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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1986-07-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 juillet 1986

Description : 1986/07/01 (T50,N4)-1986/08/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5449391q

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

PUBLICATION OFFICIELLE DE LA SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS Société constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEURS

Ilse Barande Claude Girard

Marie-Lise Roux Henri Vermorel

COMITÉ DE RÉDACTION

Jean-Pierre Bourgeron Anne Clancier Jacqueline Cosnter

Gilbert Diatkine Jacqueline Lubtchansky Jean-Paul Obadla

Agnès Oppenheimer Colette Rabenou Lulsa de Urtubey

SECRÉTAIRE DE LA RÉDACTION

Muguette Green

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, bd Saint-Germain, 75279 Paris Cedex 06

ABONNEMENTS

Presses Universitaires de France, Département des Revues

12, rue Jean-de-Beauvais, 75005 Paris. Tél. 43-26-22-16 C.C.P. Paris 1302-69 C

Abonnements annuels (1986) : six numéros dont un numéro spécial contenant les rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 450 F — Etranger : 570 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la Revue française de psychanalyse, 187, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés a destination ne pourront être admises que dans les quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.

Cliché couverture :

Sphinx allé

(VIe s. av. J.-C.)

Metropolitan Museum

of Art


A SOI-MÊME ETRANGER (DÉNI, DÉSAVEU)

Présentation.) par Gilbert DIATKINE 1075

Jean-José BARANES, A soi-même étranger .. 1079

Jean COURNUT, Le déni du déni et l'invention de l'après-coup 1097

Bernard PENOT, Au-delà d'un trouble du souvenir (d'une place

possible du déni de réalité dans la métapsychologie de Freud)... 1109

Cléopâtre ATHANASSIOU, Déni et connaissance 1125

Betty JOSEPH, Frôler la mort, irrésistiblement 1145

Eric BRENMAN, La séparation : un problème clinique 1159

Jean GUILLAUMIN, Négation, négativité, renoncement, création .. 1173

Thalia VERGOPOULO, La problématique du déni ou « Les enfants

qui refusent de marier leurs parents " 1183

Edith LANÇON, Le « déniement » 1213

Ilse BARANDE, Sans le mot pour... le dire 1227

DOSSIER : FREUD TRADUIT ET TRADUCTEUR

Présentation, par Henri VERMOREL 1231

Michèle POIXAK-CORNILLOT, Freud traducteur. Une contribution à la traduction de ses propres oevres 1235

Darius ORNSTON, L'influence de Strachey. Rapport préliminaire . 1247

Ilse BARANDE, D'une odyssée à l'autre 1273

Renate STAEWEN-HAAS, Le terme « Es » (« Ça»), Histoire de ses

vicissitudes tant en allemand qu'en français 1277

Georges HUMMEL, Quelques réflexions à propos de la traduction

récente des Nouvelles conférences 1287

Rainer HARNISCH, Freud as a writer, de Patrick Mahony 1291

RFP 35



PRÉSENTATION

par GILBERT DIATKINE

D'importantes divergences séparent les attitudes des psychanalystes face au déni (ou au désaveu) dans la cure : Betty Joseph et Eric Brenman s'accordent sur la possibilité de traiter le déni exactement comme n'importe quelle autre opération défensive du moi. Pourtant ils diffèrent sur les précautions à prendre en pareil cas. B. Joseph conseille d'interpréter le masochisme avant le déni, alors que Brenman recommande de faire l'inverse. S'opposant à tous deux, Jean-José Baranes n'interprète pas directement le déni, mais suit une démarche complexe qui implique une construction mettant en cause les génératiom précédentes. Quant à Thalia Vergopoulo, elle soutient que c'est son silence qui a permis au déni de ses patients de s'élaborer.

Devant de telles discordances, on peut d'abord se demander si tous les analystes pensent aux mêmes faits quand ils parlent de déni. En effet, il est aisé à un psychiatre de parler de « déni de réalité » devant un syndrome de Cottard, une confusion mentale aiguë ou une perversion sexuelle. Mais la situation analytique se caractérise par la mise au repos des perceptions externes pour les deux protagonistes. Autant que possible, aucune réalité extérieure ne s'y donne à percevoir. Aussi, quand un analyste parle d'un « déni de réalité » dans une cure, il entend le plus souvent par là que le patient n'accorde aucune signification psychique à une expérience qu'il partage avec lui : la séparation du week-end (Brenman), la mise en danger de la psyché et du corps propre (B. Joseph). De même, Freud emploie le terme de déni en l'absence de fantasme de castration face à la différence des sexes. Mais l'absence des rejetons de la signification psychique qui devrait être accordée à une réalité peut tout aussi bien être due à la réussite du refoulement de cette signification. Un deuxième facteur doit donc être invoqué par les auteurs qui parlent de « déni » ou de « désaveu ».

Dans tous les cas rapportés dans ce volume (mais non dans les exemples

Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1076 Gilbert Diatkine

cités par Freud), ce second facteur semble bien être la stagnation du processus analytique. Le déni de l'angoisse de séparation menace la marche de l'analyse des patients de B. Joseph et E. Brenman. La paralysie du processus est au premier plan dans les cas de T. Vergopoulo. On peut même envisager que Freud se soit trouvé placé dans l'incapacité d'analyser sur-lechamp le trouble de mémoire qui le frappait sur l'Acropole, et que cela soit seulement le contexte de la lettre à R. Rolland qui lui ait fourni la possibilité d'une interprétation. Si l'on suit B. Penot dans l'idée que le déni était là aussi à l'oeuvre, il s'accompagnerait donc d'une stagnation localisée de l'auto-analyse de Freud. Le déni (ou le désaveu) serait alors le nom donné, pour des raisons théoriques, à une forme particulière d'impasse analytique.

Mais y a-t-il une théorie du déni chez Freud ? T. Vergopoulo montre pourquoi il est permis de répondre positivement à cette question, au moins à partir des écrits de 1925. J. Cournut en décèle la présence en filigrane bien plus précocement. Mais la théorie du déni (ou du désaveu) est en pleine évolution. J. Guillaumin, dans le contexte d'une réflexion sur le négatif en psychanalyse, traite de l'économie de la dénégation. C. Athanassiou prolonge un travail précédent sur les rapports entre le déni et les troubles de la pensée. B. Penot développe sa thèse d'un désaveu (intrapsychique) entre instances surmoïques héritières de valeurs parentales jugées par le sujet comme à la fois incompatibles et comme indispensables à son narcissisme. Le clivage du moi est alors, au moins dans l'immédiat, la seule mesure de sauvegarde possible.

Dans « Le fétichisme », Freud déconseille plaisamment de trop s'interroger sur l'origine du déni : nous avons assez de mal, dit-il, à comprendre comment on devient fétichiste sans avoir de surcroît à rechercher pourquoi nous n'adoptons pas tous une solution si avantageuse. Actuellement, beaucoup sentent la nécessité de nouvelles hypothèses à ce sujet. B. Penot, J.-J. Baranes et, d'une tout autre manière, E. Brenman mettent en cause l'inconscient des parents dans ce déterminisme. Certaines explorations analytiques hors du champ de la cure, comme des consultations avec des familles d'adolescents psychotiques, encouragent de telles constructions. Elles permettent de saisissants rapprochements entre l'absence de certaines représentations essentielles chez les parents, et le déni de ces mêmes représentations chez les adolescents.

Une situation comparable peut se rencontrer quand, de deux civilisations devenues contiguës, l'une manque absolument de certains concepts essentiels à l'autre. Ilse Barande donne des exemples des problèmes de « cases vides » qui se posent alors.

La traduction en français de verleugnung se heurte à des embûches à


Présentation 1077

peine moins redoutables, que nous avons évité d'affronter : « déni » a une connotation particulière du fait de son emploi fréquent par Melanie Klein et ses élèves. De plus, le verbe « dénier » peut aussi être employé à propos de la dénégation, ce qui brouille l'opposition entre les deux concepts. « Désaveu » pourrait s'opposer à « dénégation », comme, en anglais, disavowal à déniai, dans la traduction de Strachey. Mais l'usage n'a imposé ce choix terminologique dans aucune des deux langues. On pourra suivre E. Lançon dans son exploration du champ sémantique de ces deux termes en français.

Peut-être notre renoncement à la rigueur terminologique sera-t-il mieux compris en consultant le dossier consacré à « Freud traduit et traducteur », et notamment aux conséquences des choix de la traduction anglaise de Freud, :i longtemps tenue chez nous comme exemplaire.

Dr Gilbert DIATKINE

71, boulevard Beaumarchais

75003 Paris



JEAN-JOSÉ BARANES

A SOI-MÊME ÉTRANGER

A propos du texte « Le clivage du Moi

dans le processus de défense »

Déni, traumatisme ? castration ?

« En vérité, il s'agit d'une chose dont rien ne peut se métaphoriser comme porte d'accès, puisqu'elle est précisément celle où s'efface la claire distinction du dedans et du dehors. »

W. Granoff, La pensée et le féminin.

I. — LA THÉORISATION FREUDIENNE DU DÉNI

Freud n'a jamais rédigé de texte synthétique sur le concept de déni. Le phénomène psychique est pourtant repéré très tôt, dès l'analyse du petit Hans en 1905, et décrit alors comme attitude « naturelle » de refus à l'égard d'une perception désagréable, réaction à l'égard de la réalité externe dont la symétrie par rapport au refoulement, cette « protection contre les exigences pulsionnelles », restera problématique tout au long de l'oeuvre. On sait en effet que jusqu'aux derniers écrits freudiens, le refoulement va conserver un statut spécifique, restant « quelque chose de tout à fait particulier, bien différent des autres mécanismes de défense, et co-extensif de l'existence même de l'inconscient ».

Avec la théorisation par Freud de l'organisation génitale infantile et le primat donné au phallus (1923) qui reprend et précise les théories sexuelles infantiles décrites en 1908, l'effet traumatique lié à la vision du sexe féminin va devenir une pièce importante du « montage » freudien de la menace de castration par le père, avec ses deux temps, montage que J. Gillibert, sensible sans doute à son aspect de mise en scène et de mise en sens, appellera « la machinerie de la castration »1.

1. J. Gillibert, La pensée du clivage chez Freud, in Etudes freudiennes, 1 et 2, p. 227. Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1080 Jean-José Baranes

Ce temps déterminant pour le devenir de la psyché reviendra itérativement, jusqu'au texte inachevé de 1938 sur « Le clivage du Moi », où Freud le propose comme « cas particulier nettement circonscrit de traumatisme psychique » qui, écrit-il, « ne recouvre pas certes toutes les possibilités de causation » mais donne à ce dernier l'occasion de dessiner une sorte d'épuré, situation prototypique du traumatisme psychique où ni l'OEdipe ni le fantasme ne sont même évoqués, contrairement aux autres occurrences du complexe de castration.

Tôt apparue, banale dans sa fréquence, classique dans son interprétation en termes oedipiens, l'opération psychique du déni, réaction à cette situation traumatique, va cependant se spécifier au cours des écrits freudiens selon deux directions principales : la psychose et la perversion fétichique. Toutes deux sont décrites par Freud comme des organisations psychiques qui comportent un temps second de néo-construction, délirante ou fétichiste selon le cas, qui aura permis au Moi de rétablir une relation au monde externe plus ou moins gravement rompue, ou marquée par le désinvestissement des représentants de choses, cette première internalisation des objets référents.

Mais il faut remarquer que plutôt que le déni, c'est ce temps second de clivage du Moi, expression clinique du déni et sa conséquence, qui semble retenir l'intérêt de Freud dans la plupart de ses écrits sur la question après 1920.

Doit-on situer cette orientation dans le mouvement général qui conduit Freud, à partir de la deuxième topique, à passer du refoulé aux forces refoulantes, en s'intéressant, à la faveur des limites de la cure et du poids du négatif, au Moi et aux modalités de fonctionnement des trois instances psychiques 2?

La démarche est à souligner pourtant, puisqu'elle inverse en quelque sorte celle, inaugurale, du même Freud, lorsque, quittant le terrain du clivage de la personnalité lié aux états hypnoïdes ou crépusculaires de la conscience, il fondera la théorie psychanalytique à travers la description de son pilier central : le refoulement dynamique, constitutif de l'inconscient.

Quoi qu'il en soit, la lecture de la littérature psychanalytique donne à penser qu'un certain nombre d'analystes français sont résolument opposés à admettre une conceptualisation précise par Freud du déni.

2. « Dès l'instant où notre investigation, marquant en cela un progrès, passa du refoulé aux forces refoulantes, des pulsions objectales au Moi, certaines modifications apparurent indispensables », S. Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, p. 72.


A soi-même étranger 1081

Affaire de traduction ? On pourrait le penser, en remarquant, par exemple, que ce n'est que la révision récente, par Jean Laplanche, de la traduction de l'Abrégé de psychanalyse, par Anne Berman, qui fait une place claire au procédé du déni, là où Berman traduisait Verleugnung par négation.

Pourtant, Strachey signalait bien déjà que le concept de déni vient occuper une place de plus en plus importante dans les écrits freudiens à partir de « l'organisation génitale infantile » (1923), choisissant quant à lui de traduire Verleugnung par to disavow, « afin d'éviter la confusion avec le Verneinen allemand utilisé dans le texte sur la négation (1925) » 3.

Cependant, Piera Aulagnier, dont la filiation lacanienne ne fait pas de doute quelle que soit la distance prise par elle ultérieurement, ne parle pas non plus, dans son livre L'apprenti historien et le maître sorcier, de déni ni de rejet de la réalité à propos de la psychose, mais bien de refoulement, ceci, semble-t-il, afin d'éviter le risque d'une installation du même coup de la psychose dans un registre à part, « hors champ » du symbolique.

Se retrouverait alors, à travers ce débat terminologique et de traduction, un enjeu d'importance quant aux deux axes des hypothèses théoriques sur la psychose : théories du hiatus structural d'une part — dont la forclusion de signifiants fondateurs serait le prototype — et théories de la continuité économique entre névrose et psychose d'autre part, pour lesquelles l'opposition déni-refoulement ne saurait être aussi radicale 4.

Toujours est-il qu'il faut souligner l'attitude de Freud à l'égard de ce clivage du Moi, faite d'oscillations entre la désignation d'une organisation particulière et spécifique du Moi, et une perspective topique et économique toute différente, généralisant notablement le phénomène. Et on attribuerait ici volontiers à Freud le souci de ne pas se laisser enfermer dans un codage trop précis du Moi et de ses mécanismes de défense 5, à constater dans ce même Abrégé, la façon dont Freud brouille les cartes et conclut son chapitre VIII, intitulé « L'appareil psychique et le monde extérieur ».

En effet, après y avoir longuement décrit la défaite du Moi chez le psychotique et le fétichiste, il écrit : « Les faits de clivage du Moi, tels que nous venons de les décrire, ne sont ni aussi nouveaux, ni aussi

3. Lacan et d'autres auteurs ont utilement aidé à clarifier l'utilisation des " 4 Ver » chez Freud (Verleugnung, Verdrangung, Verwerfung, Verneinung).

4. On se reportera à l'article d'A. Gibeault et C. Guedeney, Questions ouvertes, in Cahiers du Centre de Psychanalyse et Psychothérapie, n° 1, p. 80.

5. Rappelons qu'Anna Freud publia son livre Le Moi et les mécanismes de défense en 1936.


1082 Jean-José Barattes

étranges qu'ils pourraient paraître. Le fait qu'une personne puisse adopter, par rapport à un comportement donné, deux attitudes psychiquement différentes, opposées, indépendantes l'une de l'autre est justement ce qui caractérisa les névroses. Mais il convient de dire, qu'en

pareil cas, l'une des attitudes est le fait du Moi. tandis que l'attitude

opposée, celle qui est refoulée, émane du Ça. »

Quant à cette différence entre clivage entre instances et clivage du Moi, elle est, explique Freud, « essentiellement d'ordre topographique ou structural ». Mais leur caractère commun et important, l'échec relatif du Moi, l'emporte très nettement sur la possibilité d'une décision entre les deux éventualités.

II. — QUESTIONS ACTUELLES

Quoi qu'il en soit, à notre époque où la question des limites de la représentabilité par la psyché et du rôle organisateur ou traumatique de l'objet externe, selon qu'il fut séducteur, intrusif ou absent, sont au premier plan de la clinique et de la théorisation psychanalytiques, un retour au texte freudien sera l'occasion de préciser les questions que le recours trop familier à la série kleinienne « projection, introjection, clivage, déni, idéalisation, identification projective » risque de banaliser en réduisant les catégories en cause à une évolution linéaire plus ou moins réussie, passant de la position paranoïde-schizoïde à la position dépressive, en fonction de la qualité des projections identificatoires du bébé (et de la capacité de rêverie de la mère).

On verra alors surgir plusieurs questions à travers lesquelles se profile constamment le rapport étroit entre déni et réalité :

1 / Tout d'abord celle de l'écart, ou plutôt de la tension entre le texte freudien, qui trouve dans les effets du complexe de castration la clé du rapport à la réalité externe ainsi que de son déni, temporaire ou durable (c'est le modèle du déni du petit Hans, repris ultérieurement dans les écrits sur névrose et psychose de 1924), et les positions théoriques plus récentes, qui originent, très schématiquement, le sens de la réalité dans le rapport au discours parental et l'accès au Symbolique pour les lacaniens, ou dans la qualité des toutes premières expériences vécues, à l'abri des soins de la mère couvante, pare-excitante et nourricière en stimuli langagiers (au sens large) aisément « psychisables » pour le bébé.


A soi-même étranger 1083

Cette tension, plutôt que d'opposer des axes théoriques, trouverait selon nous sa logique à être envisagée comme jeu dialectique entre deux polarités complémentaires et non plus exclusives, jeu dialectique entre l'avant et l'après où se reflète la nécessité, pour l'appareil psychique, de « temporaliser » la réalité : constituer un temps vécu, c'est en effet intégrer et réorganiser après coup, sans discontinuer, les traces mnésiques de ce qui, sans cela, ne serait que réel asensé, et par là traumatique.

Il faut souligner que, dans ce jeu de remaniements successifs, le complexe de castration, par le jeu identificatoire diversifié qu'il permet autant que par la formation du Surmoi qui en découle, va constituer un palier mutatif en ce qu'il fait passer l'accent du vital au génital, pour cette inscription d'un temps et d'une histoire vécue. Inscription qui se fonde sur la trace, l'écart, le travail de la pensée et du fantasme, tout ce travail psychique que précisément le déni immobilise.

Mais, a contrario, cette opération psychique décisive n'aura de chance de prendre consistance de façon satisfaisante, que pour autant que le temps premier, celui de la constitution de la psyché, aura permis au sujet un dégagement suffisant par rapport à l'objet primaire.

Ainsi, à l'opposé du symbole de la négation, dont la création avait « permis au penser un premier degré d'indépendance à l'égard des résultats du refoulement » 6, l'enrichissement par des contenus indispensables à son activité, et une libération par rapport aux exigences du principe de plaisir, le déni est, dans son principe, immuabilité, pétrification de la psyché sur le refus de l'absence, sorte de négation de la négation. Et il y a lieu de souligner ici que le premier exemple de négation, donné par Freud dans son texte de 1925, concerne la mère, et le dégagement de son tout-pouvoir grâce à l'affirmation d'une activité de pensée indépendante de la satisfaction immédiate. Le déni, lui, est comme on le verra plus loin, refus de la séparation, de l'absence et du deuil de l'objet maternel — ou de son incomplétude 7.

2 / On a fait remarquer que tenter une théorisation des mécanismes du déni relevait d'une sorte de gageure, puisque l'objet à cerner était, en somme, « un non-lieu de la pensée ». Comment représenter en effet une opération psychique qui viserait à son propre effacement ? En ce

6. Die Verneinung — La négation. Coi Héron, n° 52, trad. de B. This et P. Thèves.

7. On se reportera aux élaborations théoriques de W. Granoff, notamment La pensée et le féminin, dont le fil central est précisément cette conquête de l'autonomie par l'activité de pensée. Au plan clinique, rappelons simplement l'importance du premier « non » de l'enfant, de même que la portée du premier mensonge réussi, preuve d'une limite à la toute-puissance de divination de la mère.


1084 Jean-José Baranes

sens, le déni serait plutôt à considérer comme « marquant une sorte de limite de la réalité psychique », bordure donc de l'appareil conceptuel 8.

De la même façon, la réflexion sur le déni lorsqu'elle revient à la théorie de la clinique du processus analytique, conduit à réfléchir sur les limites — ou les impasses — de la cure. Ce qui impliquerait à l'extrême de proposer l'idée que le déni pourrait n'être rien d'autre que la surdité de l'analyste ! Au-delà de son aspect provocant, une telle formulation a, selon nous, l'avantage de rappeler le risque encouru ici : celui de réifier — ou plus banalement — de « positiver » un tel concept limite, puisque les échecs de la cure, ou les limites de l'activité de liaison de la psyché y trouveraient une justification, hors de toute implication contre-transférentielle de l'analyste dans le déroulement de cette même cure.

Ceci posé, la situation psychanalytique est habituellement un dispositif visant à la liaison psychique de façon suffisamment efficace, pour que la question du déni et du clivage n'ait pas à y être évoquée, ce qui n'implique nullement leur absence chez l'un ou l'autre des protagonistes : même présents, les clivages trouvent alors leur résolution dans le protocole analytique et sa sollicitation à l'élaboration et à la liaison psychique.

Ce n'est plus le cas, dans ces situations dites « limites », dans la cure de certains patients atypiques, ou plus simplement dans des analyses difficiles. On sait qu'un certain nombre de concepts théoriques, hautement polémiques, sont évoqués alors selon les cas, qu'il s'agisse de la viscosité libidinale du Ça, de la réaction thérapeutique négative, de la compulsion de répétition et de l'Instinct de mort, ou du masochisme érogène primaire.

Et Michel Fain, constatant dans un texte récent, l'opposition entre les deux formulations utilisées par Freud, pour désigner le but de la cure psychanalytique avant et après 1920, fait remarquer que la première conception de Freud repose sur la notion d'un inconscient dynamique où la trace mnésique garde une certaine énergie qui tend à conquérir la zone préconsciente du psychisme, et y réussit en produisant, dans le protocole analytique, des rejetons divers remaniés par le travail d'une censure : c'est la névrose de transfert 9.

8. Cf. le rapport de Cl. Le Guen et coll. sur « Le refoulement », présenté au XLVe Congrès de Langue française; et plus précisément le chapitre intitulé : " Déni et clivage », Paris, mai 1985.

9. M. Fain, « Où était le Ça, le Moi doit advenir " se transforme après 1920 en une formulation moins lapidaire, bien que précise : « La trace mnésique devait devenir souvenir mémorisable », Biphasisme et après-coup, in 15 études psychanalytiques sur le temps, Privat.


A soi-même étranger 1085

Par contre, il n'en est plus de même après 1920. Dans « Au-delà du principe de plaisir », Freud signale qu'existent au sein du Moi des secteurs inconscients qui n'ont aucune tendance à devenir conscients. « Ces secteurs 10 impriment aux manifestations du transfert une allure répétitive visant bien plus à les maîtriser qu'à les pousser vers la conscience» 11. La théorisation de Fain est intéressante, qui pose qu'on se trouve là devant un déni de la réalité, ce qui entraîne plusieurs conséquences : tout d'abord l'échec dans la constitution d'un véritable pare-excitation, ainsi qu'une désintrication pulsionnelle avec régression du Moi qui se trouve clivé tandis qu'un certain investissement des mots vise alors à pallier à la réalité perdue, plutôt qu'à permettre un travail de refoulement par le recours aux représentants de mots.

Parallèlement, les fixations prégénitales interdisent toute mise en latence, le fantasme — habituellement organisateur — de séduction par l'adulte devenant excitation pulsionnelle permanente, sans biphasisme ni après-coup possible, sorte de « conception psychotique du coït » où, bien que M. Fain tienne à se situer au plan de la sexualité plutôt qu'à celui des angoisses psychotiques, il est difficile de ne pas voir l'imago maternelle archaïque omnipotente.

3 / Cliniquement, plusieurs aspects sont ainsi à envisager à côté des petits « clivages au quotidien », dont chacun peut être le lieu, mais dans lesquels il paraît, à la limite, difficile de différencier déni et négation.

La cure analytique peut ainsi conduire l'analyste à penser au déni lorsque ses hypothèses interprétatives trouvent plus de cohérence à inclure l'environnement, plutôt que le jeu pulsionnel du sujet ; l'hypothèse d'un deuil ou d'un secret familial peuvent, par exemple, s'imposer à l'écoute et à la pensée du psychanalyste. Dans ces cas, le fantasme inconscient personnel du patient aura subi un traitement particulier du fait des conditions familiales 12 et, par voie de conséquence, il aura tendance à donner une tonalité particulière à la cure et au transfert, à s'exprimer par une implication plus ou moins massive de l'environnement, sous la forme d'agirs à répétition, d'appel au persécuteur, plutôt que par la constitution d'une symptomatologie névrotique plus ou moins riche. On conçoit dès lors les problèmes techniques posés, si

10. Clivés, selon toute vraisemblance, bien que M. Fain ne le souligne pas.

11. M. Fain, op. cit.

12. Cf. G. Diatkine, Chasseurs de fantômes, Psychiatrie de l'Enfant, XXVII, 1, 1984.


1086 Jean-José Baranes

l'écoute de l'analyste — et sa théorie — n'incluent pas ces perspectives, essentielles pourtant au non-enlisement de la cure, d'autant que l'implication contre-transférentielle de l'analyste risque d'être ici plus encore qu'à l'habitude, décisive.

Dans le registre de la psychose, par contre, les choses sont plus claires : bien souvent en effet, avec les psychotiques, telle ou telle manifestation symptomatique ne prend son sens qu'à être corrélée avec un déni parental, ou toute autre situation d'échec dans l'étayage par le cadre parental, le symptôme du sujet venant très exactement répondre au ratage du discours parental, ou plus précisément à un échec du refoulement chez ce dernier, comme dans le cas suivant :

Paul, 20 ans, reprend contact avec moi à la sortie du service militaire, sous la pression insistante de ses parents, il est vrai. Bien que sans grandes perspectives d'avenir, Paul est parfaitement tranquille, même avec ce tremblement unilatéral intense apparu brutalement durant son service armé, et dont la nature de symptôme hystérique n'a fait de doute pour aucun des neurologues consultés.

Paul a jusque-là témoigné d'une organisation psychique difficilement situable entre névrose et psychose, et il est vraisemblable que les identifications collectives ont grandement facilité la création de ce symptôme dont, dans la plus parfaite tradition classique, la survenue a fait suite à une scène traumatique que Paul retrouve et me raconte avec une décharge affective intense, qui libère l'affect « coincé » : Paul a été réveillé par un verre d'eau reçu en pleine figure, agression d'un gradé grossier et volontiers persécuteur, dont Paul me dit avec violence qu'il le « crèverait bien » s'il l'avait eu « en face de lui dans le civil ».

En bref, symptôme banal, ayant sa logique inconsciente propre, mais qui va trouver un relief imprévu, au cours de cette consultation psychanalytique à laquelle, comme souvent avec les adolescents, participent les parents de Paul. En effet, en écho à la déclaration de son fils, M. V..., comme mû par une impulsion subite, se lève et sort brusquement afin, me dit-il, de s'assurer que « les flics n'ont pas enlevé sa voiture mal garée ».

Cet agir me surprend et fait aussitôt resurgir le souvenir d'un événement déjà raconté, que j'avais assez paradoxalement refoulé durant la première partie de cet entretien : le père de M. V... avait fui l'ennemi durant la guerre de 1914-1918, et cet événement avait été dénié dans sa portée symbolique tout au long de l'enfance de M. V... à l'exception de deux conséquences non négligeables pour mon propos :


A soi-même étranger 1087

— d'une part, au cours de son service militaire en Algérie, le père de mon jeune patient s'était félicité de n'avoir pas eu à toucher à un fusil, ce qu'il n'aurait pas pu assumer, disait-il ;

— d'autre part, une véritable guérilla incessante s'était installée entre Paul et son père, sans qu'on sache jamais lequel des deux en était l'initiateur, mais que chacun entretenait avec une constance remarquable.

Ainsi, le tremblement hystérique de mon jeune patient border-line trouvait une double interprétation, le deuxième niveau, intégrant le déni du voeu de mort du père à l'égard de son propre père, étant d'ailleurs nécessaire à la mobilisation d'une situation thérapeutique risquant de s'enkyster.

Ce deuxième registre interprétatif n'est pas sans poser d'importants problèmes théoriques qu'il y aurait lieu de développer en détail 13. Dans cet exemple, il trouve appui sur le déroulement associatif, ou agi, entre père et fils au cours de la séance (avec en particulier une étonnante corrélation entre la reprise du tremblement de Paul et certains mots du père), ainsi que sur mon éprouvé contre-transférentiel d'une situation de lutte — voire d'emprise — réciproque sans merci.

Dans la suite de l'entretien, une confirmation complémentaire me fut donnée par M. V... lorsqu'il me rapporta qu'il en était arrivé, à bout d'arguments, à proposer à son fils une sorte de « duel à la loyale », en ayant cette phrase, assez remarquable dans un tel contexte : « Allez, mon petit père, maintenant on va régler nos comptes... »

De tels exemples sont très fréquents dans la clinique psychanalytique des états non névrotiques, et ils conduisent l'analyste à de nouvelles propositions théoriques et métapsychologiques, dans lesquelles, par exemple, la topique serait à envisager non seulement comme intrapsychique, mais également intersubjective, hypothèse certes difficile à penser, et qui pourtant s'impose devant la constatation de certains engrènements liant entre elles plusieurs générations d'une même famille, par le biais de dénis et de clivages plus ou moins massifs, à l'origine des identifications aliénantes.

4 / Ceci nous conduit à notre dernière remarque, centrale, il est vrai : la question de la réalité et de l'impact de l'objet externe sur le sujet est

13. Certaines hypothèses sur le fonctionnement psychique intersubjectif et transgénérationnel, sur lesquelles une recherche est actuellement en cours, se trouvent impliquées ici, et sont reprises dans un travail à paraître, in Adolescence.


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sous-jacente à toute élaboration sur le déni — mais le problème de la réalité en psychanalyse est un sujet suffisamment complexe pour dépasser le cadre de ce travail. Pour l'heure, concluons provisoirement en posant que déni et clivage, plutôt que d'être spécifiques d'une structure mentale particulière ou mécanisme psychique purement « archaïque », sont des modalités du fonctionnement psychique qui peuvent devenir radicales, drastiques au plan économique, sorte de fonctionnement en tout ou rien où se marque la défaillance de l'appareil psychique, débordé dans ses capacités d'intégration et d'élaboration préconsciente : quelle que soit la situation déclenchante actuelle, ceci renvoie alors nécessairement à la dialectique entre ce temps de ressaisie, de resignification après coup, qu'introduit pour le Moi le complexe de castration, et les temps primordiaux de la constitution de l'appareil psychique ; on" sait que ces temps sont tributaires d'un certain nombre de conditions nécessaires pour qu'une activité de pensée, dégagée des exigences de plaisir immédiat du processus primaire, puisse organiser le chaos.

De ce point de vue, l'adolescence trouverait ici une place d'élection, en tant qu'elle est passage, entre-deux, et surtout période de remaniement après coup majeur dans le rapport à la réalité, à travers les transformations du corps sexué, avec son effet de réactualisation des toutes premières expériences de fusion-individuation. Temps de vulnérabilité maximale de ce fait dont le devenir dépendra autant des réponses de l'environnement que de la capacité de l'adolescent à réagir autrement que par le déni, le clivage du Moi et l'agir si couturniers à cet âge.

Confronté à ce télescopage entre l'actualité d'une poussée instinctuelle brutale et le passé le plus archaïque, plus d'un adolescent va y répondre comme le jeune Emile Sinclair, héros de Herman Hesse 14 :

« Ce qui excitait ma curiosité, ce qui me faisait rêver et me procurait à la fois volupté et tourment, le grand mystère de la puberté, ne cadrait pas avec ma vie paisible d'enfant heureux, si bien entourée et protégée. Je fis comme tous. Je menai la double existence de l'enfant qui n'est plus un enfant. (...) Ma conscience niait le monde nouveau qui naissait. Mais, à côté de cette existence, j'en menais une autre, vie souterraine de rêves, d'instincts, de désirs obscurs par-dessus lesquels la vie consciente, apeurée, jetait des ponts fragiles, car le monde de l'enfance s'écroulait. Comme la plupart des parents, les miens ne m'aidèrent en rien lors de la naissance de cet instinct nouveau que l'on taisait obstinément. Ils appuyè14.

appuyè14. Hesse, Demian, Histoire de la jeunesse d'Emile Sinclair, Ed. La source de la liberté, p. 49.


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rent seulement, avec une patience infinie, mes efforts désespérés pour nier la réalité et continuer à vivre une existence d'enfant qui devenait toujours plus irréelle et mensongère. »

Mais ce déni de la réalité, on l'a dit, va varier considérablement selon les cas, selon la façon dont le fonctionnement mental va « endiguer le flot », en assurer la symbolisation, permettre les remaniements identificatoires ; il variera considérablement aussi en fonction des étais, et des repères identifiants que proposent la famille, ainsi que le monde externe. D'où un gradient extrêmement étendu entre l'inquiétante étrangeté comme premier signe du brouillage des limites, le désinvestissement ou la fuite « maniaque » — l'excitation, toxicomanie incluse, y étant alors recherchée en tant que liaison minimale devant la rupture narcissicoobjectale — ou la décompensation psychotique, point ultime du déni de cette réalité intolérable du corps.

III. — LE CLIVAGE DU MOI (1938)

Revenons à présent à Freud, et au texte qui constitue le point de départ de ces réflexions : « Le clivage du Moi dans le processus de défense », article inachevé et publié après la mort de Freud.

Lorsqu'il commence à rédiger ce texte, en décembre 1937, Freud a 81 ans. « Constructions en analyse », et « Analyse terminée et interminable » viennent de paraître, dans le contexte politique d'une invasion toute proche de l'Autriche par les nazis : elle aura lieu effectivement en mars 1938.

Le départ de la famille de Freud se précise : Marie Bonaparte et E. Jones interviennent auprès des autorités autrichiennes, comme l'écrit Freud à Arnold Zweig, qui, lui, va quitter l'Autriche pour la Palestine. Se pose alors pour Freud un problème douloureux, celui d'un choix à faire entre ses soeurs, ou ceux de ses patients qu'il pourrait faire sortir d'Autriche avec lui. On sait que le choix de Freud ne se fit pas en faveur des femmes. En somme, un contexte où le poids delà réalité externe, de l'événement traumatique et de la perte est massif : la double question du traumatisme psychique, et du rôle de l'objet externe dans l'activité de la psyché, qui était présente à l'orée de la découverte psychanalytique, pour être mise ensuite sous le boisseau, revient alors au premier plan de la théorie.

Contexte également où la mort, la séparation, la destruction, prennent le pas sur les aléas de la vie sexuelle, dans son rapport avec la morale civilisée.


1090 Jean-José Baranes

En attendant son départ pour Londres, en avril, mai et juin 1938, Freud commencera également un autre texte, qui va rester inachevé l'Abrégé de psychanalyse.

A Londres, Freud ne reprendra pas le texte sur le « clivage du Moi », Jones et Strachey indiquent que l'Abrégé est repris puis abandonné définitivement en septembre 1938, après une nouvelle intervention chirurgicale douloureuse.

En octobre 1938, Freud va rédiger un dernier travail, également inachevé Quelques leçons élémentaires sur la psychanalyse.

De fait, le seul écrit investi durant cette période tourmentée, « rédigé avec plaisir » écrit Freud à A. Zweig, est la troisième partie du Moïse. Trois chapitres où Freud, reprenant chaque fois son argument, semble retrouver le rythme d'écriture des cinq livres de l'Ancien Testament, autre écriture de prophète.

Même en admettant la passion sans défaut de Freud pour la théorie psychanalytique, il est difficile de ne pas penser que « Le clivage du Moi » porte la trace de ces circonstances et de leurs conséquences internes sur la pensée de Freud. Et quand on songe aux drames dans lesquels Freud se trouve plongé, l'utilisation par ce dernier de la vision du sexe de la petite fille, comme modèle DU traumatisme psychique, prend bien l'allure d'un véritable déni de la réalité, comme sembleraient le montrer, parmi d'autres, ces deux extraits de sa correspondance datés des 12 et 20 mai 1938 :

« Je t'écris sans raison particulière parce que je reste assis ici, sans forces, sans activités pendant qu'Anna fait toutes les démarches... Je me compare quelquefois au vieux Jacob qui fut emmené en Egypte par ses enfants alors qu'il était très âgé... Espérons qu'un exode d'Egypte ne s'ensuive pas comme jadis » 15.

et encore :

« Dans un certain sens, tout est irréel, nous ne sommes plus ici et nous ne sommes pas encore là-bas ; les pensées flottent de-ci, de-là, entre la Berggasse et Elworthy road » 16.

IV. — PAREIL, PAS PAREIL ?

Dans son commentaire à propos du « Fétichisme », Ilse Barande avait déjà souligné la façon dont Freud, à la fin de son article de 1927, se

15. Lettre à Ernest Freud, 12 mai 1938, in Correspondance 1873-1939, Gallimard.

16. Lettre à Minna Bernays, 20 mai 1938.


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fournissait comme pièce à conviction en concluant par ces mots : « Finalement on se sent autorisé à dire que le prototype normal du fétiche est le pénis de l'homme, comme l'est l'organe médiocre, le petit pénis réel de la femme, le "clitoris". » Petit pénis réel... présent ? absent ? Ce Freud insolite 17, si assuré de décevoir son lecteur en 1927, retrouve cette hésitation — inquiétante étrangeté ou fausse reconnaissance — lui qui s'accusait d'être particulièrement peu sensible en cette matière 18, et ceci dès le préambule de son article de 1938 sur le clivage : « Pour un moment, écrit Freud, je me trouve dans la position intéressante de ne pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau. » Connu depuis longtemps ? Déjà raconté ? Pareil, pas pareil ? Face à son lecteur, Freud se trouve donc lui-même sujet à cette fausse reconnaissance dont il avait donné la description vingt-cinq ans auparavant, à propos de ce patient qui, souvent, en séance, accompagne son récit d'un « mais je vous ai déjà raconté ça ». Pour l'analyste, tout à fait certain d'entendre cette histoire pour la première fois, controverser serait inutile ; plutôt envisager, en bonne technique analytique, la signification subjective de cet oubli momentané. L'argument de Freud est clair :

— Les faits (en question) « sont des souvenirs de la plus grande importance pour l'analyse, des confirmations longtemps attendues par le psychanalyste, qui apportent la solution de maints problèmes et qui auraient certainement fourni le point de départ de discussion approfondie » 19.

— Toute hésitation, tout doute, tout oubli signe la proximité de l'inconscient et le retour du refoulé, comme les « confirmations indirectes », fragments de rêves, idées subites, indices de la répétition des affects, qui sont si précieuses à l'analyste pour confirmer la pertinence de ses constructions 20.

On sait que Freud va s'appuyer, pour sa démonstration, sur trois exemples cliniques, de niveaux hétérogènes quant au fonctionnement psychique.

Refoulement d'un projet inconscient, chez une première patiente, encore que Freud parle de façon assez ambiguë de « remplacement de

17. Ilse Barande, Freud insolite. Revue française de Psychanalyse, « L'inquiétante étrangeté »,

1981, 3. p. 453.

18. S. Freud, L'inquiétante étrangeté, Essais de psychanalyse appliquée, Payot, p. 164.

19. S. Freud, De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique, in La technique psychanalytique, PUF, p. 73.

20. S. Freud, Construction dans l'analyse, Psychanalyse à l'Université, t. III, n° II, p. 374.


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la perception » (du désir inconscient de mort du frère ? du spectacle du frère de l'amie moribond ?) par la sensation d'avoir déjà vécu tout cela. La réalité devient le lieu du compromis, ce qui n'est pas tout à fait un symptôme névrotique « banal ».

Les choses se précisent nettement dans les deux exemples suivants, qui nous ramènent très directement au déni et au clivage du Moi, tout d'abord avec l'hallucination du doigt coupé de l'Homme aux loups : « Lui qui s'était jusque-là montré très sceptique touchant le complexe (de castration) en reconnaît alors l'existence, mais c'est pour demander à Freud Pourquoi donc étais-je persuadé de vous avoir déjà raconté cette histoire ?" Je savais bien, mais quand même... déni, qui, portant initialement sur la reconnaissance de la différence des sexes, avec pour effet un clivage du Moi, va perdurer ultérieurement, entravant l'activité de liaisons entre le souvenir banal raconté à diverses reprises, du couteau de poche offert par un oncle, et le souvenir refoulé, avec sa conséquence hallucinatoire : le jeu masturbatoire de S. P. auprès de la chère Nania.

Restera un témoin de ce processus de refoulement : l'affect de confusion ou d'inquiétante étrangeté, surgissant lors du récit de l'Homme aux loups ; on voit que déni et refoulement sont ici dans un rapport étroit.

Les deux temps de rejet (déni) et de l'hallucination sont encore plus précisément retrouvés dans le troisième exemple de Freud :

Ce patient, contemplant par un « heureux hasard » les organes génitaux d'une petite amie de son âge, voit « clairement un pénis de la même sorte que le sien » puis, afin de détruire21 la discordance scientifique créée à cette occasion entre préjugé et perception, le patient élabore un fantasme masturbatoire qui dénie la différence des sexes, en dissimulant son pénis entre ses cuisses. La suite de la remémoration retrouve une scène de même structure que celle de l'Homme aux loups : l'enfant joue, sa mère (ou Nania) est là, toute proche, le jeu « tourne mal » et l'enfant, muet, hallucine la castration : « A ma grande terreur, je vois alors tomber mon petit doigt. »

Dans son article de 1938, Freud ne parle pas d'hallucination, mais d'un clivage du Moi comme solution au « conflit entre la revendication de la pulsion et l'objection faite par la réalité ». Clivage du Moi qui entraîne une double inscription psychique du traumatisme, dont l'une produira des rejetons, l'autre pas.

S'interrogeant sur la valeur économique du procédé, Freud va

21. Souligné par moi.


A soi-même étranger 1093

osciller entre le pessimisme pour le Moi, et l'étonnement à l'égard d'une solution qui, si elle ressemble à la psychose, en diffère notablement, « non pas hallucination d'un pénis, mais simple déplacement de valeur, transfert de signification, façon que l'on serait tenté de qualifier de rusée, de traiter la réalité ».

Mais, une fois de plus, le traumatisme exemplaire proposé par Freud est celui de la vue des organes génitaux féminins, dans un contexte particulier, que J. Gillibert 22 décompose précisément pour en signaler le défaut, au vif même de l'exemple choisi. Gillibert note en effet, au plus près du texte de Freud, la chronologie du montage : séduction à la phase phallique par une fille plus âgée, rupture puis reprise auto-érotique de la jouissance pénienne jusqu'au jour où s'établit soudain un lien de causalité entre le plaisir masturbatoire et la perception du sexe « châtré ». Pour cela, une menace est nécessaire, celle de la gouvernante énergique qui a le pouvoir de « délation » (appel au tiers paternel) et menace de castration dont l'exécution est dévolue à ce dernier.

C'est la collusion des deux facteurs qui rend vaines les tentatives antérieures de réassurance du petit garçon (ce qui manque là viendra par la suite, cela lui poussera plus tard) et conduit le Moi à se perdre luimême (se déchirer, connaître la division) plutôt que de perdre, c'est-àdire, en l'occurrence, reconnaître l'altérité, et la différence des sexes et des générations, au lieu de la maîtrise omnipotente et sans faille. Or, fait remarquer Gillibert, cette machinerie méconnaît, dans son mouvement même, la castration qu'elle veut figurer, ou dramatiser plutôt. En effet la castration est déjà présente dès le premier temps, celui de la séduction et de sa rupture : il faut un Autre pour séduire, le deuil de la séduction est nécessaire pour l'instauration d'un auto-érotisme, et la mère ou la gouvernante énergique, si phallique soit-elle, doit faire appel à un autre, le père castrateur. C'est donc toute la problématique du Même et de l'Altérité, le rapport à la différence et à l'absence, ainsi que la capacité de l'appareil psychique à tolérer le traumatisme narcissique, le deuil de l'idéal phallique, qui sont engagés dans cette scène dramatique exemplaire.

V. — INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ ET NARCISSISME PRIMAIRE

On voit donc, à partir de là, qu'une relecture « moderne » du travail de Freud sur le clivage du Moi implique de postuler que, là où le travail

22. J. Gillibert, La pensée du clivage chez Freud, op. cit.


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de la psyché révèle ses limites, qui sont échec à intégrer le réel dans le champ de l'omnipotence du désir et du fantasme, on se doit de rendre sa place à la réalité de l'objet, ainsi qu'à sa valeur plus ou moins excitante, disruptive ou contenante, telle qu'elle peut être reconstruite à travers le récit, et plus souvent encore à partir des répétitions de l'analysant.

Certes, le but de toute cure analytique est, et demeure, la reprise de l'histoire réelle du sujet dans la dialectique de son désir. Et l'événement, devenu trace mnésique, peut ainsi être réélaboré après coup dans un procès de significations successives qui en relativise la vérité historique, au profit de l'histoire vécue et parlée de l'analysant.

Mais s'il s'agit toujours, dans ce procès, de débusquer le désir à l'oeuvre, et précisément là où le patient voudrait voir nommer la réalité, l'événement traumatique, ou la carence externe, comme agent causal de sa souffrance actuelle, la reconnaissance de la réalité de telles violences pour la psyché peut être, dans les structures narcissiques ou chez certains psychotiques, un ancrage nécessaire, voire indispensable, pour l'efficacité du travail interprétatif. Ainsi s'éviterait, dans le cours même de la cure, la répétition de l'expérience aliénante du déni par un autre, d'une réalité vécue par le sujet 23.

Car, de ces failles de l'environnement primaire, le Moi va porter la trace, porte ouverte à tous les dols ultérieurs, comme cette « déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps », dont parle Freud en 1938. C'est que contrairement à la dualité, avec sa double valence organisatrice et conflictuelle, la dichotomie, elle, constitue la plus puissante des entraves à l'intégration et au travail de liaison psychique.

Comme le dit très bien J. McDougall, à propos de la bisexualité psychique : « Devant l'inévitable du deuil, l'indispensable de l'altérité et l'incomplétude narcissique dans l'exercice de la sexualité, deux voies vont s'opposer à l'image, d'Eros et Thanatos :

« — la négation de la différence avec retour à l'inexcitabilité (la fusion, au Moi idéal)

« — ou l'intégration de la différence par l'introjection de l'objet perdu, et sa création en tant qu'objet interne, prémisse de toutes les identifications ultérieures » 24.

23. C'est une telle perspective que B. Penot prolonge dans une ligne originalej où l'échec de la subjectivation trouve son ancrage dans les désaveux des instances idéales.

24. Joyce McDougall, L'idéal hermaphrodite et ses avatars, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Bisexualité et différence des sexes, 1973, 7.


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Ce qui prend, dans certains cas, la forme de cet idéal hermaphrodite 25 peut ailleurs retentir lourdement sur le rapport du sujet à la réalité. C'est, dans tous les cas, dans cette opposition entre « négation de la différence », que — nous appellerions plutôt déni —, et son intégration, que va se jouer, pour chacun, le sort du rapport à la réalité.

Or, s'il faut bien reconnaître une certaine « faiblesse » aux hypothèses de Freud sur ce point, une relecture de « l'inquiétante étrangeté » montrerait assez la façon dont Freud bute sur son système théorique de l'époque, devant des faits dont le rassemblement est par lui-même évocateur. En effet, là encore se retrouve la même tension entre une interprétation relativement univoque, ramenant chaque fois le matériel à l'OEdipe et à la castration, alors que par les détours, les chicanes, les répétitions et reprises successives du texte, se laisse pressentir un autre enjeu : c'est qu'il s'agit ici d'autre chose que de conflit psychique face aux exigences pulsionnelles, à savoir du rapport au réel 26, et aux bornages de la réalité externe : c'est aussi la seule justification satisfaisante à la question centrale posée dans ce texte, bien que de façon implicite la plupart du temps : pourquoi s'agit-il, dans tous ces cas, d'inquiétante étrangeté et non pas d'un simple développement d'angoisse ?

Le complexe de castration, à lui seul, rend mal compte de cette perte des limites entre soi et l'autre, de ces répétitions intergénérationnelles. Et Freud remarque : « L'inquiétante étrangeté survit souvent, et aisément, chaque fois où les limites entre imagination et réalité s'effacent, où ce que nous avions tenu pour fantastique s'offre à nous comme réel, où un symbole prend l'importance et la force de ce qui était symbolisé. »

P. Wilgowicz a souligné le changement de ton de Freud quittant le parcours interprétatif « classique » du début pour évoquer dans la deuxième partie de cet article de 1919, « Au-delà du principe de plaisir, les jeux de l'ombre des génies tutélaires, des morts et des revenants » 27, s'approchant ainsi davantage du narcissisme primaire, des expressions psychiques d'omnipotence, pour conclure sa série d'exemples par le couronnement de l'inquiétante étrangeté : le fantasme exquis, effrayant, de la vie dans le corps maternel.

25. L'anorexie mentale en est un prototype exemplaire et ceci avec le risque vital que l'on sait.

26. Comment ne pas penser par exemple à la clinique la plus « moderne » de la psychose, en lisant (p. 185) : « Nous y trouvons une personne identifiée à une autre, au point qu'elle est troublée dans le sentiment de son propre Moi, ou met le Moi changé à la place du sien propre. Ainsi redoublement du Moi, scission du Moi, substitution du Moi, enfin constant retour du semblable, répétition des mêmes traits, destinées, actes criminels, voire des mêmes noms dans plusieurs générations successives. »

27. P. Wilgowicz, Les arpèges de la Dame Blanche, ou la cantate de Narcisse inachevée, Revue française de Psychanalyse, 1981, 3.


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Nous voilà, après ces longs détours, revenus au rapport avec le corps maternel, à ce point où le recours au tiers vient à faire défaut, où se brouillent les limites entre dedans et dehors, confrontant au risque — autant qu'à la fascination pour chacun — de l'illimité, retrouvailles avec le Moi idéal.

Rapport au corps maternel où la pensée se perd, comme la clinique le montre dans certaines situations, où le rapproché et l'absence d'interdit incestueux rendent littéralement l'autre fou, ou confus.

Rapport que le déni et le clivage du Moi tentent à leur façon de soutenir, fût-ce au prix de la « perte du Moi ». Le travail de la pensée, la complexité et l'épaisseur de la trame psychique, la réélaboration après coup des traces mnésiques et leur transformation en souvenir refoulé seront alors remplacés par une version immuable, faute d'avoir pu tolérer la souffrance de l'absence.

Dr Jean-José BARANES 3, rue Maître-Albert 75005 Paris


JEAN COURNUT

LE DÉNI DU DÉNI ET L'INVENTION DE L'APRÈS-COUP

Bien qu'il ne soit pas « d'opposés », le couple : déni-clivage est mal assorti. Réunies officiellement dans la métapsychologie après 1924-1925, les deux notions sont en fait d'âge bien différent. Si le déni est d'apparition tardive, le clivage, en revanche, Freud l'a trouvé très tôt, à ses débuts, chez Janet et Breuer. Dans le texte de 1894, Les psychonévroses de défense1, le clivage est présent, pas le déni, alors que pourtant Freud possédait de nombreux éléments cliniques qui auraient pu lui permettre de mettre en place cette notion. Mais pouvait-il la penser théoriquement ? Il semble bien, en tout cas, l'avoir évacuée (rejetée, déniée ?), tandis qu'il en construisait une autre, celle du refoulement.

Il s'agit donc ici d'étudier le texte de 1894, puis, plus rapidement, de voir (ré)apparaître plus tard le déni. Ge rejet du déni serait-il un bon exemple de déni ? sa (ré)apparition serait-elle dès lors une sorte de retour du refoulé par rapport à ce que la valorisation du refoulement avait obligé à... dénier ? Questions corollaires : en fonction de quoi Freud en 1894 pense-t-il le refoulement ? comment à partir de 1925 inclut-il le déni dans un système théorique pensé en fonction du refoulement ? comment enfin le trajet pour répondre à ces questions passe-t-il par l'après-coup et la castration ?

Le contexte : Cet article témoigne de la réflexion menée par Freud avec Breuer ; il suit la « Communication préliminaire » (1892) publiée en commun et précède les Etudes sur l'hystérie (1895) qui font état d'une divergence, sensible déjà en 1894. Il est contemporain des Manuscrits, des Lettres à Fliess et de l'Esquisse.

Le titre : Si le terme « psychonévrose » est connu et courant, le mot « défense », en revanche, est nouveau et prend un statut théorique officiel dont Freud assume la paternité. Le mot est complété et éclairé dès la

1. In Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973. Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1098 Jean Cournut

troisième page : il s'agit d'une défense contre une représentation inconciliable (nous verrons plus loin les attendus et les implications de cette définition).

Le sous-titre . Il est remarquable par la hauteur de vue à laquelle l'auteur entend se situer et par l'ampleur du champ clinique qu'il se propose de théoriser (« Essai d'une théorie psychologique de l'hystérie acquise, de nombreuses phobies et obsessions et de certaines psychoses hallucinatoires »). Notons d'emblée que les psychoses sont bien présentes à cette époque dans les préoccupations de Freud.

L'introduction : Le premier paragraphe développe ce qu'annonçait le sous-titre : ce texte se veut un essai théorique globalisant inspiré par l'expérience (« l'étude approfondie d'un certain nombre de malades nerveux... ») ; cet essai est parti d'une recherche et il débouchera sur un résultat positif («... une tentative d'explication de ces symptômes qui m'a permis ensuite de deviner avec succès... ») ; cet essai enfin, s'il se veut globalisant, n'en sera pas moins ouvert : hystérie, phobies, obsessions et certaines psychoses, et en plus une « hypothèse auxiliaire » à suivre.

On remarquera de nouveau la détermination de Freud à traiter ce qui se présente comme « psychose » dans le même mouvement de pensée que ce qui est du registre des névroses. Cette détermination inaugurale fera en quelque sorte long feu, et l'on sait la réserve, si ce n'est l'embarras de Freud par rapport aux psychoses à partir de 1895 et jusqu'en 1908. Pendant cette période qui va des Etudes sur l'hystérie aux Théories sexuelles infantiles et au Petit Hans, la préoccupation de Freud concernant les psychoses affleure de temps à autre mais reste au second plan jusqu'à ce qu'elle soit relancée par les sollicitations de K. Abraham et par l'étude des questions originaires que se posent les enfants. « Schreber » (1911), puis la Métapsychologie (1915) planteront des jalons importants, mais le phénomène psychotique ne sera vraiment traité qu'à partir de 1924 avec la mise en place théorique du couple déni-clivage.

Or — et c'est ce qui nous intéresse plus précisément ici, à propos du déni — en 1894 Freud n'élude pas le phénomène psychotique, il le traite en continuité avec les névroses et reconnaît amplement la notion de clivage.

On pourrait en somme poser la question : comment se fait-il que Freud n'ait pu penser plus tôt l'idée du déni alors qu'il dispose dès 1894 tant du matériau clinique psychotique que de l'instrument théorique (clivage compris) apte à en rendre compte ? Ajoutons que la question apparaît encore plus pertinente si l'on considère que Freud pose au départ et maintiendra tout au long de son oeuvre cette idée d'une conti-


Le déni du déni et l'invention de l'après-coup 1099

nuité théorico-clinique liant névrose et psychose : il n'y a pas entre elles de différence de nature mais seulement des différences qualitatives : le travail défensif, l'expression symptomatique, et surtout quantitatives : quand la représentation est trop inconciliable, voire insupportable (unverträglich, unerträglich — note du traducteur, p. 12). Sur ce fond de continuité, fondamentale chez Freud (le normal le pathologique, le jour la nuit, l'adulte l'enfant) et affirmée dès 1894, manquera jusqu'en 1924 l'explicitation du moyen de défense psychotique, le déni, potentiellement présent pourtant en 1894. Le déni serait-il... dénié, au bénéfice de quoi, avec quels avantages et avec quels inconvénients ?

LE CHAPITRE I

A partir des « beaux travaux » de ses prédécesseurs, « P. Janet, J. Breuer et autres », en l'occurrence réunis dans le même hommage ambigu, Freud se propose d'apporter une modification à l'hypothèse centrale du « complexe symptomatique de l'hystérie », celle d'un « clivage de la conscience avec formation de groupes psychiques séparés ». En fait, il récuse Janet et sa théorie d'un clivage primaire, stigmate de dégénérescence, mais aussi Breuer et sa théorie qui fait état d'un clivage secondaire mais s'en tient à la seule description des « états hypnoïdes ». Freud en vient ainsi à distinguer trois formes pathologiques :

— hystérie hypnoïde : « Le clivage du contenu de conscience est la conséquence d'un acte de volonté du malade » ;

— hystérie de rétention : « Le clivage de conscience est minime, la réaction à l'excitation traumatique ne s'est simplement pas produite. » Cette forme introduit la lignée des névroses actuelles, traumatiques et dites d'angoisse dont Freud maintiendra toujours la distinction et la spécificité par rapport aux névroses dites de transfert ;

— hystérie de défense : c'est la description et l'explication de cette forme qui justifient le chapitre et présentent la première étape de la théorie des psychonévroses de défense. Le paragraphe vaut d'être étudié de près (p. 3) : « Les patients que j'ai analysés, en effet, se trouvaient en état de bonne santé psychique... » : ni tare héréditaire, ni atteinte dégénérative particulière, pas non plus de troubles psychiques conséquents.

En fait, la suite du chapitre montrera que cet état de bonne santé psychique n'était qu'apparent : « Dans l'aptitude à provoquer... un de


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ces états qui sont tous liés à un clivage de conscience, il faut voir l'expression d'une disposition pathologique, disposition qui n'est pas nécessairement identique à une "dégénérescence" personnelle ou héréditaire » (p. 4). Freud n'en dit pas plus pour le moment sur cette « disposition pathologique », mais à la page suivante (p. 5) à propos de la conversion hystérique, il indique le processus qui permet d'éclairer cette disposition. L'idée de ce processus est celle d'une accumulation de traumatismes successifs, étant entendu que le dernier en date révèle et renforce le précédent : « Dès lors qu'un tel noyau pour un clivage hystérique s'est formé, dans un "moment traumatique" (les guillemets sont de Freud), il va s'accroître dans d'autres moments que l'on pourrait nommer "traumatiques auxiliaires" (italiques et guillemets sont de Freud). » Ce qui est capital dans ces phrases n'est pas tant la position de Freud quant à l'étiologie traumatique de l'hystérie, que, bien davantage, la pensée déjà esquissée de l'après-coup. On ne s'en étonnera pas si on repère que ce texte est contemporain des lettres et manuscrits qui explicitent l'idée du traumatisme en deux temps, le deuxième venant après coup révéler ce qui ne s'était pas élaboré lors du premier. C'est le cas notamment d'Emma et de ses mésaventures avec d'abord un boutiquier puis avec des commis, épisode illustrant l'après-coup pubertaire rapporté par Freud dans l' « Esquisse »2 (p. 364). Ajoutons que le texte de 1894 précise déjà comment la méthode cathartique 3 et a fortiori la cure psychanalytique réalisent un après-coup supplémentaire, destiné à révéler et, par le fait même, à résoudre la névrose. Pour la psychose, ce sera plus difficile, mais en 1894, Freud ne le dit et ne le sait pas encore.

« ... jusqu'au moment où se produisit dans leur vie représentative un cas d'inconciliabilité... » : l'expression « vie représentative » est peu fréquente chez Freud et sera bientôt remplacée par vie (ou appareil) psychique ou fonctionnement mental, mais elle marque bien la distinction entre la représentation et l'affect qui sera précisée tout de suite après, quand sera explicitée « l'inconciliabilité ».

« ... c'est-à-dire jusqu'au moment où un événement, une représentation, une sensation se présenta à leur moi... » : c'est flou ; le traumatisme vient de l'extérieur (un événement), de l'intérieur inspiré par l'extérieur (une représentation), du plus intimement corporel (une sensation) ; on voit bien ici l'amorce du mouvement d'intériorisation qui

2. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.

3. " L'action de la méthode cathartique de Breuer consiste à provoquer intentionnellement le retour de l'excitation du corporel dans le psychique, afin d'obliger à ce que la contradiction soit réglée par le travail de pensée, et l'excitation déchargée par la parole » (p. 5).


Le déni du déni et l'invention de l'après-coup 1101

caractérise la démarche freudienne, mouvement qui valorise le conflit intérieur, l'intrapsychique, le fonctionnement mental, et dévalue ce qui vient du dehors, contingence qui n'a d'autre intérêt que celui d'un élément accidentel à intégrer dans la vie psychique.

«... éveillant un affect si pénible que la personne décida d'oublier la chose ne sentant pas la force de résoudre par le travail de pensée la contradiction entre cette représentation inconciliable et son moi » : nous voilà en pleine énergétique freudienne ; rapports de force, de travail, d'énergie, de transformation ; on sent tout proche le modèle thermodynamique dont s'inspirent les mots utilisés. La représentation intercurrente, inopportune et le moi exigeant s'affrontent ; en quelque sorte, le moteur chauffe... ! La représentation, c'est du sexuel ; le moi exigeant n'est pas encore bien défini, c'est une instance morale, une « fierté » de gouvernante éprise de son patron, ou celle d'une jeune fille « qui s'en veut de penser, pendant qu'elle soigne son père malade, à un jeune homme qui lui a fait une légère impression érotique ». L'important, c'est le conflit. Il s'agit, dans la pensée de Freud, d'un conflit de forces opposées de pressions contradictoires ; dans les bons cas un « travail de pensée » parvient à le résoudre 4 en tarissant une des sources d'énergie. Dans les autres cas, un autre travail s'effectue, qui produit un clivage de conscience, palliatif, atténuation de l'échauffement du moteur.

Comme toujours chez Freud, l'accent est mis sur le pathologique, tenu pour caricatural du fonctionnement habituel si ce n'est normal. Dans les mauvais cas donc, le moi se défend et traite tant bien que mal le rapport de forces dont il est à la fois le lieu, le sujet et l'enjeu. Pour décrire ces tentatives de défense mises en oeuvre par le moi (ou la personne, les termes sont encore à peu près équivalents), Freud utilise un certain nombre de mots qui, à la lecture du texte, s'avèrent aller du métaphorique neutre (« oublier la chose », « chasser la chose, ne pas y penser, la réprimer, l'expulser ») à l'énergétique le plus pur (« transformer cette représentation forte en représentation faible », « lui arracher l'affect, la somme d'excitation dont elle est chargée »). Le modèle thermodynamique répond de la suite : « Mais la somme d'excitation qui (en) a été séparée doit être conduite vers une autre utilisation. » Rien ne se perd, rien ne se crée, le système est clos, parcouru par une énergie qui se transforme ; pas de disparition magique, si une « chose » semble « chassée », « réprimée », « expulsée », on la retrouvera, transformée en autre chose, dans un autre lieu du système. « La trace mnésique de la

4. Ce sera le rôle du préconscient.


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représentation refoulée n'a donc pas disparu, mais forme à partir de maintenant le noyau d'un second groupe psychique. » L'essentiel de ce qui sera la métapsychologie est en place, à commencer par le refoulement, processus qui traite l'affect et la représentation dans un appareil psychique compartimenté. Les trois points de vue sont déjà là : topique (les groupes psychiques « clivés »), dynamique (l'inconciliable), économique (transit de quantités d'excitation).

Cependant, une incidente dans le texte, une étape dans le cheminement de la pensée freudienne attire l'attention : «... je me suis fait une opinion qu'on peut peut-être exprimer comme suit, en utilisant les abstractions psychologiques courantes : le moi qui se défend se propose de traiter comme "non arrivée" (italiques et guillemets sont de Freud, et l'expression est en français dans le texte) la représentation inconciliable, mais cette tâche est insoluble de façon directe... » (p. 4). Entre les métaphores neutres (chasser, expulser, ne pas y penser) et la conceptualisation déjà métapsychologique d'une représentation refoulée mais toujours présente dans un système psychique clos où la somme d'excitation se répartit autrement, entre ce départ informel et cette arrivée cohérente modélisée par le schéma thermodynamique, la pensée de Freud un instant a frôlé ce dont la notion de déni aurait pu rendre compte. Mais le déni, le rejet (le verbe verwerfen est utilisé plus loin, p. 12) ne sont pas pensables en termes pré-métapsychologiques selon le schéma thermodynamique. « Non arrivée », déniée, rejetée : où seraitelle cette représentation, séparée de son affect ? « Cette tâche est insoluble de façon directe ; aussi bien la trace mnésique (de la représentation) que l'affect attaché à la représentation sont là une fois pour toutes et ne peuvent plus être effacés. » Ce que l'impensable notion du déni, de désaveu, de rejet ne permet pas de penser, la notion de refoulement y parvient en mettant en place un système où rien ne disparaît et où tout peut se transformer.

Ce système, cet appareil psychique nécessaire pour penser le devenir et les avatars de la représentation et de l'affect, inclut la dérivation dans le somatique (conversion hystérique reversible) et garde le clivage comme répartition-séparation de groupes psychiques se côtoyant dans une ignorance réciproque, antagoniste mais mobile et candidate potentielle à de nouveaux réaménagements à l'intérieur du système.

Le début du chapitre II, qui aborde les problèmes des phobies et des obsessions, commence par le même parti pris : « Cet affect doit nécessairement demeurer dans le domaine psychique » (p. 6). Le mot « nécessairement » désigne la clef de voûte du système : la nécessité est concep-


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tuelle, elle garantit la cohérence de la théorisation, elle marque l'impossibilité et le scandale d'une construction qui serait véritablement trouée et de ce fait bancale, inaudible, si elle désignait un déni somme toute aporique, alors que l'ensemble conceptuel axé sur et par le refoulement s'avère le seul jouable, cohérent et dynamique.

Le modèle thermodynamique repris par la métapsychologie exclut l'exclusion, la chute hors du système dans un dehors innommé, inconnu et impensable. La notion de clivage par contre reste comprise et partie prenante du système, à l'intérieur du système. C'est ce que précise la note qui clôt le chapitre I, dans laquelle Freud revient à la charge contre Janet, réaffirmant que sa théorie réussit là où celle de Janet échouait, notamment en ce qui concerne les clivages psychotiques (« mais il échoue à proposer une caractéristique suffisante pour distinguer le clivage de conscience hystérique des clivages psychotiques et autres », n. 3, p. 6).

LE CHAPITRE II

Il se présente comme un commentaire et un approfondissement de la théorie générale exposée dans le chapitre I, notamment en ce qui concerne obsessions et phobies. Freud distingue plusieurs cas de figure. Le premier comprend les patients qui ont pleine conscience de la relation existant entre leur trouble et leur effort pour « chasser » la représentation inconciliable. Le deuxième cas est plus compliqué : il s'agit de patients qui n'ont pas conscience de cette relation. Lorsque le thérapeute tente de les éclairer, les patients répondent par ce que Freud ne désigne pas encore par le terme de (dé)négation, mais dont le schéma est déjà explicite : « Ça ne peut pourtant pas venir de cela » (p. 7), phrase qui fait écho trente ans plus tard dans l'article sur la (dé)négation : non je n'y ai pas pensé. Il est donc intéressant de noter que, dès 1894, alors que la pensée du refoulement se met en ordre, l'idée selon laquelle la négation reste incluse dans le système et ne contredit pas le refoulement est déjà esquissée.

Le troisième cas désigne une opération mentale plus subtile et plus secrète : « On peut seulement en supposer l'existence mais aucune analyse clinico-psychologique ne peut la démonter » (p. 7). On pourrait, en lisant actuellement le texte, s'attendre à ce que Freud invoque un processus psychique différent de celui du refoulement et qui serait par exemple une défense par le déni. En fait, Freud persiste à considérer que


1104 Jean Cournut

dans ces cas le refoulement a terni son rôle ; mais, dit-il, « ce sont là des processus qui se produisent sans conscience ». A défaut de penser encore un inconscient, Freud propose une autre explication : « Ce ne sont pas du tout des processus de nature psychique mais des processus physiques... » Là encore Freud passe à côté de la possible notion de déni, et, devant la difficulté présentée par ce troisième cas, s'en tient à une explication héritière de sa propre formation à l'Institut de Brücke : tout est réductible à des phénomènes physico-chimiques.

Cependant, à la page suivante (p. 8), considérant un quatrième cas de figure (simultanéité de représentations obsédantes et de représentations sexuelles pénibles), il prolonge l'idée précédente de « transformation » et le précise en explicitant le « déplacement » et la « transposition ».

La fin du chapitre II présente trois observations illustrant la transposition de l'affect et la résolution par le traitement dans un cas d'obsession, un cas de phobie et un cas de phobie d'impulsion. Mais dans le premier cas, celui de la jeune fille souffrant de reproches obsédants, Freud annonce le chapitre suivant en montrant le passage de l'obsession à la psychose par accroissement quantitatif de l'excitation et l'obligation concomitante d'une accentuation de la défense. Le terme utilisé par Freud est intéressant : « psychose par débordement », car s'il désigne encore la continuité de fonctionnement entre la névrose et la psychose il précise que l'aggravation clinique est due à un trop de quantité d'excitation débordant la défense névrotique ordinaire.

LE CHAPITRE III

Il aborde franchement le phénomène psychotique ; et nous allons voir combien Freud passe encore de très près à côté de la notion de déni pour, en revanche, maintenir le fonctionnement psychotique dans la perspective unitaire des défenses contre l'inconciliable.

En début de chapitre (p. 12) Freud reprend l'idée précédente selon laquelle « le moi qui se défend se propose de traiter comme non arrivée la représentation inconciliable » (p. 4), mais alors que cette « tâche » était considérée comme « insoluble de façon directe », elle est, dans ce chapitre, précisée par un terme fort quoique ambigu : « Il existe pourtant une espèce beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette (verwirft) la représentation insupportable en même temps que son affect et se comporte comme si la représentation n'était jamais parvenue au moi. »


Le déni du déni et l'invention de l'après-coup 1105

Le mot « rejet » est fort : il s'agit d'une défense radicale et spécifique (c'est la Verwerfung reprise par J. Lacan à partir de l'Homme aux loups) ; mais c'est un mot ambigu : cette représentation inconciliable, le moi la rejette, mais où ? Comment ce rejet est-il pensable dans la conceptualisation générale d'un appareil psychique clos, qui, dans la vision freudienne, n'a, à proprement parler, pas de dehors, mais seulement une sorte d'environnement que Freud nomme : la réalité, et qui n'est perçue que grâce aux fonctions de relation et de synthèse du moi. La réalité n'est pas un lieu psychique, elle n'est que ce qu'en fait le moi, dût-il parfois la subir pour s'en empêcher. En fait — et Freud est plus explicite à la page 13 — ce n'est pas la représentation inconciliable qui est rejetée, c'est le moi qui va se désagréger, c'est-à-dire enrayer ses fonctions de relation et de synthèse par rapport à la réalité. La représentation reste dans l'appareil psychique, elle persiste « au premier plan » (elle est le thème majeur du contenu hallucinatoire de la psychose) ; de plus, on peut la retrouver : « Cette psychose, à l'époque incompréhensible, fut découverte dix ans plus tard par une analyse hypnotique. » Même dans la psychose l'après-coup serait donc encore pensable ; il a pu s'effectuer dix ans plus tard grâce au traitement qui est parvenu à retrouver l'origine traumatique des mesures défensives (c'est le cas de la jeune fille de l'observation, p. 12). En somme, le principe théorique du refoulement est sauvegardé : l'impact du traumatisme initial a été refoulé ; quant à la représentation, elle était tellement « insupportable » que le travail défensif habituel de transformation s'est avéré inopérant ; conséquence : « Le moi s'est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. » Il est clivé, et, « après avoir réussi avec succès sa défense, la personne se trouve dans l'état de confusion hallucinatoire » (p. 13). En quelque sorte le refoulement a réussi mais il a échoué ; il n'a pu, pour une fois, sauvegarder le moi. Ce qui est surtout un succès, c'est à vrai dire la façon dont Freud a réussi à inclure le phénomène psychotique dans son système de pensée : la psychose est, elle aussi, « de défense », c'est-à-dire résolution, fût-elle pathologique, d'un rapport de forces par la mise en oeuvre de transformations énergétiques dont le refoulement est à la fois l'agent, l'axe et la clef.

Il faudra attendre l'Homme aux loups pour que Freud puisse penser en d'autres termes que celui du refoulement et parvenir à imaginer qu'une autre opération mentale se joue indépendamment de ce dernier. Le « rejet » prend alors un sens bien différent de celui qu'il a en 1894. L'Homme aux loups qui rejeta la castration « n'en voulut rien savoir au sens du refoulement » (p. 389) : voilà qui annonce le déni. A partir

RFP 36


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de 1924-1925, celui-ci acquiert un statut métapsychologique, tandis que le refoulement perd sa primauté et que resurgit la notion de « défenses » dont le pluriel indique que le refoulement n'est plus considéré comme la seule.

L'argument qui empêchait de penser un véritable rejet dans un impensable dehors de l'appareil psychique est toujours présent mais la deuxième topique, de ce point de vue, est, disons, plus ouverte sur un extérieur-réalité avec lequel la couche corticale du moi est en relation réciproque étroite. Par ailleurs, concomitante à celle du déni, la notion de clivage est revalorisée alors que, comme celle des défenses, elle n'avait guère servi depuis 1895. Mais surtout ce qui permet à Freud de concevoir ce qu'il appelle le déni de la réalité, c'est le modèle de la castration.

Plus précisément, dès 1908, dans les Théories sexuelles infantiles et Le petit Hans, Freud pose qu'en fonction de la théorie du pénis universel présent dans les deux sexes, le petit garçon refuse d'en percevoir l'absence chez sa soeur et chez sa mère. Non pas, comme on le dit souvent, qu'il perçoit et dénie l'absence de pénis, formule à vrai dire incohérente ; mais plutôt ne voyant pas de pénis là où il s'attend à en trouver, il se raconte que celui-ci est petit, qu'il poussera, etc. Ce que le petit garçon dénie c'est la possibilité d'absence, c'est-à-dire la notion même de différence. Ce déni de la castration n'est pas un déni de la réalité, mais celui d'un argument qui viendrait contrarier une théorie sexuelle. Dans un deuxième temps, via la menace, l'idée de la castration vient confirmer la théorie : si on le coupe, c'est qu'il existe ! 5. Il est intéressant de remarquer que c'est le déni, somme toute banal si ce n'est normal, de cette construction qui va servir de modèle pour penser le déni psychotique de la réalité ; il n'est que de tenir compte de ce que Freud a développé, essentiellement dans « Le président Schreber », à savoir que le délire est une reconstruction, une tentative de guérison par reconstruction du monde et du moi, ce moi qui se trouvait désagrégé et clivé dans les Psychoses de défense, de 1894.

Autre remarque historique : si Freud, après son approche de la psychose en 1894, laisse quelque peu attendre le problème, il s'y attache à nouveau à partir de 1908-1911, de telle sorte que la Métapsychologie de 1915 se présente comme une vaste théorie générale du fonctionnement incluant aussi les divers phénomènes psychotiques (sans utiliser, rappelons-le, la notion de déni), théorie dont le refoulement est la pièce

5. Le problème narcissique de la perception de la différence se pose sans doute différemment pour la petite fille, avec les conséquences que l'on sait. Voir à ce sujet les travaux récents de M. Cournut-Janin.


Le déni du déni et l'invention de l'après-coup 1107

maîtresse. Ce n'est pas la psychose qui fait capoter la première topique mais bien davantage la répétition, le transfert négatif, la réaction thérapeutique négative, etc. Freud met en place la deuxième topique, et ce n'est qu'à partir du moment où il fait de l'angoisse de castration la clef de voûte de la deuxième théorie de l'angoisse et, par là même, de la deuxième topique (1925) qu'il étudie le fétichisme et à nouveau la psychose en formulant cette fois la notion de déni de la réalité, calqué sur celui de la castration.

En somme le modèle thermodynamique sur lequel Freud construit sa conception d'un appareil psychique parcouru par une énergie capable de transformations à l'intérieur du système, ce modèle a, pourrait-on dire, retardé Freud dans sa compréhension de la psychose ; il a peu utilisé la notion de clivage et n'a pu, jusqu'en 1924, penser véritablement la notion de déni. Celle-ci ne sera conceptualisée et introduite dans la métapsychologie que par un saut épistémologique qui, à partir de la deuxième topique, conçoit un appareil psychique différent et une autre théorie de l'angoisse centrée sur le déni, la menace et le complexe de castration.

Une des conséquences et même un des avantages de ce... retard à penser le déni et de cette utilisation du modèle thermodynamique a un intérêt majeur, celui d'avoir en revanche permis de penser l'après-coup. On en sait l'importance ; bien plus qu'une notion, c'est la vision d'un temps intérieur et d'une causalité qui n'est plus linéaire 6. On connaît aussi les travaux postfreudiens concernant une hiérarchie des moyens de défenses, depuis ceux qui donnent la prévalence au clivage et au déni, jusqu'à ceux qui maintiennent le refoulement comme mécanisme de défense essentiel, incluant en aval la négation, et remaniant, précisément en après coup, le déni plus archaïque 7.

L'essentiel dans cette affaire au long cours pourrait, à mon sens, se résumer ainsi : le déni permet de mieux comprendre l'enfant et le psychotique, mais heureusement que Freud n'a pas inventé trop tôt cette notion puisque le déni provisoire du déni lui a permis de penser l'aprèscoup, c'est-à-dire le mouvement même de la psychanalyse.

Dr Jean COURNUT 4, rue du Vert-Bois 75003 Paris

6. Voir J. Cournut, L'innocence de la marquise ou spécificités et vicissitudes de l'après-coup, RFP, n° 3, 1982.

7. Voir C. Le Guen, Le refoulement, rapport du Congrès des Psychanalystes de Langue française des Pays romans, 1985.



BERNARD PENOT

AU-DELA D'UN TROUBLE DU SOUVENIR

(D'une place possible du déni de réalité dans la métapsychologie de Freud)

« Le roi (Antiochos) envoya un vieillard d'Athènes pour forcer les juifs à abandonner les lois de leurs pères (...) et pour profaner le Temple de Jérusalem en le dédiant à Zeus olympien, et celui du mont Garizim à Zeus hospitalier.

« Il n'était même pas permis de célébrer le shabbat, ni de garder les fêtes de nos pères, ni simplement de confesser que l'on était juif.

« Un décret fut rendu (...) avec ordre d'égorger ceux qui ne se décideraient pas à adopter les coutumes grecques. »

(Maccabées, II, 6.)

La théorisation freudienne du déni (Verleugnung) ne se laisse pas déterminer aisément. En poursuivant ce terme de façon systématique dans l'oeuvre de Freud, notamment après sa consécration manifeste en tant que concept à partir de 1923 (« L'organisation génitale infantile ») et 1925 (« Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes »), on parvient certes à lui trouver une certaine spécificité, de nature à éclairer après coup les démonstrations cliniques produites durant les années précédentes 1. Mais persiste, en même temps, l'impression que Freud ne parvient pas à en tirer véritablement les implications théoriques, qu'il n'intègre pas clairement ce concept dans

1. Cf. notre rapport collectif pour le XLVe Congrès des Psychanalystes de Langue française (Le refoulement, présenté par Cl. Le Guen), 3e partie, chap. XI (1985), dans la Revue française de Psychanalyse, L, 1 (1986).

Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1110 Bernard Penot

l'ensemble de sa Métapsychologie, qu'il ne lui confère qu'une place incertaine par rapport au refoulement, pierre angulaire de l'édifice.

C'est sans doute la raison pour laquelle, dans la littérature psychanalytique de l'après-guerre, le déni fait le plus souvent figure de catégorie « fourre-tout ». C'est particulièrement le cas dans les écrits d'outreAtlantique où l'on évoque, sous le terme dénial ou to deny, tantôt un retrait d'investissement quelque peu massif, tantôt le fait d'ignorer quelque chose (en particulier de la part d'un petit enfant), ou encore une négation en bloc, une annulation, une scotomisation...

Il semble, en somme, que la massivité ou la « primarité » manifestes de tels mécanismes suffisent à les faire cataloguer comme « déni ». On peut naturellement souhaiter que, plus proche de nous, le présent numéro de cette revue ne vienne pas, à son tour, fournir une illustration supplémentaire de cet emploi « à tout va » du terme de déni. Mais il est permis également de ressentir un tel état d'incertitude du concept laissé par Freud comme quelque chose de stimulant, une invite à y regarder de plus près 2.

Ce faisant, au fil de mes relectures, l'auto-analyse tentée par Freud, en 1936, dans sa lettre à Romain Rolland, s'est progressivement imposée à moi comme un témoignage extrêmement précis sur la place qu'il entendait donner au déni de réalité, au sein de sa théorisation du fonctionnement psychique.

Reprenant, à l'âge de 80 ans, un vécu inopiné d'étrangeté éprouvé, trente-deux ans auparavant, sur l'Acropole d'Athènes en compagnie de son jeune frère, Freud va s'efforcer, comme nulle part ailleurs, d'en démonter le mécanisme intime. Il s'acquitte de cette tâche avec une minutie qui n'apparaît guère de prime abord. C'est ce qui m'a décidé à présenter ici une reprise aussi serrée que possible du propos de Freud, dans le but d'en mieux dégager de très précieuses indications quant à la place qu'il entendait conférer au déni de réalité dans l'ensemble de sa Métapsychologie. Il s'agit donc d'une lecture orientée vers un objectif limité : cerner autant que possible la manière dont Freud pouvait concevoir le phénomène, selon les points de vue topique, dynamique et économique (et aussi génétique, comme on va voir).

Contrairement donc à plusieurs excellents travaux récents consacrés à cette lettre fameuse, je ne m'occuperai guère ici du rapport intersubjectif qu'entretient Freud avec son correspondant (pourquoi lui raconte2.

raconte2. précisément à cette tâche que J.-J. Baranes, G. Diatkine et moi nous sommes attelés, en conviant d'autres collègues, depuis deux ans, à un séminaire de travail à l'Institut.


Au-delà d'un trouble du souvenir 1111

t-il cela ?), ni du contexte historique de leur échange (1936), ni non plus des trésors métaphoriques que contient cet écrit et leur possible valeur indicative quant à divers aspects de la vie fantasmatique de l'auteur.

Cela dit, essayons maintenant de suivre pas à pas la pensée de Freud 3. C'est au § [3] de sa lettre qu'il commence son récit concernant l'Acropole. Conformément à l'optique que je viens de proposer, je me bornerai à relever là deux indications qui vont s'avérer utiles pour la suite.

Tout d'abord Freud, évoquant les voyages qu'il avait coutume d'effectuer à l'époque (autour de ses 48 ans) avec son jeune frère, ne cite qu'un seul nom de lieu : Rome. Or on sait qu'il n'avait pu parvenir à « la ville éternelle » qu'après avoir surmonté d'importantes difficultés subjectives ; et qu'il a même pu se comparer, à cet égard, à Hannibal le sémite 4 ; nous aurons à revenir là-dessus.

D'autre part, Freud fournit d'emblée une indication assez explicite du transfert fraternel qu'il effectue sur la personne de Romain Rolland. La coïncidence d'âge de celui-ci avec son frère de dix ans plus jeune « ne me frappe, dit-il, qu'à l'instant ». Or ce jeune frère, compagnon de l'équipée sur l'Acropole, sera manifestement supposé connivent tout au long du récit de Freud. Et il est permis de penser que la remarquable avancée auto-analytique qu'effectue celui-ci se supporte de ce rapport imaginaire (qui ne s'était peut-être pas présenté de façon aussi favorable depuis la rupture avec Fliess).

On sait enfin que ce fut sur la suggestion de Freud lui-même que ce frère nouveau-né avait reçu le prénom d'Alexandre, ce qui témoigne assez de l'enthousiasme hellénophile qui animait déjà Freud à l'âge de 10 ans.

[§ 4] Le récit proprement dit commence au paragraphe suivant. Freud s'attache à décrire la conduite « vraiment très singulière » (sonderbar) qui fut celle des deux frères à Trieste, après qu'on leur eut fait la suggestion de se rendre à Athènes : « Nous fûmes tous deux dans une disposition remarquablement maussade (...) nous ne vîmes que des obstacles. » Mais, le moment venu, ils prennent les billets pour Athènes « comme si cela allait de soi, sans nous soucier des prétendues difficultés, sans même nous formuler l'un à l'autre les raisons de notre déci3.

déci3. traduction française de référence sera celle de This et Thèves, publiée dans les Cahiers de Lectures freudiennes (n° 3/4). Elle présente, en effet, l'avantage, à mes yeux, d'être soigneusement " littérale », et constitue donc un outil de travail assez précis. Ce qui n'enlève rien aux qualités plus « littéraires » de la traduction de Marthe Robert (Revue française, 1977/3). Le titre « Un trouble du souvenir sur l'Acropole » a été préféré au « trouble de mémoire », pour souligner que Freud entend surtout traiter là de la construction du souvenir (comme de la construction de la réalité), et non d'une lacune ou d'un achoppement de la fonction mnésique. Voir aussi Constructions dans l'analyse (1937), Résultats, Idées, Problèmes, II, PUF.

4. Cf. L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 174.


1112 Bernard Penot

sion ». Freud donne là à entendre quelque chose de l'ordre d'une profonde motion de désir, commune aux deux frères. Il dit plus loin [§ 9] : « Une certaine pudeur recouvrait tout ce que nous avions vécu, elle avait déjà, à Trieste, embarrassé notre échange de pensée. »

L'important pour ce qui nous occupe est que Freud va conférer à cette conduite singulière à Trieste une valeur symptomatique analogue au trouble sur l'Acropole.

[§ 5] Mais voici comment il relate l'incident : « Quand, l'après-midi de notre arrivée, je me tenais sur l'Acropole et que mon regard embrassait le paysage, il me vint tout à coup la pensée remarquable : donc tout cela existe effectivement ainsi, comme nous l'avons appris à l'école? ! Pour le décrire plus précisément, la personne qui fit l'énoncé se distingua, d'une manière beaucoup plus tranchée qu'habituellement on ne le remarque, d'une autre qui perçut cet énoncé, et les deux furent étonnées, bien que ce ne fût pas de la même chose. »

La première personne, en Freud, celle qui émet la déclaration de doute, est surprise « comme si elle devait croire à quelque chose dont la réalité lui était apparue jusque-là incertaine ». La seconde, elle, est interloquée de constater que l'existence d'Athènes et de l'Acropole ait pu être l'objet d'un doute quelconque.

Deux éclaircissements me semblent ici s'imposer :

1 / La dualité que Freud constate en lui-même ne constitue pas pour autant un clivage véritable de son Moi. Il estime, non sans humour, que ce dédoublement ne fait que se manifester « d'une manière beaucoup plus tranchée qu'habituellement on ne le remarque », ce qui évoque donc une question de simple degré dans un phénomène, par ailleurs possible chez tout un chacun. Il est d'autre part clairement indiqué que chacune des « personnes » perçoit l'autre et s'étonne ; on n'observe donc pas là cet a priori de méconnaissance réciproque qui caractérise le phénomène de clivage (on verrait mal d'ailleurs comment un clivage pourrait fournir l'impulsion d'une auto-analyse !).

2 / Mais il ne s'agit pas non plus, comme les traducteurs semblent le tenir pour acquis dans leurs notes, d'un simple cas de figure de la distinction, fondamentale au point de vue linguistique, entre sujet de l'énoncé et sujet de renonciation. Si la première personne, en effet, peut être tenue pour sujet de l'énonciation (du doute), la seconde ne fait, elle, que percevoir l'énoncé et s'en étonner (énoncé dont le sujet grammatical n'est autre que l'Acropole elle-même : « Tout cela existe donc »...).


Au-delà d'un trouble du souvenir 1113

Le trouble qui habite Freud ne va donc pas jusqu'à réaliser un véritable clivage, mais n'en constitue pas moins un phénomène non banal, à caractère hautement significatif. Il convient maintenant d'observer que, dans la foulée de cet énoncé concernant l'existence de l'Acropole, Freud amène deux jugements de valeur qui s'avèrent supportés chacun par l'une des deux « personnes » qui l'habitent. La première, le sujet du doute, trahit, en effet, une vision monstrueuse de la chose mise en doute, en évoquant associativement le corps de la bête légendaire du Loch Ness, rejeté sur le rivage. Sans prétendre m'occuper, ainsi que je l'ai indiqué au départ, de démêler là une quelconque symbolique fantasmatique attribuable à Freud, j'entends seulement relever ce que cette évocation comporte de désobligeant, voire de sarcastique : voici l'Acropole d'Athènes assimilée à un monstre crevé, rejeté à terre après avoir fait longtemps l'objet d'une fable...

A cette vision péjorative s'oppose radicalement « l'énoncé de ravissement et d'élévation » auquel s'attendait la seconde personne. Mais il est possible d'avancer encore un peu plus, en constatant que ces deux jugements qualitatifs ne se trouvent pas tellement dans un rapport de contradiction, mais qu'ils ne peuvent que tendre, dans la pratique, à entretenir l'un avec l'autre un rapport de déni mutuel 5. Le ravissement esthétique et l'élévation spirituelle ne nécessiteraient-ils pas un certain déni concomitant de la vision calamiteuse de ce lieu ruiné et vidé (une carcasse, en somme) ? Dans un autre cadre également dévasté, le juif pieux ne vient-il pas plutôt pleurer contre ce qui reste des pierres du temple ? Réciproquement la bête des contrées brumeuses évoque un rapport de déni peu flatteur envers la dette spirituelle contractée par Freud vis-à-vis de la pensée grecque 6.

Au-delà du doute sur l'existence (de l'Acropole), on voit donc se profiler une dualité de jugements de valeur (jugements d'attribution, selon la terminologie philosophique allemande, à laquelle Freud a volontiers recours). Dans son texte sur « La négation » (1925), Freud pose le jugement d'attribution (bon-mauvais, pour moi - pas pour moi) comme nécessairement premier, dans la genèse du psychisme et la constitution du Moi, par rapport au jugement d'existence. L'attribution tend à s'effectuer sous l'égide du principe de plaisir, alors que l'existence relève du principe de réalité qui lui est secondaire.

5. Aristote distinguait déjà soigneusement les propositions contradictoires des propositions contraires (rapport d'exclusion), dans son Hermeneia.

6. Et que l'Acropole constitue le signifiant par excellence de celle-ci est suffisamment attesté, je pense, sur de multiples couvertures de livres et de cahiers...


1114 Bernard Penot

Nous allons reprendre plus loin le problème de deux jugements d'attribution à caractère incompatible, supportés chacun par une partie du Moi. Continuons pour le moment à suivre Freud.

[§ 6] Il commence par se débarrasser de ce qu'il appelle un « lieu commun » : voir quelque chose de ses propres yeux, c'est autre chose que de seulement entendre ou lire à son propos. Lycéen passionné, le jeune Sigmund aurait pensé croire à l'existence d'Athènes et de l'Acropole, alors que, dans son inconscient, il n'y aurait pas cru ; et c'est seulement sur l'Acropole qu'il aurait acquis cette conviction « parvenant dans l'inconscient » (sic).

« NON 7, tranche alors Freud, je pense que les deux phénomènes, la contrariété à Trieste et l'idée survenue sur l'Acropole, ont intimement partie liée. Le premier est plus facilement compréhensible et pourrait nous aider à éclaircir le suivant. »

[§ 7] Le vécu à Trieste, en effet, était déjà l'expression d'une incrédulité (Unglaube). « Il nous serait donné de voir Athènes ? Mais oui ça ne va pas, ce sera trop difficile. » C'est un cas, dit-il, de too good to be true, comme cela arrive couramment lorsqu'on a « touché le gros lot, obtenu un prix, quand, pour une jeune fille, l'homme secrètement aimé s'est manifesté comme prétendant auprès des parents, etc. ». Toutes ces illustrations concernent, comme on voit, d'heureux coups du destin, susceptibles de déclencher comme réaction un « ce n'est pas pour moi » de la part de l'intéressé (attribution donc).

[§ 8] Et Freud de s'interroger sur la causalité de cette incrédulité. « Une telle incrédulité est évidemment une tentative DE REFUSER UNE PART DE LA RÉALITÉ. »

Et nous voici au coeur de la question du déni de réalité : « Mais il y a là, dit-il, quelque chose de déconcertant : nous ne serions pas étonnés du tout si une telle tentative se dirigeait contre une part de réalité qui menace d'apporter du déplaisir ; notre mécanisme psychique est, pour ainsi dire, agencé pour ça. » Avec cette référence au principe de plaisir, Freud tient à souligner le caractère « paradoxal (...) d'une incrédulité de cette espèce à l'égard de quelque chose qui, au contraire, promet un si grand plaisir ». Un plaisir dont on peut même dire qu'il est éminemment conforme à l'idéal du Moi, et efficacement sublimé de longue date (depuis le lycée).

Et Freud d'évoquer « le cas semblable des personnes qui échouent sur le succès » (on repense à Hannibal). Dans ces cas, ce n'est pas,

7. Les majuscules sont mises par moi, dans les citations de Freud, pour souligner.


Au-delà d'un trouble du souvenir 1115

comme en règle générale, « le manquement à la réalisation de leur désir ou de leurs exigences vitales qui les fait tomber malades ; c'est l'inverse ! ». Le paradoxe économique d'un déni de ce type est ainsi clairement posé par Freud, au regard de la « règle générale » de la défense contre les pulsions.

Il recourt ensuite à ce qu'on serait tenté d'appeler un autre « lieu commun », selon lequel il doit s'agir là d'un manquement intérieur qui viendrait à la place d'un manquement extérieur. « On ne s'accorde pas le bonheur, le manquement intérieur commande de maintenir le manquement extérieur. Mais pourquoi ? »

En fait, le too good to be true vient énoncer un pessimisme qui est l'expression « d'un sentiment de culpabilité ou d'infériorité ». Et au fond, l'un n'est que la projection de l'autre « car (...) le destin dont on attend un si mauvais traitement est une matérialisation de notre conscience morale, du SURMOI qui sévit en nous, dans lequel l'instance punitive de notre enfance s'est déposée ». Remarquons, à ce point, que Freud pose très explicitement le déni comme commandé par le danger d'un manquement intérieur. Il s'agit donc bien, en dernière analyse, du déni d'une réalité psychique.

Freud s'avance là jusqu'au point à partir duquel pourrait être énoncé qu'il n'y a de réalité extérieure reconnue, pour un sujet, qu'à la condition expresse d'un aval suffisant de la part de son instance surmoïque. Et n'est-ce pas cette même idée, en forme de question, qui court tout au long du texte sur « L'inquiétante étrangeté » (1919) ?

D'un point de vue topique, la survenue inopinée de ce genre d'incrédulité, teintée d'étrangeté, relèverait du cas de figure où une satisfaction du Moi, pourtant efficacement sublimée et conforme à l'Idéal, viendrait tomber sous le coup d'un manquement au Surmoi. En termes de seconde topique, il s'agirait alors d'une difficulté entre instances surmoïques, plutôt que d'un antagonisme Moi-Ça.

[§ 9] Mais voici que Freud reprend minutieusement le déroulement du phénomène sur l'Acropole afin d'en démonter la mécanique défensive. Il y a essentiellement, dit-il, transposition (Enstellung dont le sens habituel est déformation) de l'incrédulité.

Il estime, en effet, que l'énoncé véritable, indemne de toute déformation défensive, aurait dû être : « Je n'aurais pas cru qu'il me fût un jour accordé de voir Athènes de mes propres yeux, comme c'est pourtant maintenant indubitablement le cas ! »

[§ 10] « Mais, dit-il, si j'ai deviné correctement le SENS de l'idée qui m'est venue sur l'Acropole, elle exprimait mon étonnement joyeux de


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me tenir maintenant à cet endroit, alors s'élève la question suivante : pourquoi ce sens, dans son incidence, a-t-il pris un habillage aussi transposé et transposant ? »

[§ 11] Car ce qui persiste, au travers de la transposition, c'est une

INCROYANCE (Unglaube)8. Mais cette tentative de rejeter une part de

réalité produit, dans l'énoncé, un double déplacement :

1 / L'incroyance y est reculée dans le passé : je n'avais jamais cru à l'existence de l'Acropole, « ce que mon souvenir, dit Freud, rejette comme inexact ».

2 / L'incroyance est transférée de MA relation à l'Acropole, dit-il, à l'existence de l'Acropole même ; autrement dit, d'une pensée attributive (pas pour moi !) à l'existence même de l'Acropole (tout ça existe donc ?).

Il n'est pas superflu de remarquer que si ce double déplacement défensif prend une allure de régression temporelle, il constitue plutôt au regard de Freud une projection dans le passé. D'autre part, le mouvement, qui va du jugement d'attribution au jugement d'existence, n'a pas du tout un caractère régressif, bien au contraire (si l'on s'en tient, bien sûr, à la pensée de Freud lui-même).

[§ 12] C'est alors que Freud entreprend un véritable travail d'horloger, décomposant son propre mouvement défensif en six temps (logiques et sans doute aussi chronologiques) :

1 / Il y a d'abord la sensation d'étrangeté qui l'étreint devant le paysage de l'Acropole. « Quelque chose d'incroyable et d'ineffectif est ressenti », dit-il.

2 / « Je ne sais où abriter ce doute. »

3 / D'autant qu'il n'est pas possible de mettre en doute la perception de l'Acropole.

4 / Mais Freud se souvient d'avoir douté, dans le passé, de quelque chose ayant à voir avec l'Acropole (qu'il lui soit accordé de la voir un jour de ses propres yeux).

5 / « Je trouve là, dit-il, l'information qui me permet de transposer le doute dans le passé » (première transposition).

6 / « Le doute, ce faisant, change alors de contenu, il concerne l'existence même de l'Acropole, et non MA possibilité de la voir » (deuxième transposition).

C'est tout ce cheminement défensif qui se condense dans l'assertion : « Ce que je vois là n'est pas effectif » (wirklich). « On nomme cela, précise

8. Les traducteurs envisagent même le terme de « mécréance », qui viendrait anticiper sur la « piété » filiale sur laquelle Freud termine sa lettre.


Au-delà d'un trouble du souvenir 1117

Freud, un sentiment d'aliénation (Entfremdungsgefühl) 9. Je fis une tentative pour M'EN défendre et ça me réussit au prix d'un faux dire sur le passé. »

Parvenu à ce point de précision clinique concernant le mécanisme défensif en jeu, on constate que Freud reprend globalement son schéma habituel de la défense en deux mouvements successifs, négatif puis positif 10. Tout comme il distingue, dans la névrose, un temps du refoulement auquel fait suite la formation du symptôme par retour du refoulé, ou dans la psychose le temps premier du déni de réalité, suivi de la construction du délire, de même ici le premier temps serait celui du sentiment d'étrangeté — aliénation (ineffectivité vécue d'une perception pourtant impossible à dénier), et le sujet s'efforce secondairement d'y échapper par la construction d'un faux dire sur le passé, un trouble du souvenir — temps défensif, à proprement parler, puisque régi manifestement par le principe de plaisir.

[§ 13] " Ces aliénations-étrangetés sont des phénomènes remarquables, encore peu compris. » Ils sont décrits (phénoménologiquement) en tant que sensation : « Mais ce sont apparemment des processus compliqués, noués à des contenus déterminés et reliés à des DÉCISIONS sur ces contenus. » Freud indique donc ici qu'en dépit de leur allure « primaire », ces vécus d'étrangeté sont sous-tendus par des opérations de pensée complexes, par de véritables jugements de valeur.

Fréquents dans la pathologie, poursuit-il, ils s'observent aussi chez le normal (la preuve...). Il s'agit, en fait, d'un modèle d'acte manqué, « d'une structure anormale comme les rêves qui, sans considérer leur survenue régulière chez les gens sains, valent pour nous comme modèles de trouble mental ». « Anormal » est donc à entendre ici comme désignant le processus primaire ; « un peu, ajoute Freud, comme les hallucinations occasionnelles chez des gens sains ».

Dans la littérature, ces phénomènes d'aliénation-étrangeté sont décrits sous deux formes :

1 / « Ou bien une part de la réalité nous apparaît comme étrangère.

2 / « Ou bien c'est une part de notre propre Moi.

« Dans ce dernier cas, on parle de "dépersonnalisation" ; aliénation et dépersonnalisation vont intimement ensemble. »

« Il y a d'autres phénomènes dans lesquels nous pouvons reconnaître

9. La traduction par « sentiment d'étrangeté » semble aussi valable. 10. Cf. la perte de la réalité dans La névrose et la psychose (1924), dans Névrose, psychose et perversion, PUF.


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quasiment leurs contreparties positives. » Et Freud de citer (en français) la « fausse reconnaissance », le « déjà vu », « déjà raconté », dont il avait antérieurement établi la liaison foncière avec le phénomène du déni (Verleugnung), notamment dans le cas de l'Homme aux loups, ainsi que celui d'un patient allemand qui avait également relaté l'hallucination du petit doigt coupé 11.

Ces manifestations « positives » constituent autant de « tromperies dans lesquelles nous voulons accepter quelque chose comme faisant partie de notre Moi, de la même façon qu'en ce qui concerne les aliénations-étrangetés nous nous efforçons d'exclure quelque chose de nousmêmes ».

On retrouve ici la problématique première du jugement d'attribution (pour moi-pas pour moi).

C'est à ce point de sa lettre que Freud évoque malicieusement, à l'adresse de son correspondant épris de pensée hindoue, l'explication qu'il qualifie de « naïve », selon laquelle ces impressions de « déjà vu » seraient à mettre au compte des vies antérieures. On peut cependant remarquer que c'est bien aux instances parentales que va aboutir, en dernière analyse, toute la démarche de compréhension de Freud (les vies antérieures, donc, en un sens...).

D'autre part, conformément à la théorisation effectuée au long des dix années précédentes du concept de Verleugnung (déni-désaveu), Freud tient à nouveau, dans les lignes suivantes, à relier les phénomènes d'étrangeté et de dépersornnalisation à la « double conscience » qu'ils ne peuvent manquer d'engendrer, « si remarquable, dit-il, (et) qu'on dénomme plus correctement clivage de la personnalité ».

Et voici que Freud s'exprime tout à coup sur un mode extrêmement circonspect : « Tout cela est encore si obscur, si peu soumis à la science, que je dois m'interdire de prendre plus avant position devant vous. » Comme si certaines implications transsubjectives étaient là de nature à l'inquiéter, et aussi à l'intriguer (on pense aux articles sur la télépathie).

[§ 14] C'est pour mieux poursuivre : « Il suffit, pour ce que je vise, de revenir sur deux caractères communs de tous les phénomènes d'étrangeté-aliénation. »

1 / « Le premier, dit-il, est qu'ils servent tous la défense, veulent tenir quelque chose éloigné du Moi, démentir (verleugnen — que

11. Cf. la fausse reconnaissance (déjà raconté) dans Le traitement psychanalytique (1914), dans La technique psychanalytique, PUF.


Au-delà d'un trouble du souvenir 1119

James Strachey préfère traduire par to disavow). » Evoquant alors la profusion de mécanismes défensifs dont se sert le Moi 12, Freud tient à rappeler que, pour lui, c'est le refoulement qui constitue « la plus primitive et la plus fondamentale de ces méthodes ». C'est d'ailleurs du refoulement « que notre approfondissement de la psychopathologie a surtout pris son départ ». Et nous voici amenés au point crucial de la question qui nous anime : quelle place Freud entend-il donc accorder, dès lors, au déni de réalité ?

« ENTRE 13 le refoulement et la défense qu'il faut appeler normale (le processus secondaire)..., il y a une longue série de modes du comportement du Moi, au caractère pathologique plus ou moins distinct. » On voit là très explicitement formulé que le déni de réalité ne constitue pas, aux yeux de Freud, un mode de défense plus « primitif » que le refoulement, dans la genèse du système psychique.

La massivité et la primarité manifestes de ce mécanisme n'impliqueraient donc pas nécessairement qu'il constitue pour autant un mécanisme premier par rapport au refoulement 14. Le déni apparaît plutôt comme une façon de traiter, dans l'actuel, un défi insurmontable pour le sujet, débordant les refoulements qui avaient fonctionné jusqu'alors.

Et Freud d'enchaîner sur une illustration célèbre de « cas limite d'une telle défense » : le dernier roi maure de Grenade, Boabdil, qui refusa de « tenir pour vraie » la nouvelle de la chute de sa ville et décida de la traiter en tant que « non arrivée ». « On devine aisément qu'à cette conduite du roi prend part l'exigence de combattre le sentiment de son impuissance. » Ici encore, Freud a recours à son modèle de défense en deux temps : à l'insupportable vécu d'impuissance succède la défense comportementale à type d'annulation (Boabdil brûle les lettres et tue le messager). On sait, par ailleurs, que, dans cette tragique histoire, le jeune roi encourut la malédiction de sa mère (Pleure comme une femme ce que tu n'as pas su défendre comme un homme !). Or, c'est cette mère qui l'avait elle-même installé sur le trône, après avoir obtenu la destitution du père, coupable d'avoir accordé ses faveurs à une chrétienne. Dans un tel contexte de grave désaveu interparental, Boabdil ainsi mis en demeure de se constituer comme champion des aspirations et de la revanche maternelles ne put qu'abandonner Grenade... aux chrétiens.

12. Et Freud de citer le travail contemporain de sa fille Anna.

13. Toujours souligné par moi.

14. Dans Constructions en analyse (1937), Freud persiste dans cette optique : « C'est par l'étude de cas particuliers qu'on pourra découvrir les rapports intimes entre la matière sur laquelle porte actuellement le déni (Verleugnung) et celle sur laquelle a porté, jadis, le refoulement ", Résultats, idées, problèmes, II, PUF, p. 280.


1120 Bernard Penot

[§ 16] 2 / Après ces précisions sur le déni de réalité comme défense, Freud désigne maintenant la seconde caractéristique commune aux états d'étrangeté et de dépersonnalisation : « Leur dépendance envers le passé, (...) les expériences pénibles précoces qui ont peut-être depuis succombé au refoulement » 15. Et Freud d'évoquer l'étroitesse et la pauvreté de ses conditions de vie dans sa jeunesse : « Voyager si loin (jusqu'à Athènes), "pousser si loin" m'apparaissait hors de toute possibilité. L'ardent désir de voyager était certainement aussi une expression du désir d'échapper à cette pression (farniliale) (...). (Il) s'enracine dans le mécontentement contre maison et famille. »

Quand on pousse effectivement si loin, « on se sent comme un héros qui a accompli d'invraisemblables hauts faits. J'aurais pu alors sur l'Acropole questionner mon frère (sur les conditions de notre enfance) ».

Et Freud d'évoquer associativement, en toute modestie, un second monarque, Napoléon Ier qui, lors de son couronnement à Notre-Dame par le pape, se serait tourné vers son frère pour le questionner : « Qu'en dirait Monsieur notre Père si maintenant il pouvait être là ? » (De quel oeil verrait-il la brillante apothéose de son fils cadet ?)

[§ 17] Et Freud estime toucher là « la solution du petit (sic) problème : pourquoi avions-nous déjà, à Trieste, perturbé notre agrément de faire un voyage à Athènes ? ». « Ce doit être qu'à la satisfaction d'avoir poussé si loin se noue un sentiment de culpabilité. » Il y a là quelque chose d' « incorrect » et d'interdit vis-à-vis du père, ayant à voir « avec la sous-estimation qui a relayé la surestimation précoce infantile de sa personne ».

Il s'agirait donc de la nécessité de ménager en soi-même quelque chose du représentant paternel (d'éviter le manquement intérieur), comme si ce père intrapsychique pouvait se trouver menacé par la réalisation trop brillante d'une ambition, pourtant largement conforme à un certain idéal narcissique des parents.

« Il semble, résume Freud, que l'essentiel, dans la réussite, soit de pousser plus loin que le père et qu'il soit toujours illicite de vouloir dépasser le père. » On a là l'énoncé surmoïque type, en forme de double bind, dans sa forme la plus générale.

[§ 18] Mais Freud, décidément sensible aux lieux communs, préfère s'interroger aussitôt sur « le facteur particulier » représenté, dans son cas, par Athènes et par l'Acropole. C'est, dit-il, que ces lieux contien15.

contien15. voit qu'ici encore, Freud n'hésite pas à concevoir un déni de réalité comme secondaire à un refoulement antérieur.


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nent « une indication en soi et pour soi (sic) de la supériorité des fils. Notre père avait été commerçant, il ne possédait aucune formation secondaire, Athènes ne pouvait pas lui signifier grand-chose. Ce qui nous troublait, dans la promesse du voyage à Athènes, était donc un mouvement de piété ».

Freud est parvenu là au terme de son développement : le vécu d'étrangeté devant l'Acropole et le rejet de la réalité qui s'y ébauche s'avèrent sous-tendus, en dernière analyse, par la nécessité de maintenir l'allégeance au représentant paternel.

Mais il est frappant de constater que Freud n'évalue le rapport « incorrect » que comporte sa réussite, vis-à-vis du personnage de son père, qu'en termes quantitatifs (pousser plus loin, dépasser), comme s'il ne s'agissait que de degré d'instruction, ou de plus ou moins grands moyens de déplacement kilométrique...

On sait tout de même que Jacob Freud avait reçu une éducation judaïque 16, que c'est une Bible qu'il offrit à son fils Sigmund pour ses 35 ans, avec une très émouvante dédicace en hébreu (« C'est le livre des livres, la source où ont puisé les sages, et d'où les législateurs ont tiré les fondements de la connaissance... »). Quant au grand-père paternel dont la disparition coïncide avec l'année de la naissance de Sigmund (dont le second prénom était Schlomo), il était appelé Rabbi Schlomo, indice d'une notabilité reconnue dans sa communauté judaïque. Du côté de la lignée paternelle donc, l'Acropole n'était certainement pas sans signifier quelque chose : des livres entiers de chroniques bibliques rapportent comment l'hellénisme constitua, durant des siècles, l'ennemi mortel de l'identité juive 17. Freud s'y réfère dans son Moïse et le monothéisme.

On peut reprendre sous cet angle le jugement d'attribution négatif (l'Acropole, pas pour moi) et la disposition d'esprit hostile et désobligeante portée par l'une des « personnes » que Freud observe en lui-même.

Les phénomènes d'étrangeté, disait Freud un peu plus haut [§ 13], « sont apparemment des processus compliqués, noués à des contenus déterminés et reliés à des décisions sur ces contenus ». L'allégeance à une

16. Voir E. Jones, La vie et l'oeuvre de Freud, PUF, 1958 ; et, plus précisément, Marthe Robert, D'OEdipe à Moïse, Calmann-Lévy, 1974, p. 36 à 45.

17. Voir notamment Maccabées I et II, où il est proclamé (II, 4) : « En ceux-là mêmes dont ils cherchaient à copier les façons de vivre et auxquels ils voulaient ressembler en tout, les juifs rencontrèrent des ennemis et des bourreaux. » Ce qui s'applique étrangement — quelque deux mille ans plus tard — à la situation de 1936. Et Freud confie, au début de sa lettre n'avoir jamais compris son vécu d'étrangeté sur l'Acropole, jusqu'à ce que celui-ci lui « revienne sans cesse en mémoire ces dernières années », années de montée du nazisme.


1122 Bernard Penot

imago parentale n'implique-t-elle pas ipso facto que le sujet se soumette à une certaine pensée préformée, en forme de jugement de valeur ? (pour toi - pas pour toi). Le concept lacanien de grand Autre propose un modèle conceptuel à ce problème : l'Autre constitue le « lieu » de l'ensemble des codes signifiants qui régissent le sujet.

Ne serait-ce pas le caractère incompatible de deux allégeances, indispensables l'une et l'autre au narcissisme du sujet, qui provoquerait le clivage du Moi?

La logique de la lettre de Freud à Romain Rolland aboutit, on l'a vu, à présenter le Surmoi paternel comme la pierre d'achoppement du sentiment de réalité. C'est cette instance, héritière du complexe d'OEdipe, qui constituerait le garant de l'identité du sujet. Pour Freud sur l'Acropole, tout se passe comme si, alors qu'il se préparait à un mouvement de piété (dans le ravissement et l'élévation), il achoppait inopinément sur le « roc » de son identité juive 18.

La réussite de sa carrière dans le sens d'un idéal universaliste (assimilationniste) ne viendrait donc pas seulement se positionner dans un rapport de « dépassement » de l'image paternelle, mais bel et bien dans un possible rapport de désaveu. On peut d'ailleurs se représenter ce désaveu comme interne à la personne même du père de Freud; et Sigmund aurait, à cet égard, passé en quelque sorte son existence à élaborer et articuler des termes maintenus dans une certaine incohérence chez son père 19.

En guise de conclusion, on peut remarquer combien la perspective que j'ai cru pouvoir dégager de ce texte de Freud s'avère, dans l'aprèscoup, non seulement cohérente avec sa théorisation antérieure du déni-désaveu (Verleugnung), mais aussi avec tout le matériel clinique par lequel il entendit illustrer ce mécanisme dès 1905 (Trois essais sur la théorie de la sexualité) et dans ses publications suivantes. Son modèle clinique y demeure avant tout, on le sait, le déni par le petit garçon de l'absence de pénis chez la fille ; et Freud considère cette disposition subjective comme habituelle chez le garçon à la phase phallique 20, laquelle constitue justement la période décisive pour l'instauration du Surmoi paternel. Ce dernier doit venir alors, dans une certaine mesure, sup18.

sup18. faudrait creuser plus avant ce rapport, chez chacun, entre le vécu d'identité et le sentiment de réalité.

19. C'est cette hypothèse du rôle déterminant d'un désaveu intra-paternel (si l'on peut dire) que j'ai voulu illustrer dans un mémoire clinique (1983). Voir aussi Interprétation et déni. Revue française de Psychanalyse, 3/1983.

20. Cf. le texte Sur les théories sexuelles des enfants (1908), in La vie sexuelle, PUF, 1969 ; et, bien sûr, Le petit Hans (1909).


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planter la demande et l'idéal maternels comme référence narcissique dominante. On conçoit que l'absence de pénis chez la femme devienne dès lors un enjeu significatif capital.

On sait enfin que l'autre cas de figure clinique, souvent rapporté par Freud, concerne le déni de la mort du père... 21.

J'espère avoir dégagé, dans le texte même de Freud, une vision assez cohérente et assez précise de ce que le déni-désaveu pouvait avoir de spécifique pour lui. Quel que soit le degré atteint dans le clivage du Moi, c'est toujours le rapport du sujet à sa propre réalité psychique qui vacille, menacée qu'elle est par le désaveu mutuel de plusieurs instances psychiques (surmoïques), à chacune desquelles le Moi est bien obligé de maintenir une allégeance minimale 22. Le déni de réalité, dans une telle optique, ne se conçoit donc qu'à un stade de différenciation suffisante de ces instances, et notamment du Surmoi paternel. Il est nécessaire, en outre, de concevoir le déni de réalité comme secondaire (logiquement) à une certaine construction préalable de cette même réalité. Il constitue donc un phénomène bien différent d'une quelconque ignorance primaire...

On a vu combien Freud tenait à conférer à son attitude bizarre à Trieste la même signification qu'à son vécu d'étrangeté sur l'Acropole. Il reste que, dans la première de ces deux situations, son malaise subjectif pouvait encore être contenu dans les limites défensives (névrotiques) de l'inhibition et du refoulement. Tandis que la perception, indéniable comme telle, de l'Acropole d'Athènes — ou plutôt de Freud lui-même, en flagrant défit de compromission physique avec ce lieu, après avoir tenu à revêtir sa plus belle chemise — semble nécessiter le recours à un traitement de défensif particulier, les registres habituels se trouvent là débordés par le degré d'implication du sujet. Quant à l'usage de la (dé)négation, il s'avère incapable de résoudre, d'aucune façon, le trouble où Freud se trouve plongé. L'enjeu narcissique est tel en effet qu'il ne saurait être tranché, d'une manière ou d'une autre, en termes d'attribution : dire non à l'Acropole amènerait pour Freud un reniement catastrophique d'une part essentielle de son capital culturel et spirituel, tandis que l'adhésion dans le « ravissement et l'élévation » impliquerait de dire non à quelque chose d'irremplaçable du côté du représentant

21. Cf. notamment Le fétichisme, in La vie sexuelle, PUF.

22. Dans une revue moins sérieuse que celle-ci, j'aurais volontiers proposé d'intituler cet article « Sigi et Schlomo sont sur l'Acropole », l'historiette de " pince-mi et pince-moi » embarqués sur le même bateau, figurant assez bien, me semble-t-il, le désaveu intrapsychique et le clivage en bascule qu'il tend à instaurer.


1124 Bernard Penot

paternel. Ainsi placé au pied du mur, dans une problématique de jugement à la Schlomo, le sujet Freud s'avère tout autant incapable de dire non à être juif, que non à être grec... Et c'est ce qui permet de concevoir, dès lors, la nécessité pour lui de recourir au coup de force original du déni, réalisant — comme il l'analyse si finement — cette fuite en avant (et non en arrière !) qui vise à déplacer l'impossible attribution vers la mise en doute (ou le rejet) de l'existence même de l'enjeu.

Le recours, assez systématique dans la terminologie kleinienne, à une distribution en « bons » et « mauvais objets » n'est sans doute pas sans efficience mobilisatrice dans de tels cas ; mais elle présente à mes yeux l'inconvénient majeur d'escamoter, dans un choix attributif toujours discutable, une problématique d'intégrité narcissique, avec la valeur défensive spécifique du clivage du Moi et du déni de réalité.

C'est ainsi que la survenue d'un vécu d'étrangeté ou de dépersonnalisation (chez un adolescent notamment) constitue à mes yeux un indice précieux de ce qu'il s'agit de respecter, chez lui, comme représentants narcissiques indispensables et à travailler comme tels.

Il ne m'était pas possible, dans le cadre de cet article déjà long, d'avoir recours à du matériel d'analyse de cas personnels. Cela pourra donner matière à un travail ultérieur, dans la même perspective ; si toutefois Monsieur notre Père n'y trouve pas trop à redire...

Dr Bernard PENOT 36, rue de l'Arbalète 75005 Paris


CLÉOPATRE ATHANASSIOU

DÉNI ET CONNAISSANCE

« Le Moi de l'enfant, sous la domination du monde réel, se débarrasse de ses demandes instinctuelles indésirables par ce que nous appelons des refoulements. Nous compléterons cela maintenant en soutenant que, durant la même période, le Moi se trouve souvent en position de repousser des demandes issues du monde extérieur perçues comme angoissantes : ceci est effectué au moyen du déni des perceptions qui entraînent la connaissance de ces demandes venant de la réalité. Les dénis de cette sorte se produisent très souvent, et pas seulement chez les fétichistes ; et, lorsque nous pouvons les étudier, nous constatons que ce ne sont que des demi-mesures, des tentatives incomplètes pour se détacher de la réalité. Le déni se complète toujours d'une reconnaissance ; deux attitudes contraires et indépendantes l'une de l'autre sont toujours présentes et résultent d'une situation où le Moi est clivé. Une fois de plus l'issue dépend de l'attitude qui acquiert la plus grande intensité » (Freud, 1938, Abrégé de psychanalyse, SE 23, p. 203-204) 1.

Si j'ai cité largement ce passage d'un texte de la fin de l'oeuvre de Freud, c'est qu'il contient presque en totalité les sources de la réflexion qui m'ont guidée dans l'écriture de l'exposé qui va suivre : l'opposition refoulement-déni, associée au caractère interne ou externe de la demande, me mènera à une étude du déni en relation avec les caractères internes ou externes de l'objet. Le fétiche me conduit, dans cette perspective, à l'étude du faux objet, et de sa place vis-à-vis d'un Moi dont l'aspect clivé, intrinsèque au niveau primitif de sa constitution, est coexistant à son aspect complexe, faisant en sorte que « dans une même période », il puisse organiser un déni d'un côté, un refoulement de l'autre. La connaissance enfin de ce qui est dénié, et par définition

1. Toutes les citations de Freud dans cet article sont des traductions personnelles. Rev. franç. Psychanal., 4/1986


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secondairement méconnu, m'intéressera plus particulièrement dans ses liens avec la constitution du faux objet.

Le déni s'appuie sur deux grands clivages : tout d'abord celui du Moi, ainsi que Freud l'a souligné ; ensuite celui que porte l'émergence de toute vie psychique : le clivage entre le dedans et le dehors du Self 2,

L'Abrégé de 1938 rappelle ce que Freud soulignait de façon très tranchée en 1924 (« La perte de la réalité dans les névroses et les psychoses », SE 19, p. 184) : « La névrose ne dénie pas la réalité, elle ne fait que l'ignorer. La psychose la dénie et tente de la remplacer. » Telle est la ligne de démarcation entre refoulement et déni : les perceptions indésirables venant de l'extérieur, les demandes du Ça peuvent être refoulées, c'est-à-dire continuer d'être liées par le Moi à l'intérieur d'un monde interne unifié. Si le Moi ne s'adapte pas de façon « alloplastique » (1924) à ces perceptions indésirables, c'est-à-dire s'il n'organise pas une défense qui prenne en compte leur existence, s'il ne veut pas les connaître enfin, c'est lui-même qui, se clivant, sacrifie alors à une position « autoplastique » la fonction de synthèse qui lui est propre. Le champ du déni s'étend ainsi sur un aspect de la réalité externe et se limite à cela, quoique nous puissions inférer de là que les deux aspects du Moi clivé se dénient réciproquement leur existence.

M. Klein, nous le verrons plus bas, dans une perspective génétique, introduit le déni dans le monde interne : ce qui est clivé, dénié n'est plus seulement dehors mais dedans.

Le déni, mise en acte dont le processus est peu accessible à une mise en mots, s'oppose en cela au refoulement que la dénégation révèle. Cette liaison verbale, ce « symbole de la négation », « dote l'activité de penser d'une première mesure de liberté par rapport aux conséquences du refoulement et avec cela de la compulsion liée au principe de plaisir » (Freud, « La négation », 1925, SE 19, p. 239).

Rien de tel dans le déni où le clivage du Moi verrouille toute prise en compte du dénié par celui qui ne dénie pas, du non-dénié par celui qui dénie. Aucun pont ne fera parvenir sous la forme d'un « non » l'envers d'une surface dont ne se perçoit qu'un côté au travers de la

2. Je conserve ici — bien qu'insérée dans une compréhension des textes de Freud qui ne s'est pas expliqué sur ce point — la distinction introduite ultérieurement entre le Self et le Moi. Le mot Self a ici une double acception : 1 / il désigne la totalité du monde interne d'un individu ; 2 / il désigne sous la forme de « partie du self » (que j'écrirai personnellement plus bas pour la commodité du style self par opposition à Self au sens 1), ce qui dans le couple « self-objet » se distingue de la sorte de l'objet interne. Le Moi, à l'intérieur du Self, conserve la spécificité d'une instance particulière propre à la deuxième topique. Je tenterai plus bas un début de compréhension de ses rapports avec différentes parties du Self proprement dit.


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texture. Les deux faces n'appartiennent plus ou pas encore au même tissu, et le principe de plaisir, on le voit, mène à la contrainte de la pensée.

Quand les pulsions épistémophiliques liées aux pulsions sexuelles se tournent vers un objet de satisfaction hors du Self, elles tombent sur l'inconnu et deux voies s'ouvrent alors, qui suivent le principe de plaisir ou de réalité. La voie qui suit le principe de plaisir, tout comme elle contraint la pensée, contraint aussi la connaissance. A propos de la curiosité sexuelle des garçons, Freud écrit en 1923 (in « L'organisation génitale infantile », SE 19, p. 143) qu'observant la posture qu'ont les filles pour uriner, ils dénient l'absence de pénis et croient qu'ils en ont vu un : « Ils passent par-dessus la contradiction entre l'observation et la préconceptions3, en disant que le pénis était petit..; » Sous l'égide du principe de plaisir, l'enfant ne peut concevoir de découvrir dans la réalité externe l'objet qui modifierait la préconception qu'il a de celle-ci, préconception qui dans cette perspective ne lui ferait connaître l'autre qu'au travers d'un seul modèle et d'un seul sexe, le sien. La voie qui suit le principe de réalité oblige l'enfant à modifier la préconception qu'il a de l'objet externe et, au contact de celui-ci, de le connaître enfin. C'est sous ce rapport où l'aspect externe et inconnu de l'objet déborde la préconception qu'on en a, plus que sous celui de la spécificité de la différence des sexes, que j'aborderai plus bas l'étude du déni.

Nous allons donc voir à présent, au travers d'un commentaire de l'étude de Freud sur Le fétichisme (1927), comment le déni de la différence des sexes fait table rase des rapports sexuels et, par conséquent, des fantasmes que l'enfant nourrit à ce propos. Tout un pan de la réalité interne s'en trouve dénié d'autant.

La constitution d'un fétiche est un triomphe sur l'angoisse de castration et une protection contre elle (Freud, 1927, « Le fétichisme », SE 19, p. 153). Tandis que Freud dans ce texte rattache l'angoisse de castration à une perception liée à la réalité externe, il complète cette thèse en 1938 (in « Le clivage du Moi comme processus de défense », SE 23, p. 276), en montrant que ce n'est pas suffisant : le garçon doit s'être aussi masturbé, gardant en son esprit, via la nurse — porteparole —, la menace de castration émise par le père. Cette dernière trouve dans la perception qu'offre la réalité du sexe féminin une confirmation dé sa véracité. Freud ouvre ainsi la voie à ce qui est au

3. Terme que je souligne étant donné l'usage qu'en fera Bion et que je reprendrai plus bas dans un sens tout à fait semblable.


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coeur de l'objet du déni : le produit d'une mise en rapport. Ce que Freud met en rapport ici, c'est l'énoncé paternel et la réalité externe d'une perception. Mais ce que nous pouvons aussi mettre en rapport, c'est l'énoncé fantasmatique sous-jacent à la masturbation infantile d'une castration infligée au père, avec la perception qu'offre le sexe féminin de la réalisation toute-puissante de ce désir. La barrière d'un clivage entre dedans et dehors, à moins que d'être renforcée ainsi que doublée du déni de leurs rapports, n'offre plus de protection contre une égale toute-puissance de rétorsion. Le Moi se clive luimême afin de maintenir sous le déni d'une absence, le déni de l'attaque d'un objet (le pénis du père), et de celle d'un rapport (celui qui lie non seulement le couple sexué des parents, mais aussi le monde interne de l'enfant à la réalité externe).

Nous voyons donc que le clivage du Moi et le déni de la castration qui l'accompagne ne mettent pas simplement en question la reconnaissance ou non de cette dernière, mais aussi derrière elle une double reconnaissance : 1 / celle de la réalité externe de l'objet : son inconnu où la différence des sexes et les rapports sexuels entre les parents limitent l'omnipotence des préconceptions infantiles sur le monde externe ; 2 / celle de la réalité interne, où la masturbation infantile s'accompagne de fantasmes de destruction dont le déni tente d'abolir la double issue : la culpabilité et la persécution. Le Moi qui dénie l'absence d'une perception au-dehors, on le voit, dénie en même temps ce qui a provoqué la suppression de cette perception au-dedans de lui. Ceci ne veut pas dire qu'à l'autre bout du clivage, le Moi qui reconnaît tout ce que l'autre Moi dénie, reconnaisse en même temps ce qui provoque ce déni. Le Moi qui reconnaît l'absence de pénis chez la femme peut ne pas attribuer la chose à l'effet d'une castration, mais reconnaître là un autre sexe. Le Moi qui dénie cette absence porte seul en ce cas le poids de ces fantasmes. Cette perspective qui n'est guère éloignée de celle de M. Klein puisqu'elle divise le Moi en deux parties aux qualités différentes (l'une porte des fantasmes de destruction, l'autre non), cette perspective est-elle exactement celle que Freud adopte lorsqu'il pense au Moi clivé ? Réprimons la tentation que nous aurions de dire « non » d'emblée. En effet, si le point où s'origine l'angoisse de castration est moins présenté par Freud dans ce cas comme la rétorsion d'une attaque que comme l'obtention d'un plaisir interdit, la menace est bien là énoncée par le père. Le Moi qui reconnaît cet énoncé reconnaît l'existence d'un père et de sa fonction. Il ne le détruit pas. Le Moi qui dénie le détruit.


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L'analyse de Freud portant donc sur l'existence, ou plus précisément sur le déni de la non-existence, voyons la place qu'il attribue au faux objet, au fétiche. De même que la dénégation signe l'existence d'un élément refoulé, de même le fétiche signe celle d'une portion déniée de la réalité. L'enfant « continue à se masturber comme si cela n'impliquait aucun danger pour son pénis ; mais en même temps, en complète contradiction avec cette apparente bravoure ou indifférence, il développe un symptôme qui montre que néanmoins il reconnaît le danger... le fétiche... » (1938, « Le clivage du Moi comme processus de défense », SE 23, p. 277).

Ainsi Freud attribue au fétiche, objet par excellence propre à masquer la castration vue d'une façon générale comme la perte de l'omnipotence infantile, objet propre à faire un barrage entre le Moi et l'expérience qu'il peut avoir de la réalité externe, Freud attribue au fétiche la place d'un signe, dirai-je, plutôt que celle d'un symbole de reconnaissance. En effet, le fétiche ne représente pas une réalité (sinon celle d'un monde de contre-vérité) : en s'y substituant, il détourne l'attention (comme je le montrerai plus bas) de l'objet réel, ou de son absence, et en ce sens il aide au déni. Mais rien en lui, non plus qu'à partir du Moi clivé qui porte le déni de la castration, ne peut mener à une connaissance de lui-même. Puisque la justification de son existence est le déguisement d'une perception, comment la connaissance de ce rôle serait-elle appréhendée sans que le soit en même temps la perception douloureuse ? C'est donc à partir d'un Moi capable de se confronter à la castration que peut se mettre en place un travail de reconnaissance du fétiche en tant que tel.

Et là se pose le problème de comprendre comment diminuent le déni ainsi que le clivage du Moi.

M. Klein répond à cette question moins du point de vue des liens de connaissance qui sont en jeu pour Freud quand il aborde l'étude du déni, que du point de vue des liens d'amour et de haine 4. La découverte par M. Klein, au travers de la psychanalyse des enfants, de la concrétude de l'espace psychique ainsi que de celle des objets qui l'habitent, lui permet de rattacher à la problématique de la castration, telle que Freud l'a posée, celle de la possession omnipotente de l'objet premier de la satisfaction libidinale : le sein. Il est possible alors de mettre en parallèle la découverte par le garçon de l'absence de

4. En référence EUS trois types de liens existant pour Bion entre un Self et un objet : A (Amour), H (Haine), C (Connaissance).


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pénis chez la femme, donc de la castration possible, avec le caractère externe du corps propre de l'objet. L'enfant pense posséder son objet maternel de la même façon qu'un garçon, son pénis. Devant l'évidence du contraire, c'est-à-dire devant la réalité non plus d'un sexe féminin mais d'un sein qui n'est pas rattaché à lui-même, l'enfant peut emprunter deux chemins pour dénier sa perception : 1 / soit il se rabat sur son objet interne, se détourne narcissiquement de son objet externe et prétend qu'il ne manque de rien. L'objet interne est bien proche là d'avoir la fonction d'un fétiche ; 2 / soit il pénètre son objet, s'identifie à lui sur un mode projectif, et prétend là encore ne manquer de rien : il n'a plus besoin d'un objet, il est devenu magiquement l'objet. L'identification projective immédiate et omnipotente dans ce cas est un acte, pourrions-nous dire, non plus de connaissance mais de méconnaissance. Telle est la façon dont M. Klein, me semblet-il, a compris le déni du caractère externe de l'objet. Le Moi se clive afin de pénétrer son objet ou de se replier sur son objet interne et dénier ainsi tout rapport entre le dedans et le dehors du Self. Tandis que l'identification projective mène au déni de la réalité externe de l'objet, M. Klein va nous montrer qu'elle entraîne à sa suite la nécessité d'un autre déni, situé dans le monde interne luimême.

En conséquence des qualités différentes des projections et des parties du self qui les portent, les objets internes issus des introjections se trouvent avoir eux aussi des qualités différenciées. On aboutit alors à la constitution d'un monde interne clivé en parties bonnes et mauvaises. Ce qui est dénié maintenant, c'est le rapport qu'elles ont les unes avec les autres. La solidité de ce clivage de base que garantit la réciprocité d'un déni — déni des rapports on le voit ici — évite aux intégrations futures des parties clivées le risque de la confusion. Le passage d'une position où clivage et déni prédominent à une position où ils diminuent signe le passage, selon M. Klein, de l'organisation de l'expérience suivant les lignes de la Position schizoparanoïde à celles de la Position dépressive. Le prix psychique à payer pour que ne soit plus déniée non seulement l'éventualité d'une castration et de la dépendance liée à la position féminine qu'elle entraîne, mais pour que ne soit plus dénié non plus ce qu'implique d'attaques contre l'objet une telle reconnaissance, le prix psychique à payer est la culpabilité. Quand les « mauvaises » parties du Self se rapprochent des « bonnes », surgit en ces dernières un sentiment de responsabilité pour le mal commis. La défense maniaque accroissant le déni, appro-


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fondissant le clivage en question, éloigne le sujet triomphant de tout sentiment de culpabilité.

J'aimerais à présent revenir à une réflexion touchant de plus près une comparaison possible de la nature du déni, selon qu'il s'applique aux deux champs différenciés de la réalité externe ou interne, champs sur lesquels se sont penchés respectivement à ce sujet Freud et M. Klein.

Quoi que prétende l'acte de dénier lui-même, paradoxalement il n'est pas de déni sans trace. Dès l'Homme aux loups, en 1918 (SE 17, p. 85), Freud rappelle qu'une « absence n'est pas perçue comme telle; elle ne devient réalité que dans la mesure où elle est mise en relation avec une présence possible ». L'absence déniée suscite le surgissement au travers du fétiche, ce faux objet, de l'affirmation surinvestie de la présence. Le faux qui masque l'absence du vrai n'est-il pas comparable, dans le déséquilibre des valeurs qu'il introduit à dessein, au surinvestissement des qualités bonnes de l'objet dont l'idéalisation, de la sorte provoquée, n'est là que pour aider à dénier la présence de l'objet persécuteur ? Mais M. Klein n'attribue pas à la dynamique du déni la création d'un faux objet. Elle souligne plutôt le jeu du renforcement de ce qui existe déjà : le « bon » se transforme en idéalisé propre à détourner l'attention du « même » (du même objet) aux qualités contraires.

Maintenir l'étude du déni dans la perspective de la constitution du faux objet, c'est maintenir le sujet dans la problématique d'un avoir. L'identification projective fait passer cette problématique sur celle de l'être.

Je voudrais avant d'exposer quelques-unes de mes hypothèses sur la nature primitive du déni, remettant en question les rapports du Moi avec les différentes parties du Self, je voudrais donc conclure cette étude du déni principalement chez Freud par un hommage au texte le plus émouvant qu'il ait consacré à ce sujet.

Lorsqu'en 1936, à 80 ans, Freud envoie à R. Rolland, de dix ans son cadet, ce texte à propos d' « Un trouble de la mémoire sur l'Acropole », et qu'il pense alors nous parler du déni sous la forme du doute de l'existence de l'Acropole elle-même, de quoi nous parle-t-il en fait qui nous touche au plus haut point étant donné son âge et la nature de sa missive ? Le déni du temps de la mort. L'espoir infini de l'enfant qui ne pouvait imaginer toucher un jour cet idéal, ce lieu sacré placé au centre de lui-même, pas plus qu'il ne pouvait imaginer rejoindre un jour en sa réalité corporelle l'image de son père idéal, le voilà donc réalisé. La triste voix qui nous parle, celle qui résonne en Freud, celle


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qu'un père emprunte pour s'adresser à son fils, tel à R. Rolland celui qui le précède de peu, porte le message : franchi le pas qui mène du dedans au dehors, de l'idéal qui repousse le temps à la réalisation de la vie, la mort est proche. Il est bon d'en douter peut-être infiniment, afin de ne jamais voir en face les limites du temple de l'Acropole.

J'aimerais à présent, afin de mieux comprendre comment se lient et l'économie du déni, et la constitution du faux objet, avec une perspective qui prend en compte la dynamique existant entre le Moi et les diverses parties du Self, j'aimerais donc émettre quelques hypothèses à ce sujet. Elles s'appuient sur les notions de préconception (au sens de Bion, qu'annonçait Freud, cité plus haut) et d'attention, essentielles à mon propos ; elles porteront aussi principalement sur la recherche de l'objet de satisfaction.

Il me semble que les notions de préconception et d'attention croisent en partie les champs qu'elles recouvrent. Voyons comment. Bion fait de la préconception un équipement psychique permettant d'appréhender, suivant un modèle d'attente, les données fournies par le monde extérieur. Il postule le caractère inné d'un tel équipement mais ne le limite pas à cela et fait ainsi de la préconception un chaînon très dynamique dans l'élaboration de l'activité de penser. Il ne s'explique pas cependant sur la nature des rapports existant dans le Self entre le Moi, la conception de l'objet et l'objet concrètement introjecté au début, comme on le sait depuis M. Klein. Le bébé naissant avec une préconception du sein qu'il cherche, lorsqu'il le rencontre, il réalise une expérience qui lui permet de transformer sa préconception en une conception du sein. Quand le sein est absent, le bébé peut à l'aide de cette conception penser au sein. Quand il le cherche à nouveau, il utilise sa conception du sein en tant que préconception afin de le trouver et transformer encore cette préconception en une autre conception, etc.

Plusieurs points suscitent dès à présent notre réflexion. Ils portent sur la nature de la préconception et sur ses rapports avec l'attention.

Il y a dans la préconception l'idée d'une information limitant l'ouverture du champ de l'attention sur le monde extérieur, et cependant d'une information incomplète, transformable. Tout est là. Toute la richesse des acquisitions futures réside dans cette « valence » (Bion), cette souplesse qui ne précise son attente que pour en appréhender l'inconnu qui vient au bout. La conception que le bébé se fait du


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sein déborde largement la préconception qu'il en avait ; mais cet apport nouveau qui dessine une conception plus déterminée permet-il à cette dernière de conserver intacte sa force de remaniement lorsqu'elle est utilisée sur le mode d'une préconception ?

Voilà encore un inconnu sur lequel doivent s'orienter nos recherches futures. Il m'apparaît que l'instance susceptible d'organiser et les préconceptions dirigées vers le monde extérieur, et l'information venant de ce dernier, est le Moi. Sorte de centre de classement des conceptions puis des concepts à complexité croissante qu'il peut se faire sur l'ensemble du Self et du monde extérieur, le Moi serait en ce sens, de par sa nature même, clivé en différents espaces correspondant à des niveaux différents d'analyse.

Au plus élémentaire de ces niveaux, serait conservée cette analyse grossière de l'expérience que l'on observe chez les tout jeunes enfants ou sous une forme prolongée et accentuée chez les psychotiques : les multiples impressions se regroupent selon des lois de similitudes (dont on peut se demander si l'esprit humain n'aurait pas la préconception de leur possible formation) pour former les grandes catégories fortement clivées du (mou-dur), (chaud-froid), (mouillé-sec), etc., aboutissant au (bon-mauvais). A un niveau que l'on pourrait considérer supérieur s'intégreraient ces qualités de base, et ainsi de suite jusqu'à ces ponts d'intégration décrits par M. Klein comme se rattachant aux objets partiels, puis totaux, au coeur d'une Position dépressive dont je situerais les éléments constitutifs (c'est-àdire les éléments capables d'appréhender de la sorte le monde des objets internes) au sommet d'une pyramide que formerait ainsi le Moi.

Suivant cette hypothèse d'un Moi vu comme un centre organisateur de représentations construites à partir de la concrétude des différents objets internes et du monde externe, comment resituer la place de la préconception de l'objet satisfaisant ? Nous pouvons supposer que lorsqu'une partie du self cherche le sein, par exemple, elle s'adresse au Moi qui lui fournit comme l' « engramme » de l'objet à trouver. Là se situe un premier niveau d'exigence. Le Moi « comprend » ce que cette partie du self demande et lui fournit un niveau d'information, une sorte de « fiche de renseignement » suffisamment complexe au départ pour que le self puisse choisir parmi les objets internes qu'il est capable d'appréhender celui qui s'en approchera le mieux. C'est cet objet interne qui est ensuite utilisé par le self en tant que préconception quand il se tourne vers le monde extérieur afin d'y trouver alors l'objet de la satisfaction cherchée.


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On voit que de la sorte l'objet interne, porteur d'exigences précises, les déborde cependant dans la mesure où il est constitué de bien plus d'éléments qu'il n'en était inclus dans l' « engramme » fourni par le Moi. C'est dans cette même mesure qu'il peut mener à une appréhension à la fois plus riche et plus ouverte de l'inconnu de la réalité externe. Il peut mettre ainsi en marche un processus de connaissance allant au-delà de l'information initiale du Moi.

Je tenterai de revenir un peu plus bas dans l'analyse du concept d'attention sur l'importance de cet aspect de la préconception. L'attention que porte le self au monde extérieur à l'aide de cette préconception de l'objet est cette part d'attente incluse dans l'objet interne vis-à-vis de ce qui n'est pas strictement fourni par le Moi.

C'est au coeur de tout ce processus que le déni peut germer. Le déni, au sens le plus primitif, me semble-t-il, qu'on puisse lui attribuer, consiste à n'attendre plus rien. Nous allons voir à quel point la clinique nous indique alors qu'il s'agit bien d'un « lâcher de l'attention ».

Une réflexion sur l'étymologie commune entre « attente » et « attention » enrichit une réflexion sur la préconception. La part d'attente qu'elle comporte, nous l'avons vu, ne peut exister sans que l'attention ne soit branchée sur le retour, au-dehors, de ce que le Moi connaît déjà au-dedans. Or la capacité même d'attendre suppose non seulement que soit pris le risque de ne pas trouver au-dehors ce que l'attention y cherchait, mais aussi que cette dernière se maintienne au point que devienne objet pour la connaissance ce qui n'était d'abord qu'inconnu.

Je propose d'inclure dans la définition du déni l'acte qui met fin à tout cela :

1 / Soit un acte qui laisse tomber l'objet externe et la préconception qui le cherchait, dépouillant l'objet interne de cette valeur, afin d'utiliser l'objet interne comme un équivalent de l'externe. Il n'y a plus rien à attendre.

2 / Soit un acte qui fait en sorte que le self, sous l'impact de la souffrance liée à l'absence de l'objet externe qui ne vient pas répondre à son « attente », laisse tomber son objet interne, ne l'utilise plus pour obtenir une satisfaction venant de l'extérieur, et se tourne à nouveau vers le Moi afin qu'il lui fournisse une autre « fiche de renseignements » d'utilisation plus aisée. Le Moi peut ou non le faire, et il me semble qu'à ce niveau nous pourrions reconsidérer le rôle du Surmoi quant


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au maintien des exigences du Moi. Ce dernier peut en effet abaisser le niveau de ce qu'il propose au self de trouver, de telle sorte que le self ait un éventail de choix beaucoup plus large parce que beaucoup plus grossièrement défini, parmi les objets internes puis externes. Ainsi s'ouvre la voie à l'entrée en scène du faux objet. Lorsque par exemple la partie du self qui, dépendante du sein, le recherche sans le trouver, abandonne sa quête et se tourne à nouveau vers le Moi, celui-ci peut lui fournir non plus les éléments d'information portant sur un objet complexe, mais certaines simplement de ses qualités de base : en l'occurrence, la « rondeur », la « douceur », la « chaleur »... On voit tout de suite que ce sont des qualités communes aux seins et aux fesses et que ces dernières peuvent se présenter comme substituts « avantageux » de l'objet « vrai », du sein, dans la mesure où la préconception de l'objet dans ce cas doit attendre moins longtemps que la réalité externe lui offre une possibilité de réalisation. C'est un « avantage » à court terme, mais qui peut, lorsque cette conduite est encouragée par le parent réel (qui est ainsi soulagé de n'avoir plus à penser aux besoins de l'enfant), aboutir à la consolidation d'un monde de fausses conceptions, aux prétentions perverses de supériorité sur le monde des « vrais » objets de satisfaction. Monde de fausse connaissance (— C) opposé à celui de la connaissance (C).

Dès 1911 (« Formulations sur les deux principes du fonctionnement mental », SE 12, p. 220) Freud fait de l'attention une « activité qui rencontre les impressions sensorielles à mi-chemin au lieu d'attendre leur apparition ». Attendre veut dire ici : se laisser surprendre, tandis qu'être attentif c'est porter jusqu'à « mi-chemin » la préconception de ce qui touchera nos sens. Je voudrais rattacher cette indéniable qualité du « porter » dans l'attention à une réflexion qui se nourrit et de l'observation des bébés et du traitement des patients en analyse. Il ne s'agit plus là de l'attention dont le bébé est le sujet, mais de celle dont il est l'objet. L'attention que « porte » la mère au bébé est très concrètement vécue par lui comme un « porter » qui, le tenant physiquement au travers de cet acte psychique, lui assure son existence et la confirme. Tout lâcher de l'attention de la mère est vécu par le bébé comme une chute qui supprime son existence. Une multitude de conduites réactionnelles sont d'observation courante et chez les bébés (agrippements, collages à l'objet, à soi-même...) et chez les patients qui revivent ces niveaux primitifs. L'attention au début de la vie est une affaire d'existence et je fais l'hypothèse que le déni, en sa nature première, est une tentative pour maîtriser, sur le mode


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de l'inversion, ce vécu primitif : détourner son attention d'un objet supprime de façon omnipotente l'existence de ce dernier ; dans cette perspective, l'existence de l'objet dépend autant de l'attention du self que le bébé autrefois, pour se sentir exister, dépendait de l'attention que sa mère lui portait.

Ainsi que l'ombre accompagne la lumière, ainsi toute attention dessine la limite du « non-porté ». On ne peut guère focaliser son attention sur tout en même temps. Que son faisceau s'élargisse et lui donne un caractère « flottant », dès qu'il se rétrécit, quelque chose tombe qui n'est plus tenu, si faiblement que ce soit.

Le faux objet qui se présente et qui capte l'attention du self dans les conditions que j'ai précédemment décrites pousse ce dernier à laisser tomber l'existence de l'objet « vrai ». Quand le fétiche apparaît, l'homme ne porte plus son regard sur la castration évoquée par le sexe féminin. Le déni tout-puissant la rend inexistante, ainsi que devient inexistante l'absence des yeux maternels quand l'enfant décide de s'en détourner pour porter ses yeux vers une autre lumière. Ainsi des liens de connaissance peuvent être démantelés au profit d'autres liens : ceux d'une « anti-connaissance » (— C), dont la présence tel un fétiche, n'est là que pour détourner l'attention et dénier enfin que derrière une absence se cache une autre présence.

Grâce à quelques exemples cliniques je voudrais montrer maintenant comment la perte de l'attention de l'objet, vécue comme une chute, se retourne contre ce dernier : son existence est déniée. Quelques points de l'observation d'un bébé et du traitement d'une autiste illustreront les aspects normaux puis pathologiques de ce processus. Des exemples enfin tirés de l'analyse d'un enfant et d'une adulte souligneront comment ce déni de l'existence se rattache à la constitution d'un faux objet.

Les réactions au vécu de chute, où perte de l'attention et perte du « porté » maternel sont équivalentes, s'observent massivement durant le premier mois de la vie. Sophie a 15 jours lorsque sa mère l'allonge afin de la laver sur une table à langer. Ses yeux se braquent immédiatement dans une attention qui s'agrippe au miroir sur le côté, empli de la lumière de la lampe suspendue au plafond. Cette fixation ainsi que la position de son corps, que je ne décrirai pas ici, lui assurent une sorte de sécurité de base. Bientôt tout va changer : la mère soulève son corps de la table et Sophie, ne sachant si elle est en train de perdre le contact simplement avec ce meuble ou son dos lui-même,


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se contracte. Elle a un reflux de lait. La mère qui ne le voit pas, commence à la déshabiller : Sophie, qui ne sait si elle est en train de perdre simplement un contact avec la continuité d'un tissu ou sa peau ellemême, se contracté encore plus et cette fois-ci a le hoquet. La dénudation est complète. Sophie repose à nouveau sur le dos. Au moment précis où la mère passe le gant de toilette sur la peau de Sophie, le hoquet s'arrête. Sophie, qui n'est plus alors occupée principalement à se tenir elle-même, peut exprimer et nous donner les émotions issues de l'expérience qu'elle vient de vivre : elle pleure mais avec une modération qui surprend la mère accoutumée à plus de violence. Dans un commentaire qui chez elle aura toujours été un accompagnement suivant ou précédant le vécu de l'enfant, elle me confie : « Mais que se passe-t-il ? Elle doit sentir qu'il y a quelqu'un qui la regarde aujourd'hui! »

Une semaine plus tard, au bout d'une bonne tétée dont elle veut marquer la fin, Sophie tente d'éternuer. La mère me le fait observer : « Elle le veut, mais elle ne le peut pas! » Sophie remplace alors cette expression de son rejet en détournant sa tête et son regard du côté opposé à celui du sein.

A 1 mois Sophie, de nouveau sur la table à langer, la joue collée contre celle-ci, fixe à la fois mes yeux et le miroir derrière moi. Immédiatement la mère associe : « Elle sourit, mais le médecin m'a dit que c'était juste pour se détendre... Je sais bien que ce n'est pas pour moi! » Dans ce message complexe nous trouvons et la rivalité maternelle vis-à-vis d'une attention que je mobilise et le déni de son sens dans une juste observation cependant : la mère exprime au travers de son sentiment d'être laissée tomber par le regard de Sophie, à quel point cet agrippement attentif de son enfant dans mes yeux protège cette dernière d'un même vécu de « laissé tomber ». En ce sens, à ce niveau, mon attention a pour elle la fonction d'un « porter » et son regard moins celle d'un échange que d'une tenue.

A 3 mois, pour aller à la crèche, Sophie est séparée de sa mère qui lui propose au même moment une tétine, « pour ne pas pleurer » dit-elle. Ce faux objet, utilisé de façon presque fétichiste par Sophie, présente, on le sait, certains points communs avec l'objet « vrai », le mamelon, selon l'analyse grossière que peut en faire le Moi en son niveau de classification des sensations les plus élémentaires, comme je le décrivais plus haut. La fonction de ce faux objet étend ainsi son aire d'influence et remplace « avantageusement », puisqu'il est toujours disponible, la tenue assurée par le mamelon et les yeux maternels.

RFP — 37


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Il permet d'occulter non seulement leur absence mais même leur présence car la tétine en vient à être préférée à la consolation due à l'attention de la mère. Face à la séparation, nous voyons donc la mère en peine de se confronter à la souffrance psychique de son bébé qui s'ajoute à la sienne, proposer à Sophie un moyen de la dénier, peutêtre de la même façon qu'elle trouve à son niveau un faux objet qui lui permette le moins possible de s'identifier à l'état du bébé (le bébé externe mais aussi interne).

Je ne puis dans le cadre de cet article détailler les évidences d'un monde interne en construction à 3 mois chez Sophie, particulièrement lorsqu'une relation devenue mauvaise entre le self et l'objet intériorisé se joue entre ses mains et diverses parties de son corps, tandis que la mère vient de la quitter. Je ne puis non plus détailler les clivages conjoints à ce mouvement : Sophie commence, par exemple, à prendre beaucoup de précautions pour ne pas confondre la nourriture donnée à la crèche avec celle de la maison ; la nourriture d'avant le sevrage avec celle qui se donne à la cuiller ; pour ne pas confondre enfin l'objet d'autrefois non séparé d'elle, avec celui dont elle est coupée. Nous observons quelquefois des bébés qui, au moment du sevrage, laissent massivement tomber de leurs yeux leur objet et ne le regardent plus pendant une période, ayant acquis la capacité de projeter sur l'autre ce qu'ils se sentent vivre eux-mêmes. C'est le cas de Sophie à 5 mois 1/2. Depuis quelque temps déjà flotte dans l'air, via les propos associatifs de la mère, la possibilité d'être enceinte un jour à nouveau et que vienne le temps où Sophie marche puis s'éloigne. Cette dernière guette les bruits que nous faisons sa mère et moi, pointe son oreille, joue au « coucou » avec son père et tâte encore d'un « goût nouveau », dit la mère, celui de la purée de poisson. Ceci étant, après quelques agrippements plus marqués qu'auparavant à sa mère, la voilà un jour qui tout au long d'une observation la « laisse tomber des yeux », sauf à deux ou trois reprises où elle lui lance un petit regard coquin, comme pour lui signifier qu'elle sait ce qu'elle fait. Le reste du temps, la mère essaie d'attirer son attention, mais en vain ; elle conclut par une de ses associations dont la pertinence traduit encore l'enjeu de la scène que j'observe : « Vous savez que la directrice de la crèche va avoir un bébé ? Je la trouvais évidemment grande et forte, mais enfin je n'y aurais jamais pensé! Et l'autre jour elle m'a dit qu'elle avait des contractions et... qu'elle accouchait dans trois semaines! Je ne m'en étais pas du tout aperçue avant maintenant! Elle va avoir une remplaçante. »


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Lorsque la mère ne dénie plus l'existence et le sens de ses perceptions, on peut penser que Sophie y est immédiatement sensible, saisissant non seulement de façon symétrique l'abandon que la mère a vécu par rapport à la directrice, mais aussi l'annonce de la fin d'une époque. Elle traduit cela de la manière primitive que l'on sait : puisque perdre l'attention totale de sa mère signifie ne plus exister, elle dénie à son tour l'existence de son objet et ne le regarde plus. Après cette séance, la mère juge que la baignoire de Sophie est trop petite pour elle. Elle la lui retire mais attend plus de deux mois avant d'en trouver une à sa taille... Il est des phases de transition qu'une mère et son enfant recouvrent d'un commun déni, s'étant jugés peut-être l'une et l'autre de force insuffisante pour les élaborer.

En étudiant l'autisme nous étudions la pathologie du déni de l'existence par le refus de l'attention. Je vais en donner un exemple. Anne est une adolescente autiste de 16 ans que je suis en traitement à raison de trois séances par semaine en face à face. Elle ne tolère pas que mon attention, passant par le regard que je pose sur elle, lui échappe un seul instant. Si je baisse les yeux — et je vais expliquer les raisons que j'ai de le faire — elle me lance aussitôt : « Eh! J'existe! » Mon attention doit lui en donner l'assurance continue de la même façon que la peau d'une mère assure par son contact une continuité à celle de son. bébé.

Le paradoxe ici est que l'attention, pour assurer un vrai « porter », doit s'ouvrir sur la profondeur d'un espace psychique. Or, si ma tête est perçue par Anne comme possédant cette profondeur, elle craint d'y tomber. Je dois donc à la fois faire attention à elle et lui donner l'assurance que je ne puis rien faire d'autre; c'est-à-dire que mon être entier s'aplatit dans mon regard, collé au sien, comme une peau sur une autre peau. La séance se passe à me réduire à cela et me laisse comme une loque sans pensée, sans monde interne qui me fermerait à ses yeux. Comment s'y prend-elle donc pour m'amener à ce point où l'objet n'a pas plus d'épaisseur psychique que n'en a un bébé dans ces moments où seuls l'occupent ses gestes pour survivre (et Sophie nous en a donné un exemple premier sur la table à langer) ?

Anne braque ses yeux sur moi, comme deux ventouses — me semble-t-il — et, doucement, imperceptiblement « tire » ainsi mon regard et mon attention collés à elle, vers la fenêtre où elle les lâche d'un coup, les laissant tomber dans le vide pour se coller à nouveau brusquement sur mes yeux... et ceci durant trois quarts d'heure! Elle me fait vivre ainsi le désespoir d'un bébé dont l'existence déniée


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tombe sans cesse dans le vide. Mais nous voyons en même temps comment cette annihilation renouvelée de l'existence est reprise par elle comme un moyen d'attaquer la capacité d'attention de l'objet luimême : comme si Anne était prisonnière de ce retournement des rôles et comme si son existence trouvait sa confirmation dans l'incessant déni de la mienne, de la façon que nous venons de le voir. Il y a donc une grande différence ici entre ce que nous pouvons appeler la pathologie du déni chez Anne et le déni momentané de l'existence que Sophie inflige à sa mère à l'âge de 5 mois 1/2, par le refus de son attention. Sophie « sait » que son objet peut survivre à ce qu'elle projette en lui : elle « sait » que sa mère continue d'exister même si elle lui fait vivre par son déni une suppression momentanée d'existence. Les petits regards coquins lancés de temps en temps vers elle en sont témoins. Mais Anne, elle, me fait sentir un réel anéantissement : la projection de son existence déniée anéantit le contenant et s'il n'en était pas ainsi, c'est Anne qui le serait.

On voit donc là que le déni qui s'origine dans ces « lâchers » primitifs, quand aucun espace n'est encore intégré, n'est utilisable dans une marge de normalité qu'avec l'émergence d'un espace à trois dimensions.

Arthur est un petit garçon de 7 ans pour lequel le risque d'une psychose semble écarté. Il partait dans une hyperexcitation maniaque pour tomber de temps en temps dans un état de dépression massive : c'est ainsi que je l'ai souvent vu accroché, hagard, aux bras de sa mère, puis affalé, inerte, dans le fauteuil qu'il occupe en face de moi. Il pouvait rester ainsi un moment comme si la perte de son objet au-dehors laissait au-dedans de lui un vide et une brisure : il n'osait pas bouger. Puis il sortait de là, triomphant violemment sur la dépression déniée, grâce à l'appui magique que lui fournissait un faux objet, principalement de type anal.

« A quoi ça sert ? » répète-t-il au début fort souvent, jusqu'à ce que nous comprenions qu'il parle ainsi d'une partie de lui qui ne veut pas savoir à quoi sert le pénis d'un père, quand celui-ci transforme la mère en un objet externe, hors de portée de sa toute-puissance infantile. Il montre à l'aide des jouets ce déni de la réalité externe :

Une maman crocodile accouche d'un bébé, le regarde et, ne le « reconnaissant pas », le « ravale! ».

J'interprète qu'Arthur lui aussi ne peut pas reconnaître une mère


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qui lui lâche le bras ; aussitôt il s'installe en elle comme ce bébé crocodile, ou même il l'installe en lui pour mieux la posséder et ne plus prêter attention au fait qu'elle existe dehors pas plus qu'il ne prête attention à mon existence en face de lui.

Arthur commence à appuyer son déni de l'objet externe moins par un repli sur son objet interne que par la constitution d'un faux objet dont il a de plus en plus conscience qu'il est faux et qu'il se rattache à une partie du self toute prête à affirmer la supériorité du faux sur le vrai, dans un déni total de toute relation de dépendance vis-à-vis du véritable objet.

Cela débute avec le remplacement spontané de la colle, qu'il ne veut pas se mettre à chercher dans sa boîte de jouets, par sa propre salive ; matériau qui remplit moins bien cette fonction que le véritable objet mais qui présente un « avantage » pour Arthur : il en possède la source en lui.

A la veille des grandes vacances, après huit mois de traitement, il hurle son déni d'une différence entre le faux objet et le véritable objet dont il va manquer bientôt :

Arthur : Les seins c'est les fesses et les fesses c'est les seins !

Moi : Tu crois ?

Arthur : Mais si! C'est rond!

Information bien sommaire fournie par le Moi qui permet à une partie du self de poser cette affirmation. Mais la suite de la séance montre qu'Arthur ne peut maintenir ce déni. Il laisse son Moi lui fournir d'autres informations qui respectent un clivage plus précis entre le haut et le bas (il fait un dessin de loto blanc en haut, noir en bas — et il l'écrit). Mais alors la voie est ouverte pour que les « bonnes » parties du self en contact avec le véritable objet, vivant sa perte, soient déprimées : « Il faut acheter des chaises pour le balcon parce que la pluie les a abîmées », dit-il.

Je terminerai ces brèves vignettes cliniques par celle que m'a fournie une patiente adulte. Son déni de la dépendance affirmé par certaines parties d'elle vis-à-vis du « bon » objet ainsi que de la réalité externe de ce dernier, rappelle le matériel d'Arthur. L'annonce de mes vacances est généralement suivie de l'emploi de différentes techniques lui permettant de dénier la perte du contrôle qu'elle exerce sur son objet. Cette fois-ci Mme B... me laisse carrément tomber : elle oublie de venir à la séance qui suit celle où je lui ai annoncé mes vacances de Noël. Un matériel de chute (qui s'est présenté d'abondance au cours de son analyse mais dont l'élaboration s'enrichit et se


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complexifie maintenant) montre que cet oubli — en voie d'être un refoulement — appartient encore largement au déni : elle se sent tomber de ma tête et me laisse tomber à son tour. Pour un temps je n'existe plus.

Un rêve, que nous pouvons comparer au matériel d'Arthur sur le crocodile, illustre peu de temps après le déni qu'une partie d'elle nourrit quant à mon existence externe et séparée d'elle. Elle rêve qu'un foetus sort de son ventre mais, toujours relié à elle par un cordon ombilical, va faire ainsi une petite balade sur son épaule où il se tient en position instable. Il faudrait faire cela de temps en temps sans comprendre trop pourquoi, puis réintégrer son domicile. Les associations de la patiente montrent qu'un monde de perceptions agressives attendent ce foetus, non préparé à recevoir ce qui vient d'un dehors la plupart du temps dénié. Nous avons vu dans l'analyse que la patiente, identifiée (à moi), vit une partie d'elle comme ce foetus en droit de dénier et de trouver cruel que je la mette en rapport avec l'aspect externe de mon existence. Tout comme Arthur, cette partie d'elle qui ne vit que dans son objet refuse que son objet interne puisse être utilisé comme une préconception la menant vers l'objet externe. Rien ne bouge audedans et la tentation d'avoir recours au faux objet est grande. C'est ainsi que cette patiente, en contact de par son travail avec des situations où les enfants, séparés de leur mère véritable, sont placés auprès d'assistantes maternelles qui les accueillent, a utilisé tout au long de son analyse cette réalité-là pour dénier que dans son monde interne lui-même une pseudo-mère remplace « avantageusement » la vraie. Mais la préconception du véritable objet commence à dénoncer le « faux ». Dans un des rêves des « vacances de Noël », elle cherche de vraies chaussures de montagne et sait que les mocassins dont elle dispose sont insuffisants pour marcher dans la neige. Etant de « fabrication artisanale », ils la dispensent d'une dépendance vis-à-vis du véritable objet dont elle a jusqu'à présent grandement dénié l'existence.

Un dernier rêve montre, comme en réponse au travail que nous avons fait concernant son oubli consécutif à l'annonce de mes vacances, une diminution du déni. Elle rêve qu'en rase campagne elle voit descendre du ciel quelques parachutes qui laissent ainsi tomber des paquets, puis des hommes. Elle se dit qu'il s'agit probablement de la police qui a récupéré d'un hold-up ce que des gangsters avaient dérobé quelque part.

Un second rêve précise la nature de ces parties gangsters qui ne


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tolèrent pas l'existence de ce que montrent de la façon la plus évidente et le rêve et les associations de la patiente : un pénis paternel capable d'engendrer des bébés et suffisamment fort pour les protéger des gangsters qui ravagent et mon corps maternel et mon existence externe durant les vacances de Noël.

Mais nous voyons aussi du point de vue de la structure du Self, que le vécu de chute par rapport à mon attention a diminué et par conséquent la puissance de son déni a diminué d'autant. Elle possède un équipement mental — un parachute — qui lui permet d'amoindrir la puissance de conviction des parties gangsters la menant vers le faux objet.. L'objet qui lui donne la capacité d'éviter la fulgurance du déni, de retenir son attention, comme sa chute, est un objet dont la complexité croissante est proche de celle d'un objet combiné ; il entraîne avec la reconnaissance de ses aspects externes, la reconnaissance d'un père. Nous voyons alors que le Moi, capable de fournir de tels éléments conjoints, n'est sollicité à un niveau plus élevé de son organisation que lorsqu'il ne fournit au self, comme origine de sa préconception de l'objet, qu'une simple information générale sur la fonction de cet objet : cette patiente au début de son analyse a apporté le fantasme de ne se protéger de la chute qu'à l'aide d'un crochet si mal adapté à sa main qu'il la lui déchirait.

Nous voyons donc aussi que lorsque le Moi peut fournir au self une telle information sur l'objet, que le self peut trouver et maintenir en lui sans le laisser tomber un objet propre à être utilisé comme une préconception de l'objet externe. à découvrir, le Moi est bien près d'organiser un refoulement : les différentes composantes de cette préconception ne sont plus démantelées en leurs éléments primitifs; elles restent au service de l'existence du « bon » objet. Le gangster peut être représenté dans le même rêve où les « bonnes » parties du Self sont sauvées de l'aire de son influence. Si le « saut d'un parachute » sépare ces deux aspects du Self la terre sur laquelle ils reposent est la même, et la pensée qui les rejoint subsiste dans la patiente : dans le rêve luimême elle pense aux deux.

C'est pourquoi je fais l'hypothèse du rôle que joue le Surmoi (représenté dans ce rêve par la police) vis-à-vis du Moi : il aide ce dernier à ne pas laisser tomber les liens unissant un ensemble d'informations fournies au self. Ce dernier peut ainsi préconcevoir le « bon » objet, et ceci quelle que soit la pression qu'exerce sur le Moi la partie du self qui souffre d'attendre la réalisation de son désir ; les « bonnes chaussures de montagne » sont au bout de ce travail-là.


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Si le Surmoi est faible, il n'aide pas le Moi à maintenir son niveau d'exigence et lui permet de n'envoyer au self que des informations simplifiées : la patiente ne porte que des mocassins.

J'ai proposé au cours de cet article, à la faveur d'un travail sur le déni, un début de réflexion sur ce qui peut naître de la prise en compte des idées de Bion sur la naissance de la pensée (avec une place particulière donnée à la préconception) et des idées de M. Klein à la fois sur la concrétude des objets internes et l'intégration de leurs rapports. Ceci m'a surtout menée à l'hypothèse d'un Moi dont la définition se spécifierait par rapport à l'ensemble des éléments pour la plupart concrets de la scène psychique. Faire du Moi une sorte de « cerveau » à l'intérieur du théâtre interne est une hypothèse que d'autres travaux doivent développer afin d'en confirmer ou non la pertinence. Il m'a semblé qu'ici cette hypothèse a permis de mieux comprendre la souplesse du jeu existant entre le vrai et le faux, le dedans le dehors, jeu où s'insinue le déni.

Mlle Cléopâtre ATHANASSIOU 9, rue Delouvain 75019 Paris


BETTY JOSEPH

FRÔLER LA MORT, IRRÉSISTIBLEMENT 1

Il existe chez un petit nombre de nos patients une forme particulièrement pernicieuse d'auto-destruction, qui est, je pense, de la même nature qu'une toxicomanie : une toxicomanie dans laquelle frôler la mort jouerait le rôle de drogue. Elle domine leur vie et pendant de longues périodes commande autant le matériel amené en séance que le type de relation nouée avec l'analyste; elle domine leurs relations internes, leur soi-disant pensée et leur façon de communiquer avec eux-mêmes. Elle n'est pas une pulsion vers un apaisement comme le Nirvâna, ni une forme de résolution des difficultés, dont elle doit être nettement distinguée.

Je suis sûre que le tableau que présentent ces patients vous est familier — dans leur vie extérieure, ils sont complètement absorbés par le désespoir et engagés dans des activités qui semblent destinées à les détruire, tant physiquement que psychiquement, comme, par exemple : un excès considérable de travail ; l'absence presque totale de sommeil et de nourriture correcte, à moins qu'au contraire ils ne se gavent en cachette s'ils ont besoin de perdre du poids ; l'excès de boisson ; et peut-être la rupture de leurs relations.

Chez d'autres patients, ce type d'addiction est sans doute moins frappant dans leur vie extérieure mais il est tout aussi important dans leur relation à l'analyste et à l'analyse.

En tout cas, chez tous ces patients, le transfert est le lieu où s'exprime avec le plus d'évidence cette tendance à frôler la mort. Comme je vais le montrer dans cet article, ils apportent le matériel dans l'analyse de façon bien particulière ; par exemple, ils peuvent parler d'une manière qui semble calculée pour communiquer ou créer un sentiment de désespoir ou de déréliction en eux-mêmes et chez l'analyste, alors qu'appa1.

qu'appa1. à la réunion scientifique de la Société de Psychanalyse britannique le 20 mai 1981. Publié dans l'International Journal of Psychoanalysis, vol. 63, 4 (1982), p. 449-456 sous le titre : Addiction to near-death, traduit de l'angl. par Dominique et Gilbert Diatkine.

Rev. franc. Psyçhanal, 4/1986


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remment ils cherchent la compréhension. Ce n'est pas simplement que lorsqu'ils font un progrès, ils l'oublient, le perdent, ou ne s'en sentent aucunement responsables. Certes, leur réaction thérapeutique négative est forte quoique fréquemment silencieuse, mais ce phénomène n'est qu'un aspect d'une configuration plus étendue et plus insidieuse. Chez de tels patients, l'attraction du désespoir et de la mort n'est pas, comme je l'ai dit, désir de paix et de libération de l'effort ; en vérité, comme j'ai pu le comprendre avec un de ces patients, se contenter de mourir, quelque tentant que cela soit, ne suffirait pas ; ils ressentent le besoin de se savoir et de se voir en train de se détruire.

Je souligne ainsi la puissance du masochisme qui est à l'oeuvre ici ; ces patients vont tenter de créer le désespoir dans l'analyste et de faire en sorte que ce dernier s'en rende complice, silencieusement ou activement, en se montrant sévère, critique, ou, d'une manière ou l'autre, sadique en paroles envers le patient. S'ils réussissent à se faire blesser ou à créer le désespoir, alors ils triomphent car l'analyste a perdu sa neutralité ou sa capacité d'aide et de compréhension; ainsi, patient et analyste s'enfoncent ensemble dans l'échec. Dans le même temps, l'analyste aura l'intuition d'une détresse et d'une angoisse véritables qu'il lui faudra mettre au jour et distinguer de l'utilisation et de l'exploitation masochistes de cette même détresse.

L'autre pôle de discussion que je propose, fait partie de l'ensemble de cette constellation : c'est l'étude des relations internes du patient et du mode de communication qu'il a avec lui-même — je crois en effet qu'on peut mettre en évidence chez lui un type d'activité mentale qui consiste à ressasser sans cesse des accusations ou des auto-accusations actuelles ou anticipées, et dans laquelle il s'absorbe complètement.

Dans cette introduction j'ai décrit l'attraction des instincts de mort, l'attraction du fait de frôler la mort, une manière de vivre mentalement et physiquement au bord du gouffre, dans laquelle la vision du self dans cette situation sans issue ni secours possible joue un rôle essentiel.

Cependant il est important de considérer aussi où est l'attraction de la vie et de la santé. Je pense que cette part du patient est logée dans l'analyste, ce qui rend compte en partie de l'apparente passivité extrême du patient et de son indifférence au progrès. J'y reviendrai plus loin.

Nous verrons qu'une part importante de ce que je viens d'esquisser dans cette introduction a déjà été décrite dans la littérature psychanalytique. Par exemple Freud (1924) discute du travail de l'instinct de mort dans le masochisme et distingue la nature du conflit interne dans la réaction thérapeutique négative, de celui que l'on voit dans le maso-


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chisme moral. Il ajoute à la fin de l'article : « Même l'auto-destruction du sujet ne peut se produire sans satisfaction libidinale. » Chez ces patients que je suis en train de décrire, il me semble que la proximité de l'anéantissement du self survient avec une satisfaction libidinale considérable, malgré l'ampleur de la douleur qui l'accompagne. Cependant, je souhaiterais discuter quelques autres aspects de cette question, dont les principaux sont : la manière dont ces problèmes se font ressentir dans le transfert, et dans lés relations internes et la pensée de ces patients ; ainsi que la nature comme profondément toxicomaniaque de ce type d'organisation masochique et la fascination et l'emprise qu'elle exerce sur eux. Ensuite, je ferai quelques hypothèses sur certains aspects de l'histoire infantile de ces patients. J'entrerai d'emblée au coeur du sujet par le récit d'un rêve.

Ce rêve provient d'un patient typique de ce groupe. Son analyse a débuté il y a quelques années ; il était alors froid, assez cruel, insensible, hautement compétent, intelligent, brillant et réussissant dans son travail, mais fondamentalement très malheureux. Grâce au traitement, il est devenu beaucoup plus chaleureux, il lutte pour construire des relations authentiques et s'est engagé profondément, mais de façon ambivalente, dans une relation amoureuse avec une jeune femme douée, mais probablement perturbée. Ce fut une expérience de première importance pour lui. Il s'est également profondément attaché à l'analyse, bien qu'il n'en parle pas, ne le reconnaisse pas, arrive souvent en retard, et ne semble rien remarquer consciemment de quoi que ce soit qui fasse de moi un être humain. Il a de brusques bouffées de haine contre moi.

C'est un mercredi qu'il m'a fait le récit du rêve que je vais rapporter. Le lundi il avait consolidé le travail en train à propos d'une certaine forme de provocation et de cruauté silencieuses. Vers la fin de la séance il paraissait soulagé et proche. Mais le mardi, il téléphona juste à l'heure de la fin de sa séance et dit qu'il venait seulement de se réveiller. Il semblait très malheureux, mais dit qu'il avait à peine dormi de la nuit et qu'il viendrait le lendemain. Le mercredi, en arrivant, il commença par évoquer la séance du lundi et dit combien il avait été surpris que le soulagement éprouvé durant la séance ait été suivi d'une terrible douleur à l'estomac d'abord, puis s'étendant à toutes les parties du corps pendant la nuit suivante. Il s'était senti beaucoup plus tendre vis-à-vis de K..., son amie, et avait vraiment voulu la voir mais elle était sortie ce soir-là. Elle lui avait dit qu'elle téléphonerait quand elle rentrerait, ce qu'elle ne fit pas, si bien qu'il dut rester éveillé, se sentant de plus en plus mal. Il savait également qu'il voulait absolument aller à sa séance et exprima


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un très fort sentiment positif, dont il sentait qu'il s'était éveillé en lui depuis la dernière séance. Pour lui, le travail effectué durant cette séance avait été convaincant et représentait l'aboutissement du travail de cette dernière période de l'analyse. Il semblait à la fois inhabituellement laudatif et absolument stupéfait de son sentiment complet de dépression et de somnolence, et devant son absence du mardi.

Alors qu'il décrivait sa douleur et sa détresse de la nuit de lundi, il dit que le souvenir lui revenait de la sensation qu'il avait exprimée au début de la séance du lundi, la sensation que peut-être il était allé trop loin dans cet horrible état pour pouvoir en être tiré avec mon aide ou s'en délivrer lui-même. En même temps, pendant et après la séance, il y avait eu des sensations â'insight et aussi davantage d'espoir.

Puis, il rapporta un rêve :

« Il était dans une sorte de long souterrain, presque une caverne. Il faisait sombre et l'atmosphère était enfumée. C'était comme si lui et d'autres personnes étaient tenus captifs par des brigands. Il y avait une sensation de confusion comme s'ils avaient bu. Eux, les captifs, étaient alignés le long d'un mur et il était assis à côté d'un jeune homme. Cet homme était ensuite décrit comme âgé d'une vingtaine d'années, à l'allure aimable, portant une petite moustache. Brusquement cet homme se tournait vers lui, s'agrippait à lui et à ses organes génitaux, à la façon d'un homosexuel, et menaçait d'un couteau mon patient qui était absolument terrifié. Il savait que s'il tentait de résister, cet homme le poignarderait, il y avait ensuite une très profonde douleur. »

Après m'avoir relaté le rêve, il poursuivit en racontant quelques événements des deux derniers jours. Il commença en particulier par parler de K... Il parla ensuite d'une réunion où il s'était trouvé et au cours de laquelle une relation d'affaires lui avait dit qu'un de ses collègues avait si peur de mon patient. A..., qu'il en tremblait réellement quand il avait à lui téléphoner. Mon patient était étonné, mais rattacha ceci à quelque chose que je lui avais montré le lundi, alors que je lui faisais observer la façon très froide et cruelle qu'il avait de me traiter, quand j'avais relevé un élément d'un autre rêve. Cette association fut liée à la représentation de l'homme du rêve qui paraissait si doux, mais agissait de façon violente, et ainsi il sentit qu'il existait un rapport entre cet homme et lui, mais qu'en était-il de la moustache ? Soudain il évoqua D. H. Lawrence. Il avait lu une nouvelle biographie de Lawrence et se rappela qu'adolescent il avait été extrêmement attiré par Lawrence et s'était identifié à lui. Lawrence était un peu homosexuel et visiblement un homme étrange et violent. J'élaborai avec lui qu'il apparaissait qu'ainsi cette longue et sombre caverne représentait ce lieu où il s'était senti trop avancé pour s'en extraire seul ou avec mon aide, comme s'il s'agissait de son esprit


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mais peut-être aussi de quelque partie de son corps. Mais l'idée d'être « trop loin à l'intérieur » semble liée à la notion qu'il était complètement captif et prisonnier, peut-être des brigands. Mais les brigands sont manifestement associés à lui-même, le petit homme en relation avec Lawrence, qui est vécu comme une partie de lui-même. Nous pouvons voir également que se soumettre au brigand est absolument terrifiant, que c'est un vrai cauchemar et que cependant c'est sexuellement excitant. L'homme agrippe ses organes génitaux.

Ici je dois ajouter quelque chose : j'avais été impressionnée depuis quelque temps, chez ce patient, ainsi que chez un ou deux autres ayant des difficultés similaires, par l'attraction du désespoir et de l'autodestruction, et j'avais été amenée à en conclure que ce désespoir lui-même ou sa description en séance comportait une véritable excitation masochique concrètement éprouvée. Nous pouvons le voir à la manière dont ces patients ressassent encore et encore leurs malheurs, leurs défaillances et les choses dont ils sentent qu'ils doivent se sentir coupables. Ils parlent comme s'ils cherchaient inconsciemment à pousser l'analyste à contribuer à leur souffrance ou à leurs descriptions, ou alors ils essayent inconsciemment de faire que l'analyste leur donne des interprétations malveillantes et perturbantes. Ceci devient une modalité très importante de leur façon de parler. Nous sommes familiers du sentiment, fort bien décrit dans la littérature (Meltzer, 1973 ; Rosenfeld, 1971 ; Steiner, 1982), de tels patients qu'ils se sentent esclaves d'une partie de leur self qui les domine, les emprisonne, et ne veut pas les laisser s'échapper, alors même qu'ils voient la vie leur faire signe au-dehors, comme cela est exprimé dans le rêve de mon patient, hors de la caverne. Le point que je souhaite ajouter ici est que l'expérience par le patient de la satisfaction sexuelle qu'il éprouve, au coeur d'une telle souffrance et d'une telle soumission, est l'une des principales raisons de l'emprise exercée sur lui par la pulsion vers la mort. Ces patients sont littéralement « ensorcelés » par ce phénomène. Chez ce patient A..., par exemple, aucun des plaisirs ordinaires, génitaux ou autres, ne peut offrir autant de délices que cette auto-annihilation terrible et excitante, qui annihile également l'objet, et fonde à un degré plus ou moins grand ses relations principales. Ainsi je pense que le rêve est clairement une réponse, non seulement à son amie K... pour son absence durant la nuit de lundi, alors qu'il gisait dans son lit en plein désarroi, ce dont il était conscient, mais aussi au fait qu'il s'était senti mieux, qu'il le savait et qu'il ne pouvait se permettre de s'extirper de cette détresse et de cette autodestruction — la profonde caverne — ni me permettre de l'aider à en sortir.


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Il était contraint de reculer par une partie de lui-même essentiellement sado-masochique, qui fonctionnait aussi comme réaction thérapeutique négative, et utilisait comme combustible la détresse ressentie dans sa relation à son amie. J'insistai aussi ici, et j'y reviendrai, sur son sentiment de triomphe sur moi quand notre travail et l'espoir des dernières semaines furent abattus, jetés à terre, et que lui et moi avions le dessous.

J'avance donc ici ceci : non seulement il est dominé par une partie agressive de lui-même qui tente de contrôler et de détruire mon travail, mais cette partie est activement sadique envers une autre partie du self, qui est masochiquement entraînée dans ce processus; c'est ceci qui constitue l'équivalent d'une toxicomanie. Ce processus a toujours, je crois, une contrepartie interne, et chez les patients réellement voués à l'autodestruction, cette situation intérieure a une très forte emprise sur leur pensée, sur leurs moments de quiétude, sur leur capacité de gâcher les choses, et sur leur absence de pensée.

Voici le genre de choses que l'on peut voir : ces patients prélèvent très facilement quelque chose qui leur est venu à l'esprit, ou bien qui est tiré d'une relation extérieure, et commencent à la ruminer dans une activité mentale en circuit fermé qui les absorbe complètement en sorte qu'ils ressassent, avec très peu de variantes, le même sujet, actuel ou anticipé. Cette activité mentale qui selon moi est décrite au mieux par le terme chuntering (« ressasser », « grommeler », « ratiociner ») est très importante. Le Dictionnaire d'Oxford définit chuntering comme « marmonner, murmurer, ronchonner, chercher un travers, se lamenter ». Pour donner un exemple, A..., dans la période pendant laquelle je tentais une investigation de sa vocation masochique, décrivit un jour comment il avait été malade la veille, parce que K... était sortie avec un autre. Il réalisa que la veille au soir il avait, dans sa tête, récapitulé ce qu'il pourrait bien lui dire à ce propos. Par exemple, il pourrait lui dire qu'il ne pouvait plus continuer ainsi avec elle si elle sortait avec un homme; qu'il devrait abandonner toute relation avec elle; qu'il ne pouvait plus continuer ainsi... et ainsi de suite. Pendant qu'il poursuivait son discours sur ce qu'il avait prévu de dire à K..., j'eus le sentiment, pas seulement à cause du contenu, mais à cause de toute son expression, qu'il n'était pas uniquement en train de penser à ce qu'il pourrait dire à K..., mais qu'il était pris dans une sorte de dialogue cruel, actif, avec elle. Il clarifia lentement ensuite les idées qu'il avait eues et la façon dont il les avait ressassées dans son esprit. A cette occasion et également à d'autres, il se rendit compte qu'il aurait dit des choses cruelles, par exemple, et que K..., en imagination, aurait répliqué ou pleuré, ou


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l'aurait supplié, se serait cramponnée à lui, qu'elle l'aurait provoqué, qu'il aurait redoublé de cruauté, etc. En d'autres termes, ce qu'il appelait « penser à ce qu'il aurait dit », c'était en fait être pris mentalement activement dans un fantasme de provocation sado-masochique dans lequel il blessait et était blessé, répétait les mêmes mots et était humilié, jusqu'à ce que l'activité fantasmatique ait une telle emprise sur lui, qu'elle ait quasiment une vie propre et que son contenu en devienne secondaire. Dans de tels cas, jusqu'à ce que je puisse commencer à prendre conscience du problème posé par l'emprise de ces fantasmes et à attirer l'attention de mes patients sur eux, ils ne viennent pas dans l'analyse, bien que, d'une façon ou d'une autre, ils soient conscients. Les patients qui sont pris dans cette activité de ressassement tendent à croire qu'en de tels moments ils pensent, mais, bien sûr, ils sont en train de vivre des expériences qui sont l'antithèse complète d'une pensée.

Un autre patient, quand nous parvînmes finalement à mettre clairement en évidence l'énorme importance et l'emprise sadique que pouvait exercer sur lui ce ressassement mental, me raconta qu'il sentait qu'il passait probablement les deux tiers de son temps libre absorbé dans de telles activités ; puis, dans la période où il tenta de les abandonner, il eut l'impression d'avoir presque trop de temps libre à sa disposition et il eut un vague sentiment de manque ou de désenchantement, quand il commença à s'en passer ; le sentiment de manque venait du renoncement à la souffrance excitante de ce dialogue interne.

Ma position sur le caractère antithétique à la pensée des activités mentales en circuit fermé est, bien sûr, importante en ce qui concerne la situation analytique. Je soutiens que ce dialogue intérieur, le ressassement, est mis en acte dans la vie de ces patients, aussi bien dans le dialogue analytique que dans la quotidienneté. De tels patients passent un temps considérable de leur analyse à apporter du matériel en vue de son élaboration et de sa compréhension, mais en réalité leur visée inconsciente est bien différente. Nous connaissons tous ce genre de patients qui s'expriment de telle sorte qu'ils espèrent inconsciemment amener l'analyste à se sentir perturbé, répétitif, réprobateur ou réellement critique. Ceci peut ensuite être utilisé par la partie masochique, silencieusement vigilante, du patient, qui s'en sert pour se maltraiter lui-même. Une difficulté « extérieure » peut ainsi être introduite dans l'analyse et se poursuivre intérieurement en séance, le patient étant silencieux et apparemment blessé ; ou se poursuivre dehors dans le dialogue interne. Nous pouvons voir alors que ce n'est pas la « compréhension » que veut le patient, bien que ses mots se présentent comme s'il en était ainsi. Ces


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patients autodestructeurs apparaissent très souvent comme passifs dans leur vie, comme l'était A..., à un certain niveau, et une étape très importante est franchie quand ils se rendent comptent à quel point ils sont actifs par identification projective, par exemple, à travers le genre de provocation que je viens de décrire, ou dans leur pensée et leurs fantasmes. Mais il y a d'autres façons d'exprimer ce type d'autodestruction dans l'analyse. Par exemple, certains patients présentent des situations de « réalité » mais de manière à persuader insidieusement l'analyste de se sentir sans espoir, et vraiment découragé. Le patient semble éprouver la même chose. Je pense que nous sommes ici en présence d'un type d'identification projective dans laquelle l'analyste est si lourdement chargé du désespoir du patient qu'il en est terrassé et ne voit plus d'issue. L'analyste est ensuite intériorisé sous cette forme par le patient qui se trouve piégé sous cet écrasement intérieur. Il s'ensuit une situation d'écrasement, de paralysie et en même temps de profonde satisfaction.

Deux questions sont à discuter à partir de là. La première est que ce genre de patient trouve d'habitude très difficile d'appréhender et de s'avouer l'horrible plaisir qu'il éprouve de cette façon ; la seconde est que je crois techniquement de la plus grande importance de comprendre clairement si ce dont le patient nous parle est en train de nous communiquer un désespoir, une dépression, une terreur et une persécution réels, qu'il veut nous faire comprendre pour que nous l'aidions, ou bien s'il nous les communique avant tout pour créer une situation masochique dans laquelle il peut se retrouver piégé. Si cette distinction n'est pas clairement établie à tout instant, on ne peut plus analyser correctement les anxiétés profondes sous-jacentes, à cause de toute la superstructure masochique et de l'usage qui en est fait. De plus, je pense qu'il est nécessaire de distinguer très clairement de la dramatisation, l'utilisation masochique de l'angoisse que je suis en train de discuter. Ce que je décris ici est beaucoup plus pernicieux et beaucoup plus désespéré pour la personnalité que la dramatisation.

Je veux maintenant apporter un exemple pour illustrer ce rapport entre les angoisses authentiques et l'exploitation qui en est faite dans un dessein masochiste, et également le rapport entre des sentiments de persécution véritables et l'édification d'une sorte de pseudo-paranoïa dans un dessein masochiste. Je rapporterai le matériel du patient A..., alors qu'il était dans une période de grande détresse. On lui avait notifié qu'il serait probablement promu à un poste très important dans la firme où il travaillait, mais il entra en conflit avec un responsable — lui-même


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sans doute une personne difficile et tourmentée. Durant une période d'à peu près deux ans, les. choses se détériorèrent tranquillement jusqu'au moment où il y eut un remaniement important, au cours duquel il fut rétrogradé. Il en fut profondément atteint et décida qu'il préférerait presque certainement quitter son travail plutôt que d'occuper un poste inférieur. Cependant, il faut rappeler que, dans sa position, il aurait été peu vraisemblable qu'il eût de la difficulté à retrouver un autre poste de haut niveau bien rémunéré.

Je relate une séance d'un lundi de cette période. Le patient arriva dans un grand désarroi, puis se rappela qu'il avait oublié son chèque, mais qu'il l'apporterait le lendemain ; puis, il rapporta les événements du week-end, sa conversation avec son responsable le vendredi, et combien il s'était senti soucieux à propos de son travail. K..., son amie, avait été secourable et gentille, mais bien qu'il se trouvât sexuellement mort, il l'avait ressenti comme le désirant, ce qui devenait assez horrifiant. Puis il s'interrogea : « Essayait-il d'être cruel avec elle ? » Déjà, cette question avait quelque chose d'un peu suspect, comme si j'étais censée être d'accord avec l'idée qu'il essayait d'être cruel avec elle et me trouvais piégée dans une forme de reproche contre lui, de telle sorte que la question en elle-même prenait une tournure plus masochiste que rénexive. Ensuite, il apporta un rêve. Dans ce rêve,

« il se trouvait dans un magasin à l'ancienne, au comptoir, mais il était petit, à peu près de la taille du comptoir. Il y avait quelqu'un derrière, une aidevendeuse. Elle s'occupait d'un registre mais lui tenait la main. Il lui demandait : " Etait-elle une sorcière ?" ; attendant une réponse, il réitérait sa question, presque comme s'il voulait lui faire dire qu'elle était une sorcière. Il sentit qu'elle commençait à en avoir assez et qu'elle voulait retirer sa main. Des gens faisaient du vacarme quelque part dans le rêve, et il éprouvait un sentiment vague qu'on le blâmait pour quelque chose qu'il avait fait. Dans la boutique on était en train de ferrer un cheval avec un matériau blanc ressemblant à du plastique ; par sa forme et sa taille cet élément aurait pu être fixé sur une semelle de chaussure d'homme ».

Dans ses associations, il parla de son inquiétude à propos de sa relation avec K... en ce moment et de sa sexualité. Dans le rêve il avait la taille d'un enfant. La nuit il éprouvait de terribles sentiments d'angoisse et d'épouvante. Qu'allait-il faire ? Allait-il réellement épuiser tout son argent et qu'en serait-il alors de toute sa situation ? Nous parlâmes de ces réalités.

Dans son enfance, il avait souvent assisté au ferrage des chevaux et se rappelait fort bien l'odeur du fer pénétrant le sabot du cheval. Il parla de sa culpabilité à propos de la situation qu'il sentait avoir contri-


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bué à créer à son travail. Il se rendait compte qu'il devait vraiment avoir agi avec beaucoup d'arrogance vis-à-vis de son supérieur, et que ceci avait probablement été partiellement responsable de la dégringolade qui s'abattait sur lui.

Je reliai le registre à l'oubli du chèque et à ses soucis d'argent. Il se faisait du souci pour son absence d'appétence sexuelle, mais il semblait exiger de moi que je sois désagréable à propos du chèque, et que K... le soit à propos de son manque de libido. Dans le rêve il demandait à la femme de lui dire qu'elle était une sorcière et cette « façon de procéder » semble être de l'histoire ancienne, puisqu'il a la taille d'un enfant. Sa culpabilité porte sur sa mauvaise façon de traiter ses problèmes professionnels, sur son arrogance, et sur son attitude dure, qui sont à l'origine de sérieuses difficultés réelles au travail. Mais je pense que ce n'est pas le seul aspect de cette culpabilité : elle est utilisée en même temps, dans son esprit, et, activement dans le transfert, pour essayer d'obtenir de moi que j'acquiesce à son désespoir, que je critique son arrogance envers K..., que je le punisse, et que je crée encore plus de désespoir et de sentiment d'inutilité chez chacun de nous. Ceci est l'usage masochique de l'angoisse dans son esprit et dans la séance. On peut voir alors quelque chose de l'excitation sexuelle d'une sorte très cruelle qu'il obtient par cette attitude, en examinant ses associations sur le ferrage du cheval.

Il y a l'image d'un fer brûlant introduit dans le pied du cheval et la fascination et l'horreur d'un enfant devant cela, qu'il conçoit comme destiné à faire souffrir délibérément, même si, par la suite, il a compris qu'il n'en était rien. Ainsi, je pus ensuite lui montrer sa complaisance à l'égard de sa terrifiante attitude masochique qui, à l'évidence, parcourt le rêve, se poursuivant de façon moins visible dans la séance, pendant que la souffrance, le désespoir, et la pseudo-paranoïa s'édifient. Il y a presque un début d'insight dans ce rêve, quand il demande à la femme qu'elle lui dise qu'elle est une sorcière et ressent vaguement l'espoir qu'elle va confirmer sa demande. Alors que nous récapitulions ceci, il commença à voir les choses très clairement et son attitude devint plus pensive et tranquille, et non plus désespérée et découragée. Lentement il ajouta que, bien sûr, il y a un problème, c'est que ce genre d'excitation sexuelle dans l'horreur semble si grande que rien d'autre ne peut être aussi important et excitant. Quand il prononça ces mots, ça avait été d'abord avec un accent d'insight et de vérité, mais un sentiment différent commença ensuite à s'installer au cours de la séance, comme s'il voulait réellement signifier qu'il n'y avait rien à y faire. Même son insight


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commença à contenir un autre message. Je pus ainsi lui montrer qu'il n'y avait pas seulement de l'insight, pas seulement de l'anxiété et du désespoir, à être ainsi piégé dans cette sorte d'excitation masturbatoire, mais qu'il y avait aussi maintenant du triomphe et une sorte de pique sadique à mon égard, comme s'il était en train de plonger un fer incandescent dans mon coeur, pour bien me faire sentir que rien de ce que nous étions en train de réaliser n'était aussi précieux que cela, et qu'aucun travail ne pouvait être accompli. Une fois encore il put voir les choses, et il fut ainsi possible de relier son excitation sexuelle masochique et désespérée à son triomphe sur son objet externe et interne, ainsi rabaissé.

Dans cet exemple, j'ai essayé de montrer comment l'excitation masochiste recouvrait au même moment de profondes angoisses, activées par sa situation professionnelle et en rapport avec le sentiment qu'il était rejeté, non désiré, insuffisant et coupable. Mais on ne peut les aborder que si l'usage et l'exploitation masochistes qui en sont faits sont traités en premier lieu. Si on procède autrement, on tombe dans une situation fréquente avec ces patients, où les interprétations semblent entendues, mais où une partie de la personnalité du patient traite l'analyste avec mépris, ricanement et moquerie, quoique la moquerie et le mépris soient silencieux.

Reste encore un problème de première importance : pourquoi ce type d'autodestruction masochiste est-il ainsi auto-entretenu ? Pourquoi a-t-il une telle emprise sur ce type de patient ? J'en ai déjà donné l'une des raisons, qui est indéniable dans cet article : c'est le plaisir sexuel pur et inégalable du masochisme inflexible. Cependant, habituellement, il est très difficile durant de longues périodes, pour de tels patients, de saisir qu'ils sont comme drogués, qu'ils sont « accros » à cette sorte d'autodestruction. Avec A..., à l'époque où nous sommes parvenus au rêve de l'attaque sexuelle dans la caverne, nous avions élaboré beaucoup de tout cela et il sentait consciemment qu'il était sous l'emprise d'une drogue dont il croyait qu'il aimerait être libéré. Mais il sentait que la part de lui-même qui voulait être libre n'était en rien aussi puissante, ni les résultats possibles aussi attrayants, que l'attirance de la drogue. Et cela, il ne pouvait le comprendre.

Ce problème doit être considéré en partant de la passivité de ces patients, que j'ai mentionnée au début de l'article, quand j'ai décrit comment l'attraction de la vie et de la santé semble clivée et projetée dans l'analyste.

Dans des cas sévères, qui se poursuivent parfois pendant des années,


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on peut voir en gros ceci dans le transfert : le patient vient, parle, rêve, etc., mais on a l'impression qu'il y a très peu d'intérêt actif réel pour le changement, le progrès, la remémoration, ou l'idée que le traitement mène quelque part. Le tableau se précise lentement. L'analyste semble être la seule personne dans la pièce à se soucier activement du changement, du progrès, de l'épanouissement, comme si toutes les parties actives du patient avaient été projetées en lui. Si l'analyste n'est pas conscient de cela et par conséquent ne peut pas focaliser ses interprétations sur ce processus, une collusion peut survenir dans laquelle l'analyste, soigneusement, peut-être avec tact, se manifeste, tente d'éveiller l'intérêt du patient ou de l'alerter. Le patient répond brièvement pour se retirer tranquillement de nouveau, et laisser le mouvement suivant à l'analyste, et une partie essentielle de sa psychopathologie est mise en acte dans le transfert. Le patient se retire constamment vers une forme silencieuse de paralysie léthale, proche d'une complète passivité. Quand ces parties vivantes du patient demeurent continuellement clivées et projetées, cela signifie qu'est projeté l'ensemble de sa capacité de désirer, d'apprécier, d'éprouver le manque et d'en souffrir, etc., le matériau même dont est faite la relation véritable à l'objet total. Le patient reste avec sa toxicomanie et sans les moyens psychologiques pour la combattre. Pour moi, par conséquent, comprendre la nature de cette apparente passivité est techniquement de première importance avec ces patients. Bien plus, cela signifie que grâce à ce clivage et à cette projection des instincts de vie et d'amour, l'ambivalence et la culpabilité sont en grande partie évacuées. Au fur et à mesure que ces patients progressent, qu'ils deviennent mieux intégrés et que leurs relations deviennent plus réelles, ils commencent à ressentir une douleur aiguë indifférenciée, mais extrêmement intense, qu'ils vivent quelquefois presque comme une douleur physique.

Je pense que c'est souvent dans ces périodes de l'analyse où le patient commence à faire l'expérience de la sollicitude et de la souffrance, qu'on peut voir survenir de rapides régressions aux anciennes méthodes masochistes pour esquiver la souffrance, régressions liées essentiellement à l'histoire et au comportement infantiles. Pour donner un très bref exemple : A..., après une période positive de son analyse fait un rêve dans lequel :

sa mère, morte ou moribonde, était allongée sur une dalle ou un divan et lui, avec un sentiment d'horreur, était en train de lui arracher des morceaux de peau brûlée par le soleil, d'un côté du visage et de les manger.


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Je pense qu'il évite de prendre conscience du saccage de la bonne expérience analytique et d'en sortir coupable, en nous montrant ici à la place comment il s'identifie encore avec l'objet endommagé en le mangeant. Il est aussi important de voir le lien entre la douloureuse épouvante pleine d'excitation physique et ses comportements anciens tels que se ronger les ongles ou s'écorcher, qui nous sont familiers.

Freud, bien sûr, décrit le processus de l'identification dans « Deuil et mélancolie » (1917) et il ajoute aussi : « L'autoreproche dans la mélancolie... est sans doute plaisant... »

En dépit de certaines analogies importantes, les patients que je décris ne sont pas « mélancoliques » — leur culpabilité et leur capacité de se faire des reproches sont trop bien évacuées ou avalées par leur masochisme.

Mon sentiment est que ces patients, quand ils étaient des nourrissons, ne se sont pas simplement, de par leur pathologie, détachés des frustrations, des jalousies et des envies, par un état de repli, pas plus qu'ils n'ont été capables d'exprimer leur rage par des hurlements vis-àvis de leurs objets. Je pense qu'ils se sont enfermés dans un monde secret de violence, dans lequel une part de leur self a été dressée contre une autre, des parties de leur corps étant identifiées à l'objet blessant, et que cette violence a été intensément sexualisée sur un mode masturbatoire et s'est souvent exprimée physiquement. Nous voyons cela, par exemple, dans le fait de se cogner la tête, de s'enfoncer les ongles dans les poings, de se tirer les cheveux, de les tordre et de les couper, jusqu'à ce que ça fasse mal, et c'est ce à quoi nous assistons encore en entendant leur ressassement verbal se poursuivre à longueur de temps. Si on arrive à pénétrer sur ce terrain et si les patients peuvent reconnaître, d'ordinaire d'abord avec difficulté et rancoeur, l'excitation et le plaisir qu'ils tirent de ces auto-agressions apparentes, ils peuvent habituellement nous montrer leur prédilection personnelle. Un de mes jeunes patients de ce groupe se tirait encore les cheveux et les mettait en pièces, alors que les choses allaient bien dans l'analyse. Un autre, un homme plus âgé, qui parlait de tout le temps qu'il avait perdu à ressasser, avait l'habitude, dans les moments de grande contrariété, de s'allonger sur le sol, de boire et de mettre sa radio le plus fort possible comme pour s'engouffrer à corps perdu, imprégné par le rythme, dans une orgie sauvage. Il m'apparaît qu'au lieu d'aller de l'avant, de nouer des relations réelles et d'avoir des contacts sociaux et corporels avec des gens, comme le font les petits enfants, ils se replient apparemment sur eux-mêmes et évacuent leurs relations en vivant sur ce mode sexualisé dans le fantasme ou dans un


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fantasme exprimé par une activité corporelle violente. Cet état profondément masochiste a alors sur ce patient une emprise plus forte que l'attirance pour des relations humaines. Quelquefois cela peut être considéré comme un aspect d'une authentique perversion, et dans d'autres cas comme un aspect d'une perversion de caractère.

On aura vu que dans cet article je n'ai pas cherché à discuter la valeur défensive de cet équivalent de la toxicomanie. Il y a pourtant un aspect du problème que j'aimerais mentionner avant de terminer. Il s'agit de quelque chose qui concerne la torture et la survie. Aucun des patients de ce groupe, parmi ceux que j'ai en tête, n'avait connu une histoire infantile désastreuse, encore que, d'un point de vue psychologique, cela avait presque certainement été le cas en un sens, comme un manque de chaleur, un manque de compréhension vraie et quelquefois un parent très violent. Cependant, dans le transfert, on peut avoir le sentiment d'être entraîné jusqu'à une limite où, comme je l'ai dit, le patient et l'analyste se sentent tous deux torturés. De la difficulté que ces patients éprouvent à attendre, à prendre conscience du manque ou même de la forme la plus simple de culpabilité, j'ai acquis l'impression qu'ils ont vécu nourrissons de telles expériences virtuellement déprimantes comme une terrible douleur qui confine au supplice, et qu'ils ont essayé de la prévenir en reprenant à leur compte la torture, en s'infligeant une souffrance mentale, et en bâtissant à partir de là un monde d'excitation perverse ; ceci milite nécessairement contre une quelconque avancée vers la position dépressive.

Il est très dur pour nos patients de découvrir qu'il est possible de renoncer à de si terribles délices pour les plaisirs incertains des relations vraies.

BIBLIOGRAPHIE

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Freud, S. (1924), The economic problem of masochism, SE, 19.

Meltzer, D. (1973), Sexual States of Mind, Perthshire, Clurde Press.

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life and death instincts. An investigation into the agressive aspects of

narcissism, Int. J. Psychoanal., 52, 169-178. Steiner, J. (1982), Perverse relationships between parts of the self : A clinical

illustration, hit. J. Psychoanal., 63, 241-252.

Miss Betty JOSEPH 36 Clifton Hill London NW8 OQG


ERIC BRENMAN

LA SÉPARATION : UN PROBLÈME CLINIQUE 1

Depuis longtemps, à la suite de l'observation de changements notables chez leurs patients à la suite des week-ends, des vacances et des interruptions entre deux séances, le problème de la séparation intéresse les analystes. L'analyste peut également observer des réactions aux silences en séance, et la qualité du séparer et du rapprocher, normale et pathologique, telle qu'elle se manifeste dans le travail quotidien avec le patient.

Confronté à la séparation, un patient relativement sain, est habituellement capable de supporter une certaine quantité d'angoisse, de frustration, d'avidité, d'envie, de jalousie et de haine. Un tel patient a la représentation intérieure que l'analyste veille sur lui tout en ayant un commerce mutuel agréable avec d'autres. Il éprouve l'analyste comme soucieux de la vie du patient en dehors de l'analyse sans être trop perturbé par une intrusion excessive ni une identification projective pathologique.

Si le noyau d'une relation suffisamment bonne entre le patient et ses objets est assez bien établi, l'analyste est alors dans une position fructueuse pour montrer les conséquences de la séparation. L'analyste peut montrer comment la relation créative réelle se trouve perturbée par la séparation, à cause des sentiments de jalousie, d'envie et de frustration, etc. Il appartient à l'analyste de préserver ce qui a été acquis en analysant la souffrance, les reproches, les procédés destructeurs et défensifs employés par le patient qui détruit les acquisitions importantes faites ensemble. Ainsi, l'analyste peut-il contribuer à rétablir les bons aspects du travail fait ensemble et fournir au patient l'occasion de voir ce que les éléments destructeurs et défensifs ont produit pendant la séparation. Le patient peut alors faire le deuil de cette perte, faire face à la

1. Séparation : A Clinical Problem, in Int. J. Psychoanal., 1982, 63 (3), 303-310, présenté au XXXIIe Congrès international de Psychanalyse, Helsinki, 1981, trad. de l'angl. par Michel Vincent et Gilbert Diatkine.

Rev. franç. Psychanal., 4/1986


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culpabilité à cause des dommages produits, et travailler de façon réparatrice à reconstruire la vérité. Pour cela, il faut que le patient soit relativement sain. Parfois cependant, la gravité de la maladie va contre cette compréhension, soit en partie, soit virtuellement in toto. C'est ce problème que je souhaite traiter ici et il appelle une contribution plus importante quand l'analyste est le témoin de réactions répétées à la séparation qui persistent à n'être pas reconnues par le patient.

Le patient peut passer à l'acte : il peut se livrer à des activités sexuelles sans amour, se bourrer de nourriture, de boisson, de haine, de critiques et de reproches pour se sentir plus fort. Il peut devenir excessivement intrusif ou, de façon projective, se sentir excessivement envahi par les autres. Il peut s'occuper à des activités sans fin pour éviter l'expérience de la séparation, faire des projets de déménagement, rêver de relations idylliques, ou tendre à se fondre dans, ou à adhérer à, des objets. Il peut inventer des menaces qui requièrent une attention constante, s'absorber dans des activités paranoïdes, dans le soin de sa forme physique, dans l'hypocondrie ou dans différentes formes de masturbation. Ainsi la séparation n'est pas reconnue consciemment. Elle n'est pas ressentie grâce à un attachement compulsif à des objets divers : excitants, haineux, idylliques, etc., qui réclament un attachement pathologique constant pour éviter de se rendre compte de ce qui manque.

La diversité des activités défensives est sans limite. Les activités perturbantes, qui pourraient mériter l'attention par elles-mêmes, sont utilisées pour occuper l'analyste et le patient afin d'obscurcir l'importance primordiale du fait de la séparation. Ces procédés garantissent qu'il n'y a pas d'espace (pas d'expérience de réparation) dans lequel on pourrait être conscient de la survenue de la séparation. L'analyste peut être conscient de ce que la séparation a des conséquences catastrophiques. Nous avons tous fait l'expérience d'assister aux effets de la séparation sans pouvoir facilement donner sens à cette connaissance pour le patient.

Le domaine clinique auquel je m'attacherai est celui de la maladie dépressive — la mélancolie. Je voudrais nous rafraîchir les idées avec quelques observations cliniques de Freud (1917) et d'Abraham (1924).

Le tableau clinique est celui d'un patient qui se sent déprimé et sans espoir, inutile et futile. Il se sent jugé par un surmoi avec lequel il se sent en accord : il ne vaut rien, est un voleur et un fraudeur. Sa vie n'est qu'un mensonge et il a usurpé une approbation imméritée. Le patient est convaincu qu'il n'y a rien pour le sauver, il ne mérite pas d'être aimé et il mérite de souffrir et d'être excommunié.

A des époques différentes, Freud et Abraham ont pu montrer qu'un


La séparation : un problème clinique 1161

tel patient traitait les objets exactement comme son sur moi le traitait lui-même. Ils ont par ailleurs démontré que, dans le transfert, l'analyste était l'objet d'un mépris omnipotent. Loin d'être humble, ce qui serait en rapport avec la description que le patient fait de lui-même comme de quelqu'un sans valeur, il traite l'analyste comme une personne prétentieuse, inutile, sans valeur et indigne d'être aimée; une personne sans signification qu'il faut torturer et excommunier. Ainsi le patient juge-t-il, ainsi est-il jugé. On peut envisager que le patient fut ainsi jugé, disons, par ses premiers objets, et que maintenant il se venge en jugeant de même ces objets. Je n'entrerai pas dans la controverse de savoir qui a commencé. Le tableau clinique est celui d'un patient et de ses objets internes prisonniers d'une escalade d'interaction mutuelle selon un modèle lié au sado-masochisme et à l'agression fondée sur le cannibalisme oral.

Freud a fait remarquer que ces patients sont fixés à ce type dé relation d'objet et qu'ils ne cherchent pas de meilleurs objets : ils sont pris au filet des attachements et de la haine. C'est-à-dire qu'ils sont séparés d'un meilleur objet qui, pour autant qu'il s'agisse de leur propre perception, n'existe pas.

Abraham a pu montrer que, pendant les séances, ces patients traitent leurs objets comme s'ils étaient leur possession (dans une équation de l'objet avec les faeces). Pour cette raison, ils n'ont pas véritablement le sentiment de perdre un objet d'amour. Parce que l'objet est possédé, la séparation est considérée comme un échec de l'analyste à remplir ses obligations — c'est un déserteur qui néglige ses devoirs et qui s'adonne à des plaisirs sensuels dégoûtants. Si l'analyste assurait un service permanent, ceci serait considéré comme allant de soi et seules ses déficiences seraient notées comme la cause de reproches justifiés — le patient serait séparé d'une relation partagée de compréhension.

Ce modèle correspond à la nature cruelle du surmoi. Ce juge suprême ne voit que les fautes morales, n'a aucun égard pour les bons aspects de la personne, ni aucun souci des circonstances difficiles qui ont conduit à ces imperfections. Le surmoi cruel exige comme allant de soi un service entier, une moralité rigoureuse, et une bonté absolue. Tout échec est justiciable d'une punition cruelle et du bannissement. Il possède le patient comme un dieu tout-puissant qui réclame une soumission totale, l'obéissance et l'adoration. Le patient traite son analyste de la même façon.

Quand il est séparé d'un objet humain suffisamment bon, le patient n'est pas seul, mais reste en relation constante avec un surmoi tortionnaire. Si, dans le transfert, cet analyste surmoi est tout ce que le patient


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possède, alors il sera bien avisé de s'en séparer. Mais s'il le fait, il se retrouve terrifié par un vide absolu qu'habitent des persécuteurs primitifs : c'est l'enfer. II ne peut pas vivre avec l'analyste et ne peut pas vivre sans lui.

Des auteurs plus récents, en particulier ceux de l'école kleinienne, ont montré que le surmoi cruel primitif est associé à une organisation narcissique puissante qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher le patient et l'analyste d'accéder à un objet humain suffisamment bon, se faisant de la compréhension humaine une faiblesse et une lâcheté méprisable. Les forces à l'oeuvre tentent de séparer à la fois le patient et l'analyste d'une relation dans laquelle l'amour normal et l'entreprise humaine créative pourraient être appréciés. Comme toute folie, son but est de pénétrer dans la santé pour en prendre la place. Elle sépare de l'accès à un jugement sain par son ingénuité séductrice en persuadant le sujet que l'humilité de la vérité n'a pas besoin qu'on lui rende hommage. Elle écarte avec mépris la culpabilité et la sollicitude, facteurs qui s'élèvent contre de telles violations. Comme dans la propagande de guerre, la vérité est la première victime.

L'identification à la folie conduit à employer des défenses qui associent le triomphe maniaque et la paranoïa pour séparer le sujet de relations humaines. Ces défenses sont bien connues dans l'histoire sociale de l'homme en état de guerre. Dans cette situation, le meurtrier est séparé de la connaissance des vraies valeurs humaines et de la conscience de la culpabilité attachées à leur destruction.

L'analyste n'a pas de mal à reconnaître une activité aussi massive. Cependant, des défenses maniaques et paranoïdes subtiles, et moins perceptibles, peuvent échapper à l'attention et être employées pour éviter la prise de conscience des aspects douloureux de la séparation d'avec une bonne relation humaine. De même, d'autres défenses, telle l'idéalisation, voisine de la manie par laquelle l'analyste est pourvu de toutes les vertus que le patient se reconnaît, sont faciles à observer dans leurs manifestations les plus évidentes, mais peuvent être utilisées de façon plus subtile pour séparer à la fois l'analyste et le patient de la vérité et de la reconnaissance de ses mutilations.

Freud a donné une indication essentielle particulièrement significative, en montrant qu'au cours du deuil, l'endeuillé sait ce qu'il a perdu ; alors que dans la mélancolie, il doit bien y avoir la perte d'un objet aimé mais la perception du patient est ainsi faite qu'il ne sait pas ce qu'il a perdu : c'est un fait d'une importance clinique considérable. Je pense que nous pouvons ajouter en toute confiance que ces patients,


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destructeurs et omnipotents, ne savaient pas la valeur de ce qu'ils recevaient de Freud et d'Abraham. Cette indication a été développée par Melanie Klein (1957) qui a montré que les attaques du patient aboutissaient à la perception d'un objet complètement mauvais ; elle le précise encore dans son travail sur la composante destructrice de l'envie.

En résumé :

1 / Il faut une certaine santé et une bonne relation pour comprendre la séparation, élaborer la douleur, la perte, et préserver une bonne internalisation.

2 / A des degrés divers, de nombreux patients plus perturbés n'ont pas assez bien constitué des objets secourables et des parties disponibles du self. Ils s'accrochent et haïssent sur un mode sado-masochiste et sont séparés de l'aide créative. Ils sont pris au piège dans un cercle vicieux.

3 / Ils s'introduisent dans leurs objets et sont soit fusionnés dans une illusion idéale, soit engagés dans une intrusion destructrice qui leur donne, par projection, le sentiment d'être envahis par des persécuteurs.

4 / Dans la mélancolie, le patient croit qu'il n'y a pas de bonté véritable et il se trouve sous l'étreinte d'un surmoi qui lui donne le sentiment d'être inutile et sans valeur et qu'il n'y a rien de bon dans les autres : il est séparé de l'espoir. La bonté est écartée et prise pour un délire comme le ferait un personnage d'une pièce de Beckett. Dans ces cas, les éléments douloureux et mauvais ne sont pas forcément verbalisés dans l'analyse; les patients sont dépouillés de la bonté chez les autres et en eux-mêmes, et séparés de l'accès à l'aide et à l'espoir. Dans le deuil normal, des éléments mélancoliques sont présents, mais l'endeuillé peut s'appuyer sur la bonté des personnes qui le soutiennent et l'aiment, sur leur propre amour et sur ses souvenirs bons, pour commencer à se rétablir. Le mélancolique est séparé d'une aide semblable et il s'accroche à des reproches qui sont tout ce qu'il possède.

5 / Ces patients sont séparés d'une aide bonne pendant la séance et lui substituent l'idéalisation, la fusion, les reproches et l'excitation. Ils sont coupés d'une relation créative personnelle et « l'interprétation psychanalytique » est ressentie comme dépourvue de l'humanité qui crée la compréhension. Ainsi n'y a-t-il pas de responsabilité partagée ; l'une des parties est ressentie comme totalement responsable et totalement blâmable. Aucune relation créative valable n'est produite par ce commerce dont le patient pourrait sentir que lui et son analyste y partagent quelque chose qui doit être protégé et développé.


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Il manque la possibilité d'une satisfaction mutuelle dans le développement. Je souhaite examiner comment le patient se sépare d'une relation utile et comment il peut la recouvrer. J'essaierai d'illustrer certains problèmes posés par l'interprétation de l'angoisse de séparation dans la clinique en me référant à un patient qui souffrait de crises de mélancolie.

Mon patient est un Anglais séduisant, de bonne présentation, âgé de 31 ans. Il a été externe dans un collège bien connu et il a bien réussi dans une université prestigieuse. C'est l'unique enfant de parents ambitieux. Ils avaient perdu une partie considérable de la fortune familiale pendant la guerre et son père s'était résolu, non sans succès, à rétablir la fortune et le prestige social de la famille. Les parents sont morts tous les deux d'une maladie tropicale pendant qu'ils étaient à l'étranger pour un voyage d'affaires alors que ce patient avait 25 ans.

Le premier récit que le patient fit de ses parents les montrait ambitieux, autoritaires et dépourvus d'affection. Selon le patient, leur principal souci était qu'il ne fût jamais en situation d'être pauvre et d'avoir le sentiment d'être une nullité ; au contraire, il lui fallait atteindre la richesse, le succès et le prestige. Ses parents l'aidaient à obtenir ses succès et lui prodiguaient très peu d'affection personnelle ; le père était le personnage important et la mère était une servante dévouée, une alliée pour assurer la place de la famille dans la société. Ce tableau très dur s'est modifié pendant l'analyse, mais il dominait inconsciemment les pensées du patient et, dans une certaine mesure, il est toujours présent. Le patient raconta que sa moindre défaillance à l'école plongeait sa famille dans la désolation, puis la réprobation, l'invective et le rejet. Ce récit du patient impliquait qu'il était séparé de l'amour et de l'intérêt de parents aidants. Je remarquais qu'il n'aspirait pas à être aimé ni aidé, mais qu'il se déchaînait contre les négligences supposées et les mauvais traitements en tenant beaucoup à ces reproches. Au cours de l'analyse, des souvenirs plus tendres furent retrouvés.

Le patient avait eu des épisodes mineurs d'effondrement à l'école : il était alors déprimé, ne pouvait pas travailler, était considéré comme un raté, et fut plusieurs fois sur le point d'être renvoyé de l'école préparatoire. Pendant ces épisodes, il avait tendance à se masturber compulsivement, et il avait une compulsion à aller au cinéma.

Sa réussite à l'université se situait dans un domaine d'étude en opposition au souhait de ses parents de le voir devenir un homme d'affaires ou d'entrer dans une profession bien établie. Son travail intellectuel, dans lequel il connaissait un succès considérable, comportait une étude détaillée de la nature destructrice des systèmes autoritaires et la recherche d'alternatives.

Ses premières fiançailles furent rompues parce que sa fiancée ne supportait pas ce qu'elle croyait être une dévalorisation autoritaire omnipotente d'ellemême, et elle l'abandonna. Sa première analyse aboutit également à une rupture. Il souffrait de graves épisodes dépressifs, avec des symptômes graves, mais il s'arrangeait pour éviter l'hospitalisation et l'effondrement de sa carrière. Des épisodes de triomphe maniaque omnipotent n'entraînèrent pas d'effondrement clinique, mais une activité intellectuelle profuse et bien considérée dans certains domaines. Les éléments maniaques destructeurs étaient mis en actes dans ses relations avec les femmes. Il n'avait pas fait vraiment le deuil de ses parents.

Son analyse avec moi a montré des traits de caractère tels que ceux décrits


La séparation : un problème clinique 1165

par Freud et Abraham et qui opéraient au niveau le plus précoce de la dépendance infantile telle que l'a décrite Melanie Klein.

Le matériel que je vais présenter est celui d'un retour après une interruption due aux vacances pendant la troisième année d'analyse. Avant cette interruption, nous étions arrivés à une expérience assez positive de coopération et à des souvenirs. A son retour, il fit sentir sa réticence à reprendre l'analyse après ce qu'il décrivit sur le moment comme des vacances agréables, bien que, par la suite, il s'avéra qu'elles n'avaient pas été si agréables que cela. Il me donnait l'impression que je ne serais pas content d'entendre les bonnes nouvelles de ses vacances, et que je voudrais prétendre à une excessive importance de moi-même en sous-estimant ce qu'il avait fait, et son plaisir à le faire. En bref, il faisait comprendre que c'était une corvée de revenir me voir.

Il raconta alors deux rêves. Dans le premier rêve, il escaladait une montagne et il remarquait peu à peu que sa femme était sur ses épaules, entravant sa progression. Il était furieux qu'elle fût arrivée là sans l'avoir demandé et, en fait, sans qu'il le sache.

Il raconta alors le deuxième rêve dans lequel sa femme disait avoir été violée mais, dans le rêve, il croyait qu'elle avait séduit un homme et avait fait une déclaration fausse de viol; elle voulait un pénis en elle et refusait de l'admettre. Il était si furieux qu'il la battait ; non, pour autant qu'il puisse le dire, par jalousie, mais parce qu'elle ne voulait pas admettre son désir. Selon ce que j'ai compris de son rêve, ce dont sa femme avait besoin était sexualisé : elle se plaignait d'une intrusion, mais lui savait que c'était un mensonge. La responsabilité de la possessivité rapace et cruelle était projetée sur sa femme, qui était accusée de projeter cette pratique sur un tiers.

A cause de son attitude au retour des vacances, j'avais des raisons de croire qu'il me ressentait comme pesant insidieusement sur sa nuque et que j'étais une lourde responsabilité à porter. De plus, mon point de vue sur le deuxième rêve était qu'il sentait que je voulais me mêler de ses affaires et prétendre avec insistance que je lui avais manqué et qu'il me voulait. Je considérais qu'il croyait qu'avec mes interprétations omnipotentes je voudrais violer son esprit pour le rabaisser.

Après que j'eus interprété les rêves en ce sens, il associa en indiquant que le premier rêve lui rappelait une époque à laquelle il avait emmené une amie à la montagne pour lui montrer les splendeurs du paysage. Ils s'étaient perdus et il était devenu très anxieux. C'est elle qui l'avait réconforté et l'avait aidé à redescendre. Cela semblait être une invitation à ce que je lui montre à quelle hauteur il était et que je voie combien il était merveilleux, et aussi pour que je le réconforte et que je lé ramène sur la terre ferme. J'avais beaucoup de matériel pour une interprétation. J'interprétais donc l'association de son plaidoyer pour être réconforté et raccompagné sur terre avec son affirmation que je voulais m'imposer à lui pour mettre en évidence ma propre importance. Je le reliais à des expériences anciennes à propos desquelles il avait décrit son souhait d'être réconforté tout en accusant ceux qui le réconfortaient de vouloir s'imposer à lui.

Il continua en décrivant ses relations avec un ami d'études, dont il ne savait pas s'il lui parlait trop ou si cet ami lui volait ses idées pour des raisons qui lui étaient propres. Cette relation était désagréable parce qu'il ne pouvait pas en juger. Je pensais qu'une partie de lui éprouvait l'analyse comme des études dépourvues de sentiments personnels. Je lui interprétais son dilemme avec moi et le besoin qu'il avait de s'assurer de la nature de notre relation. Il ne parvenait pas à savoir si je l'utilisais ou s'il parlait et demandait tant que je l'en trouvais pesant. Je pointais qu'il y avait un état de fait comme dans le


1166 Eric Brenman

rêve. Il était difficile de voir ouvertement les désirs ou un besoin d'être porté et aidé.

Il me raconta alors un autre rêve fait pendant les vacances, et dont il se souvenait maintenant. Il discutait de questions psychanalytiques intéressantes avec trois psychanalystes distingués et internationalement connus. J'étais dans une autre pièce et la porte était fermée. J'étais assis tranquillement sans rien tenter pour faire irruption. Il ne fournit aucune association (aucune allusion à des Congrès Internationaux, dont il n'avait aucune raison d'être informé). La question semblait être que, dans le rêve, je ne frappais pas à la porte pour demander à entrer. Il semblait que je pouvais me contenir et que je pouvais supporter qu'il fût en aussi importante compagnie. Il était évident qu'il se trouvait « là où se passent les choses importantes » et que j'en étais exclu.

Le sentiment le plus net était que je me contenais trop, indifférent à la limite, ne manifestant aucun sentiment d'exclusion, aucune jalousie, ni aucune curiosité. Son seul commentaire fut que j'étais si posé — ce qui voulait dire « trop posé » — et que je vivais dans le mensonge. Le mensonge c'était mon déni d'une angoisse de séparation, mon refus d'en admettre la signification et mon déni omnipotent de ma jalousie et de ma rage. Ainsi était-il analysé par un analyste-parent qui n'était pas capable de reconnaître les problèmes de séparation en lui-même. J'interprétais cette expérience de mon indifférence et de mon refus d'admettre un sentiment d'exclusion et de mon souhait d'entrer. Je me suis demandé si le rêve avait été produit à l'instant pour attirer mon attention sur ma relative inactivité jusqu'à ce moment de la séance.

Il me dit alors qu'autrefois, à son retour de voyage, sa mère demandait à son père si elle lui avait manqué. Son père écartait la question comme s'il avait été offensé et il sortait de la pièce. Je lui dis qu'il croyait, ce qu'il croyait que je croyais, qu'admettre le sentiment humain qu'une personne vous ait manqué, ferait perdre la face et devait être rejeté, car la conviction d'une complète autosuffisance était considérée comme plus importante que l'estime l'un pour l'autre de deux êtres humains, au mépris omnipotent de la vérité humaine.

Je lui montrai aussi que si l'élément « perdre la face » était si important pour lui comme pour moi, il n'y avait plus que deux menteurs extraordinairement dépendants l'un de l'autre, dont chacun prétendait à une totale autosuffisance et qu'ainsi il se trouvait séparé de toute expérience de la rencontre avec une personne ayant véritablement soin de lui et qui aurait le courage d'admettre des besoins humains ordinaires. Il avait écarté la question, il ne savait pas ce qu'il avait perdu, et il était coupé du bon travail et de la bonne relation que nous avions édifiés avant les vacances.

A mon avis, c'est seulement après que ces éléments ont été relevés et explorés en détail qu'une analyse fructueuse du sado-masochisme est devenue possible. C'est-à-dire que, bien qu'il y eût à l'évidence un aspect sado-masochiste, par exemple, dans le rêve du viol ou dans son rejet de moi, dont il triomphait par son commerce avec trois analystes importants dans le troisième rêve, ce qui manquait à ce moment-là, c'était la présence d'une relation avec un être humain ayant soin de lui et qui utilisât son esprit pour le comprendre de façon créative et secourable. Je crois que, dans ces cas, la seule interprétation du sado-masochisme est ressentie par le patient comme la confrontation d'une omnipotence cruelle et d'une omnipotence contraire.

A mon avis, si un déprimé a l'impression qu'il n'a aucune signification personnelle, il croit que l'omnipotence est la seule ressource qui lui reste. De même s'il ne donne aucune signification humaine à ses


La séparation : un problème clinique 1167

objets, il ne peut en ressentir à l'oeuvre que la brutalité primitive. Un déprimé n'a aucune foi dans la bonté. La bonté ne peut être retrouvée si un surmoi brutal ne fait que lui montrer à quel point il est mauvais. C'est ainsi que le patient perçoit l'analyste, et il ne peut en avoir une autre perception jusqu'à ce qu'il ait été aidé à redécouvrir ce qu'il a perdu.

Au cours d'un deuil réussi, lorsque l'objet est perdu, au début, l'endeuillé se sent seul, dépouillé, il hait l'objet perdu parce qu'il est mort, et il s'en sent en quelque sorte responsable. Mais, à travers le deuil, il retrouve la bonne relation dont il a joui, et il chérit cette relation et il en chérit les souvenirs en lui. Il dit adieu à l'objet externe et il reconstruit les aspects passés créatifs de cette relation, qui vont servir à construire de nouvelles relations avec des personnes et dans le travail. Il se laisse nourrir par de nouvelles expériences et il se donne à elles.

Cette capacité de faire le deuil de la séparation et de la perte n'existe pas de novo. Elle s'est construite auparavant dans la relation avec une mère, qui a fait face avec un certain succès à l'alimentation de son bébé après la séparation de la naissance, qui a apporté la frustration, l'avidité et l'anxiété et qui, ayant négocié ces problèmes de façon heureuse, a permis à de nouveaux développements de se produire. Le même processus se répète à chaque sevrage, ce qui inclut le fait d'aider le nourrisson à supporter la connaissance de la présence du père et les problèmes soulevés par la venue de nouveaux bébés. Ainsi, ces séparations de l'idéal recherché et d'une intimité plus satisfaisante sont-elles soutenues par la résolution de ces problèmes, grâce à une mère qui aide l'esprit créatif du nourrisson puis de l'enfant à faire ses deuils et à établir des créations nouvelles. La réussite du traitement de ces problèmes entraîne un développement nouveau et le plaisir de créer. Lorsque l'aide de la mère est insuffisante, ou qu'elle est excessive, ce qui nie la nécessité de faire face à ces situations, la haine et une anxiété insupportable ne trouvant aucun soulagement prédominent ; la capacité de deuil s'en trouve affaiblie.

Ainsi que je l'ai dit, la capacité d'aimer et de faire le deuil ne naît pas de rien mais elle a une histoire. Je pense que c'est à cela que pensait Abraham quand il parlait de la période libre dans la mélancolie.

Mon patient a montré la façon dont il traitait ces questions au cours de cette séance.

1 / II pouvait se comporter comme si je n'existais pas, et je devais endosser l'expérience d'exclusion et de séparation.

2 / Par moments, il ne pouvait pas supporter d'intervalle entre ce qu'il me disait et ma réponse. Pour éluder cette expérience, il exigeait


1168 Eric Brmman

que je réponde immédiatement et il se serait senti terriblement négligé s'il y'avait eu le moindre espace.

3/ Il forçait mon attention de différentes manières pour éviter notre séparation.

4 / Il essayait de m'entraîner dans un ménage à trois 2; lui, moi et un objet appelé « psychanalyse » qui nous accaparait sans cesse, nous faisant « parler boutique », de telle sorte que nous ne fissions jamais connaissance l'un avec l'autre, une façon de faire analogue à celle qui avait été la sienne pendant la séparation des vacances et que ses « rêves de vacances » ont illustrée.

5 / Des questions qui surgissaient dans notre relation pouvaient être « retranchées » et remplacées en nous occupant d'autre chose. C'était arrivé au cours de séparations antérieures lorsqu'il s'était coupé de la pensée de sa fiancée pour se laisser aller à une aventure en occultant la conscience d'être fiancé. De même, il pensait que je le retranchais de mes préoccupations au point que rien de lui n'existait plus pour moi lorsque j'étais engagé dans une autre relation.

6 / Au cours de deux séances consécutives :

a I soit il se comportait comme si la séance précédente n'avait pas eu

lieu; b I ou il continuait directement la séance suivante à partir de là où il en

était resté, comme si aucune séparation ne s'était produite.

Je ne peux pas discuter de tous les procédés qu'il mit en oeuvre, mais j'espère avoir attiré l'attention sur certains de ces éléments dans les trois rêves — par exemple :

1 / Au cours de l'ascension de la montagne, il n'éprouve pas la séparation, mais, à la place, il est chargé d'une femme qui colle à lui.

2 / Dans le second rêve, il est offensé par une femme qui n'admet pas avoir des besoins : il évite ainsi de reconnaître ses propres besoins et dénie toute responsabilité pour sa possessivité rapace et cruelle.

3 / Dans le troisième rêve, il n'éprouve pas la séparation, parce qu'il est en compagnie de trois analystes importants alors que je suis celui qui est laissé pour compte et il observe mes tentatives pour résoudre le problème. Dans ce rêve, il me voit déniant la douleur de la séparation et vivant un mensonge.

On peut voir que le patient déniait sa propre angoisse de séparation et qu'il s'intéressait à la façon dont les autres étaient supposés dénier

2. En français dans le texte.


La séparation : un problème clinique 1169

la séparation et la perte. Il s'arrangeait pour projeter les questions de séparation dans les autres et les accusait de vouloir s'introduire en lui, organisant de soi-disant épisodes de viol, ou en affichant une fausse contenance. Pendant la séance, il me prêtait l'utilisation de ces procédés. En même temps, il observait avec attention la façon dont je traitais la séparation d'avec lui, à la fois pendant les absences et pendant la séance même. Il m'apparut qu'il ne disposait pas du modèle d'un parent qui puisse faire face loyalement à la séparation et garder vivants les bons aspects de lui : c'est-à-dire qu'il voyait ses objets comme incapables de parvenir à la position dépressive.

La mère, les parents, ou l'analyste qui ne peuvent pas faire l'expérience d'une perte sont ainsi séparés de la connaissance qu'on a besoin d'un bon objet.

La mère est vécue à la fois comme séparée de la connaissance des aspects positifs de son propre bébé, et coupée des parties bébé d'ellemême qui lui permettraient l'empathie avec son bébé. Il en résulte que le patient a le sentiment d'être soigné par une mère analyste qui ignore ce dont il a besoin et ce qui manque. Au pis, le patient peut avoir le sentiment d'une mère qui pourrait savoir ce qui manque, et quelle douleur cause une perte cruelle, mais qui dénie cruellement toute aide à son bébé.

Pour cette raison, il est d'une importance vitale que l'analyste interprète en détail les bonnes parties perdues de la relation pour fournir l'expérience d'un parent qui peut tolérer de savoir ce qui est perdu et a foi en sa capacité de le supporter et de retrouver ces bons éléments perdus.

Dans un climat d'attente plein d'espoir, ponctué de doutes, de vengeance, d'envie et de mépris omnipotent, le patient observe ce qui se passe pour mettre l'analyste à l'épreuve. En bref, l'analyste doit avoir montré qu'il affronte la perte et la séparation avant que le sado-masochisme et l'omnipotence soient interprétés. Le changement thérapeutique survient grâce à un « changement de coeur », quand les bonnes parties peuvent supporter de savoir ce qui a été perdu, quelles qu'en soient les raisons.

La douleur de la perte, dans le passé, par défaut de précaution et par la destruction des objets est le point crucial de toute analyse ; le succès dépend de la qualité du traitement qui en est fait et de son élaboration. Le temps ne me permet pas d'examiner ce qui est en fin de compte le problème principal. Cependant, la base de la capacité d'élaboration de la douleur, de la dépression et de la culpabilité vis-à-vis de la responsabilité de la destruction, dépend de ce que l'analyste entretienne sa

RFP 38


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propre expérience de l'angoisse de séparation, et supporte la douleur de poursuivre sa route, lorsqu'il est bombardé par le rejet, le mépris et les reproches et de ce qu'il analyse et relie ces attaques aux expériences de séparation.

Dans « Se sentir seul », Melanie Klein écrit (1963) : « Un surmoi sévère ne pardonne jamais au sujet de ressentir des pulsions destructives : il exige que ces pulsions n'existent pas. Bien que le surmoi s'édifie surtout en utilisant une partie clivée du moi, sur laquelle se trouvent projetées les personnes, il est aussi inévitablement influencé par l'introjection de la personnalité des parents réels et de leur relation à l'enfant. Plus le surmoi est sévère, plus interne sera la solitude, les exigences rigoureuses ne faisant qu'accroître les angoisses dépressives et paranoïdes. » Les patients très déprimés se sentent seuls tout en ignorant leur solitude — ainsi que Klein l'a décrit, « ils se languissent d'un état inaccessible de perfection ».

Je voudrais ajouter que chez mon patient, du fait qu'il était « coupé » de ses relations et de ses sentiments suffisamment bons, l'exigence de perfection dominait toujours. L'existence d'une mère qui peut vous aimer en dépit de la perte de la perfection et qui peut faire le deuil de cette perte, et qui peut endurer la perte et pardonner la destructivité est une expérience essentielle. Pour reprendre le terme de Bion, le besoin d'un analyste qui parle la langue du succès plutôt que celle des blâmes est un sine qua non.

C'est un travail essentiel dans une analyse que de recouvrer ces bons aspects des parents, des objets, de l'analyste et du self qui sont perdus. On ne peut y parvenir que si l'analyste a pour objectif fondamental de faire apparaître ces éléments — car en leur absence, et sans leur fonctionnement, il n'y a pas grand-chose qui puisse modifier la destruction omnipotente, le surmoi cruel, ou proposer une alternative à l'idéalisation. L'analyste doit pouvoir montrer ce dont le patient est séparé alors que le patient n'est pas conscient de ce fait.

L'analyste doit fournir la force nécessaire pour résister aii mépris omnipotent, pour résister au pouvoir de la compulsion de répétition, alors qu'il est « programmé » pour agir le sadisme moralisateur ou une pseudo-tolérance masochiste ou encore pour proposer des moyens délirants idéalisés permettant d'éluder les problèmes.

L'accent mis par l'analyste sur ce dont le patient est séparé, et la capacité de l'analyste à rester en contact avec les efforts humains « suffisamment bons » permettent d'aborder en lui donnant un sens le problème de la séparation vécue en dehors et pendant les séances.


La séparation : un problème clinique 1171

RÉSUMÉ

Cet article traite des problèmes de séparation dans l'expérience clinique. Différentes défenses sont esquissées, telle la tendance aux activités sexuelles sans amour, la boulimie, l'intrusion excessive, l'idéalisation et les reproches paranoïdes, qui sont autant de moyens d'éviter l'angoisse de séparation. La plus grande partie de l'article traite, dans un cas clinique de dépression, de l'évitement de la prise de conscience de la séparation, à la fois pendant les séances et entre elles. On a tenté de montrer comment le patient fait en sorte que, dans sa vie, ce soit les autres, y compris l'analyste, qui sourirent des douleurs de la séparation. Ce patient prétendait également que ses objets et l'analyste étaient incapables de faire face à la séparation et qu'ils utilisaient des défenses omnipotentes dont le patient avait donné la démonstration. Le but de l'article et de montrer comment l'analyste peut traiter ce problème au cours de son expérience clinique.

BIBLIOGRAPHIE

Abraham K. (1924), « Contribution à la psychogenèse de la mélancolie », chap. IV de Esquisse d'une histoire du développement de la libido basée sur la psychanalyse des troubles mentaux, in OEuvres complètes, t. II, Payot, 1966, p. 279-286.

Freud S. (1917), Deuil et mélancolie, Paris, Gallimard.

Klein M. (1935), Contribution à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, in, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, p. 311-340.

— (1957), Envie et gratitude, in Envie et gratitude et autres essais, Paris, Gallimard, 1966, p. 9-94.

— (1963), Se sentir seul, ibid., p. 119-138.

Dr Eric BRENMAN

7 Regents Park Terrace

London NW3 3LJ



JEAN GUILLAUMIN

NÉGATION, NÉGATIVITÉ, RENONCEMENT, CRÉATION

Je vois quelque motif de penser que le réel pouvoir de la négation, comme différenciateur de l'identité première et organisateur de la psyché à l'aide des oppositions internes du discours, procède d'une part cachée et indomptée de la dynamique pulsionnelle dont elle doit se résoudre à utiliser la violence irrationnelle, en renonçant à l'inclure et à l'épuiser totalement dans sa logique clarifiante, afin de préserver les chances d'un devenir créateur.

Il n'est pas question pour autant de minimiser l'importance de la fonction du non pour l'élaboration rationnelle de l'expérience primaire. Ni de proposer de remplacer les contraintes réalistes qui travaillent la pensée, pour maîtriser les élans de l'affect et les oscillations de l'ambivalence, par un primat donné inconditionnellement au quod libet du désir.

J'observe simplement que divers arguments cliniques, et la rigueur même de l'approche métapsychologique à laquelle nous a initiés Freud, pèsent dans le sens d'une révision des vues un peu plates — si rassurantes par ailleurs — auxquelles conduit parfois la lecture de l'article de 1925 sur la Verneinung. Vues qu'on pourrait résumer ainsi :

1 / Le processus de la négation donne, au prix d'une dépense minime d'énergie, un statut représentatif verbal et conscient excluant la décharge à une partie de nos représentations de choses inconscientes, en les marquant d'un signe d'extériorité à l'intérieur même de l'appareil psychique.

2/ Il autorise par là et accomplit la désexualisation de la pensée par l'articulation de la topique à un opérateur logique en processus secondaire, soumis au principe réaliste de non-contradiction ou

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d'identité, et interdisant l'équivocité des jugements d'existence et d'attribution, en même temps que l'ambivalence qui en découle.

Cette assez merveilleuse machinerie mentale a cependant besoin d'une chiquenaude énergétique, d'un léger clinamen pulsionnel pour naître et fonctionner. Freud l'a concédé, le « quantum » énergétique nécessaire à la pensée, et donc à son opérateur négatif, est peut-être faible mais il n'est pas nul. Qu'en est-il alors exactement du statut de cet enfant perdu du destin des pulsions ? La question se pose déjà, de manière générale, en termes de ce « déplacement de faibles quantités », dont parle ailleurs Freud et qui, caractérisant la pensée, permet de la considérer — quelle qu'en soit la forme — comme une « action expérimentale, une exploration motrice d'essai ». D'où vient cette énergie, dérivée en feed-back du processus primaire, et utilisée pour le traiter à l'aide d'une nouvelle inscription ? Ne faut-il pas un désir de pensée, qui n'est pas encore lui-même une pensée ? On peut répondre, on l'a fait, et la réponse est juste, encore qu'insuffisante, que le désir de pensée, l'impulsion première, fournit précisément ce reste à élaborer qui alimente le mouvement pour aller plus loin, ce qu'A. Green appelle la « vie » du discours. La pensée continue, une fois lancée, parce qu'elle s'irrite elle-même de ne pouvoir neutraliser ici et maintenant ce qui la fait pensée...

Mais les choses se compliquent si on envisage plus précisément le problème de l'opérateur négatif de la pensée, de cet équivalent de refoulement sans refoulement qu'est le « non ». Caractéristique du seul processus secondaire comme tel, le non énoncé requiert une énergie d'arrêt, d'opposition, dont le mécanisme virtuellement infini du mouvement de la pensée ne rend pas compte, ne pouvant suffire à la produire. Nous le voyons bien dans les cures psychanalytiques. Si certains patients nient beaucoup, trop pour que cette forme de résistance négativiste nie véritablement quoi que ce soit, d'autres ne nient manifestement jamais, et, du coup, renient tout sans rien opposer à rien.

A bien peser les faits, et les mots de la théorie, il semble que le quantum énergétique engagé dans la négation ne soit point du tout médiocre, que sa position d'arrêt dans le discours, de disjoncteur ou de plaque tournante exige une grande résistance aux pressions pulsionnelles, au désir de transgression instinctuel. Et cette exigence est plus grande, plus radicale encore s'il s'agit, dans l'élaboration de l'appareil psychique, du non du commencement, du jugement de choix


Négation, négativité, renoncement, création 1175

initial qui rend les autres possibles. Car à partir du moment où une première séparation claire est posée entre ce qui est admis et ce qui est rejeté, entre l'intérieur et l'extérieur, c'est de proche en proche, et comme par une division en arbre dans la logique binaire, que les « non », des non de moins en moins violents et coûteux, vont pouvoir se déployer et s'organiser en réseau : à un certain degré d'affinement, la pensée secondaire pourrait presque se penser toute seule, nous le vérifions aussi dans la défense rationalisante et intellectualisante de tels de nos analysés. Mais le non premier, l'Urverneinung en quelque sorte, d'où vient-il, où puise-t-il la force dont il a besoin pour s'opposer à un flux de désirs presque égal à celui qui le contre-bute et parvient à l'arrêter ?

Freud ne nous renseigne pas sur ce point. Mais il ne nous laisse pas d'illusion. La façon qu'il a de rapporter sans détour la Verneinung (et la Bejahung) à l'étayage pulsionnel oral nous contraint à entendre la mise en place de cette limite, butoir de l'identité du Moi et de ses compartiments internes, qu'est le non originel du jugement comme le représentant de formidables charges primaires auxquelles il sert, dans le processus secondaire, de clé de voûte. Négligeable peut-être, l'énergie qui déplace le non une fois constitué, ou qui, à l'intérieur des espaces qu'il a déjà isolés et définis, divise encore et encore les termes du réel avec ceux du discours. Mais nullement celle qui plante et maintient la première pile dans le torrent et permet les scissiparités ultérieures.

Deux raisons, cependant, pourraient sans doute militer pour banaliser, sinon pour minorer, la dépense engagée. Mais elles paraissent douteuses. Enonçons-les néanmoins, pour les discuter. La première tient à la clinique. Nous croyons souvent noter — quand tout va bien — une certaine progression « naturelle » du pouvoir d'opposition raisonnable et de choix du patient au cours de l'avancement de la cure analytique. Comme si le processus d'identification/projection qui est constitutivement inhérent aux mouvements du transfert, au jeu transféro-contre-transférentiel, à l'interprétation et aux prises de conscience suffisait à réguler en souplesse une sorte d'homéostasie, génératrice d'évidences que la négation n'aura plus qu'à fixer, tranquillement, le temps venu.

L'autre argument est plus théorique, mais il y a aussi quelque apparence clinique pour lui.

On peut en effet se demander si la conceptualisation freudienne n'a pas manqué à reconnaître l'existence dans l'appareil psychique


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de certains états énergétiques à haute charge, qui ne relèvent ni de l'énergie d'écoulement obéissant au principe d'excitation-décharge (sur un mode voisin de celui régissant les neurones du Projet), ni de l'énergie flottante du type de l'angoisse, ni de l'énergie « libre » et « désexualisée » circulant dans la psyché en bonne santé, ni de l'énergie investie circulairement dans la répétition, ni enfin de celle liée par la représentation. Je pense à des états d'énergie liée d'une autre manière (ou faudrait-il dire : bloquée ?) : par des condensations d'images qu'on pourrait dire statiquement actives, et généralement par des formations situées à la limite du moteur pur (ou du sensorimoteur), et du registre psychique représentatif.

De tels états, en dehors de la psychanalyse, C. G. Jung a eu probablement une sorte d'intuition, traitée ensuite par lui dans une ligne un peu « mystique », pour dire comme Freud. Et au sein même de la psychanalyse, on en trouve une approche chez W. R. Bion à travers sa notion d'éléments « Bêta », comparable à des rocs d'énergie brute, bloquant toute processualité. Peut-être y a-t-il aussi quelque chose d'analogue dans certains des concepts développés depuis quelques années à propos des phénomènes de « Crypte » mnésique (N. Abraham, M. Torok). Quoi qu'il en soit, non seulement on peut, mais même il semble qu'on doive prendre en compte des modalités énergétiques susceptibles de jouer dans la pensée, à des titres variables, un rôle de condensateur énergétique d'arrêt, à l'aide de caractères intermédiaires entre ceux de la représentation et ceux de l'acte. On pourrait admettre que la représentation verbale « non » et les indices négatifs du discours relèvent de cet ordre de chose. Ce qui expliquerait qu'ils soient efficaces sur la pensée, et à la fois organisateurs de l'affect et du comportement. Leur étrange statut leur conférerait un double pouvoir en les rendant en partie hétérogènes et inassimilables tant au processus primaire qu'au secondaire. Ce dernier utiliserait alors cette particularité comme butée dans le développement de ses stratégies langagières visant à contrôler le cours du processus primaire.

Toutefois, ces considérations et les remarques cliniques qui les fondent ne suffisent pas à soutenir l'opinion de la neutralité, équivalant à une désexualisation (qui entraînerait ensuite celle du discours, et réglerait l'aménagement topique du Soi) de dénonciation de la négation dans le jugement.

Tout d'abord, le réglage progressif et comme naturel, par le déroulement de l'analyse, de la capacité de différenciation et d'opposition n'est qu'un rêve de l'analyste. Un examen plus attentif des faits me


Négation, négativité, renoncement, création 1177

montre, quant à moi, qu'une telle évolution douce, quand elle se produit — rarement — n'est guère souvent « analytique », et que le patient la paiera plus tard. La « capacité de dire non » (je forme cette expression sur le modèle de la fameuse « capacité d'être seul » de D. W. Winnicott) vient du dedans, par crise et surprise, à la suite d'introjections vives qui, partant d'une interprétation inattendue ou d'un brusque déséquilibre accidentel du cadre, provoquent un intense et sensible travail psychique de tri et d'élaboration. L'accroissement de la lucidité et de la capacité de jugement rigoureux n'intervient qu'après. Les pédagogies explicatives les plus logiques (les mieux articulées au principe de contradiction, et au non) ne sont jamais opérantes d'emblée. Il y faut une rupture, et c'est seulement après un état de régression topique, mettant sans doute en cause en profondeur les limites du moi, que l'opposition et la clarification génératrices du non s'inventent du dedans de la psyché. Sous cet angle, il semble bien qu'on soit confronté à un processus à haute charge, ayant quelque aspect d'un mouvement vital (une expulsion d'abord plus ou moins contrôlée, qui décompose, sépare ce qu'elle retient et ce qu'elle rejette, comme Freud l'a vu), dont la transcription dans la pensée ne s'opère et ne s'équilibre que dans un temps second, à l'aide (et par le véhicule) du non linguistique.

Ce dernier point rejoint les réserves que j'ai aussi à faire sur le second des arguments présentés en faveur d'un statut de la négation qui en réduirait ou en neutraliserait l'énergie. Si le non me semble bien avoir dans le discours un statut énergétique d'exception, ce n'est certainement pas à mes yeux par effet de neutralisation. Je crois, au contraire, que c'est précisément parce qu'il est un hybride aux confins de l'acte et de la parole que le « non » reçoit, supporte, condense, et dirige à la fois vers la conscience et vers l'inconscient des charges considérables. Point de suture de deux systèmes d'inscription, métaphoriques l'un de l'autre, il les relie, et les commute l'un dans l'autre de tout autre manière que ne font les autres termes sémantiques. Le non est une représentation qui est restée un acte, et un acte qui est déjà une représentation, mais qui peut néanmoins échapper au destin de se laisser ballotter et déterminer par le discours, qu'au contraire il contraint. Comment alors, à son sujet, parler d'un quantum modeste d'énergie ? Le non, au moins le non initial, est un condensateur d'énergies, tout le confirme, mais il ne s'agit pas d'une énergie morte.

Cette remarque trouve, je pense, son illustration pathologique par l'absurde dans la psychose et dans la perversion, où ce statut


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opérant d'intermédiaire aux limites des systèmes d'inscription psychique est abrogé ou disqualifié. Dans la psychose, dont Freud parle d'ailleurs dans son article de 1925 pour opposer le négativisme à la négation, le non sous toutes formes possibles se réduit à un acte d'annulation multiple et permanent de tous les énoncés comme indifféremment, de toutes les motions pulsionnelles. Dans la perversion, le déni et le clivage ont pour fonction essentielle de démentir le pouvoir du double statut frontalier dont j'ai parlé. Faire ce qu'on dit qu'on ne fait pas, ne pas faire ce qu'on dit et ne pas dire ce qu'on fait vraiment. Le pervers cherche à maîtriser, à défier l'inquiétant pouvoir du non, son discours et ses actes échappent à tout recoupement.

Mes réflexions me conduisent donc bien à avancer cette hypothèse que le non est le représentant dans la pensée de quelque chose comme un a priori, ou un postulat de vie ; qu'il se fonde sur le jaillissement au moins en partie « injustifiable » (s'il est rationalisable et raisonnable après coup), du désir de repousser ce qui ne permet pas de vivre, pour pouvoir vivre, précisément. Fondement de toute rationalité, il est en ce sens à lui-même son propre fondement. Freud parlait du principe du plaisir, puis du principe de vie. Principe est ce qui est au commencement, et au commencement de tout. Le principiel plonge dans l'archaïque, atteint et franchit la limite du système de sens, qui ne subsiste que de lui. Le non est pour la psyché, qui a besoin de s'élaborer pour échapper à la répétition et au chaos de la négativité, l'équivalent de ces points d'appui' extérieurs au système que tout système logique, selon le théorème de K. Gödel, a besoin de posséder, et qui seuls, en définitive, assurent sa cohérence, et permettent d'y démontrer quelque chose, sous condition.

A la négation, qui, par le désir de vivre qui l'habite, est positivité gratuite et échappant quelque part à la justification préalable, il faut sans doute opposer, j'ai prononcé le mot nécessairement vague et mal défini, la négativité qui est expérience et état de manque à pouvoir nier et repousser le négatif hors de soi, par la faute de passions identifiantes narcissiques qui ne savent se renoncer et ne parviennent pas à trouver le point nucléaire, ou le point origine d'où parle et agit le Moi-sujet dépouillé des oripeaux qui lui cachent son désir de vie. Le non, d'une certaine façon, et s'il n'est pas séduit et travesti à nouveau en un non d'emprunt, est quelque chose comme l'acte pur du sujet passant dans la parole.

Non de la séparation à la fin de l'analyse. Non de la naissance. Non de la fin de l'adolescence. Chacun de ces non demande, pour


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passer dans le discours, une somme considérable d'énergie arbitraire, malgré toute élaboration préalable. J'ai montré ailleurs la part de nécessaire et secrète ou manifeste violence que requérait la tâche de la séparation adolescente. Les deuils in praesentia ne peuvent se consommer sans quelque chose de cruel, qui est blessure et rupture, même inapparente. Et le poids des mots du refus est au même prix dans le discours, quand non c'est non, et que oui c'est oui.

Briser l'aller et retour des identifications projectives, le briser vraiment sans confondre les faux refus avec le vrai non final ou premier est la condition, dans l'avant comme dans l'après de l'arrêt de la cure, pour l'analysé, d'un deuil authentique où il sera nécessairement question du destin des pulsions destructrices dans les attachements ambivalentiels, et de ce qui peut en être renoncé pour aller son chemin et vivre et créer sa propre vie.

Il ne me paraît donc, pour conclure, pas improbable que le concept freudien de Verzicht, souvent traduit un peu vite par renoncement, qui apparaît dans de multiples passages de l'oeuvre de Freud, et singulièrement dans Moïse et le monothéisme, contienne une clé des rapports de la négation, de refoulement et de la sublimation créative.

La Verneinung est un jugement (Urteil) et un jugement de condamnation définitive et de rejet de quelque chose à quoi le Moi a consenti ambivalemment. Elle signifie la censure, dit à peu près Freud. L'idée de Verzicht, Verzeihung, elle, est étymologiquement plus surprenante. Les dictionnaires, les traités et l'usage classique attestent qu'il s'agit de la suspension ou de l'annulation d'une condamnation. Condamnation levée des pulsions de vie ? Excuse adressée par le Moi au Je autojustifié dans son principe, qui désire désirer et donc vivre ? Renoncement aux pulsions certes, mais aux pulsions de mort engagées dans la sévérité intraitable des verdicts du Surmoi archaïque.

La réalité de la levée (Aufhebung) du refoulement ne serait ni complète ni promise à la création qu'exige la vie si le renoncement (Verzicht) à la sévérité du Surmoi n'autorisait le Moi-sujet à émettre gratuitement, à ses risques mais sans angoisse, cette volonté négatrice chargée d'énergie, que la négation verbale ne peut qu'exprimer sans la signifier complètement dans son pouvoir d'auto-assertion, et que, d'une certaine façon, il lui faut accepter en même temps qu'il en est l'auteur.

A cette issue, chez nos patients, l'analyse concourt d'une manière d'ailleurs assez étonnante. Nous savons l'inanité analytique des gavages et des dressages interprétatifs. La seule capacité de dire non qui puisse, en effet, en provenir est certainement celle de tourner le dos à l'authen-


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ticité. La rencontre de la vérité du Moi survient plutôt dans ce qu'on appelle improprement la frustration et l'abstinence. C'est-à-dire dans la distance — qui n'est nullement pour autant obligatoirement silencieuse — de l'analyste, qui ne paie pas de réalité ni d'explications pédagogiques les intériorisations et projections indues dont il est l'objet, et se dérobe aussi à fournir au patient un aliment pulsionnel trop excitant qu'il ne pourrait intégrer sans une nouvelle ambiguïté au profond de sa personne.

Le non de l'analyste, le « je ne suis pas cela », que tout son art s'efforce de prononcer, avec ou sans paroles, en continuant de l'étayer par ailleurs sur une identification empathique acceptée, est finalement le seul legs que l'analysé peut accepter et retenir véritablement en lui (Bejahen). En tant que ce refus est retrait devant la séduction par la réalité perceptive matérielle, associé au maintien de l'allégeance à un cadre toujours présent et réparé s'il est transgressé, dans l'ouverture duquel l'excès et le manque insistant du symptôme deviennent manifestes, il rend possible le dépouillement des positions identificatoires hystériques et de leur incessant Ttpco-rov tysùcîoç. Cela au profit de l'émergence de l'instance première et centrale du désir qui engendre tous ces Ersatzen du Moi qui sont le voile de la Maya en même temps qu'ils étoffent la psyché. L'émergence de ce Je, certes, est infinie, il est « lui-même » dans le lieu le plus reculé du vivant et ne se donne précisément qu'au travers des métamorphoses et des faux passionnels qu'il engendre jusqu'au terme de la vie, et qu'il a à tâche d'organiser et de hiérarchiser à distance convenable les unes des autres et de lui-même. Mais il se donne néanmoins, discernable enfin, en transparence, à certains moments mutatifs, par un sentiment retenu de densité intérieure, d'où procède alors la capacité du non, comme mouvement de certitude, qui n'est ni explosion de colère, ni mise en scène hypomane ou perverse, mais charge de force liée et condensée sur un mot très près des actes, très près du corps,. par un éprouvé de cohérence profonde. Le langage en fera ensuite usage comme d'une puissante butée, ou d'un levier venus d'ailleurs pour donner lieu et vigueur aux séparations internes et externes sans lesquelles il n'est ni deuil ni devenir réel, dans la création de soi. Et la suite infinie des non du discours ne vaut que de cette charge primaire et nécessaire à la vie dont il a été question.

C'est là le point que Freud, qui l'a vécu pour lui-même et qui en savait la pratique, au moins dans son principe, pour les autres, a peut-être (volontairement ?) laissé dans l'ombre de l'arrière-plan,


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en 1925. Il reviendra, tressé au mythe d'un autre grand fondateur, dans son Moïse testamentaire de 1938-1940, qui, comme lui, dut faire tant de choix, après celui, premier, de quitter l'Egypte maternelle, pour renoncer aux faux dieux, et, au terme, à la terre promise elle-même afin d'accomplir son destin extraordinaire et banal.

Pr Jean GUILLAUMIN Les Erables Parc de la Chênaie 5, chemin Bastéro 69350 La Mulatière



THALIA VERGOPOULO

LA PROBLÉMATIQUE DU DÉNI

OU « LES ENFANTS QUI REFUSENT

DE MARIER LEURS PARENTS »

I. — INTRODUCTION

Parmi les concepts clés de la psychanalyse, le concept de déni a été assez tardivement élaboré dans les écrits de Freud (1927-1938), contrairement à d'autres concepts tels que le refoulement ou la négation qui ont existé depuis la naissance de la psychanalyse et ont été progressivement élaborés par la suite.

En outre, le père de la psychanalyse, dès 1927, a décrit le déni comme corollaire du clivage du moi, ce qui a permis un nouvel éclairage de la structure du psychisme, ainsi qu'une réévaluation des catégories de névrose et psychose.

Le déni également, contrairement au refoulement et à la négation, n'a pas fait couler autant d'encre dans la littérature française, avant 1970, que dans la littérature anglo-saxonne ; en effet, cette dernière a été sensiblement imprégnée par les notions de déni et de clivage du moi, notions qui ont permis par la suite à M. Klein et à ses successeurs de les développer dans une perspective différente. Mais dès que l'article sur « Le fétichisme » (1927) que Freud a consacré au déni a été rediffusé en 19691, suivi de la rediffusion de l'article de 1938 sur « Le clivage du moi dans le processus de défense » en 19702, et du fait que les psychanalystes ont été dès lors progressivement concernés pour appliquer la cure psychanalytique aux cas dits « limites », la notion de déni occupera

1. S. Freud (1927), Le fétichisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969,133-138 ; GW, XIV, 311-317; SE, XXI, 147-157.

2. S. Freud (1938), Le clivage du moi dans le processus de défense, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 2, 1970 ; GW, XVII, 59-62 ; SE, XXIII, 271-278.

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de plus en plus de place dans leurs écrits. La preuve en est que ce numéro de la RFP lui a été consacré.

En outre, la recherche psychanalytique aujourd'hui semble s'interroger de plus en plus sur le couple analyste-analysant et se centrer sur la théorisation de la cure psychanalytique. C'est dans cette perspective qui coïncide aussi avec mes préoccupations personnelles que j'ai essayé d'orienter cette recherche théorico-clinique sur le déni que certaines cures particulièrement complexes ont suscitée.

J'ai voulu d'abord réexaminer dans l'oeuvre de Freud la problématique du déni corollaire du clivage du moi, ainsi que des concepts voisins responsables des transformations qui ont lieu dans la cure, tels que la négation et le refoulement. Puis j'ai tenté de situer, de façon très succincte, les contributions de Klein, de Bion et de Lacan, concernant les concepts des « clivages » (splittings) et de « rejet » ou « forclusion », par rapport au déni et au clivage du moi, de Freud. Après quoi j'ai essayé d'illustrer à travers les cures de mes cas étudiés un aspect particulier de déni ainsi que l'approche technique utilisée, pour aboutir à quelques conclusions que ce travail m'a révélées.

II. — LA THÉORIE

1 I La problématique du déni (Verleugnung)

Je me propose de discuter le terme déni, dans son sens spécifique qui s'esquisse dès 19233, et qui figurera dans la théorie freudienne, en se précisant, jusqu'en 1938.

Toutefois, le sens que ce terme prendra dès 1923, sans être encore nommé, c'est-à-dire (le déni de) l'absence de pénis par son contraire, « l'attribution d'un pénis à la femme », existe déjà, quinze ans plus tôt (1908) 4, quand Freud écrit : « Cette théorie consiste à attribuer à tous les êtres humains y compris les êtres féminins, un pénis... (...). Quand le petit garçon voit les parties génitales d'une petite soeur, ses propos montrent que son préjugé 6 est déjà assez fort pour faire violence à la perception. »

Puis, en 19106, Freud se référant à Léonard écrit : « Mais la fixation 7 à un objet qui a été fortement désiré, le pénis de la femme, laisse des traces indélé3.

indélé3. Freud (1923), L'organisation génitale infantile, in La vie sexuelle, PUF, 1969, 113-116 ; GW, XII, 293-298 ; SE, XIX, 139-145.

4. S. Freud (1908), Les théories sexuelles infantiles, in La vie sexuelle, PUF, 1969, 14-27 ; GW, VII, 171-188; SE, IX, 205-226.

5. Souligné par moi.

6. S. Freud (1910), Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, 1927 (ma traduction de l'anglais) ; GW, VIII, 128-211 ; SE, XI, 57-137.

7. Souligné par moi.


La problématique du déni 1185

biles dans la vie psychique de l'enfant, chez qui ce stade de l'investigation sexuelle infantile présentera une intensité particulière. »

Le « préjugé » 8, dont parle Freud ici, n'implique-t-il pas l'attribution d'une signification prématurée à un objet ? Freud semble aussi expliquer cette signification prématurée par la fixation (malgré la maturation progressive du sujet), et renvoie dans la cure psychanalytique à l'existence d'un conflit intrapsychique, à une contradiction ou à une déliaison, à une rupture de sens, utilisables par l'analyste dans un conflit interpersonnel (analyste-analysant).

Quinze ans plus tard, 19239, Freud parlera du même préjugé de « la femme au pénis » qui est toutefois en contradiction avec l'observation de l'enfant. Le terme de déni commencera alors à s'esquisser ; il s'agit du déni de cette perception à la phase du « primat du phallus » qui, par l'effet d'après-coup, est relié à la peur de la castration. « On sait comment les enfants réagissent aux premières impressions provoquées par le manque de pénis. Ils nient ce manque et croient voir malgré tout un membre » (leugnen, dit Strachey, qui est devenu par la suite verleugnen : SE, XIX, 143).

C'est également en 1923 que Freud élaborera la différence entre « Névrose et psychose » 10 et se demandera alors « quel peut être le mécanisme analogue au refoulement par lequel le moi se détache du monde extérieur. A mon avis (dit-il) on ne peut répondre sans avoir fait de nouvelles recherches, mais il devrait consister, comme le refoulement, dans un retrait par le moi d'un investissement qu'il avait placé au-dehors ». Puis, en 1924, dans son article « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose »11, il semble trouver quel est le mécanisme dans la psychose. Il donne le très bel exemple de la jeune fille, devant le lit de sa soeur moite, qui est amoureuse de son beau-frère présent. Elle est ébranlée par l'idée qu'elle pourrait maintenant l'épouser puisqu'il est libre. Cette scène aussitôt oubliée a provoqué par régression des douleurs hystériques. « Mais il est justement instructif de voir, dit Freud, sur quelle voie la névrose tente de régler le conflit. Elle dévalorise la modification réelle en refoulant la modification pulsionnelle dont il est question, à savoir l'amour pour le beau-frère. La réaction psychotique aurait été de dénier (verleugnen) 12 le fait de la mort de la soeur. » Et plus loin il dira : « (...) dans la psychose également deux temps seraient à distinguer, le premier coupant le moi, cette fois, de la réalité, le second, en revanche, essayant de réparer les dégâts et reconstituant aux frais du ça la relation à la réalité (...), il y a là aussi deux temps dont le second comporte le caractère de réparation (...). Le second temps de la psychose vise bien lui aussi à compenser la perte de la réalité; mais ce n'est pas au prix d'une restriction du ça, à la manière dont, dans la névrose, c'était aux frais de la relation au réel ; la psychose emprunte une voie plus autocratique, elle crée une nouvelle réalité à laquelle, à la différence de celle qui est abandonnée, on ne se heurte pas. (...) la névrose ne dénie pas la réalité, elle veut seulement ne rien savoir d'elle ; la psychose la dénie et cherche à la remplacer... »

Ces deux articles « charnière », à mon avis, concentrent les prémisses des notions ultérieures de déni et de clivage du moi, ainsi qu'une ébauche de rééva8.

rééva8. Petit Robert, 1 (1984), 1513.

9. Voir n. 3.

10. S. Freud (1924), Névrose et psychose, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, 283286 ; GW, XIII, 387-391 ; SE, XIX, 147-153.

11. S. Freud (1924), La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, 299-303 ; GW, XII, 363-368 ; SE, XIX, 181-187.

12. Souligné par moi.


1186 Thalia Vergopoulo

luation du statut de la psychose et de la perversion. Ils sont également des points d'ancrage parmi d'autres de la notion de Bion de la coexistence de la partie psychotique et non psychotique de la personnalité. Enfin ces articles, parmi d'autres, après « L'Homme aux loups » ont inspiré Lacan pour élaborer le mécanisme de « forclusion » propre à la psychose.

En 1925, dans « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes » 13, Freud apparente le mécanisme de déni au mécanisme psychotique : «... un processus survient que j'aimerais désigner du terme déni (Verleugnung), processus qui ne semble être ni rare ni très dangereux dans la vie psychique de l'enfant mais qui, chez l'adulte, serait le point de départ d'une psychose. C'est ainsi qu'une fille peut refuser le fait d'être châtrée, peut se renforcer dans la conviction qu'elle a un pénis, et peut par conséquent être contrainte à se comporter comme si elle était un homme ».

Le terme de déni n'apparaîtra dans l'oeuvre freudienne qu'en 1927, dans l'article princeps à ce sujet, qu'est « Le fétichisme ».

Mais, auparavant, il me paraît nécessaire de suspendre momentanément ma recherche chronologique sur le déni et de faire une incursion dans le contexte des préoccupations théoriques de Freud de 1925 à 1927.

Car, outre l'article précité de 192514, E. Jones 15 nous rappelle que durant cette même année (juillet 1925) Freud publiait l'article sur « La Négation » 16 (sur lequel je reviendrai), et était en train d'écrire Inhibition, symptôme et angoisse 17, publié en 1926.

Je rappelle brièvement que dans ce dernier ouvrage Freud, réévaluant sa théorie de l'angoisse, va montrer l'articulation qui existe entre l'angoisse automatique due au traumatisme de la naissance et l'angoisse signal d'alarme due à la perte de l'objet-mère (qui deviendra par la suite : peur de la perte d'amour de la part de l'objet). L'angoisse de la castration de la phase phallique sera, elle aussi, considérée comme une forme d'angoisse de séparation, déterminée par la perte de l'objet (ici, la perte de l'organe génital). Car Freud, s'inspirant de Ferenczi, établira toute une chaîne de relations des différentes situations de danger déterminant l'angoisse : la détresse (Hilflosigkeit), la perte de l'objet, le danger de la castration, le danger face au surmoi, l'angoisse de mort. Il dira que toutes ces situations « peuvent persister côte à côte 18 et inciter le moi19 à réagir par l'angoisse même à des époques postérieures aux époques adéquates, ou plusieurs d'entre elles peuvent entrer en jeu simultanément » 20.

Ne pourrait-on penser que le côte à côte, le moi et le simultanément dans cette phrase anticipent, en quelque sorte, de façon latente, l'intuition de Freud de ce qui deviendra un an et demi plus tard le clivage du moi chez le fétichiste ? Car dans la note qui suit ce paragraphe, nous assistons à toute une série d'interrogations de Freud au sujet du statut de la motion pulsionnelle, des rejetons du désir ancien refoulé et ranimé par régression, aussi inactuel qu'il puisse être, etc. (p. 67).

13. S. Freud (1925), Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, in La vie sexuelle, PUF, 1969, 123-132 ; GW, XIV, 19-30 ; SE, XIX, 241-258.

14. Ibid.

15. E. Jones, La vie et l'oeuvre de S. Freud, PUF, 1969, t. III.

16. S. Freud (1925), La négation, in RFP, t. VII, n° 2, 1934, 174-177 ; GW, XIV, 11-15 ; SE, XIX, 233-239.

17. S. Freud (1926 [1925]), Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, 1968 ; GW, XIV, 113-205 ; SE, XX, 75-174.

18. Souligné par moi.

19. Ibid.

20. Ibid.


La problématique du déni 1187

Quant à la négation (die Verneinung), pièce maîtresse de Freud, dense et succincte à la fois, elle fut l'objet d'innombrables controverses parmi les psychanalystes de langue française, à cause de l'ambiguïté du sens que comporte ce terme et de sa proximité avec le terme de déni. C'est pourquoi il mérite un détour, et je le discuterai brièvement dans le chapitre suivant.

2 / Déni et négation (Verleugnung - Verneinung)

Tout d'abord j'aimerais différencier le terme de « déni » (Verleugnung) de celui de « négation » ou (dé)négation (Verneinung). Je me réfère à la traduction française de Pierre Thèves et Bernard This et à leurs très nombreux commentaires dans l'édition du Coq-Héron 21. Il s'agit là de la 18e traduction en langue française de la Verneinung reprenant et commentant les 17 précédentes. Pour ces auteurs, la Verneinung doit être traduite en français par dénégation et ils critiquent Laplanche et Pontalis 22 qui ne tranchent pas et traduisent tantôt par négation et/ou par (dé)négation.

Sans entrer dans ces querelles linguistiques, je suis bien obligée de faire un choix. Je parlerai de négation pour Verneinung, negation en anglais, et déni pour Verleugnung que Strachey a traduit par disavowal en anglais. Je ne parlerai pas de « désaveu » ni pour la négation, ni pour le déni, bien que certaines traductions françaises optent pour ce terme pour traduire soit « négation », soit « déni ».

Rycroft 23, lui, dans le Dictionnaire de la psychanalyse qui a été traduit en français, parle de Dénial pour déni et Negation pour négation. Quant aux verbes nier, dénier, il s'agit là d'une autre ambiguïté. Dans la grammaire de Pichon et Darmourette 24 il y a des pages entières sur ces verbes. Lacan 26 a également discuté ce terme avec J. Hyppolite 26 dans son séminaire.

Le terme de négation apparaît très tôt dans les textes de Freud (1895) dans les Etudes sur l'hystérie 21 en tant que résistance particulière à l'émergence des souvenirs, pour aboutir à sa définition métapsychologique très précise dans son article sur « La négation » (1925) 28 en tant que « prise de conscience du refoulé ». L'exemple typique serait le rêveur qui dit que, dans son rêve, il ne s'agissait en tout cas pas de sa mère, ou le patient qui dit : « Ne croyez surtout pas que j'ai pensé à vous durant les vacances. » C'est la preuve que l'idée de la mère, ou de l'analyste absent ont bel et bien surgi pour être déniées avec force par la suite. « La négation, dit Freud, est une façon de prendre connaissance du refoulé, elle est, à proprement parler, déjà, une levée du refoulement, mais, certes, pas une acceptation du refoulé. » Ce qui manque alors c'est bien l'affect, puisqu'il dit plus loin : « On voit comment ici la fonction intellectuelle se sépare du processus affectif... Il en résulte une sorte

21. P. Thèves et B. This, Die Verneinung (La dénégation), trad. nouvelle et commentaires, Le Coq-Héron, 1982.

22. In Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1968.

23. Ch. Rycroft, Dictionnaire de psychanalyse, Hachette, 1972.

24. E. Pichon, J. Darmourette, Essai de grammaire de la langue française. Des mots à la pensée, Genève, Slatkine, 1983.

25. J. Lacan, Réponse au commentaire de J. Hyppolite sur la Verneinung de Freud, in Ecrits, Seuil, 1966, 390.

26. J. Hyppolite, Commentaire sur la Verneinung, in J. Lacan, Ecrits, Seuil, 1966, 883.

27. S. Freud (1895), Etudes sur l'hystérie, PUF, 1956 ; GW, I, 77-312 ; SE, II.

28. S. Freud (1925), La négation, in RFP, t. VII, n° 2, 1934, 174-177 ; GW, XIV, 11-15 ; SE, XIX, 233-239.


1188 Thalia Vergopoulo

d'admission intellectuelle du refoulé, tandis que persiste l'essentiel du refoulement. »

La négation agirait comme un filtre qui permettrait un libre passage uniquement aux idées et pensées refoulées. C'est contre elles que s'élève le NON du patient tandis que l'affect est contre-investi.

Toutefois, cette levée partielle du refoulement, propre à la négation, n'est guère négligeable dans la cure, car elle permet un certain degré d'insight de' la part du patient, dans la mesure où la relation transférentielle est conflictualisée, et l'affect, par ce biais, remobilisé.

Après ce petit détour par la négation revenons-en au terme de déni, accouplé avec le clivage du moi.

3 / Déni et clivage du moi (Verleugnung - Ichspaltung)

C'est à partir de 1927, dans « Le fétichisme » 28 que Freud affinera la notion de déni et lui donnera son statut définitif en la reliant avec la notion de clivage du moi dans son sens plus spécifique. Ces deux termes vont dorénavant apparaître ensemble jusqu'à la fin de son oeuvre en 1938.

« Le fétichisme »

J'aimerais ici m'arrêter sur cet article de Freud et rappeler quelques idées fondamentales : le fétiche est le substitut du pénis, mais pas de n'importe quel pénis, mais d'un certain pénis tout à fait particulier, le « phallus de la femme » (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel nous savons pourquoi il ne veut renoncer : (refus de la réalité, de la perception) « la femme ne possède pas de pénis. Non, ce ne peut être vrai, car si la femme est châtrée, une menace pèse sur la possession de son propre pénis à lui » et paniqué il refoule la représentation. Ici Freud discute le bien-fondé du terme refoulement en disant : « Si on veut séparer en lui (refoulement) plus nettement le destin de la représentation de celui de l'affect et réserver l'expression "refoulement" pour l'affect, pour le destin de la représentation il serait juste de dire en allemand Verleugnung (déni). » Il rejette le terme de scotomisation, emprunté à Laforgue, qu'il considère très fort et inadéquat dans le cas du fétichiste, car « la perception demeure et on a entrepris une action très énergique pour maintenir son déni. Il n'est pas juste de dire que l'enfant ayant observé une femme a sauvé, sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus (...) dans le psychisme de ce sujet la femme possède certes bien un pénis, mais ce pénis n'est pas celui qu'il était avant. Quelque chose d'autre a pris sa place, a été désigné, pour ainsi dire, comme substitut et est devenu l'héritier de l'intérêt qui lui avait été porté auparavant. Mais cet intérêt est encore extraordinairement accru parce que l'horreur de la castration s'est érigée en monument en créant ce substitut... (le fétiche) demeure le signe d'un triomphe de la menace de castration et une protection contre cette menace, etc. ».

Dans les deux articles qui précèdent « Le fétichisme », c'est-à-dire « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose » (1924), et « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes » (1925), Freud attribue le terme de déni à la psychose et maintient celui de refoulement à la névrose. Par contre dans « Le fétichisme » il hésite s'il doit définir « le refus de la perception » comme refoulement ou non et opte pour la solution que j'ai

29. S. Freud (1927), Le fétichisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969,133-138; GW, XIV, 311-317; SE, XXI, 147-157.


La problématique du déni 1189

citée plus haut, c'est-à-dire en scindant le refoulement entre le destin de la représentation et celui de l'affect. Il réserve l'expression « refoulement » pour l'affect et, pour le destin de la représentation, il réserve celui de déni. On pourrait dire alors que le névrosé refoule, et le psychotique nie, ou dénie la réalité, ou la perception. Quant au fétichiste, il fait les deux à la fois, ou plutôt un peu des deux. Il réalise le premier temps propre à la névrose (refoulement de l'affect ici et pas de la représentation qui, elle, est hors de portée), et une partie du premier temps propre à la psychose, puisque d'après Freud « il a conservé la croyance que la femme a un phallus, mais il l'a aussi abandonnée », il n'est pas coupé de la réalité, comme l'est le psychotique. Par contre il réalise le second temps propre à la psychose, c'est-à-dire « une nouvelle réalité (par déplacement) à laquelle on ne se heurte pas », qui est le fétiche.

A mon avis c'est un tel raisonnement qu'a dû faire Freud et qui est sousentendu dans l'article sur le fétichisme. Car c'est un peu plus loin, après avoir scindé le refoulement, que la notion de clivag30 (deux positions), dans son acception plus spécifique, commence à s'esquisser. Mais au préalable il fait son autocritique sur sa conceptualisation de la psychose : « Empruntant une voie purement spéculative, j'ai dernièrement trouvé que la névrose et la psychose diffèrent essentiellement en ce que dans la première le moi, au service de la réalité, réprime un morceau du ça, tandis que, dans la psychose, il se laisse emporter par le ça à se détacher d'un morceau de la réalité... Mais j'eus bien vite lieu de regretter d'avoir osé m'aventurer si loin. » Il donne alors l'exemple de l'analyse de deux jeunes gens qui avaient « scotomisé » la mort de leur père mais aucun des deux n'avait évolué en psychose : « Ici donc un morceau certainement significatif de la réalité avait reçu un déni du moi, tout comme chez le fétichiste la désagréable réalité de la castration de la femme..., les deux positions, celle fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité, coexistaient. Ce clivage31, pour un de mes deux cas, était la base d'une névrose obsessionnelle moyennement sévère ; dans toutes les situations, le sujet oscillait entre deux hypothèses : l'une selon laquelle son père vivait encore et empêchait son activité et l'autre, au contraire, selon laquelle son père était mort ; il pouvait à juste titre se considérer comme son successeur. Je peux ainsi maintenir ma supposition que, dans la psychose, un des courants, celui fondé sur la réalité, a vraiment disparu. »

A partir de l'article sur le fétichisme, nous pouvons inférer que Freud a introduit une nouvelle catégorie en plus de celles de « névrose » et de « psychose », qui est « Névrose et psychose ». Elle a aussi été considérée comme celle de la « perversion ». Toutefois, comme nous le verrons par la suite, les découvertes ultérieures de Freud (1927-1938), grâce au clivage du moi, nuanceront davantage encore ces catégories, et permettront plus tard aux psychanalystes de parler de cas dits « limite » (borderline) dans un sens différent de celui donné par la psychiatrie classique qui considère que tout ce qui n'entre pas dans les catégories « névrose » ou « psychose » va dans la catégorie borderlinepaperbasket (cas limite - fourre-tout).

Le psychanalyste, dans un cadre privilégié, s'occupe avant tout d'un être humain qui est aux prises avec sa réalité psychique et le monde qui l'entoure et n'arrive pas à les concilier, ni à se réaliser, ni à vivre comme il le souhaiterait. Si l'analyste s'intéresse, par ailleurs, à la théorie psychanalytique, au fonctionnement psychique de son patient, aux types de défenses que ce dernier utilise dans la cure c'est qu'il a besoin de références et de repères pour travailler. Mais

30. Souligné par moi.

31. Ibid.


1190 Thalia Vergopoulo

il sait aussi que, grâce au processus analytique et au transfert, les types de défenses utilisés acquièrent de ce fait une grande mobilité, changent et se nuancent constamment. Toute cette mouvance dynamique, progrédiante ou régrédiante, rend les frontières entre les défenses moins étanches ; cette perméabilité favorise aussi le déplacement des paramètres de la « sphère » qui se trouve en deçà et au-delà de ladite « limite ».

La psychanalyse, déjà du vivant de Freud, et après sa mort surtout, a tenté, de façon de plus en plus systématique, de se définir en tant que discipline autonome, et de s'éloigner du modèle médical. Dans ce sens les étiquettes : névrose, psychose, cas limite ou perversion, ont acquis une signification toute relative dans le cadre de la cure psychanalytique. Bien qu'elles aient perdu leur statut d'étiquettes figées, il n'en reste pas moins que ces notions, nous les utilisons quand même, si nous voulons théoriser notre expérience clinique et la communiquer à nos collègues. C'est notre façon sans doute d'intégrer l'héritage écrit de Freud, tout en nuançant et en interrogeant sa signifiance.

Mais revenons-en au « Fétichisme ». Freud dénonce dans cet article la faille du moi. Il étend les termes de déni et de clivage du moi à d'autres situations qu'à celle du déni de la castration de la femme (les deux jeunes gens). Il fait même une analogie avec « l'arrêt du souvenir dans l'amnésie traumatique ; (...) la dernière impression de l'inquiétant, du traumatisant, en quelque sorte, sera retenue comme fétiche ».

Il mentionne aussi un clivage dans le comportement du fétichiste face à son fétiche dans la réalité ou dans son fantasme : « Tout n'est pas dit, lorsqu'on souligne qu'il vénère son fétiche ; très souvent il le traite de manière qui équivaut manifestement à représenter la castration. C'est ce qui advient, particulièrement lorsque s'est développée une très forte identification au père, dans le rôle du père car c'est à lui que l'enfant a attribué la castration de la femme. » Par ailleurs, l'ambivalence entre des affects contradictoires ne semble guère avoir droit de cité ici. Il y aurait plutôt alternance de la tendresse et de l'hostilité (correspondant l'une au déni et l'autre à la reconnaissance de la castration) car à cause du clivage le mélange est inégal pour Freud, « si bien que c'est soit l'une soit l'autre (tendresse ou hostilité) qui est plus aisément reconnaissable. C'est ainsi que l'on pense pouvoir comprendre, même de façon lointaine, le comportement du coupeur de nattes, chez qui s'est mis en évidence le besoin d'exécuter la castration déniée. Son acte concilie deux affirmations incompatibles : la femme a conservé son pénis et le père a châtré la femme ». Pourtant, mis à part l'intérêt que ce paragraphe comporte pour la psychanalyse appliquée, un tel comportement peut aussi exister dans la clinique, et être mis en acte ou en scène par le patient soit dans la réalité, soit dans son fantasme. Freud d'ailleurs ne manque pas d'y faire allusion dans le paragraphe suivant : « Dans des cas très subtils, c'est dans la construction même du fétiche qu'aussi bien le déni que l'affirmation de la castration ont trouvé accès. C'était le cas pour un homme dont le fétiche était une gaine pubienne qu'il pouvait aussi porter comme slip de bain. Cette pièce vestimentaire cachait totalement les organes génitaux. Selon les documents de l'analyse, cela signifiait aussi bien que ou la femme était châtrée ou qu'elle n'était pas châtrée et cela permettait par surcroît de supposer la castration de l'homme, car toutes ces possibilités pouvaient parfaitement se dissimuler derrière la gaine dont l'ébauche était la feuille de vigne d'une statue vue dans l'enfance. Naturellement un tel fétiche doublement noué à des contraires est particulièrement solide. »

Après cette longue pause sur l'article du fétichisme de 1927, je reprends aussi bien la notion de déni que celle de clivage du moi dans la suite chrono-


La problématique du déni 1191

logique. C'est ainsi qu'en 1936, dans « Un trouble de mémoire sur l'Acropole » (lettre ouverte à Romain Rolland à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire) 32, Freud nous révèle que lui-même a fait une expérience proche du clivage du moi, dès son arrivée sur l'Acropole : « ... il me vint subitement cette étrange idée : "Ainsi tout cela existe réellement comme nous l'avons appris à l'école !" Ou pour décrire la chose plus précisément : la personne qui manifestait son sentiment se distinguait beaucoup plus nettement qu'il n'apparaît d'ordinaire d'une autre personne qui, elle, enregistrait la manifestation ; et toutes deux étaient étonnées, encore que ce ne fût pas de la même chose. La première faisait comme si, sans cette impression indubitable, il lui fallait croire à quelque chose dont, jusque-là, la réalité lui avait paru incertaine. En exagérant un peu, elle faisait comme si quelqu'un qui, se promenant en Ecosse sur les bords du Loch Ness, voyait tout à coup le corps du célèbre monstre jeté sur le rivage devant lui et serait ainsi contraint de s'avouer : il existe donc vraiment, ce serpent de mer auquel nous n'avons jamais cru ! Mais l'autre personne s'étonnait à bon droit parce quelle ignorait que l'existence réelle d'Athènes, de l'Acropole et de ce paysage eût jamais été un objet de doute. Elle eût été plutôt préparée à une expression d'exaltation et de ravissement » 33.

Cette expérience qui fut too good to be true 34, Freud l'explique comme une tentative du moi de nier une partie de la réalité, due à une exigence surmoïque infantile, qui provoque des sentiments d'étrangeté, de déréalisation, de dépersonnalisation ou d'un dédoublement de la personnalité. Avec une grande subtilité que nous lui connaissons, il explique comment l'instance surmoïque peut être responsable de tels phénomènes. Par un détour qu'il fait au sujet de Napoléon qui a dit à un de ses frères, lors de son couronnement : « Qu'eût dit Monsieur votre père 35 s'il se trouvait ici aujourd'hui ? », Freud développe son propre sentiment de culpabilité d'avoir pu dépasser son propre père, culpabilité qui a parasité son.plaisir sur l'Acropole : « Notre père, confiet-il à R. Rolland, avait été dans le commerce, n'avait pas reçu d'instruction secondaire et Athènes n'aurait pas représenté grand-chose pour lui. » Et Le Guen et collaborateurs 36 de conclure à ce sujet : « Dans l'épisode de Freud sur l'Acropole il est permis d'imaginer un désaveu possible, venant surmoïquement frapper son exaltation hellénophile : qu'eût dit Monsieur notre grandpère, Rabbi Schlomo ? Et de quel oeil, eût-il considéré ce haut lieu de l'hellénisme ? »

Enfin, nous voilà devant le dernier joyau que Freud nous a laissé inachevé en 1938 avant de nous quitter en 1939 : « Le clivage du moi dans le processus de défense » 87. Dans cet article le « déni et le clivage du moi » seront à jamais mariés ; et Freud se taira pour toujours : « Supposons donc que le moi de l'enfant se trouve au service d'une puissante revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé à satisfaire, et que soudainement il est effrayé par une expérience qui lui enseigne que la continuation de cette satisfaction aurait pour conséquence ou bien reconnaître le danger réel, s'y plier et renoncer à la satis32.

satis32. Freud (1936), Un trouble de mémoire sur l'Acropole (lettre à R. Rolland), in RFP, t. XLI, n° 3, mai-juin 1977 ; GW, XVI, 250-257 ; SE, XXII, 237-248.

33. Ibid. »

34. En anglais dans le texte.

35. En français dans le texte.

36. C. Le Guen et coll. (1985), Déni et clivage, chap. XI, in Le refoulement, XLVe Congrès des Psychanalystes de Langue française des pays romans, Paris, mai 1985.

37. S. Freud (1938), Le clivage du moi dans le processus de défense, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 2 ; GW, XVII, 59-62 ; SE, XXIII, 271-278.


1192 Thalia Vergopoulo

faction pulsionnelle, ou bien dénier la réalité... afin de pouvoir maintenir la satisfaction. C'est donc un conflit entre la revendication de la pulsion et l'objection faite par la réalité... Il répond au conflit par deux réactions opposées, toutes deux valables et efficaces. D'une part, à l'aide de mécanismes déterminés, il déboute la réalité et ne se laisse rien interdire , d'autre part, dans le même temps, il reconnaît le danger de la réalité, assume sous forme d'un symptôme morbide l'angoisse face à cette réalité, et cherche ultérieurement à s'en garantir... Le succès a été atteint au prix d'une déchirure dans le moi, déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d'un clivage du moi. L'ensemble du processus ne nous paraît si étrange 38 que parce que nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi, etc. » Processus étrange, dit Freud ? Inquiétante étrangeté ? 39 (das Unheimliche ?). En effet, il ne retrouve ni le moi raisonnable du névrosé, au service de la réalité, ni le ça déchaîné du psychotique qui exige du moi de se détourner de celle-ci. A la place, il trouve un moi déchiré, endommagé... N'est-ce pas le contre-transfert qui parle ici ? Cette étrangeté face à l'ambiguïté de l'entredeux, face à cette catégorie à cheval sur la névrose et la psychose qu'est le « cas limite »?

4 / Déni et refoulement (Verleugnung - Verdrängung)

(en passant par le « rejet » (Verwerfung) ou « forclusion » d'après Lacan)

Nous avons vu que le terme de déni apparaît assez tardivement dans l'oeuvre de Freud, ainsi que les éventuelles articulations entre déni et refoulement que j'ai pu déceler. Mais avant de les discuter je me propose de résumer uniquement le terme de refoulement proprement dit.

« Le deuxième temps du refoulement, dit Freud, le refoulement proprement dit, concerne les rejetons psychiques du représentant refoulé, ou bien telles chaînes de pensées qui, venant d'ailleurs, se trouvent être entrées en relation avec lui. Du fait de cette relation, ces représentations connaissent le même destin que le refoulé originaire. Le refoulement proprement dit est donc un refoulement après coup. Du reste, on aurait tort de ne mettre en relief que la répulsion qui, venant du conscient, agit sur ce qui est à refouler. On prendra tout autant en considération l'attraction que le refoulé originaire exerce sur tout ce avec quoi il peut établir des liaisons. »

Freud insiste sur le fait que ces forces (répulsion et attraction par le refoulement originaire) agissent ensemble. Le refoulement ne trouble que le système du conscient. Car les représentants de la pulsion prolifèrent dans l'obscurité de l'Ics et deviennent si étrangers au sujet par leur éloignement du Cs qu'ils accèdent à la conscience librement jusqu'au moment où le sujet tombe sur une pensée qui agit sur le refoulé avec intensité, et alors il doit répéter le refoulement. Chaque rejeton du refoulé peut avoir un destin particulier, puisque le refoulement travaille de manière tout à fait individuelle. Freud fait référence ici au fétiche et à sa genèse et dit : « Il peut même se faire, comme nous l'avons vu dans la genèse du fétiche, que le représentant pulsionnel originaire ait été divisé40 en deux morceaux, dont l'un a subi le refoulement41,

38. Souligné par moi.

39. S. Freud (1919), L'inquiétante étrangeté, in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard (« Idées »), 1971, 163-210 ; GW, XII, 229-268 ; SE, XVII, 217-256.

40. Souligné par moi.

41. Ibid.


La problématique du déni 1193

tandis que le reste, précisément en raison de cette intime connexion, a connu le destin de l'idéalisation » 42.

Ne pourrait-on pas voir dans cette phrase la préfiguration du futur clivage du moi et de l'objet fétiche, quand Freud dira en 1927 que le fétichiste peut vénérer ou mépriser son fétiche ? Puis il parlera de l'affect : car à côté de la représentation il y a un autre élément qui subit un destin de refoulement différent, le quantum d'affect, correspondant à la pulsion, détaché de la représentation, et s'exprime sous forme d'affect et d'angoisse. A ce sujet il écrit : « Le motif et la finalité du refoulement, on s'en souvient, n'est rien d'autre que l'évitement du déplaisir. Il en résulte que le destin du quantum d'affect appartenant au représentant est de loin plus important que celui de la représentation43 : c'est lui qui décide du jugement44 que nous portons sur le processus du refoulement. Si un refoulement ne réussit pas à empêcher la naissance ou de sensations de déplaisir ou d'angoisse, nous pouvons dire qu'il a échoué, même s'il a atteint son but en ce qui concerne l'élément représentation. »

C'est du destin de l'affect que dépend donc le succès du refoulement puisque son but est l'évitement du déplaisir. Tandis que c'est par son échec que nous le reconnaissons dans la cure psychanalytique.

Je ne m'attarderai pas plus longuement sur le concept du refoulement (puisqu'il a fait l'objet du dernier Congrès à Paris (mai 1985) ainsi que du dernier numéro de la Revue française de Psychanalyse), ni sur le texte du « Fétichisme » dans lequel j'ai déjà discuté les différences et les similitudes entre déni et refoulement.

Par contre, je m'arrêterai brièvement sur l'un des derniers articles de Freud de 1937 qui a eu un grand retentissement sur la technique psychanalytique et dans lequel il reparle de déni et de refoulement : « Constructions dans l'analyse » 45.

Comme pour l'archéologue, le travail de l'analyste, dit Freud, est fait de reconstructions, mais, contrairement à l'archéologue, pour l'analyste, la contraction n'est pas son but, mais un travail préliminaire. Par ailleurs, la construction, pour Freud, semble être plus appropriée que l'interprétation car cette dernière « se rapporte à la façon dont on s'occupe d'un élément isolé du matériel, d'une idée venue subitement, un acte manqué, etc. Mais on peut parler de construction quand on présente à l'analysé une période oubliée de sa préhistoire ».

La construction doit, en outre, sa valeur thérapeutique au fait qu'elle provoque un résultat analogue à celui de l'émergence des souvenirs, mais ceux-ci seraient déplacés sur une sphère voisine de celle que vise la construction. Pour Freud, l'émergence d'hallucinations ou de délires (même chez les sujets non psychotiques) peut être comprise comme une poussée et un retour du refoulé d'événements très anciens qui, à l'aide de la construction, se sont frayés un libre passage vers la conscience, mais qui, comme dans le processus du rêve, ont subi une déformation et un déplacement. Freud va conclure ainsi : « C'est par l'étude de cas particuliers qu'on pourra découvrir les rapports intimes entre la matière sur laquelle porte actuellement le déni, et celle sur laquelle a porté jadis le refoulement46. De même que l'effet de notre construction n'est

42. Ibid.

43. Ibid.

44. Ibid.

45. S. Freud (1937), Constructions dans l'analyse, in Psychanalyse à l'université, t. 3, n° 15, 1978 ; GW, XVI, 43-56; SE, XXIII, 271-278.

46. Souligné par moi.


1194 Thalia Vergopoulo

dû qu'au fait qu'elle nous rend un morceau perdu de l'histoire vécue, de même le délire doit sa force convaincante à la part de vérité historique qu'il met à la place de la réalité repoussée. De cette manière je pourrais appliquer au délire ce que, jadis, j'ai énoncé pour la seule hystérie : le malade souffre de ses réminiscences. »

Il est clair que l'articulation qu'entretient alors le déni actuel avec le refoulement « des temps originaires oubliés » ne pourrait qu'être inférée par l'analyste, au moyen des constructions successives partagées dans la cure avec l'analysant.

Mais si, par ailleurs, nous prenons en compte la notion de clivage du moi, corollaire du déni, il est clair que le déni ou refoulement de l'enfant n'est pas le même que le déni ou le refoulement de l'adulte. Car si un tel clivage est normal chez l'enfant (le « préjugé » dont parle Freud), il est pathologique chez l'adulte (fétichiste) ; par ailleurs Freud semble donner une grande importance au traumatisme infantile chez le fétichiste. On pourrait alors inférer que ce qui a été jadis absorbé par le refoulement originaire (faute de pareexcitation et à l'aide du contre-investissement dû au traumatisme) deviendra à l'âge adulte l'objet d'un déni, grâce au clivage du moi. A l'aide des « constructions » et du « transfert », la sphère du pré-conscient s'élargira, et la communication dialectique entre les deux parties qui se tournaient le dos se mettra en marche. Il y aura simultanément oui et non à la castration : contradiction, conflit. C'est ici que l'articulation avec la négation est fondamentale, avec son rôle permissif face à la représentation mais réfractaire face à l'affect.

Il est clair que dans la réalité tout se passe de façon bien plus confuse, et agglomérée. C'est le rôle de l'analyste de déchiffrer point par point les affirmations contradictoires, de dénoncer les négations et chercher le pourquoi de leur existence.

Bien que les « constructions » de l'analyste ne contiennent pas seulement les fantasmes originaires 47, a contrario, les fantasmes originaires (scène primitive, séduction, castration) sont contenus dans les constructions de l'analyste. Ils sont des médiations48 (Green) qui scellent la représentation et la motion pulsionnelle, l'affect : « La force et le sens s'échangent et s'approprient réciproquement. »

Dans un autre article, Green49 dira au sujet du fétichiste et du refoulement originaire que « si le refoulement originaire est inaccessible, c'est parce que ce qui a été refoulé n'a pas été introjecté, mais plutôt, le refoulement a pris la place de la perception. Ce sont les altérations effectuées sur la perception amputée qui ont été introjectées. C'est le travail de ces altérations déformées qui va nous permettre de déduire — au moyen de la construction — le refoulement originaire ».

Quant à Le Guen et coll. 50, pour eux, « le refoulement originaire constituerait le prototype de tout acte négateur ultérieur, établissant la première assise de la vie psychique capable d'articuler négation et refoulement ».

Malgré l'effort de l'analyste de différencier tous ces mécanismes de défense et de théoriser leurs articulations réciproques, il est clair que, dans la cure,

47. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, fantasme des origines, origine du fantasme, in Les Temps modernes, n° 215, avril 1964, 1833-1868 (pour ces auteurs les fantasmes originaires sont surtout les fantasmes des origines du sujet).

48. A. Green, Le discours vivant, PUF, « Le fil rouge «, 1973, 315-322.

49. A. Green, Négation and Contradiction, in J. S. Grotstein, Do I dare disturb the Universe (A memorial to W. R... Bion), Beverly Hills, Caesura Press, 1981, 318-339 (traduit par moi).

50. C. Le Guen et coll. (1985), Déni et clivage, chap. XI, in Le refoulement, XLVe Congrès des Psychanalystes de Langue française des pays romans, Paris, mai 1985.


La problématique du déni 1195

elles subissent des fluctuations' constantes car leurs frontières sont d'une extrême mouvance et à chaque séance leur configuration est différente.

Enfin, dès les premiers écrits de Freud 51, à côté du refoulement, il y a eu le terme de rejet (Verwerfung) pour définir la psychose : « Cette défense bien plus énergique et bien plus efficace consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect et se conduit comme si la représentation n'était jamais parvenue au moi. »

Nous pourrions dire alors que, dans le rejet, la représentation et l'affect sont hors de portée (psychose). Dans le déni la représentation est hors de portée tandis que l'affect est refoulé (névrose et psychose à cause du clivage du moi). Dans la négation il y a levée partielle du refoulement, la représentation parvient à la conscience, mais l'essentiel du refoulement demeure, c'est-à-dire l'affect (névrose). Dans le refoulement la représentation est refoulée et l'affect réprimé, ou transféré en symptôme et angoisse (névrose). Dans le meilleur cas du retour du refoulé, tant la représentation que l'affect parviennent à la conscience (échec du refoulement et prise de conscience du refoulé).

Il est, en effet, difficile d'imaginer un passage spontané du déni à la négation en dehors de l'analyse, car il y a une démarcation nette entre non-symbolique et symbolique 52. Par contre, dans l'analyse, grâce au transfert et aux constructions proposées (même si l'on considère qu'elles sont refoulées dans un premier temps), le symbolique est introduit dans le psychisme provoquant une série de transitions insensibles entre déni, refoulement, négation et levée du refoulé.

C'est le terme de Verwerfung (rejet) que Lacan 53 a traduit par forclusion et c'est le texte de l'Homme aux loups 64 qui l'a surtout inspiré. Pour lui, ce mécanisme spécifique à la psychose « consiste en un rejet primordial d'un signifiant fondamental hors de l'univers symbolique du sujet. Les signifiants forclos ne sont pas intégrés à l'Ics, ils ne font pas retour de l' "intérieur", mais au sein du réel, dans l'hallucination ». Ils sont par conséquent rebelles au traitement psychanalytique, car il y a abolition symbolique du Nom du Père, puisque c'est le père qui inflige la castration.

Freud, dans ce même texte 55, nuance sa pensée quand il parle du rejet de la castration : «... il la rejeta (verwarf) et s'en tint à la théorie du commerce par l'anus ». Pour lui, le sens du rejet ici signifie « qu'il n'en voulut rien savoir », comme un refoulement peut-être ; mais, plus loin, il dira : « Un refoulement est autre chose qu'un rejet » ou qu'un déni, ajouterai-je. Car le « rejet » appartient à la psychose, comme la « forclusion ».

Laplanche et Pontalis font cependant remarquer que, pour Freud, le terme de verwerfen (rejeter) comporte souvent des sens qui s'écartent de celui de forclusion, tandis que d'autres termes tels que ablehen (écarter), aufheben (supprimer, abolir), verleugnen (dénier) désignent mieux ce que Lacan veut mettre en évidence.

Un autre lecteur rigoureux de Freud, Bion, s'étayant lui aussi sur ces mêmes concepts (refus de la réalité, projection, déni, etc., mais aussi sur

51. S. Freud (1894), Les psychonévroses de défense, in Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973 ; GW, I, 59-74 ; SE, III, 41-61.

52. Référence à une discussion avec G. Diatkine, B. Penot, et J.-J. Baranes, dans le cadre du séminaire sur le déni à l'Institut de Psychanalyse de Paris (1985).

53. J. Lacan, D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose (1959), in Ecrits, Seuil, 1966.

54. S. Freud (1918), Extrait d'une histoire de névrose infantile (l'Homme aux loups), in Cinq psychanalyses, PUF, 1966, 325-420 ; GW, 29-157 ; SE, XVIII, 1-22.

55. Ibid.


1196 Thalia Vergopoulo

les concepts de clivage et d'identification projective, tels que M. Klein les a utilisés), théorisera à son tour le fonctionnement du patient borderline ou psychotique mais à partir de la cure psychanalytique. J'y reviendrai dans le chapitre sur le « clivage » et le « clivage du moi ».

5 / Le « clivage » et le « clivage du moi » (Spaltung - Ichspaltung)

(en passant par les « clivages » (Splittings) d'après M. Klein et W. R. Bion)

Au début de l'oeuvre de Freud le terme de clivage (Spaltung) apparaît dans le sens descriptif d'un conflit psychique et n'a pas encore de valeur explicative spécifique.

Dès 1895 déjà, Freud avec Breuer 66 parlent de « double conscience » chez les hystériques, au sujet d'Anna O... et d'Elisabeth von R... comme d'un clivage entre le normal et le pathologique ; et, en 1909, dans Les cinq leçons sur la psychanalyse57, Freud décrit la « double conscience » comme un clivage entre Cs et Ics, et, par la suite, comme un « refoulement ». Puis, en 1914, dans son article « Pour introduire le narcissisme » 58, le clivage apparaît entre le moi et l'idéal du moi, héritier du narcissisme primaire, qui est l'aspect projeté du moi qui devient un agent séparé et qui aura par la suite une fonction d'auto-observateur. C'est sur cette même base qu'en 1915, dans « Deuil et mélancolie » 59, Freud a élaboré le clivage entre le moi et l'idéal du moi de façon plus claire. Car le mélancolique à travers l'identification à l'objet perdu l'installe dans son moi : « L'ombre de l'objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l'objet abandonné. De cette façon la perte de l'objet s'était transformée en une perte du moi et le conflit entre le moi et la personne aimée en un clivage entre la critique du moi et le moi modifié par identification » (Laplanche et Pontalis traduisent « clivage » ici par « scission », et Strachey 60, par cleavage). Mais c'est surtout en 1927 dans son article sur « Le fétichisme » que Freud va poser les jalons de ce terme en décrivant « deux courants existants dans le moi » et l'élaborera plus largement dans l'lchspaltung (« clivage du moi »), concept élaboré à la fin de son oeuvre dans « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938) et, la même année, dans l'Abrégé de psychanalyse.

Je ne reviendrai pas sur les deux premiers articles précités que j'ai déjà longuement discutés (1927-1938) mais je commenterai l'Abrégé (1938) à la fin de ce chapitre.

Entre-temps, et pour suivre l'évolution chronologique du terme « clivage » dans l'oeuvre de Freud, je m'arrêterai dans le troisième chapitre des Nouvelles conférences sur la psychanalyse de 193261 ; car il parle des « parties scindées du moi » qui peuvent ensuite s'assembler de nouveau. Il compare ce clivage à celui du cristal jeté par terre, qui ne se « brisera pas n'importe comment, mais, suivant ses lignes de clivage, en morceaux, dont la délimitation quoique invi56.

invi56. Freud et J. Breuer (1895), Etudes sur l'hystérie, PUF, 1956, 14-35 ; SE, III, 25-39.

57. S. Freud (1909), Cinq leçons sur la psychanalyse, Payot, 1973 ; GW, VIII, 3-60 ; SE, XI, 1-55.

58. S. Freud (1914), Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969, 81-105 ; GW, X, 138-170; SE, XIV, 67-102.

59. S. Freud (1915), Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Gallimard, 1968, 147-174; GW, X, 428-446; SE, XIV, 217-235.

60. SE, XIV, 217-235.

61. S. Freud (1932), Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1971, 78-107 ; GW, XV ; SE, XXII, 1-82.


La problématique du déni 1197

sible était cependant déterminée auparavant par la structure du cristal. Cette structure fêlée est aussi celle des malades mentaux ».

On remarque une similitude entre l'image du cristal morcelé et la fragmentation où « morcellement du moi » que Freud décrit dans Moïse et le monothéisme, également en 193262 au sujet des névroses traumatiques et l'effet retardé (après coup) du traumatisme qui provoque la maladie : « Assez souvent, le processus s'achève par la destruction, le morcellement du moi 63 ou par la victoire sur ce dernier de l'élément précocement dissocié et dominé par le traumatisme. »

Les éléments dissociés ou morcelés du moi, Strachey les traduit par le terme de split-off portions of the ego.

Ce terme a été utilisé dès 1935 par M. Klein 64 et en 1950 par Bion 65. Ce dernier développa la notion du « clivage pathologique », en tant que parties du moi clivées hors du psychisme, split-off parts of the ego, et plus tard, splitout, en relation avec le « rejet » (Verwerfung) que J. Lacan a traduit par forclusion.

« Les clivages » (Splittings) d'après M. Klein et W. R. Bion

D'abord M. Klein a introduit avec le « clivage du moi » le clivage de l'objet par la métaphore du « bon et mauvais sein », en basant sa théorie sur la dernière thèse de Freud de 1920 sur les « Pulsions de vie et de mort » 66.

Ce clivage de l'objet (inspiré par la « Métapsychologie » et la « Négation » de Freud) est considéré comme normal dans le sens où il constitue une défense contre l'angoisse et les fantasmes précoces de morcellement. L'enfant expulse un mauvais objet qui est projeté dans un objet externe. Par la suite il introjecte ce qu'il a projeté dans l'objet qui est maintenant introduit dans le monde interne. Il contient alors une portion clivée (split-off) de lui-même qui est enfermée dans un objet. Pour M. Klein 67 : « Un certain degré de clivage est essentiel pour l'intégration ; car il préserve le bon objet et plus tard il permet au moi de synthétiser ses deux aspects. »

Dans le cas du clivage excessif, les parties clivées se divisent entre un objet idéalisé et un objet persécuteur. Elles n'attaquent pas seulement l'objet mais prennent possession de lui et le contrôlent. L'objet rempli de ses mauvaises parties du sujet n'est pas ressenti alors comme un individu séparé, mais comme le mauvais soi qui aboutit à une forme particulière d'identification et une relation d'objet agressive. Klein 68 appelle ce processus d'identification par projection « identification projective » et le processus complémentaire d'identification par introjection, « identification introjective ».

Quant à Bion, qui a tenté d'élargir sa compréhension du fonctionnement du patient psychotique par sa « Théorie de la pensée », il a développé la notion très complexe de « clivage pathologique ».

62. S. Freud (1932), Moïse et le monothéisme, Gallimard, 1948, 98-109 ; GW, XVI, 103-246 ; SE, XXIII, 1-137.

63. Souligné par moi.

64. M. Klein (1921-1945), Contributions to Psycho-Analysis, London, Hogarth Press, 1948, 282-310.

65. W. R. Bion (1950), Second Thoughts (Selected Papers on Psycho-Analysis), New York, Jason Aronson, 1967, trad. franc., Réflexion faite, PUF, 1983.

66. S. Freud (1920), Au-delà du principe du plaisir, in Essais de psychanalyse, PB Payot, 1971 7-81; GW, XIII, 3-69; SE, XVIII, 1-64.

67. M. Klein (1957), Envie et gratitude, Gallimard, 1968, 34.

68. M. Klein et al. (1946), Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, in Développements de la psychanalyse, PUF, 1966, 282.


1198 Thalia Vergopoulo

Outre les articles de Freud « Névrose et psychose », « Perte de la réalité », « Le moi et le ça », il s'est référé plus particulièrement à L'interprétation des rêves68 et à l'article « Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques » 70. En outre, il modifiera légèrement les notions de Klein, de clivage et d'identification projective, et parlera de clivage et d'identification projective excessifs, qui contiennent en plus les notions d'expulsion, de rejet et déni de la réalité psychique, et la fragmentation du moi et des objets.

Pour Bion « le retrait de la réalité est une illusion, non un fait ; il découle du déploiement de l'identification projective contre l'appareil psychique détaillé par Freud. La prédominance du fantasme d'omnipotence est si grande qu'il est évident qu'il s'agit moins d'un fantasme que d'un fait pour le patient, qui agit comme si son appareil perceptif pouvait être clivé en fragments infimes, split-out, et projeté dans ses objets ; (...) le psychotique clive ses objets (et simultanément toute cette partie de sa personnalité qui lui permettrait de prendre conscience de la réalité qu'il hait) en fragments excessivement minuscules ; car c'est ce clivage qui contribue matériellement à donner l'impression au psychotique qu'il ne peut pas réparer ses objets ou son moi. Le résultat de ces attaques par clivage est de mettre en péril, dès le début, tous les traits de la personnalité qui devraient être à la base de la compréhension intuitive de soi et des autres. Toutes les questions qui, selon Freud, constituent, à un stade ultérieur du développement, une réponse au principe de réalité, c'est-àdire la conscience des impressions sensorielles, l'attention, la mémoire, le jugement, la pensée, ont attiré contre elles, sous les formes rudimentaires qu'elles possèdent au début de la vie, les attaques sadiques par clivage et éviscération qui conduisent à leur fragmentation en particules infimes, puis à leur expulsion de la personnalité en vue de pénétrer dans les objets, ou de les enkyster » 71 (cela renvoie « au cristal brisé » de Freud). Dans le fantasme du patient (psychotique) ces particules expulsées du moi mènent une vie indépendante et incontrôlée en dehors de la personnalité et le patient se sent environné par des « objets bizarres ».

Les mécanismes de projection et d'introjection sont ici remplacés par l'identification projective et le clivage comme un substitut du refoulement.

Nous pouvons alors inférer que les parties clivées hors du psychisme (split-out) pour Bion, comme pour Lacan les « signifiants forclos » ne font pas partie de l'Ics non plus, faute de refoulement.

Le patient en analyse se voit obligé de ramener ces objets bizarres dans le moi. Il doit les ramener, nous dit Bion, au moyen de l' identification projective inversée, et par la même route qu'ils avaient suivie au moment de leur expulsion, et il vit cette pénétration comme une agression. Les délires, hallucinations et angoisses du patient sont pour Bion des tentatives pour mettre des « objets bizarres » au service de l'intuition thérapeutique et en ceci il diffère de Lacan.

Par ailleurs, Bion 72 a développé la notion, très connue actuellement, des

69. S. Freud (1900), L'interprétation des rêves, PUF, 1973 ; GW, II-III, 643-700 ; SE, V, 629-686.

70. S. Freud (1911), Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques, in Psychanalyse à l'université, t. 4, n° 14, 1979 ; GW, VIII, 230-238 ; SE, XII, 213-226.

71. J.-L. Donnet et A. Green, L'enfant de ça, Psychanalyse d'un entretien. La psychose blanche. Ed. de Minuit, 1973. (L'hallucination négative de la psychose blanche est une très belle contribution des auteurs enrichie par la théorie de Bion : p. 223-316.)

72. W. R. Bion (1959), Attacks on Linking, Intern. J. Psycho-Analysis, 1959, 40, n° 5-6, et, en 1967, in Second Thoughts, London, Heineman ; trad. franc. Attaques contre la liaison, in Réflexion faite, PUF, 1983, 105-123.


La problématique du déni 1199

attaques contre la liaison (Attacks on Linking) voisine du « clivage pathologique ».

« Le prototype de tous les liens dont je veux parler, écrit Bion, est le sein 73 ou le pénis primitif74 (...). Je considérerai que les attaques fantasmatiques contre le sein sont le prototype de toutes les attaques dirigées contre des objets qui servent de lien et que l'identification projective est le mécanisme employé par la psyché pour se débarrasser des fragments du moi qui sont le produit de sa destructivité. »

Et plus loin il écrit : « J'emploie le mot "lien" parce que je souhaite exprimer la relation du patient avec une fonction plutôt qu'avec l'objet qui remplit une fonction ; je ne m'intéresse pas seulement au sein75, au pénis 76, ou à la pensée verbale, mais à leur fonction 77, qui est de faire le lien 78 entre les deux objets. »

Bion et Klein ont décrit toute une série de clivages. A part le « clivage pathologique », Bion a très subtilement élaboré la notion de « clivage forcé » (enforced splitting) 79.

Il est clair que « les clivages du moi et de l'objet » de Klein, et le « clivage pathologique » de Bion diffèrent du clivage du moi freudien stricto sensu. Toutefois les contributions de taille de ces deux analystes s'inscrivent incontestablement dans le prolongement de l'oeuvre du père de la psychanalyse.

Freud et Bion

Bion, prolongeant la tradition de Klein, Money- Kyrie, Segal et Rosenfeld, a consacré les premières années de sa vie d'analyste à la cure de patients psychotiques ou borderline en utilisant le protocole classique. Son expérience lui a permis de constater que « ces patients suffisamment atteints pour être déclarés psychotiques contiennent dans leur psyché une partie non psychotique de la personnalité, qui est la proie de divers mécanismes névrotiques avec lesquels la psychanalyse nous a familiarisés, et une partie psychotique de la personnalité, qui est à ce point dominante qu'elle cache la partie non psychotique qui en est comme le négatif » 80.

Mais retournons à l'oeuvre ultime et également inachevée de Freud de 193881. Dans l' Abrégé de psychanalyse il écrit : « Les malades, une fois guéris, déclarent que dans un recoin de leur esprit, suivant leur expression, une personne normale s'était tenue cachée, laissant se dérouler devant elle, comme un observateur désintéressé, toute la fantasmagorie morbide... Nous pouvons probablement admettre que ce qui se passe dans des états semblables, consiste en un clivage psychique. Au lieu d'une unique attitude psychique, il y en a deux ; l'une, la normale, tient compte de la réalité, alors que l'autre, sous l'influence des pulsions, détache le moi de cette dernière. Les deux attitudes coexistent... » N'y a-t-il pas une similitude frappante entre le paragraphe précédent de Bion et ce dernier de Freud ?

73. Souligné par moi.

74. Ibid.

75. Ibid.

76. Ibid.

77. Ibid.

78. Ibid.

79. W. R. Bion (1962), Learning from Expérience, New York, Basic Books ; trad. franc., Aux sources de l'expérience, PUF, 1979, 27-30.

80. W. R. Bion (1957), Différenciation des personnalités psychotiques et non psychotiques, in Réflexion faite, PUT, 1983, 51-73.

81. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, PUF, 1979, 68-81 ; GW, XVIII, 67-138 ; SE, XXIII, 139-207.


1200 Thalia Vergopoulo

Enfin Freud dira : « ... dans toute psychose existe un clivage du moi 82, et si nous tenons tant à ce postulat, c'est qu'il se trouve confirmé dans d'autres états plus proches des névroses et finalement dans ces dernières aussi (...) en effet : que le moi, pour se défendre d'un danger, dénie une partie du monde eextérieur ou qu'il veuille repousser une exigence pulsionnelle de l'intérieur, sa réussite, en dépit de tous ses efforts défensifs, n'est jamais totale, absolue... (...). Ajoutons encore que nos perceptions conscientes ne nous permettent de connaître qu'une bien faible partie de tous ces processus » 83.

Est-ce à dire alors qu'il n'y a que des « cas mixtes » ou des « cas limites » en psychanalyse ? Extrapolant un brin plus loin cette hypothèse, n'est-il pas fondé de nous demander si nous ne sommes pas tous, d'une certaine façon, à des degrés différents, des « cas limites » ?

N'est-ce pas de « limites » qu'il s'agit également dans la dernière phrase de Freud ?

Limites de nos perceptions conscientes ?

Limites de la connaissance humaine ?

Et de la psychanalyse ?

III. — LA CLINIQUE

I / Résumé des sources citées

Depuis 1970 beaucoup d'encre a coulé sur les sujets du déni, des cas limites et du fétichisme. La Nouvelle Revue de Psychanalyse, entre autres, leur a consacré un numéro entier s'intitulant Les objets du fétichisme.

Dans une revue critique des écrits sur ce sujet, Roger Dorey 84 constate un clivage entre les auteurs qui mettent l'accent surtout sur les mécanismes psychotiques et ceux qui se concentrent surtout sur le concept de castration adoptant le symptôme du modèle névrotique. Mais il y a très peu d'auteurs qui tiennent compte de la spécificité de cette structure, c'est-à-dire de la coexistence des deux registres.

En effet, Freud en 1927 a montré que le déni de la castration pour le fétichiste était responsable du clivage du moi, et a mis en évidence de façon remarquable les deux modes de fonctionnement du patient empruntant des mécanismes qui appartiennent aussi bien au registre psychotique qu'au registre névrotique.

Les catégories de Névrose et Psychose qui étaient au début de son oeuvre distinctes ont dû être relativisées à partir de sa découverte du clivage du moi. Dans « Analyse terminée et analyse interminable »,

82. Souligné par moi.

83. Ibid.

84. R. Dorey (1970), Contributions psychanalytiques à l'étude du fétichisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 2, automne 1970, Gallimard.


La problématique du déni 1201

en I93785, Freud écrit : « ... le moi normal, tout comme la normalité elle-même, n'est qu'une fiction idéale... Tout individu normal n'est que relativement normal ; son moi, par quelque côté, se rapproche plus ou moins de celui du psychotique ».

L'oeuvre de Freud en tout premier, suivie des contributions de Klein et Bion et d'un grand nombre d'ouvrages d'analystes contemporains, ainsi que ma clinique personnelle m'ont montré que l'unité du moi est plus une illusion qu'une réalité. Dans la plupart des cures nous avons affaire au clivage du moi, aux différents splittings, ou à la fragmentation du moi.

C'est pourquoi je préfère, en 1986, parler de cas « limites » ou plutôt « mixtes » que de psychose ou même de névrose. Il s'agit presque toujours de cas qui sont aux prises avec leur sexualité perverse polymorphe, et qui ont du mal à vivre avant l'analyse. Dans tous ces cas, il y a une part saine de la personnalité, avec laquelle nous établissons le contrat psychanalytique et qui mérite tout notre respect, aussi restreinte et faible soit-elle.

En outre, le mécanisme de déni, comme Freud l'a montré, qui est à cheval sur les registres de la névrose et de la psychose, s'est avéré être à l'oeuvre dans toutes les cures, puisque nous avons presque toujours affaire au déni de la castration oedipienne.

Le déni, nous dit Freud, concerne le destin de la représentation qui ne parvient pas à la conscience car elle a été éjectée, non enregistrée ; tandis que l'affect, lui, est refoulé.

Dans ce sens le déni par le biais de la représentation a une certaine parenté avec le mécanisme psychotique du rejet ou « forclusion » de Lacan, puisque dans le rejet aussi bien la représentation que l'affect sont hors de portée.

Mais le déni par le biais de l'affect a aussi une certaine parenté avec le mécanisme névrotique de la négation, puisque dans la négation il y a levée partielle du refoulement, la représentation parvient à la conscience, mais l'essentiel du refoulement demeure, c'est-à-dire l'affect comme dans le cas du déni. C'est seulement quand l'affect se joindra à la représentation que la levée du refoulement aura lieu. Et c'est là le but de toute analyse.

Dans toutes les cures c'est sur le clavier de tous ces mécanismes que nous oscillons sans cesse. Rejet, déni, négation, refoulement. Et

85. In Revue française de Psychanalyse, 1939, XI, 1, 3-33, 21 ; GW, XVI, 59-99 ; SE, XXIII, 209-253.

RFP — 39


1202 Thalia Vergopoulo

le processus analytique permet la transformation progressive du déni en refoulement.

C'est pourquoi « Le fétichisme » de Freud représente pour moi un modèle théorique qui peut s'appliquer à toutes les cures psychanalytiques. Car il rend compte, à cause du déni et du clivage du moi, de ces deux modes de fonctionnement du patient qui sont à l'oeuvre, dans la même cure et dans la même séance. Malgré le fait que nous privilégions tantôt l'un ou l'autre de ces registres, en suivant le matériel du patient, il est important de ne jamais perdre de vue leur coexistence.

Les thèses ou hypothèses qui s'inspirent du « Fétichisme » ne visent pas seulement à décrire des cas de perversion, mais des cas où les « ratés » ou « rocs » dans l'analyse sont dus à ce qui a été éjecté par déni dans une partie clivée hors du moi (moi qui par ailleurs peut fonctionner essentiellement sur un mode névrotico-normal).

Je ne mentionnerai pas des travaux axés essentiellement sur la perversion et le registre prégénital.

Par contre, je ferai un survol très rapide de quelques « points de vue », ou hypothèses, plutôt que thèses, qui ont eu le double souci : a / de comprendre ou théoriser ces « ratés » ou « rocs » ; b / de prendre en compte la coexistence des deux modes de fonctionnement du patient.

Qu'il s'agisse du « fantôme » (fait d'agressivité clivée) dans sa crypte, d'Abraham et Torok 86, des Visiteurs du moi de Mijolla 87, du « phallus anal (pénis fécal de Klein) idéalisé, représentant le déni du pénis génital » de Chasseguet-Smirgel 88, ou du déni de la « béance maternelle (déni du vagin de Klein) et de la scène primitive » de McDougall 89, du « clivage du processus d'identification » de Stewart 90, de la « psychose blanche » de Donnet et Green 91, etc., c'est au déni et au clivage du moi que nous avons affaire.

Cette partie clivée, éjectée par déni, régie par la compulsion à la répétition et rebelle au changement, est forcément déconnectée et le moi infantile demeure indisponible au processus de liaison. Dans ce cas nous pouvons dire qu'il s'agit de déliaison pulsionnelle (partielle) et de désinvestissement.

86. N. Abraham, L'écorce et le noyau, collaboration et autres essais de M. Torok, Paris, AubierFlammarion, 1978.

87. A. de Mijolla, Les visiteurs du moi, Fantasmes d'identification, Belles-Lettres, 1981, 202.

88. J. Chasseguet-Smirgel, Ethique et esthétique de la perversion, Paris, L'or d'Atalante, 1984.

89. J. McDougall, Scène primitive et scénario pervers, in Sexualité perverse, Payot, 1972.

90. S. Stewart, Quelques aspects théoriques du fétichisme, in Sexualité perverse, Payot, 1972.

91. J.-L. Donnet et A. Green, L'enfant de ça. Psychanalyse d'un entretien. La psychose blanche, Ed. de Minuit, 1973.


La problématique du déni 1203

C'est ainsi que d'autres auteurs mettent plus l'accent sur la dimension « économique ». Dans « La mère morte » de Green 92, il s'agit « d'amour gelé par désinvestissement de l'objet (mère), enkysté, en hibernation et conservé au froid, sans laisser de trace (trou) ».

De même les travaux de Kestemberg 98 et coll. mettent l'accent sur les « processus de déliaison » dans le cas du déni et considèrent le clivage « comme une extension économique d'un mécanisme de défense et d'organisation du moi primaire ».

Enfin, certains ouvrages, sans rapport avec le « Fétichisme », ont attiré mon attention, car ils mettent l'accent sur le fonctionnement défectueux de la pensée (pensée verbale ou relation) qui serait responsable des clivages, de l'autisme et de la psychose.

Bion 94, à part les notions d'amour et de haine, a introduit la connaissance (Knowledge), qui représente le lien psychanalytique et qui a trait à 1' « apprentissage par l'expérience » (learning from experience) : C(K), ou son contraire — C(— K).

Tustin 95 introduit la notion d' « encapsulation » et tente de comprendre et d'expliquer l'autisme.

Aulagnier 96, interrogeant les origines du je, développe la notion du « pictogramme », antérieur au fantasme et à l'énoncé. D'après elle, l'excès de violence de la part du discours maternel pourrait induire le sujet à fuir dans le délire. L'autocréation du je (psychose), etc.

Quant aux fantasmes fétichiques, ils n'apparaissent pas seulement dans les cures des cas « limites », mais dans toutes les cures, puisque la sexualité (perverse polymorphe) tient une place nodale dans l'analyse. Toutes sortes de « scénarios », conscients ou inconscients, mis en scène dans les rêves ou les rêves diurnes, ou mis en acte (enactement) 97 dans la réalité avec ou sans fétiche, masturbatoires ou non, offrent à l'analyste la possibilité d'inférer les théories sexuelles du patient, ses préjugés et croyances d'un passé lointain. Les thèmes de l'Hermaphrodite 98, du Phoenix99, de l'Androgyne 100, du travesti, etc., nourrissent

92. A. Green (1980), La mère morte, in Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Ed. de Minuit, 1983.

93. E. Kestemberg et coll. (Gibeault, Guedeney, Rosemberg), Les Cahiers du Centre de Psychanalyse et Psychothérapie, n° 1 (1980) et n° 2 (1981), Paris.

94. W. R. Bion (1962)5 Aux sources de l'expérience, PUF, 1979.

95. F. Tustin (1972), Autism and Childhood Psychosis, London, Hogarth Press.

96. P. Castoriadis-Aulagnier, La violence de l'interprétation. Du pictogramme à l'énoncé, Paris, PUF, « Le fil rouge », 1975.

97. M. R. Khan, in Le soi caché, Gallimard, 1976, 97.

98. M. Delecourt, Hermaphrodite, PUF, 1958.

99. Ibid.

100. M. Eliade, Méphistophélès et l'androgyne, Gallimard, 1962.


1204 Thalia Vergopoulo

souvent ces « scénarios ». Les fantasmes dits originaires 101, « scène primitive », « séduction » et « castration », peuvent également être rattachés dans la cure aux « scénarios » du patient.

2 / « Les enfants qui refusent de marier leurs parents »

Je me suis penchée à mon tour sur un type de déni particulier qui est apparu à une certaine phase de la cure auprès de quatre cas, et qui s'est manifesté sous la forme d'un « fantasme d'auto-engendrement ». Je décrirai la démarche technique que j'ai utilisée pour contourner ces obstacles dans la cure et dépasser le négativisme accru et la ténacité du déni de ces « enfants » qui refusent de naître d'Eros, faute de ne pas être encore capables de faire comme les parents. Ces « enfants » qui refusent à tout prix de « marier » leurs parents. Car la sexualité génitale est déniée et clivée, ou encapsulée dans une enveloppe d'agressivité et rendue inaccessible au sujet avant l'analyse.

D'autre part, j'ai tenté de comprendre quelles étaient les causes communes dans l'histoire personnelle de ces sujets qui pourraient être considérées comme responsables de cette problématique particulière de négativisme et de déni de la scène primitive.

Dès le début de la cure j'ai constaté que M. K..., par exemple, recevait de façon passive les interprétations qui s'adressaient aux fantasmes liés à la castration (refoulement ?). Par contre, ce type d'interprétations devenait progressivement acceptable, dès que les « scénarios » du patient ayant trait au fantasme de séduction, possession ou maîtrise de chacun des parents-analyste, tour à tour, étaient interprétés.

Dès le début de la cure, j'ai aussi constaté que les rares fois où le matériel du patient suscitait une interprétation ayant affaire au fantasme de la scène primitive, il réagissait par un rejet massif et un négativisme totalitaire.

Après pas mal de temps, et quand le matériel du patient suscitait ce genre d'interprétations (c'est-à-dire en relation de près ou de loin à la scène primitive), j'ai pu constater que des « scénarios sadomasochiques » apparaissaient et semblaient se répéter, de façon presque automatique, compulsionnelle, factice même. Tout se passait alors comme si d'énormes barrages étaient érigés pour parasiter toute com101.

com101. Freud (1915), Un cas de paranoïa qui contredit la théorie psychanalytique de cette affection, in Revue française de Psychanalyse, 1935; VIII, 1, 2-11 ; GW, X, 234-246 ; SE, XIV, 261-272.


La problématique du déni 1205

munication entre nous. Il s'est avéré par la suite que les représentations du coït génital ou anal faisaient l'objet d'un rejet massif de la part du sujet. L'interprétation qui unissait les deux objets (bon et mauvais) était rejetée, car elle impliquait l'exclusion du sujet ressentie, elle, comme intolérable. C'est l'interprétation de l'analyste mettant en relation ces deux objets, sous n'importe quelle forme, qui était électivement attaquée : l'attaque contre la liaison de Bion. Car l'interprétation est le fondement de la relation du couple analyste-analysant.

Il y a eu alors régression et désinvestissement progressif de toute sexualité, qui indiquait le désir inconscient du patient de réduire toute tension au niveau presque zéro. Toute relation d'objet, même ponctuelle, même perçue comme objet partiel du désir, fut drastiquement refusée. Puisque la maîtrise de l'objet s'est avérée impossible, c'est le désir pour l'objet qui a dû être maîtrisé à son tour. Le désir de non-désir. Le désinvestissement de toutes les représentations liantes et de toute la sexualité agie ou fantasmée a conduit le sujet à une isolation totale et l'a condamné à un repli jusqu'à ses derniers retranchements. Il ne restait plus qu'un pas pour que la relation avec l'analyste fût refusée à son tour. Il s'est avéré par la suite, qu'à ces momentslà de refus de toute intrusion, de négativisme, d'auto-exclusion (outre les rares interprétations à dose homéopathique) le silence provisoire de l'analyste est d'or.

Le fantasme de la toute-puissance narcissique à l'oeuvre remplissait aussi bien les silences que le discours ou les rêves de ces patients sous le signe de l'autarcie, de l'autosuffisance, de l'invulnérabilité. L'énumération de leurs exploits soulignait qu'il se sont faits eux-mêmes ; personne n'a rien fait pour eux, etc.

Il est clair pourtant que plus le fantasme de la toute-puissance est à l'oeuvre de façon excessive, plus l'impuissance du sujet et son désarroi refoulés et déniés se font sentir du côté de l'analyste.

Pensons au clivage et à l'identification projective excessifs de Bion. Dans ce cas, c'est l'analyste qui assure la fonction de contenant de toutes ces parties clivées et éjectées par le sujet, mais contenues par l'analyste, autant que faire se peut.

L'analyste incarne et contient en lui une partie du sujet sous forme de rêverie le concernant (comme la mère qui pense à l'enfant mais aussi au père), sous forme de pensée, de constructions qu'il élabore, et qui seront transformées, à court et à long terme, en interprétations. C'est cette fonction « contenant-contenu », et non seulement « contenant », cette fonction encadrante, liante qu'est l'analyste, que le sujet


1206 Thalia Vergopoulo

va progressivement introjecter : le couple pensant de Bion (the thinking couple).

Ainsi se préparera le propre terrain de contenance du sujet qui lui permettra de recevoir les parties clivées et éjectées (split-out), transformées par l'analyste en interprétations, ainsi que les identifications introjectives.

Le couple « analyste-analysant », expérience et intériorisé par le sujet, lui servira de modèle primitif de l'interpénétration entre deux appareils psychiques, entre deux êtres pensants et communicants, et lui permettra par la suite d'élaborer par analogie le coït parental qui était si intolérable. Car il implique l'exclusion et l'impuissance du sujet, qui est doublement intolérable, celle-ci. Quoi d'étonnant alors à ce qu'il ne puisse pas fantasmer ses origines, et cette époque de la Hilflosigkeit, de détresse, dont par bien des côtés, il n'est pas encore sorti ?

Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'est par le biais de l'autoexclusion et de l'isolement, le ré-investissement auto-érotique aidant, que ces sujets ont pu élaborer lentement, progressivement, leur devenir soi-même, la relation de soi à soi et la capacité par la suite de nouer des relations d'objet d'une autre qualité.

L'exclusion, d'impensable qu'elle était et contre-investie, est devenue surinvestie.

L'auto-exclusion impliquant le refus de toute sexualité serait-elle érotisée ? Comme le refus érotisé des anorexiques ? Un tel refus, caractérisé par le renversement des affects dans leur contraire (par le négatif), ne peut-il pas être compris comme l'antichambre du désirplaisir, à cause, ou grâce à la névrose de transfert ? Le déni du conflit devient relation conflictualisée.

Dans cette période de repli narcissique mû par la toute-puissance du sujet, s'agissait-il d'une illusion d'autonomie ? En disant non aux objets et à l'analyste le sujet tente de se créer lui-même. Pour Freud « la négation a doté la pensée des premiers degrés de liberté à l'égard des conséquences du refoulement et du même coup à l'égard de la contrainte du principe de plaisir » 102.

Mais si le désinvestissement de toute relation à autrui, aboutissant à un retrait narcissique quasi total et au fantasme tout-puissant d'autoengendrement, ont pu se vivre dans la cure, c'est parce que le sujet

102. S. Freud (1925), La dénégation, trad. franç. P. Lévy, à usage interne de l'Institut de Psychanalyse, p. 5 ; GW, XIV, p. 15 ; SE, XIX, p. 239.


La problématique du déni 1207

ne peut investir qu'un objet à la fois : l'analyste ; ou plutôt, comme il dirait, l'analyse. L'analyste n'est encore pour rien dans ses progrès. Car pour lui c'est, bien sûr, un progrès que de pouvoir s'affranchir de ses objets dont il était l'esclave, comme l'enfant totalement dépendant auparavant. En investissant l'analyse qui est représentée par le couple analyste-analysant, il s'investit lui-même.

C'est à partir du climat de la relation transférentielle de cette période de désinvestissement progressif des objets du patient, et du repli narcissique sur soi, mais surtout à partir du déni du fantasme de la scène primitive et, par la même voie, du refus ou de l'incapacité du sujet de fantasmer sur ses propres origines, que j'ai été amenée à parler du fantasme d'auto-engendrement dans la cure.

J'aimerais toutefois le distinguer du fantasme de la parthénogenèse 103 où il s'agit d'un organisme féminin apte à se reproduire sans la contribution du sexe masculin.

Mon élaboration sur la technique psychanalytique m'a convaincue que les causes déterminantes du complexe d'OEdipe sont à rechercher, suivant l'heureuse expression de Green, dans le « fantasme isomorphe de l'OEdipe qui est celui de la scène primitive », caché derrière l'écran défensif du fantasme de la castration.

« Le narcissisme, écrit Green 104, soutient l'illusion du non-OEdipe en ce qu'il ne connaît que le moi-je. Comme Dieu, le moi-je se veut auto-engendré, sans sexe, c'est-à-dire sans limitation sexuelle et sans filiation, donc sans structure de parenté. »

Mais la cure psychanalytique, cette grande scène de l'OEdipe, fait tôt ou tard tomber cette illusion, grâce au rôle nodal que joue dans la cure le facteur négateur ou négativant, qui peut être considéré comme une plaque tournante ou un carrefour entre le déni et le refoulement ; comme un transformateur et redistributeur des énergies libidinales où des remaniements économiques importants peuvent avoir lieu.

Piera Aulagnier 105 définit le postulat d'auto-engendrement. Il a trait aussi bien à l'économie plaisir-déplaisir qu'à la particularité de représenté qu'il engendre : c'est-à-dire le pictogramme. Mais elle ne parle pas de fantasme d'auto-engendrement non plus.

103. Parthénos en grec signifie vierge.

104. A. Green (1975), L'angoisse et le narcissisme, in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Ed. de Minuit, 1983, 133-173.

105. P. Castoriadis-Aulagnier (1975), La violence de l'interprétation, Paris, « Le fil rouge », 1975.


1208 Thalia Vergopoulo

Quant à Alain Gibeault 108, prolongeant l'idée de P. Aulagnier, il a postulé la nécessité d'une autoreprésentation, d'une autoréférence inhérentes à tout fonctionnement auto-érotique, et à toute activité psychique. Il assimile cette autoreprésentation à l'auto-engendrement des sensations de plaisir ou de déplaisir, où il n'y aurait pas de place pour un « non-moi ». Dans cette même perspective Winnicott parle de l'objet retrouvé, créé, et Bion propose l'idée d'une pré-conception du sein.

Mais c'est surtout Freud qui a si bien montré que le premier objet de satisfaction, la mère, peut être perdu au moment où l'enfant est capable de voir dans son ensemble la personne à laquelle appartient l'organe qui lui apporte la satisfaction (l'objet total). La pulsion, dit-il, devient alors auto-érotique...

Dans les cures étudiées, la phase progrédiante postnarcissique après l'apparition du fantasme d'auto-engendrement a commencé par des signes d'auto-érotisme, mariés à la capacité d'être seul, telle que Klein et Winnicott l'ont décrite, et la satisfaction hallucinatoire du désir a pris la place de l'hallucination négative.

La relation analytique favorisant un espace intermédiaire 107 est un carrefour où le narcissisme et la relation d'objet se rencontrent et se différencient...

Car comment peut-on être en relation avec autrui avant de devenir soi-même ?

Comment peut-on intégrer cette inconnue, cette limite, cette altérité en nous (dont le meilleur compromis est la bisexualité psychique) avant de se sentir soi-même ?

Et inversement, comment peut-on devenir soi et se situer dans la longue chaîne de la vie si nous ne sommes pas capables de reconnaître le rôle fécondant de nos géniteurs, et pouvoir à notre tour naître et nous projeter dans l'avenir ?

Enfin, une dernière question : Qui sont ces analysants ? Quelle est leur histoire ? Il s'agit de deux femmes et de deux hommes entre 25 et 35 ans.

Dans leur histoire, à ma connaissance, rien de spectaculaire. Ni des mères mortes au propre ou au figuré, ni des pères absents, ni des parents divorcés ou séparés, ou fous, ni des frères et soeurs perdus par fausse-couche, etc.

Il s'agit d'enfants aînés et d'enfants du milieu, deuxièmes ou troi106.

troi106. Gibeault, Travail de la pulsion et représentation. Représentation de chose et représentation de mot, communication au Colloque de Deauville, octobre 1984.

107. D. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1975.


La problématique du déni 1209

sièmes, et pas de cadets, dans des fratries de trois à six enfants, qui ont grandi dans la foulée des naissances successives, et rapprochées de leurs frères et soeurs.

Les deux seuls éléments communs sont :

1 / leur puberté a été vécue par tous comme un tremblement de terre

qui a changé leur vie. Ils parlent du sentiment d'être isolés « comme dans une tour d'ivoire, dans une cabine spatiale, dans un sousmarin », etc. ;

2 / une aversion absolue de la procréation.

A partir du matériel vécu et de la relation transférentielle, j'ai fait l'hypothèse que ces patients ont perdu prématurément leur premier objet d'amour, et n'ont pas pu renoncer et faire le deuil de ce premier objet. Dès lors il y a eu un clivage dans tout le processus d'identifié cation, si bien qu'ils ont développé des identifications partielles autant avec la mère qu'avec le père. D'où l'incapacité de se sentir soit homme, soit femme, mais les deux à la fois. Tout. Malgré les fantasmes défensifs de l'Hermaphrodite, de l'Androgyne, ou du travesti, dotés d'une idéalisation excessive, dans le fond, ils se sentaient être rien du tout. Tout au plus des enfants asexués, purs et innocents car l'agressivité a été déniée et clivée, empêchant l'émergence de la curiosité qui, elle, est restée inhibée et fixée à une étape infantile en deçà de la découverte de la sexualité des parents.

Il m'est permis de dire que le moi impréparé de ces sujets a été très tôt envahi par une ambiance familiale de sur-stimulation sexuelle, vécue comme un traumatisme, faute de pare-excitation. Les naissances successives et rapprochées de leurs frères et soeurs, témoignant de la sexualité des parents, leur ont permis de faire des constructions de leur roman familial effrayantes et cauchemardesques durant les premières années d'analyse.

Ils se sentaient étouffés et incapables de vivre tranquillement. La fuite dans des rêveries faisaient dire à leur entourage que c'étaient des enfants dans la lune, dans les nuages, etc. Le déni de la sexualité des parents est devenu par la suite déni de la différence des sexes et déni de la castration. Le clivage du moi ne fait que grandir avec le temps, dit Freud. La représentation de la sexualité génitale a été déniée et l'affect de déplaisir refoulé, contre-investi même, et absorbé par le refoulement originaire à cause du traumatisme.

Dès l'avènement de la puberté, vécue comme un séisme dans leur vie, ils ont refusé de grandir et la régression d'une partie du moi


1210 Thalia Vergopoulo

clivé à une étape infantile en deçà de la découverte de la sexualité des parents est responsable du sur-investissement de la phase sadiqueanale, et de l'évitement de l'OEdipe.

Puisqu'ils n'ont pas pu être partie prenante de la scène primitive, ils resteront alors à tout jamais auto-exclus de tout commerce pulsionnel génital. La sexualité perverse polymorphe restera leur royaume !

Nourris d'un idéal pseudo-vertueux et mus par un surmoi moralisateur, ascétique et austère, ils se veulent « sauveurs du monde », tout en étant démunis et sur-exposés dans la vie. Malgré leur intelligence exceptionnelle qui leur a permis de réussir professionnellement, leur très grande sensibilité les a rendus totalement maladroits et inadéquats dans leurs relations à autrui.

Ils ont peur de tout attachement mais rêvent d'un grand amour sans sexualité, ni procréation, brandissant l'étendard de la tendresse et de la douceur.

Leur endurance masochiste bat tous les records, et met à dure épreuve les capacités de l'analyste.

Ils mettent beaucoup de temps à naître psychiquement, car ils ont beaucoup de mal à fantasmer sur leurs origines et à se projeter dans l'avenir. Les désillusions et les deuils sont vécus dans le déchirement. Les progrès cependant se font lentement mais sûrement...

Mais quand le vent a tourné et que le courant des affects s'est renversé, grâce à la levée progressive des refoulements et à l'intégration des parties clivées par déni, alors la ténacité du déni ancien deviendra ténacité de gagner le pari de la vie et d'Eros. Car c'est l'union, le mariage des pulsions libido et agressivité qui donnera la force de vivre et d'aimer vraiment. Il y aura alors des expressions telles que : « Je me suis rejoint, je suis dans mes pompes, j'habite vraiment l'espace qu'occupent mes semelles, j'adhère à moi-même », etc.

Le temps s'est mis en marche... Ils découvrent que leurs parents, qui ont tous entre 60-70 ans, vivent unis et investissent encore leur sexualité. Leurs parents sont enfin mariés!

Ils découvrent que le monde est peuplé d'hommes et de femmes qui sont tous des êtres entiers. Ils acceptent leur appartenance sexuelle, non plus comme une condamnation, comme jadis, mais comme une limite de leur hominisation : la castration symbolique.

Non sans peine d'ailleurs. Les rages par-ci, par-là ne seront jamais absentes. Car ils viennent de très loin...


La problématique du déni 1211

IV. — POUR CONCLURE...

Je serais tentée de dire que dans l'analyse de tout « cas limite » ou « cas mixte » où le déni et le clivage du moi sont à l'oeuvre, nous visons toujours l'intégration des deux registres du moi clivé, après avoir minutieusement suturé les nombreux splittings. Nous nous situons au carrefour de la prégénitalité et de l'OEdipe.

L'OEdipe, vecteur certes, mais organisateur aussi!

— Si l'on néglige les phases prégénitales pour s'occuper seulement de l'OEdipe, l'oedipisation pourrait être compromise.

— Si l'on baigne seulement dans les eaux de la prégénitalité, négligeant l'OEdipe, l'analyse risquerait d'être interminable.

Par ailleurs, Freud et la psychanalyse, il y a plus d'un demi-siècle, ont donné droit de cité à Eros et à la sexualité. Malgré cela nous rencontrons en analyse la sexualité sans étayage sur l'amour. Ou l'amour sans étayage sur la sexualité comme chez les « enfants qui refusent de marier leurs parents », à cause du déni de la scène primitive.

Mais la psychanalyse travaille pour lever les dénis et les refoulements et réduire les clivages et les déliaisons autant que faire se peut. « Le but d'Eros, dit Freud en 1938108, est d'établir de toujours plus grandes unités, donc de conserver ; c'est la liaison. Le but de l'autre pulsion, au contraire, c'est de briser les rapports, donc de détruire les choses. »

Il n'y a pas de doute : Faire de la psychanalyse, côté fauteuil ou côté divan, c'est opter pour la liaison, pour Eros, pour la vie.

Mme Thalia VERGOPOULO Avenue de l'Amandolier, 22 1208 Genève Suisse

108. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, PUF, 1978, p. 8 ; GW, XVII, 71; SE, XXIII, 148.



EDITH LANÇON

LE « DÉNIEMENT »*

... OUT£ XÉYEt OUTE Xp1J7tT£t,...

Heraclite, 931.

I. — DÉNIER, DÉNI ET DÉNÉGATION EN FRANÇAIS

Un peu d'histoire

Dénier

Dénier est attesté en français (d'abord sous la forme deneier) à partir de 1160. Les étymologistes le présentent tantôt comme dérivé de nier d'après le latin denegare (lui-même de negare, étymon de nier, formé sur la particule de négation nec « ne pas » et donc, littéralement, « dire nec »), tantôt comme issu de denegare avec influence formelle de nier : deux manières peu différentes de souligner qu'au XIIe siècle la conscience de la composition était vivante, tant pour dé-nier que pour de-negare, le préfixe intensif dé- (qui se montra relativement peu productif en français indépendamment de modèles latins) répondant au latin de même valeur de-.

Dénier apparaît simultanément, et chez le même auteur, dans les deux acceptions qu'il conserve en français moderne : « refuser d'admettre, démentir (qqch.) » et « refuser (qqch. à qqn) ». La comparaison des

* Afin d'alléger la présentation, on a pris le parti de ne pas publier avec le texte un certain nombre de notes (une version complète de l'article reste consultable, en documents internes, à la Bibliothèque de l'Institut de Psychanalyse). Parmi elles, en dépit de leur importance, celles qui précisent les sources auxquelles ce travail est principalement redevable. Il n'aurait pas non plus existé sans la généreuse bienveillance de Mme J. Kristeva, à qui je souhaite exprimer ici toute ma reconnaissance.

1. Cité d'après J. Bollack et H. Wismann (Heraclite ou la séparation, Paris, Ed. de Minuit, 1972) qui traduisent le fragment : " Le maître à qui appartient l'oracle, celui de Delphes, ni ne dit ni ne cache ; il indique [oT][xa£v£i] », et commentent : « Appliquant à l'ambiguïté de l'oracle les catégories de leur propre discours, les hommes voudraient l'interpréter comme vrai (disant) ou faux (cachant) [...] la parole oraculaire [...] transcende l'opposition [...] dit-et-cache, indiquant par ce qu'[elle] dit ce qu'[elle] ne dit pas. »

Rev. franç. Psgchanal., 4/1986


1214 Edith Lançon

articles dénier dans les principaux dictionnaires généraux depuis Littré montre en effet une distribution des emplois du verbe sous deux grands titres : 1 / « refuser de reconnaître (qqch. : fait, assertion) comme vrai ou comme sien (dans ce dernier cas, le complément désigne un acte critiqué, ou la preuve d'un tel acte) » ; 2 / « refuser (à qqn qqch. qui lui est dû) ».

Mais du XIIe siècle au début du XVIIe, dénier connut d'autres sens : « refuser » (en emploi absolu), « rejeter (qqch.) », « empêcher, défendre (qqch.) », « rejeter, repousser, débouter, répudier (qqn) », « renoncer à soi-même » (en emploi pronominal), « renier (Dieu, qqch.) ». Tous néanmoins se laissent également répartir dans les deux catégories précitées, moyennant l'ajout : — en 1, de « (refuser de reconnaître qqch. comme) juste, valide » et de « (refuser de reconnaître) quelqu'un (comme sien) » — autrement dit « refuser de se reconnaître lié à qqn » ; — en 2, de « s'opposer à (qqch.) ».

L'éventail des emplois de dénier s'est donc réduit au cours de l'histoire, et l'on constate aussi l'abandon de tous les anciens dérivés nominaux du verbe (deniement, denoiance...), à l'exception de déni.

Déni Celui-ci, apparu au XIIIe siècle au sens général « action de refuser (qqch. à qqn) », existe comme terme de droit à partir de la première moitié du XIVe siècle (« action de dénier qqch., ce qui est légalement dû ») ; il n'est attesté que plus tardivement (début XVIIe) au sens « action de nier un fait », qui reste rare. Tous sens réunis, son usage se limite, dans la langue moderne, à des emplois spéciaux ou recherchés 2. Notons que certains auteurs contemporains en font, apparemment, un synonyme de rejet, « attitude de refus vis-à-vis de qqn ». Ainsi Gide :

« Evidemment je souffre du déni de certains. Oui, cette obstination dans le refus, la volontaire incompréhension, la haine, m'est parfois extrêmement douloureuse. Mais, somme toute, je reçois beaucoup plus que je n'avais jamais espéré » (Journal, 19 septembre 1934) 3.

Dénégation Quant à dénégation, il s'agit d'un emprunt fait par la langue juridique, à la fin du XIVe siècle (v. 1390), au latin tardif denegatio, attesté chez les auteurs chrétiens aux sens « dénégation, reniement ».

2. « La langue moderne a gardé déni avec des emplois restreints et surtout comme terme de jurisprudence ", Gdf., art. 1, « Denoi » (v. référence, n. 5).

3. (D'après le Grand Robert de la langue française.) Nous hésitons à confondre cet emploi avec celui de déni de justice, chez Proust : " L'énervement que son déni de justice me causait « (in TLF), bien que Gide poursuive : " Evidemment je souffre de l'injustice de certaines accusations ». Cf. aussi Cl. Mauriac (cit. 6, in Robert), et déni d'amitié (Gozlan, in TLF).


Le « déniement » 1215

Dénégation signifie d'abord « déclaration par laquelle une personne soutient qu'un fait avancé par une autre n'est pas véritable » ; il sera employé aussi, transitoirement (fin XVe - XVIe), comme synonyme de déni (« refus ») dans les expressions dénégation de droit, de justice. Il ne passe dans la langue courante qu'à la fin du XVIIIe siècle dans son acception principale : « refus de reconnaître (qqch.) » ; de cette époque à nos jours sa fréquence, observée dans des textes principalement littéraires, est plus de quatre fois supérieure à celle de déni. Le contraste entre les deux termes est bien rendu par Pierre Larousse : « La dénégation est l'action de nier, considérée dans la manière dont elle se fait ou par rapport au temps, aux circonstances. Le déni est la même action considérée dans son essence même. Une dénégation est formelle, nette, équivoque ; on l'entend, on la reçoit. Un déni est sincère, digne de foi, suspect » 4.

Dualité sémantique de dénier

Ce bref aperçu montre, dans les emplois des substantifs, la dualité sémantique déjà mentionnée pour dénier (« refuser » / « refuser de reconnaître »). Sans oublier le fait, nous nous attacherons principalement désormais à l'étude du verbe, nous demandant d'abord si une telle bipartition se justifie : si déjà l'on admet qu'elle reflète bien l'usage de dénier — ses différents usages depuis l'ancien français —, peut-on admettre aussi qu'elle répond à une analyse satisfaisante de la notion ? Et doit-on se contenter de cette simple juxtaposition de sens, sans articulation entre eux ?

... elle est commune à nier et dénier

En fait, la dichotomie en question n'est pas particulière à dénier :

elle s'observe aussi dans l'histoire du verbe simple nier et dans celle de

leurs ancêtres latins negare et denegare. Mais en ce qui concerne nier,

le sens « refuser (qqch. à qqn) », attesté depuis le XIIe siècle, disparaît

au cours du XVIIIe. Un exemple :

« T'oseroit bien quelque poete Nier des vers, douce alouette ? Quant à moy, je ne l'oserois. »

(Ronsard, in Gdf., art. 2, « Neiier ») 6.

4. Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, art. « Dénégation » (1870).

5. (Gdf. = Godefroy, Dict. de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, 1881-1902.) Autres exemples : en ancien français : « La quele chose le chevalier leur nea " (in Gdf., art. 1, " Noier ») ; en français classique : « Quelque demande qu'on lui [...] fasse, il demeure toujours libre de l'octroyer ou de la nier. De quelque côté qu'il incline, c'est sa volonté qui l'y porte » (in Pascal, Provinciales, lettre VIII).


1216 Edith Lançon

Par contre, au sens « refuser de reconnaître », nier tend en français moderne à supplanter dénier, même dans des expressions telles que dénier une dette, un dépôt... (nier une dette, depuis 1538 ; nier un dépôt, depuis 1718 ; nier sa signature).

La situation respective des deux verbes a donc beaucoup changé depuis leur apparition. En ancien français, l'opposition nier/dénier jouait pleinement. Nous nous demandons si aujourd'hui dénier, qu'un seul dictionnaire contemporain définit « nier avec force »6 est encore véritablement ressenti comme un intensif de nier et s'il ne passe pas avant tout pour un terme marqué par l'usage juridique : hors de ce domaine (y compris les tours métaphoriques qui s'y rapportent), son emploi est littéraire ou d'un usage soutenu.

Or, on trouve dans l'histoire de dénier un autre fait remarquable : en ancien français, le sens « refuser d'admettre, démentir » était peu représenté par rapport aux autres sens du verbe. Ce sens est par contre largement attesté au XVIe siècle. Un renversement se produisit donc, selon toutes apparences, en moyen français. Notre hypothèse est qu'il se produisit sous l'influence de l'usage juridique, que celui-ci fut déterminant quant au développement considérable du sens « refuser de reconnaître (comme vrai, comme sien) » par rapport à « refuser (qqch. à qqn) ». Quelles purent être les causes du phénomène ?

Particularités de l'usage juridique

Certes, c'est dans le contexte judiciaire que prennent une importance particulière deux des éléments définitionnels rencontrés plus haut : vérité (« reconnaître comme vrai ») et propriété (« reconnaître comme sien »). Que vise en effet l'action judiciaire ? Concomitamment le « comme sien » (les aveux d'un coupable présumé) et le « comme vrai » (l'établissement ou, comme disent aussi les textes, la manifestation de la vérité). Il est à souligner — car les définitions lexicographiques ne le font pas apparaître — que les deux traits ne sont pas logiquement indépendants, le « comme sien » incluant implicitement le « comme vrai » (un faux aveu suppose l'inclusion).

Un passage de Corneille est à cet égard exemplaire, qui met de plus

6. En précisant qu'aujourd'hui ce sens « n'est plus usité que dans quelques expressions : dénier toute responsabilité » (Grand Larousse de la langue française, Paris, 1972).


Le « déniement » 1217

en lumière une troisième notion associée aux deux autres, dans le cadre juridique :

Cléopâtre

[...] vous voyez l'effet de cette vieille haine Qu'en dépit de la paix me garde l'inhumaine, [...] Elle a soif de mon sang, elle a voulu l'épandre [...]

Rodogune

[...] Je ne dénierai point, puisque vous les savez.

De justes sentiments dans mon âme élevés :

Vous demandiez mon sang ; j'ai demandé le vôtre [...]

(Rodogune, acte V, scène 4.)

Rodogune reconnaît bien ce qu'on lui impute et comme vrai et comme sien, mais elle en rejette la qualité de « chose injuste ». Ce dernier sémantisme est absent dans d'autres contextes, par exemple dans celui de la dette (le mieux représenté avec celui de l'acte condamnable), où l'action répréhensible ne précède pas la dénégation mais est la dénégation même. Cependant la réunion, dans le contexte juridique, des trois couples « sien/non-sien » ; « vrai/faux » ; « juste/injuste » dut exister de tous temps, et nous étions à la recherche d'un trait distinguant le Moyen Age ou la Renaissance. Un extrait du Code de procédure civile, quoique du XXe siècle, indique une voie :

« Les faits dont une partie demandera à faire preuve seront articulés succinctement par un simple acte de conclusion, sans écritures ni requête. Ils seront, également par un simple acte, déniés ou reconnus dans les trois jours ; sinon ils pourront être tenus pour confessés ou avérés » (Code de procédure civile, 1re partie (« Procédure devant les tribunaux »), livre 2 (« Des tribunaux inférieurs »), titre XII (« Des enquêtes »), art. 252)7.

D'après ce texte, la vérité du fait apparaît comme suspendue (éventuellement par défaut) à l'aveu ou au désaveu : il n'y a pas auparavant de fait vrai mais seulement réalité ou non-réalité d'un acte. Or il existe une grande distance entre l'événement du monde réel et le fait juridique dont il est le point de départ : celui-ci est un objet construit par des enquêtes, des témoignages, des textes de loi. Que le lecteur nous pardonne encore un exemple moderne, sa modernité n'invalidant pas notre propos : le crime du langage courant désigne un meurtre, un assassinat; dans la langue juridique, un crime est « l'infraction que les lois punissent d'une peine afflictive ou infamante » (Code d'instruction criminelle, décret du

7. (Edition Dalloz, 1929.) L'articulation, en droit, est une énonciation écrite, article par article (d'après le Robert).


1218 Edith Lançon

20 mai 1903, art. 113 ; édition Dalloz, 1929) — définition dont les officiers de gendarmerie, etc., « doivent bien se pénétrer [...] pour se renfermer exactement dans le cercle de leurs attributions ».

La vérité, en justice, ne tient pas seulement à l'aveu du coupable 8 : elle est l'aboutissement de toute une procédure qui requiert actes, greffiers, minutes... Or si l'on y prend garde, on s'aperçoit que nombre de ces termes apparaissent en français au XIVe siècle 9, siècle qui vit aussi, rappelons-le, l'emprunt de dénégation.

Le formalisme

Sous réserve d'une confirmation apportée par les historiens du droit, le phénomène recherché se situerait donc plus précisément à cette époque, et consisterait dans l'instauration du formalisme inspiré par l'imitation du droit romain — où les juristes de toute l'Europe cherchèrent une autorité à partir du XIIe siècle, et dont le XIVe siècle marque le triomphe, en dépit de réactions plus ou moins vives et plus ou moins durables selon les régions, sur les systèmes qui avaient produit les Coutumiers du siècle précédent.

Les jurisconsultes romains de l'époque classique avaient adouci le formalisme rigide de leur premier Droit et les romanistes, en adaptant leurs travaux, le nuancèrent encore ; ils en retinrent pourtant le principe : le respect de formes déterminées comme condition de validité des actes. C'est dans de telles circonstances que se développa l'usage juridique de dénier, et la valeur intensive du verbe, sa filiation purement latine, durent le faire préférer à d'autres termes apparentés, tel par exemple fonder, pour signifier « nier hautement, ouvertement ». Ce nouvel emploi devait, par sa fréquence, se révéler capable de modifier l'équilibre sémantique antérieur : dénier, désormais, ce serait de plus en plus souvent nier (un acte, une suite de propositions écrites lues par un homme de loi), l'expression du refus étant aussitôt consignée, soit « rejeter, refuser formellement ». — L'emprunt, contemporain, de dénégation répondait au besoin d'un substantif signifiant « déni formel », d'où l'opposition de plus en plus nette au cours des siècles de dénégation

8. " Longtemps considéré comme la "reine des preuves" — et sollicité le cas échéant par la torture — l'aveu [en justice moderne, ne fait] pas preuve par lui-même : il n'est qu'un simple élément de conviction parmi d'autres, et le juge pénal peut acquitter l'individu qui a avoué — de même qu'il peut condamner celui qui n'a pas avoué », in Jean Larguier (La procédure pénale, p. 47, Paris, PUF, 1963) qui cite Montaigne : « Mille et mille se sont chargés de fausses confessions ».

9. Acte, 1338 ; greffe, 1320 ; greffier, 1378 ; minute, XIVe siècle ; procédure, 1344 ; procès, 1341 ; procès-verbal, 1367 ; parquet, 1366 (d'après Petit Robert 1).


Le « déniement » 1219

et déni, peu à peu confiné 10 dans le sens de « refus » (déni de justice, déni d'aliments).

Cependant les conséquences du formalisme juridique sur l'emploi de dénier et des termes apparentés (parmi lesquelles, on va le voir, l'omission dans le discours d'un aspect fondamental de la situation du déni) ne sont qu'un signe d'autres changements corrélatifs bien plus profonds : la disparition (ou aussi bien l'émergence) de la chose dans l'expression de la chose, et l'apparition d'une nouvelle définition du juste.

Avec la nouvelle procédure, la formulation des faits, leur enregistrement, deviennent la référence indispensable. Nous supposons qu'antérieurement, alors même que dans le débat judiciaire on n'avait jamais pu avoir à dénier autre chose qu'un fait exprimé, l'accent n'était pas mis sur la chose dite — donc sur la vérité d'une phrase (ce par quoi s'explique la substitution possible, en langue moderne, de nier à dénier ; cf. supra) —, mais sur la contradiction portée ou non à un adversaire 11. L'observation d'historien selon laquelle le monde moderne a « renversé la primauté traditionnelle des relations entre hommes sur les relations des hommes aux choses » 12 converge, en faveur d'une telle interprétation, avec l'analyse philosophique générale de la négation.

La négation implique...

Pour le philosophe — en l'occurrence Bergson —, nier, c'est toujours porter « un jugement sur un jugement » (non pas un jugement sur un objet), et donc toujours « écarter une affirmation possible » 13 émise par un autre — ou par soi-même, mais dans le dédoublement du soliloque.

La négation, écrit-il, « n'est pas le fait d'un pur esprit, [...] d'un esprit détaché de tout mobile [...] Dès qu'on nie, on [...] prend à partie un interlocuteur, réel ou possible, qui se trompe et qu'on met sur ses gardes. Il affirmait quelque chose : on le prévient qu'il devra affirmer autre chose [...] Il n'y a plus simplement alors une personne et un objet en présence l'un de l'autre ; il y a, en face de l'objet, une personne parlant à une personne, la combattant et l'aidant tout à la fois ; il y a un commencement de société. La négation vise quelqu'un [...] » (L'évolution créatrice, IV : L'existence et le néant, p. 288, Paris, PUF, 1948).

10. Cf. supra, n. 2.

11. A rapprocher de l'opposition entre procédure accusatoire (publique, orale, contradictoire) et procédure inquisitoire (secrète, écrite, non contradictoire). Cf. J. Larguier, op. cit. (supra, n. 8), p. 10-11..

12. L. Dumont, Essais sur l'individualisme, Paris, Seuil, 1983, p. 47.

13. Cf. L'évolution créatrice, Paris, PUF, 1948, p. 287-288.


1220 Edith Lançon

De fait, dans tous les exemples rassemblés pour cette étude, chaque fois que dénier signifie « refuser de reconnaître (qqch.) », la présence de quelqu'un à qui le sujet dénie ce qui est dénié doit être raisonnablement supposée : quand la situation n'est pas évidemment celle d'un interrogatoire, d'une conversation, d'un entretien, d'un débat, il y a échange de vues, dialogue virtuel.

Et l'existence d'un interlocuteur transparaît bien dans les définitions de dénégation et de dénier (mais comme termes de droit seulement) que proposent les dictionnaires. Pourtant la langue elle-même n'en donne pas témoignage... Sauf dans une citation du corpus où l'on ne se trouve pas dans le contexte judiciaire, mais dans celui de la dette. L'exemple appartient au français classique :

« Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette [...] » (La Bruyère, Les caractères de Théophraste. De la défiance. 1688).

Plus tard encore, Balzac emploie nier de la même manière : " Il ne vous niera pas la dette ».

A l'examen, ce contexte se révèle effectivement plus propice à la présence du complément indirect : car le débiteur ne nie pas son obligation à n'importe quel moment (pas au moment où elle est contractée, pas au moment de signer une « reconnaissance de dette »), mais quand elle lui est rappelée par le créancier (cf., pour le pittoresque, la locution dettes criardes : « sommes dues à des ouvriers, à des petits marchands, à des fournisseurs de tous les jours, et qui sont réclamées avec insistance » 14. Par contre, dans un débat judiciaire, dès avant le XVIIe siècle, il n'y a plus deux personnes qui s'opposent, avec ou sans arbitre, mais des parties (le mot est du XIIIe siècle, en ce sens) dont les relations sont réglées par des intermédiaires : l'interlocuteur n'est plus l'adversaire (au moins plus comme individu concret) mais, par une sorte de « triangulation », un homme de loi.

Avec l'apparition de gens dont la justice est le métier, avec la constitution de leur langage et de leurs méthodes se produit une « dépersonnalisation » des rapports juridiques (terme bien mal choisi si l'on se souvient de l'importance du mot personne en histoire du Droit !). Et le formalisme, accessoirement, masque ce sémantisme essentiel à (nier et) dénier : « refuser son accord à quelqu'un, rejeter ce qu'il a proposé ».

14. Littré, art. « Dette ».


Le « déniement » 1221

... un interlocuteur

Un autre fait vient corroborer l'hypothèse du rôle primordial de l'interlocuteur dans la dénégation : l'opposition fréquente accorder/ dénier et la construction semblable des deux verbes : je vous l'accorde ; je vous le dénie. Ce qui suggère, pour l'un comme pour l'autre, un effacement du complément d'attribution (plus fréquent dans le cas de dénier), avec un glissement de sens :

je vous le dénie

« je vous le refuse »

je le dénie. « je le nie »

je vous l'accorde

« je vous le concède, j'en conviens »

je l'accorde

« je suis prêt(e) à l'affirmer, à le soutenir »

C'est encore une citation de Corneille qui vient à propos illustrer et l'opposition dénier/accorder et l'usage de chacun sans complément indirect :

(Auguste, souhaitant abandonner le pouvoir, a demandé conseil à Cinna et Maxime. Celui-ci, qui parle après Cinna, en discute les arguments) :

Cinna

C'est ce qu'en peu de mots j'ose dire, et j'estime

Que ce peu que j'ai dit est l'avis de Maxime.

Maxime

Oui, j'accorde qu'Auguste a droit de conserver

L'empire où sa vertu l'a fait seule arriver [...]

Mais que sans se noircir, il ne puisse quitter

Le fardeau que sa main est lasse de porter.

Qu'il accuse par là César de tyrannie.

Qu'il approuve sa mort, c'est ce que je dénie.

{Cinna, acte II, scène 1.)

L'omission du complément d'attribution n'est pas ici une licence poétique; elle ne peut être mise simplement sur le compte des exigences métriques : elle a un sens. Auguste, témoin et arbitre, attend du dialogue qu'il a suscité un résultat impartial : on passe, de l'intersubjectivité, à l'objectivité; du moins celle-ci est-elle posée comme terme idéal. (A noter que la matière du débat, ici, n'est pas susceptible de preuve : on n'est pas dans le domaine de la certitude mais de la probabilité, et les deux avis en présence ne peuvent s'évaluer que par la sagacité et l'expérience des interlocuteurs ; cf. les expressions métaphoriques mettre en balance, homme de poids, etc. )


1222 Edith Lançon

C'est à notre avis un processus analogue d'objectivation que reflète l'histoire de dénier. Avec le formalisme, qui vise l'établissement de la vérité dans un discours, le « contrat » cède le pas à la « vérité ». En institutionnalisant, la procédure abstrait, généralise.

Interlocution, formalisme et idéologie

La justice suivait-elle en cela le modèle de la science ou faut-il voir, dans des évolutions parallèles, l'effet de structures comparables ? 15 Dans l'une et l'autre, le dialogue apparaît comme le moyen heuristique par excellence ; il s'aiguise en dialectique pour la science, se laisse régler par la procédure dans le droit — se détachant dans les deux cas du contexte réel de l'interlocution : l'échange de propos entre deux sujets empiriques, comme de balles lancées et relancées de l'un à l'autre (cf. l'expression métaphorique : la balle est dans son camp). Dans l'une et l'autre aussi, facteur non négligeable de transformation, l'écrit a pris une place primordiale : la cursive était née dans la première moitié du XIIIe siècle, et l'on avait quitté pour la plume le roseau, désormais trop lent 16.

Influence ? Coïncidence ? Tout se passe comme si la justice avait adopté la « vérité des clercs », tendue entre l'individu (qui peut prétendre la découvrir seul) et l'universel 17, indépendante des contingences sociales, puissance (cf. la raison du plus fort...) et géographie : la préoccupation d'une théorie juridique, d'un droit commun à tous les hommes, est reçue avec le modèle romain, pétri de philosophie grecque, même si dans la pratique les différences subsistent, « trois degrés d'élévation du pôle [pouvant renverser] toute la jurisprudence ». C'est le commencement de l' « ère individualiste » qui, selon L. Dumont, marque « la naissance de l'individu dans la philosophie et dans le droit » 18. Mais le nouvel individu n'est pas « le sujet empirique de la

15. Ce n'est certainement pas le hasard qui rappelle l'analogie sous la plume d'A.-J. Greimas qui, traitant de procédures de description, dit la nécessité d'une étape d'objectivation du texte, d'où sera éliminée la catégorie de la personne, le descripteur devant être attentif « aux mille ruses qui permettent au locuteur d'intervenir ou de rester, masqué, dans le texte " (Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 153-154). C'est nous qui soulignons.

16. Voir J. Le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Seuil, « Points ",1985 (1re éd. 1957). En particulier, sur scolastique et dialectique, p. 98 ; sur l'écriture et la pecia, premier des polycopiés universitaires, p. 95-96.

17. La raison « si elle est universelle en principe, oeuvre en pratique à travers la personne particulière qui l'exerce, et prend le premier rang sur toutes choses, au moins implicitement. » (L. Dumont, op. cit. (supra, n. 12), p. 39).

18. Essais sur l'individualisme, p. 73. Nous paraphrasons L. Dumont (p. 69-73 et passim) dans toute la suite du paragraphe.


Le « déniement »

1223

parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l'espèce humaine » ; c'est un « être moral », indépendant et autonome, — celui auquel la Déclaration des Droits de l'Homme reconnaîtra la liberté et l'égalité en droits. Pensée comme une collection d'individus, la société moderne remplace dans l'idéologie la communauté médiévale, proche de la société holiste de type traditionnel, unité organique où la valorisation fondamentale porte sur le tout. Et ce changement s'observe particulièrement dans le droit, auparavant conçu comme une relation juste entre des êtres sociaux, conforme à l'ordre idéal déchiffré dans la nature par l'esprit humain, qui se reconstruit en fonction de la notion (logique) d'individu.

De cette mutation, si étonnant que cela soit, l'emploi de dénier sans complément d'attribution représenterait une trace.

Un verbe, un sens et deux compléments

Or, si l'on prend en compte l'interlocution comme une condition nécessaire de toute situation de déni, on restaure l'articulation qui manquait entre les deux grandes classes d'emploi du verbe : « refuser de reconnaître (qqch.) », c'est d'abord « refuser son aveu (à qqn sur qqch. qu'il avance) », définition qui se range sans peine sous le sens général « refuser (qqch. à qqn) », tous les exemples d'emploi trouvés dans le corpus pouvant alors s'ordonner en un unique schéma :


1224 Edith Lançon

Au vu de ce schéma on constates par comparaison avec les autres compléments du verbe, que l'accord verbal, donné ou refusé, est assimilé à un objet d'échange, tel un bien matériel ou un service. L'assimilation n'est pas nouvelle : la mythologie grecque, notamment, la fait déjà, comme en témoignent les fonctions attribuées à Kermès : « Toujours en mouvement, Hermès patronnera [...] ce qui sera de l'ordre d'une mise en circulation : de biens, de mots, de rôles » 19.

Cependant le oui et le non se distinguent d'entre toutes les paroles en ce qu'ils ne renvoient pas à ce dont on parle, mais à celui qui parle. Et, tandis qu'il met le monde en mots, ces deux mots-là le mettent au monde.

Désaveu et déni

Si maintenant l'on s'interroge sur l'histoire, en français, de aveu au sens « accord donné », on voit apparaître le terme (en 1283) comme désignation d'un engagement réciproque de personnes (l'une se mettant sous la protection de l'autre) : le seigneur et son vassal. A l'origine du mot, par l'intermédiaire du verbe avouer (vers 1120), le latin advocare au sens « avoir recours à quelqu'un comme avocat, comme défenseur ». Mais l'aveu est aussi bien l'acte de reconnaissance du vassal par le seigneur que l'inverse. L'antonyme désaveu est attesté à la même époque (1283). Plus tardive est l'expression homme sans aveu (début XVIe), primitivement « homme qui n'est lié à aucun seigneur » (soit « homme sans terre », d'où « vagabond »), qui prendra la tonalité péjorative que l'on sait, en désignant plus généralement celui qui échappe au tissu des relations sociales.

Dans leur évolution, aveu et désaveu ont toujours conservé le sémantisme. initial de « lien personnel » à quelque chose ou à quelqu'un (désaveu ne pouvant se trouver synonyme de déni que lorsque celui-ci signifie « refus de reconnaître comme sien »). On désavoue quelqu'un dans le lien (de parenté, de subordination...) qu'il pourrait avoir à soi ; quelque chose comme indigne de soi, le jugement étant toujours un jugement de valeur. Mais, de celui qui est appelé à dénier ou à confirmer une affirmation, c'est un jugement de réalité qu'on sollicite 20 : c'est le témoin qu'on interroge dans le prévenu, et c'est encore une forme

19. Dictionnaire des mythologies (sous la direction de Y. Bonnefoy), art. " Hermès », Paris, Flammarion, 1981, p. 501 a.

20. Le tableau ci-contre donne un aperçu sur le contenu des affirmations avancées de la page 1223.


Le « déniement » 1225

de témoignage que l'on demande lorsque la question posée (par ex. métaphysique) dépasse les bornes de l'expérience.

Déni, démenti

S'il est légitime de prendre ces éléments en compte dans la définition de dénier proposée plus haut, il se confirme que dénier, c'est aussi refuser de cautionner quelqu'un dans ce qu'il affirme, donc rejeter une relation de personne à personne 21 : dénier, c'est nier quelque chose et démentir quelqu'un 22 — aspect certainement plus prégnant dans le contexte juridico-religieux des sociétés traditionnelles. En effet l'histoire du langage (héritage de juristes plus que de philosophes) invite à retrouver dans la personne, reconnue comme instance de vérité, non le sujet intellectuel, moral ou psychologique, mais la personne juridique, qui se définit par la capacité à s'obliger. Prudemment, le juriste s'arrête à ce qui, de l'individu, est saisissable en ce monde (alliances, titres, richesses, personne physique) et qui, mis en jeu, doit garantir l'allégation, c'est-à-dire, au sens propre, lui donner valeur de vérité 23. L'homme ainsi vaut (équivaut à) ce qu'il paraît et fait paraître : parole et personnage social. De l'en-deçà du langage, de la manière dont au for intérieur se façonne la conviction, il n'est pas, il ne peut être question. Sans doute, la sincérité de celui qui parle est postulée, mais laissée, par le serment, à l'appréciation divine. Plus justement d'ailleurs que sincérité, qui suppose une bipolarité être <->• paraître, c'est honnêteté qu'il faut dire, puisque le terme désigne

21. Le sens « maudire, avoir en horreur » du latin detestari, étymon de notre détester, est issu de l'emploi du verbe dans la langue religieuse au sens « repousser le témoignage de » (Ernout et Meillet, Dict. étymologique de la langue latine, art. « téstis »). — Mais on ne trouve pas dans l'expression conventionnelle du déni (« dire non », « dire non solennellement », « jurer que non », ou « contester », « discuter », « mettre en cause ») la coloration subjective ou affective de certains équivalents courants (par ex. en français : rejeter, repousser, combattre, s'élever contre...).

22. Tantôt la langue assimile la dénégation au mensonge, à la dissimulation, tantôt elle fait du dénégateur un « redresseur de tort ». Il serait intéressant de savoir selon quels cheminements s'est établie, dans les langues germaniques, la parenté entre leugnen « nier » (avec ses dérivés ableugnen, verleugnen) et lügen « mentir " (cf. angl. to lié), locken « attirer, séduire », et tel verbe signifiant « cacher » en gotique et vieux nordique.

En français, telle variante régionale de nier signifie aussi " mentir », et tener nec « dire non » est aussi " cacher ». P. Guiraud retrouve dans faire une niche (du latin negare, par l'intermédiaire de negitare « nier obstinément ») le sémantisme « refuser, se dérober ». Cacher, aussi, peut s'employer pour dénier (cf. Dom Juan, IV, 3). Krûptein, en grec, c'est « cacher » et " garder pour soi » (voir aussi note 1). Le sanscrit a apahnu-.z cacher, nier »... — A l'opposé,.on rapprochera du français démentir le latin refellere a réfuter, démentir », de fàllere « tromper, manquer à la parole donnée ».

23. Garant « personne qui certifie la vérité de qqch., qui répond de qqch. », vient d'un verbe francique *warjan « désigner qqch. comme vrai », dont le radical wari- (" vrai » ; cf. allemand moderne wahr) s'apparente aussi au latin verus, etc.


1226 Edith Lançon

une vertu éminemment sociale, consistant dans le respect des obligations envers autrui. Au nombre de celles-ci : dire La vérité,... chacun prétendant la sienne indéniable.

« Je suis franc et je ne sais point mentir », « je vais te dire la vérité »

plaide Hermès devant le tribunal des dieux24 . Et Zeus, point dupe

mais admirant son savoir-faire, lui accordera le statut d'immortel. Le oui et le non ne s'appellent-ils pas — pour quelle fin ? — comme les serpents du caducée ?

Mme Edith LANÇON 21, rue Faidherbe 75011 Paris

24. Dict. des mythohgies, art. « Hermès ». Maître de l'échange et du contrat, Hermès est aussi « dieu de la ruse et du vol 1 ; il est " retors dans sa parole n (ibid.).


ILSE BARANDE

SANS LE MOT POUR... LE DIRE

L'établissement du lexique du langage d'une population peut renseigner sur sa perception du monde, sur les outils matériels et conceptuels de sa civilisation écrite ou orale.

Le lexicologue-traducteur rencontrera bien des problèmes :

— Il pourra être conduit à la formulation syntagmatique de paradigmes sans équivalent dans la langue d'arrivée.

— Il rencontrera des mots propres au génie de chaque langue empreint d'une humeur dont le franglais nous donne une idée. Il multipliera les distorsions impliquées par le scintillement d'emprunts insérés dans un contexte de consonance autre.

— Aidé par Rudolf Kleinpaul 1, un érudit inépuisable et plaisant, il rêvera aux exemples de ravalement. Une version calomniatrice en effet va de l'ingeniutn latin jusqu'à l'ingannare italien, c'est-à-dire du génie, de l'ingéniosité à la tromperie. Le sens élogieux est ruiné lorsque la Einfalt (simplicité, naïveté) se mue en niaiserie, la Kühnheit (audace) en impertinence Frechheit et. la Freiheit (liberté) en « libertinage » du français. Sous la baguette magique de Circé les compagnons d'Ulysse ainsi se métamorphosent. De l'antiphrase « une bonne raclée » à l'euphémisme « Ivan le terrible, notre petit père », les savants philosophes et philologues errent et les usagers rêvent. Allongé, un homme songe à la similitude liegen (être allongé) et liigen (mentir). Pour les anciens Romains mentitir, comminiscitur signifiait se laisser aller à imaginer. Les mauvaises langues en ont fait mentir. Certes, aufrichtig (droit) évoque la station debout par contraste avec les fabulations et les rêves de l'homme allongé.

Le thème désaveu-déni à proprement parler, ou plutôt « ne pas

I. Die Râtsel der Sprache (Les énigmes de la langue), Leipzig, 1893, p. 191-210 et p. 241-242. Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1228 Ilse Barande

dire », trouve son correspondant avec les lacunes ou cases vides caractéristiques de l'organisation d'une vision du monde 2. Une telle étude comparée n'est pas à notre portée mais nous en aurons une idée en empruntant à K. Abraham un extrait de son texte sur les « Limitations et modifications du voyeurisme chez les névrosés. Remarque concernant des manifestations similaires dans la psychologie collective ». Ce texte date de 19133.

« De même que dans le comportement de certains névrosés, on trouve dans la psychologie collective des manifestations qui servent à écarter le doute.

« Je partirai d'un fait curieux qui n'a pas, je le crois, été relevé jusqu'alors : le mot "douter" ne figure pas dans l'hébreu des écrits bibliques. A souligner que les textes appartiennent à des périodes très différentes. Il est remarquable que c'est justement la langue du peuple au sein duquel le monothéisme se réalisa en premier heu, qui ignore ce vocable. Ce phénomène est encore accentué du fait que les langues, respectivement les dialectes des peuples voisins, possèdent les expressions correspondantes et donc qu'un emprunt eût été facile. L'hésitation entre le culte monothéiste et celui de Baal, Astarté et autres divinités d'Asie Mineure, dura des siècles. Enfin le culte d'un Dieu unique masculin fut le plus fort. Nous avons déjà mentionné que le mythe biblique de la création a tendance à attribuer au Dieu masculin et à l'homme toutes les réalisations et à réduire la femme à une signification accessoire. Ceci correspond parfaitement au système patriarcal où la puissance unique revient au chef masculin de la famille. Les femmes et les enfants lui appartiennent de même que ses biens vivants et inanimés.

« L'absence dans la langue hébraïque d'un mot pour désigner le doute pourrait être négligée comme un phénomène isolé sans intérêt particulier, si la même langue ne présentait pas une autre lacune caractéristique. Aucun mot qui signifiât déesse, alors que d'autres langues ont le vocable correspondant. On est tenté de dire que le conflit du fils conditionné par sa position originelle hésitante entre père et mère est aboli 4, de même l'hésitation à savoir s'il faut vénérer un dieu masculin ou aussi une déesse, est supprimée. Et la langue se

2. In H. Geckeler, Le problème des lacunes linguistiques. Cahiers de lexicologie, vol. XXV, 1974 ; l'auteur évoque cette préoccupation d'une tendance de la linguistique appelée souvent néo-humboldtisme ou Sprachinhalrforschung.

3. OEuvres complètes, t. II, Payot, 1966, p. 42-43.

4. N.d.T. Ausmerzen: mot fort pour effacer, abattre.


Sans le mot pour... le dire 1229

comporte dorénavant non seulement comme si ce doute n'existait pas, mais comme si le doute en général n'existait pas dans l'âme humaine.

« Le fait que dans bien des langues le mot "douter" est en relation avec le nombre "deux" 5, jette, une lumière particulière sur ce problème de psychologie linguistique. Ces langues ne nient pas le doute, certaines langues même présentent plusieurs formes grammaticales pour exprimer le doute. A titre d'exemple, je rappelle la multiplicité de formes grammaticales en latin : le verbe "douter" exige des formes particulières d'expression qui sont inusitées ailleurs.

« Ce n'est que dans un document biblique tardif, le Psaume 119, que se trouve un mot qu'on a, semble-t-il traduit à juste titre par "douteur". Plus précisément, il signifie : "fendu". De l'avis de spécialistes compétents, ce psaume date d'une période tardive, au cours de laquelle les influences helléniques se font sentir 6. Un autre mot de même signification se trouve dans la littérature hébraïque tardive. Il a peut-être originellement la même signification de partage, de l'être fendu. Il est très remarquable que la langue d'il y a plus de deux mille ans s'exprime comme la psychologie actuelle qui parle de Spàltung psychique 7. Ce terme montre, plus précisément que la désignation par doute (Zweifel — lié à "deux"), la contradiction interne de l'homme 8.

« Lorsque deux mots empruntés reconnurent l'existence du doute, on se vit contraint de l'effacer autrement. On trouva une méthode simple. Lorsqu'il semblait douteux que telle action soit permise ou défendue, on décidait régulièrement dans le sens le plus sévère, c'est-àdire dans le sens de l'interdit donné dans de tels cas par l'autorité suprême (divine). Au fond, cette pratique aboutit, à nouveau, à une dénégation du doute. »

Les considérations de K. Abraham devraient nous inspirer de travailler davantage les théories et doctrines qui se proposent sous le jour de leurs lacunes. Bien des affirmations péremptoires bouchent la vue de ce qui est, intentionnellement ou inconsciemment, exclu, alors même que notre pratique impose de s'en préoccuper !

5. N.d.T. Douter : zweifeln ; deux : zwei (à noter que désespérer = verzweifeln).

6. Cf. Baethgen, Les Psaumes, Göttingen, 1897.

7. N.d.T. La meilleure traduction de ce mot nous semble être « clivage ».

8. L'expression la plus originale et la plus exacte au sens psychanalytique pour exprimer la « perception de l'incertitude » nous vient de la vieille langue d'une civilisation américaine, Nahvath. Cette langue exprime le doute par omeyolloa : « deux coeurs ».


1230 Ilse Barande

En dehors du contexte socioculturel et scientifique dont l'examen nous est difficile en raison de notre participation aveuglée, il reste certainement suffisamment d'occasions de procéder aux recensements des non-inscriptions. Ces lacunes ou cases vides5 brillant dès lors par leur absence aiguiseraient valablement le sens critique toujours nécessaire.

Dr llse BARANDE

2, boulevard Henri-IV

75004 Paris


Dossier

Freud traduit et traducteur

PRÉSENTATION

par HENRI VERMOREL

La nouvelle traduction des Essais de psychanalyse fut l'occasion, dans cette revue (Revue française de Psychanalyse, 1983, 47, 1243-1350), avec les traducteurs de ces textes rassemblés autour d'André Bourguignon, d'un dossier « Traduire Freud » avec aussi Ilse Barande et Roger Dufresne. André Bourguignon y faisait l'analyse des résistances marquant l'introduction de la psychanalyse en France à travers précisément le retard de la traduction des oeuvres de Freud dans notre langue. Si tous les grands livres de Freud et ses principaux articles étaient en fait parvenus à la connaissance du lecteur de notre pays, on pouvait cependant regretter la qualité parfois médiocre de certaines traductions déjà anciennes et l'absence d'une édition des oeuvres complètes de S. Freud en français, qui apporterait, outre la parution de quelques textes non traduits ou difficiles à trouver, un instrument de travail plus complet et plus scientifique.

Depuis cette date, la parution.en librairie de traductions nouvelles ou d'articles inédits en français s'est manifestée à un rythme rapide. Aux Presses Universitaires de France, deux volumes rassemblent des articles inédits ou difficiles à trouver en deux tomes intitulés Résultats, idées, problèmes (1890-1920 et 1921-1938) : les travaux sont essentiellement réalisés par l'équipe d'André Bourguignon, dans la collection dirigée par Jean Laplanche, qui annonce dans le dernier tome la réalisation prochaine des OEuvres complètes de Freud en français (on sait par ailleurs qu'elle est maintenant programmée par les trois grands éditeurs possédant le copyright des oeuvres de Freud pour la France). Dans ces deux volumes on trouve des textes déjà traduits, tels : « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin » ou « Un trouble de mémoire sur l'Acropole » (traduit remarquablement par Marthe Robert), pour lesquels il fallait se reporter à d'anciens numéros de notre Revue ; « La négation », qui bat sans doute le record du nombre de traductions en français publiées dans diverses publications parfois difficiles à trouver ou même circulant sous le manteau ; ou « L'intérêt de la psychanalyse » publié en livre par P.-L. Assoun il y a quelques années, etc. ; mais il y a aussi des inédits, trop nombreux pour être tous cités ici, qui vont des premiers articles de Freud des années 1890, de sa nécrologie de Charcot à des textes inconnus comme le Petit abrégé de psychanalyse (1924) ou peu accessibles comme : « Sur la prise de possession du feu » (1932) ou » Pourquoi la guerre », sa fameuse lettre à Einstein de 1933, jusqu'aux ultimes écrits inachevés de 1938, dont Some elementary lessons on Psychoanalysis.

L'importance de la présentation de ces écrits dans de bonnes traductions n'échappera pas au lecteur français. Les éditions NRF Gallimard ont également publié à un rythme rapide sous la direction de J.-B. Pontalis quatre

Rev. front. Psychanal., 4/1986


1232 Henri Vermorel

livres de Freud en une traduction nouvelle, bien présentée, assortie de notes du traducteur et de la référence à la pagination des GW. La traduction renouvelée par Rose-Marie Reitlin des Nouvelles conférences fait ici même l'objet d'une réflexion de Georges Hummel. Ont paru en outre : Sigmud Freud présenté par lui-même ; La question de l'analyse profane et enfin L'inquiétante étrangeté et autres essais (articles jadis rassemblés sous un titre qui n'était pas de Freud : Essais de psychanalyse appliquée).

Tout cela laisse bien augurer de la parution annoncée des oeuvres complètes de Freud en français dont il faut souhaiter qu'elles soient assorties de notes adaptées (auxquelles travaillent un groupe de collègues) ; et aussi pour les oeuvres principales souvent remaniées par Freud l'indication de la date des apports ou modifications. Une édition véritablement scientifique se devrait d'être bilingue, mais est-ce réalisable sous l'aspect financier de l'édition ?

Les débats autour des traductions des oeuvres de Freud ne sont pas uniquement français. On sait les critiques portées par Bettelheim à la traduction en anglais de Freud par Strachey (dont on doit souligner qu'il eut le mérite de réaliser une édition des oeuvres complètes de Freud, assortie d'un abondant appareil de notes, depuis de longues années). Nous avons d'ailleurs consacré à l'édition anglaise du livre de Bruno Bettelheim, Freud and man's soul, une critique signée S. S. Prawer : Psyché traduite (traduite par Muguette Green dans le numéro déjà cité de la RFP de 1983). Depuis cette date, l'ouvrage est paru en français. Les critiques portées par Bettelheim à l'édition anglaise des oeuvres de Freud dépassent sans doute la question de la seule traduction (on songe par exemple au ressentiment des psychanalystes non médecins tenus à l'écart de l'American Psychoanalytical Association par son règlement qui en limite l'accès aux seuls médecins). Cette brève introduction ne permet pas une étude approfondie de ce travail passionné, peut-être partial, controversé mais qui ne peut laisser indifférent, venue d'un psychanalyste d'origine viennoise qui, après un parcours américain, propose un retour aux mots de Freud, avec le halo qu'une certaine nostalgie de sa ville d'origine suscite chez cet homme octogénaire. Le côté affectif de la prose de Freud, les résonances mythiques, voire religieuses de la langue allemande, sont soulignées sur un ton parfois véhément mais qui donne à penser.

Nous publions aussi dans cette livraison, traduit par Gilbert Diatkine, l'article de Darius Ornston, venu de l'International Journal of Psychoanalysis, qui se consacre à une évaluation critique du vocabulaire de la traduction de Strachey dans un esprit qui m'a paru converger souvent avec certains des propos de Bettelheim. Ces débats, me semble-t-il, tournent autour de la vision que nous pouvons avoir aujourd'hui de l'oeuvre de Freud, quatre-vingtcinq ans après L'interprétation des rêves, avec l'expérience de la psychanalyse véhiculée par plusieurs générations de psychanalystes. Toute grande oeuvre demande du temps pour apparaître dans sa véritable stature ; celles qui ont, comme la psychanalyse de Freud, une réelle profondeur tenant à la richesse de leur « polyglottisme », se découvrent, avec le temps, sous des angles nouveaux et inédits. C'est ce qui se produit maintenant et je crois déceler, par exemple, sous la plume de Bettelheim ou d'Ornston, l'accent mis sur la dimension germanique de la pensée freudienne que les Français et les Anglo-Saxons, pour des mobiles divers, ont eu du mal à apprécier d'emblée : il en va ainsi de ce que je nomme sa dimension goethéenne et romantique, qui est à l'arrièreplan de bien des considérations de D. Ornston. Pour autant, gardons-nous d'excès critiques envers les tâcherons de la première heure qui ont essuyé


Présentation 1233

les plâtres des premières traductions tels, en France, Anne Berman ou, en Angleterre, James Strachey : grâce soit rendue à son immense labeur au service d'une traduction complète et annotée si souvent pratiquée... en attendant la nouvelle mouture que l' International Psychoanalytical Association a décidé de mettre en chantier.

Puis Ilse Barande égaie (ou consterne) le lecteur des paradoxes de la traduction. Restent les problèmes de la traduction de la mouvante pensée de Freud : sous les débats parfois passionnés de la traduction perce sans doute la rivalité des fils de Freud pour savoir qui serait le meilleur dépositaire de la pensée du fondateur. Mme Michèle Pollak-Cornillot, traductrice de métier et bien informée de la psychanalyse, a consacré sa réflexion aux traductions effectuées par Freud en allemand d'oeuvres françaises (Charcot et Bernheim). La méthode choisie est originale : pour éclairer les discussions sur la traduction (de l'allemand en français) de concepts que Freud dans sa langue rend souvent par l'emploi de doublets (l'exemple le plus connu est celui de Trieb et Instinkt), elle a recours a contrario à la façon dont Freud a transposé les mêmes notions du français à l'allemand. Sa démonstration mérite une lecture attentive — même si elle ne clôt pas les débats sur la question — et apporte la preuve que Freud lui-même traduisait avec une liberté exempte du fétichisme linguistique dont certains de ses épigones ont voulu affubler la psychanalyse, parfois jusqu'à l'absurde.

Notre dossier — international comme il se doit sur un pareil sujet — se complète d'une analyse par Mme Renate Staewen, d'un article de la revue Psyche où nos collègues allemands approfondissent l'origine du terme ça dans la pensée germanique du XIXe siècle.

Nous avons joint enfin à cet ensemble l'analyse d'un ouvrage d'un Canadien anglais, Patrick Mahony : Freud as a writer, qui trouve ici sa place*.

BIBLIOGRAPHIE

Freud Sigmund (1984), Résultats, idées, problêmes, I (1890-1920), Paris, PUF, 264 p.

Freud Sigmund (1985), Résultats, idées, problèmes, II (1929-1938), Paris, PUF, 298 p. (ces deux ouvrages dans la « Bibliothèque de Psychanalyse » dirigée par Jean Laplanche).

Freud Sigmund (1984), Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, NRF, Gallimard, 266 p.

Freud Sigmund (1984), Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, NRF, Gallimard, 146 p.

Freud Sigmund (1985), La question de l'analyse profane, Paris, NRF, Gallimard, 208 p.

Freud Sigmund (1985), L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, NRF, Gallimard, 342 p. (ces quatre ouvrages dans la série : « OEuvres de Sigmund Freud. Traductions nouvelles », coll. dirigée par J.-B. Pontalis)**.

Bettelheim Bruno (1982), Freud and maris soul, New York, Alfred A. Knopf ; trad. franc. (1984) : Freud et l'âme humaine, de la traduction à la trahison, préface de Michèle Montrelay, Paris, Robert Laffont, coll. « Réponses », 208 p.

Mahony Patrick (1982), Freud as a writer, New York, International Universities Press, 228 p.

* Nous avons appris avec émotion que l'auteur de cette analyse, Rainer Harnisch, est mort brutalement au cours de l'été dernier.

** On annonce dans cette série (qui a publié récemment L'homme Moïse et la religion monothéiste et un inédit métapsychologique de Freud, Vue d'ensemble sur les névroses de transfert) une traduction nouvelle d'Un Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci.

RFP — 40



MICHÈLE POLLAK-CORNILLOT

FREUD TRADUCTEUR

UNE CONTRIBUTION A LA TRADUCTION

DE SES PROPRES OEUVRES

Le 2 août 1546, Etienne Dolet, l'un des premiers théoriciens de la traduction, était brûlé à Paris, place Maubert : la censure avait jugé que, dans sa traduction d'un texte de Platon, il avait mis en doute l'immortalité de l'âme. C'est là sans doute une brutale illustration de la redoutable charge que l'on peut faire peser sur les mots. Les critiques et commentaires suscités par la traduction des oeuvres de Freud ont certes échappé à de telles passions, mais le récent livre de B. Bettelheim, Freud et l'âme humaine (1984), accuse violemment les traducteurs de la Standard Edition de trahir l'essence de la pensée de Freud : « Les appels de Freud à notre humanité se transforment, pour le lecteur anglais, en exposés abstraits, dépersonnalisés, théoriques à l'extrême, érudits, médicalisés, bref scientifiques. » Et si G. A. Goldschmidt (1983) peut écrire que le registre des termes allemands de Freud est à quelques exceptions près du vocabulaire de tout enfant de dix ans, alors que J. Laplanche (1984) ne dénombre pas moins de 700 concepts majeurs ou mineurs dans les écrits freudiens, on comprend que J.-B. Pontalis (1984) puisse dire de la traduction que c'est un métier impossible!

Sachant que Freud avait traduit plusieurs ouvrages, il nous a semblé intéressant d'examiner comment il avait abordé lui-même ces problèmes avec l'espoir qu'il pourrait ainsi apporter quelque lumière au débat. Or, en la matière, Freud ne nous a pas laissés démunis, et, disons-le tout de suite, avant d'être le génie que l'on sait, Freud a été un grand traducteur. E. Jones (1953) rapporte que « c'était pour lui une tâche agréable, car il était très doué pour ce travail... Son travail fut rapide et brillant ». Freud a traduit cinq ouvrages d'importance : le douzième volume des oeuvres complètes de John Stuart Mill, paru à Vienne en 1880, qui comprenait entre autres un essai sur Platon ; le troisième volume des Leçons sur les maladies du système nerveux, en 1886, sous le titre Neue Vorlesungen über die Krankheiten des Nervensystems, insbesondere über Hystérie, de Charcot ; en 1888, il a traduit De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique de Bernheim, sous le titre Die Suggestion und ihre Heilwirkung, puis en 1892, toujours de Bernheim, Hypnotisme, suggestion et psychothérapie, sous le titre Neue Studien über Hypnotismus, Suggestion und Psychothérapie, et enfin, en 1892, les Leçons du mardi à la Salpêtrière (1887-1888) sous le titre Poliklinische Vorträge. L'oeuvre de traducteur de Freud est donc significative : elle témoigne de son intérêt pour les travaux de son époque. Dans la lettre qu'il adresse à Charcot pour lui proposer de traduire le troisième tome de ses Leçons, Freud écrit : « Quant à ma capacité pour cette entreprise, il faut dire que je n'ai que l'aphasie motrice du français, mais non l'aphasie sensorielle : j'ai donné la preuve de mon style allemand par ma traduction d'un volume étude par John Stuart Mill » (E. Jones, 1953,1). Freud se réclame donc, non sans humour, de sa compréhension de la langue française et de son style allemand pour traduire Charcot : effectivement, quand on lit les Poliklinische Vorträge, on lit de l'allemand mais on se trouve

Rev. franc. Psychanal., 4/1986


1236 Michèle Pollak-Cornillot

à la Salpêtrière : les célèbres images s'animent et se mettent à parler allemand. De ces exemples de traduction si réussie, il y a sans doute beaucoup à apprendre et nous avons commencé dans cette étude par rechercher si Freud, dans ses propres traductions, n'apportait pas lui-même des solutions à certaines querelles terminologiques jamais vraiment apaisées (celle de la traduction de Trieb par exemple) ou plus récemment déclenchées (celle de Seele). Ces deux exemples nous conduiront à quelques réflexions sur sa pratique de traducteur, en réponse aux quelques critiques adressées par B. Bettelheim à la traduction de ses oeuvres.

Le problème de la traduction de Trieb est très souvent repris dans les articles qui traitent de la traduction des oeuvres de Freud et notamment par L. W. Brandt (1960), H. F. Brull (1975), B. Bettelheim (1983) pour n'en citer que quelques-uns, étrangers au débat qui avait opposé M. Robert (1967) d'une part, J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967), d'autre part. Dans le chapitre 8 de son livre sur La suggestion (1886), H. Bernheim étudie l'automatisme de certains actes de notre vie après avoir rappelé l'étude sur le somnambulisme de P. Despine au chapitre précédent. Il écrit 1 :

« Les phénomènes de l'activité automatique des centres nerveux peuvent être instinctifs : les actes se réalisent naturellement sans jamais avoir été appris, par l'initiative spontanée, inconsciente du cerveau et de la moelle » (p. 139).

Ici se trouvent comme définis les traits sémantiques de « instinctif » naturel, inné, spontané et inconscient. Freud va traduire en allemand :

« Die Âusserungen der automatischen Thâtigkeit der Nervencentren kônnen instinctiver Natur sein ; die betreffenden Handlungen werden durch den selbstständigen, unbewussten Antrieb des Gehirns und des Rückenmarkes ausgelôst, ohne jemals erlernt worden zu sein 2 » (trad. all., p. 116).

Cette activité automatique existe à la fois chez l'animal et l'homme ; H. Bernheim s'appuie alors sur une étude de M. Netter pour montrer que cette activité automatique va, chez l'enfant, se trouver progressivement associée à l'activité suivante :

« Tous les actes de notre vie, tous nos agissements dans le monde, réglés par l'éducation et les conventions sociales, ne sont-ils pas la résultante de l'empire que notre conscience dirigée par l'exercice a su prendre à la longue sur nos instincts irréfléchis, sur notre bête ? Et les peuplades sauvages, ne sont-elles pas à vrai dire, dans l'enfance prolongée, livrées sans frein à l'automatisme de leur système nerveux, qui les domine, jusqu'à ce que la civilisation importée chez elles par une éducation philosophique et religieuse convenable, ait créé dans ces cerveaux embryonnaires un état de conscience nouveau régulateur des actes instinctifs ? » (p. 142).

Voici la traduction que Freud donne de ce passage :

« Aile Handlungen unseres Lebens, alle Einzelheiten unseres Benehmens in der Welt, wie es durch die Erziehung und die Gesetze der Gesellschaft geregelt ist, dies alles ist nur der Erfolg der Herrschaft, welche unser durch die Uebung gestärktes Bewusstsein allmählich über unsere unbewussten Triebe, über das Thierische in uns gewonnen hat. Die wilden Völker aber leben, streng genommen, in einer fortgesetzten Kindheit, ohne Hemmung, dem automatischen Spiele ihrer Nervencentren unterworfen, bis eine entsprechende philosophische oder religiöse Erziehung ihnen einen Zustand von Civilisation schenkt, welcher in ihren embryonalen Gehirnen ein neues, ihre Triebe mässigendes Bewusstsein schafft » (p. 118).

1. Nous avons écrit en italique les termes concernés par le débat.

2. Nous avons conservé l'orthographe de l'édition allemande.


Freud traducteur 1237

La lecture de ces deux passages appelle quelques remarques. L'adjectif instinctif est traduit par l'allemand instinktiv et fonctionne avec Trieb comme substantif et non pas Instinkt, on voit donc posée clairement dans l'utilisation de là langue allemande par Freud, l'équivalence entre le français instinct et l'allemand Trieb. Nos instincts irréfléchis vont être placés au cours de l'éducation sous l'empire de notre conscience. Comment ne pas rapprocher l'idée exprimée ici de ce que Freud écrivait à Martha Bernays, « nos instincts naturels vont être réprimés » dans sa lettre du 29 août 1883 citée par Marthe Robert (1967).

La traduction d'irréfléchis par unbewusst est dictée par le contexte, aucun dictionnaire ne fournira l'équivalence irréfléchis = unbewusst. La définition du Petit Robert est la suivante : « Qui n'est pas réfléchi ; qui agit ou se fait sans réflexion », c'est-à-dire sans prise de conscience, à l'insu du sujet, ce qui induit la traduction par unbewusst. Sur ce premier exemple, on voit immédiatement que Freud n'est pas prisonnier du signifiant dans la langue originale et que l'interprétation n'est pas absente de sa traduction. Pouvait-il en être autrement ?

Cherchant à démontrer l'influence de l'idée sur l'acte, Bernheim écrit plus loin :

« Notre jugement discute, notre raison combat l'instinct de l'obéissance passive » (p. 147).

Freud traduit :

« In diesem Falle erörtet unsere Urtheilskraft und bekämpft unsere Vernunft den Trieb, Gehorsam zu leisten » (p. 122).

Au chapitre suivant Bernheim s'interroge :

« Jusqu'à quel point les passions, les instincts, les goûts, les facultés psychiques peuvent-elles être modifiées par une suggestion prolongée ? » (p. 176).

Freud traduit :

« Bis zu welchem Grade wird es möglich sein, die Leidenschaften und Triebe, den Geschmack und die psychischen Fähigkeiten durch systematisch fortgeführte und kundig geleitete Suggestion zu beeinflussen ? » (p. 145).

A propos du cas d'aveux extorqués à un enfant de 13 ans, Bernheim écrit :

« Et cependant, je ne conçois pas volontiers une perversion morale aussi monstrueuse chez un enfant qui, jusque là, n'avait pas témoigné de mauvais instincts » (p. 187).

Freud traduit :

« Aber es fällt mir schwer, an eine so entsetzliche und so rasch entwickelte Verworfenheit bei einem Kinde zu glauben welches bisher keine bösen Triebe verrathen hatte » (p. 153).

Dans la huitième leçon de son livre sur Hypnotisme, suggestion et psychothérapie, Bernheim écrit :

« On comprend d'ailleurs que chez les sujets dont le sens moral est faible et la suggestibilité grande, l'imagination n'a pas besoin de ces subterfuges. Le terrain est naturellement accessible aux idées criminelles. A ceux-ci on peut suggérer directement qu'ils voleront pour lé plaisir de voler, qu'ils tueront pour le plaisir de tuer. On peut pervertir leurs instincts ; la conscience morale n'existe pas pour rejeter la suggestion » (p. 145).

Freud traduit :

« Man begreift übrigens, dass es bei Personen, die nur ein schwaches sitdiches Gefühl und eine starke Suggerirbarkeit besitzen, dieser Vorspiegelungen nicht bedarf. Bei ihnen ist der Boden schon ohne weitere Vorbereitung fur verbrecherische Ideen


1238 Michèle Pollak-Cornillot

empfänglich. Solchen kann man direct suggeriren, aus Vergnügen am Diebstahl zu stehlen, aus Vergnügen am Mord zu morden. Man kann ihre Triebe zum Bösen wenden, da ein sittliches Bewusstsein, das die Suggestion zurückweisen sollte, nicht existirt » (p. 99).

Quelques paragraphes plus loin, Bernheim cite le cas de crimes commis par trop grande docilité, trop grande suggestibilité, il écrit :

« Le cas de Gabriele Bompard est sans doute analogue. Elle est aussi esclave de ses instincts ; le sens moral fait défaut. Elle peut être intelligente, mettre de la finesse et de l'habileté, à accomplir les projets qu'elle a conçus, être spirituelle dans la conversation. Mais dépourvue de frein moral, livrée aux suggestions de ses instincts, sans volonté, sans initiative, elle est conduite par l'entraînement de ses sens et la volonté des autres » (p. 148).

Freud traduit :

« Der Fall der Gabriele Bompard ist ohne Zweifel dem vorigen analog. Auch sie ist ihren Instincten blind unterworfen, der moralische Sinn geht ihr ab. Sie mag intelligent, geistreich in der Unterhaltung sein und mit Feinheit und Geschicklichkeit die Plane ausführen, die sie begriffen hat. Da sie aber des moralischen Zügels beraubt, den Suggestionen ihrer Instincte ohne Willenskraft, ohne Energie überliefert ist, kann sie ihr Leben nicht lenken, wird sie von der Obermacht ihrer Instinkte und von dem willen der Anderen getrieben » (p. 101).

On voit donc ici apparaître, à la place de Triebe employé précédemment, le terme d'Instincte, dans un même contexte et dans le même sens on en conviendra. On est alors en droit de se demander ce qui peut amener Freud à changer Triebe pour Instinkte ; il y est simplement induit par la traduction de la phrase précédente : « C'était moins une perversion peut-être qu'une absence entière de sens moral : c'était une imbécillité instinctive » (p. 148).

Ce terme d'imbécillité instinctive, Bernheim l'avait déjà employé dans son premier livre sur la suggestion et Freud avait traduit par Instinctschwäche. Il reprend ce terme ici, et Instinct et Trieb sont si interchangeables pour lui qu'il se laisse entraîner sur Instincte et l'enchaînement des deux paragraphes est le suivant :

« ... Es handelte sich vielleicht weniger um eine Entartung als um ein Fehlen des moralischen Sinnes, es war ein Fall von Instinctschwäche.

« Der Fall der Gabriele Bompard ist ohne Zweifel dem vorigen analog. Auch sie ist ihren Instincten blind unterworfen, der moralische Sinn geht ihr ab... »

Pour la suite de ce chapitre, Freud en restera à Instincte pour traduire instincts mais ce terme recouvre toujours le même sens. Au risque d'être longue, il nous semble utile de continuer à le citer :

Quand Bernheim écrit :

« Ces exemples montrent que la vie somnambulique naturelle ou provoquée modifie les penchants, les instincts, le caractère... » (p. 157).

Freud traduit :

« Diese Beispiele beweisen, dass das naturliche oder kunstlich hervorgerufene somnanbule Leben die Neigungen, die Instincte, den Charakter verndert... » (p. 107).

ou encore plus loin : « se laisse aller au gré de ses instincts... » (p. 159) devient en allemand : « überlässt sich seinen Instincten » (p. 108), ou enfin ce dernier paragraphe où réapparaît l'idée de perversité des instincts, mais avec non plus Trieb mais Instincte :

« Eût-il révélé déjà par sa conduite antérieure la perversité de ses instincts, je ne formulerais pas encore un jugement certain. Quand je vois deux enfants élevés ensemble, soumis à la même éducation, vivant dans le même milieu, l'un manifester de bonne


Freud traducteur 1239

heure des instincts d'honnêteté et de moralité qui guideront tous les actes de son existence, l'autre s'affirmer d'emblée comme un vaurien... (p. 163).

« Hätte er schon durch sein fruheres Betragen die Entartung seiner Instincte kundgethan, so würde ich noch kein sicheres Urtheil abgeben, wenn ich zwei zusammen aufgewachsene Kinder sehe, die der gléichen Erziehung unterworfen sind, in derselben Umgebung leben, von denen der Eine früh schon Instincte von Reinlichkèit und Moralität zeigt, die alle Handlungen seines Lebens bestimmen werden, der Andere sich von Anfang an als Taugenichts » (p. III).

Ce que l'on doit de retenir de ces extraits, c'est que Freud a utilisé Trieb précisément dans un contexte où l'instinct est défini comme l'origine de ces actes automatiques réflexes qui se réalisent sans notre conscience, à notre insu, dans un contexte où la vie psychique est décrite comme « née en dérivation de l'arc réflexe » (S. Lebovici, 1981) pour ensuite être soumise à notre , conscience morale et que son emploi d'Instinkt dans le même contexte atteste de l'équivalence pour lui de Trieb et d'Instinkt.

Dans son livre Freud et l'âme humaine, B. Bettelheim écrit : « Instinct n'est pas le mot qui correspond à l'idée de Freud parce que, précisément, les instincts sont innés, inconscients et fondamentalement immuables. » Il rapporte également les définitions du Webster's et de I'OED pour instinct : « Tendance innée à se comporter de façon caractéristique d'une espèce, mode non acquis de réponse à des stimuli », et « propension innée, chez les êtres organisés (spécialement chez les animaux inférieurs), variant avec les espèces, et qui se manifeste en actes qui paraissent être rationnels, mais sont accomplis sans qu'il y ait adaptation consciente des moyens aux fins ». Freud, ajoute B. Bettelheim, n'a jamais cru que les aspects les plus importants de notre comportement soient déterminés par nos instincts et, par conséquent, se trouvent hors de portée de toute influence de notre part. Il ne nous appartient pas de discuter ici le rôle que Freud attribuait aux instincts dans notre comportement, mais seulement de souligner combien ces exemples montrent que l'usage de Trieb recouvre celui d'instinct, et combien les traits sémantiques relevés plus haut sont précisément ceux qui apparaissent dans les définitions des dictionnaires cités par B. Bettelheim : inné, non acquis, sans adaptation consciente.

On peut peut-être ainsi mieux comprendre, pour moins s'en étonner, pourquoi le terme d'instinct est resté en usage dans la littérature anglo-saxonne, et J. Strachey, à ne pas avoir voulu céder sur les mots, n'a sans doute pas voulu céder sur les idées. Ainsi, sa traduction de Trieb par instinct est loin d'être « un contresens catastrophique » comme le dit M. Montrelay dans sa préface à la traduction française du livre de B. Bettelheim, mais tout à fait conforme à l'usage du terme dans l'allemand tel que Freud le parlait. L'étude des traductions effectuées par Freud lui-même a au moins l'avantage de répondre à une attente : celle de savoir ce que les mots désignent pour l'auteur qui les utilise, comme le demandaient J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967), mais elle semble devoir s'écarter de ce que l'on entend généralement par « travail de retour au texte freudien dans sa littéralité ».

Dans la conclusion de son livre sur la traduction L'épreuve de l'étranger, Antoine Berman écrit : « Il est bien connu que Freud est arrivé en France par des traductions qui tendaient à dénaturer l'essentiel de son inventivité conceptuelle et terminologique. Il aura fallu que Lacan, avec la même patience qu'un Heidegger avec les textes grecs, interroge l'écriture de Freud dans un effort de lecture traduction pour nous ouvrir, d'une part, les Grundwörter freudiens (Trieb, Anlehnung, Verneinung, Verwerfung, etc.), d'autre part, l'infinie complexité de la trame de sa langue et de ses images. Ici, nous voyons la (re)traduction devenir également l'un des majeurs soucis d'une réflexion,


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et le chemin qui rouvre l'accès authentique d'une pensée. » En interrogeant les traductions effectuées par Freud lui-même, nous pensons précisément essayer un chemin qui peut ouvrir un accès à une connaissance plus authentique de l'usage de la langue chez Freud permettant ainsi, et c'est notre propos, de contribuer à ce que son « inventivité » ne soit pas tant située au niveau des mots, mais bien à celui des idées : les occurrences de Trieb pour traduire le français instinct dans les propres traductions de Freud devraient permettre de se convaincre que c'est bien sa propre définition de l'instinct qu'il propose dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité et non pas l'introduction d'un nouveau concept. Comment comprendre alors les quelques occurrences d'Instinkte dans les oeuvres de Freud ? On a l'habitude de dire qu'elles concernent les instincts des animaux, mais en fait Freud soulève la question de savoir si, dans sa propre théorie de l'instinct, doit être incluse la transmission d'un savoir instinctif d'une génération à l'autre, comme on le concevait alors pour l'instinct chez les animaux. Ainsi au début du chapitre 9 de La suggestion et de ses applications à la thérapeutique lorsque Bernheim écrit :

« Il y a dans les hommes des pensées par imitation qui, tout absurdes qu'elles sont, font corps avec eux-mêmes, et finissent par se transmettre de génération en génération à la façon des instincts » (p. 177).

Freud traduit :

« Es gibt eben fur den menschlichen Geist Ideen, welche durch Nachahmüng angenommen werden, mit denen trotz ihrer Sinnlosigkeit die Menschen verwachsen, und die sich wie Instinkte von einer Generation auf die andere vererben. »

Quelques lignes plus haut, Freud venait de traduire : les passions, les instincts... par die Leidenschaften und Triebe.

M. Robert (1967) avait déjà montré combien Trieb et Instinkt fonctionnent comme les doublets germano-latins dont l'allemand abonde et qui réapparaissent quand Freud traduit : elle avait cité ce célèbre passage de « l'Homme aux loups » où Freud évoque cette analogie avec le savoir instinctif des animaux Dieses Instinktive wäre der Kern des Unbewussten. Freud écrira la même formule avec Trieb quelques années plus tard, dans sa préface au livre de Th. Reik, Probleme der Religionspsychologie (1919) : die Triebe bilden... den Kern des eigentlichen Unbewussten (GW, XII, 326). Chez Freud, traducteur, ce doublet apparaît de manière indiscutable : Freud a traduit à plusieurs reprises instinct par Trieb et l'on comprend pourquoi il est si difficile de séparer la notion de Trieb de celle d'instinct. C'est, en effet, bien à cette partie instinctive, affective, sentimentale, de l'être moral qui commande les actes de la vie (Bernheim, 1886, p. 191) que Freud a consacré une partie de son oeuvre ; il avait lui-même traduit cette phrase par der instinctive Theil ihres Seelenlebens, die Gefühle und Strebungen, welche die Handlungen unseres Lebens lenken (p. 164).

Der instinktive Theil ihres Seelenlebens, voilà certainement une traduction qui, en juxtaposant l'instinct et l'âme, courrait le risque, de nos jours, d'apparaître comme un grave contresens : elle est pourtant de Freud, elle date de 1888.

L'âme fait aussi partie des critiques les plus vives que B. Bettelheim adresse à la Standard Edition. Là encore, il nous paraît utile de regarder ce qui amenait Freud à utiliser le terme de seelisch ou de Seele dans ses propres traductions, ou encore de regarder comment il traduit âme en allemand. Dans La suggestion et de ses applications à la thérapeutique (1886), Bernheim écrit :

« L'expérience de la vie, l'habitude de rectifier les erreurs journalières qu'on veut nous imposer, la seconde nature que l'éducation sociale nous inculque, affaiblit peu à peu cette crédulité native, naïveté du bas âge. Elle survit toujours, dans une certaine mesure, comme tous les sentiments dans l'âme humaine » (p. 145).


Freud traducteur 1241

Freud traduit :

« Die Erfahrung des späteren Lebens, die Gewohnheit Tag fur Tag Irrthümer, an die man uns glauben machen will, zu berichtigen, die zweite Natur, welche uns die gesellschaftliche Erziehung aufprägt; alles wirkt zusammen, um diese ursprüngliche, naive Gläubigkeit der Jugend allmählich abzuschwächen, doch bleibt ein gewisses Mass derselben, wie von allen dem menschlichen Geiste angeborenen Neigungen bestehen » (p. 120).

(On notera ici, en outre, les utiles transformations syntaxiques opérées par Freud pour respecter le génie propre de la langue.)

A la fin du huitième chapitre de la deuxième édition, Bernheim écrit :

« L'hypnose démontre des phénomènes psychiques mais elle ne crée pas dans l'organisme de psychologie nouvelle. »

Freud traduit :

« Die Hypnose enthüllt zwar seelische Vorgänge, aber sie schafft im Organismus keine neue Seele. »

Voici donc, à quelques pages d'intervalle, l'équivalence Seele = âme sérieusement mise en cause dans l'usage que Freud en faisait. Ailleurs, il traduira : du point de vue psychique par was ihr Seelenleben anbelangt, ou bien en mon âme et conscience par l'expression idiomatique correspondante : nach bestem Wissen und Gewissen.

Quand Freud lira animé du désir, il traduira par vom Wunsche beseelt, et enfin lorsqu'il rencontre l'organe psychique (qui au niveau de la composition nominale n'est pas sans rappeler « l'appareil psychique »), il traduit par Seelenorgan.

Freud, au tout début de sa pratique de traducteur, avait traduit le douzième tome d'une édition complète de John Stuart Mill qui allait paraître à Vienne et Leipzig. Le premier essai y figurant, attribué à la femme de Stuart Mill (1851), s'intitule « The Enfranchisement of women » ; il s'agit d'un plaidoyer pour l'égalité des droits de l'homme et de la femme ; de nombreuses fois Freud va traduire mind par Geist lorsqu'il s'agira des forces intellectuelles, mais cette équivalence ne sera pas définitive, il traduira aussi a generous mind (p. 32) par eine grossmüthige Seele (p. 22).

A. Freud a traduit en 1926 un livre d'Israel Levine, The Unconscious ; il est attesté que Freud en a traduit le chapitre concernant S. Butler ; lorsque I. Levine écrit :

« It belongs to the general problem of the psycho-physical relation which concerns biology and physiology as well as psychology... »

Freud traduit :

« Sie betreffen das allgemeine Problem der Beziehung von Leiblichem und Seelischem, das nicht nur die Psychologie sondern ebensowohl die Biologie und die Physiologie angeht. »

Ces extraits de traduction effectués par Freud appellent plusieurs réflexions. Si Seele est bien entendu la traduction la plus courante pour âme, elle n'en est pas pour autant la seule, Geist apparaît aussi, et lorsque l'expression de la langue originale devient plus idiomatique, alors l'expression allemande est plus libre : livrés corps et âme devient mit Leib und Seele überliefert, mais qui se sont incarnés dans leur âme devient die ihr in Fleisch und Blut übergangen sind.

B. Bettelheim reproche à Strachey de traduire seelisch par mental, qui, selon lui, correspondrait à geistig, mais Freud traduit conditions mentales par Seelenzustand (Charcot, 1887-1888, trad. all., p. 100).


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Il est alors tout à fait évident qu'ici la « piste du signifiant » (l'expression est de J. Laplanche) (1984) est complètement brouillée.

Ces exemples de traduction qui font intervenir Seele (seelisch ou Seelenen composé) montrent combien Freud dans son travail de traducteur choisissait ses équivalences en fonction du contexte. Ame a été traduit une fois par Geist, animé a donné beseelt, une psychologie nouvelle (au sens d'un attribut d'une personne) est devenu eine neue Seele ; certes Soul est devenu Seele, mais mind a aussi donné Seele ; le français mental a donné seelisch, mais bien entendu le français psychique ou l'anglais psycho ont également donné seelisch.

C'est donc tout le champ conceptuel de l'esprit, de l'âme, du mental, du psychique qui se trouve couvert par l'ensemble de ces termes, et Winnicott (1969) avait déjà attiré l'attention de sa traductrice sur la difficulté de faire correspondre mind et esprit, car les plates-formes philosophiques ne se recouvrent pas et il n'est certainement pas exact de réduire mind aux seules facultés intellectuelles : il suffit pour s'en convaincre de se reporter à la définition de la tristesse dans le Webster's : « Sorrow : pain of mind from loss. »

Freud fait un usage extrêmement créatif de la langue allemande, utilisant au maximum la polysémie et la synonymie comme le précise D. Ornston (1982) dans son article : « Jusqu'à la fin, il utilisa les mêmes mots de différentes manières, et des mots différents pour décrire les mêmes idées », mais aussi toutes les ressources linguistiques de l'allemand comme l'a montré J. Altounian (1984).

L'écriture freudienne est une magnifique illustration de ce que « la valeur de chaque signifié dépend de ce qu'il y a autour de lui dans les autres signes », comme l'a enseigné Saussure (1967) ; nous avons tenté de montrer ici combien cela se vérifiait également dans sa manière de traduire, ce qui n'est pas sans conséquence pour la traduction de ses propres oeuvres.

Alfred Döblin, Thomas Mann, Hermann Hesse, Stefan Zweig, cités par W. Schönau (1968) et combien d'autres, ont admiré le style de Freud ; comment aurait-il pu en être ainsi, s'il avait codifié son langage au point de n'employer les mots que dans une seule acception d'un bout à l'autre de son oeuvre ?

La polysémie, la synonymie, les différences de valeur sont précisément les moyens linguistiques de la création littéraire, G. Steiner (1975, p. 216) écrit : « Le "fouillis" du langage, son opposition radicale au système ordonné et clos des mathématiques ou de la logique formelle, la polysémie de chaque mot, ne sont ni une faiblesse, ni un trait de surface dont puisse venir à bout l'analyse des structures profondes. La trame lâche du langage naturel conditionne les fonctions créatrices du monologue intérieur ou de la langue parlée. Une syntaxe "close", une sémantique qui puisse être entièrement systématisée constitueraient un univers fermé. »

Freud lui-même ne s'est jamais laissé enfermer dans de telles contraintes linguistiques. A Smiley Blanton (1971), qui l'interrogeait sur des précisions terminologiques, il avait répondu « la terminologie est assez souple ». En montrant ici comment Seele était, suivant le contexte, l'équivalent allemand de plusieurs termes français, nous cherchons à montrer combien, inversement, il sera difficile au traducteur français de vouloir réserver d'un bout à l'autre de l'oeuvre de Freud l'équivalence Seele = âme. Le champ sémantique de Seele est plus large que celui d'âme en français, comme on peut s'en rendre compte ci-dessus. En revanche, le doublet germano-grec : seelisch = psychisch est attesté dans les traductions effectuées par Freud, de manière indiscutable, et nous ne comprenons pas pourquoi J. Laplanche (1984) n'estime pas devoir faire confiance à Freud lui-même lorsqu'il écrit : « Sans avoir à prendre parti


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pour ou contre le matérialisme ou l'humanisme de Freud, je ne puis me dérober à traduire de façon univoque Seele par âme.

Ajoutons que le témoignage de Freud lui-même ne saurait être invoqué pour confondre seelisch (d'âme) et psychisch (psychique), tant il est vrai que la synonymie elle-même se joue sur un fond de- différence, et qu'un auteur ne saurait être seul juge des différences au sein de son propre langage. »

C'est un problème d'éthique de la traduction qui se pose ici. Nous pensons bien au contraire que Freud est tout à fait juge des différences au sein de son propre langage et qu'il relève de l'éthique professionnelle du traducteur que de suivre le vouloir-dire d'un auteur. S'il pose lui-même l'équivalence Seelische Behandlung (psychische Behandlung), c'est précisément parce qu'il n'y voit pas de différence conceptuelle ; il y a évidemment une différence au niveau des mots, mais pas de différence au niveau des idées. Ce doublet est d'ailleurs cité dans l'introduction du registre général des Gesammelte Werke comme l'exemple même de synonymes dont Freud se sert pour des « raisons stylistiques, pour éviter des répétitions laborieuses » (GW, XVIII, XVIII).

Les doublets germano-latins ou germano-grecs réapparaissent lorsque Freud traduit de l'anglais en allemand ou du français en allemand ; c'est là la preuve qu'il ne fait que jouer sur le polymorphisme de l'allemand (un signifié pour deux signifiants) précisément pour des raisons stylistiques, ce polymorphisme étant le fait même de. la constitution de la langue allemande à partir de la traduction (M. Wandruszka, 1979).

Sur ce simple exemple on voit, d'une part, que Freud utilise avantageusement l'une des qualités linguistiques de la langue cible, d'autre part, qu'il a conscience que les « signifiés des deux langues ne se recouvrent pas » (M. Pergnier, 1976).

Dans ses travaux et ses enseignements, D. Seleskovitch (1976) cite souvent ce passage d'E. Jones (1953, trad. franc., I, p. 61) qui rapporte la méthode utilisée par Freud pour traduire : « Au lieu de reproduire méticuleusement les idiotismes de la langue étrangère, il lisait un passage, fermait le livre et pensait à la façon dont un écrivain allemand aurait exprimé les mêmes pensées — méthode peu répandue parmi les traducteurs. » Cette technique permettait à Freud d'avoir une expression qui « en étant spontanée et en cherchant uniquement l'adéquation au sens se conformait au génie de la langue allemande et fournissait ainsi au lecteur allemand une formulation transparente » (D. Seleskovitch, 1976). Cette technique relève de la tradition herméneutique en traduction. Nous en citerons un dernier exemple.

Quand Bernheim (1886) écrit :

« L'enfant est primesautier, il agit d'instinct. »

Freud traduit :

« Das Kind handelt ohne Heromungen nach der ersten Eingebung. »

Des signifiants, il ne reste guère que erst : Freud ne s'en préoccupe pas, il faut en convenir. En revanche, on retrouve ici deux des traits sémantiques caractérisant l'instinct : spontané (sans inhibitions) et réflexe. C'est là un nouvel exemple de la méthode interprétative de Freud en traduction 3. Freud

3. Nous nous réservons d'apporter ultérieurement sur ce point des développements qui dépassent le cadre de cet article.


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pour traduire cette phrase s'est trouvé confronté à ce qui est souvent dénoncé comme l'une des difficultés de la traduction d'allemand en français : la traduction des mots composés, ici primesautier. E. Benveniste (1974) a montré que l'on devait envisager la composition nominale non plus comme une espèce morphologique, mais comme une microsyntaxe : « Chaque type de composés est à étudier comme la transformation d'un type d'énoncé syntaxique libre. » Freud a recouru pour traduire à l'explicitation et à l'interprétation comme y sont contraints ses propres traducteurs (J. Altounian, 1984). La composition nominale a joué dans la constitution de la langue allemande, on le sait, un rôle capital ; E. Tonnelat (1927) montre combien ce travail de constitution de l'allemand initié par Luther, s'est fait en lutte contre le français et le latin. Les puristes, constitués en société, ont « imaginé un certain nombre de mots qui n'ont pas tardé à devenir partie intégrante du vocabulaire allemand... ce sont eux qui, par exemple, ont proposé de remplacer Moment par Augenblick, Horizont par Gesichtskreis ». Tous les penseurs, philosophes et écrivains, artisans de la langue allemande ont recouru à ce mode de constitution du vocabulaire. E. Tonnelat montre comment Klopstock, mieux qu'aucun autre poète qui l'avait précédé, a révélé aux écrivains contemporains de nouveaux procédés d'expression. « Des épithètes comme bangzerrungen, meurtri et convulsé par l'angoisse ; schnellherschmetternd, accourant dans un grand fracas, associent à une sonorité expressive une grande plénitude de sens. »

Cette alliance d'une sonorité expressive et d'une grande plénitude de sens qui est le propre du mot composé (ainsi le français primesautier), voilà précisément ce que Saussure définira plus tard comme le contraire de l'arbitraire : le motivé 4. Les puristes, les Sprachreiniger, en imposant à l'allemand la composition à partir de ses propres racines, ont provoqué une limitation de l'arbitraire. De Saussure (p. 183) montre combien les langues diffèrent de ce point de vue : « On pourrait dire que les langues où l'immotivité atteint son maximum sont plus lexicologiques, et celles où il s'abaisse au minimum, plus grammaticales. Non que "lexique" et "arbitraire", d'une part, "grammaire" et "motivation relative", de l'autre, soient toujours synonymes ; mais il y a quelque chose de commun dans le principe. Ce sont comme deux pôles entre lesquels se meut tout le système, deux courants opposés qui se partagent le mouvement de la langue : la tendance à employer l'instrument lexicologique, le signe immotivé, et la préférence accordée à l'instrument grammatical, c'est-à-dire à la règle de construction. On verrait par exemple que l'anglais donne une place beaucoup plus considérable à l'immotivité que l'allemand. »

Cette différence de motivation entre l'allemand et l'anglais explique à notre sens pour une part l'insatisfaction ressentie par B. Bettelheim à la lecture des textes de Freud en anglais, et l'accusation qui est assez souvent adressée à la Standard Edition de rendre abstraits les écrits de Freud et qui s'exprime toujours de la part des germanophones par le regret de ne pas trouver dans la langue cible la même Anschaulichkeit, la même plasticité. Ainsi, E. Weiss (cité par L. W. Brandt, 1960) remarque :

« Freud's term conveys a clear figurative représentation... which has unfortunately been lost in the English translation. »

4. F. de Saussure (1915), Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1967 : « Ainsi vingt est immotivé, mais dix-neuf ne l'est pas au même degré, parce qu'il évoque les termes dont il se compose et d'autres qui lui sont associés, par exemple dix, neuf, vingt-neuf, dix-huit, soixantedix, etc. ; pris séparément, dix et neuf sont sur le même pied que vingt, mais dix-neuf présente un cas de motivation relative. »


Freud traducteur 1245

H. F. Brull (1975) affirme :

« The english translation does not do justice to his (Freud) artistic ability, it loses his colloquialism and his directness. »

Or, en traduisant de l'allemand vers une langue moins motivée, on va nécessairement dans le sens de l'abstraction puisque l'arbitraire y tiendra une place plus grande. I. Fonagy (1984) écrit : « Un signe motivé sera toujours plus expressif qu'un signe arbitraire puisque c'est la présence du signifié (de l'objet, de l'acte) dans le signifiant, la présence partielle mais effective de la réalité dans l'expression qui distingue le signe motivé de signes "purs". »

On peut trouver une illustration de ce fait dans la critique que B. Bettelheim adresse à la traduction de Traumdeutung par Interpretation of dreams où, ne retrouvant pas deuten, il propose une traduction qui réintroduit meaning alors que, justement, to interpret veut dire to set forth the meaning of (Webster's). Interpret est un signe arbitraire absolu alors que Deutung renvoie à Bedeutung et B. Bettetheim regrette ici cette présence du signifié dans le signifiant que ni l'anglais ni le français ne peuvent offrir. Saussure dit du français : « Ainsi le français est caractérisé par rapport au latin entre autres choses par un énorme accroissement de l'arbitraire : tandis qu'en latin inimicus rappelle in- et amicus et se motive par eux, ennemi ne se motive par rien ; il est entré dans l'arbitraire absolu qui est d'ailleurs la condition essentielle du signe linguistique. On constaterait ce déplacement dans des centaines d'exemples. Ces changements donnent une physionomie toute particulière au français. »

Ces différences entre les langues, cette physionomie particulière du français, cette sonorité expressive de l'allemand sont constituantes de la réalité dans laquelle se concrétise l'opération traduisante. En fermant son livre et en pensant comment un écrivain allemand aurait exprimé les mêmes pensées, Freud savait qu'il fallait renoncer aux qualités linguistiques de la langue source. Il éprouvait parfois lui-même ces regrets nostalgiques qui accompagnent la nécessaire rupture de l'union sacrée entre le fond et la forme dans l'oeuvre originelle. Il dit en effet dans la préface qu'il rédigea pour sa traduction des Leçons du mardi à la Salpêtrière : « Dans la traduction de ces leçons, je me suis efforcé, non pas d'imiter le style incomparablement clair et par là même si noble de Charcot, ce à quoi je n'aurai pu parvenir, mais à effacer le moins possible leur caractère de libre propos. »

Les modèles de traduction que sont les traductions de Smart Mill, de Bernheim et de Charcot par Freud nous semblent riches d'enseignement pour les débats autour de la traduction de ses propres oeuvres, tant pour la résolution de problèmes terminologiques que pour la méthode qu'il pratique. On y voit combien Freud s'attache à recréer en allemand un sens, ses équivalences sont dynamiques et non formelles pour reprendre la distinction de E. Nida (1964).

Reconnaissant clairement les limites de ce qu'il est possible d'atteindre par la traduction, la conscience de ce qui est perdu lui permet de sortir de ce paradoxe qu'est l'objet même de la traduction : « Dire la même chose avec d'autres mots. » En donnant la priorité absolue à la pensée sur les mots, Freud échappait ainsi à l'ironie des langues qui veut que, de l'une à l'autre, avec les mêmes mots on dise autre chose.

Mme Michèle POLLAK-CORNILLOT 38, rue Ernest-Renan 92310 Sèvres


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DARIUS ORNSTON

L'INFLUENCE DE STRACHEY : RAPPORT PRÉLIMINAIRE

La contribution de Strachey à la psychanalyse peut être comparée à celle de Freud. Il a consacré les vingt dernières années de sa vie à traduire et à éditer la Standard Edition. Comme Freud (1950, 1905b), Strachey (1960a) a reconnu honnêtement que certains problèmes rendent impossible une vraie traduction. Il a décrit ces difficultés et la manière méticuleuse dont il en a tenu compte dans sa Préface générale (1966a). Strachey a unifié la richesse bariolée des livres et des articles de Freud en un ensemble cohérent enrichi d'innombrables notes et d'un index soigneusement pensé. Pour assurer l'unité de style et la cohérence de l'édition, dit Strachey, il a pris en main la totalité de la traduction. C'est le produit intégré d'une seule pensée et on peut le comparer à la version originale de Freud (A. Freud, 1969, 1974). Or nous sommes pour beaucoup les enfants de Strachey. Nous étudions et nous enseignons la version du « Roi James », sans nous poser la question troublante des différences entre les deux versions. Strachey était un élève qui s'effaçait tant devant son maître, que les mots et les phrases qu'il a employés, tout comme les termes qu'il a relevés dans son index sont souvent cités comme s'ils étaient de Freud. Il n'en est rien.

Strachey a laissé certaines choses de côté. C'est pourquoi de nombreux auteurs ont retraduit un mot ou une phrase à l'occasion. Ces mots ne figurent pas à l'index et sont donc perdus. Certains ont étudié le style de Freud (par exemple Laplanche et Pontalis, 1967 ; Schönau, 1968 ; Holt, 1973 ; Musch, 1975 ; Mahony, 1982) et, du point de vue de la forme, la traduction de Strachey (par exemple Brandt, 1961 ; Brull, 1975 ; Mahoney, 1980). Cependant cette littérature est éparpillée en plusieurs langues et on n'en a pas fait une étude d'ensemble. Autant que je sache, la stratégie et le style propres à Strachey n'ont pas été examinés.

Comme il n'était jamais satisfait, Freud a très bien décrit ses propres concepts. En changeant constamment ses mots, il a enrichi et clarifié la description de ce qu'il appelait des coordonnées descriptives (19156, 1915c, 1925a, 1940a) et des abstractions organisatrices (1933, p. 79).

Autant qu'il le pouvait, Freud exposait ses idées avec des mots usuels. Cependant le langage commun est extrêmement surdéterminé (Freud, 1891). Le lecteur peut toujours garder beaucoup d'images en tête et jouer avec les allusions de Freud, mais toute traduction en perd une partie.

L'entreprise de Strachey était bien plus difficile que de lire Freud en allemand, ou d'en traduire un passage isolé. Il pensait pouvoir conserver le tissu de résonance des multiples significations de Freud, en associant à chaque mot allemand un mot anglais unique et en les fixant l'un à l'autre. Son intention était de suivre une sorte de code, que sa femme, Alix, a publié

* Strachey's Influence : A Preliminary Report, Int. J. Psychoanal. (1982), 63, 409-426. Trad. de l'angl. par Gilbert Diatkine.

Rev. franç. Psychanal., 4/1886


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en 1943. Le lecteur pourrait alors se construire un sens de l'usage des mots de Freud au fil du temps. Strachey voulait conserver les formes employées par Freud et laisser celui-ci parler de lui-même. Cependant il pensait que Freud avait finalement choisi un langage technique très cohérent. A propos des « multiples façons » dont Freud emploie le verbe fixiert ou « fixer », Strachey avoue que sa propre solution pourrait devenir « un constant fléau pour les traducteurs » (19666, p. 12-5). Pendant cinquante ans, Freud (1891, 1940a 1940b) a évité les définitions systématiques et s'est refusé à bannir de son langage les locutions courantes au profit de termes sophistiqués. Les stratégies de Strachey et de Freud vont donc dans des directions opposées : Strachey se voyait lui-même comme « l'inventeur » de la traduction systématique d'une oeuvre complète (Strachey, 1966a, p. v).

Bien que la publication de la Standard Edition ait pris treize ans, Strachey s'est enfermé dans les choix qu'il avait faits dès le début. Il a bien vu que la standardisation du langage de Freud avait des désavantages. C'est l'une des raisons pour lesquelles il a mis au point un réseau de références croisées. Une fois son oeuvre achevée, Strachey crut qu'il avait suivi sa propre « règle de traduction constante » (1966a, p. XIX) ce qui était évidemment impossible (Strachey, 1962b).

Dans le but de commencer à explorer systématiquement l'influence de Strachey sur la théorie psychanalytique, j'ai consacré ce rapport préliminaire à une traduction de l'un des essais fondamentaux de Freud, Ein Kind wird geschlagen/A child is being beaten [Un enfant est battu]. Je m'en écarterai de temps à autre pour mettre en place le contexte conceptuel. Pour plus de clarté, tous les mots allemands, et seulement eux, seront en italiques. Quand je cite Freud/Strachey avec deux chiffres seulement, le premier désigne toujours la page du volume 12 des Gesammelte Werke et le second se rapporte au volume 7 de la Standard Edition1.

Après avoir donné quelques raisons pour commencer par Ein Kind, je comparerai l'allemand lumineux et évocateur de Freud à l'anglais de Strachey. En confrontant le style et le langage de Freud à ceux de Strachey, je décrirai quelques-unes des façons habituelles dont Strachey a modifié le texte de Freud. Je montrerai que Strachey a ôté de Freud les descriptions psychologiques non techniques et les conventions scientifiques de son temps — et du nôtre. Comme Freud se servait de mots ordinaires, ses conceptions seront toujours plus faciles d'accès que celles de Strachey. C'est ainsi que, par exemple, Freud pense le développement de ce que nous appelons aujourd'hui la « relation d'objet » et la structure psychique d'une manière plus claire que la Standard Edition. J'étudierai la traduction de plusieurs autres notions : entre autres, la représentation mentale, la régression, et le refoulement, et celle de termes économiques, comme l'énergie, la force et l' « investissement » (« Cathexis »). Je montrerai que l'effort délibéré de Strachey pour faire de Freud un scientifique n'était pas nécessaire et qu'il a desservi son but.

Mon but est de compléter la Standard Edition de Strachey en rendant Freud plus accessible au lecteur anglophone. Dans ce qui suit, la démarche sera parfois pénible parce que nous sommes habitués au vocabulaire de Strachey, que ce dernier a dû sacrifier beaucoup dans ses choix et que la différence la plus importante entre Strachey et Freud est souvent dans leur ton.

1. (N.d.T.) En français, le troisième chiffre renvoie à la traduction de D. Guérineau dans Freud, Névroses, psychoses et perversion.


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POURQUOI COMMENCER PAR « EIN KIND » ?

C'est Freud lui-même qui a fait ce choix. Un des rares faits personnels que nous connaissions sur Strachey, est que lui et Alix étaient en analyse au même moment. « Il y a maintenant presque un demi-siècle que nous avons passé ensemble deux ans à Vienne pour notre analyse avec Freud, et que, après seulement quelques semaines d'analyse, il nous a demandé soudain de traduire un article qu'il venait d'écrire — Ein Kind wird gerschlagen » (1966a, p. XXI). Bien que Brill eût commencé à traduire Freud dix ans plus tôt, certaines lettres suggèrent qu'Ernst Jones avait pensé à Strachey et l'avait adressé à Freud dans ce but (Jones, 1955, vol. 2, p. 410 ; Clark, 1980, p. 427 f.).

En 1919, les séquelles de la grande guerre s'apaisent. Freud est en bonne santé. Sa notoriété est largement établie et il est même sur le point d'obtenir que son nom soit reconnu par sa propre université. Il a plus de patients et d'élèves qu'il ne peut en analyser. Comme beaucoup d'entre eux viennent de pays anglophones, un journal dans leur langue devient nécessaire. Freud (1919b) choisit la première traduction par Strachey de Ein Kind pour le premier volume de ce journal.

Sans aucun doute, Freud, à cette date, a déjà trouvé son style personnel, proche de la clinique. Si jamais Freud avait voulu se créer un style technique, vingt ans après L'interprétation des rêves, il aurait été parfaitement au point. De plus, il n'a fait aucun changement significatif à Ein Kind à l'occasion d'aucune de ses six éditions successives en allemand. Il n'a même pas corrigé quelques erreurs que Strachey avait relevées. Ceci a de l'importance, car Strachey (1966a) jette le doute sur toutes les dernières éditions de l'oeuvre de Freud — tant en allemand qu'en anglais. Strachey, lui, modifia sa propre traduction entre 1920 et 1955. Ceci nous donne un moyen supplémentaire de découvrir ce que Strachey considérait comme important.

Ein Kind a de plus la taille idéale pour commencer à repérer l'influence de Strachey sur la terminologie et la théorie psychanalytiques. C'est un article assez long pour révéler des déviations récurrentes, et assez bref pour que d'autres puissent faire des comparaisons et se rapportent au même ensemble de passages.

L'essai de Freud est bien connu parce qu'il est lié à ses conceptions sur le développement. C'est un classique des cours théoriques et on peut le considérer comme indispensable à la compréhension de la thérapeutique analytique. Les contemporains continuent à l'exploiter car il est concis, cliniquement clair, et constamment descriptif — un modèle classique de travail de recherche psychanalytique et dont chaque nouvelle lecture révèle de nouvelles complexités.

Freud commence par rapporter les fantasmes des patients dans leurs propres termes. Rassemblant des cas qui semblent similaires, il explique ce qu'il en comprend dans le langage courant qu'il a toujours préféré. Puis, une partie de ce qu'il avait considéré comme évident ne lui semble plus tel, et il commence à entrevoir ses propres positions latentes. D'une manière très caractéristique, Freud repère fermement les inadéquations de ses théories et décrit ce qu'il ne peut expliquer. Par exemple :

« Je suis allé moins loin... on comprendra que je me sois attendu à une parfaite analogie entre les... filles... et les garçons... Cette attente parut même se confirmer... Mais... il restait une nouvelle différence... l'attente d'un parallélisme complet était donc déçue (217/196/236) »... [« Therefore the expectation of there being a complete parallel was mistaken »].


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Ceci résonne comme le texte allemand, à ceci près que Strachey me semble prendre la dernière phrase trop littéralement. Freud écrit : Die Erwartung eines vollen Parallélisme hatte sich also getäuscht. Si on tient compte du contexte, on voit que Freud insiste sur le fait que son attente d'un résultat prévisible à l'avance était trompeuse.

Les savants publient rarement ainsi leurs erreurs. Dans sa « Nouvelle Astronomie », Johannès Kepler communique le même sentiment d'excitation que le rapport de Freud. Il raconte comment il avait repoussé l'idée des orbites elliptiques pour les accorder avec des formes plus naturelles. Puis il écrit : « Je vais maintenant montrer comment j'ai pu corriger inconsciemment ma propre erreur » 2.

On peut lire de la même façon la lutte de Freud pour formuler ses erreurs inconscientes. Il cherche à distinguer les vérités communes et les faits évidents de son temps. Il pense que s'il décrit les choses clairement, des contradictions viendront au jour (1915, 1917, p. 21 ff.). Critiquant sévèrement ses choix, Freud juge que nous serons encouragés à développer ses idées.

Freud a esquissé une théorie de la différenciation au cours du développement et a beaucoup écrit sur les motifs et les significations. Ces notions sont souvent négligées dans les travaux des auteurs qui font confiance à l'index de Strachey. Comme cet index est très précis, il permet une fois de plus de découvrir ce que celui-ci pensait être l'essentiel de la théorie psychanalytique telle qu'il la comprenait (Klumpner, 1976). Richards (1974) a montré que Strachey a sans doute fait tous ces choix lui-même.

La nouvelle table de concordance de la traduction de Strachey par Guttman est plus complète et sera utile pour une étude systématique de l'oeuvre de Strachey. Malheureusement, Guttman (1980) a omis toutes les notes, si remarquables, de Strachey ainsi que les explications que ce dernier donne de certains de ses choix.

La recherche d'une concordance dans le langage de Freud lui-même se heurte aussi à de sérieuses limites. Freud a expliqué son antipathie et sa méfiance pour les termes techniques dans un passage célèbre (1915a, p. 117). Il pouvait modifier sans cesse ses idées et faire évoluer ses concepts parce qu'il les exprimait presque toujours en langage courant. La qualité que Freud préférait de beaucoup en écrivant était ce qu'il appelait Geschmeidigkeit, c'est-à-dire la flexibilité souple (Jones, 1940, 1955). Il pourchassait infatigablement les mêmes problèmes en les envisageant sous des angles nouveaux. Jusqu'à la fin, il utilisa les mêmes mots de manière variée et beaucoup de mots différents pour décrire des idées similaires. Je vais en donner tout de suite quelques exemples tirés d'Ein Kind.

DIFFÉRENCES DE STYLES

Strachey a choisi délibérément un ton et des mots parfaitement anglais. Il l'a souligné et s'en est expliqué : « Le modèle imaginaire que j'ai toujours eu devant les yeux est celui des écrits de quelques hommes de science anglais

2. Kepler, 1609, vol. III, chap. LVIII. Kepler pensait que ses lecteurs comprendraient qu'il décrivait une activité mentale compliquée et inconsciente. Son mot est ignaurus, traduit à l'époque par unbewusst, le même mot usuel dont Freud devait se servir trois siècles plus tard pour décrire l'activité mentale inconsciente. Ceci importe ici, car en dépit de l'évidence du contraire, nombre d'enseignants enthousiastes exagèrent encore l'originalité de Freud. L'une des nombreuses sources de cette tendance est la Standard Edition.


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cultivés nés au milieu du XIXe siècle » (1966a, p. XIX). Les mots de Strachey sont discrètement évocateurs pour des lecteurs habitués à de délicates litotes. Cependant « les allusions, les comparaisons, les images, etc. qui sont naturelles à un écrivain allemand semblent lourdes et inélégantes au lecteur anglais ; inversement, la précision de l'anglais paraît dépouillée et aride au lecteur allemand » (A. Freud, 1969, p. 131). Pour la plupart nous ne sommes pas des Anglais cultivés, et encore moins d'époque victorienne. Le style de Strachey n'est ni celui dans lequel Freud a écrit ni celui que nous avons l'habitude de lire.

Strachey a réglé et adouci la clarté descriptive de Freud pour une seconde raison : il écrivait de la « science ». Ceci impliquait de faire s'exprimer Freud comme un Anglais victorien pensait qu'un savant devait le faire.

Ainsi, quand Freud décrit comment notre conception [Auffassung] d'un fantasme de fustigation est limitée par nos connaissances actuelles [nach unseren bisherigen Einsichten] il dit que nous pouvons seulement le concevoir en tant que trait primaire de perversion [sie kann nur lauten, dass es sich hiebei um einen primären zug von Perversion kandle]. Freud utilise souvent le subjonctif pour décrire une conception de l'activité inconsciente. Strachey transforme systématiquement les descriptions de Freud au subjonctif en des pseudoconstats de ce qui est. Ici, il a aussi supprimé le mot de « conception », employé par Freud : Strachey parle directement du fantasme lui-même « qu'on ne peut, à la lumière de notre connaissance présente, que voir comme un trait de perversion primaire » [« which can in the light of our present knowledge, only be regarded as a primary trait of perversion »] (200/181/221).

Bien que Strachey ait essayé de s'abstenir d'exprimer ses opinions personnelles « surtout en matière de théorie » (1966a, p. XVII) aucun traducteur n'en est tout à fait capable. Ainsi, Strachey souligne (1955, 1961, 1962a) que l'idée d'une constance de l'énergie psychique était l'une des découvertes les plus fondamentales de Freud : Freud n'a jamais rien dit de semblable. Les traductions de Strachey ne pouvaient pas ne pas refléter sa compréhension de l'époque de la théorie psychanalytique. Je pense qu'il a constamment adouci et parfois modifié par inadvertance les expressions variées et vibrantes de Freud.

En résumé, un siècle plus tard, et, pour la pratique courante, le style de Strachey semble à un Américain élevé dans les idées de Freud, dogmatique et guindé. « Guindé » et « tendu » sont d'ailleurs les mots de Strachey (1953, P- XXII ; 1957, p. 107 ; 1960a, p. 8).

Les écrits scientifiques de Freud — comme ses recherches — s'enchaînent les uns aux autres. Il décrit ce mode d'enseignement comme « génétique » (1940b, p. 28). Faute de diapositives, il fait appel à une expérience de la vie quotidienne, à une image familière, ou à une analogie biologique. Ensuite, il ajoute progressivement des complications et des questions plus affinées à ses comparaisons initiales. Paul Valéry dit qu'où bien les savants se risquent à bien écrire, ou bien ils ajoutent des précisions à leur matériel jusqu à le rendre impénétrable.

Les phrases claires et nerveuses de Freud tranchent sur l'obscurité ampoulée des écrits académiques. Par exemple Freud évoque de façon poignante l'impasse oedipienne. C'est une blessure qui ne cicatrice jamais. Un père qui a fait tout ce qu'il pouvait pour gagner l'amour de sa fille répète avec elle sa propre histoire pour ses propres raisons. Il la blesse. Et tout amour passionné d'un enfant pour ses parents doit se transformer :

« Allein es kommt die Zeit, su der diese Blüte vom Frost geschädigt wird; keine dieser inzestuösen Verliebtheiten kann dein Verhängnis der Verdrängung entgehen... »


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Strachey traduit :

« But the time cornes when this early blossoming is nipped by the frost. None of these incestuous loves can avoid the fate of repression » (206 ff./186 ff./228). [« Mais vient le moment où cette floraison précoce est brûlée par le gel. Aucune de ces amours incestueuses ne peut éviter le destin du refoulement. »]

Freud dit plutôt :

« However, the time cornes when this blossom is damaged by the frost; none of these incestuous loves can escape the doom of repression. [ « Cependant, le moment vient où cette floraison est abîmée par le gel ; aucune de ces amours incestueuses ne peut échapper à la fatalité du refoulement »] 3.

La description de Freud est triste et profondément respectueuse : il parle de nous tous. Strachey est plus près du persiflage et presque joyeux : il parle d'enfants et de pervers, c'est-à-dire des autres.

De plus, Verliebtheit signifie « être amoureux à en perdre la tête » ; il n'a pas d'équivalent anglais 4. Freud utilise des mots ordinaires dans des combinaisons brillantes qui sont impossibles en anglais. Une traduction littérale de l'allemand donnerait un anglais incorrect, tandis que toute version lisible modifie ce qui a été écrit. Strachey a dû trouver un compromis.

Dans Ein Kind, comme il (1911) l'a déjà fait pour les Mémoires de Schreber, Freud part de ce qui semble de la folie et montre en quoi ces sujets se débattent à peu près dans les mêmes difficultés que nous. En 1919, Freud (1905a, 19151917) avait montré tout ce que les sentiments d'infériorité et la sexualité perverse ont de commun avec les besoins des activités sexuelles des êtres humains banaux. Le développement névrotique est une variante de ce qui passe pour normal. Le lecteur de Freud (1912, 1918) était déjà familier avec l'idée que chacun nourrit toute sa vie un fantasme romantique, caractéristique et inconscient. Freud pouvait donc le rapprocher du fantasme de fustigation en employant des images chimique et médicale. Un fantasme de fustigation pouvait être « le précipité »5 d'un complexe d'OEdipe parvenu à son terme ; les sentiments d'infériorité ressemblent à « une cicatrice narcissique ». Freud dit ensuite :

« Dieser Kleinheitswahn der Neurotiker ist bekanntlich auch nur ein partieller und mit der Existenz von Selbstüberschätzung aux anderen Quellen vollkommen verträglich. » [« On sait que ce délire de petitesse des névrosés n'est qu'un délire partiel, et parfaitement compatible avec l'existence d'une surestimation de soi provenant d'autres sources »] 6.

Strachey ajoute sans nécessité le mot « derived » à la description de Freud :

« As is well known, this neurotic delusion of inferiority is only a partial one, and is completely compatible with the existence of a self-overvaluation derived from other sources » (214/193/233).

Strachey dérive par rapport à Freud. Ce qu'il dit évoque davantage une explication quantitative. Or Freud souligne aussitôt qu'il ne comprend pas la genèse ni la persistance du masochisme. La répétition d'un acte déplaisant contredisait les positions de Freud (1914, 1924).

3. Guérineau : « Mais vient le temps où cette première floraison est gâtée par le gel ; aucune de ces amours incestueuses ne peut échapper à la fatalité du refoulement » (228).

4. Ni français.

5. Des « sédiments » (Guérineau).

6. Guérineau.


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Je pense que Freud corrige ainsi un malentendu répandu concernant le « narcissisme ». Bien qu'on puisse dire qu'un sujet conserve, perd, ou règle son estime de soi, on ne fait guère là qu'une observation de bon sens. En clinique comme en théorie, une description quantitative est probablement une première approximation nécessaire (Kubie, 1947). C'est une sorte de calcul empathique. En fait, Affectbetrag ou « affective quantity » [quantum d'affect] et Erregungssumme ou « sum of aroused feeling/excitation » [somme d'excitation] sont des termes descriptifs que Freud utilisait quand il cherchait encore des corrélations neurophysiologiques (1894, p. 74 ; trad. Ornston). En dépit des avertissements de Freud, beaucoup, guidés par l'intuition font l'erreur de prendre pour des explications de telles évaluations approximatives. Cette différence entre les descriptions comparatives de Freud et les explications quantitatives de Strachey est très importante. J'y reviendrai à la fin de cet article.

DIFFÉRENCES DE LANGAGE

Certaines différences entre l'anglais et l'allemand sont une source de difficulté pour tout traducteur. Une différenciation au cours du développement est inscrite dans la structure même de la langue allemande. Le mot das Kind, « enfant », est neutre. Le plus souvent, la manière correcte de s'y référer grammaticalement est es (en anglais « it »). Quelque choquant que cela puisse paraître à un anglophone, il en est de même de la petite fille [ein kleines Mädchen] et pour la même raison. Les pronoms possessifs sont aussi plus indéfinis en allemand qu'en anglais. Freud pouvait ainsi éviter certains problèmes inhérents à toute théorie de l'activité mentale inconsciente formulée en termes d' « objets » statiques ou de « représentations » (Grossmann et Simon, 1969 ; Horowitz, 1972).

Freud a décrit comment une analyse retrace effectivement le développement d'un fantasme. La patiente déplace les événements et les souvenirs venant de diverses époques, avant d'apparaître comme une enfant complètement empêtrée dans les Erregungen, les sentiments excités en elle par son complexe parental. Das klein Mädchen istzärtlich an den Vater fixiert signifie « la petite fille est tendrement attachée au père ». Dans sa traduction, Strachey fait du « tendrement » de Freud le sujet de la phrase : « The affections of the little girl are fixed on her father » [« La tendresse de la petite fille est fixée à son père »] (205 f./186/226) 7. Et Strachey transforme den Vater de Freud en le père oedipien réel de la patiente : il s'écarte ainsi de la tonalité d'essai et d'expérience du langage de Freud. Freud dit qu'il a voulu montrer les diverses façons dont une patiente se rappelle son père en pensant au développement de ses fantasmes de fustigation.

Quand Freud s'interroge sur la qualité sadique des libidinöses Streben de la petite fille, Strachey en fait des « libidinal trends » [tendances libidinales] (207/187/229) 8. Je pense que la question de Freud porte clairement sur les « efforts libidinaux » de la fillette, c'est-à-dire sur sa manière d'apprendre à organiser sa propre activité. Ce sont de bons exemples de la façon dont Strachey durcit nettement l'allemand souple de Freud.

7. Guérineau traduit, comme Ornston : « La petite fille est tendrement fixée au père. »

8. « Motion amoureuse » dans la trad. de Guérineau.


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Répétition du même mot par Freud dans des contextes différents

Freud utilise le même verbe, regen, pour créer une résonnance entre divers sentiments assez diffus qui sont « excités » [« stir »] chez ses patients, chez d'autres personnes, chez un analyste attentifs et finalement, espère-t-il, chez son lecteur. Strachey brise cette délicate harmonie en le traduisant par des mots différents. Les patients de Strachey sont « excited » (197 f./179 f., 201/182, 216/195) tandis que chez le lecteur, Freud a seulement « raised an expectation » [fait naître une attente] (226/204). Quand Freud dit eine ahnung regt sich bein analysierenden Arzte, il décrit un sentiment excité chez un médecin analyste. Un Ahnung est une intuition ou un soupçon qui est à la fois somatique et psychologique. D'une manière très caractéristique, Strachez traduit : « in the mind of the analytic physicien [where] there remains an uneasy suspicion » [il persiste un soupçon inconfortable dans l'esprit du médecin psychanalyste] 9 (202/183/223). Freud n'a nullement mentionné « l'esprit » [« the mind »].

Dans les pages précédentes, j'ai donné deux exemples de l'utilisation par Freud de la forme amplifiée du nom Regung qui est Erregung. Il n'y a pas de bon équivalent pour elle en anglais car elle signifie l'excitation à la fois physiologique [« excitation »] et mentale [« excitement »]. En médecine, comme dans son sens général, les Erregungen sont les réponses relativement indifférenciées qui peuvent être excitées chez un sujet par n'importe quoi. Strachey les rend par « agitation » (295/186), puis par « excitation » (207/187 f., 209/189, 216/195). De plus, en traduisant Regung par « impulse », Strachey coupe la métaphore de Freud de la neurophysiologie de son époque (208 f./188 f., 223/201). Freud se référait à l'excitation inconsciente de courants (« drives ») indifférenciées ou à l'éveil diffus de faibles mouvements somatiques. D'un autre côté, là où Freud utilise vraiment le mot Impuis, Strachey le traduit par « tendencies » [tendances] (225/203). Strachey était assez sûr de ses propres idées pour émousser ce qu'il considérait comme des erreurs de Freud. La traduction est un travail exaspérant. Il y a un endroit (1966a, p. XXVI) où Strachey défie ses critiques de traduire Triebregung en anglais. Il le rend par « impulsion instinctuelle » [« instinctual impulse »] (222 ff./201 f./24310 ; 225/203). Je pense que cette expression dénote une activité beaucoup plus spécialisée que ce que Freud voulait dire. Je proposerais plutôt une forme relativement indifférenciée comme « excitation d'un courant » [« stirring of a drive »].

Dans Ein Kind, le mot Person employé par Freud, a le même effet en allemand qu'en anglais 11 : Freud nous rappelle ainsi qu'il ne fait pas que décrire le roman pervers d'un masochiste ou d'une dame qui aime penser qu'on bat des enfants. En s'exprimant comme il le fait, c'est de chacun de nous qu'il parle. Strachey détruit cette position de Freud en traduisant weibliche Personen par « females » (216/195/235) 12 et par une demi-douzaine d'autres mots anglais. Parfois il ne fait qu'empeser la prose de Freud (« case », « self », « anthor of phantasy »). Mais quand Strachey au lieu de décrire une petite fille mentalement suspendue à la Person de son père dit qu'elle en « conserve

9. Guérineau : « Le pressentiment que le problème n'est pas pour autant réglé vient assurément à l'esprit du médecin analyste... «

10. » Motion pulsionnelle » (Guérineau).

11. Et qu'en français.

12. « Des personnes du sexe féminin. »


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l'image » [« retains the figure... »] (220/199/238) 13, il annule la différenciation de Freud pour revenir à la simple neuropsychologie de la représentation mentale que celui-ci cherchait à dépasser. Cet aspect deviendra plus évident quand j'aurai montré comment Strachey a condensé en un jargon technique la psychologie descriptive de Freud.

En utilisant exactement lès mêmes mots pour décrire ses sentiments et ceux de ses patients. Freud montre son profond respect pour eux. Il souligne aussi leur vigoureux engagement dans le travail en commun avec l'analyste, et implique que la vie quotidienne et les symptômes reposent sur un même terrain. Ainsi, Freud utilise le même mot, eingestehen pour relier : 1 / les « aveux » hésitants de ses patients au sujet de leurs déroutants fantasmes de fustigation ; et 2 / l'obligation de l'analyste de « s'avouer » combien il compprend vraiment peu. Strachey casse le fil de Freud en faisant « se confesser » [« confess »] le patient, tandis que l'analyste doit « admettre » [« to admit »] son ignorance (197/179, 202/183). Un Mitteilung est un mot général pour désigner une communication partagée avec d'autres. Strachey le traduit systématiquement par « paper » [« communication, article »] quand Freud se réfère à ses propres travaux, tandis qu'il le traduit, quand il s'agit des patients soit par « accounts » [« exposé »] (197/179), soit par « statement » [« énoncé »] (203/184), soit encore par « assertion » (213/193). Strachey distingue toujours avec hauteur l'activité de l'analyste de celle de son patient en employant des mots différents là où Freud en a choisi d'identiques.

Versions simplifiée et complexe de la même idée chez Freud

Il est plus facile de se représenter des objets étendus et des structures temporelles que la complexité psychologique. Il est plus facile de penser des représentations fixées et des instances psychiques que l'ensemble d'une relation. Comme Freud est parti de simples esquisses pour aboutir à des descriptions complexes, il nous fait souvent rencontrer ce risque. Beaucoup font l'erreur de confondre ses diagrammes très parlants avec ses idées beaucoup plus difficiles mais utiles en clinique (Colby, 1955 ; Sutherland, 1963). Strachey a tendance à opter pour la version la plus simple et la plus spatiale. Il rigidifie ainsi le langage de Freud et le fait paraître parler de choses plus que de personnes.

De plus, quand il a le choix entre plusieurs mots anglais Strachey préfère toujours la quantité à la qualité. Par exemple Bedeutung dénote « l'importance » [« significance »] ou la « signification » [« meaning »]. Parfois Strachey le rend par « importance » [« importance »] 198 f./180) — cependant quand Freud veut dire « importance » il emploie le mot allemand ordinaire, qui est Wichtigkeit (204/185).

Freud nous avertit que la compréhension d'un analyste est limitée par ce qu'il sait déjà (200/181). Il est mal à l'aise quand son mode de pensée habituel ne résoud pas un problème « mais, comme je le sais par ma propre expérience, nous avons l'habitude de chasser avec insouciance de telles impressions en haussant les épaules » (202/183/223, trad. d'Ornston) 14. Freud est gai et parfois drôle. Il captive par son aisance et son humour au sujet de ses propres

13. « ... la fille maintient la personne du père » (Guérineau).

14. Guérineau : « mais on a coutume, comme me l'enseigne mon expérience personnelle, de volontiers passer outre à ces impressions ».


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manières de voir les choses. Freud décrit ses propres concepts avec le scepticisme opiniâtre et la même honnêteté dans le questionnement qui caractérisent ses observations cliniques. Même ses idées les plus théoriques sont écrites en un allemand ordinaire qui ressemble beaucoup à l'anglais anglosaxon. Freud voyait dans le langage le précipité de vieilles découvertes. La psychanalyse prend le langage très au sérieux et n'ajoute qu'ensuite à ce qui est universellement connu : la science ne fait que perfectionner le sens commun (Freud, 1915-1917, 1926c, 1933).

La simplicité d'écriture de Freud met en relief la force de ses métaphores : il réserve le latin et les mots inhabituels pour l'emphase. Ainsi Freud (1891) pensait qu' « intelligence » ou « volonté » [« will »] ne sont qu'un nom pour un problème extrêmement compliqué. On employait alors « la volonté » [« the will »] à peu près comme on disait, et comme les psychanalystes disent encore aujourd'hui, das Ich ou « le moi » [« the ego »] (Levin, 1978). C'est une personnification commode, comme les idées anciennes de soi [« self »] et de conscience. Der Wille a le même sens en allemand et en anglais. Ce genre de convention descriptive est commode parce qu'elle accorde l'expérience subjective et le sens commun.

Ein Kind commence par la description du conflit psychique et de la honte au sujet de la masturbation en des termes qui sont déjà familiers. Freud prépare ainsi le lecteur à un mode de pensée plus fin et plus compliqué sur la différenciation au cours du développement, le narcissisme et la formation du symptôme. Il dit qu'avant que ses patients ne développent leur conflit psychique, ils tirent leur satisfaction masturbatoire de leurs fantasmes, mit Willen der Person littéralement, « avec la volonté de la personne » 15 [« with the will of the person »], comme Strachey l'avait d'abord traduit en 1920 (Freud, 1919b, p. 371). Trente-cinq ans plus tard, Strachey remplace l'idée élaborée et traditionnelle de Freud par « ceci a lieu volontairement » [« This takes place voluntarily »] (197/179/219). Cette nouvelle traduction de Ein Kind dans la Standard Edition est un peu plus de Strachey et un peu moins de Freud.

Les adjonctions de Strachey

Tout traducteur introduit certains mots pour lesquels il n'y a pas d'équivalents explicites dans le texte original. On trouvera plus bas une liste de termes anglais, qui ressemblent à ceux que Freud utilise dans d'autres écrits, ou même dans cet article, mais non dans le contexte où Strachey les a placés. En ajoutant ces mots, Strachey tentait de clarifier sa propre vision de ce que Freud voulait dire. Par exemple, das Motiv der Verdrängung signifie « le motif du refoulement » [the motiv for repression]. Strachey lui donne une résonance très différente en traduisant par « la force motrice du refoulement » [« the motive force of repression »] 16 (222 f./200 f./243). Beweis dafür signifie « l'évidence de cela » [« évidence for it »], ou peut-être « la preuve de cela » [« proof of it »] mais la phrase de Strachey, « la preuve du fait » [« proof of the fact »] a une résonance plus abrupte que ce qu'écrit Freud (207/187). Dans chacun de ces exemples, sa traduction aurait été aussi correcte et aussi claire sans ces adjonc15.

adjonc15. : « avec le consentement de la personne ».

16. Guérineau : « La sexualité infantile, qui est soumise au refoulement, est la force motrice principale de la formation du symptôme. »


L'influence de Strachey

1257

tions. Quel que soit le contexte, l'insertion des mots qui suivent en modifie le sens :

toujours [always] (199/180)

origine [origin] (220/198)

dérivé [derived] (214/193)

à un niveau inférieur [to a lower level] (209/189) caractère [character] (220/198)

identité [identity] (204/185)

élément [element] (219/197)

champ [field] (219/198)

neutralise [neutralize] (216/195)

cause [cause] (222/201)

constaté [ascertained] (199/181)

opérant [operative] (215/194)

organes [organs] (218/197) .

sujet [subject] (205/186)

signifie [means] (205/186)

psychisme [mind] (202/183, 215/194)

instance [agency] (223/201, 225/203)

force [force] (222/200, 223/201,

224/203, 225/203) fait [fact] (201/183, 207/187,

209/189, 212/192, 222/200, 224/202, 224/203).

Le lecteur de la Standard Edition peut croire que Strachey signale par une note chaque adjonction au texte de Freud, car il a donné de nombreux commentaires et a mis entre crochets certaines de ses insertions. Le lecteur se trompe. Strachey ajoute souvent ses propres italiques sans songer à dire que ce ne sont pas celles de Freud (198/180,201/183,208/188,211/191,217/196). Il supprime aussi certaines italiques de Freud et change assez librement les marques de citations employées par lui. On objectera que la ponctuation de Freud était désinvolte, mais Strachey (1966a) dit qu'il a rarement regardé les manuscrits de la main de Freud.

Parfois Strachey transforme les gérondifs de Freud en noms, voire en instances inventées — das Verdrängende signifie « le refoulant » [« the repressing»] et non pas « l'instance répressive » (223/201, 225/203). Je crois que Strachey était si déterminé à mettre en place ce qu'il considérait comme un langage technique, qu'il se rendait rarement compte de ses propres adjonctions. Les notes de Strachey sont tout à fait incomplètes et trompeuses.

Les condensations sélectives de Strachey

Les termes techniques sont des abréviations de convention. Ils sont sans inconvénients si un auteur peut les paraphraser dans le langage courant. Les comparaisons, les conceptions et les points de vue de Freud, toujours évolutifs, sont décrits par lui dans un langage riche et varié. Quand Strachey rassemble et agglomère les mots de Freud en un seul terme latin ou grec, il perd une bonne partie de sa précision et de sa force. Il emploie toujours les mots avec plus de maladresse que Freud.


1258 Darius Ornston

Représentation mentale

Dans sa traduction d'Ein Kind, Strachey condense par le seul terme technique « represents » [« représente »] les traductions de cinq mots appartenant à la langue de tous les jours et qui correspondent à autant de descriptions différentes entsprechen (203/184,223/202), wiederbegen (204/185)3 vertreten (205/ 185, 211/191, 213/193, 222/200, 226/204), darstellen (214/193, 222/200), et hinstellen (222/201). Ailleurs, bien sûr, Freud trouve encore d'autres expressions pour décrire l'idée de penser à quelqu'un ou à quelque chose. Souvent il emploie des métaphores usuelles : Vorstellung signifie à la fois « l'idée » et « l'image mentales ». Erinnerungsspuren veut dire « traces mnésiques ». Freud a même employé le terme inhabituel de Repräsentanz (Strachey, 1957 ; Loewalds, 1971) et a eu recours également à l'image de la représentation populaire dans son acception politique (1900, p. 290/284).

La littérature psychanalytique contemporaine est envahie par de nombreux mutants issus de l'ancienne croyance en une vraie représentation mentale, qui serait quelque chose comme le portrait mental de la chose elle-même (objets partiels, « introjects », etc.). Je ne peux discuter cette question ici mais je me demande quand même combien de ces personnifications ad hoc et de ces « substructures » redondantes s'avèreront être des rejetons de Strachey. Quand les coutures d'un postulat scientifique commencent à se défaire, on les rafistole avec ce qu'on a sous la main, jusqu'à ce que quelque chose de mieux se présente. Ceci importe ici, car c'est une des grandes différences entre les théories des traces mnésiques inconscientes que Freud avait reçues et la psychologie plus difficile, mais plus utile, de l'activité mentale en mouvement et des relations mentales qu'il a développée. La théorie moderne a finalement dépassé les diagrammes visuels et temporels par lesquels Freud a débuté. La psychanalyse, dit-il, « peut restituer la connaissance d'expériences oubliées, ou pour le dire de façon plus frappante mais moins correcte, les faire revenir en mémoire » (Freud, 1939, p. 74 ; et 205/186 ; 1899, p. 322 ; 1915-19173 p. 336).

Strachey a condensé : la première complication vient de ce que Strachey devait probablement être infidèle au texte pour écrire correctement. Freud utilise entspricht trois fois dans le même paragraphe ; Strachey le rend successivement par « corresponds » [« correspond »]3 « auswers » [« répond »] et enfin par « represents » [« représente »] 223/202.

Strachey fait de même avec vertreten et Vertretung (222/200). En somme, Strachey rassemble plusieurs termes descriptifs de Freud et les unit en un seul terme technique.

Pulsion et instinct [« Drive and instinct »]

Comme dans le cas de « représentation », Strachey choisit les +racines grecques et latines les plus impressionnantes pour condenser plusieurs termes de Freud. L'exemple le plus connu et le plus typique est l'emploi par Strachey du mot latin « instinct » [« instinct »] à la place du vieux mot gothique de Freud, « drive » [Trieb]. Une poussée [« drive »] est un « besoin » [« need »] [Bedürfnis] qui afflue de manière assez indifférenciée (Freud, 1915a, p. 118 f.) ; les bourgeons d'une plante sont ses Triebe. « Nous donnons à ces besoins corporels, dans la mesure où ils représentent une incitation [Anreiz]. à l'activité mentale, le nom de Triebe, un mot que bien des langues modernes nous envient » (Freud, 1926c, p. 200). En allemand comme en anglais, un Instinkt est une activité prédéterminée avec précision. Strachey a vu que


L'influence de Strachey 1259

Freud utilisait le mot de tous les jours Trieb pour désigner un grand nombre de concepts différents » (1966a, p. XXV) et qu'il n'avait recours au terme technique Instinkt que dans des cas bien précis. Je vais en donner un bon exemple tiré d'Ein Kind tout à l'heure,, mais ce point est très clair quand Freud discute la différenciation au cours du développement et l'intégration des pulsions partielles [« component drives »] (1915-1917, 21e Conférence).

Freud (1915-1917, 1935) sentait que la répétition du même mot était disgracieuse et devait être évitée. Je n'ai pas cité toutes les condensations de Strachey parce que je ne sais pas pourquoi Freud utilise deux mots complètement différents, ou plus. Cependant Strachey traduit à la fois Regung ou « excitation » (208 f./188 f., 222 f./201, 225/203), que j'ai discuté plus haut, et Strében (201/182) ou « effort », par « impulse » [« impulsion »]. Il combine Absicht (221/200 ; 225/203) qui signifie « intention », « plan », et Objekt (221/200), qu'il rend tous deux par « object » (« objet »). Il pense que kindlich [« childlike »] (212/192, 215/194) ou enfantin et infantil [« childish »] ou puéril signifient tous deux « infantile » [« infantile »] même si ces mots ont les mêmes connotations dans les deux langues.

Différence, distinction et sexe

Si Strachey avait été conscient de la fréquence de ces réductions, il aurait rédigé une note à propos de chacune d'elles. C'est ce qu'il fait quand il condense le mot allemand usuel Unterschied et le terme d'origine latine inhabituel Differenz. Differenz « est le terme employé en mathématiques et signifie une différence quantitative et non qualitative. Le mot anglais doit recouvrir les deux sens » (Strachey, 1960b, p. 195, n. 1, c'est Strachey qui souligne).

Cependant Strachey ne mentionne pas dans sa note que Freud emploie aussi un mot allemand vieux et clair pour la différence qualitative [Verschiedenheit] ; la craie et le fromage sont verschieden en ce sens qu'ils diffèrent à de nombreux points de vue. Quand Freud pense à plus d'une différence, il emploie Verschiedenheit (204/185 ; 220/198) ; et quand il pense à une différence qualitative entre des gens ou des activités par ailleurs très similaires, il emploie des mots apparentés à Unterschied. Un chercheur unterscheidet, isole une différence (207/187) et pendant le développement, les enfants unterscheiden sich, se différencient.

Des mots apparentés comme « différence » et Differenz sont de faux amis. On ne se trompe jamais autant que quand on sent qu'on comprend déjà quelque chose. Comme je pense qu'il va apparaître que Strachey a manqué beaucoup des descriptions freudiennes de la différenciation au cours du développement, cette distinction entraîne une différence.

Strachey rigidifie le langage de Freud. Cependant une autre complication vient de ce que certains de ses choix conservent l'ambiguïté scientifique de Freud. Ainsi, Strachey combine sexuell et Geschlecht en « sex ». Certains lecteurs sensibles à la mode trouveront plus facile de suivre la discussion de Freud avec Fliess et Adler dans le dernier chapitre de Ein Kind, en remplaçant le mot « sexe » par « genre ». Ceux qui peuvent supporter l'incertitude et la complexité savent que ceci reste un objet de recherche. Une distinction — par définition — est artificielle et ne résoud un problème qu'en apparence. En réalité, comme avec les vieilles notions d'activité passive ou de féminité masochiste, une définition peut renforcer des hypothèses qui sont à la fois évidentes par elles-mêmes et erronées. Ceci est un des inconvénients du langage technique. Nous en savons encore très peu sur la grande énigme de la psychologie sexuelle (Freud, 1938 ; Lambert, 1980).


1260 Darius Ornston

Transférer et Transfert [Transfer and Transférence]

. Freud décrit comment l'homme masochiste, « en général se place ou s'imagine dans le rôle de la femme » [sich regelmässig in die Rolle von Weibern versetzen]. Strachey traduit : « Ils se transfèrent invariablement eux-mêmes dans le rôle d'une femme » [« they invariably transfer themselves into the part of a woman »] (218/197/23717) Le problème ici est nue Strachey a souvent aussi traduit übertragen par « transférer » [« to transfer »] quoique ce soit un verbe très ordinaire qui signifie « transporter quelque chose d'un point à un autre » : übertragen peut signifier copier ou placer quelque chose dans un contexte différent, tout autant que communiquer de l'anxiété, ou une maladie infectieuse — or, Freud n'emploie tout simplement jamais le mot übertragen dans Ein Kind : chez lui la clarté des concepts n'est jamais altérée par une cohérence artificielle. Strachey a une vision sélective et spatiale tant de « tranfer » [« transférer »] que de « transference » [« transfert »]. Je pense qu'elle va s'avérer différente de la façon nettement psychologique dont Freud décrit une idée assez similaire.

Le lecteur de la Standard Edition devrait garder à l'esprit que Strachey, d'une manière très caractéristique, pensait que regelmässig ou « en règle générale » signifie « invariablement » ou « toujours ».

QUELQUES CONCEPTIONS DE FREUD

Relations d'objet mentales

A travers une grande partie de l'oeuvre de Freud existe une théorie explicite de ce qu'on appellerait aujourd'hui des relations d'objet aux divers stades du développement, bien que personne ne l'ait déterrée et assemblée. Dans Ein Kind, comme dans son livre sur le mot d'esprit inconscient (Freud, 1905b), une interaction mentale nécessiterait au moins trois personnages : un sujet, un objet et un observateur. Quoique cela soit plus évident dans des formes extrêmes de narcissisme (1914), nous savons par nos fantasmes de chaque jour qu'on peut se vivre à la fois comme sujet et comme objet, tout en restant conscient de soi. Dans un fantasme, comme dans une relation réelle à une autre personne, on passe par des versions plus ou moins différenciées (ou empathiques) de chacun des trois rôles. Un exemple peut clarifier ce point.

Freud compare les fantasmes typiques de fustigation des garçons à ceux des filles. Les uns et les autres produisent des expériences conscientes très différentes à partir du même genre d'activités inconscientes.

Das Mädchen entlaüft dem Anspruch des Liebeslebens überhaupt, plantasiert sich zum Manne, ohne selbst mannlich aktiv zu werden, und wohnt dem Akt, welcher einen sexuellen ersetzt, nur mehr als Zuschauer bei.

Strachey traduit :

« The girl escapes from the demands of the erotic side of her life altogether. She turns herself in phantasy into a man, without herself becoming active in a masculine way, and is no longer anything but a spectator of the event which takes place of o sexual act » (221/199/239).

[« La fille échappe en même temps aux exigences du versant érotique de sa vie. Dans son fantasme, elle se change en homme, sans devenir pour autant elle-même active d'une manière masculine, et n'est plus alors que le spectateur de l'événement qui remplace l'acte sexuel ».]

17. Guérineau : « Ils adoptent régulièrement des rôles de femmes. »


L'influence de Strachey 1261

On aurait pu dire :

« The little girl escapes the claim of love life as such : without becoming active in. a masculine way she fantaisies herself to be a man lives within this act, which replaces a sexual one, only now as an observer. »

[« La fillette échappe à l'exigence de la vie amoureuse en tant que telle : sans devenir active à la manière masculine, elle se fantasme comme un homme et vit maintenant cet acte, qui remplace un acte sexuel, seulement comme un observateur »] 18.

Dans le paragraphe suivant, Freud dit, qu'inconsciemment, elle n'est pas encore libérée de son père, se méfie de son propre sadisme, et s'identifie à l'enfant battu. Dans la description de Freud, les rôles sont fluctuants, et librement échangés en même temps que combinés. Ils donnent ainsi le moyen de vivre et de penser de manière variée des formes d'activité mentale qui sont en même temps très et très peu différenciées.

Strachey modifie la théorie de Freud. Freud montrait comment il avait recours à des rôles simultanés pour concevoir les interactions humaines et les relations mentales. Strachey est plus simple parce qu'il préfère un seul rôle à la fois, c'est-à-dire qu'il aime mieux penser en termes de représentations bien différenciées.

La description précise de ce fantasme mouvant est tout à fait claire en allemand. Cependant elle est impossible en anglais parce que Freud emploie le même verbe de deux façons différentes à la fois. Sie phantasiert sich zum Manne signifie à la fois qu'elle se fantasme comme un homme et qu'elle fantasme qu'elle se donne sexuellement à un homme. Sie wohnt dem Akt bei signifie à la fois qu'elle vit dans l'acte et qu'elle est en train de faire l'amour. La fillette doit confirmer une ou plusieurs version(s) mentale(s) des deux partenaires et d'elle-même en tant qu'observateur dans cet acte (et non de cet « événement ») — qui est à la fois un substitut pour l'acte sexuel et un acte sexuel au plein sens du terme.

Ce passage illustre plusieurs particularités typiques de la traduction de Strachey : 1 / beaucoup des descriptions de Freud des relations mentales humaines l'intéressent peu, et souvent elles ne figurent même pas à l'index ; 2 j il expurge Freud : ein Liebesleben est la vie amoureuse de la petite fille et non « le versant érotique de sa vie » ; 3 / il est impossible de savoir combien de fois Strachey remplace des verbes par des noms. Mais nous savons qu'il agit de même parfois avec des adjectifs et des adverbes : kräftig genug signifie « assez fort » et non « assez de force » (213/192/232) 19, unertrSglich stark veut dire « insupportablement intense » et non une « intensité insupportable » (218/197/236) 20 ; 4 / d'une façon générale, Strachey fait parler Freud sur un mode plus absolu : überhaupt signifie « en général » et non pas « tout à fait » [« altogether »].

Freud décrit les relations mentales évolutives et évoluées d'une manière élégante, mais compliquée et difficile. Dans la théorie psychanalytique comme en clinique, le doute est inconfortable et il est tentant de trancher de façon prématurée (Meissner, 1971). Peut-être est-ce la raison pour laquelle certains préfèrent lire Strachey que Freud, même s'ils savent l'allemand. La version de Strachey est souvent plus facile parce qu'il ne décrit qu'une chose à la

18. Guérineau : « La fille, par contre, échappe au cours du même processus, à l'exigence de la vie amoureuse en général, elle se fantasme en homme sans devenir elle-même virilement active, et n'assiste plus qu'en spectateur à l'acte qui se substitue à un acte sexuel. »

19. Guérineau : « assez fort ».

20. Guérineau : « une force insupportable ».


I262 Darius Ornston

fois. Strachey est ordonné, impersonnel, et péremptoire. Il peut apaiser les positivistes et tous ceux qu'ennuient les conceptions vivantes de Freud, son style familier et son solide scepticisme scientifique.

Plusieurs métaphores médicales de Freud échappent aussi à Strachey. Le verbe réfléchi ablosen a trois sens de complexité croissante en médecine. Il serait d'abord concevable qu'il veuille dire « amputer ». Plus souvent il évoque le relâchement progressif d'une contracture eu le comblement d'une plaie qui bourgeonne. On l'emploie encore à propos du flux et du reflux d'une relation interpersonnelle, par exemple quand un médecin en remplace un autre. Freud décrit le mystérieux sentiment de culpabilité de l'enfant comme formant une cicatrice très précoce. Il dit que cette culpabilité consciente peut aussi être conçue comme une conscience critique. Celle-ci peut entrer en relation avec le reste du moi, comme dans le rêve, quand le sujet y figure en tant qu'observateur, ou s'en coupe comme dans le délire de surveillance — sich vom Ich ablöst. Strachey entend cela comme si ce qu'il devait décider ultérieurement d'appeler le « super-ego » s'était établi puis « détaché » [« eut itself loose »] 21 (215/194/234). La version de Strachey est la plus simple et la plus spatiale. Cependant à cette époque, Freud commençait à intégrer le délire de surveillance dans le développement graduel du narcissisme et de la conscience. Ceci importe pour une seconde raison : les termes originaux employés par Freud dans sa description montrent qu'il concevait l'ogranisation mentale et les relations humaines mentales comme pouvant être en même temps peu différenciées et très différenciées.

Différenciation au cours du développement (moi, ça et surmoi)

Freud a beaucoup écrit sur la différenciation au cours du développement, c'est-à-dire sur la spécialisation et l'intégration des activités et des relations mentales, ainsi que sur l'effacement sélectif des différences qui rend possible à la fois l'empathie et la continuité du développement. L'emploi des termes de Ich, Es et Überich est une des manières qu'il a eues de penser ce problème.

« Das Ich » (le moi) :

Comme le font souvent les écrivains sûrs d'eux, Freud emploie la première personne du singulier, Ich. Il dit : « J'espère... « ou » Je ne comprends pas... ». En même temps, pour désigner les activités progressivement organisées d'une personne qui se développe, il choisit, par convention, et entre autres, d'utiliser le même mot, das Ich (214 f./194 f./234). Freud suit Kant, Goethe et beaucoup de ses contemporains qui employaient ce mot des deux façons. Dans diverses psychologies, das Ich signifie aussi le « soi » et la « personne de soimême » tout autant qu' « agent actif ». Freud devait continuer à employer das Ich dans toutes ces acceptions longtemps après avoir décrit ce que les Américains aiment appeler « le point de vue structural » (Hartmann, 1956a, 1956b ; Hartmann et al., 1953).

Strachey (1961) dit qu'il a des difficultés à séparer ces divers usages de das Ich par Freud. Parfois, il choisit « the self », mais plus souvent il le traduit par le mot latin impersonnel « ego ». En procédant ainsi, il assèche les connotations de la description de Freud et coupe Freud de ses racines dans la science de son temps. Par exemple, Hartmann (19566) a montré aussi que Freud (1900)

21. Guérineau : « ... se sépare du moi ».


L'influence de Strachey 1263

avait eu raison de dire qu'il avait suivi les traces de Theodor Meynert. Bien que leurs théories diffèrent, certains de leurs termes et de leurs concepts coïncident. Dans le manuel de psychiatrie que Meynert a publié quand Freud était son interne, Meynert décrit l'intégration et l'extension de das Ich : personnes proches et possessions, apprentissages et talents, aussi bien que les valeurs zum Ich geschlagen werden (1884, p. 162).

Est-ce à dire que cet essai de Freud, Ein Kind wird geschlagen, traite du développement de l'identité sexuelle, et non pas seulement de l'évolution d'un fantasme sadique ? Freud le dit (212/191/231, 1925b). Schlagen et son participe passé sont des mots très répandus : ils trouvent leur sens dans leur contexte — comme « hit » [frapper] ou « get » [donner, recevoir, se procurer...] en anglais, ou comme besetzen en allemand (voir plus bas).

Un langage vivant compense des erreurs. Avec le temps, les analystes ont réparé les ambiguïtés précises que Freud (1915a) avait maintenues délibérément. Freud ne considérait ce que nous appelons maintenant le moi/ça comme rien de plus que comme une révision de sa topographie descriptive ( 1939, P. 97, et Gill, 1963 ; Laplanche et Pontalis, 1967).

« Das Es » (le ça) :

Plus tard, quand Freud suivit Nietzsche dans sa manière de faire allusion aux activités relativement indifférenciées d'une personne, en employant le mot allemand de tous les jours qui équivaut à l'anglais « it », das Es, Strachey inventa « the id ». Chaque fois que Freud emploie ces mots, das Es et das Ich, il fait implicitement allusion à lui-même et à toutes les activités humaines comme à la fois très peu et très organisées (Freud, 1926c, p. 195 f.). C'est un autre exemple de l'emploi par Freud de l'allemand de tous les jours pour décrire les différenciations au cours du développement et la dédifférenciation sélective sans glisser sans l'emploi des termes techniques. Le cri de guerre de Freud, Wo Es war, soll Ich werden est plus dur que sa traduction par Strachey « Where id was, there ego shall be » [« Là où était le ça, là sera le moi »] (1933, p. 79 f.) : Freud dit « Where it was, should or must become I » [« Là où c' (le ça) était, devrait, ou doit devenir (advenir), Je »]. L'appel de Freud à un développement à venir est électrisant — en allemand.

Dans cet essai, Freud énonce bien d'autres thèmes qui sont obscurcis dans la version de Strachey : 1 / la différenciation à partir de l'expérience banale ; par exemple assister à la fustigation réelle d'autres enfants, lire les récits de scènes semblables, puis apprendre à se masturber ; 2 / l'envie comme motif dans toute relation humaine digne d'intérêt ; et 3 / la conscience de soi, la culpabilité consciente, et la différenciation au cours du développement de ce que Strachey a appelé le « super-ego ».

« Das Uberich » (le surmoi) :

Das Uberich ou « Je sur moi-même » implique le regard par-dessus sa propre épaule, la prise de recul, la supervision de sa propre activité, la comparaison et même le jugement des grandes variations de la conscience, qui vont de la loi du talion primitive à l'éthique sociale la plus compliquée (Freud, 1914, 1924, 1926a). Cet Uberich est une autre version de la théorie freudienne des stades successifs des relations d'objet. Le « super-ego » de Strachey est quelque chose d'autre. Je pense que les inventions empesées de Strachey ont progressivement été absorbées et imbibées de la substance et des odeurs essentielles de la psychologie clinique et développementale de Freud.


1264 Darius Ornston

Régression et refoulement

La régression et le refoulement restent des conceptions complémentaires dans la psychanalyse. Ces deux façons de penser l'activité mentale inconsciente ne peuvent être séparées l'une de l'autre que dans les modèles chronologiques du psychisme et dans des manuels qui donnent un confort transitoire aux débutants pusillanimes et à ceux qui « ont un goût pour les généralisations et les distinctions tranchées » (Freud, 1940b, p. 206).

Le neurologue anglais Hughlings Jackson fut un de ceux qui proposèrent autour de 1880 de comprendre le comportement des aliénés et des sujets atteints de lésions cérébrales en faisant l'hypothèse que leurs capacités les plus récemment développées (comme le langage) reposeraient sur des niveaux plus simples d'activités similaires (Levin, 1978). Les symptômes émergeraient alors, ou seraient libérés après des lésions cérébrales, parce que les capacités les plus hautement différenciées et intégrées sont les plus vulnérables, Jackson nomma cette idée « dissolution ». Après avoir montré certains des désavantages de ce langage technique, Freud (1891) traduisit l'idée de Jackson d'une manière descriptive par Ruckbildung, ce qui signifie « développement inversé ». Freud proposait l'idée qu'un aphasique est revenu à une variante simple d'une activité plus spécialisée.

Strachey savait tout cela, mais il croyait qu'après son livre sur les rêves, Freud avait opté pour un seul mot allemand, Régression. Strachey expose quelques-uns des emplois par Freud de ce mot unique, et conclut par la simplification, aujourd'hui familière, selon laquelle ils peuvent tous être réduits à la même chose. Et effectivement, ils le peuvent. Cependant Freud a décrit cette manière de penser les activités mentales les plus quotidiennes comme les plus perturbées d'une manière qui est devenue sans cesse plus psychologique et dont aucun terme unique ne saurait rendre la variété (Strachey, 1966c). C'est ainsi que Freud (1940a) n'emploie pas une fois le mot Regression quand il résume d'une façon éloquente et définitive le travail du rêve et la technique psychanalytique.

Dans Ein Kind, Freud innove une fois de plus. Le terme de Regression renvoie pour lui à deux significations liées l'une à l'autre : 1 / il peut s'agir du recul électif d'une personne devant une relation mentale. Elle efface certains détails en recourant à nouveau à des genres d'activité mentale qu'elle avait dépassés. On conçoit aujourd'hui souvent ceci comme une dédifférenciation sélective ; 2 / une personne peut chercher une compensation ou une réparation mentale en remplaçant une activité par d'autres modes de relation. Le fantasme le plus nouveau est alors mis inconsciemment au congélateur. Freud montre clairement que l'ancien et le nouveau persistent tous deux. L'un ne remplace pas l'autre (214 ff./193 ff./232 sq. ; 221/199 f./239). L'idée simpliste d'un développement humain linéaire dans lequel l'activité verbale ou logique remplace le processus primaire est une fable scientifique. Elle n'est commode que dans un but d'enseignement.

La première de ces deux conceptions est une version raffinée de la grande simplification de Jackson. Le perfectionnement psychologique apporté par Freud pourrait synthétiser beaucoup des termes qu'il a utilisés successivement, bien qu'elles n'aient pas été rassemblées et comparées. Je viens de citer Rückbildung, Rückläufig signifie « se déplacer vers l'arrière, reculer, ou s'éloigner ». Rückkehr signifie simplement « revenir », etc.

La seconde (la compensation) correspond seulement à Régression qui, à l'époque, était une métaphore juridique inhabituelle. Régression signifie « recherche de dédommagement », ou « recours à une réparation légale » tout


L'influence de Strachey 1265

aussi bien que « retour en arrière ». Dans Ein Kind, Freud emploie aussi Rückgreifen et zuruckgreifen que Strachey traduit par « harking back » [revenir à] 22 (209/189/229) et « falling back » [reculer] 23 (213/192/232), pour décrire l'ensemble flou de concepts qu'on appelle souvent une activité mentale régressive.

L'exposé par Freud de la transition ou de l'assimilation [ Umwandling] du sadisme au masochisme est traduit par Strachey par « transformation ». Freud dit qu'il entend par là « la régression d'un objet vers soi-même » et renvoie le lecteur à son article (1915a) sur la différenciation au cours du développement des pulsions et des relations mentales. Il y décrit l'identification et la différenciation simultanées de soi et de l'autre. Dans ce que Strachey a décidé de nommer les « articles métapsychologiques », il tente de séparer les références de Freud au sujet et à l'objet — même là où il est tout à fait clair que Freud est en train de dire : « les deux à la fois ». Là, comme dans Ein Kind, Freud décrit ce genre d'activité mentale comme « en un certain sens, à nouveau narcissique » (214 f./194/234) : « On sait que vers l'origine, tous les caractères avec lesquels nous sommes accoutumés à bâtir [aufzubauen] nos distinctions ont tendance à s'estomper » (207/187/227, 1914). Dans ce contexte, Freud dit qu'en congelant sélectivement soi avec l'autre, une personne peut adopter un rôle apparemment passif. Nous utilisons la voix passive pour désavouer notre propre activité et en faire quelque chose qui nous est étranger (Freud, 1900). Bien entendu, nous devons mentalement jouer tous les rôles, dans ce qui n'est après tout que notre propre activité mentale. Ces relations et ces fantasmes typiques sont — simultanément — à la fois spécialisés et dédifférenciés, intégrés et non intégrés. Ceci peut être difficile à saisir. La simplification apportée par la métaphore spatiale, c'est qu'une activité ou qu'une représentation en « remplace » une autre. Quand Freud le souhaite, il décrit sans la moindre ambiguïté une personne prenant le rôle d'une autre (203 f./184 f./224 ; 217 f./195 ff./235 sq.).

Cependant dans une description plus psychologique, une personne ne peut rien faire de plus qu'ajouter, c'est-à-dire assimiler et réorganiser. Par exemple dans Ein Kind, Freud emploie les mots ersetzen, Ersetzung et Ersatz pour cerner le refoulement et le développement d'un fantasme oedipien. Une personne conserve toute sa vie ce roman, et le maintient inconscient tout en en formant de nouvelles variantes pour son usage conscient et en en découvrant de nouvelles confirmations. On ravive ses fantasmes en vivant les rôles correspondants et leurs compléments. L'exemple le plus frappant de Freud est la quérulence paranoïaque (216/195/235), mais nous tendons tous à accorder nos perceptions et notre comportement à nos fantasmes. Freud emploie les concepts de régression et de refoulement pour comprendre comment chacun peut en même temps enrichir son expérience inconsciente tout en créant de son fantasme inconscient une version qu'il puisse appréhender consciemment.

Chez Strachey, cette description de Freud est rendue par l'idée d'activités ou de personnes fantasmées « se substituant », c'est-à-dire se remplaçant l'une l'autre. Je pense que la conception de Freud est plus affinée, plus compliquée et plus utile cliniquement. Une personne ne fait que paraître remplacer une activité ou une manière de penser par une autre — même « à l'état conscient ». La précédente persiste et prospère : tout ce que nous savons

22. Retourner (Guérineau).

23. Revenir (Guérineau).

EPP — 41


1266 Darius Ornston

nous montre même qu'elle a pris le pouvoir. Les nouvelles phases sont des combinaisons compensatrices et des éditions révisées.

« En fait, on n'abandonne jamais rien ; on échange seulement une chose contre une autre. Ce qui semble un renoncement est en réalité la formation d'un substitut ou d'un subrogat » [eine Ersatz-oder Surrogatbildung] (Freud, 1908; p, 145 : 1937).

L'importance de tout ceci vient de son rapport à une théorie des pulsions beaucoup moins connue et plus complexe, où celles-ci apparaissent comme des activités nombreuses, diffuses, et jusqu'à un certain point somatiques. La spécialisation et la synthèse de ces pulsions partielles est un processus de développement graduel. Voir la régression sélective comme un mode de développement est une autre différence entre les versions de Freud et de Strachey d'Ein Kind. Cette manière de la penser résout une contradiction qui n'apparaît que dans la version de Strachey. Freud dit qu'être battu signifie perdre l'amour (206/187/226). Il dit ensuite qu'être battu signifie être aimé dans un sens génital (219/198/238). Les deux sont vrais, car une personne vit tous les rôles de son fantasme (Freud, 1915a, p. 127-132).

Dans le même article, Freud (1915a) va même jusqu'à tracer un diagramme de ces activités mentales avec la simplification que permet la distance psychologique. Il y fait l'un de ses rares emplois du terme si vivant de Ferenczi : « l'introjection ». Vers la même époque, Freud dit que l'idée la plus grossière [die roheste Vorstellung] d'un système psychologique est une idée spatiale (1915-1917, p. 295 ; 1933, 1940a).

Les exemples et les procédés didactiques de Freud ont souvent été pris pour des révisions implicites de quelque projet grandiose. Cependant je pense qu'il croyait vraiment ce qu'il disait de sa stratégie scientifique (Freud, 1915a, 1920, 1925a, 1926c, 1927, 1940a). Freud employait tout ce qui lui tombait sous la main pour découvrir une autre manière de penser le problème qu'il se posait.

A la fin de « L'Homme aux loups », Freud (1918) décrit une forme primitive d'activité mentale innée. Nous pouvons la considérer comme une « préparation à la compréhension » de choses comme le sexe. C'est une Urphantasie difficile à définir, mais quelque chose comme l'équivalent de la connaissance instinktive des animaux. Freud dit que le refoulement pourrait être un retour à ces puissants stades instinktive qui constituent le noyau [Kern] naturel et durable de l'inconscient. Quelques mois plus tard, dans le dernier paragraphe d'Ein Kind, Freud emploie des termes similaires pour décrire . le refoulement [Verdrängung], comme la mise en forme permanente de nouvelles versions du fantasme inconscient qui peuvent devenir conscientes. Freud décrit le refoulement en des termes si courants que certains pourraient les considérer comme non scientifiques.

La psychologie de Herbart, qui faisait entrer en conflit des idées et des forces, prévalait à l'époque de la jeunesse de Freud. On disait déjà alors que les gens expulsent les idées conflictuelles de leur conscience [aus dem Bewusstsein verdrängen, Herbart, 1841, p. 329]. Cette expérience commune était facile à confirmer, et toute personne instruite savait qu'une idée forte en remplace une plus faible, de même qu'un bateau déplace [verdrängt] son propre poids d'eau. La contre-force était proportionnelle à ce déplacement [Verdrängung] et ainsi de suite ; Herbart a élaboré un calcul baroque des intensités du conflit psychique (Boring, 1950 ; Jones, 1953 ; Andersson, 1962). Il a noyé sa description psychologique dans une explication élaborée.

Freud a récupéré la métaphore de Herbart. Il l'a clarifiée et enrichie tout en étant constamment conscient de ce que toute tentative de cerner ce qui se


L'influence de Strachey 1267

passe inconsciemment comporte inévitablement des déformations. Sa conception du refoulement est développée d'une manière plus compliquée et plus proche de la clinique que certains modèles des représentations et des forces plus récemment composés.

Comparaisons descriptives de Freud

et explications quantitatives de Strachey

Un savant découvre souvent qu'il ne comprend pas quelque chose en prenant conscience d'une différence. Il cerne l'inconnu en le comparant grossièrement à une forme « normale », ou à quelque chose d'autre qu'il se sent capable d'expliquer (Freud, 1900, 1926c). Nous parlons encore de « résistance » à la maladie aussi bien que d'insight. Les immunologues sont à la recherche d'une meilleure façon de. décrire la « sensibilité », la « compétence », l' « intensité » ou la « suppression ». Les généticiens continuent à parler de la « régulation de l'expression » et les biologistes moléculaires ont leurs « affinités ». Bien que beaucoup envient, le pouvoir de quantification des neurophysiologues, leurs problèmes avec l' « irritabilité » ressemblent beaucoup aux nôtres [Reizbarkeit, 216/195/23524 ; Möller, .1975].

Dans tous les cas, il y a des comparaisons implicites, c'est-à-dire des manières approximatives de décrire des relations apparentes. Ces métaphores quantitatives ne sont pas des noms pour des choses. Elles ne sont des explications que pour ceux d'entre nous qui trouvent confortable un langage technique. Pour tous les autres, elles ne sont que des questions pertinentes. Ces descriptions n'ont rien ■ à voir avec l'emploi des mathématiques pour décrire des relations prévisibles, les mettre à l'épreuve et les vérifier. Herbart ne voyait pas cette différence. Freud (1940a) la voyait probablement, et les appelait effectivement « une série de comparaisons » [Vergleichsreihe] (1915b, p. 157 f-).

Energie :

Par exemple, dans Ein Kind, Freud décrit die ganze wilde Energie, « toute l'énergie sauvage » 25 avec laquelle la fillette jalouse rejette ses rivaux. Il dit que ceci caractérise la vie émotionnelle de cet âge (206/187/226). Il dit aussi que quand une perversion infantile est abandonnée et cependant maintenue à l'arrière-plan, elle peut soustraire une certaine quantité d'Energie au développement normal (212 f./192/232). Ce ne sont pas des explications parce qu'elles n'ajoutent rien à une description claire et au sens commun. Le masochisme était, et reste, difficile à comprendre. Freud cherchait à clarifier le problème grâce à des comparaisons qui en rendaient l'approche plus facile.

Investissement [« Cathexis »] :

Freud emploie trois fois besetzen dans Ein Kind. Strachey le traduit d'abord par « investi » [« cathected »], puis il dit que le père du fantasme « est remplacé » [« turns into »] par quelqu'un qui le représente et, quelques pages plus loin, le nom Besetzung est traduit par « investissement » [« cathexis »] (198/180/22026 ; 205/185/22527; 211/191/230) 28. Besetzen est un verbe très banal qui signifie

24. « Susceptible » (Guérineau).

25. Guérineau.

26. « Investie » (Guérineau).

27. « Investie » (Guérineau).

28. « L'investissement » (Guérineau).


1268 Darius Ornston

« remplir » ou « occuper » une chose ou une idée avec une autre. Comme les verbes anglais « put » ou « set », sa signification provient de la phrase dans laquelle on l'emploie. Par exemple, il peut vouloir dire distribuer les rôles d'une pièce, orchestrer un morceau de musique, orner un vêtement, mettre le voile ou mettre la table, s'emparer d'un avant-poste ennemi, occuper un travail ou remplir une salle ou fermer un ensemble de circuits, ou planter un champ, ou emplir un vivier, etc. (Brandt, 1961 ; Brull, 1975).

Strachey (1962a) a inventé « cathexis » parce qu'il pensait que 0Freud employait un terme technique. Il reconnaît que Freud n'aimait pas ce nouveau mot. Les noms grecs sont dangereux : ils sont porteurs de discorde et de magnificence artificielle (Freud, 1915-1917, p. 398 f. ; 1926c, p. 195). Quand Holt (1962) a passé en revue « cathexis » dans les travaux théoriques de Freud, il a découvert abondance de contradictions dans l'allemand de Freud, et nombre de condensations dans l'anglais de Strachey.

Force :

Freud a choisi de ne jamais publier une discussion de Besetzung ni d'aucune de ses nombreuses comparaisons quantitatives, comme l'énergie, l'intensité, la force, et ainsi de suite. Strachey explique que Freud « tenait pour certain qu'ils allaient autant de soi pour ses lecteurs que pour lui-même » (1953, p. XVI).

Je le pense aussi, mais je raisonne d'une façon différente. Je pense que Freud employait en fait des conventions descriptives banales et nécessairement vagues. Freud (1900, 1926c) dit qu'il a passé ses années les plus heureuses dans le laboratoire d'Ernst Brücke, et que son rêve aurait été que ce savant d'une honnêteté scrupuleuse se soit chargé de la tâche de l'étude de soi : Freud sentait que Brücke restait l'autorité qui avait le plus influencé sa vie. Pendant la première année de Freud à l'Université, Brücke publia son cours de physiologie. Il expliquait que, bien que Kraft ou force eût un sens défini avec une précision mathématique en physique, on l'employait en physiologie comme une description animiste. La force est souvent, un « symbole » de la capacité, « un nom » pour des causes qu'on ne peut voir ni comprendre (Brücke, 1874, p. 6 f.).

Je crois que l'emploi par Strachey du terme « force » s'avérera nettement distinct de celui de Kraft chez Freud et beaucoup plus fréquent. Strachey lit les descriptions de Freud comme un langage technique explicatif — mais pas toujours, sans que nous sachions pourquoi. Les nombreuses variations de Freud auraient une signification scientifique si Freud pensait Energie, Besetzung et Kraft comme des descriptions empathiques et non techniques (Grossman et Simon, 1969). La description attentive d'observations différentes contient nécessairement des contradictions parce qu'il n'y a pas de trame commune qui les rassemble en un concept unifiant. Nous ne savons pas comment une description claire devient une explication. Pourtant un langage clair est utile.

La précision de la communication est la seule bonne raison pour employer un langage technique. Il y a beaucoup de mauvaises raisons pour y recourir. Et un jargon prématuré gêne la science en faisant écran à ce qu'on ne comprend pas (Freud, 1915a). Freud soulignait que la psychanalyse est enracinée dans l'observation (225/203/243). Employant fermement un langage ordinaire et descriptif dans ses approximations scientifiques, Freud pouvait mieux poser ses questions.-

« Après tant de travail, il est presque humiliant de rencontrer encore des difficultés pour concevoir les relations les plus fondamentales, mais nous ne


L'influence de Strachey 1269

voulons rien simplifier ni cacher. Si nous ne pouvons voir clairement [klar sehen], du moins pouvons-nous examiner de près [scharf sehen] toutes les obscurités » (Freud, 1926a, p. 155 ; trad. de la trad. d'Ornston, cf. 1926b, p. 124).

Le langage standardisé que Strachey a constitué obscurcit une partie de ce que Freud décrit. Ceci est particulièrement vrai de l'exposé par Freud de sa propre façon de penser le développement humain et les relations mentales.

Il faudra du temps pour choisir ce qui est utile parmi ces observations. En attendant, une personne limitée à l'anglais pourra lire Strachey en se disant qu'un Anglais délibérément victorien lui parle de Freud et que, ses erreurs mises à part, il a fait du bon travail.

RÉSUMÉ

James Strachey s'interpose entre son lecteur et Freud précisément parce qu'il a traduit et organisé l'oeuvre de la vie de Freud. Nous avons donc besoin de savoir ce que Strachey tenait pour acquis et comment il faisait ses choix, de manière à dégager ses vues de celles de Freud.

Freud n'avait aucune crainte de paraître flou quand il décrivait ce qu'il ne pouvait voir ni comprendre. En fait, il essayait même de révéler ses erreurs de raisonnement en les exposant aussi clairement qu'il le pouvait. Freud commençait aussi à développer des conceptions compliquées et non spatiales, mais même ces façons de penser plus abstraites sur l'activité inconsciente sont le plus souvent présentées dans un allemand clair.

Dans sa traduction, « A Child is Being Beaten », Strachey choisit toujours la simplicité et la clarté. Comme il pensait que Freud décrivait des faits et les forces qui en rendaient compte, Strachey prend habituellement un ton d'autorité et des termes quantitatifs. C'est une grave erreur. Strachey change les questions convergentes et les approximations flexibles de Freud en mots artificiels qui sonnent comme des explications consacrées. J'ai montré que, dans la version de Strachey, il manque beaucoup de ce que Freud a écrit sur les notions qu'on appelle aujourd'hui représentations mentales, pulsions et instincts, relations d'objet mentales, différenciation au cours du développement, moi-ça-surmoi, régression, refoulement et investissement.

En condensant quelques-unes des descriptions de Freud avec ses propres idées, Strachey a composé un langage technique prématuré qui a isolé l'oeuvre de Freud de la science de son époque ainsi que de la nôtre, et a peut-être gêné le développement de la théorie psychanalytique.

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Trad. de Gilbert Diatkine.

© Darius ORNSTON 255 Bradley Street New Haven Connecticut 06510

(Ms. reçu en octobre 1981.)



ILSE BARANDE

D'UNE ODYSSEE A L'AUTRE Afin d'égayer et consterner le lecteur de traductions

La population qui parcourt le chemin de l'Exode des Hébreux est diversement estimée. Il semble que l'on puisse hésiter entre 600 et 600 000 âmes. S'agirait-il d'effets de traduction ?

Cet exode serait précisément ou approximativement contemporain d'une civilisation antique dont Platon, vers 360 av. J.-C, donne la description dans le Timée et Critias. Un âge d'or est situé par lui en Atlantide, île du nom de son fondateur Atlas et... atlantique, c'est-à-dire au-delà des colonnes d'Héraklès. Platon attribue son information à une transmission initialement orale par les prêtres égyptiens de Sais, liés à la vie culturelle d'Athènes. Cette tradition, connue de Solon, puis grâce à lui par un sien parent Dropides puis par son fus Critias et son petit-fils enfant, un autre Critias, ce dernier, devenu adulte, ami de Platon. Dans le dialogue de Platon, Critias raconte Atlantide et son engloutissement en raison des « défaillances mortelles » que « Zeus qui règne comme dieu des dieux » n'a pas manqué d'enregistrer et punir « en une nuit terrible, en un terrible jour »1. Est-ce là le raz de marée qui permit aux 600 à 600 000 Hébreux de franchir la mer des Roseaux et y engloutit leurs poursuivants égyptiens comme le voulait A. Sieberg en 1932 ? Ou bien plutôt les dix Plaies d'Egypte furent-elles secondaires à la catastrophe comme le suggère J. C. Bennett (1962) ?

Pour le sismologue grec Angelos Galanopoulos 2 lisant Platon dans les années 1950 de notre ère, une catastrophe aussi récente n'est pas décelable dans l'Atlantique. Par contre ses travaux l'ont familiarisé avec le cataclysme qui coûta une partie de son territoire à l'île de Théra-Santorin. Cette île pourrait bien avoir été le centre de la vie minoenne, sa métropole et la Crête, à quelque 110 km au sud, un royaume d'implantation.

S'il peut en être ainsi, pourquoi cet exil de la Théra cycladique en Atlantide océanique ?

Platon donne des détails et des appréciations numériques de temps et d'espace. La date du cataclysme est évaluée à neuf mille ans avant Solon, c'està-dire à l'époque néolithique! Les stades (180 m) qui caractérisent les dimensions de l'île en font un territoire plus grand que la Grèce 3. De même, la démographie, l'équipement en trières et chars est stupéfiant. Ces données « mènent Galanopoulos à la partie la plus géniale de sa théorie », écrit Mavor 4, un océanographe américain qui collabora avec Galanopoulos : Lors de la traduction, il y aurait eu confusion entre le symbole indiquant 100 et celui valant pour 1000. Les écrits de Solon ne sont pas parvenus jusqu'à nous et ne permettront donc pas de détecter l'origine précise de ce qui semble bien une

1. In Timée, p. 404 des Ed. Garnier-Flammarion.

2. A. G. Galanopoulos, Edward Bacon, Atlantis. The Truth behind the Legend.

3. « Cette île était plus grande que la Libye et l'Asie réunies », Timée, p. 407.

4. In Voyage to Atlantis (Reise nach Atlantis), by James W. Mavor, 1969, Heyne Verlag Munich Buch 7121.

Rev. franç. Psychanal., 4/1986


1274 Ilse Barande

erreur. En effet, correction faite, tant les dimensions de l'île dans sa forme d'alors que l'époque de sa disparition partielle, XVe siècle av. J.-C, sont adéquates aux conclusions que permet l'investigation contemporaine.

L'archéologue Marinatos s'étonnait, après Sir A. Evans, de ce que Platon n'ait établi aucun rapport entre la disparition légendaire d'une Atlantide océanique et celle de l'armée athénienne balayée par les raz de marée qui endommagèrent l'ensemble du pourtour du bassin méditerranéen, surtout la côte nord de la Crète, mais aussi celle de l'Attique au cours des siècles, XVe et XIVe av. J.-C.

Il faut considérer que Platon vit à quelque mille ans du cataclysme. Il utilise et élabore une tradition mythique. Il ne pouvait guère apprécier les progrès que dix siècles avaient apportés en matière de navigation et de connaissance terrestre. Il ne pouvait pas plus supposer que les Colonnes d'Héraclès désignaient peut-être les limites d'une rade autre que le détroit de Gibraltar.

D'ailleurs Platon expose et argumente l'ignorance de ses compatriotes non sans les en faire profiter puisqu'il attribue un droit d'aînesse de leur civilisation grecque par rapport à celle de l'Egypte, et cela, qui mieux est, mis dans la bouche d'un prêtre égyptien. Une belle illustration du « Comment on écrit l'histoire » (Paul Veyne). Ecoutons donc cette partie du récit : « Alors un des prêtres qui était très vieux lui dit : "Ah! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n'y a point de vieillards en Grèce... Vous n'avez dans l'esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps" » 5. Et le prêtre de s'expliquer de son propos en soulignant que faute d'un Nil régulateur la Grèce, exposée aux inondations ou aux tremblements de terre, n'a pu conserver les écrits anciens que recèlent les temples égyptiens. Les catastrophes ne laissent survivre « que les illettrés et les ignorants ». Ceux-ci racontent « des histoires de nourrices »... « Tout d'abord vous ne vous souvenez que d'un seul déluge terrestre, alors qu'il y en a eu beaucoup auparavant, ensuite vous ignorez que la plus belle et la meilleure race qu'on ait vue parmi les hommes a pris naissance dans votre pays, et que vous en descendez, toi et toute votre cité actuelle, grâce à un petit germe échappé au désastre »... « Oui Solon il fut un temps où »... « Athènes fut la plus vaillante à la guerre et sans comparaison la mieux policée à tous les égards : c'est elle. qui, dit-on, accomplit les plus belles choses et inventa les plus belles institutions politiques dont nous ayons entendu parler sous le ciel »... « Mille ans avant la nôtre »... « un bon nombre de nos lois actuelles ont été copiées sur celles qui étaient alors en vigueur chez vous », etc.

Et c'est ainsi que la Cité idéale inventée par Platon trouve son ancêtre grec antique et historique! Elle le trouve mais dans l'inachèvement si nous suivons cette fois Plutarque.

Plutarque considère (45 à 125 apr. J.-C, environ, selon Jean Massin 6) que Solon se lassa de rendre compte « non pour affaire ou empeschement qu'il eust, comme dit Platon, mais seulement pour sa vieillesse, et pource que la longueur de l'oeuvre luy fait peur » et de Platon il constate concernant la fable Atlantique : « Mais pour ce qu'il y commença aussi trop tard, il acheva sa vie avant son oeuvre. » Plutarque en exprime le regret et conclut : « Aussi la sapience de Platon entre tant de beaux discours, qui en sont sortis, n'a laissé imparfait, que celuy seul de la fable Atlantique. »

5. Timée, p. 405 et suiv., op. cit.

6. Vies parallèles des hommes illustres, trad. Amyot, Club français du Livre, 1967.


D'une odyssée à l'autre 1275

Des conjonctures délicates bien plus actuelles 7 ont entravé les fouilles d'Akrotiri susceptibles de parachever les récits de Solon-Platon et sembleraient confirmer le constat antique de Plutarque.

Une autre Odyssée nous parvient par voie de presse, écho du neuvième symposium James Joyce à Francfort en juin 1984. Si J. Joyce a voyagé en Europe et son texte d'une langue à l'autre, il s'agit, pourtant, aussi bien des problèmes concernant l'impression dans la langue propre de l'auteur!

Dans celle-ci même tout Ulysse serait erroné selon le professeur munichois H. W. Gabier. Il a relevé plus de 5000 fautes. Anthony Burgess précise (Le Monde du 3 août 1984) que « chaque page d'une édition courante d'Ulysse contient au moins sept erreurs ». Ceci, non compte tenu de ce que les traductions réservent en surprises supplémentaires ni des perplexités créées par une ponctuation ajoutée, hachant le texte fluide de J. Joyce.

Pour illustrer ces considérations, Burgess nous apprend que cropse (récoltes) est devenu corpse (cadavre) ; nother dying le câble du père annonçant la mort de sa mère à Joyce devint mother dying et mity cheese (fromage mité) devint un mighty cheese (fromage puissant).

Dans ces conditions, le propos conclusif du petit-fils de James, Stephen Joyce (journal Die Zeit du 6 juillet 1984) a valeur consolatrice pour l'anglophone approximatif, de tout temps expulsé d'un parler si savoureux : « Tout cela est bien intéressant. Mais à qui lit Ulysse à haute voix et s'abandonne à la sonorité des mots comme mon grand-père le recommanda, à celui-là seulement le secret du livre est révélé. »

Que le lecteur veuille excuser les distorsions éventuelles, bien plutôt certaines d'une phrase énoncée en anglais, rapportée par un journaliste allemand et que j'ai osé transposer en français. Mais puisque Burgess l'affirme : « Joyce faisait entrer l'erreur délibérée dans sa technique et il n'a jamais eu de gratitude pour les pédants redresseurs. » Dès lors convient-il de mettre un terme à une méticulosité en porte à faux ?...

Dr Ilse BARANDE

2, boulevard Henri-IV

75004 Paris

7. James W. Maror, Reise nach Atlantis, chap. « Sans retour », 1967-1968, p. 242 et suiv.



RENATE STAEWEN-HAAS

LE TERME « ES » (« ÇA »)

Histoire de ses vicissitudes tant en allemand qu'en français

Grâce aux recherches de B. Nitzschke, psychologue et auteur, entre autres, de travaux sur Freud et Schopenhauer, la discussion sur l'origine du terme « das Es » est relancée 1.

Comme chacun sait, Freud a emprunté ce terme à Groddeck en précisant dans une note de son Le Moi et le Ça, que « Groddeck lui-même a probablement suivi l'exemple de Nietzsche chez qui cette expression grammaticale est tout à fait courante pour désigner ce qui, dans notre être, est impersonnel et, pour ainsi dire, soumis à la nécessité de la nature ». Il s'agit donc bel et bien du terme lexical « das Es » que Freud prétendait être courant chez Nietzsche et non d'un terme de sens analogue. Cette note figure dans Le Moi et le Ça bien que Freud, à sa demande suggestive à Groddeck — Noël 1922 : « Je pense que vous avez pris le ça de Nietzsche textuellement et non associativement. Puis-je aussi le dire ainsi dans mon écrit ? » —, n'ait pas obtenu de réponse 2.

D'après Nitzschke ce n'est qu'en 19293 que Groddeck explique à son correspondant qu'il a choisi le terme « das Es » par référence à Nietzsche et pour des raisons de commodité ». Groddeck ne donne aucune citation comme référence et l'on pourrait croire qu'il copie l'affirmation de Freud. Mais on ne doit pas oublier que le père et surtout la famille maternelle de Groddeck ont bien connu Nietzsche de son vivant. Groddeck lui-même s'est rendu sur la tombe de Nietzsche en présence de Mme Förster-Nietzsche 4. D'ailleurs on imagine mal un Groddeck qui ne se serait pas enthousiasmé pour l'oeuvre de Nietzsche. Dans sa deuxième conférence à la « Lessinghochschule » à Berlin, en 1926, il critique la psychologie du moi d'Adler en remarquant que Nietzsche avait remplacé l'expression le moi (das Ich), bonne à rien, par le mot indéfini mais utile le ça (das Es). Mais Groddeck ne donne toujours pas de référence 6.

Roger Lewinter, dans ses préfaces érudites à ses traductions des oeuvres de Groddeck, nous trace un autre cheminement qui laisse de côté Nietzsche pour souligner l'importance des idées sur le « Dieu-Nature » de Goethe — et à travers Goethe de Spinoza — dans la conceptualisation du ça groddeckien 6.

Revenons au ça qui circule entre Freud et Groddeck : Nitzschke développe

1. Bernd Nitzschke, Zur Herkunft des « Es ». Freud, Groddeck, Nietzsche — Schopenhauer und E. von Hartmann. (De l'origine du « Ça »), Psyche, 37, 9, 1983, p. 769.

2. Georg Groddeck, Ça et Moi, Gallimard, 1977. Toutes les lettres citées dans cet article — de Freud à Groddeck, de Groddeck à Freud et à d'autres correspondants — se trouvent dans ce livre.

3. Op. cit., lettre du 11-6-1929 à un « patient-médecin ».

4. Op. cit., lettre du 8-5-1930 à Vaihinger.

5. Georg Groddeck, Verdrängen und Heilen (Refouler et guérir), München, Kindler, 1974,

P- 736.

736. Groddeck, La maladie, l'art et le symbole, Gallimard, 1969, p. 24.

Rev. franç. Psychanal., 4/1986


1278 Renate Staezven-Haas

longuement les différends et les ambivalences qui se font jour au fil des années dans la correspondance Groddeck - Freud. Un Groddeck soucieux de son originalité et défendant son ça vitaliste — une entéléchie, créateur non seulement des névroses mais surtout de toutes les maladies somatiques — contre les restrictions imposées par un Freud qui constate, en ce qui le concerne, avoir un « talent particulier pour le contentement fragmentaire ». C'est dans cette lettre même du 17 avril 1921 que Freud adopte le terme de ça en envoyant à Groddeck le dessin bien connu de l'appareil psychique qui paraîtra deux ans plus tard dans Le Moi et le Ça. Et c'est à partir de 1923 — en mars paraît le Livre du Ça et en avril Le Moi et le Ça — que l'enthousiasme initial de part et d'autre s'effiloche de plus en plus. Groddeck « anxieux » se sent utilisé par le « paysan » Freud comme une « charrue » qui est remplaçable quand elle est devenue inutilisable à cause des pierres — la psychologie du moi — qui se trouvent dans le champ à labourer 7. Il s'exprime plus brutalement vis-à-vis de sa future femme en accusant Freud de fraude et par-dessus tout de ne pas comprendre la portée de son ça 8. Et Freud, de son côté, remarque le 18 juin 1925 : « Dans votre ça, je ne reconnais naturellement pas mon ça civilisé, bourgeois, dépossédé de la mystique. Cependant, vous le savez, le mien se déduit du vôtre », et le 7 septembre 1927 Freud reproche à Groddeck « l'effacement de toutes les différences » et une « insatisfaisante monotonie » qui caractériserait la « mythologie du ça ».

Soit dit en passant, la « mythologie du ça » ne fut pas le seul différend entre Freud et Groddeck. Il y avait une autre pomme de discorde, la même qui séparera plus tard Freud et Ferenczi : le transfert maternel abhorré. Comme Ferenczi, qui est peut-être même dans le sillage de Groddeck, ce dernier soutient vis-à-vis de Freud non seulement l'importance de la relation mère-enfant, mais il lui fait part de ses expériences cliniques, à savoir que ses malades le mettent pratiquement toujours dans la position due à un transfert-maternel. Et ne reculant pas devant le sacrilège, il a osé voir une mère en Freud aussi. Bien entendu, Freud proteste en reprochant à Groddeck — comme plus tard à Ferenczi — de ne pas vouloir travailler son conflit oedipien, la rivalité avec le père 9.

Mais retournons au ça et à Nietzsche. Ce qui était peut-être encore une hypothèse en 1923 devient une certitude en 1932. Dans les Nouvelles conférences, Freud déclare : « En nous fondant sur l'emploi du terme (Sprachgebrauch) chez Nietzsche et à l'instigation de G. Groddeck nous l'appellerons désormais le « ça » 10. Mais là encore, on cherche en vain une référence au terme « das Es » et à son emploi chez Nietzsche, soit comme locution, soit comme terme ayant une signification analogue.

C'est le moment où B. Nitzschke crie au « scandale », car en fait tout le monde, du temps de Freud et après — la liste des noms est longue — répète inlassablement que le terme « das Es » proviendrait de Nietzsche sur la seule base impérative de ces citations freudiennes. L'hypothèse de Freud est copiée sans aucune vérification. Personne, pas même l'infaillible Strachey, ne donne.

7. Op. cit., lettre du 27-5-1923 à Freud.

8. Op. cit., lettre du 15-5-1923.

9. Voir à ce sujet : lettre du 12-11-1922 de Groddeck à Ferenczi dans Ferenczi Groddeck Correspondance, Payot, 1982 ; lettre de Freud à Groddeck de Noël 1922, les lettres de Groddeck à Freud du 27-5-1923 et du 31-5-1923 dans Ça et Moi, Gallimard, 1977 ; lettre 30 dans Livre du Ça de G. Groddeck.

10. Cité d'après Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, PUF, 1982, p. 72 dont la traduction me semble mieux adaptée que celle de l'édition des Nouvelles conférences chez Gallimard, 1971.


Le terme « Es » (« Ça ») 1279

ne serait-ce qu'une citation unique où Nietzsche utiliserait le terme « das Es ».

Et pour cause, B. Nitzschke l'affirme — sans avoir parcouru toute l'oeuvre de Nietzsche — ce terme « das Es » ne s'y trouve pas. Car si le terme était aussi courant que Freud le prétendait, il figurerait dans l'index très détaillé des oeuvres de Nietzsche ou dans la littérature secondaire. Mais il faut constater que « das Es » en est absent. Même Assoun, consulté en dernier lieu par B. Nitzschke, n'y a pas trouvé l'emploi du terme « das Es ». Par contre Assoun a le mérite de nous dévoiler un concept de Nietzsche qui laisse apparaître une analogie avec le ça. Dans Ainsi parlait Zarathoustra nous lisons: « Derrière tes pensées et tes sentiments..., il y a un souverain puissant et un sage inconnu, qui a nom "Soi" (Selbst). » « Il (le Soi) gouverne et il est aussi le maître du Moi »11. Si Assoun nous a révélé l'analogie du « Soi » nietzschéen avec le ça freudien, il constate aussi leurs différences et il semble évident que le « Soi » de Nietzsche correspond beaucoup plus au concept de Groddeck.

Dans ce contexte, il est amusant de se rappeler que la Commission linguistique pour l'unification du vocabulaire psychanalytique français des années 1927-1928 et en l'occurrence pour la traduction du terme « das Es », tranchait en 1927 en faveur de la proposition de Pichon : « le ça » contre celle de Hesnard : « le soi » 12. Mais un an plus tard, ce vote a été infirmé et on adopta « le soi », sans en donner une explication publiée 13. D'après Roudinesco 14 ce renversement du vote en faveur du « soi » aurait résulté d'une intervention expresse de Freud — transmise par son messager Marie Bonaparte. Après ce que nous venons d'apprendre par Assoun, on peut se poser la question de savoir si le concept du « Soi » nietzschéen n'a pu influencer de façon cryptomnésique le désir de Freud de voir traduit son « Es » par le « soi ».

Nous savons maintenant ce qui chez Nietzsche s'approche du ça freudien, mais l'origine du terme lui-même « das Es » reste encore obscure.

B. Nitzschke continue ses recherches. Il illustre d'abord l'ambivalence de Freud à l'égard de la philosophie et des philosophes : d'un côté le jeune Freud, au lycée, aux cours de Brentano, avec ses amis — surtout Paneth — a beaucoup lu et étudié les philosophes du XIXe siècle et les a même cités dans L'interprétation des rêves (Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Lipps, E. von Hartmann) — et de l'autre côté un Freud qui autour des années 1908-1913 désavoue ses lectures et connaissances devant ses disciples des mercredis soirs, quand ceux-ci lui font part de leurs trouvailles philosophiques et des analogies avec des concepts psychanalytiques 15.

Pour trouver l'auteur du terme « das Es », B. Nitzschke avance la thèse suivante : Freud aurait su de façon cryptomnésique que quelqu'un d'autre, bien avant Groddeck, avait utilisé le terme « das Es ». Freud aurait préféré Nietzsche pour refouler cet autre philosophe, d'autant moins sympathique pour lui qu'il serait plus proche de ses propres concepts. Il devait s'agir d'un philosophe situé entre Schopenhauer et Nietzsche. Bref, c'est Eduard von Hartmann avec son oeuvre La philosophie de l'inconscient, parue en 1869. En son temps, ce livre en deux volumes fut un bestseller, lu et discuté dans le

11. Cité d'après Assoun, Freud et Nietzsche, op. cit.; p. 183-184.

12. RFP I, 2, 1927, p. 406.

13. RFP II, 1, 1928, p. 195.

14. Elisabeth Roudinesco, La bataille de cent ans, Paris, Ramsay, 1982, p. 378-379.

15. Il s'agit d'Adler, Rank, Jung, Hitschmann, Juliusberger et Pohorilles. Voir Les Minutes et Zentralblatt, 1911 ; Jahrbuch, 1912 ; Imago, 1913 ; Zeitschrift, 1913.


1280 Renate Staewen-Haas

monde scientifique et mondain. De ce fait, le livre a connu plusieurs éditions en quelques années et une traduction française en 187716.

Et c'est enfin dans La philosophie de l'inconscient que B. Nitzschke découvre « das Es ». Von Hartmann cite d'abord Bastian 17 : « Dass nicht wir denken, sondern dass es in uns denkt, ist jedem klar, der aufmerksam auf das zu sein gewohnt ist, was in uns vorgeht. » Et puis von Hartmann continue avec ses propres mots ; « Dieses Es liegt aber im Unbewussten. » j ai cite en allemand, car comme par un enchantement diabolique « das Es » (le ça) a disparu à nouveau dans la traduction française de D. Nolen. Ce passage se lit chez Nolen : « Ce n'est pas nous qui pensons, mais on pense en nous, cela est évident pour quiconque est attentif à ce qui se passe en lui ». « Cet on n'est autre que l'Inconscient » 18.

Pour compléter sa recherche, B. Nitzsckhe nous signale que la réflexion de Bastian fut déjà énoncée par Lichtenberg, reprise par Feuerbach et plus tard aussi par Weininger. Dans Sexe et caractère nous lisons : « Lichtenberg... est également parti en guerre contre le moi... Philosophe de l'impersonnalité, il corrige notre "je pense" verbal en un "cela pense" (es denkt) objectif, voulant montrer par là que le moi est une invention de grammairiens » 19.

Ce qui a probablement échappé à B. Nitzschke c'est le fait que justement une considération critique semblable à celle de Lichtenberg se trouve aussi chez Nietzsche. A la suite d'une de ses réflexions sur Descartes, Nietzsche souligne qu'une « pensée vient quand "elle" veut et non quand "je" veux ». Par conséquent, il faudrait remplacer le « je » pense par « ça » pense (« es denkt ») 20. Là encore se pose un problème de traduction. Car dans les éditions françaises que j'ai pu consulter — Gallimard, Aubier, « 10/18 », collection dirigée par Christian Bourgois — ce « es denkt » est traduit cette fois-ci par « quelque chose pense ».

Et voilà Groddeck qui réclame à son tour en 1909 : « ... c'est un mensonge et une déformation quand on dit : je pense, je vis. Il faudrait dire : ça pense, ça vit » 21. Ou encore en 1923 : « La phrase "je vis" n'est vraie que conditionnellement ; elle n'exprime qu'une petite partie de cette vérité fondamentale : l'être humain est vécu par le Ça » 22.

Ainsi le cercle se referme, chacun trouve sa place dans cette histoire « vom Es » (du ça).

En dernière conclusion : il aurait été difficile de faire la même découverte à partir des traductions françaises qui camouflent l'existence aussi bien du pronom « es » que du nom « das Es » des textes allemands. Traduire aussi est un métier impossible.

16. Eduard von Hartmann, La philosophie de l'inconscient, Paris, Germer Baillière, 1877 ; trad. D. Nolen.

17. Adolf Bastian, Beiträge zur vergleichenden Psychologie. Die Seele und ihre Erscheinungsvieisen in der Ethnographie. (Contributions à la psychologie comparative. L'âme et ses manifestations dans l'ethnographie), Berlin, 1868 .

18. Op. cit. (La philosophie de l'inconscient), p. 44-45.

19. Otto Weininger, Sexe et caractère, L'Age d'Homme, 1975, p. 134-135. Une plus ample citation de Lichtenberg manque dans cette édition française.

20. Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse (Par-delà le bien et le mal), Première Partie, § 17.

21. Georg Groddeck, Du langage, conférence publiée dans son livre Hin zu Gott-Natur (Vers Dieu-Nature), Leipzig, Hirzel, 1909 ; trad. franc. dans Georg Groddeck, La maladie, l'art et le symbole, Gallimard, 1969, p. 245.

22. Georg Groddeck, Le livre du Ça, Gallimard 1973, lettre 2.


Le terme « Es » (« Ça ») 1281

POST-SCRIPTUM

En octobre 1984, stimulée par le travail de Nitzschke sur l'histoire du terme « das Es », j'avais rédigé l'article ci-dessus avec l'idée d'y montrer les pièges de la traduction.

Or, en février 1985, la revue Psyché publia un numéro entièrement consacré à la Généalogie du Ça 23. C'est dire à quel point l'article de Nitzschke et sa polémique peu agréable avaient été ressentis comme un défi que l'on ne voulait pas laisser sans réponse.

C'est par pure curiosité que, l'année dernière, j'avais cherché et très vite trouvé dans l'oeuvre de Nietzsche l'endroit où il réfléchit sur la controverse : « Je pense - ça pense. » Car il suffisait de se rappeler que cette controverse s'inscrit dans la critique du Cogito, ergo sum et que Nietzsche avait certainement dû prendre position à l'égard de Descartes. Alors, en cherchant à la rubrique « Descartes » de l'index, on tombait tout de suite sur « ça pense » et sur le paragraphe cité plus haut, c'est-à-dire le passage 17 dans Par-delà le bien et le mal.

De même, tous les auteurs de la Généalogie du Ça citent ce § 17 pour démontrer également que Groddeck a bien pu y puiser son « Ça » et que Freud n'avait pas tellement tort avec son affirmation. Les auteurs soulignent également les liens étroits entre les familles Groddeck-Koberstein et Nietzsche, et ils remarquent aussi la trace fréquente de la pensée nietzschéenne dans l'oeuvre de Groddeck. Par conséquent, il faut rejeter la thèse de Nitzschke selon laquelle Freud, en se référant à Nietzsche, aurait voulu nuire délibérément à Groddeck en lui ôtant la priorité de la création du terme le « Ça ».

Mais il faut corriger aussi la priorité de E. von Hartmann en cette matière, comme Nitzschke le prétendait. L'un des auteurs (Will) a décortiqué l'oeuvre entière de E. von Hartmann. Il a pu constater que von Hartmann a bien écrit cette fameuse phrase : « Ce "Ça" se trouve dans l'inconscient », en se référant à Bastian. Mais c'est l'unique endroit où ce « Ça » apparaît et de ce fait, il serait plutôt téméraire de la part de Nitzschke d'attribuer la création d'un concept du « Ça » à von Hartmann. Même le lien avec l'inconscient se trouve déjà dans le passage de Bastian auquel von Hartmann se réfère : « En pensant, il nous vient des idées, issues des profondeurs inaccessibles et jaillissant du substrat matériel en une suite ininterrompue et qui se présentent devant là conscience. Souvent, il surgit un éclaircissement inattendu dont nous ne nous croyions pas capables, mais qui devait être présent dans l'inconscient, dans l'inconscient et de manière inconsciente, ainsi qu'il plane toujours dans le champ visuel une grande quantité de représentations, qui ne sauraient être perçues si l'attention ne s'y porte » 24.

23. Psyche, 39, 2, 1985, Zur Genealogie des « Es » (De la généalogie du « Ça »). Auteurs : Stefan Goldmann, Das zusammengefallene Kartenhaus (Le château de cartes écroulé) ; Joachim Ph. Kerz, Das wiedergefundene « Es » (Le « Ça » retrouvé) ; Joachim Küchenhoff, Gross Es oder klein es ? (Ça majuscule ou ça minuscule ?) ; Herbert Will, Freud, Groddeck und die Geschichte des Es (Freud, Groddeck et l'histoire du Ça) ; réimpression d'un article de Egenolf Roeder von Diersburg : Georg Groddecks Philosophie des Es (La philosophie du Ça de Georg Groddeck), paru dans Zeitschrift für philosophische Forschung, XV, 1, 1961.

24. Adolf Bastian, op. cit. Cité ici d'après Goldmann, op. cit., p. 103 ; trad. par moi. — Bastian (1826-1905), l'auteur d'une centaine de livres sur l'ethnologie, était le fondateur, avec R. Virchow, du « Völkerkundemuseum » à Berlin.


1282 Renate Staewen-Haas

Mais la réflexion des auteurs de la Généalogie du Ça mène beaucoup plus loin. De leurs articles se dégagent, me semble-t-il, trois courants, où se retrouvent les termes « es » ou « das Es » : la philosophie critique autour de Kant ; la philosophie de la nature, le vitalisme, la médecine romantique ; la biologie, bien que d'une manière un peu détournée.

Les auteurs nous apprennent que déjà Kant, parmi d'autres, a formulé un « Es » substantivé dans la perspective d'une philosophie transcendentale. En 1781, dans sa Critique de la raison pure, il dit : « Par ce "moi", par cet "il" (Es) ou par cette chose (das Ding) qui pense, on ne se représente rien de plus qu'un sujet transcendantal des pensées = x, et ce n'est que par les pensées qui sont ses prédicats que nous connaissons ce sujet, dont nous ne pouvons jamais avoir, séparément, le moindre concept » 25.

Pourtant, il paraît que c'est bien Lichtenberg qui, en 1793, a développé ce que nos auteurs appellent la tradition du « ça pense » : « Nous ne connaissons que l'existence de nos sentiments, de nos représentations, de nos pensées. On devrait dire, ça pense, comme on dit, il y a des éclairs (dans le texte allemand : "es blitzt"). Dire "cogito" est déjà trop si on le traduit par "je pense". C'est un besoin pratique de supposer ou de postuler le je » 26. Comme je l'ai déjà évoqué, on retrouve la trace de cette réflexion chez Nietzsche, j'y reviendrai à la fin; De Lichtenberg et par le truchement de Feuerbach, Nietzsche et Weininger, cette tradition d'une philosophie de l'impersonnel a pu arriver chez Groddeck.

D'autre part, Goldmann a trouvé un précurseur de Lichtenberg en la personne de Karl Philipp Moritz qui a édité, à partir de 1783, une revue psychologique : Gnothi sauton ou revue pour une psychologie empirique comme livre de lecture pour érudits et illettrés 27. Dans un article de cette revue, Moritz explique que le « ça » désigne « le quelque chose d'inconnu » qui se cache dans « les profondeurs les plus intimes de notre âme ». Il constate que les verbes impersonnels ont suscité un intérêt psychologique dans toutes les langues parce qu'ils expriment quelque chose d'indépendant de la volonté humaine. En outre, pour mieux connaître ce qui pense en nous, Moritz recommande l'étude des rêves 28. Moritz (1756-1793) grandit dans un milieu piétiste, il connut Goethe personnellement et il est l'auteur du roman autobiographique psychologique Anton Reiser. Ses propositions citées me semblent s'inscrire plutôt dans la philosophie de la nature, du vitalisme et de la médecine romantique de la première moitié du XIXe siècle. Goldmann nous rappelle qu'en 1827 Jean Paul situe la vis vitalis dans le grand-royaume de l'inconscient. Des psychiatres de cette époque, tels que Heinroth (1773-1843), Ideler (1795-1860) et H. W. Neumann (1814-1884) ont développé une psychothérapie des psychoses, basée sur l'idée que des maladies mentales étaient l'expression d'un sentiment de péché, d'une submersion angoissante de l'individu par des pulsions sexuelles. Toutes ces idées ont été plus ou moins abandonnées pendant la deuxième moitié du XIXe siècle 29. L'on peut constater une résurgence du vitalisme romantique dans le concept du Ça de Groddeck qui, en 1909, dans sa période préanalytique, combine le « Dieu-Nature » avec ce qu'il appelle le « Ça, le grand mystère du monde ». Voilà le lien qui rattache Groddeck au

25. Immanuel Kant, Critique de la raison pure, nouv. éd., Paris, PUF, 1963, p. 281.

26. Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismen, cité d'après Goldmann, op. cit., p. 115, trad. par moi.

27. Cité d'après Goldmann, op. cit., p. 115 ; trad. par moi.

28. Voir Goldmann, op. cit., p. 115-116.

29. Voir Henry F. Ellenberger, La médecine romantique, dans La découverte de l'inconscient.


Le terme « Es » (« Ça ») 1283

jeune Goethe piétiste et influencé par Spinoza, au « Soi » de Nietzsche et à la thérapeutique naturelle, transmise à la fois par un traité de Rademacher (élève de Hufeland30), par le père-médecin Groddeck et, last not least, par son célèbre maître Schweninger. Du reste, Schweninger conçut aussi un « ça » dans son livre Le médecin (1906) : « Natura sanat, medicus curat ! Es heilt (ça guérit )» 31. Ce n'est qu'à partir de 1917 que Groddeck abandonne l'expression de « Dieu-Nature » pour se consacrer entièrement au développement de sa notion du Ça psychosomatique. En quelque sorte, il fait passer la toutepuissance de « Dieu-Nature » dans son concept du « Ça ».

On peut ajouter encore l'oeuvre du caractérologue L. Klages (1872-1955). Kerz et Will remarquent qu'à l'époque où Groddeck parle pour la première fois du « Ça, grand mystère du monde » (1909), Klages élabore une dialectique « Moi-Ça » (« Ich-Es ») dans son livre de 1910 sur Les principes de la caractérologie. Un mercredi soir, le 25 octobre 1911, Klages fut l'invité de Freud et des membres psychanalytiques viennois. Il y fit un discours sur la graphologie. Les Minutes nous montrent que la discussion fut plutôt un dialogue de sourds — que Freud s'appliqua à apaiser — du fait que Klages défendait le concept d'un inconscient statique, invariable et par conséquent inconciliable avec la conception dynamique de Freud. Néanmoins, il est possible que les termes de ce modèle dualiste moi-ça de Klages aient pu faire leur chemin aussi quelque part chez Groddeck et Freud. Tout au moins ceci semble être l'avis de Klages en 1929.

Les passages suivants concernent davantage Freud que Groddeck. C'est Kerz qui a étudié les cours de F. Brentano 32. Brentano enseigna à Vienne à partir de 1874 et Freud suivit ses cours sur la logique et sur Aristote. Brentano développait sa doctrine des jugements existentiels (Existentialurteile) : toute pensée, y compris la logique et les représentations du monde extérieur trouvent leur fondement dans le psychisme. Les perceptions internes sont exprimées par des phrases avec ça (in Es-Sätzen). Ce postulat des jugements existentiels a provoqué, parmi les logiciens et les linguistes de l'époque, une vive discussion autour du ça, connue sous le nom de dispute au sujet des impersonnels. Sans entrer dans les détails de cette dispute que Kerz développe longuement et dont il montre les traces chez Freud 33, il est à retenir que Freud, pendant ses études, a dû beaucoup entendre parler du « Es ».

Puis Will attire notre attention sur le fait que le « Es » de Freud est traduit en anglais par le terme latinisé « Id », tandis que le « Es » de Groddeck par le mot anglais « It ». D'après Strachey 34 ce terme latinisé « Id » a été préféré à l'anglais « It » pour faire un parallèle avec le terme « Ego » déjà établi. Selon Will, l'Américain Harriman 35 a trouvé un soi-disant ancêtre dans la notion « Id » du zoologue August Weismann (1834-1914). Son « Id » correspond à peu près à ce qu'on appelle de nos jours le gène et Weismann a formulé ce

30. C. W. Hufeland (1762-1836) qui, en 1824, parlant du temps et de l'espace, proclame : « es lebt in mir » (ça vit en moi). Voir Goldmann, op. cit., p. 119.

31. Selon Schweninger (1850-1924), ce n'est pas le médecin qui guérit. Le médecin ne peut qu'influer sur les forces de la nature = « Es » du malade. Voir Goldmann, op. cit., p. 113.

32. Franz Brentano (1838-1917), Die Lehre vom richtigen Urteil (La doctrine du jugement juste), copies des cours sur la logique de Brentano, complétés et reconstitués par F. MayerHillebrand, Bern, Francke, 1956.

33. Par ex. dans son article sur La dénégation au sujet de la fonction du jugement.

34. Standard Edition, vol. XIX, p. 7, n. 1.

35. P. C. Harriman, The Ancestry of Id (La lignée de l'Id), J. of Clinical Psychology, 8, 1952, 416-417.


1284 Renate Staewen-Haas

terme à partir de l'expression Idioplasma (plasma germinal) de Nägeli (1884). Le « Id » était la plus petite unité, que Weismann a découverte dans le plasma germinal. Bien sûr, cet « Id » ne veut pas dire « ça » et Freud qui, par ailleurs, se sert abondamment des travaux de Weismann, entre autres aussi de son livre sur le Keimplasma (plasma germinal), ne cite pas cet « Id ». Mais, me semble-t-il, bien que le « Id » de Weismann et le terme « Id » dans la traduction anglaise des oeuvres de Freud ne dérivent pas de la même racine linguistique et n'expriment pas la même signification littérale, l'on peut tout de même remarquer qu'on trouve un rapprochement des deux « Id » chez Freud, quand il évoque, à plusieurs reprises, les « influences phylogénétiques présentes quelque part dans le ça », ou quand il note « que le ça, avec ses tendances héréditaires, représente le passé organique » 36.

Voilà pour l'histoire des mots « Es » et « es » — jusqu'à nouvel ordre. Du reste, je n'ai repris que les plus importantes révélations des auteurs de la Généalogie du Ça.

A partir de la fin du XVIIIe siècle au moins, on s'aperçoit que finalement, pareil à l'expression l'inconscient, le mot « Es » 37 est fréquent dans les écrits philosophiques et littéraires allemands. Ce qui, au fond, n'est pas tellement étonnant, puisque les deux termes — l'inconscient et le Es — désignent l'impersonnel, les forces occultes, non soumises à la volonté du moi. Parfois, les deux termes vont jusqu'à se confondre dans le principe mouvant de la vis vitalis. C'est Freud qui, dans sa théorie des instances, a bien délimité les deux notions, en montrant que le « ça » égale l'inconscient, mais que l'inconscient n'égale pas le « ça ».

Pour conclure, voici encore une indication qui concerne Nietzsche et Lacan. J'ignore si elle est connue. Comme je l'ai déjà remarqué, Nietzsche se penche sur la controverse : « Je pense - ça pense » dans le cadre d'une critique de Descartes. Mais il trouve que même ce « ça » est encore de trop. Comme Lichtenberg, il s'aperçoit qu'il s'agit d'une routine grammaticale : « Si l'on parle de la superstitition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition n'aiment guère avouer ; c'est à savoir qu'une pensée vient quand "elle" veut et non quand "je" veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet "je" est la détermination du verbe "pense". Quelque chose pense (Es denkt), mais que ce (dies "es") soit justement ce vieil et illustre "je", ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, une allégation ; surtout ce n'est pas une "certitude immédiate". Enfin c'est déjà trop dire que d'affirmer que "quelque chose pense" ("es denkt"), ce "quelque chose " (dies "es" ) contient déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne selon la routine grammaticale : "Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc..." » 38.

Stimulé par cette réflexion de Nietzsche qui donne la priorité au prédicat « penser», un autre auteur de la Généalogie du Ça, Küchenhoff, a poussé ses études dans cette direction. Il cite un passage du § 20 de Par-delà le bien et le mal, que je donne ici depuis son début, ne serait-ce que pour la beauté du texte dont les idées nous rappellent bien des choses familières, dévelop36.

dévelop36. Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1967, p. 78 et 86. Voir aussi : Résultats, idées, problèmes, L'Arc, 1968, p. 34 : « L'hypothèse des vestiges hérités dans le Ça change pour ainsi dire nos vues là-dessus. »

37. Ce qui donne dans les traductions françaises : « on », « cela », « ce », « quelque chose ».

38. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 17, Paris, Aubier, 1978, coll. bilingue,p. 49 (j'ai ajouté au texte traduit ce qui manque, à savoir : « et ne fait pas partie du processus lui-même »).


Le terme « Es » («. Ça ») 1285

pées par Freud : « La trouvaille de l'objet est, au fond, une retrouvaille » ; la réapparition des mythes sous forme de complexes et de stades de développement psychique ; et, de façon très générale, la compulsion de répétition.

Voici le texte de Nietzsche : « Les divers concepts philosophiques ne sont rien d'arbitraire, ils ne se développent pas chacun pour soi, mais en relation et en parenté entre eux. Si subite et si fortuite que semble leur apparition dans l'histoire de la pensée, ils n'en font pas moins partie d'un même système, tout comme les représentants divers de la faune d'un continent. C'est ce qui apparaît dans la sûreté avec laquelle les philosophes les plus divers viennent tour à tour occuper leur place à l'intérieur d'un certain schéma préalable des philosophies possibles. Une magie invisible les oblige à parcourir sans se lasser un circuit toujours le même : si indépendants qu'ils se croient les uns des autres dans leur volonté d'élaborer des systèmes, quelque chose en eux les guide, quelque chose les pousse à se succéder dans un ordre défini qui est justement l'ordre . systématique inné des concepts, et leur parenté essentielle. Leur pensée, à vrai dire, consiste moins à découvrir qu'à reconnaître, à se souvenir (Wiedererinnern, remémorer), à retourner en arrière, à réintégrer un très ancien et très lointain habitat de l'âme d'où ces concepts sont jadis sortis. L'activité philosophique, sous ce rapport, est une sorte d'atavisme de très haut rang. L'étrange air de famille qu'ont entre elles toutes les philosophies hindoues, grecques, allemandes, s'explique assez simplement. Dès qu'il y a parenté linguistique, en effet, il est inévitable qu'en vertu d'une commune philosophie grammaticale, les mêmes fonctions grammaticales exerçant dans l'inconscient leur empire et leur direction, tout se trouve préparé pour un développement et un déroulement analogue des systèmes philosophiques, tandis que la route semble barrée à certaines autres possibilités d'interprétation de l'univers » 39.

L'intérêt de Küchenoff se fixe sur la « philosophie grammaticale commune » dont les mêmes fonctions grammaticales exercent leur effet dans l'inconscient. Il voit dans cette philosophie grammaticale un précurseur des théories de Lacan : « L'inconscient est structuré comme un langage. » Pour plus de détails, Küchenhoff recommande le livre de M. Frank 40 qui retracerait le cheminement de Nietzsche à Lacan.

Dr Renate STAEWEN-HAAS 187, rue Saint-Jacques 75005 Paris

39. F. Nietzsche, op. cit., p. 55-56. La traduction ne peut pas rendre toute la saveur du langage de Nietzsche avec les expressions qu'il puise dans le domaine végétal, animal ou minéral. Ici, en parlant des systèmes philosophiques, il utilise des mots comme Wachsendes, empormachsèn, heranswachsen, ce qui fait penser à la pousse des plantes.

Dans le § 231 du même ouvrage, nous trouvons un précurseur du fameux « roc qui se trouve au-dessous de toutes les strates », évoqué par Freud dans « L'analyse terminée et l'analyse interminable ». Nietzsche dit : « Apprendre nous transforme, à la manière de tous les aliments qui, les physiologistes le savent, ne se bornent pas à « entretenir » la vie. Mais il est vrai qu'au fond de nous, tout au fond, il y a quelque chose de rebelle à toute instruction, le granit d'un fatum spirituel, fait de décisions préalables et de réponses préalables à un choix de questions arrêtées d'avance. Tout problème cardinal se heurte en nous à un immuable : « Je suis ainsi fait. » Par exemple, au sujet de l'homme et de la femme, un penseur ne changera jamais d'opinion ; il ne pourra qu'aller jusqu'au bout de ce qu'il sait, et découvrir en fin de compte ce qui était arrêté d'avance en lui sur ce point » (Nietzsche, op. cit., p. 287).

40. M. Frank, Was ist Neostrukturalismus ? (Qu'est-ce que le néostructuralisme ?), Frankfurtam-Main, Suhrkamp, 1984.



GEORGES HUMMEL

QUELQUES RÉFLEXIONS A PROPOS

DE LA TRADUCTION RÉGENTE

DES « NOUVELLES CONFÉRENCES »

La traduction récente des Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse par Rose-Marie Zeitlin 1 se démarque nettement de l'ancienne traduction d'Anne Berman. La première lecture peut déconcerter. Est-ce bien le même texte ? Celui d'Anne Berman nous était familier, compréhensible, et l'on continuera sans doute à s'y référer, ne fût-ce que pour y trouver l'exemple de ce que furent les premières traductions de Freud. Mais la nouvelle version va certainement s'imposer rapidement tant par sa clarté que par sa fidélité au texte.

En lisant simultanément les conférences de Freud dans les Gesammelte Werke et la traduction de R.-M. Zeitlin, on est frappé par la fidélité à la pensée, aux phrases, voire au style de Freud. Le lecteur français trouve ici incontestablement un accès aussi peu médiatisé que possible au langage même de Freud. Cette traduction devrait même inciter, ce qui n'est pas son moindre mérite, à vouloir approcher le texte original.

On aurait certes pu souhaiter une édition bilingue. Ce manque est en partie compensé par l'excellente initiative qui consiste à indiquer en marge la pagination correspondante des Gesammelte Werke. Ceci facilite une lecture bilingue.

La traductrice a ajouté quelques notes judicieuses ou précisé tel mot allemand de traduction équivoque. Ainsi elle précise chaque fois si le terme de « représentation » ou ses dérivés correspond à Vorstellung (représentation proprement dite) ou à Vertretung (représentance).

Elle propose de traduire par « idée subite » ou « idée qui vient » le fameux et intraduisible terme de : Einfall.

Une traduction trop littérale (le « tombé dedans... ») n'aboutirait plus à des termes français acceptables.

Avant de reprendre certains détails de traduction, essayons de faire sentir par quelques exemples simples la manière dont R.-M. Zeitlin s'est efforcée de produire les phrases freudiennes.

On trouve dans la « Révision de la théorie du rêve » (p. 39) :

« Mais c'est d'une façon générale que le travail du rêve transforme, quand c'est possible, des relations temporelles en relations spatiales et les figure en tant que telles. »

Ceci reconstitue tout à fait la phrase et le style de Freud :

« Aber die Traumarbeit setzt überhaupt, wo es angeht, zeitliche Beziehungen in raümliche um und stellt sie als solche dar. »

Notons en passant que l'on trouve ici le verbe darstellen qui signifie aussi représenter sans l'équivoque du terme vorstellen. R.-M. Zeitlin traduit habi1.

habi1. la série « Connaissance de l'inconscient », Gallimard. Rev. franç. Psychanal., 4/1986


1288 Georges Hummel

lement darstellen par le verbe figurer et Darstellung correspond à figuration, sans le double sens, bien connu, du terme de représentation.

Comparons avec la même phrase dans la traduction d'Anne Berman :

« Mais l'élaboration du rêve, partout où elle se produit, transforme les rapports temporels en rapports spatiaux et les fait apparaître sous cette dernière forme. »

Le sens est respecté, encore que « travail » du rêve est plus exact qu' « élaboration », mais on voit que la nouvelle traduction est à la fois plus fidèle à la phrase de Freud, plus concise et plus claire.

Prenons un autre exemple. A la fin de la conférence qui traite des instances de la personnalité psychique (p. 109 dans la nouvelle traduction, p. 86 GW et p. 106 chez A. Berman), on trouve la phrase suivante :

Nouvelle version : « Il est très vraisemblable que la forme prise par ces séparations varie grandement selon les personnes, il est possible qu'elles se trouvent elles-mêmes modifiées dans leur fonctionnement et qu'elles soient temporairement remodelées. »

Ceci correspond tout à fait à la phrase de Freud :

« Es ist wahrscheinlich, dass die Ausbildung dieser Sonderungen bei verschiedenen Personen grossen Variationen unterliegt, möglich, dass sie bei der Fuhktion selbst verändert und zeitweilig rückgebildet werden. »

Avec A. Berman on trouve :

« Il est fort vraisemblable que les divisions sont très variables chez les différents individus, qu'elles se modifient même durant le fonctionnement et qu'elles peuvent momentanément s'effacer. »

Ici, reconnaissons que la phrase d'A. Berman semble plus claire à première vue et qu'il faille peut-être lire une ou deux fois celle de R.-M. Zeitlin pour bien en saisir le sens. Mais on y retrouve parfaitement la période, le style et surtout le sens de Freud, car en allemand il est bien dit que les instances peuvent être remodelées (littéralement « démodelées » ou régressées vers un état antérieur : rück — en arrière) et non pas vraiment « effacées ».

Prenons enfin dans la conférence « Angoisse et vie pulsionnelles » un exemple de phrase longue :

« Ou bien l'accès d'angoisse est pleinement développé et le moi se retire entièrement de l'excitation inconvenante, ou bien il lui oppose, à la place de l'investissement d'essai, un contre-investissement et ce dernier se réunit avec l'énergie de la motion refoulée pour former le symptôme, ou il est admis dans le moi comme formation réactionnelle, comme renforcement de dispositions déterminées, comme modification durable. »

Ceci correspond très exactement à la longue phrase de Freud (GW, p. 97) et s'avère tout à fait clair et précis. A. Berman (p. 119) avait coupé la phrase par des points-virgules et surtout escamoté la notion d' « inconvenance » dans l'excitation.

On pourrait encore reprendre, de manière plus ponctuelle, certains détails de traduction. Dans la phrase (p. 27) :

« Le processus du travail du rêve est donc quelque chose d'entièrement nouveau et d'étrange... » Ce dernier terme correspond à fremdartig, donc ne se confond pas avec le Unheimlich.

P. 28 (toujours dans la révision de la théorie du rêve) il est question d'une « pensée... enfant de la nuit... (qui) appartient à l'inconscient du rêveur... déniée et rejetée... »

R.-M. Zeitlin, très judicieusement, nous précise en note : Verleugnet und verworfen ; on peut donc considérer que Freud distingue le déni et le rejet, mais tout en les associant comme des synonymes...


La traduction récente des « Nouvelles conférences » 1289

A ce propos elle traduit par « rejet » le terme de Zurückweisung pour lequel on aurait par exemple pu proposer renvoi ou refus. Il s'agit de la représentation du désir dans le rêve de punition (GW, p: 29 ; R.-M. Z., p. 41). Chez A. Berman (p. 39) le terme est escamoté, et le rêve de punition « réagit contre » le rêve de désir.

Pour traduire le titre de la troisième des Nouvelles conférences, R.-M. Zeitlin propose le terme de « décomposition » qui rend en effet de manière parfaite celui de Zerlegung. Ce terme de décomposition a un double sens macabre que l'on ne trouve pas dans le terme allemand. Mais que pourrait-on proposer ? « Découpe, désassemblage, séparation, démontage... de la personne psychique ? » Rien n'est.vraiment satisfaisant. A la fin de cette conférence, Freud utilise le terme Sonderung (p. 85) que R.-M. Zeitlin traduit justement par « séparation » (p. 109). Pour le titre, A. Berman s'en sortait par une traduction libre : « Les diverses instances de la personnalité psychique. »

Verwahrlosung (GW, p. 73) est rendu par « abandon affectif » (p. 94) et non pas simplement par « négligence » (des enfants). R.-M. Zeitlin le justifie par la référence au livre plus ou moins contemporain d'A. Aichhorn, Verwahrloste Jugend (Jeunesse négligée ou abandonnée). Notons à propos de ce terme qu'A. Berman (p. 91) le traduit par « délinquance », ce qui est un contresens.

« Abolition » (du refoulé), p. 95, traduit Hebung (GW, p. 75), terme assez dense, élément de la fameuse et intraduisible Aufhebung (A. Berman mettait une périphrase « le refoulé que nous tentons de supprimer »). Hebung qui aurait aussi pu être rendu, par exemple, par « levée », a un sens assez complexe : suppression, élévation, rehaussement, perception (de fonds...).

La phrase d'A. Berman (p. 103)

« Le moi n'est en effet qu'une partie du ça, opportunément menaçant »

devient, dans la nouvelle traduction :

« Le moi n'est, en effet, qu'un morceau du ça, un morceau modifié de manière adéquate par la proximité du monde extérieur dangereux et menaçant. »

Ce n'est plus le ça mais le monde extérieur qui est dangereux, ce qui correspond bien au texte de Freud.

R.-M. Zeitlin traduit Hilflosigkeit par « l'état d'impuissance à s'aider soimême » (p. 120), tout en prenant soin de conserver le terme allemand entre parenthèses. A. Berman (p. 117) parlait, de façon approximative, d' « abandon psychique ».

Enfin, pour la dernière des Nouvelles conférences, la traductrice a préféré, à juste titre, conserver le terme de Weltanschauung. Certes, « conception de l'univers » (A. Berman) rend le même sens mais ne remplace pas ce terme idiomatique dans l'allemand philosophique et même dans l'allemand courant.

On remarquera que ces quelques réflexions de détail concernent avant tout les conférences les plus « métapsychologiques ». Les textes sur la féminité, les éclaircissements et sur la Weltanschauung ont trouvé, sous la plume de R.-M. Zeitlin, une traduction à la fois fidèle et littéraire.

On le voit, cette nouvelle traduction répond de manière tout à fait satisfaisante aux critères de traduction décrits par les auteurs de l'article « Traduire Freud » dans ce même numéro : exactitude, intégralité, lisibilité.

Dr Georges HUMMEL 52, rue Charles-de-Gaulle 42000 Saint-Etienne



RAINER HARNISCH

FREUD AS A WRITER de PATRICK MAHONY

« Une explication psychologique du génie de Freud doit, me semble-t-il, se centrer sur son langage. »

(Kurt Eissler.)

Le livre de Patrick Mahony est paru en 1982 et a été salué tout récemment par Malcolm Pines comme un livre qui démontrerait bien « les subtilités et la maîtrise parfaite de l'allemand par Freud » (Int. J. Psychoan., 66, 1, 1985).

Patrick Mahony connaît bien son sujet. Comme il le dit lui-même, il a lu et relu tout l'oeuvre de Freud, y compris l'immense correspondance, et tout ce qui a été publié sur lui par ses contemporains (en particulier les Minutes, les biographies de E. Jones et de M. Schur, les témoignages de Stekel, Wittels, Jung, Sachs, Reik et d'autres encore). Patrick Mahony est familier des écrits secondaires sur le style et l'oeuvre de Freud en allemand, en français et en anglais. Sur ce fond d'une riche documentation dont il se sert avec une grande maîtrise, il développe une vue personnelle de l'écriture de Freud et de l'influence de celle-ci sur la pensée psychanalytique.

Patrick Mahony a traduit de l'allemand lorsque la traduction de la Standard Edition ne lui semble pas rendre « le charme, la flexibilité et la force de l'expression de Freud » qui était si « différente de la rigidité typique de ses contemporains allemands » (p. 25). Ou, pour citer encore Patrick Mahony, la richesse de l'écriture de Freud est en « contraste éclatant avec les circonlocutions typiques de l'allemand des médecins contemporains de Freud » ( Medizinerdeutsch)

(P- 15).

Le premier chapitre est consacré à un survol des écrits de Freud à partir de La naissance de la psychanalyse jusqu'à l'Abrégé et de la littérature sur Freud. De cette dernière je citerai seulement les principaux titres en allemand et en français (dont les références se trouvent à la fin). ,

L'essai de W. Muschg Freud als Schriftsteller, écrit d'un style clair et fin, parut pour la première fois en 1930. C'est, à mon avis, la plus belle et la plus sobre description de Freud comme homme de lettres. En dehors de ses recherches linguistiques approfondies, le livre de W. Schonau souffre du point de vue de l'auteur que Freud était un auteur « d'une prose scientifique » (foc. cit., p. 13). Mais Freud était médecin et écrivain. L'un n'exclut pas l'autre.

Patrick Mahony a été intéressé par les articles de F. Roustang et de J. Derrida qui apportent des approches nouvelles et riches de l'écriture de Freud. Il s'appuie en particulier sur l'analyse des quelques figures de style que Roustang a mises en évidence — la concaténation, le chiasme, l'inclusion et le « péricentre » — et sur l'analyse de la structure syntaxique qui est caractérisée par la parataxe et la « diataxe » (terme de Roustang).

Dans le deuxième chapitre, P. Mahony analyse le développement du

Rev. franç. Psychanal., 4/1986


1292 Rainer Harnisch

style de Freud. Il s'appuie pour cela sur Totem et tabou et « Au-delà du principe de plaisir ». L'auteur démontre la place que ces deux ouvrages prennent dans l'ensemble de l'oeuvre de Freud et dans le développement progressif de la psychanalyse. Freud lui-même considérait Totem et tabou comme sa meilleure oeuvre littéraire en raison de l'harmonie entre le contenu et la forme. Thomas Mann était du même avis : « Parmi les oeuvres de Freud, celle-ci est sans doute... d'après sa construction et sa forme littéraire une pièce de maître, égalant tous les grands exemples d'essais littéraires allemands, auxquels il appartient.. Ce n'est pas le produit grossier du travail quotidien et laborieux du savant, mais c'est une oeuvre de la littérature mondiale. »

Totem et tabou est donné ici comme un exemple de l'écriture historique. P. Mahony démonte minutieusement le montage du quatrième chapitre de Totem et tabou, l'introduction des références scientifiques et leur articulation avec les contributions personnelles de Freud, ce qui l'amène à décrire le travail de l'auteur comme celui d'un metteur en scène qui, au lieu d'avoir tout mis en place avant le lever du rideau, fait assister le lecteur à la mise en place des éléments de la pièce, le rideau levé. Cette technique « à rideau levé » se retrouvera dans les relations de Freud avec son auditoire. « Au-delà du principe de plaisir » est un exemple d'écriture métapsychologique. Tout d'abord, P. Mahony montre que le terme « au-delà » recouvre deux significations ou deux mouvements : l'un qui va plus en avant, l'autre qui va plus en arrière.

Cette expression a deux visages, comme Janus, c'est un modèle de la prose de Freud : elle est « bilatérale, balancée entre montrer et faire, entre jeu et description, entre processus primaire et processus secondaire, entre affect et raison, impulsion et analyse ; elle hésite entre le conscient et l'inconscient » (p. 49). A ceci correspondent trois mouvements dans le texte, un mouvement progressif, un autre rétrograde et une combinaison des deux premiers. Le lecteur doit suivre ces mouvements avec Freud : il lui est promis de trouver une clarification du concept clé annoncé en avançant dans la lecture pour arriver finalement à ce qui a été au début le mouvement primordial. Le concept de compulsion de répétition est, par définition, rétrograde. Les mouvements en avant et en arrière qui se poursuivent tout au long de cet essai reflètent la force régressive de la pulsion de mort et les mouvements progressifs de la pulsion de vie. Ces mouvements s'expriment dans le rythme de l'écriture, qualifiée ici de « mouvements oscillants » (Zauderrhythmus) (p. 54), et sont également reflétés dans l'alternance entre présent et passé.

Dans le troisième chapitre, « La réussite de l'appel à l'auditoire », P. Mahony montre avec talent l'utilisation des moyens rhétoriques et stylistiques de Freud pour captiver l'attention de son auditoire. Ce terme-là est utilisé à dessein, puisque Freud s'adressait toujours à un interlocuteur, imaginaire ou réel. Citons par exemple : « Je regrette beaucoup de devoir répondre à votre chère lettre par écrit, c'est-à-dire que vous n'étiez pas chez moi samedi (lors de la conférence, R. H.). Ainsi ai-je été privé de mon point de fixation et j'ai parlé d'une manière mal assurée » (lettre à Lou Andreas-Salomé du 2 mars 1913). Même lorsque ses écrits n'ont jamais été lus en public, il en émane un appel personnel, direct. En se penchant sur les textes, à travers les va-et-vient de l'argumentation, le développement des objections critiques qu'il réfute l'une après l'autre, les retours en arrière pour mieux pouvoir avancer — grâce à ces tournures rhétoriques le lecteur devient témoin du travail d'écriture et d'élaboration de Freud. « Son discours est une combinaison particulière du processus primaire et secondaire dans laquelle la force intellectuelle et l'influence inconsciente ont une verve complémentaire » (p. 78).

A aucun moment, Freud ne sous-estime ses lecteurs en leur expliquant ce


« Freud as a writer » 1293

qu'ils sont censés savoir ni ne suppose qu'ils savent ce qu'ils ignorent encore. Il les emmène, pas à pas, à partir des connaissances communes vers des territoires inconnus et il réussit à leur donner l'impression de faire des découvertes en même temps que lui. Très souvent il emploie justement les expressions d'un promeneur (ce qu'il a été) pour lequel le chemin se déroule lentement devant lui, faisant apparaître des horizons inattendus ou des difficultés insoupçonnées. Avec Freud comme guide, les obstacles seront habilement contournés — après avoir mesuré leur importance — et les perspectives seront longuement explorées, avant de reprendre la route vers le but fixé. L'emploi habile du Je-Vous-Nous, en particulier dans l'Introduction à la psychanalyse, lui permet à la fois de conserver le rôle du professeur lorsqu'il développe des théories inconnues, et de faciliter l'identification de l'auditeur avec l'analyste luimême lorsque la solution est évidente.

Le quatrième chapitre traite des « Mesures de certitude » dans l'écriture de Freud. « Le refus de Freud pour des définitions exactes fait de sa prose un instrument approprié pour décrire la vitalité des événements psychiques. Mais il est également vrai que son sens merveilleux de l'expression et sa syntaxe, articulée avec maîtrise, font, à première vue, apparaître ses écrits clairs et moins ambigus qu'ils ne le sont » (p. 105). Néanmoins, Freud avait une conscience aiguë de la tentation d'être négligent en suivant trop son intuition spontanée et d'arriver à ce qu'il appelait : « une honte » (Schlamperei). Une autre fois, lorsque M. Bonaparte lui écrit : « Ceux qui assoiffés avant tout de certitude, n'aiment pas vraiment la vérité », il répond : « C'est vrai. Je l'ai dit aussi à un autre endroit, un peu différemment. Des esprits médiocres demandent à la science une sorte de certitude qu'elle ne peut pas donner... Seuls les véritables, les rares esprits vraiment scientifiques peuvent supporter le doute qui est attaché à tout notre savoir » (cit. Jones, II, 490).

L'écriture de Freud est tout le temps balancée entre ce qui est sûr et ce qui ne l'est pas encore, ce qui est acquis et ce qui est encore hypothétique, et le lecteur doit le suivre, du niveau le plus élevé de la certitude jusqu'au niveau le plus incertain, guidé par des mots comme : sûr, probable, certainement, plutôt évident, reconnaître, supposer, suspecter. Freud adopte volontiers une citation de Frazer qu'il donne en note en bas de page : « Je ne suis pas assez bête pour prétendre que mes conclusions sur ces difficiles questions soient définitives. J'ai changé mes opinions à maintes reprises et je suis décidé à les changer encore avec chaque changement des faits » (Totem et tabou, GW, IX, 131).

P. Mahony avance une hypothèse assez séduisante pour expliquer la préférence de Freud pour l'analyse : « Nous pouvons spéculer que l'image inconsciente du corps chez Freud est à la base du lien de l'analyse à la masculinité et de la synthèse à la féminité » (p. III) et il cite : « Pour la première fois j'ai été frappé de ce qu'il y a d'exquisement féminin dans votre travail intellectuel. Là où, irrité par les ambivalences éternelles, j'aimerais tout laisser dans un brouillamini, vous rangez, mettez en bon ordre et démontrez que de cette manière cela peut être agréable aussi » (lettre à Lou Andreas-Salomé du 9 mai 1931).

P. Mahony enchaîne sur une analyse de l'article « Das Unheimliche ». Il retrace l'oscillation de Freud entre les deux sens du mot heimlich-unheimlich, faisant le chemin inverse de sa première approche de ce terme — par un vécu personnel — vers des définitions du dictionnaire, pour, à la fin, retourner à cet événement. Il s'agissait de son errance dans un quartier mal famé dont il n'arrivait pas à sortir, ce qui peut être compris comme le retour à la mère. Une fois de plus, l'écriture reflète le concept, la manière d'exposer le sujet


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reflète le sujet lui-même, le rend familier et étrange à la fois, l'aborde d'une manière scientifique et d'une manière personnelle et intime. « Une telle intimité dans son écriture, qui était la deuxième nature de Freud, nous donne l'étrange sensation d'être bien arrivés chez nous » (p. 130).

La vie est faite de travail et d'amour, selon Freud. P. Mahony y ajoute le jeu (5e chap.). « L'écriture de Freud contient ces trois aspects : elle témoigne

de son amour pour la langue, de son travail sensible et son jeu avec

(P- 133). Ce que Mahony a démontré dans les chapitres précédents lui sert de preuve : l'attention à l'auditoire, l'approche d'un certain degré de certitude et les figures stylistiques et rhétoriques. P. Mahony revient sur la place importante que prend le chiasme dans l'oeuvre de Freud et il s'appuie tout particulièrement sur l'ouvrage de Laplanche : Vie et mort en psychanalyse. Les autres figures de style dont il parle longuement sont la métaphore et l'analogie. Il pense qu'un langage métaphorique, mieux qu'un langage trop abstrait ou trop neutre, permet plus facilement l'expression d'émotions et l'abord des sentiments du patient dans la situation analytique. Freud puise ses analogies dans beaucoup de domaines : jurisprudence, médecine, archéologie, physique, chimie (psycho-analyse, solution, agents), militaire (investissement, résistance, défense) ou encore de la promenade.

Les uns pensent que le style de Freud a pris comme modèle celui de Goethe, d'autres pensent que c'était celui de Lessing et Freud le confirme. Le style s'essaie à reproduire le processus de penser par récriture en élaborant la pensée au fur et à mesure, dans un va-et-vient perpétuel qui tente de reproduire les mouvements de la pensée — ce que Mahony appelle la « pensée pensante » ou le style progressif. Cela prend encore plus de valeur si on se souvient que Heinrich von Kleist était un des auteurs préférés de Freud, bien qu'il ne le cite que rarement. Kleist a écrit un essai intitulé : De la formation progressive des pensées eh parlant. « Pensée pensante ; progression ; mouvement en avant, progressif, évolutif ou se développant — ce sont des manières différentes pour décrire un des traits les plus significatifs du style de Freud, dont le mouvement est tout sauf ennuyeux et qui résulte de la vitalité et de la dynamique de l'instant. Mais ces processus de mentalisation sont liés au langage ; et si nous pouvons dire qu'il a été plongé dans la pensée en marche, il n'était pas moins plongé dans le langage en marche... La performance scientifique de Freud était essentiellement la re-mise en scène de ce qui a été préformé sur le plan linguistique » (p. 166).

Un détail, et pas le moindre : Freud écrit souvent dans le présent et il aboutit par là à un effet de dramatisation pour saisir le lecteur. Il n'écrit pas des histoires de maladies, mais des histoires de malades!

A maintes reprises Mahony évoque le problème de traduction et énumère les erreurs de la SE (p. 69, 70-71, 72, 157, 191-192). Mais l'erreur la plus grave me semble être le fait de traduire par le passé ce que Freud a écrit dans le présent (p. 100, 174-175), en particulier dans L'interprétation des rêves.

Le plaisir de trouver dans ce livre beaucoup d'idées, assemblées et articulées les unes avec les autres, qui sont éparpillées à des endroits difficilement accessibles, m'interdit de critiquer trop fortement les quelques imprécisions ou omissions de Mahony. Pour le lecteur allemand que je suis, le recours à la racine étymologique des mots allemands est trop rare, trop souvent négligé. Mais avant tout, c'est un livre pour des lecteurs anglophones ! Qu'il y ait des imprécisions sur quelques termes linguistiques importe peu, puisque Mahony montre Freud écrivain — ce qu'on oublie trop souvent.


« Freud as a writer » 1295

La mélodie dans les textes de Freud n'est pas seulement le résultat d'éléments linguistiques et rhétoriques. Elle est aussi la transcription de son profond respect pour ses malades, pour ses lecteurs, et elle me semble être finalement l'expression de sa reconnaissance du fait que « notre savoir est plein de lacunes ».

Lorsque, à la fin, Mahony tente d'expliquer la psychanalyse par l'abord linguistique, il tombe, à mon. avis, dans le piège de toute explication totalitaire : Freud était écrivain, mais pas exclusivement. La psychanalyse ne peut se réduire à l'aspect littéraire de l'oeuvre. Le livre de P. Mahony apporte une certaine compréhension, mais il ne peut prétendre donner la clé d'une compréhension exhaustive.

Un dernier mot à propos de l'image de Freud dessinée par P. Mahony : Freud a traduit à deux reprises les ouvrages de Charcot : en 1886 Les leçons sur les maladies du système nerveux, et en 1892-1894 Les leçons du mardi à la Salpêtrière. Les premières reproduisent le cours magistral de Charcot. Ce sont des leçons parfaites par leur forme et complètes au point de vue de l'enseignement, gardiennes de la tradition sereine des grands cours. Dans les deuxièmes par contre, Charcot « s'exposait à tous les aléas de l'examen, à toutes les fausses routes d'une première investigation, il se dépouillait de son autorité pour avouer à l'occasion que tel cas n'autorisait aucun diagnostic, que dans tel autre les apparences l'avaient trompé, et jamais il n'apparaissait plus grand à ses auditeurs que lorsqu'il s'était efforcé de réduire le fossé entre maître et élèves en rendant compte le plus fidèlement possible de ses démarches de pensée et en s'ouvrant au mieux de ses doutes et de ses scrupules » (GW, I, p. 29). Charcot a été un modèle pour Freud et, dans cette description du maître de la Salpêtrière, on peut facilement reconnaître le Pr Freud devant son auditoire, prononçant ses leçons pour l'Introduction à la psychanalyse. Peut-être reste-t-il encore bien des points à approfondir sur l'affinité et la ressemblance de ces deux hommes, sur le maître Charcot et son disciple Freud, lui-même devenu le père de la psychanalyse.

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1296 Rainer Harnisch

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Le Directeur de la Publication : Claude GIRARD.

Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 2 13 039521 x — ISSN n° 0035-2942 — Imp. n° 32 432

CPPAP n° 54219

Dépôt légal : Janvier 1987


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