L'inachèvement de toute analyse 1141

lors d'un rêve, Freud se trouve confronté soudainement et simultanément à des stimuli hétérogènes relevant de différents ordres psychiques : des représentations (Mater nuda, vieux père), des perceptions (beauté du site, mer bleue, ruines), le tout sous la pression d'une libido homosexuelle-narcissique libérée. La simultanéité de ces stimuli, telle la force d'un événement traumatique, ne pouvant être élaborée par le représentationnel, déclenche une régression narcissique de la pensée, fait éclater la temporalité et la voie hallucinatoire s'ouvre, établissant une continuité représentation-perception et une indistinction sujet-objet. Ce réveil d'un psychisme originaire détermine la qualité du « renforcement pulsionnel ». Une «force pulsionnelle actuelle », au sens de Freud, prendra la forme, non pas d'une quête pulsionnelle objectale, mais celle d'un mouvement vers l'objet de satisfaction hallucinatoire 1. Mais, à la place de l'hallucinatoire, surgira un affect particulier, un élan infantile, un très fort affect de ravissement, dont le psychisme de Freud, peu enclin à une solution mystique, ne sort que grâce au double effet d'une transformation : sentiment d'étrangeté et ressaisissement rationnel de l'hétérogénéité des données en une série de pensées, celle du souvenir, celle du déni et celle, mi-pensée - mi-affect, « faire si bien mon chemin ».

La nuit, une telle simultanéité serait facilement résolue sous une forme hallucinatoire de travail du rêve. Mais le jour, l'ouverture de la voie régrédiente est traumatique de par la tendance hallucinatoire qu'elle impose à un Moi pris au dépourvu. L'équivalent diurne de l'hallucinatoire du rêve sera alors le perçuéprouvé d'un élan infantile porteur de toute la « force pulsionnelle actuelle ». Un affect d'accomplissement narcissique qui n'est donc pas déclenché par la représentation d'un désir qui veut se réaliser, dépasser le père, mais par ce qui s'est actualisé à travers les organes des sens, un perçu-éprouvé qui met Freud face à un acte déjà réalisé. On pourrait dire que son désir se matérialise sur l'Acropole avant qu'il ne soit activé. En quelque sorte, dans l'éclatement de la temporalité psychique, la réalité perceptive s'est chargée ici de sa réalisation, tous territoires confondus 2.

Si l'étude du trouble de Freud sur l'Acropole nous a tant intéressés, c'est parce que, nous semble-t-il, elle partage avec l' « après-analyse » les problèmes qui se présentent quand l'issue est autre que la solution névrotique. Le dégagement de la névrose pousse au premier plan les vicissitudes du narcissisme.

1. C. et S. Botella, Sur le processus analytique : du perceptif aux causalités psychiques, Revue française de psychanalyse, 1995, n° 2.

2. Or, écrivait Freud quelques années auparavant, dans son Dostoïevski : « Il est dangereux que la réalité accomplisse de tels désirs refoulés. » D'où l'immédiateté du déni de réalité : « Ce que je vois là n'est pas réel », dont on entend encore l'écho bien des années après, dans ce début de la lettre : « Ma production est tarie », alors qu'il se prépare à écrire Moïse et le monothéisme, « Analyse avec fin, analyse sans fin », etc., reprenant à 80 ans un discret déni d'un ravissement comparable à celui de l'Acropole.


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A la suite de Freud, on connaît les travaux de H. Numberg 1 établissant une distinction entre Idéal du Moi et Moi Idéal, et ceux de J. Lacan, D. Lagache, P. Marty et J. Chasseguet-Smirgel. Et englobant toute la problématique du narcissisme le livre d'A. Green 2, paru en 1983, Narcissisme de vie, narcissisme de mort a marqué une date. Plus récemment Gilbert Diatkine 3 a étudié les liens entre l'identification narcissique, le Moi idéal appartenant au groupe et le Surmoi culturel. Il décrit comment les désordres narcissiques que représentent les phénomènes de groupe altèrent le Surmoi.

Nous allons privilégier ici le sens de Moi idéal tel que Lacan l'intègre dans sa description d'un stade de miroir, à condition toutefois de ne pas réduire ce dernier à un temps génétique mais au contraire en y reconnaissant une permanence narcissique. Ce que Lacan nomme « l'assomption jubilatoire » du stade du miroir correspond à des moments privilégiés d'actualisation de continuité narcissique, à l'autoperception de l'unité du Sujet où force et sens se présentent sous la même figure d'idéal narcissique. L'enfant qui se ravit devant le miroir, dans un mouvement de retrait des investissements libidinaux de l'objet, éprouve l'affect d'une jouissance extrême en reconnaissant ses propres membres, son corps, comme lui appartenant, en s'en appropriant dans une unité, en se vivant comme étant Un. Tel le petit-fils de Freud qui, dans la deuxième version du for-da - pendant l'absence de sa mère, au lieu de chercher à récupérer une bobine qu'il a fait disparaître dans son propre berceau alors qu'il se trouve dehors -, joue devant la glace en y faisant cette fois-ci disparaître et réapparaître son reflet, peut ainsi accéder à créer un reflet interne de son image. C'est un moment que nous considérons comme étant un mouvement auto-érotique secondaire, secondaire non pas dans le sens temporel mais dans celui indiquant qu'il s'agit d'une modalité de l'auto-érotisme, caractérisée par l'appropriation psychique, à la fois des zones érogènes porteuses de la trace de l'objet, et de l'objet en tant que double d'un sujet, lui-même double de l'objet idéalisé : les parents de la préhistoire personnelle ; un mouvement puissant de convergence menant à l'endoperception de l'unité narcissique. C'est le narcissisme primitivement secondaire, selon la formulation de Michel Fain et Denise Braunschweig, le lien au double s'ouvrant sur la relation à l'Autre semblable (André Green).

Sur la voie régrédiente, hallucinatoire ou quasi hallucinatoire, un tel accomplissement d'idéal narcissique représente un processus psychique qui, appartenant à la catégorie des irréversibles, est nécessaire à l'évolution du psychisme ; il devient fïgurable dans la superposition inopinée d'une perception par les

1. H. Numberg, Principes de psychanalyse, PUF, 1957.

2. A. Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Éditions de Minuit, 1983.

3. Gilbert Diatkine, La cravate croate, Revue française de psychanalyse, 1993, n° 4.


L'inachèvement de toute analyse 1143

organes des sens (tel le miroir ou l'Acropole, tout peut s'y prêter à condition d'être investi narcissiquement) et une endoperception d'une image de soi idéal, produit de l'indistinction du double composite idéalisé et de « l'admiration primaire» (Francis Pasche) des parents préhistoriques. La particularité d'un tel accomplissement est son actualisation dans une continuité animique dedansdehors sans distinction possible entre représentation et perception, grâce à quoi le pulsionnel peut être pris en charge par un représentant-perception à la place d'un représentant-représentation. Il provoque, en effet, un état équivalent à la retrouvaille de l'objet satisfaction-hallucinatoire : « Ce qu'il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance; en ce temps-là il était lui-même son propre idéal. »'

L'accomplissement narcissique est porteur d'un double lien à l'objet. D'un côté, la mise en sens objectai de cet effet hors temps, toujours violent, radical, rejoint celle du meurtre du père historique et personnel. Puis, d'un autre côté, tout moment d'assomption de l'idéal narcissique est par sa nature l'équivalent d'un triomphe objectai, oedipien, ce qui le rend conflictuel ; de même, la participation du Surmoi personnel et des mécanismes de défense propres à la névrose risque de le compliquer, voire de le faire échouer. Ainsi, dans l'exemple de l'Acropole, l'interdit de dépasser le père et le souvenir de Mater Nuda sont advenus, pour ainsi dire, dans un deuxième temps, afin d'apporter une solution « déjà connue », d'ordre névrotique et oedipien, à une situation d'ordre actuel traumatique. L'Acropole, la répétition par le jeu en moins, a été pour Freud ce que le miroir a été pour son petit-fils : une appropriation à travers le perceptif de « son propre idéal ».

Nous pouvons maintenant saisir que, dans la vie psychique diurne, les processus irréversibles, l'évolution convergente, tout «sens nouvellement acquis», tout «processus de remaniement spontané», sont étroitement intriqués avec un tel accomplissement narcissique, reflet du narcissisme perdu de notre enfance.

7/ « Le prophète à la mémoire parfaite »

Autrement dit, dans « l'après-analyse », c'est le processuel irréversible, transformationnel, qui doit prendre le relais de la psychonévrose comme modalité de l'organisation du psychisme. Comme nous disions plus haut, quand les conflits névrotiques, les investissements objectaux conflictuels ont été suffisamment éclaircis et résolus, le sujet se trouve plus directement confronté aux vicis1.

vicis1. Freud, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, p. 98.


1144 César Botella, Sara Botella

situdes du narcissisme jusqu'alors en partie occultées par les relations d'objet. Il s'agit maintenant d'un caractère où les difficultés ne cherchent plus leur solution dans des comportements ou dans des rétrécissements du Moi, au contraire, elles peuvent, au moyen des processus irréversibles devenus prioritaires, être reprises par ces moments d'accomplissement narcissique générateurs de figurabilité, de nouveau sens, un travail de transformation indispensable au nécessaire inachèvement permanent du psychisme.

C'est pourquoi nous devons repenser la métaphore utilisée par Freud de l'histoire infantile du patient en tant que vestige archéologique et de l'analyste en tant qu'archéologue faisant l'investigation de ces fouilles; métaphore suivant laquelle la réussite d'une cure exige que le patient, porteur de l'histoire-vestige archéologique, devienne, à un moment donné, capable de s'auto-analyser, c'est-à-dire devienne aussi son propre archéologue apte à interpréter ses propres fouilles. Nous proposons, en complément de l'image de l'archéologue, celle de l'énigmatique titre d'un tableau qu'un de nos amis peintre a réalisé : Le prophète à la mémoire parfaite, celui qui se souvient de son avenir. Par cette formulation nous croyons pouvoir illustrer l'étonnante temporalité d'une analyse accomplie : une continuité passé-futur serait la suite de la dualité passé-présent, celle de vestiges archéologiques ; OEdipe a triomphé du Sphinx en résolvant l'énigme, mais ignorant son passé, il demeure tout autant ignorant de son destin, en quelque sorte son avenir n'avait pas de mémoire. L'analysant n'a pas comme seul objectif de l' « après-analyse » celui de devenir l'interprétant de son passé qu'était son analyste ; en surmontant OEdipe et s'approchant de Tiresias, il doit aussi devenir capable de, pourrait-on dire, se souvenir de son avenir, être un « prophète à la mémoire parfaite».

C'est au Surmoi postoedipien, à «l'orienteur du temps», pour employer l'expression d'André Green, qu'il incombe de réussir cette tâche.

A la dernière phrase de l' Abrégé, elle aussi inachevée, se terminant par trois points de suspension : « Dans l'instauration du Surmoi, on peut voir, semble-t-il, un exemple de la façon dont le présent se mue en passé... », ne pourrions-nous ajouter : « pour mieux prospecter l'avenir » ? Ce qui revenait à la menace de castration dans le registre de la psychonévrose revient dans l' « après-analyse » à la qualité de prospection d'un Surmoi devenu véritablement protecteur.

César Botella

Sara Botella

11, rue Jean-de-Beauvais

75005 Paris


Éprouver des processus Anne DENIS

«... quand ils éprouvent effectivement sur leur propre corps - plus exactement : sur leur propre âme les processus... »

S. Freud 1.

Toute chose vaine écartée, ce qui va sans dire, on en vient à considérer la vérité de l'après-analyse comme étant, au mieux, la potentialité d'éprouver des processus. La levée du clivage et l'abandon des limites narcissiques (qui répond à l'attention flottante) ont permis à Psyché de mesurer son étendue aux confins de laquelle s'étend le domaine illimité du Ça avec lequel les processus sont entrés en contact, via les représentations inconscientes, ou, de manière plus immédiate, par les processus de transposition de contenus du Ça en représentations inaugurales. Psyché mesure son étendue par le mouvement non linéaire, discontinu, et erratique qu'on appelle la pensée et cette défaite (déliaison) des processus secondaires permet aux représentations refoulées, clivées ou forcloses, de libérer leur attraction les unes par rapport aux autres (associations) et de l'inconscient au conscient. On s'attendrait donc à ce que l'habitude de la régression (des régressions topique, temporelle et formelle) soit devenue une seconde nature puisque, en dehors d'elle, il n'y a que répétition ou secondarisation fixée des processus. Et on s'attendrait, par conséquent, aux fruits de la régression: sous le langage conceptuel ou ordinaire, la perception d'une subjectivité vivante (d'une voix, disait Borges à propos de la littérature).

Après l'analyse il devrait y avoir, il y aurait, il y a, la liberté potentielle de l'activité processuelle, de son expression et de sa communication aux autres. Ce qui signifie l'éprouvé des concepts indicateurs de solitude, de finitude et d'incomplétude : deuil, séparation, meurtre de l'objet, « liquidation » du transfert, castration. Mais faut-il situer ces concepts dans un Après analytique, ou bien considé1.

considé1. Freud, La question de l'analyse profane (1926), Gallimard, 1985, p. 52. Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1146 Anne Denis

rer qu'ils font partie du tissu même de la cure et de ses processus ? Sans eux, il n'y peut y avoir que symbiose, identification, idéalité, c'est-à-dire de véritables antagonistes d'autos et d'Éros (comme d'autres, j'opposerais l'auto-érotisme au narcissisme, le second paraissant souvent être le substitut fétichisé du premier). Solitude, finitude, incomplétude font partie du contre-transfert et induisent la potentialité processuelle : elles en sont les conditions sine qua non. Leur rationalité, si on ne les prend pas au pied de la lettre, consiste à établir une relation de causalité entre ces différentes réalisations du négatif et la possibilité d'une vie psychique, avec ou sans autrui, tantôt agréable, tantôt désagréable.

Aussi l'analyse terminée et inachevée, par définition, correspond-elle parfois à un désinvestissement phallique narcissique dont les bénéfices érotiques sont, au moins, doubles : la jouissance, dans tous les sens du mot, d'un psychisme comme appareil de l'âme (c'est-à-dire ni appareil sans âme, ni âme sans appareil) d'une part ; et, de l'autre, la libération d'un quantum de libido objectale moins infantile comme conséquence des désidentifications opérées. Car si «l'identification s'oppose à la représentation» 1, elle est aussi souvent, sinon toujours, substitut défensif (formation réactionnelle, dit Freud) du lien 2.

On a souvent remarqué que l'analyse avait pour résultat une dédorure narcissique mais moins souvent, semble-t-il, que la représentation de l'altérité, après l'analyse, était radicalement modifiée, passant de la nécessité au surcroît et rejoignant par là même ce que les autres oeuvres de l'esprit que la psychanalyse ont constaté. On pense ici à la réflexion de Caton : « (il ne se savait) jamais plus actif que lorsqu'il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu'il était seul». Ceci dépendra du transfert et du contre-transfert possibles dans les multiples situations analytiques différentes.

Les transferts

René Diatkine, lors d'un Colloque de Deauville, a fait remarquer que chaque interprétation correcte renforçait le transfert positif et, à partir de cette remarque, une série de variations viennent à l'esprit :

1 / D'abord que «correcte» signifie non seulement le contenu mais la forme et le moment, de même que la bonne distance. Ce qui représente déjà une multitude de facteurs encore que forme, moment, distance semblent surgir simultanément d'une intuition strictement déterminée par la discipline de l'attente que représente l'attention également flottante.

1. A. Green, Le travail du négatif, Minuit, 1993, p. 110.

2. S. Freud, Le moi et le ça, Payot, p. 207-209.


Éprouver des processus 1147

2 / Par « transfert positif», faut-il entendre l'amour infantile qui ne serait pas alors à renforcer en tant qu'infantile, ou cette ambiguïté du transfert dans la cure qui en fait à la fois une répétition et l'investissement potentiel d'objets psychiques, c'est-à-dire transformationnels (Bion, Bollas).

Si on tient compte de ce double investissement transférentiel, l'un régrédient et l'autre progrédient, on peut penser que chaque interprétation correcte liquide le transfert régrédient et renforce le transfert progrédient dont la visée inconsciente ou préconsciente n'est pas l'objet en tant que tel mais sa fonction psychique : celle-ci est d'offrir des réponses introjectables, constitutives du psychisme, en raison même de l'absence de l'objet en tant qu'objet réel.

En ce sens, la liquidation du transfert fait partie du processus et ne surgit pas, soudain, après l'analyse: chaque interprétation juste délie le transfert régrédient.

Car on peut considérer que les objets infantiles qui apparaissent dans la répétition de la «névrose» de transfert sont justement ceux qui n'ont pas apporté de réponse aux pulsions, ne permettant pas ainsi leur introjection et leur transformation en représentations.

3 / Et c'est le transfert négatif, onirique dans les meilleurs des cas, qui va révéler les causalités diverses de ces non-introjections : envahissement, froideur de l'asexualité, incompétence (psychique), inceste, misère objectale ; et la nécessité subjectale, bien entendu, de maintenir le lien avec ces objets tant qu'une autre relation d'objet ne s'est pas constituée grâce aux actes de pensée de l'analyste et à « la subjectivation silencieuse » (J.-L. Donnet) qui s'opère dans l'analyse 1.

En un sens, on peut dire que les transferts négatifs sont plus intéressants que les positifs car ils dévoilent les raisons pour lesquelles la psyché ne peut jouir de son étendue infinie, enfermée dans des relations d'objet infantiles dont elle paie le prix d'une livre de chair, et d'esprit.

Les restes postanalytiques de transfert négatif seraient-ils repris dans des identifications ?

Dans ce cas, l'analyste serait bien mal placé pour parler de l'Après-analyse.

Le désaveu

On connaît la résistance de transfert comme répétition agie et incessante d'une relation d'objet où l'écart du processus est constamment supprimé au profit (?) d'un agrippement à l'objet réel (la patience nous apprend que c'est la mort qui est ainsi évitée, au prix de la mort psychique).

1. J.-L. Donnet, Le divan bien tempéré, PUF, 1995, p. 62.


1148 Anne Denis

Mais la résistance la plus insidieuse n'est pas celle-ci mais le transfert sur la psychanalyse, qu'il ne faut pas hésiter à qualifier de perversion. Et il est « déconcertant» de constater combien l'être humain est capable d'utiliser une découverte pour renforcer le désaveu caractéristique du clivage du Moi et de « tomber guéri », pour reprendre l'expression de Pontalis, pour en finir avec la sexualité, c'est-à-dire avec la vie et l'amour, comme l'écrivait Freud à Einstein.

Prenons acte du fait qu'il n'a pas été question de sexualité et tirons-en les conséquences qui s'imposent : la pulsion de vie est perturbatrice et la civilisation (mais non la culture) est là pour nous en débarrasser. Le Moi « évolué-ratatiné » dont parle Freud dans Malaise dans la civilisation est le destin commun mais il ne peut devenir celui de la psychanalyse.

Car les « bonnes » analyses dont a parlé M. de M'Uzan à Deauville sont celles qui guérissent à mort de la vie, mais avec des bénéfices narcissiques incomparables qu'on aurait tort de ne pas mesurer : « assèchement » du ça, épaississement des limites narcissiques, capacité accrue des performances des processus secondaires isolés des sources pulsionnelles perturbatrices.

C'est au désaveu, constitutif du Moi (le clivage est désigné par Freud dans Malaise comme résultat du développement: Entwicklungsspalung), qu'il faut revenir après plus d'un demi-siècle, puisque le concept a été «largement ignoré». Les deux attitudes opposées, reconnaissance et méconnaissance, qui co-existent dans le désaveu - et qui concernent la différence des sexes, avec toutes ses implications - ne sont pas symétriques. Il s'agirait plutôt de savoir pour ne pas savoir, le mot présentant dans cette formulation deux acceptions différentes. Le savoir qui est désavoué est celui de l'éprouvé de la différence des sexes, et de toute différence, comme atteinte au narcissisme, et le savoir substitutif et fétichisé est celui d'une reconnaissance purement mentale. On pense au lien entre le désaveu freudien et à sa conséquence dans l'ordre de la représentation, désignée par le - C de Bion qui introduit le concept d'une anticonnaissance. La défense est universelle si bien qu'il faut considérer que la levée du clivage caractérise l'Après-analyse et que le désaveu, qui a mentalisé la vie psychique, s'estompe au profit de l'éprouvé (épreuve et preuve) processuel.

En découvrant le clivage du Moi à la dernière minute, Freud a conceptualisé un phénomène décrit à différentes époques par différents auteurs et notamment par Hugo von Hofmannsthal qui écrivait à Vienne, en 18951 :

«... certes il est troublant de voir tant de personnes ronger sans cesse autour de ces concepts comme des chiens sur un vieil os et on n'ose pas tenir toute cette agitation pour nulle. Pourtant il le faut. La plupart des gens ne vivent pas dans la vie, mais dans un simulacre, dans une sorte d'algèbre où rien n'existe et où tout seulement signifie. »

1. H. von Hofmannsthal, Lettre de lord Chandos, Gallimard, 1992, p. 223.


Eprouver des processus 1149

Simulacre rappelle l' Ersatz du fétiche et l'on sait aujourd'hui, un siècle après l'invention de la méthode analytique, que tout, y compris les rêves et les associations, peut être fétichisé. Ce ne sont pas seulement les structures narcissiques ou perverses qui sont en cause mais l'idée sidérante et lumineuse, comme le Witz, que le fétiche est constitutif du Moi, ce qui explique les critiques que Freud lui adressait déjà en 1923 : «opportuniste et servile».

L'aperception

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les recherches actuelles se tournent vers l'aperception pour essayer d'établir un critère différentiel entre les représentations qui existent et celles qui seulement signifient, bien que la pratique ne l'ait pas attendu, heureusement.

C'est la perception comme «présence à soi» (Green) 1 et non la représentation elle-même qui indique le processuel ; c'est la perception comme « souveraineté du présent» (R. Angelergues) 2 qui établit le contact avec les objets internes et externes, animés et inanimés. Conscience et conscientisation s'estompent, ou du moins peuvent être considérés comme lettres mortes, tant que le perceptif comme liaison préalable entre le sujet et ses représentations n'a pas été établi. Cette liaison s'appelle, chez Kant (moins conscientisant que Leibniz), l'aperception : elle est issue de la spontanéité et représente la connaissance la plus élevée de l'être humain. Sa fonction « synthétique » nous ramène aux derniers écrits de Freud sur « Le clivage » où la fonction synthétique du Moi est remise en question. Dans le contexte du fétichisme et du désaveu où ce doute surgit, on peut penser que Freud entrevoyait, à ce moment, que le Moi ne peut créer que de fausses liaisons. L'analysant, qui constate qu'il est difficile de descendre aussi bas et aussi loin, est sur la bonne voie : celle de la déliaison moïque et de la liaison perceptive avec ses représentations propres. « Tout ce que vous avez à faire, c'est de produire un son honnête », disait ce professeur de chant à ses élèves débutants qui, bien entendu, étaient incapables de le faire. Cette association conduit à l'idée qu'il y aurait dans l'Après-analyse une qualité du Surmoi qui acquierrerait la responsabilité par rapport à l'honnêteté de ses représentations, condition de toute vie psychique et de tout lien.

Ceci est indissociable de la temporalité comme expérience du temps, aussi «Après l'analyse» qui désigne un temps linéaire, est une manière de dire qui

1. A. Green, loc. cit., p. 285.

2. R. Angelergues, Les paradoxes du « complexe » hallucination-perception, Rev. franc, de psychanalyse, 59, 1995, p. 455-472.


1150 Anne Denis

peut induire en erreur. Les rêves programmatiques de perte de la montre (parfois accompagnés de la perte simultanée du « bip-bip », appareil qui symboliquement représente l'objet envahisseur par sa présence continuelle) expriment, bien avant leur réalisation, le désir de retrouver la temporalité anté-linéaire qui est celle de l'auto-érotisme et du sentiment océanique repris dans le concept d'at-one-ment de Bion et peut-être dans celui d'identification primaire. A partir de là, la représentation de la finitude est possible.

In cauda venenum, on peut dire que 1' « Après-analyse » représenterait les cas où Godot est arrivé, ce qui, comme l'écrivait Vaclav Havel dans son discours de réception à l'Académie des sciences morales et politiques, est la fin de toute espérance 1, car Godot n'existe pas.

Anne Denis

386, rue des Vennes

4020 Liège

(Belgique)

1. Vaclav Havel, Le Monde, 29 octobre 1992.


Une tâche sans fin Dominique J. ARNOUX

« Je ne peins pas l'estre, je peins le passage. » Montaigne, Essais.

« On comprend que si quelqu'un possède le nom secret de Rome, il possède Rome, car savoir le nom d'une chose, c'est la dominer. »

J.-L. Borgès, Ultimes dialogues.

Ce texte a voulu tenir la gageure d'aborder par le biais clinique la question de l'après - au sens de ce qui se passe après la cure? - en psychanalyse. Une gageure, car il convient de remarquer que l'après appartient au patient sans que le psychanalyste puisse avoir couramment les moyens de se rendre compte de la suite et des remaniements qui débutent alors que l'analyse est terminée. Comme l'écrit Freud en 1937 : « L'analyse est terminée quand le psychanalyste et le patient ne se rencontrent plus pour l'heure de travail analytique. »

Or il advint que je pensais à une situation clinique particulière où la terminaison se signa par un acte inattendu et une suite qui traduisait un remaniement certain pour la patiente, dans un sens que favorisait peut-être bien l'acte en question. Mais pouvais-je alors parler d'un après l'analyse?

Je ne fus pas au bout de mes surprises en élaborant un texte dans une forme qui détonnait vis-à-vis d'une approche simplement clinique et théorique. Se mêlaient, à la suite d'un long travail de jachère, la place de l'écrit, quelques écrivains ayant rencontré pour eux-mêmes la psychanalyse, le dialogue Freud et Ferenczi sur buts et fins de la cure, les Controverses londoniennes, l'histoire de la psychanalyse et des psychanalystes et de leurs théories et un extrait de poème. Je décidai de garder cette arborescence - quoi de mieux pour l'ouverture d'une discussion ? - née d'un acte énigmatique.

C'est finalement au cours de l'échange que ce texte suscita lors du Colloque de Deauville que je compris mieux ce qui se passait. J'abordais, en fait, la question

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1152 Dominique J. Arnoux

d'un reste pour l'analyste à la suite de la terminaison d'une cure. Ce reste se révélait là d'une nature traumatique. Le texte dans la solitude puis les échanges avec les collègues, dans l'atmosphère de tact, de confiance et de spontanéité caractéristique de ces journées, permettaient une élaboration. Ce qui fut un saisissement, c'est de comprendre, après le moment de perplexité qui suivit l'exposé, que le style cherchait en fait à transmettre un affect - comme enkysté - dans une situation spécifique postanalytique. J'ai pensé alors au texte de L. Grinberg : A la recherche de la vérité sur soi-même. Il écrit : « Peut-être que l'un des deuils les plus difficiles à faire pour l'analyste est celui de sa croyance omnipotente en son aptitude à résoudre tous les problèmes de l'analysant auxquels il a été confronté... »

Un achèvement...

Bientôt deux ans après m'avoir laissé sur le pas de la porte au dernier instant du dernier jour avec dans les mains : Seuls demeurent, un recueil de poèmes de René Char et... une pipe usagée, je reçus son premier livre ainsi dédicacé : « Je crois que notre analyse est là tissée dans mon travail. » Et puis, elle avait ajouté : « Si vous n'avez pas le temps de le lire en entier, étant donné votre vie si occupée, lisez seulement le chapitre II. » Le chapitre en question traite de la question philosophique et morale de l'identité des minorités et de leurs droits.

Je pensai alors : « Mais pourquoi m'a-t-elle laissé cette pipe ? » Je me souvenais de la façon dont elle s'était retournée devant la porte, juste avant de partir, pour me donner ces deux objets et des mots qu'elle me dit alors, à la dérobée, en me montrant la pipe : « C'était celle de Guy ! Je vous la donne. » Surpris par l'inattendu, sidéré, je n'ai pas senti que je pouvais refuser.

Cette pipe pouvait alors avoir deux histoires : celle précisément qu'elle m'offrait - mais me l'offrait-elle ou me l'abandonnait-elle ? -, elle m'en avait parlé et je savais qu'elle l'avait dérobée à sa mère quand l'homme qui vivait avec celle-ci et qui était le fumeur -, délirant, s'était tué en se précipitant du haut de l'immeuble. C'était sa seule pipe à lui. Elle, la patiente, était alors tout juste adolescente.

En me la donnant, à moi, fumeur de pipe, il pouvait y avoir par ce geste une sorte de retour au propriétaire, une remise en place aussi des générations mais la manière inopinée de cette remise d'un objet qui me parut violemment incongru, une fois la porte fermée, tenait d'une forme d'exhibition conjuguant érotisme et mortification. Cette pipe était comme un objet mort, fécal et infectant, abandonné là et brandi par-delà les mots longtemps tissés dans son analyse. Le moment choisi m'interdisait toute parole. Comme cet homme, Guy, son beau-père aimé, l'avait quittée inopinément pour la mort, elle me quittait dans le vif.


Une tâche sans fin 1153

Assez vite après l'envoi du livre dédicacé, elle vient me voir pour m'annoncer son alliance avec un homme, alliance dont elle est heureuse, au sein de son action toujours exigeante. « Enfin elle peut aimer sans poursuivre une ombre », pensai-je. Je me rappelais que son premier amant s'était défenestré lorsqu'elle avait vingt ans, la plongeant dans une désorganisation intérieure qui la poussa longtemps à l'errance et à l'ineffable jusqu'à son analyse.

C'est surtout son apostrophe du début de cet entretien que je retiens, alors qu'elle vient de s'installer dans le fauteuil en face de moi. Cette position, face à face, elle l'a connue pendant les trois premiers entretiens puis plus pendant les six années de l'analyse et bien sûr les deux ans d'après la fin.

Elle s'exclame alors, comme dépassée: «Ah! vous êtes là, comme ça... Je vous vois comme hors de moi... C'est la première fois... C'est comme si j'étais définitivement moi maintenant. » Et elle pleure tout en regardant vers moi et à la fois comme à l'intérieur d'elle. Elle fait alors un geste muet, de la main et du bras, demi-circulaire entre nous, concave vers elle. Cela m'apparaît comme une limite et une enveloppe pour elle et à la fois une coupure entre elle et moi.

Nous étions à ce moment-là indubitablement tristes, chacun en soi. Peut-être même nous saluions-nous dans une langue que nous ne comprenions déjà plus ?

Après un silence, elle en vint au récit d'elle maintenant sans moi et à propos duquel je me souviens ressentir de la fierté - qu'elle puisse avoir ainsi trouvé cet ailleurs.

Je ne la revis pas.

Un an plus tard, elle reprit une sorte de contact en m'adressant sa soeur qui me téléphona pour que je la conseille pour sa fille de douze ans qui était alors dans un relatif échec scolaire. Je reçus donc sa soeur et l'adressai à une collègue qui proposa une psychothérapie.

Y a-t-il là une fin d'analyse en trois temps ?

Les retrouvailles avec la réalité chez cette patiente semblent travailler le triomphe 1 affirmé dans l'acte du départ, impromptu pour moi, pour aboutir à la tristesse de la perte, surprenante pour elle, deux ans plus tard. Elle partit contente ce jour-là, après ce « Ça n'est que cela » que tout patient devrait rencontrer en fin d'une analyse accomplie. Pas plus qu'elle je n'avais ce qu'elle n'avait pas. L'adresse de sa nièce soulignait-elle donc une fin plus tempérée, une résolution?

1. Le désir de grandir peut donner le sentiment de renverser l'ordre des générations. Ce sentiment de triomphe peut devenir aussi la source d'un sentiment de culpabilité qui interdit alors toute réussite du fait de la défiance et des sentiments de persécution. Ce triomphe est pourtant un élément du deuil normal. Mais s'il exprime le déni de la perte, il est suivi de la méconnaissance de la réalité psychique. Il faut donc accepter un mal indispensable à l'entrée dans la position dépressive, c'est-à-dire que les objets sont alors comme muets dans leur éclat et leur vitalité.


1154 Dominique J. Arnoux

Après...

La vérité douloureuse du passage du temps à partir de la sensation d'atemporalité illusoire nécessaire au jeu de l'analyse se conjugue avec la vérité douloureuse d'un soi séparé et l'«advenue» d'un «je» (antonyme) distinct du moi lyrique et omnipotent. L'intégration progressive, la croissance progressive et l'autonomie mentale progressive passent par des vécus d'angoisse et de persécution qui peuvent atteindre en fin d'analyse les deux du couple analytique.

L'angoisse d'être limité et d'être hors de l'espace intermédiaire mutuel peut être vécue comme une angoisse de mort. L'approche des vérités liées à la désillusion et à la désidéalisation est envahie par les appréhensions terrorisantes de mort partielle, de démembrement. C'est ainsi par exemple que je comprends l'hallucination du petit doigt coupé, tombé dans le seau, qui souligne pour l'enfant l'approche d'une vérité sur la différence des sexes et la séparation. Il s'agit du souvenir en dénégation évoqué par cet homme qui écrit à Freud et que celuici évoque dans son article : « De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique ».

C'est l'élaboration de ces sentiments qui permet de tolérer la douleur psychique, favorise la consolidation de l'insight et la séparation, c'est-à-dire la capacité à se vivre séparé de l'analyste.

M. Neyraut écrit : « C'est parce que le transfert existe que la vie analytique devient métaphore de la vie psychique, et parce que le transfert répète que la fin analytique fonctionne comme métaphore de la mort, de la rupture, de la fin, de la castration », et il ajoute : « La nostalgie témoigne tout autant de la tristesse d'avoir perdu l'objet que d'avoir perdu des limites territoriales autrefois beaucoup plus larges. »

Cette tâche douloureuse est souvent comparée à celle du deuil et de la séparation des objets.

L'absence...

Cette organisation de sens et de force qu'est la cure psychanalytique est ce dont nous sommes responsables pour nos patients afin qu'ils atteignent quelque chose comme ce qui nous a été transmis dans le respect de notre vérité. Nous en sommes devenus responsables pour nous-mêmes.

La fragilité objective de notre conviction, la même qui nous habite par exemple devant la certitude de la scène primitive particulière d'un de nos


Une tâche sans fin 1155

patients, est en même temps la chance du doute toléré qui anime les cures et nos activités de recherche.

Je pense qu'à partir de l'expérience de la méconnaissance maintenue de l'analyste, c'est l'ignorance - c'est-à-dire ce que le patient ignorera toujours de la personne 1 de son analyste - qui rend infini. Devenue désir, l'imagination vérifie, dans cette absence qu'elle a créée, non l'absence de rien, mais l'absence de quelque chose.

L'absence de l'analyste peut advenir comme créée. Cette créativité reconnaît alors ce mouvement vers quelque chose dont elle requiert la réalisation et obtient le retour sans que l'analyste se départisse de l'éloignement qui permet ce retour. Alors notre exercice peut devenir l'amour réalisé du désir demeuré désir. C'est ici qu'il convient à mon sens de placer l'émergence d'un sentiment d'authenticité ou de duperie selon les qualités de l'environnement lors de l'expérience de la séparation.

Ce qui demeure, c'est d'avoir cru être, pour soi, le premier venu pour quelqu'un, unique. Puis d'avoir été progressivement lié à lui par l'essentiel, dans une intimité sans familiarité où la pensée organise la distance et pourtant une contiguïté exceptionnelle. L'empathie pourrait bien être le nom de cette contiguïté s'il ne désignait pas une capacité identificatoire déjà bien au-delà de ce qui se passe vraiment. Je préfère la formule d'Edmundo Gomez Mango : « C'est dans l'incrusté que l'analyse perlabore. »

L'autre, cet inconnu - sans histoire pour moi que celle de mes projections et qui croit et tient à juste titre à l'inégalité de la situation par son cadre prescrit - affirme par son opacité relative son propre rapport à l'inconnu qui permet que, par-delà lui et pourtant par lui, c'est-à-dire par le travail du psychanalyste, s'anime un langage de connaissance pour le sujet vers là où « ça et moi ne furent qu'un à l'origine ». Son absence est conflictuellement et parfois tragiquement présence reconnue du tiers. Passant de relative à réelle, elle permet que s'installe la présence du reste de l'absence. Ce reste qui incombe à chacun.

Or la douleur semble être l'ancrage des contre-investissements. Il y a là parfois comme un non (désir) de la perte de la perception de l'objet, une attraction. Ce sont les résistances émanant du ça qui poussent à la répétition. L'attraction des prototypes inconscients originaires s'oppose au renoncement à l'objet avec l'affect de triomphe ou de tristesse. Ce moment mélancolique augure le moment de la perte et du travail de deuil.

C'est la poursuite de la perlaboration qui nous évite le retour de la résistance au sexuel dans le psychique. « Ce Durscharbeiten est permanent », nous dit

1. Par opposition à la rencontre analytique et à la connaissance du psychisme de l'analyste que le patient conquiert.


1156 Dominique J. Arnoux

Freud. La conviction qui en naît, bien différente du refus ou de l'acceptation intellectuelle, est fondée sur l'expérience vécue des pulsions refoulées qui nourrissent la résistance.

On ne saurait dire ce qui est perdu mais il persiste assurément le contour vide d'une passion qui laisse se penser une absence et peut renoncer à le remplir par des représentations fixes et donc être en attente. Il serait vain de penser à un désir de renoncement. La perlaboration est l'après, le canal du deuil. Qu'elle soit perlaboration dans la culture ou selon V. Smirnoff qui voit ce Durscharbeiten dans l'écriture : « Presque une convalescence », dit-il.

Transmission...

«Au-delà de la désolation primordiale, nous disait récemment Nathalie Zaltzman, l'attitude de la pensée vise à la connaissance commune et à la transmission, le changement traumatique devient oeuvre interprétative commune d'appartenance à l'espèce humaine. »

Il s'agit alors du changement, qualitatif celui-ci, qui est le progrès de l'esprit : le lien entre humains qui se fonde sur la filiation au père conçue comme une dette fondatrice.

Il y aurait donc un désir de partage, de communication et d'effacement devant l'oeuvre collective, c'est peut-être cela la sublimation qui suppose une désexualisation et une dénarcissisation.

Deux lettres de Freud à Georges Groddeck me semblent à ce titre mériter notre attention :

En 1917 tout d'abord : «Un point me gêne : c'est que vous ayez, comme il semble, si peu réussi à vaincre cette banale ambition qui vous fait aspirer à l'originalité et à la priorité... De toute façon, à quoi bon lutter pour la priorité contre une précédente génération ? »

Puis en 1924: "Il est difficile de pratiquer la psychanalyse en isolé. Elle constitue une entreprise éminemment sociable. Ce serait tellement plus beau si nous rugissions ou hurlions en choeur et en mesure, au heu de grogner chacun pour soi dans son coin. »

Le rugissement plutôt qu'en choeur se fait clairement en Babel mais pourrait-il en être autrement vu le caractère particulier de la cure qui est, comme le voulait Freud, une application de la psychanalyse qui est elle-même une méthode ?

Je ne peux qu'affirmer que le site analytique, pour chaque analyste, comporte aussi les relations entre analystes dans la communauté psychanalytique et constitue un élément fondateur du contre-transfert dans l'intimité même des cures dont le psychanalyste est redevable. En même temps, il me semble que ces


Une tâche sans fin 1157

relations suscitent la créativité et l'exercice de l'écoute et du respect de l'autre dans l'attachement et à la vérité particulière et à l'approfondissement. La création, c'est encore une autre question.

Des écrivains...

J'ai été frappé par une coïncidence pendant le travail préparatoire à cette conférence. Cherchant des témoignages de l'après - chez des analysants - je me suis intéressé à des artistes et j'ai choisi des écrivains. Etaient-ils conditionnés de l'intérieur par leur analyse - leur analyse comme une adolescence et l'après que représenteraient leurs oeuvres. Je suis allé à la rencontre de Maurice Blanchot, Georges Bataille et Samuel Beckett.

Ce qui m'a frappé, c'est une convergence dans l'approche de l'humain entre ces artistes et les auteurs postfreudiens. Pour les uns comme pour les autres, une certaine rencontre avec la psychanalyse ne me semblait pas étrangère à ces productions pourtant dans des champs apparemment éloignés.

Je vais en donner une idée la plus brève possible.

Chez Blanchot, l'écrivain semble répondre à l'analysant et le prolonge. L'écrivain s'enfonce ainsi profondément dans l'ombre où il circule seul, hors des traces qu'il a laissées, défaisant les liens. Aller loin de soi semble son propos.

C'est ce point de désoeuvrement, de délaissement primordial qui réalise la position subjective nécessaire pour faire de l'atonie d'une pensée dérobée le point d'ameutement devançant le bond, comme forme et mouvement de l'inspiration. A propos de la psychanalyse 1, Blanchot écrit : « C'est l'un des côtés impressionnants de la psychanalyse qu'elle soit liée à la nécessité d'être toujours "finie et infinie", selon l'expression de Freud. Quand elle commence, elle commence sans fin. »

L'écriture de Georges Bataille, elle, se donne à l'impensé, à l'impensable. Voilà, bien loin de l'affectation, le trouble que nous communiquent ses textes, qui développe en nous par contagion l'angoisse et le sentiment de l'énigme. L'oeuvre est multiple. Georges Bataille possède plusieurs voix qui imposent l'idée

1. De Freud et de l'analyse, Blanchot retient dans L'entretien infini : « Ce qui est frappant, c'est l'espèce de passion de l'origine dont Freud est animé - qu'il éprouve aussi, d'abord dans sa forme renversée : répulsion à l'égard de l'origine. Et ainsi il invite chacun à chercher, en arrière de soi, pour y trouver la source de toute altération, un « événement » premier, individuel, propre à chaque histoire, une scène, quelque chose d'important et de bouleversant, mais que celui qui l'éprouve ne peut ni maîtriser ni déterminer et avec quoi il a des rapports essentiels d'insuffisance... C'est toujours auprès du manque et par l'exigence de ce manque que se forme le pressentiment de ce qu'il sera, son histoire. Mais ce manque, c'est l' "inconscient" : la négation qui n'est pas seulement défaut, mais rapport de ce qui fait défaut - désir. Désir dont l'essence est d'être éternellement désir, désir de ce qu'il est impossible d'atteindre et même de désirer... »


1158 Dominique J. Arnoux

pour chaque ouvrage d'un moment de transition, d'une parole incessante, d'un continuum. Pour lui, l'exigence est la fragmentation.

Je ne développerai pas ici la source de son athéologie qui « renverse toute sécurité » mais elle est, sans nul doute, en relation avec le premier acte d'écriture - anonyme - de Bataille, je veux dire Histoire de l'oeil de Lord Auch, directement issu de son analyse comme il l'écrit à son frère 1.

La littérature chez Bataille recherche l'impersonnalité. La tentative est la désublimation. Dans son oeuvre, court la fascination pour la flamme du dernier instant où s'affrontent le temps et l'éternité. Alors le vouloir jouer qui surgit est alors réapprendre à parler et aussi à mourir. Ce qui intéresse Bataille c'est la souveraineté. En parlant « à la limite du silence », il faut pour lui organiser une stratégie et « trouver des mots qui réintroduisent - en un point - le souverain silence qu'interrompt le langage articulé ».

«Jamais connu personne toujours fui couru ailleurs», ainsi se désigne Samuel Beckett.

Samuel Beckett est né à lui-même en décidant d'écrire en français. C'était cela ou le silence. « Une naissance dans la mort », comme dit Malone, puisque nous sommes faits du tissu de nos mots. Beckett aussi est convoqué par l'obscurité de l'oeuvre. Cette obscurité que, de son propre aveu, il s'était acharné à refouler devient son meilleur.

Dans la galerie des crevés de Beckett, Belacqua est le premier, adoptant sa posture Belacqua, recherchant son état prénatal, sa quête du sein tout autant « citadelle du repos » que « retour au mot ». Figure de l'attente.

A Dublin, on reconnaissait Beckett à son vieil imperméable vert. Il avait aussi, dit-on, des problèmes de bicyclette. C'est vraisemblablement en position psychique « Belacqua » qu'il vint trouver Wilfred Bion pour une analyse. L'analyse se termina par une rupture doublée d'un fort sentiment d'échec chez Beckett, comme nous l'apprend D. Anzieu. Elle sera suivie d'un retour mortifère à Dublin avant le renoncement au pays et à la langue maternelle.

Beckett écrira l'impossible séparation et l'impossible réunion de la vie du corps et de la vie de l'esprit. La force brute et aveugle du manque déborde en trop les capacités. Changer de langue sera la suprême tentative. «Pour qu'on parle de moi », dira-t-il un jour.

1. A son frère Martial qui ne supporte pas d'apprendre l'identité de l'auteur de Histoire de l'oeil, Georges Bataille écrit : « Mais je veux te dire ceci dès aujourd'hui, ce qui est arrivé il y a près de cinquante ans me fait encore trembler et je ne puis m'étonner si un jour je n'ai pas trouvé d'autre moyen de me sortir de là qu'en m'exprimant anonymement. J'ai été soigné (mon état étant grave) par un médecin qui m'a dit que le moyen que j'ai employé, en dépit de tout, était le meilleur que je pouvais trouver. Tu pourrais le voir : je suis sûr qu'il te le redirait. »


Une tâche sans fin 1159

Le psychanalyste deviendra des années plus tard, pour Beckett, Camier le détective des objets perdus. Dans un rapport d'égalité avec Mercier, notons-le !

L'oeuvre, Mercier et Camier, semble achever alors l'expérience interrompue

d'autrefois. Ces deux-là se sépareront avec sérénité, autrement que dans la vie,

Beckett et Bion :

Si on jetait l'imperméable? dit Mercier. C'est un linceul, dit Camier. N'exagérons rien, dit Mercier.

Us regardèrent l'imperméable. Il s'étalait au pied du talus. Il avait l'air écorché. Des lambeaux d'une doublure à carreaux, aux tons charmants d'extinction, adhéraient aux épaules.

Si je l'apostrophais? dit Mercier. On a le temps, dit Camier.

Mercier réfléchit.

Adieu, vieille gabardine, dit-il.

Le silence se prolongeant, Camier dit :

C'est ça, ton apostrophe?

Oui, dit Mercier...

Allons-nous-en, dit Camier...

Si on l'enterrait? dit Mercier.

Ce serait de la sensiblerie, dit Camier...

Freud et Ferenczi...

Eh bien, ce que nous pourrions appeler l'écriture par l'absence ou l'écriture à travers le silence chez ces écrivains qui sont pour moi les écrivains «de l'empêchement » répond avec un certain écho aux préoccupations des analystes de ces cinquante dernières années après Freud.

Wilfred Bion écrit ainsi en 1975 :

« [...] même lorsque je suis concerné par mes propres pensées je suis ignorant, bien que je sois la personne qui aurait la chance de le savoir mieux que quiconque. Freud a déclenché un enchaînement dans la pensée qui me fait soupçonner que, même si je me connais mieux que quiconque, la totalité de cette connaissance s'avère en fait très (infime)... »

Et en 1974:

«L'analyste doit employer une méthode de clivage, que nous espérons non pathologique, parce que l'ensemble de la situation qui se présente à nous dépasse nos capacités [...] il se peut que les clivages auxquels nous devons nous livrer en tant qu'analystes, en tant qu'adultes, nous permettent de voir des choses que le patient, ou l'enfant, ou le toutpetit peuvent voir, et inversement. »

W. Bion travaillait avec des patients psychotiques et développa des travaux importants sur le contre-transfert et le travail de la pensée. Il pouvait reconnaître les destins du transfert.


1160 Dominique J. Arnoux

Celui-ci, dans l'après, nous hante-t-il ou nous habite-t-il ? Il y a des suites mélancoliques qui ne sont pas celles de l'enfant déprimé réparateur ? La patiente que j'ai évoquée semble, elle, dans un entre-deux, à la fois habitée et hantée comme son dernier geste me le soulignait. Chez elle, l'acceptation de la perte se fit dans l'après-coup d'un agir qui traitait de la permanence en elle d'un lien encore aliénant à l'homme aimé par la mère, et psychotique, et qui semblait réclamer comme une mise à mort et une expulsion.

Les mots cités de W. Bion plus haut sont pour moi une réponse à quelqu'un. Quelqu'un d'absent qui semble le hanter comme il peut nous habiter. Il s'agit bien entendu de Freud dont l'article de 1937, entre autres, marquera toute la génération suivante des analystes. Ce grand texte «Die endliche und die unendliche Analyse » que l'on traduit par « Analyse avec fin et analyse sans fin» est celui qu'il écrivit, selon Phyllis Grosskurt la biographe de Melanie Klein, pour soutenir la publication d'Anna Freud : Le moi et les mécanismes de défense.

C'est bien en effet dans cette direction que les travaux ultérieurs s'orienteront, mais pas uniquement.

Il y a une autre raison à l'article de Freud. Sandor Ferenczi est mort quatre ans plus tôt et le dialogue semble se poursuivre par-delà la tombe entre les deux hommes dont on sait que l'un reprocha à l'autre l'inconstance des résultats de son analyse du fait de l'insuffisance supposée de son analyste : ne pas avoir interprété le transfert négatif. Mais ce que Freud a surtout en tête en 1937, c'est l'article de 1927 de S. Ferenczi : Le problème de terminaison d'une analyse et les tentatives de celui-ci pour, paradoxalement, raccourcir la cure tandis qu'il se fait un idéal de la terminaison de l'analyse.

Freud, en particulier, souligne la nécessaire force de (forte) conviction du psychanalyste - celle qui arme l'effort de traitement qui oscille « entre un petit fragment d'analyse du ça et un petit fragment d'analyse du moi » - conviction que, par ailleurs, on ne peut, dit-il, attendre du patient, bien au contraire.

Il s'agit donc pour lui et pour nous aujourd'hui de penser à ce qui pourrait demeurer du processus psychanalytique à la suite d'une analyse personnelle.

Cette question nous intéresse à deux titres, bien entendu pour nos patients ou pour les patients de nos collègues que nous pouvons être amenés à rencontrer dans la suite d'une analyse, mais aussi pour nous, analystes :

Que se passe-t-il dans les suites de notre analyse ?

Avons-nous « travaillé dans l'argile » ou « écrit dans l'eau » ?

C'est-à-dire du fait d'un «commerce incessant avec tout le refoulé qui, dans l'âme humaine, lutte pour sa libération», que sommes-nous devant les « dangers de l'analyse » qui nous menacent en tant que partenaire actif de la situation analytique?


Une tâche sans fin 1161

Comme toujours gardien de la cause et de la horde, Freud voit dans l'article de Ferenczi une exhortation à l'approfondissement de la psychanalyse et non à son raccourcissement. En effet, depuis la révision de 1924, après la découverte de la pulsion de mort et la réévaluation du masochisme, toute idée du raccourcissement de la durée du traitement semble illusoire à Freud.

Ferenczi insistait sur la compétence de l'analyste et sur les « errements et erreurs » qui entachent son action. Ces imperfections d'une profession « impossible » comme les deux autres : gouverner et éduquer, sont inévitables, lui répond Freud, et c'est pourquoi, pour l'analyste, la psychanalyse personnelle est une tâche sans fin.

L'article de 1927 de Ferenczi est pour nous d'une portée supplémentaire liée à la valeur du fantasme dégagée par lui. Là où Freud en 1937 insistera sur la pulsion et son effet symptomatique sur le corps, Ferenczi insiste en 1927 sur le fantasme et la rêverie diurne qu'il suscite.

L' « acte de rendre conscient » dont nous parle Freud deviendrait-il alors plus évidemment la construction du fantasme qui affranchit, délivre de la souffrance typique de la maladie? Les deux approches, freudienne et ferenczienne, semblent se répondre et se compléter. L'apport de Melanie Klein analysée par Ferenczi et puis par Abraham, sur ce point, je veux dire le fantasme, sera fondamental. Il faut lire les Controverses.

André Green proposera la conception d'un mixte de représentation et d'affect ; je le cite : « De ce chiasme s'origine la libido proprement dite ; là où la motion (pulsionnelle) apporte une énergie en souffrance et en errance, le fantasme agit comme un vecteur orientant et directeur, il constitue doublement la libido dans une affectation objectale et narcissique. »

La question d'actualité serait-elle: devant l'analyse avec limite ou sans limite du fait des destins du transfert, le problème d'un narcissisme avec ou sans limite?

Les psychanalystes après Freud....

Les psychanalystes de 1' « après-analyse » de Freud et Ferenczi pourraient bien être les «psychanalystes de l'empêchement» après ceux de l'illumination de la découverte. Cela impose un travail sérieux d'écoute réciproque aux analystes d'aujourd'hui, qui a déjà été bien amorcé, un travail exigeant de rassemblement des points de vue issus de l'extension de la pratique et de la théorie d'auteurs variés.

Du côté des changements et des approfondissements de la technique, le champ psychanalytique s'élargit et avec lui le fonctionnement mental de l'ana-


1162 Dominique J. Arnoux

lyste. Si ce dernier est en prise directe avec le transfert du patient, il l'est au-delà avec la prise en compte de son propre transfert sur l'analyse et son cadre.

Le contre-transfert travaillé par P. Heimann s'étend dans sa compréhension avec les travaux de D. W. Winnicott, M. Neyraut, A. Green, L. de Urtubey, J.-L. Donnet et R. Roussillon. L'analyste à ce titre devient sensible aux formes de communication à propos du matériel de son patient.

Le travail de l'analyste porte alors non seulement sur la problématique du désir comme dans la névrose mais sur la formation de la pensée elle-même. Les travaux de W. Bion, par exemple, rendent compte de ce point de vue. C'est dire combien l'analyste doit être capable d'estimer sa fonction en tant qu'objet et aussi le processus analytique. Ainsi la question de l'absence « inconstituable » et donc de la non-pensée peut constituer un en deçà aux relations objectales.

C'est pourquoi le site analytique devient alors, à la rencontre de ces situations analytiques de vide ou de trop-plein, un espace de la potentialité et de l'absence à la recherche de la représentation de l'objet.

Que ce soit en s'appuyant sur les travaux qui mettent l'accent sur la structure des patients et leur demande à l'analyste ou bien en se référant aux travaux qui privilégient les changements et les approfondissements de la technique, nous ne pouvons qu'en retirer le sentiment que la qualité qui serait au premier plan dans l'après-analyse de l'analyste est la capacité de changement dans le site analytique et vis-à-vis de lui.

Ce que je veux dire après d'autres c'est que l'analyste de la névrose, négatif de la perversion, interprète l'expression déplacée du désir dans un cadre qui est un fond effacé autant que la personne de l'analyste, tandis que l'analyste devant les autres demandes à l'analyse, elles plutôt négatif de la psychose, s'efforce de créer les conditions pour que le patient entre en contact avec sa réalité psychique, c'est-à-dire qu'il va, l'analyste, jusqu'à représenter pour le patient. « Il crée ainsi une forme à l'informel dans un cadre qui est une limite sensible où s'exercent des échanges osmotiques et qui construit un espace potentiel où peut s'exercer l'activité de liaison. »

Tout se passe comme si les psychanalystes, dans un transfert à l'analyse et en même temps à ses figures primordiales dont ils sont endeuillés, avaient scruté l'obscurité et les transitions.

Aussi, aujourd'hui, je ne privilégierai pas seulement le mot vérité mais aussi le mot profondeur qui témoigne mieux de la relativité intérieure et de la raison - qui clarifie les relations entre les choses naturelles - émanant de l'expérience susceptible d'en comprendre mutuellement le plus profond, le courant souterrain.

Alors terminer sur le tragique n'est pas seulement pour Freud, à côté de ce qui tient à sa recherche et à ses développements et à son évolution individuelle,


Une tâche sans fin 1163

un résultat des trois échecs d'une époque : ceux de la paix, de la science et de la dignité humaine. Elle annonce une position. Rencontrer enfin l'humain tel qu'il est plutôt que tel qu'il se croit être.

Insight...

« Transfert et prise de connaissance (par l'explication), telles sont les sources d'énergies nouvelles dont le patient reste redevable à l'analyste. » C'est en cela que les trois exemples que j'ai retenus m'ont paru exemplaires. Chacun à sa manière me semblait redevable d'énergies nouvelles en rapport avec le transfert.

Pour Freud, la psychanalyse, ou du moins sa théorie, « revendique l'instauration d'un état qui n'est jamais présent spontanément dans le moi et dont la création originale constitue la différence entre l'homme analysé et celui qui ne l'est pas... La correction après coup, ajoute-t-il, du processus de refoulement originaire, laquelle met fin à la puissance excessive du facteur quantitatif, serait donc l'opération proprement dite de la thérapie analytique ».

Ce fut une longue histoire dans l'oeuvre de Freud que ce dénouement par l'originaire.

Les traumatismes sexuels de l'enfance n'ont représenté qu'un étai mais pas la terre ferme comme il le dit. La scène primitive n'est pas plus l'étançon pour prévoir les événements à venir et l'avenir du sujet.

Aussi Freud appuie-t-il la fin de la cure sur la dette au père et le complexe de castration. La question de l'angoisse est renvoyée à l'origine de l'humanité, au meurtre du père de la horde primitive.

« Alors que nous reste-t-il ? », semble se demander S. Viderman : « S'il n'y a plus d'histoire puisque l'avenir a déjà eu lieu. »

Il reste «cette création originale», justement. La certitude éthique de sa propre existence au jeu de « l'acte de rendre conscient » le roc indépassable de la castration.

Hanna Segal montrera en 1962 que l'insight psychanalytique implique une connaissance consciente des processus archaïques, inaccessibles à la personne la plus intuitive, en revivant dans le transfert les processus qui ont structuré notre monde interne et conditionné nos perceptions.

Pour ceux qui ont achoppé dans leur histoire infantile, il y a donc articulation entre fantasme originaire et expérience historisante de chacun dans la rencontre avec un autre qui devient un habitant interne. Autre qui restera autre. La rencontre dans ce qu'elle a de vrai devient paradigme de l'altérité.

En termes proprement psychanalytiques, l'insight définit ce qui aide dans le monde intérieur à « être sa propre vérité » et à en assurer la responsabilité. En


1164 Dominique J. Arnoux

tant qu'analyste, je peux en juger et comparer ce but de la psychanalyse aux autres types de connaissance qui n'ont pas le même rapport avec la vérité particulière.

E. Jones pensait déjà à propos de la terminaison de l'analyse que l'accroissement de l'insight était un critère plus psychanalytique que la simple résolution symptomatique

Le moi et le jeu

Qu'est-ce qui dans l'après-analyse peut éviter l'épuisement de la plasticité qu'on est en droit d'attendre de l'aptitude au changement et de la poursuite du développement ?

Qu'est-ce qui, dans l'après-analyse, peut éviter l'épuisement de la réceptivité par entropie psychique?

Je cite Freud : « On pourrait parfois douter que les dragons du temps originaire soient vraiment morts jusqu'au dernier... La transformation réussit, mais souvent de façon seulement partielle ; des parties des mécanismes anciens restent sans avoir été touchées par le travail analytique... L'analyse ne réussit pas toujours à assurer dans une mesure suffisante les bases de la maîtrise pulsionnelle... C'est la transformation du mécanisme de défense qui est incomplète mais les moyens de l'analyste sont limités. »

En fait, Freud parle là du moi en termes de maîtrise : le moi doit dompter la pulsion et même il faut que le moi intègre la pulsion dans sa synthèse. Mais il sait aussi que cette domination n'est jamais accomplie : un reste est toujours là.

Il me semble alors que c'est dans un retournement que la voie est indiquée. La réalité, comme Freud le dit lui-même, c'est l'intermédiaire et la transition. C'est là que souvent nous avons à nous tenir.

Les travaux modernes que j'ai brièvement évoqués et ceux qui ont été menés sur les situations limites de la psychanalyse sont pour moi un exemple de réponse aux remarques de Freud et, comme leurs auteurs l'indiquent, ils éclairent les situations limites dans les cures dites classiques elles-mêmes.

C'est ainsi que R. Roussillon propose de tenir compte du modèle du transfert par retournement, par lequel le psychanalyste vit à la place du patient ce qui n'a pas été intégré, ni représenté de sa propre souffrance. La fonction d'objet médium malléable qu'il défend offre ainsi la plasticité et l'indestructiblilité qui permettent une valeur d'introjection pulsionnelle à l'activité de représentation et de symbolisation.

C'est alors que J.-L. Donnet, présentant le travail de R. Roussillon, en vient à définir l'enjeu des échanges où « l'essentiel est toujours la prise en compte de la


Une tâche sans fin 1165

"réception" de la parole par le patient ». « Il s'agit de rendre le site analytique adéquat à 1' "advenue" de certaines expériences transitionnelles "donnant corps ou matière aux expériences de rencontre avec la représentation-chose de la représentation". »

Et lui comme R. Roussillon en arrivent au jeu, « ce champ où l'opposition de l'acte et de la représentation est suspendue... L'acte-jeu est une action valant pour l'action, une action qui symbolise l'action ».

L'écrit...

J'ai fait ici une grande place à l'écrit et j'y reviens un instant.

Les exemples des écrivains que j'ai cités m'ont semblé exemplaires en ceci aussi que la parole analytique fait penser à l'écrit.

Or, pour le psychanalyste le langage est médiateur quand la pensée retrouve le chemin de la perception. Rappelons-nous ce que Freud écrit de Cécilie M... des Études sur l'hystérie ou décompose jusqu'au langage d'organe dans Métapsychologie à propos de la patiente de Tausk. Le langage est donc le moyen de l'éclosion par symbolisation du symptôme chez l'hystérique ou un substitut du fait de la prédominance de la relation de mots sur la relation de choses dans la schizophrénie. « C'est par la parole dite dans l'espace spécifique qui lui assure sa résonance que des possibilités sans nombre viennent à se dire dans une parole qui est l'arête du sens », écrit Serge Viderman évoquant l'espace analytique.

La forme n'est jamais directement intelligible. Il faut donc se passer des unités de sens.

Le langage est aussi espace dans l'absence. Il s'éveille quand la communion narcissique commence à s'obscurcir, à s'estomper, et quand l'autonomie commande de désigner le besoin, le désir, l'affect, donc le corps. La pensée se fait chair.

Cela me rappelle une anecdote concernant S. Beckett et rapportée par son biographe Alfred Simon : S. Beckett, jeune adulte, aima à se répéter, des heures, les mots de la dernière page du Journal de Jules Renard. Celui-ci, atteint d'artériosclérose, l'a écrite le jour de sa mort. Beckett semble ausculter ces mots non par goût de la souffrance mais du fait de la franchise inouïe de ces allusions banales aux fonctions naturelles. Cet extérieur remué jusqu'à l'entêtement interroge sûrement chez Beckett quelque chose de l'intérieur :

« Je veux me lever cette nuit, lourdeur. Une jambe pend dehors.

Puis un filet de sang coule le long de ma jambe. Il faut qu'il arrive au talon pour

que je me décide. Ça séchera dans les draps. »

On peut comprendre, sachant cela, qu'il pouvait comme chacun de nos patients souhaiter rencontrer la pensée d'un moi qui puisse enfin être une impression forte.


1166 Dominique J. Arnoux

Le réel est-il du côté de moi ou est-il du côté du fantôme ?

Pour le savoir, le patient s'adresse à un autre psychique et la question qui se travaille deviendrait-elle au temps de l'analyse :

Est-ce l'autre qui me double ? A moi le réel et à lui l'ombre ou.

Est-ce moi qui suis le double de l'autre ? A lui le réel et à moi l'ombre.

Or l'acceptation de la vie est la reconnaissance d'un mixte, sang-mêlé comme l'est le fantasme qu'il s'agit de supporter.

Je conclurai par l'évocation de la fin par T. S. Eliot dans Little Gidding :

« Ce que nous nommons le commencement est souvent la fin.

Faire une fin c'est commencer.

La fin est là d'où nous partons. Chaque proposition

Et chaque phrase juste (où chaque mot est bien chez lui,

Prenant sa place pour soutenir les autres,

Sans modestie outrée ni ostentation,

Dans un commerce aisé de l'ancien et du neuf,

Le mot courant exact mais non vulgaire,

Le mot correct précis mais non pédant,

Le tout dansant en un parfait ensemble)

Chaque phrase ou proposition, donc, est fin et commencement,

Chaque poème une épitaphe. Et toute action

Est un pas fait vers l'échafaud, le feu, le gosier de la mer

Ou vers une pierre illisible ; et c'est de là que nous partons.

Nous mourons avec les mourants...

... Nous ne cesserons pas notre exploration

Et le terme de notre quête

sera d'arriver là d'où nous étions partis

Et de savoir le lieu pour la première fois

A travers la grille inconnue, remémorée

Quand le dernier morceau de terre à découvrir

sera celui par quoi nous avions commencé. »

J'en termine en rapportant ces mots de J.-B. Pontalis :

«Le transfert n'est pas un texte. C'est l'après qui est un texte qu'il s'agit de reprendre pour s'en dessaisir. »

Dominique J. Arnoux

5, rue de l'Essai

75005 Paris

BIBLIOGRAPHIE

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G. Bataille, Histoire de l'oeil, in OEuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1979.

S. Beckett, Comment c'est, Paris, Éd. de Minuit, 1961.


Une tâche sans fin 1167

S. Beckett, Mercier et Camier, Paris, Éd. de Minuit, 1988.

W. Bion, Entretiens psychanalytiques, Paris, Gallimard, 1980.

W. Bion, Cogitations, London, Karnac books, 1992.

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T. S. Eliot, Poésie, Paris, Seuil, 1976.

S. Ferenczi, Psychanalyse III et IV (OEuvres complètes), Paris, Payot, 1990.

S. Freud, J. Breuer, Études sur l'hystérie, Paris, PUF, 1973.

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S. Freud, Analyse avec fin et sans fin, Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985.

A. Green, L'analyste, la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique, Nouvelle

Revue de Psychanalyse, 10, 1974, Paris, Gallimard. M. Neyraut, Le transfert, Paris, PUF, 1979. J.-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977. R. Roussillon, Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, Paris, PUF, 1991. A. Simon, Samuel Beckett, Paris, Belfond, 1989.

S. Viderman, La construction de l'espace analytique, Paris, Denoël, 1970. Revue L'Arc, 32, 1967, Georges Bataille.



Question d'après analyse : d'une possible fétichisation du regard en psychothérapie ?

Jean-Michel PORTE

Bien qu'il leur arrive parfois de s'en défendre, les psychanalystes, à l'instar de Freud, ont naturellement tendance à opposer la pureté de l'or de la psychanalyse au vil plomb de la psychothérapie. Que cette position de Freud ait pu être attribuée à une erreur de traduction d'Anne Berman qui aurait dû plus justement opposer non pas l'or au plomb, mais l'or au cuivre avec lequel de bons alliages sont possibles (B. Brusset, 1991), n'y change rien fondamentalement. Ce qui est en cause n'est peut-être pas tant la valeur thérapeutique d'une technique que l'insuffisance du niveau de connaissance de l'Inconscient auquel elle permettrait d'accéder au regard de l'analyse. A cela rien d'étonnant puisque le décryptage de la représentation inconsciente est resté longtemps le centre d'intérêt principal des psychanalystes, et que le plein déploiement de celle-ci selon le processus décrit dans le chapitre VII de la Traumdeutung suppose que le sujet se soit préalablement défait de ses « prothèses », motrice et perceptive. Mais le modèle psychanalytique s'est formidablement compliqué avec l'introduction de la pulsion de mort et les prolongements théoriques et pratiques du tournant de 1920 sont encore loin d'avoir été épuisés. Il arrive qu'on soit amené à suivre en psychothérapie, voire en « consultation thérapeutique », des patients ayant fait précédemment une analyse apparemment satisfaisante et de s'étonner de la richesse du matériel psychique qui en émerge, qui n'avait pas surgi au cours de cette dernière. Faut-il rapprocher ce constat de la supposée incapacité d'un collègue, si éminent soit-il, à supporter son propre mouvement régressif jusqu'aux couches les plus profondes de son psychisme par où il aurait dû savoir accompagner son patient, ou est-on en droit d'essayer de l'appréhender comme une possible limitation des effets de la cure type avec certains analysants en tant qu'elle pourrait renforcer chez eux des mécanismes de clivage? Si l'on peut retenir cette

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


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deuxième hypothèse, quel serait alors le processus à l'oeuvre dans la psychothérapie qui conduirait à l'atténuation, voire à l'abolition de ce clivage ? C'est ce que je me propose d'envisager en m'appuyant sur une illustration clinique.

Lorsque M. L... m'a téléphoné avec l'intention d'entreprendre une psychothérapie pour un problème de psychosomatique, n'ayant pas de place je l'ai adressé à un autre collègue. Passé quelque temps il m'a rappelé, j'ai cédé à son insistance et un rendez-vous a été convenu pour plusieurs semaines plus tard. Mais j'ai vu arriver chez moi dès la semaine suivante un monsieur assez âgé, mal coiffé, pas très bien rasé et à la vêture relativement négligée. Il en a été quitte pour devoir revenir à la date initialement fixée, s'en est allé sans insister ni protester, apparemment désemparé. Si j'ai pu penser qu'en forçant ma porte il tentait de déloger un rival, son habitus et ma réaction dépourvue d'agacement m'ont incité à croire qu'il s'agissait d'abord d'un homme en détresse. Il y a probablement là une des raisons qui m'ont poussé à ressentir à son égard une particulière bienveillance et à régler le rythme des séances en face à face à sa convenance. Mon attitude, au moins à ce niveau, participait d'une «fonction maternelle » tenant relativement à l'écart une position surmoïque et n'était pas sans évoquer le «médium malléable mou» (R. Roussillon) qui, au sein d'une relation à autrui, renvoie l'autre de l'objet à une relative évanescence. Elle n'était pas sans évoquer non plus le play que Winnicott oppose au game de la psychanalyse classique avec ses règles bien établies, trop peut-être à son goût pour « l'analyse des - cas - ayant - besoin - de - régression ». Ainsi, les modalités de notre engagement thérapeutique venaient quelque part faire la nique à ses précédents analystes - M. L... avait déjà fait deux analyses - et ne seraient certainement pas sans conséquences sur le matériel clinique qui s'en dégagerait. « Mais l'intuition même du play exclut de la définir par opposition tranchée au game : comme l'espace transitionnel, le play implique seulement que la question de la présence ou de l'absence de règles soit seulement suspendue », nous avertit JeanLuc Donnet (1976, 277).

La chaleur de son engagement affectif, la richesse de ses insights et la fluidité de ses associations me font éprouver dès le premier entretien une réelle sympathie pour M. L..., jusqu'à imaginer que j'aurais pu regretter de ne pas le rencontrer s'il n'avait insisté pour que je le reçoive. Sa décision d'entreprendre une psychothérapie a été prise lorsqu'il a réalisé qu'il avait éprouvé un réel plaisir à frôler la mort ; il ne voudrait pas qu'une quête d'amour éperdue puisse à nouveau le pousser à mettre sa vie en danger. Il avait ressenti un bonheur immense au sortir d'un coma venu compliquer une septicémie lorsque son fils, auparavant distant, lui était tombé dans les bras en larmes. Il se souvient alors de son père lui tombant dans les bras en pleurs parce qu'il vient d'apprendre la mort accidentelle d'une de ses filles puis, avec une émotion difficilement contenue, il revoit


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le visage de ses parents penchés sur lui au sortir d'un coma encéphalitique à l'adolescence. Il a oublié le rêve qu'il a fait dans la nuit qui a précédé l'entretien mais, à sa place, il se remémore deux rêves faits au cours de son analyse où les deux versants du conflit oedipien sont clairement représentés, problématiques homosexuelle puis hétérosexuelle rapidement agissantes au sein du transfert. S'il a décidé de choisir un psychanalyste psychosomaticien, c'est à cause d'un prurit généralisé apparu à sa sortie d'hôpital qu'aucun des nombreux examens médicaux pratiqués n'arrive à expliquer. Ce symptôme aurait-il un déterminisme conversionnel qu'on pourrait rapprocher des retrouvailles père-fils ? En tout cas, le prurit lui fait penser à ses parents qui filent en amoureux dans une voiture décapotable dans laquelle sa mère a le visage rougi par le soleil. Ainsi, lorsqu'il décrit sa scolarité laborieuse laissant le regard admiratif de son père braqué sur ses soeurs dont la réussite est brillante, qu'il ajoute se demander ce qu'il aurait bien pu faire d'autre que d'être parfait ou mort comme elles pour le capter, je lui réponds un peu brutalement « passer pour un con ! ». Il raconte aussitôt un souvenir dans lequel il est en position active : adolescent, il prenait un malin plaisir à piquer le cul des vaches. Ayant réalisé qu'il a pointé son index à cette évocation, il éclate de rire en revoyant le regard horrifié de sa belle-mère dans l'assiette de laquelle il s'amusait à «piquer» des aliments. «Si j'avais fait ça avec ma mère, ajoute-t-il, la foudre paternelle serait tombée sur la table à l'instant même. » De se représenter alors son père lui barrant implacablement la porte étroite qui conduit à sa mère qu'il ne perçoit que vaguement derrière elle, et de visualiser aussitôt après très nettement la Porte aux Lions de Mycènes. Si je me souviens en l'écoutant de la proximité du tombeau d'Agamemnon qui revenant de Troie fut égorgé par sa femme Clytemnestre aidée de son amant, peut-être alerté par l'avertissement de Michel Fain (1971) qu'une faille importante du pare-excitations maternel ne laisse subsister du père que la foudre, mon attention est aussi attirée par le manque de netteté de la perception de la mère contrastant avec celle de la porte. Revisualisant cette monumentale Porte de Mycènes avec ses deux lions qui se font face de chaque côté d'une colonne audessus du linteau, je me représente un visage maternel derrière lequel ne subsistent que de vagues ruines. D'ailleurs, il ne s'attarde qu'assez peu sur la question de la rivalité oedipienne pour finalement s'arrêter sur le souvenir d'une mère au regard perdu dans ses lectures et qu'il n'arrive pas à capter, une jolie femme qui ne se montrait véritablement présente avec lui que lorsqu'il était malade. N'estce pas la raison de son choix d'un psychosomaticien? «Une mère qui ne l'a pas fait roi?», lui dis-je en pensant à «His Majesty The Baby» né d'une projection narcissique parentale. Saisi, son visage se remplit de larmes, il se demande s'il n'y a pas là quelque chose d'essentiel que ses analyses ne lui ont pas permis d'appréhender. Quant à moi, je sens mon inquiétude grandir progressivement devant


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l'apparition de douleurs qui se diversifient. Quelle n'est pas alors ma surprise de l'entendre dire : « C'est bizarre ce que je ressens, c'est comme si ma mère était présente dans votre bureau, je la sens là... derrière l'arbre» (une plante décorative). J'ajoute, «un corps souffrant qui, seul, vous permet d'approcher le corps et le coeur de votre mère», en me rappelant qu'il n'avait pu qu'une unique fois rejoindre sa mère dans son lit parce qu'il souffrait d'une otite très douloureuse. Dans un sanglot, il reparle de son plaisir à provoquer le regard horrifié de sa belle-mère en lui subtilisant des aliments dans son assiette pour préciser qu'avec sa mère ça n'aurait pas marché, elle n'y aurait prêté aucune attention. J'en arrive ainsi à lui signifier que le versant conflictuel de l'OEdipe n'arrive pas à masquer quelque chose de bien plus terrible, son versant narcissique qui renvoie à son incompétence à capter le regard de sa mère. C'est à la suite d'une accusation d'incompétence proférée par son fils auquel il se plaignait qu'il ne lui confiât jamais sa petite-fille qu'il avait craint que celle-ci ne tombe en courant, qu'il s'était précipité pour la rattraper et qu'il avait lui-même lourdement chuté. Quelques jours plus tard il avait été hospitalisé pour une septicémie et était tombé dans le coma. A la séance qui suit mon interprétation il se plaint d'une grande fatigue et ne vient plus pendant plusieurs semaines à cause d'une forte bronchite. Au retour il parle de ses anciennes difficultés sexuelles et, surtout, de cette sensation étrange qu'il avait de sentir son corps se rétrécir, au point d'appréhender de le voir disparaître dans le ventre de sa partenaire. Aujourd'hui, ses difficultés sexuelles et cette crainte ont disparu, mais il n'en reste pas moins contraint d'exiger de sa partenaire qu'elle garde les yeux ouverts pendant leurs rapports sexuels. Dans le même temps il se met à rechercher des photos de sa toute petite enfance sur lesquelles il s'étonne de découvrir que sa mère y a toujours un regard vaguement triste qu'il n'avait jamais remarqué auparavant. Maintenant, ça lui saute « au nez » que sa mère savait que son père n'était pas le seul dépositaire du terrible secret, comme il avait voulu le croire : « Construire une histoire dans laquelle elle ne savait pas, c'était sans doute effacer l'odeur de mort de son lait. » A sa naissance, ou très peu après, ses parents avaient appris l'existence d'une maladie létale à plus ou moins long terme d'une de ses soeurs aînées. C'est quelques semaines après sa disparition qu'adolescent il avait fait un coma encéphalitique. Cet homme qui apprécie beaucoup la mer et ne peut nager qu'à la condition d'avoir pied, ne craint-il pas encore aujourd'hui de se « noyer » dans un regard maternel « troué » par la mort annoncée d'un de ses enfants, de s'y perdre corps et âme? M. L... me quittera en ayant recouvré le visage d'une mère plus souriante, mais aussi celui d'une nourrice arrivée « malheureusement trop tard» dans la famille, et me dira pour conclure, avec philosophie et humour, qu'il lui faut bien, enfin, accepter les limitations incontournables de l'âge.


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S'il est généralement entendu qu'en psychothérapie le vis-à-vis constitue plutôt une entrave à l'écoute flottante du psychanalyste et que l'accrochage perceptif y participe chez le patient d'un contre-investissement des représentations, il n'est pourtant pas rare d'observer des situations paradoxales où le processus analytique semble se développer plus avant dans le dispositif fauteuil-fauteuil que dans celui du divan-fauteuil. Michel de M'Uzan (1976) a élargi la définition de la névrose de transfert jusqu'à y inclure un « système paradoxal » né d'une aptitude spéciale de l'analyste à laisser flotter ses assises narcissiques par où des pensées n'existant qu'à l'état de potentialité chez l'analysé peuvent se façonner en envahissant littéralement son appareil psychique. « Certes, écrit-il, la névrose de transfert reprend bien pour la répéter la mutation qui a eu lieu autrefois lors de l'édification de la névrose infantile. Mais, parallèlement, et en deçà des symptômes manifestes de la névrose de transfert, les représentations refoulées qui l'animent ont conservé des liens spéciaux avec d'autres images plus élémentaires, moins organisées entre elles, plus "profondes" et identifiables en partie au moins avec un refoulé originaire. Le système paradoxal s'ouvre sur cette région de l'inconscient, cependant que c'est en lui que se traitent en premier les informations qui affluent de toutes parts » (1994, p. 39). Ne risque-t-on pas dès lors, chaque fois que quelque chose n'a pas été analysé, d'attribuer l'«échec» relatif d'une cure standard à un manque de disponibilité particulière de l'analyste à l'identification primaire par incapacité à tolérer en lui un certain degré de dépersonnalisation et un envahissement de son appareil psychique par les pensées d'autrui ? Certes, le « silence perceptif» du dispositif divan-fauteuil a communément pour effet d'intensifier les mouvements projectifs transférentiels et de les rendre ainsi mieux perceptibles par l'analyste et l'analysé pour qui l'interprétation n'en devient que plus convaincante. Mais, comme le précise René Roussillon, « cette dialectique suppose que déplacements, projections et transferts restent relativement modérés et contenus» (1991). Sans quoi, des transferts qui risqueraient de s'exprimer massivement auraient tendance à s'inhiber du fait même de leur intensité, ce que l'auteur rapporte essentiellement à l'impossibihté pour le sujet dans le setting analytique classique de pouvoir contrôler visuellement les effets de son activité projective violente, voire meurtrière. « La modification du dispositif analysant offre un "supplément de cadre", un supplément d'étayage au psychisme qui rend ainsi possibles la représentation et l'analyse de mouvements du moi qui ne peuvent se déployer que grâce à la régulation perceptive "actuelle" » (R. Roussillon, 1991). La problématique d'une rage narcissique meurtrière à l'égard de l'objet primaire au regard « absenté » a pu s'élaborer en face à face avec M. L..., mais elle n'était certainement pas la seule raison en cause dans la persistance d'une tâche aveugle au décours de l'analyse. Plus encore que d'inhibition il faudrait, je crois, ici se référer au travail silencieux de négativation de la


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pulsion de mort qui tend à répéter du côté de l'opacité l'impact traumatique du manque à percevoir l'analyste dans la position divan-fauteuil. Je rejoins volontiers Gérard Bayle (1996) pour dire avec lui qu'à côté du Moi subjective du refoulement s'accole le Moi moins subjective du déni et que le clivage ainsi institué lutte contre l'extension de la désintrication des pulsions.

Catherine Parât soutient que l'effet thérapeutique de l'analyse est lié à un double courant relationnel, l'un répondant au transfert classique qui repose sur les investissements erotiques, l'autre constituant la «relation» ou «transfert de base» qui correspond à l'investissement teinté de confiance de la personne de l'analyste. Ce dernier, de nature essentiellement narcissique, se fonde sur des éléments subjectifs et projectifs, un lien interhumain à tonalité positive dérivant des premiers attachements et s'enrichissant de vécus secondaires, mais aussi sur des éléments objectifs perçus chez l'analyste par le patient dès leurs premiers contacts. Les mouvements transférentiels erotiques dont l'interprétation constitue l'essence même du travail analytique se développent sur cette toile de fond relationnelle dans un équilibre dynamique oscillatoire, les uns tirant leur vigueur de l'inhibition de l'autre et vice versa. La situation divanfauteuil exacerbe le transfert erotique tandis que la situation en vis-à-vis découvre plutôt la relation. «L'expérience montre, écrit Catherine Parât, que dans certains cas, la reprise en face à face des thèmes déjà correctement analysés aide à dissoudre le clivage qui a pu se produire entre les fantasmes transférentiels conservés et la réalité présente. Si la reprise d'interprétations (oedipiennes en particulier) entraîne une nouvelle déception dans l'actuel, elle offre en même temps une sécurité narcissique. Lorsqu'une résistance par le transfert (prenant appui sur le préalable de l'indifférence de l'analyste qui pérennise la frustration infantile) paraissait irréductible, la reprise "à découvert" dans la relation réelle exprimée verbalement, des mêmes interprétations, mobilise ce qui paraît fixé... Dans des cas très différents de ceux que nous venons d'évoquer, caractérisés par l'intensité du transfert, il s'avère que si le travail analytique a été satisfaisant et les modifications dynamiques évidentes, c'est parce que la relation constituait une toile de fond particulièrement importante, et, une fois la cure terminée, on s'aperçoit que le sevrage reste tout entier à faire, et souvent fort délicat» (1981, p. 181). Comme on vient de le voir avec cette longue citation, Catherine Parat est l'une des rares analystes, sinon la seule, à avoir clairement exposé l'intérêt de la psychothérapie postanalytique en le rapportant essentiellement à l'exacerbation de la «relation» en vis-à-vis et en tant que cette position permet avant tout une approche plus directe et mieux contenue des éléments narcissiques. Mais décrire deux courants transférentiels de natures différentes, n'est-ce pas déjà envisager plus ou moins explicitement leur possible clivage ?


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Dans un article court et dense, Francis Pasche (1975) éclaire la structure de la relation analytique en partant du travail de Freud sur le fétichisme. Ce dernier, à partir de l'analyse de deux jeunes gens n'ayant pas eu connaissance de la mort de leur père dans leur enfance, avait écrit qu' « un morceau certainement significatif de la réalité avait reçu un déni du Moi, tout comme chez le fétichiste la désagréable réalité de la castration de la femme » et, plus loin, « il n'y avait qu'un courant de leur vie psychique qui ne reconnaissait pas cette mort, un, autre courant en tenait parfaitement compte; les deux portions, celle fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité, coexistaient» (1927). Francis Pasche nous dit que cette situation, qui existe peu ou prou chez chacun de nous, est portée à son. paroxysme dans les conditions de la cure-type. La non-perception de l'analyste dans la situation divan-fauteuil constitue pour l'analysé un « morceau significatif de la réalité » du même ordre que le manque de pénis qui le met dans la position de l'enfant contraint à constater que dans une région du perceptible il n'y a rien, ou presque, à percevoir tout en affirmant implicitement le contraire. Le psychanalyste de son côté, en étant tenu d'appliquer la règle d'abstinence, se trouve réduit au silence, neutralisé pour tout ce qui se situe en dehors de son activité interprétative. C'est la juste appréciation par l'analysé de cette « castration » de l'analyste par une règle imposée qui le conduit à croire en la toute-puissance de celui-ci l'autorisant à se taire, à la manière d'un parent jouissant de son pouvoir sans limite sur un enfant à lui livré sans défense. Ce qui peut être comparé à un fétiche que Freud désignait comme substitut du pénis venu à manquer. La perception correcte de la castration de l'analyste se doublerait de celle de sa mortalité, mutisme et invisibilité symbolisant la mort. Francis Pasche écrit donc que « l'analysé a, et doit avoir, une réalité positive à percevoir... De la réalité positive à percevoir l'analysé fait deux usages ; d'une part il la perçoit telle qu'elle est comme l'expression de la personnalité, des désirs, des défenses, des affects de l'analyste et de sa fonction, avec l'amour qu'elle implique, mais d'autre part il détache de cette réalité l'ensemble des signifiants accessibles, ensemble dans lequel il puise selon les péripéties du transfert. Autrement dit, il reconnaît la réalité manifeste de l'analyste dans toute son épaisseur et sa spécificité en même temps qu'il la dénie en tant que manifestation du sujet qui l'anime, il la dévitalise en l'éradiquant, il en fait un simple support, un fétiche, une chose à tout faire, susceptible de servir à ses fins, c'est-à-dire à la Répétition » (1975, p. 567). Ainsi discerne-t-on la reconnaissance d'une réalité négative de l'analyste et son déni, et, tout à la fois, la reconnaissance et le déni de tout ce qui sous-tend sa réalité positive. Francis Pasche en déduit que la possibilité d'entreprendre une analyse classique tiendrait à la capacité d'un patient d'effectuer cette quadruple opération. La problématique d'un Moi «doublement clivé» de l'analysé qu'on ne retrouverait que dans les névroses dites de transfert et les structures «nor-


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males », me semble devoir répondre en outre à une possible pulsation de chacune des positions contradictoires au sein des couples du clivage, à une dynamique oscillatoire comme celle décrite par Catherine Parat pour le transfert érotique et la relation, si on la veut pleinement opérante et que ne reste pas inélaboré quelque chose d'essentiel au processus analytique, en particulier au niveau des éléments de la lignée narcissique. N'existerait-il pas d'authentiques névroses de transfert qui se développeraient selon une trajectoire habituelle, tandis que persisterait dans l'ombre un « morceau significatif de la réalité » lié à l'absentéisation perceptive non seulement du corps de l'analyste, mais aussi de son regard dont on reconnaît maintenant, grâce aux travaux récents sur la «compétence» du bébé, le rôle essentiel à l'aube de l'interrelation mère-enfant? Dans ces conditions, la blessure narcissique de l'enfant qui ne se perçoit pas dans le regard « absenté » de sa mère ne trouverait pas à se représenter au décours d'une cure apparemment satisfaisante et risquerait d'être brusquement réveillée par un événement plus ou moins anodin de la vie quotidienne. La dimension « archaïque » du transfert, tel que l'a défini Michel de M'Uzan, perdurerait ainsi inélaborée parce que restée clivée du transfert érotique, le seul auquel répondrait véritablement l'écoute interprétative du psychanalyste.

Pour ce qu'il en est de M. L..., on constate que la présence perceptive de l'analyste en psychothérapie non seulement n'a pas entravé le développement des projections transférentielles, mais que leur facile mobilisation laisse augurer de leur correcte élaboration antérieure en position divan-fauteuil. Par contre, il est remarquable que la carence narcissique n'ait pu se révéler et être « travaillée » qu'en face à face, lorsqu'il pouvait se sentir soutenu par le regard de l'analyste. Le fait d'avoir souligné la souplesse du cadre proposé et d'avoir mis en relief mon empathie risque d'amener à réduire la fonction thérapeutique de la psychothérapie à sa seule dimension réparatrice où, comme l'écrit André Green, « tout se passe comme si c'était l'analyste qui procédait maintenant à l'inscription de l'expérience qui n'avait pu avoir lieu... la réponse par le contre-transfert est celle qui aurait dû avoir lieu de la part de l'objet» (1971). Dans la cure d'un tel patient, j'inclinerais à penser qu'aux mouvements oscillatoires entre les deux positions du clivage, reconnaissance-déni de la réalité négative de l'analyste, s'est substitué un renforcement du déni et du clivage du fait même des modalités de celle-ci. Puisque Gérard Bayle (1996) soutient qu'il n'existe pas de clivage sans «collage» avec une structure psychique visant à l'annulation des effets de la blessure ou de la carence, ne peut-on considérer le « caractère » bon analysant de certains de ces analysés comme l'équivalent d'une fonction fétichique attirant parfois l'analyste, dans une « communauté du déni » de cette blessure ou de cette carence narcissique? Ce n'est qu'au décours d'une psychothérapie postanalytique que la névrose de transfert apparemment vraie, où « l'expression des mou-


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vements du sujet à l'égard de l'objet ne devient roman, ou histoire qui se clôt, que lorsqu'elle est pleinement structurée par la problématique de la castration » (M. de M'Uzan, 1966, p. 71), se révèle en fait comme une superstructure plus ou moins coupée de ses assises narcissiques. Que l'analyste ait été censé le percevoir au cours de l'analyse par son contre-transfert, c'est a priori facilement concevable mais peut-être pas toujours évident. Faut-il considérer que la véritable reconnaissance d'une « absentéisation » de l'analyste ne puisse se révéler qu'en face à face, lorsque les auto-érotismes du patient sont « étayés » par un support relationnel sensori-moteur ? Ne peut-on envisager un rôle plus spécifique encore de la présence perceptible du regard de l'analyste tel que M. L... semble nous l'enseigner ?

Freud (1938) nous dit que le Moi de l'enfant au service d'une puissante revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire peut secondairement se trouver effrayé par une expérience qui lui enseigne que la continuation d'une telle satisfaction aurait pour conséquence « un danger réel difficilement supportable ». L'enfant a donc à choisir entre la reconnaissance du danger de la castration, avec pour corollaire le renoncement à la satisfaction pulsionnelle et le déni d'un morceau significatif de la réalité qui lui permet de maintenir la satisfaction. Au prix d'une « déchirure dans le Moi », le fétichiste quant à lui trouve une façon « rusée » de traiter ce conflit : il érige un fétiche comme substitut du phallus de la mère, « signe d'un triomphe sur la menace de castration ». Il s'épargnerait aussi, selon Freud, avec un tel mécanisme de protection contre cette menace de devenir homosexuel. Je rappellerai ici le très instructif travail de Roger Dorey (1995) sur l'homosexualité masculine patente, dans lequel il rend la crainte de perdre le pénis directement dépendante de l'expérience première de perte de l'objet, cette dernière se trouvant inversement réactivée par la menace de castration. «Ainsi, écrit-il, proposerai-je l'hypothèse que le déni de l'absence du pénis chez la femme qui a pour signification profonde d'être déni du danger de castration, déni si caractéristique de l'homosexuel comme du fétichiste, trouve son origine et son fondement dans le déni d'une réalité plus ancienne dans l'histoire de ces sujets et jouerait le rôle de modèle ou de prototype. Ce tout premier déni concernerait la réalité représentée par cette épreuve décisive dans le processus de structuration de la psyché qu'est la perte de l'objet. Perte originaire de l'objet partiel primordial, l'objet sein fantasmatique, en tant que source de la toute-puissance et de la satisfaction plénière, une perte qui est précipitée par la rencontre du désir maternel marquant une limite catégorique de l'omnipotence infantile» (1995, p. 18). L'horreur de la découverte du sexe féminin, tant pour l'homosexuel que pour le fétichiste, apparaît donc directement dépendante de l'état de détresse dans lequel sa mère a pu laisser le tout jeune enfant et le déni concerne tout uniment ces deux réalités inacceptables. « Le petit garçon, écrit Freud, n'a pas simplement


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contredit sa perception, halluciné un pénis là où l'on ne pouvait en voir, il a uniquement procédé à un déplacement de valeur, transféré la signification de pénis à une autre partie du corps [de la femme]... » (1938). Il est intéressant de se rappeler qu'il a commencé son article sur le fétichisme par l'exemple d'un jeune homme qui avait érigé comme condition fétichique un certain « brillant sur le nez ». Élevé dans une nursery anglaise, ce jeune homme avait ensuite vécu en Allemagne. L'origine du fétiche se trouvant selon Freud dans la petite enfance, elle ne devrait donc pas être rapportée au mot allemand glanz (brillant) mais au mot anglais glance (regard), le «brillant sur le nez» renvoyant donc à un « regard sur le nez ». Ne peut-on faire l'hypothèse que ce jeune homme ne traite pas seulement de façon «rusée» le «danger réel difficilement supportable» qu'est la castration génitale, mais aussi celui de la disparition de la qualité brillante du regard maternel, marque de son investissement soutenu de l'enfant quand elle est présente ? Ainsi notre jeune homme fétichiste, par un mouvement «rnétaphoro-métonymique», aurait substitué au trou apparu dans le regard de sa mère une protubérance nasale dotée d'une qualité de brillance.

M. L... quant à lui, tout comme il est contraint de percevoir les yeux de sa partenaire sexuelle afin de ne pas être rendu impuissant par sa crainte de perdre son pénis et son corps tout entier, n'a-t-il pas besoin de percevoir les yeux de son analyste pour pouvoir se représenter une mère au regard qui se dérobe ? C'est parce que le fétiche se situe à la limite des deux propositions contradictoires du clivage, et permet ainsi leur réunion d'une certaine façon, que je me proposerai de parler dans certaines psychothérapies d'une fétichisation du regard de l'analyste, même s'il s'agit là d'une extension quelque peu abusive et critiquable de ce concept. Ne faut-il pas que le regard du psychanalyste soit effectivement présent et puisse être ainsi fétichisé pour que le transfert érotique ait la possibilité de se réintriquer à sa base narcissique ? Il ne s'agit pas de patients qui plongent leurs yeux dans ceux de l'analyste à l'instar des « allergiques », ou qui soutiennent son regard dans une relation « de personne à personne » à l'instar des névrosés de comportement, mais de patients qui se contentent de garder les yeux de l'analyste dans leur champ de vision périphérique, n'entravant pas ainsi par une perception trop présente leur travail de représentabilité. Par un processus de fétichisation ils peuvent simultanément « s'accrocher » aux deux modalités identificatoires, oedipienne et narcissique. Michel Fain pense que lorsqu'un analyste se donne à voir à son patient en psychothérapie, il s'agit d'abord d'un comportement qui sert la plupart du temps à asseoir un déni de réalité et tente de fermer la brèche autrefois ouverte par des situations traumatiques (1993). Certes, recevoir M. L... en «face à face», c'était peut-être lui éviter - et m'éviter par «collage »? - d'avoir à « faire face » à la représentation d'une exposition de son derrière à un analyste avec le trou laissé par sa mère dans une identification


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«mélancolique». Mais exposer mon regard «plein», pas trop tout de même, n'était-ce pas lui permettre d'en faire un fétiche « colmatant », là où un manque à le percevoir aurait plutôt réveillé le travail de désintrication pulsionnelle ? L'essentiel n'était-il pas alors que l'interprétation, en transmuant une fétichisation du regard en sa transitionnalisation, conduise à une véritable suture et à une conflictualisation des deux modalités identificatoires erotique et narcissique par où une mère avec sa « capacité de rêverie » pouvait être recouvrée dans un jeu de trouver-créer ?

Lorsqu'un ancien analysé sollicite une nouvelle rencontre avec un analyste pour une problématique qui est supposée être restée inanalysée ou insuffisamment analysée, la tendance naturelle serait de lui proposer de s'allonger à nouveau sur le divan, non seulement par crainte de le blesser narcissiquement en le privant d'une méthode idéalisée, mais aussi par intuition que seule la poursuite d'une cure classique permettrait de pénétrer plus à fond dans l'Inconscient insuffisamment mis à jour précédemment. L'expérience nous montre que cette attitude ne saurait être aussi systématique car certaines structures psychiques mal subjectivées en raison d'un déni, n'en cohabitant pas moins avec un Moi bien subjective du refoulement, sont plus facilement accessibles à une psychothérapie en face à face parce qu'une possible fétichisation du regard de l'analyste atténue l'intensité du clivage. Ce constat soulève finalement une autre question : le travail psychothérapique doit-il sa qualité au fait d'avoir été précédé par une analyse approfondie du transfert érotique, auquel cas se trouve justifiée sa position d'après analyse, ou, au contraire, aurait-il été plus opportun de le situer avant l'analyse ? A-t-on toujours le choix et est-il vraiment pertinent de céder à la tentation d'une réponse univoque?

Jean-Michel Porte

39, avenue de la République

06300 Nice

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bayle G. (1996), Les clivages et les défaillances de la fonction synthétique du moi, in RFP, numéro spécial Congrès.

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1180 Jean-Michel Porte

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Buts du processus psychanalytique 1

Jean LAPLANCHE

La formulation proposée pour ces journées d'études, « Buts du processus psychanalytique », fait montre d'une grande clairvoyance. Elle nous permet de poser dès le départ une distinction essentielle entre les buts qu'on voudrait assigner, pour ainsi dire de l'extérieur, à l'analyse, et les buts qui se dégagent du processus lui-même. Une distinction d'autant plus importante qu'elle est, de nos jours, de plus en plus occultée.

D'une certaine façon la psychanalyse, constamment mise en doute quant à ses résultats, n'a de cesse que de se mesurer avec d'autres techniques - psychologiques ou non - du point de vue de l'efficacité, ce qu'on pourrait nommer aussi la « conformité à un but ».

Rappelons-nous les définitions platoniciennes et surtout aristotéliciennes, qui n'ont pas vieilli sur ce point : le savoir technicien, artisanal, est celui qui subordonne ses moyens et ses règles à l'obtention d'un but précis, mais proposé de l'extérieur. La fabrication d'une chaussure, la construction d'un navire ou d'un temple, obéissent certes aux « règles de l'art » elles-mêmes fixées par la science de la nature, mais ce n'est pas l'architecte qui décide où sera placé le temple, à quelle divinité il sera dédié, et par qui les fonds nécessaires seront apportés.

L'actualité de cette question nous incite à nous attarder un peu sur cette situation, où l'analyste serait considéré comme un spécialiste auquel on s'adresse en lui proposant un but précis, extrinsèque au processus lui-même.

Freud a décrit cette éventualité, dans ses commentaires, à propos de son «cas d'homosexualité féminine». La patiente est envoyée à Freud par son père, dans l'espoir de la débarrasser de sa perversion. A défaut d'un résultat analy1.

analy1. prononcée le 22 novembre 1996 à la Deutsche Psychanalytische Vereinigung (Wiesbaden).

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1182 Jean Laplanche

tique - auquel le père ne croit guère -, « un mariage rapide devait réveiller les instincts naturels de la jeune fille et en étouffer les penchants non naturels» 1. Et Freud de reprendre ici, pourrait-on dire, l'antique description platonicienne : « D'autres situations que celle-ci sont pour l'analyse plus ou moins défavorables, ajoutant de nouvelles difficultés aux difficultés internes du cas. Des situations comme celle du maître d'ouvrage qui commande à l'architecte une villa selon ses goûts et ses besoins, ou celle du pieux donateur qui se fait peindre un tableau sacré, dans le coin duquel trouvera place son propre portrait en orant, ne sont fondamentalement pas compatibles avec les conditions de la psychanalyse. »2

Et Freud cite, parmi d'autres, deux éventualités: le mari qui envoie sa femme irascible en analyse, dans le but de ramener la paix dans le ménage, ou bien dés parents qui « réclament qu'on rende la santé à leur enfant qui est nerveux et indocile ».

Nous connaissons bien les difficultés de ces cas : analyses à l'initiative de la famille ou de l'autorité judiciaire : enfants, psychotiques, délinquants, etc.

La perspective de Freud n'est d'ailleurs pas purement négative. L'analyse peut se produire parfois, mais le résultat risque d'aller à l'encontre des souhaits du commanditaire : une preuve de plus que les buts intrinsèques au processus sont sur un tout autre plan que les buts assignés, de l'extérieur, au psychanalyste.

L'aspect grossier, voire caricatural, des situations évoquées risque cependant de nous masquer ce fait contemporain : le danger d'une généralisation de ce qu'on peut nommer «psychanalyse sur commande». La demande sociale de soins psychiques, devenue quasi universelle, se trouve relayée d'une part par le confrère médecin qui envoie le patient à l'analyste et qui en espère la guérison de telle «maladie», d'autre part et surtout par l'immixtion constante des organismes de santé sociale. Non contents de payer les soins, ceux-ci ont le « mauvais goût » d'en exiger des résultats précis. Se trouve ici introduite la présence permanente d'un tiers dans l'analyse, avec exigence de rapports périodiques, comptabilisation du nombre des séances et menace éventuelle d'interruption des remboursements.

Il serait intéressant d'étudier l'évolution de cette demande sociale, à travers le monde moderne. Elle est de plus en plus assujettie à des critères objectifs et pragmatiques du type DSM III ou IV. Mais en même temps, sous la pression d'une certaine opinion publique, elle bannit de ses indications tout ce qui peut apparaître comme un reliquat du « sexisme » freudien : qui oserait, aux États-Unis, prétendre que l'homosexualité est un trouble relevant de l'analyse ? Inversement,

1. GW, XII, 274 : OCF-P, XV, p. 237. Une fois de plus, lorsque Freud emploie le mot Instinkt et non celui de Trieb, c'est pour caractériser voire moquer une conception populaire de la sexualité « naturelle ».

2. GW, p. 275 ; OCF-P, p. 238.


Buts du processus psychanalytique 1183

une autre fraction de l'opinion publique s'étonnera que la psychanalyse n'ait pas éradiqué la délinquance, particulièrement la délinquance sexuelle, sans prendre évidemment en considération l'existence ou l'absence d'une souffrance subjective chez de tels sujets.

Ces évolutions contradictoires démontrent combien les demandes en question sont marquées de pragmatisme et d'idéologie. Comme le mari de tout à l'heure, qui demandait en fait qu'on lui guérisse son mariage, la société demande qu'on la soigne de ses névrosés.

Mais avant de quitter ce trop vaste domaine de la psychanalyse sur commande, je ne puis passer sous silence une de ses formes les plus pernicieuses : ce qu'on appelle couramment analyse didactique. La critique radicale déjà formulée par Anna Freud n'a pas empêché les institutions analytiques de formuler cette demande : qu'on leur fabrique, et ceci par l'analyse, une personnalité conforme à leurs souhaits. Je ne m'engagerai pas dans un examen détaillé des contradictions de cette pratique, et de la situation qu'elle engendre, avec un processus analytique authentique. Pour définir rapidement la situation de l'analyse didactique, disons que, dans l'analyse d'enfants, la mère attend parfois dans la salle d'attente, et une véritable analyse ne s'instaure que lorsque - symboliquement et même réellement - on lui ferme la porte. Dans la situation didactique, la mère institution reste présente, symboliquement avec tout son poids, dans la salle d'attente et aucune dénégation ne peut faire qu'il n'en soit pas ainsi.

Freud préfère - et nous avec lui - que le sujet vienne à nous « de son propre mouvement». La situation qu'il qualifie d'idéale est que le sujet souffre d'un conflit qu'il ne peut résoudre et qu'il demande notre « assistance ». Une partie de lui - son moi évidemment - pourra être considérée comme alliée du processus.

Ajoutons cependant ceci, du point de vue de notre thème : cette spontanéité apparente ne signifie nullement que nous devions adhérer aux buts du patient, tels qu'ils sont exprimés dans sa demande. De ces buts, dans leur formulation explicite, nous avons le devoir de nous méfier. Le moi, comme nous l'expliciterons plus loin dans notre partie métapsychologique, est une instance de méconnaissance. Son autonomie est une illusion. Très souvent, il ne fait que véhiculer et refléter ces buts sociaux, hétéronomes, que nous avons évoqués plus haut, et qui restent présents même s'ils sont intériorisés. Nous savons aussi que le moi, s'il prétend représenter les intérêts du tout, n'est en fait qu'une des parties, donc partiale, du conflit.

De son côté, le symptôme, parfois mis au premier plan dans la demande, ne saurait être pris à sa valeur manifeste. Il n'est pas - à la différence du symptôme médical classique - un simple signe séparé. Nous savons d'ailleurs que, dès l'engagement du processus, il passe très vite au second plan.


1184 Jean Laplanche

L'abolition - ou tout au moins la mise au second plan - des représentations de but conscientes, est partie intégrante de la règle fondamentale, même si celleci n'est qu'un idéal imparfaitement observé. Mais l'analyse exige, de la part de l'analyste lui-même, la même sorte d'ascèse ou de recul par rapport aux buts qu'il pourrait lui-même entrevoir. Ceci dès le premier entretien, et jusqu'au dernier. Non pas qu'il doive être indifférent à la souffrance. Ici, on pourrait peutêtre contraster les deux mots allemands voisins de Indifferenz et Gleichgültigkeit. L'analyste fait preuve de Gleichgültigkeit en ce sens précis qu'il doit gleichmässig gelten lassen tous les éléments que lui propose l'analysant 1. Parmi les refusements qu'il doit s'imposer à lui-même figure en bonne place la méfiance à l'égard des buts adaptatifs concrets qu'il pourrait imaginer. Il se méfie aussi de l'idée de guérison, une idée que les médecins eux-mêmes ont relativisée, abandonnant l'idée d'une restitutio ad integrum au profit d'une relation nouvelle des forces en présence.

Le psychanalyste est bienveillant ; il veut le bien de son patient mais sans lui donner une figure précise, et sans se leurrer non plus sur ce que serait une autonomie retrouvée.

On connaît le fameux passage conclusif des Études sur l'hystérie : « Vous vous convaincrez que nous aurons beaucoup gagné si nous parvenons à transformer votre misère hystérique en malheur commun. »2 Un passage qui trouverait ses échos, non seulement chez les Stoïciens mais à nouveau chez Platon lorsqu'il distingue le bien de l'âme, du plaisir sans limites ou du pouvoir injuste. Le mal de l'âme, c'est précisément cette misère dont elle souffre, dans un conflit obscur et ravageur.

Je crains que nous ne puissions aller beaucoup plus loin, tant que nous envisageons les buts indépendamment du processus lui-même. Mais de celui-ci, que peut-on dire? On sait qu'il est sans cesse référé par Freud à la métapsychologie. Les formulations ont varié. Les plus anciennes, «rendre l'inconscient conscient », voire même « lever l'amnésie infantile », semblent garder quelque chose de la vieille illusion, peut-être issue de l'hypnose, que l'inconscient serait comme une seconde personnalité, un second moi qui devrait être libéré, pour supplanter à son tour un moi « répressif». Une idée contestable qui a donné naissance à bien des illusions, par exemple du côté du « freudo-marxisme », ou, à l'inverse, à bien des préventions contre la psychanalyse accusée - lorsqu'on ne la dit pas inefficace - de libérer les instincts pervers cachés.

1. L'allemand possède deux mots, l'un plutôt négatif: Indifferenz (in-différence), l'autre à connotation plus positive Geich-gültigkeit, qui signifie « accorder une valeur égale ».

2. GW, I, p. 312 ; OCF-P, II.


Buts du processus psychanalytique 1185

La formule dernière, la plus inspiratrice dans son ouverture, est certainement le : wo Es war, soll Ich werden, auquel il convient d'ajouter ce commentaire : « C'est un travail culturel comme par exemple l'assèchement du Zuyderzee. »'

Ici évidemment, les questions se pressent à propos de chaque mot. Quel est ce ça, s'il devait s'enraciner, comme le croit trop souvent Freud, dans un ensemble de forces d'origine biologique? Quel peut bien être l'espoir de le « civiliser » ?

Quel est donc ce moi (Ich) ? S'il est instance de refoulement, de méconnaissance et de négation, quelle est sa possibilité de vraiment s'approprier le ça ? Mais à l'inverse, si le Ich de cette formule - comme le veut Lacan de façon quelque peu idéaliste - n'est pas le moi-instance mais le sujet éternel de la « philosophie du sujet », quel « travail » serait-il susceptible d'accomplir ?

Quel est, enfin, ce processus civilisateur? La comparaison avec l'assèchement du Zuyderzee n'est pas très enthousiasmante : elle renvoie aux vues finalement pessimistes de Freud sur le renoncement pulsionnel.

Finalement, la phrase de Freud a le mérite de poser un « devoir », inhérent au processus lui-même. Mais il nous revient de reprendre la question, avec nos propres moyens.

Notre thèse sera donc double :

1 / Le but du processus ne se conçoit qu'à partir d'une explicitation de ce qu'est la cure ; en aucun cas le processus ne saurait être subordonné à un but proposé de l'extérieur. Les éléments majeurs qui sont à expliciter ici sont d'une part la situation analytique, génératrice du transfert, et d'autre part la méthode avec ses dimensions associative-dissociative d'une part, interprétative d'autre part.

2/ La cure n'est pas dans une position seconde, subordonnée par rapport à la métapsychologie. En d'autres termes, nous refusons une séquence selon laquelle l'élément premier serait l'observation clinique, soi-disant neutre et objective, à partir de laquelle serait inférée une théorie métapsychologique, tandis que la technique, la praxis, serait à son tour un ensemble de préceptes, un instrument à déduire à partir de la théorie. Le raisonnement serait alors : notre psychisme étant conformé de façon telle ou telle, quels sont les meilleurs moyens de le faire évoluer : ce qui poserait, à nouveau, la question d'un but étranger à assigner à une telle évolution.

Nous pensons au contraire que la cure est dans une position première, par rapport à la métapsychologie. Non pas en raison d'une sorte de pragmatisme qui s'énoncerait ainsi : « D'abord faire, puis justifier ce qu'on a fait », mais parce que la cure (situation + méthode) est une invention, l'apport par Freud de quelque chose

1. GW, XV, 86 ; OCF-P, XIV.


1186 Jean Laplanche

de radicalement nouveau ; un nouveau dont nous prétendons montrer qu'il trouve sa source loin en arrière, dans l'originaire même de l'être humain.

Cette invention n'est certes pas instantanée, mais elle est historiquement datable dans une courte période, entre les Études sur l'hystérie et l'analyse de « L'homme aux rats ».

Cette pratique, on peut dire d'une certaine façon que les théories successives « boitent à sa suite » : « Ce qu'on ne peut atteindre en volant, il faut l'atteindre en boitant. »1

Ainsi en va-t-il des différentes théories de l'appareil psychique, ou des théories des pulsions : leur progrès est toujours motivé par des problèmes posés par la pratique.

Cependant, ce que je viens d'avancer sur le fait que la théorie « boite à la traîne » est partiellement faux. Car l'invention de la pratique analytique va en fait de pair avec l'invention d'une première théorie : la théorie de la séduction ; et on peut même affirmer que Freud n'était pas loin d'un seul et même «coup d'aile » dans les deux domaines à la fois. L'abandon de la théorie de la séduction l'empêchera de mettre à jour le rapport étroit entre les deux inventions, nous laissant cette tâche ouverte : la mise en relation entre l'originaire de la cure et ce qui se trouve à l'origine dans l'existence humaine.

Nous voilà donc amenés à reprendre la théorie de la séduction de Freud, mais en tenant compte d'un certain nombre de concepts qui, depuis des décennies, proposent des dimensions nouvelles pour réfléchir sur le processus analytique. Nous tenterons de donner tout leur poids à des termes comme langage, message, traduction, symbolisation, et, finalement, herméneutique ; de ces termes, nous ne pouvons guère nous passer pour décrire la cure, mais il nous revient de montrer qu'ils ne sont pas moins indispensables pour décrire la genèse de l'appareil psychique et du conflit : ceci à condition qu'ils soient positionnés au lieu qui leur revient.

Nous partirons aujourd'hui du terme d'herméneutique. Un mot souvent employé - de façon critiquable à notre avis - pour décrire le processus analytique 2. La plupart des activités herméneutiques couramment décrites se rapportent à des situations secondes. Au-delà de ces herméneutiques dérivées, c'est une herméneutique fondatrice que nous postulons : la situation originaire de quelqu'un qui a à interpréter, à donner sens à « ce qui lui arrive ».

Mais ce qui lui arrive n'est pas de la réalité brute. Ce n'est même pas, comme le veut Heidegger, un « être-là » (Dasein) ou un « être-jeté » (Geworfenheit). Ce sont des messages venant de l'adulte et adressés au petit être humain.

1. Was man nicht erfliegen kann das sollman erhinken, cité par Freud, GW, XIII, p. 69; OCF-P, XV, p. 338.

2. La psychanalyse comme anti-herméneutique, in Revue des sciences humaines, 1995, 240, p. 13-24.


Buts du processus psychanalytique 1187

Au lieu d'invoquer une soi-disant activité herméneutique de l'analyste, il faut donc dire : le premier herméneute, l'herméneute originaire est l'être humain. Ce qu'il a à traduire, ce sont des messages, la question étant: Qu'est-ce qui m'arrive ? Comment le maîtriser en me l'appropriant par une « traduction » ?

Pour ce point de départ, on peut se référer au début du texte de Freud « Sur les théories sexuelles infantiles ». Freud cite deux grandes énigmes du monde adulte auxquelles est confronté l'enfant : la différence des sexes, l'arrivée d'un petit frère ou d'une petite soeur. Mais il est bien d'autres messages, plus originaires : ceux qui ont pour porteurs le sein, ou encore les premiers soins et attentions corporels.

Je dois m'expliquer ici sur la dissymétrie adulte-bébé, que j'introduis avec les mots : « ce qui m'arrive ». Une dissymétrie qui est en contradiction avec les idées courantes sur l'interaction et la réciprocité. Je ne nie pas l'idée de réciprocité, mais à condition de délimiter le cadre de sa validité de façon précise. Il n'est pas question de nier l'attachement réciproque entre le petit humain et le parent qui le nourrit, le soigne et le protège. Les messages de chaque membre de ce couple reçoivent de l'autre les réponses plus ou moins appropriées : le bébé est d'emblée ouvert sur le monde et avant tout sur le monde humain, adulte. La relation première entre le petit être vivant et sa mère est une relation au sens plein, fait des communications et des affects les plus variés. Une relation riche, en partie programmée génétiquement, et que les psychanalystes ont eu tort pendant longtemps, et à la suite de Freud, de réduire à l'apport de nourriture. Le terme autoconservation mis en avant par Freud n'est pas inexact pour décrire ce domaine, si ce n'est qu'il induit à tort une négation de la dimension affective.

J'en viens maintenant à la dissymétrie qui n'est pas moins essentielle que la réciprocité. La psychanalyse nous a appris que l'adulte est habité par un ça inconscient, que celui-ci est sexuel (ou sexuel-agressif, je n'en discute pas ici) et est constitué de représentations et fantaisies, qui infiltrent les comportements. Mais, du côté du nourrisson, rien ne nous permet d'affirmer qu'il ait, dès le départ, des fantaisies et un inconscient (ni d'ailleurs un moi).

Or, au cours de la relation adulte-enfant, l'expérience nous montre que les fantaisies sexuelles les plus anciennes sont remises en mouvement chez l'adulte par l'apparition de ce petit être, cet autre moi-même, tel que j'étais moi-même jadis, livré aux soins corporels les plus délicieux et peut-être les plus pervers.

La relation s'établit donc à un double niveau ; le niveau du lien autoconservatif, réciproque, constitue la base de la communication. Mais chez l'être humain, cette base autoconservative est d'emblée habitée, infestée, parasitée par une communication qui se produit dans une seule direction: de l'adulte vers l'enfant. Ce que nous nommons « messages énigmatiques » ce sont les messages dirigés de l'adulte vers l'enfant, messages qui voudraient être purement autoconservatifs : je veux te nourrir, te soigner, etc., mais qui sont « compromis » (au


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sens freudien du terme) par l'immixtion de fantaisies sexuelles. Je te nourris mais - inconsciemment - je t'enfourne de la nourriture, au sens sexuel de l'intromission (la Nahrungszufuhr devient Nahrungseinfuhr - comme il apparaît dans un lapsus significatif de Freud, dans son Entwurf einer Psychologie) 1.

Face à ces messages énigmatiques l'enfant est d'abord passif; il n'a pas la réponse instinctuelle appropriée. Il est dans une situation de traumatisme, qu'il doit tenter de surmonter par une reprise active, en comprenant, c'est-à-dire en traduisant.

Nous disons donc que l'être humain est à l'origine dans une situation de passivité, et en position d'herméneute. Mais cette herméneutique fondamentale n'est pas une herméneutique de la situation, de la facticité, mais une herméneutique du message.

Nous voulons souligner la radicalité de cette situation : l'être humain, du point de vue sexuel, est centré d'emblée sur l'autre, il gravite autour de l'autre : c'est ce que je nomme un copernicianisme fondamental.

Mais, d'autre part, il n'a de cesse que de retrouver une situation de maîtrise, ou de pseudo-maîtrise, où il pourrait se considérer comme centre et origine : le mouvement ptolémaïque n'est pas moins important que le copernicianisme de départ, contre lequel il constitue une défense.

C'est donc dans un mouvement d'auto-appropriation - que l'on peut assimiler à une traduction - que se constitue l'appareil psychique. Mais ce qui est capital c'est que cette traduction est toujours nécessairement imparfaite et en échec. Ceci précisément en raison du fait que l'enfant n'a pas, au départ, les moyens suffisants pour intégrer, comprendre, lier les éléments sexuels dissimulés dans les messages de l'autre adulte.

D'une façon schématique, on peut donc dire que la constitution de l'appareil psychique - avant tout la division entre un ça et un moi - est pour l'essentiel un résultat de ce processus de traduction. Le moi intègre ce qui peut être traduit et mis en forme dans les messages sexuels de l'autre. Ce qui ne peut être traduit, le résidu de la traduction constitue le ça inconscient 2 ; celui-ci échappe à la liaison et devient désormais un pôle de déliaison.

Le refoulement originaire et, après lui, les refoulements secondaires ne sont pas autre chose que le résultat, obligatoire, de cet échec partiel de liaison.

1. In GW Nachtragsband, p. 410, trad. franç. La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956, p. 336. Et J. Laplanche, La révolution copernicienne inachevée, Paris, Aubier, 1992, p. XXVII, n. 52.

2. Freud arrive presque à cette formule dans L'Homme Moïse (GW, XVI, 203) : « Alors une partie des contenus du ça est admise par le moi, et élevée à l'état préconscient, une autre partie n'est pas atteinte par cette traduction et reste en arrière dans le ça, comme l'inconscient proprement dit. » Avec cette restriction que Freud reste prisonnier de la conception d'un ça biologique primordial, et ignore la catégorie du message, le seul élément qui soit véritablement à traduire.


Buts du processus psychanalytique 1189

Ne perdons pas de vue la formule initiale de notre « sollen » : wo Es war, soll Ich werden. Nous pouvons désormais ajouter cette précision essentielle : le moi et le ça dont il est question ne sont pas deux entités d'origines différentes : l'une qui serait prétendument biologique, l'autre rationnelle ou culturelle. Le moi et le ça se constituent, au départ, dans un seul et même mouvement : le moi englobe ce qui, à partir du message sexuel de l'autre, peut être traduit, intégré, à une histoire plus ou moins cohérente. Le ça est ce qui est resté rebelle à la traduction ; insistons encore sur ceci : le ça inconscient n'est pas comme un second « moi », aussi unitaire que le premier. Le processus du refoulement travaillant, comme le dit Freud, de façon « hautement individuelle », a pour résultat une « instance » qui n'est pas comparable à celle du moi, et qui mérite à peine le nom d'instance : elle est faite de représentations non coordonnées entre elles, intemporelles, non contradictoires les unes par rapport aux autres, exerçant une attraction quasi mécanique (processus primaire) sur les représentations qui, pour ainsi dire, passent à leur portée.

Par le processus du refoulement, l'altérité psychique a changé radicalement de place : dans la relation copernicienne initiale, c'est la relation à l'autre personne (der Andere) qui était en cause. Une fois le système psychique refermé sur lui-même, avec la constitution du moi comme instance, l'altérité est devenue interne: le ça est devenu das Andere, l'autre par excellence, mais un autre interne.

Comment concevoir le conflit psychique, une fois constitué le système moiça ? On peut assurément le définir comme un conflit pulsionnel : entre ce que nous nommons les pulsions sexuelles de mort - la sexualité sous sa forme la plus déchaînée - et les pulsions sexuelles de vie, orientées par la visée de totalité : totalité de l'objet et totalité du moi pris comme objet.

On peut le définir comme conflit entre les deux instances, le moi comme centre de liaison, dominé par l'Éros, et le ça où se retrouvent des niveaux divers de déliaison, jusqu'à la pulsion sexuelle de mort qui est comme son gouffre central.

On peut enfin le définir, de façon plus abstraite, voire philosophique 1, comme lutte de deux principes : liaison et déliaison ; des principes qui se recouvrent partiellement avec la distinction topique des instances, mais qui se retrouvent aussi à l'oeuvre à l'intérieur de chaque instance.

Il est hors de mon propos de décrire plus en détail les modalités du conflit, normal, ou névrotique. Je voudrais seulement insister sur le point suivant. Ce conflit se produit désormais dans l'aire ptolémaïque, celle de «l'appareil de l'âme » décrit par Freud. L'opposition liaison/déliaison, ou encore Éros/pulsion

1. Freud, on le sait, se réfère à l'opposition empédocléenne de çiXJa et VETXOC.


1190 Jean Laplanche

sexuelle de mort, ou encore moi/ça, confronte le moi à un pôle d'altérité qui est désormais interne. De plus, à la différence de la situation originaire le moi n'est plus en présence de messages « à traduire », mais de restes chosifiés 1.

Les fantasmes inconscients ne se présentent pas comme «à traduire» (zu übérsetzen) mais comme « à accomplir », « à remplir » (zu erfüllen). L'altérité de l'autre externe, malgré son étrangèreté, se présentait sur le mode de la communication et par les voies du langage, même si celui-ci n'était d'abord que gestuel. L'altérité de l'autre interne, le ça inconscient, se manifeste sur le mode de la formation substitutive par les voies du déplacement et de la condensation, étrangère à toute intention communicative.

La même opposition se retrouve au niveau de la défense. Dans les deux cas, celle-ci vise la liaison, face au danger de la déliaison. Mais la liaison originaire, face au message énigmatique externe, était avant tout de l'ordre des connexions de sens. C'est une liaison traductive. Au contraire, face au ça inconscient, une fois celui-ci constitué, le moi utilise des mécanismes de défense beaucoup plus « mécaniques », ceux-là mêmes que Anna Freud a décrits, à la suite de S. Freud. Certes, on pourrait dire que, dans le mécanisme de défense, il subsiste parfois une intention traductive. On peut dire que la phobie « traduit » en danger extérieur, réel, un danger pulsionnel. En fait, plutôt que de traduire, elle le transpose d'un lieu à un autre, mais sans le travail d'intégration et sans cette prise en considération d'un contexte qui sont le fait d'une véritable traduction. Cela est dû à ceci que le ça refoulé n'est pas constitué de messages, ni même de séquences ayant un sens, mais au contraire d'éléments qui ont justement échappé à la mise en sens originaire.

Pour conclure, il faut bien avouer que le conflit psychique, une fois constitué, offre bien peu de perspective d'une véritable résolution, ou même d'un progrès. Il est voué le plus souvent, même sous des formes déguisées, à la contrainte de répétition : répétition des modes de satisfaction substitutive - répétition des mécanismes de défense.

Tout ce long trajet était nécessaire pour en arriver au processus analytique. Avec d'emblée cette constatation : si la cure ne faisait que mettre en jeu les mêmes forces qui sont spontanément à l'oeuvre chez le sujet humain, avec un appareil psychique constitué, où la liaison se joue entre un moi et un ça dans l'enceinte « ptolémaïque » du moi, on ne voit pas de quels moyens elle pourrait disposer pour mettre en route un véritable changement. Les traductions anciennes, les plans de vie (qu'ils soient cahotiques ou rigides), les mythes et idéologies de chacun pèsent de tout leur poids sur une existence constituée.

1. Ce que Freud nomme Sachvorstellungen, et que j'interprète : non pas Vorstellungen einer Sache (représentations d'une chose), mais Vorstellungen als Sachen (représentations comme choses).


Buts du processus psychanalytique 1191

Pour reprendre la métaphore de la traduction, ce qu'on croit être traduction nouvelle n'est hélas bien souvent qu'une traduction de traduction. E. Kris a bien montré comment toute une analyse pouvait se dérouler sans que l'idéalisation mythique d'un individu soit le moins du monde mise en question 1.

Reprenons donc la question : quel est donc l'espoir fou, utopique, qui fait envisager que l'analyse puisse faire autre chose que réaménager localement un jeu de forces constitué dès les premiers refoulements et dès la constitution de l'opposition moi-ça. Par quels moyens «moi» pourrait-il devenir là où était « ça », si la constitution des deux instances est, comme nous l'avons dit, complémentaire, et si l'inconscient est ce qui d'emblée a échappé à la mise en mythe par le moi ?

Mon idée est que la pratique inaugurée par Freud a pour signification latente, et donc pour but, de remettre en jeu le conflit originaire copernicien, celui qui a donné naissance au jeu de forces secondaire et au conflit dérivé, lequel se joue ensuite entre le moi et son autre interne.

Cette réinstauration de la situation originaire se fait par deux moyens principaux: 1 /la situation analytique et le transfert qui en est le produit; 2/l'analyse, comme méthode de détraduction.

Notre point de vue sur le transfert, c'est que celui-ci ne saurait se réduire à une répétition pure et simple des relations à tel ou tel type d'objet infantile, une répétition que nous constatons par ailleurs constamment dans la vie quotidienne.

A ce transfert qui est en quelque sorte obturé et bloqué par cela même qu'il répète - ce que nous nommons « transfert en plein » - nous opposons une réinstauration, non pas de la relation à tel objet particulier, mais de la relation à l'énigme même. Ce qu'on nomme - de façon bien plate - «neutralité», est à concevoir comme la capacité de l'analyste à susciter et à soutenir cette situation où l'autre (l'analyste) est supposé détenir la vérité du sujet. C'est là une réitération de la situation adulte-enfant, mais avec cette différence majeure que l'analyste doit se garder de remplir - à son tour - le transfert, par ses propres messages compromis par son inconscient. Ce qu'on nomme - de façon très discutée - contre-transfert, et maîtrise du contre-transfert ne peut être autre chose qu'une relation très particulière de l'analyste à son propre inconscient, à sa propre altérité. Non pas une intégration (impossible et non souhaitable) de cette altérité à son moi, mais une reconnaissance qui est en même temps une tenue à distance et une sorte de respect.

Ce que je nomme transfert en creux - un transfert qui n'est pas rempli par telle ou telle imago encombrante et indélogeable - est donc une réinstauration

1. The Personal Myth - A Problem in Psychoanalytic Technique (1956), in Problems of Memory.


1192 Jean Laplanche

de ce qu'on pourrait nommer « transfert originaire » ; si en effet le transfert se caractérise par un dédoublement de l'autre, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, par la présence de l'altérité dans l'autre, la situation originaire enfant-adulte peut être déjà dite, en ce sens, transférentielle.

Il reste à parler du second élément, à côté de la situation : précisément l'analyse. Car si la situation est le lieu d'une remise au travail de la relation aux énigmes provenant de l'autre, ce travail ne peut s'effectuer qu'à travers une déconstruction, une détraduction des mythes et idéologies par lesquels le moi s'est construit pour faire face à ces énigmes. C'est le travail proprement analytique, lié à la méthode de libre association qui peut être dite aussi libre dissociation. Je ne puis entrer dans le détail, sinon pour souligner certains points :

Ce travail commun de l'analyste et de l'analysé ne doit pas être mis au service de conceptions préétablies, celles-ci fissent-elles partie de l'arsenal des théories psychanalytiques (castration, OEdipe, position dépressive, etc.).

Ce travail s'attaque avant tout aux autothéorisations propres au moi du sujet. Ce n'est que par inférence que les éléments inconscients (non intégrés par le moi) peuvent être repérés. Les «constructions dans l'analyse» dont parle Freud sont avant tout des reconstructions des processus de refoulement anciens, c'est-à-dire des reconstructions ou des constructions défensives que le sujet s'est jadis forgées. En ce sens, ce sont des étapes qui doivent être, à leur tour, analysées, jusqu'à s'approcher au plus près - sans jamais les atteindre - des messages originaires.

Ce travail de détraduction progressif, ou par couches successives, s'accompagne constamment du mouvement inverse. Car il ne faut jamais négliger que le moi lui-même, selon le terme de Freud, est mû par une contrainte à la synthèse, en fonction même du danger de déliaison réactualisé par l'analyse. On peut même dire que cette force de synthèse constitue la tendance réparatrice propre au mouvement spécifiquement « psychothérapique ».

L'analyste - sauf dans les cas cliniques où la synthèse spontanée est manifestement déficiente - n'a pas à proposer lui-même de schémas ou de canevas pour la retraduction, pas davantage les schémas psychanalytiques classiques que d'autres. En ce sens, la psychanalyse, dans son essence, reste bien une « antiherméneutique », le seul herméneute, celui qui donne un sens, plus ou moins adéquat mais toujours inadéquat - à son existence exposée à l'autre - restant toujours l'individu humain lui-même.

A ce tournant de notre exposé, reprenons encore la formule de Freud « wo Es war, soll Ich werden ». Les modifications que nous lui apportons sont les suivantes :

Le moi n'est pas une instance définitive. Il est construit contre une altérité fondamentale, par les moyens de la mise en sens (traduction) et des identifica-


Buts du processus psychanalytique 1193

tions. Mais le ça lui-même n'est pas une instance originaire, il est au contraire le reliquat d'un processus qui a laissé tomber du non-traduit.

De ce fait, le « werden soll » qui constitue le but de l'analyse n'est pas une conquête d'un ça antédiluvien par un moi autonome. Il est une tentative de remise en route du procès originaire, où l'autre à « conquérir » n'était pas l'autre interne inconscient, mais l'autre externe source des messages énigmatiques. Cet autre fut, autrefois, l'origine d'une véritable «pulsion à traduire» (Trieb zur Übersetzung : terme inventé par les romantiques allemands).

Nous avons dit plus haut que si la cure ne mettait en jeu que les forces déjà présentes à l'intérieur de l'appareil, il y avait peu de chances qu'elle aboutisse mieux que le conflit psychique spontané. Nous ajoutons maintenant que la force motrice nouvelle engendrée par la situation transférentielle et le rapport à l'énigme est précisément cette « pulsion à traduire », renouvelée.

Finalement, on pourrait définir le but du processus comme une nouvelle tentative de structuration du moi, une nouvelle traduction qui tente de mieux tenir compte, de se réapproprier, dans une forme nouvelle, des éléments jusqu'ici exclus. Mais il ne faut pas oublier la différence entre le but de l'analysant et celui de l'analyste. Le premier, soumis au traumatisme de la cure, ne cesse d'oeuvrer pour tenter de se cicatriser au plus vite. L'analyste, au contraire, ne peut et ne doit pas donner son assistance à ces tentatives répétées de liaison. Il est avant tout l'artisan de la déliaison, et il doit sans cesse ramener l'analysant dans la voie de l'analyse.

Mon dernier point, cependant, sera celui-ci : si ambitieux que soit le but ainsi défini - une remise en marche du processus originaire - il ne saurait échapper que celui-ci revêt finalement un aspect « ptolémaïque ». Pour plus compréhensive qu'elle soit, la nouvelle unité du moi se referme obligatoirement sur une nouvelle version du ça comme autre interne.

Faut-il penser qu'un renfermement «ptolémaïque», et finalement narcissique, constitue le but dernier, par rapport auquel la cure elle-même ne constituerait qu'un épisode de restructuration fécond, mais transitoire ?

L'expérience nous montre, cependant, qu'il n'en est pas toujours ainsi. La dimension du transfert, une fois débarrassée de son aspect de leurre purement projectif, nous est apparue dans sa vérité, comme transfert en creux, soit une réitération du rapport à l'autre comme messager d'énigmes. Dans certains cas, cette ouverture - cette blessure - du transfert peut se trouver, à son tour, transférée hors de la cure, dans une relation d'adresse à l'autre et de vulnérabilité par l'inspiration de l'autre, qui est le propre des créateurs, et ceci quel que soit leur domaine de création. Cette éventualité nécessiterait, à son tour, de longues explications.

1 / La continuation de l'analyse comme auto-analyse a été souvent préconisée, notamment dans l'exercice de la profession d'analyste. Ce dont je parle ici


1194 Jean Laplanche

peut être considéré comme une modalité, mais bien particulière, de cette prolongation. Il s'agit, devrait-on dire, du maintien de la blessure par l'autre. Si Ferenczi pouvait reprocher à Freud de ne pas l'avoir immunisé contre de nouvelles expériences traumatiques, c'est faute d'avoir vu toute la fécondité du «nouveau» venant de l'autre. Il s'agit bien d'analyse infinie, mais très différente de ce ressassement de schémas de compréhension « psychanalytiques » et de leur application dans la vie quotidienne, que l'on peut constater chez d'anciens analysants devenus des techniciens de la psychanalyse.

2/ Dans la fin de l'analyse, le mouvement d'un tel transfert de transfert est à percevoir par l'analyste, éventuellement à saisir - et à accepter. Une méfiance justifiée à l'égard du « transfert latéral » - lorsqu'il vient entraver le travail analytique - doit se conjuguer avec une attitude d'acceptation lucide concernant la transposition et la poursuite, à l'extérieur, de la relation copernicienne.

3 / La définition du domaine culturel, pris au sens large, ne saurait se passer des notions de message, d'adresse et d'énigme. Le message du « créateur », même modeste, se définit par le fait que son adresse ne vise pas une seule personne, sur qui il faudrait produire un « effet » déterminé : elle est potentiellement infinie, ouverte sur la réception énigmatique d'un public «épars dans le futur» (Mallarmé).

4 / Finalement, c'est toute la notion de sublimation qui serait à repenser. Dans la perspective habituelle, chez Freud comme chez Melanie Klein, celle-ci reste une construction avant tout ptolémaïque, secondaire, destinée à domestiquer l'étrangèreté du rapport à l'autre.

C'est ici qu'une vieille notion comme celle d' « inspiration » serait à remettre en valeur, comme correspondant à une sorte de pressentiment du caractère copernicien de la création culturelle. Il nous semble que la pratique instaurée par Freud ait apporté du nouveau non pas dans le concept de sublimation, mais dans la sublimation elle-même, en y introduisant sa « révolution copernicienne ».

Jean Laplanche

55, rue de Varenne

75007 Paris


L'amour du diable Guy LAVAL

Ce qui m'a profondément touché dans l'exposé de Michel de M'Uzan, c'est le nouveau rapport qu'il postule du moi à l'inconscient (et non au Ça, nous y reviendrons) : selon sa formule - et nous devons donner toutes les résonances à ses mots qui sont loin d'être innocents -, « le moi postanalytique est amoureux de l'inconscient ». Il a même pour lui les yeux de Chimène, l'amoureuse qui persiste à aimer le meurtrier du père. Cet inconscient si peu présentable, qui continue à être aimable, a quelque chose de sulfureux, qui tient du diable, et m'évoque Le diable amoureux. Son auteur, Cazotte, catholique extrême, caressant la mystique, fort réactionnaire - il le prouvera par sa mort quasiment sacrificielle 1 lors de la Révolution de 1789 -, fera preuve de «cure» religieuse «inachevée et incomplète », et nous offrira une oeuvre littéraire qui témoigne de cet inachèvement ; il nous enchante avec à peu près le contraire de son étroit et strict catholicisme : l'étrange bonne nouvelle, c'est que le diable - à l'instar du bon Dieu - nous aime... Et, nous aimant si bien, Dieu que le diable est séduisant! Mais plus que le diable, c'est le héros qui est amoureux du diable amoureux. Le diable amoureux, au-delà de son fantastique formel, est une fort belle histoire d'amour. Comme celle que nous conte Michel de M'Uzan, où l'aimé, c'est l'Inconscient. Inconscient-Belzébuth, enfin animé par le truchement de l'amour de transfert : l'inverse de la formule freudienne du narcissisme, où le moi se pare des atours de l'objet afin de rendre le ça amoureux de lui : « Quand le moi adopte les traits de l'objet, il s'impose pour ainsi dire lui-même au ça comme objet d'amour... : tu peux m'aimer moi aussi, vois comme je ressemble à l'objet. » En fait, le moi est capté par sa propre image, il fait barrage entre le ça et l'objet, il

1. Il avait été emprisonné avec sa fille, puis relâché, en 1793 et, malgré les exhortations de sa fille, il ne fit rien pour se protéger et fut à nouveau arrêté peu de temps après et guillotiné.

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1196 Guy Laval

parasite, et dans les cas extrêmes vampirise, l'amour d'objet. Freud poursuit : « La transposition de la libido d'objet en libido narcissique, qui se produit ici, comporte manifestement un abandon des buts sexuels.» Comment imaginer qu'un tel abandon des «buts sexuels» puisse être l'issue d'une analyse? Il est vrai qu'une certaine qualité de narcissisme n'est pas incompatible avec l'amour d'objet (dans le sens de l'amour à susciter chez l'objet), et dont la formule pourrait être : le moi-sujet se pare/s'empare des qualités des objets de l'idéal du moi de l'objet afin de susciter l'amour de celui-ci pour ce même moi-sujet. On peut souligner en passant que le patient qui veut susciter l'amour de son analyste pourrait être amené à parer son moi des qualités prônées par l'idéal du moi analytique de l'analyste. Susciter l'amour de l'objet, certes, mais aimer l'objet? Dans ce but, trop de narcissisme nuirait, et la formule de Michel de M'Uzan me semble fort attrayante.

Elle a le grand mérite, non seulement d'attirer à nouveau l'attention sur la belle formule à tonalité goethéenne de Freud : « wo es war soll ich werden », mais de mettre en valeur dans cette formule, pour la première fois, cette toute petite particule, cet adverbe de lieu, le wo : où, en français. Les traductions et commentaires habituels ont mis l'accent sur le changement de heu plutôt que sur la transformation. Si Freud a utilisé werden, verbe du devenir, et non gehen, kommen, verbes du changement de lieu, ce ne fut certainement pas pour rien (même si cela ne fut pas nécessairement tout à fait conscient chez lui) : c'est pour cela que le fameux advienne, paradigme du changement de lieu - substitué au «déloger» de Marie Bonaparte - ne me semble pas convenir ; je lui préfère de beaucoup un verbe qui connote la transformation, comme devenir ou un équivalent, car il ne s'agit plus du même moi, du moi antérieur, il s'agit du moi de l'après-analyse, et j'ajouterai, d'une partie de ce moi gagné sur le ça, et nécessairement marqué par ce heu même (et par ce gain même, par le travail pour ce gain) qui, avant, était du ça. Transformation met l'accent sur une nouvelle fonction ou capacité du moi plutôt que sur une prise d'espace permanente: on pourrait penser à une capacité régressive contrôlable, plutôt qu'à l'investissement et à l'occupation constante d'une place forte conquise. Bien entendu il va de soi que cette acception de la formule de Freud implique que Es et Ich soient considérés comme partitifs (les nouvelles traductions le prennent en compte) : en effet, l'article défini, trop déterminé, impliquerait que le moi prenne toute la place, que le ça disparaisse, ou soit « délogé » ou « délocalisé », selon la formule à la mode aujourd'hui. Michel de M'Uzan remet les pendules à l'heure : le moi d'après analyse est devenu amoureux de l'inconscient (partie refoulée du ça), les quelques années de vie commune qu'il a eues avec lui ont fait qu'il ne peut plus s'en passer : attention à l'addiction, nous avertit Michel de M'Uzan, point trop n'en faut, mais tout de même un peu beaucoup. Et comme lorsqu'on s'aime, on s'identifie l'un à l'autre, ce qui devait arriver arrive : cette partie du moi


L'amour du diable 1197

qui se trouve dans un lieu du ça, qui est devenu du moi par transformation in situ du ça, reste à jamais marquée par l'inconscient, essentiellement par son mode de fonctionnement: une plus grande fluidité énergétique, des déplacements de charges plus faciles et plus fréquents, une plus grande aptitude à la condensation et au déplacement (une meilleure capacité associative, une certaine qualité poétique du moi), une meilleure communication avec l'insolite (intérieur et extérieur, un accueil plus facile du nouveau, entre autres), une plus grande acuité de perception (du monde extérieur) en rapport avec la perception intérieure à partir de ce wo-là, bref un enrichissement du moi par des qualités de l'inconscient, et donc un meilleur fonctionnement préconscient ; ce qui éloigne le spectre des tentacules d'un moi vorace qui dévorerait, phagocyterait l'inconscient, un moi réducteur qui « dilapiderait » les richesses de l'inconscient.

C'est un peu ce que nous dit Freud de façon imagée avant de nous livrer cette formule ; il nous propose de ne pas prendre à la lettre son schéma de l'appareil psychique, de ne pas le concevoir comme trop tranché et de tenir compte de sa complexité : « Vous ne songerez pas, dans cette séparation de la personnalité en moi, surmoi et ça, à des frontières nettes1... des contours linéaires comme dans le dessin vu dans la peinture primitive, mais plutôt par des champs de couleur qui s'estompent... »

J'ajouterai enfin que le sollen a toujours été mal compris : on l'a toujours traduit par « doit », surtout Lacan qui, après avoir remplacé la traduction de Marie Bonaparte par: «là où c'était, je doit advenir», se croit autorisé à insister sur «l'impératif freudien». Tout d'abord Freud, s'il est bien l'homme de la rigueur dans sa théorisation, ne me semble pas être celui des impératifs mais plutôt celui de la souplesse, et même quelquefois de l'indétermination : lui imputer de l'impératif me semble donc quelque peu excessif. En fait le sollen allemand ne connote pas le seul impératif, mais aussi (imprévisibilité de la langue) l'hypothétique, le souhait : par exemple, was soll ich sagen ? équivaut en français à « que voulez-vous que je dise ? ». Je propose donc pour cette si belle formule de langue allemande, que je rapprocherai du si beau :

« Wer immer strebend sich bemüht

Den können wir erlösen »

( « Celui qui, riche d'aspirations, est toujours en lutte,

Nous pouvons le sauver » )2

du Deuxième Faust de Goethe, une formule bien bancale, mais, à ce que je crois, plus exacte : « Là où était du ça, que cela devienne du moi », qui souligne qu'il

1. C'est moi qui souligne.

2. Traduction G. L.


1198 Guy Laval

n'y a pas déplacement mais transformation in situ d'un lieu qui, tout en acquérant communication avec la conscience - c'est cela, le gain -, conserve la texture et les potentialités du ça.

En effet, rien n'est sûr en analyse, et nous savons que le souhait, l'hypothétique, ont plus de chances d'y parvenir que l'injonction, l'ordre. Pour revenir à la proposition de Michel de M'Uzan de considérer la personnalité sous l'angle de la maladie permanente (il parle de maladie psychanalytique), en résonance avec la révolution permanente chère à Trotsky, je crains qu'il n'assigne à l'analysant postanalytique une tâche trop écrasante : ne faudrait-il pas prévoir des havres de type démocratique à un moment de son parcours (la démocratie est avant tout l'art de traiter le conflit) ? Ne prend-il pas le risque d'assigner à cet analysant le devenir d'un super homo analyticus, avec le risque permanent que chaque désir de halte dans cette « escalade des nues » ne se termine par la catastrophe finale du Deuxième Faust, qui sanctionne le désir du héros d'arrêter le temps pour jouir quelque peu de l'instant : « Arrête instant, tu es si beau » ?

Guy Laval

2, rue Rossini

75009 Paris


Faut-il se souvenir de son analyse ?

Olivier FLOURNOY

Que sont devenus les gens qui ont fait une analyse ? Une question d'actualité pour ceux qui croient aux liens entre les conditions du marché et la démocratie, qui s'occupent des problèmes de rentabilité des investissements ou plus prosaïquement du « rapport qualité-prix ». Mais aussi une question importante qui touche à la valeur de notre travail, aux doutes qui nous assaillent quotidiennement et à la dangereuse facilité avec laquelle on peut les écarter ou s'y complaire en puisant une pseudo-bonne conscience dans l'application d'une technique qui peut éveiller des sentiments proches de l'omnipotence.

En tant que psychanalyste, je ne saurais répondre à la question comme le voudraient les «décideurs» d'aujourd'hui, car je ne puis souscrire à aucune étude statistique, dite objective, qui consisterait à accumuler toutes sortes de données judicieusement choisies et à les traiter par ordinateur pour en extraire d'impressionnants volumes, même si l'objectivité en était garantie par la soigneuse prise en compte de ce qu'on appelle l'équation personnelle des chercheurs.

Par ailleurs, je m'abstiendrai de parler du devenir des personnes qui ont fait une analyse dans un but professionnel. Ce qu'on en apprendra sera nécessairement sujet à caution. On ne saurait scier la branche sur laquelle on est assis, même pour voir de quel bois elle est faite. Ainsi, si je puis me demander ce qu'il est advenu de ma propre analyse, je ne crois pas que je puisse y répondre sans m'exposer à y introduire consciemment ou non des éléments qui seraient, du moins je l'espère, à mon avantage.

Chose curieuse, alors que tant de gens ont passé par l'analyse et que j'en ai fait mon pain quotidien depuis tant d'années, je n'ai rencontré que très peu d'anciens analysés hors du circuit mentionné ci-dessus - ils pourraient presque se compter sur les doigts - et de plus les renseignements que j'en ai tiré sont remarRev.

remarRev. Psychanal, 4/1997


1200 Olivier Flournoy

quablement pauvres, ce qui est peut-être dû au fait que les commentaires glanés de-ci de-là m'étaient adressés. Il est difficile de se confier à un analyste, même hors fonction, les préjugés concernant notre état nous collent à la peau. Et cela est d'autant plus difficile si, comme je le crois à propos d'analyses « réussies », on n'a rien à confier. Ce ne sont finalement que quelques rares souvenirs concernant l'analyste qui prédominent ou subsistent, tels ces analystes pour la plupart gentils et généralement peu bavards, et très exceptionnellement quelques commentaires sur l'effet bénéfique ou non de l'expérience elle-même.

Ce peu d'informations est loin de me déplaire. Il correspond à ce que j'en attends. C'est donc là un point de vue qui m'est personnel, subjectif, qui se fonde sur l'expérience clinique et sur ma manière de la théoriser. J'aimerais le développer quelque peu. Je veux parler ici de ce que j'appelle la métapsychanalyse 1, une théorie qui ne serait ni métapsychologie ni théorie de la technique, mais une métathéorie de l'expérience qui reposerait sur les conventions métapsychologiques et également sur des convictions cliniques que bien des analystes partagent. La relation psychanalytique n'est pas seulement interpersonnelle mais aussi intersubjective, l'interprétation formulée par l'analyste provient de sa réflexion mais elle témoigne aussi de significations inconscientes qui lui sont propres ou qu'il a décelées dans le discours fragmentaire de son analysant. En ceci, l'analyste et l'analysé vivent une relation intersubjective qui est le fait de deux analysants. Et la valeur des significations inconscientes qui leur échappent peut dès lors se modifier grâce à l'influence que chacun a sur l'autre.

L'influence est un terme auquel la métapsychologie ne saurait souscrire. Elle lui préfère les identifications qui font l'économie de l'intersubjectivité. L'influence est de l'ordre de la magie, elle agit à distance, ce n'est qu'un message. Aucune particule physique ne lui est attribuable qui permettrait une approche «scientifique exacte» de ce qui pourrait, le cas échéant, se transmettre d'un appareil psychique isolé à un autre appareil psychique isolé. Et pourtant, dans l'optique métapsychanalytique, il me paraît tout à fait utile et profitable de s'intéresser à cette influence par le biais de l'hypothèse d'une pulsion libidinale dont l'objet-source se situerait chez l'autre participant, dont l'objet-but serait la «jouissance du dit» qui est le propre des deux participants, ce dit qui les unit et les sépare (j'y reviendrai) et dont la poussée ne viserait pas au seul plaisir de la décharge d'un appareil psychique singulier mais au plaisir de rendre le discours que se tiennent les deux analysants, moins conflictuel ou plus consensuel. Malgré l'impossibilité de déceler des preuves matérielles d'une énergie libidinale transférable d'un sujet réel à un autre sujet réel (évidence de l'excitation, de

1. O. Flournoy, Métapsychologie ou métapsychanalyse ?, in Rev. franç, psychanal, 59, 1995.


Faut-il se souvenir de son analyse ? 1201

l'amour, de la haine réciproques) ou d'un sujet virtuel à un sujet réel (évidence de l'excitation ou de l'amour déclenchés par une créature sur l'écran ou dans un texte, mais impossibilité de l'exciter en retour), je préfère conserver pour la métapsychanalyse le concept métapsychologique de pulsion avec ses avatars, une notion freudienne qui s'est révélée particulièrement fertile et heuristique, plutôt que de réduire la psychanalyse à un échange d'avis et de conseils de type thérapeutique fondé sur le bon sens.

Pour la métapsychanalyse, la notion de pulsion ouvre la voie à celle de l'inconscient de l'analyste, un inconscient auquel il ne saurait échapper, donc à une éventualité d'arbitraire ou d'irrationnel, ou mieux de singularité ou d'originalité quant à ses interprétations. Elles lui sont propres et non le propre d'un appareil psychique métapsychologique dont il serait le concepteur et qui de ce fait ne s'appliquerait pas à lui. Le couple analyste-analysant et analysé-analysant se trouve alors au coeur même de tout le questionnement freudien et post-freudien, ce qui confère sa valeur originale à l'expérience.

C'est, à cette seconde option, métapsychanalytique, que je vais m'attacher pour poursuivre ces réflexions.

Je soulignerai d'emblée une idée très simple et très banale : on ne termine jamais une analyse, on l'interrompt. Ou, si l'on préfère, on interrompt l'expérience de la cure. Idée qui repose sur la certitude que, quel que soit le degré de réussite ou d'avancement de l'analyse, on pourra toujours se remettre sur un divan, trouver de quoi parler, rêver des rêves qui ne nous appartiendront qu'à moitié, donner à l'analyste de quoi interpréter, critiquer ou accepter ces interprétations auxquelles on n'aura pas pensé. Une idée qui permet aussi de remettre en cause certains vieux a priori théoriques, telle par exemple la levée de l'amnésie infantile.

Et de remettre aussi en cause certains a priori, ni théoriques ni techniques, mais populaires, selon lesquels l'analysé en sait plus que les autres, l'analyse étant un avantage social, un couronnement aux yeux des humbles mortels, ou qu'il n'en aurait rien tiré et perdu son temps et son argent. Sans doute l'analyste pense-t-il différemment, spécifiquement, comme tout professionnel, sans doute représente-t-il aux yeux des gens avertis qui ne sont pas analysés quelqu'un de particulier et souvent d'inquiétant, quelqu'un qui aurait passé par une mystérieuse et prestigieuse expérience initiatique, mais l'analyste sait aussi d'expérience que son savoir ne s'expose pas sans risques sur la place publique et que ce qui lui paraît évident peut être considéré par d'autres comme offensif ou comme le produit d'une irritante et prétentieuse langue de bois.

A mon avis, le mieux qu'on puisse espérer d'une analyse ne réside pas dans un surcroît de connaissances originales qui peuvent après coup nous sembler aller de soi, mais bien dans un fonctionnement psychique plus satisfaisant. C'est


1202 Olivier Flournoy

pourquoi quiconque ayant fait une analyse mais n'ayant pas choisi la carrière qui nous est chère n'a aucune raison de nous en dire plus que le peu que j'ai mentionné ci-dessus. Quelle que soit sa condition sociale, l'ancien analysé aura, on l'espère pour lui, repris le cours de son existence avec plus de facilité et d'agrément qu'il n'en avait auparavant, ayant oublié les handicaps qui auraient suscité l'entreprise, ou les ayant modifiés jusqu'à les transformer parfois en atouts.

Même pour l'analyste qui entreprend plus souvent qu'il ne le voudrait des analyses avec des gens particulièrement confus et désespérés, l'évolution bénéfique d'une analyse, quand elle se produit enfin, s'accompagne d'une remise en question, voire d'un oubli de ces impressions premières. Devenues désormais souvenirs-écrans, elles sombrent dans une histoire ancienne, reléguées dans la pénombre. Tout analyste a vécu un jour ou l'autre ces rencontres avec un ancien analysé qui le reconnaît à peine, échange avec lui des salutations conventionnelles et passe son chemin comme si rien ne subsistait de ces années pourtant si significatives.

Quels sont ces concepts qui n'ont plus cours après l'analyse et qui concernaient notre travail ? Je pense à nos outils de travail, le transfert et son interprétation qui permettent la levée du refoulement. A notre appréciation objective de l'amnésie infantile et à notre fallacieux espoir de la combler. Aux grandes allégories anthropologiques que sont l'OEdipe, le complexe de castration, le phallus ou encore la mère dans tous ses états. Au deuil également. Toutes choses sans lesquelles nous aurions navigué dans l'obscurité la plus absolue. Et quels sont les concepts qui permettent de nommer ce qui nous a poussés à terminer la cure avec la conviction que l'avenir est désormais devenu prioritaire par rapport au passé ? Je pense à la sublimation sans toutefois y croire, du fait qu'on ne saurait la vivre dans la cure sans qu'elle ne soit aussitôt formation réactionnelle, mais surtout je pense à ce que j'ai appelé la «jouissance du dit», laquelle selon moi caractérise le dit d'un vécu réciproque permettant de tourner momentanément le dos à l'histoire pour envisager un avenir possible et non répétitif.

Ce que signifie cette «jouissance du dit» 1 est à préciser selon les concepts psychanalytiques en usage. Il s'agit dans mon idée de ces moments où l'on peut se dire quelque chose de l'ordre d'un nouveau souvenir-écran partagé, et qui vient remplacer le souvenir-écran pathogène au sens large, c'est-à-dire l'histoireécran de l'analysé qui jusqu'à maintenant était considérée comme ayant justifié ou excusé sa symptomatologie, qu'elle ait été symptomatologie en plein ou en creux.

1. O. Flournoy, Défense de toucher, Calmann-Lévy, 1994.


Faut-il se souvenir de son analyse ? 1203

Ceci demande quelques développements basés sur ce que d'aucuns appelleront mes préjugés et sur ce que je nommerai mes convictions.

Comme psychanalyste je ne suis pas intéressé par les névroses actuelles. Ces névroses me paraissent mériter une attention et une participation actives de la part des professionnels de la santé mentale et répondront à l'intervention de divers thérapeutes aux options variées ne justifiant pas dans l'immédiat la tranquille approche psychanalytique qui exclut tout acte venant bousculer l'exécution symptomatique.

Par contre, je m'intéresse à toute la gamme des psychonévroses dont je considère que la part qui m'échappe pour mieux les comprendre et agir en conséquence et qui devrait m'être accessible se situe au niveau de l'amnésie infantile. C'est l'amnésie infantile qui nous dissimule l'origine de l'histoire-écran et la clé du symptôme.

C'est du reste là une raison de plus pour ne pas m'intéresser aux névroses actuelles. Je suis certain que j'aurais tendance à dépasser 1' « actuel » pour orienter ma démarche vers l'amnésie infantile et ses souvenirs-écrans.

L'amnésie infantile recouvre, selon nos théories freudiennes, trois sortes de contenus. L'inné qui nous plonge dans d'intéressants abîmes de perplexité concernant le refoulement primaire antérieur à tout ce qu'on peut imaginer, ou encore l'inconscient intemporel, indicible, sacré, transcendant, ce «je» qui unit et sépare mon âme et mon corps, ce je qui n'est jamais moi. Et l'acquis, résultant du refoulement secondaire, que nous pouvons diviser sommairement en deux groupes acquis prégénital et acquis génital.

L'acquis dit prégénital qui proviendrait d'une hypothétique relation pulsionnelle (excitation libidinale) duelle entre un enfant et une mère monstrueuse, à défaut de père ou de phallus, phallus symbole du commerce, entre mère et père, sans lesquels ces deux catégories d'êtres humains n'ont pas de sens. Une relation duelle enfant-mère provient vraisemblablement d'un préjugé ou d'une observation culturels qui lui attribuent quelque chose d'exclusif ou de vital pour le nourrisson et soutiennent que le mâle est apparemment inutile pour la conception. En ceci l'oral et l'anal ne sont prégénitaux que si l'on renonce à la scène primitive. (Ce prégénital serait-il une prémonition géniale d'une société de clones ?)

Un des traits les plus fructueux de cette relation duelle en est la théorie des mots traités comme des choses. L'exemple le plus banal et le plus accessible au profane en est l'usage de l'adverbe «pourquoi». «Pourquoi fais-tu cela?» est entendu non pas comme une question invitant à une réponse explicative ordinaire mais bien, dans ce contexte, comme une volée de coups de bâton. Métaphore qui exclut tout symbolisme, toute médiation. Une telle théorie, pour justifiée qu'elle paraisse dans certains cas difficiles considérés comme non


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transférentiels, non médiatisés, implique un analyste-chose, un «analyste en acte » qui fait que le discours est ressenti comme un discours passage à l'acte, elle doit alors se compléter par celle d'un analyste-chose «bonne-mère» faisant preuve d'un amour inconditionnel pour son enfant et d'une indestructibilité devant ses attaques. Il s'agit alors d'un analyste-mère-en-acte et l'omnipotence qui le guette a pour contrepartie le danger de soumission indéfinie de l'analysé à une situation artificiellement rassurante.

L'acquis génital est, lui, essentiellement triangulaire ; il provient d'une relation à trois, du drame d'une existence d'enfant se développant entre père et mère, dont l'allégorie oedipienne décrirait au plus près les difficultés et les impasses. La question « pourquoi » permet le recours au tiers, quel qu'il soit, et surtout à la parole elle-même qui fait office de tiers, d'intermédiaire.

A ce stade correspond l'imperfection du refoulement secondaire qui laisse des traces à détecter dans les souvenirs-écrans de cette période si importante et si riche que représente la vie pleine de découvertes et d'ouvertures sur le monde du petit enfant. Une détection qui reposera essentiellement sur le discours et l'interprétation du transfert.

Il en découle l'idée que la résolution de l'amnésie infantile permettrait de découvrir l'origine des symptômes (symptômes pris ici dans un sens extensif : tout ce qui justifie ou motive l'entreprise de la cure) grâce à la mise à jour de points de fixation, à la découverte de l'enfoui, à la construction et la reconstruction du disparu ou de l'oublié, etc. Et voilà que le sujet dont nous traitons dans la revue d'aujourd'hui, l' « après-analyse », m'amène au moins à une certitude : l'amnésie infantile n'a pas bougé d'un pouce quelle qu'ait été la durée ou la profondeur de l'analyse.

Pourquoi l'amnésie infantile persiste-t-elle ? A vrai dire je n'en sais rien. Qu'elle soit, selon les optiques, d'origine sociologique, psychologique, psychosomatique, somatique, hormonale ou neurologique, qu'elle soit le fait de l'excitation sexuelle, comme la théorie psychanalytique en offre l'explication, une explication qui a, certes, l'avantage d'une cohérence que d'autres n'ont pas, il n'en reste pas moins que nous ne connaissons personne qui se souvienne de ces années pourtant capitales de la petite enfance, si ce n'est à travers ces rares flash back ou souvenirs-écrans, et que, réflexion ridicule et pourtant vraie, personne ne se souvient de sa naissance, événement bouleversant s'il en est.

C'est pourquoi je pense que le retour du refoulé dont nous parlons en analyse provient non pas du seul patient, mais aussi bien du psychanalyste. Son origine se situe pour partie dans sa propre amnésie et pour partie dans ce que son analysé lui communique. C'est ce qui lui permet l'interprétation modifiant la valeur de l'histoire-écran représentée par le transfert répétitif symptomatique. L'acquis sera dès lors celui d'une histoire modifiée (littéralement ou selon sa


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valeur affective), laquelle par sa profération commune et sa découverte libératrice, la «jouissance du dit », signera la cessation du blocage répétitif.

La «jouissance du dit», c'est se dire en le vivant entre analysants le désir de réalisation du désir oedipien. Reconnaître sa valeur commune bride le désir du désir oedipien comme force conflictuelle, une force qui cherchait à réaliser en acte l'irréalisable.

Mais réaliser en acte la jouissance du dit, c'est transformer le désir de réalisation oedipien en image-écran 1 de l'OEdipe réalisé, c'est-à-dire en rien, inceste, meurtre et castration s'étant annihilés les uns les autres. Image-écran immobile. Ou aveuglante image-écran de rien du tout.

La remémoration transférentielle de l'effroi du désir oedipien (ou préoedipien) et de ses conséquences paralysantes (inhibitions, actes ou angoisses) devient un souvenir-écran original en analyse, faisant écran au désir réalisé en imagination et devenant l'écran sur lequel s'inscrira l'expression verbale de la valeur commune de ce manque de réalisation.

En analyse le souvenir-écran de l'OEdipe, c'est alors en même temps l'effroi de la réalisation manquée du désir et la jouissance de se le dire. C'est toute l'analyse. Pouvoir se le dire au lieu de croire l'avoir agi. Et le destin de l'analyse et de l'OEdipe est de devenir une image-écran de rien du tout.

Ceci amène à penser que le transfert n'est pas équivalent à la levée de l'amnésie infantile. Il ne la comble ni ne la supprime, et même s'il prend le sens d'un retour de refoulement, ce refoulement persiste ; ce que Freud affirme du reste clairement dans « La négation » 2. Je trouve là une confirmation des hypothèses métapsychanalytiques : le transfert est dû à l'excitation pulsionnelle intersubjective, à la part d'excitation en provenance de l'analyste, et le contre-transfert à celle qui provient du patient. Selon ce point de vue une théorie de la technique se doit d'être complétée d'une théorie métapsychanalytique de la pulsion libidinale dont la source est chez le partenaire et dont le but serait la «jouissance du dit ».

« Après l'analyse » implique aussi la question du deuil de l'analyse que je ne saurais évacuer. Le «travail du deuil» m'a pourtant toujours paru être une notion rébarbative et peu compréhensible dans ce contexte. J'éprouve la même perplexité à son égard que vis-à-vis de la position dépressive également très à la mode. Bien sûr, on m'explique pour ce qui est de cette dernière que position ne veut pas dire arrêt mais mise en mouvement et que dépressive ne veut pas dire dépression mais plutôt l'inverse, retour du désir et de l'esprit d'entreprise. Mais rien n'y fait... Seule, la métamorphose délibérée de l'analyste en bonne mère

1. O. Flournoy, L'image-écran, in Nouv. Rev. psychanal., 15, 1977.

2. S. Freud, La négation (1925), in OEuvres complètes, PUF, 1992.


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considérée par moi comme un acting de sa part, même si elle semble offrir une issue privilégiée à une relation duelle, justifie l'idée de deuil. Dans ces conditions, si l'on veut espérer une fin d'analyse il n'y a pas d'autre échappatoire que celle de l'abandon de cette mère, la résignation à accepter son manque. Il s'agit alors de préparer ce meurtre au cours de l'analyse, tant pour l'analyste que pour l'analysé qui doivent se résigner à abandonner ce personnage hautement gratifiant. La fin de l'analyse, sa dernière heure, sera celle de l'agonie programmée de la relation de l'enfant revenu à de meilleurs sentiments et de sa bonne mère ; il s'ensuivra un double deuil de part et d'autre, chacun pleurant la perte et de l'enfant et de la mère.

L'idée d'une mère relativement bonne, qui fait ce qu'elle peut, atténuant la perfection effrayante de la bonne mère (Klein tempérée par Winnicott) soulage sans doute l'analyste, mais ne me semble pas résoudre le problème.

Pour ce qui est du deuil en général, si le travail de deuil - et non du deuil - consiste à aboutir à l'acceptation douloureuse de la perte définitive d'un être cher pour ensuite céder la place à la résignation, et par extension au renoncement à quelque chose dont on est désormais à jamais privé, et si ce quelque chose est l'analyse, alors la fin d'une analyse se présente comme un événement navrant et regrettable, lequel impliquera un travail de deuil consécutif à son interruption, un travail qui ne lui appartiendra plus, qui risque de se prolonger indéfiniment, et dont on ne saura jamais rien, à défaut d'analyse. Il ne peut s'agir de cela selon moi, le travail de deuil dont on a l'habitude de parler se déroulant pendant l'analyse comme on vient de le voir dans le cas de la relation duelle.

L'analyse est certes une relation de travail qui prend beaucoup de temps et qui coûte de l'argent. Pourtant, son interruption s'accompagne d'avantages évidents et l'on peut envisager sa fin tout aussi bien sous l'angle d'une réjouissance, voire d'une récompense pour un travail bien fait, ou encore comme un soulagement. Quant à l'analyste, il n'en meurt pas pour autant, ne s'en va pas pour toujours, ne disparaît pas. Et l'analysé, si son analyse a eu quelque succès, devrait désormais être devenu un individu dont les souffrances qui l'ont poussé à entreprendre un tel traitement ont diminué, si ce n'est disparu, même si comme le dit Freud ce sont les misères de la vie quotidienne qui les ont remplacées. Ce qui n'est pas une boutade dans la mesure où nos théories impliquent l'idée que les symptômes sont justement survenus pour échapper aux misères d'alors.

Force est de reconnaître cependant qu'on entend souvent les analysés nous demander si plus tard ils pourront nous joindre, nous appeler, nous téléphoner si les choses vont mal, comme si quelque chose, une interdiction, les en empêcherait. Ceci doit indiquer que le transfert n'a pas été évacué par son interprétation, ou pas totalement. En effet, si le transfert était vraiment liquidé nous ne serions


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plus en situation analytique, et l'analysé ne serait plus là pour nous poser la question à nous, objets de leur transfert. On peut donc supposer que, une fois l'analyse effectivement interrompue dans des conditions ou une atmosphère satisfaisantes pour les deux parties, l'ancien analysé qui éprouverait le désir de prendre contact avec son ex-analyste pour une raison ou une autre ne serait pas inhibé à l'idée de saisir le téléphone. A moins que, comme dans toute entreprise humaine, les effets attendus de l'analyse ne soient que relatifs.

Si nos théories cherchent à dire comment une analyse peut être menée avec succès, peuvent-elles échapper à l'idéalisation dans la mesure où une réussite viserait une absence de symptômes ? Par exemple, la disparition de toute ambivalence, ce qui semble inconcevable. Ainsi en serait-il de l'analyste-bonne mère. Il agit de la sorte, il croit l'être peut-être, mais il ne saurait échapper à son ambivalence. C'est d'une attitude tactique qu'il s'agit, soutenant une stratégie théorique qui nie sous ses oppositions tranchées comme des choses ou des certitudes, notre incertitude foncière d'êtres humains.

L'idée d'un travail de deuil reste toutefois à préciser. Il ne s'agit pas du deuil de l'analyste, on vient de le voir. Il ne s'agit pas non plus du deuil d'une expérience toujours renouvelable. S'il s'agit du deuil du transfert, il ne peut s'agir du deuil de ces parents que notamment l'analyste représenterait, dans la mesure où l'on sait pertinemment que tout bon analysé que l'on ait été, on continuera sa vie durant à penser à l'occasion à ses parents et sûrement à rêver d'eux une nuit ou l'autre. Il n'y a pas d'âge où l'on ne soit plus enfant de ses parents et où l'on cesse de rêver à eux, de rêver d'eux, avec ce trait fréquent et toujours étonnant qu'ils nous apparaissent à un âge qui leur est propre et qui finit par être inférieur au nôtre. Et pour un ancien analysé qui ne s'intéresse pas à la théorie analytique, le fantasme d'avoir toujours des parents vivants qu'évoquent ces rêves et que vient contrecarrer le fait bien réel que nous sommes tous des orphelins si nous leur survivons, ne sera que le contenu de son imagination. Autrement dit c'est l'OEdipe réalisé, la mère phallique réalisée ou autres réalisations de ce genre dont nous avons à faire le deuil.

Pour ce qui concerne ce dernier, nous en arrivons finalement à la même hypothèse que celle concernant le souvenir-écran. Ce dont il s'agit, c'est de renoncer à vivre l'OEdipe réalisé (image-écran de rien) au profit de la jouissance de dire cette image-écran de rien. Notre inconscient n'est pas fait d'inceste, de meurtre et de castration, il est fait de rien de cela et l'effroi à l'idée d'une possible réalisation est un effroi réveillé par la verbalisation par l'analyste d'une allégorie rendant ce rien signifiant par souci de compréhension. C'est là, se diront analyste et analysé, le désir même qui paralyse et inhibe leur désir de s'entendre. Un «Ah! c'est donc rien» pourrait résumer de manière lapidaire le soulagement éprouvé, la «jouissance du dit ».


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Ce dont l'analysé et l'analyste ont alors à faire le deuil, c'est de cette réalisation impensable parce qu'inconcevable, cette réalisation de l'irréalisable OEdipe qui serait à l'origine du symptôme. Hans aura peut-être toujours peur des chevaux et se tiendra à distance respectueuse de leur postérieur pour éviter une ruade, mais pouvoir se dire avec son analyste qu'un cheval qui s'agite les quatre fers en l'air c'est sa mère en train d'accoucher évoquée par la bedaine de l'analyste, ou qu'un cheval voulant le mordre c'est un père castrateur qu'évoque la barbiche de l'analyste, sera une «jouissance du dit», une découverte commune, une jouissance partagée : ils ont enfin trouvé une explication à leur peur et à l'inhibition de leur discours, et une jouissance individuelle dont on ne peut qu'imaginer analytiquement la teneur, l'analysé y trouvant un soulagement à des peurs non fondées et l'analyste de même, aucun des deux n'ayant vécu l'horreur de l'OEdipe ni la terreur de la mère phallique si ce n'est en analyse.

Si l'horreur et la terreur qui semblent après coup avoir motivé une analyse peuvent être dites et modifiées par le discours intersubjectif fondé sur l'allégorie oedipienne, ce sera le souvenir-écran de l'amnésie infantile qui changera de valeur et ne sera plus là pour teinter l'actualité de manière négative. Mais cela ne changera en rien sa factualité avec ses misères, avec ses espoirs aussi.

J'aimerais pour finir mentionner trois brèves histoires : celle d'une rencontre imaginaire avec Claude qui aurait fait une analyse il y a vingt-cinq ans, celle d'Hermann qui pourrait faire une analyse vingt-cinq ans plus tard, et celle de Giuseppe qui n'en a point fait par la force des choses mais dont on devrait pouvoir en conjecturer l'hypothétique issue.

Claude travaille depuis de longues années dans une « multinationale ». Ce jour-là, alors que l'après-midi tire à sa fin, un collègue l'accoste et lui demande de lui rendre un service : porter à un client une enveloppe contenant dix mille dollars car il part en voyage le lendemain. Ce client habite l'immeuble contigu de celui de Claude. Claude, que cela ne dérange nullement, accepte volontiers.

La nuit suivante Claude rêve : dans le hall d'un aéroport, Claude erre, ne sachant pas très bien que faire. Le haut-parleur annonce : « On demande Claude au comptoir. » Il y a là une personne, au regard brillant ressenti comme légèrement interrogateur, en train d'examiner le billet : deux places en classe affaires pour l'île de..., un nom incompréhensible. On lui dit « dix mille dollars ». Claude tend aussitôt l'enveloppe. Puis on ajoute d'un air entendu : « Porte neuf, dans vingt minutes, j'y serai. » Claude s'étonne de cette surprenante avance et d'avoir dix-sept ans.

Au réveil son conjoint s'étire et lui demande comment s'est passée sa nuit. « Divinement, j'ai même rêvé qu'on partait pour les îles. »

J'ai rencontré une seule fois Claude, lors d'un voyage en train. Nous avons eu une brève conversation au cours de laquelle j'ai mentionné que j'étais psycha-


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nalyste. A quoi Claude m'a dit avoir fait une analyse dans sa jeunesse. Me méfiant instinctivement de ce qu'on appelle analyse je dis : « Pendant longtemps ?» - « Oh, quatre ou cinq ans... » - « Avec succès ?» - « Je suppose »... Je m'enhardis et lui demande comment était son analyste. - «Mon analyste? C'était une analyste, gentille... elle ne disait pas grand-chose. » Je lui pose alors une question indiscrète sur le souvenir de cette expérience. Un bref silence puis : «Je crois que j'ai beaucoup médit de mon père... le pauvre !» Notre dialogue s'est arrêté là, nous entrions en gare.

Sa dernière réflexion concernant son père me paraît particulièrement intéressante. Elle pointe sur deux dangers qui guettent l'analyste. Le premier réside dans le fait que l'analyste à qui l'analysé fait confiance risque d'être investi d'un pouvoir illusoire qui démotive l'analysé, lequel se remet à lui pour faire avancer le traitement. Tant que l'analyste ne se prononce pas ou demeure silencieux pour des raisons personnelles, il ne sait pas encore que dire, il n'a pas encore fait son choix en connaissance de cause, l'analysé peut s'estimer dédouané, s'étant débarrassé des critiques de sa conscience en les prêtant à l'analyste. L'analyse risque alors de s'éterniser.

Le second concerne la collusion possible entre l'analysant et l'analyste pris cette fois-ci dans son propre rôle d'analysant, auquel il ne saurait du reste échapper complètement. L'analyste pourrait alors prendre pour argent comptant les accusations de l'analysant portant sur d'autres personnes, le père dans le cas présent, et visant à se décharger d'une responsabilité ou d'une culpabilité qu'il ne saurait assumer pour l'instant. Le risque encouru est celui d'un système où la délation est encouragée avec la bénédiction de l'autorité confondue avec une « bonne mère », un système dont on connaît la perversité et qui correspond sans doute à des tendances propres à l'être humain en général. L'analysé-analysant s'en contente comme dans le cas précédent et Panalyste-analysant aussi en approuvant ou en plaignant son analysant, ne s'apercevant pas qu'en cela il se l'attache au prix de ses propres projections. Un procédé particulièrement bien rodé dans les anciens pays satellites de l'URSS : la délation est encouragée par le tyran local, lequel démontre par là une servilité zélée vis-à-vis des caprices du dictateur dont son pays et sa vie dépendent. Ici l'analyse risque également de s'éterniser, mais dans un système plus pervers que le premier, vu la participation inconsciente de l'analyste. En laissant dire le délateur, il fait preuve d'une bienveillante naïveté psychothérapeutique qui soulage sa conscience face à ce qu'il se cache à lui-même, à savoir son assujettissement aune technique dont les fondements théoriques lui échappent. Ici aussi l'analyse risque de s'éterniser. Ou de s'interrompre, personne n'y trouvant son compte ; ce qui sans doute serait la solution la meilleure.

Une autre remarque concerne le sexe des analystes et des analysants. Personnellement je suis convaincu que cela ne change pas grand-chose et j'ai l'im-


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pression que mes capacités d'analyste ne dépendent pas du sexe de la personne à qui j'ai à faire, ni du mien. Claude peut indifféremment être homme ou femme et avoir fait son analyse avec un homme ou avec une femme. Pourtant leur sensibilité ne saurait être la même. Faut-il dès lors tenter sa chance avec les deux ? Une tranche avec l'un, une seconde avec l'autre ? C'est une solution. La remarque de Claude est significative à cet égard. Pourquoi préciser que l'analyste était une femme? Remarque insignifiante?... Non, sans doute. Un regret? Avec un homme cela aurait été mieux ? Je ne le pense pas. Je ne crois pas que le manque de pénis soit la caractéristique de la femme ni que le masochisme érotique soit son lot. J'imagine plutôt que cela veut dire avec une femme seulement, comme avec un homme seulement, traduisant par là l'indépassable regret de n'être pas du sexe qu'on n'a pas. L'analyste n'a pas réponse à tout ou peut-être a-t-il réponse à tout ! Si je pense pouvoir être un analyste décent, quel que soit le sexe de mes analysés et ceci non sans raison, à savoir notamment que l'amnésie infantile est due, selon nos théories, au sexuel et non pas au genre sexuel, il ne manquera pas d'analystes pour montrer du doigt mon omnipotence : je suis d'un seul sexe et je prétends pouvoir analyser les deux sexes indifféremment. La libido devient-elle un concept vital du genre jungien ? Pourtant c'est bien Freud qui n'a jamais éprouvé le besoin de préciser le genre de la pulsion libidinale, indifféremment masculine ou féminine.

N'est-ce pas là un autre apport à une métapsychanalyse ? Si la pulsion a comme objet-source l'autre, quel que soit son sexe, elle a comme but la «jouissance du dit», une jouissance qui tient à ce dit qui est le fait de ces deux corpset-âmes en présence mais qui n'a rien d'un passage à l'acte sexuel masculin ou féminin éludant le dit.

Freud cite à deux reprises un rêve très simple et bien connu de tous pour étayer ses propositions contenues dans L'interprétation des rêves. Je reprends ici sa démonstration telle que je crois l'avoir comprise :

Il s'agit d'Hermann 1, âgé d'à peine 24 mois, à qui l'on demande de porter une corbeille de cerises à un oncle dont on fête l'anniversaire. Il a eu l'autorisation de manger une cerise et s'exécute apparemment sans histoires. Le lendemain matin Hermann dit : « Hermann manger toutes les cerises. » Freud conclut que l'enfant raconte un rêve qu'il a eu la nuit précédente et que les rêves si précoces montrent la satisfaction du désir de manière particulièrement claire, sans recourir aux condensations et déformations qui les rendront si énigmatiques par la suite.

La métapsychologie nous propose l'explication suivante: Hermann a éprouvé du déplaisir à ne pouvoir manger les cerises interdites. Pendant son

1. S. Freud, L'interprétation des rêves, chap. III, PUF, 1967.


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sommeil il résout son problème en satisfaisant son désir au moyen d'un rêve. On dira qu'il hallucine la satisfaction du désir, selon le modèle de la satisfaction du besoin. Ce qui lui permet, d'après Freud, de bien dormir. Le rêve est le gardien du sommeil. Voilà pour le principe du plaisir.

Mais, au réveil, Hermann va se trouver confronté au principe de réalité. Il n'a rien mangé du tout pendant son sommeil et sa satisfaction se révèle vaine, il va lui falloir temporiser et tenir compte de la réalité s'il veut satisfaire vraiment son désir, et de plus il est probable qu'il n'y arrivera jamais, tout pris qu'il est dans toutes sortes de désirs contradictoires. Le principe du plaisir, avec sa satisfaction immédiate, intemporelle, une fois confronté à la réalité matérielle, ou à son concept, le principe de réalité, va devenir un principe du moindre déplaisir, et c'est là une importante acquisition socioculturelle ou humaine.

Toutefois, si la réalité est telle que nous allons mourir demain, corps et âme, la seule satisfaction possible est celle du carpe diem. Attendre une seconde, et le plaisir, la satisfaction, risquent de nous échapper à jamais. L'unique solution rationnelle pour Hermann réveillé devrait être de manger les cerises sur-lechamp, immédiatement, quitte à les voler, à tuer celui qui les lui refuserait et à finir ses jours en prison. Repousser la satisfaction au nom de la réalité extérieure est une aberration sauf si l'âme est immortelle, ce que précisément lui refuse l'instinct de mort.

C'est ici d'une théorie objectivante, scientifique entre guillemets, qu'il s'agit ; une théorie proposée par Freud, mais qui ne tient pas compte de ce que Freud, psychanalyste, a découvert ou nous a fait découvrir, à savoir, la subjectivité ou mieux l'intersubjectivité de l'expérience. Elle en est détachée. Notamment le transfert en est absent. Elle est métapsychologique. On peut entendre ici par métapsychologie une psychologie psychanalytique, soit psychologique, rationnelle et objective.

Si maintenant je considère cet épisode selon une optique métapsychanalytique, une optique imprégnée de cet intersubjectivisme ou de cet irrationnel, de cet illogisme qui caractérise la relation psychanalytique, je l'envisagerai de la façon suivante :

Hermann, mécontent d'avoir à obéir à ses parents qui l'obligent à faire plaisir à cet oncle en le privant de ces cerises délectables, rêve une satisfaction à la fois plus psychique et plus significative que celle de manger les cerises, il rêve la disparition pure et simple des gêneurs, de son oncle et de ses parents. Ce sont eux les représentants latents de la réalité qui vient empêcher la satisfaction et qu'Hermann supprime, nie, fait disparaître, pour commettre son forfait manifeste, manger toutes les cerises. Le rêve est une satisfaction psychique meurtrière. Ce n'est pas une solution qui lui permet de bien dormir, c'est une solution qui n'en est pas une puisqu'il s'en souvient au réveil et qu'elle le pousse à raconter


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son rêve à ses parents. Et que voit-on ? Hermann jubile en le racontant, ses parents sont vraisemblablement en admiration devant leur fils si astucieux et Freud s'enthousiasme d'autant. C'est « la jouissance du dit». Jouissance à propos de laquelle un psychanalyste s'apercevra après coup qu'en disant ce rêve, en le disant aux autres, Hermann ne tue personne et que le forfait n'est qu'un rien, forfait dont, en l'occurrence, ni Freud ni les parents ne prennent ombrage, n'en ayant pas eu conscience au moment du récit. Quant à la réalité matérielle, peu importe si plus tard Hermann mange des cerises, du chocolat ou des endives. Si pour l'analyste le rêve peut être réalisation d'un désir, c'est bien lorsque l'analysant s'en est souvenu pour le lui dire et qu'ils y trouvent soudain tous deux le plaisir de découvrir ce qui leur était inconscient. Le crime n'a pas été commis « en réalité ».

Freud a proposé l'allégorie du complexe d'OEdipe pour dire l'impossibilité de la satisfaction du désir et la nécessité de ne pas céder au danger de l'attrait de ses sirènes faussement satisfaisantes, donc de continuer à désirer. Avec cet épisode, on s'aperçoit que la parole fonctionne bien chez Hermann, que le dialogue si bref ou si unilatéral soit-il entre Hermann et ses parents ou Hermann et Freud passe bien, et c'est là une impression qu'on retrouvera à l'occasion en analyse. Une impression toute subjective mais partageable, intersubjective. Les deux analysants jouissent de ce qu'ils se sont dit comme de la manifestation d'un fonctionnement satisfaisant, les choses bougent au lieu d'être bloquées.

Et le complexe d'OEdipe se ht dans cette histoire: Hermann commet le meurtre, l'homicide, c'est la disparition des autres. Il commet l'inceste, il mange le fruit défendu. Il est châtré : tout cela n'est qu'un rêve. La satisfaction oedipienne est impensable. Et pouvoir le dire, se le dire, c'est une jouissance partagée au lieu de le vivre dans l'impasse de la solitude.

Ceci m'amène à la question que me pose Giuseppe.

Il s'agit du rêve de Giuseppe Tartini commenté par Oliver Wendell Holmes en 1870 et mentionné par David Bakan dans son livre Freud et la tradition mystique juive : Tartini aurait entendu en rêve le diable lui jouer une merveilleuse sonate. Au réveil, il s'empresse de la transposer. Holmes conclut à juste titre que le diable n'est autre que le compositeur. Tartini, violoniste et compositeur du début du XVIIIe siècle, est effectivement l'auteur d'une sonate dite Le Trille du Diable. Pourtant pour l'analyste cette logique impeccable, qui fait fi de toute parapsychologie et de toute transcendance, me paraît par trop réductrice. Le Diable n'est pas Tartini, il représente la Transcendance interne, ce « Je qui n'est pas moi, Tartini », cet Inconscient qui précisément lui est inconscient.

Qu'un analyste à qui Tartini raconterait son rêve lui dise que le diable n'est autre que lui-même ne fera que pousser Tartini à acquiescer intellectuellement le cas échéant, histoire de ne pas faire d'histoires, mais le diable ne deviendra pas


Faut-il se souvenir de son analyse ? 1213

Tartini pour autant. Et à supposer que Tartini ait fait une analyse réussie, que peut-on en attendre ? A mon avis, certes pas qu'il ait perdu ses talents de compositeur ni qu'il ait cessé de rêver au diable. Ce qu'on peut espérer sera, selon moi, que Tartini, fort de ses nouvelles convictions concernant les origines intersubjectives de ce diable d'OEdipe, n'en ait plus peur et davantage qu'il puisse se réjouir à l'idée d'avoir à nouveau de tels rêves. Et ses convictions seront fondées sur l'expérience de « la jouissance du dit », de ces moments où lui et son analyste saisiront avec sidération - cet Einfall dont parle Freud - que le diable est là, entre eux deux, comme valeur commune, qu'il est, que diable ! Dieu, père et mère, angelot. Ce qui peut être dit aussi en termes métaphoriques de phallus ou d'OEdipe, et le diable une fois ainsi nommé permettra, si la théorie métapsychanalytique correspond bien à l'expérience, à Tartini et à son analyste de cesser de s'entre-tuer ou de s'entre-désirer comme si l'un n'était que le diable de l'autre. N'est alors à faire que le deuil du désir d'un diable réalisé. Inutile d'ajouter que, telle que l'histoire nous est rapportée, on ne voit pas pourquoi Tartini aurait eu besoin d'une analyse.

Heureusement pour nous, même les mieux analysés d'entre nous continueront à rêver de choses qui leur sont totalement étrangères, à s'en étonner, à s'en désintéresser, et la jouissance d'avoir pu se les dire comme dégagement du conflit intersubjectif aura au moins eu comme conséquence de n'avoir plus à redouter leur intrusion. L'analyste le plus biologisant, le plus « neuroscientifique » (si cela n'est pas une contradiction dans les termes) de même que le scientifique le moins porté à l'analyse, ne pourront jamais réduire le mystère de notre inconscient, de notre je transcendant à nous-mêmes, à moins de nous réduire à autre chose ou au silence.

Ceci ne fait pas de nous des parapsychologues pour autant puisque notre science se veut à la fois méthodique, ciblée et transmissible, et que si elle ne nie ni l'incertitude ni le doute (ce que les parapsychologues nieront), elle ne décidera pas non plus de l'existence du diable (ce à quoi croiront les parapsychologues), mais en parlera en d'autres mots, phalliques ou oedipiens.

Olivier Flournoy

45, avenue de Champel

1200 Genève, Suisse



Le temps d'après Florence GUIGNARD

« La séance est levée »

Deux êtres humains interrompent leurs rencontres.

Des années durant, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, ils s'étaient retrouvés trois, voire quatre fois par semaine pour se préoccuper ensemble de ce que le premier avait pu transmettre au second, au travers de ses mots et de ses silences, du plus intime de lui-même, de ses proches du présent et du passé, de ses désirs et de ses angoisses, de ses rêves et de ses hontes les plus misérables.

Des années durant, le second - l'analyste - s'était attaché à se représenter, au travers de son écoute, les divers sens qu'avaient pris, au fil du temps, les mots et les silences du premier - l'analysant. Grâce au transfert dont il avait été l'objet, et au travers de la répétition qui était advenue, jour après jour, pour solliciter et masquer à la fois ses propres représentations, aiguiser et brouiller sa propre pensée, faciliter et entraver sa capacité à saisir de quels affects lui-même avait été traversé dans son contre-transfert - qu'on entende celui-ci au sens large ou étroit - il avait tenté, l'analyste, d'écouter et de saisir la force pulsionnelle de l'analysant, dans tous les états de celle-ci.

Il avait pu se faire que l'analysant, projetant sur l'analyste une vie qui ne se pensait pas, s'accrochât au fonctionnement psychique de ce dernier comme à une bouée de sauvetage. Il avait pu arriver aussi qu'il l'attaquât verbalement avec la haine la plus viscérale qui soit, ou encore, qu'il se plaignît sans fin de n'être point entendu.

Il avait pu se faire que l'analyste éprouvât des sentiments d'estime et d'affection pour l'analysant, mais aussi qu'il évoquât avec gratitude Winnicott qui, en nommant « la haine dans le contre-transfert », a tellement soulagé la culpabilité

Rev. franç. Psychanal., 4/1997


1216 Florence Guignard

de tous ceux qui l'ont connue un jour - et il n'est pas d'analyse, à mon sens, où cette haine n'apparaisse.

Des années durant, ces deux-là avaient parcouru en tous sens un espace à géométrie variable, tantôt vertigineusement étendu, tantôt rétréci comme une peau de chagrin. Au travers de leurs mots sertis dans leurs silences, ils avaient traversé le chaud et le froid, le sublime et l'immonde. L'analysant avait mené le jeu, l'analyste avait suivi ou résisté, selon les besoins de la situation analytique dans laquelle il avait été déterminé à maintenir l'analysant.

Un fil, puis plusieurs, s'étaient tissés entre eux et en chacun d'eux, dans leurs différences irréductibles et leur communauté incontournable d'êtres humains.

Un jour, le « temps d'après » avait été mis en perspective ; un autre jour, son avènement avait été décidé pour une date précise. Et le voici qui survenait, ce « temps d'après », renvoyant l'analyste comme l'analysant à quelque chose qu'ils avaient mis jusqu'alors en commun : la solitude inhérente à l'altérité.

Ce «temps d'après» n'allait plus appartenir au champ de leur relation. Chacun d'eux allait devoir découvrir seul la signification qu'il aurait pour lui et pour lui seul. Le temps de l'analyse allait appartenir à leurs passés respectifs, la nostalgie 1 allait changer de terrain.

Temps de vie, temps du sens

Comment, d'ailleurs, en était-on arrivé là ?

La «résolution du transfert» signifierait-elle que le désinvestissement et l'ennui avaient envahi le champ des rencontres analytiques ? - mais alors, que penser de la valeur des affects retrouvés par l'analysant dans le travail analytique? que penser de la modification qualitative de ses liens avec ses objets internes ? qu'augurer de ses investissements pulsionnels et émotionnels futurs ? Et comment être certain qu'un tel désinvestissement n'est pas défensif ?

La « réussite de l'analyse » signifierait-elle que les deux protagonistes de la cure - ou même, seulement l'un des deux, et alors, lequel ? - éprouverait une satisfaction pleine et entière quant au travail accompli - mais alors, comment concilier ce critère économique, voire marchand, avec les lignes de force du travail analytique que sont la désidéalisation, le travail de deuil et le renoncement aux objets oedipiens ?

A contrario, que pourrait signifier un « échec de l'analyse » pour ce « temps d'après » ? Pourrait-on imaginer un temps analytique qui n'aurait rien fait bou1.

bou1. Schmid-Kitsikis, La nostalgie du temps présent, le temps présent de la nostalgie, RFP, numéro spécial Congrès, 1997.


Le temps d'après 1217

ger, ni chez l'un, ni chez l'autre, de leurs investissements et de leur vision du monde, fût-ce en négatif?

Je me propose de considérer ici le « temps d'après » comme un « temps de vie », aussi bien pour l'analyste que pour l'analysant, ce qui a pour première conséquence de replacer également le « temps de l'analyse » comme un « temps de vie » pour chacun d'eux. Et c'est là que viennent se heurter, irréconciliables, le temps fini du fonctionnement psychique organisé et le temps infini de l'Inconscient.

Ainsi, si mobilisé qu'il ait pu être, et compétent, et efficace, et inspiré dans ses interventions, l'analyste peut-il se découvrir un jour au bout de son investissement ou de ses capacités à rechercher du sens dans le matériel proposé par l'analysant.

De même, si dépendant qu'il ait pu être dans sa souffrance, si révolté dans ses revendications, si émerveillé dans la découverte de ses capacités d'amour perdues, l'analysant peut-il se retrouver un jour au bout de son investissement de la recherche d'un sens, content d'être mécontent de ce qu'il a fait de son sort, soumis sans joie ni désespoir à la réalité.

C'est là, au coeur de ce désenchantement, que va pouvoir commencer le «temps d'après». Ce dernier tient à la fois du cauchemar et du rêve, de la mort individuelle et de la poursuite séculaire du processus de vie humaine sur la planète.

Si l'on entend bien Freud dans «L'analyse avec fin et l'analyse sans fin» 1, c'est par abus de langage que l'on fait coïncider la terminaison de l'analyse, qui est un processus psychique, avec la cessation des rencontres entre l'analyste et l'analysant, qui est un fait concret.

Néanmoins, il existe bien, au sein même des conflits constitutifs des processus psychiques, quelque chose de l'ordre violent de l'interruption; il s'agit de l'attaque contre les processus de liaison 2, attaque qui intervient toutes les fois que le sujet désinvestit la recherche de sens.

C'est dire que ces attaques concernent tous les temps de la vie humaine et donc, pour le thème qui nous occupe ici, aussi bien le « temps de l'analyse » que le « temps d'après ». Il y a des gens qui continuent l'analyse jusqu'à cette interruption, définitive pour eux, que constitue leur mort, tandis qu'il y en a d'autres qui, tout en continuant d'aller voir leur analyste plusieurs fois par semaine, ont interrompu depuis longtemps leur fonctionnement analytique : cela s'appelle la RTN - réaction thérapeutique négative 3.

1. S. Freud (1937), « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin ».

2. W. R. Bion (1959), Attacks on linking, Réflexion faite, Paris, PUF, 1983.

3. J. Bégoin et F. Bégoin Guignard, Réaction thérapeutique négative, envie et angoisse catastrophique, Bull. Fédération européenne de psychanalyse, n° 16, p. 1-18, 1981.


1218 Florence Guignard

La douleur de penser

Traiter du «temps d'après» prend donc deux significations, toutes deux valables d'ailleurs aussi bien pour l'analysant que pour l'analyste :

a) soit il s'agit de traiter du devenir du fonctionnement psychique d'un sujet qui a cessé de s'intéresser à sa vie psychique, fût-il encore dans une situation analytique ;

b) soit il s'agit de traiter du devenir du fonctionnement global - y compris psychique - d'un sujet qui a interrompu ses rencontres analytiques avec un autre sujet.

Ce n'est que dans une perspective asymptotique que ces deux significations se rejoignent, l'idée générale étant alors de savoir à quel moment la mort gagne sur la vie à l'intérieur d'un individu.

a) Le modèle d' « analyse réussie » proposé de façon un brin provocante par Michel de M'Uzan 1 - en opposition avec ce qu'il nomme la « maladie postanalytique » - me paraît convenir absolument à ma description du fonctionnement psychique d'un sujet qui a cessé de s'intéresser à sa vie psychique, fût-il encore dans une situation analytique. Or, il me paraît évident de situer cette description dans le registre du négatif de l'analyse. Si, comme le propose le modèle d' «analyse réussie», les critères de «guérison» sont constitués par «la victoire du refoulement» et «l'impossibilité à fonctionner en identification primaire et à métaphoriser », il s'agit donc bien, pour le psychanalyste, d'oeuvrer à la victoire du négatif de la vie psychique. L'analysant sortirait de la cure analytique guéri à tout jamais de la vie psychique, comme on serait guéri à tout jamais de l'amour ou de la rougeole.

Aussi désagréable que soit cette perspective pour une assemblée de psychanalystes, elle se vérifie, hélas, non seulement dans l'observation de la vie courante et des forces qui mènent le monde, mais également à l'intérieur même de ce qu'il est convenu de considérer comme le domaine de la « chose psychique » : en témoigne l'efflorescence des techniques de « thérapies brèves » et autres « cri primai » : c'est bien chez ceux qui sont, culturellement, les plus proches de la psychanalyse en raison de leur intérêt pour le psychisme que s'est produit le courtcircuit. A mon sens, ce court-circuit, qui produit de la non-pensée, est dû à une recrudescence défensive de l'incidence de la mentalité de groupe sur l'organisation oedipienne remaniée par l'analyse. Obtenue dans ces conditions, «la paix

1. M. de M'Uzan, voir son texte dans ce même numéro de la RFP, 1997.


Le temps d'après 1219

des consciences et des peuples » dont parle M. de M'Uzan, me paraît constituer une bascule de 180° des processus de pensée dans la mentalité de groupe.

Cette réalité prend un sens particulièrement douloureux en ce qui concerne le sens de la vie du psychanalyste : aurait-il donc passé les plus belles années de sa vie à produire du négatif?

Tout en me révoltant profondément contre cette idée, deux événements personnels me font incliner à le croire - du moins si l'on s'en tient à cette perspective :

Le premier événement est un rêve, dans lequel je me retrouvais responsable d'un département de médecine et où j'apercevais avec horreur tout le personnel soignant en train de maltraiter et de démembrer les patients confiés à leurs soins. Je me trouvais évidemment impuissante à les en empêcher. Racontant ce rêve, lors d'une conversation amicale, à un éminent collègue qui est mon aîné, celui-ci me fît, avec un demi-sourire, le commentaire suivant : « C'est la représentation du travail ordinaire du psychanalyste, lorsque celui-ci commence à avoir beaucoup d'expérience ! »

Le second événement survint un jour où, parlant tranquillement avec mes enfants adolescents de projets concernant leur avenir, l'un d'eux s'exclama : « En tout cas, nous ne serons pas psychanalystes ! Vous nous avez, papa et toi, interdit de le devenir ! » Légèrement interloquée de retrouver, dans le Surmoi de mes enfants, une image de moi aussi interdictrice pour ce domaine précis, je m'aperçus cependant que, sans avoir le souvenir de leur en avoir jamais parlé effectivement, je concevais bien mon engagement analytique comme un travail à visée réparatrice de certains événements de mon passé, personnel et familial; dans cette perspective, j'étais consciente de mon souhait que mes enfants puissent être libérés, du même coup, d'un certain poids de ce passé, afin de consacrer leur existence à développer leurs dons et intérêts personnels, s'occupant avant tout de leur propre problématique dans leur analyse personnelle.

Était-ce à dire, pour autant, que je les espérais inconsciemment « débarrassés de la chose psychique » ?...

Ces deux expressions de la pulsion de mort à l'intérieur même d'investissements dont la Mischung 1 ne me paraissait pourtant pas tellement aléatoire permettent de relativiser l'idéalisation dans laquelle le psychanalyste peut tenir ces deux métiers, « impossibles » selon Freud, que sont la parentalité et la psychanalyse - m'estimant encore heureuse qu'il ne me faille pas considérer le troisième, le gouvernement !

b) Néanmoins, et pour le sujet qui nous intéresse, l'Idéal du Moi du parent comme celui du psychanalyste - et, asymptotiquement, celui des fonctions de

1. F. Guignard, Épître à l'objet, PUF, coll. «Épîtres», 1997.


1220 Florence Guignard

gouvernement - requiert que nous nous penchions également sur l'autre versant du « temps d'après » : le devenir du fonctionnement global - y compris psychique - d'un sujet qui a interrompu ses rencontres analytiques avec un autre sujet.

Considérée sur ce deuxième versant, l'analyse «réussie», «bouclée», «achevée», telle qu'elle est décrite par M. de M'Uzan, constituerait un formidable handicap à la simple poursuite du fonctionnement psychique, non seulement du sujet analysé, mais également du psychanalyste.

En effet, - et pour reprendre ses propres termes - « la victoire du refoulement » et « l'impossibilité à fonctionner en identification primaire et à métaphoriser » placeraient le sujet en situation de totale rupture d'avec son Inconscient. Une analyse réussie amènerait-elle à « surfer » sur l'ics ?

Une telle conception impliquerait une vision développementale selon laquelle les processus primaires et les identifications primaires seraient des phénomènes épuisables. Qu'en serait-il alors de la poussée pulsionnelle constante, de la. qualité inépuisable de l'ICS et du Vif de l'infantile 1 ?

Plus concrètement, comment imaginer la manière dont de tels sujets « analysés » traiteraient les problèmes qu'ils ne manqueraient pas de rencontrer dans la suite de leur existence ? Si l'analyse les avait coupés de leurs identifications primaires, cela impliquerait que l'intuition leur ferait désormais totalement défaut et que, par conséquent, leurs capacités de représentation et de communication seraient celles d'un ordinateur : limitées, répétitives et virtuelles. Le rêve, enfin, n'aurait plus cours dans un tel fonctionnement, que l'on ne saurait d'ailleurs plus même qualifier de « psychique ».

Cependant, nous l'avons vu, le modèle provocateur de M. de M'Uzan n'est pas sans pertinence, en ce qu'il désigne les effets négatifs de l'utilisation de la technique psychanalytique. En tant que tel, il doit être pris très au sérieux dans notre réflexion sur le devenir de la psychanalyse.

Le fonctionnement psychique : une maladie ?

Certains sujets cependant - dont nous sommes en principe - investissent durablement le fonctionnement psychique et considèrent que leur cure analytique leur a apporté une ouverture inappréciable dans ce domaine. Ils y ont trouvé l'essence même de la condition humaine et ont continué avec passion à s'intéresser au sens que pouvait prendre le cours des événements psychiques qui survenaient dans leurs rêves et dans leurs relations avec leur entourage. Ils y ont

1. F. Guignard, Au Vif de l'infantile, Lausanne et Paris, Delachaux & Niestlé, 1996.


Le temps d'après 1221

puisé le courage de faire face aux chagrins quotidiens comme aux deuils majeurs inhérents à toute existence, aux frustrations mineures comme aux traumatismes graves. Abandonnant l'espoir de pouvoir réparer leurs traumatismes passés, ils ont accepté de vivre malgré leurs profondes blessures et même avec elles, sans les utiliser davantage comme ce terrible abri narcissique qui, auparavant, les protégeait au prix de les couper de la vie. Leurs capacités de figuration, notamment dans leurs rêves, témoignent de ce que leur « image de soi » - c'est-à-dire, tant de leur Moi que de leurs objets internes - s'est profondément modifiée. Leur assise narcissique s'est installée sur la base d'une meilleure relation de leur Moi à des objets internes moins destructeurs et moins détruits, ils ont retrouvé ou renforcé leurs capacités d'aimer la vie et les êtres qui la peuplent, dans une perspective moins masochique et plus généreuse à la fois. Leurs désirs et les objets de leurs désirs se sont modifiés, l'éventail de leur plaisir de fonctionnement s'est ouvert, souvent de façon considérable, ce qui leur a permis de découvrir en eux des potentialités encore inexplorées. Leurs identifications sont devenues moins frileuses, entraînant une meilleure intégration de leur bisexualité psychique. Le roc de la temporalité circulaire de l'Inconscient a fait meilleur ménage avec le sable de la temporalité linéaire du système PCS/CS. Il en a été de même de l'alliance des mécanismes psychiques de base - clivage/déni/idéalisation/identification projective - avec les processus psychiques de l'ordre du refoulement. Ainsi, l'ensemble du fonctionnement psychique a-t-il pu retrouver, voire découvrir, une meilleure liberté d'échange avec le principe organisateur inhérent aux pulsions.

Si cette description entre dans la catégorie de la «Maladie Post-Analytique » de M. de M'Uzan, que vive la MPA !

« Le reste et la dépouille »

Cependant, pour parvenir à ce fonctionnement optimum, il n'en reste pas moins que les sujets qui ont pleinement utilisé leur expérience de la cure analytique ont dû passer, un jour, par l'expérience de l'interruption de leurs séances d'analyse. Afin d'examiner ce moment de césure, je reprendrai la belle expression, «le reste et la dépouille», de l'exposé de Dominique Arnoux, qui s'est interrogé fort subtilement sur le devenir de l'un et de l'autre dans 1' « après » de l'analyse.

Pour paraphraser la formule de Freud - «la vie est peu de chose, mais nous n'avons qu'elle» -je dirais que «l'analyste est peu de chose, mais l'analysant n'a que lui ». Que restera-t-il, dès lors, de l'analyste dans le souvenir de l'ex-analysant? Que signifie «faire le deuil d'un objet de transfert», si l'on tient déjà pour acquis que toute l'analyse peut être conçue comme un travail


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de deuil des objets primordiaux et oedipiens, au travers, précisément, de leur projection sur l'analyste ?

Si l'on entend par « reste » ce qui a échappé à l'analyse dans la cure, je serais tentée de penser que, dans la mesure où la fonction analysante de l'analyste a pu être suffisamment introjectée, ce « reste » va alimenter la poursuite du fonctionnement analytique du sujet dans le «temps d'après», en raison même de la poussée pulsionnelle permanente, issue de l'inépuisable de l'Inconscient.

Reste la «dépouille», et là, il s'agit d'un travail de deuil véritable et très particulier. Deuil de la personne de l'analyste certes, mais surtout, redoublement du deuil de cette «réincarnation» des objets internes que celui-ci s'est trouvé représenter tout au long de la cure. C'est là qu'il importe que le sujet ait suffisamment « fait la paix » avec ses objets internes pour pouvoir enterrer, dans un souvenir acceptable, la personne qui les a « portés » sur elle et en elle durant tant d'années.

Se pose donc ici la question du refoulement post-analytique, qui fait partie des acquis de la cure psychanalytique. Et, plus précisément, la question de savoir ce qui est refoulé : contenu ? ou contenant ?

J'entendrais par « contenu » la forme prise dans le passé névrotique par les fantasmes dits « originaires » - vie intra-utérine et scène primitive dans l'espace du maternel primaire, séduction et castration dans l'espace du féminin primaire.

J'entendrai par « contenant » le fonctionnement psychique lui-même qui, à partir des pulsions, repropose, dans « le temps d'après » et la vie durant, lesdits fantasmes à l'élaboration du sens des situations, non seulement du présent, mais aussi du passé, jamais épuisé en raison de ses liens avec la poussée pulsionnelle constante et l'Inconscient.

Il serait cohérent de penser que le contenu va être refoulé - pour ressurgir constamment en retour - et souhaitable que le contenant passe dans l'introjection identificatoire du sujet à la fonction analysante de l'analyste. Comme en témoigne l'expérience des « secondes tranches » de travail analytique, cette fonction gardera, à n'en point douter, la marque de la personnalité et du style de l'analyste.

Cependant, l'analyste devra renoncer à observer lui-même ces processus, qui sont très spécifiquement ceux du « temps d'après ». Même s'il entrevoit leurs prémisses dans ce que César Botella désigne comme «le processuel qui s'instaure avec l'amenuisement du transfert», les attaches transférentielles résiduelles, encore présentes jusqu'à l'interruption des rencontres analytiques, continueront à constituer des appels à la répétition qui masqueront à tout jamais à l'analyste « le temps d'après » de son analysant.

Ainsi, le travail de deuil de l'analysant a-t-il son double en miroir chez l'analyste: c'est le travail de mise à mort de lui-même. Là réside la limite


Le temps d'après 1223

extrême de l'abstinence analytique : plutôt que d'être à l'égard de son analysant dans un esprit messianique, l'analyste doit accepter «qu'il croisse et que je diminue ».

C'est à ce point extrême que devient agissante, chez l'analyste, ce que je n'hésiterai pas à appeler sa passion pour l'analyse. Pour reprendre dans cette perspective l'évocation, par Sarà Botella, de «l'Ile du Jour d'Avant» de U. Eco, je dirai que l'activité.analytique, quotidien de l'analyste, implique pour celui-ci une situation existentielle de crête, sur le fil du rasoir, qui tienne en respect aussi bien la conscience du temps qui passe que l'éternité de l'instant.

Florence Guignard

80, rue Taitbout

75009 Paris



Trente méthodes pour détruire la créativité des analystes

en formation

Otto F. KERNBERG

Il y a de cela quelques années, dans le cadre d'une discussion avec un collègue sur les différentes façons de favoriser la créativité des analystes en formation, ce collègue me dit en souriant : « Le problème n'est pas tant de favoriser la créativité mais plutôt d'essayer de ne pas inhiber la créativité inhérente à la nature de notre travail» (Lore Schacht, communication personnelle). Cette remarque a réactivé chez moi toute une série de souvenirs et d'observations liés à ma pratique de l'enseignement de la psychanalyse dans différentes sociétés et instituts. J'ai décidé de rassembler ces observations, d'en discuter avec des collègues et finalement de présenter, sous un angle négatif, ce qui s'avère être en définitive un plaidoyer pour la créativité psychanalytique. Pour une approche positive de ces questions, je renvoie le lecteur à un article de 1986 dans lequel j'ai analysé de façon systématique le rapport entre la structure organisationnelle et le fonctionnement des instituts de psychanalyse, d'une part, et leurs effets sur l'enseignement de la psychanalyse, de l'autre. En tant qu'il offre une excellente vue d'ensemble des problèmes que pose actuellement l'enseignement de la psychanalyse, le résumé de Wallerstein (1993) de la Ve Conférence des analystes didacticiens de l'API (Buenos Aires) peut servir de toile de fond à ce qui va suivre.

La liste que j'ai établie sur les différentes façons d'inhiber la créativité des analystes en formation est loin d'être exhaustive, bien qu'elle semble recouvrir, du moins je l'espère, les principaux aspects de la question. Voici donc les conseils que je peux donner sur la façon d'inhiber la créativité des analystes en formation dans nos instituts :

1 / Ne pas répondre suffisamment rapidement aux demandes d'admission ; ralentir le rythme des admissions ; tarder à transmettre les informations aux canRev.

canRev. Psychanal, 4/1997


1226 Otto F. Kernberg

didats, ce qui contribuera en retour à ralentir la progression des candidats. Si cette progression est rendue systématiquement lente et pesante, si le mémoire clinique des candidats est soumis à d'innombrables révisions et si, en particulier, l'expérience de leur progression est systématiquement émaillée de longues périodes d'attente et d'incertitude, les candidats auront tendance, à leur tour, à tarder à répondre et à prendre des initiatives. Plus le processus d'admission et de progression est lent, plus les candidats auront tendance à différer leur demande d'homologation du cursus et leur demande pour devenir membre de la société et plus ils tarderont - dans le meilleur des cas - à produire des contributions scientifiques.

2 / On pourra tirer parti des écrits de Freud pour supprimer chez les candidats l'intérêt qu'ils pourraient porter à leur propre pensée. Les professeurs doivent insister pour que les candidats lisent attentivement l'oeuvre de Freud, dans l'ordre chronologique, de façon exhaustive, et s'assurer qu'ils étudient sa théorie point par point. Us doivent également communiquer clairement l'idée que les étudiants doivent surseoir à toute analyse critique des conclusions de Freud jusqu'à ce qu'ils aient tout lu de lui (et jusqu'à ce qu'ils aient acquis une expérience bien plus grande et une connaissance bien plus étendue dans le domaine de la psychanalyse). Pour commencer, ils doivent savoir ce que pensait Freud dans les moindres détails ; il est donc conseillé de dissocier l'enseignement des écrits de Freud de tous travaux critiques contemporains ou extérieurs consacrés à son oeuvre, de toutes controverses actuelles sur tel ou tel point, ou encore de tous problèmes cliniques d'actualité. La protection de l'oeuvre de Freud contre la contamination d'autres théories ou travaux critiques fera des merveilles pour détourner petit à petit l'intérêt des candidats des développements de la pensée psychanalytique.

Il faut que les professeurs aient présent à l'esprit que ce qui doit être enseigné et mémorisé ce sont les conclusions auxquelles Freud est parvenu, et non le processus de sa pensée : en fait, si les élèves acquièrent une connaissance de la méthodologie de la pensée de Freud, qui était incontestablement révolutionnaire, cela peut entraîner des identifications dangereuses à son originalité et invalider l'objectif poursuivi, consistant à se centrer uniquement sur les conclusions de Freud (Green, 1991).

3 / Pour endiguer, voire supprimer, l'excitation qui pourrait naître de la lecture des écrits de Freud, il peut s'avérer utile de donner à lire, à chaque fois que débute un nouveau séminaire, certains des textes de Freud les plus créateurs et fondamentaux, d'étudier en détail tout ce que Freud dit dans ces articles connus de tous et de mettre l'accent sur les conclusions auxquelles il aboutit. La combinaison de cette répétition réassurante des aspects permanents des écrits de Freud et de l'accent particulier mis sur ces textes tout au long du cursus, finit par


Trente méthodes pour détruire la créativité 1227

rendre les élèves insensibles à ses contributions, méthode lénifiante rehaussée davantage encore par le fait de demander aux élèves de résumer par écrit les travaux de Freud, ou bien de résumer oralement pour l'ensemble des participants ce que chacun a déjà lu. Pour parfaire le tout, on peut encore organiser des épreuves dont le programme recouvre toute l'oeuvre de Freud, comme condition nécessaire à la possibilité de suivre d'autres séminaires.

4/Être extrêmement attentif aux candidats qui ont tendance à remettre en question les conceptions théoriques d'un des auteurs favoris de l'institution analytique qui est la vôtre. Faire comprendre clairement que la pensée critique est la bienvenue du moment qu'elle vient confirmer les positions du didacticien. Récompenser les élèves qui expriment un grand intérêt pour les textes que vous leur donnez à étudier (excepté, bien sûr, s'il s'agit d'écrits d' « auteurs déviants » ; car, dans ce cas, la règle veut qu'ils provoquent de la part des élèves incrédulité et indignation). Si, discrètement mais régulièrement, vous faites l'éloge des élèves qui soutiennent les positions officielles de l'institution, la tentation de développer des idées nouvelles, différentes ou divergentes sera probablement amenée à disparaître peu à peu (Giovannetti, 1991 ; Infante, 1991 ; Lussier, 1991).

5/Faire en sorte que les élèves ne participent pas trop tôt aux activités scientifiques de la société ou soient invités à des réunions où des collègues respectables risquent de faire état de leurs désaccords respectifs. En guise de justification, on peut arguer du fait qu'il est préférable que l'analyse du candidat ne soit pas troublée prématurément par des influences extérieures, en particulier par celles qui pourraient porter atteinte à l'anonymat de l'analyste didacticien. Il est toujours possible, au sein d'une petite société analytique, de justifier l'interdiction faite aux candidats d'assister aux réunions scientifiques de la société, dans la mesure où il peut s'avérer difficile pour un groupe si restreint d'éviter que les candidats et leurs analystes ne se rencontrent en dehors des séances, ce qui rend l'isolement de l'Institut de formation par rapport à l'univers scientifique de la pensée psychanalytique parfaitement légitime.

6 / Contrôler soigneusement les cours à option : ceux qui enseignent depuis peu tirent souvent parti de ces cours pour exposer de nouvelles idées. Surveiller étroitement les séminaires à option et rester attentif au fait qu'ils peuvent perturber l'approche harmonieuse et intégrée correspondant aux conceptions qui prédominent au sein de la Société ou de l'Institut de formation.

7 / Maintenir une stricte séparation entre les séminaires réservés aux analystes en formation et ceux réservés aux candidats dont le cursus a été homologué. Fort heureusement, la plupart des institutions analytiques ont une connaissance intuitive du fait qu'il est préférable que les candidats et les analystes ayant homologué leur cursus ne suivent pas le même séminaire : les premiers seraient trop susceptibles de découvrir chez les seconds les incertitudes et les remises en


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question que précisément ils apprennent à supprimer. Ceci pourrait avoir des effets négatifs sur l'idéalisation de la formation analytique et battre en brèche l'illusion de l'énorme différence qui existe entre les candidats et ceux dont le cursus a été validé.

8 / Afin de s'assurer de l'infaillibilité du respect des élèves envers leurs aînés, il est conseillé de réunir au sein d'une même équipe des analystes didacticiens confirmés et des analystes débutants désireux de devenir didacticiens, pour faire des enseignements ou diriger des séminaires. On préconisera le maintien d'une stricte hiérarchie entre les membres enseignants. Si le jeune analyste s'incline avec respect devant les positions de ses aînés et témoigne par son comportement de son acceptation totale de leur autorité ; si, de plus, il exprime quelque incertitude concernant l'ampleur des initiatives qu'il peut prendre pour diriger un séminaire, l'idée que l'autorité établie doit être acceptée sans conteste en sortira renforcée. On peut accentuer la hiérarchie par des moyens très simples, par exemple en réservant lors des réunions professionnelles les places des premiers rangs aux analystes émérites.

9 / Multiplier les rituels d'homologation par différents procédés : ce domaine est riche en potentialités. On peut, par exemple, demander au candidat d'écrire un mémoire et soumettre ce travail à d'innombrables révisions et corrections. Cette expérience permet au candidat d'acquérir une idée des difficultés considérables qu'implique la rédaction d'un article destiné à être publié. On peut également demander au candidat de présenter un exposé devant les membres de la société. On choisira les discutants parmi les plus anciens membres de la société (il se peut que ceux-ci n'aient pas écrit d'articles depuis longtemps) ; ils pourront, par une critique exhaustive de l'exposé du candidat, donner la mesure de leurs exigences quant au contenu d'une communication scientifique, ou encore constituer un comité pour délivrer le même message. Dans certains pays, un vote secret de tous les membres de la société permettra de décider si oui ou non le mémoire du candidat répond aux critères d'admission pour devenir membre de la société. Lorsque des dissensions politiques significatives au sein de la société font que l'analyste nouvellement homologué rejoint automatiquement le clan de son propre analyste didacticien, le mémoire peut se transformer en une véritable source d'angoisse concernant les dangers en matière de travail scientifique (Bruzzone et al, 1985).

10/ Mettre l'accent sur le fait qu'il faut des années et des années de pratique clinique avant que la compréhension de la théorie analytique et de la technique, sans parler des applications de la psychanalyse à d'autres domaines, soit suffisamment profonde et solide pour justifier d'une éventuelle tentative d'apporter sa propre contribution à l'édifice scientifique de la psychanalyse. Soulever délicatement - mais quasiment d'emblée - la question de savoir dans quelle mesure les


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tentatives de la part des candidats d'écrire des articles et, de surcroît, la volonté qui les anime de faire publier leurs travaux (!) ne constituent pas le reflet d'une rivalité oedipienne ou de conflits narcissiques non résolus. S'il arrive que de jeunes psychanalystes publient quelques travaux tout en s'étant assurés au préalable de l'approbation des membres émérites de leur société, cette coutume doit être portée à la connaissance de tous les candidats, ce qui peut contribuer en retour à renforcer leur crainte de faire publier leurs propres travaux. Naturellement, il faut éviter d'encourager les candidats à mettre en forme par le biais de l'écriture toutes idées nouvelles et originales : l'acte d'écrire doit être synonyme de corvée ou d'obligation ; il ne doit jamais être assimilé au plaisir ou à un quelconque sentiment de fierté à l'idée d'avoir apporté, en tant qu'élève, sa contribution à l'édifice de la psychanalyse (Britton, 1994).

11 / Il peut être très utile de faire remarquer que la psychanalyse n'est comprise et correctement pratiquée que dans des lieux fort éloignés de votre propre institution, et de préférence dans une langue que la plupart de vos élèves ne connaissent pas. Si les exigences de la formation sont telles que les élèves n'ont pas la possibilité de passer un certain temps dans cette contrée lointaine et idéale, il se peut qu'ils finissent par en tirer la conclusion que toute tentative de développer la psychanalyse dans un lieu aussi éloigné d'un autre qui seul pourrait se prévaloir d'enseigner véritablement la théorie et la technique est parfaitement vaine. Cette conclusion aura toutes les chances de s'imposer durablement.

12 / On doit s'efforcer de dissuader les candidats de rendre visite prématurément à d'autres sociétés ou instituts et de participer à des congrès, des réunions ou autres activités scientifiques organisés par d'autres institutions, et plus particulièrement lorsque ces manifestations ont lieu dans votre propre ville, région ou pays ; une telle mesure ne peut que renforcer l'idéalisation dont font l'objet les contrées éloignées de la vôtre au plan géographique ou linguistique, et qui sont inaccessibles à vos candidats. Heureusement, certains instituts ou sociétés ont érigé de solides barrières contre l'intrusion de visiteurs étrangers - exception faite de quelques visiteurs occasionnels qui seront descendus en flammes lors d'une réunion bien préparée. Il est extrêmement difficile pour un candidat de passer d'un institut à un autre, d'un pays à un autre, voire même d'une ville à une autre sans avoir au préalable surmonté quantité d'obstacles. On supprime ainsi tout risque de comparaison et de contamination, toute velléité de remise en question et de changement et toute possibilité d'expérimenter des méthodes pédagogiques nouvelles.

13 / Multiplier par deux le nombre d'articles qu'on pourrait raisonnablement assigner aux élèves par séminaire ; leur demander de présenter des résumés à leurs collègues et s'assurer qu'ils ont étudié tous ces textes en détail. Et, comme je l'ai indiqué précédemment, ne pas oublier d'inclure au programme les textes


1230 Otto F. Kernberg

de Freud qu'ils ont déjà lus à maintes reprises dans d'autres séminaires. Ne pas choisir de textes qui ont été publiés il y a moins de vingt ans : ceci laisse entendre que les contributions véritablement importantes ont déjà été faites et qu'il n'y a vraiment pas grand-chose à attendre des développements récents, qu'il s'agisse d'apports théoriques ou techniques, y compris, bien entendu, des idées qui pourraient germer dans l'esprit des élèves.

14 / Par opposition avec certains instituts qui laissent l'analyste et l'analysant libres de juger de l'opportunité ou non de voir les candidats participer aux séminaires dirigés par leur propre analyste, appliquer strictement la règle selon laquelle un candidat ne doit jamais participer aux séminaires que dirige son propre analyste. Qui plus est, s'assurer que les candidats n'assistent à aucune réunion ou manifestation scientifique où des renseignements objectifs concernant le travail de leur analyste pourraient venir perturber le transfert et porter atteinte à l'anonymat que requiert la formation analytique. L'anonymat encourage les idéalisations inanalysables et favorise l'insécurité (Kernberg, 1986).

15 / II peut être fort utile de donner de l'importance, dans la liste d'ouvrages recommandés, aux travaux des membres influents de l'institution ; dans l'idéal, on confiera l'enseignement de ces oeuvres à leurs anciens étudiants ou étudiants actuels. On veillera en outre à compléter la liste de ces ouvrages par des ouvrages concordants venant renforcer les points de vue de ces leaders, tout en incluant également un ou deux exemples de points de vue divergents dont on exposera la faiblesse. Enfin, pour clore le tout, on pourra demander aux élèves d'écrire un article ou une étude de cas s'appuyant largement sur des citations extraites de ces ouvrages de référence.

16/ L'exposition des élèves à des courants de pensée psychanalytiques alternatifs devrait, dans l'idéal, être différée le plus longtemps possible. Dans les séminaires réservés aux étudiants en fin de cursus, on passera brièvement en revue des textes représentant des orientations dissidentes ou déviantes dans une perspective résolument critique. On invitera également des chefs d'école représentant différents courants de pensée à diriger des séminaires de courte durée auxquels pourront participer à titre exceptionnel des élèves, des jeunes analystes et des enseignants. Ces derniers s'assureront du fait que les élèves assistent en témoin au démantèlement sans pitié des conceptions du représentant du courant de pensée dissident. Des séminaires d'une journée dirigés par des dissidents influents dont les conceptions seront battues en brèche d'une façon respectueuse mais inébranlable pourront contribuer à rassurer les élèves sur le fait que leur « école » est la meilleure, à calmer les esprits et à montrer que les idées nouvelles, bien que dangereuses, peuvent être vidées de leur contenu potentiellement subversif.

17 / Toujours faire en sorte que ce soient les candidats les moins expérimentés qui présentent des cas et jamais les analystes les plus chevronnés : en effet, les


Trente méthodes pour détruire la créativité 1231

incertitudes inhérentes au travail analytique et les erreurs inévitables que les analystes sont amenés à faire pourraient effacer chez les candidats les sentiments d'autocritique et de crainte d'être jugés, ainsi que la modestie naturelle qui est la leur. La conviction que les analystes dont le cursus a été homologué travaillent bien mieux que les candidats, que les analystes didacticiens travaillent bien mieux que les analystes récemment admis et enfin que les anciens analystes didacticiens travaillent bien mieux que leurs cadets, cette conviction permet d'entretenir chez les candidats un doute important quant à leurs capacités.

18/11 faut veiller à ce que les candidats par trop critiques ou rebelles qui menacent le climat harmonieux des séminaires, défient leurs enseignants ou osent critiquer ouvertement les analystes didacticiens en présence de leurs analysants (ces derniers étant susceptibles, bien sûr, de rapporter ces propos en séance), soient gentiment freinés dans leur cursus ou encore encouragés à démissionner. On peut, par exemple, différer la validation de leurs contrôles, ou bien organiser des réunions avec les leaders des séminaires pour discuter du cas de ces candidats qui posent problème. Le contenu de ces discussions sera ensuite porté à la connaissance des candidats en question, de façon indirecte, par l'intermédiaire de conseillers personnels ou de médiateurs qui, sous le couvert de l'amitié, sont chargés de leur transmettre l'opinion négative qui prévaut à leur égard dans l'institution. Une fois informé, ou bien le candidat modifiera son attitude dans la direction souhaitée, ou bien il décidera de démissionner. Et une fois qu'il aura démissionné, ou qu'il aura été encouragé à le faire, il faudra veiller à ne jamais plus prononcer son nom et à garder le silence sur toute cette affaire : ce message implicite, à savoir qu'il s'est produit quelque chose d'effroyablement dangereux dont heureusement personne ne souhaite parler, aura un impact considérable sur les élèves.

19/ On a créé ces dernières années une merveilleuse méthode pour refroidir l'enthousiasme des analystes en formation, sous la forme d'un cours préparatoire d'initiation d'une durée d'un an où l'on passe en revue brièvement et de façon simplifiée l'ensemble de la théorie et technique psychanalytique, en faisant déjà référence aux points les plus marquants de la pensée de Freud qui seront repris en détail plus tard, et en reprenant de façon condensée toute l'histoire de la psychanalyse depuis ses débuts jusqu'à la période actuelle. L'accent est mis sur le fait que tous ces domaines seront approfondis par la suite. Ce cours s'inscrit d'emblée dans un processus de répétition porteur d'ennui, étant donné qu'une majorité de candidats aura déjà étudié la théorie psychanalytique. Ceci ne devrait pas manquer de susciter le sentiment qu'on ne sait pas vraiment ce qui va être enseigné ainsi que le désir impatient d'une exploration plus poussée, tout en donnant lieu à une simplification routinière des concepts fondamentaux qui les vide d'emblée de l'intérêt qu'on pourrait leur porter plus tard au moment de


1232 Otto F. Kernberg

leur approfondissement. On peut naturellement utiliser cette méthode pour induire un manque d'intérêt à partir de n'importe quel cours d'introduction, en sous-entendant implicitement que la «substantifique moelle» sera présentée ailleurs.

20/Ne surtout pas réactualiser l'enseignement de la technique psychanalytique. Centrer cet enseignement sur les textes de Freud qui introduisent à la méthode psychanalytique ainsi que sur ses études de cas : les textes de l'homme aux rats, l'homme aux loups, Dora et le petit Hans auront, bien sûr, déjà été étudiés dans le cadre de l'étude globale de l'oeuvre de Freud ; mais, on peut les reprendre à nouveau, avec pour objectif cette fois-ci d'enseigner les principes généraux de la technique analytique. Si le candidat prend connaissance, par le biais d'autres sources (comme c'est, hélas, fort courant aujourd'hui), des développements récents et des approches alternatives du processus analytique, l'angoisse suscitée chez lui par son ignorance des différentes approches (ego-psychology, écoles françaises, écoles anglo-saxonnes, etc.) viendra renforcer son manque de confiance en son propre travail et en la possibilité d'apporter sa contribution face aux défis que nous lancent les patients aujourd'hui. Si, en même temps, on donne à entendre au candidat que la pratique de la psychanalyse s'apparente en vérité à un art qui en fin de compte ne pourra être maîtrisé que grâce à ses capacités intuitives, et que par ailleurs le développement de ces capacités dépend des progrès de son analyse personnelle et de ses supervisions, on peut être assuré que l'angoisse qui est la sienne sera amenée à exercer pendant longtemps un effet d'inhibition (Arlow, 1991).

21 / Les superviseurs ont un rôle crucial à jouer dans l'inhibition de la confiance du candidat en son propre travail et en la possibilité d'apprendre en tirant parti de sa propre expérience. Il est important que les superviseurs parlent le moins possible. En fait, il n'est pas inutile que le candidat fasse l'expérience d'une continuité naturelle entre la position qu'il occupe en tant que patient dans l'analyse et la relation avec son superviseur. L'écoute attentive et silencieuse du superviseur en présence d'un candidat qui lui expose le déroulement de son travail avec ses patients, avec juste çà et là quelques remarques occasionnelles illustrant les erreurs commises par le candidat, saura maintenir ce dernier dans une position d'incertitude et d'humilité face à son travail. Les efforts qu'il déploie pour construire en lui-même le cadre psychique déterminant les points de vue de son superviseur vont occuper à tel point son esprit qu'ils ne pourront manquer d'influencer son travail avec son patient. Le candidat se doit de penser que le fait de suivre les conseils de son superviseur à la lettre et de montrer à ce dernier que les interprétations qu'il a données coïncident avec celles qu'il imagine que son superviseur aurait données à sa place lui permettra d'éviter bien des erreurs dans son travail. Ce processus permettra de pallier le risque de voir le candidat inté-


Trente méthodes pour détruire la créativité 1233

grer et métaboliser une théorie et une technique personnelles qui évoluent et se transforment, le candidat mesurant alors la validité de ses hypothèses à l'aune de la cure tout en respectant le développement autonome de son patient. La situation chaotique et confuse qui résulte du fait que les superviseurs ne se réunissent jamais pour discuter ensemble de leurs conceptions de la supervision et du fait que l'on maintient une stricte séparation entre ceux qui enseignent la technique analytique, d'une part, et les superviseurs de l'autre a toutes les chances de produire chez le candidat l'impression qu'il lui faudra des années avant d'acquérir un savoir-faire suffisant qui l'autorise à apporter sa propre contribution à l'édifice de l'analyse.

22/ La plupart des institutions analytiques sont en proie à un certain degré de peur paranoïde, peur qui est la contrepartie des processus d'idéalisation qui sont à l'oeuvre dans l'analyse didactique; mais il est important de garder en mémoire qu'aucune organisation sociale n'échappe à ce phénomène. De telles peurs contribuent à décourager les candidats de travailler de façon indépendante, de prendre des initiatives et de répondre aux défis qui leur sont lancés. Fort heureusement, il existe toutes sortes de moyens permettant de renforcer ces peurs paranoïdes : la mesure la plus efficace consiste en ce que les analystes didacticiens se fassent les rapporteurs de l'évolution des candidats dont ils dirigent la cure. Ce procédé suivant lequel les analystes didacticiens informent le comité de l'enseignement de l'opportunité pour leurs analysants d'être autorisés à suivre les enseignements de l'institut et à entreprendre une première cure contrôlée constitue donc la mesure la plus paranogène jamais inventée par les institutions analytiques. Il est regrettable que cette mesure, jugée contraire à l'éthique, ne soit, à l'heure actuelle, quasiment plus appliquée. Mais, heureusement, nous pouvons compter sur la tendance irrépressible de certains analystes à signifier par un simple geste ce qu'ils pensent réellement de tel ou tel candidat ; le système du «téléphone arabe» ne fait que renforcer ce genre d'attitude, à savoir : les analystes didacticiens s'inspirent des propos qui leur sont rapportés par leurs analysants - propos qui ont trait précisément aux jugements portés par d'autres candidats sur ces analystes - pour prendre des mesures de représailles à l'encontre de ces derniers. La crainte inspirée par les conséquences que pourrait entraîner une simple remarque suffit amplement à entretenir la paranoïa ambiante (Dulchin et Segal, 1982 a, b ; Lifschutz, 1976).

23 / Une autre méthode parfaitement légitime permettant d'accroître les sentiments paranoïdes chez les candidats consiste tout simplement à ne donner que des informations incomplètes concernant les conditions requises, le règlement ou encore les voies à suivre pour réparer un tort. Pour commencer, il faut éviter d'informer trop régulièrement les candidats de leurs progrès ou de la façon dont ils sont perçus par les enseignants ; on peut, en revanche, les tenir au courant de


1234 Otto F. Kernberg

leurs défauts et de leurs échecs par les moyens indirects que j'ai cités précédemment. Le fait que les superviseurs s'abstiennent de parler ouvertement et explicitement avec leurs supervisés afin que ceux-ci n'apprennent qu'indirectement comment ils sont évalués, que ce soit par l'intermédiaire des conseillers, du directeur de l'institut ou encore des bruits de couloir, ne peut que contribuer à renforcer considérablement les attitudes paranoïdes. Il est parfaitement légitime également de renvoyer les candidats à la brochure officielle et de s'abstenir d'organiser des réunions d'information. Dans certains instituts, le directeur et les candidats se réunissent tous ensemble ; le climat détendu, l'autonomie et les défis potentiels lancés à l'autorité qui en résultent sont dangereux !

24 / Les messages transmis par les meneurs de la communauté psychanalytique locale jouent un rôle extrêmement important. Les indications franches et manifestes quant à leur insécurité et leur angoisse de l'écriture peuvent servir de levier à un processus identificatoire. Le système de « convoi » qui existe depuis fort longtemps et dont l'efficacité n'est plus à prouver constitue un autre exemple de ce type de méthode : quelques analystes didacticiens chevronnés conduisent l'analyse personnelle d'un si grand nombre de candidats qu'ils n'ont plus d'énergie pour participer aux réunions ou activités scientifiques de leur société. Afin de préserver la pureté du transfert, ils n'ouvrent jamais la bouche en public, et les amitiés, alliances et rivalités mutuelles entre les candidats qui ont la chance d'être en analyse avec l'un de ces grands maîtres alimentent une idéalisation et une passivité stabilisatrices. Ce modèle se révèle d'une grande efficacité dans l'inhibition des capacités de pensée du candidat.

25 / Il faut essayer de maintenir une relative uniformité en ce qui concerne les aspirations professionnelles des candidats dans leur ensemble. Le véritable analyste doit se consacrer uniquement à la psychanalyse et n'aspirer qu'à la liberté de travailler dans son cabinet avec des patients en analyse; il doit, en revanche, se montrer hostile à toute tentative d'appliquer, en le diluant, le travail analytique véritable à d'autres domaines tels que la psychothérapie de patients profondément régresses, d'enfants, de psychotiques, la participation à des travaux théoriques et de recherche en dehors du cadre analytique proprement dit, la prise de responsabilités institutionnelles, la participation à des activités artistiques.

Les principaux défis lancés à la théorie et à la technique analytiques se situent à la frontière de notre champ professionnel ; le non-investissement de ces domaines permet non seulement de protéger la pureté du travail analytique mais également d'éviter de poser des questions potentiellement subversives quant aux limites de la psychanalyse et de son champ d'application. Il faut à tout prix éviter d'accepter en formation des dissidents désireux d'étudier la psychanalyse pour l'appliquer à d'autres domaines, des philosophes qui s'intéressent à définir


Trente méthodes pour détruire la créativité 1235

des frontières entre la pensée philosophique et psychanalytique, ou encore des chercheurs scientifiques qui souhaitent compléter leur propre formation neuropsychologique.

Dès lors que les mesures de protection que l'on applique à la sélection des candidats ont prouvé leur efficacité, on peut tolérer quelques « étudiants particuliers » qui s'intéressent aux aspects intellectuels de la psychanalyse. Cependant on doit veiller à maintenir une stricte séparation entre ces étudiants et les autres, limiter leur participation aux séminaires cliniques, et laisser entendre qu'il existe un fossé entre la formation analytique stricto sensu et les entreprises «secondaires ». Il faut également éviter de dispenser une « formation clinique partielle » à des universitaires d'autres disciplines et leur faire clairement savoir que tant qu'ils n'auront pas entrepris une formation clinique à part entière ils ne seront pas autorisés à exercer quelque activité clinique que ce soit.

26 / De même, toutes les investigations scientifiques interdisciplinaires doivent être renvoyées aux stades les plus avancés de la formation, reléguées pour ainsi dire dans des séminaires optionnels de dernière année, une fois que l'identité de base du candidat est suffisamment solide et ne risque pas d'être entamée par les effets édulcorants ou encore potentiellement corrosifs de l'approche psychanalytique de l'art, des problèmes de société, de la philosophie et de la recherche dans le domaine des neurosciences. On doit proscrire la démarche inverse qui consisterait à introduire l'étude des sciences périphériques au moment précisément où l'on commence tout juste à aborder la théorie analytique et où, par exemple, la théorie psychanalytique des pulsions doit être assimilée en l'absence de tout risque de contamination qui pourrait naître du contact avec d'autres modèles de pensée. Dans le même ordre d'idée, on doit éviter d'établir prématurément des comparaisons entre la technique analytique et les autres méthodes psychothérapeutiques ou de tenter, en enseignant la théorie psychanalytique de la dépression, de faire le lien entre le rôle respectif des facteurs psychodynamiques et biologiques dans les dépressions. Tout ceci risquerait d'ébranler la foi en la psychanalyse.

27 / Il faut renvoyer tous les problèmes relatifs aux enseignants et aux élèves, aux séminaires et aux contrôles, et tous les conflits qui surgissent entre les candidats et le corps enseignant, « au divan », en gardant présent à l'esprit que la formation analytique n'est jamais à l'abri d'acting out transférentiels et que l'insatisfaction des élèves comporte toujours une dimension transférentielle. La tendance excessive d'un candidat à poser des questions et à développer sa pensée dans des voies nouvelles est habituellement sous-tendue par des éléments transférentiels qui doivent être résolus dans l'analyse personnelle. Ceci signifie également que le corps enseignant doit demeurer uni et soudé face aux défis lancés par les élèves. Cette union fournit une structure à la fois ferme et stable qui per-


1236 Otto F. Kernberg

met de diagnostiquer les manifestations transférentielles régressives des élèves et de renvoyer celles-ci à l'expérience analytique individuelle propre à chacun d'eux.

28 / Tous ces principes et recommandations se révéleront insuffisants à partir du moment où le corps enseignant est animé d'un esprit de créativité qui lui est propre. Il est difficile, mais pas impossible, de parvenir à inhiber la créativité des enseignants ; l'inhibition de cette créativité offre la meilleure garantie possible de voir ce processus se répéter inconsciemment dans la relation aux élèves. Ceci constitue un défi majeur : que peut-on faire dans une société psychanalytique pour inhiber la créativité de ses membres? Heureusement, l'expérience nous enseigne que l'extension du modèle hiérarchique caractéristique du cursus de formation à la structure sociale de la société psychanalytique, qui est facile à réaliser, se révèle d'une grande efficacité. L'établissement de barrières puissantes marquant chaque étape du cursus au fur et à mesure de la progression du candidat - membre affilié, membre adhérent, membre titulaire, analyste didacticien, membre du comité de l'enseignement et/ou membre ayant la responsabilité de diriger des séminaires de toute première importance - est une mesure très utile. On doit laisser clairement entendre que cette progression est davantage liée à l'appartenance à un clan politiquement puissant qu'aux accomplissements professionnels ou scientifiques, et veiller à ce que la marche à suivre pour franchir chacune des étapes soit entourée d'un degré d'incertitude et d'indétermination suffisant pour maintenir un climat d'insécurité et de paranoïa au sein de la société. La progression d'une étape à une autre doit être le plus souvent possible soumise à un vote secret et en tout état de cause il faut laisser clairement entendre qu'un tel vote est influencé par les processus politiques à l'oeuvre dans votre groupe.

29 / Il est important avant tout de faire preuve de discrétion et de garder le secret quant aux conditions requises pour devenir didacticien, à la façon dont les décisions sont prises (où et par qui), et aux voies de recours possibles lorsque, le cas échéant, un candidat au titre d'analyste didacticien voit sa candidature refusée avec toutes les conséquences traumatiques que cela entraîne. Plus le corps des analystes didacticiens forme une entité séparée faisant montre de cohésion et se donnant pour les tenants de l'autorité, et plus les effets d'inhibition du processus de sélection exerceront une influence sur l'ensemble de l'institution - candidats, corps enseignant et société compris.

30/Lorsque l'on a l'impression que certains développements pourraient porter atteinte aux méthodes utilisées pour inhiber la créativité des candidats, il faut garder présent à l'esprit que le principal objectif de la formation analytique n'est pas d'aider les élèves à acquérir des connaissances à partir desquelles ils pourraient accéder à un nouveau savoir, mais au contraire d'acquérir des


Trente méthodes pour détruire la créativité 1237

connaissances en psychanalyse aux seules fins d'éviter toute édulcoration, déformation, dégradation et détournement de celle-ci.

Il ne faut jamais oublier qu'une étincelle peut produire un incendie, à plus forte raison lorsque cette étincelle se trouve être en contact avec du bois mort : éteignez-la avant qu'il ne soit trop tard !

(Traduit de l'américain par Danielle Goldstein.)

Otto F. Kernberg

New York Hospital - Cornell Médical Center

21, Bloomingdale Road

White Plains

NY 10605

RÉFÉRENCES

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De l'apvès-coup

Le sens de l'après-coup

Jean COURNUT

Constat simple : aujourd'hui succède à hier. Simple? non, pas vraiment ; car ce constat suppose que l'on possède déjà une certaine organisation temporelle, un sens de la succession et un langage pour l'élaborer et le dire. Il faut supposer aussi une mémoire qui enregistre tout, car on n'oublie rien, mais qui restitue sur un mode versatile qui fait que, d'aventure, on se demande : hier, c'était quand ?, ou: hier, qu'est-ce qui s'est passé? Mais, tout de même, dans l'ensemble, dire qu'aujourd'hui succède à hier procède d'une évidence proche de la certitude.

Question suivante: demain succédera-t-il à aujourd'hui? En principe oui, sauf surprise de fin du monde. Et encore oui, même si je ne suis pas là pour établir le constat. Cette anticipation - je n'ose pas dire : cet espoir - procède, non plus de l'évidence, encore moins de la certitude, mais de la croyance. Demain le soleil se lèvera à 7 h 12 ; dont acte...

TEMPORALITE ET CAUSALITE LINEAIRES

On a dit «croyance», car, sous-jacents à la belle assurance des astronomes, dans ces parages rôdent des fantasmes d'engendrement, de filiation: hier produit aujourd'hui. Mais attention : « produire » en dit plus que « répéter», et moins que «expliquer». Cependant, penser qu'aujourd'hui répète hier, c'est faire état d'une évolution, fût-elle à progrès zéro. Au contraire, penser qu'aujourd'hui répète hier, mais avec un en plus qui est précisément produit par hier, c'est passer d'une temporalité linéaire simple à une causalité inscrite

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1240 Jean Cournut

dans le temps. Le passé induit le présent qui va, lui-même, infléchir, si ce n'est déterminer le futur.

Le mot «déterminer» est lourd de conséquences: dans cette production temporelle, où est le déterminisme; où est l'aléatoire ? On connaît l'automatisme de répétition ; mais pas de causalité automatique. Le destin n'est pas une valeur métapsychologique ; et pourtant... A partir du moment où on admet, un tant soit peu, que le passé influence le présent, et que le présent peut induire le futur, la porte est largement ouverte : tout y passe, le déterminisme scientifique, la pensée magique, la prophétie, la culpabilité, le remords, l'espoir, le paradis perdu peut-être un jour retrouvé.

RETICENCES

Cette opération de pensée qui pose succession, répétition, causalité dans le temps ne va pas sans quelques réticences. En effet, à l'encontre de la preuve expérimentale ou de la pensée magique, on peut opposer le déni : je ne veux pas le savoir; j'ai oublié; non, l'enfant n'explique pas l'adulte; non seulement la sexualité infantile n'existe pas mais elle n'a aucune influence sur le devenir... Dans la temporalité, on peut voir aussi des ruptures : blocage partiel ou total de l'évolution; le temps continue de courir mais le sujet s'est arrêté, ou quelque chose dans le sujet a été stoppé. La rupture éventuelle peut être aussi en termes de mutation, de métamorphose : aujourd'hui est un jour nouveau, rien ne sera plus comme avant, et encore plus radical : si le grain ne meurt...

LE RENVERSEMENT DES REPERES

Cependant dans tous les cas de figure envisagés, la temporalité est pensée sur un mode linéaire à sens unique : passé, présent, futur. Et c'est là, précisément, que la pensée de l'après-coup vient bouleverser les repères établis. Elle pose que ce qui vient après donne sens à ce qui s'est produit avant.

Et voilà toutes les promesses de toutes les vies futures et des au-delà du présent et de la mort. Vous souffrez, mortels, dans cette vallée de larmes, et vous ne savez pas pourquoi. Vous avez beau vous donner toutes les bonnes raisons du monde, rien n'y fait. Vous êtes honteux, coupables, abandonnés, et vous ne comprenez rien à cette aventure insensée qu'est votre vie, qu'est la vie.


Le sens de l'après-coup 1241

Mais : vous comprendrez plus tard. Un jour viendra où cette misère actuelle et d'autrefois vous deviendra gloire et salut. Enfin, les lendemains qui chantent vous donneront la clef, l'explication, la signification.

C'est aussi ce que l'on dit aux enfants qui posent des questions : tu comprendras plus tard, quand tu seras grand.

CHANGER LE PASSE

La pensée de l'après-coup suppose donc une succession temporelle dont, par rapport à la causalité linéaire, le sens est renversé. C'est demain qui vous apportera les moyens, la capacité, l'occasion d'un changement, d'une compréhension nouvelle. Tout va s'éclairer, votre actualité bien sûr, ou plutôt ce qu'elle sera demain ; mais également votre passé. Celui-ci, vous allez non seulement le réinterpréter mais le transformer. Vous étiez misérable mais vous ne saviez pas que c'était pour la bonne cause ; maintenant vous révèle cet en plus qui change tout. Vous n'avez plus le même passé...

LES TRAUMAS D'EMMA

Le premier emploi psychanalytique de cette pensée de l'après-coup remonte à 1895, quand Freud raconte l'aventure d'Emma. Ce faisant, il relie un symptôme actuel, un épisode relativement récent, postpubertaire, et un épisode ancien, prépubertaire.

Le symptôme : Emma ne peut pas entrer seule dans une boutique. Un épisode du passé récent : des commis ont ri d'elle et elle a ressenti pour l'un d'eux une attirance erotique. Épisode ancien, quand elle avait huit ans : un boutiquier lui a touché le sexe ; et, qui plus est, elle est revenue plusieurs fois seule dans la boutique.

Interprétation: l'excitation déclenchée lors de la scène 2 (celle du boutiquier, quand Emma a huit ans) est traumatique, c'est-à-dire débordante et sidérante ; non déchargée, Emma n'en a pas les moyens physiologiques ; non élaborée, Emma n'en a pas les moyens psychologiques.

Suite de l'interprétation : cette scène ne prend de signification véritablement sexuelle, et n'est intégrée dans la vie psychique que dans un après-coup qui se produit après la puberté, c'est-à-dire quand Emma dispose des moyens dont, à huit ans, elle n'était pas encore pourvue.

En fait, pour être plus précis, à cet après-coup postpubertaire, il convient d'en ajouter un autre : toute cette affaire, à vrai dire, n'a pris sens que lors de


1242 Jean Cornut

l'analyse d'Emma par Freud. C'est cet après-coup, ultime, qui a permis d'éclairer les épisodes antérieurs (d'autant plus ultime qu'Emma, semble-t-il, a mis fin à sa cure ; sauf erreur, le cas n'a jamais été repris par Freud).

CONSÉQUENCES

Cet exemple princeps est démonstratif à plusieurs niveaux.

Différence entre l'évolution et l'après-coup

On pourrait avancer que c'est l'évolution normale, pré- puis postpubertaire, qui a apporté à Emma les moyens nécessaires pour élaborer le premier traumatisme. L'explication, toutefois, n'est pas suffisante; il faut supposer quelque chose en plus, qui est le redoublement du trauma. Un premier trauma n'est pas élaboré. Un deuxième (à propos duquel, soit dit en passant, il s'agit davantage de fantasmes que de réalité : les commis n'ont pas touché Emma) « sexualise » le premier, ce qui donne lieu à du refoulement et à la production de symptômes.

L'évolution a un caractère obligatoire, non spécifique. L'après-coup est aléatoire, personnalisé, effectif ou pas, pour tel individu dans telle situation, si j'ose dire : au coup par coup.

L'après-coup et la mémoire

La pensée de l'après-coup suppose une mémoire non pas d'inscription mais d'investissement ; une mémoire qui reconstruit en permanence un passé que le présent vient resignifier. J'allais dire : réinterpréter ; de fait, si l'analyse permet de repérer des après-coups successifs dans l'histoire d'un sujet, elle constitue ellemême un après-coup qui... change le passé, au sens où le refoulement se modifie, et le refoulé aussi.

Dans le complexe de castration

A être individualisé, l'après-coup toutefois peut être considéré comme un phénomène général, situé au coeur de problématiques humaines fondamentales. On le repère, par exemple, à propos de la latence pubertaire, mais déjà dans le


Le sens de l'après-coup 1243

complexe de castration. L'entendu de la menace maternelle est révélé par la vue de la nudité féminine.

L'angoisse de castration, déclenchée par la présence-absence de l'organe de l'excitation et de la différence des sexes, resignifïe les alternances de la présenceabsence de la mère auprès du tout jeune enfant. L'angoisse de castration est, en après-coup, le pivot d'une organisation dont le creuset fut une angoisse de disparition insensée.

Dans le jeu pulsionnel

Plus générale encore, l'idée de l'après-coup est présente dans le jeu pulsionnel. Une représentation ancienne, restée apparemment neutre, ne prendra son éclat que lorsque, en après-coup, elle sera, éventuellement réaffectée par des quantités et des qualités d'énergie mobilisables sur un mode nouveau et récent. A l'inverse, un affect toujours présent mais incoercible et incompréhensible prendra sens quand éventuellement une représentation surviendra et qu'il pourra l'affecter.

L'irreprésentable

Ce qui est valable pour le jeu affect-représentation l'est tout autant pour la question de l'irreprésentable et les hypothèses que l'on formule à ce propos :

— l'irreprésentable peut être considéré comme donné en soi, définitif par nature et sans espoir. Aucune évolution n'en accouchera ; aucun après-coup ne serait capable de le réveiller ;

— autre hypothèse : celle d'un irreprésentable en quelque sorte phylogénétique (voir J. Guillaumin) que le sujet s'approprie par des après-coups personnels qui « font » son histoire, avec un reste inévacuable, défiant tout après-coup, qui serait l'irreprésentable de l'incestueux dans le fantasme originaire de scène primitive.

L'objet

Dans cette perspective, on pourrait théoriser le rôle de l'après-coup dans la définition de l'objet et de ses vicissitudes. On retrouverait en quoi le caractère aléatoire de l'après-coup marque le destin personnel. Quand, à ce propos, A. Green dit que l'objet est révélateur de la pulsion (Propédeutique, Champ-Vallon, 1995), il précise que l'objet externe crée dans l'appareil psychique une


1244 Jean Cournut

« internalisation fixatrice ». On pourrait ajouter que les effets de cette « matrice » sur les objets internes ne se révéleront que dans les après-coups successifs d'une dialectique du dedans et du dehors.

De manière voisine, J. Guillaumin (L'objet, L'Esprit du temps, 1996) parle «d'expérience d'objet» qui appelle «par sa nature même une élaboration en après-coups par l'épreuve de réalité ».

Winnicott, à sa façon, utilise la pensée de l'après-coup à propos des « agonies primaires » : quand l'événement traumatique est survenu, le sujet n'était pas là ; il n'y avait pas encore de sujet pour vivre le trauma. Celui-ci ne sera éventuellement vécu (et non pas : revécu) qu'en après-coup.

Un sujet pour le dire

Pour qu'il y ait effet d'après-coup, encore faut-il qu'il y ait un sujet qui le reconnaisse, l'accepte ou le refuse, mais signe cette conquête de sens. Qui l'annonce, qui le désigne, qui le raconte - questions qui intéressent fondamentalement la psychanalyse ?

— Qui le raconte ? : l'évangéliste qui fut le témoin ; le tragique qui met en scène sa représentation ; l'analyste après la séance, après la cure, quand son contre-transfert lui a permis de l'accepter.

— Qui le reconnaît ? : plusieurs réponses sont possibles. Il y a celui qui constate l'après-coup et le désigne ; celui qui, en nommant un effet d'après-coup, le provoque, et peut-être le crée. Il y a aussi celui qui, à tort ou à raison, se prend pour l'après-coup lui-même : c'est le messie ; c'est la tentation, qui hante l'analyste de «jouer le rôle d'un prophète, d'un sauveur des âmes, d'un messie », dénoncée par Freud en 1923.

— Qui l'annonce ? : les prophètes de tous ordres et de tous poils ; mais aussi l'analyste, lui qui, par son existence même, fait savoir qu'un après-coup supplémentaire et salutaire est possible. C'est cette annonce d'un possible aprèscoup qui fait dire que le contre-transfert précède le transfert (M. Neyraut).

DEUX VISIONS DE LA TEMPORALITE

En somme, on dispose de deux visions de la temporalité et de ses effets :

— vision classique, celle de M. Klein par exemple, pour laquelle les incidents du passé grèvent l'évolution normale de l'enfant, les angoisses archaïques entravant l'accomplissement de la situation oedipienne ;


Le sens de l'après-coup 1245

— vision freudienne en termes d'après-coup : les aventures archaïques, les avatars de la relation d'objet précoce, les failles narcissiques primaires prennent sens dans la situation oedipienne et par le complexe de castration.

LES RATÉS DE L'APRÈS-COUP

Dans cette pensée de l'après-coup, il faut enfin prendre en compte les cas où cet effet est... impensable, par exemple en cas de névrose actuelle et chez les personnes dites psychosomatiques dont le passé est peu mobilisable, trop figé dans une répétition immuable seulement trouée de temps à autre par un état de panique ou un accident somatique. Dans d'autres cas, l'effet d'après-coup est, sans qu'on le sache, quasi impossible ; il est comme interdit, forclos parce que le passé est fermé sur une crypte, un secret, un contre-investissement de marbre.

Autre possibilité enfin : l'après-coup n'est pas inéluctable comme l'est l'évolution. Il garde un caractère aléatoire ; la puberté d'Emma était prévisible, pas son entrée dans la boutique des commis. A moins qu'on ne distingue les registres. Dans celui du physiologique, la puberté était prévisible. C'est seulement dans le psychanalytique que l'on s'autorise à penser qu'une fois entrée dans la première boutique, fatalement, quelques années plus tard, Emma irait dans celle des commis...

LE DEVIN ET LE PROPHÈTE

La différence entre l'évolution et l'après-coup est la même que celle qui existe entre le devin et le prophète. Le devin révèle le sens du caché ; il fait accéder à un caché qui a du sens mais que jusqu'alors on ne comprenait pas. Il dévoile l'énigme, c'est-à-dire le sens déjà là dans l'énigme. Il devine ; l'étymologie le rattache à « dieu », sens premier, originaire, fondateur.

Le mot «prophète» vient de «fable», c'est-à-dire «parole»: parole dite en avant, en avance. Le prophète prédit qu'il y aura du sens là où il n'y en a pas encore. Le prophète ne dévoile pas le sens caché mais annonce qu'un événement, quelque chose, quelqu'un, un messie, viendra, après coup, apporter la lumière.

Deux difficultés surgissent alors : ou le prophète ne l'est pas dans son pays, et l'après-coup ne survient pas ; ou le prophète se prend pour le messie et courtcircuite l'opération. Dans ce dernier cas, il n'y a plus ni travail, ni espoir, encore moins perlaboration, mais aliénation.


1246 Jean Cournut

Dernière éventualité, heureusement rare, celle de l'après-coup qui tourne fou. Par exemple, la nouvelle de Prosper Mérimée : Mattéo Falcone. Ce Corse cache chez lui un bandit que les gendarmes recherchent. En l'absence de Mattéo, le brigadier donne sa montre au fils de Mattéo, et l'enfant révèle la cachette. A son retour, face à cette trahison des lois de l'hospitalité, Mattéo prend son fusil et emmène son fils dans le vallon voisin. Avant de tirer, et pour que l'enfant accède au sens de l'honneur, Mattéo dit à son fils : «C'est pour t'apprendre... » Et il le tue.

P.-S. — II faudrait signaler aussi une redoutable variété d'après-coup raté, cette fois dans le transgénérationnel. Quand le premier trauma, non élaboré, s'est produit à une génération et que la, ou les suivantes, n'ont pas l'occasion d'un deuxième trauma suffisamment violent pour révéler le premier, le sujet de la deuxième ou de la troisième génération reste avec, en suspens en lui, une trace, acquise par identification inconsciente, et qu'il ne peut élaborer. C'est sans doute là que restent enkystées des cryptes au sens de N. Abraham et M. Torok. Le résultat en est presque aussi fou que dans la nouvelle de Prosper Mérimée : le fils accède au sens mais en meurt ; tandis qu'en cas de non-dit et de non-sens, le sujet vit, mais avec de la mort en lui.

Jean Cournut

4, rue du Vert-Bois

75003 Paris


Considérations rétrospectives sur « l'après-coup »

Michel NEYRAUT

« Les sanglots longs des violons de l'automne. »'

Ces vers admirables ont composé lors de la deuxième guerre mondiale le premier temps d'un message, dont le second :

« Blessent mon coeur d'une langueur monotone »

annonçaient le débarquement des troupes alliées en France. Ils participaient d'un temps où le secret, la tension dramatique et l'urgence de la guerre donnaient au moindre mot la solennité d'un mystère qu'en d'autres temps on aurait tenu pour banal.

Si, par la pensée, on imagine la sidération de Verlaine, au moment où il écrivait ces mots, et qu'on lui eût annoncé qu'ils serviraient pour des millions d'hommes de signal d'envoi à la plus grande expédition militaire de tous les temps, on se livrerait de ce fait à une fantaisie d'après-coup ; mais en aucun cas il ne s'agirait d'un « après-coup » en soi, lequel exige que les deux temps qui le composent soient reliés entre eux par un lien de sens.

Il convient donc avant toute chose de définir le temps à partir duquel s'énonce un après-coup, il ne peut s'agir, si l'on prend comme repère la situation analytique, que du temps présent, c'est-à-dire celui de l'énonciation proprement dite.

Ainsi dans le «proton pseudos» hystérique ou «premier mensonge» 2, Freud prend-il comme point de départ le fait qu' « actuellement » Emma est han1.

han1. Verlaine, Poèmes saturniens, Chanson d'automne, Paris, Chez Femand Hazan, 1946 (p. 43).

2. Tel qu'il est exposé au chapitre de la psychopathologie dans L'esquisse d'une psychologie scientifique par Freud, in La naissance de la psychanalyse, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1956 (p. 363-367).

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1248 Michel Neyraut

tée par l'idée qu'elle ne doit pas entrer seule dans une boutique. On peut considérer cet « actuellement » comme le présent de l'énonciation, même si le cas dont parle Freud lui a été rapporté. Cet « actuellement » signe à la fois le présent de l'énoncé et la présence du symptôme. C'est donc dans le sens clinique du plus récent vers le plus ancien que va se dérouler tout le sens de son exposé.

Emma donne de cette hantise une interprétation: c'est un souvenir qui a déclenché ce symptôme et ce souvenir porte sur le fait qu'à l'âge de 13 ans, c'est-à-dire peu avant sa puberté, entrant dans une boutique, deux vendeurs se sont esclaffés. Elle en tire deux idées, à savoir : que les deux hommes s'étaient moqués de sa toilette, ce qui est une fausse liaison, et que l'un deux avait exercé sur elle une attraction sexuelle, ce qui est un aveu.

Freud appellera : « scène I » ce premier événement ; il s'agit donc d'un événement rapporté, mais c'est sur la valeur du souvenir qu'il fera porter sa critique, en remarquant que ce souvenir n'explique ni la hantise, ni le fait de ne pouvoir rentrer seule dans une boutique : « Depuis qu'elle s'habille comme une dame elle aurait dû oublier qu'on pouvait se moquer de sa toilette et le fait d'être accompagnée n'y changerait rien. »

C'est l'analyse qui met en lumière un second souvenir portant sur un événement plus ancien, contemporain des 8 ans d'Emma. Elle était allée deux fois dans une boutique et le marchand avait porté la main sur ses organes génitaux à travers l'étoffe de sa robe ; elle est retournée quelquefois dans cette boutique puis a cessé d'y aller ; c'est ce retour qu'elle se reproche et qui explique sa mauvaise conscience, comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat.

C'est ce premier événement que Freud appelle la scène Il parce que cette scène survient dans l'analyse en deuxième instance. Cette numérotation est bien significative de la double temporalité qu'implique l'analyse, la première va du plus récent au plus ancien, de 1' « actuellement » à l' « autrefois », c'est le temps de l'analyse ; la seconde est une reconstitution et cette reconstitution va dans le même sens que les événements, c'est l'ordre chronologique des faits. Pour plus de clarté, retenons que le temps I est celui des 13 ans d'Emma et le temps II celui des 8 ans d'Emma.

Ces deux temporalités vont se croiser, et dans ce chassé-croisé qui est à la fois un coup de bonneteau de l'inconscient et un tour de passe-passe de Freud, le temps II de l'analyse va devenir le temps I des événements et le temps ordinaire, retrouver son cours reconstitué.

Notons que cette séquence pourrait parfaitement se prêter au scénario d'un film de cinéma muet, aucune parole n'est échangée; c'est que Freud, à cette époque, veut isoler un processus spécifique inhérent à la sexualité dans la constitution du sens... et pose explicitement la question de savoir pourquoi une action du moi dans la vie quotidienne emprunte les voies des processus primaires, comme dans les rêves.


Considérations rétrospectives sur l' « après-coup » 1249

La reconstitution du cours des événements associatifs n'est possible que parce qu'il existe des éléments communs aux deux souvenirs, celui de l'attentat proprement dit et celui des commis qui s'esclaffent. Le point commun principal est le rire ; le marchand en effet avait eu, en portant la main sur les organes génitaux d'Emma, un sourire grimaçant, et les commis, cinq ans plus tard, ont ri quand Emma est entrée dans leur boutique. L'autre point commun est que dans les deux cas Emma était seule, il s'ensuivra qu'elle est hantée par l'idée qu'elle ne doit pas entrer seule dans un magasin.

A partir de là, Freud avance une démonstration. L'idée fondamentale est que les deux souvenirs n'ont pas la même valeur, car la survenue de la puberté a, entretemps, modifié leur signification. Mais il faut ici distinguer soigneusement ce qui relève des événements et ce qui relève du souvenir des événements. L'attentat proprement dit s'est accompagné d'une décharge sexuelle, mais cette décharge n'a pas été reliée à l'incident au moment où il s'est produit, elle ne constitue pas en soi un traumatisme, ce n'est que cinq ans plus tard, lorsque les commis se seront esclaffés et que l'un d'eux lui aura plu, qu'Emma se rappellera inconsciemment le souvenir du marchand, ce souvenir déclenche une poussée sexuelle qui se mue en angoisse, alors et alors seulement l'attentat devient un traumatisme, « une crainte la saisit, elle a peur que les commis ne répètent l'attentat et s'enfuit ».

Ce petit chef-d'oeuvre d'horlogerie s'accompagne d'un schéma que j'ai toujours lu comme une partition musicale, peut-être simplement parce qu'il est composé de noires et de blanches, ou qu'il représente une mesure et dessine des portées. La mélodie est faite de trois thèmes : ce dont on se souvient ; ce qui demeure inconscient ; ce qui parvient à la conscience. Dans les aigus, les noires représentent ce dont la patiente se souvient : les commis, les rires, les vêtements, la décharge sexuelle ; dans les graves, les blanches forment un complexe inconscient : le boutiquier, l'attentat, les vêtements ; à la fin de la mesure une sorte d'accord de trois notes ponctue d'un point d'orgue la fuite précipitée.

Rien ne nous empêche d'inscrire l'après-coup dans une stratégie générale du sens, sous l'expresse condition de ne concéder à cette stratégie que sa valeur d'information. Ainsi les systèmes feed-back dont l'étymologie anglaise: to feed (nourrir) et back (en retour), soit nourrir en retour, ouvre des perspectives inattendues, sont employés en cybernétique pour désigner l'action exercée sur les causes d'un phénomène par le phénomène lui-même.

Ces systèmes feed-back qui désignent l'action en retour des corrections et régulations d'un système d'information sur le centre de commande du système sont employés dans les machines, en sociologie, en économie et dans les processus de communication chez les êtres vivants.

On mesure bien que l'option réductrice qui consisterait à ramener le phénomène d'après-coup à un système feed-back ne rendrait compte que de son agen-


1250 Michel Neyraut

cernent mécanique et de rien d'autre. Mais on mesure par là même ce que le sens doit au sens, c'est-à-dire la mise en suspens d'une signification jusqu'à ce qu'un autre événement modifie une première impression, voire ne lui confère une signification que jusqu'alors elle n'avait pas.

Posons la question de savoir à quoi pourrait bien ressembler une absence d'après-coup. Un film de Mimmo Calopresti (1996), La seconda volta, qu'on peut traduire par La seconde fois, nous en fournira une image. Le thème en est celui d'un homme qui a reçu une balle dans la tête expédiée par une jeune femme (Tedeschi) appartenant aux Brigades rouges. Cette femme est en prison mais a obtenu la permission de travailler en dehors de la prison à condition d'y revenir chaque soir. Cet homme, dont le rôle est interprété par Nanni Moretti avec le talent singulier qui lui est propre, et la voix si particulière qui donne à penser que, justement, il a toujours quelque chose dans la tête (belle image cinématographique d'un objet interne), rencontre cette jeune femme, la suit, la reconnaît et veut absolument lui parler pour éclaircir les raisons qu'elle a eues de lui expédier une balle dans la tête, établir le pourquoi des choses, mais surtout rétablir un lien subjectif qui a été rompu par cette balle et plus encore par une idéologie au nom de laquelle il fallait en tuer un pour en éduquer cent autres.

— Où sont les cent autres que vous avez éduqués ?, lui demandera-t-il. La jeune femme emmurée mentalement et matériellement par la prison, coupée de son passé qu'elle récuse sans le condamner, se sent persécutée par ce professeur étrange, victime qu'elle n'a pas choisie :

— Pourquoi moi ? Demande-t-il encore.

Finalement elle vient le voir chez lui, mais rien ne s'éclaircit, rien ne se dit, rien ne se trame. La dernière image la montre avec un casque de Walkman sur les oreilles et lui, dans le train qui le conduit à Munich où il doit, non sans risques, se faire extraire la balle, rature la lettre qu'il lui écrit et finit par jeter ce brouillon par la fenêtre du train.

Il n'y a pas de réponse, il n'y a pas de seconda volta, il n'y a pas d'aprèscoup. Le temps I n'annonce pas le temps II, le temps II n'éclaire pas le temps I. Le sens n'est qu'un sens chronologique. Rien mieux que ce thème ne montre ce qu'est l'envers de l'après-coup, la quête pathétique de son avènement et ce que peut représenter une signification en souffrance.

On peut remarquer que cette constellation psychique, celle du «proton pseudos», forme à elle seule une unité clinique et un complexe traumatique. L'extraordinaire de cette unité tient au fait que, tout en gardant sa valeur propre, elle servira de modèle, non pas à un principe, car il n'y a pas de principe de l'après-coup, mais à un développement dialectique qui s'intègre à l'oeuvre entière de Freud en lui conférant un rythme particulier, comme s'il avait luimême fait sienne cette double détente du sens et son effet rétroactif.


Considérations rétrospectives sur l' « après-coup » 1251

L'invocation de la puberté introduit une scansion massive qui annonce le biphasisme de la pensée humaine, mais démontre du même coup que l'amnésie infantile n'instaure pas une coupure radicale entre les contenus qu'elle oublie et les événements qui surviennent. Les traces mnésiques perdurent bien qu'on les oublie, et de telle sorte qu'un souvenir peut toujours surgir à propos d'événements imprévus et devenir pathogène lui-même, en conférant un sens à ce qui n'était que le balbutiement d'un émoi ou quelque trouble sans nom.

J'ai noté il y a quelques instants que la démarche de Freud s'était ellemême inspirée de l'après-coup. Prenons un exemple dans un article écrit en 1924, bien loin, en apparence de l'ébauche qu'avait constituée l'«esquisse». Il s'agit de la disparition du complexe d'OEdipe. Cette disparition est affirmée telle quelle, ce qui ne va pas de soi, car on voit mal comment un complexe d'une telle importance pourrait disparaître sans laisser de trace. Non seulement disparition, mais carrément destruction! Une réserve d'importance cependant : cette destruction ne serait le fait que d'un procès idéal qui dépasserait le seul refoulement et aboutirait à la suppression du complexe, mais ajoute-t-il : « Nous sommes tombés sur la ligne de partage jamais tout à fait tranchée entre le normal et le pathologique.» 1 Cette réserve étant faite, il poursuit comme si de rien n'était car il lui faut maintenir que cette disparition existe bien puisqu'il en a trouvé les raisons.

Les raisons vont loin, il retrace les effets de la menace de castration dont on oublie assez souvent que l'enfant n'y croit pas, qu'il les renvoie aux calendes, que sa mère en a souvent dévié la cible sur la main masturbatrice plutôt que sur le pénis proprement dit. C'est bien sûr du garçon qu'il s'agit, centré sur la phase phallique de son organisation ; et pourtant ! quand Freud récapitule les situations au cours desquelles une séparation d'un plus petit en regard d'un plus grand aurait dû conduire l'enfant à concevoir la menace comme réelle, à savoir : le retrait temporaire, puis définitif, du sein maternel et la séparation quotidienne du contenu de l'intestin, c'est pour conclure que ces deux expériences, communes d'ailleurs aux deux sexes, n'ont jamais suffi par elles-mêmes à établir une représentation plausible de la castration. C'est seulement le fait d'avoir devant les yeux la région génitale d'une petite fille et de constater qu'il lui manque un pénis, que le petit garçon se convainc que la castration dont on l'avait menacé est représentable et donc possible. La menace de castration vient à prendre effet après coup. L'après-coup revêt par là même une importance capitale dans les phénomènes de croyance. C'est bien la croyance en la réalité de la menace et à la menace d'une réalité qui fait renoncer l'enfant à l'investissement libidinal des

1. Freud : traduction française, OEuvres complètes, t. XLII, Paris, PUF, 1992, p. 31.


1252 Michel Neyraut

objets parentaux. L'intérêt narcissique l'a emporté sur le complexe lui-même, qui devient de ce fait obsolète.

Freud, terriblement réaliste dans le procès de cette liquidation, se trouve alors confronté au problème de l'éternel féminin, obscur et lacunaire dit-il, ce qui ne l'empêche pas d'être précis quant à ses affirmations. Le sexe féminin développe-t-il un complexe d'OEdipe ? Réponse : oui ; présente-t-il la constitution d'un sur-moi? Réponse: oui; présente-t-il une organisation phallique? Réponse : oui ; manifeste-t-il un complexe de castration ? Réponse : oui.

L'après-coup a donc la même fonction chez la fille que chez le garçon, Il conduira l'un et l'autre vers la liquidation du complexe d'OEdipe. Mais le contenu n'est pas le même. Nous sommes là dans une reconstruction chronologique. Le temps [I] est strictement anatomique, il est représenté chez le garçon par des sentiments d'organe concernant le pénis et chez la fille par des sentiments d'organe concernant le clitoris. Le temps [II] est celui de l'épreuve de comparaison qui aboutira chez la fille non plus à prendre au sérieux une menace de castration mais à considérer comme plausible, et pour elle seule, qu'il s'agisse d'un fait accompli.

Cette vision simpliste se conforte des contraintes éducatives et de l'intimidation qui s'exercent sur la petite fille et de telle sorte que, pour être aimée, il lui faille souscrire à cette résignation. Cette reconstitution théorique qui, mutatis mutandis, dessine une relation symétrique inversée s'appuie sur une vocation biologique dont le but assigné est celui de la reproduction. Freud pense que le complexe d'OEdipe chez la fille dépasse rarement le stade de la substitution à la mère et de la position féminine à l'égard du père. Le dédommagement qui lui est consenti consiste en un glissement le long d'une équation symbolique qui se déplace du pénis à l'enfant. Il y a donc entre la vocation anatomique et l'éducation du temps de Freud une synergie ; et tout rentre dans l'ordre qui est un ordre narcissique de conformité, pour ne pas dire : de conformisme social.

Dans la perspective ainsi dessinée par Freud, l'éducation et les rites sociaux ne sont qu'un adjuvant de l'après-coup. Mais si l'on considère que la sexualité humaine, loin de s'en tenir à la vocation constituée de l'anatomie, dépend étroitement des modèles d'identification et des modèles sociaux, il faut tenir que ces modèles ont changé et constituent une autre modalité de l'après-coup.

Si l'on admet que l'intimidation sexuelle, dont l'éducation traditionnelle faisait le pilier de son architecture, a diminué d'intensité, on comprendra par là même que le modèle de résignation jadis proposé ne coïncide plus avec la vocation anatomique considérée par Freud comme un destin. En forçant le trait, on pourrait dire que la castration n'est plus à la mode. Mais on pourrait aussi bien soutenir qu'une identification plus soutenue des femmes, au modèle masculin, les entraîne à revendiquer une angoisse de castration de même nature que celle des


Considérations rétrospectives sur l' « après-coup » 1253

hommes. Dans tous les cas de figure, l'interposition d'un modèle idéal qui demeure celui d'être aimée comme le siècle le veut, plutôt que comme l'anatomie ne l'y destine, loin d'abolir le complexe d'OEdipe, lui ouvre d'autres perspectives de transposition et permet que l'on sorte du modèle où Freud l'avait confiné 1.

La clinique est heureusement plus complexe que la théorie initiale de Freud. Elle montre que les modèles d'identification, au-delà même de ceux que propose l'OEdipe inversé, conduisent à un clivage entre les modèles sociaux traditionnels, strictement corrélatifs des fonctions physiologiques, et les modèles sociaux contemporains, strictement opposés à tout rappel d'une vocation physiologique. L'anatomie n'est plus le destin ou, en d'autres termes, l'après-coup n'aurait pas dit son dernier mot !

En réalité, personne ne renonce à rien, mais tout le monde refoule quelque chose. Et plus souvent encore, sépare en deux parties adjacentes les composantes masculines et féminines de sa personnalité. J'en tiendrai pour preuve les propos de cette patiente homosexuelle qui exerçait une profession de formatrice dans plusieurs usines et laissa échapper qu'elle se rendait à son travail vêtue d'une jupe. Comme je m'étonnais de l'imaginer ainsi vêtue, je lui ai demandé en quel honneur elle l'avait fait ? et elle me répondit : C'est un plus !

Seule la prononciation moderne de ce «pluss » le distinguait de ce « plus » dont on devine que jamais il ne reviendrait à son sens premier de «plus du tout ».

Si l'on se pose maintenant la question de savoir quelle place il convient de réserver à la notion de l' « après-coup ». Force est d'admettre que puisque toute la psychanalyse britannique s'en est passée, on pourrait à juste titre la considérer comme superflue. Le travail d'Ignés Sodre montre très brillamment qu'à défaut de le mettre en exergue, il se trouve subsumé dans la relation entre objet interne et remaniement de la mémoire.

Si l'on regroupe d'un seul tenant le sens de l'après-coup tel qu'il apparaît dans le « proton pseudos » ; dans la « liquidation » du complexe d'OEdipe et dans l'exemple de « L'Homme aux loups », on voit qu'il s'agit rien moins que de la place du traumatisme en regard de la réalité et du rôle de la signification dans un système de représentations. Il me paraît hors de question de ne considérer un traumatisme que sous les seuls auspices d'un après-coup. Les théories que j'ai avancées dans « les raisons de l'irrationnel » sur l'effet des traumatismes précocissimes se situent bien en deçà de la frange hystérique dans laquelle l'après-coup est au plus fort de son exploit. Mais cet après-coup, tel qu'il a été découvert par Freud et au moment où il a été découvert, éclaire singulièrement le caractère

1. Freud, OC, XVII, p. 32. La disparition du complexe d'OEdipe.


1254 Michel Neyraut

subjectif du souvenir traumatique, assigne une place à l'oubli et intègre les modifications somatiques dans le procès de cette subjectivation.

Cela étant, la réalité est une chose et le réalisme une autre. Le réalisme de Freud, terriblement objectivant quand il assigne des figures imposées à la liquidation du complexe d'OEdipe : le père en personne, la mère en personne, sans transposition possible ; ou quand il consacre la seule perception directe comme révélatrice de la castration, semble tenir la réalité comme probatoire, déterminante et prédestinée.

En réalité, il semble qu'un balancement s'effectue dans l'oeuvre entière de Freud entre le recours à la contrainte biologique et l'effet de subjectivation induite par la réorganisation mémorielle. Le « projet d'une psychologie scientifique » est bien un projet, autrement dit le premier temps d'un après-coup dont le second recoupe périodiquement le premier en rappelant que toute avancée vers l'avènement d'un sujet doit souscrire aux contraintes des modifications biologiques et donc pulsionnelles. Cette fonction récurrente donne tout son prix aux textes qui, par contraste, donnent une ouverture au procès d'une subjectivation, tels les concepts de bisexualité psychique, de transfert, voire de l'angoisse ellemême, dans la mesure où leur emploi relance les possibilités pour un sujet de devenir ce qu'il doit être. « Wo es War, soll Ich Werden » n'est-il pas le plus bel exemple d'un espoir d'après-coup ?

Michel Neyraut

22, avenue de l'Observatoire

75014 Paris


Insight et après-coup Ignes SODRE

Écrire sur un concept théorique qui ne fait pas partie de notre domaine quotidien, tout aussi passionnant qu'il puisse être, est vraiment difficile. Quand je reconsidère mes premières tentatives pour intégrer 1'« après-coup » dans ma façon de penser, je me rappelle aussitôt le petit garçon qu'évoque Paul Denis dans son travail sur L'inquiétante étrangeté (1981), et qui trouve les mathématiques si effrayantes et si incompréhensibles que, chaque fois qu'il voit le mot «calculez» dans le texte, il le lit «gazulèze». J'espère avoir avancé depuis ce début difficile, et vous offrirai quelques notes sur ce que j'ai pensé à ce sujet. Mais il est bien possible que j'écrive un article qui serait « Insight et Gazulèze » !

Le concept d' « après-coup » (deferred action, en anglais), si important pour les psychanalystes français, n'est utilisé que très rarement par les analystes britanniques. Ceci est partiellement dû à la traduction, rien moins que satisfaisante, de Nachtraglichkeit par «action différée» à propos de quoi, comme vous le savez, on a beaucoup écrit. De tous les arguments contre ce malheureux choix terminologique, celui que je trouve le plus convaincant est que « action différée » sous-entend un mouvement dans le temps qui va exactement dans le sens contraire de ce qu'indique l'après-coup : il suggère que quelque chose qui aurait dû se passer dans le présent (par exemple une réaction au deuil) a été reporté dans le futur - c'est l'opposé de l'idée que quelque chose dans le présent modifie le passé (Thoma et Cheschire, 1991). Mais je pense que le problème de la traduction, si important qu'il soit, n'est évidemment pas le seul. L'histoire du développement de n'importe, quel concept implique une série de choix complexes entre certains groupes d'idées plutôt que d'autres, ce qui lui donne une qualité un peu hasardeuse. On se trouve devant d'innombrables carrefours, on fait des détours, on se perd et se retrouve quelque part en un lieu très différent - c'est particulièrement notre cas, nous qui sommes lès héritiers de Freud, qui nous a laissé une infinité de nouveaux chemins à parcourir...

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Il arrive très souvent qu'une idée intéressante tombe dans l'oubli et reste cachée dans un coin jusqu'à ce que quelqu'un la redécouvre ; une idée peut encore être « engloutie » par une autre, et perdre son titre officiel, et peut garder une forte influence sans pour autant être remarquée comme entité séparée - c'est ce qui, je pense, est peut-être arrivé au concept de Nachtraglichkeit en GrandeBretagne.

J'ai intitulé ce travail « Insight et après-coup » parce qu'il me semble qu'il y a une similitude entre ces deux expériences. Ici je fais seulement référence à l' insight « mutatif » dans le sens de l'interprétation mutative de Strachey : c'est-àdire à un événement qui aboutit à un changement substantiel du psychisme. A certains moments d'une analyse qui progresse, quelque chose est compris qui soudainement réorganise la façon de penser du patient par rapport à un événement passé ou à une relation d'objet particulière. Ce changement de point de vue fait apparaître une nouvelle image - comme dans un kaléidoscope, les éléments restent les mêmes, mais la figure qui en résulte est cependant différente. Je me réfère à un insight qui ne dépend pas d'une information nouvelle mais - nous nous rapprochons de l'idée de Freud du Nachtraglichkeit - d'un changement de l'interprétation d'un événement dans le passé consécutif à un mouvement vers un stade de développement plus avancé ; comme chez Emma et l'Homme aux loups, c'est la progression dans le développement psychosexuel qui rend possible cette retranscription du passé. Dans l'exemple clinique que je discuterai, je pense - dans mon propre langage théorique - au développement de la position schizo-pananoïde vers la position dépressive ; il s'agit d'un mouvement vers une position de « souci »1 pour les objets et de capacité à envisager les choses de leur point de vue - si vous voulez, une perspective moins narcissique sur les objets.

Lorsque le changement psychique apparaît, impliquant comme il se doit un changement dans la relation avec les objets internes, il me semble que ce qu'on éprouve (le plus souvent inconsciemment) n'est pas seulement que les choses sont maintenant différentes, mais que le passé a changé. Je suis d'accord avec Thoma et Cheschire (1991) lorsqu'ils disent que l'on n'a pas besoin d'un concept de causalité rétrospective pour comprendre le phénomène. Je ne pense pas que ce soit le passé lui même qui ait changé mais une relation particulière, dans le présent, avec les versions du passé qui sont psychiquement actives. L'idée des Sandler sur la différenciation entre le passé inconscient et le présent inconscient (1987) peut nous éclairer à ce niveau, et je suis également d'accord avec eux quand ils disent que «ce qui est changeable (...) c'est la façon dont les représentations venant du passé inconscient sont traitées et har1.

har1.


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monisées par le psychisme adulte». Selon la formule de Riesenberg Malcolm, le travail analytique transforme «le passé dans le présent»; mais cela dit, je dois insister sur le fait que se référer aux différentes versions du passé qui sont vivantes et opérantes dans le présent comme à de simples « fantasmes à propos des événements du passé» (Thoma et Cheschire, ibid.) ne met pas assez l'accent, à mon avis, sur la nature vivante et « consistante », pour ainsi dire, de la réalité interne. La transformation de telle version particulière d'une relation d'objet dans notre monde interne modifie de façon tout à fait perceptible, opérante, décisive, notre relation à nous-même et aux autres. La réalité psychique est aussi réelle que la réalité extérieure - quelquefois, comme nous le savons, beaucoup plus réelle... Que l'on puisse toujours trouver au niveau le plus profond un aspect qui ne change pas me semble démontrable, de façon purement pragmatique, par ce que nous savons pouvoir se produire lors de moments où une crise existentielle ou un nouvel événement traumatique provoquent le débordement du Moi par des objets archaïques, induisant une régression de la personnalité à un fonctionnement très primitif. Dans le mouvement vers la maturité, au contraire, de nouveaux scénarios deviennent possibles, les relations deviennent plus flexibles, des espaces plus féconds s'ouvrent davantage à l'imagination et spécialement l'aptitude à accepter le point de vue des autres : les souvenirs changent dans le présent inconscient. J'imagine, pour mieux comprendre l'affirmation de Freud (1896) selon laquelle «la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois» 1 dans des enregistrements successifs, une série de superpositions d'images transparentes - comme des diapositives psychiques. Même si les images initiales sont toujours là, ce que l'on voit à un moment donné ce sont des versions modifiées des diverses couches du passé. Il est toujours potentiellement possible que de profondes perturbations soudaines fassent voler en éclats les nouvelles « transparences » et que des imagos persécutoires primitives réapparaissent sous une forme non modifiée. Comme le disent les Sandler, nous sommes «continuellement engagés» dans un «dialogue interne inconscient» avec nos objets. Le travail d'analyse a pour but d'améliorer le rapport avec le monde interne, mais la force du transfert, l'intensité de l'engagement, est appelée à provoquer de sauvages conflits, et comme nous le savons le maintien de la paix de la maturité, fût-elle relative, nécessite une lutte de tous les instants.

L'hypothèse centrale de mon travail est qu'en Grande-Bretagne, même si la plupart d'entre nous n'utilise pas le terme d'« après-coup », nous supposons

1. Freud à Fliess : « Ce qu'il y a d'essentiellement neuf dans ma théorie, c'est l'idée que la mémoire est présente non pas une seule fois mais plusieurs fois et qu'elle se compose de différentes sortes de "signes" » (lettre du 6 décembre 1896).


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que, du fait d'un insight mutatif, une transformation se produit, laquelle modifie un aspect du passé actif dans le présent inconscient. Je parle d'une expérience vécue au présent mais qui est fondamentalement liée à une expérience très significative du passé. Avec d'autres mots, et peut-être sans conception explicite de l'après-coup, nous obtenons une théorie qui implique un phénomène similaire prenant place dans le processus psychanalytique.

Matériel clinique

A..., 39 ans, est médecin, pédiatre, travaillant dans un hôpital près de Londres. Il est depuis plusieurs années en analyse et a considérablement progressé ; mais il persiste toujours chez lui un aspect particulier de ses rapports avec ses parents, dominé par le sentiment qu'il ne pourra jamais leur pardonner leur cruelle négligence, ce qui sous-tend une dépression presque constante et apparaît dans le transfert sous la forme d'une relation où l'analyste est vue comme froide et narcissique, aveugle à ses souffrances réelles. Récemment, les séances ont été dominées, du point de vue de l'analyste, par des moments de contact et de vulnérabilité suivis par des changements soudains où le patient se retirait émotionnellement et considérait l'analyste avec mépris. Ces changements soudains pendant les séances avaient le pouvoir de donner à l'analyste non seulement un sentiment d'incompétence, mais aussi une impression aiguë d'isolement.

Le Dr A... est le fils d'un brillant diplomate d'un pays du Tiers Monde; sa famille, spécialement son père, idéalisait l'éducation privée anglaise qu'il considérait comme une garantie de succès professionnel et social. Le Dr A... a été envoyé en pensionnat en Angleterre à l'âge de 7 ans ; à partir de ce moment il n'a plus vu ses parents qu'une fois par an. Son choix professionnel est évidemment enraciné dans son enfance tourmentée.

Le rêve que je vais vous décrire a suivi plusieurs séances durant lesquelles nous nous débattions avec la question de savoir pourquoi, après des moments où son côté le plus vulnérable et sensible était accessible, il y avait des changements soudains où il se fermait émotionnellement et devenait froid et méprisant

Il fait donc un rêve: «Il voit son petit garçon tomber dans une grande étendue d'eau et en danger de se noyer; il saute dans l'eau pour le sauver, le remous est très fort. Tenant son fils, il nage mais, chaque fois qu'il touche à la rive, la marée change et se met contre lui, et il doit nager dans le sens opposé ; finalement ils arrivent dans un endroit fermé par une palissade, toujours dans l'eau : mais ici l'enfant s'est noyé et disparaît. Un grand garçon dont le nom est Piper (joueur de flûte) apparaît - dans la réalité, Piper était un garçon avec


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lequel il séjournait au pensionnat. Piper est habillé comme un "gentleman" anglais dans un costume de chasse en tweed, tenant un fusil. Il semble trop grand. »

Je dois me limiter ici aux associations et aux interprétations liées à mon thème.

Ses associations principales concernaient des souvenirs de sa vie au pensionnat. Il se rappelle maintenant que, peu après avoir été laissé au pensionnat par ses parents pour la première fois, il avait été faussement accusé d'avoir commis quelque petit crime - il ne savait même pas de quoi on l'accusait. Le principal s'était tourné contre lui - comme la marée de son rêve - et avait crié : « Pourquoi avez-vous fait cela ? » Et il avait répondu : « Parce que je ne reverrai plus jamais ma mère. » Il fut réprimandé pour le crime supposé et pour la « stupidité » de sa réponse.

Un autre souvenir de pensionnat lui revient : l'un des garçons était grimpé secrètement au clocher, avait attaché à la cloche une corde qu'il avait ramenée dans le bâtiment de l'école en la faisant passer par la fenêtre des toilettes et, en pleine nuit, avait commencé à sonner la cloche très fortement : les professeurs et la plupart des garçons s'étaient réveillés en sursaut, seul A... était resté endormi. Pendant un moment, personne n'avait compris ce qui se passait, car les cordes des cloches n'avaient pas été touchées. Le lendemain, le garçon en question fut accueilli par les autres comme un héros, mais il dut quitter l'école et fut renvoyé chez ses parents.

Je dis à mon patient que je crois qu'il pense maintenant qu'il n'a jamais réellement « sonné l'alarme » dans ces terriblement malheureuses années de pensionnat. Peut-être aurait-il pu être sauvé s'il l'avait fait? Il répond qu'il ne lui a jamais été possible de dire à ses parents combien il se sentait si désespérément seul, jamais il ne leur a dit à quel point le principal était tyrannique, cruel et terrorisant. Il se rappelle maintenant très nettement comment, durant ses visites annuelles dans sa famille, il racontait des histoires drôles au sujet du pensionnat à ses parents - et spécialement des histoires moqueuses au sujet du principal - ils avaient beaucoup ri tous les trois, et il se sentait si supérieur au principal ! Son « sens de l'humour anglais » très développé avait dupé ses parents.

Je lui dis alors que je crois qu'il vient de décrire sa transformation de petit enfant qui s'est noyé en « Piper », ce qui lui devient nécessaire quand il se trouve en danger de grande souffrance émotionnelle, mais que maintenant il s'aperçoit que cela se retourne contre lui. Je lui dis aussi qu'il se rend compte que, dans sa relation avec moi, son besoin d'être « Piper » - grand, froid, supérieur - me rend très difficile la tâche de l'aider.

Je n'ai pas le temps de décrire les tenants et aboutissants de la séance, aussi je vous dirai comment je vois la situation : je pense que le «joueur de flûte » dans


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son rêve représente le petit garçon qui échappe à la noyade (sa suffocante angoisse) en s'identifiant massivement - projectivement - avec l'agresseur, le principal cruel et dominateur, le père cruel qui l'envoya au loin : je crois que « Piper » est le personnage qui soudainement prend le dessus pendant la séance quand sa vulnérabilité de petit garçon fait qu'il se sent en danger ; comme c'est le cas avec toutes les manoeuvres défensives massives, cela va finalement se retourner contre lui : le petit garçon disparaît, le bon parent/analyste qui veut sauver son enfant - lui-même dans le rêve qui essaie désespérément de sauver son petit garçon chéri - est laissé endeuillé. Le fusil indique qu'il s'agit d'une identification avec un agresseur meurtrier, qui pense que tuer de petits animaux (la partie infantile et muette de lui-même) est un sport magnifique (A... a eu d'innombrables rêves où les petits animaux étaient en grand danger, blessés ou morts).

Je pense que le nom de Piper dérive aussi de l'histoire du Joueur de flûte de Hamelin qui sauve une ville infestée de rats avec sa flûte enchantée : les rats suivent aveuglément le joueur de flûte jusqu'à la rivière où ils se noient. Le joueur de flûte retourne en ville afin d'être récompensé de sa bonne action, mais les citoyens ingrats refusent de le payer. Il joue donc de nouveau de sa flûte, et tous les enfants de la ville le suivent, tout comme les rats, et disparaissent à l'intérieur d'une montagne où ils sont perdus à jamais (un des plus pénibles souvenirs d'enfance de Dr A... c'est d'avoir volontairement noyé une souris).

L'histoire du Joueur de flûte illustre à nouveau l'envie de punir les parents (l'analyste dans le transfert) en les laissant en deuil, mais représente également une puissante manoeuvre défensive qui finalement le fait prisonnier de ce que John Steiner a appelé « une retraite psychique » (l'endroit fermé par la palissade dans le rêve, l'intérieur de la montagne dans l'histoire). Cette histoire contient des éléments de cruauté de la part des parents - qui traitent leur enfant comme un rat -, leur avarice affective, et aussi le désir cruel de mon patient de faire payer à ses parents/analyste ce qu'il a enduré ; mais aussi, comme il sent dans le rêve, l'ampleur de leur tristesse d'avoir perdu leur enfant, la véritable détresse de sa mère de devoir dire adieu à son petit garçon chaque année : mon sentiment d'isolement dans le contre-transfert, quand je me retrouve avec « Piper » sur mon divan.

Il est important d'attirer l'attention sur le fait que le parent qu'il est dans le rêve essaye désespérément de sauver son enfant ; il s'agit de son Moi adulte (en réalité il aime très tendrement son enfant, mais il sombre souvent dans un état de désespoir lorsqu'il est confronté avec les difficultés de son enfant et se sent coupé de lui), il s'agit aussi de son identification avec le parent/analyste qui doit comprendre le danger dans lequel l'enfant est plongé, qui cherche désespérément à


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l'aider mais est réduit à l'impuissance à la fois par l'étendue de la tragédie et parce qu'il se trouve dérouté, désorienté, par la « transformation » de l'enfant en un cruel et inaccessible «joueur de flûte ».

Discussion

L'insight concernant le côté « Joueur de flûte » de sa personnalité a permis au Dr A... d'avoir un point de vue différent par rapport à un aspect très important de son enfance et de ses rapports avec ses parents ; tout l'épisode est vu sous un jour nouveau, en conséquence de quoi le passé - tel qu'il se manifeste dans le présent de son psychisme - est considérablement modifié. Ce phénomène s'est produit à un moment de son analyse où s'était produit un changement suffisant pour lui permettre de concevoir de meilleurs parents avec lesquels s'identifier. Comme son rêve l'indique, et bien qu'il implique beaucoup de dépression et de désespoir, son Moi adulte, identifié à son analyste dans un rôle parental plus protecteur, est capable d'essayer au moins de retenir - d'être en contact émotionnel avec - l'enfant qui se noie en lui. On peut donc dire que ce progrès a été rendu possible par la maturation graduelle que le patient a subie au cours de l'analyse: mais, dans la séance, il est apparu comme un changement soudain qui relie très intensément le trauma au passé avec le drame qui se joue au présent dans la relation transférentielle : le trauma de l'enfant : « Je ne verrai plus jamais ma mère » se combine maintenant avec le trauma du parent : « Je ne verrai plus jamais mon enfant. » Ce moment particulier de l'insight mutatif me paraît lié à l'hypothèse de Freud, selon laquelle il faut parvenir à un niveau de développement psychosexuel plus avancé, comme dans les cas de «L'Homme aux loups» et d'Emma, pour aboutir à la réinterprétation d'une première situation traumatique.

Je crois que le progrès réalisé par mon patient à ce moment de l'analyse mène à un changement de son monde interne, qui concerne l'aptitude à améliorer la relation avec un objet interne. Cela veut dire que la cure affecte simultanément le moi et les objets. Il me semble qu'un tel cadre de référence implique la croyance qu'une analyse réussie dépend de la modification de 1' « histoire » telle quelle existe dans le psychisme, à la fois sur le plan conscient mais, spécialement, dans le présent inconscient du psychisme.

Quand j'ai lu le très intéressant travail de Michel Neyraut 1 pour la première fois j'ai été très touchée qu'il commence par La chanson d'automne de Paul Verlaine, un poème très significatif pour moi parce que c'est le premier

1. Publié dans ce même numéro.


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que j'ai appris en français. Le poème s'est immédiatement lié dans mon esprit au rêve de mon patient, où il est emporté « deçà, delà » par le courant de son triste passé.

Je veux terminer ce travail en espérant que je vous ai communiqué mon sentiment que mon patient, au moment de son insight « mutatif », a peut-être eu une expérience d'après-coup qui lui a permis de se laisser moins « emporter comme une feuille morte » par « le vent mauvais » de ses « souvenirs des jours anciens ».

Ignes Sodre

43, Eton Avenue

London NW3 3EP

Angleterre


Points de vue



Ma grande patiente, mon fléau principal. Un cas de Freud inconnu jusqu'à présent et ses répercussions*

Ernst FALZEDER

« Je serais capable de décider aujourd'hui même de lancer cet essai dans le monde, sans reculer devant le scandale qu'il causerait inévitablement, si ce n'était l'obstacle insurmontable des limitations que nous impose le secret médical... Les déformations ne sont pas possibles et une atténuation quelconque ne nous serait d'aucune aide. Si le sort fait que les deux personnes [dont la « grande-patiente ») ... meurent avant moi, cet obstacle disparaîtra. »

(Freud, lettre du 15 janvier 1925, in Jones, 1957, p. 444.)

Imaginons que Freud ait traité une patiente qui signifiait beaucoup pour lui ; qu'il l'ait eue en analyse pendant de longues années ; qu'il ait consenti à cause d'elle à des efforts énormes ; qu'il ait développé à son sujet des idées théoriques et techniques fondamentales ; dont il ait rédigé (mais pas publié) l'histoire de la maladie ; autour de laquelle, en outre, la rupture avec Jung a eu une grande importance, au cas de qui il se soit référé dans six articles au moins, ce cas-là ne serait-il pas digne de notre intérêt? Mais s'il existait, pourquoi n'aurait-il pas encore suscité l'attention des historiens et des psychanalystes ?

Or, ce cas existe réellement. Il est vrai qu'il a été mentionné en passant par quelques auteurs (Grubrich-Simitis, 1993, p. 265-268 ; Krutzenbichler et Essers, 1991, p. 69 ; Peters, 1977, p. 35-36), mais sans que l'importance ou l'identité de la patiente aient été révélées ou qu'elle soit devenue l'objet d'une présentation en

* Une version anglaise de ce texte a paru dans le Psychoanalytic Quarterly (1994, 63, p. 297-331). La recherche en vue de cet article a été soutenue par une bourse de la Fondation Jouis-Jeantet (Genève, Suisse). Mes remerciements vont à John Forrester, André Haynal, Patrick Mahony, Owen Renik et Robert Rogers pour leurs commentaires et leurs conseils.

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1266 Ernst Falzeder

soi. Bien que Freud l'ai décrit non seulement dans divers articles, mais encore dans de nombreuses lettres, aucune tentative de réunir les parties du puzzle n'a été entreprise jusqu'ici.

Deux faits y ont contribué : 1 / Les éditeurs des différentes correspondances de Freud n'ont pas utilisé les mêmes pseudonymes pour les mêmes patients. Ainsi, la patiente en question est appelée « Mme A... » dans la correspondance Freud/Abraham, «MmeH...» dans la correspondance Freud/Pfister, «MmeC...» dans la correspondance Freud/Jung et « Mme Gi... » dans la correspondance Freud/Binswanger ; 2 / En ce qui concerne les lettres non publiées de Freud, les Archives Freud (Library of Congress, Manuscript Division, Washington DC [LOC] ont rendu illisibles les noms de patientes et de patients dans les copies accessibles des lettres originales. Le point de départ de mes recherches fut l'idée que ces divers pseudonymes et certains noms noircis dans des lettres non publiées pourraient se référer à la même personne ; et en effet, un regroupement des passages en question a confirmé, sans aucun doute, cette hypothèse.

Dans ce qui suit, je voudrais essayer d'esquisser l'histoire de la maladie de cette femme extraordinaire, de mettre en évidence le lien affectif de Freud avec elle, de rendre sa théorie du cas, pour finalement décrire les conséquences significatives résultant de son traitement pour la théorie et la pratique de la psychanalyse. J'espère pouvoir montrer que c'est là un des cas classiques dans l'histoire de la psychanalyse, à ranger avec « Anna O. », « Cäcilie M. », « Dora », «L'Homme aux rats», «L'Homme aux loups» ou «R. N.» (Ferenczi, 1985). Comme ces cas, il contribue de façon significative à une meilleure compréhension des éléments-clés d'une histoire des idées psychanalytiques et du développement des concepts théoriques et techniques centraux. Et comme eux, il montre la capacité de Freud à faire avancer la théorie en dépit des échecs thérapeutiques. En dehors d'être un récit fascinant du passé, cette histoire pourrait aussi stimuler la pensée analytique contemporaine. N'est-il pas vrai que nous aussi apprenons plus de nos échecs et de nos bévues que de nos succès ? Je n'essaie cependant pas de présenter un compte rendu biographique exhaustif; la recherche ultérieure complétera, j'espère, cette partie du tableau.

Les stations d'un calvaire

La patiente, née autour de 1873, est élevée à Francfort-sur-le-Main (28 mai 1911, Freud et Pfister, correspondance inédite [Fr/Pf], Library of Congress, Washington DC [LOC] 1 ; cf. Freud, 1941d, p. 19), et est l'aînée de cinq filles. « La plus jeune a dix ans de moins qu'elle... La petite soeur qui la suit n'est

1. Les passages cités des correspondances de Freud ont été écrits par lui, sauf indication contraire.


Ma grande patiente, mon fléau principal 1267

séparée d'elle que par le délai le plus court, elles sont nées toutes les deux la même année » (Freud, 1941d, p. 110). Sa mère « s'était mariée sur le tard : elle avait alors plus de trente ans » (Freud, 1933a, p. 57). Elle « est plus âgée que le père et n'est pas aimable. Le père, plus jeune et pas seulement par les années, s'occupe beaucoup de ses petites filles et leur en impose par ses tours d'adresse » (Freud, 1941d, p. 110). Par exemple, il « était un excellent dessinateur dont le talent faisait la joie et l'admiration de ses enfants » (Freud, 1913g, p. 186). « Malheureusement, il n'est pas brillant par ailleurs, déficient comme homme d'affaires il ne peut faire vivre la famille sans l'aide de parents. La fille aînée devient précocement la confidente de tous ses soucis résultant chez lui d'une absence d'activité rémunératrice» (Freud, 1941d, p. 110). Néanmoins - ou c'est pourquoi - elle était « extrêmement attachée depuis l'enfance à son père » (Freud, 1933a, p. 55) et développa un « attachement... extraordinairement intense» envers lui (Freud, 1913g, p. 186). Mais cet attachement « devait, à l'âge adulte, faire échouer son bonheur » (ibid.)...

« [D]ans les premières années de sa vie, c'était une enfant têtue et insatisfaite» (Freud, 1913g, p. 185), mais «[a]près avoir surmonté son caractère d'enfant rigide et passionnée, elle devient en grandissant un véritable miroir de vertu» (Freud, 1941d, p. 110), et «elle s'était transformée... en personne d'une bonté et d'une scrupulosité excessives» (Freud, 1913g, p. 185). Peu étonnant d'ailleurs que ce miroir de vertu ait également un revers : « De plus, pendant les années d'école, il s'était passé des choses qu'elle se reprochait vivement maintenant qu'elle était malade et où elle voyait la preuve de son abjection fondamentale. Elle se rappelait avoir été souvent en ce temps-là vaniteuse et menteuse » (ibid.). Un jour, elle laissa tomber sa soeur, « encore bébé, de ses bras, plus tard, elle l'appelle "son enfant" » (Freud, 1941d, p. 110).

«Son pathos moral élevé s'accompagne d'une intelligence étroitement limitée. Elle est devenue institutrice, elle est très respectée. Les hommages timides d'un jeune parent qui est son professeur de musique la touchent peu. Aucun autre homme n'a encore éveillé son intérêt.

« Un jour apparaît un parent de sa mère, considérablement plus âgé qu'elle, mais étant donné qu'elle n'a elle-même que 19 ans, c'est encore un homme jeune. C'est un étranger 1, il vit en Russie comme directeur d'une grande entreprise commerciale, il est devenu très riche. Il ne faudra rien de moins qu'une guerre mondiale et la chute du plus grand despotisme pour l'appauvrir lui aussi. Il tombe amoureux de sa jeune et sévère cousine et veut l'épouser. Les parents ne la pressent en rien, mais elle comprend ce que souhaitent ses parents. Derrière tous les idéaux moraux, se cache l'accomplissement de son souhait [fantasme] d'aider le père, de le sauver de ses misères. Elle calcule : il soutiendra mon père financièrement tant que celui-ci mènera son affaire, il lui fera une rente lorsqu'enfin il l'abandonnera, il donnera aux soeurs dot et trousseau, de sorte qu'elles puissent se marier. Et elle tombe amoureuse de lui, se marie peu après et le suit en Russie 2.

1. Dans le manuscrit original de ce travail (LOC), Freud déclare qu'il était Anglais.

2. A Moscou (28 mai 1911, Fr/Pf).


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« En dehors de quelques petits incidents qui ne sont pas directement compréhensibles et ne prendront signification que rétrospectivement, tout va aussi pour le mieux dans ce mariage. Elle devient une femme tendrement aimante, sensuellement satisfaite 1, la providence de sa famille. Une seule chose manque : elle n'a pas d'enfants. Elle a maintenant 27 ans 2, est dans sa huitième année de mariage, vit en Allemagne, et après avoir surmonté toutes ses hésitations, elle s'est adressée à un gynécologue local. Celui-ci, avec l'irréflexion habituelle du spécialiste, l'assure du succès si elle se soumet à une petite opération. Elle y est prête, en parle la veille au soir avec son mari. C'est l'heure du crépuscule, elle veut donner de la lumière. Son mari la prie de n'en rien faire, il a quelque chose à lui dire et préfère pour cela l'obscurité. Elle doit décommander l'opération, c'est sa faute à lui s'ils sont sans enfants. Au cours d'un congrès médical, voilà deux ans, il a appris que certaines affections peuvent enlever à l'homme sa capacité de procréation et les examens ont montré ensuite qu'il était, lui aussi, dans ce cas» (ibid., p. 110-111).

«[U]ne maladie antérieure au mariage», une épididymite (29 novembre 1908, Freud et Jung, 1974, I, p. 253), «lui avait rendu la procréation impossible» (Freud, 1933, p. 56) à cause d'une «azoospermie» (3 janvier 1911, Freud et Ferenczi, 1992, p. 263).

«Après cette révélation, l'opération n'a pas lieu. En elle se produit instantanément un effondrement qu'elle tente en vain de dissimuler. Elle n'a pu l'aimer que comme substitut du père et maintenant elle a appris qu'il ne pourra jamais devenir père. Trois voies s'ouvrent devant elle, toutes également impraticables ; l'infidélité, le renoncement à l'enfant, la séparation d'avec son mari. La dernière option, elle n'en est pas capable pour les meilleurs motifs pratiques, celle du milieu pour les motifs inconscients les plus forts que vous devinez aisément. Toute son enfance avait été dominée par le souhait... d'avoir un enfant de son père» (Freud, 1941d, p. 111).

Freud ne discute pas ici la première possibilité - l'infidélité -, mais il mentionne dans un autre contexte qu' « il devient évident qu'elle souffrait d'angoisses dues à des tentations» (Freud, 1933a, p. 56) et, en effet, «elle se demandait si elle ne devrait pas quitter son mari» (3 janvier 1911, Freud et Ferenczi, 1992, p. 263). Mais en réalité, une seule issue lui reste - « [e]lle sombre dans une grave névrose» (Freud, 1941d, p. 111).

Elle réagit à la frustration par une hystérie d'angoisse, qui « correspondait », selon Freud, « au rejet des fantasmes de tentation dans lesquels perçait le désir bien accroché d'avoir un enfant» (Freud, 1913i, p. 192). Un de ses symptômes était «une angoisse des débris et éclats de verre» (Freud, 1913g, p. 186). «Elle fit alors tout pour ne pas laisser deviner à son mari qu'elle était tombée malade par suite de la frustration dont il était la cause » (Freud, 1913i, p. 192).

1. Une «femme heureuse, presque pleinement satisfaite» (Freud, 1913i, p. 192). Dans un autre contexte, Freud affirmait même que son «mariage la satisfit entièrement» (1913a, p. 55). Toutefois, il semble avoir eu quelques réserves à ce sujet, car après qu'il eut écrit en 1913 qu'elle devint « une épouse affectueuse et heureuse», il laissa tomber les mots «et heureuse» dans toutes les éditions suivantes (1913g, note dans la Standard Edition, vol. 12, p. 307).

2. Mais d'apparence beaucoup « plus jeune » (Freud, 1925i, p. 150 ; 1933a, p. 56).


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« Mais un jour », cette hystérie d'angoisse « se transforma soudain en une névrose obsessionnelle des plus graves» (Freud, 1913i, p. 191; c'est moi qui souligne) : « comprenant, sans aveu ni explication, ce que signifiait l'angoisse de sa femme, le mari s'en offensa sans le montrer et réagit alors névrotiquement de son côté, en échouant - pour la première fois - dans les rapports conjugaux. Immédiatement après il partit en voyage, sa femme le tint pour devenu irrémédiablement impuissant et produisit les premiers symptômes obsessionnels la veille du retour de son mari» (ibid., p. 192).

« Son symptôme le plus frappant était, au lit, d'attacher 1 ses draps aux couvertures avec des épingles de sûreté. Elle trahissait ainsi le secret de l'inoculation 2 par le mari, laquelle l'avait rendue sans enfant» (Freud, 1941d, p. 111-112). Un autre de ses symptômes était le suivant : « Depuis que lors d'une excursion elle a presque écrasé un enfant (ou conclu cela d'un cri), elle est très malheureuse quand elle conduit, constamment tentée de faire marche arrière après chaque court trajet, pour se persuader qu'il n'est rien arrivé, et aimerait abandonner entièrement la conduite. Dans la mêlée, elle a peur de heurter quelqu'un» (29 novembre 1908, Freud et Jung, 1974,I, p. 253).

Dès lors commence une suite ininterrompue d'essais thérapeutiques finalement sans succès dans lesquels sont impliqués quelques-uns des meilleurs psychiatres et psychothérapeutes de l'époque. Elle est donc « pendant des années la personne principale» dans une clinique allemande (24 avril 1915, Freud et Binswanger, 1992, p. 149), elle est traitée par Pierre Janet, par Carl Gustav Jung, par Pfister, par Ludwig Binswanger, même Eugen Bleuler est consulté (ibid). Même «finalement, après dix ans de maladie persistante» (Freud, 1941d, p. 111), elle vient chez Freud, qui la traite - avec quelques interruptions - d'octobre 1908 jusqu'à 1914, soit pendant presque sept années. A ma connaissance, seuls très peu d'analysants de Freud furent traités pendant un laps de temps comparable - toutes des femmes, en fait, telles Dorothy Burlingham, Ruth Mack Brunswick et Marie Bonaparte.

« Lorsque j'entendis l'histoire de sa maladie, je ne voulais d'abord pas la prendre», rapporta Freud à ses collaborateurs les plus proches en septembre 19213, «mais ensuite j'étais assez curieux, ignorant et intéressé par le gain pour commencer tout de même une analyse... avec elle» (in Grubrich1.

Grubrich1. ; anstecken : entre autres sens, fixer en piquant, épingler et également: contaminer, inoculer.

2. Ansteckung.

3. Fin septembre 1921, les sept membres du Comité secret se rencontrèrent dans les montagnes du Hartz, en Allemagne (Grosskurth, 1991, p. 7-11) ; Freud avait préparé pour cette occasion un exposé sur « Psychanalyse et télépathie », largement basé sur le cas en question. Ce texte fut publié de façon posthume sous une forme abrégée, à la fois dans les Gesammelte Werke et dans la Standard Edition (1941d), en français dans le second volume de Résultats, idées, problèmes. Le manuscrit original (LOC) que j'ai consulté contient une substantielle information additionnelle sur les deux cas traités dans le papier. Quelques-uns des passages pertinents ont été récemment publiés par Ilse Grubrich-Simitis (1993, p. 265-266).


1270 Ernst Falzeder

Simitis, 1993, p. 265). Mme Elfriede Hirschfeld commence son analyse avec Freud en octobre 1908.

Par la suite, Freud tient Jung au courant de cette analyse. Mais c'est seulement après deux ans et demi que le premier effet sensible de la cure se manifeste. C'est justement « une forte aggravation symptomatique. Il est vrai que cela se trouve sur le chemin ; mais il n'est pas assuré qu'on l'amène à franchir cela et encore au-delà. Je suis déjà très proche de son conflit fondamental, comme le montre la réaction» (12 mai 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 175-176).

Le 28 mai 1911 (Fr/Pf) Freud demande au pasteur Oskar Pfister, à Zurich, s'il peut prendre le cas en question pendant ses vacances durant les mois d'août et septembre. Il n'est pas tout à fait clair d'où vient l'initiative de ce changement de thérapeute ; en partie probablement de Mme Hirschfeld elle-même, qui, selon Freud, agit ainsi « la compulsion de trouver un ami juvénile en s'éloignant de son mari » (ibid.). Tout d'abord, Freud ne parle que de quelques entretiens entre Pfister et Mme Hirschfeld, mais lorsqu'il devient apparent que tous deux ont commencé une analyse à proprement parler, Freud écrit à Pfister qu'il souhaite la « passer volontiers de façon durable (c'est-à-dire pour quelques années)» à celui-ci (23 novembre 1911, Fr/Pf). Surtout, Pfister ne devrait absolument pas la pousser à retourner auprès de Freud, puisque lui, Freud, n'a pas du tout de temps pour elle (ibid.) ! Toutefois, c'est exactement ce que fait Mme Hirschfeld. Elle quitte Pfister le 3 décembre 1911, disparaît pendant quelques semaines, pour réapparaître auprès de Freud aux alentours de Noël ; celui-ci, malgré ses contestations, la reprend. Comme à Jung auparavant, Freud fait maintenant un rapport à Pfister sur la suite de l'analyse. En juin 1912, il lui télégraphie même de venir à Vienne pour une semaine « pour aider Mme Hirschfeld dans sa tentative de rester sans surveillance» (15 juin 1912, Fr/Pf), ou, comme il l'écrivit à Ferenczi, «apporter son aide pour une désintoxication»1 (23 juin 1912, Freud et Ferenczi, 1992, p. 406) 2. Après cette visite, la condition de la patiente semble s'améliorer.

Le 10 juillet 1914, Freud écrit à Karl Abraham à Berlin (lettre non publiée ; Freud Museum, London [FM]) 3 que Mme Hirschfeld voudrait venir pour un certain temps ou peut-être définitivement à Berlin et qu'elle désirerait lui rendre visite. Il le prie « de ne pas se refuser à elle» (ibid.) ; au cas où elle resterait définitivement à Berlin, Abraham serait «évidemment l'élu que j'informerais le

1. Entwöhnung : sevrage.

2. Probablement une allusion au fait que Mme Hirschfeld « insistait pour que sa garde-malade ne la quitte pas des yeux un seul instant, parce qu'autrement, elle se mettrait à repasser dans son esprit tout ce qu'elle aurait pu faire d'interdit pendant l'espace de temps où elle serait restée sans surveillance » (Freud, 1913a, p. 199). Il n'y a pas d'indications qu'elle se soit adonnée aux drogues.

3. Une édition intégrale de la Correspondance Freud/Abraham est en préparation par l'auteur (London, Karnac, et Paris, Gallimard).


Ma grande patiente, mon fléau principal 1271

mieux possible. Mais probablement il y aurait peu de plaisir» (ibid.). Finalement, elle n'effectue qu'un bref séjour à Berlin, où c'est Abraham qui lui rend visite à son hôtel (Abraham à Freud, 23 juillet 1914 ; Freud et Abraham, 1980, p. 189).

Après le déchaînement de la première guerre mondiale, Mme Hirschfeld, au lieu de s'établir à Berlin, se rend à Zurich, où elle vit «dans quelques petites chambres d'hôtel» (Binswanger à Freud, 18 mai 1915, Freud et Binswanger, 1992, p. 209). De là, elle téléphone plusieurs fois à partir de janvier 1915 à Ludwig Binswanger, « prétextant qu'elle voudrait venir ici [au Sanatorium Bellevue de Binswanger, à Kreuzlingen au bord du lac de Constance) ou que j'aille la voir à Zurich», mais, qu'«elle ne veut pas d'analyse» (Binswanger à Freud, 19 avril 1915, ibid., p. 206). Binswanger demande à Freud ce qu'il doit faire et celui-ci répond par une longue lettre. Dans quel sens devrait-il donc donner des informations sur Mme Hirschfeld? «Il y a beaucoup à dire au sujet de cette patiente », écrit Freud en guise d'introduction ; « Bref, on n'en finirait jamais de parler d'elle», conclut-il (24 avril 1915, ibid., p. 207-208).

Fin avril 1915, Binswanger se rend à Zurich pour une consultation. Leur entretien tourne surtout autour du conflit entre Freud et Jung. Mme Hirschfeld s'exprime de façon dépréciative sur ce dernier et veut savoir avant tout si Binswanger est toujours un disciple de Freud ; mais elle ne peut pas venir au sanatorium à Kreuzlingen pour des raisons financières (Binswanger à Freud, 18 mai 1915, p. 209). Elle y sera pourtant hospitalisée un peu plus tard, il est possible que Freud l'inclue dans ses remerciements aux «ami(s) du bord du lac de Constance» (7 mai 1916, ibid., p. 211) lors de son soixantième anniversaire. Gerhard Fichtner cite encore une lettre de Pfïster à Binswanger du 8 novembre 1916 (Fichtner, in ibid., seulement dans l'édition allemande, p. 149) après que Freud se fut exprimé de manière élogieuse par rapport aux mérites de Binswanger dans ce cas.

Dès ce moment, les traces de Mme Hirschfeld se perdent dans les documents à ma disposition. Elle ne sera mentionnée alors que sporadiquement dans les lettres de Freud, par exemple à Pfister les 9 mai 1920 et 29 juillet 1921 (Fr/Pf). Dans ces lettres, Freud refuse de la reprendre en analyse et recommande une hospitalisation dans une institution. En outre, il se défend contre le reproche d'avoir utilisé une fausse technique vis-à-vis d'elle. En tout cas, au plus tard dès novembre 1921 et jusqu'à mai 1923 au moins, nous trouvons de nouveau Mme Hirschfeld - avec une interruption pour un séjour à Berlin - dans la clinique de Binswanger à Kreuzlingen (3 novembre 1921, 27 avril 1922, 8 mai 1922, 10 mai 1923 ; Binswanger à Freud, 8 novembre 1921, 22 avril 1922 ; toutes dans Freud et Binswanger, 1992, p. 231 sq.).

L'été suivant (1924), Pfïster demande conseil à Freud pour savoir s'il devrait reprendre l'analyse de Mme Hirschfeld. Freud lui répond le 11 juil-


1272 Ernst Falzeder

let 1924 (Fr/Pf) que rien ne s'y oppose. Concernant le diagnostic fait par Eugen Bleuler selon lequel il s'agissait chez elle d'une schizophrénie imminente, il ne pourrait rien dire ; jusqu'à présent, toutefois, cela aurait certainement été une névrose obsessionnelle. Il n'est pas clair si Mme Hirschfeld a, en effet, repris une analyse avec Pfister, mais en tout cas elle reste en contact avec lui, avec Binswanger et avec Freud.

A ma connaissance, elle apparaît pour la dernière fois dans la correspondance de Freud dans une lettre à Pfister du 1er juin 1927 (Freud et Pfister, 1963, p. 160) dans laquelle Freud confirme avoir accédé au désir de Pfister, transmis par Mme Hirschfeld, de détruire certaines des lettres de ce dernier. Et finalement Binswanger écrit que Freud et lui-même, lors de sa visite du 17 septembre 1927 au Semmering, ont parlé «du cas Gi... et des raisons de l'échec de la cure» (Freud et Binswanger, 1992, p. 270).

Ma grande patiente, mon fléau principal

Il n'est pas exagéré d'affirmer que Freud a eu un lien extrêmement fort avec cette femme. Pour lui, elle est «hautement intéressante» (17 janvier 1909, Freud et Jung, 1974, I, p. 271), une «femme particulièrement fine, bonne et sérieuse» (10 juillet 1910, Fr/Pf), une «personnalité difficile du plus haut niveau» (28 mai 1911, Fr/Pf), «plus que sympathique, plutôt noble et distinguée (15 juin 1911, Fr/Pf), une «femme de haute qualité» (3 juillet 1911, Fr/Pf), «sérieusement noble» (14 décembre 1911, Fr/Pf), son «cas est certainement plus intéressant et sa personne a plus de valeur que d'autres » (ibid.), elle est « la pauvre» (10 janvier 1912, Freud et Jung, 1974, II, p. 245) que Freud même appelle occasionnellement par son prénom (10 mai 1923, Freud et Binswanger, 1992, p. 242), une personnalité «aimable, trop prévenante, raffinée et distinguée» (24 avril 1915, ibid., p. 207), «c'est aussi une fille qui veut aider son père comme Jeanne d'Arc. Bref, on n'en finirait jamais de parler d'elle» (ibid., p. 208). Et en effet, elle est la « grande patiente » Freud, comme il l'appelle au moins deux fois (23 juin 1912, Freud et Ferenczi, 1992, p. 406; 10 juillet 1914, Freud à Abraham, FM).

Mais malgré l'engagement personnel de Freud, l'état de Mme Hirschfeld ne s'améliore pas. Ainsi, elle n'est pas seulement la « grande patiente » de Freud, mais également son « fléau principal » (27 avril 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 169; c'est moi qui souligne). C'est un «cas terriblement sérieux» (8 novembre 1908, ibid., p. 245), «un gros morceau», et bien que Freud trouve ses «choses... faciles à percer», elle ne peut ou ne veut pas accepter ses interprétations. — « C'est simple[ment] à crier, mais le succès thérapeutique ! La nuit,


Ma grande patiente, mon fléau principal 1273

elle épingle ses organes génitaux pour les rendre inaccessibles ; représentez-vous son accessibilité intellectuelle» (29 novembre 1908, ibid., I, p. 253). Lorsque, une fois, elle interrompt son analyse pour quelques mois, Freud est soulagé : « Peu avant l'épuisement définitif, j'ai été sauvé hier par le départ, pour Francfort, de ma cliente principale» (25 février 1910, Freud et Ferenczi, 1992, p. 157 ; c'est moi qui souligne). «Par bonheur Mme C... est encore auprès de sa mère qui est à l'article de la mort, sinon ce serait trop » (22 avril 1910, Freud et Jung, 1947, II, p. 43). «Elle fait partie des cas les plus graves, peut-être déjà tout à fait irredressables» (12 mai 1911, ibid., II, p. 176), «les chances sont pratiquement nulles» (23 novembre 1911, Fr/Pf), «elle n'a pas de chances de guérison» (2 janvier 1912, Fr/Pf). «Elle peut être charmante jusqu'à ce qu'elle ait obtenu qu'on ne lui demande plus rien », et toute sa « magie » n'aboutirait qu'à « gagner ou gaspiller du temps» (9 octobre 1911, Fr/Pf). Et elle amène Freud au fameux soupir: «Ne nous laissons jamais rendre fous par les pauvres névrosés» (31 décembre 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 237) !

Bref, elle met la patience de Freud à rude épreuve et ce n'est que «par la force des choses» qu'il est «à nouveau tolérant et patient» avec elle (28 décembre 1911, ibid., II, p. 236). Finalement, il veut «lui rappeler durement» qu'elle ne recherche qu'«un flirt intellectuel, dans lequel elle puisse oublier un instant le fait de sa maladie» (10 janvier 1912, ibid, II, p. 245). Il «prépare... de la dureté» (2 janvier 1912, Fr/Pf) et il a «l'intention... de la traiter très durement» (9 février 1912, Fr/Pf).

Mais ensuite il apparaît que le comportement de Mme Hirschfeld « tout à fait changé» amène de nouveau Freud à se «mettre dans de biens meilleurs termes qu'avant avec elle. Ainsi, elle me laisse espérer de nouveau malgré le sérieux du cas» (ibid.) 1. Cet espoir semble être justifié pour quelque temps, «les chances continuent à être relativement bonnes chez Mme Hirschfeld, finalement elle parle, et tout se confirme » (29 juin 1912, Fr/Pf). Elle «continue à faire des efforts et prend mon parti avec enthousiasme ; elle m'a aussi révélé presque tout l'ensemble de son cas. Mais il est toujours évident qu'elle veut éviter les pierres sur son chemin plutôt à l'aide des ailes du transfert au heu des pas pénibles. Nous verrons ! »2 (4 juillet 1912, Fr/Pf).

L'espoir est déçu. L'échec de ses efforts peut se déduire d'une lettre que Freud écrit, trois ans après, à Binswanger: «Elle est atteinte d'une névrose

1. Cf. un passage similaire dans la lettre de Freud à Wilhelm Fliess du 16 mai 1900, dans laquelle il écrivait à propos de ses efforts dans un cas « très difficile », aussi une patiente. Le point décisif dans la cure survint seulement au bout de quatre ans, quand Freud « commença d'être en bons termes avec elle » (Freud, 1950a, p. 284 ; c'est moi qui traduit, la traduction officielle - « commencer enfin à [me] familiariser avec elle » - est inexacte).

2. En français dans le texte.


1274 Ernst Falzeder

obsessionnelle gravissime, presque [souligné dans l'original] entièrement analysée, se révélant incurable, résistant à tous les efforts par suite de circonstances réelles exceptionnellement défavorables, prétend encore dépendre de moi. En réalité, elle me fuit depuis que j'ai pu lui révéler le fin mot du secret de sa maladie. Analytiquement inutilisable pour quiconque [c'est moi qui souligne]. Elle se paie la tête de Pfîster » (24 avril 1915, Freud et Binswanger, 1992, p. 207).

La seule chose qui puisse aider, dans ce cas de névrose obsessionnelle grave, serait la compulsion (8 novembre 1916, ibid., p. 149) et l'hospitalisation dans une institution (psychanalytique) (29 juillet 1921, Fr/Pf). Et Freud reste sur cette position : « Pour exprimer mon opinion sur le cas de Mme Gi..., je pense qu'on ne pourra arriver à quelque chose qu'en associant psychanalyse et interdiction (contre-contrainte). Je regrette beaucoup de n'avoir disposé à l'époque que de l'une, l'autre n'étant réalisable qu'en institution» (27 avril 1922, Freud et Binswanger, 1992, p. 234, c'est moi qui souligne).

Il y a un post-scriptum à la thérapie de Mme Hirschfeld avec Freud. Dans le courant de 1921, elle exprima le désir d'être de nouveau analysée par lui - mais Freud refusa (19 juillet 1921, Fr/Pf), ne donnant pas moins de quatre arguments, tous prétendument rationnels et non d'une nature personnelle. Mais son « entière justification », pour citer Freud lui-même, reste nettement celle de la défense avancée par « l'homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l'avait emprunté. Troisièmement, il n'avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu'un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l'homme devra être acquitté» (Freud, 1900a, p. 111). Plus encore, son principal argument - qu'il n'aurait pas le temps de la prendre en charge - semble être sans fondement, particulièrement dans ce cas. Il avait déjà avancé ce même argument en 1911, pour néanmoins la prendre, et cela même s'il la considérait déjà comme «au-delà de toute chance» thérapeutique (17 décembre 1911, Freud et Jung, 1974,I, p. 235). On ne peut s'empêcher de se souvenir qu'à une précédente occasion, Freud avait également refusé de reprendre une de ses patientes importantes en analyse une seconde fois. Cette patiente aussi l'avait quitté brusquement un jour où il avait été sur le point de lui dire «le fin mot du secret de sa maladie», et à elle aussi Freud avait reproché d'être responsable de l'échec de la cure 1.

1. La rupture du traitement par Dora «était un acte de vengeance indubitable [de sa part]... au moment même où les espérances que j'avais d'un heureux résultat de la cure étaient les plus grandes » (Freud, 1905e, p. 82 ; cf. Decker, 1991, et Mahony, 1996), Freud refusa de traiter l'Homme aux loups une troisième fois.


Ma grande patiente, mon fléau principal 1275

Apprendre difficilement et beaucoup, sans y laisser sa peau

Toute cette histoire fait penser à l'énoncé de Freud à Max Eitingon que « le secret de la thérapie, c'est de guérir par l'amour ; avec le plus grand effort personnel on pourrait peut-être vaincre plus de difficultés dans le traitement, mais on "y laisserait sa peau" »1. Au lieu d'y «laisser sa peau», Freud préféra finalement se faire pousser «la peau dure qu'il nous faut» - et qu'il faut pour devenir « maître du "contre-transfert" dans lequel on est tout de même chaque fois placé » (7 juin 1909, Freud et Jung, 1974,I, p. 309).

Personne n'aime y laisser sa peau, même pas l'analysant. Dans une lettre à Ferenczi, quelques mois plus tard, Freud applique cette même métaphore de la peau à la situation affective du patient.

« Il me semble qu'en ce qui concerne l'influence des pulsions sexuelles, nous ne pouvons aboutir à rien d'autre qu'à des permutations, des déplacements, jamais au renoncement, à la désaccoutumance, à la résolution d'un complexe (secret le plus absolu !). Si quelqu'un livre ses complexes infantiles, alors il en a sauvé un bout (l'affect) en une formation actuelle (transfert). Il a mué, et il laisse sa mue à l'analyste. Dieu le préserve d'aller maintenant nu, sans peau ! Notre gain thérapeutique est un bénéfice de troc, comme en fait Jeannot-la-Cfiance (Hans im Gluck] 1. Ce n'est qu'avec la mort, certainement, que le dernier bout tombe dans le puits» (10 janvier 1910, Freud et Ferenczi, 1992, p. 134).

Rarement Freud a décrit de manière aussi impressionnante l'implication des deux partenaires dans la situation analytique, implication qui dans le sens le plus vrai du terme va « dans la peau ». Ce faisant; pensait-il également à sa « grande patiente », son « fléau principal », qui justement à l'époque était aussi sa « cliente principale » ? Quoi qu'il en soit, il faudrait, selon Freud, « rester conséquent et on a horriblement beaucoup à apprendre justement dans ces circonstances-là » (12 mai 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 176 ; c'est moi qui souligne) - à condition qu'on ne manque pas de la «rudesse nécessaire» (14 décembre 1911, Fr/Pf)...

Cette conclusion, tirée de l'expérience de Freud avec sa grande patiente, peut aussi être vue sur l'arrière-fond d'un autre épisode hautement chargé émotionnellement - l'aventure amoureuse entre Carl Gustav Jung et sa patiente Sabina Spizlrein (cf. Kerr, 1993). Les deux épisodes se recouvraient dans une

1. «The secret of therapy is to cure through love, and... with greatest personal efforts one could perhaps overcome more difficulties in treatment but one would "lose his skin by doing so" » (in Grotjahn, 1967, p. 445).

2. Dans le conte Jeannot-la-Chance des frères Grimm, Jeannot reçoit, en récompense pour son travail, une pièce d'or qui lui pèse. Il l'échange contre un cheval, le cheval contre une vache, etc., pour finalement rester en possession de deux cailloux. Parce qu'ils lui pèsent, il les pose sur la margelle d'un puits et les pousse ; les cailloux tombent au fond. Jeannot remercie Dieu et, libéré de toute charge, rentre chez sa mère.


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certaine mesure, et tous deux contribuèrent de manière importante au conflit entre Freud et Jung. Sans entrer dans les détails, rappelons-nous que c'était en faisant allusion à Jung et Spielrein que Freud parlait de « la peau dure qu'il nous faut » et que pour la toute première fois il employait le terme « contre-transfert » (7 juin 1909, Freud et Jung, I, p. 309). Étant donné l'affection de Freud pour Mme Hirschfeld, il devient clair qu'il mettait en garde non seulement Jung, mais peut-être aussi lui-même contre les dangers inhérents à trop d'implication émotionnelle. Les erreurs pour lesquelles il formulait des reproches à Pfister dans une lettre du 2 janvier 1912 (Fr/Pf) étaient les mêmes que celles qu'il avait faites lui-même ou avait au moins été tenté de faire.

« Si vous avez fait des erreurs dans l'analyse ? A mon avis : deux. Premièrement vous vous êtes trop battu pour elle, vous avez donné une trop grande valeur au fait qu'elle reste [en analyse]... - autrement elle serait probablement restée plus longtemps avec vous ; deuxièmement, dans votre bonté et votre ambition vous avez cédé trop de vousmême. Moi-même, j'y ai renoncé complètement; à mon avis, la technique du "contretransfert" prévient contre cela. »

Dans sa théorie, ceci reste la position de Freud, dans sa pratique, toutefois, nous le voyons hésiter entre une empathie sensible et sympathique d'un côté, et un comportement distant et parfois dur et cruel de l'autre.

Un comportement abstrait ou une certaine quantité de compassion : le conflit entre Freud et Jung

Le problème de savoir comment un thérapeute devrait réagir face à une patiente qui exige de la sympathie, voire de l'amour, se trouve également au centre du conflit entre Freud et Jung (fin 1911/début 1912), conflit déclenché par nul autre que Mme Hirschfeld. Bien qu'il ne soit pas vraiment facile de reconstruire les faits autour de cette controverse sur la base du matériel disponible, on peut constater ce qui suit :

Freud et Jung se critiquent l'un l'autre tout en présentant le cas Hirschfeld comme le prétendu motif. Malheureusement, une lettre décisive de Jung semble manquer et on ne peut qu'indirectement conclure à sa critique d'après les réactions de Freud. Vis-à-vis de Pfister, Freud explique que «notre ami Jung... aurait tout de même plutôt tort cette fois », parce que Mme Hirschfeld et son mari sont des « gens sérieusement nobles » ; « Jusqu'à présent, je n'ai jamais rien vu derrière cette apparence, et pourtant je sais beaucoup d'eux. Je peux facilement m'expliquer leur comportement, si j'associe votre proclamation de ne pas accepter de l'argent et la délicatesse exagérée de l'autre côté » (14 décembre 1911, Fr/Pf). Et peu après à Jung : « L'affaire avec Pfister est en ordre ; votre interprétation [qui semble être contenue dans une lettre non conservée de


Ma grande patiente, mon fléau principal 1277

Jung] n'était pas justifiée» (28 décembre 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 236). Tout cela paraît se référer au changement de thérapeute de Mme Hirschfeld, au retour de Pfïster à Freud (décembre 1911). Jung, et peut-être également Pfister, avaient, semble-t-il, critiqué les conditions dans lesquelles Freud l'avait à nouveau acceptée comme patiente.

Lorsque Mme Hirschfeld revint vers Freud, elle lui raconta « toutes sortes de choses sur vous [Jung] et sur Pfister, si l'on peut appeler raconter ces allusions continuelles» (31 décembre 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 237). Cette fois, ce fut au tour de Freud de critiquer Pfister et surtout Jung. Ses remarques pertinentes ont été citées de nombreuses fois, mais elles révèlent encore davantage dans le contexte présent.

« [J]e conclus que vous deux [Jung et Pfister] n'avez pas encore acquis dans la pratique la froideur nécessaire, que vous vous engagez encore et que vous donnez beaucoup de votre propre personne, pour demander quelque chose en retour. Puis-je, en digne vieux maître 1, vous avertir qu'avec cette technique on fait régulièrement un mauvais calcul, qu'il faut bien plutôt rester inaccessible et se borner à recevoir? Ne nous laissons jamais rendre fous par les pauvres névrosés. L'essai sur le "contre-transfert", qui me semble nécessaire, ne devrait pas être imprimé, mais circuler parmi nous en copies» (31 décembre 1911, Freud et Jung, 1974, p. 237).

La controverse entre Freud et Jung tournait autour d'un entretien que Hirschfeld et Jung avaient eu fin 1911. Il y a deux sources primaires à l'aide desquelles le contenu de cet entretien peut être déduit : la correspondance Freud /Jung et ce que Freud allait en raconter dix ans plus tard. Quant à la première source, Freud continue dans sa lettre à Jung : « S'il y a véritablement chez vous une mauvaise humeur à mon égard, la C... ne doit pas être l'occasion de s'exprimer là-dessus. Je vous en prie donc, si elle vous demande de me relater cette conversation avec elle, ne vous laissez pas influencer ou commander par elle, mais attendez tranquillement mon prochain méfait pour faire alors vos comptes avec moi» (ibid). La réponse de Jung est particulièrement intéressante; c'est pourquoi je la cite en détail :

«J'attendais depuis longtemps déjà que Mme C... vous avertisse, comme convenu, de notre problématique affaire. La chose pesait depuis longtemps déjà sur mon estomac. Je ne sais pas comment elle vous a parlé. La chose se présentait ainsi: elle m'a fait une demande au sujet de sa soeur, c'est ainsi qu'elle est venue chez moi. Puis elle m'a posé la question de confiance 2. Flairant un piège, je l'ai esquivée aussi longtemps que possible. Mais il m'a semblé ensuite qu'elle n'était pas en mesure dé retourner à Vienne. Pour lui faciliter la chose, je lui ai dit combien il m'était désagréable d'être mêlé à cela. Puis je lui ai fait observer qu'il me semblait, d'après ce qu'elle me disait, qu'elle attendait de vous une certaine nuance de prévenance, qui ressemblait à un sacrifice personnel de votre

1. «Digne vieux maître», est une allusion au poème de Goethe Der Zauberlehrling [L'apprenti sorcier].

2. Gewissensfrage : question de conscience.


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part. Je lui ai aussi dit que je ne prétendais aucunement à la justesse de mon opinion, puisque je ne connaissais pas le cas. Que, dans la mesure où je la comprenais, elle demandait une certaine quantité de compassion [c'est moi qui souligne], que vous lui refusiez peut-être, pour de très bonnes raisons dont vous étiez conscient. Que cette compassion soulageait certes sur le moment, mais qu'il était pour le moins douteux qu'elle amène le succès final. Que personnellement je ne me conduisais pas si abstraitement [c'est moi qui souligne], souvent bien malgré moi, car je ne pouvais pas empêcher la compassion, et que si elle était déjà là je sacrifiais ce morceau au patient, en me disant que le patient en tant qu'homme [être humain] pouvait prétendre au droit d'occuper dans l'estime et la sympathie personnelle du médecin la position qui lui revenait. Je lui ai dit en outre que cela m'apparaissait [souligné dans l'original] ainsi : sous réserve d'erreur, car mon expérience ne pouvait en aucun cas se mesurer à la vôtre. Cela m'a été ensuite affreusement désagréable de m'être laissé forcer à cette discussion, je l'aurais volontiers évitée, si la pitié pour son état misérable ne m'avait poussé à lui présenter quelque chose, même au risque de lui mettre la puce à l'oreille. Je me suis consolé à la perspective que dès qu'elle sera chez vous, elle sera bien vite arrivée de nouveau au bon endroit. J'attachais principalement de l'importance, selon le modèle qui a fait ses preuves, à l'amener le plus vite possible à Vienne, ce qui a de facto bien réussi. Cette fin puisse-t-elle sanctifier [justifier] les moyens» (2 janvier 1912, Freud et Jung, 1974, II, p. 241-242).

Freud répondit : « Ce que vous avez écrit au sujet de l'affaire de Mme C... m'a presque fait de la peine. Vous ne devez pas vous en faire le reproche vis-à-vis de moi, mais plutôt modifier la technique dans le sens d'une grande retenue envers la patiente» (10 janvier 1912, ibid., II, p. 245).

Quant à la deuxième source : lorsque Freud et ses collaborateurs les plus proches se rencontrèrent en 1912, Freud parla de Mme Hirschfeld et aussi de ce qu'elle signifiait pour sa relation avec Jung.

«Elle fut aussi la première occasion pour Jung de trahir son caractère douteux, pour lequel ses théories fausses ultérieures ne pouvaient point me dédommager. Pendant un séjour de vacances à Zurich, elle le fit venir une fois pour faire sa connaissance. A cette occasion, il lui exprima son étonnement concernant le fait qu'elle supporte de faire une analyse chez moi, sans chaleur ni sympathie, et se recommanda lui-même pour un traitement d'une température plus élevée, avec plus d'élan. Lorsqu'elle lui rappela qu'elle devrait me rapporter cet énoncé, il eut peur et la pria de ne pas le faire. Le premier essai non encore sublimé de disputer la femme-objet au père fut un échec pour le tendre fils» (in Grubrich-Simitis, 1993, p. 266).

A l'évidence, toute cette discussion tourne autour du contre-transfert et de la « certaine quantité de compassion » que le thérapeute devrait montrer ou ne pas montrer. Mais la critique de Freud doit également se comprendre à la lumière de ses propres sentiments pour Mme Hirschfeld, qui certainement contenaient plus qu'une quantité négligeable de compassion. D'un autre côté, les paroles de Jung ont dû rappeler à Freud l'affaire Spielrein, où Jung ne s'était vraiment pas conduit de manière très « abstraite » et où sa « compassion » avait abouti à un scandale. Enfin, le tournant de 1911-1912 fut également l'apogée de la relation à trois entre Sândor Ferenczi, sa bien-aimée Gizella Pâlos et la fille de celle-ci, Elma, qui était en même temps la patiente de Ferenczi (cf. Haynal et Falzeder, 1992).


Ma grande patiente, mon fléau principal 1279

Ferenczi était au courant de la lettre de Jung au sujet de la conversation antérieure avec Mme Hirschfeld, et il la commenta dans une lettre à Freud. Il soupçonnait chez Jung :

« une ambition sans limite et sans frein, qui se manifeste à votre endroit, vous qui lui êtes tellement supérieur, sous forme de haine et de jalousie mesquine. L'affaire Hirschfeld en est la preuve. Son ambition inassouvie peut le rendre à l'occasion dangereux.

«Dans le choix des moyens, il n'est pas très délicat, en d'autres circonstances non plus : la manière dont il vous a répondu est très significative.

«Ce serait cependant une erreur de trop lui en vouloir de cette "gaminerie". La meilleure solution, évidemment, serait une explication franche (en toute sincérité psychanalytique). Mais pour cela il serait nécessaire, sans doute, que vous preniez à présent Jung aussi en analyse» (10 janvier 1912, Freud et Ferenczi, 1992, p. 351, souligné dans l'original).

« Il ne peut être question de sincérité i|/a en ce qui me concerne », répondit Freud,

« puisqu'il garde, lui, le silence, et qu'il n'a pas été franc dans ses informations ; et je ne suis pas enclin à entreprendre un "traitement"... Je ne vais cependant rien provoquer qui indiquerait que je le prends mal ; je pardonne volontiers, mais alors mes sentiments ne peuvent demeurer inchangés. Il est difficile aussi de surmonter l'habitude 4>«. de tirer des conclusions importantes à partir de petits signes. Il est vrai que son ambition m'était connue, mais j'espérais que par la position que je lui avais ménagée et que je lui prépare encore, j'aurais amené cette force à mon service. La perspective de tout faire seul, aussi longtemps que je vivrai, et de ne pas laisser un successeur pleinement valable, n'est pas très consolante. Aussi vous avouerai-je que je suis loin d'être serein et que cette vétille me pèse lourdement » (23 janvier 1912, ibid., p. 353, c'est moi qui souligne).

Cette vétille était, comme Freud l'écrivit plus tard à Binswanger, que Mme Hirschfeld était « un des protagonistes à l'égard desquels Jung s'est conduit de façon incorrecte » (24 avril 1915, Freud et Binswanger, 1992, p. 207).

Jusqu'ici nous avons parlé de ce que ses thérapeutes ont exprimé concernant Mme Hirschfeld et ce qu'ils ont trouvé comme occasions pour des reproches mutuels. Malheureusement nous ne savons pas grand-chose sur ses propres efforts et motivations. Quelle fut par exemple la «question de conscience» [Gewissensfrage] qu'elle posa à Jung? Quelles furent ses motivations pour se mettre du côté de Freud dans le conflit ?

Même si Freud avait déclaré Mme Hirschfeld « analytiquement inutilisable», il la juge tout de même obligée «de se sacrifier à la science» (17 décembre 1911, Freud et Jung, 1974, II, p. 235). Bien qu'elle n'ait «pas de chances de guérison... au moins la psychanalyse doit pouvoir profiter d'elle et apprendre quelque chose d'elle» (2 janvier 1912, Fr/Pf). Et la psychanalyse a réellement profité d'elle dans une large mesure, surtout en ce qui concerne la technique et la théorie du processus analytique, comme aussi la théorie psychanalytique de la libido et du développement psychique.


1280 Ernst Falzeder

Indifférent au charme incomparable

Le traitement de Mme Hirschfeld et son échec final marquent un tournant dans l'évaluation que Freud fait de l'efficacité de la thérapie psychanalytique. C'était l'un des cas dans lesquels il avait fait un gros effort personnel pour vaincre les résistances et influencer l'issue. Mais ce «succédané [Surrogat] d'amour» (Breuer et Freud, 1895, p. 244) qu'il pouvait lui offrir ne fit pas son effet. Pour lui, elle appartenait bien à cette «catégorie de femmes, [avec lesquelles] cette tentative d'utiliser sans le satisfaire, au cours du travail analytique, le transfert amoureux doit pourtant aboutir à un échec. Je veux parler des femmes à passions élémentaires, que des compensations [Surrogate] ne sauraient satisfaire, qui refusent d'échanger le matériel contre le psychique. Selon les paroles du poète, ces femmes ne sont accessibles qu'"à la logique de la soupe et aux arguments des quenelles" 1 (Freud, 1915a, p. 125). Dans ces cas-là, il n'est pas « toujours facile au médecin de respecter les règles de la morale et celles de la technique... [Q]uand une femme implore l'amour d'un homme, il lui est fort pénible de la repousser et de se refuser. En outre, malgré névrose et résistance, il émane d'une noble créature qui confesse sa passion, un charme incomparable » (ibid., p. 128-129 ; c'est moi qui souligne). Et Freud, ne trouvait-il pas Mme Hirschfeld «plus que sympathique, plutôt noble et distinguée» (15 juin 1911, Fr/Pf)?

En tout cas, à l'époque où Freud rédigeait ses articles techniques des années 1912 à l915, dans lesquels il présente ou élabore plus en détail des concepts essentiels du processus analytique (contre-transfert, distinction des transferts positif et négatif, les paraboles du chirurgien et du miroir, l'analyse de la résistance, la compulsion de répétition, la névrose de transfert, l'élaboration, la règle d'abstinence), elle fut l'une de ses patientes les plus importantes, sinon la plus importante.

Afin d'évaluer l'influence possible qu'a eu son traitement sur les concepts techniques de Freud, reconsidérons brièvement quelques aspects discutés dans ses articles. En général, Freud reprenait le fil là où il l'avait laissé dans l'avantdernière partie de son chapitre «La psychothérapie de l'hystérie», dans les Études sur l'hystérie (Breuer et Freud, 1895), et dans sa discussion de Dora (Freud, 1905e) 2 et de l'Homme aux Rats (Freud, 1909d, 1955a). Il savait déjà que le transfert - « cette nouvelle création de la maladie » - est de loin la partie

1. Allusion au poème de Heinrich Heine, Wandenatten. Freud a utilisé la même comparaison dans une lettre à Pfister du 10 mai 1909 (Freud et Pfister, 1963, p. 57), c'est-à-dire pendant le traitement de Mme Hirschfeld.

2. Il y a quelques similitudes frappantes dans les attitudes de Freud envers Ida Bauer et Mme Hirschfeld, et dans les conclusions qu'il tira de leurs cas (voir en particulier Freud, 1905e, p. 83-91).


Ma grande patiente, mon fléau principal 1281

«la plus difficile» du travail, mais en même temps «ne peut être évité» (1905e, p. 87). Il savait que ce transfert contenait non seulement des sentiments positifs, mais «toutes les tendances [du patient], même les plus hostiles» (ibid, p. 88), c'est-à-dire le transfert négatif, dont l'interprétation vigoureuse et cohérente fut, selon Freud, le «point décisif» 1 (Freud, 1909d, p. 235, cf. ibid., p. 228-229, et Freud, 1955a) dans le traitement de « L'Homme aux rats ». H savait que « intérêt personnel pour les patients et sympathie humaine» (Breuer et Freud, 1895, p. 213) sont requis de l'analyste, mais avait déjà été prévenu contre le danger de l'amour de contre-transfert, expérimenté par quelques-uns de ses plus proches collaborateurs et amis : Josef Breuer, Ernest Jones, Carl Gustav Jung et Sândor Ferenczi (pour une élaboration plus poussée, voir Haynal et Falzeder, 1993).

Freud avait d'abord essayé de présenter de manière systématique ses vues concernant la technique dans une « Méthodologie générale de la psychanalyse » (26 novembre 1908, Freud et Ferenczi, 1992, p. 29). Lorsqu'il échoua, il rédigea à la place six articles plus courts, qu'il considéra plus tard comme étant pour « les débutants» (Blanton, 1971, p. 47) et «essentiellement négatifs» (4 janvier 1928, lettre à Ferenczi, LOC). H y présenta ses idées d'une façon peu structurée. Il souligna les limites du pouvoir thérapeutique de l'analyse et mit en garde contre l'engagement affectif de l'analyste. D'une part, il indiqua les facteurs qui compliquent et ralentissent la cure (résistance de transfert, compulsion de répétition, mise en acte) et d'autre part, il montra dans quoi l'analyste ne doit pas s'empêtrer (amour de contre-transfert, engagement émotionnel, ambition thérapeutique). La voix de la raison, une certaine confiance dans les règles fondamentales de l'analyse et de la patience devraient suffire comme outils. Tous ces conseils avaient résulté pour lui d'«une longue pratique... Elles m'ont été enseignées à mes propres dépens en employant d'autres méthodes » (Freud, 1912e, p. 61).

Alors que dans le cas de Dora, par exemple, il a encore maintenu qu'il aurait été suffisant de simplement lui dire : « Vous venez de faire un transfert de M. K... sur moi» (Freud, 1905e, p. 89) pour tout clarifier et obtenir l'accès à de nouveaux souvenirs, plus de dix ans après il déclara que « le transfert nous apparaît comme l'arme la plus puissante de la résistance » au traitement (Freud, 1912b, p. 56, souligné dans l'original), particulièrement «dans la mesure où c'est un transfert négatif ou bien un transfert positif composé d'éléments erotiques refoulés» (ibid., p. 57). Le phénomène du transfert devient le champ de bataille d'une constante « lutte entre le médecin et le patient, entre l'intellect et les forces instinctuelles, entre le discernement et le besoin de décharge » (ibid, p. 60). Alors que dans les années antérieures, il a «souvent constaté naguère qu'en fournis1.

fournis1. l'original Höhe der Kur, c'est-à-dire l'apogée de la cure.


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sant trop tôt ces explications, on vouait l'analyse à une fin prématurée » (Freud, 1913c, p. 100), il met maintenant «l'accent sur les résistances auxquelles était originellement due l'ignorance et qui étaient encore prêtes à assurer celle-ci» (p. 102). L'analyste, représentant l'intellect et la compréhension, devrait prendre modèle sur le chirurgien, « laissant de côté toute réaction affective » (c'est moi qui souligne), la plus dangereuse d'entre elles étant «l'orgueil thérapeutique» (Freud, 1912e, p. 65). «La froideur de sentiments... de l'analyste... crée, pour les deux parties, les conditions les plus avantageuses puisque... le médecin ménage ainsi ses propres émotions » (ibid., p. 66).

Dans « Remémoration, répétition et élaboration » (1914g), Freud a traité de cinq concepts importants au moins ; la compulsion de répétition, la névrose de transfert, la traduction en actes, la réaction thérapeutique négative et l'élaboration. La compulsion de répétition {ibid., p. 109) apparaîtrait particulièrement dans la situation de transfert et aide à établir une névrose de transfert.

« Nous lui [la compulsion de répétition] permettons l'accès au transfert, cette sorte d'arène, où il lui sera permis de se manifester dans une liberté quasi totale et où nous lui demandons de nous révéler tout ce qui se dissimule de pathogène dans le psychisme du sujet... Nous réussissons durement à conférer à tous les symptômes morbides une signification de transfert nouvelle et à remplacer sa névrose ordinaire par une névrose de transfert dont le travail thérapeutique va le guérir. Le transfert crée de la sorte un domaine intermédiaire entre la maladie et la vie réelle, domaine à travers lequel s'effectue le passage de l'une à l'autre » (ibid., p. 113-114).

Quoique Freud ait très tôt reconnu le phénomène de la mise en action (par exemple dans le cas de Dora; Freud, 1905e, p. 89), c'est seulement maintenant qu'il en fait une notion centrale dans sa théorie de la thérapie. Il souligne aussi le problème de «l'aggravation souvent inévitable des symptômes au cours du traitement» (Freud, 191%, p. 111), ce qui a été appelé plus tard «réaction thérapeutique négative» 1. Finalement, Freud introduit l'idée de l'élaboration de la résistance inconsciente - cette partie du travail « qui exerce sur les patients la plus grande influence modificatrice» (ibid., p. 115). Et bien que Freud traite de ce problème dans un petit nombre de phrases seulement, c'est essentiel pour une approche de la question de ce qui opère réellement un changement chez l'analysant, une question à laquelle il avait déjà été confronté par son fléau principal. Sa première réponse avait été, en 1895, que ce changement est occasionné par « l'»"abréaciton" des charges affectives séquestrées par le refoulement» (ibid.). En 1914, il était d'avis qu' «il faut laisser au malade le temps de bien connaître cette résistance... de l'élaborer analytiquement, de la vaincre et de poursuivre,

1. Dans ce contexte, rappelons-nous le compte rendu de Freud au sujet de Mme Hirschfeld alors qu'elle l'avait quitté pour Pfister. Selon lui, elle avait « mis en acte » une « compulsion ». Il avait aussi interprété l'exacerbation de sa maladie pendant l'analyse comme un signe « très proche de son conflit fondamental ».


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malgré elle et en obéissant à la règle analytique fondamentale, le travail commencé» (ibid., p. 114, souligné dans l'original). C'est donc la même position que Freud résume ailleurs par ses fameuses paroles : « La voix de l'intellect est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue. Et, après des rebuffades répétées et innombrables, on finit quand même par l'entendre» (Freud, 1927c, p. 77).

Pourtant, dans le cas de son « fléau principal » - chez qui « la voix de la raison devrait au moins être entendue dans sa cellule de couvent » (2 janvier 1912, Fr/Pf) - cette méthode échoue. La « lutte entre le médecin et le patient, entre l'intellect et les forces instinctuelles » (Freud, 1912b, p. 60), est perdue à cause des forces du siècle des Lumières. Ceci amène Freud à une appréciation encore plus pessimiste de la force thérapeutique de l'analyse. En 1914 il est encore de l'avis que le «médecin n'a... qu'à attendre, à laisser les choses suivre leurs cours» pour s'épargner « la déception d'avoir échoué » (Freud, 1914g, p. 115). Quatre ans plus tard, tirant apparemment les conclusions des analyses ratées de l'Homme aux loups et de Mme Hirschfeld, il rejette cette méthode : « Dans les cas graves d'actes obsessionnels, une attente passive semble plus contre-indiquée encore... Il semble à peu près certain que la bonne technique consiste, en pareil cas, à attendre que le traitement lui-même soit devenu compulsion et à se servir de cette contre-compulsion pour détruire la compulsion morbide» (Freud, 1919a, p. 139-140, c'est moi qui souligne). « L'influence psychique seule » n'aiderait pas, elle devrait être combinée avec « la thérapie active, c'est-à-dire la prévention » (29 juillet 1921, Fr/Pf).

Un intérêt personnel, de la sympathie humaine, après des « échappe[s] tout juste[s] » (7 juin 1909, Freud et Jung, 1974,1, p. 309), se prévenant contre l'implication émotionnelle et l'ambition thérapeutique, attendant et laissant les choses suivre leur cours, et, finalement, en dernier ressort, la contre-compulsion active, voilà une séquence de vues toujours plus pessimistes, parallèles à une série d'analyses avec des patientes et patients extraordinaires, parmi lesquels Mme Hirschfeld pourrait bien être le missing link pour les derniers mots de Freud sur la technique analytique au cours de cette période.

Nous sommes au beau milieu du problème de l'amour de contre-transfert. A l'occasion du cas Hirschfeld, on peut voir que Freud ne faisait pas de telles expériences seulement aux débuts de l'histoire de la psychanalyse (comme il y fait allusion à plusieurs reprises), qu'il n'était pas seulement influencé par les histoires d'amour de ses collaborateurs et disciples, mais que lui-même avait encore une grande difficulté à contrôler ses émotions autour des années 1910.

L'idée que Freud se faisait du contre-transfert naquit en tant que concept défensif qui devait protéger du fait de se « faire prendre» (7 juin 1909, Freud et Jung, 1974, I, p. 309). Dans tous les passages où Freud utilise le mot «contretransfert », il demande à en devenir « maître » (ibid.), de le « maîtrise[r] » (Freud,


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1910d, p. 27), de le « ten[ir] de court » (Freud, 1915a, p. 122), de le « surmonter » (2 février 1910, Freud et Jung, 1974, II, p. 21), même de le surmonter «complètement» (Nunberg et Federn, 1967, p. 437), jusqu'à ce qu'il communique la «formule» à Binswanger: «On doit chaque fois reconnaître et dépasser son contre-transfert» (20 février 1913, Freud et Binswanger, 1992, p. 183). Freud utilise l'expression « contre-transfert » pour la toute dernière fois à deux reprises dans ses «Observations sur l'amour de transfert» (Freud, 1915a), justement lorsque Mme Hirschfeld termine son analyse chez lui. Là, il met de nouveau en garde contre cette tendance (p. 118) et déclare «qu'il ne faut, en aucun cas, se départir de l'indifférence que l'on avait conquise en prenant de court le contretransfert» (p. 122). Ensuite ce chapitre - comme aussi le cas Hirschfeld, « analytiquement inutilisable » - est apparemment clos pour Freud, et il n'emploiera plus jamais ce terme...

Il y a plusieurs similitudes entre le cas de Mme Hirschfeld et celui de l'Homme aux rats (Freud, 1918b) 1. Il est intéressant de noter que Freud mit au point ses conseils techniques tout en soignant ses patient(e)s les plus importantes, du moins selon lui, les cas de névrose obsessionnelle sévères. Ainsi sontils influencés par une lutte avec un thérapeute qui prétendait ouvertement être lui-même l'obsessionnel type (2 septembre 1907 ; Freud et Jung, 1974,1, p. 135) - une lutte de pouvoir qui laissa chez Freud la conviction que, dans ces cas-là, l'analyse ordinaire ne serait d'aucune aide, seule l'étant la méthode consistant à attendre «que le traitement lui-même soit devenu compulsion et à se servir ensuite de cette contre-compulsion pour détruire la compulsion morbide» (Freud, 1919a, p. 140).

L'année 1925 est le bilan le plus pessimiste de Freud, dans lequel il appelle, en effet, la névrose obsessionnelle « l'objet le plus intéressant et le plus fécond dans la recherche analytique», tout en déclarant qu'«elle est un problème encore irrésolu ». Sa résistance aux efforts thérapeutiques est due « à un facteur constitutionnel» (c'est moi qui souligne). «Quand le moi commence à se défendre, il obtient ce premier résultat de faire rétrograder l'organisation génitale (phase phallique), totalement ou en partie, jusqu'à la phase sadiqueanale. Cette régression demeure capitale pour tout ce qui va suivre» (Freud, 1926d, p. 35).

L'analyse de Mme Hirschfeld fut en quelque sorte le chant du cygne thérapeutique de Freud, dont l'héritage nous occupe jusqu'à ce jour. L'effet de ses conseils techniques fut très grand ; ils furent considérés par certains comme son « dernier mot » sur ces questions, même si les problèmes du contre-transfert, du rôle de

1. Comme Mme Hirschfeld, l'Homme aux loups consulta aussi les thérapeutes principaux de son temps (Mahony, 1984, p. 9, 13-18).


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l'analyste en général, de sa « neutralité » ou de son engagement affectif, du « vécu » ou de l' «insight» en tant que facteurs de changement en thérapie restent jusqu'à aujourd'hui au centre des discussions sur la thérapie psychanalytique.

Un embryon de théorie

« Pour mes écrits, elle est importante » [literarisch ist sie viel], écrit Freud le 24 mai 1915 à Binswanger (Freud et Binswanger, 1992, p. 208) ; et «l'analyse lui est redevable » (in Grubrich-Simitis, p. 265). Malheureusement, le texte peutêtre le plus intéressant sur elle a été détruit ou a disparu ; en effet, Freud avait rédigé « pour elle » son « histoire secrète » (3 juillet 1911, Fr/Pf), un « essai sur sa maladie» (9 février 1912, Fr/Pf). En outre, il a discuté son cas dans six travaux au moins : 1 / « Un rêve utilisé comme preuve » (Freud, 1913a) ; 2 / « Deux mensonges d'enfants» (Freud, 1913g); 3/«La disposition à la névrose obsessionnelle. Une contribution au problème du choix de la névrose» (Freud, 1913/); 4/«Psychanalyse et télépathie » (Freud, 1941d [1921]) ; 5/«Quelques additifs à l'ensemble de l'interprétation des rêves » (Freud, 1925i) ; et 6/ Dans la deuxième de ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse (Freud, 1933a) 1.

Le premier travail (Freud, 1913a) est intéressant, mais peut-être moins pour son contenu qu'en raison du fait que Mme Hirschfeld en est le co-auteur, sans qu'elle soit nommée. Elle y rapporte et analyse un rêve de son infirmière qui leur prouve, à elle et à Freud, que celle-ci s'était endormie malgré son affirmation contraire. Freud n'y ajoute que peu et fait savoir qu'il s'est informé plusieurs fois auprès de Mme Hirschfeld et qu'il lui doit une grande partie de l'interprétation du rêve en question (ibid., p. 206).

Dans «Deux mensonges d'enfants» (Freud, 1913g), Freud s'occupe de «l'amour incestueux caché» (ibid., p. 187) de Mme Hirschfeld, alors écolière, pour son père, entrant en conflit avec sa découverte que « ce père aimé n'était pas un si grand homme qu'elle était prête à le croire... Elle n'avait pas pu cependant se résigner à ce rabais par rapport à son idéal. Comme elle mettait, ainsi que le font les femmes, toute son ambition sur l'homme qu'elle aimait, soutenir son père contre le monde devint pour elle une motivation excessivement puissante... [P]our ne pas devoir diminuer son père» (ibid., p. 186), elle a fait deux petits mensonges, qui ont découvert son désir de montrer : « Vois ce que mon

1. Voir la lettre d'Abraham à Freud du 23 juillet 1914 : « J'ai rendu visite à Mme A... J'ai été surpris en apprenant qu'elle est la Prédisposition à la névrose obsessionnelle » (Freud et Abraham, 1965, p. 189), et la lettre de Binswanger à Freud du 19 avril 1915 : « Je sais aussi que c'est elle la rêveuse d'Un rêve d'évidence » (Freud et Binswanger, 1992, p. 206). Binswanger publia ces faits en 1956 (Binswanger, 1956, p. 325-326) et il avait aussi mentionné le cas dans « Freud et la constitution de la psychiatrie clinique » (Binswanger, 1936).


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père sait faire!» (ibid.). Involontairement, on pense que cette même constellation devait se répéter dans la situation de transfert et de contre-transfert des analyses ultérieures de Mme Hirschfeld, entre leur imago paternelle Freud, «le tendre fils» Jung (in Grubrich-Simitis, 1993, p. 266) et F « ami juvénile » Pfister (28 mai 1911, Fr/Pf). Chacun fut conduit à s'identifier, dans une «attitude complémentaire» dans le contre-transfert (Deutsch, 1926, p. 137), avec certaines imagines transférentielles, prenant part à une mise en acte de sa structure névrotique centrale. Succombant à son incomparable fascination, Freud acceptait plutôt qu'il n'analysait le fait qu'elle le soutenait «contre le monde» et qu'elle basait «toute son ambition sur l'homme qu'elle aimait».

Dans trois articles qui traitent de la question de la psychanalyse et de la télépathie (Freud, 1925i; 1933a ; 1941d), Freud utilise une expérience de Mme Hirschfeld avec un voyant pour montrer qu'un fort désir inconscient peut être transféré directement, en contournant le conscient, sur l'inconscient d'une autre personne. En réalité, la prophétie du voyant selon laquelle elle « aura deux enfants, à 32 ans » (Freud, 1925i, p. 571) n'était pas juste, mais c'était là « en effet le désir inconscient le plus fort de sa vie affective et le moteur de sa névrose » (ibid., p. 572).

Il semblerait ne pas être sans signification que Mme Hirschfeld joue un rôle central dans les travaux de Freud sur ces formes de transfert, deux sujets inquiétants et entremêlés, qui l'ont toujours mis mal à l'aise : le contre-transfert et le «transfert des pensées», la télépathie. Les énoncés contradictoires et ambivalents de Freud sur ces phénomènes reflètent ses sentiments changeants vis-à-vis de Mme Hirschfeld, des sentiments qui fluctuaient entre une profonde compréhension mutuelle et une grande empathie d'une part, et d'autre part des périodes où Freud avait de la peine à contrôler son « contre-transfert » et où il avait « l'intention... de la traiter très durement» (9 février 1912, Fr/Pf). Comme avec d'autres patients sur qui Freud avait investi un fort intérêt personnel (e.g. le cas de A. B..., un homme psychotique traité par Freud de 1925 à 1930), on «peut voir Freud faisant alternativement l'expérience d'un souhait d'attachement pour A. B... et d'un souhait de retrait ou d'en être retiré» (Lynn, 1993, p. 72). On peut aussi observer une interdépendance entre les améliorations et les détériorations des conditions des patients et l' attitude de Freud envers eux. Freud en était bien conscient, toutefois ce n'est pas lui mais Sândor Ferenczi qui examina systématiquement cette connexion entre l'attitude émotionnelle de l'analyste et l'état du patient comme un facteur important en thérapie.

Le travail le plus important de Freud sur ce cas est probablement son article sur « La disposition à la névrose obsessionnelle. Une contribution au problème du choix de la névrose» (Freud, 1913i). Il l'a présenté «lors du Congrès psychanalytique international qui a eu lieu à Munich les 7 et 8 septembre 1913 et publié à la fin de la même année. Il y traite deux sujets particulièrement signifi-


Ma grande patiente, mon fléau principal 1287

catifs. Le premier est le problème du choix de la névrose, mentionné dans le sous-titre... [Le deuxième traite] des "organisations" prégénitales de la libido» (in Standard Edition, vol. 12, p. 313, 315). Les éditeurs de la Standard Edition ajoutent que le concept d'un développement prégénital de la libido « nous est tellement familier aujourd'hui que nous sommes surpris d'apprendre qu'il surgit pour la première fois dans le présent travail (ibid., p. 315). Ce texte - et Mme Hirschfeld, sur le traitement de qui il était basé - ouvrit en effet la porte à toutes les étapes du développement de la libido avant le complexe d'OEdipe. Freud a introduit dans ce travail, pour la toute première fois, la notion d'un stade anal-sadique; ce n'est que plus tard que le stade oral (dans l'édition de 1915 des Trois essais sur la théorie de la sexualité [Freud, 1905d]) et le stade phallique (Freud, 1923e) devaient s'ajouter.

Dans ce texte, Freud décrit la transformation de l'hystérie d'angoisse de Mme Hirschfeld en névrose obsessionnelle grave. Du fait que le

« contenu de sa névrose obsessionnelle consistait en une pénible obsession de lavage et de pureté et en mesures préventives très énergiques contre de graves préjudices que d'autres auraient à redouter de sa part », Freud conclut que ces phénomènes étaient des « formations réactionnelles contre des motions érotico-anales et sadiques. Son besoin sexuel devait s'exprimer dans de telles formes après la complète dévalorisation subie par sa vie génitale du fait de l'impuissance de son irremplaçable mari.

«A ce point se rattache cet embryon de théorie que j'ai tout récemment formé, et qui naturellement ne repose qu'en apparence sur cette unique observation ; en réalité, il concentre un grand nombre d'impressions plus anciennes, mais dont je n'ai pu pénétrer le sens qu'après cette dernière expérience. Je me dis qu'il fallait intercaler un élément nouveau dans mon schéma du développement de la fonction libidinale... Et maintenant nous reconnaissons la nécessité d'admettre un stade ultérieur [à part le narcissisme], situé avant la configuration finale, dans lequel les pulsions partielles sont déjà concentrées sur un choix d'objet, où déjà l'objet se confronte à la personne propre comme à une personne étrangère, mais dans lequel le primat des zones génitales n'est pas encore instauré, les pulsions partielles qui dominent cette organisation prégénitale de la vie sexuelle étant bien plutôt les pulsions érotico-anales et sadiques» (Freud 1913i, p. 192-193, souligné dans l'original).

Ayant discuté de quelques difficultés et complications surgissant du nouveau concept, Freud fit ressortir qu'elles pouvaient être évitées «en déniant l'existence d'une organisation prégénitale de la vie sexuelle et en faisant coïncider la vie sexuelle avec la fonction génitale et reproductrice, de même qu'on la fait commencer avec celle-ci... La reconnaissance des pulsions partielles sexuelles, des zones érogènes et de l'extension ainsi conquise du concept de "fonction sexuelle" par opposition à celui plus restreint de "fonction génitale" est une question de vie ou de mort pour la psychanalyse» (ibid., p. 194-195) 1.

1. Voir la lettre de Freud à Pfister du 9 octobre 1918 : « Qu'est-ce qui vous prend de contester la fragmentation de la pulsion sexuelle en pulsions partielles, alors que l'analyse nous y contraint tous les jours ? » (Freud et Pfister, 1963, p. 103).


1288 Ernst Falzeder

Ces énoncés sont certainement aussi adressés à Alfred Adler et surtout à Carl Gustav Jung. Freud les prononce lors de la dernière participation de Jung à un congrès psychanalytique, et il les dit à propos d'une patiente qu'ils ont traitée tous les deux, en utilisant son cas pour se délimiter de Jung. Il déclare clairement qu'il rejette l'extension par Jung du terme de libido et son accent sur le hic et nunc dans la pratique et dans la théorie, et que - contrairement à Adler qui avait postulé le sadisme comme une pulsion indépendante et comme « le facteur le plus immédiat qui mène à la maladie nerveuse » (Adler, 1908, p. 577 ; et Falzeder et Handlbauer, 1992), il range l'agression dans un stade de développement libidinal.

L'introduction par Freud d'un stade de développement prégénital a eu des conséquences importantes. En effet, toute la discussion d'aujourd'hui sur les troubles oedipiens versus troubles préoedipiens, sur l'attribution de certains tableaux pathologiques à certains stades du développement définis, sur la nature et le rôle de l'agression, et même sur la théorie de la pulsion et des relations d'objet, s'y retrouve. Une femme malheureuse, prisonnière à l'intérieur des limites de sa névrose et des conventions de la société, y a contribué de façon essentielle. Peut-être devons-nous avoir pour elle, nous aussi, un peu de l'affection que Freud portait à sa « grande patiente » et son « fléau principal ».

(Traduit de l'anglais par Maud Struchen.)

Ernst Falzeder

Kajetanerplatz 3

5020 Salzbourg (Autriche)

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Ernst Falzeder

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D'une voie telle que « la vie réelle n 'en offre pas de modèle » : surmoi ou espérance analytique ?1

Conrad STEIN

Revendication génitale, détresse d'enfant

[Publiées par Freud en 1915, les «Observations sur l'amour de transfert» sont, pour l'essentiel, consacrées à la conduite à tenir lorsque, dans le cours d'une cure psychanalytique, il se produit «un total changement de scène». La patiente

1. Extraits de « Nouvelles observations sur l'amour de transfert », rapport présenté au Forum international de psychanalyse, Rio de Janeiro, 1989, inédit, chapitre de Amour de transfert, amour d'enfant (Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse »), à paraître.

Dans son article intitulé « A propos de l'amour et de l'amour de transfert », paru dans le n° 3, juillet-septembre 1996, p. 643-662, de notre Revue, Catherine Parat m'accorde une certaine place, en se référant notamment à des passages de la première et de la sixième section de mes « Nouvelles observations sur l'amour de transfert ». Les deux pages qu'elle me consacre (p. 650-651) n'appelleraient pas de commentaire si, outre une sommaire énumération de quelques thèmes par moi abordés, on n'y trouvait une série d'assertions très surprenantes, relatives à ma supposée conception de la pratique psychanalytique. Ces assertions sont au nombre de cinq. Les voici, reproduites in extenso et dans l'ordre.

a) « [Conrad Stein] avait clairement exprimé dans son livre [L'enfant imaginaire] la manière dont l'utilisation du travail analytique avec un patient sert avant tout à la propre analyse de l'analyste. » « [Tel en est] le but premier. »

b) « Il cite le cas d'une patiente qui réclamait une liaison tout en maintenant un comportement masochiste, et dont il se débarrasse en lui proposant une augmentation d'honoraires. »

c) « Il envisage enfin l'éventualité d'une liaison entre patiente et analyste, sans en envisager les conséquences ni pour l'un ni pour l'autre. »

d) « En somme, le patient servirait à satisfaire les besoins narcissiques de l'analyste. »

e) «Autrement dit, si le bénéfice narcissique se tarit, il peut être remplacé par un bénéfice amoureux. »

Ces assertions convergent pour esquisser le portrait d'un individu si peu recommandable qu'on hésiterait à lui reconnaître la qualité de psychanalyste : non content d'utiliser ses patients pour satisfaire en premier lieu ses besoins personnels, il va jusqu'à se débarrasser de ceux dont il n'aurait pas l'usage. S'il s'est débarrassé de la patiente dont il cite le cas, et qui pourtant lui réclamait une liaison, c'est apparemment parce que, en raison de son comportement masochiste, elle lui paraissait impropre à lui procurer quelque bénéfice, soit narcissique, soit amoureux.

Catherine Parât est libre de se forger à sa guise une représentation de ma pratique analytique, et

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1292 Conrad Stein

qui jusque-là s'était montrée « docile », ayant « soudain perdu son entendement et son intérêt pour le traitement », tout entière sous l'emprise « de la partie animale de son moi», en vient à n'avoir plus d'autre souci que de se livrer à un combat acharné pour obtenir de la part de son psychanalyste la satisfaction de ses « tempétueuses exigences d'amour » qui sont « grossièrement sensuelles ». Il s'agit là d'un tableau clinique dont la définition très restrictive n'est pas sans faire problème.]

Voici, pour commencer, le peu que je puis dire concernant la seule patiente qui, dans ma pratique, a présenté des manifestations assez proches, à certains égards, de celles de l'amour de transfert, au sens le plus restrictif que Freud a donné à ce terme dans ses « Observations sur l'amour de transfert ». Cette femme, fort élégante au demeurant, a persisté pendant deux années entières à dire qu'elle ne venait à ses séances que dans le seul et unique but d'obtenir que je m'engage avec elle dans une Maison. Les deux faits remarquables dont je garde le souvenir sont les suivants. Lorsque la patiente est venue me trouver, elle avait depuis longtemps, comme elle devait me le dire par la suite, acquis une certaine maîtrise dans l'art de séduire des prêtres. D'où la question suivante : pourquoi fallait-il qu'elle comptât un psychanalyste parmi ses conquêtes ? Peut-être pensait-elle que ce serait plus difcela

difcela quelque motif que ce soit. En revanche, la publication de son écrit ne serait licite que si ses assertions me concernant étaient, à tout le moins, fondées sur une référence exacte à mon texte, or tel n'est pas le cas. Il suffirait, pour s'en apercevoir, de confronter ces assertions aux citations plus ou moins sévèrement tronquées, auxquelles elles sont accolées, une fois ces dernières replacées dans leur contexte.

La première citation fait exception. Faisant retour à une publication des plus accessibles, antérieure aux « Nouvelles observations sur l'amour de transfert », Catherine Parat reproduit in extenso la dernière phrase de L'enfant imaginaire, paru en 1971, en la faisant précéder d'une assertion qui, de toute évidence, n'est autre chose qu'une version défigurée de ladite phrase. Voici, en effet, ce qu'elle note.

« [Conrad Stein] avait clairement exprimé dans son livre la manière dont l'utilisation du travail analytique avec un patient sert avant tout à la propre analyse de l'analyste. "Fondamentalement l'analyse n 'est affaire ni de scrupule, ni de bons sentiments et je crois que les séances du patient ont les meilleures chances de déboucher sur sa propre analyse si elles sont pour son psychanalyste le lieu privilégié de la poursuite de la sienne, auquel cas il ne lui coûte pas de renoncer à s'engager sur un autre terrain avec celui qui s'en remet à lui." Voilà sa conclusion que je trouve tout à fait critiquable. »

Chose surprenante, contrairement à ce qui paraîtrait devoir aller de soi, la conclusion sur laquelle porte la critique ici annoncée est, non point la mienne, mais celle qui m'est indûment attribuée, à savoir que servir à la propre analyse de l'analyste serait le « but premier » du travail analytique avec un patient. Voici, en effet, comment Catherine Parat poursuit son commentaire.

« [Voilà sa conclusion que je trouve tout à fait critiquable.] Le travail analytique concerne l'analyse du patient : nous sommes payés pour cela. Qu'il aide et contribue à parfaire l'analyse personnelle, c'est un en plus, un en plus important, mais ce n'est pas le but premier. »

C'est apparemment sur sa défiguration de la phrase par elle citée en premier heu que Catherine Parât fonde son intime conviction. Il ne m'appartient pas de faire état de ce que pourraient être, à mon sens, les ressorts plus profonds de cette conviction, à supposer qu'ils soient à chercher ailleurs que dans la lecture de mes écrits. Concernant l'évaluation des procédures à l'oeuvre dans sa malencontreuse entreprise, telles qu'elles ressortent du seul examen de son texte, voir Roland Gori, L'amour de transfert au risque des préjugés de la croyance et de la morale, Cliniques méditerranéennes, n° 53-54, 1997, p. 121-133.

Les quatre assertions suivantes reposant exclusivement sur des citations extraites des « Nouvelles observations sur l'amour de transfert », le lecteur qui voudrait se faire par lui-même une opinion trouvera ci-dessous les passages de ce travail qui en forment le contexte. Les mots cités sont mis en italiques dans le texte, et les passages qui les contiennent font l'objet d'un appel de note.


« La vie réelle n'en offre pas de modèle » 1293

fïcile. Toutefois cette réponse, qui est la seule à tomber sous le sens, n'étant pas des plus satisfaisantes, la question resterait ouverte si le deuxième fait remarquable n'était pas de nature à suggérer qu'elle est mal posée. La patiente, en effet, ne faisait rien pour se rendre désirable, elle s'ingéniait plutôt à se rendre indésirable, elle avait l'habitude, comme elle devait me le dire par la suite, de boire de temps à autre une quantité suffisante d'alcool pour tomber ivre morte, souvent dans la rue. Bientôt, elle en vint à prendre l'habitude d'en prendre avant de se présenter à sa séance. J'ai supposé qu'elle l'absorbait très rapidement, peut-être dans le café qui se trouvait au bas de l'immeuble, afin d'être capable de monter mes trois étages - il n'y avait pas d'ascenseur - avant d'être trop ivre pour y parvenir. J'avais, en effet, remarqué que son état d'ébriété allait croissant durant les premières minutes de sa présence chez moi. Aussi, avais-je pris le parti de la reconduire à la porte de l'appartement au heu de la conduire à celle de mon cabinet, chaque fois que dans la saUe d'attente je la trouvais titubante, cela afin de m'éviter les désagréments qu'elle m'eût causés en tombant sur mon divan dans un coma indûment prolongé. Il advint d'ailleurs que, durant le temps réservé à sa séance, je fus, en ma qualité de médecin, appelé par la concierge pour une inconnue trouvée inanimée dans l'escalier et qui n'était autre que ma patiente.

Avant d'en venir à mon commentaire qui sera assez succinct, il me faut encore dire comment les séances se sont arrêtées une fois que j'ai eu le sentiment qu'il convenait d'y mettre un terme. Cela, non pas pour satisfaire quelque curiosité du lecteur, mais parce que je fis, en cette occasion, preuve d'une intuition qui reste encore aujourd'hui pour moi assez énigmatique. Un jour, j'eus la conviction qu'il suffirait que je lui propose une augmentation d'honoraires pour que la patiente s'en allât. C'est ce que je fis. Effectivement, et quoique l'augmentation ait été d'un montant raisonnable compte tenu de l'inflation, je ne devais plus la revoir.

Une chose est certaine, alors que la patiente ne cessait de manifester, selon l'expression de Freud, un total désintérêt pour le traitement et de soutenir qu'elle ne poursuivait aucun autre but que d'avoir une liaison avec moi, elle faisait en sorte de ne pouvoir éveiller en moi le moindre désir. D'où l'idée qu'il ne fallait pas que ce but soit réalisé, qu'en elle une puissance impérieuse s'y opposait. Aussi, ai-je longtemps pensé qu'à l'inverse des prêtres qu'elle avait conquis, et qui de ce fait avaient dû tomber à ses yeux dans la déchéance, la personne du psychanalyste qui ne se laisserait point détourner du droit chemin était destinée à lui fournir le support nécessaire à la restauration d'une figure idéale. Quitte, faudrait-il ajouter, à prendre les mesures nécessaires pour que, quoi qu'il arrive, le psychanalyste ne puisse pas être séduit.

* C. P..., notation b : « Il cite le cas d'une patiente qui réclamait une liaison tout en maintenant un comportement masochiste, et dont il se débarrasse en lui proposant une augmentation d'honoraires. »


1294 Conrad Stein

Il se peut que la patiente n'ait pas apporté avec elle une représentation toute faite du psychanalyste idéal dont il vient d'être question et qu'elle n'ait investi ma personne d'une telle fonction qu'une fois qu'à mon insu elle m'eût mis à l'épreuve. Quoi qu'il en soit, je tentai en vain de trouver l'interprétation propre à lever les manifestations de sa massive résistance, en lui tenant, je le suppose, un discours assez semblable à celui que Freud recommande au praticien confronté à un cas d'amour de transfert. Je me souviens seulement qu'elle ne m'a jamais donné le sentiment de s'engager véritablement dans le travail analytique, autrement dit, et selon l'expression de Sacha Nacht, que je ne parvenais pas à lui « apprendre son métier d'analysé ».

Ancienneté d'une expérience qui remonte aux premiers temps de ma pratique : l'issue des séances aurait-elle été différente si j'en avais été là où j'en suis aujourd'hui? Ou, alternativement, aurais-je évité de m'engager avec cette patiente ? Si de telles questions n'admettent pas de réponse, elles n'en ont pas moins le mérite de donner à penser. En bref-je ne saurais dire si j'ai noté cela jadis, et il me paraît maintenant impensable que je ne l'aie point remarqué -, en s'enivrant la patiente se serait rendue malade pour moi, afin peut-être de devenir l'unique objet de mon souci et d'obtenir à la fois, car ces deux positions sont loin d'être exclusives l'une de l'autre, de tendres soins maternels et une sévère admonestation paternelle. C'est ainsi que, sous la forme de la névrose de transfert, elle aurait reproduit sa névrose infantile dans la situation analytique.

Pour ne point méconnaître la névrose de transfert qui est d'essence enfantine, qui relève d'un amour d'enfant, il faut éviter de tomber dans le piège qui consisterait à se laisser obnubiler par une supposée réalité d'adulte, extérieure ou étrangère à la situation analytique, éviter, autrement dit, de tenir pour autre chose que des dires ayant pour fonction de piéger le psychanalyste, les révélations de la sorte de celles que me fît la patiente, qu'elles soient relatives à ses conduites instaurées antérieurement à son engagement avec moi, à savoir qu'elle séduisait des prêtres, ou à sa volonté affichée de répéter avec moi une expérience de la même sorte. Tomber dans le piège revient à tenir le représentant pour ce qu'il représente, à prendre la revendication manifeste du patient adulte pour le voeu de l'enfant toujours présent en lui, comme il l'est en tout un chacun.

Les spéculations auxquelles je viens de me livrer de longues années après la fin d'une expérience somme toute assez sinistre, et qui de ce fait ne sauraient être mises à l'épreuve de la poursuite du travail analytique, ne présentent un intérêt que dans la mesure où elles procèdent de ce que d'autres patients m'apprennent aujourd'hui, d'autres patients dont le travail analytique se déploie dans le cadre d'un amour de transfert au sens extensif que Freud devait en venir à lui donner en 1926, dans La question de l'analyse profane, texte où ce terme se présentera comme un très exact synonyme de « névrose de transfert ». Il semblerait, en effet,


« La vie réelle n'en offre pas de modèle » 1295

que la conjoncture qui vient d'être exposée ne puisse devenir intelligible qu'à être rapportée à ce qui appartient à la névrose de transfert en général et qu'elle ne doive son caractère exceptionnel qu'à une certaine modalité de la résistance. Les revendications erotiques génitales de la patiente avaient certes pour effet de lui éviter d'avoir à prendre la mesure des visées amoureuses et erotiques de l'enfant en détresse qu'elle était demeurée, de les maintenir refoulées tout en les représentant, mais j'aurais eu tort de croire, comme je l'ai peut-être fait, qu'elles atteignaient pleinement le but qui devait être de lui épargner la régression dans la situation analytique qui les eût réactivées 1. Voilà, d'ailleurs, qui peut ressortir d'une lecture de l'article de Freud sur l'amour de transfert.

A y regarder d'un peu plus près, il apparaît que la patiente dont il vient d'être question ne présentait pas tous les traits qui composent le tableau de l'amour de transfert tel que Freud l'a peint au début de son texte. Jamais, en effet, elle ne m'a fait part d'exigences, ni de propositions « grossièrement sensuelles » et jamais, non plus, elle ne s'est subtilement employée à me circonvenir, à m'induire en tentation ; de quelque sentiment amoureux, il n'a pas été question. Elle se conduisait un peu comme si la liaison avec moi, qu'elle disait être son unique espérance - et dont elle ne m'a d'ailleurs jamais représenté, en imagination, le moindre épisode - devait lui tomber du ciel. A cet égard son comportement pouvait paraître passif. Ce n'est que dans le fait de boire qu'elle manifestait une activité qui pourrait être jugée mortifère et auto-érotique à la fois, si l'on considère que le coma éthylique pouvait être à ses yeux représentatif de ce qu'on appelle parfois la petite mort. Ainsi m'aurait-elle donné à voir les rapports sexuels entre adultes, tels qu'elle se les représentait selon sa théorie sexuelle infantile ; ainsi m'aurait-elle pris à témoin de ce à quoi elle croyait avoir assisté, me mettant, moi, à sa place de petite fille.

[...]

La patiente dont les projets erotiques conscients étaient incontestablement de nature à faire obstacle à l'amour présentait par ailleurs des conduites qu'il m'a fallu interpréter après coup comme un appel désespéré à l'amour d'une mère. J'aurais donc dû mieux me rendre compte qu'elle reproduisait dans la névrose de transfert ses réactions d'enfant à un amour inassouvi. En fait, l'amour qui surgit sous la contrainte de la situation analytique est essentiellement un amour d'enfant et les manifestations hostiles ou autodestructrices, les exigences, les résistances par le moyen desquelles aucun patient ne saurait manquer de s'efforcer d'exercer son emprise sur le psychanalyste sont toujours celles

1. J'ai abordé ce dernier sujet à plus d'une reprise. Entre autres, voir « Vous vous approchez de nouveau, formes vacillantes : régression dans la situation analytique et instauration de la névrose de transfert», Revue française de psychanalyse, LVI, 4, octobre-décembre 1992, p. 1131-1149, texte repris dans Amour de transfert, amour d'enfant, op. cit..


1296 Conrad Stein

de l'enfant qui, dans la poursuite de ses fins amoureuses, se heurte à des obstacles. Somme toute, rien n'indiquait qu'elle fût tombée amoureuse de moi, ni même qu'elle eût consciemment éprouvé à mon égard quelque désir autre que celui de me conquérir, désir dont les sources infantiles sont d'ailleurs évidentes. [...]

D'une voie telle que « la vie réelle n'en offre pas de modèle » : surmoi ou espérance analytique ?

La patiente qui en vient à exiger que son amour soit payé de retour ne fait que réclamer ce qui lui avait été plus ou moins tacitement accordé : tel est, somme toute, l'enseignement qui ressort de notre investigation du seul cas, celui de Jung et Sabina Spielrein, au sujet duquel nous disposons d'une documentation assez exhaustive. Dans ces conditions, nous pourrions être portés à nous demander d'où procède en définitive le désir sexuel génital d'un psychanalyste à l'égard de sa patiente. A première vue, la réponse à une telle question paraît pourtant couler de source, nous la trouvons déjà dans l'article de Freud et elle semble tenir tout simplement à ce que le psychanalyste rencontre régulièrement une femme dont peut émaner une «incomparable magie» due à la disponibilité amoureuse qu'aura éveillée en elle la situation analytique. Il est clair qu'en évoquant les « composantes polygames » de sa personnalité, Jung faisait état de sa tendance à succomber à une magie de cette sorte, et pas seulement, semble-t-il, dans le cas de Sabina.

On peut facilement admettre que lorsque le jeune C. G. Jung a voulu soigner ses malades névrosés en employant la méthode du Pr Freud, auteur de L'interprétation des rêves, il n'était pas véritablement psychanalyste. Aussi, le cas de loin le plus intéressant est-il celui du psychanalyste expérimenté qui cesse de l'être pour sa patiente - même si cette dernière ne veut pas admettre qu'il ne le soit plus - lorsque les séances prennent fin pour être remplacées par une Maison qu'en définitive, rien ne distinguera plus, à première vue, d'une liaison ordinaire. L'inexpérience du praticien ne saurait être mise en cause, et il n'est pas évident non plus qu'il ait, en cette occasion, perdu sa prudence et sa capacité d'entendement analytique habituelles, au point de s'être livré à des sollicitations dont il ignorait la portée. Aussi, sa patiente n'aura-t-elle peut-être pas été conduite à lui réclamer son dû. Il aura tout simplement été pris d'un désir d'amour pour une femme consentante, et il aura assumé ce désir sans grande culpabilité manifeste. Rien de plus banal, apparemment, si ce n'est que l'aventure - qu'elle s'avère, ou non, des plus durables - aura mis fin à une cure psychanalytique*.

* C. P..., notation c: «Il envisage enfin l'éventualité d'une liaison entre analyste et patiente: "L'aventure, écrit-il, aura mis fin à une cure analytique" sans en envisager les conséquences ni pour l'une ni pour l'autre. »


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Alors que nous nous étions demandé d'où procède le désir erotique du psychanalyste, il nous apparaît maintenant que la question était mal posée et devrait être formulée comme suit : à quoi tient-il qu'un désir apparemment des plus ordinaires puisse se faire jour chez celui qui, par extraordinaire, est habituellement prémuni contre ce désir ? Étant entendu qu'il ne saurait faire son travail en ayant à mener un combat contre lui-même afin de réprimer un ardent désir, voilà qui exige que l'on rende compte, au préalable, de ce que le psychanalyste n'est pas pris de la manière habituelle par la magie amoureuse qui peut émaner d'une patiente, non point d'ailleurs qu'il y soit insensible, loin de là. L'énigme que je viens de proposer est de celles qu'on ne songe à formuler qu'une fois qu'elles ont été résolues. Une telle solution a été proposée par Serge Leclaire qui, dans « Sygne ou l'amour de transfert »1, après avoir évoqué « le cas où le praticien qui, pour être psychanalyste n'en est pas moins homme, scelle, sans autre forme de procès, sa reconnaissance d'un "acte de chair" », note que « l'aventure de la psychanalyse nous mène habituellement plus loin ».

Dire que le psychanalyste est généralement prémuni contre la tentation de s'engager avec son patient sur un terrain autre que celui du travail analytique - contre la tentation, comme on dit, de passer à l'acte -, c'est dire, évidemment, qu'il n'y est pas exposé. Et dire qu'il n'y est pas exposé, c'est dire que, loin d'être guidé comme on le croit trop souvent par quelque «surmoi analytique», par quelque instance qui lui dicterait son devoir, il est animé par la poursuite de ce qui lui paraît être un plus grand bien, en raison de quoi n'ont pas cours pour lui les satisfactions auxquelles, vu de l'extérieur, il paraît renoncer. Mais quel est ce bien qui, certes, ne se présente nullement comme un bénéfice susceptible d'être acquis une fois pour toutes ? J'ai noté jadis que « les séances de son patient ont les meilleures chances de déboucher sur sa psychanalyse si elles sont pour le psychanalyste le heu privilégié de la poursuite de la sienne » 2, ce qui a été souvent

1. la On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975, chap. 5.

2. Fin de la dernière phrase de L'enfant imaginaire (1971), 2e éd., Paris, Denoël, 1987, p. 364. Catherine Part cite cette phrase in extenso (voir n. 1, p. 289), sans toutefois tenir compte de la mise au point dont elle fait ici l'objet. Au demeurant, son seul contexte suffirait à invalider formellement la version défigurée qu'elle en propose. Voici donc, pour mémoire, la seconde moitié du dernier paragraphe du livre, précisément consacrée à la responsabilité du psychanalyste.

« En second lieu, l'idée que dans la cure le patient et le praticien poursuivent leur analyse respective, chacun pour son compte, pouvait suggérer que le psychanalyste n'avait pas à se soucier de l'analyse de son patient, alors que la simple constatation de la différence de leurs positions respectives - dans l'engagement dans l'analyse et dans l'au-delà de la cure - suffit à attribuer au psychanalyste une responsabilité que le patient ne partage pas. La question n'est évidemment pas que l'on ait à s'abstenir d'avoir avec ses patients des rapports sexuels ou d'entretenir avec eux des relations autres que celles qui sont exigées par le protocole psychanalytique - pour leur bien. Fondamentalement, l'analyse n'est affaire ni de scrupules, ni de bons sentiments, et je crois que les séances du patient ont les meilleures chances de déboucher sur sa psychanalyse si elles sont pour son psychanalyste le lieu privilégié de la poursuite de la sienne, auquel cas il ne lui coûte pas de renoncer à s'engager sur un autre terrain avec celui qui s'en remet à lui. »


1298 Conrad Stein

mal compris, comme cela se produit fréquemment lorsqu'une idée, loin d'être véritablement originale, ne fait que se situer dans le droit fil de l'expérience qui a donné lieu à la découverte de la psychanalyse. Dans son article de 1911, déjà cité, sur « Les perspectives d'avenir du traitement psychanalytique », Freud note que « tout psychanalyste ne peut aller qu'aussi loin que le lui permettent ses propres complexes et résistances internes, c'est pourquoi nous demandons qu'il commence son activité par une auto-analyse et qu'il l'approfondisse continuellement, pendant qu'il acquiert son expérience avec les malades. Celui qui ne vient pas à bout d'une telle auto-analyse doit tout simplement reconnaître son incapacité à traiter analytiquement des malades». Que le psychanalyste doive commencer son activité par une auto-analyse et la poursuivre continuellement, cette exigence relève des « innovations de la technique, concernant la personne même du médecin », dont voici le motif: « Nous sommes devenus attentifs au contretransfert qu'instaure l'influence du patient sur les sentiments inconscients du médecin, et ne sommes pas loin de prétendre que le médecin doit reconnaître en lui et maîtriser ce contre-transfert. » Que Freud en ait eu ou n'en ait pas eu conscience, il est clair que son innovation technique revient à attendre de ses élèves qu'ils refassent à leur tour le parcours inaugural de la psychanalyse qui a été le sien. Et il est, par ailleurs, tout aussi clair qu'ultérieurement, l'exigence d'une psychanalyse dite « didactique » n'est pas venue se substituer à celle de commencer son activité par une auto-analyse : il faut comprendre, tout au contraire, que cette « auto-analyse » qui est sans terminaison, il n'est pas de meilleure et de plus sûre façon de s'y engager, qu'à l'occasion de séances poursuivies en tant que patient sur le divan d'un psychanalyste. A citer Freud en cette matière, on se montre assez naïf pour juger utile de rappeler le b a ba de la psychanalyse, et pourtant, à énoncer nettement les évidences qui se dégagent de son texte, on paraît tenir des positions jugées pour le moins très avancées !

Plus récemment, au risque de ne pas être suivi par des collègues auxquels il répugnerait de s'écarter d'une pensée rationnelle - alors que dans l'ordre de la réalité psychique la logique ordinaire n'a pas sa place -, j'ai développé la même idée en supposant que le psychanalyste était soutenu par une espérance qui, pour être illusoire, n'en est pas moins susceptible de trouver des réalisations successives et toujours éphémères en des représentations (Vorstellungen) qui représentent son accomplissement 1. Son espérance occulte - et qui n'est nullement de l'ordre de la croyance mais assurément de celui de l'amour -, le psychanalyste la met en la personne de son patient qui aurait vocation d'accomplir tous ses dons,

1. Responsabilités, Études freudiennes, 24, octobre 1984, p. 135-163 et Effet d'offrande, situation de danger. Sur une difficulté majeure de la psychanalyse (Séminaire tenu à la Société psychanalytique de Paris en 1987), Paris, Édition Etudes freudiennes, 1988.


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d'effectuer les virtualités de l'enfant tout-puissant que, comme tout un chacun, il porte en lui*. Cette espérance est soutenue par les avancées du travail analytique qui se produisent véritablement d'un côté comme de l'autre et valent comme autant de représentants (Repräsentanzen) de sa réalisation supposée. On ne peut comprendre autrement le fait que le psychanalyste tienne son étrange position, et que, selon l'expression utilisée par Freud dans ses «Observations sur l'amour de transfert », ses voies soient de telle sorte que « la vie réelle n'en offre pas de modèle ». Tout ce que nous pouvons avancer relativement à l'intérêt que présente notre métier ou à l'efficacité de notre action, pour rendre compte de notre disposition à supporter ses contraintes, me paraît relever de la rationalisation d'un tel état de choses.

Arrivés à ce point, la réponse à notre question va de soi. Les impulsions contre lesquelles il est habituellement prémuni en viennent à habiter le psychanalyste chaque fois que cette qualité lui manque, c'est-à-dire chaque fois que l'espérance en vient à lui faire défaut. Dans ces conditions, chose toujours regrettable, mû par le dépit, il tentera de se procurer dans l'agir - qui peut être de différentes sortes, il le faut souligner - une satisfaction substitutive. Concernant le cas très particulier qui nous occupe, les séances s'arrêtent pour laisser place à une liaison amoureuse, lorsque, à tort ou à raison, prévaut l'impression que l'aventure de la psychanalyse ne saurait mener plus loin**.

[...]

Pour éviter un sérieux malentendu, il me faut préciser ici qu'il n'est nullement exclu qu'une patiente s'énamoure de son psychanalyste sans que ce dernier ait préalablement trahi - fût-ce à son insu - son propre désir d'amour. Mais cette éventualité-là, que j'ai envisagée ailleurs, n'est nullement de nature à conduire la cure dans une impasse 1. S'il est vrai, comme le dit Freud, que la résistance s'empare de l'amour qui était déjà là, il ne faut pas pour autant, au nom du principe selon lequel « tout ce qui fait obstacle au progrès du traitement est une résistance », confondre deux conjonctures très différentes. Dans le cas de loin le plus fréquent où le psychanalyste n'a succombé à nul désir erotique, la résistance est de celles, inéluctables, sur la résolution desquelles se fonde le tra*

tra* P..., notation d: «Il invoque aussi : "L'espérance du psychanalyste, peut-être illusoire, d'un accomplissement, son espérance occulte, le psychanalyste la met en la personne de son patient qui aurait vocation d'accomplir tous ses dons, d'effectuer les virtualités de l'enfant tout-puissant que comme tout un chacun il porte en lui. " En somme, le patient servirait à satisfaire les besoins narcissiques de l'analyste. »

** C. P..., notation e : « Les impulsions à l'acting surviennent donc, selon Stein, à chaque fois que cette espérance vient à lui faire défaut. "Les séances, écrit-il, s'arrêtent pour laisser place à une liaison amoureuse lorsque, à tort ou à raison, prévaut l'impression que l'aventure de la psychanalyse ne saurait mener plus loin." Autrement dit, si le bénéfice narcissique se tarit, il peut être remplacé par un bénéfice amoureux. »

1. Voir, plus particulièrement, les passages consacrés à la scène de l'aveu, dans D'un amour qui ferait obstacle à l'amour, Études freudiennes, 19-20, mai 1982, p. 147-163, texte repris dans Amour de transfert, amour d'enfant, op. cit.


1300 Conrad Stein

vail analytique. Loin d'exiger d'être payée de retour, la patiente amoureuse, terrifiée par la représentation qu'elle se fait de la scène de l'aveu de son amour, manifestera habituellement un extrême embarras. Si Freud n'en fait pas état dans ses « Observations sur l'amour de transfert », ce n'en est pas moins cette éventualité-là qui avait attiré son attention, dès les Études sur l'hystérie, sur les difficultés suscitées par les transferts : une patiente, on s'en souviendra, s'était un jour montrée « inapte au travail analytique » et cette résistance disparut une fois que Freud eut découvert qu'elle était arrivée à sa séance avec la pensée inavouable qu'elle avait souhaité qu'il lui prenne un baiser 1.

Conrad Stein

66, boulevard Saint-Michel

75006 Paris

1. Études sur l'hystérie, avant-dernière section du chapitre sur « La psychothérapie de l'hystérie ».


Défense et illustration de la notion de « greffe métaphorisante »

Murielle GAGNEBIN

L'exposé de César et de Sara Botella m'a frappée, non seulement par les thèses qu'ils y développent, mais aussi par la récurrence de certains vocables couramment utilisés dans le langage propre à la théorie de l'art. Entendant les expressions venant ponctuer leur fine démonstration, telles que « remaniement spontané », « fonction synthétique », « transformation psychique », « ravissement », « éprouvé actuel », « cheminant/créant », je laissais aller mon esprit, facilement requis par les modalités de la pensée picturale. Et tout naturellement s'est imposée à moi une métaphore : l'analysé aux prises avec l'après-analyse et tous les aléas de cette aventure ne se trouve-t-il pas dans une situation très voisine de celle d'un artiste, mais d'un artiste qui aurait pour matériau et pour subjectile sa propre vie ? Dès lors, la question de l'après-analyse se colorait pour moi d'un nouvel éclairage. Artiste de sa vie, l'analysé allait-il « traiter » les traumas futurs à la manière dont l'artiste confronté aux discours de la critique pouvait, lui-même, réagir ?

A juste titre, la légitimité de critères susceptibles de présider au devenir d'une oeuvre, qu'elle soit artistique ou qu'elle vienne à se confondre avec la vie de l'individu, peut se poser. N'y a-t-il pas réunis, dans pareille hypothèse, les pièges inévitables à toute entreprise où la subjectivité fait loi ? Certainement en ce qui concerne la façon dont l'artiste ou l'homo «post » analyticus vont se débrouiller avec les données matérielles qui sont les leurs et qui constituent, à proprement parler, le style d'une vie, ou la « manière » d'un peintre. En revanche, la question de l'inscription du trauma chez l'artiste à part entière - que celui-ci modèle sa vie ou qu'il informe son oeuvre - me paraît engager des catégories qui, par essence, appellent la formalisation.

C'est ainsi que je propose la possibilité d'une voie médiane entre la thèse de César et de Sâra Botella et celle qu'a exposée Michel de M'Uzan avec sa notion quelque peu provocante de « maladie postanalytique ».

Rev. franc. psychanal, 4/1997


1302 Murielle Gagnebin

Des premiers, on retiendra ainsi l'heureuse formule « le présent se met 1 au passé pour mieux annoncer l'avenir». Il s'en dégage l'idée d'un nouveau travail à accomplir. Du second, c'est la fécondité du défi qui amène la réflexion. Considérant, de la sorte, les brèches ouvertes par les discours de la critique dans le suivi d'une oeuvre et, par là même, observant les traumas venant, sinon anéantir, du moins lacérer, trouer, déchirer, grever la création de maints ébranlements formels, chromatiques et rythmiques, je propose de penser semblable bouleversement en termes de greffe métaphorisante.

Je ne donnerai, ici, que trois exemples.

Ainsi que le faisait très justement remarquer P. Denis récemment 2, je rappellerai au préalable que le créateur pris dans les rets de sa production se donne aux autres pour ce qu'il est, comme l'analysé, contrairement à l'imposteur qui cherche toujours à paraître ce qu'il n'est pas. En sorte que tout propos sur une oeuvre d'art ne peut que l'arracher, elle et son auteur, à la sphère du donner-avoir et du donner-à-ressentir, pour la projeter non sans brutalité dans le monde du sens (patent, implicite, latent) et simultanément dans l'univers du discours et des significations. Du signe au sens, cet itinéraire, que bornent, aux extrêmes, deux opacités : celle du voir et celle du dire, a toujours un effet profondément perturbant sur le créateur - même lorsque celui-ci dit avidement rechercher l'échange verbal. A « l'invisibilité du visible »3 dont parle M. Merleau-Ponty correspondent les équivoques du dit comme les quiproquos du malentendu. Aussi bien l'appréciation critique d'une oeuvre d'art, tôt ou tard, s'ordonne dans un discours sur l'oeuvre. Je n'entends pas, par là, quelque jugement velléitaire de goût, mais bien une attention des sens et de l'esprit dévolue à l'oeuvre considérée comme organisme à part entière, une attention certes émue mais également donc soutenue par un savoir et une mémoire des formes.

Éclairé ou impatient, préoccupé d'inscrire l'oeuvre dans une histoire ou curieux seulement d'en comprendre le fonctionnement et de saisir alors la nature du plaisir et du retentissement induits chez le contemplateur, le discours critique connaît plusieurs développements. Les attitudes les plus courantes donnent ainsi grosso modo naissance à une typologie se subdivisant en trois ordres de conduite. Premièrement, la latence et la maturation : tranquillement l'artiste médite la conversation partagée et poursuit sa production. Deuxièmement, le passage à l'acte enfiévré, toujours funeste: l'artiste modifie à la hâte un élément de sa grammaire plastique. Troisièmement, un traumatisme, capable d'entraîner

1. C'est moi qui souligne.

2. Cf. la discussion qui a suivi la conférence de Mme A. Bauduin, intitulée : «De l'imposture » à la SPP, le 15 octobre 1996.

3. M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.


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comme une rupture de style, comme un regain de style. Ouvrant alors l'oeuvre à son destin, ces brisures en précipitent le cours, si l'on veut.

Pareil concentré de l'élaboration artistique qui tantôt resserre le travail créateur et l'intensifie, tantôt l'épanouit dans une direction inédite ne se fait pas généralement dans la griserie de la découverte. Le traumatisme provoqué par le commentaire technique, philosophique, esthétique, voire psychanalytique ne semble pas régulièrement pouvoir se transformer en « gain narcissique ». Tout se passe plutôt comme si les artistes désarçonnés, parfois même blessés, inquiétés au plus profond de leur conviction plastique, se mettaient à «piocher » autour de l'élément brusquement insuffisant, voire puissamment dérangeant. Parfois, ils radicalisent la suggestion formelle. Ils se l'approprient, la délitant dans leur langage, bref ils se mettent à inventer du nouveau. Parfois ils dénaturent le propos hasardé, renchérissent alors sur la défaillance pointée et ils opèrent miraculeusement quelque passage à la limite qui change la proposition plastique définitivement obsolète en autre chose. Toujours néanmoins, ces artistes paraissent pratiquer une politique à hauts risques... 1, politique qui ne va pas sans douleur et remise en doute. Dans l'ordre du narcissisme, celle-ci ne s'évaluera, le cas échéant, que bien plus tard comme gain. Ce qui compte, c'est la discontinuité et ses pouvoirs modulateurs, c'est une lutte sans merci entre le Soi et le non-Soi qu'est soudain devenu le territoire propre à l'oeuvre, momentanément étrangère - incompréhensiblement.

De ce phénomène, je donnerai donc quelques exemples.

D'abord, la Française Gina Pane. Appartenant au mouvement dit de l'art corporel (Body Art), celle-ci prend son corps comme support et s'inflige des blessures et des mutilations spectaculaires dans lesquelles le sang, le lait, la viande interviennent de façon décisive.

Perplexe devant les exploits des «artistes» Body Art en général et assez embarrassée par leur capacité à fasciner le public, depuis 1960, sur la scène internationale, il m'apparaît que l'univers de G. Pane pose des questions fondamentales qui débordent les réactions pour ainsi dire épidermiques qu'elle déclenche chez le spectateur. Il y a quelque chose à comprendre.

Que recherche G. Pane dans pareils attentats à la libre réglementation de son corps ? « Des occasions de naissance », écrit-elle, à partir du sentiment aigu de sa fragilité. « J'ouvre mon "corps", déclare-t-elle, afin que vous puissiez y regarder votre sang ; j'emploie des mots d'amour, de sentiment, d'espoir, d'espace intérieur parce qu'il y a dans l'homme toute une partie répressive qui est aussi la mienne. »2 Doit-on voir, ici, des créations ou des perversions ? G. Pane ne tendrait-elle pas à

1. Cf. à ce sujet nos développements sur l'oeuvre authentique, in Pour une esthétique psychanalytique. L'artiste stratège de l'Inconscient, Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge », 1994, p. 205-215.

2. A. Macaire, G. Pane : le corps comme pensée pure, in Canal, 1982.


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faire de son corps le fétiche du spectateur ? Tout un jeu avec des mascottes (petit cheval bleu qu'elle fait cavaler sur son corps, moufle promené devant elle et prêt à remuer un tas de neige, etc.) indique comme un second effort de transformer son corps non plus en fétiche mais en objet transitionnel. C'est alors que se profile l'importance du thème oral (lait, sein, viande, sang sont très sollicités dans ses Actions). Quelle est donc la nature de ses images et de ses objets internes ? La présence en creux de tels signifiants maternels ne structurerait-elle pas quelque voeu inconscient propre à travailler « l'oeuvre » ? J'émets ainsi l'hypothèse que tous ces redoutables efforts sont peut-être destinés à maintenir vivante en elle quelque image maternelle menacée, voire même détruite.

La thématique mélancolique derrière l'alibi de la toute-puissance s'impose. Se pourrait-il que les entailles sauvages de G. Pane aient pour mobile une incapacité à faire un travail de deuil important ? L'artiste, somme toute, porterait, en elle, un objet mort qu'elle attaquerait sans cesse pour le maintenir en vie. G. Pane donnerait ainsi l'exemple de ce que C. David appelle une « perversion affective» 1. Se défendant de trouver du plaisir dans les souffrances qu'elle s'inflige, G. Pane dit cependant jouir de l'action entière : environ quarante-cinq minutes de jeu pour trois minutes d'offensive corporelle. L'érotisation des affects et non celle des zones érogènes paraîtrait, bel et bien, une évidence. Ne serait-on pas amené aussi bien à incliner les thèses de C. David vers le macabre ? Je sentais, dans cette pratique, un «désir du désir» 2, un «orgasme mental» 3, bref, assurément, une érotisation des affects mais d'affects liés à la mort.

Ne pouvait-on parler, à son propos, de « délire du désir », de « nécrophilie mentale », de « lune de miel avec un cadavre », de « désir du désir de la mère morte» 4?

Il va de soi que, pour le psychanalyste, ces « actions » si dramatiquement théâtrales évoquent puissamment, d'abord, une perversion masochique, à ceci près qu'il n'est pas fait état d'orgasme au sens précis du terme, et ensuite, la psychose. Mais nous n'avons pas spécifiquement en vue, dans ces lignes, le registre psychopathologique. Ce qui aurait impliqué un infléchissement en direction de la pathographie de l'artiste, qui est un tout autre secteur de la réflexion.

L'impact de l'interprétation critique, s'il peut être comparé à celui de l'interprétation dans la cure analytique, ne doit pas être considéré comme intervenant dans la psyché de l'artiste mais dans son oeuvre proprement dite. Celle-ci devient une sorte d'alter ego du créateur, ayant vraiment la dignité d'un sujet, commandant, dès

1. C. David, La perversion affective, in La sexualité perverse, Paris, Payot, 1972, p. 195-227.

2. Ibid., p. 206.

3. Ibid., p. 202.

4. M. Gagnebin, L'irreprésentable ou les silences de l'oeuvre, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1984, p. 226.


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lors, à l'artiste les modalités de son expansion dans sa forme nouvelle postcritique. Malraux ne disait-il pas ainsi qu'il allait « saluer » les oeuvres d'art au musée ? L'artiste est, dès ce moment, au service de sa création qui lui dicte, en quelque manière, ses exigences et l'oeuvre accède au rang de sujet autonome. C'est ce qui s'est passé chez G. Pane pour qui la critique a provoqué une véritable mutation au niveau de son travail. J'insiste sur ce point : ce n'est pas à un éventuel changement dans le statut mental de cette « artiste » auquel il est fait, ici, référence, mais uniquement aux transformations qui ont marqué le devenir de son « art ».

Une rupture donc advint dans sa production. C'est une modification fondamentale : G. Pane renonce à ses Actions en faveur d'étranges Partitions d'objets.

Les fameux objets transitionnels d'antan, placés sur des socles et disposés dans un ordre précis, sont animés par des textes que des haut-parleurs transmettent. Derrière les objets, suspendues aux murs de la galerie, des séries de photographies mentionnent les blessures d'avant. Les perles de sang sont grossies, les cicatrices ventrues surgissent répétées vingt, trente, quarante fois sur des supports monochromes rouge, vert ou bleu. L'artiste commence à raconter des histoires que le spectateur doit déchiffrer. Sorte de concerto pour un orchestre d'objets domestiques ou poèmes-objets patiemment médités, ces Partitions présentent des interactions d'éléments habiles à solliciter la mémoire corporelle, en amenant l'oeil à réfléchir aux lisières des « choses », à leurs compatibilités, à leurs rayonnements, à leurs aimantations ou parfois à la nature de leurs incompossibilités.

Indéniablement efficaces, ces Partitions cachent dorénavant une intéressante méditation sur le temps et sur l'oubli.

Que s'est-il passé ?

Peut-on concevoir même à titre d'hypothèse les causes de ce changement ?

D paraîtrait que la prise de connaissance des critiques formulées à son endroit, qui pouvaient être entendues, dès 1978, comme la dénonciation d'une relative imposture liée à un blocage du processus créatif, ait provoqué un ébranlement majeur, encore « aggravé » par la révélation des thèmes nécrophiliques.

A-t-on le droit d'envisager que ce qui appartient en propre à l'espace analytique puisse se manifester dans un autre espace ? Si c'était le cas, on serait tenté de dire que, dans un contexte de deuil, l'intense compréhension par G. Pane des critiques dont son oeuvre était l'objet avait joué comme une interprétation 1.

1. Paul Denis (Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, Paris, PUF, coll. «Le Fil rouge », 1997) rappelle comment l'histoire du groupe des Nabis a été inaugurée par l'effet singulier produit par le petit tableau peint par Paul Sérusier. Il commente ce phénomène voisin de celui dont je fais, ici, l'hypothèse en ces termes : « De nombreux peintres ont rapporté comment, après la rencontre de telle oeuvre, ils avaient été comme contraints de changer leur manière de peindre » et plus loin : « Le tableau, surnommé Le talisman, est resté pour chacun des membres du groupe une leçon de liberté » (p. 193, c'est moi qui souligne). Dans ce cas, c'est l'expérience esthétique qui rejoindrait l'expérience analytique.


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L'identité de l'objet réellement visé dans ses actions apparaissait en pleine lumière, éblouissante pour G. Pane, à savoir la mère dont le deuil pouvait commencer à se faire. Se trouve donc posé le rapport entre travail de deuil et mutation dans une activité créatrice. Mutation que l'on pourrait considérer sous l'angle d'une métaphorisation. De la blessure sanglante à sa représentation indéfiniment répétée, le changement intervient même jusqu'au niveau du sens. A certains égards, l'oeuvre dans sa nouvelle forme postcritique ressaisissait des sensations parmi les plus archaïques au coeur d'une réflexion sur la mémoire.

Pour deuxième exemple, je prendrai l'oeuvre du Polonais Joseph Czapski.

Dans cette peinture, c'est la fonction éminente réservée au « cadrage » organisant cette vision si singulière du monde qui semblerait avoir servi d'appât. Dévolues au «théâtre du quotidien» avec ses petits cafés fixés aux premières lueurs du jour, ses métros encombrés, ses gares de banlieue sordides et désaffectées, la solitude d'entractes au milieu d'une foule excitée, les toiles de Czapski apparaissent soutenues par une volonté d'élider, de fragmenter, de dissocier les éléments qui les constituent. Tantôt c'est le cadre lui-même qui vient mettre un terme, somme toute, au récit représenté, tantôt ce sont des éléments internes à l'image (poteaux, colonnes, piliers, balustrades, dossiers, portes, fenêtres, encadrements divers) qui sont chargés de démanteler formellement celle-ci. Cet attrait pour le décentrage des figures, ce goût de l'ellipse, du surcadrage, cette fascination pour la périphérie méritaient donc d'être relevés. L'ici m'apparaissait comme troué des percées de Tailleurs, un ailleurs à la fois proche et néanmoins, bel et bien, dérobé. Forcés par tous ces obstacles à n'être qu'à demi présents, les personnages révélaient sans doute l'insuffisance de l'hic et nunc. Bref, partout soulignés, tensions chromatiques et déséquilibres rythmiques tissaient l'espace pictural.

Que pouvait donc cacher la pratique de ce cadrage renforcée par l'emploi d'un cerne noir venant comme ligaturer les petites effigies ainsi meurtries ? Au lieu de se laisser engluer dans cette problématique technique aux arêtes philosophiques et psychanalytiques, Czapski choisit, un jour, de l'accentuer. Refusant toute réflexion sur la bisexualité et donc sur les différentes modalités de la « liaison», il affina, au contraire, ses cadrages qui affectent dorénavant même les objets et plus uniquement les personnages. Il multiplie les reflets dans les miroirs et les ombres portées qui augmentent la profondeur du champ spatial et donc intensifient l'impression d'isolement et d'abandon. Il adopte aussi une facture plus spontanée propre à introduire dans l'espace plastique l'aléatoire et souligne de la sorte l'arbitraire de l'engagement vital et de la communication existentielle. Celle-ci, au moment où elle semble surgir (Czapski, à cette époque, met paradoxalement davantage de personnes dans ses toiles et supprime le cerne noir, habile à signifier la claustration), paraît ainsi fondamentalement remise en cause.


« Greffe métaphorisante » 1307

C'est qu'il transforme le dérisoire en exceptionnel, la touche colorée en sonorité psychique et propose, de cette façon, une esthétique du deuil ou de la séparation.

Il est presque savoureux que ce soit la reconnaissance du rôle du « cadre » qui soit intervenue décisivement dans l'évolution de sa technique picturale.

Comme troisième exemple, je choisirai l'oeuvre du peintre tchèque : Dedicova.

Ayant à plus d'une reprise été frappée par la bi-unité dans ses toiles structurées autour d'une violente fracture, il était tentant de mettre à découvert quelque douloureuse vocation pour le dédoublement affectant et la thématique et la structure de ses oeuvres.

La bi-unité, sorte de plicature, qui n'est pas sans évoquer celle qui oriente les planches du Rorschach, était soutenue par ce qu'on pourrait rapprocher d'une représentation plastique de l'hallucination négative. A savoir : une ligne située aux deux tiers de la composition qui, tout en la clivant, définissait topiquement un heu d'absence.

Perdues dans des ciels géants, reflétées par des mers profondes, îles ou villes désertes surgissaient ainsi que des vaisseaux spatiaux abandonnés à la déréliction.

Le voeu inconscient d'une oeuvre cherché avec méthode et sans concession pourrait-il, une fois dévoilé, agir tel un traumatisme fécond et contraindre l'artiste à changer de « manière » ?

Après un temps de latence, fait de réserves et de curiosité, Dedicova invente une série de toiles où la bi-unité s'était diffractée en une multiplicité de plans et en une formidable démultiplication des lieux : l'exploration entêtée de mises en abyme les plus audacieuses et les plus vertigineuses commençait. Ses «Dépaysages» tantôt sanglants, tantôt baignés d'une lumière froide, bleue ou même blanche convoquaient l'imaginaire vers des temps immémoriaux, vers des naissances telluriques où le sable, le roc, la glace, la mer s'ouvraient dans un fracas de formes que seule la maîtrise extrême des volumes et des matières parvenait à interrompre, transformant le séisme, suspendant la catastrophe, l'immobilisant en un spectacle où l'acte pictural lui-même arrêtait le jeu des dépersonnalisations précédemment engagé dans l'affolement de la succession des plans et des béances, inépuisables.

Ces trois exemples mettent en évidence non la fixation au traumatisme initial, repéré et dévoilé par la critique, mais une construction dynamique à partir de celui-ci, à l'instar d'une architecture en mouvement. A cette recréation «pinceaux, aérographe, stylos en mains », amorcée par le propos du critique toujours vécu peu ou prou comme un trauma, je donne un nom, celui de greffe métaphorisante.

Gisela Pankow, au sein de sa pratique avec les psychotiques, a utilisé une notion similaire (la greffe symbolisante) lorsqu'elle écrit : « J'ai défini l'image du corps par deux fonctions fondamentales qui sont des fonctions symbolisantes,


1308 Murielle Gagnebin

c'est-à-dire des fonctions qui permettent, d'abord, de reconnaître un lien dynamique entre la partie et la totalité du corps [...], ensuite, de saisir au-delà de la forme le contenu même et le sens même d'un tel lien dynamique [...] »1.

D. W. Winnicott invente, lui aussi, avec le fameux « espace potentiel » une aire d'appropriations et de désappropriations, un terrain de jeu où l'épreuve de réalité 2 va organiser le champ de l'illusion.

A. Green dans ses thèses consacrées au « travail du négatif» 3 insiste, à son tour, sur l'efficacité de ce qui se situe aux limites de la représentation. Certes, cet analyste vise là, d'une part, les incidences de l'inconscient et, d'autre part, les forces de la destructivité. Or faire ressentir l'absence ou la menace, c'est toujours aussi dévoiler une présence en creux et surtout libérer un espace pour la projection des représentations inconscientes jusque-là inaccessibles. La « désobjectalisation » dans la théorie de Green apparaît capable d'être utilisée en vue de nouvelles figurations. En sorte que, sur ce modèle, l'effet de sidération provoqué par le jugement d'un tiers sur une création peut induire en retour un effort notable de représentation, donc de reconstruction.

Pour sa part, M. de M'Uzan 4 développe la notion cardinale dans son système de «spectre d'identité». Celui-ci est défini, on s'en souvient, par l'ensemble «des diverses positions que peut occuper la libido narcissique depuis un pôle interne jusqu'à un pôle externe qui coïncide avec l'image de l'autre ». Pour cet auteur, le «je» n'est ainsi pas dans le Moi, il n'est pas non plus entièrement dans l'autre, mais il est réparti, tout au long des franges de ce «spectre d'identité». Si l'on adopte cette position méthodologique, il est aisé de comprendre que, déstabilisé par l'intervention de la critique, le créateur puisse traverser des phases de légères dépersonnalisations, susceptibles de l'entraîner narcissiquement à se mouvoir dans cette zone bizarre et pas toujours agréable où le connu devient incertain et l'altérité étrangement familière. Là encore, la confrontation avec l'extérieur semble apte à provoquer un accroissement des capacités de fonctionnement et, par là, amorcer des mutations fructueuses.

Tant et si bien qu'en accord, diversement chaque fois, avec ces psychanalystes, je verrais dans la thèse soutenue par César et Sarà Botella non seulement la « transformation du traumatisme en gain narcissique » au décours de l'aprèsanalyse, mais encore l'occasion, lors du trauma, d'une nouvelle politique féconde, évidemment à hauts risques.

1. G. Pankow, Structure familiale et psychose, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 8.

2. D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 21.

3. A. Green, Le travail du négatif (1971), Paris, Minuit, 1993, où l'auteur revendique une « pensée du négatif» (p. 352).

4. M. de M'Uzan, De l'art à la mort (1976), Paris, Gallimard, 1977, p. 177.


« Greffe métaphorisante » 1309

La notion de « greffe métaphorisante » met en relief deux aspects propres à ce travail de construction sur et à partir du trauma. D'abord, on en relèvera le caractère éminemment brutal et douloureux. Ensuite, à la différence du symbole, la métaphore inscrit, en son être, le dépassement et l'invention.

A la lumière de ce qui a été développé, reposons maintenant la question initiale : jusqu'à quel point est-on autorisé à faire un rapprochement entre l'aprèsanalyse chez un patient et l'évolution de la manière d'un artiste que la critique est venue frapper ? Les situations certes ne sont pas les mêmes, mais si l'on considère très précisément les mécanismes psychiques qui sont en jeu dans un cas comme dans l'autre, on ne peut que prendre en compte la parenté de l'ébranlement narcissique et la mise en oeuvre de processus qui se développent dans le préconscient, là où, comme nous le savons, la condensation, c'est-à-dire la métaphore, intervient magistralement. Aussi bien, j'entends par « greffe métaphorisante » l'impact même du vécu traumatique, son effet de bouture, si l'on veut, offrant, à même le péril et la souffrance, les conditions nécessaires à un travail de restructuration de l'oeuvre jusque-là produite, et non la «réparation du sujet» comme le dirait, peut-être, J. Chasseguet-Smirgel 1, travail au terme duquel apparaît comme une nouvelle sculpture. Une sculpture donc née de l'urgence et cependant habitée par une virtualité essentielle, une sculpture destinée à être en perpétuel mouvement, je le disais : une véritable architecture mobile.

Murielle Gagnebin

3, rue Soufflot

75005 Paris

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Payot, 262 p. David C. (1972), La perversion affective, in La sexualité perverse, Paris, Payot,

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262 p. Gagnebin M. (1974), Czapski, la main et l'espace, Lausanne, L'Age d'Homme, 196 p. Gagnebin M. (1978), Fascination de la laideur, Lausanne, L'Age d'Homme, 2e éd. revue

et augmentée d'une postface (1994) : «L'en-deçà psychanalytique du laid», Seyssel,

Champ Vallon, p. 233-237. Gagnebin M. (1979), Irena Dedicova : mirage et utopie, in Silex, n° 14, p. 128-132.

1. J. Chasseguet-Smirgel, Pour une psychanalyse de l'art et de la créativité, Paris, Payot, 1971.


1310 Murielle Gagnebin

Gagnebin M. (1979), Irena Dedicova : Vers une poïétique de la violence, in Art Press,

n° 32. Gagnebin M. (1979), Événements/Avènements, in Dedicova, Cat. du Palais des beauxarts, Bruxelles. Gagnebin M. (1981), Aperçus poïétique et psychanalytique sur le concept d'insularité :

un exemple, I. Dedicova, in La création collective, Paris, Clancier-Guénaud,

p. 33-40. Gagnebin M. (1982), La représentation fantasmatique du paysage comme condition de

sa possibilité et de sa perception, in Mort du paysage ?, Seyssel, Champ Vallon,

p. 134-156. Gagnebin M. (1983), D'une tension à l'autre, in Opus international, n° 88 (art. sur

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de l'oeuvrei Paris, PUF, p. 219-226. Gagnebin M. (1984), Gina Pane, le puzzle d'un Moi fragmenté, in Cat. Gina Pane, Paris,

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esthétique psychanalytique. L'artiste stratège de l'inconscient, Paris, PUF, p. 174-187. Green A. (1971), Le travail du négatif'(1993), Paris, Minuit, 400 p. Macaire A. (1982), G. Pane : le corps comme pensée pure, Canal Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l'invisible, Paris, PUF, 362 p. M'Uzan de M. (1976), De l'art à la mort (1977), Paris, Gallimard, 204 p. Pankow G. (1977), Structure familiale et psychose, Paris Aubier-Montaigne, 206 p. Winnicott D. W. (1971), Jeu et réalité (1975), Paris, Gallimard, 214 p.


Après l'analyse, l'écriture... Jean-François RABAIN

« Comment finir une oeuvre ? », demande-t-on à De Kooning. « I paint myself out of the picture. »

A quels remaniements, à quels types de fonctionnement psychique nouveau, assiste-t-on après la fin d'une analyse ? Comment s'organise le deuil nécessaire qui est fait de l'analyste, objet d'amour transférentiel, et surtout de l'analyste qui soutient le fonctionnement psychique si particulier de l'analysé pendant les séances, tout au long de la cure ?

Après l'analyse, le patient doit donc élaborer un triple deuil, nous dit Michel de M'Uzan, deuil du psychanalyste, deuil de la situation analytique, et deuil de ce mode particulier de fonctionnement psychique qui se déroule lors du processus analytique.

Après le temps des séances, s'engage donc un travail de séparation, qui bien souvent, en effet, conduit à des remaniements psychiques «propices à de nouvelles élaborations, à des états psychiques nouveaux, qui peuvent être particulièrement créatifs ».

M. de M'Uzan insiste sur cette « maladie postanalytique » qui met en oeuvre un processus créateur comme le deuil accompli nous permet de le faire. La «maladie postanalytique» mettrait en activité toute une série de processus psychiques nouveaux. Elle continue à remanier l'infantile toujours actif, à produire de nouvelles levées de refoulement (H. Guntrip), à mettre en mouvement « l'enfant toujours vivant avec ses impulsions », tel que Freud nous l'a légué depuis L'interprétation des rêves 1.

On pourrait citer de nombreux exemples de ces processus, en particulier chez les écrivains qui ont fait l'expérience de l'analyse.

1. Freud, L'interprétation des rêves. «Nous avons la surprise de retrouver dans le rêve, l'enfant qui survit avec ses impulsions » (p. 170).

Rev. franc. Psychanal, 4/1997


1312 Jean-François Rabain

Michel Leiris, après six ans d'analyse avec Adrien Borel, termine la rédaction de L'âge d'homme, récit construit autour de ses souvenirs-écrans, dans lequel il élabore son angoisse de castration à partir du célèbre diptyque de Lucas Cranach représentant Lucrèce et Judith. L'âge d'homme qui était d'abord intitulé Lucrèce, Judith et Holopherne, fut publié en 1939, trois ans après la fin de la cure.

Georges Perec fait paraître W ou le souvenir d'enfance en 1975, l'année même où il achève son analyse avec J.-B. Pontalis 2. On sait que pour Perec l'écriture est la trace des parents disparus. « Leur souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. »3

Claude Burgelin oppose ainsi le style de ces deux écrivains : « Dérives et fragments pourtant rassemblés (chez Perec), tenus par le fil de l'écriture mais en même temps maintenus à l'état d'éclats, de parcelles, d'inachèvements. A la différence d'un Leiris dont les libres associations créent un réseau textuel dense et étroitement maillé, Perec présente un dossier plein de trous et de ruptures. »4

L'expérience analytique de G. Perec semble avoir également donné après coup structure et forme à La vie mode d'emploi. Dans son livre récent, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Claude Burgelin souligne que le roman se boucle autour de la date du 23 juin 1975, soit vingt jours après la dernière séance d'analyse, le 3 juin 1975. De même on peut retrouver dans le roman non seulement les thèmes labyrinthiques de la complexité psychique pérecquienne, mais également le cadre, le protocole des séances, voire le contrat analytique luimême. Le couple Gaspard Winckler/Bartlebooth incarne en effet la relation analytique telle que Perec la fantasme, après son analyse, avec J.-B. Pontalis. Winckler (l'analysé) colle ses fades aquarelles sur du bois avant de les découper en puzzles, pour que Bartlebooth (l'analyste) les reconstitue. A la fin du roman, Bartlebooth, figure de l'analyste, meurt avant d'avoir pu achever le 439e puzzle, tenant dans ses doigts la dernière pièce, un W, lettre-trace pour Perec de la disparition de ses parents, «inscription d'une mémoire et de ses cendres, autant qu'affirmation d'un désir et d'une vie qu'il revient de conclure (ou de ne pas conclure : d'ouvrir) pour mieux poursuivre » 5.

Ainsi l'écriture semble-t-elle ici poursuivre le travail de l'analyse, avec d'autres moyens. Elle propose au lecteur herméneute invisible la place de l'analyste, silencieux derrière le divan, qui reçoit la parole qui lui est adressée.

1. Leiris, Miroir de l'Afrique, Gallimard, Quarto, 1996, éd. présentée par Jean Jamin, p. 1379, 1385.

2. Claude Burgelin, G. Perec, Seuil, 1988 ; Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Circé, 1996.

3. Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance, p. 59.

4. Claude Burgelin, G. Perec, Seuil, 1988.

5. Claude Burgelin, Les parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Circé, 1996.


Après l'analyse, l'écriture... 1313

Mais surtout, elle permet à la partie de puzzles, ou de dominos de se poursuivre. Au-delà de l'analyse, la séance continue...

Les écrivains ne sont pas les seuls à élaborer avec les mots les après-coups de leur analyse. Il faudrait naturellement citer les analystes eux-mêmes, si déterminés à continuer leur analyse par cet autre moyen: l'écriture. Couché par écrit pour reprendre le titre d'un livre de Jacqueline Rousseau-Dujardin 1.

Je souhaite évoquer ici l'exemple d'un psychanalyste britannique, Harry Guntrip, qui nous a donné une version saisissante des processus du remaniement postanalytique, dans un texte publié en 19752 : « Mon expérience de l'analyse avec Fairbain et Winnicott». Le sous-titre de ce travail est le suivant: «Dans quelle mesure une thérapie psychanalytique peut être dite achevée?».

Alors qu'il était encore en analyse avec lui Harry Guntrip fut brutalement confronté à la mort de D. Winnicott, son analyste. Pendant la période de deuil qui suivit, il fit une série impressionnante de rêves qui semblaient mettre en scène un traumatisme jamais remémoré au cours de son analyse, et qui cependant l'avait accompagné toute sa vie. Dans un de ces rêves, Guntrip assistait à une scène insoutenable : son petit frère mort étendu sur les genoux de sa mère, ellemême « sans visage, sans bras, sans seins ».

Ce qui avait, en effet, toujours préoccupé H. Guntrip tout au long de son existence et qui avait depuis toujours motivé sa recherche analytique personnelle, c'était un traumatisme oublié, dont seule sa mère lui avait fait le récit : la mort brutale de son petit frère, Percy, alors que le patient avait lui-même trois ans et demi. Sa mère lui avait raconté qu'à la mort de ce petit frère, le patient était entré dans la pièce où elle se trouvait, éplorée, tenant son fils Percy, mort, étendu, nu, sur ses genoux. Le tableau d'une Piéta en quelque sorte, mais dont le patient n'avait pas gardé le souvenir. A la suite de cette expérience traumatique, H. Guntrip était tombé gravement malade et sa mère, trop déprimée ellemême, l'avait confié à une tante maternelle, ce qui l'avait sans doute sauvé comme le lui diront plus tard ses deux analystes successifs, W. R. Fairbain et D. Winnicott.

Le souvenir de cette scène et de la période qui suivit fut donc totalement refoulé par le patient. Cette amnésie persista tout au long de sa vie, jusqu'à l'âge de 70 ans, et ce malgré deux longues analyses qui n'avaient pas réussi à lever le voile de l'amnésie infantile.

Que pouvait donc cacher ce « souvenir-écran», non remémorable, c'était la question qui hantait Guntrip ?

1. Jacqueline Rousseau-Dujardin, Galilée, 1980.

2. Publié en français dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 15 (1977), « Mémoires ».


1314 Jean-François Rabain

Tout au long de sa vie, H. Guntrip tombait régulièrement malade d'un mal toujours mystérieux, chaque fois qu'une relation de type fraternel s'interrompait et qu'il devait en faire le deuil. Lorsque, après neuf ans d'analyse, Fairbairn son premier analyste tomba lui-même gravement malade, Guntrip interrompit le traitement dans la crainte de perdre son analyste et de revivre le traumatisme lié à la mort de son petit frère et à la dépression maternelle qui s'ensuivit.

H. Guntrip continua son analyse avec D. Winnicott et comprit alors que ce n'était pas seulement la mort du petit frère qui avait été traumatique, mais bien « la crainte de rester seul avec une mère incapable de le garder en vie », ce qui avait fait tomber plusieurs fois le patient dans un état de mort apparente. Avec Winnicott, Guntrip analyse donc les effets de la défaillance maternelle et retrouve également la possibilité d'établir un lien avec une mère «finalement bonne», recréée et vécue dans le transfert avec son analyste.

C'est donc après la mort brutale de Winnicott que H. Guntrip fait, dans les jours qui suivent, plusieurs rêves qui semblent exhumer de sa mémoire la scène du petit frère mort gisant sur les genoux de sa mère. Il voit, en particulier, en rêve pour la première fois son petit frère Percy, assis sur les genoux d'une femme « qui n'a ni visage, ni bras, ni seins ».

Pour Guntrip, le sens du rêve est clair ; il a enfin retrouvé dans cette figuration onirique le souvenir de son effondrement au moment où il s'était trouvé confronté avec son frère mort.

Le rêve réaliserait ainsi le désir de voir s'accomplir enfin un jour le voeu de la levée du refoulement ! Mais, en même temps, le rêve dit beaucoup plus. Il met en scène la dépression maternelle, la mère sans visage, sans regard, sans seins, ni bras, la mère au holding défaillant et à la fonction de miroir gravement altérée.

« Qu'est-ce qui m'a donné la force, au plus profond de mon inconscient, de faire à nouveau face à ce traumatisme crucial?», se demande H. Guntrip. Réponse : D. Winnicott ne pouvait être mort pour lui. Guntrip a le sentiment que son analyste reste vivant à l'intérieur de lui, et lui permet désormais de résister à l'influence paralysante et inhibitrice de l'imago maternelle. « En prenant la place de la mère, Winnicott a rendu possible le souvenir de cette mère, dans une reviviscence onirique de son détachement schizoïde paralysant », écrit-il.

Cependant, ce qui semble le plus démonstratif dans l'expérience rapportée par H. Guntrip, ce n'est pas seulement ce mouvement presque maniaque, ce mouvement de triomphe, où celui-ci semble avoir trouvé, seul, après la mort de ses deux analystes, la clé de l'énigme. Il s'agit, en effet, d'un rêve fait par le patient lui-même, après l'analyse, rêve qui est donc sa propre création. Ce que le rêve met en scène, ce n'est pas seulement la mère-objet, la mère libidinale ou la mère glacée de la dépression primaire qui l'a conduit aux portes de la mort ; c'est


Après l'analyse, l'écriture... 1315

également une mère-espace, celle qui sans visage et sans yeux, sans bras et sans seins, témoigne de la défaillance de l'environnement primaire.

Ne faut-il pas reconnaître à cette mère-espace, un rôle plus large encore que celui qui consiste à organiser l'environnement le plus favorable pour l'enfant ? Cette mère-espace est celle qui organise l'espace psychique de l'enfant. C'est son adaptation aux besoins du bébé qui est à la base de la créativité future de celui-ci. L'analyse réussie de Guntrip avec D. Winnicott a développé les capacités du patient à poursuivre son analyse après la disparition de son analyste.

Après l'analyse, l'histoire des relations conflictuelles de H. Guntrip et de sa mère s'est inscrite dans une psyché qui désormais inclut la mère, non pas celle qui a « défailli », celle qui est « morte » au moment de la mort de son fils Percy, mais celle qui nourrit désormais la psyché du patient d'un narcissisme positif, s'opposant ainsi à sa destructivité.

Dans quelle mesure une analyse peut-elle être considérée comme achevée ?, questionnait H. Guntrip dans le sous-titre de son travail. Continuant seul son analyse, hors la présence de l'autre, après la disparition de ses deux analystes, H. Guntrip pouvait sans doute considérer son analyse comme achevée ou plutôt «accomplie», l'analyse de ses rêves de deuil attestant, comme l'a souligné J.-B. Pontalis, à la fois de l'absence de l'objet et de la permanence du processus.

Jean-François Rabain

5, avenue Franco-Russe

75007 Paris



Plaidoyer pour la monadologie freudienne

ou pour en finir avec la légende

d'un Winnicott antisexuel

Wilfrid REID

Un heurt des doctrines n'est pas un désastre ; c'est une chance à saisir.

A. N. Whitehead [1].

Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare.

Louis Aragon [2].

Comment le sexuel vient-il à l'analysant? Ainsi peut-on formuler la problématique que nous aborderons dans ce texte ; elle aura pour visée une revalorisation de la monadologie freudienne. Revalorisation, disons-nous car on doit le reconnaître ; d'une façon générale, tant dans la littérature analytique que dans le discours clinique courant, la monade freudienne n'a pas très bonne presse. A ce propos, citons Michel Neyraut [3].

« Mais lorsqu'il s'agira d'envisager les relations d'une telle pensée [la pensée analytique] et du contre-transfert, nous nous heurterons à une contradiction fondamentale : savoir que le transfert et le contre-transfert sont par essence dialectiques, tandis que la métapsychologie des instances s'efforce de définir une sorte de monade métapsychologique... Il y a donc une coupure entre la métapsychologie et l'étude du transfert, coupure dont nous allons tenter de rendre compte. Cette coupure tient au fait que la métapsychologie étant conçue comme l'étude d'une monade, la situation analytique, selon ce seul point de vue, serait constituée par la juxtaposition de deux monades entre lesquelles se poserait le problème de la communicabilité de l'inconscient. »

Si, quittant la théorie du transfert, nous nous tournons vers celle du narcissisme primaire, nous dirons peu en affirmant que la dimension monadique de la psyché fait problème ; elle essuie carrément les foudres de Jean Laplanche [4].

«Pour en finir schématiquement avec ce rabattement freudien [de la genèse de la sexualité sur le développement de la relation perceptivo-motrice au monde et à l'environnement], rappelons que, par la suite, le narcissisme primaire ou originaire va être posé comme stade premier de l'être humain et ne sera même plus distingué de l'auto-érotisme :

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1318 Wilfrid Reid

la séquence auto-érotisme-narcissisme va disparaître des élaborations freudiennes... Le narcissisme primaire perdra, de ce fait, son caractère de relation spéculaire à un objet interne, pour devenir quasi synonyme d'état "anobjectal"... A transposer ce mouvement [de rabattement] en une reprise globale des intérêts de l'autoconservation par l'amour, à postuler de plus que cette reprise existe d'emblée et comme de toute éternité, on nie des évidences et on se place devant la tâche impossible (renouvelée de la philosophie solipsiste la plus caricaturale) : faire sortir le sujet de sa monade, faire surgir le monde du chapeau du prestidigitateur. »

Voilà : le fin mot de l'histoire est lâché ; si nous pouvons dénoncer cette « fable d'un état narcissique originaire », cela tient au caractère monadique de cette notion. Notons au passage l'équation faite entre solipsisme et monadisme ; nous y reviendrons. Cela dit, nous aurions mauvaise grâce à l'éluder ; une question se pose : devons-nous répudier la dimension monadique du modèle métapsychologique freudien ?

Quand la monade est silencieuse

Il est certes des moments heureux - dans la pratique analytique courante, nous devons peut-être parler de moments privilégiés - où la clinique reflète bien la théorie. Au plan de la théorie clinique, la problématique oedipienne se présente comme le complexe nucléaire de la névrose. Au plan de la théorie métapsychologique, les instances des première et deuxième topiques s'articulent sur le mode d'une opposition/collaboration : ce qui permet un voilé/dévoilé des significations inconscientes, un voilé/dévoilé qui s'avère favorable au travail interprétatif.

Offrons une séquence clinique où se manifeste ce moment de grâce : Lucille se hâte vers sa séance; elle a fait un rêve dont elle est très désireuse de comprendre la signification. Elle s'engage rapidement dans le récit de son rêve. Il y est question d'un cousin faisant partie du milieu « psy » qui met sa main sur le ventre de Lucille. Mais voilà que celle-ci interrompt son récit ; elle éprouve soudainement un malaise à raconter son rêve, ce dont elle s'étonne. Car, il y a quelques instants à peine, elle le reconnaît, elle était pressée de venir à la séance précisément pour parler de ce rêve.

Toute illustrative qu'elle soit des modèles freudiens, cette brève séquence clinique est dépourvue d'une certaine caractéristique que l'on retrouve généralement dans les situations où nous pouvons effectuer un travail analytique assez classique. Nous songeons ici à ce que nous pouvons désigner comme un paradoxe apparent qui serait propre au travail interprétatif. Paradoxe apparent, disons-nous, car à l'encontre du véritable paradoxe, il gagne à être résolu. Ce paradoxe apparent peut s'énoncer ainsi : moins un analysant a accès au registre interprétatif, plus il est facile pour l'analyste de percevoir les significations


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1319

inconscientes du discours de cet analysant. Autrement dit, plus une interprétation s'avère évidente pour l'analyste, plus il y a lieu généralement de s'interroger sur la pertinence de présenter cette interprétation.

Ce paradoxe courant manque ici à l'appel ; nous y reviendrons avec la présentation du mouvement transférentiel de Lucie 1, où il est plus manifeste. Pour l'heure, soulignons comment la séquence clinique fournie par Lucille 1 illustre bien le paradigme classique. Lucille consulte lors de la rupture d'une relation amoureuse ; elle semble retenir de cette expérience une impression qui, sans être tout à fait claire, n'en est pas moins très présente : celle d'être comme tirée en arrière et d'avoir du mal à se dégager du monde de son enfance. Tel est, grosso modo le motif de la consultation.

Le mouvement transférentiel de Lucille reprend ce motif; il nous permet d'assister in vivo à l'inhibition d'un nouveau projet : celui d'échanger des significations avec son thérapeute à propos de son rêve ; là encore, une retenue. Nous sommes bien dans un fragment de la névrose de transfert, nouvelle actualisation de la névrose symptomatique.

La partie dévoilée du rêve, avant la survenue de l'inhibition de son récit, laisse entrevoir la troisième composante du trépied de la théorie classique de la névrose, théorie selon laquelle une même conffictualité inconsciente sous-tend la névrose symptomatique, la névrose transférentielle et la névrose infantile. Cette dernière transparaît au début du rêve avec l'émergence de l'OEdipe et de la sexualité infantile, quand le sexuel et le familial se conjuguent pour venir ensuite parasiter la relation analytique et la rendre conflictuelle ; le rapport analytique devient une actualisation nouvelle de la névrose infantile.

Si la théorie clinique trouve ici son compte, la théorie métapsychologique n'est pas en reste. Observons comment de cette séquence clinique se dégage naturellement une articulation harmonieuse entre les instances de la première topique. Il est une représentation-but préconsciente qui possède une densité certaine : le désir d'échanger des significations avec son thérapeute. A l'évidence, cette représentation-but préconsciente détient un caractère mobilisateur pour le sujet; elle est, de plus, empreinte de plaisir sans que ce plaisir cependant ne vienne compromettre l'indifférence que Freud [5] attribue aux représentations préconscientes dans le modèle de la première topique ; ce plaisir demeure légitime ; il franchit volontiers la censure située entre les systèmes conscient/préconscient et inconscient.

1. La similitude des deux prénoms veut souligner que les deux modèles de la psyché décrits dans ce texte - les modèles monadique et dyadique - ne se réfèrent pas à des psychés différentes mais plutôt à des pôles différents d'une même psyché, pôles présents à des degrés divers selon les moments d'une séance et/ou selon les moments d'une cure.


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Si cette représentation-but préconsciente s'accommode bien de la censure hors séance, une représentation-but inconsciente - le désir incestueux mobilisé par le rapproché transférentiel en séance - de par son activation soudaine, rend maintenant suspect tout mouvement vers le thérapeute. La représentation incestueuse risque de transférer son énergie sur la représentation préconsciente. D'où le risque d'une actualisation symbolique de la représentation inconsciente; la représentation préconsciente est alors guettée par la censure; elle est devenue conflictuelle.

Cette belle mécanique psychique se prête bien au travail d'analyse proprement dit. Freud a choisi le terme de psychanalyse pour désigner la nouvelle méthode qu'il a créée, par analogie avec l'analyse chimique qui permet de distinguer les divers éléments participant à la composition d'une substance chimique donnée. En ce sens, l'interprétation souligne l'équation qui est faite entre le récit du rêve et un rapproché erotique avec le thérapeute ; de la sorte, l'interprétation facilite la différenciation des divers éléments contenus dans ce phénomène d'inhibition qui est produit de par la création de cette nouvelle substance chimique ou ce transfert formé en début de séance : cette analyse assure la poursuite du récit du rêve. Quand la méthode fonctionne bien, nous n'éprouvons nul besoin d'évoquer la monadologie freudienne.

Quand la monade n 'est plus silencieuse

Ces moments privilégiés, s'ils ne sont pas l'exception dans la pratique analytique courante, ne sont malheureusement pas vraiment la règle ; certes, une pratique heureuse se doit d'en contenir car nous avons probablement intérêt pour nos patients et pour nous-mêmes à ne pas surestimer nos capacités affectives à métaboliser des situations transférentielles difficiles. Cela dit, nous le savons: il est des moments où la méthode connaît un.fonctionnement moins aisé.

La crise transférentielle qui a surgi dans la cure de Lucie est, à cet égard, assez exemplaire. A proprement parler, Lucie n'est pas dépourvue de symptômes; elle fait l'expérience d'une symptomatologie phobique très accentuée, une symptomatologie qui, dans les moments de grande émergence pulsionnelle, glisse parfois vers la paranoïdie. Ces symptômes issus d'une procédure défensive sont eux-mêmes l'objet d'une défense secondaire de sorte qu'ils ne sont pas reconnus comme symptômes. Lucie fait davantage état de difficultés relationnelles, qui, de manière diffuse, viennent grever l'ensemble de sa vie. On note des entraves considérables au plan des amours, des amitiés et du métier de sorte que, malgré de grandes qualités affectives et intellectuelles, ces diverses sphères de la


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vie de Lucie présentent toutes un aspect quasi-désertique. A l'évidence, Lucie a très mal à sa vie sans qu'elle paraisse trop savoir par quel bout elle pourrait prendre les choses.

Alors que j'écris ces lignes, je m'en rends compte : cette présentation de Lucie, toute juste qu'elle soit, est quelque peu teintée d'un effet d'après-coup comme si la crise transférentielle était apparue prévisible, voire inévitable ; or, à l'époque, cette crise survient de manière tout à fait inattendue. Tout au long de la cure, une trame transférentielle inconsciente est certes relativement apparente ; elle est le plus souvent fortement contre-investie, logeant prudemment à l'ombre d'une profonde insatisfaction quant à l'évolution de cette cure. Parfois, particulièrement au moment des interruptions, il y a accentuation des agirs transférentiels : il est assez difficile d'aller au-delà d'une certaine reconnaissance du fait que cela lui a manqué peut-être de ne pas pouvoir parler à quelqu'un ; le lien professionnel dissimule quasi entièrement le lien personnel au thérapeute. Lucie se situe à une telle distance de sa trame transférentielle inconsciente que celle-ci se prête assez mal à une élaboration psychique et les rejetons préconscients de cette trame ne font pas très long feu dans la psyché de Lucie.

Et c'est la crise proprement dite. A deux reprises, à quelques séances d'intervalle, il en est fait le récit en des termes très identiques. La séance a cours depuis un moment quand soudain Lucie devient silencieuse : ce qui lui est très inhabituel. Son visage se referme ; il est des pensées qu'elle hésite à dire mais elle se doit de les dire même si la chose n'est pas facile : elle devra cesser son traitement. Elle en est très malheureuse; elle est surtout fort déçue car tout cela survient au moment même où elle commençait à faire confiance à son thérapeute.

Mais voilà : celui-ci parfois passe sa main sur sa propre jambe dans un geste qui s'apparente beaucoup à une caresse : de cette façon, son thérapeute lui fait des avances sexuelles. De nouveau, elle fait une bien triste expérience ; comment mieux dire les choses que dans les mots de Lucie? «Les hommes ne m'aiment que pour mon cul.» A chaque fois, le récit est très bref: après la première narration du mouvement transférentiel, Lucie passe rapidement à tout autre chose. Lors de la reprise, il semble en être de même mais là, une question se pose: le thérapeute peut-il demeurer silencieux dans un tel climat de crise transférentielle ?

Car Lucie apparaît confrontée à un dilemme intolérable. Ou bien elle interrompt son traitement ; étant donné le contexte de cette interruption, nous pouvons penser que les chances d'une reprise ailleurs sont sérieusement compromises alors que sa vie, à ses yeux, revêt des perspectives très sombres et que manifestement sa souffrance psychologique est très grande. Ou bien elle poursuit sa démarche ; là sa référence explicite à l'analité en regard du vécu transférentiel


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dit assez la déplétion narcissique considérable dont cette expérience transférentielle est porteuse pour elle.

Si Lucie fait face à un dilemme, le thérapeute n'est-il pas lui-même confronté à un dilemme qui lui est propre? Il peut difficilement garder le silence et en même temps, il se doit de reconnaître que la disqualification du registre interprétatif est inscrite dans le mouvement transférentiel de Lucie. Le paradoxe apparent propre au travail interprétatif se révèle ici très prégnant. Il est d'autant moins souhaitable d'interpréter la projection de la visée pulsionnelle que ce mouvement projectif se manifeste de la manière la moins voilée qui soit. Lucie éprouve un besoin incoercible - elle dit assez, en elle, l'écart narcissico-pulsionnel ou le caractère incompatible du narcissisme et de la pulsion - d'expulser, hors de son moi, son monde pulsionnel ; d'où sa demande implicite, mais néanmoins impérative, à l'effet que son thérapeute en devienne le porteur.

Disons autrement cette disqualification du registre interprétatif. Selon Racker [6] quand nous présentons une situation analytique à un sujet, nous lui offrons simultanément un objet pulsionnel et un interprète des mouvements pulsionnels suscités chez le sujet de par la présence de cet objet ; en effet, nous lui offrons d'abord un objet grâce auquel, dans un environnement protégé, il lui sera possible de réanimer les divers scénarios qui agitent son monde pulsionnel ; en même temps - c'est là tout l'intérêt du cadre analytique - nous lui proposons un interprète de ces divers scénarios dans un partage de la fonction interprétative, partage devenu plus explicite depuis que nos analysés sont devenus des analysants.

Le travail interprétatif, constituant une opération meta, exige, pour devenir légitime aux yeux de l'analysant, que celui-ci, dans son mode d'expérience du vécu transférentiel, soit en mesure de bien différencier ces deux fonctions de l'analyste, que sont celles d'objet pulsionnel et d'interprète. Dans sa manière de vivre l'expérience du mouvement transférentiel - ici nous élargissons à l'ensemble des formations psychiques, dont tout particulièrement au transfert, la distinction introduite par Pontalis [7] entre la signification et l'expérience du rêve - Lucille préserve cette différenciation entre l'objet pulsionnel et l'interprète ; il lui est alors loisible de situer cette expérience dans l'espace transitionnel.

Selon R. Roussillon [8], cet espace intermédiaire génère «l'illusion de la neutralité» de l'analyste. Le monde pulsionnel de l'analyste peut, en quelque sorte, être mis entre parenthèses par l'analysant ; l'objet pulsionnel que lui offre l'analyste correspond bien à la définition canonique de ce terme ; l'objet dans le modèle pulsionnel classique fait essentiellement partie du montage pulsionnel du sujet ; il est un des éléments de ce montage; prenant place à côté de ces autres éléments que sont la source, la poussée et le but ; l'objet est bien « ce en quoi et par quoi celle-ci [la pulsion] cherche à atteindre son but » [9]. Une telle mobilisation épurée de l'objet de la pulsion demande tout un travail psychique d'effacé-


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ment de la pulsion de l'objet, entendu d'abord ici au sens de la pulsion propre de l'objet externe.

Si le mouvement transférentiel de Lucie se réfère à un même contenu psychique - l'irruption soudaine d'une érotisation du transfert - à l'évidence, Lucie en fait l'expérience sur un mode radicalement différent. L'organisation métapsychologique de ce transfert ne permet pas d'accueillir l'interprétation de la projection de la visée pulsionnelle comme relevant d'un discours sur le mouvement transférentiel, comme relevant d'un discours de l'interprète, c'est-à-dire un discours qui, tout en étant accepté ou refusé, préserverait son statut d'opération méta.

Lucie disqualifie le registre interprétatif quand, pour elle, le dire de l'interprète devient le dire d'un objet pulsionnel fusionné à la pulsion de l'objet ; il y a non pas effacement de la pulsion de l'objet mais effacement de l'interprète quand son dire deviendrait le dire d'un séducteur qui, pris en flagrant délit, tenterait pour toute défense - ici nous retrouverions l'en plus déformé de la démarche interprétative - de nier son geste en l'attribuant à autrui ; c'est le phénomène de la mise en abîme de la conflictualité inconsciente; cette mise en abîme fait en sorte que l'interprétation de cette conflictualité passe dans le collimateur de la conflictualité sur laquelle cherche à porter l'interprétation. Pour paraphraser Winnicott [10], l'analyste ne représente pas un séducteur; il est un séducteur.

Nouvelle pertinence de la monadologie freudienne

La crise transférentielle, observée dans la cure de Lucie, souligne, a contrario, comment la monadisation du fonctionnement psychique constitue une précondition métapsychologique fondamentale au travail interprétatif. Dans l'après-coup d'un travail analytique aux marges de l'analysable, nous pouvons repenser le modèle théorique des transferts analysables en droit sinon en fait et dégager alors le non-dit de cette théorie des transferts analysables. L'expérience clinique du fonctionnement psychique non névrotique nous conduit à une nouvelle définition du fonctionnement psychique névrotique. Cette nouvelle définition de la psyché névrotique ne remet pas en cause la centranté de la problématique oedipienne ; elle ne fait que mettre en lumière le terreau métapsychologique qui permet l'analyse de cette problématique oedipienne. La nouveauté a trait non pas à cette part du psychique sur laquelle porte l'analyse mais bien plutôt à cette part du psychique qui permet le déroulement de l'analyse. Cette définition n'est plus restreinte à l'actualisation de la problématique oedipienne mais souligne la forme monadique d'articulation contenant/contenu de cette problématique oedipienne.


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La monade ou le non-dit de la névrose

Évitons, si possible, d'être piégés par les mots: tentons de préciser nos termes. Qu'entend-on par monade freudienne? Disons d'abord ce que nous n'entendons pas. Distinguons soigneusement deux termes qui sont fréquemment considérés comme synonymes dans la littérature analytique : le solipsisme et le monadisme ; ainsi Laplanche cité plus haut va tout à fait dans le sens de cette synonymie. Or, selon le Petit Robert, le solipsisme est «une théorie d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même ». Nous ne pouvons pas considérer que Lucille, dans son mouvement transférentiel, présente un fonctionnement psychique solipsiste ; une réalité autre qu'elle-même - la présence de son thérapeute - est évidemment partie prenante dans l'actualisation de ce mouvement transférentiel.

Alors qu'entend-on par monade ? Ce terme fait référence à un certain état du fonctionnement psychique, un état où la psyché institue, par elle-même, une unité et ce pour le sujet porteur de cette psyché ; cet état devient une composante essentielle de la théorie infantile de la psyché présente chez ce sujet dans l'actualisation de ce fonctionnement psychique ; en cela, ce fonctionnement est monadique. Nous sommes ici dans une théorie au second degré, dans la théorie de la théorie, car l'analysant comme M. Jourdain ne peut éviter de faire, à son insu, de la métapsychologie dans la mesure où tout fonctionnement psychique est sous-tendu par une théorie infantile de la psyché, qui détermine où s'arrête le psychique, où commence le hors-psychique et quels sont les attributs de ces divers territoires.

Qui dit monade, dit théorie infantile de la psyché où celle-ci, comme unité, possède sa vie propre. Avec Atlan [11], reconnaissons la dimension auto-organisatrice d'une substance comme étant la caractéristique de la nature vivante de cette substance. L'auto-organisation : le maître-mot de l'état monadique de la psyché. Celle-ci devient une unité vivante quand elle parvient à construire l'organisation du conflit inconscient en se référant à deux forces antagonistes - qui dit conflit dit présence de deux forces antagonistes - dont elle pourra, de l'une et l'autre forces, situer l'origine en son sein propre ; la tolérance au conflit interne signe cliniquement l'auto-organisation de la conflictualité inconsciente.

Est-il besoin de souligner que le conflit est considéré comme interne, non pas par l'analyste ou l'observateur externe, mais bien par l'observateur interne, placé imaginairement à l'intérieur du sujet. Winnicott [12] dira comment «le fantasme [est] localisé dans la représentation inconsciente que l'individu a de lui-même ».

J'espère être parvenu à montrer, dans la présentation des deux mouvements transférentiels, comment, pour être similaires, au plan des contenus ou des signi-


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fications, ils diffèrent radicalement au plan de l'expérience qui en est faite, en regard du phénomène d'auto-organisation. Lucille se sent elle-même partagée entre d'une part un désir de raconter son rêve, d'échanger des significations à son propos avec son thérapeute et d'autre part, sa découverte fortuite d'une force en elle qui s'oppose à la narration du rêve.

Dans le mouvement transférentiel de Lucie, nous ne retrouvons plus l'autoorganisation du conflit dans le sens où ce terme est entendu plus haut ; dans un tout autre sens, nous pouvons considérer que Lucie organise sa conflictualité inconsciente sur un mode dyadique ; mais telle n'est pas son expérience. Selon elle, la force érotisante prend origine dans ce qu'elle-même définit comme le dehors, le hors psyché ; nous avons un conflit dedans-dehors ; cette force érotisante « externe » s'oppose à une force « interne » qui tente d'évacuer toute fantaisie erotique hors de la relation analytique. L'érotisme prend un caractère foncièrement aliénant quand il mobilise véritablement le monde affectif et représentationnel du sujet ; c'est l'écart narcissico-pulsionnel.

L'activation du monde pulsionnel de Lucie vient heurter de plein fouet son narcissisme. Elle ne peut qu'être profondément déçue car au moment où elle fait confiance à quelqu'un, elle est à nouveau entraînée à faire l'expérience d'une profonde déplétion narcissique.

Soulignons comment l'accès au registre interprétatif demande Pauto-organisation de la conflictualité inconsciente ; en effet, le sujet ne saura faire une place à un interprète de sa conflictualité que dans la mesure où, pour l'organisation de cette conflictualité, il n'aura besoin que du territoire restreint de ce qui est, pour lui, l'intrapsychique ; cette condition acquise, il pourra faire sens de rechercher du sens. C'est l'accès à la créativité ou « la coloration de toute une attitude face à la réalité extérieure» selon la formulation de Winnicott [13]. Lucille, dans son expérience transférentielle, se sent en train de décrire une création personnelle ; Lucie, au contraire, vit sa crise transférentielle comme un fatum, une autre manifestation de ce destin qui ne cesse de l'accabler.

Lucille nous laisse entrevoir comment sa sexualité infantile a suffisamment complété son transit externe via les objets originaires (Roussillon) [14] pour ensuite amorcer son séjour à l'intérieur du sujet; cette sexualité infantile est devenue de « l'étranger intime » selon le mot de Pontalis alors que, pour Lucie visiblement, elle est demeurée ici de l'étranger externe. Il s'ensuit la définition d'un conflit dedans-dehors; de cette manière, dira Green [15], «la limite dedans-dehors a servi d'occultation aux conflits qui se jouent au sein du dedans ».

Lucie se montre disposée à jeter le bébé avec l'eau du bain ; elle cherche d'abord et avant tout à protéger le territoire de son moi, menacé par l'émergence pulsionnelle ; d'où la nécessité d'une évacuation hors psyché de toute poussée


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pulsionnelle, quitte ce faisant à sacrifier toute poussée créatrice et devoir s'en remettre à la fatalité, la moïra, pour la gouverne de sa vie.

Le non-dit de la névrose brille par son absence dans le transfert limite ; ce dernier fait la preuve a contrario de la pertinence pratique de la monade freudienne pour le travail d'analyse proprement dit. Si le caractère monadique de la psyché n'est pas ce sur quoi porte le travail d'analyse - il a trait aux retrouvailles du moi et du sexuel infantile - ce caractère monadique est cependant le terreau métapsychologique qui permet à la personne en cure de devenir un analysant, qui permet au sexuel de devenir analysable.

Ainsi le sexuel vient à l'analysant grâce à la psyché monadique; en ce sens, toute personne allongée sur un divan d'analyste n'est pas nécessairement un analysant. Winnicott rapporte une cure où le patient lui fait l'impression d'une nurse qui viendrait parler d'un enfant malade, en l'absence de cet enfant. Dans cette perspective, dans un cadre analytique idéalement normal, nous rencontrons simultanément un patient, un soignant et un analysant. Nous avons un patient ou quelqu'un qui souffre ; nous avons un soignant ou quelqu'un qui tente de porter remède à cette souffrance; nous avons un analysant ou quelqu'un qui s'emploie à rechercher le sens de cette souffrance. Si chacun est certes présent à divers degrés, à divers moments, le transfert analysable demande une très fine coopération entre ces trois personnages. A cet égard, les analystes peuvent sembler faire montre d'un optimisme impénitent quand ils s'obstinent à désigner les personnes qui les consultent sous le terme d'analysant.

Ne cherchons pas à nier, au plan clinique, l'existence d'une souffrance psychique très souvent considérable chez celui qui consulte. Nous devons cependant observer que toute souffrance psychique ne donne pas d'emblée au sujet un statut d'analysant. Ce statut sera plutôt fonction de la nature des soins offerts par le soignant et ne pourra advenir que dans la mesure, où, dans sa modalité de soins, le soignant aura réussi à préserver l'origine interne de cette souffrance. Selon la nature de cette modalité de soins, nous aurons d'une manière plus ou moins implicite ou explicite une demande d'aide ou une demande de sens. Si nous traduisons ce discours clinique en langage métapsychologique, nous évoquons la problématique de la monadisation de la psyché.

Car cette monadologie ou ce non-dit de la névrose, de par son absence dans le transfert limite, met en lumière le fait que cette monade freudienne peut ou non advenir ; elle n'est pas donnée au départ même si la théorisation de Freud, d'une manière générale, la prend pour acquise ; elle résulte au contraire de ce que l'on peut désigner comme un long processus de monadisation.


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Au commencement était la dyade

Winnicott [16] l'affirme sans ambages : «A ses débuts, l'individu ne constitue pas l'unité. L'unité est la structure individu-environnement, telle que nous la percevons de l'extérieur. L'observateur sait que certaines conditions sont nécessaires pour qu'apparaisse un psychisme individuel. » Au commencement était la dyade ; il n'est pas du tout assuré que la pensée analytique courante ait véritablement intégré cette découverte de la psychanalyse post-freudienne. Avec cette percée théorique, nous avons peut-être là, par rapport à la psychanalyse du temps de Freud, une ligne de démarcation similaire à celle que l'on a observée dans le champ de la physique au début du XXe siècle quand la physique quantique est venue se distinguer de la physique newtonnienne, non pas pour la disqualifier mais plutôt la relativiser en définissant de manière plus restreinte le champ où ses principes et ses lois ont cours.

On le sait : pour Freud, l'unité d'observation demeure essentiellement l'intrapsychique et l'archaïque freudien est un archaïque intrapsychique si du moins nous nous en tenons à l'ontogenèse. On n'a qu'à songer à l'existence des fantasmes originaires, existence postulée d'entrée de jeu comme une exigence notionnelle de la théorie du refoulement primaire. Avec Winnicott - la formule serait probablement valable pour Bion - nous assistons en ce domaine à un retournement épistémologique.

Au commencement était la dyade, disons-nous. On peut vraisemblablement poursuivre l'analogie avec la physique quantique au-delà de la métaphore, dans une référence à un même modèle épistémologique. Nous savons comment, avec la physique quantique 1, nous nous distançons d'une certaine forme d'objectivité scientifique en ce sens que le rapport observateur/observé n'est plus tout à fait celui que l'on retrouve dans la science traditionnelle.

Dans le champ de la microphysique, la cueillette de l'information entraîne par elle-même la perturbation du système observé ; nous ne pouvons observer qu'un système perturbé, non pas le système de base ; l'observateur, de par son instrumentation et le signal qu'elle fournit, est partie prenante du phénomène observé. Une extrapolation est nécessaire afin de connaître le système de base. Selon la nature du signal utilisé pour « observer » le système, nous obtiendrons des phénomènes dont la compréhension demande l'utilisation de modèles contradictoires. Ainsi, la lumière sera conçue tantôt comme une onde, tantôt comme une particule quand la réfraction de la lumière renvoie plutôt à un

1. Je remercie Germain Carreau, physicien de formation, pour ses commentaires éclairants à propos de la physique quantique.


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modèle ondulatoire alors que l'effet photo-électrique nécessite davantage un modèle corpusculaire.

De la même manière, dans la psychanalyse post-freudienne, le rapport observateur/observé n'est plus celui que l'on retrouve dans la psychanalyse traditionnelle. Cette nouvelle unité individu-environnement, cette unité duelle selon l'expression heureuse de Balint, implique qu'il est là également inconcevable de recueillir une information sans perturber le système observé. Cette unité duelle possède en effet deux pôles ayant chacun son activité propre et la définition de l'unité ou le modèle théorique utile à la compréhension de cette unité pourra varier selon la nature de la participation spécifique et simultanée de chacun des pôles de cette unité.

Ce schéma épistémologique est sous-jacent à plusieurs concepts fondamentaux de la métapsychologie winnicottienne. Ainsi en est-il de l'expérience de l'omnipotence qui effectue l'arrimage de l'omnipotence comme phénomène intrapsychique avec le contrôle de la réalité extérieure : cet arrimage opéré sur le mode paradoxal demande qu'un pôle de la dyade apporte l'objet afin que l'autre pôle puisse le créer. Il en est de même de cette théorie de l'épreuve de réalité où la pulsion destructrice crée cette qualité de l'extériorité de l'objet. Winnicott [17] souligne comment le mot « destruction » est nécessaire, non pas en raison d'une visée proprement destructrice qui serait inhérente au mouvement pulsionnel du bébé «mais de la propension de l'objet à ne pas survivre, ce qui signifie également subir un changement dans la qualité, dans l'attitude ». La nature de la réponse de l'objet externe détermine la nature et le destin du mouvement pulsionnel du sujet.

Pertinence de ce retournement épistémologique

Quelle est la pertinence de ce retournement épistémologique ? Elle est vraisemblablement considérable dans la mesure où elle permet de défaire certains noeuds de la théorie freudienne. Freud - c'est une dimension de son génie peut-être insuffisamment mise en valeur - a exploré quasi à sa limite la valeur heuristique du modèle épistémologique où la psyché est conçue comme formant d'emblée une unité. Cette découpe du monde psychique a rendu possible la découverte de la psychanalyse comme théorie ; de plus, elle a assuré la légitimité de la psychanalyse comme pratique. Le schéma épistémologique nous conduit à entrevoir comment le territoire restreint d'une psyché individuelle contient tous les éléments nécessaires à la création d'une conflictualité inconsciente, d'où prend origine une certaine « misère » névrotique ; en même temps, ce territoire restreint possède tous les éléments nécessaires à une certaine élaboration/élucidation de cette conflictualité inconsciente en vue de la transformation de cette


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souffrance névrotique en une souffrance psychique propre à la nature humaine selon l'objectif que Freud assigne à la cure analytique.

Cela dit, ce n'est pas l'effet du hasard si, dans son élaboration théorique, Freud vient buter sur les deux points précis que sont, pour l'un, le rôle de l'objet externe dans la genèse de la psyché et la formation du symptôme et, pour l'autre, les deux acceptions contradictoires du narcissisme primaire, repérées dans son oeuvre. Car nous avons là deux points de référence majeure d'une théorie postfreudienne de l'originaire de la psyché.

L'originaire se révèle, de fait, le lieu butoir du modèle épistémologique monadique de Freud. En ce sens, A. Green [18] pourra présenter «le couple comme une référence théorique plus féconde que toutes celles qui prennent l'unité comme base ». En ce sens, mais en ce sens seulement, qui est celui de la théorie, car au plan de la méthode il demeure nécessaire de maintenir « l'unité comme base », d'où l'intérêt à préserver une tension dialectique entre une théorie du couple et une méthode de l'unité, entre une théorie dyadique et une méthode monadique quand nous sommes aux marges de l'analysable.

Le narcissisme primaire

Reprenons les deux thèmes mentionnés plus haut qui conduisent à une impasse théorique dans le corpus métapsychologique freudien. D'abord, celui du narcissisme. Sans reprendre ici la chose par le menu, rappelons que Freud, dans son oeuvre, nous offre deux acceptions contradictoires du narcissisme primaire. Tantôt ce terme réfère à un état hypothétique qui serait un état premier de la psyché où l'investissement libidinal constituerait une sorte de stagnation in situ de la libido ; cet état initial est dit anobjectal ; il est antérieur à la différenciation moi-non-moi ; son prototype en serait la vie intra-utérine ; on peut le désigner comme le narcissisme primaire absolu. Ailleurs Freud [19] décrira un narcissisme primaire qui n'est plus un état premier de la psyché mais devient plutôt contemporain de la formation du moi quand « une nouvelle action psychique » assure la création de cette nouvelle entité, le moi, autour duquel, en l'investissant, se rassembleront les pulsions partielles ; ce narcissisme peut être dit narcissisme primaire unificateur. On sait que Freud n'a jamais véritablement établi de passerelles entre ses deux définitions du narcissisme primaire ; à sa suite, les psychanalystes, d'une façon générale, ont tenté de résoudre l'énigme en optant pour l'une ou l'autre des deux définitions de Freud.

On mesure assez la limite du modèle monadique pour penser l'originaire quand on observe comment Jean Laplanche [20, 21], sur ce point précis, éprouve le besoin de mettre entre parenthèses la méthode de lecture de Freud qu'il a


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patiemment mise au point, cette méthode historico-critique qui, au lieu de prôner l'exclusive, cherche à faire une place aux « diverses variantes » de la pensée freudienne, une mise en parenthèses qui le conduit à «cliver Freud» et à ne reconnaître de légitimité qu'au narcissisme primaire unificateur. Seul le modèle dyadique, dans la mesure où il élargit la « monade » initiale pour y inclure les soins maternels, permet simultanément le statut «anobjectal» du narcissisme primaire absolu, antérieur à la différenciation moi-non-moi, et l'inclusion de l'objet maternel dans cette unité duelle ou cette « monade élargie ».

Dans l'après-coup d'une théorisation post-freudienne, nous découvrirons que Freud [22] étant un penseur génial, il offre parfois des énoncés qui transgressent son cadre épistémologique propre. Sans que nous soyons nécessairement dans le corpus métapsychologique freudien - nous abordons peut-être les pointillés de sa théorisation - la formulation n'en est pas moins explicite : « L'objet maternel psychique remplace pour l'enfant la situation foetale biologique. Ce n'est pas une raison pour oublier que dans la vie intra-utérine la mère n'était pas un objet pour le foetus et qu'il n'y a pas alors d'objet. »

Sur ce point spécifique - une fois n'est pas coutume - Winnicott [23] propose lui-même un pont entre sa pensée et celle de Freud. « Dans le narcissisme primaire, l'environnement maintient l'individu et en même temps l'individu ignore l'environnement et ne fait qu'un avec lui. » Peut-on mieux dire comment cette « monade » originelle est une dyade qui s'ignore, comment tout un travail psychique de monadisation sera nécessaire à la création d'une « nouvelle action psychique » afin de faire reculer « l'ignorance » ou d'accéder à la reconnaissance d'une monade déjà là. Winnicott nous dit de plus comment ce travail de monadisation s'inscrit paradoxalement dans un contexte dyadique.

Ce noeud théorique étant dénoué, la pensée analytique n'éprouve plus la nécessité de « cliver Freud » sur cette question. B. Brusset [24], dans un ouvrage qui propose justement de dégager une complémentarité entre le modèle pulsionnel et les théories de la relation d'objet, pourra maintenant affirmer tranquillement: « L'appareil psychique originaire de l'enfant inclut la mère et la notion de dyade indique la réciprocité au sein d'un système (mots soulignés par Brusset). Ce système correspondrait à ce que Freud a désigné comme narcissisme primaire (nous dirons le narcissisme primaire absolu - parenthèse de W. R.) mais il est également le lieu d'origine de la relation d'objet. »

Le rôle de l'objet externe

Si un modèle dyadique de la psyché originaire contribue à lever la contradiction entre les deux définitions du narcissisme primaire, ce modèle dyadique


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est également utile pour nous dégager de l'impasse théorique concernant le rôle de l'objet externe dans la genèse de la psyché et la formation du symptôme. A cet égard, nous n'avons qu'à observer les vacillements de Freud dans sa théorisation de la névrose infantile de l'homme aux loups.

D'ailleurs, à la même époque, Freud [25] reconnaît implicitement qu'il y a là une terra incognito au pays de la psychanalyse : « Il ne nous a pas encore été donné de constater une différence quant aux effets selon que les événements de la vie infantile sont un produit de la fantaisie ou de la réalité. »

A la réflexion, cette impasse théorique est assez peu étonnante. Comme l'on sait, le célèbre tournant de 1897 où Freud abandonne la théorie de la séduction ou le rôle étiologique des scènes réelles de séduction dans l'enfance, peut être considéré comme l'acte de fondation du modèle monadique. Or ce geste fondateur ne fut rendu possible que par une démarche conceptuelle de contre-investissement de la réalité extérieure. La pensée de Freud [26], est très claire à cet égard: « Les fantaisies possèdent une réalité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité que dans le monde des névroses, c'est la réalité psychique qui joue le rôle dominant. »

C'est la découverte d'un noyau dur de la psyché inconsciente, un noyau dur qui possède une réalité sui generis ; nous touchons ici la notion de réalité psychique stricto sensu, une notion-clé de la métapsychologie freudienne selon laquelle avoir un désir et réaliser un désir sont une seule et même chose. Freud pose là le postulat fondamental de son corpus métapsychologique : la réalisation hallucinatoire du désir. Ce mouvement de théorisation comporte un contreinvestissement de la réalité extérieure. Le rôle déterminant dans la pathogénie de la névrose n'est plus dévolu à la réalité extérieure ; il relève d'une réalité autre, d'une réalité sui generis : la réalité psychique. Dans la névrose, la psyché actualise son potentiel auto-organisateur de la conffictualité inconsciente : le modèle monadique est désormais bien affirmé.

Freud, quasi d'entrée de jeu, pressent que ce modèle monadique, cette donnée essentielle de la théorie analytique, fera toujours quelque peu horreur à l'esprit humain; nous aurons toujours peu ou prou à nous faire violence pour reconnaître sa pertinence; nous aurons toujours à lutter contre le chant des sirènes ou la séduction éternelle d'une pensée qui confie un rôle étiologique à la réalité extérieure. Soyons attentifs à la formulation de Freud : « Nous nous pénétrons peu à peu de cette vérité... »

Pourtant, la réalité extérieure existe et notre intuition clinique ne cesse de nous dire comment elle influe sur la psyché. Nous voyons bien le défi auquel nous sommes confrontés. Comment préserver la très grande valeur heuristique du modèle hallucinatoire sans négliger le rôle de la réalité extérieure ? Le modèle


1332 Wilfrid Reid

monadique se révèle ici insuffisant : d'où l'intérêt de la métapsychologie de Winnicott dont le modèle essentiellement dyadique vient heureusement prendre le relais.

Soulignons comment ce modèle dyadique préserve les acquis du modèle hallucinatoire freudien sans contre-investir la réalité extérieure, partant sans faire l'économie d'une théorie de l'articulation réalité psychique/réalité extérieure. Ceci est rendu possible grâce au postulat du caractère paradoxal de cette articulation. Le parcours théorique est quelque peu modifié; le statut monadique de la psyché n'est plus un point de départ; il devient un point d'arrivée ; à partir d'un état dyadique originel, ce statut monadique pourra ou non advenir selon les aléas d'un certain travail de monadisation, travail plus ou moins facilité par la réalité extérieure. Cette facilitation a un caractère paradoxal en ce sens que, si la réalité extérieure ne joue pas suffisamment bien son rôle, la psyché n'a pas accès à l'épreuve de réalité dans le lieu où elle organise sa conflictualité inconsciente ; cette psyché demeure dyadique et seule y a cours la réalité psychique [27].

Le travail de monadisation consiste essentiellement - le modèle hallucinatoire est bien présent au point de départ - en un deuil relatif de, l'omnipotence. Un deuil tout relatif: Winnicott [28, 29] dira « le choc immense que représente la perte de l'omnipotence » et « d'un bout à l'autre de la vie, en l'individu, une lutte constante pour séparer le fait du fantasme, l'extérieur de la réalité psychique, et séparer le monde d'avec le rêve ».

Ce deuil, tout relatif qu'il soit, est d'une importance primordiale pour le développement de la psyché. Ce premier deuil, qui initie la capacité de faire des deuils, est un deuil assisté - ainsi que nous disons en médecine - d'une respiration assistée quand un appareil extracorporel vient faciliter une respiration spontanée quelque peu défaillante. Ce deuil relatif de l'omnipotence peut ou non 3advenir dans la dyade mère-enfant. En langage métaphorique, c'est la perte du sein ou encore la problématique de la perte de l'objet primaire. A ce propos, Winnicott [30] introduit une distinction qui n'a peut-être pas reçu toute l'attention qu'elle mérite ; elle est, de fait, assez capitale dans sa métapsychologie. Il distingue le phénomène comportemental de l'interruption de l'allaitement maternel et le phénomène intrapsychique du sevrage.

Seul le sevrage proprement dit réfère à un processus endo-psycbique de métabolisation de la perte de l'objet primaire; il s'inscrit comme une étape essentielle de ce travail de monadisation; il figure comme une pierre blanche dans ce parcours ; en amont, nous retrouvons le modèle hallucinatoire freudien ou l'omnipotence comme qualité d'affect dans le langage de Winnicott, puis l'expérience d'omnipotence ou l'arrimage de l'omnipotence et de la réalité exté-


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1333

rieure ; en aval, nous observons le désillusionnement et la création de l'espace transitionnel.

Un extrait d'une lettre de Winnicott [31] à Wilfred R. Bion nous permettra de traduire cliniquement ce langage métapsychologique :

«Il est vrai que vos interprétations étaient très vraisemblablement exactes sur le moment, mais si on fait violence au récit de la scène en la prenant abstraitement, ce qui est toujours un peu risqué, je dirais que si un de mes patients sur le divan bougeait dans tous les sens à la façon du vôtre et puis disait : "J'aurais dû téléphoner à ma mère", j'aurais su qu'il parlait de la communication et de son incapacité à l'établir. Si cela vous intéresse, je vais vous dire l'interprétation que j'aurais faite. J'aurais dit : "Une mère qui s'y retrouve avec son bébé saurait à vos mouvements ce dont vous avez besoin. Elle communiquerait avec vous grâce à une sorte de savoir dû à son dévouement..., je ne m'y retrouve pas comme elle... Bien sûr, vous avez toujours la possibilité de pleurer et d'attirer ainsi l'attention sur vos besoins. Et de même pourriez-vous téléphoner à votre mère et obtenir une réponse, mais ce serait l'échec d'une communication plus subtile, qui seule permet la solitude essentielle à chaque individu." »

Observons la finesse des mouvements aller-retour dans la pensée de Winnicott. Cette possibilité de « pleurer et d'attirer l'attention sur les besoins » signe le caractère interactionnel - non pas intersubjectif - du rapport analytique ; il s'agit de mobiliser l'autre ; le projet de téléphoner à la mère va dans ce sens ; nous sommes dans un fonctionnement dyadique de la psyché ; il y a là « l'échec d'une communication plus subtile qui seule permet la solitude essentielle à chaque individu».

A cette formulation, deux significations possibles qui entrent l'une et l'autre en résonance. Une première signification : ce matériel dit un échec de la communication subtile avec l'analyste, de la communication telle qu'elle est proposée par le cadre analytique. La nature interactionnelle du rapport analytique illustre l'incapacité à être seul en présence de l'analyste. Une seconde signification : la difficulté à être seul, dans la mesure où cette capacité se développe paradoxalement en présence de l'autre, illustre « l'échec d'une communication plus subtile » avec l'objet originaire. Avec Pontalis [32], disons autrement les choses : « C'est la constitution progressive de l'absence. La mère absente fait notre intérieur et notre "vrai soi" est la relation maintenue vivante, avec cette absence, sans quoi le sentiment d'être et de vivre fait défaut. » Le travail de monadisation se situe bien dans un contexte dyadique.

Le symbole de l'union

Nous pouvons, dès lors, décrire une certaine séquence, dans ce travail de monadisation, une séquence qui associe les perspectives topique, économique et dynamique (cf. schéma I).


1334 Wlfrid Reid

Schéma I. — Le processus de monadisation : séquence associant les points de vue topique, économique et dynamique

La réalisation hallucinatoire du désir

ou

la réalité pulsionnelle traumatique

ou

l'affect d'omnipotence

i <— la mère suffisamment bonne

L'expérience d'omnipotence

ou

la réalisation hallucinatoire arrimée à la réalité extérieure

ou

le paradoxe du trouvé/créé

4- <— mère suffisamment bonne

Le travail du négatif

ou

le non à la réalisation hallucinatoire

ou

le paradoxe du détruit/trouvé

ou

la constitution progressive de l'absence

i

Le refoulement originaire

i

La psyché monadique

ou

l'espace transitionnel

i

La capacité d'élaboration psychique

ou

la capacité de deuil

ou

la densité du préconscient

ou l'intégration pulsionnelle

Nous observons comment le système préconscient tire sa densité propre d'une transformation du sexuel. Cette transformation exige un renoncement partiel à la réalisation hallucinatoire : c'est le deuil relatif de l'omnipotence ou cette hallucination négative de l'objet à laquelle A. Green [33] nous a sensibilisés, par une réflexion qu'il situe lui-même dans une filiation reconnue à Bion et Wrnni-


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1335

cott. L'accès au « symbole de l'union », selon Winnicott, demande que l'objet ne soit pas la mère et ce tout autant que le fait que cet objet puisse représenter la mère. Selon Pontalis, il importe que l'objet ne soit pas «la chose hallucinée ».

Le mouvement transférentiel de Lucille illustre bien comme « le symbole de l'union enrichit davantage l'expérience humaine que l'union elle-même », selon la formulation de Winnicott [34]. Ce «symbole de l'union» avec le thérapeute, que l'échange de significations sur le rêve permet d'actualiser, «enrichit cette expérience humaine» qu'est la relation analytique en ce que ce «symbole de l'union » l'autorise à habiter son monde pulsionnel ; les deux forces antagonistes qui ont cours dans le mouvement transférentiel lui appartiennent en propre. On sait que la poussée est l'élément fondamental du montage pulsionnel alors que le but et l'objet sont contingents ; aussi « la poussée » vers le thérapeute, de par le travail du négatif et l'inhibition quant au but, est suffisamment dédouanée pour conserver sa légitimité.

«Le symbole de l'union enrichit l'expérience humaine» de Lucille d'une autre manière ; il permet d'analyser l'érotisation inconsciente du rapport analytique et, par voie de conséquence, d'amorcer l'élaboration du deuil de l'objet oedipien. Les échanges de significations avec le thérapeute ne sont pas des gratifications incestueuses dans la psyché de Lucille et ce suffisamment pour qu'elles puissent en venir à représenter des gratifications incestueuses.

Le symbole de l'union : voilà peut-être la pièce manquante dans la crise transférentielle de Lucie, crise qui, par ailleurs, possède une partie commune avec le transfert de Lucille: la mobilisation pulsionnelle. Cette crise contient cependant une partie qui lui est propre car le contexte psychique de cette mobilisation pulsionnelle s'apparente davantage à l'union qu'au symbole de l'union.

Explicitons quelque peu cette perspective. Nous sommes, avec Lucie, en deçà de la perte de l'objet primaire. Le narcissisme primaire absolu exige l'évacuation hors du moi de tout mouvement proprement pulsionnel vers l'objet ; cette évacuation demande d'abord un contre-investissement massif de l'objet. Lucie cherche à dissimuler toute trace d'un lien personnel au thérapeute ; pour ce faire, elle met constamment à l'avant-scène le lien professionnel qui plus est, dans son discours, a une connotation quasi exclusivement négative.

Surgit alors une certaine « poussée » vers son thérapeute ; elle commence à lui faire confiance. Cette confiance nouvelle suscite vraisemblablement des fantaisies de rapprochement avec lui. Dans ce transfert, le travail du négatif est si peu développé que la mobilisation pulsionnelle s'actualise dans un contexte d'omnipotence ; c'est la réalisation hallucinatoire du désir ; Lucie ne désire pas être désirée par son thérapeute ; elle est désirée ; ce mouvement pulsionnel est surtout remarquable par son caractère indifférencié en ce sens qu'on peut y observer une confusion des visées libidinales et destructrices; si l'origine du


1336 Wilfrid Reid

mouvement souligne davantage sa nature libidinale, la résultante de ce mouvement met en lumière sa visée destructrice. La confiance est détruite, Lucie a détruit « l'union » avec le thérapeute ; il s'ensuit la destruction de son narcissisme qui s'inscrit dans le contexte de cette « union » : ainsi le demande le narcissisme primaire absolu. Disons les choses autrement ; le retournement en son contraire, modalité défensive antérieure au refoulement, fait en sorte qu'un amour naissant pour le thérapeute devienne une haine marquée à son endroit.

Lucie a manqué un ancrage proprement névrotique du processus défensif : l'angoisse signal d'alarme. Elle a allègrement franchi l'étape où elle aurait pu éprouver la peur de faire confiance. Nous sommes immédiatement dans l'angoisse traumatique. Cette dernière réflexion nous met peut-être sur la piste d'une issue possible au dilemme auquel est confronté le thérapeute dans ce type de crise transférentielle. Rappelons le dilemme. Comment interpréter quand il y a disqualification du registre interprétatif? Comment garder le silence quand, peut-être pour Lucie, ne s'offrent à elle que deux choix, l'un et l'autre intolérables ? Ou bien elle abandonne sa cure, dans un état de grande souffrance psychique, au moment où elle fait une expérience thérapeutique fort malheureuse, une expérience qui confirme simplement le fatum qui l'accable ; ou elle persiste dans une démarche qui génère une très grande déplétion narcissique.

La disqualification du registre interprétatif me semble fermer la voie à une interprétation de la projection du mouvement pulsionnel. On peut considérer a contrario que le silence concernant la visée pulsionnelle serait ici plus utile que l'interprétation de cette visée en ce qu'il pourrait davantage favoriser la consolidation d'un refoulement originaire passablement défaillant. D'où l'intérêt à penser cette crise transférentielle en référence à une problématique de l'articulation contenant/contenu: ce qui nous oriente cliniquement vers une conflictualité inconsciente en regard de la confiance accordée au thérapeute.

Est-ce que nous demeurons dans un contexte interprétatif lorsque nous évoquons avec Lucie la présence éventuelle d'une crainte à faire confiance au thérapeute? Nous sommes à tout le moins dans une situation paradoxale car nous avons de bonnes raisons de penser que l'écrou défensif constitué par l'angoisse signal d'alarme est précisément un écrou qui a cédé sous la poussée pulsionnelle. Il s'agit moins d'attirer l'attention de Lucie sur une chose qui serait déjà là ; au contraire, nous introduisons une modalité d'angoisse qui aurait brillé par son absence. L'intervention prend manifestement la forme d'une illusion anticipatrice quand la croyance en un phénomène a pour effet de produire ce phénomène ; si le thérapeute apporte cette modalité d'angoisse dans le rapport analytique, peut-être Lucie va-t-elle la créer en elle ? Nous retrouvons le paradoxe du trouvé/créé dans le processus même du travail analytique quand ce travail a pour but de favoriser la création de l'espace transitionnel.


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1337

La genèse du symbole de l'union

Comment concevoir la formation du symbole de l'union? Winnicott [35] dira:

«Pour revenir à mon propos, l'important est que l'enfant a besoin de temps pour que l'expérience régulière de relations permette le développement de ces aires intermédiaires où le jeu et les phénomènes transitionnels pourront avoir lieu grâce auquel il saura dorénavant profiter du symbole. »

Chez Lucie, « l'expérience régulière de relations » dans la dyade mère-enfant ou la dyade famille-enfant semble avoir peu favorisé le travail du négatif ou le non à la réalisation hallucinatoire du désir. Au contraire, les souvenirs-écrans spontanément évoqués dans la cure laissent entrevoir quelques vacillements du refoulement originaire dans la psyché parentale. Dans l'un de ses souvenirs, Lucie, jeune adolescente, est invitée pour une sortie avec sa mère et son frère aîné ; ils vont tous ensemble assister à un spectacle de danseuses nues et l'une d'elles est conviée à venir danser à la table familiale.

Retrouvons notre fil théorique. Si nous regardons les choses à partir du poste d'observation que constitue la monade freudienne, la métapsychologie de Winnicott se profile comme la description d'un processus de monadisation dont l'issue favorable coïncide avec l'intégration pulsionnelle. Dans son langage personnel, Winnicott [36] décrit la monade freudienne : « L'intégration conduit le bébé à l'état d'unité, au pronom personnel "je", au nombre un ; elle rend possible le "je suis" qui donne sens au "je fais". » Cette intégration nécessite l'hallucination négative de l'objet ou le renoncement partiel à la réalisation hallucinatoire du désir : « L'inconfortable unité du "je suis" demande la perte de l'unité fusionnelle originelle » [37].

« L'inconfortable unité du "je suis" » - ou dans sa traduction clinique, la tolérance au conflit interne - est véritablement contemporaine de la formation de la monade freudienne, dont Winnicott [38] dit à sa façon la propriété autoorganisatrice :

« C'est ici que le mot "intégration" intervient car si l'on peut concevoir une personne parfaitement intégrée, cela veut dire que cette personne doit pouvoir entièrement assumer la responsabilité de tous les sentiments et de toutes les pensées qui sont propres à l'individu. A l'inverse, il y a défaut d'intégration lorsque la personne a besoin de trouver au-dehors d'elle les choses qu'elle désapprouve - le prix à payer étant qu'elle perd la destructivité qui, en réalité, est en elle. »

Pour en finir avec la légende d'un Winnicott antisexuel

Intéressons-nous à cette légende d'un Winnicott qui récuse la théorie de la sexualité infantile. Nous savons comment elle circule librement dans le discours


1338 Wilfrid Reid

clinique des analystes. Par ailleurs, la littérature analytique n'en est pas exempte ; Hanna Segal [39] est très explicite à ce propos :

« Aujourd'hui où l'on parle plus couramment de la théorie "kleinienne" ou du point de vue "kleinien", la théorie des relations d'objet fait davantage référence aux théories de Winnicott, Balint et plus particulièrement de Fairbairn qui, contrairement à Melanie Klein, ont complètement abandonné la théorie freudienne des pulsions. »

Cette opinion de Hanna Segal est profondément injuste pour Winnicott. On songe ici à un commentaire de Freud [40], déplorant, à une certaine époque, une injustice fréquemment commise à l'endroit de la psychanalyse ; on lui faisait grief de ne pas reconnaître l'existence des dimensions élevées de la nature humaine. Freud s'intéressait à autre chose ; il ne pouvait dès lors, pensait-on, que récuser ces dimensions nobles et dignes de la nature humaine. Winnicott est victime de la même injustice, à cela près qu'on lui sert la forme inversée de la même accusation. Winnicott a construit son oeuvre en explorant une autre dimension de la psyché que sa dimension sexuelle ; il ne peut que s'opposer à cette dimension sexuelle.

Ce ne sont pas les serments de fidélité de Winnicott à l'endroit de Freud ou de Melanie Klein qui feront véritablement avancer le débat. Ces serments nous renseignent assez peu sur la pensée de Winnicott ; ils nous disent peut-être davantage le cheminement difficile du mouvement psychanalytique ou les pièges épistémologiques qui jalonnent ce cheminement dont, en particulier, la tentation de l'orthodoxie ou la fascination par la théorie déjà faite quand celle-ci cherche à gommer son inachèvement et tente de se transformer en théorie toute faite ; nul ne peut parler d'autre chose, être à côté de la chose ; il devient pour ou contre la chose.

On sait que Winnicott [41] a déploré un certain militantisme des «kleiniens enthousiastes » : « Je suppose que c'est un phénomène récurrent, et qu'il faut s'attendre à ce qu'il revienne avec chaque penseur original d'envergure, quand "l'isme" [l'auteur distingue la pensée de Melanie Klein et le kleinisme] qui s'élève alors devient dommage. » Cet « isme » prend naissance quand une pensée se transforme en un système, c'est-à-dire une théorie « dont les morceaux sont au complet et qu'il ne reste qu'à les ajuster». Cela dit, nous pouvons admettre que Winnicott n'a pas une forme de pensée qui le dispose naturellement à l'élaboration d'une théorie commune : « J'ai besoin de parler comme si jamais personne n'avait étudié la question avant moi (Winnicott) » [42].

Ce petit détour épistémologique n'a qu'une seule fonction : celle d'ouvrir le champ théorique. Au-delà des serments de fidélité des uns et des jugements d'exclusion des autres - les dires des uns cherchant à prévenir les dires des autres - nous pouvons porter attention à ce qui nous semble la question essentielle. Les métapsychologies de Freud et de Winnicott sont-elles compatibles ? Soyons plus spécifique. Le modèle pulsionnel de Freud est-il compatible avec le modèle relationnel de Winnicott ?


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1339

Le lecteur aura compris la perspective proposée dans ce texte. Ces deux modèles sont non seulement compatibles mais possèdent une complémentarité qui enrichit véritablement la théorie analytique en esquissant un nouveau cadre conceptuel pour aborder les aléas de l'analysabilité du sexuel. Ce cadre conceptuel permet de dessiner une séquence qui définit le processus de monadisation.

Si nous nous référons aux schémas II et III, nous observons comment, dans cette séquence, les points A, B, C, E, F, G, dans leur dimension intrapsychique - Winnicott y ajoute la dimension interpsychique -, sont d'emblée présents dans le modèle freudien ; le modèle de Winnicott introduit le point D ou le chaînon manquant. De plus, ce dernier modèle, en faisant intervenir le point H où le mode paradoxal d'articulation psyché/environnement décrit comment, à partir de ce carrefour que constitue le point D, se dégagent les diverses avenues empruntées par la suite de la séquence et ce selon la qualité du facteur H.

Schéma II. — Un destin du sexuel : le sexuel analysable

A Le narcissisme primaire absolu (le sexuel du moi)

ou le pulsionnel (la libido d'objet ou le sexuel de l'objet) + B La réalisation hallucinatoire du désir

i C La réalité pulsionnelle traumatique

■l <— H- un environnement suffisamment bon D L'hallucination négative de l'objet

ou

la constitution progressive de l'absence

ou

le narcissisme primaire unificateur (le sexuel du moi)

ou

la double paradoxalité (le trouvé/créé et le détruit/trouvé)

i E Le refoulement originaire

i F La psyché monadique

ou l'extériorité de l'objet i G L'élaboration du sexuel

ou le sexuel analysable


1340 Wilfrid Reid

Schéma III. — Un destin du sexuel : le sexuel difficilement analysable

A Le narcissisme primaire absolu (le sexuel du moi)

ou le pulsionnel (la libido d'objet ou le sexuel de l'objet) + B La réalisation hallucinatoire du désir

i C La réalité pulsionnelle traumatique

4 <— H- un environnement

non suffisamment bon

D L'hallucination négative du sujet

ou

le maintien du narcissisme primaire absolu

ou

l'échec de la double paradoxalité

i

E Le désaveu et le clivage du moi

i F La psyché dyadique

ou

l'objet subjectif

ou

la non-extériorité de l'objet

i

G L'évacuation hors psyché du sexuel

ou le sexuel difficilement analysable

Winnicott est-il antisexuel? Comment peut-on l'affirmer quand, au regard de ce sexuel du moi qu'est le narcissisme, il propose de lever l'antinomie entre les deux définitions freudiennes du narcissisme primaire? Comment peut-on l'affirmer quand, au regard de ce sexuel de l'objet qu'est le pulsionnel, il donne accès aux préconditions métapsychologiques qui rendent ce sexuel analysable ?

Notons au passage qu'une métapsychologie dyadique - celle de Winnicott - a pour effet paradoxal de revaloriser le caractère monadique de la métapsycho-


Plaidoyer pour la monadologie freudienne 1341

logie freudienne. En prime, cette rencontre des deux modèles offre des voies utiles en vue de nous dégager de certaines impasses de la théorie freudienne de l'originaire. Nous en conviendrons volontiers, je pense ; il est parfois des rencontres qui sont moins heureuses.

Wilfrid Reid

74 Courcelette

Outremont

Montréal H2V . 3A6 (Canada)

REFERENCES

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1342 Wilfrid Reid

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[20] Laplanche J., Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1970.

[21] Laplanche J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, «Bibliothèque de psychanalyse», 1987, p. 69.

[22] Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, trad. franc, de Michel Tort, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique », 1965, p. 63.

[23] Winnicott D. W. (1954), Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1969, p. 137.

[24] Brusset B., Psychanalyse du lien : la relation d'objet, Paris, Édition du Centurion, 1988, p. 164.

[25] Freud S. (1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965 (trad. franc. du Dr S. Jankélévitch), p. 349.

[26] Freud S. (1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965 (trad. franc. du Dr S. Jankélévitch), p. 347.

[27] Reid W. (1995), Le transfert difficilement analysable ; la valeur heuristique de la notion d'utilisation de l'objet, Trans, n° 6, été 1995.

[28] Winnicott D. W. (1971), La créativité et ses origines, in Jeu et réalité: l'espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1975, p. 99 (trad. franc, de Claude Monod et J.-B. Pontalis).

[29] Winnicott D. W. (1987), Lettres vives, choisies et éditées par F. Robert Rodman, traduites de l'anglais et annotées par Michel Gribinski, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1989, p. 174.

[30] Winnicott D. W. (1971), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in Jeu et réalité : l'espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1975, p. 23 (trad. franc, de Claude Monod et J.-B. Pontalis).

[31] Winnicott D. W. (1987), Lettres vives, choisies et éditées par F. Robert Rodman, traduites de l'anglais et annotées par Michel Gribinski, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient», 1989, p. 137.

[32] Pontalis J.-B., Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1988, p. 158.

[33] Green A., Le travail du négatif, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1993.

[34] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franc, de Brigitte Bost, Paris, coll. « Connaissance de l'inconscient», 1988, p. 150.

[35] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franc, de Brigitte Bost, Paris, coll. « Connaissance de l'inconscient», 1988, p. 150.

[36] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franc, de Brigitte Bost, Paris, coll. «Connaissance de l'inconscient», 1988, p. 31 et 69.

[37] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franc, de Brigitte Bost, Paris, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1988, p. 69.

[38] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franc, de Brigitte Bost, Paris, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1988, p. 91.

[39] Segal H. (1979), Melanie Klein : développement d'une pensée, trad. franc, de Jacques Goldberg et Geneviève Petit, Paris, PUF, « Bibliothèque de psychanalyse », 1982, p. 60.

[40] Freud S. (1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1965 (trad. franç, du Dr S. Jankélévitch).

[41] Winnicott D. W. (1987), Lettres vives, choisies et éditées par F. Robert Rodman, traduites de l'anglais et annotées par Michel Gribinski, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1989, p. 70 et 72.

[42] Winnicott D. W. (1986), Conversations ordinaires, trad. franç. de Brigitte Bost, Paris, coll. « Connaissance de l'inconscient », 1988, p. 45.


Critiques de livres

« Le divan bien tempéré » de Jean-Luc Donnet 1

René ROUSSILLON

La publication d'un article de J.-L. Donnet contient toujours, pour moi, la promesse d'une rencontre, je devrais dire d'une plongée, d'une immersion, dans une des difficultés essentielles de la psychanalyse. C'est la promesse d'une aventure, d'une avancée ; J.-L. Donnet fait toujours découvrir une question de la clinique de la cure, question souvent latente et qui travaillait en silence certaines hésitations interprétatives, certaines maladresses pratiques, voire certaines «poches» d'impensé processuel, de la pratique courante. Il rend ainsi à la pratique psychanalytique sa légitime complexité, permet de transformer ce qui avait pu apparaître en première approche comme une faute voire une erreur, en une vraie question méritant une réflexion approfondie. Pas de langue de bois chez lui, pas de ces réponses « faciles », qui vous dépossèdent de votre responsabilité individuelle, qui font de vous le simple agent d'un prêt à penser et à interpréter.

Cependant, et dans la mesure même de ses qualités, comme sur l'autre face de celles-ci, c'est un auteur difficile, exigeant, dont les textes doivent être «travaillés» dans leur processus de déroulement tout autant que dans leur contenu. En retour, si l'on accepte de les lire ainsi, au pas à pas de leur parcours et de leur démonstration, leur écriture « travaille » alors aussi le lecteur, l'entraîne dans l'analyse, en déployant en lui et pour lui le champ conflictuel qui sous-tend les questions, en rendant formulables et cernables les polarisés du champ tensionnel qui préside à leur organisation: elle lui rend ainsi le poids de sa capacité de choisir.

L'invitation à la lecture et au travail interne qu'elle implique passe d'abord par l'écriture et le style de l'auteur.

1. PUF, 1996. Rev. franc. Psychanal, 4/1997


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L'écriture de J.-L. Donnet, son style précis et efficace, ses trouvailles de formulation sont de ceux qui, une fois formés, paraissent tellement naturels et allant de soi que chacun est tenté de les reprendre à son compte. La difficulté du texte mime son objet, et témoigne ainsi qu'une suffisante « pénétration agie » de leur objet assure du véritable travail en cours. Tout cela fleure l'or pur de la psychanalyse en acte, de la présence en sous-main de l'expérience réfléchie de la cure.

Aussi bien cette écriture prend-elle son temps, procédant par petits pas, par petits déplacements successifs, soucieux de ne pas laisser passer dans un trop de précipitation, dans une quelconque «hâte de conclure», la précieuse occasion d'une richesse d'ambiguïté ou d'un filon de conflictualité, de restituer toute sa valeur et son parfum à ce qui menaçait, dans l'usure de la répétition, d'être guetté par la banalité et l'ennui qui affecte ce qui tombe dans la recette de vie ou l'urgence de la réponse. C'est du dedans et à partir du relevé de la manière dont est « maillé » le conflit qu'elle se ressource sans cesse et trouve l'occasion de ses rebonds, de ses suspens.

La pensée de J.-L. Donnet, comme son écriture, sont donc aussi à l'opposé de la facilité d'une opposition contenant/contenu qui trouverait dans un cadre externe son entourage de définition, qui se cernerait du dehors à partir d'une délimitation extrinsèque. C'est, et en ceci J.-L. Donnet reste profondément freudien, non seulement dans le contenu, mais dans la structure même de la pensée ou de l'écriture, dans sa procédure même, que la question se « contient », dans le relevé soigneux de ses connexions et de ses appartenances, de ses ambivalences et ambiguïtés. Ce qui est vrai d'un article apparaît encore plus nettement maintenant, dans le recueil de textes que l'auteur propose sous forme d'un livre portant le nom de l'un d'eux, le plus célèbre sans doute : « Le divan bien tempéré ».

Ce livre permet d'avoir en plus une vue d'ensemble de ses principales contributions des vingt dernières années aux questions essentielles de la théorie de la pratique psychanalytique actuelle. Il rend possible une reprise de celles-ci, dans leur continuité et leur articulation, comme autant de chapitres d'une réflexion suivie sur les particularités de ce qu'il choisit d'appeler maintenant : le « site » psychanalytique.

Tant donc par son écriture que par son objet, le livre de J.-L. Donnet convient surtout à ceux qui sont habités par la passion tranquille de la pratique psychanalytique, par sa réinvention continuelle sur fond de tradition maintenue, par sa réflexion engagée au sein d'une histoire qui dit en marchant ce qui la meut. Chemin faisant, la démarche de J.-L. Donnet intègre les principaux apports des successeurs les plus créatifs de S. Freud, mais à partir des exigences du déploiement des complexités et paradoxes de la pratique et de sa théorie. Il dégage et croise ainsi les grands enjeux actuels du débat psychanalytique qu'il a aussi, en leur temps, contribué à informer et à promouvoir.


« Le divan bien tempéré » de Jean-Luc Donnet 1345

Le concept de « site » psychanalytique qu'il propose dans ce livre renouvelle la question du cadre psychanalytique et lui confère une dynamique, une souplesse nouvelle, plus à même de permettre de serrer les enjeux de la définition du champ de la cure, de penser sa connexion symbolique avec la figure identitaire de la «scène primitive» et l'ensemble des écarts qui en constituent la valeur paradigmatique.

Ainsi rééclairée, la lecture d'ensemble de ses textes remet alors en mémoire et prolonge l'aspect « libérateur » pour la pensée de certaines des notions qu'il propose, de certains espaces dont il « creuse » la trame, dont il dessine l'intervalle de travail. Mais si, comme nous le soulignerons plus loin, J.-L. Donnet « ouvre » des questions, s'il fait apparaître des écarts et des différences là où la clinique et l'épistémologie psychanalytiques antérieures étaient restées potentiellement prises dans l'apparence d'une similitude, il profile surtout du même coup un projet d'ensemble.

Ce que la mise en livre des travaux de l'auteur dégage en touches successives, c'est l'enjeu crucial de la démarche qu'ils soutiennent ; penser et faire avancer le projet d'une « clinique » de la situation psychanalytique elle-même. Cette «clinique» était devenue urgente pour faire face à la fois à l'évolution de la demande d'analyse - ou du seuil d'audibilité des analystes à certains aspects de cette demande -, et à la menace que la babélisation de l'échange interanalytique, consécutive à la multiplication des positions d'école, fait encourir à la pensée psychanalytique contemporaine.

Une telle clinique est menacée sans cesse du danger de l'autovalidation lié à ses aspects fondamentalement réflexifs, elle requiert une pensée qui ne rechigne pas à s'affronter aux paradoxes de la démarche, qui doit accepter de rencontrer ces paradoxes sans les retourner dans une forme de paradoxalité en abîme, et sans non plus se perdre dans leurs méandres.

La «coupure épistémologique invisible» proposée par la pensée de D. W. Winnicott à partir du concept de transitionnalité rend «théoriquement» possible une suffisante tolérance aux paradoxes grâce à laquelle J.-L. Donnet peut envisager de mener à bien une telle clinique du « site » analytique, et ouvrir du même coup à la « clinique de la théorie » qui l'accompagne nécessairement : le processus auto-méta en étant l'illustration la plus manifeste. Un travail de reprise des fondements de la psychanalyse, éclairé par le développement d'une épistémologie spécifique, d'une «épistémologie à partir de la pratique», peut alors montrer toute son heuristique et tout son intérêt pour la psychanalyse ellemême, et en particulier celle des problématiques narcissiques.

Mais l'introduction de l'exigence de transitionnalité au sein de la théorie de la cure ne fait pas reculer, dans la pensée de J.-L. Donnet, l'approfondissement des repères traditionnels majeurs de celle-ci, elle ne prend, chez lui, toute sa


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valeur que si elle est dialectisée avec une réflexion sur les fondements de la psychanalyse « freudienne », qu'elle contribue alors à permettre d'interroger ou de mieux dégager « après coup ». Elle rend ainsi possible une relecture de certains textes « clés » de Freud et les éclaire autrement, en vivifie le propos.

C'est là une autre des caractéristiques de la démarche de J.-L. Donnet, il a le souci de conjoindre, voire de retrouver « avant coup » dans la pensée technique de S. Freud les préformes d'une conception « transitionnelle » du travail psychanalytique. Il invite alors souvent le lecteur à une reprise réfléchie des textes de Freud, à une analyse approfondie de leur structure et de leur contenu manifeste autant que latent.

J.-L. Donnet propose souvent, pour cela, une lecture attentive du texte freudien qu'il ne se contente pas de paraphraser, mais dont il fait jouer toutes les facettes, qu'il révèle dans la complexité de ses énonciations, de ses gênes voire de ses « symptômes ». Il puise dans certaines méthodes de l'analyse philosophique et sémiologique des texte, une inspiration dont il enrichit la lecture psychanalytique des textes de Freud, aussi bien dans ce que ceux-ci « disent », sans toujours en être pleinement conscients, que dans ce qu'ils « font » dans le procès de leur énonciation ; dans ce qui s'opère à travers leur décours discursif.

Ce « retour à Freud » n'est donc pas un recours de pure forme à celui-ci, qui servirait de caution ou de passeport pour les idées personnelles de l'utilisateur, c'est un retour « analytique » qui s'appuie sur Freud pour baliser le champ problématique d'émergence d'une question, pour cerner son espace de travail, pour saisir son «inscription psychanalytique» première, celle qui lui a conféré sa forme et ses déterminants principaux. L'appui est donc de fondement, sur cette base ensuite J.-L. Donnet « creuse » ses questions, les prolonge ou les déploie à l'aune des grandes difficultés de la clinique moderne.

Son ouvrage vaut donc autant par le parcours qu'il propose, par la démarche elle-même, que par les énoncés auxquels il aboutit ou qu'il rend formulables, que par son « contenu » à proprement parler. Ceci ne signifie pas, bien au contraire, que ce dernier soit négligeable ou qu'il passe au second plan. Mais plutôt, comme dans une psychanalyse, que le moyen ou la manière de lever les censures, refoulements ou clivages, valent autant que les contenus psychiques ainsi exhumés.

Pour ce qui concerne le vif de la démonstration engagée dans le texte et la suite des textes, car un véritable fil rouge relie ceux-ci sur près de vingt ans, derrière ce que j'ai appelé le projet d'une clinique de la pratique, se profile d'abord une préoccupation directement issue de la clinique contemporaine; celle de l'analyse de ce que je serais tenté d'appeler dans mes termes la pathologie identitaire-narcissique. A l'arrière-plan de chacun des chapitres de J.-L. Donnet, c'est l'une des difficultés de la psychanalyse des « cas limites » ou l'une des diffi-


« Le divan bien tempéré » de Jean-Luc Donnet 1347

cultes de la psychanalyse à sa limite, qui se travaille et informe le propos. Et ceci bien que nulle part dans le texte, il ne soit à proprement parler question formellement de celles-ci.

Pour bien comprendre la pensée de J.-L. Donnet, il faut conserver «en latence » dans la pensée les particularités « cliniques » de la menace de dissolution de la situation psychanalytique contenue dans certaines conjonctures transférentielles « limites », où l'analyse du narcissisme passe au premier plan et où la question de l'identité est crucialement engagée dans le transfert et le contretransfert. S'il engage le débat et la réflexion sur tel ou tel point - la suggestion, l'écart théorico-pratique, la construction, etc. -, c'est en raison de l'enjeu essentiel que ces thèmes peuvent prendre dans la clinique des pathologies ou dérégulation du narcissisme. Mais au-delà de la clinique des « structures » narcissiques, éclairée par celle-ci qui « chauffe à blanc » ces questions et permet ainsi de les mieux révéler, cette réflexion rencontre à un moment ou à un autre les enjeux narcissiques du vif de toute cure centrée sur le processus d'appropriation subjective et l'intégration vraie. Le narcissisme, en effet, en tant qu'il freine, voire empêche, le renoncement aux formes de l'absolue, écrase les écarts, tend à dissoudre les paradoxes nécessaires à l'illusion bien tempérée du déploiement et de l'analyse du transfert, comme il tend à figer le jeu du contre-transfert. Il efface les espaces de travail, identifie, globalise, ce qu'il faudrait au contraire distinguer et dialectiser.

Une part importante du travail de J.-L. Donnet va être à l'inverse de penser, de formuler et de « creuser » une série d'écarts qui sont aussi bien des différentiateurs cliniques qu'épistémologiques, des opérateurs de symbolisation du transfert que du contre-transfert.

Le travail de J.-L. Donnet va en outre s'attacher à dégager celles des règles du jeu analytique qui sont particulièrement essentielles pour que celui-ci se maintienne sur la ligne de crête de la transitionnalité ou rétablisse celle-ci, quand elle est trop menacée. Il permet ainsi de comprendre comment respecter l'illusion nécessaire au processus, comment jouer au sein de cette illusion pour ouvrir le jeu de l'analyse et ne pas en réduire les conditions mêmes de possibilité, mais sans pour autant devenir le jouet de celles-ci et être ainsi pris dans la croyance qui peut parfois les subvertir. Il permet de saisir comment continuer de symboliser, c'est-à-dire séparer et réunir autrement, les composantes essentielles du processus transférentiel, tout autant que l'influence contre-transférentielle qu'elles induisent. J.-L. Donnet précise ainsi des notions qui sont devenues centrales et « classiques » dans notre conception actuelle de la pratique psychanalytique.

Ainsi, par exemple, sa différenciation précise de l'interprétation et de la « construction » fait apparaître un jeu et une dialectique entre les deux, pose la question de leur valeur économique respective dans le processus de la cure, de


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celle du sens de leur utilisation réciproque. La différence entre le transfert « à » interpréter et le transfert «pour» interpréter ouvre quant à elle le problème des conditions et préconditions de la symbolisation, celui des limites du jeu de l'interprétation «de» transfert, à l'horizon desquelles se profile la question des limites de l'interprétable et des conditions de possibilités de l'interprétation. Une telle différenciation est devenue maintenant, pour moi, indispensable à la théorie de la technique psychanalytique.

Il en va de même pour l'impératif du respect de l'écart théorico-pratique, qui est aussi devenu fondamental pour la définition de l'épistémologie psychanalytique « actuelle », qui ouvre la question d'une position singulière de celle-ci au sein de l'épistémologie, et par certains côtés qui la réinterroge dans ses fondements en la confrontant à un nouveau type de rapport théorie-pratique. La pratique ne doit pas confirmer la théorie, sauf à ne risquer de démontrer que son utilisation comme machine à influencer, que le fait qu'elle a « séduit » la subjectivité. La question de la suggestion, celle de la « séduction » ou de l' « influence » (narcissique) dès lors ne saurait plus être enfermée dans une alternative en impasse, une métapsychologie de leur dépassement psychanalytique devient envisageable. Le concept d'écart théorico-pratique maintient la possibilité pour l'analyste de trouver à la fois une théorie référentielle pour la pratique, sans que celle-ci ne prenne la forme d'une « machine à influencer » et à générer des faux self analytiques, producteurs d'un «pat» contre-transférentiel et d'un échec, pour l'essentiel, du processus d'appropriation subjective au sein de la cure. Mais nous retrouvons aussi ici la nécessaire dialectique de ce problème avec la question, déjà évoquée, de l'interprétation « de » transfert. L'influence exercée par le psychanalyste, la force nécessaire à l'efficacité de son interprétation, aux conditions de possibilités d'une mise en sens opérante, fait, en effet, jouer la forme paradoxale de ce qu'il faut de suggestion pour espérer pouvoir en sortir, de ce qu'il faut de transfert maintenu pour analyser le transfert lui-même. L'écart ici efficace est celui qui fait jouer la différence entre le transfert « pour » interpréter et le transfert « à » interpréter, jeu qui se traite dans la notion, dès lors éclairante, d' « interprétation de transfert ».

Comme on peut le constater les « écarts » ainsi dégagés sont essentiels à la mise en jeu des potentialités du « site analytique » que propose J.-L. Donnet, ils sont indispensables à une conception d'une situation analysante, qui ne s'établirait pas sur le déni ou la méconnaissance de ce qui la constitue, ils appellent la poursuite du travail de mise en forme ainsi entrepris.

Cet ensemble, enfin, préfigure l'écart qui sépare et réunit les potentialités de la « géographie » du « site » analytique de celles de la dynamique propre de la « situation analysante », écart qui trouve dans la « situation analytique » le lieu de son travail générateur de symbolisation.


« Le divan bien tempéré » de Jean-Luc Donnet 1349

Ce triptyque conceptuel profile alors l'une des « leçons » essentielles du livre de J.-L. Donnet. Si la psychanalyse est prise dans une tradition et un savoir qu'elle ne saurait renier, elle doit être aussi réinventée dans chaque cure, elle doit recréer les conditions de possibilités d'un trouvé-créé singulier, seule condition de possibilité d'une mutation créatrice au sein du processus psychanalytique. L'aliénation narcissique, celle des effets hypnotiques des personnages principaux de la configuration oedipienne, trouvera dans le décours de la cure l'occasion de se répéter, inévitablement, tout est fait pour, dans le « site » analytique. Cette répétition est le moteur même de l'agieren, le ressort de la possibilité d'une reprise « dans le transfert », elle prendra alors souvent la forme d'une relative conformité à l'analyse, produira « sagement » - ou au contraire se révoltera contre, mais dans une position réactionnelle - les figures attendues par la théorie de l'analyste. Là, autour de cette répétition et de son analyse, se jouera l'essentiel du processus de la cure, là, autour de ce qui risque de n'être plus analysable à force de se loger dans la théorie et la pensée de l'analyste, dans sa croyance propre.

C'est tout le problème du « progrès » de la psychanalyse contemporaine, de son « savoir » accumulé, qui est alors posé, et celui de la manière dont le savoir se retourne de l'intérieur dans la pratique, et retourne en pratique les effets d'objectivation de son avancée. Le livre de J.-L. Donnet porte le fer au vif de cette difficulté née du « succès » et du «progrès » même de l'analyse, il aide le psychanalyste à ne pas trop rester pris dans les paradoxes et les apories ainsi générées.

Il y aurait encore sans doute beaucoup à dire sur l'apport de J.-L. Donnet à la psychanalyse tel qu'il apparaît dans son ouvrage, beaucoup de choses à dire pour inviter chacun à « travailler » à son tour ce texte. Car le livre, s'il se saisit d'emblée par la clarté de ses enjeux, n'est pas de ceux qu'on lit une fois pour toutes, une seule fois, il est au contraire de ceux qui, reprenant la quintessence d'une pensée longtemps mûrie au contact de l'arête vive de la pratique, se reprennent et se relisent, de ceux qui se redécouvrent à chaque nouvelle lecture, de ceux qui tant par la consistance et le bonheur de leur écriture que par la complexité des thèmes qu'ils abordent, méritent une lecture «armée», patiente, approfondie, reprise, recommencée.

Le lecteur aura sans doute été sensible à l'admiration non feinte que je peux porter à la pensée et à l'apport de J.-L. Donnet. J'ai retrouvé en le lisant l'inspiration première d'une partie de mes travaux personnels concernant la transitionnalité, la symbolisation primaire ou la théorie du cadre psychanalytique. Il ne servirait à rien de cacher que la revue critique de son livre que je propose est devenue, au fil de la plume, un hommage rendu à sa conception de la psychanalyse et à la rigueur de celle-ci, et un appel à faire partager mon plaisir de lecteur.

René Roussillon

12, quai de Serbie

69006 Lyon



« Les chaînes d'Éros » (Actualité du sexuel)

de André Green 1

Thierry BOKANOWSKI

Au moment où la métapsychologie freudienne traverse une période critique et où il apparaît qu'au regard des options théorico-cliniques et pratiques, les psychanalystes sont divisés en fractions opposées, force est de constater combien les récentes reformulations de la théorie, en psychanalyse, ont pris pour cible la conception freudienne de la sexualité et des pulsions. Ceci a conduit certains courants de pensée psychanalytiques à adopter des positions radicales en décidant de se passer, dans une large mesure, des concepts de pulsion, de libido et de sexualité, tout en tentant de leur substituer d'autres hypothèses qui auraient l'avantage, aux yeux de ceux qui les prônent, d'être plus proches de la situation analytique.

A la suite de ses avancées dans le champ théorique et clinique, menées depuis plus d'un quart de siècle, André Green a toujours témoigné de son attachement à la place centrale et à la richesse conceptuelle - au regard de ce qui constitue le travail psychique - du sexuel et du pulsionnel, tels que Freud nous l'a laissé en héritage. De nombreux articles et chapitres de ses livres en témoignent amplement 2, notamment l'un de ses derniers textes qui a donné heu à une intervention très remarquée, Has sexuality anything to do with psychoanalysis ? 3,

1. Éditions Odile Jacob, 1997, 290 p.

2. (1973) Le discours vivant, Paris, PUF ; (1983) Narcissisme de vie et narcissisme de mort, Paris, Ed. de Minuit ; (1984) Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante, in Le travail du négatif, Paris, Éd. de Minuit ; (1990), Le complexe de castration, PUF, coll. « Que sais-je ? » ; (1990), Passion et destin des passions, in La folie privée. Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, coll. « Connaissance de l'inconscient » ; (1995) Propédeutique. Annexe A : « La sexualisation et son économie » (1975), chap. II : « La pulsion et l'objet» (1988), chap. VIII : « De l'objet non unifiable à la fonction désobjectalisante » (1990), « L'objet et la fonction objectalisante » (1984), Paris, Champ Vallon, coll. « L'Or de l'Atalante ».

3. (1995) International Journal of Psychoanalysis, vol. 76, p. 871-885 ; La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ?, Revue française de psychanalyse, 1996, 60, p. 829-848.

Rev. franç. Psychanal., 4/1997


1352 Thierry Bokanowski

texte dont on pouvait prévoir qu'il annonçait l'élaboration d'un travail plus ample.

Ainsi, avec la parution de son quatorzième livre, Les chaînes d'Éros, André Green nous propose, à la faveur d'une évaluation critique concernant certains points de vue théoriques contemporains, une vaste mise en perspective de ce qui lui apparaît devoir être une nécessaire réactualisation, pour ne pas dire une réhabilitation, de la place du sexuel et du pulsionnel dans la psychanalyse d'aujourd'hui.

Si l'on devait tenter de résumer l'intention d'André Green, on pourrait s'appuyer sur cette simple phrase : « Cet ouvrage est né de la nécessité de jeter un peu de lumière sur le sexuel, la place de celui-ci faisant problème dans la psychanalyse postfreudienne. » Soulignant le fait que la sexualité semble aujourd'hui privée de cette aura qui donnait aux premiers psychanalystes le « sentiment d'être des aventuriers de l'esprit, découvreurs d'un continent nouveau », l'auteur constate une récession du sexuel (une « désexualisation de la théorie et de la pratique») dans la psychanalyse : sa place y est beaucoup plus réduite, aujourd'hui, qu'il y a un demi-siècle, tant dans les écrits psychanalytiques que dans la clinique et la théorie psychanalytique elle-même.

A partir de ce constat, André Green prend en compte, évalue et met en perspective les principales raisons de cette situation. Elles lui apparaissent être les conséquences :

— d'une part, de l'intérêt suscité, ces dernières décennies, par la clinique des états non névrotiques (les « cas limites »), intérêt qui a entraîné - sous l'influence du mouvement anglo-saxon (M. Klein et ses épigones) - un changement de paramètres sur le plan théorique en privilégiant une référence à la théorie de la relation d'objet ;

— d'autre part, des choix théoriques (des « stratégies théoriques ») opérés au sein même du mouvement psychanalytique français, ce qui conduit l'auteur à examiner, analyser et discuter certaines propositions liées, entre autres, à l'héritage de J. Lacan, notamment la théorie ( « néo-lacanienne » ) de la « séduction généralisée » de J. Laplanche, qui viendrait récuser la conception du sexuel comme partie intégrante d'un Ça branché sur le soma.

Pour l'auteur, ces positions théoriques systématisées, et radicales, risquent dès lors :

■— de réduire le sexuel à une fonction spécialisée, subordonnée à d'autres critères et incluse dans le cadre de la relation d'objet ;

■— de faire disparaître le concept freudien de libido - qui est le seul à pouvoir rendre compte des différentes variations, transformations, extensions, recouvrements, fixations, régressions, décalages, intrications et désintrications du


« Les chaînes d'Éros » de André Green 1353

psychisme - ainsi que de supprimer la référence au principe de plaisir-déplaisir, qui serait dès lors déchu de son statut de référent ordonnateur ; d'abraser le concept freudien princeps de pulsion tout en évacuant l'idée de son ancrage dans le corporel, c'est-à-dire supprimer sa dimension « psychosexuelle » : la pulsion comme lien électif entre le corporel et le psychique, comme agent « impulsant » le développement et comme agent qui a un pouvoir de transformation psychique.

Le changement de point de vue

L'auteur observe un changement en ce qui concerne l'importance qu'occupe la sexualité dans la clinique contemporaine et dans les analyses d'aujourd'hui, où la sexualité n'occupe plus la même place qu'autrefois et semble ne plus y avoir un rôle aussi clair : « Les symptômes et les traits cliniques que nous observons aujourd'hui comportent bien moins de manifestations ouvertement sexuelles ou même porteuses de simples connotations sexuelles faisant partie du tableau clinique présenté par le patient. De ce fait, les descriptions cliniques et les explications théoriques accordent un rôle toujours plus réduit à la sexualité. »

Aujourd'hui, l'activité du psychanalyste est, pour une large part, liée à l'écoute de patients inorganisés plutôt que névrosés, patients qui présentent un large éventail clinique de structures non névrotiques : troubles du caractère, troubles narcissiques, dépressions essentielles ou anaclitiques, troubles psychosomatiques, troubles de la personnalité, états limites, etc. Dans ces conjonctures cliniques, le rôle étiopathogénique des désordres liés à la sexualité apparaît moins actuel et moins évident que dans les structures névrotiques, du fait que les désordres rattachables au Moi y semblent plus manifestes. Dès lors, on est le plus souvent conduit à penser que ces patients souffrent de régressions qui remontent à des phases prégénitales, ceci entraînant l'idée que les fixations oedipiennes et génitales ne sont, en ce qui les concerne, pas valides. Par ailleurs, dans ces structures, la constellation sexuelle apparaît diverse et compliquée, celle-ci pouvant aller des manifestations les plus bruyantes au simple retrait, voire à leur total effacement.

Pour André Green, tous ces facteurs, alliés à l'intérêt suscité par la clinique des états non névrotiques, sont à l'origine de ce qui a motivé et entraîné, au cours des dernières décennies, un changement de paramètre sur le plan théorique, lequel, aujourd'hui, privilégie une référence à la théorie de la relation d'objet. Pour l'auteur, ce changement a eu comme conséquence de mettre en perspective le sexuel avec d'autres données qui en relativisaient la portée (tels, par exemple, le rôle du narcissisme ou le rôle de la désorganisation affectant le


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Moi, etc.), quand il n'a pas tout simplement conduit à un renversement de valeurs en mettant au premier plan d'autres notions qui détrônent le sexuel : ainsi est-il fréquent de voir, dans les récits de cure, un matériel, où le sexuel est manifestement des plus présents, être interprété comme une défense contre des angoisses ou des régressions qui sont supposées porter sur des niveaux dits plus archaïques.

« Ou bien l'analyste pouvait n'avoir aucune hésitation à considérer ce qui avait été exprimé par le patient comme étant d'ordre "défensif " (tout particulièrement contre un transfert exprimé plus "profond" - c'est-à-dire une relation d'intimité ou d'accrochage à l'objet maternel, situation qui n'impliquait pas de participation sexuelle), ou bien encore le sexuel était supposé destiné à masquer une agressivité qui, à l'évidence, était, selon l'analyste, le problème dominant auquel avait affaire l'analysant. Ici se combinent les effets d'une remontée aux premiers âges de la vie comme donnée référentielle, qui renvoient à un tableau qui doit refléter les "origines" portant le sceau des angoisses primitives à tonalité destructrice. Le transfert ne pouvait être que celui du "besoin" de l'objet maternel, seul capable d'endiguer et de conjurer les ravages de la destructivité », écrit André Green.

Ce changement de référence, qui fait ainsi largement appel à l'intersubjectivité dans la mesure où elle permet d'éclairer, et de décrire, les différentes modalités des échanges dans la relation mère-enfant, privilégie la théorie des relations d'objet et marque une concentration d'intérêt sur l'expérience de la cure comme seule source de la théorisation. Dès lors, pour l'auteur, dans les théorisations actuelles qui font se rejoindre la relation d'objet et l'interaction, c'est toute la théorie des pulsions qui se voit, sinon directement récusée par un rejet en bloc, du moins, largement dévalorisée.

Comment avancer dans la théorie de la sexualité ?

Alors que Freud a pris la sexualité pour point de départ et socle de sa théorie du psychisme, André Green constate que les auteurs contemporains font l'inverse, c'est-à-dire « s'appuient sur des conceptions du psychisme différentes de Freud pour façonner en conséquence une conception ad hoc de la sexualité ».

Trois stratégies lui semblent actuellement plus ou moins ouvertement adoptées :

— la relativisation du sexuel, en considérant que celui-ci n'est qu'un des axes directeurs, parmi d'autres, du psychisme ;

— la contestation contre la part excessive accordée à la métaphorisation du sexuel :


« Les chaînes d'Eros » de André Green 1355

— la récusation, enfin, de toute conception qui verrait le sexuel comme une partie intégrante du Ça branché sur le soma, lui opposant l'idée d'un inconscient envisagé d'un point de vue libéré de toute spéculation biologisante.

Ici, l'auteur met en avant certaines réserves, voire quelques critiques, à l'égard de certains points de vue théoriques modernes et, notamment, à l'égard de certaines théories qui, par exemple, comme celle de J. Laplanche, chercheraient à évacuer l'idée d'un inconscient rattaché au somatique et au biologique : « L'enjeu de l'opération est donc bien tout entier du côté de la dissociation inconscient / enracinement somatique dont la pulsion est le trait d'union, chez Freud. »

Ainsi, André Green voit dans la théorie de Laplanche une théorie «néolacanienne» du fait de l'exigence de celui-ci à construire une théorie du lien interhumain qui « marque nettement la rupture avec le reste du vivant » : « Ce que défend Laplanche est une conception sémantique, psychologique (psychologique) et foncièrement intersubjective du sexuel de l'inconscient. Le soma y est relégué dans les couches "archéologiques" du sujet. Il est en fait divorcé du psychisme qui n'en dépend guère. (...) Lorsque Laplanche en vient à rendre compte de la force (de la pulsion), il souligne que celle-ci s'exerce sur l'inconscient (c'est-à-dire sur les relais intermédiaires) et non sur le pulsionnel. »

Rappelant le fait que la sexualité - via le système pulsionnel -joue un rôle central dans l'activité psychique du seul fait que « de toutes les fonctions psychiques, elle seule justifie son appartenance à un système disparition-retour », André Green insiste sur le fait que le Trieb (la pulsion) « reste la notion incontournable » en s'appuyant sur une citation de Freud : « Par Trieb, nous ne pouvons d'abord rien entendre d'autre que la "représentation" psychique d'une source de simulation intrasomatique, coulant constamment de la différence de l'incitation qui est fabriquée par des excitations isolées et venues du dehors. Trieb est aussi l'un des concepts de délimitation de ce qui est du ressort de l'âme et du corporel. »1

Ceci conduit André Green à longuement développer, et à analyser, la place fondamentale que tiennent d'une part, la pulsion, le Trieb, et, d'autre part, l'Eros, au regard du développement psychique de la fonction sexuelle.

La pulsion, l'Eros

Après avoir souligné que la pulsion est inductrice d'action, l'auteur précise qu'elle est « le seul concept capable d'éclairer le dynamisme transformationnel qui caractérise le psychique». Avec le Trieb, on « souligne essentiellement la poussée, mais plus généralement (...) le mouvement, les variations de niveau, l'accroisse1.

l'accroisse1. Freud (1905), Trois Essais sur la théorie sexuelle, trad. Ph. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987.


1356 Thierry Bokanowski

ment et la décroissance, la spontanéité des inclinations et des penchants, la tendance, l'errance et l'incitation à se mouvoir, à avancer et à revenir en arrière, etc. ». De ceci découle le caractère fondamental de l'activité pulsionnelle qui « affecte même celles de ses productions qui ont trouvé asile dans l'inconscient ».

Ayant examiné l'ensemble des perspectives freudiennes sur le concept de pulsion, André Green insiste sur l'importance à appréhender la pulsion comme chaînon entre le psychique et le somatique. Elle demeure, à ses yeux, la seule conceptualisation qui permette de comprendre la sortie, vers un ailleurs, des tensions qui ont l'organisme (le somatique) pour théâtre. Dès lors, de la même manière que l'on a développé en psychanalyse la lignée « objectale » à travers les conceptions de la relation d'objet - mais il faut se rappeler que l'on ne peut aboutir à une conception unifiante de l'objet, souligne l'auteur, non seulement en raison des théorisations multiples et divergentes concernant l'objet, mais aussi du fait qu'il y a, pour le sujet, toujours plus d'un objet -, il apparaît que l'on doive à présent procéder à l'invention d'une lignée « subjectale » (qui comprend les diverses notions éparses de « Moi », de « sujet », de «je », et même de « personne »). Ainsi, André Green propose l'hypothèse que la pulsion formerait la matrice originaire, source et fondement de la subjectivité: «Nous tenons, en effet, que la pulsion est la matrice du sujet. »

Concernant le concept d'Éros, l'auteur propose de voir dans celui-ci la double nécessité de Freud d'en faire, d'une part, une entité théorique qui englobe toutes les pulsions qui n'appartiennent pas aux pulsions de destruction (deuxième théorie des pulsions), et, d'autre part, de procéder à la distinction entre l'Éros (les pulsions de vie et d'amour), la sexualité (qui n'est plus qu'une fonction) et la libido (exposant de l'Éros). A la suite de Freud, André Green propose d'établir l'idée d'une chaîne qui lie le concept d'Éros (pulsion de vie et d'amour), son exposant (la libido) et sa fonction (la sexualité): «Avec l'Éros, Freud postule un enchaînement théorique en cherchant un mode d'expression appropriée, pour réunir les divers registres d'une vie érotique élargie à une dimension à laquelle personne ne l'avait étendue avant Freud. Dans son esprit il s'agit de rechercher une fonction capable à la fois de fonder le rassemblement de ces formes apparemment séparées et de se poser comme principe général de réunification. » Pour l'auteur, Éros « s'inscrit dans le topos entre sexualité, amour et lien - devenant entité et principe, agent et effet, cause et conséquence ».

Les états limites

Si, comme nous le savons, la destructivité intrapsychique est suffisamment puissante pour détruire les manifestations d'Éros - destructivité liée à la fonction désobjectalisante, décrite par André Green -, néanmoins, l'analyse des «états


« Les chaînes d'Éros » de André Green 1357

limites » nous apprend que celle-ci n'est pas toujours immuable. Le recours à l'archaïque ne signifie guère l'absence du sexuel, mais renvoie à une sexualité qui est le produit d'un Ça-Moi peu, ou mal, différencié (indifférencié) avec une intrication mal accomplie entre les pulsions sexuelles et les pulsions destructrices. On ne peut qu'être frappé par la persistance des mécanismes d'identification primaire à l'objet qui conduisent l'acte sexuel à tendre vers des solutions perverses, lesquelles, dans ces cas, indiquent bien qu'il s'agit moins d'une sexualité qui vise au plaisir qu'à un besoin impérieux et incoercible de domination de l'objet : « Ce que l'analyse montrera, chez les cas limites les plus analysables (...) c'est que la vie erotique fantasmatique, la plus secrète, gît au fond de la psyché comme un trésor enfoui, jalousement gardé. Les turbulences prégénitales ont recouvert sa silencieuse existence. » Dans ces cas, le patient ressent que s'il donnait toute leur importance à la sexualité et à la génitalité, il s'exposerait à un grand danger : celui d'avoir à admettre que l'objet diffère de l'image qu'il a projetée sur lui, et, de ce fait, d'avoir à accepter les frustrations, les tourments de la déception, les tortures de la jalousie, etc., qu'il risque de vivre à son contact. La signification profonde de ces comportements ou fantasmes régressifs n'a pour autre but que de protéger le sujet d'avoir à accepter l'altérité de l'Autre : ils servent de couverture à l'inaccessibilité de ce noyau qui touche à la relation à l'Autre.

Ainsi, pour l'auteur, la clinique des « états limites » fait comprendre qu'il est temps de ne plus opposer la théorie des pulsions à celle de la relation d'objet et oblige à envisager que la solution passe par la théorisation du couple pulsionobjet : « Pas de sexualité sans objet, mais pas d'objet qui ne soit investi par les pulsions et qui ne réponde à cet investissement en y introduisant l'effet de ses propres pulsions. » Pour l'auteur, c'est le plus souvent par « l'intermédiaire d'un des maillons de la chaîne erotique que se manifestent les rapports pulsion-objet. La fécondité de la théorie contemporaine vient de ce qu'elle appelle à l'articulation des points de vue intrapsychique et intersubjectif».

La chaîne erotique

Dès lors, André Green propose de concevoir la sexualité, telle que la psychanalyse la fait apparaître et interpréter, comme constituant une chaîne érotique. Cette chaîne doit être conçue comme le déploiement d'une série de maillons (de formations) qui comprennent : la pulsion et ses motions pulsionnelles, où dominent la dynamique et la décharge dans l'acte, l'état de plaisir et son corrélat, le déplaisir ; le désir qui s'exprime sous la forme d'un état d'attente et de quête alimentée par des représentations inconscientes et conscientes, les fantasmes (inconscients ou conscients) qui organisent des scénarios de réalisation de désir ; le lan-


1358 Thierry Bokanowski

gage érotique et amoureux ; les sublimations dont on connaît la richesse infinie au regard de la vie érotique. Aux deux bouts de la chaîne érotique se trouvent, à une extrémité, la pulsion, qui joue le rôle de matrice subjective, aiguillon de la quête de la satisfaction et promesse de bien-être, et qui élit l'objet comme moyen d'obtenir l'état recherché ; à l'autre extrémité, la sublimation qui met aux prises les pulsions avec la culture : « On peut ainsi concevoir une chaîne érotique qui part de la pulsion pour s'épanouir jusque dans les arborescences luxuriantes du fantasme et de la sublimation, en passant par le désir et le souvenir. Si on relie le vaste champ des représentations inconscientes (et conscientes) aux représentants psychiques de la pulsion, on peut alors établir un vaste réseau de phénomènes psychiques qui peut se parcourir en tous sens », d'autant plus que « cette chaîne ne se conçoit pas seule, elle croise sur son parcours d'autres chaînes : celle des différents types de représentations, celles du travail du négatif, celles qui relient les phénomènes conscients et inconscients aux instances, etc. ». Dès lors, parler des chaînes d'Eros se justifie, du fait des multiples possibilités d'enchaînements qui résultent de cette arborescence et qui ouvrent aux infinies possibilités d'entrecroisements : « Ils forment un ensemble de maillons qui, liés entre eux, enchaînent celui autour duquel ils s'enroulent et l'assujettissent à son érotisme. »

Ainsi, dans le travail analytique, il s'agira moins de « définir la sexualité par un seul centre que de préciser à tout moment à quel maillon de la chaîne l'analyste est confronté et comment l'élaboration de ce maillon et de ses possibilités dynamiques, topiques et économiques, ses processus de liaison et de déliaison poussent celui-ci à se transformer», car, ce dont il est question «n'est pas de soutenir que l'excitation part d'une extrémité ou d'une autre de la chaîne, mais de suivre à travers le matériel la dynamique des mouvements du processus erotique et ses liens avec les autres aspects du psychisme. Bien entendu, la focalisation sur ce processus est indissociable de son rapport à son antagoniste, le processus destructif (fonction désobjectalisante) ».

H faut souligner, ici, que l'auteur intègre son plaidoyer pour une juste valorisation du sexuel dans son attachement à l'articulation féconde, proposée par la théorie contemporaine, de l'intrapsychique avec l'intersubjectif.

En maintenant un dialogue soutenu, dans de nombreux chapitres, avec les biologistes, les anthropologues, les théoriciens du langage et ceux qui animent le champ culturel, André Green nous rappelle, tout au long de son livre - avec la rigueur et le talent qu'on lui sait-, que la théorie freudienne, au coeur de laquelle se trouve le sexuel, est loin d'être un corpus clos, ou dépassé, et qu'elle contient suffisamment de vitalité et de ressources inexploitées pour continuer à stimuler la curiosité de tous, y compris... des psychanalystes eux-mêmes.

Thierry Bokanowski

48, me des Francs-Bourgeois

75003 Paris


Le prégénital freudien : à la trappe. A propos du livre d'André Green : « Les chaînes d'Éros ». Actualité du sexuel

Jean LAPLANCHE

Dans son livre Les chaînes d'Eros 1, André Green consacre un certain nombre de passages à la contestation de mes idées sur l'origine du sexuel et la nature de la pulsion. Je l'en remercie d'autant plus qu'un tel abord direct et polémique diffère de la façon d'agir courante dans la psychanalyse - et peut-être dans la pensée - française. Les idées sont trop souvent prises par le petit bout de la lorgnette, disloquées, effleurées en passant : « le moi-peau comme dit Anzieu », « le narcissisme de mort selon la belle expression de Green », « la spirale, idée inspirante de Laplanche»... et l'on passe à la suite. Cet éclectisme de l'allusion, ce refus d'une pensée qui se laisse vraiment saisir, serait-il un caractère majeur de ce qu'on nomme « postmodernité » ? Je le pense parfois.

Avec Green, rien de semblable. Ses idées se déroulent avec cohérence, sous les doubles auspices d'une fidélité affichée à Freud et d'une référence multiple aux meilleurs auteurs de la pensée analytique et extra-analytique contemporaine.

La pensée d'André Green - un livre comme celui-ci en est l'image même - est comme un long fleuve tranquille. Il va vers la mer d'un cours imperturbable. Tel un fleuve africain, il charrie avec lui des troncs d'arbres, des maisons entières, des corps (« biologiques » comme il se doit), des rayons de bibliothèques, etc. Dans ce charroi, se trouvent emportés, comme malgré eux, et dans un voisinage qui n'est pas toujours justifié, des éléments réunis de façon quelque peu hétéroclite. Je l'ai dit plus d'une fois à Green, dans nos discussions amicales : « Ta pensée est synthétique, volontiers conciliatrice, voire syncrétique. Tu sup1.

sup1. Éditions Odile Jacob, 1997. Les renvois à ce livre sont indiqués entre parenthèses par LCE, suivi du numéro de la page citée.

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1360 Jean Laplanche

portes mal de laisser hors de ta synthèse une pensée, un auteur qui te semble valable. Malgré tes développements sur le "négatif", je pense que tu n'aimes pas vraiment laisser une opposition non réduite. » En quoi nous nous distinguons, comme s'opposent, en chacun de nous deux, mais en proportion opposée, l'exigence de rigueur et celle de pluralisme. Certains rappprochements, et amalgames, qui sont chers à Green, ne vont pas sans forcer le trait, pour faire entrer tel ou tel auteur dans le cadre de sa classification.

Ayant l'intention de répondre principalement aux questions qui me sont posées personnellement, je m'attarderai aux deux catégories où Green veut ainsi me « ranger » : celle des « lacaniens » et celle des « psychologistes ». Mais je ne puis d'abord laisser passer quelques exemples de ce qui, entraîné dans le mouvement quelque peu lyrique de la plume, apparaît comme un regrettable et dommageable manquement à la rigueur.

C'est ainsi que, dans un tableau général de la désexualisation propre à la pensée psychanalytique contemporaine (avec lequel je suis dans l'ensemble d'accord), A. Green résume l'évolution kleinienne pour y voir un « déclin progressif du sexuel dans la psychanalyse ». Et il veut donner comme preuve irréfutable de cette tendance désexualisante chez M. Klein le fait que « la génitalité est toujours subordonnée à l'oralité» (LCE, p. 34). Ici, il y a un glissement dans la pensée, mais combien significatif! Comment l'oralité, qui, depuis Freud, est une des formes majeures (et la première) de la sexualité, deviendrait-elle synonyme et agent de désexualisation? Comment ne pas voir où conduit cette formulation fâcheuse : au fond, pour Green (et malgré tout ce que Freud a pu dire) la seule sexualité, la vraie, serait la sexualité génitale. Encore faudrait-il l'avouer ouvertement : la désexualisation est d'abord à l'oeuvre chez Green lui-même, sous la forme d'une désexualisation du prégénital. Un prégénital qui est le grand absent de tout ce livre. L'assimilation du sexuel au génital est une dominante dans toute l'oeuvre de Green, et ressort de la plupart de ses formulations.

H est un autre argument où montre son nez la réduction implicite de la sexualité à la génitalité, et, qui plus est, à la génitalité masculine : l'invocation réitérée, comme «preuve» d'une sexualité endogène, des érections spontanées du nouveau-né et même du foetus {LCE, p. 88 et 278). Observation ancienne mais qu'on aurait bien du mal à apporter à l'appui de la théorie freudienne : que faire de ces érections en pleine «phase orale » ? Oublie-t-on aussi que ce que Freud appelle un type de sexualité (sans même parler de stade) comporte toujours un cycle bien déterminé: excitation - tension - détente. Le «but», l'action générée par la pulsion, est ce qu'il y a en elle de plus caractéristique. Quel serait le but (au sens freudien) de l'érection précoce ?

Dans cette façon de bousculer les concepts jusqu'à les rendre inutilisables, je pourrais relever de multiples exemples me concernant. Un seul pour commen-


A propos du livre d'André Green 1361

cer : « l'objet-source maternel ». Terme attribué à Jacques André ou à moi (LCE, p. 57), mais qui est un non-sens pour les deux. J'ai toujours appelé objet-source, non pas un « objet » extérieur au sens d'une personne mais les fantasmes inconscients refoulés qui sont à la « source » de la pulsion. L'idée que la mère - ou toute autre personne - puisse être la source de la pulsion ne fait simplement pas sens dans ma conception.

A la page 175, je trouve à nouveau deux absurdités qui me sont attribuées. D'une part que «la force... s'exerce sur l'inconscient et non sur le pulsionnel », une expression à laquelle je ne puis assigner aucun sens plausible ; mais encore, et surtout, cette objection: «Étrange séduction qui se passe de tout contact physique, de toute excitation proprement erotique, qui séduit comme une théorie dont on dit qu'elle est séduisante.» Cette phrase laisse vraiment mal augurer de la façon dont Green veut bien me lire ! N'ai-je pas dit et redit, jusqu'au risque de lasser 1, que les premiers messages sexuels parentaux étaient véhiculés par les soins corporels? Dois-je préciser: lavage, torchage, talcage, bisous sur tout le corps... 2, pour que A. Green concède que sa lecture est contraire à tout ce que j'ai pu déclarer ?

Rappellerai-je encore ce qui se joue d'érogène autour du sein, et que j'ai longuement analysé. Est-là une « séduction qui opère comme l'attraction d'un problème de jeu d'échecs» (LCE, p. 177)?

Enfin comment un lecteur non averti peut-il se faire une idée de ma pensée à travers cette phrase qui rend tout méconnaissable : « Quoi de plus mythique, dans toute la psychanalyse et la psychologie réunies, que cette théorie des signifiants énigmatiques chargés de "potentialités" sexuelles, constitutifs de "restes inconscients" fonctionnant comme "objets-sources" dans le corps ? » Quiconque a lu avec attention une page de moi n'en retrouvera rien ici, sinon des mots jetés dans un chapeau et tirés au hasard 3.

J'en viens à un court chapitre, particulièrement exemplaire : « La sexualité maternelle» (LCE, p. 49-52). Ici la stratégie de Green concernant la «théorie de la séduction » pourrait se résumer ainsi : tout cela est dans Freud. De plus, tout cela est dans la psychanalyse française. Enfin, tout cela est bien connu et il n'y a pas de quoi en faire un plat.

1. Parmi des dizaines de passages : Vie et mort en psychanalyse, fin du premier chapitre. Nouveaux fondements pour la psychanalyse, p. 127.

2. Je citerais volontiers Freud lorsqu'il traduit ainsi le fantasme de Léonard : « Ma mère a pressé sur ma bouche d'innombrables baisers passionnés » (OCF-P, X, p. 133). Ce en quoi Freud atténue le caractère cru du texte italien : « Me frappait... avec cette queue-là à l'intérieur des lèvres. » Bref, elle lui « roule un patin ». Mais l'argumentation de Green sera : a) Freud l'a déjà dit, concrètement, b) Laplanche, pour sa part, est abstrait.

3. Je crains qu'il n'en soit de même pour les trois pages consacrées aux idées de J. André.


1362 Jean Laplanche

Toute la sexualité maternelle serait donc dans la psychanalyse française. Et d'invoquer D. Braunschweig et M. Fain 1 dont les livres décrivent en effet de façon très originale et vivante des aspects trop négligés de la vie sexuelle. Il n'empêche que, lorsque Green fait allusion à la « censure de l'amante », soit le fait que la jeune mère doit choisir entre le lit conjugal sexuel et les soins nocturnes à donner au bébé, ces soins sont décrits par lui comme purement auto-conservatifs («le nourrir, le changer, l'aider à s'endormir»). Cet exemple va donc directement à l'inverse de ce que Green veut lui faire dire, à savoir que de tels soins seraient marqués de sexualité. La relation de la mère au bébé est ici considérée comme un Antéros, opposé à l'Éros conjugal.

Devant le consensus mou dont ce chapitre veut donner l'impression, je me crois autorisé, par ma familiarité ancienne avec l'oeuvre de Freud et mon dévouement inlassable à son égard, à formuler quelques questions abruptes :

1 /Qui, depuis 1933 (mort de Ferenczi), sous le règne de Freud puis sous celui des deux soeurs Anna et Melanie, a osé parler de la séduction et lui donner une quelconque fonction en psychanalyse? Ceci jusqu'en 1964-1967, lorsque Laplanche et Pontalis exhument et explicitent la théorie freudienne de la séduction? Qu'on consulte l'Index de Grinstein si l'on désire contredire ce point.

2 / Qui a suivi à la piste, tout au long de l'oeuvre de Freud, les résurgences de la séduction après l'abandon de la « théorie », sinon Laplanche ?

3 / « Séduction » n'est pas « théorie de la séduction ». Où Freud revient-il à sa théorie, après 1897? Il parle bien de faits de séduction, comme mobilisant la sexualité infantile, mais où (sauf peut-être dans le Léonard) implique-t-il, dans ces faits, la fonction de la sexualité inconsciente du séducteur? Où reprend-il le mécanisme complexe de sa théorie, avec ses deux temps ?

4 / Si l'on veut bien se référer aux Minutes de la Société de Vienne (ce que vient de faire un de mes élèves talentueux) 2, quand Freud laisse-t-il la moindre chance de s'exprimer aux nombreux disciples qui ne cessent de faire ressurgir la question de la séduction ?

5 I Où Freud s'est-il, ne fût-ce qu'une seule fois, interrogé sur le sein érogène sous ses deux aspects : dans la relation à l'enfant, et, tout simplement, dans les rapports sexuels entre adultes? Car il est trop facile de banaliser les choses, comme si elles avaient été tout simplement admises de tout temps : « Les moins défendues des mères avouent pourtant avoir éprouvé un plaisir de

1. Éros et Anteros, Paris, Payot, 1971.

2. Franck Rexand : L'évolution de la théorie freudienne du sexuel infantile entre 1905 et 1915, à partir des Minutes de la Société psychanalytique de Vienne et des Trois Essais sur la théorie sexuelle, Thèse de doctorat soutenue le 25 mars 1997 (Université Paris VII).


A propos du livre d'André Green 1363

nature franchement sexuelle en allaitant leur enfant. Cela resterait-il sans effet sur le nourrisson?» (LCE, p. 50). Admises, c'est à voir...; mais qui les a dites et redites, en martelant ce qui n'a cessé d'être occulté depuis toujours : «Le sein est une zone érogène majeure chez la femme»? Occulté... sauf par une seule et unique psychanalyste, Mme Hilferding, qui, à la séance du 11 janvier 1911 de la Société psychanalytique de Vienne, osa parler de la composante séductrice érogène dans le maternage et l'allaitement. Cette conférence ne rencontra qu'un silence pesant. Quelques mois plus tard, Mme Hilferding était exclue...

Je n'en terminerai pas avec ce chapitre 6 du livre sans énoncer un constat général : Green a constamment, dans ce livre, assimilé la sexualité séductrice à celle de la mère, et avant tout vis-à-vis du fils. Une façon de faire rentrer la séduction dans le « modèle » oedipien. Mais à OEdipe, OEdipe et demi : que Laïos ait sodomisé le jeune Chrysippe et, selon certaines versions, entraîné OEdipe luimême à le faire, n'est pas sans signification. « OEdipe inversé » dira-t-on ? Mais ce n'est pas la meilleure piste. J'ai toujours énoncé ma théorie de la séduction sans référence principielle au sexe (au genre) du séducteur. Spécifier la séduction en séduction maternelle n'est qu'une conséquence anthropologique commune, mais non pas d'une valeur universelle. La séduction des deux sexes par l'homme commence à peine à révéler son ampleur.

J'en viens maintenant aux deux procès qui me sont intentés: procès en « lacanisme » et procès en « antibiologisme ».

Il faut bien dire que tout «procès » (même relevant de la «correction fraternelle » et non du bûcher) comporte deux traits majeurs : l'absence de discussion sur le fond - l'amalgame et le brouillage des concepts.

Mon « lacanisme » ? Je n'ai jamais joué au petit jeu « plus freudien que moi tu meurs » ; ou bien « moins lacanien que moi tu meurs ». André Green non plus, d'ailleurs. Dès lors, pourquoi utiliser une étiquette en guise d'argument 1? Je ne suis «lacanien» ni par allégeance orthodoxe, ni même par référence majeure. Mon éloignement de la pensée lacanienne date de mon premier article psychanalytique («L'inconscient, une étude psychanalytique»2). Quant à ma dette par rapport à Lacan, j'en ai exprimé l'essentiel dans un texte cité par Green lui-même :

1. L'auteur me jette dans un « sac » lacanien. Est-ce pour noyer le chien Laplanche avec le chien Lacan ? On pourrait le craindre car, avec ce livre du moins, A. Green se révèle être dans une phase violemment antilacanienne. Qu'on se rapporte à sa diatribe passionnée contre la pratique lacanienne (p. 6366) : « A l'occasion, violences et coup de pied au cul ponctuent la séance. » Dès lors, être taxé de « lacanien » n'est pas sans péril au tribunal...

2. En collaboration avec Serge Leclaire, Colloque de Bonneval, 1959, in Les Temps modernes, 1961, 183, p. 81-129, repris dans Problématiques IV- L'inconscient et le ça, Paris, PUF, 1981, p. 261-321.


1364 Jean Laplanche

« Dans un hommage rendu à Lacan, et même une fois recensés tous les désaccords avec le "lacanisme", il faudrait marquer avec force au moins deux aspects :

«L'homme, le maître, a été un extraordinaire stimulateur de pensée et de recherche, au sein d'un monde postfreudien ronronnant ;

« Le penseur a fait prévaloir cette certitude, mouïe dans le freudisme, que l'inconscient et la pulsion ne surgissent pas des tréfonds obscurs de la "vie", mais que leur genèse et leur nature sont indissociables du monde humain et de la communication interhumaine.

« Relire, sur ces deux points de vue, l'éclatant "Rapport de Rome". »

Cela n'empêche pas le procureur de proclamer : « La théorie de Laplanche peut être dite "néo-lacanienne"» (LCE, p. 173). Je reprendrai les principaux points de Green :

1 / « Le rejet de l'hypothèse pulsionnelle ». Comment faire croire cela à quiconque a lu mes travaux, consacrés pour près de 50 % au concept freudien de pulsion ? Qu'on comptabilise seulement les entrées du mot pulsion dans l'index thématique de mes Problématiques publié à la fin de Nouveaux fondements pour la psychanalyse 1. Qu'on se souvienne du thème d'un de mes articles majeurs : « La pulsion et son objet-source, son destin dans le transfert ». Qui, sinon Laplanche, a pisté dans l'ensemble de l'oeuvre de Freud l'opposition Trieb-Instinkt et tenté de désintriquer, dans tel texte de Freud ( « Pulsions et destins des pulsions » ) ce qui ressortit aux deux notions ?

Green affirme : « Laplanche repousse la pulsion du côté d'une biologie dont il n'a que faire. » Affirmation curieuse, puisque Green par ailleurs m'accuse de couper la pulsion de la biologie ! Mais si j'avais abandonné à ce point la pulsion, comment Green pourrait-il paraphraser de la façon suivante l'une de mes thèses (non sans la déformer) : « Les pulsions sexuelles de mort (Laplanche) mettent au compte de l'anarchie des pulsions partielles une destructivité, etc. » En somme, Laplanche parle de pulsion sexuelle de mort, de pulsions partielles - mais il rejette la pulsion.

II est vrai - et cela va contre Green - que je conteste l'enracinement de la pulsion dans un montage biologique, mais (Green se fait un plaisir de me le rappeler comme si je l'avais dissimulé) 2 la théorie d'une pulsion (Impuls) trouvant son origine dans les « scènes » ou les « fantasmes issus des scènes » est une proto1.

proto1. PUF, coll. « Quadrige », 1994.

2. P. 118, n. 16. «Je trouve pour ma part le ferment de la conception de Jean Laplanche... » Merci du renseignement, cher André Green. J'ai « pour ma part » cité et commenté de nombreuses fois ces indications de Freud comme précurseurs de ma propre conception de la pulsion (cf. Nouveaux fondements, coll. « Quadrige », p. 118). Mais comme toujours : 1 / Laplanche a tout faux ; 2 / s'il dit vrai, il ne dit rien de neuf.


A propos du livre d'André Green 1365

théorie freudienne ; une théorie qui n'est donc pas si méprisable, même si Freud l'a abandonnée et si je l'ai reprise pour la développer.

Enfin, et malgré les dires de Green, je ne suis pas du tout hostile à la notion de force pulsionnelle («biologique» mais non «constitutionnelle»), puisque j'ai défini celle-ci comme l'exigence de travail imposée au moi et au corps par les fantasmes inconscients. Dans l'opposition « force-sens », qui est de Ricoeur et non pas de Freud (LCE, p. 173-174), c'est sur la force de l'inconscient que je mets l'accent, la question du « sens » dans les couches profondes de l'inconscient étant en revanche fort problématique, puisque les signifiants y sont « désignifiés ». Le « sens » est essentiellement phénomène du préconscient-conscient. Green ne s'est guère donné la peine de me lire, pour prétendre que « toute référence à la force chez Laplanche a disparu» (LCE, p. 174).

2 /«Le primat de l'autre», dont (je cite Green) «je ne sais s'il faut l'écrire avec une majuscule ou une minuscule ». Faut-il rappeler que le « Grand Autre » de Lacan est un lieu abstrait (trésor des signifiants) et que le « petit autre » de Lacan 1 n'est pas moins abstrait, en ce qu'il est une simple forme « spéculaire » sans contenu où se constitue et se « précipite » le moi.

L'autre dont je parle, c'est telle autre (ou tel les autres) personne concrète de notre enfance, adulte qui a un inconscient et des pulsions sexuelles bien individualisées. Der Andere, l'autre, est tout simplement le terme freudien. Mais Freud serait-il lacanien ?

3 / « La thèse du signifiant ». Ici je ne comprends pas ce qu'est cette « thèse », non énoncée par Green. Le « signifiant » est une notion linguistique neutre, extralacanienne, et qui n'emporte avec elle aucune «thèse», ni psychanalytique, ni même linguistique. Il est certain que je me réfère parfois, comme bien d'autres, Green notamment, à cette notion. Mais - différences majeures avec Lacan : 1 / ce signifiant (ou plutôt ce message) 2 est principalement (dans les premiers temps de notre vie) non verbal, 2 / il n'y a pour moi aucun « primat du signifiant », les signifiants étant selon moi toujours corrélés aux signifiés, sauf quand ils ont subi le processus du refoulement et se retrouvent « désignifiés » dans l'inconscient 3.

4 / « L'adhésion à la thèse de l'énigmatique » (sic LCE, p. 173). On aimerait trouver trace de cette soi-disant « thèse » chez Lacan. J'y ai rencontré une fois ce mot (je connais mes textes), mais jamais la fonction que je lui attribue dans le rapport adulte-enfant. Mais il faut bien, n'est-ce pas, que j'adhère à Lacan.

1. On lira avec profit l'article de A. Green, L'objet (a) de J. Lacan, sa logique, et la théorie freudienne, in Les Cahiers pour l'analyse, 1966, 3, p. 15-38, à côté d'excellents articles de J. Lacan, L. Irrigaray, X. Audouard, J.-C. Milner, S. Leclaire, J. Nassif.

2. Je me suis expliqué à propos de cette distinction dans Court traité de l'inconscient, Nouvelle Revue de psychanalyse, 1993, 48, p. 76 sq.

3. Pour explicitation de cette idée, cf. « Court traité de l'inconscient ».


1366 Jean Laplanche

5 / « La théorie de la séduction ». J'ai ajouté ce thème pour faire bon poids dans la liste des anathèmes « lacaniens ». Dans son élan, Green n'est pas loin de penser que cette théorie dérive, non pas de Freud, mais de Lacan. Faut-il rappeler que Lacan ne s'est jamais intéressé à la séduction ni comme « scènes », ni comme « théorie ». Les textes de Freud sur ce sujet lui sont étrangers. De plus, les ressorts majeurs de la « théorie de la séduction généralisée » sont absents chez lui ou faiblement représentés : traumatisme en deux temps, théorie traductive du refoulement, attaque interne-externe, etc. Quant à l'idée que l'inconscient est fait d'éléments de communication non verbaux et destructurés, elle est depuis Bonneval (1959) un signe de ralliement antilacanien.

6 / Pour rendre mesure pour mesure, je citerai ici une thèse où Green et Lacan se retrouvent : la réduction du sexuel au génital. Avec Lacan, c'est évident (primat du phallus - présence de celui-ci dès les premiers jours avec le triangle dit préoedipien : « mère-enfant-phallus », etc.). Avec Green, la prétérition du prégénital et la réduction du sexuel au génital sont des constantes. Un seul exemple : lorsque Green va chercher les sources du « sexuel » dans le « biologique », c'est en fait sur les sources de l'OEdipe dans la conjonction des gamètes qu'il s'appuie (in La déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 127-128). Le sexuel est pour lui avant tout le « sexué ». Je ne dirai pas que Green est « lacanien». Mais Green et Lacan sont, ici ensemble, préfreudiens. La sexualité élargie de Freud, le prégénital qui parcourt son oeuvre dès les Trois Essais, la distinction marquée dans sa pensée entre sexual - (sexuel) et Geschlechts - (sexué), etc., tout cela est effacé dans une régression préfreudienne de la théorie. Freud n'aurait pas peiné pendant tout un chapitre (XX) de l'Introduction à la psychanalyse pour définir la sexualité s'il lui avait suffi d'invoquer le génital, le phallus et la différence des sexes, la sexuation !

Faut-il encore rappeler que, lorsque Freud invoque la force constitutionnelle des pulsions, c'est le plus généralement les pulsions prégénitales qu'il vise (cf. « L'homme aux rats »). Encore un point que la vision génitaliste de Green aurait du mal à intégrer.

J'en viens au second procès qui m'est intenté: celui d'antibiologisme. Ce procès a bien du mal à formuler avec précision son chef d'accusation :

«Psychologisme»? Si cette accusation était étendue jusqu'à Lacan, les connaisseurs poufferaient de rire 1.

1. J'éprouve quelque pudeur à mentionner la vulgaire corrélation corporatiste que Green veut établir entre mon « psychologisme » et le fait que j'aie « consacré de nombreuses années à enseigner (la psychologie) à la Sorbonne» (p. 177). Jamais une telle sorte d'argument ad hominem n'est venue sous ma plume. Green aurait pu dire, pendant qu'il y était, que mon vin m'a porté à la tête. Sur un tout autre plan, et pour sa gouverne, qu'il sache que je n'ai jamais enseigné un mot de psychologie, ce pour quoi je serais d'ailleurs parfaitement incompétent.


A propos du livre d'André Green 1367

«Conception sémantique» (LCE, p. 175) - «un inconscient purement sémantique» (LCE, p. 222-226). Quel sens donner, sous la plume de Green, à ce mot qui renvoie à la partie de la linguistique traitant des significations ? Quel rapport avec ma thèse qui est inverse, celle des « signifiants désignifiés » ? Green veut-il dire, par hasard, « sémiologique » ?

Allons pourtant à l'essentiel qui est clair : Laplanche nie « une biologie dont il n'a que faire» (LCE, p. 37).

Traitant du livre d'un autre, je vais aller vite, et à l'essentiel.

1 / Mon postulat de base est celui d'un matérialisme. Je considère comme étranger à la raison de postuler l'existence de phénomènes de sens (ou de l'esprit ou de l'inconscient ou de la conscience, je n'entre pas ici dans cette complexité) qui n'aient à chaque moment leur correspondant dans des phénomènes biologiques (anatomo-physiologiques). Cela est vrai du désir, comme du raisonnement mathématique le plus sophistiqué. Cela n'implique pour moi (je ne puis développer) aucun parallélisme terme à terme entre « l'esprit » et « le corps », mais seulement une correspondance entre des états, chaque fois distincts, des deux ensembles.

2/Parmi les phénomènes bio-psychiques, il en est au moins de deux sortes : ceux qui correspondent à un montage génétiquement préétabli (déglutition, coït, marche, etc.) et ceux qui ne correspondent pas à un montage biologique inné: ainsi le geste d'ouvrir une porte, ou la résolution d'une équation différentielle. Ces deux sortes de phénomènes ne sont pas moins biologiques l'une que l'autre (comme le prouve ce fait que les uns comme les autres peuvent être influencés par la pharmacologie par exemple).

3 / J'expliciterai les termes : « fourvoiement biologisant de la sexualité chez Freud », titre d'un de mes livres.

a) Il s'agit uniquement de la sexualité, et non pas de tous les comportements (auto-conservatifs) ;

b) Il s'agit de la sexualité infantile chez l'être humain. Le contenu du livre le montre bien ;

c) De cette sexualité infantile j'affirme, contrairement à Freud, qu'elle n'est pas du ressort d'un montage biologique préformé, déterminé par « les facteurs de la constitution et de l'hérédité ».

Le terme péjoratif « biologisant » (et non pas « biologique ») signifie que la biologie outrepasserait ce qu'elle est en droit d'affirmer si elle postulait à tort que la sexualité infantile est génétiquement inscrite, tant dans ses séquences partielles (et dans les fantasmes correspondants) que dans son évolution (en stades par exemple). Il s'agit donc d'un rabattement indu de la biologie sur sa branche génétique, que je conteste ici. Je ne trouve pas, à ce jour,


1368 Jean Laplanche

un seul argument en faveur d'un montage génétique de la sexualité infantile précoce 1.

4 / Il y a bien des montages biologiques (génétiques) chez le petit d'homme, mais ces montages sont autoconservatifs. Ces montages sont beaucoup plus complets et complexes qu'on ne le croyait jadis, quand les nourrissons étaient encore enserrés au maillot ; et Green a bien tort de récuser les observations des psychologues et éthologistes de l'enfant qui commencent à explorer ces capacités précoces (Brazelton et d'autres).

4 bis I (Pause). Quel est le statut épistémologique de ces 4 premiers point ? Le premier ( « pas de phénomène psychique sans corrélat biologique » ) est

une option philosophique partagée par bon nombre d'hommes de science et de pensée. Le second est une évidence en biologie. Les points 3 et 4 sont susceptibles d'une argumentation et d'une réfutation, sur le plan conjoint de l'observation éthologique et de la recherche génétique.

Ce recours à la science objective est de la plus haute importance pour toute conception de la pulsion sexuelle chez l'enfant, car on ne saurait laisser indéfiniment les options idéologiques décider s'il existe ou non une sexualité orale ou anale dépendant d'un gène déterminé : la génétique est une science en expansion 2, et ne peut que rencontrer sur son chemin la « pulsion sexuelle infantile préformée », si celle-ci existe ; et ceci dans l'enfant réel, et non dans je ne sais quel « enfant psychanalytique ».

5 / C'est sur la base d'une dissymétrie essentielle : le nourrisson sans montages sexuels préétablis et sans inconscient sexuel, et l'adulte sexuel, que s'instaure le processus de séduction, que je ne résumerai pas.

6 / La théorie de la séduction n'est pas une théorie de la transmission exogène de la sexualité ou de l'inconscient 3 : la genèse de l'inconscient sexuel (refoulement) est un processus qui met en jeu certes le message étranger « implanté », mais aussi l'activité autoconservatrice de l'enfant face à cette attaque : défensemaîtrise-symbolisation-traduction. L'inconscient sexuel est ce qui a échappé à cette activité complexe du sujet : ce n'est pas l'inconscient sexuel des parents.

7/11 reste à tenir compte des montages sexuels chez l'être humain adulte. Ces montages ont une apparition différée, liée à une maturation tardive. Pour reprendre un terme utilisé par Green, il y a alors une « intersection » à décrire

1. Remarquons que, lorsque Freud abandonne la théorie de la séduction (lettre du 21 septembre 1897), il affirme : «Ainsi le facteur d'une disposition héréditaire retrouve son empire... » D ne dit pas que le corps, ou la biologie, reprend ses droits, car il sait bien que la séduction, comme tout phénomène psychique, concerne le corps, et est donc biologique. Ce qui s'oppose à la théorie de la séduction, c'est une théorie héréditaire (génétique) du biologique.

2. On nous promet une carte complète du génome humain pour 2005.

3. Différence majeure avec Lacan.


A propos du livre d'André Green 1369

entre la sexualité inconsciente sédimentée dans l'enfant par le processus séduction/traduction dès les premiers jours, et la sexualité des montages génitaux, qui s'éveille, pour l'essentiel, à la puberté 1. Cette description n'a pas été ma tâche et je la laisse à d'autres : je crois avoir assez déblayé le terrain sans cela.

Encore un regret : que Green n'ait pas éprouvé le besoin de discuter la « pulsion sexuelle de mort». A la page 176 il évoque notre rencontre dans un Congrès, mais pour résumer sa seule théorie. Il faut bien dire que, sur ce point, l'auteur n'est pas si assuré qu'il peut paraître. Ainsi, à propos de la pédophilie, on trouve cette phrase surprenante : « Parfois, devant la cruauté extrême que subissent les victimes, on peut se demander si nous ne sommes pas, en l'occurrence, au-delà du sadisme, devant une destructivité qui témoigne d'un débordement des jouissances perverses » (LCE, p. 220). Quel pourrait bien être cet « audelà du sadisme», pour ainsi dire plus sadique que Sade? Sade n'aurait-il pas exploré l'extrême ?

Ou encore, à propos de Stoller, nous lisons : « La conclusion la plus importante de Stoller - qui nous oblige à réviser les schémas freudiens - est son interprétation de la sexualité perverse et normale (aucune différence tranchée ne permettant de les séparer) qui force à reconnaître la présence en son sein d'un désir de nuire, d'une part de haine, qui habite de l'intérieur l'excitation sexuelle. Est-elle réservée à l'adulte ou peut-on la déceler déjà chez l'enfant? C'est un thème futur d'investigation » (LCE, p. 46). Voilà une idée qui recoupe exactement la thèse de la « pulsion sexuelle de mort » : comment serait-elle susceptible de «réviser les schémas freudiens» et digne d'une «future investigation» lorsqu'il s'agit de Stoller, mais à rejeter sans examen lorsqu'il s'agit de Laplanche?

Pour conclure provisoirement: André Green a-t-il vraiment discuté mes propositions, ou s'est-il contenté d'en condamner un « abstract » forgé par lui de façon plus ou moins tendancieuse? La question reste ouverte, de même que je reste ouvert à toute vraie discussion.

Jean Laplanche

55, rue de Varenne

75007 Paris

1. Deux « sexualités » qui, répétons-le encore, sont aussi biologiques et aussi psychiques l'une que l'autre ! Mais l'une est « génétique » et l'autre ne l'est pas.



Revue des revues

Nouvelle revue

LES CAHIERS DU COLLEGE INTERNATIONAL DE L'ADOLESCENCE, «L'adolescence dans l'histoire de la psychanalyse. Repères», 1996, n° 1, Paris, Éditions CILA.

La vocation de cette nouvelle revue est d'informer et de permettre une recherche pluridisciplinaire dans le domaine de l'adolescence, ainsi que nous le signale A. Birraux dans l'introduction de ce premier numéro. L'objet « adolescence » est désormais abordé selon une multiplicité de disciplines qui en mettent en évidence les différents composants mais qui doivent, toutefois, être comparées et réunifiées au sein d'une connaissance qui évite la fragmentation inhérente à ce champ d'étude. Traitant de l'adolescence, nous nous trouvons une fois de plus au coeur de la « tension » entre fragmentation, spécialisation et synthèse des différentes approches. De plus, nous sommes confrontés à la question de la pertinence du découpage du cycle de vie adopté. Le groupe de chercheurs réunis autour de cette revue pose comme thèse centrale la spécificité de l'adolescence sur la base du processus psychique qui la caractérise, et que Freud avait déjà individualisé dans le troisième de ses Trois Essais. Ce n'est donc pas sans raison que ce premier numéro des Cahiers se tourne vers la psychanalyse, discipline qui la première a soutenu la thèse de la spécificité de l'adolescence. Cependant, cette acquisition ne s'est pas faite sans heurts.

Le thème de l'adolescence dans l'histoire de la psychanalyse a fait l'objet, en novembre 1995 à l'Université de Paris V, d'un premier colloque organisé par

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


1372 Revue française de Psychanalyse

l'unité de recherche de P. Gutton, par l'Association internationale d'histoire de la psychanalyse de A. de Mijolla et par le Collège international de l'adolescence d'A. Birraux. Ce volumineux numéro des Cahiers en reprend les actes, remarquables par l'abondance des interventions. Ceci laisse à penser qu'il s'agit d'un domaine de recherche loin d'être saturé. Les coordinateurs, F. Marty et O. Ouvry, ont pris comme option d'ouvrir le chantier sur le thème de l'adolescence en psychanalyse, ou plutôt, de la psychanalyse avec les adolescents, à travers une perspective historique. Celle-ci a comme avantage d'individualiser quelques éléments de repère utiles pour les travaux d'approfondissement à réaliser.

Il est intéressant de remarquer que la tendance, inaugurée par Freud, d'écrire l'histoire du mouvement analytique, n'a pas trouvé une digne succession dans les travaux cliniques sur l'adolescence. La psychanalyse infantile, elle, n'a pas eu le même sort : il existe d'importants travaux historico-critiques sur ce sujet. Il est vrai que l'évolution des théories analytiques sur le processus psychologique de l'adolescence a été laborieuse, moins valorisée. Cependant, les auteurs des articles de ce numéro semblent affirmer que le contenu des théories actuelles sur l'adolescence justifie l'intérêt porté à la mise en évidence des protagonistes, des expériences et des idées qui y conduisirent. Bien qu'il soit incomplet, en particulier en ce qui concerne les théories des auteurs de l'école anglosaxonne, on trouve dans ce numéro un premier tour d'horizon historique. On peut le suivre sans grandes difficultés, même lorsque les contributions sont présentées de façon ponctuelle, ou sont seulement ébauchées. Après le recensement des précurseurs qui au siècle passé ont contribué à la naissance de la notion moderne d'adolescence, on peut lire avec intérêt comment est née la théorisation sur le sujet. On retrouve ici, évoqués par O. Ouvry, les textes des premiers analystes qui, autour de Freud, se sont intéressés à la crise de puberté et ont contribué à l'élaboration des formulations freudiennes dans le troisième des Trois Essais. Mais les notions de puberté et d'adolescence seront reléguées au second plan face à l'intérêt que Freud portait à la formalisation d'une théorie forte au sujet de la sexualité infantile, comme le souligne F. Marty dans son article. Le travail pionnier de Hermine von Hug Hellmuth avec enfants et adolescents qui, comme on le sait, fut riche et inventif techniquement, n'a pas suffi pour permettre une théorisation de la crise d'adolescence, ni celle du processus psychique qui la constitue. Le « pubertaire » au sujet duquel P. Gutton a écrit ces dernières années, était une notion déjà présente dans les intérêts de S. Bernteld, analyste actif du premier groupe viennois qui, comme le rappelle A. Braconnier, pose la question de la mesure de la libido d'objet et narcissique à l'adolescence. A l'époque, les efforts de compréhension analytique de l'adolescence étaient liés aux intérêts des pédagogues impliqués dans les activités des mouvements de jeunesse ou dans la rééducation des délinquants, avec la tâche ambitieuse de libérer


Revue des revues 1373

l'adolescent de sa « névrose actuelle » en utilisant l'information sur la psychosexualité. Selon la thèse de P. Grive, un certain nombre des échecs, rencontrés au cours de la mise à l'épreuve de l'hypothèse de ces pionniers, doivent être recherchés dans l'absence de conceptualisation des processus psychiques inhérents à ce qui aujourd'hui est reconnu comme le « processus adolescence ». Une autre série d'interventions (I. Lasserand, M. Cifoli, S. Tomklewicz) contenues dans ce numéro des Cahiers concerne le travail de ces analystes, tels Aichorn ou Reich, qui s'interrogèrent longuement sur le rapport entre répression sexuelle, violence sociale, clinique de l'agir dans l'adolescence et techniques de rééducation.

Dans la dernière section de ce volume, nous trouvons une mise au point sur ce qu'on peut définir comme étant l'identification proprement psychanalytique de l'adolescence, non plus réduite à une simple phase critique du développement, mais vue comme un véritable processus psychique. A. Birraux retrace les conditions d'émergence de cette reconnaissance et ses répercussions sur la pensée analytique et la pédagogie. Ce sont les apports originaux de « l'école française » de psychanalyse de l'adolescence qui s'expriment, alors, dans les évocations de P. Gutton, dans le témoignage de S. Lebovtci ou de R. Cahn, qui ainsi laissent des éléments utiles à l'écriture de son histoire dans l'après-guerre.

Jusqu'à présent, il a été question de repères pour une histoire de l'adolescence dans la conception analytique, mais qu'en est-il de l'adolescence du fondateur de la psychanalyse? A. de Mijolla tente d'apporter une réponse argumentée à cette question dans l'article de clôture de ce numéro. Il nous parle d'un Freud adolescent tranquille, sans histoires, sans crises d'opposition à l'autorité. Selon l'auteur, c'est bien plus tard, avec l'auto-analyse et l'élaboration de la psychanalyse, que Freud, ayant désormais reconnu l'infantile, pourra vraiment terminer cette adolescence tranquille et si prolongée qui fut la sienne. Ce processus, interminable ou terminable à travers la psychanalyse, semble sous-entendre une identification à «l'adolescent» du psychanalyste...

Sesto-Marcello Passone


Les revues

JOURNAL OF THE AMERICAN PSYCHOANALYTIC ASSOCIATION,

vol. 44, n° 4, 1996.

PSYCHOANALYTIC QUARTERLY, vol. 65, n° 3, 1996.

Controverse américaine à propos de la neutralité de l'analyste

La question de la neutralité de l'analyste et de son rôle dans la technique figure en bonne place dans les derniers numéros de deux importantes revues américaines. Il s'agit du Psychoanalytic Quarterly que nos lecteurs connaissent déjà bien et du Journal of the American Psychoanalytic Association (JAPA), organe officiel de l'Association psychanalytique américaine, fédération régionale qui regroupe quarante sociétés de psychanalyse américaines à travers les ÉtatsUnis. Nous l'introduisons pour la première fois dans notre revue des revues et il nous a paru intéressant de le faire en confrontant deux articles sur le même thème. C'est un véritable clivage entre les différentes tendances actuelles de la psychanalyse américaine qui apparaît dans ces articles, d'où un ton parfois polémique qui reflète l'acuité du débat.

Le JAPA, vol. 44, n° 4, 1996, publie comme en exergue une libre opinion de S. H. Cooper, membre du comité de rédaction, qui introduit le sujet sans vraiment prendre position mais souligne l'urgence d'un travail sur la question sous un titre provoquant : «Neutralité et psychanalyse : séparation, divorce ou nouvel engagement ? »

Dans un long article intitulé « Association libre et neutralité : structure de base de la situation analytique », Adler et Bachant prennent nettement position :

Rev. franç. Psychanal, 4/1997


Les revues 1375

ils estiment nécessaire une redéfinition de la neutralité, compte tenu de l'extrême variété des positions théoriques actuelles. « La situation analytique, écrivent-ils, est fondée sur les éléments structuraux qui rendent possible un processus thérapeutique analysable»; c'est «une situation soigneusement structurée par des prescriptions et des proscriptions au sein de laquelle une relation spontanément non structurée peut se déployer et prendre sens». La dyade libre association/neutralité en est le pilier, l'élément de stabilité seul à même d'assurer la sécurité de l'analysant et de l'analyste dans un processus régressif et progrédient qui met en jeu de puissantes forces soulevées par le développement du transfert. C'est une situation parfaitement exorbitante des relations sociales habituelles.

Ils envisagent le rôle du patient et la difficulté de l'association libre, exacerbée quand son contenu concerne l'analyste. C'est à la fois une chance et un fardeau, mais un moyen inégalé pour rendre possible l'expression de l'inconscient, beaucoup plus que lorsque l'attention du patient est « captée » par des réponses de l'analyste. Ils insistent sur le fait que cette libre association se produit en présence de l'analyste et que l'aspect relationnel de la situation analytique fait ainsi partie intégrante de la structure de l'analyse. Cette remarque est à relever dans un contexte où beaucoup d'analystes américains privilégient avant tout l'interrelation dans le hic et nunc. Pour les auteurs, la situation analytique est profondément asymétrique (remarque importante qui touche à un débat existant actuellement dans tous les articles de technique analytique), centrée sur le patient et elle devient une «intime séparation » du fait qu'elle passe par le langage. Elle est limitée par la restriction de l'acte et même de certaines actions en parole.

Du côté de l'analyste, les auteurs focalisent leur attention sur l'usage qu'il fait de la libre association du patient. La neutralité est, écrivent-ils, le nom technique d'une attitude très complexe et pleine de subtilité intellectuelle et émotionnelle chez l'analyste, qui n'a rien à voir avec la métaphore du miroir réfléchissant mais qui implique une retenue qui distingue l'analyse de toute autre relation. Cette retenue exige l'acception pleine et entière de ce que dit l'analysant ; elle n'est entière que si elle laisse la place nécessaire pour qu'advienne ce qui n'a pas encore été dit. C'est la seule attitude respectueuse possible. En outre, elle protège l'analyse et son autorité d'un engagement prématuré dans les conflits du patient. Les auteurs mettent l'accent sur la difficulté que représente la neutralité par rapport aux projections transférentielles parfois blessantes pour l'analyste et la tentation toujours présente du «je ne suis pas celui que vous croyez». L'analyste n'a pas le choix du transfert que fera le patient et c'est l'interprétation qui permettra de préserver sa neutralité de même que les développements ultérieurs du transfert.

Notons aussi que, pour eux, le transfert du patient ne s'adresse pas seulement à l'analyste mais à l'ensemble de la situation analytique, y compris le


1376 Revue française de Psychanalyse

cadre. La neutralité est pour l'analyste l'expression de ses propres frontières, pour le patient la métaphore des limites de son moi. C'est l'analyseur de la fusion et de la séparation. Il n'y a pas que les patients qui ont des problèmes de limites : tout analyste éprouve la tentation fusionnelle ou rejetante par moment. Insistant à nouveau sur la rigoureuse asymétrie de la situation analytique, ils rappellent qu'il s'agit d'analyser le patient et le contre-transfert de l'analyste (opération dont il ne doit pas faire part au patient) dans la mesure où c'est utile au patient. L'analyste n'est pas là pour poursuivre sa propre analyse ni pour soulager une tension interne, par exemple en faisant part au patient d'un événement de sa vie personnelle. Un bref exemple concret évoque l'histoire de l'analyste qui a envie de dire à son patient qu'il s'absente parce qu'il adopte un bébé et explicite opportunément les pièges qu'une telle faiblesse comporterait pour les deux protagonistes de la cure, notamment en ce qui concerne le développement du transfert. En conclusion, c'est une chose que d'analyser d'éventuels et inévitables passages à l'acte de l'analyste qui bousculent la neutralité et c'en est une autre que d'organiser la situation thérapeutique (on ne peut plus dire analytique) autour de la méconnaissance de celle-ci.

O. Renik, le rédacteur en chef du Psychoanalytic Quarterly prend une position tout autre dans le volume 65, n° 3, 1996, sur la même question. Cette prise de position est à mettre en perspective car elle paraît juste après le numéro spécial consacré à « Pouvoir et autorité dans la situation analytique »1 dans lequel Renik n'intervenait que dans l'argument.

Dans son article intitulé « Périls de la neutralité », il explique que la situation analytique fait partie à ses yeux de toutes ces situations (parentale, médicale, amicale) où celui qui écoute prend partie et influence inévitablement son interlocuteur. La suggestion n'est donc jamais absente de la situation analytique et nous avons suffisamment progressé depuis les débats du début de l'analyse pour le reconnaître ouvertement et traiter le problème de la neutralité de façon plus satisfaisante. Pour lui, le contre-transfert de l'analyste est inconnaissable. Autant, dans ces conditions, reconsidérer la question : même si elle était possible, la neutralité est « contre productive » dans la situation analytique. Toute interprétation implique une prise de position de l'analyste. Il montre, à partir d'un exemple clinique, comment il laisse percevoir à son analysante des prises de position qui constituent un jugement sur le comportement réel des parents de son enfance, ou comment il laisse entendre qu'il prend à coeur son épanouissement sexuel, insuffisant pense-t-il, dans sa relation avec son boy friend et l'effet bénéfique de ces prises de position sur l'évolution de sa cure.

I. J'ai rendu compte de cet important numéro dans la Revue française de psychanalyse, vol. LXI, n° 1, 1997.


Les revues 1377

Ce qui frappe dans son exemple clinique, c'est l'absence de référence au transfert et aux conflits internes de la patiente pour privilégier une prise de position sur des souvenirs traités comme l'expression de la réalité. L'effet thérapeutique surgit lorsque l'analysante entend la dimension «correctrice» de l'attitude de son analyste, authentiquement préoccupé d'elle par exemple, alors que d'après ses dires, ses parents lui auraient imposé une tâche bien au-dessus de ses forces sans se soucier d'elle. On n'est guère étonné que la patiente réagisse comme devant une séduction et manifeste son malaise. Renik se défend en disant qu'il ne fait rien d'autre que de mettre en question une soumission trop grande à un Surmoi trop sévère. Il s'agit, poursuit-il, d'une perspective «éducative» où l'analyste doit permettre à son patient de se décaler par rapport à son expérience et d'envisager d'autres modes de comportement. Il évoque alors le substratum de ses prises de position : son identification à sa patiente, aux parents de celle-ci, sa propre position en tant que père et le fait qu'il souhaite pour sa patiente ce qu'il voudrait pour ses filles. Mais qui dit qu'il est en transfert paternel positif, désexualisé et tendre ? Rien de ce qu'il nous rapporte en tout cas. Je le cite à propos de sa prise de position sur la relation de sa patiente à son ami : « J'ai considéré et j'ai dit à ma patiente qu'elle pouvait raisonnablement s'attendre à un plus grand plaisir sexuel mais que je n'avais pas d'opinion sur l'opportunité d'une rupture, car je ne savais pas ce qu'elle pouvait attendre de cette relation sur le plan sexuel et que l'activité sexuelle n'avait pas la même importance pour tous... Ma position ne surgissait ni du concept de neutralité, ni d'un quelconque principe technique. Il reflétait une vision personnelle du monde fondée sur mon expérience.» Il signale qu'en fin de compte, la rupture eut lieu lorsque sa patiente s'aperçut de l'homosexualité de son ami.

Il s'agit une fois de plus d'opposer un analyste qui se croirait neutre sans l'être vraiment, car il est impossible de ne pas émettre des jugements, et qui du coup usurperait son «autorité» morale à un autre analyste, plus humble et plus honnête, qui reconnaît son implication dans la situation et ne rechigne pas à se mettre directement en cause en explicitant ses valeurs personnelles au nom de la vérité et de l'efficacité. En arguant de l'inévitabilité de la suggestion et de l'inconnaissabilité du contre-transfert, Renik prend en fait la position d'un Dieu le père qui « saurait » et dirait ce qu'il sait à un patient qui ne demanderait qu'à aller mieux, et sûrement pas celle d'un analyste partie prenante dans un transfert à élucider, y compris dans ses aspects négatifs.

De quels «périls» serait menacée l'analyse dans l'hypothèse de l'abandon de la neutralité? De se dissoudre dans un counseling bien intentionné? Nullement dit Renik. « L'analyse n'est jamais plus menacée et nous ne sommes jamais plus proches d'une attitude "religieuse" que lorsque nous prétendons que nous pouvons rester neutres et que nos interventions sont vérité révélée..., alors qu'en


1378 Revue française de Psychanalyse

étudiant rigoureusement et systématiquement une situation dialectique entre deux participants non neutres, nous faisons de la psychanalyse une science et de la psychanalyse clinique une thérapie scientifiquement fondée. » L'autre péril, dit Renik, c'est le péril éthique et la limite posée à une possible exploitation du patient par l'analyste. C'est un champ qui reste à explorer, sans oublier que l'enfermement dans la neutralité peut fort bien servir davantage les intérêts théoricofinanciers de l'analyste que ceux du patient. « Le boulot de l'analyste n'est pas d'avoir raison mais d'être utile » conclut-il.

Chantai Lechartier-Atlan


TOPIQUE, 1996, n° 60 : L'analyste en séance 1

Janine Filloux et Patrik Miller, alors secrétaires scientifiques du Quatrième Groupe, ont animé en 1994 et 1995 un cycle de conférences sur le thème «Le travail psychique de l'analyste en séance ». Ce numéro de Topique regroupe des textes issus de ce travail.

J. Guillaumin signe le premier article, « L'acte d'interprétation et la transformation des pulsions dans la séance psychanalytique». Qui connaît l'ardeur orale de Jean Guillaumin retrouvera avec plaisir son style particulier, aux expressions vives et proches des affects. Le propos de l'article est ambitieux, comme l'annonce le titre. Ce que Jean Guillaumin exige de lui et de son lecteur c'est de dégager la spécificité de l'acte d'interpréter. Y a-t-il un modèle de l'interprétation ?

La séance est l'unité d'observation pour examiner avec suffisamment de cohérence un ensemble de faits qui se donnent dans un espace et dans un temps correspondant à certains rythmes et contraintes naturelles du fonctionnement psychique. Quelle est la nature des transformations opérées dans ce cadre ? Jean Guillaumin précise ce qu'il entend par transformation des pulsions définit l'acte d'interprétation et montre comment l'interprétation transforme. C'est un article métapsychologique très documenté.

S. de Mijolla-Mellor poursuit la démarche qui fut à l'origine de son livre publié en 1992 aux PUF, Le plaisir dépensée, par cet article « Le plaisir de pensée dans la séance». A l'amour de la vérité s'allie ici finement la sensation intellectuelle qui fait le plaisir de la pensée. L'auteur définit l'effet disruptif introduit par le mouvement interprétatif qui bouscule la logique consciente du discours de l'analysant, comme par la trouvaille du mot clé, la réémergence du souvenir évoqué puis oublié par l'analysant et revenu à l'analyste, les expériences de la copensée.

M. Bonnet examine dans « Entre clinique et métapsychologique : le cheminement de l'analyste» l'irruption de la «sorcière-métapsychologie» dans l'écoute «clinique». L'hypothèse qu'il soutient est que la métapsychologie se

1. Seoir vient du sens étymologique d' « être assis ». Ce verbe prend ensuite plusieurs acceptions : « être situé », « séjourner », « être convenable », « bien aller ». La base indo-européenne de ce mot a donné aussi hedra « siège » en grec dont le composé kathedra a donné cathédrale.


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dégage comme une tension entre deux pôles extrêmes : de la spéculation fantasmatique et de la rationalité théorique. Marc Bonnet reprend l'histoire de la naissance du mot métapsychologie chez Freud, réfléchit à l'émergence des considérations métapsychologiques dans la cure de « L'Homme aux rats » et particulièrement dans une étude appuyée de la septième séance, celle de la négation. Le récit d'un moment de la cure d'un patient permet à Marc Bonnet d'expliciter son propos. Entre vérité théorique et délire, «il s'agirait de la convocation chez l'analyste d'une mise en forme appropriée de l'émergence dans le discours de l'analysant, de la levée du refoulement dans les termes mêmes du fantasme traduisant certains éléments de formation de l'inconscient ».

P. Miller dans « La jeune fille et la mort, le refus du féminin à l'épreuve de l'attention flottante et de la neutralité psychanalytique » interroge avec brio ce qu'est une théorie du vivant du point de vue psychanalytique. Une théorie du milieu?

«Bien avant son apparition explicite dans la théorie, la question du refus/acception du féminin est déjà contenue et condensée dans l'invention par Freud du dispositif interne à la psyché de l'analyste, propice à l'écoute analytique, défini par deux termes : neutralité et attention flottante, en écho à un troisième, l'association libre, attitude intérieure requise de l'analysant ». Pour Freud, le pouvoir de l'analyste qui s'exerce sur la névrose, sur la psyché de l'analysant, est comme la puissance sexuelle virile qui pénètre et féconde ; ainsi « la névrose et la psyché de l'analysant sont comparables à un organisme féminin vivant ». Partant de ces métaphores extraites de l'oeuvre freudienne, P. Miller ébauche une étude métapsychologique de la neutralité et de l'attention flottante. L'activité psychique de l'analyste pendant la séance est comme une maladie normale passagère qui participe de la préoccupation maternelle primaire. Patrick Miller nous invite méthodiquement à « quitter le sillon pour se jeter à travers champs ».

C. Chabert signe «Affects d'enfance». Cet article explore la notion de Ducharbeiten, la perlaboration à partir de Freud et de la place des affects dans ce processus, en référence à la pensée de Piera Aulagnier. Le transfert est spécialement favorable au retour des relations affectives. Le travail de transformation de l'affect, notion chère à Piera Aulagnier, est réexaminé. Les moments intenses de partage entre l'analyste et l'analysant constituent le moteur de l'analyse.

Un récit de fragment d'une cure permet de saisir le travail du psychanalyste confronté à l'émergence de fantasmes sans lien, hachés, coupés chez le patient en quête d'affects. C'est dans la durée et l'éprouvé des effets contre-transférentiels du non à l'analyste que la voie de la perlaboration peut se dessiner.

C. Combe, partant de sa lecture d'André Green, élabore ici un moment de sa recherche sur les modalités d'articulation des logiques du clivage et du refou-


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lement dans l'écoute clinique du psychanalyste dans son article « L'écoute clinique du travail du négatif». Une séquence clinique d'André Green à propos d'une patiente boulimique permet l'analyse de l'OEdipe inversé et une séquence clinique de Colette Combe. Colette Combe réécoute ce matériel. Un peu à distance des échanges, elle se demande : qu'est-ce qu'analyser aux limites de l'analysable? Sortir de la stase pulsionnelle. Comment? Elle nous met au travail. A suivre...

Ce numéro de la revue se termine par un hommage fraternel de J.-P. Valahrega à la mémoire de Willy Baranger et par un article de ce dernier « Processus en spirale et champ dynamique ».

Dominique J. Arnoux



Résumés et mots clés

Résumés

Michel de M'UZAN. — Les yeux de Chimène

Résumé — De la même manière que la névrose de transfert prend le relais de la névrose clinique, et en amont de la névrose infantile, l'après-analyse procède à son tour de la névrose de transfert pour se constituer en une entité originale : la maladie postanalytique.

La forme prise par cette dernière dépend : 1 / de la structure de la cure ; 2 / de sa terminaison. Dans un premier cas, la névrose de transfert s'est développée sur le modèle du conte, en aboutissant à une résolution du transfert et à une fin véritable. Dans ce cas, la terminaison constitue une rupture phénoménologique qui conduit au deuil de la modalité de fonctionnement mental vécu de la cure. Dans le cas où le transfert ne s'est pas édifié sur ce modèle, la fin de la cure est indécise et ambiguë, il n'y a pas de rupture phénoménologique et la modalité de fonctionnement mental propre à la cure se maintient davantage, en préservant des mécanismes archaïques qui, précisément, sont à l'oeuvre dans la créativité.

Mots clés — Névrose de transfert. Rupture phénoménologique. Créativité.

Marie-Lise Roux. — L'art d'accommoder les restes

Résumé — Toute analyse comporte un «reste » indépassable, mais c'est à une création originale de soi qu'elle peut aboutir. Cette création suppose que la sensorialité infantile puisse alors trouver un lieu où s'exprimer. Le deuil de l'analyse est plus celui de ce lieu que de l'analyste lui-même.

Mots clés — Créativité. Deuil. Altérité. Réflexivité.

César et Sara BOTELLA. — L'inachèvement de toute analyse

Résumé — Toute cure analytique, y compris celle la mieux réussie avec résolution de la névrose, comporte en elle un certain degré d'inachèvement sans que cela veuille dire que l'analyse est sans fin. Cet inachèvement correspond à un problème plus général : celui de l'inachèvement du psychisme lui-même. Les auteurs décrivent le fonctionnement de ce qu'ils qualifient de processus irréversibles et les rattachent à ce que Freud nomme, sans les définir ou indiquer ses moyens et ses

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voies, « processus de remaniement spontanés » et « sens nouvellement acquis ». Le narcissisme y est particulièrement impliqué, d'autant plus que dans l'«après-analyse», une fois les conflits névrotiques objectaux résolus, les enjeux narcissiques jusque-là en partie occultés par les investissements conflictuels d'objet vont prendre le devant de la scène psychique.

Mots clés — Processuel réversible et processuel irréversible. Simultanéité temporelle. Accomplissement narcissique. Évolution convergente du psychisme.

Anne DENIS. — Eprouver des processus

Résumé — Il n'y a pas de psychanalyse sans régressions et déliaisons qui permettent d'éprouver des processus sur le corps et l'âme, comme l'a dit Freud.

L'éprouvé est condition du processuel et implique l'accès aux représentations de castration, mort et deuil, sans lesquelles le clivage du Moi continue à agir.

Le désaveu est considéré comme constitutif du développement et l'après-analyse se caractérise alors par la levée du clivage et l'abandon de l'anticonnaissance (-K de Bion) au profit de l'aperception, c'est-à-dire d'une liaison rétablie entre le sujet et ses représentations.

La liquidation du transfert se fait continuellement et de manière oblique au travers des interprétations justes qui délient des objets infantiles inscrits comme objets non transformationnels.

La temporalité retrouvée caractéristique de l'après-analyse fait songer que la psyché n'est étendue que lorsqu'elle est dans le temps.

Mots clés — Processus et éprouver. Processus et négativité. Désaveu et anticonnaissance. Aperception.

Dominique ARNOUX. — Une tâche sans fin

Résumé — A partir du récit clinique des derniers moments d'une cure et de ses prolongements, l'auteur suit plusieurs axes pour penser la terminaison et l'après-analyse. L'absence, le reste, le durcharbeit dans l'écriture et le processus créatif en sont quelques-uns. Des écrivains : Blanchot, Bataille et Beckett, ayant rencontré la psychanalyse, et leurs écrits aident à la réflexion sur cette question née dans les années 1920.

Qu'en dire à partir des extensions du champ de la psychanalyse ?

Mots clés — Acting. Absence. Deuil. Ecriture. Insight. Transition.

Jean-Michel PORTE. — Question d'après-analyse : d'une possible fétichisation du regard en psychothérapie ?

Résumé — Il arrive qu'on soit amené à suivre en psychothérapie un sujet ayant déjà fait une analyse apparemment satisfaisante et d'y constater l'émergence d'un matériel psychique important, généralement de nature narcissique, qui n'avait pas surgi sur le divan. L'auteur s'interroge sur l'existence d'un mécanisme de fétichisation du regard du psychanalyste, rendu possible par le face-à-face, qui participerait de cette émergence.

Mots clés — Fétichisation. Perception. Psychothérapie.


Résumés 1385

Jean LAPLANCHE. — Buts du processus psychanalytique

Résumé — La psychanalyse ne saurait être considérée comme un savoir technique, qui pourrait être subordonné à des buts extrinsèques (de santé, d'adaptation, de formation, etc.). Les buts de la psychanalyse sont liés à son processus même. Celui-ci, à son tour, doit être envisagé à la lumière du processus de constitution de l'appareil de l'âme, dont il est une réinstauration et une réélaboration. La coordonnée majeure est la relation à l'énigme de l'autre (l'adulte pour l'enfant, l'analyste pour l'analysant). Seule cette relation (transfert en creux) apporte la force nécessaire pour une éventuelle remise en chantier du processus originaire. Après l'analyse, cette relation à l'énigme peut avoir deux destins : ou bien être à nouveau refermée, ou bien rester ouverte, comme inspiration, ouverture potentielle par l'autre (plutôt que : ouverture à l'autre). Cette dernière éventualité peut être désignée comme «transfert de transfert ».

Mots clés — Buts de l'analyse. Énigme de l'autre. Transfert en creux. Transfert de transfert. Inspiration.

Guy LAVAL. — L'amour du diable

Résumé — La proposition de Michel de M'Uzan : «Le moi postanalytique est amoureux de l'inconscient » pourrait soutenir une lecture différente de la célèbre (et goethéenement belle) formule de Freud : «Wo Es war soll Ich werden. » Un «wo » qui ne voyage pas mais se transforme, se travaille in situ et « se souvient », lieu de résonances et de correspondances plutôt que de conquêtes territoriales; un sollen non impératif mais hypothétique, véhiculant le souhait; ceci doit se retrouver dans une nouvelle traduction, ici à peine ébauchée.

Mots clés — Amour du diable. Amour de l'inconscient. Wo. Soll.

Olivier FLOURNOY. — Faut-il se souvenir de son analyse ?

Résumé — La sublimation, un des rares concepts psychanalytiques qui pourraient concerner les personnes qui ont fini leur analyse, n'appartient pas au domaine de l'expérience si ce n'est comme formation réactionnelle. L'auteur propose alors d'appeler «jouissance du dit» un concept qui articulerait une fin d'analyse « réussie » et l'espoir qu'après l'analyse soit différent d'avant l'analyse, espoir nécessaire mais que rien ne saurait valider une fois la cure terminée, à défaut d'analyse pour le dire.

Mots clés — Souvenir-écran. Deuil. « Métapsychanalyse ». «Jouissance du dit ».

Florence GUIGNARD. — Le temps d'après

Résumé — Paradigme du heurt entre le temps fini du fonctionnement psychique organisé et le temps infini de l'Inconscient, le «temps d'après» peut constituer, ou non, le temps d'un travail psychique, tout comme le temps dit «de l'analyse» peut être illusoire lorsqu'il est dominé par l'attaque contre les processus de liaison et le désinvestissement de la recherche du sens.

Il peut se faire que l'analysant sorte de la cure analytique guéri à tout jamais de la vie psychique. Cette perspective désagréable, dont témoigne l'efflorescence des techniques de «thé-


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rapies brèves », relève d'un court-circuit dans les processus de pensée et d'une bascule de 180° dans la mentalité de groupe. Elle prend un sens particulièrement douloureux en ce qui concerne le sens de la vie du psychanalyste : aurait-il donc passé les plus belles années de sa vie à produire du négatif?

L'auteur se pose ici la question du refoulement postanalytique et, plus précisément, face à l'Inconscient et à la poussée pulsionnelle constante, la question de savoir ce qui est refoulé : contenu fantasmatique? contenant du fonctionnement psychique lui-même? Le travail de deuil de l'analysant a son double en miroir chez l'analyste : c'est le travail de mise à mort de luimême. Là réside la limite extrême de l'abstinence analytique : plutôt que d'être à l'égard de son analysant dans un esprit messianique, l'analyste doit accepter «qu'il croisse et que je diminue ».

Mots clés — Temps d'après. Interruption et attaque du sens. Le négatif dans l'analyse et chez l'analyste. Réaction thérapeutique négative et «maladie postanalytique» (M. de M'Uzan). L'inépuisable de l'ics et de l'Infantile.

Otto KERNBERG. — Trente méthodes pour détruire la créativité des candidats analystes

Résumé — L'auteur relève les facteurs qui inhibent la créativité des candidats à la formation psychanalytique. Il en fait état de trente, parmi lesquels : le ralentissement systématique de la progression, le rabâchage dogmatique des articles clés de Freud, le monolithisme des approches théoriques, la mise à l'écart des candidats des activités de la Société psychanalytique, l'accentuation des rapports hiérarchiques, l'isolement intellectuel des instituts, etc.

Mots clés — Formation. Technique. Clinique. Créativité. Inhibition.

Jean COURNUT. — Le sens de l'après-coup

Résumé — L'idée d'après-coup renverse les repères de la temporalité habituellement vécue comme linéaire. C'est un deuxième trauma qui donnera du sens à un premier qui n'avait pas été élaboré psychiquement. C'est l'exemple de l'Emma de Freud, et celui des deux temps du complexe de castration. On envisage aussi les ratés de l'après-coup, y compris dans le transgénérationnel, et la différence entre celui-ci et l'idée d'évolution.

Mots clés — Après-coup. Évolution. Temporalité. Complexe de castration. Transgénérationnel.

Michel NEYRAUT. — Considérations rétrospectives sur l'après-coup

Résumé — Le temps à partir duquel s'énonce un après-coup est celui du présent de renonciation. Le «premier mensonge hystérique» se déroule en deux temps dont le second n'est traumatique que par le souvenir du premier, dans l'exemple princeps: un attentat sexuel. «L'esquisse d'une psychologie scientifique » constitue le premier temps d'un mouvement théorique dont le second, de façon récurrente, recoupe le premier par le rappel d'une contrainte biolo-


Résumés 1387

gique. La menace de castration elle-même n'est plausible qu'après coup; et le « soll Ich werden », le sujet en devenir, représente le projet d'un autre genre d'après-coup.

Mots clés — Après-coup. Signification. Biphasisme. Feed-back. Croyance. Subjectivation.

Ignés SODRE. — Insight et après-coup

Résumé — L'auteur défend l'idée que la notion d'« après-coup » n'est pas utilisée par les Anglais en raison de la traduction fautive du terme Nachtraglichkeit par deferred action et parce que la notion d'insight est comprise comme décrivant un événement psychique capable de réorganiser le rôle des événements passés et des relations d'objets internes dans le fonctionnement psychique présent du patient.

Mots clés — Après-coup. Identification. Insight. Interprétation. Relation d'objet interne. Rêve. Souvenirs. Technique analytique.

Ernst FALZEDER. — Ma grande patiente, mon principal fléau

Résumé — Pendant de nombreuses années, Freud traita une patiente à laquelle il était très attaché et dont la cure exigea de lui de gros sacrifices. Il consigna son cas par écrit dans au moins six articles. Cette femme joua un rôle important dans le conflit qui opposa Freud à Jung. Cet article, qui est un exposé du cas en question, donne l'interprétation de Freud sur la névrose de sa patiente : il montre les répercussions que ce cas eut dans l'histoire et les développements théoriques et techniques de la psychanalyse.

Mots clés — Hystérie d'angoisse. Névrose obsessionnelle. Amour de transfert. Résistance.

Conrad STEIN. — D'une voie telle que « la vie réelle n'en offre pas de modèle » : surmoi ou espérance analytique ?

Résumé — Sous ce titre, sont publiées les deux sections d'un travail inédit, « Nouvelles observations sur l'amour de transfert », auxquelles Catherine Parat fait référence dans son article paru dans la présente Revue, LX, 3, juillet-septembre 1996, p. 643-662.

1 / Réminiscences de l'analyse d'une patiente ayant persisté à soutenir qu'elle venait à ses séances dans le seul but d'obtenir que son psychanalyste s'engage avec elle dans une liaison : il apparaît que la revendication génitale est représentative d'une détresse d'enfant.

2 / Concernant la question d'éventuels rapports sexuels entre analyste et patient, plutôt que de prendre en compte un surmoi analytique qui serait de nature à faire obstacle à la tentation de céder à un désir érotique génital, l'auteur s'emploie à mettre en évidence les motivations inconscientes en raison desquelles le psychanalyste est habituellement prémuni contre un désir de cette sorte et engagé, selon l'expression de Freud, dans une voie telle que « la vie réelle n'en offre pas de modèle ».

Mots clés — Amour d'enfant. Amour de transfert. Dépit du psychanalyste. Espérance du psychanalyste. Passage à l'acte du psychanalyste. Surmoi analytique.


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Murielle GAGNEBIN. — Défense et illustration de la notion de «greffe métaphorisante »

Résumé — A la thèse de «gain narcissique » occasionné par les traumas à venir dans l'aprèsanalyse et développée par C. et S. Botella, M. Gagnebin, translatant le champ de l'analyse au champ de la critique d'art ( l'homo post analyticus pourrait être ainsi considéré comme « l'artiste » de sa propre vie), propose, à son tour, une notion, celle de «greffe métaphorisante ». Elle donne trois exemples de ce phénomène qui mettent en évidence un travail de recréation douloureux et décisif. Déclenchée par le discours du critique, cette construction, sorte de «bouture signifiante », pourrait donc disposer parfois de pouvoirs comparables à ceux de l'interprétation psychanalytique, pouvoirs qui portent non sur l'artiste mais sur son oeuvre en évolution.

Mots clés — Création. Deuil. Espace potentiel. Gain narcissique. Greffe métaphorisante. Greffe symbolisante. Spectre d'identité. Trauma postanalytique. Travail du négatif.

Jean-François RABAIN. — Après l'analyse, l'écriture...

Résumé — L'écriture ou la poursuite du travail analytique par d'autres moyens. M. Leiris et G. Perec ont tous deux publié leur oeuvre capitale après la fin de leur analyse.

H. Guntrip, également, parachève celle-ci après la mort de son analyste, D. Winnicott, avec un rêve de deuil saisissant qui remet en scène un souvenir oublié, jamais remémoré.

Mots clés — Écriture. Maladie postanalytique. Leiris. Perec. Guntrip.

Wilfrid REID. — Plaidoyer pour la monadologie freudienne ou pour en finir avec la légende d'un Winnicott antisexuel

Résumé — Ce que l'on désigne souvent comme le solipsisme freudien n'est pas très prisé dans la littérature. D'ailleurs, on perçoit parfois une contradiction entre le développement postfreudien de la théorie du contre-transfert et ce solipsisme présumé de la métapsychologie freudienne.

C'est pourquoi il faut distinguer le solipsisme où il n'est de réalité que celle du sujet et le monadisme où la psyché forme en elle-même une unité pour les fins de l'organisation de la conflictualité inconsciente. Cette distinction conceptuelle peut redonner sa pertinence clinique à la métapsychologie de Freud quand, dans l'après-coup de la conception d'un originaire dyadique chez Winnicott, la monadologie freudienne devient un acquis, plutôt qu'une donne initiale du développement psychique. Dans ce contexte, si Winnicott s'intéresse fondamentalement à autre chose que le sexuel, il n'est pas pour autant antisexuel ; au contraire, il offre une modélisation d'un certain travail de monadisation, travail qui s'avère une condition nécessaire du processus de subjectivation du sexuel.

Mots clés — Solipsisme freudien. Monadisme. Originaire dyadique. Travail de monadisation. Subjectivation du sexuel. Métapsychologie freudienne. Winnicott.


Summaries

Michel de M'UZAN. — Chimena's eyes

Summary — In the same way as transference neurosis takes over from clinical neurosis, and upstream from infantile neurosis, « after-analysis » also proceeds in its turn from transference neurosis in order to constitute an original entity : the «postanalytical illness».

The form taken by the latter depends : 1 / on the structure of the treatment ; 2 / on its end. In one case transference neurosis developed on the model of a story, leading to a resolution of the transference and to a real end. In this case, the end constitutes a « phenomenological rupture » that leads to mourning of the modality of mental functionning experienced in the treatment. In the case where the transference is not constructed on this model, the end of the treatment is indecisive and ambiguous. There is no phenomenological rupture and the modality of mental funcionning characteristic of the treatment is further maintained, preserving archaic mechanisms at work, precisely, in « creativity ».

Key-words — Transference neurosis. Phenomenological rupture. Creativity.

Marie-Lise ROUX. — The art of accomodating left-overs

Summary — Every analysis entails the limit of a «remainder», that cannot be crossed, but it can also lead to an original creation of oneself. This creation implies that infantile sensoriality can find a place to express itself. The mourning of analysis is more of this place than of the analyst him-or-herself.

Key-words — Creativity. Mourning. Otherness. Reflexivity.

César and Sarà BOTELLA. — The incompletion of every analysis

Summary — Every analytical treatment, including the most successful entailing the resolution of neurosis, comprises a certain degree of incompletion, without this meaning, however, that analysis doesn't have an end. This incompletion corresponds to a more general problem, that of the incompletion of the psyche itself. The authors describe the functionning of what they qualify as irréversible processes and connect these to what Freud, without defining them or indica-


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ting his means of reasoning or the lines he takes, calls « processes of spontaneous rearranging » and «newly acquired meaning ». Narcissism is particularly implicated, all the more so since in the «post-analytical period », once the neurotic objectai conflicts have been resolved, the narcissistic dimension that had up till then been partly masked by conflictual object cathexes comes to the fore of the psychic scene.

Key-words — Reversible process and irreversible process. Temporal simultaneity. Narcissistic accomplishment. Convergent development of the psyche.

Anne DENIS. — The expérience of processes

Summary — There is no such thing as psychoanalysis without regressions and unbinding that, as Freud said, enable the expérience of processes on body and soul.

Expérience is the condition of process and implies the access to representations of castration, death, and mourming without which the splitting of the ego continues to operate.

Disavowel isconsidered as constituent of development, and the post-analytical period ischaracterized by the removal of splitting and the abandonning of antiknowledge (Bion's-K) in favour of aperception, that is to say of a re-established link between the subject and his representations.

The liquidation of the transference is continually carried out in an oblique manner via correct interprétations that unbind infantile objects incribed as non-transformational objects.

The recovery of temporality, characteristic of the post-analytical period, gives rise to the idea that the psyche is only unfurled when it is situated in time.

Key-words — Process and expérience. Process and negativity. Disavowal and antiknowledge. Aperception.

Dominique ARNOUX. — An endless task

Summary — On the basis of the last moments of an analysis and its prolongation, the author follows différent trains of thought in order to conceptualize the end of analysis and the period after. Among these are absence, the remainder and durcharbeit in writing and the créative process. The writers Blanchot, Bataille and Beckett who had encountered psychoanalysis, and their writings, contribute to the consideration of this question that stems from the 1920'.

Key-words — Acting. Absence. Mourning. Writing. Insight. Transition.

Jean-Michel PORTE. — A post-analytical question conceming the possible fetishization of the gaze in psychotherapy

Summary — It can happen that we have a patient in psychotherapy who has already done an apparently satisfactory analysis and that we witness the émergence of considérable psychic material, generally of a narcissistic nature, that did not arise on the couch. The author puts forward the idea of the existence of a mechanism of fetishization of the psychoanalyst's gaze, rendered possible by the face to face relation, and that contributes to this emergence.

Key-words — Fetishization. Perception. Psychotherapy.


Summaries 1391

Jean LAPLANCHE. — The aims of the psychoanalytical process

Summary — Psychoanalysis must not be considered as technical knowledge that can be subordinated to extrinsic aims (health, adaptation, training, etc.). The aims of psychanalysis are linked to its very process. The latter, in its turn, must be envisaged in the light of the process of the constitution of the apparatus of the soul, of which it is a reinstigation and re-elaboration. The main coordinate is the relation to the enigma of the other (the adult for the child, the analyst for the analysant). Only this relation (the hollowed-out transference so to speak) brings the necessary force for the re-establishment of the original process. After analysis, this relation to the enigma can have two outcomes : either it is once more shut in or it remains open as an opening to the other). This last possibility can be termed the «tranference of transference ».

Key-words — Aims of analysis. Enigma of the other. Hollowed-out transference. Transference of transference. Inspiration.

Guy LAVAL. — Love of the devil

Summary — Michel M'Uzan's proposition that the post-analytical ego is «in love with the unconscious » might confirm a différent interprétation of Freud's famous (and beautiful in a Goethe-like way) expression : «Wo Es war soll lch werden. » A «wo » that does not travel but is transformed, is worked on in situ and « remembers », a place of resonances and correspondences rather than of territorial conquests. A «sollen » that is not imperative but hypothetical expressing a wish. This must be re-expressed in a new translation, which I have hardly even broached.

Key-words — Love of the devil. Love of the unconscious. Wo. Soll.

Olivier FLOURNOY. — Should one remember one's analysis ?

Summary — Sublimation, one of the rare psychoanalytical concepts that could concern those who have finished their analysis does not belong to the domain of experience other than as a reactional formation. The author puts forward the concept of «enjoyment in saying » as articulating a «succesful » end of analysis and the hope that post-analysis be différent from pre-analysis, a necessary hope but one that cannot be validated once the treatment is finished without analysis to say so.

Key-words — Screen memory. Mourning. « Matapsychoanalysis ». « Enjoyment in saying ».

Florence GUIGNARD. — The time afterwards

Summary — In so far as it is a paradigm of the clash between the finite time of organized psychictime and the infinité time of the unconscious, the « time afterwards» may or may not constitute the time of a period of psychic work, just as the so-called time « of analysis » can be illusory when it is dominated by an attack against the processes of liason and disinvestment of the search for meaning.


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It can happen that the analysant leaves analytic treatment cured forever of psychic life. This disagreeable perspective, to which the growth of « short therapy » techniques testifies, indicates a short-circit in the thought progress and a 180 turnabout in group mentality. It has a particlarly painful aspect in so far as the meaning of the psychoanalyst's life is concerned : can he really have spent the best years of his life producing something negative ?

The author here poses the question of post-analytical repression and, more precisely, regarding the unconscious and the constant urge of the drive, the question of knowing what it is that is repressed : the fantasmatic content ? the containor of psychic functionning itself ? The analysant's work of mourning has its mirror reflection in the analyst : it is the work of putting himself to death. Herein résides the extrême Iimit of analytic abstinence : rather than take a messianic role vis-a-vis his analysant, the analyst should accept «that he grows and that I diminish ».

Key-words — The time afterwards. Interruption and the attack against meaning. The negative side of analysis and of the analyst. Negative therapeutic reaction and «post-analytical illness» (M. de M'Uzan). The inexhastability of the unconscious and infantile.

Otto KERNBERG. — Thirty methods to destroy the creativity of psychoanalytic candidates

Summary — The author indicates the factors inhibiting the creativity of candidates for psychoanalytical training. He lists thirty amongst which are the following : the systematic slowingdown of the profession, the dogmatic regurgitation of Freud's key articles, the monolithism of theoretical approaches, the distancing of candidates from the activities of the psychoanalytical society, the intensification of hierarchical relations, the intellectual isolation of institutions.

Key-words — Training. Technique. Clinic. Creativity. Inhibition.

Jean COURNUT. — Retroactive meaning

Summary — The idea of rétroaction overthrows the references of temporality that is usually experienced as linear. A second trauma gives meaning to a first trauma that had not been psychically elaborated. There is the example of Freud's Emma and that of the two instances of the castration complex. The failure of retroaction is also envisaged, including in transgenerational experience, also the difference between the former and the idea of évolution.

Key-words — Rétroaction. Evolution. Temporality. Castration complex. Transgenerational.

Michel NEYRAUT. — Retrospective comments on « retroaction »

Summary — Retroaction isformulated in the present time of enunciation. The «first hysterical lie » is articulated in two phases, the second of which is traumatic only in light of the memory of the first, which in our prime example is a sexual assault. «The outline of a scientific psychology » constitutes the first instance of a theoretical movement of which the second recurrently


Summaries 1393

evokes the first with the reminder of a biological constraint. The menace of castration itself is only plausible retroactively, and the «soll Ich werden », the « becoming » subject represents the intention of anothertype of retroaction.

Key-words — Retroaction. Signification. Biphasism. Feedback. Belief. Subjectivation.

Ignés SODRE. — Insight and retroaction

Summary — The author defends the theory that the notion of « retroaction » is not used by the English because of the mistranslation of the term « Nachtraglichkeit » as « deferred action » and because the notion of « insight » is understood as refering to a psychic event capable of reorganizing the rôle of past events and internai object relations in the present psychic functionning of the patient.

Key-words— Retroaction. Identification. «Insight». Interpretation. Internal object relation. Dream. Memories. Analytic technique.

Ernst FALZEDER. — My important patient : my main calamity

Summary — For many years Freud treated a woman patient who meant very much to him and for whose treatment he made the most extraordinary sacrifices ; he wrote down her case history, and he described her case in at least six articles; in addition, this woman played a major role in the conflict between Freud and Jung. This paper sketches the case history, presents Freud's interpretation of her neurosis, and outlines the important consequences of this classical case in the history of psychoanalysis for the theory and technique of psychoanalysis.

Conrad STEIN. — On an approach «for which real life doesn't provide a model»

Summary — Under this title are published the two sections of a previously unpublished work, « New observations on transference love » to which Catherine Parat refers in her article in the current issue, LX, July-September 1997, p. 643-662.

1/ This concems the analyst's réminiscences about a patient who persisted in insisting that she came to her sessions with the sole intention of making her psychoanalyst have an affair with her: it appears that this genital demand represents a childhood distress.

2 / Concerning the question of possible sexual relations between the analyst and the patient, rather that take into account an analytical superego of a nature to hinder the temptation to give in to genital erotic desire, the author attemps to reveal the unconscious motivations that usually arm the psychoanalyst against a desire of this sort and, according to Freud's expression, commits him to an approach «for which reality doesn't provide a model.

Key-words — Love of the child. Transference love. The psychoanalyst's vexation. The psychoanalyst's hope. Psychoanalytical passage to the act. Analytical superego.


1394 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

Murielle GAGNEBIN. — Defence and illustration of the notion of « metaphorizing graft»

Summary — In response to the thesis of « narcissistic gain » caused by traumas to corne in the post-narcissistic period and developed by C. and S. Botella, M. Gagnebin, translating the field of analysis into the field of art criticism (the « homo post analyticus » could thus be considered as the « artist of his own life ») proposes the notion of a « metaphorizing graft ». She gives three examples of this phenomenon that indicate a painful and decisive task of recreation. Prompted by the critic's discourse, this construction, a sort of «signifying » cutting can sometimes have powers comparable to those of psychoanalytical interpretation, powers that concern not the artist but his developing work.

Key-words — Creation. Mourning. Potential space. Narcissistic gain. Metaphorization graft. Spectre of identity. Post-analytical traumas. Work.

Wilfrid REID. — A pleafor Freudian monadology or putting an end to the legend of an anti-sexual Winnicott

Summary — The Freudian solipsism as it is often called is not considered of very much value in psychoanalytic literature. In fact, there is often a contradiction between the post-Freudian development of the theory of counter-transference and this presumed solipsism of Freudian metapsychology.

That is why we must distinguish between the solipsism, in which there is no reality other than that of the subject, and monadism in which the psyche forms in itself a unity for the purpose of organizing unconscious conflictuality. This conceptual distinction can once again give clinical pertinence to Freud's metapsychology at a time when, in the wake of Winnicott's conception of a diadic origin, Freudian monadology is considered to be an acquisition rather than an initial factor of psychic development. We can add that whilst Winnicott in this context is fundamentally interested in something other than sexuality, he is nevertheless not antisexual. On the contrary, he puts forward a theory of the modelization of a certain task of monadization, a task that turns out to be a necessary condition of the process of subjectivizing sexuality.

Key-words — Freudian solipsism. Monadism. Diadic origin. Task of monadization. Subjectivization of sexuality. Freudian metapsychology. Winnicott.

Jean-François RABAIN. — After analysis, writing...

Summary — Writing or the pursuit of analytic work by other means. M. Leiris and G. Perec both published their major work after the end of their analysis.

H. Guntrip also put the finishing touch to his after the death of his analyst, D. Winnicott, with a startling mourning dream that re-enacts a forgotten, never remembered memory.

Key-words — Writing. Post-analytic illness. Leiris. Perec. Guntrip.


Ûbersichte

Michel de M'UZAN. — Die Augen von Chimène

Ùbersicht—So wie die Übertragungsneurose die Nachfolgeder klinischen Neurose einnimmt, oberhalb der Kindheitsneurose, ensteht die «Nach-Analyse» ihrerseits aus der Ubertragungsneurose, um sich in einer originalen Einheit zu konstituieren : die post-analytische Krankeit.

Die von dieser «Krankheit» eingenommene Form hängt ab : 1 / von der Struktur der Kur; 2/von ihrer Beendigung. In einem ersten Fall hat sich die Übertragungsneurose nach dem Modell des Märchens entwickelt und zu einer Auflösung der Ubertragung und zu einem richtigen Ende geführt. In diesem Fall bedeutet die Beendigung einen phänomenologischen Abbruch, welcher zur Trauerarbeit der Modalitat des in der Kur erlebten psychischen Geschehens führt. Im Fall, dass die Ubertragung sich nicht auf diesem Modell aufgebaut hat, ist das Ende der Kur ungewiss und zweifelhaft, es gibt keinen phänomenologischen Abbruch und die Modalitat des psychischen Geschehens der Kur wird erhalten, indem archaische Mechanismen beibehalten werden, welche eben in der Kreativität am Werk sind.

Schlüsselworte — Ubertragungsneurose. Phänomenologischer Abbruch. Kreativität.

Marie-Lise Roux. — Die Kunst, die Reste zu verwenden

Ubersicht — Jede Analyse enthält einen unüberschreitbaren « Rest », sie kann jedoch zu einer originalen Schöpfung von sich selbst führen. Diese Schöpfung setzt voraus, dass die infantilen sensorischen Zonen einen Ausdrucksort finden können. In der Uberwindung der Trauer um die Analyse geht es mehr um diesen Ort als um den Analytiker.

Schlüsselworte — Schöpfungskraft. Trauer. Andersheit. Reflexivitat.

César et Sàra BOTELLA. — Die Unfertigkeit jeder Analyse

Ùbersicht — Jede analytische Kur, auch wenn sie, erfolgreich, zur Auflösung der Neurose fuhrte, enthàlt eine gewisse Unfertigkeit, was nicht unbedingt heisst, dass die Analyse unend-


1396 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

lich ist. Diese Unfertigkeit entspricht einem allgemeineren Problem : dem Problem der Unfertigkeit der Psyche selbst. Die Autoren beschreiben das Geschehen von Prozessen, welche als irreversibel bezeichnet werden und sie setzen diese Prozesse mit dem, was Freud, ohne es zu definieren und ohne Angabe der Mittel und Wege, «spontane Umarbeitungsprozesse » und «neu erworbenen Sinn » nennt. Der Narzissmus ist ganz besonders darin verwickelt, um so mehr als « nach der Analyse », wenn die neurotischen Objektkonflikte gelöst sind, die narzisstischen, bis dahin teilweise von den konfliktgeladenen Objektbesetzungen bedeckten Einsätze in den Vordergrund des psychischen Schauplatzes treten.

Schlüsselworte — Reversibler Prozess und irreversibler Prozess. Zeitliche Gleichzeitigkeit. Narzisstische Erfüllung. Konvergente Entwicklung der Psyche.

Anne DENIS. — Prozesse erleben

Ubersicht — Es gibt keine Psychoanalyse ohne Regressionen und Entbindungen, welche das Empfinden der Prozesse im Körper und in der Seele ertauben, wie Freud sagte.

Das Empfundene ist Bedingung des Prozessuellen und setzt den Zugang zu den Kastrations-, Todes- und Trauervorstellungen voraus, ohne welche die Spaltung des Ichs weiterhin aktiv bleibt.

Dier Verleuzgnung wird als konstitutiv fur die Entwicklung betachtet und die Zeit nach der Analyse wird somit charakterisiert durch die Aufhebung der Spaltung und den Verzicht auf die Anti-Erkenntnis (-K von Bion) zugunsten der Aperzeption, das heisst einer wiederhergestellten Bindung zwischen dem Subjekt und seinen Vorstellungen.

Die Auflösung der Ùbertragung erfolgt fortwährend und in Seitenbewegungen, anhand von treffenden Deutungen, welche die infantilen Objekte, als Nichttransformationsobjekte eingeschrieben, entbinden.

Die wiedergefundene, fur die Nachanalyse charakteristische Zeitlichkeit erlaubt die Uberlegung, dass die Psyché nur dann weitgreifend sein kann, wenn sie sich in die Zeit eingliedert.

Schlùsselworte — Prozess und Empfinden. Prozess und Negativität. Verleugnung und AntiErkenntnis. Aperzeption.

Dominique ARNOUX — Eine unendliche Aufgabe

Ubersicht — Vom Bericht der letzten Momente einer Kur und deren Auswirkungen ausgehend, verfolgt der Autor mehrere Spuren, um die Beendigung und die Zeit nach der Analyse zu überdenken. Die Abwesenheit, der Rest, die Durcharbeit im Schreiben und im Schöpfungsprozess werden einbezogen. Schriftsteller wie Blanchot, Bataille und Beckett sind der Psychoanalyse begegnet und ihre Schriften helfen uns beim Nachdenken über diese in den zwanziger Jahren aufgekommene Frage.

Was kann man anhand der Ausdehnungen des Felds der Psychoanalyse darüber sagen ?

Schlüsselworte — Agieren. Abwesenheit. Trauer. Schreiben. Insight. Ubergang.


Ubersichte 1397

Jean-Michel PORTE. — Eine Frage nach der Analyse : kann der Blick in der Psychothérapie zum Fetisch werden ?

Ubersicht — Es kann vorkommen, dass wir einen Patienten, welcher bereits eine anscheinend befriedigende Analyse beendet hat, in Psychotherapie nehmen und dass ein wichtiges psychisches im allgemeiner narzisstisches Material auftaucht, das in der Analyse auf der Couch nicht zutage getreten war. Der Autor stellt sich Fragen über die Existenz eines Mechanismus, welcher den Blick des Psychoanalytikers zum Fetisch werden lässt, dank des Gegenübersitzens, welches an dieser Emergenz beteiligt wäre.

Schlüsselworte— Fetischisierung. Wahrnehmung. Psychotherapie.

Jean LAPLANCHE. — Ziele des psychoanalytischen Prozesses

Ùbersicht — Die Psychoanalyse kann nicht als ein technisches Wissen betrachtet werden, welches äusseren Zielen (der Gesundheit, der Anpassung, der Ausbildung, usw.) unterstellt werden könnte. Die Ziele der Psychoanalyse sind an ihren Prozess selbst gebunden. Dieser seinerseits muss anhand des Konstitutionsprozesses des Seelenapparates angegangen werden ; der Prozess der Analyse ist eine Wiederbegrundung und eine Wiedererarbeitung dieses Konstitutionsprozesses. Die Hauptkoordinate ist die Beziehung zum Ratsel des andern (der Erwachsenen fur das Kind - der Analytiker fur den Analysanden). Einzig diese Beziehung (hohlförmige Übertragung) bringt die nötige Kraft auf, damit eventuell der Urprozess wieder aufgenommen werden kann. Nach der Analyse kann diese Beziehung zum Rätsel zwei Schicksale haben : sie kann entweder wieder zugeschlossen werden oder sie kann offen bleiben, als Eingebung, potentielle Öffnung durch den andern (eher als: Öffnung zum andern). Die letztere Eventualitât kann als « Ubertragungsübertragung » bezeichnet werden.

Schlüsselworte — Ziele der Analyse. Ratsel des andern. Hohlförmige Ubertragung. Ubertragungsùbertragung. Eingebung.

Guy LAVAL. — Die Teufelsliebe

Ubersicht — Der Vorschlag von Michel de M'Uzan : «Das Ich nach einer Analyse ist in das Unbewusste verliebt» könnte zu einer neuen Lektüre der berïhmten (und wie von Goethe schônen) Formel von Freud «Wo Es war soll Ich werden » führen. Ein «Wo », welches nicht reist, sich jedoch verwandelt, in situ bearbeitet wird und «sich erinnert », ein Ort von Resonanzen und von Ko-rrespondenzen vielmehr als von territorialen Eroberungen ; ein «sollen », welches nicht imperativ, sondern hypothetisch ist und den Wunsch trägt. Was hier nur leicht angedeutet wird, muss in einer neuen Ùbersetzung wiedergefunden werden.

Schlüsselworte — Teufelsliebe. Liebe des Unbewussten. Wo. Soll.

Olivier FLOURNOY. — Muss man sich an seine Analyse erinnern ?

Ubersicht— Die Sublimierung, einer der seltenen psychoanalytischen Konzepte, welcher die Personen, die ihre Analyse beendet haben, betreffen könnte, gehört nicht zum Bereich der


1398 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

Erfahrung, oder aber als Reaktionsbildung. Der Autor schlägt einen Konzept vor, den « Genuss des Gesagten », ein Konzept, welcher eine «erfolgreiche» Beendigung der Analyse und die Hoffnung, dass die Zeit nach der Analyse verschieden sein könnte von der Zeit vor der Analyse, verknùpft. Diese Hoffnung ist notwendig, sie kann jedoch nach der Beendigung der Kur nicht erfasst werden, in Ermangelung einer Analyse, in welcher sie gesagt werden kônnte.

Schlüsselworte — Deckerinnerung. Trauer. « Metapsychoanalyse ». « Genuss des Gesagten ».

Florence GUIGNARD. — Die Zeit nachher

Ubersicht— Paradigma des Zusammenstosses zwischen der endlichen Zeit des organisierten psychischen Geschehens und der unendlichen Zeit des Unbewussten, kann die «Zeit nachher» die Zeit einer psychischen Arbeit bilden, oder nicht, genau so wie die «Zeit der Analyse » illusorisch sein kann, wenn sie vom Angriff auf die Bindungsprozesse und von der Zurückziehung der Besetzung dominiert wird.

Es kann vorkommen, dass der Analysand aus der analytischen Kur als für immer vom psychischen Leben geheilt hervorgeht. Diese unangenehme Perspektive, von welcher die Effloreszenz der «Kurztherapietechniken » bezeugt, untersteht einem Kurzschluss der Denkprozesse und einer 180 gradigen Kippe in der Gruppenmentalitàt. Sie erhëlt einen besonders schmerzhaften Sinn, was den Sinn des Lebens des Psychoanalytikers anbelangt: hat er die schönsten Jahre seines Lebens damit verbracht. Negatives zu produzieren ?

Die Autorin stellt sich die Frage der Verdrängung nach der Analyse, genauer gesagt, die Frage, in Bezug auf das Unbewusste und das ständige Drängen des Triebs : was wird verdrängt? Fantasmatischer Inhalt? Behälter des psychischen Geschehens selbst? Die Trauerarbeit des Analysanden hat seine Doppelspiegelfigur beim Analytiker: es geht um die Tötungsarbeit seiner selbst. Darin liegt die extreme Grenze der analytischen Abstinenz : anstatt seinen Analysanden mit einem messianischen Geist zu empfangen, muss der Analytiker akzeptieren, dass «er wächst und ich verhalle ».

Schlüsselworte — Zeit nachher. Unterbrechung und Angriff des Sinnes. Das Negative in der Analyse und beim Analytiker. Negative Therapeutische Reaktion und « Postanalytische Krankheit» (M. de M'Uzan). Das Unerschöpfliche des Unbewussten und des Infantilen.

Otto KERNBERG. — 30 Art und Weisen, die Schöpfungskrqft der Psychoanalysekandidaten zu zerstören

Ubersicht — Der Autor deckt die Faktoren auf, welche die Schöpfungskraft der Kandidaten fur die psychoanalytische Ausbildung hemmen. Es zeigt 30 Faktoren auf, unter ihnen : die systematische Verlangsamung der Progression, das dogmatische Wiederkauen der Hauptartikel von Freud, der monolithische Zugang zur Theorie, das Fernhalten der Kandidaten von den Aktivitaten der psychoanalytischen Gesellschaft, die Akzentuierung der hierarchischen Beziehungen, die intellektuelle Isolierung der Institute, usw.

Schlüsselworte — Ausbildung. Technik. Klinik. Schöpfungskraft. Hemmung.


Ûbersichte 1399

Jean COURNUT. — Der Sinn des « Nachtraglichen »

Ubersicht — Die Idee des «Nachtraglichen» kehrt die Anhaltspunkte der Zeitlichkeit um, welche normalerweise als linear empfunden wird. Ein zweites Trauma gibt einem ersten Trauma, welches psychisch nicht erarbeitet wurde, einen Sinn. Wir kennen das Beispiel von Emma bei Freud und das Beispiel der zwei Zeitpunkte des Kastrationskomplexes. Der Autor untersucht ebenso das Misslingen des «Nachtraglichen», auch in den transgenerationalen Mandaten ; er hebt den Unterschied zwischen diesen Mandaten und der Entwicklungsidee hervor.

Schiüsselworte — Nachtraglich. Entwicklung. Zeitlichkeit. Kastrationskomplex. Transgenerational.

Michel NEYRAUT. — Retrospektive Ansichten über das Nachträgliche

Ubersicht — Der Zeitpunkt, ab welchem ein « Nachträgliches » zum Ausdruck gebracht wird, ist die Gegenwart der Aussage. Die «erste hysterische Lüge » spielt sich in zwei Zeitphasen ab ; die zweite ist traumatisch nur in Bezug auf die Erinnerung der ersten, im historischen Beispiel ein sexuelles Attentat. Der « Entwurf einer wissenschaftlichen Psychologie» bildet die erste Zeitphase einer theoretischen Bewegung; die zweite Zeitphase überdeckt auf eine rekurrente Art und Weise die erste durch die Erinnerung an einen biologischen Zwang. Die Kastrationsdrohung selbst ist nur nachtraglich plausibel ; und das « soll Ich werden », das Subjekt im Werden, stellt das Projekt einer anderen Art von « Nachträglichkeit » dar.

Schiüsselworte — Nachträglich. Bedeutung. Zweiphasische Entwicklung. Feed-back. Glaube. Subjektivierung.

Ignes SODRE. — « Insight » und das Nachträgliche

Ubersicht — Die Autorin verteidigt die Idee, dass die falsche Ubersetzung (deferred action) daran schuld ist, dass der Begriff der « Nachträglichkeit » von den Engländern nicht angewendet wird ; auch wird der Begriff « Insight » in England so verstanden, dass er ein psychisches Ereignis beschreibt, welches fähig ist, die Rolle der vergangenen Ereignisse und der inneren Objektbeziehungen im gegenwärtigen psychischen Geschehen des Patienten zu reorganisieren.

Schiüsselworte — Nachträglich. Identifizierung. Insight. Deutung. Innere Objektbeziehung. Traum. Erinnerungen. Analytische Technik.

Ernst FALZEDER. — Meine grosse Patientin, meine Hauptplage

Ubersicht — Eine Patientin hat Freud durch beinahe sieben Jahre als «GroISpatientin » und «Hauptplage » begleitet, eine Frau, die er als Freundin bezeichnete, beim Vornamen nannte, die ihm aulSerordentlich viel bedeutete. Sie spielte nicht nur eine wesentliche Rolle im Konflikt zwischen Freud und Jung, Freud hat ihren Fall nicht nur in mindestens sechs Artikeln geschildert und in einer (verschollenen) Fallgeschichte dargestellt, sie war nicht nur Koautorin eines seiner Artikel, sondern es waren auch wesentliche seiner therapeutischen und theoretischen


1400 Revue française de Psychanalyse, N° 4 - 1997

Konzepte von ihr inspiriert. So war sie AnstoK fur ihn, ein neues Stück Theorie, die Einführung der anal-sadistischen Phase, zu formulieren.

Schlüsselworte — Angsthysterie. Zwangsneurose. ÛbeUtragungs. Widerstand.

Conrad STEIN. — Ein solcher Weg, dass « das reale Leben kein Modell davon bietet » : Uberich oder analytische Hoffnung ?

Ubersicht — Unter diesem Titel werden zwei Abschnitte einer unveröffentlichten Arbeit publiziert, «Neue Betrachtungen über die Ubertragungsliebe »; Catherine Parat bezieht sich darauf in ihrem in dieser Revue erschienenen Artikel, LX, 3, Juli-September 1996, S. 643-662.

1 / Reminiszenzen einer Analyse mit einer Patientin, welche darauf beharrte, dass sie in ihre Sitzungen komme mit dem einzigen Ziel, den Analytiker dazu zu bringen, mit ihr ein Verhältnis einzugehen ; es geht hervor, dass die genitale Forderung eine kindliche Verzweiflung darstellt.

2 / Was die Frage eines eventuellen geschlechtlichen Verkehrs zwischen Analytiker und Patienten anbetrifft, zeigt der Autor auf, dass es nicht so sehr darum geht, ein analytisches Uberich in Betracht zu ziehen, welches natürlich der Versuchung, einem erotischen genitalen Wunsch nachzugeben, Widerstand leisten kann ; der Autor hebt die unbewussten Motivationen hervor, welche im allgemeinen den Psychoanalytiker vor solchen Wünschen schützen und dazu führen, dass der Analytiker, nach dem Ausdruck von Freud, sich auf einem solchen Weg befindet, dass «das reale Leben kein Modell davon bietet».

Schlüsselworte — Kindesliebe. Ubertragungsliebe. Enttäuschung des Analytikers. Hoffnung des Analytikers. Agieren des Analytikers. Analytisches Uberich.

Murielle GAGNEBIN. — Verteidigung und Illustrierung des Begriffs « metaphorisierende Verpflanzung »

Ubersicht — Ausgehend von der von C. und S. Botella entwickelten These des « narzisstischen Gewinns», welcher von den zukünftigen Traumas in der Zeit nach der Analyse bewirkt wird, verschiebt M. Gagnebin das Feld der Analyse auf das Feld der Kunstkritik ( l'homo post analyticus könnte somit als «Künstler» seines eigenen Lebens betrachtet werden) ; die Autorin schlägt dann ihrerseits einen Begriff vor: die «metaphorisierende Verpflanzung». Sie schlägt drei Beispiele dieses Phänomens vor, welche eine schmerzhafte und entscheidende Wiederschöpfungsarbeit deutlich hervorheben. Diese durch die Aussprache des Kritikers hervorgerufene Konstruktion, eine Art von «Signifikant-Steckling », könnte somit manchmal über Kräfte verfügen, welche den Kräften der psychoanalytischen Deutung vergleichbar wären, Kräfte, die nicht den Künstler, sondern sein Werk und dessen Entwicklung betreffen.

Schlüsselworte — Schöpfung. Trauer. Potentieller Raum. Narzisstischer Gewinn. Metaphorisierende Verpflanzung. Signifikant-Steckling. Identitätsgespenst. Postanalytisches Trauma. Arbeit des Negativen.

Jean-François RABAIN. — Nach der Analyse, das Schreiben...

Ubersicht — Das Schreiben oder die Weiterführung der analytischen Arbeit mit anderen Mitteln. M. Leiris und G. Perec haben beide ihr Hauptwerk nach dem Ende ihrer Analyse publiziert.


Ubersichte 1401

Auch H. Guntrip vollendet sein Werk nach dem Tod seines Analytikers, D. Winnicott, mit einem ergreifenden Traum über die Trauer, welcher eine vergessene, noch nie erinnerte Erinnerung in Szene setzt.

Schlüsselworte — Schreiben. Post-analytische Krankheit. Leiris. Perec. Guntrip.

Wilfrid REID. — Plädoyer für die Freudsche Monadologie oder gegen die Legende eines anti-sexuellen Winnicott

Ubersicht — Was oft als freudscher Solipsismus bezeichnet wird, ist in der Literatur nicht sehr geschätzt. Man beobachtet übrigens manchmal einen Widerspruch zwischen der postfreudschen Entwicklung der Gegenübertragungstheorie und diesem vermuteten Solipsismus der freudschen Metapsychologie.

Daher muss man unterscheiden zwischen dem Solipsismus, in welchem die Realität nur diejenige des Subjekts ist und dem Monadismus, in welchem die Psyche in ihr selbst eine Einheit formt mit dem Ziel, die unbewusste Konflikthaftigkeit zu organisieren. Diese begriffliche Unterscheidung kann der Metapsychologie von Freud ihre klinische Stichhaltigkeit wiedergeben, wenn, nachträglich der Konzeption Winnicotts eines dyadischen Urspungs, die freudsche Monadologie eher als eine errungene Eigenschaft als eine Anfangsgegebenheit der psychischen Entwicklung betrachtet wird. In diesem Kontext, wenn Winnicott sich auch grundlegend fur etwas anderes als das Sexuelle interessiert, ist er doch nicht antisexuell ; im Gegenteil schlägt er eine Modellierung einer gewissen Monadisationsarbeit vor, welche sich als eine notwendige Bedingung des Subjektivierungsprozesses des Sexuellen erweist.

Schlüsselworte — Freudscher Solipsimus. Monadismus. Urdyade. Monadisationsarbeit. Subjektivierung des Sexuellen. Freudsche Metapsychologie. Winnicott.


Resumen

Michel de M'UZAN. — Los ojos de Chimène

Resumen — De la misma manera como la neurosis de transferencia toma el testigo de la neurosis clinica, y està mes cerca de la neurosis infantil, el posanàlisis pocede de la neurosis de transferencia para constituirse en una entidad original: la enfermedad posanalîtica. La forma que toma esta ûltima depende : 1 / de la estructura de la cura ; 2 / de su terminaciòn. En un primer caso, la neurosis de transferencia se ha desarrollado de acuerdo con el mòdelo del cuento, Ilegando a una resoluciòn de transferencia y a un fin verdadero. En este caso, la terminaciòn constituye una ruptura fenomenològica que conduce al duelo de la modalidad del funcionamiento mental experimentado en la cura. En el caso en el que la transferencia no se haya construîdo sobre este modelo, el fin de la cura es indeciso y ambiguo, no hay ruptura fenomenològica y la modalidad de funcionamiento mental propio a la cura se mantiene ostensiblemente, preservando los mecanismos arcaicos que, precisatnente, actùan en la creatividad.

Palabras claves — Neurosis de transferencia. Ruptura fenomenològica. Creatividad.

Marie-Lise Roux. — El arte de combinar los restos

Resumen — Todo anàlisis comporta un «resto » infranqueable, pero es a una creaciòn original de si a donde puede llegar. Esta creaciòn supone que la sensorialidad infantil pueda entonces encontrar un lugar para expresarse. El duelo del anàlisis es mes el del lugar que el del propio analista.

Palabras claves — Creatividad. Duelo. Alteridad. Reflexividad.


Resumen 1403

César et Sàra BOTELLA. — La interminabilidad de todo anàlisis

Resumen — Toda cura analitica incluyendo aquella que ha alcanzado el mayor logro con resolution de la neurosis, comporta en si un cierto grado de interminabilidad sin que ello quiera decir que el anàlisis no tiene fin. La interminabilidad se relaciona con un problema mes general : el de la interminabilidad del propio psiquismo. Los autores describen el funcionamiento de lo que ellos califican como procesos irreversibles y lo relacionan con lo que Freud denomina, sin definirlos o indicar sus medios y vias «proceso de cambio espontàneo » y «sentido recién adquirido ». El narcisismo esta aqui particularmente implicado y mucho, teniendo en cuenta que en el «posanàlisis», una vez que los conflictos neuroticos objetales hayan sido resueltos, las apuestas narcisistas hasta el momentao ocultas por las cargas conflictuales de objeto van a tomar la iniciativa en la escena psiquica.

Palabras claves — Proceso reversible y proceso irreversible. Simultaneidad temporal. Logro narcisista. Evolution convergente del psiquismo.

Anne DENIS. — Experimentar procesos

Resumen — No hay psicoanalisis sin regresisones y desligazones que permitan la experimentation de procesos en cuerpo y alma, como dijo Freud.

Lo experimentado es condicion del proceso e implica el acceso a las representaciones de castraciones, muerte, y duelo, sin las cuales la escision del Yo sigue actuando. La desaprobacion es considerada como constitutiva del desarrollo y el Posanalisis se caracteriza entonces por la suspension de la escision y el abandono del anticonocimiento (-K de Bion) en beneficio de la apercepcion, o sea de una ligazon restablecida entre el sujeto y sus representaciones.

La liquidation de la transferencia se efectùa contantemente y de una manera oblicua a través de las interpretaciones justas que desvinculan los objetos infantiles inscritos como objetos no transformacionales.

La temporalidad reencontrada caracteristica del posanalisis hace pensar que la psiquis sòlo esta extendida cuando esta en el tiempo.

Palabras claves — Proceso y experimentado. Proceso y negatividad. Desaprovaciòn y anticonocimiento. Apercepciòn.

Dominique ARNOUX. — Una tarea sin fin

Resumen — A partir del relato clinico de los momentos finales de una cura y sus prolongaciones, el autor considera varios ejes para pensar la terminaciòn y el posanàlisis. La ausencia, el resto, el durcharbeit en la escritura y el proceso creativo son algunos. Escritores : Blanchot, Bataille y Beckett que encontraron el psicoanalisis, sus escritos ayudan a reflexionar este sujeto nacido en los anos 20.

£Qué decir a partir de prolongaciones del campo psicoanalitico ?

Palabras claves — Acting. Ausencia. Duelo. Escritura. Insight. Transition.


1404 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

Jean-Michel PORTE. — Interrogante del posanàlisis : sobre una posible fetichizaciòn de la mirada en psicoterapia

Resumen — A veces ocurre que uno sea llevado a seguir en psicoterapia un individua que ya ha hecho un analisis aparentemente satisfactorio y comprobar la ermergencia de material psiquico importatante, generalmente de indole narcisista, que no habia surgido en el divan. El autor se interroga sobre la existencia de un mecanismo de fechitizacion de la mirada del psicoanalista, vuelto posible por el cara a cara, que participaria en dicha emergencia.

Palabras claves — Fetichizacion. Percepcion. Psicoterapia.

Jean LAPLANCHE. — Objeticos del proceso psicoanalitico

Resumen — El psicoanalisis no podria ser considerado en tanto que saber técnico, pudiendo subordinarse a objetivos extrinsicos (de salud, de adaptacion, de formacion, etc.). Los objetivos del psicoanélisis estan vinculados a su propio proceso. Este, a su vez debe ser considerado a la luz del proceso de constitucion del aparato del alma, del cual es una reinstauracion y una reelaboracion. La coordenada mayor es la relacion con el enigma del otro (el adulto para el nino -el analista para el analizante). Solo esta relacion (transferencia en juego) aporta la fuerza necesaria para una eventual vuelta en obras del proceso originario. Después del analisis, esa relacion con el enigma pueda tener dos destinos : estar nuevamente encerrada o permanecer abierta, como inspiracion, apertura potencial para con el otro (mas bien que : apertura al otro). Esta ùltima eventualidad puede ser designada como «transferencia de transferencia ».

Palabras claves — Objetivos del analisis. Enigma del otro. Transferencia en juego. Transferencia de transferencia. Inspiracion.

Guy LAVAL. — El amor del diablo

Resumen — La proposicion de Michel de M'Uzan «El yo posanalitico esta enamorado del inconsciente » podria sustentar una lectura diferente de la célebre (y goethencialmente bella) formula de Freud : «Wo Es war soll Ich werden. » Un « wo » que no viaja pero se transforma, se trabaja in situ y « se recuerda », lugar de resonancias y de co-rrespondencias mes que de conquistas territoriales; un «sollen» no imperativo sino hipotético, que vehiculiza el deseo; esto debe hallarse en una nueva traduccion, solamente bosquejada aqui.

Palabras claves — Amor del diablo. Amor del inconsciente. Wo. Soll.

Olivier FLOURNOY. — i Es necessario acordarse del analisis de uno ?

Resumen — La sublimacion, uno de los escasos conceptos psicoanaliticos que podria concernir a las personas que han terminado su analisis no pertenece al dominio de la experiencia si no en tanto que formacion reaccional. El autor propone entonces llamar «goce de lo dicho» un concepto que articularia un final de analisis acabado con «éxito » y la esperanza que luego del


Resumen 1405

analisis sea diferente que antes del analisis, esperanza necesaria que nada podria validar una vez que la cura hubiera terminado, a falta de anâlisis que lo dijera.

Palabras claves — Recuerdo-pantalla. Duelo. Metasicoanâlisis. «Goce de lo dicho ».

Florence GUIGNARD. — El tiempo posterior

Resumen — Paradigma del choque entre el tiempo acabado del funcionamiento psiquico organizado y el tiempo infinito del Inconsciente, el «tiempo posterior» puede constituir, o no, el tiempo de un trabajo psiquico, de la misma manera como el llamado tiempo «del analisis» puede ser ilusorio cuando esta dominado por el ataque contra los procesos de ligazon y de descarga de la bùsqueda del sentido.

Puede lograrse que el analizante salga de la cura analitica curado para siempre de su vida psiquica. Esta perspectiva desagradable, de las cuales testimonian con creces la avanzada de «terapias breves », da cuenta de un cortocircuito en los procesos de pensamiento y de un cambio de 180 grados en la mentalidad del grupo. Toma un sentido manifiestamente desagradable en lo concerniente al sentido de la vida del psicoanalista : i Habra pasado en consecuencia sus mejores anos de vida a producir lo negativo ?

El autor plantea entonces el interrogante acerca de la represion posanalitica y mas concretamente, frente al inconsciente y al empuje pulsional constante, el interrogante de saber lo que es reprimido: ^Contenido fantasmatico? iContinente del propio funcionamiento psiquico?

El trabajo de duelo del analizanate tiene su doble paraleslismo en el analista : es el trabajo de la muerte de si mismo. Ahi radica el limite extremo de la abstinencia analitica : mas que tener una actuitud imbuida de un espiritu mesiânico pora con su paciente, el analista debe aceptar «que él crece y que yo disminuyo ».

Palabras claves — Tiempo posterior. Interrupcion y ataque contra el sentido. Lo negativo en el analisis y en el analista. Reaccion terapeutica negativa y «Enfermedad Posanalitica » (M. de M'Uzan). Lo Inagotable del ICS y de lo Infantil.

Otto KERNBERG. — Treinta métodos para destruir la creatividad de los candidatos analistas

Resumen — El autor analiza los factores que inhiben la creatividad de los candidatos a la formacion psicoanalitica. Da cuentade treinta, entre ellos : la disminucion sistematica de la progresion, la repeticion constante de los dogmas de los articulos-claves de Freud, lo monolitico de los enfoques teoricos, la separacion de los candidatos de las actividades de la Sociedad psicoanalitica, la densidad cada vez mayor de las relaciones jerarquicas, el aislamiento intelectual de los Institutos, etc.

Palabras claves — Formacion. Técnica. Clinica. Creatividad. Inhibicion.

Jean COURNUT. — El sentido de la posterioridad

Resumen — La idea de posterioridad cambia fundamentalmente las referencias de la temporalidadad que suele vivirse como lineal. Es un segundo trauma que otogara sentido a un pri-


1406 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

mero que no habia sido elaborado psiquicamente. Es el ejemplo de la Emma de Freud, y el de dos tiempos del complejo de castracion. También se considera los fracasos de la posterioridad, incluido lo transgeneracional y su diferencia con la idea de evolucion.

Palabras claves — Posterioridad. Evolucion. Temporalidad. Complejo de castracion. Transgeneracional.

Michel NEYRAUT. — Consideraciones retrospectivas sobre la Posterioridad

Resumen — El tiempo a partir del cual se enuncia lo posterior es aquél del presente de la enunciacion. La «primera mentira histérica » se desarrolla en dos tiempos, solo siendo traumatico el segundo a causa del recuerdo del primero, en el ejemplo princeps : un atentado sexual. «El esbozo de una psicologia cientifica » constituye el primer tiempo de un movimiento teorico en el cual el segundo, de manera recurrente, recorta el primero por el recuerdo de una obligacion biologica. La amenaza de castracion no es creible sino posteriormente; y el «soll Ich werden », el sujeto en devenir representa el proyecto de otro tipo de posterioridad.

Palabras claves — Posterioridad. Significacion. Bifasismo. Feed-back. Creencia. Subjetivacion.

Ignes SODRE. — Insight y posteriodidad

Resumen — El autor defiende la idea de que la nocion de «posterioridad » no es utilizada por los ingleses a causa de la traduccion erronea del término Nachtraglichkeit por deferred action y porque la nocion de insight es entendida en tanto que descripcion de un acontecimiento psiquico capaz de reorganizar el papel de los acontecimientos pasados y de las relaciones de objetos internos en el funcionamiento psfquico presente del paciente.

Palabras claves — Posterioridad. Identificacion. Insight. Interpretacion. Relacion de objeto interne Sueno. Recuerdos. Técnica analitica.

Ernst FALZEDER. — Mi gran paciente, ni principal flagelo

Resumen — Durante muchos anos, Freud trato a una paciente con la cual estaba muy vinculado y cuya cura exigio de su parte importantes sacrificios. Dio cuenta de su caso por escrito en no menos de seis articulos. Esta mujer desempeno un papel muy importante en el conflicto que opuso Freud con Jung.

El articulo es una ponencia del caso en cuestion y da la interpretacion de Freud sobre la neurosis de su paciente : muestra las repercusiones que el caso tuvo en la historia y en los desarrollos teoricos y tecnicos del psicoanalisis.

Palabras claves — Histeria de angustia. Neurosis obsesiva. Amor de transferencia. Resistencia.


Resumen 1407

Conrad STEIN. — En tal via « en la cual la vida real no ofrece modelo » : i Superyo o esperanza analitica ?

Resumen — llustrados por este titulo, han sido publicadas las dos partes de un trabajo inédito, « Nuevas observaciones sobre el amor de transferencia », a proposito de las cuales Catherine Parat hace referencia en el articulo aparecido en la presente Revista, LX, 3, julio-septiembre de 1996, pagina 643-662.

1 / Reminiscencias del analisis de una paciente que persistia en sostener que ella asistia a las sesiones con el ùnico objetivo de lograr que su psicoanalista entablara una relacion con ella : se vislumbra que la reivindicacion genital es representativa de un desamparo de nina.

2 / Con respecta al tema de eventuales relaciones sexuales entre analista y paciente, mas que tomar en cuenta un superyo analitico que seria proclive a obstaculizar la tentacion de ceder ante un desea erotico genital, el autor tiene por afan el poner en evidencia las motivaciones inconscientes por las cuales el psicoanalista esté habitualmente prearmado para hacer frente a un deseo de ese tipo y comprometido segùn la expresion de Freud, en una via tal en la cual « la vida real no ofrece modelo ».

Palabras claves — Amor de nino. Amor de transferencia. Decepcion del psicoanalista. Esperanza del psicoanalista. Pasaje al acto del psicoanalista. Superyo analitico.

Murielle GAGNEBIN. — Defensa e ilustracion de la nocion de «injerto metaforizante »

Resumen — A la tesis de « ganancia narcisista » ocasionada por los traumas que vendran en el posanalisis y desarrollada por C. y S. Botella, M. Gagnebin, al trasladar el campo del analisis al campo de la critica de arte ( el homo post analyctus podria ser asi considerado como « el artista de su propria vida ») propone, una nocion, la del «injerto metaforizante ». Da tres ejemplos de dicho fenomeno que ponen en evidencia un trabajo de recreacion doloroso y decisive Activado por el discurso del critico, esta construccion, especie de «esqueje significante », podria enfonces disponer a veces de poderes comparables a aquellos de la interpretacion psicoanalitica, poderes que actùan no sobre al artista sino sobre su obra en evolucion.

Palabras claves — Creacion. Duelo. Espacio potencial. Ganancia narcisista. Injerto metaforizante. Injerto simbolizante. Espectro de identidad. Trauma posanalitico. Trabajo de lo negative

Jean-François RABAIN. — Luego del analisis, la escritura...

Resumen — La escritura o la continuacion del trabajo analitico por otros medios. M. Leiris y G. Perec publicaron ambos, su obra capital luego del fin de su analisis.

H. Guntrip, de la misma manera, la termina luego de la muerte de su analista ; D. Winnicott, con un sueno de duelo sorprendente que vuelve a poner en escena un recuerdo olvidado, jamas rememorado.

Palabras claves — Escritura. Enfermedad posanalitica. Leiris. Perec. Guntrip.


1408 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

Wilfrid REID. — Alegato a favor de la monodologia Freudana o para acabar con la leyenda de un Winnicott anti-sexual

Resumen — Aquello que se designa a menudo como el solipsismo freudiano no ha sido tenido muy en cuenta por la literatura. Por otra parte, se percibe a veces una contradiccion entre el desarrollo posfreudiano de la teoria de la contratransferencia y el presunto solipsismo de la metasicologia freudiana.

Es por esto que es menester distinguir el solipsismo en el cual solo existe la realidad del sujeto y el monadismo en el cual la psiquis forma de por si una unidad para los fines de la organizacion de la conflictualidad inconsciente. Esta distincion conceptual puede volver a otorgar pertinencia clinica a la metasicologia de Freud cuando, en la posterioridad de la concepcion de un originario diadico en Winnicott, la monadologia freudiana se transforme en un logro, mas bien que en un elemento inicial del desarrollo psiquico. En este contexto, si Winnicott se interesa fundamentalmente a cosas diferentes de lo sexual, no es por ello antisexual ; contrariamente ofrece una modelizaciôn de cierto trabajo de monadizacion, trabajo que se revela como condicion necesaria del proceso de subjetivizacion de lo sexual.

Palabras claves — Solipsismo freudiano. Monadismo. Originario diadico. Trabajo de monadizacion. Subjetivizacion de lo sexual. Metasicologia freudiana. Winnicott.


Riassunti

Michel de M'UZAN. — Gli occhi di Chimène

Riassunto — Nello stesso modo in cui la nevrosi di transfert fa da relai alla nevrosi clinico ed a monte della nevrosi infantile, il dopo-analisi procede a sua volta dalla nevrosi di transfert per constituirsi in un'entità originale : la malattia post-analitica. La forma che essa prende dipende : 1 / dalla struttura della cura ; 2 / dalla sua fine. Nel primo caso, la nevrosi di transfert si è svilupparà sul modello del racconto, conducendo ad una risoluzione dei transfert ed ad una vera fine. In tal caso, la fine costituisce una rottura fenomenologica che porta al lutto della modalité del funzionamento mentale vissuto durante la cura. Nel caso in cui il transfert non si è edificato su questo modello, la fine della cura è indecisa ed ambigua, non c'è rottura fenomenologica e le modalita proprie del funzionamento mentale durante la cura si mantengono di più, preservando meccanismi arcaici che sono appunto all'opera nella creativita.

Parole chiave — Nevrosi di transfert. Rottura fenomenologica. Craativita.

Marie-Lise ROUX. — L'arte d'arrangiare i resti

Riassunto — Ogni analisi coporta un « resto » insormontabile che pero' puo' condurre ad una creazione originale di sè. Tale creazione suppone che la sensibilité infantile possa trovare allora un luogo per esprimersi. Il lutto dell'analisi è più quello di questo luogo che quello dell'analista stesso.

Parole chiave — Craativita. Lutto. Alterita. Riflessivita.


1410 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

César e Sara BOTELLA. — L'incompiutezza d'ogni analisi

Riassunto — Ogni cura analitica, compresa quella più riuscita con la soluzione della nevrosi, comporta un certo grado d'incompiutezza, senza dire con questo che essa sia senza fine. Quest'incompiutezza corrisponde ad un problema più generale: quello dell'incompiutezza della psiche stessa. Gli Autori fanno una descrizione di quello che qualificano di processi irreversibili e che ricollegano a quello che Freud, senza definirli o indicarne i mezzi e le vie, chiama «processi spontanei di rifacimento » e «sensi aquisiti recetemente ». Vi è particolarmente implicato il narcisismo, tanto più che nel «dopo analisi », una volta risolti i conflitti nevrotici oggettuali, le poste in gioco narcisistiche che fino ad allora erano state occultate dagli investimenti d'oggetto conflittuali, ritornano in primo piano nella mente.

Parole chiave — Processuale reversibile e processuale irreversibile. Simultanéita temporale. Appagamento narcisistico. Evoluzione convergente dello spichico.

Anne DENIS. — Provare dei processi

Riassunto — Non vi è psicoanalisi senza regressioni e slegami che permettono il risentire dei processi sul corpo e sull'anima, corne diceva Freud. Il risentire è la condizione del processuale ed implica l'acceso alle rappresentazioni di castrazione, di morte e di lutto, senza le quali la scissione dell'lo continua ad agire. Il diniego viene considerato come costitutivo dello sviluppo e quindi il Dopo analisi si caratterizza con la rimozione della scissione e l'abbandono dell'anticonoscenza (-K di Bion) a vantaggio dell'appercezione, cioè del ristabilirsi del legame tra il soggetto e le sue rappresentazioni. La liquidazione del transfert si fa continuamente ed in maniera obliqua tramite le giuste interpretazioni che slegano gli oggetti infantili iscritti come oggetti non trasformabili. La ritrovata temporabiltà, caratteristica del dopo analisi, fa pensare che la psiche è estesa solo quando è el tempo.

Parole chiave — Processo e risentire. Processo e negativita. Diniego ed anti-conoscenza. Appercezione.

Dominique ARNOUX. — Un compito senza fine

Riassunto — Partendo dal racconto degli ultimi momenti di una cura e dai suoi prolungamenti, l'autore prende varie linee per pensare la fine dell'analisi ed il seguito. Alcuni di queste linee sono l'assenza, il resto, il durcharbeit nella scrittura ed il processo creativo. Con i loro scritti Blanchot, Bataille e Beckett, aiutano la riflessione su questa questione, nata negli anni'20. Che cosa se ne puo' dire a partire dall'estenzione del campo della psicoanalisi ?

Parole chiave — Acting. Assenza. Scrittura. Insight. Transizione.

Jean-Michel PORTE. — Questione di dopo analisi : d'una possibile feticizzazione dello sguardo in psicoterapia ?

Riassunto — Succede che si sia chiamati a seguire in psicoterapia un soggetto che ha fatto una anlisi apparentemente soddisfacente e di costatarvi l'emergere d'un importante materale


Riassunti 1411

psichico, in generale di natura narcisistica, che non era emerso sul divano. L'autore si interroga sull'esistenza d'un meccanismo di feticizzazione dello sguardo dello psicoanalista, reso possibile dal faccia a faccia, che interverrebbe in quest'emergenza.

Parole chiave — Feticizzazione. Percezione. Psicoterapia.

Jean LAPLANCHE. — Scopi del processo psicoanalitico

Riassunto — La psicoanalisi non dovrebbe essere considerata corne un sapere tecnico, subordinato a degli scopi estrinseci (di salute, d'adattamento, di formazione, ecc). Gli scopi dell'analisi sono legati al processo stesso che a sua volta, deve essere considerato alla luce del processo di costituzione dell'apparato dell'anima, di cui ne è una reistaurazione ed una rielaborazione. La coordinata maggiore ne è la relazione con l'enigma dell'altro (l'adulto per il bambino, l'analista per l'analizzando). Solo questa relazione (transfert nel vuoto) ha la forza necessaria per un'eventuale rimessa in cantiere del processo originario. Questa relazione con l'enigma puo' avere, dopo l'analisi, due destini : o essere rinchiusa di nuovo o restare aperta in quanto ispirazione e potenziale apertura tramite l'altro (piuttosto che: apertura all'altro). Quest'ultima eventualité puo' essere chiamata : «transfert di transfert ».

Parole chiave — Scopi dell'analisi. Enigma dell'altro. Transfert nel vuoto. Transfert di transfert. Ispirazione.

Guy LAVAL. — L'amore del diavolo

Riassunto — La proposizione di Michel de M'Uzan : « L'lo post-analitico è innamorato dell'inconscio » potrebbe sostenere una diversa lettura della celebre (e bella, alla maniera di Ghoeth) formula di Freud : « Wo Es war soll Ich werden. » Un « wo » che non viaggia ma si trasforma, si lavora in situ e «si ricorda », luogo di risonanze e di co-rispondenze più che di conquiste territoriali; un «sollen » non imperativo ma ipotetico, che veicola l'auspico; cio' deve ritrovarsi in una nuova traduzione che qui è appena abbozzata.

Parole chiave — Amore del diavolo. Amore dell'inconscio. Wo. Soll.

Olivier FLOURNOY. — E' necessario ricordarsi della propria analisi ?

Riassunto — La sublimazione, uno dei rari concetti che possono riguardare le persone che hanno terminato l'analisi, non appartiene all'ambito dell'esperienza se non corne formazione reattiva. L'autore propone di chiamare «godimento del detto » un concetto che articolerebbe una fine di analisi «riuscita » e la speranza che dopo l'analisi sia diverso da prima ; una speranza necessaria ma che nulla, dopo la fine della cura, potrebbe convalidare, per mancanza d'analisi per dirlo.

Parole chiave — Ricordo di copertura. Lutto. « Metapsicoanalisi ». « Godimento del detto ».


1412 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

Florence GUIGNARD. — Il tempo del dopo

Riassunto — Paradigma dello scontro tra il tempo finito del funzionamento psichico organizzato ed il tempo infinito dell'lnconscio, il «tempo del dopo » puo' constuire oppure no, il tempo di un lavoro psichico, proprio corne il tempo detto «d'analisi» puo' essere illusorio quando è dominato dall'attacco contre i processi di legame e di disinvestimento della ricerca del senso. Puo' succedere che l'analizzando esca dalla cura analitica guarito per sempre dalla vita psichica. Questa spiecevole prospettiva di cui sono testimonianza il fiorire di «terapie brevi », mette in risalto il corto circuito nei processi di pensiero ed un ribaltamento nella mentalita di gruppo. Prende un senso particolarmente doloroso per quel che riguarda il senso della vita dello psicoanalista : ha dunque passato i più begli anni della sua vita a produrre del negativo ? L'autore si pone qui la questione della rimozione post-analitica. Più precisamente la questione di cio' è stato rimosso : contenuto fantasmatico ? contenitore del funzionamento psichico stesso ? Il lavoro del lutto dell'analizzando ha il suo doppio rispecchiato nell'analista : è il lavoro di messa a morte di sè stesso. Qui risiede il limite estremo dell'astinenza analitica : più che essere in uno spirito messianico rispetto all'analizzando, l'analista deve accettare «che lui cresca e che io diminuisca ».

Parole chiave — Tempo del dopo. Interruzione ed attacco del senso. Il negativo nell'analizzando e nell'analista. Reazione terapeutica negativa et «Mallatia post-analitica» (M. de M'Uzan). L'inesauribile dell'Ics e dell'lnfantile.

Otto KERNBERG. — Trenta metodi per distruggere la creativita dei candidati psicoanalisi

Riassunto — L'autore prende in considerazione gli aspetti formali della formazione in psicoanalisi e indica i fattori che inibiscono la creativita lavorativa dei candidati. Ne individua trenta che illustrano i problemi della formazione nell'lstituzione : il sitematico rallentamento della progressione istituzionale dei candidati, l'insegnamento ripetitivo e senza rimessa in discussione degli articoli chiave di Freud, le tendenze monolitiche degli approci teorici, l'esclusione dei candidati dalle attività scientifiche e professionali della societa di psicoanalisi, l'accentuazione dei rapporti gerarchici nella comunità psicoanalitica, l'isolamento intellettuale degli Istituti, le presentazioni incomplete degli analisti formatori, la cooptazione ed i conflitti instituzionali.

Parole chiave — Formazione. Tecnica. Clinica. Creativita. Inibizione.

Jean COURNUT. — Il senso dell'après-coup

Riassunto — L'idea dell'après-coup capovolge i riferimenti della temporalité, vissuta abitualmente corne lineare. E' un secondo trauma che da senso ad un primo non elaborato psichicamente. E' l'esempio dell'Emma di Freud e quello dei due tempi del complesso di castrazione. Vengono considerati anche i fallimenti dell'après-coup, compresi quelli transgenerazionali, e la sua differenza dall'idea d'evoluzione.

Parole chiave — Après-coup. Evoluzione. Temporalité. Complesso di castrazione. Transgenerazionale.


Riassunti 1413

Michel NEYRAUT. — Considerazioni retrospettive sull' « après-coup » riassunto

Riassunto — Il tempo dal quale viene enunciato un après-coup è quello del presente dell'enunciazione. La «prima menzogna isterica» si svolge in due tempi, di cui il secondo è traomatico per il ricordo del primo, nell'esempio princeps: un attentato sessuale. «Progetto per una psicologia scientifica » costituisce il primo tempo d'un movimento teorico in cui il secondo, con il richiamo della costrizione biologica, interseca il primo in modo ricorrente. La stessa minaccia di castrazione è plausibile solo successivamente, ed il «soll lch werden », il soggetto in divenire rappresenta il progetto d'un altro genere d'après-coup.

Parole chiave — Après-coup. Significato. Bifasismo. Feed-back. Credenza. Soggettivazione.

Ignes SODRE. — Insight e après-coup

Riassunto — L'autore sostiene l'idea che la nozione di «après-coup» non è usata dagli inglesi per il fatto della errata traduzione del termine «Nachtraglichkeit » con «diferred action », e perché la nozione di «insight» è intesa corne un evento capace di riorganizzare il ruolo degli awenimenti passati e di relazioni d'oggetti interni nel funzionamento psichico attuale del paziente.

Parole chiave — Après-coup. Identificazione. «Insight». Interpretazione. Relazione d'oggetto interno. Sogno. Ricordi. Tecnica analitica.

Ernst FALZEDER. — La mia grande paziente, mio principale flagello

Riassunto — Nel corso di numerosi anni Freud tratto' una paziente a cui era molto legato, la cui cura gli richiese grossi sacrifici. Scrisse di questo caso in almeno sei articoli. Questa donna gioco' un importante ruolo nel conflitto tra Freud e Jung. Quest'articolo che espone il caso in questione, dà l'interpretazione di Freud sulla nevrosi della sua paziente: mostra le ripercussioni che questo caso ebbe nella storia e negli sviluppi teorici e tecnici della psicoanalisi.

Parole chiave — Isteria d'angoscia. Nevrosi ossessiva. Amore di transfert. Resistenza.

Conrad STEIN. — D'una via tale che « la vita reale non offre un modello » : superio o speranza analitica?

Riassunto — Con questo titolo sono pubblicate due sezioni di un lavoro inedito « Nuove oservazioni sull'amore di transfert », a cui si riferisce Catherine Parat nell'articolo apparso in questa rivista: LX, 3, 1966, p. 643-662.


1414 Revue française de Psychanalyse, N° 4 -1997

1 / Reminiscenze dell'analisi di una paziente che continuava a sostenere che veniva alle sedute con il solo scopo d'ottenere che il suo analista s'impegni in un legame con lei : apparirebbe che la rivendicazione genitale è rappresentativa di un sconforto del bambino.

2 / Riguardo alla questione di eventuali rapporti sessuali tra analista e peziente, più che considerate un super-io analitico tale da ostacolare la tentazione di cedere al desiderio erotico genitale, l'autore cerca di mettere in evidenza le motivazioni inconsce per le quali l'analista è premunito abitualmente contro un tale desiderio e, secondo l'espressione di Freud, è impegnato su una via tale che «la vita reale non offre un modello ».

Parole chiave — Amore infantile. Amore di transfert. Dispetto dello psicoanalista. Speranza dello psicoanalista. Passaggio all'atto dello psicoanalista. Super-io analitico.

Murielle GAGNEBIN. — Difesa e illustrazione della nozione di « innesto metaforizzante »

Riassunto — Alla tesi di « beneficio narcisistico » causato dai traomi futuri dell dopo-analisi che è stata sviluppata da C. e S. Bottela, a sua volta l'autrice, traslando il campo dell'analisi a quello della critica d'arte (l'uomo post-analitico allora potrebbe essere considerato corne l'«artista» della propria vita), propone una nozione: quella d'«innesto metaforizzante». Di questo fenomeno ne da tre essempi che mettono in evidenza un lavoro doloroso e decisivo di ricreazione. Tale creazione, una specie di «piantone significante », provocato dal discorso del critico, a volte potrebbe disporre allora di poteri comparabili a quelli dell'interpretazione psicoanalitica, portando non sull'artista ma sulla sua opera in evoluzione.

Parole chiave — Creazione. Lutto. Spazio potenziale. Beneficio narcisistico. Impianto metaforizzante. Spettro d'identità. Traoma. Post-analitico. Lavoro del negativo.

Jean-François RABAIN. —Dopo l'analisi, la scrittura...

Riassunto — La scrittura o la continuazione del lavoro analitico con altri mezzi. M. Leiris e G. Perec, al termine délia loro analisi hanno scritto entrambi un'opera capitale. Anche H. Guntrip la completa dopo la morte del suo analista ; D. Winnicott, lo fece con un sorprendente sogno di lutto che rimette in scena un ricordo dimenticato, mai ricordato.

Parole chiave — Scrittura. Malattia post-analitica. Leiris. Perec. Guntrip.

Wilfrid REID. — Arringa afavore della monadologia freudiana, ovvero per farla finita con la leggenda d'un Winnicott anti-sessuale

Riassunto — Quello che speso viene definito corne solipsismo freudiano, non è molto apprezzato in letteratura. A volte si percepisce anche una contraddizione tra Io sviluppo post-freudiano della teoria del contro-transfert e questo suppusto solipsismo della metapsicologia freudiana. Per questo motivo bisogna distinguere il solipsismo dove non c'è altra realtà che quella del soggetto ed il monadismo in cui la psiche si chiude su se stessa, formando una unità allo


Riassunti 1415

scopo di organizzare la conflittualità inconscia. Questa distinzione concettuale puo' restituire la pertinenza clinica alla metapsicologia di Freud quando in Winnicott, nell'après-coup della concezione d'un originario diadico, la monadologia freudiana diventa aquisita, più che un dato iniziale dello svilupo psichico. In un tale contesto, se Winnicott s'interessa principalmente ad altra cosa che il sessuale, non è tuttavia anti-sessuale ; anzi, offre una modelizzazione d'un certo lavoro di monadizzazione. Un lavoro che risulta una condizione necessaria del processo di soggettivazione del sessuale.

Parole chiave — Solipsismo freudiano. Monadismo. Originario diadico. Lavoro dei monadizzazione. Soggettivazione del sessuale. Metapsicologia freudiana. Winnicott.

Le Directeur de la Publication : Paul Denis.



Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 048501 4 — ISSN n° 0035 2942 — Imp. n° 44 513

CPPAP n°54 219

Dépôt légal : décembre 1997

© Presses Universitaires de France, 1997









AFTERANALYSIS...

Editors: Monique DECHAUD-FERBUS et Jacques ANGELERGUES

Argument, 1109

Michel de M'UZAN - Chimena's eyes, 1113

Marie-Lise Roux - The Art of accomodating left-overs, 1121

César and Sara BOTTELA - The incompletion of every analysis, 1125

Anne DENIS - The experience of processes, 1145

Dominique J. ARNOUX - An endless task, 1151

Jean-Michel PORTE - A Post-analytical question concerning the possible fetishization of the gaze in

psychotherapy?, 1169 Jean LAPLANCHE - The aims of the psychoanalytical process, 1181 Guy LAVAL - Love of the devil, 1195

Olivier FLOURNOY - Should one remember one's analysis?, 1199 Florence GUIGNARD - The time afterwards, 1215 Otto F. KERNBERG - Thirty methods to destroy the creativity of psychoanalytic candidates, 1225

THE "APRÈS-COUP" EFFECT

Jean COURNUT - Retroactive meaning, 1239

Michel NEYRAUT - Retrospective comments on "rétroaction", 1247

Ignes SODRE - Insight and retroaction, 1255

POINTS OF VIEW

Ernst FALZEDER - My important patient: my main calamity, 1263 Conrad STEIN - On an approach "for which real life doesn't provide a model", 1289 Murielle GAGNEBIN - Defence and illustration of the notion of "metaphorizing graft", 1299 Jean-François RABAIN - After analysis, writing..., 1309

Wilfrid REID - Plea for Freud's unique theoretical approach or to terminate the legend of an antisexual Winnicott, 1315

BOOK REVIEWS

René ROUSSILLON - Le divan bien tempéré by Jean-Luc Donnet, 1341 Thierry BOKANOWSKI - Les chaînes d'Éros by André Green, 1349

Jean LAPLANCHE - The end of freudian pregenitality with regard to André Green's book, Les chaînes d'Éros, actualité du sexuel, 1357

REVIEW OF PERIODICALS

Sesto Marcello PASSONE - Les Cahiers du Collège international de l'adolescence, 1369

Chantal LECHARTIER-ATLAN - Journal of the American Psychoanalytic Association and

Psychoanalytic Quarterly, 1372 Dominique J. ARNOUX - Topique, 1376


APRES L'ANALYSE...

Rédacteurs : Monique DECHAUD-FERBUS et Jacques ANGELERGUES

Argument, 1109

Michel DE M'UZAN - Les yeux de Chimène, 1113 Marie-Lise Roux - L'art d'accommoder les restes, 1121 César et Sara BOTTELA - L'inachèvement de toute analyse, 1125 Anne DENIS - Éprouver des processus, 1145 Dominique J. ARNOUX - Une tâche sans fin, 1151

Jean-Michel PORTE - Question d'après analyse : d'une possible fétichisation du regard en psychothérapie ?, 1169 Jean LAPLANCHE - Buts du processus psychanalytique, 1181 Guy LAVAL - L'amour du diable, 1195 Olivier FLOURNOY - Faut-il se souvenir de son analyse ?, 1199 Florence GUIGNARD - Le temps d'après, 1215 Otto F. KERNBERG - Trente méthodes pour détruire la créativité des analystes en formation, 1225

DE L'APRÈS-COUP

Jean COURNUT - Le sens de l'« après-coup », 1239

Michel NEYRAUT - Considérations rétrospectives sur l'après-coup, 1247

Ignes SODRE - Insight et après-coup, 1255

POINTS DE VUE

Erast FALZEDER - Ma grande patiente, mon fléau principal, 1263

Conrad STEIN - D'une voie telle que « la vie réelle n'en offre pas de modèle » : surmoi ou espérance analytique ?, 1289

Murielle GAGNEBIN - Défense et illustration de la notion de « greffe métaphorisante », 1299

Jean-François RABAIN -Après l'analyse, l'écriture..., 1309

Wilfrid REID - Plaidoyer pour la monadologie freudienne ou pour en finir avec la légende d'un Winnicott antisexuel, 1315

CRITIQUES DE LIVRES

René ROUSSILLON - Le divan bien tempéré de Jean-Luc Donnet, 1341

Thierry BOKANOWSKI - Les chaînes d'Éros d'André Green, 1349

Jean LAPLANCHE - Le prégénital freudien à la trappe. A propos du livre d'André Green, 1357

REVUE DES REVUES

Sesto Marcello PASSONE - Les Cahiers du Collège international de l'adolescence, 1369

Chantal LECHARTIER-ATLAN - Journal of the American Psychoanalytic Association et Psychoanalytic

Quarterly, 1372 Dominique J. ARNOUX - Topique, 1376

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