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Titre : Revue française de psychanalyse : organe officiel de la Société psychanalytique de Paris

Auteur : Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte

Éditeur : G. Doin et Cie (Paris)

Éditeur : Presses universitaires de FrancePresses universitaires de France (Paris)

Date d'édition : 1989-09-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34349182w/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 73850

Description : 01 septembre 1989

Description : 1989/09/01 (T53,N5)-1989/10/31.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k54482875

Source : Bibliothèque Sigmund Freud, 8-T-1162

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/12/2008

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Revue Française de Psychanalyse


REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE

publiée avec le concours du CNL

Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale

DIRECTEUR

Claude Le Guen

DIRECTEURS ADJOINTS Gérard Bayle

Jean Cournut

RÉDACTEURS

Jacqueline Adamov Cléopâtre Athanassiou Jean-José Baranes Jean Bégoin Thierry Bokanowski Paul Denis

Monique Gibeault Claude Janin Ruth Menahem Jean-François Rabain Jacqueline Schaeffer Hélène Troisier

SECRÉTAIRE DE RÉDACTION Catherine Alicot

ADMINISTRATION

Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06.

ABONNEMENTS

Presses Universitaires de France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-del'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 60 77 82 05, télécopie (1) 60 79 20 45, CCP 1302 69 C Paris.

Abonnements annuels (1980) : six numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès des Psychanalystes de langue française :

France : 550MO F — Etranger : 700 F

Les manuscrits et la correspondance concernant la revue doivent être adressés à la

Revue française de Psychanalyse, 187. rue Saint-Jacques. 75006 Paris. Tél. (1) 4634 7436.

Les demandes en duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourront être admises que dans lst quinze jours qui suivront la réception du numéro suivant.


REVUE FRANÇAISE

DE PSYCHANALYSE

Bion

V

SEPTEMBRE-OCTOBRE 1989

TOME LIII

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN PARIS


Sommaire

Rédacteurs : Jean Bégoin et Monique Gibeault

BION

Jean Bégoin — Introduction, 1259

W. R. Bion — A propos d'une citation de Freud, 1263

Michel Fain — Lettre de Michel Fain à Jean Bégoin, 1271

Alberto Eiguer — Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique, 1277

Frank Julian Philips — Imitation et hallucination en psychanalyse, 1293

Cléopâtre Athanassiou — Les transformations dans l'hallucinose, 1301

Mireille Fognini — Destins des émotions dans le mythe de Babel, 1321

Régine Prat — Le dialogue des émotions, 1345

Simon-Daniel Kipman — Bion, citoyen psychiatre, 1373

Frances Tustin — Le cheminement d'un pèlerin d'aujourd'hui : souvenirs de mon

analyse avec le Dr Bion, 1377 Albert A. Mason — Le voyage californien de Bion, 1383

MAGAZINE

Elisabeth About, Suzanne Deffin, Christine Mas et Linda Morisseau — Lire Bion, 1399 Didier Anzieu — Beckett et Bion, 1405

Point clinique

Donald Meltzer — L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques, 1417

Point théorique

Alain Fine — Fluctuat nec mergitur : les trois recommandations de Bion de l'universalisable à la part mystique et sacrée, 1431

Point technique

W. R. Bion — Notes sur la mémoire et le désir, 1449

Haydée Faimberg — Sans mémoire et sans désir : à qui s'adressait Bion?, 1453

Chronique des " OEuvres complètes » de Freud

Une lettre de Jean-Paul Valabrega à Jean Laplanche, 1463

Dans le monde

Vahan Yeghicheyan — Une action en Arménie, 1465

Annonces, 1467


Introduction Jean BÉGOIN

Qu'en est-il, dix ans après sa mort, de la trace laissée dans le mouvement psychanalytique par la personne et l'oeuvre de Bion? Il eut de nombreux « élèves » directs, analysants et supervisés, tant à Londres où se déroula la plus grande partie de sa carrière qu'à Los Angeles où, à la surprise générale, il décida d'aller la terminer. Mais il est clair que son influence s'est aujourd'hui étendue bien au-delà du « groupe kleinien », elle touche l'ensemble du mouvement analytique, bien que sans doute de façon très variable. Certains analystes se sentent très allergiques à son mode de pensée et le contestent plus ou moins totalement. Comme l'écrit F. Tustin dans le texte qu'elle a consacré au souvenir de son analyse personnelle avec Bion, celui-ci n'était pas homme à éveiller des sentiments modérés, « il dérangeait ». Dans le tome 3 de son Développement kleinien consacré à « La signification clinique de l'oeuvre de Bion », D. Meltzer évoque avec beaucoup d'humour trois des formes éventuelles de résistance à cette oeuvre (la tourner en ridicule, en annuler l'aspect novateur ou encore tenter de la récupérer au profit de l' establishment analytique), résistances que chacun de nous peut, peu ou prou, développer en soi, en réaction aux efforts exceptionnels qu'exige Bion de son lecteur. Est-il possible aujourd'hui de mesurer le saut, la rupture, peut-être le « changement catastrophique », pour reprendre l'un de ses concepts, qu'une telle oeuvre installe au sein du mouvement psychanalytique?

Si ces questions se trouvaient bien à l'arrière-plan de nos pensées en travaillant à la préparation de ce numéro, nous savions aussi que nous ne pouvions, bien entendu, y apporter que des éléments de réponse très partiels et provisoires. A tout seigneur tout honneur, nous avons tenu à commencer ce numéro par un article de Bion inédit en français. Notre choix s'est porté sur la communication orale qu'il avait faite à un Colloque international sur les états borderline, auquel avaient participé des collègues de notre Société, et où Bion a introduit le concept de « turbulence » de l'inconscient. Nous avons voulu ainsi rappeler à la fois le penseur et l'homme, avec sa manière inimitable, pouvant être en même temps provocante, généreuse et pleine d'humour,

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de poser les problèmes. Nous ne savions pas alors qu'A. Mason, l'un de ses élèves anglais qui l'accompagna à Los Angeles et à qui nous avions demandé de nous parler du Bion californien, allait citer cette conférence dans son article, où il retrace avec humour les péripéties qui ont marqué la résistance de certains analystes américains à l'introduction de Bion et de ses idées sur leur continent.

En France, notre Revue a déjà publié (1987, n° 5) les textes d'un Colloque de notre Société consacré au concept bionien de « capacité de rêverie de la mère ». Dans ce numéro-ci, R. Prat illustre l'intérêt de la théorie de la pensée de Bion pour la compréhension de la nature des interactions précoces entre la mère et le bébé. Dans une lettre, Michel Fain nous donne les grandes lignes de sa position. A. Eiguer dégage une évolution de la théorie analytique, liée en grande partie au mouvement déclenché par l'oeuvre de Bion, et qui remet en question la notion de causalité psychique. Les articles de C. Athanassiou et de M. Fognini nous entraînent aux sources de la pensée et du langage, en s'appuyant sur les conceptions de Bion sur les conditions permettant la naissance de la pensée, conceptions qu'il a élaborées à partir de la psychanalyse des états psychotiques.

C'est muni des outils conceptuels et techniques élaborés par M. Klein, en particulier ses concepts d'identification projective, de position schizo-paranoïde et de position dépressive, que Bion avait entrepris son exploration analytique du monde de la schizophrénie. L'étude des troubles de la pensée dans la psychose l'amena à élaborer la plus hardie de ses « conjectures imaginatives » : comment on pouvait tenter de comprendre et se représenter la genèse de la pensée. Ce faisant, Bion introduisait une révolution dans la théorie analytique : en décrivant la façon « normale », ou « réaliste » comme il le dit, dont est utilisé pour le développement de la pensée le mécanisme de l'identification projective étudié sous ses aspects pathologiques par M. Klein, Bion a réintroduit le rôle de la réalité extérieure et de la réalité de l'objet dans le développement. Ce rôle avait été l'objet d'un certain tabou de la part des analystes depuis l'abandon par Freud de sa théorie de la séduction en faveur du concept de fantasme inconscient. Certains auteurs, comme Ferenczi et, plus récemment, Winnicott avec ses concepts de « holding » et de « mère suffisamment bonne », avaient déjà assigné à l'environnement un rôle décisif. Mais Bion a montré la nature de l'interaction mèreenfant permettant le développement psychique et nous commençons tout juste à entrevoir les répercussions considérables que cette nouvelle « révolution psychanalytique » est susceptible d'avoir pour la théorie analytique de l'homme.

Pour saisir l'étendue des problèmes en cause, il faut penser la nature et le rôle des premières identifications dans l'établissement du noyau du sentiment de sécurité et d'identité sans lequel aucun développement psychique n'est possible, celui-ci se faisant à travers l'assimilation symbolique de l'expérience relationnelle. Lorsque l'identité de base n'est pas assurée, le développement de la symbolisation est entravé : à sa place, peuvent proliférer ce que Bion a nommé les « transformations dans l'hal-


Introduction — 1261

lucinose », qui créent un monde narcissique auto-engendré et qui peuvent oblitérer plus ou moins totalement la relation avec le monde réel des relations d'objet. Le monde ainsi auto-engendré constitue une défense contre une douleur psychique intolérable, la « terreur sans nom ».

Le problème de la douleur ou de la souffrance psychique est donc le problème central, et il le demeure à tous les niveaux du déve oppement. Bion pense qu'il existe dans toute personnalité un noyau psychotique. C'est sans doute vrai, mais je préfère dire qu'il existe, au coeur de toute personne, un noyau plus ou moins secret de désespoir. Comme l'écrit Michel Schneider, dans son beau livre sur Schumann, La tombée du jour1 : « Nous avons tous, enclose au profond de nous-mêmes, une douleur à laquelle nous n'avons plus accès... La douleur est une souffrance qui n'a pas trouvé quelqu'un pour la vivre. C'est le mal qu'aucun moi ne peut considérer ou penser, le mal sans nom, sans visage, le mal de personne. » Chez les patients psychotiques et borderline, existe une terreur latente et les « parties névrotiques » de la personnalité, selon la terminologie de Bion, doivent constamment ménager la « partie psychotique » qui exerce une véritable tyrannie sur elles. La pathologie mentale résulte finalement de la tyrannie exercée par la partie psychotique de la personnalité, qui exprime ellemême la violence des défenses contre la douleur impensable car le « tyran » est idéalisé comme possédant une sorte de perfection d'omnipotence et d'omniscience, défense contre le danger de perte totale du sentiment d'exister, d'être. Cela constitue un changement radical de perspective qui place, à la source de la pathologie mentale, une défaillance traumatique des premières relations objectales entravant la naissance de la vie psychique elle-même, plutôt que l'existence innée d'une pulsion de mort. L'article de C. Athanassiou illustre l'existence de ce tyran chez un enfant souffrant d'incapacité de penser; tandis que celui de D. Meltzer rattache le tyran au niveau protomental de la psyché, régi par les Hypothèses de Base décrites par Bion dans le fonctionnement groupai, et lui permet d'avancer une théorie nouvelle des phénomènes psychosomatiques à propos d'une patiente que la survenue d'un cancer du sein amena en analyse. Du moins, D. Meltzer avance-t-il cette théorie jusqu'à un certain point à partir duquel il semble reculer soudain devant la violence de la nouveauté des perspectives qu'il venait d'ouvrir.

F. Philips, l'un des plus proches élèves et ami personnel de Bion, installé au Brésil à São Paulo, propose une définition de l'expérience analytique basée sur la différenciation entre le sensoriel (basé sur l'identification projective) et le non-sensoriel (la pensée proprement dite), et sur le rôle illusoire mais vital de l'hallucination. Selon F. Philips, la recommandation faite par Bion, de travailler sans mémoire ni désir, permet à l'inconnu du lien non sensoriel d'apparaître et de produire la croissance mentale. Est-ce là une rupture avec l'attitude traditionnelle d'écoute de l'analyste,

1. Editions du Seuil, 1989.


1262 — Jean Bégoin

ou bien un approfondissement de celle-ci? Les brèves et inhabituellement claires notes techniques de Bion sur la mémoire et le désir introduisent aux articles d'A. Fine et de H. Faimberg sur cette question.

S. D. Kipman, qui a connu Bion et a récemment organisé avec l'Association française de Psychiatrie un hommage à sa mémoire, nous rappelle la figure de Bion psychiatre. Un petit groupe d'étudiantes travaillant sur l'oeuvre de Bion nous a confié un récit poétique de son expérience. Didier Anzieu nous a autorisés à republier une étude saisissante sur les liens, peu connus, entre Bion et Beckett, dans laquelle il émet des hypothèses subtiles et hardies sur les interactions qui ont pu influencer réciproquement leurs oeuvres.

Beaucoup d'autres questions auraient pu être posées dans ce numéro de la Revue consacré à Bion. Tel qu'il est, nous espérons qu'il peut constituer, plus encore qu'un hommage ou un témoignage, un outil de travail utile.

Jean Bégoin

80, rue Taibout

75009 Paris


A propos d'une citation de Freud 1 Wilfred R. BION 2

J'aimerais commencer en vous rappelant une citation extraite de Inhibition symptôme et angoisse de Freud : « Il y a beaucoup plus de continuité entre la vie intrautérine et la toute petite enfance que l'impressionnante césure de l'acte de la naissance ne nous donnerait à croire » (1926, p. 138). J'espère qu'il s'avérera aussi qu'il y a beaucoup plus de continuité entre le Dr Mahler et moi-même du fait de l'intervention de cette impressionnante césure du Colloque.

« La réponse est le malheur de la question. » C'est au Dr André Green que je dois cette citation, mais je ne lui dois pas ma prononciation. Celle-là est ma propre contribution originale.

Je voudrais maintenant parler de la citation de Freud. Je ne sais pas si je l'interprète mal, mais je pense que ce n'est pas inapproprié qu'il dise cette « césure impressionnante... nous donnerait à croire », comme si c'était la césure qui nous gouvernait. Cela me rappelle l'ancienne description homérique dont on retire l'impression que le « phrenes » (le diaphragme) est réellement l'origine des pensées et des idées humaines. C'est une conclusion scientifique très raisonnable, car il est manifeste que, lorsque les gens s'expriment, ils font « uh-hu, uh-hu, uh-hu » — avec leur diaphragme qui monte et qui descend. Qu'y aurait-il de plus sensible que ce que le « phrenes » nous donne à croire, quoi que ce puisse être? Je crois que c'est Démocrite d'Abdère qui décida que cette masse extraordinaire de substance localisée dans nos têtes avait quelque chose à voir avec l'activité de pensée (thinking) — mais en attendant, c'est le diaphragme la chose importante; la césure est la chose importante; c'est-à-dire la source de l'activité de pensée.

1. Publié en anglais dans Borderline personality disorders, éd. P. Hartocollis, New York, Int. Univ. Press, 1977.

2. Note de l'éditeur américain : Lorsque le Dr Bion arriva à Topeka pour le Colloque sur les états borderline (1976), il me confia qu'il préférait ne pas lire son manuscrit, mais qu'il l'utiliserait plutôt comme arriére-plan pour ce qu'il pourrait avoir envie de dire quand ce serait son tour de s'adresser à l'assistance. Ceci est une transcription presque littérale de son intervention.

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1264 — Wilfred R. Bion

Picasso a fait quelque chose de semblable. Il a peint un tableau sur une surface de verre et on pouvait voir un tableau peint sur un côté du verre, et si on regardait de l'autre côté, un tableau y était peint également. Je veux maintenant suggérer que l'on peut dire la même chose de la césure. Tout dépend dans quel sens vous la regardez, dans quel sens vous voyagez : troubles psychosomatiques ou soma-psychotiques — faites votre choix. On doit pouvoir reconnaître qu'il s'agit du même tableau, que vous le regardiez depuis la position psychosomatique, ou que vous le regardiez depuis la position soma-psychotique.

Je souhaite maintenant que vous vous joigniez à moi pour essayer de parvenir aux mêmes profondeurs d'ignorance que celles auxquelles j'ai réussi à parvenir, que vous reveniez à une d sposition d'esprit qui soit, le plus possible, dénuée de préconceptions, de théories et ainsi de suite. Ce que je demande est vraiment de l'ordre d'une prouesse mentale acrobatique; je m'en rends bien compte. Il n'est pas facile pour des gens versés en anatomie, physiologie, psychanalyse et psychiatrie d'en revenir, pour ainsi dire, à un état d'ignorance primaire.

Je veux dire quelque chose qui résonne exactement comme quelque chose que l'on dit pour le plaisir de le dire; et peut-être est-ce le cas, je ne sais pas; « Sacré con. Sacré vagin » (Bloody cunt. Bloody vagina). La première expression fait partie, me semble-t-il, d'un langage universel. Elle n'est pas sexuelle; elle n'est pas physiologique ou anatomique, ni médicale. C'est quelque chose de tout à fait différent. La seconde, pourtant, Bloody vagina, pourrait évoquer cette sorte de chose dont parlent les médecins, par exemple les obstétriciens ou les gynécologues. Qu'en est-il de la première expression? Je ne vais pas essayer de fournir la réponse, non pas que je souhaite que le remède soit l'ignorance, mais pour le moment, en tout cas, je traiterai la réponse comme une sorte de maladie de la question. Ce que je veux, en réalité, c'est discuter ou attirer l'attention sur les sons — bloody cunt. Comme je le disais, cunt (con) n'est pas un terme anatomique ou physiologique. Ce que c'est, je ne le sais pas. En fait, je laisse la question ouverte devant vous, car si vous vous penchez sur cette question, vous pourrez découvrir ce qu'est ce langage très primitif et archaïque. Bloody (sanglant, sacré) n'a pas grand-chose à voir avec les cellules blanches, les cellules rouges ou autres. C'est, en fait, une manière abrégée d'évoquer ou d'utiliser l'expression by Our Lady (par Notre Dame). C'est donc vraiment une partie ou une parcelle de ce à quoi, en termes plus sophistiqués, nous pensons comme sacré.

C'est donc très curieux — ce « con », et la connotation sacrée qui s'y trouve mêlée. Je pense que l'aspect sacré de l'expression doit probablement être plus significatif pour des gens familiarisés avec la religion catholique romaine. Mais je pense que l'on pourrait retrouver cet élément sacré sans qu'il s'agisse nécessairement d'une version chrétienne. Ceci est seulement en manière d'introduction; seulement pour attirer l'attention sur les sons concrets de « sacré con » et quelles qu'en soient les contreparties. Je ne sais, par exemple, dans quelle mesure cette


A propos d'une citation de Freud — 1265

expression pourrait être traduite ou reconnue, disons, en chinois ou en russe. Il semble y avoir une certaine différence que les Chinois, en tout cas, peuvent détecter par la différence spécifique des mouvements musculaires de la face, qui n'est pas la même, selon leur observation, chez les Russes et chez eux. L'avantage d'un Colloque de ce genre est de rassembler une si grande diversité d'expériences sur de tels sujets.

Ce qui est étrange dans ce langage, si on lui donne ce nom, c'est qu'il semble posséder une qualité archaïque. Or cette qualité archaïque nourrit les aspects les plus intellectuels et les moins vivants de l'activité de pensée spécifique de chacun. Sans qu'elle apparaisse en un point où l'on pourrait la verbaliser, elle la nourrit néanmoins. Par exemple, quelqu'un qui est très en colère contre quelqu'un d'autre pourrait trouver que l'expression intellectuelle de sa colère est nourrie par ces facteurs archaïques qu'il ne peut pas exprimer, mais qui rendent l'expression de sa colère beaucoup plus vivante s'il traite l'autre de « sacré con ». Cela provoquera presque à coup sûr beaucoup de remous (turmoil) de toutes sortes.

A ce point, je veux revenir à cette idée de remous 1.

Dans ses carnets, Léonard a fait un grand nombre de dessins d'eau et de chevelure. Il me semble que c'est une description artistique de ces mêmes remous. Lorsque nous nous dispersons vers la solitude de nos cabinets de consultation respectifs, nos bureaux ou autres, je suggère que ce qu'on y trouve ce sont des remous. Ils peuvent apparaître sous une forme révélée par la verbalisation. Ils peuvent aussi apparaître sous une forme qu'il serait plus adéquat d'appeler phase de latence. On rapporte que Palinure — je crois que c'est à la fin du cinquième livre de l' Enéide — répond à Somnus qu'il doit penser qu'il est très inexpérimenté s'il s'égare en conduisant sa flotte sur la surface calme et magnifique de la Méditerranée. C'est, certes, quelque chose que nous ne pouvons pas oublier mais je ne pense pas que nous devions nous laisser égarer par cela, par ce calme superficiel et magnifique qui règne dans nos divers cabinets de consultation et institutions.

Un jeune enfant de ma connaissance, une petite fille de cinq ou six ans, était allongée par terre, étudiant un gros volume, onzième édition de l'Encyclopaedia Britannica. Entre alors une de ces personnes que nous appelons adulte et qui dit : « Oh, Marie; comme tu as grandi! » Je suis sûr que nous avons tous souffert de ce genre de commentaire. Marie se lève, montre le livre, elle indique une

1. Le sujet de la communication écrite de Bion à ce Colloque sur les états borderline était : Emotional turbulence (Turbulence émotionnelle), qu'il considère comme le contenu latent de la psyché. Il la définit ainsi : « Nous sommes tous familiers avec le terme de latence. Je vais temporairement oublier son utilisation habituelle, car il est plus facile de se centrer sur la latence que sur ce qui est latent. Je trouve utile de considérer que, dans la latence, ce qui est latent est la turbulence émotionnelle... Dans les périodes où la turbulence devient très grande, elle est dramatique — comme à la naissance, à la mort, à l'adolescence ou au début de la sénescence. » Dans son texte écrit, il utilise tantôt le terme de « turbulence », tantôt celui de turmoil (tumulte, remous). Les deux textes, le texte écrit et le texte oral, sont publiés dans le livre Borderline personnality disorders, édité par P. Hartocollis, New York, Int. Univers. Press, 1977. N.D.L.R.)


1266 — Wilfred R. Bion

illustration de l'ovule et dit : « Il me semble bien que oui. » Cela peut se produire de bien des manières. Nous venons d'en entendre évoquer une dans la communication de Chiland et Lebovici : l'enfant qui cabosse le chapeau et se le met sur la tête. Je ne pense pas qu'il nous faille un langage très sophistiqué pour comprendre ce que cela veut dire. Un autre enfant, un bébé qui était né de manière apparemment tout à fait satisfaisante, criait et hurlait à la naissance et on ne pouvait le calmer. Plus la mère apaisait l'enfant, plus celui-ci hurlait. Il devint impossible à la mère de dormir à cause de ce hurleur apparemment infatigable. Ce que je veux suggérer, c'est qu'il s'agissait d'un événement très tardif dans cette histoire, caché seulement à cause de l' « impressionnante césure de la naissance ».

J'aimerais maintenant me livrer à quelques fictions scientifiques. Je ne veux pas dire par là que je ne prends pas le problème au sérieux, mais je sais que je ne serai jamais nulle part plus proche d'une formulation scientifique. Il me semble que la relation entre le protoplasme germinal et son environnement opère dès un stade très précoce. Je ne vois pas pourquoi cela ne devrait pas laisser quelque espèce de trace, même après l' « impressionnante césure de la naissance ». Après tout, si les anatomistes peuvent dire qu'ils détectent une queue vestigiale, si les chirurgiens de même peuvent dire qu'ils détectent des tumeurs qui dérivent réellement de la fente brachiale, alors pourquoi ne devrait-il pas y avoir ce que nous pourrions appeler des vestiges mentaux ou des éléments archaïques qui opèrent d'une manière alarmante et perturbante en brisant la surface calme et magnifique de ce que nous imaginons habituellement comme correspondant au comportement rationnel et sain?

Je ne crois pas que nous ayons jamais aucune chance de savoir, à proprement parler, ce que pense un foetus; mais, pour poursuivre ma fiction scientifique, j'émets l'idée qu'il n'y a pas de raison pour qu'il ne ressente pas quelque chose (why it shouldn't feel). En fait, je pense qu'il serait tout à fait utile de considérer que nous pouvons plus aisément visualiser ou imaginer certains stades de peur, de peur intense, si l'on y pense comme à une peur thalamique, ou comme à une sorte de manifestation glandulaire, telle que quelque chose ayant à voir avec les surrénales ou avec ce qui s'avérera ultérieurement constituer les structures génitales. Bien sûr, vous pouvez envisager cela comme vous le voulez, par exemple comme des traces mnésiques, mais ces mêmes traces mnésiques peuvent aussi être considérées comme une ombre que le futur projette en avant (casts before). Je pourrais dire que cette réunion elle-même peut être considérée comme une expression, comme une révision de l'expérience et de la connaissance que nous avons réussi à amasser tout au long de notre vie. Mais elle peut aussi être considérée comme montrant l'ombre d'un futur que nous ne connaissons pas plus que nous ne connaissons le passé, une ombre qu'il jette ou projette en avant. La césure qui nous donnerait à croire, le futur qui nous donnerait à croire, ou le passé qui nous


A propos d'une citation de Freud — 1267

donnerait à croire, selon la direction dans laquelle vous voyagez et selon ce que vous voyez. Or, il me semble que certains développements prématurés et précoces sont trop prématurés et trop précoces pour être tolérables. Par conséquent, le foetus, le ça, s'il existe une telle chose, fait de son mieux pour rompre cette connexion.

A un stade ultérieur, le patient peut s'enfermer. C'est ce que fit un homme d'une trentaine d'années qui tira les rideaux de sa chambre et s'isola aussi profondément qu'il le put de l'univers dans lequel il se trouvait. Le patient récusait cet univers et au début il me récusait suffisamment pour amener aux séances son revolver Smith et Wesson 450, qu'il disposait ostensiblement à côté de lui afin d'avoir à sa disposition le moyen de stopper l'interprétation. Heureusement ou malheureusement, comme j'avais été instructeur en armes légères, j'accordai une grande attention à ce Smith et Wesson. Cela distrayait légèrement mon attention de ce que disait le patient, et je pense que, de son côté, le patient était dispensé d'avoir à accorder trop d'attention à ce que je disais.

Un autre de mes patients était extrêmement sensible à la vue, intolérablement sensible; si sensible qu'il lui était difficile de porter les vêtement les plus courants à cause de leurs couleurs. Un autre patient ne pouvait supporter d'écouter le Philharmonic Orchestra à une époque où c'était vraiment l'un des meilleurs orchestres, parce que, selon lui, le clarinettiste était trop aigu. Je ne pourrais pas dire une chose pareille mais je puis croire que lui le pouvait; le problème devenait alors comment éliminer cela. Je pense qu'un patient de ce genre est très souvent intelligent, parfois même sage. Je me souviens d'un pauvre diable qui avait commis un meurtre, mais il avait bénéficié d'une remise de peine car on avait découvert qu'il n'avait qu'une très faible intelligence. Malheureusement pour lui, à l'époque où il vint me voir, son intelligence n'était pas assez faible pour être inférieure à celle requise par le British Western Command, qui voulait absolument le punir s'il ne prenait pas soin de son fusil et ne l'apportait pas à la revue. Il me dit : « Monsieur, je ne suis pas fait pour porter des armes. On m'a laissé sortir de prison parce qu'ils ont dit que je pourrais être libre si je servais mon pays. » C'est très difficile à faire, très difficile, surtout si le pays insiste à lui donner une arme mortelle qu'il se sait incapable de manier.

Bien entendu, on ne peut pas vraiment dire la même chose au sujet d'un foetus mais, pour poursuivre ma science-fiction, je peux imaginer une situation où, vivant dans un environnement de fluide amniotique, pour ainsi dire, on peut être extrêmement sensible à certaines longueurs d'ondes, à certaines oscillations dans l'eau. Il serait inutile d'interroger quelqu'un là-dessus, de lui demander : « Quand êtes-vous né? » La réponse que vous obtiendriez serait celle fournie par l'obstétricien ou le gynécologue, telle ou telle date. Mais ce que l'on veut vraiment savoir c'est : quand votre caractère ou votre personnalité sont-ils nés? Permettezmoi de l'exprimer ainsi : quand vos orifices auditifs ou optiques sont-ils devenus


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fonctionnels? Les variations de pression du fluide pourraient bien avoir le même effet que la pression des globes oculaires. On pourrait voir de la lumière qui pourrait être intolérablement brillante. On pourrait entendre des sons qui pourraient être intolérablement forts. En somme, un foetus à terme est-il un caractère et une personnalité, ou pas? Quand ce caractère ou cette personnalité sont-ils nés? Et quand ce caractère ou cette personnalité oublient-t-ils, se débarassent-t-ils, se passent-ils de tout ce qu'il a amassé durant le cours de son existence en milieu liquide? Or, dans ce milieu liquide, il semble possible, pour certains animaux en tout cas, de parvenir à une sorte de perception à longue distance en étant capables de sentir les odeurs. Les squales s'assemblent autour d'un morceau de matière en décomposition, ils peuvent le sentir; même chose pour le maquereau.

Un changement impressionnant apparaît lorsque ce même animal, ce foetus, passe dans un milieu gazeux. Ce n'est pas un milieu liquide, mais il est fluide Par conséquent, vous avez encore une fois ces oscillations, ces sensations d'ondes et ainsi de suite, et vous pouvez y contribuer. Il me faut emprunter ce genre de langage car je ne sais lequel utiliser quand je parle de l'esprit (mind) — si nous croyons qu'il existe une telle chose et qu'elle n'est pas simplement un système élaboré de théories bouche-trous nous permettant de combler l'espace occupé par notre ignorance. Mais je ne vois certainement pas pourquoi la sensibilité la plus primitive ne pourrait pas se transmettre. Disons que le foetus pourrait être un être tout à fait bien portant et sain et avoir cependant été soumis à des pressions communiquées longtemps avant qu'il n'existe ce que nous pensons être une personnalité, et longtemps après.

Lorsque j'étais étudiant, dans l'avant-cour de l'hôpital où je travaillais, un petit chat noir avait l'habitude d'apparaître à heures fixes, de faire ses besoins, de les recouvrir proprement et de s'en aller. On le connaissait sous le nom de Melanie Klein — Melanie, car il était noir; Klein, car il était petit; et Melanie Klein, car il n'avait pas d'inhibitions. J'ai l'impression qu'en somme ceci se répète à tous les niveaux du progrès en hélice de l'esprit humain, idée que j'emprunte à la distribution moléculaire de la molécule d'ADN. On revient aux mêmes choses mais à un niveau quelque peu différent. A mon avis, ce que nous essayons de faire, c'est de revenir sur les différents niveaux, mais sans perdre la contribution vitale apportée par ces archaïsmes.

Traduit de l'anglais par Claude Vincent, Josiane Vincent-Chambrier et Jean Bégoin


A propos d'une citation de Freud — 1269

RÉFÉRENCE

Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Standard Edition, 20, 87-156, London, Hogarth Press, 1962.

RÉSUMÉS

Dans ce texte qui est celui de sa communication orale au Colloque sur les états Borderline, Topeka, 1976, Bion développe sous une forme plus directe le thème de sa communication écrite : « Emotional Turbulence ». Il insiste sur l'apparence de discontinuité introduite dans la vie par l' « impressionnante césure de la naissance », selon l'expression de Freud, et sur la contribution vitale des éléments archaïques de la personnalité, en particulier sur le rôle pathogène extrêmement précoce que peuvent jouer des excitations intolérablement fortes.

Mots clés : Archaïque. Césure de la naissance. Foetus. Rendus. Turbulence.

In the conference he gave at the Topeka Symposium on Borderline Personalities (1976), Bion elaborates upon the theme of his article « Emotional Turbulence ». He emphasizes the apparent discontinuity which the « upsetting caesura of birth » — according to Freud's expression — introduces into life, and the vital contribution of archaic elements of the personality, especially the extremely precocious and pathological role played by intolerably strong excitations.

Key-words : Archaic. Caesura of birth. Foetus. Stir. Turbulence.

In diesem Text, mündlicher Vortrag auf dem Kongress über Borderline-Patienten, Topeka, 1976, entwickelt Bion in einer direkteren Form das Thema seiner schriftlichen Arbeit : « Emotional Turbulence ». Er unterstreicht sowohl den Schein einer Diskontinuität, welche die « eindrucksvolle Zäsur der Geburt » (nach Freud) im Leben einführt als auch den lebenswichtigen Beitrag der archaischen Elemente der Persönlichkeit, vor allem die sehr frühe pathogene Rolle der unerträglich grossen Reize.

Schlüsselworte : Archaisch. Zäsur der Geburt. Fötus. Wirbel. Turbulenz.


1270 — Wilfred R. Bion

En este texto, que es el de su conferencia en el Coloquio sobre los Estados Limites, Topeka, 1976, Bion desarrolla de una manera mas directa el tema de su articulo « Emotional Turbulence ». Insiste en la apariencia de discontinuidad introducida en la vida por la « impresionante cesura del nacimiento » segun la expresion de Freud, y en la contribucion vital de los elementos arcaicos de la personalidad, particularmente en el rol patogeno extremadamente precoz que pueden jugar unas excitaciones intolerablemente fuertes.

Palabras claves : Arcaico. Cesura del nacimiento. Feto. Agitation. Turbulencia.


Lettre de Michel Fain à Jean Bégoin

Michel FAIN

Paris, 14 juin 1989 Mon cher Jean,

A la réception de la lettre de Jean Cournut me demandant d'écrire quelques commentaires critiques sur les idées de Bion, je me suis trouvé embarrassé.

S'il m'est coutumier au cours de conversations amicales entre collègues de me laisser aller à des attitudes polémiques, c'est avant tout pour satisfaire le principe de plaisir au détriment du sérieux qu'impose la réalité. Il n'en est pas de même dans l'écrit. D'ailleurs, cette polémique vise davantage l'utilisation de conceptions à des fins tyranniques que lesdites conceptions elles-mêmes.

Il me semble, à tort ou à raison, n'avoir jamais écrit un article critique, dans la mesure où il est admis que la discussion des idées est le prolongement souhaitable de ces idées. Il est vrai qu'ayant lu et cherché à comprendre une part importante de l'oeuvre de Bion, je ne l'ai pas fortement investie (je me souviens avoir traduit pour mon usage personnel ses théories sur le fonctionnement mental, en raison de l'intérêt que je porte à ce sujet). Ne l'ayant pas suffisamment investie, il ne me reste en mémoire que des éléments parcellaires dont la tendance que j'aurais à les réunir me conduit à les déformer.

Par contre, votre lettre m'a amené à me demander si ces idées de Bion, si aisément critiquées dans des discussions, et mises en quelque sorte en latence, n'auraient pas aidé l'édification de certaines de mes hypothèses. A peine la question posée, la réponse s'imposa. Constamment, Bion se réfère à la rencontre de deux éléments, les fonctions alpha et bêta, la préconception transformée par une expérience spécifique en conception, ou encore la confrontation de l'enfant avec la capacité de rêverie de la mère; la rencontre la plus complexe, celle qui nous intéresse le plus, restant la notion que la conceptualisation provient d'un avatar de la conception, la préconception appelée à une nouvelle destinée lors du manque de l'expérience qui avait amené à la conception.

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1272 — Michel Fain

Or, les hypothèses que j'ai pu faire envisagent toujours une rencontre. C'est ainsi — et là, il y a peut-être une attitude polémique dirigée contre les idées génétiques — que j'ai décrit le nouveau-né comme un individu complet d'emblée, si l'on admet que toutes ses potentialités sont mises en gérance (terme introduit par P. Marty) dans l'environnement sociofamilial. En gérance signifie que cet enfant est propriétaire de ses potentialités ainsi réparties et qu'il devrait être remboursé le moment venu. Bien sûr, ce remboursement ne se fera jamais complètement et jouera un rôle en tant que créance maintenue. Dans cette perspective, toujours selon mon hypothèse, la mère, inséparable du cadre familial, a un rôle de premier plan en tant que médiatrice entre l'enfant et tous les lieux où sont déposées les futures potentialités de cet enfant; ce qui permet, au besoin, aux gérants, par l'intermédiaire maternel, d'avoir un accès à l'enfant, accès dans le sens d'une potentialité d'action. Par exemple, une mère peut savoir qu'existent des psychanalystes aptes au besoin à l'aider, sans qu'il soit nécessaire qu'elle sache comment. Combien peut être différente la destinée d'un enfant selon qu'il est conduit, si les difficultés apparaissent dans son développement, chez le Pr Debray-Ritzen ou chez un psychanalyste compétent. Remarquons au passage le gérant privilégié qu'est potentiellement un psychanalyste d'enfants bien formé. Pratiquement, il détient des biens remboursables aux enfants qu'on lui amène.

Voilà pourquoi je trouve que la notion de capacité de rêverie de la mère est largement insuffisante, même si l'on considère que le terme « mère » (et non pas femme) localise sa rêverie sur le destin de ses enfants. La mère, « inquiète messagère de la menace de castration » selon la locution de Freud, paraît contenir plus de possibilités. Pour un psychanalyste d'enfants, il est bien entendu que « bien formé » implique une grande capacité de rêverie mais aussi une aptitude à échapper aux pièges de la régression formelle. Gérer un bien qui appartient à un autre exige de la compétence. Au-delà de cette discussion, il m'apparaît que ces hypothèses sont proches de l'idée d'identifications projectives normales et qu'une métapsychologie qui, à première vue, se différencie radicalement d'une métapsychologie freudienne, au moins du point de vue topique, s'en rapproche à la réflexion.

C'était bien à ce propos qu'eut lieu avec Florence (Un dialogue entre Michel Fain et Florence Bégoin-Guignard : Identification hystérique et identification projective, Rev. franç, de Psychanal., L'identification, 2/1984) une discussion sur le rôle de l'identification projective dans l'hystérie, discussion partant d'un article que tu avais écrit (J. Bégoin, Contre-transfert et perte d'objet, in Le psychanalyste et son patient, Ed. Privat, 1983) dans lequel notamment tu soulignais le rôle du refoulement dans la nature de cette identification hystérique. Je n'étais pas d'accord. Pour moi, il ne s'agissait que d'une variété du « mensonge hystérique ». L'objet accusé de tentative de séduction, voire de séduction réussie, en dépit d'une élaboration secondaire serrée ne parvenait pas à convaincre l'hystérique lui-même.


Lettre de Michel Fain à Jean Bégoin — 1273

Ce dernier percevait qu'il ne s'agissait que de son fantasme topiquement situé au sein de son appareil mental. Je n'ai pas changé d'avis sur ce point. Cependant, mon attention a été sollicitée par le mode particulier de l'organisation du discours hystérique tel qu'il se manifeste au cours de la névrose de transfert et par mes réactions à ce propos. La dramatisation du discours obéit quant à sa constitution aux mécanismes de la formation du rêve, obéissance niée par l'élaboration secondaire qui, au contraire, s'appuie sur des règles vigiles. Autrement dit, le but identique de ce discours et du rêve, trouver une satisfaction déplacée du désir afin de ne pas troubler un état de repos nécessaire, en l'occurrence un lien narcissique particulier unissant l'analysant et l'analyste, revient à ne pas réveiller le psychanalyste. Pourtant ce drame fait du bruit, cela n'empêche pas que, tout comme de longues narrations de rêve, l'audition répétée de ce type de discours me donne envie de dormir. N'est-ce pas en vérité le sens de l'indifférence du spectateur devant la nudité du rêveur? Il y a là identification projective.

La pensée et son appareil pour la produire, conçus comme un avatar d'une conception retournant à l'état de préconception par défaut de l'expérience qui la constituait, organise une théorie qui ouvre sur de fructueuses discussions. Au-delà des problèmes philosophiques qu'elle soulève (Kant, La dialectique), ne permet-elle pas la reprise de la discussion engagée dans Inhibition, symptôme et angoisse sur l'angoisse?

Dans le texte de Bion, le « non-sein » n'existe, me semble-t-il, que dans la mesure où la conception du sein dispensateur de nourriture et de plaisir s'est mentalement inscrite en tant que trace pour que soit instaurée une « tolérance suffisante à la frustration ». La tolérance à la frustration n'est pas un fait en soi. La frustration implique une déception dont Freud a souligné le caractère coexcitant. Ce devenir, entre autres, peut être source d'angoisse.

La conceptualisation de l'angoisse est une opération si complexe que peu d'individus parviennent à l'élaborer. Ce fait ne transparaît-il pas à travers la légèreté qui réduit les discussions sur les angoisses infantiles à un point de vue strictement objectif qui dissimule le vécu douloureux de l'état d'angoisse et l'interprétation qu'en fait l'enfant qui en souffre?

L'angoisse se manifeste quand le besoin de fuir s'équilibre avec le désir d'approche, ce n'est pas la simple peur mais un état de souffrance, point de vue sur lequel tu as insisté. Pour celui qui vit cet état et qui, la plupart du temps, ne sait pas ce que c'est, il devient urgent de s'en débarrasser.

Il est vrai que la définition pavlovienne de l'angoisse n'a pas bonne presse dans les milieux psychanalytiques. Freud n'en parle pas, si ce n'est cependant sous la forme que ce qui est bon pour un système peut être mauvais pour l'autre. Si je suis Bion, sans doute en interprétant sa pensée, le « non-sein » et l'élaboration qui en résulte est une des méthodes de sortie d'un état interne insupportable


1274 — Michel Foin

où domine le mélange « désiré-craint ». L'interprétation par l'enfant de l'état de souffrance survenu quand les conditions de l'état d'angoisse sont réunies est simple : c'est l'objet désiré qui a fait intrusion en lui, le « persécutoire » ne qualifie pas l'angoisse, il l'interprète.

Cette interprétation d'intrusion laisse une trace indélébile, troublant toute discussion sur la notion de pulsion, tellement reste ancrée cette certitude : « La pulsion, c'est ce que l'autre m'a réellement fait » (Réalité de la séduction par l'adulte).

Laissant de côté (ce qui est une erreur) la notion de tolérance, voire d'appétence pour la douleur, appétence qui ne peut que réduire l'élaboration du concept " non sein », il convient de différencier du « non-sein » les condensations « seinpénis », « sein-toilettes », illustrées par Meltzer, dont l'effet angoissant tend à maintenir les identifications projectives et à créer l'intolérance à la frustration contraire à l'élaboration du concept « non sein ».

Avant de poursuivre cette discussion, il me paraît nécessaire d'évoquer l'activité onirique, n'ignore-t-elle pas le non? Le besoin de dormir exige une forme de fuite des objets. Le rêve provient d'un refus d'opérer ces investissements, la solution hallucinée d'une forme substitutive de satisfaction étant obtenue grâce à un travail adéquat ne perturbant pas le sommeil. Le fonctionnement onirique maintient un « oui-sein ». Le « non-sein » ne comprend-il pas alors un non (oui-sein), ce " oui-sein » qui peut être satisfaisant par une voie hallucinatoire « travaillée »?

Corollaire, ne doit-on pas réserver l'appellation d'angoisse (névrotique) à l'état désagréable qui survient quand fuite et approche coexistent sans qu'il y ait pour autant retrait d'investissement? S'il y a retrait d'investissement, seul existe clivé du sujet le désir de l'autre, clivage qui ne laisse au sujet que la panique devant cet autre. C'est pourquoi le concept de projection devrait être à mon avis rediscuté.

Sans doute faudrait-il, pour saisir pleinement ce qu'est la conceptualisation de l'angoisse, discuter des théories de Claude Le Guen sur l'OEdipe originaire. Le « oui-mère » opposé au « non-mère-étranger » apparaît comme une complexifification sérieuse du « non-sein ». Il n'est pas évident que la figure de l'étranger soit apte immédiatement à se définir comme une simple négation, restant avant tout le heu d'un mélange. Le oui-mère se définit alors comme celle qui ne se mélange pas : la négation siège tout autant dans ce postulat « non, ce n'est pas ma mère qui... ». Le repli du sujet ne se fait plus seulement vers l'hallucination, heu d'une satisfaction substitutive (la nuit) mais vers la réalité concrète d'une mère qui ne se mélange pas. Or ce repli n'implique pas que la mère (femme) désinvestisse pour autant son objet sexuel, réalité sans mélange à laquelle le sujet sera confronté : désir de la femme pour un homme, non-désir de la mère pour lui. Sans doute approche-t-on alors d'une conceptualisation de l'angoisse qui n'est plus seulement l'intrusion sadique de l'autre en soi.


Lettre de Michel Fain à Jean Bégoin — 1275

J'en resterai là. Ce qui me reste en mémoire de certains textes de Bion pousse à penser, à réviser certaines conceptions. Ces textes me laissent aussi le sentiment que s'y trouve un « non-Freud » latent rappelant une réflexion de Freud qui, constatant les « non-associations » suivant les récits des rêves typiques, ajouta : " Ça donne à penser. »

Je terminerai en relatant la surprise que j'ai eue quand Bion me fut décrit comme un personnage facilement coléreux et passionné. Je l'avais quelquefois rencontré à Londres, le connaissant alors surtout « de vue ». Je m'en étais fait une image très britannique, un gentleman marqué par son sensualisme anglo-saxon et shakespearien (« Il y a plus de choses dans ce monde que dans toute votre philosophie ») et cependant fasciné par la philosophie allemande. Il semblerait qu'il resta avant tout le personnage shakespearien.

Reçois, mon cher Jean, etc.

Michel Fain

15, rue d'Aboukir

75002 Paris

RÉSUMÉS

La notion de conceptualisation en tant qu'avatar d'une conception préalablement établie ouvre sur de fructueuses discussions.

Mots clés : Conceptualisation. Angoisse. « Non ».

The notion of conceptualization — seen as a manifestation of a pre-conception — opens up fruitful discussions.

Key-words : Conceptualization. Anxiety. « No ».

Man kann die Begriffsbildung als Missgeschick oder Wandlung einer vorherig herrschenden Konzeption auffassen ; diese Anschauung führt zu fruchtbaren Diskussionen.

Schlüsselworte : Begriffsbildung. Angst. « Nein ».

La nocion de conceptualizacion en tanto que transformacion de una conception previamente establecida abre fructuosas discusiones.

Palabras claves : Conceptualizacion. Angustia. « No ».



Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique

Alberto EIGUER

« Au fond de l'abîme se retrouvent face à face le désespoir sentimental et volitif, et le scepticisme rationnel, et ils s'embrassent comme des frères. Et ce sera de cette étreinte, une étreinte tragique, c'est-à-dire substantiellement amoureuse, dont jaillira la source de vie, d'une vie sérieuse et terrible. Le scepticisme, l'incertitude, dernière position à laquelle arrive la raison en exerçant l'analyse sur ellemême, sur sa propre valeur (validité), est le fondement sur lequel le désespoir du sentiment vital va fonder son espérance. »

M. de Unamuno (El sentimiento tragico de la vida, 1913, p. 90).

Le scepticisme de M. de Unamuno le conduit à pressentir les sources de la création là où elles paraissent éteintes. De même, parler de crépuscule de la théorie causaliste ou de déclin du point de vue dynamique n'implique pas annoncer leur disparition, mais témoigner d'un fait moderne évident, incontournable et peut-être salutaire : les analystes se détournent d'une position mécaniciste qui explique les produits de l'inconscient par son origine ancienne, la prise en compte de la structure marque le pas. L'utilisation limitée du dynamique en fait ressortir son véritable intérêt.

Déjà chez S. Freud, le point de vue dynamique (qui définit l'importance de la névrose infantile) est revu et corrigé sans cesse, à la lumière des deux autres points de vue, topique et économique. Freud (1909) dit dans la Troisième leçon sur la psychanalyse : « Vous remarquez déjà que la psychanalyse se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie psychique. Celle-ci n'a, à ses yeux, rien d'arbitraire ni de fortuit; il imagine une cause particulière là où, d'habitude, on n'a pas l'idée d'en supposer. Bien plus : il fait souvent appel à plusieurs causes, à une multiple motivation, pour rendre compte d'un phénomène psychique, alors que d'habitude on se déclare satisfait avec une seule cause pour chaque phénomène psychologique » (p. 43). Pour Freud, la dynamique est le résultat d'un conflit entre désir et censure, les formations de compromis

Rev.f ranç. Psychanal., 5/1989


1278 — Alberto Eiguer

entre instances ressemblent d'autant moins au désir que la résistance lui étant opposée est plus puissante (p. 32).

La dynamique parle donc d'une force déterminante des phénomènes observés, d'une origine située dans un autre espace ou temps comme cause. Ainsi, le freudisme paraît-il situer cette causalité dans une linéarité mécaniciste.

Mais la fidélité au point de vue dynamique entre en rivalité avec l'intérêt prêté aux points de vue topique et économique. La topique énonce une structure acquise, mobile et qui se construit certes quotidiennement, mais en étant suffisamment établie pour qu'elle soit déterminante dans les productions psychiques. Peut-on imaginer deux déterminismes simultanés sans pressentir l'effacement opératoire de l'un d'eux? On le peut, c'est à quoi nous invite constamment Freud : il nous dit qu'il y a une genèse permanente des rejetons de l'inconscient qui sont mis en tension par le travail des instances; le passé n'a pratiquement pas de sens si ce n'est par le remodelage du travail associatif de la pensée, des représentations en déplacement, de l'intégration acquise de l'appareil psychique.

L'idée que je veux développer ici est que le point de vue dynamique n'existant pas isolé des points de vue structurel et économique, il annonce son propre déclin déjà chez Freud, déclin qui s'accentuera avec l'évolution de la théorie analytique éloignée de ses sources mécanicistes.

I / SURDÉTERMINATION ET FIXATION

Nous pouvons légitimement nous demander si le déterminisme freudien est si attaché au déterminisme, dans la mesure où la surdétermination est le modèle explicatif universel appliqué au rêve, au symptôme, à la formation de caractère. On peut noter une certaine espièglerie chez Freud lorsqu'il nous dit que la découverte d'une cause, tout évidente qu'elle nous apparaisse à un moment donné, sera doublée, voire triplée, par une autre cause aussi évidente que la première (multiple motivation). C'est comme s'il jouait avec la surprise, donc avec l'économie d'un effet de découverte. Il dira, certes, que ces différents déterminismes ne sont pas indépendants, ni de qualité semblable : ils vont essayer de trouver un compromis dont le produit est le symptôme. Mais en ce qui concerne la cure, ce sera le déterminisme transférentiel, c'est-à-dire le sens qu'un phénomène trouve dans la relation analytique, qui donnera la touche finale.

La surinterprétation est la conséquence de la surdétermination. J.-L. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967, p. 469-470) repèrent chez Freud deux modes d'utilisation de la surinterprétation :

1 / Le patient apporte de nouvelles associations venant enrichir le matériel auquel on peut proposer de nouvelles interprétations.


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1279

2 / L'interprétation est en rapport avec la signification, et devient synonyme d'interprétation plus « profonde ». Laplanche et Pontalis relient ce dernier mode d'utilisation à l'idée d'ombilic du rêve, et ils citent S. Freud (1900) : « Dans les rêves les mieux interprétés, on est souvent obligé de laisser dans l'ombre un point parce que l'on remarque lors de l'interprétation qu'il apparaît là un noeud serré de pensées de rêve qui ne se laisse pas démêler mais qui n'apporte aucune nouvelle contribution au contenu du rêve. C'est là l'ombilic du rêve, le point où il repose sur l'inconnu. Les pensées du rêve auxquelles on parvient lors de l'interprétation restent nécessairement sans aboutissement et se ramifient de tous les côtés dans le réseau compliqué de notre univers mental... »

C'est cette résistance de l'inconnu qui me semble instaurer la plus claire définition de la dynamique freudienne : l'ombilic du rêve est le début et la fin de toutes les choses que l'on puisse rattacher à l'inconscient. Le déterminisme comme démarche trouve sa consécration dans son épuisement. La ligne d'arrivée se situe au moment où l'on n'a plus besoin de se poser des questions, non pas parce que tout est devenu clair et compréhensible, mais parce qu'on estime que le fait même de savoir est superflu et, dans un autre sens, sacrilège.

Fort de son sentiment contre-transférentiel, c'est l'analyste qui décide là où la recherche, confrontée à l'ombilic du rêve, s'arrête. Cela introduit une autre dimension du déterminisme freudien. « L'expérimentateur » est incontournable : bien avant l'indéterminisme en physique (l'opération de mesure modifie l'état du système), Freud postule la nécessité de prendre en compte l'analyste, donc l'observateur, comme variable du fait observé. L'exigence de l'analyse didactique est là pour témoigner de la nécessité de « sauvegarder l'expérience » face aux interférences venant de la psyché de l'analyste, et ce dernier se propose de se servir de sa psyché pour décrypter les aspects obscurs du discours de l'analysant. La psyché de l'analyste agit également comme système de vérification des hypothèses interprétatives. Autrement dit, le fantasme contre-transférentiel serait très près du matériel le plus actif et actuel chez le patient. C'est probablement au niveau de la pratique que la spécificité du déterminisme freudien se fait le plus sentir. Parallèlement, ce parti pris explicatif de Freud est modulé par le modèle du fantasme inconscient en deux temps d'inscription dans l'inconscient (nous y reviendrons).

Il convient de signaler toutefois que la notion de fixation reste pour Freud au centre de sa théorie causale : fixation à un stade, à un objet, à une expérience infantile. Dans la Métapsychologie, la fixation apparaît comme une fatalité : le représentant psychique se voit refuser la prise en charge par le conscient; il ne lui reste qu'à s'attacher à la motion pulsionnelle, puis il demeurera relié à celle-ci de façon inaltérable... Toutefois, « Le sens génétique de la fixation n'est certes pas abandonné dans une telle formulation, mais il trouve son fondement dans la recherche de moments originaires où indissolublement s'inscrivent dans l'inconscient certaines représentations électives


1280 — Alberto Eiguer

et où la pulsion elle-même se fixe à ses représentations psychiques se constituant peutêtre, par ce processus même, comme pulsion » (J.-L. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1967, p. 163). Autrement dit, la fixation infléchit le lien pulsion-représentation, donnant à cette dernière un caractère carrément économique. Différents passages du texte de L'inconscient, version française, 1988, le confirmeraient.

Et même si on récuse l'idée d'une causalité linéaire et mécanique, pour une autre causalité (soit circulaire, où le produit rétro-agit sur l'effecteur primaire; soit dialectique, qui est progressive et qui aboutit à des synthèses de plus en plus complexes), il sera toujours question d'une dynamique, d'un déterminisme inconscient. Il ne saurait en être autrement, sous peine de nous situer hors du champ analytique, même hors d'un champ scientifique quel qu'il soit : ce que renouvelle la proposition du modèle scientifique de la Renaissance est la récusation de tout dogme empêchant la proposition d'une explication causale.

Dans la théorie kleinienne, la dynamique a eu son plus grand essor, au point qu'il est apparu légitime d'introduire le terme de « point de vue génétique » : l'origine infantile de plus en plus archaïque de « notre monde adulte ». L'objectif princeps de l'analyse est ainsi l'analyse des avatars des positions schizo-paranoïde et dépressive, puis le no man's land du proto-mental 1. Il serait pourtant illégitime de négliger l'importance attribuée par l'école kleinienne au structurel comme organisation qui module et coordonne le fonctionnement mental dans son ensemble, et devenant la raison même de la cure. Avant Bion, qui accorde une part non négligeable aux contenants psychiques et plus encore à l'appareil de penser, Melanie Klein manifeste un intérêt notoire envers la topique. A-t-elle resitué l'origine du surmoi, précoce à six mois, dans ce même sens? C'est ce que laisse supposer cet argument opposé à A. Freud (cf. la controverse qui a eu lieu à propos de l'analyse de jeunes enfants que M. Klein tenait comme possible) : « L'analyse de très jeunes enfants m'a montré qu'un enfant de trois ans a déjà traversé la partie la plus importante du complexe d'OEdipe. Par conséquent, le refoulement et la culpabilité l'ont déjà considérablement éloigné des objets qu'il a désirés à l'origine. Ses rapports à ces objets ont subi des modifications et des déformations, de telle sorte que les objets d'amour actuels sont des imagos d'objets primitifs » (M. Klein, 1932). Ces « modifications et déformations » résultent précisément du travail subjectif de l'après-coup per-laboratif, la constitution de l'imago en dépend. Les objets internes fondent le monde interne, dépôt intra-psychique du monde objectif. Il n'est pas du tout évident que M. Klein reste attachée mécaniquement aux « expériences infantiles »; au contraire, elle insiste à la fois sur l'interaction expérience-structure et sur l'interaction passé-présent, comme en témoigne son engagement résolu du côté du transfert.

1. Aux Etats-Unis, D. Rappaport arrive, par d'autres voies, à définir aussi un point de vue génétique.


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1281

II / L'ÉCOLE KLEINIENNE :

INVENTION D'UN POINT DE VUE GÉNÉTIQUE

ET INSISTANCE DANS LE POINT DE VUE DYNAMIQUE

Je voudrais maintenant repenser les hypothèses relativisant le point de vue dynamique dans l'école kleinienne. Cette dernière me paraît exemplaire de cette évolution sur la dynamique, son apogée et son déclin, justement parce que son cas est celui qui donne une part privilégiée à la compréhension.

Chez M. Klein, il y a un désir ostensible de tout expliquer, ensuite de tout dire par une interprétation. Il est évident que si l'on se propose de « tout dire », le maniement insistant de l'interprétation conduit à un approfondissement « regrédiant » des contenus, de plus en plus saisissants et douloureux pour l'analysant. Même si les remarques sur le transfert prennent le tournant principal, les interprétations abondent et les associations libres du patient sont marquées par la régression vers les fixations archaïques. Cela n'est pas un risque. Le risque véritable est de transformer la cure en îlot chosifiant, où le sensible et l'émotionnel n'ont plus droit de cité. Tout parti pris explicatif va dans le sens du rationnel et du développement d'une cuirasse défensive intellectualisante. Ce risque n'est certainement pas à craindre avec l'analyste kleinien, averti et adhérent à la cause de l'affect. La prise de conscience, la levée du refoulement, la remémoration ne sont que prétextes pour déclencher le vécu, la " reviviscence ». La question que nous poserons à la théorie kleinienne est la suivante : la notion d'aprèscoup est-elle compatible avec son modèle?

La notion d'après-coup est au centre de cette problématique. J.-L. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967) recensent les diverses utilisations du concept. Pour Freud, le maniement après coup « des expériences, des impressions des traces mnésiques », en fonction d'expériences nouvelles, « permet l'accès à un autre degré de développement » : « [Elles les expériences] peuvent alors se voir conférer, en même temps qu'un nouveau sens, une efficacité psychique. »

a / L'après-coup opère lorsque la première expérience, au moment où elle a été vécue, n'a pas pu s'intégrer « dans un contexte significatif ». Un deuxième événement permet une prise de conscience de la qualité éventuellement traumatique de la première expérience (cf. Cl. Le Guen, 1982, et J. Cournut, 1982).

b / L'idée d'élaboration est primordiale dans le contexte organisateur de l'aprèscoup. Elaboration qui implique des inexactitudes, des déformations, des rajouts par rapport au vécu le plus élémentaire. Y opère la force d'autres vécus qui, par des phénomènes de substitution et de déplacement, retissent ou reconstruisent la situation antérieure (J.-L. Laplanche et J.-B. Pontalis, 1967, p. 63). D'un autre point de vue, chaque école analytique admet un plus ou moins grand écart entre l'expérience et le


1282 — Alberto Eiguer

souvenir de cette dernière. Même chez ceux qui soutiennent l'importance incontournable de l'expérience, il ne serait pas question d'écarter un certain travail de pensée qui regroupe les données, en les réinterprétant.

c / Lors de l'adolescence, par le regain des pulsions sexuelles, l'individu reformule et repose les interrogations de l'enfant qu'il a été. Cet autre sens de la notion d'aprèscoup éclaire le biphasisme : deux moments sont indispensables pour inscrire une trace.

d / L'après-coup, malgré ses effets topiques, n'est pourtant jamais exempt de répétition. Pour ce qui concerne la cure, l'après-coup est ici au centre du travail analytique; le transfert est cet ultime traumatisme qui secouera le psychisme à nouveau, en réveillant les angoisses qui somnolent. Le transfert donne accès à une élaboration concomitante de la reconstruction. Peut-on dire que le véritable « après-coup » est celui déclenché par le cadre analytique et, à ce titre, seul susceptible de transformation ?

En fait, connaître ne suffit pas; et l'analyse se place franchement du côté de la reviviscence avec ce que cela implique de saisissement et de remodelage.

Dans l'histoire de « L'Homme aux loups », ces après-coups successifs sont brillamment exposés à propos de divers exemples de souvenirs (S. Freud, 1918) : « De la scène avec Grouscha, on ne pouvait certes pas douter [le patient avait observé cette jeune bonne faisant le ménage, en position fléchie par terre et les jambes probablement écartées] 1, mais en soi elle ne signifiait rien et elle avait été plus tard, par régression, renforcée par les péripéties de son choix d'objet qui, suivant la tendance au rabaissement, s'était détourné de la soeur pour se porter sur les filles de service » (p. 92). Et plus loin dans le texte : « La scène de Grouscha, cependant, ne contient pas seulement les conditions du choix d'objet décisives pour la vie du patient [de jeunes femmes de condition sociale inférieure] 1 et elle nous garde ainsi de l'erreur de surestimer la signification de la tendance au rabaissement envers la femme. Elle est aussi en mesure de me justifier d'avoir précédemment récusé le parti de ramener sans aucune hésitation la scène originaire à une observation d'animaux faite peu avant le rêve, comme si c'était la seule solution possible. Elle avait émergé dans le souvenir du patient spontanément et sans mon intervention. L'angoisse devant le papillon aux rayures jaunes, qui remontait à elle, prouva qu'elle avait eu un contenu significatif, ou qu'il était devenu possible de conférer après coup une telle signification à son contenu. Ce significatif, qui manquait dans le souvenir, pouvait, grâce aux idées incidentes l'accompagnant et aux conclusions s'y rattachant, s'obtenir par complément en toute sûreté... » (p. 92-93).

1. Entre crochets, commentaires d'A. Eiguer.

2. Ibid.


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1283

II / CONTINUITÉ GÉNÉTIQUE ET SURMOI

Je voudrais maintenant montrer que le courant kleinien n'ignore pas l'idée d'après-coup. Pour plus de clarté, je vais d'abord réviser les arguments qui entrent en contradiction avec ce point de vue. Les deux principes sont celui de la « continuité génétique » et celui de la formation du surmoi (de son organisation, pas celui du moment de cette formation, précoce, et cautionnant, comme nous le disions plus haut, une position anti-déterministe).

Le principe de la « continuité génétique » s'étaie sur l'idée développementale de progression et d'intégration des fonctions psychiques au fur et à mesure de l'évolution somatique infantile. M. Klein adhère à ce principe et l'applique à l'évolution des positions schizo-paranoïde et dépressive. Elle reste fidèle à la lecture que fait K. Abraham (1924) des stades du développement de la libido d'après Freud. Abraham systématise, au-delà de ce que Freud a voulu organiser, l'évolution de l'enfant, depuis l'état d'anobjectalité à la résolution du complexe d'OEdipe. Il réordonne, dispose, classifie ce qui chez Freud est seulement un mouvement dynamique. Abraham veut fixer le point d'origine du tableau clinique, écarter tout arbitraire, toute méconnue au « choix de la névrose ». Il ne resterait qu'à tracer une flèche entre le point de fixation et le symptôme. En créant l'ordre de six stades, deux pour la phase orale, deux pour la phase anale et deux plus évolués, phallique et génital, il referme la possibilité d'une reconstitution ou d'une superposition dans l'organisation libidinale, voire d'une intégration nouvelle de différente qualité. Trouvant un parallélisme avec le modèle de l'évolution biologique, le modèle d'Abraham est par trop fonctionnel, pas assez fidèle au principe de l'après-coup du fantasme, aux nouvelles ouvertures s'instaurant a posteriori, et de ce fait reliant éventuellement des systèmes appartenant à des registres différents.

M. Klein (1952) introduit le terme de position, moins lié à une linéarité temporelle que celui de stade, mais restant quand même proche d'Abraham. La « position » est un laboratoire où se côtoient des angoisses, des fantasmes et des défenses particuliers, des modèles d'objets et des organisations topiques spécifiques; toutefois, il est difficile de comprendre comment M. Klein voit l'évolution d'une position vers une autre. L'argument évoqué est celui des « conditions de la croissance », souvent de nature quantitative, comme la diminution des angoisses de persécution, ou celui de la maturation du moi; alors que l'on pouvait s'attendre à des éléments qualitatifs nouveaux. L'exemple le plus notoire est celui du passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive. Le moi tend à synthétiser les mouvements d'amour et les mouvements de haine, trop écartés jusqu'alors par le clivage. M. Klein nous dit peu de choses sur la façon dont ce changement de direction se produit. Cela aurait été l'occasion de faire acte de la dialectique créatrice et de se démarquer alors d'une expli-


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cation qui apparaît comme mécaniciste. Par trop descriptive, s'appuyant à l'excès sur des a priori (maturation somato-psychique), cette explication nous laisse sur notre faim concernant la démarche organisatrice du psychisme (cf. W. Baranger, 1971 et W. et M. Baranger, 1969).

En ce qui concerne la constitution du surmoi, M. Klein (1932) s'est nettement distancée de la position freudienne. Ce ne sont pas le désir de séduction et la menace de castration, mais la violence cannibalique et meurtrière qui, par le biais d'une forte culpabilité, seront à la base de sa formation. Le surmoi que nous propose M. Klein, « précoce » dans son apparition, est l'enfant du sadisme oral, alors que celui de Freud est l'enfant de l'intention meurtrière phallique. Le surmoi, chez M. Klein, est le produit de l'introjection préalable du bon puis du mauvais objet partiel. Il serait inexact de dire que M. Klein envisage le surmoi comme uniquement maternel, car elle pense au père aussitôt atteinte la position dépressive : le père serait contenu dans la mère et assez précocement considéré comme un relais de la mauvaise mère. D'après nous, le surmoi « kleinien » est beaucoup plus tributaire de l'objectalité que pour Freud. Autrement dit, ce surmoi « kleinien » n'est pas tant une instance qu'un objet introjecté. Or, si le surmoi « freudien » est une instance, il déborde de la notion même d'objet introjecté pour devenir, à partir de son siège interne, un pôle créateur d'affects et régulant le fonctionnement mental. Le surmoi est une succursale du moi inconscient. Commentant le développement de W. Baranger (1971), G. Bléandonu (1985) suggère : « On peut conclure avec lui [W. Baranger] que Klein a oscillé entre toutes les manières d'imaginer les relations entre surmoi et objet intériorisé; le surmoi ne constitue qu'une visualisation générale de la manière d'agir de certains objets internes. » Cliniquement, on notera l'avantage empirique que représente le fait d'envisager le surmoi comme un objet, notamment lors de l'interprétation. Mais une autre chose est d'étudier ses rapports avec les autres instances : le surmoi est ici dépourvu de ses qualités structuratrices. Autrement dit, M. Klein analyse l'instauration du surmoi avec un regard plus dynamique que topique.

Ces deux idées, celle de la continuité génétique et celle de la constitution du surmoi, marquent l'attachement d'une part à l'évolution linéaire de la psyché et, d'autre part, à l'idée d'introjection d'objet, le moi étant passif lorsque cède le mouvement pulsionnel agressif. Toute résistance à l'objet va en principe à rencontre du respect pour l'autre; alors que chez Freud, si l'on suit l'article sur la négation (1925), la résistance crée les conditions d'une introjection modelée par le fonctionnement mental et produisant un double gain : l'intériorisation et l'épanouissement de la capacité de penser. Ce à quoi s'est attaché W. Bion en le développant (W. Bion, 1962b et 1965).

Toutefois, M. Klein (1952) donne une large part au point de vue topique; dans d'autres aspects de sa pratique et de sa théorie, elle est moins tributaire d'un déterminisme linéaire. Elle semble nous dire que le fait même de l'introduction d'un objet à l'intérieur de soi donne à l'appareil psychique une autonomie de fonctionnement telle


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1285

qu'il (l'objet) devient « topique ». Cela permet d'envisager, comme je le remarquais, l'analyse d'enfants, même très jeunes. Sans être totalement consciente, pour M. Klein, « la topique » et « l'après-coup » sont empiriques; ils se configurent avec l'acte analytique.

Je ne pense pas que l'analyste kleinien fasse aujourd'hui encore un panégyrique du « tout expliquer », au moins D. Meltzer a émis des réserves à ce titre (1986). L'analyste kleinien s'est plutôt révolté contre le fait de priver la science analytique de la possibilité d'explorer et d'intervenir dans des champs habituellement réservés à la psychologie évolutive ou à la socio-anthropologie des groupes. Historiquement, cela a été fructueux, comme en témoigne l'essor des analyses infantile et groupale.

Un mot encore pour parler de la position dépressive, organisateur qui va surdéterminer le fonctionnement mental : l'enfant, aux prises avec le sentiment d'avoir entamé la source d'amour, assouplit son fonctionnement psychique, laissant la place à une fluidification de représentations. Ce bénéfice économique est tributaire de la reconnaissance de la différence entre soi et l'autre, ce dernier étant intériorisé. De nombreuses qualités seront acquises : capacité de distinguer père et mère, pensée autonome, modération du sadisme et de la dépendance. L'objet illumine la vallée de roses et d'orties. On peut affirmer qu'à défaut d'instance organisatrice, c'est l'objet, du fait même de sa position intériorisée, qui fait office de structure.

IV / VERS UNE AUTRE TOPIQUE, CELLE DES ENVELOPPES PSYCHIQUES

Le complément apporté par W. Bion (1962a, 1963, 1965) à la théorie et à la pratique de M. Klein, fêté et reconnu, comme on le sait, par tous ses continuateurs et au-delà, va dans le sens d'une meilleure articulation entre les points de vue topique et dynamique. La place qu'il donne à l'appareil à penser en témoigne. Il est tout à fait logique qu'il délimite une activité libidinale spécifique à la connaissance, un appétit de savoir émergeant du ça, indépendant d'Eros (lien d'amour) et de Thanatos (lien de haine). Chez Bion (1962a, 1962b), tout est formalisé en terme de contenance, d'enveloppe, d'aptitude. Aptitude à la perception, puis à la reconnaissance du sein, appelée préconception (pensée vide), à l'affût du savoir ou de la représentation du sein, avec deux variantes : soit que le sein est rencontré par l'enfant et il en résulte une conception, soit que le sein s'éloigne et l'enfant meurtri voit naître en lui une pensée. Ce point de départ est largement inspiré par la pensée de la mère et de son imaginaire. Bion parle de capacité de rêverie, ce qui serait une forme de contenance inconsciente maternelle (W. Bion, 1963).

Dans les développements du post-kleinisme, celui fortement influencé par Bion, la notion de contenant, vient multiplier et diversifier les strates du moi (contenants et enveloppes psychiques). Le moi peut être décrit comme composé d'un contenant et


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d'un contenu(s), formule qui ne saura, certes, résumer à elle seule la diversité de sa topique.

D. Anzieu (1985) dédie un ouvrage au concept de moi-peau. Synthèse et consécration de la notion de contenant, au moi-peau reviennent quelques-unes des tâches du fonctionnement psychique (D. Anzieu, 1974,1985) : enveloppement unificateur du soi, barrière protectrice du psychisme (para-excitation), filtre d'échanges, inscription des premières traces; fonctions d'individuation, d'inter-sensorialité qui aboutit à la constitution d'un sens commun, de soutien de l'excitation sexuelle, et de recharge libidinale (réservoir permanent de libido); enfin, fonction d'autodestruction. En 1987, un nouvel ouvrage (collectif cette fois) précise et élargit la notion d'enveloppe. D. Houzel y parle de ses propriétés et de sa trame constitutive : appartenance à un espace donné, compacité, connexité unitaire de ses parties constitutives.

L'hypothèse topique y trouve un nouvel essor; il n'est, à la limite, plus nécessaire d'expliquer l'enveloppe.

V / THÉORIE DE LA PENSEE

W. Bion (1970) nous avait prévenu contre toute dérive vers l'omni-science de l'analyste ou vers la saturation de connaissances, aussi bien dans la pratique que dans le lien mère-nourrisson. C'est le propre des éléments bêta non liables, non pensables, non fantasmables de saturer l'appareil psychique du sujet, et de l'autre éventuellement. Pour W. Bion (1965), il est essentiel que l'espace psychique reste ouvert, réceptif, comme dans le vide primordial de la pré-conception. Il en va de même pour l'analyste qui, lorsque son patient le sature d'injonctions intempestives, se verrait dans l'impossibilité de travailler. En échange, la fonction alpha, dont W. Bion (1962a) dit qu'elle est dépourvue de signification, travaille dans « la légèreté », dans l'insaturation.

S'inspirant d'E. Kant, Bion rappelle que la chose en soi est insaisissable, inconnaissable. L'individu essaie de lui attribuer des qualités, mais l'objet de recherche s'y dérobe. Même l'individu peut se sentir peu concerné. Or, une « bonne interprétation » — dit Bion — dépasse le stade de la connaissance pour se consubstancier avec le sujet. Proche de cela, Freud avait dit de la motion pulsionnelle qu'elle ne peut être reconnue que lorsqu'elle se lie à une représentation (représentant de la pulsion; S. Freud, 1915).

Bion (1965) se fait le héraut de l'inconnaissable, il lui donne un statut tout en disant son impossible abord. « L'analyste doit se garder d'avancer une interprétation pour la simple raison que c'est une interprétation qui peut être avancée. Il ne peut pas la "conquérir" sur l' "infini vide et sans forme" de la personnalité de l'analysant, mais seulement sur les éléments de l'énoncé que l'analysant a conquis sur son propre


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1287

"infini vide et sans forme". On ne gagnera rien à dire au patient ce qu'il connaît déjà, à moins que ce qu'il "connaît" ne soit utilisé pour exclure ce qu'il est (C opposé à O) [savoir à rencontre de l'essence vitale du sujet]. » Et plus loin (p. 188) : « L'interprétation abstruse renvoie au désir de l'analyste, à son souhait de voir plus loin que l'analysant ou que la personne qui joue le rôle de rival. »

Analysant le contexte d'où émerge l'interprétation, W. R. Bion dit (p. 189) : « Dans les termes de la théorie analytique, il est en partie exact, mais seulement en partie, de dire que les conditions d'une interprétation sont réunies lorsque les énoncés du patient attestent qu'une résistance est à l'oeuvre : les conditions sont véritablement remplies lorsque l'analyste prend conscience d'une résistance en lui-même; non pas un contre-transfert, mais bien une résistance à la réaction qu'il anticipe de la part de l'analysant, réaction faisant suite à l'interprétation... » [...] « La protorésistance de l'analyste ["résistance de l'analyste à une réponse qui n'a pas encore été faite"] doit être une projection de sa propre résistance à une des dimensions de l'interprétation qu'il propose. L'interprétation qu'il fait est une théorie, connue pour être fausse, touchant une circonstance inconnue, mais maintenue comme barrière pour contrer la turbulence qui ne manquerait pas de survenir autrement... »

Le langage de Bion devient complexe, par moments impénétrable, la recherche de vérité par la formalisation mathématique le conduit à la construction d'un modèle aussi sophistiqué que lui parait inatteignable l'énigme. Il songe aux avantages de la formule mathématique, du nombre ou de la figure géométrique (W. Bion, 1965). D'aucuns y verraient une sorte d'égarement théorique : je pense au contraire que c'est une preuve de la force qui reconnaît la faiblesse de la connaissance devant l'inconscient.

W. Bion participe au déclin du point de vue dynamique : par sa théorie sur le contenant psychique, qui complète les déficiences topiques de M. Klein; par sa théorie de la pensée qui, pour être vraie, devrait rester éloignée de l'univers explicatif.

Résumons maintenant les positions de l'école kleinienne sur le déterminisme psychique, elles représentent à elles seules l'Histoire de ce dernier, son apogée et son déclin.

1 / M. Klein fait du principe de la continuité génétique la démonstration de la formation de la psyché. Elle le présente dans un continuum. Les passages, les ruptures sont peu explicités. Souvent la « maturation » est exprimée en termes quantitatifs.

2 / La constitution du surmoi est décrite de manière mécaniciste. Il serait schématiquement un (ou plusieurs) objet(s) interne(s) spécialisé(s).

3 / Le point de vue génétique exerce un attrait pour les partisans de cette école.


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4 / En revanche, la position dépressive est présentée comme un moment d'organisation et de décantation topique.

5 / Dans la cure, le travail conséquent sur le transfert témoigne de l'intérêt sur un des aspects essentiels de l'après-coup, ce qui comporte reviviscence et, dans une certaine manière, un nouveau traumatisme de la série accumulative, mais cette fois s'articulant avec des pensées et permettant l'épanouissement de l'appareil à penser.

6 / W. Bion adopte une position franchement indéterministe. L'analyste restera réceptif. Le matériel inconscient est difficilement abordable, insaisissable, inconnu pour beaucoup. Un vide primordial est à la base de toute conception et de toute pensée. Ajoutons deux remarques :

1 / Comme chez Lacan, qui fait du mathème le paradigme essentiel, c'est l'intérêt progressif pour la structure qui éloigne Bion de la dynamique.

2 / Nous repérons des analogies intéressantes entre le (in)déterminisme de Freud et de Bion. L'attitude face à l' « ombilic du rêve » est proche de l'attitude de Bion devant le matériel du patient, mais ce dernier généralise le relativisme de l'écoute. La théorie analytique, dira-t-il (1970), ne recouvre pas suffisamment (ne contient pas) les données cliniques : il sera alors question de proposer des « sondes » pour éclairer le champ ou pour provoquer des effets qui permettront d'avancer dans l'éclaircissement du problème. Ces « sondes » seront des « inconnues dont la valeur est à déterminer » (p. 130).

VI / POURQUOI LE DÉCLIN

Le déclin du point de vue dynamique est un fait historique dont nous aurons du mal à trouver l'origine dans les philosophies modernes. Ni le structuralisme, ni le systémisme, ni le néo-positivisme — mouvements qui relativisent le déterminisme linéaire — par l'influence qu'ils ont pu exercer sur les analystes, n'expliquent un tel déclin. Les raisons sont à chercher dans l'évolution de la pratique et de la théorie analytique elles-mêmes.

Toute théorie en évoluant a tendance à la formalisation : se donner des structures plutôt que des mécanismes. Par exemple, la deuxième topique fait plus « appareil » que la première; avec les années, on a appris à soigner et à respecter le cadre (Freud était moins strict que nous); la dernière théorie des pulsions inclut la pulsion de mort, dont une des activités serait de s'opposer à la libido, pas dans le sens d'un vecteur qui entrave un autre vecteur, mais d'une constante qui fait le vide, qui est rien, donc proche d'une anti-matière. Je citerai aussi la proposition winnicottienne de fantasmatisation qui encadre, dans une mouvance, le


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1289

fantasme (D. Winnicott, 1971). Nous avons parlé de contenants, d'enveloppes, de capacités et de disponibilités (primaire de la mère, par exemple). Partout on peut repérer une nécessité à trouver des structures, aussi mobiles soient-elles, qui échappent à une explication, et qui posent souvent l'inutilité d'une théorie causale.

Cela n'est pas une évolution isolée propre à des analystes marginaux comme Jacques Lacan, influencé par le structuralisme; comme Roy Schaffer (1976), influencé par le systémisme, mais un glissement naturel qui maintient, malgré cela, l'intérêt pour la dynamique. Son déclin ne signifie pas sa mort, qui supprimerait la théorie des pulsions. Déclin signifie revalorisation, un scepticisme créateur à l'encontre des excès du savoir absolu.

Plus nous nous affirmons dans nos convictions, plus nous sommes capables d'accepter nos incertitudes, et de laisser en marge des questions et des propositions. D'une cure analytique exhaustive, minutieuse, nous passons aujourd'hui à une cure analytique qui se veut plus ramassée et laissant évoluer les possibilités fantasmatiques et créatives du patient. Peut-on résumer ainsi la grande diversité des pratiques modernes?

Alors rendons hommage de la sorte à la découverte de Freud, réactualisée par W. Bion : la psyché aime trouver des significations, sa soif de savoir est son grand mobile et ce qui la construit. Mais les significations aiment à se dérober.

Alberto Eiguer

154, rue d'Alésia

75014 Paris

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RÉSUMÉS

Telle que Freud nous la propose, la théorie de la causalité psychique n'est pas tellement une conception déterministe linéaire comme il semble le suggérer.

Plus récemment les positions de l'école kleinienne représentent à elles seules l'apogée et le déclin historiques du déterminisme psychique. Si le principe de continuité génétique ou la constitution du surmoi comme objet interne spécialisé sont présentés de manière mécaniciste, la position dépressive est décrite, en revanche, comme un moment organisateur. Dans la cure, le travail sur le transfert témoigne indirectement d'un certain intérêt pour l'aprèscoup. Mais c'est surtout Bion qui bascule dans une position franchement in-déterministe : respect pour l'impénétrable de l'inconscient, postulation d'un vide primordial comme étant à la base de toute conception et de toute pensée, théorisation des contenants et de l'appareil à penser.

Mots clés : (In)-déterminisme. Mécanicisme. Inconnu. Vide.


Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique — 1291

The Freudian theory of psychic causality does not appear to fall within the realm of linear determinism despite what Freud seems to suggest. The more recent stances of the Kleinian school represent altogether the historical apogee and decline of psychic determinism. If the principle of genetic continuity and the constitution of the super-ego as a specialized internal object are presented in a mechanicistic way, the depressive position, on the other hand, is described as an organizing moment. In the analytic cure, the work on the transference attests a certain interest for differed action. But it is especially Bion who swings over to a clearly undeterministic position : respect for the unfathomableness of the unconscious, postulation of a primordial void at the basis of any conception or thought, theorization of containers and of the apparatus of thinking.

Key-words : (Un)-determinism. Mechanicism. Unknown. Void.

So wie Freud sie uns vorschlägt, ist die Theorie der psychischen Kausalitat eigentlich nicht so sehr eine lineare deterministische Anschauung wie er es nahezulegen scheint.

Kürzlicher vertreten allein die Positionen der Schule Melanie Kleins den Höhepunkt und den historischen Untergang des psychischen Determinismus. Das Prinzip der genetischen Kontinuität oder der Aufbau des Über-lchs als inneres spezialisiertes Objekt werden auf eine mechanische Art und Weise vorgebracht, die depressive Position wird hingegen als ein organisierendes Moment beschrieben. In der Kur zeugt die Arbeit über die Gegenübertragung indirekt von einem gewissen Interesse für das « Nachträgliche ». Es ist jedoch vor allem Bion, welcher in eine offen nicht deterministische Position übergeht : Respekt für die Unergründlichkeit des Unbewussten, Postulat einer ausschlaggebenden Leere als Basis jeglicher Anschauung und jeglichen Denkens, Theorisierung der Behälter und des Denkapparats.

Schlüsselworte : (Un)-Determinismus. Mechanismus. Das Unbekannte. Die Leere.

Tal como Freud la propone, la teoria de la causalidad psiquica no es en realidad una concepcion determinista lineal como el parece sugerirlo.

Recientemente, las posiciones de la escuela kleiniana representan en si el apogeo y el ocaso historico del determinismo psiquico. Si el principio de continuidad genética o la constitucion del superyo como objeto interno especializado son presentados de manera mecanicista, la posicion depresiva es definida, en revancha, como un momento organizador. En la cura, el trabajo sobre la transferencia demuestra indirectamente un cierto interés por lo posterior. Pero sobre todo Bion es quien bascula en una posicion ciertamente indeterminista : respeto de lo impenetrable del inconsciente, postulacion de un vacio primordial que esta en la base de toda concepcion y de todo pensamiento, teorizacion de los contenidos y del aparato a pensar.

Palabras claves : (In)determinismo. Mecanicismo. Desconocido. Vacio.



Imitation et hallucination en psychanalyse

Frank Julian PHILIPS

A première vue, le profane pourrait sérieusement douter que l'on puisse explorer en relation avec le développement psychologique un phénomène aussi enrichissant que peut l'être l'imitation pour la civilisation. Il ressentirait la même chose envers la psychanalyse elle-même — et malheureusement cette opinion profane a fait rage dans le monde depuis Freud. Le profane aurait à suivre lui-même une analyse pour en savoir davantage. Il se peut qu'il en vienne alors à découvrir que faire l'expérience de la différence entre ce qui est psychiquement réel pour lui en tant qu'être humain individuel et ce qui est sensoriellement nécessaire à sa survie, est susceptible de lui apporter une croissance mentale tout à fait inattendue.

Mon intérêt pour l'observation de ce qu'évoque le titre de cet article est né de la perception grandissante dans mon travail que, pour qu'une imitation soit crédible, il faut qu'elle soit soutenue par un flux adéquat d'hallucination. On peut le vérifier, à des degrés divers, à travers l'observation analytique.

A mon avis, ce sujet mérite une attention analytique soutenue et il peut être utilement examiné quand on considère le caractère duel de la psyché. La perception (awareness) du non-sensoriel (non-sensuous) aide à en examiner plus avant la réalité. Corollairement, l'imitation avec hallucination, comme ci-dessus, reste bien entendu sans conséquences. Sans imitation, au sens où je l'entends, aucune hallucination ne se produirait. Néanmoins, il est nécessaire d'avoir à l'esprit qu'il existe une présence sous-jacente, subliminaire dans l'esprit humain, de quelque chose que l'on doit nommer hallucination, et qui ne se limite pas au rêve survenant pendant le sommeil.

L'imitation commence génétiquement avec la vie elle-même en initiant la croissance organique et psychique du nourrisson. D'abord à travers tout ce qui arrive dans l'utérus, ensuite à partir de la césure majeure de la naissance lorsqu'elle se multiplie rapidement par des voies complexes. Par la suite, à partir de la situation

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1294 — Frank Julian Philips

au sein tout entière, physiquement et psychiquement, l'imitation s'étend en habitudes sans fin — et ainsi durant toute la vie. L'esprit, très au-delà de ce que nous pouvons en saisir, s'imite constamment lui-même ainsi qu'il imite tout ce qui est nécessaire à sa survie.

Les habitudes d'esprit qui ont été imitées sont conservées par les aspects de la psyché que sont les actions des cinq sens. Il en est de même pour ce que tous les analystes entendent — ce discours sur des événements, des angoisses, des opinions, des sentiments de doute et des objections. Tous sont sous l'empire du sensoriel. La qualité ou l'étendue de l'imitation est inhérente à tous les patients, et elle est liée à l'autorité externe du monde. L'autorité propre à un individu pour ce qui le concerne seul réside en dehors de la région psychique des aspects sensoriellement vécus de la vie et elle est distincte de l'autorité de notre civilisation, ce qui permet ainsi un point de vue réfléchi et mûr sur celle-ci. Bien que le terme, l'âme, soit apparu dans le langage avec d'autres connotations que celles que nous utilisons, il nous indique essentiellement notre tâche qui est de mettre en valeur ce qu'il désigne, mais sans que ce soit de manière mystique ni de manière objectivante.

En analysant le jeu des enfants, Melanie Klein eut l'intuition que leur capacité illimitée de plaisir dans l'imitation et l'hallucination les dote de perceptions psychosexuelles de tous les traits du développement psychique ultérieur tel que nous le connaissons jusqu'ici par la psychanalyse. Cela lui révéla, ainsi qu'aux enfants eux-mêmes, combien pouvait par intuition en être déduit au-delà du simple jeu. Les adultes en analyse peuvent arriver à percevoir le même phénomène, à savoir, faire la distinction que je considère comme constituant la croissance psychique, ce qui se produit lorsque l'on peut associer le sensoriel dans l'existence mentale adulte au sensoriel dans la vie des enfants et que, en conséquence, l'on peut mieux discerner ce qui n'est pas « jeu » et qui n'est pas sensoriel.

Lors de sa première rencontre avec l'analyste, le patient a, sans le savoir, un choc imperceptible. Il a intuitivement un éclair d'espoir, dont l'origine remonte très loin dans sa vie : une « solution » se trouve enfin à sa portée. Dans quelque contexte de personnalité que ce soit, nous rencontrerons des tentatives d'imitation de cet espoir, en même temps que nous rencontrerons l'hallucination pour le protéger. Pendant l'analyse qui suivra, ce phénomène sera très longuement travaillé.

En conséquence, ma confrontation avec le patient se fait — selon moi — avec l'universalité de l'empire psychique du sein. Elle embrasse les phénomènes sein psychologiques successifs depuis l'origine de l'homme. La nourriture ne peut être imitée, bien que son hallucination prévaille; mais malheureusement l'acte de nourrir psychiquement peut être imité, et considérablement renforcé par l'hallucination soutenant un tel acte. Cela donne réalité et sérieux à notre travail et le rend simultanément très gratifiant.

Mentionner l'existence psychique constante du sein, c'est invoquer le bébé.


Imitation et hallucination en psychanalyse — 1295

Je pense que lorsque des amis se rencontrent par hasard et conversent de choses et d'autres, il peut arriver un moment où quelque chose de plus signifiant se produit entre eux, mais qui reste inconnaissable. Lorsque cela se produit, on peut avoir l'intuition d'un lien non sensoriel. Le bébé est le mot qui révèle la signification du lien. Lorsque ce lien entre des personnes est accessible à l'intuition, soit lorsque des gens se rencontrent, soit dans la séance analytique, c'est parce qu'il n'est pas imité. Il est inhérent à la constitution psychique humaine. Il est non sensoriel et aucune hallucination ne lui est nécessaire. Il est indispensable dans une situation amoureuse. L'hallucination serait nécessaire, par exemple pour l'une ou pour l'autre des personnes qui se rencontrent, afin de recouvrir un problème personnel éprouvé psychiquement, déniant ainsi une existence au « bébé » ou bien le faisant advenir dans un contexte inadéquat. Dans cette situation, la capacité intuitive d'un tel individu subirait un amoindrissement si aucune transformation de son intuition de cet état de choses n'était possible.

Bion a été catégorique en recommandant que chaque séance soit abordée par l'analyste comme n'ayant ni histoire ni futur, et que le patient soit vu chaque fois comme un patient différent. Il ajoutait que si l'analyste le voit comme la même personne, il ne voit pas le bon patient. Une discipline ferme et constante permet à l'analyste de se maintenir dans un tel état d'esprit; celui-ci dépend de la suppression de son désir et de sa mémoire. Dans plusieurs de ses livres, Bion a bien fait comprendre ce problème, sur lequel il a développé ses vues d'une manière tout à fait scientifique.

Dans la pratique, cette approche disciplinée de l'analyste en présence du patient produit en lui une sensation d'obscurité. Elle laisse apparaître l'inconnu chez le patient, en opposition aux aspects connus d'une conversation ordinaire. Elle libère une attention proche de celle du rêve. Cela me permet de suggérer un lien avec les observations du patient et de lui dire ce qui, d'après moi, apparaît ou est en train de se passer. Ce que je dis est une observation hallucinatoire de mon cru, qui aura révélé au patient quelque chose de lui-même avec moi-même dont il n'avait jamais préalablement su que cela pouvait « être ». Les effets en lui se poursuivront sous la forme de l'atmosphère de l'expérience « à partir de ce momentlà », se répétant tout au long de l'analyse. Ces événements, en s'associant les uns aux autres, gagnent en étendue. La teneur du travail acquiert une qualité qui n'aurait jamais pu être anticipée ni connue. Les séquences dépendent du degré auquel je maintiens ma propre discipline consistant à éviter désir et mémoire, aussi bien que compréhension et activité de pensée, dans le sens que je viens d'évoquer. Cela comprend la possibilité de ne pas s'apercevoir du besoin d'interpréter un propos en grande partie basé sur un choix sensoriel d'idées, d'expériences quotidiennes, etc., alors que parfois celles-ci peuvent donner lieu à certaines transformations utilisables dans l'atmosphère de la séance. J'ai pleinement conscience


1296 — Frank Julian Philips

que ce que je viens de dire peut paraître léger ou étrange et sans doute peu convaincant à quiconque n'est pas familiarisé avec l'oeuvre de Bion. Je crains de ne pouvoir éviter une telle réaction, encore qu'un analyste qui souhaiterait discuter avec moi du matériel clinique me permettrait de l'aider à voir ce que, autrement, il ne serait pas à même de saisir dans ce que j'écris. L'expérience elle-même est très féconde et presque toujours tout à fait inattendue, puisqu'elle a surgi à partir de l'inconnu chez le patient, et qu'elle était aussi bien inconnue de moi. L'abstraction de la signification psychique continuera à se faire tout au long de l'analyse tout entière.

Il est impossible de relater ce qui s'est produit au cours de tout travail psychanalytique puisque, quoique cela ait été, cela a disparu parce que c'était ineffable et qu'on ne peut se le rappeler sans l'halluciner — contradiction inhérente à la réalité psychique.

Je rapporterai d'une manière simplement sensorielle quelques aspects d'un patient homme. Il a été en analyse avec moi pendant quelques années, par intermittence, car il a interrompu plusieurs fois, parfois pour rechercher d'autres analystes, toujours des collègues à moi dont il espérait obtenir plus de satisfactions. Il ne revient me voir que lorsqu'il est au désespoir et effrayé. Il est âgé d'environ quarante ans et sa vie d'adulte a été marquée par une liaison avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Son violent désir d'une relation, combiné à ses soupçons paranoïdes sur la fidélité de cette femme, le conduisirent à la dramatisation de crises d'accablement et de disputes, et finalement elle le quitta. Comme il ne possède qu'une très faible capacité de conserver un insight, il réussit à observer et à écouter ce que je peux lui transmettre mais il l'imite et s'y accroche quelque temps en hallucinant l'utilité qu'il lui suppose. Il revient à ses séances s'étant de la sorte cruellement blessé émotionnellement, et je peux alors reconnaître dans sa manière, en somme, de m'informer, beaucoup de mon vocabulaire et de mon langage mais comme si c'était lui qui parlait. En ce qui me concerne, je n'ai pas le choix, je laisse de côté les aspects sensoriels de son propos et je maintiens la discipline que j'ai décrite plus haut. Cet homme me rappelle quasiment à la lettre, dans ses mots et dans son acting out, la ballade de Goethe, Der Zauberlehrling (L'Apprenti sorcier). L'apprenti, alors que son maître est sorti, se sent poussé à faire tout seul un tour de magie. Il métamorphose un balai en créature vivante et lui commande de remplir un baquet avec l'eau coulant d'une source, mais il ne peut se rappeler le mot nécessaire pour l'arrêter et éviter le désastre d'inonder la maison. Le sorcier revient juste à temps pour mettre un terme à tout cela. Goethe avait une puissante intuition. Son Faust était de la même veine d'imitation et d'hallucination que le Dr Faust de Marlowe.

Le thème suggère ce que nous appelons les Carrefours (de l'OEdipe de Sophocle). Ce sont des moments effrayants de transformation et de changement


Imitation et hallucination en psychanalyse — 1297

dans notre existence et la manière dont nous les traversons va bien au-delà de ce que nous pensons qu'il arrive et de ce que nous pouvons comprendre. Et bien que certains d'entre nous parviennent à apprendre quelque chose d'utile à ce sujet à travers l'analyse, souvent trop tard, le patient en analyse doit se réconcilier avec lui-même, admettre que « c'était comme ça » et continuer à partir de là.

Un autre patient, à la fin de la quarantaine, après un premier mariage avec enfants, a épousé une femme bien plus jeune, d'origine très humble et dont le caractère le confronte à une sévère frustration. Il a halluciné un certain idéal de conduite émotionnelle mis sur sa femme et qu'elle doit accomplir. Il se trouve, selon mes hypothèses, que la nouvelle épouse l'a attiré parce qu'elle mettait une condition du même ordre pour prendre un mari, à savoir qu'il lui permette de se sentir socialement moins inférieure. Comme on peut l'imaginer, leur vie devient parfois l'occasion d'un chaos psychique. Mon patient a pu saisir cela, c'est-à-dire, en d'autres mots, leur identification projective mutuelle. Ils sont devenus capables d'en discuter entre eux mais c'est, pour mon patient, encore loin de permettre à la séparation psychique de prévaloir dans sa propre vie. En laissant de côté les termes et les interprétations psychanalytiques, si utiles qu'ils puissent souvent être, j'ai à l'esprit le modèle de Pygmalion dans la version moderne de G. B. Shaw. Cela nécessite un travail psychanalytique considérable, qui ne peut progresser que lentement, chez un adulte quasi psychotique que toute sa vie a engagé dans des modes excessivement pénétrants d'imitation et d'hallucination. En saisissant la fonction du phantasme sensoriel omnipotent de l'identification projective, ce patient a appris quelque chose de lui-même qu'il n'avait jamais su. Dans une certaine mesure, le non-sensoriel devient disponible en lui en distinguant ce qui jusque-là a été hallucination excessive qui l'a handicapé, au moment où pour la première fois de sa vie il affronte la possibilité du sentiment, de la pensée et de la réflexion.

My Fair Lady, une des comédies musicales les plus réussies de notre époque, a été basée sur la pièce de Shaw. Grâce à la qualité psychique de la légende de Pygmalion et à la sensibilité de Shaw dans son adaptation, le thème de l'imitation et de l'hallucination a acquis une force dynamique qui en fait un spectacle charmant.

Le théâtre est l'un des plus agréables événements de la vie où enfants ou adultes se trouvent ensemble dans un groupe. Ces occasions produisent sensoriellement un flux psychique de sensualité (sensuality) et d'hallucination. Des effets semblables marquent les sports, les fêtes et les aventures de toutes sortes. Mais le théâtre proprement dit, une pièce de Shakespeare bien jouée par exemple, devient une expérience émotionnelle d'imitation et d'hallucination de la plus grande valeur psychique. Le théâtre fonctionne, en quelque sorte, comme un miroir qui parle à l'oeil et à l'oreille du public. Il fait pour chaque spectateur quelque chose que celui-ci


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ne peut faire pour lui-même, à savoir tirer parti de la différence entre le sensoriellement perçu et ce qui est non sensoriel.

Il ne peut rien y avoir dans la constitution psychique humaine qui n'ait existé dans l'embryon. Si l'on pense à la pratique de l'analyse, lorsque l'on a quelque accès aux phénomènes, il semble que cela veuille dire que l'hallucination est un facteur vital pour le développement de l'imitation en nous tous. Peut-être l'expérience analytique, en dehors de ce que peuvent accomplir par eux-mêmes quelques êtres d'exception, est-elle le seul moyen jusqu'ici connu pour permettre à quelqu'un de tirer bénéfice de la distinction que j'ai tenté de mettre en évidence dans cet article, à savoir la libération du fardeau excessif du sensoriel, qui est l'équivalent de prendre de l'âge avec sagesse et avec quelque satisfaction.

C'est certainement une surprise de l'analyse que de se rendre compte qu'étant une qualité sensorielle, l'hallucination ne représente rien du tout. Mais sa fonction est vitale. Freud a indiqué cette fonction dans les rêves, dans son article de 1917 (1915), « Complément métapsychologique à la théorie du rêve » :

« Le désir du rêve, comme nous disons, est halluciné, et en tant qu'hallucination il rencontre la croyance en la réalité de son accomplissement. »

L'approche que j'ai tenté d'indiquer en écrivant ce bref article — avec la gratitude que nous pouvons tous ressentir pour le regretté Wilfred Bion — peut laisser entrevoir quelque chose d'utile. Je suis en accord avec la conviction de Bion selon laquelle la pratique de la psychanalyse devrait être ouverte à l'exploration, en particulier sous l'angle de la nature duelle de la psyché, perceptible en analyse.

Traduit de l'anglais par Claude Vincent, Josiane Vincent-Chambrier et Jean Bégoin

RÉFÉRENCES

Bion (Wilfred) R. (1977), Seven Servants, Jason Aronson édit., New York ; (1962), Learning from experience, trad. franç., Aux sources de l'expérience, PUF, 1979; (1963) Elements of Psycho-Analysis, trad. franç., Eléments de la psychanalyse, PUF, 1979; (1965) Transformations; (1970), Attention and interpretation, trad. franç., L'attention et l'interprétation, Payot, 1974.

Freud (Sigmund) (1917-1915), Complément métapsychologique à la théorie du rêve, SE, vol, XIV, p. 229.

Klein (Melanie) (1975), The Writings of Melanie Klein, vol. I à IV : The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, Londres.


Imitation et hallucination en psychanalyse — 1299

RÉSUMÉS

La croissance mentale dépend de la différenciation entre les aspects sensoriels et non sensoriels de la psyché, dont la nature est duelle. L'imitation, pour être crédible, doit être soutenue par un flux adéquat d'hallucination. Celle-ci ne se limite pas au rêve nocturne ; elle est une qualité sensorielle et en soi ne représente rien du tout, mais sa fonction est vitale pour le développement de l'imitation. La discipline analytique recommandée par Bion, d'éviter mémoire et désir, permet à l'inconnu du lien non sensoriel d'apparaître et produit une croissance mentale inattendue.

Mots clés : Croissance mentale. Imitation. Hallucination. Non-sensoriel. Sensoriel.

Mental growth depends on the differentiation between sensorial and non-sensorial aspects of the psyche the nature of which is dual. In order to be credible, imitation must be sustained by an appropriate flux of hallucination. The latter is not merely limited to dreams ; it is a sensorial quality which, though it does not represent anything per se, plays a vital role in the development of imitation. In as such as it avoids memory and desire, the psychoanalytical discipline such as Bion advocates it, permits the expression of the non-sensorial link and generates unexpected mental growth.

Key-words : Mental growth. Imitation. Hallucination. Non-sensorial. Sensorial.

Das psychische Wachsen hängt von der Differenzierung zwischen den sensorischen und den nicht sensorischen Aspekten der Psyche in ihrer Dualität ab. Die Imitation muss, um glaubwürdig zu sein, von einem adäquaten Halluzinationsfluxus unterstützt werden. Die Halluzination beschränkt sich nicht auf den Traum in der Nacht ; sie bedeutet eine sensorische Qualität und stellt an sich nichts dar, ihre Funktion ist jedoch für die Entwicklung der Imitation lebenswichtig. Die von Bion empfohlene analytische Disziplin, Erinnerung und Wunsch zu vermeiden, erlaubt, dass das Unbekannte der nicht sensorischen Bindung in Erscheinung tritt und dass ein unerwartetes psychisches Wachsen stattfindet.

Schlüsselworte : Psychisches Wachsen. Imitation. Halluzination. Nicht sensorisch. Sensorisch.


1300 — Frank Julian Philips

El crecimiento mental depende de la diferenciacion entre los aspectos sensoriales y no sensoriales de la psiquis, cuya naturaleza es doble. La imitacion, para tener credibilidad, debe estar apoyada por un flujo adecuado de alucinacion. Esta no se limita solamente al sueño nocturno ; es una calidad sensorial y en si misma no representa absolutamente nada, pero su funciôn es vital para el desarollo de la imitacion. La disciplina analitica recomendada por Bion, de evitar memoria y deseo, permite al desconocido del vinculo no sensorial de aparecer y produce un crecimiento mental inesperado.

Palabras claves : Crecimiento mental. Imitacion. Alucinacion. No sensorial. Sensorial.


Cléopâtre ATHANASSIOU

Les transformations dans l'hallucinose 1

Le but de cet article est de mettre l'accent sur l'originalité de la pensée de Bion en ce qui concerne l'appréhension des processus psychiques aboutissant ou non à la reconnaissance de la réalité interne aussi bien qu'externe.

Je commencerai par étudier comment, parmi l'ensemble des mécanismes de transformation, les transformations dans l'hallucinose occupent une place spéciale : elles introduisent dans le monde du mensonge et du négatif.

Je tenterai ensuite, dans un commentaire personnel du concept de Bion, de rattacher ces transformations particulières aux mécanismes fondamentaux touchant à la construction de l'identité du self dans une perspective spatiale. Ceci me permettra de tirer hors de la pathologie dans laquelle elles s'inscrivent nettement un aspect de ces transformations. Cela n'a-t-il pas été le sort d'une découverte comme celle de l'identification projective? Classée d'abord dans le champ de la pathologie, elle a eu droit, encore grâce à Bion, de faire partie des mécanismes normaux et nécessaires au développement de la vie psychique, une fois que son utilisation pathologique a pu être isolée de celle qui s'est révélée être à la base de l'émergence des liens.

Dans une perspective semblable, je tenterai d'annoncer comment les transformations dans l'hallucinose peuvent ne pas être rejetées totalement dans le domaine du négatif. Freud, dans son étude de la satisfaction hallucinatoire du désir ainsi que dans celle de l'hallucination mise au service des processus oniriques, n'est-il pas luimême entré dans la considération de la normalité de l'hallucinose?

Je m'emploierai enfin, dans une brève vignette clinique, à rassembler les éléments de cet article.

1. Cet article reprend les éléments d'un livre écrit par l'auteur et publié en mars 1990 après la commémoration du 10e anniversaire de la mort de Bion.

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1302 — Cléopâtre Athanassiou

Le terme même de transformation implique l'appréhension à la fois d'un changement et d'une permanence. Il ne peut en effet y avoir de perception d'un changement qu'à partir d'un état de continuité. Si tout bouge, rien ne bouge. Il existe donc des règles de transformations qui permettent non seulement que soit respectée la forme que prennent ces dernières, mais aussi que leur émergence soit possible. Une opération mentale rattache ainsi a minima un point d'arrivée à un point de départ.

Au chapitre 10 de son livre qui a précisément pour titre Transformations, Bion nous donne l'exemple de deux plateaux contenant des billes, afin de mieux nous expliciter ce qu'il entend par « règle de transformation ». Un premier plateau contient des billes. Il s'agit de mettre dans un deuxième plateau un certain nombre de billes appartenant au premier plateau. Préside au transfert des billes une règle que Bion dénomme : règle de la transformation. Il faut que soient posées dans le deuxième plateau autant de billes d'une certaine taille qu'il y a de billes d'une certaine couleur dans le premier plateau. La collection du premier plateau représente l'espace que Bion désigne par O, l'inconnu.

Bion se place du point de vue de l'observateur externe, de l'analyste vis-à-vis du patient : il cherche à comprendre l'origine, le O de la transformation qui se présente à lui. Il était dans un état, ou il observait un état; il se trouve dans un autre ou il en constate un autre. Un changement s'est inscrit dans la permanence de son être. L'analyse de son contre-transfert en séance, ou après coup, peut seule entraîner le rétablissement d'un continuum identificatoire.

Mais en ce qui concerne le patient, que je considère ici du point de vue de ses parties infantiles, la transformation qui prend place a pour but de maintenir dans le self une permanence identificatoire : ainsi, dans les processus d'agrippement sur un point, le but recherché par le bébé est de maintenir l'existence d'une fixité unidimensionnelle alors qu'un bouleversement en menaçait la permanence. Dans les processus d'identification adhésive, le but est de retrouver sa peau. Dans les identifications projectives enfin, il s'agit soit de se maintenir à l'intérieur de l'objet, soit d'éjecter l'élément indésirable afin de conserver un statu quo, soit enfin d'attendre la transformation de ce qui fut éjecté.

Dans tous les cas, la transformation est acceptée dans le but d'assurer la constance de l'identité du self en rapport avec l'objet. Par conséquent, est accepté aussi le détour qui entraîne a minima une suspension de l'immédiateté de la satisfaction ou du retour au point zéro de la similitude. Les identifications narcissiques tiennent compte, en ce sens, de l'existence de l'objet selon la forme qu'il a prise dans le développement du self.

Il en est apparemment tout autrement lorsqu'on aborde les transformations dans l'hallucinose. Ici, l'objet n'existe que pour être nié dans son existence même, et non pas simplement dans ses qualités. La prétention à l'autofabrication de l'objet est dominante. Cette prétention se fonde sur les autoproductions naturelles depuis le début de la vie ; nous y reviendrons plus bas. Tout ce qui permet de s'insérer dans


Les transformations dans l'hallucinose — 1303

une « grille positive » (Bion), fondée sur la construction des liens entre le self et l'objet, est utilisé dans une « grille négative » afin de refuser cette construction et fabriquer l'objet soi-même. Le fil continu de l'identité du self est fondé sur l'absence de l'objet ainsi que sur la complexité des liens qui l'attachent au self. Cette complexité est un ennemi à détruire et les transformations dans l'hallucinose s'emploient à cet effet. C'est le monde de l'anti-pensée. Voyons comment Bion le décrit.

La transformation dans l'hallucinose est avant tout une expulsion. « Les sens sont utilisés de façon à évacuer les choses, de telle sorte que le patient vit dans un univers qu'il a créé lui-même » (Transformations, p. 156). Le patient prétend ainsi qu'il vit dans un monde « parfait ». Toute trace d'imperfection est le signe de forces hostiles et envieuses; elle est donc à rejeter. Cette éjection s'effectue sur un mode de plus en plus violent, comme pour venir à bout d'une force impossible à détruire, ou comme pour atteindre un contenant infini.

Le monde dans lequel vit en effet le psychotique utilisant ce genre de transformation évoque celui où le nourrisson vit ses premières angoisses : dans un espace infini, la protection princeps est la réduction de soi-même à l'infini. Plutôt que de se perdre ou de se dilater sans fin, le moi naissant se resserre sur lui-même comme sur un point. Je noterai plus bas les aspects communs entre ma conception de la construction de l'espace psychique, en lien avec celle d'E. Bick, et les idées de Bion sous-tendant sa description de l'hallucinose. Mais dès à présent je puis noter que l'idée d'une extension infinie est constante et rejoint la « perfection » du point. Le O, cet inconnu, est une « perfection d'être », dirai-je, qui ne passe pas par les aléas des processus identificatoires. Le patient, installé dans un narcissisme absolument primaire, pourrait-on dire aussi, se vit comme un point idéal, ne recevant rien et ne donnant rien, mais interprétant toute atteinte à son état comme issu de forces envieuses. Nous pouvons imaginer les problèmes techniques que se pose un analyste précisément pour toucher un tel patient et le faire passer d'un système de transformations dans l'hallucinose à un système de transformations projectives. Souvent l'analyste passe à côté de l'hallucinose de son patient, lorsque celle-ci n'a pas envahi sa personnalité, tant un tel patient est habile à donner l'illusion qu'il est un accord « parfait » avec ce que son analyste attend de lui. Le « point » est reconstitué.

Chez le psychotique, le sentiment dominant est celui qu'une explosion est toujours sur le point d'advenir si l'on touche à son système du fait que, pour lui, le contenant est inatteignable. « L'émotion éprouvée par le patient ne tolère pas de ne pas avoir été contenue. Elle gagne en intensité, est exagérée pour attirer l'attention. Le contenu réagit alors par une évacuation de plus en plus violente » (Transformations, p. 161). C'est le phénomène que Bion nomme « hyperbole ». La défense utilisée contre une telle intensité émotionnelle est la suppression totale des relations objectales par une attaque des liens qu'elles suscitent. Les liens A, H, C (Amour, Haine, Connaissance),


1304 — Cléopâtre Athanassiou

sont dépouillés de ce qui produirait chez le patient une telle inflation émotionnelle, de façon à ce que son état retourne à cet idéal que le petit patient dont je parlerai plus bas définit comme celui où régnent la « paix et le silence ».

Le processus qui permet de dépouiller les liens de l'impact émotionnel qui leur est propre, à la manière dont on dépouillerait un squelette de sa chair, tient, dans l'hallucinose, au fait que les sens sont à « double sens ». « Un objet peut être pour le patient une excrétion, une hallucination, plutôt que quelque chose qui existe indépendamment de lui » (Réflexion faite, p. 96). Tel est le centre de la pensée de Bion. Il se sert des catégorisations de sa grille afin de montrer comment ce qui appartient à la rangée F de cette grille, c'est-à-dire ce qui est du domaine d'un concept adapté à une compréhension scientifique des problèmes, va être transformé en un élément de la rangée A, c'est-à-dire en une chose dont la concrétude n'a jamais encore suivi de processus de transformation menant vers un monde de symbolisation. « Une signification, dit Bion, a été traitée par le patient comme si elle était une chose, avant d'être évacuée mentalement et phonétiquement par un appareil dont les caractéristiques sont généralement attribuées à un muscle » (Transformations, p. 150). Le résultat visé par une telle évacuation est de créer un monde duquel la frustration est exclue. Si l'objet est fabriqué par le self, si les organes des sens, au lieu de se soumettre à l'expérience de la réception de l'existence d'un objet indépendant de leur fonctionnement, renversent ce fonctionnement afin de créer leur objet, la frustration est exclue car l'écart entre le self et l'objet l'est aussi. Il s'agit d'un monde sans pensée, car cette dernière n'est-elle pas une interrogation sur l'expérience de la frustration?

Aucune représentation n'est possible dans ce monde où l'incarnation prévaut, où toute présence est concrète et où les éléments alpha propres à nourrir les processus de pensée sont réduits à l'état d'éléments bêta propres à apporter la perception d'un plein et d'une continuité sans faille. Toutes les nuances qualitatives sont ainsi transformées en degrés quantitatifs. L'espace est de la sorte supprimé. En se resserrant sur le point, le patient se constitue en un agglomérat que tout relâchement ferait se dissoudre dans un espace sans borne, avec les angoisses de liquéfaction qui l'accompagnent.

C'est à mon avis cette angoisse primitive qui fait la force de la défense par l'hallucinose face à la relation d'objet proposée par l'analyste. Bion souligne la rivalité des systèmes en cause : ce que propose l'analyste est traité avec mépris et compris comme issu de l'envie, ainsi que nous l'avons vu. En effet, dans un axe unidimensionnel, les vertex sont supprimés et seule demeure l'unicité d'un point de vue. Le triomphe est de règle, car celui qui n'écrase pas sera écrasé. Le « deux » n'existe pas et se ramène à l'un. Ainsi, le point de vue selon lequel aucune relation d'objet ne peut offrir une sécurité et une paix comparables à celles qu'offre l'utilisation des transformations dans l'hallucinose doit écraser le point de vue de l'analyste, selon lequel ce sont les liens à l'objet qui assurent cette sécurité sinon cette paix. Bion souligne même que, dans cette


Les transformations dans l'hallucinose — 1305

perspective, le patient interprète tout acte de parole de l'analyste qui s'approche de lui avec sa pensée, comme un acting provoqué par lui.

Je souhaiterais à présent reprendre l'exemple princeps apporté par Bion d'une transformation dans l'hallucinose, afin de tirer de cet exemple ce qui soutient ma thèse : l'enracinement de ce phénomène dans la fragilité des constructions identificatoires les plus précoces.

Il s'agit de l'arrivée d'un patient à la séance et de son installation sur le divan (Réflexion faite, p. 76). Bion a mis beaucoup de temps avant que de prendre conscience de l'existence et du sens des petits mouvements effectués par le patient. Je cite Bion : « En entrant dans la pièce, il (le patient) me jette un rapide coup d'oeil; cette façon de m'examiner franchement s'est développée au cours des six derniers mois et elle constitue encore une nouveauté. Tandis que je referme la porte, il se dirige au pied du divan se tient face aux coussins et au fauteuil et reste immobile, les épaules tombantes, les genoux pliés, la tête inclinée vers le fauteuil, jusqu'au moment où je passe à côté de lui et suis sur le point de m'asseoir. Ses mouvements sont si étroitement accordés aux miens qu'en ébauchant le geste de m'asseoir, je semble déclencher un ressort en lui. Tandis que je prends place dans mon fauteuil, il se tourne vers la gauche, lentement, tout doucement, comme si quelque chose risquait de se renverser, ou peut-être de se casser, s'il se laissait aller à un mouvement précipité. A l'instant où je finis de m'asseoir son mouvement de rotation s'arrête, comme si nous formions deux rouages d'un même jouet mécanique. Le patient, qui me tourne maintenant le dos, s'immobilise à cet instant alors que son regard se porte sur un endroit du plancher, près du coin de la pièce qui est à sa droite et en face de lui quand il est étendu sur le divan. Cette pose dure une seconde peut-être et prend fin avec un haussement de tête puis d'épaules si imperceptible et si rapide que je pourrais croire que je me suis trompé. Pourtant, il marque la fin d'une phase et le début d'une autre; le patient s'asseoit sur le divan, en vue de s'y étendre. Il s'allonge lentement, l'oeil toujours fixé sur le coin de la pièce, tendant la tête de temps à autre tandis qu'il se couche sur le divan comme s'il était soucieux de ne pas être perdu de vue. Son examen est circonspect, comme s'il redoutait d'attirer ainsi l'attention sur lui... » Bion fait de tout ce passage le commentaire suivant : « Au moment où il me jetait un coup d'oeil, le patient prenait une partie de moi en lui. Celle-ci était prise dans ses yeux, ainsi que j'interprétai plus tard sa pensée, comme si ses yeux avaient la propriété d'aspirer quelque chose de ma personne. Quelque chose m'avait été retiré, avant que je ne m'assoie, puis expulsé, toujours par les yeux, de manière à être déposé dans le coin de la pièce où il pouvait continuer de le surveiller, en étant étendu sur le divan. L'expulsion dure une ou deux secondes. Le haussement que j'ai décrit signifiait que l'expulsion était terminée. Alors, et alors seulement l'hallucination prit naissance » (p. 77).

Bion interprète le contact occulaire du patient comme une prise concrète de parties de l'analyste vécues comme persécutrices. Ces parties sont transportées ainsi


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dans un coin de la pièce où ce patient, c'est le cas de le dire, « les a à l'oeil », durant tout le temps de la séance. Bion ne nous décrit pas le départ du patient. Ainsi le patient est capable d'utiliser un organe sensoriel pour prendre et laisser un objet, comme le ferait un muscle. L'hallucination naît de cette projection où l'objet est mêlé aux parties du self qui peuvent le voir. L'objet est de la sorte aussi mêlé aux éléments alpha qui s'associent à la perception et placent celle-ci dans l'axe d'une activité représentative. Ainsi le patient projette devant lui, de manière concrète, la persécution qui se situerait derrière lui s'il acceptait d'en laisser l'analyste porteur. L'objet est dépouillé de sa capacité de voir le patient au sens psychique du terme, car cette vision comporte un caractère insaisissable plus redoutable que la certitude des éléments concrets. Le fonctionnement alpha est vécu comme dangereux de ce point de vue. En conséquence, tout mouvement de l'analyste est aussi vécu concrètement : le patient a par la suite le sentiment que les interprétations de l'analyste lui passent comme des balles au-dessus de la tête. Les mots, dépouillés de leur potentialité représentative, vont peut-être quérir cette dernière à nouveau dans le coin de la pièce où le patient l'a transformée et bloquée en un ensemble compact duquel surgit une hallucination.

Je souhaiterais mettre l'accent sur certains détails qui prennent un sens non souligné par Bion, lorsqu'on envisage le comportement du patient selon le point de vue des premières identifications. Bion possède essentiellement pour l'analyse, géniale, de ce qu'il observe, l'instrument des identifications projectives : le patient pénètre dans l'oeil de l'analyste avec son oeil; il y prend ce qu'il veut et le projette, toujours avec son oeil, dans un objet, le coin de la pièce, tandis que son oeil continue d'exercer une activité de surveillance en cet endroit. Certaines parties de la personnalité du patient vivent de façon intolérable l'existence du fonctionnement alpha de l'analyste. C'est l'aspect invisible, insaisissable dans sa concrétude qui entraîne le patient à considérer la représentation comme dangereuse et à la réduire à une hallucination, à une chose concrète confondue avec une chose réelle. L'élaboration psychique qui permet à la conscience de vivre au-dessus d'une sensorialité immédiate est vécue comme l'ennemie de la sécurité du moi.

C'est en ce sens qu'il me paraît opportun de souligner dans la description même de Bion les éléments d'un monde uni-dimensionnel. Lorsque le patient entre dans la pièce et fixe son analyste, il me semble — étant donné la suite de son attitude — qu'il se comporte comme le nourrisson qui s'agrippe à l'oeil maternel. Il ne doit pas le lâcher à moins de mettre en danger sa propre identité. Cette dernière est fondée sur une centration en un point unique où se mêlent pour lui le self et l'objet. Lorsque ce point est lâché, le bébé doit en trouver un autre pour ne pas avoir le sentiment de tomber dans un espace infini. Il me semble que Bion met en évidence cet aspect des choses sans l'analyser, lorsqu'il remarque que le patient, perdant le regard de l'analyste qui s'est retourné, doit lui-même se déplacer très lentement comme si tout mouvement brusque allait le « casser » ou le « renverser ». Le patient essaie de conserver en effet, comme


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en un resserrement musculaire, non seulement une partie persécutrice de l'analyste, mais aussi une partie précieuse : la concrétude de son oeil en tant que point d'agrippement qui rassemble sa propre identité. C'est pourquoi les mouvements du patient sont tout à fait synchronisés avec ceux de l'analyste, comme les rouages d'une seule machine. Si l'objet bouge, le self qui y est agrippé doit bouger comme lui. Lorsque l'analyste se fixe dans son fauteuil, le patient, lui, fixe de son oeil un point devant lui de telle sorte qu'il continue d'entretenir avec lui la même relation qu'il avait lorsqu'il pouvait le saisir par-devant. J'interprète la surveillance de l'angle de la pièce autant comme une réassurance issue d'un agrippement toujours à disposition que comme le contrôle d'un persécuteur.

Mais Bion met l'accent sur le fait que l'hallucination ne commence qu'au moment où le patient fixe le coin de la pièce. C'est-à-dire que ce n'est qu'à partir des expulsions effectuées par son oeil que le patient saisit l'objet. Le monde de l'hallucination est un monde auto-engendré.

J'aimerais associer les remarques précédentes concernant à la fois la réalité des agrippements et celle des autoproductions de la réalité, dans une hypothèse qui tient compte des premières identifications du bébé.

Le nourrisson possède un système de défense contre les aléas de la relation d'objet qui le menacent d'un sentiment de chute et de déperdition de son identité : si l'objet auquel il s'agrippe vient à faillir, il peut à un niveau très élémentaire combler ce manque en remplaçant l'objet par lui-même. Au lieu de s'agripper à la lumière, il peut s'agripper sur ses propres sensations et principalement sur ses propres contractions musculaires dans un resserrement abdominal. La différenciation entre l'agrippement sur la source externe de la sensation et l'agrippement sur soi-même est émoussée étant donné que les organes des sens sont utilisés d'abord comme des muscles : l'oeil s'accroche à une lumière, l'oreille à un son... A ce niveau très primitif, tout est mis au service du maintien d'une continuité identificatoire grâce à la continuité des agrippements. Il est intéressant de voir que Bion a retrouvé au niveau de la pathologie ce que nous a permis d'observer l'étude psychanalytique des nourrissons : le monde du point et celui de l'utilisation des organes des sens comme des muscles. Mais, entrant d'emblée dans l'aspect pathologique de ces phénomènes, Bion les a associés aux manifestations projectives : le patient expulse ce qu'a saisi son oeil, comme une main jetterait ce qu'elle a d'abord attrapé.

C'est à ce point que je ferai l'hypothèse d'une bifurcation pathologique chez le bébé : au moment où son oeil doit lâcher prise afin de laisser à l'objet sa qualité lumineuse, par exemple, au moment où une assimilation des agrippements lui a fourni une sécurité suffisante pour ce faire, il demeure en lui un reliquat d'agrippement musculaire sur la sensation qui lui donne le sentiment que, lorsqu'elle surgit, c'est lui qui l'a produite. De la même façon qu'en se resserrant sur le point lumineux, il sentait en lui un continuum grâce à un resserrement semblable sur ses propres viscères, de même


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a-t-il la sensation à présent que la lumière surgit, qu'il est seul à la produire. Il doit, pour changer de perspective, laisser la lumière à l'objet et se retrouver lui-même dans l'ombre. A ce point les problèmes commencent, et la possibilité demeure de conserver l'illusion qu'un simple resserrement musculaire, comme autrefois, produira la lumière. Mais celle-ci justement ne peut être perçue en tant que telle qu'à partir du moment où les agrippements ont diminué d'intensité. En somme, la perception d'une continuité dans le self passe ici par l'utilisation des moyens identiques bien que le monde change autour de soi. Le self continue de prétendre que rien ne change et que tout est donné d'avance : l'auto-agrippement, l'autoproduction de l'objet, à la manière dont les organes seraient autoproduits et dont le seraient aussi, dans cette perspective, les objets internes. La réalité de l'objet est une production du self, comme autrefois la réalité de la lumière était conjointe au resserrement musculaire.

Nous entrons directement ici dans le monde des hallucinations et des transformations dans l'hallucinose : la réalité sensorielle de l'objet est produite par le self de la même façon que la sensation était associée fondamentalement à l'agrippement chez le nourrisson. Reproduire un auto-agrippement, un autoresserrement de l'oeil, par exemple, doit recréer la sensation qui a accompagné l'agrippement sur l'objet. Ejecter cette sensation, comme le décrit Bion, ne se différencie pas d'une évacuation intestinale dans la mesure où le contenu des intestins n'est pas perçu comme étant le produit d'une transformation de ce qui a été ingéré, mais la manifestation de la réserve inépuisable de ce que l'on possède en soi à chaque fois que l'on procède à un resserrement musculaire. Univers de la simplicité : il suffit de se contracter pour se sentir en sécurité, pour produire ce que l'on veut produire. Tout ce qui n'est pas une autoproduction pouvant donner lieu à un auto-agrippement est connoté d'un signe négatif et doit donc être détruit. L'espace, le lien à l'objet, la pensée font partie de ce qui met en échec la croyance en l'unicité des auto-agrippements. En conséquence, ces éléments sont à détruire selon le procédé particulier des transformations dans l'hallucinose : les qualités qui permettent de percevoir la réalité de l'objet séparé du self sont cernées, évacuées à la manière dont sont évacués les « déchets » restant; les éléments alpha, une fois l'essai de leur dégradation accompli, ne sont pas traités autrement que des éléments bêta. Autrement dit, tout est traité comme une autoproduction protégeant la conscience de la perception d'un monde indépendant du self. A ce niveau en effet, une telle perception engendre une angoisse catastrophique : comment supporter que la corde à laquelle on s'accroche dépend de la fragilité d'une main humaine ? Le patient veut des certitudes et s'engage dans la meilleure qu'il puisse se donner : c'est lui qui fabrique sa corde afin de mieux compter sur elle. Tel est le paradoxe, souligné par Bion, lorsqu'il a parlé des systèmes en rivalité entre le patient et l'analyste.

J'aimerais, avant de donner un exemple clinique illustrant le concept de Bion et mon propos, considérer brièvement ce que Freud dit de l'hallucinose qu'il situe à la fois dans l'activité normale qu'est la satisfaction hallucinatoire du désir chez le nour-


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risson et dans l'activité onirique. Il distingue ces deux domaines de celui de la psychose. Freud construit l'hypothèse d'un effort primitif fait par l'appareil psychique afin de se conserver aussi éloigné que possible des stimulations issues du monde extérieur. Il rattache cela au Principe de Constance dans « Au-delà du principe de plaisir » ainsi que dans son « Projet pour une psychologie scientifique » (section 2, 11 et 16 de la partie 1). Dans son Interprétation des rêves, il précise : « Le plus court chemin pour satisfaire un désir est un chemin conduisant directement de l'excitation produite par le besoin à un investissement complet de la perception. Rien ne nous empêche de supposer qu'il y avait un état primitif de l'appareil psychique dans lequel ce chemin était réellement emprunté, c'est-à-dire dans lequel le désir finissait en hallucination. Ainsi le but de cette première activité psychique était de produire en une identité de perception la répétition d'une perception qui était liée à la satisfaction du besoin » (SE, 5, p. 565) 1.

La satisfaction hallucinatoire du désir obtenue ainsi par le tout petit bébé tire de son fond de traces mnésiques directement investies l'illusion d'une production automatique de son objet. Tel est le point commun avec ce qui sous-tend la mobilisation des transformations dans l'hallucinose : l'objet ne doit exister que produit par soi et les traces mnésiques qui demeurent en soi des investissements de l'objet externe sont traitées comme si elles étaient issues de soi-même. Freud attribue au bébé la capacité de rétablir très rapidement la vérité en se soumettant à l'épreuve du besoin : avec son hallucination, il n'est pas satisfait; il doit par conséquent abandonner ce raccourci pour prendre le chemin plus long de la pensée et de la reconnaissance de la réalité externe de l'objet à laquelle il doit s'adapter. Freud pense que cette épreuve de la réalité, réalité du besoin ainsi que celle de l'objet, pousse l'enfant à désinvestir la satisfaction hallucinatoire du désir. La pathologie des transformations dans l'hallucinose nous a appris que cette réaction spontanée de soumission à la réalité ne va pas de soi. Mais, de même que le bébé peut préférer conserver ses auto-agrippements et les traces mnésiques des sensations qui leur sont associées, plutôt qu'investir une reconnaissance de l'objet externe et la fluctuance qu'il impose à sa tenue, de même peut-il plus tard préférer l'investissement des objets internes aux objets externes et au fonctionnement de la pensée qu'ils exigent afin de les retrouver une fois qu'ils ont été perdus. Cette attitude narcissique absolument primaire se retrouve donc à différents niveaux. Freud pose comme donnée d'emblée la capacité par le bébé d'attribuer à l'objet qui l'a engendré la trace mnésique qu'il utilise pour sa satisfaction. Une réflexion sur les transformations dans l'hallucinose me semble remettre en cause ce lien spontané : l'insatisfaction du besoin par l'hallucination peut se présenter sans répit, sans que pour autant la conviction naisse chez l'enfant qu'il est préférable pour lui de changer de conception et d'abandonner son agrippement aux productions de son propre

1. Les citations de Freud sont traduites par l'auteur.


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corps. L'angoisse de se fier à ce qu'il n'a pas fait lui-même et, par conséquent, à ce dont il ne contrôle pas l'existence, peut l'emporter et aboutir à une réelle déprivation des besoins.

Mais l'idée de relais fournie par la satisfaction hallucinatoire du désir rejoint celle du relais que constitue aussi l'auto-agrippement au moment où l'objet adéquat manque au bébé. En ce sens il s'agit d'un état non pathologique. Il ne le devient qu'au moment où s'instaure précisément le refus de considérer ce relais comme dépendant totalement de l'existence de l'objet externe et où se mettent en marche des mécanismes, telles les transformations dans l'hallucinose, qui rabattent les perceptions et les liens produits par l'objet sur ce qui ne serait produit que par soi.

Je voudrais aussi souligner la place que donne Freud aux mécanismes hallucinatoires dans le rêve. Dans le Supplément métapsychologique à la théorie des rêves, en 1917, Freud résume sa pensée en disant que : « La formation du désir du rêve et sa régression en hallucination sont les parties les plus essentielles du travail du rêve » (SE, 14, p. 229). Freud attribue au travail du rêve la fonction de protéger le sommeil du dormeur en isolant sa conscience ou en ne lui présentant que la forme d'un désir satisfait. Toute insatisfaction la réveillerait en effet et briserait de la sorte le sommeil. L'hallucination est donc là, comme elle l'était chez le bébé, à la place de la perception de la réalité de la frustration C'est encore une formation de relais. Je voudrais préciser que la forme hallucinée prise par les productions oniriques participe aussi de cette affirmation de réalité aux yeux de la conscience et permet à celle-ci de dormir. Dans son livre sur les rêves, D. Meltzer nous a montré, à la suite du travail de Bion sur le fonctionnement alpha et la rêverie, que l'enjeu du travail du rêve ne concernait pas seulement la formation d'un désir mais la mise en marche d'un processus de pensée qui, à mon avis, ne doit pas plus lui-même parvenir à la conscience du dormeur que le désir insatisfait. Faute de quoi la sollicitation de la conscience à la compréhension de cet événement issu du déclenchement inconscient d'un processus de pensée l'éveillerait. Le travail de la censure, doublé en cela de celui du préconscient, maintient la conscience dans l'illusion d'une enveloppe non seulement de satisfaction mais aussi de réalité : la concrétude de ce qui lui est présenté ne déclenche pas son activité. Il existe donc à mon avis de façon provisoire dans l'activité onirique, sous l'égide de la censure, une utilisation du mode de transformation dans l'hallucinose permettant que ce qui serait représentation porteuse d'un sens à comprendre par la totalité du moi, et donc du moi conscient, est raplati au niveau d'une réalité donnée sans appel sur le mode hallucinatoire. Ce n'est qu'au réveil que, passée l'obnubilation causée par l'évidence onirique, le souvenir d'un rêve peut commencer de déclencher l'activité de pensée consciente qui rejoint à ce point ce qui, la nuit, fut déclenché dans l'inconscient. En ce sens, l'activité associative qui surgit au réveil à propos du rêve manifeste, en conduisant aux pensées du rêve latent, conduit aussi à une activité de pensée que la censure avait arrêtée pour la transformer en une fixité hallucinatoire. Le désir, masqué,


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s'y trouve satisfait, mais la fluidité dans la pensée s'y trouve figée à la manière dont les transformations dans l'hallucinose immobilisent l'objet vivant pour en faire une autoproduction dont l'animation ne dépend que de soi.

La vignette clinique que je vais rapporter à présent illustre ce processus de transformation dans l'hallucinose au sein d'une grave pathologie. Il s'agit d'un enfant qui, précisément, donne le sentiment de vivre dans un état de somnolence assez permanent et qui a provoqué pendant longtemps en moi, dans mon contre-transfert, ce genre de phénomène : l'obnubilation de la conscience prend place chez lui en plein jour et n'est pas réservée à la protection de son sommeil nocturne. Il montre d'ailleurs dans les séances comment il souhaiterait dormir sans y parvenir. Aussitôt qu'il s'allonge sur le sol ou sur les chaises à cet effet, des hurlements, des bruits indistincts viennent le déranger. L'activité de sa pensée, tel un grain de sable, est venue s'immiscer dans le néant qu'il voulait installer dans sa conscience. Comment dormir sans penser? Mais comment penser lorsque l'objet qui pense est rejeté parce qu'il est considéré comme menaçant la stabilité du self assurée uniquement par des autoproductions ?

François est un garçon d'une douzaine d'années que je suis depuis deux ans et demi dans un centre à raison de deux séances par semaine. Il a un passé d'enfant plâtré au niveau de ses jambes, jusqu'à l'âge de deux ans la nuit, un an le jour. Ce problème a été investi comme une catastrophe par une mère déprimée. Les hospitalisations durant la première année n'ont pas contribué à donner à cet enfant le sentiment d'un lien assez fort entre lui et sa mère, elle-même exilée loin de son pays. Il s'est senti réellement laissé tomber par elle, comme il est d'ailleurs réellement tombé des escaliers, à quatre ans, alors qu'elle est repartie dans son pays au moment de la naissance de Sophie, la petite soeur de François. Cette chute a donné lieu à l'émergence de sa dernière crise comitiale. Dans ces conditions François a commencé d'investir un système que l'on peut reconnaître comme étant celui des transformations dans l'hallucinose et dont le grand ordonnateur en lui-même est son « plâtre ». Très rapidement dans les séances, ce que l'on pourrait appeler la partie « plâtre » de lui-même, représentée dans ses jeux par un gorille appelé « gardien », s'est révélée tyranniser toute sa personne sous le couvert d'assurer la « garde » précisément de sa sécurité et de son identité. Tout ce qui passe à proximité du « gardien » et qui n'est pas assimilable au « plâtre » des éléments bêta autofabriqués est écrasé sans merci. Tout ce qui est espace est vécu comme dangereux. Tout ce qui est mouvement est à détruire. Tout ce qui est pensée, car la pensée est mouvement prenant un sens dans l'espace, est à anéantir. Les pulsions par conséquent et les liens qu'elles supposent établir entre un objet et un moi attendant de lui sa satisfaction sont à dénaturer. François nous donne l'exemple de la mise en marche de transformations dans l'hallucinose en complète association avec le maintien d'une continuité de son identité dans un monde unidimensionnel. Voici quelques vignettes illustrant la manière dont sont effectuées ces transformations.

François arrive à ses séances en se tenant à peine sur ses jambes. Il s'écroule


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sur le sol, au début, en repliant ses jambes de part et d'autre de son corps de telle sorte que, dans cette position, ses genoux se touchent presque. C'est à cet endroit qu'il commence d'écraser une petite balle jaune, comme afin de compresser l'espace d'inconnu qu'elle contient. La suite des séances m'apprendra qu'il s'agit bien de ma tête et de la sienne, du fonctionnement qui les relierait l'une à l'autre. C'est ce fonctionnement qu'il vise à raplatir. Il signifie d'ailleurs dès le début de son traitement que toute ingestion doit être doublée d'une évacuation. Il maintient en lui de la sorte l'illusion d'une constance qui ne l'oblige pas à se modifier lui-même en fonction de l'objet mais donne au contraire à l'objet l'obligation de se modifier en fonction de lui-même. Le raplatissement de la balle comporte celui de la réalité de l'objet et de la perception qu'il en a. — L'écrasement de l'espace et des liens qui peuvent s'y jouer se retrouve dans la manière dont François place les animaux de sa boîte en longues files immobiles. Il plisse sa paupière comme pour isoler le fin rayon de lumière qui en serait issu. Plus tard il pointera un crayon dans le prolongement de son oeil, comme pour matérialiser ainsi ce rayon. Il va, grâce à cet instrument précis, contrôler l'espace qui se serait établi entre la tête d'un animal et le derrière du précédent, ou entre deux flancs lorsqu'il installe ses bêtes côte à côte. Dans tous les cas, ces bêtes forment un ensemble compact constituant en soi une barrière à toute émergence pulsionnelle en direction d'un objet, tel que le plâtre le faisait lorsque François était petit : il s'est appuyé dessus au lieu de se faire des muscles. Le problème est que ces animaux représentent ces mêmes muscles ou ces mêmes parties du self capables de se diriger vers un objet. Elles sont ici réduites à l'état d'agglomérat. L'ébauche de fonctionnement alpha qu'elles possèdent ou la préconception de l'objet qui les habite est compressée dans un espace aussi restreint que le rayon émanant de l'oeil de François. La ligne se rabat sur un point dans un espace unidimensionnel.

Au bout d'un certain temps cette formation en ligne va prendre une forme circulaire, mais les bêtes doivent écraser leur vision sur le point central du cercle, tandis que leurs corps forment autant de rayons dont François vérifie par le même procédé la rectitude. Cette figure ressemble d'ailleurs beaucoup au dessin d'un oeil guère plus épais qu'une pellicule.

Je voudrais souligner qu'il ne s'agit pas ici du « simple » contrôle d'éléments vivants réduits à l'immobilité, mais d'un processus qui vise à dénaturer ces éléments en leur supprimant leur capacité de transformer, grâce à des liens noués avec l'objet, ce que leur fournit ce dernier. Caractéristique de ce qui va dans ce sens est la transformation que François impose aux lions : le « gardien » les fait passer de bêtes carnivores susceptibles de se ruer sur l'objet et de casser le plâtre de l'indifférence, en ruminants mâchant du foin. Ainsi le lion hurlant son appétit et courant vers l'objet devient un être semblable au « gardien », ne se nourrissant que de ce qu'il aurait l'illusion de produire lui-même : du foin régurgité. Ainsi le lion susceptible de semer un vent de révolte parmi les parties du self soumises au « gardien », impressionnées par sa pseudo-force


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et l'aide momentanée qu'il leur offre, devient, comme le dit François, l' « allié du gardien » et son serviteur. Il se charge de soumettre ces parties du self afin qu'elles ne se tournent guère vers l'objet réel capable de les nourrir, mais restent suspendues au « gardien » à la manière dont le petit bébé, disais-je, se contracte sur lui-même plutôt que de rechercher une suspension à l'objet.

J'interviens dans cette organisation comme l'ennemie déclarée du « gardien », celle qui prétend sauver les parties du self condamnées au plâtre de l'hallucinose, en proclamant qu'il vaut mieux pour elles établir un contact avec l'objet réel, en l'occurrence avec moi, et remplacer un monde autocréé par un monde de perceptions en provenance d'un objet. La différence, en effet, entre la satisfaction hallucinatoire du désir décrite par Freud et les transformations dans l'hallucinose est que les premières disparaissent en présence de l'objet réel, alors que les dernières perdurent à son arrivée qui perturbe au lieu de soulager. Ma présence ne demeure cependant pas complètement en dehors de la barrière établie par François et, quoi qu'il y paraisse, mes interventions ont été entendues par certaines parties de François. Elles les ont suffisamment assimilées pour faire douter le « gardien » de sa toute-puissance. L'espace s'ouvre et une « perche » se construit afin de le franchir. C'est un moyen limité mais un instrument tout de même élaboré dans le but de le reconnaître. Son utilisation entraîne à nouveau les angoisses de chutes auxquelles est soumis le « gardien ». Il doit consolider ses appuis avec du plâtre. C'est dans cette situation que les transformations dans l'hallucinose font preuve d'une rage destructrice envers l'établissement de liens dont la « perche » serait le prototype. Voici quelques vignettes concernant cette période.

Nous sommes à la 44e séance. Les moutons commencent à crier famine et l'orage gronde plus fort que de coutume dans son jeu. François se calme tout seul en berçant sa tête de droite et de gauche, alors qu'elle est complètement renversée en arrière sur le dossier de sa chaise. Il ne veut plus rien entendre de ce qui peut surgir du fond de lui. A la séance suivante, les paupières closes, ce seront ses yeux qui rouleront vers le haut, également après que trop d'éléments aient risqué d'apparaître à sa conscience : des animaux « bizarres », dit-il, et « préhistoriques » menacent de surgir; le « foin » ne parvient pas plus à les transformer en ruminants qu'il ne peut émousser les angles et les pointes d'un carré où il essaie de le stocker. Le « gardien » commence à hurler : « Qui a dit que je suis un monstre? C'est pas vrai! » Et d'ordonner à tous de dormir.

Ce relâchement total de la tenue vise à me mettre moi-même en cet état, moi qui porte sa propre conscience. Il veut ainsi anéantir par un démantèlement des liens qu'elle tisse, l' « ennemie » qui met un frein au monde des transformations dans l'hallucinose promue par le « gardien ». Dans cette perspective, les animaux bizarres et préhistoriques qui surgissent n'apparaissent tels aux yeux de François que parce qu'ils s'engagent précisément dans une histoire hors de laquelle le « gardien » l'avait coupé à jamais : l'histoire des relations d'objet. Il demeure dans ces éléments vivants qui commencent à se dégager du « plâtre » des traces de la déformation due au « trai-


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tement » qu'ils ont subi dans l'hallucinose et qui les fait paraître « bizarres ». Ces objets « bizarres », au sens de Bion, ne sont perçus comme tels que parce que François commence à avoir des yeux pour les regarder. Ce sont ces mêmes yeux qu'il cherche à anéantir au cours de la séance. Bion a décrit comment des traces d'éléments alpha résistent à l'inversion du fonctionnement alpha, de telle sorte que l'objet « bizarre » se trouve être un mélange d'éléments bêta et alpha.

Au fur et à mesure que ses pulsions émergeront de leur gangue de « plâtre », les transformations dans l'hallucinose essaieront de les y maintenir et j'assisterai à des formes exacerbées de leur manifestation. Tous les mots que je prononce sont changés en « proutt » sonores que François lance par la bouche ; cela ressemble à des explosions avortées et retombant à plat. Il ne me regarde pas, mais si une interprétation le gêne particulièrement, il me fixe alors en plaçant sur ses yeux deux pinces formées par le pouce et l'index de chaque main. Son oeil est lui-même « pincé » dans cet espace réduit. L'image qu'il capture ainsi de mon visage est reportée sur la surface de la table où François est censé examiner en l'y déposant ce que ses deux mains ont d'abord maîtrisé. Il lance alors : « carré! » ou « rectangle ! ». Ma tête aux mouvements imprévisibles est devenue une figure géométrique aux contours parfaitement réguliers. Ainsi le processus de déformation propre à l'hallucinose devient davantage apparent, tandis que seul son résultat était mis en avant au début du traitement. Alors qu'à cette époque le « gardien » faisait des « discours », que l'on n'entendait d'ailleurs jamais car ils n'étaient faits que de vent, à présent nous assistons à la manière dont la pensée, ou la nourriture, est changée en vent : le « gardien » aspire du lait avec un tuyau de façon qu'il n'en ressorte à l'autre extrémité que des bulles d'air.

Un jour François m'annonce qu'il a fait un rêve. Il le formule vaguement : « Il y avait la classe verte (dans laquelle il est allé récemment), la ballade et le feu d'artifice... »

Moi : C'est pour de vrai ou c'est un rêve?

Lui : Non, c'est un « vrai » rêve!

François prend alors une maison en bois. Il en considère le devant. Mais lorsqu'il la retourne afin d'en regarder le dos, il dit : « Mais je rêve! »

Après quoi, il n'est plus possible de retenir son attention. Il commence à pincer ses narines pour en évacuer les contenus : elles sont assimilées à des tuyaux capables de se vider mais aussi de transformer leurs contenus. La pensée y est changée en vent et l'ébauche de sens formé dans l'esprit de François au cours de notre bref échange est rejetée ainsi que l'on vide, disait-il quelques séances plus tôt, les bassins d'une piscine. L'ambiguïté que j'essayais d'analyser entre le monde du rêve et de la réalité afin d'en séparer les univers de la même façon que, concrètement, le sont les deux narines par la paroi médiane de son nez, est fondue à nouveau dans la confusion totale des fluides issus de son nez.

François a commencé à dessiner dans une période qui a duré quelques mois.


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Son dessin se trouve occuper lui aussi une place à cheval entre la représentation et la transformation hallucinée d'une autoproduction qui lui donne la place d'un objet concrètement sorti de ses organes sensoriels. Il traite ses crayons comme des choses dont il contrôle l'animation. Il lance : « le rouge! » puis « le bleu! » d'un ton de commandement militaire et chaque crayon vient ainsi dans sa main. Il se resserre alors complètement sur ce crayon et le place près de sa bouche; l'espace est de la sorte très réduit entre celle-ci et la feuille de papier censée recevoir confusément les productions d'une bouche qui, dans les hurlements qui accompagnent cette activité, sort des couleurs qui s'écrasent sur le papier. Le résultat est une représentation de François proche de l'incarnation dont parlait Bion : François s'admire comme une chose en soi et se sent un « Léonard de Vinci ». S'il évoque le nom d'un génie car il se sent génial, comment puis-je, moi, ramener sa vision à l'humble état où sont mes yeux qui contemplent ses dessins? Ne serait-ce pas l'envie, comme le dit Bion, qui me pousserait à le faire?

Voici le déroulement d'une séance plus récente montrant comment la pensée est vécue comme une persécution à éliminer, mais comment aussi le travail du fonctionnement alpha ne se laisse plus à présent évacuer dans l'hallucinose de manière aussi radicale qu'autrefois. La pensée et la persécution reviennent traverser la tête de François qui, malgré le démantèlement qu'il impose à toutes ses fonctions, sent peser sur lui de plus en plus le retour des traces de liens.

Il s'assoit en tailleur sur le sol et cogne de son coude l'armoire en fer sur sa droite. Je lui parle de mon absence à sa dernière séance, vécue comme une pointe dure pour lui. Il s'allonge à plat ventre sous deux chaises, la tête sous l'une, les pieds sous l'autre. Position sans risque en adhésivité totale sur le sol représentant la peau maternelle. Bientôt il sort de sa cachette et, s'asseyant encore en tailleur, il colle simplement les semelles de ses chaussures l'une contre l'autre, comme si cette représentation partielle de son contact adhésif avec l'objet pouvait suffire à présent. Il tâte dans cette position l'extrémité de ses pieds puis il s'allonge à nouveau sous les chaises. Il traite maintenant ces dernières comme la carapace d'un robot dont il contrôlerait de l'intérieur les boutons de commande. Il enserre les pieds des chaises de ses mains, émet quelques bruits de machine, se tait. Il considère aussi le « plafond » correspondant au-dessous de sa chaise. Il essaie parfois de le gratter comme pour effacer les marques qui s'y trouveraient. Enfin il tourne et retourne sa tête ainsi qu'un bébé le ferait avant de s'endormir et il mime le geste et le bruit d'une tétée imaginaire. Seules ses lèvres remuent. Il donne l'impression de jouer la béatitude d'un rêve accompli en plein sommeil où serait halluciné un sein qui nourrit. Mais aucun rêve ne donne corps à cette imitation. Il ne cherche qu'à me prouver et à se prouver ainsi la plénitude d'une satisfaction dont un réveil à tout moment peut révéler l'absence. Que le grain de sable d'une pensée s'insinue en son esprit, et le réveil surgit d'un coup. C'est précisément ce qui arrive : il sort de


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dessous les chaises, me demande la poubelle et procède au nettoyage de ses chaussures dont il évacue une certaine quantité de sable. Puis il retourne essayer de dormir dans la « paix et le silence », comme il le dit souvent. Mais à nouveau les grains de sable font leur apparition, non plus dans leur matérialité mais psychiquement : ce sont des pensées évacuées en bruits geignards. C'est un étrange cri aigu qui se mue de plus en plus en ritournelle moqueuse, insistante à vous traverser la tête : « Gna gna gna... » Je parle à François de toute cette situation où il ne peut pas dormir parce que lui passent par la tête, comme des grains de sable sur la peau de ses pieds, des pensées qui le piquent, celles qui portent, par exemple, la voix de sa soeur Sophie qui lui dirait : « Gna gna gna François, moi je tète le lait et toi tu ne le tètes pas !... » Il reprend comme assez souvent de façon indirecte l'interprétation que je lui ai donnée et il lance : « Arrête Sophie! Arrête de m'empêcher de dormir! » Ainsi la pensée que je lui propose est mise à distance grâce à l'adoption mimétique de mon discours. Il adopte superficiellement ma pensée et m'enjoint en même temps de me taire.

Les cris augmentent en intensité alors qu'il joue toujours à tenter de dormir. Ils se muent bientôt en explosions : il marmonne entre ses dents quelque chose qui doit avoir un sens mais qui, de plus en plus compressé dans sa cavité buccale, devient un moment inaudible, jusqu'à ce qu'une décharge explosive éclate. Tout se passe comme s'il essayait à nouveau de transformer ses pensées en les compressant, telle une matière concrète afin de les expulser ensuite sous forme de grains de sable. Bientôt surgissent des cris de pompiers et des bruits d'ambulance. Mais ce secours contre un processus qui est en train de détruire la vie mentale de François va être fui comme une menace : François se lève et à quatre pattes joue à celui qui fuit en camion devant les pompiers qui le poursuivent. « C'est François qui fuit la police ! », lance-t-il. Il prétend que si la police l'attrape, aussi bien que l'ambulance ou les pompiers, ils vont le mettre en prison et que, là, il devra apprendre des choses...

Lorsqu'il pense avoir semé ses poursuivants, il se réfugie à nouveau sous les chaises. Quand il en sort, la persécution qui se collait à lui de la même façon qu'il voudrait lui-même se coller à l'objet surgit, mais il ne peut à présent réduire en grains de sable l'élément qui en fut l'origine. Ce dernier conserve partiellement sa forme. François écrase les paumes de ses mains l'une contre l'autre, le corps replié sur son ventre comme à son habitude dans ce cas. Puis il lance en avant un bras, comme s'il voulait attraper promptement un objet devant lui. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il prend l'allure d'un robot aux déplacements grinçants : il se dégage des chaises parce qu'il a pour ainsi dire commencé d'introjecter la fonction de carapace qu'elles ont eue pour lui; cela lui permet de s'asseoir. Le bras qui s'est jeté en avant se lève comme celui d'une grue, raide, fort, haut. Il ouvre sa main et je comprends que l'objet imaginaire doit s'écraser sur le sol. L'excitation qui prend François alors est compressée par un nouveau resserrement sur lui-même et par un autre écrasement


Les transformations dans l'hallucinose — 1317

des paumes de ses mains. Il ne parle pas mais les bruits gutturaux qu'il émet me semblent correspondre à ce que je lui traduis : il a voulu attraper quelqu'un, le lever comme au bout des pinces d'une grue et, le lâchant de si haut, le laisser s'écraser sur le sol afin de s'en débarrasser ainsi. Qui est-ce? Il accepte de me dire que c'est la police. Il recommence toute l'opération avec l'ambulance puis avec un camion « Renault ». Le camion, les débris de l'ambulance, des pompiers et de la police sont tous enterrés ensuite.

L'intérêt de cette séance est de nous montrer à la fois le mécanisme des transformations dans l'hallucinose et la persistance des processus de formation des pensées, du fonctionnement alpha. Ma présence, ma parole et ma pensée sont d'abord assimilées par François aux grains de sable qui troublent l'adhésivité parfaite de son corps contre le sol, vécu comme la surface du corps maternel. Lorsque je lui parle ensuite de la petite Sophie, je suis pour François l'incarnation de cette Sophie qui le persécute et celle qui lui fournit aussi de quoi transformer les grains de sable en mots ayant un sens pour lui. Ainsi la transformation dans l'hallucinose qui entraîne la dégradation de ses pensées en grains de sable juste bons à être évacués, tels les éléments bêta dont parle Bion, se double d'un processus d'assimilation de mes propres pensées aux siennes. Lorsque surgit en lui la pensée d'un manque, celle du point dur représenté par le coude au début de la séance, lorsque naît en même temps la pulsion propre à troubler le contact parfait qu'il aurait avec moi, lorsqu'il m'entend penser et formuler ce qu'il vit alors, il peut se coller à mes pensées et à leur expression, répétant lui-même ces dernières, au lieu de continuer à détruire le processus de la pensée lui-même. La survie de celui-ci résiste à l'hallucinose et l'organisation primitive d'un conflit s'ébauche ici : les parties de François qui, en me répondant, reconnaissent l'existence de l'objet poursuivent celles qui détruisent cette reconnaissance. L'ambulance, la police et les pompiers courent après François, comme il sent que ses propres pensées évacuées en moi pour y être conservées et non dégradées le rappellent à un monde fondé sur les liens objectaux plutôt que sur les autoproductions. Le sentiment de liberté parfaite dont ceux-ci donnent l'illusion risque alors d'être capturé dans les limites d'une prison, celle où, François le dit, il doit apprendre des choses. La perspective restreinte des relations objectales entre en rivalité avec l'expansion infinie de la vacuité. La permanence d'une limite se dresse afin de donner forme aux éléments de sa pensée : les véhicules que sont là les voitures et les camions contiennent des secours et affirment ainsi l'existence d'une petite Sophie en danger : il ne s'agit pas seulement de sa petite soeur, mais d'une partie de lui-même vécue comme perturbatrice dans les revendications qu'elle prétend avoir du côté des relations objectales. Les traces de ce monde ne sont pas à présent complètement démantelées : leur forme demeure enterrée dans la terre et non pas réduite à l'état de terre.


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CONCLUSION

L'exemple clinique que j'ai proposé ici m'a permis de soutenir largement ma thèse selon laquelle les transformations dans l'hallucinose s'inscrivent dans les processus de défense permettant de pallier les angoisses primitives de perte d'identité dans un monde qui ne s'est pas encore construit au sein d'un espace tridimensionnel. Nous voyons en effet François se constituer une carapace à partir d'une autoprolifération d'éléments sans vie propre. Les organes des sens, l'embryon de fonctionnement de sa pensée sont mis au service de la constitution de ces éléments. Nous assistons dans son traitement à l'émergence de la vie, celle de son moi et celle de son objet, conjointement à celle des angoisses de chute catastrophique dans le vide. Nous voyons les transformations dans l'hallucinose s'efforcer de le rabattre dans un monde sans espace en dégradant les processus qui y conduiraient. En ce sens, il m'a semblé important de poursuivre les implications de la découverte de Bion et d'en souligner l'articulation à l'univers du point à laquelle peut être réduite l'identité du patient. Ce dernier vit dans un monde unidimensionnel et non tridimensionnel comme l'implique la description de Bion. Il m'a paru important de souligner cette idée, afin de ne pas faire de l'envie le seul mobile conduisant à de telles transformations. A moins que l'envie ne soit elle-même une défense contre les angoisses que j'évoque ici. Mais ceci pourrait faire l'objet d'un autre travail.

Cléopâtre Athanassiou

9, rue Delouvain

75019 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Bion W. R. (1965), Transformations, trad. franç., 1982, PUF. Bion W. R. (1967), Réflexion faite, trad. franc., 1983, PUF. Freud S. (1895), Projet pour une psychologie scientifique, SE, 1.

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Les transformations dans l'hallucinose — 1319

RÉSUMÉS

L'auteur commente ici, à l'appui d'un exemple clinique, le travail de Bion concernant les transformations dans l'hallucinose, en inscrivant ces dernières dans les défenses pathologiques permettant de se protéger contre les angoisses primitives de perte d'identité. L'enjeu est la suppression du monde des pulsions et l'inversion du fonctionnement de la pensée, réduite à l'état d'élément manipulable par le système des transformations dans l'hallucinose.

Mots clés : Espace unidimensionnel. Identité. Pensée. Transformation dans l'hallucinose.

On the basis of a clinical example the author comments on Bion's work concerning the transformations in hallucinosis ; these transformations are described as pathological defences against archaic anxieties related to the loss of identity. What is here at stake is the suppression of the instinctual world and the inversion of thinking processes which are reduced to the state of elements that are amenable to transformations in hallucinosis.

Key-words : Uni-dimensional space. Identity. Thought. Transformation in hallucinosis.

Die Autorin kommentiert hier anhand eines klinischen Beispiels die Arbeit Bions bezüglich der Umgestaltungen in der Halluzinose ; diese Umgestaltungen werden den pathologischen Abwehrmechanismen zugeschrieben, welche den Schutz gegen die primitiven Angste des Identitätsverlustes erlauben. Es geht um die Aufhebung der Triebwelt und um die Inversion des Denkgeschehens, welches durch das Umgestaltungssystem in der Halluzinose auf den Stand eines manipulierbaren Elements reduziert wird.

Schlüsselworte : Eindimensionaler Raum. Identität. Denken. Umgestaltung in der Halluzinose.

El autor comenta, apoyândose en un ejemplo cllnico, el trabajo de Bion concemiente a las transformaciones en la alucinosis, inscribiendo las mismas entre las defensas patolôgicas permitiendo al sujeto protegerse contra las angustias primitivas de pérdida de identidad. Lo que esta en juego es la supresiôn del mundo de las pulsiones y la inversion del funcionamiento del pensamiento, reducido al estado de elemento manipulable por el sistema de las transformaciones en la alucinosis.

Palabras claves : Espacio unidimensional. Identidad. Pensamiento. Transformaciôn en la alucinosis.



Destins des émotions dans le mythe de Babel 1

Mireille FOGNINI

La Tour de Babel 1 La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. 2 Or en se déplaçant vers l'Orient, les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. 3 Ils se dirent l'un à l'autre : « Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four. » Les brigues leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. 4 « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. »

5 Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d'Adam. 6 « Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu'un peuple et qu'une langue et c'est là leur première oeuvre ! Maintenant, rien de ce qu'ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible ! 7 Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres / » 8 De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. 9 Aussi lui donna-t-on le nom de Babel car c'est là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre, et c'est de là que le Seigneur dispersa les hommes sur toute la surface de la terre.

La Tour de Babel

La Bible, Livre de Poche.

traduction oecuménique, 1980,

Ferenczi a choisi d'intituler « La confusion de langue » un article souvent considéré comme essentiel dans son oeuvre. Outre la référence biblique du titre en cette confusion de la langue, l'article évoquait les effets de confusion de sentiments, d'actes et d'émotions sur le processus de développement psychique et global. Ferenczi souhaitait attirer l'attention des psychanalystes sur les clivages et les restes

1. Développement d'un extrait de ma communication du 23 avril 1983 pour Confrontation critique, du IVe Groupe OPLF, sur le thème « Communication et consensus entre psychanalystes » présenté par J.-C. Stoloff.

Rev. franc. Psychanal., 5/1989 RFP — 44


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d'omnipotence en l'adulte, capables de perdurer à tous les niveaux de ses actes (qu'ils soient verbaux, sexuels, éducatifs, théoriques et sociaux).

Ces thèmes ont déjà fait l'objet de nombreux développements et controverses et mon propos n'est pas de m'y attarder ici, mais plutôt d'apporter un éclairage de la dimension émotionnelle mythique qui les agite, et confère aux textes de Ferenczi une qualité de ton dans l'observation qui touche toujours la sensibilité du lecteur. Cette émotion, sans doute très profonde en la psyché en développement, avec la transformation plus ou moins intégrée qui relie l'individu à son groupe dans le langage, me semble contenue avec ses refoulements dans l'usage mythique que nous faisons dans nos civilisations du récit de La Tour de Babel.

En psychanalyse, cet usage opère tant dans une « cure en parlant » (talking cure) que dans les théorisations et dans les « groupes » et institutions qui s'y consacrent.

C'est pourquoi après Freud, les " fils de Freud » et leurs successeurs travaillent sans relâche à exprimer l'inachevable de leurs différentes perspectives avec la communication de ce qui fonde leur communauté d'intérêt et de recherches [18].

JEUX DE BABILS ET CHATEAUX EN BABEL,

bâtissant une mythologie de la « preuve » de la confusion des langues

Bion a consacré une grande partie de son oeuvre à éclairer la place de la communication dans le développement de la pensée, tant dans la clinique individuelle que dans les petits groupes. S'intéressant aux effets des émotions profondément archaïques et groupales qui impulsent en chacun la double polarisation narcissique et sociale, il explore comment ces phénomènes peuvent engendrer dans la communication une confusion entre « axe technique » et « axe émotionnel », par laquelle peut être détourné ou perdu le sens même de la corrélation opérant les transformations continues de nos outils et modèles théoriques ([4] [5] [6] [7] [8] [9] [10]).

Ces effets émotionnels dans la vie des groupes ont continué d'être explorés depuis par certains psychanalystes ([12] [13]). Cependant l'éventail des travaux de Bion qui se déploient autour d'une charnière développant sa « Théorie de la pensée » ne cesse de manifester combien s'avère difficile notre repérage des différents niveaux de communication de pensées, jamais coupées des empreintes de leur développement. Un des aspects de cette complexité dans le déroulement d'une cure ou dans la vie d'un groupe, ou dans la conceptualisation scientifique, tient dans l'usage que l'individu et/ou le groupe peut faire de la communication dans son monde privé et/ou social. C'est pourquoi Bion insiste sur les conséquences en la croissance psychique — individuelle et groupale — de ces formes antérieures de pensée qui persistent comme modèles dans les pensées les plus évoluées, en ce que Freud appelle « traces de l'ancienne croyance à la toute-puissance » [1].


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1323

Ainsi pensées de rêves, rêves et mythes fournissent un matériau de base de ces « traces » en tant que patrimoine actif de notre pensée en développement.

Je résumerai les propositions de Bion qui éclairent le vecteur de la communication dans l'évolution psychique dont le mythe et son usage révèlent les empreintes.

A - RACINES INDIVIDUELLES ET GROUPALES DE LA COMMUNICATION

1/ L' identification projective « réaliste »

comme processus d'origine de la communication individuelle et groupale

C'est au sein du lien d'interaction entre « conscience infantile rudimentaire » et « rêverie maternelle » (cet organe de différenciation de cette « conscience ») que prendrait naissance la première forme de communication ; un lien d'interaction primitif, que M. Klein a appelé l' « identification projective » entre la mère et le bébé.

Ce processus constitue l'un des phénomènes psychiques de base de l'évolution, lorsqu'il est utilisé de manière non excessive, de façon à ouvrir la voie à d'autres modes d'identification et de communication. Pour bien établir la distinction différentielle qualitative et quantitative qui peut se repérer dans le développement d'une personnalité, Bion a appelé ce type d'identification projective (indispensable pour le développement de la psyché) : identification projective « réaliste », par opposition à celui qui entrave et perturbe le développement de la pysché : l'identification projective « excessive ». Cette dernière est un processus pathologique, pouvant contaminer l'ensemble des processus de la pensée, car elle tend à faire prédominer les procédés d'évacuation du déplaisir hors de la psyché, plutôt que d'oeuvrer à la transformation du déplaisir ou de la souffrance, faute d'un autre outil pour les élaborer. C'est ainsi qu'elle peut devenir prévalente dans la psyché, aux dépens de tout autre modèle de communication.

Par contre, l'identification projective « réaliste » permet, à l'origine, grâce à un retour transformé, métabolisé, d'une projection de l'enfant dans la mère, une première démarche psychique qui rend disponibles à la conscience infantile rudimentaire les données sensorielles et émotionnelles dont l'enfant est bombardé. L'identification projective « réaliste » est une préparation au développement de la capacité sociale de l'individu.

Le développement du langage verbal dérive d'un de ces premiers moments d'échange, de communication et en subit les vicissitudes et les élaborations successives, refoulements et remaniements au fil du temps et de la croissance. La clinique des troubles psychotiques chez l'enfant comme chez l'adulte témoigne


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des divers degrés souvent intriqués d'atteinte de la communication verbale pour ceux qui souffrent et manifestent de telles blessures, blocages, énigmes, en leur développement psychique.

Nos théorisations humaines, mythiques et même celles très sophistiquées de la science, quels que soient leurs refoulements, n'échappent vraisemblablement pas à ces tiraillements par la racine de notre communication primitive.

Il est donc prudent de ne pas faire l'éradication théorique des origines et des usages de l'acte de communication, sous prétexte que le langage est devenu une élaboration secondaire ; mais il est tout autant indispensable d'en mesurer le rôle sans le sur-évaluer, par les effets propres à toute démonstration et désignation particulière d'un phénomène. Cette remarque est importante en clinique psychanalytique pour mieux explorer tant l'usage que fait le patient de sa propre parole dans la cure et de celui qu'il fait de la parole de l'analyste, que l'usage contre-transférentiel du langage de l'interprétation et de l'intervention de ce dernier.

Elle a aussi son utilité pour éclairer les effets contradictoires des dimensions narcissiques et sociales qui président à toute communication scientifique dans un groupe.

Ainsi toute réunion scientifique est le rassemblement d'un groupe de travail, dont le but est de parvenir à réaliser une confrontation évaluatrice et réévaluatrice de différents points de vue sur le même objet (ou en tout cas censé l'être...) et d'établir divergences et/ou corrélations éventuelles entre les travaux développés selon des perspectives différentes. Chacun sait à quel point il est difficile d'arriver à y trouver une communication qui puisse y maintenir pour tous à la fois :

— le maximum de sa fonction d'outil exploratoire destiné à conduire une démarche d'investigation vers la connaissance, même si cet outil de communication nous soumet à la frustration par ses insuffisances et nos insatisfactions;

— le minimum de sa fonction d'outil magique (révélateur de sens), car cet outil devient alors arme massue écrasant les révoltes, les crises et les souffrances de la croissance psychique, et suturant ainsi toute l'angoisse individuelle et collective autour d'un non-connu, dans son usage de savoir clos comme théorie, dogme, traité comme une fin plutôt qu'un moyen d'exploration de notre condition humaine.

2 / La toute-puissance asservissant la fonction de communication individuelle et groupale

Bion [3] développe comment les attaques contre la pensée verbale, ou ses rudiments, émanent de l'excès d'identification projective et de clivage, en touchant inévitablement toutes les fonctions du Moi. La pensée verbale dépend de la possi-


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1325

bilité de symboliser et affûte la prise de conscience de la réalité psychique confrontée à la réalité extérieure, et de la dépression intégrative qui permet cette évolution.

Or, à cette occasion, la croyance d'une relation causale directe entre croissance de la pensée verbale et augmentation de la dépression peut se développer avec une outrance telle que la pensée verbale se fait le persécuteur qui entraîne le vécu dépressif. Selon Bion cela concerne autant le développement individuel que groupai [4].

Bion nous alerte sur les conséquences subies par la fonction communicante et ses dérivés pathologiques de différents niveaux, quand le processus d'identification projective est soumis aux vicissitudes de l'environnement ou/et intolérance excessive du sujet à la frustration, à cause de l'hypertrophie d'un fantasme de toute-puissance qui produit l'identification projective excessive.

Ainsi les effets les plus manifestes et courants de notre tendance à utiliser exagérément un fantasme de toute-puissance se repèrent aisément lorsque s'installe dans un groupe la fonction réifiante d'un membre, d'une idée, d'une théorie « porteparole » ou « bouc émissaire ». Le langage y est alors utilisé, non comme un outil de transformation des concepts, mais comme un mode d'action.

Et il n'y a rien d'étonnant à cela puisque, dans la parole « la pensée et l'action sont si proches » [5] que la distinction entre elles peut devenir impossible, au point que la toute-puissance se fait la parole, ou la pensée, ou l'action, ou l'ensemble de leurs combinaisons.

Sur le plan individuel (et même groupai), il est probable que ce phénomène puisse se repérer sous une idéologie faisant fonction de barrière contre l'inconnu, plutôt que sublimation et activité élaborée d'un système scientifique capable d'être reconnu comme modèle temporaire, provisoire, délimitant l'exploration de notre connaissance.

La distinction faite par Bion entre différents types de groupes nous aide à mieux repérer l'aisance avec laquelle un « groupe de travail » peut basculer dans un « groupe de travail spécialisé », et ce dernier basculer dans « un groupe de base » [4], dans lequel les émotions et les actes des individus deviennent si confus qu'il s'ensuit une incapacité de reconnaître et même de former de nouveaux symboles. Les travaux d'analyse de groupes ont montré comment il peut se produire des changements subreptices ou violents dans l'hypothèse de base — en tant qu'entité fondatrice du groupe — parce que chaque individu y exerce — tel un équilibriste — ses propres dimensions narcissiques et sociales, et ce, alors, au péril de l'une d'elles, pour maintenir ou subvertir la « groupalité ».

Cet équilibre difficile pour l'individu est rendu possible par une fonction agissante dès l'apparition des premières « pensées », en exerçant un travail de corrélation entre les différents « produits » de la pensée procurés par l'expérience; le moteur de ce travail est précisément la communication puisqu'elle fonde la croissance humaine à une dépendance interrelationnelle de survie.


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Ce travail de corrélation favorise la transformation des premières « pensées » en une succession de modèles eux-mêmes transformables; et il assure aussi la relation dynamique entre les émotions de l'individu et celles de l'entourage en participant à la création et au développement du langage, grâce à la conjonction de sa forme technique et de son contenu émotionnel.

C'est grâce donc à la qualité corrélante et liante du langage, qualité qui à la fois le revitalise et le relativise, en tant qu'outil de désignation et d'élaboration, que le fantasme de toute-puissance originaire, latent en chacun à des degrés divers, peut être atténué dans sa violence fondamentale de « nourrisson savant » exempt de toute peine et contrainte de l'expérience, au profit d'un tout-acquit au tout-plaisir.

Si avec Bion on peut former l'hypothèse que « la méthode scientifique de la psychanalyse (peut essayer de) s'appliquer à ses propres défauts de communication » [8], ne pourrait-on pas soumettre au crible d'une réflexion commune l'idée que les groupes de psychanalystes, en devenant des groupes « spécialisés » dans leur mode de communication de leurs travaux, du fait de leur dépendance inévitable au fondateur de la psychanalyse, Freud, ont parfois rencontré des difficultés à éviter le basculement vers un « groupe de base » avec les mouvements émotionnels liés au destin de tous ceux qui oeuvrent à promouvoir la découverte d'une ïhéorie pour son effet de « vérité » au sein d'une culture?...

B - LE MYTHE DE BABEL

1/ Usage privé et groupal du mythe

Bion pense que le mythe remplit pour le groupe le même rôle que le modèle dans le travail scientifique de l'individu [6]; une prolongation de cette idée semble alors rendre très utile l'analyse du mythe, pour qu'elle devienne un élément dynamisant du travail d'une communauté. En effet, outre le fait que le mythe est un élément de l'appareil d'apprentissage par l'expérience, pour l'individu et pour le groupe, il y exerce une fonction de médiation et de communication; il s'y trouve parfois même utilisé comme « un vestige actuel d'un modèle conçu pour venir coïncider avec une expérience émotionnelle infantile » [6]. Freud l'a bien senti avec son investigation du mythe d'OEdipe.

Cependant Bion nous illustre en des exemples cliniques comment le mythe lui-même et ses composants peuvent être parfois utilisés à des fins de symboles, de rêves ou de pensées mythologiques, en fonctionnant par exemple comme une théorie scientifique [7] ayant pour but de contrecarrer l'émergence d'une nouvelle pensée accentuatrice du déplaisir de l'homme, par sa confrontation à une expérience de peur et d'inconnu.


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En ce sens, le mythe ne se situe plus comme un outil exploratoire de notre bagage psychique mais comme une butée finale, une preuve à des faits indépassables, une cause d'aveugles destins.

Il est ainsi fréquent qu'on ait recours au mythe de Babel en un tel usage explicatif renforçant la théorie d'incommunicabilité universelle et éternelle, et/ou celle d'une compréhension globale idéalisée des émotions humaines dans un paradis perdu à retrouver. Si certains mythes apparaissent comme une mise en image du monde intérieur de l'homme — ce qui est la conception de Money Kyrie —, ils se manifestent aussi pour Bion comme des « modèles de croissance mentale ».

De même qu'il peut apparaître dans une cure un usage privé du mythe d'OEdipe, empêchant le sujet d'accéder à une nouvelle élaboration, ne peut-on donc pas se demander si la résistance individuelle et groupale aux changements et à l'élaboration dépressive transformante ne conduit pas aussi à renverser, en son contraire, la connaissance du mythe de Babel ?

Ne serait-ce pas parce que ce récit de La Tour de Babel mythifie les empreintes, marquages et fixations des racines et voies souvent privilégiées par la communication verbale, dans la psyché humaine en évolution ?

2 / L'exploration psychanalytique du mythe de Babel dans l'oeuvre de Bion

Le mythe de Babel (passage d'un groupe de travail à un groupe de base) peut montrer comment le groupe se sert d'un langage existant en tant qu'action, au lieu de développer le langage comme une méthode de pensée.

« Selon ma théorie je l'interprète comme l'histoire du développement du langage dans un groupe où domine l'hypothèse de dépendance. Ce nouveau développement exige à son tour que ce groupe continue de se développer. Cela me semble impliqué dans le symbolisme de la Tour dont la construction menace la suprématie divine. L'idée que la Tour doit atteindre les cieux introduit un élément d'espoir messianique que je considère comme faisant partie intrinsèque du groupe de couplage. Toutefois, s'il est exaucé, l'espoir messianique devient une violation du code de l'hypothèse de couplage, et le groupe se dissout en schismes [4].

« C'est en raison de cette intrusion menaçante de l'hypothèse couplage dans un groupe de travail à hypothèse de base dépendante, que le récit du mythe se constitue en procès-verbal établi par un groupe vivant des états émotionnels dangereux. "Le groupe a recours à la composition d'une bible lorsqu'il se sent menacé par une idée dont l'acceptation entraînerait un progrès chez les individus composant le groupe. Ces idées acquièrent une force émotionnelle et suscitent une opposition affective à cause de leur association avec des caractéristiques appartenant au leader de couplage." »

« Dans le mythe de Babel, la Tour donne accès au domaine que Jahvé fait sien — le Ciel — (...) Le dénouement est l'exil, comme dans les mythes d'Eden


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et d'OEdipe, mais il est ici précédé d'une destruction du langage commun et d'une généralisation de la confusion qui rendent toute coopération impossible » [7].

Les trois composantes du mythe de Babel (communes avec ceux d'Eden et OEdipe) concernent :

— un dieu omniscient, omnipotent, inclus dans un système moral hostile à la soif de connaissance de l'homme;

— l'expulsion, la pénétration, l'ingurgitation d'un Dieu ou d'un état idyllique;

— une action confondue avec une pensée à fonction refoulante, dont le dénouement est la dépression, l'exil.

Bion ayant ouvert ces pistes, nous laisse le soin de les articuler avec la place qu'il assigne au mythe dans la croissance psychique et celle qu'il donne à la communication dans le développement de la pensée et de la connaissance humaine, en tant que dimension C, tout aussi prévalente que celles de l'amour et de la haine.

En 1971, il estime utile de remarquer l'insuffisance d'élaboration dans la théorie psychanalytique des modèles C (connaissance) de l'omnipotence-détresse. Il indique qu'il serait fructueux, pour aider le psychanalyste à combler l'écart entre la théorie et le matériel de l'expérience clinique, d'utiliser ce modèle (C) omnipotencedétresse, dans un développement de notre compréhension des mythes d'Eden et de Babel.

Il avait estimé dans son premier ouvrage sur les groupes [4], que « les hypothèses de base » gérant les émotions d'un groupe étaient issues d'un état « protomental au sein duquel les activités physiques et mentales ne peuvent être différenciées ».

Cette idée semble persister en toile de fond, quand il précise qu'« omnipotence, omniscience, Dieu, ainsi que leurs symétriques : détresse, incompréhension, agnosticisme » sont les énoncés abstraits d'un groupe de base. On remarque ici qu'il prolonge ses analyses successives, concernant les avatars du narcissisme et du social nécessairement conjoints dans une évolution; avatars sous-tendus par les vicissitudes de la communication et de l'identification projective, toutes deux entravées dans leur utilisation par une toute-puissance exagérée.

3 / Exploration du récit de Babel et du mythe qui en découle dans sa corrélation aux racines de la communication

Les données du texte du récit et du mythe nous sont fournies par l'intermédiaire d'une « Bible », c'est-à-dire d'un texte fondé à fournir un cadre référent et contenant d'un groupe dans son histoire, et un contenu pour alimenter son développement. Le récit en cette forme nous offre donc, en son corpus textuel,


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l'image de l'évolution d'une pensée sur le monde au moment de son écriture dans une culture. Je renvoie le lecteur au texte placé en introduction comme référence de ce travail, afin de suivre les voies d'exploration que j'y propose.

a) Données de la chronologie du texte de la Bible et des événements tels qu'ils sont répertoriés de nos jours

Pour ne pas alourdir cet article, je ne citerai ici que quelques-uns des repères chronologiques.

Le récit de Babel se situe historiquement — comme dans la Bible — après la catastrophe du Déluge, et nous savons par les recherches archéologiques actuelles que ce récit relate à sa manière des événements de l'histoire de Babylone, en ce lieu mésopotamien d'une civilisation évoluée où ont été retrouvées les plus anciennes traces des premières écritures.

Il faut aussi noter sa place privilégiée dans la Bible : en effet, d'une part, ce récit interrompt l'énumération de la lignée descendante de Noé, le sauveur des espèces, élu sauvé du Déluge; cette liste s'intitule Les peuples de la terre et développe l'idée de la différenciation des clans, des langues et la dispersion de la famille de Noé en « répartition de nations sur la terre après le Déluge ».

Cette énumération coupée par La Tour de Babel reprend avec le texte Liste des patriarches de Sem à Abram, ne citant plus que la lignée des fils et petits-fils de Sem, aîné de Noé.

Ainsi deux textes consécutifs Les peuples de la terre et La Tour de Babel dont l'un se consacre à la simple compilation descriptive d'une lignée et de ses implantations, et dont l'autre raconte l'aventure d'un groupe humain dans une visée pédagogique, se dénouent également par la multiplication des langues et la dispersion des groupes.

Serait-ce la reprise d'une même histoire, où la seconde version fournirait une causalité théorique à la première?

N'y aurait-il pas un lien avec la limitation à une lignée privilégiant la filiation de l'aîné de Noé dans le récit suivant?...

Ces quelques remarques contribuent à nous fournir un meilleur cadre à la fonction de ce mythe pour le groupe, pour ceux qui le composent, ceux qui en relatent l'histoire, et ceux qui, depuis sa création, l'utilisent.

b) Essai d'éclairage psychanalytique sur le contenu du récit

de La Tour de Babel en ses usages groupaux et individuels

1. Comme dans la plupart des textes destinés à jouer une fonction mythique, lorsqu'ils traitent des origines de l'humanité, avant une catastrophe, il est question


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en une première partie de temps idylliques où le langage était le même pour tous : « même langue, mêmes mots », et de désir d'union d'un seul peuple capable de coordonner des actions très complexes. En effet, on y repère l'invention de modèles, avec le moulage des briques, leurs transformations par une autre opération : la cuisson par le feu qui transforme un matériau et témoigne de la civilisation humaine.

A partir de ces modèles déjà transformés, appelés « briques », une généralisation conceptuelle conduit à les utiliser comme des pierres, et fait que le bitume peut servir de mortier pour bâtir et attacher entre elles ces réalisations concrètes issues de la pensée.

Que s'agit-il donc de construire avec de telles actions concertées qui conjuguent à la fois la pensée et l'action?

Le premier projet — en partie réalisé — est une ville pour contenir leur peuple.

Le second projet a une visée pragmatique fondée sur un projet théorique formulé en « toucher le ciel » par la construction d'une tour. Serait-ce pour tenter de contenir le concept du monde, de l'homme et de leurs origines, ou bien pour le transformer?

En resituant, dans le contexte, que le Ciel est ce lieu inaccessible aux humains, où ils placent leurs dieux et leur idée d'une Toute-Puissance fondamentale sur l'univers, on conçoit que l'homme puisse être émerveillé des capacités de réalisations théoriques et pragmatiques de sa propre pensée.

Pourtant le récit montre bien qu'à peine ce but, « une tour dont le sommet touche le ciel », est formulé, un autre projet encore plus théorique et abstrait surgit, directement lié à l'idée identificatoire toute-puissante du but de la construction de la tour : « Faisons-nous un nom pour ne pas être dispersés sur la terre. »

Est-ce un nom pour chacun, comme la liste des descendants de Noé s'attache à le montrer, en différenciant chaque fils, ou est-ce un nom pour marquer la filiation, ou encore UN nom tout-puissant?

L'angoisse de dispersion aurait-elle surgi du fait de l'identification avec un projet théorique de toute-puissance? Et l'action de se nommer n'aurait-elle pas fonction réunifiante sur les angoisses de type schizoparanoïde nées avec l'identification à une Toute-Puissance du Ciel? Mais n'est-ce pas une fonction réunifiante alors omnipotente?

2. L'assertion « Faisons-nous un nom... » appelle un certain nombre de remarques qui concernent diverses versions de l'évolution humaine du langage dans la Genèse.

• Archéologues et historiens s'accordent à repérer dans les traces restantes des périodes babyloniennes et sumériennes précédant et contemporaines du récit biblique, la fonction essentiellement magique du langage. L'incantation, la nomination


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1331

du mot, du nom, du verbe, y sont rituels défiant la mort du corps et permettant la réincarnation et l'éternité. L'exemple du rassemblement du corps d'Osiris par Isis en est une remarquable illustration mythique 1.

• Certaines traductions d'écrits mésopotamiens, destinés à désigner la relation de la toute-puissance divine aux hommes, arrivent à des formulations du type :

« NOUS-JE-LES-DIEUX. »

• Certains papyrus égyptiens, récemment traduits, expriment que le verbe est l'instrument au moyen duquel fut exécuté l'acte de la Création, au commencement2.

• Dans la Bible, le langage est fait contemporain de la création du monde, Cependant, alors que l'homme est décrit capable de désigner par leurs noms tous les animaux des champs et du ciel, il ne peut se nommer lui-même qu'après que Dieu ait créé la femme à partir de lui, telle une représentation d'une partie de son image et de sa différence.

Il y a donc beaucoup de raisons pour accréditer l'idée que l'assertion « faisons-nous un nom... » confère au nom ce pouvoir réunifiant, tout-puissant et réifiant, conjuratoire de la dispersion, et qui semble faire du langage, à ce momentlà, un acte porteur d'une fonction toute-puissante de la pensée.

Avant de nous arrêter sur la deuxième partie du récit qui corrèle ces effets à une cause, il est précieux de remarquer que la fonction omnipotente de l'usage du langage, dans ce récit de Babel, apparaît donc avec la confusion entre deux actes à visée idéologique : construire une tour pour toucher le ciel, et se faire un nom pour n'être pas dispersés.

Elle apparaît donc quand le langage prend rôle de contenant exclusif et magique pour lutter contre une angoisse de morcellement et d'éparpillement, comme on le voit dans les psychoses et les slogans idéologiques. On peut penser que c'est l'identification projective excessive de l'homme à un « NOUS-JE-LES-DIEUXDU-CIEL » qui, associée au clivage, met en oeuvre les attaques déliantes de la relation créatrice contenant/contenu de l'outil langage.

3. Si la première partie nous décrit la réussite et les projets des hommes, la seconde partie développe les relations de la toute-puissance avec ces hommes. Or ces relations se manifestent essentiellement par un rapport de dépendance et de rivalité.

De la toute-puissance humaine fantasmatique à la toute-puissance suprême génératrice de l'homme, le pas est aisément franchi par la voie de l'identification projective; ainsi le Dieu, divine toute-puissance, « descend » du ciel pour contempler

1. Le mythe célèbre que les fragments du corps d'Osiris, dispersés par son frère Seth, ont pu être rassembles par son épouse Isis (leur soeur), en criant partout son nom. Or, Isis fut la déesse qui découvrit la puissance illimitée sur l'univers en s'emparant magiquement DU NOM du dieu suprême : Amon-Rê, le soleil.

2. « Ra, le créateur des noms de ses membres qui naquirent sous les formes des dieux » (traduction du papyrus Ani (XVII, II, 12). « J'ai créé toutes les formes avec ce qui est sorti de ma bouche » (trad. papyrus Nesmin).


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les oeuvres et les projets humains si intensément confrontés à la réalisation fantasmatique de leur désir omnipotent.

Que peut-il arriver? Si l'on garde le concept de l'identification projective comme outil d'exploration du récit, on comprend mieux pourquoi un tel maître, dont dépendent les hommes, ne vient pas les féliciter et leur prodiguer des encouragements. Cette toute-puissance suprême découvre, avec une dimension émotionnelle d'envie et de terreur, cette remarquable capacité des humains à relier leurs tâches au sein du travail d'un grand groupe. Si l'on tente de s'identifier à la pensée du (des) rédacteur(s) du texte en relation avec la conception du monde de ce temps, comment une telle divine toute-puissance à laquelle ce groupe humain se réfère par une dépendance d'engendrés à leur créateur, comment pourrait-elle supporter que le rassemblement du travail de ces hommes rivalise à sa toute-puissance de création unique et magique?

« Eh! ils ne sont tous qu'un seul peuple et qu'une langue, et c'est là leur première oeuvre ! Maintenant, rien de ce qu'ils projetteront de faire ne leur sera inaccessible!... »

Cette phrase contient l'ensemble des facteurs à l'oeuvre dans la vie psychique créatrice du langage au sein d'un groupe qui l'utilise comme un outil, pour agir sur le monde.

— Il y a un groupe et une langue associés à la même oeuvre vers un agir et un projet théorique qui menacent la conception établie du monde dans le groupe ;

— Si le ciel devient accessible ou se rapproche, du fait des capacités à construire une tour et être unifié en « se faisant UN nom », quelle différence va encore s'imposer entre le concept de Créateur qui « fait » le monde et les hommes? et ce que peuvent faire ces hommes?

Quelle différence va-t-il y avoir entre acte et parole, entre ce qui est de l'attribution du créateur et de celle de ses créatures, si elles aussi peuvent dire « que la lumière soit » et que soit la lumière? Le mythe de la conception du monde est menacé. Une dimension émotionnelle importante surgit de la relation de ces facteurs : la panique.

4. C'est en ce point qu'il faut se rappeler encore la place occupée par le récit de Babel dans le livre de la Genèse, littéralement en insertion entre deux listes généalogiques post-diluviennes, différenciées par un manifeste droit d'aînesse.

Celle qui précède le récit de La Tour de Babel cite la descendance généalogique des trois fils de Noé, et énumère tous ses petits-fils et arrière-petits-fils dispersés en différentes nations aux différentes langues.

Or l'un des arrière-petit-fils : Nemrod (issu du fils aîné du propre fils cadet de Noé) est célébré comme le premier héros de la terre, fondateur de différentes villes, dont Babel...


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1333

La liste généalogique qui succède au récit de Babel cite exclusivement la liste des descendants mâles du fils aîné de Noé, en précisant cette fois la durée de leurs vies; elle s'arrête à Abram et ses frères et précise deux détails importants, dont le dernier n'a encore jamais été évoqué au cours des textes antérieurs.

Il s'agit de la stérilité de la femme d'Abram.

L'autre détail concerne l'apparition de prénoms féminins destinés, l'un à désigner l'épouse d'Abram, l'autre, à distinguer les filles de son plus jeune frère décédé AVANT le père de cette fratrie, Térah; filles dont une est devenue épouse du frère cadet d'Abram.

Dans le livre de la Genèse, c'est seulement la troisième fois que la femme est différenciée par un nom. La première fois, c'est Adam qui nomme Eve (« la vivante ») après la punition de Dieu qui leur inflige d'être humains mortels et souffrants. La seconde indication distinguant dans le récit l'existence du « deuxième sexe » concerne les prénoms des deux femmes que le descendant à la cinquième génération de Caïn (ce fils aîné d'Adam, premier fratricide par rivalité) a choisi d'épouser; femmes auprès desquelles cet homme s'accuse du meurtre d'un homme et d'un enfant, après que l'une des femmes ait donné naissance à un fils (doté du premier double prénom : « Toubal-Caïn »), puis à « la soeur » de ce fils, elle aussi dénommée soudain.

Est-ce donc un hasard, ou un fait significatif d'une conjonction constante, de constater que cette nomination des femmes intervient après un changement catastrophique troublant l'histoire, dans lequel semblent s'associer l'état mortel, le meurtre par rivalité et celui par vengeance, et la distinction de la femme, par un nom propre 1?

Cette observation a son importance, car elle peut révéler l'inquiétude engendrée par un bouleversement dans la continuité des générations, avec la mort, la rivalité fratricide, l'infanticide, le meurtre, la stérilité, la différence de place dans la fratrie, et la différence des sexes et des rôles dans la procréation*. Questions émotionnelles qui cherchent leurs réponses en des liens de causalité?

De sorte que l'insertion disruptive du récit de La Tour de Babel, dans la liste chronologique des générations post-Noé, offrirait une conception causale au privilège réinstauré du droit d'aînesse masculin, jusqu'à sa remise en question par l'absence de descendance d'Abram.

1. Je viens d'ailleurs de constater qu'il existe une identité de vue intéressante entre l'analyse de Marie Balmary et la mienne, sur cette accumulation de faits observables dans les textes bibliques, dans son livre que je viens de découvrir, Le Sacrifice interdit (Freud et la Bible). L'intérêt de cette confrontation d'analyses est la rencontre d'observations renforçant l'idée d'une « conjonction constante » alors que nous explorons le texte avec des modèles théoriques de la psychanalyse différents. Son association de ce texte de Babel avec Mars, de Fritz Zorn, se corrèle par le même type de conjonction avec ma propre analyse du livre de Zorn (Confrontation critique du 26 janvier 1983 au IVe Groupe OPLF).

2. Irme Herman dans L'instinct filial (Denoël, 1972) rappelle que « chez les Primates subhumains la rivalité entre frères et soeurs est réglementée par la mère ».


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Ainsi l'une des fonctions de cette insertion, ne serait-elle pas de révéler les impasses de questionnement de la psyché humaine sur l'origine de l'ordre des générations, quand les émotions les plus archaïques envahissent le groupe et l'individu, et que la seule réponse envisagée est que cet ordre est arbitraire, en rétablissant à tout « premier » le privilège tout-puissant des droits, savoirs et pouvoirs?

S. Une telle interrogation soulève toutes les conséquences liées à l'apparition des transformations dans la psyché individuelle et groupale, dont Bion a illustré l'immense complexité [10], qui affecte autant le développement du groupe par l'idée de son changement que celui de la genèse de la pensée et de l'un de ses outils, le langage.

On a une illustration de l'image projective que l'homme se fait de la pensée du créateur qu'il fixe à son origine, et auquel son groupe projette de s'identifier, au moment où se confrontent les principes de plaisir et de réalité des individus et du groupe, dans l'exclamation et la « descente » de Dieu.

Il n'est pas inconcevable de penser que la frustration imposée par l'épreuve de la réalité selon laquelle les hommes constatent avec dépression que jamais une ville ne peut être achevée, jamais une construction ne parvient à « toucher » le ciel — aussi haute soit-elle par les effets conjugués de la technique et de l'intelligence humaine —, et aussi que jamais aucun mot ne saura rassembler toutes les différences et la totalité du monde — hormis le concept nommé « Dieu », leur concepteur —, fait que cette frustration devient un vécu inintrojectable.

L'insupportable frustration, intransformable en d'autres modèles que ceux préexistants, du fait des émotions groupales renforçant une incapacité de rêverie, accentue le caractère excessif de l'identification projective individuelle et groupale:

L'image projective identificatoire au concepteur d'arbitraire déclenche la catastrophe dans la pensée, le langage et la construction sociale, envahis par la confusion généralisée des émotions.

« L'objection élevée contre un univers dénué de signification (...) dérive de la peur que le manque de signification ne soit le signe que la signification ait été détruite et de la menace que cette destruction représente pour le narcissisme fondamental. »

« Si un univers est incapable de livrer une signification pour l'individu, le narcissisme exige qu'il existe un dieu, ou tout autre objet ultime... » [10], où l'individu pourrait reconnaître une relation qui le nourrit ou le prive, au sein de l'univers.

Bion ajoute que la signification est une fonction de l'amour de soi, de la haine de soi, ou de la connaissance de soi, et qu'elle est psychologiquement nécessaire. Quand l'amour narcissique est insatisfait, le développement de l'amour de soi est perturbé et s'accompagne d'une intolérance à la signification, ou d'une intolérance au manque de signification.

Le fantasme de toute-puissance, qui confond l'acte et le langage par évitement de l'insupportable « impensable », se trouve renforcé et transforme l'hypothèse fan-


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tasmatique latente « devenir Dieu » par : être concrètement « en rivalité avec Dieu » [10].

Ce modèle est d'ailleurs prévalent dès le début du livre de la Genèse, avec la conception d'immortalité opposée à la vie mortelle, condamnation infligée aux transgressions d'arbitraire déclenchées par la soif humaine de connaissance.

En cette seconde partie du récit de Babel, l'échec frustrant imposé par la réalité de l'expérience est vécu comme une donnée de l'expérience « talionesque » d'une réalité persécutrice aux oeuvres humaines. Remarquons que le texte oppose la puissance créatrice des hommes et la toute-puissance destructrice du « Seigneur », sans qu'aucune référence d'engendrement entre eux puisse venir articuler autrement cette opposition; y compris au moment où le texte parle des hommes en tant que « fils d'Adam », leur conférant ainsi une place générative entre les hommes à partir de l'homme originel, mais non à partir d'une pensée toute-puissante universelle subissant aussi les changements d'une évolution.

Les problèmes de la croissance d'un petit d'homme immature à l'état adulte sont évacués; ils existent cependant dans cette confrontation à la toute-puissance.

C'est pourquoi les données en présence se figent dans leur état de non-croissance et se placent en opposition; en effet la « première oeuvre » des hommes (soumis eux à la pro-création) est vécue comme une opposition rivale aux oeuvres d'un toutpuissant concepteur, et non comme résultante d'une pensée créatrice.

Ainsi sous-tendu par le fantasme d'auto-engendrement originaire et d'autosuffisance nourricière comme un « sein-qui-se-nourrit-lui-même », aucun fantasme de toute-puissance absolue ne peut concéder l'existence d'autres modèles créatifs; et, en particulier, celui de la relation, du lien qui peut engendrer et rassembler la diversité en UN groupe, avec UN langage. Il ne peut même sans doute le concevoir.

La toute-puissance de la pensée ignore ou abolit l'ordre des générations, les processus d'apprentissage, de développement et leurs souffrances, qui en font des expériences vécues de toute croissance.

Cette ignorance, ou ce renversement en son négatif d'un effet d'expérience, réifie un effet paradigmatique de la toute-puissance; celui qui oppose I'UN à I'UN, par la rivalité (entre A, H, C) où triomphe la pensée autogénérant du même.

Et la rivalité engendre le meurtre, la mort et la panique comme les références aux précédents éléments catastrophiques de la Genèse l'établissent.

Emotion catastrophique, panique restent liées à l'absence de transformations de la pensée et du vécu en des états psychiques intermédiaires, plus tolérables. L'impuissance, l'incompréhension amplifient la confusion des émotions et des pensées, en estompant les notions d'espace et de temps. Le groupe ne peut plus trouver de solutions pour déboucher sur des actions efficaces.

Les explications humaines des catastrophes, des changements dans la pensée,


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deviennent alors les corrélations faites avec cette particularité des hommes à la différence, à la divergence, à la multiplicité et à leurs effets dans les groupes.

Ce type de corrélations engendre une culpabilité envers les émotions violentes éprouvées avant et après les drames interrompant l'ordre et le fil des générations.

Selon le contexte, Dieu ayant créé l'homme par un acte exclu du processus de germination, de rapport sexuel génitalisé et de toute transformation visible entre l'état d'enfant, celui d'adulte et celui du vieillissement vers la mort, toute autre relation observable entre les hommes devient une punition, les confinant à l'état d'humains, asservis aux seuls désirs d'une toute-puissance capable de créer (sans procréer) et de ravager. Destins de pensées découvrant leur penseur.

Ainsi, le fantasme d'une toute-puissance fondatrice vient se révéler tout aussi terrifiant et absolu que la détresse intérieure et le désarroi des hommes lorsqu'ils sont confrontés aux forces immaîtrisables de la nature, puisqu'elle peut détruire, réduire, disperser, éparpiller tous les outils et les modèles de liaisons inventés pour pallier à la détresse, y compris les hommes eux-mêmes en ce souvenir insoutenable du Déluge.

L'expérience de l'inachèvement d'une ville, de celui d'une haute tour pour toucher le ciel, est une butée de la réalisation toute-puissante des désirs, tout autant que le sont les confrontations des hypothèses théoriques et pratiques pour tenter d'y parvenir plus vite, en un symbole, une abstraction, qui fait lien entre tous. Il est commode alors de penser que le langage pourrait échapper aux difficultés inhérentes aux lois de la pesanteur et de la nature, c'est pourquoi son « usage » d'outil de communication et de liaison est attaqué et même éradiqué au profit d'un usage destiné à réaliser la toutepuissance. N'est-il pas la construction abstraite, trace de l'invisible capacité de création humaine collective? L'acte, l'outil et le fantasme ne font alors qu'un; leurs différenciations sont brouillées par l'excès d'identification projective déployé par la toutepuissance de la pensée.

Cette idéalisation du langage exercée comme une fonction réalisatrice de la toutepuissance, au moyen d'un détournement de son usage au profit d'une réification du « nom » comme rassembleur universel et totalitaire d'angoisses de séparation, est l'effet « boomerang » d'un monde incompréhensible dans ses relations aux hommes, eux-mêmes nourris des produits issus de leur développement en un tel contenant.

Le déploiement inachevé des mouvements de ce que les psychanalystes ont nommé — faute de mieux pour l'instant — la position dépressive, est associé étroitement à une suprématie du principe de plaisir, et aux attaques destructrices contre le Moi; ainsi la pensée verbale qui s'y développe en liaison avec la catastrophe émotionnelle devient alors elle-même clivée et l'identification projective exacerbée engendre la confusion émotionnelle avec retournement des effets de la fonction « alpha » métabolisante qui, de liante et contenante, devient contenus éclatés persécuteurs [3].


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« Les mots, la capacité de pensée verbale, essentiels pour effectuer de nouveaux progrès, s'en vont, lorsque l'idée surgit que l'état de confusion émotionnelle est une punition pour avoir forgé cet instrument qu'est la pensée verbale, et l'avoir utilisé pour s'échapper de (l')ancien état d'esprit. »

N'est-ce pas ainsi que, dans le récit de Babel, vient s'imposer le brouillage de tout ce qui relie les hommes entre eux, dans un effet social constructif ?

« Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres! »

La langue-outil-commun se révèle impuissante à contenir la multiplicité des langues émotionnelles surgissant alors en chaque homme confronté dans son groupe à une réévaluation de son fantasme originaire et fondateur.

Elle est vécue comme une manifestation éclatante de l'opacité des émotions, opacité renforcée par l'intolérable des différences, des limites, et par la dispersion géographique issue de leur propre violence, que le groupe ne peut plus contenir en l'objectif d'un travail commun, puisque l'hypothèse de base fondant le rassemblement est déstabilisée et destituée.

Ne serait-ce pas l'une des voies pour mieux comprendre l'effondrement soudain de certaines civilisations dont les traces retrouvées nous témoignent de la qualité de leur développement?

Telle pourrait être une version psychanalytique psyché-groupale, éclairant les effets mythiques du développement du langage au sein d'une des histoires mythiques du développement de l'espèce humaine.

6. Si tout écrit ayant fonction de Bible pour un groupe se fait porteur d'un mythe des histoires survenues à l'humanité dans ses développements, cette fonction comporte un double rôle de contenu et de contenant des émotions et de leurs théories. Il est ici indéniable que les deux parties du texte en opposition dans le récit, la place de l'insertion du récit — entre les descendants de Noé et ceux de son fils aîné (d'où s'origine le futur Abraham) —, de même que la place de ce récit dans l'ensemble du livre de la Genèse lui confèrent une valeur mythique destinée à éclairer un certain type de relation inéluctable entre l'homme, ses constructions et son fantasme originaire.

En un tel mythe se trouve forgée une idéologie causale, établissant la preuve de l'inéluctable suprématie d'une toute-puissance extérieure divine capable de défaire les constructions humaines et capable de réussir à maintenir entre les hommes divisions et incompréhension. Dans une telle idéologie, ces engendrés, pourtant inlassables chercheurs des voies d'identifications, n'y restent-ils pas, par leur défi envieux, condamnés à embrouiller leurs liens de communication, comme séquestrés à la condition d'humain-enfant-démuni, parce que exclus à jamais d'accéder à l'identité d'un tout-puissant « concepteur » invisible et à l'abri de toutes les épreuves des différences? Sont-ce questions aussi sur l'origine de la pensée conceptuelle?...


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En cette toute-puissance de l'un, et cette toute-détresse des autres, se dessine un modèle prévalant dans la dynamique intrapsychique groupale et individuelle, où les trois dimensions pulsionnelles des émotions humaines, Amour, Haine et Connaissance (telles que Bion les distingue) s'exacerbent par des clivages irréductibles. Coupées de leurs interrelations dynamiques, elles se développent alors en rivalité, renforcées par les effets d'une pensée schizoparanoïde et d'une identification projective excessive bloquant tout mouvement dépressif associé à l'expérience d'une réalité difficilement compréhensible.

Ainsi ces émotions humaines de liaison avec l'environnement, Amour, Haine et Connaissance, semblent provenir ici d'un rapport particulier à l'expérience, où l'exploration du monde intérieur et extérieur se trouve confinée à travers elles à un rapport duel à la connaissance de type « omnipotence/détresse ».

Certes, il est possible en cette opposition d'y reconnaître un modèle-étape de la psyché en développement qui nous est familier, mais dans la visée pédagogique donnée par le mythe, elle semble fixée à une alternative exclusive, où s'oppose vécu schizoparanoïde contre vécu dépressif.

Par cette fixation, elle devient aussi une barrière dressée contre l'exploration intégrative de ces deux vécus, en tant que dimensions complémentaires articulables dans la psyché de l'homme.

Il est probable que c'est en un tel processus que moralisme et dogmes idéologiques puisent leurs racines barricadantes.

C'est pourquoi la destination du récit, rendue morale et religieuse — ce dont témoigne sa construction en opposition : projet-réalisation des hommes vers une identification à Dieu et constat-action du Dieu contre les capacités des hommes — expose comme une finalité indiscutable la preuve de la vanité, de l'inutilité des expériences humaines créatrices issues d'un travail de corrélation, à partir du moment où ces oeuvres rivaliseraient avec celles de la toute-puissance suprême.

De sorte qu'il y est ainsi établi la preuve de l'illusion humaine sur ses possibilités à développer une croissance mentale, propre à élargir et transformer sa compréhension du monde, ainsi qu'à en tolérer ses limites.

Cette illusion est pourtant aussi grande que le désir de réussir une tour touchant le ciel, et qu'un seul mot capable de résumer une toute-puissance des hommes.

Entre cette illusion et le deuil impossible du paradis d'une seule langue première, aconflictuelle et fluide à la compréhension de tout et de tous, l'écart n'est pas très grand.

Ainsi perdure, à travers les siècles, l'idéologie d'un babil humain inutile et diviseur, comme loi imposée aux hommes par une vraie toute-puissance externe, située ailleurs qu'en eux-mêmes, à cause de leur Babel.


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1339

LA « BABÉLISATION » en tant que mythe de l'épreuve du deuil de la toute-puissance du langage

En ce point de notre réflexion on peut constater combien les remarques cliniques de Ferenczi dans « la confusion de langue » rencontrent avec pertinence les émotions agissantes, avec leurs effets de refoulement de pensées, dans le mythe de Babel. Car de même que Ferenczi le souligne en sa clinique, outre la dimension active de la toute-puissance de la pensée, capable de dévoyer en leurs usages d'outils la parole, le langage et la langue, l'usage même du mythe en son texte et ses contextes se révèle le véhicule d'une culpabilité masquant les questions et angoisses irrésolubles des différences et des différends au sein des générations.

L'impact émotionnel — de dimension passionnelle — qu'a soulevé ce texte dans la communauté psychanalytique témoigne de la force reviviscente de notre patrimoine d'évolution de pensées, enfouie sous les mythes de chaque culture. Quand l'issue d'un mythe se manifeste par la coupure des liens entre les hommes et un brouillage de leurs communications pour que prédomine l'incompréhension, ce mythe est porteur d'un drame dans le développement de la pensée et de son expression d'émotions. Ce drame est un drame groupai et individuel : il se trouve exposé par le mythe de Babel.

1. La frustration — épreuve de la réalité — exige qu'on soit conscient de l'écoulement du temps; comme l'inconscient, le fantasme de toute-puissance ignore le temps, qui est exclu aussi de l'éclat protomental, par opposition à son rôle inséré dans l'activité du groupe de travail [4]. Or, construire une tour dont le sommet touche le ciel n'est-ce pas une tâche qui conduit à découvrir la réalité d'un ciel inaccessible, impalpable et donc les limites temporelles des constructions humaines? Que d'épreuves intolérables alors à la frustration! Le récit du mythe ne dit pas que les hommes échoueront à se faire un nom, mais qu'ils auront des langues, en échouant à bâtir la ville et leur tour. Cet échec est donc associé à la « babélisation », au « brouillage » (« babel » est un jeu de mots hébreu pour dire « brouille ») du sens des relations de communications entre les hommes et leurs actions, et à l'absence d'un seul nom comme porte-pensée-acte.

Souvenons-nous que ce récit du mythe se situe dans un temps postérieur à celui du mythe relatant l'aventure du Jardin de l'Eden, dont l'Orient est gardé avec vigilance, car l'homme y est déjà devenu interdit de séjour! La garde de cet Orient 1 a pour but de lui empêcher l'accès à cet autre arbre interdit, planté au milieu du jardin, à côté de l'Arbre de la Connaissance (dont les fruits, eux, ont déjà été savourés, malgré la toute-puissance divine). Cet arbre, qu'il faut préserver de la tentation de

1. Lieu de la réapparition du soleil, l'Orient joue un rôle essentiel dans les rituels religieux les plus anciens, le plus souvent en relation avec une tradition de transcendance de la mort.


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l'homme, c'est l'Arbre de Vie, qui donne l'éternité... Or, il faut bien noter que les constructeurs de la tour ont précisément décidé de la bâtir sur cette plaine, du côté de l'Orient... Comment alors ne pas évoquer une relation imaginaire entre la fonction fantasmatique de la tour se dressant plus haute qu'un arbre, puisqu'elle devrait toucher le ciel, et ce désir permanent chez l'homme de goûter au fruit de cet Arbre de Vie, interdit car il supprimerait la mort ! ! ? L'immortalité n'est-elle pas cette toutepuissance suprême sur le corps de l'homme, dont l'homme ne parvient pas à assurer la pérennité? Et la mort ne représente-t-elle pas la perte de toute omnipotence sur la matière et sur le temps... ? La catastrophe du Déluge est suffisamment fraîche dans la mémoire de l'humanité d'alors pour amplifier l'angoisse de disparition et de dispersion. Ainsi l'injonction « Faisons-nous un nom... » (afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre), est donc aussi ce défi, lancé à la mort, à la toute-faiblesse de l'homme, de la condition humaine, avec la « nomination » exerçant une fonction toute-puissante, magique et immortelle 1.

Cette construction de Babel, ce défi, est encore en route et nous est familière, construction vers un sommet, sans cesse recommencée, comme en témoignent si bien toutes ces histoires des hommes dans les mythes, bâtissant autant de modèles des origines que de civilisations, dans lesquels essaiment carrefours, divergences, écarts, parallélismes, tangences, mélanges et amalgames.

2. Etiemble [17] le repère bien, en protestant contre l'aplatissement des différences entre les langues modernes. « Babel n'est point le passé de notre espèce. La tour de Babel n'est qu'un mythe inventé par l'ignorance pour expliquer la diversité de nos langues. Le babélien, lui, est une réalité qui menace notre avenir », car le babélien est ce qui fait perdre la particularité des langues, en y amalgamant indistinctement des expressions inadéquates d'autres langues. Il serait trop long de s'attarder sur cet aspect de transformation de la pensée verbale sous l'influence du « babélien ». Mais on peut émettre l'hypothèse que son utilisation a fonction d'appropriation toute-puissante des qualités culturelles et/ou économiques d'un peuple, d'une civilisation ou d'une idéologie. Le « babélien » n'est-il pas alors aussi une confusion entre langues, au service d'une preuve anti-Babel, niant l'expérience de l'homme, et pérennisant la croyance que l'appropriation magique du mot confère une toute-puissance sur l'univers? En cela, le babélien devient aussi un langage, dont le berceau de pensées restées sans penseur est animé par l'omniscience, l'omnipotence et la confusion émotionnelle, propices à véhiculer la plus simpliste idéologie.

3. Confronté aux outils psychanalytiques proposés par Bion, le mythe de Babel s'ouvre à une tout autre dimension que celle drainée par l'usage. Quant aux implications

1. « (...) Si je tombe, je laisserai derrière moi un nom impérissable... » (extrait de la copie d'un scribe d'Assurbanipal citant le roi de la première dynastie d'Uruk (avant le Déluge) : Gilgamesh).


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1341

offertes dans notre travail, elles sont nombreuses sur le plan clinique et théorique; mais nous ne les développerons pas ici.

Remarquons simplement que le Paradis perdu et regretté est bien plus celui du règne de la toute-puissance magique, incantatoire et infantile, que celui d'une communauté linguistique sans conflits, et sans différences et rivalités transgénératives.

La « babélisation » ne serait-elle donc pas l'épreuve que chacun subit, par la perte à assumer en lui d'une fonction omnipotente du langage?

En effet lorsqu'il se laisse utiliser par l'homme comme une fin, plutôt que comme un outil, un moyen pour explorer son fantasme d'omnipotence, le langage fonctionne dans la psyché en signe de toute-puissance absolue, et cette prééminence attaque toutes les capacités de liaison et de création dans un groupe et dans la pensée de l'homme. Les fonctions de symbole et de représentation du langage s'y trouvent détournées alors, au profit d'une fonction totalitaire omnisciente de cet outil luimême et de ses réalisations créatrices pérennisables et transmissibles; et ce, pour mieux masquer la détresse, la fragilité de la vie temporelle, mortelle, soumise à un destin biologique exclu de l'éternité, des artisans de cet outil-là.

« On parle pour rompre la solitude; on écrit pour la prolonger » [16]; mais aussi pour tenter un partage avec la communauté de la condition humaine, où chaque homme, avec sa solitude d'individu unique, appartenant à ses simples données d'origine, dans son groupe d'origine, reste attelé à établir sans cesse les liaisons manquantes pour faire pont entre les abîmes qui le séparent de chaque homme et de son environnement. Notre espèce du genre « humain » est différenciée des autres espèces vivantes par cet outil qu'elle a elle-même fabriqué et perfectionné grâce au fonctionnement groupal.

Cet outil a proliféré depuis des millénaires sous différentes formes, pour bâtir des voies au sens de la vie humaine, marquée par les blessantes, frustrantes scansions du temps que sont les changements biologiques visibles de la croissance jusqu'à ceux radicaux de la mort.

Cet outil, notre outil, le langage, indissociable en son articulation elle-même au déroulé temporel, s'est acquis, par sa transmission, bien plus vive pérennité que l'homme...

Cette qualité ne lui confère-t-elle pas, en chacun de nous, une fonction de défi victorieux au temps et à l'espace, dont vient témoigner déjà depuis bien longtemps l'histoire mythique en Babel?...

L'usage de la mythologie de Babel ne s'est-il pas ainsi, pour cela, propagé aisément, en tant que finalité, preuve dogmatique et moraliste que l'incompréhension entre les hommes pour exprimer leurs émotions et leurs conceptualisations est une rétorsion à ce défi, en s'inscrivant psychiquement comme un négatif de la pulsion épistémophilique de la connaissance... ?

Cette inscription négative (— C) résulte de la primauté de la voie royale donnée à


1342 — Mireille Fognini

la toute-puissance originaire, pour fuir l'intolérable souffrance de la toute-détresse originelle et mortelle, et conduit à suturer les tentatives d'investigations exploratrices de nos inconnues impensables.

Cependant certains effets de ces écueils peuvent être désormais mieux repérés et articulés, tant dans une cure que dans un groupe, en défrichant quelques pistes qui ouvrent des voies progrédientes et fécondes, à l'aide des outils de recherche que Bion nous a proposés pour éclairer les racines et effloraisons de nos Babels. Au travers des arcanes, dédales et carrefours du travail clinique et théorique qui se dessinent en tout échange partageable — qu'il soit celui privé d'une psychanalyse individuelle, ou qu'il soit celui d'une communication publique à usage scientifique —, notre communication et nos langues parviennent-elles toujours à témoigner de notre passage à l'épreuve du mythe de la babélisation... ? Dans la plupart des rencontres, échanges, et confrontations pluri- ou unidisciplinaires, n'est-il pas en effet flagrant et poignant de sentir combien nous ne cessons jamais d'y tenter un deuil en notre langage — ce deuil du fond d'omnipotence de l'homme — tout en même temps que nous ne cessons aussi d'y empêcher ce deuil, avec la parole et l'écriture...?

Comment résister à un tel vertige?

« Jusqu'au dernier moment, je vais être tenté d'ajouter un mot à ce qui a été dit. Mais pourquoi un mot serait-il le dernier? La dernière parole, ce n'est déjà plus une parole et, cependant, ce n'est pas le commencement d'autre chose. Je vous demande donc de vous rappeler ceci, pour bien conduire vos observations : le dernier mot ne peut être un mot, ni l'absence de mot, ni autre chose qu'un mot » [14].

En cette fin de texte, « Le dernier mot » de Maurice Blanchot, nous retrouvons intact le fond de notre question : humains porteurs de babils, des multiples Babels et du mythe de babélisation à intérioriser...

Lorsqu'on rend la Poièsis de la communication et du langage aux poètes, on prend meilleure mesure du flot qui anime le courant entre la source, la rivière et ses eaux indistinctes de celles des océans rejoints.

Et si avec nos mythes, nos rêves du jour et de la nuit peuvent se prolonger dans les inconnues d'une exploration inachevable de l'épreuve de babélisation, alors peutêtre nous vient l'expérience qu' « à travers les mots paraît encore un peu de jour » [15].

Mireille Fognini

13, avenue Saint-Exupéry

92160 Antony


Destins des émotions dans le mythe de Babel — 1343

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] Freud S., Essais de psychanalyse (Payot, 1966) ; Totem et tabou (Payot) ; Malaise dans la civilisation (PUF, 1971); L'avenir d'une illusion (PUF, 1980).

[2] Ferenczi S., Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, OEuvres complètes, t. IV (Payot, 1982).

[3] Bion W. (1955), Le langage et le schizophrène (Bordas/Dunod, 1977).

[4] Bion W. (1961), Recherches sur les petits groupes (PUF, 1965).

[5] Bion W. (1970), Attention et interprétation (Payot, 1974).

[6] Bion W. (1962), Aux sources de l'expérience (PUF, 1979).

[7] Bion W. (1963), Eléments de psychanalyse (PUF, 1979).

[8] Bion W. (1962), Théorie de la pensée dans Réflexion faite (1967) (PUF, 1983).

[9] Bion W. (1974-1977), Entretiens psychanalytiques (Gallimard, 1980). [10] Bion W. (1965), Transformations (PUF, 1982).

[11] Kaes R., L'idéologie, Etudes psychanalytiques (Bordas/Dunod, 1980). [12] Kaes R. et coll., L'institutions et les institution, Etudes psychanalytiques (Dunod,

1987). [13] Anzieu D. et coll., Le travail psychanalytique dans les groupes (Dunod, 1970). [14] Blanchot M., L'après-coup (Minuit, 1983). [15] Blanchot M., L'attente. L'oubli (Gallimard, 1962).

[16] Jabes E., Le petit livre de la subversion hors de tout soupçon (Gallimard, 1982). [17] Etiemble, Le babélien, Encyclopedia Universalis (vol. 2, 1970). [18] Bases communes de la psychanalyse, Congrès de TAPI, 1989, Revue française de Psychanalyse, t. LU, sept./oct. 1988 (PUF, 1989).

RÉSUMÉS

Bion aide à explorer le mythe comme une des dimensions de l'évolution individuelle et groupale de la psyché. Mon exploration du texte de La Tour de Babel tente de repérer :

— comment la mythologie de Babel a fonction de maintenir intact le fantasme de toutepuissance infantile dans le langage ;

— comment le deuil de ce fantasme au sein du langage restitue à celui-ci sa fonction médium, corrélante entre réalité psychique et réalité du monde, dans laquelle le mythe de babélisation se fait voie d'exploration, plutôt que loi impasse des théories humaines.

Mots clés : Babel. Dieu. Confusion de langue. Groupe. Langage. Mythe. Toute-puissance.


1344 — Mireille Fognini

Bion investigates myths from the angle of individual and group psychic evolution. In examining the text of the Tower of Babel my attempt is to show :

— how the function of the Babel mythology is to preserve the fantasy of infantile omnipotence in language ;

— how the mourning of this fantasy restores language in its function of a medium between psychic reality and external reality where the babelization myth becomes a means of exploration rather than an inoperative law of human theories.

Key-words : Babel. God. Confusion of language. Group. Language. Myth. Omnipotence.

Bion hilft uns, den Mythos als eine der Dimensionen der individuellen und der Gruppenentwicklung der Psyche zu untersuchen. Meine Untersuchung des Textes über den Turm von Babel versucht, herauszuheben :

— wie die Mythologie von Babel die Funktion hat, die Phantasie der infantilen Allmacht in der Sprache aufrecht zu erhalten ;

— wie die Trauer dieser Phantasie innerhalb der Sprache der Letzteren seine Vermittlungsfunktion wiedergibt, als Verbindung zwischen der psychischen Realität und der Realität der Welt, in welcher der Mythos von Babel eher Weg zur Forschung wird als Sackgassengesetz der menschlichen Theorien.

Schlüsselworte : Sprachverwirrung. Babel. Gott. Gruppe. Sprache. Mythos. Allmacht.

Bion ayuda a explorar el mito como una de las dimensiones de la evoluciôn individual y grupal de la psiquis. Mi exploraciôn del texto de la Torre de Babel intenta señalar :

— como la mitologla de Babel tiene por funciôn la de mantener intacta la fantasia de la omnipotencia infantil en el lenguaje ;

— como el duelo de esta fantasia en el seno del lenguaje restituye a éste su funcion de médium, correlaciôn entre realidad psiquica y realidad del mundo, en la cual el mito de babelizaciàn se transforma en vfa de exploraciôn mâs bien que ley sin salida de las teorias humanas.

Palabras claves : Confusion de lengua. Babel. Dios. Grupo. Lenguaje. Mito. Omnipotencia.


Le dialogue des émotions Régine PRAT

I / PSYCHANALYSE ET OBSERVATION

Il est difficile d'occulter le débat de fond sur la confrontation de l'observation et de la psychanalyse.

Des échanges nombreux et féconds ([11] et [26]) m'ont amenée à essayer de cerner une orientation et une référence théorique spécifique dans l'abord d'une certaine manière d'observer les bébés, à partir d'une pensée analytique.

1 / Le terme même d'observation est relié implicitement à des méthodologies très diverses. Il est habituel d'opposer observation empirique et observation scientifique.

La pensée scientifique sera la résultante de ces deux ordres d'expériences.

Le problème qui va habituellement être posé à propos de l'observation est celui de son objectivité :

« L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature » (Claude Bernard) ([12], p. 493).

En ce qui concerne la théorie construite à partir de l'observation, le problème sera posé au niveau du lien entre théorie et phénomène observé, c'est-à-dire problème de validité de la loi générale formulée à partir de l'interprétation des faits observés.

Plus on va s'éloigner d'une réalité observable mesurable et susceptible d'être reproduite dans des conditions expérimentales, plus il sera aisé de mettre en question l'objectivité de la prise d'observation et de la validité de la théorisation : c'est le problème posé par les sciences dites « humaines » dont l'objet d'étude est constitué des phénomènes humains ne se laissant qu'imparfaitement mesurer.

2 / L'observation dont il va être question ici se situe à l'intérieur de ce corpus général des sciences humaines et, plus particulièrement, dans une filiation directe avec la psychanalyse (c'est cette filiation qui a conduit à la formulation abusive d' « observation psychanalytique »). Le postulat de base de la psychanalyse pourrait être forRev.

forRev. Psychanal., 5/1989


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mulé ainsi : à partir du matériel qui regroupe tout ce qui est donné à voir et à entendre, il va s'agir de dégager le sens latent, inconscient, lié aux conflits infantiles et aux mouvements pulsionnels.

Mais le dévoilement des processus inconscients dans la psychanalyse n'a de sens qu'à l'intérieur même du champ théorique de la pensée psychanalytique et ne peut en constituer une validation ou une démonstration.

Le fondement de la pensée psychanalytique n'a pas été une observation plus fine ou plus précise des manifestations hystériques par Sigmund Freud, mais l'interprétation de ces manifestations, et le matériel de la cure peut ainsi être considéré comme observation indirecte, confronté à la théorie, la modulant et la modifiant.

En demandant à ses élèves et en faisant lui-même des observations directes des enfants, Freud avait l'espoir d'une validation : « Même le psychanalyste peut avouer le désir d'une démonstration plus directe obtenue par des chemins plus courts de ces propositions fondamentales » (c'est-à-dire les hypothèses sur la sexualité infantile [13].

On est aujourd'hui obligatoirement plus modeste et, plus que de démonstration, il me semble qu'on peut parler d'illustration. Mais l'étayage sur des observations directes semble toujours une nécessité.

Ainsi, on peut dire que la psychanalyse se forge dans une dialectique permanente entre ses propositions théoriques et ses données observables, qu'elles soient directes ou indirectes dans l'abord thérapeutique.

3 / La question se pose alors de savoir quelles données observables il est légitime de prendre en considération pour les confronter au mode d'approche de la psychanalyse.

La critique de l'observation que fait Bertrand Cramer dérive de cette question. Ainsi, lorsqu'il dit [10] : « Quelle est la portée symbolique du comportement? Dans quelle mesure peut-on comparer la valeur sémantique du geste et de la parole? Quelle ouverture sur l'inconscient peut amener la lecture du comportement? Peut-on créer ou recréer un fantasme inconscient à partir du comportement d'un enfant de quinze mois comme on le ferait en analyse à partir d'un contenu manifeste? » (p. 121-122); il pose, par rapport à l'observation directe, la question même qui avait alimenté nombre de polémiques il y a quelques années par rapport à la psychanalyse d'enfants. Etait-il légitime de considérer comme un matériel les productions non verbales de l'enfant tels les jeux, les dessins, et de les traiter de la même manière que les productions verbales de l'adulte, c'est-à-dire de les soumettre à l'interprétation? Actuellement, la réponse semble positive, ce qui ne constitue en rien une démonstration de la scientificité de la psychanalyse d'enfants (pas plus que de la psychanalyse d'adultes).

Sans souhaiter donner à ce texte une dimension trop polémique, il me semble qu'on ne peut que s'étonner de ces mouvements de balancier, répétitifs dans le mouvement psychanalytique : un sociologue, ou un ethnologue, y verrait peut-être le signe d'un besoin de réassurance d'un groupe qui, confronté à une critique qu'il ne peut ni réduire ni réfuter, n'a comme autre solution pour perpétuer son existence que de


Le dialogue des émotions — 1347

définir un sous-groupe qu'il exclut en lui appliquant la même critique. C'est encore la même question de la légitimité qui est le vecteur de discussions sur la psychanalyse d'enfants très jeunes avant le langage ou des enfants sans langage, psychotiques ou autistes et, plus généralement, des patients n'ayant pas un accès au symbole.

Le choix des analystes qui entreprennent de tels traitements ici est de considérer que ces comportements constituent le matériel : même s'ils n'ont pas pour l'enfant une valeur symbolique, dans le sens cognitif du terme, ils sont néanmoins considérés comme porteurs d'un sens, signes apparents de mouvements pulsionnels inconscients et d'angoisses primitives et, en ce sens, interprétables conformément à la méthode psychanalytique.

Cette même question va être appliquée à l'observation de bébé avec une nuance : ce n'est plus de la légitimité de la confrontation de ce qui est vu du comportement du bébé avec la méthode psychanalytique qu'il s'agit, mais de la confrontation « hors cadre » avec la pensée psychanalytique. Bertrand Cramer [11] critique ainsi l'observation de bébé. « Dans cette approche, on imagine que la proximité au bébé équivaut à la proximité à l'inconscient. Cela présuppose deux positions :

« a) Qu'on peut saisir l'inconscient directement vu qu'on n'a pas affaire à l'élaboration défensive;

« b) Que le plus infantile est identifié au plus inconscient. On cherche donc à saisir l'inconscient à l'état brut comme de l'or non mâtiné d'alliage » (p. 227).

Il semble ainsi méconnaître la filiation analytique de cette méthode bien particulière d'observation de bébés : ici, également, il s'agit de confronter a posteriori les données observées qui ne constituent que le manifeste, à la pensée psychanalytique pour essayer dans une démarche théorique et non plus thérapeutique, après la séance d'observation, de dégager le contenu latent supposé. Prétendre observer des pulsions à l'état natif serait un pur non-sens : dans cette méthode, il va s'agir d'observer très finement des mouvements mimiques, comportements. Dans un deuxième temps, on formulera des hypothèses sur les mouvements pulsionnels, défensifs et identificatoires sous-jacents.

Ce qui apparaît très différent dans cette méthode est qu'il n'y a pas de retour de ces hypothèses et pas d'interprétation. La méthode d'observation constituera un des apports pour augmenter « la connaissance des enfants par la pensée psychanalytique » (en s'inspirant du titre donné par Serge Lebovici à son ouvrage [22]. André Green ]16] nous met en garde contre les dangers de la réification de l'enfant et de l'illusion que l'enfance constituerait un en-soi porteur seul de sens évident.

« Tout ce qui nous vient de l'enfance est essentiel pour la théorie psychanalytique mais cette réflexion ne vaut que pour autant qu'elle donne à penser, et ce


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qu'elle fournit comme alimentation à notre stimulation théorique dépendra toujours de l'enrichissement de celui qui s'est attaché à son étude » (p. 40).

Ou encore, « à l'observation directe ou longitudinale à l'approche naturaliste, à l'appréciation des relations familiales, il manquera toujours la dimension essentielle, à savoir la déduction du fonctionnement intrapsychique qui, seule, pourra dire non pas comment il a vécu telle situation ou tel événement, mais comment il a intériorisé et interprété l'environnement humain qui était le sien. C'est là la véritable science du sujet à laquelle la psychanalyse peut contribuer » (p. 32).

A cette mise en garde contre la réification de l'enfant, il faut en ajouter une autre contre les dangers de la réification de la théorie.

Une théorie psychanalytique qui s'affirmerait comme un dogme entraînerait en son sein même l'éradication de toute créativité. De même, dans la pratique analytique, l'analyste qui serait dans l'espace de la séance dominé par la nécessité de confronter ses théories au matériel de son patient, serait incapable de l'entendre.

C'est dans ce sens que l'on peut comprendre l'attitude de tabula rasa que recommandait Esther Bick [17] pendant la séance d'observation.

Faire table rase de ses connaissances théoriques ne signifie pas l'obligation de n'en avoir aucune : cette méthode d'observation de bébé très spécifique a un sens d'expérience formatrice pour des analystes. La théorie psychanalytique est donc bien là préexistante par la qualité même de l'observateur-analyste, son expérience personnelle et son expérience de thérapeute.

L'attitude de tabula rasa consiste à être aussi libre que possible par rapport à ses présupposés personnels et théoriques afin de pouvoir observer les choses les plus inattendues qui peuvent se présenter, pouvoir les retenir et ensuite les penser.

Cela constitue un parallèle absolu à l'attitude de neutralité recommandée à l'analyste.

II / CORPUS THÉORIQUE

Si l'on prend en considération les travaux kleiniens et post-kleiniens qui ont formulé des hypothèses sur le tout premier développement du psychisme, on aboutit à un corpus théorique qui nous permet de trouver un sens à ce que nous pouvons observer des premières manifestations d'un bébé et qui s'avère un outil de travail fécond dans le traitement d'enfants psychotiques et autistes.

Je vais proposer un bref survol de ces théories, isolant quelques concepts clés que ma propre expérience viendra étayer.

1 / Le monde sensoriel du bébé ne commence pas à la naissance mais déjà dans la vie intra-utérine. La naissance elle-même va être alors vécue (Bion) comme un « changement catastrophique », c'est-à-dire un bouleversement total et soudain de toutes


Le dialogue des émotions — 1349

les données antérieurement vécues, une rupture de la continuité. Il ne s'agit pas là d'une nouvelle théorie sur le traumatisme de la naissance, ce qui est central ici, c'est de rechercher la nature de l'expérience sensorielle et émotionnelle vécue par le bébé. Le bébé vit cette sensation de perte de contenant tout ensemble avec la découverte de la pesanteur comme une sensation de chute et d'éclatement ou, plus exactement, d'écoulement par perte des limites contenantes.

2 / Esther Bick [17] a beaucoup développé ces notions et nous montre que le problème central pour le bébé va être d'être tenu ou de se retenir pour lutter contre ses angoisses primitives de chute, en mettant en place ce qu'elle appelle des agrippements « De sorte que le traumatisme de la naissance est constitué à peu près :

« a - du fait que jamais ensuite le bébé ne ressentira une telle claustrophobie que quand il passe par la filière génitale pour sortir;

« b - et jamais une telle agoraphobie que quand il sort, l'espace étant infini et particulièrement parce que n'ayant pas eu jusqu'alors la sensation de gravité quand il est extérieur, il est comme un cosmonaute dans l'espace sans sa combinaison spatiale » (p. 27). « Le seul moyen pour survivre à ce premier niveau est de coller, d'adhérer... c'est une identité adhésive » (p. 90,91). « Quand il s'agit de mère non suffisamment bonne pour la tenue... le bébé a à se tenir aux autres choses, comme par exemple une forte lumière, un son ou aux objets de la pièce » (p. 165). Ou bien en raidissant sa propre musculature en effectuant des mouvements qu'Esther Bick appelait « mouvements non stop » (p. 93).

Ainsi donc le bébé doit trouver dans son environnement un « objet-contenant optimal » qui apaise ses angoisses de chute, lui permette de rétablir la continuité avec les éléments du vécu anténatal qui permette l'intériorisation d'une « peau » qui maintienne liées ensemble les différentes parties de la personnalité [4].

Nous retrouvons dans cet éclairage d'Esther Bick la qualité de holding de la « mère suffisamment bonne » de Winnicott.

3 / a - Ce qu'Esther Bick décrit comme angoisse de chute prend place dans la terminologie de Bion dans ce qu'il nomme « Angoisse catastrophique » liée à la rupture de la continuité.

La recherche de la continuité à travers les éléments de la personnalité anténatale conduit Bion à ne parler que de « césure » de la naissance, « ce qui nous aide à corriger nos préjugés sur une vision catastrophique » [26].

b - Si l'on suit maintenant l'éclairage de la pensée bionienne, on peut se représenter ainsi le vécu du bébé à la naissance : le bébé se trouve assailli par une multitude de données sensorielles tant externes — bruits, lumières —, qu'internes — tensions, faim... — nouvelles et violentes qu'il n'a au départ aucun moyen de relier ensemble, de comprendre. Il s'agit d'éprouvés corporels, bruts et inorganisés que Bion a nommés éléments bêta.

On peut alors lire ce qui va être primitivement mis en place par le bébé, comme des


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tentatives pour survivre à cette violence, ce chaos, en se débarrassant de ces éléments.

L'apport fondamental de Bion va être de situer ces mécanismes d'évacuation au sein du psychisme même et d'envisager en quoi ils vont être constitutifs de l'appareil psychique : ainsi, ce que nous voyons du comportement, de la décharge motrice par exemple constitue la trace d'un mouvement du psychisme sous-jacent qui lui est équivalent.

Ces éléments bêta éprouvés, non pensés et impensables « ne peuvent être qu'évacués et vraisemblablement par l'intermédiaire de l'identification projective. Ces éléments bêta sont traités par un procédé d'évacuation semblable aux mouvements musculaires, aux changements de mimiques, etc., qui, pour Freud, servent à décharger la personnalité d'un accroissement d'excitation et non à introduire des changements dans l'environnement » ([6], p. 31).

La première mise en place de l'appareil psychique — qu'à ce stade Bion nomme protomental — va donc être la projection des éléments bêta.

c - Ces éléments bêta projetés vont devoir être dans un deuxième temps rassemblés et transformés pour se charger de sens : cela ne peut se faire que dans la rencontre avec un objet contenant du psychisme et c'est le rôle que va jouer la mère. Bion se situe en amont de la description par Winnicott de la fonction maternelle. L'état d'hypersensibilité de la mère la rend capable de s'identifier à son bébé mais, dans une perspective bionienne, c'est comme conséquence de sa capacité à recevoir les projections de ces éléments bêta inorganisés du psychisme.

Poursuivant le parallèle avec Winnicott, on peut ainsi dire que la mère suffisamment bonne doit assurer au bébé un holding psychique pour que ses bras puissent fournir au corps du bébé un holding physique satisfaisant.

Cette activité de pensée de la mère au service de son bébé que Bion nomme « capacité de rêverie » va permettre la transformation du non-sens en sens, du non-lié en lié, du non-pensée en pensée.

La pensée est ainsi dans son essence activité de liaison et de transformation.

La dénomination fonction alpha permet de caractériser certains aspects du fonctionnement de la pensée correspondant à cette activité de liaison et de transformation des éléments de l'expérience émotionnelle brute primitive : ainsi, la pensée créative, les souvenirs, la mémoire, la notation de la pensée, le langage..., les pensées du rêve, et cette fonction particulière que Sigmund Freud avait pressentie et que Bion va développer : l' « attention ».

Si Bion a ainsi construit un modèle du développement de la pensée, ce serait une erreur et un abord réductionniste que de le concevoir comme un continuum linéaire : à l'intérieur même du psychisme, vont coexister ou se superposer des moments de fonctionnement protomental comme dans la mentalité de groupe sur le modèle du trai-


Le dialogue des émotions — 1351

tement des éléments bêta — partie psychotique de la personnalité — et des moments de fonctionnement de la pensée sur le modèle de la liaison de transformation.

Ainsi, c'est l'analyse des processus de pensée eux-mêmes qui peut être entreprise et, en particulier, l'analyse des moments actifs de destruction de la capacité de pensée ou des moments de désorganisation de vécu de la pensée.

Dans le processus analytique, l'analyse du contre-transfert pourra révéler une des modalités de ces mécanismes en relation avec les projections du patient et le mécanisme d'identification projective.

C'est précisément à cet aspect primitif de la communication que je me suis plus particulièrement intéressée à partir d'une expérience de l'observation d'un bébé dans sa famille selon la méthode d'Esther Bick.

Les théories sur l'identification projective m'ont semblé particulièrement fécondes pour éclairer d'un jour nouveau ce que l'on regroupe sous le terme d'intuition, de sensibilité, communication infra-verbale ou transmission affective [31], et que nous utilisons quotidiennement dans notre pratique thérapeutique.

III / PROJECTION-DÉSORGANISATION : LES ÉLÉMENTS BÊTA

1 / Tout d'abord, quelques mots de la méthode :

Un observateur de formation psychanalytique se rend dans une famille qui a bien voulu l'accepter, famille banale si je puis dire, où on ne peut discerner, a priori, aucun signe manifeste de pathologie.

A partir essentiellement de ces critères, la famille est pressentie par un intermédiaire. Cela laisse aux parents toute latitude pour refuser et contribuera à établir un préalable de confiance par rapport à l'observateur.

L'observateur rencontre la mère à la fin de la grossesse et, s'il est accepté, l'observation commencera dès la naissance, au rythme d'une fois par semaine. Elle se poursuivra jusqu'à un an, deux ans, parfois plus.

« La règle fondamentale » de l'observateur est de ne jamais interférer : c'est-àdire de ne pas intervenir, même sous la forme la plus légère, ne jamais poser de questions ou donner de conseils, formuler de demandes, etc. Ce qui, bien sûr, ne signifie pas un silence qui serait vécu comme agressif face aux questions éventuelles de la mère, mais définit un champ de paroles et de mimiques où ne doivent intervenir ni risques d'interférences, ni modifications de la situation observée.

Situation singulière où l'observateur, dépourvu de ses modèles habituels de relation et de ses cadres de pensée, entre hebdomadairement dans l'intimité d'une famille, sans qu'il s'agisse d'une visite amicale.

Par ailleurs, le désir de voir le bébé se développer dans sa famille est une


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demande formulée par l'observateur, situation radicalement différente de sa pratique professionnelle où patients et parents ont une demande à son égard.

On ne prend, bien sûr, aucune note pendant la séance qui dure en général une heure. A l'issue de celle-ci, l'observateur rédige un compte rendu aussi précis que possible de tout ce qu'il a observé, tant de la relation que des manifestations du bébé, prenant en compte les détails les plus infimes qu'il ait pu enregistrer et mémoriser.

Chacun de ces comptes rendus est ensuite présenté régulièrement dans un groupe de travail : c'est de cette troisième étape essentielle que va se dégager un sens de l'ensemble des faits observés. Tous les observateurs confrontés à cette situation paradoxale et singulière que j'ai définie ressentent, avec une intensité très remarquable, un impact émotionnel souvent bouleversant, toujours inattendu.

C'est à l'analyse de ce vécu émotionnel de l'observateur et aux questions y afférentes que je souhaite m'attacher.

2 / Je souhaiterais partir de mes toutes premières impressions, telles que je les ai vécues de façon brute lors de ma première observation.

J'ai déjà rencontré Mme L... pour une visite prénatale un peu plus d'un mois auparavant. Je m'apprête à revenir la voir, le bébé étant né. La petite fille, Steren, est alors âgée de neuf jours.

Avant même d'arriver, je suis submergée par un flot d'émotions qui contredisent mon désir de démarrer cette expérience préparée de longue date et s'intégrant dans mon cursus analytique.

Je me trouve dans un état d'inquiétude fébrile exacerbé, augmenté d'un sentiment d'incapacité totale à être à la hauteur de cette tâche.

A la fin de cette première observation, j'aurai — sur le chemin du retour — la crainte de m'être tout à fait perdue et resterai un long moment arrêtée à un carrefour, hésitant sur la route à prendre, avec le sentiment de ne pas connaître l'endroit où je me trouve.

Etant donné que l'observation a lieu dans le village où j'habite depuis plusieurs années, je crois que l'on peut parler d'un état de confusion.

Ces sentiments d'incapacité et ce vécu de confusion sont décrits de manière très habituelle par les observateurs lors de leurs premières observations.

Par ailleurs, il me semble utile de préciser, en ce qui me concerne, que ce ne sont pas des états qui me sont habituels.

La confrontation avec des bébés et leurs mères n'est pas une nouveauté pour moi et, d'autre part, je suis moi-même mère de famille.

Dans les observations ultérieures, en résonance avec la perception d'éléments dépressifs très nets chez la mère, je serai moi-même envahie de sentiments dépressifs survenant spécifiquement au moment d'une séquence d'observation.

On pourrait bien sûr y voir des éléments révélateurs de ma propre personnalité


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et de mes propres mouvements psychiques mais, sans les nier pour autant, il m'a semblé utile d'isoler les aspects propres à la situation.

En effet, nous savons que les inquiétudes, les doutes sur sa capacité sont fréquents chez la mère du jeune bébé. La crise d'identité propre à cette période est bien connue, sous son aspect dépression du post-partum, les sentiments de confusion, de débordement, y étant souvent au premier plan.

Peut-on penser qu'il ne puisse y avoir qu'une relation de hasard entre les deux vécus : celui de la mère et celui de l'observateur, ou bien est-il légitime d'aller plus loin en faisant l'hypothèse d'un lieu sinon de causalité, du moins de sens entre les deux ?

A ce stade, on pourrait parler en termes non psychanalytiques de simple capacité d'empathie de l'observateur qui, pour des raisons tenant à la situation et à sa propre sensibilité, se trouverait amené à reprendre pour son propre compte une partie des sentiments éprouvés par la mère. Cela constituerait alors une désorganisation de son propre psychisme.

Mes propres réactions face à la situation d'observation peuvent se comprendre en termes de désorganisation de ma capacité d'attention et de mémorisation. La difficulté paradoxale dans la situation d'observation, c'est précisément la tendance à fuir l'observation, à laisser capter son attention par autre chose que le bébé : la présence d'autres enfants, les propos de la mère, voire même la centration sur son propre vécu qui est également une façon de détourner l'attention sur soi-même, à défaut du bébé.

Lorsque j'ai pris conscience de cette difficulté tout à fait imprévue, j'ai essayé de faire un effort volontaire de concentration de mon attention sur le bébé. Je me suis alors aperçue que, lorsque j'étais en train de me forcer à observer certaines mimiques du bébé, j'avais la certitude absolue que, sur le moment même, je ne les enregistrais pas. Je voyais ainsi quelque chose qui ne pouvait entrer dans ma mémoire, dans mon psychisme.

Si l'on peut parler ici d'inhibition à voir, le deuxième volet du même phénomène va apparaître lors de la rédaction du compte rendu sous la forme d'une inhibition à revoir.

La rédaction d'un compte rendu très détaillé s'avère extrêmement longue et difficile, et suppose — pour l'observateur — de lutter contre cette inhibition ou, plus exactement, de mettre en place des mécanismes psychiques que je préciserai plus loin.

Les problèmes que je soulève ici quant à la technique même de l'observation apparaissent de façon massive dans les tout premiers mois de l'observation, c'est-àdire dans les premiers mois du bébé.

Il ne s'agit pas d'un effet de hasard, ni d'un épiphénomène lié à une période d'apprentissage de la méthode, mais bien d'un effet produit sous la forme d'une désorganisation du fonctionnement psychique même de l'observateur par la confrontation avec le psychisme du bébé.

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Si cela prend — comme je l'ai décrit — l'allure d'une fuite de l'observation du bébé, on peut se demander ce qui est fui, et donc ce qui est mobilisé de façon si violente par le simple fait de regarder un bébé.

Les manifestations corporelles du bébé peuvent se comprendre comme des décharges motrices inorganisées, visant à évacuer des tensions, excitations internes vécues par lui : l'observateur se trouve ainsi voir « cela » et donc recevoir un impact violent, inorganisé, qui le sollicite à son propre niveau de fonctionnement psychique le plus archaïque, d'où la tendance à fuir, l'inhibition à voir comme une autoprotection.

3 / Je ferai l'hypothèse que ce qui est ainsi reçu est — pour une bonne part — l'équivalent de ce qui est éprouvé par le bébé.

a - Quelques extraits de mon matériel d'observation permettront d'étayer cette hypothèse.

Steren a neuf jours et sa mère s'est installée pour l'allaiter, après l'avoir réveillée.

Le bébé est couché sur les cuisses de sa mère, la tête au creux de son coude gauche, l'allaitement ayant d'abord lieu au sein gauche.

Mme L... lui entoure le corps de son bras et lui caresse par intermittence la jambe et le pied gauches.

Steren frotte sa joue droite contre sa mère dans un mouvement de fouissement et amène ses deux mains contre son sein.

Mme L... doit lui écarter le bras droit et le coincer sous son aisselle pour pouvoir lui mettre le mamelon en bouche, en faisant un commentaire sur la raideur des bébés.

Steren commence à téter puis ouvre les yeux, regarde dans la direction du sein, effectuant des mouvements amples et ronds du bras gauche, mouvements de balayage vers le haut, la main ouverte.

Mme L... regarde le bébé et lui caresse l'arrière de la tête de sa main droite.

Elle commence à me parler des divers animaux de la maison.

Je note que Steren a des mouvements de frottement du talon droit sur le dessus du pied gauche et des mouvements plus précis de balayage du bras en direction du sein avec — cette fois-ci — la main fermée.

J'ai l'impression que, pendant ce temps de parole, elle a glissé plus loin du corps de sa mère.

Le bébé tète peu activement et Mme L... me dit qu'elle s'endort.

Elle continue à me parler, de l'accouchement cette fois.

Tout d'un coup, Steren a une crispation de tout le corps, comme un rassemblement autour du sein, projetant violemment la tête et le haut du corps contre le sein l'entourant de son bras gauche, et plaquant ses jambes resserrées contre lui.

J'étais assise sur un fauteuil en face de Mme L... Je me suis projetée en avant dans un mouvement dont, après coup, la similitude avec celui du bébé m'a frappée.


Le dialogue des émotions — 1355

Ce mouvement corporel, involontaire de ma part, était accompagné d'une pensée que je qualifierai de pensée-flash non élaborée : la certitude que le bébé allait tomber.

De ces éléments perçus et vécus sur le moment peuvent émerger quelques hypothèses interprétatives :

Steren venait d'être réveillée et cherchait à s'agripper au sein de sa mère, en frottant sa joue et en serrant ses mains contre le sein. Lorsque Mme L... lui coince le bras droit, elle lui arrache ainsi le sein mais le lui place dans la bouche : avec sa main gauche qui n'est plus soutenue, Steren cherche, dans son mouvement de balayage, à revenir au contact du sein.

Plus tard, lorsqu'elle me semble glisser, elle est en fait tenue moins près du corps de sa mère qui ne lui caresse plus ni la jambe, ni la tête.

Le bébé réagit à cette sensation de lâchage en cherchant à se raccrocher au sein, en intensifiant ses mouvements de la main gauche et à se tenir à elle-même en crispant cette main et en frottant son talon contre son pied.

Lorsqu'elle semble s'endormir, Mme L..., prise par le sujet dont elle me parle, détourne son attention de l'allaitement et le bébé se trouve plus éloigné.

Le mouvement de projection-rassemblement autour du sein constitue une amplification du mouvement précédent. On peut comprendre cette séquence dans le sens de perte de l'objet contenant dans l'acception d'Esther Bick ou bien de défaillance à ce moment précis du holding maternel dans le sens de Winnicott.

Confrontée à une angoisse de chute, elle cherche à trouver une contention par des agrippements musculaires.

Mon propre vécu corporel comme manifestation immédiate et non pensée d'une angoisse de chute ne prendra sens après coup que comme sensation identique à celle du bébé.

Dans la 6e observation, Steren a un mois, treize jours.

Sa mère vient de la baigner et s'apprête à la ressortir du bain.

Lorsqu'elle la soulève pour l'étendre sur son matelas à langer (sans aucune brutalité, simplement à la manière efficace et technique dont on s'occupe des bébés), j'aurai une pensée-flash du même type que celle que je viens de décrire, accompagnée également d'un mouvement corporel.

Cela prendra la forme d'une image-souvenir personnelle d'une chute de cheval et d'une crispation musculaire dorsale de ma part.

Sur la table à langer, le bébé aura un réflexe de Moro très net, puis restera les poings fermés sur son torse, les yeux écarquillés, front plissé, regardant le visage de sa mère.

Ici aussi, il semble qu'il y ait une résonance exacte en moi de ce que vit le bébé : image de chute s'imposant à moi et correspondant à un vécu de chute du bébé, liée à la rupture de la continuité.


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Les « pensées-flash » de ce type jalonnent en permanence le début d'une observation de bébé et les exemples seraient très nombreux.

Lorsque Steren a un mois, six jours, lors de la 5e observation, sa mère la dépose en cours d'allaitement dans son baby-relax, face à moi, car un frelon énorme vient de rentrer dans la pièce.

Le bébé devient alors livide, bras en extension arrière contre le dos du fauteuil de toile, les yeux écarquillés, presque révulsés, me donnant l'impression de ne plus me voir.

Je suis prise de panique, ayant la crainte qu'elle ne tombe dans le coma, ne fasse un malaise, meure.

Elle va alors régurgiter légèrement et j'aurai la crainte qu'elle ne soit malade et vomisse.

Après cela, j'aurai un moment d'abattement avec un sentiment d'inutilité et d'impuissance.

Indépendamment du frelon, le bébé avait de nombreuses raisons d'être perturbé et je reviendrai plus loin sur le détail de cette séance.

Le déplacement brutal et l'interruption de l'expérience du nourrissage liés à l'inquiétude de la mère en relation partielle avec l'événement que constituait l'irruption du frelon, a fait vivre au bébé une expérience dramatique et violente de perte de tout soutien, certainement de perte vitale, d'angoisse, d'anéantissement.

D'une façon ou d'une autre, ce vécu a été reçu par moi, et revécu pour mon propre compte, sous la forme d'une inquiétude que sa vie ne soit en danger.

b - Je vais maintenant aborder un autre type de vécu qui va se trouver organisé en un tout émotionnel, faisant effraction dans le temps de la séance et auquel l'observateur doit faire face.

Je proposerai de suivre, d'abord naïvement, c'est-à-dire comme je l'ai vécu, mon propre trajet émotionnel.

Il s'agit de la 4e séance, Steren a tout juste un mois.

Le bébé dort, ce qui est déjà arrivé pendant tout ou partie des deux séances précédentes, et la mère de Mme L... est présente.

D'emblée, j'ai un sentiment de malaise lorsque Mme L... me laisse avec le bébé pour retourner à ses activités ménagères : je me sens inutile et coupable de regarder ce bébé qui dort. Qui plus est, j'éprouve un sentiment de contrariété à être laissée ainsi par la mère seule avec le bébé.

La pièce dans laquelle je me trouve est une loggia dominant la pièce principale. J'aperçois la mamie regardant par la fenêtre et suis envahie par un sentiment d'énervement contre elle, tout à fait inexplicable.

Un moment plus tard, j'entends du bruit dans la cuisine. J'ai alors l'idée que Mme L..., qui était sortie dans le jardin, est peut-être en train du faire du thé, et va m'en offrir. Il s'agit en réalité de la mamie.


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Je suis tout à fait indignée, ayant l'idée que cette mamie n'est vraiment bonne à rien, projetant ainsi sur elle mon propre sentiment d'inutilité du début.

Plus tard dans la séance, j'entends Mme L... parler avec sa mère d'aller chercher les enfants à l'école. Je suis prise de colère à l'idée d'être abandonnée et laissée avec la mamie.

Mme L... prépare un biberon destiné à Steren en son absence.

Lorsque mon observation s'achève, je pars avec un sentiment de frustration très important que je n'avais pas éprouvé jusque-là et j'aurai beaucoup de mal à rédiger le compte rendu.

En ce qui concerne maintenant ce que j'ai repéré des mouvements du bébé, parallèlement à mon propre vécu :

Le bébé va d'abord avoir une série de tremblements de la lèvre supérieure, suivis de froncements du nez, se poursuivant en mouvements de succion.

Elle prendra alors son pouce gauche, sans ouvrir les yeux, serrant en même temps ses deux pieds et agitant la pointe de son pied gauche pointé vers le haut de mouvements rythmiques correspondant aux mouvements des lèvres.

Après un temps de sommeil immobile, elle s'étirera complètement, tendant ses jambes et ses bras vers le bord supérieur du lit, en serrant fortement les deux côtés de sa tête, me donnant ainsi l'impression qu'elle est très grande. Elle frottera ensuite sa joue gauche contre le matelas dans un mouvement de fouissement, ouvrant la bouche sans succion.

Après un nouvel endormissement sans bouger, elle reprendra un étirement, mais beaucoup plus violent cette fois, avec une torsion de tête en arrière, comme à la recherche d'un appui. Puis elle étire ses bras perpendiculairement, dans un mouvement violent évoquant un réflexe de Moro.

Un moment plus tard, j'observerai le même étirement, avec une extension d'un seul côté, le dos de la main gauche venant frapper le matelas à hauteur de la tête, dans un mouvement évoquant un geste de judoka frappant le sol.

Il y aura ensuite une succession de mouvements rapides d'ouverture et fermeture des yeux, accompagnés de mouvements de pianotage de la main gauche au rythme de la respiration. Sa respiration devient très forte et sifflante.

Après un nouveau temps de calme, elle s'étire à nouveau vers l'arrière. Elle replie alors violemment ses jambes contre son ventre, serrant fortement ses pieds en même temps qu'elle me donne l'impression d'enfoncer sa tête dans son cou en appuyant sur le haut de sa tête avec ses deux mains. Son visage se crispe, elle devient rouge. Sa respiration bruyante se transforme en hoquet.

Cette séquence se reproduira plusieurs fois, entrecoupée de temps de sommeil. Cela se transformera à la fin en agitation désordonnée des bras, avec des mouvements de doigts de la main gauche, comme pour attraper. Les hoquets se transformeront en pleurs.


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On peut penser qu'il s'agit tout simplement là d'un bébé que la sensation de faim réveille. Il me semble que l'on peut aller plus loin et comprendre ces mouvements comme une recherche de contention : auto-contention en serrant sa tête, en serrant ses pieds, en recherchant un appui arrière puis en se rassemblant sur elle-même violemment.

Le bébé vit ici une désorganisation et recherche désespérément à se rassembler : le mouvement de repli violent évoque le premier mouvement décrit lors de la perte de la tenue de la mère dans la première séance.

Il y a pour moi quelque chose de nouveau et d'incompréhensible à ce moment-là : l'apparition des hoquets, d'une respiration sifflante et de rougeur m'évoque, associée au reste, une tentative de lutter contre une angoisse de chute, de lâchage, de perte de l'objet contenant.

Le bébé cherche à attraper avec sa main et, de fait, trouvera son pouce.

Cette interprétation pourrait être induite par mon propre vécu de frustration, mon sentiment d'abandon au cours de cette séance, ce qui serait une projection de ma part.

J'apprendrai, dans la séance suivante, que le bébé vient d'être sevré.

Il me semble alors légitime de renverser les choses et de penser que le bébé a projeté son ressenti, que je l'ai reçu et ainsi éprouvé de la façon bizarre et violente que j'ai décrite. Si l'on se réfère aux théories de Bion présentées plus haut, ce quelque chose projeté, évacué par le bébé inorganisé encore en émotion cohérente, correspond à ce qu'il a dénommé élément-bêta.

Dans cette séance même, le biberon n'était apparu qu'à la fin et m'avait paru induit par la nécessité ponctuelle pour la mère de sortir et de laisser le bébé à sa grand-mère.

Je n'avais aucun élément rationnel me permettant de comprendre et d'analyser correctement sur le moment le vécu du bébé. Ce qui, par contre, était en adéquation exacte avec ce que j'ai pu analyser ensuite était mon vécu : sentiment de frustration, soif intense et désir qu'on m'offre du thé.

On pourrait considérer comme une preuve méthodologique le fait que je n'ai appris le sevrage qu'après.

Si l'on ne se contente pas de parler de sensibilité ou d'empathie, voire de télépathie ou de refuser ces phénomènes comme pure coïncidence, on peut alors proposer cette hypothèse :

Confronté à une expérience de rupture de continuité, à un sentiment de perte vitale, de catastrophe, de chute, le bébé a deux moyens de résister : se retenir à luimême, s'agripper et tenter d'évacuer les mauvais aspects de l'expérience, de les projeter à l'extérieur de lui, comme éléments bêta des théories de Bion.

Ces éléments projetés dans l'espace seront alors susceptibles de rencontrer « quelqu'un se trouvant là ». Cela aura un impact violent sur l'observateur et déclenchera chez lui des émotions à un niveau plus ou moins élaboré d'organisation psy-


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chique. Nous avons vu dans les exemples cités des émotions primaires sous la forme de ce que j'ai proposé d'appeler « pensée-flash » ou bien des émotions organisées en affects complexes.

Je pense qu'une faible partie seulement de ces émotions parvient à la conscience. Nous pouvons faire l'hypothèse qu'il s'agit d'un processus constamment à l'oeuvre, déclenchant en nous-mêmes la nécessité de traiter ces émotions primaires, archaïques et inorganisées, soit en les évacuant sur le même mode que le bébé, soit en les transformant.

Si l'observateur dans cette situation particulière se trouve ainsi a minima bouleversé dans son fonctionnement psychique par le vécu du bébé, on peut supposer que la mère va vivre la même désorganisation amplifiée : le vécu dépressif post-partum de la mère et les manifestations de désorganisation psychique révélant la crise d'identité de cette période traduiraient ainsi, pour une part, la réception des éléments inorganisés du psychisme du bébé et de ses angoisses primitives.

L'hypersensibilité maternelle dont parle Winnicott, premier aspect de ce qu'il a dénommé préoccupation maternelle primaire, consisterait précisément en cette capacité de se laisser traverser par des émotions vécues originellement par le bébé.

Ainsi, il va y avoir, dans cette situation de l'observation, un impact direct du bébé, tant sur la mère que sur l'observateur et un impact dérivé résultant des propres tentatives de la mère pour traiter les éléments reçus du bébé en les projetant à son tour.

L'observateur reçoit alors ce double impact émotionnel.

4 / Dans les séances suivantes, j'assisterai à la confirmation, à l'installation de ces processus perçus lors de la séance 4, que je peux ainsi dénommer « séance du sevrage ».

Steren mettra en place des auto-agrippements nombreux : sa respiration deviendra très forte et prendra l'aspect d'un ronflement important et discontinu qui inquiétera la mère et l'entourage. Parallèlement, je verrai apparaître des hoquets, en particulier à la fin des biberons où la mère semble reproduire la situation de sevrage, en la soutenant de manière très précaire.

Les mouvements de recherche du bébé évoqueront nettement des tentatives d'attraper et leur aspect violent m'imposera l'image de mouvements de boxeur, en particulier du bras gauche. Ces recherches intenses de quelque chose à quoi se tenir lui feront trouver une couche en tissu dont je suivrai l'évolution et l'importance jusqu'à maintenant : dans la 5e observation, à un mois, six jours, la mère me dira qu'elle s'agrippe à cette couche.

Parallèlement, elle commencera à sucer son pouce, essentiellement le gauche.

Voici le début de l'observation succédant à la séance 4 :

Mme L... commence à changer Steren. Elle la pose sur le dos sur son matelas à langer et lui enlève le haut du pyjama.


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Steren se met à respirer rapidement et fortement. Elle ronfle. Son poing droit est fermé. Avec sa main gauche ouverte, elle fait des mouvements de doigts comme pour attraper et des grands mouvements circulaires du bras, m'évoquant un mouvement de boxeur.

Mme L... commence à la nettoyer avec du lait tiédi.

Steren écarquille les yeux et plisse son nez au rythme de sa respiration. La respiration s'amplifie et elle commence à pleurer. Lorsque Mme L... arrête, Steren stoppe ses pleurs. Elle regarde alors sa mère un instant puis son regard part en coin.

J'observerai dans cette séance, lors des situations de soins, manifestement vécus comme désagréables par le bébé, cette même fuite du regard en coin.

Lorsque Mme L... la pose dans son baby-relax pour préparer le biberon, Steren serre ses poings fermés contre son torse, pleure, puis détourne et fixe son regard dans la direction opposée à celle de sa mère. Elle fixe ainsi un meuble sombre verni. Elle frotte alternativement ses talons dans un mouvement de pédalage contre le bord du baby-relax. Tout en gardant sa main droite fortement serrée sur son ventre, elle bouge sa main gauche dans un mouvement rond et saccadé et la rapproche de son visage.

Elle attrape son pouce qu'elle tète, se calmant ainsi. Lorsqu'elle le perd, elle ronfle, hoquette et reprend ses mouvements de frottement alternatifs des talons.

On voit ici, outre les agrippements que j'ai soulignés, la mise en place de mécanismes d'expulsion : au niveau psychomoteur, il va s'agir d'expulser par le bas à l'aide de la décharge motrice des jambes. Je verrai plus tard de grandes variétés de ces mouvements d'expulsion : détente brutale des deux jambes collées après un repli, frottements alternatifs contre le support, mouvements de dégagement et pédalage furieux.

Les regards en coin montrent le rejet vis-à-vis de la mère qui ne peut contenir les angoisses du bébé, l'impossibilité d'obtenir une réassurance par l'accrochage à un contact oculaire permettant une introjection des bons aspects, et une recherche de soutien auprès des objets.

Face à la perte du sein, le bébé projette à l'extérieur les mauvais aspects de l'expérience et met ainsi en place des mécanismes de clivage tels que Freud les a définis : « Le sujet prend dans son moi les objets qui se présentent à lui en tant qu'ils sont source de plaisir, il les introjecte, et d'autre part, il expulse de lui ce qui, dans son propre intérieur, est occasion de déplaisir par le mécanisme de la projection » ([15], p. 58).

5 / Voici maintenant un court extrait plus tardif qui me ramènera à mon propos sur ce qui est communiqué à l'observateur.

11e séance, Steren a trois mois, trois semaines, et agite les bras en direction de sa mère. Elle sourit et fait de nombreuses vocalises. Mme L... se penche vers elle sans la prendre.


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Steren commence alors des mouvements de pédalage furieux.

Un moment plus tard, la mère étant partie, elle fera des vocalises et des sourires dans ma direction et je lui parlerai. Elle s'immobilisera alors et me regardera longuement d'un air sérieux concentré impressionnant.

Elle tourne la tête à droite dans un mouvement violent, met son pouce en bouche et ferme les yeux. Elle ramène ensuite son regard sur la poutre située au-dessus d'elle. Elle la regarde avec intensité, sourit, fait de nombreuses vocalises et agite les pieds et les bras dans cette direction.

Elle fait des grands mouvements ronds de la main gauche et accroche un mobile situé sur un côté du landau dans l'élastique duquel est accroché un lapin en peluche, objet nouveau pour elle.

Elle se fige, regarde ce lapin avec intensité puis a un regard en coin très bas vers moi, détourne la tête à droite, prend son pouce et s'endort immédiatement.

Je suis alors envahie par un sentiment de vide et de dépression. J'avais, au départ, craint de la déranger puis, quand elle s'était détournée vers le lapin, je m'étais demandé si ces gros yeux de verre du lapin tournés dans sa direction pouvaient représenter un observateur permanent.

A ce moment-là, je me sens moi-même comme un lapin en peluche, tout à fait dévitalisée et chosifiée.

Dans la séance suivante, j'aurai fortement tendance à parler au bébé, comme pour manifester ma différence avec les objets.

On voit ici l'impact des mécanismes de clivage du bébé : je me sens au sens littéral devenue un mauvais objet et non plus une personne vivante avec laquelle on peut entrer en relation.

Les aspects mauvais de la situation sont projetés sur moi et Steren développe une relation avec des objets inanimés.

De façon globale, la mère entrera en résonance avec les mécanismes de clivage du bébé, les renforçant en lui proposant des expériences esthétiques et émotionnelles avec des objets et non des personnes, comme un encouragement précoce à l'indépendance.

Ainsi, elle comprendra les sourires que le bébé lui adresse, comme dirigés vers le biberon, me parlera de l'intérêt du bébé pour mes vêtements, alors que celle-ci me regarde au visage, lui donnera sa couche lorsqu'elle pleure ou bien un objet dans son berceau, en se cachant à la vue de Steren.

Dans le déroulement de l'observation, elle me montrera beaucoup de moments où le bébé dormira, comme si, ainsi, il s'agissait d'un bébé n'ayant besoin de personne.

Cela déclenchera en moi le sentiment d'être exilée, punie, enfermée, dans cette chambre, seule avec le bébé.

Je repérerai chez la mère des signes importants de dévalorisation lorsqu'elle dira


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par exemple : « elle est méchante, maman » ou bien : « je te fais des misères » en s'adressant au bébé. Comme s'il lui était très difficile de contenir, de recevoir des éléments projetés sur elle du vécu émotionnel du bébé et qu'elle cherchait à son tour à les évacuer.

IV / ORGANISATION. TRANSFORMATION : FONCTION ALPHA

Ainsi donc, si l'on considère que les éléments bêta sont projetés par le bébé et reçus essentiellement par la mère mais, également, par l'observateur, et de façon générale par toute personne qui est confrontée au bébé, quel va être le devenir de ces éléments?

La réaction immédiate face à cette violence est de l'évacuer, soit de ne pas la recevoir en fuyant la situation, soit de la reprojeter.

Comme dans la première partie, je vais — dans un premier temps — proposer l'analyse des mécanismes mis en oeuvre dans la situation d'observation pour examiner ensuite ceux utilisés par la mère.

1 / Sous l'angle technique, on va se demander par quel moyen l'observateur parviendra à observer très précisément, à mémoriser et restituer dans un compte rendu.

Tout d'abord, il est important de noter qu'il n'y a sur le moment de l'observation aucun recours théorique : quels que soient sa formation, son savoir a priori, l'observateur se trouve dans une situation telle que ce qui est vu n'a pas de sens sur le moment même. La difficulté réside précisément là : comment voir, se souvenir de quelque chose qu'on ne comprend pas et qu'on a, pour cette raison même, tendance à évacuer.

Les impacts émotionnels que j'ai développés ne trouvent un sens qu'a posteriori. Sur le moment, ils sont vécus de façon brute, violente, comme une émergence incontrôlée, désorganisante du psychisme même de l'observateur.

Si je regarde des enfants plus grands, je vais pouvoir, à partir de leurs postures, mimiques, échanges, etc., construire toute une histoire; en d'autres termes, ce que je vois est relativement décodable.

Par contre, avec un très jeune bébé, je me trouve — pour peu que je puisse le regarder —, confrontée à une extraordinaire richesse mimique gestuelle donnant l'impression de jamais vu et pour laquelle aucun sens n'est porté d'emblée. Comment procéder alors pour fixer des images vides de sens?

Dans la séance d'observation, je me rends compte que pour fixer des images, j'ai recours mentalement à des mots, sortes de commentaires intérieurs purement descriptifs. Cela va au-delà d'un simple procédé mnémonique : mettre des mots n'éclaire rien quant au sens mais permet de lier mon propre fonctionnement mental aux images de ma perception.


Le dialogue des émotions — 1363

C'est cela qui va permettre de graver dans ma mémoire comme si, à défaut de sens réel, cela donnait au moins une structuration par le langage.

Dans la rédaction du compte rendu, il m'est arrivé souvent que le mot seul de mon commentaire intérieur me revienne et entraîne ainsi l'évocation de toute une séquence visuelle que j'avais oubliée. Par exemple, observant les mouvements de mains du bébé à un mois, je les avais décrits sur le moment à l'aide de l'expression « mouvements en pince » et cette seule expression a restitué le souvenir de la séquence lors de la rédaction du compte rendu.

Tout se passe comme si c'était alors l'association indissoluble entre l'image perçue et le mouvement évoqué qui faisait entrer les perceptions dans la mémoire qui permettait de les engrammer.

Cela me permet de lier entre eux des phénomènes dépourvus de sens, après quoi seulement la question de la signification pourra exister.

Cela représente une façon de mettre de l'ordre dans le chaos, de faire fonctionner des liens, d'organiser les perceptions en les faisant entrer dans mon fonctionnement mental.

Je citerai ici Bion : « Le nom est une invention permettant de penser et de parler de quelque chose avant même de savoir ce qu'est ce quelque chose... parce que les phénomènes sont dépourvus de signification et doivent être liés ensemble pour pouvoir être pensés » ([7], p. 87).

Si l'on suit cet éclairage, cette mise en mots constitue certainement la forme première de ce qu'il a dénommé « fonction alpha » : les éléments perçus et éprouvés peuvent entrer dans le psychisme, dans la pensée, dans la mémoire.

Cela suppose, pour l'observateur, un effort très notable que l'on peut généraliser à des situations « naturelles ». On est alors frappé de l'universalité du fait de parler au bébé, même lorsqu'il s'agit de personne convaincue qu'il n'y a pas de compréhension par le bébé de ce qui est dit.

Il s'agit d'une tentative forcée de faire entrer le non-sens perçu du bébé dans une organisation de sens, de tirer le bébé dans un monde où les choses ont des liens entre elles dans un monde de relations, et donc de mots.

Cela s'applique en premier chef à la mère : on voit clairement les manifestations de ses efforts de donner un sens, de relier les éléments perçus du bébé dans les différentes hypothèses que formulent les mères sur l'état de leur bébé : « Il doit avoir faim, il doit avoir froid, il veut être consolé, etc. »

2 / A travers les exemples que j'ai cités au début, j'ai éclairé les aspects déclenchant en moi un vécu émotionnel violent, exprimé sous la forme de ce que j'ai nommé « pensée-flash ».

On peut maintenant reprendre ces mêmes exemples en mettant en lumière les réactions de la mère à ces mêmes événements.


1364 — Régine Prat

Dans la première séance, lorsque Steren a ce sursaut de rassemblement contre le sein, me faisant ainsi agir un mouvement du même type, et déclenchant une idée de chute, j'ai été étonnée du calme de Mme L... et de son absence de réaction.

En fait, sans rien sembler noter de particulier, elle a simplement posé sa main droite sur le ventre du bébé, tandis qu'elle l'a rapproché légèrement en resserrant son bras gauche sur lequel le bébé reposait.

Si l'on peut interpréter le vécu du bébé en termes de vécu de chute, en agissant ainsi la mère a procuré au bébé une tenue plus ferme, lui permettant de se rassembler et de se laisser glisser dans le sommeil. Elle a donc apporté une réponse au niveau exact de l'angoisse du bébé.

Dans la séance 6, lorsque, sorti du bain, le bébé a un réflexe de Moro et des agrippements musculaires, poings serrés contre son torse, l'image d'une chute de cheval s'impose à moi.

Dans la séquence suivante, Mme L... enveloppe très soigneusement Steren dans une serviette et lui masse doucement le ventre.

Ici aussi, sa réaction d'envelopper le bébé a un effet apaisant, thérapeutique pourrait-on dire, de l'angoisse déclenchée chez le bébé par la rupture de la continuité.

Dans la séance S, l'épisode du frelon introduit un changement très net dans l'atmosphère de la séance : dans la première partie, Mme L... semblait tendue, inquiète (il s'agit de la séance suivant le sevrage) exprimant les idées de dévalorisation dont j'ai parlé.

J'avais noté de nombreux agrippements, mouvements de recherche du bébé et l'apparition de clivages marqués.

Après l'incident du frelon, Mme L... reprendra Steren dans une tenue très ferme, l'entourant de son bras et lui parlant doucement, dans un échange de regards très intense et un contact très chaleureux. Elle rapprochera en particulier son visage de celui du bébé et me donnera l'impression d'être sur le point d'obtenir un sourire du bébé qui répondra en faisant de nombreux mouvements de bouche et de protrusion des lèvres.

A travers ces quelques exemples, on peut penser que la mère a perçu sur un mode infra-conscient les signaux de détresse du bébé. De façon non psychanalytique, on peut dire qu'elle a été touchée par ce que vivait le bébé. En l'analysant sous l'angle de la pensée de Bion, on peut alors dire qu'elle a reçu l'impact émotionnel des éléments bêta que le bébé a projetés.

3 / A partir de là, elle a pu apporter des réponses adéquates, c'est-à-dire penser et effectuer des liens (fonction alpha de Bion).

Le bébé, on l'a vu, cherche à évacuer les choses en soi éprouvées impensables. La réponse de la mère permet que ces choses prennent un sens. A partir de là, quelque


Le dialogue des émotions — 1365

chose existe qui peut soulager, comprendre, intervenir pour que « ça cesse ». Ce qui est éprouvé peut être pensé, prendre valeur de communication, le bébé faisant alors l'expérience que ce qu'il ressent comme violence peut être transformé par l'intervention de la mère.

Au début, le nouveau-né manifeste sans intentionnalité. C'est la réponse de la mère qui, en lui permettant de rétablir son équilibre initial, en supprimant la tension, transformera ces manifestations en expressions.

C'est à partir de sa capacité à recevoir, ressentir, contenir les premières projections du bébé, que la mère peut utiliser sa propre capacité de penser pour retourner ces éléments chargés de sens au bébé. Secondairement, le bébé pourra alors les intégrer dans son propre fonctionnement psychique.

Par l'intervention de la capacité de penser de la mère, fonction alpha de Bion, les éléments bêta impensables et pouvant seulement être projetés peuvent être transformés en éléments alpha chargés de sens et permettre au bébé de développer sa propre capacité de penser, de traiter les émotions à l'aide de son fonctionnement psychique.

Le mécanisme mental d'identification projective vient prendre le relais de la décharge motrice et des mécanismes d'évacuation et constitue ainsi le premier véhicule de la communication.

On voit que cela ne se constitue pas d'emblée comme un processus continu. La violence même de l'impact sur l'autre des phénomènes projectifs premiers du bébé a ainsi deux aspects : l'un que l'on peut considérer comme pôle négatif entraînant la tendance à fuir, à évacuer, à cliver représentant un des aspects de la dépression postpartum (ces aspects, nets ici dans la réaction de la mère aux conséquences du sevrage, étaient renforcés pour elle par des événements traumatiques extérieurs, un deuil vécu dans la famille. Ils sont maximalisés dans la pathologie).

L'autre pôle positif est la mise en place des forces liantes par la mère et l'entrée dans un fonctionnement mental.

Les tentatives pour faire sourire les bébés participent à ce même ordre d'idée. Lorsque le bébé sourit, il marque qu'il est sorti du chaos de non-sens et le soulagement de l'entourage est très perceptible. Dans mon observation, cela sera très sensible à partir de quatre mois : Mme L... dira en parlant de Steren : « C'est parti maintenant » et manifestera pour son propre compte une sortie de la dépression et de l'inquiétude pour le bébé. Elle proposera un changement d'horaire pour l'observation, acceptant ainsi de prendre le risque de me montrer un bébé bien éveillé et en relation avec son entourage.

Le bébé qui avait été beaucoup entouré de couleur bleue, commencera à être vêtu de rose, signant la connaissance et l'acceptation de son identité de petite fille (beaucoup d'éléments avaient pu auparavant faire penser que la mère aurait plutôt souhaité un garçon).


1366 — Régine Prat

La capacité de la mère d'intégrer le bébé dans son propre psychisme en lui prêtant ses processus de pensée, en intériorisant certains aspects de l'observation, sera illustrée de façon presque symbolique par l'apparition, à la 13e séance, Steren étant âgée de quatre mois, six jours, du livre de Brazelton, Naissance d'une famille, comme livre de chevet.

Dans le déroulement même de l'observation, cela se manifeste par une beaucoup plus grande facilité tant dans la situation directe que dans la rédaction des comptes rendus. Tout devient alors beaucoup plus confortable.

V / CONCLUSION CLINIQUE

Je voudrais maintenant apporter en conclusion un bref exemple clinique tiré de la psychothérapie d'un enfant autiste. Il s'agit d'une pathologie très lourde, tant familiale qu'individuelle.

L'enfant, séparé dès la naissance pour des hospitalisations et interventions chirurgicales, puis placé dans différentes institutions en post-cure, est repris par sa famille alors qu'il est âgé d'un an : il est à ce moment anorexique grave et présente un retard staturo-pondéral très important, ainsi qu'un état autistique installé.

Cet enfant, âgé de sept ans au début du traitement, était dans un état tout à fait effrayant : se maculant avec la nourriture, puis avec tout ce qui pouvait salir, régurgitant, vomissant, toujours précédé d'une auréole de mauvaises odeurs, il sollicitait immédiatement des mouvements de dégoût et de répulsion sur un plan corporel.

Par ailleurs, totalement coupé activement du monde des relations, il ne pouvait pas rester au départ plus de cinq minutes avec moi, criant de façon continuelle et perçante, avec des enraidissements posturaux permanents.

Les séances, au début, étaient un chaos d'objets renversés comme par hasard, de cris, de vomissements. J'étais violemment sollicitée à ce moment au niveau de mon contre-transfert et confrontée au sentiment de répulsion et d'inutilité thérapeutique.

Peu à peu, le contenu des séances commencera à prendre un sens pour moi et les angoisses primitives de chute, la menace permanente que représentait la moindre approche pourront être travaillées.

J'ai pu, à ce moment, obtenir une coopération de sa part, le cadre commençant à être vécu par lui concrètement, comme une délimitation corporelle susceptible de le rassembler dans l'espace des séances, comme un apaisement par moment à l'angoisse catastrophique entraînant des moments de sortie de l'état autistique.

Il développa alors une grande sensibilité aux fins de séances et aux séparations : si je commençais à être entrevue par lui comme un objet, il devenait alors d'autant plus vulnérable au manque. La délimitation d'un espace interne et externe sous-


Le dialogue des émotions — 1367

tendait le fantasme de perte d'objet et les attaques contre moi en tant que mauvais objet l'abandonnant : je me sentais sur un terrain qui, pour violent qu'il fût, entrait dans le processus thérapeutique et donc était « assumable ».

Cela signifiait ainsi les débuts de sa propre existence psychique et, à mon découragement du début, succéda une période où je me sentis exister pleinement dans ma fonction de thérapeute : l'analyse se poursuivait sur les thèmes de dedans, dehors, bon et mauvais.

C'est dans ce contexte que je fus submergée par un vécu tout à fait nouveau, très différent de mon découragement du début et incompréhensible dans le contexte évolutif de la thérapie à ce moment.

Je reçois cet enfant le matin de bonne heure, premier patient d'une longue journée. Je terminais un jour une séance que rien dans son contenu apparent ne distinguait des autres de l'époque, avec le sentiment que je n'arriverais pas au bout de la journée, que quelque chose en moi était tout à fait cassé, me laissant « sans ressort ».

Plus que vidée, je me sentais en miettes, incapable de me ressaisir, ne pouvant rassembler ma pensée, ni rassembler suffisamment mon corps pour me tenir debout.

Rien dans mon vécu personnel de l'époque, ni dans les éléments contre-transférentiels par rapport à cet enfant de façon générale ou plus particulièrement liés à la séance vécue, ne me permettait de donner un sens à ce que je vivais.

J'avais le sentiment paradoxal de vivre totalement quelque chose qui, néanmoins, ne m'appartenait pas. Ce moment a constitué un tournant dans la psychothérapie lorsque j'ai pu comprendre qu'il s'agissait là de sentiments projetés chez moi par l'enfant et me dire que je me sentais alors dans l'état exact dans lequel lui-même se sentait.

Nous étions à l'approche des vacances et cette perspective de perte de la thérapie comme contenant le remplissait concrètement de choses mauvaises, désorganisantes et mortifères qui lui faisaient vivre un éclatement en miettes.

A partir de là, j'ai pu lui parler, non plus seulement de ses fantasmes d'attaque contre un objet méchant, mais de son propre ressenti de lui-même comme méchant et cassé en morceaux.

L'ensemble de la situation thérapeutique dès lors va évoluer dans le sens de choses qui pourront m'être communiquées sous d'autres formes : en particulier, autour de jeux d'échanges et de l'investissement de moi comme personne susceptible de réparer ou de l'aider à réparer ce qui est cassé.

Ce moment de partage violent d'émotions a pu prendre ainsi un sens de première communication entre nous. Cela a permis la sortie partielle du mécanisme pathologique massif d'identification projective dans lequel cet enfant était enfermé en projetant à l'extérieur des éléments bêta violents qui faisaient retour sur lui sur un mode toxique.

Le fait que ces éléments projetés puissent être ressentis par moi dans l'analyse et


1368 — Régine Prat

retournés à l'enfant compris et chargés de sens, va permettre un début de mentalisation par identification à ces aspects contenants de mon propre fonctionnement psychique.

A titre d'illustration, cet enfant qui a des troubles du sommeil massifs, en particulier se réveillant toujours très tôt, dort par contre paisiblement et doit être réveillé le jour de sa séance.

Lorsqu'on se trouve confronté à de tels troubles psychiques renvoyant à des modes d'organisation ou d'inorganisation très archaïques, on est le plus souvent tout à fait démuni en l'absence de matériel symbolisable.

La prise en considération de l'impact émotionnel chez l'analyste comme partie du matériel du patient s'avère utile, voire même la seule possibilité de trouver un sens et d'empêcher la situation analytique de devenir un cadre vide.

Le garant du travail même analytique reste bien sûr, de façon fondamentale, la compréhension par l'analyste de ses éléments contre-transférentiels dans le but d'éviter ses propres projections. Ceci renvoie à la vaste question de la formation.

Tout en étant bien consciente des dangers inhérents à la vulgarisation de ces notions, j'espère avoir contribué à montrer que ces mécanismes sont constitutifs du fonctionnement psychique de tout enfant, et préalables à l'instauration de la communication entre les personnes. Le premier dialogue étant ainsi avant tout un dialogue des émotions.

Régine Prat

28, chemin de la Creuse-Voie

91570 Bièvre

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RÉSUMÉS

Ce travail est issu de l'expérienoe de l'observation d'un bébé dans sa famille selon la méthode définie par Esther Bick : On observe au rythme d'une fois par semaine sur une durée d'un an ou deux un bébé dans son interaction avec sa mère, sans réaliser d'interférence. Un


1370 — Régine Prat

compte rendu très détaillé est rédigé après chaque séance. Enfin, l'observation fait l'objet d'une supervision par un psychanalyste : groupe de travail dirigé par Jean et Florence Bégoin.

— J'analyse dans un premier temps les mécanismes de pensée que l'observateur se trouve amené à mettre en place pour résister à l'impact émotionnel désorganisant de la situation. Dans un deuxième temps, comment ces éléments vécus par l'observateur peuvent être rapprochés du vécu maternel post-partum que Winnicott a théorisé comme « préoccupation maternelle primaire ».

— Ces éléments perçus tant chez la mère que chez l'observateur sont le signe de l'impact des premiers processus psychiques du bébé que W. R. Bion a réunis dans le concept de bêta éléments : l'identification projective constitue ainsi le premier véhicule de la communication. Des exemples précis tirés de l'observation des premiers mois de la vie permettent d'étayer cette hypothèse.

— Enfin, la mise en place de forces liantes et la transformation par la mère des éléments bêta en éléments alpha va faire entrer le bébé dans un monde de communication et de relation. Le matériel d'observation fait apparaître des signes visibles de cette transformation chez la mère et chez le bébé, mais également dans le fonctionnement psychique de l'observateur.

— Ces aspects dans la compréhension du fonctionnement précoce du psychisme sont indispensables à l'abord psychanalytique des troubles de la personnalité précocement installés tels l'autisme et la psychose, l'utilisation des éléments d'identification projective s'avérant fructueuse dans le traitement de tels enfants.

Mots clés : Observation de bébé. Eléments primitifs de la communication. Identification projective. Processus de pensée. Impact émotionnel.

This work stems from the expérience of observation of an infant in his family, following the method defined by Esther Bick : At a rythm of once a week, for the period of one or two years, one observes a baby in his interaction with his mother, without interfering. A detailed report is made after each session. The observation is the object of a supervision by a psychoanalyst : work group directed by Jean and Florence Begoin.

— To begin with, I will analyse the thought mechanisms which the observer has to elaborate o enable him to resist the disorganizing emotional impact of the situation. Secondly, I will

relate how thèse éléments which are experienced by the observer approach the post-partum maternai expérience, that Winnicott theorized as « primary maternai préoccupation ».

— Thèse éléments which are perceived both by the mother and the observer are the sign of the impact of the primary psychical processes of the infant that W. R. Bion refers to in the concept of bôta-elements : projective identification thus constituting the first véhicule of communication. Précise examples taken from the observation of the first months of life support this hypothesis.

— Finally the organisation of binding forces and the mother's transformation of bôtaelements into alpha-elements introduce the infant to the world of communication and relationship. Material of observation shows up visible signs of this transformation by the mother and the baby, but also within the psychical process of the observer.

— Those rudiments of understanding of the early psychical process are indispensable for the psychoanalytic approach of very early personality disorders such as autism and psychosis : the utilisation of éléments of projective identification in the treatment of such children has proved to be profitable.

Key-words : Observation of infant. Primitive éléments of communication. Projective identification. Thinking process. Emotional impact.


Le dialogue des émotions — 1371

Diese Arbeit ist die Frucht einer Erfahrung auf Grund der Beobachtung eines Babys in seiner Familie nach der von Esther Bick definierten Méthode : Man beobachtet einmal in der Woche, während ein oder zwei Jahren, ein Baby in der Interaktion mit seiner Mutter, ohne Einmischung. Ein sehr ausführlicher Bericht wird nach jeder Sitzung abgefasst. Schliesslich wird die Beobachtung zum Objekt einer Supervision mit einem Psychoanalytiker (von Jean und Florence Begoin geführte Arbeitsgruppe).

— Zuerst analysiere ich die Denkmechanismen, welche der Beobachter aufzustellen hat, um dem emotionalen Einfluss, welcher die Situation desorganisiert, zu widerstehen. Dann untersuche ich, wie dièse vom Beobachter erlebten Elemente mit dem Erlebnis der Mutter nach der Geburt verglichen werden können, welche Winnicott als die « primäre mütterliche Besorgnis » theorisiert hat.

— Dièse sowohl bei der Mutter als auch beim Beobachter wahrgenommenen Elemente sind das Zeichen des Einflusses der ersten psychischen Prozesse des Babys, welche W. R. Bion im Begriff der Bêta-Elemente zusammengefasst hat : die projektive Identifizierung bildet somit den ersten Trâger der Kommunikation. Wir stûtzen dièse Hypothèse auf ausfùhrliche Beispiele aus der Beobachtung der ersten Monate des Lebens.

— Schliesslich erlaubt der Aufbau bindender Kràfte und die Umgestaltung durch die Mutter der Bêta-Elemente in Alpha-Elemente dem Baby den Eintritt in eine Welt mit Kommunikation und Beziehung. Dièses Beobachtungsmaterial hebt klare Zeichen dieser Umgestaltung heraus, sowohl bei der Mutter und dem Kind als auch im psychischen Geschehen des Beobachters.

— Diese Aspekte im Verstandnis des Frühgeschehens der Psyche sind unentbehrlich für den psychoanalytischen Zugang zu den Frühstörungen der Persönlichkeit wie Autismus und Psychose ; die Anwendung der Elemente der projektiven Identifizierung erweisen sich als fruchtbar in der Behandlung solcher Kinder.

Schlüsselworte : Beobachtung der Babys. Primitive Elemente der Kommunikation. Projektive Identifizierung. Denkprozesse. Emotionale Wirkung.

Este trabajo ha surgido de la experiencia de la observaciôn de un bebé en el nûcleo familiar segûn el método definido por Esther Bick : la observacion se efectua al ritmo de una vez por semana en un perfodo de uno o dos anos y concierne a la interaction del bebé con su madre sin interferencias. Un informe ampliamente detallado es redactado después de cada sesiôn. Por ûltimo, la observaciôn constituye el objeto de la supervision por parte de un psicoanalista : el grupo de trabajo dirigido por Jean et Florence Bégoin.

— Empiezo por analizar los mecanismos de pensamiento que el observador se encuentra inducido a desarollar para resistir al impacto emocional y desorganizante de la situation. Analizo luego como esos elementos vividos por el observador pueden aproximarse a las vivencias maternales post-partum que Winnicott a teorizado como la « preocupacion maternal primaria ».

— Estos elementos percibidos tanto por la madre como por el observador son la muestra del impacto de los primeras procesos psiquicos del bebé que W. R. Bion ha reunido en et concepto de beta-elementos : la identificaciôn proyectiva constituye de esta manera el primer vehiculo de la comunicaciôn. Ejemplos precisos tomados de la observaciôn de los primeras meses de la vida permiten apoyar esta hipôtesis.

— Finalmente, la puesta en escena de fuerzas de ligazôn y la transformation por la madre


1372 — Régine Prat

de los elementos-beta en elementos-alfa harân entrar al bébé en un mundo de comunicaciôn y de relaciôn. El material de observation manifiesta signos visibles de esta transformation en la madre y en el bebé, pero igualmente en el funcionamiento psiquico del observador.

— Estos aspectos, en la comprensiôn del funcionamiento precoz del psiquismo, son indispensables al acceso psicoanalltico de los trastomos de la personalidad precozmente instalados como el autismo y la psicosis. La utilizacion de los elementos de identificaciôn proyectiva se revela fructifera en el tratamiento de dichos ninos.

Palabras claves : Observation de bebé. Elementos primitivos de la comunicaciôn. Identificaciôn proyectiva. Proceso de pensamiento. Impacto emocional.


Bion, citoyen psychiatre Simon-Daniel KIPMAN*

Bien qu'il soit connu comme psychanalyste, bien qu'il ne se soit engagé dans la médecine que pour être psychanalyste, W. R. Bion a beaucoup apporté aux psychiatres contemporains. Il est pour eux non seulement un théoricien de toute première importance, mais aussi un modèle, un exemple de ce que peut être ce métier.

« Pourquoi voulez-vous être médecin? », lui demanda le doyen de l'école de médecine. Je n'allais pas lui répondre : « Parce que je veux être psychanalyste », raconte-t-il dans All my Sins remembered.

Mais comme on sait que l'on ne veut jamais être psychanalyste que pour de mauvaises raisons que l'analyse doit justement débusquer, qu'est-ce qui a donc conduit W. R. Bion à s'orienter dans cette direction, alors qu'il était déjà engagé dans la vie comme enseignant?

Bien que je me méfie toujours des interprétations abusives, je ne crois pas risquer grand-chose en disant que Bion a été guidé par son expérience de la souffrance et son souci de réparation. Voilà déjà un grand mot lâché. La réparation n'a pas bonne presse, surtout auprès de ceux qui n'ont jamais été confrontés à des douleurs surhumaines, à des situations extrêmes comme les décrit Bettelheim.

La douleur, Bion l'a rencontrée très tôt dans sa vie : lorsqu'il a été arraché comme d'autres au confort de sa vie aux Indes pour la dureté et la froideur de la vie d'interne de collège anglais. Il est là déjà isolé, préparé à un avenir d'original social.

Mais son expérience principale fut celle de la grande boucherie de 1914-1918.

Dans l'enthousiasme du moment, il voulut comme les autres s'engager, mais il fut dans un premier temps refusé... et vexé. On pense à un autre héros de cette guerre, dont les militaires ne voulurent tout d'abord pas : l'aviateur Guynemer.

Puis, sans doute grâce à l'intervention d'un ami bien placé de son père, il fut recruté pour le cinquième bataillon de tankistes, en janvier 1916.

Secrétaire général de l'Association Française de Psychiatrie. Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1374 — Simon-Daniel Kipman

Il ne savait pas bien où il allait. « Notre destination ? Un endroit mystérieux appelé le Front. »

Mais dès qu'il y fut, il se trouva au coeur des combats, des peurs, des exploits et des incompétences.

« J'étais furieux. Quoi ! je n'avais pas réalisé que j'étais supposé combattre. J'étais sous l'influence d'une pensée romantique selon laquelle mon travail était d'être un héros, décoré, et de passer le reste de ma vie, lové dans la chaleur de l'admiration. »

Mais, là comme ailleurs, il s'engage complètement dans l'action et termine la guerre décoré des plus hautes distinctions militaires anglaises et françaises. Il s'engage avec une énergie et une détermination hors du commun, comme à son retour où il sera professeur dans le collège même où il a tant souffert enfant.

Là, il est apprécié tout autant pour la qualité de son enseignement que pour ses qualités d'entraîneur aux sports collectifs.

Mais il abandonne bientôt l'enseignement pour faire des études de médecine. Est-ce à dire qu'il trouve le moyen de compenser, de retourner en son contraire ce qu'il a vu et vécu pendant la guerre?

En tout cas, on ne peut dissocier pour lui l'acte, l'engagement et la réflexion.

Apparemment, la médecine lui va bien et il gagne même une médaille d'internat en chirurgie. Mais ce qu'il veut, c'est être psychanalyste et faire de la psychiatrie.

L'analyste qu'il va voir lui promet de dissiper, en douze séances, l'angoisse qu'il ressentait après ce qu'il considérait comme un échec de sa vocation universitaire et enseignante. Cependant, avant la seconde guerre mondiale, « en dépit du fait qu'on m'ait prévenu que les psychanalystes étaient un tas de juifs, d'étrangers et de psychopathes... j'allais voir John Rickman ».

Il est donc en formation psychanalytique, pendant laquelle il prend en charge Samuel Beckett à la Tavistock Clinic.

La seconde guerre mondiale survient alors, et Bion, à cause de son grade et de ses états de service, est vite remobilisé. A cette époque, l'armée anglaise a bien des problèmes. Elle a vécu sur sa tradition coloniale, et l'on n'est pas sûr qu'elle soit en mesure de résister à une éventuelle invasion des armées allemandes. On fait alors appel à des psychiatres et des psychanalystes pour étudier les qualités humaines nécessaires pour devenir un leader ou un officier, autrement que par le rang et le conformisme. Par prudence, on envoie cette équipe faire cette étude au fin fond de l'Ecosse. Heureusement, car ils en concluent que pour promouvoir un officier il faut non seulement juger de sa compétence technique, mais demander l'opinion des soldats. L'expérience dont les conclusions provisoires seront plus tard utilisées par l'armée israélienne est interrompue.

Voilà Bion nommé « Senior Psychiatrist » au service de sélection du ministère de la Guerre, puis affecté à un hôpital en charge des patients « choqués » : « Les autorités de l'hôpital n'avaient pas plus d'idée de ce que j'avais à faire que moi. »


Bion, citoyen psychiatre — 1375

C'est de cette manière qu'il a démarré ses célèbres travaux sur les groupes. D'ailleurs, dans un premier temps, il ne les a pas présentés comme des travaux psychanalytiques, mais comme des expériences cliniques dont, plus tard, des analystes théoriciens pourraient sans doute faire quelque chose. A la fin de la guerre il fut remercié pour les services rendus, mais il faut aussi remarquer qu'il fut sans doute le seul psychiatre anglais à terminer la guerre avec le même grade qu'au début.

Loin de moi l'idée d'expliquer l'oeuvre de Bion par les expériences terribles qu'il a traversées, mais force est de prendre acte du rôle qu'a joué la guerre (surtout la première guerre mondiale) dans ses choix, et la manière dont il a toujours su négocier son engagement individuel dans le contexte d'un engagement collectif.

C'est le reflet de cette articulation délicate que l'on retrouve dans ses pages consacrées au « génie » et au groupe (Lattention et l'interprétation). C'est peut-être aussi ce qui fait de lui un psychiatre exemplaire. Car c'est en tant que psychiatre, et non comme simple citoyen, qu'il a oeuvré tout au long de sa carrière, et, en particulier, dans son travail sur les petits groupes.

D'autres que moi souligneront l'importance qu'il a accordée aux troubles psychotiques, à la fois comme modèle expérimental de troubles de la pensée (comme, dans un tout autre registre, un Henry Ey par exemple), mais aussi comme situation où un être souffrant attend une aide.

A plusieurs reprises, Bion a souligné qu'il s'occupait de malades psychotiques et non pas de traits psychotiques isolés de leur contexte humain.

Si, en bon psychanalyste, il ne se soucie pas d'abord de guérison, il est sans cesse interpellé par l'avenir du patient. Et cet avenir, il le veut, il le souhaite, il agit pour le rendre meilleur. C'est-à-dire qu'à aucun moment il ne néglige la dimension thérapeutique, c'est-à-dire le soulagement et l'accroissement de la liberté intérieure de la cure psychanalytique.

Contrairement à une idée reçue en médecine, selon laquelle il s'agirait de faire disparaître toute trace d'un événement ou d'une pathologie considérée comme traumatique (ce qui s'appelle la guérison par restitutio ad integrum), Bion montre bien que l'on ne peut rien sur le passé, qu'on ne peut pas refaire l'histoire et que le travail dans l'ici et maintenant de la cure, ou de la consultation psychiatrique, ou de l'institution hospitalière, n'a d'intérêt que par rapport à l'avenir, et à l'idée que le soignant et le soigné s'en font. Cette représentation de l'avenir peut être différente pour l'analyste et l'analysant. Elle l'est en tout cas pour l'analyste et le psychiatre. Le psychiatre vise certainement des modifications comportementales et une insertion sociale, comme par exemple de renvoyer des soldats choqués au combat ou à la vie civile, au sein de leur famille. Le psychanalyste est plus sensible à l'espace de liberté du patient, si bien que « le fossé qui les séparait (médecine et psychanalyse), d'évident qu'il était, est devenu impossible à franchir ».


1376 — Simon-Daniel Kipman

Mais cette barrière fondamentale que Bion souligne n'existe que sur le plan théorique. Dans la pratique quotidienne, si les méthodes peuvent différer, il y a toujours des interférences entre les deux séries d'objectifs. La pratique de Bion est là pour en témoigner.

De toute évidence, Bion a été un homme cultivé, familier tout autant des poètes que des philosophes et des savants. Mais il n'a jamais été un homme de bibliothèque ou de cabinet. Il a toujours su traduire ses convictions dans l'action. Pendant des années, il a fait une brillante carrière institutionnelle, dans l'armée quand il s'y est trouvé, dans les institutions psychanalytiques (il a été président de la Société britannique) ou soignantes (il a été directeur médical de la Tavistock Clinic). Ce n'est qu'à la fin de sa vie, quand il eut rompu avec l'Establishment psychanalytique, qu'il se consacra davantage à l'écriture, mais aussi à un enseignement itinérant; autant dire qu'il fut toujours sensible non seulement à l'action, mais à l'impact social de celle-ci. Il a toujours su prendre parti moins en faisant des discours et en signant des pétitions qu'en mettant en cause et en scène ses propres choix fondamentaux : s'engager dans l'armée, quitter l'enseignement et, plus tard, tout laisser pour partir en Californie, ne peuvent pas être pris comme des passages à l'acte individuels. Ils ont, et à coup sûr ils ont eu pour Bion, un sens politique au sens large.

C'est en cela qu'il fut un citoyen psychiatre exemplaire, sans que cela n'ôte rien au génie de la psychanalyse qu'il fut et qu'il reste.

Simon-Daniel Kipman

7, rue du Montparnasse

75006 Paris


Le cheminement d'un pèlerin d'aujourd'hui :

souvenirs d'une analyse personnelle

avec le Dr Bion

Frances TUSTIN

Au lecteur

Les rédacteurs de ce journal m'ont demandé de contribuer à ce numéro consacré au Dr Bion. Dans des circonstances normales, j'aurais été heureuse d'accepter, mais des problèmes de santé et mon état de faiblesse m'en empêchent. Je propose donc un article que j'ai écrit en 1981 pour le British Journal of Psychoanalyste sur mes réactions pendant mon analyse avec le Dr Bion.

Comme cet article s'adresse à des lecteurs français, je décrirai rapidement le classique anglais auquel je fais référence dans cet article. C'est Le Progrès du Pèlerin écrit par John Buyan, il y a deux cents ans. Ecrit dans la langue de l'époque, c'est une allégorie de la progression spirituelle de l'homme au cours de la vie.

Il y a déjà quelques années que le Dr Bion me suggéra d'écrire l'histoire de mon aventure psychanalytique à l'intention d'une large audience. Je ne me sens pas encore prête à accomplir cette tâche, mais lorsque les éditeurs de ce Journal 1 me demandèrent un bref article sur mon expérience analytique avec le Dr Bion, il me revint en mémoire le titre auquel j'avais songé pour ce livre : Le Cheminement d'un Pèlerin d'Aujourd'hui. Ce titre évoque, sans conteste, le climat religieux dans lequel j'ai été élevée. Bien que je reste encore attachée aux valeurs religieuses, je les formulerai maintenant en termes quelque peu différents. L'objectif du pèlerin d'aujourd'hui n'est pas en fin de compte ce paradis qu'envisageait Bunyan, mais une étape vers l'inconnu auquel Bion nous a confrontés de façon tellement éloquente et troublante. Cet article se propose de donner aux compagnons de route un bref aperçu du pèlerinage que j'ai entrepris avec lui et qui m'a poussée dans des retranchements dont je n'imaginais pas l'existence.

On m'a souvent demandé si Bion s'exprimait comme il écrivait parfois, c'est-àdire de manière énigmatique. Je répondrai par un non catégorique. Il était toujours bref, précis, extrêmement clair et simple. Ceux qui ont assisté aux mémorables rencontres à la Tavistock Clinic, au cours desquelles il discutait de tous les sujets qui

1. Journal of Child Psychotherapy, 1981, vol. 7. Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1378 — Frances Tustin

se présentaient, comprendront ce que je veux dire par simplicité et clarté. Mais, certes, il dérangeait. Les réponses voilées, complaisantes ou apaisantes qui avaient ordonné ma vie jusqu'à notre rencontre furent fortement remises en question. Je me souviens très bien du jour où je rencontrai le Dr Bion pour la première fois afin d'établir l'horaire de nos séances. J'ai alors pensé que je n'avais jamais rencontré quelqu'un qui me déplût autant. Ma réaction est non seulement révélatrice de ma résistance vis-à-vis de l'analyse, mais elle dénote aussi la force des sentiments que le Dr Bion inspirait. Il n'était pas homme à susciter des sentiments modérés. Cependant, au cours de la première semaine, ma première impression changea. Je songeai avec un sentiment de respect mêlé d'une certaine crainte : « J'ai là quelque chose d'exceptionnel » (les deux Dr Bion étaient « terribles » ou plutôt devrais-je dire impressionnants).

Lorsque je repense au passé, je réalise que pendant longtemps je fus inaccessible, comme me le dit un jour le Dr Bion. Et pourtant, je pensais, à l'époque, être l'une des patientes les plus coopératives qu'il puisse avoir.

Ce n'est pas par hasard si j'ai centré mon travail sur l'étude de l' « autisme » dans ses diverses manifestations tant normales que pathologiques. J'aurais pu rester dans cet état crépusculaire si le Dr Bion n'avait fait preuve d'une étonnante acuité, d'une patience et d'une persévérance infinies. Je me souviens qu'il me dit un jour que je croyais qu'il « valait mieux être persécutée qu'à moitié morte ». Presque toute ma vie, j'avais été « à moitié morte », et je désirais surtout que rien ne change. La vie était plus simple. J'étais aimée et populaire parce qu'il était facile de s'entendre avec moi. Je n'étais jamais gênante ou difficile. Le Dr Bion fit naître en moi le courage d'aborder les choses d'un point de vue moins conventionnel et différent, et également différent de ses propres vues. Il m'incita à penser par moi-même, à développer ma pensée propre. Il le fit par des questions provocantes et des réflexions inattendues plutôt qu'en appliquant un modèle interprétatif rigide à ce que je disais ou faisais. Ce faisant, il m'obligeait à penser à ce qui m'arrivait avec une indépendance d'esprit que je n'avais pas (j'ai cependant des moments de nostalgie pour l'époque paisible avant que les eaux de Bethesda ne se soient troublées).

Aujourd'hui, pourtant, je réalise avec reconnaissance qu'il ne m'a pas laissé tomber, bien que j'aie été une patiente plutôt impénétrable. On peut juger de sa générosité, de sa rectitude (et de sa patience pour supporter l'ennui) par le fait qu'au cours des quatorze ans pendant lesquels je fus sa patiente (de façon intermittente) il ne modifia jamais le tarif de ses honoraires. Les honoraires minimes que je lui payais pour chaque élève en tant qu'élève psychothérapeute font maintenant figure de maigre rétribution. Il ne me fit pas payer mon absence de neuf mois lorsque je dus m'absenter à cause d'une toxémie gravidique. Et lorsque je perdis mon bébé, il écrivit un mot de sympathie très compréhensif à mon mari (seul celui qui observe scrupuleusement les règles peut déterminer quand il faut les transgresser). Il me reprit en analyse à la fin de cette période (au même tarif, alors que j'avais été admise à pratiquer) et il fit de


Le cheminement d'un pèlerin d'aujourd'hui — 1379

même lorsque je partis un an pour accompagner mon mari aux Etats-Unis, bien que cette absence ait dû lui coûter considérablement. Il semble que ce soient là des remarques prosaïques et banales concernant un homme exceptionnel, mais nous découvrons notre vérité à travers les petites choses de la vie. Jamais il ne me fit sentir que je lui étais redevable, jamais un malaise ne s'installa entre nous au sujet du paiement. Honnêtement, nous ne pouvions pas faire plus : le Dr Bion le savait et en prenait acte.

J'ai souvent pensé à lui comme au « rocher de Gibraltar ». Mes passions se brisaient autour de lui comme les vagues autour du rocher, et il demeurait là, solide. Et lorsque mon analyse fut terminée et que les transformations qu'elle avait produites en moi eurent opéré dans un sens positif, je savais que le rocher était là et que je trouverais bien, en fin de compte, ma ligne directrice et le pivot de mon existence. J'avais émergé de l'abîme du désespoir et je poursuivais ma route.

Mon sentiment de sécurité provenait du respect que Bion avait pour le processus organique de l'analyse auquel il laissait suivre son cours et qu'il n'essayait jamais de manipuler. J'espère avoir fait miennes certaines de ses attitudes. Lorsqu'il m'écrivit au sujet de mon article sur les objets autistiques, le regretté Dr Olivier Lyth me laissa entendre, avec la générosité qui le caractérisait, que j'avais réussi. Je citerai partiellement sa lettre, parce qu'il y dit, à la fin, que le Dr Bion semble avoir réussi à parler à travers moi, en partie pour l'éclairage moins subjectif que cela apportera.

Un Dr Bion plus universel et moins subjectif

Le Dr Lyth écrivait :

« J'ai récemment relu Transformation, en particulier le chapitre 10 sur l' "hallucinose" et les règles sur lesquelles elle opère. Il me semble que c'est tout à fait lié à ce que vous dites. Je n'énumérerai pas les liens qui m'ont frappé, parce que, tout ce qui a trait au travail de Bion doit faire son chemin en chacun de nous au cours de sa lecture ou de sa relecture, mais lorsque je lis votre article une série de résonances me fait dire "Oui, Bion a écrit la même chose." : Il me semble qu'au-delà de votre reconnaissance consciente envers Bion vous avez acquis beaucoup en respirant l'air ambiant de son cabinet de consultation... je vous envie cela... j'essaie d'en faire autant en lisant ses oeuvres. »

Le Dr Lyth poursuit :

« J'en suis arrivé à la conclusion que peu d'analystes le comprennent, et qu'un plus grand nombre ignorent à quel point ils ne le comprennent pas, et comme il est difficile pour eux de tirer quelque chose de son enseignement. Ses travaux de 1950 sont très bien ; ils sont compréhensibles en termes kleiniens et constituent un brillant exemple du genre, mais en 1961 il se situe sur un terrain complètement neuf et traite d'un problème dont la plupart des analystes ne semblent même pas soupçonner l'existence. On parlera avec admiration de ses articles, sans remarquer que dans l'introduc-


1380 — Frances Tustin

tion à Réflexion faite il dit que ce genre d'article traite de "ce qui n'a pas trait à l'analyse" et que ses trois premiers livres sont des tentatives pour remédier à cela... Vous l'avez fait sur le divan. »

Cette lettre comme d'autres expériences m'ont rendue excessivement avare de mon privilège. Je n'ai pas la compétence d'Oliver Lyth comme celle de bien d'autres pour saisir le sens des écrits du Dr Bion. Si je n'avais pas eu ce contact direct, il m'aurait manqué une grande partie de ce que je possède maintenant. Mais les privilèges ont leurs revers et mon désir d'une vie tranquille a été troublé par les livres qui germaient dans ma tête. J'y vois là l'influence de Bion. Par exemple, il conclut son dialogue à Sâo Paulo en disant : « Un rapport scientifique devrait être près de la réalité humaine, il ne devrait être ni ennuyeux, ni inesthétique au point que sa lecture devienne une corvée. »

Et dans sa conclusion W. R. Bion (1980) poursuit :

« Notre tâche est difficile. Il serait préférable que les interprétations que nous donnons, même improvisées, subissent une critique esthétique. J'espère que je ne ressemble pas à Satan critiquant le péché. Je me rends compte que mes propres interprétations, écrites ou parlées, ne passent pas. »

A partir de mon expérience personnelle, je peux affirmer que ses interprétations orales auraient passé l'examen avec succès plus souvent qu'il ne le croyait. Les gens disent souvent que «j'écris bien ». Je ne cherche pas consciemment à bien écrire, mais sans doute est-ce une de mes aptitudes qui ont été stimulées par mon analyse avec le Dr Bion; c'est de lui que j'ai appris le respect des mots.

J'ai parfois l'impression que, lorsque l'on dit de quelqu'un qu'il écrit bien, c'est lui faire un compliment empoisonné. C'est comme si ce quelqu'un n'était pas capable de penser. J'espère que, entre les deux agents provocateurs qu'ont été mon mari et le Dr Bion, j'ai été stimulée à bien penser plutôt qu'à me laisser aller à ma paresse intellectuelle. C'est, à mon avis, le premier pas vers une écriture lucide. Ce n'est qu'après avoir longuement réfléchi sur une question que les mots adéquats peuvent sortir de mon stylo. Une écriture facile est aussi ennuyeuse qu'une écriture laborieuse. Cependant, je suis de plus en plus convaincue que les difficultés que nous rencontrons dans la réflexion à propos de notre clinique doivent être présentées de manière « élégante » afin que ce que nous écrivons s'imprègne dans l'esprit du lecteur et y opère des changements. Nous devons apprendre à utiliser notre côté machiavélique à des fins thérapeutiques. Je suis aujourd'hui reconnaissante au Dr Bion d'avoir été « élégant » dans la situation analytique.

Il me semble qu'au cours des années j'ai réussi à faire coexister le « machiavélisme » et l' « idéalisation » dont j'ai fait l'expérience pendant cette première semaine d'entretiens avec Bion.

Mais j'ai réalisé qu'ils étaient en moi-même. Je sais maintenant que je ne suis ni une sainte, ni une pécheresse, seulement quelqu'un comme tout le monde, en proie à tous


Le cheminement d'un pèlerin d'aujourd'hui — 1381

les pièges dont héritent les humains, mais que les psychotiques ressentent comme des catastrophes insurmontables. Réaliser cela m'a donné le courage de découvrir le vrai Dr Bion, vivant, humain, aimable mais mortel, dont je partage le souvenir avec bien des gens dans le monde. C'est là son immortalité. C'était un grand homme, mais en même temps un homme profondément modeste. Dans la dernière phrase de son texte de Sâo Paulo, il dit :

« Vous ne devez pas vous laissez enfermer dans les limites de vos lecteurs, enseignants, analystes, parents, sinon, il n'y a pas de croissance possible » (F. Bion, 1980).

Croître... voilà l'objectif que nous n'avons pas le pouvoir de maîtriser. Le pèlerinage nous conduit vers... nous ne savons où.

Lorsque j'écris pour le Journal of Child Psychotherapy, j'ai toujours le sentiment d'écrire pour un groupe d'amis intimes et de collègues, et c'est ce qui m'a permis de partager cette expérience avec eux. J'espère l'avoir menée à son terme sans les gêner et qu'elle peut donner une idée de l'enrichissement que peut apporter une analyse avec le Dr Bion, bien qu'elle soit perturbatrice. Le Dr Grotstein, un autre analysant du Dr Bion, a écrit, faisant écho en grande partie à ses réflexions :

« Il est impossible de décrire le Bion analyste. Dans la mesure où l'analyse est une expérience unique et privée, elle est trop chargée de subjectivité, et probablement trop difficile à rapporter. Néanmoins, la plupart de ceux qui ont été analysés par Bion s'accordent à dire qu'il représente peut-être l'un de nos instruments psychanalytiques les plus exceptionnels et impressionnants de tout temps. Il avait un sens rigoureux de l'autodiscipline, de même qu'un sens des interprétations aussi riche et profond qu'original dans ses perspectives. On peut le comparer à Léonard de Vinci, qui travaillait à restaurer une structure délabrée jusqu'à ce que progressivement émerge l'idée que cette structure délabrée n'est que le vestige ordinaire d'un édifice digne de lui; de plus, il travaillait avec son propre mortier et ses propres briques. C'est là que réside chez Bion son génie d'analyste, de même que son profond respect sur les êtres humains qui ont perdu depuis longtemps l'estime d'eux-mêmes... Paradoxalement, Bion semble conseiller de ne pas lire de livres, mais de les écrire. Je suis, pour ma part, une victime reconnaissante de ce conseil » (Grotstein, 1981).

Et moi aussi!

Frances Tustin

17, Orchard Lane

Traduit de l'anglais Amersham

Bucks HP 6 5 AA

par Monique Gibeault Angleterre

RÉFÉRENCES

Bion F. (éd.), Bion in New York and Sâo Paulo, Perth, Clunie Press. Grotstein (éd.), Do I dure disturb the Universe Beverly Hills, Caesure Press.



Le voyage californien de Bion Albert A. MASON

Dans cet article qu'il m'a été demandé d'écrire sur Wilfred Bion en Californie, j'essaierai de me limiter à des observations personnelles sur l'homme et sur sa vie et son oeuvre à partir de 1968, au moment où il quitta l'Angleterre pour venir travailler en Californie.

Pourquoi Wilfred Bion, qui avait été directeur de la London Clinic de 1956 à 1962, président du British Institute de 1962 à 1965, qui avait vécu et travaillé à Saint John's Wood, qui avait enseigné et formé des analystes, et qui s'était consacré à écrire et à traiter des patients, décida-t-il à l'âge de soixante-dix ans d'abandonner tout cela pour aller s'installer en Californie? Je me souviens de la célébration de son soixantedixième anniversaire qui eut lieu conjointement à celle de Willi Hoffer. La British Society avait donné une fête pour honorer l'homme qu'elle tenait pour l'un de ses membres les plus éminents. Comment s'expliquer qu'un homme de cet âge, bien établi, couronné de succès, honoré et très demandé dans un institut important, puisse décider de déménager et de réinstaller son exercice et son foyer en Californie du Sud, ce qui est après tout l'autre bout du monde ? Cela n'était certainement pas en vue d'une ascension sociale. En Californie, le climat culturel et psychanalytique n'est pas comparable à celui de New York ou de Londres. Et tandis qu'à Londres Bion était un médecin, un psychanalyste réputé et à l'abri de tout souci pour le restant de ses jours, en Californie du Sud il n'était connu que de peu de gens; il aurait à pratiquer sans la protection d'un diplôme médical ni d'une assurance professionnelle, dans un pays de procéduriers, dans un milieu comportant peu d'amis et un grand nombre de gens hostiles au travail de Melanie Klein, sans parler de celui, encore inconnu, de Wilfred Bion.

Ce n'est pas facile à expliquer, et nous ne pouvons que nous livrer à des conjectures. Wilfred Bion avait combattu, lors de la première guerre mondiale, dans le Royal Tank Corps comme lieutenant-colonel et on lui avait décerné le Distinguished Service Order for Bravery sur le champ de bataille pour son rôle dans la bataille de Cambrai, ainsi que la Légion d'honneur en 1918. Il fut aussi cité à l'ordre du jour en


1384 — Albert A. Mason

plusieurs occasions. L'ordalie terrifiante qu'il subit à cette époque-là est bien décrite dans son autobiographie : The Long Week-End. Il me dit plus d'une fois qu'on a tout autant de chances d'être tué par un tir dans le dos, en s'enfuyant de la bataille, que de mourir en faisant face à l'ennemi. Faire face à l' « ennemi », tel a toujours été son choix.

En venant en Californie, je pense qu'il était quelque peu amusé de relever un défi, et peut-être même excité par le danger — assez réel, comme nous le découvrîmes plus tard. Ce fut peut-être pour lui une sorte de retour à Cambrai, lorsqu'il avançait dans un char d'assaut. L'arrière-plan était alors à peu près le suivant :

Un groupe de psychanalystes s'était intéressé à ce qu'ils appelaient les « Relations d'Objet », autour du travail de Fairbairn, de Guntrip et de Klein. Dans les années soixante, sous l'influence de Bernard Brandchaft, Bernard Bail et James Grotstein, ils invitèrent un groupe d'analystes londoniens à faire des conférences et des supervisions dans les années soixante. Ce groupe comprenait Herbert Rosenfeld, qui en était la figure centrale, Hanna Segal et bien sûr Bion; ultérieurement Hans Torner et Betty Joseph vinrent aussi enseigner. Guntrip fit également un séjour, comme l'avait fait Winnicott quelques années auparavant. Le groupe local d'analystes fut extrêmement enthousiaste, et, comme la plupart des Américains, ses membres se montrèrent chaleureux et généreux; ils leur firent beaucoup d'avances, particulièrement à Rosenfeld, pour qu'ils viennent travailler en Californie. Je fis moi-même un séjour en 1966 et reçus de semblables invitations.

Pour moi en particulier, pour beaucoup de raisons conscientes et inconscientes, c'était une idée excitante. J'étais né en Amérique, je l'avais quittée enfant, j'avais beaucoup de fantasmes qui y étaient liés et dont j'imaginais que mon retour ici les accomplirait. J'ai écrit quelque chose à ce sujet ailleurs et je n'y reviendrai pas maintenant. Quoi qu'il en soit, l'idée de venir m'enthousiasmait, et ma femme également. Nous en avons discuté à plusieurs reprises avec Wilfred et Francesca Bion. Je n'aurais certainement pas entrepris le voyage seul, car porter seul la responsabilité de l'enseignement kleinien en Californie et à ce moment de ma carrière aurait été prématuré ; et réanalyser une douzaine d'analystes chevronnés et de didacticiens aurait été intimidant. Aussi ma désicion dépendait-elle entièrement de ce que Wilfred allait faire.

Un soir, il nous informa, ma femme et moi, qu'il avait décidé de partir dans six mois et qu'il en avait prévenu tous ses patients. Qu'est-ce qui l'avait poussé à cette décision ? Je pense que, consciemment, il aimait le climat californien car il lui rappelait l'Inde où il avait passé sa petite enfance. Il me raconta une fois quelque chose concernant un tigre en bas de son jardin! Etait-ce un fait ou un fantasme? Je n'en suis pas sûr, mais il y avait beaucoup de tigres en bas du jardin en Californie du Sud. En outre, il avait effectué un énorme travail politique et administratif à l'Institut et à la Société britanniques, et je pense qu'il en était las. Il parlait fréquemment de « l'homme chargé d'honneurs qui sombrait sans laisser de traces »! Je pense que l'idée de passer les


Le voyage californien de Bion — 1385

dernières années de sa vie à ne faire que travailler, écrire et vivre avec sa famille l'attirait énormément. Il serait enfin libéré de l'obligation d'assister aux interminables réunions qui lui prenaient tant de temps et d'énergie et dont il pensait souvent qu'elles n'avaient pas grande utilité. Il me dit une fois à propos d'un poste qu'il occupait : « J'ai pris ce travail pour empêcher que quelqu'un de pire ne l'ait ! » Ce n'était pas quelque chose qu'il aimait faire.

Je suis sûr qu'inconsciemment il y avait beaucoup d'autres raisons à sa décision, raisons que nous ne connaîtrons jamais.

Mais je me rappelle encore la lueur amusée dans ses yeux lorsqu'il me dit qu'il avait décidé de partir. Aujourd'hui, quelque vingt ans plus tard, les effets de son séjour ici, qui fut de dix ans en tout, commencent à se faire sentir très profondément. Une nouvelle société et un nouvel institut psychanalytique appelés Psychanalytic Center of California viennent juste de demander leur affiliation à I'IPA. Il compte déjà 40 membres dont beaucoup sont membres de I'IPA et 35 élèves en formation. Cinq des analysants de Bion occupent des positions élevées dans le PCC, y compris la présidence et la direction de la formation; le programme de formation est le seul aux Etats-Unis qui enseigne l'oeuvre de Klein, Bion, Rosenfeld, Segal, Joseph et Matte Blanco — des travaux plutôt classiques pour le monde analytique.

A son arrivée, Bion emménagea à Brentwood dans une maison avec une piscine et un grand oranger à l'arrière du jardin. Il faisait chaque matin de nombreuses longueurs de bassin dans cette piscine non chauffée, tandis que Francesca pressait les oranges pour faire le jus qu'il adorait boire. Une fois, le fis la remarque : « L'eau n'est-elle pas froide? » Il sourit et dit que, comme il avait l'habitude de nager dans la mer du Nord, l'eau lui semblait tout à fait chaude. Il disait aussi qu'il n'était pas sûr de se donner assez d'exercice — je pense qu'il faisait 50 longueurs de bassin, ou peutêtre 100 — parce que nager lui demandait si peu d'efforts. Il avait été joueur de water-polo à Oxford.

Nous louâmes tous deux des bureaux (des « offices », comme on les appelle ici) dans un bâtiment médical de Beverly Hills. Le bureau de Bion comprenait, comme d'habitude, un divan, un fauteuil derrière le divan et rien d'autre. Je ne pense pas qu'il ait même prévu des magazines pour ses patients. Il était clair qu'ils venaient là pour des choses sérieuses et qu'à coup sûr ils en obtenaient.

Un analyste qu'il avait pris en traitement avait dit qu'il ne souhaitait pas venir cinq fois par semaine — ce sur quoi Bion insistait — mais qu'il viendrait quatre fois. A l'issue du premier mois de traitement, Bion (ayant régulièrement réservé cinq séances pour l'analyste) lui envoya une note pour cinq séances par semaine. L'analyste mit fin à son analyse avec Bion après quelques séances très animées. A peu près un an plus tard, toutefois, il revint en acceptant cette fois les cinq séances par semaine.

Quand Bion faisait une conférence, c'était toujours un peu une aventure. Comme

Rev. franç. PsycManal., 5/1989 RFP — 46


1386 — Albert A. Mason

il le dit une fois lui-même à la suite de plusieurs introductions dithyrambiques et interminables : « J'ai peine à attendre pour entendre ce que j'ai à dire. » Ce n'était pas totalement une plaisanterie, car il parlait sans notes et ne donnait jamais deux fois la même conférence, même si les thèmes avaient pu sembler trompeusement semblables. Il se lançait dans une série d'associations et de ramifications et tenait le public sous le charme de sa voix merveilleuse et de ses pauses extraordinaires — qui étaient plus longues que toute autre pause que j'aie jamais connue. Il était vraiment capable de provoquer un silence fécond, pendant lequel le public restait calme comme la mort, l'assistance et lui attendant ensemble de voir ce qui allait ensuite surgir.

La plupart de ses conférences improvisées étaient excellentes. Elles étaient toutes intéressantes, mais certaines étaient véritablement merveilleuses. S'il n'avait pas été analyste, je suis sûr qu'il aurait pu être un grand acteur. Son sens du timing et sa capacité de tenir son public étaient extraordinaires. Son élocution me rappelait souvent Sir Laurence Olivier. Son style rendit néanmoins furieux plusieurs analystes américains, dans la mesure où ils étaient habitués à obtenir des réponses directes à leurs questions, ce que Bion ne donnait jamais. Je me rappelle, pendant une conférence que Bion donnait sur « la guérison » à la Western Regional Psychoanalytic Association, qu'un éminent analyste se leva très bruyamment et sortit en plein milieu.

Comme on pouvait s'y attendre, une des choses qui se produisit d'abord fut que le grand nombre d'analystes qui avaient été d'accord pour entreprendre une analyse avec Bion se dissipa comme un nuage de fumée. Comme si cela ne suffisait pas, il y eut à cette époque une restriction à l'exportation des devises en livres sterling vers les Etats-Unis et Bion ne put emporter que très peu d'argent, de sorte qu'il se retrouva dépendant de ce qu'il pouvait gagner. Au début, cela s'avéra très difficile pour lui.

Cependant, au bout d'un certain temps, les choses s'améliorèrent. Plusieurs des analystes qui avaient d'abord hésité à commencer leurs analyses firent le plongeon, et la clientèle de Bion prit alors une taille raisonnable. Après trois ou quatre mois il avait six analystes en analyse, plusieurs en supervision et un ou deux patients privés. J'étais dans une position bien plus facile dans la mesure où il y avait de nombreux enfants, ex-patients, épouses et frères d'analystes qui étaient tout heureux de venir me voir. En fait, au bout d'un an, j'avais fait le plein de clients et je pouvais même commencer à adresser des patients. Depuis lors, huit analystes ont achevé leur analyse avec moi, si bien qu'il y a maintenant une base assez importante d'analystes qui ont eu un contact intime avec les idées de Klein et de Bion.

Bion décida de ne pas demander son affiliation aux sociétés psychanalytiques locales, qui étaient au nombre de deux, confirmant ainsi qu'il était finalement déterminé à laisser de côté l'aspect administratif et politique de la psychanalyse.


Le voyage californien de Bion — 1387

Il fit des conférences lorsqu'on le lui demanda et de temps en temps anima plusieurs séminaires, mais il limita réellement son travail à l'analyse et à l'écriture.

Frank Philips, un psychanalyste britannique, quitta Londres en même temps que Wilfred et moi, et, comme il parlait couramment le portugais, il alla au Brésil (à Sâo Paulo) travailler et enseigner. Il fut à l'origine des nombreux séjours brésiliens de Bion qui donna là-bas des conférences, des supervisions et des séminaires, contribuant à établir un ensemble important de disciples en Amérique du Sud. Plusieurs de ses séminaires au Brésil ont été publiés, et un synopsis de son oeuvre fut réalisé et traduit en anglais, où il parut sous le titre An Introduction to the Work of Wilfred Bion, sous la direction de Grinberg et al. 1.

En 1967, Bion, à sa manière si peu commune, republia des articles qu'il avait écrits dans les années cinquante, en en faisant la critique à la lumière de ses développements ultérieurs et en appliquant ses idées nouvelles à ses positions anciennes. Ainsi, ce livre, Second Thoughts, constitue-t-il une contribution exceptionnelle, dans la mesure où Bion semble être le seul analyste à avoir agi ainsi. Bien sûr, Freud réécrivit à plusieurs reprises son Introduction à la Psychanalyse.

En 1970, Bion publia Attention and Interpretation, où il développait plus avant ses idées sur la pensée. Il attirait notre attention sur la valeur limitée des comptes rendus factuels du travail clinique, car ceux-ci sont inévitablement sujets à des distorsions; et sur le fait que ces souvenirs cliniques concernent et véhiculent une expérience sensorielle (sensuous), alors que ce qui est essentiel au processus analytique est une expérience non sensorielle (non-sensuous) et ineffable.

Dans ce livre, il décrit aussi, dans un article intitulé « Le mystique dans le groupe », comment le mystique ou le génie est le producteur d'idées et de découvertes nouvelles, que le groupe doit contenir, exprimer et institutionnaliser. Il décrit également le conflit entre le mystique et le groupe, comment à certains moments le groupe se sent menacé par le mystique et peut le rejeter ou l'écraser, et comment le mystique peut détruire ou faire exploser le groupe.

Cette formulation du mystique qui détruit ou fait exploser le groupe semble relever de la prémonition, car le 10 janvier 1974 le Dr Ourieff, à une réunion du conseil de faculté du Los Angeles Psychoanalytic Society and Institute, annonça que l'American Psychoanalytic Association « pense que la formation doit être "traditionnelle" (il définit ultérieurement le "traditionnel" comme "la psychanalyse américaine traditionnelle", nous donnant la seule occasion d'éclater de rire dans toute cette pénible affaire), et que, par conséquent, les analystes traditionnels incompétents ainsi que les gens d'orientation kleinienne ou fairbainienne ne devaient

1. Traduit en français sous le titre Introduction aux idées psychanalytiques de Bion, Paris, Ed. Dunod, Bordas, 1976. Ce livre, actuellement épuisé, va prochainement être republié dans une nouvelle édition augmentée d'un chapitre sur la dernière oeuvre de Bion, A Memoir ofthe Future, aux Editions Césura, Lyon. (N.d.T.)


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pas être autorisés à entreprendre de nouvelles analyses ou supervisions ». Cette déclaration, jointe à une politique antikleinienne, déclencha un scandale et une scission à l'Institut. Plus tard, l'American Psychoanalytic Association nia avoir donné cette directive à Ourieff — le désavouant manifestement et rejetant toute responsabilité.

Il était clair que nombre de membres du Los Angeles Psychoanalytic se sentaient menacés par la présence de kleiniens. Suscitée par Ralph Greenson qui exerçait un pouvoir énorme, il y eut une tentative pour cliver l'Institut en deux, un groupe d' « élite » et le reste. La tentative échoua. Plus tard, les D" Ourieff et Hilda Rollman-Branch (respectivement doyen et doyen-assistant au moment du conflit) furent obligés de démissionner de leurs postes, ce qui permit à des analystes plus tolérants et plus modérés de prendre leur place et de remettre sur pied l'Institut.

Cette période fut particulièrement pénible pour Bion, de même que pour moi et pour Susanna Isaacs qui était venue nous rejoindre. Elle était analyste didacticienne au British Institute et membre du Royal College of Psychiatrists et cependant son admission fut refusée au Los Angeles Institute à la suite d'un vote postal secret fomenté par Greenson et ses amis. Une fois, Bion, Sue Isaacs et moi fûmes l'objet d'une enquête policière, la police ayant été informée par certains membres de l'Institut que nous exercions la psychanalyse et la médecine sans diplômes (américains). Comme bon nombre d'analystes éminents avaient fait cela avant nous, il était évident que nous étions visés en tant que kleiniens. L'ironie du sort fit que le Dr Miriam Williams et Mrs Ruben (toutes deux formées par Anna Freud à Hampstead), qui exerçaient à la même époque et n'avaient pas non plus de diplômes, se trouvèrent prises dans le même filet. Heureusement la situation se dénoua quand passa une nouvelle loi autorisant une catégorie nouvelle d'analystes à exercer et nous permettant à tous, qui avions reçu une formation reconnue d'analyste, de continuer à travailler. Mais, comme vous pouvez l'imaginer, il y eut des moments très pénibles suite aux interrogatoires de la police, qui arrêtait nos patients au passage quand ils venaient à leur analyse, pour obtenir d'eux des déclarations à notre sujet.

Pendant qu'il était en Californie, Bion publia Attention and Interpretation, puis A Memoir of the Future qui est une trilogie (1975-1977-1979) ainsi que quatre livres de conférences. Après sa mort, son autobiographie fut publiée en deux parties : The Long Week-End et All My Sins Remembered.

Le 12 octobre 1985, le Los Angeles Psychoanalytic Society and Institute organisa le premier colloque tenu sur l'oeuvre de Bion. Cette société admit tardivement Bion comme membre à titre posthume, après avoir refusé son admission à Susanna Isaacs lorsqu'elle vivait à Los Angeles. Le Dr Clifford Scott prit la parole au colloque avec une communication intitulée « Qui a peur de Wilfred Bion? » (« Who's


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afraid of Wilfred Bion? »); le Dr Ramon Ganzarain parla de la contribution de Bion aux groupes; le Dr James Grotstein de la contribution de Bion à la pensée; le Dr Michael Paul de l'épistémologie psychanalytique pratique; le Dr James Gooch donna une explication de la grille de Bion; le Dr Fred Vaquer parla des aspects psychotiques de la personnalité; le Dr Gregory Gorski apporta le point de vue britannique sur Bion; le Dr John Wisdom évoqua l'exploration des processus inconscients par Bion; quant à moi, je fis la synthèse de la réunion. J'évoquerai maintenant certaines des idées qui ont été exprimées à ce colloque.

Bion a jeté un jour nouveau sur la réalité psychique, qu'il a différenciée de la réalité sensorielle ou physique. Son approche s'est faite par l'intuition et la conceptualisation, sans jamais oublier le fait que l'intuition seule est aveugle et que la conceptualisation seule est vide, seule l'intégration des deux produit une pensée réflexive.

Bion a abondamment parlé d'instinct, et ses hypothèses de base dans les groupes (basic assumptions) sont réellement des instincts de groupe, qui sont semblables à ce qu'il appelle des « préconceptions innées » en psychologie individuelle.

Il a aussi attiré notre attention sur la relation contenant/contenu qu'il décrit avec des exemples tels que le mystique et le groupe, et l'émotion dans l'esprit (émotion in the mind). Il soulève des interrogations sans réponses précises afin de développer notre esprit, et nous conseille d'avoir peu de théories et même de les oublier, c'est-à-dire de n'avoir ni mémoire ni désir (théories personnelles) dans notre travail avec les patients.

Ma propre analyse et mes supervisions m'avaient appris à conduire le vélo analytique en utilisant ces outils. Ensuite vint Bion qui dit « Ote tes mains du guidon, vas-y, tiens-toi en équilibre avec ton intuition. » Je le fis et je me cassai la figure. Cependant, je me suis relevé et, après plusieurs autres chutes, j'ai commencé à attraper le coup. Conduire sans les mains devint finalement possible et passionnant. De temps en temps, je pouvais aller un peu plus loin et commençai à me passer de la roue avant. Alors, le vélo, doté d'une sorte de vie propre, me menait à des endroits où je n'avais pas eu l'intention d'aller, mais qui étaient extraordinairement intéressants et beaux lorsque j'y arrivai — bien qu'une ou deux fois je me sois retrouvé dans des marécages et des jungles peuplés de bêtes de formes et de tailles étranges et effrayantes. Certaines fois, dans des moments d'exaltation — ou peut-être d'ivresse — j'ai même essayé d'enlever la roue arrière. Cette fois, ce n'est pas sur la figure que je suis tombé. Ce qui avait été de l'intuition contrôlée s'était maintenant transformé en grandiosité, et je me retrouvai sur terre très brutalement.

Ce que je veux souligner, c'est qu'on ne peut se lancer d'un seul coup à conduire « sans les mains » à la manière de Bion. On doit d'abord apprendre les règles et


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l'équilibre de la conduite normale. Après avoir atteint ce niveau, le « sans les mains » devient possible; car, même si l'on oublie les règles et si l'on perd le désir de se rendre à une certaine destination particulière, l'inconscient prend en charge ces fonctions qui sont alors devenues partie de lui et il vous guide suffisamment. L'intuition peut alors être imaginative sans le danger de devenir sauvage et incontrôlée.

Bion a pu éviter mémoire et désir ainsi que le désir de comprendre consciemment, mais il avait reçu une formation solide et il était extrêmement discipliné. Les public schools britanniques, l'armée et deux analyses approfondies l'avaient doté d'une grande stabilité et d'une formation étendue. En fait, ce fut cette discipline que j'appellerais sa mémoire inconsciente qui lui permit de garder en tant qu'officier son sang-froid sous le feu et, en tant qu'analyste, son esprit en équilibre (le vélo en équilibre) sous les bombardements des projections de ses patients.

Quand Bion parle de la personnalité psychotique, il décrit un état mental qui est évident dans le langage, le comportement et dans la manière dont il affecte autrui; de plus, il dit que ce n'est pas seulement que cet état existe en chacun de nous en plus des éléments névrotiques, mais qu'aucune analyse n'est complète sans qu'il soit exploré et compris.

La personnalité psychotique montre une intolérance à la frustration et une prédominance des pulsions destructrices qui se révèlent comme une haine violente tant de la réalité interne que de la réalité externe. Bion a montré que cette haine conduit aussi à des attaques sur les sens et sur tous les aspects de l'esprit qui sont utilisés pour établir un lien avec la réalité et la reconnaissance de celle-ci; et que ces attaques s'étendent jusqu'à la conscience elle-même. L'un des résultats de ce processus peut être une mutilation, une fragmentation et une expulsion de l'appareil perceptif par identification projective. Ces fragments font voler l'objet en éclats, ce qui produit à l'extérieur des fragments bizarres qui menacent maintenant l'individu du dehors. Bion a étudié ce processus qu'il a relié aux états délirants et à d'autres formes d' « amentalisation » (mindlessness) — domaine relativement neuf pour l'investigation analytique.

Il a aussi développé nos idées sur la haine de ce qui est nouveau et sur la cruauté de l'omnipotence. Son travail sur le contenant-contenu a donné forme aux conceptions se rapportant au changement catastrophique qui survient lorsque de nouvelles idées luttent pour naître. Ce sont des développements du mythe d'OEdipe. Lorsque j'étais enfant et que je lisais que le porteur de mauvaises nouvelles était exécuté, en général par le roi, je me demandais toujours qui pouvait accepter un tel travail et je savais que je ne le ferais jamais. Je sais maintenant que toute nouvelle, si elle est vraiment nouvelle, c'est-à-dire si c'est quelque chose que nous ne connaissions pas auparavant, est ressentie comme mauvaise. Et étant devenu psychanalyste, je me trouve avoir accepté par inadvertance ce travail même dont je


Le voyage californien de Bion — 1391

n'avais jamais imaginé que quelqu'un ose l'assumer, celui d'essayer de porter les mauvaises nouvelles à mes seigneurs, princes et reines sur le divan.

Bion a également ramené aux individus ses découvertes sur les groupes, qui constituaient à l'origine une extension du travail de Klein avec les individus, avec des conceptions comme commensal, symbiotique et parasitaire.

En parlant de la césure de Freud, cet acte impressionnant de la naissance qui nous détourne de la continuité entre la vie intra-utérine et la petite enfance, Bion décrivait un autre lien, un lien détournant (a distracting link), sorte de défense qui perturbe notre activité de relier (linking) une chose à une autre, la vie intrautérine et la petite enfance. Un patient venu avec un revolver à une des séances de Bion l'empêchait certainement de penser et d'établir des liens avec l'esprit du patient. C'était vraiment une césure impressionnante! Bion modifie le commentaire de Freud de manière caractéristique et dit : « Il y a beaucoup plus de continuité entre le quantum approprié et autonome et les ondes de pensée et de sentiment conscients que la césure impressionnante du transfert et du contre-transfert ne nous porterait à croire. » D'un coup de pouce, il nous avertit que le transfert et le contre-transfert ne sont pas seulement des liens entre l'inconscient du patient et nous-mêmes, mais peuvent aussi gêner et perturber notre capacité de former des liens appropriés.

Bion a toujours considéré le lien analytique comme quelque chose qui existait entre deux personnes réelles et pas seulement comme quelque chose survenant entre un analyste et un patient. Il soulignait l'importance de la souplesse dans nos théories de façon à laisser le champ d'investigation non saturé et libre de produire de novo un lien non saturé susceptible de favoriser l'émergence de quelque chose de nouveau qui remplisse l'espace. Il insistait toujours sur la nécessité de mettre le cadre analytique (the analytic setting) au service de l'expérience analytique et non pas l'inverse, ainsi que sur l'importance de simplifier le langage et la pensée analytiques qui se sont stéréotypés avec l'usage. Il ne recourut jamais au « bavardage psychologique » (psycho-babble). Il s'émerveillait toujours à la redécouverte de l'analyse chez chaque patient, donnant une égale importance à ce qui était conscient et à ce qui était inconscient, et il nous a donné, par son exemple, le courage de supporter la solitude et la frustration du chercheur qui a renoncé à ce qui est connu ainsi qu'à la quête irritante de la certitude, et qui laisse la découverte de la nouvelle idée inconnue surgir à travers la fonction psychanalytique de sa personnalité.

Qu'est-ce que j'ai, de Bion, le plus fortement conservé en moi et pourquoi est-il si fortement implanté dans mon esprit, même après tant d'années, alors que beaucoup d'autres de mes maîtres et de mes enseignants deviennent plus lointains ? En premier lieu, sous son élocution monotone, Bion était un homme d'une drôlerie irrésistible, doté d'un remarquable sens de la scansion. Il maniait aussi délicieusement l'incon-


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gruité et provoquait chez autrui une grande incertitude, si bien que cela se terminait par un grand éclat de rire. Mais pourquoi cela me semble-t-il si important? Il ne faisait pas de plaisanteries, il ne disait pas de bons mots, il ne faisait rire que par cette curieuse combinaison d'esprit, d'incongruité et de sens de la scansion. Je pense que c'est parce que cela faisait transparaître son amour de la vie, sa capacité d'amusement et la conscience qu'il avait de notre petitesse et de notre manque d'importance. Il aimait aussi taquiner Mrs Klein pour son amour des grands chapeaux et son habitude de se présenter aux colloques avec ces créations à faire se retourner les têtes. Il avait encore un peu peur d'elle. Bion aimait amuser et être amusé, se sentir constamment en présence de l'enfant en lui, enfant qui manifestement pouvait aussi bien n'être pas du tout sage que se montrer sérieux. Il prenait un malin plaisir à voir les gens le prendre très au sérieux, alors qu'en fait il s'amusait.

La toute première fois où je le rencontrai, il y a quelque trente ans, ce fut pour la supervision de mon premier cas de contrôle. Il était évident pour moi que le cas s'avérait bien plus sérieux que ne l'avaient estimé les gens qui avaient admis ce patient à la clinique. Aussi, ce fut avec une certaine inquiétude que je présentai ma première séance à Bion, en me demandant s'il accepterait ou non le cas comme cas de contrôle. Je lui expliquai que le patient se relevait au milieu de la nuit et allumait la lumière pour voir s'il était au lit ou non. Bion se caressa la moustache selon son habitude et, avec un pétillement dans les yeux, il dit : « Eh bien, tout le monde a le droit de se raviser! » (Well, we're all entitled to a second opinion!).

Je lui dis ensuite que le patient taillait un crayon dans les toilettes et qu'il ne pouvait faire la distinction entre les copeaux de bois dans l'eau et sa croyance qu'il s'était coupé. Bion me regarda pensivement pendant un moment et dit : « Je pense que ça va être une longue analyse. » Il est impossible de faire pleinement sentir en quoi c'était si drôle — je pense qu'il appellerait cela une expérience ineffable, une expérience que je refis bien des fois, plus tard. Mais il était également évident qu'il m'encourageait à poursuivre le traitement. Le fait qu'il ait dit que ça allait être une longue analyse avait du moins impliqué que cela pouvait être une analyse.

Des années plus tard, je lui adressai un jeune homme de quinze ou seize ans. Je lui demandai s'il voulait bien s'occuper de ce cas et il me dit que, comme il n'avait pas l'expérience du traitement des adolescents, il serait certainement très intéressé. En réponse à une question que je lui posai plus tard sur ses progrès, il dit que le cas était très intéressant. Il raconta un jour que le patient avait amené à la séance un ami qui était curieux de voir à quoi ressemblait le Dr Bion. Apparemment, le patient avait parlé à ses amis de cet Anglais étrange qu'il comparait à Sherlock Holmes. L'un d'entre eux avait exprimé le désir de voir cet homme


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intéressant et le patient l'invita à assister avec lui à sa séance. Je demandai à Bion comment il avait traité le problème d'un ami débarquant pour la séance avec le patient. Bion, qui ne répondait jamais directement à une question, mais qui le faisait souvent avec un mythe, une histoire ou une analogie tangentielle, répliqua à sa manière habituelle. Il me raconta l'histoire d'un joueur de flûte allemand qui jouait avec un orchestre en plein air. Pendant qu'il jouait, des nuages de mouches se posaient sur la partition placée devant lui. Le violoncelliste à ses côtés lui demanda : « Comment arrivez-vous à jouer avec autant de mouches sur votre partition? » Le flûtiste dit : « Je les joue. » Bion gloussa et dit : « J'ai joué l'ami. »

J'aurais dû m'attendre à ce que Bion fît exactement ainsi. Il utilisait toujours tout ce que le patient produisait dans une séance, que ce fût une association, un rêve, un instrument de musique, un revolver, une hallucination ou un ami. Tout était « joué » comme faisant partie du monde du patient. Tous les phénomènes produits par le patient étaient traités avec le même sérieux et le même respect. Je me demande combien d'entre nous auraient eu la perspicacité et le sang-froid de reconnaître l'ami comme une part essentielle de la psychodynamique actuelle du patient, et de le faire entrer en jeu comme Bion l'avait fait?

Ramon Ganzarain me raconta avec amusement comment, un jour, Bion avait commencé une conférence à la Menninger Clinic en lançant les mots : « Sacré con ! » (Bloody cunt) au public, ce qui avait déclenché un tumulte (a state of turbulence) 1. Il avait alors poursuivi en expliquant comment certains sons primitifs pouvaient provoquer un tumulte et que « Sacré con! » résonnait très différemment de « Sacré vagin! » (Bloody vagina). Ganzarain disait qu'il pouvait encore entendre le bourdonnement qui s'était élevé dans l'assistance, qui pensait que Bion avait perdu la boule (had lost his « marbles »).

Mon souvenir préféré de Wilfred Bion est celui où, un jour, alors qu'il était assis dehors et parlait de choses et d'autres après le repas, il regarda mon chat se lécher les pattes et se nettoyer le museau et dit, avec le plus grand sérieux : " Tu sais, si quelqu'un inventait une machine à attraper les souris et capable de se nettoyer elle-même, ça reviendrait très cher. » Bion donnait toujours à penser, parfois il faisait rire et très souvent les deux à la fois.

L'autre souvenir qui me revient le plus souvent est ce que Wisdom suggérait lorsqu'il disait de Bion qu'il était capable de dire en un paragraphe ce qui prendrait des pages à d'autres. J'ai depuis longtemps été frappé par la similitude

1. La conférence à laquelle A. Mason fait allusion est précisément celle que nous publions ci-dessus sous le titre A propos d'une citation de Freud et que Bion prononça au Colloque international sur les états borderline, Topeka, 1976. Le sujet de la communication écrite de Bion à ce Colloque était : Emotional turbulence (cf. a ce sujet la note de la rédaction, dans le texte de Bion). Lorsque nous avons choisi ce texte de Bion pour le publier, nous ignorions complètement qu'A. Mason y ferait allusion dans l'article que nous lui avions demandé. (N.d.l.R.)


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des choses que Bion disait avec celles que disaient mes patients psychotiques. L'énorme condensation de ses paroles et de son écriture a de grandes similitudes avec le passionnant pouvoir d'évocation de ces patients. Les propos philosophiques et bizarres de plusieurs d'entre eux, et en particulier d'un patient maniacodépressif, ressemblaient à ce que faisait Bion; en fait, pendant longtemps, j'ai soupçonné le maniaco-dépressif de le lire. Toutefois, je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée au sujet de Bion, car, bien sûr, l'envie d'un immense talent comme le sien suscite des comparaisons ironiques telles que l'on souligne la similitude entre la pensée de Bion et la pensée psychotique sans voir l'énorme différence qui les sépare.

Cette différence, telle que je la comprends, est que la condensation de la psychose a un but tout autre que celui de la condensation employée par Bion. Le psychotique comprime les choses, visant souvent à les rendre confuses. Il comprime les choses pour produire des « parents internes » engagés dans des activités perverses; il comprime les choses de telle sorte que la compréhension est obscurcie au lieu d'être accrue; et il les comprime avec sauvagerie et avec malignité, en en lésant les éléments. Il comprime avec omnipotence, de telle sorte qu'on pourrait penser que l'on comprend beaucoup, mais la compréhension n'éclaire ni n'enrichit jamais tout à fait, elle crée seulement la confusion. Les condensations de Bion étaient le résultat d'une découverte interne en accord avec de beaux liens; ce qu'elles évoquaient en nous était toujours enrichissant et nous donnait un sentiment d'émerveillement et d'exaltation et, en même temps que nous en savions plus, elles nous rappelaient qu'il y avait encore tellement plus à savoir. En fait, alors que je discutais ce sujet récemment avec ma femme, elle me fit remarquer que je n'avais pas mentionné qu'il existe un autre groupe de gens qui emploient les condensations, outre les psychotiques et Bion, ce sont les poètes. Je me rendis immédiatement compte à quel point elle avait raison, et en fait je n'avais pas vu ou je ne m'étais pas autorisé à voir aussi clairement jusqu'alors que Bion était bien sûr un poète. Il a porté à un degré extraordinaire son talent, sa compréhension et son oeuvre psychanalytiques et scientifiques, mais il a aussi élevé à la hauteur d'un art la manière dont il enseignait, ressentait, éprouvait et utilisait l'analyse, si bien qu'on se sentait souvent en présence d'une oeuvre d'art, d'un tableau qu'il peignait, d'un morceau de musique qu'il composait, et qu'on s'en retournait avec le sentiment d'un accomplissement artistique et beau aussi bien que d'un enrichissement scientifique.

Je puis aussi dire pourquoi il m'était difficile de voir Bion en poète. Athlète, Soldat, Héros, Ecrivain, Analyste prestigieux et innovateur, Peintre, Père de Famille et Mari dévoué... ajouter Poète à cette liste, cela faisait un peu trop. Un peu trop pour mon « effroyable démon » (my « frightful fiend »).

Je ne pense pas que je puisse ajouter quoi que ce soit à ce que je viens de dire,


Le voyage californien de Bion — 1395

et j'aimerais terminer par une courte citation de Keats; et aussi par ce qui fut, je crois, une des dernières choses que Bion écrivit, l'épilogue de son dernier livre.

« Les esprits des mortels sont si différents et déterminés à des voyages si divers qu'il peut paraître à première vue impossible que deux ou trois d'entre eux puissent jamais dans ces conditions partager aucun goût ni aucune communauté. C'est pourtant juste le contraire. Les esprits peuvent partir l'un l'autre dans des directions opposées, s'opposer l'un l'autre en de nombreux points et, finalement, s'accueillir l'un l'autre au bout du voyage. Un vieil homme et un enfant peuvent se parler et le vieil homme poursuivra son chemin, et l'enfant demeurera pensif » (Keats).

« Epilogue et Fugue »

« Toute ma vie, j'ai été emprisonné, frustré, poursuivi par le sens commun, la raison, les souvenirs, les désirs et par-dessus tout par le besoin de comprendre et d'être compris. Ceci est une tentative d'exprimer ma révolte, de dire adieu à tout cela. Mon désir, je me rends compte maintenant qu'il est voué à l'échec, est d'écrire un livre non entaché de quelque teinture que ce soit de sens commun, de raison, etc. Aussi, quoique je puisse écrire, abandonnez tout espoir vous qui vous attendez à trouver dans ce livre des faits, scientifiques, esthétiques ou religieux. Je ne puis prétendre avoir réussi. Tous ces faits, je le crains, seront considérés comme ayant laissé leurs traces, vestiges et fantômes cachés derrière ces mots. Même la santé, comme la gaieté, s'y frayera accès. Aussi réussie que puisse être ma tentative, il y aura toujours le risque que le livre ne devienne acceptable, respectable, honoré et non lu. Pourquoi écrire, alors, me demanderez-vous ? Pour empêcher quelqu'un qui sait de remplir l'espace vide. Mais je crains de me sentir raisonnable, fichu grand Singe.

« En vous souhaitant à tous une heureuse folie et une fission relativiste (a happy lunacy and a relativistic fission),

Wilfred Bion »

Traduction de l'anglais par Claude Vincent, Albert A. Mason

Josiane Vincent-Chambrier et Jean Bégoin



MAGAZINE

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


Reproduction photographique d'un Lavis de Mireille Fognini (avril 1984) Format original 21 x 30


Lire Bion

Elisabeth ABOUT, Suzanne DEFFIN Christine MAS, Linda MORISSEAU

Pour nous quatre, choisir de lire Bion fut facile : son nom souvent prononcé, l'impact et la résonance de sa pensée perçus chez certains de nos aînés, tout cela attisait notre curiosité.

Cette année, qui est la quatrième de notre groupe de lecture de l'oeuvre de Bion, nous avons choisi Entretiens psychanalytiques, recueil des conférences que Bion avait données au Brésil en 1972 et 1973. Dans cette lecture actuelle, plus que dans toutes les précédentes, nous avons ressenti l'existence de notre petit groupe dans sa confrontation brutale avec le grand groupe de cet amphithéâtre posant des questions à Bion qui y répond « en direct ». Pourrions-nous dire que notre communication privée, devenue en quelque sorte publique, s'en est trouvée immobilisée? Dans cet article nous allons tenter de rendre compte de notre expérience d'une lecture privée de Bion et de sa transmission.

Dès la première année de notre travail en commun, alors que nous étions confrontées à des difficultés de compréhension d'un texte parfois très abstrait, l'une de nous qui avait déjà étudié Transformations évoque l'image d'un lac. Résonance d'une « préconception », le lac s'est imposé à nous comme une trame vers une « réalisation » de notre pensée. Image visuelle concrète, de transparence, de profondeur, aux contours énigmatiques, il fut notre compagnon de route.

Notre expérience pourrait alors se dire dans ces trois parties de la description que Bion nous propose du spectacle du lac :

« Par une journée calme et ensoleillée, un lac reflète... »

« La lumière virant à l'obscurité ou le calme faisant place à la

turbulence... » « Quelle est la nature de cet O? »1

1. W. Bion, Transformations, trad. franc., F. Robert, PUF, 1982, p. 58. Rev, franç. Psychanal., 3/1989


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1 - « Par une journée calme et ensoleillée, un lac reflète... »

Dans notre enthousiasme du début, nous avions le projet de lire toute la trilogie avec Aux sources de l'expérience, Eléments de la psychanalyse et Transformations. Conduites en cela par le discours de nos aînés sur Bion, nous espérions devenir sensibles à une nouvelle poésie dans la réflexion psychanalytique et retrouver dans nos exemples cliniques toute cette vitalité des mouvements psychiques. Dans la pensée de Bion, les mots qui viennent au bord des lèvres peuvent aussi bien être avalés que crachés, dévorés que vomis mais aussi s'écouler comme une mélodie. Cet enracinement dans le corps de la pensée, et ensuite des mots, à partir des organes des sens et de l'expérience émotionnelle, comme Freud l'avait théorisé 1, nous attirait. S'agissait-il alors pour nous d'un parcours initiatique vers une forme de pensée différente? Nous n'avions pas clairement présent à l'esprit qu'ultérieurement nous allions modifier notre regard sur les manifestations de la pensée sous quelque forme qu'elle soit. Lors de notre première lecture, nous étions plutôt dans une sorte de fascination qui était très proche des éléments primitifs de la pensée tels que Bion les a décrits sous l'aspect d'un vertex religieux. Nous pourrions dire que nous avions une intuition de l'importance de cette pensée.

Dans l'attente d'une rencontre avec la richesse de cette connaissance, il nous a fallu en passer par la dimension mystique de nos premières observations pour découvrir qu'il s'agissait en même temps du développement de la pensée dans le groupe et de ses prémisses sous la forme d'une intuition. La richesse, à peine perçue, nous entraînait déjà dans un mouvement de grande curiosité pour aller chercher plus loin, plus près des mots, pour les prendre, pour les comprendre.

Il est vrai que nous éprouvions une grande timidité, et modestement nous avons commencé à lire Réflexion faite. Ce recueil de ses articles les plus anciens que Bion avait remaniés pour leur publication, survenue bien après qu'il eût élaboré sa théorisation d'un modèle pour la pensée, pouvait garder, à nos yeux, l'importance d'une première esquisse de la pensée de Bion. Nous pressentions l'oeuvre comme ardue. Plus difficile puisse être sa lecture, plus proche d'un idéal pouvait-elle nous conduire. Nous partions explorer un espace inconnu et rempli d'obstacles. Pourquoi pas dans une petite expédition collective? L'idée était rassurante, elle nous garantissait, en quelque sorte, 1' « impunité parlementaire »; les « pilleurs de tombe du cimetière d'Ur » ne s'étaient-ils pas regroupés pour oser franchir les limites du sacrilège? Eléments de la psychanalyse a suivi Aux sources de l'expérience dans notre parcours.

Nous voilà au bord du lac.

1. S. Freud, Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques, trad. franç., J. Laplanche, in Résultats, idées, problèmes, I, 1890-1920, PUF, 1984.


Lire Bion 1401

Nous avions espéré y trouver la nature vraie de notre pensée et sa complétude. Pourtant nous n'avons pas trouvé la complétude attendue, mais l'incertitude à chaque page et à propos de tout.

2 - « La lumière virant à l'obscurité ou le calme faisant place à la turbulence... »

Notre petit groupe se trouvait bousculé lorsque la pulsion épistémophilique prenait l'allure d'une expression de notre angoisse. Parfois se présentait au premier plan de nos préoccupations, non plus l'étude de la pensée de Bion, mais plutôt l'intérêt de critiquer ou bien une propension vers une idéalisation, ou bien encore la recherche d'une nouvelle idéologie que nous allions mettre à jour. Notre lecture à ce point laissait paraître dans son évolution des mouvements défensifs. Ce qui prenait l'allure d'une attaque de la pensée de Bion pouvait tout aussi bien être compris dans le développement même de notre travail commun.

Sans doute, cette hypothèse de base et les autres, nous servaient-elles à donner une cohérence à nos pensées chaotiques, empreintes de tellement d'émotion. Différente pour toutes et pourtant commune, l'image du lac arrivait alors à un moment de notre expérience émotionnelle pour en atténuer l'intensité. Devant la difficulté à trouver la vérité d'une théorie, nous pouvions retrouver ce spectacle d'un lac dont l'essence est inaccessible, mais qui peut seulement montrer ce que l'atmosphère nous en laisse percevoir. Notre curiosité excitée par cette recherche nous sensibilisait au recours à la mythologie et plus particulièrement au mythe d'OEdipe dans l'espoir d'y trouver une représentation pour nos angoisses du moment et nous donner l'idée qu'une cohésion existait entre des éléments dont les liens n'étaient pas toujours évidents. Tirésias, ce démon, venait nous inquiéter et nous barrer la route. Qu'avions-nous à aller chercher de façon itérative « la version exacte » du mythe? Nous avons fini par comprendre, nous a-t-il semblé, que nous illustrions ainsi la fausse hypothèse maintenue pour empêcher l'émergence de l'angoisse, le développement de notre pensée et l'idée nouvelle.

Dans notre recherche, nous pouvions craindre qu'intervienne un « changement catastrophique », éclatement à la manière d'un Big Bang, qui marquerait l'expansion de notre pensée mais qui pouvait aussi exprimer notre vertige et notre panique : accepter la disjonction, la divergence, un arrangement qui ne compose pas mais juxtapose, un chaos porteur de sens où la dislocation n'est pas négative, un univers où les fragments qui s'abattent sont vivants et non pas univers de l'harmonie préétablie, où les parties ne prennent pas leur sens de leur environnement immédiat. Nous n'avons pas lu Transformations afin d'éviter les trous noirs.

De façon inattendue semble-t-il, l'expérience émotionnelle liait les éléments


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disjoints de notre pensée. Nos souvenirs des concepts fondateurs et la coloration si différente apportée par Bion, nous amenaient à nous interroger sur les mouvements des éléments de notre pensée dans le groupe au travers des mouvements de liaison et de déliaison. Nous avons découvert que le moment présent peut être, à lui seul, porteur de toute potentialité. Là se vivait l'expérience émotionnelle et son devenir dont nous pouvions attendre la transformation. Serait-ce l'illusion d'un instant sans lendemain? Bion nous amène jusqu'aux confins de la création de la pensée symbolique comme dans un espace temps musical contemporain follement contrasté, distendu entre des pôles antinomiques, composé de durée et de mouvement, en rupture et éparpillement, où partout pénètre le silence et où la structure la plus élaborée bascule soudain aux limites du bruit et du cri dans un volume de sons et de timbres au jeu complexe de durées infinitésimales démultipliées à l'excès. Nous avons dû faire l'apprentissage de l'incertitude sous la forme de sa nécessité et développer notre capacité à s'y mouvoir.

C'est de maintenir en soi cette attention, « sans mémoire ni désir », suffisamment longtemps qui peut nous conduire à tolérer mieux l'expérience émotionnelle. Notre besoin de recourir si souvent à la représentation du lac était notre façon de parler de Bion lui-même comme membre de notre groupe pour, finalement, parler de la nature de O.

3 - « Quelle est la nature de O ? »

Pour nous approcher un peu plus de Bion, et de l'essence de sa personnalité, nous avons évité Transformations mais nous avons recherché une intimité avec sa personne dans Entretiens psychanalytiques. Cette intimité, en fait, nous avons dû la partager avec un amphithéâtre. L'idée que certains aient pu connaître Bion de son vivant, aient parlé avec lui, était si difficile à accepter que nous avons imaginé qu'il avait dialogué avec lui-même et qu'il avait même pu construire les questions autant que les réponses.

Au fond, lire Bion n'est pas forcément le mieux connaître ni mieux comprendre sa pensée mais c'est apprendre à chercher. Ce peut être l'expérience perceptive et parfois menaçante d'un petit groupe dans sa dimension émotionnelle qui nous en a donné le meilleur exemple vivant. Bion nous apprend à désapprendre de nous fier au sens trop strict des mots pour laisser notre pensée ouverte à leur ambiguïté. Et si la vérité existait dans l'intransmissible d'une rencontre et dans l'indicible d'une communication, sa nature se trouverait-elle dans cette expérience ou ailleurs ?

En fait quelle est la nature de cet O?


Lire Bion 1403

« S'il existe une chose-en-soi, une chose que Kant appellerait le noumène, tout ce que nous pouvons savoir ne concerne que le phénomène. C'est lorsque les noumènes, les choses elles-mêmes, s'avancent jusqu'à rencontrer ce qu'on peut appeler un esprit humain que le monde des phénomènes se met à exister. »1

Elisabeth About

Suzanne Deffin

Christine Mas

Linda Morisseau

N.d.l.R. — Le texte de Bion auquel les auteurs font allusion est le suivant2 :

« Par une journée calme et ensoleillée, un lac reflète les arbres de la berge; sur la rive opposée se tient un observateur. L'image présentée par les arbres est déformée par le reflet : toute une série de transformations sont effectuées par les changements atmosphériques. Supposons que l'observateur ne puisse voir que le reflet; il n'en serait pas moins capable de déduire la nature de O. A supposer que les conditions atmosphériques ne soient pas trop perturbées, la mise à l'épreuve de sa capacité de déduction serait relativement facile s'il lui était simplement demandé de reconnaître qu'il observe le reflet des arbres; elle serait déjà plus difficile s'il lui fallait identifier l'espèce des arbres, et tout à fait impossible s'il lui fallait préciser la structure microscopique des feuilles.

« Un changement d'atmosphère, la lumière virant à l'obscurité ou le calme faisant place à la turbulence, aurait tantôt une faible influence, tantôt une influence si profonde que l'observateur devrait mobiliser toutes ses qualités perceptives pour déduire la nature de O. De même que les questions qui lui sont posées peuvent se révéler excessivement difficiles, de même les conditions atmosphériques peuvent se révéler excessivement déformantes.

« Cet exemple me servira de modèle pour l'observation analytique des transformations. Il est commode de supposer que les liens A, H et C ont la même influence sur la transformation que les changements atmosphériques de mon modèle : commode, mais pas nécessairement vrai, comme cela apparaît clairement si nous pensons à une expérience analytique où le lien émotionnel est extrêmement complexe; on pourrait d'ailleurs en dire autant des conditions atmosphériques. Je ne veux pas suggérer que la turbulence et la déformation sont invariablement le résultat de l'émotion; je souhaite au contraire me réserver la possibilité d'envisager une situation où ce sont les émotions qui formeraient une constante et où les variations seraient dues à d'autres facteurs.

« Dans mon modèle, les arbres sur la berge du lac sont censés être les manifestations de O. Quelle est la nature de cet O, ou de son équivalent, dans l'analyse?

1. W. Bion, Entretiens psychanalytiques, trad. franc., B. Bost, Gallimard, 1980, p. 25.

2. In Transformations, Passage de l'apprentissage à la croissance (1965), trad. franç., F. Robert, PUF, 1982, p. 58-59.


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Supposerons-nous qu'il s'agit invariablement d'un fait qui est connu de l'analyste et de l'analysant, ou du moins susceptible d'être connu d'eux ? En réalité, nous n'avons pas le choix, car si nous postulions que O pourrait consister en n'importe quelle circonstance de la vie du patient, qu'elle soit ou non connue de l'analyste, nous postulerions par là même une condition qui rendrait l'analyse impossible. De tels faits existent, mais l'efficacité de l'analyse exige qu'ils demeurent étrangers à la procédure analytique ou ne s'y rapportent que pour autant que l'un au moins de leurs aspects soit accessible à l'analyste et à l'analysant. Je postulerai donc que O, dans toute situation analytique, est susceptible d'être transformé par l'analyste et par l'analysant. »


Beckett et Bion* Didier ANZIEU

La monumentale biographie de Samuel Beckett par Deirdre Bair (1978) apporte au psychanalyste une information importante. En 1934-1935, pendant deux ans, à raison vraisemblablement de quatre séances par semaine, à la Tavistock Clinic de Londres, Samuel Beckett (Sam pour les intimes), âgé de vingt-huit et vingt-neuf ans, suit une cure psychanalytique avec Bion. Beckett souffre en effet depuis deux ans de troubles inextricablement mentaux et physiques : phases de retrait narcissique et épisodes dépressifs de plus en plus graves, qui l'ont conduit à résilier son poste d'assistant de littérature française au Trinity College de Dublin, sa ville natale; malaises somatiques douloureux et inquiétants, tels que furoncles au cou, puis à l'anus, et accès de suffocation, avec angoisse de mourir; troubles du comportement : cynisme, arrogance, alcoolisme, fréquentation des bars et des prostituées. Un ancien camarade d'études, devenu médecin puis psychiatre, le Dr Geoffrey Thompson, lui fait entrevoir la dimension psychologique de ses problèmes et l'accueille dans son hôpital pour une sorte de stage clandestin d'infirmier psychiatrique, d'où Beckett tire l'idée de son premier roman Murphy. Thompson l'oriente finalement vers la Tavistock Clinic.

L'établissement est alors différent de ce qu'il est devenu depuis, par son emplacement et par son esprit. La Tavistock Clinic londonienne a été fondée vers 1920 par Chrichton-Miller, un neurologue, non psychanalyste, qui voulait en faire un lieu spécialisé dans la pratique des psychothérapies et ouvert à la diversité de celles-ci. Jusqu'à la seconde guerre mondiale, s'y côtoyaient des psychothérapeutes freudiens, jungiens, adlériens. L'influence de Jung était alors importante et il n'y a rien d'étonnant à ce que Jung ait été invité à l'automne 1935 pour y donner une série de conférences sur la création littéraire, auxquelles Bion a assisté. Né le 8 sep*

sep* pour la première fois dans la Revue de Psychothérapie psychanalytique de Groupe, n° 5-6, 1986 ; puis en anglais dans l'International journal of Psychoanalysis, vol. 16, 1989 et reproduit avec l'aimable autorisation des Editions ERES de Toulouse.

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1406 Didier Anzieu

tembre 1897 aux Indes, Bion a neuf ans de plus que Beckett, pour qui il reproduit d'abord la figure sécurisante de Franck, le frère aîné de Sam. Bion, docteur en médecine en 1929, entre à la Tavistock Clinic en 1933. Il est encore un débutant quand il reçoit Beckett. Il semble qu'en 1934, Bion soit toujours en psychothérapie psychanalytique personnelle avec l'éclectique Dr Madfield 1. Sa formation est loin d'être strictement freudienne, ce qui explique des maladresses vraisemblables, voire l'acting out d'inviter à dîner Beckett et de l'emmener ensuite écouter une des conférences de Jung. Dans l'Innommable, le narrateur beckettien se moquera avec beaucoup d'humour des ratés de son interlocuteur à peu près aussi neutre, invisible, muet, absent et exigeant qu'un psychanalyste.

Le bâtiment de la Tavistock donnait alors, semble-t-il sur un square, qui correspondrait à la scène initiale de Mercier et Camier, premier roman écrit directement en français par Beckett et où le voyage raté des deux héros est une transposition évidente du périple psychanalytique. Bion était grand, fort, impressionnant, rougeaud (il paraissait plus grand d'ailleurs qu'il n'était en réalité) : ne serait-ce pas tout le portrait de Camier dont le roman précise la profession : détective privé, spécialisé dans la recherche des objets d'amour perdus?

De sa petite enfance aux Indes, de sa mise en pension précoce en Angleterre, Bion semble avoir gardé des troubles psychiques profonds : il a confié dans son autobiographie avoir lui-même traversé une phase autistique. Il a dû retrouver beaucoup de lui dans Beckett, ce qui expliquerait le bon contact qui s'établit rapidement entre eux et une amélioration spectaculaire des symptômes de Beckett. Je suppose que l'intérêt alors porté par Bion aux tuberculeux et à leur problématique de dépendance l'a éclairé sur les troubles respiratoires de son patient. Bion aurait ensuite été désarmé devant les rechutes dont son patient le rend responsable, devant sa réaction thérapeutique négative, devant son refus de se séparer de sa mère, veuve abusive, protestante rigide, avec laquelle Sam a toujours et profondément souffert d'incommunication, bref, devant l'évolution du transfert fraternel positif en transfert maternel négatif, ou pour parler en termes qui seront plus tard ceux de Bion, devant l'installation d'un postulat de base d'attaque-fuite à la place de celui de dépendance. Sous l'influence de Rickman, Bion s'intéresse alors à l'histoire, à la psychologie sociale, aux groupes. Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale qu'il entreprend une seconde cure avec Melanie Klein, qu'il pratique la psychanalyse sur des schizophrènes et qu'il élabore une théorie de l'activité de penser.

Mon hypothèse est la suivante. En 1934-1935, Beckett et Bion ont été confrontés ensemble et se sont heurtés à une problématique correspondant à ce que Bion va appeler le protomental (où fonctionnements physique et psychique sont indissociés)

1. Bion fera avec Rickman en 1938-1939 une seconde analyse, interrompue par la guerre ; puis avec Melanie Klein de 1946 à 1930 une troisième analyse interrompue par lui-même.


Beckett et Bion 1407

et à ce que Melanie Klein commençait tout juste de théoriser sous la dénomination de positions psychotiques. A partir de 1945, l'oeuvre romanesque (en langue française) de Beckett et à partir de 19501 l'oeuvre scientifique de Bion (en anglais) constituent des tentatives parallèles d'élaborer ce noyau psychique de ténèbres terrifiantes et de les rendre intelligibles. Beckett ne décrit-il pas chez Murphy, son premier héros romanesque, trois zones psychiques : « clarté », « pénombre », « noir »? Le roman est ébauché par Beckett avant sa psychanalyse avec Bion, restructuré au cours de cette psychanalyse et terminé en 1936-1937, un an environ après l'arrêt de celle-ci. Je suppose que Bion a fini par être convaincu de la vocation littéraire de son patient et que c'est une des raisons pour lesquelles il l'a emmené écouter Jung parler de la régression quasi hallucinatoire et dépersonnalisante propre au saisissement créateur. Beckett évoquera à plusieurs reprises dans sa vie cette conférence qui l'a marqué : la création lui est sans doute apparue comme une alternative heureuse à la maladie mentale.

La correspondance de Beckett avec son aîné et ami, l'écrivain irlandais Mac Greevy vivant à Paris, fournit quelques renseignements sur la psychanalyse avec Bion, ratée sur le moment, mais réussie à moyen terme. Beckett décrit sa psychanalyse avec Bion en des termes voisins de ceux par lesquels Bion décrira sa psychanalyse avec Melanie Klein : elle le laisse vide; l'analyste a des idées arrêtées : ses interprétations ne font que traduire son « vertex », sa perspective d'analyste, non celle du patient (Beckett, sollicité par moi en 1984 de donner son avis sur mes interprétations de son oeuvre, me répondra pareillement : fantasmes de psychanalyste)! Bion vit sa 133e séance (il les comptabilise donc) comme une interminable « prise de bec ». Cette expression française met en jeu le patronyme même de Beckett : les Becquet, ses ancêtres, étaient des huguenots français ayant fui en Irlande, à la fin du xviie siècle, les persécutions. Nouvelle similitude avec Bion, dont un ancêtre, Jean-François Bion, né en 1668, fut curé de campagne puis aumônier sur la galère La Superbe. Touché par le courage des huguenots condamnés à être galériens, il y vit une marque de la vraie foi, gagna Genève en 1707 où il embrassa la Réforme, puis devint pasteur en Angleterre. Il publia à Londres en 1708 une Relation des tourments qu'on fait souffrir aux protestants sur les galères de France2.

Etymologiquement Bec symbolise la parole facile, voire médisante, la pointe de la langue. Par la rupture à retardement en 1937 avec sa mère, l'Irlande et la langue anglaise, Samuel Beckett, en émigrant à Paris et en faisant oeuvre d'écrivain français, revient à ses origines et accomplit le signifiant de son nom propre.

Entre 1945 et 1950, il compose la trilogie romanesque Molloy, Malone meurt,

1. Avant cette date, Bion a publié uniquement sur les groupes. Sa première communication à la Société britannique de Psychanalyse sur « le jumeau imaginaire » date de 1950 (texte repris en 1967 in Second thoughts, trad. franc., Réflexion faite, Paris, PUF):

2. D'après E. Labrousse, La révocation de l'Edit de Nantes, Paris, Payot, p. 213.


1408 Didier Anzieu

L'Innommable, et la pièce de théâtre, En attendant Godot, qui le rend célèbre. En cette même période, Bion publie ses travaux sur le groupe et effectue son analyse avec Melanie Klein. Dix ans plus tard, rédigeant en 1959-1960 son dernier roman, Comment c'est, à la limite du genre romanesque et de la lisibilité, Beckett récapitule en trois phases la vie du héros et sa reptation dans la boue : avant Pim, avec Pim, après Pim, phases que je déchiffre ainsi : avant Bion, avec Bion, après Bion.

Ce sont là des effets d'après-coup de sa cure. Sur le moment toutefois, Beckett, au lieu de rompre avec sa mère comme le lui demandait Bion, tombe malade chaque fois qu'il la retrouve, rompt avec Bion et décide unilatéralement de mettre fin à sa psychanalyse à Noël 1933. « Chaque fois qu'il croit aller mieux, il a des palpitations cardiaques, il suffoque, il souffre d'atroces douleurs à la poitrine. Il est sûr qu'il s'agit d'angine de poitrine et qu'il va mourir d'un instant à l'autre, victime de la maladie qui a emporté son père » (D. Bair, trad. franc, p. 185).

En procédant entre 1933 et 1937 à la rédaction de Murphy, contemporaine de sa psychanalyse avec Bion, Beckett effectue ce que Bion théorisera vingt ans plus tard, en 1957; « la différenciation de la part psychotique et de la part non psychotique de la personne » et l'observation de la première par la seconde. Le clivage du psychisme et de la réalité extérieure et celui, concomitant, de l'esprit et du corps, est non seulement décrit mais le mécanisme de défense du clivage, qui commence tout juste d'être connu des psychanalystes, est nommé comme tel : « Fendu en deux, toute une partie de lui-même ne quittait jamais le cabinet mental qui s'imaginait comme une sphère pleine de clarté, de pénombre et de noir » (p. 83). Est-ce Bion qui a enseigné à Beckett ce terme de splitting ou est-ce Beckett qui en aurait donné l'idée à son psychanalyste, grâce à cette capacité intuitive qui permet si souvent aux écrivains de devancer les découvertes des psychologues? La distinction des trois zones — clarté, pénombre, noir — recoupe à première vue la première topique freudienne — conscient, préconscient, inconscient —, certainement connue de Beckett. Mais la zone « noir » de Murphy diffère de l'inconscient tel que Freud l'a conçu et ressemble beaucoup plus à ce que des disciples de Bion, comme Frances Tustin, décriront plus tard comme le monde tourbillonnaire 1 de l'autisme : « un flux de formes qui allaient sans cesse s'agrégeant et se désagrégeant (...) sans amour ni haine, ni aucun principe de changement concevable. Ici il n'était pas libre, mais un atome dans le noir de la liberté absolue » (p. 84). Bion parlera par la suite du rayonnement du noir.

Les particularités de fonctionnement de la zone « noir » chez Murphy entraînent deux contreparties. Le héros trouve apaisement et plaisir en se livrant

1. A noter que Vortex, en français comme en anglais, désigne un tourbillon creux se produisant dans un fluide en écoulement. Cf. D. Houzel, Le monde tourbillonnaire de l'autisme, 1985.


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nu dans son rocking-chair à l'autobercement (tout comme Bion confiera plus tard dans son autobiographie s'être dégagé de l'autisme à l'adolescence par la pratique intensive de la masturbation) — un autocontenant kinesthésique se substituant au Moi-peau tactile défaillant. L'autre pôle de son oscillation psychique est le pôle « effondrement », où Murphy se ressent comme « un projectile sans provenance ni destination » (p. 85), anticipation de l'écran d'éléments bêta, concept que Bion publiera en 1955. La désagrégation finale de Murphy, réfugié comme infirmier dans un hôpital psychiatrique, l'illustre bien : il ne peut plus se faire une image des êtres humains, voire des animaux, qu'il a connus ; son esprit est envahi par « des fragments de corps, de paysages, des mains, des yeux, des lignes et des couleurs n'évoquant rien » (p. 180); avant de mourir asphyxié (allusions aux suffocations de Beckett) et brûlé par un acte manqué suicidaire, il laisse une lettre testament où il demande que ses « corps, esprit et âme ci-joints soient incinérés, que les cendres soient déposées dans les w-c d'un théâtre de Dublin qu'il aimait fréquenter et qu'on tire la chasse d'eau pendant le spectacle pour les faire disparaître » (p. 192). Le sein vide, c'est-à-dire l'échec de la fonction contenante, ne peut pas être mieux figuré.

Un comparse de l'action (un groupe de quatre amis des deux sexes se lance à la poursuite de Murphy en fuite) a noté auparavant ironiquement chez Murphy un fonctionnement en « système clos », tel que « pour chaque symptôme qu'on allège, un autre s'aggrave » et qui est régi par une parodie du principe freudien de constance : « Le quantum de manquum ne peut pas varier » (p. 144).

Si Murphy est le roman de l'identification projective pathologique, où Beckett perlabore le postulat de base de dépendance sur lequel sa psychanalyse a buté, le roman suivant, Watt, écrit, toujours en anglais, sous l'occupation en France, est consacré aux manifestations de ce que Bion nommera en 1959 l'attaque contre les liens, et à la perlaboration du postulat de base attaque-fuite. Attaques contre les liens affectifs : Watt se défait de tous les liens avec les personnes qu'il connaît ou qu'il rencontre, à l'image de son maître, M. Knott, dont il est pendant deux ans le serviteur (allusion aux deux ans de psychanalyse avec Bion) et qui n'a avec lui aucune relation personnelle en dehors d'un code strict des horaires et des activités. Attaques contre les liens établis par la pensée verbale : dans la deuxième partie du roman, Watt, interné dans un hôpital psychiatrique, n'a plus avec Sam (prénom de Beckett), un autre pensionnaire, que des conversations où le sens des phrases et des mots se désagrège de plus en plus. Les pages 170 à 173 illustrent avec douze ans d'avance l'article fondamental de Bion, en 1955, sur « le langage et le schizophrène ». Elles fournissent une série logique systématique d'exemples d'inversions : de l'ordre des mots dans la phrase, de l'ordre des lettres dans le mot (rusco amgam..., drem lom) 1,

1. Obscur magma... merde molle.


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de l'ordre des phrases dans le discours, jusqu'à la combinaison de plusieurs de ces inversions en même temps : tav te tonk, toc à toc 1. Ainsi une carence dans la communication échotactile primaire laisse-t-elle des traces qui altèrent et brouillent les communications verbales acquises ultérieurement : Watt communique « à l'envers ». Ce n'est pas par hasard si la dernière inversion langagière citée dans le roman (Gueva, tapa, nofa, c'est-à-dire aphone, apathique et aveugle) correspond à une castration de nature non pas phallique mais sensorielle.

Ici pointe un mécanisme de défense archaïque, auquel Beckett donne libre cours dans sa trilogie romanesque ultérieure : les attaques contre les liens entre les sensations, mécanisme que Meltzer définira par le « démantèlement » et que Bion évoquera comme castration infligeant de multiples trous à la surface de la peau.

Au printemps 1946, Beckett, à l'occasion de son quarantième anniversaire, va passer quelques semaines à Dublin auprès de sa mère vieillissante et malade. Une nuit de tempête, il a sur une des jetées du port, la vision de son oeuvre à venir : c'est le saisissement créateur. Il décide de n'être plus à l'écoute que de lui-même, de sa boue et de son obscurité, tout comme Bion qui commence au même moment sa psychanalyse avec Melanie Klein, la terminera en ayant appris à être seulement à l'écoute de lui-même.

De la mi-juillet 1946 au printemps 1947, Beckett écrit à Paris son premier roman en français, Mercier et Camier, dont il diffère la publication jusqu'en 1970 (après l'attribution en 1969 du prix Nobel). J'y vois une oeuvre de transition où il dit adieu à sa psychanalyse dont il a perlaboré suffisamment les difficultés et les bénéfices et où il fait place nette à ce que l'oeuvre à venir aura d'original. Ce roman est organisé autour du troisième postulat de base selon Bion, celui du couplage.

Après plusieurs départs en voyage ratés, Mercier et Camier, représentations respectives du patient et du paychanalyste, accomplissent péniblement, à I'avantdernier chapitre, leur séparation. La route fait une fourche; chacun prend une direction différente. Au dernier chapitre, dix années après, un dénommé Watt organise une rencontre entre eux. Ils ont du mal à se reconnaître. En écho à une formule favorite de Bion que Beckett a dû entendre de sa bouche (le psychnalyste doit être « sans mémoire ni désir »), Camier demande qu'on excuse son peu de mémoire et Mercier répond : « Si je n'étais pas sans désirs (...), je m'achèterais un de ces chapeaux » (p. 193-194).

Au bar, un whisky réchauffe leur échange : Camier avoue avoir eu envie de revenir, lui aussi, sur leur passé commun, mais l'alcool pousse Watt à faire scandale (allusion aux accès alcooliques de Beckett). Mercier et Camier s'enfuient. « Tu ne veux pas m'accompagner un bout de chemin? dit Mercier. De quel côté vas-tu?

1. Watt et Knott, côte à côte.


Beckett et Bion 1411

dit Camier. J'habite maintenant de l'autre côté du canal, dit Mercier. Ce n'est pas mon chemin, dit Camier » (p. 204). Beckett habite en effet désormais de l'autre côté du Channel et le chemin de Bion, qui s'apprête à poursuivre et à renouveler son oeuvre psychanalytique, diverge du chemin de Beckett, qui s'apprête à poursuivre et à renouveler son oeuvre littéraire. Mercier et Camier font néanmoins un bout de chemin ensemble : « Au fond, dit Camier, on s'est parlé de tout, sauf de nous. Nous avons mal travaillé, dit Mercier, je ne dis pas le contraire » (p. 206). Ils pleurent un moment ensemble, en se confiant que ça ne va pas tellement bien maintenant pour l'un et pour l'autre. Mercier montre à Camier les fleurs qu'il cultive et auxquelles celui-ci ne prête pas grande attention, puis l'hôpital « pour les maladies de la peau » où il a fait connaissance de Watt. Camier, la nuit venue, prend un congé définitif : « Adieu, Mercier » (p. 210). Mercier est enfin vraiment seul. « Dans le noir, il entendait mieux, aussi il entendait des bruits que le long jour lui avait cachés, des murmures humains par exemple, et la pluie sur l'eau » (phrase finale, p. 210). Non plus un esseulement schizoïde et autodestructeur, mais une solitude féconde, créatrice.

Cette rencontre a posteriori n'a sans doute eu lieu que dans la tête de Beckett. Achevant d'écrire Mercier et Camier, il se rend compte qu'il a beaucoup puisé dans les souvenirs de sa psychanalyse et l'au revoir provisoire adressé à son psychanalyste dix ans plus tôt se transforme maintenant en un adieu définitif. Il sait aussi qu'il n'a pu concevoir les personnes de Murphy et Watt que grâce à la meilleure conscience de lui-même apportée par sa cure. Entre Bion et Beckett s'interposent désormais des êtres intermédiaires : Murphy, Watt, Madden, et bientôt Molloy et Malone. La scène du bar entre Mercier, Camier et Watt pourrait résulter d'une condensation entre la situation du psychanalyste visité par ses patients, celle du romancier visité par ses personnages et le souvenir du dîner d'octobre 1935 auquel Bion, par un passage à l'acte contre-transférentiel, a convié Beckett avant d'aller ensemble écouter Jung parler des rapports de la psychanalyse et de la création littéraire. La prédiction de Jung se réalise : « La fascination des contenus inconscients devient de plus en plus forte ; le contrôle conscient se réduit proportionnellement jusqu'à ce qu'enfin le patient sombre tout à fait dans l'inconscient dont il devient la victime absolue. Il est la victime d'une nouvelle activité autonome qui n'émane pas de son Moi, mais de la sphère obscure » (D. Bair, trad. franç., p. 195 et 363).

S'ensuit la composition de la trilogie romanesque où Beckett trouve enfin sa voie singulière, où la situation psychanalytique est librement transposée. Venons-en au dernier roman de Beckett où, selon mon hypothèse, il récapitule son parcours à la fois de patient et d'écrivain.

On sait, grâce à D. Bair, que Beckett lisait alors avec passion la biographie de Freud par Jones, qu'il interrogeait un neveu, devenu psychiatre, sur les idées de


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Melanie Klein et on peut supposer qu'il avait gardé une curiosité, tenue secrète, à l'égard des travaux de Bion.

Dans Comment c'est, les deux protagonistes Pim et Bom sont les deux faces d'un même personnage. Or, la condensation de leurs deux noms-syllabes ne laisse aucune équivoque : Pim + Bom = (P) Biom, c'est-à-dire Bion (qui se prononce à l'anglaise « Bionne »). Cette équation phonétique et symbolique est reprise de Murphy, où le surveillant-chef de l'hôpital psychiatrique et son adjoint, qui est aussi son jumeau, s'appellent, plus explicitement encore Bim et Bom. Dans Comment c'est, la symétrie B et P renforce et élargit le système des dédoublements, tout en inscrivant, dans la lettre même, le nom de l'analyste. Beckett ne savait-il pas que Bion avait fait un exposé sur le thème du jumeau imaginaire?

Ajoutons qu'en anglais Bom sonne comme un coup frappé : Bom entre en effet en contact avec Pim en le frappant à la fesse d'un coup d'ouvre-boîtes (allusion au furoncle à l'anus de Beckett, et à de fortes pulsions sadiques et homosexuelles).

Comment c'est est un état limite de l'oeuvre littéraire. Magma verbal sans ponctuation, l'attaque contre la pensée verbale y est poussée plus loin que dans Watt; l'idée même d'un plan du livre et de sa progression temporelle est détruite au fur et à mesure par le narrateur; la phrase disparaît comme structure habituelle du récit (alors que Joyce, son modèle, n'avait dans Finnegan's wake attaqué que la structure des lettres dans le mot). L'accumulation des mots, répartis toutefois dans des sortes de strophes ou des versets à la demande de l'imprimeur et de l'éditeur, oblige le lecteur à une lecture à haute voix où il prend et reprend sans cesse le souffle, c'est-à-dire à partager l'expérience beckettienne de la suffocation. Au lieu d'être représentée dans le contenu du roman, elle est transposée dans le contenant, dans la forme. La transformation, non nommée comme telle, par Beckett de la relation contenant-contenu est tout à fait cohérente avec la pensée psychanalytique de Bion sur ce point. « Au cours d'une conversation avec Tom Driver, Beckett — rapporte sa biographie — dira que l'art s'est jusque-là débattu dans la tension entre le " gâchis " (c'est-à-dire la confusion de l'existence) et la " forme ". » Jusqu'alors d'après lui, l'art s'est efforcé de supprimer le gâchis et d'imposer la forme. « Comment, demande Beckett, admettre le gâchis, qui semble être le contraire même de la forme, et par conséquent destructeur de ce que l'art prétend être? »

A sa propre question, il répond que l'on ne peut plus écarter le gâchis « parce que nous sommes parvenus à une époque où il envahit notre expérience à tout instant. Il est là et il faut l'admettre »... « Trouver une forme qui exprime le gâchis telle est maintenant la tâche de l'artiste » (D. Bair, trad. franc., p. 467). Au lieu que l'oeuvre soit un contenant du gâchis, le gâchis devient le contenant paradoxal de l'oeuvre.

Ce gâchis est celui du discours, de la diversité, de la confusion des discours


Beckett et Bion 1413

dont celui qui les entend et les profère à son tour ne sait pas qui en est le sujet. Comment c'est l'explicite : « Tâcher d'entendre quelques bribes (...) les ajouter les unes aux autres faire des phrases d'autres phrases » (p. 130). Le discours du narrateur beckettien s'interroge sur la nature plurielle de la voix humaine : « Quaqua notre voix à tous quels tous tous ceux ici avant moi et à venir solitaires dans cette souille ou collés les uns aux autres tous les Pim bourreaux promus victimes » (p. 131).

A la différence de l'acte de parole, qui se déroule sur un axe syntagmatique orienté où la place successive des mots détermine le sens produit par leurs combinaisons, l'acte de lecture est discontinu et réversible : on peut lire en sautant des mots, des lignes, des pages; on peut revenir en arrière, rectifier ce qu'on a lu, le ressasser. Par contre, Comment c'est est un livre qu'on ne peut lire que d'affilée. Au lieu d'être pris par le déroulement d'une histoire qui va inexorablement à travers diverses péripéties, de son début à sa fin, le lecteur expérimente l'incertitude de statut du narrateur : qui parle? qui est parlé? à qui la voix parle? de qui parle-t-elle? En suivant le désordre du texte, il va, revient, se détourne, hésite, se trompe, répète, se déplace, aveugle, agrippé et glissant, dans le magma des mots, tout comme le narrateur rampe dans sa souille au milieu de l'obscurité, à côté de son sac, c'est-à-dire à côté d'un sens défini qui immobiliserait la dérive des mots, d'un sac rempli de conserves dont une lecture ordonnée se ferait l'ouvre-boîtes. Cela ne constitue-t-il pas un trait fondamental, de l'humaine condition ? « Si l'on veut bien considérer que l'écoute d'un seul de nos murmures et sa rédaction sont l'écoute et la rédaction de tous » (p. 167). D'où une autre conséquence : la lecture est une redécouverte perpétuelle et de la solitude et de la parole intérieure : « Difficile à croire que j'aie une voix moi oui en moi oui (...) pour rien oui moi oui mais il faut le croire oui » (p. 174-175).

Le récit de l'accession de Beckett à un travail créateur réussi peut se terminer. Après Pim et sans Pim, celui qu'il surnomme Bem a, quatorze ans plus tôt, trouvé son style, sa forme, son ton singuliers. Il constate que cette phase sans Pim n'a pas été que le temps de la séparation, de l'abandon, de la rupture : c'est aussi celui de la découverte simultanée du groupe interne (la pluralité des voix) et de « la compagnie de ses semblables » : « et qu'ainsi reliés directement les uns aux autres chacun d'entre nous est en même temps Bom et Pim bourreau victime pion cancre demandeur défendeur muet et théâtre d'une parole retrouvée dans le noir et la boue » (p. 169). Compagnie d'une voix qui dit la solitude et la rend supportable : « Cette solitude où la voix la raconte seul moyen de la vivre » (p. 156). Compagnie du lecteur pour le narrateur : là où il y a une oreille un esprit pour comprendre (...) une oreille pour entendre même mal ces bribes d'autres bribes d'un antique cafouillis » (p. 162).

Ainsi Bion s'est-il intéressé aux désordres de la pensée verbale quand Beckett a cessé d'en faire le thème de ses romans, Beckett a-t-il fait du groupe


1414 Didier Anzieu

interne des voix qui parlent en désordre en chacun de nous le thème de ses romans quand Bion a élaboré la théorie des postulats psychiques de base des groupes humains. Une telle complémentarité antithétique entre patient et psychanalyste, peut, l'exemple le montre, rendre chacun d'eux créatif par symétrie avec l'autre. Bion, disent ceux qui l'ont connu, dans les groupes en fait se parlait à lui-même, tout comme le narrateur beckettien. A la fin de sa vie, il rêvait d'écrire des romans, tout en se contentant de rédiger ses mémoires. Comme Beckett, il oscillait entre cynisme et dépression, entre associations libres et ce que Resnik appelle la dissociation libre. Pour ces deux créateurs, chacun semble avoir été en secret le jumeau imaginaire de l'autre, non pas le jumeau identique que Bion a décelé chez ses patients schizophrènes, mais le double complémentaire qui apparaît comme une étape décisive du processus créateur.

Didier Anzieu

7 bis, rue Laromiguière

75005 Paris

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bair (D.), Samuel Beckett, 1978. trad, franc., Paris, Fayard, 1979.

Beckett (S.), Tous les romans cités sont publiés aux Editions de Minuit.

Houzel (S.), Le monde tourbillonnaire de l'autisme, Lieux de l'enfance, n° 3, juillet 1986.

RÉSUMÉS

Beckett a suivi pendant deux ans (1934-1935) une psychanalyse avec Bion à Londres, avant d'émigrer à Paris puis d'entreprendre en français son oeuvre romanesque la plus importante. L'auteur de l'article cherche dans cette oeuvre les traces de l'expérience psychanalytique interrompue par Beckett notamment la transposition de la situation psychanalytique et la perlaboration du transfert négatif. De plus, les héros ou les narrateurs beckettiens anticipent souvent des idées ou des formules qui seront plus tard celles de Bion. L'auteur est ainsi amené à l'hypothèse que Bion a été profondément impliqué dans la psychanalyse de Beckett, en qui il retrouvait plusieurs de ses propres traits (cynisme, retrait, dépression). Bion et Beckett ont sans doute représenté chacun le jumeau imaginaire secret de l'autre.

Mots clés : Expérience psychanalytique. Transfert négatif.


Beckett et Bion 1415

Beckett was Bion's analysand for two years ; he then left London for Paris where he established himself as a writer. The author of this article attempts to find in Beckett's works the traces of his interrupted psychoanalytic expérience, particularly the transposition of the analytic situation and the working through of negative transference. Furthermore, Beckett's heros and narrators often anticipated ideas or formulas which Bion later elaborated upon. The author puts forward the following hypothesis : Bion had certain features in common with Beckett (cynism, restreint, depression) and was deeply involved in Beckett's analysis. In all likelihood, Bion and Beckett were imaginary and secret twins.

Key-words : Psychoanalytic expérience. Négative transference.

Beckett war während zwei Jahren (1934-1935) bei Bion in London in Analyse, bevor er nach Paris emigrierte und auf französisch sein wichtigstes Romanwerk schuf. Der Autor des Artikels sucht in diesem Werk Becketts die Spuren der unterbrochenen psychoanalytischen Erfahrung, vor allem die Umsetzung der psychoanalytischen Situation und die Durcharbeitung der negativen Übertragung. Dazu kommt, dass die Hauptfiguren oder Erzähler bei Beckett oft Ideen oder Formulierungen vorwegnehmen, welche später bei Bion auftreten. Der Autor stellt somit die Hypothese auf, dass Bion in die Psychoanalyse von Beckett tief verwickelt war, er fand in Beckett mehrere seiner eigenen Züge wieder (Zynismus, Zurückziehung, Depression). Bion und Beckett waren sich ohne Zweifel gegenseitig der geheime imaginäre Zwilling.

Schlüsselworte : Psychoanalytischen Erfahrung. Negativen Übertragung.

Beckett realizô durante dos anos un psicoanalisis con Bion en Londres, antes de emigrar a Paris en donde desarollaria en francés su obra novelesca mas importante. El autor del articulo busca en esta obra las huellas de la experiencia psicoanalftica interrumpida por Beckett, particularmente la transposiciôn de la situaciôn psicoanalftica y el trabajo elaborative de la transferencia negativa. Ademés, los héroes o los narradores beckettianos anticipan a menudo ideas o formulas que serén mâs tarde aquellas de Bion. El autor sostiene la hipôtesis que Bion estuvo profundamente implicado en el psicoanélisis de Beckett, en quien el encontrarla algunas de sus propias caracteristicas (cinismo, retraimiento, depresiôn). Bion y Beckett han representado sin duda, cada uno, el gemelo imaginario secreto del otro.

Palabras claves : Experiencia psicoanalitica. Transferencia negativa.



Point clinique

L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques 1

Donald MELTZER

Lorsque le travail psychanalytique de Bion, sa vie durant, eut décrit la totalité de l'orbe stupéfiante qui l'amena à ses dernières années, ce parcours ne put trouver de meilleure illustration que son retour à son intérêt premier pour les phénomènes de groupe. En appliquant ce qu'il avait alors découvert à propos des groupes à ce qu'il apprit ensuite sur la structure de l'esprit de l'individu, il réussit à formuler, dans sa présentation romancée de Une Mémoire du futur, une conception de la vie de groupe à l'intérieur de chaque individu comme constituant un niveau distinct du fonctionnement mental, niveau allié à l'organisation narcissique sans lui être identique.

Cette idée avait peut-être été implicite dans ses toutes premières formulations sur les Groupes fonctionnant selon des Hypothèses de Base. Il avait alors, dans Expériences in Groups (trad. franc., Expériences sur les petits groupes, PUF), suggéré que, des trois Groupes d'Hypothèses de Base, un seul pouvait être actif à certains moments tandis que les autres restent confinés au niveau « protomental » avec sa relation intime aux processus corporels. C'était une indication en direction de la recherche dans le domaine des phénomènes psychosomatiques. Cela n'a pas été posé explicitement, mais, rétrospectivement, on peut y voir une allusion à une vie interne de groupe d'Hypothèse de Base. Cette évocation d'une vie primitive, voire tribale, dans les profondeurs du psychisme, pouvant faire surface en tant que comportement groupai ou, inversement, s'exprimer à travers des comportements corporels, provoque un choc effrayant, ou même hallucinant. Bion semble suggérer que nous devons penser aux stades du développement corporel, même les stades embryonnaires et en tout cas les mois ou les semaines précédant la naissance, comme ayant une représentation distincte dans la structure du self.

1. Extrait de D. Meltzer, Studles in Extended Metapsychology. Clinical applications of Bion's Ideas, Clunie Press, Roland Harris Trust Library, n° 13, 1986.

Rev. franc. Psychanal., 5/1989 RFP — 47


1418 Donald Meltzer

Mais dans ce schéma, cette « conjecture imaginative » qui est la sienne, la mentalité de ces parties primitives du self diffère considérablement de tous les processus à l'étude desquels la psychanalyse s'est attachée. Tout comme le fonctionnement des Groupes d'Hypothèses de Base balaie les attributs les plus importants de la mentalité individuelle, tels que l'observation, la pensée, le jugement, ces parties primitives de la personnalité produisent leur pensée avec le corps et obéissent à des lois plus proches de la neurophysiologie que de la psychologie. De même, les membres du Groupe d'Hypothèse de Base obéissent aux diktats de l'Hypothèse de Base dominante. La pensée, dans son aspect créatif, qui utilise tout l'appareillage varié que Bion tenta de décrire à travers la Grille, contenantcontenu, Ps-D, et transformations, ne trouve aucune place dans la mentalité du membre du Groupe d'Hypothèse de Base qui n'a besoin que de l'équipement caractérisant un ordinateur pour afficher les actions pour lesquelles l'Hypothèse de Base l'a programmé. En conséquence, c'est un monde caractérisé par des degrés ou des quantités ou une excitation plutôt que par la variété infinie des nuances émotionnelles. C'est un monde de règles et de mesures plutôt qu'un monde de principes et de qualités. On y apprend par récompense et punition, et la vertu est l'obéissance. La grande terreur est l'expulsion du groupe tandis que la grande récompense est une place dans l'establishment du pouvoir, peut-être, éventuellement, le plus haut poste. Ce plus haut poste de « leader » se situe à l'opposé du développement ultime dans l'esprit pensant d'une partie « mystique » de la personnalité, telle que Bion l'a décrite dans Attention et interprétation.

Comme tant d'idées de Bion, celle-ci est trop étrange à première vue pour engendrer autre chose que de la confusion. Petit à petit, cependant, pendant qu'elle plane à Parrière-plan de l'esprit, cette idée commence à jeter un éclairage nouveau sur les phénomènes cliniques de notre cabinet de consultation. Cet article va maintenant essayer d'illustrer, ou au moins d'évoquer, ce que peut être une illustration de ces notions dans le cadre de la clinique. Voici une conjecture imaginative basée sur celle, extraordinaire, de Bion : supposons que le niveau primitif HB (Hypothèses de Base) de la psyché, organisé en tant qu'establishment puisse, s'il est suffisamment fort, avoir un accès direct aux processus complexes humoraux, hématologiques et curatifs qui d'ordinaire protègent nos corps des divers événements nocifs qui les menacent. Supposons ensuite que cet establishment traite ces processus sur lesquels il a, ou prétend avoir, un accès direct et un monopole, comme un « privilège » qu'il dispense largement au self « obéissant ». Supposons encore que, pour survivre dans les mondes interne et externe il soit nécessaire aux parties pensantes de la personnalité d'accepter les règles des deux establishments, interne et externe, et de se faire en douce, en quelque sorte, une petite place où développer les intérêts et les relations passionnés qui sont le coeur de la vie-dans-lapsyché. Si, à un certain point, survenait un élargissement de cette petite place


L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques 1419

qui aille à rencontre des exigences de l'establishment interne, l'individu ne se trouverait-il pas dans une sorte de conflit politico-légal exactement analogue à une accusation de « fauteur de trouble » ou d' « activité anti-nationale » dans le monde extérieur? Les parties pensantes de la personnalité pourraient découvrir que le privilège des produits immunologiques a été annulé et que ne fonctionneraient plus les processus quotidiens de défense contre les ennemis du corps, ennemis externes comme les bactéries par exemple, ou ennemis internes comme les mutations cellulaires primitives. Ce serait à peu près comme si l'on coupait l'eau et l'électricité à quelqu'un. La maison deviendrait rapidement inhabitable à moins que des méthodes archaïques d'adaptation ne soient réutilisées. Mais où trouver un puits ou une rivière non pollués? De quel bois se chauffer coûte que coûte?

Voici maintenant un compte rendu clinique auquel cette conjecture Imaginative confère une terrifiante aura de réalité et de mystère.

Une femme célibataire d'une trentaine d'années, intelligente et agréable, observant sur une période de plusieurs années le développement du bébé de sa jeune soeur, découvrit en elle-même un intérêt jusque-là en sommeil et d'une nature très différente de ses sentiments envers son métier où elle réussissait très brillamment. Elle sentit non seulement ses désirs de mariage et de maternité renaître, mais elle commença à ressentir un vif intérêt pour la psychologie, en particulier pour le type de psychologie directement liée au développement du nourrisson et de l'enfant. Il est vrai que son intérêt premier pour l'économie relevait du psychologique ou du sociologique, mais sa rapide promotion dans le service civil l'avait bientôt poussée, en raison de son exceptionnelle discipline d'esprit et ses grands talents d'organisation, dans la sphère des personnages clefs du gouvernement et éloignée d'une recherche sur le terrain, c'est-à-dire de son propre terrain.

Etant par nature une personne aimable et bonne (elle n'avait rien d'une bureaucrate typique), ses relations avec ses collègues étaient toujours agréables en surface. Elle avait beaucoup d'amis, masculins et féminins, profitait largement de ses revenus confortables, sans autre charge qu'elle-même. Ses relations familiales étaient cordiales et satisfaisantes; elle aimait ses parents, une mère efficace et capable et un père d'une droiture totale qui adorait sa femme et les trois charmants enfants qu'ils avaient élevés. Mais une insatisfaction insidieuse s'était infiltrée dans cette vie heureuse et éminemment bien adaptée. Elle s'aperçut qu'elle voulait revenir sur le « terrain », et avoir un contact plus direct avec les gens en étudiant la vie plutôt qu'en participant à son organisation. Elle avait entendu parler de l'analyse, bien entendu; la lecture de quelques ouvrages lui avait donné envie d'être analysée, mais elle ne pouvait trouver aucune raison d'accaparer le temps d'un analyste alors qu'il y avait tellement de gens qui souffraient et qui se trouvaient visiblement dans un besoin urgent d'être aidés.

Un facteur nouveau apparut de façon tout à fait inattendue dans cette situation


1420 Donald Meltzer

critique. Un examen systématique révéla l'existence d'une petite masse dans le sein, qu'on lui conseilla de faire enlever; à l'examen chirurgical, on découvrit qu'elle était maligne. Mais il n'y avait aucun signe de métastase et le pronostic était considéré comme très bon. Cependant, l'impact émotionnel fut considérable, bien qu'il ne prit pas une forme d'anxiété ni même de dépression. Au lieu de cela, sa réponse fut plutôt de culpabilité et de regret pour s'être laissée entraîner par le succès et de s'être éloignée de la pente naturelle de ses intérêts passionnés, tant professionnels que personnels. C'est à ce moment-là qu'elle décida de faire une analyse, sentant que c'était maintenant justifié.

Je me limiterai ici à la première année de l'analyse de cette femme, car mon intention est seulement d'illustrer la « conjecture imaginative » avancée comme une expression essentielle de l'extraordinaire intuition de Bion dans l'organisation psychique. Mlle E... se montra, dès le début, une analysante admirablement coopérante, parvenue rapidement à aimer les séances, apportant avec une attitude très ouverte un matériel riche, courageuse lorsque le processus provoquait sa souffrance psychique et décidée à faire confiance à l'éthique et à la sincérité de l'analyste. Mais il devenait clair en même temps que cela correspondait à la fois à son excellent caractère social et à une organisation psychopathologique extrêmement complexe. Sans compétitivité, mais plutôt avec le sincère désir d'aider illustré dans le rêve de l'aide au vieil homme pour lui faire traverser la route en sécurité, elle s'ingéniait à être ma patiente et mon guide, en m'épargnant tracas ou demandes. Mais, pour des raisons financières, elle ne voulait pas plus de trois séances par semaine, et elle n'aurait pas consenti à payer des honoraires moins élevés par séance.

L'émergence de cet acting-in dans le transfert en tant que structure de caractère put être rattachée à sa troisième année, comme moyen de faire face à la naissance de sa plus jeune soeur. Mais cela avait apparemment commencé à se désintégrer à la puberté. Son incapacité à partager les jeux sexuels des enfants du village, alors que ses frères et soeur s'y trouvaient comme des poissons dans l'eau, la plongea dans une période d'isolement, de malaise et d'échec dans son travail scolaire. Elle fut sauvée de cette disgrâce par des leçons particulières suivies d'une promotion de chef de classe (préfet) qui l'amena insensiblement à devenir une fille de tête et au démarrage de sa carrière, car son caractère et son intelligence, sa gentillesse et sa patience, son efficacité et la clarté de son jugement formaient vraiment une combinaison rare.

Mlle E... supporta bravement le choc de l'investigation dans le transfert et le matériel évolua rapidement dans deux directions. L'une d'elles était un examen minutieux de sa vie-dans-l'establishment; l'autre étant une incursion dans sa déception sexuelle, c'est-à-dire sa déception devant son incapacité à s'abandonner à une relation passionnée. Dans les domaines de l'argent, du bien-être, de la sécurité, du statut elle avait découvert l'existence d'un modèle de conservatisme qui avait


L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques 1421

envahi et dominé sa nature incontestablement passionnée. Des feux commencèrent à s'allumer dans ses rêves, ensuite des bébés et des landaus prenaient mystérieusement feu et enfin, à son horreur, elle se retrouva dans un rôle rappelant Mme Gandhi et son programme de stérilisation, ordonnant la destruction de toutes les nichées de chatons sous le prétexte d'un excès de fatigue des mères chats.

Il était clair que deux problèmes avaient été catapultés en avant par l'expérience du cancer et la menace continuant à peser sur elle et sur nous deux dans la situation analytique. (Le sérieux problème contre-transférentiel devint clair quand, au retour d'une interruption de vacances pendant laquelle elle devait subir son premier scanner des os pour la recherche de métastases, elle assouvit une vengeance inconsciente qui me fit passer quelques minutes sinistres : elle entra dans le bureau paraissant grise et sans vie, tourna autour du pot pendant une dizaine de minutes avant de mentionner en passant (en français dans le texte, N.d.T.) que la soeur de sa mère était décédée subitement, après quoi son attitude changea complètement. Ah oui, le scanner? Tout allait bien.) Le premier problème était celui de son désir profond face à son rôle social. Comment pourrait-elle justifier l'abandon d'une carrière où elle réussissait si bien pour une autre où elle avait de bonnes raisons de douter de son aptitude caractérologique? Toute sa formation d'économiste professionnelle et sa vaste expérience en tant qu'administrateur ne seraient-elles pas jetées à la mer pour des buts égoïstes? Mais le second problème ne faisait qu'ajouter son poids au premier : si cette carrière avait, comme elle en était convaincue, la structure et la signification inconscientes d'une perversion sexuelle de groupe, pouvait-elle être sûre qu'elle faisait vraiment du bien dans le monde plutôt que du mal? L'observation émouvante du développement de sa petite nièce avait-elle entraîné dans son sillage non seulement ce flux de ses désirs et de ses intérêts mais peut-être aussi le cancer?

Assez curieusement, un petit épisode singulier, impliquant une technique discutable de la part de l'analyste, sembla avoir sur Mlle E... le résultat de l'amener à accepter sa dépendance envers l'analyse pour résoudre ce dilemme. Un jour, elle arriva à la séance avec un pantalon dont la couture du fond avait lâché sur une quinzaine de centimètres et elle indiqua, en passant, qu'elle devait aller à une importante conférence. J'étais consterné mais je tins ma langue jusqu'au moment où elle eut soudain une crampe atroce à la jambe qu'elle semblait ne pas savoir comment soulager. Je me décidai à lui apprendre comment presser et étirer les tendons et ensuite, quand la crampe eut cédé, je lui parlai aussi du défaut de son pantalon, en interprétant les deux faits comme un cri de douleur provenant de son corps et de son esprit et réclamant un témoignage de sympathie pour sa situation difficile. A la suite de cela, elle demanda une quatrième séance après un rêve du genre économies de bouts de chandelle.

Le matériel de l'analyse fit alors un bond en avant, il prit un contenu persécu-


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toire, pouvant se référer dans son histoire à une période de six mois pendant laquelle la patiente avait été envoyée chez une tante, à un âge très précoce. Des personnages de mauvaise-grande-soeur commencèrent à apparaître dans ses rêves sous la forme de collègues dont elle avait peur à cause de leurs caractères hostiles et agressifs. Des résurgences d'apprentissage très précoce de la propreté, mené selon la méthode Truby King, apparurent aussi dans des rêves de mère exigeante et impatiente (ce qu'elle n'est pas en réalité) ainsi que dans le transfert. Venir sans rêves était ressenti comme faillir à son devoir, ce qu'elle regrettait aussi à cause de la grande clarté qu'ils apportaient. Dans ce contexte, un épisode d'Holocauste donné à la télévision frappa Mlle E... avec tant de force qu'elle rêva qu'elle aidait à charger les enfants sur les camions. La semaine analytique suivante amena une série de rêves qui ont eu un grand impact sur nous deux et que je souhaite examiner assez en détail. Pour cela, je donnerai la séquence de leur contenu manifeste et ensuite j'exposerai en les reliant les associations et le travail interprétatif.

Vendredi

Une directrice d'école réunissait son équipe et indiquait qu'elle allait proposer un professeur homme pour un OBE (Officers of British Empire, N.d.T.). Mais il semblait ensuite que la discussion aboutissait à la décision que celui-ci devait être recyclé, ce qui prenait la forme qu'il devait s'entraîner à la moto avec un escadron. Ils étaient tous alignés et au signal ils bondissaient à travers une porte ouverte, tous sauf notre re-cyclé qui ensuite, sans doute en tant que mesure disciplinaire, semblait se trouver détenu dans un camp de concentration. Il était assis sur une chaise et on le battait systématiquement sur le visage et sur la tête jusqu'à ce que son crâne soit fracassé et que son cerveau apparaisse. Mlle E..., qui en était le témoin relativement impassible, se sentit néanmoins submergée d'horreur lorsque l'on coupa ensuite la moustache de l'homme et elle dit au bourreau : « Est-ce que vous n'en avez pas assez fait? »

Mardi

a Il y avait une piscine d'alligators et elle était censée y nager comme les autres enfants mais elle avait peur.

b I Un bébé éléphant en laine avec une trompe non développée, mais il était pourtant assez fort pour « se retirer du jeu » (stand down).

Mercredi

Son bocal à bonbons (sweet-jar) était fendu par le milieu.

Jeudi

(Le troisième rêve de la séance de mardi qu'elle n'avait alors pas réussi à se rappeler.)


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Elle devait prendre le train à Euston ou à Saint-Pancrace ou à King' Cross. A la première gare, le train filait sans jamais ouvrir ses portes ; à la seconde, elle entrait dans le train mais il ne démarrait jamais ; à la troisième, il fallait traverser les voies pour y accéder en négociant le tarif avec le conducteur.

Vendredi

« Norma Dixon » venait vers elle en descendant d'un quai de gare et elle semblait d'abord ne pas avoir de dents mais quand elle s'approchait elle en avait.

Pendant cette période, la patiente avait été occupée dans son travail à réviser les procédures d'un comité gouvernemental qui examinait les méthodes d'évaluation des candidats dans les universités. Elle avait été de plus en plus impressionnée par le langage de l'establishment et par ses modes statistiques de pensée qui semblaient totalement négliger l'existence d'individus dotés de sentiments. Mais elle était également frappée par sa propre distorsion des valeurs dans cette situation où son souci pour les signes distinctifs du statut (comme la moustache) semblait bien plus important que pour toutes les formes de souffrance psychique autres que l'humiliation. Les alligators dans la piscine semblaient être les « allégations » des enfants (étudiants) contre les adultes, mais Mlle E... réalisait combien elle pouvait avoir eu peur, et encore maintenant dans ce domaine, de s'opposer à l'autorité pour son propre intérêt. Elle pouvait être intrépide dans la défense des intérêts des autres, des opprimés. Ce bébé éléphant en laine, se plaignant probablement de l'absence de développement de sa trompe, pouvait seulement « se retirer du jeu », c'est-à-dire cesser de témoigner, tandis que la patiente avait voulu dire « se tenir debout » (stand up) c'est-à-dire défendre ses droits. Les trois différentes gares d' « (en)train(ement) » représentaient sa vision du harcèlement et des frustrations systématiques que l'establishment, en tant qu' « ennemi de l'espoir » imposait à la jeune génération pour la réduire à l'obéissance à la volonté du groupe, la méthode Truby King, en quelque sorte.

A la séance de mercredi, celle du rêve de la bonbonnière cassée, Mlle E... était arrivée très bouleversée. Elle avait lu La Cloche de Sylvia Plath et elle avait aussi vu un programme sur Stevie Smith et le poème « Se noyer sans vagues ». Comme je l'écoutais me parler de ces deux poètes dans le contexte apparemment sans rapport de son rêve, je n'arrêtais pas d'avoir une idée stupide qui ne se trouva renforcée qu'au moment où elle revint au rêve pour expliquer qu'elle avait acheté ce bocal à bonbons en verre dans une boutique du quartier pour y mettre des produits pour la cuisine, tels que sucre et riz, ainsi que des bocaux en plastique pour y mettre les engrais de son jardin. Je continuais à entendre dans ma tête une parodie de l'air enfantin : « Quand est-ce qu'une porte n'est pas une porte? Réponse : quand c'est un bocal (jar). » Mais j'entendais, « Quand est-ce qu'un bocal n'est pas un bocal? Réponse : quand on l'adore. » (Jeu de mots par assonance, en anglais,


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entre : « it's adored » : on l'adore, et : « its a door » : c'est une porte. N.d.T.) Sentant finalement que cela avait assez de liens avec la vie de ces deux poètes, avec la description par Mlle E... de l'adoration de son père pour sa mère et la différenciation entre les bocaux de verre et de plastique et leurs usages différents, je l'indiquai avec précaution à ma patiente et elle se mit à pleurer. S'ensuivit uns longue description de combien il lui avait toujours semblé impossible de supporter un mariage comme celui de ses parents bien qu'il lui apparût comme l'un des plus heureux qu'elle eût jamais rencontré. Et alors apparurent les premières tentatives de critique timide du caractère de sa mère. C'était une femme splendide, belle et capable, efficace et bonne, qui, de sa voix douce, contrôlait tout le monde avec une main de fer dans un gant de velours. Il était injuste de parler d'elle ainsi. Avait-elle jamais réellement subi la manière forte? Jamais! Nous fûmes d'accord que cela semblait suggérer une certaine projection, peut-être à rattacher à son apprentissage de la propreté.

Lorsque la patiente apparut le vendredi, visiblement troublée, et raconta son rêve de « Norma Dixon », nous fûmes tous les deux perplexes quant à ses connexions possibles. Il était clair qu'il avait un lien avec les rêves des trois gares, mais je ne pus sur le moment rien ajouter d'autre que quelqu'un sans dents prononçant « diction normale » (normal diction) pourrait certainement prononcer cela « Norma Dixon ». Elle n'avait jamais entendu parler de quelqu'un portant ce nom; peut-être une fille de sa classe? Pourtant, « diction normale » lui rappelait un événement de la veille qui lui avait fait complètement perdre son sang-froid habituel. Alors qu'elle discutait avec deux de ses collègues, un homme et une femme, de sa participation éventuelle à un comité qu'ils étaient en train d'organiser, Mlle E... indiqua que le bouleversement émotionnel lié à son cancer l'avait empêchée de faire des plans d'avenir. La femme avait répondu « Bon, oui. c'est encore trop tôt, je suppose » et elle avait commencé à retirer l'invitation.

Il apparaissait que les dents de Norman Dixon dans le rêve étaient de fausses dents dont le sourire n'était qu'hypocrisie (that could « smile and smile and be a villain »). La diction normale de l'establishment était de cette espèce, de telle sorte que celui qui a affaire à lui ne peut savoir d'après l'intonation s'il allait être proposé pour I'OBE ou déporté en camp de concentration. Est-ce qu'il « montrait les dents » pour grogner ou pour sourire? Alliez-vous être traité comme faisant des bonjours alors qu'en fait vous étiez en train de vous noyer?

Mais Mlle E... elle-même a une voix agréable, douce et musicale, modulée, une diction éloquente mais sans prétentions. Cette zone d'ambiguïté de la parole semblait correspondre à l'ambiguïté générale de son mode de vie, dans lequel le statut et la sécurité semblaient mêlés de façon incongrue de gentillesse et de générosité, dans lequel des principes égalitaires fusionnaient mystérieusement avec un élitisme bienveillant. Ce conflit central dans sa vie s'était d'abord déclaré dans ce


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qui était devenu un point de référence de l'analyse : le « rêve de la mitraillette ». Dans ce rêve, elle avait été invitée par le président du comité à prendre une mitraillette et à monter sur le toit pour se battre contre les autres membres du comité. Mais une fois qu'elle eut escaladé l'échelle, elle vit que les membres rassemblés avec leurs mitraillettes sur un toit voisin étaient ses amis. Elle refusa de combattre et redescendit. Mais en bas de l'échelle, il y avait maintenant une populace, de la confusion.

Cette dichotomie entre l'ordre et le chaos, entre la populace et l'establishment, ne semblait avoir aucun juste milieu (middle group) où développer un éventail de possibilités d'organisation sociale. Il semblait que le choix était entre I'OBE et le lavage de cerveau, sans parler de l'humiliation de se faire couper la moustache. Où était donc le monde du lien privé, de l'intimité, de l'individualité? Il était vrai que sa famille, ses parents tout d'abord, et maintenant les trois enfants, étaient activement engagés dans la vie politique nationale et locale mais le tableau de la vie familiale semblait intime et tendre. Oui, il y avait peut-être dans la famille un certain sens de l'aristocratie, basé en partie sur la beauté et le caractère de sa mère, en partie sur leur supériorité sociale par rapport aux autres familles du petit village de son enfance. Mais il n'y avait pas eu réellement de snobisme. Elle se souvenait que cela la gênait toujours, même depuis la puberté, quand des discussions politiques éclataient à table. Personne d'autre ne semblait gêné, mais elle avait toujours besoin de faire le conciliateur.

A ce moment de l'analyse, une amitié de longue date avec un homme divorcé, B...., semblait se terminer car l'amour de cet homme pour ses enfants le ramenait à son ex-femme. Cela avait un effet assez désorganisant sur Mlle B... et quand elle vint à la séance de mercredi, qui avait été reportée au soir à la demande de l'analyste, elle raconta que c'était finalement un heureux changement car elle avait complètement oublié une réunion à laquelle elle devait se rendre et qui aurait été incompatible avec l'heure habituelle de sa séance. Elle n'avait par ailleurs pas entendu son réveil — du jamais vu! Ses rêves étaient décousus :

1 / Centré autour d'un objet comme un fusible fondu, noir de charbon (ayant quelque ressemblance avec sa bouilloire qui avait fondu à cause d'un fil défectueux).

2 / Il y avait une sorte de poursuite ou de fuite, très chargée d'angoisse.

3 / Elle et un ancien président du comité avaient à faire des discours mais elle avait oublié ses notes et avait dû improviser son discours. C'était très banal. Mais la particularité de ce rêve était qu'elle et A... ne s'adressaient pas à un public mais à un canal ou à une rivière — non, à un canal.

Mlle E... et B... avaient marché le long d'une rivière, la nuit précédente, et il avait pleuré en lui disant qu'il ne pouvait plus supporter l'éloignement croissant de ses enfants du fait qu'il ne vivait plus à la maison. Elle s'était sentie blessée malgré sa sympathie pour lui lorsqu'il l'avait quittée rapidement. Elle n'aurait


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pas voulu être dans la position d'une maîtresse et elle se souvenait d'un autre président, C..., qui avait été tué dans un accident d'avion lors d'un voyage d'affaires avec sa maîtresse. (A..., B... et C... sont tous des hommes ayant des postes élevés au gouvernement, avec lesquels elle a eu des liens d'amitié très forts, mais ce n'est qu'envers B... qu'elle s'est sentie attirée sexuellement).

La séance fut décevante pour elle car je fus incapable de faire beaucoup plus que d'écouter. La seule suggestion que je tentai, que peut-être « canal » signifiait « canaille » (en français, dans le texte, N.d.T.), ne provoqua aucune réponse. J'avais en tête que B... était d'ascendance française et je pensais à la populace au bas de l'échelle de la « mitraillette ». Certainement, quelque fusible avait fondu et une certaine perte d'organisation était en route. A la séance suivante, elle apporta un rêve très animé qui, pour une raison ou une autre, sembla beaucoup lui plaire. Dans le rêve, elle semblait être dans une cuisine pleine de gens, ou peut-être était-ce dans la rue. Une grande femme qui portait un paquet de couteaux dans les bras, passa derrière Mlle E... et lui planta un long couteau de boucher dans le dos. Elle éclata de rage intérieure mais, extérieurement calme et polie, elle se tourna vers la femme et lui suggéra d'envelopper ses couteaux pour les porter sans risquer de blesser quelqu'un. La femme répondit qu'elle ne voulait pas vraiment de ces couteaux et en offrit quelques-uns à Mlle E... Mais quand elle les eut en main, ils apparurent comme plusieurs plateaux à fromage en bois poli avec des couteaux à fromage ou à pain encastrés sur le côté. Juste le genre qu'elle aime, aussi les prit-elle avec plaisir. Il y avait aussi quelque chose, dans le rêve, sur du bois, ou des bois, ce qui fut immédiatement associé à une plaisanterie courante parmi les enfants à l'époque de la puberté. C'était quelque chose comme : (voix grave) Allons au bois; (voix aiguë) Pas au bois!; (voix grave) Allons au bois; (voix aiguë) Pas au bois!; (voix grave) Allons au bois; (voix aiguë) Je le dirai au Curé!; (voix grave et sinistre) C'est moi le curé!

Ainsi, ma suggestion que « canal » signifiait « canaille » ait-elle été juste ou non, une certaine image du Règne de la Terreur se répandait. La grande femme avec les couteaux avait un peu l'air de la tricoteuse, Mme Defarge, qu'il fallait manier avec des gants de velours pour qu'elle reste de l'humeur bienveillante et généreuse de sa Maman-Reine. Lorsque je suggérai cette formulation, Mlle E... se rappela un événement qui était devenu une légende dans la famille car il avait complètement brisé l'image familiale collective. Un soir au dîner, à l'époque troublée de sa puberté, sa mère s'était avancée pour prendre dans l'assiette de Mlle E... un morceau de viande dont elle pensait qu'il ne serait pas mangé. Au grand étonnement de tous et particulièrement au sien propre, Mlle E... planta sa fourchette dans la main de sa mère.

La plaisanterie sur le sinistre Curé avait aussi un arrière-plan familial qui apparut pour la première fois. La grande correction de son père avait un seul


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défaut, l'habitude de raconter des histoires grivoises pas très drôles. Ainsi une image de la vie familiale à face de Janus commençait à émerger et à donner sens à l'importance de la « diction normale », la voix main de fer dans un gant de velours. D'un côté se trouve l'image de Maman-Reine, belle et généreuse, avec son PapaPrince-Consort adorateur, nourrissant magnifiquement les enfants, mais si la paix politique n'est pas préservée par le modérateur, l'image peut rapidement se transformer en celle de la Maman-tricoteuse qui vous prend votre nourriture, vous frappe dans le dos avec des suppositoires, soi-disant sur ordre du Roi (Truby) et peut, à tout moment, vous jeter à la « canaille ». Cette voix douce et polie comme un plateau à fromage, avec son bord coupant soigneusement caché, a clairement été héritée de sa « redoutable maman » pour la protéger du vil Papa-Curé (baiseur), dont elle n'aurait pas voulu être la maîtresse.

Mais, bien entendu, il serait ridicule de penser que cette image de vie familiale qui émerge de l'inconscient infantile de la patiente soit la totalité de l'histoire. Elle est très en désaccord avec la vérité manifeste sur la famille et avec l'image consciente qu'en a Mlle E... Aussi bien, l'union des parents en tant que couple, la façon dont les trois enfants se sont développés, leur succès professionnel à tous les trois et le bonheur conjugal des deux autres avec leurs enfants respectifs — tous ces facteurs racontent une autre histoire. Mais après tout nous nous occupons ici des profondeurs de l'inconscient et de son influence sur le caractère, la santé mentale et les états psychiques. Il est également important de se rappeler que ceci n'est pas un travail de recherche mais une hypothèse construite à partir d'un matériel clinique évocateur, dans le but de donner une substance clinique à la brillante « conjecture imaginative » de Bion concernant l'appareil protomental, ou ce qu'il appela par la suite le niveau « somato-psychotique » de la vie psychique et sa relation avec la mentalité de groupe.

Reprenons donc nos étapes et tentons une reconstruction du développement de Mlle E... Ce bébé, qui eut un attachement passionné au sein (la viande sur son assiette), ne reçut pas suffisamment de temps de la part de sa mère efficace pour téter à son propre rythme, ce qui éveilla en elle des sentiments violents (le coup de fourchette). Mais l'institution prématurée de l'éducation à la propreté (le couteau de boucher dans le dos) l'a intimidée de telle sorte qu'elle a senti que la grande femme pouvait devenir très méchante et la jeter à ses persécuteurs si on ne la manipulait pas avec beaucoup de précautions. En outre, elle ne pouvait se fier comme allié à ce Prince-Consort en adoration devant Maman-Reine, puisqu'il ne la prenait dans ses bras et ne l'excitait érotiquement que pour l'abandonner (comme B...) et retourner dans le lit de sa femme. Mais une fois qu'elle eut appris à parler comme maman et qu'elle put contrôler l'atmosphère familiale, elle put se sentir en sécurité et même jouir du sentiment de supériorité qui régnait dans la maison. Ce type de latence prématurée la soutint bien jusqu'à ce qu'il soit menacé par le


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renouveau des bouleversements de la sexualité lors de ses premières règles quand la désorganisation et l'angoisse commencèrent à surgir, lui faisant perdre sa voix de velours et parler sans contrôle. Pendant un certain temps de solitude, son seul ami fut son cheval (masturbation) jusqu'à ce qu'elle soit ramenée dans le rang par des leçons particulières, sa promotion au grade de préfet et le commencement de son ascension en flèche jusqu'en haut de l'échelle de l'establishment. De vagues désirs seulement troublèrent sa vie heureuse jusqu'à ce que sa jeune soeur ait un bébé et que cela ravive à la fois ses désirs sexuels et ses désirs de maternité aussi bien que sa violence infantile envers les nouveaux bébés (les enfants à charger sur les camions). Les fusibles commencèrent à fondre et finalement un cancer apparut pour l'informer qu'elle se trouvait en sérieuse difficulté et avait besoin d'aide.

Ceci n'est bien entendu qu'une histoire basée sur une seule année d'analyse, et qui n'a encore pris aucune consistance par l'évolution du processus transférocontretransférentiel. Mais c'est aussi la raison pour laquelle cela peut si bien servir notre propos ici, d'une conjecture, d'une hypothèse. Notre hypothèse, pour l'énoncer à nouveau en termes moins imaginatifs, est la suivante : il existe un niveau primitif de la vie psychique, le protomental ou somato-psychotique, qui suit les principes de l'organisation sociale tribale des parties pré-(?) et post-natales de la personnalité, où le clivage-et-idéalisation primitif du self et des objets tend à être le plus sévère. Si cette sévérité n'est pas modulée par des expériences suffisamment bonnes (intra- et extra-utérines?), ce niveau a tendance à devenir très clivé des structures plus pensantes et socialisées de la personnalité qui se développent avec la maîtrise du langage. A partir de cette position clivée, ce niveau protomental exerce une forte influence sur la personnalité sociale à cause des excès d'angoisse persécutrice du type de la mentalité de groupe, avec son angoisse catastrophique caractéristique, la peur du chaos, de la populace, du Règne de la Terreur. Aussi longtemps qu'une intégration satisfaisante dans la vie de groupe peut être maintenue, ce qui implique de donner, par l'obéissance automatique, de continuels apaisements au leader du Groupe d'Hypothèse de Base au pouvoir à ce moment, un certain sentiment de sécurité et de plaisir peut être obtenu et le prix à payer est à peine remarqué. Ce prix implique un sacrifice de l'individualité, un abandon de la poursuite des intérêts et des désirs appartenant aux parties pensantes et uniques de la personnalité qui ne peuvent trouver à s'exprimer d'une manière qui puisse se prêter à une intégration dans le groupe. Mais si la reconnaissance de l'orgueil amène une révolte, la vengeance du leader de groupe est rapide et peut être mortelle car elle entraîne la révocation de certains privilèges physiologiques que le leader de groupe revendique et auxquels il peut avoir un accès exclusif. Quand, au contraire, ce clivage et idéalisation précoce a été adouci par de bonnes expériences, les objets parentaux sont plus clairement distingués du leader de groupe qui est, fondamentalement, une partie du self. Ces objets parentaux sont


L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques 1429

alors en position de lutter contre ce leader pour l'accès à ces capacités physiologiques. Ces capacités physiologiques sont peut-être mieux décrites en termes d'entropie, la préservation de l'esprit et du corps contre l'invasion de leur ordonnancement par le chaos.

Traduit de l'anglais

par Elisabeth About et Jean Bégoin

Donald Meltzer

23 Alexandre Street

Oxford

Angleterre

RÉSUMÉS

L'auteur décrit la « conjecture imaginative » de Bion sur le niveau le plus profond de la vie psychique, niveau protomental ou « somato-psychotique » fonctionnant à la manière de la mentalité des groupes d'hypothèses de base. Il illustre cela par le récit de la première année d'analyse d'une jeune femme qui avait eu une très brillante réussite sociale et qui développa un cancer du sein lorsque cette réussite sociale en vint à entraver son développement personnel et sexuel.

Mots clés : Cancer du sein. Hypothèse de base. Mentalité de groupe. Protomental. Psychosomatique. Somato-psychotique.

The author describes Bion's « imaginational conjecture » about the deepest level of psychic life, i.e. the protomental or « somato-psychotic » level which functions like the group mentality according to basic assumptions. The preceding is illustrated by the account of a young woman's first year of analysis. This woman, who had had a brilliant social career, developed breast cancer when her social career began to hamper her personal and sexual development.

Key-words : Breast cancer. Basic assumptions. Group mentality. Protomental. Psychosomatic. Somato-psychotic.

Der Autor beschreibt die « Phantasiemutmassungen » Bions über die tiefste Stufe des psychischen Lebens, die frühgeistige oder somato-psychotische Stufe, welche wie die Mentalität der Basishypothesengruppen funktioniert. Er illustriert dies anhand des Berichtes des ersten Analysenjahres einer jungen Frau, welche einen glänzenden sozialen Aufstieg erreicht hatte und einen Brustkrebs entwickelte, als dieser soziale Erfolg ihre persönliche und sexuelle Entwicklung beeinträchtigte.

Schlüsselworte : Brustkrebs. Basishypothesen. Gruppenmentalität. Frühgeistig. Psychosomatisch. Somato-psychotisch.


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El autor describe la « conjetura imaginativa » de Bion sobre el nivel màs profundo de la vida psfquica, nivel protomental o somato-psicôtico » que funciona como la mentalidad de grupo segûn las hipôtesis de base. Lo ilustra con el relato del primer ano de anâlisis de una mujer joven que habla tenido un gran éxito social y que le surgio un cancer de marna cuando el éxito social devino un obstâculo en su desarrollo Personal y sexual.

Palabras claves : Cancer de mama. Hipôtesis de base. Mentalidad de grupo. Protomental. Psico-somâtico. Somato-psicôtico.


Point théorique

« Fluctuat nec mergitur » :

les trois recommandations de Bion

de l'universalisable à la part mystique et sacrée

Alain FINE

INTRODUCTION

Je vais essayer dans cet article de montrer comment travaillent, explicitement, implicitement, ou par extrapolation, les trois recommandations de Bion où l'analyste devrait être sans mémoire, sans désir, sans connaissance a priori. Ce questionnement me donnera l'occasion de tourner autour de postulats, d'hypothèses, de positions techniques de Bion dont certains pourraient être dits « universalisables » dans les cures et d'autres plus singuliers, parce qu'ils s'adressent à des patients souffrant de troubles de la pensée, et peut-être aussi par leurs portées mêmes. Je pense par exemple, en anticipant, à l'hallucinose de l'analyste ou encore à la visée asymptotique d'une « vérité ultime » dans l'approche des « choses en soi ».

Mon argumentaire sera surtout extrait de son livre l'attention et l'interprétation (1970) 1 qui éclaire la visée de l'attention productrice d'interprétations possibles, mais dont le rapprochement entre l'Intuition et la Scientificité, validé par le soustitre « Ou une approche scientifique de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes », excite le lecteur. Si la validation du rôle de l'intuition comme paramètre scientifique a déjà fait couler beaucoup d'encre parmi les scientifiques et les épistémologues, encore faudrait-il admettre la scientificité de l'analyse; ce que fait Bion qui avance des hypothèses, issues de ou s'apparentant à des approches scientifiques, à des données mathématiques, parfois ardues et sophistiquées, j'ajouterai même quelque peu mystiques.

Si l'on ajoute le recours au philosophique, avec une forte prévalence pour Kant,

1. W. R. Bion, L'attention et l'interprétation, Payot, 1974. Rev. franc. Psychanal., 5/1989


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soit explicite, s'agissant de « pensée vide », de « choses en soi », par exemple, soit non dite, mais en filigrane, selon moi, s'agissant de l'intuition sensible pour la compréhension du phénomène ou encore des catégories du temps et de l'espace, l'approche de Bion introduit fortement la métaphysique dans sa métapsychologie. Pourquoi pas!

Attention et fonction alpha

Ces trois recommandations s'étayent sur le concept théorico-clinique d' « Attention également flottante » que Freud a souligné dans son article « Les deux principes du fonctionnement mental» (1911). Cette référence revient répétitivement, alors que, curieusement, Bion ne fait aucune référence aux « Ecrits techniques »1 dans lesquels Freud, dans ses conseils, met en garde contre l'hypermnésie de l'analyste, une compréhension du cas sans distanciation et latence nécessaires, un désir d'être en position de prophète, de sauveur d'âmes.

Déjà, dans Aux sources de l'expérience, Bion privilégie l'attention comme futur principe de son hypothèse non moins princeps de la fonction alpha, l'autre facteur étant la notation.

« L'attention est une activité qui va à rencontre des impressions des sens au lieu d'attendre passivement leur apparition. » Il s'agit là de la source, de l'apprentissage de l'enfant, mais qui, avec la notation, s'universalise dans la fonction alpha, fût-elle de l'analyste. La notation serait un système ayant pour but de consigner, de mettre en réserve les résultats de cette activité périodique de la conscience, la mémoire principalement, sous la forme d'image visuelle.

Ainsi, la fonction alpha convertirait les impressions des sens en éléments mnésiques. On voit qu'il s'agit d'éléments mémoriels, d'une « mémoire vive » et non de souvenirs déjà là et figés, que vise Bion dans sa recommandation, encore que l'hypermnésie soit aussi dénoncée.

Bion dans ce texte souhaite que le concept de fonction alpha conserve sa pénombre d'association et qu'elle entre dans le cadre d'une théorie des fonctions de la personnalité permettant le passage de la réalisation au système déductif qui la représente. Cette conservation permettrait-elle au système déductif de rester lesté de l'impression des sens, de l'affect? D'autant que cette fonction, dépourvue de signification, aurait pour but de fournir à l'investigation psychanalytique l'équivalent de la variable du mathématicien, « une inconnue que l'on peut doter d'une valeur, une fois que son utilisation a permis de déterminer ce qu'est cette valeur ». Objet qui ne devrait pas être prématurément porteur de signification, parce que ces significations prématurées pourraient être celles qu'il est essentiel d'exclure.

Un échec de la fonction alpha, échec de l' « intuition sensible », de l'intuition

1. S. Freud, La technique psychanalytique, PUF, 1970.


« Fluctuat nec mergitur » 1433

interprétative des impressions des sens, ou d'un défaut d'enregistrement et de notation, ferait ressentir les impressions des sens, non comme des phénomènes dont la compréhension va vers K (connaissance) mais comme des choses en soi, éléments bêta bruts et improductifs qui n'ont d'autre destin que d'être projetés, évacués. Ainsi peut s'énoncer dans Aux sources de l'expérience 1 le postulat suivant : « L'expérience n'est source de croissance que si elle est convertie en éléments alpha par la fonction alpha, enregistrée, donc susceptible d'être pensée, élaborée, abstraite. » Ici la notion de « chose en soi » s'apparente aux éléments bêta, aux objets bizarres. S'agit-il de ces mêmes choses en soi ou noumènes retrouvés plus tardivement sous la plume de Bion, dont la compréhension à la fois transcendantale et asymptotique, comme nous le verrons, serait la visée d'une « vérité ultime »? Contradiction ou paradoxe opérant?

Mon insistance sur « la fonction alpha », toujours attendue lorsqu'on évoque Bion (et qui pourrait être l'objet d'un questionnement critique), s'insère ici comme point de capiton, pivot à mon avis de ces trois recommandations par analogie entre l'apprentissage, la source infantile (étayés par la capacité de rêverie de la mère) et l'expérience de l'analyste.

On peut avancer, sans trahir Bion, que l'analyste, pour avoir une compréhension intuitive analytique (qui débouchera plus tard sur des déductions conceptuelles), doit laisser opérer sa fonction alpha dans la séance, doit accepter variable et inconnue, n'être porteur d'aucune signification a priori (théorie a priori plaquée sur le matériel), garder l'attention flottante et insaturée (mémoire vive extemporanée plutôt que souvenir-écran). Etre en quelque sorte en état de « préconception » en attente d'être saturée par la « réalisation » des éléments de la séance plutôt que saturée par des pensées ou concepts déjà là, obturant le Nouveau et l'inconnu.

Dans cette approche personnelle de Bion, mais universalisable à condition de ne pas trop la formaliser, on comprend le souci technique d'ailleurs partagé, quoique dans des contextes différents, par de nombreux auteurs. Rappelons schématiquement que des désirs trop précis de l'analyste, contre-transférentiels ou non, peuvent subvertir le processus et induire, notamment, des suggestions parasites ; que l'hypermnésie de l'analyste ou sa crainte de perte de mémoire (interrogations qui posent le problème de la mémoire de l'analyste) peuvent organiser des souvenirsécrans ou des constructions plus qu'aléatoires ; qu'un modèle ou une théorie trop insistants, au-delà de ce qui est décrit comme théories (préconscientes, implicites, flottantes...) ne laissent aucune ouverture à une théorie ouverte de ce cas singulier, au champ des possibles. Tout cela est connu, ainsi d'ailleurs que les insistances peutêtre subversives dans d'autres contextes théoriques de non-savoir et non-désir de l'analyste amenant au « désêtre » de l'analysant comme issue de l'analyse.

1. W. R. Bion, Aux sources de l'expérience, PUF, 1979.


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Modèles et théories

On ne peut faire ce procès d'intention-là à Bion. Aussi bien dans Aux sources de l'expérience que dans Eléments de psychanalyse 1, il attire l'attention sur les rôles des modèles et des théories.

Il considère le modèle comme abstraction d'une expérience émotionnelle ou concrétisation d'une abstraction par rapport à la théorie. L'interprétation pourrait être aussi considérée comme forme particulière d'une théorie incluant les modèles avant d'être interprétation de contenus. Le modèle permet ainsi de relier ce que dit le patient à la théorie, il fait ressortir deux ensembles d'idées : l'une liée au matériel du patient, l'autre au corpus de la théorie analytique. « Le processus en son entier repose sur une attention au repos, telle est la matrice de l'abstraction et de l'identification du fait choisi (notion de fait choisi tirée de la lecture de Poincaré). A partir du modèle ainsi construit (préconception) et de son rapprochement avec la réalisation (matériel du patient), une théorie spécifique, l'interprétation doit être abstraite. » Ainsi le modèle constituerait un moyen terme entre la réalisation et le système déductif scientifique, à la fois abstraction de la réalisation et concrétisation de ce système déductif, médiateur entre l'expérience et la théorie. Il s'apparenterait aussi à ce qu'il nomme le « mythe privé » qui permettrait de redonner vie à un système déductif trop abstrait.

Le mythe et le modèle seraient ainsi appelés à constituer une des trois dimensions (les deux autres étant le domaine des sens et la passion) que doivent posséder les éléments et les objets psychanalytiques pour empêcher qu'un système abstrait déductif ne soit trop coupé de son arrière-plan d'expérience. Dans ce contexte sont déployés les exemples des mythes de l'Eden, de Babel, de l'OEdipe. On voit combien les modèles et les théories issues de l'expérience analytique, constitutifs de « C » ou « K » (connaissance), aident à (ou doublent) la compréhension intuitive. Si bien qu'il faut prendre la recommandation dans le contexte de son énonciation : « la nonsaturation de l'attention ».

Le modèle « saturé » ferait écran à la compréhension intuitive du cas singulier.

Une théorie trop rigide, en raison même de sa concrétude, pourrait proliférer parce que les analystes se trouvant dans une impasse préféreront souvent produire une nouvelle théorie ad hoc plutôt que de se contraindre à utiliser correctement les théories déjà existantes, avec le risque de subversion de l'attention et de la compréhension ouverte.

C'est d'ailleurs dans ce contexte que Bion fait l'hypothèse de la « grille » comme instrument capable d'introduire une meilleure compréhension théorique,

1. W. R. Bion, Eléments de psychanalyse, PUF, 1979.


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plus petit commun dénominateur et facteur de « débabélisation », grille selon Bion comme instrument (sophistiqué!) capable d'aider l'analyste à réfléchir sur un problème analytique pouvant être manipulé de la même manière qu'un nombre dans les mathématiques. Mais il insiste bien sur le fait que cette « manipulation » doit s'expérimenter dans l'après-coup des séances, véritable « travail à domicile ». L'intuition élaborative de la séance, servie par l'attention, ne doit pas être perturbée.

Les trois recommandations et les troubles de la pensée

Dans L'attention et l'interprétation, Bion repose tous les problèmes précédents qui nous intéressent ici en les élargissant et en les méditant à partir de patients présentant des troubles de la pensée; troubles plus ou moins forts selon le degré de frustration et d'envie aboutissant aux identifications projectives excessives ou réalistes, au passage, possible ou non, de la position schizo-paranoïde à la position dépressive avec son coefficient de deuil et de douleur, mais aussi de leur possible élaboration.

Dans ce livre, les trois recommandations deviennent plus pointues, elles passent en quelque sorte de l'universalisable de l'expérience analytique au singulier de cette expérience sur les « borderlines » et les psychotiques. Des paramètres nouveaux ou des éclairages spéciaux, de forts grossissements d'anciens paramètres sont introduits.

Bion insiste par exemple sur « L'espace-temps analytique », insistance qu'on retrouvera d'ailleurs dans Entretiens psychanalytiques.

Elle rappelle, au lointain, la discussion métaphysique sur ces catégories de Kant pour qui l'idéalité de l'espace et du temps était la clé de la philosophie transcendentale.

Je pense à une séquence où Bion compare cet espace-temps analytique à une véritable ligne de fuite qui pourrait correspondre chez certains patients à un équivalent du « trou noir » de l'espace alors que pour l'analyste, ce pourrait être l'acceptation analogique du passage de la géométrie euclidienne à la géométrie non euclidienne. Cette métaphore géométrique implique pour l'analyste la difficulté de ce passage. Encore une réminiscence possible de Kant qui a montré la possibilité de leur non-contradiction, car les concepts de deux lignes droites et de leur rencontre ne contiennent la négation d'aucune figure. L'impossibilité ne tiendrait pas au concept lui-même mais à la constitution de ce concept dans l'espace, c'est-à-dire aux conditions de l'espace et de sa détermination. Et c'est bien aux conditions de cet espace particulier pour ces patients que se confronte Bion, conditions qui font aussi comprendre la prévalence de l'expérience de la séance et l'attention sur les phénomènes actuels.

Quant à la métaphore du trou noir pour les troubles de la pensée, elle reste


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fréquente chez les analystes, d'autant que chez ces patients ces catégories sont subverties, non étayées sur une secondarisation opérante au niveau de la pensée, sur l'amont d'un vrai processus d'historisation qui implique une temporalité, fût-elle reconstruite, sur la reconnaissance de l'altérité qui implique un espace partagé. On comprend dans ces conditions que cet espace temps télescopé permette difficilement l'organisation de repères stables dans le processus analytique. On peut encore comprendre à ce niveau, le privilège accordé à l'extemporanéité avec le corollaire de ses recommandations sans lesquelles les interventions et même la situation analytique seraient englouties dans le trou noir.

C'est bien dans l'intuition momentanée de l'espace et du temps de la séance qu'une compréhension peut apparaître face au matériel fragmenté de ces patients, intuition qui ouvre à un espace mental infini mais disloqué, comblé d'objets bizarres issus des éléments bêta. Et c'est dans ces objets à l'intérieur de cet espace qu'on présume que les patients projettent les parties de leur personnalité résultant de son clivage. Le degré de fragmentation et la distance à laquelle les fragments sont projetés seraient un facteur déterminant du degré du trouble mental. Mais à ces hypothèses kleiniennes, Bion ajoute l'idée d'un « langage d'accomplissement » pour que l'interprétation de l'analyste jette un pont sur le fossé séparant l'interprétation de la réalisation. Le langage d'accomplissement comprend un langage qui est à la fois un prélude à l'action et en soi une sorte d'action; « la rencontre du psychanalyste et de l'analysant est en soi un exemple de ce langage ». Cette hypothèse s'étaye implicitement sur la valorisation de l'intuition extemporanée qui pour l'analyste est à ce moment la réalisation de l'espace mental, alors que pour le patient — incapable d'employer les points, les lignes et l'espace — il s'agirait de débris, de fragments, de restes.

Quant au temps, il serait comme étiré, membrane mince d'un moment.

Alors comment et quoi interpréter? Bion suggère qu'on doit montrer au patient les éléments convaincants sur lesquels se base l'interprétation. C'est cette articulation d'ordre technique qui ferait le lien. Les hypothèses de Bion sont à la fois pointues et ardues et je ne peux, ici, les développer mais, seulement pour mon propos, montrer que les enjeux sont au moins autant stratégiques que tactiques et s'éloignent de l'acceptation ou des critiques faites au kleinisme de l'interprétation simultanée. On comprend combien chaque séance crée singulièrement un « espacetemps » différent. C'est dire aussi le risque potentiellement persécutoire de tout souvenir, le risque intrusif et disloquant d'un désir trop patent.

Ainsi, « pour le psychanalyste, la renonciation à tout souvenir, à tout désir, cela ne signifie pas qu'oublier est suffisant, ce qui est nécessaire c'est de refréner souvenir et désir par un acte positif ».

Cet acte positif, on l'a vu, s'exprimerait en langage d'action. Mais Bion, tout en soulignant ce que cet effort a d'asymptotique, accentuera cette position en acte


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de foi comme nous le verrons plus loin; pour Bion, comme je l'ai souligné plus haut, l'intuition (qui rappelle l'intuition sensible de Kant pour comprendre les phénomènes) est intuition de la forme des choses à venir. Cette expérience-là n'est ni une interprétation, ni un souvenir, ni même une « prophétie. Une expérience présente dans la séance est passée, présente et future; elle n'a pas de temps à moins que quelqu'un n'invente l'espace-temps analytique qui devrait être galactique ». A cette séquence tirée des Entretiens 1, on peut ajouter le rôle de l'intuition étayée sur l'impression de modifications kaléidoscopiques sensorielles qui ressembleraient aux éléments de la catégorie « C » qui font partie des modèles de l'analyste, à condition, ajoute-t-il, une fois de plus, « que l'analyste s'impose la discipline de se débarrasser de la mémoire, du désir, et dès qu'il le faut, de sa tendance à comprendre... L'acte de comprendre est si opaque et il semble si naturellement devoir être le but du psychanalyste qu'il risque de faire oublier les dangers de précocité et de prématurité ».

Mais il me semble, et surtout pour ces cas difficiles, que Bion n'insiste pas assez, à ce moment, sur cette contrainte au travail psychique de l'analyste qui ne procède pas seulement du désir de comprendre mais impose un travail de liaison sur les éléments non liés du patient, travail préconscient qui retrouve aussi les éléments latents, les met en perspective pour construire une trame apte dans un second temps à exercer le travail de symbolisation. Ce travail diachronique est une garantie de la mémoire de l'analyse qui dépasse la critique de l'hypermnésie saturante ou du souvenir, fixation et écran. Il n'empêche pas d'entendre du nouveau.

Bion, à mon avis, n'approfondit pas assez sa récusation du désir de l'analyste qui dépasse bien sûr les désirs issus de ses pulsions sexuelles, voire les désirs contre-transférentiels issus de reliquats non analysés, ou toute visée thérapeutique. L'effort de neutralité, pour une meilleure attention flottante entre autres, devrait-il éliminer le registre des affects pour faire de l'échange analytique le seul support silencieux des projections et des affects immobilisés chez l'analysé? Bion, adepte de la théorie restrictive du contre-transfert, a cependant insisté sur la valeur de l'affect comme facteur de connaissance et cette valorisation, même asymétrique, n'exclut pas l'analyste. Alors! Alors il semble s'agir d'exclusion volontaire, consciente, de tout désir qui pourrait apparaître comme intrusif et persécutoire, entraînant « une attaque des liens » encore plus intense, pour ces sujets fragilisés par la non-tolérance à toute frustration, envahis par les catégories du négatif (— A, — H, — K), avec quelque part la présence d' « un Surmoi cruel inclus dans leurs objets bizarres ».

1. Op. cit.


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Le noumène

J'ai essayé de présenter, trop schématiquement, les approches explicites ou implicites de Bion à partir de ses trois recommandations. Approches universalisablres dans toute situation analytique ou plus pointues chez les sujets souffrant de troubles de la pensée. Mais il en est une autre plus singulière, plus originale, aimantée vers le noyau dur de « O » et dont l'intuition, préparée en quelque sorte par ces recommandations, serait la visée de réalité ultime, de vérité absolue.

Dans ce livre où, je le rappelle, il est question de la compréhension intuitive en psychanalyse et dans les groupes, l'attention du lecteur vacille quelque peu. On passe quelquefois de la position d'un penseur qui réfléchit et spécule sur les limites de l'analysable, sur les extrêmes métaphysico-métapsychologiques, à la position d'un théoricien de la technique psychanalytique.

Parfois on ne sait plus s'il s'agit de la confrontation d'un groupe, un establishment, à un personnage hors mesure — par exemple le groupe religieux au prophète, l'institution analytique à un analyste très singulier—ni si l'analyste est épinglé analogiquement comme prophète, devin, mystique, ou si l'analogie est supprimée.

Parfois le recours à des notions issues du philosophique n'ont pas l'échappatoire suffisante pour les transformer en analytique. Les notions venues des champs scientifiques dépassent le métaphorique et orientent vers une collusion scientificomystique, véritable tentative pour unifier plusieurs rationalités différentes, pour unifier le tout dans la synthèse d'une connaissance initiatique où se dévoilerait une réalité ultime, éternelle et ubiquitaire, collusion que dénonce un auteur comme Henri Atlan 1 qui, par ailleurs, se veut « intercritique » de la science et du mythe.

Tout le long de son oeuvre, Bion montre le lien de la pensée à l'expérience affective, objet de sa théorisation et d'une systématisation conceptuelle. Mais cet effort bute en quelque sorte sur l'irréductible de « la chose en soi », du « noumène », termes repris à la philosophie kantienne. Ici on est en deçà de la « représentation de chose » déjà difficile à théoriser, toujours inconsciente, et qui n'apparaîtrait que grâce à ses liens préconscients avec la représentation de mots. D'autres auteurs, comme Lacan 1, se sont affrontés à la chose, dos Ding. Pour cet auteur, das Ding serait le secret véritable du monde extérieur auquel se confronte toute tentative d'une théorie de la connaissance et qui ouvre aussi au champ de l'éthique. Les processus de pensée seraient inconscients et Freud a souligné que pour parvenir à la conscience et être verbalisés il y faut une réflexion les ramenant à portée du principe de réalité, à portée d'une conscience perpétuel1.

perpétuel1. Atlan, A tort et à raison, Intercritique de la science et du mythe, Seuil, 1986.

2. J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Séminaire, livre VII, Seuil, 1986.


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lement éveillée, intéressée par l'investissement de l'attention à surprendre quelque chose qui peut se produire.

Dos Ding serait issu d'une division originelle de l'expérience de réalité; elle serait l'Autre absolu du sujet qu'il s'agit de retrouver, au-delà de la perception, réalité qui ordonne, fait connaître et commande, par quelque chose qui l'halluciné.

On a l'impression que Bion est proche de cette réflexion, tout en se référant au filon kantien de la chose en soi qu'il aborde par les voies de la philosophie de la Science, alourdie, de la convergence d'une visée qualifiée de morale (d'éthique pour Lacan).

Das Ding devrait être identifié avec la tendance à retrouver qui, pour Freud, frôlerait l'orientation du sujet humain vers l'objet, mais pas n'importe quel objet, l' « objet perdu ». Dans le filon lacanien, le désir pour la mère ne saurait être satisfait parce qu'il est la fin, le terme, l'abolition de tout le monde de la demande qui est celui qui structure le plus profondément l'inconscient de l'homme. Lacan 1 ajoute « à la place de l'objet impossible à retrouver au niveau du principe de plaisir, il est arrivé quelque chose qui n'est rien que ceci, qui se retrouve toujours mais se présente sous une forme complètement fermée, aveugle, énigmatique. Le monde de la physique moderne ».

Si l'approche de Bion est différente, il me semble exister une contiguïté opérante.

Bion part du postulat que l'espace mental en tant que chose en soi est inconnaissable, mais qu'on peut le représenter par des pensées qui incluraient ce qui est primitif, les éléments alpha. On comprend la difficulté d'organiser des pensées pour les sujets ayant un appareil à penser défectueux, sans espace mental comme contenant et dans lequel la projection pourrait s'effectuer. On aurait alors affaire avec des « non-choses » inaptes à tolérer leurs réalisations correspondantes attaquées, détruites.

Les mots représenteraient la chose et non la non-chose, l'hallucination prendrait la place de la représentation. Ici le phénomène est subverti, la fascination « nouménale » prégnante, les recommandations plus insistantes.

L'acte de foi

Pour cela, le psychanalyste devrait « se délester au maximum de ce qui gêne la réalité sensorielle pour se transformer en expérience émotionnelle, puis en réalité psychique, en un véritable acte de foi, en une réalité et vérité ultimes ». Evidemment, on retombe sur les trois recommandations au niveau ultime en quelque sorte. « Il faut chez le psychanalyste une renonciation à tout souvenir, à tout désir, cela ne signifie pas qu'oublier est suffisant, ce qui est nécessaire, c'est de

1. J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Séminaire, livre VII, Seuil, 1986.


1440 Alain Fine

refréner souvenir et désir par un acte positif... Une formulation n'a la qualité d'une abstraction élaborative que dans la mesure où elle est séparée du substrat sensoriel inhérent et essentiel au souvenir et au désir... Les exercices pour écarter souvenir et désir doivent être considérés comme une préparation à un état mental dans lequel "O" peut évoluer. » Cet évitement avec aptitude à exercer des actes de foi serait selon Bion du côté d'un processus scientifique et différent de l'acte religieux.

Cet acte de foi comme relation à la pensée serait analogue à la relation d'une connaissance a priori à l'égard de la connaissance et appartiendrait au système « O ». L'acte de foi serait « baigné en arrière-plan de quelque chose d'inconscient et d'inconnu parce que non arrivé, rendant l'expérience ineffable. L'acte de foi serait subordonné à un désir discipliné du souvenir et du désir, issus d'éléments d'impressions sensorielles saturant la capacité de l'analyste pour « F » (concept), en ne laissant aucun élément de la préconception non saturé avec inaptitudes à percevoir des éléments qui ne relèveraient pas des sens.

Le « O » qui n'est ni le zéro, ni le principe de Nirvana, serait selon Bion cette réalité ultime, vérité absolue; divinité, chose en soi inconnaissable et toujours en devenir à travers le savoir tiré de l'expérience sensorielle. Malgré cet inconnaissable, c'est par son approche que répondraient les capacités « K » du psychanalyste. Mais ce seraient les mystiques religieux qui seraient au plus près de l'expression de ce vécu, bien que son existence soit aussi essentielle à la science qu'à la religion.

Le psychanalyste devrait chercher quelque chose qui diffère de la réalité et devrait s'approcher asymptotiquement de « O ». Ainsi l'analyste doit-il devenir infini en luttant contre les défenses actives contre cette vérité, que représentent les phénomènes de « K » (connaissance) vers sa transformation en « O ». « Ainsi la réalité de l'expérience analytique serait-elle la réalité de la vérité ultime. Plus l'analyste serait en contact avec elle, plus serait réelle la part de cette expérience qu'il a été en mesure d'interpréter, tout en sachant qu'à ce moment précis il ne formulerait qu'un aspect d'une expérience pluridimensionnelle. »

Cet « O » s'apparenterait au noumène kantien, alors que la connaissance ne commencerait qu'à partir du moment où l'on a affaire aux phénomènes. Son argumentation suit de près celle de Kant dans sa sophistication. Il répétera que la transformation de « O » en « K » doit être subordonnée à la disparition de la mémoire et du désir, remplacés par l'acte de foi. L'argumentation de Bion me paraît ici plus scientiste que scientifique et imprégnée, bien qu'il s'en défende, d'un relent mystico-religieux. Interrogé dans Les entretiens, il répondra que « O » noumène, chose en soi, s'appellerait divinité s'il s'agissait d'une discipline religieuse (sic).

La visée de vérité est déjà difficile en psychanalyse et de nombreux auteurs en donnent des accès et visions différents (que je ne reprendrai pas ici), mais cette vérité ultime qu'essaye d'approcher Bion semble faire se télescoper métapsychologie


« Fluctuat nec mergitur » 1441

et métaphysique transcendentale. Vision asymptotique du champ analytique ou hétérogénéité radicale?

Le rappel plusieurs fois répété d'une lettre de Freud à Lou Andreas Salomé, qui consiste en la nécessité de se rendre artificiellement aveugle pour parvenir à la compréhension et à la compréhension de l'objet obscur, fait prendre dans ce registre une dimension nouménale à l'objet obscur.

L'hallucinose de l'analyste

Mais comment à travers le phénomène essayer de passer de « O » à « K ». On retrouve ici la fonction alpha de l'analyste transformant les éléments sensoriels bruts en éléments alpha grâce à ses recommandations, véritable acte de foi, nées aussi dans les troubles de la pensée, mais Bion ajoute dans certains cas l'hallucinose de l'analyste comme articulation intermédiaire (à l'hallucinose de l'analysant). Cet état serait-il encore un analogon de la capacité de rêverie de la mère? Bion revient sur l'attention et l'acte de foi pour ressentir l'hallucination de l'autre. Puis, il ajoute « pour évaluer l'hallucination, il faut que l'analyste participe à l'état d'hallucinose... Avant de pouvoir donner des interprétations d'hallucination, interprétations qui sont elles-mêmes des transformations de "O" en "K", il est nécessaire que l'analyste subisse dans sa propre personnalité la transformation O - K, en écartant les souvenirs, les désirs et les opérations de mémoires... qui seraient comme une illumination détruisant le "feuilleté de l'observation", en privilégiant les points obscurs illuminés par la cécité, véritable acte de discipline, conscient, voulu, partiel ».

En outre, au cours de chaque séance, l'analyste devrait parvenir à un état mental analogue à la position schizo-paranoïde en résistant à toute tentative de s'accrocher à ce qu'il sait. Mais, ajoute Bion, cette position ne serait nullement pathologique, cet état serait associé à souffrir et tolérer la frustration jusqu'à ce qu'un schéma s'élabore ; alors suivrait une position dépressive réduisant l'angoisse. Le psychanalyste devrait passer par ces deux phases avant de donner une interprétation.

Je rappelle pour éclairer mon propos les définitions de Bion issues du glossaire du livre cité :

Les hallucinations ne sont pas des représentations, ce sont des choses en soi nées de l'intolérance, de la frustration et du désir. Leurs défauts proviennent non du fait qu'elles ne réussissent pas à se représenter, mais du fait qu'elles ne réussissent pas à être (L'attention et l'interprétation, p. 51).

L'hallucinose 1 est le tableau général que présente le patient, celui d'une personne désireuse de démontrer son indépendance à l'égard de tout ce qui n'appartient

1. Op. cit.


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pas à ses propres créations. Ces créations résultent de son aptitude supposée à utiliser ses sens comme organes d'évacuation qui peuvent l'entourer d'un univers qui a été engendré par lui-même; les sens comme leur homologue mental ont pour fonction de créer le monde parfait du patient (Transformations, p. 137).

Mais alors, à partir de ces définitions et dans ce contexte où l'analyste devrait entrer en état d'hallucinose, comment comprendrait-il l'hallucination du patient, une hallucination, pourrions-nous ajouter, qui serait en quelque sorte un hallucinogène mental pour l'analyste? Nous sommes là confrontés à une expérience que Freud lui-même, selon Bion, aurait jugée dangereuse de par la proximité du pôle mystique. Au-delà du questionnement de l'analyse comme science ou mythe opérant, la méthode proposée vacille entre l'intuition sensible qui permettrait de passer du sensoriel à la déduction scientifique et celle d'une transformation de bêta en alpha au lieu même, régressif, du pôle hallucinatoire, pour passer du phénoménal au nouménal. Nous serions au-delà du dicible, de l'intelligible, du représentable, proches de l'expérience par les hallucinogènes ou de l'expérimentation de l'illumination Zen.

Et c'est l'ambiguïté, la contradiction, pourquoi pas la richesse de l'enseignement de Bion qui nous poussent aux limites de l'analysable, aux confins de la réalité, de la vérité de la psyché. Seulement, je pense comme Henri Atlan 1 et d'autres, que ces contradictions ne sont pas dialectisables, sous peine de reverser le scientifique, fût-il analytique, dans le divin et le mystique.

Dans le respect de ces différences, peut-on suivre Bion par le truchement d'Henri Atlan qui rappelle les hypothèses des états modifiés de conscience par les hallucinogènes comme sources lointaines (paléolithique, mésolithique), magicoreligieuses, aujourd'hui occultées, refoulées.

Henri Atlan, rapprochant les effets hallucinogènes permettant d'objectiver la réalité des expériences mystiques et l'inconscient, peut ainsi écrire : « Il en résulte que nous pouvons maintenant décrire un continuum d'états excités du système nerveux central caractérisé par des états de vigilance, de perception et, de façon générale, de présence au monde très différents depuis le sommeil paradoxal avec les rêves jusqu'aux états hallucinatoires apparemment spontanés, ou chimiquement induits, ou culturellement déclenchés et contrôlés par les techniques d'extase. »

L'analyste dans ces expériences particulières participerait-il de ce continuum? Continuum permettant une ouverture sur l'Infini (Bion) mais peut-être aussi sur un palais grandiose, ambiguïté de l'arbre interdit (Henri Atlan).

Ici l'expérience de la séance serait l'équivalent d'un véritable rite initiatique débarrassé des oripeaux du savoir, de la mémoire, du désir, mais indexée sur l'hallucinatoire; et l'interprétation, équivalent du dévoilement des mystères de « O »,

1. Op. cit.


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proche alors d'une fonction oraculaire dont on croit savoir que son porte-parole était drogué par des inhalations hallucinogènes. Ainsi, dans ce contexte, les affects primitifs et fondamentaux chez l'analyste et l'analysant seraient stimulés et les caractéristiques de « A » (amour) et « H » (haine) seraient tellement avivées que le couple de participants les ressentirait comme insupportables.

Mais ce serait le prix à payer pour la transformation d'une activité relative à la psyché en une activité qui est l'analyse, activité qui rendrait impératif le travail de scientification. Mais Bion ajoute aussitôt qu'il n'y a pas suffisamment de mystiques et qu'il ne faut pas gaspiller ceux qui existent (L'attention et l'interprétation, p. 139) ; et plus loin (p. 143), parlant de l'establishment et de l' « institution psychanalytique » : « Tout cela représente des exemples spéciaux du souvenir qui institutionnalise afin de pouvoir contenir la révélation mystique et sa force créatrice et destructrice. »

Interrogations en guise de conclusion

Non spécialiste de Bion et connaissant peu sa biographie, je peux me demander, sans d'ailleurs que des réponses puissent expliquer complètement la position de Bion, si des éléments de sa vie, de son organisation mentale aideraient à évaluer la part mystique, voire une dynamique du sacré dans son oeuvre.

J'ai essayé de montrer combien ces recommandations, poussées à l'extrême, s'apparenteraient à une ascèse de la séance engendrant selon les termes mêmes de Bion, un état où l'analyste est infini, où le temps est suspendu (pas de passé, présent ou futur), état qui peut aboutir à des « illuminations », où les représentations se font hallucinose, où l'aifect tourne à l'ineffable. Autant de paramètres, comme le rappelle Catherine Parat, « communs aux mystiques » ; cet « acte de foi », actes profanes, comme le souhaite Bion, mais sans exclusion du divin et qui pourrait aider à l'aperception obscure d'une « réalité ultime », d'une « vérité absolue », aider à exprimer intuitivement le vécu informulé de l'autre, véritable parole oraculaire, s'apparente par « son mécanisme à l'issue du Sacré par la rupture topique qui la permet » (Catherine Parat) 1. Bion, dans cette mouvance que j'ai privilégiée, points de capiton mais non exclusifs de son oeuvre évidemment, nous indique les voies à suivre d'une praxis difficile.

Mais le support théorique, l'analyse approfondie des mécanismes mentaux qui étayeraient ce support, la massivité et la profondeur abyssale de cette réalité, de cette vérité, nous interrogent.

La référence à Kant est intéressante, mais pas assez significative en miroir analytique, d'autant que l'approche métapsychologique est peu présente.

1. Catherine Parat, Dynamique du Sacré, Lyon, Césura, 1988.


1444 Alain fine

Les interrogations fusent. André Green 1 dans sa Préface aux Entretiens rappelle une citation malicieuse que Bion aurait reprise à Blanchot : « La réponse est le malheur de la question », citation dont je livre associativement un contrepoint des talmudistes : « Nous avons les réponses, mais où sont les questions ? » « Le besoin de réponse est-il une contrainte essentielle de l'esprit humain qui le force à se hâter pour lever l'angoisse! Signe de son intolérance au doute et au mystère et plus profondément de son horreur du vide (André Green)? » Dès qu'il y a connaissance, y aurait-il renoncement à la totalité du vrai ? Alors serait paradoxale cette recherche de réalité ultime de vérité absolue, à moins d'accepter cette recherche en dehors de toute norme, comme illuminante et brève de la dynamique du sacré.

Et pourtant les interrogations persistent et quelques réponses, certes aléatoires, ont pu être données qui pourraient fournir une « compréhension intuitive » à la pensée de Bion.

Et d'abord un constat de Didier Anzieu2 sur des moments privilégiés dans les groupes, groupes auxquels s'est aussi intéressé Bion (recherche sur les petits groupes) et qui pourraient éclairer, rétroactivement, cette part mystique que j'essaie de cerner : « Les "moments mystiques" surviennent dans les groupes quand l'évolution de la dynamique groupale suspend chez les individus l'exercice sensoriel, l'exercice fantasmatique, l'exercice intellectuel, triple dépouillement qui est précisément celui de l'ascèse mystique » (Didier Anzieu).

Cet apparentement, cette rétroactivité, doit être seulement considérée comme une hypothèse, de même que l'hypothèse d'une singularité de Bion par rapport à l'establishment (on sait qu'il a été président de la Société britannique de Psychanalyse).

J'ai aussi insisté sur cette approche singulière de Bion, surtout dans les situations extrêmes des troubles de la pensée. Ces situations rendraient-elles paradoxale cette approche ou seraient-elles une contrainte nécessaire laissant sourdre des pensées paradoxales de l'analyste et entrevoir l'abyssal vers lequel nous tirent ces patients? Après avoir rappelé l'acharnement de Freud à déconstruire le phénomène religieux et s'être interrogé sur la partie cachée de l'iceberg, André Green s'interroge : « Il est possible que la tâche essentielle de l'analyste dans ces situations extrêmes ne soit pas, à proprement parler, d'interpréter, mais de se représenter... Il importe que, pour ainsi dire, l'analysant se reconnaisse avant d'être reconnu. Sans doute est-ce bien l'analyste qui reconnaît, mais il n'est ici qu'une matrice affective — condition préalable — qui n'est elle-même reconnue comme reconnaissante que lorsqu'elle a pu rendre à l'analysant une image introuvable! » Plutôt que de représentation, Bion fait jouer — pour cette reconnaissance — le mécanisme régressif de l'hallucinose de

1. André Green, Préface des Entretiens psychanalytiques de W. R. Bion, Gallimard, 1980.

2. Didier Anzieu, Du code et du corps mystique et de leurs paradoxes, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, 1980, n° 22.


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l'analyste. Il a bien donné une définition de l'hallucinose, ainsi que de l'environnement qui le permettraient, mais la métapsychologie de ce processus est peu explicitée.

Peut-être pouvons-nous rappeler les hypothèses de Michel de M'Uzan 1 « sur les pensées et le contre-transfert paradoxaux : hypothèses venant d'un contexte différent, dans des situations non extrêmes, mais où se glissent le mouvement régressif hallucinatoire et des explications métapsychologiques, qui pourraient s'appliquer à l'hallucinose de Bion.

Il s'agirait de la confrontation aux limites de l'identification de l'analyste, aux limites de l'acceptation du mouvement régressif.

Ces mouvements emprunteraient les mécanismes du rêve entraînant chez l'analyste un flottement de son identité, une incertitude des frontières Moi/non-Moi, véritable expérience de dépersonnalisation avec disposition à l'identification primaire2. Cette excitation à rebrousse-temps ferait se former chez l'analyste des « figures d'allure hallucinatoire » et engendrerait des pensées, certes paradoxales, mais issues de la « chimère » à laquelle participe aussi l'analysant, chimère alimentée par l'inconscient et le préconscient des deux protagonistes, se ressourçant aux couches profondes du refoulé originaire.

Ces hypothèses font intervenir des mouvements de dépersonnalisation qui rappellent donc à la fois l' « hallucinose » de Bion, mais aussi, et en contiguïté avec cet état d'hallucinose, les exercices de dépersonnalisation des mystiques.

Ainsi, grâce au suspens de toute réalité, on pourrait comprendre le « démoniaque » du hors-limites, de la psychose. Grâce à cette initiation, l'analyste en accepterait la visite en lui. On friserait alors le non-euclidien humain avec intersection de ce vertex au vertex parallèle du divin de la vérité absolue.

Ce filon théorique renvoie, par le biais du refoulement primaire, aux interrogations sur la réalité ultime, sur la vérité absolue, sur ce point « O » inconnaissable mais lesté de transcendance, ainsi que de mystique et de sacré profane. Peut-on attribuer à l' « acte de foi » une dynamique du sacré?

Catherine Parat écrit que « le vécu du sacré semble en rapport avec un ébranlement, une mise en résonance des couches de l'inconscient à travers et comme en deçà du Préconscient ». Et, plus loin, elle rappelle le concept de ce que Jacques Maritain appelle le « Préconscient spirituel, où s'originent en l'homme les pouvoirs d'intuition et de création ».

Ce concept ne peut-il pas évoquer les couches du Préconscient les plus profondes, celles qui ne sont pas encore régies par la verbalisation, au contact et en communication avec l'inconscient primaire? Serait-ce cet inconscient primaire qui englobe le refoulé primaire, qui serait ce point « O » de Bion? Point « O » d'approche, et seulement approché par le vécu du sacré implicite chez Bion?

1. Voir p. II.

2. Michel de M'Uzan, La bouche de l'Inconscient, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard.


1446 Alain Fine

Nous savons combien le monde du refoulement originaire est mystérieux, même s'il est appréhendé après coup, alors que dire de la levée hypothétique du contre-investissement primaire pour donner issue à la conscience, à des représentations indicibles de ce point « O »?

Est-ce que cet acte de foi, que j'ai placé en perspective avec l'expérience du sacré, permet la sortie d'affects constitués d'éléments phylogénétiques du domaine du Ça et de représentations de choses du refoulé primaire ?

Domaine du Ça que partageraient alors l'analyste et l'analysant dans cette expérience particulière ? Je rappelle ici une des dernières notes de Freud (22 août 1938) : « Mysticisme, l'autoperception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ». Bion ne parle pas ainsi, mais cette expérience particulière de la séance, l'évocation mystique comme en filigrane et surtout la finalité asymptotique de la réalité ultime et de la vérité absolue dans un jeu des possibles, puisque non clôturée par la théorie, pourraient évoquer cette autoperception obscure, véritable relation d'Inconnu que représente le Ça. Dans cette relation d'inconnu que propose Rosolato 1 se niche aussi le Sacré. « Si l'on distingue un impensable et un inconnu relatif d'un inconnu absolu qui restera toujours au-delà de toute appréhension, nous serons amenés à situer dans ce dernier "le sacré". »

Ce chapitre paraîtra peut-être trop schématique et hypercondensé — l'espace de l'article m'y contraint — mais je pense que ces interrogations issues d'un filon de l'oeuvre de Bion (déjà traduite) auront montré l'ouverture vers une vision particulière de l'analyse et jusqu'où peuvent mener des recommandations en apparence banales.

Alain Fine

36, avenue de la République

92130 Issy-les-Moulineaux

BIBLIOGRAPHIE

Anzieu D., Du code et du corps mystique et de leurs paradoxes, in Nouvelle Revue de

Psychanalyse, Gallimard, 1980, n° 22. Atlan H., in A tort et à raison, intercritique de la science et du mythe, Seuil, 1986. Bion W., Aux sources de l'expérience, PUF, 1979; Eléments de psychanalyse, PUF, 1979;

L'attention et l'interprétation, Payot, 1974; Entretiens psychanalytiques, Gallimard,

1980. Freud S., in La technique psychanalytique, PUF, 1970. Green A., in Préface aux Entretiens psychanalytiques de W. Bion, Gallimard, 1980.

1. Guy Rosolato, La relation d'inconnu, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, Gallimard, 1976, n° 14.


« Fluctuat nec mergitur » 1447

Lacan J., in L'éthique en la psychanalyse, Séminaire, livre VII, Seuil, 1986.

M'Uzan M. de, Contre-transfert et système paradoxal, in De l'art à la mort, Gallimard,

1977, p. 164-181; La bouche de l'inconscient, in Nouvelle Revue de Psychanalyse,

Gallimard. Parat C, in Dynamique du Sacré, Lyon, Cesura, 1988.

RÉSUMÉS

Il s'agit d'un travail sur les trois recommandations de Bion : pas de souvenir, pas de désir, pas de connaissance a priori. Ces trois recommandations sont exposées selon trois « vertex », l'universalisable dans toute cure, le singulier chez les patients souffrant de troubles de la pensée, enfin et surtout un vertex plus original, qui implique, à partir des éléments de l'oeuvre, rassemblés et condensés pour en montrer l'insistance, une part mystique et sacrée profane, à interroger.

Mots clés : Souvenir. Désir. Connaissance. Noumène. Acte de foi. Réalité ultime. Vérité absolue. Mystique.

In this article, the author attempts to study Bion's three recommendations : no memory, no desire, no a priori knowledge. These three recommendations are described according to three vertices : the universal dimension of the cure, the singular dimension one can find in the case of patients suffering from disorders of thought, and last but not least, a more original vertex — the elements of which are emphasized and condensed throughout Bion's works — implying a mystical and profane and sacred part which is to be examined.

Key-words : Memory. Désire. Knowledge. Noumenon. Act of faith. Ultimate reality. Absolute truth. Mystical.

Es handelt sien um eine Arbeit Qber die drei Empfehlungen Bions : keine Erinnerung, kein Wunsch, keine apriorische Kenntnis. Dièse drei Empfehlungen werden hier anhand von drei Grundlinien dargestellt : das Allgemeingültige in jeder Kur, das Einzigartige der an Denkstörungen leidenden Patienten und, vor allem, eine originalere Grundlinie, welche, auf Grund der gesammelten und kondensierten Elemente des Werkes, einen mystischen und profan geweihten Anteil voraussetzt, dies um ihn in Frage zu stellen.

Schlüsselworte : Erinnerung. Wunsch. Kenntnis. Noumenon. Glaubenstat. Allerletzte Realitât. Absolute Wahrheit. Mystik.


1448 Alain Fine

Se trata de un trabajo sobre las tres recomendaciones de Bion : ni recuerdo, ni deseo, ni conocimiento a priori. Las tres recomendaciones son expuestas de acuerdo a tres « vertex », lo universalisable en toda cura, lo singular en los pacientes que sufren trastornos del pensamiento, por ûltimo y sobre todo, un « vertex » mâs original, que implica, a partir de los elementos de la obra, reunidos y condensados a fin de mostrar la insistencia, una parte mistica y sagradaprofana a interrogar.

Palabras claves : Recuerdo. Deseo. Conocimiento. Nôumeno. Acto de fe. Realidad ûltima. Verdad absoluta. Mistico.


Point technique

Notes sur la mémoire et le désir*

W. R. BION

La mémoire est toujours trompeuse lorsqu'elle enregistre les faits, car elle est sous l'influence de forces inconscientes. Le désir distrait, alors qu'il est essentiel d'observer pour juger. Les désirs faussent le jugement en sélectionnant et en supprimant ce qui doit être matière à jugement.

La Mémoire et le Désir mettent en oeuvre et intensifient les aspects de la pensée qui dérivent de l'expérience sensorielle. Ils mettent ainsi au premier plan une capacité qui naît des sens et qui est à leur service. La mémoire concerne les impressions sensorielles de ce qui est censé s'être passé, le désir de ce qui ne s'est pas encore produit.

L' « observation » psychanalytique ne porte ni sur ce qui s'est passé ni sur ce qui va se passer mais sur ce qui est en train de se passer. De plus, elle ne porte pas sur les impressions des sens ou de leurs objets. Tout psychanalyste sait ce que sont l'angoisse, la peur et d'autres aspects de la réalité psychique, qu'il ait ou non réussi à les nommer. Ils constituent son monde véritable et il ne doute pas de sa réalité. Cependant, l'angoisse, pour prendre un exemple, n'a ni forme ni odeur ni goût; la conscience des éléments sensoriels qui accompagnent l'expérience émotionnelle freine l'intuition qu'a le psychanalyste de la réalité qu'il doit saisir.

Les séances du psychanalyste doivent n'avoir ni passé ni futur. La « connaissance » que l'on a du patient n'a pas d'importance : elle est soit fausse, soit inadéquate. Si psychanalyste et patient partagent cette « connaissance », celle-ci est obsolète. Si l'un des deux seulement « sait », une défense ou un élément catégorie II de la grille est à l'oeuvre. La seule chose qui compte dans une séance, c'est l'inconnu et rien ne doit distraire le psychanalyste de cette intuition.

Dans toute séance, une évolution a lieu. Quelque chose surgit des ténèbres et de l'informe. Cette évolution peut avoir une ressemblance superficielle avec la

* In Psychoanalytic Forum, 11, 3, 1967, p. 271-272. Rev. franc. Psychanal., 5/1989 RFP — 48


1450 W. R. Bion

mémoire, mais une fois l'expérience vécue elle ne peut jamais se confondre avec la mémoire. C'est cette évolution que le psychanalyste doit être prêt à interpréter.

Pour ce faire, il doit discipliner ses pensées. En tout premier lieu — et chaque psychanalyste le sait —, il doit avoir fait une analyse aussi complète que possible et rien dans ses propos ne doit jeter l'ombre d'un doute sur ce point. Deuxièmement, il doit veiller à éviter de se souvenir. Ses notes ne devraient concerner que ce qui peut être noté, le programme des séances par exemple.

Il faut obéir aux règles suivantes :

1/ La mémoire : ne pas se souvenir des séances passées. Plus l'envie de se « souvenir » de ce qui a été fait ou dit est pressante, plus il importe de lui résister. Cette envie peut se manifester comme le désir de se rappeler de quelque chose qui s'est passé et qui paraît avoir précipité une crise émotionnelle; aucune crise ne justifie qu'on enfreigne cette règle. On ne doit pas permettre aux événements en question d'accaparer l'esprit car ils empêcheraient d'observer l'évolution de la séance au seul moment où cette évolution est observable : lorsqu'elle a lieu.

2/ Les désirs : le psychanalyste peut commencer par éviter tout désir concernant la fin de la séance (ou celle de la semaine ou celle du trimestre). Il ne doit pas laisser se développer un désir concernant les résultats, la « guérison », voire même la compréhension de la séance.

Il faut observer ces règles tout le temps, et pas seulement durant les séances. Avec le temps, l'analyste acquerra une conscience accrue du poids des souvenirs et des désirs et une plus grande habileté à les éviter. Au début de l'observance de cette discipline, il ressentira une anxiété plus grande qui ne doit pas l'empêcher de la respecter. Il faut adopter immédiatement cette façon de procéder et ne l'abandonner sous aucun prétexte.

La structure de l'analyse changera : en gros, l'on ne verra pas le patient évoluer pendant un certain laps de temps mais chaque séance formera un tout. On pourra mesurer le « progrès » à l'accroissement et à la diversification des humeurs, des idées et des attitudes observées dans une séance donnée. Les séances seront moins entravées par la répétition de matériels anciens qui auraient dû disparaître et leur tempo s'accélérera.

A chaque séance, le psychanalyste devrait tenter de se mettre dans l'état d'esprit qui serait le sien s'il n'avait jamais vu son patient auparavant. S'il en est autrement, il est en train de se tromper de patient.

Cette façon de procéder est extrêmement efficace; le psychanalyste doit donc s'efforcer d'exclure constamment mémoire et désir et ne pas trop s'inquiéter si les premiers résultats semblent alarmants. Il s'y habituera; sa consolation sera de construire sa technique psychanalytique sur le solide fondement de la compréhension intuitive d'une évolution et non sur les sables mouvants d'une expérience incomplète et


Notes sur la mémoire et le désir 1451

mal assimilée qui cède vite la place à l'expérience mais entraîne sur le plan neurologique un certain délabrement des capacités mentales. On ne peut se tromper sur la qualité d'une séance évolutive et l'intuition qu'on en a ne se détériore pas. Pourvu qu'on lui fasse confiance, l'intuition commence tôt et se dégrade lentement.

Ce qui précède est un bref compte rendu d'une pratique où ces préceptes sont appliqués. Chaque psychanalyste en élaborera les implications théoriques pour son propre compte. Il devrait, tant pour son patient que pour lui-même, voir ses interprétations gagner en force et en conviction car elles jaillissent alors d'une expérience émotionnelle vécue avec un individu unique et non de généralisations théoriques imparfaitement retenues.

W. R. Bion

Traduit de l'anglais par Chantal Lechartier

BIBLIOGRAPHIE

Bion W. R. (1963), Eléments de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979. — (1965), Transformations, New York, Basic Books.



Sans mémoire et sans désir : à qui s'adressait Bion ?

Haydée FAIMBERG

« Il m'est arrivé une fois d'avoir un patient sympathique et coopératif et je vais maintenant vous présenter une séance qui caractérise bien la manière dont se sont déroulées ses deux premières années d'analyse.

« Le patient raconta qu'il avait eu un rêve, au cours duquel il était sorti se promener avec sa fiancée. Elle lui signala un objet dans le ciel, qu'elle trouvait remarquable, et se montra surprise de ce qu'il ne pût voir ledit objet.

« Le patient fit remarquer qu'en vérité cette jeune femme n'était pas sa fiancée, mais une amie avec laquelle il se sentait de mieux en mieux depuis un moment. Je lui fis part de mon interprétation, selon laquelle il me voyait comme une fiancée ou une soeur — qu'il n'avait en réalité jamais eue — et que cela signifiait que, pour lui, il était important d'avoir une relation avec une sorte de soeur analytique au lieu d'une relation directe avec moi.

« Le patient fut tout à fait d'accord avec moi. J'avais déjà ressenti une certaine méfiance devant ma façon de mener cette analyse. Je considérais que je n'avais pas encore suffisamment de matériel pour faire une telle interprétation... En somme, j'aurais voulu lui dire : "Bien, mais pourquoi pensez-vous que cela est juste? " Cependant il est plutôt difficile de poser une telle question lorsqu'on vient tout juste de dire qu'à son propre avis l'interprétation est correcte.

« Le patient continua à parler et me fit savoir, comme pour confirmer l'interprétation, que sa mère lui avait raconté qu'une de ses soeurs était morte avant qu'il naisse... Il conclut en affirmant que sa mère serait enchantée de venir me voir et d'en parler.

« Je lui dis que je me demandais pourquoi il pensait que sa mère pourrait m'en dire plus à son propos... Le patient fut entièrement d'accord avec moi, et jugea mauvaise l'idée que sa mère vînt me voir.

« Il me dit que la fiancée avait montré dans le rêve des objets trop définis pour être des nuages, que ce devaient être des soucoupes volantes. Ces objets doivent signifier beaucoup pour vous, lui dis-je, puisqu'il vous est nécessaire d'avoir une soeur qui apparaisse, du moins en rêve, pour les mentionner. Il

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1454 Haydée Faimberg

était malgré tout significatif qu'il ait lui-même fait ce rêve, et qu'il pût se le rappeler : la jeune femme représentait en conséquence nécessairement une partie de lui-même. Bien entendu, il fut également d'accord, et ajouta qu'il arrivait souvent qu'au beau milieu d'un jour clair des nuages apparaissent, qu'il commence à pleuvoir et que tout soit gâché... J'avais senti qu'il voulait que je lui interprète quelque chose sur les objets qui l'attaquaient. Je lui dis alors que les objets qui l'attaquaient pendant cette promenade attaquaient aussi sa relation avec sa fiancée, et qui le détruiraient s'il avait une fiancée réelle quelle qu'elle soit, y compris moi-même dans la relation analytique. Cette interprétation faite, le patient l'accepta également. »

Bion parlait debout, d'une voix posée et ironique. Nous étions le 30 juillet 1968 et c'était sa première conférence à Buenos Aires, à l'Association Psychanalytique Argentine où il resta parmi nous pendant une semaine, donnant trois conférences et de très nombreux séminaires. Lors de chaque séminaire (constitué de six personnes), nous discutions à partir d'une séance d'analyse rapportée par un analyste expérimenté ou en cours de formation. C'est sur ce canevas que Bion tissait ses commentaires.

Mes réflexions s'étayent sur les notes que j'ai prises en l'écoutant, parmi lesquelles j'ai sélectionné ce qui se rapportait à ses idées concernant l'écoute « sans mémoire et sans désir ». Le travail que je présente ici est basé sur un « Bion oral » tel que je l'ai écouté à cette époque.

C'est à partir de cette expérience que je me propose de réfléchir sur la signification que prend pour moi la proposition de Bion : « L'analyste doit analyser sans mémoire ni désir ».

Cet article ne prend en compte aucune des oeuvres écrites de Bion, pas même l'article sur « Mémoire et désir » (1967) que je n'avais pas encore lu à l'époque. L'oeuvre écrite de Bion mérite d'être articulée avec celle de Freud, et comparée avec celle de plusieurs auteurs comme Fairbairn, Klein, Marion Milner, Winnicott.

J'établirai une différence entre les termes que Bion a utilisés et ce dont je peux me souvenir de son discours, dans la mesure où je m'appuierai sur mon écoute de ce que Bion, à cette époque, a eu à dire, lors d'une rencontre particulièrement significative qui s'est déroulée dans un contexte psychanalytique bien précis.

L'attention que je porte à ce que j'ai appelé « l'écoute de l'écoute » pendant la séance analytique (1981) s'étend également à la façon dont nous, analystes, écoutons le discours d'autres analystes. En écrivant cela, je mesure la différence qui me sépare d'un analysant ou d'un disciple de Bion. Je parle seulement d'un aspect partiel de sa pensée, telle que j'ai pu l'articuler avec ma propre pensée. Pour être partiel, cet aspect n'en est pas moins significatif car il implique un changement de perspective que Bion et d'autres auteurs ont, à mon avis, imprimé au mouvement analytique britannique.

Selon moi, la formulation même de la phrase de Bion citée plus haut : « L'analyste doit analyser sans mémoire ni désir », implique que Bion s'interroge — de façon


Sans mémoire et sans désir 1455

implicite à mon avis — sur la position d'où l'analyste écoute son patient. Le fait que cette question puisse être formulée, même implicitement, donne à penser que Bion ne croit pas que l'analyste puisse écouter en ayant une position naturaliste. Nous pouvons donc dire que Bion se préoccupe de définir les conditions qui devraient être respectées dans l'écoute analytique, se situant par là dans une perspective différente de celle de Melanie Klein.

Lors de cette première conférence, Bion continua à parler longuement jusqu'à ce qu'il dise avec humour : « Vous vous sentirez sans doute soulagés de savoir que je suis enfin arrivé au début de mon exposé. » Le point de départ de ce qu'il voulait nous faire entendre était ce qui, pour lui, avait manqué dans l'analyse de son patient; il s'agissait de ce dont Freud parlait dans une lettre adressée, croyait Bion, à Lou Andréas Salomé et qu'il citait de mémoire. Il s'excusa de son imprécision en disant qu'il ne parlait pas en historien de la psychanalyse : « Quand je traite d'un sujet, dès que j'arrive à quelque chose de très obscur, je dois m'aveugler artificiellement pour réussir à ce qu'un rayon d'obscurité illumine le point sombre, »1

A un autre moment de sa conférence, il dit avec humour que « la plupart des gens éprouvent le sentiment que leur analyse irait très bien... s'ils pouvaient se débarrasser de leur analyste, et, inversement, que l'on serait excellent analyste si on pouvait se débarrasser du patient! » (c'est moi qui souligne).

« Le patient a en effet tendance à dire en arrivant à sa séance : "Vous ne me reconnaissez pas? Je suis la même dépression et la même anxiété que vous avez connues hier et avant-hier, et nous continuerons à nous rencontrer pendant les prochaines années." C'est ainsi que les analyses deviennent interminables. Seul l'analyste peut changer cette orientation s'il peut mentalement dire au patient : "Allez-vous-en. Aujourd'hui je reçois un nouveau patient et, si vous le voulez, je vais vous le présenter." Bien entendu, je préférerais, en tant qu'analyste, me maintenir dans une situation que je comprends et le patient serait plus que disposé à me donner satisfaction. »

« En réalité, continua Bion, je ne pourrai jamais me débarrasser de ce léger sentiment de persécution lorsque je dois affronter une situation que je ne comprends pas. Il est important d'examiner ces situations incompréhensibles, sans lien, incohérentes, au lieu de s'occuper de celles qui sont compréhensibles et cohérentes et penser que le patient est la même personne que celle que l'on a vue hier. Ce sentiment d'impatience, de persécution devant l'inconnu est d'une intensité telle que l'on aspire à y mettre fin en forgeant à tout prix une interprétation ou en en rappelant le souvenir. C'est à cela que nous devons résister. Mais nous devons savoir que cette situation ne plaira ni au patient ni à nous-mêmes. »

1. Il s'agit bien d'une lettre à Lou Andréas Salomé. La citation exacte est celle-ci : « Je sais qu'en travaillant je fais artificiellement le noir autour de moi pour concentrer toute la lumière sur "le" point obscur, renonçant à la cohérence, à l'harmonie... » (lettre du 25 mai 1916). (N.d.l.R.)


1456 Haydée Faimberg

Si le patient n'est plus la même personne, nous nous trouvons devant un sujet scindé, sujet de l'inconscient. Bien que Bion n'y ait pas explicitement fait référence, ce qu'il disait signifiait qu'il ne croyait pas à une zone « du moi libre de conflits » à partir de laquelle on pourrait établir une alliance de travail entre le patient et l'analyste. Au contraire, dirais-je, Bion se méfiait de la collaboration apparente du patient dans laquelle il voyait une forme de complaisance.

J'ai pensé alors que Bion parlait aux analystes qui analysent le patient en restant toujours sur la même longueur d'onde, établie par le patient lui-même en réponse au désir de l'analyste.

C'est dans ce sens que j'ai compris le terme de désir, employé par Bion.

Ainsi, Bion, auteur de cet exemple clinique, se parlait à lui-même, se méfiait des analyses qui vont « très bien », trop bien. Il trouvait suspect que le patient « confirme » systématiquement les théories de l'analyste. Mon écoute m'indiquait que Bion parlait à tout analyste installé dans la position du savoir pour écouter ce que le patient avait à lui dire, et qui, par conséquent, ne pouvait trouver que des interprétations susceptibles de confirmer le déjà connu, connu du patient ou de l'analyste. Il parlait à tout analyste qui gardait en mémoire ce qu'il savait pendant la séance, et qui en attendait la confirmation.

A mon avis, le silence de l'analyste ne suffit pas à dépasser cette situation et à garantir que le patient n'obtienne pas la confirmation que son désir est satisfaisant; le silence de l'analyste parle également. Ni le silence, ni la parole de l'analyste n'ont de monopole respectif qui garantisse que le terrain sur lequel se déroule l'analyse est celui de la recherche de la vérité psychique (Faimberg, 1981).

Que faire alors de notre mémoire à nous, psychanalystes, qui croyons — à juste titre — à la constante activité psychique de l'inconscient? Bion nous proposerait-il d'attaquer l'activité psychique même de l'analyste, en exigeant qu'il travaille sans mémoire? C'est avec cette question, posée par sa première conférence, que j'allai à son premier séminaire.

L'analyste qui présentait le cas lisait des notes très précises à propos d'une séance récente. Nous avions l'illusion d'assister à « cette » séance : la séance n'était pas terminée, nous pouvions disposer d'elle et la travailler à l'infini.

Bion parla de méthodologie. Il ne s'agissait pas de « cette séance », qui avait déjà eu lieu, et dont nous ne saurions jamais comment elle s'était déroulée. Ce qui devait nous intéresser était la séance qui n'avait pas encore eu lieu.

Mais alors que signifiait l'abolition du désir de l'analyste, puisque finalement il nous parlait du désir pour la séance qui n'a pas encore existé? (A une autre occasion, il dit que l'analyste devrait s'intéresser à la séance d'aujourd'hui, pas à celle d'hier, ni celle de demain.) Quel est le statut du désir de l'analyste et quel est celui de la mémoire de l'analyste, au cours même de la séance analytique?

L'analyste qui exposait le cas dans notre petit groupe nous avait rapporté


Sans mémoire et sans désir 1457

qu'en écoutant son patient il s'était souvenu de ce que celui-ci lui avait dit la semaine précédente, et que ce souvenir l'avait aidé à formuler une interprétation. Nous avions l'habitude, avec Pichon-Rivière, de parler de « point critique du récit du patient » lorsqu'un fait privilégié permettait une interprétation. Le souvenir d'un fait survenu lors d'une autre séance était venu donner forme au point critique de la présente séance.

Bion avait donc l'occasion de discuter la validité d'une interprétation, effectuée avec mémoire et peut-être avec désir. Nous avions de notre côté l'opportunité de mettre à l'épreuve ses propositions.

Bion semblait négliger tout commentaire sur ce point : cette interprétation, pourtant, dans sa perspective, ne devait pas être valable puisque l'analyste devait écouter sans mémoire ni désir; si dans ce cas le désir pouvait être considéré comme absent, la mémoire, elle, était bien présente; l'analyste lui-même nous l'assurait et nous disait qu'elle avait été décisive pour la formulation de l'interprétation.

Bion développait des idées à partir de l'interprétation incriminée. Il parlait d'objets non identifiés... Mais comment pouvait-il considérer ces objets, si peu identifiés qu'ils soient, puisqu'ils provenaient d'une origine aussi parfaitement identifiée que la mémoire de l'analyste? Bion fut catégorique : l'interprétation de l'analyste méritait que l'on s'y attarde, puisque le souvenir avait surgi spontanément pendant que l'analyste écoutait le patient sans mémoire ni désir. Lorsque nous lui avons demandé s'il pensait que c'étaient les paroles du patient qui avaient provoqué le souvenir de l'analyste se rapportant à une séance précédente (question qui s'inscrivait dans la façon dont nous comprenions l'analyse, à la suite de Pichon-Rivière, Racker, Bleger, Mom, Baranger, Liberman...), Bion acquiesça. Ce souvenir devait être considéré comme une association de l'analyste, et en tant que tel il faisait partie de son travail psychique. Ce contre quoi il s'élevait, c'était de commencer la séance en cherchant à se rappeler ce qui s'était passé lors de séances précédentes, ce qui était pour lui une manière d'éviter d'affronter une nouvelle séance. En évoquant activement les souvenirs d'autres séances, on évitait d'avoir à composer avec l'angoisse sans nom.

Il me devenait possible d'identifier à qui Bion parlait. Il m'apparut qu'il s'adressait à ceux d'entre nous qui traduisent de façon réductionniste, en un schéma cohérent et autosuffisant, tout ce que dit le patient.

C'est là le « Bion » que j'ai écouté, celui qui, d'une manière originale et très personnelle, s'intéressait à des problèmes auxquels nous étions cependant déjà sensibilisés, à partir des enseignements des analystes déjà cités. Ainsi, par exemple, Madeleine et Willy Baranger, dans La situation analytique comme champ dynamique, avaient-ils proposé la notion de « bastion » (1961). Cette notion désigne une figure de la répétition dans le « champ analytique » dans la forme d'une « aire » inconsciente du patient, systématiquement évitée à cause d'une collusion inconsciente entre l'analyste et le patient.


1458 Haydée Faimberg

Une analyse tout entière peut en arriver à être un formidable bastion si elle se déroule dans un accord complaisant entre les deux protagonistes! Car le souvenir d'une expérience de satisfaction éprouvée lors d'une séance précédente peut inciter tant le patient que l'analyste à reproduire, inconsciemment ou consciemment, les conditions qui provoquèrent ladite satisfaction.

Si le patient ne peut que collaborer dans ce sens, puisqu'il tendra à répéter la situation, il appartient à l'analyste de créer les conditions qui lui permettront d'écouter quelque chose de nouveau.

Entendue comme je l'entends, la formule de Bion implique que l'analyste a besoin de créer activement une nouvelle capacité psychique, une capacité négative d'écoute.

Il faut souligner, toutefois, que la capacité négative que nous considérons ici n'a rien de commun avec ce que Bion désigne comme (— K) et qui désigne pour lui le refus de la connaissance, le désir de ne pas savoir.

Je ne sais pas si, dans la conception de Bion, la notion de connaissance (K) est articulée — comme il me semble pertinent — avec celles de pulsion et d'inconscient. Dans un sens psychanalytique, le désir de connaître me semble lié à celui de connaître la vérité psychique.

Bion a réfléchi sur les conditions qui rendent possible la recherche des différentes versions des vérités psychiques chez un sujet donné (et non dans une abstraction théorique loin de l'expérience de la séance analytique).

Dans ma perspective, le désir de l'analyste et du patient de connaître l'inconnu en abolissant d'abord, et surtout chez l'analyste, le désir d'un objet particulier déjà désigné, crée une position paradoxale d'une fécondité extrême.

Enrique Pichon-Rivière et José Bleger abordaient les problèmes analytiques avec une pensée dialectique. Si Bion réveillait en moi des échos de cette transmission, cela signifiait-il que j'avais connu « Bion » avant d'être au courant de son existence même 1?

Je liais la capacité négative dont parle Bion à une position de l'analyste qui privilégie le mouvement dialectique dans l'écoute. Cette capacité négative met entre

1. Quelle part la pensée de Bion occupait-elle dans l'oeuvre de ces analystes ? La réponse à cette question mériterait un travail sur la transmission des idées en psychanalyse dans les différents contextes historico-culturels. Car on éprouve une curieuse sensation de dette non reconnue en découvrant que l'on a connu un auteur avant de l'avoir lu, par l'intermédiaire (oral ou écrit) d'autres auteurs. J'ai compris en lisant Les Lettres vives quelle relation existait entre les concepts de Winnicott et les notions de Bion. Dans une lettre que Winnicott écrit à l'auteur d'un article où injustement il n'est pas cité, il lui dit que, si Bion a fait la même chose, il lui pardonne car Bion est un génie. Je ne voudrais pas que nous, analystes, ne citions pas nos sources comme signe « de génie ». Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire à propos du dialogue entre Winnicott et Lacan, le fait de citer ses sources est un facteur libérateur pour celui qui cite, pour celui qui est cité et pour le lecteur. Par ailleurs nous n'avons pas suffisamment présent dans notre esprit le dialogue entre Winnicott et Marion Milner.


Sans mémoire et sans désir 1459

parenthèses les représentations positives propres à l'analyste qui font obstacle à l'écoute de l'inconscient 1.

Le « Bion » que j'avais écouté était celui qui nous avait alerté à propos de certains problèmes essentiels, qui nous avait montré qu'un analyste qui « ne sait pas » pendant la séance n'en est pas moins rigoureux dans sa conceptualisation ultérieure. Mais il ne me semblait pas pour autant nécessaire de suivre tous les paramètres qui étaient les siens à un moment déterminé de sa recherche. Par exemple, je ne me suis pas intéressée à la grille que proposait Bion. Ce qui pour Bion était une façon féconde d'organiser sa réflexion ne constituait pour moi qu'un schéma extérieur à ma pensée. La grille est la forme que Bion a trouvée pour se créer sa propre méthodologie de réflexion sur la pratique analytique. D'ailleurs, Bion lui-même lors d'un séminaire avait parlé de l'intérêt qu'il y a pour tout analyste de construire sa propre conceptualisation afin de pouvoir réfléchir à ce qui s'est passé pendant les séances.

J'ai en revanche retenu le fait qu'il fallait éliminer la facilité que représente un travail analytique fondé sur la certitude. Il n'a pas été pour moi un auteur qui m'ait proposé une théorie alternative, un système fermé de pensée. Le « Bion » qu'il me fut donné d'écouter inclut, pour moi, dans la structure même de ce qu'il expose, son propre dépassement. Ce « Bion » qu'il m'a été donné d'écouter évoquait les enseignements de Enrique Pichon-Rivière et de José Bleger entre 1958 et 1965. Parlaient-ils donc « bionien »? Je ne leur avais pourtant jamais reconnu aucun jargon mais je reconnaissais la nature des problèmes auxquels ils nous avaient sensibilisés.

Retournons à la phrase de Bion déjà citée :

« La plupart des gens éprouvent le sentiment que leur analyse irait très bien... s'ils pouvaient se débarrasser de leur analyste, et, inversement, que l'on serait excellent analyste si l'on pouvait se débarrasser du patient! »

L'humour de cette expression a contribué à ce que je me la rappelle littéralement, et qu'elle ait été un point de référence dans mon désir de percer la nature de la différence entre la pensée de Melanie Klein et celles d'autres auteurs comme Fairbain, Marion Milner, Winnicott, Bion, Paula Haimann, Esther Bick et les analystes argentins déjà cités 1.

En développant cette question, je suis arrivée à établir une différence entre la notion de relation d'objet et la notion de relation intersubjective dans ma contribution au Colloque « Questions pour demain » (1989).

J'ai tenté de rédiger ces quelques notes en suivant les consignes de Bion,

1. Les travaux d'André Green sur le négatif, en dehors de leur valeur intrinsèque, méritent aussi d'être examinés de ce point de vue.

2. Je ne cite ici ni Léon Grinberg, ni Elisabeth de Bianchedi, ni Dario Sor qui ont écrit un livre sur Bion. Je me réfère à la position de Bion par rapport à la pensée de certains auteurs, et non au contenu des modèles proposés par Bion auxquels ces auteurs se réfèrent plus spécialement.


1460 Haydée Faimberg

c'est-à-dire en me plaçant dans un espace « sans mémoire » par rapport à un stérile débat idéologique, et « sans désir » de démontrer quelque thèse, démonstration qui ne serait rien d'autre que la répétition du même débat politique du passé.

Le « Bion » dont j'ai le souvenir est celui qui réveilla en moi la conviction que l'écoute analytique se déroule dans une position de non-savoir, abolissant le désir de confirmer une idée préétablie.

A partir de cela j'ai découvert combien de tautologies peuvent être créées par une relation de fascination narcissique mutuelle dans l'analyse (1981). D'autres analystes n'auront, peut-être, pas eu « leur Bion » et seront arrivés toutefois à la même conviction. Et c'est fort bien ainsi. Il est particulièrement fascinant de prendre connaissance des différents chemins qui permettent d'arriver à des positions psychanalytiques similaires.

Quel triste malentendu ce fut lorsque Bion rencontra les psychanalystes français en 1978! Il y a quelque chose de profondément freudien dans l'écoute de l'inconscient telle qu'il l'avait formulée — « sans mémoire ni désir » — et qui aurait permis d'établir un véritable dialogue avec eux. J'ai eu alors, encore une fois, l'intuition que présenter une cure analytique devant une assemblée (et non un petit groupe) rend difficile la communication entre les analystes.

Comprendre cette rencontre manquée nous ferait accéder à la problématique de la fonction messianique et des risques qu'elle implique, sujet développé par Bion en Argentine lors de sa deuxième conférence. Mais cela est une autre histoire...

Haydée Faimberg

15, rue Buffon

75005 Paris

BIBLIOGRAPHIE

Corel (Antoine), Faimberg (Haydée), Wender (Leonardo), La psychanalyse en Argentine, in Histoire de la psychanalyse, Paris, Hachette, 1982 (aussi en Livre de Poche).

Faimberg (Haydée) (1981), Une des difficultés de l'analyse : la reconnaissance de l'altérité, in Revue Française de Psychanalyse, 45, 6, 1981, p. 1351-1367.

Faimberg (Haydée) (1989), Pour une théorie (non narcissique) de l'écoute du narcissisme : comment l'indicible devient-il dicible?, Journées 1989, La psychanalyse : questions pour demain, in Monographies de la Revue Française de Psychanalyse.


Sans mémoire et sans désir 1461

RÉSUMÉS

Pour qui Bion formule-t-il l'expression : « Ecouter sans mémoire et sans désir ? » Cet article examine la nature de ces différents interlocuteurs imaginaires. L'exemple clinique critiqué par Bion lui appartient. Cela implique que l'un de ses interlocuteurs se trouve dans sa propre filiation analytique ?

Mots clés : Négatif (capacité négative). Ecoute. Interprétation. Bastion. Analyse interminable. Position de savoir. Inconnu.

« Listening without memory or désire ?» — for whom does Bion set forth this expression? This article is aimed at analysing the nature of Bion's différent imaginary interlocutors. Bion examines one of his own clinical examples. Does this imply that one of these interlocutors belongs to Bion's own analytic filiation?

Key-words : Négative (négative capacity). Listening. Interprétation. Bastion. Interminable analysis. Position of knowing. Unknown.

Fur wen formuliert Bion den Ausdruck : « Zuhören ohne Erinnerung und ohne Wunsch ? » Dieser Artikel untersucht die Natur dieser verschiedenen imaginâren Gesprächspartner. Das von Bion kritisierte klinische Beispiel ist seine Sache. Setzt es voraus, dass einer seiner Gesprächspartner sich in seiner eigenen analytischen Filiation befindet ?

Schlüsselworte : Negativ (negative Kapazität). Zuhören. Deutung. Bastion. Unendliche Analyse. Kenntnisposition. Unbekannt.

Para quién enuncia Bion la formula : « Analizar sin memoria ni deseo » ?

Este trabajo explora los distintos interlocutores imaginarios de Bion. El ejemplo cllnico que Bion critica le pertenece. j Indica esto que uno de estos interlocutores esta ubicado en la filiaciôn analitica del propio Bion ?

Palabras claves : Negativa (capacidad negativa). Escucha. Interpretaciôn. Bastion. Anâlisis Interminable. Posiciôn de saber. Desconocido.



Chronique

des « OEuvres complètes » de Freud

La nouvelle série de la RFP a publié de nombreux commentaires sur la publication des oeuvres complètes de Sigmund Freud en français. Certains de ces propos avaient fait de nombreux aller-retour entre la rédaction et les auteurs. Le sujet était d'actualité et le recul manquait pour en juger sereinement. La fraîcheur de certaines réactions — fraîcheur au double sens du terme — et leur accumulation ont pu nous laisser perplexes. Une lettre de Jean-Paul Valabrega à Jean Laplanche mérite d'être publiée pour sa clarté, sa concision. Son auteur maintient l'opinion qu'il y exprimait il y a environ un an.

Gérard Bayle

CHER JEAN,

Merci de m'avoir envoyé ton livre sur la traduction de Freud. Il suscite évidemment tout mon intérêt et toute mon attention.

Il est vrai que je suis critique à l'égard de ton édition des OEuvres complètes. Voici pourquoi :

1 / J'ai toujours pensé que ce dont nous avions besoin comme instrument de travail pour étudier Freud (nous, et plus encore les générations futures) c'était d'une édition complète et critique bilingue. Comme cela a été fait pour tant d'autres oeuvres classiques. Or, je pense que la publication de L'OEuvre complète dont tu es responsable — et qui représente un travail considérable — rendra désormais impossible une nouvelle édition bilingue. C'est cela que je trouve déplorable.

L'argument selon lequel l'édition bilingue doublerait le nombre de volumes ne tient pas. Car celui qui voudra étudier Freud de façon approfondie aura besoin : des Gesammelte Werke, de la Standard Edition, de ta propre édition complète, plus des autres traductions nouvelles (que poursuit par exemple Gallimard), soit un total de plus de cent volumes, alors que l'édition bilingue en aurait comporté au maximum une quarantaine.

Sev. franc. Psychanal., 5/1989


1464 J.-P. Valabrega

2/ Ton argumentation sur la traduction elle-même est intéressante et, parfois, fondée du point de vue critique. Mais c'est sur les options terminologiques — et également stylistiques — que nous nous séparons. Je n'adopte pas : animique (pour âme); contrainte (et tous ses composés); désaide; désir once \ fantaisie ;fantasier; mixtion (à cause de miction); passagèreté; refusement; représentance; couverture (pour le souvenir); souhait (et ses composés), etc., pour des raisons non pas d'étymologie et de littéralité, mais de sens et de langue.

Il est fréquent, en effet, que la traduction par l'étymologie et la littéralité donne, non pas une adéquation ou un enrichissement, mais au contraire un affaiblissement, une déperdition du sens, pouvant aller jusqu'à la dénaturation.

Quant à la traduction selon le style et la langue d'arrivée, voici des exemples pris dans le volume XIII, seul paru à ce jour, de ce que je veux dire :

P. 16 : « Il s'était conservé deux souvenirs de couverture... »

P. 24 : « le sadisme s'était donc retourné dans la fantaisie sur la personne propre »...

P. 38 : « sa désirance de voir l'heure se terminer »

P. 8 : « développement animique »

P. 295 : « En rétribution de la force qu'il avait pour procurer l'assurance de la vie à tant d'autres en désaide... »

P. 322 : « ils sentaient leur jouissance face au beau endommagée par la pensée de sa passagèreté ».

Pour moi, c'est du charabia.

Voici mes principales observations. Et j'espère, cher Jean, que tu les prendras pour ce qu'elles sont, à savoir des critiques théoriques et scientifiques, et non des attaques personnelles.

Amicalement

J.-P. Valabrega


Dans le monde

Une action en Arménie

Le besoin d'une aide psychologique aux populations sinistrées d'Arménie après le séisme du 7 décembre 1988 apparaissant urgent et nécessaire, « Médecins du Monde » a fait appel à une équipe de psychanalystes.

Il apparut à l'évidence que beaucoup d'enfants survivants présentaient des signes nets de « névrose traumatique » (un quart environ, soit une population de soixante mille enfants sur les deux cent cinquante mille enfants survivants).

Les psychiatres et psychologues arméniens et russes n'avaient que les méthodes biologiques et pavloviennes à opposer à ce genre de situation. Très vite elles s'avérèrent inefficaces et même néfastes. Les propositions que nous leur fîmes de travailler avec nos méthodes inspirées de la psychanalyse furent acceptées d'enthousiasme avec, à la clef, l'introduction de la psychanalyse en Arménie...

Après une première évaluation effectuée par Donabédian avec un protocole mis au point par Pierre Marty et portant sur mille cinq cents enfants, il s'avéra nécessaire d'étoffer les équipes de psychothérapeutes venant en France et de travailler en collaboration avec les psychiatres et psychologues du cru. Un accord fut signé en juillet 1989 entre « Médecins du Monde » et les ministres de la Santé et de l'Education nationale de la RSS d'Arménie pour mener à bien cette tâche. Aux termes de cet accord, une équipe de psychanalystes et psychothérapeutes français se relaiera sur place, une semaine par mois pendant trois ans dans le but de :

— superviser la prise en charge des enfants par les psychothérapeutes arméniens;

— superviser le travail des psychologues de groupe, tant arméniens que français, travaillant en équipe sur les lieux mêmes du séisme;

— assurer la formation des psychothérapeutes arméniens tant sur le plan théorique que pratique... Aucun précédent n'existant encore sur ce plan-là, il nous fallait innover, en

particulier en ce qui concerne la sensibilisation personnelle des thérapeutes arméniens... à leur propre inconscient...

Rev. franç. Psychanal., 5/1989


1466 Vahan Yeghicheyan

Nous innovons donc en terrain presque vierge, prenant chacun quelques représentants volontaires de la « faune » locale « en analyse » individuelle à raison de trois séances de trois quarts d'heure par... mois depuis octobre 1989! Pour ma part, après avoir évalué leurs capacités d'insight et d'élaboration, je suis agréablement surpris par leurs dispositions à cet égard. Ce qui n'est guère étonnant dans une tradition culturelle où mères et grand-mères ont une place prépondérante au sein de la famille et où la réussite sociale des rejetons, principalement mâles, est leur manière de récupérer la toute-puissance. Quant à la partie théorique, elle se déroule à raison de plusieurs conférences par mois, assurées par l'équipe française avec l'aide d'excellentes interprètes de l'Ecole française d'Erevan. Ces conférences sont très suivies par un groupe assidu d'une soixantaine de personnes.

La plupart d'entre elles ne connaissaient rien de la psychanalyse; quelquesunes ont lu les traductions en russe de Freud datant de 1921 !... Bien que difficile, la tâche est passionnante.

Entre octobre 1989 et janvier 1990, sept cents enfants ont été pris en charge. Les parents sont étonnés et ravis des résultats déjà obtenus, tant sur le plan des rapports familiaux que sur le plan de l'efficience scolaire. Les parents eux-mêmes participent à des groupes de parents avec l'aide d'un psychothérapeute. Il reste encore beaucoup à faire malgré les sept structures de soins déjà mises en place, en particulier dans les zones difficiles d'accès. Sans compter le contexte politique actuel et l'afflux de nouveaux réfugiés ayant échappé aux pogroms d'Azerbaïdjan...

Ce qui a été vécu par toutes ces populations sinistrées a été très traumatisant, non seulement sur le plan matériel mais surtout sur le plan psychique : de l'ordre, en quelque sorte, de la réalisation d'une scène primitive profondément régressive, des enfants ramassés en morceaux sous les décombres de leurs écoles, des parents retrouvés de même par les enfants survivants, des enfants massacrés sous les yeux de leurs parents, ou inversement, etc.

Il s'agit d'éviter à toute une génération les conséquences d'une déstructuration traumatique grave.

L'équipe de la mission d'aide psychologique en Arménie est ouverte à toutes les suggestions et toutes les aides que les collègues pourraient lui apporter.

Vahan Yeghicheyan

8, rue des Déportes

23200 Aubusson


Colloques-Congrès

Annonces

Jeudi 24, vendredi 25, samedi 26 et dimanche 27 mai 1990

Madrid

L° Congrès des Psychanalystes de Langue française des pays romans

Le narcissisme dans les processus de structuration et de déstructuration psychiques

Luis Fernando Crespo, Pedro Guillen, Jose Antonio Loren

Un siècle après l' « Esquisse » : nouvelles métaphores ?

Sylvie Faure-Pragier et Georges Pragier

Vendredi 22, samedi 23 et dimanche 24 juin 1990

Oslo

IVe Conférence des analystes formateurs (Fédération européenne de Psychanalyse)

Le transfert et le contre-transfert pendant et après la phase de terminaison

Inscriptions : Winge Reisebureau A/S, Congress Dpt, P.O. Box 1705, Vika 0121, Oslo 1, T° 47 2 41 20 30, Tx 78342, Fax 47 2 33 26 52

Dimanche 15 et lundi 16 juillet 1990

Aix-en-Provence

IXes Rencontres psychanalytiques

Jacques Cain, Alain de Mijolla, Christian David, Michel Artières (IVe Groupe), Yves Hersant

Question de couleurs

Renseignements et inscriptions : Maurice Netter, lieu dit « Le Colonel », CD 6, 13170 Les Pennes-Mirabeau, 42.02.87.15


Vendredi 20, samedi 21 et dimanche 22 juillet 1990

Troisièmes rencontres internationales de I'AIHP (Londres)

L'engagement socio-politique des psychanalystes, quatre moments dans l'Histoire

1 / Les psychanalystes et les bouleversements politico-sociaux avant 1939

2 / L'engagement socio-politique des psychanalystes au lendemain de la deuxième

guerre mondiale

3 / Les psychanalystes et les événements de mai 1968

4 / Les psychanalystes et les régimes totalitaires, l'exemple sud-américain

21-30 juillet 1990

Décade de Cerisy

Freud et la psychanalyse, de Goethe et des romantiques allemands à la modernité viennoise

Anne Clancier, Henri et Madeleine Vermorel

Renseignements : CCIC, 27, rue de Boulainvilliers, 75016 Paris, 45.20.42.03

Vendredi 12, samedi 13 et dimanche 14 octobre 1990

Université de Londres

L'Alliance thérapeutique et le transfert

Renseignements et inscriptions : Madeline Garfield, British Psychoanalytical Society, 63 New Cavendish street, Londres W1M. 7RD

Du dimanche 28 octobre au dimanche 4 novembre 1990

Ire Conférence internationale de langue française pour la Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent :

Dépression et anxiété chez l'entait et l'adolescent

Pr Sam Tyano (Hôpital de Geha à Tel-Aviv) et Dr Michel Vincent (Centre Alfred-Binet), organisateurs.

Le Directeur de la Publication : Claude Le Guen.


Histoire de la psychanalyse

Editée par les Presses Universitaires de France, une nouvelle collection, intitulée Histoire de la Psychanalyse et dirigée par Alain de Mijolla, propose la publication d'ouvrages critiques et historiques concernant l'histoire de la psychanalyse et la psychanalyse dans son histoire. Complément de la Revue internationale d'Histoire de la Psychanalyse, cette collection s'annonce comme lieu de publication d'ouvrages d'inspirations contradictoires qui sont choisis sur le seul critère de leur intérêt historique. Cette collection se veut ainsi ouverte aux différents courants d'idées, sans exclusive. Elle vise à recueillir et à diffuser des études nouvelles ou des documents inédits qui traitent de la biographie de Sigmund Freud, de celle des pionniers qui l'ont rejoint et de l'histoire du mouvement psychanalytique né de ce cercle initial, avec ses remous et ses scissions, ainsi que de la place des découvertes freudiennes dans l'histoire des idées et dans le cours des événements de leur temps.

Deux titres sont dès à présent parus. Un troisième est en cours de publication.

Un juif sans Dieu. Freud, l'athéisme et la naissance de la psychanalyse de Peter Gay, professeur d'Histoire à la Yale University, est un essai qui vise à resituer la psychanalyse, et son génial créateur, face aux problèmes soulevés par la tendance à la religiosité — avec son corollaire, le fanatisme — qui n'épargne pas toujours le mouvement psychanalytique. L'essai de Peter Gay, qui apparaît comme un rappel nécessaire, défend trois propositions : c'est en tant qu'athée que Freud a pu développer la psychanalyse; c'est à partir de cette position qu'il a écarté comme vaine toute tentative de trouver un point commun entre foi et incroyance; c'est enfin parce qu'il était un juif athée qu'il a pu faire ses découvertes : en ce sens il ne pourrait donc être question de qualifier la psychanalyse de « science juive ».

La publication du livre de Phyllis Grosskurth Melanie Klein, son monde et son oeuvre est en soi un événement. Ce livre est la première biographie complète de celle qui, aujourd'hui, est reconnue comme l'une des plus grandes et incontournables figures du mouvement psychanalytique. S'appuyant sur de très nombreuses lettres et des documents inédits, cette biographie est un véritable monument. Elle


1470 Revue française de Psychanalyse

permet au lecteur de mieux saisir la personnalité complexe de Melanie Klein, le développement de sa pensée en fonction des événements qui ont marqué sa vie, et constitue ainsi une solide introduction à sa théorie et aux développements pratiques dont on sait la fécondité. Ce livre est à bien des points de vue un document historique de toute première importance du fait que son auteur est amené à retracer l'histoire du mouvement psychanalytique à partir des années 1920, jusque dans les années 1960, et notamment l'histoire de la British Psychoanalytical Society dont les figures les plus marquantes, Ernest Jones en tête, allaient être amenées à prendre parti dans les discussions et les controverses les plus ardentes soulevées par les débats théoriques et techniques qui opposèrent, dès la fin des années 1920, Melanie Klein à Anna Freud. Nous ne saurions trop recommander cet ouvrage qui apporte une mine d'informations, voire d'anecdotes, et ainsi permet de mieux se faire une idée de la personnalité de celle qui à bien des points de vue a été à l'origine d'une pensée pour le moins révolutionnaire.

Avec Bloomsbury/Freud. Les lettres de James et Alix Strachey, 1924-1925, va paraître le troisième ouvrage annoncé d'une collection qui vient dès à présent de considérablement enrichir le patrimoine des documents historiques concernant la psychanalyse. Cette collection apporte ainsi à la connaissance du public des ouvrages de référence qui vont permettre de mieux appréhender dans sa complexité l'histoire d'une pensée qui n'a cessé, et ne cesse, d'être en mouvement et d'évoluer.

Thierry Bokanowski


Rectificatif

Nous rappelons que l'article de Haydée Faimberg paru dans le n° 3/89, t. LIII, mai-juin, sous le titre « A propos d'une lecture d'Italo Calvino. Temps zéro : l'attente », avait fait l'objet d'une première publication dans l'International Journal of Psychoanalysis (1989, 16, 101), « t. zéro : waiting ».

Nous remercions le British Institute of Psycho-Analysis, détenteur du copyright, de nous avoir autorisés à le reproduire.



Imprimé en France, à Vendôme

Imprimerie des Presses Universitaires de France

ISBN 3 13 042438 4 — ISSN n° 0035-3943 — Imp. n° 36 039

CFPAP n° 54219

Dépôt légal : Juin 1990

O Presses Universitaires de France, 1990









BION

Editors : Jean BÉGOIN and Monique GIBEAULT

Jean BÉGOIN — Introduction, 1259.

W. R. BION — On a quotation from Freud, 1263.

Michel FAIN — Letter to Jean Begoin, 1271

Alberto EIGUER — The twilight of the Empire of psychic causality, 1277.

Franck Julian PHILIPS — Imitation and hallucination viewed in psychoanalysis, 1293.

Cléopâtre ATHANASSIOU — Transformations in hallucinosis, 1301.

Mireille FOGNINI — The fate of émotions in the Babel myth, 1321.

Régine PRAT — The dialogue of émotions, 1345.

Simon-Daniel KIPMAN — Bion, citizen and psychiatrist, 1373.

Frances TUSTIN — A modem pilgrim's progress : réminiscences of personal analysis with D' Bion, 1377.

Albert A. MASON — Bion's California Journey, 1383.

THE MAGAZINE

E. ABOUT, S. DEFFIN, C. MAS and L. MORISSEAU — Reading Bion..., 1399. Didier ANZIEU — Beckett and Bion, 1405.

Clinical column

Donald MELTZER — The protomental apparatus and soma-psychotic phenomena, 1417.

Theorical colamn

Alain FINE — Fluctuat nec mergitur : Bion's three recommendations : from universality to the mystic and sacred part, 1431.

Technical column

W. R. BION — Notes on memory and désire, 1449.

Haydée FAIMBERO — Without memory or desire : who was Bion addressing?, 1453.

About the French translation of Freud's Complete Works

A letter from Jean-Paul Valabrega to Jean Laplanche, 1463.

Thronghout the world

Vahan YEOHICHEYAN — A psychological action in Armenia, 1465.

Announcements


BION

Rédacteurs : Jean BEGOIN et Monique GIDEAULT

Jean BEGON — Introduction, 1289.

W. R. BOIN — A propos d'une citation de Freud, 1263.

Michel FAIN — Lettre de Michel Fain à Jean Bégoin, 1271.

Alberto EIGUER — Le crépuscule de l'empire de la causalité psychique, 1277.

Frank Julian PHILIPS — Imitation et hallucination en psychanalyse, 1293.

Oéopatre ATHANASSIOU — Les transformations dans l'hallucinose, 1301.

Mireille FOONINI — Destins des émotions dans le mythe de Babel, 1321.

Régine PRAT — Le dialogue des émotions, 1345.

Simon-Daniel KIPMAN — Bion, citoyen psychiatre, 1373.

Frances TUSTIN — Le cheminement d'un pèlerin d'aujourd'hui : souvenirs de mon analyse avec le D' Bion, 1377.

Albert A. MASON — Le voyage californien de Bion, 1383.

MAGAZINE

Elisabeth ABOUT, Suzanne DEFFIN, Christine MAS et Linda MORISSEAU — Lire Bion, 1399. Didier ANZOEU — Beckett et Bion, 1405.

Potat clinique

Donald MELTZER — L'appareil protomental et les phénomènes somato-psychotiques, 1417.

Point théoriaque

Alain FINE — Fluctuat nec mergitur : les trois recommandations de Bion, de l'universalisabte à la part mystique et sacrée, 1431.

Pofat technique

W. R. BION — Notes sur la mémoire et le désir, 1449.

Haydée FAIMBERG — Sans mémoire et sans désir : à qui s'adressait Bion ?, 1453.

Chromique des « OEuvres complètes » de Freud

Une lettre de Jean-Paul Valabrega à Jean Laplanche, 1463.

Dans le monde

Vahan YBGHICHEYAN — Une action en Arménie, 1465.

Imprimerie

des Presses Universitaire de France Vendôme (France) IMPRIME EN FRANCE

22072349/6/1990