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Titre : Revue d'histoire moderne et contemporaine / Société d'histoire moderne

Auteur : Société d'histoire moderne et contemporaine (France). Auteur du texte

Éditeur : Presses universitaires de France (Paris)

Éditeur : BelinBelin (Paris)

Date d'édition : 1975-04-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb344172780/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25346

Description : 01 avril 1975

Description : 1975/04/01 (T22)-1975/06/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k54505692

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-117877

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 28/10/2008

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Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine

Publiée chaque trimestre par la Société d'Histoire moderne avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

Directeurs honoraires : + Charles H. POUTHAS, professeur honoraire à la Sorbonne

et Roger PORTAL, professeur à la Sorbonne Directeur : Jean-Baptiste DUROSELLE, professeur à la Sorbonne

Secrétaire général : Jacques BOUILLON, agrégé de l'Université Secrétaire adjoint : Daniel ROCHE, université de Paris VII

sommaire

NÉCROLOGIE

Jean DELUMEAU : L'itinéraire d'un grand historien : Victor L. Tapie 161

ÉTUDE

Pascal ORY : Le dorgérisme, institution et discours d'une colère paysanne (1929-1939) 168

MÉLANGES

Bernard VOGLER : La législation sur les sépultures dans l'Allemagne

protestante au xvr 6 siècle 191

Robert MUCHEMBLED : Famille, amour et mariage : mentalités et comportements des nobles artésiens à l'époque de Philippe II . . 233

Robert BRÉCY : « Le Drapeau rouge » 262

Ginette KURGAN-VAN HENTENBYK : Philippe Berthelot et les intérêts

ferroviaires franco-belges en Chine (1912-1914) 269

Aron SHAI : Le conflit anglo-japonais de Tientsin en 1939 293

COMPTES RENDUS

H.R. TREVOR-ROPER, De la Réforme aux Lumières (Roger Charrier), 303 ; Theodor ZELDIN, France 1848-1945, vol. I Ambition, Love and Politics (Guillaume de Bertier), 305 ; Miehelle PERROT, Les ouvriers en grève. France 1871-1890 (Jacques Girault), 312.

(g) Librairie Armand Colin, Paris, 1975.

ADMINISTRATION, ABONNEMENTS ET RÉDACTION

Librairie ARMAND COLIN

103, boulevard Saint-Michel - Paris 5- — C.C.P. 2133525

ABONNEMENT ANNUEL : à partir du 1er janvier 1975.

1975 (4 numéros) : France, 72 F Étranger, 85 F

Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 20 F Le numéro spécial : 40 F

La Société d'Histoire moderne, fondée en 1901, se réunit à la Sorbonne, d'octobre à juillet, le premier dimanche de chaque mois. Le compte rendu des séances est publié dans le bulletin trimestriel. Les sociétaires reçoivent la revue et le bulletin (se renseigner auprès de M. P. Milza — 13, rue Jean-Mascré, 92330 Sceaux — Secrétaire général de la Société).


REVUE D'HISTOIRE ««iSSSÏ

MODERNE ET CONTEMPORAINE

L'ITINÉRAIRE D'UN GRAND HISTORIEN : VICTOR L. TAPIE

Comme on tourne les pages d'un album de photographies, j'ai repris un à un, dans l'ordre où ils parurent, les ouvrages de Victor L. Tapie et refait avec lui sa route d'historien' 1. Au départ, en 1934, une thèse principale sur la Politique étrangère de la France et le début de la guerre de Trente ans ; à la fin, en 1973, un an avant sa mort, un livre sur VEurope de Marie-Thérèse. Ce chemin bien tracé, placé sous le signe des fidélités intellectuelles, a été aussi celui de sa vie tout entière : né à Nàhtes, il y repose maintenant s'étant éteint à la chute des feuilles dans cette maison de la campagne bretonne où il aimait travailler, retrouver la terre et les siens.

1. Chronologie des oeuvres de Victor L. TAPIE : La Politique étrangère de la France et le début de la guerre de Trente Ans (.1616-1621), Paris, P.U.F., 1934. Une Eglise tchèque au XV siècle. L'Unité des Frères, Paris, P.U.F., 1934. En coll. avec E. PRÉCLTN, Le XV1V siècle (t. VII de la coll. « Clio »), Paris, P.U.F., 1943. Histoire de l'Amérique latine au XIX' siècle, Paris, Aubier, 1945. En coll. avec G. PAGES, Naissance du Grand Siècle : La France de Henri IV à Louis XIV (.1598-1661), Paris, Hachette, 1948. La France de Louis XIII et de Richelieu, Paris Flammarion, 1952. Baroque et classicisme, Paris, Pion, 1957 (2* éd. 1972, trad. anglaise 1960). Le Baroque, Paris, P.U.F^ 1961. Von der Reformation zur Révolution. Dos Zeitalter Ludwigs XIV dans c Propylaën Weltgeschichte », Verlag Ullstein, Francfort-Berlin, 1964. Chateaubriand par lui-même, Paris, Le Seuil, 1965. Monarchie et peuples du Danube, Paris, Fayard, 1969. Coll. à Vienne au temps de François-Joseph, Paris, Hachette-Réalités, 1970. En coll. avec J.P. LE FLEM et A. PARDAILHE-GALABRUN, Rétables baroques de Bretagne, Paris, P.U.F., 1972. L'Europe de Marie-Thérèse : du Baroque aux Lumières, Paris, Fayard, 1973.

Membre de la Société des Sciences de Bohême en 1935, membre correspondant de l'Académie des Sciences d'Autriche en 1965, Victor L. TAPIE reçut en 1968 la médaille d'or François Palacky de l'Académie tchécoslovaque des Sciences. Il était entré en 1963 à l'Institut de France (Académie des Sciences Morales et Politiques). Un volume de Mélanges lui fut offert en 1973 qui regroupe 39 contributions sous le titre : Etudes Européennes, Paris, Publications de la Sorbonne, 1973.

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Conseillé par Georges Pages, il commença donc sa carrière par une enquête d'histoire diplomatique. Ce type de recherche était en honneur voici quarante ans. La politique française, tant intérieure qu'extérieure, des années 1616-1621 apparaissait « embrouillée, obscure, négligée » et elle était sommairement jugée. Victor L. Tapie suivit et débrouilla patiemment l'écheveau des principales intrigues qui s'entrecroisèrent dans l'Europe du temps et il balaya les anachronismes alors facilement acceptés sur la politique de Richelieu au cours de son premier passage au pouvoir. Mais dans cette thèse, il y avait autre chose qui annonçait des ouvrages futurs et un choix essentiel : la place accordée à Prague et au royaume de Bohême. Victor L. Tapie écrira plus tard : « C'était certainement une chance, dans les années 1920, de venir à Prague, jeune et ignorant, d'y plonger, sans préparation aucune, dans le décor merveilleux des églises et des palais baroques... Mais la chance devenait destin, si l'on était admis aux leçons d'un maître incomparable, dont le premier conseil avait été d'apprendre le tchèque : le professeur Josef Pekar » 2. Ce n'est donc pas un hasard si dans cette thèse principale les pages qui nous retiennent le plus aujourd'hui sont celles qui sont consacrées à l'état du royaume de Bohême vers 1620, à sa situation religieuse, à la défenestration de Prague, à la tragédie de la Montagne Blanche. Tout en rédigeant ce gros ouvrage, il écrivait, comme thèse secondaire, un essai très pénétrant et très neuf au regard du public français sur Une Église tchèque du XVe siècle : FUnité des Frères. Peut-être n'a-t-on pas accordé aux 120 petites pages qui composent ce livre tout l'intérêt qu'elles méritent ? La fermentation religieuse dans la Bohême du XVe siècle y est analysée avec aisance et sûreté, l'accent portant tour à tour sur les contradictions de l'Église utraquiste — à la fois romaine et hostile à Rome —, l'incompréhension de la Papauté, le sillage profond laissé par la prédication de Jean Hus, les rancoeurs des Taboristes vaincus, le désir d'une régénération hors d'un monde corrompu que prônèrent successivement Pierre Chelcicky et le mystérieux Grégoire. Une plume sereine mais guidée par une âme fervente restitue pour nous le climat d'attente chrétienne et de déceptions qui précéda- la Réforme au pays de saint Wenceslas.

Toutefois, essentiellement « moderniste » et familier du xvrr 2 siècle, Victor L. Tapie rédigea soit seul, soit en collaboration avec Georges Pages et Edmond Préclin, plusieurs ouvrages se rapportant à cette période de l'histoire, le plus important étant celui qu'il publia en 1952

2. Préface de la seconde édition de Baroque et classicisme, p. 7-8.


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sous le titre la France de Louis XIII et de Richelieu. Ce volume de 550 pages, relu plus de vingt ans après sa parution, apparaît comme un témoignage sensible sur l'évolution d'un chercheur aux écoutes de son temps et sur le changement qui s'était déjà produit à cette date dans le discours historiographique : l'événementiel, la politique des gouvernants, l'agitation de la surface n'y tiennent que la stricte place nécessaire à l'intelligence de l'époque. En revanche, de larges développements y analysent la géographie économique de la France de ce temps, le climat social, la piété issue de la réforme catholique, l'évolution du goût et des moeurs, la création artistique. Déjà l'auteur s'interroge : la France de Louis XIII est-elle plutôt classique ou plutôt baroque ? Une question à laquelle il répondra bientôt dans un livre magistral. Avec Baroque et classicisme, paru en 1957, Victor L. Tapie acquiert sa stature internationale et la réputation flatteuse qui l'a ensuite accompagné jusqu'à sa mort. C'est son maître ouvrage qui a fait date, encore enrichi dans une seconde édition et prolongé par l'introduction qu'il écrivit en 1972 en tête de l'enquête collective sur les retables bretons. Dès lors la silhouette de l'historien est définitivement dessinée : il est tout ensemble — et de façon indissociable — le meilleur spécialiste français et du Baroque et de l'Europe centrale. Sa connaissance de l'allemand et du tchèque, ses voyages répétés avec l'inlassable et dévouée Mmo Tapie, les collections de photographies que l'un et l'autre ramènent de ces longs périples lui assurent une connaissance sans cesse accrue des hommes et des documents, des paysages et des monuments de l'ancien empire des Habsbourg.

Sa curiosité dépassait toutefois l'espace danubien et l'âge du Baroque : d'où plusieurs détours, au moins apparents, dans ses voyages et sa production. Il enseigna quelque temps au Brésil et composa une Histoire de l'Amérique latine au XIXe siècle. Il écrivit aussi un Chateaubriand par lui-même qui révèle une profonde familiarité et une véritable parenté d'esprit avec l'auteur des Mémoires d'Outre-tombe. Au vrai, ces deux démarches ne le détournèrent pas de ses préoccupations essentielles. En Amérique latine il découvrit le Baroque colonial étrange et exaspéré, parfois surchargé jusqu'au tumulte, en tout cas infléchi, dans ses réalisations les plus pittoresques, par le génie des artistes indigènes. La prédilection pour le détail décoratif lui parut une revanche culturelle des peuples que la conquête avait submergés. Quant à Chateaubriand, il incarnait des attachements et des valeurs auxquels Victor L. Tapie tenait de toute son âme : La Bretagne, le respect des traditions enracinées dans la terre, la fidélité, la lucidité,


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une haute culture, l'art de voyager, le souci de perfection dans l'écriture associé a cette « fraternité humaine qui rend son oeuvre émouvante et disponible » 3. Si l'on négligeait cette admiration de l'historien pour le grand écrivain breton du xrxe siècle, les écrits de Victor L. Tapie deviendraient moins transparents.

Dans ceux-ci, on le sait, l'Europe centrale occupe une place majeure et il en a suivi les destins contrastés depuis l'époque où naissait l'Unité des Frères jusqu'à l'éclatement de la double monarchie. Dans cette série d'études consacrées aux États des Habsbourg le lecteur français trouvre d'abord une information très riche qu'il lui faudrait autrement puiser à grands frais dans de multiples ouvrages, la plupart étrangers. Mais surtout, entraîné par un guide averti, il est conduit à la compréhension — sans complaisance toutefois — d'un passé auquel, dans notre pays, on avait été jusque-là peu attentif. S'agissant d'expliquer la défaite de la Montagne Blanche, une comparaison éclairante nous est donnée : les Tchèques, dès avant cette bataille, étaient en proie à une lassitude comparable à celle des Français en 1814-1815 ; au contraire l'enthousiasme de la période hussite peut être rapproché de celui des années 1793-1794. Pourtant la tragédie de 1620 n'a pas ouvert pour le royaume de Bohême ce « temps des ténèbres » si souvent décrit. Au contraire le catholicisme et l'esthétique baroque, au prix assurément d'éliminations rigoureuses, lui donnèrent une nouvelle chance historique et lui permirent de rivaliser sur le plan artistique avec les régions les plus favorisées de l'Europe. Si Prague est une ville d'une admirable beauté, elle le doit surtout aux églises et palais élevés aux xvne et xvme siècles. Il est vrai que l'allemand, au temps des Lumières, tendait à supplanter le tchèque au niveau culturel le plus élevé. Mais cette dévaluation momentanée de la langue nationale ne fut pas alors ressentie comme mie humiliation. Au reste Marie-Thérèse fut « presque » sur le point de créer un patriotisme commun à tous ses États. Son long règne marque l'apogée de la monarchie des Habsbourg et le moment où la cohabitation des différents peuples du Danube posa le moins de problèmes. Prudente, mais soucieuse du bonheur de ses sujets, la pieuse souveraine fut aîmée dans l'ensemble des territoires qu'elle gouverna. Riche déjà des multiples réalisations artistiques, nouvelle terre d'élection de la grande musique européenne, doté d'une administration lourde mais solide et d'une armée qui avait refoulé lès Turcs, l'empire de Marie-Thérèse, vers 1770, inspirait le respect à l'Europe ; et cette construction politique, en dépit de l'ar3.

l'ar3. par lui-même, p. 174.


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chaïsme de ses structures seigneuriales et de son retard économique sur l'Occident, paraissait robuste et assurée de l'avenir. Même au temps des crises qui scandèrent le règne de François-Joseph, la double monarchie conservait encore prestige et raison d'être. C'est Mazaryk qui écrivait en 1913 : « Justement parce que je ne me suis jamais laissé entraîner à des rêves sur la chute de l'Autriche, parce que je sais que, bonne ou mauvaise, cette Autriche doit durer, il me semble que c'est notre devoir d'en faire quelque chose » 4. L'Empire s'est-il décomposé de l'intérieur, ou a-t-il été assassiné ? La question posée à propos de la fin du monde romain refait surface ici. Mais quelle que soit la réponse qu'on lui donne, comment ne pas évoquer avec nostalgie la Vienne des années heureuses, celle du Beau Danube bleu, « l'atmosphère de grâce, la délicatesse de goût, la courtoisie des manières », la Gemùtlichkeit dont elle avait le secret 5 ? Et puis, à la place de la construction politique édifiée par les Habsbourg qu'y a-t-il maintenant sinon une situation pire que celle qu'avaient connue les contemporains de François-Joseph ? Il est donc bien vrai que « l'Europe ne pourra regarder l'avenir avec confiance, tant qu'on n'aura pas trouvé de vraies solutions aux difficultés et aux malheurs des nations du Danube » 6.

Réhabilitation — sans illusions, répétons-le — de la monarchie des Habsbourg ; réhabilitation aussi du Baroque, et de l'une par l'autre : telles sont les deux contributions majeures de Victor L. Tapie à l'enrichissement de nos connaissances. Il n'a pas abordé la production artistique des xvf-xvixf siècles en esthéticien, mais en historien soucieux d'éclairer un aspect essentiel de la civilisation d'Ancien Régime et de connaître les raisons qui ont conduit certaines sociétés à accepter le Baroque et d'autres à le refuser. Son projet, réalisé avec talent, fut de rapporter une culture à un climat social et mental. D'où cette explication pénétrante par laquelle il a rattaché un art où s'entrecroisent majesté et sensibilité à une économie essentiellement foncière et seigneuriale et à une civilisation à dominante aristocratique et rurale, tandis que la bourgeoisie de France, d'Angleterre et de Hollande marquait sa préférence pour l'austérité, la rigueur et la logique. Mais — paradoxe singulièrement fécond que Victor L. Tapie a su mettre en lumière — l'art baroque, contrairement à celui de la Renaissance, contrairement au maniérisme et au néo-classicisme, s'est ouvert au petit

A Monarchie et peuples du Danube, p. 403.

5 Monarchie et peuples du Danube, p. 383.

6 Ibid., p. 435.


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peuple : il a produit dans les campagnes des oeuvres savoureuses, naïves, colorées et chaleureuses qui sont comme des dessins d'enfants par rapport aux tableaux des maîtres. Préférant le sensible au rationnel, exprimant une dévotion fervente, accessible aux riches et aux pauvres, ouvrant à ceux-ci les portes d'un paradis lumineux, il fut à la fois incarnation du divin et ravissement mystique. Il enseigna la religion en captivant l'imagination.

Il a toutefois diversifié ses expressions suivant les temps et les lieux et Victor L. Tapie s'efforça au long de ses voyages et de ses travaux d'en identifier les formes et les moments. Aussi sommes-nous maintenant à l'aise, grâce à lui, pour distinguer le Baroque militant des années de la reconquête catholique du Baroque triomphant et ]'oyeux qui éclate dès 1630. A partir de ce moment églises et palais vont exprimer de plus en plus une sensibilité frémissante, ouverte au merveilleux, qui s'infléchira ensuite — en même temps d'ailleurs que le sobre classicisme — vers la grâce souriante et fragile du rococo. C'est vraiment une synthèse admirable que celle qui regroupe sous un même regard, en retrouvant leurs affinités profondes, les exubérances de la statuaire et des retables espagnols, les oeuvres majestueuses de Bernin, les hardiesses de Borromini et de Guarini, les fêtes de Versailles et de Vienne où l'air et le feu, l'eau et la terre s'associent en d'éblouissantes féeries, les pompes funèbres de Florence et de Paris, le Baroque des abbayes proches du lac de Constance et celui des humbles églises rurales, l'exotisme luxuriant des églises mexicaines et le mouvement bien tempéré qui anime les créations architecturales de l'Angleterre des Stuarts. Diversité des formes mais parenté des motivations : il s'agissait moins d'apporter des satisfactions à l'esprit que de provoquer l'émotion, ici plus véhémente, ailleurs plus contenue. C'est pourquoi il est légitime et nécessaire de situer le Baroque et le Classicisme l'un par rapport à l'autre. A la limite les deux esthétiques eurent des visées et des significations divergentes, la première s'adressant à la sensibilité, la seconde à la raison. Mais l'image simpliste trop longtemps reçue d'une France classique opposée sans nuance à une Europe baroque n'a pas résisté à l'examen attentif de Victor L. Tapie. Le royaume de Louis XIII, en art comme en littérature, accueillit largement les valeurs, le mouvement et les couleurs venus d'Italie et d'Espagne. En outre, si l'on considère en bloc la France du xviic siècle on s'aperçoit que la périphérie du pays a été finalement plus baroque que classique. Autre remarque encore, que commande le bon sens : au Louvre (mais aussi à Hampton Court) des raisons


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d'économie ont joué quand on se décida pour des solutions moins dispendieuses que celles présentées au nom des fastueuses préférences romaines du seicento. Enfin, certaines parties de Versailles n'auraient pas été désavouées par Bernin. Il a donc existé un Baroque français (voire un Baroque Anglais, à Saint-Paul notamment) « contemporain du classiscisme, souvient lié à lui et pourtant autonome » 7, restant vrai en effet qu'une esthétique privilégiait la liberté, la fantaisie et la couleur et l'autre, au contraire, la règle, l'harmonie et la ligne.

Les leçons d'un maître à la fois admiré et solitaire (car il n'appartenait à aucune école et sa démarche a été tout à fait personnelle) aurait-elle tant séduit et si bien convaincu sans les qualités de son style ? Chez lui l'historien se doublait d'un écrivain ; et il était aussi un conteur charmant. Prenant le temps de travailler et de rédiger, Victor L. Tapie, d'un bout à l'autre de sa féconde carrière, a livré au public des oeuvres d'une écriture irréprochable, d'une distinction et d'une transparence souveraines. Parlant d'Inigo Jones il a vanté cette « élégance raffinée qu'on sait le gain de beaucoup de science mais qui pourtant semble obtenue par les moyens les plus simples » 8. Cet éloge convient parfaitement à l'auteur de Baroque et Classicisme. Mais la pureté de la langue exprimait chez lui plus qu'un souci formel de perfection. A l'arrière-plan d'un discours lumineux on devinait aisément « un souci d'humanité et une valeur intellectuelle que le plus beau talent ne saurait produire par artifice » 9. Cet autre jugement de Victor L. Tapie — sur Chateaubriand cette fois — peut être, lui aussi, appliqué à son auteur dont il caractérise avec bonheur le style, l'esprit et le coeur. Tous ceux qui ont approché le grand historien disparu savent qu'il était un homme sensible, sachant écouter, attentif aux autres et bienveillant. Tel nous le retrouvons dans ses oeuvres d'où la polémique est absente. Il était au-dessus des querelles et le message qu'il nous laisse est de sérénité, de probité, de lucidité teintée de mélancolie. Il n'a pas trahi ses fidélités mais, comme Chateaubriand, il savait que le temps ne revient pas en arrière. Cette voix qui s'est tue, cette plume qui n'écrira plus laissent après elles un sillage de recueillement — celui qui envahit l'âme après une lecture qui nous a beaucoup appris en nous élevant au-dessus de nous-mêmes.

Jean DELUMEAU, Collège de France.

7. Baroque et classicisme (2° éd.), p. 286

8. Ibid., p. 366.

9 Chateaubriand par lui-même, p. 174.


LE DORGÉRISME

INSTITUTION ET DISCOURS

D'UNE COLÈRE PAYSANNE (1929-1939)

Un étudiant royaliste lillois, issu d'une modeste famille de petits commerçants 1, transformé en journaliste agricole breton, en porteparole de l'Ouest paysan, enfin en un meneur de foules d'audience nationale : entre deux guerres, Henri d'Halluin est devenu « Henry Dorgères », fasciste verdâtre ou sauveur de la paysannerie. Destin séduisant. Séduisante aussi l'histoire agitée des « Comités de Défense Paysanne » créés à l'instigation de cet homme, et dont le moindre intérêt n'est pas d'éclairer singulièrement l'évolution de mouvements et groupes de pression encore mal connus, tels les grands syndicats agricoles, le Parti Agraire ou la Fédération des Contribuables, pardelà le débat entre une stratégie paysanne unitaire et une autonomie, délibérée ou subie, non dénuée d'agressivité. Néanmoins, puisqu'autant on ne saurait proposer autre chose qu'une introduction à cette anthologie de thèmes, c'est seulement sur les structures organiques et idéologiques qui ont fait, plus que tout ce qui précède, l'originalité de la revendication dorgériste que l'on entendra insister ici 2.

1 Né à Wasquehal, département du Nord, le 6 février 1897. Le père, tôt disparu, élevait quelques bêtes destinées à sa propre boucherie. Le jeune Henry est ainsi le petit chef d'une cellule familiale qui deviendra un jour la plus solide de ses références, et où il subit l'influence substitutive d'un oncle maternel militant mutualiste et conservateur affiché. 2. Cet article est le fruit d'un travail mené sous la direction de M. Henri Rémond. — Dans les notes : PAO ~ Progrès Agricole de l'Ouest (hebdomadaire) ;

HLF = Haut les fourches ! (livre d'Henry DORGÈRES, Paris, Les oeuvres françaises. 1935, in-12, 221 p.).


LE DORGERISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 169

« Nous nous foutons des partis (...); quand on parle de la paysannerie, tout le monde doit se taire et c'est à vous de parler, »

Jacques Eynaud 3

Dorgères est plus tribun qu'homme d'action, plus homme d'action qu'administrateur, et l'organisation générale du mouvement ne nous le fait certes pas oublier. Premier trait distinctif : les Comités de Défense Paysanne, essaimes à partir de 1933 sur le modèle du « Comité de Défense Paysanne contre les assurances sociales » d'IUë-et-Vilaine (2 janvier 1929), ne sont pas seulement à la base de l'édifice, ils en sont à l'origine ; la décentralisation, jusqu'en 1936 du moins, n'est pas imposée : elle est initiale, elle est vécue. Aussi maintes variables dans les noms, les statuts, les durées relatives de mise en place des structures départementales en rendent difficiles une chronologie précise (voir annexe I), de même qu'une analyse sociale nuancée, tout « homme de la terre » de plus de 16 ans y étant admis 4. Parmi bien d'autres sources, signalons seulement l'importance des listes de souscription régulièrement publiées dans la presse dorgériste. Dans cette masse considérable deux dépouillements systématiques ont été pratiqués, auxquels on a adjoint l'analyse globale présentée par Dorgères lui-même et qui concerne l'hiver 1938-1939 ; trois stades, donc : la naissance du Front Paysan ; l'apogée de l'effort propagandiste et, peut-être, de la Défense Paysanne en général; la crise finale (voir annexe II)..

Les principales conclusions que l'on peut tirer de ces listes sont assez concordantes 5 :

— La Défense Paysanne naît en Ille-et-Vilaine, prospère en Finistère, s'enracine solidement en Bretagne et Normandie.

— L'apparition d'un mouvement dorgériste d'ampleur nationale peut être située au lendemain de l'élection législative de Blois 6, con3.

con3. animateur des comités sarthois, cité par Jean-Paul Maxence dans L'Insurgé du 29 septembre 1937.

4. A cette règle Dorgères devra de n'être jamais le Président de la Défense Paysanne, mais « seulement » son premier permanent. Cf. PAO des 15 janvier 1933 et 3 octobre 1937 ; Almanach des Chemises Vertes de 1936 ; archives privées d'Henry Dorgères. Les statuts précisent (?) que, s'ils sont fondés pour défendre les intérêts agricoles, les comités entendent bien « s'occuper de toutes les questions qui peuvent intéresser les paysans ».

5 Des accords tacites fidèlement respectés excluent la Défense Paysanne de quelques zones réservées régies par des sympathisants : Côte d'Or de Pierre Mathé, Alsace de Joseph Bilger et, jusqu'à sa demi-retraite en 1939, Somme d'Adolphe Pontier.

6. Le 31 mars 1935, à l'issue d'une campagne tonitruante, Dorgères est battu de justesse au second tour dans la circonscription que Camille Chautemps venait d'abandonner pour un fauteuil de sénateur. Résultat d'autant plus impressionnant pour les observateurs que la candidature paysanne avait été décidée in extremis. En refusant de rejoindre céréaliers et vignerons, les maraîchers de la région, solidaires encore des citadins, semblent avoir empêché l'élection surprise d'un « agitateur » jusque-là inconnu de l'opinion publique — entendons de celle-là


170 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

temporaine elle-même de l'installation à Paris, rue de Liège. Il se fortifie dans son Nord-Ouest original, avant d'essaimer excentriquement en Algérie. Les régions ligériennes et rhodanienne, les BassesPyrénées sont atteintes avant les élections de 1936.

— La victoire du Front Populaire voit l'épanouissement de deux régions désormais primordiales, qui déplacent le centre de gravité des comités vers le Nord-Est : le Nord et le Pas-de-Calais, et la « Ceinture Verte » de Paris. Ces régions se distinguent nettement dans les listes de souscription : la majorité des dons bretons ou normands sont individuels, presque tous ceux du Nord et de l'Ile-de-France collectifs-..

— L'année 1937 voit l'installation des comités provençaux et lorrains, mais aussi l'échec du Sud-Ouest, où la défection d'un animateur local nécessite en 1938 une nouvelle campagne de propagande, symétrique de la renaissance des groupes languedociens. Cette dernière année, qui est aussi celle des Congrès Régionaux de la Défense Paysanne, marque cependant, de l'aveu même du Chef, une certaine « pause » sensible dans l'expression géographique, et les percées de 1939 (Landes, Alpes, Somme...) seront évidemment sans lendemain.

Par le nombre de ses cotisants — peut-être 26 000 en 1938 —, le comité du Pas-de-Calais est sans nul doute le plus prospère. Il figure toujours avec le Nord dans les premiers départements souscripteurs, suivi de près par la Seine-et-Oise et la Seine 7. Bases solides de l'Ouest armoricain, le Finistère et i'Hle-et-Vilaine auront seuls dépassé les 10 000 adhérents, la Sarthe en regroupant pour sa part près de 6 000. Parmi les bastions les plus excentriques, la Saône-et-Loire (15 000 ?), le Bhône et la Loire se verront adjoindre à partir de 1937 la BasseProvence, d'Aubagne à Hyères, tard venue mais fervente.

Jusqu'en 1936 le dorgérisme prospère donc en pays de bocage et de petite polyculture à dominante céréalière, en même temps pays de pommiers, pays de ces bouilleurs dont il prendra après guerre si farouchement la défense. Il gagne ensuite des milieux économiques plus diversifiés : champs ouverts, grande culture, pays de betteraviers, de maraîchers, d'horticulteurs... Toutefois, malgré la promotion tardive des ouvriers agricoles, qui iront jusqu'à présider les deux tiers des comités de Seine-et-Marne, la Défense Paysanne restera avant tout un rassemblement de petits et moyens paysans, exploitants ou fermiers, céréaliers ou maraîchers.

seule qui compte, l'opinion parisienne —. La leçon sera comprise : dix-huit mois plus tard, les maraîchers de la c Ceinture Verte » seront à la tête de l'action revendicatrice. 7. Sur tous ces chiffres, consulter le PAO d'avril à août 1937. Dans la banlieue maraîchère de Paris, les secteurs de Pierrelaye, Achères, Gennevilliers, Argcntcuil ... sont particulièrement actifs.


LE DORGEBISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 171

Au total, ce sont 54 départements qui se trouveront représentés à l'assemblée trimestrielle du 12 juin 1939, et l'implantation durable la plus étendue n'a pas dû dépasser la soixantaine 8. Quant au nombre global des cotisants, il serait passé, au dire des intéressés, des 30 000 de 1934 aux 500 000 d'août 19389. En décembre de la même année Gaston Bergery, avocat inattendu de Jacques Le Roy Ladurie 10, ne concédera, par contre, à la Défense Paysanne qu'entre « 80 et 150 000 adhérents » u, chiffres sans doute trop faibles mais honorables.

Le rôle privilégié imparti à ces comités, dont nous ne distinguons pas toujours la vie complexe, ne doit pas nous en faire oublier les institutions nationales. La collaboration dorgériste au Front Paysan de 1934, aux côtés d'organisations solidement centralisées et qui, pour être rurales, n'en étaient pas moins parisiennes, a sans doute précipité la mise en place d'un appareil plus ambitieux. Secrétaire général en 1935 d'une Ligue des Paysans de France, dont Jean Bohuon est présidentla, Dorgères se contente, après les élections de 1936, d'être le délégué à la propagande d'un Syndicat agricole de Défense Paysanne (27 mai 1936) qui échappe par ce biais à toute législation sur les Ligues. En fait ce sont ces « délégués » et autres « secrétaires régionaux » 13 qui concentreront jusqu'à la fin l'essentiel du pouvoir, bien plus que les tardifs Comité Central ou Assemblées Trimestrielles des Présidents départementaux.

Le simple recensement et, à plus forte raison, la nature des liens unissant les organisations, parfois les groupuscules, qui, à un moment ou à un autre de leur histoire, ont gravité dans l'orbite de la Défense Paysanne, reste donc un travail délicat. Distinguons seulement ici l'Alliance Rurale (1935 ?), qui rassemble les sympathisants non-cultiva8.

non-cultiva8. ébaucher une courbe des départements « organisés •, voir PAO du 29 décembre 1935, de janvier 1937, du 28 mars et du 27 juin 1937, les compte rendus du Congrès de septembre 1937, ceux de l'Assemblée de juin 1939 et L'Illustration du 31 août 1935.

9. PAO du 4 septembre 1938.

10. Né en 1902, cet exploitant agricole de bonne famille, maire de Moutiers-en-Cinglais (Calvados), a sauvé financièrement la grande Union Centrale des Syndicats Agricoles, en échange du poste de secrétaire général et d'une large autonomie à l'égard de la vénérable c Rue d'Athènes • (19311934). Après avoir été avec Dorgères le principal animateur du Front Paysan de 1934, il a pris ses distances par rapport à la Défense Paysanne et s'est rapproché des cercles parisiens où l'on agite, plus ou moins platoniquement, la question de la Réforme de l'Etat.

11. Effort Paysan, 24 décembre 1938.

12. Né en 1891. Ancien combattant, cultivateur (17 hectares) en Ille-et-Vilaine, il milite dans les syndicats de 1' • abbé démocrate i Mancel dès 1923 ; mais passe vers 1930 à la Défense Paysanne. Il sera après la guerre président de la Chambre d'Agriculture d'Ille-et-Vilaine et membre du Conseil Economique et Social.

13. Trois délégués en 1936 ; seize secrétaires en 1939 ; appointés par l'Alliance Rurale, ce sont les véritables missi domînici du mouvement.


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teurs, d'Abel Bonnard à Jacques Lemaigre-Dubreuil 14, l'Union des Paysans Anciens Combattants (juillet 1937) 15, la Ligue des Fermières (octobre 1937), la Fédération Nationale des Maraîchers Français (automne 1936), sans oublier les relations d'inégale dépendance entretenues avec des groupements régionaux analogues, depuis la Ligue Morbihannaise de Joseph Cadic (1933) jusqu'à la Fédération du Massif Central (1937), en passant par l'Entente Paysanne du Sud-Ouest (1925) et bien d'autres encore, qui attendent toujours leurs historiens.

Complexité des infrastructures, ténuité des liens : tout suggère le rôle coordinateur joué par le Verbe, sous toutes ses formes, entre ces cellules aux architectures sans cesse bouleversées, quant il s'agit de les faire servir aux triomphes de la force paysanne.

Epigones du Chef, les orateurs des comités créent spontanément cette rhétorique agraire, synthèse originale du comice et du fabliau 16, qui annonce Pierre Poujade et s'épanouit dans les « réunions de bistrot » le samedi soir ou, plus encore, aux sorties de messe. La première avait été organisée par Dorgères seul le 1er avril 1928. Dix ans plus tard, dans les vingt-huit jours de février 1938, Jean Bohuon, parmi d'autres, en conduira quarante-deux.

Mais si l'« agent de publicité de la misère paysanne » 17 sait jouer en virtuose de la propagande orale, il n'oubliera jamais que c'est à un journal qu'il doit sa fortune politique. La « Presse paysanne » est là pour le prouver.

La comparaison de quelques documents du Dépôt Légal avec les affirmations dorgéristes permet de constater qu'au temps de sa splendeur le Progrès Agricole de l'Ouest, tribune originelle et officielle du mouvement, plafonnait à 27 000 exemplaires, distribués à travers vingtdeux départements 18 et que Dorgères majorait les chiffres des tirages de 25 à 50 %, selon les aimées. Il n'en reste pas moins aujourd'hui le véritable organe de référence, bien plus que tous les autres qui vont suivre, même s'ils ont parfois plus retenu l'attention des contemporains.

Le Progrès Agricole du Centre Ouest, fondé par des agrariens d'Amboise en 1931, passera sous contrôle dorgériste en 1936 mais ne tire

14. Principal animateur de la Fédération Nationale des Contribuables, il jouera un rôle déterminant dans la préparation du Six Février. Sa première réunion commune avec la Défense Paysanne remonte au 20 juillet 1930.

15. Le jour de Munich, elle jonche la dalle de l'Inconnu — « selon toutes probabilités un homme des champs s — d'un blé récolté sur les champs de bataille...

10. Des cours d' c éloquence paysanne » sont organisés en 1932, puis de 1936 à 1938. 17. PAO, 29 décembre 1935.

18 Pour tous ces chiffres, voir les fiches de Dépôt Légal des Archives d'Ule-et-Vilainc et de la Bibliothèque Nationale.


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en 1938 qu'à 2 900 exemplaires, bien loin des 10 à 12 000 abonnés déclarés au grand jour. Sans doute en est-il de même de l'éphémère Provence Paysanne du Var (1938). La Voix (1935) puis le Cri du Paysan (1937), sélection mensuelle du Progrès Agricole de TOuest, passera, quant à elle, de 2 500 exemplaires en janvier 1935 à 45 978 en août 1937. Cette belle progression reste cependant éloignée des prétentions dorgériennes, parfois exagérées à 1000 %.

Quant au Cri du Sol (5 septembre 1936), animé par Raymond Triboulet, candidat malheureux aux élections législatives sous l'étiquette du radicalisme indépendant, il aura pour mission de rivaliser avec la grande presse hebdomadaire parisienne. Si les 86 000 abonnés revendiqués à son apogée sont tout à fait invérifiables, il n'en reste pas moins qu'il sera le plus lu des journaux dorgéristes et le plus connu des sympathisants comme des adversaires, ce qui rend d'autant plus déplorable son absence des bibliothèques officielles, comme celle du mensuel ronéotypé des Chemises Vertes : Haut les Fourches !, lancé au printemps 1936 par le fougueux « national-socialiste » Félix Dessoliers.

Un Syndicat de la Presse Agricole et une Agence de Presse Paysanne complètent un tableau particulièrement riche : Dorgères, qui n'a jamais été lui-même exploitant agricole, a su rester jusqu'au bout un publiciste efficace.

...Mais un publiciste à poigne, chez qui l'action physique prolonge l'action verbale comme la tactique explicite une stratégie : « Tous les moyens, pourvu qu'ils soient honnêtes » 19... On chahutera donc les « comices politicards » et les congrès radicaux, on occupera les Justices de Paix, on s'opposera par la force aux saisies de paysans 20, — ainsi les « 15 000 » manifestants du 21 octobre 1935 à Penhars (Finistère) — parfois jusqu'à l'affrontement violent avec les gardes mobiles. La grève elle-même, si souvent condamnée chez les autres, reste l'ultime recours, généralement sous la forme de la grève des marchés, dans la tradition d'Edmond Jacquet 21, sans parler de simples menaces jamais mises à exécution, depuis l'occupation des silos jusqu'à cette proposition d'un militant imaginatif : la grève des conceptions 22.

19. PAO du 16 mai 1937.

20. Comme les militants communistes de La vie est à nous que nous présentent au début de 1936 Renoir et Becker.

21. Avec son Entente Paysanne du Sud Ouest, cet agronome et journaliste conservateur, autre médiateur privilégié, avait inauguré en 1925 une forme de contestation paysanne par l'action directe qui annonce directement Dorgères avec cependant moins d'audace et surtout moins d'audience.

22. « Les paysans ne feront plus d'enfants pour défendre une patrie qui ne répondra plus à leur sublime idéal ». (Marcel BESLIN, PAO du 21 mai 1939.)


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Cette structure locale et nationale complexe, cette presse diversifiée, ces formes d'action multiples, tout cela coûte cher : les contemporains les moins bien disposés n'ont pas manqué de poser la délicate question des ressources financières de la Défense Paysanne. Aujourd'hui encore, cette histoire souterraine du dorgérisme reste, on le comprend, difficile à éclaircir. Les soutiens déclarés sont connus : les souscriptions, d'abord épisodiques, deviennent presque permanentes à partir de 1935, année par ailleurs des premières « Fêtes Paysannes », kermesses quêteuses ; les dons en nature, en blé surtout, y sont admis. Même si on leur ajoute les ventes d'insignes — fourches et faux — et de chemises, de disques et d'almanachs, elles n'ont évidemment pas suffi. L'aide diligente de plusieurs notables conservateurs locaux est en général reconnue aujourd'hui par les intéressés ; ainsi celle du Comte de la Bourdonnaye, animateur du comité royaliste d'Ille-et-Vilaine et président de la Chambre d'Agriculture, qui aurait financé en 1930 le Progrès par l'intermédiaire du Crédit Paysan Mutuel, ou du duc François d'Harcourt, député conservateur du Calvados, propriétaire à partir de 1932 de 350 actions sur les 660 de la Société anonyme « La Presse Agricole », Dorgères n'étant, de son propre aveu, que son « employé » à 3 000 F par mois. Les fonds parisiens, plus mal connus, auraient commencé à affluer à partir de 1933, les principaux bailleurs, au témoignage d'anciens sympathisants, parmi lesquels Jacques Le Roy Ladurie, ayant été Jacques Lemaigre-Dubreuil et lui-même, intermédiaire de la Banque Worms 23.

De telles indications ne peuvent que rester fragmentaires. Elles n'en permettent pas moins de nuancer sensiblement le tableau des relations du mouvement avec ses alliés plus ou moins naturels, marquées en apparence du sceau de l'indépendance la plus ombrageuse.

Les liens privilégiés qu'entretiennent le dorgérisme avec les groupements politiques les plus modérés révèlent en effet assez bien les limites réelles des anathèmes fulminés contre les « politiciens ». Les étiquettes varient, de l'URD aux Radicaux Indépendants ; la cohérence des sentiments conservateurs reste indéniable. Citons, parmi bien d'autres, les députés Le Poullen (Ille-et-Vilaine), de Kerouartz (Côtes-duNord) ou René Faure (Nord), ainsi que maints présidents de Chambre d'Agriculture, particulièrement dans le Grand Ouest.

23. Ainsi Jacques Le Roj' Ladurie finance pour un tiers le Cri du Sol, les deux autres tiers étant apportés par Dorgères. Mentionnons encore pour mémoire une célèbre société de vitrerie, au titre des superphosphates, une grande pharmacie et de grands magasins de Paris, etc. (Témoignages oraux de J. Le Roy Ladurie, H. Dorgères, F. Dessoliers).


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L'attitude de l'Église catholique est plus circonspecte. L'épiscopat, même le moins prévenu contre Dorgères, ne cache pas un certain agacement devant ces énergumènes qui parlent un peu trop haut ; mais au niveau paroissial les complicités ne manquent pas 24. Seuls les aumôniers de la J.A.C. et les démocrates chrétiens purs et durs de l'Ouest Paysan resteront systématiquement hostiles.

L'histoire des relations de la Défense Paysanne avec les groupes d'extrême droite, pour moins ambiguë qu'elle soit, semble régie par le même principe : sympathie réciproque, voire soutien confraternel, mais pas d'alliance organique, qu'il s'agisse de l'Action Française aussi bien que du P.P.F. L'organe économique de la première, La Production Française, aide financièrement la Ligue en 1935 — jusqu'à ce que certaines sorties exaspérées contre « les grands féodaux de l'industrie et de la finance » viennent refroidir ces rapports exemplaires. De même, si Dorgères et Doriot peuvent paraître côte à côte en de rares occasions, tout responsable de l'entourage du premier qui s'associerait à l'action du Front de la Liberté patronné par le second serait démisionné d'office : « Il n'y a pas de politiciens propres » 25.

Effectivement, tout est dit : « Je suis terrien avant tout » 26. Un rassemblement où le paysan perdrait son autonomie serait une trahison ; mieux : il s'agira de se servir purement et simplement des mouvements citadins pour la plus grande gloire de la Terre 27. Il n'est pas jusqu'aux syndicats agricoles de l'Union Nationale, « marchands d'engrais» sans envergure, ou aux Chambres d'Agriculture, mises en tutelle par l'Etat, qui n'aient en fait tout à gagner à l'existence de ces francs-tireurs, vivante revanche des communautés naturelles sur l'artifice des administrations.

Comment s'étonner alors de la fragilité du Front Paysan, né le 22 juin 1934, baptisé Salle Wagram le 28 novembre, moribond dès l'hiver qui précéda les élections législatives ? Rappelons qu'il regroupait, ou plutôt juxtaposait trois « blocs » ruraux : un parti de structure clas24.

clas24. Bohuon et Jacques Eynaud sont eux-mêmes jacistes et le second pourra, par exemple, discourir de la Corporation Paysanne dans les locaux du Collège religieux de Mamers.

25. PAO, 11 juillet 1937. Pierre Taittinger, Jean Renaud et Philippe Henriot soutiendront la candidature blésoise de Dorgères et sa défense rouennaise en 1935 contre l'inculpation d' a atteinte au crédit de l'Etat ». Signalons ici qu'en septembre 1943 Le Paysan Français du PPF rendra hommage aux dorgéristes de Basse-Isère, son programme reprenant par ailleurs, et sans différence notable, les thèmes familiers à la Défense Paysanne.

26. HLF, p. 71 et PAO du 25 octobre 1936.

27. * Le mouvement paysan ne doit être à la remorque de personne mais il a le devoir de prendre eu remorque tous ceux qui peuvent l'aider à accomplir son programme. Dans mon esprit (...) il s'agit d'une véritable exploitation au profit de la paysannerie (...) du mécontentement qui règne dans les villes » (PAO du 6 octobre 1936).


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sique, bien que relativement marginal au sein de la tradition politique française, le Parti Agraire et Paysan Français ; une nébuleuse de groupes de pression corporatifs, de l'Union Nationale des Syndicats Agricoles aux grandes Associations Spécialisées (Producteurs de Blé, Planteurs de Betterave, etc.), enfin, avant-garde activiste, la Ligue de Défense Paysanne. Condamnant de tels rapprochements, les moins conservateurs des agrariens quittèrent le parti à la suite de l'avocat Henri Noilhan, le 5 février 1936, et se rapprochèrent à leur tour du Front Populaire. Mais c'est à la requête des majoritaires eux-mêmes, proches du Front Républicain de Franklin-Bouillon, que des distances furent prises par rapport à la Ligue et que le 1er mars le Front Paysan fut officiellement mis en sommeil pour la durée de la campagne. Aucune princesse ne le réveilla jamais. Le dynamisme conquérant du tribun en faisait de toute évidence le principal bénéficiaire de ce court épisode d'unanimité ; ses coéquipiers ne purent l'admettre très longtemps 28. Ainsi même au sein de la droite l'activisme paysan commençait à inquiéter. Malaise d'apprentis sorciers sans doute, mais confrontés tout soudain moins à un « fascisme » compromettant qu'à la radicalisation des tendances les plus ethniquement paysannes de la culture française : cet impérialisme qui avait fait la fortune de la Défense Paysanne a sans doute joué son rôle dans les avatars et l'échec final du mouvement, mais dans l'exacte mesure où il ne faisait qu'être sous-tendu par un extrémisme doctrinal que peu d'hommes politiques contemporains, citadins imperturbables, semblent avoir pris la peine d'examiner de près.

* *

c La race paysanne est le monde. Le reste ne compte

pas. »

Jean GIONO 29

Quand les adversaires de la Ligue ont forgé le néologisme qui sert de titre à cette étude, entendaient-ils mettre en valeur une rupture ou couvrir une ambiguïté ? Perplexité de citadins, sagesse des nations ? La réponse n'est pas si simple.

S'il y eut en effet une rigueur dorgériste, on la cherchera moins, à y regarder de plus près 30, dans l'ampleur d'une spéculation que dans

28. La rupture de 1936 n'est pas sans rappeler celle qui, à l'été 1930, avait déjà éloigné le jeune publiciste d'un Parti Agraire dont, en son adolescence politique, il s'astreignait à être depuis un aq le dévoué prosélyte. Sur cette période de la vie de Dorgères, voir le PAO, de mai 1929 à juin 1930.

29. Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, Paris, 1938-1939, p. 24.

30. Du Chef : Haut les fourches (1935) et Révolution Paysanne (1943) ; d'André PIOT : Les Grands Paysans de France (1938) ; de Jacques EYNAUD : Le contradicteur (1938), etc. L'essentiel de Dorgères est en fait dans ses éditoriaux hebdomadaires du Progrès.


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l'épaisseur d'une mythologie, avec ces faux paradoxes de toute mythologie politique : l'entité dans le manichéisme, l'intolérance dans l'indéterminé, haines farouches et enthousiasmes exclusifs s'épanouissant en l'affirmation d'un certain nombre de principes dont l'équivoque nous conduira à reprendre à ces mêmes contemporains la problématique du « fascisme vert », insulte un peu courte ou concept trop riche.

Passons du noir au blanc. « Qui a ruiné la France ? L'État » 31 — voilà qui reste trop abstrait. La colère convergera, en fait, sur quelques épiphanies plus familières. La « lèpre politicienne » en premier lieu. Face à la sagesse de la Terre, l'homme politique est un homme de la ville, d'ailleurs un raté, un homme du verbe, et son Palais Bourbon — ses « Folies Bourbon » — une « Caverne d'Ali Baba » dont les « chefs de bandes » sont à traiter à coups de bottes et de fourches 32. Dorgères n'interdira pourtant qu'assez tard toute candidature électorale aux animateurs de la Ligue, après les expériences malheureuses de 1935 et 193633. Entre temps on avait pu dénombrer, dans le seul Ouest, huit députés, pour le moins, qui avaient eu à pâtir physiquement de ces « coups de balai ». Significativement, les députés sont parfois comparés à des domestiques de ferme qui n'ont pas fait leur travail et peuvent être à bon droit chassés 34.

Mais il existe plus quotidien encore : « le Fonctionnaire, voilà l'Ennemi » 35. Qu'on en réduise donc le nombre, qu'on rogne ses prébendes et, si cela ne suffit pas, qu'on l'envoie aux champs, en compagnie des ouvriers chômeurs : le travail n'y manque pas 36. Quant à l'instituteur rural, vivante synthèse de la tare bolchéviste et de la tare fonctionnariste, il n'exprime pas seulement à travers lui les dangers sournois de la tutelle marxiste, mais aussi — et peut-être surtout — l'École du Déracinement 37.

31. PAO, 25 juillet 1926. Voir aussi les numéros du 24 avril 1932, du 3 novembre et du 15 décembre 1935, du 4 septembre et du 20 novembre 1938.

32. Sur ce thème voir par exemple le Progrès du 9 mai 1926, du 10 juin 1934, du 7 juillet 1935, du 6 mai 1938, etc.

33. A cette dernière date, six candidats seulement ont reçu l'appui officiel des comités de leur département respectif. Aucun ne sera élu, pas même Jean Bohuon, arrivé en tête du ballottage à Vitré : comme à Blois, * La Loge et le Presbytère »~ se sont ligués contre lui.

34. Cf. le PAO des 27 mars 1930, 25 janvier et 8 octobre 1933, 30 août 1934... Georges Monnet ou Renaud Jean, quant à eux, n'ont pas hésité à répondre sur le même ton aux agressions dont ils étaient victimes.

35. PAO des 21 avril 1935, 1" janvier 1936, etc.

35. A moins qu'il ne préfère l'U.R.S.S.... Cf. PAO des 21 juillet 1929, 24 avril 1932, 5 novembre

1935, 1" mars et 21 avril 1936... 37. On se méfiera donc, entre autres, de l'Orientation Scolaire : les parents défendront leur « droit

de destiner leurs filles et fils à tel métier de leur convenance » (PAO, ,29 novembre 1936),

celui de la terre en premier lieu.

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On pressent mieux l'exécration qui peut être portée au socialisme sous toutes ses formes, à cette doctrine qui nie triplement le paysan de France : comme « idéologie asiatique » 38 ; comme ennemie de la propriété ; comme élucubration d'avocats, de fonctionnaires, de citadins : « c'est la tyrannie des villes » 39. Puisque le scandale gît par excellence dans la division, la lutte des classes ne peut être qu'une invention de politiciens, ignorée du paysan jusqu'en 1914, et les grèves, ouvrières ou fonctionnaires, notoirement manipulées. Dorgères exige périodiquement la révocation et l'arrestation des grévistes des Services Publics ; passant à l'action, les Chemises Vertes seront le fer de lance de la lutte contre les grèves estivales de 1936, 1937 et 1938 40. L'affrontement, à son paroxysme, devient mythique, le dorgérisme, l'image renversée de la « haine » marxiste et la Défense Paysanne, « la C.G.T. des paysans » 41.

A la limite de ces refus, toute loi votée qui fasse plus que sanctionner une coutume est une manifestation d'étatisme, et tout étatisme volonté de socialisme. Ainsi en est-il, par exemple, de la loi étendant les Assurances Sociales aux ouvriers agricoles (5 avril 1928), qui est à l'origine du premier Comité de Défense Paysanne, celui d'Hle-etVilaine. Sous le Front Populaire, il n'est pas jusqu'à la prolongation de la scolarité qui, au même titre que l'Office du Blé ou les HuitHeures dans l'agriculture, ne soit violemment répudiée : « loi faite pour les villes, qui brime les paysans » 42.

Symétrique des précédentes, la condamnation du capitalisme libéra] est beaucoup plus nuancée. La défense de tel paysan contre tel propriétaire abusif ne va pas jusqu'à faire oublier la légitime différence qui existe entre un « capitalisme destructeur », spéculateur et apatride, et un « capitalisme constructeur », fruit du travail et de l'épargne français 43, distinction familière à l'extrême droite. En foi de quoi les trusts ne devront pas être supprimés, mais francisés et surveillés. Les compagnies de travaux publics ruraux, le cartel des engrais, les grandes distilleries, sucreries ou laiteries ne sont guère aimées, certes, mais le suprême bouc émissaire de la ploutocratie restera toujours Louis

38. PAO des 22 juin 1930 et 10 janvier 1937. André Pior : c Cette faucille (...) n'est, sous un nom usurpé, que le Croissant de l'Islam. » (Les grands paysans, p. 2).

39. c ... du café, du cinéma et des bas de soie » (A. DESSOLIERS, PAO du 2 août 1936).

40. La littérature dorgériste sur cette geste paysanne est abondante. Mentionnons ici les articles du PAO et du Cri du Paysan correspondant à ces périodes, ainsi que l'article de Jean CLAIRGUYOT dans L'écho de Paris des 9 et 10 août 1936.

41. PAO du 22 août 1937.

42. PAO des 12 et 26 décembre 1937.

43. Sur ce thème, outre de nombreux articles du Progrès, voir celui que signe Dorgères dans le Journal du 3 décembre 1935.


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Louis-Dreyfus, maître du marché céréalier et du Consortium des Grands Moulins 44. Ce n'est pas là, il est vrai, son moindre défaut.

Car Dreyfus est aussi un juif — et la xénophobie dorgériste ne connaît guère de limites du côté du racisme. Raymond Triboulet n'est pas le dernier à dénoncer « cet immense dépotoir qu'est devenue la France » të, et c'est la scatologie qui vient au secours des chroniqueurs pour stigmatiser périodiquement cette « vomissure » étrangère. A la veille d'une nouvelle hécatombe paysanne, au printemps 1939, Dorgères, faisant entendre comme la parole délirante d'un inconscient collectif aux abois, ira jusqu'à craindre qu'une fois les paysans sur le Front, en première ligne comme toujours, « des étrangers, jeunes, forts, solides et d'une moralité plus que douteuse, [ne] se répandent dans nos campagnes, alors que les pères et les maris ne sont plus là pour protéger leur foyer » 4S. La solution proposée, sans être finale, n'en est pas moins radicale et c'est vers la même date que Raymond Triboulet pourra s'écrier, en des termes rétrospectivement malencontreux : « enfin, l'on se décide à créer des camps de concentration » (19 mars 1939) — il est vrai qu'il ne s'agit en l'occurrence que de républicains espagnols... Mais dans la mesure où de toutes les races la juive est bien celle que le dorgériste pose comme la plus viscéralement étrangère au monde terrien, c'est à la fin du compte sa grande ombre qui se profile derrière tous les ennemis, du moins de chair et de sang, que le paysan français heurte à poings et fourches tendues. On le lui fait bien voir quand il se « démasque », comme par exemple lors de l'élection législative de Louviers, où Modeste Legouez affronte Pierre Mendès-France.

Pour reconstruire sur les ruines ainsi accumulées, le dorgériste pourrait se contenter de reprendre le mot de Giono cité en exergue. Lesté du bagage complexe de ses lectures — où les Jalons de Route de La Tour du Pin voisinent avec les Réflexions sur la violence —, de ses mythes séculaires, — de Vercingétorix à Proudhon en passant par Bugeaud 47 —, et de ses souvenirs historiques soigneusement sélectionnés — où flamboie telle ou telle Jacquerie fameuse —, il sait arguer d'une vision du monde réductible à une donnée essentielle : le Grand Retour à cette société naturelle où le paysan, dans une France fon44.

fon44. très lié au Parti Agraire. Cf. PAO, 29 juillet 1938 ; BLF, p. 135 à 144 et 170 ; H. PITAUD, La terre au paysan (1936), p. 283.

45 PAO, 23 avril 1939. Sur le thème xénophobe et le vocabulaire rural qui souvent le commente, voir aussi les éditoriaux du Jour, le 11 mai 1935 et du PAO des 16 mai 1926, 14 octobre 1934, 15 octobre 1936, 6 novembre 1938, etc.

46 PAO, 30 avril 1939. Cf. L'Effort Paysan, 13 août 1938.

47. Quelques-uns des « Grands Paysans de France J> qu'André Piot célèbre dans Le Cri du Sol.


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cièrement terrienne, est bien le seul à avoir conservé l'héritage des « antiques vertus romaines » qui lui ont permis de sauver la France en 1914 «.

La paix, assurément la Défense Paysanne n'est pas la seule à la réclamer obstinément au long de ces années, mais ici encore c'est dans les arguments présentés, dans le style de ce pacifisme intégral que réside son originalité. Puisque le paysan a été la grande victime de la guerre, il doit tout faire pour éviter un nouvel holocauste. Il comptera donc sur la fraternité des terriens — écho lointain de la fraternité ouvrière de 1914 — et défendra pour cela l'union des nations paysannes (Italie, France, Espagne), garantie solide face aux nations industrielles qui, par définition et, dirait-on, par fatalité, sont impérialistes et belliqueuses. La renonciation à l'alliance italienne, par exemple, est bien un crime digne de la Haute Cour : sans attendre Riom, Dorgères s'en institue le Procureur Général 49.

Mais l'esprit de la Terre n'est pas que de paix, il est aussi de labeur, d'effort, d'épargne 50, il est celui de l'ordre, de l'autortié, de la discipline : sur sa terre, le paysan reste ou redevient un Chef, qui « n'obéit qu'au soleil » 51. Celui de la Tradition, enfin, ou plutôt des innombrables traditions qui faisaient la chair de la vie rurale des temps passés, et qui appellent une triple Restauration :

— le village, par le retour à la terre du prolétaire désaxé, « victime du cinéma, des dancings et des bouis-bouis » 59 ;

— l'artisanat rural, familial et décentralisé : la concentration industrielle a favorisé la prolifération de groupes sociaux parasites 53 ;

— l'ordre moral, enfin ; la famille traditionnelle — enfants nombreux et femme au foyer M — doit être protégée par une réforme fondamentale du Code Civil qui puisse contrecarrer le morcellement successoral, dans l'esprit du Reichserbhofgesetz de septembre 1933. L'anathème s'étend tout naturellement à la culture citadine, — la pourriture de son art cinématographique, par exemple — ou à la science

48. Cf. PAO des 23 février et 8 mars 1936.

49. Ne serait-ce que par le lien indestructible que Dorgères établit entre une diplomatie de paix et une politique commerciale ultra-protectionniste, sanctionnant jusqu'aux produits agricoles des colonies. PAO des 13 octobre 1935, 11 octobre 1936, 11 juillet 1937, 6 février 1938, 30 juillet 1939, etc.

50. PAO des 21 septembre 1930, 12 août 1934, 1" juillet 1935, etc.

51 « La seule classe de la nation qui n'est pas atteinte du désir de se reposer sans cesse davantage » (Cri du Paysan, janvier 1939).

52. HLF, p. 106.

53. Tel que, par exemple, le personnel de secrétariat...

54. c ...ce qui réduira beaucoup le chômage » (Jean LE HIDOU, 15 novembre 1936). Voir aussi le Journal du 3 décembre 1935.


LE D0RGER1SME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 181

rationaliste, telle la médecine vétérinaire officielle face aux vertus de l'empirique.

En deux mots, c'est vers la Propriété, inséparable de la société paysanne, et vers la France, « le plus beau pays du monde » M, que se fera le Grand Retour tant souhaité.

Et quand cette société sera confrontée à ses conflits socio-économiques, c'est le corporatisme qui sera chargé de les régler : l'opposition de Dorgères, dès 1926, aux syndicats de cultivàteurs-cultivants de l'abbé démocrate-chrétien Mancel ne laisse sur cette question aucun doute 56. Ce n'est cependant qu'à partir du Front Paysan et sous l'influence conjointe de Jacques Le Roy Ladurie et de Jacques Eynaud que la Défense Paysanne abordera avec précision la question corporative et encouragera la création de commissions paritaires dont les dernières, en janvier 1939, dans l'Oise et l'Eure, apparaissent aujourd'hui comme autant de laboratoires de la future Corporation Paysanne.

L'État 57 dorgérien sera donc un État corporatif paysan et son image, au coeur d'une époque féconde en propositions pour la Réforme de l'État, a cet air fruste des estampes populaires, authentiques ou contrefaites.

A la base, les formations naturelles destinées depuis toujours à la protection de l'individu : le métier, la famille, et surtout le Pays, cellule élémentaire de la nation française, beaucoup plus que la commune, le département ou même la province 58. Au sommet, le Pouvoir Central est ramené à de simples fonctions d'arbitrage, selon des formules qui fleurent bon leur xme siècle ludovisien : « Il aide les faibles, contient les forts » 59.

Sur le plan constitutionnel, les propositions dorgériennes semblent vouloir distinguer deux temps 60 :

— un ministère extra-parlementaire serait d'abord constitué, dans lequel les Chambres d'Agriculture choisiraient le ministre de l'Agriculture, celles du Commerce celui du Commerce, le Conseil d'État celui de l'Intérieur, etc. Formule classique de l'analphabétisme politique ? Peut-être, mais à cette nuance près que le Président du Conseil serait

55. PAO, 11 octobre 1936. Le cultivateur français travaille avec « un acharnement qu'on ne rencontre pas dans les autres nations », etc. Cf. les éditoriaux des 29 mai 1938. 28 mai et 27 août 1939.

56. PAO, 11 avril 1926. Les premiers articles de fond par Le Roy Ladurie sont du 5 août 1934. Voir aussi Le Cri du Paysan de juillet 1938.

57. « ...du mot latin stare, qui veut dire (...) être immobile », HLF, p. 112.

58. Une enquête minutieuse devra en fixer la liste : 2 à 3 000 noms, sans doute.

59. Cf. HLF, p. 135 et 211.

60. Sur les réformes constitutionnelles souhaitées, voir en particulier le PAO des 18 mars 1934, 9 juin 1935, 22 mars 1936, 20 novembre 1938.


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désigné exclusivement par les Présidents des Chambres d'Agriculture et investi de pouvoirs constituants sans limites... Il en userait alors pour dissoudre le Parlement et reconstituer le pouvoir législatif sur la triple base d'un Conseil National des Corporations ; d'un Conseil des Familles et des Régions, élu selon un droit reconnaissant le vote des femmes et le suffrage familial, qui privilégie les pères de famille nombreuse ; enfin d'un Conseil d'État. Au dernier, le vote des lois « ayant pour objet la répression pénale », au premier, celui des lois économiques, au second, les « lois d'ordre moral » (?). « En une courte séance » annuelle, les impôts seraient non pas votés mais « consentis » par les Conseils réunis, qui n'auraient d'autre droit que d'en réclamer la diminution.

On ne s'étonnera pas d'entendre résumer par le tryptique « Travail, Famille, Patrie » 61 cette réplique des pères de famille et des honnêtes gens, que Dorgères affirme aujourd'hui avoir trouvée dans le régime du Maréchal.

Pétainisme avant le mot, soit ; faut-il aller jusqu'à parler de « fascisme », de quelque teinte qu'on le colore ?

*.*

c La Défense Paysanne, c'est le Rassemblement des Durs. » Henry DORGÈRES 62

La formule parfois proposée : « culte du Chef + système de violence = armée de parti », peut-elle servir de premier étalon ? De sa naissance à sa mort, la Défense Paysanne s'est en effet identifiée à un Homme, « Sauveur de la Paysannerie française », auquel les militants de base ne marchandent pas leurs serments d'allégeance toute personnelle €3 ; il n'est pas jusqu'à l'assimilation de Dorgères à Jeanne d'Arc qui ne soit plusieurs fois proclamée. Quant à l'activisme, c'est la raison d'être du mouvement, et la « manière forte » en est un signe distinctif expressément revendiqué. Si le sabotage des réunions adverses est une opération de routine, il n'en est pas moins comme le brouillon d'un Six Février paysan où les cannes plombées seraient remplacées par des faux et des fourches, instruments de travail pour ôter le fumier des

61. PAO, 8 mars 1936. C'est alors le mot d'ordre de Modeste Legouez dans sa campagne contre Pierre Mcndès-France, à Louviers. On trouve aussi : c Pays, Métier, Famille » (14 juillet 1935) et c Famille, Métier, Nation » (17 octobre 1937).

62. PAO, 4 septembre 1938.

61. A titre d'exemples : la préface du Contradicteur, ou le PAO des 2 juillet 1933 et 9 juin 1935 ; Le Cri du Paysan d'août 1938.


LE DORGERISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 183

étables mais aussi de combat pour nettoyer le «Palais Bourbeux» 64. L'exemple italien de 1922, parfois explicite, plane sur beaucoup de propositions dorgériennes visant à la prise du pouvoir par les masses paysannes — et plus encore sur la communauté qui, dans l'esprit du Chef, la permettra le moment venu : les Jeunesses Paysannes, ces « Chemises Vertes » qui ont très vite pour ses adversaires représenté la forme la plus caractéristique de sa revendication, parce que la plus tapageuse.

Deux hommes auraient pu à juste titre revendiquer un droit d'antériorité sur Dorgères dans l'histoire du mouvement chemise-verte : Edmond Jacquet et Joseph Bilger. Le premier aurait créé en 1929 une « Franc-Paysannerie », avec, du Centre à la Picardie, ses « Sections de Combat» et ses «Sections d'Assaut.» paysannes camouflées en « vagues sociétés de joueurs de biniou, de boule, de ping-pong » 65. La belle tenue des troupes du second, petit fiihrer paysan alsacien qui versera dans l'autonomisme et la germanophilie, provoque l'enthousiasme de Dorgères lors d'un voyage dans l'Est, le 10 juin 1935. La confrontation est d'autant plus décisive que dès 1933 ^ la création de « gardes paysannes » capables de marcher sur Paris avait été envisagée par le Chef, et que l'année 1935 voit l'adhésion à la Ligue des frères André et Félix Dessoliers, jeunes activistes citadins séduits par le national-socialisme. Le premier prospectera l'Algérie 67, le second, délégué général à la Propagande, les « zones rouges » du Nord et de la Région Parisienne.

A partir du 16 juin et en quelques semaines les « Jeunesses Paysannes » reçoivent leur uniforme — la chemise verte —, leur insigne — fourche et faux entrecroisées sur un faisceau de blé 68 —, leur serment — de toujours prendre en charge les « actions de justice sociale » qu'on leur ordonnera —, leur journal— Haut les Fourches! —, enfin leur hymne — « Bras nus et mains pures, nous irons nettoyer Paris... » 69. Leur Foi? Ils la résument en trois mots : —- Croire (« que le Paysan sauvera la France ») ; — Obéir (« à ses chefs ») ; — Servir

64. Sur le thème : « la légalité n'est pas une déesse inviolable », voir La Voix du Paysan d'août 1935 et PAO du 7 avril 1935, du 21 février et du 11 juillet 1937, etc.

65. Marcel SUREAU, de l'Entente Paysanne, dans le PAO du 19 novembre 1933. Les annales de la Franc-Paysannerie restent obscures, son action à tout le moins bien discrète.

66. En 1932, premières allusions au rôle moteur que devrait jouer la jeunesse dans un mouvement de Défense Paysanne digne de ce nom.

67. Cette Algérie où, vers le même temps, Bucard recrute quelques-unes de ses meilleures troupes.

68. Qui n'est pas sans rappeler l'emblème des corporations agricoles royalistes des années 20, auxquelles Dorgères ne fut pas étranger.

69. Ces mâles refrains soulèveront l'enthousiasme de Jean-Paul Maxence, rédacteur quelque temps du confidentiel brûlot fasciste L'Insurgé.


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(« par tous les moyens légaux ou illégaux »). Modeste Legouez, petit propriétaire de l'Eure, en sera le premier Président 70.

Combien sont-ils à l'apogée du mouvement, entre 19.36 et 1938 ? 40 000, au grand maximum, éparpillés à travers 50 départements, 10 000 réellement actifs, si l'on extrapole les proportions connues localement pour quelques départements de l'Ouest entre Chemises Vertes mobilisables et simples cotisants. Plus intéressante est sans doute la répartition régionale, qui privilégie le Nord et le Pas-de-Calais (4 000 membres au total?), la région parisienne, le Finistère, la côte niçoise, l'Algérie, plus tard le Var. Socialement, la revendication chemise-verte semble avoir rencontré un écho particulièrement favorable dans le salariat agricole, ce Quart-État du monde rural dont la colère peut être aisément canalisée dans le sens voulu.

Quant à l'action propre aux Chemises Vertes, son style est tout entier dans ce haut fait inaugural, à la veille du Congrès constitutif de décembre 1935, la Wheat Party de Mostaganem, le 17 octobre, où plus de 600 sacs de blé furent jetés à la mer : un importateur semoulier juif avait osé acheter des céréales étrangères 71.

« Chevalier sans peur et sans reproche de la Paysannerie française » 72, parangon des qualités paysannes, la Chemise Verte, plus encore que ses ennemis charnels, semble bien combattre le complexe d'infériorité dont ses chefs supposent que le terrien souffre en face des initiatives des citadins au pouvoir.

Tant d'ardeur ne va pourtant pas sans danger. Au cours de l'automne 1936, Dorgères put craindre trop d'autonomie et de radicalisme de la part de ses propres Jeunesses. Vers le 20 octobre, au lendemain de la violente grève des maraîchers parisiens qui révéla Dorgères aux habitants de la capitale, les frères Dessoliers, favorables à la politique du pire, commencèrent à constituer des dépôts d'armes chez certains militants sûrs. Leur éviction fut immédiate 73. Animées jusqu'au bout par les ultras du mouvement, tel Germain Boullot, successeur de Legouez en juin 193774, les Jeunesses Paysannes, fer de lance du. syndicat, n'auront du moins plus jamais la tentation d'en devenir l'organe moteur.

70. Pour mieux connaître la mythologie chemise-verte, consulter VAlmanach de 1936, les éditoriaux du PAO de 1935, les reportages contemporains des journaux locaux ; ainsi dans VOuest-Eclair du 26 août 1935.

71. PAO, 27 octobre 1935.

72. PAO, 11 septembre 1938.

73. Cf. PAO de novembre 1936. Témoignages oraux d'Henry Dorgères et Félix Dessoliers, concordants.

74. A Boullot succédera Marcellin Buravand en novembre 1940, Georges Puech et Charles Vidal


LE DORGERISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 185

Pour répondre à la question que nous nous sommes posée en commençant, l'attitude de Dorgères à l'égard des fascismes étrangers estelle plus éclairante ?

Leur commun étatisme n'interdit pas de trouver chez eux maints exemples utiles : «Seul un État fort (...) peut nous sortir du mauvais pas. Voyez les résultats obtenus par Mussolini » 75. La corporation italienne, quant à elle, est une « courageuse tentative pleinement couronnée de succès » 7ê. A l'apogée de la longue période de radicalisme verbal qui précède chez lui un Six Février dont l'échec est vivement regretté et la constitution du Front Paysan, Dorgères s'écriera : « Je crois au développement d'un mouvement de genre fasciste (...) Si vous saviez, paysans français, ce que Mussolini a fait pour les paysans italiens, vous demanderiez tous un Mussolini pour la France » 77.

On pourra dire, il est vrai, que l'idéologie de la Ligue ne présente pas un bloc indestructible. Un Jacques Eynaud, par exemple, ancien chef jaciste et bourgeois de bonne souche, est un. gentilhomme fermier, grand lecteur des Encycliques de Léon XIII. Comme les héros de ses romans il se veut un « mainteneur », un vicaire en civil 78. Félix Dessoliers, lui, est d'un tout autre monde. Rêvant de fonder une Révolution Nationale sur le principe de la Communauté, il admire Adolf Hitler et propose, de sa tribune de Haut les Fourches !, la nationalisation des « activités fondées sur la misère humaine » : banques, armements, produits pharmaceutiques...

Entre ces deux extrêmes, le militant ordinaire s'enracine à la Terre pour y retrouver les vertus mises à mal par le Siècle. Stabilité. Continuité. Le scandale réside non pas dans l'exploitation d'une classe par une autre mais dans la concentration du pouvoir entre les mains des ennemis séculaires du terrien : Argent, Ville, Étranger. D'où cette vision obsidionale du monde rural : protection, corporation, service d'ordre autonome, État fort et tutélaire — par-delà toutes les contradictions —, Maréchal Paysan...

Légitimisme exacerbé, plus que fascisme ? Ce serait tenir trop peu compte de la part donnée, au niveau de l'action politique, à la violence de masse, dès 1928, et, à celui des buts ultimes, au leitmotiv de l'année 1933 : la « Dictature Paysanne », toute cela soutenu par l'armée de parti mise sur pied deux ans plus tard. A vrai dire la faen

faen 1944.

75 PAO, S janvier 1933.

76. PAO, 4 mars 1934.

77. PAO, 4 mars 1934.

78. Ainsi dans Le solitaire de Bellejontaine, roman agreste paru en 1965.


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meuse chemise blanche de Pierre Poujade paraît bien anodine à côté des Chemises Vertes de Mostaganem...

Ce serait oublier aussi tous les authentiques conservateurs cloués au pilori de la geste dorgérienne, tels un Louis Loucheur ou un PierreEtienne Flandin, ce dernier sans doute l'homme politique le plus insulté par la Défense Paysanne — jusqu'au Front Populaire, bien sûr.

Auraient donc seuls droit au nom fatidique les fascismes noir, brun ou acier, couleurs de la ville, et pour être fasciste faudrait-il avoir réussi ? Ceux qui entendent séparer strictement culture réactionnaire et culture fasciste TO concéderont du moins qu'à travers ce javellisme français s'offre un bel exemple de la démarche insensible — mais aussi irrésistible — qui conduisit tant d'activistes de la Corporation, tant de réactionnaires musclés de Maurras à Mussolini. Reste à savoir si la dictature italienne n'est qu'un fascisme hybride ou si, comme nous le pensons, elle en est, tout au contraire, la norme, et le nazisme un surgeon monté en graine. Mais ceci est une autre histoire.

Essayons seulement ici de résumer ce qui nous semble avoir été de la Défense Paysanne le pivot de l'institution et celui du discours, son assise économique, son assise culturelle. La structure ternaire de la première se discerne assez clairement, elle qui juxtapose :

— la jeune droite intellectuelle ; avant-garde consciente des notables ruraux conservateurs qui voient avec inquiétude l'essor de mouvements anticonformistes, marxistes ou démocrates-chrétiens. Peu nombreuse cohorte, ses liens avec le monde agricole sont partais ténus, mais c'est elle qui fournit les cadres doctrinaux de la Ligue : les frères Dessoliers, Emile Lefebvre 80, Jacques Eynaud sont de ceux-là. Au sein du Front Paysan, Jacques Le Roy Ladurie joue le même rôle ;

— la masse de manoeuvre des petits exploitants ; particulièrement atteints par le marasme général, ils animent avec enthousiasme les comités et font nombre les jours de manifestation. Les maîtres du verbe les mieux doués parviendront à quelques postes de relatives responsabilités, tels François Coirre 81, Jean Bohuon, Modeste Legouez... ;

— enfin, les prolétaires agricoles, victimes d'une crise plus grave encore et portés aux attitudes extrêmes ; ils occuperont les fermes avec la CGT ou retourneront leur mécontentement contre les Rouges, les

79. Tel Eric WERNER in Contrepoint, n° 6, printemps 1972.

80. Troisième des « Délégués à la Propagande », après Dorgèrcs et Félix Dessoliers.

81. Successivement ouvrier agricole, militant de la CGT et poilu de 1914, fermier à Sens de Bretagne et adhérent aux Syndicats Mancel, il est président du comité d'Ille-et-Vilaine en 1934 et meurt en 1938, salué c Grand Paysan de France ».


LE DORGERISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 187

Juifs et les Francs-maçons. Ils sont lavant-garde des comités d'Ile-deFrance et, plus généralement, des sections chemise-verte.

On ne saurait trop souligner ce que tant d'autodidactes de la politique apportent au mouvement de vitalité, de truculence, donc de popularité. Le paysan ne trouve pas en face de lui un instituteur ou un châtelain, mais un compagnon de labour, à l'éloquence directe et gouailleuse ; un préjugé favorable lui est acquis.

Les fondements culturels du dorgérisme, plus complexes, en soulignent sans doute mieux l'originalité, qui ne réside ni dans les revendications matérielles — sur beaucoup, le Parti Communiste pourrait faire chorus —, ni dans le corporatisme, où Dorgères trouve sa place dans une tradition qui va de Bonald à Louis Salleron, mais dans les thèmes essentiels de sa mythologie :

— un racisme paysan, je ne crains pas le mot, peut être d'autant plus aigu qu'il vient d'un intellectuel ;

— l'exaltation de l'action directe et de la virilité, qui fait aussi de cet homme du verbe un homme du coup de poing.

S'il y a une vérité du dorgérisme, sans doute faut-il la chercher du côté de ces lendemains d'incendie du Reichstag et veille de Six-Février qui voient fleurir le thème de la « Dictature Paysanne », ce temps où un légitimisme exacerbé commençait à se résoudre en l'appel à un homme providentiel doté de pouvoirs patriarcaux, Pétain sept ans plus tard, mais jusque-là plutôt un Mussolini cisalpin qui, s'il ne se nommait pas Henry Dorgères s'appelait peut-être Henri d'Halluin.

PASCAL ORY, Fondation Thiers.


ANNEXES

i

CHRONOLOGIE DE L'IMPLANTATION DÉPARTEMENTALE DE LA DEFENSE PAYSANNE

NB : L'idée d'essaimer les Comités de Défense Paysanne est prise le 3 janvier 1933, mais jusqu'en 1935, Dorgères participe à des réunions politiques à travers la France entière, sans qu'elles soient suivies nécessairement de la création de CDP (ex. : première réunion à Paris : 19 mars 1930 ; Bordeaux : 13 décembre 1933 ; Troyes : 20 janvier 1934; Marseille : 14 mars 1935...).

1928 Ille-et-Vilaine 1925 à 1935 Manche 1930 à 1935 Calvados 1932 à 1935 Maine-etLoire Janvier 1933 Finistère Février à mai 1933 Côtes-du-Nord Juillet 1934 Seine-Inférieure Mars 1935 Eure Juin 1935 Orne Juillet 1935 Ardennes Avril à août 1935 ci Grande banlieue parisienne s Juin à août 1935 « Sud-Ouest » Août 1935 « Algérie » Août 1935 Loir-et-Cher Septembre 1935 Creuse Septembre 1935 Loire-Inférieure Octobre 1935 Aube Octobre 1935 Oise Octobre 1935 Oranie Octobre 1935 Sarthe Octobre 1935 Vendée Novembre 1935 Nièvre Novembre 1935 Allier

Fin 1935 Bouches-du-Rhône Janvier 1936 Loire Janvier 1936 Aisne Février 1936 Deux-Sèvres Mars 1936 Basses-Pyrénées Mars 1936 Indre Mars 1936 Nord Juin 1935

à Juillet 1936 Pas-de-Calais Juillet 1936 Saône-et-Loire Septembre 1936 Loiret

Novembre 1936 « Anjou » Novembre 1936 Ain Novembre 1936 Hérault Novembre 1936 Cher

en 1936 Haute-Garonne début 1937 Seine-et-Marne Janvier 1937 Mayenne Février 1937 Var Février 1937 Meuse Avril 1937 Meurthe-et-Moselle Avril 1937 Rhône Mai 1937 Jura avant Sept. 1937 Charente-Inférieure Octobre 1937 Vosges Novembre 1937 Indre-et-Loire Décembre 1937 Vienne Décembre 1937 Vaucluse Décembre 1937 Eure-et-Loir Décembre 1937 Alpes-Maritimes début 1938 Hautes-Pyrénées Janvier 1938 Aude Janvier 1938 Dordogne Janvier 1938 Gard Janvier 1938 Lot-et-Garonne Février 1938 Yonne Mai 1938 Isère Mai 1938 Gironde Novembre 1938 Gers Novembre 1938 Landes Janvier 1939 Drôme Février 1939 Charente en 1939 Somme en 1939 Basses-Àlpes Juillet 1939 Haute-Savoie


LE DORGERISME, UNE COLERE PAYSANNE (1929-1939) 189

n LES SOUSCRIPTIONS

1. Première souscription de l'époque du Front Paysan (source : PAO du 28 octobre au 30 décembre 1934) :

_ , NOMBRE DE SOMMES SOUSCRITES

DÉPARTEMENTS SOUSCRÏPTEURS (EN F)

Finistère 448 2 417

Ille-et- Vilaine 259 1435

Eure 170 1258

Manche 149 672

Côtes-du-Nord 51 360

Calvados 31 307

Morbihan 25 131

Orne 24 197

Seine-Inférieure 11 190

Loire-Inférieure 9 380

Suivent Mayenne, Paris, Maine-et-Loire, Nord... Moyenne de la Loire-Inférieure : 42 F « du Morbihan : 5,24 F

2. Souscription de 19S7 (source : PAO du 7 février au 26 décembre 1937, sauf les lacunes de la collection parisienne) :

a) Classement par valeur : Seine-et-Oise : 12 450 dont 4 143 à Pierrelaye, 2 150 à Achères ; Pas-de-Calais : 6 513 dont 2 500 à Arras, 2 089 à Marquise ; Loire-Inférieure : 3 654 ; Seine : 2 714 dont 792 à Gennevilliers, 440 à Paris ; Saône-et-Loire : 2180; Nord : 2163; Eure : 1965; Ille-et-Vilaine : 1604; Deux-Sèvres : 1234; Orne : 1164 ; Hérault : 1 135 ; Bouches-du-Rhône : 1 008 ; Calvados : 1 001 ; Seine-Inférieure : 988 ; Loire : 886 ; Ardennes : 698 ; Finistère : 547 ; Yonne : 510 ; Côte-du-Nord : 494 ; Somme : 483 ; Mayenne : 472 ; Sarthe : 435 ; Loiret : 419 ; Aisne : 400 ; Morbihan : 398 ; Nièvre : 350 ; Ain : 324 ; Gard : 300 ; Manche : 280 ; Alpes-Maritimes : 270 ; Rhône : 245 ; Maine-et-Loire : 214 ; Vendée : 195 ; Meuse : 189 ; Seine-et-Marne : 180 ; Marne : 175 ; Oise : 175 ; Creuse : 154 ; Loir-et-Cher : 150 ; Gironde : 145 ; Aube : 116 ; Cantal : 100 ; Meurthe-etMoselle : 100 ; Aude : 85 ; Haute-Saône 66 ; Tarn : 50 ; Haute-Marne : 50 ; Var : 50 ; Cher : 50 ; Drôme : 50 ; Vienne : 45 ; Indre-et-Loire : 45 ; Côte-d'Or : 30 ; Haute-Savoie : 25 ; Basses-Pyrénées : 22 ; Charente-Inférieure : 21 ; BassesAlpes : 20 ; Indre : 20 ; Aveyron : 20 ; Pyrénées-Orientales : 10 ; Eure-et-Loir : 10 ; Allier : 10 ; Lot : 5 ; Lot-et-Garonne : 5 ; Hautes-Pyrénées : 5 ; ajoutons l'Indochine : 100 (1 sousc.) et le Maroc : 100 (1 sousc.)

b) Classement par nombre de souscripteurs : Seine-et-Oise : 784 ; Deux-Sèvres . 432; Saône-et-Loire : 409; Loire-Inférieure : 324; Nord : 297; Eure : 292; Pas-de-Calais : 289 ; Seine : 263 ; Ille-et-Vilaine : 239 ; Seine-Inférieure : 230 ; Orne : 176 ; Loire : 118 ; Somme : 112 ; Bouches-du-Rhône : 112 ; Calvados : 111 ; Sarthe : 84 ; Yonne : 64 ; Manche : 44 ; Morbihan : 41 ; Hérault : 39 ; Côtes-du-Nord : 36 ; Maine-et-Loire : 34 ; Loiret : 32 ; Ain : 29 ; Aisne : 28 ; Vendée : 27 ; Tarn : 27 ; Creuse : 27 ; Haute-Saône : 27 ; Mayenne : 26 ; Finistère : 22; Aude : 16.


190 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Suivent, dans le même ordre, Ardennes, Rhône, Oise, Loir-et-Cher, Seine-etMarne, Alpes-Maritimes, Meurthe-et-Moselle, Charente-Inférieure, Nièvre, Gironde, Indre-et-Loire, Aube, Marne, Meuse, Var, Aveyron, Vienne, Basses-Pyrénées, Gard, Indochine, Cantal, Haute-Marne, Drôme, Cher, Côte-d'Or, Haute-Savoie, BassesAlpes, Indre, Pyrénées-Orientales, Maroc, Eure-et-Loir, Allier, Lot, Hautes-Pyrénées, Lot-et-Garonne (tous entre 9 et 1).

S. Souscription de l'hiver 1938/39 (source : analyse de Dorgères in PAO (28 mai 1939)) : Classement par nombre de souscripteurs : Pas-de-Calais, Nord, Finistère, Saône-et-Loire, Loir-et-Cher, Seine-et-Oise, Seine, Calvados, Bouches-du-Rhône, Loiret, Sarthe, Loire, Var, Ille-et-Vilaine, Meurthe-et-Moselle, Vendée, Manche, Indre, Maine-et-Loire, Deux-Sèvres.

Suivent dans l'Ouest seul (d'après le nombre de primes) Eure, Morbihan, Orne, Côtes-du-Nord, Seine-Inférieure, Loire-inférieure.


MELANGES

LA LÉGISLATION SUR LES SÉPULTURES DANS L'ALLEMAGNE PROTESTANTE AU XVIe SIÈCLE

Parmi les nombreuses ruptures provoquées par la Réforme figure le comportement adopté à l'égard de la sépulture, conséquence de l'attitude réformatrice envers la mort. Alors que la fin du Moyen Age a quelque peu négligé la certitude de la victoire sur la mort par le Christ, Luther la place au centre de la doctrine de la justification par la foi, qui n'est vraiment vécue de manière existentielle qu'au moment de la mort, définie par le concept de résurrection et de victoire, comme en témoigne l'expression favorite des théologiens, devenue d'ailleurs un cliché : « Mort où est ton aiguillon ? enfer où est ta victoire ? s>. Face à la hantise de la mort, la Réforme, née à la frontière de la mort, car l'expérience de la justification est une anticipation permanente de l'heure de la mort, valorise la confession joyeuse et reconnaissante de la résurrection qui méprise la mort selon le conseil de Luther, qui la considère comme un « sommeil profond, fort et doux » et la tombe comme un doux Ht de repos 1. Après la Renaissance la Réforme apparaît comme une nouvelle révolte contre la prépondérance de la mort dans la vie, et qui a réussi à surmonter la tension entre ces deux forces antagonistes. La foi de Luther a ainsi abouti à une nouvelle conquête de la vie et à une familiarité avec la mort privée de tout pouvoir, état d'esprit qui se manifeste également dans le théâtre et la littérature 2.

Cette rupture peut être cernée grâce à une abondante législation qui est élaborée, au moment de la disparition du pouvoir épiscopal et du rituel traditionnel, dans tous les États protestants, soucieux de reconstituer des structures ecclésiastiques homogènes à travers toute l'Allemagne. Cette politique, entérinée par la paix d'Augsbourg (1555), qui ratifie l'accaparement de tous les droits épiscopaux par les princes protestants, est destinée, aux yeux de ses auteurs, à éliminer les derniers vestiges catholiques et à édifier une organisation et une liturgie conformes aux grands principes de la Réforme.

Or, en raison du morcellement politique, chaque prince veut édifier sa propre Église territoriale, indépendante de celle des voisins, d'où un foi1.

foi1. de Luther au recueil de cantiques funèbres (1542) ; édition de Weimar des OEuvres

de LUTHER, t. 35, 1923, p. 478. 2 Cf. à ce sujet W. REHM, Der Todesgedanke in der deutschen Dichtung vom Miltelalter bis

ZMr Romantik, Halle, 1928, chap. vi, Das 16. Jahrhundert, p. 138-188.


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sonnement considérable de textes législatifs. Comme plus d'une centaine de principautés ont passé à la Réforme, chacune a élaboré non seulement sa propre ordonnance ecclésiastique, mais souvent également un certain nombre de textes divers, tels qu'édits, règlements de visite, de synodes, des inspecteurs ecclésiastiques, ordres des visiteurs, etc. Ces textes, qui deviennent des normes à valeur juridique, souvent pour des siècles, concernent non seulement le dogme, les institutions ecclésiastiques et les écoles, mais règlent aussi le comportement religieux et moral des fidèles et la liturgie de toutes les cérémonies. Ils ont été élaborés par un petit nombre de théologiens et de juristes, imprégnés par la Réforme, l'humanisme et le droit romain, d'où une certaine communauté de vue sur de nombreux points.

Pour notre étude nous avons dépouillé près de 300 ordonnances issues de 91 territoires protestants de l'Empire, dont tous les principaux. La grande majorité a été publiée depuis plus d'un siècle, dans la monumentale collection en cours d'achèvement de Sehling 3. Nous avons aussi pu dépouiller plusieurs dizaines d'originaux à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Cette activité considérable s'essouffle après la grande ordonnance saxonne de 1580 : nous n'utilisons que très peu de textes postérieurs à 1590. Enfin, ' mis à part le Palatinat électoral, nous n'avons pu trouver qu'un petit nombre d'ordonnances concernant des territoires calvinistes : notre analyse concerne donc avant tout le monde luthérien plus conservateur et plus respectueux de certains usages catholiques.

Or s'il est une cérémonie particulièrement signifiante, c'est bien la sépulture qui pose le problème de la mort et de la dimension surnaturelle de la religion. Nous tentons ici une analyse des préoccupations principales des législateurs concernant les funérailles et les cimetières, avant de dégager l'originalité de ces textes par rapport aux rites médiévaux et de mesurer leur impact sur la mentalité protestante.

I. JUSTIFICATION DU PRINCIPE D'UNE CÉRÉMONIE

Toutes les ordonnances sont unanimes à maintenir le principe d'une cérémonie qui doit être à la fois honorable (erhar) et chrétienne selon le modèle biblique de Tobie 4 et les prescriptions de l'Ecclésiastique (XXXVIII, 16-23). Ces deux adjectifs sont mentionnés pratiquement partout. Le premier évoque le concept d'honneur qui occupe une grande place dans la société allemande. Il contient la notion d'honnêteté, de respectabilité et de dignité solennelle et identique pour tous, dans un silence recueilli. L'honorabilité signifie également simplicité et désir d'éviter tout excès de pompe, ce qui permet de se différencier des catholiques et des païens s. Une sépulture chrétienne magnifie la foi en la résurrection et constitue une ultime manifestation d'estime pour le défunt, jugé digne de faire partie des élus lors de la Parousie. La dignité présuppose aussi un enterrement officiel et diurne, ce qui ne semble pas être le cas partout au début de la Réforme, quand les autorités s'efforcent énergi3

énergi3 SEHLING, Die evangeîischen Kirchcnorâmmgen des XVI. Jahrhunderts, t. I à V, Leipzig, 1902 à 1913, t. VI 1 et 2, VH 1, VIII 1, XI, XII, XIII et XTV, Tubingen, 1955 à 1969.

4. Chap. I, 21 à II, 9 ; E. SEHLING, XI, p. 644

5. Liineburg (1527) et Frise (1565).


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVI* S.) 193

quement d'éliminer les obsèques nocturnes, plus ou moins clandestines, faites en l'absence de tout pasteur non informé au préalable. De telles pratiques peuvent susciter des suspicions de décès anormaux, de meurtres camouflés et des rumeurs diverses. Aussi dans les premières décennies de multiples ordonnances insistent sur le caractère public et diurne de la sépulture. Après 1550, ce souci s'estompe sauf pour les obsèques d'un petit nombre de pauvres et de marginaux qui n'attirent guère d'assistance 6. Quant au terme de chrétien, il souligne le christocentrisme, si fortement revalorisé par la Réforme, et indique que le rôle salvateur de Christ est toujours évoqué à cette occasion. La préoccupation d'une telle sépulture est permanente dans la législation, notamment dans les nombreux questionnaires de visite à l'occasion des enquêtes sur place, car le corps doit être enterré chrétiennement lors d'une cérémonie religieuse qui est un droit 7.

Celui-ci est justifié par trois motifs. Tout d'abord pour une raison historique. Les funérailles remontent aux origines de l'histoire, tant dans l'Ancien que dans le Nouveau Testament. Elles ont été en usage dans tous les peuples raisonnables, même païens, et pratiquées de tout temps par les patriarches, les saints, le peuple de Dieu et tous les vrais chrétiens à cause de la croyance dans la résurrection des corps 8. L'ordonnance de Hesse (1566) se réfère même, à propos des premiers siècles, à des citations de Naziance, d'Épiphane, d'Eusèbe et d'Origène 9. Enfin celle de Schweinfurt déclare que depuis l'ère apostolique les chrétiens ont manifesté le même esprit de service et d'amour pour le défunt que du temps de son vivant, ce qu'a dû reconnaître même l'empereur Julien 1°, qui voit dans la prévoyance pour l'enterrement des morts une des raisons du succès du christianisme n.

Ensuite la sépulture présente un intérêt catéchétique. Elle constitue une affirmation et un témoignage de la résurrection des morts, thème central de l'espérance chrétienne, considérée comme le réconfort le plus grand, le plus sûr et définitif des chrétiens 12. Les obsèques paraissent la manifestation la plus appropriée pour exalter la résurrection ; ainsi l'ordonnance de Prusse (1568) y voit un moyen privilégié de transmettre à la jeunesse le réconfort et l'espérance 13, et d'autres la meilleure occasion d'instruire les vivants sur les fins dernières et de leur rappeler leur condition mortelle. Les funérailles servent à confesser joyeusement l'espérance qui fortifie la foi. La présence des vivants est interprétée comme le témoignage que le défunt dort en Christ et les précède dans l'entrée dans l'au-delà li.

6. Seuls les statuts synodaux de Poméranie évoquent encore ce problème (1574) ; ibid., IV, p. 488.

7 Par exemple dans certaines villes saxonnes ; ibid., I, p. 532.

8 Ordonnances de Prusse (1525) et de Schwarzburg en Thuringe (1574) ; ibid., IV, p. 35 et II. P- 136.

9. Ibid., Vin, p. 335

10. Ibid., XI, p. 644.

11. Lettre à Arsace, publiée par I. BIDEZ, L'Empereur Julien. OEuvres complètes, t. I, 2e partie, Paris, 1960, p. 144.

12. Saxe (1539) ; E. SEHLING, I, p. 276.

13. Ibid., TV, p. 100.

14. Ibid., p. 342.

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Enfin les obsèques ont aussi un aspect humain et moral ; elles sont la dernière marque d'un amour chrétien à l'égard du défunt, un moyen de lui témoigner son amitié, sa compassion et son respect, et de certifier son bon comportement dans la vie et son courage chrétien dans ses derniers instants 15. Accompagner le défunt à sa dernière demeure est une oeuvre de miséricorde conforme à la définition qui en est donnée dans les Actes des Apôtres 16. La cérémonie constitue un réconfort pour la famille. Dans certaines ordonnances d'Allemagne du Sud cet aspect humain prend une dimension communautaire très marquée. Ainsi celle de Schwabisch Hall (1543) déclare qu'il ne faut en aucun cas se débarrasser des défunts comme de voyous, car ils demeurent nos frères et membres avec nous d'un même corps 17.

Tous ces arguments sont assez bien résumés par la grande ordonnance saxonne (1580), selon laquelle les funérailles constituent une cérémonie conforme à la volonté divine, allant de soi, juste et recommandable. Ne pas les célébrer serait contraire à la foi, à l'amour chrétien et même à la nature elle-même, car on n'a pas le droit de mépriser et de jeter en terre un défunt comme une bête 18.

II. L'ASSISTANCE AUX FUNÉRAILLES

Or l'honorabilité des obsèques implique la présence d'une assistance relativement nombreuse, composée avant tout des proches, des amis et voisins. Les textes ne mentionnent d'ailleurs jamais la « famille », mais seulement les amis et voisins, qualifiés parfois de pieux 19, et plus rarement les survivants, soit les proches. Par contre la communauté paroissiale semble parfois peu empressée à distraire une heure de ses occupations quotidiennes pour assister à des obsèques ; c'est ce qui explique l'ordre donné au clergé de certains territoires de rappeler périodiquement aux paroissiens d'assister à cette cérémonie, afin que l'escorte soit plus chrétienne. Les actions de grâce à Dieu pour avoir maintenu jusqu'à sa mort le défunt dans sa foi ne sont dignes qu'en présence d'une assistance consistante 20. C'est aussi ce souci qui a inspiré certains questionnaires de visite demandant si le cortège est accompagné ou non par la communauté. En fait le nombre de présents est fonction du rang social et de la personnalité du défunt : en effet si l'assistance semble satisfaisante pour les bourgeois aisés et les notables, il n'est pas rare que certains pauvres hères ne soient accompagnés que par deux ou trois personnes, ou même aucune 21, ce qui est incompatible avec la dignité de la cérémonie. Selon les régions, ordre est donc donné d'assister à leurs obsèques spontanément 22 ; parfois on cherche à garantir une assistance minimum par la

15. Mansfeld (1580) ; ibid., II, p. 246.

16. VIII, 2 ; ibid., Vn, p. 372.

17. Ae.L. RICHTER, Die evangelischen Kirchcnordnungcn des sechzehnten Jahrhunderts, Weimar, 1846, t. I, p. 47.

18. E. SEHLING, I, p. 438.

19. Gotselige, ibid., H, p. 196.

20. Ibid., H, p. 584.

21. Comme à Zerbst (1545) dans l'Aimait et en Saxe (1580).

22. Duché de Grubenhagen (1544) en Basse-Saxe.


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présence d'un représentant de chaque famille de la paroisse 23, voire d'imposer une amende aux invités absents 24.

L'importance de l'assistance est aussi fonction de l'horaire ; si bon nombre d'ordonnances laissent les autorités locales le fixer à leur convenance, d'autres recommandent une heure fixe, variable selon les territoires, mais toujours comprise entre 8 heures et 15 heures, les heures les plus commodes étant 9, 14 et 15 heures. Ces horaires doivent gêner le moins possible la population active, les écoles et, lors des dimanches et fêtes, les offices ordinaires, de sorte qu'ils sont toujours placés à des heures différentes de ceux-ci. Mais plusieurs ordonnances se plaignent que les funérailles font perdre les meilleures heures scolaires, ce qui nuit beaucoup à l'intérêt général 25. Aussi l'horaire correspond-il assez souvent à la sortie de classe ou bien les élèves sont dispensés d'une partie de la cérémonie, en particulier du sermon ou des vêpres, supprimées ces jours-là 26.

La présence des écoliers, déjà en usage dès le XVe siècle, est fortement recommandée pour conférer plus de vigueur au chant. Mais leur nombre est fonction de la richesse ou de la générosité de la famille : les plus aisés ont la possibilité d'inviter plusieurs classes et autant d'instituteurs qu'ils souhaitent 27. Quelques ordonnances, dont celle de Prusse (1568), distinguent trois niveaux : le quart de l'école, la moitié et la totalité. Les instituteurs sont alors chargés d'y assister par roulement ; mais dans bien des villes ils ne consentent à s'y rendre que moyennant une rétribution, du moins avant 1550, pratique que tentent d'enrayer des magistrats en interdisant toute sépulture, à laquelle n'assiste pas au moins une classe entière 28. Certains proposent de faire assurer ce service par des enfants pauvres, pour qui l'école ne constitue plus alors qu'une occupation secondaire : à Ratisbonne, le magistrat ordonne qu'une vingtaine de pauvres garçons de l'école latine soient spécialement entretenus par l'aumône pour assurer gratuitement le chant quotidien à toutes les funérailles de personnes modestes 29. A Stettin, les élèves pauvres quêtent du pain dans les rues en contrepartie du chant gratuit 30.

Si la participation de l'école est surtout destinée à rehausser l'éclat de la cérémonie, celle du pasteur va partout de soi, car elle fait partie de son ministère et des usages anciens 31. Dans certaines villes tout le clergé de la cité est même encouragé à y assister 32 ; mais des considérations financières peuvent intervenir : comme dans certaines bourgades la cérémonie est payante, la présence d'un pasteur est plus onéreuse que celle d'un vicaire, dans la proportion de 1 à 2 à 1 à 433. Mais elle est considérée également

23. Saxe (1580) et Sponheim en Rhénanie (1593).

24. A Sommerfeld dans le Brandebourg (1589) et dans les environs de Dantzig (1582).

25. Comme à Zerbst (1545) et en Saxe (1580).

26. Comme à Dantzig (1570) et à ÔIsnitz en Saxe (1582).

27. Par exemple à Verden (1606).

28. A Zerbst (1545).

29. E. SEHLING, XII, p. 410. Un usage analogue s'installe à Ansbach (Franconie) au profit des enfants décédés (1594).

30. Ibid., IV, p. 533.

31. Ibid., H, p. 292.

32. Comme à Lindau (1555) et à Liineburg (1575).

33. A Salzwedel au Brandebourg le pasteur a droit à 4 groschen contre un seul au vicaire.


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comme plus honorifique, ce qui explique que le pasteur se voit attribuer la quasi-totalité des cérémonies. Ce n'est qu'à titre exceptionnel que la présence d'un ecclésiastique n'est pas jugée indispensable : les autorités estiment alors suffisante celle du cantor, qui dirige le chant des élèves, tandis que celle du pasteur demeure un luxe réservé aux riches qui le rétribuent, ou bien il a la possibilité de se faire remplacer par le sacristain. Mais une telle attitude demeure limitée à quelques cantons montagneux de Saxe et de Silésie si, et elle ne cesse de reculer. Ainsi en Poméranie sa présence, facultative en 1535 et en 1542, devient obligatoire en 1574 35, Partout, même chez les calvinistes, se manifeste en effet le souci de proscrire tout enterrement de chrétien en l'absence d'un ecclésiastique.

III. LA PROCESSION

Celui-ci se rend avec les élèves et le sacristain à la maison mortuaire, où la cérémonie débute après un délai minimum de 12 heures et qui ne dépasse 24 heures que pour les nobles, afin de leur permettre de pouvoir inviter à temps les membres de la famille relativement éloignés 36. L'ancienne cérémonie de bénédiction, sous la forme du chant d'un cantique ou de lectures bibliques n'est conservée que localement, car la plupart des ordonnances la suppriment 37.

L'usage médiéval de la procession depuis la maison mortuaire jusqu'au cimetière est conservé dans tout l'Empire et justifié par deux exemples tirés du Nouveau Testament 38. Les autorités sont soucieuses d'un cortège bien ordonné et cligne, « cum modestia s> 39, où tous les participants marchent en file de deux, soit le pasteur et l'école en tête, puis derrière le corps la famille en fonction du degré de parenté, les amis et voisins, enfin le reste des paroissiens ordonnés par rang social décroissant, par âge, parfois par corporations, et par sexe. La population attribue d'ailleurs une grande importance à cette hiérarchie, qui traduit fidèlement la société d'ordres où chacun occupe une place nettement précisée.

Les juristes et les théologiens veillent également au bon déroulement pour éviter tout retard, car l'attente devant la maison mortuaire peut susciter des remous i 0. La ville de Dantzig tente d'y remédier par des sanctions : report au lendemain de l'inhumation et annulation de toute cérémonie tant au cimetière qu'à l'église4l. En outre, le clergé doit accompagner le corps durant toute la procession et non se borner à la rejoindre en route 42. La dépouille mortelle repose sur un brancard, toujours porté par des hommes, des voisins et amis choisis pour cette fonction honorifique en dehors des épidémies, car cette tâche ne sied pas à des femmes, comme le

34. Ibid., I, p. 655 et m, p. 463.

35. Ibid., IV, p. 342, 365 et 488.

36. Par exemple en Prusse (1568) et à Lauenburg en Basse-Saxe (1585).

37. En particulier le comté de Reuss en Thuringe (1552).

38. II s'agit de Luc, VU, 12 et de Jean, VI, 19 (résurrection du fils de la veuve de Nain et de Lazare), cités par l'ordonnance de Courlande, ibid., V, p. 104.

39. Ae.L. RICHTER, op. cit., t. II, p. 158.

40. E. SEHLING, IV, p. 145.

41. Ibid., IV, p. 191.

42. Ibid., III, p. 353.


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fait observer avec agacement l'ordonnance de la seigneurie de Henneberg en Thuringe (1556) 43. La présence d'un chariot tiré par des chevaux n'est admise que pour le transport depuis des écarts ou annexes éloignés ; elle demeure interdite à proximité immédiate du cimetière.

Comme à la fin du Moyen Age le cortège demeure précédé d'un crucifix dans la quasi-totalité des territoires luthériens, sauf dans les pays rhénans, la Hesse et le Nord-Est de l'Empire, parfois seulement à titre facultatif, en témoignage de la croix du Christ 44. Mais il est supprimé dans tous les États calvinistes, de même que l'usage des cierges : éliminé comme une superstition d'origine païenne, celui-ci n'est plus toléré que dans un nombre restreint de territoires^ tels que le Brandebourg (1540), l'Autriche (1571) et la principauté silésienne de Teschen (1584), où il semble réservé aux représentants des catégories aisées.

La plupart du temps le cortège avance au son du chant funèbre, afin de rappeler aux présents leur condition mortelle, le Jugement dernier et de proclamer ' l'espérance de la résurrection de la chair et de la vie éternelle pour tous les croyants 45. La luthéranisme reprend ainsi la tradition des processions chantantes, attestées par de multiples ordonnances en Allemagne du Nord, de l'Est et du Centre, mais rarement dans le Sud-Ouest. Mais elles demeurent longtemps un privilège des villes, en raison du faible nombre d'écoles dans les campagnes jusque vers 1560-80 : la liturgie du théologien nurembergeois Veit Dietrich 46, destinée surtout aux pasteurs ruraux, recommande dans ce cas de renoncer au chant 47. Si les calvinistes condamnent vigoureusement cette coutume, considérée comme une institution papiste 48, rares sont les ordonnances luthériennes qui adoptent une position analogue, par exemple celle de Strasbourg, où le cortège traverse la ville avec discipline et simplicité sans sonnerie ni chant 49.

Plus encore que celui-ci, le son des cloches préoccupe beaucoup les autorités. Le glas, servant à annoncer le décès d'une personne, est maintenu dans la quasi-totalité des territoires luthériens et même rétabli parfois au lendemain d'un mouvement iconoclaste 50. Parfois son importance est diminuée dans la durée, et il est limité à une seule cloche ; il peut devenir facultatif et payant 51. Sa suppression est justifiée par le fait qu'il est considéré comme un usage « papiste » 52. La disparition en est fréquente dans les pays calvinistes comme le Nassau, mais parfois rendue impossible devant la résistance de la population. Bien que le clergé palatin dénonce le glas comme un abus romain, les pouvoirs civils le maintiennent sous la pression

43. Ibid., H, p. 328.

44. Dans la seigneurie de Wolfstein en Bavière (1574) ; ibid., XTTT, p. 586.

45. Règlement de visite du Brandebourg (1573) ; ibid., M, p. 115.

46. Cf. sa bibliographie par B. KLAUS, Veit Dietrich, Leben und Werk, Nuremberg, 1958, xxm-445 p.

47. Cité par H. GRUN, C Die kircbiiehe Beerdigung im 16. Jahrhundert >, in Theologische Studien und Kritiken, 105, 1933, p. 186.

48. A Tecklenburg, principauté de Westphalie, en 1588 ; Ae.L. RICHTER; op. cit., t. II, p. 478.

49. Kirchenordnung..., Strasbourg, 1598, p. 271

50. A Stolp en Poméranie (1590).

51. Selon le règlement de visite de Poméranie (1556)

52. Dans la seigneurie de Henneberg en Thuringe (1582).


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populaire, car il constitue une action dépourvue de toute idolâtrie 53. Sa signification est en effet profondément modifiée, voire revalorisée : d'un appel à la prière il devient un signal et une admonestation, car aux yeux de nombreux législateurs le glas est le témoignage d'une mort chrétienne dans la foi, un rappel de la condition humaine et un avertissement à mener une vie plus dévote s*.

La sonnerie précédant la cérémonie est d'un usage général. Elle sert à rappeler l'heure des obsèques pour rassembler les gens, les inciter à songer à leur propre mort et à mener une vie plus chrétienne. Elle est considérée comme un surplus de solennité et un signe d'appartenance à la communauté chrétienne, en pleine conformité avec la discipline et la respectabilité chrétienne 55. Aussi les paroissiens y sont-ils très attachés et sa suppression, due aux pressions du clergé, dans le baillage palatin de Bacharach, provoque en 1597 une véritable émeute 56. Ailleurs son absence, dont ne témoignent que des mentions éparses, est considérée comme une pratique mauvaise et non chrétienne 57. Mais elle est relativement brève, à la différence de celle pratiquée pendant la procession. Elle est rarement évoquée et semble le plus souvent autorisée dans les seuls pays luthériens, moyennant une rémunération versée au sacristain ou à la fabrique en fonction du nombre et de la taille des cloches utilisées. Ainsi apparaît une différenciation en fonction du rang social du défunt : la liturgie d'Aschersleben en Thuringe déclare sans ambage que le nombre des cloches pendant la procession dépend du stand du défunt 58. Par contre la sonnerie annonçant l'heure des obsèques est accordée à tous et gratuite au moins pour les pauvres, car un enterrement sans sonnerie de cloches est considéré comme une infamie douloureuse.

IV. LE CONTENU DES FUNÉRAILLES

Selon les régions la cérémonie se déroule soit entièrement au cimetière, soit en partie ou pour l'essentiel dans l'église, si celle-ci est proche du cimetière, sinon parfois dans une chapelle spécialement aménagée à cet effet dans le nouveau cimetière, voire tout simplement sous un abri sommaire comportant une chaire.

La visée des funérailles est radicalement modifiée. Alors que l'Église médiévale se préoccupait surtout du défunt, dont il s'agissait par une liturgie appropriée d'adoucir le sort dans l'au-delà, donc d'agir sur le surnaturel dans une perspective sacrale et animiste, la Réforme élimine le mort au profit des vivants. Le but de la sépulture chrétienne est avant tout pédagogique et missionnaire : il s'agit d'instruire les vivants des fins dernières, de les inciter à la pénitence, à mener une vie chrétienne et à se préparer à mourir de façon chrétienne, afin d'obtenir la vie éternelle, qui constitue le réconfort de la cérémonie. Les deux constantes sont en effet d'une part le Trost,

53. C'est un c Politisch werk... ohn aberglauben unâ abgotterey *, Dusseldorf, Rheinîsches Provinzial Kirchenarchiv, A I, IX, B, 1, p. 86.

54. Par exemple à Oschatz et à Meissen en Saxe (1540); E. SEHLINO, I, p. 625 et II, p. 52.

55. Wurtemberg (1536).

56. Coblence, Staatsarchiv, 555/125/2, p. 273.

57. En Prusse (1568), à Stolp (1571 et à Schwarzburg (1574).

58. E. SEHLINO, H, p. 481.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVI" S.) 199

c'est-à-dire le réconfort et l'espérance d'une vie meilleure en Christ, consolation apportée aux personnes en deuil, d'autre part le caractère d'une cérémonie destinée aux seuls vivants, ce qui est rappelé par la quasi-totalité des ordonnances d'Allemagne du Sud 59. Enfin l'ordonnance frisonne de 1565 rappelle que le Christ nous a ordonnés non comme des serviteurs des morts, mais des vivants 60. Aussi le poids est-il porté, à l'image de la liturgie luthérienne dominicale, sur la Parole par les lectures bibliques et leur commentaire, la prière et le chant. Les législateurs blâment sévèrement les pasteurs qui président des funérailles dépourvues de chant, de prières et d'un sermon par paresse ou ignorance 61. Il s'agit ainsi d'une modification profonde par rapport à la cérémonie médiévale constituée avant tout par le chant de psaumes, des prières, la remise d'aumône, une commémoration et l'offrande du sacrifice de la messe.

V. LE CHANT

Sous l'effet du renouveau liturgique suscité par Luther, le chant connaît une ferveur croissante auprès des autorités et des fidèles. Il permet de rendre une certaine pompe et dignité à une cérémonie qui a été élaguée de tous les autres actes fastueux et solennels s'adressant aux sens des paroissiens encore illettrés en majorité, à la campagne du moins. Certains théologiens sont même inquiets de ce rétablissement partiel du faste : ainsi ceux d'une seigneurie frisonne déplorent à la fin du siècle (1593) que lors des processions le chant est utilisé le plus souvent comme décorum, en particulier pour les défunts impies 62.

Les cantiques allemands recommandés — certaines ordonnances se bornent, il est vrai à conseiller le chant sans indiquer le titre — sont peu nombreux, d'autant plus qu'on se méfie beaucoup des nouveautés, qui ne parviennent qu'avec peine à s'imposer. Ainsi l'ordonnance du comté de Hoya en Basse-Saxe prescrit de s'en tenir à ceux prévus par Luther et d'éviter les innovations 63. Aussi seuls six cantiques, cités plus de trois fois, connaissent une diffusion dans tout le protestantisme germanique et assurent ainsi un lien d'unité par dessus tous les clivages d'ordre théologique et confessionnel, puisque tant les luthériens que les réformés les utilisent.

De loin le plus répandu est Mitten wir im Leben sind (56 mentions), une traduction de l'antiphone latin Media vita, déjà le plus populaire à la fin du Moyen Age. Luther a repris cette complainte et ce chant de commémoration des défunts, qui intercède en faveur de la délivrance, mais en le transformant en un chant de combat. D'un appel au secours contre la menace permanente de la mort il a fait une expression de réconfort apporté par la réconciliation et la miséricorde divine après la description en termes vigoureux et émouvants de la mort et de l'enfer. Dans le monde terrestre, voué à la mort, triomphe désormais la vie revigorée par la foi. Le cantique s'achève par une prière pour une foi solide et une fin bienheureuse. Dès sa création, il con59.

con59. exemple le Wurtemberg (1553), le Palatinat (1556), Deux-Ponts (1557) et Strasbourg (1598).

60. Ibid., Va, p. 667.

61. Kirchenordnung... de Lippe, Lemgo, 1571, non paginée.

62. e mererieiîs zum geprengo » ; E. SEHLING, VII, p. 722.

63. Ibid., VI, p. 1171.


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naît un succès foudroyant tant dans la piété populaire qu'auprès des législateurs ; mais à partir de l'Intérim son monopole est fortement battu en brèche.

' Il est désormais rejoint par quatre autres cantiques, en particulier Aus tiefer Not (39 mentions), composé également par Luther à partir du Psaume 130 (De profundis), un élément essentiel du rituel romain. Celui-ci est plus une expression de la foi qu'un cantique spécifique de sépulture. C'est une supplique pathétique à la clémence divine et un chant de confiance en la grâce, une illustration poétique de la justification par la grâce seule que manifeste l'opposition entre la toute-puissance de Dieu et l'homme pécheur. Cet appel révèle aussi l'association étroite entre le péché et la mort. Sa progression est spectaculaire de 1529 à 1560, avant de connaître un certain tassement, évolution analogue à celle du Credo (Wir glauben ail, 23 mentions). Composé par Luther en 1524 dans un souci pédagogique, il est rapidement utilisé lors des obsèques à cause de l'article concernant la résurrection. Mais après sa diffusion entre 1530 et 1548 il stagne, avant de connaître un déclin à la fin du siècle. Son succès provient d'une formulation simple et d'une accentuation des bienfaits accordés par chacun des membres de la Trinité, et qui sont susceptibles d'apporter un réconfort aux affligés, tout comme le cantique de Siméon : Luther traduit en 1524 le Nunc dimittis (Mit Fried und Freud ich fahr dahin, 33 mentions), et lui confère une profondeur remarquable due à la finesse et à la beauté de la construction des strophes. Il exprime avec beaucoup de délicatesse la soumission pacifique et la joie silencieuse, d'où sa progression régulière durant le siècle avec toutefois une certaine poussée après 1575.

Le seul chant à succès qui n'est pas de Luther est Nun lasst uns den Leib begraben (27 mentions), spécialement destiné aux sépultures, et qui favorise le plus l'expression communautaire de la foi. Il a été composé en 1531 par un frère morave, Michel Weisse. Son entrée dans un recueil publié en 1540 à Magdebourg va lui assurer un écho notable dans tout le monde luthérien, en particulier après 1560. Il s'explique par la qualité poétique du texte, exprimant la joie sereine face à la mort, la conviction profonde de l'immortalité de l'âme et de la résurrection, et l'opposition entre la misère terrestre et la béatitude éternelle grâce à la délivrance par le Christ. Ce cantique est chanté de préférence devant la tombe au moment de la descente du corps et du travail des fossoyeurs.

Il reste encore à évoquer Erbarm dicli meiner, une adaptation du Psaume 51, Miserere mei dominas, qui est l'invocation du pardon et de la miséricorde par un coeur pénitent et contrit. Il a été composé à Wittenberg par Hegenwald (1524) 64, mais est moins fréquemment mentionné (13 mentions) et semble inconnu au sud du Main.

Il est probable que la grande majorité des protestants, à force de les entendre régulièrement et, pour certains, de les avoir appris à l'école, en connaisse au moins un ou deux de ces six cantiques par coeur. Ils expriment tous la certitude de la proximité de la fin des temps qui minore l'importance de la vie terrestre et du besoin d'activité pour la venue du royaume.

64. II s'agit d'un auteur très mal connu ; cf. Allgemeine Deutsche Biographie ; Leipzig, t. XI, 1880, p. 275.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 201

Ils mènent au coeur de la confession évangélique, car ils regardent la mort en face et ne cachent rien de son horreur. Leur sincérité est un signe d'obéissance et d'humble soumission à Dieu, en conformité avec le psalmiste (XC, 7) : « Nous sommes consumés par ta colère et ta fureur nous épouvante ». La mort cesse d'être une rupture pour devenir le moyen de favoriser la certitude du salut. Les cantiques expriment moins le deuil que le réconfort et voient dans la mort surtout le repos et le sommeil.

Mais le chant allemand n'a pas totalement éliminé les chants latins médiévaux, dont certains sont conservés par la Réforme, surtout là où existent des écoles latines, soit dans les villes. Leur maintien s'explique par la recommandation de Luther lui-même, qui apprécie la valeur musicale de certains antiphones 65, par l'attrait du latin sur les élites, l'influence de l'humanisme dans les programmes scolaires, où le latin est la seule langue utilisée, et par le goût du faste que le latin satisfait mieux que l'allemand. Aussi bon nombre d'ordonnances recommandent-elles l'usage de chants allemands et —■ ou — latins. Si 18 chants sont mentionnés, 7 seulement apparaissent plus de trois fois. Très loin en tête arrive Si bona suscepimus, Job, II, 10, (21 mentions réparties sur l'ensemble du territoire germanique), puis Media vita (13), davantage limité à l'Allemagne moyenne, ce qui confirme le succès de la traduction allemande, le maintien de ce chant si répandu au Moyen Age. Les autres dignes d'être mentionnés sont Benedictus dominus Israël (8), dans lequel les protestants apprécient surtout la triple invocation de Dieu dans un style de majesté grecque, Jam moesta quiesce queréla (7), qui exprime l'espérance de la résurrection avec simplicité et clarté, Credo quod redemptor, Job, XIX, 25 (6), Si credimus (5) et l'antiphone de Jean, XI, 25, Ego sum resurrectio (4), limité à la Franconie. Il semble que, mis à part Media Vita, tous les autres qui sont conservés, sont ceux dont l'inspiration biblique est la plus manifeste.

Vers la fin du siècle la place du chant grandit beaucoup dans certaines villes sous l'effet de l'essor de la musique de cour plus raffinée, qui donne lieu à de véritables représentations. Mais celles-ci ne sont plus intégrées dans les ordonnances officielles. Seul l'ordo ecclesiasticus de Hof (1592) dans le margraviat de Bayreuth prévoit un grand nombre de chants : deux en latin devant la maison mortuaire, trois à cinq en allemand durant la procession. Au cimetière le sermon est précédé de deux responsoria, suivi d'un antiphone et de plusieurs chants allemands 66.

VI. LE SEBMON FUNÈBRE

L'essor du chant va de pair avec celui de la prédication, conséquence de l'annonce de la Parole. Fidèle à son principe de proclamer partout l'Évangile, la Réforme lui accorde une place capitale dans les cérémonies funèbres sous trois formes : simple lecture d'un ou plusieurs passages bibliques, bref commentaire et sermon véritable. Rares sont en effet les obsèques limitées à un chant et à la lecture d'une collecte 67, et elles disparaissent après 1550, sauf exceptions comme à Verden. Mais si la lecture devient

65. Edition de Weimar des OEuvres de LUTHER, t. 35, 1923, p. 479.

66. E. SEHLING, XI, p. 475.

67. Par exemple Neumarkt en Silésie (1540).


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obligatoire, elle n'est pas toujours gratuite 68, le plus souvent elle est accompagnée d'une brève exhortation à l'assistance, dont les ordonnances proposent à la fois les textes bibliques et les thèmes, voire le texte lui-même grâce à un formulaire. Quant au sermon, nouveauté introduite par la Réforme, bien qu'on relève déjà des traces de prédication antérieures en Allemagne, d'une ampleur plus modeste il est vrai qu'en Italie et en France G 9, il est longtemps considéré comme un privilège payant réservé aux riches. Certains réformateurs, comme Mélanchthon et surtout Calvin, y sont d'ailleurs peu favorables. Pour bien des législateurs, le sermon demeure l'apanage des personnes aisées 70, voire même des seuls pasteurs et bourgmestres 71. S'il est en général destiné à toute l'assistance, à tel point que le pasteur peut le supprimer si celle-ci est inférieure à 50 personnes, ou, dans les villes, pour éviter d'être submergé de travail, le réserver aux « sepultura solennis » 72, on peut tolérer que la prédication soit consacrée à la famille en deuil à la fin de la cérémonie officielle dans la maison mortuaire 73. Certains législateurs doutent assez longtemps de son utilité ; le magistrat de la ville silésienne de Neumarkt exige même sa suppression pour tous les roturiers, sous prétexte que c'est une pratique récente et encore inconnue dans la grande ville voisine de Breslau (1540) 74. D'autres estiment une brève exhortation suffisante pour divers motifs non précisés, en particulier, semble-t-il, pour ne pas retenir les adultes trop longtemps et ne pas faire perdre de temps aux élèves 75.

Si l'exhortation semble être la norme dans de nombreux territoires, y compris dans l'ordonnance de 1580, qui sert de modèle à beaucoup de législateurs luthériens de la fin du siècle, un mouvement en faveur d'un sermon obligatoire commence pourtant à se dessiner. Entre 1556 et 1580 un sermon est imposé aux ecclésiastiques dans de multiples ordonnances, dont certaines contiennent, notamment en Franconie, à partir de 1555 (en 1557 au Haut-Palatinat, en 1559 dans la seigneurie de Rothenburg, en 1564 à Nordlingen, en 1565 dans le margraviat d'Ansbach, en 1574 en Hesse, en 1585 à Lauenburg) dans le questionnaire remis à tous les visiteurs des demandes de renseignements sur la pratique du sermon funèbre par le clergé. Son utilité s'impose de plus en plus, car selon certains théologiens, sa portée est plus grande lors des épreuves familiales que dans le culte dominical, où les gens sont beaucoup moins sensibilisés 76. A la fin du siècle la prédication semble être devenue une partie intégrante de la cérémonie presque partout sous la pression des paroissiens, pour lesquels le sermon funèbre devient synonyme de sépulture, dont il constitue désormais, à la place de la messe des morts, la partie essentielle, de sorte que le refus d'une prédication est

68. L'ordonnance de Poméranie recommande en 1535 et même encore en 1569 de verser une gratification au "pasteur.

69. H. GRUN, e Die Leichenrede im Rahmen der kirchlichen Beerdignung im 16. Jahrhundert s, Theologische Studien und Kritiken, 96-97, 1925, p. 289-292.

70. Lauenburg (1585).

71. Stade près de Hambourg (1620).

72. Anhalt (1548).

73. Stade (1620).

74. E. SEHLDJO, m, p. 417.

75. A Aschersleben en Thuringe (1575).

76. Halle/Saale (1573) ; Ibid., H, p. 442.


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ressenti comme une humiliation profonde. Mais l'obligation pose le problème de la gratuité, accordée aux pauvres, en particulier chez les réformés, plus soucieux d'égalité : le magistrat d'Emden (1594) ne maintient le sermon que moyennant l'obligation faite aux pasteurs de l'assurer gratuitement à tous, car on redoute que les sermons soient plus sollicités par « superstition » et ostentation que pour stimuler un recueillement divin 77. D'autres recommandent au moins la suppression de toute rémunération (Neuburg, 1560) ou limitent le montant minimum 78, car un tarif prohibitif décourage de nombreuses famillesra. Pour éviter les débordements rhétoriques de certains pasteurs trop prolixes au cimetière tout comme le dimanche en chaire, la plupart des législateurs limitent la durée à une demi-heure au maximum, afin de ne pas retenir la population active trop longtemps, mais de l'encourager au contraire à y assister régulièrement 80. •

Le choix des textes bibliques, comme celui des cantiques, est très restreint dans tout le protestantisme germanique. Le texte qui recueille la quasiunanimité est un passage sur la résurrection des morts et tiré de I, Thessaloniciens, IV, 13-18. Moins fréquemment sont cités le récit de la résurrection de Lazare (Jean, XI, 20-44) et un autre texte de S'-Paul sur la résurrection de la chair (I Corinthiens, XV, 20-28). Ces trois textes, dont les deux premiers étaient inclus dans la missa pro defunctis, constituent en particulier le fonds commun à toutes les ordonnances d'Allemagne du Sud, luthériennes et réformées, et l'emportent également de très loin dans le reste de l'Empire. Pour les enfants on recommande en général le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïn (Luc, VII, 11-15) ou de celle de la fille de Ja'ire (Matthieu, IX, 18-26). D'autres textes ne sont jamais mentionnés plus de deux ou trois fois.

Les thèmes des sermons s'articulent autour de trois idées : la mort salaire du péché, le salut apporté par le Christ et la vie éternelle promise au défunt. Tout d'abord ils évoquent la mort par le rappel de la condition mortelle de tous les hommes, de la brièveté de la vie, de ses difficultés et de ses peines, du péché originel et de la gravité de la colère divine. Le protestantisme continue de relativiser la vie terrestre, temporaire, éphémère, accablante et remplie de tribulations, à l'image du psalmiste («Car mille ans sont à tes yeux comme le jour d'hier quand il n'est plus », XC, 4) évoqué par de nombreux formulaires. La vie n'est qu'une vallée de misères — le terme de Jammertal devient un véritable cliché —, voire un pèlerinage. Certes à la différence du monachisme qui s'isole du monde, la Réforme a tenté une synthèse entre la conception d'un monde relatif, instable, où l'homme ne fait que passer, et l'engagement sous la forme du travail et de la charité. Néanmoins, surtout chez les luthériens, la pastorale n'est développée que pour les moribonds et axée sur la préoccupation d'une fin chrétienne (seliges Ende). Le grand drame du Vendredi Saint se renouvelle sur le lit de mort de tous les chrétiens. La surévaluation de l'heure de la mort dans son impor77

impor77 superstition uni hoffart » ; ibid., VII, p. 496.

78.Fixé à un demi thaler à Salzwedel au Brandebourg (1579).

79. Par exemple à ôlsnitz en Saxe (1582).

80. L'ordre des visiteurs brandebourgeois précise en 1579 et en 1581 pour ne pas détourner les artisans et les autres personnes trop longtemps de leur travail ; E. SEHLING, TEL, p. 254.


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tance pour le salut éternel a freiné l'essor d'une pastorale destinée aux vivants, à leur action au service de Dieu et à l'édification de son règne.

La croyance en l'au-delà demeure unanime et constitue le levier de toute la doctrine et surtout de la piété. Après le rappel de la Loi, la Réforme prêche en effet l'Évangile : le chrétien est sauvé par la foi dans le Christ, mort et ressuscité pour lui. La référence constante au Christ dans tous les sermons revalorise le christocentrisme, qui explique également le goût pour l'identification avec le Christ dans le vocable de chrétien, dont l'usage devient de plus en plus fréquent au cours du siècle. L'oeuvre salvatrice est toujours décrite avec vigueur et complaisance, en particulier la victoire sur le péché et la mort.

Aussi la dernière partie annonce-t-elle toujours le Trost aux assistants ; ce terme a une charge affective et émotive beaucoup plus forte que le mot de réconfort. Grâce à la foi, la mort du chrétien n'est que la porte d'entrée dans un au-delà meilleur et débarrassé de tout péché. La foi en la résurrection est soulignée par opposition aux saducéens, car certaines ordonnances rappellent que les chrétiens ne sont pas des saducéens 81. Le Trost de Dieu oriente, non vers le passé, mais aussi vers l'avenir. Mais il oblige aussi les auditeurs à se conformer aux exigences de cette espérance. Celle-ci, explicitée dans la fin du Credo, constitue le morceau de bravoure de ces sermons qui s'étendent parfois avec complaisance sur la résurrection joyeuse de la chair, le Jugement dernier et la vie éternelle, décrits avec symbolisme : le défunt n'est pas mort, mais il dort, se repose de son travail. Ainsi se développe l'image paulinienne du repos, d'où le succès d'expressions comme le lit de repos, les graines qui germent, les fleurs desséchées en hiver 82, ce qui n'exclut pas le risque d'une lassitude devant le monde du chrétien trop préoccupé de l'au-delà.

Enfin les sermons concluent par un appel à la repentance, à une vie meilleure et à se préparer à la mort, afin de ne pas être surpris comme les vierges folles, dont l'exemple est souvent rappelé, et par le voeu pour tous les assistants d'une mort bienheureuse, qui constitue pour tout homme, croyant ou non, le moment capital de la vie. Pour renforcer l'espérance, certaines ordonnances opposent à la gravité du péché la puissance et la force du salut, ou bien évoquent l'aide apportée par le Christ et la consolation de l'Esprit Saint 83. D'autres rappellent que là meilleure attitude consiste à témoigner de la foi, de l'espérance et de l'amour à ce moment, d'autant plus que le jour de la mort est meilleur que celui de la naissance 84.

Parmi les formulaires de sermons, nous présentons ici, à titre d'échantillon, le résumé de ceux lus en Saxe après 1580. Un commentaire de I, Thessaloniciens, IV, 13-18, comprend quatre parties : d'abord une critique du jugement des sages, selon lesquels la mort est une dette envers la nature et une délivrance des servitudes terrestres. Or elle est le salaire du péché et constitue l'entrée dans la mort éternelle. Puis on présente l'oeuvre du Christ et ses conséquences pour le salut de tous les croyants. La troisième partie

81. Par exemple celle de Harlingerland en Frise orientale (1573).

S2. Par exemple dans l'ordonnance prussienne de 1568.

83. Cologne (1543) et Emden (1594).

84. Northeim (1539) et Calenberg (1542).


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 205

décrit la résurrection et l'envol des vivants dans les nuages vers le Seigneur. Enfin, on conclut par la certitude que le défunt fait partie des élus. Le commentaire sur la résurrection de Lazare comprend l'évocation de celle du Christ et en termes très flous, de celle de la chair, ainsi qu'un appel à la pénitence, avant de conclure par la certitude du salut du défunt 85.

Tous les sermons tournent finalement, conformément aux épîtres pauliniennes, autour de l'espérance biblique de la résurrection, seule capable d'apporter le soulagement, la consolation et le réconfort à la famille du disparu. Certaines ordonnances ne disent-elles pas que la résurrection est le réconfort le plus grand et le plus magnifique de la chrétienté, à la fois définitif, certain et le plus élevé 86 ? Ainsi la famille acquiert la certitude que seul le corps du défunt retourne en terre, où il repose en paix de son labeur terrestre en attendant la trompette de la Parousie, où il ressuscitera avec son corps, que celui-ci se dissolve dans la terre, l'eau, l'air ou le feu, ce qui permettra alors des retrouvailles entre personnes temporairement séparées. Le sermon funèbre protestant, agrémenté de multiples citations bibliques, est essentiellement christocentrique, par opposition au sermon médiéval plus anthropocentrique, dont les principaux thèmes sont le deuil, le réconfort, le péché, les mérites du défunt et la cura pro mortuis.

Les autorités attachent aussi de l'intérêt à la construction des sermons, dont l'essentiel doit être constitué par l'exégèse du texte biblique, permettant d'exposer des dogmes selon un plan rationnel, qui débouche sur une application au défunt — comme il est baptisé et a cru en Jésus, nous avons l'espérance que Dieu le considère comme sauvé et le ressuscitera — et l'appel aux vivants de demeurer fidèles dans la vraie foi. Les pasteurs ont d'ailleurs eu très tôt recours à des recueils de sermons funèbres, qui semblent avoir été présents dans la quasi-totalité des bibliothèques pastorales, et dont certains ont connu de nombreuses rééditions 87. Quelques-uns sont même recommandés par l'une ou l'autre ordonnance 88.

Les calvinistes palatins sont particulièrement minutieux. L'ordonnance de 1601 prescrit de centrer le sermon sur un des thèmes suivants : la mort, l'enterrement, la résurrection et la transfiguration. Pour le premier point le pasteur se voit chargé d'un véritable cours, puisqu'on le prie d'aborder une dizaine de sujets tels le péché originel* les conséquences de la mort, son utilité pour le croyant et la préparation à la mort qui réclame plusieurs exigences 89. Mais si la majorité des calvinistes allemands reprennent à leur compte l'attitude luthérienne — certains recueils palatins ont connu un réel succès auprès des pasteurs ruraux 90 —, quelques petits territoires s'alignent

85. E. SEHLING, I, p. 372-374.

85. Brandebourg (1540) et Teschen. (1584).

87. Une analyse des recueils les plus célèbres a été faîte par E. Winkler, Die Leichenpredigt im deutschen Lutherlum bis Spener, Munich, 1967, 247 p.

88. Celle de Courlande (1570) conseille le recours aux recueils de Spangenberg et de Mathesius, qui font partie des plus célèbres ; E. SEHLING, V, p. 105.

89. Ibid., XIV, p. 584-585.

90. Pour les bibliothèques pastorales et les pays rhénans en général, nous renvoyons à notre thèse de doctorat : Vie religieuse en pays rhénan dans la seconde moitié du XVI* siècle Q5S6-16I9) ; succession des confessions et établissement d'une société protestante (Palatinat électoral, principauté de Deux-Ponts et de Sponheim), Paris, 1972, dactylographiée.


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sur leurs coreligionnaires suisses et néerlandais : ainsi les décisions du synode de Nassau (1586) recommandent de « brèves exhortationes funèbres » 91. Pourtant la Politia ecclesiastica du théologien Zepper de l'académie de Herborn contient une vaste collection de matériaux pour des sermons funèbres 92.

Malgré le souci d'uniformité, les législateurs ont souvent aussi le désir de personnaliser la prédication en l'adaptant à l'âge et à la condition du défunt, ainsi qu'à son comportement religieux et moral, afin d'apporter le plus de réconfort possible à la famille. Certaines ordonnances prévoient des formulaires différents pour les adultes et les enfants. Celle de Saxe demande en outre de tenir compte, outre l'âge, du sexe et de la situation de famille 93.

Dans l'ensemble le souci d'enseignement, d'édification et de réconfort l'emporte de loin sur l'évocation du défunt au xvr 3 siècle, ce qui permet une utilisation abondante des sermonnaires, notamment de celui de Spangenberg qui ne se soucie guère du disparu. Pourtant certains grands théologiens admettent le principe d'une évocation parmi les justifications du sermon : pour Chrytraeus, professeur à Rostock (1531-1600), une des raisons consiste à célébrer pietatem et virtutem du défunt et Johann Gerhard (1582-1637), professeur à Jéna, ne rejette pas une commendatio du mort 94. Mais l'Église a vite reconnu le danger d'évocations susceptibles de présenter une image trop flatteuse. Aussi les ordonnances, dont aucune ne mentionne explicitement la possibilité de tracer une biographie du disparu, alors que cette pratique se répand lentement à partir de l'aristocratie, s'efforcent-elles de la contenir dans des limites étroites. Il faut en parler très peu ou pas du tout 95 et appliquer le sermon au défunt de manière brève et modérée 96. Il s'agit de témoigner en vérité du défunt, de conserver une juste mesure tant dans les critiques que dans l'éloge. On conseille d'éviter de dénigrer sans raison valable, d'autant plus que l'assistance se voit recommander de ne parler qu'en bien du disparu 97. Pourtant l'assemblée des pasteurs d'un bailliage palatin estime que le blâme de certains défauts peut parfois être nécessaire (1601) 98. En sens inverse, s'il peut être conseillé de ne pas négliger ce qui est édifiant dans la foi, le témoignage, la piété, les particularités et vertus éventuelles, afin de présenter un modèle à suivre par l'assistance et de louer Dieu pour cela ", il faut toujours s'en tenir à la vérité : une crainte générale semble se manifester que la recherche de la bienveillance familiale préoccupe plus le clergé que celle de la vérité et de l'édification de l'assistance. Une ordonnance frisonne (1593) demande avec insistance aux pasteurs de ne dire que la vérité et de ne pas se laisser acheter pour

91. Ae.L. EJCHTER, op. cit., t. H, p. 476.

92. Cf. Âllgemeine Deutsche Biographie, Leipzig, t. 45, 1900, p. 85-87.

93. E. SEHLING, I, p. 371.

94. Cité par P. GRAFF, Geschichte dcr Aujlbsung âer alten gottesdiènstlichen Formen in der evangelischen Kirche Deutschlands, t. I, Gottingen, 1937, p. 363.

95. Emden (1594).

96. Ratisbonne (1567).

97. E. SEHLING, XIII, p. 5S6.

98. Cf. note 53, p. 86.

99. E. SEHLING, VII, p. 667.


LEGISLATION SUR LES SEPULTUBES (ALLEMAGNE, XVP S.) 207

broder sur la biographie du défunt 10°. L'excès de louange risque en effet de jeter un discrédit sur les sermons. De plus il s'agit de se différencier de la pratique de la commendatîo animae de l'Église catholique. L'ordonnance de Poméranie (1563) recommande une grande prudence pour éviter de retomber dans les égarements papistes des mérites par les oeuvres 101. Aussi la plupart des législateurs s'efforcent d'enrayer l'essor spectaculaire des éloges funèbres qui se développe à la fin du siècle en particulier par de brèves additions lors de rééditions d'ordonnances ; ainsi celle du Wurtemberg (1615) récommande d'évoquer le disparu convenablement, mais brièvement, sans s'étendre de manière agaçanteloz. Celle de Lûneburg ajoute en 1619 qu'il faut autant que possible éviter de parler de l'apparat et de l'orgueil mondain 103.

VIL LA PRIÈRE

L'essor de. l'éloge funèbre est parallèle à celui de la prière. Mis à part la famille des ordonnances issues de celle du Wurtemberg (1553) qui n'en contient pas (entre autres Neuburg en 1554, Palatinat et Bade en 1556), toutes les autres proposent à partir de 1540 le texte d'au moins une prière10*, alors que les prières spontanées sont proscrites. Trois seulement connaissent une très grande diffusion. Celle du duché de Saxe (1540) 105, élaborée par Luther lui-même, semble avoir connu la plus grande diffusion, attestée dans au moins douze territoires. Les deux autres ont été composées, l'une par un disciple de Luther, Veit Dietrich (1546), la seconde par un théologien saxon inconnu (1555) 106. Elles demeurent limitées aux territoires de la Saxe, de la Thuringe et des principautés welfes du cercle de Basse-Saxe. Enfin quelques principautés possèdent leur prière spécifique comme la Hesse et les réformés palatins.

Toutes les prières possèdent quatre éléments communs. Elles sont d'abord une résultante de lectures bibliques qui suscitent actions de grâces et prières. Elles sont une expression de la piété prophétique qui élimine à la fois la mystique et l'extase. De plus elles privilégient l'intercession en faveur de la communauté au détriment de la simple adoration personnelle.

Ensuite elles s'adressent à Dieu, un Dieu tout-puissant, Père céleste et miséricordieux, parce qu'il a manifesté sa grâce : Dieu,. le Dieu des vivants, dans lequel vivent les morts (Lauenburg, 1585), nous a donné la vie corporelle et spirituelle (Palatinat, 1563), et nous a promis le repos et la splendeur éternels dans l'héritage céleste (Autriche, 1571). Certes il nous a imposé la mort à cause du péché (Autriche 1571). Mais le Christ a créé une situation totalement nouvelle : il a détruit le péché et la mort et nous a délivré de la puissance du diable (Saxe, 1540). Par son sacrifice il a payé

100. Ibid., p. 722.

101. H.A. DANIEL, Codex liturgicus, t. II, Leipzig, 1848, p. 478.

102. Kirchenordnung..., Stuttgart, 1615, p. 233.

103. Cité par P. GRAFF, op. cit., t. I, p. 362.

104. Tous ces textes ont été publiés par F. SCHUTZ, c Die evangelischen Begrabnisgebete des 16. und 17. Jahrhunderts », in Jahrbuch fiir Liturgik und Hymnologie, 11, 1966, p. 1-44.

105. Ibid., p. 13.

106. Ibid., p. 17 et 22.


208 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

pour nos péchés (Palatinat, 1577), apporté le pardon, la vie et le salut (Saxe, 1540 ; Veit Dietrich 1546), et il nous a délivrés de la mort éternelle. Ainsi la mort n'a plus de pouvoir sur le croyant, car elle est devenue porte d'entrée dans la vie céleste et éternelle (Palatinat, 1563). La prière de Northeim (1539) rappelle que le jour de la mort est préférable à celui de la naissance 107. En effet, le Christ, qui est la résurrection et la vie (Lauenburg, 1585), a appelé les fidèles à une résurrection joyeuse (Saxe, 1540 ; Palatinat, 1563 ; Poméranie, 1569 ; Lindau, 1573), et il désire que par la foi les hommes accèdent à la vie éternelle (Veit Dietrich, 1546 ; Lauenburg, 1585) qu'an nonce l'Évangile (Palatinat, 1563).

Mais dans notre existence terrestre les prières révèlent le souci du maintien de la foi. Aussi devons-nous prier surtout pour son renforcement (Saxe, 1540 ; Hesse, 1566 ; Poméranie, 1569) et nous préoccuper en priorité des biens éternels (Palatinat, 1563 ; Hesse, 1566). Il est inutile de craindre la mort (Lauenburg, 1585), au contraire nous devons nous réjouir de notre départ et attendre en paix l'heure de la mort (Saxe, 1555), car la mort est devenue un sommeil (Schwabisch-Hall, 1543) et la tombe une chambre de repos (Veit Dietrich, 1546), un champ de Dieu dans lequel sont déposés les corps qui vont ressusciter avec le Christ dans la splendeur (Saxe, 1540), pour être emmenés dans la patrie céleste (Palatinat, 1563 ; Lauenburg, 1585). Comme la fin des temps est proche, il s'agit de confesser ses péchés (Cologne, 1543 ; Deux-Ponts, 1557 ; Hesse, 1566), de mourir au péché (Palatinat, 1563) par une « amélioration » de notre vie chrétienne, idée chère à la majorité des prières, d'accepter la volonté divine même dans la souffrance et de ne pas succomber aux séductions du monde (Palatinat). Il faut, au contraire, vivre devant Dieu en toute obéissance (Cologne, 1543 ; Deux-Ponts, 1557) par un accroissement de la foi sous l'action du Saint Esprit (Lauenburg, 1585).

Enfin toutes les prières expriment l'espérance chrétienne du salut pour le disparu. S'il est baptisé, s'il a reçu la révélation du Christ, s'il est demeuré fidèle à la communauté chrétienne, s'il a reçu la Cène et confessé sa foi lors de sa mort (Cologne, 1543 ; Deux-Ponts 1557 ; Palatinat, 1577), alors nous avons l'espérance réconfortante que le défunt est débarrassé de tous les péchés comme membre du Christ et délivré de toute misère terrestre (Hesse, 1566). S'il remplit ces conditions, il repose dans le Christ (Cologne, 1543), participe à la bénédiction et à la splendeur divines (Hesse, 1566) et obtiendra lors de la Parousie le salut éternel avec tous les élus (Deux-Ponts, 1557 ; Palatinat, 1577). Certaines ordonnances recommandent même des actions de grâces à Dieu pour avoir maintenu le disparu dans la connaissance de l'Évangile 1()8.

Par rapport aux prières médiévales d'intercession, destinées surtout à arracher le disparu, sinon de l'enfer, du moins du purgatoire, et à adoucir son sort dans l'au-delà, la Réforme a provoqué une rupture profonde. Si elle a éliminé partout l'intercession publique pro mortuo, il subsiste toutefois assez souvent le voeu que son âme soit confiée à la miséricorde divine. Dans toutes les ordonnances inspirées par le Wurtemberg los le pasteur est chargé de

107. Ecclésiaste VII, 1. E. SEHLING, VI, p. 931.

108. Anhalt (1534) ; Ibid., II, p. 584.

109. Wurtemberg (1553), Neuburg (1554), Bade (1556), Palatinat (1556 et 1577) et Deux-Ponts (1557).


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVI' S.) 209

confier le défunt à la main miséricordieuse de Dieu. D'autres emploient l'expression « nous confions son âme à Dieu » ou « à la grâce divine », ou bien elles formulent le voeu d'un repos éternel, d'une résurrection joyeuse et du salut. Cette expression semble répandue partout, même chez les réformés, qui la conservent par exemple à Heidelberg au moins jusqu'en 1612 dans les épitaphes uo, alors que leurs coreligionnaires de Nassau condamnent violemment cet usageni. Certes ces voeux n'ont pas de signification théologique, car ils sont destinés simplement à réconforter la famille et à attester l'affection envers le défunt et son destin définitif. D'autres sont pourtant plus équivoques. L'ordonnance d'Amberg dans le Haut-Palatinat prescrit de confier l'âme du défunt à la grâce miséricordieuse de Dieu et de lui souhaiter la résurrection et le salut éternel 112. Celle de Hesse, pourtant très méfiante envers les survivances papistes, conserve la formulation suivante : « Nous te prions de tout coeur de bien divertir abondamment ce membre de ton corps chez notre Seigneur Jésus-Christ » las. Enfin dans la seigneurie de Waldeck le pasteur est autorisé à s'adresser au défunt en ces termes : « Que le Christ réveille ton corps et ton âme, afin que tu puisses te lever avec les justes le Dernier Jour » 114. Or ce voeu ne fait que reprendre un verset biblique 115, utilisé à la suite d'un rituel du xnr 3 siècle, qui contient les Interrogatîones ad mortem attribuées à Anselme de Canterbury 116, par la pastorale des malades dans la plupart des ordonnances ecclésiastiques, même chez les réformés palatins.

Cette équivoque s'explique en partie par l'autorisation d'une intercession privée, tolérée par Luther et Bugenhagen dans l'ordonnance de Brunswick (1528) 117, devenue un modèle pour l'Allemagne du Nord, puis dans un texte dogmatique à valeur normative, reconnu par la quasi-totalité des Églises luthériennes allemandes, l'Apologie de la Confession dAugsbourg 118. Cette formulation est présentée de manière négative non prohibemus et justifiée par deux théologiens de l'orthodoxie luthérienne : selon Chemnitz l'intercession privée est une declaratio pii affectus erga defunctum et selon Gerhard elle est en plus un témoignage du repos et du salut du défunt et un réconfort pour ses proches 119. Pour dissiper l'équivoque, de nombreuses ordonnances proscrivent formellement l'intercession de l'Église pour les défunts.

En fait, la Réforme opère un transfert de la commendatio animae du prêtre à la paroisse, car la prière prend une dimension communautaire dans la mesure où elle est faite au nom de toute la paroisse. Le souci d'intégrer le défunt à la communauté des chrétiens apparaît aussi dans le nouvel

110. M. ADAM, Apographum Monumentorum Heidelbergensium, Heidelberg, 1612, 132 p.

111. H. GRÙN. « Die kirchliche Beerdigung... », p. 203.

112. E. SEHLING, XHI, p. 287.

113. Ibid., VIII, p. 336.

114. Ae.L. RICHTEE, op. cit., t. II, p. 171.

115. Psaume XXXI, 6, Je remets mon esprit entre tes mains, thème repris par Luc, XXIII, 46 et I Pierre, IV, 19.

116. F. SCHULZ, art. cit., p. 42.

117. E. SEHLING, VI, p. 385.

118. Art. XII, S 94 ; Die Bekenntnisschriften der evangelisch- lutherischen Kirche ; Gottingen, 1963, 5e éd., p. 271.

119. Cité par G. RIETSCHEL, Lehrbuch der Liturgik, Gottingen, 1951, p. 773.

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usage qui consiste à annoncer au culte dominical le nom de tous les défunts de la semaine. Cette pratique d'origine suisse se répand non seulement en Allemagne du Sud, mais aussi de manière plus éparse ailleurs. Ainsi à Breslau on y ajoute qu'avant sa mort le disparu a sollicité ardemment le pardon des péchés et annoncé qu'il pardonne de son côté à tous ceux auxquels il a causé du tort 12°.

La prière est ainsi détournée par la Réforme du défunt vers les vivants, que le pasteur recommande à la grâce divine, afin qu'ils vivent et meurent sancte 121. La prière officielle est souvent précédée ou suivie du Pater, considéré comme le modèle achevé de toute prière, parce qu'il résume toutes les demandes possibles des croyants. Récité à tous les offices et appris en priorité à la catéchèse, le Pater est la partie du catéchisme la mieux connue de tout le peuple protestant. Enfin, comme au culte dominical ordinaire, la cérémonie s'achève très souvent par la bénédiction aaronique (Nombres, VI, 24-26).

VIII. LE MAINTIEN DE L'OFFBANDE

Dans le cadre des funérailles de nombreux législateurs maintiennent la tradition de l'offrande versée par l'assistance. Certains recommandent au clergé de l'encourager, en spécifiant qu'elle est destinée aux pauvres et non à l'âme du défunt ; quelques-uns chargent même les visiteurs de contrôler si la population verse effectivement une obole, dont le montant souhaité est en général laissé à l'appréciation de chacun en fonction de sa richesse 122. Les rédacteurs de l'ordonnance de Calenberg prient le clergé de solliciter en priorité la famille du défunt, non pour aider son âme, mais parce que malgré le deuil elle doit garder un souci pour les pauvres 123. La préoccupation d'intégrer ceux-ci à la communauté paroissiale et de la solidarité chrétienne montre à quel point l'unité de la cérémonie demeure liée à celle du monde chrétien, et que les obsèques ne sont destinées qu'aux vivants, les présents, mais aussi les absents. Dans certains cas l'assistance est pratiquement forcée de verser quelques pfennig, quand on recommande de placer une bassine à l'entrée de l'église, mais surtout quand on contraint le cortège à faire un détour par l'église pour y déposer une offrande 124, ou quand on fait durer le chant aussi longtemps que tout le monde n'a pas passé devant le tronc 125, usage médiéval qui est conservé dans de nombreuses régions.

Par contre plusieurs théologiens, soucieux de prévenir toute interprétation discutable et dans le but de bien affirmer la rupture avec la période antérieure, ont ordonné la suppression de l'offrande, tout en conseillant aux familles aisées qui enterrent un des leurs de faire un geste pour les élèves pauvres et l'hospice 126. Mais d'autres, plus conservateurs, maintiennent des

120. E. SEHLING, m, p. 402.

121. Ordonnance de Homberg en Hesse (1526) ; ibid., VIII, p. 51.

122. Lauenburg (1585).

123. Ibid., VI, p. 810.

124. Dans plusieurs villes brandebourgeoises (1541).

125. Dans le duché de Wolfenbiittel et à Osnabriick (1543).

126. Ascbersleben (1575).


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVP S.) 211

coutumes médiévales, tel le dépôt d'une offrande, destinée à rémunérer le théologien qui a prononcé un sermon, sur l'autel par la famille pendant un chant 127.

IX. L'ÉLIMINATION DES USAGES CATHOLIQUES

Si les ordonnances sont souvent prolixes sur les divers éléments d'une sépulture protestante, par contre elles demeurent bien des fois très discrètes sur les autres rites hérités du Moyen Age, ce qui donne à penser que la suppression des cérémonies catholiques n'a pas dû poser des problèmes particuliers. Peu nombreuses sont les ordonnances qui estiment utiles de rappeler l'interdiction des messes pour les défunts, des vigiles, des messes du 7e et du 30s jour, ainsi que des fondations de messes anniversaires, toutes cérémonies considérées comme des ajouts erronés et idolâtres, de faux cultes contraires à la Parole, tout comme les chants non chrétiens et l'aspersion des tombes, jugés mutiles de même que le recours à l'eau bénite et à l'encens, rarement mentionnés 123. Seules deux ordonnances stigmatisent avec vigueur ces cérémonies 12a. Dans un souci de pureté biblique la Réforme veut là aussi élaguer tous les usages et pompes qualifiés de païens et jugés incompatibles avec le christianisme 130. Les réformateurs sont en effet très sensibilisés par tout ce qui peut être considéré comme utile au disparu et qui a été inventé dans ce sens. Certes lors du passage à la Réforme la transition a parfois été assez floue, en particulier en Franconie : en 1524 la ville de Nuremberg autorise l'extrême-onction, si elle est sollicitée 131, et deux ans plus tard le margraviat de Brandebourg-Ansbach tolère le maintien des vigiles et des messes pour les défunts, en attendant la décision d'un concile, mais les pasteurs ont la liberté de refuser leur célébration 132.

Mais en dehors de ces cérémonies précises, les allusions demeurent rares et localisées. Le jour des morts est supprimé partout. Seule l'ordonnance de Brandebourg (1540) maintient un office annuel comportant un sermon sur les défunts et la résurrection lors du « die animarum » ainsi que les vendredis précédant les dimanches de la Reminiscere et de la Trinité 133. Lors de la procession la sonnerie des cloches est limitée à la paroisse en Saxe 134, et à Dantzig la maison mortuaire est recouverte de tissu noir 135. Le jet de terre dans la tombe ouverte est refusé par la grande majorité des territoires protestants, surtout au sud du Main. Son autorisation s'accompagne de la prononciation du verset de la Genèse (III, 19) : tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière 136.

127. Hoya (1581).

128. Par exemple à Northeim (1539).

129. Lîineburg (1527) et Marienhafen en Frise orientale (1593).

130. Wurtemberg (1536) ; Ae.L. RICHTER, op. cit., t. I, p. 273.

131. E. SEHLING, XI, p. 45.

132. Ibid., p. 94.

133. Ibid., ni, p. 81.

134. Ibid., I, p. 320.

135. Ibid., IV, p. 214.

136. A Anhalt (1534) et à Waldeck (1556).


212 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

X. PROGRESSION DE L'USAGE DU CERCUEIL ET ENTRETIEN DES TOMBES

Après son décès, le défunt est habillé de manière décente dans une attitude filiale de respect, désormais dénuée de toute signification dogmatique 137, en conformité avec les prescriptions du Syracide 138 et avec les modèles de Lazare et de Jésus, pour lesquels l'évangile de Jean mentionne des parfums, un suaire et des habits propres et endimanchés 139. Ce travail est assuré par des proches ou des personnes qualifiées qui peuvent dans certains cas être des femmes de l'hospice 140.

Le xvf 3 siècle a connu l'expansion de l'usage du cercueil qui semble connu partout. En Courlande il constitue déjà une coutume ancienne en 1570141. Mais il coexiste encore assez fréquemment avec des dépouilles simplement enveloppées dans des tissus, ce qui incite certains législateurs à fixer deux tarifs pour le creusement des tombes 142. Vers la fin du siècle une sépulture sans cercueil apparaît de plus en plus comme une inhumation de deuxième classe réservée aux seuls pauvres ; ainsi en 1585 l'ordonnance de Konigsberg leur concède la gratuité 143. Le cercueil est en général en bois. Mais en Frise les familles ont la possibilité d'opter entre le bois et la pierre 144. Les calvinistes de Nassau, par souci égalitaire, l'offrent gratuitement aux pauvres aux frais de la fabrique 145.

Lors de la procession le corps ou le cercueil est déposé sur un brancard, propriété de la fabrique, et recouvert d'un tissu, dont la nécessité est rappelée par plusieurs ordonnances. Il est tantôt noir, tantôt blanc, seules couleurs compatibles avec la dignité et le sérieux de son usage. Ce tissu appartient en général à la fabrique et il est conservé par le sacristain ; mais comme toutes n'en possèdent pas encore, certaines ordonnances leur intiment l'ordre d'en acheter un 146. Il en existe parfois deux de qualité différente, un réservé aux personnes éminentes, le second, de moitié prix, pour le commun des mortels 147. Quelquefois les familles aisées achètent elles-mêmes le tissu qui est ensuite attribué, selon les régions, à la fabrique, à l'hospice, au pasteur ou vendu au profit des pauvres. En Saxe et au Brandebourg le pasteur semble recevoir le tissu des nobles, mais ailleurs il n'est pas autorisé à le réclamer en récompense du sermon 148.

La tombe est, en général, creusée par des fossoyeurs attitrés, dont la fonction est imposée dans toutes les paroisses par plusieurs ordonnances, dont celle de Saxe (1580) 149, dans un souci d'hygiène, car ils sont chargés

137. H. GRÙN, e Das kirchliche Begrâbniswesen im ausgchcnden Mittelaltcr », in Theologische Studien und Kritiken, 102, 1930, p. 351.

138. VH, 33 (Aux morts ne refuse pas ta piété) et XXXVIII, 16 (Enterre le cadavre selon le cérémonial), cités par la liturgie de Mansfeld (1580).

139. Jean, XI, 44 et XTX, 40.

140. Courlande (1570) et Strausberg dans le Brandebourg (1574).

141. E. SEHLING, V, p. 104.

142. Soit 8 groschen pour un corps simple et 10 pour un cercueil 'à Breslau ; ibid., in, p. 399.

143. Ibid., IV, p. 147. !44. Ibid., Vn, p. 742.

145. H. GRUN, OE Die kirchliche Beerdigung... », p. 165.

146. Par exemple à Neuburg (1576).

147. A Wismar (1575).

148. A Ratisbonne (1567).

149. E. SEHLING, I, p. 439.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 213

d'inhumer les corps abandonnés lors des épidémies, de venir à l'aide des pauvres qui éprouvent des difficultés pour trouver une personne acceptant de creuser gratuitement une tombe, et aussi de veiller à une utilisation méthodique et rationnelle des places libres du cimetière. Ils semblent relativement bien appointés 150, assurés d'un tarif minimum pour le creusement de chaque tombe, ce qui n'empêche pas des abus dans les relations avec les pauvres. Certains disposent même d'un logement gratuit. Néanmoins leur mise en place a été parfois très lente, en particulier à la campagne : ainsi il a fallu rappeler en 1607 dans le comté de Sponheim l'ordre donné seize ans auparavant par les visiteurs de recruter un fossoyeur dans chaque paroisse 151. Les tarifs sont échelonnés selon la taille des défunts (enfants en bas âge, enfants et adultes) et la saison : en raison du sol gelé les fossoyeurs touchent en hiver un supplément variant entre 20 et 50 %. Ils sont parfois également chargés de l'entretien du cimetière à la place du sacristain 152, et ils se voient imposer, pour éviter que les corps ne soient déterrés, de creuser des tombes d'une profondeur suffisante, rarement précisée (la taille d'un homme semble la norme courante), de sorte que le magistrat de Wismar réclame en 1575 une norme valable pour tous 153.

Les tombes sont relativement peu entretenues, et d'ailleurs les autorités n'y attachent guère d'importance : toutefois en 1587 un édit interdit au Wurtemberg de déposer des couronnes, des bouquets de fleurs et des croix sur les tombes 154. La quasi-totalité des ordonnances garde le silence sur l'entretien. L'usage d'une croix demeure assez répandu, sauf dans les territoires calvinistes et les principautés luthériennes du Sud-Ouest de l'Empire : il est proscrit par exemple dans le duché de Deux-Ponts et le comté de Sponheim 155. Seules quelques rares ordonnances du Nord recommandent d'orner les tombes avec des pierres funéraires et des épitaphes, dont un choix est proposé par l'ordonnance de Courlande 156 et celle de Lùneburg (1531) 157, car le cimetière doit être un témoignage de la foi et évoquer la Bible par des versets appropriés à l'espérance et à la résurrection. L'ordonnance de Ratisbonne autorise chacun de décorer sa tombe avec des versets ou des sculptures 158, se conformant ainsi aux recommandations de Luther, qui conseille en 1542 l'inscription ou la peinture d'épitaphes ou de versets bibliques destinés à la méditation des passants 159. Cette suggestion a été certes reprise à Heidelberg,. mais d'autres réformés sont plus réservés, le théologien Zepper de Nassau s'oppose à ce que pour les personnes aisées « magnificae monumentorum moles exstruuntur s> 16°.

150. Du moins en Anhalt (1554) et dans le Lauenburg (1585). 151: Coblence, Staatsarchiv, 33/4958, f. 28.

152. A Prenzlau en Brandebourg (1582).

153. E. SEHLING, V, p. 314.

154. H. GRÛN, « Der deutsche Friedhof im 16. Jahrhundert », in Hessische Blàtter fiir Volkskunde, 24, 1925, p. 91.

155. Dans le duché de Deux-Ponts en 1565, à Sponheim en 1599.

156. E. SEHLING, V, p. 104.

157. Ibid., VI, p. 647.

158. En 1567 ; ibid., XTH, p. 484.

159. Edition de Weimar des OEuvres de LUTHER, t. XXXV, 1923, p. 480.

160. Cité par H. GR©N, C Der deutsche Friedhof... », p. 91.


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XI. LE CIMETIÈRE : PERSISTANCE DU CONCEPT DE « LOCUS SACER »

La Réforme luthérienne reprend en effet à son compte la tradition médiévale de la place primordiale du cimetière, presque toujours situé alors à côté de l'église, soit au centre géographique et social de la paroisse. Les vocables courants dans le langage populaire sont ceux de Kirchhof, cour de l'église, et de Friedhof, cour de repos, mais surtout cour de liberté qui dispose comme l'église de certaines immunités, tradition maintenue dans quelques ordonnances, en particulier dans les régions baltes (Poméranie, 1557 ; Courlande 1570). Le terme de Gottesacker, champ de Dieu, est plus rare. Les désignations qui connaissent le plus grand succès dans les ordonnances sont celles de dortoir et de maison de repos, mots utilisés par Luther dans sa préface au recueil de cantiques funèbres paru en 1542 : les églises doivent cesser d'être des maisons de lamentations ou des lieux de souffrance pour devenir des Schlafhmiser et des Ruhestâtte 161. L'ordonnance prussienne de 1544 rappelle qu'autrefois les cimetières étaient appelés coemiteria en grec, c'est-à-dire dormitoria, où les corps des chrétiens défunts reposent et dorment en attendant la résurrection des morts 162. Il s'agit donc d'un champ de Dieu, d'un jardin de repos, d'un Ht de repos pour les corps de tous les chrétiens morts dans la foi du Seigneur, des élus, de nombreux saints ou de croyants sanctifiés par les dons de l'Esprit Saint 163. Certains législateurs se réfèrent même à la conception hébraïque, selon laquelle le cimetière est aussi une chambre des vivants d'après Isaïe XXVI, 19, LVH, 1 et Daniel XH, 13 164. Il symbolise aussi la terre d'où l'homme est issu, mère du genre humain, à laquelle il doit retourner à sa mort selon le récit de la Genèse, III, 19.

La réforme maintient ainsi avec vigueur le concept de locus sacer et de sacralité. Le cimetière est un heu saint, un champ de Dieu, où est conservé le vrai sanctuaire de Dieu 165. On invoque certaines références bibliques pour justifier la particularité de ce locus sacer sepulturae isolé des lieux profanes 166. Mais en même temps les réformateurs ont le souci de le dépouiller de tout animisme et de toute force magique incompatible avec la foi chrétienne.

Cette mentalité explique la crainte d'une profanation, si répandue à travers la quasi-totalité des ordonnances qui soulignent la nécessité de la propreté du cimetière, ce qui ne lui confère pas une sacralité spéciale, mais un caractère de décence : elle va de soi et elle est conforme à un comportement chrétien 167. La Réforme accentue ainsi la sacralisation des cimetières, mouvement amorcé à la fin du Moyen Age, avec une vigueur nouvelle. Le souci de la propreté apparaît également dans les institutions de visite, afin de contrôler son état dans chaque paroisse. La saleté est considérée

161. Édition de Weimar, t. XXXV, 1923, p. 478.

162. E. SEHLING, IV, p. 71.

163. Lippe (1571).

164. Harlingerland en Frise (1573) et Hoya (1581).

165. Thora (1575) ; E. SEHLING, IV, p. 243.

166. Soit Isaïe, XXVI, 20, et LVII, 1, et Livre de la Sagesse, IV, 7, selon l'ordonnance de Courlande (1570), ibid., V, p. 104.

167. Poméranie (1542) ; ibid., IV, p. 342.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 215

comme un mépris visible du saint Évangile et un préjudice porté à la résurrection, car selon certains théologiens, la propreté du cimetière sert à prouver l'espérance de la résurrection 168. Le mauvais état, déjà interprété comme une attitude de mépris du lieu sacré, donc indigne d'un chrétien, est en outre jugé contraire même à l'usage païen 169. Par contre certains législateurs, influencés par les épîtres pauliniennes (I, Corinthiens, XV) et à l'imagination poétique féconde, y voient un champ divin fécond, où l'on croît devant Dieu et prospère vers le salut éternel. La graine y meurt pendant l'hiver avant de connaître une brillante éclosion et une magnificence printanière, non plus temporaire, mais désormais éternelle 170.

Or la peur permanente d'une profanation se justifie par l'état réel des cimetières. Un peu partout apparaissent en effet des doléances sur leur mauvais état. Des dizaines d'ordonnances rappellent la nécessité d'une clôture, indispensable pour protéger le cimetière contre les animaux errants ; de nombreux règlements de visite ou de surintendants exigent un contrôle régulier de l'enceinte : ils recommandent la réfection des murs, des portes et des grillages. Le désintérêt relatif s'explique par la négligence des paroissiens, peu empressés de financer l'entretien en raison de leurs multiples redevances seigneuriales et ecclésiastiques et parfois aussi de leur avarice. Ce problème existe d'ailleurs déjà à la fin du Moyen Age, et la Réforme éprouve beaucoup de peine à changer la .mentalité dans ce domaine, de sorte que la situation ne s'améliore que lentement. Plusieurs fois il a même fallu recourir à des menaces d'amendes 171.

La conséquence d'une clôture insuffisante est en effet l'invasion d'animaux domestiques, qui vont brouter l'herbe, mais aussi et surtout abîmer les tombes et déterrer bon nombre de cadavres. On y rencontre des chevaux, des vaches, des chiens, des oies, mais surtout des porcs qui remuent le plus de terre et transforment le cimetière en une véritable porcherie qui profane ce lieu saint 172. Or les bêtes ne sont pas toujours des animaux en vagabondage ; des propriétaires y envoient. délibérément leur troupeau et ont tendance à le considérer comme un pâturage communal 173. Bien des pasteurs estiment même y disposer d'un droit de pacage pour leurs bêtes 174. On comprend mieux ainsi l'insistance des législateurs, le contrôle par les visiteurs, les nombreux arrêts d'interdiction et sanctions : amendes et confiscation dont le produit est réparti également entre le prince et le gardien du cimetière 175. Les consistoires palatins éprouvent aussi les pires difficultés à éliminer totalement les bêtes 176, d'où la doléance fréquente que les morts sont déshonorés par les animaux 177. Toutefois certains législateurs tolèrent le partage de l'herbe entre le pasteur et le sacristain, coutume enregistrée dans maint

168. Lippe (1571) et Lauenburg (1585).

169. Prusse (1544) et Thora (1575).

170. Schwâbisch Hall (1543) et Lauenburg (1585)

171. Par exemple le règlement consistorial de Brandebourg (1573).

172. Brieg en Silésie (1592).

173. Duché de Luneburg (1583).

(74. A Deux-Ponts (1544), à Magdebourg (1562) et en Lusace (1581).

175. Harlingerland (1573).

176. A Bacharach (1591) et à Neckarelz (1594).

177. Comme à Plotzke en Saxe (1529) ; E. SEHLING, I, p. 646.


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livre de raison palatin 178, ou sa coupe par le sacristain comme salaire pour gardiennage du cimetière, mais à condition de faucher l'herbe avec modération "9.

Mais les animaux ne sont pas seuls à le profaner. Les hommes aussi ont tendance à s'en servir à des fins variées. Bien des cultivateurs n'hésitent pas à le traverser en chariot pour gagner du temps et éviter un détour, en particulier au Brandebourg 18°. Le cimetière est fréquemment employé comme dépôt pour des objets variés : du bois, de la tourbe, du seigle, du foin, des pierres et de la chaux. Quelques-uns sont transformés en atelier pour les charpentiers ou en surface de blanchissage des toiles de lin 181. Un petit nombre est franchement utilisé comme dépôt d'ordures, voire de fumier ou de W.C. nocturne 182. Parfois, les adolescents s'y adonnent à des activités frivoles, telles que le jeu et la danse 183. Le dimanche, en raison du passage obligé de tous les paroissiens qui se rendent au culte, des commerçants et aubergistes avisés y tiennent une échoppe pour vendre des objets divers, dont de la pâtisserie et des boissons alcoolisées comme la bière et l'eau-de-vie en Basse-Saxe, ce qui suscite des scènes peu édifiantes et attire parfois aussi de nombreux mendiants et vagabonds 184. Or toutes ces activités profanes ont scandalisé et ému des juristes épris d'ordre et de propreté et des théologiens soucieux de l'honneur divin et pour lesquels le cimetière doit être digne des sacrements, afin de ne pas porter atteinte au respect des corps. En outre le cimetière doit aussi être l'affirmation de l'ordre et de l'honorabihté des protestants, face aux catholiques et aux non chrétiens : quelques législateurs se plaignent avec douleur que plusieurs cimetières sont dans un état pire que ceux des païens et des Turcs 185. Lors des inhumations, des gens redoutent même de tacher leurs vêtements 186. Bien des cimetières rhénans, considérés comme des porcheries par des visiteurs, ressemblent en réalité à des terrains vagues couverts de pierres, d'herbes et de ronces qui recouvrent les tombes. Parfois aussi les autorités se soucient de les surélever, car la terre est gorgée d'eau, ce qui favorise, surtout en été, des odeurs nauséabondes 187.

Pour lutter contre ce délabrement deux remèdes semblent relativement efficaces. A l'entrée est souvent mis en place un crurifragium, grillage formé de barres de fer qui empêche les animaux de le traverser, car leurs pieds s'enfoncent entre les barres. De nombreuses ordonnances confient d'autre part au sacristain le soin de surveiller le cimetière. Il doit confisquer les animaux et interdire tout dépôt d'objet profane ainsi que les activités commerciales ou de divertissement.

La Réforme a connu davantage de succès dans sa politique d'élimination des ossuaires, qui disparaissent très vite, et qui ne sont évoqués que rarement

178. Cf. W. WEIZSÂCKER, Pfalzische Weistiimer ; Spire, 1957-1968, 494 p.

179. Duché de Grubenhagen (1544) ; E. SEHLING, VI, p. 1038.

180. Ibid., UT, p. 115 et 232.

181. Harlingeriand (1573) ; ibid., VU, p. 741.

182. Brandebourg (1573), Lauenburg (1585) et Verden (1606)

183. Wolfstein (1574).

184. A Halberstadt (1564).

185. A Dobeln en Saxe (1555) ; ibid., I, p. 549.

186. Ibid., II, p. 492.

187. A Salzwedel au Brandebourg (1579).


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dans les ordonnances, pour ordonner leur démolition en raison de l'odeur qu'ils dégagent 188, pour exiger que les ossements éparpillés à travers le cimetière y soient déposés, ou que ceux qui y sont conservés soient enterrés, car ils donnent lieu à des pratiques magiques liées à la présence d'eau bénite 189. Dans l'église médiévale une partie du rituel des morts s'y déroule en effet, et le respect envers les défunts explique l'attachement de nombreuses personnes à l'ossuaire. Dans les régions rhénanes seul l'éparpillement des ossements a posé un problème ardu aux autorités : de nombreuses paroisses bipontines opposent un refus catégorique aux sollicitations des visiteurs jusqu'en 1624 sous le prétexte qu'elles ne les y ont pas déposés 190, ou ne cèdent que sous la menace d une sanction 191. Le synode du clergé d'un baillage palatin constata à deux reprises son impuissance à faire appliquer un édit 192, et un consistoire se plaint amèrement de cette inertie, car l'éparpillement provoque la risée de tous et porte préjudice à la « vraie religion » 193.

La sacralité attachée au cimetière contribue à donner une grande importance à son transfert, nécessité parfois dès avant la Réforme par l'accroissement démographique et l'exiguïté du lieu, particulièrement ressentie lors des épidémies. Or la Réforme, sous l'impulsion de Luther, personnellement favorable au transfert du cimetière hors de la ville de Wittenberg, adopte une position nettement plus souple, qui apparaît dans mainte ordonnance. Elle autorise les annexes à créer leur propre cimetière, notamment pour éviter l'entrée des corps dans les bourgades, usage mal vu par certains législateurs 194. Le choix d'un nouveau cimetière a lieu sous l'impulsion, tantôt du magistrat, tantôt des visiteurs, tantôt du clergé : en général les autorités séculières et ecclésiastiques collaborent étroitement. Comme emplacement on recherche un terrain situé autant que possible en dehors de la localité, non rocheux et relativement sec. Les motifs du transfert sont l'exiguïté et la crainte d'une contagion suscitée par les mauvaises odeurs lors des épidémies ou par l'air pollué par la décomposition des corps qui dégagent de « vilaines odeurs » 195. Parfois on invoque aussi des exemples bibliques 196. Seule l'ordonnance de Wolfenbûttel (1569) semble regretter le principe du transfert, car selon ses rédacteurs la présence d'un cimetière près de l'église susciterait lors de l'entrée et de la sortie du culte des pensées et des rappels salutaires 197.

Malgré le mutisme des ordonnances et des grands théologiens, les protestants conservent la tradition médiévale de consacrer le nouveau « champ de Dieu », afin de lui conférer la sacralité, par une cérémonie analogue à la consécration d'une nouvelle église, mais qui peut également avoir heu lors de la première

188. A Reuss en Thuringe (1543).

189. A Zinten en Prusse (1575) et à Neuburg (1576).

190. Munich, Geheimes Staatsarchiv, Kasten blau, 389/8 d.

191. Par exemple à Gebroth dans le comté de Sponheim (1596).

192. En 1591 et en 1602 ; Diisseldorf, Rh. P. K., AI, IX, B, 1, p. 41 et 91.

193. c Jedermeniglicken zum Spott und âer wahren Religion zu nachthell » ; Coblence, Staatsarchiv, 555/125/2, p. 293.

194. Par exemple à Plauen en Saxe (1533) et à Kônigsberg (1585).

195. A Liineburg (1531) ; E. SEHLDJG, VI, p. 647.

196. Soit la tombe d'Abraham dans un champ (Genèse, XXV, 9) et le cimetière de Naïn (Luc, VU, 12).

197. Ibld., VI, p. 174.


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sépulture. Cet usage est attesté pour toute l'Allemagne du Nord ; à Merseburg (1581) il est l'occasion d'une cérémonie solennelle avec procession en présence des autorités civiles et de tous les paroissiens en habits de deuil 198. Même les autorités calvinistes acceptent d'inaugurer les nouveaux cimetières, avec moins de pompe, par un sermon particulier 199.

Le succès des nouveaux cimetières paraît toutefois avoir été limité ; pour encourager la population on a grevé les enterrements en ville de lourdes taxes et accordé au contraire la gratuité pour l'inhumation dans les nouveaux cimetières devenus souvent les cimetières des pauvres. Or ce

combat des intelligents qui, au nom de l'hygiène, chasse la dépouille des pauvres des dalles de l'église vers l'exil froid et impersonnel du cimetière constitue peutêtre l'agression la plus grave commise... contre les humbles, contre les traditionnels, contre ouï-dire et voir faire 200.

XII. LES BEFUS DE SÉPULTURE

La persistance de la sacralité explique aussi pourquoi le cimetière est réservé aux membres de l'Église, donc de la paroisse, c'est-à-dire ceux qui pratiquent et communient régulièrement, et qui sont morts dans la « vraie foi et connaissance de Jésus-Christ » 201. Selon l'ordonnance de Hesse de 1566, la sépulture chrétienne demeure le privilège de tous les hommes pieux et croyants qui se sont endormis dans la communauté ecclésiastique et sacramentelle, et qui ont mené et achevé leur vie dans l'obéissance à l'Église et au ministère 202.

La Réforme reprend ainsi à son compte les dispositions du droit canon qui excluent du cimetière les juifs, les païens, les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés. Toutefois elle n'a pas vraiment fait de choix, comme en témoignent les déclarations de Luther 203, entre la conception patristique du refus nécessaire pour préserver la cérémonie de toute hypocrisie et celle du Moyen Age d'une sanction disciplinaire destinée à servir d'exemple aux vivants et à les intimider. Cette exclusion traduit la volonté d'ajouter un déshonneur civil. Le refus d'une cérémonie constitue une conséquence de l'excommunication ou de la non-participation à la communauté. En effet les protestants conservent la règle médiévale de ne pas admettre de personne indigne au cimetière, pratique rappelée dans la quasi-totalité des ordonnances qui excluent non seulement les personnes excommuniées, mais aussi les indifférents, les nonprotestants et ceux qui ont mené une vie scandaleuse. Il s'agit ici d'une conséquence du ministère des clés. La menace d'un refus de sépulture tient en effet encore une grande place dans la mentalité populaire, et constitue un argument de poids en faveur du conformisme doctrinal, moral et de la pratique religieuse. Parmi les raisons d'un refus sont régulièrement invo198.

invo198. GRAFF, op. cit., t. I, p. 413.

199. Par exemple à Neckarelz au Palatinat (1590 par un sermon sur rechter hciligung d'après Exode, XX ; Neckarelz, Pfarrarchiv, registre paroissial.

200. P. CHAUNU, C L'histoire sérielle. Bilan et perspectives », in Revue historique, 494, 1970, p. 320.

201. Liturgie de Mansfeld (1580) ; E. SEHLING, II, p. 246.

202. Ibiâ., VIII, p. 337.

203. W. THUMMEL, Die Vcrsagung der kirchlichen Bestattungsjeier ; Leipzig, 1902, p. 96-98.


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quées l'hostilité à l'Évangilezoi, la non-conformité à la Confession d'Augsbourg, l'absence de pratique religieuse interprétée comme un mépris de la paroisse 205, de la communauté religieuse de culte et de Cène, une vie non chrétienne et une fin sans pénitence. Si la Réforme, dans la justification par la foi, a fortement valorisé l'individualisme, elle n'a pas pour autant négligé la dimension communautaire, aujourd'hui privilégiée : celle-ci apparaît dans la prière collective et le chant paroissial, ainsi qu'au moment de la mort. Le protestantisme a favorisé la solidarité confessionnelle par la conscience d'être en tant que chrétiens des membres du Christ, qui ne peuvent pas partager le locus sacer avec des personnes qui n'appartiennent pas à la communauté ou qui en ont été rejetées. La mort contribue ainsi puissamment à développer le sentiment de l'appartenance confessionnelle et, par voie de conséquence, le rejet à la périphérie des marginaux et des non-conformistes, considérés comme des maudits et pourris 206. La Réforme n'a pas pu éliminer totalement les survivances catholiques et s'en tenir fermement au principe selon lequel la cérémonie religieuse de la sépulture est entièrement destinée aux vivants. Même une partie des calvinistes allemands, pourtant plus rigoristes, partage cette préoccupation : le théologien Zepper rejette tout usage profane des cimetières sacrés où reposent les corps des chrétiens 207. Si au Palatinat nous n'avons pu trouver de trace de refus dans la législation, de même qu'en Nassau, ceux-ci ne sont pas inconnus, tout comme dans le duché de Deux-Ponts. Un inspecteur ecclésiastique palatin réclame en pleine chaire que les opposants au calvinisme soient enterrés dans la fosse des ânes et près du gibet, lieux particulièrement infamants 208. Il semble que dans la mesure où les réformés relativisent la cérémonie à l'image des Suisses, l'absence de funérailles religieuses ne pose qu'un problème mineur et n'est pas ressentie comme une mesure disciplinaire par les familles. Elles sont remplacées par un enterrement privé, toléré aussi par quelques ordonnances luthériennes de régions aussi diverses que la Saxe, la Poméranie, Waldeck, et des villes d'Allemagne du Sud (Nuremberg, Dinkelsbùhl et Ratisbonne). Cette volonté d'isolement est d'ailleurs conforme à la mentalité d'un monde clos qui s'affirme face à l'extérieur par des rejets et des refus, mais aussi par des exigences, malgré le risque d'un conformisme purement formel. Certaines ordonnances prennent soin de souligner l'unanimité du monde protestant dans ce domaine : ainsi celle de Lippe (1571) rappelle que les excommuniés, les pécheurs publics et les hérétiques doivent être isolés, privés de toute cérémonie chrétienne et inhumés à l'extérieur des murs ou dans un champ, comme c'est l'usage dans toutes les Églises reformirt20^. Une telle politique de refus se maintiendra pendant très longtemps dans les milieux ruraux luthériens. Il faut également y ajouter la ferme volonté de se conformer aux prescriptions bibliques qui comportent plusieurs exemples d'absence de cérémonie officielle. Cette soumission au

204. Goslar (1551) ; Ae.L. RICHTER, op. cit., t. I, p. 155.

205. Tecklenburg (1588) ; ibid., t. II, p. 478.

206. Duché de Grubenhagen (1581) ; E. SEHLING, VI, p. 1055.

207. Cité par H. GRÛN, c Der deutsche Friedhof... », p. 79.

208. J. KÛCHLER, Chronik der Staât Kaiserslautern aus den Jahren 1566-1789 ; Kaiserslautem, 1905, p. 19.

209. Kirchenordnung.... 1571.


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Livre compte sûrement autant que les réminiscences catholiques, conservées par les princes protestants dans le droit temporel et une fraction maintenue du droit canon, comme le rappelle l'ordonnance de Thorn (1575) 210.

Le rejet concerne en premier lieu toutes les personnes excommuniées. Si la grande majorité des ordonnances évoque leur cas, il semble pourtant que dans la pratique leur nombre soit demeuré faible, car les autorités, soucieuses d'éviter l'accusation de tyrannie, à l'image de la « tyrannie papiste », répugnent presque partout à prononcer des exclusions de la communauté, sauf à titre temporaire de la Cène. Assez souvent, soucieux de pastorale, les législateurs recommandent de tenter d'amener ces personnes à résipiscence lors de l'agonie, afin de pouvoir leur accorder une sépulture chrétienne 211. Malgré les pressions de la famille, les excommuniés sont abandonnés à celle-ci et enterrés comme des « animaux dénués de raison », expression fréquemment utilisée et qui évoque l'expression médiévale de sepultura asini ou canina 212, sans chant ni procession ni aucune cérémonie chrétienne, hors du cimetière, dans les champs ouverts à l'image de certains exemples vétéro-testamentaires régulièrement rappelés comme en Hesse, soit I Rois, XIII, 22 (prophète rebelle non admis au sépulcre de ses pères) et II Chroniques, XXI, 20 et XXIV, 25 (rois de Juda : Joram et Joas, impopulaires et non admis au sépulcre des rois).

A côté d'eux les indifférents, soit les marginaux non pratiquants, ceux qui n'ont plus communié depuis plus de deux ou trois ans, les jeunes gens qui refusent le catéchisme 213, et parfois même ceux qui blasphèment beaucoup, ce qui est considéré comme une profanation du Nom divin, péché particulièrement grave, sont considérés comme des impies et des impénitents décédés sans se préoccuper ni de Dieu ni de leur salut, et en conséquence privés de toute sépulture publique, de la sonnerie des cloches, du cortège, du chant et inhumés en l'absence du pasteur et de la paroisse par la seule famille et éventuellement le fossoyeur comme des bêtes ou une vache selon l'expression de l'ordonnance prussienne de 1568214. Ce refus n'est jamais l'expression d'une sanction dictée par le ressentiment, mais l'Église répond de la foi du défunt : un sermon et des chants peuvent être accordés comme des adiaphores ou des objets temporels, mais seulement selon Dieu, la conscience et la discipline chrétienne 215. Partout on constate le souci d'éviter les faux témoignages. Aussi une sépulture chrétienne est impossible là où la foi est absente ou reniée de manière non équivoque dans le comportement ou les derniers instants. Il s'agit de préserver les cérémonies et l'Église du mensonge et de l'indignité, ce qui est un signe de la force vivante de la révélation évangélique. Une telle attitude est exprimée par exemple en 1575 à Thorn : il est normal que la sépulture soit en conformité avec le comportement du défunt et qu'elle soit une conséquence du ministère des clés scrupuleusement appliqué par les chrétiens de l'Antiquité, au point de refuser des funérailles honorables à des souverains puissants

210. E. SEHLING, IV, p. 243.

211. Comme à Ratisbonne (1567).

212. W. THUMMEL, op. cit., p. 73.

213. A Waldeck (1556) ; A.L. RICHTER, op. cit., t. II, p. 171.

214. E. SEHLING, IV, p. 100.

215. Ibid., Xm, p. 448.


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décédés de manière impie 216. La sépulture chrétienne confirme le maintien du défunt dans la communauté chrétienne, dans le corps ou l'Église du Christ et dans l'espérance de la résurrection. La procession peut être interdite, comme à Mansfeld (1580), par respect de la Bible, car selon le Psaume XV, 4 le chrétien « regarde avec dédain celui qui est méprisable » 217. Le refus de la sépulture est également destiné à servir d'exemple de dissuasion aux membres de la paroisse.

En raison de la diversité des cas personnels une certaine souplesse se dessine peu à peu hormis quelques exceptions comme le duché de Lauenburg qui interdit toute cérémonie de remplacement 218 et prescrit la fermeture de l'église. Les villes mixtes d'Allemagne du Sud sont les plus sensibilisées. Le magistrat de Mémmingen accepte la tenue d'un sermon pour toute personne qui le désire, quelle que fût sa situation face à l'Église protestante, mais en respectant les scrupules du pasteur 219. Son homologue de Ratisbonne publie même en 1560 une ordonnance relative à l'enterrement de ces personnes : certes tout témoignage sur leur comportement chrétien est impossible, mais si la famille exerce des pressions et en fonction des circonstances et de la situation sociale le Conseil de ville autorise une procession « honorable » et l'inhumation au cimetière ordinaire, mais à l'exclusion de toute cérémonie chrétienne 22°. En Poméranie on tolère aussi, si la famille fait pression, une petite cérémonie à titre provisoire, en attendant que le problème soit réglé définitivement par un concile ou une assemblée de théologiens 221. Quant au heu d'inhumation, seul un petit nombre d'ordonnances précise qu'il soit hors du cimetière, à l'extérieur de ses portes ou en plein champ, alors que la majorité accepte tacitement l'inhumation au cimetière, de préférence à l'écart le long du mur ; parfois on prévoit un endroit spécial, ce qui ajoute un déshonneur civil au refus de la communauté ecclésiastique 222. Une autre sanction contre ces personnes consiste à fustiger leur comportement dans le sermon funèbre : l'ordonnance frisonne de Marienhafen (1593) prie le clergé de ne dire que la vérité sur les défunts impénitents à titre d'avertissement aux auditeurs 223. Celle de Nuremberg (1533) insiste sur la Loi, le châtiment et la nécessité de la pénitence, afin de troubler ceux qui mènent également une vie scélérate. Les chants usuels sont remplacés par des cantiques de pénitence, afin de donner un caractère expiatoire à la cérémonie 224.

Quelques ordonnances évoquent aussi d'autres catégories de personnes, en premier heu celles qui sont mortes de manière violente en état d'ivresse ou durant le jeu : un endroit spécial du cimetière leur est réservé dans l'archevêché de Magdeburg 225. Dans les environs de Hambourg ils sont privés de

216. Ibid., IV, p. 232.

217. Ibid., H, p. 247.

218. Avec des « Pfeiffen und Trummel » ; Kirchenordnung..., Lubeck, 1585, p. 101.

219. E. SEHLDTO, XII, p. 265.

220. Ibid., JOE, p. 448.

221. Statuts synodaux de 1574 ; ibid., IV, p. 487

222. A Magdeburg (1554) ; ibid., II, p. 454.

223. Ibid., Vil, p. 722.

224. Ibid., XI, p. 202.

225. Ibid., n, p. 424.


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toute cérémonie, conformément aux prescriptions bibliques (Psaume XV, 4 et Luc IX ,60) qui recommandent de laisser les morts ensevelir leurs morts 226. Mais à Ratisbonne le Rat autorise la tenue d'un sermon si le défunt a mené une vie plus ou moins chrétienne, en recommandant au pasteur de faire état de son comportement habituel et d'évoquer la fin brutale pour écarter toute possibilité de scandale 227.

Les suicidés, considérés comme des possédés de Satan qui serait seul capable de susciter une telle forfaiture, allant directement contre la volonté divine, sont exclus de toute sépulture chrétienne et inhumés hors du cimetière selon le droit civil et le droit canonique 228. La ville de Ratisbonne confie leur corps au bourreau chargé de les brûler — infamie suprême — ou de les enterrer hors du cimetière à titre d'exemple 229.

Si la majorité de ces cas correspond bien au schéma manichéen du Bien et du Mal, l'absence à la communion et le comportement plus ou moins scandaleux rarement précisé, sauf parfois pour les adultères et les usuriers, peuvent susciter des interprétations diverses. Aussi pour éviter toute contestation consécutive à une trop grande exigence ou au ressentiment du pasteur, quelques ordonnances recommandent au clergé de consulter leur supérieur hiérarchique dans les cas douteux 23°, alors que certaines villes mixtes comme Memmingen et Rastisbonne imposent le recours au magistrat.

L'affirmation confessionnelle face aux marginaux s'exprime également face aux personnes qui ne reconnaissent pas la Confession aJAugsbourg — dont il est d'ailleurs douteux que nombre d'illettrés luthériens aient eu connaissance. Aussi les catholiques, les adeptes des sectes et les juifs sont-ils exclus des cimetières protestants, à l'image d'ailleurs de l'Église médiévale, qui refusait d'inhumer les hérétiques dans la terre sacrée. Mais seules trois ordonnances rappellent l'exclusion des papistes. Celle de Magdeburg (1554) veut éviter par là un mélange des ossements chrétiens et de ceux des ennemis du Christ ; elle y voit un acte de représailles contre le refus des catholiques d'enterrer les protestants dans les cimetières sacrés 231. Celle du comté de Hoya associe les catholiques aux impies, aux hérétiques et aux indifférents indignes du cimetière et tout juste bons à être inhumés en plein champ 232. Dans les villes mixtes par contre une plus grande tolérance permet la juxtaposition des défunts des deux confessions dans les cimetières. Au Mecklembourg l'ordonnance de 1552, inspirée par Mélanchthon, tout en proscrivant le chant et la procession, admet des obsèques silencieuses au cimetière ZS 3. Il va de soi que la sépulture est refusée aux anabaptistes, considérés comme des hérétiques obstinés. Seule une ordonnance palatine de 1556 est moins rigoureuse : elle se borne à interdire toute sonnerie de cloche et tout sermon pour les anabaptistes et les Schwenckfeldiens 234. Si les juifs ont

226. Dans le bailliage de Rilzebuttel (1570) ; ibid., V, p. 561.

227. Ibid., XIII, p. 448.

228. Ibid., TV, p. 243.

229. Ibid., XIII, p. 448.

230. Merseburg, 1544.

231. Ibid., II, p. 451.

232. Ibid., VI, p. 1172.

233. Ibid., V, p. 210.

234. Ibid., XIV, p. 238.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 223

en général leurs cimetières propres, le duc Wolfgang de Deux-Ponts s'efforce d'obtenir la fermeture de celui situé dans sa principauté, bien qu'il se trouve à l'écart, dans un endroit qui sert de dépotoir pour les bêtes mortes 235. Enfin la Réforme n'a pas toujours pu se détacher entièrement de certains préjugés médiévaux. Ainsi une femme morte en couches, quel que soit son comportement religieux quotidien et lors de ses derniers instants, est parfois enterrée à l'écart. Une ordonnance de Breslau (1528), valable jusqu'au xvnr 5 siècle, ordonne aux fossoyeurs de creuser de telles tombes, non au bord des chemins passants, mais dans un coin ou le long d'un mur situé à l'écart 236. Ces femmes sont considérées comme impures, d'où le maintien de la claustration pendant six semaines et d'une petite cérémonie lors de leur première sortie à l'église. Selon la mentalité populaire des vapeurs s'échappent de leur tombe, qui peuvent être nuisibles à la vie sexuelle des femmes et des jeunes filles, idée maintenue également dans la principauté de Schaumburg en Westphalie 237.

XIII. LA SÉPULTURE DES ENFANTS

Mais si peu d'ordonnances évoquent ce problème, nombreuses sont celles qui se préoccupent de la sépulture des enfants, parmi lesquels on distingue les morts-nés et les décédés dès les premières heures avant d'avoir reçu le baptême des enfants baptisés. Or une partie du clergé semble continuer, à l'image de l'Église médiévale, à refuser des obsèques aux premiers sous prétexte qu'ils ne sont pas intégrés à l'Église du Christ. L'ordonnance saxonne de 1580, en reprenant une opinion que Luther avait exprimée en 1542 23S, condamne vigoureusement une telle pratique et traduit un souci d'humanité plus grand : les bébés non baptisés doivent être enterrés au milieu des autres chrétiens avec des cérémonies d'importance et de longueur variable, mais sans sermon. Le chant, la sonnerie de cloches et la présence des élèves ne sont pas admis partout. Mais sur le principe les réserves sont rares. En Hesse (1566) la présence d'un pasteur est jugée inutile, car une cérémonie purement extérieure ne peut pas incorporer ces bébés à l'Église 239. Si l'ordonnance de Poméranie (1569) prescrit une sépulture silencieuse sans chant ni cloches, parce qu'elle réserve les cérémonies aux baptisés, elle ne considère pas pour autant l'enfant comme condamné à l'enfer s'il a été confié en secret au Christ dans la foi 240. Parfois apparaît aussi le souci de se différencier des catholiques, car on ne peut considérer les non-baptisés comme condamnés, en raison de l'absence de prescriptions précises de la Bible, ni les situer dans un éventuel limbus puerorum. L'ordonnance de Lippe (1571) recommande de les confier à la miséricorde et au jugement divins 241. Quelques textes imposent même aux visiteurs de vérifier s'ils sont enterrés avec les autres chrétiens selon l'usage louable des Églises « réfor235.

réfor235. Staatsarchiv, Zw. I, 703/7, f. 29.

236. E. SEHLING, Ht, p. 399.

237. H. GRDN, « Der deutsche Friedhof »..., p. 82.

238. W. THOMMEL, op. cit., p. 96.

239. E. SEHLING, Vin, p. 337.

240. Ibid., IV, p. 388.

241. Kirchenordnung...


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mées » 242. Cette attitude est justifiée par les exemples de l'Ancien Testament, où certains garçons décédés avant la circoncision sont considérés comme sauvés. La Genèse (XVII, 17) promet une alliance entre Dieu et Abraham et ses descendants. L'Évangile de Luc (I, 44) affirme que le futur Jean-Baptiste a tressailli d'allégresse dans le sein de sa mère en entendant la salutation de Marie. Dans le Nouveau Testament on rencontre de multiples cas de convertis morts avant d'avoir reçu le baptême. Une ordonnance de 1618 se réfère au consensus unanime des Églises évangéliques 243, car on ne peut douter du salut des bébés, si les parents les ont confiés dans la prière à Dieu, de sorte que la promesse de la Genèse est valable pour eux 244. Le baptême d'eau est alors remplacé par l'Esprit du Christ et le sang dans le sein de sa mère 24s. De plus une petite cérémonie constitue un réconfort pour les parents plongés dans une profonde douleur.

Quant aux enfants baptisés, les législateurs sont soucieux d'une sépulture décente avec la participation, sinon du pasteur, parfois surchargé de travail, du moins du vicaire. Le plus souvent ils sont favorables à la présence d'une partie des élèves chargés de chanter les cantiques habituels, sauf à Anhalt, où l'ordonnance de 1532 recommande pour les enfants morts en bas âge des chants joyeux 2ie. Mais à Dinkelsbûhl le magistrat redoute que le chant de cantiques au cimetière ne soit une imitation du requiem papiste 247. Dans la pratique il s'agit pourtant d'une cérémonie au rabais par la limitation des sonneries à une seule cloche et de sa durée à un quart d'heure en général. De nombreux législateurs simplifient la tâche du clergé par la publication du texte d'une brève exhortation qu'il suffit de lire. Partout la lecture biblique est le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïn (Luc, VII, 11-16) ou de la fille de Jaïre (Matthieu, IX, 23-26). Les idées dominantes sont les suivantes : la mort frappe à tous les âges, le péché originel est identique pour tous les hommes, le sacrifice du Christ est donc nécessaire à tous. Par le baptême l'enfant participe au salut du Christ. Après l'exposé doctrinal l'application au cas particulier : comme le défunt a été baptisé et élevé dans la doctrine chrétienne, il n'est qu'endormi en attendant la résurrection. Enfin les textes concluent par une exhortation à se rappeler la brièveté de la vie et à mener une vie meilleure et par un appel à la pénitence. La prédication libre, pourtant recommandée à Deux-Ponts sur l'un de ces deux textes 2is, semble être demeurée rare. Tolérée seulement au-dessus de six ans quand l'enfant est déjà catéchète, elle est même proscrite à Dinkelsbûhl, que la famille soit aisée ou modeste 249.

XIV. LES INÉGALITÉS SOCIALES

Un souci d'adaptation aux cas particuliers est très fréquent dans la législation. Certes la Réforme a favorisé un mouvement égalitaire par la

242. Par exemple à Brunswick (1569).

243. Seigneurie de Rothenberg ; E. SEHLING, XIII, p. 556.

244. Ibid., XI, p. 392.

245. Ibid., II, p. 317.

246. Ils sont décédés dans l'innocence du Christ ; ibid., II, p. 541.

247. Ibid., XII, p. 149.

248. Kirchenordnung..., Nuremberg, 1557, f. 144.

249. E. SEHLIKG, XII, p. 149.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 225

suppression des contraintes fiscales pontificales et surtout par l'élimination du Purgatoire, qui par l'importance des messes pour les défunts, des vigiles et des indulgences a favorisé les riches au détriment des pauvres, comme le rappelle avec complaisance l'ordonnance d'Elbogen (1523)25(). La doctrine centrale de la justification et la revalorisation du christocentrisme éliminent totalement l'argent dans l'acquisition du salut ; cette égalité a été un des facteurs du succès de la Réforme et une de ses valeurs fondamentales.

Toutefois la Réforme est insérée dans un système économique et social dont deux aspects l'ont beaucoup gênée. Tout d'abord les structures sociales imposent des cérémonies dont l'apparat est proportionnel au rang ou à la dignité : les masses populaires auraient de la peine à s'habituer à une noce ou à une sépulture prin'cière dépourvue de tout faste. De même les notables locaux tiennent à affirmer leur rang et leur honneur par l'éclat des cérémonies religieuses. Ainsi seule la masse des pauvres est rejetée dans l'anonymat. Ensuite la Réforme n'a pu se libérer qu'en partie des contraintes financières et du système des bénéfices de l'Église médiévale : en raison de la mainmise princière les théologiens n'ont pu modifier l'institution de la dîme, favorable à la noblesse, de sorte que malgré la sécularisation des biens ecclésiastiques l'Église territoriale dépend du bon vouloir des princes et des paroisses pour le salaire du clergé et l'entretien des bâtiments cultuels. Elle doit maintenir le casuel traditionnel, parce qu'elle éprouve des difficultés à le remplacer par d'autres ressources.

Face à ces nécessités matérielles la plupart des législateurs se montrent soucieux de réduire autant que possible les clivages sociaux par la diminution des fastes — l'ordonnance de Homberg (1526) recommande de supprimer pomepae et impensae funerales superfluae 25* — et de ne pas trop défavoriser les pauvres, afin de ne pas les priver des cérémonies usuelles et d'éviter d'avoir l'air de les rejeter de la communauté ecclésiale réservée en quelque sorte aux personnes aisées, qui sont déjà les seules jusque vers 15701590 à détenir une instruction élémentaire. Ainsi plusieurs ordonnances demandent-elles instamment au clergé de ne pas faire de différence, ni d'accorder de luxe particulier moyennant de l'argent, ce qui rétablirait la simonie maudite 252. La crainte de celle-ci entraîne parfois l'obligation de la gratuité (Cologne, 1543 ; Stolp en Poméranie, 1571), en particulier pour le sermon, même si la coutume locale maintient le principe d'une prédication payante 253. D'autres ordonnances réclament au moins pour les pauvres à titre gracieux la présence d'élèves et la sonnerie des cloches par devoir d'amour fraternel ou bien la suppression du casuel 254. A Nôrdlingen, le clergé doit accompagner à leur dernière demeure tous les défunts et prononcer une brève exhortation pour les riches comme pour les pauvres 255. Parfois on lui recommande aussi de ne pas accabler les pauvres pour les honoraires ^% ou

250. Ae.L. RICHTER, op. cit., t. I, p. 16.

251. E. SEHLING, VIII, p. 51.

252. Par exemple en Hesse (1539).

253. A Neuburg (1560).

254. A Calenberg (1542).

255. Ibid., XII, p. 329.

256. Ibid., ni, p. 447 (Brieg) et IV, p. 191 (Dantzig).

15


226 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

bien on fixe un tarif assez modique pour la tenue d'un sermon 257. Le risque des sépultures clandestines pour les pauvres semble en effet assez réel, du moins en Poméranie, où les statuts synodaux rappellent au clergé qu'il doit ce service propter deum ^ 8.

Cette politique plutôt négative, destinée à empêcher les pauvres d'être rejetés de la communauté, est toutefois impuissante à limiter les privilèges de l'argent. Dans la plupart des territoires le sermon demeure un luxe rémunéré, qui fait partie du casuel. Sa nécessité est rappelée périodiquement, car le salaire est modeste et les droits de la cure ne peuvent être affaiblis 259. La fixation d'un seuil permet de combattre à la fois l'avarice du clergé et l'ingratitude de la population. En même temps plusieurs ordonnances lancent des appels à la générosité aux nobles et aux personnes aisées en faveur du pasteur, afin de le récompenser de sa peine ; un tel geste procure de la gloire et de l'honneur au donneur tout en dédommageant le théologien 260. Mais certains protestants acceptent mal une discrimination fondée sur l'argent. En Hesse les doléances sont si nombreuses que les autorités acceptent à la fin du siècle de remplacer la taxe par un don volontaire 2G 1.

Cet aspect financier aboutit en fait à créer une discrimination dans les sépultures ; celles des notables bénéficiant de toutes les sonneries de cloches et d'un sermon constituent la première classe, alors que les autres n'ont droit qu'à une petite cloche et à. la lecture d'une exhortation. En Hesse les pauvres et les riches peu généreux pour l'Église se voient privés du sermon et de la biographie s 62. Plusieurs ordonnances fixent même des tarifs différents pour le pasteur, le sacristain, le fossoyeur et l'instituteur. Ainsi au Brandebourg le pasteur et le maître d'école perçoivent quatre groschen, les vicaires et le chantre deux, alors que pour les sépultures de deuxième classe la famille se borne à verser deux groschen au vicaire et un au chantre 2S 3. Le règlement saxon de 1533 distingue même trois classes : les personnes éminentes, peu nombreuses, ont droit à la présence de l'école, du clergé au grand complet, à un sermon et à la sonnerie de la grande cloche, les bourgeois moyens, s'ils bénéficient de la présence de l'école, doivent se contenter d'un seul pasteur qui se borne à faire des prières et ils sont privés de toute sonnerie de cloche. Enfin pour les paroissiens modestes le cortège se limite à la famille et aux voisins proches ; ils n'ont droit qu'à des lectures faites par un vicaire, et se voient refuser à la fois les cloches et le chant26i. Pour les cloches on distingue en général trois classes, sans tenir compte des privilèges de certaines personnes : à Dantzig les membres du magistrat et

257. Par exemple un groschen à Sangerhausen (1555) en Thuringe, ibid., I, p. 657.

258. Ibid., IV, p. 488.

259. A Halle (1541) et à Hoya (1581).

260. Ibid., Vn, p. 187.

261. W. DIEHL, Zur Geschichtc des Gottcsdicnstes und dcr gottesâiemilichen Handlungcn in Bessen, Giessen, 1899, p. 344.

262. Ibid., p. 345.

263. E. SEHLING, UT, p. 220.

264. Ibid., I, p. 195.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVIe S.) 227

du conseil de fabrique et leurs femmes ont droit à trois sonneries gratuites le jour des obsèques 265.

Le pasteur perçoit en général un groschen pour la sépulture, et deux à trois pour le sermon. Mais en Prusse et en Silésie le casuel est bien plus élevé : huit groschen pour le chant et le sermon à Kônigsberg 2S 6 ; douze pour un sermon, deux pour la présence, un pour la prière et un demi groschen pour chaque psaume supplémentaire dans la seigneurie de Freudenthal 267. Le versement du casuel semble avoir hypothéqué bien des fois les relations entre les paroissiens et les ministres du culte exigeants ou avares. Le Sénat de Lubeck réclame sa suppression en raison des abus : certains pasteurs, rémunérés pour leur seule présence à une sépulture, quittent celle-ci avant là fin pour courir d'une église à l'autre afin de toucher le plus d'argent possible 268. L'instituteur et le sacristain touchent en moyenne un groschen, mais le salaire de celui-ci est parfois fonction de la taille des cloches. Une partie du prix versé pour la sonnerie peut aussi être affectée à la fabrique ou à l'aumône. Dans quelques territoires existe l'usage d'offrir un petit pain ou un pfennig à chaque élève présent, usage toléré à condition que la distribution ne soit pas trop longue, ce qui peut perturber le début de la cérémonie 2e 9.

Enfin la discrimination sociale se manifeste dans l'emplacement des tombes. La coutume médiévale d'inhumer les puissants et le clergé dans l'église ellemême demeure très solide. La Réforme, tout en éliminant la conception d'une utilité particulière des tombes dans l'église pour le défunt, ne peut éliminer d'un seul coup une tradition pluri-séculaire, seulement battue en brèche par l'augmentation des prix. Plusieurs ordonnances reconnaissent cette pratique, tout en limitant le nombre des bénéficiaires aux nobles, aux magistrats et au clergé qui cesse pourtant d'être inhumé à part, et en instituant un contrôle du magistrat. De plus pour dissuader le plus de familles possibles les tarifs sont fortement relevés, au point d'atteindre 48 et 60 groschen à Breslau 270. Pour beaucoup la conscience d'appartenir à un ordre social supérieur passe encore avant l'idée évangélique d'égalité de tous face à la mort. Mais à la fin du siècle une réaction générale semble se dessiner : un édit de Sponheim (1607) note que presque toutes les principautés ont interdit les enterrements dans les églises 271. La Réforme maintient aussi, tant dans l'église qu'au cimetière, le système des concessions familiales payantes, qui n'est supprimé que dans les cimetières nouveaux, créés hors de l'agglomération, afin d'y attirer le plus de personnes possibles, et dans certains territoires d'Allemagne du Sud, par souci d'éviter tout soupçon de simonie 272. Le sens très poussé des solidarités familiales entraîne parfois le refus de l'inhumation d'étrangers, pour lesquels on réserve un emplacement spécial au cimetière. Dans certaines grandes villes ils ont un cimetière à part (coemiterium

265. Ibid., IV, p. 204.

266. Ibid., IV, p. 146.

267. Ibid., VO., p. 481.

268. Ibid., V, p. 371.

269. A Kônigsberg (1585) ; ibid., TV, p. 145.

270. Ibid., m, p. 399.

271. Coblence, Staatsarchiv, 33/4958, f. 32.

272. Par exemple la seigneurie de Wolfstein (1574) ; E. SEHLING, Xm, p. 586.


228 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

peregrinorum) 273) mais les ordonnances ne font jamais allusion à ce problème.

XV. LA DIGNITÉ DANS LE DEUIL

Par contre les législateurs se soucient beaucoup de la dignité du deuil, préoccupation encore quasiment inconnue à la veille de la Réforme. Les chrétiens doivent en effet éviter toutes les manifestations excessives, car selon le Syracide (XXII, 11-12 et XXXVIII, 16-23) ils disposent de l'espérance de la vie future, qui doit leur permettre de soulager la douleur. Plusieurs ordonnances soulignent la différence entre la tristesse des chrétiens et celle des païens 274. Dans son sermon le pasteur est chargé de rappeler les limites du deuil, conformes à la norme de la « règle chrétienne » 275. L'ordonnance de Courlande se réfère même à quatre versets bibliques pour justifier son appel à la modération 276.

Des manifestations excessives peuvent se produire surtout à trois moments. D'abord lors de la veillée du défunt, parfois interdite en raison du comportement peu digne, mais maintenue dans la majorité des régions, bien qu'elle soit considérée comme un usage païen Hé à d'autres superstitions 277 ou comme un simple adiaphore 278. La veillée peut être l'occasion de ripailles et de beuveries, attitude incompatible avec le recueillement et la tristesse, puisque dans le margraviat de Brandebourg on consomme jusqu'à deux à trois tonnes de bière 279 et au Mecklembourg on rôtit un veau à cette occasion 2S 0, ce qui est considéré comme un excès pire que ceux des païens. Aussi limitet-on partout le nombre des personnes à un maximum de trois à six ; à Strausberg dans le Brandebourg les visiteurs chargent les femmes pensionnaires de l'hospice d'assurer la veillée 281.

La cérémonie funéraire elle-même doit se dérouler dans une atmosphère de recueillement et de tristesse. Aussi les bavardages sont-ils sévèrement proscrits, car ils scandalisent les dévots et sont jugés contraires à la volonté divine ; l'ordonnance de Brieg va jusqu'à prévoir des sanctions contre' les élèves chahuteurs 2S 2. En Frise les pleurs de certaines femmes, couchées à côté de la tombe, troublent le pasteur et l'assistance pendant le sermon, ce qui est considéré par les législateurs comme un excès païen2S 3. Le clergé du Wurtemberg n'arrive pas encore en 1601 à supprimer l'usage qui veut que toute l'assistance s'agenouille pendant la mise en terre du cercueil, récite le Credo et la formule « Que Dieu réconforte son âme » 28*. Le cor273.

cor273. GRÛN, < Der deutsche Friedhof... », p. 77.

274. Lauenburg (1585).

275. Schnur christlicher Regel ; Ch. KOLB, Die Geschichte des Gotlesdiensles in der evang. Kirche Wiirltembergs, Stuttgart, 1913,' p. 367.

276. E. SEHLING, V, p. 105.

277. A Neu-Brandenburg (1559) ; ibid., p. 269.

278. En Nassau ; H. GRUN, C Die kircblîche Beerdigung... », p. 145.

279. E. SEHLING, III, p. 130.

280. Ibid., V, p. 269.

281. Ibid., m, p. 330.

282. Ibid., m, p. 447.

283. Ibid., VU, p. 742.

284. Ch. KOLB, op. cit., p. 380.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVI" S.) 229

tège doit être ordonné et tous les assistants porter des habits décents, de prér férence en sombre avee un manteau. Le port d'un brassard de crêpe dans certains régions, en particulier en Saxe, est déconseillé pour des raisons financières 285. Enfin la longueur de certains sermons semble indisposer une partie de l'auditoire qui s'éclipse peu à peu. Le questionnaire des visiteurs de Lauenburg s'inquiète de savoir si le public reste jusqu'à la fin du sermon funèbre aas.

La sépulture s'achève le plus souvent par un repas que la famille offre aux amis et aux personnes venues de l'extérieur, ce qui peut donner également heu à des excès. H s'agit d'abord de limiter le nombre de personnes, pour éviter la surcharge financière de la famille. Un règlement brandebourgeois (1573) prévoit une lourde amende de six thaler ou de dix marks pour les personnes qui se sont invitées elles-mêmes, et le pasteur n'est autorisé à s'y rendre que s'il a été invité spécialement 287. Les législateurs interdisent la consommation de bière, toute beuverie et ripaille, suppriment la distribution de boissons dans la rue aux invités, aux élèves et aux mendiants 288, et ils proscrivent l'usage de se rendre à la fin de la cérémonie à l'auberge pour se consoler au moyen de bière et de vin et « noyer » le défunt aux frais de la famille 289: Les autorités préconisent de se borner à une modeste collation, composée dans le Palatinat de pain, de fromage et de vin, limitée à la famille proche et aux personnes venues de l'extérieur pour manifester une dernière fois leur respect au défunt. On préconise de ne pas dépasser deux heures, afin de faire cesser les désordres qui y sont fréquents 290.

Par contre la législation demeure muette sur la durée du deuil sauf pour condamner la coutume frisonne d'une réclusion totale de six semaines 291, et sur le port de vêtements de deuil, ce qui donne à penser que ces aspects n'ont guère dû poser de problèmes. Pourtant l'usage de tels vêtements est déjà répandu, du moins dans les pays rhénans, et d'autre part bien des documents attestent que les veufs et veuves ont parfois tendance à oublier leur conjoint au bout d'un délai extrêmement bref.

CONCLUSION

Malgré la diversité des textes, toute cette législation protestante se caractérise par une unité, à la fois sur le plan géographique et confessionnel, car les différences entre luthériens et calvinistes sont peu marquées, hormis une plus grande égalité dans les cérémonies, un élagage plus systématique des usages médiéyaux et la recherche d'une cérémonie plus pédagogique pour l'auditoire chez ces derniers. Ceux-ci se distinguent nettement de leurs coreligionnaires d'Europe occidentale et de Suisse qui ont limité le rôle de l'Église à un strict minimum. Calvin par exemple s'est montré hostile à toute mondanité : « il y a une gloire mondaine en cela, car il y a le grand

285. E. SEHLDJG, I, p. 320 et 439.

286. Ibid., V., p. 430.

287. Ibid., IH, p. 130.

288. Ibid., IV, p. 146.

289. A Deux-Ponts et à Neuburg.

290. Ibid., Vn, p. 411.

291. Ibid., VU, p. 742.


230 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

dueil et le petit dueil » 292. A Zurich le clergé ne participe pas à l'inhumation qui ne tient qu'une place minime dans les ordonnances ecclésiastiques suisses. Celles de Genève se désintéressent de la « suite et compagnie », ce qui n'empêche pas un certain faste pour les personnes de qualité et incite le consistoire (1599 et 1605) à rappeler l'égalité de tous devant la mort. 293. Ce peu d'intérêt est observé également dans le sud-ouest de l'Empire au lendemain de la Réforme. A Strasbourg la suppression des cérémonies traditionnelles aboutit à l'excès inverse ; en 1533 plusieurs théologiens se plaignent de sépultures comparables à celles de bêtes et vingt ans plus tard encore la liturgie de Marbach proscrit aux chrétiens de se débarrasser de leurs membres défunts d'une manière analogue à celle de bêtes encombrantes Wi.

Ce qui domine l'inspiration de la législation, c'est d'abord le souci d'affirmer la dignité de la cérémonie et des participants pour en faire un témoignage de l'espérance chrétienne et une affirmation de l'orthodoxie protestante face aux autres confessions. Toutefois ces sépultures honorables n'ont heu qu'en temps ordinaire, car lors des épidémies la crainte de la contagion et le surcroît de travail du clergé imposent des obsèques moins fastueuses célébrées devant un public extrêmement limité.

Ensuite le cérémonial n'est destiné qu'aux vivants, car on ne peut plus rien pour le défunt. Un bon nombre d'ordonnances se réfère à une phrase de saint Augustin, citée également dans de multiples sermons : curatio fimeris, conditio sepulturae, pompa exsequiamm, magis sunt vivorum, solatia quam subsidia morfworam2^. Depuis celle de Wurtemberg (1553), presque toutes les ordonnances d'Allemagne du Sud font débuter le chapitre sur les sépultures par l'observation que notre action terrestre est mutile à ceux qui ont quitté la vie temporelle dans notre Seigneur Jésus. Puis le législateur donne une référence biblique (Jean XI, 25), d'où il conclut par la certitude que celui qui abandonne ce monde dans la foi et la confiance en notre seul Seigneur et Sauveur entre dans le nombre des élus et possédera avec joie la splendeur céleste lors de la Parousie, sans avoir besoin de nos souhaits, désirs, intercessions et aides 296. Son corps ressuscitera, même s'il s'est dissout dans la terre, l'eau, l'air ou le feu. La volonté de réduire la place du mort à la portion congrue est très nette partout, par souci de bien se différencier du catholicisme. Pourtant, comme la Réforme n'a pas précisé avec assez de netteté le but de la cérémonie, celle-ci tend à devenir vers la fin du siècle surtout une manifestation de respect envers le défunt, dont le souvenir est conservé dans un souci d'information et de contrôle par les registres de sépulture, qui à côté de ceux de baptêmes et de mariages sont introduits dans presque toutes les paroisses protestantes entre 1550 et 1600.

292. Sermons sur les Livres de Jérémie et des Lamentations, publiés par R. PETER, Neukirchen, 1971, p. 63.

293. lbid.

294. F. HUBERT, Die Strassburger liturgischen Ordnungen im Zeitalter der Rejormalion, Gottingen. 1900, p. LXXXIII.

295. De civitale Dei, I, c. 12 ; cité à Mcmmingen (1569) et à Thorn (1575) ; E. SEHLING, IV, p. 243 et XTI, p. 265.

296. On ail unser Wunschen, Begierd, Fiirbitte, Hilfe und Zuthun ; Kirchenordnung de Strasbourg, 1598, p. 270.


LEGISLATION SUR LES SEPULTURES (ALLEMAGNE, XVP S.) 231

Cette attitude est dictée par le respect scripturaire qui, constant dans les ordonnances, est particulièrement net pour les sépultures. Les protestants se laissent guider surtout par l'esprit de deux livres bibliques, le Psautier et le Syracide. Dans le premier, qui inspirait déjà fortement la prière médiévale, c'est surtout le Psaume XC qui souligne la fragilité de la destinée humaine — car mille ans sont à tes yeux comme un jour —, qui détermine l'attitude du clergé et peu à peu celle des paroissiens. Dans le Syracide, très prisé au xvr 3 siècle pour l'exaltation de valeurs telles que le travail, la pureté morale et la sagesse pratique eu utilitariste, le chapitre XXXVIII, 16-23, constitue un modèle pour les théologiens : il préconise des funérailles décentes et de la modération dans le deuil une fois la cérémonie achevée, d'où l'insistance sur la différence entre les chrétiens, capables de surmonter la douleur à cause de l'espérance, et les non-chrétiens pour qui la mort apporte le désespoir.

Toutefois le respect des prescriptions scripturaires n'exclut pas le maintien de certaines pratiques médiévales. Les luthériens ont eu le souci, grâce au concept des adiaphores, de maintenir des usages non incompatibles avec la Bible et auxquels la population demeure très attachée ; la cérémonie reste ainsi profondément ancrée dans la tradition et adaptée à la sensibilité des paroissiens. Selon les régions on constate une grande diversité et richesse des éléments constitutifs des funérailles. On rencontre tous les degrés depuis la manière très sobre, notamment chez les réformés, jusqu'aux liturgies complexes, riches et d'une grande solennité. Quelques ordonnances soulignent d'ailleurs ces permanences liturgiques 297. Parmi les continuités quatre surtout méritent notre attention : le maintien de certains éléments du rituel romain, en particulier le Psaume CXXX, sous la forme du cantique Ans Tiefer Not, le port du deuil et l'isolement passager de la famille par rapport à la communauté, en signe de respect et d'amour pour le défunt, la persistance de la sacralité du cimetière et enfin des relents d'une cérémonie d'abord destinée au mort : un bref rappel de la biographie, qui a tendance à tourner parfois à l'apologie, puis le souhait que Dieu reçoive son âme. La Réforme reprend en Allemagne du Sud et dans les pays rhénans, régions les plus touchées par la théologie humaniste et plus rationalisante, la distinction médiévale qui repose sur des spéculations liées à la pensée platonicienne entre l'âme et le corps, comme le confirme l'étude des épitaphes à Heidelberg, où le calvinisme conserve l'expression Que Dieu ait pitié de son âme 298. Or la séparation entre un corps inhumé et qui ressuscitera lors de la Parousie et une âme immortelle qui dès maintenant jouit de la béatitude céleste est contraire à toutes les affirmations bibliques et marque un retour à l'anthropologie grecque2". Dans une perspective christologique les deux concepts de la résurrection des corps et de l'immortalité de l'âme sont incompatibles.

Mais les ruptures sont plus nombreuses que les permanences. Le transfert du cimetière provoque une amorce de désacralisation de celui-ci, dans la mesure où, si au début seuls les humbles et les modestes sont rejetés hors

297. Pax exemple au Brandebourg (selon la coutume locale), à Halle (selon l'usage) ou à Hoya (selon l'habitude).

298. Cf. M. ADAM, op. cit., 132 p.

299. B. JORDAHN, Dos kirchliche Begrabnis, Gottingen, 1949, p. 14-28.


2S2 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

des lieux sacralisés, il se produit une certaine accoutumance aux nouveaux « champs de Dieu », situés à l'écart des églises, ainsi qu'un désintérêt relatif pour ceux-ci. Auparavant essentiellement centrée sur le défunt, la cérémonie religieuse est profondément modifiée et élaguée : inutile au défunt selon Syracide XXXVIII, 16300, elle est désormais tournée vers les vivants qu'il s'agit de réconforter et d'instruire sur les fins dernières par des lectures bibliques, des cantiques et surtout la prédication, innovation qui permet l'annonce de la Parole et l'actualisation de l'Évangile. La tonalité ecclésiastique et liturgique recule au profit de la dimension communautaire : les obsèques s'adressent à toute la paroisse rassemblée autour de la dépouille d'un de ses membres. Les cantiques et le sermon, qui constituent à la fin du siècle l'essentiel de la cérémonie, sans oublier l'importance de la procession, créent une atmosphère particulière de dignité et de recueillement dans un esprit de communion tourné vers l'espérance chrétienne, thème central de la sépulture religieuse et seul capable de réconforter la famille en deuil.

Ainsi la Réforme a profondément modifié la cérémonie funéraire qu'elle a orientée vers l'information des vivants et le réconfort des proches en fonction de la justification par la foi. Les obsèques sont axées sur deux thèmes fondamentaux de la Réforme : la christologie et l'espérance dans l'au-delà, fortement revalorisée par la disparition de la croyance au Purgatoire. La prédication et les chants très connus créent une tonalité affective qui a favorisé la foi individuelle, l'espérance en l'au-delà, une mentalité consciente de la relativité du monde et soumise à la volonté divine et la force de caractère permettant de surmonter la douleur, de se préparer à la mort sans panique excessive et de parler sans crainte de sa propre mort. En même temps se répand un certain souci d'égalité devant la mort. Certes les cérémonies ont été altérées relativement vite par l'influence mystique, l'apologie du défunt, la longueur excessive des sermons et la suppression progressive du refus d'une sépulture chrétienne. Mais les ordonnances du xvr 3 siècle ont fixé la liturgie, les cantiques et les textes de prédication qui ont modelé la mentalité protestante germanique pour plus de trois siècles.

Bernard VOGLER, Université de Strasbourg IL

300. Comme le rappelle l'ordonnance de Strasbourg (159S), p. 270.


FAMILLE, AMOUR ET MARIAGE :

MENTALITÉS ET COMPORTEMENTS

DES NOBLES ARTÉSIENS A L'ÉPOQUE DE PHILIPPE II

L'histoire de la famille est devenue, depuis peu, le lieu d'une réflexion sur l'histoire sociale des mentalités et des comportements collectifs l. L'étude d'un manuscrit copié par les deux fils d'un noble artésien a été l'occasion de réfléchir à ces problèmes, à propos d'un groupe familial, au sens large du terme, composé de quelques dizaines de familles nobles unies entre elles par des liens de parenté, d'amitié ou de clientèle 2. En effet, le manuscrit contient 250 lettres familières, expédiées ou reçues entre 1548 et la fin du xvr 3 siècle par les membres de ce groupe familial ; lettres qui donnent, entre autres, des renseignements précis en matière de relations familiales, d'amour et de mariage. En outre, 36 pièces en vers ou en prose, copiées dans le manuscrit, fournissent à l'occasion de précieuses indications sur l'éthique et l'esthétique de la noblesse du sud des Pays-Bas. Complétées par quelques autres sources, ces deux séries documentaires inégales nous introduisent dans le monde mental d'un groupe social bien défini et nous fournissent matière à distinction entre les comportements individuels et collectifs décrits dans les lettres, d'une part, et les valeurs ou les idéaux qui apparaissent dans les 36 pièces, d'autre part. Car le décalage est important entre les comportements pratiques et les idéologies des nobles artésiens en matière de famille, d'amour et de mariage. Ce fait est-il simplement dû à une banale différence entre l'action et la théorie, ou manifeste-t-il plutôt l'existence,

1. Cf. Robert MUCHEMBLED, « Famille et histoire des mentalités (xvi'-xvm' siècles). État présent des recherches », dans la Revue des Éludes sud-est européennes, t. XII, 1974, n° 3, p. 349-369. Ajouter à la bibliographie deux numéros spéciaux de revues, parus après la rédaction de cet article : Annales de démographie historique 1973. Enfant et Sociétés, Paris-La Haye, 1973, et i Le xvn" siècle et la famille », n°s 102-103 de XV1V siècle, 1974, 102 p.

2 Robert MUCHEMBLED, Publication du « Registre secret de François de Boffles, seigneur de Souchez » (2e moitié du XW siècle). Introduction à l'étude des mentalités de la noblesse artésienne. Thèse de 3e cycle, VIe section de I'E.P.H.E., sous la direction de J. Delumeau, 1974. Deux vol. dactyl., 485 p. (introduction) et 448 p. (édition du texte). Les renvois à ce travail,' dont 3 exemplaires sont déposés à la VIe section de I'E.P.H.E., à Paris, et 1 exemplaire à la Bibliothèque Municipale d'Arras (Pas-de-Calais), sont indiqués comme suit : thèse, t. I ou t. II. En outre, l'indication (Ms. 186, P...) se rapporte au manuscrit n° 186 (ancien 302) de la Bibliothèque Municipale d'Arras, intégralement édité dans le tome II de ma thèse


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voire la naissance, à l'époque de la « Révolution » des Pays-Bas et de profonds changements économiques et politiques, d'un phénomène de mutation socio-culturelle dans la noblesse du pays ?

Pour répondre à cette question, il faut d'abord décrire, et de manière peu « sérielle », compte tenu de la documentation utilisée, la structure et les caractères fondamentaux du groupe familial noble. Puis l'étude du mariage, noeud vital des relations familiales, permettra d'apprécier l'importance d'un changement culturel ou d'une résistance à un tel changement.

FAMILLES ET GHOUPES DE SOLIDARITÉ : DU NOYAU CONJUGAL A LA NÉBULEUSE FAMILIALE COMPLEXE

La relative rareté des registres de catholicité artésiens antérieurs au début du xvne siècle 3 interdit de tenter une véritable étude de démographie historique à propos du groupe social dont il est ici question. Aussi suffit-il de le définir dans l'espace, de l'appréhender à travers le vocabulaire dont usent ses membres pour se représenter leurs relations familiales, avant d'en décrire de manière qualitative les principales caractéristiques.

L'étude du lieu de rédaction de la correspondance reçue ou échangée par les membres de la famille de Boffles — implantée à Souciiez 4, en Artois —, permet de circonscrire la zone d'activité d'une famille artésienne de petite noblesse. Certes, cette cartographie n'implique pas, de la part des intéressé, la connaissance topographique des lieux cités. D'autre part, il s'agit d'une géographie incomplète, puisque des lettres mentionnées par certains correspondants n'ont pas été conservées et que, vraisemblablement, d'autres ont disparu sans laisser de trace. Enfin, le lieu de rédaction n'est connu que pour 217 lettres sur 250.

Dans ces conditions, apparaissent trente-quatre noms de lieux, qui témoignent de l'étendue des relations épistolaires de la famille de Boffles. Et si l'on considère Souchez comme le centre de cette correspondance, trois zones peuvent être distinguées (voir carte jointe p. 248-249) :

— 177 lettres (82 %) ont été expédiées ou reçues dans un rayon de 27 km autour de Souchez ;

■— 29 lettres (13 %) sont localisées dans un cercle dont le rayon est supérieur à 27 km et inférieur à 55 km ;

— 10 lettres (5 %) furent envoyées ou reçues dans une zone distante de Souchez de 55 km au moins et de 200 km au plus.

Ces localisations indiquent que le réseau de parents et d'amis de la famille de Boffles est étroitement localisé : les correspondants sont, pour la plupart, des voisins. En effet, quinze lieux sur trente-quatre appartiennent à la première zone, c'est-à-dire au centre et à l'est de l'Artois, avec un prolongement sur le Douaisis : ils sont accessibles en moins d'une demi3.

demi3. RODIÈRE, C Deux vieux registres de catholicité du pays d'Artois > [Ames (1567-1597) et Werchin (1605-1638)], dans Société d'éludés de la province de Cambrai. Bulletin, t. IV, 1902, p. 130-160 (p. 130).

4. Souchez, Pas-de-Calais, arr. Arras, canton Vimy (à 11 km au nord d'Arras).


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journée, pour un cavalier parti de Souchez. Le même voyageur peut atteindre chacun des quatorze lieux de la deuxième zone en une journée de voyage, au plus 5.

La distance joue, semble-t-il, un rôle primordial dans l'établissement et le fonctionnement des structures de relations au sein de la noblesse d'Artois. Ainsi, la famille de Boffles de Souchez entretient-elle des rapports avec une branche collatérale, implantée à Manin 6 — à 20 km environ de Souchez —, mais paraît-elle ignorer totalement, par exemple, la tige des Boffles seigneurs de Roisin, installés près de Noyon 7.

Cette correspondance familière permet de définir une nébuleuse familiale complexe, surtout implantée en Artois et en Flandre wallonne, à l'intérieur d'un cercle de 55 km de rayon dont le centre est Souchez. Constituée par des familles nucléaires, bien sûr, cette nébuleuse s'organise autour de trois pôles familiaux : les Boffles de Souchez, les de Lattre de Douai, et la famille de la Tramerie, de Leforest 8. Ces trois noyaux sont étroitement unis par les femmes, tandis que gravitent autour d'eux de nombreuses autres familles alliées ou amies. Il n'est guère utile d'étudier ici en détail cette toile dont les contours changent sans cesse, au gré des alliances matrimoniales, des relations diverses qui se nouent et se dénouent, durant un demi-siècle 9. Il importe plutôt de chercher à comprendre ce qui donne à une telle nébuleuse sa forte cohésion. L'appartenance de ces individus et de ces familles au groupe social noble constitue vraisemblablement la réponse à une telle question. Est-ce à dire qu'un quelconque préjugé de race 10 soit à la base de la vision du monde de ces hommes ? On pourrait le croire, en considérant « l'édit et ordonnance... touchant le port dès armoiries, timbres, filtres et autres marques d'honneur et de noblesse » publié aux Pays-Bas, le 14 novembre 1616, par Albert et Isabelle u. En effet, cet édit tardif, mais qui entérine une situation antérieure, est révélateur d'une idéologie nobiliaire, exprimée par les mots : honneur (8 fois), race (1 fois), maison (noble) (5 fois), sang (1 fois), ancêtres (1 fois), pères (4 fois), aïeux (2 fois), descendants. (4 fois), prédécesseurs (5 fois), ligne (3 fois), famille (7 fois), noblesse (9 fois). Une telle idéologie, fondée sur la conscience de la singularité du groupe, pourrait donc expliquer l'existence et la cohérence de la large nébuleuse familiale déjà évoquée. Or, la lecture des 250 lettres familières conservées dans le manuscrit révèle une conception de la famille et de la noblesse sensiblement différente de celle que véhiculent les actes officiels du temps.

5. A propos de la durée des voyages : Monique SOMMÉ, « Les déplacements d'Isabelle de Portugal dans les Pays-Bas bourguignons au milieu du XV" siècle >, dans Revue du Nord, n" 205, avril-juin 1970, p. 183-197 (p. 195).

6. Manin, Pas-de-Calais, arr. Airas, canton Avesnes-le-Comte.

7. Noyon, Oise, arr. Compiègne, ch.-l.-canton (situé au sud, au-delà du cercle des 55 km). Voir, à propos des rapports avec les branches collatérales : thèse, t. I, p. 137-140.

8. Douai, Nord, ch.-l.arr. Leforest, Pas-de-Calais, arr. Lens, canton Hénin-Liétard.

9. Voir thèse, t. I, p. 122-204, à propos des trois pôles familiaux, et t. II, p. 5-7 (table des destinataires et des expéditeurs des lettres), en ce qui concerne les autres familles.

10. André DEVYVER, Le Sang épuré. Les préjugés de race chez les gentilshommes français de l'Ancien Régime (.1560-1720), Bruxelles, 1973

11. Publié dans Coustumes générales du comté d'Artois, Arras, J.B. du Til, édition de 1679, p. 631-651.


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Un sondage permet de préciser ces points. II concerne l'ensemble des lettres — une quarantaine — écrites par François de Bofïles entre 1548 et 1596 12. L'étude systématique du vocabulaire utilisé dans ces lettres — par une méthode d'analyse sémantique inspirée des travaux du laboratoire de lexicologie politique de l'E.N.S. de Saint-Cloud 13 — aboutit aux conclusions suivantes : ce vocabulaire fait peu de place au passé et s'articule très fortement sur le présent vécu par l'auteur et par son groupe social. En outre, famille n'est jamais employé, ménage n'apparaît que deux fois, et maison, utilisé 26 fois, désigne uniquement le lieu d'habitation. La notion de famille est pourtant évoquée à travers une formule figée : « moi, ma femme et mes enfants s>, mais n'est jamais clairement définie comme la « maison noble » ni comme une entité affective. Le terme enfants, présent douze fois et toujours au pluriel dans le corpus, caractérise l'étroite dépendance de ceux-ci par rapport à leurs parents, à leur père en particulier. Il ne prend un sens affectif qu'une seule fois, associé au « soin et sollicitude » de la mère à l'égard des enfants. Enfin, divers mots définissent toute l'étendue de la nébuleuse familiale dont les membres de la famille de Boffles se sentent solidaires : parent(s) (10 fois), ami(s) (30 fois), amitié (13 fois), voisin (6 fois). Fait remarquable, parents et amis sont étroitement associés, parfois même équivalents, le second étant souvent utilisé comme complément, ou comme redondance, d'un terme plus précis : voisin, oncle, frère... De même, si amitié prend trois fois le sens actuel, ce mot qualifie, dans dix autres cas, la proche parenté, le sentiment paternel, ou même l'amour d'une femme. Quant à voisin, il admet ami pour équivalent, s'accompagne d'un code de politesse et, surtout, convoque la notion de « service » rendu ou à rendre 14. En fait, il semble que François de Boffles et ses semblables aient surtout eu une conscience synchronique et non pas diachronique de leur groupe social. Encore ne percevaient-ils celui-ci qu'à travers un espace essentiellement local — un cercle de 55 km de rayon autour de Souciiez — et non pas à l'échelle des Pays-Bas tout entiers. La différence avec une idéologie nobiliaire théorique, telle qu'elle est exprimée dans l'édit de 1616 par exemple, est patente, d'autant plus que ces nobles lisent et apprécient de tels écrits 15. Le type de documents utilisés est-il responsable de l'occultation des notions de race, d'honneur nobiliaire, de sang, de passé du groupe... ? Il est vrai que ces nobles s'adressaient, dans ces lettres, à leurs semblables et souvent de manière familière et détendue. Peut-être, de ce fait, privilégiaient-ils le temps vécu, la réalité subie et l'horizon local ? Sans doute aussi n'étaient-il pas encore pleinement conscients des dangers qui les menaçaient, et contre lesquels ils réagirent ultérieurement en usant du préjugé de race 16. Quoi qu'il en soit, ils ont conscience, dans la seconde moitié du xvr 3 siècle, d'une solidarité familiale horizontale et relativement

12. Une comparaison entre ces lettres du chef de la famille de Boffies (né après 1534, mort en 1608) et les autres lettres conservées dans le manuscrit prouve que le c corpus » utilisé est représentatif de l'ensemble : cf. thèse, t. XL, p. 4-290.

13. A propos de la méthode et des précautions méthodologiques : thèse, t. I, p. 205-240.

14. Pour plus de détails, cf. thèse, t. I, p. 255-266 et tableaux p. 365-371, ainsi que ci-dessous, note 92.

15. Voir les 36 pièces éditées dans ma thèse, t. H, p. 360-423.

16. Voir le livre d'A DEVYVER, cité ci-dessus, note 10.


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restreinte, à travers laquelle semble s'esquisser un sentiment d'appartenance à une région, limitée au sud par la France et au nord par la Flandre flamingante. D'une solidarité familiale qui comprend divers niveaux de puissance socio-économique et politique : la petite noblesse terrienne, peu fortunée et peu puissante, est représentée par François de Boffles lui-même. A un second niveau, les membres de la famille de Lattre, de Douai, fournissent des licenciés en droit, de nombreux religieux, et prennent rang parmi les principaux détenteurs du pouvoir à Douai. La famille de la Tramerie, quant à elle, appartient à un niveau plus important encore que les précédentes : son chef, Robert de la Tramerie, neveu de François de Boffles, semble riche et est gouverneur d'Aire-sur-la-Lys 17. Ces trois types sont représentés par de nombreuses autres familles. Leurs alliances enchevêtrées permettent à l'occasion à leurs membres, y compris aux plus pauvres et aux moins puissants, de maintenir un contact de clientèle avec les plus grands seigneurs d'Artois, avec les gouverneurs successifs de la province, par exemple 18.

Une étude démographique sérieuse d'un tel ensemble s'avère malheureusement impossible. Force est donc de s'en remettre à de simples exemples.

Les noyaux conjugaux, évidemment, constituent les cellules fondamentales de la vie familiale. Il faut cependant signaler que l'oncle maternel jouait un rôle très important auprès de ses neveux, en cas de disparition du père de ceux-ci mais également lorsque le père vivait encore 19. L'âge au premier mariage de ces nobles est rarement connu. Leur espérance de vie ne peut être calculée, mais quelques exemples témoignent de la possibilité d'une grande longévité de leur part. François de Boffles devint septuagénaire et ses ancêtres masculins en ligne maternelle moururent tous âgés : son trisaïeul à 85 ans, son bisaïeul, Hugues de Lattre, à 60 ans, son grand-père, Jean de Lattre, à 57 ans. Quant au fils de ce dernier, Jean de Lattre, qui joua un grand rôle dans la vie de son neveu François de Boffles, il disparut à 75 ans 20. Les remariages ne semblent pas rares, dans la noblesse artésienne, mais il est hors de question de fournir à ce propos des précisions chiffrées. Tout au plus peut-on remarquer que la femme veuve est parfois réintégrée dans la nébuleuse familiale grâce à un remariage avec un membre de celle-ci : Robert de la Tramerie épousa ainsi en secondes noces la veuve de François de Boffles, seigneur de Manin, cousin au quatrième degré de son homonyme le seigneur de Souchez, lui-même oncle de Robert de la Tramerie 21. Un tel exemple, qui n'est pas un cas isolé, illustre la pratique des mariages entre familles voisines ou alliées. Car le nombre des partis possibles est relativement limité : géographiquement, on ne peut parler de tendance au mariage endogamique, puisque les intéressés peuvent aller loin pour prendre femme, à la différence des ruraux de Basse-Normandie au xvir 2 siècle, par exemple, dont les migrations matrimoniales « se

17. Aire-sur-la-Lys, Pas-de-Calais, arr. Saint-Omer, ch.-l.canton.

18. Ces caractères sont développés dans ma thèse, t. I, p. 122-204.

19. Thèse, t. I, p. 145-146, 197 ; t. U, p. 5-7 (table des expéditeurs et des destinataires des lettres).

20. Thèse, t. I, p. 136 (et tableaux généalogiques, p. 184-204, pour d'autres exemples).

21. Thèse, t. I, p. 153 et p. 202.


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bornent aux paroisses périphériques pour soixante-quinze couples sur cent » &. Il s'agit plutôt du choix des conjoints dans les mêmes familles — la consanguinité réduisant ces choix tout en multipliant les liens familiaux —, ce qui conduit à l'existence d'un inextricable réseau de parenté en Artois et en Flandre wallonne. Aussi peut-on comprendre que la femme veuve soit rapidement et à nouveau aspirée par le groupe de son défunt mari, en raison de sa disponibilité, tout d'abord, et afin d'éviter le passage du patrimoine en des mains étrangères.

La fécondité des mariages et remariages était parfois très élevée. Laissons la parole à François de Boffles, qui écrit à un neveu, le 2 février 1583 :

Nous en estions assez habondament pourveus [d'enfants], mais, en moins de deux ou trois ans, Dieu nous en at osté trois tout eslevés : nostre filz aisné, eagé de dix huict ans [...] frappé d'ung esclat de harquebuze en la teste [...] ; et depuis trois mois, l'ung de mes serviteurs, attaint de la maladie contagieuse, l'a donné à ung filz nostre eagé de XIII ans, dont il en est décédé en nostre maison de Cités et le serviteur guéri. De unze enfans, il nous en reste quatre vivans 23.

La femme du seigneur de Souchez eut donc onze enfants en vingt-cinq ans de mariage : cinq d'entre eux moururent jeunes ou en bas âge et deux n'atteignirent pas leur vingtième année. Encore leur père se souvient-il surtout de ceux qui moururent « tout eslevés ». Encore ne mentionne-t-il même pas en 1583 le nom et le sexe du troisième enfant, qui était plus jeune que les deux autres lors de son décès : il témoigne ainsi d'une sorte de résignation, à l'égard de la mort des nouveau-nés et des petits enfants, qui est banale en cette époque de sur-mortalité infantile, comme l'ont prouvé Philippe Ariès puis François Lebrun 24. .

L'oncle maternel de François de Boffles, Jean de Lattre, écrivant à son neveu le 3 février 1580, affirme ne pas s'étonner des erreurs de calcul de l'épouse de son correspondant :

ne trovant estrange que les femmelettes s'abusent que fois à l'endroit du terme de leur acouchement, comme bien a faict Chonnon, aian eu dix sept enfancons 25.

Il signale ainsi négligemment son record personnel et celui de son épouse, Anne de le Cerf, familièrement surnommée Chonnon. La date de leur mariage est inconnue, mais se situe après 1537, ce qui signifie, à la date de la lettre, que le couple eut dix-sept enfants en moins de quarante-trois ans de mariage. Neuf d'entre eux n'ont laissé aucune trace dans le manuscrit, ni dans les sources que j'ai consultées : il est vraisemblable qu'ils moururent jeunes ou en bas âge. Trois des huit enfants connus moururent avant leur père — décédé en 1587.

22. J.-M. GOUESSE, « La formation du couple en Basse-Normandie i, dans c Le xvnc siècle et la famille», n°s 102-103 de XVII' siècle, 1974, p. 45-58 (p. 49).

23. Ms. 186, f 27 V (Thèse, t. II, p. 154).

24. Ph. ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Pion, 1960, m-503 p. (p. 135) ; F. LEBRUN, Les Hommes et la mort en Anjou au XVII' et au XVIII' siècle. Essai' de démographie et de psychologie historique, Paris-La Haye, 1971 (p. 423-426).

25. Ms. 186, f° 119 V (Thèse, t. II, p. 121).


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François de Boffles et Jean de Lattre constituent-ils des exceptions, tant par leur longévité que par la fertilité de leur épousé respective ? Il est difficile de le dire, car le nombre exact des enfants des nombreuses autres familles citées dans le manuscrit n'est pas connu. Néanmoins, les couples avec trois, quatre ou cinq enfants vivants sont très fréquentsw, ce qui, compte tenu de l'importante mortalité infantile, laisse supposer que la fécondité des femmes de ces nobles artésiens et flamands était élevée. La femme du seigneur de Souciiez eut un enfant tous les vingt-sept mois, en moyenne. Quant à l'épouse de Jean de Lattre, si l'on retient l'hypothèse la plus élevée — quarante-trois ans de mariage — elle accoucha en moyenne tous les trente mois. En outre, une autre source nous indique que la mère de Jean de Lattre, mariée vers 1506, accoucha en 1507, 1508, 1509, 1512, 1514 et 1515 : elle eut ainsi six enfants en dix ans de mariage, c'est-à-dire au rythme moyen d'un tous les vingt mois 27.

Or, les intervalles entre naissances les plus courts que l'on ait pu observer sont de vingt-trois mois au Canada français au xvrr 3 siècle et de vingt à vingt-trois mois dans certaines régions des Flandres au xvrrr 3 siècle, pour des femmes de vingt à vingt-cinq ans, dont la fécondité est maximale 28. Il serait abusif de comparer ces moyennes, établies sur des échantillons importants, aux trois cas isolés précédents. Tout au plus une juxtaposition des données permet-elle de préciser l'intérêt de ces exemples. D'autant que l'intervalle court entre les naissances des enfants de François de Boffles est vraisemblablement dû à la pratique de la mise en nourrice, qui est attestée dans une lettre de Jacqueline de Goy à sa demi-soeur, l'épouse de François de Boffles :

Je vous prie, autant que vous ayniés vostre sancté et celle de vostredicte fille, que vous la métés à quelque bonne riouryche ; et à la longue, sy vous la nourysé, vous vous en trouvères fort mal et vostre dyte fille 29.

En effet, la prolongation de l'allaitement de l'enfant aurait pu avoir pour conséquence d'espacer la période entre deux naissances 30. Malheureusement, cette mention est la seule dans le manuscrit, ce qui ne permet pas d'éclairer plus nettement le comportement des femmes de la noblesse du sud des Pays-Bas en ce domaine. Quoi qu'il en soit, et d'après les cas exposés ici, la maisonnée noble se présente comme un lieu, sinon peuplé d'enfants, du moins où l'enfant paraît à un rythme régulier et rapide. Ceci, sans nul doute, colore la vie de ces gens d'une manière différente de celle de notre époque et rappelle qu'il faut « imaginer nos ancêtres constamment en présence de leur jeune progéniture » 31.

Cet ensemble de renseignements fragmentaires s'éloigne nettement des minutieuses enquêtes démographiques et sociologiques tentées par P. Laslett

26. Thèse, t. I, tableaux généalogiques, p. 184-204.

27. Thèse, t. I, tableau 11 (de Lattre), p. 197.

28. E.A. WRIGLEY, Société et population, Paris, Hachette, 1969, 255 p. (p. 93).

29. Ms. 186, f° 40 v", lettre non datée écrite entre 1558 et 1571 (Thèse, t. H, p. 269).

30. E. A. WRIGLEY, op. cit., p. 91. .

31. Peter LASLETT, Un Monde que nous avons perdu. Les structures sociales pré-industrielles, Paris, 1969 (p. 116).


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pour l'Angleterre du xvrr 3 siècle, ou par Gérard Bouchard à propos d'un village solognot au xvrrr 2 siècle s 2. La comparaison n'est même pas possible avec l'étude déjà ancienne de Claude Lévy et Louis Henry, pourtant consacrée à un groupe social restreint : les ducs et pairs, en France, de 1650 à 1799. Une seule remarque de ces auteurs vaut d'être rappelée ici, qui concerne l'existence dans cette caste, entre 1650 et 1699, de quelques familles très nombreuses : dix, onze, treize, quatorze, quinze et vingt et un enfants 33. A ce sujet, François de Boffles et Jean de Lattre relèvent aisément le défi, avec respectivement onze et dix-sept enfants !

La notion de nébuleuse familiale, quant à elle, nous semble plus importante. Nous verrions volontiers en elle, jusqu'à preuve du contraire, une structure sociale fondamentale, propre à la noblesse d'Artois, voire des Pays-Bas tout entiers (et, qui sait, peut-être de France?). Cette noblesse, de ce fait, serait définie par la juxtaposition, mais aussi par une étroite et complexe imbrication, de cellules aux contours mouvants — telle la nébuleuse de Boffles —, et n'apparaîtrait pas comme un corps organique, à l'échelle d'un état, fondé sur l'exaltation du passé de la race et du lustre des aïeux. En somme, survivrait donc un modèle « féodal » de la noblesse. C'est dire que l'évolution conduisant à la naissance d'un « ordre » hiérarchisé, dont les membres auront clairement conscience d'appartenir à une caste, ne serait pas encore achevée. C'est dire aussi que, malgré les efforts unificateurs de Charles Quint et de Philippe II, la noblesse des DixSept Provinces résisterait laborieusement au changement, bien qu'elle ne puisse évidemment manquer d'y être sensible d'une manière ou d'une autre.

L'esthétique et les comportements nobiliaires en matière d'amour et de mariage traduisent-ils un tant soit peu cette situation, ce jeu de la résistance et du changement ? Voyons d'abord les aspects du mariage qui relèvent d'une histoire des sensibilités.

CONVENTIONS AMOUREUSES ET MARIAGE : ESTHÉTIQUE ET COMPORTEMENTS NOBILIAIRES

Onze pièces amoureuses en vers ou en prose et quelques séries de lettres consacrées aux fiançailles et au mariage de membres de la famille de Boffles constituent la base d'une réflexion sur ces phénomènes primordiaux que sont l'amour et le mariage si. Point de départ : les thèses de Lucien Febvre 35, qu'il importe d'examiner à la lumière des écrits — et des comportements qu'ils nous révèlent — d'un groupe social donné. On sait que L. Febvre a mis en valeur l'absence de prestige du mariage au XVIe siècle, insistant même sur ses aspects « assez sinistres à l'occasion ». Qui plus est, l'amour manquait aussi, selon lui, dans le mariage : « Encore plus, et peut-être néces32.

néces32. LASLETT, op. cit. ; G. BOUCHARD, Le Village immobile. Sennely'en-Sologne au XVlll* siècle, Paris, 1972.

33. Claude LÉVY et Louis HENRY, a Ducs et pairs sous l'Ancien Régime, caractéristiques démographiques d'une caste i dans Population, 1960, n° 5, p. 807-830 (p. 820).

34. Thèse, t. H, p. 361-368 et index des thèmes aux mots « amour i et c mariage ».

35. Lucien FEBVRE, Amour sacré, amour profane. Autour de l'Heptamérori, Paris, 1" éd., 1944 ; rééd., 1971 (p. 302-325).


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sairement ». Si bien qu'au xvr 3 siècle : « Tous et toutes repoussent le mariage d'amour » 36. Deux étapes seront nécessaires pour tester ces idées, l'examen des conventions amoureuses « littéraires » précédant l'étude de leur mise en oeuvre à propos de situations concrètes.

Les pièces amoureuses en vers et en prose copiées, et peut-être composées, par Robert, fils de François de Boffles ^, véhiculent une rhétorique amoureuse assez banale pour l'époque. Le lieu commun de la souffrance d'amour, causée invinciblement par une belle cruelle, rappelle les oeuvres des poètes de la Pléiade, de Ronsard en particulier, ou même les poèmes de jeunesse d'Agrippa d'Aubigné :

Mon Dieu, que j'aimme ma maistresse, Mon Dieu, que j'ainme ses beaus jeulx, Dont l'eun m'est doulx, L'autre plain de rudesse 38,

Maistrès. Sie ie lys, si i'escrys, si ie parle ou me tais, Vostre oeuil me faict la gueurre, et ne sens point de pais, Combatu, sans cesser, de sa rigueur extrême. Bref, ie vous ayme tant que ie ne m'ainme pas (De moy mesme adversaire), ou si ie n'aime, hélas, Je m'aime seulement pour ce que ie vous ayme 39.

La devise amoureuse de Robert de Boffles : « Le dart d'amouret m'a le coeur perché s>, figure plusieurs fois dans le manuscrit, comme légende d'un dessin représentant un coeur percé de flèches, posé sur une banderole 40. Elle résume ce thème conventionnel. Un thème qui plaisait toujours, dans le sud des Pays-Bas, à la fin du xvr 2 siècle, à de jeunes nobles plus cultivés qu'on ne le pense généralement 41.

Pourtant, s'il était de bon ton d'encenser la femme idéale et cruelle, d'afficher un esprit « courtois » et de glorifier l'amour, cela n'empêchait pas de considérer sans indulgence l'inconstance et les défauts de la femme :

L'on scait assés combien les hommes sont plus constans en leurs promesses que les femmes, l'on scait en combien grande estinme il ont leur foy, qu'il ne faudroint pour chose du monde, et, au contraire, combien les femmes sont volaiges et de peu de durée en leur amytié42.

Ces mots ont été notés par Robert de Boffles sur l'un des feuillets où figure sa devise amoureuse ! Encore ces remarques n atteignent-elles pas à la dureté des « demandes à plaisir » qu'il a copiées ou rédigées :

36. Ibid., citations aux p. 310, 317 et 322.

37. A ce sujet : thèse, t. H, p. 361.

38. Ms. 186, £• 80 r° (.ibid., t. H, p. 367).

39. Ms. 186, f 24 (ibid., p. 363).

40. Ms. 186, f" 20 V, 56 r°, 70 V et 97 r" (ibid., p. 362).

41. J.H. HEXTER, < The Education of the Aristocracy in the Renaissance », The Journal of Modem History, march 1950, p. 1-20.

42. Ms. 186, f 56 r" (Thèse, t. H, p. 365).

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242 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Quelle chose y a il qui ressemble le plus à la mort ? Je diray, avecq congié, qu'il n'y at riens quy ressamble à la mort que faict la femme, d'aultant (que comme la mort) elle fuit ceulx quy la poursuivent et poursuyt ceux quy n'ont affaire d'elle.

Je vous demande : A quoy est ce que la femme ressemble le mieulx ? A une balance, car elle pend et ployé plus du costé que plus elle reçoit.

Demande : Quelle ehouse sont le plus donmageable en ce monde ? Response : Je dit que c'este la mère, le feu et la femme.

Les onmes, les femmes et les noys Porter plus de prouffit tu vois A celuy quy, de grand secousse, D'une main cruelle les pousse 48.

Le fait qu'un jeune noble célibataire, âgé de quinze à dix-sept ans à l'époque, ait composé ou simplement copié ces lignes signifie pour le moins qu'il était sensible à l'existence d'une tradition antiféministe tenace, qui s'était exprimée avec éclat lors de la « Querelle des femmes », en France, au milieu du xvr 6 siècle 44. La femme noble — comme presque toute femme à l'époque — est en effet considérée comme inférieure à l'homme. Son rôle est avant tout de mettre au monde des enfants et d'assurer la gestion et la surveillance de là maison et du domaine. Ce rôle est clairement défini par un cousin de François de Boffles qui envoie ses condoléances à ce dernier, dont la femme vient de mourir, en 1587 :

... attendu mesme la pert que avez faict d'une compaignie sy fidelle et à vous sy duisable que pour reposer sur elle les affaires de vostre maison, outre le besoin que tous vos enfans avoient encor de son adresse 45.

A ce texte fait écho un poème anonyme qui décrit, vers 1583, la vie du noble « picard J> :

En juillet et en aoust ma femme est en la grange, Quy noz ablais coupez faict entasser par range Ou luy sont apportez tous les bledz de campart Avoine, orge et rond grains, qu'elle faict mettre à part.

Ce pendant qu'elle est la, ie prens la gibecière, J'appelle l'épaneul braque et la lévrière Et m'en vay droict aux champs... 46.

Prédominance masculine, opposition et en même temps complémentarité des activités des deux sexes — l'homme à la chasse, la femme surveillant les activités domestiques — : ces traits ne sont pas propres à la noblesse ni au xvr 3 siècle 47. Par contre, la peur de la femme qui se manifeste dans les « demandes à plaisir » est plus originale : eue y est associée à la mort,

43. Ms. 186, f 67 v° (i&tfj.

44. L. GUILLERM (et autres), La Femme dans la littérature française et les traductions en français du XVI' siècle, Lille, 1971, 304 p. (p. 108-131, en particulier).

45. Ms. 186, f° 91 (Thèse, t. II, p. 202).

46. Ms. 186, f 69 v' (ibid., p. 396).

47. Voir les remarques de J.-M. GOUESSE, C Parenté, famille et mariage en Normandie aux xvi!" et xvm" siècles. Présentation d'une source et d'une enquête >, Annales E.S.C., juill.- oct. 1972, p. 1139-1154.


LES NOBLES ARTESIENS A L'EPOQUE DE PHILIPPE II 243

à la mère et au feu, ce qui colore étrangement le thème rhétorique de la souffrance d'amour. Car, la femme est ainsi parée de qualités destructrices, comme le feu, comme la mort, et finalement peut-être comme la mère, qui donne la vie, promettant ainsi la mort. De ce fait, il est possible de comprendre l'attrait du thème poétique de la belle cruelle qui fait souffrir : il s'intègre bien dans le paysage mental des auteurs de ces oeuvres et de ceux qui les lisent. D'une part, en effet, les mentalités collectives nobiliaires sont alors très sombrement colorées, aux Pays-Bas, en cette époque de guerres, d'« excès », d'« incertitudes » et de luttes religieuses 48. D'autre part, ce thème s'harmonise avec une peur de la femme que David Hunt découvre aussi au sein de la noblesse française au début du xvrr 3 siècle, et qu'il relie aux «aspects erotiques du mariage», à la crainte d'être trompé 49. En somme, la contradiction entre une esthétique « courtoise » et un antif émir nisme parfois virulent pourrait n'être qu'apparente. La première ne serait que le masque du second : ainsi Agrippa d'Aubigné, en France, exhale-t-il en 1572 une formidable rancoeur et de la haine, dans ses Stances, contre Diane Salviati, qu'il avait idéalisée et chantée avec délicatesse, peu de temps auparavant, dans L'Hécatombe à Diane, sous prétexte qu'elle avait cessé de l'aimer, ce qui, prétend-il, la conduisit au tombeau 50.

Certes, le passage de la courtoisie à la tentation (littéraire) d'un viol satanique du corps sans vie de Diane s'explique, dans ce cas, par la déception d'Agrippa d'Aubigné 51. Mais ce passage de la courtoisie au viol imaginaire n'est-il pas un lieu commun littéraire du xvr 3 siècle 52 ? Et n'est-il pas la simple exaspération d'un phénomène plus fréquent : l'attitude des nobles artésiens ne se modifîe-t-elle pas profondément, après le mariage, à l'égard de la belle qu'ils ont courtisée ? L'étude de cas réels permet d'y répondre.

Lucien Febvre avait sans doute tort en affirmant trop catégoriquement que l'amour n'existait pas dans le mariage au xvr 3 siècle. De nombreuses notations, dans la correspondance de la famille de Boffles, invitent à nuancer cette opinion, en distinguant d'ailleurs la période des fiançailles du mariage proprement dit.

François de Boffles, âgé d'une vingtaine d'années et courtisant celle qu'il devait épouser en juin 1558, lui écrit en ces termes, le 4 février de la même année :

Ma bien venue, la vreye et parfaicte amytié que ie vous porte, comme plusieurs fois j'ay désiré, parlant à vous, le donner à cognoistre, m'a contraint vous escripre et vous rafreschir par ceste l'envye que j'auroye d'estre du nombre de ceulx la quy desireroint vous fere très humble service, me réputant heureulx sy en cest endroict je poioys estre vostre bien venu. Je vous supplye très humblement... 53.

48. Thèse, t. II, p. 378.

49. D. HUNT, Parents and Children in Bistory. The Psychology of Family Life in Early Modem France, New York, 1970 ; 2' éd., 1972 (p. 74).

50. R. MUCHEMBLED, c Images obsédantes et idées-forces dans Le Printemps d'Agrippa d'Aubigné (1552-1630) », Revue du Nord, n° 197, avril-juin 1968, p. 213-242.

51. Ibid., p. 237.

52. L. FEBVRE, op. cit., p. 270-291.

53. Ms. 186, f° 44 v" (Thèse, t. H, p. 13).


24A REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le ton ne change guère, le 11 mars :

Ma bien venue, pour n'avoyr aultre bien en ce monde que de penser et trouver les moiens de vous poioyr complaire et faire service... Si.

Mais survient une brouille, dont parle Jean de Lattre dans une lettre du 27 mars à son neveu François de Boffles, brouille qu'il attribue à « la trop grande et téméraire asseurance » de celui-ci, à qui il conseille

de restaurer la faulte par meillieur acqut et démonstration plus grande d'extérieure amitié 55.

Grâce à l'intervention de Jean de Lattre, la brouille s'apaise, et François de Boffles envoie à sa promise, le 19 mai 1558, la dernière lettre conservée qui soit antérieure à leur mariage :

Ma bien venu, ce porteur est venu sy à poinct... que luy ay bayllé ceste pour vous adviser ce quy at esté conclud touchant où se polrions faire (pour plus grande commodité) noz nopces... 56.

Ces extraits mettent en évidence une certaine évolution du langage du soupirant entre février et mai 1558. Le ton de la dernière lettre est simple et direct, précis également. La lettre se termine par la formule « Vostre plus que très humble et très obéissant serviteur » et contraste ainsi avec celles de février et mars, qui se fermaient sur « Cestuy quy désire à jamés vous complire et faire très humble service » et sur « Cestuy quy se tiendra à jamés vostre très humble serviteur ». Contraste d'autant plus net qu'un ton retenu a fait place, en mai, aux accents courtois et enthousiastes, aux déclarations humbles, aux formules un peu gauches et contournées de février et mars, qui rappellent les pièces amoureuses citées plus haut. Les premières lettres sacrifiaient-elles simplement aux modes et aux conventions amoureuses du temps ? Le fait que Jean de Lattre critique l'insuffisance des manifestations extérieures d'« amitié » de son neveu laisse à penser qu'il se réfère aux normes d'une conduite sociale rituelle, transgressées par un individu dont les sentiments personnels pour la jeune fille en question ne seraient pas très profonds. De fait, les déclarations de « parfaite amitié » sont de rigueur de la part du fiancé, car les nobles d'Artois semblent au moins conserver la fiction du mariage d'amour : d'autres lettres, écrites en 1592-1593 par Philippe, fils de François de Boffles, à une demoiselle 57 courtisée en vue du mariage, le prouvent. Ces lettres parlent « d'inviolable amitié », mais aussi de « fermeté d'amour et de loyauté de service ». L'auteur demande à :

... estre aimée réciproquement, afin que cest lyaison mutuelle il puisse se hazarder plus avant et poursuivre l'alliance qui unisse inséparablement aussy bien les corps que les affections...

54. Ms. 186, f° 45 r' (ibid., p. 14).

55. Ms. 186, P 118 V (i&irf., p. 16).

56. Ms. 186, £• 45 V (ibid., p. 20).

57. Ou à deux promises successives, peut-être. (Thèse, t. H, p. 230).


LES NOBLES ARTESIENS A L'EPOQUE DE PHILIPPE II 245

II précise encore :

... vous ne trouverré estrangé sy ie m'enhardi de vous aimer, y estant conduit d'un sage désir, et si ie vous offre mon service, y estant obligé, non tant pour l'amour quy de soy me rand vostre qui pour la vertu qui vous rand admirable à mon esprit. Et ne fault s'esbahir si ie vous aime et honnor, d'aultant que nostre esprit, cognoissant ce qui est bon et parfait, ne peult s'adresser qu'à la beauté, qui port la marque et vray enseigne de la beauté de l'âme, laquelle aussi est cause de la révérence que nous portons à celles quy sont ornées de telles perfections... 58.

Comme, dans ces deux exemples, il s'agit toujours de personnages qui font la cour à leur promise, un certain rapport existe entre l'amour et le mariage. Cette notion d'amour diffère pourtant sensiblement de la nôtre. Il s'agit plus de conventions amoureuses, parfois teintées de néo-platonisme, et de conduites sociales imposées par la pression du groupe que de passion amoureuse, semble-t-il. Qu'importe ! Le fait est là : l'amour ne s'oppose pas aussi radicalement au mariage, en ce qui concerne ces nobles artésiens, que ne le prétendait Lucien Febvre.

Le mot et la notion, d'ailleurs, existent aussi dans leur vie conjugale, bien qu'il soit difficile d'en préciser le contenu. Un cousin, écrivant en 1587 à François de Boffles, qui a perdu sa femme, après vingt-neuf ans de vie commune, tente de le consoler :

... vous, que ne doubtons estre bien triste et ennuie, aiant perdu la compaignie de celle avecq laquelle vous avés vescu sy longues années et en sy bonne paix et parfaict amour 59.

Evidemment, il serait souhaitable de pouvoir apprécier le contenu de cet « amour », afin de savoir si le cousin en question n'utilise pas une formule épistolaire, dans les conditions particulières d'un décès. La correspondance de François de Boffles ne permet malheureusement pas de préciser beaucoup ce point : deux lettres adressées à son épouse, en 1565 et 1580, figurent bien dans le registre. Elles relatent des événements précis et témoignent, d'après les formules employées, d'une certaine tendresse et de rapports détendus entre les époux :

Ma bien venue, à cause que mon oncle at prié toutte la compagnie pour dimenche soir en sa maison et que i'ay promis d'y aller, je ne retourneray jusques à Souchez [...]. Priant au reste le Tout Puissant vous maintenir en sancté avecq le petit Jacques [...]. Vostre bon et fidel mary à jamais [■■•] 60.

La seconde lettre se termine par des formules du même genre : « me reconmandant de bien fort bon coeur à vous [...]. Vostre bien bon et fidel mary [...] » 61.

Mais peut-être ces formules sont-elles stéréotypées et nous renseignentelles plus sur le code de politesse en usage dans la noblesse du sud des Pays-Bas qu'au sujet de la sensibilité de ces personnages ?

58. Ms. 186, f" 98 v', 73 v°, 96 r° et 147 i'-v' (Thèse, t. II, p. 234, 237, 238, 239).

59. Ms. 186, f 92 r° (fbid.), p. 207.

60. Ms. 186, f 41 r', (ibid.), p. 32. La lettre date du 7 mars 1565 et cite Jacques de Boffles, en en août 1562.

61. Ms. 186, f° 148 r" (Thèse, t. II, p. 129). Lettre du 10 septembre 1580.


246 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Retenons donc simplement que le tableau du mariage au xvr 3 siècle brossé par L. Febvre doit être nuancé : sa description, comme il le dit lui-même, vaut surtout pour les courtisans :

Moeurs de cour, oui. Façons de vivre propres à ces milieux particuliers, où tout semble se liguer pour séparer les époux 62.

La noblesse d'Artois — tout au moins celle que j'ai étudiée, et qui ne vit pas à la cour —, ne semble pas considérer le mariage comme une calamité. Une forme d'amour apparaît à la fois dans les fiançailles et dans la vie conjugale. Pour en cerner exactement le contenu, il faudrait d'autres recherches, attentives à un certain décalage entre la sensibilité décrite par les textes littéraires et celle qui se manifeste dans la vie quotidienne. Encore un décalage existe-t-il également entre diverses traditions littéraires, ce qui complique le problème. Car à Fauteur anonyme de L'Incertitude de la vie humaine et les misères et calamités dont elle est continuellement affligée, qui décrit la nécessité et les aspects sinistres de la vie conjugale :

Sois marié : infinité de peines

Te combleront, jusques dedens les veines.

Fuy ceste loy : la nature et ta chair

Te forceront tant plus de l'approcher [...],

répond à la description plus riante d'un « gentilhomme picard », vers 1583 :

Ma femme viendroit là, avecq une voisine, Une privée amye, une soeur ou cousine, Et tous ensemble unis par droict affection En honneste devis ferions collation.

Là, ie ferois ouyr le luth et l'espinette

Meslez avec la vois d'une gorge bien nette [...].

Quant à moy, i'ay désir et souhaite à tout heure De revoir ma maison et première demeure, Pour avecque ma femme et enfans m'ésiouir Et d'un repos entier dorénavant iouyr [...].

Ma femme vient soudain [...]

Ainsy, avecques moy, elle rit et devise,

Ce pendant qu'on rostit l'ordinaire et la prise,

Laquelle nous trouvons beaucoup de meilleur goust

Que les festins frians quy sont de plus grand coust63.

Ces apparentes contradictions et ces nuances interdisent en tout cas d'affirmer que, pour les nobles artésiens contemporains de Philippe II, le mariage « demande impérieusement à être revalorisé. Il manque de prestige » 64. Et puisque l'histoire des sensibilités collectives ne permet pas de conclure, passons donc à l'histoire sociale.

62. L. FEBVRE, op. cit., p. 309.

63. Ms. 186, f° 19 rc (Thèse, t. II, p. 389), pour le premier texte, dont la date est inconnue (X moitié du xvi' siècle), et Ms. 186, f 68 v° et 69 v" (Thèse, t. II, p. 394 et 396), en ce qui concerne le second.

64. L. FEBVRE, op. cit., p. 314.


LES NOBLES ARTESIENS A L'EPOQUE DE PHILIPPE II 247

MARIAGE, FAMILLE ET SOCIÉTÉ : JALONS POUR UNE HISTOIRE SOCIALE DES COMPORTEMENTS MATRIMONIAUX

Les idées et les comportements de ces nobles en matière de mariage, s'éclairent lorsque l'on analyse l'importance socio-économique et politique de l'engagement matrimonial. Car, sans tenir compte des importants phénomènes religieux qui marquent l'institution, et qui sont bien connus 65, le mariage s'insinue au centre des préoccupations des nobles, et commande la survie de leur groupe de manière plus impérative que celle de tout autre groupe social. Les réflexions de J. Gaudemet, bien qu'elles concernent la France, peuvent servir de point de départ pour le prouver. Selon lui, « Dans une société dominée par une aristocratie nobiliaire, l'autorité familiale se montrait soucieuse de contrôler l'opportunité des unions ». En effet : « Soucieuse d'honneur, de prestige, de fortune, l'aristocratie française n'entend pas laisser le mariage à la seule humeur des époux. Elle y voit un pacte de famille, qui intéresse au premier chef les pères, gardiens des intérêts familiaux » 66.

Nulle part ces remarques ne sont plus vraies qu'en Artois, au XVIe siècle ! Lisons, pour nous en convaincre, la correspondance de la famille de Boffles, qui permet de retracer les diverses étapes du phénomène 67.

La recherche d'une promise, qui constitue la première phase, n'est guère du ressort de l'intéressé. Elle est faite par le père, ou par un autre membre du groupe familial : un neveu de François de Boffles écrit à ce dernier, le 26 septembre 1592, pour lui proposer de « bastir un mariage » entre la fille d'un de ses amis et son cousin Philippe, qui est le fils aîné de François de Boffles, et est âgé d'un peu plus de vingt-six ans. L'affaire échoue. Mais, vers la même époque, François de Boffles écrit à l'un de ses cousins, au sujet d'une autre demoiselle. Ce cousin et sa femme servent d'intermédiaires entre la famille de Boffles et les parents de la jeune fille. Les tractations sont âpres, car le seigneur de Souchez affirme : « ie me suis à plusieurs fois restrainct de mes premières demandes ». Dans une autre lettre au même cousin, il parle du « différent que nous entendons » et de la nécessité de garder « toutteffois honneur, que ung gentilhomme doit plus chérir que la vie propre ». De nombreuses lettres, écrites entre septembre 1592 et septembre 1593, se rapportent à cette deuxième phase : les négociations en vue d'un mariage. Un parent ou une relation anonyme, pressenti par François de Boffles, qui, dit-il, « est venu exprés vrés rnoy me prier vous escripre la présente », use de son influence auprès du père de la demoiselle. Philippe, le prétendant, s'adresse au frère et au beau-frère de celle-ci, leur demandant de ne rien oublier « de ce qui pouroit servir à ma cause », proposant même au premier de lui rendre un semblable service :

... j'en ay une [jeune fille] en main, que ie vous déclareray avecq. le temps ; le père a de beaulx estas et est en grand crédit...

65. J. GAUDEMET, e Législation canonique et attitudes séculières à l'égard du lien matrimonial au xvn" siècle », dans c Le XVII' siècle et la famille i, n" 102-103 de XVIV siècle, 1974, p. 15-30.

66. Ibid.t citations aux p. 20 et 18.

67. Extraits du Ms. 186 (Thèse, t. II, p. 221-226 et p. 230-240).




250 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Il écrit également à celle qu'il souhaite épouser, en utilisant généralement la rhétorique amoureuse dont j'ai parlé plus haut :

Madamoyselle, puis que mon bon heur m'a sy heureusement conduit que, sans forcer rien de l'honnesteté ny ranc des miens, que ie suis devenu l'esclave de voz perfections, il vous plaira aussy estre sy courtoise qu'esgallant la douceur avecq ceste divine beauté quy vous rend admirable à chacun comme une rare lumière de ceste contrée [...].

Parfois perce dans ses lettres quelque agacement, lorsqu'il s'excuse auprès d'elle de ne pas lui avoir écrit, par exemple, et lui demande de ne pas y voir :

une inconstance et variété en amour ; je veulx en donner le tort à deux personnes [son père et celui de la demoiselle] qui ne se remémorent du passé, en considérant que les prolongementz causent et ammainete beaucoup de tourments à ceulx qui parfaictement s'entraimmete [...].

Les négociations s'éternisent en effet. Les deux chefs de famille ne réussissent pas à se mettre d'accord sur les conditions financières du mariage. Un ami de François de Boffles, chargé par celui-ci de ces négociations, écrit le 5 novembre 1592 au seigneur de Souchez que le père de la demoiselle est quelque peu réticent devant les exigences qui lui sont faites, et qu'il a déclaré :

qu'il est raysonnable que les pères tiennent la paielle par le manche, et qu'ilz doibvent tousiours adviser de ne despendre de leurs enfans, et qu'en son regard il aime mieulx les assister que mendier assistence d'eux.

L'année suivante, à Pâques 1593, la question n'est toujours pas réglée. Et Philippe de Boffles écrit à la jeune fille que l'opinion de son père est faite :

que après longues poursieult il y aurait encoire quelque aultre incident, comme journellement il se voit advenir, et dont suivant le commun dire l'on n'en chante voluntiers bonne chanson.

Rien ne permet de préciser la date exacte de la rupture, mais Philippe de Boffles épousa une autre jeune fille le 7 septembre 1593.

Ces deux premières étapes, qui conduisent au mariage proprement dit, mettent en évidence plusieurs faits. Le mariage est très clairement, et très âprement une affaire d'argent, comme l'écrivait Lucien Febvre 68. Pour ces nobles artésiens, il est aussi une excellente occasion de « valoriser l'autorité du père », ce qui rappelle d'ailleurs certaines positions protestantes orientées vers « une conception patriarcale et biblique de la famille » 69. Plus encore, les textes cités permettent de mieux comprendre une remarque de Marguerite de Navarre : « Car mariage est un état de longue durée, qu'il ne doit être commencé légèrement, ni sans l'opinion de nos meilleurs parents et amis » 70. Le mot « légèrement ■» ne qualifierait certes pas, si l'on pouvait interroger Philippe de Boffles, les tractations en vue de son mariage ! Et surtout, au

68. L. FEBVRE, op. cit., p. 310.

69. J. GAUDEMET, art. cit., p. 18.

70. Dans L. FEBVRE, op. cit., p. 318.


LES NOBLES ARTESIENS A L'EPOQUE DE PHILIPPE II 251

cours des négociations est apparue la puissance coercitive du groupe sur l'un de ses membres. Un véritable ballet social se déroule en effet sous nos yeux. Pères, neveux, cousins, amis, connaissances : tous se mettent de la partie, ce qui montre l'importance du problème pour eux. D'autres textes, dans le manuscrit de la famille de Boffles, pourraient être ajoutés à ceux que j'ai cités 71. Tous vont dans le même sens. Ils décrivent un rituel social propre aux membres de la noblesse du sud des Pays-Bas, si peu fortunés soient-ils. Un rituel que Jean de Lattre exprime en quelques mots, le 23 avril 1558, lorsqu'il écrit à la demi-soeur de la fiancée de son neveu, François de Boffles, dans le but d'éviter une rupture définitive après une brouille des deux fiancés :

la rompture [...] ne correspondrait soubz correction à honesteté ou civilité, pour avoir esté la matière suivant traictée que, après convocation et assamblée de parens et amis, y avoit contentement de persones et biens, mesmes les conditions de mariaige advisées et conclûtes [...] 72.

Les aspects sociologiques et économiques du mariage apparaissent de façon plus évidente et plus précise encore lors du troisième stade : la rédaction du contrat de mariage. Je n'ai pu retrouver celui de Philippe de Boffles, mais subsiste le contrat de sa soeur Florence, qui épousa Julien Le Vasseur, seigneur de Werquigneul, le 5 août 1585 73. Le marié était veuf et chargé d'un ou peut-être de deux enfants. L'épouse n'avait pas plus de vingt-trois ans, et était la première des enfants du seigneur de Souchez à se marier, huit ans avant le plus âgé des fils. Cette apparente anomalie — une fille aînée épousant en premières noces un veuf — s'explique sans doute par le fait que la famille de Boffles était moins puissante et moins riche que celle de l'époux : le père de ce dernier, Barthélémy Le Vasseur, avait été anobli récemment, en 1549, mais était conseiller du Roi et receveur général des aides d'Artois à la date du mariage 74. François de Boffles devait vraisemblablement être heureux de marier sa fille au fils d'un tel personnage, surtout si l'on considère ses difficultés ultérieures pour trouver une épouse à son fils Philippe.

En tête du contrat, après des formules banales, figurent les noms des mariés et des témoins, dans l'ordre suivant :

Groupe de l'époux Groupe de l'épouse

1. L'époux 1. Le père de l'épouse

2. Son père 2. Sa femme

3. Son oncle paternel 3. L'épouse

t- ) 4 hommes, *• ^ grand-mère paternelle

\- parents plus *' *? demi-frere de son père

5* ( éloignés 6. Un neveu de son père

I. ) 7. Un cousm de son père

8. Florent Couronnel 8. Un neveu par alliance de sa

9. Clarembault Couronnel mère.

71. Cf. Thèse, t. Dt, index et tables des lettres.

72. Ms. 186, £° 47 r° (Thèse, t. II, p. 18). Voir ci-dessus et note 55, à propos de cette brouille.

73. Archives départementales du Pas-de-Calais (ci-dessous : A.D. du P.-de-C), coll. Barbier, ne 142, famille Le Vasseur, contrat daté du 5 août 1585 (cahier de parchemin de 6 feuillets).

74. Thèse, t. H, p. 180-181.


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L'ordre d'apparition de ces personnages, « tous parens et bien voeuillans » de l'époux et « tous parens et alliez » à l'épouse, n'obéit pas au hasard. Trois groupes familiaux sont représentés, car les deux Couronnel défendent les droits des enfants du premier lit de Julien Le Vasseur, qui les avait eus d'Anne, fille de Pierre Couronnel, seigneur de Furionville 75. Par ailleurs, on remarque que l'époux vient en tête de son groupe, qui est exclusivement masculin : sa mère était morte en 158276. Vivante, elle eût sans doute figuré dans la liste après son mari. En tête du groupe familial de la mariée apparaît le père, tandis que Florence est encadrée par sa mère et sa grandmère. Suit le fils que cette dernière eut d'un second lit, puis le chef de la famille de la Tramerie et François de Boffles, seigneur de Manin, cousin et homonyme du seigneur de Souchez : la famille de Boffles entretenait d'étroits rapports avec celles des deux derniers personnages. Cette structure atteste la prééminence du père de la mariée, le seul parent maternel étant le dernier du lot. Une conception patriarcale de la famille est sans doute à la base de cet ordre d'apparition des acteurs. Et si l'époux vient en tête de son groupe paternel, c'est qu'il représente la fondation d'un nouveau groupe fondé sur les mêmes principes : Julien Le Vasseur se sépare par le haut de son noyau familial, mais Florence de Boffles s'extrait du sien, où elle était encadrée à la fois par son père et par les deux femmes plus âgées qui étaient les plus proches d'elle. Ce fait rappelle que le mariage est un phénomène d'insertion sociale différent selon les sexes, car il « achève d'intégrer le jeune homme », mais « intègre d'un seul coup la jeune femme à la société », selon une remarque de Lucien Febvre 77. L'importance du groupe, c'est-à-dire des principaux représentants de chaque nébuleuse familiale, et non pas seulement du père, dans la conclusion d'un mariage, apparaît donc en pleine lumière.

La suite du contrat est consacrée à l'inventaire des biens apportés par chaque époux. Le mari possède plusieurs seigneuries, dont les revenus ne sont pas précisés. Florence de Boffles reçoit de ses parents le cinquième d'une seigneurie, en « advanchement d'hoirie et de succession », ainsi qu'une promesse d'héritage sur une maison, « plusieurs édiffices » et quelques pièces de terre, et une rente perpétuelle. Ses parents acceptent aussi de supporter les frais du « bancquet nuptial » et de « vestir, accoustrer, orner ladicte damoiselle leur fille comme à son estât appartient » pour cette occasion. Une clause prévoit qu'en cas de décès de son époux, Florence aura « pour son droict de douaire conventionnel la somme de quattre cens florins de rente viagère ». Elle pourra remporter « tous ses accoustremens, baghues, joyaulx, chaintures [...] », estimés à 800 florins, et disposera des « terres, héritaiges et rentes par lettres » que lui ont laissés ses parents. Si elle meurt avant son époux, et sans enfant, ses parents rentreront en possession de ce qu'ils lui donnent. Quant aux acquêts, ils resteront au survivant des époux. Enfin, une condition est mise, de la part des parents de Florence : ce contrat n'est valable que si celle-ci renonce à tout droit d'héritage sur la seigneurie de Souchez,

75. Ibid., note 5, p. 181.

76. Ibid., note 2, p. 181.

77. Cf. L. FEBVRE, op. cit., p. 320.


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sy avant que au jour du décès desdits sieur et damoiselle de Souchez il y ait entrant masle, attendu que aultrement ladicte damoiselle, comme aisnée fille, succéderait à ladicte terre.

Rien que de très banal, pour l'époque et le groupe social considéré, dans ces dispositions minutieuses. Les droits de la famille et des enfants de la défunte première épouse de Julien Le Vasseur sont sauvegardés. En outre, toutes les hypothèses sont envisagées afin d'éviter que la partie du patrimoine cédée par la famille de Boffles à Florence ne passe au groupe familial de l'époux, à l'occasion du décès de l'un ou de l'autre des contractants, ou de la stérilité de l'union. Cette minutie et ces précautions laissent supposer que ces choses sont possibles. Je n'en veux pour preuve que les traces d'un procès, entre une fille de Florence et Philippe de Boffles, son oncle, héritier de la seigneurie de Souchez. Philippe refuse de se conformer aux dispositions du contrat de mariage de sa soeur Florence, en ce qui concerne une rente constituée par ses parents au profit de celle-ci, en particulier. Et, bien que le contrat de 1585 ait prévu que les enfants nés du mariage « représenteront leurs père et mère en leur succession allencontre de leurs oncles ou tantes » si leurs propres parents sont morts, l'affaire traîne en longueur. Le 31 janvier 1625, le Conseil d'Artois déboute Philippe de Boffles d'un appel contre un jugement que je n'ai pu retrouver. Mais, le 31 août 1629, le Conseil d'Artois convoque le lieutenant et les hommes de fief du bailliage de Lens pour qu'ils défendent une sentence rendue au profit de Philippe, le 3 août 1629, et contre laquelle la fille de Florence a introduit un appel 78. La suite n'est pas connue, mais importe peu pour la démonstration : le problème du patrimoine est au centre des rapports entre familles nobles, ou entre individus d'une même famille. La situation de la noblesse s'est en effet profondément modifiée en Artois, et aux Pays-Bas en général, entre le XVe siècle et la fin du xvr 3 siècle : « Sous la période espagnole, qui coïncide avec la révolution économique, on assiste à un brassage des classes. Seuls les grands feudataires, les Deux Cents familles du moment, surnagent, vivant ■ magnifiquement dans leurs nombreux châteaux, accumulant fiefs et seigneuries [...]. Tous les autres [nobles] luttent pied à pied pour ne pas mourir ; alliés à la Roture, ils vivent la vie des paysans dans leurs manoirsfermes, au milieu de leurs trop nombreux enfants » ra. Dans ces conditions, le mariage revêt une importance capitale. Il permet, comme auparavant, la circulation des femmes et des biens au sein de la noblesse, et en particulier de la noblesse pauvre, qui n'a pas beaucoup de faveurs financières à attendre du Souverain. Mais il constitue aussi, et de plus en plus, une source d'appauvrissement pour ces nobles, trop chargés d'enfants qu'il faut doter lors de leurs épousailles. Aussi s'affermit peut-être alors une ancienne tendance à éviter le fractionnement excessif du patrimoine, et surtout son passage définitif, par le mariage des filles et certaines formes d'héritage, à une autre « maison » noble. Une anecdote tend à le prouver : François de Boffles,

78. A.D. du P.-de-C, coll. Barbier, n° 142, famille Le Vasseur, Actes du Conseil d'Artois du 31 janvier 1625 et du 31 août 1629.

79. Pierre FEUCHÈRE, « Histoire sociale et généalogie : la noblesse du Nord de la France », Annales E.S.C., 1951, p. 306-318 (p. 314).


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seigneur de Manin — qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme, le seigneur de Souchez — meurt sans enfants en 1587. Par testament, il laisse son héritage à Antoinette Boullengier, sa nièce, à condition

qu'elle ne polra faire auloune alliénation des biens provenant de ma succession ny de partie d'iceulx, ains demeurant affectez à la cotte et ligne de la maison de Boffles jusques à ce que elle aura enflant en léal mariage, que lors en demeurera libre selon et ainsy que luy permettra la coustume des lieux où le tout sera scitué et assis [...] 80.

Une double précaution est ainsi prise : la volonté du testateur et la « coutume » empêcheront le passage du patrimoine à une autre famille que celle de Boffles, ou à une autre nébuleuse familiale que celle à laquelle cette famille appartient. Or, Antoinette est « actionnée criminellement », le 24 juillet 1594, pour avoir demandé à une femme nommée Pasquette Cailleret de lui donner ses enfants :

et lorsque icelle Cailleret étoit grosse, ladite Boulengier feignoit aussi de l'être, de sorte que ladite Cailleret lui donna trois enfans aussitôt qu'ils estoient batisés.

Antoinette s'était en effet mariée, mais n'avait pu avoir d'enfant : Elle fut convaincue après visite de n'avoir jamais eu d'enfans.

Condamnée à une amende de 2 000 carolus, elle ne se tint pas pour battue, car elle se remaria en 1595..., et mourut sans enfant en 1607..., laissant l'héritage de son oncle de Manin à la famille de son premier époux, les du Hamel 81 ! Les craintes du seigneur de Manin étaient fondées, et ses précautions, ainsi que la pression de son groupe familial lors du procès de 1594, ne servirent à rien.

Comment, dans de telles conditions, le mariage aurait-il pu être dévalorisé ? N'était-il pas le point d'interférence des intérêts économiques, des préoccupations familiales — étendues aux nébuleuses familiales et à l'ensemble du corps social noble — et du ressort fondamental de l'idéologie nobiliaire : le rôle du père 8a ? Ces remarques sont peut-être valables pour la France de la même époque, la noblesse y étant également en crise selon Davis Bitton 83. D'ailleurs, loin de l'Artois, en Bretagne, au début du xvrr 3 siècle, le noble René Fleuriot, qui écrit pour son fils des « advis moraux », y parle longuement du mariage, en des termes qui sembleraient familiers aux nobles artésiens. Pour Jean Meyer, qui édita ce texte, « le lien étroit établi entre le mariage et le partage [...] est l'une des caractéristiques fondamentales de l'Ancien Régime [...]. Aussi le mariage de l'aîné est-il la

80. A.D. du P.-de-C, coll. Rodière, 12 J, n° 191, liasse Boffles, copie par Rodière du testament de François de Boffles, seigneur de Manin, en date du 23 avril 1587 (cité en partie dans F. de RICHOUFFTZ DE MANIN; Histoire de Manin, Arras, 1887, p. 32-33).

81. A.D. du P.-de-C, coll. Rodière, 12 J, n° 191, article « Gommecourt, Moyeneourt, Boffles ».

82. Voir thèse, t. I, p. 275, à propos du concept de Dieu, étroitement associé à celui de père dans le langage de ces nobles artésiens, et ci-dessous, note 92.

83. Davis BITTON, The French Nobility in Crisis, 1560-1640, Stanford (Californie), 1969.


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grande affaire qui passe avant toute autre considération [...]. Mais le mariage est tout autant nécessité vitale pour la survie des cadets s> 8i. René Fleuriot lui-même l'exprime clairement, en recommandant à son fils aîné de choisir une « feme sage et quy a du bien ». Il décrit longuement les qualités d'une épouse idéale et insiste sur les aspects, économiques du mariage :

Vos cadets tireront de vostre maison dousse cent livres de rante ; sy la feme que vous espoussées ne vous aporte aultant de bien que cela, vostre maison ira en reculant au lieu de l'avancer [...]. Prenés donq garde à vous, lorsque vous serés aulx termes de vous marier, car les faultes que l'on y faict sont irréparables et sans ressource 85.

SYNTHÈSE ET CONCLUSION'

Il est impropre, nous semble-t-il, de parler de la noblesse artésienne. A l'époque de Philippe II, comme avant et après, « la noblesse n'est pas une s> 86. Mais nous n'entendons pas par là porter l'accent sur les différences de niveaux de fortune et de puissance, qui sont certes sensibles chez les « témoins » consultés. Encore ceux-ci appartiennent-ils tous à la masse nobiliaire, à ceux qui «luttent pied à pied pour ne pas mourir s> &, et non pas aux quelques centaines de familles aristocratiques très riches des Pays-Bas. Plus importante me paraît être la notion de nébuleuse familiale, limitée à un espace restreint — la partie centrale de l'Artois et le Douaisis, dans le cas présent. S'il est vrai que cette structure se retrouve, avec des extensions variables, dans tout le pays, il faut alors se représenter la noblesse non comme un corps, mais comme une constellation de taches aux dimensions variables. D'où des particularismes locaux vivaces, des contradictions aussi, à l'époque de la révolte des Pays-Bas, entre ces nobles qui participent à des modèles de relation encore féodaux et patriarcaux, d'une part, et le désir du Roi et de ses représentants de les transformer en sujets d'un état puissant, d'autre part. D'où, peut-être, d'importants décalages entre les comportements des nobles et l'esthétique véhiculée par les livres et les actes officiels. Car, la « progression d'une idéologie patriotique — monarchique », qui marque les théories politiques du temps 88, apparaît bien dans les écrits théoriques copiés dans le manuscrit, mais n'est que très peu répercutée dans la correspondance proprement dite. Et ceci, bien que ces lettres s'attachent souvent à décrire les événements d'une époque très troublée 89. Néanmoins, une mutation mentale profonde est certainement en train de s'opérer, qui conduira à accepter le rôle que le Souverain assigne aux nobles. L'époque où ceux-ci pouvaient espérer le faire plier à leurs volontés est révolue, d'autant qu'ap84.

qu'ap84. MEYER, t Un témoignage exceptionnel sur la noblesse de province à l'orée du xvn" siècle : les n advis moraux » de René Fieuriot, Annales de Bretagne, t. LXXDC, n° 2, juin 1972, p. 315-347 (p. 338). Je remercie M. Jean Delumeau, professeur au Collège de France, pour cette référence.

85. Ibid., p. 328 et 329.

86. P. FEUCHÈRE, art. cité, p. 307.

87. Ibid., p. 314 et ci-dessus.

88. Robert MANDEOU, Des Humanistes aux hommes de science (.XVI'-XVW siècles), Paris, 1973 (p. 103).

89. Thèse, t. I, p. 388-389.


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paraissent, en Hollande et en Zélande surtout, des forces sociales et politiques capables de brider les prétentions nobiliaires. Et, vers la fin du xvr 3 siècle, la noblesse d'Artois, comme celle des autres provinces du sud des PaysBas, commence à se rattacher plus directement au modèle royal, qu'imitent d'abord les plus puissants seigneurs, et qui se répercute ensuite du haut vers le bas. Les anciens liens de dépendance et de clientèle, au cours de cette évolution, assument un rôle nouveau de diffusion de ce modèle. Car ils ne disparaissent pas rapidement, tant s'en faut, pas plus que les anciennes structures mentales, qui survivent en s'adaptant. Quant aux mutations socioéconomiques et politiques qui sont causes de ce changement, elles ne prennent tant de relief, aux Pays-Bas, que parce qu'elles sont relayées vigoureusement par les superstructures idéologiques : ces nobles avaient, depuis le XVe siècle, commencé à s'adapter aux mutations en comprenant l'importance de l'éducation : « the noble and gentle must become learned in order to play their part in the government of the commonwealth » 90. La noblesse artésienne n'est-elle pas en effet beaucoup plus cultivée que celle d'autres régions, de Bretagne, par exemple, où « vers 1620 le nombre de gentilshommes sachant lire et écrire reste, probablement, assez faible » 91 ?

Dans de telles conditions, il n'est nullement étrange de découvrir, de la part des nobles artésiens, une tendance au refus des nouveautés en toutes les matières et à la fermeture du groupe sur lui-même. Leur vision du monde apparaît comme un monde clos et immobile, centré sur l'image de Dieu le père — la Vierge, le Christ et les saints ne jouant qu'un rôle très secondaire 92. Qui plus est, cette relation paternelle entre Dieu et l'homme constitue également le modèle des relations entre les individus, ou entre ceux-ci et leur groupe social. N'en évoquons ici pour preuve que le rôle du père à l'occasion du mariage de l'un de ses enfants. Nous admettrions volontiers que ces phénomènes puissent dater des époques antérieures, quand la vie de relations s'effectuait surtout au niveau local, en l'absence d'un pouvoir central fort, ou que les conditions empêchaient de contrôler étroitement les nobles de province. Par contre, il nous semble que ces tendances patriarcales se sont exacerbées durant les Troubles des Pays-Bas, auxquels elles ont survécu longtemps. Peut-être la raison profonde en est-elle un « réflexe de défense sociale » proche de celui que décrit A. Devyver pour la noblesse française, à partir de 1560 93 ? Inondés de propagande en faveur d'un roi que « Dieu a establis pour seigneurier et avoir puissance sur le poeuple J> si, luttant âprement pour survivre, dans un univers économique qui change, « s'attachant désespérément à des privilèges surannés de préséance s> 95, les nobles d'Artois ont sans doute l'impression de voir s'écrouler un monde, dont ils cherchent d'autant plus désespérément à assurer la survie. Joie de

90. J. H. HEXTER, art. cité, p. 15. Voir aussi p. 13 et p. 17.

91. 3. MEYER, art. cité, p. 347. Pour l'Artois : thèse, t. II, index au mot c éducation ».

92. R. MUCHEMBLED, c Un monde mental clos : étude sémantique et historique du vocabulaire d'un noble artésien à l'époque de Philippe II », à paraître en 1975 dans Tijdschrift voor Geschiedenis.

93. A. DEVYVER, op. cit., chap. m, p. 56-108.

94. Ms. 186, f 13 r' (Thèse, t. II, p. 387).

95. P. FEUCHERE, art. cité, p. 314.


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vivre, plaisanteries, gaieté sont étrangement absents dans tout le manuscrit des seigneurs de Boffles. A de rares notations plaisantes répondent l'inquiet tude permanente et le pessimisme 96. Situation que connaît la noblesse française, à l'époque des guerres de religion, et à laquelle elle répond par la lente cristallisation d'un préjugé de race 97. Celui-ci n'est-il pas un peu, alors, la vague conscience d'un affaiblissement irrémédiable ?

Famille, amour et mariage sont à replacer dans ce contexte. On s'aperçoit alors que le mariage ne peut être dévalorisé pour les nobles artésiens, car il est tout simplement indispensable à leur survie. A leur survie individuelle d'abord, compte tenu des caractères « démographiques » — point de preuves sérielles ? Il faut donc des parenthèses ! — de leur groupe : aucune trace de contraception bien sûr, ce qui donne des familles pléthoriques qu'une forte mortalité infantile réduit cependant ; des choix matrimoniaux assez limités et difficiles ; une longévité qui peut être élevée, accroissant ainsi les embarras financiers des enfants... Comme si les temps n'étaient déjà pas assez difficiles et troublés !

Le mariage est aussi fondamental pour la survie et la cohésion du groupe. H faut trouver un bon parti pour l'aîné des fils et marier les autres enfants, les filles surtout, au mieux, ou plutôt le moins mal possible. Or, si une belle-fille bien dotée, et que l'on souhaite plus riche que son mari, est une bénédiction, que dire des filles elles-mêmes, dont le mariage est redoutable autant que nécessaire ? Encore, si tout se passe bien et qu'elles produisent enfants, le patrimoine paternel ne sera qu'écorné et la nébuleuse familiale étendra heureusement ses ramifications grâce au mariage de ces enfants. Mais si, comme c'est fréquent en ce temps où rôdent les maladies, les soldats et les brigands, la mort fauche la mariée sans qu'elle n'ait eu d'héritier ? Ou si ses enfants réclament et font procès à leurs oncles et tantes ? Le patrimoine, peu à peu grignoté, résistera-t-il plusieurs générations, alors que le noble s'appauvrit, ou simplement ne s'enrichit pas ? Et puis, en cas de procès avec le mari ou ses héritiers la nébuleuse familiale ne se renforce certes pas.

Le mariage est donc bien affaire d'argent, ou d'intérêts. Il est aussi, surtout peut-être, affaire de famille, au sens large. Il peut distendre ou renforcer la cohésion de celle-ci, étendre la nébuleuse ou la restreindre, ce qui signifie qu'il peut développer ou non les occasions d'enrichissement, grâce aux solidarités, aux clientèles, aux amitiés nouvelles qu'il introduit dans un groupe donné. Le plus important est-il le patrimoine, qui passe par morceaux ou en totalité de groupe à groupe par l'intermédiaire des individus, ou les solidarités qui se nouent et se dénouent à cette occasion ? H est difficile de le dire. En tout cas, il ne faut pas négliger les secondes : le mariage de trois ou quatre enfants signifie la prise de contact avec bien plus de trois ou quatre noyaux familiaux, avec plusieurs nébuleuses, aussi tant les liens s'entrecroisent au sein de la noblesse d'Artois. Recherches à poursuivre, bien sûr !

96. Thèse, t. I, p. 282-298 et t. H, p. 377-379.

97. A. DEVYVER, op. cit.

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Mais si le mariage est plutôt revalorisé, dans cette couche sociale, cela ne signifie nullement que l'amour le soit. On pourrait même s'attendre au contraire, compte tenu de l'aspect économique du mariage et de la manière dont il est conclu entre les pères et entre les familles. Par contre, sans l'existence de quelque sentiment entre les époux, les dangers de bâtardise ou de vie dissolue de la part du mari comme de la femme apparaissent. Et, dans ce cas, Marguerite de Navarre, et plus encore Brantôme, auraient raison ! La chose est certes possible en Artois. Mais est-elle alors le fait de la majorité des nobles ? J'inclinerais à croire que non, pour deux raisons. La première est la pression formidable qu'exerce le groupe : une morale retenue, austère même, est inculquée aux individus 9S, car, ne l'oublions pas, le mariage, outre ses aspects chrétiens, est vital pour l'ensemble de la famille. Celle-ci exerce constamment son contrôle, de manière diverse, sur le couple, même après le mariage. La seconde raison est constituée par l'existence des conventions amoureuses. Nous avons pu noter leur aspect ambivalent, la rhétorique amoureuse faisant parfois place à un tenace antiféminisme. Retenons-en cependant l'idée qu'il est normal de parler d'« amitié », voire d'amour, à une fiancée, et que les moeurs brutales de la cour de France, sous Henri IV en particulier ", ne paraissent pas avoir cours dans la masse de la noblesse artésienne, ou se pratiquent de manière moins voyante. Mais alors, d'où vient la contradiction ? L'antiféminisme reparaît surtout lors d'une déception, ou après le mariage, ce qui n'est guère étonnant. Il existe sans doute à l'état latent, dans la mentalité des nobles artésiens, mais s'efface lors d'une conduite sociale rituelle, quand l'homme fait la cour à sa belle. D'où provient-il ? Sans remonter aux traditions médiévales, et en toute hypothèse, il semble falloir le rattacher à une peur de la femme. Cette peur est en relation avec la crainte d'être trompé, selon D. Hunt 10°. Elle proviendrait surtout de la conscience plus ou moins nette qu'a le père, ou le frère, du danger que représente pour le patrimoine et pour le groupe familial le mariage des filles de la maison. Conscience d'autant plus aiguë que ce danger est de plus en plus grave aux Pays-Bas, dans les conditions nouvelles de la fin du xvr 3 siècle. Ainsi, dans l'ordre d'apparition de son groupe familial, lors de la rédaction de son contrat de mariage, Florence de Boffles apparaîtelle en troisième position, encadrée par sa mère et sa grand-mère, mais se hisse-t-elle ensuite à la deuxième place du nouveau noyau familial qu'elle crée avec son mari. Epouse aux fonctions bien délimitées, bientôt mère, elle acquiert de ce fait une position qui lui vaut une certaine estime des hommes. Une certaine estime, et non pas toute leur confiance : elle peut, d'une manière ou d'une autre, trahir les intérêts familiaux — en étant stérile ou infidèle, par exemple. Sa position d'éternelle dominée la rend également suspecte, aux }'eux des nobles masculins, tout comme ceux-ci se méfient — de manière différente, il est vrai —> du « peuple » : une réaction, voire une révolte, est toujours possible, même si elle est alors peu probable, de la part d'un individu ou d'un groupe social trop étroitement tenu en tutelle...

98. Thèse, t. H, p. 377-379.

99. Cf. D. HUNT, op. cit., qui utilise surtout le journal d'Héroard, médecin du futur Louis XIII.

100. Cf. ci-dessus, note 49.


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Amour, mariage et famille apparaissent ici dans leur dimension culturelle, et non comme les éléments d'une « nature humaine » intangible. Ces phénomènes interfèrent étroitement entre eux, et surtout dépendent de façon très claire des conditions économiques, sociales, politiques, religieuses du temps. A chacun son type de famille, au sens le plus large du terme, qui détermine les formes du mariage et de l'amour !

Or, les notions de famille et de vie familiale que nous connaissons aujourd'hui en France proviennent d'une évolution qui s'est essentiellement opérée à l'époque moderne, et dont on a oublié l'« origine aristocratique et bourgeoise » 101. Au xvr 9 siècle, « la pression nobiliaire s'exerça d'abord sur le roi pour l'inciter à légiférer en matière matrimoniale [...] » et « auprès des Pères du concile réunis à Trente [...] » 102. L'édit de 1556 « sur les mariages clandestins », certains articles de l'ordonnance de Blois en 1579 et un édit d'Henri IV de décembre 1606 constituent les principales mesures législatives prises à ce propos, à l'époque qui nous intéresse. Partiellement inspirés des décrets du concile de Trente, qui n'étaient pas « reçus » en France, ces textes visaient à renforcer l'autorité du père et des parents sur les enfants, à obliger ceux-ci à respecter des formes précises lors du mariage, et à empêcher les épousailles par simple échange de « promesses de présent » devant notaire 103.

En fait, les efforts législatifs et ceux de la Contre-Réforme catholique visaient sans doute surtout à discipliner les masses populaires d'Occident, dont les comportements familiaux étaient radicalement différents de ceux analysés ici : point de nébuleuse familiale complexe, pour peu que le fait soit étudié, mais une prééminence — avec quelques nuances — de la famille conjugale10i ; une tendance au prémariage, sans doute plus développée au xvr 3 siècle que plus tard, mais encore fréquente en Corse au xvrr 3 siècle, ou, sous la forme de « l'année de probation », en Pays-Basque au xvm° siècle... 105. Il est inutile d'accumuler ici les exemples à ce sujet : il est clair que les notions de famille et de mariage différaient nettement, au xvr 3 siècle, dans la noblesse et dans les masses populaires. Ne peut-on penser, à la lecture des édits et ordonnances des rois de France, que ceux-ci, sous les pressions de la noblesse et de l'Église, aient cherché à imposer aux masses les formes du mariage noble, c'est-à-dire le mariage célébré obligatoirement « en face d'Église », avant sa consommation, et la reconnaissance totale de l'autorité paternelle et familiale ? En Artois et aux Pays-Bas le mouvement serait fondamentalement le même, plus précoce simplement, la ContreRéforme s'y manifestant plus tôt 106. L'hypothèse d'une acculturation des masses populaires est donc à retenir, en matière de mariage et de vie faini101.

faini101. ARIÈS, op. cit., p. 458.

102. J. GADDEMET, art. cité, p. 18 et p. 19.

103. Ibid., p. 18, 19 et 24-26, pour l'analyse de ces textes.

104. Ces idées sont développées dans mon article, cité ci-dessus, note 1.

105. J. L. FLAKDRDJ, « La sexualité en Europe occidentale à l'époque moderne, d'après les sources ecclésiastiques ». Conférence donnée le 5 janvier 1972 à l'Université de Paris I (séminaire de Jean Delumeau). Voir aussi : John BossY, <L The Counter — Reformation and the Peuple of Catholic Europe », Past and Présent, n° 47, may 1970, p. 51-70.

106. Travaux en cours d'Alain Lottin sur la vie religieuse à Lille jusqu'à la conquête française.


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liale comme dans d'autres domaines 107. Et, dans ce cas, la pression de l'Église serait devancée ou relayée par celle de la noblesse, qui, dans un réflexe de défense — n'intéressant pas seulement ce domaine, d'ailleurs —, tenterait de maintenir en état son style de mariage et de vie familiale en les rendant universels. Pourquoi ? Non seulement parce qu'il s'agirait ainsi de stopper un processus de changement, en France comme aux Pays-Bas, qui est ressenti comme dangereux et « calamiteux », mais pour trois autres raisons :

D'abord parce que l'idéologie naissante du « sang épuré » 108, débouche sur les préjugés de race et, partant, sur la conscience que rien ne saurait être supérieur aux nobles ni plus valable que leurs moeurs et leurs comportements. Ensuite, à cause d'une possible mutation des conduites sexuelles des nobles : en Artois sous Philippe II, puis en France après le règne d'Henri IV, s'exerce un processus de « civilisation des moeurs », selon les termes de Norbert Elias 109. Aux Pays-Bas, les fastueux seigneurs bourguignons qui lisaient et vivaient les aventures contées dans les Cent Nouvelles Nouvelles ne se reconnaîtraient sûrement pas, vers la fin du xvr 3 siècle, dans leurs descendants, devenus graves et même compassés 110. L'influence de l'austère cour espagnole de Philippe II y est-elle pour quelque chose ? En tout cas, la sexualité, même conjugale, n'apparaît que très rarement dans les 250 lettres du manuscrit étudié ici. On chercherait vainement, vers 1580 ou 1590, des notations telles que celle-ci, qui figure dans une lettre qu'im cousin expédie en 1561 à François de Boffles :

Nous faisons séparation de lict, pour m'estre la compaignie des femmes trop deffendue, don vostre cousinne Micron porte l'intérest; may luy donne espoir de satisfaire cy après à une partie des ariéraiges, combien que ie pense en moy mesme que sera assez de bien furnir au courant [...] m.

L'existence de quelques exemples de cette eau, dans des lettres datées des premières années du règne de Philippe II, et leur disparition totale par la suite, nous invitent à poser la question d'une évolution des comportements nobiliaires en matière de vie conjugale. N'assiste-t-on pas à l'apparition d'une « sphère intime et secrète » i* 2 au centre de laquelle se réfugie la sexualité, alors que celle-ci pouvait auparavant s'étaler plus librement hors du domaine réservé au couple marié ? Une telle évolution, qui dépasse largement le cadre du règne de Philippe II, se manifeste chez les nobles artésiens, ses contemporains, par le : « recours à un rituel social sophistiqué et à des formules verbales respectueuses des normes de la pudeur [pensons aux conventions amoureuses décrites plus haut], qui aident à surmonter la honte,

107. Robert MUCHEMBLED, « Sorcières du Cambrésîs. L'acculturation du monde rural aux xvi' et xvn* siècles », à paraître, en anglais, dans un livre édité par James OBELKEVITCH (Université de Princeton, États-Unis).

108. A. DEVYVER, op. cit.

109. Norbert ELUS, La Civilisation des moeurs, Paris, 1973 (1™ édition allemande : 1939).

110. Thèse, t. H, p. 377.

111. Ms. 186, f" 36 v° (Thèse, t. H, p. 26). Micron, la femme de l'expéditeur, est fille de Jean de Lattre, oncle maternel du destinataire.

112. N. ELIAS, op. cit., p. 276 (voir aussi Ph. ARIÈS, op. cit., p. 408-sv.).


LES NOBLES ARTESIENS A L'EPOQUE DE PHILIPPE II 261

l'embarras, la peur et les autres émotions suscitées par ces forces motrices de la vie humaine [la sexualité]... » 113.

Comment pourraient-ils encore supporter le spectacle, ou connaître l'existence, de conduites populaires différentes des leurs, et qui leur semblent de ce fait peu« civilisées s> ?

Enfin, la troisième cause de l'attitude nobiliaire nouvelle est à chercher au niveau de ce que l'on peut nommer, faute de mieux, la psychologie collective de l'autorité : les images du roi, dont Pierre Goubert a dressé un saisissant inventaire 114, paraissent se réorganiser, en France sous Henri IV, aux Pays-Bas dès le règne de Charles Quint, peut-être, autour du concept d'autorité paternelle. Car le roi est, entre autres, « l'image du Père », pour les masses populaires 115, et surtout, selon moi, pour les nobles artésiens : ceux-ci sont prédisposés à recevoir favorablement l'image du Roi-Père, revivifiée par l'évolution politique, puisque leur structure mentale est organisée autour du concept de Dieu le Père, concept qui est relayé dans leur vie quotidienne par un modèle paternel des relations sociales 116. Ces interférences peuvent expliquer les efforts convergents de l'autorité royale et des nobles pour assurer le développement universel d'un style de relations patriarcales au sein de la famille.

Et dès lors que l'on admet les hypothèses exposées précédemment, l'attitude de la noblesse artésienne apparaît bien comme un réflexe de défense. Provoqué par des problèmes nouveaux, ce réflexe se développe le long de lignes de force anciennes, et notamment de représentations mentales collectives profondément enracinées. Il limite ainsi les dangers nés des mutations politiques et socio-économiques en intégrant celles-ci dans une vision du monde qui, elle, évolue peu, et même commence à imprégner profondément d'autres groupes sociaux que la noblesse.

Étudier l'amour, le mariage et la famille dans la noblesse artésienne durant la seconde moitié du xvr 8 siècle permet donc de poser des problèmes plus généraux. Comme le règne de Henri IV en France, l'époque de Philippe II aux Pays-Bas est l'une de celles où se manifestent d'importantes mutations culturelles, avec l'accélération, semblé-t-il, d'un lent processus de « civilisation des meurs » m, qui s'effectue d'abord dans les couches sociales supérieures, pour toucher ultérieurement toute la société.

Mais ici apparaissent les limites de cette étude : elle ne constitue qu'un instantané, alors que le film se déroule jusqu'au xvnr 3 siècle au moins, et, à certains égards, jusqu'à notre présent, s'il est vrai que la notion de famille issue de cette longue évolution, et marquée à l'origine d'un caractère aristocratique, connaît aujourd'hui une crise — selon H. Marcuse 118 et bien

d'autres auteurs. ,

Robert MUCHEMBLED,

Université de Lille III.

113. Ibid., p. 275-276.

114. Pierre GOUBERT, L'Ancien Régime, t. II : Les pouvoirs, Paris, 1973 (p. 21-40).

115. Ibid., p. 28.

116. Voir ci-dessus et note 92.

117. Cf. N. ELIAS, op. cit.

118. Herbert MARCUSE, Eros and Civilization : A Philosophical Inquiry into Freud, New York, 1955 ; quelques remarques, à ce sujet, dans mon article cité ci-dessus, note 1.


« LE DRAPEAU ROUGE »

Parmi les chants révolutionnaires qui naquirent après la Commune, Le Drapeau rouge, chanson de circonstance écrite par un poète d'occasion, connut un retentissement durable en France, et dans toute l'Europe. On croit la connaître, et pourtant celle que l'on interprète de nos jours est loin de la chanson originelle. Ses avatars méritent d'être contés.

Paul Brousse x, alors exilé en Suisse, écrivit cette chanson et la transmit au communard Louis Pindy pour les militants qui allèrent de La Chauxde-Fonds et ses environs manifester à Berne, le 18 mars 1877, drapeau rouge en tête — ce qui n'alla pas sans incidents ! Le 5 août suivant, lors du congrès de la Fédération jurassienne, le drapeau rouge fut encore promené et chanté dans les rues de Saint-Imier. Ce jour-là, en plus du Drapeau rouge, on chanta une oeuvre parodique : Le Préfet « Va-t-en ville » que Lucien Descaves attribue également à Brousse ; voici comment son héros, Colomès (Lefrançais ?), lui narre l'anecdote :

Quelques-uns, sachez-le, cultivaient la pièce de circonstance. En voici une qui n'est pas dans un tuyau de pipe ! Elle a été composée à l'occasion de l'échauffourée de Berne, en 77... Les délégations des sections jurassiennes avaient Schwitzguébel, lieutenant de l'armée fédérale, pour porte-drapeau, et le drapeau était rouge 1 Un gendarme le lui arracha. Mêlée. Les socialistes désarmèrent les gendarmes et conspuèrent le préfet, qui s'appelait de Wattenvyl, nom à mettre en chanson. Il y fut mis... et sur l'air du Sire de Fich-ton-Kan, s'il vous plaît... 2.

1. Paul Brousse (1854-1912), militant révolutionnaire, trop jeune pour avoir participé à la Commune, était étudiant en médecine à Montpellier et membre de l'Internationale quant il fut obligé de se réfugier, fin 1872, à Barcelone ; en août 1873, il passa en Suisse où il milita activement dans la Fédération jurassienne. Après avoir été condamné plusieurs fois à des peines de prison, il fut banni de Suisse ; il séjourna à Bruxelles puis à Londres avant de pouvoir rentrer en 1880 en France ; il soutînt sa thèse de médecine à la Faculté de Montpellier, mais s'installa à Paris. S'étant séparé de Jules Guesde en 1882, au congrès de Saint-Étienne, il devint le leader de la Fédération des Travailleurs socialistes. II fut'à plusieurs reprises conseiller municipal de Paris.

2. L. DESCAVES, Philémon, Vieux de la Vieille, Paris, OUendorf, 1913, p. 197-198. Sur l'origine du Drapeau rouge de Brousse, voir aussi 3. GUILLAUME, L'Internationale, t. 4, p. 163 et 229.


« LE DRAPEAU ROUGE ■>

263

Le Préfet a Va-t-en ville »

Refrain :

Et v'ia Monsieur le préfet Qui s'en va-t-en ville ! Ses lunettes sur le nez, C'est un homme habile ! Et v'ia Monsieur le préfet Qui s'en va-t-en ville, Ses lunettes sur le nez, Produire son effet. Ah 1 quel homme habile ! Saluez.

Monsieur l'préfet, Qui s'en va-t-en ville,

Produir son effet.

I

Pour fair' balader sa compagne Et sa ribambeir de moutards,

Tous ses moutards, Monsieur l'préfet, à la campagne Voulait aller le 18 Mars,

Le 18 Mars. Mais voilà que le drapeau rouge Est porté par les communards,

Ces communards ! Il n'faut plus que le préfet bouge, Vrai, ces gens-là sont sans égards,

Oui, sans égards.

II

Avec sa séquell, il s'approche, Et dit à not' porte-drapeau,

Nof porte-drapeau : o Mettez c'chiffon-là dans votre poche ! » On lui répond d'ôter sa peau :

o Ot' donc ta peau ! » Lui seul, Fond vert, a le courage De toucher à notre étendard,

Notre étendard. Aussitôt le combat s'engage, Et via Fond vert sur son pétard,

Son gros pétard 1

ni

Jeudi, l'16 août, dans not'ville, Le procès se déroule enfin,

S'déroul' enfin ; On nous condamne (Oh ! quelle tuile !) A des jours de prison sans fin,

Hélas ! sans fin! Nous nous défendions à la file Très crânement devant Haeggi,

Devant Haeggi. Et qui défendait Va-t-en ville ? On dit qu' c'est Monsieur Sahli

Oh ! très sali !

Refrain final :

Et v'ia Monsieur le préfet Qui s'en va-t-en ville ! Ses lunettes sur le nez, C'est un homme habile ! Et v'ia Monsieur le préfet Qui s'en va-t-en ville, Ses lunettes sur le nez, Content de son effet. Ah ! quel homme habile 1

Saluez.

M'sieur l'préfet, Qui s'en va-t-en ville, Content de son effet

Cette parodie fut publiée sans nom d'auteur, sans doute peu après la manifestation de Saint-Imier et le procès de Berne ; elle précède dans un petit opuscule de quatre pages, Le Drapeau rouge dont c'est certainement la première édition 3. Aux quatre couplets écrits pour Berne on a ajouté

3. S.l.n.d. Le libraire J.-J. Magis, qui. eu possédait un exemplaire, l'attribue dans son catalogue « Commune de Paris » à Jules Guesde en raison d'une note manuscrite portée par Descaves (?)


264 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

deux nouvelles strophes apparemment chantées dans Saint-Imier. Voici cette version originale :

Le Drapeau rouge

I. Dans la fumée et le désordre, Parmi les cadavres épars Il était du n parti de l'ordre a Au massacre du Champ-de-Mars.

Refrain :

Le voilà, le voilà, regardez !

Il flotte et, fier, il bouge Ses longs plis au combat préparés.

Osez le défier Notre superbe drapeau rouge, Rouge du sang de l'ouvrier, (bis)

II. Mais planté sur les barricades, Par le peuple de Février, Lui, le signal des fusillades, Devient drapeau de l'ouvrier.

III. Puis, quand l'ingrate république Laissa ses fils mourir de faim,

Il rentra dans la lutte épique Le drapeau rouge de Juin.

IV. Sous la Comunne il flotte encore A la tête des bataillons,

Et chaque barricade arbore

Ses longs plis taillés en haillons !

V. On crut qu'à Berne, en. république, Il pouvait passer fièrement ? Mais, par le sabre despotique, Il fut attaqué lâchement.

VI. Ce drapeau que le vent balance Devant un cortège ouvrier, C'est lui ! glorieux, il s'avance En triomphe dans St. Imier

En France, Le Drapeau rouge est publié sans nom d'auteur par Achille Le Roy 4 dans La Revanche du prolétariat, Paris, 1885. Non seulement les quatre couplets « bernois » subissent de graves altérations, mais Le Roy les fait précéder d'un couplet qui fait des Jacques les « inventeurs » du drapeau rouge !

sur la première page ; mais la mention : « de Jules Guesde » ne s'appliquait-elle pas plutôt à la provenance de l'opuscule qu'à l'auteur des chansons ?

L'air de La Libre Sarîne qui est indiqué sur l'édition de Saint-Imier est celui d'un chant patriotique fribourgeois du xrx* siècle, musique de Jacques Vogt, sur des paroles du Dr Bussard. dont l'incipit est : « Les bords de la libre Sarine » et dont le refrain débute par : « Armonsnous, enfants de l'Helvétie ». 4. Achille Le Roy (1841-1929) a c vraisemblablement » participé à la Commune bien qu'il n'ait pas de dossier aux A.N., nous dit le Dictionnaire du mouvement ouvrier, tome 7, qui lui attribue à tort le poème c Trinquet » de Cl. Hugues (à l'imitation du livre de J. VARLOOT, Les Poètes de la Commune). Dans une notice de son Anthologie de la t poésie de la Commune de Paris, 1871, Moscou, 1948, p. 389, Iouri DANILINE dit qu'A. Le Roy aurait participé aux campagnes de Garibaldî, été lieutenant d'un des bataillons de la Commune et, ce qui paraît plus étonnant, qu'il aurait été déporté à la Nouvelle-Calédonie (si Da Costa mentionne plusieurs Leroy dans ses listes d'insurgés qui furent transportés à la Calédonie, notre Achille n'y figure pas). E. HIPPJUS et Pélagie CHIRIAIÉVA {Krasnoié Znamia, Moscou, 1969, p. 68-69), se basant semble-t-il sur des souvenirs de Le Roy publiés en 1928 à Moscou, développent les mêmes éléments biographiques, à cette différence qu'il n'est plus question de déportation : Le Roy aurait cherché refuge en Espagne, en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne puis en Suisse et serait rentré en 1878 à Paris, où il devint l'un des rédacteurs du Prolétaire. Je n'ai pu en trouver nulle part confirmation : bien qu'ayant eu une longue carrière de militant, d'éditeur et de libraire révolutionnaire à Paris, Le Roy n'a pas (ou plus) de dossier à la Préfecture de Police. Le poète socialiste Etienne BELLOT, dans ses Poètes et chansonniers socialistes, Paris. 1892, p. 24, dit de Le Roy : e II était à Paris en 1870-71 et fit son devoir, comme simple porte-fusil, dans les rangs de la garde nationale ». Or l'éditeur de cette plaquette est... Le Roy. Ce qui est sûr, c'est que Le Roy publia à Paris en 1876 : De la commandite obligatoire et autres questions typographiques, où il discute de problèmes professionnels.


« LE DRAPEAU ROUGE » 265

Les révoltés du Moyen Age L'ont arboré sur maints beffrois : Emblème éclatant du courage, Souvent il fit pâlir nos rois.

Après avoir enlevé les deux couplets épisodiques de Saint-Imier, il les remplace par ce couplet final :

Noble étendard du prolétaire, Des opprimés sois l'éclaireur : A tous les peuples de la terre, Porte la paix et le bonheur.

Lors d'une nouvelle publication, toujours sans nom d'auteur, dans La Liberté de l'amour, Paris, 1887, Achille Le Roy a ajouté, entre les 5e et 6e strophes, un couplet d'actualité faisant allusion à des incidents qui s'étaient produits en mai 1885 lors des obsèques au Père Lachaise de deux communards, Cournet et Amouroux (couplet manifestement inspiré par l'un de ceux ajoutés à Saint-Imier) :

L'on avait cru qu'aux funérailles, Il pourrait passez librement ; Mais par les sbires de Versailles, Il fut assailli lâchement.

* * *

Des socialistes belges ont donné deux versions du Drapeau rouge qui partent du texte de Saint-Imier et ignorent les adaptations de Le Roy. La Liberté, « organe de la démocratie ouvrière du Hainaut », publie le 12 août 1888 un Drapeau rouge anonyme, dont les trois premiers couplets sont les nos 1, 2 et 4 de Brousse ; au début du couplet suivant, « Puis quand l'ingrate république » est remplacé par : « Puis, quand la Belgique monarchique », de même, dans le cinquième, « On crut qu'à Berne, en république » devient : « On crut que la libre Belgique », et le dernier couplet est modifié ainsi :

Ce drapeau que le vent balance Devant un cortège ouvrier Du peuple est la seule espérance. Il nous donnera l'égalité (bis).

Le second texte belge a été publié sur feuille volante (vers 1900 ?), sans nom d'auteur et sous le titre : Hymne au drapeau rouge ; il se limite aux quatre « couplets bernois », avec d'inévitables petites variantes dues à la transmission orale 5.

Une version nouvelle fut donnée en 1910 par Lucien Roland, en accord avec ... Achille Le Roy (c'est seulement ensuite que L. Roland apprit que

5. La Liberté, publiée à Wasmes, indique : air de L'Amnistie ; le placard est conservé aux Archives de l'Université de Bruxelles, fonds Defuisseaux. Ces deux textes m'ont été communiqués par F. Sartorius.


266 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

l'auteur des paroles était Paul Brousse). Non seulement Roland supprima les premier et dernier couplets de Le Roy, modifia le refrain et les couplets 2, 3, 4 et 5, mais il ajouta deux couplets nouveaux dont l'un fait écho à la Révolution russe de 1905. C'est cette version, publiée dans la revue guesdiste Le Socialisme, le 22 octobre 1910, qui fut reprise en 1924 dans le Grand Dictionnaire socialiste, puis par L'École émancipée dans ses cahiers de Chants révolutionnaires ; Maurice Dommanget en a, bien entendu, donné le texte et raconté la genèse dans son indispensable Histoire du drapeau rouge, où il publie en annexe le texte de plusieurs chansons ou poésies inspirées par l'emblème international des révolutionnaires.

Le Drapeau rouge

D'après l'Hymne au Drapeau rouge

de Paul BROUSSE.

Version nouvelle par Lucien ROLAND.

I. Il apparut dans le désordre Parmi les cadavres épars. Contre nous, le Parti de l'Ordre Le brandissait au Champ de Mars.

(bis)] Refrain :

Le voilà ! Le voilà ! Regardez I Sur la foule immense qui bouge Il jette ses flots empourprés

Osez, osez le défier ! Notre superbe drapeau rouge ! Rouge du sang de l'ouvrier ! (bis)

II. Mais planté sur les barricades Par les héros de Février, Il devint pour les camarades Le drapeau du Peuple ouvrier !

(bis)]

III. Quand la deuxième République Condamna ses fils à la faim, Il fut de la lutte tragique Le drapeau rouge de Juin ! (bis)

TV. Sous la Commune il flotte encore. Il entraîne ses bataillons Et rougit sa dernière aurore Du sang vermeil de ses haillons !

(bis)]

V. Les braves marins de Russie, Contre le tzarisme en fureur, Ont fait flotter jusqu'en Asie Notre drapeau libérateur ! (bis)

VI. Un jour sa flamme triomphale Luira sur un monde meilleur. Déjà l'Internationale Acclame sa rouge couleur i ... (bis)

De son côté, Achille Le Roy continue à faire éditer Le Drapeau rouge en s'en attribuant les paroles. Il est vrai qu'il ajoute aux couplets traditionnels d'autres couplets de son cru, témoins ceux-ci qui figurent dans une édition de La Muse rouge, dans les années qui précèdent la guerre de 1914 :

Drapeau de l'Internationale Guidant la Grève des Conscrits, Sa grande « Voix » Confédérale Disperse au Vent les Biribis (bis)

Des Coeurs saturés d'Injustice,

Il fait enfin jaillir l'Éclair :

A bas l'Officier, la Police !

Allons, Soldats, la Crosse en l'Air ! (bis)

Guidon qui marche à l'Avant-Garde Vers le But revendicatif, Son Bonnet rouge et sa Cocarde Ornent l'Amour éducatif, (bis)


« LE DRAPEAU ROUGE » 267

Sur cette chanson, « propriété de l'auteur », A. Le Roy a eu le front de faire encadrer ce texte : « N.B. Le véritable Drapeau rouge, élaboré dans les prisons de l'Empire [ ? !] et complété après la chute de la Commune, est traduit en plusieurs langues. On en trouvera le poème intégral et sincère, édité jadis par l'Union des Syndicats de la Seine dans le volume La République confédérale, au siège de la Muse rouge ou à la Librairie Internationale. »

Il est vrai que « l'académicide » Le Roy, comme il se nommait lui-même, passait pour un fantaisiste. Il n'a cependant pas fabulé sur toute la ligne : Le Drapeau rouge, créé en Suisse, passa en Allemagne; un tract saisi par la police de Berlin en 1882, donne le texte intégral de Saint-Imier 6. H atteignit aussi la Pologne, où il fut traduit par Boleslav Czerwienski sous le titre : Czerwony Sztandar. Chanté d'abord en polonais par les révolutionnaires enfermés dans les prisons tsaristes ou déportés en Sibérie 7, Le Drapeau rouge fut traduit en russe (Kramoïé Znamia) par Gleb Krijanovski, l'un des organisateurs, avec Lénine, en 1895 à Saint-Pétersbourg, de l'« Union de lutte pour la libération de la Classe ouvrière » ; c'est Krijanovski qui adapta également en russe le beau chant de lutte polonais : Warszawianka (La Varsovienne). Lorsque Rosa Luxemburg publia sa version allemande : Die rote Fahne, elle la sous-titra : « Russische Arbeiter Marseillaise » !

Cette longue histoire à une « morale » : le vieux communiste-libertaire Achille Le Roy, invité en U.R.S.S. pour les fêtes du Xe anniversaire de la Révolution d'Octobre, devait y finir ses jours, en 1929, pensionné comme l'auteur français du Drapeau rouge ...

* * *

La confusion est encore aggravée de nos jours; parfois avec la meilleure volonté du monde.

Krasnoïé' Znamia a été enregistré il y a une dizaine d'années dans la version Krijanovski par les Choeurs de l'Armée soviétique (« Chants révolutionnaires russes », Chant du Monde, LDX 4343). La chanson était tellement oubliée en France que l'éditeur s'est donné le mal de retraduire du russe sur la pochette ! Le plus drôle — si l'on peut dire — est que la même maison d'édition, en publiant les « Chants révolutionnaires du monde » (LDX 74335), a repris, cette fois en français, Le Drapeau rouge, mais dans une version « rénovée » qui n'a plus rien à voir avec la chanson de Brousse, ni même avec les versions de Le Roy ou de Roland. Non seulement l'air suisse est très « arrangé », mais le refrain de combat des proscrits est remplacé par ces vers de mirliton :

6. E. Hippius et P. Chiriaiéva le reproduisent dans leur remarquable étude ; en revanche, ils semblent n'avoir pas eu connaissance de l'édition originale, imprimée en Suisse.

7. C'est ainsi que Lénine, à son retour d'exil, en février 1900, le chantait souvent, d'après sa soeur aînée Anna (Lénine tel qu'il fut. Souvenirs de contemporains, tome 1, Moscou, 1958, p. 67). On trouve les deux versions, la polonaise de B. Czerwienski et la russe de G. Krijanovski dans le Chansonnier international du Révolté publié en 1906 à Londres. C'est encore la version polonaise du Czerwony Sztandar qui fut traduite et chantée en plusieurs îangues dans les Brigades internationales pendant la guerre d'Espagne ; la maison d'édition du Parti communiste français, les Éditions sociales internationales, publia en 1937 une retraduction du Drapeau rouge avec ce sous-titre inattendu : « Vieux chant révolutionnaire polonais ».


268 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET .CONTEMPORAINE

Tous debout, il est temps, en avant ! Quittons les plaines de misère, L'horizon est déjà tout en sang, L'aube se lève, mes frères, Frères, suivez votre bannière Tachée du sang des innocents, (bis)

Pauvre Brousse, il a beau avoir été excommunié par Guesde, il n'avait pas mérité cela...

« Le Chant du Monde » avait pourtant édité auparavant (Histoire de France par les chansons. XVII. La Commune, LDY 4197) un Drapeau rouge dans la version paroles et musique donnée par France Vernillat et Pierre Barbier (tome 8, p. 75-J6). Version hybride en quatre couplets dont seul le troisième est de Brousse : le deuxième est emprunté à L. Roland et les deux autres à Le Roy ; de plus le dernier vers des couplets n'est pas redoublé comme dans les versions précédentes et, dans le refrain « fier » devient « fièrement ». Ceci provoque évidemment des modifications dans la mélodie ; remarquons d'ailleurs que la tonalité employée ici est sol majeur, alors que celle utilisée par Le Roy et Roland était si bémol majeur. C'est pourtant cette version disparate qui tend à se répandre de nos jours : elle a été reprise successivement par Marc Ogeret, les Quatre Barbus, Francesca Solleville, puis par le Groupe « 17 », émanation de la Chorale populaire de Paris.

Qui donc fera renaître le vrai Drapeau rouge, celui de Paul Brousse sur l'air de La Libre Sarine ? ou tout au moins la version de Lucien Roland que les militants révolutionnaires ont chantée de 1910 jusqu'à la seconde guerre mondiale ? Et même un peu après, là où la tradition était restée vivace. C'est ainsi qu'à la fin des années 40, à Troyes, lors d'un repas qui suivait la conférence fédérale du P.C.F., des délégués, selon l'ancienne coutume, entonnaient des chants de lutte ; à un moment, un ténor local commença Le Drapeau rouge : « Il apparut dans le désordre... ». Maurice Thorez, qui jusque-là conversait avec ses voisins de la table centrale, les fit taire, leur demandant d'écouter le vieil hymne. Et oui, Thorez — le conciliateur du drapeau rouge et du drapeau tricolore — appréciait en connaisseur : « ... notre superbe drapeau rouge, rouge du sang de l'ouvrier ! ».

Les traditions se perdraient-elles ? Il semble pourtant que, surtout parmi les jeunes, le regain d'intérêt pour les vieilles chansons du folklore français et international se porte aussi vers les chansons sociales. Beaucoup le méritent par leur valeur propre et par le témoignage qu'elles apportent sur l'histoire contemporaine.

Robert BEÉCY.


PHILIPPE BERTHELOT

ET LES INTERETS FERROVIAIRES FRANCO-BELGES

EN CHINE (1912-1914)

A la fin du siècle dernier une collaboration des capitaux français et belges prit naissance en Chine à la faveur de ]a bataille des concessions. Le 26 juin 1898, la Belgique avait remporté un brillant succès avec la conclusion d'un emprunt de 112 500 000 F pour la construction et l'exploitation du chemin de fer de Pékin à Hankow par une société belge. Malgré la concurrence d'autres chasseurs de concessions étrangers, les Belges devaient leur étussite à des raisons politiques, parce que les autorités chinoises voulaient à tout prix traiter avec .un pays neutre de peur de voir la ligne, dont l'importance stratégique et économique était considérable, tomber aux mains d'une grande puissance. En réalité le marché financier belge était incapable de supporter seul le poids d'une telle entreprise. Aussi à l'instigation du ministre de France à Pékin, Auguste Gérard, le Quai d'Orsay s'était-il rallié à l'idée d'une participation financière occulte de la France, participation que les milieux d'affaires belges s'empressèrent d'accepter sur ies vives insistances du roi Léopold II.

L'affaire provoqua des remous sur le plan international. Pour la première fois la Chine signait un contrat de chemin de fer strictement commercial. D'autre part les Britanniques, irrités de voir la ligne pénétrer dans leur zone d'influence de la vallée du Yangtze, exercèrent de vives pressions sur la Chine pour lui soutirer de nouvelles concessions, et lancèrent une campagne de propagande contre les Belges en les accusant de n'être que les agents de l'impérialisme franco-russe. L'accusation était dénuée de tout fondement ; il suffit pour s'en convaincre de constater l'âpre lutte d'influence à laquelle se livrèrent Belges et Français au sein de l'entreprise. Bien que les banquiers français n'y vissent guère d'inconvénient, le Quai d'Orsay n'admettait pas que les Belges eussent la haute main sur la direction de l'affaire alors que c'était l'épargne française qui avait fourni la majorité des capitaux pour construire le chemin de fer. Aussi se montra-t-il beaucoup plus exigeant sur les conditions de la participation française l'orsqu'un autre groupe belge, animé par le banquier Edouard Empain, s'associa à des sociétés françaises pour la construction d'une ligne de 240 km, transversale du Pékin - Hankow, de Kaifeng à Honanfu et qu'on appela généralement le Pienlo.

Tant que durèrent les rivalités coloniales franco-britanniques, les capitalistes belges trouvèrent sans trop de difficultés des concours en France


270 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

et il arriva même que le Quai d'Orsay encourageât ses nationaux à participer aux entreprises belges. Mais le ministère des Affaires étrangères n'en demeurait pas moins dépité de voir l'effacement des Français dans une affaire aussi importante que le Pékin - Hankow. Aussi l'Entente cordiale frappa-t-elle durement la collaboration franco-belge, et ce d'autant plus que la Banque de l'Indo-Chine, qui travaillait en liaison étroite avec le gouvernement, devint l'instrument principal du rapprochement franco-anglais en Extrême-Orient. Les relations franco-belges s'envenimèrent au point que la Banque de l'Indo-Chine alliée à la Hongkong and Shanglmi Corporation aida la Chine à racheter par anticipation le Pékin - Hankow en 1908, éliminant ainsi l'influence belge du chemin de fer.

Dès 1905, on assiste à une internationalisation croissante des capitaux en Chine qui aboutit en 1911 à la formation d'un Consortium de banques anglaises, françaises, allemandes et américaines soutenues par leur gouvernement respectif. Pour lutter contre la concurrence internationale deux groupes financiers belges, la Société générale de Belgique et la Banque d'Outremer, fusionnent leurs intérêts en Chine et les confient à un agent installé à Péin. De plus ils s'alHent à la Banque russo-asiatique et à des . banques anglaises et françaises non membres du Consortium pour constituer un Syndicat financier international rival du Consortium.

Lorsque la révolution chinoise porte au pouvoir Yuan She-kai en janvier 1912, une intense rivalité met aux prises les deux syndicats pour la conclusion des emprunts du nouveau gouvernement chinois, dont le fameux emprunt de réorganisation. Les menées du groupe belge et de ses associés incitent le Consortium à reconnaître la nécessité d'une entente. Au mois de juin 1912, la Russie et le Japon adhèrent au Consortium. Sur les instances du délégué russe à la conférence des banquiers, le groupe russe est admis comme un groupe international composé des membres du Syndicat financier international et autorisé à émettre un tiers de sa part des emprunts chinois sur le marché belge. L'entrée de la Société Générale de Belgique et de ses associés dans le Consortium sous le couvert de la Russie représentait un succès considérable pour les établissements d'un petit pays.

Devant l'anarchie qui menaçait la Chine, les puissances voulaient à tout prix conclure un accord international visant à imposer leur contrôle au gouvernement chinois. Dans cet esprit, les banquiers s'engagèrent à faire apport au Consortium de tous leurs contrats en Chine et interdirent de faire valider tout emprunt d'État chinois avant que le placement de l'emprunt de réorganisation fût entièrement assuré. Chacun conservait la liberté de conclure de nouveaux emprunts à condition d'en différer l'émission jusqu'à la levée de cette interdiction.

Malgré les efforts des puissances en vue de monopoliser les emprunts chinois, des compagnies et des hommes d'affaires dissidents du Consortium tentaient de leur côté d'enlever des contrats en Chine. Parmi eux se trouvait la Compagnie générale de chemins de fer et de tramways en Chine, concessionnaire du Pienlo *.

1. Nous empruntons les éléments de cette introduction à notre thèse Léopold II et les groupes financiers belges en Chine. La politique royale et ses prolongements (1895-1914).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 271

Fondée le 26 mars 1900 à Bruxelles à l'initiative du banquier Empain au capital d'un million de francs, souscrit à raison des deux tiers par des Belges et un tiers par des Français, cette société avait végété plusieurs années avant d'entreprendre la construction et l'exploitation de la ligne Kaifeng - Honanfu 2. Le 12 novembre 1903 elle conclut définitivement ses contrats avec le gouvernement chinois pour l'émission d'un emprunt S % de 25 millions de francs au prix de 90 % et l'exploitation de la ligne pour une durée de 30 ans. Outre l'obtention d'une participation de . 20 % aux bénéfices nets d'exploitation, la société belge recevait un droit de préférence pour la construction d'un prolongement de la ligne vers Sianfu 3. Lorsqu'elle voulut s'assurer le concours de la finance française pour l'émission de son emprunt, le.Quai d'Orsay refusa d'autoriser l'admission à la cote de la Bourse de Paris tant qu'un partage d'influence entre Belges et Français ne serait pas rigoureusement égal au sein de l'entreprise 4. Le banquier Empain qui possédait de nombreux intérêts en France — il était associé à André Berthelot dans le Métropolitain de Paris — se montra beaucoup plus souple que ses compatriotes du Pékin - Hankow 5. C'est ainsi que le conseil d'administration de la société fut composé de cinq Belges et de cinq Français, dont le banquier Bénard correspondant d'Empain à Paris, André Berthelot et Paul Ristelhueber, ancien consul de France à Tientsin et directeur de la Banque russo-chinoise à Paris 6. En outre la direction de la compagnie en Chine fut confiée à un ingénieur français 7.

La ligne fut achevée en 1907 non sans avoir exigé l'émission d'un emprunt complémentaire de 16 millions de francs et la compagnie se préoccupa d'obtenir le prolongement de sa voie ferrée 8. Pendant plusieurs années elle multiplia les démarches et afin d'augmenter ses chances de succès, elle s'associa à la Société belge de chemins de fer en Chine, filiale de la Société Générale de Belgique, à laquelle elle consentit une participation de

2. Les statuts furent publiés dans le Recueil spécial des actes ... relatifs aux sociétés commerciales. Annexe au Moniteur belge, 7 avril 1900, acte n° 1621, p. 164 sq. D'un point de vue strictement juridique, 3 049 actions sur les. 4 000 actions représentatives du capital étaient en mains belges. En réalité, un lot important d'entre elles appartenaient à des intérêts français, telle la participation de 452 actions du chevalier Raphaël de Bauer, administrateur-délégué de la succursale de la Banque de Paris et des Pays-Bas à Bruxelles. De même la souscription de 130 titres par la Banque russo-chinoise peut être aussi considérée comme française, ce qui porte la part effective des capitaux français à 1403 actions ou plus d'un tiers du capital.

3. Les contrats ont été publiés dans plusieurs .ouvrages dont ~E. DE LABOULAYE, Les Chemins de fer de Chine, Paris, 1911, p. 154-170 et J. ULLENS DE SCHOOTEN, Les Chemins de fer chinois, Bruxelles, 1928, p. 179-196. Voir aussi J.M. FROCHISSE, La Belgique et la Chine, Bruxelles, 1936, p. 337 sq.

4. Delcassé à Gérard, ministre de France à Bruxelles, 9 janvier et 2 février 1904 (Archives du ministère français des Affaires étrangères [Abréviation : AEF] NS Chine. Chemins de fer. vol. 524, ligne Kaifong-Honan Fou II, 1903-1906).

5. Sur Empain, voir les notices biographiques de C. CAMUS dans Biographie coloniale belge, t. H, Bruxelles, col. 357-365, et de P. JEANJOT dans Biographie Nationale, t. XXIV, Bruxelles, 1968, col. 265-269).

6. Gérard à Delcassé, 24 mars 1904 et 31 mai 1905 (AEF NS Chine, vol. 524). Recueil Financier, Bruxelles, 1906, H, p. 689.

7. Gérard à Delcassé, 9 avril 1905 (AEF NC Chine, vol. 524).

8. L'Asie française, Paris, octobre 1912, p. 448 ; LABOULAYE, op. cit., p. 152.


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20 % dans l'affaire du prolongement 9. Jusqu'à la révolution, les tentatives de la compagnie se heurtèrent au nationalisme chinois, le gouvernement impérial ayant concédé deux tronçons du prolongement à des sociétés indigènes. Celles-ci ne réussirent pas à mener la construction à bien 10. Aussi les nouvelles autorités furent-elles acquises à l'idée de traiter avec une société étrangère. Dès le mois de février 1912, la Société Belge de Chemins de fer en Chine prêta à la Compagnie Générale les services de son agent à Pékin Robert Devos en vue de mener les négociations n.

Les circonstances politiques favorisèrent Devos. Au mois de septembre 1912 dans un dernier effort de conciliation avec Yuan She-kai, Sun Yat-sen vint à Pékin pour prendre la direction générale des chemins de fer chinois. Tirant parti des vastes projets ferroviaires de Sun, Devos réussit à l'intéresser à la construction des prolongements du Pienlo. En quinze jours l'affaire fut conclue. Le 24 septembre, Devos signait au nom de la Compagnie générale avec le gouvernement un contrat d'emprunt de 250 millions de francs à 5 % et d'une durée de 40 ans pour une ligne de 1 800 km de Lanchow, la capitale du Kansu, à un port maritime situé au nord de Yangtse. La nouvelle ligne fut appelée Lung Tsing U Hai ou plus brièvement Lunghai d'après le nom en ancien chinois des provinces qu'elle traversait. Devos avait pris toutes mesures destinées à donner à l'affaire un caractère purement industriel pour éviter l'opposition du Consortium. Cependant l'article XV du contrat stipulait qu'en attendant l'émission de l'emprunt, la compagnie s'engageait à faire des avances à 6 %, dont le montant atteindrait 50 millions dans les six mois. Cet engagement battait en brèche la politique du Consortium puisqu'il procurait à la Chine de nouvelles disponibilités dont elle se soucierait peu de justifier l'emploi 12.

Le succès remporté par les Belges suscita un vif émoi à Példn et ébranla sérieusement les puissances du Consortium. Il déclencha en France une révision importante de la politique économique du gouvernement en Chine, révision dont Philippe Berthelot fut le principal artisan.

Il est superflu de s'étendre ici sur la personnalité bien connue de Philippe Berthelot sinon pour rappeler qu'à cette époque, grâce à l'influence de son père Marcelin Berthelot, il dirige la sous-direction d'Asie du Quai d'Orsay, service créé en 1904 spécialement pour lui à son retour d'une mission en Extrême-Orient. Son expérience et son intérêt pour les affaires chinoises l'ont conduit à collaborer activement avec Poincaré à la politique d'élargissement du Consortium. Tous les dossiers des affaires chinoises, passent par ses mains. En outre son frère André, homme d'affaires remuant et député, est, nous l'avons vu, administrateur de la Compagnie générale de

9. Note de Iules Jadot, administrateur-délégué de la Société belge de chemins de fer en Chine, 18 octobre 1911 (.AEF NS Chine, Chemins de fer, vol. 492. Ligne du Chansi, TU, 19071912).

10. L'Asie française, octobre 1912, p. 444-445.

11. Société belge de chemins de fer en Chine à Devos, 6 février 1912 ; Margerie à Pichon, 21 février 1912 (.AEF NS Chine, Chemins de fer, vol. 526, Ligne Kaifong-Honan Fou, avril 1909-juin 1912).

12. ULLENS DE SCHOOTEN, op. cit., p. 203 sq. Everts, chargé d'affaires belge à Pékin, au rninistère des Affaires étrangères Davignon 1" octobre 1912 (Archives du ministère belge des Affaires étrangères [abréviation : ÀEB], dossier 2816, I).


LES INTERETS FRANCO-BELGES.EN CHINE, 1912-1914 273

chemins de fer et de tramways en Chine et entretient de nombreuses relations d'affaires avec Empain 13.

Les relations personnelles d'Empain avec les frères Berthelot joueront un rôle décisif dans l'évolution des rapports franco-belges. En effet, alors même que le ministre de France à Pékin est tenu dans l'ignorance complète des négociations de Devos avec le gouvernement chinois, Philippe Berthelot prend connaissance grâce aux bons soins d'Empain du télégramme de l'ingénieur en chef de la Compagnie générale en Chine, Ebray, annonçant la conclusion du contrat. Si le financier belge juge bon d'avertir très confidentiellement le sous-directeur d'Asie, c'est qu'il ne se sent pas de taille à lancer un emprunt de 250 millions sur le seul marché belge et que d'autre part l'émission publique d'un emprunt d'Etat étranger en France nécessite l'autorisation du Quai d'Orsay 14.

Le 30 septembre 1912 Empain vient trouver Philippe Berthelot au ministère pour s'entretenir de l'accueil que réserverait la France à l'emprunt. Il lui présente l'affaire comme la refonte d'une entreprise ancienne. Au premier abord le sous-directeur d'Asie n'oppose aucun veto de principe pour autant que l'égalité des avantages soit assurée aux Français et aux Belges. Il fait également observer que les banques sont contracté des obligations vis-à-vis du Consortium et pourraient se considérer comme non autorisées à fournir des fonds. De plus la question de l'émission publique reste réservée tant que des précisions n'auront pas été fournies sur l'emploi des avances promises par la Compagnie générale au gouvernement chinois. Enfin sur lé plan politique la ligne traverse des régions susceptibles d'intéresser l'Allemagne et la Russie. De toute manière, ajoute Berthelot, les banques devront prendre l'avis qualifié du Directeur politique, Paul de Margerie 15.

Encouragé par cet accueil, Empain entre en négociation avec plusieurs banques françaises, la Banque de Paris et des Pays-Bas, la Société Générale et le Comptoir d'Escompte. D'emblée les deux premières se montrent disposées à fournir les fonds de l'emprunt. Par contre le directeur du Comptoir d'Escompte, Emile Ullmann, refuse de marcher sans la Banque de l'IndoChine, qui est le chef de file des banques dans les affaires chinoises. Celle-ci très tentée' subordonne son accord à l'approbation du gouvernement 16. A vrai dire les offres d'Empain sont alléchantes : une part de 60 % de l'emprunt et des avances sont réservées aux établissements français, 25 %

13. Sur la vie et la carrière de P. Berthelot, voir Dictionnaire diplomatique, Paris, Londres ...f 1954, p. 97-99 ; A. BRÉAL, Philippe Berthelot, Paris, 10* édition, 1937 ; G. SUAREZ, Briand. Sa vie, son oeuvre avec son journal et de nombreux documents inédits, t. V, Paris, 1941, p. 125-129 et 319-333 ; F. GILBERT et G. CRAIG, The diplomats 1919-1939, Princeton, 1953, p. 66 sq ; G. GADOFFRE, Claudel è' l'Univers chinois (cahiers Paul Claudel, 8), Paris, 1968, p. 118-121. Cf aussi M. BASTID, « La diplomatie française ït la révolution chonohc de 1911 », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, t. XVI, .ivril-juir. 1969, p. 221 sq.

14 Cop'e d'un télégramme d'Ebray à la Compagnie Générale, 24 septembre 1912. annotée de la main d'Empain ; Conty à Poincaré, 3 octobre 1912 (AEF NC Chine, Chemins de fer, vol. 527, Kaifong-Honan Fou V, juillet 1912-décembre 1913).

15 Note dr P Berthelot pour le Président du Conseil et ministre des Affairés étrangères Raymond Poincaré, 30 septembre 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

16. Note de P. Berthelot. 5 octobre 1912 ; Poincaré à Klotz, 12 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 52/

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à la Société Générale de Belgique, 5 % à la Compagnie Générale, 5 % à Empain et 5 % au banquier parisien Bénard. En outre un compte de participation sera ouvert, comprenant tous les bénéfices de construction et financiers qui seront répartis à raison de 50 % à la Compagnie Générale, 25 % aux banques françaises et 25 % à la Société Générale de Belgique. Empain s'est engagé à verser une première avance de 25 millions au gouvernement chinois le 14 octobre 17. Il est pressé d'aboutir. Tenu au courant des négociations d'Empain par son frère et Stanislas Simon, directeur général de la Banque de l'Indo-Chine, Philippe Berthelot en informe à son tour Poincaré. Le 12 octobre, préoccupé par les inconvénients politiques qu'entraînerait l'octroi d'avances dont la Chine disposait librement, Poincaré prie Klotz, son collègue aux Finances, d'adresser des représentations officielles aux banques à ce propos 18. Si la Banque de l'Indo-Chine s'était rendu compte spontanément que ses engagements envers le Consortium l'empêchaient de prêter son concours à Empain, ralliant à ses vues le Comptoir d'Escompte, la Banque de Paris et des Pays-Bas par contre n'était pas décidée à lâcher prise. Sur les instances de Klotz, les banquiers acceptèrent cependant de suspendre les pourparlers le 16 octobre 19.

Dès le lendemain, Empain reçoit des offres mirifiques de la maison Schroder de Londres. Depuis plusieurs années celle-ci est alliée à la Société Générale de Belgique en Chine et fait partie comme elle du groupe russe du Consortium. Par l'entremise d'Emile Francqui, administrateur-délégué de la Banque d'Outremer et promoteur de l'ancien Syndicat financier international rival du Consortium, le banquier anglais propose de faire immédiatement l'émission entière de l'emprunt de 250 millions à Londres. D. constituerait un syndicat de garantie composé des plus grandes banques de la Cité décidées à briser le monopole du Consortium défendu par le Foreign Office en faveur de la Hongkong and Sliangliai Banking Corporation. A l'appui de son offre, Schroder envoie à Empain un chèque de 4 150 000 F pour l'aider à faire face à l'échéance du deuxième versement sur l'avance de 25 000 000 F, le 19 octobre. A l'encontre des Français, Schroder se désintéresse entièrement de la partie industrielle de l'affaire, ce qui rend sa collaboration beaucoup plus avantageuse pour le groupe belge 20. Cette nouvelle ébranla sérieusement les banques françaises. Cédant aux pressions du gouvernement,

17. André Berthelot à son frère Philippe, 9 octobre 1912 (Ibidem). S. Simon, directeur général de la Banque de l'Indo-Chine, à C. Addis, directeur général de la Hongkong and Shanghai Banking Corporation, 18 octobre 1912 (Public Record Office, Londres, Archives du Foreign Office [Abréviation : FO] 371/1323).

18. c Vous estimerez sans doute comme moi, lui écrivît-il, qu'en toute hypothèse, des représentations officielles devraient être faites aux Banques dès maintenant, dans les mêmes conditions où les Gouvernements allemand et anglais ont protesté, sur notre demande et celle des autres puissances du Consortium, contre les emprunts Diedrichsen et Crisp, protestations qui ont empêché la première affaire et nui beaucoup au succès de la seconde, rendant peu vraisemblable le renouvellement d'un emprunt de même nature à Londres. » (AEF NS Chine, vol. 527).

19. Klotz à Poincaré, 16 octobre 1912 (Ibid.). Simon à Addis, 18 octobre 1912 (FO 371/1323).

20. Télégramme d'Addis à Simon. 18 octobre 1912 (FO 371/1323). Klotz à Poincaré, 21 octobre 1912 et note de P. Berthelot, 23 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527). Sur le mécontentement des banques britanniques à l'égard du Foreign Office, voir D.C.M. PLATT, Finance, Trade and Policies in British Foreign Policy 1815-1914, Londres, 1968, p. 294 et p. 299-301.


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 275

elles avaient essayé de trouver un moyen terme. Avec l'accord de la Banque de l'Indo-Chine, elles proposèrent à Empain d'accepter la participation de 60 % à l'emprunt qu'il leur offrait à condition de l'apporter immédiatement au Consortium. Estimant que pareil procédé serait incorrect vis-à-vis de la Chine, Empain refusa et, pressé de trouver les fonds de la première avance, il rompit les pourparlers 21. Les propositions de Schrôder venaient à point pour renforcer sa position sans compter que le banquier anglais avait offert à la Banque de Paris et des Pays-Bas et à la Société Générale de participer à l'opération des avances et qu'elles avaient maintenu leur refus 22. La rupture avec Empain ulcéra la Banque de Paris et des Pays-Bas. André Bénac, un de ses administrateurs, s'en plaignit amèrement au Quai d'Orsay en lui faisant observer que l'abstention des établissements français n'empêcherait nullement le placement en France de la majeure partie des titres de l'emprunt alors que tous les avantages de l'entreprise échapperaient aux hommes d'affaires français 23. Quant à la Banque de l'Indo-Chine, si elle renonçait au Lunghai par loyauté vis-à-vis du Consortium, elle n'entendait pas qu'un autre membre de celui-ci pût profiter de la situation. C'est pourquoi le groupe français unit ses efforts à ceux de la Hongkong and Shangai Banking Corporation pour obtenir du groupe russe qu'il empêchât la participation de Schrôder et de la Société Générale. Les protestations des financiers furent assorties de démarches diplomatiques auprès du Cabinet de Saint-Pétersbourg 2i.

Heureusement pour les banques françaises, malgré l'attrait des propositions de Schrôder, Empain préfère renvoyer le chèque que lui avait adressé le banquier britannique et faire seul les fonds du versement prévu pour le 19 octobre. Dans quelle mesure a-t-il cédé à l'influence d'André Berthelot ? L'état de la documentation ne permet pas de le préciser. Mais l'intervention du financier français ne fait guère de doute puisque, répondant à sa lettre du 18 octobre, Empain le prie le 19 de faire savoir à Philippe qu il a repoussé « toute suggestion de traiter avec Schrôder et n'importe qui » 25. Lié à la France par ses relations d'affaires, le banquier belge ne désespère pas d'y trouver une solution pour l'émission de son emprunt. Aussi entreprend-il de nouvelles démarches à Paris.

Le 23 octobre il revoit Philippe Berthelot. Non seulement il revient sur le refus qu'il a opposé aux suggestions des banques françaises, mais encore

21. Simon à Addis, 18 octobre 1912 (FO 371/1323). A. Bénac au Quai d'Orsay, 18 octobre 1912 ; Empain à André Berthelot, 19 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527).

22. Simon à Addis, 18 octobre 1912 (FO 371/1323). Klotz à Poincaré, 21 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527).

23.-* Les Banques belges, écrit Bénac, ont à Paris assez d'agents et de correspondants pour placer même dans notre clientèle des obligations d'un, type connu et apprécié, jouissant, en dehors de la garantie du gouvernement chinois, d'une hypothèque sur la ligne. C'est donc l'argent français qui servira à cette entreprise mais tous les avantages (commandes ...) nous échapperont. » (18 octobre 1912. AEF NS Chine, vol. 527).

24. Simon à Addis, 18 octobre 1912 ; télégramme de Sir Edward Grey, secrétaire d'État au Foreign Office à Sir Francis Bertie, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, 22 octobre 1912 (FO 371/1323). Télégramme de Paléologue, Directeur Politique au Quai d'Orsay à Georges Louis, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, 19 octobre 1942 (AEF NS Chine, vol. 527).

25. Empain à A. Berthelot, 19 octobre 1912 ; note de P. Berthelot, 23 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527).


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il se déclare disposé à faire seul les avances et à leur réserver 65 % de l'emprunt avec la moitié des commandes industrielles et du personnel et avec faculté pour elles d'apporter leur part au Consortium. Dans le cas où ces propositions si raisonnables seraient refusées, Empain manifeste l'intention de voir Schroder à Londres la semaine suivante 26.

Cette solution ne plaît apparemment pas aux frères Berthelot. Indépendamment du fait qu'ils soupçonnent Empain de jouer de la concurrence de Schroder pour obtenir de meilleures conditions des établissements français, l'idée de voir une grande partie de l'affaire échapper à la France au profit des autres membres du Consortium ne leur sourit guère 27. Aussi vont-ils mettre des bâtons dans les roues d'Empain.

C'est à André Berthelot que revient le soin de mener la manoeuvre. Il lui faut d'abord gagner du temps jusqu'à ce que les démarches auprès du groupe russe aboutissent au retrait de Schroder et de la Société Générale de Belgique de l'affaire. En outre il faut parer à un autre danger, l'hostilité du groupe anglo-français des Chinese Central Railways dont les partenaires se sont engagés à faire échouer tout projet de voie ferrée concurrent. Dans ce but, André Berthelot prévient Caillaux qui est administrateur de la compagnie en demandant sa médiation. De plus, le 24 octobre au matin, il accompagne Empain chez Klotz. Le ministre des Finances accueille avec trop d'intérêt au goût de Berthelot les nouvelles propositions du banquier belge. Heureusement, Klotz consulte séance tenante Poincaré par téléphone et sur son conseil renvoie Empain négocier avec les banquiers. A l'issue de l'audience André Berthelot profite d'un aparté avec le ministre pour lui glisser plusieurs objections aux propositions de son associé : le désir du Consortium de conclure avant tout l'emprunt de réorganisation, la remise sans garantie à la Chine d'avances de 25 à 50 millions de francs, l'opposition éventuelle des Chinese Central Railways. Ces objections il les répète à Empain en lui conseillant d'envisager l'entente avec les banques françaises comme une entente de chemins de fer sur le modèle de l'association anglo-allemande pour le Tientsin - Pukow, de manière à lier les établissements français 28.

A l'encontre de Klotz qui aurait volontiers poursuivi les pourparlers, Poincaré, informé par Philippe Berthelot des nouvelles tentatives d'Empain, s'oppose catégoriquement à une combinaison qui reviendrait à aider la Chine à faire échec à la politique du Consortium. Sous la pression du Quai d'Orsay, les banques françaises rompent définitivement avec Empain 29. Cette rupture ne leur causa pas moins d'amers regrets 30.

Tant que Poincaré reste aux Affaires étrangères, les tentatives d'Empain pour placer une partie de son emprunt en France se soldent nar un échec. En effet au début du mois de décembre 1912, désireux d'émettre une première tranche de 100 millions de francs « avant que s'ouvre la

26. Note de P. Berthelot, 23 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527).

27. Ibidem, André Berthelot à son frère Philippe (.AEF NS Chine, vol. 527).

28. A. Berthelot à P. Berthelot (AEF NS Chine, vol. 527). Sur le chemin de fer Tientsin-Pukow. voir LABOULAYE, op. cit., p. 182-185.

29. Poincaré à Klotz, 24 octobre 1912 ; Klotz à Poincaré, 30 octobre 1912 (AEF NS Chine, vol. 527).

30. Urbig, directeur de la Deutsch-Asiatische Bank, à Montgelas, fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, 13 novembre 1912 (Archives de V Auswârtiges Ami [Bonn], China 3, 35).


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période des grandes opérations financières qui suivra vraisemblablement la solution de la crise balkanique », il demande au ministère des Finances d'autoriser la négociation en banque des obligations de l'emprunt Lunghai moyennant la cession d'un tiers des commandes à l'industrie et la nomination d'un directeur français 31. Consulté par Klotz, Poincaré oppose à nouveau son veto. Pour lui il n'y a guère d'inconvénient à ajourner l'exécution du contrat puisque Schroder a renoncé à participer à l'émission de l'emprunt et que la hâte d'Empain n'a d'autres motifs que les demandes pressantes du gouvernement chinois ou le désir du banquier de rentrer dans les fonds qu'il a déjà avancés à la Chine. D'ailleurs les avantages offerts à la France ne correspondent pas aux antécédents du Pienlo et à l'importance des services rendus par les capitaux français 32.

L'élection de Poincaré à la présidence de la République, le 17 janvier 1913, modifie considérablement la situation. Dans le nouveau Cabinet formé par Briand le portefeuille des Affaires étrangères passe aux mains de Charles Jonnart. A partir de cette époque Philippe Berthelot acquiert une influence prépondérante dans la politique menée par le Quai d'Orsay à propos des entreprises françaises en Chine. D'autre part au sein du Consortium, les menées d'Empain, de la Société Générale de Belgique et de Schroder ont provoqué de vives inquiétudes. Le 7 janvier, Sir Edward Grey, secrétaire d'État au Fereign Office, a adressé un mémorandum aux représentants des cinq autres puissances en vue d'empêcher leurs nationaux de prêter leur concours à Empain de manière à annuler puis internationaliser l'entreprise du Lunghai au profit du Consortium 33. Cette proposition est mal accueillie à Paris en raison des visées de la France sur l'entreprise qu'elle considère comme le prolongement d'une affaire industrielle francobelge 3*. Aussi le Quai d'Orsay fait-il traîner sa réponse, attitude d'autant plus opportune que les banquiers du Consortium sont en train de remettre leurs engagements en question. Effectivement lors d'une conférence à Londres les 10 et 11 janvier 1913, ceux-ci décident d'admettre la liberté des emprunts industriels, moyennant le respect de certaines conditions à déterminer de commun accord par les Six puissances 35. Le Quai d'Orsay se fonde sur cette décision pour répondre à Grey qu'il refuse de s'opposer à l'émission de l'emprunt Lunghai sur le marché français, mais se déclare disposé « à se joindre à une démarche collective à Pékin destinée à placer le Pienlo sur le même pied que les autres emprunts industriels et à remettre la date d'émission à six mois après celle du grand emprunt des six grou31.

grou31. à Poincaré, 2 décembre 1912 ; AEF NS Chine, vol. 527).

32. Poincaré à Klotz, 3 décembre 1912 (Ibid.j. Notons en passant que pour le versement de la première avance de 25 millions de francs, les négociateurs belges avaient reçu une commission de 400 000 taels qui servit dans une largs mesure à acheter le vote favorable de l'assemblée chinoise (Note de P. Berthelot, 5 mars 1913, Ibid.).

33. FO 371/1325. Le mémorandum est communiqué par Paul Cambon au Quai d'Orsay le 9 janvier 1913 (AEF NS Chine, vol. 527). •

34. Note non signée de la sous-direction d'Asie, 16 janvier 1913 (.AEF NS Chine, vol. 527).

35. Mémorandum du Foreign Office aux représentants de France, de l'Allemagne, des Etats-Unis, de la Russie et du Japon, 29 janvier 1913 (Die Grosse Politik der Evropaischen Kàbinette 1871-1914, vol. 32, n° 11961 annexe, p. 389-390):


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pes » 36. Il rallie d'ailleurs sans difficulté le gouvernement russe à son point de vue 37.

Tandis que la question des emprunts industriels était vivement débattue au sein du Consortium, Empain persistait dans son projet de placer en France une partie de son emprunt. Estimant qu'aucun ajournement n'était possible en raison de l'annonce de la conclusion prochaine de l'emprunt de réorganisation de 625 millions, désireux aussi de profiter de la situation du marché financier pour obtenir de la Chine un prix d'émission de 91 % avec une commission de 6 % au profit des banquiers émetteurs, il soumit une nouvelle proposition au ministère des Finances. Une émission de 100 millions de francs serait faite à Bruxelles seulement. H ne demanderait pas la cote de la Bourse de Paris, mais introduirait les obligations en coulisse en prenant le timbre de plusieurs banques françaises non membres du Consortium, comme la maison Bénard et des banques de province, recevraient les souscriptions de leur clientèle et de celle de la Société Générale, de la Banque de Paris et des Pays-Bas et du Comptoir d'Escompte. Une fois encore le financier belge évoqua la possibilité de s'adresser aux banques anglaises en cas de refus de gouvernement français 38. Klotz, qui avait gardé le portefeuille des Finances dans le Cabinet Briand, était enclin à accepter ces offres, mais il voulait d'abord en référer au Quai d'Orsay 39. Aussi Empain rendit-il visite le 24 janvier 1913 à Philippe Berthelot. Cette fois il reçut un accueil des plus encourageants. Berthelot déclara que le gouvernement considérait l'affaire comme franco-belge et ne voulait pas la laisser prendre au Consortium, mais qu'il désirait avoir une lettre d'Empain par laquelle celui-ci s'engageait formellement à ce que tous les avantages seraient partagés par moitié entre Français et Belges. Pour tenir compte des obligations des banques françaises vis-à-vis du Consortium, l'emprunt ne pourrait être émis à Paris avant le délai de six mois postérieur à l'émission de l'emprunt de réorganisation 40. Jonnart, qui de par ses liens familiaux et ses relations touchait de près aux milieux d'affaires se rallia sans difficulté au point de vue de Berthelot 41.

Le revirement du Quai d'Orsay enchante tellement Empain qu'il s'en remet à Philippe Berthelot pour mettre par écrit les engagements à contrac36.

contrac36. du 30 janvier 1913 communiqué par Paul Cambon au Foreign Office le 3 février (FO 371/1591). La minute fut rédigée le 22 janvier après le départ de Poincaré du Quai d'Orsay (AEF NS Chine, vol. 527).

37. Note verbale d'Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris, et réponse, 28 janvier 1913 ; note d'Ivolsky à l'intention de Jonnart, 7 mars 1913 (Ibid.). Note de l'ambassadeur de Russie à Londres à l'intention du Foreign Office, 17 mars 1913 iFO 371/1592).

38. Klotz à Jonnart, 24 janvier 1913 ; note de P. Berthelot, 24 janvier 1913 (.AEF NS Chine, vol. 527).

39. Klotz à Jonnart, 24 janvier 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

40. Note de P. Berthelot, 24 janvier 1913 (Ibid.).

41. Jonnart à Klotz, 27 janvier 1913 (Ibid.). Jonnart était le gendre du banquier Aynard et avait été nommé gouverneur général de l'Algérie sous le ministère Waldeck-Rousseau, qui voulait se concilier la neutralité d'Aynard dans la question religieuse (E. BEAU DE LOMÉME, Les Responsables des dynasties bourgeoises, t. II, Paris, 1963, p. 257 et 333). Rappelons qu'il soutint avec vigueur, contre les nationalistes, les groupes Schneider et Krupp dans leurs négociations pour la concession des mines de l'Ouenza (R. POIDEVIN, Les Relations économiques et financières entre la France et l'Allemagne, Paris, 1969, p. 532-534).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 279

ter par sa compagnie, en échange de la « discrète » adhésion de la France au placement de l'emprunt sur son marché et la promesse de l'admission à la cote six mois après l'émission de l'emprunt de réorganisation. Le 2 février, Empain envoie à Bethelot un canevas de la lettre en le priant de l'arranger et de la modifier à sa convenance. « Le texte que je vous envoie, ajoute-t-il, en post-scriptum, ayant été découpé dans mes différents projets de lettre manque évidemment de forme et surtout d'unité. C'est ce que je vous prie surtout d'arranger ... Tout ceci est confidentiel, en ce qui me concerne, je n'en ai pas parlé à mes collègues, et c'est mon beau-frère qui en a fait la copie » 42. Berthelot se met à l'ouvrage et après plusieurs échanges de vues, Empain fait adopter par le conseil d'administration de sa compagnie un texte entièrement rédigé par le sous-directeur d'Asie et qui est envoyé à Klotz le 7 mars 1913 43. Outre l'engagement de réserver la moitié des commandes et du personnel de la France, Berthelot avait obtenu que l'ingénieur en chef de la ligne serait de nationalité française **. H se sentait d'autant plus fondé d'aider Empain que celui-ci l'avait assuré de ce que la première avance de 25 millions de francs était toujours bloquée à la Banque des Communications en Chine parce que le gouvernement chinois n'avait pas encore livré à la Compagnie Générale les tronçons rachetés aux sociétés indigènes 45. Fort de l'appui officieux du Quai d'Orsay, Empain organise l'émission de l'emprunt en tenant Berthelot au courant de ses démarches. Suite à ses négociations avec le gouvernement chinois, il s'est engagé à émettre le 31 mars au plus tard 46. L'opération s'annonçait sous un jour brillant. Le 14 mars, Empain écrit à Berthelot : « Je n'ai fait encore aucune publicité ni même aucun envoi de prospectus, mais j'ai de telles demandes de souscriptions irréductibles de mes correspondants belges, suisses, hollandais ... que je pourrais faire de cette émission un gros succès de banque et faire une répartition folle. Je n'en ferai rien parce que cela griserait la Chine ce qui n'avancerait pas les affaires du consortium. Or ce consortium est la meilleure garantie de mon emprunt, il faut donc travailler pour lui plutôt que pour ma petite gloriole de banquier. Je vais faire un budget de 250 000 francs de publicité pour la France, avec la consigne : de ne pas parler de mon emprunt ... » * 7.

Cependant l'émission sera perturbée par un incident symptomatique des tensions qui régnaient au sein du Consortium.

42. Empain à P. Berthelot, 2 février 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

43. Projets de la main de P. Berthelot, 6 et 14 février 1913 (Jbid.). Procès-verbal du conseil d'administration de la Compagnie générale, 7 mars 1913 (Archives de la Compagnie générale de chemins de fer en Chine,. 0204). Empain à Klotz, 7 mars 1913, copie (AEF NS Chine, vol. 527).

44. Empain à Klotz, 7 mars 1913, cité note précédente.

45. Note de P. Berthelot, 5 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

46. Empain à Klotz, 7 mars 1913 (Ibid.).

47. AEF NS Chine, vol. 527. D'après un décompte du 29 avril 1913, les sommes distribuées soit aux journaux soit à des journalistes par la maison Bénard et Jarislowsky s'élevèrent à 216 858 francs. Ainsi Manchez, rédacteur financier du Temps, toucha pour son groupe 10 000 francs, Régnier 30 000 francs, Maroni des Débats toucha à titre personnel 4 000 francs, A. Lévy et G. Calmette du Figaro, respectivement 5 000 et 3 000 francs (Arch. Cie gle de chemins de fer en Chine, d. 1105, 1).


280 BEVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

La Compagnie Générale, rappelons-le, avait des accords avec la Société Générale de Belgique alliée à la banque Schroder dans le groupe russe du Consortium. En vertu de ces accords, ces deux établissements disposaient d'une part de 31 % de l'emprunt Lunghai, part qu'ils s'étaient empressés de réclamer 48. Alarmée par les intentions de ses associés, la Banque RussoAsiatique leur rappela leurs engagements vis-à-vis du Consortium et alerta le gouvernement russe 49. Celui-ci fit une démarche auprès du cabinet de Bruxelles afin qu'il usât de son influence auprès des banques belges en vue de remettre l'émission jusqu'à la conclusion de l'emprunt de réorganisation 50. La Russie demanda aussi à la France d'appuyer ses démarches à Bruxelles, mais le Quai d'Orsay qui venait de tout remettre au point avec Empain répondit sans vergogne qu'il avait déjà pris des mesures dans le sens souhaité par la Russie et s'abstint soigneusement de toute intervention 61.

Sous la pression du gouvernement russe et d'autres banquiers du Consortium, la Société Générale et Schroder s'engagèrent finalement à bloquer leur part de 31 % de la tranche de 100 millions de francs à émettre 52. Comme convenu, ils levèrent leur part de 31 millions vers la mi-mars 1913. La Banque Empain fut chargée de l'émission des 69 millions restant moyennant une commission de 3 % par titre placé. La conjoncture était très favorable. Malgré les troubles en Chine et les paniques boursières causées par la première guerre balkanique, les cours des ventes chinoises s'étaient maintenus. L'emprunt Pienlo 1903 était coté au-dessus du pair. De plus le gouvernement chinois avait fixé le prix d'émission des titres Lunghai à 91 %, le plus bas qui eût jamais été offert au public pour un emprunt ferroviaire 53. « Il est évident en effet, écrivait Empain à Philippe Berthelot le 18 mars, qu'une émission de rente à 91 alors qu'elle cote 101 est d'un succès assuré, c'est ce qui est arrivé même avant la publication du prospectus. Or le Chinois s'est dit, en bon psychologue, le banquier émetteur a tout intérêt à corser ce succès et cela me rendra plus fort vis-à-vis du Consortium » s*.

48. La fixation de cette participation de 31 % avait été confirmée par une lettre de la Société belge de chemins de fer en Chine à la Compagnie générale de chemins de fer et de tramways en Chine le 7 décembre 1912 (Archives de la Compagnie générale de chemins de jer en Chine, dossier « Convention i).

49. Verstraete, directeur de la Banque russo-asiatique, à Addis, 12 mars 1913, communiqué par Addis au Foreign Office, le 19 mars (FO 371/1592).

50. Note remise par Kondacheff, ministre de Russie à Bruxelles, 8 mars 1913 ; note verbale de Kondacheff, 14 mars 1913 (AEB 2829, II).

51. Note d'Isvolsky, ambassadeur de Russie à Paris, au Quai d'Orsay, 8 mars 1913 et réponse, 10 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

52. Schroder à Verstraete, 14 mars 1913, et à Addis, 17 mars 1913, communiqué par Addis au Foreign Office le 20 mars 1913 ; Schroder à Addis, 19 mars 1913 communiqué le 21 mars 1913 (FO 371/1592). Empain à P. Berthelot, 18 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

53. Empain à Davignon, 17 mars 1913 (AEB 2829 II). Empain à P. Berthelot, 18 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 527). Pour comparer les prix d'émission des emprunts ferroviaires, voir A. COONS, The Foreign Public Debt oj China, Philadelphie, 1926, tableau B.

54. Empain à P. Berthelot, 18 mars 1913, cité note précédente. Le banquier ajoutait : c La seule façon, à mon avis, de déjouer ce calcul est de faire déclarer à Pékin, par le Consortium dès aujourd'hui, que je me suis préalablement mis d'accord ici et que grâce à cet


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 281

La décision du gouvernement chinois eut pour résultat qu'Empain vit affluer les demandes de titres avant même d'avoir diffusé le prospectus d'émission 55. En quelques jours il plaça 55 millions et décida de garder 14 millions pour le jour d'ouverture officiel de la souscription S 6.

Etant donné les liens de la Société Générale de Belgique avec le Consortium, Empain n'avait pas cru devoir lui faire prendre l'engagement de bloquer la part de 31 millions levée par son groupe : « cette demande, écrivait-il à André Berthelot, eût été presque offensante pour elle !!! » 57. Quelle ne fut pas sa suprrise d'apprendre à la fin du mois de mars que des offres importantes de titres étaient faites à des intermédiaires hors de sa maison avec des commissions doubles, triples, voire même quadruples de la commission de 2,50 F officiellement annoncée ! Empain put vérifier l'exactitude de ces informations en faisant acheter 1 000 obligations dans ces conditions et en mettant la main sur une circulaire de la Générale offrant les titres au prix de 461,40 F, soit 92,28 %S 8. La concurrence du groupe anglo-belge s'était étendue au marché français où la Société Générale offrait aux placiers une commission de 10 F et un banquier d'Angers, couvrant probablement Schroder, offrait jusqu'à 15 F 59.

Indigné par des procédés qui revenaient à concurrencer sa propre émission par une « véritable émission publique » 60, ■ Empain adressa le 30 mars une lettre de protestation à la Compagnie générale de chemins de fer et de tramways en Chine 61. Mais il était trop tard. La surenchère des commissions offertes aux intermédiaires avait produit une mauvaise impression. Mécontents de devoir payer à la banque Empain un prix supérieur à celui offert ailleurs, de nombreux souscripteurs annulèrent ou diminuèrent leurs ordres si bien qu'au début du mois d'avril, il restait encore 12 500000 F d'obligations à placer 62.

accord rémission du Pienlo sera un succès ... Inutile de vous dire que si vous me demandez d'entrer dans vos vues au sujet d'une combinaison de ce genre, je ne démentirai rien et j'appuierai dans le sens que vous m'indiquerez. »

55. ïbid.

56. Empain à A. Berthelot, 31 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

57. Empain à A. Berthelot, 31 mars 1913 (Ibid.).

58. Empain à la Compagnie générale de chemins de fer et de tramways en Chine, 30 mars 1913, copie communiquée confidentiellement à A. Berthelot (Ibid.).

59. Note anonyme, 4 avril 1913 (.Ibid.).

60. Empain à A. Berthelot, 31 mars 1913 (Ibid.). Un texte de la circulaire de la Société Générale datée du 27 mars est conservé dans le même dossier.

61. « Comment admettre, écrivait-il, 1° que des clients viennent souscrire à nos guichets avec les risques de la répartition, alors que leurs agents [de la Société Générale et de ses filiales] fournissent les mêmes titres irréductibles et au besoin avec 2,5 francs de réduction, soit la moitié de leur commission ; 2* que des agents ou banquiers viennent souscrire à nos guichets où ils n'ont que 2,5 francs de commission, lorsque la Société Générale en donne 5 pour des souscriptions irréductibles et alloue même 10 francs, nous assure-t-on, à certaines banques ? »

62. Note anonyme, 4 avril 1913 (AEF NS Chine, vol. 527). D'après cette note les agents de change de Paris qui avaient pris 14 000 titres réduisirent leur souscription de moitié. II fut notifié à la Chine que 3 500 000 livres sterling sur 4 000 000 (soit 87 500 000 F sur 100 000 000 F) avaient été placés. Les émetteurs déclarèrent au gouvernement chinois qu'ils prendraient le solde. Par contre, on annonça au public le succès de l'émission et une répartition inférieure à la demande


282. REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Le « coup » de la Générale affecta d'autant plus Empain qu'il avait refusé plus de souscriptions qu'il n'en avait placées 63. Sans doute en prévision de la conclusion de l'emprunt de réorganisation la banque avait-elle voulu profiter de l'état du marché pour écouler avantageusement ses obligations 64. Toujours est-il que sa manoeuvre assombrit ses relations avec la compagnie d'Empain et lui aliéna la bienveillance du Quai d'Orsay.

Malgré les précautions prises par le gouvernement français, l'ambiguïté de son attitude n'avait pas échappé à ses associés du Consortium. La fondation de la Banque Industrielle de Chine, dont nous reparlerons, et le placement en France d'une part considérable de l'emprunt Lunghai avaient alerté le Foreign Office sans lui fournir un motif valable pour réagir 65. En outre la cohésion du Consortium venait encore d'être affaiblie par le retrait des banques américaines qui s'étaient vu refuser l'appui de la nouvelle administration démocrate présidée par Wilson 6S. La conclusion de l'emprunt de réorganisation le 26 avril 1913 et la reprise de la guerre choie qui s'ensuivit en Chine incitèrent les banques anglaises et allemandes du Consortium à proposer que chacun reprit son entière liberté en matière d'emprunts industriels. La Russie et le Japon redoutant la concurrence dans leur sphère d'influence s'y opposèrent énergiquement 67. Mais un nouveau coup de théâtre ébranla l'édifice fragile du Consortium. Le 22 juillet 1913, Robert Devos, le signataire du contrat du Lunghai, conclut à Pékin un nouvel emprunt de 10 000 000 de livres (soit 250 000 000 francs) pour une ligne de 1 600 km reliant Tatungfu à Chengtu et qui prendrait le nom de Tung Cheng. Cette fois Devos représentait simultanément la Société belge de chemin de fer en Chine et la Société française de construction et d'exploitation de chemins de fer en Chine. Les dispositions du contrat étaient identiques à celles du Lunghai à l'exception de la marge réservée aux banquiers émetteurs qui était fixée à 5 1/2 % au lieu de 6 % 68.

La portée de ce succès rappelle de manière significative celle de l'emprunt du Lunghai. Fondé en 1904 au capital d'un million de francs sous les auspices de la Banque russo-chinoise, de la Banque de Paris et des Pays-Bas, du Comptoir d'Escompte et de la Société Générale française, la

63. Empain à A. Berthelot, 31 janvier 1913 (Ibid.).

64. Selon le contrat passé avec la Chine, les banquiers disposaient d'une marge de 6 % pour placer les titres et prélever leur bénéfice. Comme le prix d'émission avait été fixé à 91 %, la Chine toucherait de ce fait 85 % de la valeur nominale des obligations émises. Or les émetteurs vendirent leurs titres au taux de 92,28 %, donc avec une marge de 7,28 % (.Recueil Financier, Bruxelles, 1916, p. 695). D'après le décompte des frais d'émission, la Société Générale dépensa 2,2723 F par titre de 500 F, soit 0,45 % (Compagnie générale à Société belge de chemins de fer en Chine, 5 mai 1913. Arch. Cie gle chemins de fer en Chine, 1116, 1). Elle accorda à ses intermédiaires une commission de 5 à 10 F, soit 1 à 2t. Elle réalisa par conséquent un bénéfice minimum de 7,28 %, moins 2,45 %, soit 4,83 % par titre.

65. Bertie à Grey, 12 avril 1913 ; note de Gregory, fonctionnaire du Foreign 'Office, 15 avril 1913 (FO 371/1623).

66. P. RENOUVIN, La Question d'Extrême-Orient, Paris, 1946, p. 278.

67. Pu, Yu-shu, The Consortium reorganization loan to China 1911-1994 ; an episod in prewar diplomacy and international finance, thèse microfilmée de l'Université de Michigan, Ann Arbor, 1950 (Publication n' 2446), p. 520 sq.

68. Un exemplaire imprimé du con.trat est conservé dans le dossier AEF NS Chine, Chemins de fer, vol. 493 Ligne du Chansi IV, 1913-1917).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 283

Société française de construction et d'exploitation de chemins de fer en Chine avait construit et exploitait une ligne de 250 km de Chengting-fu à Tai Yuan fu ou ligne du Shansi 6; 9. Comme les concessionnaires du Pienlo, elle essaya pendant plusieurs années d'obtenir la concession du prolongement de sa ligne jusqu'à Sianfu et voulut profiter des événements de la révolution chinoise pour arriver à ses fins 70. Alors que l'agent de la compagnie en Chine et le ministre de France à Pékin estimaient que l'affaire ne nuisait en rien aux engagements français vis-à-vis du Consortium, le conseil d'administration redoutait des difficultés avec celui-ci et fut confirmé dans cette opinion par le directeur politique du Quai d'Orsay Paléologue 71. Redoutant de se voir évincée par le Consortium, la compagnie obtint néanmoins du gouvernement français de veiller à ce que les nouveaux emprunts chinois ne pussent rembourser l'emprunt quelle avait émis pour financer la construction du chemin de fer 72.

Après la conclusion de l'emprunt Lunghai et la remise en question du monopole du Consortium pour les emprunts industriels, les dirigeants de la société jugèrent le moment propice pour reprendre les négociations à Pékin. En mars 1913, ils conclurent un accord avec la Banque russoasiatique afin de s'assurer son appui officieux 73. Quelque temps plus tard, la société belge de chemins de fer en Chine, patronnée par la Société Générale, faisait des ouvertures à la compagnie française pour réaliser en commun un projet beaucoup plus vaste que le sien. Tandis que la société belge prêtait à l'association les services de Devos, le groupe français permettait à ce dernier de se prévaloir des négociations poursuivies antérieurement pour le prolongement de la ligne de Shansi. En cas de réussite, l'affaire serait partagée également entre la France et la Belgique. L'alliance fut conclue et la société française s'enquit des dispositions du Quai d'Orsay. Elle fit valoir en faveur de cette association que la moitié de l'entreprise était bien plus importante que son projet initial et surtout vu l'impossibilité de placer en France plus de la moitié, des commandes de matériel en raison des prix élevés, elle pourrait confier à l'industrie française autant de commandes que si elle prenait l'affaire entièrement à sa charge 74. Le Quai d'Orsay accorda cette fois encore son appui officieux à une combinaison qui se présentait sous un jour plus favorable que celle du Lunghai 75. Lorsque le contrat fut signé le 22 juillet 1913, le gouvernement de Pékin,

•69. Un exemplaire des statuts est conservé aux Archives Nationales, série F30 372, dossier

c Emprunt Tung Cheng ». Sur la fondation de la société, voir aussi AEF NS Chine.

Chemins de fer vol. 490 et 491, Ligne du Chansi I, 1897-1902, et n, 1903-1906. E. DE

LABOULAYE, Les Chemins de fer de Chine, p. 121 sq. 70. L'Asie française, novembre 1913, p. 472-474. '71. Copie d'un télégramme de Millorat à la Compagnie, 8 avril 1912 ; Télégramme de

Margerie à Paléologue, 22 avril 1912, une apostille de Philippe Berthelot du 3 mai ;

télégramme de Paléologue à Margerie, 14 mai 1912 (AEF NS Chine, Chemins de fer vol.

492, Ligne du Chansi m, 1907-1912). 72. Krantz, président de la Compagnie à Poincaré, 5 juin 1912 (Ibid.). "73. Copie de l'accord entre la Société française de construction et la Banque russo-asiatique,

17 mars 1913 (AEF NS Chine, vol. 493). 74. Krantz à Pichon, 1 juillet 1913 (Ibid.). L'Asie française, novembre 1913, p. 474. "75. Télégramme de Pichon à Conty, 2 juillet 1913 et réponse 3 juillet 1913 ; note de P. Berthelot,

3 juillet 1913 (AEF NS Chine, vol. 493).


284 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

redoutant de s'aliéner la sympathie du Consortium, demanda au groupe franco-belge de garder provisoirement le secret 76.

Malgré la discrétion souhaitée par les autorités de Pékin, la nouvelle de la conclusion du contrat se répandit dès la seconde quinzaine du mois d'aût 77. Ulcéré de voir toutes les concessions importantes échapper au Consortium au profit de groupes extérieurs ou d'un associé aussi peu scrupuleux que la France, le gouvernement britannique estima que ses nationaux devaient recouvrer leur entière liberté d'action pour les emprunts industriels 7S. Le 26 septembre 1913, une conférence du Consortium à Paris se rallia officiellement à cette position 79.

En raison des liens étroits qui unissaient le banquier Empain aux frères Berthelot, l'association des capitaux français et belges ressuscitait en Chine dans des conditions tout à fait nouvelles, car la France était décidée, non seulement à préserver son influence, mais à promouvoir sous les auspices de Philippe Berthelot une politique franchement nationaliste. Il importe de faire observer immédiatement que cette politique nationaliste est fort sélective. En effet à plusieurs reprises, la sous-direction d'Asie découragea les initiatives d'hommes d'affaires français notamment celles qui visaient à créer une banque industrielle franco-chinoise 80. Mais lorsque Charles Victor et André Berthelot s'intéressent au même projet, Philippe Berthelot n'hésite pas à contribuer au lancement de la fameuse Banque industrielle de Chine.

En septembre 1912, des personnalités de la colonie française de Tientsin avaient entamé des pourparlers avec les autorités de Pékin en vue de la création d'une banque mixte sino-française. Un de leurs porte-parole, Bouchard, se rendit en France pour trouver des capitaux. Ses démarches auprès de certaines grandes banques parisiennes ne rencontrant aucun succès, il réussit à s'aboucher avec Charles Victor, président d'un établissement de seconde zone, la Société auxiliaire de crédit. Un an plus tôt, Victor avait acquis la majorité des actions du Peking Syndicate et avait imposé aux actionnaires anglais la nomination d'André Berthelot en qualité d'administrateur-délégué. Le 11 janvier 1913, le gouvernement chinois approuva la création d'une société anonyme de droit français au capital de 45 000 000 F dont un tiers, soit 15 000 000 F, était souscrit par le gouvernement chinois, 5 000 000 F par le Peking Syndicate, 5 000 000 F par le groupe promoteur et le reste devait être mis en souscription publique. La nouvelle banque avait pour objet principal de favoriser le développement industriel de la Chine. Le contrat définitif fut signé le 26 février 1913 avec l'approbation de Conty, le ministre de France à Pékin 81.

76. Cartier de Marchienne, ministre de Belgique à Pékin, à Davignon, 25 juillet 1913 (AEF 2816, II).

77. Cartier à Davignon, 22 août 1913 (Jbiâ.).

78. Pu Yu-shu, op. cit., p. 582.

79. Pu Yu-shu, op. cit., p. 591. Voir aussi L'Asie française, octobre 1913, p. 408 sq.

80. M. BASTID, art. cité, p. 240.

81. Voir les deux minutes d'une lettre destinée au ministère des Financse pour expliquer les suites de l'affaire, et qui furent rédigées par le rédacteur Kammerer et abondamment corrigées par P. Berthelot, 2 et 11 avril 1913 {AEF NS Chine, vol. 406, Banques Bourse, VI). Cf. aussi Addis au Foreign Office, 28 mars 1913 et annexe ; Bertie à Grey, 29 mars 1913 (FO 371/1623).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 285

La création du nouvel établissement fut mal accueillie dans les milieux financiers. La parenté d'un de ses dirigeants avec un haut fonctionnaire du Quai d'Orsay suscitait des commentaires malveillants 82. A la suggestion de Sir Francis Bertie, alors ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, le gouvernement britannique exprima au successeur de Jonnart, Stephen Pichon, son mécontentement de voir la France enfeindre ses engagements à l'égard du Consortium 83.

Fort embarrassé, le ministre français nia toute intervention de son gouvernement dans cette affaire et déclara quelle ne concernait en rien Philippe Berthelot 8*.

Les dénégations de Pichon déformaient manifestement la réalité. Indépendamment du fait qu'il avait été tenu au courant par son frère de la mise sur pied de la Banque industrielle; Philippe Berthelot s'était entremis, notamment à la demande de Jonnart, pour obtenir certains mandats d'administrateur 85.

Tandis que le Quai d'Orsay, grâce aux bons soins de Berthelot, soutenait à fond la Banque industrielle et cherchait à obtenir que les grands établissements financiers y prennent un intérêt, le directeur du-Mouvement général des fonds, Luquet, refusait obstinément d'intervenir en cette matière. Philippe Berthelot s'engagea personnellement dans la polémique avec le ministère des Finances, défendant avec chaleur la banque créée par son frère comme un instrument susceptible de développer largement les intérêts français sans nuire pour autant à la Banque de l'Indo-Chine 86. Quant à André Berthelot il se plaignit amèrement au ministre des Finances, Dumont, d'avoir été victime des intrigues du Syndic des agents de change de la Bourse de Paris, Verneuil, auprès de Luquet 87.

Malgré leurs efforts répétés, les frères Berthelot ne réussirent pas à obtenir la participation de la Banque de l'Indo-Chine 88.

82. Extrait du Journal des Débats, 6 avril 1913 (AEF NS Chine, vol. 405). Il fut aussi communiqué par Bertie à Grey le 7 avril 1913 (FO 371/1623). Bertie à Grey, 12 avril 1913 (FO 371/1623). A. Berthelot à Dumont, 16 avril 1913 (AEF NS Chine, vol. 406).

83. Bertie fit cette suggestion dans une dépêche chiffrée du 29 mars 1913. Grey lui envoya ses instructions le 5 avril suivant (FO 371/1623).

84. Bertie à Grey, 7 avril 1913 (FO 371/1623).

85. Le 14 février 1913, Philippe Berthelot note : « Demander des places d'administrateur pour la Banque Industrielle Chinoise

1° Aynard-Jonnart pour St René Taillandier. André promet ; 2° Léon Bourgeois "pour Lamartinière ;

3° Simon a dit à Casenave que si la Banque participait il le désignerait comme administrateur représentant la Banque de l'Indo-Chine. » (AEF NS Chine, vol. 406).

86. Berthelot ramenia lui-même plusieurs projets de lettre au ministre des Finances Dans ces projets datés des 2 et 11 avril 1913 il relatait -de manière très détaillée les origines du nouvel établissement et ses perspectives d'avenir. La lettre définitive fut rédigée en termes plus concis, 15 avril 1913 (AEF NS Chine, vol. 406). Dans une dépêche du 12 avril 1913, Sir Francis Bertie écrit à Grey : « 1 am further informed that the controversy continues between M. Berthelot ... and the Directeur du Mouvement Général des Fonds at the Ministry of Finance, the former urging that French financial houses should be be recommended to interest themselves in the proposed bank, and the latter officiai entirely declining to act to the effect suggested. » iFO 371/1623).

87. A. Berthelot à Dumont, 16 avril 1913, copie (AEF NC Chine, vol. 406).

88. Casenave, agent de la Banque de l'Indo-Chine à P. Berthelot, 2 janvier 1914 (AEF NS Chine, vol. 493).


286 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

Tant que la Banque industrielle ne décrocha pas d'affaire en Chine, le Quai d'Orsay témoigna de la bienveillance aux entreprises franco-belges. C'est ainsi qu'à la fin du mois de juillet 1913, il donna son accord à l'admission des titres du Lunghai à la cote en Banque. De même, nous l'avons vu, il approuva et encouragea l'association de la société française exploitant la ligne du Shansi et de la Société belge de chemins de fer en Chine pour ' la vaste entreprise du Tung Cheng.

Dès que les entreprises de la Banque industrielle prirent une tournure concrète l'attitude de Berthelot se durcit à Fégard des deux affaires francobelges et elle fut à la source des difficultés rencontrées par leurs promoteurs pour faire admettre leurs emprunts à la cote de la Bourse de Paris.

En ce qui concernait le Lunghai, le litige commença à propos de la nomination de l'ingénieur en chef. Berthelot avait obtenu la promesse d'Empain qu'un ingénieur français dirigerait les travaux en Chine. L'absence de parti pris nationaliste chez Empain facilitait d'ailleurs la tâche des dirigeants français. C'est ainsi qu'au mois de juillet 1913 le financier avait fait approuver par le conseil d'administration de la Compagnie générale la nomination d'un candidat proposé par Berthelot du nom de JuIIidière, ancien directeur des Travauv publics du TonMn 89.

A la même époque un conflit aigu opposa la Compagnie générale à la Société belge de chemins de fer en Chine, à propos de l'interprétation des accords relatifs à la participation de cette dernière aux opérations financières et à l'organisation de l'entreprise du Lunghai. Jules Jadot qui cumulait les fonctions d'administrateur-délégué des deux sociétés jugea sa position intenable et remit sa démission à la Compagnie générale 90. Un ingénieur français des Ponts et Chaussées, Ferrus, le remplaça. De même, l'ancien ingénieur en chef de Pienlo, de nationalité française lui aussi, devint directeur de la compagnie à Bruxelles tandis qu'un bureau était créé à Paris sous la direction de Paul Ristelhueber, ancien secrétaire général du Pékin-Hankow 91.

Pour bien distinguer ses intérêts de ceux du groupe de la Société Générale de Belgique, Empain engagea le consul belge de Tientsin, Albert Disière, en qualité de représentant de la Compagnie générale à Pékin 92. Le litige entre les deux sociétés fut finalement résolu par la création en commun d'un comité de gestion de l'entreprise du Lunghai et la collaboration de leurs agences à Pékin 9S. En prenant ses distances vis-à-vis de la Société Générale, Empain avait favorisé l'accroissement de l'influence française dans le Lunghai.

89. Note de la direction des Affaires politiques et commerciales, 3 juillet 1913 ; Ristelhueber à P. Berthelot, 11 juillet 1913 (AEF NS Chine, vol. 527).

90. Sur ce conflit voir le dossier Arch. Cie gle chemins de fer en Chine, 1116, 1. Voir aussi Jules Jadot à François Empain, 26 mai 1913 (Ibid., 1002).

91. Ristelhueber à Berthelot, 11 juillet 1913 (.AEF NS Chine ; vol. 527).

92. Alors que son traitement de consul s'élevait à 20 000 F par an, la Compagnie générale engagea Disière au traitement annuel de 60 000 F avec divers avantages supplémentaires tels que gratuité du loyer, des déplacements, des frais médicaux... (Compagnie générale à Disière, 24 juin 1913. Arch. Cie gle chemins de fer en Chine, 1305, 1).

93. Compagnie générale à la Société belge de .chemins de fer en Chine, 24-29 juillet 1913 et réponse, 30 juillet 1913 (Arch. Cie gîe chemins de fer en Chine, 1116, 1).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 287

Cette réorganisation se révéla comme un échec. En Chine, le directeur général du chemin de fer, Sze, refusait de nommer Jullidière et, aux dires des agents belges, réclamait la désignation d'un Belge en qualité d'ingénieur en chef 94. De son côté Conty, le ministre de France à Pékin, reprochait en termes acerbes à la compagnie d'avoir envoyé en la personne de Disière un représentant dont les fonctions n'étaient pas prévues au contrat et qui servait avec un zèle extrême les intérêts belges 95. A Bruxelles, les choses n'allaient pas mieux. Les nouveaux dirigeants de la société ne se montraient pas à la hauteur de leur tâche et Empain lui-même n'était pas en mesure de prendre en main la direction matérielle de l'affaire 96.

Lié par ses engagements vis-à-vis du gouvernement français et redoutant de ne pas obtenir l'admission à la cote de l'emprunt Lunghai, Empain donna des instructions formelles à Disière pour obtenir la désignation d'un ingénieur en chef de nationalité française 97. Finalement à la fin du mois de janvier 1914 l'accord se fit sur la personne de Seymat, ancien chef de service du Pékm-Hankow 98.

Pour remédier aux déficiences de son administration à Bruxelles, Empain voulut procéder à une réorganisation de la Compagnie générale. Son projet consistait à doubler le capital de la société et à remettre les actions nouvelles à ses deux partenaires dans le Lunghai, la Société belge de chemins de fer en Chine et la Compagnie des chemins de fer réunis, en échange de l'abandon de leur participation respective de 31 % et 22 %. Le conseil d'administration serait remanié et composé à égalité de Belges et ■ de Français. Tout en conservant la majorité des actions, Empain se retirait et confierait la présidence à Jean Jadot, le gouverneur de la Société Générale de Belgique, tandis que Jules Jadot reprendrait ses fonctions d'àdministrateur-délégué ".

Cette combinaison avait reçu l'agrément des frères Jadot mais elle se heurta à la résistance des Berthelot. Invoquant l'exacerbation du nationalisme financier en France et l'éventualité d'une interpellation parlementaire au cas où la cote serait accordée, André Berthelot fit connaître à Jules Jadot qu'il préférait se retirer du conseil de la société 10°.

D'autre part, sous l'influence de Philippe Berthelot, le Quai d'Orsay conseilla de profiter de la réorganisation de la Compagnie générale pour en faire une société franco-belge dont la moitié des actions serait souscrite

94. Télégramme de Devos à Société belge de chemins de fer en Chine, 17 juillet 1913 (Arch. Cie gle chemins de fer en Chine, 1116, 1). Idem, 30 août 1913 (Ibid., 1003, 1). Télégramme de Cartier à Davignon, 29 août 1913 (AEB 2816, I). Disière à Empain, 29 octobre 1913 (AEF NS Chiné, vol. 493).

95. Conty à Pichon, 13 novembre 1913 (AEF NS Chine, vol. 493).

96. « Ici à Bruxelles, cela ne va pas, écrivait Empain à P. Berthelot, le 28 décembre 1913, Ferrus, c'est un sot et Ebray est bien ... fatigué. Sze se plaint. C'est le gâchis. Malheureusement je ne puis pas prendrs moi-même la direction matérielle de cette affaire, je n'ai ni le temps, ni la santé nécessaires, » {AEF NS Chine, vol. 527).

27. Empain à £P. Berthelot], 11 décembre 1913 (.AEF NS Chine, vol. 527).

98. Bénard et Jarislowsky à P. Berthelot, 31 janvier 1914 (AEF NS Chine, vol. 528).

99. A. Berthelot à son frère Philippe, 23 janvier 1914 ; note remise par Ristelhueber au Quai d'Orsay, 25 janvier 1914 ; Doumergue à Caillaux, 28 février 1914 (AEF NS Chine, vol. 528).

100. Note confidentielle d'A. Berthelot, 23 janvier 1913, et lettre à son frère Philippe du même jour (Ibid.).


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par une banque française « qualifiée » comme la Banque de l'Indo-Chine 101. L'obstination française fit échouer les projets de réorganisation. Bien plus, le comité de gestion de l'entreprise du Lunghai fut dissous et le nouvel ingénieur en chef français fut chargé d'assumer. seul la représentation des intérêts franco-belges en Chine 102.

Pour lutter aussi efficacement contre toute accentuation de la direction belge du Lunghai, le gouvernement français disposait de son arme favorite : l'admission à la cote de la Bourse de Paris.

Aux termes des arrangements convenus entre Empain et Philippe Berthelot au mois de février 1913, l'emprunt du Lunghai pourrait être admis à la cote de la Bourse de Paris six mois après l'émission de l'emprunt de réorganisation. L'émission de la dernière tranche de ce dernier ayant eu lieu le 5 août 1913, la cote ne pouvait être accordée avant le 5 février 1914 103. Malgré les démarches d'Empain et de son correspondant à Paris, la Banque Bénard et Jarislowky, Berthelot multipliait les prétextes pour retarder l'émission publique sur le marché français 1M.

Les promoteurs de l'entreprise du Tung Cheng se heurtaient à une obstruction plus grande encore. Philippe Berthelot en fut à nouveau largement responsable. Suite à un entretien avec Luquet, le directeur du Mouvement général des fonds, le 18 novembre 1913, il arrêta les conditions mises par le gouvernement français pour l'admission de l'emprunt à la cote. Le capital de 250 000 000 F devait être également partagé entre les Belges et les Français. En dehors des quatre banques françaises intéressées depuis le début dans le chemin de fer du Shansi, la Banque de l'Indo-Chine devait être introduite sur un pied d'égalité dans l'affaire. Elle serait chargée de la totalité du service financier de la part française de l'emprunt, qui seule serait cotée à la Bourse de Paris 105.

Au début du mois de janvier 1914, des informations en provenance de la Banque de l'Indo-Chine et de la Banque Industrielle apprirent à Berthelot que le groupe belge aurait obtenu par des clauses secrètes annexées au contrat Tung Cheng la concession de lignes dans le Szechwan 106. La Société Belge de chemins de fer en Chine nia avec énergie ces allégations et menaça ses associés français d'une rupture s'ils tardaient encore à passer à l'exécution du contrat 107. Loin d'impressionner Philippe Berthelot,

101. Doumergue à Caillaux, 28 janvier 1914 (Ibid.).

102. Note de P. Berthelot, 12 mars 1914 (Ibid.). Compagqie générale à Société belge de chemins de fer en Chine, 13 mars 1914 (Arch. Cie gle -chemins de fer en Chine, 1116, 1).

103. Pichon à Dumont, 9 décembre 1913, minute remaniée de la main de P. Berthelot (AEF NS Chine, vol. 527).

104. Ibid. Doumergue à Caillaux, 28 février 1914 (AEF NS Chine, vol. 528). Berthelot (pour Doumergue) à Caillaux, 11 février 1914 (Minute dans AEF NS Chine, vol. 528. Original dans Archives Nationales F30 372, c Chemins de Fer Tung Cheng »).

105. Note de la direction des Affaires politiques et commerciales, 18 novembre 1913 (AEF NS Chine, vol. 493).

106. Casenave à Berthelot, 2 janvier 1914 ; Pernotte à (?), 2 janvier 1914 (AEF NS Chine, vol. 493). Dans sa lettre, Casenave prie Berthelot d'intervenir auprès de Simon en faveur d'un arrangement entre la Banque de l'Indo-Chine et la Banque Industrielle e car la situation est plus mauvaise que nous ne le pensons ; on a tant hésité que les Belges finiront par nous manger la laine sur le dos et par faire tout à notre nez et avec notre argent, bien entendu. »

107. Jules Jadot à Ristelhueber, 9 janvier 1914 (AEF NS Chine, vol. 493)


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 289

l'attitude belge l'incita à formuler une exigence supplémentaire, la nomination d'un ingénieur en chef français 108. Malgré la vive résistance des Belges, le groupe français parvint à leur arracher leur consentement 109.

En cédant pas à pas aux exigences de la France, les Belges ne réussirent pas à vaincre l'hostilité de Philippe Berthelot à leurs entreprises. Depuis qu'au mois d'octobre 1913, la Banque Industrielle avait réussi à conclure un emprunt de 150 000 000 F pour la construction d'un port à Pukow et d'un pont sur le Yangtze entre Hankow et Wuchang 110, Berthelot se montrait résolument partisan de la défense d'entreprises purement françaises en Chine.

En effet, au mois de novembre 1913, André Berthelot qui tentait en vain d'attirer les grandes banques dans la Banque Industrielle, avertit son frère de nouvelles alliances entre celles-ci et les Belges. « J'ai oublié de te dire, lui écrit-il le 15 novembre, que Spitzer nous a donné des précisions relatives aux accords avec les Belges. Il existe un accord préparé par Francqui et Verstraete partageant les affaires de Chine : 25 % russo-asiatique, 25 % Société Générale de Belgique et Banque d'Outre-mer, 12 1/2 % Schrôeder, 12 1/2% Eastern Bank (filiale anglaise de l'ancienne Banque d'Orient des Belges. C'est une affaire Francqui), 25 % Spitzer. Au 31 décembre Spitzer qui représentait la France se retire volontairement (?) et doit être remplacé par la Banque de Paris et l'Union Parisienne. Cela indique bien la portée et le caractère peu français de la combinaison et concorde avec ce que m'avait dit Bénac quand je le priais de nous appuyer : "Entendez-vous avec les Belges"» 111.

Lorsque quelques jours plus tard deux représentants de la Banque de Paris et des Pays-Bas et de la Banque de l'Union Parisienne vinrent lui annoncer la formation d'une société au capital d'un million de francs, il leur fut demandé s'il existait un cartel avec les Belges. Les banquiers répondirent que la combinaison avait été abandonnée et Philippe Berthelot leur rappela « que le Département tenait à la nationalité française des affaires, n'était pas disposé à favoriser la cote pour des affaires constituées par des étrangers en Chine, les banques françaises telles que la Banque de l'Indo-Chine et la Banque Industrielle de Chine étant en situation d'obtenir dans des conditions excellentes des affaires uniquement françaises et financées par les sociétés françaises » 112.

108. Apostille de P. Berthelot sur la lettre de Jules Jadot citée note précédente : « ... on dirait que les Belges disposent de capitaux illimités et que c'est pas simple bonté d'âme qu'ils se sont associés avec des Français. Nous devons exiger l'ingénieur en chef français s.

109. Note de P. Berthelot, 12 mars 1914 (AEF NS Chine, vol. 493). Krantz à Doumergue, 8 avril 1914 (.AEF NS Chine, vol. 493. Copie dans Archives Nationales F30 372 « Chemin de fer Tung Cheng i).

110. Télégramme de Conty à Pichon, 13 octobre 1913 (AEF NS Chine, vol. 406). Simon à Addis, 10 novembre 1913, communiqué par Addis à Langley, 11 novembre 1913 (FO 371/1623).

111. AEF NS Chine, vol. 406. Spitzer était un banquier juif hongrois récemment naturalisé français (Note de Philippe Berthelot, 12 avril 1912 dans Documents diplomatiques français, 3e série, t. 2, nc 334, p. 340). Il était aussi administrateur de la Société Générale française. André Bénac est administrateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas.

112. Note de Goût, fonctionnaire de la sous-direction d'Asie, 21 novembre 1913 (AEF NS Chine, vol. 406).

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Deux mois plus tard, Octave Homberg vint présenter à Berthelot lagent de son groupe en réaffirmant le caractère français de celui-ci. A l'issue de l'entretien Berthelot nota : « J'ai répété formellement à M. de Laas que les Affaires Étrangères et les finances estimaient que les banques françaises et le marché de Paris sont en état de faire seuls les affaires françaises en Chine, et que nous étions aussi disposés à soutenir des affaires françaises qu'à combattre des combinaisons telles que celles avec les Belges où les capitaux français appuient des groupes étrangers, incapables d'aboutir par leurs propres moyens et s'arrangeant pour conserver tous les bénéfices sauf ceux d'émission ...» 113.

En dépit de sa position inférieure dans la hiérarchie, Berthelot avait réussi à devenir maître de la direction des Affaires politiques, car le directeur en titre Margerie était passé au cabinet du ministre. Absorbé par la haute politique, le ministre des Affaires étrangères, Gaston Doumergue, laissait à ses fonctionnaires le soin de régler les questions secondaires. Dès lors, tant que les compagnies franco-belges s'adresseraient directement au Quai d'Orsay, elles auraient inévitablement affaire à Philippe Berthelot 114. A Pékin, les Belges ne pouvaient pas plus compter sur l'appui de la France car Conty se montrait tout aussi intraitable 115. Par contre la presse française d'Extrême-Orient commençait à s'inquiéter de l'intransigeance témoignée par son gouvernement 116.

A Bruxelles, le ministère des Affaires étrangères n'avait pas été mêlé officiellement aux difficultés rencontrées par ses nationaux. Mais le directeur de la Politique, E. de Gaiffier, qui avait passé quelques années de sa carrière en Chine à l'époque faste de la construction du Pékin-Hankow, s'intéressait encore aux affaires chinoises m. Profitant de ses relations amicales avec le ministre de France à Bruxelles Klobukowki, Gaiffier aborda le problème de la coopération franco-belge en Chine au cours d'un entretien privé 118. Il lui fit entrevoir que si la France fermait son marché, les Belges s'adresseraient à ceux de Berlin et de Londres. Klobukowski ne cacha pas à son interlocuteur l'ascendant qu'avait pris Berthelot au Quai d'Orsay et « la déplorable habitude » qu'il y avait introduite « de mêler les questions d'intérêt national à celles d'intérêt personnel et de les confondre ». Selon lui, Philippe Berthelot, « quoique intelligent, est sous l'influence absolue de son frère André, directeur de la banque sino-française d'entreprises industrielles et met l'influence du gouvernement français au service de la ban113.

ban113. de P. Berthelot, 22 janvier 1914 (AEF NS Chine, vol. 407).

114. Note de Gaiffier pour Davignon, 31 mars 1914 (AEB 2828. Copie dans AEB Classement B 108, VI).

115. Note de Cartier, 14 mars 1914 (AEB 2828).

116. Extrait du Journal de Pékin du 13 mars 1914, intitulé « Le Problème des chemins de fer chinois », communiqué par Cartier à Davignon, 14 mars 1914 (AEB 2828).

117. Gaiffier était resté en correspondance privée avec Cartier, qui était alors ministre de Belgique à Pékin. Il avait d'ailleurs communiqué confidentiellement au Cabinet de Davignon des extraits d'une lettre de Cartier datée du 28 août 1913, dans laquelle le diplomate le priait instamment d'exiger « que le département fasse preuve de fermeté et réclame, s'oit pour le Lung Tsing U Hai, soit pour le Tung Cheng, la place d'ingénieur en chef pour un Belge. » (AEB 2816, II).

118. D'après une note de Davignon sur une visite de Klobukowski, le 6 mars 1914, l'entretien dut avoir lieu peu de temps auparavant (AEB 2828).


LES INTERETS FRANCO-BELGES EN CHINE, 1912-1914 291

que». Pourtant, comme la Banque industrielle venait d'émettre son emprunt de 150 000 000 F et ne devait plus redouter la concurrence, le diplomate français estimait qu'il y avait moyen d'obtenir la cote pour les deux emprunts franco-belge à condition de manoeuvrer en dehors du Quai d'Orsay. Il s'offrit à utiliser ses relations à Paris pour autant que le gouvernement belge lui en fît la demande 119.

Le 9 avril 1914, le ministre des Affaires étrangères Davignon lui exposait les desiderata belges à l'aide de renseignements fournis par Jean Jadot 120.

Les démarches privées de Klabukowski auprès de Margerie aboutirent à un résultat heureux 121. Il revint de Paris le 30 avril avec l'assurance que le Quai d'Orsay donnerait un avis favorable à la cote dès qu'il en serait officiellement saisi. Toutefois, faisait-il remarquer, il y avait lieu de tenir compte de l'état du marché 122. Les obligations de la première tranche de 100 000 000 F de l'emprunt Lunghai furent admises à la coté à partir du 4 juin 1914 123. Par contre, le ministère des Finances limita son autorisation pour la première tranche de l'emprunt Tung Cheng à l'émission d'un montant maximum de 50 000 000 F'*2*.

A peine les promoteurs de ces vastes entreprises ferroviaires venaient-ils de s'assurer l'accès du marché français que la première guerre mondiale et les troubles politiques en Chine compromettaient gravement leurs espoirs.

* *

Les relations de Philippe Berthelot avec les compagnies belgo-françaises en Chine de 1912 à la guerre sont passées par trois phases distinctes.

Au cours de la première qui s'étend à l'année 1912, Poincaré dirige la politique étrangère de la France. Dans la question chinoise, il est fermement décidé à appuyer sans réserve le Consortium en vue d'acquérir le contrôle des finances chinoises. La Banque de lïndo-Chine, fidèle aux directives gouvernementales, travaille en liaison étroite avec le Quai d'Orsay. Pourtant dès cette époque, le renouveau des entreprises ferroviaires franco-belges, dont les emprunts perturbent les négociations du Consortium, préoccupe le gouvernement français. D'emblée Philippe Berthelot se prononce en faveur de l'association franco-belge et avec l'aide

119. Note de Gaiffier pour Davignon, 31 mars 1914 (.AEB 2828. Copie dans AEB classement B 108, VI). On se souviendra que quelques années plus tard, Philippe Berthelot tut accusé d'avoir abusé de ses fonctions pour sauver la Banque industrielle de la faillite et qu'il fut démis en 1922 de ses fonctions de secrétaire général du Quai d'Orsay, par un conseil disciplinaire présidé par Poincaré. Trois ans plus tard, Herriot le rétablit dans son poste et fit détruire tous les dossiers relatifs à cette affaire (G. SUAREZ, Briand ..., V, p. 319 sq. G. CRAIG et F. GILBERT, The Diplomats 1919-1939, p. 70).

120. Note de Davignon, 9 avril 1914 (AER 2828)

121. Klobukowski à Margerie, 17 avril 1914 (AEF NS Chine, vol. 493).

122. Note de Davignon, 30 avril 1914 {AEB 2829, II).

123. Par une lettre du 5 mai 1914, Doumergue donna son accord au ministre des Finances (AEF NS Chine, vol. 528). Syndic des agents de change de la Bourse de Paris à Bénard et Jarislowsky, 3 juin 1914 (Arch. Vie gle chemins de fer en Chine, 0204).

124. Noullens à Viviani, 26 juin. 1914 (Minute dans Archives Nationales F30 372, « Chemins de fer Tung Cheng i. Original dans AEF NS Chine, vol. 493).


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de son frère, il s'efforce d'éviter tout élargissement de celle-ci en faveur des partenaires de la France dans le Consortium. Mais malgré les dispositions favorables du ministère des Finances et au grand mécontentement des banques françaises, Poincaré exigera une observation rigoureuse des accords du Consortium en les empêchant de participer à l'affaire du Lunghai.

Le départ de Poincaré en janvier 1913 inaugure une phase nouvelle au cours de laquelle le portefeuille des Affaires étrangères change de main à bref intervalle. A partir de cette époque, Philippe Berthelot acquiert la haute main sur les affaires de Chine et désormais le Quai d'Orsay devient plus accueillant aux propositions de collaboration franco-belge. A l'instigation de Berthelot, la France mène un double jeu vis-à-vis du Consortium en soutenant sous le manteau les entreprises ferroviaires franco-belges. Des motivations nationalistes déterminent cette attitude et elles se manifestent clairement lorsque Berthelot exige avec fermeté une part d'influence égale entre Belges et Français, en échange de l'appui de son gouvernement. Indéniablement les liens de son frère André avec le banquier Empain, qui témoigne d'une extrême bonne volonté à l'égard de la France, arment Philippe Berthelot d'un atout capital. Mais en agissant de la sorte, il contribue indirectement à relâcher les liens de la France avec le Consortium et à la révision par ce dernier de sa politique en matière d'emprunts industriels.

Avec les débuts de la Banque industrielle de Chine, nous entrons dans une troisième phase marquée par l'ambiguïté de l'attitude de Philippe Berthelot. Bien que les sociétés ferroviaires franco-belges satisfassent toutes ces exigences, il multiplie les prétextes pour différer l'exécution de ses engagements laissant ainsi des coudées franches à la Banque industrielle pour lancer ses premiers emprunts sur le marché français. Cette fois indiscutablement les motivations nationalistes se mêlent inextricablement aux liens personnels de Philippe Berthelot avec les milieux d'affaires. Cette attitude lui est déjà reprochée à l'époque tant en France qu'à l'étranger. Elle fournit un argument de poids à la thèse de ceux qui plus tard destituèrent Berthelot en l'accusant d'avoir abusé de ses fonctions de secrétaire général pour sauver la Banque industrielle de Chine de la faillite. Il reste à se demander quelle fut l'incidence des entreprises ferroviaires franco-belges sur la situation intérieure de la Chine. Force nous est de constater que les grands emprunts ferroviaires furent conclus à des moments où le gouvernement de Yuan She-kai désespérait d'obtenir l'aide financière du Consortium et qu'il avait d'urgents besoins d'argent pour lutter contre le Kuomintang. Aussi les premières avances des compagnies furent-elles englouties à plus ou moins brève échéance dans des dépenses qui ne concernaient en rien les chemins de fer. Si la finance belge officieusement soutenue par la France a aidé la Chine à limiter les appétits du Consortium et endiguer la pénétration étrangère, elle n'en a pas moins joué la carte des forces conservatrices, contribuant ainsi à l'écartement des tendances démocratiques nées au sein de la société chinoise.

Ginette KURGAN - VAN HENTENEYK, Université Libre de Bruxelles.


LE CONFLIT ANGLO-JAPONAIS DE TIENTSIN EN 1939

Il est souvent difficile de se rendre pleinement compte du rôle important joué autrefois en Chine par la Grande-Bretagne et de l'influence qu'a eu son retrait sur cet immense pays.

L'histoire des relations sino-britanniques durant la période qui a précédé le début de la guerre en Europe est — en fait — l'histoire de la retraite britannique de Chine. Elle a été communément associée avec les tentatives britanniques de ménager les Japonais, et accompagnée d'un vague espoir que la Grande-Bretagne pourrait conserver ses privilèges et intérêts commerciaux dans différentes parties de ce pays. Cependant — et plus tôt que prévu — il apparut que les intérêts et possessions britanniques étaient en sérieux danger d'anéantissement. Après la chute de Nankin à la mi-décembre 1937, et les premiers succès japonais en Chine, il devint de plus en plus évident qu'une occupation purement politico-militaire de certaines régions de la Chine n'assurait pas au Japon le contrôle désiré sur le pays. Avec un soutien sporadique du gouvernement central de la Chine siégeant dans la capitale provisoire de Tchoung-King, la lutte contre l'agresseur se poursuivait, même après les batailles rangées et la chute des principales villes. Mais les opérations de guérilla derrière les lignes n'étaient pas ce qui inquiétait le plus les Japonais. La bataille économique qui restait encore à gagner avait une bien plus grande importance. Elle devait marquer en effet soit la victoire du Japon dans les territoires occupés, soit le succès de la résistance et l'échec de l'« ordre nouveau » japonais en Asie orientale. Sur ce front-là la principale force de la Chine résidait dans les intérêts et possessions étrangères — et plus particulièrement britanniques — qui étaient demeurées fermement retranchées.

A l'abri des nouveaux règlements monétaires imposés par les Japonais, les colonies internationales de Shanghaï et Kulangsu (Amoy), de même que les concessions britannique et française à Tientsin, continuaient à utiliser l'« ancienne » monnaie nationale (fapi). Elles servaient également la cause du


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Kuomintang en procurant aux guérilleros un refuge de facto et une zone neutre pour leurs activités anti-japonaises 1.

Une confrontation directe entre les autorités japonaises et le Conseil municipal pour les colonies internationales aurait pu se révéler extrêmement compliqué et embarrassant pour les premiers. Par contre il était bien plus facile d'exercer une pression individuelle sur les concessions britannique et française à Tientsin et cela ne risquait pas d'impliquer les États-Unis. Dans ce port placé traditionnellement sous l'influence japonaise, les principaux adversaires du Japon en Chine, les Britanniques, pouvaient facilement être repérés et on pouvait leur donner une leçon. Le gouvernement britannique le savait et il essaya à plusieurs reprises de s'assurer le plus possible du soutien international, en particulier américain, de manière à ne pas être isolé dans la campagne qui allait suivre. Ainsi ce fut à Tientsin que ce conflit d'Extrême-Orient, plutôt compliqué, se trouva transposé dans un foyer microcosmique et put être clairement observé, parfois de manière un peu grossie.

Dès le milieu de l'année 1938, les Japonais avaient apparemment conçu le projet de s'emparer de la concession britannique de Tientsin ou même de la « rendre » par la force aux autorités chinoises, leurs protégées en Chine du Nord 2. Le gouvernement britannique, inquiet des intentions japonaises, s'efforça d'empêcher que la concession soit utilisée comme base pour des activités anti-japonaises de quelque sorte que ce soit 3. En même temps, il savait qu'il devait agir avec une grande prudence en ce qui concernait la remise de Chinois aux autorités municipales soutenues de facto par' les Japonais, étant donné que quiconque était soupçonné d'activités anti-japonaises pouvait être fusillé sans que soit prise en considération la gravité du délit 4. Les autorités britanniques essayèrent donc de réprimer les activités antijaponaises à l'intérieur même de la concession. Mais ce n'était pas facile car ces activités n'étaient pas illégales ipso facto. Seules la possession d'armes ainsi que l'impression et la publication de matériel de propagande sans autorisation du conseil municipal étaient considérées dans la concession comme des délits. Et les peines infligées pour ces délits étaient légères et insuffisantes comme moyen de dissuasion. Les Britanniques devaient-ils donc livrer des agents du gouvernement de jure de la Chine au régime de facto qui lui était hostile ? Après mûre réflexion, le gouvernement britannique décida d'adopter une politique d'internement des contrevenants chinois 5. Cela devait être une bombe à retardement.

1. Cependant, la Concession italienne à Tientsin ne constituait pas un obstacle pour les Japonais. Vers février 1939, ceux-ci de virent accorder le droit de l'utiliser : E. L. WOODWARD and R. BUTLER (éd.), Documents on Brilish Foreign Policy 1919-1939, Londres, D.B.F.P., 1955, vol. VDI, n' 503 : Clark-Kerr to Halifax, 24 févr. 1939.

2. L'idée de faire encercler la concession britannique par des troupes japonaises et d'arrêter tous mouvements vers ou en provenance de la Cbine a été évoquée par le commandant japonais de Tientsin. Voir F.O. 371 22148 F6887/717/10 : Commandant (région de Tientsin) à G.O.C. Hong Kong (F.O. copy), 23 juin 1938 et F.O. 371 22147 F5498/717/10 : S. B. Affleck, consul général de Grande-Bretagne, Tientsin à l'ambassade britannique (Shanghai), 19 mai 1938.

3 F.O. 371 22148 F5499/717/10 : Sir Robert Craigie, ambassadeur britannique au Japon à Halifax 21 mai 1938, et F7483/717/10 : AfEleckt à l'ambassade britannique (Shanghai), 9 juillet 1938.

4. Ibid.

5. F.O. 371 22148 F7964/717/10 : Halifax à Clark-Kerr, 30 juillet 1938.


LE CONFLIT DE TIENTS1N EN 1939 295

Au début d'octobre 1938, les autorités de la concession britannique étaient pressenties par les Japonais qui leur demandèrent de livrer au régime de facto un certain Ssu Ching Wu. Il s'agissait en fait d'un officier supérieur de la 4e armée de Chine du Nord — unité de guérilleros antijaponais forte de 25 000 hommes 6. Ainsi, quelques jours après la signature de l'accord de Munich, les Japonais mettaient à l'épreuve la politique britannique à Tientsin.

Au cours des moments ultérieurs de la crise, d'importantes divergences de vue s'élevèrent, en particulier entre E. D. Jamieson, nouveau consul-général • britannique à Tientsin et Sir Robert Craigie, ambassadeur au Japon d'une part, et Sir Archibal Clark-Kerr, ambassadeur en Chine d'autre part. Les premiers étaient d'avis d'accéder à la requête des Japonais concernant Ssu (et plus tard d'autres suspects) 7, de crainte qu'ils n'accentuent leur pression sur la concession 8. Ils ne voulaient pas que la concession devienne un refuge pour les guérilleros chinois et que sa neutralité soit ainsi compromise. Craigie souligna plus d'une fois que la collaboration avec les Japonais dans la suppression d'éléments nuisibles étaient une mesure opportune, d'autant plus que les intérêts de la concession ne coïncidaient pas toujours avec ceux du gouvernement central de la Chine 9. Sir Archibald Clark-Kerr pour sa part, estimait que le seul crime de Ssu était d'avoir combattu pour son pays. Il expliqua qu'il n'aimerait pas affronter les Chinois au cas où Ssu serait livré au régime pro-japonais de Tientsin 10. Quant aux relations avec le Japon, il fit observer qu'il existait une limite que la Grande-Bretagne ne devait pas franchir lx. Et pour lui, cette limite avait déjà été atteinte.

L'accord de Munich et la prise de Canton et Hankéou par les Japonais obligea la Grande-Bretagne à la plus grande prudence. La crise qui se préparait pouvait-elle être considérée comme le résultat direct de l'affaire Ssu ou bien cachait-elle une intention majeure, celle d'en finir avec l'influence britannique dans la région, influence qui barrait la route à la création d'un bloc économique formé du Japon, du Manchoukouo et de la Chine du Nord. Les Japonais se montrèrent mécontents à la fois du refus de la concession britannique d'appliquer les nouveaux règlements monétaires et du fait qu'elle avait accepté la garde des réserves d'argent du gouvernement central. En fait, ils déclarèrent une guerre économique totale à la concession britannique en la faisant entourer de barrières et en en interdisant les libres allées-et-venues. La Grande-Bretagne ne pouvait rien faire pour éviter

6. Ibid., F10469/717/10 : Craigie à Halifax, 3 oct. 1938 ; F.O. 371 F10478/717/10 : Clark-Kerr à Halifax, 4 oct. 1938.

7. Le 9 avril 1939 au soir, Cfaeng Lien-Shih, superintendant des Douanes à Tientsin et ancien directeur de la Fédéral Reserve Bank de la ville, contrôlée par les Japonais, était assassiné pendant qu'il assistait à une projection au Grand Théâtre de la concession britannique. Les autorités japonaises demandèrent la remise de 4 suspects chinois soupçonnés d'avoir trempé dans le meurtre.

8 Op. cit., F10669/717/10 : Craigie à Halifax, 10 oct. 1938.

9. F.O. 371 22149 F10852/717/10 : Craigie à Halifax, 16 oct. 1938.

10. F.O. ,371 22148 F10695/717/10 : Clark-Kerr à Halifax, 11 oct. 1938 et 22149 F11048/717/10 : Clark-Kerr (Hong Kong tour séries) à Halifax, 21 oct. 1938.

11. F.O. 371 22149 F11145/717/10 : Clark-Kerr (à bord H.H.S.Daring) à Halifax, 23 oct. 1938.


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les nouvelles mesures. L'unique espoir semblait résider dans quelque solution locale qui donnerait satisfaction aux Japonais 12.

Les Japonais avaient tous les atouts. Ils avaient démontré brutalement qu'ils étaient les maîtres de la région et ils avaient prouvé aussi qu'ils étaient capables de contrôler le commerce — si ce n'est toute l'économie — des concessions française et britannique. Leur propre succès semblait même les avoir pris par surprise. Le manque de réaction ou de résistance britannique à leur pression progressive était plus total qu'ils ne semblaient l'avoir espéré. D'ailleurs, après ce premier succès, ils jugèrent presque impossible de tempérer les restrictions qu'ils avaient imposées ou de faire preuve de quelque souplesse. Leur crainte de perdre la face ou de montrer que la peur qu'ils semaient autour d'eux était inutile semble les avoir entraîné dans un mouvement en chaîne qui méritait d'être pris sérieusement 13. Ainsi, même lorsque les activités anti-japonaises lancées à partir de la concession eurent presque cessé et que le prétexte pour des mesures extrêmes n'existait plus, l'atmosphère politique à Tientsin ne se détendit pas. Au contraire, les Japonais présentèrent de nouvelles requêtes 14. De fréquents incidents : coups de feu, enlèvements et humiliations infligées à des sujets britanniques rendirent plausible l'affirmation selon laquelle la concession britannique était virtuellement devenue un camp de concentration japonais 15. Le déclin du prestige britannique en Chine et l'insolente pression des Japonais à Tientsin étaient étroitement liés.

Vers le milieu de 1939, et étant donné la pression croissante, les hommes politiques britanniques essayèrent de faire une distinction entre le besoin de résister aux mesures économiques japonaises d'une part, et le fait de permettre à la Chine de se livrer à des opérations militaires « terroristes » sous la protection de la concession, de l'autre. Tandis que le premier était considéré comme essentiel pour la sécurité des possessions et des intérêts britanniques en Chine — et pour la sauvegarde de l'Empire ailleurs — le second était jugé indésirable et dangereux. Mais pouvait-on dans ces circonstances faire une distinction quelconque ? Momentanément cela paraissait une politique logique, au moins pour l'ambassade britannique à Shanghai et le Foreign Office. Cependant, les deux parties les plus directement concernées — les patriotes chinois d'un côté et le consul général britannique à Tientsin de l'autre — sentaient que cette distinction n'était pas valable dès le départ. Comme d'autres cas l'ont prouvé, à Shanghai et dans d'autres parties de la Chine, les intérêts chinois et britanniques étaient étroitement liés et inséparables. La Grande-Bretagne pouvait soit essayer de défendre au mieux les intérêts des uns et des autres, comme le soutenaient les Chinois, ou,

12. F.O. 371 22149 F13296/717/10 : Clark-Kerr à Halifax, 10 déc. 1938.

13. F.O. 371 23395 F268/1/10 : Commandant (région de Tientsin) à G.O.C. (Hong Kong) et au ministère de la Guerre (F.O. copy), 6 janv. 1939).

14. Au 27 janvier 1939 les autorités japonaises avaient demandé : 1, la nomination d'un officier de liaison entre elles et la concession britannique ; 2, le limogeage du chef adjoint de la police municipale britannique, Li Han-yuan, qu'elles accusaient d'être à la solde du gouvernement de Tchong-King ; 3, le renvoi de quelques autres membres de cette force de police. Voir F.O. 371 23395 F980/1/10 : Jamieson à l'ambassade britannique (Shanghai), 27 janv. 1939.

15. Question de Noël Baker, Hansard, Deb Pari H.C.. vol. 345. col. 8, 13 mars 1939


LE CONFLIT DE TIENTSIN EN 1939 297

comme Jamieson et quelques autres Britanniques vivant en Chine du Nord l'auraient préféré, accepter la pression japonaise et être assurée que ses propres intérêts n'auraient à souffrir qu'à un moindre degré 16. Comme l'avaient prouvé les premiers stades de la guerre sino-japonaise, le succès des pressions japonaises sur la Grande-Bretagne en vue de stopper les activités -politiques chinoises marqua le début d'une érosion - progressive de l'autorité britannique. Il s'en suivit une pression économique, puis politique, pas toujours liée aux activités anti-japonaises des Chinois. Vers la mi-juin 1939, les Japonais ne cachèrent plus que, en ce qui les concernait, la question ne pouvait plus être résolue simplement par la remise de suspects chinois impliqués dans des activités anti-japonaises. Ils espéraient une volte-face des autorités britanniques en vue de la construction d'un « ordre nouveau s> en Asie orientale, et l'abandon de ce qu'ils considéraient comme la politique de la Grande-Bretagne favorable à Tchang Kai-chek 17.

A ce moment critique, le gouvernement — sur la recommandation expresse de Chamberlain — demanda au Foreign Office de réexaminer la politique britannique à Tientsin, allusion évidente à son désir de voir changer la ligne dure adoptée envers le Japon par le Département d'ExtrêmeOrient 18. La plupart des ministres estimaient qu'une formule correcte devait être trouvée permettant la remise des suspects chinois au régime projaponais, à condition que les Japonais abolissent les mesures prises à Tientsin et acceptent de renoncer aux autres problèmes — pour la plupart économiques — qu'ils avaient soulevés.

Cependant les Japonais continuèrent à faire pression sur la concession, élargissant encore le champ de leurs exigences 19. La conviction que Paris et Washington étaient encore plus réticents que Londres pour entreprendre contre eux une action positive eut sans doute un effet encourageant. Parallèlement, les attitudes française et américaine et la dégradation de la situation en Europe renforçaient le sentiment à Londres qu'il fallait continuer à ménager le Japon 20.

Et en fait les différents stades de la crise indiquaient clairement que l'apaisement en tant que politique en Extrême-Orient gagnait du terrain,

16. En fait, cette situation fut comprise aussi à Londres, bien que trop tard. Sir John Pratt fit observer, une première fois au Département d'Extrême-Orient et plus tard au ministère de l'Information, que les intérêts sino-britanniques en Chine étaient si étroitement mêlés que la position de la Grande-Bretagne était presque devenue « partie du centre politique de la Chine elle-même ». La situation, ajouta-t-il, était presque aussi difficile à débrouiller qu'un oeuf qui aurait été brouillé... F.O. 371 24673 F842/57/10, 3 févr. 1940.

17. Le principal grief des Japonais contre la concession britannique s'appliquait également à la concession française. Les Japonais n'étaient pas satisfaits des questions touchant au terrorisme et à la sécurité pas plus que de celles concernant les affaires économiques, c'est-à-dire le refus des autorités de la concession française d'utiliser la monnaie de la Fédéral Reserve Bank et leur échec d'empêcher la circulation du iapi, qui avait cessé d'être la monnaie légale pour le ncrd (en ce qui concerne les Japonais) le 10 mars 1939.

18. Cab. 23/99 32(39)2, 14 juin 1939. F.O. 371 23399 F5871/1/10 : Une minute, par R. G. Howe, 15 juin 1939.

19 F.O. 371 23400 F6099/1/10 : Jamieson à Halifax, 19 juin 1939. 20. D.B.F.P., vol. IX, n" 232 : Halifax à Craigie, 19 juin 1939.


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non pas par un accord rapide, mais par une érosion progressive des principes sur lesquels semblait être basée la politique britannique.

Il devint évident à Londres que si des mesures économiques contre le Japon étaient inefficaces — en fait la dernière chose à venir maintenant en ligne de compte — le Japon ne changerait pas sa position d'un pouce 21. Mais, d'un autre côté, si ces mesures se révélaient efficaces, le Japon pouvait être tenté de répliquer et ceci obligerait la Grande-Bretagne à faire usage de la force ce qu'elle voulait clairement éviter étant donné qu'elle ne s'y sentait pas prête.

Fin juin 1939, dans une nouvelle série d'exigences, les Japonais demandèrent aux autorités britanniques qu'elles aident le régime qu'ils protégeaient à obtenir les réserves d'argent chinois gardées à la concession. On attendait aussi des autorités britanniques qu'elle coopèrent à la politique monétaire adoptée par le régime pro-japonais et empêchent la circulation de « l'ancienne », c'est-à-dire la monnaie légale ifapi), dans la concession 2Z. Ces demandes étaient trop excessives pour que la Grande-Bretagne pût les accepter. Elle était prête à arriver à une entente avec les Japonais et à faire de plus amples concessions dans les pourparlers, à condition que ces concessions soient compatibles avec son honneur (mais pas forcément avec ses principes). Mais la Grande-Bretagne n'était pas prête à accepter un diktat de Tokyo 23.

Alors que les entretiens anglo-japonais sur Tientsin étaient sur le point de commencer, Craigie répéta à Londres sa façon de voir. Il souligna qu'en ménageant les Japonais on mettrait fin à leurs griefs envers la GrandeBretagne et aux énormes difficultés rencontrées par les intérêts britanniques dans la zone occupée. Il demanda qu'on apaise les craintes des Japonais de voir la concession britannique servir de base à des activités anti-japonaises de toutes sortes 2i. Sur la question monétaire il affirma que la position existante n'était pas satisfaisante du point de vue britannique non plus, étant donné l'échec de l'opération de la Fédéral Reserve Bank soutenue par les Japonais, échec causé entre autres par le manque de coopération britannique et qui avait pour résultat une diminution du commerce étranger en Chine du Nord.

Cependant, le Foreign Office, après avoir consulté le Trésor, maintint son point de vue selon lequel tout abandon de principe ferait le plus mauvais effet en Amérique, un point de vue que la Grande-Bretagne ne pouvait se permettre de négliger 25. Un effondrement complet de la monnaie chinoise pourrait amener l'effondrement de la résistance de la Chine et des difficultés accrues pour les Chinois pour payer leurs importations et régler leurs dettes au gouvernement britannique et aux particuliers. L'introduction de la monnaie de la Fédéral Reserve Bank — disait-on — nuirait aussi au Japon et mènerait au chaos monétaire, étant donné que la monnaie chinoise était un élément fondamental de la stabilité économique en Extrê21.

Extrê21. 27/625 : F.P. 52' meeting, 19 juin 1939.

22. F.O. 371 23401 F6320/1/10 : Jamicson à Halifax, 23 juin 1939.

23. D.B.F.P., vol. IX, n° 255 : Craigie à Halifax, 24 juin 1939.

24 D.B.F.P., vol. IX, n° 259 : Craigie à Halifax, 24 juin 1939.

25 D.B.F.P., vol.' IX, n° 283 : Halifax à Craigie, 4 juillet 1939.


LE CONFLIT DE TIENTSIN EN 1939 299

me-Orient 26. La Grande-Bretagne ne pouvait pas refuser de reconnaître la monnaie nationale alors qu'elle entretenait des relations diplomatiques et qu'elle maintenait des liens importants sur les plans financier et monétaire avec le gouvernement de Tchang Kai-chek.

Y a-t-il eu une ferme décision des Britanniques de ne pas céder à la pression japonaise et de défendre leurs droits malgré l'attitude peu coopérative des États-Unis ? Il semble que non. Cependant les Japonais se montrèrent trop brusques dans leurs requêtes et exercèrent sur la GrandeBretagne une pression trop forte pour des questions qu'elle considérait comme de la plus haute importance ; cela l'incita à adopter une ligne de conduite plus ferme. Mais «lie le fit tout à fait à contre-coeur. Le gouvernement britannique réitéra au gouvernement japonais qu'il serait possible de négocier un accord de paix qui justifierait les aspirations légitimes du Japon en Chine tout en sauvegardant la souveraineté et l'indépendance de cette dernière 27. Clark-Kerr était très inquiet de la possibilité de voir la GrandeBretagne céder à la pression, ce qui la conduirait à d'autres concessions encore plus malheureuses 2S.

En juillet, à la suite des conversations anglo-japonaises de Tokyo, la Grande-Bretagne reconnaissait en effet les « exigences spéciales » nécessitées pour la sauvegarde de la sécurité des forces japonaises en Chine. Est-ce que la formule à laquelle on était arrivé indiquait simplement une reconnaissance d'une situation de facto ou bien était-ce un changement d'orientation

Aucun développement majeur n'était intervenu sur la scène extrêmeorientale qui aurait pu être qualifié de « Munich de l'Extrême-Orient » — une telle occasion ne s'était pas présentée 29. C'est ainsi si cette formule est prise dans son sens le plus strict, c'est-à-dire un accord clair par lequel une puissance mondiale accède aux demandes d'une puissance montante au mépris de ses propres principes. La perte de prestige et le consentement se produisaient en Extrême-Orient — depuis septembre 1931 et d'une manière plus précise depuis juillet 1937 — comme un résultat d'une érosion progressive. Chaque acceptation d'un fait accompli, chaque changement de tactique visant à ménager le Japon, représentait donc un léger changement

26. F. Ashton-Gwatkïn du département d'Extrême-Orient note que le dollar américain était garanti par l'or, la livre anglaise elle, était vaguement liée au dollar par des Comptes de compensation. Le yen japonais était lié à la livre sterling tandis que le yuan de la Chine nationaliste et la monnaie de Chine du Nord étaient liés au yen. Il estimait qu'il existait certains éléments de cohésion qui maintenait tout le système monétaire et que si cet équilibre était rompu il en résulterait probablement un chaos financier : F.O. 371 23527 F7055/6457/10 : 7 juillet 1939.

27. D.B.F.P., vol. XL, n' 261 : Halifax à Craigie, 25 juin 1939.

28 D.B.F.P., vol. DC, a' 331 : Clark-Kerr à Halifax, 16 juillet 1939.

29. G. F. Hudson a donné son avis dans une note à R. Louis. II l'explique par le fait que... c ...il n'y a jamais eu aucune situation semblable à celle qui s'est faite jour en Europe en 1938, c'est-à-dire que la France soit impliquée dans une guerre à cause. de son traité avec la Tchécoslovaquie, à moins qu'on puisse amener les Tchèques à se rendre sans combattre. En Extrême-Orient, les Britanniques n'approuvaient pas ce que faisaient les Japonais en Chine depuis 1937, mais ils n'avaient pas signé de traité les obligeant à faire la guerre pour la Chine et ils ne virent pas de raison suffisante de le faire... ». Voir Wm. Roger Louis, British Strategy in the Far East, 1919-1939, Oxford, 1971, p. 266, n. 59.


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d'orientation qui se transforma au bout d'un certain temps en un net changement de politique.

Le gouvernement britannique était en train de constituer ses lignes de défense sur les questions cruciales et plus vastes de la monnaie et des stocks d'argent confiés à la garde de la concession britannique.

Le trésor maintenait fermement sa position sur l'impossibilité de faire quelque concession que ce soit dans le problème monétaire et il se trouva plaider ainsi une cause chère au gouvernement central chinois 30. De ce fait, le gouvernement britannique en adhérant ostensiblement à ce principe ne le fit pas par souci de la situation de la Chine, mais plutôt parce que consentir aux demandes du Japon aurait été considéré comme aussi déraisonnable que lui proposer une affaire. Accepter les billets de la Fédéral Reserve Bank comme seule monnaie légale en Chine du Nord et dans la concession britannique aurait signifié acheter ces billets à un prix bien supérieur à leur valeur réelle et sans aucune garantie.

Bien que la coopération américaine ne se soit pas réalisée selon les normes souhaitées par la Grande-Bretagne, l'administration américaine notifia au Japon le 26 juillet qu'elle désirait mettre fin au traité commercial de 1911 selon la procédure indiquée par ce traité. Le moment choisi pour cette annonce était d'importance pour la poursuite des conversations de la GrandeBretagne avec le Japon. On se rendait compte à Londres que les États-Unis voulaient maintenir une apparence d'action sans consulter les autres gouvernements afin d'éviter les critiques intérieures3l. L'Administration américaine souhaitait apparemment redonner courage à la Grande-Bretagne en insinuant qu'elle se gagnerait la sympathie et le soutien américain dans la mesure où elle saurait se montrer ferme. Le Département d'État expliqua clairement que, si la Grande-Bretagne devait céder, elle devrait le faire sans signer aucun accord 32.

Ainsi, à la mi-août 1939, malgré un nouvel avertissement de Craigie, le Foreign Office décida, avec l'approbation de Chamberlain, que la GrandeBretagne pourrait continuer ses pourparlers avec le Japon sur les questions monétaires à la condition que l'avis des autres puissances soit pris en considération 33. La compétence juridique du régime pro-japonais, indiqua-t-il également, ne pouvait être reconnue en ce qui concerne l'émission d'un ordre de livrer l'argent gardé à la concession. Le gouvernement chinois revendiquait fermement la propriété de cet argent et la Grande-Bretagne ne pouvait, de ce fait, se prêter de quelque manière que ce soit à son transfert à un autre demandeur. La monnaie légale (fafri) aurait risqué d'être affaiblie par une telle mesure qui serait également un stimulant pour la monnaie de la Fédéral Reserve Bank. De plus, cela porterait un coup fatal à la confiance du gouvernement chinois.

La ferme attitude adoptée par les hommes politiques britanniques à cette occasion n'est pas caractéristique de la politique de la Grande-Breta30.

Grande-Breta30. 371 23528 F 7723/6457/10 : Une minute par Sir John Brenan, 11 juillet 1939.

31. D.B.F.P., vol. IX, n° 488 : Halifax à Craigie, 7 août 1939.

32. Ibid:, n° 443 : Lindsay à Halifax, 1" août 1939.

33. F.O. 371 23531 F8950/6457/10 : Une minute par Ashley Clarke, 16 août 1939. Voir aussi D.B.F.P., vol. IX. n° 535 et 537, Halifax à Craigie. 17 août 1939


LE CONFLIT DE TIENTSIN EN 1939 SOI

gne au cours de la dernière phase des hostilités sino-japoaaises précédant le début de la guerre en Europe. Elle est même quelque peu surprenante après une période de constantes hésitations et d'indécision. La répugance de la Grande-Bretagne à s'embarquer dans une politique préjudiciable économiquement et financièrement aux intérêts britanniques en Chine se révéla à cette occasion un facteur fondamental. De plus, il y avait l'argument fourni par la position américaine. Toute autre considération, telle que l'inquiétude de devoir abandonner un principe ou le souci des souffrances que la Chine devrait endurer si la Grande-Bretagne ne réussissait pas à défendre ses droits, tout cela n'avait aucune importance.

La décision du gouvernement britannique venait à point et le problème sur lequel il avait décidé d'adopter une attitude ferme avait été bien choisi. Le Japon pouvait difficilement entraîner la Grande-Bretagne dans la guerre pour des questions qui, loin de diviser les puissances, pouvaient les unir. La position tactique obtenue en défendant ostensiblement un principe pouvait être beaucoup plus favorable du point de vue britannique que n'importe quelle décision de ne pas se retirer du fait de l'échec des deux parties d'arriver à un compromis. Il y avait un autre facteur qui fit que la décision britannique de rompre les négociations était bien calculée du point de vue temps. Les incidents soviéto-japonais, aux environs du village de Nomonhon sur la frontière orientale de Mongolie, qui avaient commencé en mai, avaient atteint au mois d'août un stade critique pour les Japonais. Le 20 août, le jour même où les entretiens de Tokyo étaient ajournés sine die, les troupes soviétiques attaquaient à nouveau, forçant les Japonais à se retirer en désordre de l'autre côté de la frontière de la Mongolie 34. Trois jours plus tard arrivait la nouvelle du pacte de nonagression germano-soviétique. Bien que ce soit un coup dur pour la diplomatie britannique, c'en était un bien pire encore pour les Japonais.

Contrairement à l'attitude adoptée sur les questions de la monnaie et de l'argent, la Grande-Bretagne céda sur la question de la remise des suspects chinois 35. Le tollé qui s'éleva dans la presse britannique aussitôt que la nouvelle fut connue symbolise le fossé qui existait en Grande-Bretagne entre la politique officielle extrême-orientale et les sentiments populaires concernant la guerre sino-japonaise 36.

Au moment où éclata la guerre en Europe, la diplomatie britannique avait subi un coup sévère en Extrême-Orient. Non seulement la GrandeBretagne était à couteaux tirés avec les Japonais en Chine, mais les Chinois eux-mêmes ressentaient une grande amertume envers les Britanniques. Ni les concessions britanniques aux Japonais sur la question des suspects chinois, ni leur ferme position sur les questions de la monnaie et de l'argent

34. K.H. YOUNG, c The Nomonhan Incident », Monumenta Nipponica, vol. XXII, n° 1-2, 1967, p. 82-102.

35. F.O. 371 23538 F8158/6457/10 : Une minute par le Lord Chancellier et les fonctionnaires juridiques de la Couronne, 2 août 1939.

36. The Times du 12 août fait observer que quelque importants que soient les aspects juridiques de cette affaire il est naturel que la plupart des Anglais ressentent « de la répulsion à son dénouement ». Voir aussi le Manchester Guardian, 14 août 1939 : l'article de fond dans le China Forum du 12 août 1939 déclare que la Grande-Bretagne n'a jamais subi une telle humiliation, vol. IV, n° 7.


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ne pouvaient avoir d'influence sur le déroulement en chaîne les événements en Chine, ni apporter une amélioration dans les rapports de l'un ou l'autre des combattants avec la Grande-Bretagne.

La querelle de Tientsin ne peut pas être considérée comme un tournant vers l'apaisement en Extrême-Orient. Elle ne fut jamais aussi bien connue ni aussi passionnément discutée que l'accord de Munich. Malgré tout elle constitue l'une des phases les plus significatives d'une politique visant à s'accommoder de l'agression japonaise qui suivit les événements de 1931. La querelle de Tientsin fut peut-être la dernière chance de la GrandeBretagne, et d'une manière moindre de la France, de s'opposer fermement et sans compromis aux exigences croissantes des Japonais. Après que la guerre en Europe eut éclaté, les deux puissances européennes ne pouvaient même plus prétendre avoir un moyen de dissuasion de quelque importance contre le Japon. L'accord anglo-japonais de Tientsin du 19 juin 1940 qui donnait satisfaction à bon nombre de requêtes de base des Japonais 37 et la clôture, le 18 juillet 1940, de la route de Birmanie par la Grande-Bretagne sous la pression japonaise, semblent bien en être la preuve.

Aron SHAI, Université de Tel-Aviv.

37. Les conditions demandent la vente d'un dixième de l'argent en litige au bénéfice du fonds d'assistance pour les Inondations et la Famine, le reste devant être scellé à la concession britannique. En ce qui concerne la question monétaire, il a été décidé que le fapi et les billets de la Fédéral Reserve Bank circuleraient ensemble. N. CLIFFORD, Retreat from China, Londres, 1967, p. 140.


COMPTES RENDUS

H. R. TREVOR-ROPER, De la Réforme aux Lumières, traduit de l'anglais par Laurence RATTER, Bibliothèque des Histoires, Paris, Gallimard, 1972, 295 p.

Les cinq essais d'H. R. Trevor-Roper traduits en 1972 par Laurence Ratier vont permettre à un public français, qu'il faut espérer large, de retrouver ou découvrir l'une des facettes de l'oeuvre du grand historien britannique. Le TrevorRoper que la « Bibliothèque des Histoires » nous donne à lire n'est pas le biographe d'Hitler, ni non plus l'historien de la gentry ou de la Révolution puritaine. Le choix s'est porté sur des études qui posent, dans leur dimension européenne, les problèmes fondamentaux de l'époque moderne : la cristallisation de la Réforme, l'épidémie de sorcellerie à la charnière des xvr 3 et xvrr 3 siècles, les crises politiques de la mi-xvrr 3 siècle, le cheminement des Lumières. En tête du livre, comme pour l'éclairer, un article sur Érasme porte-parole d'une génération qui verra ses rêves déçus et ses espérances trompées. Chacun de ces essais a son histoire : <t Desidedius Erasmus », paru en 1955 dans la revue Encounter, est l'un des quarante-deux Historical Essays réunis par H. R. Trevor-Roper en 19571, « The General Crisis of the Seventeenth Century » prend rang depuis 1959 parmi les plus célèbres, et les plus discutés, des articles de Past and Présent 2, « Religion, the Reformation and Social Change », texte donné à la Cinquième Conférence Irlandaise des Historiens tenue à Galway en 1961, a été édité dans les actes de celle-ci 3, « The European Witch-Craze of the Sixteenth and Seventeenth Century » ainsi que « The Religious Origins of Enlightenment », écrit en hommage à Théodore Bestermann, ont paru pour la première fois, en compagnie des deux études précédentes et de cinq autres consacrées à la révolution anglaise, dans un recueil d'essais en 1967 4. Ces dates ont leur importance, parce qu'elles permettent de situer chaque texte dans la pensée de l'auteur, parce qu'elles expliquent aussi certaines absences dans les références (l'essai sur la sorcellerie, par exemple, ne peut qu'ignorer le travail pourtant convergent sur bien des points de R. Mandrou).

Une lecture continue de ces cinq essais permet de dégager une méthode et une chronologie qui forment l'apport historiographique essentiel de l'auteur. Au coeur de la méthode, le regard comparatif. Jamais historien britannique ne s'est si peu enfermé dans son insularité, et ce pour éviter deux pièges, soit saisir l'histoire de l'Europe à travers le modèle anglais, soit majorer indûment la spécificité de la Puritan Révolution. Pour H. R. Trevor-Roper l'histoire de l'Europe moderne est une, et aucune corrélation, que ce soit entre réforme et capitalisme ou calvi1.

calvi1. Essays by H.R. TREVOR-ROPER, London, MacmiUan, 1957.

2. Past and Présent, n° 16, 1959, p. 31-64, suivi d'une discussion dans Past and Présent, n° 18, 1960, p. 8-42. Ces testes ont été repris dans Crisis in Europe 1560-1660. Essays from e Past and Présent, éd. Trevor-Aston, 1965.

3. Historical Studies TV. Papers read before the Fifth Irish Conférence of Historians, éd. G.A. Hayes-Mac Coy, 1963.

4. Religion, the Reformation and Social Change and others essays by H.R. TREVOR-ROPER London, MacmiUan, 1967.


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nisme et lumières, ne peut être acceptée sans avoir été passée au crible des diverses épreuves et contre-épreuves continentales. Une telle méthode, appliquée sur trois siècles dans un espace qui s'étire des flnistères occidentaux aux plaines d'Europe centrale, suppose une information et une érudition qui forcent le respect. On connaît aussi, ne serait-ce qu'à travers les polémiques avec M. Dobb, E. J. Hobsbawn et C. Hill, les autres positions méthodologiques de l'auteur, son refus de trouver partout et toujours un lien entre attitudes politiques et intérêts économiques, son rejet d'une conception qui unirait de manière trop transparente, dans leurs supports ou dans leurs rythmes, les révolutions politiques, économique et intellectuelle de l'époque moderne. On retrouve bien évidemment ici ces certitudes forgées dans le débat jamais clos sur les origines ou le sens de la Révolution anglaise.

Pour H. R. Trevor-Roper l'époque moderne peut se découper en trois moments : le temps de la Renaissance (1500-1620), le temps des Révolutions (1620-1660), le temps des Lumières (1660-1800). La première de ces périodes apparaît comme la plus fondamentale. En son début se situe la grande chance manquée de l'Europe moderne : l'échec d'Érasme. Chance manquée au plan intellectuel, car avec la défaite de la « Philosophie du Christ » pâlirent pour deux siècles dans toute l'Europe l'esprit de tolérance et l'effort de raison, chance manquée au plan du développement pour l'Europe catholique, puisque les élites économiques du Moyen-Age finissant, qui avaient accueilli avec l'enthousiasme ce christianisme nouveau promouvant la piété des laïques, furent conduites après son échec soit au repli soit au départ. Le refus de l'erasmisme porte en lui la cristallisation d'orthodoxies rigoureuses et crispées, et pour l'Europe restée catholique la constitution de l'« État de la Contre-Réforme ». Ces deux faits ont pour H. R. TrevorRoper de bien funestes conséquences, et souvent perce sous sa plume la nostalgie d'une autre histoire : c who can say what might happened if Erasmus had triumphed instead of Luther and Loyola? ». On ne sait, mais à tout le moins on peut présumer ce qui peut-être ne serait pas arrivé. Et d'abord les ravages faits par la démonologie des églises, à partir de 1560 en pays de conquête réformée, sur les marges de l'Europe du Nord, de 1580 en terre de reconquête catholique. Cette épidémie européenne de sorcellerie, qui ne s'apaise qu'après 1630, est pour l'auteur réactivation, au contact de dissidences difficiles à réduire, de la construction intellectuelle mise en place au XVe siècle par les différents « fléaux des sorcières », et en particulier par le plus célèbre d'entre eux, le Malleus maleficarum. Cette démonologie, rejetée par les érasmiens, ne put survivre que parce qu'elle était acceptée, comme partie d'une cosmologie para-aristotélicienne, par des orthodoxies enclines à lire en termes d'hérésie les résistances culturelles que rencontraient la diffusion de leur parole. Contemporaine de l'Européen Witch-craze, la constitution de l'État de la Contre-Réforme. Doublement bureaucratique, puisque la Cour du prince et la hiérarchie d'Église y prennent en charge le destin des anciennes républiques citadines, il contribue à figer les sociétés catholiques dans le respect immobile de l'office et de la terre. Ce gel du capitalisme médiéval est pour H. R. Trevor-Roper à l'origine du glissement des entrepreneurs, jusque-là gagnés à l'erasmisme, vers le calvinisme, à l'origine aussi de leur diaspora en pays protestants. Ce n'est donc point l'éthique réformée qui mène au « capitalisme rationnel », mais la nouvelle éthique contre-réformée qui ne tolère plus ni les valeurs ni la spiritualité de l'élite économique en formation ; ce n'est pas le calvinisme qui sème la croissance mais le catholicisme tridentin qui porte en lui le blocage.

L'« État de la Contre-Réforme », dans une certaine mesure ne fait que pousser à un point-limite les caractères communs de l'« État de la Renaissance » rencontré aussi bien dans l'Angleterre anglicane que dans l'Espagne très catholique. On sait le diagnostic que porte H. R. Trevor-Roper sur une telle structure dont l'arma-


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ture est une bureaucratie proliférante d'officiers, la a Cour », qui vit de multiples ponctions sur le pays. Avec la guerre et le retournement de conjoncture, les sociétés européennes ne purent plus tolérer un tel appareil parasite, de là la vague de puritanisme qui touche le continent comme l'Angleterre, de là l'éruption révolutionnaire des années 1640-1660 qui oppose le pays à la Cour, la société à un État incapable de se réformer ou de rétablir la prospérité. La Révolution puritaine et la Fronde s'inscrivent sur un tel horizon. De nombreuses critiques ont mis. en doute la validité du schéma, reconnaissons au moins qu'il s'intègre avec cohérence dans le modèle global proposé par l'auteur pour saisir les traits majeurs de l'évolution de l'Europe moderne.

Cette cohérence sous-tend aussi l'explication donnée du cheminement des Lumières. A l'origine, bien sûr, Érasme et les érasmiens qu'un fil parfois ténu mais continu relie au monde de Voltaire et Gibbon. S'il n'a pas été coupé, malgré les pressions des églises, on le doit à ces héritiers d'Érasme que sont arminiens et sociniens. En période de guerre de religion ou d'offensive contre-réformée ils se taisent et font front commun avec le calvinisme, en période de répit ils reprennent la parole et peuvent même trouver écho chez les « libéraux » du catholicisme. La pérennité de cette tradition érasmienne, en sapant l'héritage aristotélicien accepté avec fierté par l'Église catholique et en silence par les églises réformées, est à la source des ruptures essentielles qui font se dissiper les fantasmes de la démonologie comme les raffinements de la pensée scolastique. Pas plus qu'il n'est à l'origine du capitalisme, le calvinisme n'est à celle des Lumières. H. R. Trevor-Roper avoue beaucoup de lui-même en préférant à l'esprit des orthodoxies et des intolérances, celui de YEnchiridion et de ses fils.

Roger CHARTTER.

Theodor ZELDIN, France 1848-1945. Vol. I : Ambition, Love and Politics. Oxford, the Clarendon Press, 1974, in-8°, 823 p.

Cest une vaste entreprise que celle de la nouvelle Oxford History of Modem Europe : elle ne devrait comprendre pas moins de vingt-cinq volumes. Si l'on en juge par le rythme actuel de publication 1 on n'est pas encore près d'en voir l'achèvement. Mais, après tout, cette sage lenteur, propice à une pulpeuse maturation, est peut-être plus recommandable que la fièvre de publication qui a « enrichi » la récente historiographie française de tant de collections de synthèse, où la même matière est indéfiniment ressortie du pétrin sous des habillages différents. Les historiens français attendaient avec une particulière curiosité les volumes qui seraient consacrés à leur pays ; on ne sait pas encore qui écrira celui couvrant la période 1789-1848 ; la deuxième partie du XIXe siècle et lé début du XXe formeront l'objet de deux volumes écrits par M. Théodore Zeldin, doyen de Saint-Antony's Collège d'Oxford. Voici le premier, et son sous-titre a bien de quoi piquer de prime abord : Ambition, Love and Politics. « J'ai voulu, explique l'auteur, comprendre les valeurs, les ambitions, les relations humaines et les forces qui ont influencé la pensée » des Français à l'époque considérée ; ce qui veut dire qu'il a refusé de s'engager dans l'ornière chronologique événementielle de l'historiographie traditionnelle.

L'introduction où se trouvent explicitées les intentions de l'auteur mérite, du reste, à plus d'un titre, de retenir l'attention. Résumons l'argument : les intellectuels qui ont fabriqué au xrx* siècle l'histoire de la France moderne lui ont imposé

1. Ont paru seulement à cette date les volumes suivants : A.-J.-P. TAYLOR, The Struggle for Mastery in Europe (1954) ; Raymond CARR, Spain, 1808-1939 (1966) ; Hugh SETON-WATSON, The Russian Empire (1967).

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des cadres qui, depuis, ont si généralement été admis qu'ils ont même parfois réagi sur le cours des événements, dans la mesure où ceux-ci ont été infléchis par les idéologies. L'interprétation commune sous-jacente est celle d'un mouvement ascendant, d'un progrès linéaire, tantôt ralenti, tantôt précipité, résultant du jeu dialectique des forces de révolution et de réaction. Or cette image concentre indûment l'attention sur ce qui change et ce qui divise, en négligeant ce qui perdure et ce qui rassemble ; autrement dit tous ces éléments qui ont assuré la permanence et l'unité profonde de la nation. C'est donc à ce niveau que prétend d'abord se placer l'étude de M. Zeldin. L'histoire de la France moderne a été trop souvent aussi racontée du point de vue des détenteurs du pouvoir central, comme si la nation était déjà faite et une dès l'orée du xrx* siècle. Il est intéressant et légitime sans doute de suivre les efforts de ceux qui ont travaillé à faire prévaloir l'action unificatrice de l'État sur la multiplicité des groupes secondaires qui formaient le tissu de la nation, mais il ne faudrait pas négliger ce faisant la vie particulière de ces groupes, leurs aspirations, leurs luttes internes, leurs frustrations, les façons dont ils ont eux-mêmes envisagé l'action de l'État.

La réflexion critique de M. Zeldin s'attaque à l'histoire elle-même. Jadis maîtresse de vie, couronnement indispensable de toute éducation humaniste, elle ne serait plus, aujourd'hui, aux yeux de beaucoup d'esprits qu'une gymnastique intellectuelle ou un divertissement de luxe... lorsqu'elle consent encore à être lisible. A sa place, tout un éventail de et sciences sociales s prétendent assumer sa fonction directive. L'histoire a été victime de ses propres ambitions qui l'ont amenée à élargir ses investigations dans tous les domaines de l'activité humaine ; or ceux-ci sont tellement variés, tellement nombreux, tellement liés à des techniques rebutantes ; si difficiles d'accès sont les sources d'information, qu'il est bien impossible à un seul individu, même prodigieusement actif, de réaliser sur un sujet d'une certaine ampleur — le xrx° siècle français par exemple — une synthèse vraiment « scientifique o, c'est-à-dire tenant compte de tout ce qui connaissable et connu. La spécialisation croissante élève des murs d'incompréhension entre les différentes branches de l'histoire ; la recherche, au lieu de- poursuivre méthodiquement les mêmes directions, suit des modes éphémères et souvent change de cap avant d'avoir obtenu des résultats concluants ; les acquisitions nouvelles entrent tardivement dans les manuels et y sont insérées dans les anciens cadres, si bien que les idées reçues y survivent longtemps après que les spécialistes ont démontré leur inexactitude... Alors ? Faut-il renoncer à étudier, à écrire l'histoire ? Non, bien sûr. Mais il faut renoncer à la traiter comme une discipline et scientifique », dont l'objet serait susceptible d'être appréhendé et défini sans référence aux facultés individuelles de ceux qui l'étudient. Alors que la technique et la mécanique envahissent peu à peu toutes les branches du savoir, l'histoire restera un domaine où l'individu pourra continuer à exprimer toutes les ressources originales de sa sensibilité et de son expérience personnelles ; et cette multiplicité des regards portés sur le passé, cette constante remise en question constituera une partie essentielle de ce jugement critique que chaque génération porte sur elle-même, de ce débat inépuisable sur ce qu'il convient de retenir ou de rejeter de son passé.

* * *

L'approche thématique choisie par M. Zeldin ne manque pas de séduire au premier abord ; une seule concession à la chronologie : le tome I ne dépasse point — dans ce qui se rapporte à la vie politique — la date de 1914, tandis que le second, tout en reprenant certains problèmes dans leurs origines, et avant même 1848, prolongera leurs développements à travers la première guerre mondiale, l'entre-deux guerres et même après 1945. Vu le rythme de la publication, il est


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sans doute opportun de ne pas attendre l'apparition de ce second tome pour faire profiter les historiens français de tout ce qu'apporte de stimulant le premier volume. Cela commence par un festival de démolition d'idées reçues. Premier lieu commun attaqué : la France du xrx 6 siècle est une « France bourgeoise ». Mais qu'estce donc qu'un bourgeois ? L'auteur n'a pas de peine à ébranler tous les critères que l'on a tenté d'utiliser ; celui qui paraîtrait en fin de compte le plus acceptable est celui d'un certain « style de vie s ; or ces prétendues « valeurs bourgeoises n se trouvent largement partagées et dans ce qui reste de l'aristocratie et dans la couche supérieure du peuple travailleur ; d'autre part, elles connaissent tant de variétés locales, tant de différences suivant les catégories professionnelles, qu'en fin de compte ces valeurs dites « bourgeoises » doivent être examinées pour ainsi dire in situ. C'est que l'auteur entreprend de faire pour neuf catégories identifiables : les médecins, les notaires, les capitalistes, les industriels, les banquiers, les Français moyens, les bureaucrates, les paysans, les ouvriers.

Concernant les médecins, l'idée reçue est celle qui voit en eux les porte-flambeau de l'idéologie du progrès scientifique, auréolés d'un prestige croissant, dont le signe serait leur nombre dans les assemblées parlementaires de la Troisième République. Mais l'analyse que l'on peut faire de leur comportement montre qu'ils se sont déchirés entre eux avec une férocité inégalable, que le progrès médical ne s'est imposé que lentement et péniblement, déconsidéré par le charlatanisme des uns et le dogmatisme sectaire des autres ; que les médecins ont été objets de jalousie et d'hostilité ; que pour le plus grand nombre la vie fut difficile ; que ceux qui ont émergé socialement l'ont dû généralement à des facteurs autres que leur valeur professionnelle. C'est un fait qu'en 1896 il y avait en France moins de médecins qu'en 1847.

Le notaire, dans son image traditionnelle est le notable respecté, cossu, conservateur, dont l'influence s'exerce dans toutes les classes de la société. Mais si la charge était si intéressante du point de vue financier, comment se fait-il donc que le nombre des notaires en France ait constamment diminué ? 13 900 en 1803, 6 323 en 1969. En 1913, un millier de charges seulement rapportaient plus de 30 000 francs par an. Ne mettons pas dans le même sac ces notaires parisiens qui emploient jusque vingt-cinq clercs et les 593 notaires provinciaux qui n'en ont même pas un seul. Respectable, le notaire ? Il n'y a pas un canton qui n'ait connu un notaire failli ou véreux. Que sait-on de leur rôle comme agents du fisc ? comme orienteurs des épargnes vers certains placements ? A-t-on mesuré l'usage qui est fait de leurs services selon les régions, selon les professions ? A-t-on étudié cette sorte de guerre sourde qui les oppose à leurs clients, à la magistrature qui les jalouse, à l'État qui cherche à les taxer ou à rogner leurs privilèges ?

Le mythe des deux cents familles capitalistes dominant l'économie nationale a grand besoin aussi d'être réexaminé. En fait, le nombre des administrateurs de sociétés constituant l'oligarchie capitaliste a été beaucoup plus élevé : environ quatre mille en 1922. Et d'ailleurs l'industrie au XIXe siècle n'était pas assez concentrée pour donner à ses maîtres une influence décisive sur la direction de l'économie nationale. Contrairement au schéma imposé par l'idéologie marxiste, l'éventail des revenus tend à se refermer. Une analyse du placement capitaliste à travers le siècle mettrait en évidence des changements d'orientations révélateurs non seulement de structures économiques mais aussi de structures mentales. Ici encore ne trouverait-on pas des diversités régionales ?

On a généralement accepté la thèse de David Landes qui attribue la lenteur du progrès industriel en France à la prédominance de la petite firme familiale. Mais est-ce la seule explication ? En Allemagne, la structure était, au départ du moins, tout à fait analogue. L'auteur examine, à titre d'exemple, les méthodes et les mentalités dans deux secteurs pour lesquels on dispose d'études assez nom-


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breuses et détaillées. Dans celui des industries textiles, l'esprit familial, et, corrélativement, la loi du secret apparaissent très marqués ; mais, à tout prendre, la concentration n'apparaît pas en effet très poussée : au maximum, le groupe Boussae n'embrasse, en 1950 que 10% de la production nationale. La métallurgie lourde a subi plus tôt et plus profondément la loi de la concentration : en 1828, les dix plus grandes entreprises réalisent 22 % de la production ; 55 % en 1869 ; en 1960, les quatre plus grands producteurs totalisent 57%. Toutefois, le milieu des maîtres de forges apparaît fort différent de celui du textile, dans sa composition comme dans ses mentalités ; on y rencontre une forte proportion d'aristocrates et on aime beaucoup plus à participer à la vie politique. En somme, toute généralisation sur le patronat industriel paraît de moins en moins légitime à mesure que l'on étudie dé plus près les comportements et les mentalités ; même à l'intérieur des groupes considérés les ressources de l'individualisme tendent à reléguer au second plan les attitudes communes.

Le chapitre consacré au monde de la banque apparaît d'une inspiration plus classique, basé qu'il est sur des travaux aussi décisifs et récents que ceux de Bertrand Gille, de Jean Bouvier et de Maurice Lévy-Leboyer. Toutefois, fait observer l'auteur, il ne faudrait pas exagérer la puissance de la Haute-Banque ; autour d'elle survivaient, au xrx° siècle, une multitude de petits banquiers, de prêteurs, d'établissements de crédit. En 1896, cette branche de l'activité économique ne compte pas moins de 7 931 patrons-employeurs. L'histoire de l'usure en France au XIXe siècle reste à faire. Vers 1840, les hypothèques prises chaque année s'élevaient à environ 500 millions, alors que la Banque de France n'escomptait que 150 millions d'effets de commerce. Enfin, à mesure que l'on avance dans le XXe siècle, on voit s'accentuer le transfert du crédit et du mouvement de l'argent vers des organismes étatiques ou para-étatiques : caisses d'épargne, comptes de chèques postaux, caisse des dépôts et consignations, crédit national, crédit populaire, crédit agricole. Que reste-t-il alors de l'influence supposée des grandes banques privées ?

L'étude consacrée aux aspirations du Français moyen ne manquera pas de captiver l'attention par l'originalité de ses approches. M. Zeldin a utilisé d'anciens guides des carrières, tel celui d'Edouard Charton (1842), des traités de médecine et d'hygiène. L'idéal présenté par tous ces auteurs est celui de Yaurea mediocritas : le bonheur et la santé se trouvent dans une honnête aisance jointe à la considération de l'entourage. Les carrières du commerce sont recommandées comme le moyen le plus sûr de s'assurer rapidement une petite fortune et de prendre au plus tôt sa retraite ; alors que les carrières d'ingénieux sont déconseillées pour la raison qu'elles ne conduisent que rarement à une situation indépendante ; créer soi-même une industrie paraît trop difficile et de toute façon trop risqué. Les héros des générations de Français moyens de la fin du xrx* siècle sont les Boucicaut et les Cognaq-Jay. La leçon a sans doute porté : entre 1901 et 1912, le nombre des commerçants détaillants est passé de 198 000 à 226 000. Peut-être que l'accumulation totale de richesses réalisées par ces milliers de petits commerces a joué, en France, pour le démarrage de la révolution industrielle, le même rôle qu'en Angleterre l'accumulation capitaliste du grand négoce.

La bureaucratie, dans la France moderne, a évidemment hérité d'une part non négligeable du capital de prestige social acquis sous le système ancien des offices. Est-il bien vrai, toutefois, que le service de l'État ait été la grande voie de l'ascension sociale ? L'analyse de la composition des divers corps de la bureaucratie suggère une survivance de castes héréditaires. Les changements intervenus, au cours du siècle, dans la condition des fonctionnaires n'étaient sans doute pas de nature à rehausser beaucoup son prestige et son attrait ; l'éventail des traitements tendait à se refermer, au détriment des catégories les plus élevées : de 1 à 150 qu'elle était au début du siècle, elle n'était plus, à la fin, que de 1 à 11 ; il y avait de


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moins en moins de situations administratives que l'on pouvait assumer à mi-temps, pour l'honneur, en assurant son existence par d'autres revenus. Malgré la multiplication des concours — 1 200 en 1927 — et peut-être grâce à cela, le recrutement des fonctionnaires restait en grande partie soumis aux lois du favoritisme et du népotisme ; c'était toujours la cooptation corporative qui jouait. Enfin, par l'action syndicale, renaissaient l'immutabilité et la stabilité de la bureaucratie ancienne. En dépit de ceci et en vertu de cela, le prestige et la valeur promotionnelle du fonctionnariat étaient tombés bien bas au début du XXe siècle ; seuls pouvaient apparaître désirables les plus hauts degrés, d'où l'on pouvait tenter le passage dans le domaine de l'économie privée ; mais là, les fils de familles bien établies retrouvaient l'avantage sur ceux sortis du peuple.

C'est peut-être dans le long chapitre sur la paysannerie que l'on trouvera remises en question le plus grand nombre d'idées reçues. Comment se fait-il que, constituant la majorité numérique de la nation, les paysans n'ont pratiquement jamais fait usage de leur poids dans la vie politique ? C'est sans doute, répond M. Zeldin qu'ils se sont trouvés trop absorbés par d'autres préoccupations que les intellectuels ont généralement ignorées. Comment ne pas douter de la validité des images que ces intellectuels ont données lorsque l'on se trouve en présence d'un arc-enciel d'opinions allant des plus insultantes au plus idylliques ? Quelle généralisation peut-on avancer si l'on veut bien tenir compte de l'incomparable variété des civilisations paysannes en France ? Le paysan essentiellement conservateur ? Mais comment croire qu'il serait satisfait de son sort et de l'ordre existant lorsqu'on le voit lutter avec acharnement pour améliorer sa situation? Il y aurait tout autant de raisons de voir en lui le contestataire par excellence. Individualiste, le paysan ? Mais avec quelle obstination n'at-til pas défendu les biens communaux ? Un autre mythe concerne la division des propriétés, qui serait le résultat du régime successoral établi par le Code Civil. Mais cette division existait auparavant, et, par la suite, le Code a été tourné de vingt façons. Cette nation de vingt millions de petits propriétaires est une invention de Michelet ; en fait, le sol français se répartit à peu près également pour un tiers entre grands, moyens et petits. Des études locales, comme celle de Philippe Vigier pour l'Isère, montrent comment derrière une façade de démocratie rurale subsistaient de nombreuses variétés de structures sociales. Ce monde paysan n'est pas un : entre les différentes strates, et au sein de chacune, — grands et riches fermiers, petits paysans, métayers, journaliers — se révèlent de profonds antagonismes. En conclusion, la paysannerie ne saurait être regardée comme le ballast stabilisateur qui a soutenu l'équilibre de la société française. Sa protestation s'est exprimée silencieusement dans l'émigration vers les villes. Cette hémorragie n'a pas été arrêtée par l'évolution de l'économie agricole ; quelques exemples sont fournis de ces transformations, notamment dans les pays de la Garonne et la Bretagne ; on y reconnaît en même temps les limites de la modernisation. Le long chapitre se termine sur une étude des associations professionnelles paysannes ; insignifiantes et trop fragmentées jusqu'à 1940, elles ont trouvé enfin, après la deuxième guerre mondiale, les vertus de l'unité, et en cela, il faut sans doute reconnaître un rôle décisif à cette Corporation paysanne créée par le ministre Caziot sous le régime de Vichy.

Plus long encore que le précédent, le chapitre consacré à la vie des "ouvriers paraîtra peut-être un peu moins neuf. L'histoire des associations ouvrières en France — compagnonnages, mutuelles, syndicats — a été si souvent parcourue qu'il est difficile d'y ajouter quelque chose de significatif. Toutefois on sera encore ravi de trouver au cours de ces pages de très concrètes et insolites suggestions, surtout dans le domaine de la psychologie des ouvriers et des patrons. Par exemple, ce témoignage d'un mécanicien anglais qui, après avoir travaillé vingt ans en France, pouvait écrire, en 1904, que la discipline d'atelier lui avait paru moins


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stricte qu'en Angleterre, et plus sensible la considération accordée au travailleur par les contremaîtres et les patrons. Des enquêtes montrent que la majorité des ouvriers, loin de rejeter la culture bourgeoise, aspirent à y participer. La psychologie patronale a sans doute évolué encore plus profondément au XXe siècle que celle de l'ouvrier. Et puis, comme il faut bien trouver ici une idée reçue à contester, M. Zeldin se demande s'il est bien vrai que le nombre des ouvriers d'industrie s'est tellement accru sous le Second Empire ; ne serait-ce pas simplement une illusion créée par le transfert massif de l'atelier artisanal vers l'usine ? Quoi qu'il en soit, de l'ensemble de cette étude, s'impose encore une fois la conclusion : toutes les affirmations générales sur la conscience de classe de l'ouvrier achoppent sur l'inextricable mosaïque des conditions particulières dépendant des temps, des lieux, des professions.

*

Après cette sorte de description critique du tissu social de la nation française, vient une seconde partie beaucoup plus brève consacrée à quelques aspects de la vie familiale, autrement dit, au mariage, aux enfants, à la condition des femmes.

La famille apparaît, à plus juste titre que l'administration, comme le principal élément de stabilité et de continuité qui aurait préservé l'identité de la nation au travers de toutes ses révolutions politiques. Mais en ce domaine l'histoire en est encore à balbutier, faute de documentation. On tente cependant quelques coups de sonde : comment la société française a-t-elle réagi devant des phénomènes connexes comme la prostitution, l'adultère, la pornographie, l'homosexualité ?

L'éducation des enfants, au XIXe siècle ne semble guère avoir subi l'influence de Rousseau ; même ceux qui, en politique, professaient le libéralisme, ont pratiqué souvent le despotisme au sein de leur famille. Paradoxalement, alors que la classe bourgeoise tend à adopter, à mesure que s'avance le siècle, des attitudes plus décontractées, la classe ouvrière en voie d'ascension, tend à abandonner la familiarité qui régnait autrefois entre parents et enfants. Même au début du xx" siècle l'autorité du père de famille paraît encore peu contestée : sur cent romans de l'adolescence publiés entre 1890 et 1930, quatorze seulement abordent le thème de la révolte, a Quel est le plus important des commandements de Dieu », demande un sondage de 1950 ? réponse : Tes père et mère honoreras... On s'explique dès lors l'impression vaguement envieuse des Américains considérant que les Français ont plus de capacités de jouir de leur vie adulte, tandis qu'eux-mêmes jettent un regard nostalgique sur leur enfance, ce temps heureux où tout leur était permis.

La condition féminine est marquée, comme celle des enfants, par un mélange d'idéalisation et de répression. Est-ce par une sorte d'effet compensatoire que les femmes ont été investies de tant de pouvoir en certains domaines ? Les infériorités ont cependant été tenaces ; dans les salaires, l'accès aux professions, la politique. En ce dernier domaine, l'action des mouvements féministes s'est heurtée à l'opposition ouverte ou sourde des partis de gauche craignant l'influence de l'Église catholique. Néanmoins, la législation, par étapes, marche vers l'égalité et l'émancipation. Deux remarques intéressantes : avant 1914, la proportion des femmes au travail dans l'industrie était plus élevée en France que dans la plupart des pays occidentaux et elle a manifesté une tendance à diminuer entre les deux guerres ; le type de la femme émancipée est apparu en France avant 1850 avec George Sand, mais son influence exemplaire ne paraît pas avoir survécu à sa génération, et à la fin du XIXe siècle il faisait <t démodé » ; quitte à renaître plus tard dans la Garçonne. Comment s'expliquer ces fluctuations ? L'histoire n'est-elle pas condamnée à ignorer toujours cette part submergée de l'iceberg que sont les relations entre les sexes, élément essentiel d'explication pour tant de phénomènes sociaux.


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La troisième partie (dix chapitres) est consacrée à l'histoire politique ; le lecteur français y trouvera peut-être moins d'aperçus insolites, aussi notre compte rendu se fera ici plus rapide. M. Zeldin n'est pas le premier historien britannique à s'être rendu compte de la réelle stabilité et cohérence sous-jacentes à l'instabilité apparente dé l'histoire parlementaire de la Troisième République. Il n'est pas le premier qui ait remarqué les faiblesses de la thèse fameuse d'André Siegfried. Très au fait des travaux récents d'histoire provinciale, comme ceux de Philippe Vigier, de Georges Dupeux, de Gérard Cholvy, il en tire l'impression que les votes pour un parti n'ont pas le même sens selon les provinces et selon les secteurs de la société, et, encore une fois, qu'il faut de plus en plus se garder des généralisations au sujet d'une réalité française iirfiniment complexe. En revanche, les sondages suggèrent que la droite et la gauche ont beaucoup plus en commun qu'elles ont voulu le reconnaître.

Le récit, qui suit, des vicissitudes politiques de la France depuis 1848 a du moins l'originalité de se présenter comme une série d'études sur les différentes familles politiques, vues essentiellement à travers la personnalité de leurs principaux protagonistes : prétendants au trône et aristocrates pour le royalisme, penseurs socialistes utopiques et propagandistes républicains pour la Deuxième République, personnel préfectoral et municipal pour le Second Empire, et l'on ne s'étonne pas de trouver ici une étude particulièrement fouillée puisque l'on sait que M. Zeldin est l'auteur de deux ouvrages sur la question. Notre auteur n'innove pas lorsqu'il observe comment l'épisode du Second Empire a modifié profondément les programmes républicains en les amputant de deux éléments importants : une présidence forte et le plébiscite. Ce qui est moins souvent observé c'est que le régime impérial, conformément aux théories de Dupont-White, a prétendu faire de la centralisation un instrument de libération des masses jusque-là trop soumises à l'emprise des notables locaux, et réaliser ainsi sur le plan de l'admiration ce qui avait été sa grande ambition politique : concilier autorité et démocratie.

Quant à l'histoire de la Troisième République, elle est abordée d'abord sous l'aspect d'une discussion générale sur les procédés qui ont permis à une oligarchie de politiciens professionnels d'aménager le pouvoir à leur profit derrière un écran de principes démocratiques. Ce serait une grande erreur, dit M. Zeldin, que de prendre pour argent comptant les motifs qu'ils donnaient à leurs batailles, voire même de croire qu'ils étaient véritablement ennemis. La République des opportunistes est vue ensuite à travers les carrières de quatre protagonistes illustres : Thiers, Gambetta, Ferry et Freycinet. La décennie d'après 1889 a vu quelques efforts pour sortir de l'ornière et aborder des problèmes fondamentaux tels que l'inégalité économique et les divisions religieuses ; mais l'échec final de WaldeckRousseau illustre l'incapacité du personnel en place d'altérer le conservatisme social du système. Les contradictions internes du radicalisme et sa stérilité profonde devaient ensuite se manifester sous les ministères de Combes et de Clemenceau. Il est bien significatif qu'en 1914 les radicaux pouvaient encore invoquer le programme de Belleville : c'est donc qu'ils n'en avaient réalisé alors qu'une infime partie.

Enfin, le socialisme. Pour faire comprendre son originalité en France, l'auteur revient en arrière, esquissant son histoire depuis 1848. L'extermination des cadres populaires du socialisme proudhonien en 1871 a fait place nette pour la conquête marxiste. Cette conquête, tout de même, est restée incomplète, comme on le voit par la multiplication des sectes socialistes et les difficultés rencontrées par Jaurès dans ses efforts d'unification. La S.F.I.O. a laissé en dehors sur sa droite les « indépendants », comme Millerand et Viviani, et le syndicalisme plus ou moins anarchisant est resté une force échappant au contrôle des parlementaires. Au bout du compte, on peut se demander si les différences entre les socialistes et certains de


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leurs adversaires proclamés ne furent pas moins essentielles que les différences entre socialistes eux-mêmes.

En conclusion, l'auteur annonce son intention de poursuivre son enquête sur trois plans de la conscience nationale ou populaire qui auraient, jusqu'ici, été peu explorés : 1°, la survie des originalités provinciales sous-jacentes à la façade d'unité nationale ; 2°, la survie des modes traditionnels de penser et de sentir attaqués par les facteurs d'innovation tels que l'école ; 3°, enfin, le rôle des intellectuels.

En face d'un pareil feu d'artifices de paradoxes et de vues insolites — dont on n'a donné ici qu'une bien faible idée — on ne peut manquer de poser la question : sur quoi se base l'auteur ? Sa lecture est immense, sans doute, mais forcément lacunaire ; on peut bien croire que toutes thèses ne sont pas également solides, que le hasard ou quelque élément subjectif auront orienté ou gauchi telle ou telle présentation. Mais à ces objections M. Zeldin a répondu d'avance en proclamant bien haut et le caractère subjectif de la réflexion historique et la vanité d'une prétention à avoir lu tout ce qui aurait pu éclairer son propos. A tous ses lecteurs, il reconnaît implicitement le droit de contester, d'ajouter, de rectifier, de discuter. C'est déjà beaucoup que de leur en avoir offert l'occasion. Peu d'ouvrages récents auront fourni aux historiens plus de matière à s'exercer à ces jeux de l'esprit, délicieux et subtils, dont l'utilité échappera toujours aux fidèles des sciences exactes 2.

Guillaume de BERHER.

Michelle PERBOT, Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris-La Haye, Mouton, 1973, deux tomes, 900 p.

Aux confins de la sociologie et de l'histoire, reposant sur une approche quantitative qui n'exclut pas d'amples développements « qualitatifs », la thèse de Michelle Perrot est exemplaire à bien des égards.

La rigueur de sa composition — trois parties, le mouvement, les composantes, le cours des grèves —, la sûreté de ses démonstrations, l'utilisation quasiment exhaustive et critique de ses sources relèvent de la perfection dans le genre.

Enfin, l'étude est chaleureuse : est-ce la conséquence pour l'auteur de l'a obsession de la classe ouvrière » réactivée à la lumière de Mai 1968 ou tout simplement d'un style de belle qualité ?

Connaissons d'abord l'objet.

Le recensement statistique élaboré par l'Office du Travail, la présence d'organisations syndicales, Ja pratique contestée de la grève générale étaient autant d'éléments qui repoussaient le chercheur vers d'autres rivages. Aussi, Michelle Perrot se dirigea-t-elle vers la période antérieure à 1890 avec un double souci : savoir si la Commune et ses conséquences avaient interrompu le mouvement revendicatif, établir des données utilisables par l'informatique à partir de tous les conflits signalés entre 1871 et 1890 (2 923 exactement). D'autre part, par l'étude de la jeunesse de la grève, Michelle Perrot pensait retrouver une classe ouvrière dans ses mani2.

mani2. chicanes. La doctrine de l'Église sur le gain légitime dans le commerce est représentée (p. 105) d'une manière un peu trop simpliste. Affirmer que le président Félix Faure a reçu les derniers sacrements pour consoler son épouse (p. 597), voilà qui paraît bien surprenant lorsque l'on sait les circonstances plutôt scabreuses de son décès.

Sans avoir fait systématiquement la chasse aux coquilles, on en a relevé un certain nombre d'évitables : Monnet-Sully pour Mounet-Sully (p. 39) ; Lennec pour Lacnnec (p. 40) ; chèquespostales (p. 85) ; surménage (p. 93 en note) ; d'oeil pour langue d'oïl (p. 142) ; Opinion National (p. 347) ; autofinance pour autofinancement (passim) ; Maritain pour Maurain (p. 558 en note).


COMPTES RENDUS 313

festations spontanées. Il y avait par là même matière à une vaste hypothèse : la grève comme phénomène social 1.

*

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Dans un premier temps, Michelle Perrot analyse le mouvement des grèves et la spécificité de la période choisie. Après l'effet libératoire de la loi de 1864, les grèves deviennent moins amples et plus longues. Elles se diffusent dans les secteurs non directement industriels, dans les petites entreprises et dans des départements nouveaux. Dans ces années de moindre croissance économique qui durent jusque vers 1896, à un long moment plus difficile (pour des raisons économiques et politiques), succède, à partir de 1878, une période exubérante. La dépression économique qui suit à partir de 1883, amène une diminution du nombre, un allongement de durée, un style plus défensif des conflits et des échecs plus nombreux, o D'arme de conquête », la grève devient essentiellement expression du « mécontentement ouvrier » tandis que le « désarroi populaire » trouve un exutoire dans le boulangisme. A partir de 1888, la nouvelle poussée conduit souvent vers la grève générale.

Si le printemps est la saison favorable, l'échéance de la paye rythme la vie de la grève. Le rôle de la conjoncture économique en revanche est moins déterminant. Elle influe pourtant sur sa nature : la grève offensive se fait plus rare en période de stagnation économique. La poussée revendicative à partir de 1878 peut être expliquée aussi bien par l'environnement politique, la reprise cyclique et le plein emploi qu'annonce la mise en place du plan Freycinet.

Patrons et ouvriers apprennent à se connaître et à se combattre. Le patronat s'en prend de moins en moins aux salaires, mais n'hésite pas à réduire la durée du travail, à licencier (sûr qu'il est de trouver une demande abondante), à s'entendre ou à innover techniquement. En face, l'ouvrier est plus sensible à la question de la sûreté de l'emploi : il transige plus facilement et adopte une attitude de reje^ à l'égard de tout concurrent éventuel qu'il soit chômeur ou étranger. Les troubles xénophobes à partir de 1882 s'expliquent autant par des raisons matérielles que par un sentiment national retrouvé.

Jusqu'en 1875, le gouvernement d'Ordre moral a étroitement endigué et réprimé. Les opportunistes, tout en découvrant l'importance des questions ouvrières, après un temps d'illusion, innovent : au laissez-faire succède une tendance à la médiation des pouvoirs publics. Aussi, çà et là, grèves et luttes politiques se complètent, s'épaulent.

Cette première partie, très rigoureuse, donne le cadre de l'étude et apporte des réponses générales aux questions qui se posaient. L'approche réellement sociologique peut commencer.

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Quels sont ces ouvriers grévistes ? Pour mieux comprendre ce que représente la grève pour les travailleurs, Michelle Perrot élabore, grâce à des sources extérieures à l'objet (les enquêtes du début du XIXe siècle, les monographies réalisées par les disciples de Le Play regroupés dans la Société d'économie sociale), un portrait de l'ouvrier « consommateur ». Dans le revenu familial, le salaire paternel est primordial. L'endettement est de règle. Dans ces conditions, l'épargne est exceptionnelle quel que soit le lien conservé avec le milieu rural d'origine. Ajoutons

1. L'exposé de soutenance de thèse de Mm- Perrot a été publié par Le Mouvement social, janviermars 1973.


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ici une remarque de P. Guillaume qui complète parfaitement ces données 2. A Bordeaux, et pourquoi cela ne serait-il pas la règle pour la totalité du pays ? dans les couches populaires, l'épargne relativement plus importante pour les jeunes femmes célibataires (pour la dot) fond très vite après le mariage. Les dépenses du ménage se répartissent en trois postes :

— le logement occupe une faible part et l'augmentation des loyers pèsera d'autant plus ; d'où la haine contre le propriétaire, K Monsieur Vautour », et le début des lotissements dans la banlieue parisienne ;

— le vêtement tend à occuper une plus large place ; au Lundi chômé de la France du Nord, succèdent progressivement les habits du dimanche, ce A Paris surtout la rue s'uniformise et s'embourgeoise » ;

— la nourriture, enfin, occupe la part la plus importante avec recul du pain, progrès de la viande et toujours forte présence des boissons alcoolisées.

Ces conditions générales de vie pèsent lourd sur la grève le plus souvent destinée à obtenir des augmentations du salaire, revenu ouvrier par excellence (celui-ci apparaît dans 81 % des grèves à revendication unique et pour 48 % des revendications émises dans celles à plusieurs objets). Le patronat cherche souvent à lier la rémunération à la production par le marchandage, le salaire à la tâche ou aux pièces. Les salariés, eux, cherchent constamment à obtenir le paiement au temps (à l'heure ou à la journée pour les mineurs). Ces tendances opposées sont à l'origine de la plupart des conflits. En cas de victoire, les salariés peuvent imposer la rédaction de tarifs et la régularité des échéances.

La durée et l'organisation de la journée de travail occupent une place bien moins fréquente dans les revendications des grèves offensives. En revanche, les résistances à la discipline usinière sont grandes. Déjà, Rolande Trempé avait décrit les constantes tentatives de la direction des houillères de Carmaux pour attacher les mineurs à la mine 3. Michelle Perrot offre une généralisation de la tendance. Pour le prolétaire, déraciné, l'adaptation au <t bagne industriel » ne se fait pas sans résistances, sans révoltes dont le meurtre de Watrin à Decazeville en 1886 constitue le cas limite. Et même si, vers 1890, la classe ouvrière est plus intégrée, « la cloche, le sifflet, la fermeture des portes demeurent ses hantises ». Et, Watrin, encore lui, symbolise le cadre chargé d'imposer ce carcan. Aussi, l'ouvrier d'usine, s'il pense à la révolution, l'identifiera-t-il souvent avec la liberté « dans l'atelier libre ».

A partir de 1878, et surtout de 1884, la possibilité d'utiliser un encadrement syndical ouvre la voie à une nouvelle revendication : obtenir un syndicat et imposer qu'il soit respecté. Le patronat tolère difficilement une telle intrusion et procédera parfois à de véritables épurations (140 renvois lors de la grève de 1884 à Anzin).

Et Michelle Perrot, dans un brillant raccourci, peut conclure : à travers la grève, « l'ouvrier apparaît comme un salarié conscient et " raisonnable ", aux ambitions modestes et familiales, à l'horizon limité, encore peu préoccupé de loisirs ou d'institutions syndicales, volontiers tourné vers le passé qu'il embellit, haïssant l'usine, s'y pliant pourtant [...] capable de comptabilité, de comparaison, de calculs, avec des résurgences de paysan rebelle et frondeur».

Qui fait grève ? Question posée par l'auteur à des données fragmentaires. Les grévistes sont en majorité des jeunes et les femmes sont peu nombreuses (5,9 % des grèves sont des grèves de femmes alors qu'elles représentent un tiers de la rjopulation active industrielle). La grève enfin, touche essentiellement les ouvriers spécialisés. Tout se passe comme si qualification et absence de qualifica2.

qualifica2. GUILLAUME, La population de Bordeaux au XIXe siècle : essai d'histoire sociale, Paris, A. Colin, 1972.

3. R. TREMPÉ, Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, 2 vol., Paris, Editions Ouvrières, 1971.


COMPTES RENDUS 315

tion étaient des pôles répulsifs. Mais, les grèves des ouvriers professionnels cumulent des particularités : ce sont les plus larges, les plus élaborées, les plus offensives, les mieux organisées et encadrées, les mieux financées, les moins violentes, les moins réprimées et les plus réussies. L'opposition est radicale avec celles des manoeuvres : les plus subites, les plus brutales, les plus isolées et les moins réussies.

Michelle Perrot analyse enfin les « physionomies professionnelles » des grèves où toujours la question du salaire domine. Tour à tour, défilent les grèves d'ouvriers du textile (nombreuses mais aux plus forts taux d'échecs), des mineurs (spectaculaires et organisées), des métallurgistes (plus rares, calmes et encadrées), des ouvriers des cuirs et peaux (appuyées par un forte solidarité corporative).

Restait à disséquer le déroulement de la grève.

Comment naît une grève ? Les « grèves subites » représentent 29 % de l'ensemble. Importantes chez les femmes et les jeunes, leur aspect est défensif surtout dans de petites industries ou dans les sociétés anonymes. L'effet de surprise ainsi produit sera utilisé par la suite par le syndicalisme. La « grève annoncée » progresse au fur et à mesure du développement de l'action syndicale. Parallèlement aussi augmentent les grèves organisées (moins de la moitié des conflits avant 1880, plus des trois quarts en 1890).

Bien que l'influence syndicale s'étende, 72% des grèves ne lui doivent rien. Outre leur faible poussée dans la première moitié de la période étudiée, souvent, les syndicats condamnaient la grève tant pour des raisons morales dans le droit fil de la pensée de Proudhon que pour des motifs économiques (la grève coûte cher) sans oublier la croyance générale dans la « loi d'airain des salaires n. Après 1878, la tendance s'inverse, la grève est réévaluée.

Et Michelle Perrot excelle dans la description de cet encadrement varié : délégués — et s'ils trahissent, « à bas les Bazaine ! » criera-t-on —, comités de grèves, formes héritées du compagnonnage, des coopératives et, de plus en plus, syndicats.

Nous retiendrons surtout le portrait-robot du meneur établi à partir de toutes les sources possibles. Malgré les précautions de l'auteur, cette vision est peut-être faussée par bien des a priori sociaux ! Jeune, célibataire, éloquent, souvent déraciné, bon ouvrier et en général <t judiciairement vierge », tel est le militant ouvrier en formation. Toutes les variétés sont possibles : qu'ils soient humiliés, tels les tueurs de "Watrin, récidivistes ou baroudeurs, tel Prosper Bourguet, le docker marseillais, ou parisiens, bien enracinés dans un milieu frondeur. Des influences idéologiques qu'ils ont subies se détachent la haine de l'exploiteur, l'apologie de la violence, le refus de la politique, l'exaltation des luttes ouvrières. Nous voici aux sources de ce que deviendra le syndicalisme d'action directe.

Une fois la grève lancée, comment se déroule-t-elle ? En général, dépourvus de direction cohérente et parfois livrés à eux-mêmes, les grévistes pratiquent tour à tour plusieurs méthodes d'action. Si la grève tournante, héritée de la mise à l'index compagnonnique, utilisée surtout dans de petits ateliers, se termine souvent victorieusement, il n'empêche que la poussée vers la grève générale est très nette. Fondée au début sur la croyance dans la puissance des producteurs, a les patrons s'inclineront devant nous, car nous sommes les producteurs et quand les bras ne se mettent pas au travail, le capital tombe », hésitant entre une tendance réformiste (faire pression sur les compagnies ou sur les pouvoirs publics chez les mineurs essentiellement) ou plus révolutionnaire (dans le bâtiment), la grève générale, théorisée, s'identifie de plus en plus avec la révolution. En vingt années, on est passé « de la grève décriée et marginale à la grève magnifiée et centrale ».


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Si seulement 52 % des travailleurs font grève, la participation selève dans les grèves défensives et parmi les ouvriers moins qualifiés. Outre des nuances selon les industries, la grève est suivie de façon irrégulière selon les catégories d'ouvriers (on fait moins grève quand on est père de famille ou manoeuvre). La vie quotidienne s'organise alors. On fuit l'usine ; le plus souvent, on en interdit l'accès aux non-grévistes, attitude qui provoque des incidents avec les forces d'ordre, respectueuses de la liberté du travail. Le gréviste n'est pas inactif d'autant plus qu'outre la sécurité à maintenir, il lui faut s'assurer des moyens de survivre. Des secours s'organisent. Us viennent en grande partie des milieux ouvriers. Souvent, s'il y a syndicat, la solidarité est professionnelle. Enfin, les interventions extérieures (les souscriptions, les commerçants, les municipalités etc..) bien que rares encore, jouent un rôle non négligeable. Pourtant, assez vite, à la fête de la liberté retrouvée, selon Michelle Perrot, succède la gêne, et parfois, la misère : le pain redevient l'aliment essentiel.

Michelle Perrot consacre de longues pages à cette vie collective et développe le concept sociologique de la fête, une de ses hypothèses de travail. Les manifestations variées de l'ouvrier hors de l'usine, parfois organisées, parfois spontanées, cet « être ensemble » sont même jugés nécessaires par des préfets. Paul Cambon, préfet du Nord en 1880, impose aux grévistes de Roubaix, de se promener car « la marche les contraint naturellement à une certaine discipline en les forçant à se mettre en rang et à chanter en choeur [...] ; elle les fatigue et prévient les violences contre les personnes et les propriétés [...] ». Tour à tour chants, bruits, couleurs s'amoncellent pour le plaisir du lecteur. L'analyse de la violence notamment est magistrale. Si les troubles divers sont nombreux, « violence et grève apparaissent comme distinctes, dissociées ». Il n'y a violence contre l'adversaire de classe que dans 3,6% des cas. En fait, souvent les usines (non pas les machines, mais les vitres !) et les demeures des patrons sont visées :

Sus aux tyrans ! Sus aux voleurs !

Ces palais faits de nos sueurs

Et de notre sang qu'ils les rendent !

proclame La Marseillaise anarchiste. Et Michelle Perrot de conclure que le recul de la violence est un moment « de l'intégration du prolétariat dans l'ordre industriel triomphant ». Syndicalisme et socialisme qui s'efforcent de prévenir les désordres vont dans le même sens. Aussi, la violence se réfugie-t-elle dans le verbe.

La réunion, « kermesse familiale » en province surtout, est au centre de la grève. Un rituel tend à se dégager fait de démocratie et d'organisation. Parallèlement peuvent se tenir conférences et meetings socialistes. L'analyse du discours, si elle n'utilise apparemment pas de méthodes spécialisées, a été menée avec rigueur. Le décalage est certain entre un verbe haineux et violent et une pratique relativement sage, entre un vocabulaire général et une pratique de classe, entre un messianisme révolutionnaire oral et une recherche fréquente du dialogue avec le patron.

Dernier temps de l'analyse, le dénouement. Une grève a d'autant plus de chances d'avoir un résultat positif qu'elle est plus importante, plus massive, qu'elle est offensive et qu'elle a plusieurs objectifs. Résultat capital d'une analyse en profondeur. Michelle Perrot n'en reste pas là. Elle nous livre des pages essentielles sur l'attitude du patronat et sur celle des pouvoirs publics.

Pendant la grève ■— phénomène amplement minoritaire, rappelons-le, puisque seulement 18 % des établissements industriels du pays l'ont connu — les tactiques patronales diffèrent : depuis la politique paternaliste de Schneider au Creusot jusqu'à la répression préventive par la sélection des ouvriers ou l'espionnage. Chez les petits patrons, si la grève se produit, la tendance à négocier l'em-


COMPTES RENDUS 317

porte. Mais, pour le grand patronat « anonyme et concentré », la résistance est naturelle d'autant plus que, dans les grandes compagnies minières, les administrateurs monarchistes devaient aussi affronter les assauts politiques des ouvriers républicains vers 1878. A l'exception du textile, le « front commun » patronal se réalise rarement et la résistance prend différentes formes selon la conjoncture. Si la situation est mauvaise, rien de plus rentable que de laisser pourrir un conflit. En revanche, souvent les réponses répressives dominent. Et cette répression peut être fort insidieuse dans le cas d'une « domination féodale » !

Les pouvoirs publics, bien que gardiens de l'ordre, réprimèrent peu à partir du triomphe républicain. Est-ce seulement dû à la « paix républicaine » ou plutôt au désir de ne pas s'aliéner ceux qui avaient contribué à la victoire? La fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, marque un tournant. Dès lors, ouvriers et gouvernement ne s'illusionneront plus guère.

L'État désire arbitrer, orientation nouvelle... Mais, là encore, le front gouvernemental n'est pas sans faille. Ne voit-on pas le préfet du Nord refuser d'intervenir à Denain en 1880 et s'en expliquer : « [...] vous me semblez obéir à une conception tout à fait erronée du rôle de l'administrateur dans les grèves. Nous ne sommes ni des arbitres, ni des justiciers. Nous sommes des sergents de ville chargés d'assurer à chacun l'exercice de sa liberté. Imposer au patron des conditions de travail est tout aussi contraire aux principes que d'en imposer à l'ouvrier ».

A la suite de ces évolutions du patronat, des ouvriers et des pouvoirs publics à l'égard de la grève, la recherche de la négociation et du compromis dominait à l'aube de la période te syndicale » des grèves. Des changements d'attitudes sont en germe ; le patronat allait porter ses efforts sur un autre terrain : essayer d'augmenter la productivité du travail ; les ouvriers allaient être tentés par la voie n réformiste » ou par la possibilité d'élargir encore plus leur mouvement jusqu'à l'émancipation totale ; le gouvernement allait mettre à l'ordre du jour la politique sociale.

* *

Nous réduirons ici au minimum les éloges. Le fait d'avoir consacré une place importante au contenu de l'ouvrage est certainement la meilleure façon d'exprimer à la fois une admiration et une sorte de « complexe » devant la tâche qui attend maintenant ceux qui consacrent leurs recherches à faire avancer la connaissance du mouvement ouvrier et plus largement, de la société française. Il sera difficile d'écrire sur de tels sujets sans affronter les critiques nées de la comparaison avec cette oeuvre maîtresse.

Toutefois, restons lucide. La béatitude n'a jamais servi la science !'

Il est des objections faciles, trop faciles à faire.

Tout d'abord, pourquoi avoir réduit ce travail à la période d'« adolescence de la grève n ? Le découpage chronologique proposé par E. Labrousse aux chercheurs qu'il orientait convenait parfaitement à Michelle Perrot. Peut-on le lui reprocher ? Non... S'être interrogée sur Mai 1968, en avoir tiré des conclusions et s'en servir pour éclairer ses analyses, est-ce vraiment blâmable ? Non... mais quand même, Michelle Perrot est peut-être passée à côté d'une explication globale des luttes ouvrières. En restreignant l'étude sur cette période — 1871-1890 — et en voulant y trouver les phénomènes à l'état pur — c'est-à-dire non encore <t normalisés » par l'organisation, l'expérience —, l'auteur ne livre qu'une partie — certes essentielle, mais qu'une partie toutefois — de la réalité. Il est vrai que deux volumes n'y suffiraient pas !

Un point encore sur cette restriction chronologique. Selon Michelle Perrot, les succès sont obtenus d'autant mieux qu'une grève est ample, longue, intense et étendue. Faut-il mettre cet échec du patronat en liaison avec la phase de moindre


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facilité économique qui lui imposerait une recherche du compromis nécessaire pour sauver une partie de son profit ? Ce succès des grèves massives explique la future pratique du syndicalisme, la recherche de la grève générale. Et là encore, on peut se demander quel fut le rôle du renversement de la conjoncture. Quel dommage que la période suivante n'ait pas été étudiée en profondeur !

La mentalité ouvrière pendant la crise de 1883-1889, le rôle des motivations nationales et les épisodes xénophobes sont bien mis en lumière. Mais en est-il de même dans une période d'expansion ? A cette remarque s'en ajoute une autre. Se fonder essentiellement sur les résultats de l'enquête parlementaire de 1884 est peut-être une démarche dangereuse. Nous nous demandons si l'approche lexicologique suffit. Qui interroge ? Comment se véhiculent les idéologies ? Quel est le poids de l'idéologie dominante ? Si l'on admet que l'enquêteur n'est peut-être pas neutre, quel est le degré de fiabilité des réponses ? Michelle Perrot est ellemême très consciente de ces questions. Pourquoi ne s'est-elle pas montrée plus critique à l'égard de ses sources et de sa méthode ?

Se concentrer sur une période, c'est prendre le risque de ne livrer qu'une partie de la réponse. Ainsi, date-t-elle de 1895 l'abandon de la pensée messianique dans la conscience ouvrière. Nous comprenons mal la signification de cette étape capitale pour le mouvement ouvrier. N'y a-t-il pas dans le messianisme, outre la conviction que la révolution est pour demain, un facteur de cohésion essentiel pour l'affirmation de la conscience de classe ? Être ouvrier et penser changer le monde par sa propre action, verser par là dans un certain utopisme, n'est-ce pas aussi accomplir un saut qualitatif qui rendra plus facile la lutte organisée par la suite ?

Chicanons encore...

Comparant ses résultats avec ceux de Jacques Rougerie pour la Commune, Michelle Perrot estime que les a classes laborieuses » sont de moins en moins <t dangereuses » après 1870. Voire... Le it rebelle » de la Commune n'a-t-il pas été ainsi qualifié de rebelle par des juges de classe ? Michelle Perrot sait trop bien, pour nous en avoir livré par ailleurs des documents irremplaçables sur la question ouvrière au XIXe siècle 4, combien cette notion de « classes dangereuses » pour la deuxième moitié du XIXe siècle relève essentiellement de l'idéologie. Jean Maitron, dans sa récente critique du rapport Appert, a ouvert des perspectives de recherches importantes 5.

De la même façon, et cela relève certainement de la même tendance — donner à la fois une vision o réaliste » de la classe ouvrière et purifier les pulsions profondes qui l'animent — la part de la provocation dans les violences a rarement été décelée. Lacune des sources certes qui sont — et pour cause — unilatérales ? Mais l'historien ne doit-il pas s'interroger sur la pénétration d'éléments extérieurs dans le mouvement ouvrier ? N'est-ce pas servir son histoire que de poser au moins la question et parfois d'y répondre comme Jacques Julliard 6 ? Il est vrai, ici, que la provocation était plus évidente !

Un autre point secondaire encore : n'est-ce pas donner une vision déformée de la classe ouvrière que de la saisir au moment de la grève ? Certes, constamment Michelle Perrot part de l'ensemble pour aller vers le particulier. La grève est-elle un moment que l'on peut isoler? Grave question qui pourrait servir à quelque esprit grincheux de motif pour balayer ce travail ! Et pourtant, notre réponse se situera aux antipodes : il est souhaitable de saisir le mouvement ouvrier pendant

4. Dans la collection de microfiches en cours de publication, aux éditions Hachette.

5 J. MAITRON, Etude critique du rapport Appert. Essai de c contre-rapport s, Le Mouvement social, avril-juin 1972 et La Commune de 1871. Colloque itniversitaire pour la commémoration du centenaire, Paris, Editions Ouvrières, 1972.

6. J. JULLIARD, Clemenceau briseur de grèves. L'affaire de Draveil Villeneuve-Saint-Gcorges Q908), Paris, Julliard, 1965.


COMPTES RENDUS SIS

toutes ses manifestations. Nous irons bien plus loin : Michelle Perrot a eu raison de profiter de la masse documentaire que fait naître la grève. Tout moment exceptionnel peut faire l'objet d'étude. Encore faut-il s'entourer de certaines précautions. Et là, nous revenons sur l'aspect un peu « passéiste D des hypothèses de l'auteur. La spontanéité doit être retrouvée nous dit-elle. Naturellement, cette émergence est privilégiée quand la grève éclate subitement. Mais, n'y a-t-il pas Heu de s'interroger sur la valeur de sources presque toutes étrangères au mouvement (journalistes ou narrateurs qui même s'ils sont gagnés à la cause ouvrière ne comprennent pas toujours, policiers ou fonctionnaires qui doivent rendre compte d'un événement et non enquêter sur ses causes profondes) ? Puisqu'on ne comprend pas les motivations exactes des grévistes, n'a-t-on pas tendance à expliquer l'origine par une certaine spontanéité ? Rien n'a été perçu auparavant, faute d'observations, aussi insiste-t-on sur le geste ou la parole. Un seul exemple : L'Estafette décrit ainsi le déclenchement de la grève de mineurs d'Anzin en 1878 : K l'un des mineurs, à qui les autres semblaient obéir, coupa les cordes des cages, se mit à proférer des menaces et adjura ses compagnons de la suivre... En moins d'une heure, cinq cents personnes, hommes, femmes et enfants se trouvèrent rassemblés et parcourant le bassin d'Anzin en chantant ».

Une vue encore un peu passéiste du mouvement ouvrier nous est fournie dans les rapports entre la grève et sa théorisation par les organisations. Qu'tt avant de s'exprimer au sommet », « le problème se pose à la base », quoi de plus juste surtout dans cette période où les organisations ont tendance à condamner la grève. Mais, n'est-ce pas donner une vue statique de la situation que de ne pas examiner les interactions entre la joussée de la « base » et les réflexions du « sommet » ? S'il y a eu coupure totale, il faut le montrer. Sinon, et s'il y a eu des changements perceptibles, il faut aussi le montrer. Une telle démarche aurait certainement permis de mieux expliquer ce qui allait faire l'originalité profonde du syndicalisme français et du mouvement ouvrier français où la « base » a toujours eu une large part d'autonomie. Et là encore, il ne suffisait pas d'étendre la chronologie pour expliquer. H s'agit bien d'autre choseReste la grande objection : la méthode sociologique est-elle la plus opératoire pour la connaissance historique d'une couche sociale ? Son intérêt, comme le prouve ce livre, est immense, mais n'y a-t-il pas danger de figer la réalité ? Ne chicanons pas ici sur l'utilisation du code socioprofessionnel de l'INSEE pour la perforation des cartes ! L'anachronisme volontaire nous prive d'une partie du singulier. Que l'O.S. naisse pendant la période, soit ; mais nous aurions aimé encore plus de nuances que Michelle Perrot n'en met dans son ouvrage ! Que la femme qui soutient la grève de son époux soit décrite est une excellente chose, mais ne consacrer qu'une petite page à la femme qui freine, voire qui s'oppose, ne correspond certainement pas à la vérité. Problème de sources, soit !

Éviter l'approche idéologique à coup sûr stérilisante, tel a été le souci majeur de Michelle Perrot. Chercher un degré plus grand de scientificité dans une sociologie même fortement teintée d'histoire n'empêche pas la réintroduction de l'idéologique, voire parfois de l'irrationnel, dans certaines explications. Là est l'ambiguïté d'un ouvrage qui se caractérise pourtant par l'extrême acuité des jugements de son auteur. Nous débouchons très vite sur le débat de fond. Comment étudier une couche sociale et tout spécialement la classe ouvrière saisie à un moment décisif de sa prise de conscience de classe ? Isoler l'objet, et ne pas le considérer comme enraciné dans un certain milieu, est source de difficultés. Continuellement, Michelle Perrot s'efforce de diversifier régionalement les différentes composantes. Bien qu'elle affirme avoir essentiellement recherché les ti structures dominantes » plutôt que les o particularismes », son tableau est riche en nuances. Toujours sont dégagées les multiples facettes de grands aspects communs. Mais


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pourquoi avoir négligé quelques exemples monographiques ? « Par la force des choses, nous dit-elle, le mouvement ouvrier conserve un cachet provincial ». Mais alors pourquoi avoir refusé — et sa conclusion est une ample justification de ce choix — au propre développement de ce mouvement ouvrier une place plus importante ? Le lien avec le monde extérieur, « notion vague et floue que je ne sais comment analyser », est seulement envisagé par l'examen du conjoncturel. Nous pouvons admettre les raisons de l'auteur à condition que des constatations fort générales ne tiennent pas lieu d'explications ! Ainsi, par exemple, à la différence des bassins miniers du Nord, les grèves dans le Midi sont essentiellement défensives. Et l'auteur suggère : o les terres cévenoles ou stéphanoises, d'industrialisation ancienne, d'artisanat persistant, fourmillent de sectes et de pensées rebelles » (p. 375). Autre exemple : Schneider, par une politique habile, a réussi à construire une aire de paix sociale au Creusot. Mais que s'est-il passé avant ? Le Président du Corps législatif qui faisait donner la troupe à la fin de l'Empire, l'épisode si important de 1871, tout cela a dû marquer aussi bien le patron que les ouvriers. On aurait aimé mieux comprendre...

Autres exemples pour finir ! Pourquoi dans le textile, les tisseurs sont-ils plus remuants que les fileurs ? Le préfet du Nord, à propos de la situation à Fourmies en 1886, affirme : « les fileurs sont en grande partie des gens du pays et constituent une population excellente [...]. Les ouvriers tisseurs, au contraire, sont presque tous des hommes qui appartiennent à une industrie exigeant une habileté plus grande et qui viennent d'autres pays, principalement de Reims [...] ». Double explication officielle : le métier et les traditions différencient ces travailleurs. L'historien ne doit-il pas alors intervenir et tenter une explication avec les moyens dont il dispose ? Pourquoi une propension différente à la grève à l'intérieur d'un même bassin houiller entre Denain et Anzin, dans la Loire ou dans le Gard ? Les voies d'accession à la conscience de classe sont-elles identiques ? La grève alors n'est qu'un résultat.

Une telle approche complémentaire n'est pas à confondre avec une réhabilitation n des conceptions spatiales de la première " Science sociale " » ou de la sociologie politique classique dont les limites ont été récemment rappelées par Michelle Perrot 7. Elle vise seulement à mieux rendre compte d'un phénomène complexe en partant des acteurs et de l'action.

Mais n'allons pas chercher dans ce livre ce qui n'y est pas. Il ne s'agissait pas pour l'auteur de donner un tableau de la classe ouvrière mais de la saisir au paroxysme de ses luttes revendicatives, la grève. Il nous semble qu'un éclairage manque : le cheminement de la classe ouvrière jusqu'à cette manifestation de la conscience de classe. Réduction volontaire de l'histoire totale imposée par la quantification ? Peut-être... Mais nous pouvons regretter...

Il reste que le beau, le grand livre de Michelle Perrot deviendra un classique. L'histoire du mouvement ouvrier sort enrichie considérablement par cette synthèse. Il est souhaitable que la pluralité des approches continue — celle-ci et les autres et non pas seulement, celle-ci contre les autres — car rien n'est plus tonique qu'une histoire ouverte... Jacques GIRAULT. '

7. Dans un débat à la suite de l'article de Ch. TILLY et E. SHORTER, « Les vagues de grèves en France, 1890-1968 », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, juillet-août 1973.

Imprimerie BELLANGER et Fils — La Ferté-Bernard (Sarthe) — N" d'ordre Armand Colin : 6 767 Dépôt légal : 3» trimestre 1975

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