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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1996-10-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 octobre 1996

Description : 1996/10/01 (T60,N4)-1996/12/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k54522012

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/12/2008

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Revue Française de Psychanalyse

4

L'épreuve du changement

1996

Tome LX Octobre-Décembre Revue trimestrielle


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

publiée avec le concours du Centre National du Livre

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR

Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS

Gérard Bayle Jean Cournut

RÉDACTEURS

Marilia Aisenstein Cléopâtre Athanassiou Jean-José Baranes Andrée Bauduin Thierry Bokanowski Pierre Chauvel Paul Denis

Monique Gibeault Claude Janin Kathleen Kelley-Lainé Ruth Menahem Denys Ribas Jacqueline Schaeffer Hélène Troisier

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Catherine Alicot

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06.

ABONNEMENTS

Presses Universitaires de France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-del'Épine, BP 90, 91003 Évry cedex. Tél. 01 60 77 82 05, télécopie 01 6079 20 45, CCP 1302 69 C Paris.

Abonnements annuels (1997) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 700 F — Etranger : 840 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de Psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques. 75005 Paris. Tél. 01 46 34 74 36.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés è destination ne pourront être admises que dans les quinze Jours qui suivront la réception du numéro suivant.


L'épreuve du changement

IV OCTOBRE-DÉCEMBRE 1996

TOME LX

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

PARIS



Sommaire L'ÉPREUVE DU CHANGEMENT

Rédacteurs : Jacqueline Schaeffer et Paul Denis

Argument, 965

Thierry Bokanowski — Mouvements et changements dans la cure psychanalytique, 967

Denys Ribas — La levée de l'inhibition, 983

Ruth Menahem — L'insurrection de Lazare ou la survie psychique, 997

Liliane Abensour — Temps et révélation, 1011

Christine Bouchard — Un changement préalable au changement: l'interprétabilité, 1023

Blandine Foliot— Les cures psychanalytiques compliquées, 1033

Bernard Penot— Le compte à rebours du traumatique, 1047

Claire Rueff-Escoubès — Mara la violente : une psychothérapie à risques, 1051

Annick Sitbon — Changement et identifications, 1065

Claude Smadja — Destin de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu, 1073

Louise de Urtubey — Des changements chez l'analyste, 1083

LE CHANGEMENT EN ANALYSE D'ENFANTS

Roger Misés — De quelques préalables au changement dans les pathologies limites de

l'enfant, 1093 Nora Kurts — La réalité s'impose de l'intérieur : le processus de changement au cours

d'une psychothérapie psychanalytique d'un enfant psychotique, 1105

RENCONTRE

Nathalie Zaltzman — Le normal, la maladie et l'universel humain, 1123 Gérard Szwec et Denys Ribas — La psychanalyse ne rend pas éternel (à propos de l'article de Nathalie Zaltzman), 1137

POINTS DE VUE

Clinique

Antoine G. Hani — La Résistance au changement, 1149

Technique

Paul Israël — Changements psychiques et créativité, 1161

Théorique

Paul Denis — D'imagos en instances : un aspect de la morphologie du changement, 1171

DÉBAT

La crise de la psychanalyse — dialogue entre analystes : E. Agejas, R. Bernardi, A. Green, E. Ponce de Léon de Masvernat, J. Szpilka, 1187


964 Revue française de Psychanalyse

CHANGER FREUD ?

Une lettre controuvée de Sigmund Freud à Sandor Ferenczi, 1203 Robert et lise Barande — D'un révisionnisme, l'autre, 1209

HOMMAGE A WILLY BARANGER

Madeleine Baranger, Willy Baranger, Jorge M. Mom — Processus et non-processus dans le travail analytique, 1223

CRITIQUES DE LIVRES

Michèle Moreau-Ricaud — Le meurtre du samedi matin de Betty Gour, 1243

Jean-Louis Baldacci — Surmoi : le concept freudien et la règle fondamentale de JeanLuc Donnet, 1245

Françoise Coblence — Pour une esthétique psychanalytique de Murielle Gagnebin, 1251

Marie-Claire Durieux — De l'acte autobiographique de Jean-François Chiantaretto, 1257

REVUE DES REVUES

Sesto-Marcello Passone — Adolescence, 1265

Monique Cournut-Janin — The International Journal of Psychoanalysis, 1268


Argument

Quels changements peut-on attendre d'une cure psychanalytique ? C'est en ces termes, avec René Diatkine qui nous invite à nous pencher sur la finalité de l'analyse, que nous en arrivons aujourd'hui à poser la question de la valeur thérapeutique de la psychanalyse.

Le modèle de la maladie s'applique mal aux troubles des processus psychiques, même très atypiques ; Freud n'a pas proposé de modèle de la normalité ni de théorie du psychisme normal ; quant au terme de guérison, s'il se réfère à un idéal que, nolens volens, tout psychanalyste porte en lui, il est également inadéquat par rapport à ce que l'on peut attendre d'une analyse ; il renvoie à l'idée d'un état de santé préalable au trouble qu'il faudrait traiter, à une « intégrité » antérieure qu'il s'agirait de retrouver. En d'autres termes pouvons-nous considérer l'assèchement du Zuyderzee comme une guérison ou vaut-il mieux en parler comme d'un changement ?

Et pourtant, même si le terme de guérison s'applique mal, des modifications se produisent, au cours d'une analyse, qui ne sont pas seulement changements symptomatiques mais ont une indéniable originalité. C'est celle-ci qu'il s'agit de situer.

Aujourd'hui un auteur comme Michel de M'Uzan a souligné le fait que, le plus souvent, l'analyse conduisait à des modalités du fonctionnement psychique qui n'étaient encore jamais advenues.

Changements donc mais de quels ordres? Et ont-ils quelque spécificité? Pouvons-nous définir, sur un plan métapsychologique, la nature de ces changements ou devons-nous en rester à un registre phénoménologique ?

La première question qui apparaît est celle des premiers changements qui ont le pouvoir de permettre au processus psychanalytique de s'engager. La première constatation du début de la cure est en effet celle des résistances au changement, la découverte même de la situation analytique est liée à la constatation de ces forces qui refusent le changement.

Dépendants du dispositif technique, les premiers changements indispensables sont-ils aussi sous l'influence des conceptions théoriques et techniques, du système de valeurs et de l'idéologie de l'analyste ? Les présupposés kleiniens, ou les conceptions héritées de Kohut, par exemple, ont-ils la capacité de produire des changements différents de ceux qui produiraient une attitude réputée « classique » ?

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


966 Revue française de Psychanalyse

La finalité de l'analyse a évolué suivant les époques et les régions du globe où l'influence de tels auteurs a pu prédominer. Rendre l'inconscient conscient a été longtemps le principal changement recherché, séance après séance. Analyser au plus tôt l'angoisse la plus profonde a ensuite été souvent considéré comme le premier objectif, ou encore renforcer le moi, ailleurs analyser le plus tôt possible le transfert négatif. Que reste-t-il aujourd'hui de ces options, de ces orientations assignées aux premiers changements souhaités ?

Le transfert, décrit par Freud comme une répétition, est cependant le mouvement qui est censé promouvoir le changement. S'agit-il d'un paradoxe ou doit-on considérer que le transfert parce qu'il implique un changement d'objet est par nature changement, et changeant par nécessité, à moins que la cure ne s'arrête ?

Toute une part de la compréhension des symptômes et mouvements psychiques est basée sur la notion de fixations. Celles-ci jouent un rôle dans les différentes structures que l'on a décrites, de la névrose aux organisations psychosomatiques. L'idée de changement garde-t-elle une signification si nous l'appliquons à cette notion de fixations ?

Et s'il y a changement à quel prix s'effectue-t-il ? Peut-il y avoir changement sans perte, sans que des liens se défassent plus ou moins douloureusement, de quels angoisses le changement impose-t-il l'épreuve ?

La clinique d'aujourd'hui qui assigne à la représentation un rôle central doit réenvisager la question du changement en fonction même de cette prévalence.

Et du côté de l'analyste, dont le changement personnel est censé être l'indispensable condition de sa pratique, dont le fonctionnement psychique est l'appui sur lequel repose l'évolution de la cure, des remaniements apparaissent ; tel qui prôna le silence défend le principe d'interventions fréquentes, tel autre qui défendait la nécessité de la plus grande réserve pense après quelques années qu'une certaine chaleur est indispensable. Et du point de vue personnel de quelle façon évolue-t-il ? Certes, ses mouvements contre-transférentiels sont le reflet des mouvements du patient lui-même, mais au-delà ? Son fonctionnement analytique est-il durablement modifié par celui de tel patient, parallèlement à l'évolution de celui-ci ? Garde-il au contraire une sorte de permanence, bloc impavide et bienveillant, ou assigné à l'inamovible « place du mort » ? Quels changements, quels bouleversements, peut donc accomplir ou doit donc supporter l'analyste dans l'exercice de son étrange état ?

Quant à Freud - optimiste ou pessimiste ? - il considérait que l'analyse la mieux réussie ne pouvait faire mieux que ce qu'aurait pu produire un développement harmonieux, ou encore que l'analyse remplaçait la misère névrotique par le malheur ordinaire, et finalement que le meilleur des résultats de l'analyse était de permettre au patient « d'aimer et travailler ».

Paul DENIS et Jacqueline SCHAEFFER.


Mouvements et changements dans la cure psychanalytique

Thierry BOKANOWSKI

« Celui qui parle et qui accepte de parler auprès d'un autre trouve peu à peu les voies qui feront de sa parole la réponse à sa parole. Cette réponse ne lui vient pas du dehors, parole d'oracle ou parole de dieu, réponse du père à l'enfant, de celui qui sait à celui qui ne veut pas savoir mais obéir, parole pétrifiée et pétrifiante qu'on aime porter à la place de soi comme une pierre. Il faut que la réponse, même venant du dehors, vienne du dedans, revienne à celui qui l'entend comme le mouvement de sa propre découverte, lui permettant de se reconnaître et de se savoir reconnu par cet étrange, vague et profond autrui qu'est le psychanalyste et où se particularisent et s'universalisent tous les interlocuteurs de sa vie passée qui ne l'ont pas entendu. »

M. Blanchot L'entretien infini, Gallimard, « NRF », 1969, p. 352-353.

Psyché est transformation, mais aussi reflet de la complexité de la transformation.

Intimement dépendants des mouvements de la psyché, tout en organisant ceux-ci, les processus psychiques déterminent les changements tout au long du déroulement de la cure psychanalytique : ils sont au coeur du processus psychanalytique, de sa temporalité et de sa finalité.

Étroitement liés au développement du travail et de l'élaboration psychique, les mouvements psychiques mis en oeuvre par la cure, ainsi que les changements qui en résultent, désignent deux aspects articulés, mais différents, du processus

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


968 Thierry Bokanowski

psychanalytique qu'ils ne qualifient pas de la même manière. Aussi est-il nécessaire, préalablement, de les distinguer.

Parler de mouvement en psychanalyse, c'est vouloir représenter l'activité même du psychisme, dont la particularité est qu'il ne cesse d'être mobile et de se mobiliser. Du fait de la solidarité entre les instances psychiques, le mouvement en psychanalyse implique toutes les composantes et toutes les caractéristiques psychiques de la topique interne du sujet. Ainsi le mouvement désigne tout à la fois la combinaison d'une poussée (c'est-à-dire, le système pulsionnel), d'une tendance (c'est-à-dire, la sexualité chez l'homme dans sa dimension bisexuelle), d'une phase (c'est-à-dire, le diphasisme de la sexualité et la dimension de l'aprèscoup, voire le développement du système libidinal), et d'un développement (c'est-à-dire, la temporalité du développement de l'être humain de la naissance à l'âge adulte).

En fonction des différents conflits intrapsychiques et inconscients du sujet mis en oeuvre dès l'instauration, et pendant le déroulement, du processus psychanalytique, les mouvements psychiques se voient liés aux investissements, à la stéréotypie ainsi qu'à la répétition; on parle alors de déplacement (en ce qui concerne l'investissement), de retour du même (en ce qui concerne la stéréotypie des représentations), de répétition du même, de l'identique, voire du semblable (en ce qui concerne l'agir).

Narcissiques ou objectaux, les mouvements sont liés aux identifications (mimétiques, projectives, introjectives), aux qualifications diverses de la relation d'objet (objet partiel, ou total ; relation de type oral, anal, phallique ou génital) ; ils témoignent du déploiement du système pulsionnel à travers les différentes modalités de la projection et de l'introjection (ou de l'incorporation, quand il y a échec de l'introjection). Ils donnent lieu à deux types de fonctionnement psychique de nature différente et hétérogène, dont les lignes de force sont d'une part, la négation, le refoulement ; d'autre part, le déni, le clivage.

A la fois progrédients et régrédients, les mouvements sont ainsi - du point de vue du fonctionnement psychique - au centre de la problématique de la régression : l'analyse de celle-ci permet, grâce au travail interprétatif, la levée du refoulement, la remémoration avec libération de l'affect, la représentation et la prise de conscience.

Parler de changement en psychanalyse peut tout autant vouloir indiquer le changement de sens (par exemple, la modification du sens d'un souvenir écran), qu'indiquer le changement de paramètre (par exemple, l'élaboration du mythe personnel du sujet en fonction de références qui pourraient désigner tantôt le père, tantôt la mère, tantôt l'archaïque ou le primaire), voire, encore, indiquer le changement de mode d'investissement (par exemple, de l'auto à l'homo et l'hétéro, du narcissisme à la relation d'objet).


Mouvements et changements dans la cure psychanalytique 969

Si l'on se situe du point de vue du fonctionnement psychique, on parle, pour l'essentiel, de changement lorsque apparaissent - comme effet secondaire du travail de la cure -, des modifications au sein des différents registres métapsychologiques (topiques, dynamiques et économiques), modifications qui permettent aux mouvements de liaison-déliaison-reliaison de n'être plus soumis, de manière identique et par trop importante, à la compulsion de répétition. Dans ce sens, et toujours au regard du fonctionnement psychique, on peut noter que l'articulation qui semble s'opérer à la charnière des mouvements et de leur transformation en changements (l'effet de mutation des mouvements en changements), intéresse à la fois le travail psychique lié au couple régression/progression et celui qui est soumis à la compulsion de répétition.

Parler de changement, c'est indiquer l'état d'aboutissement de la combinatoire des différents mouvements complexes de liaison-déliaison-reliaison au sein de la cure, lesquels sont facteurs de remaniements du sujet. Ces remaniements sont l'aboutissement d'un travail sur l'économie psychique du sujet lié aux modifications d'équilibre et de répartition des petites quantités d'énergie mises en jeu lors des mouvements d'investissement et de désinvestissement.

C'est aussi désigner les effets du processus psychanalytique, en fonction de l'analyse du jeu transféra - contre-transférentiel qui résulte du travail conjoint des psyché du patient et de l'analyste. C'est, enfin, envisager la dynamique liée à la conjonction de trois facteurs : le caractère intemporel de l'inconscient, la temporalité liée à la remémoration et à l'élaboration des souvenirs, ainsi que la temporalité propre à l'établissement du cadre et au déroulement de la cure.

Ainsi, liés à une transformation de la relation entre représentation de mots et représentation de choses, à une souplesse accrue des investissements et des contre-investissements des différentes instances topiques (là où est le ça, le moi doit advenir), à une modification de l'économie du système préconscient/conscient, à une meilleure qualification pulsionnelle et libidinale, les changements, lorsqu'ils s'opèrent, entraînent, chez le sujet, un certain nombre de modifications subjectives.

Outre le fait qu'ils contribuent à une plus grande aptitude du sujet à pouvoir «jouer» avec son espace psychique (héritage du «trouvé/créé» utilisé dans le jeu interrelationnel avec l'analyste), ils viennent accroître la liberté à la fantasmatisation (élargissement du champ du fantasme), et permettre une plus grande faculté à la prise de conscience, en temps voulu, des mouvements qui entraînent la répétition et l'organisation des refoulements ou des clivages (clivage du moi, clivage de l'objet). Tout en donnant au sujet la possibilité de modifier son rapport avec ses pulsions, en relation avec son corps propre, ils permettent à celui-ci de transformer ses relations avec sa propre subjectivité - c'est-à-dire, avec la capacité de pouvoir se réapproprier son histoire, en fonction de l'histoire psy-


970 Thierry Bokanowski

chique de ses objets internes et de ses liens avec ceux-ci -, maintenant ainsi « en travail » la richesse de sa vie psychique.

Après avoir tenté de décrire très brièvement les différents registres qui fondent la distinction entre les mouvements et les changements, je souhaite aborder ce qui devrait permettre de jeter un éclairage sur le rôle de certains facteurs qui sont à l'origine des processus de transformation chez le patient et qui participent à leur mise en oeuvre, à partir des mouvements de la cure. Pour ce faire, je vais à présent m'appuyer sur l'analyse de Patrick.

Patrick, ou le destin de certaines cicatrices

Patrick était venu me trouver, il y a quelques années, pour chercher à dénouer les fils d'une situation psychique complexe, secondaire à des agirs compulsifs qui entravaient considérablement sa vie sexuelle et sentimentale. Ces agirs avaient, par ailleurs, la particularité de l'entraîner à faire des dépenses inconsidérées, ce qui à chaque fois le culpabilisait, voire l'humiliait.

Cet homme d'une trentaine d'années, ingénieur diplômé d'une grande école, avait quitté depuis de nombreuses années sa famille et la lointaine province dont il était originaire. Ambitieux, ayant les moyens de ses ambitions et de son incontestable réussite professionnelle, il vivait néanmoins dans une solitude affective importante (du fait d'un caractère ombrageux, sinon, à ses propres dires, « difficile»). Afin de rompre celle-ci, il avait pris l'habitude - de plus en plus compulsive - de rencontres avec des partenaires occasionnelles qui offrent leurs services payants sur les messageries « roses », cherchant à organiser avec elles des scénarios à trois partenaires : deux femmes et lui. La souffrance qu'il exprime en me décrivant le caractère de plus en plus impérieux de ces rencontres, ainsi que sa culpabilité à vivre une «néo-sexualité» dépravante, m'ont alors conduit à lui proposer une analyse, en dépit du risque d'une organisation perverse dont je pouvais craindre qu'elle vienne quelque peu grever la bonne marche d'un processus analytique. Le caractère profondément névrotique qui consistait à «jeter son argent par les fenêtres », du fait de ses rencontres nocturnes, ainsi que les deux traumatismes qui avaient profondément marqué son enfance, m'ont également incité à penser que Patrick bénéficierait de l'analyse qu'il était venu me demander.

Son enfance s'était déroulée sous le joug de deux traumatismes : un traumatisme précoce, méconnu de lui sur le plan conscient, qui a pris sa pleine dimension et son plein sens à partir de certaines avancées de l'analyse ; un traumatisme plus tardif, qui a failli lui coûter la vie et qu'il mettait en avant pour tenter d'expliquer certaines de ses conduites. Fils aîné de deux enfants, le premier trauma-


Mouvements et changements dans la cure psychanalytique 971

tisme de Patrick est survenu lors de la naissance de sa soeur cadette, alors que Patrick n'avait que onze mois ; du fait, selon ses propres dires, qu'il a été conduit par la suite à traiter sa soeur comme une soeur «jumelle» (soulignant bien ainsi la création d'un contre-investissement - voire, d'un déni - grâce à l'absence de différence qu'il établissait ainsi), j'ai pu, par la suite, faire l'hypothèse que pour Patrick, à l'époque, cette naissance avait entraîné un sentiment de perte cruelle concernant sa mère. Le second traumatisme, plus tardif, a eu lieu lorsqu'il avait quatre ans : lors d'un jeu brutal avec un cousin, il est tombé dans une bassine d'eau bouillante. Brûlé au 3e degré sur une partie importante du corps (hormis la tête et le visage), il a été hospitalisé pendant plus d'un mois en chambre stérile, sa mère restant avec lui, nuit et jour, pendant tout le temps de son hospitalisation. Il s'est rétabli en quelques semaines, ce qui, au regard de l'importance de ses brûlures et du pronostic initialement réservé des médecins, a «stupéfié» l'équipe médicale qui le soignait. Nous avons pu reconstruire, dans les débuts de l'analyse, qu'une des raisons de son rétablissement en un temps aussi rapide était vraisemblablement due au fait qu'il avait ainsi pu récupérer sa mère.

En dehors de ce traumatisme, son enfance et son adolescence semblent s'être déroulées sans histoire, dans une famille provinciale qui avait connu une forme de prospérité, le grand-père paternel de Patrick ayant eu, autrefois, une réussite professionnelle et sociale tout à fait exceptionnelle au regard de ses origines modestes. Ce grand-père faisait figure de «patriarche», autoritaire et craint. A l'évidence, le père de Patrick n'avait pas le caractère trempé ni l'ambition de son propre père, ce que Patrick lui reprochait de manière feutrée, mais vive. C'est ainsi que l'ambition et la réussite professionnelle de Patrick pouvaient s'entendre comme le désir de réparer l'image paternelle au regard de l'image grand-paternelle. Néanmoins elles représentaient, avant tout, les éléments de sa rivalité à l'égard de son père. De ce fait, il apparaissait assez clairement que les problèmes financiers de Patrick - secondaires à ses dépenses compulsives liées à la réalisation de sa sexualité - étaient en relation avec la culpabilité concernant son agressivité à l'égard de l'imago paternelle, ainsi qu'avec son désir de désavouer celle-ci.

Hormis certains aspects de son fonctionnement qui pouvaient donner à penser que Patrick privilégiait des solutions de type pervers à ses angoisses de castrationj celui-ci semblait avoir tenté d'organiser, dès son adolescence, une existence qui lui donnait l'illusion d'avoir une maîtrise, voire une emprise sur les êtres et les choses. Ceci le conduisait à mettre en avant des défenses dont le caractère sadique-anal évoquait l'organisation d'une névrose obsessionnelle relativement serrée. Néanmoins, il est rapidement apparu, au cours de l'analyse, l'existence d'un noyau hystérique extrêmement actif qui était protégé par le caractère névrotique obsessionnel. Son hystérie, lorsqu'elle apparaissait, condui-


972 Thierry Bokanowski

sait cet « écorché vif» (pour ne pas dire « brûlé vif») à théâtraliser et à dramatiser parfois à l'extrême ses relations, voire certains événements lorsque ceux-ci le sortaient de son quotidien. Dans ces moments surgissait en pleine lumière la fragilité de son narcissisme et de ses identifications, voire de son identité.

Par ailleurs, peu assuré de lui-même, Patrick était souvent inquiet de sentir surgir en lui un certain nombre d'émotions dont il ne savait jamais à l'avance s'il pourrait, ou non, les contenir et en garder la maîtrise. Pour s'en protéger, il avait adopté, dans le cadre de ses relations avec les autres, un manteau psychique d'emprunt qui l'amenait à donner de lui l'image de quelqu'un d'extrêmement provoquant et plein de défi : comme il me l'a dit maintes fois, il voulait « faire peur ». Se présenter face aux autres comme quelqu'un d'imprévisible, de cruel, voire de violent et, donc, de dangereux, est rapidement apparu comme devant être relié aux angoisses dépressives intenses que Patrick pouvait être amené à vivre depuis son plus jeune âge. Ces angoisses qu'il n'arrivait pas à contre-investir autrement que sous ces formes d'agirs ne faisaient, comme on peut facilement l'imaginer, que renforcer sa solitude. Par ce biais, Patrick cherchait à vérifier l'authenticité du lien que l'on pouvait établir avec lui : lien fait d'exigences qui le rendaient tyrannique et insupportable pour son entourage. C'est ainsi qu'il éprouvait et constatait les limites de l'Autre, qui lui permettaient alors de vérifier ses propres limites : s'il se sentait accepté par l'Autre, l'Autre, en retour, devenait acceptable pour lui ; s'il pouvait percevoir les limites de l'Autre, l'Autre, par identification, lui permettait de trouver, ou de renforcer, ses propres limites.

Un transfert paternel négatif

C'est dans ce climat de violence latente et de menace d'effraction permanente du cadre, voire de rupture de celui-ci, que s'est engagée cette analyse. De fait, cherchant à éprouver la solidité et les limites du cadre, Patrick voulait s'assurer de ma solidité et de mes propres limites, dans le déploiement d'un évident transfert paternel dont la valence négative a longtemps prédominé. Il répétait ainsi les provocations qu'il exerçait autrefois vis-à-vis de son père afin de vérifier la vigilance, la fermeté et l'autorité de celui-ci. Agissant ainsi, Patrick cherchait aussi à réactualiser inconsciemment le conflit d'autorité entre son grand-père, qui en avait trop, et son père, qui, à ses yeux, n'en avait pas assez. Conflit d'autorité que Patrick transformait, pour sa part et à chaque fois, en épreuve de force et dont l'enjeu reposait sur le double registre, objectai et narcissique, de la paire obéissance-insoumission / orgueil-humilité.

Désirant s'assurer de ses capacités de maîtrise et d'emprise sur le cours de


Mouvements et changements dans la cure psychanalytique 973

l'analyse, se lançant à lui-même une série de défis, luttant contre ses sentiments d'abandon et de passivité douloureusement réveillés par un transfert dont la composante psychique homosexuelle était manifeste, Patrick, pendant les deux premières années de son analyse, a pris des risques insensés pouvant mettre en danger, non seulement l'analyse, mais sa vie elle-même.

A titre d'exemple, il lui arrivait, alors qu'il se trouvait en déplacement professionnel dans un lieu très éloigné dans l'heure qui précédait le début de sa séance, de s'y retrouver à l'heure dite, en ayant conduit de manière qui frisait l'inconscience : il m'annonçait alors, fièrement, qu'il avait pris, pour ce faire, un «maximum de risques», se trouvant ainsi en ma présence avec un sentiment triomphant de « trompe-la-mort ». Le fantasme sous-jacent était aussi celui du phénix qui « renaît de ses cendres », indiquant bien par là le fait qu'à chaque fois qu'il cherchait à se retrouver dans des situations limites, Patrick érotisait le souvenir qu 'il gardait de son accident, à quatre ans, lorsqu'il s'était vu glisser dans la bassine d'eau bouillante. Cette attitude de défi et de prises de risques invraisemblables, qui évoquait une attitude inconsciente suicidaire et qui, de ce fait, m'amenait à être souvent inquiet, s'est sensiblement modifiée le jour où je lui ai proposé l'idée qu'il cherchait, ainsi, à me montrer quels immenses efforts il faisait pour moi et à me faire sentir, par là, combien il était attaché à moi. Cette interprétation de transfert, lui a permis, par la suite, une meilleure représentation de certains de ses mouvements psychiques au regard de la relation qui se développait avec moi et des investissements qu'entraînait, en lui, cette relation.

Cette interprétation a contribué à l'analyse d'un mouvement défensif lié au développement d'un transfert paternel à valence positive. En cela, elle a eu une valeur contenante et pare-excitante du fait qu'elle a permis de donner à Patrick un sens à ses agirs qui le mettaient en danger. Créée et énoncée à la faveur d'un moment transféra - contre-transférentiel (n'oublions pas que j'avais quelques raisons d'être préoccupé, voire inquiet), une telle interprétation n'a aucun caractère particulièrement exemplaire. Elle fait partie de ces très nombreuses interventions indispensables pour que se crée un travail interprétatif de fond, voire un fond interprétatif, dont l'analyse du transfert est le vertex essentiel. C'est ce travail interprétatif qui permet que puissent, à la longue, s'opérer certains remaniements dans l'économie psychique du sujet du fait de la modification de l'équilibre et de la répartition des petites quantités d'énergie mises enjeu lors des mouvements d'investissement et de désinvestissement liés au transfert, ainsi qu'au travail de la cure.

Patrick gardait un souvenir extrêmement précis de son accident, qu'il décrivait, image par image, comme un film au ralenti. Il m'a expliqué, à maintes reprises, comment le fait même de garder en mémoire et de pouvoir décomposer, instant par instant, le déroulement de cet événement lui a permis de pouvoir abolir le souvenir de l'intense douleur prolongée de la brûlure, en le clivant du


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souvenir de l'immense frayeur vécue par lui et par son entourage, dans l'atmosphère dramatique que l'on peut imaginer. Ce clivage, qu'il avait maintenu depuis, lui avait aussi permis de transformer, en la contre-investissant, sa position psychique de « brûlé vif» (d' « écorché vif»). Convertie en une apparente « carapace d'insensibilité » - quand elle n'était pas transformée par projection en désir d'effrayer -, cette position équivalait alors à une demande auprès de son entourage, ou de ses objets d'amour, de prendre en charge sa « douleur » (c'està-dire la douleur vécue par lui lors de son accident), qui venait à elle seule englober, résumer et surtout qualifier toutes les autres formes de douleurs psychiques.

L'érotisation de cette position psychique allait jusqu'à infiltrer parfois ses séances. Il pouvait à certains moments, pendant celles-ci, chercher à se faire mal d'une manière qu'il tentait de rendre clandestine : il se pinçait la peau du visage entre les ongles du pouce et de l'index, de façon à retrouver des sensations de brûlure, m'a-t-il précisé par la suite (rappelons que son visage avait été épargné lors de son accident). Il m'est apparu que ces agirs qu'il exerçait subrepticement, mais qui ne pouvaient à la longue échapper à mon attention, avaient aussi pour but de me faire souffrir, puisque je ne pouvais assister qu'impuissant, aux attaques qu'il exerçait à son égard. Ce que je lui ai interprété. Plus tard, j'ai été conduit à prolonger cette interprétation en proposant que ce comportement en séance, qui venait parfois se répéter, pouvait avoir deux autres sens, non exclusifs l'un de l'autre, à savoir :

— d'une part, qu'en réveillant le souvenir de la souffrance d'autrefois liée à ses brûlures, il cherchait à me solliciter pour que je me consacre entièrement à lui, comme sa mère l'avait fait, lorsqu'elle s'était retrouvée seule avec lui, dans la chambre stérile ;

— d'autre part, qu'il essayait, dans le même mouvement, de m'isoler et de m'exclure comme son père l'avait été au lendemain de l'accident, en tentant, comme cela avait été le cas pour celui-ci à l'époque, de me faire assister, impuissant, aux soins que sa mère lui prodiguait alors.

Ces interprétations permirent un appréciable progrès du fait de la mise en représentation, et de la possible mise en sens, des différentes formations fantasmatiques (oedipiennes et de scène primitive) qui alliaient, ou opposaient alternativement, en lui, un « bébé du jour » et une « amante » de la nuit, une « mère du jour» et un «bébé de la nuit» 1. A partir de ce moment, un certain aspect du matériel s'est sensiblement modifié : alors qu'il n'avait pratiquement pas évoqué de rêves jusque-là, Patrick s'est mis à en proposer un certain nombre qui permi1.

permi1. Braunschweig et M. Fain (1975), La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF, 1975.


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rent l'analyse de son transfert négatif; par ailleurs, la violence de ses affects, liée aux quantités d'excitations réveillées par notre relation et qui le débordaient souvent, devint moins envahissante, moins intense et, ainsi, plus contenue.

L'analyse de la répétition

En toile de fond à ces avancées, Patrick poursuivait ses interrogations concernant ses rencontres nocturnes et vénales, pendant lesquelles il donnait libre cours à l'organisation de ses fantasmes d'être avec deux femmes - femmes sur lesquelles il tentait d'exercer, par le biais de scénarios qui impliquaient qu'elles aient des relations sexuelles entre elles, une véritable emprise. Au fur et à mesure que l'analyse progressait, il apparaissait de plus en plus clairement que l'impérieuse nécessité à l'organisation de tels rendez-vous pouvait se relier à l'expression des différentes motions transférentielles inconscientes qu'il éprouvait à mon sujet : par exemple, lorsqu'à l'occasion de la survenue de difficultés, il se déprimait et m'en voulait, ou bien encore, à l'occasion d'interruptions liées à mes absences.

Ces épisodes nocturnes, qui le culpabilisaient beaucoup, le conduisaient parfois à me demander d'avoir à son égard une attitude interdictrice, punitive et coercitive. Un jour, à la fin d'une séance tout entière consacrée aux questions soulevées en lui par le récit de ses scénarios, entendant entrer la personne qui venait pour la séance suivante il s'exclama : « Ah, qu'il est agréable de savoir que c'est une fille qui me suit ! » « Une fille... », ai-je souligné, comprenant à ce moment-là qu'il réalisait par le biais de cette expression fantasmatique, un scénario qui prolongeait ceux qu'il venait d'évoquer et qui le renvoyait à l'évidence, comme pendant sa petite enfance, à se retrouver à trois : sa mère - représentée par moi -, sa soeur - la « fille » qui venait de rentrer - et lui. Je lui ai alors proposé une interprétation concernant ce qu'il répétait, lorsqu'il organisait ses rencontres à trois : trouver une maîtrise et exercer une emprise sur ce qu'il avait vécu, autrefois, comme une véritable blessure narcissique, à savoir, assister impuissant et fasciné aux soins que sa mère prodiguait à sa soeur, en s'en sentant exclu. Exclusion, par ailleurs, qu'il cherchait à me faire vivre à chaque fois qu'il me faisait le récit d'une de ses rencontres, puisqu'il m'y faisait assister, dans l'espoir que celle-ci m'exciterait, me fascinerait et, comme lui à l'époque, me ferait ressentir de l'impuissance, mêlée de rage... Cela n'était pas non plus sans rappeler, qu'en la circonstance, il me faisait prendre la place de son père, lorsque ce dernier, exclu de la chambre stérile lors de l'hospitalisation de Patrick, ne pouvait qu'assister, impuissant, aux soins que sa mère lui prodiguait.

Dans les temps qui suivirent ce moment interprétatif, un certain nombre de changements s'opérèrent insensiblement dans la vie de Patrick, comme dans certains aspects de son fonctionnement psychique. Concernant les changements dans sa vie, deux faits marquants vinrent en témoigner : d'une part, il éprouva de


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moins en moins l'impérieuse nécessité d'avoir recours aux rencontres vénales ; d'autre part, il fît la connaissance et s'éprit d'une jeune femme avec laquelle il décida de tenter de vivre.

En introduction à mes propos, je rappelais que les mouvements psychiques se voient liés à la répétition. C'est donc l'interprétation de la répétition dans le transfert qui permet d'espérer que surgissent, à la longue, certains changements dans l'économie et dans le fonctionnement psychique du sujet. Dans Remémoration, répétition et perlaboration (1914) 1, Freud écrit : « L'analysé répète au lieu de se souvenir et cela par l'action de la résistance. (...) Nous devons traiter sa maladie non comme un événement du passé, mais comme une force actuellement agissante. C'est fragment par fragment que cet état morbide est apporté dans le champ d'action du traitement, tandis que le malade le ressent comme quelque chose de réel et d'actuel, notre tâche à nous consiste principalement à rapporter ce que nous voyons au passé. » Plus loin, il poursuit : « C'est dans le maniement du transfert que l'on trouve le principal moyen d'enrayer l'automatisme de répétition et de le transformer en une raison de se souvenir. (...) Nous réussissons sûrement à conférer à tous les symptômes morbides une signification de transfert nouvelle et à remplacer sa névrose ordinaire par une névrose de transfert dont le travail thérapeutique va le guérir. »

Ces quelques lignes indiquent avec force ce que Freud pensait être l'essentiel du travail spécifique de l'analyste, comme de son activité interprétative, au regard des différentes motions transférentielles qui trouvent leur origine dans la compulsion de répétition et qui cherchent à se déployer pendant la cure. La névrose de transfert, moteur de l'analyse, réactive les traces mnésiques liées au développement de la sexualité infantile et du complexe d'OEdipe ; elle fait revivre les blessures d'origine ainsi que leurs cicatrices ; elle réactualise les sentiments douloureux d'autrefois liés aux préjudices, aux pertes d'amour et aux pertes de l'estime de soi : c'est alors que la névrose de transfert devient à la fois source de progrès (son déploiement est la condition même de l'analyse), en même temps qu'elle devient la source des résistances. Dans ce cas, elle s'oppose au changement du fait que la remémoration n'empêche pas toujours que se répètent les effets du marte, de l'identique, voire du semblable 2.

Par ailleurs, nous savons que la répétition n'exprime pas uniquement la visée

1. S. Freud (1914), Répétition, remémoration, perlaboration, in La technique psychanalytique, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1970.

2. Je reprends ici la terminologie et la distinction établie par Michel de M'Uzan qui parle de répétition du même en ce qui concerne les structures dans lesquelles la catégorie du passé est suffisamment établie, réservant la désignation de « répétition de l'identique » pour les structures dans lesquelles l'élaboration de la catégorie du passé est défaillante (voir, M. de M'Uzan (1969), Le même et l'identique, in De l'art à la mort, Gallimard, 1977, p. 83-97). L'idée de « répétition du semblable », que j'avance ici, me paraît pouvoir être appliquée aux structures psychiques qui relèvent du destin (ou « névroses de destinée ») et qui forcent le sujet à rester le même, en dépit des changements intervenus.


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inextinguible d'un désir à trouver une satisfaction. Depuis « Au-delà du principe de plaisir » (1920) 1, on peut penser que la compulsion de répétition provient aussi de la formation d'un système pare-excitant destiné à réduire l'excitation secondairement liée au traumatisme. Au regard de la nécessité de maîtriser certaines excitations - liées aux inscriptions traumatiques - on pourrait avancer que la compulsion de répétition n'est pas simplement un effet de relance et de maîtrise de ces excitations, mais qu'elle peut aussi être envisagée comme un déplacement de cellesci, voire une réactualisation par le biais d'une mise en scène.

Telle semble bien être la manière dont s'inscrivait un certain aspect de l'organisation et des effets de la compulsion de répétition chez Patrick. Les interventions et les interprétations que j'ai été conduit à lui proposer, directement liées au déroulement de son processus analytique, étaient amplement suscitées par la répétition de son activité fantasmatique secondaire à l'organisation de ses traumatismes, ainsi qu'à leurs traces perceptives et mnésiques. Ces interprétations m'ont conduit à mettre progressivement en valeur les éléments essentiels qui participent à la reconstruction métaphorique du fantasme central qui alimente sa scène primitive: assister aux échanges entre deux femmes, sa mère et sa soeur, dans une relation homosexuelle, quasi fusionnelle, liée aux soins corporels ; du fait qu'il s'en sent physiquement et psychiquement exclu, cette situation l'excite, l'écorche, le brûle, l'enragé, le désespère, le déprime puis, finalement, le rend confus. C'est pour se défendre contre cet état de confusion qu'il avait installé le clivage dont j'ai parlé entre la représentation du traumatisme (qui entraîna la peur que l'on sait) et l'affect de douleur, inhérente, qui s'y rattache.

Craintes d'enfant, désirs d'enfant

C'est à partir de la mise en représentation et de renonciation de la figuration de sa scène primitive que j'ai pu observer un important changement dans le fonctionnement psychique de Patrick.

Parlant de sa nouvelle compagne avec laquelle il avait décidé de vivre, il se plaint : elle est « lourde », dit-il ; elle est « chaude » et cela l'inquiète. Elle lui évoque trop les « matrones » de son enfance : sa mère, femme solide, ainsi que sa grand-mère maternelle. Il se plaint de se sentir passif et comme un enfant : c'est elle qui prendrait les initiatives pendant l'amour. Il est fasciné par son ventre, ce qui l'attire et le repousse à la fois. Il rapporte un rêve : « Un de ses doigts lui apparaissait boursouflé : il y avait une protubérance, comme une ampoule. De celle-ci il voyait, avec un sentiment de profond dégoût, sortir un ver. »

Il associe alors sur l'ambivalence qu'il éprouve à l'égard de son nouveau

1. S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980.


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patron, homme ambitieux, exigeant, efficace et aussi peu sentimental que possible, l'image idéale que Patrick souhaite pouvoir donner de lui-même. Patrick est devenu le bras droit de ce patron, dont il me fait comprendre, par ailleurs, qu'il a sensiblement mon âge. Si, d'un côté, il est très satisfait de rencontrer chez celui-ci certaines de ses conceptions, de l'autre, il craint de perdre une partie de son autonomie et une forme d'emprise qu'il exerçait sur le précédent patron. Désormais, il va lui falloir faire ses « preuves ».

A ce point de ses associations, il revient sur son rêve et les deux éléments de celui-ci qui l'intriguent le plus : la boursouflure-ampoule du doigt, ainsi que le ver qu'il en voit sortir avec répulsion et dégoût. Il pense aux règles des femmes, ainsi qu'au malaise dans lequel il se trouve plongé quand il est confronté à la grossesse. Boursouflure, ampoule, brûlure, ventre, cloque, «être en cloque», «enfant-ver», règles, deviennent dès lors les différents signifiants évocateurs d'un fantasme de grossesse (à tonalité anale) qui apparaissent, pendant la séance, comme autant de panneaux indicateurs au carrefour des différents courants, contradictoires et complémentaires, de ses craintes et de ses désirs.

A la séance suivante, à peine allongé, Patrick, très anxieux, prononce un « merde ! » retentissant en donnant en même temps un coup de poing dans le coussin latéral du divan. Après un silence quelque peu sidéré au surgissement de cette violence, il ressort de ses associations qu'il souhaitait ainsi pouvoir me donner un coup de poing et, au travers de moi, pouvoir en donner un au nouveau patron. Au regard du matériel qui était précédemment apparu, j'avais eu, pour ma part, le fantasme qu'il donnait un coup de poing dans le ventre d'une femme pour la faire avorter. Ceci fut partiellement confirmé par le fait qu'il me dit avoir été fort anxieux toute la journée à l'idée que son amie et lui avaient fait l'amour sans préservatif.

Dès lors, l'ensemble du matériel, dont le rêve formait le centre, put prendre ses véritables dimensions transférentielles :

— le doigt boursouflé-brûlé, ampoule-cloque, évoquait la brûlure de son transfert d'écorché-vif ;

— le ver dégoûtant qui sort de ce doigt, véritable ver dans le fruit, figurait l'enfant qu'il craint que sa compagne - et au travers d'elle, sa propre mère - ne désire et n'attende d'un père ;

— le ver exprimait aussi son dégoût et sa crainte que n'apparaissent, en identification aux désirs de sa mère pour son père, ses propres désirs inavouables de recevoir un enfant de son patron (le nouveau, comme l'ancien), c'est-àdire de moi ;

— enfin, le ver représentait la condensation de son désir de faire un enfant à sa mère et de ses angoisses de castration qui en découlaient ;

— l'interjection « merde ! », qui surgit dans la séance suivante avec le coup de


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poing violent sur le coussin, pouvait dès lors être comprise comme une défense inopérante contre la résurgence de la représentation du ver dégoûtant dans le rêve, et qui le renvoyait aux sentiments dépressifs et aux sentiments d'impuissance qui l'envahirent lorsqu'il fut confronté à la conception et à la naissance de sa soeur ; — cette interjection pouvait être aussi le rappel de sa frayeur et de son angoisse au moment où il s'est vu glisser dans la bassine, lors de son accident à quatre ans, frayeur et angoisse qu'il ne pouvait plus désormais évacuer, comme autrefois, par la mise en place et l'action des clivages qu'il avait, jusque-là, établis.

Un peu plus tard, à l'occasion d'une brève interruption de sa relation avec son amie - relation qu'il reprendra quelques semaines après -, il analyse le fait qu'il n'a pas supporté qu'elle lui donne le sentiment d'attendre de lui de l'affection et de la tendresse. Ceci le conduit à aborder, pour la première fois depuis le début de son analyse, le fait qu'il ne supportait pas, enfant, que sa mère puisse lui manifester son attachement, allant même jusqu'à lui en interdire toute démonstration. A l'occasion d'un conflit dans le travail - il a fait le jour même pleurer une secrétaire -, il arrive à sa séance bouleversé : il ne supporte pas, ditil, de voir une femme pleurer car, dans ces moments-là, il craint de s'identifier à elle, de perdre son contrôle et de sentir surgir en lui certains sentiments de détresse éprouvés autrefois lorsqu'il a surpris certaines femmes de son entourage, et notamment sa mère, en train de pleurer. C'est alors que Patrick m'apprendra qu'il sait, depuis sa petite enfance, que sa mère a pleuré pendant plusieurs jours à l'annonce de sa seconde grossesse, quand il avait à peine deux mois !

La voie régressive

Ainsi, ce moment analytique a permis que se manifeste la crainte de ses désirs de passivité et s'est révélé, par la suite, être un véritable moment mutatif dans la cure de Patrick. La voie régressive qu'il emprunta, à partir du rêve, fut à l'origine d'un changement dans son fonctionnement psychique. Ce changement lui permit la prise de conscience de sa conflictualité liée à la condensation entre ses propres désirs sexuels et ses identifications inavouables aux désirs sexuels de sa mère, désirs qu'il confondait, par ailleurs, avec les désirs de maternité de celle-ci.

En introduction à mon propos, j'indiquais que l'articulation qui semble s'opérer à la charnière des mouvements et de leur transformation en changements (l'effet de mutation des mouvements en changements, au regard du fonctionnement psychique), intéresse à la fois le travail psychique soumis à la compulsion de répétition et celui qui dépend du couple régression/progression. Autrement dit, analyser la répétition ne s'avère possible qu'en fonction d'un travail qui passe par la régres-


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sion. Réciproquement, c'est la régression (formelle, topique, temporelle et libidinale) qui induit les conditions qui rendent possibles l'analyse de la répétition.

Du fait des limitations des activités perceptives et motrices, ainsi que de l'établissement du cadre - règle fondamentale, fond silencieux de l'analyste, fréquence des séances -, la situation de la cure, avec les manifestations transférentielles qu'elle induit, favorise la régression, notamment topique. Dès lors, l'analyste devient la personne et le lieu destinés à recevoir le transfert de la relation aux objets internalisés du patient, transfert qui traduit le lien de l'enfant dans le patient avec l'adulte qu'il est devenu, ainsi que le lien de l'enfant aux adultes dont il a dépendu, et donc de l'enfant dans le patient avec ses objets internes 1.

Du côté du patient, cette situation régressive est l'objet de désirs et de craintes : désir de retrouver une situation de dépendance, mais aussi angoisse associée au relâchement de la maîtrise sur ce qui vient de l'intérieur et menace de l'extérieur. Associée à certaines représentations des mouvements d'affects et des fantasmes qui y sont liés, c'est l'angoisse qui devient le signe de la résistance à cette régression.

Comme l'écrit J. Cosnier, malgré la différence des fonctions, la régression topique partagée permet de rétablir ce qui a manqué autrefois, pour le patient, dans la relation adulte-enfant : une identification de l'adulte aux désirs et aux mouvements d'affects de l'enfant, qui permette d'aider celui-ci à leurs liaisons verbales 2.

Lorsque l'enfance a été marquée, comme pour Patrick, par une souffrance, voire une détresse (trauma) ayant débordé les mécanismes défensifs, la névrose de transfert, manifestation des effets de la régression, peut être longtemps retardée du fait de l'angoisse: l'expression des mouvements pulsionnels dans les relations extérieures et les transferts latéraux permettent alors une confrontation plus rassurante à la réalité. Une telle défense vitale contre les reviviscences transférentielles peut utiliser le retournement de la violence contre soi, mais aussi son expression sous des formes agies, caractérielles ou persécutoires.

Les manifestations transférentielles ne peuvent être réduites à une simple fonction de répétition ; elles comportent aussi leur part de nouveauté et de création. Il ne s'agit pas d'un simple retour de l'identique au passé. Comme l'a écrit A. Gibeault : « Concevoir la régression temporelle de l'analyse, dans son opposition narcissique et objectale, permet d'intégrer la passivité et la réceptivité, indispensables à l'expérience humaine. » 3.

1. Voir, le n° 3/1993 de la Revue française de psychanalyse dont le thème est «L'enfant dans l'adulte » et plus spécialement, R. Diatkine (1993), L'enfant dans l'adulte ou l'étemelle capacité de rêverie, Revue française de psychanalyse, t. 58, n° 3, 1993, p. 641-648. Voir aussi, F. Guignàrd (1993), L'enfant dans le psychanalyste, Revue française de psychanalyse, t. 58, n° 3, 1993, p. 649-659.

2. J. Cosnier (1992), L'infantile et la régression, Revue française de psychanalyse, t. 56, n° 4, 1992, p. 1005-1030.

3. A. Gibeault (1992), Marc ou le parcours du combattant. Des conditions de la régression dans la cure, Revue française de psychanalyse, t. 56, n° 4, 1992, p. 978-994.


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Dans ce sens, prévoir l'analysabilité d'un sujet, implique une évaluation de ses capacités à supporter la régression, sans perdre ses limites. Ainsi, lorsque Freud évoque le roc du biologique comme entrave au changement, il cherche à rendre compte de ce qui fait obstacle aux capacités d'internalisation contenante de la féminité et de la réceptivité primaire. Il est alors simultanément décrit par Freud, dans «L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » (1937) 1, comme résistance du ça et déni du féminin dans les deux sexes.

L'analyse avec fin, l'analyse sans fin

L'une des principales questions que Freud pose et tente d'explorer, dans son texte de 1937, est la question des obstacles qui s'opposent à la terminaison satisfaisante d'une cure : quels sont les obstacles qui empêchent les mouvements de se transformer en véritables changements ? Quelles sont les raisons qui président à l'établissement de ces obstacles? Face à ces obstacles, dans quelle mesure, et comment, réévaluer les outils techniques ainsi que les concepts métapsychologiques forgés jusqu'alors ?

Dans ce texte, les réponses aux questions posées par Freud se trouvent, pour moi, être aux différents points de jonctions qui réunissent et opposent à la fois les trois exemples cliniques sur lesquels s'appuie Freud pour étayer sa discussion : l'exemple de l'Homme aux loups, celui de Ferenczi et celui, que Freud rapporte, d'une jeune fille (il s'agit d'Emma Eckstein), devenue depuis une fille d'un certain âge qui développe un myome utérin moins d'une quinzaine d'années après qu'une analyse de neuf mois l'ait guérie d'une paralysie hystérique des jambes. Ce récit de cure suit directement ce que Freud expose concernant Ferenczi.

Dans les trois cas se pose la question de la névrose de transfert, de la qualité de celle-ci ainsi que des conditions dans lesquelles a pu être menée son analyse. En effet, dans les trois cas, le négatif et la négativité réapparaissent par le biais du transfert négatif non analysé qui, faisant retour sous la forme d'un «roc», signe l'échec de la cure.

Dans le cas du jeune Russe, Freud reconnaît qu'il a été en butte à ce que nous pourrions appeler aujourd'hui une forme d'entropie du changement, liée à la répétition qui s'est installée dans la psychonévrose de transfert et qui a organisé celle-ci. L'analyse de la psychonévrose infantile n'a pas empêché les éléments pathogènes de demeurer fixés dans la répétition d'une névrose de transfert qui est restée réfractaire à l'analyse, bloquée dans un transfert négatif et une réaction

1. S. Freud (1937), L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, in S. Freud, Résultats, idées, problèmes, II, trad. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, PUF, 1985, p. 231-268.


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thérapeutique négative. Ainsi Freud pose avec L'homme aux loups, et l'échec douloureux que représente sa cure, le problème des forces de déliaison, via la répétition, par le biais du transfert négatif non résolu.

Avec Ferenczi le problème s'est posé dans une perspective que je qualifierai d'homothétique inverse à celle du jeune Russe, puisque c'est Ferenczi lui-même qui, de très nombreuses années après l'apparent succès de son analyse personnelle, en vient à reprocher à Freud de ne pas avoir suffisamment analysé son transfert négatif, autrement dit, d'avoir «dénié» son transfert négatif du fait que celui-ci n'était pas apparent pendant la cure. Ceci, à ses dires, aurait entraîné un préjudice quant à son développement psychique du fait que l'analyste ne lui aurait pas permis de régresser suffisamment, autrement dit que son expérience de l'analyse ne lui aurait pas permis, au travers de l'analyse de son transfert négatif et de la régression qui s'en serait suivie, un changement plus radical que celui auquel il était alors parvenu.

Dans le cas de la patiente à laquelle Freud fait allusion, nous n'avons que très peu de renseignements : il s'agit d'une jeune femme qu'il a traitée, lorsqu'elle était jeune fille, pendant trois trimestres (c'est-à-dire neuf mois !) pour une paralysie hystérique des jambes. Guérie, elle aura néanmoins une existence difficile, deviendra le soutien de sa famille et restera célibataire. Moins de quinze années après son analyse elle développe un myome qui nécessite l'ablation de l'utérus. A partir de cette intervention, elle retombe malade, développe une érotomanie sur son chirurgien et, selon les termes de Freud, « se révèle inaccessible à une nouvelle tentative analytique». Avec cette patiente, nous sommes conduits, par Freud, à réfléchir sur la confusion existant entre l'externe et l'interne, ainsi que sur le destin du trauma en relation avec le retour du négatif par le biais du «roc du biologique », c'est-à-dire du déni du féminin.

Chacun de ces trois exemples vient illustrer la question suivante : y a-t-il une possibilité de transformation de mouvements en changements s'il n'y a pas, véritablement, d'analyse de la névrose de transfert ? Chacun de ces exemples illustre la maladie de « transfert non résolu » du fait du transfert négatif non analysé qui fait retour.

Chacun de ces exemples illustre le fait sous une forme différente mais spécifiquement liée à l'un des paramètres qui conditionnent les mouvements et les changements que nous sommes en mesure d'attendre d'une cure psychanalytique.

Pour que les mouvements s'organisent en changements, il est nécessaire d'analyser le transfert négatif ainsi que le déni du féminin et le désir au féminin, au travers de la répétition et de la régression.

Thierry Bokanowski

48, rue des Francs-Bourgeois

75003 Paris


La levée de l'inhibition Denys RIBAS

Le changement psychique dans et par la cure suppose que soient acquises une temporalité fonctionnelle et une économie pulsionnelle permettant le travail de deuil et des réinvestissements nouveaux. Ce problème concerne tout autant le futur analyste que le patient aux limites de l'analysibilité. Il n'est guère possible pour des raisons de discrétion de travailler de manière approfondie le matériel issu de cures de futurs collègues, mais nous savons, et René Diatkine insiste sur ce point, combien l'approfondissement de la théorie de la pratique est lié à la question de la transmission. Il m'a semblé que la levée de l'inhibition, lorsqu'elle est importante dans la souffrance qui amène à entreprendre une analyse, restait problématique et concernait des patients fort différents les uns des autres, posant donc un problème général.

Il est en effet d'une grande pureté analytique, l'analyse se faisant per via di levare, nous donnant la joie d'assister à la libération de ce qui était en germe chez le patient. Nous sommes là remarquablement protégés du risque de l'influencer. Mais par ailleurs, et ceux qui traitent des enfants le savent bien, le risque que des inhibitions de la curiosité et du fonctionnement mental lui-même ne deviennent mutilantes pour le psychisme amène à des indications paradoxales : d'autant plus nécessaires que le fonctionnement psychique est altéré, ce qui pourrait être une contre-indication. C'est tout le problème des inhibitions massives et de la difficulté d'évaluer la problématique sous-jacente. On retrouvera chez l'adulte des enjeux de survie psychique, ou de survie tout court. L'ambiguïté provient de ce que l'inhibition peut tout aussi bien être associée à la plus pure névrose, qu'être le seul recours défensif dans un état-limite, comme y insiste Jean Bergeret.

Allons parcourir l'oeuvre de Freud et la place qu'y tient l'inhibition avant de détailler les strates successives qui dans une analyse m'ont chaque fois laissé penser qu'un changement décisif allait se produire... pour constater à la fois que des

Rev. franc. Psychanal., 4/1996


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choses changeaient progressivement et en même temps qu'il fallait aller plus loin, ce qui amène l'interrogation sur la pertinence d'une poursuite de l'analyse et son risque d'être « sans fin ».

L'inhibition dans l'oeuvre de Freud

Inhibition des représentations : un précurseur du refoulement. — « Un cas de guérison hypnotique» (1892-1893) d'une mère qui ne pouvait allaiter son enfant. Ce symptôme s'explique par des « idées antithétiques » (Stratchey), des « représentations de contraste» (Laplanche) qui persistent, déconnectées de la conscience. De même dans Early draft on hysteria la même année : il faut répudier, inhiber ou supprimer une idée ou une intention.

Inhibition et mélancolie. — En 1895, le manuscrit G relie souffrance et appauvrissement instinctuel : « Le processus d'aspiration (par perte d'excitation) provoque une inhibition et a les effets d'une blessure. » Ce lien entre inhibition et conséquence économique d'appauvrissement sera repris en 1926.

L'inhibition du développement libidinal. — Axe essentiel de la pensée de Freud, qui apparaît en 1912 avec «La psychologie de l'amour, II». L'impuissance psychique résulte de l'influence inhibitrice de certains complexes psychiques. Il s'agit de fixations incestueuses à la mère ou à la soeur, non dépassées.

Totem et tabou, en 1913, différencie l'inhibition de la régression. Mais «La théorie générale des névroses», en 1917, précise que tous les degrés de coopération existent entre ces deux facteurs.

On trouve dans «On psychoanalysis», en 1913, que l'inhibition liée à la fixation fait de la névrose «le négatif de la perversion». «Les modes d'entrée dans la névrose» avaient fait en 1912 de l'inhibition le troisième mode, après la frustration par perte et la confrontation à la réalité entraînant une modification psychique interne. Mais Freud nous rassure : il existe aussi une tendance à surmonter les fixations, sans cela il n'y aurait d'issue que dans un infantilisme stationnaire.

En 1913, «La prédisposition à la névrose obsessionnelle» introduit une temporalité génétique. Il y a une différence de temps de la survenue des fixations et des inhibitions dans le développement : au stade de l'auto-érotisme et du narcissisme dans les paraphrénies, dans la petite enfance, dans l'hystérie et dans la latence dans la névrose obsessionnelle. Ce rôle de la latence comme temps de l'inhibition est repris en 1925 («Autoprésentation»). La triade fixation-inhibition-régression se retrouve dans les Conférences d'introduction..., en 1917.


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Inhibition, symptôme et angoisse en 1926 ne fait qu'introduire la description topique nouvelle avec l'évitement du conflit avec le ça ou avec le surmoi. Il en est de même dans les autres textes de la même année:.«La question de l'analyse profane» et «Psychanalyse» et dans les Nouvelles conférences de 1933 qui reprend le rôle du surmoi dans la mélancolie et son origine parentale, datant de l'époque où le petit enfant amoral ne possédait pas encore d'inhibitions internes. La conférence sur la féminité fait de l'inhibition sexuelle un des destins de « la découverte de sa castration chez la fille » et de l'envie du pénis qui en résulte. L'humiliation entraîne un renoncement à la satisfaction masturbatoire clitoridienne. Freud accentue ceci en 1938 (Résultats, idées, problèmes), en en faisant la source de toutes les inhibitions.

Dans Weltanschauung, il tempête contre la religion et l'interdit qu'elle fait peser sur l'activité de penser dans les deux sexes, et sur la sexualité chez la fille. Moïse et le monothéisme, comme «Construction en analyse» (1937) reprennent le lien fixation-inhibition comme mémoire du trauma.

Enfin l'Abrégé rassemble à nouveau la triade fixation-inhibition-régression en donnant l'exemple de l'homosexualité manifeste comme perversion. Entre normalité et névrose, l'issue dépend, Freud l'avait déjà écrit en 1926 («Psychanalyse » ), du rapport quantitatif.

L'inhibition de but. — Elle permet la tendresse. Mais la réunion du courant tendre et du courant sensuel n'est pas assurée («Psychologie de l'amour, II»). Freud précise en 1921 ( « Psychologie collective et analyse du moi » ) que la foule supprime les inhibitions individuelles et que l'inhibition peut être au service de l'Éros : le lien avec les autres par l'amour sublimé. En 1925, « Autoprésentation » reprend l'inhibition ou la sublimation comme transformation pulsionnelle.

L'inhibition de la motricité vers l'acte. — En 1893, l'attaque, l'accès hystérique met en scène « une impulsion à l'action que le sujet inhibé ou rejeté dans l'état de santé, au prix d'un grand effort psychique » ( « A propos d'un cas de Charcot » ).

En 1926, Inhibition, symptôme et angoisse reprend l'exemple de la paralysie hystérique, défense contre une action anciennement inhibée. «Ma rencontre avec Joseph Popper Linkeus» (1932) montre que l'inhibition est au service de l'autoconservation, donc de l'Éros dans la seconde théorie des pulsions, en supposant aux pulsions : « Le rejet de la motion de souhait par l'examen des plus hautes instances animiques » entraîne son rejet et « est privé d'influence sur notre motilité, donc de mise à exécution ». Le refoulement est concomitant. Le coût économique est rappelé, et il en découle le repos de la nuit où le sommeil prend en charge l'inhibition de la motricité. Ceci permet un compromis et une relative


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libération des motions pulsionnelles. Ceci est repris dans l'Abrégé en 1938. Freud ajoute alors la phylogenèse : le rêve peut faire apparaître un matériel qui n'appartient pas à la vie adulte ou à l'enfance du rêveur, héritage archaïque, résultant de l'expérience des aïeux que l'enfant apporte en naissant. «Analyse sans fin et avec fin» reprend le rôle positif des inhibitions comme capacité de résistance plus grande du moi aux exigences pulsionnelles. Ceci étant considéré comme un résultat limité mais positif de l'analyse.

L'agressivité et sa mise en acte. — Le complexe d'OEdipe contient la haine envers le père. La réactivation du complexe de castration à la puberté, du fait des anciennes fixations, fait apparaître une sexualité inhibée, morcelée, désagrégée en tendances contradictoires.

Dans Inhibition, symptôme et angoisse, après avoir fait mention de l'agressivité, Freud rappelle que le sadisme est un alliage et reprend sans la modifier sa compréhension de l'inhibition comme défense contre la libido dans le cadre de la nouvelle théorie de l'angoisse. « Dès que le moi a reconnu le danger de la castration, il donne le signal d'angoisse et inhibe au moyen de l'instance plaisir-déplaisir le processus menaçant dans le ça. La formation de la phobie est simultanée. De ce fait la distinction entre inhibition et symptôme est relativisée : « En tant que défense contre l'angoisse toute inhibition que s'impose le moi peut aussi être nommée symptôme » (p. 70).

L'inhibition au travail. — Elle est illustrée en 1923 par ce pauvre diable d'Hartzman. Le Démon est un substitut du père perdu, auquel le peintre « obéit après-coup » dans l'hypothèse d'un interdit sur ce métier. Le remords et l'autopunition très réussie s'ensuivraient.

En 1926 (Inhibition, symptôme et angoisse), Freud fait intervenir l'érotisation trop grande de l'organe intéressé par la fonction. C'est l'exemple de la cuisinière qui ne veut plus travailler aux fourneaux parce que le maître de maison a engagé une liaison amoureuse avec elle.

Nous avons vu qu'en 1938 Freud fait de l'onanisme infantile «l'ultime fondement» de «toutes les inhibitions intellectuelles et des inhibitions au travail». Il précise de manière intéressante que ce n'est pas seulement de par les influences extérieures, mais de par la nature insatisfaisante en soi de l'onanisme infantile qui ne peut connaître la décharge. Il cite Zola : «En attendant toujours quelque chose qui ne venait point. » L'enfant doit recourir à d'autres modes de décharge : « Absences, accès de rire, pleurs, et peut-être autre chose. La sexualité infantile a encore une fois ici fixé un prototype. »

Entrave au développement libidinal. — Corrélat de la fixation et de la régression, l'inhibition est donc pour Freud du côté de l'infantile, de la névrose, et un frein sur la voie de l'objectalité adulte.


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Mais facteur de construction psychique, — A l'issue de ce parcours, on constate aussi que, pour Freud, l'inhibition n'est en aucun cas l'ennemie absolue de la construction psychique,: elle la favorise doublement. Par l'inhibition de l'acte, elle favorise la mentalisation. Ceci renvoie au modèle paradigmatique du rêve et de la situation analytique. Par son action négative sur les motions pulsionnelles, elle permet une régulation fine des processus psychiques donnant accès à la secondarisation, et l'interprétation oeuvrera bien ici comme négativant une négativation, ce qui est un abord non seulement élégant mais respectueux des pulsions du patient.

Ralentir le temps. — Enfin, on voit dans l'économie dépressive combien l'inhibition ralentit le fonctionnement psychique. Ceci peut être une qualité par l'obligation au détour et donc à la complexification de l'appareil psychique. Michel Neyraut (1994) nous a rappelé dans une conférence récente sur les vitesses psychiques que la rapidité caractérisait les névroses traumatiques et leurs courts-circuits, leurs circuits trop courts.

Ceci pourrait être rapproché de données - plus récentes que celles du manuscrit G - de la neurophysiologie. Jean-Pol Tassin (1996) oppose ainsi un traitement rapide, analogique et sous-cortical de l'information, rapidement remplacé dans l'évolution normale par un traitement long, digital et cortical de l'information. La persistance anormale d'un traitement rapide de l'information expliquerait pour lui les « performances » exceptionnelles des autistes : le héros de Rain-man sachant instantanément combien d'allumettes sont tombées par terre, le calculateur de calendrier, ou la perception immédiate de la totalité des mots imprimés sur une page (Birger Sellin).

C'est chez un auteur de science-fiction que j'avais trouvé la première mention d'un temps accéléré dans l'autisme, à l'opposé de l'accent mis par D. Meltzer sur l'arrêt du temps. Phillip K. Dick, qui a traversé lui-même plusieurs expériences psychotiques et des expériences de prises de toxique, dans Glissement de temps sur Mars (1966) met en scène un enfant autiste qui vit un temps accéléré, ce qui le coupe des autres mais a l'intérêt dans le roman de lui faire voir l'avenir.

Dans la situation analytique, si l'hypomanie est épuisante à suivre, on ne peut pas dire que l'inhibition et sa temporalité ralentie soient faciles à supporter contre-transférentiellement. Que devient l'attention flottante lorsqu'elle est confrontée à une temporalité psychique trop différente? Ceci pose un sérieux problème pour le bon fonctionnement de la «chimère» (M. de M'Uzan). Ce qui est là en question est le rythme et sa mise ou non en phase entre le patient et l'analyste. On sait que le rythme restait bien mystérieux pour Freud. Les silences des premières années de la cure que je vais rapporter posaient ces questions, et je


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me souvenais avoir un jour entendu André Green dire : « Trop penser au patient qui se tait charge le silence comme un condensateur. » Aussi c'est comme une succession d'associations qui s'éloignent puis reviennent au patient qui me semble créer un espace d'attente sans trop de contraintes non dites. Il me semblait de plus favorable de respecter le besoin d'intimité de mon patient, qui en avait probablement manqué dans son enfance. Mais commençons par le début.

Sylvain

Il y a une dizaine d'années, Sylvain avait pris rendez-vous pour la première fois et j'allai le chercher dans ma salle d'attente. Je me retrouvai face à lui dans un couloir et ressentis quelque chose de très singulier : j'ai eu peur. Était-ce son aspect physique et ce couloir qui n'offrait pas d'issue? Était-ce un éprouvé contenant une information sur un affect éprouvé par lui, sa peur, ou inconnue de lui, sa violence ? Je l'ignore. Son aspect physique était très particulier et avait eu des conséquences sur ses relations avec les autres depuis sa jeunesse : debout face à moi, je découvrais un homme plus petit que moi, mais qui me sembla presque cubique, aussi large que haut et aussi épais que large, il semblait d'une force herculéenne et malgré ses cheveux blonds et bouclés, je me sentis aussi vulnérable que face à un ours. Cette impression se dissipa très rapidement et je découvris dans ce premier entretien un homme attristé, très demandeur d'aide et d'une grande sincérité dans l'expression de ses difficultés. Deux autres éléments inhabituels marquèrent cependant cette première rencontre. Sylvain parla avec tristesse d'une impuissance qui retentissait lourdement sur sa vie sexuelle avec sa femme, et signala l'absence d'érection matinale. Cet élément très inhabituel faisant prévoir une cause organique, je lui demandai d'aller consulter un médecin du corps pour écarter cette hypothèse. Il était également insatisfait de sa vie professionnelle, il faisait de la gestion dans une banque, qui ne l'intéressait pas. Il me parla de son enfance avec une mère psychotique, jamais soignée, dont la pathologie était à la fois contenue et niée par son père. Il souhaitait connaître une adresse où elle pourrait consulter, comme si c'était un préalable à ce qu'il puisse s'occuper de lui. Je le notai, et répondit à sa demande dans la réalité. Ainsi ce premier entretien fit intervenir de la part de chacun d'entre nous une demande de prise en compte d'une réalité externe au psychisme de Sylvain

Sa mère refusa de poursuivre après une première consultation. Quant à sa consultation à lui et l'examen de ses organes génitaux par une jeune chef de clinique qui le rassura, elle sembla avoir laissé assez émus les deux protagonistes...

L'analyse qui commença ensuite fut on s'en doute lourdement marquée par le poids de la découverte progressive de la pathologie maternelle par ce fils aîné


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(il a une jeune soeur). Il avait pris l'habitude de la contenir et de contrôler ses excès. Il put relier cette prise de conscience avec un sentiment d'effondrement qu'il appelait «l'engloutissement de l'Atlantide». Pour ce qui est d'assumer de regarder en face la folie maternelle, son père semblait avoir définitivement démissionné.

Il semblait alors évident de relier l'inhibition de Sylvain avec cette dépression qui n'avait pu se formuler, et l'on comprenait ses difficultés identificatoires vis-àvis de son père, lui rendant problématique de devenir un homme puissant sexuellement et socialement, de même que la scène primitive était difficile à élaborer sans percevoir l'excitation de sa mère envers ses persécuteurs. Sa jeune soeur avait, elle, fait de brillantes études, était devenue ingénieur, mais restait célibataire.

Son père avait pourtant le mérite à ses yeux de s'être affranchi de l'usine et des contremaîtres en devenant chauffeur d'autobus. Mais justement Sylvain n'avait pas son permis de conduire !

Je ne pourrais détailler le matériel de toute l'analyse, mais j'essaierai de dégager les interprétations successives des fixations et inhibitions qui ont entravé l'épanouissement de cet homme.

Son rôle pare-excitant du délire maternel, inversant la relation parentenfant, situation que Freud n'a pas envisagée, me semblait avoir pesé lourd. Sylvain aurait été un casque bleu idéal, lui dont les parents avaient émigré d'un pays âpre et rude. Dans la cour de récréation son physique faisait de lui le premier objectif de tout prétendant au rôle de caïd. Il devait calmer les provocations et y réussissait toujours. Quand il milita en 68, il se retrouva immédiatement dans le service d'ordre...

Sa femme, journaliste à l'écriture poétique et créative est capable avec lui de violences verbales qu'il encaisse sans limites. Il revit alors « l'enfer » des disputes entre ses parents.

Quand il changea de métier et réussit lui aussi à rentrer dans un journal, on lui proposait régulièrement des tâches de coordination ou de gestion des conflits ! L'analyse aborda ce qui pouvait apparaître comme une identification à sa mère dans un repli face aux situations insupportables avec un retrait dans le mutisme.

Deux autres éléments importants apparurent. Lorsque Sylvain prit vraiment conscience, au début de son adolescence de la folie de sa mère, la désidéalisation brutale, le rabaissement de son objet d'amour furent tels qu'ils laissèrent à nu la valeur erotique qu'il trouvait dans les contacts physiques avec le corps de sa mère, ayant conscience « d'en profiter », avec une mère dont on peut s'interroger sur la complicité dans ce rapproché incestueux. C'est un éclairage tout à fait classique sur l'impuissance du jeune adulte qui intervient alors : la fixation incestueuse à la mère.

L'autre élément introduit la dimension masochique. Ceci nous permettra


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avec le sadisme toujours complémentaire de discuter la part de l'agressivité, peu soulignée par Freud, dans l'inhibition.

Avec l'adolescence, les effets d'un phymosis très serré qui entravait l'érection par une douleur devenant insupportable rendaient la masturbation impossible sans un contrôle de cette érection. Impressionnante concrétisation physique du masochisme érogène dont on se demande s'il participa plus à l'organisation psychique en lui-même ou par le contrôle du corps qui en découla. Un chirurgien libéra Sylvain de cette entrave, et peut-être attendait-il de l'analyse une intervention aussi efficace... En tous cas, mon bistouri interprétatif fut plus laborieux !

C'est à partir de la lecture d'un livre où il était beaucoup question de sodomisation que Sylvain aborda son sadomasochisme et l'homosexualité. Il avait compris l'invite du regard de certains hommes. Il put parler de son amitié profonde pour un ami qui s'était suicidé.

La principale interprétation que je lui donnai devant la répétition dans sa propre vie conjugale de «l'enfer» de ses parents fut celle de son plaisir à être dominé par une femme phallique. J'insistai sur le fait que cela lui permettait, comme avec la mère de son enfance, de prendre une faiblesse pour une force. Sylvain n'était pas très défendu devant ses positions féminines, mais ne prit que très lentement une place d'homme dans son couple.

Il est aujourd'hui père d'un petit garçon et en est très heureux, bien que la survenue d'un enfant ait été un facteur banal, mais supplémentaire, d'inhibition de la sexualité pour le couple.

C'est aussi pour lui une situation où il lui est possible de donner ce qu'il n'a pas reçu. Il me raconte comment dans un magasin de jouets où il cherchait un cadeau pour son fils, une infinie tristesse l'envahit, alors qu'il est à l'avance très heureux du plaisir de son enfant.

La notion kleinienne d'envie semble ici très pertinente et permet une interprétation de la rage de l'ancien enfant qui envie le père qu'a l'enfant d'aujourd'hui. Ceci ouvre une voie interprétative pour éviter la répétition des carences d'une génération à l'autre, et d'un âge de la vie à l'autre. Cette notion d'envie interne peut concerner tout un chacun et par exemple être un obstacle à la progression intérieure d'un analyste, le gênant pour apporter à un patient une compréhension que son propre analyste n'a pu lui apporter. Il y a là une menace, ainsi qu'une limite aux possibilités mutatives de l'insight.

André Green m'a fait remarquer que la notion explicitée de self-envy, d'auto-envie se trouve dans un article de Clifford Scott (1976). En le Usant (peutêtre l'ai-je lu à l'époque?) il apparaît que l'auteur prend plutôt l'exemple d'un patient qui a envié et admiré son père, y compris dans sa capacité de satisfaire la mère, et qu'une partie de son moi, celle de l'impuissance infantile, envie l'homme qui pourrait réussir aujourd'hui. Son patient est inhibé professionnellement, il se


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sabote dans les entretiens d'embauché qui pourraient le faire progresser. A la fois ceci pourrait concerner Sylvain (il a pu vivre une période oedipienne habituelle, accentuée par la naissance de sa soeur), et l'articulation de la notion kleinienne d'envie dans une problématique oedipienne est heureuse, et en même temps c'est une optique différente de celle que j'envisage ici: je pense au contraire ici davantage aux carences réelles ou psychiques de l'objet. Il n'y a alors pas de reprise d'une ancienne envie vis-à-vis de l'objet parental. Clifford Scott cependant n'exclut pas que son concept puisse s'appliquer à des états de formation du moi beaucoup plus archaïques.

Cette naissance fut aussi pour Sylvain l'occasion de renouer des contacts différents avec son père, ayant envie que son fils ait un grand-père. Mais la déception du côté de sa mère qui n'investit pas sa place de grand-mère et montra les limites qu'impose sa pathologie toujours active réduisit beaucoup l'évolution des liens dans la réalité. Ce fut une confrontation douloureuse que Sylvain put élaborer dans ses séances.

Revenons à l'agressivité, artificiellement, car c'est tout au long de l'analyse que ce fil fut interprété et que nous avons vu ce que mon affect initial évoquait d'emblée. Elle est présente, de l'évocation de la sodomisation à la scène primitive sadique (la chambre des parents est vue dans un rêve comme un camp retranché) jusqu'à une image répétitive qu'a Sylvain de lui-même : il se voit comme un maquisard qui court sans fin dans le maquis. On ne sait s'il fuit ou poursuit mais le voilà armé.

L'élaboration de son inhibition à la conduite ira ainsi jusqu'à l'image du conducteur d'un tank écrasant un fantassin réfugié dans un trou d'homme. Je pensais que l'expression de son sadisme inconscient aurait des effets libérateurs... mais Sylvain rate à nouveau son permis.

Il rapporte un jour un épisode où il s'est étonné. Poursuivant sa progression professionnelle, il coordonne et participe à la rédaction d'un ouvrage collectif. Il est en conflit avec un des auteurs, assez connu. L'idée lui vient parfois, presque obsédante, persécutive, que l'on oubliera son nom sur la couverture de l'ouvrage. Lorsqu'il reçoit le paquet d'exemplaires qui lui est destiné, c'est avec une grande angoisse qu'il l'ouvre : son nom est bien là.

Le peu d'occasions qui m'ont été données de pouvoir interpréter un transfert négatif pourrait expliquer la lenteur du dégagement des inhibitions, voire le représenter : il me réduit à une puissance très modérée. Un jour, pourtant qu'il semble agacé par une intervention, je peux lui dire : « Eh oui, je suis comme votre mère, j'interprète tout. »

Par ailleurs le bonheur qu'il trouve à avoir dans ses séances un espace psychique personnel, une oasis de calme, ne peut pas être que défensif si l'on pense au poids des expériences d'empiétement psychique qu'il a dû vivre.


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Il peut s'autoriser à exprimer des désirs pour d'autres femmes, et s'il ne passe pas à l'acte, il devient capable de penser qu'une rupture pourrait être préférable dans une situation infernale de couple et représenter un moindre mal pour leur enfant. Une limite peut donc être pensée, le masochisme n'est pas sans fin, l'amour n'est pas forcément totalitaire.

Pourtant sa femme a été abandonnée par son père à l'adolescence et elle en garde une blessure à vif. Il sait depuis toujours sa fragilité, leur lien est aussi une solidarité d'orphelins.

Cela fait déjà plusieurs années que nous sommes passés de trois à deux séances par semaine, beaucoup de choses ont changé, mais pour le petit garçon de ce couple, c'est toujours maman qui conduit la voiture et cela m'étonne.

Sylvain racontant sa dernière dispute avec sa femme m'explique que celle-ci lui reproche d'être comme son père à elle, mais un lapsus lui fait dire : « Elle m'a dit que j'étais comme mon père ! » Je reprends sa formulation. Il est étonné et en même temps, non. Dans la bouche de sa femme ce ne serait pas un compliment... Puis il repense à l'histoire de son père, qui n'en parle pratiquement jamais.

Dans le pays d'origine du père, au début de la guerre, les Allemands approchaient et l'armée locale faisait le tour des villages pour enrôler de force les jeunes hommes. Son frère aîné fut caché par sa famille et c'est lui qui fut présenté aux soldats et partit à la guerre. Pourquoi ? Sylvain ne le sait pas et ne pose pas lui-même la question. J'avais cette notion, mais elle ne m'était pas apparue importante comme ce jour-là. Je connaissais aussi la suite de la guerre du père de S3'lvain, fait prisonnier par les Allemands, travaillant dans une ferme, puis libéré par les Américains, il les rejoint et termine la guerre en vainqueur. Pourquoi ce père ne parle-t-il jamais de ce qui pourrait être une épopée familière ? Je le comprends mieux à ce moment. Sylvain me raconte pour la première fois l'histoire de son oncle. Le pays occupé, les Allemands en déroute, une milice pronazie fit à son tour une conscription forcée, prit le frère aîné, puis rejoignit une division ss. A la fin de la guerre, l'oncle de Sylvain fut fusillé par les partisans dans son uniforme nazi. C'est un secret que son père lui a confié, qu'il n'a jamais dit à la mère de Sylvain, ajoutant seulement : « On pourrait penser qu'il était d'accord avec eux, tu comprends... » En intervenant pour pointer la charge émotionnelle présente chez le père de Sylvain et l'importance de son lien avec son frère, même si nous ignorons presque tout de ce lien, je formule en condensation « votre oncle nazi ». Sylvain me dit avoir ressenti un choc très violent, comme si ce lien n'avait jamais été fait en lui entre le frère de son père et lui, entre ce passé et lui.

Il y a quelques mois, quelque temps après ces séances, le père de Sylvain a été hospitalisé pour une insuffisance respiratoire lors d'une infection pulmonaire, mis sous oxygène, et alors que son fils venait le voir et s'interdisait de le pertur-


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ber émotionnellement en lui posant des questions, il lui a reparlé de son enfance. «Tu sais, au pays, c'était très dur. J'ai été armé à partir de huit ans. Sans ça un garçon ne restait pas vivant. »

Comment intervenir sur un matériel qui concerne la génération précédente ? J'ai fait deux remarques à Sylvain, en forme d'interrogation :

— Que pensait-il de ce que son père lui avait dit et du fait qu'il se sentait luimême sans arme, ou ne pouvant utiliser ses armes d'homme, sa force et son sexe ?

— Que pensait-il du caractère secret de ce drame de la dernière guerre ? Sylvain se souvient alors d'une exclamation de son père alors qu'il était

question qu'il fasse un reportage dans le pays d'origine de la famille : « N'y vas pas ! Si je t'avais appris à te battre, tu pourrais y aller. Mais n'y vas pas ! »

Au retour des vacances, Sylvain raconte avoir passé les premières vacances paisibles de sa vie avec sa femme. La séance suivante il est obsédé par un dilemme professionnel. Alors qu'il est en situation de free-lance, on lui propose de revenir dans un journal qu'il aime bien, mais en même temps, alors qu'il venait pour un simple contact, la directrice d'un grand groupe de presse lui a proposé un poste important avec de grosses responsabilités... de gestion, après seulement une heure d'entretien, et en le présentant déjà à des collaborateurs ! J'interviens : « Elle vous a enrôlé de force ? »

Ceci provoque un grand soulagement et une problématique oedipienne apparaît : cette directrice a un mari qui semblait nettement moins enthousiaste...

Arrêtons-nous ici pour nous demander si l'inhibition de Sylvain contient aussi l'histoire déniée de son père et de son oncle, dans un télescopage des générations au sens d'Haydée Faimberg 1 (rappelons l'inhibition presque totale dans laquelle était son patient Mario). Je le pense et j'ai essayé de le formuler de la façon la plus ouverte, la plus ouvrante possible : « Je me demande quels sentiments votre père éprouvait pour son frère... »

Le deuil non fait est en tout cas clair, et j'ai fait un pas de plus en proposant à Sylvain de se souvenir de son idée étrange que l'on pourrait oublier son nom sur une publication, le reliant à l'effacement volontaire de son père, et en en renversant le sens : « Vous auriez raison de cacher votre nom pour ne pas attirer l'attention si votre oncle était un ancien nazi, volontaire ou non, recherché et en fuite, mais vivant. »

Voilà le collapsus temporel que j'imagine, avec, de plus, le fait que Sylvain, fils aîné, doit et ne doit pas être son oncle. Il doit l'incarner pour nier la perte, mais alors il pourrait devenir un monstre, il ne peut l'incarner, car il serait sacrifié, il ne faut pas qu'il sache se battre.

1. En en parlant avec elle, H. Faimberg insiste sur le fait que ce type de construction ne doit intervenir qu'après un long temps de travail analytique.


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Remarquons que cette version reste optimiste car elle garde un sens. En effet un élément supplémentaire a peut-être joué dans l'histoire de cette famille, prise déjà dans la perte du sens de la vie de par l'expérience vécue de la guerre. Pensons par exemple à l'importance de l'éprouvé par Bion de l'absurdité du destin dans les combats de la Première Guerre mondiale dans sa théorisation de la perte du sens.

Dans cette famille de plus, l'enfant sacrifié a été sauvé, et l'enfant épargné sacrifié.

Ceci a-t-il eu pour effet une sidération de la causalité psychique pour le père de Sylvain, avec l'impossibilité de tout choix, de tout rêve pour son garçon, puisque c'est le contraire qui arrive ! L'impossibilité de la mise en sens ne peut que paralyser toute action, toute élaboration psychique et ressort ainsi de la pulsion de mort.

Mais l'hypothèse contraire doit être également envisagée: l'a-t-il vécu comme la réalisation la plus féroce, par les convulsions mondiales, de sa rivalité et de sa haine fraternelle ? Désarmer son fils et le laisser dans la sphère maternelle aurait été alors un moyen de le protéger. Ou de répéter le destin de l'oncle... et de se venger à nouveau?

Nous semblons aujourd'hui bien loin des premières explicitations qui me semblaient rendre compte de l'inhibition de Sylvain : folie maternelle, rapproché incestueux, masochisme. L'agressivité et le fantasme du tank écraseur prennent après coup un autre sens, comme cette formulation de «casque bleu» qui m'était venue, mission d'autant plus impossible si elle s'applique à une guerre d'avant I'ONU, dont plutôt I'ONU est issue... les collapsus temporels distordent les engendrements. Et pourtant, les hypothèses successives peuvent rester pertinentes.

Lors de la maladie de son père, Sylvain découvre avec stupeur que celui-ci signe sa pancarte, écourtant son séjour à l'hôpital de manière imprudente... pour retrouver sa femme dont il ne supporte pas d'être séparé. Ce couple est fou, mais c'est un couple. Il y a donc de l'amour dans leur enfer et il y est confronté d'utile manière.

La mère de Sylvain a été perturbée par cette hospitalisation et la maladie de son mari. Quelque chose se déséquilibre, un recours à des tiers devient inévitable et elle est hospitalisée en psychiatrie. Dix ans après que son fils ait souhaité que sa folie soit reconnue et soignée. Est-ce la vie et les menaces de l'âge qui ont déséquilibré sa fusion avec son mari? Ou la remise en marche du temps par un fils qui fait un travail psychique sur les dénis familiaux et qui fait aussi des enfants a-t-elle joué un rôle ? Nous pourrons nous interroger aussi sur les changements induits dans la réalité psychique des objets de nos patients par leur travail analytique.


La levée de l'inhibition 995

« Quels mouvements, quels changements attendre d'une cure analytique ? », nous demande René Diatkine. En plus de beaucoup d'interrogations, la cure de Sylvain nous donne en tout cas deux certitudes : l'une est qu'il faut beaucoup de temps pour guérir le temps, l'autre est que nous devons nous attendre à des « vérités » successives et complexes et, surtout, et c'est heureux, à de l'inattendu.

Denys Ribas

33, rue Traversière

75012 Paris

BIBLIOGRAPHIE

(en dehors de l'oeuvre de Freud)

Dick Ph. K. (1964), Martian Time-slip, trad. franç, par Henry-Luc Planchat, Glissement

de temps sur Mars, Paris, R. Laffont, 1981. Faimberg H. (1987), Le télescopage des générations, Psychanalyse à l'université, t. 12,

n°46. Meltzer D. et coll. (1975), trad. franç, par G. Haag, M. Haag, L. Iselin, A. Maufras du

Chatellier, G. Nagler, Explorations dans le monde de l'autisme, Paris, Payot. Neyraut M. (1994), Les vitesses comparées des processus psychiques, Conférence à la SPP,

octobre 1994, à paraître. Sellin B. (1994), Une âme prisonnière, Paris, R. Laffont. Scott C, Self-envy and envy of dreams and dreaming, in Remembering Sleep and

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infantile, Les Cahiers de prisme, n° 11, «Autisme infantile», Sandoz, p. 11 et 41.



L'insurrection de Lazare, ou la survie psychique

Ruth MENAHEM

La destruction fut ma Béatrice.

S. Mallarmé.

Changer ou devenir ?

Les mouvements et les changements attendus d'une cure analytique posent la question de la fin de l'analyse, au double sens de ce mot : l'arrêt d'une chose qui se déroule dans le temps et l'objectif qu'on se propose en accomplissant une tâche : le terme et la finalité. Il revient à l'analyste de susciter et d'accompagner ce processus. Le patient change pour devenir, devenir ce qu'il est. Or, ce qu'il est, c'est un être mortel. Le processus analytique va offrir les conditions possibles pour que se déploie une survie psychique entre ces deux changements radicaux de la vie que sont la naissance et la mort.

Plutôt que des changements, ne faudrait-il pas évoquer des modifications au sens d'un changement qui n'altère pas la nature de l'objet. La cure aura pour fin d'introduire le patient dans son histoire, dans le temps, donc dans l'ordre de la mort.

Mon argumentation, illustrée par un cas clinique, est centrée sur les résistances au changement du côté de l'analyste. Je voudrais montrer que les spécificités de son propre fonctionnement psychique, s'articulant à la butée qu'est la mort inévitable, vont infléchir, gauchir cet objectif de la cure.

Pour donner un contenu à cette notion de changement attendu d'une cure, il faudrait aussi l'associer à la notion de progrès. Comme l'affirme Maurice Bouvet : « Que ferions-nous, si nous analystes, ne croyions pas à la notion de progrès, donc de changement ? »

On est dans un système de croyance ; il faut croire que ce que l'on fait permet aux patients de progresser. Mais progresser dans quel sens ?

Rev. franc. Psyclumal, 4/1996


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L'objectif de la cure

Quelles sont les attentes de l'analyste, autrement dit sur quels critères, explicites ou implicites, fonder la finalité d'une cure?

En ce qui concerne les objectifs, je rappellerai quelques-unes des formulations bien connues de Freud. Dans Inhibition, symptôme et angoisse il propose un objectif fort modeste : « Notre thérapeutique doit se contenter d'amener plus vite, plus sûrement, à moindres frais l'issue heureuse qui serait intervenue spontanément dans des conditions favorables», ou encore, d'une manière plus concrète, plus pragmatique, dans « Analyse avec fin analyse sans fin », le but de l'analyse est de : « Débarrasser un sujet de ses symptômes névrotiques, de ses inhibitions, de ses anomalies de caractère. »

Il faut noter que Freud n'a jamais proposé comme but au changement thérapeutique un modèle de normalité à atteindre, ni même voulu élaborer une théorie du psychisme normal, mais pour lui il s'agit d'atteindre « la capacité d'aimer et de travailler » (1932). Ce but peut sembler un peu court et discutable ; nous connaissons tous des bourreaux de travail et que dire à propos des pratiques sexuelles perverses par exemple ? Tout comme ces bourreaux ou galériens de la bienfaisance.

L'anecdote suivante montre le pessimisme freudien quant aux changements survenant dans le fonctionnement des analysés. Lors d'une des réunions du mercredi, à l'époque de l'élection de Cari Lüger comme maire de Vienne, quelqu'un s'exclama : « Ah si les hommes politiques avaient été analysés, les choses iraient beaucoup mieux. » A cela Freud répondit : « Je suis très flatté de la haute estime dans laquelle vous tenez l'analyse, mais, quand je vous regarde, les uns après les autres, vous qui avez tous été analysés, je me permets d'avoir des doutes. »

Une recension de la littérature analytique montre la diversité des buts assignés à l'analyse. Citons entre autres, l'accès à la génitalité, l'adaptation à la réalité, le fonctionnement autonome du moi, la capacité de relations objectales stables, ou encore le désir d'être parents, de jouir d'un bon narcissisme, etc. Ce sont des buts certes tous honorables, mais qui restent des standards normatifs proposés, voire imposés par l'analyste.

Mais de quel droit l'analyste imposerait-il ses propres systèmes de valeur de façon omnipotente? Ne faudrait-il pas tenter de trouver des valeurs purement analytiques, sans pour autant tomber dans le piège de ce qui serait « psychanalytiquement correct » ?

C'est un patient qui m'a montré que dans la cure, il s'agit bien d'une modification et non d'un changement de nature. Voici ce qu'il dit à la suite d'une levée de refoulement qui lui avait procuré une satisfaction jubilatoire : « Il y avait


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un paquet de noeuds qui se sont dénoués, petit à petit, mais quand maintenant je regarde, je vois que c'est toujours la même corde. »

Ce brillant jeune homme, plongé dans des difficultés professionnelles et affectives qui se répètent sans cesse, dira encore : « C'est comme l'élasticité de l'acier, quelle que soit la forme qu'on lui imprime, il reprendra toujours sa forme initiale. »

Merveilleux patient qui se sert de mes préoccupations pour les tisser avec ses doutes sur le devenir de sa cure qui se déroule pourtant de façon satisfaisante.

Dans le registre de la résistance au changement, ce même patient rapporte un souvenir-écran. Il avait alors une dizaine d'années, il est avec son père qui lui explique les identités remarquables (a + b) 2, les parents entre parenthèses, puis les enfants, etc. Cette scène condense et développe toute l'ambivalence de ses sentiments oedipiens. Son père est mort cette année-là. Pour garder son père vivant - comment tuer un père mort? -, rien ne doit changer. Il est inutile de dire que ce patient a fait de brillantes études de mathématiques.

On pourrait penser que le pessimisme de mon patient n'est que le reflet de ma propre attitude, mais il rejoint aussi celui de Freud affirmant dans « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » : « Tout ce qui a un jour existé persiste opiniâtrement. »

Là où nous sommes tous trois d'accord, Freud, mon patient et moi, c'est de penser que le but de l'analyse n'est en aucun cas la transformation de l'analysant, mais une réorganisation de ce qui existe. C'est aussi ce que propose René Diatkine qui écrit (RFP, 81 ) : « La finalité de l'analyse est de rétablir et de restaurer, du moins d'élargir, le plaisir de penser et de désirer qui se constitue à la latence. »

J'ajouterai à la notion de plaisir celle de liberté. Procurer au patient l'accès à la liberté et au plaisir de penser et de désirer.

Si l'analyste et l'analysant ont tous deux un désir de changement, ces désirs ne convergent pas nécessairement. Je voudrais maintenant orienter mes hypothèses du côté de l'analyste en citant la formule suivante d'André Green : «Il n'y a de changement que pour autant que l'analyste soit en mesure de le comprendre et d'en rendre compte. Du côté du patient les changements sont subordonnés aux changements de sensibilité et de perception chez l'analyste» (NRP, 10).

C'est en ce sens que je voudrais explorer l'influence du fonctionnement de l'analyste sur le devenir de la cure. Au-delà du contre-transfert, mais venant s'y articuler et le faire résonner, je voudrais mettre l'accent sur un phénomène plus général, celui de l'acceptation/refus de la mort. Ce serait là le roc de l'analyse sans fin (toujours aux deux sens du terme). Comment l'analyste va-t-il infléchir la finalité du processus analytique en fonction de son propre fonctionnement et de ses systèmes de valeur explicites et implicites ? A quoi restera-t-il sourd ?


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Devenir ce qu'on est, c'est aussi se libérer de l'analyste. « Maintenant que vous m'avez trouvé, il faut me perdre », dit l'ermite à ses disciples qui ont longtemps erré avant de le découvrir dans sa grotte (Zarathoustra).

Là encore, la perte et la mort vont jouer un rôle essentiel.

Mourir et devenir

Devenir c'est aussi le but assigné par Freud au processus analytique dans sa célèbre formule : « Là où était du Ça doit advenir du Moi » (Nouvelles conférences, 1931), traduction de : Wo Es war soll Ich werden, et werden, c'est précisément devenir. Ce travail est le résultat d'une lutte incessante que Freud compare à l'assèchement du Zuidersee. La formulation est celle d'un impératif, donc imposé de l'extérieur : tu dois, cela montre bien que ce n'est ni facile, ni évident, mais c'est bien le but visé. Il s'agit d'un rééquilibrage structural qui va bouleverser jusqu'au sens attribué à la vie et à la mort.

Pour faire accepter mon propos, sur les liens étroits entre devenir et mourir, je vais faire appel au poète, car comme Freud le note justement, il y a des choses que seuls les poètes savent exprimer.

Dans un poème célèbre de Goethe, Seelige Sehnsucht traduit par un approximatif Bienheureux désir, il y a cette formule souvent citée « Meurs et deviens » (Stirb und werde). Voici cette strophe :

Et tant que tu n'as pas compris

Ce : meurs et deviens Tu n'es qu'un hôte obscur

Sur la terre ténébreuse.

Le recueil dans lequel figure ce poème est psychanalytique avant la lettre, puisqu'il s'agit du «Divan» (Le divan oriental d'Occident). C'est un poème d'amour où Goethe met l'accent sur l'amour charnel. Il est inspiré par un poème persan de Hafïz qui décrit la fraîcheur des nuits d'amour où chacun s'identifie à une force, das Lebendige (la libido ?), l'élan vital qui pousse à chercher des métamorphoses nouvelles. On ne cesse dans la vie de mourir pour devenir ; porté par le désir vers des formes de vie indéfiniment renouvelées.

On est bien au coeur du problème du devenir lié à la mort. Goethe reconnaît ce que ce lien a de sulfureux, dans une strophe précédente que je vous cite :

Ne le dites à personne, sinon au sage, Car la foule est prompte à railler : Je veux louer le vivant Qui aspire à la mort dans la flamme.


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Si comme le dit J.-B. Pontalis : «Toute psychanalyse nous parle de la mort insinuée dans la vie», pourquoi cette évidence est-elle le lieu des méconnaissances de la part de l'analyste aussi bien que de la part de l'analysant ?

Le fantasme d'immortalité

Lors de sa conférence sur « Le deuil de soi-même », présentée à la Société psychanalytique de Paris en juin 1995 (publiée dans la RFP, 1/96), Christian David nous a rappelé que : « Ce paramètre latent est trop souvent ignoré ou inutilisé, mais il est immanent à la perspective de la terminaison et de la finalité thérapeutique. »

« Comment utiliser ce paramètre ? » Et c'est justement le débat entre Michel de M'Uzan et Christian David, à propos du « Deuil de soi-même » qui m'a fait entrevoir une réponse à cette question. Chacun est resté vissé à ses positions de la même façon que les enfants (et aussi les grands enfants que sont les adultes) s'agrippent à leurs théories sexuelles infantiles. Les théories infantiles sur la mort, tellement négligées, persistent pourtant opiniâtrement et ne sauraient être discutées, de peur de révéler leur folie. Contrairement aux théories sexuelles infantiles, ces théories sur la mort ne se trouvent jamais infirmées par la réalité, personne n'a jamais fait l'expérience de sa propre mort. Quand Freud affirme que l'inconscient ignore la mort, ne serait-ce pas un rejeton de sa théorie infantile sur la mort ? Ce qui n'empêche nullement un travail préconscient de théorisation féconde à partir de ces positions.

Dans le cas de la mort il ne s'agit pas de la crainte de l'effondrement telle que l'a décrite D. W. Winnicott, c'est-à-dire crainte d'une catastrophe qui a déjà eu heu, mais de « l'éprouvé d'un événement qui n'a pas encore eu lieu ».

Pour Michel de M'Uzan ( « La mort n'avoue jamais » ), deux orientations sont possibles en se fondant sur l'opposition entre clivage et déni... : « Un clivage, qui assure dans l'esprit la certitude de la mort, et d'autre part un déni de cette même certitude, grâce à la pénétration de la voix de l'inconscient dans tous les étages de l'appareil psychique. Le dessein primordial de la première de ces orientations est d'engager stoïquement un deuil de soi-même ; l'objectif de la seconde est de mener aussi loin que possible l'autoconstruction de l'être. »

Même s'il existe un savoir absolu qui affirme que la vie s'arrêtera irrémédiablement un jour, des doutes persistent en ce qui me concerne moi. Le Je de chacun d'entre nous. Ce qui veut dire que l'appareil psychique le plus sain de celui qui est convaincu de sa finitude irrémédiable, dépend d'un mécanisme psychotique, d'un clivage au sein du Moi. Ce clivage isole une institution étrangère à l'inconscient pulsionnel systémique, ce lieu où temps et mort n'ont


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pas cours. La reconnaissance du caractère inéluctable de la mort s'articule avec l'autoconservation.

Pour ce qui nous préoccupe ici, à savoir la possibilité pour l'analyste d'entendre et de comprendre les changements qui se produisent ou qu'il induit chez le patient, cette dimension doit être prise en compte. Cela ne veut pas dire qu'il faille renier ses théories infantiles, tâche impossible, mais qu'il faut savoir reconnaître cette part de folie en chacun de nous et les différentes solutions délirantes trouvées.

Lazare

Pour illustrer les différents obstacles au changement, ceux dus au patient, ceux compris par l'analyste et ceux méconnus par les deux partenaires, je voudrais vous présenter un cas, certes inhabituel, mais qui montre bien ce qui peut se passer en fait dans toute analyse. J'aimerais en décrire les différentes étapes.

Il s'agit d'une très longue analyse, c'est ma plus ancienne patiente. Cette jeune femme m'a été adressée par le service de cardiologie de l'hôpital dans lequel je travaillais. Elle avait été opérée avec succès, mais me dit-on, « Elle nous file entre les pattes, voyez ce que vous pouvez faire pour elle. »

Dans ce service de pointe, le chef de service se présente ainsi : je suis le capitaine de ce vaisseau et voici mon équipage. J'ai compris plus tard que seule la culpabilité liée à une faute professionnelle grave a motivé cet appel à un recours si peu scientifique. Dans la chambre de la malade, on m'explique son cas, la réussite spectaculaire de l'intervention qui contraste avec le peu d'empressement de la malade à être reconnaissante en récupérant normalement. J'écoute et puis m'adressant à la malade, je lui fixe un rendez-vous dans mon bureau. « Mais vous n'y pensez pas, elle peut à peine se lever pour faire sa toilette ! » Je suis confuse de m'être si peu intéressée à sa condition physique quand on entend un filet de voix sortant de sous la couverture : « Oui, je viendrai. »

C'est ainsi qu'a débuté cette odyssée qui dure toujours. L'opération qu'elle venait de subir n'était que la première d'une longue série d'interventions jusqu'à une greffe cardiaque il y a environ quatre ans.

Dans ce combat entre la vie et la mort, j'ai fonctionné dans l'urgence. Maintenant j'aimerais essayer de comprendre après coup la manière dont j'ai géré mon contre-transfert. Contrairement à ce qu'a réalisé Michel de M'Uzan sous la forme de la dernière dyade, mais dans un système analogue, le but n'était pas d'aider la patiente à mourir mais de l'aider à vivre physiquement et psychiquement.

Qu'en est-il de la demande? Elle est paradoxale. Elle émane des médecins, avec toute leur ambivalence due à leur pouvoir bafoué. Pourtant la patiente


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semble la faire sienne : mais en voulant échapper à la vie imposée par les médecins ne demande-t-elle pas le renforcement d'un système de fonctionnement en contradiction avec la finalité de l'analyse qui est la survie psychique nécessitant bien sûr que soit préservée la vie physique ?

Avec la découverte de sa malformation cardiaque, tous ses investissements vitaux s'étaient écroulés. C'était un véritable traumatisme exigeant un changement avec une réorganisation totale. Tout ce qui lui avait permis de se réaliser, de se libérer de sa mère, de sa pauvreté, du rejet par son père était anéanti. C'était la confirmation d'une déception fondamentale, la perte d'un projet narcissiquement investi qui la confrontait à une castration brutale.

La première étape de la cure (en face à face à l'hôpital) est celle de la négation. En effet, les premières séances avaient ceci de particulier de débuter régulièrement par un NON. Ce non que visait-il ? Elle disait NON à la vie infligée/imposée par le corps médical, alors que la mort était dans son désir. Mais, puisqu'elle était là, c'était aussi NON à ce désir de mourir. Il n'y a pas de désir de vivre sans désir de mourir, elle essayait d'échapper à la tentation du Rien, car elle était dominée par l'indifférence. Ce NON était positif.

En disant NON elle essayait de se réapproprier son existence pour avoir la possibilité de s'en débarrasser éventuellement. La résistance à la mort peut devenir une raison de vivre. Je me suis appuyée sur ce NON, sans faire taire les désirs de mort, car ils attestent de la vie, ils attestent de l'existence de celui qui les exprime.

Le travail de la négation par rapport à la pulsion de mort vise un changement, une inversion de l'orientation naturelle des pulsions. On peut considérer la négation comme une partie détournée de la pulsion de mort, ceci grâce à l'intrication pulsionnelle.

La seconde étape est celle de l'analyse proprement dite à raison de trois séances par semaine après sa sortie de l'hôpital alors que j'y ai moi-même cessé mes fonctions. Ceci sans interruption, malgré les hospitalisations successives mais qui ne faisaient jamais l'objet du matériel apporté en séance, en dehors du factuel de la date des absences, et en gardant toujours au moins un contact téléphonique.

C'est le temps « oedipien » de cette analyse ; la névrose infantile, la pathologie familiale, son enfance chaotique, qui ne font pas l'objet de cette présentation. Cette cure s'est déroulée « normalement », c'est-à-dire avec son cortège de difficultés habituelles, mais d'où son corps/coeur souffrant était exclu. Il n'y avait pas de reconstruction psychique de la maladie. Cette mise entre parenthèses de l'organique était la condition nécessaire au travail de la cure dans lequel la maladie physique, comme on le verra par la suite, viendra s'inscrire à son heure.

C'est ce que je dis maintenant, en élaborant ce qui s'est passé, mais je fonctionnais alors dans un déni total de sa mort, pourtant plusieurs fois frôlée de


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près. (Elle ne viendra pas à sa séance, elle a été transportée d'urgence en réanimation...) Elle était si mal en point que ses médecins disaient en parlant d'elle qu'elle constituait une aberration médicale, car avec un tel coeur toute vie paraissait impossible. Ce fantasme d'immortalité nous plongeait dans une communauté du déni. Elle ne pouvait pas mourir puisqu'elle devait venir à ses séances pour continuer le travail entrepris.

Est-ce ce déni qui m'a permis d'être le garant de sa survie psychique, ainsi que de sa vie biologique, car s'il peut y avoir vie biologique sans vie psychique, l'inverse n'étant guère possible.

Dans cette situation extrême, je devais fonctionner sur un mode d'investissement de première nécessité, un investissement objectai fonctionnant sur le mode d'une nécessité physiologique. J'étais un objet dont la fonction était de tenir la mort à distance. Ce registre du besoin se trouvait englobé dans d'autres registres transférentiels.

J'étais aussi prise comme objet d'identification, essayant de procurer les investissements nécessaires à la survie psychique, ce qui s'est traduit par des études de psychologie poursuivies jusqu'au DESS, mais sans que cela aboutisse à un projet professionnel.

En ce qui concerne une théorie classique du changement, cette idée d'un patient qui se remodèle sur l'analyste ou intériorise un bon objet implique une théorie très éloignée de l'idée d'une levée des refoulements par l'interprétation. Surtout, cela n'allait pas dans le sens de l'aider à devenir ce qu'elle est, mais plutôt à devenir ce qu'est l'analyste.

Je pourrais me justifier en mettant en avant l'urgence vitale : c'était une question de vie ou de mort, mais s'offrir comme modèle, position souvent induite par les patients, est une tentation qu'on peut retrouver dans toute analyse.

Je passe sur les difficultés de cette cure, les dépressions provoquées par les interruptions des vacances, les troubles du caractère, le masochisme, pour n'en retenir qu'un seul détail contre-transférentiel : c'est qu'il m'arrivait très souvent de m'endormir. Pendant les séances s'abattait sur moi une irrépressible envie de dormir. Il est vrai que c'était souvent fort ennuyeux, anecdotique, sans relief, mais il y avait autre chose qui avait à voir avec la projection de la pulsion de mort. Ne devais-je pas me protéger contre la jouissance secrète de cette patiente sous l'emprise de l'autodestructivité ? La notion de transfert paradoxal élaborée par Didier Anzieu comme une alliance thérapeutique négative entre la pulsion inconsciente de l'émetteur qui vise la mort de l'autre et la pulsion d'autodestruction du destinataire rend bien compte de ces mouvements.

Retour du dénié? Si elle ne mourait pas, ce devait être moi. Ma seule défense, simuler la mort. J'essayais ainsi de me défendre aussi bien contre la pro-


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jection de son désir de mort que contre mes propres désirs, la tentation du Rien, du Nirvana.

Le clivage est perçu par ces discordances contre-transférentielles ; il induit un trouble identitaire chez l'analyste qui s'identifie inconsciemment à ce que le patient a perdu et dénié.

Entre le patient et l'analyste s'insère la présence inopportune d'une réalité qui vient réactiver le trauma premier. Celui d'une enfant qui n'a pas été aidée par sa mère à composer avec ses pulsions mortifères. C'est un règlement de compte avec la mère-univers qui n'a pas su entendre ni répondre aux besoins du nourrisson et aussi contre le père absent qui n'a pas su la protéger contre cette mère.

Laissons passer toutes ces années de souffrances physiques et d'évolution psychique jusqu'à ces derniers temps, marqués par un changement substantiel.

La troisième étape est introduite par un rêve. Le voici: «Elle est dans une salle de réanimation ; elle attend, elle se regarde, voit son teint gris, elle a chaud, elle a peur. Elle est dans une longue salle qui se prolonge dans une autre plus petite où elle entrevoit un lit-table comme une planche à repasser (à trépasser) avec de nombreux appareils médicaux. Deux petites plaques portent des inscriptions gravées comme dans les trains, il est interdit de se pencher ; l'une porte ici vous êtes en salle de réanimation, l'autre les patients sont informés que si leurs veines sont bleues ils doivent mourir. Le temps à vivre à partir de ce moment est égal à la moitié de ce qu'ils ont vécu depuis leur greffe".

« Elle regarde l'intérieur de son poignet, elle distingue le réseau formé par quelques veines très bleues. Elle trouve cela très joli et s'attendrit. Elle constate qu'il n'y a aucune sortie, elle a peur. Un sentiment de contestation vite réprimé, mêlé de résignation impuissante l'habite quelques instants : je ne peux pas sortir donc je suis condamnée.

« Dans l'autre pièce, une infirmière lui dit d'un ton agacé : "Je suis seule je vous prends tout de suite, dès que j'en aurai fini avec le réanimé." Elle aperçoit ce qu'il en reste, une sorte de carcasse de poulet vue de l'intérieur, des abats couleur marron violacé. C'est ça la réanimation ? elle est terrifiée. Pour amadouer l'infirmière, elle s'excuse, dit que ça n'a pas d'importance et qu'elle peut attendre. L'irifirmière reste impassible et lui répète que ce sera son tour quand elle en aura fini avec celui-là. »

Les associations sur ce rêve et les circonstances qui l'ont déclenché m'ont éclairée sur mon fonctionnement dans cette cure. Voici l'association immédiate faisant suite à ce rêve : cela lui rappelle l'histoire de Lazare, ressuscité des morts par Jésus, histoire qu'elle a lue dans un roman dont elle a oublié le titre et l'auteur. Dans ce roman, Lazare ne rentre pas paisiblement chez lui pour la joie des siens, comme c'est écrit dans l'Évangile, mais revit en tant que cadavre : blafard, squelettique, terrifiant pour tous. Il quitte sa femme bien qu'il l'aime pour ne pas lui imposer cette vision d'horreur et va à Jérusalem où tout le monde le


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repousse, sauf un ancien disciple de Jésus qui lui explique la signification de ce cadeau empoisonné : s'il a été ressuscité c'est uniquement pour démontrer la puissance du fils de Dieu, assurer son pouvoir divin sur les hommes.

Ce rêve éveille de nombreux souvenirs qu'elle avait tus jusque-là. Sur cette vie accordée par la grâce des médecins (réveillée par son bip elle téléphone à l'hôpital. « Nous avons un coeur pour vous, il faut être à l'hôpital dans moins d'une heure, sinon on le propose à quelqu'un d'autre) », cette vie la souhaite-t-elle vraiment ? Elle sent qu'elle en est redevable à une équipe pour laquelle ne compte que sa propre gloire, pour assurer son pouvoir divin sur la vie et la mort à l'instar de Jésus.

Elle a pris une conscience aiguë de cette vie concédée, dont son Je était exclu à la suite de la réaction de rejet par toute l'équipe soignante quand elle a osé demander que soient espacées les biopsies et coronarographies qu'elle redoutait. Ces examens pénibles, fort douloureux, qui n'avaient jamais été évoqués en séance, font alors irruption. Cette torture répétitive, cette violation de son intérieur par des orifices non naturels, « mais qu'est-ce qu'il me reste qui m'appartienne en propre ? » Elle se sent atteinte dans ses limites. Ces limites qui représentent l'environnement maternel intériorisé capable de donner à l'enfant le sentiment de ses limites corporelles. Il semble que tout ce qui a été si péniblement élaboré au cours de sa cure soit détruit en même temps que cette vie concédée qu'elle rejette.

Elle éprouve un sentiment d'effraction quand la sonde qu'elle voit avancer à l'intérieur de son corps arrache un morceau de ce coeur qu'elle a fini par aimer (les autres organes qui ne vivent pourtant que grâce à lui n'attendent qu'une occasion pour le détruire).

Sentiment d'impuissance absolue donc, quand à sa demande d'espacement des examens, on lui a répondu : « pas d'examen, pas de médicament », autant dire la mort par rejet à brève échéance. Elle vit cette mainmise comme une expropriation de sa vie, ce qui la prive de ses défenses et l'expose en fait à une possibilité constante de mort.

Depuis lors, ses relations cordiales avec l'équipe soignante ont changé. Elle était la patiente modèle, la réussite exemplaire, celle qu'on montrait aux futurs greffés pour les rassurer. Ce rôle lui était devenu insupportable.

Pour elle, seule la fuite (dans la mort) lui permettrait d'échapper à cette emprise. C'est ce qu'elle a mis en acte lors de la dernière biopsie. Avant de rentrer chez elle, les examens terminés, elle va discuter avec la secrétaire, puis attend l'ascenseur. Quelques médecins et infirmières attendent aussi. Elle est oppressée, a un malaise, s'évanouit. On se précipite, un médecin entreprend un massage cardiaque, quand son chirurgien passe et crie : arrêtez, arrêtez, c'est une greffée. On diagnostique un malaise vagal, mais elle dit avoir voulu reprendre son droit à la vie, à la mort choisis par elle. « J'ai voulu leur montrer la mort qu'ils veulent ignorer. » Vous étiez blanche comme une morte lui avait dit son chirurgien bouleversé.


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Seule cette épreuve de force a pu l'assurer qu'elle est en vie de son plein gré et non par la volonté d'emprise d'un autre.

On voit comment la fonction vitale d'autoconservation du psychisme, peut basculer vers des effets mortifères. C'est la dimension psychique de survie qui est visée et non la mort, mais elle prend le pas sur la dimension du respect de la réalité biologique.

Je ne m'attarde pas sur la dimension hystérique de cette scène qui serait plutôt positive, du côté de la vie.

La résurrection (ou l'insurrection) de Lazare m'a beaucoup troublée. La patiente insiste sur l'omnipotence du pouvoir médical, ajuste titre, mais j'y vois comme dans un miroir mon propre fonctionnement, en superposant l'omnipotence de l'analyste à celle des médecins. Une cure ne serait-elle pas aussi une sorte de greffe de vie psychique ? Selon les médecins, par une greffe on ne guérit pas mais on remplace une maladie chronique par une autre maladie chronique, celle du rejet.

Ce désir de la faire vivre qui était mon désir ou plutôt une nécessité qui s'imposait comme telle, je ne me suis pas posé la question de savoir s'il valait mieux qu'elle vive ou meure, la réponse était évidente, j'avais pour fonction de lui permettre de vivre. C'était mon omnipotence sur la mort. Mais c'était aussi le rôle que m'avaient assigné les médecins.

Une interprétation en ce sens, c'est-à-dire l'analyste réanimant la vie psychique, offrant dans le meilleur des cas une survie psychique, artificielle, sans laisser de liberté de choix, a fait basculer toute la cure.

Maintenant s'annonce la quatrième étape. Juste avant de nous quitter pour les vacances d'été, elle m'a posé la question que je redoutais : « Mais pourquoi vivre, la vie a-t-elle un sens ? »

Sa question sur le sens de tout cela, ou le non-sens qu'elle y voit, fait planer une menace suicidaire : si la vie qu'on lui a donnée n'a pas de sens, seule la mort non imposée mais voulue peut lui en fournir un. C'est ce même phénomène qu'on rencontre dans le suicide des rescapés des camps.

Je crois que la période la plus difficile s'amorce maintenant. Il faut affronter la vérité. Elle est très déprimée, se demande pourquoi elle est toujours rejetée et se souvient de toutes les pertes douloureuses de son enfance. Au décours de cette dépression elle dit : « Quel bonheur de savoir que je vais mourir. »

Le travail porte alors sur la perte du fantasme d'immortalité, et la vie à vivre, sachant qu'elle s'arrêtera un jour.

La vie a la vie dure.

Je ne vais pas conclure, mais proposer une reformulation de la pulsion de mort, la mal-nommée. Comment l'articuler avec le délire d'immortalité des théories infantiles ? Pulsions de vie et pulsions de mort ne s'opposent pas mais fonctionnent en synergie.


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Cela revient à une mise en question du fonctionnement dit silencieux des pulsions de mort dans l'inconscient. Il existe des formes de travail spécifiques de la pulsion de mort. Ces pulsions ont une histoire qui n'est pas réductible à une finalité mortifère ; certaines de leurs évolutions psychiques sont utiles à la vie. Reconnaître d'autres formes de pulsion de mort qui contribuent à la vie psychique et non à sa destruction, c'est la thèse de Nathalie Zaltzmann introduisant la pulsion anarchiste. Celle-ci sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l'être humain ; le maintien pour lui de la possibilité d'un choix. Ce serait un contresens d'analyser un matériel inconscient de lutte vitale contre la mort, dans le registre libidinal oedipien. Là où règne l'empire de la pulsion de mort, là où elle lutte pour que le patient vive et puisse se défaire des obligations de mort qui le détruisent, il faut soutenir ce travail de dégagement au lieu de l'enfouir sous de nouvelles liaisons. L'analyste qui veut en faire l'économie va acculer les pulsions de mort à s'assouvir par des formes de représentation autres que psychiques, où la mort déniée de son statut fait acte de matérialité brute. L'activité des pulsions de mort est irréductible aux liaisons libidinales.

Il faut aussi se poser la question du sens de la vie, du sens de l'analyse. Freud s'est toujours refusé à donner sa position à ce sujet. Si nous, analystes, voulons donner un sens à ce que nous faisons dans notre pratique qui consiste, comme on dit, à permettre la survie psychique, nous ne pouvons pas occulter ces questions sur la vie et la mort, quoiqu'il en coûte à notre narcissisme et à la croyance en notre immortalité.

Le risque est grand, en méconnaissant le combat qui se livre entre pulsions de vie et pulsions de mort, de voir les pulsions agressives passer du côté de la mort, sans retour possible. L'issue de ce combat n'est pas la victoire mais bien la cessation du combat.

Ne serait-ce pas là le roc de l'analyse sans fin ?

Je suis mort parce que je n'ai pas le désir, je n'ai pas le désir car je crois posséder, je crois posséder parce que je n'essaie pas de donner ; essayant de donner on voit qu'on n'a rien, voyant qu'on n'a rien, on essaie de se donner, essayant de se donner, on voit qu'on n'est rien, voyant qu'on n'est rien, on désire devenir, désirant devenir, on vit.

Mai 1943, René Daumal (1908-1944).

Ruth Menahem

1, rue Andrieux

75008 Paris


L'insurrection de Lazare, ou la survie psychique 1009

BIBLIOGRAPHIE

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Temps et révélation : pour une approche de l'homosexualité primaire

Liliane ABENSOUR

Moment inaugural et point d'aboutissement, le premier entretien connaît un statut particulier au carrefour de la temporalité. Il marque la fin d'un certain mode de fonctionnement et l'ouverture à un mode nouveau, encore inconnu, incertain. Il recèle, visible et caché, ce qui progressivement se déchiffrera dans le pas à pas du processus analytique et qui permet sans doute d'avancer l'idée, en soi séduisante, que tout y est déjà contenu : la partie à l'image du tout. Il y va de notre continuité et de notre cohérence.

Dans un premier entretien, le patient se laisse surprendre comme sur un instantané un peu flou, à partir duquel, avec nous, son portrait se précisera, se construira. Se précisera, se modifiera, se construira? Autant de termes lourds d'implications théoriques, selon que l'on prenne en compte la nature du changement opéré par l'expérience psychanalytique ou encore que l'on adopte un point de vue développemental, génétique (génésique), ou constructiviste de l'être humain.

Considérer le premier entretien, temps princeps situé déjà dans le hors temps de l'analyse, revient peut-être à réexaminer la formulation de Freud à propos de l'élucidation psychanalytique d'un processus psychique :

«Aussi longtemps que nous en poursuivons le développement à partir de son résultat final, en remontant, ce qui se constitue sous nos yeux est une connexion sans lacunes, et nous tenons l'idée que nous en avons, pour complètement satisfaisante, voire exhaustive. Mais si nous prenons la voie inverse, si nous partons de présuppositions découvertes par l'analyse et si nous cherchons à suivre celle-ci jusqu'à leur résultat, alors l'impression d'un enchaînement nécessaire et qu'il serait impossible de déterminer autrement nous quitte complètement. Nous remarquons aussitôt qu'il aurait pu également en résulter quelque

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


1012 Liliane Abensour

chose d'autre, et cet autre résultat nous aurions pu tout aussi bien le comprendre et l'expliquer. »1

Ainsi, le premier entretien, qui condenserait à lui seul la vie psychique du patient, apparaît comme une totalité, origine et résultat final tout à la fois, et pourrait bien servir de paradigme.

Une remontée. Comme vers un point d'origine qui serait à atteindre dans l'entreprise que représente l'analyse, parcours linéaire, régrédient, qui s'appuierait sur la réalité d'une expérience vécue et appellerait la notion de stades successifs avec idéalement la mise à plat des défenses contre l'OEdipe jusqu'au préoedipien. Mais jusqu'à quel point remonter dans le temps ? La remontée met en question la notion même d'origine.

Le rêve d'une analysante en début de cure vient à point donner une figuration à l'énoncé de Freud. Un rêve où elle se livre à une activité d'escalade qui lui fait dire que l'analyse lui est comparable, dans la mesure où les descentes sont faciles mais les remontées particulièrement ardues. Dès le départ, lui apparaissent les difficultés et les dangers qu'il lui faudra affronter dans l'aventure qui commence avec moi.

Une autre représentation spatiale, correspondant peut-être davantage à ce qui nous est dit le plus souvent lors d'un premier entretien, serait celle du carrefour donnée par Mme O. 2 Le carrefour, la « bifurcation de route » d'OEdipe, bien sûr, mais aussi l'impossibilité d'opter pour une voie, les hésitations, les pauses, les détours empruntés aux différents croisements de la vie psychique, avec ses désirs, ses aspirations, ses doutes, ses faux semblants.

Le premier entretien de Mme O., qui pourrait paraître banal sous «l'apparente simplicité du normal» 3, étonne par l'impression qu'il laisse d'insatisfaction, de déception, de désarroi sous une affectation de mise à distance, d'indifférence. Un premier entretien qui lui permet cependant, en sa singularité, de dire qu'elle retrouve avec moi ce qu'elle n'a pas eu de sa mère, « personne frustrante, froide et démonstrative à la fois ».

Que vient chercher Mme O., qui approche la quarantaine, divorcée, mère d'un enfant ? Peut-être une identification possible qui jusque-là lui aurait fait défaut. Elle dit se sentir exposée à une croisée de chemins, ne sachant plus quelle route prendre, et cela, en fait, depuis longtemps, depuis son adolescence qui marquerait un arrêt. Et probablement, ajoute-t-elle, plus anciennement encore.

1. S. Freud (1920), Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine, trad. D. Guérineau, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 266.

2. O. comme Olivia, Paris, Éd. Stock, 1950, et comme La marquise d'O. de KJeist, trad. G. La Flize, Paris, Éd. Aubier-Flammarion, 1970.

3. S. Freud (1914), Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, trad. D. Berger et J. Laplanche, Paris, PUF, 1969, p. 88.


Temps et révélation 1013

Retrouver ce qu'elle n'a pas eu. La formule dans son ambiguïté est parlante et mérite que l'on s'y attarde. Elle est l'indication moins d'une répétition de ce qui a eu lieu, un fait psychologique ou matériel invérifiable par définition, que la reconnaissance, la révélation d'un fait psychique qui paradoxalement a et n'a pas eu lieu, de ce qui est et n'est pas advenu. En cela, l'analyse est bien une expérience originale, originelle.

Lorsque Mme O., lors de ce premier entretien, tait ce qui l'amène - et qu'elle révélera au deuxième entretien - une homosexualité agie mal assumée qui la trouble, ne présente-t-elle pas dans un même temps, en négatif, « le résultat final » qui l'incite à commencer une analyse et l' « origine » marquée d'une faille à détecter, d'un manque à retrouver dans l'ensemble de son organisation psychique. L'absence apparente de conflictualisation, le flou des « imagos », pourraient bien être l'indice d'une défaillance dans l'ensemble de sa vie psychique.

Sans doute vient-elle poursuivre avec moi la difficile quête d'identité sexuée qu'elle avait tentée auprès des femmes qu'elle a connues dans des relations homosexuelles multiples, vécues le plus souvent dans le secret, et s'attend-elle à ce que je lui tende un miroir, que je l'aide enfin à constituer une image corporelle perdue, jamais atteinte, de petite fille et de femme.

A travers l'expérience nouvelle de l'analyse, il est en effet possible de penser qu'elle retrouvera ce qu'elle ne connaît pas. Paradoxe d'une démarche qui, de connexions en connexions, loin d'être linéaire et développementale, noue et dénoue, lie et délie les différents éléments d'un enchevêtrement complexe, avec ses fausses articulations, ses constructions et ses failles, ses indéterminations, ses détours, tant défensifs que structurants. Remontée donc vers une origine inaccessible, illusoire. Ou plutôt, mise en perspective, la notion d'originaire sans cesse mouvante, aléatoire, étant à la fois direction et point de fuite.

Lorsque Mme O., longtemps méfiante à mon égard, pour ne pas dire hostile par moments, réticente pendant plus d'un an à s'installer dans un processus analytique, vient à sa séance, après une interruption de vacances, et m'annonce qu'en entendant chez des amis parler d'un de mes écrits en termes élogieux, elle « a eu la révélation de sentiments nouveaux envers moi, qu'elle est tombée amoureuse de moi », nul doute que cette rencontre fortuite, elle s'était arrangée pour la susciter et pour y découvrir ce qu'elle cherchait à entendre. Alors qu'elle semblait jusque-là se débattre, les mouvements constants d'oscillation entre l'enfance et l'adolescence, entre père et mère, entre amour et haine ne permettant pas de suivre un fil, de s'attarder, de se fixer un instant dans une quelconque position, mais venant constamment brouiller les pistes, le désarroi qu'elle me faisait ressentir, son manque de conviction, son indifférence n'étaient que l'émana-


1014 Liliane Abensour

tion de son propre sentiment d'indétermination, de sa profonde difficulté identificatoire. Par ailleurs, la mort, proclamait-elle, était un sujet que, de façon délibérée, elle ne voulait pas aborder: l'OEdipe tenu à bonne distance. J'étais prévenue.

Dans sa quête homosexuelle, Mme O. avait voulu séduire les femmes, comme le ferait un homme. Comme un homme, en effet, elle essayait d'approcher l' «énigme de la féminité», de l'extérieur, pour mieux la refuser. Mais elle sentait aussi que les femmes qu'elle cherchait à dominer, en fait la dominaient le plus souvent par leur refus ou leur rejet et ne répondaient qu'insuffisamment à son désir de possession. Elles maintenaient en elle tout à la fois la compulsion qui l'incitait à les approcher physiquement et la douleur d'avoir à se séparer d'elles, comme si le moi toujours menacé de se défaire, n'était jamais rassasié, le narcissisme jamais comblé.

La séance de reprise fut donc une séance charnière. Mme O. avoue avoir entendu parler de moi ce jour-là non sans trouble, comme à la lecture d'une lettre qui ne lui aurait pas été destinée, quelque chose comme la révélation d'un échange entre les parents. Elle redoute de m'en parler de peur que, mécontente, je ne la renvoie. Mais elle ressent surtout la levée d'un « interdit » qui jusque-là l'empêchait de vivre, une autorisation à s'exprimer.

Sans doute, le terme d'«interdit» demanderait à être précisé. L'échange sexuel entre les parents, qui avait jusque-là été nié - elle m'avait imaginée vivant seule - fait de moi, et d'elle, un être sexué, une femme, moins dangereuse et moins en danger qu'elle ne l'avait supposé, dessine une imago maternelle idéalisée à laquelle enfin s'identifier. La conversation entendue permet dans un même temps une acceptation de ma personne et une approche médiatisée, plus abordable et rassurante que ne l'est pour elle ma présence physique. La reconnaissance d'un commerce possible avec moi, Mme O. l'exprime au moment où, saisissant le paradoxe de la situation analytique, elle pense ne pas avoir de chance de m'avoir moi pour analyste, puisqu'elle est ipso facto privée d'une amie avec laquelle discuter, et pourtant avoir de la chance d'avoir une analyste comme moi.

Ainsi s'inscrit la problématique de l'altérité, à travers l'élaboration d'une image idéalisée de moi, à forte valeur narcissique, donnant lieu à un investissement structurant nouveau et permettant son intégration dans une organisation psychique plus solide, plus cohérente.

Le terme de « révélation » ne saurait mieux, en sa richesse, exprimer tout ce que représente l'expérience analytique: à la fois surgissement de sensations, d'impressions, d'émotions nouvelles, jamais encore éprouvées, et accès à la connaissance, découverte d'une vérité présente mais jusque-là occultée et qui enfin se manifeste. Le processus analytique est bien, en l'occurrence, la recherche


Temps et révélation 1015

intuitive d'une expérience originale et originelle, présente et pressentie, mais non encore advenue, enfin rendue à sa possibilité d'existence, la quête narcissique d'un en-deçà idéalisé, d'une base jusque-là incertaine et mouvante, à consolider ou à élaborer, sur laquelle amarrer, arrimer, par identification primaire, l'ensemble de l'organisation psychique.

A cette étape de l'analyse, Mme O. vit avec intensité des états pour elle inattendus. Au sortir de cette séance de «révélation», elle sent ses larmes couler, non pas des larmes de tristesse mais d'émotion forte. Elle vient de « trouver en moi ce qu'elle avait toujours recherché depuis l'enfance et qu'elle n'avait jamais eu, dit-elle, quelqu'un de bien, qui la comprenne... ».

Il est possible de poser - tant la recherche des causes est toujours rassurante et souvent nécessaire au fonctionnement de l'analyste, l'appui sur une réalité, quand bien même elle serait imaginée ou reconstruite - que Mme O. n'avait pas reçu dans sa petite enfance toute l'affection maternelle souhaitée. C'est assurément donner à l'environnement un rôle prépondérant, à la manière des psychanalystes britanniques Indépendants, Winnicott en tête 1. Mais, en dépit d'une approche qui ne serait pas purement intrapsychique, on ne saurait négliger leur apport ni leur capacité à aborder les aspects les plus archaïques, premiers (primary) moins en terme d'antériorité qu'au sens de primordial, de fondamental, de la psyché.

En tout état de cause, l'absence d'affectivité, réelle ou non, de la part de sa mère, mais ressentie et alléguée par Mme O., renvoie à une relation primordiale mère-enfant, qu'il y ait manque, ou parfois même peut-être trop-plein vécu comme un manque. Le narcissisme de Mme O. ne semblait pas avoir trouvé une base suffisamment solide et stable pour que puissent être affrontés sans danger les mouvements pulsionnels qui auraient dû la conduire à intégrer les différentes figures de l'homosexualité inhérentes à la constitution et au dépassement de l'OEdipe.

Désormais, des moments de bien-être, d'élation, ponctuent le cours du traitement. Mon silence est sollicité car il n'est plus ressenti comme vide ou hostile, mais comme source de plénitude. Il fait taire la vaine excitation sexuelle qui avait risqué de compromettre la relation à ses débuts. Il s'oppose à la présenceabsence longtemps recherchée à travers diverses péripéties. Pour ne pas briser ce précieux sentiment d'intimité, d'harmonie qui s'instaure, il me faut un temps rester discrète, effacée. Rien ne suggère mieux ces moments que le livre d'Olivia, histoire romanesque d'une jeune fille bien proche de celle que Freud présente dans son «cas d'homosexualité féminine», notamment le passage où, à l'occasion d'une lecture de poèmes par Mlle Julie, Olivia, adolescente éprise de son profes1.

profes1. Rayner, Le groupe des « Indépendants » et la psychanalyse britannique, trad. C. Wiener, Paris, PUF, 1994.


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seur, écrit: «C'est pour moi qu'elle lisait, pour moi, pour moi seule... Et de nouveau, par tout mon être, je goûtais cette sensation d'intimité totale, d'étroite communion, que les paroles, que les caresses même sont impuissantes à éveiller... »

Rien sans doute ne décrit mieux ces «retrouvailles» avec des sensations indicibles, insaisissables, oubliées, paraissant très anciennes, auxquelles aspire l'adolescence, ce temps miraculeux d'élation si nécessaire à la construction du moi.

En termes moins littéraires, on pourrait dire que cette relation d'homosexualité primaire fut un passage obligé, particulièrement délicat, et pour Mme O. et pour moi, base qui lui permit d'aborder peu à peu, sans faux-fuyants, sans détours, la différence des sexes et son identité sexuée.

Sensible au calme, au silence, aux odeurs, à la chaleur de la pièce, aux fleurs et aux tentures, elle s'abandonne progressivement au sentiment de bien-être qu'elle ressent et se laisse gagner physiquement par une véritable complétude narcissique.

C'est à partir de la nostalgie réactivée de ce qui peut-être n'a jamais été, que s'accomplit, grâce à cette expérience préverbale à la fois nouvelle et retrouvée, à ce bonheur d'être, que je laisse s'installer à l'intérieur du cadre par ailleurs frustrant de l'analyse, le renforcement d'un narcissisme primaire tel que Freud le définit dans «Pour introduire le narcissisme»: «Il est nécessaire d'admettre qu'il n'existe pas dès le début, dans l'individu, une unité comparable au moi ; le moi doit subir un développement. Mais les pulsions auto-érotiques existent dès l'origine ; quelque chose, une nouvelle action psychique doit venir s'ajouter à l'auto-érotisme pour donner forme au narcissisme. »'

Ainsi localisé entre l'auto-érotisme primaire et l'amour d'objet, le narcissisme est indispensable à la constitution du moi.

Les séances qui suivent la « révélation » sont marquées par un changement notable dans l'attitude et les sentiments de Mme O. Elle me prête des qualités auxquelles elle peut s'identifier et qui la mettent progressivement sur la voie d'une reconnaissance d'elle-même et de son corps féminin. Comme Olivia, Mme O. aurait pu dire, et elle le fait à sa façon : « Moi, je n'étais rien pour elle, absolument rien... Puis, un jour, je crus réentendre sa voix : elle me parlait et me répétait sur le ton grave et solennel d'autrefois cette phrase que j'avais oubliée : " Il faut me croire, Olivia. Je désire avant tout ne pas te faire de mal." Un apaisement soudain, quasi magique se fit en moi. J'étais mystérieusement touchée par la grâce. Ces nuages opaques qui m'oppressaient, qui obstruaient mon hori1.

hori1. Freud, op. cit., p. 84.


Temps et révélation 1017

zon s'étaient, en un instant, dissipés. Je recommençai à respirer, à regarder vers l'avenir. J'étais sauvée ! »1

Retrouvailles et/ou expérience nouvelle, l'intimité de la fille avec sa mère ne doit-elle pas être suffisamment rassurante et structurée pour être pleinement vécue et dépassée ?

Dans cette perspective, l'homosexualité agie ne joue-t-elle pas comme défense contre une homosexualité psychique qui n'aurait pas réussi à se construire? Elle est comme un rejet dans tous les sens du terme, une repousse qui tenterait de se frayer une voie à l'extérieur, mais aussi la marque d'un rejet, d'un manque affectif, l'absence d'une protection, l'échec d'une position identificatoire stable. Dans la ligne d'E. Kestemberg, P. Denis montre fort bien, à partir d'un cas clinique, comment l'homosexualité agie vise à refouler l'homosexualité psychique, « la pratique homosexuelle ayant pour but d'exclure les fantasmes, les affects, l'amour homosexuel» 2. Il voit dans cette pratique, puis à travers le déroulement de la cure présentée - celle d'un homme - une organisation psychique qui serait fondée, fixée sur « le maintien de modalités relationnelles issues de l'homosexualité primaire et de l'exclusion de l'homosexualité oedipienne ».

Il n'est pas impossible de penser en effet que l'homosexualité secondaire, qui occupe une situation particulière dans la constitution de l'OEdipe, pose la question de son articulation avec l'homosexualité primaire : de l'une à l'autre, doiton admettre l'idée d'une continuité ? Ou au contraire, faut-il reconnaître, sur la voie de la génitalité, l'existence d'un saut qualitatif, d'un bouleversement copernicien? Le maniement du transfert et le déroulement de la cure dans son ensemble dépendent de la vision théorique retenue.

Convient-il d'aborder la problématique oedipienne essentiellement au travers des mécanismes d'inhibition et de refoulement, de fuite devant les désirs incestueux? Le processus analytique est alors classiquement un processus de levée des forces répressives, interdictrices, et s'appuie surtout sur la dimension répétitive du transfert. Mais, que l'on en vienne, malgré les avatars de la répétition dans le transfert, à poser l'hypothèse de l'analyse comme mise en place d'une relation nouvelle non traumatique, la notion de faille, de défaillance dans l'organisation psychique prend le pas sur celle de défense. Ce qui revient à se laisser surprendre et, loin de tout déterminisme ou de toute visée réparatrice, à

1. Op. cit., p. 185.

2. P. Denis, Homosexualité agie et homosexualité psychique, in Les Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie, n° 8, printemps 1984, et aussi Homosexualité primaire base de contradiction, in Revue française de psychanalyse, 1, 1982.


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privilégier, dans une certaine mesure, le vécu des séances de préférence au contenu du discours, la création à l'interprétation.

Vision ou fiction théorique ? La métapsychologie ne serait-elle là que pour nous assurer d'une réalité, dans notre « impossible métier », pour nous rassurer ?

La notion d'homosexualité primaire, depuis son introduction par Fenichel, est à préciser. Plus couramment utilisés de nos jours, les termes n'ont pas toujours la même acception. Lorsque, dans l'argument du numéro de la Revue française de psychanalyse consacré aux rapports mère-fille, R. Menahem et H. Troisier énoncent que «le terme d'amour/haine primaire serait peut-être plus exact que celui d'homosexualité primaire» 1, elles s'écartent, semble-t-il, sensiblement de la conception d'E. Kestemberg telle qu'elle la définit et qui se trouve reprise par ailleurs dans plusieurs articles du numéro 2.

L'identification primaire ou narcissique de Freud qui «ne s'établirait pas consécutivement à la relation d'objet mais lui serait antérieure, la forme la plus originaire du lien affectif à l'objet » 3, E. Kestemberg se propose de la décomposer en deux temps pour introduire celle d'homosexualité primaire qui en serait non seulement l'aboutissement mais serait aussi « le soubassement des identifications ultérieures » 4.

Si les pulsions d'amour et de haine sont bien inhérentes à ce niveau d'organisation, E. Kestemberg insiste surtout sur la dimension d'homologie qui lui serait spécifique et assurerait une base à l'organisation psychique dans son ensemble.

Pour E. Kestemberg, l'homosexualité primaire est d'ordre corporel, oral. Elle est la relation première à la mère avant la différence des sexes, à une mère archaïque ambisexuée, et non pas phallique. Elle représente de ce fait une première ébauche de différenciation, d'altérité, l'objet apparaissant comme semblable, ayant la même sexualité, mais non identique. Ainsi, l'homosexualité primaire condenserait les aspects de la sexualité infantile tant allo-érotique qu'auto-érotique et narcissique, et conduirait sans hiatus à l'homosexualité secondaire et à la génitalité.

Il semblerait que l'approche temporelle, présente dans le passage cité de Freud (les termes « consécutivement » et « antérieur »), se trouve ici modifiée au

1. R. Menahem et H. Troisier, Argument, in Revue française de psychanalyse, «Filiations féminines », 1994, 1, p. 5.

2. Notamment les articles de S. Faure-Pragier et de J. Schaeffer.

3. S. Freud (1923), Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, cité dans le Séminaire d'E. Kestemberg sur l'homosexualité primaire (non publié).

4. E. Kestemberg, Astrid ou homosexualité, identité, adolescence, quelques propositions hypothétiques, in Les Cahiers du Centre de psychanalyse et de psychothérapie, n° 8, printemps 1984, et les articles notamment de M. Aisenstein et de P. Denis.


Temps et révélation 1019

profit d'une vision génétique plus globale dans laquelle l'organisation psychique serait appréhendée comme un emboîtement, pourrait-on dire. Serait primaire ce qui constitue le fondement, la base sur laquelle s'imbriquent, s'ancrent et s'élaborent l'OEdipe et ses avatars.

C'est ainsi qu'il est possible d'envisager les mouvements internes, au cours de l'analyse, moins comme des défenses que comme la manifestation d'imbrications défectueuses à partir d'assises narcissiques fragiles, à conforter.

Lorsque J. McDougall, tout en signalant comment l'homosexualité agie apparaît comme un achoppement au processus d'intégration, présente l'homosexualité inconsciente comme un obstacle au processus psychique, à l'origine d'une perte d'un sentiment d'identité, ne convient-il pas de retourner la proposition et d'envisager à l'inverse qu'un sentiment d'identité vacillant, dans la mesure où il n'émanerait pas d'une homosexualité primaire suffisamment assurée, risque de compromettre le passage naturel qui permettrait à l'homosexualité d'advenir de façon structurante dans sa dimension secondarisée.

Si l'on poursuit la démarche d'E. Kestemberg, cette notion prend de plus une valeur heuristique dans la mesure où elle permet de détacher l'homosexualité féminine de l'ensemble générique que serait l'homosexualité secondaire, pour montrer la permanence chez la fille de la part narcissique inhérente à l'homosexualité primaire, et surtout d'affirmer la valeur structurante et inéluctable des investissements homosexuels au moment de la crise identitaire de l'adolescence.

Il s'agit là d'une démarche inverse de celle qui voit dans le plaisir du lien originaire qui unit la fille à sa mère et dans leurs échanges erotiques, un mode de relation défensif contre l'accès à l'OEdipe, difficilement surmontable, et la nécessité d'un changement radical, d'un saut, d'une rupture entre cet attachement premier auquel il faudrait s'arracher et l'homosexualité secondaire qui, elle, s'inscrit dans l'organisation oedipienne.

Un narcissisme primaire féminin ? Là réside en effet la grande difficulté qui consisterait à parler d'un état primitif, antérieur à la différence des sexes et qui pourtant conditionnerait la mise en place de cette différenciation. Différemment de ce qu'il advient du garçon, pour qui « de la part narcissique qui pallie la perte dans l'identification..., quelque chose sera perdu et il ne subsistera que l'horreur de l'identification à la femme, être châtré »1, le rapport d'homologie avec la mère place la fille devant un double mouvement, celui d'une fusion, d'une perte des limites et celui d'une reconnaissance, d'une naissance, comme semblable mais non identique.

1. Op. cit., p. 23.


1020 Liliane Abensour

Ainsi, l'intimité mère-fille, « matrice, source où puiser vie » comme la décrit J. Godfrind, lien à construire, ne va pas sans danger pour l'une et pour l'autre. L'écueil à éviter serait-il ce que M. de M'Uzan mentionne comme une « déperdition d'être », l' « aphanisis psychique » de Jones ? A l'analyste de rester vigilant.

Freud à L. Andréas-Salomé à laquelle il est intéressant de revenir : « Chaque fois que je lis une de vos lettres si pertinentes, je m'étonne de l'art que vous possédez d'aller au-delà de ce qui est dit, de compléter et de faire converger le tout vers un point de rencontre éloigné... Ce qui m'intéresse, c'est la séparation et l'organisation de ce qui autrement, se perdrait dans une bouillie originaire. »

La peur de la « bouillie originaire », Lou Andréas-Salomé ne l'éprouve pas. Forçant Freud à la suivre « par intuition », comme il l'avoue lui-même, elle place le narcissisme, pivot central autour duquel s'organisent le corporel et le spirituel, au centre de l'être humain physique et psychique. Le narcissisme, présent à tous les stades est « non seulement le point de départ primitif du développement, mais il est encore premier dans le sens d'une durée qui en devient la base, jusque dans tous les investissements d'objets ultérieurs de la libido qui, à la manière d'une masse protoplasmique, selon l'image de Freud pousse ou retire ses pseudopodes selon le besoin" »1.

De là, elle inscrit le féminin, corps et âme pourrait-on dire, dans son lien indéfectible avec le narcissisme au coeur de l'organisation psychique, affirmant sa nature unitaire et sa continuité, de la relation première à l'objet à la génitalité, battant en brèche, par là même, la notion de temporalité au profit de celle de durée. L'étreinte, comme la conception, ne serait autre pour la femme que le changement de « l'éternellement imparfait en un événement éternel ». Mais durée et continuité ne sont pas immobilité. La capacité de L. Andréas-Salomé à penser les oppositions, les contraires, les retournements et les transformations, l'éloigné de F « Éternel féminin », figure emblématique particulièrement chère aux poètes.

Sensible aux paradoxes qui s'attachent au féminin, elle énonce celui qui consiste à séparer la sexualité et la pulsion du moi tout en les réunissant, et cet autre, plus profond, qui serait de pouvoir vivre dans le sexuel « ce qui est le plus vital comme le plus sublimé », unissant dans le même registre sensualité et sainteté. Vision qui l'amène à penser que « dans l'amour vécu corporellement se réalise un revécu, mais nouveau, créé, de la parenté originaire ». L'objet aimé est «pris pour porteur et somme du "tout" » 2.

Unir originaire et création nouvelle, vécu et revécu, être à même de penser les paradoxes pour en reconnaître les potentialités, comme le fait L. Andréas1.

Andréas1. Andréas-Salomé, Le narcissisme comme double direction, in L'amour du narcissisme, trad. I. Hildenbrand, Éd. Gall, 1980, p. 133.

2. L. Andréas-Salomé, Du type féminin, op. cit., p. 86.


Temps et révélation 1021

Salomé revient, tout en prenant en compte la finitude de l'être humain, à reconsidérer la notion de temporalité linéaire, à tenter de l'annuler au profit de ce qui pourrait se définir comme un temps « révélé». Le terme de révélation, y compris dans son application photographique, comme pour le bloc-note que Freud avait centré sur la mémoire, a le pouvoir de montrer qu'à travers les changements d'objets, s'efface et se révèle pour la femme ce qui n'est pas toujours visible mais a toujours été là. La métaphore permet de renoncer valablement, dans le hors temps de l'analyse, au leurre d'un commencement pour laisser advenir, se créer, ce qui a et n'a pas eu lieu, l'absence et l'avers d'une réalité. A cette liberté de penser, L. Andréas-Salomé nous convie.

Comment comprendre sinon que la femme soit ainsi faite que, même dotée d'un bonheur ordinaire, d'un mari, d'un enfant, elle en arrive, semblable à la marquise d'O. de Kleist qui ignorait comment elle avait conçu son enfant, à ne pas savoir qui elle est, ni de quoi son corps est fait ? Et c'est peut-être dans cette méconnaissance d'elle-même, issue des avatars du narcissisme et de la relation à la mère, qu'il faut voir la raison des peurs et des affirmations erronées qui s'attachent à la sexualité féminine, l'Horror Feminae si souvent suscitée 1.

Sa féminité, Mme O. l'avait vécue jusque-là dans l'imitation et non dans une identification vraie à sa mère. Renvoyée aux errements et aux incertitudes jamais dépassés de l'adolescence, elle laissait émerger, dans sa quête homosexuelle, l'interrogation tenace, insupportable pour elle, de son identité sexuée et de la réalité de son corps, aussi insaisissable dans sa dimension physique que psychique. Comme si la poussée de l'adolescence avait obnubilé son esprit, empêché toute révélation.

Renonçant à la quête désespérée et vaine qui la poussait à rechercher, à travers ses aventures homosexuelles, dans la méconnaissance et le refus du corps féminin, une autre elle-même, elle découvre avec moi, au fil des séances, une homologie plus séduisante, plus réconfortante, plus stable, celle qui unit et sépare la mère et la fille, à la fois semblables et pourtant différentes parce que dissymétriques. Les mouvements qui l'amènent à se départir progressivement de ce qu'il y a en elle d'indifférence, de froideur dans les sentiments, pour intégrer ceux qu'elle me prêtent, tant de tendresse que de haine, concourent à construire son identité féminine. Il fallait que l'amour advienne pour que la haine puisse se dire et que l'imitation fasse place à l'identification comme processus constitutif du sujet.

Possession et séparation. Bientôt, un jeu subtil de rapprochements, d'oppositions et de différenciations accomplit le passage à l'homosexualité secondaire,

1. M. Cournut-Janin et J. Cournut, Rapport. La castration et le féminin dans les deux sexes, in Revue française de psychanalyse, numéro spécial congrès, 1993, t. LVTI, p. 1481 et s.


1022 Liliane Abensour

incluse dans la problématique oedipienne. L'univers de Mme O. enfin se peuple et s'anime. Le couple parental apparaît. Je ne vis plus seule.

Il fallait bien que le temps fût aboli pour que la finitude pût. être reconnue, acceptée. Assurée de son unité, de son intégrité, de la solidité de son existence, il devenait possible pour Mme O. de supporter séparation et mort, arrachement, agression, vidage du corps, du corps féminin. Érotisme, sadisme anal, sans nul doute. Mais, de la représentation inconsciente du vagin comme zone érogène, il paraît difficile de se passer. « Il n'est que d'écouter en analyse, écrit J. Gillibert, les femmes frigides, les femmes phobiques (vaginisme), les femmes homosexuelles, pour n'être pas long à admettre que le vagin est une zone érogène qui comme toutes les zones érogènes, connaît des temps d'intégration différée qui s'articulent avec les positions désirantes, mais que les positions désirantes ne constituent pas, hormis les censures... Ce que nous voyons dans les achoppements sus-nommés, c'est justement la dialectique du désir à l'oeuvre qui bloque la vérité d'incarnation du vagin. »1

De la naissance à la génitalité, la traversée de la vie pour la femme, selon Mme O., se fait dans le sang : le sang des règles à la puberté, vidage plus honteux, dans la confusion longtemps entretenue de l'anus et du vagin, plus terrifiant encore que le vidage anal, le sang de l'accouchement à la naissance des enfants vécue comme un arrachement douloureux, le sang de l'agression meurtrière des hommes, de la violence, du viol, dans les rapports sexuels.

Comme si le corps féminin - le positivisme de Freud s'appuyant sur l' « envie du pénis » s'avère ici défaillant - avec ses orifices et ses possibilités de se remplir, de lait, de pénis, de sperme, de bébé... ne pouvait se vivre qu'en creux ou en plein, à la recherche d'une complétude narcissique, et qu'en l'absence d'échanges erotiques tendres et satisfaisants avec la mère, quand le moi est encore incertain, le corps ne se présenterait que comme un corps féminin mis à mal et souffrant, un corps châtré.

Liliane Abensour

6, rue Toullier

75005 Paris

1. J. Gillibert, Le moi soulagé. L'OEdipe maniaque, t. III, Paris, Payot, 1979, p. 156.


Un changement préalable au changement: l'interprétabilité

Christine BOUCHARD

« Il n'y a rien à quoi l'homme, par son organisation soit moins apte qu'à la psychanalyse. »

S. Freud 1.

Si certains patients semblent s'installer de façon assez naturelle dans la situation analytique, trouvant un bénéfice à l'exercice de la parole sans destinataire visible et sans effets extérieurs, s'adaptant plutôt facilement au dispositif, à la règle fondamentale et à la suspension de l'acte, découvrant ainsi les potentialités d'une nouvelle modalité de la parole, il se présente d'autres cas de figure où, au contraire, la manière d'utiliser le cadre proposé semble ne pas permettre de le rendre intelligible ni efficace: la situation analytique et le travail interprétatif paraissent inappropriés et ne pouvoir se présenter que sur un mode d'effraction ou d'inefficacité. Il semble que l'analyse ne démarre pas, que la situation n'est pas porteuse du déploiement d'une trajectoire et même que certaines de ces situations semblent interdire le travail interprétatif; on ne peut donc que s'interroger sur les conditions qui rendraient possibles l'amorce d'une névrose de transfert analysable.

Si, à l'un des pôles de ces exemples de débuts de cure, on rencontre des patients pour lesquels la situation est d'emblée hypersignifiante et présente ainsi un effet quasi traumatique, on verra, à l'autre pôle :

— certains patients accrochés à la réalité de la personne de l'analyste et ne pouvoir s'écarter des habitudes, des échanges ordinaires. Expression d'un contre-investissement établi du fait de l'absence des repères habituels et de la peur suscitée par l'irruption de mouvements transférentiels, la recherche

1. Lettre à Binswanger, Binswanger, Discours, parcours et Freud, Gallimard, 1969, p. 299. Rev. franç. Psychanal, 4/1996


1024 Christine Bouchard

d'une relation réelle et positive avec l'analyste manifeste l'évitement d'une réponse interprétative 1. Parallèlement, le cadre de la relation analytique, sans être consciemment refusé ni violemment attaqué, est l'objet d'une sorte de négation ; — ou bien des patients qui vont, comme en symétrie, prendre les modalités du dispositif analytique au pied de la lettre ; elles sont l'objet d'une représentation consciente, rationnelle et banalisée et la situation ne prend alors pas d'autre signification que d'être un simple espace neutre, légitimé par son efficacité, réduit à son sens manifeste d'objet du contrat explicite entre le patient et l'analyste 2.

Un trait commun à ces modalités d'installation dans la cure serait le nonrenoncement à l'échange « ordinaire », qui peut, soit être activement recherché, soit résulter de l'évacuation de toute question concernant le récepteur de la parole. L'interrogation « A qui suis-je donc en train de parler ? » est évacuée. Et c'est bien cette question, me semble-t-il, que rencontre celle de l'interprétabilité.

1 / Exemple clinique

Une patiente, par son utilisation tout à fait particulière de la situation analytique, m'a confrontée à ce sentiment de l'inadéquation du dispositif et à la difficulté de la « première » interprétation, qui aurait pris inévitablement, me semble-t-il, un aspect d'interprétation sauvage tant la situation était peu symbolisée.

Ceci posera, bien sûr, la question du cadre le mieux adapté - divan ou faceà-face - pour la mise en route du processus analytique 3.

Ce qui était le plus frappant était la tonalité du début de l'analyse : un débit ininterrompu de récits vindicatifs ou anecdotiques dont je me sentais réduite à n'être qu'un témoin plus ou moins ignoré, et le cadre paraissait limité à un simple dispositif technique, objet d'aucun commentaire. Elle parle, sur le divan, sans qu'aucun changement lié, par exemple, à la disposition divan-fauteuil ne semble intervenir, puisque par des gestes ou des « d'accord ? » elle fait comme si un interlocuteur en face d'elle lui répondait ou la regardait. Elle raconte ainsi sa mère qui met le nez dans ses affaires, son père qui ne la regarde pas, son ami radin et taciturne.

1. Questions à l'analyste, tentatives de conversation ordinaire avec lui, formules de politesse à tout propos traduisant souvent un mouvement projectif sous-jacent non vécu comme tel, en toute ingénuité.

2. Ce mécanisme peut être renforcé et trouver une résonance dans une représentation codifiée de l'analyse, comme servant à « pouvoir dire » (au mieux, se remémorer), devant un analyste silencieux.

3. Est-ce le cadre qui permettra l'instauration du processus ou celui-ci doit-il être déjà là (mais comment ?), pour profiter du cadre analytique ?


Un changement préalable au changement : l'interprétabilité 1025

Alors que sa problématique est clairement centrée autour de la protection contre l'investigation maternelle sadique de son corps, l'aspect principal du début de l'analyse est l'étrange rapport entre la transparence des mouvements agis de transfert, mobilisés par le cadre, comme on va le voir, et, à la mesure de ceux-ci, une sorte de déni de la situation, de ma présence derrière elle soigneusement ignorée, comme si celles-ci n'étaient pas représentables. Si le transfert est inhérent à la parole adressée à l'analyste, puisqu'elle contient par nature une demande, cette patiente fait comme si elle ne s'adressait à personne. Ceci peut être banal mais ce qui l'est moins est la concomitance de l'exclusion radicale et consciente de l'analyste du champ de la séance et un transfert immédiat, massif, comme « agi » corporellement, dans le débit du récit mais aussi dans une manifestation symptomatique qui suit la première séance, un épisode d'énurésie nocturne.

Ainsi sa parole en séances, qui semble ne jamais la surprendre, est compacte et narrative, sans retenue, sans réécriture intérieure ni pensées incidentes, sans embarras ni plaisir, et son récit, sans reprise préconsciente ni intuition d'une quelconque polysémie, semble comme une décharge brute et autosuffisante. Elle finit souvent ses phrases par des onomatopées censées accentuer ce qu'elle dit. L'absence d'interlocuteur visible et de réactions normalement attendues ne suscite ni commentaire sur le dispositif ni réflexion sur la source de ses propos ou sur l'objet à qui elle pourrait les adresser.

Cette modalité de parole pose plusieurs questions sur le projet analytique lui-même :

— quelle est sa représentation (pré)consciente de l'analyse, quelle intuition a-t-elle d'une interprétabilité de ses propos, d'un écart entre un sens manifeste et un sens latent ?

— pourquoi cette absence apparemment complète d'identification à une fonction d'écoute ?

— et, à un autre niveau, quelle est la nature des liens entre son corps et le langage, tels qu'ils sont engagés dans l'analyse (j'apprendrai qu'enfant elle était encoprétique et bégayait) ?

Ce qui pose des questions d'ordre technique est qu'il y a, manifestement chez cette patiente, comme une rupture entre sa représentation consciente, plutôt confiante, de l'analyse et de ce qu'elle peut en attendre - qu'elle exprime avec des représentations de mots - et les fantasmes inconscients, les motions involontaires que cette situation suscite assez violemment chez elle et qu'elle tente d'exclure - faits, quant à eux, de représentations de choses et de vécus corporels qui n'apparaissent à aucun moment dans le langage lui-même. Comment naviguer entre la méfiance d'un transfert potentiellement hostile et sa relative confiance en l'Analyse ?


1026 Christine Bouchard

Pour illustrer l'aspect - me semble-t-il - ininterprétable de cette forme de transfert négatif, je citerai deux exemples, parmi beaucoup d'autres, d'un rapprochement maximal entre son énoncé et l'espace de son énonciation, et simultanément de leur parfaite étanchéité réciproque :

— « Ma mère est toujours derrière mon dos à me tirer les vers du nez, à me faire dire plus que je ne veux » ;

— ou, (dans un débit ininterrompu, sans le moindre temps de pause) : « J'ai rompu avec cette amie en lui exposant tout ce que je lui reprochais et en parlant trois quart d'heure, sans lui laisser placer un mot. »

Ainsi, je suis celle à qui elle raconte en confiance ce qu'on lui fait subir (ou qu'elle fait aux autres) et où l'on pourrait, de façon transparente, lire son vécu de la situation analytique - qui se trouve ainsi être à la fois le refuge bienveillant de récits vindicatifs aussi bien que le lieu d'actualisation de leur répétition !

2 / Contexte interprétatif et questions contre-transférentielles

Curieuse situation où la relation analytique est fortement interpellée et simultanément ignorée, et l'analyste dédoublé : témoin bienveillant du transfert potentiellement hostile dont il est l'objet ! C'est peut-être d'ailleurs ce clivage luimême qui donne au transfert son caractère négatif, car la séance tend à n'être réduite ainsi qu'à une simple reduplication ininterprétable d'une scène de la vie de la patiente 1.

Les deux espaces, celui du contenu énoncé (sa mère dans son dos) et celui dans lequel il s'énonce (moi dans son dos) restaient aussi parallèles dans sa conscience que confondus dans l'acte d'énonciation : comme une répétition à l'identique sans intuition d'un déplacement. Ce qui ici semble ôter prise à l'interprétation c'est qu'au fond, en évacuant la question - à qui parlait-elle ? - elle s'effaçait elle-même, comme sujet en train de parler, devant le contenu de son récit véhément et l'obéissance à la prescription de l'association libre. La scène racontée escamotait le travail et la réalité du récit actuel : on peut ainsi se demander, comme dans certains débuts d'analyse, si la parole narrative est interprétable et comment se dessinera ce point de bascule qui permettra au patient de considérer, au-delà de la réalité subie et racontée, l'autonomie de son activité psychique; autrement dit, comment s'esquissera le passage de la théorie de la séduction à celle de sa sexualité infantile. Peu à peu, par une

1. « L'effet le plus sûr du transfert négatif n'est pas tant d'exprimer quelque affect de tonalité hostile que de dissocier l'analyste du processus analytique », M. Neyraut, Le Transfert, PUF, 1980.


Un changement préalable au changement : l'interprétabilité 1027

familiarisation progressive avec l'écoute analytique ou brutalement, dans une saisie irréversible ?

Tous les mouvements contre-transférentiels vécus dans ce début de cure prenaient racine dans cette situation de paradoxe et s'articulaient autour de mon attente insatisfaite d'une autre modalité de parole et d'une meilleure utilisation du cadre qui auraient rendu le travail analytique et l'interprétation possibles 1.

Exigence contre-transférentielle qui manifestait que, malgré la règle fondamentale qui ne privilégie aucun contenu de parole, j'attendais l'amorce d'un changement de statut des propos, la formulation d'une «pensée incidente» (Einfall) 2 imprévue, non voulue qui, marquant un décalage avec son récit, serait inévitablement accompagnée d'une curiosité sur son apparition : pourquoi telle pensée, maintenant? J'attendais ainsi son investissement de sa propre activité psychique et, grâce au dispositif qui la suggère 3 et l'anticipe, une « bonne » utilisation de la situation analytique.

La prise en compte de cette exigence contre-transférentielle, dont l'aspect « psychanalytique normatif» et surmoïque ne peut masquer qu'elle assure l'investissement de la fonction d'analyste, me permit de m'en déprendre et de rendre dynamique l'ébauche de dilemme: d'un côté, attendre que le patient réponde à ce que la théorie attend de lui ; de l'autre, s'adapter à sa singularité et renoncer à toute référence au modèle analytique. La considération de cet écart me permit d'appréhender comment la situation modifiait et enrichissait ce qui pouvait apparaître comme simple analogie d'«éprouvé» avec des scènes de son histoire : l'éclairage de la séance complexifiait la scène évoquée car, par son récit, elle me plaçait en position passive d'observatrice et démultipliait ainsi les scénarios. Me revint alors la surprenante question qu'elle m'avait posée en s'installant sur le divan : «Je vous parle à vous ou... ?» question en suspens permettant de saisir que sa parole, avec sa valeur pulsionnelle brute, n'était qu'en quête d'un déversoir et que la forme narrative et directe, avec sa fonction de bouclier ou de projectile était aussi la modalité sous laquelle se manifestait la question même de l'origine de ses pensées : l'extérieur, le dehors. Le sentiment contre-transférentiel de la violence d'une interprétation «incompréhensible», ou du caractère d'effraction de la parole interprétative, trouvait écho dans son histoire et m'aidait à saisir le caractère érotique anal pénétrant de l'acte de parole, et donc ma « neutralisation » nécessaire par son récit et son aspect de décharge autosuffisante.

1. M. de M'Uzan parle de « dispositif d'accueil », Du dérangement au changement, RFP, 1991, 2.

2. Celles-ci étaient-elles tues ou lui étaient-elles même inconnues ? La règle fondamentale suscite et inclut les réticences ou critiques et commentaires à son sujet...

3. Dispositif qui tend à signifier que le changement résidera dans sa simple mais pleine utilisation.


1028 Christine Bouchard

Si la situation analytique était ainsi ignorée, c'est probablement du fait de la menace qu'elle actualisait et on peut remarquer l'articulation, établie plus tard, entre l'aspect difficilement tolérable de la non-visibilité de l'analyste et son investissement défensif du non-visible - l'intellect, la pensée logique et secondarisée - qui, contrairement à son corps, ne pouvaient être fouillés par sa mère...

Il m'apparut qu'une des fonctions de son récit consistait à me distinguer de l'imago maternelle: il s'agissait d'éviter absolument les affects hostiles (qui étaient donc bien là) et de me définir, par une sorte de mise en garde, comme ce que je ne devais pas être : celle qui fouille en elle, lui « tire les vers du nez » ou la neutralise. Mais cette distinction était, en quelque sorte, effectuée par le biais d'un espace étanche, une isolation entre le professionnel neutre et l'objet transférentiel. La question de l'objet-analyste (à qui s'adressait-elle?) était comme décomposée en ses différents éléments.

3 I La question de l'interprétation « impossible »

En replaçant, par une interprétation de transfert, son récit sur la scène de la séance qu'elle évitait, j'aurais peut-être fait se confondre, assez brutalement, contenu de l'interprétation et acte interprétatif: une façon effective de fouiller en elle et de la deviner, réalisant ainsi un collapsus avec l'imago maternelle : une interprétation selon laquelle elle pouvait aussi se sentir pénétrée et devinée par moi pouvait-elle être entendue autrement que comme l'acte où je la pénètre et la devine ? Au lieu d'irréaliser le vécu transférentiel et de me distinguer de la projection dont je pouvais être l'objet, l'interprétation - alors indissociable de son énonciation - m'aurait paru annuler l'écart que la patiente tentait d'établir entre l'imago maternelle et moi et ainsi favoriser la confusion entre l'analyste désignée dans le contenu de l'interprétation et l'analyste intervenant ; car l'interprétation aurait sans doute été entendue comme émanant, non d'une fonction interprétative de l'analyste, mais de la reduplication d'un objet d'autrefois, de l'objet d'un (pré)transfert ignoré et subitement révélé.

La tentation de traduire un matériel transparent analogique ne risquait-elle pas d'être la pire confirmation, l'exacte répétition de l'objet qui la «piège» 1, la privant de l'expérience de la polysémie du scénario, de la complexité et récipro1.

récipro1. entrevoit ce qui pourrait différencier interprétation et suggestion. Contraindre le patient à considérer que c'est lui qui voit une menace où il n'y en a pas, semble, outre une façon d'avoir forcément raison, une confirmation de la primauté de l'objet sur le fantasme, la persécution étant là simplement déplacée sur le contenu de l'interprétation pointant le mécanisme projectif. Nier ce que le cadre induit, et qui n'est pas « pure » création du patient, revient à nier la complexité de l'articulation trauma-fantasme telle qu'elle est remaniée dans la cure.


Un changement préalable au changement : l'interprétabilité 1029

cité des rôles, de la double composante, active et passive, des deux protagonistes et de l'incertitude de l'interprétation ?

L'ouverture d'un champ permettant un discours interprétable reposait sans doute sur « l'expérience correctrice », et finalement interprétative, du non-empiétement, mais la question principale était celle-ci : comment interpréter un transfert fait de représentations de choses sans le vecteur des représentations de mots ? Sur quelle continuité prendre appui ?

La menace représentée par l'objet, et les aspects dits « négatifs » du transfert ne pourraient-ils être articulés à la faillite d'une instance psychique, sorte de « miroir interne » ? Cette patiente « raconte » et semble ne pas s'entendre parler, ne pas s'écouter ni s'étonner, et donc ne pas avoir d'espace pour vivre ses pensées comme des projections, des créations et sa réalité psychique comme autonome : auto-observation et retour sur soi « actifs » dessineraient cette limite entre le dedans et le dehors, créant un « dedans », objet de son propre regard, alors que, pour elle, il n'était que le produit de l'extérieur et toujours potentiellement vidable par l'inquisition, la fouille ou l'interprétation. L'investissement du nonvisible (l'intellect) au détriment du corps constituait bien une tentative pour opposer un espace hors d'atteinte à toute inquisition. La première condition de l'interprétabilité serait peut-être que le patient ne s'épuise pas dans le fait de parler et qu'un décalage minimal, où il s'entende lui-même, lui permette d'écouter comment l'analyste l'écoute 1.

Si l'interprétation pouvait renforcer cette menace de vidage ou d'effraction, cette fonction tierce interne qui lui permette de se voir et de s'entendre pouvait trouver un relais (externe-interne), l'analyste-témoin à qui elle « raconte » : le style narratif, s'il évoquait l'origine externe de la vie psychique, permettait aussi de penser à la perception de l'analyste comme dépositaire, tiers séparateur ou non-mère, et à l'organisation d'un transfert paternel, protecteur contre l'inquisition maternelle.

Une autre question se posait: Peut-on entendre comme de même valeur économique un récit et, par exemple, une situation conflictuelle de résistance par le silence qui désignerait clairement la prise de conscience d'un affect et mettrait en crise la position d'obéissance à la règle? La faillite représentative - et la mise en acte de l'affect inconscient directement dans le récit - laisse à penser que l'interprétation pourrait être reçue sur le même mode, comme un acte, alors qu'à d'autres moments, un acte de l'analyste (par exemple, un refus de diminuer le nombre des séances) sera entendu comme une interprétation.

1. Voir la Conférence de H. Faimberg, à la SPP du 16 janvier 1996.


1030 Christine Bouchard

Exemples d'amorces interprétatives : Mon refus à sa demande de diminuer le nombre de ses séances fut sans doute entendu comme un « non », acte de maintien du cadre, mais aussi comme un « non, je veux vous garder » qui signifiait une réassurance sur l'accueil fait à ses paroles. Acte interprétatif qui sera suivi d'une confiance dans sa consistance intérieure et favorisera le regard actif sur son propre processus et une possibilité à se laisser aller ; elle explore alors le plaisir de l'errance sans but, de la dérive associative, elle parle d' « analyse nouvelleformule » et vit un moment d'appropriation subjective du cadre analytique et de la règle fondamentale 1. Le «remplissage» du début laisse place au désir réceptif d'écouter : elle dira ainsi, montrant que l'absence devient potentialité d'une présence : « Votre absence me fait m'observer. » Par ailleurs, l'évocation compulsive et plaintive de scènes où elle était victime de violence m'avait amenée à lui suggérer que « si elle s'y voyait, c'est qu'elle s'y regardait » : le démontage du retournement de la pulsion suscite une association sur la scène primitive ; sa double identification aux rôles maternel et paternel lui permet alors l'accès à une certaine bisexualité : l'expérience du sentiment d' « être parlée » en même temps que du plaisir de l'identification à une fonction d'écoute sont ainsi ouvertes, elle devient sensible à l'attente de mes interventions et soulignera, semblant répondre à sa question inaugurale : « C'est très différent de vous parler ou de parler aux murs car c'est plus difficile et cela s'accompagne de gêne et de honte. »2

4 / Que comprendre de ces situations

où l'interprétation ne semble pas de mise ?

L'interprétation réussie permettrait de démarquer, en l'y désignant, l'analyste de la position assignée dans le transfert, de pointer le déplacement et de rétablir du même coup l'écart. Or, on peut penser que le risque d'une interprétation dont les conditions d'accueil ne sont pas réunies chez le patient, serait, en faisant comme vaciller la source même de son origine, qu'au lieu de déréaliser l'affect de transfert en le nommant, de lui donner, à l'inverse, trop brusquement corps et réalité. Elle prendrait le risque de désigner le caractère incestueux de l'échange analytique alors que la suspension de l'acte et de la représentation-but

1. La névrose de transfert mettra l'éclairage sur l'enjeu de l'échange verbal : c'est autour de la question de la valeur corporelle et erotique de la parole que s'installe le processus analytique : la donner, la recevoir, la retenir douloureusement, etc.

2. Voir l'argumentation de M. Fain opposant analyse et suggestion autour de la modification du principe de réalité dans la cure par la « différence essentielle entre être son propre auditeur et s'adresser à quelqu'un » faisant de ce quiproquo initial un élément de l'appréciation de l'indication d'analyse, La règle fondamentale, Interprétation, 1968.


Un changement préalable au changement : l'interprétabilîté 1031

n'est pas intériorisée, avec les modifications de statut de la réalité et du fantasme, et l'incertitude acceptée quant à la nature de l'échange entre les deux protagonistes, que cela implique.

Ce qui fait question est bien l'absence de jeu et l'isolation entre la représentation de l'analyste-interprète et celle de l'analyste-objet de mouvements transférentiels méconnus.

C'est sans doute la non-symbolisation de l'objet qui fait que, par une sorte de malentendu, le patient reçoit l'interprétation comme expression du désir même de l'analyste. Celle-ci ne peut alors avoir que ce statut d'interprétation sauvage, et son effet de surprise, au lieu de nourrir le plaisir sublimé de l'élaboration d'une répétition, va, au contraire, la renforcer.

La fonction de triangulation de l'interprétation par l'effacement de la personne au profit de la fonction, échoue dans une sorte de dérapage où l'analyste semble reprendre à son propre compte le contenu de ce qu'il énonce 1.

Nous sommes donc en face d'un paradoxe inévitable puisque l'interprétation nécessite pour être entendue des conditions qu'elle seule peut générer, et que c'est elle qui peut permettre à la répétition de se transformer en névrose de transfert...

5 / Conclusion

Ce cas clinique pose la question complexe de la production de l'interprétabilité. La question technique de l'interprétation génératrice d'une situation interprétable introduit celle du fondement de l'interprétabilité : sur quoi, sur quelle virtualité de la vie psychique repose le caractère interprétable des processus psychiques et en particulier du transfert ? Interprétabilité et reconnaissance du primat de la réalité psychique procèdent-ils d'une continuité naturelle et spontanée avec les processus psychiques dans leur complexité (une sorte de « prédisposition » à l'analyse) ; s'agit-il d'une sorte d'artifice accepté, produit d'une alliance thérapeutique, ou bien est-ce la conséquence immanente de la seule expérience du divan, de la suspension de l'acte et de l'association libre qui, structurellement, dégagent comme seuls référents la parole et la surface psychique actuelle du patient ?

On a constaté le difficile début d'une cure s'engageant sous le signe de la désignation d'une origine externe à la souffrance et dans la méconnaissance de soimême comme sujet actif et créateur de ses objets internes. Mais cette méconnais1.

méconnais1. sans ces dérapages il n'y aurait peut-être pas d'analyse, on ne peut tuer ni aimer in absentia et le risque d'une situation trop conventionnalisée et des interprétations sans surprise n'est pas moindre. D'ailleurs l'analyste est bien sûr lui aussi à la fois sujet de son énoncé et de son énonciation.


1032 Christine Bouchard

sance n'est-elle pas inéluctable dans toute cure avant que ne se produise l'effet de la rencontre entre la répétition et son interprétation ? Si donc toute analyse suppose un travail préparatoire, quel est l'incidence du cadre choisi pour l'effectuer ?

Si l'enjeu de l'indication analyse-psychothérapie est bien celui des conditions de sortie possible de la répétition, l'expérience nous montre que le protocole analytique, non seulement ne déclenche pas mécaniquement une nouvelle modalité de parole mais qu'il peut sembler au patient étrange, incongru et lui apparaître longtemps comme un corps étranger inappropriable. Malgré le champ ouvert par la situation analytique, l'analyste risque de reprendre la figure de l'objet tout-puissant et d'alimenter le cycle de l'aliénation répétitive. Mais à l'inverse, comment pourrait se déclencher l'amorce d'un processus analytique sans la mise en oeuvre des conditions matérielles de la suspension de la représentation-but ?

Freud posait comme «principal facteur de succès», l'existence, à côté du transfert à analyser, d'un transfert positif, modéré, fondé sur la suggestion 1. C'est son absence qui, par contraste, nous fait mesurer que loin d'être un simple lien affectif positif, il nourrit l'investissement a priori de la situation analytique ellemême, se nourrit d'elle et permet à l'interprétation d'être entendue 2. Son double lien avec la suggestion comme avec la sublimation (ne s'agit-il pas d'un surinvestissement de la représentation?) articule la question de l'amour de transfert: comment dire un amour de transfert en sachant qu'il n'y sera répondu que par l'interprétation et le maintien du cadre? Amour même qui n'existe et ne se déploie qu'en se soutenant de sa propre interprétabilité ?

L'interprétabilité ne s'appuie-t-elle donc pas essentiellement sur la complexité des modes de satisfaction pulsionnelle, puisque l'interprétation contient, dans sa réponse même à la demande transférentielle, une prescription implicite à la sublimation, tout en favorisant explicitement la levée des mécanismes de défense en proposant leur élaboration ?

Christine Bouchard

17, boulevard Pasteur

75015 Paris

1. S. Freud, La dynamique du transfert, PUF ; voir la distinction que propose J.-L. Donnet entre transfert « pour interpréter et transfert à interpréter », Le divan bien tempéré, PUF, 1995.

2. Dans son double statut de donner d'une main ce qu'elle reprend de l'autre, puisque émanant toujours et de la personne de l'analyste et de sa fonction, compensant par du sens un effacement de l'objet ou par de la parole une simple signification.


Les cures psychanalytiques compliquées

Blandine FOLIOT

Les butées rencontrées dans la pratique psychanalytique, celles qui ont amené Pierre Fedida (1991) à parler de «cures psychanalytiques compliquées», ont souvent fait l'objet de vifs débats. Pensons seulement à celui qui opposa Freud à Ferenczi, dans les années 20.

Pour tenter de dépasser ce qui faisait obstacle à la guérison, Ferenczi défendait l'idée d'une « élasticité de la technique » quand Freud, considérant les aménagements et les modifications proposées comme un risque pour la psychanalyse, soutenait le point de vue intangible que « sans spéculer ni théoriser, sans fantasmer métapsychologiquement, on n'avance(rait) pas d'un pas ! » (Freud, 1937). Deux voies se différenciaient alors, pour essayer d'approcher les difficultés rencontrées dans la pratique. Aujourd'hui, les penserions-nous incompatibles, voire antinomiques, ou bien ces voies seraient-elles deux perspectives qui plutôt que de s'exclure, pourraient s'étayer mutuellement?

De ce moment de crise entre les deux hommes allait se dégager une importante avancée théorique. Freud repensait la Métapsychologie. Il élaborait «la seconde théorie des pulsions» à l'origine de «la deuxième topique» et avançait le concept de pulsion de mort toujours en question.

Si nous sommes d'accord pour penser avec Freud que l'appareil psychique a cette capacité de transformer un traumatisme sans que nécessairement, l'objet en soit tenu pour responsable, saurions-nous pour autant sous-estimer l'inventivité dont Ferenczi faisait preuve, lorsque s'intéressant à l'objet, il associait à la question du «transfert négatif» celle du «contre-transfert» et énonçait la deuxième règle fondamentale de la psychanalyse, celle utile à maintenir l'analyse ou à y revenir : l'analyse de l'analyste.

Ce débat des années 20, reste d'actualité. S'il y a une tendance à l'éviter, une autre serait de ne pas s'y refuser et d'essayer de déceler ce qui, à tort où à raison, pourrait représenter une menace pour les fondements de la psychanalyse.

Rev. franç. Psychanal., 4/1996


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Marie Moscovici (1990), dans son livre A l'ombre de l'objet, nous donne à éprouver la menace qui semblerait peser sur l'oeuvre freudienne et représenterait, si nous n'en repassions par une réflexion à propos de Freud et de l'héritage qu'il nous a laissé, le désir d'un renouveau clinique si inédit qu'il s'agirait alors d'une pratique psychanalytique toute changée, une psychanalyse sans la psychanalyse. Il est important, soutient Marie Moscovici, d'échapper au schéma d'une confrontation terme à terme: «Freud contre Ferenczi». Quelles que soient les voies d'approches choisies il s'agit avant tout, écrit-elle, de donner la priorité à l'objet que nous avons en commun, celui du travail psychanalytique.

Accordant « un statut plein et entier » aux cures dont « seules les personnes de la plus grande valeur », « les personnalités les plus évoluées » pourraient bénéficier, Freud aimait cependant à rappeler que la psychanalyse avait été créée en étudiant les malades incapables de s'adapter à l'existence et à leur intention. Si « les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies profondes ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle qu'on la pratique aujourd'hui remarquaitil, il ne serait pas du tout impossible que ces contre-indications cessassent d'exister si l'on modifiait la méthode de façon adéquate » (Freud, 1904).

Comment se ferait-il alors que la tendance ait été après lui de réserver la qualité de psychanalytique aux seules « cures types » et de faire de la névrose de transfert une figure emblématique telle que selon les patients que nous rencontrerions, nous serions amenés à renoncer à notre identité de psychanalyste ou bien à changer de statut? Serait-ce vouloir soutenir que selon leurs structures, les patients feraient de nous des psychothérapeutes ou bien des psychanalystes ?

Une telle dichotomie ne risquerait-elle pas de porter un coup d'arrêt à la psychanalyse, de réduire le champ de son investigation, celui d'une pratique et d'une recherche aussi sensibles au fonctionnement psychique qu'à son dysfonctionnement. Créer deux champs hétérogènes pour ne pas dire exclusifs, celui de l'analyse et celui de la psychothérapie, ne porterait-il pas préjudice à ce qui constitue l'objet même du travail analytique? La question serait-elle technique ou bien métapsychologique ? L'une se réaliserait-elle nécessairement aux dépens de l'autre?

Freud qui observait que la pulsion de mort était une nouvelle conception susceptible de faire éclater la construction antérieure, remarquait que «nous n'avons presque jamais affaire à des motions pulsionnelles pures mais généralement à des alliages des deux pulsions dans des proportions diverses» (Freud, 1918). Freud soulignait une nouvelle fois, comme il aimait à le faire, son attachement au principe d'une dualité dont nous dirions qu'une de ses caractéristiques serait d'être oscillante.

Il semble que la distinction entre psychothérapie et psychanalyse se soit considérablement renforcée après Freud, au point de donner lieu à une ligne de


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clivage à propos de laquelle on peut se demander si elle ne serait pas l'effet d'une pulsion silencieuse oeuvrant répétitivement à délier au sein de la pratique, comme de la métapsychologie, un processus double ou bien une double conception dont l'objectif manifeste qui voudrait être avant tout et après tout résolument psychanalytique, recèlerait toutefois quelques pensées latentes et inconscientes.

Lors d'une conférence à l'APF, Jean-Claude Rolland (1993) proposait une alliance entre le processus psychothérapique et le processus analytique, lequel processus psychothérapique représenterait une part silencieuse soustraite à l'analyste. Il donnait à repenser dans le fil de la métaphore freudienne de l'alliage du cuivre de la psychothérapie et de l'or de la psychanalyse, l'idée d'une alliance entre deux processus au sein de la cure et envisageait le processus psychothérapique comme étant susceptible de trouver un ancrage dans la névrose de transfert. Certes, le champ de l'analyse est sans conteste celui de la parole. Mais exclurait-il sourdement ou aveuglément ce qui se manifesterait dans un langage autre que celui de la parole tant que ce qui serait en question ne pourrait se figurer ou se représenter autrement ? Reste à penser de quelle façon ce qui se produit en dehors des mots peut être décryptable ou transformable de sorte qu'une part de ce qui a pu être perdu, censuré ou interdit, trouve avantage et intérêt à se parler plutôt qu'à se décharger ou à être projeté hors de la psyché.

L'éventail actuel des psychothérapies et la multiplicité de leurs références maintiennent une telle ambiguïté du point de vue méthodologique et métapsychologique qu'il est devenu nécessaire de se demander aujourd'hui ce que «psychothérapie » veut dire pour un analyste ?

S'il peut être de l'intérêt de l'analyse de différencier deux processus en jeu dans la cure, à nommer l'un psychothérapique, ne courons-nous pas le risque de glisser ou d'être pris dans une sorte de « fourre-tout » duquel nous aurions du mal à nous dégager ou à nous reconnaître avec ce que la confusion pourrait entraîner du côté de la transgression, comme cela a été envisagé par Guy Rosolato (1980). La «psychanalyse transgressive » comme il l'a appelée, fait que «les prises de conscience du psychanalyste, lorsqu'elles se produisent, peuvent entraîner une modification importante dans la manière de conduire les cures, avec le sentiment de devoir opérer une révision par rapport aux modes de fonctionnement antérieurs». Elle «part d'une méfiance à l'égard de l'analyse orthodoxe» dit-il, celle qui prend en compte « l'analyse du conflit », « le désir inconscient » et «l'interprétation à partir de la parole».

Cependant, toute avancée ne prend-elle pas le risque d'une transgression ou n'en est-elle pas une, immanquablement ? Alors, tout en restant attentifs à cette différenciation qui reconnaît deux processus en présence dans la cure, pourrionsnous en préciser la qualité et faire ce que Pierre Fedida réalisa par un subtil


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déplacement et associer la part silencieuse de la psychothérapie à celle parlée de l'analyse en les réunissant sous l'unique appellation de cures psychanalytiques compliquées. Cette mesure redonnerait-elle à une pratique incertaine de l'étendue de son champ celle que lui prêtait Freud en en portant les limites aux frontières inconnues d'un appareil psychique que d'autres après lui ont identifié comme appareil à langage ?

La possibilité de renouer à la mesure d'ambitions avancées et anticipées par Freud reste sans doute une tâche «sans fin». Seulement pourrions-nous y prétendre sans reconnaître au langage et à la parole cette fonction primordiale d'être le plus petit différenciateur commun entre deux processus qui seraient en question dans la pratique avec celle, sans égale, de donner du sens à ce qui en manque ou en fait défaut ?

La pratique des cures psychanalytiques compliquées nous aiderait-elle à proposer des repères théoriques qui prendraient appui sur la base commune des «trois piliers de la psychanalyse» définis par Freud, ceux du «refoulement», «des pulsions sexuelles» du «transfert». D'autres pourraient-ils venir s'y étayer et être source de nouvelles réflexions susceptibles de nous dévoiler une face cachée, un envers ou un revers à l'origine de nouvelles conceptions ?

Dans les cures compliquées, le modèle référentiel de la névrose de transfert estil suffisant pour que s'engage et se maintienne un processus analytique ?

Si on situe les cures soit-disant classiques du côté de la névrose, les « cures psychanalytiques compliquées » ne nous amènent-elles pas à prendre en considération d'autres aspects que l'on situerait plutôt du côté d'une problématique identitaire ou narcissique, jusqu'à relever d'enjeux mélancoliques ou psychotiques. Une double référence qui serait aux extrêmes, névrotique d'un côté et psychotique de l'autre, définirait-elle deux pôles ou deux points virtuels déterminant un axe sur lequel oscillerait et se déplacerait le seul processus psychanalytique ?

Plus ou moins distincts ou confondus, ces processus pourraient-ils être identifiés et permettraient-ils d'approcher la part considérée comme silencieuse, sans que ce qui a toujours constitué le fondement même de la psychanalyse ne soit remis en question ? Quelques fragments d'une cure tenteront d'étayer la question.

Fragment I. — Anna avait une vingtaine d'années et pesait à peine 28 kg, lorsque nous rencontrant au cours d'un premier entretien, elle évoqua deux précédentes psychothérapies, celle qui débuta au cours d'une hospitalisation et l'autre qui s'était engagée en ville à trois séances par semaine, après une seconde hospitalisation. Incontinente et ne pouvant même plus pleurer, elle n'avait pas supporté de devoir régler ses séances en liquide. Alors qu'elle évoquait l'existence d'un petit frère qui avait été propre avant elle et celle d'une mère qui n'aimait que les garçons et «criait toujours sur elle», Anna reconnaissait toutefois,


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qu'il y avait « un lien » entre elles. La preuve était qu'elles étaient « toutes les deux pareilles » : « elles vomissaient, elle, dans la salle de bain du bas, sa mère dans celle du haut ». Cependant dans la maison, tout était si propre qu'on aurait dit « un musée » ! A l'écouter, tout semblait « mort » jusqu'à ce moment où parlant de son père comme d'un homme « froid », il lui revint qu'une fois pourtant, il avait montré ce qu'elle jugeait avoir été «une faiblesse». Alors qu'elle avait exprimé à sa mère qui lui avait répondu « non », l'envie de visiter le Palais de la Découverte, son père qui se trouvait présent à ce moment-là, lui, avait dit «oui». A l'écouter, une perspective contre-transférentielle s'entrouvrait entre deux points de vue apparemment en rupture, qui donnait à entendre un « écart », celui d'un espace et du temps minimal nécessaires aux prémisses d'un travail de pensée. Peut-être était-ce à ce moment-là que s'entr'aperçut la perspective d'un travail analytique ?

Alors que tout concourait à donner l'impression qu'était investi ce qui commençait, après quelques séances, Anna disparaissait sans un mot, laissant sans réponse le courrier qui sollicitait de ses nouvelles, jusqu'à celui qui, manifestant le désir de connaître ses intentions quant à l'horaire de séance qui se trouvait maintenu, fit qu'elle y revint depuis le service de psychiatrie où, entre-temps, elle avait été hospitalisée.

L'hypothèse pouvait être faite, que tout en ayant dit « oui » au contrat analytique, un «non» était si proche, que la contradiction qui n'avait pu être admise, pas plus à un niveau conscient qu'à celui du préconscient, avait comme seule issue celle d'être l'objet d'un « retournement » ou d'un « renversement ». A côté du « oui » que pouvait signifier une présence, un « non » s'exprimait par une absence. Une rupture, « un agir » la rendait inexistante dans le même temps où il signifiait l'inexistence de l'objet.

Le lien entre ces deux aspects d'elle, celui entre elle et l'objet, ne pouvait alors se réaliser que par l'intervention et la présence d'un objet externe : celle d'un médecin consultant qui, en lui offrant l'hospitalisation, lui permit d'échapper à l'action dangereusement déliante d'une pulsion silencieuse entraînant une perte de poids qui la mettait en danger de mort. L'intervention d'un tiers-consultant avait rendu sensible et pensable dans l'après-coup, un clivage inconscient.

Fragment II — Ayant repris le cours des séances, quelques semaines plus tard Anna disparut à nouveau après une séance au cours de laquelle elle se sentit persécutée par un nouvel objet, « quelque chose » qui se serait trouvé dans le bureau. Sans pouvoir le désigner, elle en était alors totalement convaincue, elle le savait et m'accusait de ne pas vouloir le reconnaître, au point de devenir violente dans ses propos et d'être débordée par l'intensité de ce qui l'envahissait : entre délire et hallucination. Aucun lien, aucune parole proposée pour tenter de


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donner sens à ce qui échappait, aucune hypothèse tendant à favoriser un déplacement n'avait réussi à l'apaiser ni lui permettre de continuer à penser, au point que son hostilité ne faisant que croître, se répétait un comportement qui donnait à ressentir un vif sentiment d'impuissance.

Réflexion faite, un mot lui rappela qu'était gardé à sa disposition l'horaire de ses séances... jusqu'à ce jour où, téléphonant pour dire qu'elle était hospitalisée, Anna demanda à revenir. Ce fut dans ce fil que furent acceptées des séances plus rapprochées qui permirent un certain travail analytique à l'origine d'une « construction » qui lui proposait d'établir un lien entre la violence éveillée en elle lorsqu'elle imaginait l'apparition d'« un nouvel objet dans le bureau » et ce qu'avait pu représenter pour elle la présence nouvelle d'un petit frère dont sa mère était « tombée enceinte » quelques semaines à peine après sa naissance, à une période de sa vie où lui faisait, douloureusement, défaut le langage des mots. C'était émettre l'hypothèse du retour d'un refoulé, sous couvert d'un équivalent hallucinatoire, celui d'une présence qu'elle avait placée entre nous, un objet persécuteur, étranger ou nouveau, à qui elle en voulait terriblement sans qu'il se soit jusque-là trouvé identifié, bien qu'il fût l'héritier d'un autre dont il ne semblait cependant pas possible à ce moment transférentiel d'en signifier une quelconque place oedipienne. L'hallucination qui était l'effet d'une projection remplissait le rôle d'une « hallucination transitoire » ou « transitionnelle » qui faisait retour du dehors où elle avait été projetée, donnant alors accès à une représentation qui semblait avoir été, non pas tant réprimée ou refoulée, qu'abolie ou négativée au-dedans. Depuis le dehors se réalisait un espace au-dedans duquel se figurait un objet venu se démarquer dans un vide interne plein d'une mélancolie. Sa présence devint régulière et l'évocation de moments plus ou moins délirants et persécuteurs à l'extérieur se mirent à alterner avec d'autres où tout à coup surgissait audedans un sentiment persécuteur éveillé par une situation transférentielle vis-àvis de laquelle commençait à s'exercer une certaine critique.

Fragment III. — Venant à sa séance depuis l'hôpital, Anna engageait celleci, préoccupée de savoir si un repas lui serait « oui ou non » mis de côté du fait de l'horaire de cette séance qui risquait de l'en priver, avec une certaine hostilité apparemment bien tempérée. La séance avançant, tout à coup de façon soudaine et abrupte survint la conviction qu'un magnétophone était caché « derrière » moi et que j'enregistrais nos entretiens avec cet appareil dont elle était certaine qu'il était relié à l'hôpital. Tout en faisant écho au souvenir de moments saisissants où Anna s'était sentie persuadée que je lisais dans ses pensées, là, sa conviction fut telle qu'elle me surprit et me dérouta par la véhémence qu'elle donnait à ressentir avec une haine qui la débordait et la persécutait.

Dans un effort pour « aller contre » ce saisissement qui me mettait en diffi-


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culte de penser et sortir de l'emprise sous laquelle je me sentais tenue, dans une tentative de dégagement pour aller «à rencontre», j'arrivai à lui proposer qu'«elle attendait peut-être que je puisse "enregistrer", comme recevoir et garder en moi ce qu'elle me communiquait afin d'établir un lien entre ce qu'elle laissait derrière elle à l'hôpital en venant à ses séances et en s'en sentant privée et ce qu'elle trouvait et me confiant d'elle dans la séance ».

Prenant le risque de cette «construction», je poursuivis en formulant à Anna qu' « elle souhaitait peut-être que j'assure "une liaison" entre ces deux lieux qui comptaient pour elle, comme deux parties d'elle qu'elle aimerait réunir ». Cette « hypothèse » formulée à partir « d'indices » en attente d'être promus à ceux de signes qui ouvriraient la voie à une interprétation, cherchait d'une façon risquée et « intuitive », à créer un mouvement de déplacement qui me laissait dans l'attente inquiète de ses effets.

L'impression était celle de lancer une bouée de sauvetage, de faire une intervention « sauve qui peut » qui cherchait à soutenir une continuité de pensée vivement atteinte de part et d'autre. Quel ne fut pas alors, l'étonnement de constater que ce qui l'avait tant persécutée, se trouvait tout à coup évanoui, laissant Anna libre de reprendre le cours de ses pensées !

Fragment IV. — Ce fut dans la suite de cette séance qu'elle apporta un premier rêve : «Elle était là et m'observait avec ma fille. Une jeune fille très vilaine, pleine de boutons. »

Était-ce deux aspects d'elle qui, s'ils s'observaient, pouvaient enfin cohabiter ensemble, à côté d'un objet ? La mise en scène silencieuse se réalisait « sur deux scènes séparées» et concernait deux personnages, «chacun étant chargé d'un rôle différent ». Ce n'est à quelques mots près, qu'emprunter ce que dans « Construction dans l'analyse» (1937) Freud nous rappelait être le travail analytique. Un travail semblait s'être réalisé là, cette fois-ci sur la scène intérieure de l'espace d'un rêve et témoigner d'une introjection pulsionnelle susceptible de soulager un comportement boulimique, effet d'une mélancolie encryptée que de répétitives et vaines tentatives d'incorporation ne parvenaient ni à apaiser ni à combler.

Dans l'anticipation du trop de présence d'un objet, frère ou père, susceptible de prendre place aux côtés de l'objet de transfert, s'augurait une douleur vive et haineuse ouvrant la perspective d'un vide intolérable, celle d'une excorporation dont elle redoutait autant d'être l'agent que d'en être l'objet, quel qu'en ait été la jouissance. S'hallucinait un objet à défaut de l'ersatz dont elle aurait pu s'emparer dans un irrésistible et irrépressible comportement d'incorporation. L'intervention qui paraissait la soulager pose la question du moment ou du délai avec lequel une construction interprétative est formulée par l'analyste et bien sûr, celle de son contenu.


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La charge pulsionnelle éveillée transférentiellement s'était frayée une voie hallucinatoire dans l'attente d'être reçue, mémorisée et enregistrée, en un mot « contenue » par un objet qui pouvait être celui de déplacements et être à la fois tenu à distance, proche ou en arrière de celui du transfert. Cet objet trouvé, dans le même temps où il était créé et halluciné, était-il cependant suffisant pour permettre le dégagement d'une position mélancolique à défaut d'être persécutrice ?

Ce qui de prime abord, se transférait de façon si manifestement négative ne faisait-il que mieux cacher comme pour mieux le maintenir refoulé, un mouvement libidinal se défendant du risque d'être débordant ?

Tout l'effort mobilisé pour « aller contre » ou « à rencontre », fut celui qui dut être réalisé pour percevoir le revers d'une charge affective en question, liée à la représentation qui se manifestait comme « une chose » inconsciente et laissait l'objet sans mot avant que n'en soit perçue contre-transférentiellement la pleine valeur transférentielle, celle dégagée de mouvements de transferts qui se trouveraient en double aveugle.

Le rêve n'était pas sans rappeler le tableau dépeint au cours du premier entretien : celui de deux salles de bain présentées comme « deux scènes » identiques qui mettaient à part le fait que l'une se trouvant en bas et l'autre en haut, se signifiait à la fois le désir autant que l'insatisfaction d'une discontinuité, voire celui d'une rupture. Rien ne pouvait jouer entre deux protagonistes qui avaient un rôle identique qui se répétait indéfiniment, sans que rien ne travaille. Une mère semblait figée et totalement absorbée dans une activité « vomissante », celle d'une excorporation qui ne pouvait attendre. A défaut de trouver ou de retrouver celle dont elle attendait qu'elle satisfasse son « appétit » d'objet, Anna par un comportement identique, inlassablement et répétitivement, tentait de fusionner avec celle qu'elle vomissait d'une haine dont elle n'arrivait pas à se vider ni à se défaire. A qui pensait-elle, cette mère qu'elle imaginait à tout jamais perdue ? En vain et sans fin, Anna essayait d'atteindre à sa façon cet objet inatteignable tellement il se trouvait absorbé dans la répétition, au point que l'idéalisant il devenait celui d'un fantasme de toute-puissance qu'elle rejetait violemment avec le refus dont elle se sentait être l'objet, en même temps qu'apeurée par la violence d'un comportement qu'elle retournait contre elle, Anna se condamnait à mort par le biais de son anorexie, elle qui aurait tant voulu tuer en elle l'image d'une mère dont elle ne se trouvait pas être l'objet exclusif. Celle qu'elle séquestrait dans la salle de bain du haut de son imagination.

Le rêve de « la jeune fille très vilaine, pleine de boutons » venait témoigner d'une activité psychique remise à l'oeuvre qui contrastait avec l'impression figée d'un arrêt sur image, rendue par le tableau dépeint des deux salles de bains. L'importance qui était alors accordée à l'espace figuré par celui des deux salles de bain, irait dans le sens de ce qu'avance André Green, lorsqu'il tient l'identifi-


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cation de l'espace comme préalable à celle des objets qu'il pourrait contenir. Ici, ne pourrions-nous dire que la construction proposée associait à un point de vue topique étayé sur une topographie de lieux, un point de vue dynamique créant une alliance de deux points de vue qui permettait de considérer, compte tenu de la charge pulsionnelle mobilisée, celui économique dont Freud constatait vers la fin de sa vie, qu'il était un point de vue «souvent négligé ».

Pourrait-on faire l'hypothèse, si l'on considère la réduction des tensions qui s'ensuivait et laissait revenir le libre cours d'associations, que ce serait la prise en considération d'une perspective topique unifiante qui permit, par le biais d'une dynamique transférentielle, d'intégrer et de soulager une charge pulsionnelle mobilisée par le transfert et dans le transfert, de telle sorte qu'il devenait alors possible de continuer à penser et d'en proposer un sens ?

Ce qui par projection s'était trouvé clivé, devenait par la voie du rêve seulement séparé et rendait compte d'un travail d'introjection et de refoulement réalisé dans le cours d'une histoire transférentielle naissante. De façon inattendue, dans un effort pour « aller contre » et « à rencontre », se rassemblaient sans le savoir, un point de vue topique et dynamique en mesure d'intégrer une économie pulsionnelle débordante. Le refoulement réalisé dans un mouvement transférentiel limitait la motion pulsionnelle qui avait débordé le moi et permettait un travail de représentation, celui de la fille qu'Anna se sentait être pour l'objet de transfert, une jeune fille qu'elle jugeait très vilaine et pleine de boutons figurant autant de rejetons, résultats d'un refoulement opéré dans le transfert. Une levée partielle, celle réalisée au cours du sommeil par la voie d'un rêve, témoignait d'un travail de transformation qui permettait celui d'une activité de représentation ouvrant la voie à une construction interprétative envisagée et portée par le transfert.

Le magnétophone projeté et halluciné se trouvait comme l'équivalent d'une représentation inconsciente inacceptable et évacuée au-dehors, dans le même temps où il occupait une position «tierce» entre nous. Une hallucination qui traçait la voie à un objet précurseur de ce qui pourrait devenir fantasme ou réalisation onirique et remettre en jeu les jalons d'une équation oedipienne anticipant le moment où le rêve pourrait se représenter comme objet interne, objet du transfert, objet de transfert et objet dans le transfert. C'était une autre scène, celle du rêve où se représentait une configuration triangulaire à défaut d'être triangulée. L'hallucination projetée dans la situation, se trouvait en attente d'une possible transformation. Celle qui pourrait être réalisée par l'intermédiaire d'une fonction dont l'activité interprétative la rendrait assimilable, lui donnant le sens d'une équation symbolique, objet éventuel de nouvelles actions psychiques relevant du processus ou du travail de symbolisation et de ses limites.

Au Congrès des Langues romanes de 1986, qui avait pour thème « Le refou-


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lement », André Green proposait de désigner l'ensemble des opérations psychiques dont le refoulement serait le prototype, sous la dénomination de travail du négatif. Les opérations psychiques en question y étaient désignées comme des variantes du refoulement en termes de « négation », « désaveu », et « forclusion ». Le travail du négatif, y était-il avancé, ne peut être rattaché au seul « moi » et est un travail qui s'étend à «l'ensemble des instances de l'appareil psychique». Si le « non », ce jugement négatif, le substitut intellectuel du refoulement, tel qu'il a été envisagé par Freud, se rattache au Moi dont il est le produit d'une symbolisation par le langage, il s'en trouve un autre « en deçà du langage et du refoulement». Un «oui» ou un «non» exprimé dans la langue des plus anciennes motions pulsionnelles se dirait: «j'aime manger cela» ou «j'aimerais le cracher ». La langue parlée du « moi », pourrait être traduite dans une langue du « ça », celle qui avale ou qui crache et donnerait à penser qu'un « non », celui du «ça», pourrait trouver son expression au travers d'une «motion pulsionnelle». Tout ceci n'est pas sans conséquences sur la façon de recevoir une motion négative de transfert dont on serait en droit de penser qu'elle peut en cacher une autre sous-jacente : un envers ou un revers d'une motion de transfert positive.

Contrairement au mécanisme du refoulement qui réalise une opération psychique du moi, ce qui s'exprime au niveau du ça n'en réalise pas. Se pose alors la question de la relation qui existe entre un mécanisme qui se relie à la parole et celui qui serait en rapport avec cet autre usage de la bouche. Le «j'aimerais manger» ou «j'aimerais cracher» serait-il de l'ordre du «ça» ou bien d'un « moi primitif archaïque » ?

Si l'on suit Freud, observe André Green dans son intervention, puisque le « moi » se différencie à partir du « ça », le « moi » primitif archaïque et le « ça », seraient alors à peine discernables. Si « manger » et « cracher » mettent en jeu «incorporation» et «excorporation», sous les figures du «je crache ou je vomis», se trouverait-il un objet dans l'espace qui recueillerait ce qui est expulsé ? Se retrouve là la question de l'incorporation de l'objet qui s'oppose à celle, ferenczienne, d'introjection des pulsions et suppose un travail de transformation réalisé par l'objet, celui qui se présente à l'origine du transfert.

S'étayant sur le fragment III, l'hypothèse pourrait être avancée que le magnétophone serait une hallucination positive d'objet projetée dans un espace reconnu apte à la recevoir et palier une défaillance psychique du sujet qui ne se trouvait pas en mesure de se défaire, ni de transformer une hallucination négative qui l'envahissait. L'espace qui n'avait jusque-là que la qualité d'être un lieu « d'excorporation » méritait maintenant le nom d'espace de « projection ».

Désormais se trouvait un objet dans l'espace qui, ne se substituant pas au réel, pouvait marquer ce que Jean Laplanche (1987) repère comme «naissance du fantasme » et « décollage de la lignée sexuelle », soulignant que ce qui dans le


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projet serait halluciné ne seraient que les signes accompagnant la satisfaction et non l'objet de la satisfaction. Le déplacement serait métonymique et non métaphorique. D'un autre point de vue, on pourrait aussi s'interroger sur l'incidence que peut avoir le délai avec lequel est donnée une construction interprétative, celui nécessaire et suffisant pour que soit rendus tolérables un mouvement ou une situation transférentielle qui, tout en étayant une activité de pensée, laisse pleinement jouer le sexuel ?

La construction « trouvée-créée » avait-elle été donnée à Anna dans un délai suffisant ou bien s'était-elle fait trop attendre au point de provoquer une tentative de rupture ? Cette question engage celle du contre-transfert à propos duquel Ferenczi insistait tant en orientant son écoute du côté du psychisme de l'analyste, de sa structure psychique dont Florence Guignard (1995) nous dit qu'il est un instrument de travail qui reste à l'analyste en grande partie inconscient. L'instrument psychique à propos duquel Freud nous mettait en garde et nous signalait combien il est difficile d'en jouer !

A sa sortie de l'hôpital Anna entra à l'hôpital de jour et s'installa dans un appartement thérapeutique.

De ce qui semblerait à première vue de nature événementielle peut, si on se souvient des propos de Freud qui considérait l'espace comme la projection et l'extension de l'appareil psychique, «cette psyché qui est étendue et n'en sait rien», se dégager un autre point de vue et donner sens à l'événement. Pour Freud, le moi n'est pas seulement un être de surface mais aussi la projection à l'intérieur d'une surface, idée que Didier Anzieu (1985) a développée avec le concept de moi-peau.

Ainsi, l'évocation du service hospitalier, figuré ou représenté dans la séance, tenait lieu d'extension d'un appareil psychique au sein duquel pouvait s'exercer une fonction soignante qui tentait de réanimer des pulsions d'autoconservation mises à mal, une vie de besoin sur fond de laquelle peut s'étayer et se détacher une vie sexuelle dont le début ne saurait être confondu avec celui de la vie de relation (J. Laplanche, 1987). Elle vient plutôt, dit-il, comme une greffe ou une émergence sur la vie de relation et s'étaie sur « l'objet source de la pulsion » dont « une action psychique », l'activité d'interprétation « ce nerf de l'analyse », devra s'ajouter pour que prenne forme un narcissisme fragile ou défaillant afin qu'il laisse venir « se loger », dans le champ du transfert, des pulsions qui ont à intégrer le «moi». Le travail de séparation et de perte que supposait le fait de quitter le service hospitalier pour intégrer l'hôpital de jour et l'appartement thérapeutique, donna lieu à des déplacements et à des opérations de substitution qui pouvaient s'entendre comme des retournements de projection engageant un processus d'introjection et de refoulement qui venaient s'investir et investir la situation analytique, lieu de parole et de représentation.


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Les plus «légers indices» transférés, qu'ils soient positifs ou négatifs, se devaient d'y être saisis de sorte que puisse s'engager le processus minimal où, Fintrojection prenant le relais de l'incorporation, la projection prenant celui de l'excorporation, le travail du refoulement dans le transfert puisse venir « corriger » l'originaire et que dans un après-coup pris et reçu dans le transfert, une levée de refoulement laisse apparaître des désirs colorés d'affects et de sentiments.

L'hypothèse avancée ici, est que pour s'engager dans des cures psychanalytiques compliquées, il serait utile, en contrepoint du modèle de la névrose de transfert auquel nous nous référons habituellement, d'en concevoir un autre donnant à penser des mouvements transféro-contre-transférentiels qui sont la proie des processus primaires. Il nous rendrait à même de recevoir le négatif à l'oeuvre dans les cures où nous sommes vivement confrontés à une activité de déliaison atteignant parfois les confins de la désintrication pulsionnelle.

Ferenczi attendait de Freud la reconnaissance d'un transfert négatif non analysé. Le transfert négatif dont parlait Ferenczi était-il de même nature que celui dont parlait Freud ? Thierry Bokanowski (1994) a montré qu'une même terminologie était souvent employée pour parler de deux types de transfert négatifs différents. Elle maintient un flou conceptuel qui contribue à entretenir une confusion. Le transfert négatif désigné par Freud, indique-t-il, se développe dans le cadre des vicissitudes d'un transfert pour l'essentiel de type paternel, tandis que chez Ferenczi le transfert négatif évoqué désigne par essence un transfert de type maternel qui « renvoie à des conflits narcissiques entraînant des difficultés de symbolisation ».

Ainsi, les questions complexes soulevées dans les cures dites classiques deviennent sans fin dans les cures compliquées qui nous engagent aux limites d'une vie psychique et d'une mort réelle dans un travail relevant autant de Fintrication que de la désintrication, de la liaison que de la déliaison ou d'une reliaison. Comment délier ce qui ne se serait jamais représenté, signifié ou trouvé lié ? Comment se séparer, renoncer ou faire le deuil d'un objet dont on n'aurait aucune représentation qui la rendrait pensable ? Sans doute cet aspect du travail est-il plus proche de la formation du symptôme que de la déliaison analytique. Mais la pratique des cures psychanalytiques compliquées ne demande-t-elle pas à être considérée, comme le dit Marie Moscovici, comme un état de pensée qui seul peut nous permettre d'«aller contre», d'«aller à l'encontre » d'une clinique qui nous contraint à penser aux objets impensables qui inspirent de la répulsion et font obstacles à la pensée. La contrainte à laquelle se soumettait Freud en inventant la psychanalyse.

Pourrions-nous douter de la nécessité qu'il y a à réaliser un travail de conceptualisation si nous voulons tenir et entretenir une position analytique ou y revenir lorsque nous rencontrons des «butées» dans la pratique?

Aux côtés du modèle de la névrose de la cure type, s'en tiendrait un autre que l'on


Les cures psychanalytiques compliquées 1045

pourrait qualifier de modèle psychotique, voire mélancolique, suivant une proposition de J.-C. Rolland. Ces modèles répondraient à l'exigence « dualistique » fondamentale dans la pensée freudienne. L'un et l'autre renverraient à des processus distincts, tout en participant d'un seul et unique processus psychanalytique qui, tout en en sous-entendant deux, irait dans le sens d'un idéal comme peut l'être celui de la cure « type », en oscillant d'un pôle à l'autre et entre deux, du modèle de la cure type à cet autre plus atypique qui permettrait de penser et d'intégrer une clinique compliquée, celle à la source de laquelle a été créée la psychanalyse.

Fidèle au point de vue de Freud pour qui toute personne normale n'est en fait que moyennement normale, nous le serons au moins autant en soutenant comme il l'a fait, que « le moi de toute personne normale se rapproche de celui du psychotique dans telle ou telle partie, dans une plus ou moins grande mesure et le degré d'éloignement par rapport à l'une des extrémités de la série et de rapprochement par rapport à l'autre nous servira provisoirement de mesure » (Freud, 1904).

La conceptualisation de Bion qui, dans cette même veine, discerne une part psychotique et une part non psychotique de la personnalité, suscite souvent de vives discussions avec cette critique qu'elle laisserait de côté le sexuel.

Seulement, lorsque est mis l'accent sur la pensée et le langage, n'est-ce pas dans la mesure où l'approche de la pensée et du langage sont mis en étroite relation avec l'activité pulsionnelle qui est elle-même engagée dans les conséquences qu'elle a sur la pensée ? L'activité négative peut porter non seulement sur l'objet, sur les contenus de pensée, mais simultanément sur l'appareil psychique et son activité.

Du côté du modèle de la psychose (ou de la mélancolie ?) opérerait le travail du négatif de la déliaison pulsionnelle dont la tendance serait de résister à tout travail de déliaison analytique tant que l'articulation d'un triple point de vue métapsychologique n'apporte pas les repères nécessaires pour que la situation analytique devienne espace psychique et que le fonctionnement psychique de l'objet se montre apte à recevoir des mouvements de transfert « négatifs-contre » ou « tout-contre positifs » qui laisserait en entendre un autre sous-jacent.

Sur ce fond commun pourraient venir se signifier, se démarquer et se figurer des premiers signes plus ou moins énigmatiques, des images ou des représentations, jusqu'à celles très avancées de pensées de rêve qui, par le biais de l'interprétation, participeraient au travail de transformation psychique et de symbolisation. La référence à la deuxième théorie des pulsions y est essentielle, étayée sur la première théorie qui reste fondamentale.

Les cures psychanalytiques compliquées s'engagent sur « la base d'une puissance excessive » du facteur quantitatif dans le secret espoir qu'une « correction après-coup » du processus de refoulement originaire vienne pondérer cette puissance excessive par un travail complexe de « reprise en sous-oeuvre », par petites quantités (Freud, 1915).


1046 Blandine Foliot

A l'époque, Freud identifiait cette opération comme celle proprement dite de la « thérapie analytique». Celle qui permettrait au pulsionnel de «se loger» dans un transfert repéré dès ses premiers indices et tendrait à s'intégrer au moi.

Dans la situation qui nous préoccupe, la question de la projection tendant à évacuer le conflit prendrait-elle le pas sur celle d'un refoulement tel qu'il réaliserait un clivage, laissant jouer des mécanismes de défense primaires : ceux d'un retournement et d'un renversement en son contraire.

Le travail de liaison, réalisé à l'appui et à la source de l'expérience émotionnelle et pulsionnelle, serait au modèle de la psychose ce que le travail de la déliaison serait au modèle de la névrose.

L' « analyse sans fin » allie la recherche à une réflexion faite sur l'expérience d'une pratique, qui va au-delà ou en deçà de la névrose de transfert et respecte l'étendue du champ de la psychanalyse tel qu'il a pu être engagé par Freud qui, à 81 ans, poursuivait sa tâche en travaillant la question de la «construction» (1937), du «clivage du moi» (1938), en nous faisant part de ses «résultats, idées et problèmes » (1939) qu'il léguait aux générations à venir.

La pratique «des cures psychanalytiques compliquées» risquerait-elle de mettre «fin » à l'analyse ou bien de nouvelles conceptualisations et de nouveaux fondements théoriques soutenus dans une lignée freudienne et postfreudienne, trouveraient-ils leur place respective, nous permettant de considérer un champ clinique qui s'étendrait depuis la névrose jusqu'à inclure celui de la psychose envisagé par Freud, dès les fondements de la psychanalyse.

« La part soustraite à l'analyste pourrait-elle être véritablement pensée par un analyste seul, pris dans l'intimité d'une relation sans que s'offre à lui la possibilité de s'en dépendre en prenant appui auprès d'un collègue, d'un superviseur ou d'une communauté analytique? Toute hypothèse avancée doit être mise à l'épreuve auprès d'un tiers qui s'engage sur une rupture de l'intimité transférocontre-transférentielle. » Ce voudrait être le sens de ce propos.

Ce débat, comme la psychanalyse, ne saurait avoir de fin sauf à tomber sous le coup d'une résistance. Il demande à être constamment remis sur le métier pour que se réalisent les « reprises » nécessaires au maintien des conceptions et théorisations élaborées par Freud, puis ses héritiers, et assurer des prolongements nécessaires à l'étendue de la pratique telle qu'elle a été définie par Freud dès les origines.

Les deux modèles en question associés de façon variable, sans crainte de porter atteinte à la pureté de l'analyste, réaliseraient-ils le modèle idéal de ce que Freud a baptisé Psychanalyse ?

Blandine Foliot

11, square Jasmin

75016 Paris


Le compte à rebours du traumatique

Bernard PENOT

Lorsqu'un patient a subi dans sa vie une expérience traumatique majeure, le déroulement de sa cure peut nous faire constater quelque chose de déroutant dans l'ordonnancement même des processus qui semble subverti. Ce phénomène semble d'autant plus étonnant que l'impact traumatique en question aura pu survenir à un moment tardif de l'existence du patient. Tout va alors se passer comme si cette effraction existentielle avait opéré une re-fondation de l'histoire du sujet, se positionnant dès lors comme une sorte de moment originaire, avec le surprenant pouvoir de remettre à zéro, pour ainsi dire, les compteurs de la vie psychique ; et du même coup le sens des changements, des bénéfices évolutifs que l'on peut espérer de la cure.

On voit à notre époque des hommes politiques s'intituler refondateurs, animés qu'ils sont par la volonté de donner une nouvelle vie à leur message en décrépitude. Dans le domaine moins utopique de la Science, on remarque comment certaines découvertes ont bel et bien opéré une mutation dans la mentalité humaine ; au point qu'il devient impossible de seulement se remettre dans les dispositions d'esprit qui prévalaient avant qu'elles n'aient fait irruption dans la conscience. Freud considérait certaines de ces révolutions scientifiques comme comportant un effet traumatique majeur pour l'amour-propre de l'humanité ; dans la mesure notamment où elles portaient un coup de plus à l'anthropocentrisme qui est l'horizon naturel de notre moi imaginaire (instance psychique dont la logique propre est de conforter tout un chacun autant que possible dans un vécu minimal de complétude et de suffisance). Il est d'ailleurs intéressant de remarquer, dans le même ordre d'idées, qu'on ne trouve généralement rien de mieux pour désigner un état de choses révolu que de l'identifier par la nouveauté même qui l'a supplanté de façon décisive - ainsi par exemple parle-t-on de préhistoire, de pré-génitalité, de mentalité pré-logique, etc.

Dans notre pratique d'analyste, l'important est de bien nous rendre compte

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


1048 Bernard Penot

qu'un impact traumatique majeur, survenu tardivement dans la vie d'un patient, peut effectuer une véritable reprise de l'histoire à son compte. Il va se montrer, comme on dit, incontournable, en position de commander les modalités d'instauration du transfert (et donc sa résolution possible). Tout se passe comme si cette effraction dans l'histoire du patient pouvait supplanter le déterminisme propre des complexes imaginaires noués dans l'enfance et la capacité qui est habituellement la leur d'organiser l'économie psychique. L'incidence traumatique semble bel et bien s'imposer en tant que nouvelle théorie sexuelle - dont il est sans doute vain de trop vouloir vérifier les liens de résonnance qu'elle peut entretenir avec la névrose infantile.

On va dès lors pouvoir constater que le processus de la cure et le rapport à l'analyste ne peuvent s'organiser qu'au travers de cela même dans quoi l'être du patient s'est trouvé saisi de façon décisive. Le traumatisme ressemble un peu à cet égard à certains rites d'initiation d'où résulte, en après-coup, quelque chose comme un «sujet nouveau». Dans la pratique qui est la nôtre, cela concerne au premier chef des personnes ayant traversé, avant leur entrée en analyse, une expérience majeure de survie.

La patiente dont nous parle Ruth Menahem me semble exemplaire à cet égard. On voit bien que son début d'analyse s'effectue littéralement au travers du calvaire chirurgical qu'elle a pu suivre durant les années précédentes - assurant si chèrement sa survie au moyen d'une transplantation cardiaque. Moribonde, tenue à bout de bras par le volontarisme des promoteurs d'une technologie de pointe, cette rescapée devenue analysante ne va pas manquer d'investir son expérience du divan sous les traits d'un même rapport persécutoire, s'y percevant en tant que cobaye livré au gré d'une scientificité nouvelle... Notons bien que rien ne nous indique qu'étant enfant ou adolescente, cette femme ait fait preuve de dispositions persécutoires particulières. Nous nous trouvons d'ailleurs mal placés pour en savoir quelque chose : n'est-ce pas la misère et la grandeur de notre démarche d'analyste que de ne nous permettre d'accéder au passé qu'à travers l'expérience de la relation transférentielle ?

Force est justement de constater qu'une patiente comme celle-là va s'avérer atteindre son état de régression maximale (paranoïde) au moment où elle revit sur le divan un état pourtant chronologiquement récent. On voit que se trouve là manifestement subvertie la diachronie développementale, telle que nombre de nos collègues, notamment anglo-saxons, s'attachent fidèlement à la retrouver dans leurs cures, avec les repères par lesquels ils prétendent dater différents niveaux d'archaïsme 1.

1. Je renvoie notamment aux intéressants débats du Colloque de Deauville d'octobre 1991 sur La régression, in KFP, n° 4/92.


Le compte à rebours du traumatique 1049

Les enseignements que l'on peut tirer d'une telle reprise transférentielle, dans la cure, d'un traumatisme majeur et de survenue tardive, rejoignent l'expérience que j'ai pu avoir par ailleurs, sur une quinzaine d'années, avec des adolescents d'hôpital de jour adoptés dans l'enfance 1. On sait que la cure de ces jeunes revêt en général des aspects transférentiels déroutants et paradoxaux 2. J'en suis venu, pour ma part, à penser qu'un tel état de choses pourrait bien exprimer le fait que l'adoption dont ils ont fait l'objet a précisément fonctionné comme un temps refondateur de leur narcissisme premier - même si elle s'est objectivement produite à un âge relativement tardif. Cela me semble tenir à l'impact décisif que continue d'exercer, dans leur vie psychique inconsciente, le fantasme de leurs parents adoptifs concernant leur origine, et tout particulièrement l'indignité supposée des géniteurs.

C'est ainsi que dans tel cas d'adoption tardive, la conviction toute subjective des adoptants s'exprimait par cet énoncé, souvent réitéré devant moi : « Toi, tu viens de l'enfer » - ce que ne corroborait aucunement l'enquête sociale concernant la famille ayant accueilli ce jeune jusqu'à son adoption à sept ans ; mais tout se passait comme si une telle parole parentale venait indéfiniment, en position maîtresse, commander la propre image narcissique du garçon - son identification psychopathique, en l'occurrence. Un peu comme le fameux « tu es un voleur » adressé, d'après Sartre, au jeune Jean Genet.

Une femme de la quarantaine, Jocelyne, vint me demander une analyse parce qu'elle se sentait découragée par les ruptures de sa vie sentimentale et qu'il lui semblait qu'elle ne pouvait s'en sortir avec ses filles adolescentes. Elle m'apprit qu'elle avait été elle-même adoptée à deux ans par une famille bourgeoise parisienne. Jocelyne me fit part d'emblée de son aversion - « de toujours », disaitelle - pour ses parents adoptifs et surtout sa mère, précisant qu'elle avait la notion d'avoir jeté, dès l'âge de deux ans, des pierres à celle-ci...

Tout au long d'une enfance difficile, Jocelyne dit avoir entendu sa mère adoptive, aux prises avec son incapacité d'établir une relation bonne avec cette petite fille « caractérielle », s'en défendre en incriminant sa supposée génitrice : «pas étonnant, avec la putain qui t'a mise au monde !... » La tendance des adoptants à charger ainsi négativement les géniteurs s'avère souvent proportionnelle à leur propre fragilité, et surtout à leur difficulté d'investir l'enfant.

Adolescente, on fit fréquenter à Jocelyne des internats éducatifs. Mais à sa majorité, elle entreprit de retrouver sa « vraie mère » et y parvint, à force de téna1.

téna1. B. Penot, Condition narcissique originaire et émergence du sujet, in Droit et cultures, n° 23/1992.

2. Un matériel de séance présenté par Danielle Quinodoz, au Congrès de San Francisco, en juillet 1995, rendait remarquablement compte de cette paradoxalité imagoïque chez une patiente autrefois adoptée, Int. Journal of Psychoanal, 1996/2, p. 323.


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cité. Lorsqu'elle rencontra finalement cette femme - aucunement prostituée mais en précarité économique et ayant un fils et une fille plus âgés que Jocelyne - elle se sentit immédiatement lui ressembler, avec ses qualités de sérieux, de franchise sans complaisance. Voici qu'au cours d'une séance, il lui revient une notion qu'elle avait eue dès l'enfance : que sa mère adoptive avait accouché d'un bébé garçon mort avant de l'adopter ; elle était devenue stérile à la suite de ce drame. Jocelyne parvient du coup à comprendre l'acte de son adoption comme une vaine tentative, de la part de sa mère adoptive, de compenser un deuil mal accompli (une soeur adoptée après elle semble relativement indemne de cette difficulté).

L'analysante se montre dès lors davantage en mesure d'élaborer le traumatisme majeur qu'a vraisemblablement constitué, durant sa troisième année, l'accueil pour le moins ambivalent que lui réserva sa mère adoptive en pleine dépression. Mais la cure va venir buter sur la question de l'abcès à vider : comment faire part à sa mère adoptive de la vérité concernant la mère d'origine - que Jocelyne continue de fréquenter discrètement, une ou deux fois par an, et qu'elle a présentée à ses filles ?

Jocelyne va se débattre sans succès pendant plusieurs mois face à cette difficulté majeure. Je ne puis quant à moi que reprendre là-dessus la position stoïque qui fut celle de Freud vis-à-vis de l'Homme aux rats : il n'est pas en mon pouvoir de vous faire faire l'économie de rétablir la vérité.

Pourtant l'impact narcissique des projections parentales va sembler le plus fort : Jocelyne en vient à préférer mettre fin à ses séances plutôt que de demeurer confrontée à une telle épreuve (qu'elle supposait implicitement de nature à tuer sa mère adoptive). J'apprendrai tout de même plus tard qu'une de ses filles se chargea ingénument un beau jour de tout dévoiler - fort heureusement au bout du compte - mettant ainsi fin au long cauchemar de Jocelyne.

Bernard Penot

36, rue de l'Arbalète

75005 Paris


Mara la violente: une psychothérapie à risques

Claire RUEFF-ESCOUBÈS

L'histoire de Mara 1 est une histoire de violences cumulées, violences qui l'ont faite et avec lesquelles elle s'est construite. Le traitement psychothérapeutique de Mara va, pour une large part, s'organiser autour de cette question : faut-il «toucher» à la violence interne de cette patiente? Quels changements espérer chez cette femme gravement dépressive et franchement caractérielle, sinon précisément des modifications de l'intensité et des buts de sa «violence fondamentale», que celle-ci vise les autres ou se retourne contre elle-même? Peut-elle changer, comment, pour qui ?

Je présenterai Mara d'abord à travers son histoire, telle qu'elle me l'a racontée, histoire d'un désamour violent, d'un rejet puis d'un désintérêt précoces de l'enfant qu'elle était. Je parlerai ensuite de notre histoire, telle qu'elle se tisse depuis trois ans et demi au cours de sa psychothérapie, dans un Centre public, une fois par semaine. Je m'arrêterai plus particulièrement sur deux séquences à partir desquelles des questions concernant le rôle et les attributs de la violence seront soulevées : questions à propos du ou des passages à l'acte, à propos du fonctionnement binaire (en tout ou rien, à la vie - à la mort) et à propos de la haine.

Ces remarques concerneront en même temps la personnalité de Mara, la fonction destructrice et la fonction protectrice de sa violence psychique, et les difficultés rencontrées dans le maniement de sa psychothérapie.

1. Je la nomme ainsi en référence à la Mara de L'annonce faite à Marie de Claudel : Mara la noire, la mauvaise, la violente..., mais la vivante.


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1 / L'histoire de Mara

Mara est née d'un viol, il y a quarante-cinq ans. Sa mère, fille aînée d'une fratrie nombreuse dans une famille d'agriculteurs, était alors restée dans la maison paternelle pour tenir le ménage de son père après la mort de sa propre mère. Elle avait 35 ans, n'avait jamais eu d'homme dans sa vie et aurait donc été violée par un ouvrier agricole de passage. Le fantasme de Mara est que son père serait le père de sa mère, son grand-père.

A l'accouchement, la mère de Mara décide de l'abandonner «sousX», c'est-à-dire de la confier définitivement à la DASS. La plus jeune soeur de la mère, qui a 25 ans, dit alors « on n'abandonne pas une [Dupont] à la DASS » et décide de se charger de l'enfant.

Mara sera confiée tout de suite à une famille nourricière italienne, et ce jusqu'à l'âge de 4 ans. C'est à cette époque que la famille repart en Italie. Mara n'a aucun souvenir de cette période. Elle est reprise par sa tante, c'est-à-dire par d'autres nourrices, et très tôt, vers 5-6 ans, elle est envoyée en pension « chez les bonnes soeurs ». Elle change de pension semble-t-il presque chaque année (car, dit-elle, elle s'y rendait odieuse). Elle est restée énurétique presque jusqu'à 17 ans, âge de sa dernière pension.

Mara ne parlera de ces années qu'en termes critiques, négatifs tout en reconnaissant que la pension « a dû lui sauver la vie, car si j'étais restée avec ma tante, je serais devenue folle ». La tante semble être une femme froide, très obsessionnelle, et « bête » dit Mara. Le plus dur pour elle (de ces années de pension), c'étaient les vacances, car sa tante préférait plutôt payer la pension où elle restait seule que de la prendre chez elle.

Puis ce seront les foyers, jusqu'à ses 20 ans où elle se retrouve à « L'Élan retrouvé», chez le Pr V..., et entreprend une analyse qui va durer huit ans : «Je n'y parlais que de ma tante. » Au décours de cette analyse, elle cherche à voir sa mère qui, semble-t-il, la reçoit une fois. A la même époque, elle rencontre une assistante sociale qui s'intéresse à elle et deviendra pour elle une figure maternelle importante.

En 1977, elle a 27 ans, l'analyste veut mettre fin à ce travail ; parallèlement, l'assistante sociale est nommée en province. Mara part alors dans sa ville natale, pour se suicider. Elle a tout organisé, fermé son compte en banque, arrêté son loyer, donné ses vêtements. Au moment du geste fatal, elle téléphone à son analyste qui la fait revenir à Paris en la prenant chez elle pendant quelques mois. «C'était l'enfer», dit Mara... qui néanmoins est toujours vivante.

Dans cette même période, elle est en arrêt-maladie prolongé ; puis en invalidité à 80 %. Elle mène une vie marginale de délinquance, de prostitution, d'al-


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cool, de drogues. A 28 ans, elle rencontre son compagnon actuel, Jean. Il sort de prison (où il a passé dix-sept ans), il devient éducateur et psychothérapeute. Ils vivent ensemble. Elle est sa femme principale, car il garde sa liberté pour d'autres femmes, trois soirs par semaine. Mara dit s'accorder très bien de cette situation. Elle a entrepris à nouveau en 1988 une thérapie émotionnelle, à laquelle elle mettra fin au bout de trois ans, « car, dit-elle, la thérapeute voulait aborder ma relation avec Jean». Depuis cette rencontre, elle s'est progressivement stabilisée, construite, avec une forme de vie sociale, en participant entre autres à une organisation anarchiste, travaillant à sa librairie et à sa radio. Récemment, Mara est devenue militante d'un Mouvement de soutien aux malades du sida, Mouvement que j'appellerai «Acting». Mara n'a jamais voulu d'enfants. «Je suis trop tordue », dit-elle avec un petit sourire touchant.

2 / L'histoire de sa psychothérapie

C'est en 1992 que Mara fait une nouvelle démarche vers une psychothérapie, à la fois poussée par son ami et par un état dépressif sévère, et par la gêne que lui cause un psoriasis du cuir chevelu. La psychiatre qui la suit depuis 1977 est devenue une amie, « C'est moi qui lui dicte mes ordonnances » dit Mara, qui jongle avec les médicaments et les tentatives de suicide. C'est une récente tentative qui la décide à cette dernière démarche.

Ses deux premières séances sont particulières, et, dans l'après-coup, très indicatives. Elle voit d'abord une collègue, d'origine méditerranéenne, et écrit immédiatement après au Centre pour dire : « Avec celle-là, ça n'est pas possible, elle est trop brune, elle ressemble trop à ma tante et à ma mère. » Son refus est pris en considération et on me propose ; je ne suis pas trop brune. Elle ne vient pas personnellement à sa première séance avec moi, mais m'envoie une plaquette de poèmes qu'elle a écrit, - elle écrit bien -, intitulée: «Le temps de la haine». Me voilà avertie, sans savoir encore exactement de quoi. Lorsqu'elle viendra enfin, je verrai une femme brune, un peu lourde, dont l'allure, l'attitude et le visage expriment un mélange de détresse et d'agressivité. Elle est le plus souvent habillée de noir, avec des T-shirts dont les inscriptions flamboient en rouge ou rose fluo : « Attention, danger de mort » - « Alerte à la bombe » - « Silence, on tue». Elle a des accessoires du type chaînes ou clous, mais toujours avec une note originale, souvent fine. Son langage est lui aussi à la fois direct, agressif, adolescent, mais par moment châtié, choisi, et je dirais toujours intelligent. Il émane de la personne de Mara plus de distinction que de vulgarité.

Avant de donner un aperçu très général de la première année de sa psychothérapie, puis de m'arrêter sur deux séquences des deux autres années, je vou-


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drais souligner un élément particulier à notre relation, élément sans doute en rapport avec le sujet de la violence.

J'appellerai cette particularité « une thérapie du coin de l'oeil ».

Quand Mara arrive à sa séance, elle prend le fauteuil qui me fait face et le tourne de trois quarts par rapport à moi, un peu comme si elle se mettait au coin, ou comme si elle avait besoin de souligner une distance ou un décalage entre nous. Les débuts de séance sont ainsi ponctués de coups d'oeil en coin vers moi, puis elle modifie progressivement sa position, pour terminer face à moi. Mais les coups d'oeil continuent, beaucoup plus fréquents que les regards directs.

Je les ressens comme porteurs de plusieurs sens, un mélange de crainte et de contention (peut-être par rapport à sa propre violence, dont elle voudrait me préserver), un mélange d'espoir et de désespoir, une relation en questionnement plutôt qu'en affirmation, questionnement repris comme un leitmotiv dans ses poèmes et dans ses lettres, sous la forme « Ai-je le droit de vivre ? » ou « Qui suisje ? ». En cours de séance, sa question la plus fréquente et la plus anxieuse est « est-ce que vous comprenez ? », question à laquelle je m'entends répondre, le plus souvent, et répondre «j'essaye» - ce qui traduit probablement chez moi le sentiment de ne pouvoir être que partiellement à la hauteur de ses attentes, ou de ne pouvoir comprendre (au sens de prendre avec moi) qu'une part de son expérience, c'est-à-dire de sa douleur et de sa violence ; mais aussi ma propre perplexité et ma nécessaire prudence dans la conduite de ce traitement.

Quelques mots sur la première année de la psychothérapie de Mara : l'essentiel me semble être d'une part la demande pressante et réitérée de Mara d'aller jusqu'au bout ( « avec vous, je veux aller jusqu'au bout » ), demande préoccupante s'il en est, lorsqu'on sait que pour Mara le «bout» c'est souvent... la mort. D'autre part l'alternance entre des séances denses, fortement investies par chacune d'entre nous, et des absences, fréquentes, qui donnaient heu régulièrement à une ou plusieurs lettres : la tonalité en était désespérée, mais la mise en forme rythmée et poétique. Je les Usais rapidement, mais n'en ai jamais repris le contenu en séance, disant simplement «j'ai bien reçu votre lettre». «Ah oui?» répondait-elle en me regardant en coin - et nous parlions d'autre chose.

Cette modalité de «présence» et d'expression n'existe pratiquement plus aujourd'hui, sauf exceptionnellement. Mara vient plus régulièrement à ses séances, mais manque systématiquement une ou deux fois après chaque séparation de vacances et revient quand je lui ai mis un mot.

J'en viens maintenant plus directement à la violence chez Mara, en elle, et dans sa psychothérapie.

Pour illustrer les dangers et les bénéfices de la violence et du traitement de la violence, je donnerai deux séquences de séances, en m'arrêtant sur une séance pour chaque séquence.


Mara la violente : une psychothérapie à risques 1055

— La première séquence se situe pendant le dernier trimestre de 1994, soit environ deux ans après le début de cette psychothérapie.

Mara a accompagné à distance pendant plusieurs années un «taulard» auquel elle écrivait régulièrement, de telle sorte qu'une forme d'amour romanesque, passionné pour lui, s'était ainsi construite entre eux. A sa sortie, elle réalise l'ampleur du décalage : Serge a 24 ans, il est homosexuel, séropositif de surcroît, paranoïaque, découvrira-t-elle rapidement. L'amour se change en haine. Au cours d'une réunion du groupe anarchiste auquel Serge est maintenant intégré, il l'insulte, la traite « de salope, de pute, devant les autres, y compris devant une nouvelle nana que je ne connaissais pas. Si j'avais été un mec, je l'aurais défoncé sur le champ. Là je suis partie ».

Se construit alors dans la tête de Mara l'organisation du meurtre de Serge, organisation dont elle me fera part au cours de plusieurs séances, d'une manière de plus en plus précise. Je ressens cette manière comme plus perverse que franchement paranoïaque (psychotique). « Je ne vais pas le tuer moi-même, je ne suis pas conne à ce point / Je vais engager un tueur à gages / Je me suis renseignée sur le prix, 5 000 F, vous vous rendez compte, la vie d'un mec pour 5 000 F, incroyable, non?», etc. Toutes déclarations faites du coin de l'oeil à mon endroit. Jusqu'au jour où je lui dis (peut-être tardivement, sans doute un peu trop fascinée par cette histoire) :

«Qu'est-ce que vous pensez que j'en pense, de cette affaire?

— Je pense que vous n'êtes pas d'accord, mais surtout que vous êtes bien embêtée, parce que si je vais en prison, vous aurez une certaine responsabilité, dit-elle en gloussant de satisfaction.

— Ah oui !, lui dis-je mi-thérapeutiquement mi-réellement excédée. "Si je comprends bien, vous iriez jusqu'à faire tuer quelqu'un pour le plaisir de m'embêter !" »

Elle rit, proteste, beaucoup et... persiste. «Mais je vais le faire, vous savez. D'ailleurs j'ai déjà trouvé quelqu'un. »

Alors, dans ma tête, je la lâche. Je pense très violemment : « Après tout, fais bien ce que tu veux, je m'en fous. » C'est hélas la formulation exacte. Je n'avais pas fini ma phrase intérieure, que Mara me dit : « Après tout, je m'en fous, je ne vais quand même pas me laisser manipuler par ce parano. Je laisse tomber. » Ce qu'elle fit par la suite.

Nous nous sommes souri, c'était la fin de la séance.

Il n'y a sans doute là rien que de très classique dans le traitement d'un moment paranoïaque chez un patient. Je me suis néanmoins interrogée à partir de l'histoire de Mara, sur la place et la qualité de l'abandon dans cette dynamique : de l'abandon vrai, réel, tel celui de la mère de Mara avec son bébé, ou tel celui que font vivre précocement certaines mères à leurs enfants, mères très


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déprimées ou mères très narcissiques, par exemple 1 - et de l'abandon tel que je l'ai ressenti dans la séance (je l'ai lâchée, dans ma tête) : cet abandon-là me semble davantage proche de celui d'un patient bien présent et qui dit « Ça suffit, ça va comme ça » mettant ainsi un terme à un mouvement destructeur chez l'enfant, ou le patient, en refusant d'en être la complice.

Il est ici particulièrement clair par ailleurs que l'origine du changement chez Mara est ici d'ordre contre-transférentiel. Ceci ouvre à plusieurs questions :

— A-t-elle enfin obtenu ce qu'elle attend, peut-être depuis toujours : qu'une personne s'implique réellement dans son histoire et dans une relation avec elle, par-delà sa fonction auprès d'elle ?

— De quels risques s'agit-il dans le développement de cette séquence où je me suis sentie touchée par-delà mon « retranchement » d'analyste ? Risques pour moi ? Pour elle ? Pour Serge ?

— Ce moment du traitement n'a-t-il été porteur de changements que parce que Mara m'a confrontée personnellement à une responsabilité face à la vie et à la mort de quelqu'un ? (Je développerai à propos du « fonctionnement binaire » comment la dynamique « la vie - la mort » est présente chez Mara).

— Quelle est la fonction de la dimension perverse de cette manipulation de moi par Mara, dimension dont le résultat est une sauvegarde psychique pour elle, c'est-à-dire une réintrication pulsionnelle ?

— Qu'en est-il de la fonction thérapeutique de cette identification projective... réciproque ?

— La deuxième séquence se situe en janvier 1995.

Mara fait état d'un certain nombre de changements qui touchent à sa façon d'être, à ses projets, à la qualité de ses rêves qui de franchement psychotiques (c'est-à-dire envahis d'animaux ou d'enfants morts, entre autres), deviennent plus élaborés, plus construits, plus névrotiques, comme j'en donnerai un exemple.

Au cours d'une séance, elle me parle de son envie d'être « bonne », de quitter Acting, de s'engager dans des métiers « altruistes », bref d'une orientation non violente, à la Violaine, qui m'inquiète et me fait lui dire « pourquoi pas, mais je ne vois pas où est la guerrière, dans tout ça », ce qui l'a un peu surprise.

Puis vient une séance que je donne plus en détails : « Il y a eu une réunion à Acting. Depuis quelque temps, j'ai pris la fonction de facilitatrice des échanges. Il y avait un conflit à propos du bénévolat ou du salariat des permanents. J'étais

1. J'ai repensé à cette occasion aux mères de mes patients paranoïaques (5-6 en ce moment), patients porteurs d'une formidable violence interne, et j'ai trouvé qu'elles avaient toutes fait vivre ce type d'abandon vrai à leur bébé (bien malgré elles sans doute), cette réelle absence, physique ou psychique, auprès de leur enfant.


Mara la violente : une psychothérapie à risques 1057

pour le bénévolat, à condition de cadrer les choses, avec des jours et des heures précises de présence, et plus ce n'importe quoi qui nous épuise. Le président de séance, d'une mauvaise foi incroyable, m'a traitée de bourgeoise rentière" [ce qui pour Mara est beaucoup plus injurieux que d'être traitée de "pute" ou de "salope"]. Je me suis étonnée : je n'ai pas répondu, j'ai continué à réguler les échanges jusqu'au bout, avec une distance qui m'a vraiment surprise. A la fin quand même, j'ai dit que j'arrêtais ma fonction, quand ils auraient trouvé quelqu'un d'autre. »

« Je ne sais pas si vous vous rendez compte, il n'y a pas longtemps encore, je lui aurais pété la gueule vite fait, à ce mec, il n'aurait pas pu finir sa phrase que je lui aurais fait ravaler ses mots de merde. Là, je suis restée calme, j'ai tenu jusqu'au bout. Je lui ai fait comprendre calmement : "C'est ton affaire, pas la mienne". »

« Après j'ai été très déprimée, très mal. Le lendemain, je me suis forcée à aller à la radio (anarchiste), et quand je me suis retrouvée entourée d'amis, je n'ai pas pu contenir mes émotions, j'ai fondu en larmes, j'ai dû quitter l'émission. Je crois que la différence c'est que maintenant je souffre plus » [oui, lui dis-je].

« Après je suis allée au resto, au cinéma avec Jean ».

« Après j'ai fait un rêve : je me trouvais dans l'appartement de banlieue, le seul où je me suis trouvée bien, comme chez moi, le seul à propos duquel j'avais fait un rêve heureux : il était rempli de meubles anciens. Là, je ne reconnaissais plus rien, c'était moderne, d'avant-garde, avec des formes futuristes. Ce n'était pas un immeuble comme ça (geste de façade verticale sans rien qui dépasse), mais comme ça (geste avec une « avancée » arrondie), comme un tremplin, quelque chose d'où partir, avec des patios, des cours, des espaces. J'ai pensé que j'allais commencer quelque chose de différent, de tourné vers l'avenir. J'étais contente de ce rêve ».

Je prends acte avec elle du caractère nouveau et heureux de ce rêve, de cet espace intérieur qu'elle conquiert ; je pense sans le dire à la qualité également transférentielle du rêve, via les formes arrondies de sa thérapeute, ici symbolisées.

«Et maintenant, me dit-elle, qu'est-ce que je vais devenir? Qu'est-ce que je vais faire de moi ? Je n'ai rien fait de ma vie. » Je lui dis qu'en ce moment il s'agit peut-être moins de faire que d'accueillir ses changements intérieurs, comme en témoigne son rêve. « Je vais peut-être partir à l'étranger, dit-elle avec son coup d'oeil en coin, me faire engager comme mercenaire pour tuer ou être tuée. » Je sens qu'il ne s'agit pas là seulement d'une provocation à mon endroit. «Vous avez des regrets par rapport à la violence », lui dis-je.

Elle enchaîne sur le moment où, à 12 ans, elle a «découvert» que sa tante n'était pas sa mère, à partir d'un document d'état civil pour entrer en 6e. « Je lui ai écrit une lettre, qui commençait par "Mademoiselle, vous n'êtes pas ma mère"... Le mercredi suivant, ma tante est arrivée à la pension, en larmes. Les


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soeurs m'ont dit : "Après tout ce qu'elle a fait pour vous, comment pouvez-vous être si méchante ?" et puis on n'en a plus reparlé. »

Je la fais revenir sur ce qu'elle a ressenti en découvrant ce document : « Je le savais, j'avais l'intuition de cette réalité ["de cette vérité", dis-je]. »

Elle est brusquement très émue, et crie presque : « Je ne supporte pas qu'on ne me croie pas, quand je sais que c'est la vérité, que c'est vrai. C'est important qu'on ne me mette pas en doute, sinon c'est comme si on remettait en doute mon existence. »

« Je ne sais pas si vous comprenez.

— J'essaye. »

Et c'est la fin de la séance.

Si nous n'étions pas dans l'univers interne particulier à Mara, où le rôle et les attributs de la violence restent dominants, nous pourrions nous laisser aller à un certain optimisme après une séance comme celle-ci, riche de mouvements et de changements apparemment quasi mutatifs, eu égard à son fonctionnement psychique.

Mais de fait, mort et dépression resteront très présentes dans les séances suivantes, et je dois dire que, sous différentes formes, nous sommes toujours dans cette alternance: alternance de nouveaux développements de qualités psychiques, non superficiels - comme celle récemment acquise, de différencier les hommes et les femmes dans ses rêves, de rêver son compagnon, ce qui dit-elle, ne lui était jamais arrivé - et de flirts avec la mort (y compris dans des tentatives de suicide à mi-chemin du jeu - de la roulette russe dit-elle - et de la réalité), de plongées dans la dépression, d'une culture intermittente d'une image d'elle très dévalorisée (une merde, dit-elle), comme si mort, dépression et mauvaise image de soi étaient pour elle des compagnons de route indispensables.

J'ajouterai une dernière facette, illustrative de la problématique du changement, ici dans le registre psychosomatique. Dans la même période où Mara constate les modifications de ses réactions caractérielles (et psychotiques) elle me dit à la fin d'une séance : « Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais j'étais venue aussi parce que j'avais un psoriasis. Dans les mois qui ont suivi le début de la psychothérapie, il a complètement disparu. Eh bien, vous allez être étonnée, mais depuis quelque temps, c'est infernal, je me gratte de partout. C'est bizarre, non ? »

Non, diraient les psychosomaticiens, pour lesquels les changements au cours d'une psychothérapie sont une des préoccupations majeures. Ils connaissent bien ce «balancement» entre des modifications du fonctionnement psychique, et des manifestations somatiques, cet échange parfois dangereux des unes, au détriment des autres. On pourrait brièvement dire que chez Mara, l'excitation psychique, créée par son fonctionnement de type psychotique et caracté-


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riel, la protégeait d'une certaine façon (d'un point de vue économique) de l'excitation somatique de type allergique. De fait, Mara ne perd pas trop au change, car sa maladie somatique est relativement bénigne, alors que son mode comportemental et structurel lui rend la vie très difficile. Mais lorsqu'il s'agit de somatisations qui mettent en jeu le pronostic vital, les questions posées par les changements sont évidemment cruciales 1.

LE RÔLE ET LES ATTRIBUTS DE LA VIOLENCE PSYCHIQUE

En reprenant les questions posées par les modes d'être de Mara, en elle, dans sa vie, et dans sa psychothérapie, et en m'appuyant sur différents auteurs dont Bergeret, Winnicott, l'école de P. Marty, il me semble que certains des ingrédients (des attributs) qui composent la violence psychique et rendent compte de ses effets (internes et externes) peuvent être rapprochés de ce qui concerne plus largement les traumatismes et leurs conséquences, plus précisément les traumatismes précoces d'une part, et les traumatismes répétés ou cumulés d'autre part, ce qui est doublement le cas pour Mara.

La question des passages à l'acte en tout cas me paraît y être directement liée, celle du fonctionnement binaire en tout ou rien, et celle de la haine, en sont également proches.

Les passages à l'acte

Ils dominent la vie de Mara, de sa conception, si je peux dire, à ses modes et à ses choix de vie passés et (un peu moins) actuels. Ils nourrissent ses positions caractérielles (ses réactions agressives), ses passages par la délinquance, ses conduites addictives, son sadisme anal qu'exprime entre autres son langage grossier, expulsif et attaquant ( « la grossièreté est un premier pas vers la violence » ), ses appartenances politico-sociales (Panarchisme, Acting), etc., sans parler de ses nombreuses absences à ses séances, réponses quasi systématiques à la séparation des vacances.

On sait que les actings témoignent psychiquement sur le plan économique de circuits-courts, ou de courts-circuits du Préconscient qui dans la massivité des chocs (des traumas), externes puis internes, n'est plus à même de les gérer par la liaison, par l'élaboration, par la temporisation, par l'intériorisation, par la sym1.

sym1. les travaux de Pierre Marty et de Michel Fain en particulier.


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bolisation, entre autres. Quand la vie affective est comme chez Mara soumise très tôt, peut-être même dès avant la constitution du préconscient, à des vécus traumatiques répétés, quand aucune période de latence ne vient lui donner une nouvelle chance, cette instance psychique (le pré-conscient) n'a pas suffisamment d'espace interne pour se constituer et assurer sa fonction de « sas » entre le ça et le moi, et «ça» passe directement dans la décharge motrice, dans l'acting. Je simplifie exagérément, j'en suis consciente, ce rappel économique.

La qualité du passage à l'acte n'est bien entendu pas nécessairement synonyme de violence, même s'il en porte toujours un peu la marque. Il me semble qu'un autre élément doit être associé au traumatisme pour que de violence subie, celui-ci devienne violence agie contre l'autre et contre soi. Cet élément pourrait être l'état de solitude qui aurait accompagné l'état traumatique, et en serait devenu partie intégrante.

On peut penser qu'une des fonctions anti-passage à l'acte de la situation thérapeutique, c'est le fait que la patiente puisse réévoquer, revivre des moments traumatiques avec (je dis bien avec, et non en présence de) son analyste, dans le partage réel d'un ressenti. Ce ressenti partagé, cette forme de coexcitation libidinale deviendra alors une expérience de pare-excitations, pour la patiente, compte tenu de la différence de position de l'une par rapport à l'autre, qui demeure. Si je reste sur le plan économique, cette différence passe, entre autres, par la meilleure qualité du préconscient de l'analyste, préconscient particulièrement actif, activé pendant les séances (moments intenses de liaisons et d'élaboration pour l'analyste), et donc en position de recevoir et de contenir les émotions communiquées.

C'est un peu ce que j'ai essayé de montrer avec la fin de la deuxième séance rapportée.

Mais les passages à l'acte n'ont pas que des caractéristiques «négatives». Chez des patients comme Mara, je dirai même qu'ils sont parfois indispensables à son équilibre 1 et à sa lutte contre sa dépression, en particulier.

Quand les traumatismes sont aussi présents, pesants et déterminants quant aux modes de réaction utilisés pour les supporter (et ceci est exemplaire chez Mara, mais peut se retrouver sous des formes atténuées chez bien des patients, comme chez nous-mêmes), l'utilisation du passage à l'acte comme régulateur de tensions internes non gérables autrement me paraît devoir être respectée et même appréciée.

Quand Mara m'a parlé de son désir d'arrêter sa participation à Acting, je ne

1. Si j'ose prendre l'image triviale, pas du tout analytique, de la cocotte-minute, quand « ça » bout à l'intérieur, il faut laisser s'échapper la vapeur par la soupape - ici les passages à l'acte - sinon, il y a un grand risque d'explosion.


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l'ai pas suivie dans ce projet, ce qui lui a permis de poursuivre cette activité. De même, dans la deuxième séance rapportée, on voit bien comment un mouvement dépressif suit immédiatement la transformation d'un passage à l'acte (faire « ravaler» ses mots au président) en réflexion intériorisée et en temporisation («j'ai attendu calmement, j'ai pensé : c'est ton affaire, pas la mienne » ). La question peut donc devenir non pas seulement celle des passages à l'acte comme modalité défensive, ici protectrice, mais là encore, celle de leur qualité intrinsèque : sont-ils destructeurs de l'autre, de soi, ou sont-ils « constructeurs » (constructeurs de défenses contre la dépression), contribuent-ils a une certaine syntonie interne, à maintenir un certain équilibre dans le jeu des forces psychiques en présence ?

Cette qualité intrinsèque, elle-même changeante, me semble devoir être appréciée à chaque fois, ce qui fait partie des difficultés de notre clinique.

Pour montrer la difficulté de cette appréciation, je prendrai l'exemple extrême et un peu provoquant (à l'image de Mara) des tentatives de suicide chez Mara. Elle m'en a fait vivre deux. Il m'est arrivé de penser qu'elle se « shootait » avec ce rapprochement rapide et sans doute très érotisé d'avec la mort, qu'elle s'en servait comme le coup de talon au fond de la piscine, pour sortir plus rapidement de sa dépression en mobilisant au passage l'attention et l'angoisse de son entourage dont je fais maintenant partie. « Je ne sais pas si je pourrai y renoncer », m'a-t-elle d'ailleurs dit à la fin d'une séance où nous avions beaucoup parlé de sa dernière tentative de suicide - où à la prise de médicament, elle avait ajouté un sac de plastique autour de sa tête, « sans trop serrer », m'a-t-elle dit avec un regard en coin.

Je pourrais dire que ce type de passage à l'acte me laisse dans une sorte d'interrogation ouverte, aussi bien sur sa fonction que sur sa qualité. Ma seule certitude est qu'il est actuellement inscrit dans notre relation, et qu'il me maintient en vigilance et en attente, sans bien savoir de quoi. Peut-être Mara s'assure-t-elle ainsi de la continuité de notre lien ?

Le fonctionnement binaire

Ce mode de fonctionnement prend chez Mara différentes formes, qui toutes participent du même système : qu'il s'agisse du tout ou rien (schéma de base du passage à l'acte, de Faction-réaction, de l'angoisse-décharge - mais aussi modalité psychotique, présente chez Mara plutôt sous la forme d'un caractère psychotique que d'une psychose organisée 1 - de la relation à deux, dont le tiers est exclu, que j'évoquerai sans la développer, ou de la mort - la vie / la vie - la mort, sur lesquels je m'arrêterai.

1. Je n'aborderai pas ici cette question.


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«La racine de toute dichotomie radicale est fondamentalement violente» dit J. Bergeret 1. « C'est la loi du langage binaire : ce qui ne correspond pas à un (= comme moi), demeure de l'ordre du zéro. Il n'existe aucune complémentarité possible dans la différence. »

L'hypothèse princeps de J. Bergeret concernant l'origine de la violence fondamentale, c'est qu'elle «appartient aux premiers mouvements instinctuels de défense pour assurer sa propre survie» (pulsions d'autoconservation), défense légitime de la vie, menacée chez l'enfant par un fantasme parental d'infanticide, ou «inévitable réaction de rivalité narcissique qui accompagne l'arrivée d'un revendicateur, sur une planète où il aura à conquérir sa place » 2.

Autrement dit, il n'y a pas de place pour deux, c'est ou toi, ou moi. Ou tu nais, et je suis menacé de mort par ta vie (la face cachée de l'OEdipe, le souhait infanticide de Laïos et Jocaste), ou je te tue et je peux continuer à vivre.

On peut penser que la mère de Mara était habitée par ce désir infanticide, peut-être par là plus proche de Lady Macbeth que de Jocaste, c'est-à-dire d'abord pour effacer le témoin de sa faute (le viol et/ou peut-être la relation incestueuse).

Mais quel que soit le sens du refus de la reconnaissance de cette enfant, ce refus lui a été fait. Mara m'a apporté en séance une lettre de sa mère, la seule je crois qu'elle possède, lettre-réponse à la sienne, qui essayait de reprendre le contact après la visite d'il y a environ quinze ans. L'essentiel en était « Madame », disait la mère de Mara à sa fille, « vous m'avez suffisamment créé d'ennuis (en venant au monde), n'essayez pas de vous manifester à moi, laissezmoi finir mes jours tranquille ».

Même si le premier abandon traumatique a, selon moi, été celui du départ de la famille nourricière italienne, quand Mara avait 4 ans, on ne peut pas ne pas tenir compte de l'impact de ce rejet total fait par sa mère qu'elle connaît et par laquelle elle essaie, à l'âge adulte et au décours d'une analyse, de se faire reconnaître.

Bien entendu l'abandon, total lui aussi, par le Père, a toute sa part dans la violence « défense légitime de son droit à la vie », de Mara. Je signale ce point (auquel est aussi liée la relation exclusive à deux, tiers exclus) sans le développer, entre autres, parce que Mara ne l'a explicitement abordé que tout récemment dans sa psychothérapie, et qu'elle est confrontée là à la douleur et à la violence de l'irreprésentable.

Je m'arrête par contre sur la vie - la mort.

La liaison la vie/la mort est permanente et explicite dans le texte de Mara

1. J. Bergeret, La violence fondamentale, Dunod, 1984, p. 142.

2. J. Bergeret, La violence et la vie, la face cachée de l'OEdipe, Payot, 1994.


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en séance, dans ses textes écrits et dans le texte de sa vie. En rendent compte cette confrontation quotidienne avec la mort dans l'Association Acting (Sida), confrontation qui, d'une certaine manière, la fait vivre, comme ses tentatives de suicide qui semblent être des modes d'accrochage à la vie, des manières de jouerdéjouer l'aspiration par la dépression, dont la qualité mélancolique me paraît certaine.

La difficulté majeure qui découle de cet accolement (la vie / la mort) est celle qui peut faire coïncider dans sa thérapie mieux être (le changement souhaité) et... cessation d'être, par le suicide et/ou la rupture et/ou l'engouffrement dans une dépression sans fond.

Cette sorte de double valence, dont l'unité serait Mara, me laisse, je l'ai dit, dans un questionnement sans réponse :

— S'agit-il d'un : si je vais bien (si je suis vivante, si je sens la vie en moi), je tue l'autre (la mère, l'analyste), selon l'hypothèse de Bergeret ?

— Ou : Si je vais bien, j'abandonne l'autre (la mère) à sa détresse ?

— Est-ce une sorte de fidélité inconsciente aux voeux de mort de la mère sur l'enfant ?

— Est-ce une forme particulière d'identification mélancolique à la « mère morte » d'A. Green ?

— Est-ce la composante mortifère du déchet (je suis une merde, dit Mara) du déchet expulsé, rejeté comme mauvais, séparé du corps vivant ?

— Est-ce la peur que d'aller bien signifierait (pour elle) la fin de sa thérapie, donc la séparation d'avec moi ? Je crois peu à cette hypothèse optimiste.

Très brièvement, quelques mots à propos de la haine.

«Le temps de la haine» est donc le titre de la plaquette de poèmes que Mara m'a envoyée pour se présenter à sa première séance. Je me dois d'en tenir compte.

En apprenant à la connaître mieux, je trouve que d'une certaine façon, sa haine lui va bien.

D'abord parce qu'il y a de quoi.

Ensuite parce que tant qu'il y a de la haine il y a de l'amour, il y a de la vie, il y a des liens entre les pulsions - c'est une des différences essentielles d'avec la violence, pulsion vitale plus archaïque, prégénitale, non liée. La haine de Mara est donc le témoin d'une libidinisation de ses échanges, d'une force erotique qui lui a permis de vivre, et de vivre semble-t-il de vraies histoires d'amour, avec des hommes, avec des femmes, et peut-être d'en vivre encore.

La haine, pour Mara, c'est probablement un de ses meilleurs atouts contre la dépression mélancolique, et c'est sans doute ce qui m'a conduit intuitivement à reconnaître la valeur de la guerrière en elle.


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Mais d'une autre façon, cette haine m'inquiète, car comme je l'ai montré à plusieurs reprises, elle se l'adresse souvent et d'abord à elle-même. Elle ne s'aime pas, ou en tout cas c'est ce qu'elle me dit, elle est une merde, sa vie ne vaut rien, etc. C'est une haine qui chez Mara peut être aussi bien un accès à la violence, à la mélancolie, ou à la paranoïa, comme elle peut porter de la culpabilité et une demande désespérée d'amour, donc donner aussi accès à la relation.

La haine chez Mara est riche de potentiels, peut-être finalement plus protecteurs que destructeurs pour elle. L'avertissement du titre de ses poèmes, en heu et place d'elle, pourrait être finalement : « Ma haine, c'est moi, n'y touchez pas, n'essayez pas de me l'enlever, c'est mon affaire et j'en ai besoin pour vivre. »

Conclusion

Je dirai, pour conclure, qu'en accord avec la fonction que Bergeret attribue à la violence fondamentale, nous sommes et nous restons dans le projet et dans le déroulement de la psychothérapie de Mara - dans un statut de survie plutôt que de vie au sens plein du terme - bien qu'il y ait des moments de vie dans la vie et dans la thérapie de Mara. Pour que cela se poursuive jour après jour, séance après séance, retrouvailles après séparations, cette perspective modeste, limitée, doit probablement rester une dominante. La visée de changements repérables ou stables n'est pas ici à l'ordre du jour.

Peut-être Mara a-t-elle besoin, pour que notre relation lui soit utile, que je supporte au long cours un certain sentiment d'insatisfaction narcissique, d'incomplétude, d'inachèvement, de perplexité, dans ce que me fait vivre ce travail ; sentiments « en coin de l'oeil », dirais-je, qui viennent au fur et à mesure déjouer, apaiser, apprivoiser ceux de Mara, nés de sa violence : le tout, le rien, le défi, le «jusqu'au bout».

Claire Rueff-Escoubès

7, rue Saint-Ambroise

75011 Paris


Changement et identifications Annick SITBON

Le sujet proposé par les rédacteurs, « L'épreuve du changement », fit revenir en moi de façon insistante le souvenir d'une lecture déjà ancienne. Il s'agissait d'une des histoires qui parcourent Le chiendent, premier roman de Raymond Queneau. J'en résume le début :

Une silhouette « sans comportement individuel visible » se détache d'un mur ; elle oscille, bousculée par d'autres formes, mais cette oscillation n'est que « le plus court chemin d'un labeur à un sommeil, d'une plaie à un ennui, d'une souffrance à une mort ». Un observateur est là qui repère la silhouette « strictement bidimensionnelle», s'intéresse à elle et la regarde quotidiennement. Petit à petit, la silhouette changé, elle « acquiert une certaine épaisseur et devient un être plat ». Puis l'être plat se met à ressentir des affects de plus en plus violents : tristesse, culpabilité, colère, indignation, révolte... Alors, « au heu d'être découpé comme un soldat d'étain», il se gonfle doucement, ses contours s'adoucissent, il mûrit. Il devient un être doué de quelque consistance... L'observateur intéressé décide de le suivre. « L'être de moindre réalité » devient alors tridimensionnel, il se met à exprimer des désirs, fait des projets inhabituels... le lecteur apprend qu'il porte un nom...

Si le personnage de Queneau se met à vivre, c'est bien parce qu'il est identifié dans la foule anonyme mais aussi parce que l'observateur s'identifie à lui, s'intéresse à ses déplacements, à son mode de vie, bientôt à ses pensées et surtout à ses affects. Il se met à exister dans le monde extérieur qui prend alors tout son sens. Il parle enfin et « ce ne sont plus seulement ces paroles vaines qui ne disent rien d'autre que la vérité et qui correspondent exactement à la réalité»...

Mais l'observateur change lui aussi, il « mijote quelque chose », il ne sait pas encore quoi mais il se prépare... Il « se dirige vers l'attente». Cela ne se fait pas aisément : il ressent de l'angoisse devant un détour inattendu de la silhouette, se sent perdu, désespéré quand il s'aventure trop loin dans une banlieue inconnue... Le voyage identificatoire n'est, somme toute, pas simple.

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


1066 Annick Sitbon

Cet observateur attentif et vigilant en présence de qui l'autre se déploie du simple fait qu'il est regardé, repéré, reconnu, ne nous fait-il pas penser à l'analyste? 1.

Parallèlement à cette histoire, deux questions se dessinaient :

— quel rôle peuvent jouer dans le changement les différentes identifications, tant celles du patient que celles de l'analyste ?

— quelles sont les caractéristiques de l'objet, observateur ou analyste, « autre semblable », en présence de qui s'effectue le changement ?

Tels sont les points que je tenterai de développer.

L'identification, la meilleure et la pire des choses

Si les identifications jouent un rôle capital dans les processus de changement, elles obéissent à des mécanismes divers. Je ne me propose pas de reprendre ici toute la théorie de l'identification mais de rappeler qu'il s'agit d'un concept charnière : solution au conflit pulsionnel et objectai puisqu'il s'agit d'une défense, l'identification est mise aussi au service de la constitution du moi. Cette contradiction accompagne dès lors toute réflexion sur le concept. L'identification de L'interprétation des rêves ou celle de l'hystérie est labile, fugitive, instantanée ; elle porte sur un détail ; celle d'après « Deuil et mélancolie » est fondatrice, constituante, constituée, elle peut rendre compte de tout un destin, peser sur une vie entière.

Comment peut-on envisager l'identification dans la cure ? Solution transitoire au conflit pulsionnel et objectai, l'identification apparaît tout au long de la cure dans un jeu complexe de défenses, inséparables du conflit qui reste au premier plan. Je ne pense pas que ces identifications défensives puissent entraîner, en tant que telles, un changement. Tout au plus participent-elles à l'élaboration du conflit.

Mais au-delà de ces identifications apparentes, il faut envisager, pour reprendre l'expression de Pierre Luquet, le rôle des formes précoces de l'identification. Il entend par là les identifications constitutives de l'appareil psychique lui-même. Ce dernier, en effet, use une énergie constante à assurer sa stabilité. A ce prix, l'identité du sujet se maintient. Les instances du moi, du surmoi, les formations pathologiques, les organisations de caractère, les relations d'objet, l'équilibre libidinal et narcissique gardent leur forme grâce à des opérations permanentes d'assimilation.

Pierre Luquet fait l'hypothèse que la régression dans la cure mobilise les

1. Le chiendent a été écrit vraisemblablement avant l'analyse que Raymond Queneau fit avec Fanny Lowtsky et qui fut interrompue en 1939 (Anne Clancier, 1994).


Changement et identifications 1067

imagos inconscientes. Il définit ainsi l'objet introjecté qui, n'ayant pas été assimilé, reste clivé de l'ensemble du moi puis refoulé à l'occasion du conflit, mobilisant l'énergie pulsionnelle qui lui est liée et entraînant une certaine position archaïque inconsciente. Ces imagos deviennent le modèle des comportements du sujet avec ses objets réels significatifs. C'est ce complexe imagoïque qui va tendre à se refigurer dans le transfert. Dans cette perspective, le transfert va se manifester comme la tentative d'établir un lien nécessaire avec une imago perçue cette fois dans la réalité extérieure (Luquet, 1962). Je verrais volontiers cette imago projetée sur l'analyste comme un nouvel objet qui n'est ni tout à fait subjectif ni tout à fait objectif, ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, n'appartenant ni à l'un ni à l'autre des deux protagonistes.

On peut bien sûr s'interroger sur ce qui pousse le patient à extérioriser ainsi son imago sur un nouvel objet. Est-ce le désir d'assouvir une pulsion ou le besoin de modifier son imago en une certitude de changement attendu d'un « objet transformationnel » ? (Bollas, 1989). Dans les deux cas, ce mouvement ne saurait être neutre. J'y verrais l'oeuvre de la « fonction objectalisante » de la pulsion décrite par André Green, qui tend non seulement à se lier à des objets mais à les créer (Green, 1988).

Le premier temps de la cure est donc pour le patient un temps projectif durant lequel l'analyste accepte, endosse la projection, c'est-à-dire ne la refuse pas par des interprétations de transfert trop précoces, accepte de mettre à la disposition du patient un médium, une matière que celui-ci pourra alors modeler à sa guise. On retrouve ici la notion de médium malléable empruntée à Marion Milner et développée avec bonheur par René Roussillon (Roussillon, 1995). Ainsi l'altérité de l'analyste doit-elle rester dans la coulisse en ce premier temps du transfert.

Dans un deuxième temps de la cure, les mouvements pulsionnels orientés vers l'analyste vont se heurter à la « réalité » de celui-ci. J'entends par « réalité » non pas l'analyste, « objet en personne », mais bien ce que Winnicott a décrit comme un objet « utilisable », les mouvements agressifs l'atteignant mais ne le détruisant pas, les mouvements libidinaux n'étant ni refusés ni condamnés, pas plus qu'ils ne sont satisfaits. C'est ainsi, par de multiples mouvements qui associent projection, réduction de la projection, introjection qu'un changement peut advenir.

Parallèlement, l'analyste ne se contente pas d'endosser passivement les projections du patient mais effectue de son côté de véritables introjections qui le conduisent à installer en lui les mouvements pulsionnels, tant de l'analysé que de ses objets. Il s'effectue ainsi chez lui une identification libre et réversible au patient, à son style, à son langage qui lui permet de laisser se déployer sa « capacité de rêverie».

Ainsi n'est-il pas rare que, tout au long d'une analyse, le décor que nous


1068 Annick Sitbon

plantons pour y faire évoluer le patient et ses objets au gré de notre attention flottante soit fait de lieux que nous connaissons, qui nous touchent de près ou de loin. Là s'ébauche peut-être la «chimère» décrite par Michel de M'Uzan (de M'Uzan, 1978).

Mais il me semble que d'autres conditions sont nécessaires pour mobiliser les identifications précoces. En effet, il m'est difficile d'envisager un changement quelconque sans une issue hors de la circularité qu'implique toujours peu ou prou une relation à deux.

Denise Braunschweig et Michel Fain ont insisté sur le rôle joué par ce qu'ils appellent l'identification hystérique précoce dans la constitution du psychisme. La sexualité des parents y joue un rôle essentiel. La mise en place de cette identification précoce implique, selon eux, que la mère, périodiquement, désinvestisse l'enfant pour accueillir le désir de l'homme. Cette « censure de l'amante » confère à la séparation sujet-objet une dimension érotique et triangulaire. C'est cette position maternelle qui permet, selon eux, que s'instaure dans le psychisme de l'enfant la possibilité d'un refoulement primaire de l'investissement incestueux (Braunschweig et Fain, 1975). Ne peut-on faire l'hypothèse que les mouvements successifs de projection, réduction de la projection, introjection ne sont opérants pour la constitution du psychisme que pour autant qu'ils s'associent à cette identification hystérique précoce, c'est-à-dire qu'ils s'effectuent dans un système triangulaire impliquant l'existence d'un « autre de l'objet » ? (Green).

Il me semble de même que la « capacité de rêverie » de Bion ne peut se comprendre qu'à travers la structure psychique de la mère inscrite dans une dimension triangulaire.

Ainsi pourraient également s'expliquer les modifications tardives du fonctionnement psychique de certains patients qui ont besoin d'une nouvelle « tranche » pour accepter de quelqu'un d'autre la guérison qui ne pouvait être reçue de leur premier analyste, la présence d'un tiers permettant, dans l'aprèscoup, l'avènement du changement.

Mais si les identifications jouent un rôle important dans les mouvements de la cure, elles agissent en coulisse, tandis que sur la scène se déploient le conflit et la relation objectale. C'est seulement la mise à jour du conflit dans le transfert qui va permettre son élaboration ainsi que la reprise silencieuse des introjections structurantes.

Ce caractère silencieux des identifications ajoute à leur complexité. On pourrait dire d'elles, en paraphrasant Jose Bleger, qu'elles sont « comme l'amour et les enfants qu'on n'entend que quand ils pleurent». Pour qu'une identification soit reconnue, il faut qu'elle cesse d'être silencieuse, qu'elle se mette à « parler ».


Changement et identifications 1069

Haydée Faimberg propose une technique, « l'écoute de l'écoute des interprétations », qui permet le repérage de certaines identifications narcissiques jusqu'alors muettes, au moment précisément où le patient peut se désidentifîer de l'objet aliénant (Faimberg, 1981). Mais certains phénomènes qui se produisent chez l'analyste permettent également d' « entendre », de mettre en représentation ce qui était jusque-là silencieux. C'est ce qui se passe quand se déclenche le « système paradoxal» bien mis en évidence par Michel de M'Uzan (de M'Uzan, 1976).

Je m'appuierai, pour cerner cette question, sur une brève séquence clinique.

Illustration clinique

A la fin d'une séance en apparence «classique», peu de temps après l'annonce de mon départ pour de courtes vacances, je suis brusquement envahie par une question qui me laisse perplexe : comment vais-je faire pour dire au revoir à ma patiente ? Ai-je ou non l'habitude de lui serrer la main ? Comment prendrat-elle mon geste ou mon absence de geste ?

Comme je la raccompagne, tout se rétablit et je lui tends la main comme à l'accoutumée. Après son départ, je me trouve confrontée à la nécessité urgente d'analyser ce qui a pu déclencher ce trouble. De quoi était-il question dans cette séance ? La patiente me parlait d'un couple peu conformiste suscitant des sentiments mêlés faits de curiosité et de rejet. Toutes les associations s'orientaient, à partir de l'évidente situation transférentielle, vers le nouveau couple formé par le père après la séparation de ses parents pendant son enfance... Quoi de plus naturel à la veille de mes propres vacances ? Mais quelque chose avait changé. Elle pleurait comme souvent, mais de façon différente ; en même temps, elle exprimait contre sa mère une rage inhabituelle, une sourde révolte. Tout cela avait longuement été analysé pendant les mois qui avaient précédé la séance dont il est ici question. Mais le ton n'était plus le même. La patiente en outre s'exprimait plus librement, avait des jugements plus personnels ; elle me faisait penser à ces esclaves inachevés de Michel-Ange luttant pour se dégager de la gangue de pierre qui les immobilise.

Parallèlement, que se passait-il en moi? Le contre-transfert qui peut être une redoutable résistance au changement passe souvent par une identification inconsciente et surtout durable aux objets du patient. Je crois que j'étais, sans le savoir, identifiée à la mère de ma patiente dans une attitude apparemment contre-oedipienne. Mais cette explication était insuffisante. J'imaginais cette mère sans homme, très attachée à sa fille comme à sa propre mère, n'offrant pas à sa fille le soutien de sa propre structure oedipienne. Dans ma pensée para-


1070 Annick Sitbon

doxale, il s'agissait de toucher. Est-ce que je le devais, est-ce que je le pouvais, était-ce trop de proximité ou pas assez? Je me trouvais dans une position de mère châtrée, laissée par le père et qui se complète grâce à son enfant, ou encore de mère déprimée et phobique qui ne le touche pas. Dans le premier cas, je la touchais trop (peur d'une séduction, d'une intrusion, d'un trop d'excitation), dans le second, je ne la touchais pas assez, laissant un vide. Il est à noter que la patiente avait parfois des issues comportementales qui laissaient chez moi un vide de par une présence à éclipses qui introduisait une relative discontinuité dans le processus analytique. Mon interrogation retrouvait cette alternance de continuité-discontinuité en une « valse-hésitation » perplexe. Elle visait à mon avis la séparation d'avec l'objet primaire, mobilisée par l'approche de la fin de la séance et la proximité des vacances.

Après le départ de la patiente, mes associations me firent évoquer un collègue homme et un fantasme de castration. Je compris après coup, à la lumière de ce fantasme, ce qui m'inquiétait dans les actings de ma patiente. Ceux-ci avaient pour effet, comme en un jeu de coucou, de la faire disparaître et réapparaître à mes yeux. Il s'agissait d'un danger de castration portant sur le corps entier. Mon inquiétude faisait alors revenir le message de la castration. Je pus ainsi me dégager de l'identification à la mère et formuler une interprétation.

Dans les séances suivantes apparut clairement un mouvement d'autonomie, une désidentification d'avec la mère dont la patiente avait été longtemps le porte-parole

Mais ce qui me paraît important ici, c'est de voir comment la représentation fait retour par l'analyste et comment elle peut rester enclavée du côté du fauteuil. Plus que l'interprétation elle-même, c'est la façon dont la représentation vient à la conscience de l'analyste qui est, à mon sens, facteur de changement, la désidentification chez l'analyste précédant celle du patient et permettant une issue hors de la collusion narcissique.

Le destin des identifications de l'analyste

Ainsi est-ce par une sorte d' « épreuve de la réalité psychique » de l'analyste qu'un changement peut advenir. Mais comment s'installe son propre fonctionnement mental ? Quelles sont en particulier les identifications qui lui ont permis d'acquérir ce fonctionnement ? Se pose pour lui, comme pour le patient, la question des introjections, de leur qualité, de leur origine, de leur devenir. Je m'attacherai surtout à deux destins des identifications, l'un particulièrement funeste, l'autre à mon avis plus bénin.

L'un des pires écueils de l'analyse est, à mon sens, celui qui peut résulter


Changement et identifications 1071

d'une collusion entre le transfert idéalisant de l'analysé et le besoin/désir que l'analyste pourrait avoir de ce transfert. Le désir plus ou moins conscient de fasciner est toujours un désir d'aliéner l'autre en une « séduction narcissique » plus dangereuse peut-être que toute autre forme de séduction. Raccourcir les séances, demander des honoraires trop élevés, vouloir briller aux yeux du patient et, d'une façon générale, ne pas obéir au tiers que représente le surmoi analytique, fait de l'analyste un objet tout-puissant, idéalisé, qui pour peu qu'il soit particulièrement frustrant favorise au maximum des identifications massives difficilement mobilisables : identification à l'agresseur, identification mimétique à l'apparence de l'autre, à sa façon de parler, d'écrire, ou à son noeud papillon plus qu'à sa fonction analysante, tendance à répéter ces emprunts massifs, ce qui aboutit à une transmission de générations en générations d'incorporats inassimilables.

Toutes ces identifications se caractérisent par l'impossibilité d'assimiler lentement, détail après détail, de « distiller en petite monnaie » pour utiliser une métaphore biochimique, ce qui spécifie la fonction analysante.

On a pu également s'interroger sur le devenir identificatoire de certaines analyses courtes pratiquées en d'autres temps. Le risque d'un tel « sevrage » précoce pourrait être une insuffisante introjection de la fonction analysante compensée par une identification plus ou moins massive à l'objet ainsi perdu qui compromettrait et l'autonomie du sujet et sa liberté de penser. Une autre issue serait la proclamation d'une autonomie plus apparente que réelle, autonomie acquise « au galop » pour faire plaisir à l'analyste, ne mettant pas le sujet à l'abri de rechutes après exposition aux « rayons Roentgen » du travail analytique régulier et aux aléas de la vie...

Quant à certaines techniques actives proposées à la même époque, elles méritent également qu'on s'interroge sur leur devenir. Je pense par exemple à l'attitude prônée par Sacha Nacht, particulièrement en fin d'analyse, qui consistait - disait-il - à « désanalyser » en cessant d'interpréter le transfert et en se montrant « adulte en face d'un autre adulte », ce qui aboutissait à des considérations du genre (geste à l'appui) : « Vous voyez bien que vous êtes aussi grand que moi ! » ou (de préférence aux femmes) : « Vous avez maintenant une jolie coiffure» (Nacht, 1971).

Quel que soit l'effet psychothérapique immédiat de ces pratiques indiscutablement séductrices, j'ai tendance à penser qu'elles n'entraînent ni identification mimétique ni introjection durable. Peut-être provoquent-elles une identification hystérique transitoire qui, se heurtant au surmoi analytique développé lors des supervisions ou au contact d'autres pratiques, finit par s'estomper et par disparaître. Dans les cas les plus favorables, il est probable qu'elles «glissent» sur l'appareil psychique de l'analysé qui, avec le temps, les considère avec une bien-


1072 Annick Sitbon

veillance critique teintée de tendresse postoedipienne mais ne les utilise par pour autant dans sa propre pratique...

«Parvenez à cette connaissance et voyez la réalité je ne suis ni père ni bandit mais un médecin à Passy. »1.

Annick Sitbon

132, boulevard de Magenta

75010 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Bollas Ch. (1989), L'objet transformationnel, RFP, 53, 4, Paris, PUF.

Braunschweig D. et Fain M. (1975), La nuit, le jour, Paris, PUF, coll. «Le fil rouge».

Clancier A. (1994), Raymond Queneau et la psychanalyse, Paris, Éditions du Limon.

Faimberg H. (1981), Une des difficultés de l'analyse: la reconnaissance de l'altérité. L'écoute des interprétations, RFP, 45, 6, Paris, PUF.

Green A. (1988), La pulsion et l'objet, préface à B. Brusset, Psychanalyse du lien. La relation d'objet, Paris, Le Centurion.

Luquet P. (1962), Les identifications précoces dans la structuration et la restructuration du moi, RFP, 26, numéro spécial.

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M'Uzan M. de (1978), La bouche de l'Inconscient in La bouche de l'Inconscient, Paris, Gallimard.

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Queneau R. (1937), Chêne et chien, Paris, Gallimard.

Roussillon R. (1995), La métapsychologie des processus de transitionnalité, RFP, 59, numéro spécial Congrès, Paris, PUF.

1. Raymond Queneau, Chêne et chien


Destins de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu

Claude SMADJA

Introduction

La question du changement, de sa réalité et de son évaluation, au cours du processus se déroulant dans le cadre d'une cure psychanalytique ou d'un traitement psychothérapique, fait intervenir de nombreux paramètres. Quel que soit celui que l'on privilégie pour apprécier la qualité du changement vécu par le patient, il me paraît indiscutable que la subjectivité de ce dernier en soit, en premier heu, concernée par les remaniements dont elle fait l'objet. André Green, au cours du Colloque de Deauville d'octobre 1995 qui traitait de ce sujet, a attiré notre attention sur le fait que, selon lui, tout changement devait entraîner, chez le patient, une modification qualitative de sa conviction relative à l'existence chez lui d'une vie psychique. Cette définition du changement, pour simple qu'elle puisse apparaître, relève, selon moi, d'une vérité profonde, tant est variable, dans la clinique actuelle, le degré d'autoperception du fonctionnement mental, balayant le champ qui va d'un insight de bonne qualité jusqu'au déni de sa propre vie psychique. Ainsi, tous les paramètres que l'on peut évoquer pour rendre compte d'un changement chez un patient, doivent-ils nécessairement ramener à une modification qualitative du sentiment de subjectivité.

La dimension de la temporalité représente, dans cette perspective, un vecteur intéressant pour apprécier lès modifications du fonctionnement psychique au cours d'un traitement ou d'une cure psychanalytique. En effet, la temporalité est liée à l'histoire certes, mais aussi aux destins de la sensoriahté et des affects. Ceux-ci, comme celle-là, peuvent être présents ou effacés dans le discours du patient. Ils peuvent advenir au cours du processus psychanalytique comme ils peuvent se désorganiser au cours d'une crise. Ils représentent des paramètres psychiques fondamentaux entrant dans la constitution du temps vécu. Celui-ci

Rev. franç. Psychanal., 4/1996


1074 Claude Smadja

n'est, en dernière analyse, que la résultante des trajectoires combinées des traces sensorielles, mnésiques et affectives du patient, organisatrices de son histoire.

La pratique psychanalytique des cas difficiles, états-limites et organisations psychosomatiques en particulier, nous confronte à des patients dont la conception du temps diffère sensiblement de celle des patients névrosés. Nous apprenons avec eux que le temps, non seulement se construit mais aussi se déconstruit, s'étend ou se rétrécit, se réchauffe ou se refroidit. La construction du temps particulier de chaque patient résulte des effets complexes de l'activité psychique, dans son ensemble. Les qualités du temps sont intimement liées à celles de la construction de l'histoire vécue et, en définitive, représentent un témoignage des vicissitudes de l'histoire pulsionnelle de chaque sujet.

Le traitement d'un patient présentant une névrose de comportement nous conduira à développer deux ordres de réflexion : les premières concernent les destins de la sensorialité et des affects, les secondes ont trait à la construction d'un temps particulier, le temps opératoire, lui-même résultant du destin particulier des traces sensorielles et des affects dans l'histoire du sujet. Mon propos sera centré sur deux rêves, apparus après plusieurs années de traitement et qui ont marqué une rupture dans le continuum factuel du discours du patient. Ces rêves ont entrouvert son temps et lui ont restitué une partie de son histoire. Après coup, il est apparu que la conception singulière qu'il avait de la temporalité résultait de l'effort permanent qu'il faisait pour rendre le temps immobile, neutre, calme.

A l'école, les enfants apprennent à conjuguer le temps. Le passé, le présent et le futur peuvent apparaître bientôt comme des catégories naturelles qui s'imposent à tous. Le temps s'organise, se découpe, se différencie et se nuance d'une variété de sous-catégories. Or, nous savons que les choses sont plus complexes et que l'histoire subjective de chaque humain est l'agent organisateur du temps vécu. Temps, histoire et mémoire s'imposent ainsi comme des données indissociables. L'ensemble du corpus freudien a réorienté de façon décisive la compréhension du temps vécu en permettant que les questions soient posées sur des bases nouvelles. Je retiendrai trois de ses propositions :

— Le principe de plaisir-déplaisir gouverne l'ensemble des phénomènes psychiques. Nous savons qu'il représente un achèvement, un point asymptotique, une perspective dans l'histoire pulsionnelle et que bien souvent cette histoire s'interrompt en chemin. Cependant, ce principe nous a appris que la mémoire est autre chose qu'une simple accumulation, progressive et méthodique, des événements vécus au cours de la vie. L'humain avance dans la vie en refoulant, plus qu'en accumulant. Le temps passé devient un temps lacunaire, discontinu, lourd de représentations et d'affects. Le temps futur s'organise autour de projets qui sont eux-mêmes la projection de la réalisation hallucina-


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toire du désir. Le temps vécu devient un temps vivant qui contient nécessairement sa part de douleur, d'angoisse et de deuil, autant que de jouissance.

— La séparation de l'appareil psychique en trois systèmes, l'inconscient, le préconscient et le système perception-conscience, repose elle-même sur une représentation idéale du fonctionnement mental, issue de la métapsychologie de 1915. Cependant, ce principe nous a appris à différencier plusieurs qualités de temps. L'intemporalité de l'inconscient gouverné par le principe de plaisir s'oppose ainsi à l'organisation et au découpage du temps selon le principe de réalité, au sein du préconscient. Quant au système perception-conscience, il est le temps du renouvellement indéfini des perceptions: il est le temps de l'immédiateté. L'équilibre entre les processus primaires et les processus secondaires est censé assurer un déroulement convenable du sentiment du temps vécu.

— La contrainte de répétition, issue des remaniements théoriques de 1920, est située « au-delà du principe du plaisir ». Elle fait naître habituellement chez l'analyste, des représentations conceptuelles de force et de destructivité. Elle est associée, peu ou prou, à des phénomènes psychiques de déliaison dont les figures psychopathologiques peuvent être très variées. Sous l'effet de sa poussée, la qualité du temps vécu est indiscutablement altérée. Ainsi, la nécessaire prise en compte du facteur quantitatif nous impose de remanier sensiblement notre compréhension de la temporalité.

Histoire clinique

M. A... a 47 ans. C'est un Juif séfarade qui s'installe en France avec sa famille vers l'âge de 15 ans. Il est chirurgien-dentiste, marié et père de deux jeunes filles. Il est venu me consulter en raison d'une hypertension artérielle sévère et d'un état de tension psychique permanente. Il est hyperactif et travaille durant tout le temps qu'il est éveillé. Il ne s'endort qu'épuisé. Tous les soirs, il endosse ses habits de jogging et parcourt une vingtaine de kilomètres en courant. Deux à trois fois par semaine, il se rend à la piscine et fait plusieurs dizaines de longueurs de bassin. Il vit ainsi depuis qu'il s'est installé dans sa vie d'adulte. En dehors de l'inconfort qu'il ressent en raison de son état de tension, que ses activités physiques calment régulièrement, il ne se plaint d'aucune souffrance psychique. Pas d'anxiété, pas de moments dépressifs. Il travaille, il bricole, il fait du sport, il multiplie les maîtresses avec qui il n'entretient que des relations sexuelles, et le temps passe ainsi dans cette succession d'agissements. Pour lui, le temps ne se conjugue ni au passé, ni au futur, ni même au présent. Il ne se déroule pas. Il est une succession d'instantanés. Le présent impliquerait son encadrement par un passé et un futur proches. Ici, chaque instant est encadré


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par deux autres instants. C'est le temps de l'actuel et non du présent. Le déroulement du sentiment du temps vécu implique que chacun des trois temps, passé, présent et futur, soit pénétré des deux autres. Ici, il semble que ce soit précisément ce lien qui fasse l'objet d'un effort permanent d'exclusion de la part du patient. Toute son organisation psychique semble mobilisée pour éviter ce lien.

Au cours de nos premières rencontres il m'avait succinctement raconté son histoire, à la suite de mes sollicitations, sans comprendre l'intérêt que cela pouvait avoir avec l'objet de sa démarche. Il avait perdu son père à l'âge de 6 ans, mort assassiné. Sa mère, ne supportant pas son deuil, quitta la maison quelques années plus tard pour rejoindre un autre homme qu'elle épousera. Elle abandonnera son fils, alors qu'il avait une douzaine d'années, et sa soeur, désormais, s'occupera de son éducation. M. A... connaissait ces événements mais il en faisait mention comme on dit qu'on a eu des maladies infantiles dans son enfance. Il les connaissait, certes, dans la mesure où aucun déni ni aucun oubli ne les avaient frappés mais quelque chose de vivant leur avait été retiré. Ces événements ne participaient plus de son histoire vécue: ils avaient été exclus du temps. Ces deux temps traumatiques avaient donc fait l'objet d'une vigoureuse procédure défensive de la part de son Moi, visant à en dénier la réalité affective. S'agit-il de mécanismes de clivage ? d'une répression majeure ? Son hyperactivité effrénée et permanente, dont le but était la recherche du calme, situe, selon toute vraisemblance, cette procédure défensive «au-delà du principe du plaisir».

Le premier rêve a lieu peu de temps avant une interruption du traitement. Le voici : « Il est assis à une terrasse de café, dans un pays chaud. Il sent la chaleur sur sa peau. Il regarde des femmes assises non loin de lui. Il sent des odeurs de fleurs. Des gens se promènent. » Fin du rêve. La chaleur lui évoque son pays natal. Ce sera là son seul commentaire. Comme je pensais à mes propres vacances et qu'il me racontait ce rêve peu de temps avant notre séparation sans rien m'en dire, je lui dis : il y a une atmosphère de vacances ! Il me répond que je veux peut-être lui suggérer que ça lui fait quelque chose que je parte en vacances. Porté par le transfert, il me livre alors deux associations. Depuis quelque temps, il a remarqué qu'il se sentait beaucoup plus sensible. Il lui arrive d'avoir les larmes aux yeux devant certains événements. Revenant sur mon intervention, il me lance : vous pensez peut-être que je ne supporterais pas que vous partiez ! Une deuxième association lui vient à l'esprit : il s'agit d'un film vu récemment à la télévision, racontant l'histoire d'un homme médecin se débattant pour sauver une femme de la mort. A la faveur du transfert, ce rêve a permis à M. A... de lever un coin du voile de l'histoire traumatique de son enfance. Pour la première fois, il s'est mis à parler de l'abandon de sa mère comme de sa propre histoire et non comme d'un événement venant de l'extérieur. Il est remarquable que les traces sensorielles, charriées par le rêve, aient précédé les traces mnésiques dans


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son discours. Sensorialité et affects vont ainsi de pair. Le temps s'est ainsi entrouvert, réchauffé et coloré dans le même mouvement que son histoire, à présent vécue.

Dans un après-coup, M. A... va me dire qu'il n'avait jamais pensé jusqu'à présent qu'il avait été abandonné par sa mère, bien qu'il ait toujours su que sa mère était partie. Nous sommes là en présence de deux versions d'un même événement construites en des temps différents, l'une dans le cours naturel de sa survenue, l'autre, à la faveur du transfert au cours d'une psychothérapie. Nous observons que dans la nouvelle version, le patient s'est approprié cet événement traumatique et l'a réintégré dans son histoire. Le fil du temps se renoue. En même temps que ce mouvement d'historisation subjective, tout un ensemble de traces sensorielles et affectives refont surface et ouvrent sur un vécu de deuil et de douleur. Par opposition à ce mouvement, on peut comprendre que la version précédente de l'événement résultait d'une construction visant à en exclure toute la mémoire sensorielle et affective liée à sa dimension traumatique. En lieu et place d'une régression psychique désespérément absente, le patient avait recours à des procédés autocalmants, utilisant préférentiellement la motricité pour pallier au surgissement d'un état de détresse qui le menaçait en permanence. L'impératif ici, on le voit bien, est d'éviter que le temps émette ses ramifications vers un passé dont le caractère douloureux dépasse les capacités de maîtrise et de liaison de son Moi, autant que vers un futur plein de projets qui en garderait la trace. L'urgence est à immobiliser le temps, à le couper de ses sources vivantes, à le neutraliser. Devant l'hyperactivité permanente du patient et ses accélérations périodiques on ne peut s'empêcher de penser à l'effort qu'il fait pour rendre le temps calme.

Le second rêve a heu quelque temps plus tard. Le voici. « Il se trouve en compagnie d'une personne qu'il ne peut identifier. Il déambule de maison en maison et ce n'est jamais chez lui. » Fin du rêve. Ce rêve réveille des souvenirs de la période proche de la mort de son père. Lorsque celui-ci fut assassiné, la famille fut plongée dans des difficultés matérielles et dut déménager de la maison qu'elle occupait alors. Une période difficile s'ensuivit, marquée en particulier d'une transformation dépressive de sa mère.

Commentaires théoriques

Ce qui est immédiatement remarquable chez ce patient est le rapport qui existe chez lui entre l'absence de douleur psychique et l'hyperactivité motrice. C'est sur cette relation qu'a porté principalement l'effet de changement au cours du processus psychothérapique. Dans l' Esquisse (1895), Freud, traitant de


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l'épreuve de la souffrance, indique deux voies de sortie aux événements douloureux : la décharge motrice et la production d'affects. Il semble donc qu'il existe une relative incompatibilité entre ces deux voies et le choix dépend nécessairement de la qualité des mécanismes d'élaborations psychiques disponibles alors chez le sujet. Dans l'addenda qui clôture Inhibition, symptôme et angoisse (1926) Freud définit la douleur comme la réaction spécifique à la perte d'objet, l'angoisse comme la réaction au danger de la perte d'objet, et le deuil comme le travail de détachabilité de l'objet perdu sous l'égide de l'épreuve de réalité. En clinique, nous observons régulièrement des combinaisons de douleur et d'angoisse et des deuils incomplets. En outre, l'objet est toujours associé à diverses couches de traces sensorielles et mnésiques agencées selon différents plans d'organisation. Freud, dans sa lettre à Fliess du 6 décembre 1896 en avait donné un modèle, selon lequel « la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois et qu'elle se compose de diverses sortes de "signes" ». De plus, pour lui, les enregistrements successifs correspondaient à différentes époques de la vie. Les patients souffrant de névrose traumatique nous ont habitués à reconnaître chez eux une relation régulière entre le déclenchement de l'état de détresse et la perception d'un attribut de la situation traumatique. Pour Freud, ce qui spécifie la douleur psychique est l'investissement hyperintense de l'objet perdu, ce qu'il appelle l'investissement «en nostalgie». Chez notre patient, M. A..., c'est précisément cet investissement psychique qui a fait l'objet, me semble-t-il, d'un vigoureux mécanisme de déni. A la faveur du transfert, un mouvement affectif de nature objectale a commencé de s'organiser et a rejoint, dans des essais de déplacements psychiques des couches lointaines de traces sensorielles activées par la régression formelle du rêve. La reprise élaborative de ce dernier au cours du travail psychothérapique a permis leur liaison avec d'autres couches mnésiques. La reconstruction de l'histoire et du temps vécus apparaît ici comme les effets de ce lent processus.

A la suite de cette brève illustration clinique, j'aimerais présenter une réflexion sur la nature particulière du temps opératoire. Cette réflexion me vint à l'esprit à la suite de la lecture d'un texte de Freud : « Note sur le "bloc-notes magique" » (1925) qui me fit associer immédiatement sur un texte de Pierre Marty relatif à la dépression essentielle dans L'ordre psychosomatique (1980). C'est la mise en perspective de ces deux textes que je veux présenter ici en les liant et en les complétant par une réflexion métapsychologique personnelle.

Voici le texte de Freud : « J'ai émis cette hypothèse : des innervations d'investissement sont envoyées de l'intérieur par coups rapides et périodiques dans le système perception-conscience, qui est complètement perméable, pour en être ensuite retirées. Tant que le système est investi de cette façon il reçoit les perceptions qu'accompagne la conscience et conduit l'excitation dans les systèmes


Destins de la sensorialité et des affects 1079

mnésiques inconscients ; dès que l'investissement est retiré, la conscience s'évanouit et le fonctionnement du système est arrêté. Ce serait alors comme si l'inconscient, par le moyen du système perception-conscience, étendait vers le monde extérieur des antennes qui sont rapidement retirées après en avoir comme dégusté les excitations. Ainsi, les interruptions qui, dans le cas du bloc-notes magique, proviennent de l'extérieur, je les faisais résulter de la discontinuité du flux d'innervations, et, à la place d'une rupture de contact effective, on trouvait dans mon hypothèse l'inexcitation périodique du système perceptif. Je supposais en outre que ce mode de travail, discontinu du système perception-conscience, est au fondement de l'apparition de la représentation du temps. »

Voici le texte de Pierre Marty : «Au niveau de la première topique, l'inconscient reçoit mais n'émet pas. Les quelques expressions élémentaires qui s'extériorisent (dont la valeur est positive parce qu'elle manifeste l'investissement de certaines fonctions par les instincts de vie) et les troubles somatiques qui apparaissent ou s'aggravent (dont la valeur est presque toujours ici négative parce qu'ils marquent la préséance des instincts de mort) à l'occasion d'événements extérieurs, montrent que l'inconscient reçoit. L'absence d'élaborations et d'expressions sur toutes les lignes classiques de la pensée et de l'action personnelle montre que l'inconscient n'émet pas. Il est difficile dans ces conditions de savoir ce qui se passe dans l'inconscient.

« La disparition des représentations et des témoignages de rêves pourrait faire penser à l'application d'une vaste censure. La censure implique néanmoins dans son fonctionnement un choix des zones non censurées, des relâchements, des irrégularités dans le temps, des rejetons symptomatiques. Ici, on ne trouve rien de cela, l'inconscient a été rapidement semble-t-il mis à l'écart. »

L'hypothèse métapsychologique de Freud, à la base selon lui de l'apparition de la représentation du temps, repose sur l'idée d'une circulation à double sens entre l'inconscient et le système perception-conscience. Des investissements inconscients sont émis périodiquement en direction du monde des perceptions. En même temps, les excitations issues des perceptions sont conduites vers les systèmes mnésiques inconscients. Cette double circulation assure un déroulement convenable du déroulement du temps vécu.

L'hypothèse de Pierre Marty qui, dans son contexte, n'est pas liée à une réflexion sur la représentation du temps, repose sur l'idée d'une circulation à sens unique entre l'inconscient et le système perception-conscience. Selon l'auteur, dans les états de désorganisation mentale avancée dont témoignent l'apparition d'une dépression essentielle et d'une vie opératoire, l'inconscient n'émet plus d'investissements en direction du monde extérieur, ce que traduit l'absence d'élaborations et d'expressions psychiques; par contre, il demeure continuellement sensible aux excitations qui en parviennent ce que traduisent les modifica-


1080 Claude Smadja

tions, voire aggravations de l'état somatique du sujet. L'hypothèse de Pierre Marty repose donc, avec force, sur l'idée d'une rupture de communication entre l'inconscient (prolongé par le préconscient) et le système perception-conscience. La question de la sensibilité de l'inconscient aux excitations du monde extérieur, postulée par l'auteur («l'inconscient reçoit») est interprétée, selon ses hypothèses originales sur l'inconscient, comme l'effet d'une désorganisation interne au système inconscient, régressant, par une voie contre-évolutive, de la domination par le principe de programmation à la domination par le principe d'automation, la sensibilité représentant, pour Pierre Marty, une qualité basale quasi matérielle de l'inconscient originaire.

Si l'on se réfère ainsi à l'hypothèse freudienne, il résulte de la proposition de Pierre Marty l'idée que la représentation du temps sera profondément altérée dans les états de désorganisation mentale dont témoignent la dépression essentielle et la vie opératoire. L'auteur en convenait d'ailleurs, confirmant l'hypothèse freudienne. Je cite ici un autre texte de Pierre Marty au sujet du temps opératoire (L'ordrepsychosomatique, 1980): «Sans manifestations de l'inconscient les lieux comme le temps se trouvent interrompus. L'effacement du préconscient entraîne la suppression des relations originales avec les autres et avec soi-même (le phénomène touche à la notion d'espace), comme il entraîne la perte de l'intérêt pour le passé et le futur (lephénomène touche à la notion de temps). Les faits et gestes, perdant leur valeur imaginaire, renvoient au domaine des mouvements plaqués sur l'action directe dans un espace rationnel dont les dimensions paraissent davantage apprises qu'évolutivement vécues. L'absence de communication avec l'inconscient constitue une véritable rupture avec sa propre histoire. Le factuel et l'actuel s'imposent à l'ordre de chaque jour. »

Je propose, à présent, de compléter la proposition de Pierre Marty, selon laquelle «l'inconscient reçoit mais n'émet pas», en me référant à la seconde théorie des pulsions de Freud. La seconde partie de l'énoncé martyen (l'inconscient n'émet pas) doit être, selon moi, comprise ainsi : l'inconscient n'émet pas d'investissements. Il s'agit d'investissements bipulsionnels, érotiques et agressifs, représentés. Toutefois, si l'inconscient n'émet pas d'investissements en raison de son effacement (ou de sa non-disponibilité) lié à l'état de désorganisation mentale, il transmet par contre une force en direction du Moi et de sa surface, le système perception-conscience. Cette force n'est autre que la qualité de poussée de la pulsion, privée de ses autres attributs. Le Moi se trouve ainsi pulsionnalisé dans ses défenses (André Green). L'énoncé de Pierre Marty, complété, devient ainsi : l'inconscient n'émet pas d'investissements mais transmet la force de la pulsion qui traverse le Moi jusqu'à sa surface et dans ses prolongements moteurs.

Avec les procédés autocalmants, nous devons admettre que nous nous situons «au-delà du principe de plaisir». Les patients répètent leur activité


Destins de la sensorialité et des affects 1081

motrice effrénée jusqu'à ce qu'ils aient trouvé le calme. Les qualités de force (ou de poussée) et de contrainte à la répétition sont constitutives de cette activité. Dans son essai sur l' «Au-delà du principe de plaisir», Freud opposait la fonction de liaison spécifique des processus psychiques gouvernés par le principe de plaisir-déplaisir à la fonction d'immobilisation ou de neutralisation spécifique, elle, des événements psychiques gouvernés par les tendances à la répétition. Avec les procédés autocalmants, que s'agit-il donc d'immobiliser ou de neutraliser? La réponse ne nous paraît pas poser de problème. Il s'agit de la destructivité. Nous sommes en présence d'une conjoncture où le Moi, soit pour des raisons traumatiques passagères, soit pour des raisons traumatiques chroniques, est incapable de lier sa destructivité interne. Chez la plupart de nos patients nous avons été attentifs à un élément sémiologique qui atteste du caractère libre de cette destructivité : sa force (ou sa poussée) irrésistible. Toujours dans le même essai, Freud indique que la tendance à la répétition ne s'oppose pas au principe de plaisir mais l'y prépare et se situe antérieurement à lui. L'immobilisation des quantités d'excitations est un temps préalable et nécessaire pour préparer la liaison des processus psychiques qui s'opérera, elle, sous l'empire du principe de plaisir. Mais il s'agit ici d'une situation idéale et chez bien des humains le trajet s'interrompt en chemin.

Ce détour nous ramène au temps, et à sa conception singulière chez les patients opératoires, qui en fait un temps morcelé et interrompu. Mais on comprend que cette conception résulte d'un effort de maîtrise constamment entretenu en vue d'accéder à un illusoire vécu de calme, sans cesse remis en cause par la compulsion de répétition.

Claude Smadja

107, av. du Général Michel-Bizot

75012 Paris



Des changements chez l'analyste Louise de URTUBEY

Les changements chez l'analyste auxquels se réfèrent les auteurs de l'argument vers la fin de celui-ci, retiendront mon attention.

Freud, optimiste ou pessimiste, disent J. Schaeffer et P. Denis, considérait que l'analyse la plus réussie ne pouvait, au mieux, que laisser advenir le développement harmonieux entravé par la névrose ou remplacer la misère névrotique par le malheur ordinaire ou, enfin, que le meilleur résultat de la cure était l'accès pour le patient à la possibilité d'aimer et travailler. Pour ma part, je pense que Freud était là d'un optimisme réaliste. Pouvoir travailler et aimer, avec tout ce que ces réalisations sous-entendent et impliquent, est déjà excellent et, à l'évidence, pas donné à tout le monde avant analyse et peut-être pas régulièrement après. Le remplacement de la misère névrotique par le malheur ordinaire me paraît également satisfaisant.

L'analyse, aussi réussie soit-elle, ne pourra jamais éviter les misères de la vie: vieillissement, perte d'êtres chers, enfants à problèmes, maladies des amis... Je ne mentionne pas les maladies propres dans cette énumération car elles peuvent être, ou même sont régulièrement, d'origine psychosomatique, ce qui remet en cause les résultats de la cure. Il en est de même pour les accidents, dont l'aspect autodestructeur est susceptible d'apparaître comme fondamental. (J'exclus l'avènement de la propre mort au terme de la vieillesse, aboutissement naturel de la vie.) Se pose la question, déjà commentée par Freud (Freud, 1937) à propos des reproches adressés par Ferenczi pour n'avoir pas interprété son transfert négatif pendant son analyse, de la durée des résultats de la cure et des effets éventuels sur des aspects non apparus dans le transfert au cours de celle-ci. Ce sont des facettes sur lesquelles je ne m'attarderai pas en ce moment.

Supposons que l'analyste ait obtenu, grâce à sa cure, un bon fonctionnement psychique, la capacité de travailler et d'aimer. Il faudra aussi qu'il affectionne son métier, attachement nécessaire, indispensable même, à son exercice

Rev. franç. Psychanal., 4/1996


1084 Louise de Urtubey

car si l'inconscient et le fonctionnement psychique en général ne le passionnent pas, il lui sera difficile, impossible à la longue, de supporter les affects violents déchaînés dans et par la situation analytique. Espérons que les malheurs ordinaires ne l'aient pas frappé particulièrement et souhaitons qu'il ait atteint un niveau de développement harmonieux, soit qu'il l'eût déjà, soit que sa cure le lui ait procuré. L'interrogation se pose sur l'aptitude de la cure à faire changer ou à guérir suffisamment quelqu'un de très perturbé à l'origine, de sorte qu'il soit capable de devenir analyste. Pessimiste peut-être, je crains qu'il n'en soit pas ainsi: quelqu'un de fort atteint, si tout se passe bien, changera suffisamment pour aimer et travailler mais probablement pas pour s'exposer presque continuellement à la marmite du ça, le sien et celui de ses patients, et aux angoisses corrélatives.

Comment l'analyste pas trop perturbé initialement maintiendra-t-il les changements bénéfiques, fruits de sa cure, tout au long de l'exercice de sa pratique ?

Considérons d'abord un déroulement «naturel», forcément schématique. Petit à petit, l'analyste aura davantage d'expérience; celle-ci lui permettra de mieux choisir ses patients car il connaîtra de façon de plus en plus appropriée et la technique analytique et son propre fonctionnement psychique. Il saura qu'il réussit moins bien, par exemple, les cures de borderlines ou de pervers ou d'hystériques. Alors, il ne les prendra pas en traitement. Il saura poser avec plus de précision l'indication de cure type ou de psychothérapie en face à face ou les aménagements nécessaires dans certains cas et ceux à éviter absolument. Il aura appris à mieux réagir dans des situations difficiles, telles que menaces de suicide, absences répétées anxiogènes, projections très violentes, etc. D'autre part, ses lectures et ses rencontres auront probablement élargi sa vision de l'analyse et ses connaissances théoriques et permis l'observation de techniques différentes, employées par des collègues, à utiliser dans des circonstances précises, par exemple dans la forme ou la fréquence des interprétations.

Ces deux éléments favoriseront des changements «naturels» positifs.

Considérons maintenant des changements « naturels » plutôt négatifs. Par exemple, l'âge entraîne chez quelques-uns, suite à des échecs inévitables ou à trop de réussites partielles, une certaine dose de désillusion. Celle-ci ira de pair soit avec une passivité résignée, soit, au contraire, avec une activité inspirée d'autres techniques, plutôt psychothérapiques. Les « profondeurs » de l'inconscient ne seront ainsi pas atteintes.

Un deuxième élément, moins naturel et plus négatif, sera une augmentation de la rigidité manifestée par la difficulté à changer d'avis, à considérer les choses autrement qu'à des moments précédents, à refuser tout développement théorique


Des changements chez l'analyste 1085

ou toute variation technique nouveaux. On entendra, par exemple, non sans inquiétude : « Cela fait quarante ans que je dis cela. »

Un troisième élément, encore plus négatif, consiste en une certaine toutepuissance un peu en miroir avec celle des premières années de pratique, fondée ici non plus, comme au début, sur « l'analyse est une méthode toute-puissante » mais sur «moi, avec mon expérience, je sais que...», raisonnement souvent inconscient. Ce dernier élément sera susceptible d'amener des relâchements dans le respect des règles du cadre, tels que changer facilement des horaires ou permettre aisément le non-paiement des séances manquées. Ce défaut pourra augmenter petit à petit : on entendra de plusieurs sources qu'un collègue (ou des collègues) plus ou moins célèbre a dit : « On peut faire ce que l'on veut, on analyse après. » Cela est faux : on réussit à rectifier sans trop de peine les interprétations erronées, moins facilement les interventions maladroites ou blessantes mais on n'efface pas les passages à l'acte, s'ils ont été ou importants, traumatisants, ou trop fréquents.

A ce propos, tournons-nous maintenant vers les changements « non naturels », parfois nettement pathologiques.

Leur racine remonte très loin. Pourquoi devient-on analyste ? Question longuement et largement posée, sans réponse univoque. Certains pour réparer un parent psychiquement atteint, d'autres pour se rétablir eux-mêmes, quelques-uns à la recherche d'une issue sublimatoire pour leurs pulsions en particulier voyeuristes, quelques autres pour satisfaire leur masochisme, d'autres encore pour élaborer un deuil non fait ou le deuil devenu interminable ou impossible de la perte de leur analyste ou pour ne jamais le quitter tout à fait, étant assuré de le rencontrer dans des réunions ou d'avoir de ses nouvelles par personnes interposées. Les réponses seraient presque interminables. Searles (Searles, 1973) affirme que l'analyste exerce son métier pour se faire soigner par ses patients et avance à ce sujet une argumentation fort développée. Pour ma part, j'ai du mal à le suivre, du moins en ce qui concerne chaque patient en particulier, où, à mon avis, l'analyste est là pour le soigner ou le faire changer. Cependant il me semble possible que l'analyste ait besoin de tous ses patients, ou de patients, pour nourrir et employer son fonctionnement psychique particulier, où le processus primaire est admis dans le moi conscient et où les représentations anciennement refoulées circulent librement. Dans ce sens, il ne peut pas arrêter son métier, ce qui expliquerait le fait que, généralement, notre pratique est exercée jusqu'à un âge avancé et qu'on entend fréquemment les collègues plus ou moins jeunes exprimer leur crainte de «ne plus avoir de patients». L'aspect fantasmatique de cette peur se situe dans le fait d'avoir à supporter « seul » son fonctionnement ouvert à l'inconscient, de ne pouvoir l'utiliser pour les analysants, comme je le signalais il y a quelque temps (Urtubey, 1995).


1086 Louise de Urtubey

Retenons cependant que nous ne devenons pas tous analystes pour de « bonnes » raisons : par exemple, principalement pour se guérir soi-même, par narcissisme ou pour exercer une domination, ne sont pas des motifs valables. Malgré le soin apporté à l'admission des analystes en formation, il est hors de doute qu'un certain nombre des acceptés n'ont pas un bon fonctionnement psychique, comme il est aisé de le repérer au cours des supervisions, ou bien ils l'ont atteint pendant leur cure et une fois leur analyste « parti », il se révéleront trop perturbés pour exercer ce métier difficile (Freud parlait des rayons Roentgen et des cas d'épuisant prêche aux poissons) (Freud, 1937). Soit qu'ils s'identifient trop à leurs patients et fusionnent avec eux, soit qu'au contraire ils se maintiennent froids, silencieux, distants ; un jour ou l'autre, tôt ou tard, ils se retrouveront dans un état de malaise. La solution préconisée par Freud de refaire une « tranche », que je préfère appeler recommencer un travail analytique, est adoptée par les plus aptes à reconnaître leurs déficiences et leurs problèmes, qui ne sont évidemment pas les plus atteints. Ceux-ci, au mieux, s'apercevront que leur métier ne leur convient pas et l'abandonneront.

Mais ceux qui sont les plus perturbés, souvent, n'en ont aucune conscience ou très partielle. Leur trouble psychique ou mauvais fonctionnement s'exprimera dans les cures menées par eux. Certaines manifestations seront compatibles, plus ou moins, avec le déroulement du processus, comme quand on dit au cours de supervisions ou à la lecture d'un écrit clinique «qu'un patient travaille très bien » malgré son analyste. Ce seront beaucoup moins les erreurs interprétatives qui, comme Glover (Glover, 1955) l'a indiqué, n'entraînent pas grand dommage car elles peuvent être corrigées ultérieurement ou ne sont même pas entendues quand elles tombent à côté. Il sera question surtout du manque de contrôle face au désir de passer à l'acte: depuis les passages à l'acte mineurs (erreurs sur la durée de la séance, oublis, assoupissement, distraction) dont la répétition pourra cependant devenir néfaste, jusqu'aux passages à l'acte majeurs, notamment l'inceste, malheureusement plus fréquent qu'on ne le suppose.

Ici surgit le problème de la véracité des dires des patients au cours d'une cure ultérieure. Une règle plutôt juridique établirait que si les mêmes phrases ou attitudes sont répétées par le patient toujours de la même manière, elles risquent d'être exactes. Je serais tentée d'accepter cette règle-là, au nom du bon sens, dont l'existence en analyse me semble nécessaire, à ajouter au cadre et à l'interprétation. Freud ne l'aurait pas reniée. C'est un aspect dont je m'occuperai à une autre occasion. Certes, ce qui compte, c'est la réalité psychique mais les effets de la réalité « réelle », si elle a été traumatique, pèsent sur celle-là d'un poids différent, plus intense, plus déstructurant que celui des fantasmes ; elle a endommagé le pare-excitation et cela est repérable dans la cure. C'est là, à mon avis, le critère


Des changements chez l'analyste 1087

analytique à retenir pour différencier les affabulations des traumatismes « réels », survenus dans une analyse précédente. Pour juger des effets de ces traumatismes, il faut considérer que la cure analytique «rouvre» la sexualité infantile du patient (Laplanche, 1987) qui vit inconsciemment l'analyste comme son père et/ou sa mère. Un traumatisme dans l'analyse sera l'équivalent d'un traumatisme infantile intense. Il détruit, tout au moins temporairement, le fonctionnement psychique du patient, victime de celui dont il espérait le plus de bien (Ferenczi, 1933).

Ce n'est pas mon propos d'élaborer ici une théorie sur le traumatisme provoqué par l'analyste par son ou ses passages à l'acte, ce qui requierrait en temps et en étendue une profonde réflexion argumentée. Mais, suite à d'assez nombreuses observations sur mon divan, je pense que le traumatisme infligé par l'analyste en rupture de cadre et de neutralité, en abandon des intérêts du patient, ébloui par son narcissisme, subjugué par ses pulsions déréglées ou emporté par sa perversion, a une qualité particulière, reconnaissable par ses effets sur le fonctionnement psychique du patient et susceptible d'être distinguée de la réalité psychique fantasmatique de ceux-ci. Freud a dit à certaines occasions (par exemple, dans la lettre 69 à Fliess, 1897) que, puisqu'il n'y a pas d'indice de réalité dans l'inconscient, on ne réussit pas à distinguer les fantasmes des faits. Mais, à d'autres moments, nombreux, par exemple, à propos des séries complémentaires (Freud, 1916-1917), il a insisté sur l'importance des traumatismes réels, infantiles généralement, quoique pas exclusivement (cf. le rituel de la femme obsédée par l'absence de la tache de sang sur son drap au lendemain de sa nuit de noces) (Freud, 1916-1917). Il n'a cependant pas affirmé que les traumatismes infligés par l'analyste équivalaient à ceux de l'enfance, conclusion que m'a suggérée mon expérience personnelle.

Une deuxième analyse est réputée, avec raison, pouvoir diminuer l'impact traumatique et préserver l'éventuel bon travail accompli dans l'analyse précédente avant le passage à l'acte, si celui-ci survient au bout de quelques années. Dans les assez nombreux cas dont j'ai eu connaissance sur mon divan, la patiente est terriblement culpabilisée - il s'agit souvent de patientes souffrant d'un masochisme féminin et moral qui seront choisies - et cherche à s'attribuer les torts. Ainsi une jeune femme que son analyste (n'appartenant pas à notre Société) avait reçue tout nu, s'accusait d'être venue trop tôt à sa séance. L'analyste, surpris par elle, aurait jugé nécessaire de « ne pas perturber le cadre » en s'absentant pour s'habiller. Il ne s'agit pas ici d'inceste mais d'exhibition, qui, avec une patiente à surmoi moins solide ou avec un analyste encore plus pervers ou doté de puissance, aurait pu conduire à des actions encore plus directement incestueuses.

Ces passages à l'acte ont lieu surtout entre analyste mâle et patiente femme :


1088 Louise de Urtubey

doit-on accuser le surmoi, au contraire de ce que pensait Freud, plus faible chez les hommes en matière de perversion ou d'inceste, celui-ci plus fréquent socialement entre père et fille et beaucoup plus rare entre mère et fils ? Faut-il rappeler que la perversion se rencontre surtout chez les hommes ? Car c'est une perversion que d'abuser sexuellement de sa patiente-fille, prise dans les rets de l'OEdipe. Perversion, au sens de Freud (Freud, 1905), quant à son but frappé d'interdit. Perversion quant à son contenu, au sens de Stoller comme forme erotique de la haine (Stoller, 1986). L'analyste agirait soit par désir de détruire une patiente particulière, soit par haine de l'analyse ; dans le premier cas, il s'agit du retour contre-transférentiel d'une haine infantile non élaborée envers, vraisemblablement, la mère ou bien la propre analyste de sexe féminin ; dans le second cas, d'une haine contre son propre analyste, quel que fût son sexe, avec qui le travail aurait éveillé, sans la résoudre, une forte destructivité, comme pour Jung avec Sabina Spielrein, frustré d'une analyse avec Freud qui le souhaitait collègue et héritier, comme pour Ferenczi avec sa future belle-fille Elma, privé d'une analyse plus approfondie avec le Maître, qui, le préférant également comme collègue et ami, refusait de reprendre sa cure.

Une exception est possible, comme l'admettait Freud (Freud, 1915), si tous deux sont disposés à convoler ensemble. Mais ce n'est pas souvent le cas car l'analyste qui agit ainsi le fait le plus souvent avec plusieurs patientes, de façons successives ou simultanées.

Ce genre de passage à l'acte a lieu plus fréquemment chez les analystes «autorisés d'eux-mêmes». Ils manquent de modèles identificatoires (analyste, superviseurs, lecture de Freud) et imaginent que l'on peut «tout analyser». Alors que, non, on ne peut pas tout analyser, notamment la personne qui a conduit la cure où des passages à l'acte graves ont été commis par elle-même, n'est pas apte à les analyser, même si des années s'écoulent ensuite. Au passage à l'acte incestueux s'ajoutera le secret, centre même de la perversion, la patiente ayant honte de révéler à un tiers ce qui s'est passé, ne pouvant souvent avoir le courage premièrement de rompre le lien incestueux et deuxièmement d'aller en parler à un autre analyste, ce qu'elle vit comme une trahison, étant poussée intérieurement à se croire choisie par le père parmi toutes les autres et à la place de la mère.

Que dire de ceux que nous avons autorisés, nous les superviseurs et commissaires? Que nous nous sommes trompés en les admettant? Bien sûr. Que nous devons accueillir les «enfants» séduits et essayer de réparer le traumatisme ? Oui, aussi. Mais il faut surtout chercher les raisons de ce qui s'est passé.

Premièrement, l'analyste était déjà perturbé. J'en ai parlé ci-dessus. On ne s'en est pas aperçu pendant sa formation.

Deuxièmement, il n'aurait pas supporté son travail. Des restes troublants de


Des changements chez l'analyste 1089

sa propre analyse, les malheurs de la vie auraient trop pesé sur lui, sa ou ses tentatives de nouvelle analyse auraient échoué. Ou bien il serait devenu inanalysable, parce qu'un noyau paranoïaque, jusqu'alors contrôlé, se manifesterait. Celui-ci étant, comme nous le savons, la plupart des fois réfractaire à l'analyse puisque le paranoïaque, selon lui, a toujours raison.

Troisièmement, un patient particulier aurait réussi à déstabiliser l'analyste. N'imaginons pas que par sa beauté qui peut troubler passagèrement mais n'est pas en soi cause d'inceste. Non, ce serait par une aptitude à l'invasion particulière, une sorte de démon possédant. Cependant cela me semble pouvoir arriver bien davantage pour rendre les cures interminables, inefficaces, mais beaucoup moins pour conduire à l'inceste. Ces patients très difficiles, envahissants, haineux, provoqueront un passage à l'acte de type sadique : en paroles interprétatives trop dures, en fixation d'un terme à la cure, voire en l'interrompant si l'analyste ne supporte plus. Dans ces cas-là, l'interruption est préférable car elle permet la prise de conscience par le patient des limites de l'analyse et de l'analyste et peut-être de reprendre avec quelqu'un d'autre. Continuer indéfiniment dans le masochisme fournit au patient un modèle d'identification également masochiste et ne lui fait guère de bien. Au bout de quelques années de fonctionnement de ce type, un changement, avec la même personne, me semble illusoire. Donc cet acte ne serait pas un passage à l'acte dans le sens de conduite négative mais une mesure active plus ou moins justifiée.

D'autres actings graves n'ont pas un contenu sexuel, incestueux, absolument manifeste. Ils se révèlent parfois sous couvert de mesures techniques. Un analyste, qui par la suite abandonna la profession, termina la cure d'un patient n'étant pas en analyse de formation et venu ensuite sur mon divan, subitement, sans le prévenir et en ouvrant une bouteille de Champagne à la fin de la « dernière » séance, après laquelle commença immédiatement une relation « amicale » - au fond une séduction de la part de l'analyste - avec des projets alléchants d'écrire ensemble des articles, avec des dîners, etc. Ceci fut vécu comme un viol par le patient en question : une fin imposée, une amitié sans liberté, la transformation de son analyste d'interlocuteur somme toutes bienveillant en ami accaparant, aux approches teintées d'homosexualité, en envahisseur de sa vie de famille. Il mit des années à sortir d'un état d'angoisse et de relations amoureuses insatisfaisantes avant de se décider à «rompre» avec son ancien analyste et à recommencer une cure.

Les actings inanalysés, acceptés parce que « ce n'est rien », ne s'arrêteront jamais, la compulsion de répétition aidant.

Comment nous protéger de ces glissements inquiétants, voire terrifiants? Comme l'a dit Freud (par exemple, Freud, 1910) les moyens efficaces sont l'auto-analyse et, si elle ne suffit pas ou plus, un nouveau travail analytique. Si la


1090 Louise de Urtubey

situation est moins grave, superviser un cas difficile ou consulter quelqu'un en cas d'insécurité dans la conduite de la cure, suffira. Surtout, il ne faut jamais écouter nos mauvais conseillers : narcissisme, toute-puissance, destructivité. La troisième est essentielle car régulièrement inconsciente, seulement repérée a posteriori par ses effets, évalués par un tiers.

Louise de Urtubey

75, rue Saint-Charles

75015 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Ferenczi S. (1933), Confusion de langues entre les adultes et les enfants, in OEuvres complètes 4, Paris, Payot, 1982, p. 125-138.

Freud S. (1897), Lettre 69, in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1953, p. 190193.

Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.

Freud S. (1910), Perspectives d'avenir de la thérapeutique analytique, in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 23-34.

Freud S. (1915), Observations sur l'amour de transfert, in La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, p. 11-130.

Freud S. (1916-1917), Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1984.

Freud S. (1937), L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, p. 231-268.

Glover E. (1955), The Technique in Psychoanalysis, Londres, Balliere, Tindal & Cox, 1955.

Laplanche J. (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.

Searles H. (1973), Le patient, thérapeute de son analyste, in Le contre-transfert, Paris, Gallimard, 1981, p. 69-152.

Stoller R. J. (1975), Perversion, the Erotic Form of Hate, traduit chez Gall, Exeter, Wheaton & Co., 1986.

Urtubey L. de (1995), Countertransference effects on absence, International Journal Psychoanalysis, 76, 4, 683-694.


Le changement en analyse d'enfants



De quelques préalables au changement dans les pathologies limites l'enfant

Roger MISÉS

Les travaux consacrés à la cure des états limites chez les patients adultes ont permis d'approfondir la réflexion sur les aménagements qu'il faut introduire dans la mise en place du cadre et dans le déroulement de la cure, en raison notamment du travail psychique particulier qu'imposent ces patients «difficiles ».

Ces perspectives qui ont permis d'élargir le champ de l'analysabilité, ne sont pas immédiatement transposables du côté des enfants : selon moi, divers paramètres peuvent faire différer le recours à une psychothérapie individuelle, au profit d'interventions, «en réseau», qui incluent la prise d'appui sur des supports institutionnels originaux 1. Ces interventions soutiennent cependant une authentique visée mutative, à travers des démarches où l'éclairage psychanalytique tient une place essentielle ; de plus, les réaménagements obtenus permettent l'introduction ultérieure d'une psychothérapie individuelle.

Dans la présentation de ces perspectives, je laisserai de côté le problème posé par les formes les plus graves qui imposent d'emblée le recours à un dispositif institutionnel, type hôpital de jour, et j'envisagerai seulement des cas plus accessibles - et qui sont d'ailleurs, de loin, les plus nombreux - où l'enfant présente encore une adaptation suffisante à son cadre familial et scolaire 2. Souvent, ces parents consultent tardivement, à leur corps défendant et sur les incitations pressantes de tiers (l'école, les services sociaux) : ils dénient la souffrance de l'enfant, ils se dégagent de toute implication personnelle; ils ne conçoivent guère qu'un appui psychologique, passant par la parole, puisse apporter une aide.

1. R. Misés, J. Hochmann, L'orientation des institutions de soins psychiatriques pour les enfants et les adolescents en France, in Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, 1992, 40 (5-6), p. 333-340.

2. R. Misés, Les pathologies limites de l'enfant, Ed. PUF, coll. « Le Fil rouge », 1990.

Rev. franç. Psychanal, 4/1996


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Dans quelques cas cependant, des éléments plus favorables se dessinent : la souffrance de l'enfant est confusément appréhendée, un sens peut être donné à certaines de ses difficultés, des éléments significatifs de l'histoire sont pointés ; sans que, pour autant, l'on puisse méconnaître la dominance des fonctionnements en faux-self.

Dans ce contexte, la première consultation confronte à des modalités très variables de participation : certains enfants, outre qu'ils se soustraient ouvertement à une approche qui a pour eux valeur d'intrusion, font voir des atteintes portées aux supports de la pensée qui suffisent à faire exclure l'engagement immédiat d'une psychothérapie. Chez d'autres, le problème apparaît plus ouvert ; je pense ici à une fillette âgée de 6 ans, amenée en consultation pour des difficultés scolaires liées à d'évidentes limitations de ses capacités d'expression ; la mère assistait à l'examen et à sa très grande surprise, l'enfant, appuyée par mes interventions, accepte l'échange, utilise les jouets, construit une scène, anime des personnages. Des niveaux multiples se dessinent, depuis les plus primitifs, jusqu'à d'autres où s'exprime une différenciation sexuée des parents et où s'ébauchent des mouvements de réparation.

Dans la discussion qui a suivi cette consultation, certains membres de l'équipe tiraient argument de l'intérêt du matériel exposé et de l'effet mobilisateur de la rencontre pour envisager la mise en oeuvre d'une psychothérapie; d'autres, parmi lesquels je me situerai, se montraient plus réservés : on pouvait rappeler qu'une première consultation exerce souvent des effets dynamiques de cet ordre, quand elle est étayée par une participation active du clinicien ; mais, souvent, dès le second entretien, une réorganisation s'opère, qui inclut le rétablissement des modes défensifs dominants. En outre, j'avais été frappé par le fait que le matériel s'était exprimé en séquences juxtaposées, privées d'articulations entre elles, et sans que l'enfant puisse revenir sur ce qu'elle avait exposé, pour s'y impliquer dans un second temps. Enfin, l'entretien avait bien montré la massivité de l'emprise narcissique exercée par la mère; cette enfant était née après deux fausses couches, elle avait présenté une maladie grave et prolongée de la première enfance, et, surtout, pendant l'entretien, elle n'avait cessé de rechercher et de rétablir le contact avec sa mère par le regard, tout en poursuivant ses activités. De plus, avant de me quitter, la mère s'était précipitée sur les jouets restés sur la table pour les remettre dans leur boîte et refermer le couvercle ; tout cela laissait entrevoir la précarité de l'espace psychique dont disposait l'enfant. Effectivement, admise dans notre centre à temps partiel, elle a mis en défaut le cadre institutionnel et un très long travail préliminaire a été nécessaire avant qu'elle puisse s'inscrire dans un processus curatif, puis accéder à une psychothérapie individualisée. J'y reviendrai.

Observons encore que R. Diatkine et C. Avram, à partir de l'expérience de


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« l'unité du soir » du XIIIe, considèrent que des enfants de cet ordre ne peuvent faire évoluer les investissements, en s'appuyant sur des capacités suffisantes d'élaboration mentale. Très tôt, au cours d'une cure individuelle, le thérapeute est conduit à s'engager dans l'analyse des processus défensifs les plus archaïques, alors que le contexte familial aggrave l'incapacité du sujet à soutenir une élaboration secondaire. Cette situation oblige à interpréter le transfert négatif en le rapportant immédiatement aux relations d'objet inconscientes, et cela sans avoir acquis une connaissance préalable des pensées préconscientes, des représentations de mots, des objets fantasmatiques initiaux. Le plus souvent on va ainsi à la rupture - d'où l'intérêt des aménagements que R. Diatkine et C. Avram 1 ont mis en oeuvre dans leur unité du soir, afin de soutenir, par d'autres voies, une perspective mutative.

Il n'en demeure pas moins que certains psychanalystes ont su mener des cures individuelles auprès d'enfants aux pathologies limites ou narcissiques. C'est le cas, par exemple, de P. Kernberg 2 - mais, justement, celle-ci expose bien la difficulté de ces entreprises où se manifestent des situations critiques graves, en rapport avec des accès de rage narcissique, l'émergence d'angoisses difficilement élaborables, la survenue d'épisodes de dépersonnalisation. Dans quelques cas, un équilibre semble s'établir, mais c'est au prix d'un renforcement des clivages et des mouvements d'emprise exercés sur les objets et sur les affects, ce qui laisse peu de place à un travail élaboratif. A la lumière de ces faits, P. Kernberg estime que ces approches exigent du psychanalyste des capacités peu répandues d'anticipation et de contenance, tandis que le travail auprès des parents appelle des actions difficiles à réaliser et d'articulation malaisée avec la cure de l'enfant.

Des faits de cet ordre, observés par les psychanalystes qui travaillent avec moi à la Fondation Vallée, nous ont conduits à revenir sur des cures interrompues prématurément, chez des enfants qu'autrefois nous avions considérés comme des névrosés. C'était dans une période où l'on s'appuyait essentiellement sur l'opposition névrose/psychose: il est sûr que beaucoup de ces enfants seraient, aujourd'hui, classés parmi les pathologies limites.

Ce qui frappe, pour l'ensemble de ces cas, concerne d'abord la difficulté à assurer un cadre fiable. Certes, dans les psychothérapies d'enfant, le cadre n'est pas donné d'emblée : même avec des sujets de type névrotique, il faut aménager les conditions de l'échange, les supports de la communication, limiter les risques d'intrusion et les excès d'érotisation, prendre en compte les aides apportées à l'entourage. Cependant, tout en veillant à ces paramètres, avec des enfants

1. E. Diatkine, C. Avram, Pourquoi on m'a né, Paris, Calmann-Lévy Éd., 1995.

2. P. Kernberg, Troubles narcissiques de la personnalité dans l'enfance, Journal de psychanalyse de l'enfant, 1989, 7, p. 39-76.


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névrosés, le psychanalyste n'est pas, prioritairement, en alerte sur les conditions de la rencontre : un espace ouvert s'institue et l'intérêt peut se porter - et se porte effectivement - sur le dévoilement des contenus latents, les modalités d'investissement transférentiel et contre-transférentiel. Dans ces conditions, le psychanalyste s'implique dans une activité créative, tout en suscitant une curiosité symétrique chez l'enfant, relativement au matériel qui prend forme dans un processus que structurent les interprétations.

La situation est différente avec les pathologies limites car l'enfant met, fondamentalement, le cadre en défaut, en même temps qu'il révèle ses propres incapacités à penser, à fantasmer, à prendre appui sur le langage et la symbolisation, principalement pour ce qui concerne l'expression des affects ou l'émergence de mouvements pulsionnels qu'il conçoit comme non représentables, non élaborables et qui font l'objet d'une répression majeure, soutenue par le recours à des mécanismes archaïques. Dans ces conditions, la défaillance de l'équilibre entre investissements liés et non liés fait que l'enfant ne parvient pas à élaborer ses défenses, il ne peut assurer la continuité du processus psychothérapique ni dans le cours d'une séance, ni a fortiori d'une séance à l'autre; ses réponses s'expriment principalement dans les inhibitions, le retrait et, plus encore, par les agirs. Le psychanalyste mesure ici les défaillances fondamentales qu'a subies l'enfant dans ses tentatives d'accès à l'espace transitionnel, comme lieu ouvert d'expérience : d'un côté, il n'a pu pleinement aménager avec la réalité externe des rapports qui restent fluctuants et suscitent un contrôle étroit mais mal assuré ; d'un autre côté, il est resté soumis à l'émergence d'expressions pulsionnelles vis-à-vis desquelles il ne peut, en définitive, qu'instaurer des modalités répressives majeures.

Ces obstacles sont tout à fait centraux, mais ils n'apparaissent pas toujours d'emblée car, à travers les fonctionnements en faux-self, le sujet - sans pouvoir véritablement soutenir un travail associatif - dispose néanmoins de capacités à fournir un matériel : ce matériel, il va l'exposer en fonction de ce qu'il appréhende de l'attente du psychanalyste, et cela en tenant à l'abri ce qui demeure contenu dans les espaces clivés. Parallèlement, l'hétérogénéité de ces structures permet, sur le mode de la bilogique, que deux positions contradictoires soient soutenues simultanément, l'enfant peut alors, d'un côté, formuler un sentiment de détresse, exprimer une demande d'aide et, dans le même mouvement, il dénie au psychanalyste la possibilité d'occuper une place d'où sa demande serait entendue et pourrait susciter une réponse. Dans ces conditions, le matériel s'appauvrit, on entre très vite dans des répétitions, la situation s'enlise, tandis que le thérapeute se trouve mis en défaut dans son travail psychique. La confrontation à ces patients se prête mal à l'instauration, théoriquement souhaitable, d'une position d'attente qui se trouve mise en défaut par les débordements ; le psycho-


Changement dans les pathologies limites de l'enfant 1097

thérapeute est, d'ordinaire, poussé à intervenir pour faire varier les positions et susciter des articulations entre les plans disjoints. Ces tentatives sont ressenties par l'enfant comme des intrusions susceptibles de lui faire vivre une dépossession de son espace psychique, il y répond à son tour, en miroir, par des agirs qui s'expriment non seulement dans la séance, mais aussi dans ses comportements à l'extérieur.

Le débordement du pare-excitation qui se manifeste ici se relie étroitement au refus de dévoiler des blessures narcissiques qui, littéralement, ne sont pas « exposables » car elles sont le témoignage d'atteintes intolérables du point de vue de la représentation de soi, elles sont également intolérables parce qu'elles risquent de mettre en défaut la suridéalisation des imagos par lesquelles l'enfant tente de masquer les défaillances effectives de ses parents dans la réalité.

Devant ces dangers, l'enfant renforce les clivages, les défenses archaïques ; il développe des affirmations d'omnipotence et l'on mesure alors que les agirs, les procédures de rejet ne peuvent être traités seulement comme des répétitions du passé, reprises dans le mouvement transférentiel et qui seraient abordables par l'interprétation ; les modalités auxquelles il a recours révèlent plutôt le poids des événements vécus qui ont exercé leurs effets à travers des traumatismes cumulatifs, et qui affirment encore leur pesée à travers les empiétements de l'environnement familial.

En ces circonstances se dessine souvent une rupture majeure de l'équilibre entre investissements narcissiques et objectaux, ceci au profit d'une exigence narcissique, qui vient se manifester comme un défi - parfois sous l'aspect d'une injonction paradoxale, sur le mode du «comble-moi... tu en es incapable»; le thérapeute éprouve alors que personne - et surtout pas lui - ne serait en mesure de réparer les dommages que l'enfant a subis et qui, dans ce contexte, peuvent lui apparaître inguérissables.

Des mouvements de cet ordre sont appuyés par les échecs dans les tentatives d'élaboration de la position dépressive que réactive le mouvement transférentiel. Sur ce plan, en effet, la partie ne peut se jouer seulement dans un registre symbolique, comme c'est le cas pour les sujets dont l'ancrage névrotique est suffisant. Chez les enfants aux pathologies limites, profondément marqués par les événements réels de leur histoire, se manifeste, de surcroît, l'exigence d'une réparation dans la réalité ; à ce propos, les expériences institutionnelles montrent l'importance que revêt parfois l'établissement d'un lien très proche, dans les activités usuelles, entre l'enfant et un membre de l'équipe - un infirmier, un enseignant, un éducateur - que l'enfant investit de façon privilégiée : par cette voie, il arrive que s'expriment des possibilités mutuelles de partage et d'accompagnement qui soutiennent l'ouverture à d'authentiques mouvements de réparation.

Ces particularités des enfants à type de pathologie limite incitent donc à ne


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pas s'engager trop tôt dans une psychothérapie individualisée : à défaut d'aménagements préalables, la cure risque, on le voit, de se développer à travers des alternances d'évitement et d'affrontement où l'enfant ne fait que revivre des expériences traumatiques, alors que ses troubles ont trouvé, justement, leur origine dans des perturbations comparables de l'environnement familial, d'où l'intérêt du recours à des dispositifs en réseau incluant un centre d'action thérapeutique à temps partiel (CATTP) 1 qu'il fréquente de deux à trois demi-journées par semaine, c'est-à-dire un temps limité qui lui permet de ne pas rompre avec son école habituelle.

Dans le centre spécialisé à temps partiel, on propose à l'enfant de participer à des activités diversifiées, à travers des rencontres ouvertes où des intervenants - soignants, éducateurs - l'accompagnent, s'intéressent à lui, appuient ses mouvements spontanés, et, plus largement, se montrent disponibles pour soutenir ses activités autant que pour parler avec lui, ceci sans forcing et sans programme prédéterminé. Dans ces conditions, les capacités d'investissement de l'enfant sont soutenues en fonction des intérêts qu'il exprime, tandis que les intervenants sont appelés à répondre aux difficultés et aux blocages qui ne manquent pas de se produire. L'accompagnement est souvent éprouvant pour les adultes, mais le travail en équipe aide à trouver des modes d'appui et de dégagement, sans rompre le lien : on retrouve, à ce niveau, des repères, des pratiques, des références théoriques, qui valent pour toutes les institutions de soin; cependant, dans ce dispositif à temps partiel, on ne se centre pas sur le seul processus qui s'amorce dans l'institution elle-même: une égale importance est accordée aux expériences nouvelles que l'équipe va appuyer simultanément, à l'école, dans la famille, éventuellement dans d'autres lieux à vocation culturelle ou éducative.

Dans ces conditions émergent souvent, assez vite, des capacités latentes, jusque-là inexploitées, dont le sujet, en quelque sorte, se dessaisissait ; les progrès qu'on observe ainsi dans un premier temps dépendent surtout de remises en place et de réinvestissements objectaux qui ne répondent pas encore à d'authentiques mutations structurales, néanmoins leurs effets vont soutenir l'ouverture d'un processus curatif.

1 / Du côté des parents, il est rare que l'on puisse soutenir des actions psychothérapiques systématisées car, d'ordinaire, la problématique est dominée par la fixité des modalités archaïques, à la fois dans les composantes individuelles et dans les rapports à l'intérieur du couple ou du groupe familial. Néanmoins, des échanges sont concevables autour des difficultés actuelles que rencontre l'enfant et on peut ainsi rechercher, en commun, comment des réponses mieux adaptées

1. R. Misés, Le centre d'action thérapeutique à temps partiel, in R. Misés et ai, La cure en institution, Paris, Éd. ESF, 2e éd., 1993.


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pourraient être données. Ce travail avec les parents impose qu'ils ne soient pas dessaisis de leurs responsabilités mais aidés à les assumer - autant que faire se peut. Dans ces conditions peut s'amorcer, dans des proportions variables, une atténuation des interactions pathogènes, un désenclavement de l'enfant, une ouverture à un espace personnel, ceci à travers des oscillations, variables d'un cas à l'autre.

2 / La collaboration avec l'école est essentielle, elle aide l'enseignant à ne plus envisager l'enfant sous l'angle dominantde ses limitations et de ses handicaps : une saisie plus large permet d'appréhender les composantes défensives. Dès lors l'instituteur « ordinaire » d'une classe « normale » en vient à tenir une place importante dans une entreprise incluant des perspectives mutatives, mais il n'en demeure pas moins un enseignant : il n'y a pas confusion entre les fonctions qui lui sont dévolues et celles qui incombent aux membres de l'équipe de santé mentale.

3 / Après ce rapide survol des principaux repères, venons-en au problème central qui concerne la circulation de l'enfant dans cette trame où interviennent des personnes exerçant des fonctions distinctes - et qui doivent être clairement différenciées. J'insiste sur ce point car, par l'effet combiné des clivages et des dénis, l'enfant rejette l'établissement de liens différenciés qui mettraient en défaut son système défensif ; pour ces motifs et cela même dans les cas où il semble « s'adapter » au cadre, il refuse les significations que, justement, les personnes et les lieux prennent les uns par rapport aux autres. En quelque sorte, pour lui, c'est la même chose d'être ici ou là et cette homogénéisation lui permet de passer d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre, sans être concerné par des changements qui avec la mobilisation de nouvelles capacités d'investissement feraient surgir des risques de rupture du lien et des menaces de perte symbolique.

Ces défenses dominantes, le processus curatif les met cependant en question, lorsqu'à travers la mobilisation de ses potentialités et dans la répétition des expériences, l'enfant est conduit à appréhender qu'entre les différents lieux, entre les différentes personnes, il existe certes des similitudes, mais aussi des différences, des oppositions qu'il lui faut reconnaître et affronter. En fait, dès l'instant qu'il tend à appréhender ces significations nouvelles, les angoisses de perte et de séparation viennent au premier plan.

Ces expressions de la vulnérabilité à la perte d'objet, l'enfant va progressivement les affronter, en prenant appui sur les étayages qu'on lui apporte pour soutenir ses capacités de représentation et de mise en mots relativement à la problématique de la perte. On l'aide d'un côté par l'introduction de jeux, d'activités, d'histoires qui sont racontées, mises en scènes, partagées avec d'autres - enfants et adultes - où l'on découvre d'ailleurs la richesse de notre folklore relativement aux thèmes d'abandon et de séparation : les récits portant sur des enfants perdus, abandonnés, retrouvés, constituent un fond inépuisable. Ces supports visent


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à soutenir l'imaginaire et à favoriser l'accès aux transpositions métaphoriques, de façon que l'enfant puisse affronter les changements et s'assurer qu'un objet peut être absent, sans être pour cela perdu.

Parallèlement, à travers ses échanges spontanés avec les adultes, l'enfant est soutenu dans sa capacité à exprimer ses affects, à partager ses sentiments, à mettre en mots ses représentations - en particulier par l'évocation des objets absents et des menaces qui les concernent.

En ces circonstances, l'empathie et les modes d'accueil ou d'accompagnement qu'on attend des adultes valent pour toutes les cures institutionnelles, notamment en hôpital de jour ; dans ces dispositifs, on évoque régulièrement - parfois de façon trop plaquée - la fonction médiatrice des intervenants et l'avènement d'un espace transitionnel. Cette dimension est présente dans le cadre des actions en réseau, mais une attention plus particulière est portée à ce qui se joue, précisément, dans les instants-charnières où s'effectuent les passages d'un lieu à l'autre, d'une personne à l'autre. Sur ce terrain, on diversifie à dessein les modes de rencontre entre les personnes : ces dernières sont avec l'enfant, elles parlent avec lui, mais aussi entre elles, en sa présence. Ici, c'est un échange spontané entre un soignant et la mère, là une visite d'un membre de l'équipe au domicile familial, ailleurs une conversation à la sortie de l'école entre l'institutrice et une éducatrice qui est venue l'attendre pour le conduire dans notre centre. Ces rencontres, comme l'a souligné J. Hochmann 1, sont créatrices de liens et de pensées, elles étayent les capacités de l'enfant à se situer comme sujet, sous des éclairages diversifiés mais articulés entre eux. ; elles l'appellent donc à donner sens aux changements et à affronter les pertes qui en découlent symboliquement. Ces menaces sont réduites par le travail d'accompagnement et d'élaboration, assumé par les adultes, mais, pour cela, il importe que chacun d'eux accède à une représentation d'ensemble de la circulation de l'enfant à l'intérieur du réseau. De cette manière, soutenu par une trame faite de personnes qui, chacune, le pense, sur un mode original mais articulé à d'autres, l'enfant en vient à s'engager dans des mouvements identificatoires à la façon dont les adultes se situent par rapport à lui. Par le jeu des facettes multiples qui lui sont ainsi offertes, il échappe à l'emprise qu'exerçait, jusque-là, une imago archaïque totalisante, négatrice des différences. Autrement dit, il se dégage de la loi du «tout ou rien», il accède à des marges de liberté, à des expressions nuancées d'adhésion ou de refus qu'il peut désormais expérimenter en faisant varier ses investissements, selon les personnes et les lieux.

Tout au long de ce processus, la réduction des clivages, la réarticulation des

1. J. Hochmann, R. Misés, Les approches multidimensionnelles chez l'enfant. Institutions spécialisées et actions en réseau, in R. Misés et Ph. Grand, Parents et professionnels devant l'autisme (à paraître).


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espaces psychiques jusque-là disjoints se relient, dialectiquement, à l'élaboration de la vulnérabilité à la perte d'objet. Sous cet angle, les approches multidimensionnelles tirent une part de leur originalité de ce qu'elles mobilisent, chez les intervenants, des mouvements réparateurs qui sont souvent au premier plan, dès le début de la cure. A la différence de ce qui se joue pour les autistes ou les psychotiques 1, avec les enfants aux pathologies limites, les adultes apparaissent immédiatement impliqués par les composantes qui traduisent ici les défauts d'élaboration de la position dépressive. Il en découle souvent, chez eux, de remarquables capacités à s'identifier à la souffrance du sujet et à apporter des réponses adaptées à ses demandes de réparation. Cette sensibilité et cette proximité des adultes vont de pair avec le développement d'une créativité originale, perceptible aussi bien dans le maniement des moyens éducatifs que dans les essais de conceptualisation au cours des réunions d'équipe. Par cette voie, les adultes en viennent assurément, à s'offrir dans une fonction médiatrice et comme supports des identifications à différents niveaux. A partir de là, les temps d'expériences vécues et partagées contribuent à relancer les ouvertures positives, dans un mouvement où se conjuguent les possibilités de rapprochement et d'identification mutuelle : ces convergences soutiennent, en réseau, l'expression des ressources originales détenues par chacun.

Les réaménagements, observés au cours de la cure, s'expriment, principalement, dans le moindre recours à la projection et aux agirs, dans la capacité croissante de l'enfant à s'intéresser à sa vie psychique et à en parler. Le dégagement progressif, relativement à la pesée de l'automatisme de répétition, favorise la continuité d'investissements où se manifestent des capacités de transposition et de liaison d'une situation à l'autre - capacités qui sont corollaires d'un meilleur équilibre entre les investissements liés et les investissements libres. A partir de là, l'enfant peut alterner des périodes d'activité avec des moments de détente, sans sombrer dans le vide et la dépression.

Plus que du rétablissement de capacités détenues antérieurement dont l'exercice aurait été simplement empêché, les progrès ainsi réalisés résultent bien, pour l'essentiel, d'une appropriation de la vie psychique dans ses composantes les plus évoluées, selon un mouvement où l'enfant tend à assumer une position de sujet à travers des potentialités qu'il reconnaît comme siennes: du point de vue narcissique, il accède à de nouvelles représentations de soi. Certes, ces émergences restent longtemps fragiles, les orientations mutatives doivent être soutenues, mais désormais, on peut introduire une psychothérapie individuelle avec des garanties suffisantes.

1. J. Hochmann, R. Misés, op. cit.


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Les réaménagements qu'on vient de situer dans leurs grandes lignes, me semblent présenter des similitudes avec ceux qui naissent d'un travail préalable dont on a montré l'importance dans la psychanalyse des organisations limites de l'adulte, par où le sujet en arrive à sortir, également, d'un espace dominé jusquelà par le vide et l'irreprésentable. A. Green avait traité de ce problème dans un article sur la symbolisation et l'absence 1 ; j'ai trouvé d'autres analogies, plus pré-, cises encore, entre ce qui se joue dans la psychanalyse de l'adulte et les approches curatives de l'enfant, dans la réflexion qu'il a proposée récemment sous le titre « d'actuelle conférence d'introduction à la psychanalyse » 2. Il y montre, en effet, comment le sens peut apparaître lorsque l'autre devient un support, un complément nécessaire pour que soit assurée la saisie et l'accès à une signification potentielle, mais sans que cela exclue le dialogue de soi à soi-même. C'est bien là la visée des interventions en réseau, avec cet étayage supplémentaire que les rapports entre les intervenants dans le réseau, non seulement s'efforcent de garantir une telle relation adulte/enfant, mais, en même temps, offrent justement l'image d'une complémentarité entre les personnes, et ceci dans une expression vivante, propre à susciter des mouvements identificatoires. De telles orientations donnent une issue pour rompre les liens d'emprise narcissique, car l'accès à une reconnaissance de l'originalité des investissements propres à chaque situation met fin à la captation qu'exerçait la relation anaclitique et permet d'articuler la diversification des relations à autrui avec l'enrichissement des possibilités de rapport de soi à soi-même. Les écarts ainsi institués autorisent, assurément, l'accès à toutes les figures concevables, par l'ouverture, à l'infini, des possibilités de déplacement et de liaison qu'introduit la dialectique entre l'intersubjectif et l'intrasubjectif.

A partir de là, une psychothérapie individuelle est non seulement concevable, mais utile - et souvent nécessaire - car elle permet d'unifier les ébauches de transfert partiel qui s'expriment dans des registres encore disjoints, par où, sur tel plan, l'enfant reste encore pris dans des répétitions témoignant des obstacles rencontrés dans l'élaboration de la position dépressive, tandis que, sur un autre plan, se dessinent des ouvertures à une problématique oedipienne que soutient l'illusion anticipatrice des soignants. Une reprise, dans un espace unifiant, évite que se pérennisent des suradaptations en faux-self, à travers lesquelles l'enfant risque de stagner, sans aboutir à des introjections fermement établies qui soient capables d'assurer les apports narcissiques nécessaires à l'exploitation des potentialités d'ordre névrotique.

1. A. Green, L'analyse de la symbolisation et l'absence dans le cadre analytique, Nouvelle revue de psychanalyse, 1974, 10, p. 225-258.

2. A. Green, La causalité psychique, Paris, Ed. O. Jacob, 1995.


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Sans examiner les questions propres au déroulement des psychothérapies menées sur ces bases, j'évoquerai encore, brièvement, une composante où se marque la spécificité qu'introduit alors l'approche individuelle.

Ceux qui ont l'expérience du travail en institution savent que parents et enfant, se représentent la circulation des informations à l'intérieur de l'équipe, comme s'il s'agissait d'un système décloisonné assurant une transparence totale - ce qui, fort heureusement, est loin d'être le cas. En raison de cette croyance, l'entrée dans la psychothérapie individuelle amène souvent l'enfant à s'assurer, dans un premier temps, de l'étanchéité de l'espace privé qui lui est proposé. Ceci représente le préalable nécessaire pour que puissent s'exprimer des thématiques ouvertes à tous les registres concevables.

Je prendrai pour exemple la fillette dont j'ai évoqué la première consultation ; après un long travail, elle a pu bénéficier d'une psychothérapie individualisée, mais c'est seulement après s'être fait donner des garanties suffisantes sur le maintien du secret, que cette fillette a pu aborder une problématique en rapport avec l'emprise maternelle ont on avait perçu, d'emblée, l'importance. Dans un mouvement transférentiel chargé d'affects elle dit un jour à sa psychanalyste 1 : «Tu ne dois pas me regarder... maman ne veut pas », il apparaîtra que l'interdit maternel s'exprime sous une double forme : « J'interdis que d'autres que moi te regardent... Je t'interdis d'en regarder d'autres. » Ceci renvoie, très précisément, au contrat narcissique qui lie l'enfant et la mère, dans un registre spéculaire où le pouvoir, sans partage et sans limite, qu'elles se sont mutuellement conférées, exclut les tiers. D'autres significations vont s'y relier, notamment l'obligation d'une répression des mouvements exprimant la curiosité, en ce qu'ils permettent l'appropriation d'objets de connaissance qui risqueraient d'être recherchés - et trouvés - ailleurs que dans l'enceinte maternelle. Une problématique d'une telle violence ne saurait être remise enjeu et élaborée que dans le cadre d'une psychothérapie dont la fiabilité a été éprouvée - même si, parallèlement, d'autres intervenants contribuent à assurer la protection contre les empiétements de la mère dans la réalité.

Ce mouvement s'est relié, très directement, à un travail d'historicisation où la confrontation à une imago maternelle porteuse de menaces jusque-là insoutenables, a été rendue possible par l'accès à un déroulement temporel; cette temporalisation a permis de remettre, littéralement, «à distance», l'imago archaïque en reportant, en quelque sorte, dans un passé révolu, des représentations que l'on a pu alors interpréter comme des anachronismes que mobilisait le mouvement transférentiel.

1. Danièle Dinet que je remercie à nouveau.


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Ces remises en place ont été facilitées par l'émergence de représentations maternelles et féminines plus accessibles, donc susceptibles de soutenir l'abord des conflits de désir et d'identification. Ces représentations étaient issues, pour une part, d'une histoire familiale en voie de réécriture, sur ce plan, des situations et des personnages jusqu'alors figés se sont animés pour offrir de nouvelles facettes plus attrayantes ; mais d'autres supports, non négligeables, ont été également fournis par des personnes qui avaient pris une place significative dans les expériences vécues par l'enfant, à l'intérieur du réseau.

Ainsi les paramètres déterminants pour la compréhension des actions en réseau sont issus de la psychanalyse - même si d'autres perspectives exigent d'être prises en considération dans une pratique où les intervenants non psychanalystes sont, de loin, les plus nombreux.

Roger Misés

21, rue Barbet de Jouy

75007 Paris


La réalité s'impose de l'intérieur

Le processus de changement

au cours d'une psychothérapie psychanalytique

avec un enfant psychotique

Nora KURTS

La vie mentale débute par une rencontre. Pour Francis Pasche, l'unité naturelle n'est pas le je, mais le je avec l'autre, car, sinon, comment justifier la nostalgie? Toutes les quêtes de notre vie sont - René Diatkine le formule ainsi (1994) - liées au fantasme rétroactif du paradis perdu, le fantasme d'un objet idéal et perdu d'une mère toujours présente et toujours bonne, qu'en fait le sujet n'a pas connue parce qu'il ne savait même pas qu'elle existait. Mais, cette illusion est nécessaire à la vie, sans illusion, tout héros de toute histoire n'est qu'un héros mort. J'ai rencontré cette problématique humaine fondamentale au coeur de mon aventure analytique avec Luc, un enfant psychotique, et je souhaiterais montrer et illustrer la complexité de la démarche intérieure du psychanalyste qui a permis la rencontre créative de changement. La question du changement implique profondément le psychisme de l'analyste; le travail psychanalytique avec tout patient, mais avec l'enfant psychotique en particulier, demande à l'analyste autant d'imagination que de rigueur, une capacité à trouver du plaisir dans un travail associatif créatif qui lui permettra de survivre psychiquement dans la solitude pour pouvoir faire face aux sentiments de dépression et d'impuissance qu'il éprouvera inévitablement durant les périodes nécessaires à la répétition, face aux efforts inconscients de ces enfants de détruire tout lien qui risque d'augmenter la tension interne de manière intolérable.

Luc a 8 ans quand je commence à le voir. Il pousse violemment la porte, tout chez lui est en excès, massif. Il est très grand pour son âge, gros, fort. Il marche lentement, lourdement, le corps un peu penché en avant ; j'ai l'image d'un taureau. Luc a un large sourire un peu figé sur un visage rond de pleine

Rev. franç. Psyclianal, 4/1996


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lune. Il veut m'enlacer, me soulever de terre pour me dire bonjour, comme je l'ai vu faire avec sa mère... Je lui propose de nous serrer la main, il accepte, mais me serre la main trop fortement, trop longuement. Luc est armé jusqu'aux dents, ceinture avec couteau et pistolets en plastique, parfois casque ou masque. Ce n'est pas un jeu, c'est une nécessité : il m'explique qu'il a besoin d'être toujours prêt à pouvoir se défendre, la nuit contre les fantômes et morts-vivants qui veulent l'attaquer et qu'il voit dans sa chambre, le jour contre les hommes qui l'attendent dehors pour le tuer. Sa conviction m'évoque l'hallucination, le délire et je me dis que la route sera longue car évidemment la réalité, le jugement d'existence, ne s'imposent que de l'intérieur.

Luc dessine, souvent un dessin derrière l'autre, des dessins avec une prédominance quasi totale de processus primaires, toujours sans aucun commentaire ; le moindre mot de ma part, la moindre question, déclenche une grande irritation, une réaction de refus.

Dessin n° 1

Luc me raconte aussi en abondance des histoires terribles : il a vu un clochard par terre avec un rat mort dans la bouche, il a trouvé une tête coupée, pleine de sang dans une poubelle, etc. Il me raconte comment il va dans les caves sombres, les souterrains, et même les égouts. Répétitivement, toujours soudainement, Luc pleure la mort de son grand-père maternel, mort d'un cancer quand il avait 4 ans. Il dit: «Je pense toujours à lui, je lui avais dit d'arrêter de fumer, pourquoi ne m'a t-il pas écouté ? »

Luc n'a pas pu constituer ses objets internes, il reste dépendant des objets externes, la perte d'objet est vécue comme actuelle, sans historisation. La projection est massive, la persécution vient du dehors vers un Moi dont les limites ne contiennent rien. Mais Luc est souriant, il a visiblement du plaisir à me raconter ces histoires terribles ! Je sens et je pense qu'il cherche à me faire peur, cherche inconsciemment à m'angoisser; comme les défenses de son Moi sont insuffisantes pour faire face à son angoisse, il essaie de créer un sentiment d'unité narcissique avec moi, en faisant circuler l'angoisse de lui à moi. A moi donc de ne pas me laisser déborder ; Luc ne peut associer, c'est à moi de le faire.

« Un ouragan est entré dans ma vie », m'a dit la mère de Luc en parlant de sa relation avec son fils difficile ; « un ouragan est entré dans sa vie psychique », me suis-je dit, avec la naissance de ce deuxième fils qui, cela reste un peu flou, serait né après une grossesse normale avec une déformation de la tête et deux gros hématomes sur le haut du front. Le bébé a été mis en observation, séparé de sa mère pendant les trois premières semaines (elle est allée le voir tous les jours) ;


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Dessin n° 1

la mère dit avoir dû attendre plusieurs mois avant d'être rassurée par les médecins sur la normalité de son bébé qui évoluera lentement, toujours en retard. La famille consulte au Centre sur le conseil de l'école où, en CP d'adaptation, Luc est soit prostré, soit très violent. Un examen encéphalographique se révèle négatif. Luc entre dans un Hôpital de jour pour enfants et l'indication d'une psychothérapie ambulatoire d'inspiration psychanalytique (c'est-à-dire menée par un


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psychanalyste) est posée par l'équipe de l'Hôpital de jour au bout d'un an de travail attentif. A 8 ans, Luc n'a toujours fait aucune acquisition scolaire, malgré un langage oral assez correct. Il se met en danger, a des accidents, vole dans les magasins, il est énurétique et encoprétique et sa mère entretient avec lui une relation très étroite, soigne ses irritations de peau par des applications de pommade. Luc exprime une souffrance par rapport à ses angoisses multiples, ses cauchemars, mais pouvoir exprimer cette souffrance ne correspond nullement à une capacité de pouvoir prendre en compte son propre psychisme ! Que de travail pour y amener Luc ! Que de travail pour qu'il ait accès à la place de sujet !

Je verrai Luc 3 fois puis 2 fois par semaine pendant cinq ans.

Les premières rencontres entre cette mère et son bébé ont donc été secouées par l'angoisse. La mère (qui travaille comme secrétaire) vient d'une famille d'origine ethnique soumise à des persécutions, des membres de sa famille, une grandmère, un oncle, ont eu à en souffrir. Elle parle du grand attachement à son père, idéalisé, qu'elle décrit comme exceptionnellement gentil et qui est donc mort d'un cancer lorsque Luc avait 4 ans. Elle ne me parle pas de sa mère. J'ai de la sympathie pour cette femme discrète, collaborante, mais aussi si curieusement lointaine, passive ; jamais devant moi elle n'a opposé de résistance à son fils, qui se laissait enlacer, soulever de terre, les bras ballants, avec un léger sourire pathétique, comme tétanisée. La mère sera accompagnée par l'équipe de l'Hôpital de jour.

Le père n'est venu me voir que deux fois en cinq ans : c'est un homme très présent qui arrive assez bien à calmer son fils par l'humour. Il se plaint de l'Hôpital de jour qui n'est pas assez autoritaire avec Luc, reconnaît cependant rapidement que lui non plus n'y arrive pas du tout par l'autorité. Bien qu'il ne parle pas de lui-même (c'est un homme secret, difficile d'accès, qui travaille comme artisan indépendant), je sais que cet appel à l'autorité est en lien avec son propre père dont il a parlé à l'Hôpital de jour comme d'un homme très violent, voire brutal. Je sais que les grands-parents paternels sont morts avant la naissance de Luc. Le père de Luc est devenu un collectionneur d'armes, on pourrait dire «raté», car les fusils et pistolets collectionnés s'inscrivent plutôt dans une conviction de nécessité d'autodéfense, mal structurée, que le père transmet à son fils : il donne par exemple à Luc certains soirs, un pistolet, non chargé précise-t-il, pour le rassurer et Luc me dit que cela le rassure !

Dans les premiers temps de ce traitement, je suis alors, comme vous, seule devant les dessins et les histoires terribles de Luc, seule avec mes affects et mon imaginaire. Il n'est pas question « d'interpréter » un quelconque contenu inconscient vu l'incapacité du Moi de faire face à tout ce qui augmente l'excitation interne. L'appareil psychique est déjà en surcharge, il y a justement échec de la représentation qui ne peut lier l'excitation. Beaucoup de nos jeunes patients sont


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continuellement en danger d'être débordés par les excitations insupportables, ils deviennent soit excités, soit inhibés et ne peuvent dans un premier temps donner existence à des pensées ou désirs à l'intérieur d'eux-mêmes sans être immédiatement envahis de grande angoisse. Ce sont alors les associations, liens et représentations proposés activement par l'analyste qui peuvent amener l'enfant à s'intéresser à ce qui se passe entre lui et son psychanalyste et à ce qui se passe à l'intérieur de lui ; l'enfant rencontre la capacité identificatoire de son analyste, peut s'y reconnaître, et ainsi élargir le champ des mouvements de son Moi. Ce travail d'approche me semble souvent un préalable nécessaire au travail d'interprétation proprement dit des fantasmes et désirs inconscients, travail d'approche qui n'est, bien entendu, pas «une introduction à l'analyse», au sens d'Anna Freud, mais fait partie intégrante d'un processus, d'emblée pris dans des phénomènes transféro-contre-transférentiels.

Donc, d'abord, je ne peux que recevoir l'excitation de Luc, contenir en moi cette angoisse, être touchée sans l'être trop, veiller à ce que son imaginaire n'envahisse pas le mien pour ne pas perdre ma propre associativité. Luc ne supporte pas que je parle, mais il semble aimer que je regarde ses dessins, que j'écoute ses histoires et que je pense. Parfois Luc me dit : « Qu'est-ce tu as à me regarder comme ça ? » et je lui réponds : « Je pense » ou « Je réfléchis », ce qui le calme. Après quelques semaines, un sentiment prend le pas sur les autres et je le lui formule, ce sera là ma première intervention signifiante importante : je lui dis qu'il ne fait pas attention à lui-même, ni dehors où il se met en danger ni dedans avec moi où il passe d'une chose à l'autre sans vraiment y accorder de l'attention. Quelques séances plus tard, Luc me dit : « Hier, tu m'aurais encore dit "Fais attention à toi" - je suis quand même allé dans les égouts, mais j'ai fait attention. » Les avertissements maternels, «Fais attention», constituent le premier temps du complexe de castration ; je pense que la démarche même de la compréhension active des mouvements psychiques, de la recherche du sens, à l'intérieur d'un cadre précis, représentent pour le petit patient la continuité de l'analyste et, par là, la continuité psychique. Un jour, Luc exprime : « La nuit, ça va un peu mieux, quand j'ai peur, je pense que je vais t'en parler. » Premiers changements : la relation s'organise, un début de temporalité s'y est introduit («hier tu m'aurais encore dit » ), Luc m'investit comme objet.

Mais alors il devient très exigeant, se sauve de l'Hôpital de jour pour venir au Centre, ne suivant que son envie (il ne connaît évidemment pas l'heure) ; il est furieux que je ne puisse pas le recevoir, je le confronte aux limites alors que lui veut me posséder dans un amour d'emprise. En fin de séance, il ne veut plus partir, se couche et me regarde, immobile, avec un regard qui fusille. Il peut aussi se déchaîner, taper du poing dans les murs, il va même jusqu'à brandir une chaise au-dessus de ma tête, mais il ne va jamais jusqu'à m'agresser physiquement. Il


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me fait, par contre, vivre ce que j'imagine que la mère a vécu : avoir un enfant qui peut faire peur. J'ai souvent senti dans la provocation active ou passive que Luc cherche inconsciemment à ce que je lui « rentre dedans », pour obtenir une satisfaction au niveau de son érotisme anal; nous pouvons penser à ce que J. Hochmann appelle le «processus circulaire» dans lequel le patient psychotique cherche et trouve confirmation de ses terreurs dans l'attitude de l'entourage et je me dis que ce sera précisément l'écart de ma réponse par rapport à l'attente qui apportera le changement. D'une part, je m'accroche au cadre, lui parle de sa rage et de son désespoir de devoir partir ou de me voir partir alors qu'il n'en a pas envie, qu'il n'y est pas prêt, que ce n'est pas lui qui a décidé. Je lui parle de son angoisse de ne pas me retrouver et de se perdre ; l'angoisse de mort doit pouvoir se lier aux angoisses d'abandon, de destruction, de perte d'objet. Souvent, Luc part en me lançant violemment « Puisque c'est comme ça, tu ne me verras plus jamais ! », mais il est toujours fidèle au prochain rendez-vous. D'autre part, cependant, je sais que je dois absolument trouver d'autres recours ; la problématique de ce traitement sera pour moi de trouver des voies qui permettront les introjections ! Le recours est « survenu » un jour (moment créatif de changement) par la voie de la figuration, figuration graphique venant d'abord de ma part: une séance, après environ un an de traitement: Luc s'assied, buté, silencieux... Au moindre mot de ma part, les insultes fusent : «Ta gueule ! » J'ai la sensation de ne pas pouvoir bouger ! Je me surprends à me demander ce que ce garçon aime dans la vie (je pense que dans ce genre de situation, l'analyste ne peut survivre que grâce à sa propre associativité et au plaisir qu'il y trouve) et je me dis : il aime sa mère, il aime souffrir, faire peur... il aime dessiner... Sans vraiment réfléchir, je me lève - j'ai vaguement la sensation de prendre un certain risque (imposer mon altérité), mais j'ai aussi le sentiment de sortir de l'emprise par le déplacement - et je dessine au tableau noir un visage aux yeux furieux, stylisé. Luc regarde, au bout d'un moment se lève lentement (je suis de nouveau assise) et il rajoute à ce visage deux gros sourcils en forme de V qui soulignent la colère de façon tout à fait saisissante! Je me sens admirative de ce coup de crayon et sans doute aussi soulagée par la réaction positive de Luc, car je dis : « Ah oui, comme ça, ça ressemble vraiment à un "Monsieur la Colère" ! » Luc sourit, apparemment fier, Monsieur la Colère lui ressemble étrangement mais : ce n'est pas lui, c'est cet écart qui a permis à l'enfant de me suivre dans mon jeu graphique. Monsieur la Colère,, survenu de mon préconscient, s'inscrivant dans la circulation des mouvements contre-transféro - transférentiels, va alors nous accompagner un certain temps. Luc le redessine, moi je l'évoque, par exemple lorsqu'un bruit de couloir fait sursauter Luc: «Qu'est ce que c'est? Qu'est-ce qu'il me veut? Je vais lui casser la figure!» Moi: «Mais, c'est Monsieur la Colère !» - « Tu te fous de ma gueule » rétorque Luc, mais plutôt amusé.


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Comme avec son père, Luc est sensible à l'humour. Je lui dis aussi, lorsqu'il est furieux, que Monsieur la Colère est à l'intérieur de lui, et alors débute un processus tout à fait surprenant : Luc prend l'habitude de figurer en début de séance sur le tableau comment il se sent en arrivant : il dessine une tête fâchée ou triste ou souriante suivant les jours, et je dois dire : «Aujourd'hui, tu es en colère ou triste ou content » et Luc me répond par un hochement de tête. Il cherche ma reconnaissance et ainsi se reconnaît, comme dans un miroir. Et alors arrive le moment que je considère comme le signe d'une nouvelle possibilité psychique : Luc se met à figurer le tout par la partie, c'est-à-dire qu'il ne dessine plus que les sourcils en V pour figurer la tête en colère et uniquement le sourire pour figurer la tête contente ! Il ne s'agit pas encore d'une symbolique, mais un «processus de figuration qui implique que la représentation de quelque chose d'absent s'est mis en marche entre nous !

Pour Denise Braunschweig (1971), les images visuelles favorisent la distinction interne-externe, alors que l'entendu est toujours d'emblée sensoriellement à l'intérieur ; à la faveur de la figuration graphique, Luc et moi avons pu trouver un moyen d'approche de son intérieur qui n'éveillait pas trop de crainte !

Un autre exemple de cette nouvelle possibilité psychique - nous sommes dans la 3e année : Luc va se coucher sous le divan, je l'entends pleurer ; comme toujours dans ces moments, Luc ne répond à aucune sollicitation verbale directe. Une fois de plus, je décide de dessiner : je crée un personnage couché sur un lit (c'est lui et pas lui) qui pleure, avec une bulle vide au-dessus de sa tête, donc un personnage qui pourrait penser à quelque chose. Je pose mon dessin et un feutre par terre, à côté de Luc ; je vois sa main sortir de sous le lit et écrire, à l'abri de mon regard, dans la bulle préparée par moi :

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« Je veux maman », avec au-dessus une tête, condensation d'une figure d'enfant qui pleure et d'une figure féminine. L'état de détresse sans nom a pu trouver sens ; une fois de plus, à partir de ma proposition figurative, Luc a trouvé une possibilité de représentation.

Avant d'en venir à un autre mode de figuration, verbal cette fois, dans un jeu central pour cette thérapie, un mot sur l'agir. Pendant longtemps l'agir, moteur ou verbal, est au premier plan chez Luc ; souvent il s'agit de décharges de l'excitation, mais un jour cependant, c'est un acting-in dramatisé qui a mené au sens. L'agir n'est pas non-sens.

A la fin de la 3e année, l'image du père arrive, évidemment, de façon « brutale » : Luc me parle de la collection d'armes de son père, mais me dit aussi pou-


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voir jouer avec ces armes et dit qu'il sait où son père cache les balles... Je me sens tiraillée d'une part, entre une inquiétude d'un vrai danger dans la réalité extérieure par l'éventuelle accession à ces armes et, d'autre part, mes associations concernant la réalité psychique, le symbolisme des armes du père dont le fils dit vouloir et pouvoir s'emparer.

Le lendemain Luc, assis en face de moi, sort tout à coup, lentement, de sa poche un grand revolver noir, visiblement pas un jouet et il me dit : « Il est chargé. » Mon sang ne fait qu'un tour, et je le mets à la porte : « Il n'est pas question de venir ici avec des choses dangereuses. » Luc ne résiste pas du tout et nous rejoignons ensemble la mère dans la salle d'attente. Là je m'aperçois que la mère est au courant, mais une fois de plus elle n'a opposé aucune résistance. « Il n'est pas chargé », me précise-t-elle, pas particulièrement émue. Je me sens alors envahie d'une énorme colère à l'égard de ces parents - je sais aussi que cela ne mène nulle part - je me dis avec excès que je ne pourrai rien faire face à une

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défaillance parentale aussi désastreuse, défaillance d'une mère à l'attitude incestueuse, défaillance d'un père qui, lui-même dans la persécution de son propre père, croit rassurer son fils par une arme. Des images cauchemardesques, violentes surgissent à l'improviste dans ma tête: Luc plus tard, homme, paranoïaque, meurtrier et, curieusement aussi, étrangleur avec de grosses mains.

J'ai moi besoin du tiers (ce travail, commencé à ce moment-là en fait d'ailleurs partie), j'alerte l'Hôpital de jour, le psychiatre de l'équipe verra le père qui prendra conscience d'un éventuel danger et protégera mieux ses fils. Je parle avec des collègues... puis je me calme. Je pense que mon intervention autoritaire était nécessaire, car je ne pouvais continuer à travailler analytiquement sans entendre la demande évidente de Luc d'être protégé de sa violence meurtrière qu'il craignait ne pas pouvoir contrôler, mais par la suite je peux voir la scène sous un autre angle : j'ai la vision d'une scène d'exhibitionnisme, Luc sortant l'arme de sa poche, et je saisis mieux la valeur fétichique du pistolet et des pistolets en plastique portés en permanence à la ceinture (le travail intégratif doit d'abord se faire dans le psychisme de l'analyste !). Je deviens ainsi capable de distinguer avec Luc ma peur du revolver - oui, j'ai eu peur de l'objet dangereux - de ses angoisses d'être un garçon, avec un corps de garçon, alors qu'il a, balayant ainsi la problématique de la différence des sexes, l'image, le fantasme inconscient, d'un père et des hommes qui portent une arme à la place du pénis ! S'il en est ainsi, alors évidemment, pour un garçon, aimer et tuer, être aimé et être tué se confondent ! « Arrête de parler de ça ! » dit Luc, mais pas violemment. Nous aurons à réélaborer à plusieurs reprises ce souhait inconscient de me posséder grâce à son revolver-pénis et l'angoisse de destruction et de perte d'objet que provoque son désir de rapprochement avec moi.

Dans la 3e année, Luc me donne une autre possibilité de figuration, verbale cette fois-ci, dans un jeu. Juste un exemple : Luc a trouvé des marionnettes dans un placard ; il joue comme toujours le diable ou le magicien, je dois jouer une sorte de petit guignol appelé «Coucou». Se répète alors dans le jeu (et la différence est de taille) ce que Luc a essayé de me faire subir dans la relation directe : Coucou doit exécuter absolument toutes les volontés du diable ! Je dois voler, tuer, même tuer mes parents ! Si je n'obéis pas, je suis transformée en statue de pierre. Luc est ravi, il joue à fond la relation d'emprise, excité, mais cela reste un jeu ! Il s'agit là d'un changement central ; jouer n'est plus agir. Je joue la rage, l'envie de voler, l'envie de tuer face au couple parental qui m'exclut, je joue l'angoisse de la rétorsion et l'impuissance du petit qui ne voit pas d'issue, je dis par exemple : « Ma seule solution est d'avoir moi aussi la puissance de Dieu ou du diable et d'être, comme eux, immortels. » Luc rit : « J'aime bien comme tu joues Coucou ! » J'aime bien... possibilité d'introjection ; par la voie figurative, je peux mettre en forme, mettre en scène, dans le jeu, les états intérieurs du petit Coucou


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(comme dans le psychodrame, sortes d'interprétations acceptables, intégrables) et Luc peut s'identifier non pas à moi, l'analyste, mais à ma fonction interprétante, au rapport qu'a l'analyste avec la psyché. Et ce sont les identifications qui constituent le Moi. Mes propositions de la voie figurative ont permis les « déplacements de l'énergie sur la puissance sensorielle de la représentation », comme disent Sarà et César Botella (1982).

Un jour, Luc redessine, nous sommes à environ quatre ans de traitement et je suis frappée par la modification, par la secondarisation du dessin :

Dessin n° 3

La mer, un bateau qui avance visiblement, le soleil couchant, un plongeur qui saute à l'eau. Cette fois-ci, Luc parle : « Il va chercher le trésor au fond, là une pieuvre » ; la pieuvre est une sorte d'être pulsionnel tout rouge (elle aussi lorgne vers le trésor), mais, cette fois-ci, contenu. Luc ajoute : « Là une baleine et là un requin. » Baleine et petit requin face à face... J'ai immédiatement l'image de la situation analytique, la relation transférentielle est figurée. Mais le requin au regard qui fusille est devenu bien petit : Il ne fait plus peur ! La baleine... je lui trouve un air un peu sonné dans lequel je me reconnais dans ce traitement ! Je remarque cependant que cette baleine a deux lignes de bulles au-dessus de sa tête : il s'agit donc d'une baleine qui respire et qui pense ! Luc a introjecté notre relation dans laquelle il s'agit de vivre, de penser et de représenter. Le requin a ses propres bulles, baleine et requin respirent donc indépendamment.

Pour René Diatkine (1988), en psychanalyse d'enfants, le patient, aussi jeune qu'il soit, donne sens à la rencontre insolite avec un inconnu en actualisant ses expériences antérieures par la répétition inconsciente. Ainsi il y aurait en psychanalyse d'enfants un « deuxième temps » transférentiel qui donne aux expériences antérieures la fonction d'un « premier temps ».

Cette fois-ci, les déplacements, le symbolisme, la secondarisation existent, la puissance infernale du ça ne déborde plus le Moi. Le refoulement est à l'oeuvre, Luc peut évoluer. Il fait des projets de métiers : CRS parce que l'on a le droit de porter une arme, plongeur sous-marin pour chercher les trésors des bateaux coulés. «J'aimerais savoir respirer sous l'eau et être immortel, mais je sais que ce n'est pas possible», dit-il. Le principe de réalité s'oppose maintenant au principe de plaisir/déplaisir, mais alors se pose une problématique souvent centrale et parfois insurmontable dans l'évolution de ces traitements: est-ce que le Moi naissant va pouvoir supporter l'augmentation de la tension interne qu'implique le renoncement à la décharge et à la satisfaction immédiate ? Il me semble que nous voyons dans le cas de Luc une illustration émouvante du prix psychique à


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Dessin n° 3

payer dans la position dépressive, telle que l'a conçue Melanie Klein, dépression liée aux mouvements de pulsions destructrices envers l'objet interne. Un dessin, un mois après le dessin du fond sous-marin ; cette fois-ci les éléments psychiques sont passés dans le langage - l'élaboration devient possible.

Dessin n° 4

D'abord une pierre tombale avec son prénom, Luc, puis en haut, une tête de mort avec, écrit en dessous, son prénom. Silence. Je pense à la dernière séance où Luc a de nouveau été violent verbalement et je lui dis qu'après avoir senti cette énorme violence hier, il a peut-être peur que je ne veuille plus le voir, plus


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l'écouter, qu'il est comme mort à mes yeux. Alors Luc dessine la tête centrale qui pleure et qui pense : « Mort » et qui dit dans la bulle : « Luc, je le suis », sorte de condensé de « Je suis mort, je suis Luc » et aussi, peut-être, «je le suis » du verbe suivre. Luc ajoute la même phrase: «Je le suis», au-dessus de la tombe à gauche, et sous la tête de mort en haut. Puis une autre tête de mort, en bas, qui dit: «Je le suis, abous le...» Je suis mort, je suis Luc, je suis à bout, j'ai les boules, avoue-le... me passent par la tête. Luc écrit «Je veux» (je ve) à gauche, flèche vers la droite. A droite, un immeuble ; une flèche de haut en bas et en bas, un personnage couché, avec son prénom, Luc. A côté, une ambulance/corbillard et un cercueil. Luc pousse le dessin vers moi et dit, caché entièrement sous son anorak que je vois de plus en plus noir : « Je n'en peux plus de souffrir, c'est trop dur de vivre comme ça, en sortant d'ici je me tuerai. » Vivre comme ça... avec la tension interne. Le mouvement introjectif met Luc en danger, l'énorme colère, la destructivité se retournent contre lui, Luc déprime. Je suis très impressionnée, mais pas débordée ; tout en connaissant bien son besoin de l'extrême pour croire qu'il peut me toucher, je sens Luc ce jour-là en danger : ayant assoupli la massivité de la projection et l'issue de la toute-puissance, il peut tomber de haut, comme son dessin l'indique, il peut vouloir rechercher l'unité narcissique dans la tranquillité absolue de la mort. Je pense devoir intervenir sur le plan de la réalité extérieure et intérieure : je lui dis d'abord que je pense qu'il me demande protection contre sa violence interne ; nous organisons son départ à la maison, Luc enlève l'anorak de la tête, est visiblement soulagé. Je reconnais sa souffrance mais je maintiens aussi le cadre : Luc téléphonera à la fin de la séance à sa mère qui viendra le chercher.

Dessin n° 4


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Le dessin est toujours posé entre nous. Regardant la pierre tombale avec son prénom, je pense à la mort du grand-père maternel dont Luc a si souvent parlé comme d'une perte insurmontable. Je lui demande s'il sait où se trouve la tombe de son grand-père ; Luc ne répond pas, mais il n'est pas prostré, il est pensif. Nous nous quittons ainsi, il prend un livre dans la salle d'attente pour attendre sa mère. La séance suivante Luc me dit d'emblée : « Je te remercie pour ce que tu as fait hier, je me suis senti mieux après. » Vous imaginez ma stupeur devant cette phrase inhabituelle. Il prend un air mystérieux et sort de son sac plastique qui ne le quitte jamais une série de photos, les photos du grand-père maternel: le grand-père avec son chien, avec Luc bébé dans ses bras, avec la mère de Luc dans une barque. Luc parle: «J'allais le voir tous les jours après l'école, ma mère m'a dit que j'habitais presque plus chez lui qu'à la maison. Quand il est mort, on ne me l'a pas dit pendant huit jours, mais je l'ai senti. Quand on me l'a dit, j'ai pleuré pendant dix jours, sans arrêt. Quand il est mort ma vie s'est arrêtée, c'est là que j'ai commencé à avoir peur la nuit et que je suis tombé malade! Mon grand-père c'était comme mon père, non, mieux qu'un père, il me comprenait toujours, rien que par le regard, il me comprenait sans qu'on ait besoin de parler ! » Moi, doucement : « Et c'est ce que tu cherches parfois à retrouver avec moi.» Il prend une feuille et écrit (distance) : «un peu». Moi : « Et quand je ne te comprends pas comme tu voudrais, quand on a besoin des mots pour nous comprendre, tu m'en veux, comme tu en veux à ton grandpère d'être parti. » Luc va s'asseoir plus loin : « Non, je ne lui en veux pas », il est prêt à se fermer, puis ajoute : « Si, un peu, c'est vrai - plus maintenant, mais avant je voyais mon grand-père, je pensais pouvoir le toucher, mais quand je mettais la main, il n'était pas là. Alors je pensais à sa tombe, très fort, comme si je pouvais le faire revenir ou alors je pensais à me suicider pour le rejoindre, mais je sais maintenant que je ne peux pas revenir. »

J'imagine, à partir de mon vécu dans cette aventure analytique avec Luc, que la toute première relation traumatique de la mère avec son enfant « blessé » et « blessant » (elle parle d' « ouragan ») n'a pas permis à Luc de développer les auto-érotismes nécessaires au sentiment d'unité et à l'avènement de l'activité fantasmatique permettant une différenciation Moi/Non-Moi. Sarà et César Botella (1982) insistent sur l'importance du regard dans la première relation ; pour eux, le bébé reproduit en un rassemblement au niveau sensori-moteur ce qu'il ressent pendant que la mère le nourrit, le tient et surtout le regarde. Pendant la « répétition à volonté», indépendante de l'état de besoin, du suçotement du pouce, le nourrisson s'approprie le plaisir buccal et emporte avec son regard tourné vers l'intérieur le regard de la mère... Lorsque les auto-érotismes du début n'ont pu être suffisamment unifiés au sein d'une relation, le sujet ne pourra utiliser que des éléments auto-érotiques épars de ses organes, par


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exemple l'oeil à la place du regard. J'ai senti avec Luc à quel point le regard venant de moi était longtemps vécu comme dangereux : « Qu'est-ce que tu as à me regarder ? », me disait Luc souvent, violemment. La mère en tant que miroir renvoie à la notion du double : faute d'unité interne, Luc avait besoin de mon regard et de l'attention de ses persécuteurs imaginaires - fussent-ils négatifs ; il était obligé de chercher continuellement une figure extérieure qui réfléchissait ses choses à lui, de chercher un double, dans l'espoir de trouver son identité, sur le modèle de la relation primitive en miroir avec la mère. Luc avait besoin de mon regard, mais « être regardé » le plaçait dans une passivité insupportable, il s'en sortait en me regardant, me maîtrisant activement par le regard qui fusille ; il supportait la suspension à l'objet extérieur grâce à la projection.

J'imagine que le grand-père maternel très investi - c'est l'homme le plus investi de la mère - avait joué un rôle de double pour Luc ; lors de la perte traumatique, à 4 ans, Luc a figé, fixé sur le grand-père mort cette quête de la relation idéale hors ambivalence, hors temps et hors finitude ( « Il me comprenait toujours, sans mots » ) ; mais, justement, c'était une quête sans illusion, sans jeu mental, car Luc n'avait pas pu accéder auparavant au fantasme rétroactif du paradis perdu. Et sans illusion, tout héros de toute histoire n'est qu'un héros mort, avons-nous dit. Sans illusion, le Moi a besoin de l'objet extérieur pour sa survie.

Terminons sur la séance de la rentrée (Luc a alors 12 ans). Casquette vissée sur sa tête ronde, c'est un préadolescent. Son sac en plastique est remplacé par une belle serviette en cuir dont il sortira crayons, cahiers, calculette. Luc me dit : « Tu vois ce cartable ? C'est mon père qui me l'a acheté, il m'a dit que son père à lui, lui a toujours acheté des cartables en carton pourri en disant que c'était bien suffisant. Alors, quand mon père m'a acheté le mien, eh bien, il s'est acheté le méme ! Et il a dit: «Comme ça, moi aussi, j'ai enfin un beau cartable ! » Avoir le même cartable ce n'est pas avoir la même arme ! Lorsque les parents peuvent accompagner le traitement de leur enfant et modifier leur propre équilibre psychique, ils soutiennent le processus de changement. Luc est souriant. «Je dois prendre une décision importante», me dit-il. «Je dois décider si je reviens ici ou pas, je ne sais pas à quoi ça sert de venir ici. » Je me sens assez contente de voir que Luc aménage nos retrouvailles après ma longue absence de l'été par des questions qu'il se pose à lui-même. Je lui demande s'il se souvient de lui quand il est venu me voir, au début. « Un peu, dit Luc, j'avais des angoisses... Et puis, avant je fonçais tête baissée, maintenant je réfléchis. Je suis quand même assez content de m'en sortir. J'ai peut-être intérêt de continuer à venir. »

A la fin de la 31e des Nouvelles Conférences, S. Freud (1932) s'interroge sur les efforts thérapeutiques de la psychanalyse. Je cite : « Leur intention (celle des efforts


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thérapeutiques de la psychanalyse) n'est-elle pas de renforcer le Moi, de le rendre plus indépendant du Surmoi, d'élargir son champ de perception, de consolider son organisation pour qu'il puisse s'assimiler de nouveaux fragments du ça ? Là où était le ça, le Moi doit advenir. » Wo Es war, soll Ich werden... Qui n'a pas entendu cette phrase ? Mais cette phrase est pratiquement toujours citée seule, isolément, alors que dans le texte Freud la fait suivre d'une autre phrase, d'un complément qui termine l'article et qui, je crois, lui donne sens... Je cite (traduction personnelle) : « Là où était le ça, le Moi doit advenir. Il s'agit d'un travail de culture (Es ist Kulturarbeit), comparable à l'assèchement du Zuydersee. »

L'image d'assèchement dans cette métaphore pourrait faire penser à un appauvrissement, mais il s'agit bien sûr de rendre les terres cultivables. L'idée d'un « travail de culture » - Kulturarbeit - pourrait alors être compris comme la nécessité d'un travail psychique continu du Moi (comparable à la nécessité d'un travail de rêve - Traumarbeit - ou d'un travail de deuil - Trauerarbeit) et me paraît intéressante pour réfléchir au problème du changement dans les traitements d'enfants.

Gare à la Hollande si ses habitants relâchent le travail de consolidation et de surveillance des digues ! La finalité d'un traitement d'enfant ne pourrait-elle pas être d'amener précisément l'enfant à organiser un Moi capable de faire ce « travail de culture », témoignant du refoulement secondaire et des contre-investissements, un Moi qui prend plaisir à un travail psychique associatif, sans trop de relâche mais sans trop de rigidité non plus pour pouvoir faire face à la poussée pulsionnelle qui, elle, comme la poussée de la mer, est sans relâche ?

«Avant je fonçais tête baissée, maintenant je réfléchis », dit Luc. Je fais alors l'hypothèse que des identifications à ma manière de prendre en compte et traiter les mouvements psychiques (mes propositions de la voie figurative) et plus tard, à ma fonction interprétante ont permis une reprise de l'évolution psychique avec levée de la fixation au grand-père mort idéalisé et ont amené Luc vers le « travail de culture », vers la Kulturarbeit, à ne pas confondre avec un Moi rationnel, travail de culture qui implique la possibilité de pouvoir renoncer à l'immédiateté du besoin de satisfaction, qui implique le jeu psychique.

Et cependant, le déni du tiers reste actif, la mort exerce encore parfois sa fascination ; Luc a encore parfois besoin de se retirer dans la passivité ou dans l'identification à l'agresseur pour se protéger de ses contradictions internes. Mais il a indéniablement changé : notre rencontre lui a permis de s'approprier un peu mon regard (mon regard sur lui et sur le sens du psychique) pour pouvoir trouver le plaisir de « se regarder » et diminuer ainsi ses sentiments de persécution. L'élaboration et l'interprétation de certaines angoisses internes sont ainsi devenues possibles. Luc a acquis un intérêt pour son psychisme et, surtout, une vie psychique qui s'oppose maintenant à la mort. Il s'intéresse à l'apprentissage de la lecture et de l'écri-


1120 Nom Kurts

taxe, me montre ses progrès, fièrement, renforçant ainsi son narcissisme. Dernièrement, Luc m'a dit : « Un jour, si j'y arrive, j'écrirai un livre, le livre de ma vie... et tu seras dedans. » Kulturarbeit... La rencontre de nos deux psychismes a laissé des traces, est devenue histoire commune, la temporalité existe. L'histoire de la cure n'est pas la simple répétition de l'histoire fantasmatique de Luc, cette dernière s'est réécrite à travers l'expérience (au sens de Erlebnis, expérience vécue) de notre rencontre mouvementée qui a mené de l'investissement répétitif du héros mort sans illusion vers une relation vivante, avec ses oppositions et contradictions. La psychothérapie continue, comme Luc le souhaite.

Nora Kurts

9, villa Rémond

94250 Gentilly

BIBLIOGRAPHIE

Botella S. et C. (1982), Sur la carence auto-érotique du paranoïaque, Revue française de

psychanalyse, n° 1. Braunschweig D. (1971), Psychanalyse et réalité, Revue française de psychanalyse, n° 5-6,

p. 772. Diatkine R. (1988), Répétition et changement, Les textes du Centre Alfred-Binet,

juin 1988.

— (1994), L'enfant dans l'adulte ou l'éternelle capacité de rêverie, Revue française de psychanalyse, n° 3, p. 643.

Freud S. (1911), Formulierungen ùber die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens, Wien, Verlag Franz Deuticke, 1911, GW, VIII.

— (1932), Les diverses instances de la personnalité psychique, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Éd. Gallimard, 1936.

Kurts N. (1991), Kulturarbeit, une «Histoire sans fin», Les textes du Centre Alfred-Binet, n° 18.


Rencontre



Le normal, la maladie, et l'universel humain 1

Nathalie ZALTZMAN

Si comme moi vous trouvez grandiloquent l'intitulé de mon argument : le normal, la maladie et l'universel humain, en revanche mes propos seront fort modestes par rapport à l'ambition du sujet et plus interrogatifs que décisifs.

J'ai voulu prendre le risque de poursuivre mon interrogation sur la nature de la guérison psychanalytique 2 en la situant cette fois par rapport à l'oeuvre anthropologique de S. Freud, ses conséquences pour la pratique analytique.

Et si cette partie-là de sa métapsychologie contenait des indications littéralement primordiales pour une juste conception des ambitions thérapeutiques de l'analyse ?

Et si notre idée de la guérison, et par conséquent, notre idée de la maladie mentale ne pouvaient s'éclairer sans intégrer pleinement les conséquences de cette oeuvre anthropologique sur notre pratique au quotidien ?

Après un siècle d'existence et de travaux, un siècle de pratique de la méthode sous tant de cieux géographiques et politiques dans une telle multiplicité de langues et de cultures, on serait en droit de penser qu'on connaît désormais la portée de la psychanalyse, son envergure, les limites de son universalité, les effets qu'on est en droit d'en espérer et ce qui n'est pas de son ressort.

L'oeuvre freudienne a complètement modifié la conception de l'homme, ce qui le spécifie comme tel. Pardon de cette platitude; elle m'est indispensable pour situer le point de départ de ma démarche. A tort ou à raison, je crois que la Kulturarbeit opérée par la pensée freudienne a irréversiblement marqué tout ce qui, dans le domaine des connaissances de l'Homme, contribue à l'interpréter, lui, son destin individuel et le destin de l'espèce humaine. Et je crois que ce ferment civilisateur, dans le capital des connaissances, ne peut plus se perdre.

1. Texte remanié d'une conférence faite à la Société psychanalytique de Paris dans le cadre « Rencontres du samedi », le 16 décembre 1995.

2. N. Zaltzman, Faire une analyse et guérir : de quoi ?, Topique, numéro hors-série, Dunod, 1993.

Sev. franç. Psychanal, 4/1996


1124 Nathalie Zaltzman

Par contre, le devenir de la psychanalyse en tant que pratique, rien n'assure qu'elle continue de se développer en vigueur et en fécondité, car ceux qui exercent cette pratique, les psychanalystes, sont plus que quiconque, plus que les usagerspatients, plus que les usagers-chercheurs d'autres disciplines, exposés dans leur instrument de travail principal, leur propre psyché, à des phénomènes de sape, de rouille et d'usure, de lutte défensive et de résistance, déterminés par le matériau même de leur travail : la résistance à l'analyse. Pour la psychanalyse en tant que pratique, au grand scandale des disciplines objectivantes de l'homme, seuls des critères internes peuvent la valider. C'est aux psychanalystes qu'il revient d'interroger et de critiquer la pratique et la théorie de la pratique. C'est de l'intérieur du champ de son expérience qu'elle peut, et à mon avis, se doit de répondre de sa validité, de cette validité de résultats pour laquelle il n'existe aucune objectivation extérieure à son champ ; de cette validité inséparable de ce que la métapsychologie ouvre, ou échoue à ouvrir, sur un au-delà de la maladie psychique. Cet au-delà n'est pas un état de normalité d'avant la maladie. Alors :

— Qu'est-ce que la maladie au sens psychanalytique ?

— Qu'est-ce que la guérison psychanalytique tel que ce terme revient si souvent sous la plume de S. Freud dans ses travaux testamentaires ?

— Quels sont les traits qualitatifs de ce passage du maladif hors de la maladie, et passage à quoi ?

Sur quoi s'arrête, avec la vie de Freud, sa réflexion? Sur l'inventaire des résistances inévitables au traitement analytique. Ce qu'on a nommé à tort son pessimisme, alors que ni pessimiste ni optimiste, Freud parcourait le territoire de ses conquêtes et relevait sans passion, mais avec son habituel parti pris de réalisme, les fronts des forces adverses à la guérison psychanalytique. «Au Heu d'examiner comment la guérison advient par l'analyse, ce que je trouve suffisamment élucidé, la question à poser devrait être : quels obstacles se trouvent sur le chemin de la guérison analytique?», écrit-il en 1937.

Dans «Analyse terminée et analyse interminable» c'est le roc du refus du féminin.

Dans l'Abrégé : la culpabilité inconsciente ; l'existence d'une pulsion de destruction ; l'existence d'un au-delà du principe de plaisir. « En réalité, une seule chose importe : être malheureux, et cela de n'importe quelle façon. » Une seule chose : ne pas changer. Souffrir.

Et avec « Le clivage du Moi », il formule la faillite du dernier allié, le Moi, supposé jusque-là avoir été l'allié le plus fiable du psychanalyste et du processus psychanalytique dans son mouvement moteur.

Si loin que puisse s'avancer l'analyse de la bisexualité et de l'angoisse de castration, elle rencontre la résistance ultime au roc du féminin.


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1125

Si loin qu'elle aille dans la problématique d'Éros, elle rencontre les pulsions de mort.

Enfin, le moi lui-même cale d'une manière nouvelle et déconcertante à tenir compte des conséquences d'une réalité interne-externe dont pourtant il saisit la portée.

Je voudrais mettre en relief l'intrication inséparable de deux points de vue : celui de l'avancée métapsychologique et celui de la guérison psychanalytique.

Le corpus métapsychologique freudien avance la plupart du temps selon un modèle commun à toutes ses révisions. Dans son évolution, la métapsychologie est une saisie, une appropriation en termes de connaissances nouvelles des obstacles successifs au déroulement de l'expérience in vivo. Les résistances successives au déroulement du processus et ce qui barre son pouvoir d'action sont par leur métapsychologisation renversées : ce qui faisait obstacle dans une configuration singulière devient une notion-charnière, acquiert une portée générale. La nouvelle donne initie un remaniement métapsychologique ; elle ouvre une nouvelle voie thérapeutique. La réflexion métapsychologique donne aux résistances révélées par des configurations pathologiques particulières un statut général. Les grandes catégories de la vie psychique inconsciente : la bisexualité, les pulsions de mort, le masochisme, le clivage du Moi viennent prendre place dans la conception globale du fonctionnement psychique. Elles peuvent à des degrés divers constituer des sources de résistance dans toute analyse in vivo.

Les résistances à l'oeuvre dans le processus analytique, leur force d'immobilisation, elles ne la tiennent pas spécifiquement de telle ou telle organisation morbide, même si c'est une organisation bien particulière qui révèle leur efficace immobilisation. Ainsi, par exemple, le mécanisme d'isolation participe de la névrose obsessionnelle, mais aussi de toute pensée scientifique discrirninatrice. L'amour parental prend sa source dans le narcissisme ; la pathologie mélancolique aussi. Plus radicalement et d'une façon encore plus exemplaire : c'est du caractère interchangeable presque illimité des objets sexuels les uns pour les autres que la maladie psychique tire toute son inventivité. Cette même plasticité substitutive est mise à contribution dans tout processus résolutoire. Et la métapsychologie ne fournit pas de maître-mots, de mots clés spécifiques pour rendre compte d'une psychogenèse spécifique de telle organisation pathologique. Bien au contraire, toutes les particularités les plus singulières des fantasmes originaires, des mécanismes de défense ou des stades libidinaux accèdent au statut de traits généraux du fonctionnement psychique. Des symptômes peuvent avoir une fonction pathognomonique, mais les solutions psychotiques, psychosomatiques, phobiques, mélancoliques, etc., toutes les tentatives de guérison que sont les formations psychopathologiques sont issues d'un même champ de forces pulsionnelles, du même cours inévitable de l'évolution psychosexuelle infantile et obéissent aux mêmes lois du principe de plaisir-déplaisir, du


1126 Nathalie Zaltzman

principe de réalité et de la compulsion de répétition. L'histoire psychique inconsciente, quel que soit le parcours biographique manifeste, rencontre les mêmes tâches à résoudre, dispose des mêmes ressources défensives et d'un même capital pulsionnel.

L'homme freudien est potentiellement un malade polymorphe au même titre que l'enfant freudien est un pervers polymorphe, quel que soit son destin génital ultérieur. La métapsychologie freudienne n'est pas la reconstitution à partir des ratés révélés au microscope du processus analytique d'une figure humaine en état d'intégrité harmonieuse. L'équipement reconstitué de cette figure ne fait pas d'elle un être accompli, triomphant de ses épreuves et narcissiquement glorieux, ni individuellement, ni en masse avec ses semblables. L'homme freudien est un individu qui veut ce qui ne se peut pas et ne veut plus là où il pourrait. L'analyse peut le porter par-delà l'impossible (vouloir ce qui ne se peut pas) vers un possible s'arrachant à la compulsion de répétition luttant contre des pertes inévitables, compulsivement déniées. Il peut beaucoup, ses pouvoirs sont immenses, mais il trébuche, impotent, aussi grandiosement. Quand on dit : ce n'est pas humain, on le dit précisément pour souligner quelque trait humain caractéristique, dans la barbarie comme dans l'héroïsme. L'édifice métapsychologique est celui d'une psyché et résistante et vulnérable.

L'alternative dessinée par Freud à ce polymorphisme morbide lié aux anachronismes libidinaux du destin humain, n'est pas la normalité, fut-elle une abstraction spéculative.

La métapsychologie freudienne n'est pas la déduction d'un homme normal au négatif des formations de compromis entre les deux grands points de vue du psychisme : le point de vue des logiques de l'inconscient et le point de vue de la raison et de la réalité.

La métapsychologie freudienne est la narration dynamique, topique, économique, des péripéties de l'humain habité-traversé par la coexistence de ces deux modes de contraintes hétérogènes.

Si la psychanalyse ne se soucie pas de l'homme en état normal, si elle dévoile que sa condition de quelque point de vue qu'on se place, est inévitablement en déséquilibre, est-elle en mesure de distinguer l'inévitable porte-à-faux de son existence des solutions morbides de sa vie psychique?

1 / Qu'est-ce donc que la maladie au sens psychanalytique ?

C'est l'expiation dans une souffrance impuissante d'une interminable capitulation devant l'épreuve d'un danger interne et/ou externe. C'est la substitution à l'épreuve de réalité de ce danger d'une souffrance fictive, sous le signe du prin-


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1127

cipe de plaisir et de la compulsion de répétition. La souffrance fictive remplace la souffrance qui découlerait d'une épreuve de réalité douloureuse et déclarée par les mécanismes de défense insoutenable.

« Plus l'homme devient homme et se différencie de l'animal, plus son mal s'aggrave. » Voilà ce qu'un écrivain, Ferdinando Camon, peut écrire au terme de son expérience analytique. Le titre de son livre est La malattia chiamata uomo : cette maladie nommée l'homme. Ce qui a été traduit en français par : La maladie humaine. Et encore : « En vérité l'homme est une maladie et il n'est pas de remède à la maladie humaine. L'homme entreprend une analyse non pas pour guérir mais pour savoir pourquoi il entreprend une analyse. » Privilège de l'écrivain qui n'a pas besoin de faire oeuvre d'arguments pour aller droit au fait.

2 / Qu'est-ce que la guérison analytique ?

Immanquablement, quand Freud se réfère à la guérison par l'analyse, il ne donne pas d'autre contenu à cette guérison que celle du franchissement des résistances dans le cours du processus analytique. La guérison est l'effet, la conséquence de l'effectuation du processus analytique, une effectuation où seule la levée des résistances dans et par le transfert possède un pouvoir thérapeutique.

Guérir au sens analytique c'est pour les deux protagonistes, réussir à faire se dérouler le processus où ils sont engagés par-delà des résistances à ce processus.

Guérir au sens analytique est en apparence une tautologie : guérir c'est faire une analyse. Impasse à la question que je me pose ? Celle des pouvoirs de la pratique et de ses limites.

Dans cette oeuvre testamentaire qu'est l'Abrégé, où Sigmund Freud récapitule les acquis de l'analyse et ce qui continue à battre en brèche son pouvoir de guérison, il nomme deux facteurs nouveaux: l'un est «le besoin d'être malade». Pour le sentiment de culpabilité inconscient une seule chose importe : être malheureux et cela de n'importe quelle façon. L'autre est la pulsion de destruction tournée vers le dedans. « Nous ne sommes pas parvenus à expliquer ce cas », cette conjoncture où triomphe la destruction. Il écrivait déjà dans Le problème économique du masochisme (p. 292) : « Quelle est l'importance des pulsions de mort qui échappent à ce domptage accompli par liaison à des apports libidinaux, on ne peut le deviner actuellement. » La culpabilité inconsciente, surtout dans ses formes vagues, le goût du malheur et l'autodestruction s'opposent à la guérison définie comme l'accomplissement possible du processus analytique. La politique du pire, trait qui caractérise la souffrance gérée par une organisation névrotique, psychotique, perverse et qui la distingue des souffrances potentielles inhérentes à la constitution psychique de


1128 Nathalie Zaltzman

l'homme, est cette capacité du psychique à remplacer certaines tâches, certaines épreuves qu'il est pourtant équipé à surmonter, de les remplacer par ce que j'ai appelé des « prisons d'invention», des organisations névrotiques ou psychotiques auxquelles le psychique se met à tenir par-dessus tout, comme assuré que ces modes de résolution fictifs, sous le primat de la souffrance et de la jouissance auraient la vertu de lui fournir une alternative à la tâche qu'il n'a pas pu et pas su accomplir. Le ressort transférentiel de cette compulsion de répétition est de reporter sur une tâche actuelle une conjoncture libidinale actuelle, une impasse qui appartient à une autre époque et à une autre situation libidinale. Cependant, l'impuissance infantile est une impuissance de fait ; c'est elle l'épreuve de réalité. En outre, frappés d'interdit les voeux de mort et d'inceste ne peuvent «réussir». La seule réussite possible est un remaniement des mises pulsionnelles, qui atteste un franchissement de l'épreuve.

Le « c'est maintenant que je ne peux pas » de la maladie préserve l'illusion que « dans le passé j'aurais pu ». Le « souffrir maintenant et indéfiniment » préserve les termes du conflit ancien en l'état, à l'abri du temps et de la défaite, à l'abri d'une perte ainsi fictivement exorcisée.

Si les maladies de l'esprit sont potentiellement inhérentes à la condition humaine, s'il n'existe pas de relation «naturellement» accordée de l'homme avec lui-même, si la guérison analytique est aussi exceptionnelle que l'accomplissement d'une analyse jusqu'à son terme, y a-t-il dans l'oeuvre freudienne un au-delà de la maladie ? Quels buts libidinaux font partie de la donne de chaque humain, buts assez puissants pour le dédommager des pertes liées au renoncement jamais définitif d'ailleurs à ses voeux fondamentaux: le meurtre et l'inceste ? Quels enjeux libidinaux, et de quelle importance, auraient le pouvoir de le dédommager de la mortification infligée aux limites de sa jouissance et de son narcissisme mégalomanes? De le dédommager assez puissamment pour qu'il échappe à l'acharnement compulsif de lutter contre l'irréalisable ?

Quel au-delà, quelle alternative seraient proposés à sa tendance générale à s'abîmer dans ses causes impossibles ?

Je pense que dans son oeuvre et pour l'homme Freud, c'est son dernier livre, l'homme Moïse, en soulignant l'importance dans ce titre du mot homme, qui vient indiquer un au-delà de la maladie, un saut possible hors de la compulsion de répétition. En ouvrant sur un au-delà du meurtre du père de la horde, Moïse est celui par qui Freud écrit la suite de la saga humaine, après Totem et tabou.

A partir de l'homme Moïse, rétroactivement, toutes les oeuvres freudiennes consacrées à la dimension phylogénétique de l'inconscient désignent l'existence d'un pacte qui noue l'intégrité narcissique de chacun à l'évolution narcissique


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1129

impersonnelle de l'ensemble. En faisant advenir une figure paternelle nouvelle par rapport au père géniteur de la horde et par-delà son meurtre, Moïse inaugure une alliance nouvelle des hommes entre eux. Plus précisément, je dirais que cette oeuvre finale issue de toutes celles qui la précèdent révèle une nouvelle relation possible de l'homme à lui-même à travers la constitution d'une référence commune accomplie par l'ensemble humain sous la pression d'un mouvement libidinal de fond, d' « une poussée érotique interne » instaurant dans son histoire la figure d'un homme Moïse.

A partir de l'homme Moïse, toutes les oeuvres anthropologiques de Freud viennent montrer comment chaque destin individuel est tributaire dans ses enjeux libidinaux des enjeux libidinaux de la masse à laquelle il appartient et comment la place qui lui est assignée en tant qu'élément organique de cet ensemble rend son destin inséparable du destin collectif.

Une part de l'oeuvre freudienne définit un sujet en termes d'unité singulière, autosuffisante et individualiste. Une part situe cet identitaire singulier comme radicalement tributaire d'une réalité commune, générale et préexistante à chaque individu. « L'individu effectivement mène une double existence : en tant qu'il est à lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d'une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté, ou du moins sans intervention de celle-ci. » « La distinction des pulsions sexuelles et des pulsions du Moi ne ferait que refléter cette double fonction de l'individu. » A cette double fonction, son destin personnel, son destin commun, il ne peut pas se soustraire.

Quelles conséquences a pour la pratique analytique la place désignée à chaque homme du fait de son appartenance à l'ensemble humain ?

J'aimerais trouver un terme général pour ces oeuvres qui traitent de l'homme en tant que maillon d'une chaîne, interprété, finalisé par le fait de son appartenance à l'espèce humaine au sens que R. Antelme donne à ce terme. « Le terme de civilisation (Kultur) désigne la totalité des oeuvres et organisations dont l'institution nous éloigne de l'état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l'homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » Quel terme commun proposer à tout ce qui chez Freud traite de la Kultur comme réglementation des relations des hommes entre eux et qui est désigné comme histoire des civilisations, oeuvre anthropologique, ou sociologique... ? Aucun terme n'est satisfaisant, pas même celui que je préfère : la Psychologie des masses ou Psychologie des foules qui désigne pourtant à peu près les relations entre une organisation collective et ses cellules individuelles, entre un organisme pluricellulaire - la masse, la foule, l'ensemble - et l'individu maillon dans cette masse.

Chaque vie individuelle représente à elle seule et récapitule l'univers humain dans son entier : dans son évolution, ses avancées et ses régressions. Et cet uni-


1130 Nathalie Zaltzman

vers dans son ensemble a partie liée avec le destin de chacune des cellules qui le composent.

Dans Malaise dans la civilisation, Freud indique les alliances et les conflits entre les visées du processus civilisateur et les visées de l'homme isolé. « L'unité de nature » - « la poussée érotique interne » - cette unité de nature des buts entre le processus civilisateur de l'humanité et le processus de développement ou d'éducation de l'individu ne poursuivent pourtant pas les mêmes finalités. L'homme isolé participe au développement de l'humanité, tout en suivant la voie de sa propre vie, tandis que la « création d'une grande communauté humaine réussirait au mieux si elle pouvait négliger le point de vue des buts égotistes ». Le processus civilisateur au sens de Kultur, au sens de réglementation des relations des hommes entre eux vise en priorité l'agrégation des individus isolés en une unité collective.

Chaque forme de civilisation, chaque type de foule, chaque mode d'organisation politique exercent des forces contraignantes particulières pour agréger un individu à une masse humaine.

Dans « Psychologie collective et analyse du Moi », Freud donne un modèle de fonctionnement d'une foule, d'un leader et de la nature des relations qui unissent chacun aux autres dans le mouvement d'investissement commun au leader, et de renforcement identificatoire des membres de la foule les uns aux autres et à l'Idéal du Moi commun.

Dans ces investissements communs et réciproques, les instances des idéaux, le Surmoi et l'Idéal du Moi, étayées sur la figure d'un chef, ne sont ni dans la forclusion ni dans le désaveu d'une référence à la réalité. Jusque dans ses formes hypnotiques, la structure collective ne déréalise ni ne détruit la réalité, ni l'investissement du lien commun qui soude les membres de la foule les uns aux autres.

Par son analyse du système totalitaire - un mode de réalité politique que Sigmund Freud n'a pas eu le temps de prendre en considération dans sa Massenpsychologie, Hannah Arendt produit l'analyse d'une nouvelle structure de masse. Le terme masse est là d'autant plus justifié qu'il renvoie à l'idéologie commune collectiviste des régimes totalitaires se définissant comme dictatures de masse. Cette masse est composée d'individus cimentés eux aussi par leur relation au leader ; mais à la différence de la foule freudienne, ici l'identification au chef n'a pas de contrepartie identifiante sur chacun ni de chacun pour les autres. L'image d'Arendt est celle d'un oignon dont les membres contraints constituent les pelures collées, écrasées les unes aux autres concentriquement autour d'un leader qui ne représente plus la scène sociale, les instances surmoïques des psychés individuelles, agglutinées. Il représente plutôt un fonctionnement pulsionnel sans entraves, un moi idéal caricature haineuse de la mégalomanie infantile. L'immunité assurée au


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1131

meurtre, garantie par le leader, est renforcée par la pression contraignante de la terreur : tuer et laisser tuer, sinon être tué, où d'ailleurs tuer n'assure nullement de survivre. L'immunité est assurée par l'anonymat, l'anonymisation déréalisante de chacun égal à personne. Dans le modèle de l'idéologie totalitaire, le chef et l'idéologie visent à détruire les références individuelles communes à la réalité. A la réalité individuelle et aux possibilités de la pensée est substitué l'avenir d'une grandeur collective ; la haine ne s'exerce plus dans le registre du « narcissisme des petites différences » mais par la destruction, l'invalidation de l'investissement de liens des particules anonymisées et interchangeables de la masse.

La masse totalitaire, à la différence de la masse freudienne, ne procède certainement pas à une moralisation de l'individu par la foule.

L'homme freudien, de quelle histoire collective est-il sorti et qui serait la masse de ses semblables, ses Nebenmenschen ? Par le meurtre du père primitif il est sorti de la horde et s'est acheminé vers une société constituée sur l'interdit du meurtre et de l'inceste. « Ce qui commença par le père s'achève par la masse. » Ensuite, à quelle Kultur, à quelle masse, cimentée par quels liens va-t-il être intégré ?

Par l'homme Moïse, S. Freud inscrit dans l'histoire de la pensée humaine une issue psychique par-delà son destin à répéter le meurtre primitif. C'est cette issue qu'il évoque en termes de progrès de l'esprit, de progrès ouvrant la voie à un au-delà de la culpabilité inconsciente qui exige une ration continue de souffrances morbides et stériles.

A la maladie humaine la guérison analytique apporte la perspective d'un progrès de l'esprit. Le salutaire du morbide est un saut de l'esprit. Tâche si ambitieuse qu'elle se laisse facilement exclure du champ des buts du traitement analytique au profit d'un questionnement de ces buts en termes de modifications économiques, de modifications quantitatives, alors que la mutation décisive est qualitative. Ce faisant, la psychanalyse se dérobe à soutenir les liens de la maladie psychique avec ce qui en chacun recule à se tenir debout face à ses semblables.

L'issue ouverte par le Moïse tient-elle tout entière dans la constitution d'une référence paternelle, celle-ci non plus à tuer mais garante d'une filiation transhistorique, indépendante des avatars oedipiens de chaque histoire individuelle? Cette référence paternelle est-elle le ressort résolutoire majeur à la compulsion de répétition en tant qu'elle instaurerait une filiation au père s'inscrivant pour chacun en termes de dette fondatrice liant les hommes les uns aux autres ?

L'accès à cette référence paternelle constitue-t-il la chair de cette notion abstraite, affectivement si puissante, qu'est l'appartenance commune à l'espèce humaine ?

On aura reconnu là quelques-uns des termes de la pensée lacanienne nourrie de l'énigme par laquelle le Moïse de Freud couronne son oeuvre métapsychologique et sa propre quête d'homme. On sait que Lacan et surtout ses successeurs


1132 Nathalie Zaltzman

assignent au registre symbolique, au Nom du père, la fonction de clé et de maître-mot décisifs.

Ces termes et le caractère capital donné à la référence paternelle participent des voies par lesquelles s'est construite et continue à se construire l'élaboration inconsciente d'un point d'ancrage, fondateur et garant de l'intégrité psychique de chacun : un point de certitude de son appartenance à l'espèce humaine et de ce qu'il se doit de ce fait à lui-même et aux autres.

Seulement au Wo Es war soll Ich werden, Lacan a répondu par la destitution du sujet et l'avènement de l'objet a. Il répond quelque chose comme : l'homme n'est jamais aussi humain que lorsque dépouillé de ses emblèmes identificatoires imaginaires, il chute comme objet de déchet. Est-ce à cet au-delà de la maladie qu'ouvrirait le processus analytique ? A la chute mélancolique de l'homme au rebut ?

A la fin de Malaise dans la civilisation, Freud écrit : « Nous nous sommes gardés de tomber dans le préjugé selon lequel culture équivaudrait à progrès et tracerait à l'homme la voie de la perfection. »

Le freudien Wo Es war soll Ich werden est assez churchillien. S'il ne promet pas du sang et des larmes, il dit (c'est tout au moins ce que j'interprète) : là où était le Ça, le Je ne peut manquer d'advenir. Mais si le mouvement de Kulturarbeit ainsi accompli n'est pas pour autant un progrès acquis, il ne s'ensuit pas que l'exploration de l'humain en tant qu'objet de déchet produise, ne produise que de la pourriture mélancolique. Kafka en donnant naissance à Grégoire, l'homme cancrelat, accomplit ce faisant selon ses propres termes un saut hors du meurtre, il engendre une métaphore puissante du meurtre de l'homme par l'homme ; il métamorphose le meurtre en interprétation universelle et ineffaçable. Saut accompli de la condition de déchet à la progression de l'esprit.

Je vais essayer d'approcher cette notion d'« appartenance à l'espèce humaine» par trois aspects en tentant de montrer à travers chacun d'eux la nature du lien narcissique de l'individu à l'ensemble.

— Le premier est une hypothèse sur les suicides politiques.

— Le deuxième est ce que R. Antelme écrit sur ce qui reste pour l'humain quand tout de ses investissements et de ses repères narcissiques normaux lui est ôté.

— Le troisième est l'analyse par H. Arendt de la désolation humaine.

Le suicide, tout particulièrement le suicide politique, comme il y en a tant eu sous les régimes totalitaires, est une démonstration en négatif de l'alliance indispensable à l'autoconservation entre le narcissisme individuel et le maintien d'un investissement possible d'un sort commun. Celui qui choisit de se suicider déclare par son acte qu'il s'expulse de l'ordre humain que désormais il n'a plus


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1133

la possibilité d'investir. Pour continuer à s'investir, il faut, et ce sont les situations-limites qui le révèlent, garder l'investissement possible d'un lien impersonnel à l'humain et à un avenir qui dépasse celui de la vie individuelle.

Dans le livre d'Antelme, lorsque l'armée de libération n'est plus qu'à 40 km du camp où se passe le récit, les ss vident le camp et jettent les déportés sur la route. La route est le titre de la deuxième partie de ce livre. Sur cette route marche la masse des hommes à peine vivants. Deux hommes sont tour à tour chargés de tirer une charrette qui dépasse leurs forces. Lorsqu'ils tombent, ils sont tués ; deux autres prennent leur place, et ainsi de suite. « Deux coups de feu pendant qu'on marchait. Une de nos vies a été interrompue pendant qu'on marchait. La colonne qui a continué à marcher sait qu 'on lui a supprimé une de ses vies et que ça va continuer. »

Voilà ce qui reste encore quand rien ne reste : chaque unité de vie qui tombe est une des vies de la colonne. L'homme tué est comme ramassé dans la vie commune des survivants. Son assassinat indifférent échappe au néant, à l'indistinction d'une destruction générale et rejoint le cours commun de la colonne. L'idée la plus abstraite qui soit : « la vie de la colonne » est cela seul qui possède la puissance de garder ces morts préservés dans l'ordre humain.

Et aussi : « En face de la mort, nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde... l'existence de variétés d'espèces, est faux ou fou ; et que nous en tenons ici la preuve et la plus irréfutable preuve, puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu'une de celle de l'homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, il ne peut pas le changer en autre chose. »

Quand tout est soumis à la destruction, quelque chose peut demeurer indestructible. Le plus petit commun dénominateur d'un trait commun irréductible, celui d'une appartenance commune.

H. Arendt comme Blanchot, écrivant sur L'espèce humaine de R. Antelme, utilisent un même terme : celui d'expérience-limite. Pour moi cette expériencelimite est une révélation macroscopique de ce qui fait partie de l'universel de l'homme. C'est en cela que la pensée des écrivains de littérature concentrationnaire peut apporter un éclairage métapsychologique sur la question : au fond de l'homme, quoi ? Que rencontre l'analyse ?

« Ce qui dans le monde non totalitaire prépare les hommes à la domination totalitaire, c'est le fait que la désolation qui jadis constituait une expériencelimite... est devenue l'expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle (Le système totalitaire, p. 230).

Le processus totalitaire s'engage sur fond de cette désolation. La maladie humaine aussi.

« Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et


1134 Nathalie Zaltzman

de son nouveau rôle dans la politique (remarque prémonitoire sur le quart monde de l'occident actuel) la désolation va à rencontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. »

Voilà un repérage qui ne peut manquer de nous être sensible. Qu'on l'appelle la déréliction, le désêtre ou autrement, il me semble que dans la faillite narcissique qui traverse toute maladie de l'humain, la névrose autant que la psychose, autant que l'histoire générale, la désolation dont parle si justement H. Arendt a à voir avec la perte du sentiment d'appartenance à une espèce commune, et avec la finitude désespérante de chaque maillon par rapport à la continuation de la chaîne lorsque celle-ci devient haïssable. « Il nous suffit de rappeler qu'un jour viendra où nous devrons quitter ce monde commun, qui continuera après nous comme avant, et à la continuité duquel nous sommes inutiles, pour prendre conscience de notre désolation, pour faire l'expérience d'être abandonnés par tout et par tous. »

Qu'est-ce qui forme un lien fiable entre chaque être humain et sa communauté aux autres humains et qui permet de ne pas « tomber hors du monde » ? Qu'est-ce qui maintient et nourrit une continuité possible de ce lien ? Qu'est-ce qui sort l'homme de l'a-socialité de ses organisations malades ?

Et enfin : qu'est-ce qui dans chaque cure peut s'accomplir du fait de la nature inséparable de l'individuel et du collectif pour le psychisme humain ? Et, comment s'exerce l'ancrage narcissique inconscient pour chacun dans son lien d'appartenance à l'ensemble humain ? Toutes ces questions font organiquement partie du problème de la guérison psychanalytique dans la pratique de l'analyse comme dans l'oeuvre freudienne, telle qu'elle noue le destin de l'individu à celui de la masse.

Je terminerai sur l'évocation de ces voies possibles, dans deux directions : l'une est l'attitude de pensée scientifique, celle de S. Freud, celle qui consiste malgré tous les obscurcissements du Wishfull Thinking et toutes les falsifications de la réalité par les formations morbides, à transformer l'expérience subjective de chaque vie individuelle en une connaissance commune, en un capital de raison partageable. La réalité et la raison tiennent de l'exercice psychanalytique un statut distinct de celui que leur confèrent la pensée religieuse ou la pensée philosophique. S. Freud leur donne statut d'objets scientifiques par le questionnement qu'il porte à la condition humaine telle qu'elle est et non telle qu'elle pourrait ou devrait être ou devenir.

La guérison psychanalytique a partie liée avec ce parti pris d'examiner ce qui est, à reconnaître comme c'est. C'est cela qui accomplit la transformation.

Comme le sentiment d'appartenance à l'espèce humaine, la raison et la réalité sont des conquêtes de l'esprit, individuel et collectif.

L'autre voie est immédiatement illustrée par le saut - le progrès de l'esprit -


Le normal, la maladie, et l'universel humain 1135

accompli par exemple par la littérature concentrationnaire, en tant qu'elle transforme une expérience traumatique brute, individuelle et collective, en oeuvre interprétative commune. A l'exemple de cette littérature, chaque analyse transforme le conflictuel le plus singulier, et cependant commun à tous, en voie interprétative pour l'ensemble.

Il s'ensuit qu'on ne saurait évoquer la validité du traitement par l'analyse hors de cette dimension multiple de chaque psyché.

Piera Aulagnier qui a tant compris et rendu intelligible la désolation psychotique, et partant la désolation tout court, a promu cette idée du contrat narcissique entre les hommes, qui les assure de pouvoir réussir à rendre partageable ce qui autrement tombe dans la désolation et ouvre la voie aux totalitarismes.

Nathalie Zaltzman

19, rue Valette

75005 Paris

BIBLIOGRAPHIE

S. Freud (1937), L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.

— (1938), Abrégé de psychanalyse, PUF, 1967.

— (1928), Le clivage du moi dans le processus de défense, in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.

— (1920), Au-delà du principe de plaisir, Essais de psychanalyse, Paris, Payot.

— (1924), Le problème économique du masochisme, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.

— (1939), L'homme Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, 1986.

— (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.

— (1912), Totem et tabou, Paris, Payot, 1973.

— (1921), Psychologie collective et analyse du moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1927.

— (1923), Le Moi et le Ça, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1921. R. Antelme (1957), L'espèce humaine, Gallimard, «Tel».

H. Arendt (1972), Le système totalitaire, Éd. du Seuil. F. Camon, (1984), La maladie humaine, Gallimard.



La psychanalyse ne rend pas éternel (a propos de l'article de Nathalie Zaltzman)

Gérard SZWEC et Denys RIBAS

Dans son article, Nathalie Zaltzman aborde la question de la maladie au sens psychanalytique en tâchant de définir ce que serait un au-delà de la maladie psychique, celui qui résulterait de la sortie d'une maladie psychique traitée par la psychanalyse, et qu'elle pose comme n'étant pas la normalité d'avant la maladie. Son développement est rigoureux et convaincant, notamment lorsqu'il ne démord pas du fait que seuls des critères internes à la pratique psychanalytique peuvent valider la pratique et la théorie de cette pratique.

Nathalie Zaltzman développe donc une conception de la maladie en suivant un axe qui est celui de la guérison. Qu'est-ce que ne plus être malade ? Qu'est-ce que le passage hors de la maladie ? demande-t-elle, dans un cheminement qui l'amène aux résistances, et au rapport de celles-ci avec les organisations morbides particulières.

Nathalie Zaltzman récuse l'idée de résistances spécifiques de telle ou telle organisation, et par conséquent, récuse une conception de la métapsychologie qui serait une sorte de lexique de psychogenèses spécifiques de telle ou telle organisation pathologique. Elle nous explique aussi l'intrication qu'elle voit entre les avancées de la métapsychologie et la guérison psychanalytique, dans la mesure où la métapsychologie renverse les résistances successives en des notions-charnières ayant une portée générale. Ce qui l'amène donc à considérer que les résistances révélées par des configurations particulières prennent un statut général, et qu'il en est de même pour les grandes catégories de la vie psychique inconsciente.

Dans la conception de la maladie psychique qui se dessine en ce point de sa démarche, les particularités des fantasmes originaires, des mécanismes de défense ou des stades libidinaux sont donc des traits généraux du fonctionnement psychique et les formations psychopathologiques quelles qu'elles soient sont des tentatives de guérison qui sont toutes issues d'un même champ de forces pulsionRev.

pulsionRev. Psychanal, 4/1996


1138 Gérard Szwec et Denys Ribas

nelles. Et elle regroupe ainsi dans son texte « les solutions psychotiques, psychosomatiques, phobiques, mélancoliques, etc. ».

Nathalie Zaltzman met donc sur le même plan toutes ces solutions qui consisteraient à substituer à l'épreuve de réalité d'un danger interne et/ou externe, une souffrance fictive sous le signe du principe de plaisir et de la compulsion de répétition. J'espère ne pas trop déformer sa pensée en la résumant par « tout est chez tout le monde, seules changent les proportions ».

D'où une première question pour lui demander, puisqu'on peut déduire de sa position que «tout est analysable», si ça l'est toujours sur le modèle des névroses de transfert.

Nathalie Zaltzman appelle les solutions maladives «prisons d'illusions», par référence à Piranese, pour souligner le mode de résolution fictif, sous le primat de la souffrance et de la jouissance. Le ressort transférentiel de cette compulsion de répétition faisant porter sur une conjoncture libidinale actuelle, une impasse ancienne et une autre situation libidinale. Dans son article « Faire une analyse et guérir de quoi ? », elle utilise, pour parler des maladies, le terme de culture d'impuissance, pour souligner la tentative illusoire d'éviter la démesure des pulsions, du surmoi, ou des idéaux en tâchant de démontrer par la maladie sa propre impuissance et redoubler indéfiniment ainsi « la Hilflosigkeit imprescriptible».

Sa conception qui généralise les solutions maladives ne me semble pas, cependant, renvoyer dos à dos tous les déterminismes. Elle réaffirme avec Freud le primat de la sexualité, des problématiques centrées autour des conflits sexuels infantiles, en même temps qu'elle conteste l'intérêt de ce qu'elle appelle dans son texte « la montée de l'intérêt dans les dernières décennies pour les pathologies narcissiques ». On sait qu'elle y range les distinctions postfreudiennes de pathologies narcissiques, identitaires ou relatives à la constitution ou aux limites du moi, et d'autres, supposant des aménagements de la pratique de la cure qu'elle trouve contestables.

On peut aussi rappeler que Nathalie Zaltzman considère que la maladie est un rempart narcissique contre les risques du sexuel et que, soigner le narcissisme, c'est, pour elle, prendre la conséquence pour la source. Elle considère aussi que toute maladie du psychique, si a-sociale, si narcissique soit-elle, reste organisée autour d'un autre, un tiers, si absent et répudié qu'il apparaisse.

On comprend mieux l'enjeu théorique du regroupement de ces solutions maladives proposé par Nathalie Zaltzman en rappelant la conception de l'hystérie qu'elle a développée dans ses écrits antérieurs où elle fait une large place à la pulsion de mort qui, pour elle, appartient au registre libidinal. Avec ce présupposé, elle privilégie une sorte de structuration transversale à partir de la pulsion de mort, traversant toute la nosologie classique, et on peut considérer - c'est ma


La psychanalyse ne rend pas éternel 1139

façon de la lire - que finalement, le modèle structural qui prime chez elle est celui de l'hystérie.

Être nié dans son appartenance à l'espèce humaine, pourrait se concevoir comme le produit d'un désinvestissement désobjectalisant, mais ce qu'elle appelle «tomber hors du monde» est une notion différente, provenant de la convergence d'un fonctionnement social qui rejette et exclut, et d'un fonctionnement inconscient individuel de l'énergie libre de la pulsion de mort.

Ce statut d'exclu de la communauté humaine ordinaire, ce statut de l'exclusion dont Nathalie Zaltzman nous parle aujourd'hui, elle le retrouve jusque chez l'hystérique, et c'est même lui, selon elle, qui l'incarnerait au mieux. C'est ce dont témoigneraient, par exemple, des fins de cure dans un rejet par l'analyste suscité par l'hystérique. Ce statut d'exclusion serait masqué par les séductions que l'hystérique s'invente.

Je crois qu'il est utile, pour comprendre l'originalité de la position qu'exprime aujourd'hui Nathalie Zaltzman sur le rôle du sentiment d'appartenance à l'espèce humaine, de rappeler encore que, pour elle, l'hystérique entre dans une zone de fonctionnement hors juridiction humaine qui fait que l'autre, et d'abord l'analyste, tombent de leur position objectale. Dans ce mouvement, l'hystérique chute dans une métamorphose où il ne serait plus : « Ni lien, ni liaison, ni rang social, ni parole. »

C'est ainsi que Nathalie Zaltzman a pris comme exemple la biographie de Marylin Monroe par Norman Mailer dans laquelle elle considère un épisode de son enfance où elle aurait été placée en orphelinat alors que ses parents étaient pourtant encore vivants, comme une thématique caractéristique chez l'hystérique. Celle-ci, à l'instar d'une autre thématique, celle de la déchéance physique, serait l'indice d'un virage de l'économie libidinale du pôle de la séduction au pôle du refus. Évincé de tout cadre social, l'hystérique signale par son « orphelinat » un dernier reste d'appartenance au monde relationnel. Le pôle du refus incame donc, pour Nathalie Zaltzman, la rupture de tout lien, et elle fait découler l'indifférence de l'hystérique de la déliaison de la pulsion de mort.

Personnellement, je suis plus en accord avec une conception qui accorde un plus grand rôle aux liaisons sexuelles en considérant que l'indifférence résulte d'un retournement en son contraire permettant de reproduire un double sens satisfaisant la bisexualité. Et c'est à la bisexualité que je rattacherais les deux positions de l'hystérique décrites par Nathalie Zaltzman. Ainsi, dans l'optique développée par Michel Fain et Denise Braunschweig, à laquelle je souscris, l'indifférence serait produite par la capacité spécifique chez l'hystérique de ce retournement à transformer la douleur morale du deuil en excitation sexuelle.

Que l'hystérique réclame un remède par l'amour ou après son virage lorsqu'elle se représente déchet exclu de tout échange libidinal, il y a, pour Nathalie


1140 Gérard Szwec et Denys RibasZaltzman,

RibasZaltzman, formes de retentissement du psychique sur le corporel, toutes deux libidinales, l'une à un corps érotique, l'autre à un somatopsychique-déchet.

Il me semble alors qu'on peut lui demander dans quelle mesure ce corps somato-psychique nauséabond de l'hystérique ne serait pas, lui aussi, un corps erotique ?

Nathalie Zaltzman envisage donc sous un même angle libidinal ce qui va vers le pôle de la séduction, et ce qui va vers le pôle de la déréliction, ce qu'ailleurs elle appelle « culture d'impuissance » inhérente à la condition humaine. En somme - je ne sais si elle serait d'accord avec ma façon de comprendre ses conceptions -j'y vois une réévaluation de l'hystérie en lui réattribuant ce qui a donné lieu à des descriptions nosologiques qui se sont faites à son détriment à elle, on pourrait presque dire en la dépeçant.

Il semble, en effet, que, pour Nathalie Zaltzman, tout est solution de compromis issue des psychonévroses de transfert et, à ce propos, je souhaitais lui demander si elle y englobe aussi les névroses actuelles et les névroses ou états traumatiques.

En arrière-fond de ma question, il y a cette impression qu'elle s'appuie sur une conception de la compulsion de répétition qui, parmi les exemples pris par Freud dans « Au-delà du principe de plaisir » privilégie surtout celui du jeu de la bobine qui s'enrichit de liaisons libidinales, plutôt que celui de la répétition dans le rêve de la névrose d'accident qui sidère la vie psychique par sa fixation au trauma et qu'il est plus difficile d'envisager sous un angle libidinal. Car les cauchemars de la névrose traumatique posent, au contraire, le problème des ratés de la symbolisation et de l'excitation restée non liée. Comment Nathalie Zaltzman rend-elle compte de ces états traumatiques ?

Ma position personnelle serait plutôt de plaider pour une distinction entre l'archaïque et le traumatique dans les pathologies qu'elle vise hors des psychonévroses de défense.

Ma question porte aussi sur sa conception de l'impact du trauma d'un point de vue économique qui a fait envisager, par exemple aux analystes qui se sont intéressés à la psychosomatique, une sorte de «manque à être hystérique» caractérisé par un fonctionnement psychique sidéré dans ses possibilités de liaison, de refoulement et de symbolisation, resté dans l'inachèvement du destin pulsionnel, sans possibilités de satisfaction hallucinatoire, avec une prévalence de défenses par l'acte et les comportements répétitifs.

Et c'est chez l'homme mû par un automatisme de répétition en rapport avec un excès de pulsions de mort désintriquées qu'un certain nombre de psychanalystes voient un homme tombé hors du monde, soumis à ce système totalitaire que Nathalie Zaltzman décrit d'une tout autre façon et dont l'originalité tient au fait qu'elle se passe délibérément de la notion d'intrication et de désintrication (Denys Ribas revient sur ce point dans les questions qu'il traite).


La psychanalyse ne rend pas éternel 1141

Dans la deuxième partie de son article, Nathalie Zaltzman établit un parallèle entre l'expérience totalitaire et les maladies du psychisme. Après avoir parlé, à propos des solutions maladives de ressassement d'impuissance infantile, on comprend qu'elle trouve un écho de ses conceptions dans la description de la domination totalitaire que Hanna Arendt voit préparée par la désolation dont chaque être humain a fait l'expérience, et qui, dans les passages qu'elle en a cités, évoquent très fort la détresse du nourrisson.

Nathalie Zaltzman retrouve, ici, une résonance avec ce qu'elle tâche de décrire d'un travail de la mort qui traverse toute maladie humaine en se traduisant par une expérience de déréliction, de faillite narcissique et qui pousse à se réfugier dans ses organisations malades. Pour elle, le sentiment de perte de l'appartenance à l'espèce humaine est comparable à la maladie de l'humain, qu'elle soit psychotique ou névrotique. Bettelheim avait comparé l'autisme au syndrome du musulman dans les camps. Nathalie Zaltzman va plus loin en proposant une parenté avec toute la nosologie, y compris l'hystérie, ce en quoi elle est cohérente avec ses positions sur les pulsions de mort.

Finalement, on peut se demander si, pour elle, il n'y aurait pas une forme de totalitarisme psychanalytique incarnée par une certaine conception de l'intrication pulsionnelle vue trop exclusivement comme une « annexion des pulsions de mort par les pulsions sexuelles», selon l'expression qu'elle a utilisée dans un article antérieur. Car pour Nathalie Zaltzman, les pulsions de mort étant des recours pour faire cesser un investissement libidinal conflictuel intolérable, l'intrication pulsionnelle opère à double sens et comporte donc aussi une mainmise des pulsions de mort sur les pulsions sexuelles. Ne pas tenir compte de ce qu'elle considère comme une double conflictualité inconsciente autour du sexe et de la mort, donnerait lieu, selon elle, à une pratique analytique dont le but serait réduit à un domptage libidinal et une bonne intrication des pulsions de mort par les pulsions sexuelles.

Cette conception de la guérison par l'analyse procède donc du refus d'un modèle basé sur un couple d'opposés aux visées antinomiques, car pour Nathalie Zaltzman, le sexe et la mort ne cessent pas de changer de place, de se combiner et se dissocier. De ce fait, elle exprime une position qui est -je la comprends ainsi - franchement pessimiste. L'amour sans douleur, la vie sans mort sont des illusions qu'on recherche en s'engageant dans l'analyse. Et si l'analyse « réussit » parfois à s'achever sur un pacte de paix avec les morts et à s'ouvrir sur des investissements d'amour, elle semble procurer ce qu'elle dévoile en même temps comme illusoire : une garantie d'amour sans douleur et de vie sans mort.

On fait donc une analyse en se donnant des raisons illusoires de vivre et on la termine en renouvelant les mêmes illusions. La psychanalyse, c'est bien beau, mais ça n'épargne pas les souffrances et ça ne rend pas éternel. On comprend


1142 Gérard Szwec et Denys Ribas

pourquoi Nathalie Zaltzman aime la formule de Camon, «l'homme fait une analyse pour savoir pourquoi il entreprend une analyse ».

Mais l'analyse, dit-elle, a un pouvoir de création et apporte de nouvelles raisons de vivre. Elle nous transcende comme la colonne sur la route. Elle tire la charrette de la connaissance commune, la culture et la civilisation, mais cet apport à l'intérêt général, après avoir entendu Nathalie Zaltzman nettoyer nos prisons d'illusions, on se met à craindre que ce n'en soit encore qu'un credo nécessaire pour nous faire continuer à marcher.

Je souhaitais donc poser à Nathalie Zaltzman une dernière question sur ce qui étaye, pour elle, cette note d'espoir sur laquelle elle termine.

Je pense, d'ailleurs, qu'elle nous a ménagés en nous épargnant le point de vue très désillusionnant qu'elle a développé par ailleurs sur les raisons de la décision de devenir analyste lorsqu'elle y voit une tentative par l'analysant de résoudre la dimension mélancolique d'un investissement si conflictuel qu'il ne peut se résoudre à le perdre, ni accepter de le maintenir et qu'il tente de reconduire indéfiniment dans la fonction analytique, mais hors de son analyse.

En tous cas, ce fil rouge que Nathalie Zaltzman reconnaît dans l'attitude de pensée scientifique des psychanalystes, elle nous a montré, par son si intéressant article, quel plaisir on peut trouver à le partager.

Heureusement que nous avons des consolations comme celles-là.

Gérard Szwec

65, rue Claude Bernard

75005 Paris

LA MORT ET LA OU LES PULSIONS DE MORT

Rappelons tout d'abord que Nathalie Zaltzman a une théorisation originale de l'angoisse de mort, conservant la première théorie de l'angoisse, transformation de l'énergie pulsionnelle, en l'appliquant dans la seconde théorie des pulsions et considérant de ce fait que c'est la pulsion de mort qui est transformée en angoisse. Ceci est très évocateur de la clinique de l'angoisse psychotique et pourrait expliquer une décharge psychique de la destructivité protégeant des somatisations et de la mort. Plus impressionnant encore, la réversibilité de ce lien fait écrire à Nathalie Zaltzman que l'effroi entraîne des rejetons pulsionnels de mort, ce qui m'a rappelé un article du Monde rapportant une étude américaine qui faisait état de ce que les enfants de survivants font des cauchemars, que le parent leur ait parlé ou non de son expérience concentrationnaire, ce qui ne peut man-


La psychanalyse ne rend pas éternel 1143

quer d'interroger tout psychanalyste qui croit au pouvoir de libération de la parole.

Mais puisque mon rôle est de discuter les thèses de l'auteur, il me faut creuser les questions et les éventuels désaccords.

Je proposerai dans un premier temps de décondenser la mort. Si Nathalie Zaltzman a besoin de penser différentes pulsions de mort, c'est peut-être parce qu'elle garde la polysémie du mot mort, qui recouvre des réalités psychiques différentes à mes yeux et dans l'oeuvre de Freud.

1 / La mort de l'ennemi de l'homme primitif, comme celle de la proie, ne s'oppose nullement au sentiment de sa propre immortalité, en tout cas inconsciemment, et Freud y voit une explication de l'héroïsme.

2 / La mort de l'être aimé confronte en revanche l'être humain au travail psychique et aux premières interrogations en le confrontant à son ambivalence. Le Freud de «Notre attitude face à la mort» eut été sans doute heureux de connaître la première épopée de l'humanité, celle de Gilgamesh, qui émerge d'un comportement proche de celui du père de la horde primitive par son lien homosexuel sublimé avec son ami qui meurt, et veut le ramener de l'au-delà.

3 / La mort comme fin de la vie et son impossible représentation inconsciente. Maintenue toute son oeuvre par Freud cette affirmation ne l'empêche nullement de terminer son texte après avoir repris la devise de la Hanse «Vivre n'est pas nécessaire, naviguer est nécessaire», par une paraphrase du célèbre adage sur la guerre et la paix : Si vis vitam, para mortem, Si tu veux endurer la vie, organise-toi en vue de la mort. Il ne sous-estime ainsi nullement le travail préconscient et conscient sur notre finitude et remarque même que la vie perd son sel si l'on cesse de la mettre en jeu.

Plus tard dans son oeuvre, il relie l'attitude animique, magique, à la position inconsciente, la religion à la position oedipienne, projection sur le père, et considère que seule l'attitude scientifique tient compte de la réalité de la fin de la vie.

4 / La mort psychique, en revanche, est la mort du moi, sans fin comme en témoignent les angoisses de morcellement psychotiques et plus encore les agonies primitives au sens de Winnicott, le trou noir de Tustin, angoisses d'avant la construction du temps.

Pour moi c'est au contraire toutes les variations du degré de l'intrication pulsionnelle qui rendent compte des variétés des épreuves psychiques des êtres humains, sans considérer comme acquis que la libido «dompte» forcément la composante mortifère qui vise à la destruction de l'individu. L'inverse se rencontre tout autant. C'est dans la capacité d'investir un objet que le patient progresse et dans le niveau de l'intrication et dans la reconnaissance de l'altérité. J'y vois là le but de la cure, hors de toute référence normative quant au chemin que le patient empruntera.


1144 Gérard Szwec et Denys Ribas

Une question à Nathalie Zaltzman serait donc: pourquoi cette méfiance face à l'intrication pulsionnelle ? Est-ce que tout masochisme lui apparaît comme un masochisme moral ? Une capacité masochique primaire est aussi un noyau organisateur du moi, l'apprentissage de l'attente de la satisfaction dans l'investissement d'un temps de déplaisir, donc l'accès à la temporalité et au désir (cf. Benno Rosenberg).

Une seconde décondensation que je proposerais serait celle de la « désolation ». Ce terme me semble en effet lui aussi recouvrir des significations très différentes :

1 / L' Hilflösichkeit infantile, réalité expérimentée par tout être humain ; 2 / La position dépressive, accès à la présence de l'absence, donc à l'objet interne, aux identifications introjectives, et au travail de deuil ;

3 / La désertification de la désobjectalisation, très différente du registre précédent

précédent

4 / La désillusion. Terme ambigu qui peut lui-même évoquer d'une part les déidéalisations

déidéalisations on peut espérer que le travail analytique les permettent, mais renvoie d'autre part à l'indispensable expérience d'une aire d'illusion partagée avec la mère comme fondatrice du lien interhumain et permettant l'accès à la culture et à la création.

Citer Winnicott permet évidemment de demander à Nathalie Zaltzman, très freudienne dans sa référence paternelle, quelle place elle fait à l'imago maternelle dans l'établissement du lien interhumain. Objet primaire, contenant au sens de Bion, messagère de la censure de l'amante (Braunschweig et Fain), première séductrice pour Freud, fût-ce énigmatiquement pour Laplanche...

Dans son article sur « Une volonté de mort » Nathalie Zaltzman reprend 1' « expérience » nazie de L'oeuf du serpent d'Ingmar Bergman. Mais le but n'est-il pas de démonter l'inanité d'une capacité d'amour maternel chez une femme? Comme l'horreur un peu trop exhibée par le roman du Choix de Sophie entre ses deux enfants. L'ignominie peut là encore se comprendre comme une attaque envieuse contre l'amour. C'est de diabolique qu'il s'agit, au sens où il n'est pas de diable sans dieu : il est un ange déchu.

La nouveauté de l'extermination d'un peuple qu'a connue notre siècle n'est pas dans la barbarie mais dans la méthodique et froide mécanique de désengendrement (P.-C. Racamier) - que je rejoins en parlant d'auto-engendrement négatif -, d'annihilation qui me semble plus conceptualisable comme dernière exportation - différent d'une projection sur un ennemi investi, donc objet : on viole les femmes ennemies, l'objet créé dans la haine se retrouve ici - d'une pulsion de mort très désintriquée qui menace le Fiihrer et ceux qui le suivent, ou plutôt sont dans un collage adhésif avec lui, et non dans une identification véritable. Le


La psychanalyse ne rend pas éternel 1145

Reich est allé à sa perte. L'adhésivité (Bick et Meltzer) rend compte alors de la part libidinale désintriquée. L'image d'Hanna Arendt des pelures de l'oignon collées concentriquement dans le régime totalitaire me semble rejoindre cette figuration.

En ce qui concerne le suicide politique, je crois m'être mépris, pensant que Nathalie Zaltzman évoquait le suicide de celui désigné comme coupable par l'idéologie auquel il adhère, comme Freud dit que le moi se sacrifie lorsqu'il perd l'amour du surmoi. Après l'avoir lue, il me semble qu'elle évoque plutôt l'inverse, le moi se saisit de la pulsion de mort, pulsion anarchiste, pour récuser son lien au totalitaire. Pourrait-on évoquer alors que le surmoi perdrait l'amour du moil

Je terminerai par une question sur l'interprétation psychanalytique du déni de réalité, voie de la guérison pour libérer des prisons d'illusion selon Nathalie Zaltzman. Si l'analyse des fixations libidinales et le travail de deuil imposent une reconnaissance de la réalité de la perte, nous savons que la psychanalyse la réalise en profondeur par l'animisme à deux de la régression dans la cure et la convocation des objets perdus dans le transfert pour qu'ensuite un désinvestissement soit possible, étape nécessaire à de nouveaux investissements. Mais comment interpréter certains dénis de réalité? Je pense par exemple au déni du risque de contamination par un partenaire séropositif. La mort est-elle recherchée : pulsion de mort à l'oeuvre ? La mort est-elle irreprésentable ? La séparation du destin des deux amants est-elle alors le seul danger qui compte psychiquement ? Nous sommes alors dans la série séparation/castration. Il me semble là que les positions théoriques de l'analyste ne sont pas sans conséquences sur son écoute et son travail interprétatif.

Denys Ribas

33, rue Traversière

75012 Paris



Points de vue



Point clinique

La résistance au changement. Perlaboration et résolution dans la phase finale de l'analyse

Antoine G. HANI 1

Le cas que je présente est celui d'une jeune femme dont l'analyse, difficile mais réussie, a duré huit ans. J'essaierai de démontrer la reprise, grâce à l'analyse, du développement de l'intégration du moi bloqué par un traumatisme majeur à l'âge de 2 ans et demi, qui a causé chez elle un manque d'intégration du moi corporel et de la représentation de soi et de l'objet (Frankel, 1961). Je mettrai l'accent sur la phase terminale de l'analyse pour montrer les changements psychiques qui ont cristallisé et consolidé l'intégration de son Moi grâce au travail que nous avons accompli pour surmonter sa résistance contre le deuil, travail qui a facilité chez elle la formation d'une capacité pour le deuil qui, à son tour, a fortement stimulé la sublimation et la « créativité » dans sa vie personnelle et professionnelle.

Mme A..., psychiatre en formation de 31 ans, mariée et mère de deux garçons âgés de 6 et 9 ans, était en proie à une dépression et perpétuellement angoissée ; elle nourrissait des idées de suicide.

Grande, blonde et bien bâtie, elle avait une allure gauche et mal assurée, les épaules courbées et la tête baissée. Objectivement parlant, elle aurait dû être séduisante, mais son insatisfaction et son amertume l'enlaidissaient singulièrement. Bien que cultivée et s'exprimant bien, elle accusait un écart dramatique entre son haut niveau intellectuel et son complexe d'infériorité prononcé, ce qui l'avait freinée dans son développement émotionnel.

Son histoire personnelle présentait les points saillants suivants :

1 / Alors qu'elle n'avait que 2 ans et demi, sa mère l'avait laissée six mois aux

soins d'une amie de la famille pour aller voir ses parents en NouvelleZélande, emmenant avec elle son frère de 6 ans.

2 / Elle a été témoin de la scène primitive.

1. Directeur de l'Institut de Psychanalyse de Washington. Rev. franç. Psychanal, 4/1996


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3 / Des incidents incestueux avec son père, son frère et un cousin.

4 / Sa mère abusait de l'alcool, et avait des relations extra-conjugales au vu et au

su de sa fille.

5 / La mort accidentelle de son frère lorsqu'elle avait 17 ans.

Mme A... avait douloureusement conscience de son développement avorté et était fermement résolue à faire tout son possible pour en achever la croissance. Elle accepta volontiers une analyse au rythme de cinq fois par semaine.

Comme escompté, Mme A... fît preuve d'une soif d'analyse d'une intensité peu commune, frisant l'avidité, ne manquant jamais une séance, étant toujours à l'heure et acceptant volontiers tout changement d'horaire que je lui proposais, alors que cela impliquait qu'elle devait entièrement bousculer son emploi du temps chargé - ce qui n'était pas une mince affaire. Toutefois, elle insistait avec véhémence auprès de moi pour être prévenue en début, et jamais en fin de séance, d'un éventuel changement de son horaire habituel. Elle dramatisait ainsi la profondeur et l'ampleur de la blessure narcissique qu'elle ressentait devant tout changement. Pendant très longtemps, la fin d'une séance provoqua chez elle une réaction de profonde détresse. Elle se levait très lentement du divan, se mettait debout, raide comme si tous ses muscles étaient tendus, et se dirigeait à contrecoeur vers la porte sans me regarder, les épaules courbées, la tête baissée et le visage renfrogné. Avant chaque séance, quand je l'accueillais dans la salle d'attente, elle me souriait timidement, me regardait intensément comme si elle essayait de déceler et craignait en même temps le moindre signe de désapprobation ou de rejet. Elle-même, en guise d'autodéfense, ne manquait jamais de signaler et d'exprimer son mécontentement, sa désapprobation et ses critiques et attaquait souvent « mon manque de sensibilité » à son égard dans tout ce que je disais ou ne disais pas. Mme A... était difficile à supporter et mettait souvent à l'épreuve ma capacité de gérer mon contre-transfert négatif. Elle est restée longtemps pour moi une patiente que j'appréhendais. Nous avons tous deux traversé une longue période de perlaboration des transferts et contre-transferts négatifs avant qu'elle puisse commencer à réaliser qu'elle projetait son Surmoi primitif et sévère provenant de l'introjection d'une imago maternelle hostile. Elle m'a ainsi sensibilisé à son extrême vulnérabilité, tout en me montrant comment elle utilisait la projection comme défense principale contre sa rage croissante. La rage l'aidait à se sentir moins vulnérable et, en la projetant sur moi, elle s'en épargnait les conséquences fâcheuses. La fin de chaque séance semblait raviver en elle une intense angoisse de séparation causée par l'interruption du fantasme de fusion avec l'analyste. Cette angoisse était souvent exprimée par des sentiments de rage et de détresse et parfois par un passage à l'acte flagrant que je vais illustrer par l'incident suivant.

C'était à l'occasion des vacances d'été. Nous en avions discuté et étions


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convenus qu'elles débuteraient le 1er août et s'achèveraient le mardi 7 septembre, après la fête du travail. Au terme de la dernière séance avant les vacances, lorsque je lui dis que je ne la reverrais que le mardi 7 septembre, elle me répondit nonchalamment: «Non, je vous verrai la semaine prochaine. Je crois vous l'avoir déjà dit », puis elle s'en alla, dans un état de choc. Je fus d'abord en colère contre elle, puis doutai quant à la conduite de son analyse et de moi-même comme analyste. Après avoir maîtrisé ce contre-transfert, je réfléchis sur l'analyse de Mme A... et de son transfert négatif dans le contexte de la séparation, et commençai à comprendre que son acting out représentait probablement une compulsion de répétition du traumatisme originel, avec renversement de rôle lorsque sa mère l'avait quittée pour six mois, lui infligeant un traumatisme brutal et incompréhensible, similaire à l'action imprévue et arbitraire qu'elle me faisait subir. Ce nouvel insight augmenta ma capacité d'empathiser avec elle et d'alléger le contre-transfert négatif. Je pus dès lors apprécier davantage la profondeur de sa douleur narcissique ainsi que l'intensité de sa rage directement liées à ce traumatisme.

Il était clair que ce traumatisme influait sur sa vie psychique en général et sur la difficulté de se séparer en particulier. Puis un événement qui se produisit dans la situation analytique lui donna l'occasion de revivre l'interruption de son union avec moi dans un fantasme transférentiel. J'étais en train de refaire la décoration de mon cabinet, ce qui avait nécessité le déplacement du divan contre un mur adjacent à une grande baie vitrée. Lorsque je la prévins de ce changement, elle en fut choquée et m'accusa d'être son ennemi, son persécuteur et de chercher à la désarçonner en l'exposant au dehors menaçant. Dans ce contexte, elle me raconta des rêves où elle se sentait extrêmement malade, incapable de respirer, le coeur battant la chamade, s'accrochant désespérément à quelqu'un. Durant cette période elle se plaignit de troubles circulatoires qui la forçaient à prendre des boissons chaudes et de longs bains chauds avec massage pour « dégeler » et rétablir sa circulation normale.

Cette réaction semblait être une dramatisation de la même réaction de détresse suivant toute séparation, et suggérait une répétition du traumatisme originel de séparation et sa perception alternative de moi dans le transfert comme «bonne mère» avant la séparation et «mauvaise mère» après la séparation vécue comme un abandon. Elle devenait plus consciente de ce clivage qui fut illustré par un rêve dans lequel elle se trouvait dans ma salle d'attente, m'écoutant parler avec quelqu'un dans mon cabinet. Elle ouvrait la porte de mon cabinet et la refermait aussitôt avec un sentiment de terreur lorsqu'elle découvrait à ma place un homme poilu qui ressemblait à un singe. Elle fut tellement troublée par sa double représentation de moi, qui reflétait sa double représentation de soi, qu'elle pensa à une courte histoire de Dostoïevski intitulée Le Double, dans


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laquelle le héros décrit en détail le clivage de sa personne et des personnages qui sont importants pour lui avant de perdre complètement la raison et de s'éloigner du monde objectai. Un autre rêve clarifia davantage le clivage de sa représentation de soi et de l'objet :

« Je me promenais dans les bois, admirant la beauté de la nature et m'amusant en compagnie des cerfs quand, brusquement, plusieurs chasseurs firent leur apparition, détruisant la sensation de beauté et de plaisir que j'éprouvais et provoquant en moi un sentiment de panique. Instantanément, les cerfs disparurent et je me vis en train de regarder l'écorce d'un très vieil arbre sur lequel étaient gravés des hiéroglyphes que je tentais de déchiffrer. »

Pour la première fois, elle fut capable d'accepter l'interprétation et de « déchiffrer » que les chasseurs représentaient les sentiments agressifs et la haine qu'elle projetait sur moi. Cet insight fut le prélude d'une fusion des affects et le commencement de l'acceptation de la séparation tels qu'elle les exprima dans un rêve qu'elle avait fait après que son fils, âgé de 12 ans, ait commencé une analyse. Elle se voyait debout sur un balcon, tenant dans ses bras un nouveau-né qu'elle devait passer à un homme se trouvant sur le balcon de l'étage inférieur. Elle est envahie à la fois par la peur que cet homme ne puisse pas saisir le bébé à temps et la tristesse de devoir se séparer de lui. L'expérience de la tristesse était nouvelle et présageait d'une capacité naissante d'éprouver le deuil.

Ce développement annonça un approfondissement et un élargissement graduels de la névrose de transfert, et le déploiement des thèmes de rivalité et de compétition avec moi en tant que représentant du père, des sentiments d'oedipe négatif envers moi en tant que mère, et des sentiments sexuels d'amour envers moi, faisant figure de père oedipien. Cependant cela ne signifie pas que ce développement se faisait harmonieusement et sans entraves. Comme dans toute analyse, il avançait sporadiquement. Par souci de brièveté et afin de garder plus d'espace pour le développement de la phase terminale, je m'en tiendrai à des illustrations succinctes.

L'oedipe négatif s'est manifesté par des sentiments hostiles à mon égard lorsqu'elle m'accusa de prendre le parti de son mari dans son intense rivalité et sa lutte avec lui, et me traita de « cochon de mâle chauviniste » (maie chauvinistic pig). Elle se souvint pour la première fois qu'à l'âge de 6 ans elle avait interrompu brusquement une conversation intime entre sa mère et un de ses amis en proclamant avec défi qu'elle se promettait de devenir un garçon quand elle serait grande. Elle commença à me vanter les qualités de sa mère et me parla de l'attraction qu'elle ressentait pour elle, attraction similaire à celle qu'elle ressent actuellement à l'égard de certaines de ses amies. Elle exprima des fantasmes homosexuels vis-à-vis de moi, s'imaginant durant la séance assise à califourchon sur moi et me faisant l'amour. Elle se souvint d'une scène primitive traumati-


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santé quand, à l'âge de 5 ans, elle avait été effrayée par des bruits de commotion suivis d'une lourde respiration venant de la chambre de ses parents. Elle ouvrit la porte et fut choquée de voir son père couvrant sa mère de son corps et bougeant d'une manière violente et saccadée. J'attirai son attention sur son identification avec son père dans son fantasme de vouloir me faire l'amour, espérant ainsi remplacer son père dans sa relation avec sa mère. Elle en convint.

La métamorphose de Mme A... fut spectaculaire. Sous mes yeux, l'image de la petite fille laide et geignarde qui alternait avec celle du garçon agressif s'estompa, remplacée petit à petit par une femme vibrante, spirituelle et très séduisante. Un de mes patients qui la rencontrait régulièrement, fut frappé par sa transformation et me dit combien elle devenait attirante et combien ses jambes paraissaient belles quand elle portait une jupe courte.

Pour la première fois, elle se souvint de la période entre ses 5 et 8 ans pendant laquelle elle avait l'habitude d'aller retrouver son père alors qu'il prenait son bain. Elle en vint à réaliser que leur conversation était chargée d'érotisme, et reconnut qu'il y avait un parallèle dans la situation analytique et son dialogue avec moi. Elle se plaignit de ses relations avec son mari, qui la laissaient insatisfaite, répétant une fois de plus qu'elle n'avait aucune raison de rester avec lui. Je lui signalai qu'elle semblait me dire qu'elle était disponible. Elle rougit, laissa échapper un petit rire et admit qu'il en était ainsi. De plus en plus consciente du fait que je ne répondrais pas à sa demande - ce qu'elle n'aurait pas voulu en réalité que je fasse - elle commença à réaliser avec terreur que notre relation aurait inéluctablement une fin.

Ce débat autour du départ marqua le début de la phase terminale et l'obligea à se confronter à l'horrible nécessité de la renonciation.

Mme A... se sentait incapable de décider de mettre fin à l'analyse. Elle ne pouvait pas supporter l'idée que ma vie continuerait sans elle. Elle avait besoin de laisser une trace indélébile ou de créer une situation où, soit je la mettrais à la porte, soit elle se suiciderait dans ma salle d'attente (moyen ultime de laisser une trace), soit encore elle me tuerait, et préférablement, les deux. Par la suite, la lutte déboucha sur le souhait ardent d'avoir un enfant. Elle l'exprima en fonction de son mari et, à un moment donné directement en rapport avec moi.

Elle me fit part d' « un drôle de rêve » :

« Je guidais un mulet qui semblait vigoureux et le montrais à quelqu'un qui avait lui aussi un mulet. Je voulais que les mulets se connaissent. Je lui disais : "C'est stupide, ils sont stériles".» Elle commenta: «J'ai pensé qu'il était dommage que ce bel animal soit incapable de se reproduire, tout comme notre relation restera stérile et ne produira pas un enfant par le sexe. » Durant la séance suivante, elle passa du désir d'avoir un enfant à ses besoins de dépendance et sa peur de grandir. Elle prenait conscience du déroulement d'une ligne de dévelop-


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pement qui va du désir symbiotique à celui de posséder un pénis, au fantasme d'avoir un phallus capable de pénétrer sa mère, suivi par un retournement positif en direction de son père et, au lieu du pénis, au désir d'avoir un enfant de lui. La perlaboration de ces thèmes lui permit de réexpérimenter l'affect de tristesse et les préoccupations philosophiques concernant la mort et la nature éphémère de la vie. A certains moments, Mme A... montrait un sens raffiné de l'esthétique et de la poésie ; à d'autres, elle devenait profondément humaine ou philosophique, et quand sa créativité intellectuelle ne parvenait pas à la soutenir, elle retombait dans un état de frustration, de rage et de dépression dont elle sortait assez vite avec un sentiment de tristesse profonde mais également avec une capacité retrouvée de reconstruction de soi et de mise en marche d'un processus créateur de restitution.

Cette période dans la vie de Mme A... qui avait connu un cercle vicieux de ruminations et de comportements sadomasochistes déboucha sur une réelle amélioration : elle devint plus solide et plus souple de caractère, développa une plus grande capacité d'adaptation et libéra son potentiel créateur. Elle montra plus d'ingéniosité dans sa routine quotidienne, et commença à montrer un talent d'écrivain et d'enseignante. La créativité semble être le fruit du début du travail de deuil, initié indubitablement par la prise de conscience que la séparation ne pouvait être niée ou évitée. Après huit ans de cure, elle pensa qu'elle avait probablement atteint son but et nonobstant la douleur qu'elle ressentait toujours, elle fut à même d'envisager la possibilité de me quitter volontairement. D'un commun accord, nous fixâmes la date de la fin de l'analyse quatre mois plus tard.

La phase terminale fut une expérience aussi douloureuse et poignante que stimulante et gratifiante. La lutte au double niveau du transfert et de la réalité fut intense et pénible. Elle l'exprima surtout sous la forme de préoccupations pour la mort, la grossesse et la naissance. Elle fît un rêve angoissant : « un chien noir errait dans mon cabinet». Elle analysa les significations multiples de ce chien noir. Il avait l'air famélique, néanmoins capable de survivre comme si son problème était devenu source de force et d'unicité... «le noir suggère aussi la mort ». Il lui rappelait son chat Zeus qui avait été écrasé par une voiture quelques semaines auparavant. Une de ses patientes qui venait la voir à son cabinet situé dans sa maison même, s'enquit du chat dont elle avait constaté l'absence. Alors que Mme A... lui expliquait la mort accidentelle du chat, la patiente explosa: «Comment pouvez-vous en parler d'une manière aussi détachée comme si vous ne ressentiez rien ? » Ainsi, la question de la perte et de la lutte contre le chagrin avait été clairement abordée. Récemment, elle découvrit en supervision que l'impasse à laquelle elle était parvenue avec cette patiente provenait de sa propre difficulté à faire un travail de deuil et à permettre à la patiente


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de le faire. Consciemment, elle tentait de contenir un sentiment d'acceptation, de pardon ou même d'amour face à des sentiments premiers de perte et d'abandon ; et pouvait maintenant mieux contrôler et neutraliser davantage la rage qui allait de pair avec ces sentiments. Elle exprima de la gratitude pour son travail en psychanalyse, qui lui a permis d'établir une relation plus intime avec sa mère. Par ailleurs, ces sentiments de gratitude et d'optimisme pour l'avenir alternaient avec des sentiments d'intense colère dirigés contre moi. Lors d'une séance, elle me dit : « La nuit dernière, je bouillonnais de colère et de reproches contre vous. Tout est pire en ce moment...» Elle démontra la souplesse et la rapidité avec laquelle elle pouvait récupérer de cet état d'humeur régressive en se remémorant, lors de cette même séance un rêve :

« Je tenais confortablement un enfant sur mes genoux. » Ce rêve lui en rappela un autre qu'elle avait fait au début de son analyse. « J'avais donné naissance à des jumeaux, l'un très solide et séduisant, l'autre si faible et chétif que j'étais tentée de m'en débarrasser. » Elle associa ces deux jumeaux à ses deux fils qui représentaient sa double représentation d'elle-même. L'un était fort et têtu comme une mule tandis que l'autre était faible et vulnérable. Elle réalisa que sa perception de ses deux fils était distordue et qu'elle était maintenant capable d'intégrer leur représentation et sa représentation d'elle-même contradictoire et, comme dans le rêve, de se sentir à l'aise avec l'enfant en elle. J'ai interprété comment le souvenir d'avoir été abandonnée avait réactivé des affects négatifs qui pourraient être désormais neutralisés par le souvenir d'avoir été « portée » dans le passé, et aussi dans le présent dans le cadre de la cure. Elle en convint et indiqua qu'il serait très dur de renoncer à quelque chose de bien et reprit en détail la question de sa difficulté à accepter la séparation et à se permettre de faire le travail de deuil. « L'impossibilité réside dans le fait que je sais que vous êtes ici et que je ne puis vous voir. Il est facile de penser que personne n'a jamais rien fait pour moi, que vous n'avez rien fait ; il est tellement plus facile d'avoir recours à la colère. » Je lui ai rappelé qu'elle régressait ainsi au clivage de sa représentation de soi du début du traitement, à son sentiment que la force était basée sur le déni de la faiblesse plutôt que sur son acceptation. Néanmoins, elle parvenait en même temps à se prouver qu'elle pouvait émerger de cette régression et se sentir de nouveau à l'aise avec l'enfant en elle. Elle eut un petit rire d'approbation, et reconnut sa résistance au travail de deuil en affirmant : « J'ai pensé vous distraire avec un matériel sexuel et des fantasmes de masturbation qui nous tiendraient tous deux occupés. »

A ce stade, le thème du deuil se centra sur la question cruciale et inachevée de sa vie psychologique : la perte de son frère. Le souvenir de la mort de son frère dans un accident de voiture quand elle avait 17 ans et sa réaction à sa mort ont été ravivés comme le montre le rêve suivant et les associations qu'elle a eues à ce propos :


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« J'allais rejoindre mes parents à Sainte-Lucia. J'avais mis un chien beagle (je n'aime pas les beagles) dans ma valise. Je craignais qu'il n'étouffe. Puis je fus soulagée de constater en ouvrant ma valise qu'il était intact et, toute joyeuse j'ai crié à mes parents qui possédaient eux-mêmes deux beagles : regardez, il y en a quatre. Je ne sais pas d'où venait le quatrième. » Elle associa sur l'un des chiens de ses parents qui était très amical et exubérant avec elle, tandis que l'autre était plutôt distant, pensant que le quatrième représentait d'une part son frère et d'autre part moi-même dans le transfert. Vérifier le contenu de sa valise représentait sa séparation d'avec moi. Sa crainte d'avoir tué le chien lui rappela sa culpabilité concernant la mort accidentelle de son chat Zeus qui lui avait été ramené dans un sac par l'homme qui l'avait écrasé. Elle lui rappela également le rêve du chien noir représentant la mort. Cependant, sortir le chien de la valise symbolisait la naissance. En continuant à associer, elle se rappela ses disputes avec son frère, mais aussi leurs moments d'intimité et surtout leurs attouchements sexuels quand ils étaient seuls : « J'étais dans ma chambre, essayant en vain de m'endorrnir. Mon frère me demanda de venir le rejoindre dans son Ut. Nous n'avons pas eu de rapport sexuel proprement dit, mais c'était presque tout comme. Il voulait aller jusqu'au bout mais je bondis hors du lit et m'enfuis. J'avais 13 ans à cette époque.» Ceci s'était passé juste avant le départ de son frère pour l'université. J'ai interprété le rêve comme l'expression de son désir d'avoir un enfant de son frère et de moi. Elle acquiesça. Ce désir était une défense contre la douleur d'être « séduite et ensuite abandonnée » par son frère et par moi. C'était sa protection contre les affects de perte et de deuil, la mort de son frère et la fin de l'analyse.

Les rêves de Mme A... révélaient les sources de son deuil autant que sa résistance au travail de deuil. Elle rêva qu'elle était en train d'uriner, assise sur le siège des toilettes, alors que deux hommes conversaient debout à côté d'elle. L'attitude «passive féminine», assise plutôt que debout comme les hommes, était reliée au sens implicite d'impuissance inhérent à l'acception de la perte. Ses associations l'amenèrent à mettre en équation uriner et pleurer. (Greenacre, 1945, parle de la relation inverse où pleurer signifierait uriner, soit un symptôme de l'envie du pénis.) Dans un autre rêve, dramatisant le Surmoi, source de la difficulté à pleurer pour exprimer le chagrin, elle se vit en train de quitter un camp de concentration allemand avec ses deux fils et descendre un sentier de montagne raide, pavé d'un simili cristal qui brillait au soleil comme du diamant. Le cristal était bien taillé, incolore, dépoli et pourtant glissant. Quitter le camp allemand signifiait pour elle se détacher de son Surmoi dur et sadique - qu'elle avait longtemps projeté sur moi - ce qui lui permit d'éprouver des sentiments qu'elle avait considérés jusque-là inacceptables. Elle pensait que le cristal dans le rêve représentait des « larmes séchées ».


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Poursuivant sa tentative d'intégrer la perte, Mme A... utilisa fort habilement la « transplantation » comme une métaphore inspirée par ses activités de jardinage et de paysagisme qui étaient devenues son passe-temps favori au cours de son analyse. Elle rêva qu'elle piochait la terre et déracinait des buissons de chèvrefeuille qui devaient être transplantés dans sa cour. Elle pensa que le rêve illustrait son problème de désengagement et sa solution. Ainsi, les racines à l'air représentaient un état temporaire avant qu'elles puissent être transplantées sans danger et prospérer à nouveau. Ce rêve lui rappelait ce que je lui avais dit à propos de sa crainte de grandir et de se débrouiller seule qui va de pair avec la séparation et l'autonomie. Elle rêva également des racines de chèvrefeuille enchevêtrées qu'elle tentait de démêler, ce qui confirma une fois de plus que le problème de désengagement résidait dans la difficulté qu'elle éprouvait à démêler ses sentiments à cet égard avant de l'accepter. Le succès de la transplantation exprimait son optimisme quant à l'avenir et sa conviction qu'elle pourrait s'épanouir dans un climat différent de celui de la situation analytique. Elle commença à dire qu'elle se sentait bien dans sa peau en dépit de sa tristesse et affirma : « Je n'ai aucune idée de ce qui s'est passé ici : ou bien je l'ai oublié, ou bien je n'arrive pas à l'exprimer. C'est comme un conte de fée ou une vague emportant quelque chose qu'elle dépose avec douceur sur le rivage. J'ai énormément changé, mais je ne vois pas comment. » Mme A... continua à se montrer plus éloquente à propos du changement. Elle sentait qu'elle avait acquis plus d'aisance, tant intérieurement qu'extérieurement. « Je sentais que je n'avais pratiquement aucun ressort. Je suis maintenant plus aguerrie, les événements ne me secouent plus comme une onde de choc. Je vous en suis très reconnaissante. J'ai le fantasme de bouger mon bras et d'exposer mon visage en un éclair comme le déclic d'un appareil photo. » En fait, durant la phase terminale, elle posait souvent son bras devant ses yeux comme si elle voulait m'exclure, de la même façon qu'elle retenait ses larmes pour ne pas s'effondrer.

Mme A... fit preuve d'énergie et de créativité dans sa vie de tous les jours. Elle se mit au régime afin de perdre du poids, commença à faire régulièrement des exercices physiques et à accorder plus d'attention à son apparence et à sa santé. Elle se souvint avec attendrissement des essais de Freud sur la nature, illustrant son émerveillement pour la nature qui l'a motivée à prendre le chemin de la science durant son adolescence. Elle parla avec sensibilité de Farber's Life of the Insects (la vie des insectes) et s'étonna qu'un entomologiste puisse réussir à décrire avec une telle poésie la vie sociale des insectes. Dans ce contexte elle raconta un rêve qu'elle considérait comme « créateur » :

« Je marchais sur une plage en Californie en compagnie d'un ancien copain que j'avais connu à l'âge de 8 ans, et à qui j'avais fait mes adieux quand j'avais 16 ans d'une manière très antipathique. Je me suis vue ensuite en compagnie de


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mes fils à qui je voulais montrer un manoir de style victorien bâti sur les rochers et habité par deux personnes âgées (des parents). Dans une maison incroyablement silencieuse, on n'entendait que le tic-tac d'une grande et vieille horloge. Le papier peint représentait des femmes munies de parasols conversant avec des Indiens et, à côté, des bateaux et des rivières. Dans une pièce, il y avait des boiseries très sombres (rappelant les boiseries de la salle à manger de la Phillips Gallery). Puis nous nous sommes trouvés dans un endroit qui ressemblait à une cathédrale, avec son très haut plafond et qui inspirait un sentiment d'admiration et d'expansivité. Mes deux fils détachèrent un des panneaux. En le remettant en place je m'exclamais joyeusement "C'est un Matisse." Je n'avais jamais rien vu de pareil. Le panneau de bois de chêne solide bien traité, mesurait environ 15 cm d'épaisseur, 1,80 m de long et 1,25 m de large. Le cadre était sculpté tout autour. On y voyait peints quatre visages ; les deux du haut ressemblaient à des masques de peintures faciales comme celles des Indiens du Nord-Est. Les deux du bas étaient d'un style très différent et représentaient une forme d'art du SudEst asiatique (Siamois). » Ce qui l'avait frappée dans le rêve était son enchantement face à la nouveauté qu'elle attribua à sa capacité de créer. Elle avait éprouvé une émotion esthétique, surtout lorsqu'elle contemplait avec jouissance le tableau qui, en fait, lui rappela Gauguin dont le style primitif l'attirait. Malgré la polarité de style apparente entre Gauguin et Matisse, ce dernier était, lui aussi, primitif par l'intensité et la variété de ses couleurs (fauvisme). Le cadre du tableau, avec ses dimensions, lui rappelaient la porte de mon bureau. Mme A... commença à réaliser qu'elle créait une impression belle et durable de la situation analytique pour remplir le «vide» et le «néant de la perte» qu'elle essayait de remplir auparavant par un enfant de moi. Elle sublima le désir de plénitude biologique avec la capacité de nourrir son sens de l'esthétique et son amour de la beauté dans l'art et dans la nature, combinant ainsi le primitif avec le beau et le sublime. Ses peintres favoris, Gauguin et Matisse, ainsi que son compositeur préféré, Vivaldi, ont une qualité originelle commune et ont démontré comment quelque chose de primitif pouvait être transformé en une expérience esthétique. La solidité du manoir, et la cathédrale qui forçait l'admiration par son très bel intérieur, représentaient l'espace analytique qui, par intériorisation, devenait son espace interne remplissant le vide intérieur laissé par la séparation de ses objets primitifs. L'expérience affective de cet espace interne représentait l'amorce d'une acceptation de sa féminité qui ne nécessitait plus de preuve biologique ou la conception d'un enfant pour s'affirmer. Nous pouvions tous deux être témoins de la formation d'une nouvelle structure psyclùque fondée sur le déliement des fixations infantiles et libérant ainsi la poussée développementale. Le travail de deuil pouvait enfin être résolu normalement.

Lors de la dernière séance, elle me demanda si elle pouvait s'asseoir en face


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de moi, comme si c'était le dernier pas transitoire dans le long processus de sevrage de l'analyse. Cela représentait aussi une dernière tentative de maîtrise de la réalité, sa perception de soi en tant qu'adulte en présence de l'analyste en tant que personne réelle par rapport à l'objet de transfert. Pendant cette dernière séance, Mme A... tenta de récapituler ses impressions de l'expérience analytique. Malgré le fait qu'elle ne se souvenait pas précisément de ce qui s'était passé, elle se rendait compte avec reconnaissance qu'elle avait sensiblement changé intérieurement. Elle reconnaissait que le travail de deuil devrait continuer sans l'aide analytique et qu'elle était à même de le faire dorénavant. Elle était réconfortée par le fait que j'étais tout aussi triste de la fin de l'analyse, mais heureux néanmoins de savoir qu'elle s'acheminait vers une vie enrichissante. Elle finit par me donner une poignée de main franche, amicale et chaleureuse, sachant qu'elle était libre de revenir me voir si elle en éprouvait le besoin.

Certes Mme A... n'a pas atteint la «perfection» et n'est pas arrivée à «la guérison totale» qu'elle recherchait au départ. Elle se rendait compte que le conflit avec son mari, bien qu'atténué, n'avait pas été entièrement résolu. Je savais que son problème de l'envie du pénis, à cause de ses racines symbiotiques tenaces, quoique sensiblement amélioré, n'avait pas été suffisamment résolu. Cependant nous étions tous deux convaincus que son analyse avait été réussie. Elle avait progressé dans son développement, son Moi ayant mûri substantiellement à partir d'une fusion suffisante des pulsions et d'une intégration adéquate des représentations de Soi et de l'objet qui étaient conflictuelles, ce qui a rendu le Surmoi plus souple, plus stable et mieux adapté à la réalité. Enfin et surtout, Mme A... a démontré qu'elle était capable de s'auto-analyser, stimulée constamment par sa formation continue et son travail auprès de ses patients, ce qui lui permettra de continuer à rechercher à résoudre par elle-même les questions restées en suspens avec la même détermination et la même efficacité qu'au cours de son analyse. Aujourd'hui, elle est à même de tendre vers la perfection au heu de se contenter d'y penser et de souhaiter l'atteindre.

Le cas de Mme A... met en relief l'importance cruciale du travail du deuil dans le développement émotionnel. Il est utile de revoir brièvement les étapes traversées par Mme A... qui ont abouti au développement de la capacité de faire le deuil. Le traumatisme de séparation de sa mère à l'âge de 2 ans et demi ne pouvait pas être géré par un travail de deuil, dont elle était incapable à cet âge. Toute situation de séparation qui rappelle le traumatisme provoque en elle une réaction massive de panique, contre laquelle elle se défend, par un retournement de la situation (acting out) en subjuguant l'analyste par les mêmes sentiments que ceux qu'elle a dû éprouver lors du traumatisme. Un autre moyen de défense est le clivage de l'analyste en tant qu'objet ainsi que le clivage du Moi, une partie identifiée avec l'objet haï et se rangeant du côté du Surmoi, le rendant sévère et


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sadique. La projection de ce Surmoi sur l'analyste pendant une grande partie de l'analyse ainsi que les sentiments qu'elle a infligés par son acting out ont constitué un transfert négatif très intense qui a déclenché chez l'analyste un contretransfert correspondant qu'il a suffisamment maîtrisé afin de permettre au processus analytique d'avancer.

Le maniement du contre-transfert a été la phase la plus difficile et la plus cruciale de l'analyse de Mme A... La capacité de l'analyste à tolérer (Loewald, 1986) les affects négatifs intenses et constants projetés sur lui le différencie de l'objet maternel intériorisé. L'analyste est ainsi perçu comme un objet réel, nouveau et différent de l'objet transférentiel. La prise de conscience de l'analyste comme objet transférentiel et réel qui se précise de plus en plus dans la situation analytique contribue à la réalisation simultanée des sentiments opposés dans le clivage, entamant ainsi un processus de synthèse et d'intégration des sentiments contradictoires. Éventuellement, ce processus sera fortifié par l'identification avec le nouvel objet réel de l'analyste capable de tolérer et de gérer l'ambivalence. Dans la phase terminale, Mme A... exprime sa reconnaissance de la longue patience de l'analyste vis-à-vis de son comportement « insupportable ».

L'identification avec l'analyste comme nouvel objet constitue la base essentielle des changements psychiques qui ont mené à la naissance de nouvelles capacités qui lui ont permis d'accéder à l'oedipe et d'éprouver pour la première fois de la tristesse à l'idée de la séparation. Le sentiment de tristesse est l'affect indispensable au travail de deuil car il indique le début de la renonciation aux objets incestueux et de l'acceptation de l'inévitabilité de la séparation. Ce travail luimême déclenchera un processus de sublimation et de créativité pour suppléer au manque laissé par l'objet perdu et reconstituer l'élan vital.

Antoine G. Hani

Suite 1619

5480 Wisconsin Avenue

Chevy Chase, Maryland 20815 (USA)

BIBLIOGRAPHIE

Frankl L. (1961), Some observations on the development and disturbances of intégration

in childhood, Psychoanalytic study ofthe child, 16, p. 146-163. Greenacre P. (1970), Trauma, Growth and Personality, IUP. Loewald Hans W. (1986), Transference-Contretransference, JAPA, 1986, vol. 34.


Point technique

Changements psychiques et créativité : remarques techniques

Paul ISRAËL

A côté d'un statut de la Créativité avec un grand « C », définie comme spécifiant en quelque sorte l'être humain, il existe des formes diverses et ponctuelles d'expression de cette créativité qui sont une réponse spécifique aux contraintes de la réalité psychique du moment. Cette dernière est donc aussi variable que le fonctionnement psychique qui lui donne sa forme.

Le déroulement d'une cure analytique est, on le sait, un laboratoire privilégié d'observation de ces variations du fonctionnement psychique. Pour moi, ces variations ne se comprennent qu'à la lumière de l'évolution des forces qui sont la source et le moteur du fonctionnement de l'appareil psychique. Je parle évidemment du champ pulsionnel et de sa connotation quantitative omniprésents dans l'oeuvre de Freud, et dont je ne comprends pas que l'on puisse se passer si l'on admet que la psychanalyse a un statut épistémologique spécifique qui la distingue de toute forme de psychologie.

La patiente à laquelle je pense a fait une analyse de six ans qui s'est terminée à notre satisfaction réciproque, bien qu'il se soit agi d'une cure au déroulement pour le moins inhabituel. Elle est revenue me voir quelque temps après pour que je l'aide à faire le travail du deuil de sa mère décédée après une longue maladie. Les conditions dramatiques et quelque peu théâtrales du décès ont confirmé l'importance de l'organisation phallique narcissique de cette mère et du caractère globalement et insidieusement traumatique de sa relation à sa fille. Ont ainsi été éclairées dans l'après-coup les principales lignes de force du fonctionnement psychique de ma patiente.

Anne avait 35 ans lorsqu'elle est venue me voir, adressée par un collègue avec la mention «très belle et très folle». Je l'ai trouvée moi, à notre premier entretien, très belle et très froide ! Un discours précis, tendu, monocorde, des éléRev.

éléRev. Psychanal, 4/1996


1162 Paul Israël

ments anamnestiques sans relief particulier : un frère plus jeune de quinze mois, une mère décrite comme narcissique et obsessionnelle, un père tout juste mentionné. Son existence est marquée par de multiples changements de résidence liés aux nécessités professionnelles de ce père très absent. Le ton du récit s'anime et même s'exaspère un peu pour décrire la deuxième partie de sa vie. Elle évoque une adolescence «à côté de ses chaussures», laissant deviner des expériences proches de la dépersonnalisation. Elle s'est mariée à 18 ans pour, dit-elle, «passer du côté des adultes », et s'est conformée à ce projet durant les quinze années suivantes, vivant une existence sans relief ni souffrance, une existence « comme si » dit-elle, jusques et y compris la mise au monde d'une fille qui a 7 ans au moment où elle consulte.

Jusqu'au jour où la rencontre avec un homme (dont elle mettra longtemps à réaliser que nous portons lui et moi le même prénom), déclenche une réaction traumatique incontrôlable, faisant surgir l'angoisse et l'étrangeté oubliées. Sans rien engager avec cet homme, elle quitte son mari, emmenant sa fille avec elle, dans un mouvement qu'elle rationalise comme le dégagement d'une emprise sociale aliénante. Ce sont les aléas de l'analyse qui éclaireront le sens de ce qui apparaîtra dans l'après-coup comme un raptus phobique. Pour revenir à l'évaluation initiale, j'avais également noté le caractère monolithique, « indifférencié » des affects indistinctement formulés sous forme d'angoisse, la rareté des souvenirs et l'impossibilité de percevoir dans le discours l'épaisseur d'une vie fantasmatique accessible : tous signes d'une fragilité narcissique problématisant à l'évidence l'accès à un processus analytique « classique » ! C'est pourtant dans un cadre analytique des plus rigoureux que s'est instituée la cure entreprise : j'ai en effet estimé nécessaire de contenir la désagrégation psychique perceptible dans un espace spatio-temporel assez contraignant, et en même temps de tabler sur la dynamique impulsée par la régression formelle classiquement déclenchée par ce protocole. Les premiers mois de la cure ont confirmé la difficulté de la tâche, avec l'impression que nous étions ancrés mdéfiniment dans une situation bornée, d'un côté, par un discours factuel descriptif et glacé, et de l'autre par les variations incontrôlables d'une charge anxieuse sans rapport visible avec le matériel rapporté. Toute tentative de tirer les éléments du matériel du côté du transfert, que ce soit dans sa dimension historique ou dans sa version actualisée dans le hic et nunc de la séance, avait un caractère d'artifice qui lui enlevait toute force de conviction aussi bien de mon côté qu'a fortiori pour la patiente: la raison majeure de cet insuccès étant l'impossibilité dans laquelle nous étions d'avoir accès à des affects discriminatifs, colorant sous forme de sentiments ou d'émotions les représentations évoquées dans le langage.

Si l'on peut parler de stratégie dans le travail de l'analyste, je pourrais, pour ce type de cas, la résumer en une formule : à la recherche de l'affect perdu !


Changements psychiques et créativité 1163

J'avais pour cela un certain nombre d'éléments d'appréciation : la forme même du discours, dans lequel le surinvestissement du langage prenait largement le pas sur le caractère associatif de ses éléments. Le fait que les descriptions concernaient moins des événements que des sensations: coenesthésiques, auditives, visuelles surtout. Les couleurs en particulier avaient une place prépondérante, plus par l'expression de leurs nuances - leur violence ou leur absence - que par les appréciations esthétiques ou les associations qu'elles auraient pu susciter.

Par ailleurs, les personnes étaient absentes en tant que telles, au profit du contexte spatio-temporel dans lequel elles s'inscrivaient. Son histoire, telle du moins qu'elle me la rapportait, était ainsi faite de l'investissement des lieux, sources d'ombre ou de lumière, de chaleur ou de froid. La situation analytique était traitée sur le même mode : le cadre était investi de façon globale, sans qu'en soit détaché l'analyste, forme ainsi indistincte du fond. Sur le plan du contretransfert, j'avais reconnu dans la séduction ambiguë de cette belle et froide jeune femme, la séduction « tragique» de certains adolescents (tous sexes confondus !). Cette référence à l'adolescence n'est pas de pure forme car elle rejoint une observation générale concernant les personnalités dites «narcissiques» et qui concerne la question du transfert. La difficulté à constituer plus où moins rapidement une névrose de transfert, temps clé du déroulement satisfaisant d'une cure analytique classique, renvoie à l'absence de névrose infantile cernable. La relation analytique est faite d'un accrochage quasi addictif à la situation, sans autre historicité que celle d'une réaction réflexe primordiale à une angoisse de séparation-individuation prévalente. Le temps de l'adolescence apparaît souvent comme la période de référence, sorte de camp de base contenant la plupart des souvenirs accessibles.

C'est en tout cas cette référence implicite qui a étayé le contenu et la forme des interventions que j'ai faites à la fin de cette année, marquée par une répétition immuable et mortifère. En voici un exemple: lors d'une séance, Anne raconte ses lectures de préadolescente partagées avec une amie qui avait comme elle un langage très élaboré, sans trivialité et encore moins de grossièretés (ce qu'elles reprochaient à leurs condisciples). «Nous pensions, mon amie et moi, qu'il fallait être comme les personnages de ces romans, lisses au dehors comme au dedans ! » Elle s'arrête, puis reprend : « Ils n'avaient ni âge, ni genre ! » Elle s'arrête encore et complète: «Nous avions 13 ans.» S'installe alors ce silence tendu - la raideur corporelle perceptible accompagnant la tension intérieure - que nous connaissions bien. Je risque, en interrogeant: «Des personnages lisses » ? Puis devant la persistance de son silence, je déploie en plusieurs temps une représentation qui me semble évidente : « Des personnages qui n'auraient en somme pas de corps et surtout pas de sexe ? » et devant l'absence de toute réaction j'ajoute : « Des personnages qui, comme se seraient sans doute exprimés vos


1164 Paul Israël

camarades de 13 ans, ne "sueraient ni ne pisseraient ni ne chieraient?" » Elle se détend alors et dit: «Après votre première intervention, j'ai pensé - mais ne serais jamais arrivée à le dire - à ce poème dans lequel, après avoir vanté la beauté et la grâce de sa muse, le poète s'écrie : Mais Célia - c'est le nom de l'aimée - chie ! » Durant les semaines qui suivent, les séances seront marquées par l'alternance de moments de reprise élaborative du matériel ainsi ébauché et de manifestations de résistance. Elle pourra ainsi, d'une part, en passant par son amie, évoquer les préoccupations sexuelles et sentimentales de cette période de la vie, retrouver des souvenirs de jeux - avec des fleurs - avec son frère et des amis à lui : les personnages évoqués prenant alors densité et chaleur affective. Mais d'autre part s'installe, comme en réaction à cette liberté associative découverte, deux types d'attitude : dans sa vie une débauche assez anarchique d'agis professionnels et relationnels marqués par l'impossibilité de faire des choix, de se fixer. Dans l'analyse, des périodes de silence de plus en plus longues, avec des manifestations de dépersonnalisation, qu'elles soient visibles dans les attitudes de la patiente où rapportées par elle, et enfin quelques retards ou absences contrastant avec son respect rigoureux du cadre jusqu'alors. Puis un jour, de façon abrupte, elle m'annonce qu'elle a décidé de partir dans un pays étranger. Sa décision est sans appel, la durée de son absence indéterminée, mais elle insiste sur le fait qu'elle ne veut pas interrompre son analyse, dont elle me demande de lui garder une seule séance qu'elle me réglera par mandat international aux dates convenues ! Dans un premier temps, je tente de maintenir ce propos dans le matériel des séances et d'interpréter cette provocation d'acting à l'aide des éléments dont je dispose : les liens symboliques qui rattachent ce pays à sa mère, la fuite d'un transfert s'érotisant dans l'actuel, la répétition de l'acting qui, lui faisant fuir les sentiments éprouvés lors de sa rencontre avec un homme, l'avait amenée à l'analyse ! Elle n'entend plus rien, et ne parle plus que pour décrire l'angoisse revenue, massive ! désorganisante. Lorsqu'elle m'avertit qu'elle ne sera pas là à la prochaine séance parce qu'elle prend son avion, j'accepte le singulier aménagement du cadre qu'elle a proposé.

Son absence durera un an. Comme promis, elle m'envoie chaque fin de mois le montant des honoraires dus pour la séance réservée. Elle me téléphonera une fois pour s'assurer que l'argent est bien arrivé et je lui réponds que je lui garde bien sa séance. Elle écrira aussi une lettre, à mi-année pour me dire qu'elle s'est rapidement investie dans une activité artistique totalement neuve pour elle et qui consiste à fabriquer des coffrets en carton qu'elle peint avec semble-t-il suffisamment de goût pour intéresser un galeriste qui sert d'intermédiaire pour les vendre. Là aussi, assez bien pour qu'elle puisse régler ses séances « fantômes » avec le produit de ses ventes.

Troisième et dernier temps de cette étrange cure: dès son retour, elle


Changements psychiques et créativité 1165

reprend possession du divan à l'heure que je lui avais scrupuleusement gardée. Nous convenons très vite d'un commun accord de retrouver le rythme de trois séances, et dès les premières, je suis frappé par le fait que le matériel discursif, tournant autour de la découverte et de l'exploitation de son activité créatrice, semble lui aussi s'être enrichi. Le récit de ses expériences relationnelles témoigne de la diversification et de l'assouplissement de ses investissements contrastant avec la raideur globale antérieure. Le changement dans la cure, s'il n'apparaît que par petites touches, est néanmoins sensible : évocation de personnages ayant densité et épaisseur, émergence d'affects plus nuancés, concernant cette fois sans équivoque ni dénégation radicale, le lien transférentiel. Et ce, dans le même temps, l'évocation des personnages familiers est telle qu'il est possible de se les représenter autrement que comme des figures abstraites ! Les rêves profitent également - tant au niveau de leur figuration que des associations auxquelles ils donnent lieu - de ce déploiement inattendu d'un préconscient jusque-là bien pauvre. Il n'était pas niable qu'un changement qualitatif s'était produit dans le fonctionnement psychique de cette patiente: changement de nature et de contenu des représentations, changement des processus économiques à l'oeuvre, changement des modalités du transfert. Le paradoxe était que ces changements avaient pris naissance dans l'acting du départ, avaient pris forme dans la mise à distance spatiale et temporelle de l'analyste, avaient nécessité la transition (le passage) par l'investissement dans une activité créatrice singulière, et enfin s'étaient confirmés et prolongés dans le processus spécifiquement analytique qui s'était installé à la reprise de la cure.

La question qui se pose est évidemment la place et le statut métapsychologique de l'activité créatrice qui a assuré le passage entre les deux temps bien différents du fonctionnement psychique qui ont caractérisé le déroulement de cette analyse. Soit en tout, trois temps qui se distinguent essentiellement par le rapport qui se noue entre les objets significatifs du monde extérieur et leur représentation dans l'espace intrapsychique : en particulier, quel lien y a-t-il entre les boîtes peintes, le cadre, et la personne de l'analyste ! Cette idée de différents modèles de fonctionnement psychique, soit coexistant, soit se succédant en relation avec les aléas des expériences vécues, repose sur une conception évolutionniste de la généalogie et de l'organisation d'un appareil psychique, lui-même organiquement hé à l'organisation pulsionnelle qui le fonde et en soutient les transformations.

Revenons à ma patiente pour survoler de façon forcément très schématique, les explications théoriques relatives aux changements cliniques survenus. Un superviseur bien intentionné m'aurait sans doute dit que l'acting du départ était dû à la séduction que j'avais opérée par les énoncés interprétatifs dont j'ai donné un exemple : c'est possible mais c'est insuffisant pour expliquer l'aménagement


1166 Paul Israël

sophistiqué que la patiente a imaginé pour préserver l'espace analytique dans les limites topiques et économiques qu'elle pensait acceptables. Après tout, je n'ai fait qu'appeler un chat un chat, suivant en cela les recommandations de Freud ! Je crois plutôt que le langage de la scatologie enfantine a fait surgir un affect qui a fait effraction au travers de la répression qui maintenait hors du champ représentatif la complicité excitante avec les petits camarades d'alors. Mais surtout, d'auditeur impersonnel de ses descriptions froides, je devenais acteur complice des jeux interdits de l'enfance.

Et je pense que le fonctionnement psychique usuel qui était encore le sien et que l'on pourrait appeler antitraumatique, ne lui permettait pas d'investir une personne sans mettre en danger l'objet interne dont l'investissement inconscient restait instable. Selon les théories, on pourrait évoquer les risques de désintrication ou de désorganisation pulsionnelle. Le travail fait et la qualité de la relation établie lui a permis de trouver un compromis entre l'angoisse de l'intrusion, et l'angoisse de séparation, en s'éloignant sans rompre.

Que penser maintenant de la fabrication et de la peinture des boîtes ? La notion de sublimation, du moins dans la définition restrictive qu'en donne Freud - changement de but et d'objet de la pulsion sexuelle - ne peut rendre compte de la complexité des processus en jeu dans une telle situation. Cette définition de la sublimation implique un haut niveau d'organisation pulsionnelle et psychique dans laquelle les objets oedipiens sont clairement reconnus, et la topique intrapsychique suffisamment bien délimitée pour permettre le fonctionnement du système représentations-affects-refoulement. A moins que, comme le font chacun à leur façon certains auteurs - je pense en particulier à André Green et à Jean Laplanche - l'on élargisse le concept en en faisant un processus fondateur, séparant dès l'origine la sublimation des autres destins de pulsions. Sans rentrer dans une discussion passionnante mais qui nous entraînerait trop loin, je me contenterai de proposer que l'ensemble des actes effectués à ce moment de la cure par cette patiente témoignent d'un processus de désorganisation, puis de réorganisation pulsionnelle, réorganisation dans laquelle l'activité créatrice prend une part prépondérante. A mon sens, mon activité interprétative, prise dans un mouvement d'investissement contre-transférentiel nettement plus prégnant que la classique neutralité bienveillante, a fonctionné comme une séduction traumatique qui a eu des effets contradictoires, sinon paradoxaux. D'une part, les représentations de mots proposées par l'analyste ont fait surgir un affect qui a sollicité, sans pouvoir le faire émerger, un fantasme inconscient encore inacceptable. La décision de rompre avec une situation devenue psychiquement ingérable donne la mesure de l'effraction traumatique, mettant en danger l'existence même de l'objet.

Mais d'autre part, la forme donnée à cet agi, le travail créatif réalisé durant son absence, et la qualité nouvelle des processus mentaux au travail lors de la


Changements psychiques et créativité 1167

reprise d'analyse montrent qu'en même temps s'est instauré un subtil mouvement de restauration du processus de réobjectalisation, pour reprendre le substantif utilisé par André Green. Plusieurs collègues, réagissant au récit de cette cure «inhabituelle», ont suggéré que c'était la nécessité de créer qui avait en quelque sorte poussé ma patiente à partir ! Je pense au contraire, que partie sans savoir pourquoi, c'est l'émergence de son activité créatrice qui a aménagé les conditions intrapsycbiques de son retour, c'est-à-dire, de la reprise de son analyse. Deux éléments me semblent importants à considérer dans ce phénomène. Le premier est relatif à l'importance des traces mnésiques sensorielles dont témoignait le contenu de ses souvenirs : formes, couleurs, odeurs. L'énergie libérée par l'excitation traumatique a réinvesti, grâce au frayage préalable, ces représentations sur un mode qui pourrait s'apparenter au « trouvé-créé » dont parle Winnicott pour évoquer l'objet transitionnel. Il y a donc bien là une piste pour penser la sublimation en des termes très différents de ceux proposés par Freud - du moins dans sa première approche de 1914, la plus souvent évoquée. D'autre part les bénéfices narcissiques tirés de cette activité et de ses avantages sociaux ont été un élément important de renforcement du moi de la patiente. Je pense que c'est la conjonction de ces facteurs qui lui a permis de réaffronter les affects transférentiels. La symbolisation primaire réalisée dans la fabrication d'objets significatifs en même temps qu'esthétiques (les boîtes), a été un premier temps essentiel dans ce mouvement de transaction avec l'objet. C'est ce temps qui, à mon sens a permis que soit repris dans un travail de remaniement et d'interprétation après coup, le sens des énoncés du psychanalyste et leur lien avec la représentation dont il était le support à ce moment.

Pour conclure, le style des interventions dont j'ai usé dans ce fragment de cure appelle quelques remarques. Il s'agit d'énoncés assez rudes, parfois crus, que l'on qualifie volontiers de «dramatisés», et dont je sais qu'ils sont utilisés plus souvent que l'on ne l'avoue, car ils suscitent l'accusation au mieux de dérapage contre-transférentiel, au pire d'acting traumatogène ! Lors d'une rencontre internationale récente, une participante, après avoir cherché un mot indiquant bien son indignation, qualifiait de coup d'État une interprétation de Michel de M'Uzan. Je cite cette interprétation de mémoire. A un patient qui lui disait : « Je vous sens bouger », Michel de M'Uzan répondit : « Dans votre derrière. » La formule de cette tout à fait estimable collègue, qui se voulait évidemment une critique très radicale de ce type de formulation, m'est apparue paradoxalement à la fois pertinente et heuristique. Michel de M'Uzan défendait en effet -je résume et réduit - sa théorie de la régression formelle du psychanalyste en séance, et les caractéristiques des formulations interprétatives qui en découlent : entre autres, la dimension poétique liée à la condensation, ainsi que l'effet, justement, de dramatisation. Le tout sur fond de « défense et illustration » du point de vue écono-


1168 Paul Israël

mique qui semble bien être un des bastions de la spécificité de la psychanalyse à la Française (exclusion notable faite des lacaniens). Je pense que Michel de M'Uzan aura récusé très vigoureusement ce qui se voulait une attaque. Son point de vue s'inscrit en effet dans une perspective codifiée et somme toute harmonieuse selon laquelle les déplacements d'énergie et de représentations se font le long de lignes de force et de sens préétablies. Si l'on reste dans la métaphore politique - le coup d'État ! -, l'on peut dire que s'il s'agit de favoriser une modification du gouvernement du moi sur ses instances constitutives, les psychanalystes aimeraient jurer que leur visée reste parfaitement démocratique en ce qu'elle ne fait qu'utiliser les forces intérieures appartenant au territoire psychique de leurs patients. L'accusation d'ingérence extérieure (la suggestion), nous pend toujours au nez ! Mais pour revenir à ces interprétations qualifiées de dramatisées, j'ai quant à moi toujours défendu l'idée qu'elles s'apparentent, nolens volens, à ce que j'appellerai aujourd'hui un coup de force économique, jouant sur le double registre - organisateur, désorganisateur - qui caractérise l'effraction traumatique. Coups de force ou coups d'État, leur effet mutatif est lié pour moi à une transformation du registre économique qui gère le fonctionnement de l'appareil psychique. Je me suis longtemps demandé ce qui avait engagé un nombre non négligeable de psychanalystes - et non forcément des moindres - à s'engager dans cette pratique étrange - au regard des impératifs théorico-techniques qui fondent notre pratique - qu'est le psychodrame. Bien sûr, l'extrême difficulté, sinon l'incapacité de certains cas « extrêmes » à accepter un cadre associant stabilité et relative privation sensori-motrice ont contraint les analystes à développer avec eux des modes d'échange d'allure plus « communicationnelle », le recours au face à face apparaissant là comme la solution d'évidence. Pour ce qui est par contre du psychodrame, je ferais aujourd'hui l'hypothèse qu'il s'est agi, de façon intuitive, d'emprunter un cadre susceptible d'accueillir, comme pour en radicaliser la contradiction, les formes d'excitation les plus variées. La référence au clivage et aux mécanismes défensifs qui l'accompagnent est assez habituellement convoquée pour rendre compte des difficultés rencontrées dans l'organisation des cures dont l'analysabilité est aléatoire. J.-P. Dupeu développe l'idée que l'usage du psychodrame répond très spécifiquement à la clinique du clivage. Sans se perdre dans le maquis des acceptions tant freudiennes que postfreudiennes de cette notion, rappelons avec Dupeu que le clivage suggère la coexistence de systèmes de représentations à la fois de nature différente et posées côte à côte, sans réseau de liaison entre elles. Je pense utile de rapprocher ici l'hypothèse connexe de registres de fonctionnement économique également différents et coexistants. Pas plus que tant d'autres, je ne sais comment faire pour lever un clivage. Mais je tends à penser qu'une telle opération nécessite des changements de régime économique qui ne peuvent se faire sans une certaine forme


Changements psychiques et créativité 1169

de coup de force interprétatif. Il est une crainte souvent exprimée, et dont Dupeu se fait l'écho dans l'article cité, à savoir que la réduction du clivage fait courir le risque de la reviviscence traumatique. Je pense, quant à moi, que non seulement l'on ne peut en faire l'économie (dans les cas dont il est ici question s'entend), mais je la crois nécessaire à ce saut économique qualitatif qui seul marquerait le caractère réellement mutatif d'un changement de fonctionnement mental. Il y a, dans le psychodrame par définition, mais aussi dans ce type d'interprétation, une forme de décharge proche de l'action. Les Anglo-Saxons ont un mot pour désigner une mise en acte qui ne serait pas un acting : ni « in » ni « out » ! Ce mot est «enactment». On pourrait appeler « interprèt-action » l'activité interprétative telle que je l'ai décrite. Elle est ponctuelle et exceptionnelle dans les analyses. Elle est d'une certaine façon constante dans l'activité psychodramatique: un coup d'État permanent en somme !

Paul Israël

83, avenue d'Italie

75013 Paris

BIBLIOGRAPHIE

J.-M. Dupeu, Faire avec le clivage, in Quand les Psychanalystes jouent ensemble,

Éd. Arcanes, p. 131-153. A. Green, La Sublimation, in Le travail du négatif, Éd. de Minuit, p. 289-345, 1993. J. Laplanche, Problématiques III, PUF, 1980, p. 111.



Point théorique

D'imagos en instances: un aspect de la morphologie du changement

Paul DENIS

Cent ans après sa publication, l'histoire d'Anna O. suscite toujours des discussions, bienveillantes ou non à l'égard de la psychanalyse, mais qui continuent de poser la question de l'évaluation du changement opéré chez elle par sa talking cure avec Joseph Breuer. Mystification 1 pour les uns, première expérience annonciatrice des succès thérapeutiques de la psychanalyse pour les autres, les discussions qu'elle soulève encore reprennent d'une façon caricaturale celles qu'ont suscitées les cas publiés par Freud. Le problème du changement en psychanalyse, et celui de son évaluation, reste pour nous une interrogation permanente ; nous pouvons penser aujourd'hui que l'avenir de la psychanalyse, en tant que pratique thérapeutique, dépend en grande partie de la façon dont nous répondrons, pour nous-même d'abord, et vis-à-vis des tiers ensuite, à cette interrogation.

Nos façons de penser l'organisation du psychisme ont changé. Les modalités nosographiques d'évaluation de la situation psychique de nos patients ont perdu de leur importance ; parallèlement, les modalités qui cherchaient à apprécier le changement en termes de guérison clinique ont quitté le devant de la scène. Le point de vue «structural», souvent utilisé comme relais d'un point de vue nosograpbique qui n'osait plus s'affirmer, conduisait à décrire le changement en termes de modifications de structure. Son inconvénient connexe était celui-ci : l'idée d'invariance, même relative, à laquelle invite le mot de structure permet difficilement de rendre compte de changements souvent plus mouvants et plus limités que ne le voudrait le système de description utilisé. Les « nouveaux modèles », proposés par Sylvie et Georges Pragier, ont fini par faire leur chemin

1. Mikkel Borch-Jacobsen, Souvenirs d'Anna O. Une mystification centenaire, Aubier, 1995. Rev. franç. Psychanal, 4/1996


1172 Paul Denis

(S. et G. Pragier, 1990), nous passons peu à peu «du cristal à la fumée» 1, du cristal de la structure nous en arrivons à la fumée de modèles plus mouvants qui se réfèrent à la notion de fonctionnement psychique. Nous y trouvons les avantages d'une meilleure adéquation des modèles avec le caractère changeant des phénomènes observés mais aussi les inconvénients de l'indétermination et... la nostalgie de la limpidité du cristal. Pour ne citer qu'un seul exemple la notion même de clivage, notion structurale par excellence, est envisagée aujourd'hui à partir d'un modèle « fonctionnel » (G. Bayle, 1988).

Nous nous proposons d'envisager le changement en psychanalyse à partir des modifications du fonctionnement psychique, telles qu'il est possible de les observer dans le cours même de la séance d'analyse, à partir en somme d'une morphologie de la séance, reflet du fonctionnement psychique du patient et de ses modifications du fait de l'analyste. Nous pouvons observer, au cours d'une même séance, des temps de fonctionnement très différents : la séance commence, par exemple, sur un mode associatif, le patient évoquant un rêve d'examen sur lequel il enchaîne une suite de représentations liées, contrastées, où l'analyste reconnaît un personnage paternel qui le figure lui-même, dialoguant avec un personnage féminin que le départ du premier va laisser seul avec le patient ; puis, le patient s'avise que l'analyste va réellement s'en aller en vacances : la tonalité change, le plaisir associatif disparaît, la coloration erotique des images s'estompe, un moment de désorganisation du discours se produit, surgit l'image d'une figure colossale, écrasante, qui combine les aspects des deux personnages masculin et féminin des associations antécédentes lesquels ne dialoguent plus, ne jouent plus ensemble mais forment une seule figure qui impose...

Dans une séquence comme celle-là nous sommes passés d'un registre où l'économie de la séance se trouvait assurée par le déplacement de représentations contrastées, complémentaires, jouant les unes par rapport aux autres, modérément chargées d'affect, reconnues par le patient comme appartenant à son propre monde (et reconnues par l'analyste comme appartenant à l'espace transférentiel), à un registre où une imago occupe le devant de la scène, où la mobilité propre au mouvement des représentations disparaît, et où l'affect tend à se fixer sur un mode douloureux.

Dans le déroulement même de la cure on voit alterner ces deux types de fonctionnement, l'un sous le signe des représentations, l'autre sous le signe de l'imago. Nous pensons qu'il s'agit en fait de deux ensembles fonctionnels dont nous allons tenter de distinguer les éléments.

1. Henri Atlan.


D'imagos en instances 1173

Imagos et représentations

Le terme d'imago désignait chez les Latins le masque de cire moulé sur la face de l'ancêtre et gardé dans les ailes du hall de la maison de famille 1. Même si Freud a très peu utilisé le terme d'imago il distingue en fait, parmi les représentations, un certain nombre d'entre elles, liées pour lui à la figure du Destin, auxquelles il fait jouer un rôle privilégié, et qui correspondent assez bien à ce que nous entendons habituellement, dans notre usage de la langue psychanalytique, par imago.

La plus précocement individualisée est sans doute ce que Freud appelle « l'image mnésique de la mère ». Il écrit par exemple : « Le fait assez bizarre que la légende grecque ne tient aucun compte de l'âge de Jocaste me semblait s'accorder très bien avec ma propre conclusion que dans l'amour que la mère inspire à son fils, il s'agit non de la personne actuelle de la mère, mais de l'image que le fils a conservé d'elle et qui date de ses propres années d'enfance» (S. Freud, 1901). Le lien au Destin est clairement indiqué par la référence à Jocaste. Peu après il confirmera sa vision: «Avant tout, l'homme est en quête de l'image mnésique 2 de sa mère, image qui le domine depuis les débuts de son enfance » (S. Freud, 1905). Soulignons ici l'idée de domination qui, pour nous, est associée à la spécificité même de l'imago. Enfin, à propos de Léonard de Vinci, Freud poursuit : « Des considérations psychologiques allant plus en profondeur justifient l'affirmation selon laquelle celui qui est devenu homosexuel par cette voie reste, dans l'inconscient, fixé à l'image mnésique de sa mère. » Cette fois c'est sur le lien à la notion de fixation que nous attirons l'attention. Cette dernière référence nous conduit à une autre représentation assignée par Freud à un rôle privilégié, qui lui confère les caractères d'une imago, la mère phallique qu'il décrit à partir d'une divinité égyptienne : « Cette divinité maternelle à tête de vautour fut, dans la plupart de ses figurations, dotée par les Égyptiens d'un phallus ; son corps, caractérisé comme féminin par les seins, portait aussi un membre viril en état d'érection » (S. Freud, 1910). Freud lui fait jouer un rôle majeur, danslecas de Vinci naturellement et dans le fétichisme, mais également chez la fille : « Son amour s'était adressé à la mère phallique ; avec la découverte que la mère est castrée, il lui devient possible de la laisser tomber comme objet d'amour» (S. Freud, 1933). Ici encore l'imago joue un rôle dans le phénomène de fixation : il faut l'abandonner pour que l'évolution du psychisme puisse se poursuivre.

Le « père de la préhistoire personnelle » est le pendant imagoïque de l'archétype constitué par le père de la horde primitive.

1. Marcel Mauss, La « persona », « Sociologie et anthropologie », p. 352.

2. Erinnerungsbild.


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La notion d'imago, même si le terme a été proposé par Jung, préexiste donc en fait, chez Freud, à l'apparition du terme lui-même. Il adopte d'ailleurs volontiers le mot lorsqu'il s'agit pour lui de décrire des «prototypes» relationnels dans la dynamique du transfert: parler d'imago paternelle» est approuvé comme «l'heureuse expression de Jung» 1.

Il la reprend lorsqu'il décrit la formation du Surmoi, à partir des « imagos » qui restent des parents, modifiées par l'influence «des maîtres, des autorités, des modèles qu'on s'est choisis... ». De cette évocation que donne Freud de la formation du Surmoi nous pouvons dégager une opposition entre instance et imago. Le surmoi, comme instance, résulte d'une élaboration, de l'adjonction d'influences successives aux imagos parentales qui lui ont servi de base. Les imagos gardent leurs caractères archaïques ; ainsi la figure du Destin, si elle en arrive, dit Freud, à être conçue « de façon impersonnelle » peut venir s'intégrer à l'instance qu'est le Surmoi, mais, bien souvent, au contraire, elle reste directement liée aux imagos parentales : « Tous ceux qui transfèrent la direction de l'avenir du monde à la Providence, à Dieu ou à Dieu et la Nature, éveillent le soupçon qu'ils ressentent encore et toujours ces forces les plus extérieures et les plus lointaines comme un couple parental - mythologiquement - et qu'ils se croient rattachés à elles par des liaisons libidinales » (S. Freud, 1924). Couple parental, écrit Freud, ce qui irait dans le sens du caractère «double» que nous reconnaissons aujourd'hui aux imagos.

A l'inverse, chez Melanie Klein, en ce qui concerne le Surmoi, il nous faut constater une confusion entre instance et imago. Dès les premiers articles, rassemblés dans La psychanalyse des enfants, ce qu'elle appelle le Surmoi diffère considérablement de ce que Freud désigne à la même époque sous ce nom et comme « héritier du complexe d'OEdipe ». Elle écrit par exemple, à propos du cas de Rita, âgée de 2 ans : «... cette angoisse ne se rapporte pas uniquement aux véritables parents mais plus particulièrement aux parents introjectés, qui sont d'une extrême sévérité. Nous nous trouvons en présence de ce que nous appelons, chez l'adulte, le surmoi» (M. Klein, 1926). Elle évoque en fait des imagos plus qu'un surmoi héritier d'une organisation oedipienne au sens de Freud. Parallèlement, dans toute son oeuvre clinique elle a utilisé la notion d'imago, à laquelle elle recourt très souvent ; dans la perspective qui est la nôtre, le Surmoi précoce tel que Melanie Klein le décrit est davantage de l'ordre d'une imago que de celui d'une instance.

Si nous rassemblons maintenant ce qui caractérise l'imago, on peut considé1.

considé1. Tout concorde avec les relations réelles entre le patient et son médecin quand, suivant l'heureuse expression de Jung, c'est l'imago paternelle qui donne la mesure de cette intégration. Mais le transfert n'est pas lié à ce prototype... » (S. Freud, 1912).


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rer qu'il s'agit d'une représentation fixée qui joue dans l'inconscient un rôle particulier de prototype puissant et contraignant, pesant sur notre destin psychique, et rassemblant des caractéristiques issues des relations précoces aux deux parents à la fois.

Nous sommes donc dans un registre différent de celui où les représentations organisent le fonctionnement pulsionnel, figurent des objets substituables les uns aux autres, ou se combinent pour former des « instances », ensembles fonctionnels de représentations, certes liées entre elles, mais qui n'ont pas le caractère monolithique des imagos.

Nous pensons que la morphologie du fonctionnement psychique, pendant la séance elle-même, est très différente selon que celui-ci s'effectue sous le signe d'une imago ou s'organise en fonction d'instances formées d'ensembles de représentations qui restent distinctes les unes des autres.

La régression imagoïque

Dans son article «Traces de Jung dans l'évolution théorique de Freud», Denise Braunschweig souligne le souci, du côté de Freud, de bien distinguer ce qui fait la différence entre le simple reflux de la libido qui se détache de l'objet réel pour refluer sur la représentation qui le remplace, et, d'autre part, le « retour à l'auto-érotisme », caractéristique des psychoses, qui implique un véritable retrait libidinal par rapport à la représentation elle-même et altère l'intérêt du moi pour la réalité. Freud, dans une lettre à Jung du 23 mai 1907, précise en effet ce qu'il entend par retour à l'auto-érotisme : la libido « quitte la représentation d'objet, laquelle, par là précisément dénuée de l'investissement qui la désignait comme intérieure, peut être traitée comme une perception et projetée vers l'extérieur. Elle peut alors pour ainsi dire être accueillie froidement pendant un moment et soumise à l'épreuve de réalité habituelle». Ce que Denise Braunschweig commente ainsi: «Ce qui est désinvesti, rejeté dans le réel (forclos) ne pourra être atteint de nouveau par la libido que sous une forme non symbolisée, perceptive, hallucinatoire, modifiée, persécutante ; à moins que le désinvestissement, réalisé "en détail", de l'objet perdu ne soit l'oeuvre du travail de deuil» (D. Braunschweig, 1983).

Nous pensons que l'imago occupe une place intermédiaire par rapport à ce mouvement. Sa constitution, ou sa reconstitution, à partir d'une représentation implique une forme de retrait de l'investissement libidinal par rapport à la représentation initiale, retrait qui la prive de son appartenance au tissu même du psychisme et lui donne le caractère d'un corps étranger psychique, sans la rejeter dans le réel sous forme perceptive hallucinatoire.


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Essayons de préciser ce mouvement : nous entendons ici « représentation » dans son sens le plus lié à l'organisation de la pulsion, toute représentation dérivant, en dernière analyse d'un représentant pulsionnel. Si l'ensemble de l'investissement libidinal était retiré à la représentation nous serions dans le cas évoqué plus haut, celui d'un désinvestissement des objets internes corrélatif du « retour à l'auto-érotisme », tel que Freud l'entend en 1905, où la zone érogène fonctionne sur elle-même, ce qui implique défaite du psychisme et fonctionnement psychotique. Dans ce cas de figure, l'organisation psychique de la pulsion se défait et le désinvestissement de la représentation n'en laisse que des traces perceptives qui, si elles sont réinvesties ne peuvent être distinguées de la perception d'un objet extérieur. La valeur psychique proprement dite de la représentation a disparu. On pourrait parler de démentalisation ou de dépsychisation.

Dans le cas qui nous intéresse, celui de l'imago, il ne s'agit pas de désinvestissement de la représentation à proprement parler. Nous pensons qu'il s'agit d'un changement dans l'investissement relatif que véhiculent les deux «formants » de la pulsion, en emprise et en satisfaction (P. Denis, 1992). La représentation associe ordinairement les deux types d'investissements : les traces mnésiques «en emprise» sont combinées au souvenir de l'expérience de la satisfaction et c'est ce qui reste de cette expérience de la satisfaction qui donne à la représentation son appartenance au monde interne; les traces perceptives n'ont qu'un rôle de support et la composante d'investissement en emprise est au minimum. Nous supposons que c'est un changement important de l'équilibre de ces deux types d'investissements qui donne à la représentation son caractère d'imago : un retrait se produit dans le registre de l'investissement « en satisfaction », retrait partiel mais suffisant pour ôter à la représentation l'essentiel de sa valeur hédonique. L'affaiblissement des liens avec l'expérience de la satisfaction et le renforcement relatif de son investissement en emprise déplacent la représentation, devenue imago, du monde interne vers la périphérie : elle quitte le moi sans quitter le psychisme Alors que la représentation est constitutive du moi, l'imago devient un corps étranger 1. Devenue imago elle ne renvoie plus au jeu hédonique des pulsions, à leurs conflits internes exprimés par un jeu complexe entre différentes représentations, mais elle focalise une confrontation ; chose psychique qui s'impose comme de l'extérieur, sorte de puissance aux frontières, elle constitue la condition de l'externalisation du conflit, elle rassemble des contradictions relationnelles autour d'une seule et même image. L'externalisation d'un conflit implique ainsi le retour à un système imagoïque. L'intérêt pour la réalité interne se déplace vers l'imago. L'investissement, au lieu de se déplacer d'une

1. Pierre Luquet emploie l'expression « d'inclusion imagoïque ».


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représentation à une autre, tend à se concentrer sur l'imago, mouvement qui entraîne un appauvrissement relatif du jeu des autres représentations, lesquelles se trouvent comme affaiblies et asservies au nouveau régime qui s'installe sous la dictature de l'imago. L'effacement relatif de la composante satisfaction et la prévalence des investissements en emprise va de pair avec une sorte d'épreuve de force qui s'instaure par rapport à l'imago. Jean Bergeret a insisté sur ce point : « C'est toujours la violence des imagos qui domine le tout premier registre imaginaire », écrit-il en concluant son étude sur « L'imago maternelle chez le petit Hans », où il montre aussi l'importance des phénomènes de séduction traumatisants de la part de la mère de Hans dans la constitution de cette imago « violente» 1 (J. Bergeret, 1983).

Espace imagoïque, espace transitionnel

L'imago concentre donc un investissement considérable mais appauvri dans le registre de la satisfaction, elle en a partiellement perdu ce qui lui donnait son caractère «intérieur». Elle cesse d'être, comme la représentation proprement dite, partie intégrante de notre substance psychique, elle n'est plus substituable, modifiable, combinable : elle acquiert un statut de fixité. Une fois installée, elle joue un rôle prévalent, sa capacité à attirer à elle les investissements jusque-là répartis sur des représentations différentes assure la pérennité de son fonctionnement et son renforcement auto-alimenté.

D'une certaine manière elle est l'exact opposé d'un objet transitionnel. De même que c'est un usage psychique particulier qui définit l'objet transitionnel - l'ours en peluche n'est « objet transitionnel » qu'en fonction du type d'investissement dont il est l'objet et de la place psychique qui lui est assignée - l'imago se définit en fonction de sa place, de son rôle, de son investissement par rapport à l'ensemble du fonctionnement psychique et non par son seul contenu. Une représentation de femme phallique peut apparaître à tout moment dans le jeu des représentations de tout un chacun, sans avoir le statut d'imago qu'elle occupera dans le fonctionnement fétichiste.

A l'objet transitionnel, objet extérieur traité comme appartenant au monde interne, auxiliaire externe de la représentation, s'oppose l'imago, objet psychique extérieur au Moi, objet psychique traité comme un objet extérieur. L'ob1.

L'ob1. Bergeret fait référence dans cet article, directement et indirectement, à la « pulsion d'emprise », à laquelle il a donné une ampleur plus générale que celle que Freud lui avait assignée, en définissant à partir d'elle la « violence fondamentale ». Même si nous n'adhérons pas à l'ensemble de la théorisation de Bergeret, et si nous en défendons une autre à partir d'un point de départ analogue, il est clair que son point de vue nous a beaucoup apporté.


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jet transitionnel est entièrement soumis, ductile, malléable au psychisme, l'imago s'impose, soumet comme un personnage extérieur; le sujet cherche à s'y soumettre ou à la contrer, à la retrouver ou à l'éviter, à s'y sacrifier où à la détruire. L'imago est «antitransitionnelle».

A l'espace transitionnel, espace de jeu, de plaisir pris au fonctionnement mental, de rêverie, de création, s'oppose l'espace imagoïque où l'on ne joue plus : espace de restriction, de crainte, de sacrifice, de douleur, d'actes, de rites, d'obligation, de soumission ou de révolte...

Dans le passage de la représentation à l'imago il y a, si l'on veut, détransitionnalisation. On joue avec les représentations ou avec les éléments de l'espace transitionnel, pas avec les imagos. Alors que le Surmoi élaboré permet le jeu de l'humour, et son plaisir, une régression imagoïque du Surmoi le rend impossible, elle peut permettre la moquerie, qui s'adresse au monde extérieur mais non pas l'humour que le sujet s'adresse à lui-même.

La composition de l'imago

Alors que les représentations sont multiples, différenciées les unes des autres, qu'elles s'associent entre elles pour former des ensembles modifiables, l'imago est un composé unique, rassemblant en une seule formation psychique des éléments contradictoires ou opposés : le résultat est d'un seul bloc, l'imago ne se détaille pas. C'est le cas de l'imago de mère phallique qui associe image féminine et pénis, de la Sphinge mi-femme mi-bête, mais aussi de toute imago qui affiche les valeurs de la toute-puissance : toutes les valeurs, par conséquent les plus contradictoires... D'une certaine manière toute imago est construite sur le modèle des « parents combinés » ; le caractère « double » des imagos est souvent signalé par les auteurs qui utilisent cette notion. Bela Grunberger, par exemple, parle de « la double imago primitive » ; pour lui c'est la scission du narcissisme originel, la rupture de la félicité édénique qui fait apparaître des « imagos phylogénétiques », reflet de « la dysphorie profonde qui les a fait sortir de l'inconscient» et il énumère: la Sphinge, la Sorcière, la Mère-Terrible, la Méduse, la Gorgone, la Succube... Il en souligne le caractère d'imagos maternelles : au-dessus des dieux, les Moïras, c'est-à-dire les mères... dans la tragédie grecque, «la fatalité inéluctable du Destin dépendant du pouvoir des mères, figure à deux pôles qu'indique la métamorphose des érynies en euménides» (B. Grunberger, 1983). Michèle Perron-Borelli, décrivant l'imago, «la bête à plumes », qui organisait le fonctionnement psychique d'une patiente phobique des oiseaux écrit : « L'ambiguïté sexuelle des imagos parentales est alors à son comble... » Et sa patiente souffre de constater que pour elle : « Tout est mélangé


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et tout est double» (M. Perron-Borelli, 1983). Maurice Netter, dans son article « Le roi composite, ou la force de l'imago », insiste sur le caractère d'assemblage de l'imago ; il décrit l'union d'éléments provenant de personnages appartenant parfois à différentes lignées familiales, dans la constitution des imagos produisant des formes « d'imago composite croisée », qui se constituent de la prise en masse d'éléments « croisés » repris de la mère et de son beau-père, figeant en une seule image une sorte de scène primitive incestueuse entre un grand-père et sa bru 1 (M. Netter, 1994).

Deux types contrastés d'ensembles fonctionnels

Nous pouvons maintenant en arriver à opposer deux modalités contrastées du fonctionnement psychique, que nous pouvons voir se succéder chez le même patient à des moments différents ou dont nous pouvons constater la prévalence, voire la permanence, au cours du temps et qui donnent chacun une morphologie particulière aux séances.

Dans la première nous constatons un déroulement associatif organisé par des représentations variées, un jeu d'instances repérables, des pulsions dont nous pouvons voir les mouvements chez notre patient. Le transfert comporte une dimension «historique».

L'évocation de telles «représentations», constituées d'images corrélatives de l'organisation pulsionnelle, possède, à elle seule, une valeur hédonique et organisatrice. Une patiente se rappelle un moment de désespoir de son enfance ; elle était confiée à quelqu'un de sa famille, « au bon air », et se revoit montant l'escalier d'une haute maison avec l'idée de se jeter dans le vide, la personne qui s'occupait d'elle lui crie : « Ta mère vient tout à l'heure » ; l'enfant descend l'escalier et retrouve ses jeux. La représentation du retour de sa mère, porteuse d'une promesse de satisfaction, a eu le pouvoir de réorganiser pour un temps le fonctionnement psychique de l'enfant.

Dans ce mode de fonctionnement, les représentations jouent les unes par rapport aux autres, elles ont la fluidité de l'idéel 2 ; certaines donnent des prolongements conscients nombreux, d'autres sont refoulées. Le refoulement consiste à jouer une représentation contre une autre, mais la représentation contre-investie reste l'héritière de la représentation refoulée. Il existe une sorte de continuité dans les contre-investissements refoulants ; dans la sublimation, par exemple, le

1. Cet article de Maurice Netter a remis récemment en lumière l'importance de la notion d'imago, très délaissée malgré la parution, en 1983, d'un numéro de la RFP titré « Les imagos ».

2. Idée, meilleure traduction de vorstellung que représentation selon Marthe Robert et les germanistes...


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refoulement est minimum : les activités sublimatoires gardent un lien, en général assez direct, avec les motions pulsionnelles et les représentations refoulées. Il y a donc respect d'une forme de lien, ce qui s'accompagne de déplacements d'énergie relativement modérés. Dans un tel système, ce qui nous paraît essentiel est que le rapport est maintenu avec l'expérience de la satisfaction, il en reste quelque chose dans l'évocation des représentations et dans la capacité d'éprouver du plaisir à travers leur jeu.

Les phénomènes d'excitation s'y expriment essentiellement dans le registre pulsionnel, par une activation de représentations anticipatrices de plaisir, ou éventuellement d'angoisse liée à un conflit entre cette excitation pulsionnelle et telle instance, par des conduites de séduction sexuelle ou des conduites agressives très directement centrées sur la conquête éventuelle d'un objet de satisfaction. L'analyste se trouve parallèlement entraîné à évoquer des images, des représentations, qui correspondent chez lui aussi au registre de la satisfaction.

Ce premier mode de fonctionnement associe donc: représentations, instances différenciées - Surmoi et Idéal du Moi - pulsions, refoulement.

L'autre modalité de fonctionnement s'exprime différemment. Il peut exister un déroulement associatif mais l'analyste a le sentiment que celui-ci est en quelque sorte cantonné, répétitif, il a parfois l'impression de «fausses associations ». Les représentations qui apparaissent sont comme focalisées par une sorte d'attracteur : elles sont asservies à une imago qui limite leurs mouvements. L'imago, par nature, apparaît de façon unique et entraîne dans son orbite l'ensemble du fonctionnement psychique.

Le transfert ne s'exprime plus guère alors sur un mode « historique » mais de la façon que Bela Grunberger évoque ainsi : il s'agit d'une forme particulière d'investissement transférentiel «qui n'évolue pas vers un authentique transfert historique». Il le décrit comme fait d'une forme particulière de respect, associant pudeur et dérobade, vénération et crainte, sorte d'affect mixte que le mot allemand d'Erfurcht, employé par Freud à propos des sentiments adressés au père de la horde primitive, traduirait assez bien. Sorte de relation charismatique que l'analysé vit par rapport à l'analyste dans une forme de «régression narcissique ». « Comme le croyant de la divinité, [le patient] dit qu'à la fois elle le fascine et lui fait peur » (B. Grunberger, 1983). L'association de cette dualité, de ces éléments contradictoires fixés dans une forme de fascination nous paraissent caractéristiques d'une relation sous-tendue par la projection d'une imago ; nous proposons de parler ici de « relation imagoïque » à l'analyste.

Dans ce régime «imagoïque», l'excitation n'emprunte pas la voie pulsionnelle, les pulsions sont comme mises hors jeu ; l'excitation apparaît sous la forme d'une tension qui ne prend pas corps en un désir, montée de tension qui ne trouve pas sa voie d'élaboration, pénible au sujet qui se sent la proie d'un


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phénomène sur lequel il n'a pas prise, qui l'envahit comme de l'extérieur, et qu'il va chercher à traiter dans le registre de l'emprise. L'excitation libidinale est déliée du registre des représentations pour surcharger l'imago. Ce mécanisme d'absorption de la libido par une imago, devenue idole interne, s'accompagne d'une montée de l'excitation alors même que les voies de la satisfaction sont mises hors jeu. Le culte du veau d'or et des idoles n'était pas seulement fait de rites anodins : il s'accompagnait de véritables orgies, d'une excitation très considérable avec des passages à l'acte sexuels et scatologiques divers, d'où la colère de Moïse... La prévalence d'un système imagoïque, comme le culte des idoles, va de pair avec une forme de surexcitation qui ne se génitalise pas, qui n'alimente pas des représentations nouvelles mais apparaît dans le registre de l'agir, conduit à des actings sexuels vécus «en emprise» et non à des épisodes de la vie amoureuse.

On ne voit plus fonctionner le refoulement à proprement parler et c'est la répression des affects qui apparaît au premier plan. Alors qu'une représentation se refoule, le refoulement ne joue pas sur les imagos. Les imagos, en fonction même de leur place, de leur quasi extra-territorialité par rapport au moi, subissent un traitement spécial : elles seront déniées, réprimées, rejetées, projetées ou encore évitées comme des objets du monde extérieur. Le sujet se sent la proie d'une sorte d'excitation libre, d'affects désinsérés des représentations qui leur donnaient sens, ailleurs ils sont surinvestis pour eux-mêmes selon le modèle de la «perversion affective» décrit par Christian David (C. David, 1972).

On a donc affaire à des mécanismes de répression dans lesquels ce qui est mis en jeu contre l'excitation et l'activation d'un certain nombre d'imagos, n'est pas de l'ordre de la représentation mais relève de l'acte, des investissements d'actes ou d'actions.

Les instances disparaissent en tant que formations organisées par des ensembles de représentations. C'est l'imago elle-même qui tient lieu de Surmoi ; il ne s'agit plus d'un Surmoi « apophatique », sans visage, tel que l'a décrit Francis Pasche 1, visage perdu par l'intégration des influences successives qui ont été intégrées peu à peu et qui en font une partie du moi lui-même, mais d'une formation qui en tient lieu et qui garde le visage de l'imago et ses composantes violemment contradictoires. Freud évoque les deux sources auxquelles « le masochisme propre du moi » peut réclamer punition : « le surmoi, ou les puissances parentales à l'extérieur», plus loin il évoque «une relation entre le moi et le sur-moi ou les puissances équivalentes à lui» (S. Freud, 1924). L'imago joue, pour nous,

1. Francis Pasche a étendu cette conception à l'image de Dieu : L'imago zéro, RFP, 1983, n° 4.


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le rôle d'une « puissance équivalente » au Surmoi, et occupe une position intermédiaire entre « les puissances parentales à l'extérieur » et le Surmoi.

De la même manière, l'idéal du Moi perd sa valeur dynamique : nous nous trouvons beaucoup plus en face d'un « Moi idéal » avec son caractère fixiste et contraignant. Le Moi idéal est du côté de l'imago, est une forme d'imago, alors que l'idéal du Moi est constitué d'un ensemble de représentations, parmi lesquelles il est éventuellement possible de choisir, ou de substituer l'une à telle autre.

Le propre des imagos est de s'exclure les unes les autres, elles ne sont actives qu'une seule à la fois, on ne peut faire jouer l'une contre telle autre. A l'inverse les instances, elles, sont présentes simultanément, il y a un jeu entre les instances : Moi, Surmoi, Idéal du Moi, sont présents en même temps, composés de représentations liées entre elles mais qui jouent les unes par rapport aux autres et entre lesquelles l'investissement peut circuler. Elles permettent par exemple que le jeu relatif des pulsions sadiques et du masochisme prenne la forme du masochisme moral.

Ainsi, au système qui se déroule sous le signe des instances et qui associe pulsions, représentations, refoulement, instances élaborées, Surmoi, Idéal du Moi, et transfert historicisé... s'oppose le système imagoïque qui associe excitation, répression, Imagos, Moi idéal, relation transférentielle charismatique...

Il est important de concevoir comment un fonctionnement jusque-là « névrotique », associant représentations et instances, peut basculer tout d'un coup à l'occasion d'une perte d'objet par exemple, et en fonction, naturellement, d'expériences infantiles, pour se réorganiser autour de l'investissement d'une imago unique qui devient une idole absolue à l'intérieur du psychisme ; tout l'investissement libidinal va se trouver alors focalisé sur cette imago, vidant le moi de son énergie et de son contenu ; l'excitation va perdre ses voies de satisfaction sexuelles et va devenir d'autant plus désorganisante, obligeant le sujet à redoubler l'investissement de l'imago pour maintenir un minimum d'organisation.

Interprétation et changement

Le changement au cours d'une psychanalyse viserait donc essentiellement à développer le registre du fonctionnement des instances et des représentations par rapport à celui du fonctionnement imagoïque. Différents auteurs, André Green et Michel de M'Uzan en particulier, ont insisté sur l'importance de la représentation comme élément essentiel du travail psychanalytique. Plus récemment, Peter Fonagy et son groupe de travail du Centre Anna Freud ont défendu le même point de vue (P. Fonagy et coll., 1993). A partir de l'imago, Jean Gillibert


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a décrit le processus d'individuation en terme de « meurtre de l'imago », montrant la violence sous-tendue par le fonctionnement imagoïque (J. Gillibert, 1969).

Le travail de l'analyste, son attitude, ce qu'il dit, la manière dont il se comporte, ce qu'il fait, visent à favoriser les conditions du développement du registre de la représentation, ce qui va de pair avec le développement des instances.

Il existe une première forme implicite d'intervention dans la façon de faire de l'analyste ; il ne s'agit pas d'interprétation à proprement parler mais d'une façon de se centrer sur ce qui est de l'ordre de la représentation. Le fonctionnement psychique de l'analyste en face de son patient comporte une sorte de logique interne qui lui fait privilégier ce qui est du domaine de la représentation: l'analyste investit en fonction d'une certaine logique représentative. A chaque fois qu'il s'intéresse à tel ou tel élément proposé par son patient et lié au tissu des représentations de celui-ci, cela ne constitue pas forcément une interprétation stricto sensu mais fait partie de l'activité interprétative. Il recompose des représentations défaites, il reformule en termes de représentations des mouvements psychiques qui peuvent ensuite se réinsérer dans le système représentatif du patient. C'est parce que l'analyste élabore en représentations l'impact traumatique du patient sur lui, que ce processus peut se dérouler. Capacité de rêverie, si on parle comme Bion, capacité de jeu si l'on évoque Winnicott, capacités en tout cas qui ne peuvent fonctionner isolément : elles font partie d'un système cohérent qui, chez l'analyste, associe représentations, pulsions, refoulement, instances...

L'interprétation a pour but de soutenir au maximum le registre des représentations et des instances, présent chez le patient ou dont le potentiel est encore présent chez lui mais qui se trouve durablement ou momentanément hors jeu. L'interprétation sauvage peut se définir précisément comme quelque chose, qui justement, ne soutient pas ce mouvement mais renforce au contraire le système imagoïque. Un certain nombre d'interventions qui s'avèrent sauvages, même si elles ont été données avec la meilleure intention du monde et en fonction de repérages cliniques après tout plausibles, ont eu cet effet parce qu'elles sont venues activer une imago et la remettre en situation d'exercer son pouvoir.

En d'autres termes, l'un des moyens du changement serait en quelque sorte de retransitionnaliser l'imago par les moyens spécifiques de la situation analytique.

L'interprétation vise donc à modifier un jeu de forces qui peut passer d'un système d'organisation à un autre, et à le modifier au bénéfice du système des représentations.

Comment joue-t-elle et comment se situe-t-elle quand elle est formulée suivant le modèle classique de Stratchey ? C'est-à-dire : ici et maintenant comme


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ailleurs et jadis... (J. Strachey, 1934). Une telle façon de formuler l'interprétation implique d'abord un fonctionnement des représentations chez l'analyste ; d'autre part il ouvre un registre comportant plusieurs représentations que le patient peut investir au détriment du système imagoïque antécédent qui se modifie du seul fait d'une répartition des investissements sur plusieurs représentations liées. L'interprétation « dans le transfert » a donc ce pouvoir « d'ouvrir » l'imago en la décomposant. Mais la façon d'écouter de l'analyste a en soi une valeur élaborative, pour peu que le patient la perçoive ; l'interprétation a donc pour premier mérite de véhiculer la façon d'écouter de l'analyste, que l'interprétation ait ou non la forme canonique de Strachey. Sans manifestation de retour de son écoute, l'analyste ne vaut pas mieux qu'une imago et favorise le système qu'il voulait précisément changer.

L'exemple du psychodrame peut être utilisé pour illustrer cette importance du soutien à l'activité représentative que doit exercer l'interprétation. Le psychodrame s'adresse justement à des sujets dont les capacités de mise en jeu de leurs propres représentations sont très souvent mises en défaut ; les créateurs du psychodrame analytique ont découvert qu'en mettant en scène, en faisant «jouer» les imagos par les cothérapeutes, ils soutenaient les processus d'élaboration psychique des conflits ; nous dirions que le jeu psychodramatique favorise la transmutation de l'imago en représentations et l'instauration ou la réinstauration d'un système associant représentations, pulsions, instances, refoulement.

La psychologie des grands groupes se fonde sur une imago qui sous-tend l'idéal ou l'idéologie du groupe. Certaines activités publiques, religieuses par exemple, visent à renforcer la place de telle imago chez l'individu. Le développement de l'individu pour lui-même implique au contraire une lutte contre la force des imagos et contre leur renforcement collectif. On peut ainsi penser qu'une grande partie des activités qui composent «l'expérience culturelle» visent les imagos dans le but d'en abolir l'excès de pouvoir et de les ramener dans l'aire transitionnelle. Le théâtre, en particulier, joue des imagos qu'il réintègre, par le «jeu » des comédiens qui les incarnent, dans un monde de représentations qui dialoguent entre elles. La fonction littéraire en général jouerait ce rôle. On pourrait en décrire ainsi le but : favoriser le travail du psychisme qui cherche à établir la primauté des représentations sur les imagos. La lecture individuelle, succédant à la lecture collective, avec l'apparition du «livre de besace», a marqué une étape de cette conquête, pour l'individu, d'un espace de création personnelle.

Peut-être tout le travail de la transitionnalité n'a-t-il d'autre sens que de transformer des imagos en représentations...

Paul Denis

12, rue Bouchut

75015 Paris


D'imagos en instances 1185

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Débat

La crise de la psychanalyse : «dialogue entre analystes»

E. AGEJAS, R. BERNARDI, A. GREEN, E. PONCE DE LÉON DE MASVERNAT, J. SZPILKA 1

Ce «dialogue entre analystes», organisé par la Revista de psicoanalisis (Revue publiée par l'Association psychanalytique argentine), s'est tenu au XXXVIIIe Congrès de l'Association internationale de psychanalyse (Amsterdam, 1993). Il réunissait, autour de E. Agejas et de E. Ponce de Léon de Masvernat, André Green, Ricardo Bernardi et Jaime Szpilka. Publié par la Revue de psychanalyse argentine (n° 4-5, 1993) il a été présenté, en français, dans le Bulletin de la Société psychanalytique de Montréal (vol. 8, n° 1) avec un commentaire introductif de David Benhaïm. A son sens, ce dialogue, posant les questions fondamentales qui sont rarement abordées de front dans une discussion scientifique, révèle la crise d'identité que la psychanalyse traverse. D. Benhaïm en dégage les lignes directrices suivantes :

— la dichotomie entre théorie et clinique impliquant la peur, ou le refus, de la théorie. Ce refus conduit inéluctablement à un aplatissement de la psychanalyse et à la méconnaissance du désir de Freud de viser « une théorie générale du psychisme »2 ;

— la menace de la disparition de la psychanalyse elle-même derrière la prolifération des groupes et derrière la disparition du terme de psychanalyse au

1. R. Bernardi est membre de l'Association psychanalytique de l'Uruguay ; A. Green est ancien président de la Société psychanalytique de Paris, J. Szpilka est membre de la Société psychanalytique de Madrid et ancien président de l'Association psychanalytique argentine. E. Agejas et Eva Ponce de Léon de Masvernat sont respectivement directeur et secrétaire de la Revue argentine de psychanalyse. La version présentée ici ne conserve que l'essentiel du contenu des principales interventions. Nous remercions la Revue de psychanalyse argentine et le Bulletin de la Société psychanalytique de Montréal de nous avoir autorisés à publier ce débat.

2. A. Green, La folie privée, Gallimard, p. 20.

Rev. franç. Psychanal., 4/1996


1188 E. Agejas et al.

profit des dénominations « psychologiques » (Ego psychology, Self psychology) ;

— la difficulté de distinguer psychanalyse et psychologie (souvent identifiées par Freud), mais aussi la complexité des rapports de frontière entre psychanalyse et philosophie, d'une part - notamment lorsqu'on pense à Lacan -, psychanalyse et médecine d'autre part, la médecine étant souvent considérée, en dépit des positions de Freud, comme condition sine qua non de l'accès à la formation d'analyste.

Eduardo Agejas : L'intervention du Dr Green à la réunion d'hier matin a provoqué cette rencontre 1. On a affirmé que le malentendu entre psychanalystes est un problème grave ; on a parlé de la nécessité de trouver des espaces adéquats pour examiner les problèmes eux-mêmes. C'est ce qui a incité la Revista de psicoanalisis à vous inviter aujourd'hui. Nous appartenons à une institution pluraliste par ses courants théoriques psychanalytiques. Nous aussi avons été inquiets des discours parallèles où l'on parle d'échange, mais où, en réalité, on ne touche pas aux idées. Nous nous sommes posé une série de questions :

— Les différences qui existent entre les diverses théories psychanalytiques permettent-elles ou empêchent-elles cet échange théorique ?

— Quelles sont les conditions d'un échange en psychanalyse ?

— Quels sont les éléments de rupture générateurs des plus grandes difficultés ?

— Peut-on discuter un travail clinique sans référence à une théorie, à une métapsychologie ?

— Comment l'apport des autres sciences pourrait-il s'inscrire à l'intérieur de la psychanalyse ?

Nous allons bouleverser l'ordre alphabétique habituel d'intervention pour céder la parole au Dr Green qui a été celui qui a donné le coup d'envoi à l'idée de cette rencontre.

André Green: Il me semble que vous avez posé le problème d'une manière typiquement argentine. C'est-à-dire que, en avançant la question du malentendu entre psychanalystes, vous l'avez immédiatement envisagée sous l'angle de la théorie. Tout le monde ne procède pas de cette manière, car très souvent la théorie fait peur et on essaie de la laisser de côté ou de prendre des précautions, en faisant des efforts pour s'appuyer sur des faits empiriques,

1. André Green avait argumenté le rapport de Théodore J. Jacobs ; son intervention avait suscité de vives réactions. Le rapport de Jacobs a été publié dans la RFP, n° 1, 1993, « L'interprétation ».


La crise de la psychanalyse 1189

comme si la façon de découper ces faits et de les décrire n'impliquait pas une position théorique implicite. En ce qui me concerne, je poserai le problème d'une façon différente, sans négliger les incidences politiques de la question. En réalité, lorsque notre collègue (T. Jacobs) dont j'ai discuté l'exposé a dit qu'il avait l'impression de n'avoir pas été compris, il utilisait un argument stratégique puisque, si l'on prête attention à ma discussion, on peut affirmer que mon interprétation était différente de la sienne, mais on ne peut pas dire qu'il n'a pas été compris.

J'ai l'impression qu'il existe une divergence profonde dans la façon de concevoir la pensée psychanalytique de la part des psychanalystes nord-américains, divergence qui ne s'étend pas à l'univers anglo-saxon. Le fait que les Anglais parlent la même langue que les Nord-Américains génère habituellement l'illusion qu'ils se comprennent; en réalité il n'en est pas ainsi. Vous connaissez le mot d'esprit qui veut que les Anglais et les Nord-Américains aient tout en commun, sauf la langue. De fait, il est possible que la vraie ligne de partage passe entre les Nord-Américains et certains Européens, puisque j'ai été agréablement surpris d'entendre de vieux amis et collègues anglais très connus approuver chaleureusement ce que j'avais soutenu. Il ne faut pas confondre un désaccord théorique avec l'impression à laquelle je faisais allusion tout à l'heure, d'avoir été mal compris. Je ne suis pas le seul à qui cela arrive. Par exemple, les interventions de celui qui a discuté le texte de Madeleine Baranger 1 se rapportaient à des points très secondaires de son exposé et laissaient de côté ses hypothèses fondamentales. Or, la discussion était menée par un analyste de grande renommée ayant une large expérience des congrès. Il me donna pourtant l'impression d'être resté dans les marges de la contribution de Madeleine Baranger et d'avoir été incapable d'entrer dans le type de pensée de cette dernière et finalement, pendant la discussion from the floor*, nous avons pu entendre des interventions latino-américaines, françaises, italiennes, espagnoles, mais aucune intervention nord-américaine. Entre des membres aussi éloignés géograpbiquement que les Latino-Américains et les Français, il existe une possibilité de communication que nous ne pouvons réduire à des facteurs contingents. Un exemple concret : les partisans de Melanie Klein en Amérique du Sud n'ont pas eu de grandes difficultés à communiquer avec des non-kleiniens européens, tandis que cela n'arrive pas entre les kleiniens anglais et les autres.

J'ai commencé mon intervention en rappelant que depuis quelques années, les congrès de I'API tournent autour d'une question qu'ils essaient de relancer de

1. Le travail mental de l'analyste, de l'écoute à l'interprétation, in RFP, 1-1993. * En anglais dans le texte.


1190 E. Agejas et al.

façon répétitive sans résultat tangible, celle du common ground*. Aussitôt qu'on a démontré l'inutilité de la confrontation théorique, on a prétendu avoir interrogé plus directement notre façon de travailler, qui diffère selon nos appartenances théoriques et notre situation géographique. Le résultat convaincra n'importe quel lecteur que, si nous voulions trouver des facteurs communs, ces derniers ne sauteraient pas aux yeux à la lecture de la simple présentation des travaux cliniques. Ce n'est pas en essayant de forger des compromis, ou en prétendant découvrir ces facteurs communs que nous ferons disparaître l'anxiété qui pèse sur le sentiment de dispersion de la pensée psychanalytique.

. Un certain nombre de coercitions, qui ne sont pas toujours évidentes à première vue, s'exercent, il est vrai, sur la pensée psychanalytique. Par exemple, son immersion dans le monde des idées et la manière dont les psychanalystes aiment à se maintenir au courant des travaux des spécialistes les plus avancés dans des disciplines connexes de la psychanalyse caractérise la pensée psychanalytique française. Aux États-Unis, en revanche, il me semble qu'il existe un besoin urgent de nouveauté, une impatience à adopter ce qui se développe dans des disciplines considérées comme fondamentales pour la psychanalyse (et qui n'ont pas le même rang en Europe), comme la psychologie infantile ou d'autres disciplines plus ou moins imprégnées par la pensée comportementaliste. Tout cela par peur d'être accusé de conservatisme ou d'immobilisme, dans le but de gagner la respectabilité devant les représentants du monde académique ou de préserver des postes de « chercheur » occupés par des gens qui se vantent d'être psychanalystes mais qui n'ont de psychanalytique que le titre qu'ils s'octroient à eux-mêmes, leur mode de raisonnement se trouvant aux antipodes de celui qui est propre à la psychanalyse. Et ceci n'est pas sans relation avec l'idée que la psychanalyse est une science, The science of psychoanalysis, comme ils disent. De là l'idée de passer au crible les questions métapsychologiques - celles de Freud en premier lieu -, de les mesurer à l'aune de la science actuelle pour aboutir à la conclusion que la seule chose qui nous reste à faire est de jeter à la poubelle la métapsychologie et de nous tourner vers la clinique, qui est loin d'être neutre ou irréfutable. Nous le voyons, il est impossible de prétendre discuter sur le fond sans passer, non seulement par les divergences théoriques, mais aussi par la discussion des hypothèses fondamentales et des axiomes de la théorie. Les psychanalystes ont, à cet égard, un énorme retard, d'où la valeur peu convaincante de leurs arguments lorsque la discussion les oppose à un adversaire ou à un contestataire de la psychanalyse, habitué à exposer ses raisonnements sur ce terrain. De ce point de vue, deux penseurs ont accepté de se présenter à visage découEn

découEn dans le texte.


La crise de la psychanalyse 1191

vert: Lacan et Bion. La base empirique des collègues nord-américains les conduit insensiblement là où se révèle de façon plus ou moins manifeste une idéologie de la cure (éduquer le moi du patient, lui apprendre à voir la réalité), qui, pour les Européens, est inacceptable d'un point de vue éthique, théoriquement fausse et illusoire du point de vue de l'efficacité.

On se voit alors obligé de se poser des questions et de chercher l'origine et la source de ces déviations. La psychanalyse est grevée d'un lourd handicap : il n'est possible d'intégrer sa spécificité qu'à travers l'expérience personnelle que l'analyste doit faire sur lui-même. Du point de vue du savoir, c'est une situation évidemment très choquante, et qui induit à formuler des critiques. Les adversaires extérieurs de la psychanalyse parleront d'endoctrinement politique et d'initiation religieuse. Cette question requiert une réflexion en profondeur, la seule à même de nous permettre de différencier la psychanalyse, mais aussi de mieux comprendre ce que veut dire la transmission d'une expérience subjective. A mon sens, c'est un point capital. Il remet en question toutes les formations où les candidats s'installent prématurément dans la pratique psychanalytique, alors qu'ils n'ont pas eu le temps d'asseoir fermement les fondements de l'expérience subjective avant d'exercer à leur tour la fonction psychanalytique. En ce qui me concerne, c'est l'unique explication que j'ai trouvée pour rendre compte des façons si différentes d'affronter la vision psychanalytique des choses chez les uns et les autres. En effet, c'est précisément lorsque ce temps de l'expérience psychanalytique est insuffisant que nous assistons à un endoctrinement des candidats par la théorie et que ces derniers pensent comme leurs maîtres leur ont appris à penser. La pratique des supervisions ne parvient même pas à mettre l'apprenti-psychanalyste en contact avec le mode de penser psychanalytique ; ici plus qu'ailleurs l'influence du superviseur menace de produire des effets hypnotiques à cause des transferts latéraux bien connus. Pour émettre une hypothèse de manière on ne peut plus elliptique, je dirais que la situation analytique est celle qui permet de se rapprocher le plus possible de ce que j'appellerais l'objectivation subjective : la subjectivité y est irrécusable, cependant la communication analytique oblige la subjectivité du patient à passer par celle de l'analyste. C'est ce qui représente l'instrument le plus achevé pour pénétrer l'intimité d'un objet psychique en le considérant dans toute sa richesse, sans rester enfermé dans la subjectivité qui réunit l'objet de l'investigation et le sujet de cette dernière. Telle est, selon moi, la base qu'il faudrait envisager avant d'examiner les divergences théoriques ou pratiques. Ainsi, la controverse n'est d'aucune façon quelque chose que l'on doive éviter, mais au contraire il est nécessaire de la susciter sur des bases qu'il faut néanmoins éclaircir.

Ricardo Bernardi : Je voudrais envisager d'un autre point de vue le thème que le Dr Green vient de développer. Je crois que nos controverses théoriques ou


1192 E. Agejas et al.

techniques renferment quelque chose de problématique qui a besoin d'une investigation analytique. Quelle est l'origine de nos refus et de nos acceptations qui, souvent, comme nous l'avons vu lors de ce Congrès, sont tellement passionnés ? Ou, sous un autre angle, quelle fonction notre besoin d'unité et de concordance remplit-il ? Nous savons que cet accord est, dans une large mesure, illusoire. Des analystes qui ont le même discours sur la psychanalyse peuvent travailler de manière très différente; d'autres, dont les conceptions théoriques coïncident, peuvent différer par leur façon d'analyser, d'écouter, par ce qu'ils retiennent ou sélectionnent au moment d'interpréter, et par la façon de comprendre les présupposés qu'ils semblent partager avec les autres.

Je crois que nous devrions nous poser plus de questions sur les origines de cette sensation d'unité et sur les raisons de sa nécessité. Nous savons depuis Freud que l'illusion d'unité naît du fait qu'on situe certaines idées, ou plutôt les personnes qui les incarnent, à la place de l'idéal. Derrière nos adhésions d'école, à côté des motifs explicites, se trouvent des formations transférentielles occultes qui se présentent dans notre vie professionnelle et institutionnelle sous une forme inévitable. C'est pourquoi nous avons besoin d'idéaliser certaines positions et d'en dénigrer d'autres avec beaucoup de passion. Mais cette illusion d'unité - et le jugement d'exclusion de ceux qui sont différents qui l'accompagne - cache un problème beaucoup plus complexe du point de vue théorique : jusqu'où peuvent réellement aller le contact, la communication entre l'esprit de deux analystes ? Jusqu'où, dans une discussion clinique, avons-nous réellement l'impression d'être compris et de comprendre? Jusqu'où les représentations avec lesquelles chacun organise son mode d'analyse et sa vision du monde sont-elles compatibles avec celles d'un autre analyste? Je crois que nous ne sommes habitués à penser ces problèmes qu'avec nos patients, et nous nous les posons moins en relation avec nos collègues. Nous poser le problème des différences en termes d'adhésion et de refus, savoir s'il s'agit d'une bonne analyse, et en rester là nous permet de laisser dans l'ombre cet autre problème, beaucoup plus complexe, mais aussi beaucoup plus intéressant analytiquement parlant : d'où jaillit une telle passion vis-à-vis de nos accords et de nos désaccords ? Qu'est-ce qui est en jeu dans notre aspiration - ou illusion - d'unité ? Et finalement, qu'est-ce que nos différences révèlent sur la nature de notre compréhension mutuelle et sur l'atteinte des accords intersubjectifs ?

Jusqu'où est réel le contact entre deux analystes qui commentent un matériel clinique? Jusqu'à quel point les représentations grâce auxquelles chacun organise l'expérience de l'analyse et la vision du monde sont-elles compatibles ? Quels sont l'origine et le destin de ces différences ? Le Dr Green et moi-même, en participant aux discussions plénières du Congrès, sommes en train de nous confronter, non seulement à la question de savoir quelle forme d'analyse nous


La crise de la psychanalyse 1193

semble la plus adéquate ou fructueuse, mais aussi à ces questions fondamentales du fonctionnement de l'analyste en séance et avec ses collègues, lorsqu'ils comparent diverses formes d'analyses et qu'ils parviennent ou non à partager des expériences et des pensées alors qu'ils pensent différemment. Ce sont des problèmes qui, généralement, ne sont pas envisagés comme proprement analytiques...

A. Green : Je voudrais vous raconter quelque chose. Une fois, déconcerté, j'écrivis à Bion et lui demandai comment les analystes pourraient faire pour se libérer de ces malentendus et de cette confusion des langues qui existent entre eux. H me répondit en substance, qu'avant de parvenir à un langage unifié, il serait indubitablement nécessaire que chaque parti arrivât au bout de lui-même dans la langue qui lui est propre. C'est une réponse que j'ai jugée suprêmement sage et qui m'apprit à accepter la situation actuelle. J'ai été surpris, tout au long d'une carrière qui commence à être longue par certains faits. Voici quinze ans, j'ai été invité à travailler dans un pays où la dominante kleinienne était très forte. J'y suis retourné il y a quelque temps, et j'ai pu constater que tandis qu'un certain noyau kleinien avait survécu, en revanche de nombreuses autres tendances avaient surgi avec la constitution de groupes kohutiens, lacaniens, winnicottiens, etc. Ce qui signifie qu'un certain nombre d'anciens kleiniens étaient passés dans le camp adverse avec leurs armes et munitions. Il est impossible de ne pas se poser de questions, de ne pas se demander comment un tel changement est possible, et surtout comment ce changement peut nous dispenser des explications sur les raisons qui l'ont motivé.

Jaime Szpilka: Te souviens-tu que, au Congrès de Buenos Aires, nous sommes intervenus dans une table ronde sur Borges ? Je fus alors très intéressé par une phrase d'un poème de Borges que j'ai depuis repris très souvent. C'est ce poème qui dit : « Ce n'est pas l'amour qui nous unit, mais l'espanto. »

A. Green : Comment traduit-on « espanto » ?

Eva Ponce de Léon de Masvernat : C'est la terreur. Ce n'est pas l'amour qui nous unit mais la terreur.

J, Szpilka: La question est reliée à celle que Bernardi posait à Green. Nous sommes préoccupés par ce qu'Habermas envisage très bien lorsqu'il parle de raison communicative et intersubjective. Et nous, analystes, ne réalisons pas que nous devons aborder le thème de l'horreur. La question de l'horreur fait partie des concepts de base de Freud. Ils sont mal compris si bien que, lorsque quelqu'un veut mettre en oeuvre ces concepts (par exemple, inconscient, désir inconscient, transfert), une résistance terrible apparaît chez ceux qui disent que nous devons être psychanalytico-psychanalytiques, que nous n'avons pas le droit


1194 E. Agejas et al.

d'apporter des théories scientifiques ou philosophiques, que nous n'avons pas le droit de penser à l'intérieur de ces concepts.

La politique qu'ils utilisent est une politique implicite, la politique de la spontanéité. Cette politique-là est toujours une mauvaise politique, et c'est pourquoi eux ne se mêlent pas de la question de la terreur. Ces concepts sont, en effet, des concepts de terreur. Et nous devons aimer la terreur. Par exemple : dire ce qu'est l'inconscient est quelque chose qui suscite la terreur en nous. Nous ne savons exactement que dire sur le terme d'inconscient. Je crois que nous, les psychanalystes, évitons cette horreur et que nous sommes en dette envers l'horreur.

Ce que tu dis des Nord-Américains, c'est qu'il semblerait que certains d'entre eux ont horreur du vide, horreur de la castration. Ils ne tolèrent pas qu'existent ces points qui nous unissent. Mais je crois que c'est davantage le dissentiment qui devrait nous unir, car, au bout du compte, il dénonce notre castration respective et c'est peut-être la plus grande valeur éthique du pluralisme.

R. Bernardi : Il me semble qu'il est important de débattre de ce point, car je ne suis pas sûr que nous ne soyons pas en train de rechercher un idéal d'unité et d'uniformité que nous valorisons beaucoup. Mais pourquoi valorisons-nous moins la diversité ? C'est une question que je dois à une psychanalyste uruguayenne, Marta Nieto. Très péniblement, nous avons appris à valoriser la biodiversité au niveau des espèces. Mais au niveau de la pensée nous continuons à maintenir l'idéal de l'uniformité. Pourquoi nous, êtres humains, pensons-nous que ce qui nous rend semblable nous unit davantage que ce qui nous différencie ? Pourquoi ne pourrions-nous pas nous unir précisément par ce qui nous différencie? Je crois que la référence à Bion est ici pertinente, car certains de ses concepts peuvent précisément nous aider à nous unir dans l'étude de nos différences. Mais pour cela nous devons admettre une diversité de points de vue, et essayer de voir ce qui arrive lorsque nous faisons l'effort de penser à partir de perspectives réversibles.

A. Green : Ce n'est pas la diversité qui est problématique. La diversité c'est la richesse. Le vrai problème c'est l'opposition entre complexité et réductionnisme. Par exemple : si nous prenons la question de la théorie kleinienne, je suis, en ce qui me concerne, assez réservé par rapport au kleinisme «classique». Cependant, je suis un admirateur de l'oeuvre de Bion, comme si ce dernier avait trouvé le moyen d'élever la théorie kleinienne à un rang de complexité qui me semble plus conforme à la nature du psychisme.

Une fois de plus, si j'ai l'impression que la théorie reflète avec une richesse suffisante la nature des phénomènes psychiques, la divergence ne me gêne pas. La complexité peut me faire peur parce qu'elle me donne la mesure de mon ignorance, mais la réduction me fait encore plus peur car je sens qu'elle peut devenir une arme


La crise de la psychanalyse 1195

dangereusement terrible utilisée par des esprits qui feront tout pour combattre ce qui les dépasse, et qui voudront réduire les autres à penser comme eux.

Sans doute, lorsque nous avançons en âge et que nous ne faisons déjà plus partie des générations montantes, nous avons tendance à idéaliser le passé et à être mécontents face au présent. Ainsi, en cherchant dans ma propre histoire, je me suis aperçu que j'ai assisté aux congrès internationaux de façon quasiment continue entre 1965 et 1977. Ensuite j'ai interrompu ma participation pendant onze ans et, depuis 1989, je me retrouve participant à ces manifestations. A mon retour, j'ai cru observer un changement considérable et j'ai eu l'impression que les congrès de l'API ressemblaient maintenant étrangement aux congrès des associations psychanalytiques nord-américaines. En outre, le malentendu, loin de se réduire, n'a fait que progresser et il existe actuellement un sentiment qui veut que la continuité principale soit la continuité dans l'aggravation du malentendu.

J. Szpilka : Dans ce sens, André, ce que tu as dit auparavant à propos de certaines critiques de Lacan que l'on accepte quarante ans après, devrait nous faire réfléchir à la façon de récupérer le plus substantiel de lui, son interrogation sur la pulsion, le désir, le sujet de l'inconscient, sans avoir à nous inscrire dans l'héritage du lacanisme, surtout sur le plan de la technique analytique qui ne doit pas être étrangère à son exclusion de l'API.

A. Green : Oui, on peut dire cela, mais qui reste un fait général. Lorsque quelqu'un veut savoir ce qui se passe dans un pays, mieux vaut lire les journaux de l'opposition. Lacan joua ce rôle à son époque et sa critique fut utile. Mais ce que lui-même fit dans le mouvement qui fut le sien et dans les relations entre la pratique et la théorie à l'intérieur de son propre système, est à peine mieux. Il faut reconnaître cependant que certaines idées finissent par trouver leur chemin. Je souriais intérieurement ce matin en entendant des psychanalystes nord-américains redécouvrir le rôle de la métaphore et de la linguistique, quarante ans après Lacan. En France, à la fin des années cinquante, tous les analystes préoccupés de quelque façon par la rigueur théorique réfléchissaient à ces questions. De même, il est très agréable de voir qu'un rapporteur officiellement élu, comme Madeleine Baranger, est parvenu à imposer à la réflexion de ses collègues des idées prises chez Lacan et Piera Aulagnier qui n'appartiennent pas à l'Association internationale.

R. Bernardi : Il me semble que cela pose aussi un autre problème. Si nous admettons qu'il y a diversité, alors où et pourquoi introduire des critères d'exclusion en psychanalyse ?

Je ne crois pas qu'on puisse généraliser comme nous sommes en train de le faire en portant des jugements sur la pensée européenne, ou nord-américaine, et


1196 E. Agejas et al.

je ne pourrais pas non plus le faire sur la pensée latino-américaine. Les questions que nous traitons exigent que l'on fasse davantage attention à la diversité que nous pouvons trouver dans chacune de ces régions. Ces généralisations tendent à introduire un système d'exclusions implicites de ce qui n'est pas de la bonne psychanalyse. Ce type d'exclusions ne me paraît pas historiquement défendable, car ce qui, à un moment donné, peut paraître inacceptable, discutable, pauvre, réductionniste, etc., peut apparaître très différemment dans les années suivantes. Les jugements d'exclusion interrompent ce processus, au niveau de la pensée ou des institutions. Pour porter un jugement, il faut avoir une perspective historique différente de celle qui est la nôtre en ce moment.

Ensuite, quel rôle joue dans l'économie psychique la confrontation avec des points de vue incompatibles avec le nôtre ? Nous ne pouvons certainement pas éviter les jugements d'acceptation ou de refus. Mais le problème proprement psychanalytique commence à partir de ce que nous faisons avec ce que nous refusons. Ceci, que nous pourrions appeler l'intériorisation du pluralisme, ou le pluralisme interne, joue un rôle très important dans l'économie psychique...

A. Green : La question historique est très importante. Depuis 1912, dans le mouvement psychanalytique, il n'y a plus d'exclusion qui soit fondée sur un schisme théorique. Toutes les controverses se déroulent entre freudiens, au-delà du fait que certains aiment à acquérir une individualité en favorisant des dénominations en termes d'étiquettes marquées de leur patronyme. En revanche, bien qu'il n'y ait pas eu d'exclusion fondée sur des points théoriques, il existe de tous côtés une tendance à la scission. Ceci se produisit aussi avec les lacaniens. Ce n'est pas qu'on les ait exclus, comme ils tendent à le laisser croire, mais on opposa un refus à la réintégration de ceux qui n'étaient pas d'accord pour respecter certaines normes de la pratique.

R. Bernardi : Heureusement il n'y a plus d'exclusions comme celles de Jung ou d'Adler, mais j'ai entendu de toutes parts le jugement « ce n'est pas de la psychanalyse», même à l'intérieur de moi, lorsque quelque chose ne me plaît pas. Ainsi, je crois qu'il s'agit de construire un espace mental où il puisse y avoir place pour l'inacceptable. L'espace du pluralisme est précisément un espace qui rend possible la coexistence entre des points de vue qui veulent s'exclure.

A. Green : René Thom a fait une remarque très importante. Il a dit que les idées étaient comme les êtres humains : elles se battent pour survivre, elles souffrent, se défendent, attaquent et enfin finissent par mourir. Et, depuis Thomas Kuhn, nous savons que lorsqu'un système théorique triomphe d'un autre, ce n'est pas parce qu'il a raison contre celui dont il triomphe, mais parce que ses opposants disparaissent.


La crise de la psychanalyse 1197

R. Bernardi : Cela dit, dans un sens psychanalytique, quelle est la relation entre les idées et les figures avec lesquelles il existe des liens transférentiels qui sont derrière les idées ? Quelqu'un entre-t-il en relation avec une idée lacanienne, ou bien avec ou contre Lacan, quelque signification que Lacan ait pour lui dans son inconscient, qu'il ait eu affaire avec lui dans la réalité ou pas. Rentre-t-on en relation exclusivement avec les idées de Kohut, ou bien les transferts indirects et croisés avec Kohut et les autres figures d'amour ou de haine qui, à un niveau inconscient, sont entrées en relation avec ces idées sont-ils présents ? Nous évoquons peu, et peut-être analysons-nous peu les raisons pour lesquelles nous choisissons une théorie ou en changeons.

J. Szpilka: Je crois que les idées sont des accomplissements de désirs en général, et les accomplissements de désirs se produisent à travers des transferts.

R. Bernardi: Oui. Et ne pourrait-on pas dire que pendant la séance, d'un côté nous dialoguons avec le patient, mais d'un autre côté, nous sommes en train de dialoguer intérieurement avec ces figures transférentielles avec lesquelles il existe des liens inconscients narcissiques, homosexuels, oedipiens, etc., et auxquelles nous voulons rendre compte de ce que nous pensons et de la manière dont nous analysons ?

A. Green : Mais, pratiquement, cela n'a pas d'intérêt. Il me semble qu'il faut d'abord distinguer les différents plans, décanter les facteurs. Il est certain qu'il existe des problèmes personnels ; il est également certain qu'il existe des conflits d'ambition, mais quand les idées soutenues par ces personnes, même si elles sont des personnalités très discutables, se diffusent, alors oui, il y a un vrai problème.

R. Bernardi : Mais vous ne croyez pas au rôle de la fantasmatique inconsciente plus profonde ? Comment comprendre alors la passion que nous mettons dans nos prises de position ?

A. Green: Ce que je veux dire c'est qu'il y a une inconnue dans notre métier, et peut-être, comme dirait Bion, «doit-elle continuer d'exister»: l'inconnue du psychisme. On a parlé de panique et de terreur. Si ces termes peuvent être discutés, tout le monde conviendra de se retrouver autour de l'angoisse. En toute sécurité, nous pouvons considérer, sans crainte de nous tromper, que ce qui a poussé Lacan à agir subversivement fut le désir d'arriver à être un grand nom. Mais si Lacan n'avait pas eu raison d'une manière ou d'une autre dans sa théorisation, considérant même l'usage défensif qu'il en fit et dont d'autres après lui profitèrent, il n'aurait pas eu le succès qu'il a eu. Ce qui doit nous intéresser, c'est le sens que tout cela atteint, le succès ne pouvant en lui-même être une preuve de vérité. Le succès, comme Bion l'a fait remarquer, peut être la récompense qu'on reçoit de ceux qui nous évitent d'affronter les problèmes nous rédui-


1198 E. Agejas et al.

sant à l'impuissance. En réalité si nous regardons tout cela avec attention, nous réalisons qu'un certain nombre de solutions concordantes ont vu le jour pendant la même période de la psychanalyse. Lacan chercha la solution du côté du signifiant. Winnicott du côté du paradoxe. Bion postula justement cette inconnue de la fonction alpha. Il me semble que nous pourrions envisager toutes ces hypothèses comme prenant la relève de ce que Freud considérait comme notre mythologie, terme qu'il avait utilisé en parlant de la théorie des pulsions. Ainsi, lorsqu'il dit que la pulsion est ancrée dans le somatique mais qu'elle est déjà du psychique, sous une forme inconnue de nous, nous devons nous apercevoir que l'ensemble de ces solutions constitue une sorte de réseau qui témoigne, sinon d'un common ground, du moins d'une problématique fondamentale commune.

L'histoire de la psychanalyse est une discipline de grand intérêt, mais les éléments pour fonder notre réflexion de manière rigoureuse et suffisamment complète sont très rares. En ce qui me concerne, je rendrais un hommage soutenu au volume qui vient de paraître : The Freud-Klein's controversies, 1941-1945. La lecture de ce volume devrait être obligatoire pour tous ceux qui abordent la psychanalyse; on ne pourrait pas terminer une formation sans en avoir pris connaissance.

J. Szpilka: Le problème psychanalytique fondamental passe par quelque chose que tu as dit ; il apparaît lorsque nous, les psychanalystes, croyons que nous pouvons confondre vérité et raison. Le problème nord-américain que tu soulèves est peut-être là, je ne sais pas. Il ne s'y produit aucun type de scission entre raison et vérité. Celui qui a la raison a la vérité. Mais le grand apport psychanalytique est, justement, de mettre une limite à la raison. Car la raison n'a rien à voir avec la vérité. Avoir raison est quelque chose d'étranger à la vérité, et la vérité nous est inconnue. Et c'est cela la terreur.

A. Green : Lorsque j'entends des phrases comme celle prononcée ce matin : «L'interprétation psychanalytique doit être validée cognitivement», je me demande ce que cela veut dire : est-ce une concession à des idées en vogue?

J. Szpilka : Je pense que c'est précisément un des points fondamentaux de la différence. Vouloir avoir raison et l'attester devant un supposé tiers.

A. Green : C'est du scientisme. Quant à la terreur dont parle Szpilka, elle n'est pas seulement due à l'inconnue de l'angoisse, mais aussi à l'indétermination du savoir psychanalytique, qui n'a pas de place dans l'ordre du savoir constitué. Il n'appartient ni à l'ordre de la science, ni à l'ordre de la philosophie, ni à celui de l'art, ni à celui de la religion, ni à celui de l'herméneutique. Qu'est-il alors? La terreur provoquée n'est pas nécessairement perceptible en tant que telle, si ce n'est par le sentiment d'urgence d'avoir à recolmater le vide qu'il


La crise de la psychanalyse 1199

révèle devant lui. D'où l'effort soutenu pour empêcher quelque manifestation qui pourrait le laisser deviner, comme on le remarque chez les auteurs nordaméricains.

J. Szpilka: Je suis tellement d'accord avec ce que tu dis que si on me demande ce qu'est pour moi l'inconscient, j'aime à répondre que l'inconscient c'est cela même qui ne peut pas se dire parce qu'il se dit.

R. Bernardi : C'est très curieux parce que tout en étant d'accord sur plusieurs points, je suis en complet désaccord sur plusieurs autres. D'accord qu'il y a quelque chose d'essentiel dans l'angoisse et dans le vide...

A. Green : Non seulement le vide et la terreur, mais il faut compter en plus avec le chaos.

R. Bernardi : Exactement. Et pouvoir séparer le patient de ce que nous pensons du patient. Et pouvoir chercher avec lui quelque chose que nous ne savons pas d'avance et que nous ne pourrons pas savoir de manière définitive.

Nous connaissons le caractère particulier de l'expérience de l'inconscient. Mais justement parce que l'inconscient n'est de l'ordre ni de l'art, ni de la science, ni de la religion, il n'y a pas d'autre façon de l'explorer qu'en suivant parfois le chemin de la science, parfois celui de l'art, parfois celui de la foi, ou celui de la philosophie et qu'en laissant la rupture, la non-totalisation et le vide apparaître dans le tiraillement, la tension qui s'installe entre ces diverses approches.

Si nous voulons appréhender l'inconscient en dehors de ces formes de connaissance, nous atteignons des positions quasi mystiques qui sont proches de la certitude religieuse absolue. Que l'inconscient soit d'un ordre distinct ne veut pas dire que nous ayons par rapport à lui une voie d'accès mystique qui nous dispense des procédés de connaissance de tous les autres mortels. Pour qu'apparaisse le vide, un tiraillement, une tension est nécessaire à partir des diverses formes de connaissance. Alors, ce tiraillement exercé par ces approches dont aucune ne peut prétendre embrasser l'ensemble, provoque une déchirure. Un vide s'ouvre et nous savons que ce que nous approchons à partir du rivage herméneutique, de l'investigation empirique, de la philosophie, ou à partir de n'importe quel autre point de vue, quelle que soit son importance, ne recouvre pas tout l'abîme. Mais si nous renonçons à cette tension, si nous abandonnons la nécessité d'approches diverses, nous tendons vers un point de vue qui devient auto-évident et arbitraire et peut précisément obstruer ce qu'il affirme. Ceci constitue un motif de discussion avec des amis qui influencés, je pense, par la façon dont Lacan énonce ses vérités, atteignent un type de pensée quasi religieux et absolu. On convoque alors le vide, mais il se ferme immédiatement, car il faut provoquer la tension à partir des autres rivages de la connaissance.


1200 E. Agejas et al.

A. Green : Je vais plus loin que cela. J'ose affirmer que tout le savoir théorique du XXe siècle relatif à l'homme est infiltré par la psychanalyse, qu'on le dise ou non, qu'on le sache ou pas. En réalité, nous voyons, en lisant entre les lignes, que les positions adoptées le sont souvent par rapport à la psychanalyse. Un exemple entre autres : considérons les développements récents de la pensée de Derrida. Il est difficile de ne pas se rendre compte qu'il essaie de bâtir une philosophie qui inclut dans ses thèses fondamentales un type de fonctionnement qui ressemble beaucoup à celui que la psychanalyse a mis en lumière et qu'aucun autre type de pensée hors d'elle n'a décrit, envisagé ou théorisé. Et, en même temps, nous voyons que l'offensive antipsychanalytique ne s'arrête pas. Les sciences cognitives et les neurosciences sont utilisées comme machines de guerre contre la psychanalyse ; il existe de plus des psychanalystes assoiffés de nouveautés qui s'intègrent à ce courant étant donné qu'ils n'ont fait rien d'autre qu'effleurer les énigmes et les mystères de la pensée psychanalytique. Les questions épistémologiques suscitées par la psychanalyse ne se limitent pas à ses aspects ouvertement exprimés, mais concernent aussi ses courants souterrains ou camouflés. Il est rassurant de penser que la blessure de l'inconscient est vivante encore aujourd'hui, mais il serait faux de penser à un complot quelconque contre la pensée psychanalytique. Certains grands penseurs réfléchissent positivement sur certains concepts inventés par la psychanalyse. La pensée psychanalytique se trouve partout, et les idéologies avec lesquelles on avait tendance à la comparer ont beaucoup moins résisté qu'elle à l'épreuve du temps. La fameuse triade des philosophes du soupçon, Nietzsche, Marx, Freud, laisse subsister le dernier même si les deux premiers connaîtront peut-être à l'occasion des renaissances. Sans doute la pensée de Freud doit être mise à jour, critiquée, réexaminée ; elle continue cependant d'être, à mon avis, susceptible de connaître de futurs développements de grande conséquence au prix de la diversité. Il y a quelque chose de réconfortant dans le renoncement trop précoce à l'unification : c'est le renoncement à la totalisation. Car la pensée totalisatrice court le grand risque de vite devenir totalitaire. Freud nous laisse devant une tache considérable qui exige un courage fantastique. Rien n'est garanti à l'avance, rien n'assure définitivement le critère de vérité. L'échec n'est pas la preuve de la fausseté, le succès n'est pas la preuve de la vérité. C'est ainsi, c'est ce que nous devons assumer.

Il n'existe pas plus de croyance dans le sens de l'histoire que dans celui de la globalisation. On nous a déjà appris que les civilisations étaient mortelles. Maintenant nous nous trouvons devant la nécessité d'accepter l'idée que l'homme luimême l'est, en tant qu'espèce vivante sur la planète.

R. Bernardi : Mais si les pères ne disparaissaient pas, il n'y aurait pas de fils. Et cependant quelque chose demeure changé en eux. C'est ce qui arrive très souvent dans les filiations théoriques.


La crise de la psychanalyse 1201

A. Green: Ce qui, certainement, est extraordinaire c'est qu'en dépit de toutes les raisons que nous aurions pour arrêter de vivre, nous continuons le formidable travail de la vie qui est la plus forte.

J. Szpilka : Ce que tu viens de dire a eu un grand impact sur moi. Tu as fait une petite synthèse sur le kleinisme qui peut servir de point de départ pour toute une manière de distinguer les notions en matière de psychanalyse. Mais, comment peut-on parler de désir inconscient si le père n'est pas en jeu ?

A. Green : Je te connais depuis presque vingt ans, je connais tes idées et tes positions, mais nous sommes aussi obligés de reconnaître que la théorie freudienne rend compte d'un certain nombre de faits; même si elle ne rend pas compte de ceux qui appartiennent à la catégorie précédente, elle rend compte d'autres faits.

J. Szpilka : Je suis complètement d'accord avec toi. Tu dis qu'un des points méritoires de la psychanalyse est de montrer qu'on peut dire la vérité en mentant et qu'on peut mentir en disant la vérité.

La valeur de tout ceci est de terriblement déranger l'épistémologie classique. Si l'on veut suivre l'épistémologie, on doit en rester au contenu manifeste. C'est ce qui s'est passé dans les travaux [du Congrès] d'hier matin. Le travail nordaméricain était un travail à l'intérieur du contenu manifeste. Le contenu latent n'existait pas. Et ceci est en relation avec la volonté de s'ajuster à une épistémologie positiviste.

A. Green : Évidemment tout ceci pose la question de notre conception de la vérité. Il devient de plus en plus patent que la manière dont la psychanalyse comprend la vérité n'a pas beaucoup à voir avec ses versions métaphysiques. Mais la vérité peut être cruelle, comme elle peut virer au réductionnisme. Paradoxalement, parler de vérité c'est être capable d'accepter un certain réductionnisme qui cependant n'a rien à voir avec le réductionnisme mécaniciste ou techno-scientifique dont on parlait il y a un moment et qui trouve sa limite dans l'approche de l'humain chez Freud. Cette vérité réductrice se situe au niveau du concept de pulsion, lorsqu'il affirme, par exemple, que les pulsions sont la cause ultime de toutes nos conduites et qu'elles sont conservatrices par nature. Mais elles ne sont rien d'autre que les racines ; l'arbre se développe ensuite avec le tronc, les branches et le feuillage. Aujourd'hui, de nombreux psychanalystes, ralliés à la pensée académique qui s'est sentie blessée par ces hypothèses, tentent de se débarrasser des racines théoriques de la psychanalyse. Ils partent de concepts plus inoffensifs tels que relation interpersonnelle, interaction, etc. C'est véritablement la castration de la psychanalyse.


1202 E. Agejas et al.

J. Szpilka : On fuit ses racines comme on fuit la peste. Freud avait déjà dit, lorsqu'il se rendit aux États-Unis : nous leur apportons la peste et ils ne s'en rendent pas compte ; et peut-être quelques-uns continuent aujourd'hui de ne pas vouloir s'en rendre compte.

E. Ponce de Léon de Masvernat : La Revista de psicoanalisis vous remercie d'avoir répondu avec enthousiasme à son invitation. La tenue de cette rencontre, hors du programme du Congrès, permettra - nous en sommes certains - la poursuite fructueuse de la polémique nécessaire sur toutes les questions qui intéressent le psychanalyste d'aujourd'hui.


Changer Freud?

Lettre du 2 octobre 1932

de Sigmund Freud à Sandor Ferenczi 1,

et son double controuvé...

La correspondance entre Freud et Ferenczi, dont le second tome vient de paraître chez Calmann-Lévy, retrace des échanges passionnés et recèle le pouvoir de déclencher des réflexions non moins passionnées. Un effet de celles-ci est apparu dans le Bulletin de la Société psychanalytique de Montréal (vol. 8, n° 1) sous la forme d'une « Lettre inédite de Freud » que nous reproduisons plus loin 2.

Nous connaissons par Ernest Jones les circonstances de la dernière rencontre entre Freud et Ferenczi, à l'occasion du Congrès de psychanalyse qui eut lieu à Wiesbaden au début du mois de septembre 1932. On en trouvera le récit au troisième tome de La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, pages 197 à 199. Jones cite des extraits d'une lettre de Freud envoyée à Ferenczi le 2 octobre 1932, où Freud fait, amèrement, le constat du désaccord qui les oppose et parle « d'animosité » de Ferenczi à son égard. Voici d'abord l'intégralité de cette lettre, partiellement inédite, telle que l'a reçue Ferenczi, dans la traduction de Judith Dupont :

Prof. Dr Freud

Vienne, LX. Berggasse 19 le 2 octobre 1932 Cher Ami,

Votre lettre contient un reproche qui sera difficile à maintenir. Il n'a jamais été envisagé d'attribuer à Brill un rôle d'arbitre ; il n'a même pas commencé à le jouer. Rappelez-vous : il n'était pas là quand vous êtes entré. Vous avez dit, sans un mot de salutation : je vais vous lire mon exposé de congrès.

1. Nous remercions les éditions Calmann-Lévy de nous avoir autorisé à publier cette lettre qui figurera dans le troisième tome de la Correspondance Sigmund Freud, Sandor Ferenczi. Nous remercions particulièrement Judith Dupont de nous en avoir communiqué la traduction.

2. Revue que nous remercions de son autorisation de publier ce texte.

Sev. franc. Psyclianal, 4/1996


1204 Sigmund Freud à Sandor Ferenczi

Brill n'est arrivé qu'en plein milieu et il a dû rattraper la première partie qu'il avait manquée. J'ai accepté sa présence, non pour qu'il arbitre quoi que ce soit, mais parce que vous avez discuté avec lui de ce même sujet quelques jours plus tôt, de sorte que vous lui en avez dit plus qu'à moi. Je savais aussi, par lui, que, selon vous, je n'avais pas plus de capacité de compréhension (Einsicht) qu'un petit garçon (tout à fait comme Rank autrefois). Il était de notre intérêt commun que votre exposé d'ouverture du congrès, que vous deviez présider, ne suscite pas d'éclats. J'ai vu que ce ne serait pas le cas et, en effet, aucun trouble n'en a résulté.

Vous demander de vous abstenir de toute publication pendant un an, c'était une prière, essentiellement dans votre propre intérêt. Je ne voulais pas renoncer à l'espoir qu'en poursuivant votre travail vous reconnaissiez vous-même l'incorrection technique de votre façon de procéder et la justesse limitée de vos résultats. Vous sembliez accepter, mais je vous relève naturellement de votre promesse et je renonce, contraint et forcé, à toute influence qu'assurément je ne possède pas. Je ne crois plus que vous vous corrigerez, comme je me suis corrigé il y a une génération.

Il est vrai que dans la phrase suivante de votre lettre vous vous accusez vous-même, et là je ne peux que vous donner raison. Depuis trois ans vous vous êtes systématiquement détourné de moi, ayant probablement développé une hostilité personnelle qui va plus loin que ce qui ne pouvait s'exprimer. Tous ceux qui étaient autrefois proches de moi et s'en sont détachés par la suite avaient plus de motifs à cela que justement vous. (Non, Rank tout aussi peu). Cela n'exerce plus sur moi un effet traumatique, je m'y attends et j'y suis habitué. Je pense, objectivement, être en mesure de vous pointer l'erreur théorique dans votre construction, mais à quoi bon? Je suis convaincu que vous êtes inaccessible au doute. Que me reste-t-il donc d'autre que vous souhaiter tout le bien possible, ce qui serait très différent de l'état actuel des choses.

votre Freud

Judith Dupont nous donne ce bref commentaire : « Manifestement Freud revit tous les abandons survenus dans le passé, ce qui doit certainement accroître son amertume et sa raideur. Ferenczi laisse passer six semaines pour lui répondre, le 14 décembre, et dans sa lettre ne fait pas la moindre allusion à celle de Freud. Il n'y est question que de sa santé, qu'il dit en amélioration. Nous savons qu'il allait mourir cinq mois plus tard. »


Lettre du 2 octobre 1932 et son double... 1205

Voici maintenant le texte récemment publié par le Bulletin de la Société psychanalytique de Montréal.

« Une lettre inédite de Freud » Michel Giguère

Une découverte surprenante vient d'être effectuée par un collectionneur privé lors de l'acquisition, au cours d'une vente aux enchères, de manuscrits ayant appartenu au premier président de la Société britannique de psychanalyse, Ernest Jones. Parmi la liasse de documents fut retrouvée une lettre inédite de Freud. Après examen, cette lettre s'avère être une seconde version, conservée secrètement par Jones, de la célèbre lettre du 2 octobre 1932 envoyée par Freud à l'enfant terrible de la psychanalyse : Sandor Ferenczi. Cette seconde version, pareillement datée, concerne elle aussi la réaction de Freud à l'exposé que vint lui soumettre Ferenczi quelques jours avant le XIIe Congrès de l'Internationale de psychanalyse à Weisbaden 1.

Alors que la seule version connue jusqu'ici nous dépeignait un Freud tout à fait pessimiste quant aux chances de voir son ami rentrer dans le « droit chemin psychanalytique », voire même résigné quant à la poursuite de leur relation, la découverte de cette seconde lettre situe les choses dans une tout autre perspective. Celle-ci, écrite comme la première lettre environ un mois après la visite de Ferenczi, révèle un Freud en plein travail auto-analytique et pleinement conscient de la valeur des découvertes de son ami. Il semble que de puissants facteurs affectifs de même qu'une grande prudence à rouvrir de vieux débats aient conduit Freud à mettre de côté cette lettre, en faveur d'une réponse plus conventionnelle de sa part dans les cas « d'éloignement théorique » d'un de ses disciples. Bien qu'elle n'ait jamais été expédiée à son destinataire, cette communication témoigne d'une ouverture de Freud aux idées de Ferenczi plus grande que ses propos « officiels » le laissaient entendre.

Voici donc la traduction de cette lettre :

2 octobre 1932 Cher ami,

Il est des rencontres qui nous obligent à nous tourner davantage vers le passé plutôt qu'elles n'orientent vers l'avenir. Notre dernière rencontre est à ranger parmi celle-là. Ces quelques trois semaines qui se sont écoulées depuis m'ont

1. Congrès du 3 septembre 1932 où Ferenczi présenta un travail intitulé : « La passion des adultes et leur influence sur le développement du caractère et de la sexualité infantile. » Cet exposé se retrouve aujourd'hui dans Psychanalyse, 4, OEuvres complètes 1927-1933, Paris, Payot, 1982, sous le titre : Confusion de langue entre les adultes et les enfants.


1206 Sigmund Freud à Sandor Ferenczi

permis de prendre un certain recul quant à la trop vive réaction dont vous avez été, avec Brill, le témoin et, j'en ai bien peur, aussi la victime suite à lecture de la communication que vous aviez préparée pour le Congrès 1.

Notre longue amitié de même que la passion et la créativité que vous mettez au service du mouvement psychanalytique valent amplement que je m'ouvre à vous des raisons que je soupçonne être responsables de mon emportement.

Loin au-delà de nos divergences concernant la technique de la cure, divergences auxquelles j'ai peut-être accordé trop d'attention, c'est davantage la reprise que vous faites de la question du traumatisme (via la séduction réelle) qui m'irrite depuis quelques années. Cette irritation a atteint son comble lors de votre visite. Bien qu'ayant « officiellement » renoncé à cette théorie en faveur de celle du fantasme et de l'universalité du mythe d'OEdipe, votre exposé m'a de nouveau replongé dans la tourmente du doute dont je me croyais définitivement échappé. Pendant un moment, en votre présence, peut-être l'avez-vous remarqué, je fus la proie d'un vertige. En un éclair et avec une intensité visuelle hallucinante m'est réapparu, tandis que je vous écoutais, un rêve depuis fort longtemps oublié.

Ce rêve, âgé de plus de trente ans, m'avait à l'époque à ce point troublé que je l'avais volontairement écarté du livre des rêves qui prenait alors toute mon attention. Cette autocensure, je n'ai pu la contourner que face à un ami alors intime qui à ce moment constituait le tout de mon auditoire 2. Vous m'obligez aujourd'hui à vous en faire le récit ; confidence qui vous permettra de comprendre l'ampleur de la censure qui s'y est autrefois abattue et mon malaise actuel. Ce rêve concernait ma fille aînée, Mathilde, alors âgée de 9 ans (j'en avais 41) et me mettait en scène éprouvant à son égard un vif sentiment erotique que ma pudeur d'alors ne me permit de désigner que sous le vocable d'hypertendre. Autre élément du rêve ; ma fille se prénommait Hella (prénom de la fille de ma soeur Anna).

Vous pouvez maintenant tirer vos propres conclusions. Les miennes sont troublantes. Tout me porte à nouveau à penser que :

1 / Ce rêve me place dans une position triplement incestueuse : envers ma fille, envers ma nièce et envers ma soeur par l'entremise d'Hella qui devient le produit d'une relation incestueuse fraternelle avec Anna (ce qui a toujours compliqué ma relation avec ma propre fille cadette qui, comme vous le savez, porte le même prénom).

2 / L'OEdipe et les pulsions qui s'y rattachent (le langage de la passion dans votre terminologie) concernent évidemment les parents au premier chef plutôt que leur progéniture. Parce qu'intolérable pour moi et pour le souvenir que je

1. Ibid.

2. N.d.l.R. : Ce rêve figure dans la lettre 64 (31 mai 1897) à W. Fliess (in La naissance de la psychanalyse, p. 182-183, Paris, PUF). Dans la foulée de ce rêve, à noter que Freud mentionne un autre rêve marqué lui aussi du sceau d'une excitation erotique manifeste : le rêve « monter les escaliers déshabillé ».


Lettre du 2 octobre 1932 et son double... 1207

gardais de mon père récemment disparu, je m'empressais de réprimer violemment cette idée quelques mois après ce rêve bouleversant 1.

3 / Situer le mythe d'OEdipe dans la petite enfance constitue une manoeuvre défensive de mise à distance nous soulageant du poids de la culpabilité générée par nos désirs incestueux d'adultes. Peu d'analystes, à mon grand étonnement, se sont questionnés sur l'âge d'OEdipe au moment de ses méfaits ; il était loin d'être celui d'un enfant. Mais n'y a-t-il que de l'adulte dans l'adulte ?

4 / Tout un pan de la théorie de la sexualité infantile doit être revu, voire peut-être même abandonné ; perspective qui, considérant mon grand âge, ne me plaît guère.

Je vois par votre travail que c'est précisément à cette tâche que vous vous êtes courageusement appliqué. Un observateur extérieur pourrait en conclure que vous vous éloignez de moi. Comme vous pouvez maintenant le comprendre, chez Sandor, ce n'est pas à vous-même que je réagissais aussi intensément au moment de votre visite chez moi. Les idées que vous soutenez, je les ai moimême autrefois vivement défendues pour ensuite m'en détacher. Mais avais-je vraiment le choix ? Jamais, je vous le répète, je n'ai pu me résoudre à voir dans mon propre père l'image d'un séducteur pervers. Aujourd'hui vous soufflez sur ce que je croyais, avec méprise, être des cendres. Je regrette seulement de ne plus disposer de l'énergie nécessaire pour vous accompagner dans votre travail et me dresser à nouveau à contre-courant de positions qui, étant aujourd'hui largement admises, fondent l'unité de notre société 2. Croyez bien que la tentation n'est pas absente. Rappelez-vous seulement le laborieux et pénible travail qu'a exigé de moi la cure de l'homme aux loups.

J'achève cette lettre en vous exhortant d'éviter d'interpréter toutes remarques « officielles » venant de moi et portant sur votre travail comme des offenses visant à faire de vous une brebis égarée de l'enclos psychanalytique. La sauvegarde de l'unité du mouvement analytique m'obligera à une certaine sévérité paternelle à votre endroit. Mais soyez assuré, cher Sandor, que vous êtes et resterez pour moi le fils que ma destinée a refusé de m'accorder.

Affectueusement, de votre ami,

Sigmund Freud.

M. G.

1. N.d.l.R. : En font foi les lettres 69 (abandon de la neurotica) du 21 septembre 1897 et 71 (lre référence au mythe d'OEdipe) du 15 octobre 1897, soit environ quatre mois seulement après le rêve concernant Mathilde et environ sept mois après le décès de Jacob Freud (23 octobre 1896).

2. N.d.l.R. : Voir à ce sujet la pertinente interprétation émise par J. Dupont en 1985, soit quelque dix années avant la découverte de cette lettre : « ... dans sa démarche Ferenczi finit par saper toutes les défenses à l'abri desquelles Freud a pu construire l'édifice théorique de la psychanalyse, en se préservant suffisamment pour pouvoir continuer » (p. 24, in S. Ferenczi (1985), Journal clinique, Avant-propos, p. 23-40, Paris, Payot).


1208 Sigmund Freud à Sandor Ferenczi

Il s'agit d'un texte non pas retrouvé mais controuvé, l'auteur en est Michel Giguère lui-même. Judith Dupont remarque : « Je suis frappée par le désir quasi général des collègues qui ont pu lire cette lettre inventée de croire qu'elle est authentique, et par leur difficulté à renoncer à cette croyance. C'est certainement l'indice de quelque chose qui se développe actuellement dans le mouvement psychanalytique. » Mais quel serait ce quelque chose ? Récrire l'histoire ? Préférer une construction mythique aux témoignages des documents ? Et quelles intentions auraient guidé la rédaction de ce texte ? Serait-ce le plaisir du pastiche ? Ruth Menahem, traductrice de la correspondance de Freud avec Binswanger, fait remarquer que ce serait un bien faible pastiche car Freud ne s'excuse jamais directement. Le désir d'attaquer Freud en présentant le texte idéal que tous ceux qui aiment Ferenczi auraient aimé qu'il reçût ? Ce n'est pas impossible, mais on peut se demander, et c'est l'hypothèse de Judith Dupont, s'il ne s'agit pas plus simplement d'une façon élégante et éloquente, pour son auteur, de s'interroger sur les difficultés de Freud à comprendre la démarche de Ferenczi. Elle écrit : « Je pense que l'auteur tente, dans cette lettre, une analyse des traits de caractère, voire des points aveugles de Freud, qui font qu'il ne pouvait pas, à ce moment-là, ni comprendre, ni même accepter la démarche de Ferenczi. Il percevait bien ses erreurs mais non le bien-fondé de sa démarche. » Cette lettre serait ainsi, pour Judith Dupont, l'indice de l'intérêt soulevé, dans l'ensemble du monde psychanalytique, par l'oeuvre de Ferenczi car c'est lui qui a commencé à aborder les pathologies qui deviennent prépondérantes dans la pratique des analystes d'aujourd'hui.


D'un révisionnisme, l'autre (Aléas du «changement»: de la phobie à la paranoïa ?)

lise et Robert BARANDE

Avec l'argument du thème retenu pour ce numéro, «L'épreuve du changement», Paul Denis et Jacqueline Schaeffer proposent le kaléidoscope de quelques 22 emplois, et presque autant de sens différents du mot «changement», depuis celui de la « finalité de l'analyse » au retentissement des théories diverses des analystes sur leur pratique et vice versa, etc.

Une actualité récente du changement d'image de la Psychanalyse nous parvient en cette première moitié de 1996. Elle détermine notre entrée en matière et notre tentative d'élucidation et de critique de cette « épreuve ».

I / Le changement à son extrême : l'actualité médiatisée.

On pourrait croire à une astuce de promotion d'un nouveau produit, à une mise en appétit, lorsqu'on voit figurer dans la presse quotidienne ou hebdomadaire qu'un projet d'exposition pour l'automne 1996 se heurte à une opposition qui parvient d'abord à le supprimer, ensuite à le retarder peut-être sine die.

Or, il ne s'agit pas que cette exposition de publicité pour ou contre la toxicomanie, la pornographie, tel ou tel intégrisme, la Scientologie, etc., soit l'un des thèmes médiatiques à succès de notre époque, non ! Il s'agit d'une commémoration du centenaire de la Psychanalyse intitulée «Sigmund Freud, conflit et culture » à base de documents concernant Freud, dont la présentation fut prévue par la Bibliothèque du Congrès de Washington, s'entourant - apprend-on - de dix personnalités dont trois psychanalystes (deux de langue allemande) et de sept historiens. Mais le bât blesse. Un certain nombre de plumitifs jusque-là disRev.

disRev. Psychanal, 4/1996


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perses - 42 chercheurs indépendants, dont 23 Américains - auront trouvé une cause commune dans leur manifeste « révisionniste » (sic) 1 et se seront constitués en «lobby anti-freudien» (sic) 1, exigeant du Comité de l'exposition de la Library d'y figurer tant au niveau de son organisation que dans le catalogue, ce qui ne fut pas accepté mais eut la conséquence de donner à ce mouvement voix de presse 3 et d'enrayer le projet.

Nous connaissons une partie, il est vrai faible, des écrits parus de ces chercheurs, mais assez pour convenir du bien-fondé de la protestation de 180 intellectuels français et étrangers contre l'autorité accordée à cette immixtion, contre l'étrange soumission à ce pouvoir concédé à l'anti-freudisme. Les arguments, les articles ou livres publiés ne sont, en effet, pas d'un niveau critique recevable. Ils dénoncent des approximations, des mensonges si ce n'est des «crimes» de Freud sur des faits tantôt inventés ou basés sur des correspondances privées périphériques («lettres volées» ou «rumeurs», selon les dires de l'un des auteurs) 4, tantôt sur des lambeaux ininterprétables utilisés de façon allusive, en provenance d'interviews ou puisés par Internet. On se croirait dans un jeu de piste avec des apprentis d'Interpol, des détectives en herbe, fabricants de polars inaboutis. Ils ne peuvent d'aucune manière valoir comme histoire de la découverte freudienne ou comme psychanalyse de l'histoire qui suppose la prise en considération de la chronologie, du contexte, des dimensions temporelles : synchronie, diachronie, après-coup, etc., retours en arrière, avancées. Ils ne sauraient donc permettre des dialogues ni des confrontations car leur visée, quand elle n'est pas de dévalorisation destructrice, est un assemblage hétéroclite qui a raison de toute volonté de connaître. Ces attaques nous rappellent une polémique des années 1984-1985 à laquelle la presse allemande 5 ouvrit ses colonnes. Elle se déroula pour l'essentiel entre les prises de position du psychologue Eschenrôder et de J.-M. Masson et les réponses de Kurt Eissler et de Sabina Liezmann. Cette dernière écrit qu'il s'agit là d'une «tempête dans un verre d'eau» et que taxer Freud de traître, de menteur, obéit au but de faire des « best-sellers ».

Tout dernier venu, L'anti-Freud 6 de Michel Lobrot: cet auteur n'a pas

1. Ainsi se désignent-ils eux-mêmes ; nous dirions plutôt « négationnisme ».

2. Ibid.

3. Le Monde, 2 février 1996 et 12 avril 1996 ; Libération, 26 janvier 1996 et 9 avril 1996 ; La Croix, 30 mars 1996 ; Psychothérapies 1, 1996, Genève.

4. M. Borch-Jacobsen que, comme les autres membres du « lobby anti-freudien », nous citerons parcimonieusement pour ne pas tomber dans le piège de la publicité espérée, malgré son aveu d'être « novice en la matière » (psychanalytique).

5. Spiegel ; Süddentsche Zeitung ; Frankfurter Allgemeine ; Le Nouvel Observateur aussi consacra quelques articles à ce type de polémique (14 avril 1979 - mi-novembre 1984).

6. PUF, Avril 1996.


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découvert la psychanalyse mais il est clair, évident dirait-il, que si cela avait été le cas, elle serait alors sortie de sa tête, telle Athena de celle de Zeus : achevée, surtout au sens de ruinée, avant même que d'avoir été érigée. Sa thèse est que «le principe éliminé par Freud est l'expérience intérieure» (sic!, p. 141). Il importait de le démontrer. Le nom de Freud fait le titre, il nous faut ajouter que la stigmatisation de l'erroné concerne aussi les études, pardon les « erreurs » de Darwin et de Marx ! 1.

Quel peut bien être le ressort de tels propos amers, de tels chipotages ou incohérences venus de cette opposition? Quelque lumière nous vient aussi - il faut bien le reconnaître - de l'intérieur même du milieu psychanalytique pour plus nuancés que s'efforcent d'être ces propos. Peut-on discerner un dénominateur commun à toutes ces entreprises ? Leur achronicité suggère qu'il s'agit du procès interminable contre les aînés parentaux que l'enfant ne lâche plus, fûtce au détriment de son propre avènement. C'est comme si l'on condamnait un adulte à la maturité toujours incertaine certes, mais ayant engrangé quelques harmoniques majeures de la vie au nom des tâtonnements de son enfance, des contradictions de sa puberté, de sa crise d'adolescence en ignorant la chronique de son développement. Aussi bien la démonstration des turpitudes freudiennes ne se soutient que des hurlements accusateurs et de la mise en scène de la propre défaite du procureur, pièce à conviction de la malfaisance des aînés, une conjugaison où seule cette défaite peut faire office de victoire. Il a même pu nous arriver de rencontrer dans cette lutte, dans ces débats passionnés, des pièces du roman familial des auteurs : ceci lorsque, par extraordinaire, ils avaient pu nous en faire la confidence. Sans doute s'agit-il d'un ressort fréquent dont le secret arrive à s'exprimer par Freud interposé entre eux et leurs ascendants; en quelque sorte, abriter, cacher sa névrose dans la névrose de l'autre avec les manipulations que cela requiert. Ces exégètes élèvent le contretransfert au rang de théorie. Ils utilisent et inventent Freud comme miroir de leur propre histoire. Les deux procédés de ce faire peuvent être caricaturés :

— les grimaces grinçantes des suspicions avancées ;

— les clins d'oeil narcissiques aux constructions théoriques substituées à celles de Freud.

Ainsi l'édifice freudien fournit au pillage les moellons des cryptes, témoins du règlement de compte que cette tyrannie fait subir au précurseur génial.

1. Cependant signe des temps et de la démonétisation supposée de Darwin et Marx, seul le nom de Freud est affiché en couverture !


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II / Freud, mode de contre-emploi

Les propos ci-dessus relèvent de notre savoir psychanalytique, de notre expérience de l'inconscient. Si, profondément, ils fondent ces oppositions, il importe néanmoins de considérer l'actualité de la motivation explicite des auteurs « révisionnistes », de tenter de répondre à la question : de quelle motivation consciente s'agit-il ?

— Soit un universitaire américain ou européen en sciences humaines, dont le statut et surtout la renommée supposent la production de publications ad hoc.

— Soit en regard, les découvertes magistrales de Freud dont le génie reconnu n'a cessé de solliciter à terme travaux, commentaires, traductions le portant au pinacle, et ceci dans un domaine concernant la subjectivité de chacun, et dont la séduction est aussi irrécusable que gênante.

— Soit enfin le présent contexte culturel. Faute d'être un soi-même éclatant, on peut toujours, à se grimer en historien des origines ou en psychanalyste des petites histoires, espérer détenir le sésame du succès par la seule évocation du nom de Freud, les éditeurs faisant le même pari !... Ce nom propre, à le salir, voire le torturer, encouragera peut-être davantage de lecteurs et sollicitera l'émoi des « freudiens ». De ceux-ci la riposte à l'annulation de l'exposition fait déjà surgir les articles de presse convoités. Ainsi contribuent-ils à tailler aux « anti-freudiens » leur habit de lumière pour avoir porté l'estocade à Freud. Même « être analyste » n'immunise pas contre ce destin funeste. Lacan, un jour, l'expédia d'une boutade à propos d'un collègue plus jeune : «... Celui qui a fait sa fortune dans mon contredire, c'est le cas de le dire », ironisa-t-il quant à ce capteur d'héritage de son vivant sous couvert d'opposition.

Pour Freud, quelque chose de plus qu'une intelligence en éveil lui a permis, en après coup, de naturaliser l'importance de la « chose sexuelle », de relativiser celle du «trauma»; lui a-t-il aussi fallu du temps pour que lesdites «mésalliances» de 1896 révèlent les inéluctables transfert et contre-transfert qui minent et exaltent les ressources de la cure psychanalytique. Ce sont les clefs vécues du contradictoire et du conflictuel, omniprésents. Tout lecteur attentif de Freud

— nous en sommes - a connu sa peine, ses perplexités, ses interrogations. Les siennes et celles de Freud. Si la constitution du lecteur supporte le «changement », il sera passionné et cependant mal assuré. C'est particulièrement sensible en ce qui concerne « l'instinct de mort » et la théorie phylogénétique. Rien n'est jamais acquis à l'homme et il s'agit bien d'un homme, d'un demi-siècle d'écri-


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ture, de trouvailles, de remises en question. Notre duplicité, notre course à l'excitation font l'oecuménisme partagé qui nous confond tous : Freud, analystes, analysants. Cette perturbation commune ne peut que nous éloigner de tout dogmatisme. A l'ignorer ou à feindre de l'ignorer, on peut, tel M. Borch-Jacobsen, imputer les mouvements lents et contrastés concernant Anna O. à la trahison de ce que Breuer avait récolté en 1881 !1 Comme si une vérité topique, excluant l'économie et la dynamique de l'élaboration, du travail de la mémoire, aurait seule pu être en mesure de convaincre les révisionnistes de l'honnêteté de Freud et de Breuer. Faute de quoi, il s'agit d'une « mystification centenaire ». Elle serait également illustrée par la «simulation des symptômes», la «guérison» après coup. Outre l'ignorance de l'auteur (M. B. J.), son obsession d'une « réalité » qui devrait être « objective » est une caricature de la pensée « topiaire » 2. Le comble étant que ce sont les psychanalystes chevronnés qui seront accusés « de pouvoir en toute impunité écrire n'importe quoi» pour avoir osé trier l'accès à leurs archives à de si rigoureux exégètes !

La saynète de la fuite de Breuer, initialement condensé humoristique, au fil du temps pris à la lettre, ne saurait résister aux griffes de l'hypercriticisme d'un réalisme pointilleux et de ce fait propice aux plus cocasses anachronismes et utopismes 3.

Autre gaudriole en voie de devenir donnée historique : la relation de S. Freud avec Minna, sa belle-soeur, sur la base de la géographie de l'appartement commun ! Nous proposerons plutôt la version audacieuse, voire téméraire, pour rester dans le ton : Minna avait un pot de chambre, et nous conseillons à nos fins limiers une promenade chez les antiquaires qui disposent toujours de ces meubles pour vases de nuit, témoins d'une pratique d'antan qu'ils semblent ignorer.

Si ce n'étaient les conséquences inquiétantes de plus en plus arbitraires, toutes ces divagations seraient juste dignes d'un haussement d'épaule, d'une pichenette.

III / Nostra culpa ?

Cependant, nous ne pouvons éluder de nous demander quelle participation active ou passive de la part des psychanalystes « pro-freudiens » a pu autoriser, sinon même déclencher, cet envahissement aussi maléfique d'être entendu dans ses offensives qu'il est inadéquat ou médiocre par ses contenus.

1. La conférence inédite de René Major, De l'hystérie de Freud (18 novembre 1995) a le mérite de déminer le terrain « Anna O. » avec une scrupulosité qui, à les traquer, désamorce les constructions d'une mystification par M. B. J.

2. Selon l'expression de R. Barande, cf. RFP, t. LV/2, 1991 (nous 3' reviendrons).

3. Au sens étymologique de « non-lieu ».


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Nous ne reviendrons pas sur l'annulation, devant la marée des exigences, d'une exposition prévue pour octobre 1996, n'étant pas en mesure de saisir la dynamique menant à ce résultat dans le contexte culturel des États-Unis et sans disposer des données de cette passe d'armes.

1 /Nos complicités actives ou passives, donc? Nos ouvertures coupables? Ainsi en va-t-il de notre tolérance à la parution, dans l'organe même de la SPP, la Revue française de psychanalyse, d'un article de bric et de broc de Paul Roazen. Nous n'avions pas attendu son opposition récente pour en dénoncer l'insignifiance, la négligence chronologique proprement insoutenables. Fallait-il que son seul nom s'illustrant depuis trente ans dans de telles productions douteuses ait pu suffire à l'accréditer? Bizarre cette ouverture faite à un non-psychanalyste, non-historien 1 reçu pour ses contributions à l'histoire de la psychanalyse !

2 / Une dérive ? Des analystes aussi ont pu confondre la réalité brute collectée par des recherches d'archives, des « faits » que l'on peut inscrire de force dans le passé des individus, les confondant avec leur réalité psychique.

«Historique», sous la plume de Freud, concerne l'histoire vécue par le sujet. Il voulait ainsi justement la distinguer de la réalité matérielle, la seule retenue et souvent forcée par nos aventuriers... de l'histoire. C'est avec autant de pertinence que de modération que Gilbert Diatkine souligne que « la temporalité d'un détective n'est pas organisée comme celle d'un psychanalyste » 2. Ajoutons : pas davantage celle d'un analysant, fût-il détective !

La «topique à inclusion», le «transgénérationnel» sont sans doute des aspects de l'inconscient freudien témoins des tensions transmises d'une génération aux suivantes, comme le voulait Ferenczi. Mais ils ne sauraient accéder à une position exclusive, sinon tout un chacun serait un pantin mené de bout en bout et non analysable faute d'une existence à la première personne qui suppose ses propres «dynamique et économie».

3 / Changement ? Le présent numéro de la RFP porte le titre « L'épreuve du changement ». Cet intitulé est-il anodin ou doit-il nous alerter quant à notre participation aux outrances de la critique contemporaine de l'oeuvre de Freud ?

Si nous n'en pouvons prévoir le contenu, ce terme de changement tintinnabule au gré des opportunités actuelles, politiques, sociales depuis toujours sans doute, mais dans notre domaine bien davantage depuis une vingtaine d'années. Que penser de cette obstination si stable... à vouloir changer?

Dès 1975, en effet, un Congrès international de psychanalyse se propose de répondre à la question : « Quels changements dans ce que le patient et l'analyste

1. Si ce n'est « diplômé en philosophie politique... sur Freud », donc son objet privilégié depuis toujours.

2. RFP, 1995, numéro spécial Congrès, t. LK, p. 1817-1825.


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peuvent attendre l'un de l'autre aujourd'hui ? » S'il a pu s'agir alors sans vergogne des modifications de la pratique dans le style « Nous changeons pour mieux vous servir »1, cette formulation ne manqua pas d'instaurer une ambiguïté au plan théorique. Par un glissement de sens, « changement » allait devenir pratiquement synonyme de « mouvement », voire de « processus » ; « changement » n'allait-il pas se substituer au mouvement, au dynamisme propres à la cure, voire au processus en tant que tel et, sous les dehors de la liberté, introduire des contraintes ?

Ainsi, les instances internationales, gardiennes de l'héritage freudien, avaient initié l'adaptation de la théorie et de la pratique aux exigences liées à la dureté des temps, à la raréfaction des demandes d'entreprendre une psychanalyse. La même année 1975, le sujet fut repris en France dans le cadre du « Séminaire de perfectionnement » ( « Les demandes d'analyse aujourd'hui, comment y répondre ? Implications cliniques, techniques et théoriques » ) 2.

La mode de « l'aujourd'hui » persévère : après la pratique, là théorie. Nous avons à cet égard retenu les écrits de Daniel Widlöcher plus que d'autres illustratifs de modifications successives. Avec «La résistance au changement» (1970), puis «Genèse et changement» (1981) 3, D. Widlöcher assimile changement et diachronie du processus. Désormais on ne s'interrogera plus sur les «changements» dans le sens usuel du vocable, au terme de la cure comme effets du processus... et on ignorera qu'il y a redondance à assimiler changement à l'aspect diachronique du processus analytique. La récurrence des thèmes « changements» et «aujourd'hui» pose d'autant plus problème à lire cet auteur qu'il procède à un véritable plaidoyer et illustre avec finesse la temporalité de ce qui peut se passer dans la cure. Sauf lorsqu'il écrit « Le changement procède par un processus de substitution»... où le temps est comme évacué! Il semble bien en aller de même avec son travail récent lorsque « La métapsychologie de l'écoute psychanalytique» 4, évacue elle aussi la métapsychologie que Freud nous proposa. Freud propose et D. Widlöcher dispose, mais à quelle fin ?

Si nous pouvons le suivre volontiers pour remplacer «représentation de chose» par «présentation d'action», il n'en va pas de même lorsqu'il écrit: « L'objet de la psychanalyse ce sont les fantasmes inconscients » 5, car le fantasme inconscient est une chimère. Le fantasme est induit chez l'analyste et l'inconscience 6 est l'état de l'analysant, de sorte qu'il ne pourra être question de fan1.

fan1. le slogan commercial actuel de l'EDF.

2. In R. Barande, Parcours d'un psychanalyste, p. 624.

3. RFP, t. XLV, 4/1981, p. 1098.

4. RFP, t. LIX, 1995, numéro spécial Congrès.

5. Il nous suivrait peut-être si nous proposons « hallucination de la satisfaction » qui va dans son sens plutôt que « satisfaction hallucinatoire ».

6. Ibid., p. 1845.


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tasme inconscient que dans un éventuel deuxième temps... lorsque ce fantasme ne sera plus inconscient.

Enfin, et désormais nous l'apprenons (?), « la vie ne se résume pas à la biologie du corps» 1. Qu'est-ce à dire? S. Lepastier 2 met en garde contre la seule alternative : « métaphysique ou métapsychologie », et fonde le choix du premier terme sur un déni de la sexualité infantile. L'inconscient et le transfert demandent d'ailleurs aussi un iota d'existence terrestre, et avec ces trois pierres de touche, Freud croyait pouvoir définir ce qui relève de la psychanalyse.

L'intéressant rapport de D. Widlöcher en vient à relativiser jusqu'à la banaliser la métapsychologie freudienne, marginalisée comme hypothèse aléatoire : une «présentation» parmi d'autres possibles. D'autant plus que son titre «Pour une métapsychologie de l'écoute... » entretient l'équivoque sur le mode de la dénégation ! Ces glissements et substitutions de sens exposent au risque de participer à l'entreprise d'escamotage, sinon de braderie, de la théorie freudienne subtilisée au profit d'une nouvelle psychologie du Moi revue et corrigée. Une « prétendue tolérance qui ne serait pas éclectisme » (? !), le projet de « couper court à l'atmosphère paranoïaque qui nimbe trop souvent la métapsychologie » ne sauraient justifier semblable édulcoration ni «permettre de considérer comme métapsychologique la théorie d'un auteur qui s'éloigne énormément de Freud» (sic).

4 / Epreuve ? « L'épreuve du changement » ? Le changement, quelle épreuve ! dirons-nous plutôt. Chacun des termes de ce titre comporte un jugement de valeur. «Épreuve»? En deçà du sens étymoloqique d'essai ou d'expérience, n'est-ce pas plutôt celui connotant dans l'usage « la douleur dans l'éprouvé » qui primera pour qualifier péjorativement la cure psychanalytique ?

« Changement » ? En deçà du sens neutre « d'évolution », ne pressent-on pas des visées activistes, des buts à poursuivre ou des moyens adéquats à privilégier en vue d'une guérison, comme y incitait d'ailleurs, dès 1975, le Congrès de l'IPA? Soit un volontarisme banalisé qui recadrerait, au sens même de repositionnement, ce que l'on nomme « le cadre » dans ses moyens (souffrance et non plus plaisir) et sa finalité (guérison et non plus liberté, désaliénation par rapport à l'angoisse). Une nouvelle psychanalyse se profile, plus proche du médical ou de la « psychologie du Moi », en tout cas à rebours de la prospective laissée ouverte par Freud. Lui pensa (« Le fétichisme », 1927) jusqu'à la fin (« Le clivage du moi dans le processus défensif», 1938) que la synthèse du Moi est improbable, «ne va pas de soi ».

L'on voit où peuvent mener nos errances qui, à l'intérieur même du milieu

1. Ibid., p. 1844.

2. Ibid., S. Lepastier, « La phobie du cheval vapeur », p. 1803-1804.


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psychanalytique, risquent de cautionner ceux qui nous harcèlent de l'extérieur. Entre-temps, en 1989, la Société psychanalytique de Paris a assumé d'ailleurs l'épreuve d'une opération «portes ouvertes»' là où pourtant il n'y a d'autre architecture à visiter que celle que la lecture ou les conférences offrent à tout amateur : il n'y a rien à voir car il n'y a rien à montrer !

Que dire ? Selon Gilbert Diatkine 2, « c'est ici que nous vivons », et de dresser un constat désabusé sur « l'état, à l'aube du troisième millénaire, des grandes espérances qui ont animé le siècle ». Il rappelle judicieusement que « ces ruines sont nombreuses parmi les diverses écoles de psychanalyse dans le monde, dans leurs rapports multiples et contradictoires avec le projet freudien de construire une psychologie scientifique ».

Il convient donc d'évaluer les pièges de l'ouverture au dialogue et à la tolérance pour ne pas accréditer les opérations frauduleuses des chevaliers d'industrie de l'histoire de la Psychanalyse. Il importe de ne pas nous laisser subjuguer et asservir par la crainte d'être taxés de sectarisme, de conservatisme borné, si ce n'est d'hagiographie freudienne ! Bien plutôt, l'impératif du changement conduit à penser qu'il est claironné pour que, précisément, rien ne bouge. Tels les « changeons la vie » rituels à l'image des « Marchons, marchons » des hallebardiers faisant du surplace sur la scène de l'Opéra Comique. Dire l'inverse de ce que l'on fait n'est-il pas le BA BA des instruments de pouvoir neutralisant, annulant les modifications susceptibles de déranger ? Ne serait-ce pas là la visée des promoteurs du changement dans la théorie et la pratique de la Psychanalyse : disqualifier, marginaliser, si ce n'est évacuer la découverte freudienne toujours aussi perturbatrice un siècle après. Les «changements» proclamés, bien qu'ils soient hétéroclites au point de s'annuler, dénaturent cette découverte et initient un retour subreptice à une psychologie préfreudienne. Ainsi, à l'extrême du changement, se profile la fin de la Psychanalyse.

IVI Il y a changement et changement !

Car, que de changements créatifs et prospectifs dans le développement même de la découverte freudienne. Freud, en effet, n'a pas hésité à nous faire parcourir à ses côtés, si nous y consentons, un périple de cinquante années de surprises, de questionnements, de mises en doute, de retours et d'avancées. Il faut une aspiration invincible aux certitudes, une fuite éperdue de l'angoisse pour condenser son

1. Janvier 1989, Colloque de l'Unesco, La Psychanalyse, « questions pour demain », en 1994 « Pouvoirs et limites » et en 1996, projet en cours.

2. RFP, t. LIX, 1995, numéro spécial Congrès, p. 1817-1825.


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oeuvre, la dogmatiser et enlever la dimension temporelle de la vie de cet esprit si mobile. Il n'épargne pas le vertige. On peut le taquiner, savourer ses contradictions, s'interroger sur ses enchaînements ! C'est bien dire que tout au long de sa réflexion, Freud n'a pas manqué d'intégrer à son oeuvre des mouvements de remise en question de ses propositions. Alors pourquoi en feindre l'inexistence ? Serait-ce pour en imposer d'autres, moins dérangeants ? Figer et coller au mur le père de la horde primitive, est-ce de cela qu'il s'agit ? On comprend que la disponibilité à la lecture et à l'écoute peut être grevée par une telle attitude. Reconnaissons que la disponibilité à la redécouverte, requise de la part des psychanalystes, pâtit d'avoir à prendre conscience ultérieurement qu'il (Freud) les avait précédés !

Ce dommage narcissique aboutirait-il à une lecture moins attentive, ou polarisée de façon abusivement ponctuelle ? Elle entraîne la jeune génération actuelle à recevoir du Freud, ou d'autres auteurs d'ailleurs, de façon médiate, et alors invoqués comme argument d'autorité ou, à l'inverse, comme demeurés de service, au profit des nouveaux porte-parole qui en font leur bien propre.

L'économie des mécanismes ici en jeu s'apparente à celle du sadomasochisme, de la soumission et de son ambivalence : soit aux projections d'instances qui interfèrent dans la relation entre le maître et ses affidés. Souvent le maître a été plus encensé, déifié avant le meurtre afin que plus dure soit la chute et plus élevée la place usurpée !

Ainsi en arrive-t-on parfois à « changer le peuple » qui n'a même plus l'initiative de manifester quelque mécontentement, comme dans l'adage de Bertolt Brecht : « Le peuple n'est pas content de ses chefs... changeons de peuple. » Lacan fut expert dans ces « changements de peuple » par l'entremise des diverses instances de reconnaissance prétendument novatrices : cartels, passe, etc., en dehors même des incidences de l'arbitraire dans les relations directes ou privilégiées au maître. La révolution culturelle nous a montré comment Mao a utilisé les petits-fils contre leurs pères pour revenir au grand-père. Ferenczi en est une illustration : longtemps non connu faute d'avoir été traduit, il sera ensuite élevé au rang de victime et utilisé pour alimenter une offensive contre la « cruauté » de l'aïeul Freud et tout comme Tausk par Roazen, l'un des tenants du « révisionnisme ».

Cela nous évoque le Comment on écrit l'histoire de Paul Veyne !

V / Que faire?

Le psychanalyste peut-il être historien de lui-même et de sa discipline? A fortiori, que peut-il en être du non-analyste? Qu'en est-il, en effet, de la communicabilité du fait psychanalytique au regard des exigences de synchronie de ses trois coordonnées métapsychologiques : topique, économique, dynamique, si


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l'on veut éviter la réduction topiaire ? Le psychanalyste historien de la psychanalyse? Nous proposons de le soumettre, dans cette démarche, à la critique des enseignements de sa propre discipline : l'analyste historien pris au mot de la psychanalyse, à son propre piège en quelque sorte.

Ainsi conviendrait-il de confronter les divers registres de la mémoire, ses prévalences auditive et visuelle aux divers temps de la mémorisation du psychanalyste en position d'écrire sur les déroulements cliniques ou sur la théorie. Les modes auditif et visuel nous paraissent opérer différemment et leur intervention être inversement proportionnelle, selon qu'il s'agit du temps d'acquisition, de recueillement ou du temps de l'évocation a posteriori.

Au fil de la première écoute de la séance d'analyse, la visualisation ou mise en scène du passé entendu est limitée à des panoramas ponctuels et associatifs lorsque les modulations vocales appellent des images visuelles ou se concrétisent en elles. Dans le souvenir, la vividité de l'entendu diminue progressivement au long des jours au profit de représentations visuelles. Cette évolution s'accentuera dans le temps ultérieur de l'écriture. Le privilège de l'analyste est fait de son expérience de la longue durée d'imprégnation par la partition musicale d'autrui, modulée en ses redites. Cette interprétation de l'analysant, interprète de luimême, lui est propre. Hors analyse, sa dynamique, son économie demeurent obérées, le matériel subit une polarisation topique. C'est ainsi, du moins pouvons-nous l'espérer, que le psychanalyste sera plus apte dans l'après-coup de l'évocation (après-voix?), moins assigné à une posture figée, télé-visuelle, unidimensionnelle à l'instar de celle dont témoignent, mais aussi se servent, les « révisionnistes».

Tout historien rencontre le problème d'un objet d'étude jamais «entendu», ne pouvant qu'être immobilisé, figé par la vue. A être analyste, l'on n'est pas forcément à l'abri de cette objectivation « topiaire ». Une telle réduction n'est en effet pas sans attraits. Elle fait office de bloc protecteur, obstacle salvateur à valeur contraphobique - au touchant/touché des vacillations psychiques, source d'angoisse. Et ceci d'autant plus que l'investigateur est moins préparé à ces contacts.

Nous connaissons le système défensif de certains analysants à l'approche du terme de l'analyse de leurs anciennes phobies. Ils figent leur parcours évolutif dans un ancrage paranoïaque, parfois lapidaire, servant en quelque sorte de réassurance au rescapé qui « sait à quoi il a échappé », majoré de la touche d'autosuffïsance de celui « à qui on ne la fera plus ». Ce blocage prudent, transitoire dans les meilleurs cas, a tant valeur de réparation, cicatrisant l'atteinte narcissique de l'effort pour surmonter la phobie, que de rempart contre le pressentiment d'avoir à affronter d'autres conflits.

De la phobie à la paranoïa? Serait-ce là l'une des lignes de fuite de nos


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apprentis-historiens vers l'aliénation révisionniste ? Loin de nous la pensée qu'il puisse s'agir là d'un type particulier de résistance à l'analyse ! Nous serions tentés, pour marquer la différence espérée entre le non-analyste et le psychanalyste face à l'histoire, telle qu'ils peuvent se (et nous) la raconter, d'en référer aux CDRom (Compact Disk Read Only Memory), en quelque sorte «mémoire sans souvenirs » : faits de mémoire brute, définitivement annulés s'ils sont effacés, à l'inverse du « souvenir », cette création-reconstruction d'un passé composé dont l'organisation économique et dynamique conserve toujours vivantes les traces du vécu.

Importe-t-il d'ignorer en faveur d'une théorie « cognitiviste » fixiste les questions et les acquis concernant l'intelligence et l'apprentissage qui se sont imposés de toujours à la réflexion, à l'observation et à l'expérimentation de la philosophie, de la psychologie, de la biologie, etc. ? La visée objectiviste, la certitude quant aux représentations, miroir du monde du cognitivisme sont irifirmées par notre pratique de l'être humain. Les termes empruntés à l'informatique, le logiciel préprogrammé inséré entre l'input et l'output n'apportent pas de lumière supplémentaire à notre savoir mou, subjectif, complexe et historique, c'est-à-dire en mouvement.

Concernant la perceptivo-motricité, nous demeurons tributaires du «Witz» 1905, de «L'Inconscient» 1915 de Freud, des travaux de la Gestalt, de la phénoménologie et de ceux concernant l'ontogenèse.

Il existe des voies d'approche plus convaincantes. Elles pourraient par exemple participer d'un abord historique qui a pris depuis quelques décennies le nom de «Psychohistoire» 1. Inspiré par l'abord psychanalytique, son exercice semble rencontrer des obstacles affectifs puissants, tant chez les historiens que chez les psychanalystes, à en juger par son manque d'essor. Nous croyons devoir déplorer que le jour de la psychohistoire soit négligé. Il s'efforcerait, entre autres, de traiter moins les faits de façon linéaire, narrative que les modes et moyens successifs s'emparant des mêmes thèmes. Ces envisagements seraient révélateurs des auteurs, de l'air du temps, des périodicités, bref du modelage souvent méconnu ou incomplet du passé par le présent.

En taxant Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci et Moïse et le monothéisme de romans psychanalytiques, Freud se livre à un constat prudent et légitime. Ces oeuvres relèvent davantage de l'auteur que du matériau sensible qu'il élabore. Le matériau choisi qui inspire Freud nous vaut des découvertes, et non des moindres, mais ne saurait entraîner d'autre conviction que celle de l'intérêt du trajet personnel de Freud, frisant l'autobiographie. Par contre, des textes tels

1. In Lloyd de Mause, « Les fondations de la psychohistoire », la présentation de Jean-Maurice Bizière, p. 7-47, PUF, Perspectives critiques, 1986.


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que, de Freud, «Psychologie des foules et analyse du moi» (1921) et «Pourquoi la guerre» (1932) ; de Lloyd de Mause, «Les fondements de la psychohistoire», 1982, (1986 en français), de Saul Friedlander, «Reflets du nazisme», (Seuil, 1982), nous atteignent autrement. Ainsi pour exemple le versant psychologique des causes de la guerre abordé, selon le triple point de vue de la « documentation historique, de l'expérience clinique et de l'emploi des affects des chercheurs» nous extrait d'une torpeur complaisante (Lloyd de Mause, p. 121).

Une actualité plutôt chaude (ou réfrigérante ?) nous a ainsi conduits à entrevoir quelques lignes de force qui caractérisent les «changements» d'un passé proche. Elles nous ont paru mériter d'être discernées, débattues aussi. C'est à cette mobilisation que nous avons voulu contribuer, à l'encontre de l'aveuglement complice, de la passivité paresseuse, du consentement au sommeil.

Au risque d'encourir les foudres savonarolesques du « lobby anti-freudien » lors des futurs procès en «politically in... correct» que laissent augurer les péripéties procédurières autour de l'exposition commémorative du Centenaire de la Psychanalyse de Freud à Washington !

Juin 1996

Ilse et Robert Barande

2, boulevard Henri-IV

75004 Paris



Hommage à Willy Baranger

Processus et non-processus dans le travail analytique*

Madeleine BARANGER, Willy BARANGER, Jorge M. MOM

La talking cure ainsi nommée par Anna O. et découverte par Freud s'est étendue et extrêmement diversifiée au cours de notre siècle. Notre intention, dans ce travail, n'est pas de synthétiser l'abondante littérature sur ce sujet, mais seulement de souligner quelques points qui nous semblent définir le processus analytique. Nous pensons que tout progrès qui peut se réaliser en psychanalyse doit surgir de l'étude de l'expérience clinique sur ses frontières, sur ses limites, de ses échecs. C'est pourquoi notre recherche s'est centrée sur l'absence de processus analytique, là où le processus trébuche ou s'arrête. Cela nous a amenés à proposer d'introduire quelques termes : « champ », « bastion », « second regard ». Quand le processus trébuche ou se paralyse, l'analyste s'interroge forcément sur cet obstacle ; il porte alors sur le « champ » un second regard, qui l'englobe lui et son analysé, OEdipe et le Sphinx, dans une vision d'ensemble. L'obstacle concerne le transfert de l'analysé et le contre-transfert de l'analyste, et pose des problèmes extrêmement confus. L'arrêt du processus nous renvoie automatiquement à son mouvement, c'est-à-dire à la temporalité qui lui est consubstantielle. Si le processus doit continuer, quel recours possédons-nous pour ce faire ? Ce ne peut être finalement qu'un recours de parole qui produit un insight. Cela nous amène alors à la description de cette dialectique particulière

* Travail prépublié pour le XXXIIIe Congrès psychanalytique international, Madrid, juillet 1983. Rev. franc. Psyclianal, 4/1996


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du processus analytique comme alternance de moments où il y a processus et de moments où il ne se passe rien, comme travail de dépassement d'obstacles, travail qui détermine l'échec ou le succès du traitement.

I / Le champ analytique et le bastion

Rien de ce qui se produit au cours d'un traitement analytique ne peut être considéré indépendamment de la situation analytique qui fonctionne comme un fond de relative permanence par rapport à des formes changeantes (pour le dire en termes de gestalt). Ce fond est constitué par un contrat, ou un pacte, dont beaucoup d'aspects sont explicites, entre analyste et analysant.

Le pacte analytique a ses aspects formels bien connus, aspects fonctionnels et aspects structuraux ; nous pourrions aussi parler d'aspects phénoménaux et transphénoménaux de la situation que le pacte a établie.

Hiérarchiser les aspects formels et leur mutuelle relation pose plusieurs problèmes, et nous savons bien que certains aspects formels se répercutent sur le fonctionnement lui-même : la durée fixe ou variable de la séance conditionne deux sortes très différentes de processus analytique, par exemple.

Du point de vue fonctionnel, nous soulignons que le pacte établit une asymétrie fondamentale : l'un sera l'analyste, l'autre l'analysant, et il ne pourra se produire aucune permutation de fonctions.

Du point de vue structural, nous insistons sur la «règle fondamentale» comme définissant le processus analytique. Sur ce point, le concept lacanien de « sujet supposé savoir » - qui est implicite dans la règle fondamentale - est un éclaircissement. La règle fondamentale situe l'analyste, non seulement, sur un plan imaginaire, comme sachant d'avance qui est en réalité le patient et quel est son destin, mais surtout comme écouteur et interprète engagé avec la vérité de toutes les associations et expériences qu'aura le patient. La règle fondamentale ouvre toutes grandes les portes du transfert.

La structure qu'institue le pacte est destinée à permettre un travail déterminé qui tende à un processus : l'expérience montre que, au-delà des résistances que le travail analytique a précisément pour tâche de vaincre, se produisent inévitablement des situations dans lesquelles le processus se grippe : c'est dans ces circonstances que s'impose l'idée de champ.

Pour le dire en d'autres termes : à l'intérieur de la structure fonctionnelle dans laquelle se situe le processus, se produisent des arrêts qui impliquent de façon différente les deux participants, et qui, si on les examine, révèlent que d'autres structures adventices se sont créées, qui interfèrent sur le fonctionnement de la structure de base.


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L'expérience de la supervision de nombreux collègues (débutants ou vétérans) nous enseigne que dans ces moments-là, l'asymétrie fondamentale du pacte analytique se perd et qu'une autre structure prédomine, beaucoup plus symétrique, dans laquelle la collusion inconsciente de l'analyste avec l'analysé devient une complicité involontaire contre le processus analytique.

A partir de là, nous avons eu l'idée de transporter l'expérience de la supervision aux traitements réalisés par nous-mêmes, quand ils se grippent. En fait, nous le faisons tous spontanément toutes les fois que se présente un obstacle qui déborde les résistances habituelles de l'analysant. Dans ces moments-là, nous utilisons un « second regard » qui fait surgir à nos yeux la situation analytique comme champ qui nous implique dans la mesure où nous ne nous connaissons pas.

Chacun de nous possède, formulé ou non, une sorte de dictionnaire contretransférentiel personnel (expériences corporelles, fantasmes de mouvements, apparition de certaines images, etc.) qui marque les moments où l'on abandonne «l'attention flottante» et où l'on passe au «second regard», pour s'interroger sur ce qui se produit dans la situation analytique comme champ.

Ces indicateurs contre-transférentiels qui provoquent le second regard nous amènent à nous rendre compte qu'il existe, dans le champ, une structure immobilisée qui contrarie ou paralyse le processus. Nous avons appelé cette structure « le bastion ».

Son caractère est de n'apparaître jamais directement à la conscience des deux partenaires et de se manifester seulement par des effets indirects : il provient d'une complicité des deux protagonistes dans l'inconscience et le silence pour protéger une collusion qui ne doit pas être révélée. Cela aboutit à une cristallisation partielle du champ, à une néoformation construite autour d'un montage fantasmatique commun qui comprend des zones importantes de l'histoire personnelle des deux participants et qui attribue à chacun un rôle imaginaire stéréotypé.

Quelquefois, le bastion apparaît comme un corps étranger statique, cependant que le processus semble suivre son cours. Dans d'autres circonstances, il envahit complètement le champ et ôte au processus toute possibilité de fonctionner ; le champ est transformé totalement en un champ pathologique.

Quelques exemples brefs peuvent illustrer le concept de bastion :

a) Un patient pervers manifeste : il se comporte comme un «bon patient», honore les aspects formels, n'offre pas de résistances évidentes, ne progresse pas. Les séances, pendant une certaine période, apparaissent comme un condensé de toute la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing. L'analyste « n'a jamais vu personne qui ait tellement de perversions à la fois ». Le bastion se construit en ce cas entre un analysé exhibitionniste et un analyste fasciné-horrifié, «voyeur» obligé complaisant du déploiement pervers.


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b) Un analysant, vétéran d'une quantité de traitements analytiques: En apparence, chaque séance apporte le fruit d'une « découverte » ; en réalité, il ne se passe rien. L'analyste est ravi par la subtilité de l'analysé pour décrire ses états internes, ce qui gratifie son propre talmudisme. Jusqu'au moment où il se rend compte que, pendant que tous deux s'amusent à ces subtilités, l'analysé place chaque mois le montant des honoraires avec intérêts, en spéculant sur le retard du paiement. L'analyse de ce bastion révèle un montage fantasmatique partagé : une vieille vengeance sournoise de l'analysé contre son père avare et la compulsion coupable de l'analyste à se situer à la place du père trompé.

c) Exemple d'un bastion qui a envahi le champ : il s'agit d'un patient psychopathe grave. L'analyste est terrifié : il craint l'agression physique homicide de l'analysé et ne peut ni interrompre le traitement ni le poursuivre. La fantaisie nodale du bastion est celle du patient comme tortionnaire dans un camp de concentration et celle de l'analyste comme victime torturée et impuissante. La formulation consciente de manipulation chez l'analyste fait disparaître la terreur. Les deux histoires individuelles convergeaient dans la création de ce champ pathologique.

II / Une forêt de problèmes transfert - contre-transfert - identification projective

Comme il est naturel, la découverte du transfert par Freud l'amena à une série d'approfondissements et d'élargissements du concept qui culmina en une représentation presque « pan-transférentialiste » du processus analytique, comme substitution de la névrose initiale et naturelle du patient par une névrose artificielle dans le transfert qui se résoudrait à cet endroit.

Pour ce qui est du contre-transfert, nous savons que Freud ne lui a pas dédié, même de loin, une attention aussi soutenue qu'au transfert. Même actuellement, beaucoup d'auteurs psychanalytiques considèrent le contre-transfert comme un phénomène non essentiel, qui plutôt dérange, un reste indu de la névrose de l'analyste qui n'a pas été suffisamment « guérie ».

Avec le travail de pionnier de Paula Heimann et celui de Heinrich Racker, presque contemporain du premier, le contre-transfert est apparu non seulement comme un phénomène universel, aussi constant que le transfert, mais aussi comme un instrument nécessaire du travail analytique.

La découverte par Melanie Klein de l'identification projective vient modifier profondément la théorie du transfert. La théorie du contre-transfert est également modifiée, bien que cette dernière conséquence ne fasse pas partie des intentions de Melanie Klein. La tendance de Melanie Klein à augmenter considérablement l'extension du concept d'identification projective - de sorte que le


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transfert finit par devenir équivalent à une identification projective toujours à l'oeuvre - l'amène à définir le mouvement de la séance analytique comme une suite d'identifications projectives et introjectives que facilite l'activité interprétative de l'analyste.

La tentation était grande de chercher à atteindre une théorie unifiée du transfert, du contre-transfert et de l'identification projective. Il suffirait d'admettre que le champ créé par la situation analytique se constitue comme un champ transférentiel - contre-transférentiel formé sur la base d'identifications projectives croisées et réciproques de l'analyste et de l'analysant. Ainsi, le fonctionnement asymétrique de ce champ tendrait à chaque instant à défaire par l'interprétation les structures symbiotiques formées à partir des identifications projectives. En fait, nous nous sommes rendu compte qu'une telle définition pourrait seulement s'appliquer, et encore sans beaucoup d'exactitude, à des états extrêmement pathologiques du champ : un champ caractérisé par une symbiose insoluble des deux participants, ou par la parasitation de l'analyste par l'analysé qui l'annihile. La simplification et l'unification de la théorie n'aboutissent pas à une cohérence plus grande, mais à son écrasement. Maintenant, au contraire, nous pensons qu'il est indispensable de faire la différence entre ces phénomènes, parce que seule cette différenciation nous permet de les traiter correctement du point de vue technique.

Nous ne saurions nous contenter de définir le transfert comme la totalité des expériences et des pensées de l'analysé en rapport avec son analyste, ni le contretransfert comme ce que pense et éprouve l'analyste à l'égard de son patient ; une telle définition effacerait, non seulement ce qui est structuralement déterminé par le pacte analytique, mais aussi, au-delà de cette structure fondamentale, les catégories transférentielles qui nous indiquent les priorités et modalités du traitement interprétatif.

Par exemple, certaines nuances des manifestations transférentielles d'un analysant à un moment donné nous obligent pratiquement à faire un détour par son histoire : «J'ai rêvé que j'avais 4 ans et que vous étiez mon papa... », etc., d'autres manifestations peuvent suivre un autre cours.

Il s'agit ici d'un des nombreux cas dans lesquels la cohérence théorique agit contre une pratique cohérente.

Dans l'ensemble des phénomènes qu'on pourrait nommer transférentiels, au sens le plus large du terme, il nous faut distinguer une série de catégories fondamentales :

1 / Tout ce qui, chez l'analysant, répond à la situation structurale de l'analyste et à sa fonction, qui n'a pas à voir essentiellement avec des projections de l'analysant et peut quelquefois, par erreur, être confondu avec un processus d'idéalisation de sa part.


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2/ Les transferts momentanés et changeants qui correspondent aux structures qui se succèdent dans le champ, et qui ne réclament pas forcément une interprétation, sauf dans les cas où le transfert se transforme en résistance.

3 / Le transfert répétitif et structuré, essentiellement inconscient, dont Freud parlait avec le concept de «névrose artificielle» et qui constitue toujours un objectif privilégié de l'éclaircissement interprétatif. Pour le dire autrement, la forme spécifique dans laquelle l'analysant situe l'analyste dans la structure de son complexe d'OEdipe, ou dans laquelle il projette sur lui les figures de ses objets originaires d'amour, de haine, d'identification.

4 / Les transferts par identification projective (dans le sens spécifique que M. Klein a donné au terme quand elle a découvert le mécanisme). Cette sorte de transfert se distingue des autres par les manifestations contre-transférentielles très définies qui l'accompagnent, et intervient de façon déterminante dans la constitution de la pathologie du champ. Il exige l'interprétation.

Les catégories habituellement utilisées pour distinguer les formes du transfert (transfert positif, transfert erotique, transfert négatif) en réalité sont descriptives, et fondées sur les nuances affectives de l'amour et de la haine (l'amour non directement sexuel dans ses buts, nécessaire pour le pacte ; l'amour directement erotique qui recouvre la haine, dans le transfert erotique ; la haine dans ses mille formes du transfert négatif). Soulignons que la catégorisation proposée par nous ne se fonde pas sur les phénomènes, mais sur les structures impliquées, reprenant la distinction que fait Lacan entre transfert symbolique et transfert imaginaire, en même temps que le transfert répétitif de Freud et le transfert produit de l'identification projective de M. Klein. Cette dernière distinction renvoie à deux schémas référentiels : le premier, celui de Freud, implique nécessairement le recours à l'histoire du sujet, tandis que celui de M. Klein ne place pas l'histoire au premier plan, même s'il ne la rejette pas. En effet, nous ne croyons pas qu'il s'agisse de deux concepts alternatifs pour exprimer le même objet, mais bien de formes et structures différentes du transfert. L'apparente simplification apportée par M. Klein dans sa conception du transfert comme équivalent à la projection-introjection ou à l'identification projective et introjective, a pour résultat l'idée d'un parallélisme entre transfert positif et transfert négatif, et une plus grande urgence d'interpréter (ce qui pour M. Klein équivaut à dissoudre) les manifestations du transfert négatif, dans la mesure où il exprime les noyaux pathogènes. On voit ici immédiatement le renversement de M. Klein par rapport à Freud : pour ce dernier, l'amour de transfert comme condition du travail analytique implique d'accorder un privilège très net au transfert positif (non erotique) sur le transfert négatif; il n'y a pas de parallélisme entre les deux formes, elles ne fonctionnent pas de la même façon et en s'opposant l'une à l'autre, mais de façon distincte : il ne s'agit pas de pile ou face de la même monnaie, mais de deux monnaies de valeur différente.


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Pour le contre-transfert, les problèmes ne se présentent pas de la même façon, bien que la discrimination soit encore plus nécessaire. L'idée directrice est que le contre-transfert n'est pas l'inverse du transfert, non seulement parce que Freud a beaucoup étudié le premier et peu le second, mais pour des raisons structurales.

Si nous prenons comme axe le lieu à partir duquel l'analyste parle comme tel - pour instituer et maintenir le cadre, pour interpréter - c'est-à-dire, en termes lacaniens, le registre symbolique, et cet autre lieu (nous éloignant maintenant de Lacan) où se trouve l'analyste, avec son attention flottante, et la porte ouverte sur son inconscient comme appareil de résonance, nous posons un principe d'asymétrie qui nous semble constitutif de la situation analytique. Le contre-transfert apparaît ici comme distinct du transfert, non seulement de par sa moindre intensité, son caractère plus instrumental, mais parce qu'il répond à une position structurale.

Par sa fonction, et dès le départ, l'analyste est engagé avec la vérité et à s'abstenir de toute autre chose agie avec l'analysant. Il ne s'agit dans le processus analytique d'aucune opération qui puisse se formaliser sur un ordinateur, mais d'une situation dans laquelle l'analyste est pris dans sa chair, son inconscient et ses os. Et cela, intrinsèquement, et non par la simple contingence que l'analyste écoute et réagit: cela implique qu'il va s'agir d'un contre-transfert inhibé dans sa manifestation et condamné à un déploiement interne chez l'analyste. Cette position structurale de l'analyste définit certaines limites entre lesquelles l'attention « flotte » sans se submerger, et le travail de l'analyste s'effectue avec le premier regard sans que le champ se manifeste comme tel. Ce serait une erreur à nos yeux de définir ce contre-transfert structural en termes d'identification projective, parce que cela effacerait la différence entre des aspects très contrastés et des conséquences opposées du contre-transfert.

En train de discrimination, nous arrivons à isoler plusieurs formes de contre-transfert :

1 / Ce qui provient de la structure même de la situation analytique, et de la position et de la fonction de l'analyste dans le processus.

2 / Les transferts de l'analyste sur le patient, qui, s'ils ne sont pas stéréotypés, font normalement partie du processus («je sais que cette analysée n'est pas ma fille, et que je dois surveiller mon penchant à la prendre pour telle »).

3 / Les identifications projectives de l'analyste sur son analysant et ses réactions aux identifications projectives de ce dernier. Ce sont ces mécanismes qui provoquent les structurations pathologiques du champ, exigent un second regard sur celui-ci, et un traitement interprétatif prioritaire. Ils peuvent aussi produire les phénomènes fréquents que nous appelons «microdélires contretransférentiels ».


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Dans la forêt de phénomènes complexes, quelquefois mixtes et confus, que constituent le transfert et le contre-transfert, il y a des idées qui nous permettent de tracer comme des avenues qui peuvent nous orienter. La première consiste à opposer les aspects constitutifs et les aspects constitués du transfert et du contretransfert. Cette opposition que marque Lacan quand il se réfère au « sujet supposé savoir » n'est absolument pas étrangère à la pensée analytique habituelle, du moins en certains de ses aspects. Elle soutient toutes les descriptions que Freud nous a laissées de la technique que lui-même a inventée, elle est implicite dans tous les travaux qui soulignent l'opposition entre cadre et processus, elle est la base de l'idée elle-même d'une interprétation analytique (si l'interprétation ne venait pas d'un lieu distinct du lieu du matériel associatif, d'où tirerait-elle son pouvoir ?) ; c'est aussi ce que nous avons tenté d'exprimer avec l'idée du cadre structural et fonctionnel de la situation analytique. Perdre momentanément ce cadre est ce que certains kleiniens décrivent comme «réversion de la perspective ».

Tous les phénomènes de transfert, et tous ceux de contre-transfert, ne correspondent pas au même modèle et aux mêmes mécanismes, et ne doivent pas être traités de la même façon.

III / Le processus analytique et son temps

Parmi les multiples métaphores que Freud utilisa pour décrire le processus analytique, quelques-unes se réfèrent directement à l'histoire, par exemple, à l'histoire guerrière de l'invasion d'un territoire par une armée ennemie (la névrose) et de sa reconquête par le traitement psychanalytique ; une autre, la métaphore archéologique de la reconstruction, au moyen d'excavations, des couches superposées de restes de différentes villes édifiées et détruites en un même endroit et à des époques distinctes. D'autres métaphores n'ont pas directement à voir avec le temps ni avec l'histoire : la métaphore sculpturale (via di porre, via di levare), la métaphore téléphonique, la métaphore chirurgicale. Et, entre ces deux séries, la métaphore du jeu d'échecs. Il est évident qu'aucune de ces métaphores, prise séparément, n'épuise le concept qu'avait Freud du processus analytique, et que le choix de l'une ou de plusieurs d'entre elles au détriment des autres représente une simplification - c'est-à-dire une amputation - du concept original. Nous ne pouvons pas non plus dire que Freud a changé d'opinion sur le problème qui nous intéresse, mais plutôt que chacune de ces métaphores exprime une facette d'un problème très complexe.

De toute façon, jusqu'aux deux derniers grands écrits techniques de Freud, «Constructions en analyse» et «Analyse finie et infinie», l'histoire du sujet


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constitue une dimension essentielle de ce qu'un psychanalyste doit mettre au jour.

Cela découle des premières découvertes de Freud au sujet de la mémoire : la tendance de Freud à définir l'inconscient comme le refoulé, le refoulement ayant comme effet essentiel un oubli de situations traumatiques. Le ressort du processus analytique se définit alors comme une répétition transférentielle, dont l'interprétation permet une remémoration du refoulé et son élaboration éventuelle.

Que se passe-t-il après Freud? Le sens de l'histoire tend à se perdre dans deux voies opposées en apparence.

La première se fonde, en partie, sur certaines métaphores de Freud (la téléphonique, la chirurgicale, etc.), et aussi sur l'idée freudienne que tout se joue dans le transfert, c'est-à-dire, au présent ; et sur l'affirmation de Freud (mal comprise) que la catégorie de la temporalité ne régit pas dans l'inconscient. Outre ce fondement freudien, cette position cherche à égaler la psychanalyse aux « sciences de la nature » ou expérimentales, dans lesquelles l'histoire n'a rien à faire. Le tenant le plus radical de cette position pourrait être Henry Ezriel quand il affirme que la psychanalyse est une « science non historique », mais nous pourrions voir la même tendance chez Bion et chez d'autres auteurs.

La seconde tendance ne rejette pas d'emblée le recours à l'histoire individuelle du sujet, mais tend à la diluer dans les vicissitudes d'un développement dont les phases sont décrites par la psychologie évolutive. De là partent quantité de malentendus, soit que les analystes essaient d'harmoniser le tableau des phases évolutives de la libido, décrites par Karl Abraham, en rendant plus rigides les indications de Freud en ce sens, avec les observations expérimentales de la psychologie évolutive ; soit qu'ils essaient de soumettre les hypothèses psychanalytiques au test d'une observation expérimentale (R. Spitz versus M. Klein, par exemple). Dans les deux cas, le préjugé de base consiste à croire que la psychanalyse est en continuité avec la psychologie évolutive et que les descriptions doivent forcément coïncider si elles sont exactes. Ce préjugé sacrifie d'emblée le concept freudien d'histoire individuelle et, en particulier, le concept de Nachträglichkeit d'après lequel, il n'y a pas un événement qui se constitue en cause déterminante d'une série d'événements ultérieurs, mais cet événement initial ne reçoit sa signification qu'en vertu des événements ultérieurs. Si l'on prend au sérieux cette expression de Freud, (Nachträglich), la discontinuité de la psychanalyse avec n'importe quelle sorte de psychologie évolutive s'impose comme une évidence. Cela, naturellement, n'implique aucune critique de principe aux résultats de la psychologie évolutive, mais implique une critique du concept contradictoire d'un point de vue « historico-génétique » comme le formulent certains auteurs (D. Rapaport, M. Gill et d'autres).

Nous ne tenons pas pour équivalentes l'exploration du passé et la régres-


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sion, bien que souvent les deux phénomènes se donnent simultanément. Expliquer le passé est dans une certaine mesure le revivre, ce qui met en jeu des façons de sentir et des niveaux d'organisation psychique dépassés. Presque tous les auteurs sont d'accord pour reconnaître que la régression est une dimension nécessaire du travail analytique. C'est pour cette raison que la régularité des séances et leur durée uniforme créent un cadre temporel fixe qui permet le déploiement des phénomènes régressifs. Nous pensons qu'une des fonctions les plus délicates de l'analyste est d'ajuster le niveau auquel peut se réaliser le travail analytique sans que l'analysé se perde dans la régression. Nous savons que cet ajustement n'est pas toujours possible, et que, malgré nos efforts, il peut se produire des régressions indésirables sous la forme d'épisodes psychotiques. Entre l'écueil de l'absence de régression, qui tendrait à transformer l'analyse en un processus purement intellectuel, et l'excès de régression, dans lequel le patient se submergerait dans des états psychotiques, se trouve la zone de la « régression utile », dans laquelle nous pouvons naviguer sans danger.

C'est pour cela qu'une appréciation exacte de la fonction de la régression dans le traitement analytique est tellement importante. Certaines tendances analytiques ont l'idée que la régression en elle-même constitue le facteur thérapeutique essentiel. Ces auteurs considèrent que la situation analytique est destinée à faire surgir à nouveau, dans un état de régression, des phases chaque fois plus éloignées dans le passé de l'analysant. Du point de vue théorique, cette attitude correspond à chercher toujours plus loin dans l'enfance du sujet le facteur pathogène déterminant, à promouvoir la reviviscence de ces situations mal vécues dans le passé. La résurgence de la symbiose initiale avec la mère, du traumatisme de la naissance, de la primitive relation avec le père, des positions schizoparanoïde et dépressive de l'allaitement, avec l'affleurement des «noyaux psychotiques», serait la condition inéluctable d'un progrès véritable. De là naît l'illusion, si souvent démentie par les faits, qu'il suffit d'atteindre, soit par des méthodes pharmacologiques, soit en favorisant systématiquement la régression analytique, les situations archaïques pathogènes, pour produire un progrès. Mais c'est perdre de vue que la reviviscence d'un traumatisme ne sert à rien sans son complément d'élaboration, si le traumatisme ne se réintègre pas dans le cours d'une histoire, si l'on ne distingue pas les situations traumatiques initiales de la vie du sujet et le mythe historique de ses origines. La nécessité de cette élaboration élimine le désir magique de pouvoir abréger la durée du processus analytique par un court-circuit.

Le temps de la séance est une parenthèse qui suspend le temps de la vie, un temps sans hâte, qui quelquefois semble se fermer en un présent intemporel, ou en un temps circulaire, et quelquefois donne lieu à des événements répétés ou nouveaux. En réalité c'est une expérience privilégiée pour observer directement


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la genèse de la temporalité et de l'histoire. Le processus psychanalytique récrit dans une certaine mesure l'histoire du sujet en même temps qu'il en change le sens. Le moment où nous pouvons observer ce changement, dans lequel simultanément s'assume de nouveau un fragment d'histoire et s'ouvre un avenir, est le moment de l'insight.

Le travail analytique se joue dans l'ici et maintenant et dans le passé, comme une dialectique entre la temporalité fermée et répétitive de la névrose et du destin et la temporalité ouverte de l'insight.

IV / Le ressort du processus analytique : interprétation et insight

Personne ne le discute : le ressort spécifique du processus analytique est l'interprétation. L'analyste fait beaucoup d'autres choses, en plus d'interpréter : il maintient ou impose, avec douceur ou sans elle, le cadre; il choisit le point à interpréter ; il élabore internement des hypothèses tentatives, etc.

Dès le début, Freud décrit le ressort du processus analytique comme une dialectique : l'interprétation est nécessaire quand l'association « libre » de l'analysant trébuche sur un obstacle qui témoigne de l'apparition d'une résistance en lui. Le modèle de ces moments féconds serait : résistance-interprétation-remémoration.

A mesure que le procédé analytique déborde les limites de la mémoire et de l'oubli, l'obstacle prend de nouvelles formes, et la résolution interprétative provoque des effets plus vastes que nous réunissons dans le mot insight.

Deux énigmes se posent alors : quel est cet étrange pouvoir de la parole interprétative ? En quoi consiste l'insight, son résultat ?

La première énigme se clarifie dans une certaine mesure si nous distinguons deux aspects de ce pouvoir : le premier se réfère à la parole en elle-même, au fait de parler, d'interpréter ou d'associer ; le second, à la parole porteuse de sens, comme exprimant « ce que l'on veut dire ».

A partir des travaux classiques de Luisa Alvarez de Toledo, on sait que la parole, outre sa valeur sémantique, acquiert, et tout spécialement dans le travail analytique, une valeur concrète d'action fantasmée: lancer des flèches ou des pierres, empoisonner, allaiter, caresser, etc. Cela suffirait pour écarter toute équivalence de l'interprétation analytique avec une traduction, plus encore avec une traduction simultanée. Même si nous considérons seulement sa valeur sémantique, l'interprétation de l'analyste ressemble un peu aux incantations d'un apprenti-sorcier et évoque toutes sortes de démons en plus de ceux qu'elle voulait appeler. Dans la polysémie des mots et des énoncés, il est souvent problématique de savoir quel a été le sens choisi et compris par l'analysé, parmi les sens toujours multiples de ce que nous disons. Chacun sait par son expérience


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que, dans certains traitements, l'analysé comprend systématiquement et différemment - et même l'opposé - de ce que nous avons voulu dire, et nous savons aussi, si nous pensons à nouveau nos interprétations, que notre interprétation a été souvent plus significative que ce que nous avons voulu consciemment transmettre, et que c'est un de ces autres sens qui a été réellement efficace. C'est ainsi que quelqu'un parle de ces «inventions signifiantes... qui sont la seule chose capable de guérir ». Il peut y avoir interprétation quand nous inventons quelque chose, quand notre travail ressemble à celui du poète, quand nous arrivons à passer au-delà du langage utilitaire moyen de communication. C'est là que l'élément de surprise est indispensable.

Toute interprétation, pour celui qui la prononce et pour celui qui l'écoute, est forcément polysémique. Ce serait une erreur grossière (assez souvent commise) de penser que la précision de l'interprétation, précision fondamentale pour n'importe quel énoncé scientifique (mais une interprétation dans le processus analytique n'est pas un énoncé scientifique : sa «vérité» réside ailleurs) nous permet d'éviter les confusions implicites dans la polysémie des énoncés.

Nous pensons, au contraire, que la recherche par l'analyste de la précision théorique dans la formulation des interprétations va directement à rencontre de ce que nous demandons à l'analysé : qu'il associe - dans la mesure du possible - « librement ». Il nous faudrait par conséquent distinguer deux moments dans l'acte d'interpréter : les moments de recherche, semblables à ce que font les enfants de la campagne pour capturer des grillons (ils grattent le sol avec une paille devant le trou du grillon ; celui-ci, curieux, sort de son trou, et c'est le moment propice pour le mettre en cage). Dans notre processus, ce «mettre en cage» serait le second moment de l'interprétation : un aspect de l'inconscient sort au jour et est pris dans d'autres significations ; il se produit alors une coïncidence entre analyste et analysant sur un sens de l'interprétation. Le premier moment joue sur l'ambiguïté et la polysémie ; le second les réduit momentanément.

Dans le mouvement du processus analytique, rupture et intégration vont de pair sans que l'analyste ait besoin d'ajouter quelque chose de son cru. L'étrange pouvoir de l'interprétation consiste - entre autres - à nous libérer du pouvoir étrange de certains mots qui nous ont emprisonnés dans notre destin. Le mérite de Lacan est d'avoir souligné cet aspect, mais ce pouvoir ne s'arrête pas là : il va plus loin, comme Lacan lui-même l'a reconnu à partir de 1963, quand il introduit l'idée d'un travail analytique avec des mots à propos de l'objet «a», c'està-dire de quelque chose d'indicible, au-delà des mots. Finalement, si nous voulons situer quelque part la limite (pour nous-mêmes) de l'apport de Lacan, il nous faut la tracer dans le moment où le «second regard» s'impose à nous. Nous coïncidons avec lui pour reconnaître que le travail analytique ne consiste pas à épuiser à outrance les « excitations imaginaires » (ou les expériences régres-


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sives qui se donnent entre deux personnes sans contact physique) mais ne se limite pas à un pouvoir de rupture. Le ressort est dans le pouvoir évocateur de la parole dans la mesure où elle suscite l'insight.

Si nous voulons rester fidèles à la description de notre expérience, nous ne pouvons pas nous soustraire à l'obligation de discriminer deux catégories de ce que nous appelons insight.

Naturellement, cette catégorisation prétend décrire deux formes limites idéalement distinctes de l'insight. La première correspond à ce que Freud décrivit comme la levée du refoulement et l'émergence consciente du matériel refoulé. Dans ce cas relativement simple, l'analyste n'est pas impliqué dans la résistance de l'analysant autrement que comme écran transférentiel et par sa capacité ou difficulté pour comprendre et interpréter ce moment précis du processus. La même compréhension unipersonnelle de l'insight peut être maintenue, quoique plus difficilement, dans le cas de la réduction d'un clivage.

La seconde catégorie de l'insight apparaît seulement quand l'analyste recourt au « regard porté sur le champ », c'est-à-dire quand se produit un grippage de la dynamique du champ et une paralysation de son fonctionnement, ce qui signale la présence d'un bastion.

Dans ce cas, le processus interprétatif est plus complexe ; il vise d'abord à ce que l'analysant se rende compte de l'existence d'un bastion par ses effets les plus notoires : arrêt du processus, stéréotypie de la communication, sentiment qu' « il ne se passe rien». On peut passer de là à la stéréotypie des rôles réciproques attribués par l'analysé à lui-même et à l'analyste et aux fantaisies qui contribuent à structurer le bastion, avec leurs racines dans l'histoire personnelle du sujet. Cet endettement du bastion implique la restitution à l'analysant de ses aspects placés dans l'analyste par identification projective, sans que soit nécessaire de la part de l'analyste aucune «confession contre-transférentielle». Celle-ci effacerait l'asymétrie fonctionnelle et structurale du champ, introduirait des confusions interminables chez l'analysant et sortirait l'analyste de sa fonction spécifique.

La rupture du bastion signifie une redistribution des aspects des deux participants impliqués dans la structuration de ce bastion, mais la redistribution est différente pour chacun d'eux: une récupération consciente et silencieuse de la part de l'analyste ; consciente et exprimée dans le cas du patient.

Nous pouvons caractériser le bastion comme un phénomène symbiotique, dans la mesure où les deux partenaires de la situation analytique utilisent des transferts et des identifications projectives et «roquent» réciproquement les rôles de sujet et d'objet. Toute rupture du bastion se présente, en conséquence, comme une rupture de symbiose. La pierre de touche qui nous signale que la rupture s'est produite réside dans le changement des expériences vécues, aussi bien celles de l'analyste que celles de l'analysant, dans la restitution du mouve-


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ment dans le champ, dans la compréhension de l'obstacle au moment où il est dépassé, dans le passage spontané de l'analyste du second regard au premier, qui correspond à un travail analytique fonctionnant sans autre résistance que celle de l'analysant.

La forme extrême du bastion se manifeste dans une pathologie du champ et du processus que nous pourrions décrire, au-delà de la symbiose, comme un parasitisme. Celui-ci se révèle dans son aspect contre-transférentiel : l'analyste se sent comme « habité » par l'analysant, en proie à une préoccupation qui déborde des séances (ce peut être la peur d'un acting autodestructif ou délictueux du patient, de l'imminence d'une crise psychotique, ou d'autres situations moins dramatiques). Ces situations parasitaires (qui équivalent à des micropsychoses dans le champ analytique) habituellement débouchent soit en une rupture violente de la situation analytique, soit en une remise sur le bon chemin par réduction des clivages et restitution des identifications projectives de l'analysant.

Tous les champs psychanalytiques n'arrivent pas à ces extrêmes pathologiques, mais tous tendent à créer des bastions, comme c'était déjà impliqué dans le concept freudien de « névrose dans le transfert ».

Le ressort du processus analytique apparaît donc constitué par la production de résistances et de bastions et par leur dissolution interprétative correspondante, créatrice de l'insight.

Cette description doit beaucoup au travail classique de James Strachey La nature de l'action thérapeutique de la psychanalyse, à son idée, enracinée dans l'observation clinique directe, que le ressort du processus réside en certains moments d' « interprétation mutative » dans lesquels toute la situation se noue - passé et présent, transfert et réalité, expérience et compréhension - et se dénoue au moyen de l'interprétation discriminante, productrice de la mutation de l'insight. Laissant de côté certains détails sur lesquels nous ne pouvons pas coïncider (l'idée, reprise de Rado, de la position de l'analyste comme Surmoi auxiliaire, et d'autres) nous pensons que ce qui manquait à la description de Strachey était de tenir compte de la participation effective et affective (pas seulement interprétative) de l'analyste dans ce processus ; de cet aspect, Michel Balint avait au contraire une conscience aiguë qu'il a exposée dans beaucoup de travaux postérieurs, sans arriver, cependant, à le formuler en termes de champ.

Les moments féconds de l'interprétation et de l'insight ponctuent le processus analytique que Pichon-Rivière décrivait comme «processus en spirale», exprimant par cette image la dialectique du processus dans sa temporalité. « Ici, maintenant, avec moi», dit-on habituellement, et Pichon-Rivière ajoute: « comme là-bas, auparavant, avec d'autres », et « comme dorénavant, ailleurs, et d'une autre façon ». Il s'agit d'une spirale dans laquelle chaque tour reprend le tour antérieur dans une autre perspective, et qui n'a ni un commencement


Processus et non-processus dans le travail analytique 1237

absolu ni une fin déterminée. La superposition des courbes de la spirale illustre ce mélange de répétition et de non-répétition qu'on observe dans les événements caractéristiques du destin d'une personne, ce mouvement simultané d'approfondissement dans le passé et de construction de l'avenir qui caractérise le processus analytique.

V / Dialectique du processus et du non-processus

Tous les analystes ne sont pas arrivés à se rendre compte que le processus analytique est un artefact. Même les avertissements les plus clairs de Freud (la métaphore militaire, dans laquelle il explique que la reconquête ne se joue pas sur les mêmes terrains où se sont livrées les batailles de l'invasion ; la métaphore du jeu d'échecs, où il explique que, hormis les ouvertures et les finales, les coups intermédiaires sont imprévisibles) sont impuissants contre la tendance à penser le processus analytique d'après le modèle naturaliste (gestation d'un foetus-croissance d'un arbre). Le non-parallélisme du processus pathogène et du processus analytique s'impose à nous d'emblée comme une évidence. Si les analystes ont pu parler d'une « cure type », de « variantes de la cure type », de « phases » déterminées de la cure, c'est qu'ils ont une idée prédéterminée du déroulement d'un traitement, qui est une partie de leur schéma référentiel. Cette idée fonctionne comme lit de Procuste et détermine effectivement le cours de bon nombre de traitements, à l'exception des cas où le patient refuse de se plier aux phases établies par avance.

Nous ne pouvons pas l'éviter, nous ne pouvons pas non plus renoncer à notre fonction de « direction de la cure » : nous sommes partie intégrante du processus et ce processus est essentiellement intersubjectif. Cela ne veut pas dire que nous puissions et devions user de cette fonction de direction de façon arbitraire. Nous sommes victimes d'une «idée incurable», l'idée de guérison (J.-B. Pontalis), mais ce que nous devons faire est ne pas nous tromper sur la nature même de notre travail et accepter, sans éprouver un sentiment de scandale intellectuel, le fait de l'énorme variété des processus analytiques positifs.

Comme les guenons en fil de fer recouvert de fourrure qu'utilise la psychologie animale dans certaines expériences sur l'élevage des bébés-singes, l'analyste « programmé » par un préjugé à propos du processus analytique « fabrique », s'il le peut, des patients orthopédiques plus ou moins ressemblants à un être humain « guéri ».

Que nous reste-t-il alors ? L'incertitude complète ? Laissant de côté la caricature, nous disposons d'indicateurs de l'existence d'un processus, ou de l'absence d'un processus, dans un traitement analytique, et c'est une chance que


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nous respections ces indicateurs même s'ils n'entrent pas dans notre schéma référentiel théorique.

Nous ne parlerons pas ici des indicateurs qui sont le plus fréquemment mentionnés, comme la disparition de symptômes névrotiques manifestes, ou les progrès de l'analysé dans les différentes sphères de son existence (l'accès à un plus grand plaisir génital, une relation plus harmonieuse avec son entourage, un meilleur rendement dans son travail, l'acquisition de nouvelles activités de sublimation, etc.), non que nous mésestimions leur importance, mais parce qu'ils constituent des conséquences plus ou moins éloignées du processus et non son expression immédiate et essentielle.

Les indicateurs de l'existence du processus et ceux du non-processus ne se répondent pas exactement comme le positif et le négatif, comme l'avers et l'envers d'un dessin. Ici aussi notre désir de symétrie théorique pourrait nous induire en erreur.

On se surprend quelquefois quand on constate que l'indicateur initial que décrivit Freud de l'existence d'un processus analytique, - la récupération de souvenirs oubliés (refoulés) par l'analysant - est tombé en désuétude dans beaucoup de descriptions du processus. Est-ce qu'on le donne pour évident? Est-ce que beaucoup oublient la mémoire ? Est-ce que le hic et nunc et mecum se transforme en préjugé et efface la temporalité ? Nous pensons, au contraire, que la victoire sur l'amnésie infantile est toujours un indicateur précieux de l'existence d'un processus, et que, à l'inverse, la persistance de l'amnésie infantile spécialement prolongée marque une limite du processus et correspond souvent à un épisode psychotique de l'enfance dont le sujet s'est récupéré au prix de l'effacement d'une partie de son histoire et d'une restriction de sa personne.

La fluidité du discours ne suffirait pas à indiquer la présence d'un processus analytique si elle ne s'accompagnait d'une circulation affective dans le champ. L'alternance des moments de blocage et des moments de circulation affective, l'émergence d'une vaste gamme d'expériences et d'émotions en accord avec le récit, la transformation des affects transférentiels et contre-transférentiels, nous indiquent la présence d'un processus. Cependant, cet indicateur ne suffît pas à lui seul pour assurer l'existence du processus : souvent, le mouvement affectif se réduit à une simple agitation, et la perméabilité affective devient inconsistance. L'expérience pure ne guérit pas, contrairement à ce que paraissent croire certains psychothérapeutes non analytiques partisans des techniques de secousse psychologique en vogue dans certains milieux. Seule la convergence de deux indicateurs (variété du récit et circulation affective) nous informe pleinement de l'existence d'un processus. Pour la considération de la circulation affective, la catégorisation par M. Klein des différentes formes de l'angoisse (angoisse de persécution, dépressive, confusionnelle) nous fournit une boussole exceptionnelle.


Processus et non-processus dans le travail analytique 1239

La dialectique entre production et résolution de l'angoisse et les transformations qualitatives de celle-ci jalonnent le processus.

Si notre description du ressort du procédé analytique est exacte, l'apparition et la fréquence des moments d'insight constituent logiquement notre indicateur le plus précieux. Il nous reste encore à différencier l'insight véritable et le pseudo-insight, destiné par le sujet à se tromper lui-même et à nous tromper au sujet de son progrès. La série de « découvertes » du patient dans ces cas-là est destinée à dissimuler l'absence de processus.

l'insight véritable s'accompagne d'une nouvelle ouverture de la temporalité, très particulièrement dans la dimension du futur : le processus en cours commence à avoir des buts, apparaissent des projets et des sentiments d'espérance. La temporalité circulaire de la névrose s'ouvre vers l'avenir.

Mais un des indicateurs les plus importants du progrès est le travail actif qu'accomplit l'analysant pour coopérer avec l'analyste : un effort pour être sincère jusqu'à la limite du possible ; pour écouter l'analyste et lui dire aussi bien « oui » que « non » ; pour se permettre de régresser et de progresser. Cela nous devient évident quand l'analysant nous dit : « A la dernière séance, nous avons trouvé quelque chose d'intéressant », et que nous avons le même sentiment.

Il y a des manifestations de l'absence de processus plus complexes à découvrir que celles du processus : outre les multiples formes de grippage, l'absence de processus se manifeste par l'apparence de tous les indicateurs positifs du processus, utilisés pour dissimuler son inexistence. Le non-processus utilise comme déguisements tous les indicateurs positifs du processus (collaboration qui est en réalité soumission, insight qui est pseudo-insight, circulation de larmes de crocodile, etc.) par lesquels l'analysant pense « satisfaire » l'analyste en évitant de plus grands dangers.

Ces déguisements se dénoncent eux-mêmes par leur caractère stéréotypé, qui les fait converger avec les indicateurs de l'absence de processus. Le danger intrinsèque de tout traitement analytique est la stéréotypie (du récit, des sentiments, des rôles respectifs, des interprétations). Lorsque cette stéréotypie se déguise en mouvement, quelque chose reste stéréotypé : la sorte d'angoisse qui se manifeste ou se dissimule. Dans sa forme la plus simple et évidente, la stéréotypie se révèle à certains moments des traitements dans lesquels le processus s'est transformé en une sorte de mouvement circulaire que les analysants peuvent exprimer par la métaphore de la noria : l'âne qui tourne en rond est le patient avec ses oeillères, qui croit qu'il avance et qui revient toujours au même endroit.

Si, comme nous pouvons le penser, la noria ne concerne pas seulement l'analysé, nous pouvons imaginer (nous rappeler?) l'analyste tournant autour de ses propres théories sans trouver le moyen de rompre le cercle, ni pour luimême, ni pour l'analysant.


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Dans certains cas, l'absence de processus peut s'exprimer sous la forme d'un mouvement en apparence bien orienté : il s'agit de ces traitements « qui roulent tout seuls», dans lesquels l'analysant vient ponctuellement, associe, écoute, approuve l'interprétation, et même gratifie l'analyste par des résultats thérapeutiques bien visibles, donnant l'impression d'un travail utile. Chez l'analyste, le signal d'alarme peut être que «ce traitement va trop bien», en même temps que le sentiment : « Ici, il ne se passe rien. » En général, l'indice qui provoque le second regard de l'analyste est la tendance du traitement à s'éterniser, et l'apparition chez l'analysant d'une intense angoisse à la seule idée, énoncée par l'analyste comme ballon d'essai, qu' « il y a une terminaison de l'analyse».

Les situations sous-jacentes peuvent être de diverses sortes, mais elles ont toutes en commun l'existence d'un bastion, au sens strict. Ce peut être, par exemple, un champ pervers dissimulé (nous l'avons décrit une fois) dans lequel l'activité proprement analytique sert d'écran à une satisfaction perverse du patient (voyeuriste, masochiste, homosexuelle, etc.). Ce peut être aussi un pacte «anti-mort», soutenu dans la fantaisie de l'analysant que : «Tant que je suis en analyse, je ne meurs pas » et dans la fantaisie corrélative de l'analyste : « Si je l'interromps, il meurt. »

De même que l'absence de processus peut se dissimuler par l'apparence de processus, le processus peut se réaliser de façon subreptice. Ces processus subreptices s'observent quelquefois chez des analysants qui ont de puissants obstacles internes à leur progrès, ou qui veulent exercer une vieille vengeance contre leurs objets primaires, ou qui ont peur, s'ils montrent une amélioration, de s'attirer la colère des Dieux ou quelque contrecoup du Destin.

Le processus s'effectue par la résolution successive des obstacles qui s'opposent à son mouvement : nous les connaissons, mais ils ne correspondent pas tous aux mêmes mécanismes.

Ces obstacles peuvent se comprendre comme résistances si nous adoptons la définition de la résistance formulée par Freud dans L'interprétation des rêves: « Tout ce qui s'oppose à la continuation du travail est une résistance. »

Plus graves sont les résistances qui, au-delà d'un obstacle - prévisible et connu - mettent en grave danger le travail analytique, compromettant le processus et peuvent arriver à l'interrompre, à l'annuler, et finalement peuvent aboutir à un résultat complètement opposé à celui qu'on recherchait. Naturellement, elles sont dans la même série que les résistances « classiques », elles s'échelonnent, pourrions-nous dire, à partir des résistances classiques, par ordre de gravité, jusqu'à arriver à un pôle extrême de ces phénomènes : ce qu'on appelle communément «résistance insurmontable», l' «impasse», et finalement la réaction thérapeutique négative. Nombreux sont les textes analytiques qui utilisent


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ces termes comme équivalents ou superposables. Nous pensons pourtant qu'un usage plus précis de la terminologie serait utile pour les implications techniques.

La différence essentielle de ces processus avec les résistances classiques consiste en leur intensité et durabilité. Ce ne sont pas des éléments du processus qui apparaissent et se résolvent pour faire place à d'autres mouvements ; ce sont des obstacles beaucoup plus stables, durables, auxquels s'ajoute de façon manifeste l'incapacité totale ou relative de l'analyste pour en rendre compte et les résoudre. L'analyste s'y trouve beaucoup plus concerné, et c'est précisément le fait que l'analyste devient impuissant pour le gouverner qui fait la gravité du phénomène. Nous pensons que ce que nous avons appelé bastion sous-tend tous ces phénomènes : on ne peut les comprendre qu'en termes de champ.

On parle habituellement du couple résistance/contre-résistance. C'est ce couple qui amène au bastion : une collusion entre résistances du patient et résistances de l'analyste que nous comprenons comme une formation cristallisée dans le champ qui fait stagner la dynamique de celui-ci. Analyste et analysant tournent en rond autour d'un obstacle sans pouvoir l'intégrer au processus.

Ce qu'on appelle la « résistance insurmontable », dans une perspective unipersonnelle, est une résistance qui tend à devenir chronique et qui peut arriver à interrompre le processus. Si elle se prolonge beaucoup, on arrive à la situation actuellement dénommée «impasse». Dans l'impasse, l'analyste se sent concerné techniquement. Il cherche en vain le recours technique qui permettra de résoudre la situation de stagnation. L'impasse se résout par les actings du patient, qui abandonne le traitement, ou par ceux de l'analyste, qui cherche des innovations techniques. Malgré tout, l'analyste découvre quelquefois le recours qui lui permet de se rédimer et de rédimer le patient, et si le traitement est interrompu du fait d'un des deux participants, le patient s'éloigne en général en conservant les gains obtenus jusqu'à ce moment. D'autre part, la situation d'impasse peut se produire à n'importe quel moment d'un traitement psychanalytique.

La réaction thérapeutique négative - et ceci est sa première différence avec l'impasse, si nous nous souvenons de Freud - n'intervient pas d'habitude au début de l'analyse, mais après un certain temps et dans un traitement apparemment réussi. C'est une réponse négative à des résultats effectifs du patient et à des interprétations que l'analyste considère correctes : le patient commence à rebrousser le chemin parcouru pour arriver finalement à une situation de suicide ou d'accident suicidaire. En général, il n'interrompt pas le traitement, il s'accroche plutôt à lui jusqu'au dénouement catastrophique. On peut mettre fin à l'impasse sans trop de catastrophe ; la réaction thérapeutique négative est par définition catastrophique.

Nous pensons que le signe pathognomonique de la réaction thérapeutique négative est la parasitation de l'analyste par le patient. L'analyste, non seule-


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ment est préoccupé sur le plan scientifique ou technique, ou encore affectivement, par le patient, comme dans l'impasse, mais il se sent totalement envahi par lui. L'impasse peut correspondre à ce que l'on appelle quelquefois névrose de transfert - contre-transfert. La réaction thérapeutique négative peut se comprendre comme psychose de transfert - contre-transfert : analyste et analysant arrivent à construire une « folie à deux ». C'est précisément comme pôle extrême dans la gamme des obstacles qui se présentent au cours du processus analytique, qu'elle nous apparaît beaucoup plus clairement comme un produit spécifique du champ psychanalytique. C'est à partir de l'examen de ce pôle extrême que nous pouvons comprendre que l'analyste, à des degrés divers, est concerné comme participant actif dans tous les phénomènes qui constituent des obstacles graves au processus analytique. C'est en ce sens que nous avons affirmé qu'à tous ces obstacles est sous-jacent un bastion.

Plus le schéma référentiel de l'analyste est rigide, plus il est porté à assumer le rôle du « sujet supposé savoir », c'est-à-dire que plus il devient complice de la stéréotypie paralysante du processus. C'est pourquoi il est recommandable que nous circulions par des schémas multiples, pour faire sans éclectisme confusionnel notre propre récolte de plusieurs d'entre eux : la clinique est plus variée que nos schémas et elle ne nous marchande pas les occasions d'inventer.

Comme procédé anti-répétition et anti-stéréotypie, l'analyste doit constamment lutter contre les bastions qui se forment et tenter de les démolir à mesure qu'ils se créent. Ces bastions se présentent comme extrêmement protéiformes, certains peu cristallisés, d'autres durs et paralysants pour l'analyste. Il y a processus dans la mesure où on avance en détectant les bastions et en les démolissant. En ce sens, les deux aspects de l'interprétation (rupture et intégration) apparaissent comme clairement complémentaires.

Le bastion renaît sans cesse sous des formes rénovées, c'est la manifestation clinique la plus notoire de la compulsion répétitive, c'est-à-dire de la pulsion de mort. Comme tel, le bastion, quand il se réduit, exprime le triomphe du processus sur notre pesanteur thanatique intrinsèque - appelée ailleurs « viscosité de la libido » - et cette victoire, même momentanée, constitue peut-être l'essentiel de la joie que nous procure le travail analytique.

Madeleine Baranger

Willy Baranger

Jorge Mom

Sevilla 2954

1425, Buenos Aires (Argentine)


Critiques de livres

Le meurtre du samedi matin. Un crime psychanalytique, de B. Gour 1

Michelle MOREAU-RICAUD

La psychanalyse, investie depuis longtemps par les littéraires, fait, cette fois, pour sa vie institutionnelle compliquée, une entrée dans le roman policier.

Batya Gour, une Israélienne professeur de littérature et nouvelle « reine du crime », crée un personnage à la Dupin, qui cherche le texte volé de la conférence qui doit avoir lieu ce matin-là. Ce commissaire, Michaël Ohayon, évoque également Sherlock Holmes et le Dr Watson, créatures de ce confrère médecin que Freud appréciait tant et qu'il cite dans sa correspondance : Conan Doyle ; mais peut-être le commissaire ressemble-t-il davantage encore, par son ambition, à celui d'Agatha Christie, Hercule Poirot.

L'intérêt de ce roman n'est pas tant dans le suspense (bien mené d'ailleurs, pour découvrir qui a commis le meurtre d'Eva Neidorf, cette analyste intègre de l'Institut de Jérusalem qui doit y donner une conférence) que dans l'enquête sur ce milieu de l'Institut psychanalytique dont l'étrangeté des pratiques apparaît peu à peu au vrai profane. Ainsi quel étonnement devant la formation analytique par exemple ! Pourquoi faut-il rencontrer trois analystes, à quoi servent ces « deux premières visites » (p. 96) avant de commencer la cure, pourquoi le « candidat (qui) passe des années en analyse, soigne des patients pour moitié prix, (et dont) chaque cas traité doit être contrôlé » (p. 77) peut-il espérer finir sa carrière comme didacticien (p. 76) ? « Qu'est-ce qui poussait un individu à se soumettre à un apprentissage aussi long et difficile ? », s'interroge le commissaire. Ça lui «fait penser aux guildes du Moyen Age (...) qui, sous prétexte de maintenir un haut niveau de compétence, imposaient toutes sortes d'épreuves à ceux qui souhaitaient entrer». Il a lui-même raté sa carrière d'historien en ne terminant pas

1. Fayard, 1993, traduit de l'hébreu par J.-L. Carnaud et L. Sendrowicz. Rev. franç. Psychana!., 4/1996


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sa thèse sur ce sujet précisément! Il obtient même des explications sur des concepts, le transfert par exemple (le patient vous voit «beau, riche, puissant, alors qu'en réalité vous êtes veuf, divorcé, malade ou poursuivi par le fisc», p. 81), sur la différence entre psychothérapie et psychanalyse, des informations sur l'enseignement fixé par la Commission de formation (les trois contrôles nécessaires, la «présentation de cas», le «droit de veto» des membres de la «commission de formation» qui «permet de repousser un candidat pour des raisons autres que professionnelles », p. 78) ; il apprend la « solitude de l'analyste» (p. 80) le mobilier spécial jusqu'à «l'inévitable boîte de mouchoirs en papier» (p. 97).

Sans avoir à lire les ennuyeux papiers que nous commettons tous sur ce sujet, c'est par son enquête (comme celles des « apprentis historiens » de la psychanalyse ?) que le commissaire Ohayon découvre tout sur ce fameux cursus ! Néanmoins l'énigme du choix de ce «chemin de croix» qu'est la «carrière» (p. 74) d'un analyste reste presque entière...

A la littérature, aux rébus et devinettes recommandés, entre autres disciplines, par Freud et Ferenczi, n'est-il pas temps d'ajouter le « polar » dans la formation analytique ?

Michelle Moreau-Ricaud

31, quai de Bourbon

75004 Paris


Surmoi I, le concept freudien et la règle fondamentale

de Jean-Luc Bonnet 1

Jean-Louis BALDACCI

La théorie du Moi est d'un abord tardif dans l'oeuvre freudienne. Pour JeanLuc Donnet, les problèmes épistémologiques qu'elle pose sont en partie liés à son homologie avec la genèse de la différenciation Moi/Surmoi. Ainsi dès le début de son travail, il nous présente, dans un commentaire de la 31e Nouvelle Conférence, un Freud embarrassé qui remarque que cette difficulté métapsychologique tient « en quelque sorte, au caractère de la matière même (le Moi), et au peu d'habitude que nous avons de nous en occuper». Il souligne alors la manière de Freud d'anticiper la critique potentielle de son auditeur. Ce dédoublement orateur/auditeur illustré par une référence au délire d'observation lui fait écrire: «L'observation du Moi révèle un Moi sous observation; plus encore : le Moi en quête d'une théorie du Moi semble percevoir cette instance qui le surveille, et l'observant percevoir ce qu'elle observe en lui (p. 18). »

Pour nous faire saisir ce jeu de miroir du processus théorisant, entre instance observante et théoricien du moi, entre Moi et Surmoi, Jean-Luc Donnet nous guide pas à pas dans les Nouvelles Conférences, Malaise dans la civilisation, puis dans « Le Moi et le Ça. » Une foison de notes diffractent la progression cohérente et serrée de son commentaire. Ce renvoi à la complexité et aux incertitudes du réseau de l'oeuvre freudienne évite ainsi les risques d'énoncés dogmatiques si liés à l'étude de l'instance en question.

Il ne s'agit donc pas d'une présentation résumée des conceptions freudiennes sur le thème mais d'une réflexion sur leurs paradoxes, leurs limites, les hypothèses nécessaires qu'elles génèrent et qui cherchent à se prouver sans le pouvoir. Nous en retiendrons trois :

1. Collection des « Monographies de la RFP », PUF, 1995.


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I / Dans la 32e Nouvelle Conférence, Freud se trouve confronté aux racines pulsionnelles du Surmoi. En effet, le besoin de punition, motif de la résistance inconsciente, vient subvertir le principe de plaisir en isolant une agression qui n'apparaît pas uniquement réactionnelle aux frustrations imposées par l'objet. Pour le Surmoi, son identification totale à l'objet - une identification totale à l'objet perdu de la haine - prend une dimension désobjectalisante qui rend nécessaire l'hypothèse de la pulsion de mort incarnée par un noyau masochique «théorique». La dimension aporétique d'une identification qui se passe de l'objet et d'un masochisme sans masochisme apparaît évidente et le reste tant que Freud est pris par l'exigence de preuve. Elle pourrait même produire, selon Jean-Luc Donnet, une contamination de la théorie par ses objets, une sorte de projection, responsable par exemple de la représentation de la lutte tragique d'Éros et de la pulsion de mort à la portée plus mythique ou religieuse que théorique.

Toutefois, cette hypothèse de la pulsion de mort peut alors rendre compte de certains paradoxes cliniques, comme par exemple celui évoqué dans Malaise dans la civilisation où la conscience morale se comporte avec d'autant plus de sévérité que le sujet est plus vertueux. Le renoncement à l'agression, de conséquence de l'angoisse sociale devient cause de l'angoisse morale et permet d'articuler la double sévérité endogène et exogène du Surmoi. En effet, dans cette conception, l'agressivité objet du renoncement est à la fois agressivité contre l'objet et agressivité de l'autorité parentale.

Le Moi, comme par ruse, apparaît ainsi utiliser la fonction désobjectalisante de la pulsion de mort et du Surmoi, au service du pouvoir d'intrication d'Éros. La théorie, dans son exigence éthique, vient sous-tendre une pratique au service de la vie qui ne peut se réduire à une pédagogie.

II / Puis, avant d'aborder les conséquences de la triangulation dans le Moi et le Ça, Jean-Luc Donnet souligne un autre embarras de Freud lié au rapport de la castration et du Surmoi. Trois textes lui servent de référence : « L'organisation génitale infantile» (1923), «La disparition du complexe d'OEdipe» (1923), et «De quelques conséquences anatomiques de la différence entre les sexes» (1925). Car la castration pourrait faire disparaître de manière prématurée les enjeux de la phase phallique et résumer l'organisation oedipienne à une conséquence aléatoire de l'histoire individuelle liée à la réponse de l'objet. L'instauration du Surmoi, au contraire, permet un temps de travail psychique qui induit en particulier l'élaboration des motions agressives et de l'ambivalence. Alors pour contrebalancer le poids d'une castration purement exogène, Freud se trouve contraint, dans son souci de lien avec la phylogenèse, de formuler une hypothèse théorique : celle d'une possible extinction programmée de l'OEdipe.

Au plan de la clinique, la menace de castration chercherait à dépasser le


Surmoi I, le concept freudien et la règle fondamentale de Jean-Luc Donnet 1247

hiatus entre peur de la castration et Surmoi. En effet, la parole maternelle, tout en confirmant la solidarité parentale, serait préventive et protectrice : elle signifierait l'articulation symbolique entre menace réelle et renoncement imposé de l'intérieur.

III / Un troisième problème théorique se dégage avec les identifications oedipiennes. Car l'OEdipe confronte à la bi-objectalité et ses conséquences surmoïques sont identificatoires. Mais une fois encore, le risque apparaît de faire porter l'accent sur le monde extérieur, ce qui aboutirait à un Moi tout identification. Freud postule alors une référence identificatoire directe et immédiate qui ne doit rien aux investissements d'objet. En introduisant un autre qui n'est pas l'objet réel, l'identification primaire permet aux identifications secondaires de ne pas être de purs substituts des investissements renonces : Identifications et Investissements se trouveraient ainsi dialectisés. Dans ces croisements, en intégrant la bisexualité, la dualité identificatoire susciterait l'élaboration de l'ambivalence liée à la bipulsionnalité.

La virilité du garçon et la féminité de la fille se trouveraient renforcées en rendant l'objet post-oedipien nécessaire dans sa réalité sexuée.

Ces trois moments problématiques de l'élaboration théorique freudienne (pulsionnalité et double sévérité, castration, bisexualité et bipulsionnalité) illustrent bien que l'enjeu de la réflexion n'est pas de nous faire partager uniquement une théorie du surmoi mais de nous confronter à l'exigence de Freud de rééquilibrer le poids de l'objet par l'influence de l'endogène, de se démarquer tant de l'idéologie que de la voie religieuse, enfin de pouvoir rendre compte de certains faits cliniques paradoxaux. Embarras..., aporie..., paradoxe..., peut-être une manière de nous faire saisir l'ambiguïté du Surmoi !

Ambiguïté essentielle puisque si le Surmoi apparaît cruel, il est aussi protecteur et consolateur. Il entraîne le retournement de l'agression et favorise l'articulation dehors/dedans comme l'intrication de l'ambivalence. Mais la responsabilité de l'objet dans cette subtile fonctionnalité reste énigmatique. C'est ce que Jean-Luc Donnet nous montre dans un commentaire du texte de Freud de 1927 sur « l'Humour ».

Après le rappel de l'histoire du condamné à mort qui, montant à l'échafaud un lundi matin, s'exclame : « La semaine commence bien », Freud se montre perplexe. En effet, alors qu'il vient de décrire que le Surmoi surinvesti semble présenter à un Moi minuscule le monde comme un jeu d'enfant dont il vaudrait mieux rire, il s'interroge comme surpris de sa découverte : « Si vraiment c'est le Surmoi qui adresse au moi ces douces paroles de réconfort, cela nous rappelle qu'il nous reste beaucoup à apprendre sur la nature du Surmoi. »

La voix consolatrice de l'humour pourrait ainsi être reliée au pôle identificatoire maternel du Surmoi et permettrait ce renversement d'un danger réel en


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occasion de jouissance masochique. Mais à côté de cette hypnose maternelle et de la jouissance masochique qu'elle entraîne, il y a aussi une composante exhibitionniste : l'humoriste donne à voir son défi, même quand il est seul et triangule la scène : « Le héros, écrit J.-L. Donnet, protégé et rendu invulnérable par la "complicité" maternelle, défie le père, bourreau castrateur, brave sa menace, érotise son châtiment, le séduit aussi peut-être en suscitant son admiration, l'introjecte enfin dans sa valeur de butée (cf. p. 131).» En convoquant une scène triangulée, le Surmoi qui vient de renouer avec son origine objectale dans la relation duelle, retrouve aussi ses sources pulsionnelles. Il se resexualise et, dédoublé, structure les identifications bisexuées post-oedipiennes.

L'humour apparaît ainsi lié à la possibilité d'une oscillation, d'un renversement inter- et intra-instanciel. Il vient illustrer de manière prototypique l'ambiguïté du Surmoi et sa fonctionnalité structurelle qui fait naître le sujet de la liberté de ces renversements. Le sujet en effet affranchi de ses origines pulsionnelles et objectales ne peut alors plus être identifié à telle ou telle instance.

Mais, comme le remarque Freud, l'humour « est un don rare et précieux » que beaucoup ne peuvent apprécier. Et cette rareté vient alors recouper l'autre constatation clinique de la «prédilection du Surmoi pour la cruauté». Une telle opposition vient témoigner de la difficulté à rendre compte de la fonction et de la forme de l'amour dans la genèse du Surmoi.

La seconde partie de la monographie traite de la Règle fondamentale. Paradoxale, elle apparaît comme une prescription théorique ayant comme finalité subversive d'absenter toute référence théorique. Elle vient donc exprimer l'écart théorico-pratique et, à ce titre, se trouve indissociable de la différenciation Moi/Surmoi présentée dans la première partie.

En convoquant le registre surmoïque à travers l'ambiguïté de la permission/obligation qui le caractérise, elle induit le transfert et appelle l'interprétation. Ainsi se différencie « un transfert pour interpréter » et « un transfert à interpréter ».

Au niveau du Moi, elle favorise une régression formelle-temporelle qui met en crise le principe de réalité. Dans ces moments, l'effacement de la fonction tierce de la règle fait de l'analyste le détenteur de la réalité du patient. L'intangibilité du cadre lui permet de ne pas user de ce pouvoir. Nous retrouvons l'hypnose dont la règle voulait s'affranchir, la promesse incestueuse et la menace d'aliénation dans la relation duelle. Mais il s'agit d'une suggestion contre la suggestion. En effet, comme dans la différenciation Moi/Surmoi, le Moi ruse et n'hésite pas à mettre en place une puissance tutélaire objectivée pour se défaire de son pouvoir grâce à l'interprétation. _ Ainsi peut se retrouver la souplesse du jeu inter-instanciel propre à la subjectivation.


Surmoi I, le concept freudien et la règle fondamentale de Jean-Luc Donnet 1249

Nous sommes ainsi pris dans une lecture qui nous confronte à l'intérêt du renvoi entre théorie et pratique, ce qu'illustrent de manière exemplaire les réflexions concernant les modalités et conséquences de renonciation ou de la non-énonciation de la règle. Cet équilibre théorico-pratique favorisé par la présentation de l'ouvrage en deux parties préserve du risque d'une généralisation, fétichisant la théorie, et nous permet de retrouver la vitalité du jeu subtil de l'analyse dans un texte élégant, difficile et profond.

Jean-Louis Baldacci

55, rue Claude-Bernard

75005 Paris



« Pour une esthétique psychanalytique » de Murielle Gagnebin 1

Françoise COBLENCE

Cherchant à comprendre l'effet produit sur lui par l'énigmatique et grandiose Moïse de Michel-Ange, Freud affirmait être davantage sensible au contenu de l'oeuvre qu'à ses qualités formelles. Il n'en proposait pas moins sa célèbre analyse en ne s'attachant qu'à la contemplation de la statue et à ses propres réactions face à elle, à des questions patiemment mûries dans la répétition des visites et que les explications traditionnelles de l'histoire de l'art n'avaient pu satisfaire, sauf à retenir son attention par leurs contradictions. Même s'il ne légitima que dix ans après la publication anonyme de son essai « cet enfant non analytique », il ouvrait là une voie essentielle à l'articulation de l'esthétique et de la psychanalyse, celle qui consiste à rendre compte d'une oeuvre en ne s'appuyant que sur elle, tout particulièrement sur les détails secondaires et les «vétilles », et sur l'impression ressentie. Mais du même coup, en privilégiant la dynamique des forces en présence, l'analyse s'attache à la structure non moins qu'au contenu.

Pour une esthétique psychanalytique - le dernier livre de Murielle Gagnebin, psychanalyste et philosophe, spécialiste de l'art - se réclame de cette filiation et explore, aiguise cette voie: celle d'une esthétique qui considère la critique comme une erotique et l'oeuvre comme un champ de bataille où s'inscrivent le sexuel, la pulsion, la couleur, l'attention portée aux détails, à ce qu'ils révèlent, l'examen méticuleux des non-dits ou des contradictions. L'alliance n'a rien d'une évidence, elle se donne comme un programme, elle doit se confronter à un certain nombre d'obstacles dans l'un et l'autre des domaines qu'elle entend réunir et enrichir mutuellement. La question posée dans cet ouvrage est double en

1. PUF, coll. « Le fil rouge », 1994.


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effet : en esthétique, quelle place pour la psychanalyse, mais aussi en psychanalyse, quelle place pour l'esthétique?

Donner à la psychanalyse sa place (ou une place) dans l'esthétique ne se fera qu'en tenant fermement l'analyse des oeuvres. Tel est l'axe de cette entreprise. Il est fondamental. Il signifie que si l'esthétique a tout à gagner d'une approche nourrie de la psychanalyse, c'est à condition de rompre avec l'enquête sur la vie, les fantasmes de l'auteur, avec toute perspective d'une biographie qui vire en pathographie et qui étouffe les oeuvres en prétendant les éclairer. C'est l'oeuvre elle-même qui doit être considérée comme un « drame », c'est elle qui est l'objet d'un examen attentif - et sans doute toujours inachevé. L'hypothèse proposée et mise à l'épreuve est la suivante : l'oeuvre est un fonctionnement psychique dont le critique cherchera à comprendre l'organisation en s'inspirant de la méthode et des concepts de la psychanalyse, ou plutôt du fonctionnement du psychanalyste «pendant la séance», tel que l'a pensé Michel de M'Uzan, tout particulièrement de son écoute lors d'un entretien préliminaire. Comme l'écrit André Green, précisément à propos du Moïse de Michel-Ange, «l'analyste contemplant l'oeuvre d'art y réagira d'une manière comparable à la façon dont il écoute l'analysant» 1. Le dialogue traditionnel - et d'ailleurs non dépourvu d'intérêt - entre l'esthétique et la psychanalyse s'en tient généralement à des entrecroisements méthodologiques et théoriques. C'est, en revanche, au plus près du point de vue clinique que se tient Murielle Gagnebin. Sa perspective est celle d'un échange entre des pratiques envisagées comme rapport vivant à des fonctionnements.

Trois exigences méthodologiques gouvernent l'analyse (p. 30-31) : s'attacher aux structures à partir desquelles peut se dévoiler le voeu inconscient d'une oeuvre ; déceler les forces en conflit et découvrir les figures virtuelles vers lesquelles elles tendent, point de vue tout à la fois dynamique et économique ; user d'une écoute clandestine, d'un regard oblique qui s'attache à suivre dans les marges et les silences la force de l'irreprésentable. Le parti pris analytique ne consiste donc pas à considérer l'oeuvre comme un symptôme (p. 254), même à comprendre celui-ci comme une formation de compromis : l'objectif n'est pas de trouver un texte ou un sens latent derrière du manifeste et la voie suivie ne se réclame pas des opérations de déformation du travail du rêve, des oppositions entre visible et visuel, textuel et figurai, ce qui engage sans doute un rapport trop exclusivement théorique à la psychanalyse et n'accorde pas assez au fonctionnement de l'oeuvre ou à celui de l'interprète.

Que signifie donc aborder l'oeuvre en analyste ? Il s'agit pour l'auteur de tra1.

tra1. Green, Une rencontre inattendue : Henry James et Sigmund Freud contemplant le Moïse de Michel-Ange, Revue française de psychanalyse, t. LIX, 2, 1995.


« Pour une esthétique psychanalytique » de Murielle Gagnebin 1253

quer le visible dans ses excès, puisque l'hypothèse est celle d'une hystérie du voir : il y a dans la vision un scandale qui tient à un inassimilable et c'est en partant de ce reste que l'interprétation est conduite. Telle est la part du négatif et du refus. Avec le psychanalyste, le critique partage la curiosité pour le fonctionnement, l'activité interprétative, la nécessité théorique de formuler le sexuel - souvent refoulé ou forclos par la critique - ; il peut aussi partager l'emprise de la théorie sur la pulsion. En ce sens, la critique est dite perverse puisque l'oeuvre en devient sa proie (p. 17). Mais elle en est en même temps perpétuellement dépossédée, et c'est ce double mouvement laissant toujours ouvert le dialogue avec l'oeuvre, lui laissant le dernier mot, que poursuit M. Gagnebin dans des études précises et tendues qui portent aussi bien sur la peinture ou le dessin (Cranach, Titien, Cano, Zurbaran, Dali, Picasso, Klossowski, Escher), le cinéma (Bresson, Visconti), l'art et les pratiques les plus contemporaines (Buraglio, Cy Twombly, Rainer, le Bôdy-Art notamment).

Les oeuvres témoignent de l'excès du visible : innombrables Salomé dansant ou portant sur un plateau la tête de Jean-Baptiste, seins coupés d'Agathe, pâmoisons de Roberte. Ce n'est cependant pas aux thèmes ou aux contenus que s'attache l'auteur, mais aux mouvements, à l'organisation, à la structure présentés par les formes elles-mêmes, c'est-à-dire au désir aux prises avec les aléas de la représentation. Dans la rupture avec la perspective iconologique, l'attention portée aux hésitations, aux stratégies, aux défenses, on perçoit bien en quoi cette esthétique est psychanalytique et quel est son principe : concevoir le jeu plastique comme un jeu psychique analysable en termes métapsychologiques, montrer toute oeuvre comme le lieu et l'expression du conflit entre la pulsion et les défenses. La pulsion est certes irreprésentable (cette notion est au centre de l'ouvrage précédent de M. Gagnebin, L'irreprésentable ou les silences de l'oeuvre, PUF, 1984). Multiples sont cependant les voies qui y font accéder, et en particulier les voies défensives « contaminées » par elle. Ainsi le dessin d'Escher utilise-t-il à outrance le remplissage, démesure qui signalerait le contre-investissement, défense compulsive contre la fascination du vide (p. 141). Il reste que chaque oeuvre organise à sa manière les forces en présence et que telle est la singularité de son style, considéré comme « l'ensemble des mécanismes de défense inventés par le Moi » (p. 65). Avec l'accent mis sur le style, concept fondamental de l'esthétique, la perspective métapsychologique systématique de la critique n'exclut donc pas l'attachement à l'originalité et à la spécificité de l'oeuvre ; tout au contraire elle les respecte et en rend compte. L'oeuvre apparaît comme une création continuée par le regard du spectateur dont seront interrogés les silences inopinés, les déséquilibres, les points de rupture, les trajets multiples, probables ou improbables - ceux, par exemple qui font vaciller La vision de saint Bernard de Cano de lactation en éjaculation, dans un renversement des rôles et un mélange des substances (p. 79).


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Mais suivre ainsi la voie du conflit c'est aussi, de façon privilégiée, accorder à la couleur un statut exemplaire, engager une « économique de la couleur » (p. 82). Murielle Gagnebin conçoit la couleur à la fois comme différence spécifique s'adressant au système Perception/Conscience, comme un représentant pulsionnel dans la mesure où elle se tient avec la pulsion dans une connivence étroite, où elle entretient toujours une relation de complément ou d'antagonisme avec ses rivales. La couleur apparaît enfin, sous le point de vue de la quantité, comme un affect inconscient. Sa dualité d'essence, son aspect conflictuel fait d'elle le go between, l'intermédiaire paradigmatique entre conscient et inconscient, représentant la pulsion qualitativement et quantitativement. Murielle Gagnebin le montre, entre autres occurrences, dans la symphonie des rouges de Cano, ou dans la nappe trop blanche du sanglant Festin d'Hérode de Cranach (p. 45).

Dès lors, dans la continuité de la gestion de la couleur, le sous-titre de l'ouvrage : « L'artiste, stratège de l'inconscient » s'explicite parfaitement. Cet oxymore, prenant en charge les paradoxes souvent élaborés par l'esthétique depuis l'analyse kantienne du génie, situe le geste du créateur entre maîtrise et méconnaissance. La violence pulsionnelle est « le moteur du style » ; la forme résulte du jeu - toujours individuel et particulier - des mécanismes de défense de quelque nature qu'ils soient et pour autant que l'inconscient se laisse appréhender à travers eux (p. 154). En effet, certaines pratiques artistiques exhibent une violence si dévastatrice que la fonction défensive se trouve totalement modifiée par la surcharge quantitative. A partir de cette hypothèse vont s'éclairer certains aspects de la création contemporaine.

Fascination de la laideur, un des premiers ouvrages de Murielle Gagnebin, récemment réédité et augmenté d'une postface 1, se confrontait déjà avec le spectacle du laid qu'exhibent certaines oeuvres, le plus souvent à travers objets partiels, cadavres et monstruosités. Pareilles productions battent en brèche la conception de l'art comme sublimation, pour autant qu'on assimile la sublimation à une désexualisation. Elles n'en touchent pas moins bien souvent au sublime, c'est-à-dire à ce qui provoque, selon Burke, une «horreur délicieuse». C'est que le jeu avec le laid peut révéler davantage la sexualité régressive et un programme pervers que l'intégration libidinale. Plus que le Saturne de Goya dont les connotations anales sont évidentes, mais dont la maîtrise et l'intensité picturales ne le sont pas moins, ce sont certaines oeuvres contemporaines (tableaux inversés de Baselitz, Suicides de Rebeyrolle) et certaines pratiques (Body-Art) qui illustreront au mieux une désorganisation qui serait de l'ordre d'une plongée dans l'univers de la psychose, de la perversion, de la prégénitalité.

1. Fascination de la laideur. L'en-deçà psychanalytique du laid, Champ Vallon, 1994.


« Pour une esthétique psychanalytique » de Murielle Gagnebin 1255

Dans certaines actions mimées ou concrètes, les artistes, en effet, attaquent leur intégrité corporelle, les assauts sont marqués de sadisme oral ou anal, de rituels masochistes ; le mot devient la chose elle-même. Face à ces pratiques, face à certaines représentations de corps rapiécés, de débris ou de bribes, l'esthétique rencontre nécessairement la question : « Ces actions relèvent-elles encore du champ de l'art, y a-t-il encore cette distance qu'instaure toute vraie sublimation et qui est la marque du fait artistique ? » (p. 178). C'est en ce point, et en réponse à cette question, que Murielle Gagnebin propose une relecture à la lumière de la psychanalyse de la théorie aristotélicienne de la causalité, relecture particulièrement stimulante et exemplaire de ce que peut être une « esthétique psychanalytique ».

Suivant Aristote, on peut distinguer pour une statue la cause matérielle (ce dont la statue est faite, l'airain ou le marbre), la cause motrice (ce qui provoque le changement, le passage de la puissance à l'acte, le geste de l'artiste, son outil), la cause formelle (la quiddité ou l'essence d'une chose, la notion même de statue), la cause finale (ce en vue de quoi la statue est faite, le culte d'Apollon par exemple). A ces quatre causes complémentaires et toutes inscrites dans l'oeuvre, Murielle Gagnebin fait correspondre des perspectives analytiques différentes, l'idée fondamentale étant que plus le jeu entre les causes est libre et plus l'oeuvre témoigne d'une poïétique puissante (p. 208). Ainsi les pulsions prégénitales constitueraient la cause matérielle de l'oeuvre, l'élaboration de la position dépressive sa cause finale. A la cause formelle correspondrait l'intégration de la bisexualité ou de ce que M. de M'Uzan nomme le « public intérieur », à la cause motrice, la sublimation et l'emprise. Non moins qu'un éclaircissement de l'acte créateur à partir de l'oeuvre, c'est donc une évaluation de cette dernière que rend possible une telle «taxinomie», à la façon, encore une fois, de l'analyste qui évalue le fonctionnement d'un patient lors d'un entretien préliminaire. La proposition est audacieuse : elle permet, en effet, de distinguer entre des oeuvres « fortes » et des oeuvres « faibles » ou même indigentes, à partir du capital pulsionnel engagé et de la «gestion» de celui-ci dans le style. Ainsi l'esthétique retrouve-t-elle la sphère qui est la sienne : celle du jugement de goût, mais d'un jugement qui se renouvelle en puisant dans la psychanalyse ses catégories. Si les oeuvres de Picasso ou de Dali fournissent des exemples d'oeuvres fortes, la déficience dans l'un ou l'autre des registres de causes marque nombre d'oeuvres du XXe siècle. On citera notamment, parmi les occurrences proposées, la forclusion ou le déni de la libido dans certaines productions de l'Art Brut ou du groupe Support/Surface, l'impossibilité du deuil dans le besoin de tout retenir, dans l'art du camouflage dont témoignent les oeuvres de Twombly ou Kiefer, la défaillance de l'intégration (« bourrage » de Wölfli), l'idéalisation du prégénital en place de sublimation.

On voit qu'avec l'éclairage ainsi apporté sur l'art contemporain et ce qu'il


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sollicite chez l'interprète, c'est toute une réévaluation de la sublimation et de sa fonction dans l'art qui se trouve engagée. Sans doute grâce à l'analyse des oeuvres que mène Murielle Gagnebin pourrait-on alors éclairer en retour la nature de la sublimation, son difficile statut au service d'une liaison ou d'une déliaison, tel que l'évoque «Le Moi et le Ça». Resterait aussi à comprendre les raisons d'un tel déficit de sublimation et d'intégration dans l'art actuel. Dans le siècle des médias, le fait brut a évacué histoire, récit ou roman, c'est-à-dire, avec la temporalité qui lui est propre, ce qui fait la trame narrative de la névrose. L'ivresse du geste, les figures de la déjection, la pure décharge hantent l'artiste : la psychanalyse nous apprend, comme Murielle Gagnebin le rappelle, combien ces démarches ont partie liée avec la prévalence du prégénital et de l'archaïque, avec les fêlures du moi, la sidération. Elles viseraient en outre à réveiller par des régressions spectaculaires un public gavé de culture (p. 250). Est-ce à dire que, parallèlement à l'intérêt de la psychanalyse pour les états-limites, à son ouverture à ce que A. Green nomme la « folie privée », le monde de l'art connaîtrait une évolution analogue ? A l'histoire de l'art reviendrait de s'emparer de l'hypothèse et de poursuivre.

Mais fidèle au principe selon lequel l'art et la psychanalyse relèvent tous deux d'une poïétique, c'est encore un autre de leur entrecroisement que Murielle Gagnebin examine dans les formulations qui marquent la fin de la séance, soumettant la psychanalyse à une lecture esthétique. Par cette «topologie d'une énonciation raréfiée », le cadre de la séance et les mots qui la closent deviennent l'analogon d'un tableau; à travers les registres de la causalité, l'esthétique conduit le psychanalyste à aborder d'une nouvelle façon la réflexion sur le cadre, sur ce que ses formulations mettent en jeu pour le patient et pour lui-même. C'est en définitive, avec l'interrogation sur la sublimation, la question du transfert et du contre-transfert, celle de la nature de l'interprétation qui pourraient être poursuivies de façon neuve. Le «chemin de l'analyste» se constitue bien alors dans l'entrecroisement des mots et des images, la transversalité des langues et des pratiques.

Françoise Coblence

236, rue de Tolbiac

75013 Paris


De l'acte autobiographique « Le psychanalyste et l'écriture autobiographique»

de Jean-François Chiantaretto

Marie-Claire DURIEUX

Comment ne pas remarquer ce livre à la couverture blanche au milieu de laquelle se détache, insolite, une carte à jouer, un huit de coeur, singulièrement couverte longitudinalement d'une écriture régulière, un peu penchée: celle de Jean-Jacques Rousseau ; cette carte porte une ébauche des Rêveries du promeneur solitaire...

Le livre - publié dans la collection « Champ Vallon » que dirige Murielle Gagnebin - s'intitule : De l'acte autobiographique, avec en sous-titre l'indication : «Le psychanalyste et récriture autobiographique». La donne du jeu est en effet fournie par ce titre complet que J.-F. Chiantaretto a choisi pour son ouvrage à propos duquel il précise dans son avant-propos : « Je suis parti de ce postulat : il y a une spécificité de la question autobiographique pour le psychanalyste, dans la mesure où elle l'implique spécifiquement. »

Mais qu'est-ce que «l'acte autobiographique»? C'est certes le «dispositif textuel commun à toute autobiographie », mais d'abord « la mise en acte d'un fantasme d'auto-engendrement et la production par le texte lui-même d'un certificat de naissance. Dans l'acte autobiographique ainsi défini, il y a l'engendrement de soi et la monstration de cet engendrement, la gestation (la genèse) et l'accouchement (la création). Ce registre fantasmatique correspond à une variante du premier temps du roman familial. Surtout, indépendamment de tout contenu narratif, il n'existe que dans et par l'acte d'écriture, qui équivaut fantasmatiquement à l'engendrement d'un double. L'autobiographie présente l'exhibition de soi dans l'engendrement d'un double à son image». Cette définition, cette base sur laquelle va s'établir l'édifice du livre, nous la lisons dans une interview donnée par l'auteur au Journal des psychologues et permet d'apercevoir la


1258 Marie-Claire Durieux

perspective, le point de fuite des architectures, parfois compliquées, dans lesquelles souhaite nous conduire l'auteur.

Mais revenons au premier temps de l'ouvrage.

Les « Propos liminaires sur un genre impossible » font le point et rendent compte de l'extraordinaire difficulté qui surgit dès qu'il s'agit de définir ce qu'est l'autobiographie, ou plutôt de dégager sa spécificité au sein des multiples formes de l'écriture de soi que l'on peut répertorier dans la littérature, dans l'histoire de la littérature.

C'est un chapitre qui n'est pas inclus à proprement parler dans l'ouvrage, mais qui est pourtant indissociable de l'ensemble car il nous précise la place qui sera assignée progressivement à la notion d' « acte biographique ». Nous reprenons des sentiers familiers, mais avec une nouvelle attente, et avec une curiosité nouvelle, nous focalisons notre attention sur ces distinctions à faire entre ce que représentent les différentes modalités d'écriture de soi au sein de la littérature.

«La différenciation de l'autobiographie et du roman est certainement la plus problématique de celles envisagées ici », elle nous replonge dans « le plus vif des débats autour de l'opposition classique de la fiction et de la vérité»... Fiction... Réalité... Dans L'illusion biographique, reprend l'auteur, Bourdieu ne développe-t-il pas une critique idéologique du « postulat du sens de l'existence racontée» chez le biographe comme chez l'autobiographe, considérés l'un comme l'autre comme « idéologue de sa propre vie » ?

Suivons les étapes du travail de défrichage de J.-F. Chiantaretto qui débusque progressivement les traquenards que son entreprise lui tend. «Pour différencier de façon pertinente biographie et autobiographie, il faut renoncer à la vieille opposition psychologique entre connaissance de soi et connaissance d'autrui... toutefois, cette dualité devient dans l'autobiographie l'objet d'une théâtralisation de l'écart temporel entre le "je" de l'énoncé et de renonciation, écart temporel qui est aussi un écart d'identité... »

Le « pacte autobiographique », terme repris à Philippe Lejeune, ou « contrat de lecture », qu'implique cette théâtralisation, stipule que « le nom de l'auteur vient garantir une identité de l'auteur, du narrateur et du personnage principal, laquelle ne peut fonctionner que si elle est authentifiée par le lecteur... »

Si l'autobiographie n'est pas une biographie anticipée dans laquelle la mort ferait défaut, il n'en reste pas moins que «la théâtralisation de l'écart énoncé/énonciation correspond à ce que je désignerais comme l'occupation fantasmatique, dans et par l'écriture, du point de vue d'un autre sur soi, soit très exactement un point de vue biographique sur soi ». Reprenant la définition de Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier l'histoire de sa personnalité », J.-F. Chiantaretto insiste sur la « visée fantasmatique » qui


De l'acte autobiographique de Jean-François Chiantaretto 1259

fait que la biographie de soi est une autobiographie, et propose « de distinguer la personne réelle de l'auteur, que j'appellerais l'auteur en personne, et l'auteur, tel qu'il apparaît dans le texte et dans le paratexte, au double titre du nom d'auteur et de l'auteur implicite (l'auteur tel qu'il peut intervenir au sein de la narration elle-même) ».

« Freud autobiographe » est le titre du chapitre premier qui à lui seul justifierait que l'on s'intéressât au propos de l'ouvrage. Cet intitulé fait écho à L'auto-analyse de Freud de Didier Anzieu, qui soulignait que « l'expérience de la cure des névrosés, l'expérience de lui-même, l'expérience de l'inconscient» s'étaient conjuguées en Freud pour lui faire penser et advenir la psychanalyse.

Pour notre auteur, le problème de la place à conférer à l'écriture freudienne dans son processus créateur, « dans la mesure où celle-ci est structurellement une écriture à la première personne » reste central, et il se propose d'envisager un aspect du problème: «l'entrecroisement de l'écriture historienne (au sens de l'histoire de la psychanalyse), de l'écriture de cas et de l'écriture de type autobiographique». C'est en s'appuyant sur «A partir de l'histoire d'une névrose infantile», «Autoprésentation», et sur «Contribution à l'histoire du mouvement analytique » qu'il annonce centrer son observation.

« L'Homme aux loups », on le sait, est l'une des cinq psychanalyses dont le traitement fut conclu en 1914-1915, et, nous précise Freud: «J'étais alors sous l'impression toute fraîche des réinterprétations que Jung et Adler voulaient donner aux découvertes psychanalytiques. Ce travail se rattache donc à mon essai paru en 1924 ("Contribution à l'histoire du mouvement psychanalytique")... Il complète la polémique d'un caractère essentiellement personnel, par une estimation objective du matériel analytique... »

Mentionnant la multiplicité d'écrits qui existent autour de ce cas (traité par Freud, puis, plus tard, Ruth Mack Brunswick qui fit, à son tour, un compte rendu de cette analyse), J.-F. Chiantaretto écrit : « L'illusion biographique est à son comble. » Rappelant l'importance effective du climat « polémique » qui s'était installé entre Freud, Jung, Adler, il souligne, en effet, comment Freud fut amené à demander en 1926 une attestation du patient «concernant l'authenticité du rêve aux loups et la véridicité de sa datation », et fait remarquer cet « espace de la mise en acte de Freud » qui passe de « faire témoigner le patient sur lui-même » à « faire témoigner le patient pour l'analyste ». Et, conclut l'auteur, « ce témoignage de patient a fonction, plus que d'authentifier tel fait biographique, de valider la construction de son analyste et la théorie qui la sous-tend ; autrement dit de valider et d'authentifier la version de sa vie établie par son analyste ».

Avec Mes souvenirs sur Sigmund Freud que Serguei Constantinovitch Pankejeff écrivit sous un pseudonyme, notre auteur poursuit sa réflexion sur cette possibilité-impossibilité d'autobiographie qui s'inscrit dans la reconstruction


1260 Marie-Claire Durieux

analytique de Freud : « Écrire son autobiographie du point de vue de l'autre, comme une reprise et un ajout à l'écriture de soi par l'autre. » Chapitre important donc, pour qui désire se pencher sur les composantes intriquées-inextricables qui tressèrent l'origine de la psychanalyse.

Les souvenirs de l'Homme aux loups édités par Muriel Gardiner donnent l'illusion que autobiographie et biographie se confondent en un seul récit biographique, et permettent à J.-F. Chiantaretto d'aborder le problème de la dérive biographique dans l'écriture du cas à la dérive biographique dans l'écriture de soi : « L'enjeu est identique pour Freud : il s'agit de présenter (darstellen) sa création. »

On connaît l'extrême méfiance de Freud à l'égard des biographes « fixés de façon toute particulière à leur héros... Ils s'adonnent... à un travail d'idéalisation qui s'efforce d'inscrire le grand homme au rang de leurs modèles infantiles et, par exemple, de faire revivre en lui la représentation infantile du père».

C'est lorsque Fritz Wittels entreprit d'écrire la biographie de Freud que celui-ci, proposant dans un premier temps de la «rectifier», se mit à l'écriture de l'« Autoprésentation » en 1924, car, précise J.-F. Chiantaretto, «point n'est besoin de traduire la pensée de Freud qui se trahit ici : toute biographie écrite sur moi est une trahison », et, poursuit l'auteur un peu plus loin : « Freud se refuse à l'autobiographie pour éviter de fournir à ses biographes un autre matériel personnel que celui nécessaire à la communication scientifique de son oeuvre. »

On connaît la fameuse lettre de 1885 à Martha dans laquelle Freud se réjouit d'avoir détruit « toutes mes notes de ces quatorze dernières années, ainsi que les lettres, les extraits scientifiques et les manuscrits de mes travaux... Quant aux biographes, laissons-les se tourmenter, ne leur rendons pas la tâche trop facile... je me réjouis déjà des erreurs qu'ils commettront».

« Il s'agissait de supprimer essentiellement les traces scientifiques d'un avant de la psychanalyse, il s'agit d'en supprimer essentiellement les traces personnelles et d'isoler les faits scientifiques pour l'historiographe à venir », souligne encore notre auteur. Freud définit d'ailleurs lui-même les limites de toute biographie quand il insiste dans son Léonard de Vinci sur le secret du processus créateur, cette « inaccessibilité » qu'il veut valable pour lui autant que pour Léonard ou Goethe...

Mais, s'interroge J.-F. Chiantaretto, les biographes psychanalystes (ces «fils» naturellement biographes que sont les «écoliers», les psychanalystes) sous l'occurrence du fantasme du parricide - comme Jung voulant « analyser vraiment » tel rêve raconté par Freud et pour cela avoir accès aux faits privés - ne sont-ils pas dangereux « en ce qu'ils voudraient tout savoir sur le père pour le dévaloriser (le tuer), tout voir de la scène originaire de la psychanalyse, et... repérer le rôle de cette mère à l'amour électif, tellement dissimulée par Freud, dans l'engendrement de la psychanalyse ».


De l'acte autobiographique de Jean-François Chiantaretto 1261

Alors, poursuit-il, Freud met radicalement en acte «la position fantasmatique de l'autobiographe : écrire une biographie de soi du point de vue de l'autre. En d'autres termes "Autoprésentation" est une présentation maîtrisant les faits biographiques à destination de l'historien de la psychanalyse à venir... De l'historien de la psychanalyse et non pas du biographe de Sigmund Freud... »

Si « Sur l'histoire du mouvement analytique » se présente comme un récit historique, la visée en est polémique, puisqu'il s'agit de « mettre hors psychanalyse» les dissidents que sont Jung et Adler, et c'est à partir de ce moment-là, pourrait-on dire, que «la personne de Freud est mise strictement en relation d'identité avec la psychanalyse». Et «naissance de la psychanalyse et naissance à soi comme premier psychanalyste coïncident... » Il se fait une mise en équivalence rétrospective de la vie et de la psychanalyse, révélée dans l'après-coup du post-scriptum ».

Toutefois étant donné que discours autofondateur et autobiographique sont intrinsèquement liés chez Freud - le seul psychanalyste hors filiation analytique - ne pourrait-on pas envisager le texte de 1914 comme une auto-hagiographie? C'est la question que pose Chiantaretto à la fin de son chapitre et à laquelle il répond par la négative.

De l'acte autobiographique comporte cinq chapitres dont nous ne pouvons rendre compte aussi largement que du premier, intitulé, comme nous l'avons dit, « Freud autobiographe », et qui, en vertu de ce titre, nous intéressait tout particulièrement. L'ouvrage embrasse un vaste panorama dont l'ampleur dépasse l'ouverture d'éventail que nous nous sommes assignée.

« La tentation autobiographique a saisi les psychanalystes dès les premières générations. On peut notamment citer Lou Andreas-Salomé, Hélène Deutsch, Hermine Hug-Hellmuth, Theodor Reik, Istvan Hollos, Marie Bonaparte, René Allendy, Karen Horney, Cesare Musatti ou bien sûr Jung...» débute ainsi Chiantaretto dans son deuxième chapitre intitulé: «Autobiographie, autobiographies. » Nous nous contenterons de souligner ce que remarque notre auteur : « Malgré la diversité de ces textes, aucun auteur ne centre son propos sur l'histoire de sa genèse comme psychanalyste, bien que certains y consacrent une partie, jamais dominante, Bion paraissant celui s'étant engagé le plus dans cette voie...»

Même si ce chapitre aborde, à un certain moment, la question que posait Didier Anzieu dans l'avant-propos de son ouvrage {L'auto-analyse. «Son rôle dans la découverte de la psychanalyse par Freud. Sa fonction en psychanalyse »), « Qu'est-ce qu'une biographie psychanalytique ? Par quels cheminements psychologiques s'effectue une grande découverte ? », la piste n'est qu'indiquée, et nous conduit au chapitre trois : « Autobiographie et écriture de la cure par l'analysant.

L'étude menée dans les 53 pages de ce chapitre trois regorge de références,


1262 Marie-Claire Durieux

d'informations, de noms, de réflexions, qui se concentrent plus longuement et plus précisément sur le « cas » Doubrovsky, mais nous ne nous y arrêterons pas plus longtemps, pas plus que sur le travail, extrêmement intéressant et bien resserré autour de son propos que J.-F. Chiantaretto consacre, dans son chapitre quatre, à Sartre et ses Mots au sujet duquel il écrit : « En cristallisant, parachevant et fondant l'écriture de soi comme sécrétant et secrètement sécrétée par un point de vue biographique, les Mots amènent à lire Sartre en ce qu'il vaut pour un véritable révélateur des enjeux fantasmatiques au coeur de l'écriture autobiographique... l'écriture de soi faisant oeuvre de l'impossibilité à renoncer à se constituer comme le biographe de soi... elle révèle chez le théoricien Sartre, à son corps défendant, une auto-théorisation explicitant le fantasme d'auto-engendrement au centre de cette impossibilité... »

C'est à l'occasion de la lecture de ce chapitre quatre que nous regrettons le choix des frontières que l'auteur s'est délimitées pour son ouvrage. En effet, le cas du Président Schreber, qui écrivit son autobiographie à partir de laquelle Freud élabora ses « Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa », n'est pas évoqué un seul instant. Par ailleurs la mise hors circuit, délibérément prévue et annoncée, de La Science des rêves marque les limites de l'ambition de l'auteur proposant un ouvrage qui n'est pas, à proprement parler, un ouvrage psychanalytique.

La rétrospection, le tracé rétrospectif de la vie de l'autobiographe qui entend faire partager la re-création de son passé par le lecteur, comporte un paradoxe, car «écrire sa vie... supposerait le terme advenu», nous fait remarquer l'auteur dans son dernier chapitre « Éléments pour une approche psychanalytique de l'autobiographie ». Voici posé le problème du temps et de la mort, impliquant celui du jeu entre passé évoqué et présent de l'écriture.

Mais pour « dégager la place structurelle de la mort dans l'écriture autobiographique... il me semble nécessaire de renoncer à aborder les contenus narratifs en tant que tels... C'est en termes d'actes d'écriture et de dispositif textuel que le problème doit être abordé ». Et J.-F. Chiantaretto s'intéresse alors aux cas de Romain Gary et Fernando Pessoa qu'on pourrait considérer « comme les deux bornes délimitant l'acte et le dispositif autobiographiques, entre l'excès pseudonymique d'une écriture ne parvenant pas à garder en vie le premier, et l'excès hétéronymique ne parvenant pas à faire entrer dans la vie le second », pour nous montrer que les deux écrivains se complètent pour «faire apparaître en creux, dans sa structure générale, le dispositif et l'acte autobiographique ».

« Par acte autobiographique, insiste l'auteur, je désignerai l'acte de naissance qualifiant l'autobiographie, au sens, indissociablement, de la mise en acte d'un fantasme d'auto-engendrement et de la production d'un certificat de naissance, via le texte, par l'auteur en personne, dans la garantie d'authenticité don-


De l'acte autobiographique de Jean-François Chiantaretto 1263

née par lui (c'est bien moi qui m'écris). Cela suppose ce que j'ai nommé la théâtralisation... entre les "je" narré et narrant... », ce qui nous montre que, dans un cas comme dans l'autre, il ne peut donc s'agir d'autobiographie au sens où J.-F. Chiantaretto l'entend.

Fantasme d'auto-engendrement ?

Comment peut se penser le roman familial dans cet « acte créateur, porteur du fantasme de commencement absolu », puisque le créateur se veut le père sans père de son oeuvre et pose l'oeuvre comme incréée ?

Le noyau du fantasme est une variante du premier temps du roman familial : je n'ai ni père ni mère, je suis l'un et l'autre dans la production de cet enfant qui me ressemble. Mais le créateur se voulant également fils de ses oeuvres: « L'oeuvre vient actualiser un fantasme d'auto-engendrement, dans le registre de l'omnipotence narcissique anale. »

Il faut, dans l'acte autobiographique et le problème narcissique qu'il pose, « prouver qu'au commencement de moi il y a moi, en me montrant en train d'accoucher de moi et que... je suis le seul à pouvoir garantir l'authenticité des sources », et l'autobiographie invite son lecteur à « occuper ce point de vue où l'auteur en personne regarde son double textuel », à voir, dans un voyeurisme inhérent à toute lecture, « comment l'auteur en personne se voit ». Ce double, ce dédoublement du moi, nous précise l'auteur, reprenant Rank et Freud, «fait coexister un moi acceptant son caractère mortel et son double le déniant ».

Mais, évoquant Racamier, en insistant pour que ne soit pas confondue la définition du fantasme d'auto-engendrement telle qu'elle est habituellement utilisée dans le registre de la psychose avec celle qu'il en donne, J.-F. Chiantaretto reprécise : « Le fantasme d'auto-engendrement mis en acte dans l'autobiographie ne concorde pas en tant que tel au fantasme narcissique d'auto-engendrement correspondant aux idéaux narcissiques d'omnipotence, d'autosuffisance et de perfection du Moi idéal. Il n'existe qu'avec sa mise en acte : exhibition de soi dans l'engendrement d'un double à son image. »

S'intéressant au célèbre passage des Essais dans lequel Montaigne relate cet accident de cheval au cours duquel il se sentit mourir, l'auteur s'interroge ensuite ainsi : « L'écriture du point de vue de sa mort tiendrait-elle lieu d'une représentation de sa mort par l'autobiographie ? Ce ne serait que moment-simulacre que ce "dernier moment" (le présent de l'écriture)... moment-simulacre que je désigne par l'expression pré-mort... »

Si c'est un leurre que l'autobiographe propose au lecteur de partager, leurre qui peut s'énoncer « comme celui d'une coïncidence du sujet et du sujet écrit », c'est aussi une manière de travail de deuil qu'opère l'écriture autobiographique tentant pourtant en même temps, d'esquiver « un deuil à l'endroit des identifications narcissiques constitutives du Moi idéal ».


1264 Marie-Claire Durieux

Toute autobiographie, conclut l'auteur, ne s'écrirait-elle pas comme une protestation contre l'impossibilité de coïncider avec soi-même ?

Cet ouvrage, qui représente un travail important, une somme non moins importante de lectures et de réflexions afférentes au sujet, laisse le lecteur dans un curieux état de frustration qui tient au fait que l'auteur s'est imposé, en dépit de l'abondance de son matériel disponible, une restriction drastique de son champ d'investigation dont il est obligé d'ailleurs de redéfinir à plusieurs reprises les limites. S'astreignant ainsi à suivre la voie étroite qu'il s'est tracée, il donne parfois, lorsque, fort heureusement, il laisse la bride sur le cou à son inspiration, le sentiment de s'en aller et de nous conduire dans des perspectives, fort intéressantes, mais dans lesquelles il nous est difficile de trouver nos repères.

Évitant de marcher sur les brisées des autres auteurs qui ont abordé, chacun à leur manière, de plus près ou de plus loin, ou seulement occasionnellement, le sujet de l'autobiographie, J.-F. Chiantaretto, dans le souci de garder une ligne toujours personnelle, s'est donné une marge de manoeuvre très étroite. Et l'ensemble de ce travail, ensemble informatif remarquable, semble un faisceau lié par un dénominateur commun plutôt que pris dans le déroulement et l'élaboration progressive d'une pensée en construction.

Si l'auteur nous prévient que la question du style ne sera pas un thème abordé dans son ouvrage, nous ne pouvons que regretter de ne pas l'avoir entendu s'exprimer sur l'importance déterminante, vitale, tout particulièrement pour l'oeuvre autobiographique, de l'art, l'art de se dire, l'art d'un Pygmalion peut-être, se façonnant lui-même, s'auto-engendrant, pour pouvoir ensuite sculpter sa propre image, sa propre statue, et jouissant de cette « mise en acte », de cette « théâtralisation » dont il est le seul à pouvoir dire : « Ce double, c'est bien moi qui me sculpte ! », faisant écho dans notre mémoire au « Moi seul » du début des Confessions de J.-J. Rousseau, auquel nous renvoie l'énigme de ce huit de coeur chargé de l'écriture du Promeneur solitaire.

Marie-Claire Durieux

12, rue Bouchut

75015 Paris


Revue des revues

Les revues

ADOLESCENCE, n° 26, 1995.

« Projet d'adulte » : ce thème réunit les articles contenus dans ce numéro de la revue Adolescence. A l'heure où l'actualité sociale rend compte des difficultés rencontrées par les jeunes à leur entrée dans la vie active et qui prolongent leur statut d'adolescents, ce numéro traite des différentes facettes psychologiques propres à cette période de fin d'adolescence. Quel travail exige-t-elle de la personne ? Dans quelles circonstances un projet d'adulte peut-il émerger et prendre place ? Des repères sont nécessaires afin d'identifier ce travail psychique propre à l'adolescence. Celle-ci, déclenchée par le coup d'envoi biologique qui détermine le pubertaire et ses manifestations pulsionnelles, entraîne un travail mental dans lequel l'idéologique et le sociétal viennent à s'immiscer. Autant de rocs avec lesquels négocier tout au long du parcours adolescent narcissico-objectal, parsemé d'activités de constructions et de déconstructions des liens et des croyances. Au bout de ce parcours exigeant apparaîtrait la capacité à opérer un choix d'objet d'amour suffisamment stable et le positionnement définitif vis-à-vis de la différence des sexes et des générations. L'ébranlement pulsionnel à l'entrée de la puberté est bien repérable ; plus incertain en est le passage et la sortie psychique par ce « projet d'adulte », révélateur d'une maturation psychosexuelle stable et créatrice à la fois. Projet d'adulte donc, «processus adolescens» terminé ou interminable. La question est bien ouverte.

La lecture des différents articles de ce numéro devient encore plus intéressante lorsqu'on y cherche des bornes et des marques conceptuelles, - sinon proprement métapsychologiques - pertinentes aux observations cliniques ainsi qu'aux stratégies sociétales de traitement de l'adolescence, surtout lorsqu'elle se prolonge outre mesure. Plusieurs travaux d'horizons disciplinaires divers ont été réunis par Ph. Gutton, psychanalyste et professeur à l'Université de Paris VII,

Rev. franc. Psychanal, 4/1996


1266 Revue française de psychanalyse

sur ces questions forts intéressantes. Nous ne signalons ici que quelques textes proches des interrogations psychanalytiques et psychopathologiques :

« Entre pubertaire et idéologie » ; il s'agit de l'espace conceptuel à l'intérieur duquel Ph. Gutton conçoit le déploiement du processus « adolescens » et sa spécificité liée au travail de négociation que l'adolescent doit opérer entre les menaces sexuelles pubertaires et celles véhiculées par le culturel.

Selon l'auteur, ces deux types de pressions s'exercent sur un mode menaçant mais elles offrent un étayage au processus même, dont l'aboutissement vise tant la maturation psycho-sexuelle que l'adultisation (terme dû à S. Lebovici) avec la prise en charge d'un rôle social, le social n'étant pas réductible à une simple définition sociologique. Reprenant certaines idées clés déjà proposées dans ses récents ouvrages sur le sujet, Ph. Gutton résume dans son article les caractéristiques et les effets de ces pressions. L'une est liée au fait qu'à la puberté, la sexualité n'est plus susceptible d'être différée, les pulsions étant désormais proches du « besoin génital ». L'autre est liée au fait que notre culture accorde un temps à terme au déroulement de l'adolescence, idéologiquement considérée comme transition vers la maturité. Deux processus majeurs viennent alors produire l'adolescence, suivant un jeu d'opposition entre eux. D'une part émerge le chaos engendré par la pression des éprouvés génitaux originaires, interprétés ici en scènes pubertaires d'inceste et de parricide qui se heurtent aux organisations oedipiennes et à l'instance surmoïque. D'autre part s'opère le «travail adolescens » selon le temps propre à l'élaboration psychique. Celui-ci sollicite une reélaboration subjectale et objectale par des réparations qui se font et se défont, et dont la dissolution programmée est incertaine quant au moment et aux résultats. Ceci conduit à la thèse centrale défendue par Gutton, selon laquelle la situation de l'adolescent et celle de « L'Homme aux loups » peuvent être rapprochées sur la base de l'intensité du phénomène du transfert qui s'y manifeste et de la fixation d'un terme préalable. « Menacé de devoir activer son adolescence, le sujet s'en trouve particulièrement doué pour créer et recréer les déterminantes de sa névrose infantile à partir de l'actuel pubertaire et de ses conflits » affïrme-t-il. Sur la scène du « processus adolescens » se confrontent deux forces contradictoires : l'une de rétroaction qui gravite autour des objets infantiles et l'autre qui se dilate vers des investissements finalisés à redifférencier sujet et objet, à se resubjectiver et à reélaborer son choix d'objet. D'après Gutton, ce « processus adolescens » est un transfert qui permet au pubertaire de devenir adolescent et de trouver sa terminaison en une maturation psycho-sexuelle adulte. « L'adolescens » est alors le premier transfert de la névrose infantile. A l'adolescence, l'instance surmoïque et l'objet parental de transfert viennent se croiser et interagir avec le culturel; culturel traité « comme » sexuel, où les messages du social et de l'institutionnel sont analysés de manière comparable aux contenus énigmatiques (Laplanche).


Revue des revues 1267

Le culturel incorporé se présente en « roc idéologique » par l'inclusion de la part du sujet d'éléments neutres, suivant un principe qui s'avère être la reprise du «roc biologique» freudien par rapport à la féminité phallique. Il en résulte un rapport de l'adolescent à l'idéologie de type essentiellement ambigu. D'après cette thèse de Gutton, le projet d'adulte est l'émergence (par défaut) d'une permanence structurale en place, consécutive à l'évanouissement du «processus adolescens ». La capacité d'organiser une névrose de transfert sur un objet autre que parental en est la marque. « L'adultité est résistance au transfert et l'adolescent, capacité de transfert », d'où le fait que la névrose de transfert et la possibilité de son analyse, pour l'auteur, est à envisager comme une reprise après coup de la névrose adolescente.

Dans son article « Invention du sujet freudien et adolescence », Bernard Penot vise à présenter l'adolescence comme moment exemplaire et utile à éclairer la condition du sujet humain en général. Or si d'un point de vue métapsychologique, le concept d'adolescence est fort incertain, la clinique, elle, nous le montre exemplaire quant à l'émergence du sujet, via les bouleversements narcissiques qui frappent cette période de la vie psychique. La clinique analytique des adolescents déploie sous nos yeux les modalités possibles de dégagement du « sujet d'un désir propre » au travers de la mise en crise d'un appareillage de conformité moïque et surmoïque. Et de plus, Penot affirme : « L'expérience de l'adolescent en crise nous incite tout particulièrement à réexaminer certains fondements de la théorie psychanalytique et tout particulièrement le concept freudien de pulsion ». Qu'en est-il de ce « sujet freudien pulsionnel » aux prises avec les rites de passage et d'initiation propres à l'adolescence, qui en appellent tant au sadisme qu'au circuit du retournement pulsionnel ? B. Penot s'attache à en faire une démonstration claire, donnant à la destructivité une fonction indispensable dans le processus de subjectivation, à repérer au-delà du seul principe de plaisir.

Difficultés dans la subjectivation, adolescence interminable; c'est ce que A.-M. Alléon et O. Morvan, de l'Université de Grenoble, repèrent dans leur clinique des post-adolescents. Dans leur article, ils reviennent sur l'utilité du concept de «roc sociologique» et de sa place dans le processus d'adultisation. Les auteurs s'expliquent sur le rapport que cette notion entretient avec celle de l'instance surmoïque, avec l'articulation monde interne / monde externe et avec l'angoisse de mort. En l'illustrant avec deux exemples cliniques, les auteurs définissent ce « roc sociologique » comme ce qui du monde externe reste inconnaissable à l'individu (et à son analyste), et duquel cependant ils ne peuvent pas s'abstraire.

Dans l'article de A. Novelletto - psychanalyste et professeur à l'Université de Rome - nous sommes invités en revanche au repérage du « processus adolescens» dans les cures d'adultes. A partir d'exemples cliniques, l'auteur tient à


1268 Revue française de psychanalyse

montrer combien ce matériel-là a bien à faire avec l'adolescens. Quelle signification a-t-il alors dans le processus cure ? Si pour un certain nombre de patients l'analyse devient l'occasion de porter à terme leur adolescence interminable, pour d'autres - comme dans les deux cas décrits - elle est l'occasion de vivre une adolescence qui leur a fait défaut. Travail adolescens et travail analytique ont, d'après les vues de Novelletto, une processualité commune, orientée vers le devenir. Un devenir lié aux deuils d'objets infantiles et des parties du self correspondantes, qui donne lieu aux souvenirs ; mais qui, à défaut de ceux-ci, comporte la réactivation d'expériences « connues et non pensées » reportées désormais sur le corps sexué. Ce qui donne à Novelletto l'occasion de préciser les différences envisageables entre le « re-enactment » et l' « acting » dans la cure, et de situer le rôle du re-enactement en rapport avec les traumatismes infantiles, dans les ressentis douloureux à l'adolescence.

Pour terminer, parmi les nombreux articles présentés dans ce numéro d'Adolescence, on peut lire avec intérêt la première traduction en français d'un texte classique en la matière, écrit par Samuel Ritvo en 1971 et intitulé «Fin d'adolescence et processus de développement ». Une traduction bienvenue d'un article qui garde toute son actualité de réflexion, ainsi qu'un style de présentation fort clair.

Sesto-Marcello Passone

THE INTERNATIONAL JOURNAL OF PSYCHOANALYSIS, vol. 77, part. 1, February 1996.

Le numéro que l' International Journal consacre au Congrès de San Francisco comporte 200 pages de points de vue ou de comptes rendus de tables rondes, tous centrés autour du concept de «réalité psychique».

Horacio Etchegoyen, dans son discours de clôture, rappelle que «quand [...] Freud en 1897, voit la théorie de la séduction s'effondrer devant ses yeux stupéfiés, au lieu de se laisser dérouter et désespérer, se sentit fier d'avoir accompli un travail intellectuel solide et honnête ». Il cite la lettre du 21 septembre 1897, dans laquelle Freud écrit : « Il n'y a pas d'indice de réalité dans l'inconscient, si bien qu'on ne peut distinguer entre la réalité et la fiction si celle-ci est investie d'affect. »

Ensuite, il rend compte des trois exposés et d'abord de celui de Léo Rangell, qui compare la découverte freudienne de la réalité psychique à celle de Christophe Colomb.

Pour Isidoro Berenstein, le moi dispose de deux trajets mentaux, pour se


Revue des revues 1269

connecter avec les autres : la relation d'objet, dans laquelle l'objet réel externe peut manquer et être reconnu dans un second temps, et le lien dans lequel «l'autre a une inexorable présence réelle en dehors du moi». Etchegoyen note que, si ce point de vue est partagé par d'autres théoriciens argentins, il le tient pour fort discutable parce que mettant en question l'asymétrie de la relation psychanalytique. Haydée Faimberg postule une forme « décentrée d'écoute psychanalytique, dans laquelle l'analyste peut entendre, dans les libres associations de l'analysant, la voix de quelqu'un d'absent de sa réalité psychique ».

A propos de la table ronde sur « la Réalité psychique et la théorie », Etchegoyen rend hommage à la «courageuse décision de Charles Brenner d'avoir abandonné l'idée d'un secteur aconflictuel du moi. De Lawrence Friedman, il note qu'il se situe à distance des psychanalystes qui soutiennent une approche narrative de la psyché, aussi bien que de ceux qui la réduisent à une construction sociale, étudiée comme phénomène intersubjectif... mais qu'il recherche néanmoins de l'aide du côté du cognitisme, ou de Piaget... Janine Puget, comme le relate Etchegoyen, souhaite elle aussi faire place aux représentations du lien social du patient ainsi qu'à celles qui concernent les liens familiaux et les relations d'objet, afin d'ouvrir la possibilité de penser sans appliquer de modèles réductionnistes...

Ronald Britton avait intitulé sa contribution « Réalité psychique et croyance inconsciente». Pour Britton, la croyance serait à la réalité psychique ce que la perception est à la réalité matérielle. « La croyance est une activité du moi qui confère le statut de réalité psychique aux productions mentales existantes (les fantasmes) créant ce faisant, les croyances ».

La troisième table ronde traitait de « La réalité psychique et le cycle de la vie » - introduisant le concept, cher aux Anglo-Saxons -, de « développement » de l'individu comme but thérapeutique.

Une table ronde traitait des «Perspectives pluridisciplinaires à propos du concept de réalité psychique».

Etchegoyen est en accord avec Gregorio Klimovsky. « L'activité du psychanalyste ressemble à celle de l'épistémologue parce qu'en dernier ressort, elle consiste à découvrir la réalité psychique du patient en lui présentant, sous forme d'interprétation, les hypothèses devant être testées» (Etchegoyen). Ensuite, Etchegoyen critique la thèse de Grünbaum, à qui le concept de réalité psychique n'apparaît pas comme une avancée théorique...

Issaharoff, à partir d'approches scientifiques de l'étude du cerveau, s'intéresse à la manière dont, dans le transfert, se répètent des expériences précoces non verbales... Il est question d'une «convergence asymptotique des neurosciences et de la psychanalyse, impliquant une fertilisation croisée, bien que la psychanalyse ait à suivre son propre chemin. Issaharoff précise : « Ce n'est pas


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un cerveau ni un appareil psychique, mais une personne, qui est étendue sur le divan. »

Pour Hanly, « l'inconscient est la véritable réalité psychique » - ce concept permettant de comprendre la dynamique entre dedans et dehors, et entre mémoire et désir...

Janice de Saussure a choisi de présenter « une vue personnelle du Congrès de San Francisco», en précisant qu'elle traiterait surtout des contributions apportées par les Européens.

Remarquant la confusion avec laquelle le terme « réalité psychique » est parfois défini et la prééminence des métaphores spatiales, elle souhaite une conceptualisation plus en termes de changement et de dynamique. Elle apprécie l'exemple clinique donné par Haydée Faimberg et sa façon de mettre l'accent sur l'utilisation positive de fausses compréhensions.

A propos de l'intervention de Britton, elle questionne la possibilité de séparer la perception elle-même, à chaque stade du développement de l'individu, de processus psychiques soit rudimentaires, soit hautement développés, et impliquant alors la croyance - (les discussions du récent Congrès des langues romanes à propos de la croyance ont posé des questions similaires).

Et on ne peut que suivre Janice de Saussure quand elle écrit : « Le fait de reconnaître que le deuil est une expérience essentielle pour déclencher des changements dans la réalité psychique du patient, nous oblige à abandonner toutes les illusions que nous aurions pu avoir que, pour être justes, nos interprétations doivent nécessairement être réconfortantes, abaisser les tensions, ou faciliter immédiatement la capacité d'un analysant à dépasser de vieilles attitudes ou habitudes qui sont créatrices de souffrances. »

Je ne puis développer les points de discussion de toutes les tables rondes : je donnerai un bref aperçu de plusieurs d'entre elles.

Bernard Penot rend compte d'une table ronde sur « La réalité psychique du patient». Pour Eulalia Torras de Beà «un analyste ne peut saisir la réalité psychique de son patient, qu'à travers sa propre réalité psychique ». Steven Ellman fit observer que le traitement analytique comporte habituellement au moins plusieurs cycles, chacun réalisant un thème transféra - contre-transférentiel dominant, et que ce serait dans la transition entre ces cycles que surviendraient fréquemment des ruptures dans le processus analytique.

David Tuckett pose que le travail d'un psychanalyste est de tenter de faire connaître au patient des aspects inconnus de sa propre réalité psychique.

Evelyne Albrecht Schwaber pense que «notre travail clinique devrait être une lutte continuelle pour ne pas reculer, même si les directions où nous mène le patient nous sont inconnues ».

Gilbert Diatkine résume ainsi les questions posées : - qui décide ce qu'est la


Revue des revues 1271

réalité ? - Le patient doit-il se plier aux conceptions de l'analyste ? - La thérapie ne risque-t-elle pas, en ce cas, de mener à une simple pseudo-analyse ?

Une table ronde traitait de « La réalité psychique des perversions », Betty Denzler en étant le rapporteur. Grossmann évoque le désaveu, et note que les patients concernés détournaient leur attention des perceptions indésirables: dans les situations conflictuelles, ils se focalisaient sur des objets périphériques, relativement insignifiants ; mécanisme qui dépasse, pour lui, le simple cas des fétichistes. Il s'agit d'une attitude perverse envers la réalité faisant courir le risque de collusion entre le patient et l'analyse - (on pense à la communauté du déni dont parle Michel Fain).

Joyce McDougall parle des « Théâtres de la perversion », insistant sur l'aspect intrinsèquement traumatique de la sexualité humaine, considérant toute relation sexuelle comme basée sur des illusions soigneusement entretenues, et considérant la notion de sexualité réelle ou normale comme problématique. Pour elle, les sexualités déviantes relèvent d'efforts infantiles pour résoudre des situations conflictuelles et pour faire face à la confusion et à la souffrance psychique ; ce sont des tentatives d'autotraitement.

S'appuyant sur la remarque que Freud s'était référé à la sublimation et à la perversion dans des termes identiques, J. McDougall se sent justifiée à décrire les solutions perverses comme créations (théâtre interne), et terminera sa contribution en notant que l'érotisation des conflits primitifs était, dans ces personnalités, une défense contre le risque de psychose ou de psychopathie.

Jacqueline Amati Mehler, après avoir comparé l'objet transitionnel de Winnicott et le fétiche, fit référence à l'aspect social de la pathologie perverse, notant que la tendance actuelle, dans notre culture, à la non-différenciation sexuelle, a des répercussions sur l'identité de genre et l'identité en général.

Juan Pablo Jiménez, lui, tente de clarifier le concept de réalité intersubjective qui, pour lui, est la région de notre réalité psychique que nous acceptons de partager avec les autres. Pour Jiménez, la collusion analyste-analyse est inévitable en début de cure de ces patients ; leur monde secret fonctionne en corps étranger dans le psychisme de l'analyste, que celui-ci soit conscient ou non de la perversion. En raison du «bastion pervers», plusieurs congressistes notent que l'analyste est entraîné dans un monde érotisé, où la violence va tôt ou tard surgir.

Seul Grossman semble penser que les pervers ont un surmoi permissif. Pour les autres, il s'agit au contraire d'un surmoi archaïque. Pour J. McDougall, une réalité intolérable a forcé les personnalités perverses à créer une néo-réalité pour survivre. Un contrat inconscient avec un objet de l'enfance a interdit au pervers de dévier du schéma gouvernant son activité sexuelle.


1272 Revue française de psychanalyse

Table ronde sur « L'hystérie, cent ans après ».

Les Anglo-Américains placent l'hystérie du côté border-line ou psychotique, alors que les Européens insistent sur la nécessité de garder en tête le niveau oedipien.

Pour Janine Chasseguet-Smirgel, que le noyau hystérique appartienne à la structure névrotique, psychotique ou border-line, dépend du niveau de régression. Pour elle, il importe d'interpréter le conflit oedipien, la culpabilité liée aux attaques contre la mère et les membres de la fratrie, et la projection sur le pénis infantile d'une vengeance possible pour les fantaisies destructrices du sujet.

Pour elle, la question centrale de l'hystérique, reste de savoir s'il (ou elle) est homme ou femme; elle relie l'hystérie à ce qu'elle nomme le «royaume des mères », c'est-à-dire l'utérus, et la grossesse (cf. Anna O.). Le désir d'incorporer le pénis est antérieur à l'acquisition de la maturité génitale, le premier noyau de conversion étant le désir de grossesse. Quant aux composantes orales, elles découlent du conflit prégénital précoce avec l'objet maternel. La difficulté dans la cure tient, entre autres, au voeu inconscient qu'on les aide à être des « hystériques réussis ».

Pour Éric Brenoan, une pathologie psychotique sévère sous-tend l'hystérie.

Carlos Sopena, lui, insiste sur deux points : l'hystérie comme problème oedipien, et le rôle essentiel joué par les processus identificatoires. Le patient hystérique serait incapable de faire le deuil de la mère comme objet erotique, rendant difficile de la retrouver comme objet d'identification.

Ce compte rendu ne traite que de la première partie du numéro du Congrès de San Francisco. Une suite en sera publiée ultérieurement.

Monique Cournut-Janin


Résumés

Thierry BOKANOWSKI. — Mouvements et changements dans la cure psychanalytique

Résumé — L'auteur, cherchant à définir ce qui distingue les mouvements des changements dans le cadre d'une cure psychanalytique, axe son propos sur les paramètres qui favorisent, au regard du fonctionnement psychique, les passages des mouvements en changements. S'appuyant sur le récit d'une cure, l'auteur propose d'envisager trois paramètres qui lui semblent fondamentaux pour que, dans le travail de la cure, les mouvements se transforment en changements : l'interprétation du transfert - notamment du transfert négatif -, l'analyse de la répétition alliée à l'analyse de la régression.

Mots clés — Transfert négatif. Répétition. Régression. Fonctionnement psychique.

Summary — In attempting to define the différence between a movement and a change in psychoanalytic treatment, the author bases his theory on parameters that, with regard to psychic functionning, favourise the transformation of movements into changes. With référence to a spécific case, the author considers three parameters that seem to him to be fundemental for a movement during treatment to become a change, that is, the interprétation of the transference (especially'of the négative transference), and the analysis of répétition linked to the analysis of régression.

Key-words— Négative transference. Répétition. Régression. Psychic functionning.

Übersicht — Der Autor versucht zu definieren, was im Rahmen einer psychoanalytischen Kur die Bewegungen von den Veränderungen unterscheidet ; er richtet seine Überlegungen auf die Parameter aus, welche, im Hinblick auf das psychische Geschehen, den Übergang der Bewegungen zu den Veränderungen begünstigen. Der Autor stützt sich auf den Bericht einer Kur und schlägt vor, drei Parameter zu berücksichtigen, welche ihm als fundamental erscheinen, damit in der Arbeit der Kur die Bewegungen zu Veränderungen werden : Die Deutung der Übertragung - vor allem der negativen Übertragung -, die Analyse der Wiederholung, mit det Analyse der Régression alliiert.

Schüsselworte — Négative Übertragung. Wiederholung. Régression. Psychisches Geschehen.

Rev. franc. Psychanal, 4/1996


1274 Revue française de Psychanalyse

Resumen — El autor, al buscar définir lo que distingue los movimientos de los cambios en el marco de una cura psicoanalîtica, orienta su proposito hacio los parametros que favorecen, respecto al funcionamiento psiquico, la transformaciôn de los movimientos en cambios. Apoyândose en el relato de una cura, el autor propone considerar tres parâmetros que le parecen fundamentales para que, en el trabajo de la cura, los movimientos se transformen en cambios : la interpretacion de la transferenicia - especialmente de la transferencia negativa -, el anélisis de la repeticiôn unido al analisis de la regresiôn.

Palabras claves — Transferencia negativa. Repeticiôn. Regresiôn. Funcionamiento psiquico.

Riassunto — Cercando di definire cio' che distingue i movimenti dai cambiamenti del quadro della cura analitica, l'autore impernia il suo discorso sui parametri che dal punto di vista del funzionamento psichico, favoriscono i passaggi dei movementi in cambiamenti. L'autore, partendo dal racconto di una cura, propone di considerare tre parametri che gli sembrano fondamentali perchè nel lavoro della cura, i movimenti si trasformino in cambiamenti : l'intepretazione del transfert, in particolare quello negativo, l'analisi della ripetizione unita a quella délia regressione.

Parole chiavi —Transfert negativo. Ripetizione. Regressione. Funzionamento psichico.

Denys RIBAS. — La levée de l'inhibition

Résumé — La levée de l'inhibition est étudiée, après une revue de l'oeuvre de Freud, et illustrée par un cas clinique, montrant la lente mise à jour progressive des strates successives des problématiques qui peuvent en rendre compte, pathologie maternelle, fixation incestueuse, agressivité, auto-envie, jusqu'à un télescopage des générations au sens d'Haydée Faimberg.

Mots clés — Inhibition. Fixation. Régression. Auto-envie. Agressivité. Télescopage des générations. Temporalité.

Summary — The removal of inhibitions is studied subsequent to a review of Freud's work, and illustrated by a clinical case that shows the slow and progressive révélation of the successive layers of problems involved, that is, maternal pathology, incestuous fixation, agressivity, auto-envy, and ultimately a telescoping of générations as described by Haydee Faimberg.

Key-words — Inhibition. Fixation. Regression. Auto-envy. Agressivity. Telescoping of générations. Temporality.

Übersicht — Die Aufhebung der Hemmung wird untersucht, nach einer Übersicht des freudschen Werkes, und anhand eines klinischen Falls illustriert, welcher die langsame progressive Aufarbeitung der aufeinanderfolgenden Problematikstraten aufzeigt, Mutterpathologie, inzes-


Résumés 1275

tuôse Fixierung, Agressivität, Selbst-Neid, bis zum Zusammenstoss der Generationen im Sinn von Haydée Faimberg.

Schlüsselworte — Hemmung. Fixierung. Régression. Selbst-Neid. Agressivität. Zusammenstoss der Generationen. Zeitlichkeit.

Resumen — La suspension de la inhibiciôn es estudiada, luego de ser revisada la obra de Freud, e ilustrada por un caso clinico, que muestra la lenta puesta al dia progresiva de Ios estratos sucesivos de problemâticas que pueden dar cuenta, patologia maternai, fijaciôn incestuosa, agresividad, autoenvidia, hasta el choque frontal de generaciones de acuerdo con Haydée Faimberg.

Palabras claves — Inhibicion. Fijaciôn. Regresiôn. Autoenvidia. Agresividad. Choque frontal de generaciones. Temporalidad.

Riassunto — Dopo una rivista dell'opera di Freud, la fine dell'inibizione è studiata ed illustrada da un caso clinico che mostra la lenta messa in evidenza dei successivi strati delle problematiche che possono renderne conto, patologia materna, fissazione incestuosa, agressività, autoinvidia, fino allo scontro delle generazioni nel senso d'Haydée Faimberg.

Parole chiavi — Inibizione. Fissazione. Regressione. Auto-invidia. Scontro generazioni. Temporalità.

Ruth MENAHEM. — L'insurrection de Lazare ou la survie psychique

Résumé — L'objectif de la cure est d'aider le patient à devenir ce qu'il est et à reconnaître sa finitude et son altérité. Illustré par un cas où la survie biologique assurée par une greffe cardiaque subie pendant l'analyse, a eu des répercussions sur le déroulement de la cure vécue comme l'imposition d'une survie physique et psychique. Les fantasmes d'immortalité du patient et de l'analyste créent une communauté du déni roc de l'analyse sans fin.

IVlots clés — Devenir. Changement. Survie psychique. Greffe psychique.

Summary — The aim of the treatment is to help the patient to become what he is and to recognize his finitude and his différence. This is illustrated by a case where the biological survival enabled by a heart transplant undergone during the analysis had repercussions on the treatment which was experienced as imposed physical and psychic survival. The patient's and the analyst's phantasies of immortality created a common dénial, the cornerstone of interminable analysis.

Key-words— Becoming. Change. Psychic survival. Psycical graft.


1276 Revue française de Psychanalyse

Übersicht — Das Ziel der Kur ist, dem Patienten zu helfen, das zu werden, was er ist und seine Endlichkeit und seine Andersheit anzuerkennen. Ein Fallbeispiel zeigt auf, wie das biologische Überleben dank einer Herztransplantation im Verlauf der Analyse Auswirkungen auf den Verlauf der Kur natte, welche als Aufdrängung eines physischen und psychischen Überlebens erlebt wurde. Die Unsterblichkeitsphantasmen des Patienten und der Analytikerin schöpfen eine Verleugnungsgemeinschaft, Felsen der unendlichen Analyse.

Schlüsselworte — Werden. Veränderung. Psychisches Überleben. Psychische Transplantation.

Resumen — El objetivo de la cura es el de ayudar al paciente a ser lo que él es y a reconocer su finitud y su alteridad. Ilustrado por un caso en donde la supervivencia biologica se relaciona con un trasplante cardiaco efectuado durante el analisis, ha tenido repercusiones en el desarrollo de la cura vivida como la imposiciôn de una supervivencia fisica y psiquica. Las fantasias de inmortalidad del paciente y del analista crean una comunidad de renegaciôn, fronton del analisis interminable.

Palabras claves — Ser. Cambio. Supervivencia psiquica. Trasplante fisico.

Riassunto — L'obbiettivo della cura è quello d'aiutare il paziente a diventare quel che è ed a riconoscere la sua finitezza ed alterità. Illustrato con un caso in cui la sopravvivenza biologica, assicurata da un trapianto cardiaco effettuato durante l'analisi, ha avuto délie ripercussioni sullo svolgimento della cura vissuta comme l'imposizione d'una sopravvivenza fisica e psichica. I fantasmi d'immortalità del paziente e dell'analista creano una comunità del diniego, roccia dell'analisi senza fine.

Parole chiavi — Diventare. Cambiamento. Sopravvivenza psichica. Trapianto psichico.

Liliane ABENSOUR. — Temps et révélation

Résumé —A travers une vignette clinique, dans le temps aboli de la cure, s'impose la notion d'homosexualité primaire telle que E. Kestemberg la définit. A la fois homologie et altérité, elle est le soubassement des identifications ultérieures. Dans le passage de l'homosexualité primaire à l'homosexualité secondaire, se dégagent la spécificité de l'homosexualité féminine et la révélation du corps féminin. La notion de révélation, liée à la permanence du narcissisme, bat en brèche celle d'un saut ou même d'un changement qui serait linéaire.

Mots clés — Premier entretien. Originaire. Temporalité. Homosexualité primaire et secondaire. Homosexualité féminine. Narcissisme. Corps féminin.


Résumés 1277

Summary — With reference to a clinical vignette and in the abolished time of the cure, we are led to turn to the notion of primary homosexuality according to E. Kestemberg. Implying both homology and différence, the latter is the foundation of subsequent identifications. In the transition between primary homosexuality and secondary homosexuality we are able to establish the specificity of feminine homosexuality and the revelation of the feminine body. The notion of revelation, linked to the permanence of narcissism, demolishes the concept of a sudden or even of a linear change.

Key-words — First appointment. Original. Temporality. Primary and secondary homosexuality. Féminine homosexuality. Narcissism. Féminine body.

Übersicht — Anhand eines klinischen Beispiels, innerhalb der aufgehobenen Zeit der Kur, drängt sich der Begriff der primären Homosexualität, so wie ihn E. Kestemberg definiert hat, auf Sowohl Homologie als auch Andersheit, ist sie der Sokkel der späteren Identifizierungen. Im Übergang von der primären Homosexualität zur sekundären Homosexualität, zeichnen sich die Spezifität der femininen Homosexualität und die Erkenntnis des weiblichen Körpers ab. Der Begriff der Erkenntnis, an die Permanenz des Narzissmus gebunden, widerlegen den Begriff eines Sprungs oder sogar einer linearen Veränderung.

Schlüsselworte - Erstgespräch. Ursprünglich. Zeitlichkeit. Primäre und sekundäre Homosexualität. Féminine Homosexualität. Narzissmus. Weiblicher Kôrper.

Resumen — A través de una vineta clinica, en el tiempo abolido de la cura, se impone la nociôn de homosexualidad primaria tal que E. Kestemberg la define. Al mismo tiempo homologia y alteridad, ella es el basamento de las identificaciones ulteriores. En el paso dela homosexualidad primaria a la homosexualidad secundaria, se desprende la especificidad de la homosexualidad femenina y la revelaciôn del cuerpo femenino. La nociôn de revelaciôn, vinculada a la permanencia del narcisismo, se bate en brecha contra la de un salto o incluso contra la de un cambio que séria lineal.

Palabras claves — Originario. Temporalidad. Homosexualidad primaria y secundaria. Homosexualidad femenina. Narcisismo. Cuerpo femenino.

Riassunto — Attraverso un'esempio clinico, nel tempo abolito della cura s'impone la nozione d'omosessualità primaria, corne fu definita da E. Kestenmberg. Allo stesso tempo omologia ed alterità, essa diventa la base dell'identicazioni ulteriori. Nel passaggio dall'omosessualità primaria a quella secondaria, émerge la spécificità dell'omossessualità femminile e si rivela il corpo femminile. La nozione di rivelazione, lagata alla persistenza del narcisismo, batte in breccia quella del salto o perfino quella d'un cambiamento consederato corne lineare.

Parole chiavi — Primo colloquio. Originario. Temporalità. Omosessualità primaria e secundaria. Omosessualità femminile. Narcisismo. Corpo femminile.


1278 Revue française de Psychanalyse

Christine BOUCHARD. — Un changement préalable au changement: l'interprétabilité

Résumé — A partir d'un cas clinique illustrant un difficile début d'analyse, en particulier du fait de la dissociation de la personne et de la fonction de l'analyste, l'article s'interrogera sur ces situations qui semblent interdire la méthode interprétative, comme sur les conditions qui rendent possible le démarrage d'une névrose de transfert analysable.

Mots clés — Interprétabilité. Changement. Cadre. Débuts de cure. Personne de l'analyste.

Summary — With référence to a clinical case illustrating the difficult beginning of an analysis, especially with regard to the fact that there is a disassociation between the person and the function of the analyst, the article examines situations that seem to prevent the method of interprétation based on conditions enabling the beginning of an analysable transference neurosis.

Key-words — Interpretability. Change. Context. Beginning of the treatment. The analyst as person.

Übersicht — Anhand eines klinischen Falles, welcher einen schwierigen Behandlungsbeginn illustriert, besonders aufgrund einer Dissoziation der Person und der Funktion des Analytikers, stellt der Artikel Fragen über diese Situationen, welche die Deutungsmethode zu verbieten scheinen, sowie auch über die Bedingungen, welche die Einleitung einer analysierbaren Übertragungneurose möglich machen.

Schlüsselworte — Deutbarkeit. Veränderung. Rahmen. Behandlungsbeginn.

Resumen —A partir de un caso clinico que ilustra un comienzo dificil de analisis, particularmente en relacion con la disociaciôn de la persona y la funciôn del analista, el articulo se interroga sobre esas situaciones que parecen prohibir el método interprétativo, y también sobre las condiciones que hacen posible el comienzo de una neurosis de transferencia analizable.

Palabras claves — Interpretabilidad. Cambio. Marco. Comienzos de cura. El analista.

Riassunto — A partire da un caso clinico che illustra il difficile inizio d'un'analisi, soprattutto a causa della dissocizione della persona e della funzione dell'analista, l'articolo si porrà delle domande su queste situazioni che sembrano interdire il metodo interpretativo e sulle condizioni che rendono possibile l'avviarsi di una nevrosi di transfert analizzabile.

Parole chiavi — Interpretabilità. Cambiamento. Quadro. Inizi della cura. Persona dell'analista.


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Blandine FOLIOT. — Les cures psychanalytiques compliquées

Résumé — Les butées rencontrées dans la pratique psychanalytique ont fréquemment été l'objet de débats. Fondé par Freud sur les trois piliers du refoulement, de l'importance des pulsions sexuelles et du transfert, le modèle idéal que représente la névrose de transfert, celui de la cure type serait-il suffisant lorsque nous nous trouvons confrontés à travail du négatif? Sousjacent au processus névrotique s'en trouverait-il un autre qui nous permette d'étendre le champ de l'analyse anticipé par Freud dès les origines? A partir de fragments cliniques se dégagera une perspective interprétative.

Mots clés — Butée. Travail du négatif. Pulsion de mort. Cure type. Psychothérapie. Psychanalyse transgressive.

Summary — The difficulties encountered in psychoanalytic practice have been a frequent object of debate. Does the ideal model of transference neurosis founded as it is by Freud on the three mainstays of repression, the importance of the sexual drives and transference, that is, the model of the standard treatment, suffice in the case of work with a négative transference ? Beneath the neurotic process, is there another that might enable us to extend the field of analysis as anticipated by Freud from the very outset? An interpretative perspective is offered on the basis of clinical fragments.

Key-words — Difficulty. Work with negative transference. Death drive. Standard treatment. Psychotherapy. Transgressive psychoanalysis.

Übersicht — Die in der psychoanalytischen Praxis auftauchenden Probleme wurden oft zum Objekt der Debatten. Freud hat das idéale Vorbild der Übertragungsneurose auf den drei Pfeilern der Verdrängung, der Wichtigkeit der sexuellen Triebe und der Übertragung gegründet; ist das Modell der typischen Kur genügend, wenn wir uns mit der Arbeit des Negativen konfrontieren ? Könnte sich unter dem neurotischen Prozess ein anderer befinden, welcher uns erlauben könnte, das Feld der Analyse zu erweitern was Freud von Anfang an vorausgesehen hat ? Anhand von klinischen Fragmenten wird eine Deutungsperspektive entwickelt.

Schlüsselworte — Anschlag. Arbeit des Negativen. Todestrieb. Typische Kur. Psychotherapie. Transgressive Psychoanalyse.

Resumen — Los obstaculos encontrados en la practica psicoanalitica han sido frecuentemente temas de debate. Fundada por Freud sobre las très bases de la represiôn, de la importancia de las pulsiones sexuales y de la transferencia, i el modelo ideal que representa la neurosis de transferencia, aquel de la cura tipo séria suficiente cuando estamos confrontados con el trabajo de lo negativo? ï Subyacente en el proceso neurôtico se encontraria otro que nos permi-


1280 Revue française de Psychanalyse

tiria extender el campo de! anàlisis anticipado por Freud desde los origenes? A partir de fragmentos clinicos se abrira una perspectiva inerpretativa.

Palabras claves — Trabajo de lo négative Pulsion de muerte. Cura tipo. Psicoterapia. Psicoanalisis transgresivo.

Riassunto — Gli inciampi che s'incontrano nella pratica psicoanalitica sono stati spesso oggetto di dibattiti. Il modello ideale rappresentato dalla nevrosi di transfert, che Freud fonda sui tre pilastri della rimozione, dell'importanza delle pulsioni sessuali e del transfert, modello della cura tipo è sufficente quando ci si trova di fronte al lavoro del negativo ? Sotto al processo nevrotico se ne trova un'altro che permetterebbe di allargare il campo della psicoanalisi anticipato da Freud sin dall'inizio ? Basandosi su frammenti clinici, sarrà sviluppata una prospettiva d'interpretazione.

Parole chiavi — Inciampo. Lavoro del negativo. Pulsione di morte. Cura Tipo. Psicoterapia. Psicoanalisi trasgressiva.

Bernard PENOT. — Le compte à rebours du traumatique

Résumé — Une expérience traumatique majeure peut venir subvertir la diachronie développementale d'un patient : elle va s'avérer comporter dans sa cure une sorte d'effet re-fondateur, notamment bien sûr pour ce qui concerne l'engagement du transfert.

Mots clés — Expérience traumatique. Effet re-fondateur. Engagement transférentiel. Adoption.

Summary — A major traumatic expérience can subvert the developmental diachrony of a patient. It is seen to convey a sort of re-founding effect in his treatment, notably of course with regard to implication in the transference.

Key-words — Traumatic expérience. Re-founding effect. Transferential implication. Adoption.

Übersicht — Ein wichtiges traumatisches Erlebnis kann die Entwicklungsdiachronie eines Patienten umstürzen : es stellt sich in der Kur heraus, dass es eine Art von wieder-begründender Wirkung hat, vor allem natürlich was den Einsatz der Übertragung anbetrifft.

Schlüsselworte — Traumatisches Erlebnis. Wieder-begründende Wirkung. Übertragungseinsatz. Adoption.


Résumés 1281

Resumen — Una experiencia traumatica mayor puede sobrevenir y subvertir la diacronia del desarrollo de un paciente : la misma revelara en la cura una especie de efecto refundador, especialmente sôlido en lo que atane al compromiso de la transferencia.

Palabras claves — Experiencia traumâtica. Efecto refundador. Compromiso transferencial. Adopciôn.

Riassunto — La diacronia dello sviluppo d'un paziente puo' essere sowertita da un'importante esperienza traomatica che nella cura comporterà una specie di effetto di ri-fondazione, in particolare evidentemente rispetto all'inserimento del transfert.

Parole chiavi — Esperienza traomatica. Effetto ri-fondatore. Inserimento nel transfert. Adattamento.

Claire RUEFF-ESCOUBÈS. — Mara la violente ; une psychothérapie à risques

Résumé — La vie de Mara, 45 ans, est placée depuis le début sous le signe de la violence, violence qui se retourne aussi contre elle en des acting suicidaires. Quels risques peut faire courir à cette patiente, gravement déprimée et caractérielle, une psychothérapie qui toucherait à cette violence, destructrice certes, mais aussi protectrice? L'analyste est ici conduite à une grande prudence, que suppose un investissement important de ce travail, dont l'ambition reste très limitée.

Mots clés — Violence. Survie. Court-circuits du préconscient. Pare-excitations. Alternance.

Summary — Mara, 45, has lived her lifefrom the very beginning in the shadow of violence. This violence also turns back on her in the form of suicidal acing-outs. What risks does a psychotherapy that would touch upon this violence, that is obviously destructive but also a means of protection, carry for this seriously depressed and temperamental patient ? The analyst has to be extremely prudent, which implies a major investment in his work, whose ambitions are very limited.

Key-words — Violence. Survival. Short-circuits of the preconscious. Shields against excitation. Alternance.

Übersicht — Das Leben von Mara, 45 Jahre alt, steht von Anfang an unter dem Zeichen der Gewalt, Gewalt, welche sie auch in selbstmörderischem Agieren gegen sich selbst wendet. Welche Risiken kann eine Psychothérapie fur diese schwer deprimierte und charakterlich gestörte Patientin bedeuten, eine Psychothérapie, welche sich mit dieser zerstörerischen, aber auch beschützenden Gewalt befasst ? Die Analytikerin wird zu grosser Vorsicht genötigt, welche eine wichtige Besetzung dieser Arbeit voraussetzt, Arbeit, deren Ambitionen sehr begrenzt bleiben.

Schlüsselworte — Gewalt. Überleben. Kurzschluss des Vorbewussten. Reizschutz. Wechsel.


1282 Revue française de Psychanalyse

Resumen — La vida de Mara, 45 anos, esté situada desde el inicio bajo el signo de la violencia, violencia que se vuelve también contra ella en dos acting suicidas. i Qué riesgos puede proporcionar a esta paciente, gravemente deprimida y caracterial, una psicoterapia ? El analista, debe hacer prueba de una gran prudencia, que supone una carga importante de este trabajo, y cuya ambiciôn debe ser muy limitada.

Palabras claves — Violencia. Supervivencia. Cortocircuitos del Preconsciente. Paraexcitaciones. Alternancia.

Riassunto — Dall'inizio la vita di Mara, 15 anni, è sotto il segno della violenza che lei rigira contro se stessa con degli acting suicidari. Quali rischi fa correre a questa paziente, gravemente depressa e caratteriale, una psicoterapia che tocchi questa violenza che è certo distruttiva, ma anche protettrice ? In questa situazione, l'analista è portato ad avere una grande prudenza, che presuppone un importante investimento in questo lavoro, la cui ambizione resta molto limitata.

Parole chiavi — Violenza. Sopravvivenza. Cortocircuito del preconscio. Para-eccitazioni. Alternanza.

Annick SITBON. — Changement et identifications

Résumé — Le changement est étudié sous l'angle des identifications dans la cure, tant celles du patient que celles de l'analyste. La cure analytique peut être considérée comme une «épreuve de réalité » psychique de l'analyste comme du patient.

Mots clés — Changement. Identifications. «Épreuve de réalité» psychique.

Summary — Change is studied from the point of view of identifications in the treatment, both those of the patient and those of the analyst. Analytic treatment can be considered as a «test» of the analyst's and the patient's psychic « reality ».

Key-words — Change. Identifications. «Test » of psychic « reality ».

Übersicht — Die Veränderung wird aus dem Blickwinkel der Identifizierungen in der Kur studiert, sowohl die des Patienten als auch die des Analytikers. Die analytische Kur kann als eine psychische «Realitätsprüfung » des Analytikers wie auch des Patienten angesehen werden.

Schlüsselworte — Veränderung. Identifizierungen. Psychische «Realitätsprüfung».


Résumés 1283

Resumen — El cambio es estudiado bajo el punto de vista de las identificaiones en la cura, tanto aquellas del paciente como las del analista. La cura analitica puede ser considerada como una « prueba de realidad psiquica » del analista y del paciente.

Palabras claves — Cambio. Identificaciones. «Prueba de realidad » psiquica.

Riassunto — Il cambiamento è studiato dall'angolo delle identificazioni nella cura, sia quelle del paziente che dell'analista. La cura analitica puo' essere considerata come una «prova della realtà psichica » dell'analista e del paziente.

Parole chiavi — Identificazioni. «Prova della realtà » psichica.

Claude SMADJA. — Destin de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu

Résumé — A partir d'une séquence de la psychothérapie d'un patient présentant une névrose de comportement, centrée sur deux rêves, l'auteur montre les modifications qualitatives du temps vécu. D'un temps opératoire, le temps devient historique. Dans ce changement interviennent de manière décisive les destins de la sensorialité et des affects.

Mots clés — Temps. Opératoire. Affect. Sensorialité. Douleur.

Summary— With reference to an episode of the psychotherapy of a patient with a behavioural neurosis, the author reveals the qualitative modifications of lived time. Whilst it had previously been operational, time now becomes historical. The destiny of sensoriality and affects intervenes decisively in this change.

Key-words — Time. Operational. Affect. Sensoriality. Pain.

Übersicht — Anhand einer Sequenz der Psychotherapie eines an einer Verhaltensneurose leidenden Patienten, auf zwei Träume ausgerichtet, zeigt der Autor die qualitativen Veränderungen der erlebten Zeit. Eine erst operative Zeit wird zur historischen Zeit. In dieser Veränderung spielen die Schicksale der Sensorialität und der Affekte eine entscheidende Rolle.

Schlüsselworte — Zeit. Operativ. Affekt. Sensorialität. Schmerz.

Resumen — A partir de una secuencia de la psicoterapia de un paciente que presenta una neurosis de comportamiento, centrada en dos suenos, el autor muestra las modificaciones cua-


1284 Revue française de Psychanalyse

litativas del tiempo vivido. De un tiempo operatorio, el tiempo se vuelve histôrico. En el cambio intervienen de manera decisiva los destinos de la sensorialidad y de los afectos.

Palabras claves — Tiempo. Operatorio. Afecto. Sensorialidad. Dolor.

Riassunto — L'autore indica le modificazioni qualitative del tempo vissuto partendo da una sequenza incentrata su due sogni della psicoterapia d'un paziente affetto da nevrosi di comportamento. Il tempo da operatorio diventa storico. In questo cambiamento intervengono in modo decisivo, i destini della sensorialità e degli affetti.

Parole chiavi — Tempo. Operatorio. Affetto. Sensorialità. Dolore.

Louise de URTUBEY. — Des changements chez l'analyste

Résumé — L'auteur s'occupe des changements dont, à travers le temps et l'expérience, l'analyste est l'objet. Elle divise méthodologiquement ceux-ci en changements « naturels », liés à son vécu prolongé comme analyste, et en changements «non naturels», plutôt pathologiques. Il s'agit notamment du penchant aux passages à l'acte. L. de Urtubey considère tout particulièrement les passages à l'acte incestueux et leurs conséquences sur le patient.

Mots clés — Changement. Passage à l'acte. Inceste. Destructivité.

Summary — The author is concerned with the changes of which, with time and expérience, the analyst is the object. She methodologically divides these into « natural » changes connected with extended time as an analyst, and «non-natural » changes that are pathological, notably the tendancy to act out. L. de Urtubey is particularly concerned with incestuous actings-out and their consequences on the patient.

Key-words — Change. Acting-out. Incest. Deconstructivity.

Übersicht — Die Autorin beschäftigt sich mit den Veränderungen deren, im Verlauf der Zeit und der Erfahrung, Objekt der Analytiker ist. Sie trennt methodisch die «natürlichen » Veränderungen, an das lange Erleben als Analytikerin gebunden, von den « unnatürlichen », eher pathologischen, Veränderungen. Es geht vor allem um die Tendenz zum Agieren. L. de Urtubey zieht ganz besonders das inzesuöse Agieren und die Konsequenzen auf den Patienten in Betracht.

Schlüsselworte — Veränderung. Agieren. Inzest. Destruktivität.

Resumen — El autor se ocupa de los cambios en el cuales, mediando el tiempo y la experiencia, el analista es el objeto. Los divide metodologicamente en cambios « naturales » vinculados


Résumés 1285

a su vivencia prolongada como analista, y en cambios «no naturales», mâs bien patolôgicos. Se trata especialmente de la propension hacia los pasajes al acto. Particularmente, L. de Urtubey considéra los pasajes al acto incestuosos y las consencuencias en el patiente.

Palabras claves — Cambio. Pasaje al acto. Incesto. Destructividad.

Riassunto — L'autore si occupa dei cambiamenti di cui è oggetto l'analista, attraverso il tempo e l'esperienza. Metodoligicamente li divide in cambiamenti «naturali», legati al suo lungo vissuto d'analista, ed in cambiamenti «non naturali» che sono piuttosto patologici. In particolare si tratta della tendenza ai passaggi all'atto. L'autrice esamina in particolare quelli incestuosi e le loro conseguenze sul paziente.

Parole chiavi — Cambiamento. Passaggio all'atto. Incesto. Distruttività.

Roger MISÉS. — De quelques préalables au changement dans les pathologies limites de l'enfant

Résumé — Sont examinés les moyens mis en oeuvre dans les interventions en «réseau», menées aujourd'hui auprès des pathologies limites de l'enfance. Les changements s'expriment, dans un premier temps, à travers un processus où la réduction des clivages se relie dialectiquement à l'élaboration de la vulnérabilité à la perte d'objet. A partir de là, une psychothérapie individuelle peut être entreprise avec des garanties suffisantes vis-à-vis des risques de rupture. On relève les similitudes avec le travail préalable dont l'importance a été soulignée dans la psychanalyse des organisations limites de l'adulte.

Mots clés — Pathologie limite de l'enfant. Psychothérapie de l'enfant. Actions en réseau.

Summary — The means put into effect in « network » interventions, that are today conducted in the case of borderline pathologies of children are examined. The changes are at first expressed via a process whereby the réduction of cleavages is dialectically linked to the elaboration of vulnerability at the loss of the object. From then on, an individual psychotherapy can be taken up with sufficient guarantees against risks of breaking off. There are similiarities with the preliminary work, the importance of which has been underlined in the psychoanalysis of borderline organisations in the adult.

Key-words — Borderline pathology of the child. Child psychotherapy. Network action.

Übersicht — Der Autor untersucht die Mittel, welche in den «Netzinterventionen » bei den Kindergrenzfällen ins Werk gesetzt werden. Die Veränderungen drücken sich zuerst innerhalb


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eines Prozesses aus, in welchem die Verminderung der Spaltungen dialektisch mit der Durcharbeit der Verletzbarkeit in Bezug auf den Objektverlust in Verbindung tritt. Nachher kann eine individuelle Psychotherapie unternommen werden, mit genügenden Garantien gegenüber der Risiken einer Unterbrechung. Man erfasst die Ähnlichkeiten mit der Vorarbeit, deren Wichtigkeit fur die Psychoanalyse der Grenzfälle bei Erwachsenen unterstrichen wurde.

Schlüsselworte — Grenzfallpathologie beim Kind. Kinderpsychotherapie. Netzaktionen.

Resumen — Los medios adoptados en las intervenciones «en red », llevadas a cabo actualmente en patologias limites de la infancia, son analizados. Los cambios, se expresan, en un primer tiempo, a través de un proceso en el cual la reducciôn de las escisiones se enlaza dialecticamente con la elaboraciôn de la vulnerabilidad a la pérdida de objeto. A partir de ahi, una psicoterapia individual puede ser empleada con garantias sufucientes trente a los riesgos de ruptura. Constatamos las similitudes con el trabajo previo cuya importancia ha sido senalada en el psicoanâlisis de las organizaciones limites del adulto.

Palabras claves — Patologia limite del nino. Psicoterapia del nino. Acciones en red.

Riassunto — Vengono esaminati i mezzi utilizzati negli interventi in «réseau » che oggi si realizzano per le patologie limite dell'infanzia. In un primo tempo i cambiamenti si esprimono tramite un processo in cui la riduzione delle scissioni si lega dialetticamente all'elaborazione della vulnérabilità rispetto alla perdita dell'oggetto. Una psicoterapia individuale puo' allora essere intrapresa con sufficenti garanzie rispetto ai rischi di rottura. Viengono rilevate le similitudini con il lavoro preparatorio che viene sottolineato in psicoanalisi corne importante rispetto alle organizzazioni limite degli adulti.

Parole chiavi — Patologia limite del bambino. Psicoterapia del bambino. Attività in reseau.

Nora KURTS. — La réalité s'impose de l'intérieur: le processus de changement au cours d'une psychothérapie psychanalytique d'un enfant psychotique

Résumé — L'exposé portant sur cinq années d'une psychothérapie psychanalytique avec un garçon psychotique nous permet de voir comment la rencontre de deux psychismes peut devenir créatrice de changements, comment des identifications au travail psychique de l'analyste mènent l'enfant vers un «travail de culture », la « Kulturarbeit » (Freud), qui implique le jeu psychique. Le travail de figuration de l'analyste mène l'enfant vers le plaisir de « se regarder », permet une diminution des angoisses de persécution et ainsi une élaboration de certaines angoisses internes.

Mots clés — Psychose. Changement. Figuration. Représentation. Moi. Fantasme. Identifications. Kulturarbeit. Travail psychique de l'analyste. Interprétation.


Résumés 1287

Summary — This paper, which is based on five years of psychoanalytic psychotherapy with a psychotic boy enables us to see how the encounter of two psyches can create changes, how identifications with the analyst's psychic work leads the child to take up «cultural work », « Kulturarbeit » (Freud) implying psychic play. The analyst's work of representation leads the child towards experiencing the pleasure of « looking at himself », enables a decrease in persecution anxiety and hence the élaboration of certain internal anxieties.

Key-words — Psychosis. Changes. Représentation. Ego. Phantasy. Identifications. Kultutarbeit. Psychic work of the analyst. Interprétation.

Übersicht — Die von einer Psychoanalytikerin über 5 Jahre durchgeführte Psychotherapie eines psychotischen Jungen lässt uns miterleben, wie die schöpferische Begegnung der zwei Psychen zu psychischen Veränderungen führt, wie die Identifizierungen mit der psychischen Arbeit des Analytikers dem Kind den Zugang zur «Kulturarbeit» (Freud) erlauben. Die Darstellungsarbeit der Psychoanalytikerin führt das Kind zum Vergnügen, «sich selbst zu betrachten » und somit zur Verminderung seiner Verfolgungsängste.

Schlüsselworte — Psychose. Veränderung. Darstellung. Vorstellung. Ich. Fantasma. Identifizierung. Kulturarbeit. Psychische Arbeit des Analytikers. Deutung.

Resumen — La ponencia que considera 5 anos de psicoterapia con un muchacho psicôtico nos permite visualizar de que manera el encuentro de dos psiquismos puede volverse creador de cambios, de que manera identificaciones con el trabajo psiquico del analista conducen al nino hacia un «trabajo de cultura », la «Kulturarbeit» (Freud), que implica el juego psiquico. El trabajo de figuraciôn del analista que conduce al nino hacia el placer de « mirarse », permite disminuir las angustias de persecuciôn y de esta manera la elaboraciôn de ciertas angustias internas.

Palabras claves — Psicosis. Cambio. Figuraciôn. Representaciôn. Yo. Fantasia. Identificaciones. Kulturarbeit. Trabajo psiquico del analista. Interpretaciôn.

Riassunto — La presentazione di un lavoro di psicoterapia psiconalitica di cinque anni con un ragazzo psicotico, permette di vedere corne l'incontro di due menti puo' diventare creatore di cambiamenti, corne alcune identificazioni al laboro psichico dell'analista portano il bambino verso «il lavoro di cultura », la «kultarrbeit » (Freud) che implica il gioco psichico. Il lavoro di figurazione dell'analista conduce il bambino verso il piacere di «guardarsi », permette una diminuzione della angosce di persecuzione e ad una elaborazione di certe angosce interne.

Parole chiavi — Psicosi. Cambiamento. Figurazione. Rappresentazione. lo. Fantasma. Identificazioni. Kulturarbeit. Lavoro psichico dell'analista. Interpretazione.


1288 Revue française de Psychanalyse

Nathalie ZALTZMAN. — Le normal, la maladie et l'universel humain

Résumé — Ce n'est pas «à retrouver l'apparente simplicité du normal par conjecture à partir des distorsions et exagérations du pathologique » que s'emploie la recherche freudienne. Et le pathologique de la condition humaine n'est pas référé à la normalité se proposant virtuellement comme but à la pratique analytique.

A quel au-delà capital de la maladie l'oeuvre anthropologique freudienne introduit-elle ? Quel rapport d'alliance le processus analytique possède-t-il avec le lien libidinal d'appartenance à l'espèce humaine?

Mots clés — Maladie. Guérison psychanalytique. Psychologie des masses. Lien d'appartenance à l'espèce humaine.

Summary — Freud's work is not concerned with « rediscovering the apparent simplicity of normality through conjecture based on the distorsions and exaggerations of the pathological ». And the pathology of man is not refered to normality as a virtual aim of analytic practice.

To what essential realm beyond illness does Freud's anthropological work introduce us? What is the relation between the analytic process and the libidinally determined link to the human race?

Key-words — IIIness. Psychoanalytic cure. Mass psychology. Libidinally determined link to the human race.

Übersicht — Die freudsche Forschung sucht nicht «die scheinbare Einfachheit des auf Vermutungen beruhenden Normalen, von den Distorsionen und Übertreibungen des Pathologischen ausgehend, wiederzufinden ». Und das Pathologische der menschlichen Kondition wird nicht auf die Normalität bezogen, welche sich virtuell als Ziel der analytischen Praxis anbieten könnte.

In welches wesentliche Jenseits der Krankheit führt uns das anthropologische Werk Freuds ein ? Welche Allianzbeziehung besitzt der analytische Prozess mit der libidinalen Zugehörigkeitsbindung zur menschlichen Gattung?

Schlüsselworte — Krankheit. Psychoanalytische Heilung. Massenpsychologie. Zugehörigkeitsbindung zur menschlichen Gattung.

Resumen — No es para «recobrar la aparente simplicidad de lo normal por conjetura a partir de las distorsiones y exageraciones de lo patolôgico » que trabaja la investigation freudiana. Y la patolôgico de la condition humana no remite a la normalidad proponiéndose virtualmente como objetivo de la préctica analitica.

£ Que mas alla decisico de la enfermedad introduce la obra antropolôgica freudiana ? i Qué relacion de alianza posée el proceso analitico con el vinculo libidinal de pertenencia a la especie humana?

Palabras claves — Enfermedad. Cura psicoanalitica. Psicologia de las masas. Vinculo de pertenencia a la especie humana.


Résumés 1289

Riassunto — La ricerca freudiana non si dedica a « ritrovare per coggettura l'apparente simplicité del normale a partire delle distorsioni ed esagerazioni del patologico ». Ed il patologico della condizione umana non è riferito alla normalité che si proposrerebbe virtualmente come scopo della pratica analitica.

A quale al di là capitale della malattia introduce l'opéra antropologica di Freud ? Quale rapporta d'alleanza possiede il processo analitico con il legame libidinale d'appartenenza alla specie umana ?

Parole chiavi — Malattia. Guarigione psicoanalitica. Psicologia delle masse. Legame d'appartenenza alla specie umana.

Antoine G. HANI. — La résistance au changement

Résumé — Exposé du cas d'une jeune femme dont l'analyse, difficile mais menée à bien, a duré huit ans.

L'auteur tente de montrer comment, dans le déroulement de la cure, la patiente est parvenue à intégrer son moi corporel et sa représentation d'objet qu'un traumatisme infantile avait bloqués.

Mots clés — Traumatisme. Moi corporel. Représentation de soi. Représentation d'objet. Sublimation.

Summary — The case of a young woman, whose difficult but successful analysis lasted eight years, is related. The author attempts to show how, during the treatment, the patient managed to integrate her bodily ego and faculty for object représentation that an infantile trauma had blocked.

Key-words — Trauma. Bodily ego. Self représentation. Object représentation. Sublimation.

Übersicht — Klinische Darlegung der Analyse einer jungen Frau, welche, schwierig, jedoch gut zu Ende geführt, acht Jahre dauerte.

Der Autor versucht aufzuzeigen, wie die Patientin im Verlauf der Kur ihr Körperich und ihre Objektvorstellung intergrieren konnte, welche ein infantiles Trauma blockiert hatte.

Schlüsselworte — Trauma. Körperich. Selbstvorstellung. Objektvorstellung. Sublimierung.

Resumen — Ponencia sobre el caso de una joven cuyo analisis, dificl pero bien llevado, ha durado ocho anos.

El autor intenta mostrar de que manera, durante el desarrollo de la cura, la paciente logra


1290 Revue française de Psychanalyse

integrar su yo corporal y su representaciôn de objeto que un traumatismo infantil habia bloqueado.

Palabras claves — Traumatismo. Yo corporal. Representaciôn de si mismo. Representaciôn de objeto. Sublimaciôn.

Riassunto — Presentazione di un caso d'una giovane donna la cui analisi, difficile ma portata a termine, è durata otto anni. L'autore cerca di mostrare corne nel corso della cura, la paziente sia arrivata al integrare un io corporeo e la sua rappresentazione d'oggetto, bloccati da un troma infantile.

Parole chiavi — Traoma. Io corporeo. Rappresentazione di sè. Rappresentazione d'oggetto. Sublimazione.

Paul ISRAËL. — Changements psychiques et créativité

Résumé — Une analyse d'un «état-limite » est marquée par une interruption «contrôlée » au cours de laquelle la patiente développe une activité plastique originale et inédite. L'auteur fait l'hypothèse que cette activité est générée par la situation transféra - contre-transférentielle du moment, et qu'elle représente une «transition » entre un fonctionnement psychique jusque-là placé sous le signe des processus défensifs liés au clivage, et le processus analytique plus orthodoxe qui se déroulera ensuite jusqu'à sa terminaison. P. Israël rapporte les interventions «dramatisées» qu'il choisit de faire dans ces situations. Il soutient que ces interventions sont plus fréquentes qu'on ne veut bien le dire et qu'elles sont à l'origine de modifications radicales de l'économie psychique en cours, modifications à rapprocher des effets «désorganisateursréorganisateurs » de l'effraction de la séduction les traumatique. Au passage l'auteur pose deux questions: l'une théorique, concernant la discussion de la notion de «sublimation»; l'autre, technique, concernant les relations entre ce type d'interventions et l'usage du psychodrame analytique.

Mots clés — Dramatisation. Sublimation. « Interprétaction ».

Summary — The analysis of a « limit-state » undergoes a «controlled» interruption during which the patient develops an original and novel plastic activity. The author poses the hypothesis that this activity is generated by the transference-counter-transference situation of the moment, and that it represents a «transition » between a psychic funcionning that until then had been reduced to the defensive processes linked to cleavage, and the more orthodox analytic pr(ocess that will henceforth continue until its end. Paul Israël gives examples of the «dramatised » interventions he chooses to make in these situations. He claims that thèse interventions are more frequent than is generally admitted and that they are at the basis of radical modifications of current psychic economy, modifications that can be compared to the «disor-


Résumés 1291

ganizing-reorganizing » effects of the irruption of traumatic unconscious séduction. In passing, the autor poses two questions : one theoretical, concerning the discussion of the notion of «sublimation », the other technical, concerning relations between this type of intervention and the use of analytic psychodram.

Key-words — Dramatization. Sublimation. « Interpretaction ».

Übersicht — Eine Analyse eines «Grenzfalles » ist durch eine «kontrollierte » Unterbrechung gekennzeichnet; im Verlauf dieser Unterbrechung entwickelt die Patientin eine originale und noch nicht dagewesene plastische Aktivität. Der Autor macht die Hypothese, dass diese Aktivität durch die momentane Übertragungs-Gegenübertragungssituation hervorgerefen wurde und dass sie einen « Übergang » bedeuted, zwischen einem bisher unter dem Zeichen der Abwehrprozesse der Spaltung stehenden psychischen Geschehen und dem orthodoxeren analytischen Prozess, welcher nachher bis zur Beendigung ablief. P. Israël berichtet die «dramatisierten » Interventionen, welche er in diesen Situationen einzuführen wählt. Er vertritt den Standpunkt, dass diese Interventionen häufiger sind, als man es zugibt und dass sie die Ursache radikaler Veränderungen der bestehenden psychischen Ökonomie sind, Veränderungen, welche mit den «desorganisierenden-reorganisierenden » Effekten des Einbruchs der unbewussten traumatischen Verführung verglichen werden können. Der Autor stellt zwei Fragen : die eine, theoretisch, bezieht sich auf die Diskussion des Begriffs der « Sublimierung » ; die andere, technisch, bezieht sich auf die Beziehungen zwischen dieser Art von Interventionen und die Anwendung des analytischen Psychodramas.

Schlüsselworte — Dramatisierung. Sublimierung. «Interprétaktion ».

Resumen — Un analisis de un «estado limite » esta marcado por una interrupciôn «controlada » en la cual la paciente desarrolla una actividad plastica original e inédita. El autor élabora la hipotesis de que esta actividad es generada por la situaciôn transfero-contra-transferencial del momento, y que representa una «transiciôn » entre un funcionamiento psiquico hasta ahi ubicado bajo el signo de los procesos defensivos vinculados a la escisiôn, y el proceso analitico mas ortodoxo que se desarrolla luego hasta su terminaciôn. P. Israël refiere las interveniones «dramatizadas» que él ha escogido para estas situaciones. Sostiene que dichas intervenciones son mes frecuentes de lo que se dice y que estén al origen de modificaciones radicales de la economia psiquica en curso, modificaciones cercanas a efectos «desorganizadores-reorganizadores » de la efracciôn de la seducciôn inconsciente traumatica. Asimismo el autor plantea dos cuestiones : una teôrica, que atane a la discusiôn de la nociôn de « sublimaciôn », y otra técnica, que atane a las relaciones entre este tipo de intervenciones y el empleo del psicodrama analitico.

Palabras claves — Dramatizaciôn. Sublimaciôn. «Interpretaciôn ».

Riassunto — Un'analisi d'un «borderline» è caratterizzata da un'interruzione «controllata » nel corso della quale il paziente sviluppa un'attività plastica, inedita ed originale. L'autore ipotizza che quest'attività sia generata da una situazione transfero-controtransferale contingente


1292 Revue française de Psychanalyse

che rappresenta una «transizione» tra un funzionamento psichico fino allora govemato dai processi difensivi legati alla scissione, ed il processo analitico più ortodosso che in seguito si svolgerà a termine. L'autore riporta gli interventi «drammatizzati » che sceglie di fare in simili situazioni. Egli sostiene che questi interventi sono più frequenti di quanto non si dice, e che essi sono all'origine di modificazioni radicali nell'economia psichica in corso ; sono dell modificazioni vicine a quelle degli effetti «disorganizzanti-riorganizzanti » dell'effrazione traomatica della seduzione inconscia. L'autore tra l'atro pone due questioni : una teorica riguardo alla discussione sulla nozione di «sublimazione»; l'altra tecnica, riguardo alle relazioni tra questo tipo d'interventi e l'uso della psicodramma analitico.

Parole chiavi — Drammatizzazione. Sublimazione. «Interpreta-azione ».

Paul DENIS. — D'imagos en instances: un aspect de la morphologie du changement

Résumé — Le fonctionnement psychique peut osciller, dans les différentes structures, entre deux régimes contrastés. Dans l'un, qui associe imagos, excitation, répression, le jeu des représentations est limité par la prédominance d'une imago ; dans l'autre qui associe instance, pulsions, refoulement, le jeu des représentations règle l'ensemble du fonctionnement psychique. Le changement d'un registre à l'autre peut apparaître au cours même de la séance en fonction des interventions de l'analyste ; la prédominance du registre des instances par rapport à celui des imagos apparaît comme un résultat essentiel du travail de l'analyste.

Mots clés — Imagos. Instances. Refoulement. Répression. Pulsions. Excitation. Élaboration psychique.

Summary — Psychic functionning in the différent structures can oscillate between two contrasting regimes, in the first of these, which associates imagos, excitation, suppression, the play of représentations is limited by the predominance of an imago ; in the other which associates instances, drives, repression, the play of représentations governs the entirety of psychic functionning. The change from one register to the other can even appear in the course of a session in function of the analyst's interventions. The prédominance of the register of instances in contrast to that of imagos apears as an essential resuit of the analyst's work.

Key-words — Imagos. Instances. Suppression. Repression. Drives. Excitation. Psychic élaboration.

Übersicht — Das psychische Geschehen kann in den verschiedenen Strukturen zwischen zwei kontrastierten Systemen hin und her pendeln. In einem System, welches Imagines, Reiz, Repression assoziiert, ist das Spiel der Vorstellungen durch das Dominieren eines Imago


Résumés 1293

begrenzt; im andern, welches Instanzen, Triebe, Verdrängung assoziiert, reguliert das Spiel der Vorstellungen das gesamte psychische Geschehen. Der Wechsel von einem System zum andern kann sogar im Verlauf der Sitzung aufgrund der Interventionen des Analytikers auftreten ; das Dominieren des System der Instanzen im Verhältnis zum System der Imagines erscheint als wesentliches Résultat der Arbeit des Analytikers.

Schlüsselworte — Imagines. Instanzen. Verdrängung. Repression. Triebe. Reiz. Psychische Ausarbeitung.

Resumen — El funcionamiento psiquico puede oscilar, en el seno de las diferentes estructuras, entre dos regimenes contrastados. En uno, que asocia imagos, excitaciôn, represiôn, el juego de las representaciones esta limitado por el predominio de un imago, en el otro que asocia instancias, pulsiones, represiôn, el juego de las representaciones ordena el conjunto del funcionamiento psiquico. El cambio de registros puede aparecer en la sesiôn de acuerdo con las intervenciones del analista ; el predominio del registro de las instancias en relaciôn con el de los imagos aparece como un resultado esencial del trabajo del analista.

Palabras claves — Imagos. Instancias. Represiôn. Pulsiones. Excitaciôn. Elaboraciôn psîquica.

Riassunto — Nelle diverse strutture, il funzionamento psichico puo' oscillare tra due regimi in contraste In quello che associa imago, eccitazione, repressione, il gioco delle rapprresentazioni è limitato dalla predominanza d'una imago ; nell'altro che associa istanze, pulsioni, rimozione, è il gioco delle rappresentazioni che regola l'insieme del funzionamento psichico. Il cambiamento da un registro all'altro puo' apparire nel corso di una stessa seduta in funzione degli interventi dell'analista ; la predominanza del registro delle istanze rispetto a quello délie immagini apparirebbe essenzialmente corne risultante del lavoro dell'analista.

Parole chiavi — Imago. Istanze. Rimozione. Rappresentazione. Pulsioni. Eccitazioni. Elaborazione psichica.

Willy BARANGER, Madeleine BARANGER, Jorge M. MOM. — Processus et nonprocessus dans le travail analytique

Résumé — La «talking cure», ainsi nommée par Anna 0. et découverte par Freud,s'est largement répandue et diversifiée au cours de ce siècle. Nous avons pour objectif dans cet article de mettre en évidence plusieurs points qui nous semblent définir le processus analytique. Nous pensons que les futurs progrès en psychanalyse proviendront de l'étude clinique des frontières, des limites et des échecs de la psychanalyse. C'est la raison pour laquelle nous avons centré nos recherches sur le non-processus analytique, c'est-à-dire sur ses butées. Ceci nous a ame-


1294 Revue française de Psychanalyse

nés à introduire les termes suivants : « champ », « bastion », « second regard ». Lorsque le processus achoppe, l'analyste doit s'interroger sur les obstacles qui sont en cause. Ces obstacles qui ont trait au transfert de l'analysant et au contre-transfert de l'analyste soulèvent des problèmes complexes. L'arrêt du processus nous confronte directement à la nature du mouvement et de la temporalité qui lui sont inhérents. Si le processus doit se poursuivre, quels sont les moyens à mettre en oeuvre ? Nous définissons cette dialectique propre aux processus et aux non-processus comme un travail visant à surmonter les obstacles qui détermineront sa réussite comme son échec.

Summary — The «talking cure», named by Anna 0. and discovered by Freud, has been widely expanded and diversified throughout our century. Our objective in this paper is to underline several points which seem to define the analytic process. We believe that forthcoming progress in psycho-analysis must arise from the study of clinical experience at its frontiere, at its topmost limits, in its failures. For this reasdon, we have concentrated our search on the analytic non-process, in the very places where the process stumbles or halts. This had led us to propose the introduction of several terms : « field », « bastion », « second look ». When the process stumbles or halts, the analyst must question himself about the obstacle. The obstacle involves the analysand's transference and the analyst's countertransference, and poses rather confusing problems. The arrest of the process introduces us fully into the nature of its movement, its inhérent temporality. If the process is to continue, then by what main-spring can we accomplish it? We describe this particular dialectic of processes and non-process as a task of overcoming the obstacles which describe its success or failure.

Übersicht — Die von Freud entdeckte und von Anna Freud als «talking cure » bezeichnete Kur hat sich im Verlauf des Jahrhunderts weit verbreited und ist vielseitiger geworden. Dieser Artikerl hat zum Ziel, mehrere Punkte, welche unserer Ansicht nach den analytischen Prozess definieren, herauszuheben. Wir denken, dass die zukünftigen Fortschritte in der Psychoanalyse vom klinischen Studium der Grenzen und der Misserfolge der Psychoanalyse ausgehen werden. Daher haben wir unsere Forschungen auf den analytischen Nicht-Prozess konzentriert, auf seine Anschläge. Dies hat uns dazu geführt, folgende Ausdrucke einzuführen : «Feld », «Bastion », «zweiter Blick ». Wenn der Prozess stockt, muss der Analytiker sich fragen, welche Hindernisse bestehen. Diese Hindernisse, welche sich auf die Übertragung des Analysanden und auf die Gegenübertragung des Analytikers beziehen, werfen komplexe Problème auf. Der Abbruch des Prozesses konfrontiert uns direkt mit der Natur der Bewegung und der Zeitlichkeit, welche ihm innewohnen. Wenn der Prozess weitergehen soll, müssen welche Mittel ins Werk gesetzt werden ? Wir definieren diese Dialektik der Prozesse und Nicht-Prozesse als eine Arbeit, welche versucht, die Hindernisse zu überwinden, welche ihren Erfolg sowie auch ihren Misserfolg determiniert.

Resumen — La « talking cure », asi llamada por Anna O. y descubierta por Freud, se ha expandido y diversificado ampliamente a lo largo del siglo.

Este artfculo tiene como objetivo el de poner en evidencia varios puntos que nos parecen définir el proceso analîtico.


Résumés 1295

Pensamos que los futuros progresos del psicoanâlis vendran del estudio clînico de las fronteras, de los limites y de los fracasos del psicoanâlisis.

Este es el motivo por el cual hemos centrado nuestras investigaciones sobre el no-proceso analitico, o sea sobre los los obstâculos.

Esto nos ha llevado a introducir los términos siguientes: «campo», «bastion», «segunda mirada ».

Cuando el proceso tropieza, el analista debe de interrogarse sobre el porqué de taies obstâculos. Dichos obstâculos relacionados con la transferencia del analizante y la contratransferencia del analista, plantean problemas espinosos. La interrupciôn del proceso nos confronta directamente con la naturaleza del movimiento y de la temporalidad inhérentes.

Si el proceso debe continuar, i Cuâles son los medios que se deben utilizar ?

Definimos esta dialéctica propia de los procesos y de los no-procesos como una trabajo dirigido a superar los obstâculos que determinan su éxito o su fracaso.

Riassunto — La «cura di parole» indicata da Anna O. e scoperta da Freud, durante questo secolo è stata ampiamente sviluppata e diversificata. In questo articolo, il nostro obbiettivo è di sottolineare i vari punti che sembrano definire il processo analitico. Riteniamo che i futuri progressi délia psicoanalisi debbono emergere dallo studio dell'esperienza clinica nelle sue debolezze, alle sue frontière, ai suoi limiti più elevati. Per questa ragione abbiamo concentrato le nostre ricerche sul non processo analitico, là dove il processo inciampa o s'arresta. Cio' ci ha portato ad introdurre vari termini : «campo », «bastione », «secondo sguardo ». Quando il processo inciampa o s'arresta, l'analista deve posi delle domande su questi ostacoli. L'ostacolo implica il transfert dell'analizzando ed il contro-transfert dell'analista, e pone problemi abbastanza forvianti. L'arresto del processo c'introduce completamente nella natura del suo movimento, la sua temporalité inerente. Se il processo continua, con quale molla possiamo realizzarlo ? Descriviamo questa particolare dialettica dei processi e non processi, quale compito per superare glî ostacoli che descrivono successo o debblézze.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.

Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 047643 0 — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 43 326

CPPAP n° 54 219

Dépôt légal : Décembre 1996

© Presses Universitaires de France, 1996


Numéros à paraître :

1996

Numéro spécial Congrès

LES CLIVAGES

N° 1 — 1997

JALOUSIES

N° 2 — 1997

L'OBJET EN PERSONNE

N° 3 — 1997

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N° 4 — 1997

APRÈS L'ANALYSE

Monographies de la RFP

(vente en librairie) Déjà parus :

LA PSYCHANALYSE, QUESTIONS POUR DEMAIN

LE MASOCHISME

ANGOISSE ET COMPLEXE DE CASTRATION

LA BOULIMIE

LA PSYCHANALYSE ET L'EUROPE DE 1993

LES TROUBLES DE LA SEXUALITÉ

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LA NÉVROSE OBSESSIONNELLE

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PSYCHANALYSE ET PRÉHISTOIRE

SURMOI (2 volumes)

LE DOUBLE

FERENCZI

L'HYPOCONDRIE

SCÈNES ORIGINAIRES

A paraître :

ANGOISSES (2 volumes)

CLINIQUES PSYCHANALYTIQUES

BISEXUALITÉ PSYCHIQUE

PEURS ET PHOBIES

CRÉATION ET PSYCHANALYSE

HISTOIRE ET PSYCHANALYSE

FONCTIONNEMENTS PSYCHOTIQUES


THE TEST OF CHANGE Editors : Jacqueline SCHAEFFER and Paul DENIS

Argument, 965

Thierry BOKANOWSKI — Movement and changes in psychoanalytic treatment, 967

Denys RIBAS — The removal of inhibition, 983

Ruth MENAHEM — The revolt of Lazarus or psychic survival, 997

Liliane ABENSOUR — Time and révélation, 1011

Christine BOUCHARD — A change prior to treatment : interpretability, 1023

Blandine FOLIOT — Transgression or change, complicated psychoanalytic treatment, 1033

Bernard PENOT — The countdown to trauma, 1047

Claire RUEFF-ESCOUBÈS — Mara the violent : a risky psychotherapy, 1051

Annick SITBON — Change and identifications, 1065

Claude SMADJA — The destiny of sensoriality and affects in the reconstruction of experienced

time, 1073 Louise de URTUBEY — Changes in the analyst, 1083

CHANGE IN THE ANALYSES OF CHILDREN

Roger MISÉS — A few preliminaries on the subject of change in limit-state pathologies of children,

children, Nora KURTS — Change cornes from inside : the process of change in the course of the psychoanalytical

psychoanalytical of a psychotic child, 1105

ENCOUNTER

Nathalie ZALTZMAN — Human normality, illness and universality, 1123

Gérard SZWEC et Denys RIBAS — Psychoanalysis does not make you eternal : in reference to Nathalie Zaltzman's article, 1137

POINTS OF VUE

The clinic

Antoine G. HANI — Résistance to change, 1149

Technique

Paul ISRAËL — Psychic change and creativity, 1161

Theory

Paul DENIS — From imagos to instances : an aspect of the morphology of change, 1171

DEBATE

The crisis in psychoanalysis — dialogue between analysts : E. Agejas, R. Bernardi, A. Green, E. Ponce de Léon de Masvernat, J. Szpilka, 1187

CHANGE FREUD ?

A fabricated letter from Sigmund Freud to Sândor Ferenczi, 1203 Robert et lise BARANDE — From one revisionism to the other, 1209

HOMMAGE TO WILLY BARANGER

Willy BARANGER, Madeleine BARANGER, Jorge M. MOM — Process and non-process in analytic work, 1223

BOOK REVIEWS

Michèle MOREAU-RICAUD — The Saturday morning murder, by Betty Gour, 1243

Jean-Louis BALDACCI — The super-ego : the Freudian concept and the fundamental rule, by Jean-Luc

Donnet, 1245 Françoise COBLENCE — Psychoanalylical aesthetics, by Murielle Gagnebin, 1251 Marie-Claire DURTEUX — On the autobiographical act, by Jean-François Chiantaretto, 1257

REVIEW OF PERIODICALS

Sesto-Marcello PASSONE — Adolescence, 1265

Monique COURNUT-JANIN — The International Journal of Psychoanalysis, 1268


L'EPREUVE DU CHANGEMENT

Rédacteurs : Jacqueline SCHAEFFER et Paul DENIS

Argument, 965

Thierry BOKANOWSKI — Mouvements et changements dans la cure psychanalytique, 967

Denys RIBAS — La levée de l'inhibition, 983

Ruth MENAHEM — L'insurrection de Lazare ou la survie psychique, 997

Liliane ABENSOUR — Temps et révélation, 1011

Christine BOUCHARD — Un changement préalable au changement : l'interprétabilité, 1023

Blandine FOLIOT — Les cures psychanalytiques compliquées, 1033

Bernard PENOT — Le compte à rebours du traumatique, 1047

Claire RUEFF-ESCOUBÈS — Mara la violente : une psychothérapie à risques, 1051

Annick SITBON — Changement et identifications, 1065

Claude SMADJA — Destin de la sensorialité et des affects dans la reconstruction du temps vécu, 1073

Louise de URTUBEY — Des changements chez l'analyste, 1083

LE CHANGEMENT EN ANALYSE D'ENFANTS

Roger MISES — De quelques préalables au changement dans les pathologies limites de l'enfant, 1093 Nora KURTS — La réalité s'impose de l'intérieur : le processus de changement au cours d'une psychothérapie psychanalytique d'un enfant psychotique, 1105

RENCONTRE

Nathalie ZALTZMAN — Le normal, la maladie et l'universel humain, 1123

Gérard SZWEC et Denys RIBAS — La psychanalyse ne rend pas éternel : à propos de l'article de Nathalie Zaltzman, 1137

POINTS DE VUE

Clinique

Antoine G. HANI — La résistance au changement, 1149

Technique

Paul ISRAËL — Changements psychiques et créativité, 1161

Théorique

Paul DENIS — D'imagos en instances : un aspect de la morphologie du changement, 1171

DÉBATS

La crise de la psychanalyse — dialogue entre analystes : E. Agejas, R. Bernardi, A. Green, E. Ponce de Léon de Masvernat, J. Szpilka, 1187

CHANGER FREUD ?

Une lettre controuvée de Sigmund Freud à Sândor Ferenczi, 1203 Robert et Use BARANDE — D'un révisionnisme, l'autre, 1209

HOMMAGE A WILLY BARANGER

Willy BARANGER, Madeleine BARANGER, Jorge M. MOM — Processus et non-processus dans le travail analytique, 1223

CRITIQUES DE LIVRES

Michèle MOREAU-RICAUD — Le meurtre du samedi matin, de Betty Gour, 1243 Jean-Louis BALDACCI — Surmoi : le concept freudien et la règle fondamentale, de Jean-Luc Donnet, 1245 Françoise COBLENCE — Pour une esthétique psychanalytique, de Murielle Gagnebin, 1251 Marie-Claire DURIEUX — De l'acte autobiographique, de Jean-François Chiantaretto, 1257

REVUE DES REVUES

Sesto-Marcello PASSONE — Adolescence, 1265

Monique COURNUT-JANIN — The International Journal of Psychoanalysis, 1268

Imprimerie

des Presses Universitaires de France

Vendôme (France)

IMPRIMÉ EN FRANCE

22072399/12/96